Désiré Nisard

1889

Histoire de la littérature française. Tome III (16e éd.)

2015
Désiré Nisard, Histoire de la littérature française, tome III, Seizième édition, Paris, Firmin Didot, 1889. Source Archive.
Ont participé à cette édition électronique : Marine Riguet (Edition TEI).

Livre troisième (suite) §

Chapitre huitième §

§ I. Quels perfectionnements pouvait recevoir la tragédie après Corneille. — Des tragédies de Quinault. — § II. De la sensibilité dans les ouvrages de l’esprit. — § III. Débuts de Racine. — Les Frères ennemis et Alexandre. — § VI. Andromaque. — En quoi cette pièce parut une nouveauté. — Différences générales entre le théâtre de Racine et celui de Corneille. — § V. Du rôle d’Andromaque. — Hermione. — § VI. De l’importance des rôles de femme dans le théâtre de Racine. — § VII. Des trois passions principales qu’il leur a données. — § VIII. Des caractères d’homme. — § IX. Quelle idée se formait Racine d’une excellente tragédie. — De la simplicité d’action. — § X. Que faut-il penser des trois unités ? — § XI. Athalie. — § XII. De la langue de Racine, et de quelques illusions auxquelles donne lieu la perfection de ses ouvrages.

§ I. Quels perfectionnements la tragédie pouvait recevoir après Corneille. — Les tragédies de Quinault. §

L’histoire de la littérature française, à partir de 1660, n’offre plus ces générations de grands hommes recevant de leurs devanciers l’esprit français en héritage, et le transmettant à leurs successeurs développé et agrandi. Dans les deux premiers tiers du dix-septième siècle, naissent comme tout exprès, pour porter tous les genres à leur perfection, des hommes de génie, qui s’adaptent chacun au genre qui semble lui être échu. Nul ne se jette au hasard sur plusieurs genres à la fois, ou n’est tenté d’exceller dans tous. L’ouvrier est fait pour l’œuvre, l’œuvre pour l’ouvrier. Chaque genre se personnifie dans un nom : la tragédie dans Racine ; la comédie dans Molière ; la fable dans La Fontaine ; la philosophie morale dans La Rochefoucauld d’abord, puis dans La Bruyère ; l’éloquence chrétienne dans Bossuet, Bourdaloue et Fénelon ; le genre épistolaire dans Mme de Sévigné ; les Mémoires dans Saint-Simon. L’esprit français, comme un arbre majestueux, jette toutes ses branches à la fois, et presque en même temps. L’historien de la littérature n’a plus, pour les quarante dernières années, qu’à contempler successivement les chefs-d’œuvre qui font du dix-septième siècle le plus grand de notre histoire, et peut-être de l’histoire de l’esprit humain.

Quels perfectionnements pouvait recevoir la tragédie après Corneille ? Perfectionner comprend deux choses, corriger et compléter. On ne pouvait compléter la tragédie, après Corneille, qu’en y faisant entrer d’autres caractères et d’autres passions ; la corriger, qu’en la purifiant de tous les vices, soit de fond, soit de langage, nés de quelques fausses vues de Corneille et du tour d’esprit de son époque. Quant à le surpasser, la gloire n’en était possible à personne. Tel est le propre du sublime, que l’esprit ne conçoit rien au-delà dans l’ordre des choses qui sont de l’homme, et c’est pour en exprimer le sentiment qu’il a imaginé le mot de sublime, le plus haut de la langue des choses humaines, et le plus près de la langue des choses divines.

On demandait, après Corneille, des héros qui fussent plus des hommes, des femmes qui fussent moins des héros. On voulait une plus grande part pour le cœur, et une langue, sinon plus belle que celle des beaux endroits de Corneille, du moins plus exacte1 que celle de ses pièces faibles, et, en général, plus pure et plus égale.

La preuve que le public éclairé désirait ces perfectionnements, c’est qu’il en salua l’apparence dans les pièces de Quinault. Le succès en attrista la vieillesse de Corneille. Il s’en plaint avec amertume :

A force de vieillir, un auteur perd son rang ;
On croit ses vers glacés par la froideur du sang ;
Leur dureté rebute et leur poids incommode,
Et la seule tendresse est toujours à la mode.

Cette faiblesse est commune aux plus grands écrivains, surtout dans un art où la mode, comme le dit Corneille, a tant d’empire. Il faut avouer que ce grand homme s’inquiétait de peu de choses. Quand on lit ces pièces de Quinault, si courues, si admirées, dont la plus en vogue, Astrate, enrichit les acteurs du théâtre de Bourgogne, « qui semblaient », dit un auteur du temps, « comme autant de Crésus », on s’étonne qu’il en ait pris ombrage. Quinault n’était que l’imitateur de tout le monde. Il imitait de Corneille la politique, les sentences ; il imitait de la société contemporaine, où le ton était donné par les Précieuses, le galant et le tendre, qu’on prenait pour le langage de l’amour. Les pièces de ce poète, esprit d’ailleurs facile et aimable, et qui valait mieux que ses succès, ne sont que d’agréables flatteries à la jeunesse et aux passions naissantes de Louis XIV. Son théâtre n’a pas plus duré que les décorations et les fêtes du nouveau règne. Boileau en a bien jugé :

Les héros, chez Quinault, parlent tout autrement,
Et jusqu’à Je vous hais, tout s’y dit tendrement.

Et plus loin :

Avez-vous lu l’Astrate ?
C’est là ce qu’on appelle un ouvrage achevé !…
Son sujet est conduit d’une belle manière ;
Et chaque acte, en sa pièce, est une pièce entière2.

Boileau, selon Brossette, regrettait d’en avoir trop peu dit. « Il n’y a rien de plus ridicule », ajoutait-il, « et il semble que tout y ait été fait exprès en dépit du bon sens. » La chose ne valait pas que Boileau se fît un cas de conscience de n’avoir pas été assez sévère : mais la satire ne disait rien de trop.

Cependant, il n’y a pas de succès sans talent ; et, quelque frivole que fût le tour d’esprit d’alors, un public formé par le théâtre de Corneille ne pouvait pas battre des mains à des pièces où tout « aurait été fait exprès en dépit du bon sens. » Éon nombre d’esprits sains pensaient de l’Astrate ce qu’en disait Boursault3 :

Que les vers en sont forts, et que tout m’en a plu !
Un ouvrage si fort part de la main d’un maître.

Parmi les choses imitées de Corneille, on y rencontrait des traits comme ceux-ci :

J’ai besoin d’un époux illustre et magnanime,
Qui m’allie à la gloire et me tire du crime ;
Dont la vertu pour moi calme les factieux,
Ecarte la tempête et désarme les dieux4

et des maximes de ce style :

Et l’aveugle terreur, quand on doit trébucher,
Précipite la chute, au lieu de l’empêcher5.

Ce que le poète imitait du temps, ce galant, cette tendresse qui fâchait si fort le vieux Corneille, il avait assez d’esprit pour le rendre agréable, et assez de goût pour n’y pas trop raffiner :

Mais, s’il faut dire tout, contre un mal qui sait plaire,
On ne fait pas toujours tout ce que l’on croit faire ;
Et, pour se reprocher un crime qu’on chérit,
Pour peu que l’on se dise, on croit s’être tout dit6.

Le principal personnage de l’Astrate, Elise, reine de Tyr, assiégée par le peuple dans son palais, s’empoisonne. Ramenée mourante devant Astrate, qui ne sait que lui dire : « Madame !7 » elle lui adresse ces touchants adieux :

Adieu, j’ai trop de peine à mourir à vos yeux ;
Et, ne vous voyant plus, je vous vengerai mieux.
Dans mon cœur expirant, je sens que votre vue
Rallume ce qu’éteint le poison qui me tue,
Et que de vos regards le charme est assez fort
Pour retenir mon âme et suspendre ma mort.
Qu’on m’emporte !8

Quelques passages écrits de ce ton, dans des pièces sans invention et sans force, mais non sans facilité ; du naturel dans l’expression des sentiments de l’amour ; un langage ordinairement clair, non de cette clarté dans la profondeur, qui n’est donnée qu’aux écrivains de génie, mais de celle qui rend les lectures aisées ; plus de modération dans les passions des personnages ; une grandeur plus accessible ; de la faiblesse qui fait l’illusion de la douceur : voilà ce qui découragea le grand Corneille et le dégoûta quelque temps de la tragédie. Le public, fatigué de ses dernières pièces, embarrassé dans ces complications où s’épuisait ce grand homme, troublé de l’obscurité croissante de sa langue, un moment si claire, si neuve et si frappante, applaudissait, ceux-ci de bonne foi, ceux-là par ennui de sa gloire, un auteur qui ne demandait aucun effort au public, ni pour suivre sa fable, ni pour comprendre son langage. Les pièces de Quinault furent longtemps à la mode ; je soupçonne donc qu’elles étaient mauvaises : car la mode ne s’y trompe pas ; elle ne s’attache jamais à ce qui doit lui survivre, et je pense avec mélancolie au lendemain de ses admirations. Mais la mode, dans les choses de l’esprit, n’est souvent que l’excès d’une disposition vraie. Il faut prendre garde, par dédain pour l’excès, de ne pas voir le goût raisonnable qui l’a précédé. C’est même la partie solide de la gloire des écrivains à la mode, d’avoir contenté le goût raisonnable, avant de se mettre au service de l’excès.

§ II. De la sensibilité dans les ouvrages de l’esprit. §

On doit donc regarder le théâtre de Quinault plutôt comme l’indication d’un progrès à faire que comme un perfectionnement. Ce perfectionnement, ce point suprême au-delà duquel l’esprit humain est condamné à déchoir, c’est Racine qui l’atteignit ; Racine, un de ces génies accomplis de la famille des Virgile, des Raphaël, des Mozart, non moins étonnants pour s’être gardés de tous les défauts que pour avoir réuni toutes les qualités ; lumières douces et pénétrantes, qui éclairent les plus ignorants comme les plus versés dans la science des choses humaines, et qui n’éblouissent personne ; esprits harmonieux, chez qui nulle qualité n’est poussée jusqu’à son défaut, mais qui possèdent une qualité supérieure et charmante par laquelle ils sont les premiers parmi les hommes de génie, la sensibilité.

C’est de leur cœur que s’est répandu dans le nôtre cet intérêt plus vif que l’admiration, qui nous fait aimer tout ce qu’ils ont aimé, sentir tout ce qu’ils ont senti. Virgile nous fait compatir aux terreurs de la nature, à l’approche des grandes tempêtes ; au plaisir de la terre rafraîchie, quand Jupiter y fait descendre les pluies printanières ; aux travaux de l’abeille ; aux souffrances de la vigne, dont le fer abat les branches luxuriantes ; aux jeunes taureaux rendant leurs âmes innocentes auprès de la crèche pleine d’herbes ; à l’oiseau pour qui les airs mêmes ne sont plus un sûr asile, et que la peste atteint jusque dans la nue.

Je ne puis m’arrêter devant la Tête de jeune homme, par Raphaël, sans m’attendrir pour ce charmant adolescent, qui rêve à l’entrée de la vie, dont il ignore encore les biens et les maux, et qui semble se recueillir avant l’action.

Mozart me fait revivre tous mes jours ; il me rend mes joies d’autrefois sans leur emportement, et mes plaisirs sans leur lendemain ; il me donne une langue pour exprimer les choses qui se dérobent aux langues parlées ; il fait de la mélancolie, que dissipe ou aigrit la réflexion exprimée par des paroles, un état de l’âme délicieux qu’on voudrait voir durer toujours. Combien de regrets, de désirs, d’espérances, qu’on ne peut dire à personne, soit qu’on manque de mots pour s’en parler à soi-même, soit qu’il n’y ait aucune amitié dans ce monde pour en recevoir le secret, et qui néanmoins ne laissent pas de peser sur le cœur ! Ses chants divins les attirent au dehors, et nous en soulagent.

Le charme de ces grands enchanteurs, Virgile, Raphaël, Mozart, Racine, c’est qu’ils ont beaucoup aimé. « Mon père était un homme tout sentiment et « tout cœur », dit Louis Racine ; et il avoue ne pouvoir copier les lettres paternelles « sans verser à tous moments des larmes, parce qu’il me communique, dit-il, la tendresse dont il était rempli9. »

Les vers de Virgile, les tableaux de Raphaël, les chants de Mozart, rendent le même témoignage ; comme Racine, le peintre et le musicien ont été tout sentiment et tout cœur.

Les ouvrages où la raison et l’imagination se montrent seules ne touchent pas. Il est tel chef-d’œuvre que nous pouvons lire tout entier sans être avertis un moment que nous avons un cœur. Les ouvrages de sentiment ont seuls le privilège de nous toucher ; et s’ils sont les premiers dans l’ordre des productions de l’esprit humain, c’est que de tous les effets des lettres et des arts ils produisent le plus grand, qui est de tirer des larmes du cœur de l’homme. L’admiration n’est souvent qu’un ravissement passager et stérile ; les plaisirs de la raison ont leur sécheresse : les émotions du cœur sont seules fécondes et durables.

C’est, dans la culture de l’homme moral, la différence entre deux labourages, dont l’un ne fait qu’effleurer le sol, et dont l’autre le retourne à fond.

Le théâtre de Corneille parle surtout à l’imagination et à la raison. Par l’imagination nous sommes émus de la grandeur qu’il imprime à ses personnages, de ce surhumain dont il les a marqués. Par la raison nous goûtons les belles sentences, politiques ou morales, dont il a semé leur langage. Corneille sait aussi nous tirer des larmes ; mais ce sont des larmes d’admiration plutôt que de sentiment. Il est telle surprise de l’âme qui nous ébranle et nous amollit jusqu’à produire cet effet de tendresse ; nos yeux se mouillent sans que notre cœur soit remué. Ce qui remue le cœur, ce sont les passions, et non cette force d’âme qui les sacrifie au devoir. L’homme dans Corneille s’immole à une idée, dans Racine à sa passion même. C’est cette faiblesse, toujours combattue de remords, qui trouble si profondément notre cœur, et qui en arrache, sous la forme de larmes, l’aveu qu’il s’agit bien là de nous, et que ces personnages qui se débattent en vain contre la fatalité des passions, c’est nous-mêmes, dans ces éternels combats où nous sommes si souvent vaincus. Voilà ce que le public désirait confusément, au temps où commençait le long déclin du grand Corneille. On ne donnait pas de nom à cette nouveauté ; Corneille, dans son dépit, la nomma tendresse : le mot était juste des tragédies de Quinault ; mais le vrai nom, celui qui est demeuré dans la langue de l’art, est né avec la chose, le jour où parut Andromaque : c’est le sentiment, lequel s’essaya sur la scène, dans les deux premières pièces de Racine, sous l’image populaire de la tendresse.

§ III. Débuts de Racine. — La Thébaïde. — Alexandre. §

Ce grand homme fit d’abord comme Quinault : il imita Corneille, mais il trouva quelques traits dignes du maître. Créon, dans la Thébaïde, parle en héros de Corneille, quand il dit à Jocaste :

On ne partage point la grandeur souveraine ;
Et ce n’est pas un bien qu’on quitte et qu’on reprenne.
L’intérêt de l’Etat est de n’avoir qu’un roi,
Qui, d’un ordre constant gouvernant ses provinces,
Accoutume à ses lois et le peuple et les princes.
Ce règne interrompu de deux rois différents,
En lui donnant deux rois, lui donne deux tyrans.
Ce terme limité, que l’on veut leur prescrire,
Accroît leur violence, en bornant leur empire10

Porus est de l’école des héros de Corneille ; il en a la grandeur et le langage ; et dans ses invectives contre Alexandre, il en imite le sublime et la subtilité :

Quelle étrange valeur, qui, ne cherchant qu’à nuire,
Embrase tout sitôt qu’elle commence à luire :
Qui n’a que son orgueil pour règle et pour raison ;
Qui veut que l’univers ne soit qu’une prison,
Et que maître absolu de tous tant que nous sommes,
Ses esclaves en nombre égalent tous les hommes !
Plus d’États, plus de rois : ses sacrilèges mains
Dessous un même joug rangent tous les humains.
Dans son avide orgueil je sais qu’il nous dévore :
De tant de souverains nous seuls régnons encore.
Mais que dis-je, nous seuls ? il ne reste que moi
Où l’on découvre encore les vestiges d’un roi.
Mais c’est pour mon courage une illustre matière ;
Je vois d’un œil content trembler la terre entière,
Afin que par moi seul les mortels secourus,
S’ils sont libres, le soient de la main de Porus11.

Corneille avait fait dire à Rodrigue, au moment où Chimène l’envoie combattre don Sanche :

Est-il quelque ennemi qu’à présent je ne dompte ?
Paraissez, Navarrois, Maures et Castillans,
Et tout ce que l’Espagne a nourri de vaillants ;
Unissez-vous ensemble, et faites une armée
Pour combattre une main de la sorte animée12.

Alexandre imite cet enthousiasme sublime de l’amour heureux dans ces paroles à Cléofile, moins connue que Chimène :

Par des faits tout nouveaux je m’en vais vous apprendre
Tout ce que peut l’amour dans le cœur d’Alexandre :
Maintenant que mon bras, engagé sous vos lois,
Doit soutenir mon nom et le vôtre à la fois,
J’irai rendre fameux, par l’éclat de la guerre,
Des peuples inconnus au reste de la terre,
Et vous faire dresser des autels en des lieux
Où leurs sauvages mains en refusent aux dieux13.

Deux ans plus tard, le disciple ingénieux qui s’est souvenu d’un beau mouvement du maître, et qui l’imite avec plus d’esprit que de sentiment, mettra Pyrrhus de pair avec Rodrigue, et l’imitateur au rang de l’original, dans cet admirable passage :

Madame, dites-moi seulement que j’espère,
Je vous rends votre fils, et je lui sers de père ;
Je l’instruirai moi-même à venger les Troyens :
J’irai punir les Grecs de vos maux et des miens.
Animé d’un regard, je puis tout entreprendre :
Votre Ilion encor peut sortir de sa cendre ;
Je puis, en moins de temps que les Grecs ne l’ont pris,
Dans ses murs relevés couronner votre fils14.

C’est ainsi que le même enthousiasme de valeur et d’espérance convient à deux situations si différentes. Rodrigue, certain d’être aimé, fait éclater des transports de joie. Pyrrhus, qui doute autant qu’il espère, s’exagère son espoir, pour persuader Andromaque. Rodrigue a la foi qui soulève les montagnes ; il suffit à Pyrrhus de ne pas désespérer, pour oser tout ce qu’entreprendrait Rodrigue.

Au génie seul se révèlent ces nuances, qui sont autant de découvertes faites dans le cœur humain.

Les beaux endroits de la Thébaïde et de l’Alexandre sont moins des beautés solides que de fortes impressions produites par de grands exemples sur un jeune homme destiné à devenir à son tour un maître de l’art. On y sent à toutes les pages l’imitation ; et puisque les défauts seuls s’imitent, c’est tour à tour la complication d’amours croisées, les raisonnements, la galanterie mêlée de politique, qu’emprunte à Corneille le jeune Racine. Mais, au lieu de cette force d’invention de Corneille, qui éclate jusque dans le mauvais emploi qu’il en fait, la faiblesse d’un talent naissant, une langue débile et incertaine, ajoutent au froid de l’imitation, dans les deux pièces de Racine. Même les beaux vers que débite

Porus, héros cornélien, qui aime mieux la gloire que la vie, se sentent de la grandeur d’imitation ; et la grandeur imitée est bien près de la bravade. Porus termine en capitan la tirade que j’ai citée :

Et qu’on dise partout, dans une paix profonde :
« Alexandre vainqueur eût dompté tout le monde :
« Mais un roi l’attendait au bout de l’univers,
« Par qui le monde entier a vu briser ses fers15. »

Voilà la grandeur imitée. Ce n’est pas la vraie. Mais, dans les vers qui suivent, en cherchant la grandeur sur les traces du maître, le disciple la rencontre dans le cœur humain. Le capitan redevient le héros :

Que pourrais-je apprendre
Qui m’abaisse si fort au-dessous d’Alexandre ?
Serait-ce sans effort les Persans subjugués,
Et vos bras tant de fois de meurtres fatigués ?
Quelle gloire, en effet, d’accabler la faiblesse
D’un roi déjà vaincu par sa propre mollesse,
D’un peuple sans vigueur et presque inanimé,
Qui gémissait sous l’or dont il était armé,
Et qui, tombant en foule, au lieu de se défendre,
S’opposait que des morts au grand cœur d’Alexandre ?…
Mais nous, qui d’un autre œil jugeons les conquérants,
Nous savons que les dieux ne sont pas des tyrans ;
Et de quelque façon qu’un esclave le nomme,
Le fils de Jupiter passe ici pour un homme.
Nous n’allons point de fleurs parfumer son chemin ;
Il nous trouve partout les armes à la main16

Je suis très sensible à ce qu’il y a de force et d’élévation dans ces idées, de variété, de nombre, de justesse dans cette diction : ce n’est pas là pourtant que j’aurais deviné le caractère du génie de Racine. Il suffisait du talent de Quinault, pour écrire cette tirade. Les sentiments que l’auteur y exprime, naturels sans être profonds, vrais de la vérité des lieux communs, ne sont pas inspirés par cette « passion émue, qui va chercher le cœur », selon les belles, paroles de Boileau17.

S’il est un morceau, dans les deux pièces de début de Racine, qui révèle son génie, c’est ce couplet d’Antigone, où, malgré quelque uniformité dans le tour, et un certain manque de couleur poétique, on reconnaît, à la douceur et à la grâce des vers, ce cœur auquel toutes les passions humaines semblent avoir dit leur secret :

Je m’en souviens, Hémon, et je vous fais justice ;
C’est moi que vous serviez en servant Polynice :
Il m’était cher alors comme il l’est aujourd’hui,
Et je prenais pour moi ce qu’on faisait pour lui.
Nous nous aimions tous deux dès la plus tendre enfance,
Et j’avais sur son cœur une entière puissance ;
Je trouvais à lui plaire une extrême douceur,
Et les chagrins du frère étaient ceux de la sœur.
Ah ! si j’avais encor sur lui le même empire,
Il aimerait la paix, pour qui mon cœur soupire ;
Notre commun malheur en serait adouci :
Je le verrais, Hémon ; vous me verriez aussi18 !

Dans ses deux premiers ouvrages, Racine ne fait qu’obéir docilement à ce qu’on appelait les règles d’Aristote. Le respect pour ces règles était une superstition d’alors, plutôt qu’un consentement intelligent et réfléchi donné par l’esprit moderne à un précepte de l’esprit antique, par la poétique française à une discipline de la poétique grecque. Racine ne vit d’abord dans ces règles que de pures conventions théâtrales, indépendantes des lois qui président aux événements tragiques, et qui les font sortir des passions des hommes par une logique irrésistible. Il put croire que les grands effets, au théâtre, étaient produits par l’application de ces règles à tout événement tragique, plutôt que par une action qui, en se développant selon la vérité et selon la logique des passions humaines, s’adapte aux règles naturellement et comme à l’insu du poète. Aussi, dans son respect d’école pour ces règles, qu’il justifia le jour où il les comprit, ne se fit-il pas scrupule de donner aux personnages de ses deux premières pièces des traits invraisemblables, aux événements des causes de caprice, et de sacrifier le fond à la forme. Le génie de Racine n’a pas été une certaine précocité extraordinaire, qui s’est épuisée de bonne heure en fruits hâtifs ; faible et petit d’abord, il s’est fortifié, il a crû par degrés commençant par la Thébaïde et finissant par Athalie.

§ IV. Andromaque. — En quoi cette pièce parut une nouveauté. §

Racine n’avait que vingt-sept ans, trois ans de moins que le grand Corneille écrivant le Cid, lorsqu’il mit sur la scène l’Andromaque. Cette pièce renouvela tout l’étonnement qu’avait excité le Cid, et suscita la même admiration et les mêmes critiques. On sentit que l’art venait de faire un pas, et qu’il y avait là quelque chose de nouveau et de durable. Les amis de Corneille s’en émurent. « Andromaque a bien l’air des belles choses », disait Saint-Evremond ; « il ne s’en faut presque rien qu’il n’y ait du grand. » L’admiration sincère pour le nouveau chef-d’œuvre perce dans cette réserve d’un des plus fermes amis de Corneille. Si Saint-Evremond eût osé suivre sa pensée ou se fier à ses impressions, il ne se serait pas avisé de dire que le grand peut manquer là où se montre le beau.

Qu’y avait-il donc de si nouveau dans l’Andromaque ? La Bruyère l’a dit : L’homme tel qu’il est, substitué à l’homme tel qu’il devrait être. Nous sommes au sein du vrai. C’est avec nos cœurs que Racine a pétri les cœurs de ses héros.

Pyrrhus, Oreste, Hermione, Andromaque, quels noms chers et populaires ! Ce sont nos proches : nous avons connu leurs faiblesses ; il en est peu parmi nous, de ceux qui sont capables de faire des fautes intéressantes, qui n’aient eu à porter la peine d’une passion un moment plus forte que leur raison, et chez qui la représentation d’une pièce de Racine n’éveille quelque souvenir personnel19.

Je ne me jetterai pas dans un vain parallèle de Racine et de Corneille ; encore moins me permettrai-je d’assigner des rangs. Ces querelles de préséance sont plus ridicules dans l’art que partout ailleurs. Il n’y a rien au-dessus du génie, et dans la sphère des Corneille et des Racine il y a des égaux, il n’y a pas de rangs. L’esprit de comparaison, qui nous aide à porter des jugements exacts sur les écrivains, deviendrait un travers si nous voulions donner des rangs à ceux qui sont hors de rang, et distinguer des degrés dans la perfection. Je pratique plus volontiers Racine, parce que je vois plus d’hommes que de héros ; mais quand j’assiste à une pièce de Corneille, j’oublie Racine lui-même ; et, si j’ai quelque idée de comparaison, c’est l’idée qu’il n’a été donné à aucun homme de s’élever plus haut. Il ne s’agit donc pas de comparer Racine à Corneille, mais de rechercher ce que le grand art où ils ont excellé tous les deux a tiré de cette substitution si féconde de l’homme tel qu’il est à l’homme tel qu’il devrait être.

Dans Corneille, les beaux rôles appartiennent aux personnages qui sacrifient leur passion à leur devoir. Ce sont des héros tout faits, que le poète jette au milieu d’une situation extrême, mais qu’il a créés plus forts que cette situation, et capables de s’en tirer à leur gloire. Chimène et Rodrigue font le sacrifice de leur amour, l’un au devoir de venger l’honneur de son père, l’autre au devoir de venger le meurtre du sien. Pauline aime Sévère, et reste fidèle à Polyeucte. Auguste préfère le pardon à la vengeance, même légitime. Horace immole sa sœur à sa patrie.

Dans Racine, je vois non plus des héros, mais des types humains. Leur caractère est au service d’une passion plus forte qu’eux, qui les domine, et où ils succombent. Ainsi Roxane, Phèdre, Athalie ; ainsi, dans Andromaque, ce pendant du Cid, les trois premiers rôles, Hermione, Oreste, et Pyrrhus dont le parjure révoltait le grand Condé.

Tous les personnages de Corneille qui sacrifient la passion au devoir sont récompensés : tous ceux qui sacrifient le devoir à la passion sont punis.

Si Corneille ne marie point Chimène et Rodrigue, c’est par une réserve qui est de génie. Mais on sort de la pièce avec l’espoir que deux si nobles amants seront unis.

Polyeucte mort, on espère aussi que Pauline deviendra la femme de Sévère. Elle est chrétienne ; mais Sévère est bien près de n’être plus païen. N’est-ce pas lui qui dit des chrétiens :

Je les aimai toujours, quoi qu’on m’en ait pu dire ;
Je n’en vois point mourir que mon cœur n’en soupire ;
Et peut-être qu’un jour je les connaîtrai mieux20….

Par qui les connaîtra-t-il, sinon par Pauline ?

Émilie a sacrifié au devoir filial d’abord sa passion pour Cinna, auquel elle ne veut se donner qu’au prix du sang d’Auguste, puis sa reconnaissance pour ce prince. Elle épousera Cinna, auquel Auguste pardonne. Le pardon de Cinna change le plus mortel ennemi d’Auguste en un ami dévoué, et lui rend plus léger le poids de l’empire.

Les héros de Corneille, pour s’être mis au-dessus des faiblesses humaines, sortent de ses tragédies pleins de vie et heureux. Ceux de Racine, pour y avoir cédé, périssent ou perdent la raison. Pyrrhus, qui a trahi Hermione et la Grèce, est égorgé ; Oreste, qui l’a immolé, est en proie aux Furies. Roxane, Phèdre, Athalie, finissent misérablement. Néron vit encore à la fin de Britannicus ; mais déjà il a été puni doublement : Junie est perdue pour lui, et Narcisse, son odieux confident, est mis en pièces par le peuple21.

De ces deux manières de concevoir le poème dramatique, quelle est la plus vraie ?

L’une et l’autre sont également vraies, mais diversement.

La vérité, dans la tragédie cornélienne, est plus haute ; elle est plus générale dans Racine, par la raison qu’il y a plus d’hommes que de héros. Corneille la tire de ces grands cœurs où les faiblesses humaines n’arrivent que pour y susciter la suprême vertu. Racine, la reçoit comme un aveu, de la conscience même de ces hommes chez qui le mal est mêlé de bien, au-dessous du nombre infiniment petit des héros, au-dessus de cette foule sans nom, qui se conduit par l’imitation, et à qui n’appartiennent ni ses vertus ni ses vices.

La vérité cornélienne n’a guère qu’une expression, une forme, un style : c’est le sublime. Hors des situations héroïques dont le sublime est en quelque sorte le langage familier, les personnages deviennent douteux, leur langage obscur et incertain. Les héros de Corneille ne savent pas être des hommes : il semble qu’ils se ménagent pour l’effort que va leur demander le poète, et que, cet effort accompli, ils soient épuisés.

L’expression de la vérité dans Racine, sublime où il le faut, est variée comme cette nature moyenne à laquelle il emprunte ses types.

Les belles scènes de Corneille ressemblent à certains chanta sublimes, qui consistent en un rythme simple, formé de quelques accords. Racine, c’est le musicien qui parcourt le domaine infini de l’harmonie, et qui fait jaillir, sous ses doigts inspirés, des chants de tous les caractères.

Les héros de Corneille sont raisonneurs. C’est le tour d’esprit qui leur convient. Ils sont les gardiens et comme les champions de quelque grande vérité morale, à laquelle ils ont dévoué leur vie. Le regard fixé sur cette vérité, toutes leurs pensées sont comme les prémisses d’une conclusion invincible.

Tons les obstacles qu’on leur suscite, toutes les difficultés de la situation où ils sont jetés, tous les pièges que leur tend la passion pour les détacher de cette vérité qui les possède, tout cela leur est sophisme ; c’est pour cela qu’ils raisonnent jusque dans l’enthousiasme et le sentiment.

Racine n’a pas de tour de langage particulier : ses personnages sont esclaves de la passion, et la passion, comme on dit, ne raisonne pas. Non qu’elle parle sans suite dans le théâtre de Racine : mais elle n’est pas en présence d’une vérité morale plus forte, qui la ramène à la logique d’où elle veut s’échapper. Elle sent : elle s’exprime par des mouvements. Toute forme lui est bonne, même celle du raisonnement, quand elle en a besoin pour se débattre contre le devoir qui lui apparaît et dont elle essaye de s’arracher par des sophismes. Cette diversité de passions et de caractères produit un langage où se mêlent toutes les expressions et toutes les nuances, et où ne domine aucun tour particulier.

Racine nous inspire une autre sorte d’admiration que Corneille. Nous admirons Corneille d’avoir une si haute idée de nous ; Racine, de nous connaître si bien. Tous deux étonnent ; car il y a de l’étonnement dans toute admiration : le premier, parce qu’il reconnaît en nous une grandeur que nous n’osions y voir ; le second, parce qu’il découvre au fond de notre cœur la faiblesse que nous voulions nous cacher.

L’intérêt dans les pièces de Corneille, c’est celui qu’on prend à des aventures de demi-dieux, qui n’ont de l’homme que le visage. Tant de grandeur nous enlève, sans nous convaincre toujours. C’est à nous-mêmes que nous nous intéressons dans les pièces de Racine. Chaque parole de ses personnages nous trahit, nous arrache des aveux, nous accuse quelquefois. Pourquoi n’en voulons-nous pas à Pyrrhus ? Je n’ose le dire. Serait-ce que nous ne nous sentons pas de force à faire autrement ? Son manque de foi est d’ailleurs si cruellement expié, qu’il nous est permis de nous intéresser à lui honorablement : en nous faisant solidaires de sa faute, nous souscrivons à son châtiment. Ainsi, l’effet moral des deux théâtres est le même : il y a pour la conscience le même profit à reconnaître la justice de l’expiation qu’à applaudir à la justice de la récompense.

Je me figure l’impression d’un spectateur éclairé, revenant de la première représentation d’Andromaque. Sous une fable brillante et populaire, il vient de reconnaître des événements de la vie réelle. Sous les noms de la Grèce héroïque, il a vu l’homme de tous les temps. Sa conscience approuve le triple châtiment qui ôte la raison ou la vie à trois des personnages principaux, coupables d’avoir sacrifié le devoir à la passion. Mais son cœur est ému de pitié au souvenir de leurs combats, du prix dont ils payent les passagères douceurs de leurs espérances ; car, dans cet admirable ouvrage, la peine suit d’aussi près la faute que l’ombre suit le corps, et ces tristes cœurs ne goûtent pas un moment de joie qui soit pur de regret ou de crainte. Notre spectateur les a blâmés et les a plaints. La seule Andromaque lui a paru admirable par cette fidélité à son devoir, qui met dans sa dépendance les trois personnages qui ont manqué au leur. Enfin, ni l’illusion du temps où se passe la fable, ni la condition des personnages ne lui ont caché les traits par lesquels ce drame ressemble à tant de drames domestiques, dont les acteurs sont inconnus, et qui se jouent entre les quatre murs d’une chambre : des amours malheureux ; des cœurs rebutés ; une femme passionnée, qui se sert de l’amant dédaigné pour se venger de l’amant aimé ; l’amour faisant rompre la foi jurée ; une Andromaque, une jeune mère, belle de sa jeunesse et de son malheur, qui se donne en frémissant au protecteur de son fils.

Était-ce donc là de la tragédie rabaissée ? Personne ne le crut, sauf dans les compagnies que prévenait contre toute nouveauté l’admiration pour le vieux Corneille. Racine ne rabaissait pas la tragédie : il la rendait plus générale, il la rapprochait de toutes les conditions. Qu’y a-t-il donc de plus noble que notre cœur ? Et que serait-ce pour nous qu’une tragédie qui s’accomplirait entre des personnages inaccessibles, agités de passions ou capables de vertus sans aucune ressemblance avec les nôtres !

§ V. Du rôle d’Andromaque. §

Chimène n’eut pas plus d’admirateurs qu’Andromaque. Les autres personnages de la pièce, par la violence même de leur passion, appartiennent plus au genre héroïque. Andromaque, sublime, sans être au-dessus de l’humain, héroïne sans cesser d’être femme, était la véritable nouveauté de cette tragédie ; type charmant, sorti du cœur le plus tendre et de l’esprit le plus délicat de son temps.

Tout ce qu’il y a de dévouement dans l’épouse, de tendresse dans la mère, Racine en a doué Andromaque. Mais il a voulu en même temps que la belle et aimable fille d’Eétion, l’Andromaque aux bras blancs22, fût femme, et qu’elle n’ignorât pas la puissance de sa beauté. Elle s’en sert pour se défendre et pour protéger son fils ; c’est de sa vertu même qu’elle apprend l’influence de ses charmes et que lui vient la pensée d’en user. J’appellerais cela une coquetterie vertueuse, si la plus noble de toutes les épithètes pouvait relever le mot de coquetterie. Le détail en est exquis ; c’est la partie la plus touchante du rôle d’Andromaque.

Dans son premier entretien avec Pyrrhus, elle lui dit :

Mais il me faut tout perdre, et toujours par vos coups.

Il n’en faut pas plus à Pyrrhus, que la passion ouvre à toutes les espérances ; il croit que sa captive s’adoucit, quand elle ne fait que s’envelopper d’une habileté innocente. Il est prêt à réparer tous les coups qu’il a portés : il sauvera le fils d’Andromaque :

Coûtât-il tout le sang qu’Hélène a fait répandre,
Dussé-je après dix ans voir mon palais en cendre,
Je ne balance point : je vole à son secours23.

Mais il y met un prix : la permission d’espérer. Andromaque, vivement pressée, se dérobe ; elle se fait petite, peu aimable, toujours en pleurs :

Quels charmes ont pour vous des yeux infortunés,
Qu’à des pleurs éternels vous avez condamnés ?

Elle veut toucher Pyrrhus de la gloire de sauver gratuitement un orphelin ; mais elle ne dit pas : Jamais ! Aussi, Pyrrhus n’a-t-il pas encore quitté le ton de l’espérance. Là sont ces incomparables vers que j’ai déjà cités :

Madame, dites-moi seulement que j’espère, etc., etc.24

Que répondra Andromaque ? Comment échapper à Pyrrhus ? Comment l’encourager ? Elle semble effrayée, et comme rejetée dans l’amertume de ses souvenirs par la vue des transports de Pyrrhus ; elle va lui ôter l’espérance :

Retournez, retournez à la fille d’Hélène.

L’occasion est trop belle pour Pyrrhus de flatter la femme, en la mettant au-dessus d’Hermione ; la Troyenne, en lui sacrifiant la fille d’un des vainqueurs de Troie : aussi n’y manque-t-il pas. Mais plus il la presse, plus elle recule. A la fin elle jette entre elle et lui les noms irritants de Troie et d’Hector. Pyrrhus éclate, il menace :

Le fils me répondra des mépris de sa mère.

Andromaque n’oppose point menaces à menaces.

Si elle parlait de mourir, Pyrrhus pourrait ne pas la croire, et elle aurait compromis sa gloire sans le persuader. Elle se contente de dire :

Et peut-être, après tout, en l’état où je suis,
La mort avancera la fin de mes ennuis.

Ce peut-être suffit pour ramener Pyrrhus :

Allez voir votre fils…

Dans une autre scène, Pyrrhus paraît devant Andromaque ; elle feint de ne pas le voir, car que lui dire ? Elle va se retirer ; Pyrrhus l’arrête par ce mot cruel :

… Allons aux Grecs livrer le fils d’Hector.

Alors la mère oublie l’épouse. Elle se jette aux pieds de Pyrrhus, elle lui rappelle ses serments d’amitié : amitié, mot qui lui en épargne un autre ; elle s’excuse d’un reste de fierté ; enfin, la femme venant encore au secours de la mère, elle rend malgré elle quelque espoir à Pyrrhus.

Cette lutte dure jusqu’au dénoûment : admirable dénoûment, digne du caractère d’Andromaque. Si elle hésite à se sacrifier pour son fils, c’est que l’épouse doute que la mère en ait le droit. Elle n’existe que par ces deux affections et par ces deux devoirs. Ce n’est pas la femme qui se révolte à l’idée d’entrer dans le lit du meurtrier de sa famille ; c’est la veuve d’Hector qui résiste à immoler au salut du fils la fidélité qu’elle doit à la mémoire du père. Hector seul, à qui elle appartient, peut lui tracer son devoir : Allons, dit-elle,

Allons sur son tombeau consulter mon époux.

Assurément l’Andromaque de Racine n’est ni celle d’Homère, qui donne de ses belles mains le pur froment aux chevaux d’Hector25, et qui tisse la pourpre pour son époux ; ni celle de Virgile, trois fois mariée, mais si touchante par la foi qu’elle garde au souvenir d’Hector ; encore moins l’Andromaque d’Euripide, devenue la veuve de Pyrrhus et la mère de Molossus. C’est, comme l’a très bien fait remarquer Chateaubriand26, la femme de la société moderne, telle que l’a faite le christianisme ; c’est l’âme de l’Andromaque antique, perfectionnée par l’esprit moderne. Que m’importe qu’elle ne soit pas une copie exacte du type grec ? Le théâtre, chez un peuple civilisé, n’est pas fait pour donner aux savants le plaisir d’apprécier l’exactitude d’un pastiche de l’antique, mais pour exprimer des sentiments généraux dans la langue et selon le génie de ce peuple. On supporte qu’Andromaque parle en vers français, et l’on ne veut pas qu’elle sente comme une mère, comme une épouse, comme une Française du dix-septième siècle ! Pour moi, je ne souffrirais pas sur la scène un rôle de femme qui ne réunirait pas tout ce que l’esprit chrétien et l’esprit français, cultivés par les siècles, ont donné de profondeur à la sensibilité des femmes, de force et de grâce à leur raison. S’il se trouvait dans la salle une mère plus tendre, une épouse plus fidèle, une femme d’un esprit plus délicat qu’Andromaque, c’est Racine qui aurait tort.

Hermione en use avec Oreste comme Andromaque avec Pyrrhus. L’une ne veut pas désespérer celui qui peut lui ôter son fils ; l’autre, celui qui pourra l’aider à se venger d’un infidèle. La situation est la même ; toutes les deux essayent de faire croire à des sentiments qu’elles n’éprouvent pas. Mais cette coquetterie, puisque j’ai eu besoin de ce mot, dans l’une est le manège innocent d’une mère qui fait servir sa beauté à la défense de son fils ; dans l’autre une ruse inspirée par une passion furieuse. C’est pour son fils qu’Andromaque ne décourage pas Pyrrhus ; c’est pour sa haine qu’Hermione leurre de quelque espoir le malheureux Oreste.

Le détail de ces deux conduites est présent à tous les esprits cultivés. Il rend sensibles deux nouveautés du théâtre de Racine : la première, que j’ai déjà notée, est le caractère purement humain et presque familier des sentiments ; la seconde est la diversité qu’imprime aux mêmes sentiments la différence des caractères et des situations.

§ VI. Des situations dans le théâtre de Racine. — De l’importance des rôles de femmes. §

Mais la grande nouveauté de ce théâtre, c’est qu’à la différence de celui de Corneille, où les situations font les caractères, ici les caractères font les situations. Racine ne tient aucun personnage pour connu avant le lever du rideau ; ceux dont les noms sont les plus populaires viennent sur la scène se faire reconnaître par la peinture même de leurs sentiments. Leurs noms changés, ils vivraient encore comme types. Sous l’empire irrésistible de leur caractère et de leur passion, ils marchent à l’événement sans langueur, sans relâchement, sans une parole perdue, sans que le caractère s’interrompe un moment. Les situations dans Racine sont préparées de plus loin que dans Corneille, par les passions qui vont les rendre inévitables ; elles sont plus prévues, aussi les trouve-t-on moins frappantes. L’insignifiance relative des scènes intermédiaires dans Corneille nous rend plus impatients d’arriver aux principales, ce qui ajoute à leur effet. Voilà pourquoi l’on se souvient plus des dénoûments de Corneille, de l’action dans Racine. Les coups que frappe le premier sont plus soudains et plus forts ; le second, en préparant les siens, en affaiblit l’effet sur l’imagination, mais il les rend plus sensibles pour la raison. Si l’on sort plus étonné d’une pièce de Corneille, on sort plus ému et plus instruit d’une pièce de Racine.

C’est par cette supériorité dans l’analyse des caractères, outre la tendresse de cœur qui lui était propre, et le goût du temps qui l’y poussait, que Racine a donné une si grande part aux femmes dans son théâtre. De ses onze tragédies, six ont pour premier rôle une femme. Le nom d’une femme sert de titre à chaque pièce27. Britannicus, Bajazet, Mithridate, auraient pu tout aussi bien s’appeler : Agrippine, Roxane, Monime : ce sont encore trois premiers rôles. Sur ce point, Corneille avait laissé presque tout à faire à son successeur : les femmes dans ses pièces, sauf Chimène et Pauline, sont des hommes. Il l’avouait lui-même ; et, dans une boutade contre le succès de Quinault, il se loue d’avoir mieux aimé élever les femmes jusqu’à l’héroïsme viril, que d’avoir rabaissé les hommes jusqu’à la mollesse des femmes.

Corneille, en ne souffrant que des femmes capables de l’héroïsme des hommes, suivait sa nature et son système. Esprit plus vigoureux que délicat, plus subtil que pénétrant, plus porté à la force qu’à l’analyse, il n’avait pas la curiosité tendre et patiente qui nous fait lire au fond de ce mystère de mobilité et de persévérance, de dissimulation et d’abandon, d’amour et de haine, d’ambition et de dévouement que recèle le cœur d’une femme. La tragédie de Corneille, dont la principale beauté est dans le sacrifice de la passion au devoir, ne pouvait pas s’accommoder de caractères chez qui le devoir n’est le plus souvent que de l’amour. Ce n’était pas assez, pour le surhumain de ces situations, de la force fébrile et passagère que tirent les femmes de leur exaltation même. L’héroïque sang-froid d’un Rodrigue, d’un Auguste, d’un Polyeucte, immolant leur passion ou s’immolant eux-mêmes à un devoir, à une politique ou à une foi, convenait mieux à Corneille que cet héroïsme d’emportement, dont le suprême effort n’est le plus souvent que la vie sacrifiée à la passion.

Racine, en donnant de grands rôles à toutes les femmes de son théâtre, et le principal rôle à quelques-unes, obéissait à la fois à son génie et aux conditions de cette tragédie plus humaine où les situations naissent du développement des caractères. Génie plus étendu, plus profond, plus délicat, il aimait à chercher au loin dans la vie passée, ou au plus enveloppé du cœur de ses personnages, les causes et les progrès de la passion qui devait les précipiter. Il se plaisait à développer cette logique des passions, par laquelle les actes sortent de la succession et du combat des pensées. Il l’avait étudiée dans son propre cœur, où ses maîtres de Port-Royal lui avaient appris à lire sans complaisance ; il l’avait reconnue dans la fatalité du théâtre antique. Son dessein étant de montrer sur la scène les effets de la passion, et plutôt le mal qu’on se fait en y cédant que la gloire de la résistance, il dut choisir, parmi tous les cœurs sujets à ses ravages, celui où la passion est toute la vie morale, le cœur d’une femme.

Quel spectacle plus attachant pour cette âme si tendre que cette lutte de la femme entre toutes les contraintes de sa nature et de sa condition, et l’entraînement irrésistible de ses passions ! Il s’y formait à ces délicatesses de langage, expression des alternatives de cette lutte, reflets de la mobilité du cœur, où nul poète ne l’a égalé. On l’a appelé le peintre des femmes ; ce n’est pas une petite gloire que les femmes n’y aient pas contredit, et qu’elles aiment mieux se reconnaître aux faiblesses charmantes qu’il leur donne, qu’à l’héroïsme dont les a douées Corneille.

N’y eût-il dans le théâtre de Racine que cette vérité des rôles de femme, ce serait assez pour le mettre au premier rang dans son art. Un caractère de femme, un portrait de femme, une statue de femme, voilà l’écueil ou le triomphe du poète et de l’artiste. La perfection d’un ouvrage de ce genre est la suprême beauté. Est-ce parce qu’il a plu aux hommes d’attacher la plus grande gloire de l’art au mérite de représenter l’objet de leurs plus chères complaisances ? Est-ce parce que rien n’est plus difficile que d’exprimer ce qu’il y a d’ardeur et de délicatesse dans l’âme d’une femme, de finesse et de lumière sur son visage, de suavité dans ses formes, et qu’il faut, pour y réussir, joindre à la raison et à l’imagination la plus rare sorte d’intelligence, celle du cœur ? Nous donnons le prix à celui qui a su exprimer l’idéal dans la personne d’une femme. On en jugeait ainsi chez les anciens, quoique la femme n’y fut pas l’égale de l’homme. Combien plus dans nos sociétés modernes, où les mœurs et la religion lui ont rendu son rang, et où l’union de la beauté morale et de la beauté physique compose l’idéal de la femme !

On reproche pourtant à Racine cet idéal. Il a tort, dit-on, de transporter dans une fable grecque, juive ou romaine, des caractères de femme façonnés par la société moderne. J’ai déjà touché à cette critique en parlant d’Andromaque. Il faut bien souffrir un peu de convention dans les ouvrages d’art. S’il arrive qu’on n’y puisse faire entrer à la fois la vérité locale et la vérité telle que la conçoit un grand poète dans un grand siècle, il faut savoir se passer de la vérité locale. J’aime mieux que les personnes pèchent par le costume que par le fond. Le manque d’exactitude dans le costume ne touche que les savants ; des caractères mal développés ou incomplets, des personnages qui ne diraient pas tout ce qu’ils doivent sentir, des passions à demi exprimées, des sentiments sans nuances, choqueraient, dans un parterre moderne, tout ce qui a du cœur et de la raison. Demandez aux spectateurs qui assistent à une pièce de Racine, s’ils ne trouvent pas qu’Andromaque en dit trop pour la fille d’un roi qui menait paître ses bestiaux. Ils vous répondront d’abord qu’ils ne connaissent pas cette particularité de l’histoire d’Andromaque ; ensuite qu’une mère, Andromaque ou toute autre, n’en peut trop dire pour sauver son enfant et que Racine ne lui fait dire que ce qu’il a lu lui-même dans le cœur maternel.

§ VII. Des trois passions principales des femmes dans Racine. §

Racine a représenté les femmes dans les trois passions les plus habituelles à leur sexe : l’amour, la tendresse maternelle, l’ambition. Mais l’amour domine. Deux de ses pièces seulement, Esther et Athalie, sont sans amour. Racine recherchait les sujets dont cette passion est le fond, parce qu’il n’en est pas qui touchent plus d’esprits et dont la vérité soit plus générale. Il n’en est pas d’ailleurs de plus difficiles, ni où le lieu commun et la mode aient plus de part. Echapper à ces deux écueils dans la peinture de l’amour est le plus bel effort du poète dramatique. Racine en a eu la gloire.

De toutes les passions humaines, aucune n’affecte dans notre pays des formes plus diverses que l’amour ; aucune n’a plus subi l’influence du tour d’esprit dominant à chaque époque. Elle a porté les livrées de l’érudition au seizième siècle, de la métaphysique galante au commencement du dix-septième, de la galanterie majestueuse sous le grand roi. Elle est devenue champêtre dans les premières années du dix-huitième siècle, sensuelle au milieu, ou, comme on disait alors, sentimentale. Nous l’avons vue romanesque et mélancolique dans ces derniers temps ; aujourd’hui elle affecte à la fois l’exaltation de l’âme et le délire des sens. Si, depuis trois siècles, nous avons toujours pris la livrée pour la passion elle-même, c’est peut-être que l’amour est plus dans notre imagination que dans notre sang, et que peu de gens parmi nous sont assez passionnés pour ne pas l’être selon la mode. Quoi qu’il en soit, la plus difficile beauté, dans un poème dramatique, c’est une peinture de l’amour qui ne vieillisse pas. Rien ne sent plus son homme de génie que d’y avoir réussi.

Racine pouvait confondre l’amour avec la galanterie majestueuse de la cour de Louis XIV, comme le grand Corneille l’avait confondu avec la métaphysique galante de l’hôtel de Rambouillet. Il y avait tant de gravité véritable sous cette gravité composée, tant de naturel sous cette étiquette, que les plus habiles pouvaient s’y tromper. On le voit par les fadeurs où Racine lui-même est quelquefois tombé. Il était fort à craindre qu’au lieu de chercher les caractères de l’amour dans les profondeurs du cœur humain, il ne s’en tînt à la forme particulière que lui imprimait le tour d’imagination de son temps. C’est un piège auquel il échappa. Aucun poète n’a mieux peint l’amour. Il semble même qu’il ait épuisé le sujet et qu’il ait réduit les poètes venus après lui soit à dire les mêmes choses en les affaiblissant, soit à emprunter à la mode de leur temps une nouveauté qui a passé avec elle.

Le plus difficile dans la peinture de l’amour au théâtre, c’est de le montrer chez tous les personnages qui aiment, absolu et parfait, et d’en varier l’expression selon les situations et les caractères. On ne souffrirait pas une mère qui ne le serait pas comme Andromaque, ou le serait moins que Clytemnestre ; on ne souffrirait pas davantage une amante qui n’aimerait qu’à demi. Dans la tragédie, les passions ne doivent pas être des humeurs passagères ; la destinée tout entière des personnages y est engagée. N’est-ce donc vrai qu’au théâtre ? Combien de vies autour de nous, dont une passion a décidé ! Il faut donc que le personnage sacrifie tout à l’objet aimé ; ou s’il a le cœur assez haut pour lui préférer le devoir, il faut que ce sacrifice lui coûte la vie. Telle doit être la passion de l’amour au théâtre : la même au fond pour tous les personnages, elle sera diverse dans l’expression, selon les caractères, l’âge, la condition, le temps et le lieu. Diversité non artificielle : c’est l’observation et le sentiment qui révéleront au poète toutes ces nuances.

Hermione, Roxane, Phèdre, sont trois personnifications de l’amour sensuel. Toutes les trois sacrifient leur amant à leur passion ; deux s’y sacrifient elles-mêmes. Quoi de plus semblable au premier aspect ? Le poète les fait passer par les mêmes alternatives. Elles ont une scène d’espérance, une de désespoir, une de fureur ; c’est le même amour, violent, exalté :

C’est Vénus tout entière à sa proie attachée.

Et, cependant, que de variété dans cette ressemblance ! Qui diffère plus d’Hermione que Phèdre, de Phèdre que Roxane ?

Hermione est la jeune fille avec toutes les passions de la femme ; mais, si son amour est emporté, il est du moins légitime. Elle a reçu la foi de Pyrrhus, elle réclame ses droits ; elle a la noblesse, la fierté d’une femme trahie ; la vengeance lui est permise ; et, si elle commet un crime en frappant Pyrrhus, on n’en dit pas moins que Pyrrhus est justement puni.

Phèdre et Roxane sont toutes deux infidèles à un époux absent, et toutes deux dédaignées de celui qu’elles aiment ; le crime qu’elles commettent, l’une en accusant Hippolyte, l’autre en livrant Bajazet au lacet fatal, est odieux et sans excuse. C’est par ces traits que, différentes d’Hermione, Phèdre et Roxane se ressemblent ; mais l’une aime le fils, et l’autre le frère de son mari. L’amour de Phèdre est combattu par le remords ; l’énormité de son crime l’épouvante au moment même où elle s’y encourage. Roxane aime, sans remords ; et, au lieu que dans le palais de Thésée, en cette Grèce où les crimes des mortels sont commandés par les dieux ; l’amour est comme une fureur sacrée ; au sérail, dans l’ombre et le mystère où vit Roxane, cachée et surveillée, l’amour ressemble à une intrigue sanglante.

Ce ne sont pas les seules différences entre ces trois victimes de l’amour sensuel. La fière Hermione frappe ouvertement Pyrrhus avec le bras d’Oreste. Phèdre, avilie par un amour à la fois incestueux et adultère, montre, en tuant Hippolyte par la calomnie, combien elle se méprise elle-même. Roxane se venge comme on fait au sérail, dans un lieu où la vie humaine a si peu de prix ; elle commande le meurtre avec une cruauté froide et tranquille.

Racine n’a pas moins de variété dans la peinture de l’amour innocent. Il l’a personnifié dans les plus charmantes créations de notre théâtre tragique, Iphigénie, Junie, Bérénice, Monime. Les nuances les plus délicates font de ces quatre jeunes filles quatre personnages très divers28 ; sœurs par la timidité, par ces sentiments contenus, voilés, dont Racine a eu seul le secret et le langage. Iphigénie et Junie sont dans la dépendance de la famille ; elles aiment d’un amour permis. Bérénice, Monime, sont maîtresses de leur destinée ; elles ont donné leur cœur librement. Avec le même charme de douceur qu’Iphigénie et Junie, elles ont plus de volonté et de force ; elles se sentent reines, et elles semblent tirer de cette situation la force, Monime de résister à Mithridate, Bérénice de s’immoler à la gloire de Titus.

D’autres nuances, produites par les situations, ajoutent à cette diversité. L’amour chez Iphigénie est combattu par sa tendresse pour son père, et par l’obéissance, le seul sentiment héroïque de cette jeune fille, qui n’a de force que pour se dévouer.

Junie aime, comme Iphigénie, d’un amour légitime. Mais Britannicus n’est pas un Achille, un roi puissant, victorieux, qui peut protéger celle qu’il aime ; c’est un prince dépossédé, surveillé, menacé. Junie cache son amour sous les sentiments qui peuvent le moins effaroucher Néron : elle aime par respect pour la volonté du père de Britannicus et par référence pour Agrippine ; elle aime par pitié pour Britannicus :

Il ne voit dans son sort que moi qui s’intéresse,
Et n’a pour tout plaisir, seigneur, que quelques pleurs,
Qui lui font quelquefois oublier ses malheurs29.

L’amour de Bérénice est d’abord confiant ; puis il s’inquiète et doute. L’ironie même, le dépit, altèrent un moment sa douce figure :

Retournez, retournez vers ce sénat auguste,
Qui vient vous applaudir de votre cruauté30.

Mais ce qu’elle craint, c’est moins de n’être pas l’épouse de Titus que de n’être pas aimée. Rassurée par Titus, elle trouve dans la confiance qu’il lui a rendue la force de se sacrifier. Elle part malheureuse, mais aimée.

L’amour dans le rôle de Monime est peut-être encore plus touchant, parce qu’il est plus combattu. Toujours contrainte, toujours regrettant ses paroles, ou les craignant, non pour elle-même, mais pour son devoir ou son amant ; inquiète, agitée, au milieu de toutes ces embûches des caractères et des événements dont elle est entourée, un seul moment la voit rassurée et tranquille, c’est quand son devoir a parlé et qu’elle n’a plus à risquer que sa vie. Par là Monime est cornélienne et digne sœur de Pauline, dont on croit entendre la noble langue, dans cette scène où Monime, plus grande que Mithridate, lui reproche les détours par lesquels il a surpris ses aveux :

Vous seul, seigneur, vous seul vous m’avez arrachée
A cette obéissance où j’étais attachée ;
Et ce fatal amour, dont j’avais triomphé,
Ce feu, que dans l’oubli je croyais étouffé,
Dont la cause à jamais s’éloignait de ma vue,
Vos détours l’ont surpris et m’en ont convaincue.
Je vous l’ai confessé ; je dois le soutenir…
Et le tombeau, seigneur, est moins triste pour moi
Que le lit d’un époux qui m’a fait cet outrage,
Qui s’est acquis sur moi ce cruel avantage,
Et qui, me préparant un éternel ennui,
M’a fait rougir d’un feu qui n’était pas pour lui31.

Voilà les beaux sentiments où se plaisait le grand Corneille. La suite n’appartient qu’à Racine. Monime, une fois sa vertu satisfaite, redevient femme et amante ; elle pense à Xipharès, dont elle a trahi le secret :

Et quand il n’en perdrait que l’amour de son père,
Il en mourra, seigneur32

Mot sublime, dans cet ordre de pensées délicates et de vérités de cœur, où Racine est sans égal comme sans modèle.

Il n’est pas besoin de noter tout ce que cette variété des caractères et des circonstances fait éclore de sentiments dans ces natures tendres et mobiles, au milieu de vicissitudes où elles ne peuvent ni s’appartenir ni se donner. On gâterait même son plaisir en le voulant trop analyser ; on risquerait de raffiner là où l’on ne doit que sentir. Il est des choses dont il ne faut pas faire la science ; si l’on subtilise pour s’en rendre compte, leur charme se dissipe dans ce travail, et pour en vouloir être convaincu on perd le plaisir d’en être touché.

Je conviens que ces jeunes filles grecques, juives ou romaines, dans la fable de Racine, sont plus de notre pays que du leur, plus contemporaines du siècle de Louis XIV que de la Grèce héroïque ou de la Rome des Césars. Mais mon plaisir n’en est point gâté. S’il y a des portraits authentiques de la fille d’Agamemnon, de la Bérénice de l’histoire33 ; de Junie, « la plus agréable de toutes les jeunes filles », au dire de Sénèque34, de la Monime de Plutarque, je doute que ces portraits fussent plus aimables que ces charmantes filles, belles comme les originaux qui les ont inspirées, mais plus ingénieuses, et sachant mieux lire dans un cœur plus profond. Si c’est ainsi que nos filles sentent et s’expriment, j’en suis bien fier pour la France, puisqu’elle a inspiré à l’un de ses plus grands poètes les plus nobles types de la jeune fille.

Je ne nie pourtant pas que certains détails ne se soient affadis. Quoique le dix-septième siècle soit l’époque où la société française a été la plus naturelle, et qu’en aucun temps l’homme ne se soit mieux connu, il s’est mêlé aux sentiments si vrais, et au langage si sain de cette époque unique, quelque chose qui est aux lettres ce que l’étiquette est aux usages. Racine n’a pas su en préserver ses plus aimables créations. Par les yeux, par les oreilles, il recevait de vives impressions de cette galanterie noble qu’affectait l’amour en ce temps-là. Quelques passages sont donc refroidis. Peut-être n’était-ce pas les moins goûtés ; car nous sommes plus touchés des façons de parler ou de sentir auxquelles nous prépare le langage à la mode, que des beautés qui s’adressent à ce fond de naturel qu’aucune mode ne peut altérer. Il faut même pardonner au poète dramatique la faiblesse qui le porte à faire cette part à la mode, ou l’illusion qui lui persuade que le vrai est ce que la foule applaudit. Au théâtre, le succès n’est pas de réflexion : il faut emporter les âmes ; et souvent c’est à l’aide de caresses au tour d’esprit régnant que le poète supérieur fait agréer les vérités qui ne passent pas.

Mais rien n’a fléchi dans les rôles des mères tels que les a tracés Racine. L’amour maternel échappe à toute étiquette, il est libre de toute mode. Les mères aiment de la même façon en tout temps et en tout pays. L’autre amour est une passion violente, mais qui ne dure pas ; il se nourrit de tout ce qui change et qui passe. Les théâtres, les livres en faveur, le donnent en spectacle tous les jours ; et, quelque naïfs que soient les premiers sentiments d’un jeune cœur, il est rare qu’il ne se glisse pas de l’imitation dans la manière dont il les exprime. Enfin, l’amour est plein du désir de plaire ; et comment plaire sans y mettre un peu d’artifice ?

Aucune de ces servitudes ne pèse sur l’amour maternel. Sentiment sublime, il est sans vicissitude et sans combats ; flamme inextinguible, l’âme qui l’a une fois reçue, la garde et l’entretient tant que dure la vie, et s’exhale avec elle ; passion plus semblable à une vertu qu’à une faiblesse, elle se contente par elle-même et n’a pas besoin de retour ; religion de la famille, les lettres et les arts, qui nous repaissent les yeux des tableaux de l’autre amour, laissent respectueusement l’amour maternel au foyer domestique et n’en amusent pas nos imaginations. S’il paraît sur la scène, soyez sûr que le poète n’en a pas pris les traits à un type à la mode ; il est allé les chercher, sur les indications de son propre cœur, dans les entrailles maternelles, où l’imagination n’a pas d’empire.

C’est de cette source que Racine a tiré les deux types les plus pathétiques de la mère au théâtre, Andromaque, Clytemnestre, personnages si semblables par la profondeur du sentiment maternel, si différents par la situation et le caractère qui en modifient l’expression. Dans le cœur d’Andromaque, l’amour pour son fils se confond avec l’amour encore vivant qu’elle garde à Hector. Clytemnestre, l’épouse indifférente, qui sera bientôt l’épouse adultère, mêle à sa tendresse pour Iphigénie d’autres passions qui couvent dans son cœur, et la violence d’une lutte domestique.

Deux autres sortes d’amour qui touchent à l’amour maternel par le dévouement, l’amour de la mère adoptive, dans le rôle de Josabeth, l’amour pour la patrie, dans le rôle d’Esther, sont peints avec la même vérité et personnifiés dans des types non moins vivants. Tout en est durable, parce que la mode n’y a rien mis de passager. Le trait de caractère commun à ces deux femmes, c’est la confiance en Dieu. Mais, dans Josabeth, il s’y mêle du doute et de l’inquiétude ; n’étant pas mère de Joas, ses entrailles ne lui crient pas qu’il ne peut pas périr. Il y a de l’enthousiasme dans Esther, à cause de la grandeur de l’intérêt auquel elle se dévoue.

L’ambition, telle que Racine l’a reconnue dans le cœur de la femme, est cet ardent désir de la domination, non pour de grands desseins, mais pour être maîtresse et pour donner toute carrière à ses passions. C’est l’ambition d’Agrippine et d’Athalie. L’une veut retenir le pouvoir qui lui échappe : l’autre, reine par le meurtre, veut garder le pouvoir qu’elle a usurpé. L’objet de leur ambition, différent en apparence, au fond est le même. Il s’agit de régner pour régner35, sans contradiction et sans obstacle.

Dans les palais, comme au plus modeste foyer, cette ambition est la même : gouverner sans but, mais gouverner sans contradiction. Les femmes ont plus besoin d’obéissance, parce qu’elles peuvent moins se commander à elles-mêmes ; de liberté, parce qu’elles ont plus de mobilité. Voilà le genre d’inquiétude qui travaille Agrippine et Athalie, l’une près du trône où elle a élevé son fils par le crime, l’autre sur le trône où elle est montée à travers le carnage de la race royale. On ne les voit pas poursuivre une grande pensée, ni combiner, pour l’exécution de cette pensée, leurs actions et leurs paroles. C’est par de petites raisons que l’une regrette le pouvoir et que l’autre craint de le perdre : et malgré l’audace virile que leur a prêtée Racine, malgré l’énergie qui les rend capables de ces crimes où l’on risque sa propre vie, malgré des traits d’habileté politique, la nature féminine se décèle dans Agrippine par un dépit puéril, par des imprudences qui compromettent le succès à peine obtenu, par l’impatience d’abuser du pouvoir avant même de l’avoir reconquis ; dans Athalie, par la croyance aux rêves, par des terreurs superstitieuses qui se trahissent sur son visage, par une imprévoyance qui la livre à ses ennemis.

Je sais bien que, dans la pièce de Racine, les rêves d’Athalie se réalisent, et que Dieu ajoute à son châtiment l’horreur de voir en songe l’abîme où il la pousse ; mais il l’y pousse par ces passions qui ôtent le sens aux femmes, dans les pays où la loi de l’État leur donne la souveraine puissance sans leur donner la force d’en user.

Rien dans ces créations de femmes, les plus originales du théâtre de Racine, rien n’excède l’humain. Leurs vertus ne sont pas hors de notre portée, ni leurs passions plus fortes que leur nature. Ce ne sont pas des particularités du cœur humain, qu’on nous donne à croire sur la foi d’anecdotes. Ces caractères appartiennent à l’histoire et point aux mémoires. Ils ne sont extraordinaires que par l’auréole poétique qui les entoure et par la scène qui les grandit. Tout spectateur dont l’esprit est cultivé est leur juge ; tout homme qui a quelque expérience de la vie a rencontré leurs originaux. Plus d’un y reconnaît une femme aimée, la tendresse immense d’une mère, l’esprit de domination d’une épouse.

Là est la vérité du poème dramatique. Nous vivons dans une si profonde obscurité sur nous-mêmes, et avec un si violent besoin de nous connaître, que nous appelons excellent l’art qui nous apprend qui nous sommes et avec qui nous vivons. Et tel est le charme de la vérité pour les mortels, qu’ils applaudissent à la peinture de leur propre misère, et qu’ils se consolent presque de souffrir quand ils savent pourquoi ils souffrent. La vérité au théâtre se manifeste toujours à nous par un retour sur nous-mêmes, pénible ou agréable, selon que la parole de l’acteur éveille en nous un écho de douleur ou de joie. Quiconque sort d’une représentation théâtrale sans y avoir été autant acteur que spectateur est incapable de ce noble plaisir. Ne disons pas qu’on rabaisse l’art en lui donnant l’office d’un enseignement : il n’y a rien de plus grand que le cœur du plus simple des hommes. L’art, qui est sorti de l’homme, aurait-il la prétention d’être plus haut que son origine ? Pourquoi Dieu, dans la Genèse, prend-il la parole, si ce n’est pour nous parler de nous ?

§ VIII. Des caractères d’homme. §

Les caractères d’homme dans le théâtre de Racine sont inférieurs, pour la plupart, aux caractères de femme. Agamemnon, Achille, dans Iphigénie, sont accablés par les sublimes originaux d’Homère. L’amour que Racine prête à Mithridate l’avilit. Corneille avait été mieux inspiré, en ne faisant pas Auguste amoureux, quoique la chose pût n’être pas invraisemblable, même d’Auguste. S’il est un soin à prendre dans la peinture des grands hommes, c’est de ne montrer que les côtés par où ils sont grands. On veut apprendre d’Auguste ce que son âme profonde renfermait de pensées secrètes, d’ambition combattue, de fatigues et d’ennuis, dans la plus grande jalousie du pouvoir ; on veut savoir ce que c’est qu’un fondateur d’empire. Mithridate doit personnifier la lutte de l’univers contre Rome, et le génie de la barbarie aux prises avec le génie de la civilisation. Racine y a bien songé, dans le fameux discours de Mithridate à ses enfants ; mais plus le vieux roi est grand en parlant de ses défaites et de ses invincibles espérances, plus il s’abaisse par sa jalousie de vieillard amoureux et par les stratagèmes dont il use pour s’assurer s’il est trompé.

Racine a donné de bien bons exemples ; cette fois c’est une de ses fautes qui nous apprend que l’unité du caractère est la première des vérités théâtrales. Vainement oppose-t-on à cette vérité celle de l’homme « ondoyant et divers » ; c’est au moraliste à nous faire voir cet homme-là. Mais au théâtre, si nous aimons les contrastes entre les différents rôles, nous ne les supportons pas dans le même. Une petitesse prêtée à un grand caractère ne nous fait pas réfléchir utilement sur l’imperfection de la nature humaine ; elle nous fait douter que le même homme puisse être à la fois si grand et si petit. Et le doute au théâtre, c’est le froid : aussi Mithridate, malgré des scènes sublimes, est-il une œuvre froide.

Trois rôles d’homme seulement dans Racine sont de la force de ses plus beaux rôles de femme. C’est Néron, que le poète a pris tout vif à l’histoire ; c’est Acomat, qu’il a inventé tout entier ; c’est Joad, dont les livres saints lui avaient fourni l’énergique esquisse.

Que veut-on au théâtre d’un personnage historique ? Qu’il remplisse en quelque sorte sa renommée. Nous y sommes d’autant plus exigeants que le personnage est plus célèbre. S’il existe de lui un portrait, de la main d’un peintre tel que Tacite, il faut qu’il reste, dans le drame, égal à lui-même, qu’il vive comme le portrait, et qu’il n’en soit pas la copie. Ce tour de force, Racine l’a exécuté en créant le caractère de Néron. Néron dans Britannicus nous fait horreur comme dans l’histoire, mais plus efficacement, parce que cette horreur commence, s’accroît peu à peu, et qu’elle nous instruit en même temps qu’elle nous épouvante. Le Néron de Racine prépare au Néron de Tacite, et le rend plus vraisemblable.

C’est là peut-être la création la plus hardie de Racine. La tragédie, d’ordinaire, prend les héros tout faits, à un certain moment de leur vie où ils ne changent plus. Dans Britannicus, Néron s’essaye à la pensée du crime ; il fait son apprentissage de tyran ; il se lasse de cette innocence qui n’est qu’une surprise de son éducation ; la bête féroce se sent des griffes, et s’étonne de n’avoir rien encore déchiré :

Je l’ai laissé passer dans son appartement,
J’ai passé dans le mien,

dit-il de Junie, comme surpris de ne pas s’être jeté sur elle. En un jour, en quelques heures, dans une action qui ne souffre pas de délai, Racine a marqué tous les pas de Néron dans la carrière du crime ; il l’a conduit des dernières contraintes de son éducation jusqu’à l’exécrable cruauté qui le poussera au parricide.

Acomat et Joad sont tout de l’invention de Racine. Pour les personnages d’invention, nous voulons qu’ils soient réels, qu’ils vivent comme les personnages historiques. L’histoire a-t-elle des héros plus vivants que Joad et Acomat ? L’ambition dans une cour où les mœurs en font une sanglante intrigue, et où la mort violente est au bout de tous les desseins, c’est tout Acomat. Joad, c’est la foi et la politique, l’enthousiasme et le calcul, peut-être aussi l’ambition de la tutelle unie à la fidélité passionnée pour le pupille. Néron est un personnage historique dont Racine a fait une création ; Acomat, Joad, sont des créations dont il a fait des personnages historiques.

La même vérité anime la plupart des rôles d’hommes secondaires de son théâtre, Pyrrhus, Oreste, Burrhus, Narcisse, Xipharès, Mathan, Abner. Un souffle de vie immortelle a passé de l’âme de Racine dans chacun de ces personnages. Sous le héros de la fable, je reconnais dans Pyrrhus le jeune prince exalté par la jeunesse, l’orgueil, la puissance, le courage ; cruel comme il est généreux, par emportement ; qui n’a pour résister à sa passion, ni le sens moral, ni l’expérience qui en donne les scrupules. La fatalité qui pèse sur Oreste est ce mélange de passion et d’ennui de soi qui mène au crime par le dégoût. Burrhus est l’honnête homme à la cour, un gouverneur qui élève un prince pour les vertus de la vie privée. Narcisse est le noir complaisant de tous les vices d’autrui pour contenter les siens. L’ambitieux que la faveur étourdit et précipite, c’est Mathan ; le soldat qui a servi sous deux maîtres, et qui obéit au second en gardant sa foi au premier, c’est Abner. Qu’y a-t-il de plus aimable que Xipharès, ce fils d’un grand homme, qui ne sait rien de plus beau que l’honneur d’avoir un tel père, qui entre par tendresse dans tous les desseins de Mithridate, et sacrifie, comme un héros de Corneille, sa passion au devoir filial ?

§ IX. Quelle idée se faisait Racine d’une tragédie parfaite. — De la simplicité d’action. — Des trois unités. §

J’ai indiqué, au chapitre sur Corneille, quels étaient, au temps de ses premiers ouvrages, les modèles de la tragédie. Il y en avait de deux sortes : les anciens, dont on imitait les plans ; le théâtre espagnol, plus présent, rendu populaire par la connaissance et l’usage presque général de la langue espagnole, et par la mode, qui donnait crédit à tout ce qui venait d’Espagne. Corneille ne connut que médiocrement le théâtre grec. Il était versé, au contraire, dans le théâtre espagnol ; il l’avait imité dans ses imitateurs français, avant de l’étudier dans la langue originale. Il suivit les exemples de ce théâtre, mais en homme de génie qui ajoute plus qu’il n’emprunte à ses modèles. J’ai dit à quelle marque principale on reconnaît dans ses pièces l’influence des exemples espagnols : c’est que les situations y déterminent les caractères et sont l’effet, souvent artificiel, d’une action complexe.

Racine, venu à une époque où les modes d’Espagne perdaient faveur, nourri dans une école où l’on pratiquait l’antiquité, s’attacha aux modèles du théâtre grec. Il les étudiait la plume à la main ; il y notait, pour en faire son profit, soit les vérités de passion, soit l’art de les mettre dans le plus beau jour. Il rapporta de ce commerce les deux principes les plus opposés aux expédients du théâtre espagnol : une action simple, des situations suscitées par les caractères.

C’est là le principe de vie dans la tragédie. Le reste est particulier, local, anecdotique, vrai seulement pour quelques-uns et par la diversité des opinions ; tandis qu’une action simple, des caractères produisant des situations, c’est la vérité pour tous, du consentement de tous.

Racine reconnut dès l’abord dans cette simplicité d’action, si fort du goût des anciens36, non un procédé, car c’est l’absence même de tout procédé, mais la conformité du théâtre avec la vie.

Ce qui nous touche dans la tragédie, comme il en fait la remarque excellente, c’est la vraisemblance. Or quelle vraisemblance y a-t-il à entasser dans les trois heures que dure une représentation, sous peine d’excéder la faculté si bornée que nous possédons même pour le plaisir, assez d’incidents pour remplir des mois et peut-être des années ? La véritable invention, c’est de trouver un événement tragique qui s’accomplisse sur la scène en aussi peu de temps que dans la réalité ; c’est de ne lever la toile que sur des personnages mûrs pour l’événement, que leur vie antérieure, leurs intérêts, leurs passions, ont amenés, comme de force, dans le même lieu et dans le même temps, autour d’un personnage principal de qui tous dépendent, chacun plein de sa passion, abondant dans son sens, ne pouvant plus ni reculer, ni se dérober à la catastrophe qu’il a préparée par tout ce qu’il a été et par tout ce qu’il est. Cela est si bien la vie, que, lorsque nous parlons de quelque aventure tragique, nous appelons fatalité cet enchaînement invincible des causes et des effets, des caractères et des situations, par lequel chaque personnage court au-devant de celui qu’il aurait le plus d’intérêt à éviter, et se précipite vers sa destinée, qui n’est que le châtiment de sa volonté aveuglée par sa passion.

Voilà ce que le simple et profond génie des anciens avait vu dans la vie, et ce que Racine a imité d’eux, comme on imite la vérité, en la trouvant à son tour. Il cherchait, non dans son imagination, comme les poètes espagnols, mais dans la tradition et dans l’histoire, des tragédies toutes faites, qui lui offrissent une action simple à remplir par la violence des passions, par le développement des sentiments, par l’analyse en action des caractères.

De là ce qui a été dit de ses nombreuses ébauches, et de quantité de sujets essayés par lui et abandonnés, parce qu’il eût fallu pour les traiter des ressorts extraordinaires, suppléer au manque de matière par l’artifice et imaginer au lieu de créer. De là son usage d’écrire ses pièces d’abord en prose, afin d’éviter l’illusion du poète, et ce chatouillement de l’imagination et de l’oreille, qui aurait pu troubler son jugement. Il voulait voir son œuvre à nu, sans ornements, pour en mieux suivre le plan, et pour qu’aucun moyen de métier ne se glissât sous le déguisement de vers heureux.

Aussi disait-il, pour marquer le dernier degré d’avancement de ses pièces : « Je n’ai plus que les vers à faire. » Mot profond, qu’on n’attendait guère du poète qui passe pour avoir donné le plus de soin aux vers.

Que penserait Racine, lui qui ne se souciait que de l’invention, de tous ces éloges qu’on fait de son talent d’écrire ? Il faut le prendre au mot. Les vers ont été pour lui le travail secondaire ; le travail principal, c’était la pensée, c’était le plan. Trouver des caractères, les engager dans des intérêts naturels et contradictoires, faire sortir de cette lutte des situations vraisemblables, et un événement suprême qui punît ou récompensât chacun selon ses actes, voilà où portait tout l’effort de Racine. C’est le travail de l’architecte qui dessine et fonde l’édifice, comparé à celui de l’ouvrier qui le bâtit.

En louant les vers dans les ouvrages de Racine, on loue ce qu’il en estimait le moins. Pour le juger à son prix, il faut fermer les oreilles aux séductions de sa poésie, et chercher sous les grâces de l’exécution ce travail de fondation, qu’il en regardait comme la plus solide partie. Alors seulement on connaît le génie de Racine, et l’on s’étonne plus de la force de ses plans que de la beauté de ses vers.

Dirai-je, en ce qui me touche, que voulant, sur la foi de sa parole, le juger par où il croyait avoir le plus mérité de son art, j’ai mis en prose certaines de ses tragédies, pour mieux en apprécier la conduite, et que ce simple canevas me donnait une plus haute idée du génie de Racine que toutes les splendeurs de ses vers ? Est-ce à dire que les vers, lus après cette étude, perdissent de leur prix ? Ils ne m’en paraissaient que plus beaux ; mais, au lieu d’admirer la main qui les a écrits, je sentais le cœur qui les inspirait ; et cette harmonie racinienne, dont on lui fait un mérite exclusif, ne m’y semblait plus que l’effet général de toutes les convenances réunies.

§ X. De la règle des trois unités. §

Quand je pense à Shakspeare, qui n’a pas connu ces fameuses règles ; à Corneille, qui en a plus disserté qu’il ne les a appliquées, je ne suis pas tenté de prendre fait et cause pour elles. Mais quand je pense à Polyeucte, où Corneille s’en est le plus rapproché ; à Athalie, qui en est l’application la plus complète, je me demande si les trois unités ne sont pas, sous un titre pédantesque, le dernier degré de conformité du théâtre avec la vie.

Non, il n’est plus permis à personne, après Polyeucte et Athalie, de regarder ces règles comme une invention des grammairiens et des rhéteurs, ou plutôt, puisqu’elles nous viennent d’Aristote, comme un code imposé aux poètes par le caprice d’un philosophe.

Il n’est plus permis de dire qu’elles sont une gêne pour l’homme de génie, puisque voilà les deux plus beaux ouvrages de notre théâtre tragique où l’effort qu’elles ont coûté est si peu sensible, que les auteurs semblent les avoir rencontrées, sans les chercher, parmi les autres sortes de vérités qui rendent ces pièces immortelles.

Il est évident que dans un sujet où l’unité d’action, de temps et de lieu, est dans la nature des choses, il n’y a pas de place pour les hors-d’œuvre, pas un instant pour les tirades d’un acteur aimé du public, ni pour les oiseuses répliques d’un confident, ni pour ces monologues qui dissimulent le mauvais emploi du temps ; que, là où l’action marche, l’exécution ne languit pas ; que, là où chaque sentiment, chaque pensée est un pas vers l’événement, la langue ne dit rien qui ne soit nécessaire et ne faiblit pas.

Ces règles ne sont donc pas de vaines recettes imaginées pour produire des effets de théâtre ; c’est la loi par laquelle la tragédie se confond avec la vie elle-même.

De même que le langage de la passion la plus emportée peut se ramener à un raisonnement rigoureux, et presque à un syllogisme d’école ; de même, dans tout événement tragique produit par des caractères, des intérêts et des passions en lutte, l’homme de génie trouvera les trois unités, non comme cause, mais comme effet. Il verra que le propre d’un événement de ce genre est d’agiter à la fois tous les personnages ; que tous sont dès l’abord sous l’empire de la catastrophe qui se prépare : voilà l’unité d’action. Il remarquera qu’ils se cherchent, se poursuivent, jusqu’à ce qu’ils en viennent aux mains ; qu’il n’y a point de muraille qui les empêche de se joindre ; que des passions tragiques, une fois aux prises, veulent en finir : voilà l’unité de temps et l’unité de lieu.

Dans la plus parfaite des tragédies de notre théâtre, Athalie, les trois unités ne seraient-elles pas une suprême vérité ajoutée à toutes les autres ?

Corneille prenait ces fameuses règles un peu trop à la lettre. Leur antiquité, la mode, qui peut s’attacher même à des règles, en faisaient de son temps une chose sainte. Il n’est pas jusqu’aux subtilités dont elles sont obscurcies dans Aristote, jusqu’aux parties de quantité et d’extension, avec lesquelles il n’ait cru devoir compter. Il faut voir avec quelle satisfaction modeste il parle de la conformité de ses pièces avec ces règles ; je ne sais de plus aimable que l’air timide dont il demande grâce pour les légères infractions qu’il s’est permises. Il avait plus médité ces abstractions qu’il n’avait lu les tragiques grecs ; et comme on ne raffine pas impunément sur des abstractions, ce grand homme s’y égarait. Ce qu’il a écrit là-dessus ressemble fort à une discussion théologique, où un casuiste essaye de concilier avec un dogme absolu des faits qui le contrarient. Il en est fort souvent incommodé, mais il n’ose s’en plaindre ; et, quand il s’y soustrait, il s’excuse par ses bonnes intentions.

Racine ne parle nulle part des trois unités. Il ne les prenait point pour des lois antérieures à la tragédie, mais pour des effets, pour des degrés de ressemblance avec la réalité, dont les poètes de l’antiquité avaient donné des exemples, et ses critiques la théorie. Il étudiait les œuvres plutôt qu’il ne subtilisait sur les doctrines. Il n’arrangeait pas son poème d’après ces règles, et il ne s’avisa jamais de leur rien sacrifier de la nature des choses ; mais, en méditant fortement son sujet et en y réunissant toutes les vraisemblances, il rencontrait les unités.

Corneille, à son début, dans cette première mollesse de l’esprit qui reçoit toutes les empreintes, avait été surpris par le mécanisme du théâtre espagnol. Plus tard, le crédit des fameuses règles l’avait intimidé. Il voulut mettre d’accord ce qu’il avait fait avec ce qu’on lui donnait à croire. Dans ces subtilités, il perdit jusqu’au sentiment du mérite relatif de ses pièces. Ainsi, après avoir écrit le Cid, Cinna, Horace, Polyeucte, fruits divins de son génie émancipé de la mode espagnole, et libre encore de la mode des unités, laquelle de ses pièces va-t-il citer en preuve du bon effet de je ne sais quelle règle ? Je vous le donne à deviner : c’est Mélite !

Plus Racine produit, plus il se rapproche de l’idéal de l’art dramatique, la simplicité d’action. Par cette force de méditation qu’il sait si bien cacher sous la facilité de l’exécution, en suivant ses personnages là où les entraînaient invinciblement leurs caractères, leurs intérêts et leurs passions, il tomba pour ainsi dire sur la règle des trois unités. C’est ainsi que, par un dernier effort de l’art, il composait Athalie, le chef-d’œuvre de notre scène, la pièce à la fois la plus conforme aux règles des anciens, et la plus libre de toute servitude théâtrale.

§ XI. Athalie. §

Athalie est une de ces tragédies toutes faites, comme les cherchait Racine. Il n’a rien eu à imaginer, et le peu qu’il y a mis du sien est si admirablement lié à la donnée de l’Ancien Testament, que le poète semble avoir suppléé quelque omission de l’historien sacré. L’invention, ç’a été de trouver dans un des plus tragiques événements de l’Histoire sainte une tragédie aux conditions où la voulait Racine, avec toutes les vraisemblances qui font d’une fable une réalité.

Les livres, saints lui offraient, dans l’enceinte de la même ville, deux familles de race royale séparées par la haine et le meurtre, l’une victorieuse et sur le trône, l’autre vaincue, mais restée maîtresse de la religion nationale, gardant au fond du temple le roi légitime, et tolérée parce qu’on la croyait faible. Il vit tout ce qu’il y avait de pressant, d’irrésistible dans ce contact de l’usurpation et du droit, de la religion et de l’idolâtrie, outre la volonté du Dieu des vengeances, qui joue le même rôle dans Athalie que le dieu Destin dans le théâtre grec.

Le sujet, c’est un soupçon d’Athalie, aigri par un songe que rendent vraisemblable la situation de cette reine, son esprit violent, ses sanglants souvenirs. Dans ce songe, elle s’est vue poignardée par un enfant ; au temple, elle reconnaît cet enfant dans Joas. Dès lors il faut que Joas lui soit livré, ou qu’il périsse.

Cet événement agite et absorbe tous les personnages de la pièce, selon leurs caractères, leurs intérêts et leurs passions. Athalie y porte l’inquiétude attachée à l’usurpation violente, l’ardeur d’une femme impérieuse, l’audace qui ne voit pas le péril ; Joad, l’esprit de Dieu, l’enthousiasme pour la foi de David opprimée, et, entre autres mobiles humains, l’attachement d’un sujet à son roi, d’un oncle à son neveu, le tendre intérêt d’un homme pour un enfant échappé aux assassins ; enfin, comme je l’ai dit, l’ambition de la tutelle et la rivalité de puissance entre le pontificat et la royauté. Les personnages secondaires autour d’Athalie et de Joad sont engagés dans l’événement par des causes proportionnées à leurs rôles : Mathan, par sa jalousie contre Joad et la mauvaise conscience d’un apostat ; Abner, par sa muette fidélité au sang de ses rois, à laquelle se mêle l’esprit d’obéissance militaire aux puissances établies ; Josabeth, par une tendresse mêlée de crainte, qui lui fait préférer pour son enfant adoptif la sécurité à la gloire ; Zacharie, son fils, par l’âge, qui le rapproche de Joas, et par la communauté de leurs pieux amusements dans le saint lieu ; Salomith, cette charmante sœur de Zacharie, par les soins qu’elle a donnés, de moitié avec sa mère, au mystérieux enfant, qu’elle aime sans le connaître.

Du moment qu’Athalie est entrée dans le temple, tous ces cœurs sont saisis à la fois d’un trouble qui va croissant jusqu’à la fin ; il n’y a plus ni paix ni trêve possible. Ce n’est pas l’artifice du poète qui enferme tous ces personnages dans la même action, dans le même lieu, dans la même heure ; c’est la nature des choses : c’est la terrible fatalité des livres saints qui livre le méchant au Dieu de la guerre et des vengeances.

On est sous le charme quand on lit ces beaux vers que Voltaire admira soixante ans, jusqu’au jour où il eut la faiblesse d’en vouloir à Athalie d’être un sujet chrétien ; mais on est saisi d’étonnement lorsque, dépouillant la pièce de ce magnifique vêtement, on l’étudie dans son plan, dans son nœud, dans les entrées et les sorties, dans la convenance et l’à-propos du langage de chacun, dans le rapport de l’action au temps et au lieu ; en un mot, quand on compare l’art à la vie. Là, le personnage qui entre ne vient pas seulement pour remplacer celui qui sort ; l’action, en se personnifiant dans le premier, ne quitte pas pour cela le second, elle le suit, et, dans le même temps qu’on est occupé de ce qui se passe sur la scène, on est inquiet de ce qui se prépare au dehors. Nul ne se retire sans que l’action l’y force, ou ne revient sans qu’on l’attende ; au lieu d’éprouver un effet de surprise, le spectateur voit se réaliser ses pressentiments.

C’est ainsi que Racine, en rapprochant de plus en plus l’art de la réalité, a fini par l’y confondre, et a surpassé les anciens en appliquant leurs règles. Tout ce qu’il leur avait pris, il le perfectionna. Les anciens lui avaient donné le chœur ; il le lia plus étroitement à l’action, et l’y intéressa par des sentiments plus personnels. Dans le théâtre antique, le chœur représente la foule ; c’est quelque vieillard sans nom qui le conduit et qui parle pour tous. Dans Athalie, le chœur est composé de jeunes filles que tantôt Josabeth, tantôt l’aimable Salomith associent à leurs sentiments. Il ne moralise pas froidement sur ce qui se passe ; il souffre, il craint, il espère ; il a sa part des dangers, il est menacé par la catastrophe. Ses chants, en exprimant tour à tour l’espérance, la crainte et la prière, continuent l’action, et prolongent, pour ainsi dire, chaque acte jusqu’à l’acte suivant.

Par exemple, la fin du premier acte nous a laissés sous l’impression des redoutables confidences que

Joad vient de faire à Josabeth. Le chœur, introduit par Salomith, chante la grandeur et la bonté de Dieu ; il en rappelle les preuves les plus éclatantes, et il vient en aide à Joad, en achevant de raffermir la foi d’Abner et en relevant le courage de Josabeth.

Au second acte, Athalie vient d’interroger Joas. Le chœur chante la fermeté de l’enfant, l’iniquité d’Athalie, les profanations des sectateurs de Baal, le réveil qui doit interrompre leur songe passager. L’action marche ; elle gronde, pour ainsi dire.

Dans le troisième acte, Mathan demande qu’on lui livre Joas. Joad le chasse du temple. Encore tout frémissant des paroles d’anathème dont il a accablé son ennemi, il prophétise. Les Lévites s’arment. Que font les jeunes filles ? Elles s’effrayent de ces préparatifs. Les unes espèrent, les autres pleurent Sion. L’ambiguïté de la prophétie les laisse dans l’incertitude ; mais le sentiment qui prend le dessus est une résignation confiante.

Est-il d’autre bonheur que la tranquille paix
D’un cœur qui t’aime ?

Joas est couronné au quatrième acte. Le grand prêtre range les lévites en bataille ; il exhorte Joas à mourir en roi. On attend Athalie. Le chœur entonne l’hymne du combat ; il interpelle Dieu ; l’esprit de guerre a passé dans ces aimables filles. Tout à coup la trompette des Tyriens se fait entendre autour du temple. La place du chœur n’est pas au milieu des armes ; Salomith entraîne ses sœurs au plus profond du temple.

Courons, fuyons, retirons-nous
A l’ombre salutaire
Du redoutable sanctuaire.

Voilà ce que Racine appelait modestement se conformer au goût des anciens. Il les imitait en marchant dans les mêmes voies ; il les surpassait par une obéissance plus stricte à cette loi de la vraisemblance qu’ils ont eu la gloire d’inventer.

Pour la rendre plus sensible dans Athalie, Racine se passa d’incidents, d’épisodes, de monologues, ressources des poètes faibles, tentations même pour le génie. Il sut aussi n’avoir pas besoin de confidents. Le seul confident, dans la pièce, c’est Nabal ; mais Nabal n’est pas inutile, il a sa physionomie. Il n’est ni à Baal ni au Dieu d’Israël ; c’est un officier subalterne de la cour d’Athalie, qui voit dans l’événement un coup à faire. Les confidents ne sont si froids que parce qu’on ne les emploie pas pour leur compte ; ils servent, soit à couper par des interruptions la longueur des monologues, soit à tenir la place de l’interlocuteur véritable qui n’arrive pas. Ils remplissent les vides que l’imperfection du poème a laissés. Nabal joue un rôle, et sans vouloir en exagérer l’importance, n’est-ce pas un trait de convenance et de vérité d’avoir donné pour confident à l’apostat Mathan un indifférent, qui n’est dupe ni de son ambition ni de ses remords ?

Enfin, il semble que Racine, en se passant d’amour dans Athalie, ait voulu tirer la tragédie de la plus dangereuse des servitudes. Etait-ce pour approprier sa pièce à l’établissement pieux auquel il la destinait ? Etait-ce plutôt l’effet de ses réflexions sur la fragilité inévitable des peintures de l’amour ? Quoi qu’il en soit, en faisant une pièce sans amour, il la déroba à ces caprices d’imagination qui, depuis l’existence de notre théâtre, nous ont fait si souvent applaudir l’amour dans la galanterie. Aussi le temps, qui fait des ruines dans tous les monuments de l’esprit, et qui en effeuille, pour ainsi dire, tout ce qui n’est pas de marbre, a respecté le noble édifice d’Athalie. La mode a abdiqué tous ses droits sur ce chef-d’œuvre. C’est assez qu’en lui fermant la scène pendant trente ans37 elle se soit vengée du poète qui s’était soustrait à son empire, et qu’elle l’ait attristé un moment du doute d’avoir réussi.

De tous les chefs-d’œuvre de notre scène, aucun n’a eu au même degré cette fortune unique de ne réussir pas moins à la représentation qu’à la lecture. Le dramatique des scènes, la beauté du spectacle, des tableaux que l’action rend nécessaires, une musique qui ne sent point l’artifice, et qui, étant un religieux usage du lieu où se passe la scène, ajoute à la vraisemblance ; voilà ce que Racine a fait pour le spectateur38. Quant au lecteur la perfection de ces vers lus dans le recueillement, d’un œil que ne distrait pas le spectacle, le dédommage de tous les plaisirs qui ne lui arrivent pas par les sens ; et, s’il n’entend pas la musique des chœurs, il reçoit par l’oreille de l’âme l’harmonie de leurs strophes divines. Racine a-t-il donc pensé à ceux que la maladie, l’éloignement, la pauvreté peut-être, empêcheraient d’assister à ces nobles fêtes de l’esprit ? Pour combien de gens ce chef-d’œuvre n’a-t-il pas été le petit livre de choix dont parle Horace, qui, lu trois fois d’un esprit purifié, calme les douleurs de l’âme39 !

§ XII. De la langue de Racine, et de quelques illusions auxquelles donne lieu la perfection de ce poète. §

L’admiration n’a rien laissé à dire d’essentiel sur la langue de Racine. La variété de ce style, qui en est la qualité la plus éminente, cette force où la force sied, cet éclat tempéré, ces grâces, cette souplesse, cette mollesse même où la situation le veut, qu’est-ce autre chose que la conformité du langage dramatique avec la vie ? La langue de Racine est celle de ses personnages. Il l’a tirée du fond de ces cœurs que troublent des passions si diverses, et qui sont à la fois les plus agités et les plus exercés à lire en eux-mêmes. On a dit qu’il avait créé d’innombrables rapports de mots ; qu’il avait été tout à la fois le plus hardi et le plus sage des novateurs ; qu’aucun n’a plus risqué que lui ; qu’il excelle dans le style elliptique. J’aimerais mieux qu’on l’eût loué de n’avoir point songé à tout cela, mais bien d’avoir rencontré naturellement toutes ces richesses de l’expression, en ne cherchant que la vérité des sentiments.

Cette variété, image de la diversité des caractères et des passions, échappe à plus d’un esprit trop prévenu pour certaines qualités particulières du style, pour la force, par exemple, ou pour l’éclat des figures. J’ai vu des gens de mérite que leur admiration pour Corneille, qui est hors de pair dans les endroits de force, rendait injustes pour Racine. Je les compare à ceux qu’un goût opposé, et également exclusif, pour la pureté du langage, fâche contre Corneille, et qui sont près de lui faire un crime d’avoir laissé quelque chose à perfectionner, et de n’être pas à la fois Corneille et Racine. Mais, si c’est faire du tort à Racine que de lui préférer la force de Corneille, on lui en fait plus encore en admirant avec excès la pureté de son langage. Ecrire purement en vers, au temps de Corneille, c’était inventer ; au temps de Racine, c’était suivre.

Croire qu’on le met à son rang quand on l’appelle le plus harmonieux des poètes, n’est pas une moindre injustice. Qui donc songe à l’harmonie en lisant les rôles de Néron, d’Acomat, d’Athalie, de Phèdre, d’Hermione ? J’ai peur qu’on n’accorde si libéralement à Racine le privilège d’une qualité dominante, que pour lui refuser les autres. L’harmonie de Racine, pas plus que la douceur de Virgile, n’amollit l’expression des sentiments qui veulent de l’énergie. Mais dans ces deux poètes divins les nuances sont si justes et l’œuvre entière si harmonieuse, que l’impression dernière est une certaine douceur dont je veux bien qu’on les loue, pourvu que ce ne soit pas aux dépens du reste.

C’est la douceur, ou, pour parler plus juste, la plénitude que nous éprouvons à la vue d’un de ces grands paysages où la nature a réuni tous les contrastes, depuis les âpres rochers qui portent encore l’empreinte primitive de la création, jusqu’aux paisibles campagnes dont le travail de l’homme renouvelle incessamment l’aspect.

Cette qualité suprême n’appartient qu’aux génies du premier ordre. Ne faisons pas de comparaisons, pour n’exciter pas de disputes ; disons seulement que ce mérite d’harmonie et de douceur est l’effet de tous les autres réunis, et que ce qu’entendent par là ceux qui y regardent de près, c’est la perfection. Mais tel est le propre de la perfection, que les uns ne la voient pas, et que les autres ne la supportent pas. Les premiers aiment mieux le génie qui fait des chutes, parce qu’au moment où il tombe il se rapproche d’eux. Les seconds apportent dans l’art l’esprit de démocratie : pour eux, la perfection, c’est du privilège, c’est de l’autorité ; ils la nient. Le plus grand nombre, fort heureusement, la reconnaît et l’adore. Les débats qu’elle soulève passent, et elle demeure ; et l’esprit humain est grand tant qu’il en conserve le sens.

Chapitre neuvième §

§ I. De la comédie au temps de Corneille. — Ce qu’il en fit. — Le Menteur. Ce qu’il laissait à faire. — § II. Des trois sortes de comédie dans Molière. La comédie d’intrigue. — L’Étourdi. — § III. La comédie de caractère et de mœurs. — L’École des maris. — L’École des femmes. — § IV. La haute comédie. — Le Misanthrope. — Le Tartufe. — Les Femmes savantes. — Des autres pièces de Molière. — § V. Des sources de Molière. — § VI. Pourquoi, des trois grands poètes dramatiques du dix-septième siècle, Molière a-t-il le moins perdu au théâtre ?

§ I. De la comédie au temps de Corneille. — Ce qu’il en fit. — Le Menteur. — Ce qu’il laissait à faire. §

Pour bien apprécier le prodigieux mérite d’invention de Molière, il faut savoir où en était vers le milieu du dix-septième siècle l’art de la comédie, ce que Corneille avait fait pour cet art, ce qu’il laissait à faire après lui.

La fin du seizième siècle avait vu naître, de la double imitation des anciens et des Italiens modernes, un essai de comédie où des traits de mœurs véritables et des indications de caractères sont perdus parmi des scènes de nuit, des travestissements, des reconnaissances, dans un dialogue assaisonné d’obscénités. L’auteur de cet essai était un Champenois, Pierre de Larivey. La comédie des Esprits offre un caractère d’avare tracé avec beaucoup de conduite, et dont Molière n’aurait pas dédaigné certains traits40. Après cette pièce et d’autres du même genre, une nouvelle imitation, celle du théâtre espagnol, fait tomber de mode l’imitation de la farce italienne, et produit la tragi-comédie, où se distinguent, après Hardy et sur ses traces, les Théophile, les Scudéry, Racan, Rotrou, et Corneille, avant d’être le grand Corneille.

Au moment où ce grand homme parut, trois genres d’ouvrages dramatiques défrayaient le théâtre : la tragédie, imitée des anciens ; la tragi-comédie, imitée des Espagnols ; la farce, imitée de l’italien. Quelques pièces pourtant s’intitulent comédies. Les intrigues de la tragi-comédie en font la matière ; la farce en fait l’assaisonnement.

Pour ne parler que de ces premières ébauches de comédies, on y trouve, au lieu de caractères, des situations ; au lieu des ridicules de la nature, les ridicules imaginaires ; au lieu de personnages, les types de certaines professions, un docteur, un capitan, un juge ; au lieu de la vraisemblance dans l’action, un auteur employant tout ce qu’il a d’esprit à la violer. Ce ne sont que rencontres impossibles, confusions de noms, générosités tombées du ciel, pardons où l’on attendait des vengeances, cachettes dans les murailles, derrière les tapisseries, aparté pour unique moyen des effets de scène ; un mélange grossier de traditions grecques et latines, espagnoles et italiennes ; et pour la part de la France, de gros sel gaulois, la seule chose qui ait quelque saveur dans ce ragoût.

Les situations, presque toujours les mêmes, tournent autour de quelque amour, qui de défendu devient légitime. Le premier cavalier venu, la première dame jeune et jolie, sont les héros de ces pièces. N’y cherchez pas l’intérêt qui naît de la lutte d’un caractère et d’une passion ; tout le drame est dans les complications qui séparent les deux amants. Les auteurs commencent par imaginer une suite et une confusion d’incidents singuliers : c’est là l’invention. Ils y jettent ensuite des personnages de convention, jouets de situations artificielles. Rien n’y est vraisemblable. Il n’est pas jusqu’à l’architecture des maisons qui n’y soit de fantaisie. Il faut pour ces jeux de situation des murs perméables, et surtout une absence innocente de précautions, qui facilite ces entrées et ces sorties dont l’entre-croisement amusait tant le public espagnol.

Voilà ce que nos auteurs empruntaient aux Espagnols. Ils leur laissaient ce qui ne peut pas se prendre ; ils laissaient à Lope de Véga sa verve, et tout ce qui échappe de vérités à un génie heureux, malgré son public et malgré lui-même. Ils ne se doutaient pas, et je l’entends des plus habiles, que la comédie fût autour d’eux, à leur main, en eux. Quant au public, personne ne l’avait encore averti qu’il n’y a pour lui d’amusement solide au théâtre que s’il en est la matière, et qu’il doit y apporter la comédie pour l’y trouver. Il perce pourtant à travers tout ce factice de l’imitation espagnole plus d’un trait de naturel, et la grande beauté que la comédie devait tirer de la peinture des mœurs du temps s’annonce de loin par des allusions piquantes aux ridicules du jour. La farce, faut-il le dire ? était plus près de la nature que la comédie ; c’était une caricature exagérée, mais on pouvait y entrevoir l’original. La comédie proprement dite n’était qu’un jeu d’esprit dont s’amusaient, comme des enfants aux marionnettes, ceux qui devaient plus tard fournir la matière de la vraie comédie, le jour où un homme de génie la créerait en mettant le parterre lui-même sur la scène.

Il faut chercher dans les pièces de début de Corneille ce qu’était le théâtre, et la comédie en particulier, avant le Corneille du Cid et de Cinna. L’imitation de la tragédie latine a produit Médée ; l’imitation de la tragi-comédie espagnole, Clitandre ; la comédie s’essaye dans six pièces dont Mélite est la première et la meilleure. Aucune de ces pièces ne vaut les bons ouvrages de Lope ; mais, comparé à ce qui se faisait alors en France, c’était le meilleur dans le médiocre. Si le génie dramatique s’y entrevoit à peine, le grand écrivain en vers s’y révèle déjà tout entier. Dans ces pièces froides, embrouillées, dont l’intrigue est plus subtile qu’ingénieuse, vrais logogriphes à la lecture, il y a une force de langage inconnue avant Corneille. C’est un style tout formé, plus franc que la pensée, facile parmi ces embarras du plan et ce pêle-mêle d’incidents ; quelque chose de sec, mais de spirituel et de vigoureux ; un grand poète qui pointe sous l’imitateur de Hardy.

Deux autres qualités annonçaient la comédie : une conversation de bonne compagnie, d’honnêtes gens, comme on disait alors ; l’absence des trivialités cyniques dont les auteurs croyaient égayer leurs compositions insipides. Corneille tend plus haut qu’aucun autre poète de son temps. S’il n’arrive pas tout d’un coup à la comédie, c’est déjà de l’invention que de se priver, par pudeur de génie ou par dédain, des moyens d’effet le plus à la mode, et d’élever le goût du public, avant de lui offrir les vrais modèles. Le public même n’en demandait pas plus ; la preuve, c’est le succès de Mélite, qui n’excita guère moins d’applaudissements que le Cid, neuf ans après, et rendit nécessaire l’établissement d’une seconde troupe de comédiens. On battait des mains à ces spirituelles boutades de Tircis contre les mariages d’amour :

Pauvre amant, je te plains, qui ne sais pas encore
Que bien qu’une beauté mérite qu’on l’adore,
Pour en perdre le goût on n’a qu’à l’épouser.
Un bien qui nous est dû se fait si peu priser,
Qu’une femme fût-elle entre toutes choisie,
On en voit en six mois passer la fantaisie

Mais, lui dit Éraste, tout le monde médit de ce joug, et tout le monde y vient :

Pour libertin qu’on soit, on s’y trouve attrapé ;
Toi-même, qui fais tant le cheval échappé,
Nous te verrons un jour songer au mariage.

Tircis répond :

Alors ne pense pas que j’épouse un visage   :
Je règle mes désirs suivant mon intérêt.
Si Doris me voulait, toute laide qu’elle est,
Je l’estimerais plus qu’Aminte et qu’Hippolyte   ;
Son revenu chez moi tiendrait lieu de mérite   :
C’est comme il faut aimer41 .

Voilà déjà le langage de la comédie : encore un pas, et nous aurons les caractères et les mœurs ; et ce langage, déjà si ferme, nourri de pensées plus sérieuses, prendra plus de corps et s’épurera. Ce pas, Corneille n’en fit que la moitié ; mais c’était assez pour sa gloire, et assez pour emporter le reste. Le Menteur nous met bien loin de Mélite, et nous fait toucher à l’École des maris.

Le Menteur. §

C’est encore le théâtre espagnol qui avertit Corneille de son propre génie. Une tragédie espagnole avait suscité le Cid ; une comédie espagnole suscita le Menteur. Le génie de Corneille avait quelque chose d’espagnol. Les Grecs, qu’il connut plus tard et mal, ne le frappèrent pas aussi vivement que les Espagnols ; et quant aux Latins, qui lui furent plus familiers, ceux qu’il goûta le plus furent les Latins de sang espagnol, Lucain, Sénèque le Tragique, qu’il appelle le grand Sénèque42. Le tour d’esprit de ce grand homme le portait un peu à la déclamation, et il paraissait d’abord plus touché du grandiose que du simple. Je m’imagine qu’il n’eût pas reconnu Hercule dans cette statuette de Lysippe, dont parle Stace, si petite à l’œil, mais si grande par l’air de grandeur divine que lui avait imprimé l’artiste43.

Situations, caractères, peinture du temps, langage de la conversation, toutes ces parties de la comédie sont dans le Menteur, les unes esquissées, les autres déjà en perfection. C’est pourtant moins un modèle qu’une indication supérieure de la vraie comédie.

Le principal personnage, le Menteur, n’est un caractère que par comparaison avec les types convenus de la comédie d’intrigue. Il n’existe pas de menteurs qui soient seulement menteurs. L’habitude de mentir n’est qu’un calcul malhonnête pour tromper les gens ou pour s’en faire estimer plus qu’on ne vaut. Tartufe ment pour pousser dans le piège l’imbécile Orgon ; c’est un méchant homme qui se sert du mensonge. Dans Corneille, le Menteur ment sans nécessité, là où mentir n’avance nullement ses affaires ; c’est une sorte de perversité de son esprit, dont son cœur est innocent.

Quand, au premier acte, Dorante se donne à Clarice pour un brave qui revient des guerres d’Allemagne, je le conçois : son vice peut lui servir. On sait de tout temps l’effet du costume militaire et des récits de guerre sur l’imagination féminine44 ; un soldat qui vient de faire campagne est plus écouté qu’un écolier débarqué le matin de Poitiers. Que, pour échapper à un mariage pour lequel son père a donné parole, il imagine de dire qu’il est marié, à trois mois d’être père, et qu’il fasse ce charmant conte des deux amants surpris dans l’alcôve ; son mensonge s’explique encore ; il est utile, il est dans l’action. Mais à quoi bon l’histoire de la fête donnée sur l’eau, de cette sérénade, de ce festin dont il décrit le menu ? Je n’aime guère l’excuse qu’il en donne à son valet :

J’aime à braver ainsi les conteurs de nouvelles,
Et sitôt que j’en vois quelqu’un s’imaginer
Que ce qu’il veut m’apprendre a de quoi m’étonner,
Je le sers aussitôt d’un conte imaginaire
Qui l’étonne lui-même et le force à se taire45 .

Conte d’autant plus hors de propos, que Dorante ment sans sujet comme sans intérêt. Pourquoi encore cette fable de son duel avec Alcippe, qu’il a percé, dit-il, de deux coups d’épée et jeté sur le carreau, et qui entre au moment même où le menteur le donnait pour mort46 ?

Je ne connais plus là un menteur, mais un reste du faux brave, du fier-à-bras de la farce, de ce Matamore de l’Illusion, qui met le grand Turc en fuite et force le soleil de s’arrêter.

Malgré les inconséquences du personnage principal et la légèreté de la pièce, comparé à tant de vains ouvrages sans invention et mal écrits qui défrayaient alors le théâtre, le Menteur est de la comédie.

Comparé à la comédie même, c’est-à-dire à Molière, j’y vois une scène où le Menteur n’a pas été surpassé, même par Molière. C’est la scène où le père de Dorante, indigné de ses fourberies, l’accable de reproches. J’entends parler en français le vieux Chrémès de Térence, que Corneille égalait sans peut-être l’avoir lu :

Êtes-vous gentilhomme ?

Scène d’autant plus belle qu’elle est l’effet nécessaire du caractère, et que le Menteur y est puni de ses mensonges.

Aussi ne suis-je point surpris du noble aveu de Molière, disant que sans l’exemple du Menteur, il n’eût jamais fait que des comédies d’intrigue. Après le Menteur, l’art ne pouvait plus reculer ; et si peu qu’il avançât, il allait atteindre à la comédie de caractère. Pour le style des beaux endroits, il est si excellent, qu’il fallait un poète de génie pour le soutenir. Corneille est donc le père de la comédie, et c’est pour lui une gloire unique que Molière lui en ait rapporté l’honneur.

Les personnages du Menteur sont moins des caractères que des rôles ; il fallait en faire des caractères. Les situations y sont le plus souvent des inventions arbitraires ; il fallait y substituer des événements naturels. Les mœurs n’en sont pas plus françaises qu’espagnoles ; il fallait les remplacer par des peintures de la société française. Enfin, à un langage qui n’appartient pas en propre aux personnages, qui vise au trait, que gâtait un reste de pointes italiennes, il fallait substituer la conversation de gens exprimant naïvement leurs sentiments et leurs pensées, et n’ayant d’esprit que le leur ; il fallait, en un mot, plus observer qu’imaginer, plus trouver qu’inventer, et recevoir des mains du public les originaux qu’il s’agissait de peindre.

C’est là ce que fit Molière. Sa cinquième pièce, l’École des maris, donnait à la France la comédie.

§ II. Des trois sortes de comédies dans Molière. — La comédie d’intrigue. — L’Étourdi, Sganarelle, Le Dépit amoureux, Les Précieuses ridicules. §

Molière commença par la farce. Il nous en est resté deux échantillons, le Barbouillé et le Médecin volant. Ce sont de vives ébauches qu’il reprendra plus tard et dont il fera des tableaux. L’homme mûr retrouvera son bien dans les essais du jeune homme. Molière ne pensa d’abord qu’à s’amuser le premier de ses pièces.

Le Menteur, joué en 1642, suscita l’Étourdi, joué dix ans après. L’Étourdi fut suivi du Dépit amoureux, des Précieuses ridicules, autre ébauche admirable, d’où sortiront les Femmes savantes ; puis vint Sganarelle. Ce sont quatre comédies d’intrigue, même les Précieuses ridicules, quoique le fond en soit un portrait des mœurs du temps.

Les personnages de ces pièces sont moins des caractères que des rôles composés pour des acteurs. C’était l’usage : Molière, acteur et auteur tout à la fois, devait commencer par flatter l’usage. Mais, en homme de génie, il met dans ces rôles le plus de l’homme qu’il peut, et c’est assez pour les faire vivre. On rit du rôle, et l’on reconnaît la vigoureuse et naïve ébauche de caractère qui est dessous.

De même, au lieu d’événements naturels où les personnages sont engagés par leurs passions ou par leurs travers, je vois le plus souvent des incidents artificiels, tout de l’invention du poète. Pourquoi, dans Sganarelle, l’amant et sa maîtresse, Lélie et Célie, se trouvent-ils mal si à point, et l’un après l’autre ? C’est pour que Sganarelle, en recueillant Célie chez lui, donne à sa femme le soupçon qu’il la trompe, et pour que celle-ci, à son tour, en venant au secours de Lélie, fasse croire à Sganarelle qu’il est en effet ce qu’il craint si fort d’être.

La combinaison de ces incidents, l’intrigue, est tout entière dans la tête de quelque valet, d’un Mascarille, héritier des Scapins et des Arlequins de l’Italie, fourbe, gourmand, lâche, insolent, ayant mille tours en son bissac, à qui Molière, qui jouait ce rôle, a prêté tant d’esprit, qu’il a fait d’une imitation un original. Le maître est dans l’embarras ; son travers gâte à chaque instant ses affaires ; qui réparera le mal et renouera la pièce qui va finir ? C’est Mascarille, c’est ce maître fourbe, dont la tête est remplie de tous les tours de ses devanciers d’Italie, sans compter ceux qu’il a appris de Molière.

L’intérêt de ces pièces, c’est l’intérêt de la surprise. Il y a une énigme à deviner. Les Italiens, que Molière imitait, ne songent qu’à embrouiller l’intrigue, soit que le moyen fut du goût du public pénétrant et prompt auquel ils avaient affaire, soit plutôt pour déguiser la faiblesse d’invention sous cette vaine richesse d’incidents.

Là où l’intérêt n’est que le plaisir de la surprise, l’effet doit être le gros rire. Mais le gros rire est-il donc si à dédaigner ? Heureux le génie à qui il a été donné de l’exciter ! heureux le spectateur qui se dilate au théâtre ! Le rire délicat, ce rire de l’esprit, que provoque le ridicule finement exprimé, laisse une arrière-pensée triste et comme un arrière-goût d’amertume ; le gros rire, que ne suit aucune réflexion, réjouit le cœur et fait circuler le sang. C’est une surprise de l’âme enlevée à elle-même ; c’est comme une secousse involontaire qui fait tomber pour un moment de nos épaules le poids de la vie. Le gros rire, d’ailleurs, comme le rire délicat, est l’aveu involontaire que nous sommes touchés de quelque vérité. Nous rions intérieurement quand le personnage de la pièce est quelqu’un de notre connaissance ; nous rions tout haut de sa caricature.

L’Étourdi nous donne un enseignement très gai sur ce singulier travers dans lequel on s’enfonce d’autant plus qu’on prend plus de soin de s’en défier. Quelles charmantes images, dans le Dépit amoureux, des brouilleries entre amants sitôt suivies du raccommodement ; de leurs jalousies passagères pour le plaisir d’en être guéris ; de la puissance de l’illusion sur une âme éprise ! Sganarelle nous fait honte de la jalousie dans le ménage ; il nous rend moins chatouilleux aux apparences et nous rassure pleinement sur notre mérite. Quant aux Précieuses ridicules, si elles ne nous font pas ôter tous les livres des mains de nos filles, elles nous font adorer dans une femme la simplicité, la grâce, les soins du domestique portés légèrement, la femme qui sait être utile sans cesser d’être agréable. Un père qui vient d’assister aux Précieuses y prend le sujet de quelque bon propos sur ce point, en rentrant à la maison.

Ces quatre pièces, quoique du même ordre que le Menteur, et dans le même genre, sont plus près de la comédie de caractère. L’aimable création de l’Étourdi, par exemple, bien qu’elle ne soit pas de force à porter tout le développement d’une comédie, est plus vraie que celle du Menteur. Il y a plus d’étourdis simplement étourdis que de menteurs de profession. Ce jeune homme sans cervelle, que son travers compromet à chaque instant, c’est déjà de la comédie. Imaginez un travers plus sérieux, un vice, une peine proportionnée à la faute, voilà un caractère, voilà la vie.

Les mœurs, dans cette partie du théâtre de Molière, sont plus vraies que dans le Menteur. En vain Corneille a mis la scène à Paris ; en vain on y parle du Pré-aux-Clercs, du Palais-Cardinal, aujourd’hui Palais-Royal47, je ne vois point là de Parisiens. Ces gens-là ne sont d’aucun pays, ils sont faits de tête ; et s’ils sont hommes par quelques traits généraux, Corneille ne leur a donné la physionomie ni d’un temps ni d’un pays. Le grand tragique n’observait guère. L’histoire, la réflexion, le travail solitaire du génie, peuvent révéler au poète les caractères et les mœurs de la tragédie ; mais pour la comédie, qui doit être l’image de la société, ni la force du génie, ni les études du cabinet ne suppléent l’observation. La comédie est bien plus près de la peinture que la tragédie ; ce sont deux arts où il est besoin d’yeux : l’homme se manifeste au peintre par les couleurs et par la forme, au poète comique par les mœurs. Il faut pour les deux arts quelqu’un qui pose. Le Gorgibus de Sganarelle, qui veut marier sa fille à un homme qu’elle n’aime pas, c’était le bourgeois du temps de Molière ; c’est encore le nôtre. N’est-ce pas lui qui rit là-bas, dans un coin de la salle, des saillies de son propre type ?

Enfin, ces valets de fantaisie, venus, d’imitation en imitation, de la Grèce en France, par l’Italie ancienne et moderne, sous ce costume bizarre auquel l’imagination de chaque auteur avait cousu quelque lambeau, ils vivent ; car ils sont possibles. Si la race en est perdue, il est tels maîtres aujourd’hui qui la ressusciteraient. En cherchant bien autour de certains fils de famille qui se sont ruinés galamment, et qui vivent sur le bien des autres, toujours courant à la suite d’une maîtresse ou devant un créancier, vous trouveriez quelque Mascarille, vicieux comme son maître, larron pour vivre, attaché pourtant, non par dévouement, mais parce qu’il n’y a pas d’hommes plus près d’être des égaux qu’un libertin et son valet.

Que dire du langage de ces comédies ? C’était peu de soutenir celui du Menteur, dont les meilleurs endroits se rapprochent du ton de la tragédie : le langage de la vie familière était tout entier à créer. Ce vers ferme, facile, naïf, où la périphrase elle-même ne semble pas une des servitudes de la rime, mais un tour ingénieux, Molière le prit à Corneille comme la moitié d’une trouvaille commune, et en revêtit cet excellent français de Paris, tel qu’il l’avait appris au comptoir de son père, et tel qu’on le parlait dans la rue Saint-Honoré, sa rue natale. C’est là le style du génie ; il n’y en a pas d’autre. Pour écrire de génie dans la comédie, il faut savoir écouter ses originaux, saisir au passage leurs paroles toutes chaudes et les fixer sur le papier. Le droit du poète sur ce langage se réduit à en ôter les fautes de français. Rien n’est plus écrit de génie dans notre langue que cette conversation des Sganarelle et des Gorgibus, si efficace par tant d’excellentes sentences de ménage, si piquante par ces locutions parisiennes où Malherbe reconnaissait le vrai français.

Il y a un écrivain de génie dans l’Étourdi, le Dépit amoureux, les Précieuses ridicules, Sganarelle ; il y a une comédie parfaite en son genre ; il y a un théâtre. Molière en fût-il resté là, c’était assez pour être un des plus grands noms de notre scène. Mais il lui était donné d’être le plus grand par cette prodigieuse succession de trois genres de comédie et de trois théâtres, qui ont comme épuisé en vingt ans la matière de toute comédie durable48.

§ III. La comédie de caractère et de mœurs. — L’École des maris. — L’École des femmes. §

Le second pas de ce géant le mène à la comédie de caractère. C’est un art nouveau : c’est nous qui de spectateurs sommes devenus les personnages. Au lieu de rôles, sous lesquels l’homme perçait, voilà l’homme en déshabillé. L’intérêt, c’est encore le plaisir de la surprise ; mais il s’y joint celui de la voir expliquée. Dans les comédies d’intrigue, on apercevait, sortant de la coulisse, la main du poète faisant mouvoir par un fil tous ses personnages ; sous leurs intonations diverses on entendait sa voix. Dans la comédie de caractère, le poète disparaît ; ces gens-là ne lui appartiennent pas ; chacun a son visage, sa voix, et n’a que l’esprit qu’il peut. En même temps, et comme vérité dernière, la comédie a trouvé sa morale. Chacun porte la peine ou reçoit le prix de son caractère. Mais la peine n’est pas tragique, ni la récompense romanesque ; tout est imité de la vie, où le bonheur qu’on tire de bien penser et de bien faire est médiocre, et où le châtiment attaché aux travers n’est jamais assez dur pour nous en corriger.

L’École des maris. §

L’École des maris, représentée en 1661, marque ce grand changement qui substituait à des situations nées d’une intrigue artificielle des caractères d’où naissent des situations. La vérité de la vie remplaçait la vérité de convention.

La création du Sganarelle de l’École des maris, c’est la création du premier homme dans la comédie.

Qui ne connaît Sganarelle ? qui n’est pas un peu Sganarelle ? Ses travers, c’est la vanité, c’est l’entêtement, l’esprit de système, la bizarrerie, l’amour de soi : qui de nous n’en tient pas un peu ? Mais chez la plupart des hommes il s’y mêle des qualités qui compensent les défauts, et qui souvent les cachent. Sganarelle n’est qu’un fort vilain homme. Un mot le résume : c’est l’égoïste.

Tous ses défauts sont ceux de l’égoïsme. Il est entêté, systématique, pour n’avoir rien à céder aux autres, ce qui serait donner quelque chose de soi ; bizarre, pour ne pas faire de sacrifice à la convenance ; brutal, pour éviter la gêne de la civilité ; vain, parce qu’on ne peut pas s’aimer, comme fait Sganarelle, sans estimer son jugement par-dessus tout. Il affectionne les vieilles modes, pour le plaisir de ne pas faire comme tout le monde ; il attaque les nouvelles, par dépit d’être seul de son goût. Il ne lui manque même pas la cruauté de l’égoïsme : son gain ne lui est cher que s’il est une perte pour autrui.

On ne veut pas ressembler à ce portrait, et l’on a raison. Mais d’où vient que nous le trouvons si vrai ? En dirions-nous autant d’un caractère d’exception, d’un personnage anecdotique ? Non. Nous avons tous posé pour ce portrait. Seulement, la plupart d’entre nous n’ont des défauts de Sganarelle que tout juste assez pour goûter la vérité de ce caractère, et ils ont assez de bonnes qualités pour être en droit d’applaudir à la façon dont Molière le punit. La vérité voulait qu’il ne fût pas ménagé. Il n’y a pas, Dieu merci, une société où l’on puisse être un tel égoïste impunément.

Sganarelle est tuteur d’Isabelle, que lui a fiancée par testament le père de la jeune fille. Il l’aime à sa façon, et il songe à en faire sa femme, persuadé, comme le Scapin des Fourberies, que, pour se marier, c’est assez qu’il y consente. Il a voulu la former tout exprès pour lui, il ne lui souffre nul goût auquel il aurait à sacrifier les siens ; il lui a interdit les bals, les rubans, et jusqu’à l’innocente société de Léonor, sa sœur. Il la tient sous clef, non en jaloux, — il est trop vain pour être jaloux, — mais par système ; il pense l’avoir formée, parce qu’il la voit résignée, et convaincue, parce qu’elle cède. Quand la toile se lève, il est sur le point de l’épouser. Son plan a réussi ; la fille lui paraît mûre pour lui ; il triomphe ; et comme il ne serait pas content d’avoir raison si quelqu’un n’avait tort, on le voit, dans la première scène, accablant Ariste, son frère, qui a élevé Léonor avec indulgence, de la supériorité de son système d’éducation.

Les deux traits les plus caractéristiques de Sganarelle sont la vanité et la malveillance. Tout l’égoïsme est là. C’est tour à tour de sa vanité et de sa malveillance, et plus souvent de ces deux vices à la fois, que vont naître les situations où nous le verrons engagé.

Isabelle aime Valère ; elle voudrait qu’il le sût. Comment faire ? Elle vit étroitement renfermée ; nul moyen de communiquer au dehors, sinon par Sganarelle. L’éducation d’Isabelle a porté ses fruits : la pupille a appris à tirer parti des travers du tuteur. Sganarelle est vain : on lui dira qu’il est aimé, et on le chargera de dire à Valère que Valère ne l’est pas ; il est malveillant : on le prendra par le plaisir d’humilier un rival.

L’artifice a réussi. Sganarelle va signifier son congé à Valère. Mais ce sont contre-vérités que les amants comprennent vite. Valère sait donc qu’il est aimé, et il le sait par Sganarelle. Voilà un premier tour bien joué.

Mais Isabelle craint que Valère ne s’y soit mépris. Lui dire qu’on s’occupe de lui, ce n’est pas assez : il faut qu’il sache tout, et qu’il le sache par une lettre. On dira que cette lettre est un billet de Valère, qu’on lui renvoie sans avoir daigné l’ouvrir ; et c’est Sganarelle qui le portera. Ce second message enfle sa vanité et chatouille sa malveillance :

Dans quel ravissement est-ce que mon cœur nage1   ?

Voilà Valère informé par écrit qu’il est aimé, et qu’Isabelle ne veut que lui pour mari. Il ne lui reste qu’à l’entendre de la jolie bouche d’Isabelle. C’est encore Sganarelle qui ménage l’entrevue. C’est lui qui prendra Valère par la main et qui l’amènera, comme un rival éconduit, devant Isabelle. Là est cette scène si piquante, où, sans indiquer clairement Sganarelle ni Valère, Isabelle supplie celui qu’elle aime de la soustraire à celui qu’elle n’aime pas. Sganarelle, qui se croit aimé et déjà le mari, dans le transport de sa vanité satisfaite, donne sa main à baiser à Isabelle :

Oui   : tiens, baise ma main49

mot si vrai, qui n’a d’égal que cet autre à Valère, au moment où celui-ci, cachant sa joie, sort pour se préparer à recevoir Isabelle :

… Pauvre garçon   ! sa douleur est extrême.
Venez, embrassez-moi   ; c’est une autre elle-même50 .

Cri de l’égoïsme dans sa plénitude. Sganarelle veut bien donner de sa joie ce qui en déborde. C’est le vin qui attendrit les méchantes gens. L’ivresse a rendu Sganarelle compatissant.

Le soir venu, Isabelle va s’échapper de la maison ; sur le seuil, Sganarelle la rencontre. Que veut dire cette sortie si tard ? Ce n’est guère le fait d’une jeune fille qui sait si bien congédier les galants. Tout autre que Sganarelle aurait des doutes. Il n’en a pas : son triomphe est encore trop près ; il en a gardé toutes les fumées. Il verrait sa pupille au cou de Valère, qu’il n’en croirait pas ses yeux. Il n’est conte fait par elle qu’il ne soit prêt à tenir pour vérité. Elle a voulu, dit-elle, prêter sa chambre à Léonor pour s’entretenir de la fenêtre avec un amant. Et Sganarelle y ajoute foi ! Oui, vraiment, il y croit par vanité, et il y croit encore par le plaisir de trouver en faute la pupille d’Ariste.

Il veut aller lui-même la chasser de cette chambre où elle n’est pas ; Isabelle lui persuade qu’il est plus séant qu’elle renvoie sa sœur, tandis qu’il se tiendra caché pour ne pas ajouter à la confusion de la pauvre fille. Elle entre dans la chambre, et feint des reproches à sa sœur, dont Sganarelle a les oreilles chatouillées. Puis elle sort pour aller au logis de Valère ; Sganarelle la suit, la prenant pour Léonor.

Molière avait besoin pour son dénoûment d’amener sans invraisemblance tous les personnages chez Valère. C’est encore le caractère de Sganarelle qui lui en fournit le moyen. Il est sorti sur les pas d’Isabelle ; il la voit entrer chez Valère ; et comme il n’est pas homme à se contenter du bien qui lui arrive, s’il n’est mêlé du mal d’autrui, il court informer Ariste du tort que l’on fait à son honneur. Votre pupille Léonor, lui crie-t-il, et c’est le fruit de vos beaux préceptes, est chez Valère ; ce bal où vous la croyez, est chez monsieur Valère.

Tout s’explique, chacun est traité selon ses œuvres ; et Sganarelle se retire, accablé, berné, hélas ! et point corrigé !

C’est ainsi que dans ce chef-d’œuvre les situations sont les effets invincibles des caractères. J’en dis trop peu. Non seulement les caractères suscitent les situations, ils suscitent d’autres caractères. Sganarelle est le vrai père d’Isabelle ; de même qu’Arnolphe, dans l’École des femmes, en voulant faire d’Agnès une sotte, en fait une fille de sens, qui aura plus d’inventions pour lui échapper que son jaloux pour la retenir. Sganarelle, Arnolphe, donnaient même à Molière le droit de faire finir leurs pupilles malhonnêtement ; car c’est l’effet ordinaire d’une absurde contrainte d’engendrer le désordre. Mais, écrivant pour la comédie, il n’a pas voulu rendre la vérité triste pour la rendre plus forte : il a donné pour amants aux jeunes filles d’honnêtes jeunes gens qui respectent ce qu’ils aiment ; et c’est encore un trait charmant de vérité qu’elles aient conservé, malgré leurs précepteurs, un sens moral qui rend leurs tromperies innocentes par la pudeur qu’elles savent y garder, et par le mariage qui est au bout.

L’École des femmes. §

Arnolphe, c’est le Sganarelle de bonne compagnie. Il a les mêmes travers que Sganarelle bourgeois ; il est égoïste, systématique, entêté, vain ; mais quelques qualités s’y mêlent : il est civil, il n’est pas incapable d’un bon office. C’est d’ailleurs un homme d’esprit ; il a plus de ressources que Sganarelle pour donner une couleur honnête à ses travers ; en revanche son esprit lui tend plus de pièges. Aussi Molière, qui a fait châtier Sganarelle par une fille d’esprit, choisit une ingénue pour duper Arnolphe.

Dans l’École des femmes, comme dans l’École des maris, chaque situation est l’effet du caractère. Arnolphe possède un mépris systématique pour les femmes d’esprit : il se persuade qu’il n’y a de sûreté pour un mari qu’avec une sotte. Quant aux maris affligés de femmes d’esprit, il n’est raillerie qu’il n’en fasse. Ce travers l’a conduit à se façonner une femme dès le berceau. Il l’a recueillie tout enfant d’une paysanne qui ne pouvait plus la nourrir, et l’a fait élever dans un petit couvent, avec la recommandation de la rendre sotte. Du couvent, il l’a placée dans une maison hors de la ville, où elle vit enfermée, sous la garde de deux domestiques aussi simples qu’elle. C’est de là qu’il va la tirer pour en faire sa femme.

Il suffit d’une absence de huit jours pour détruire tout ce bel ouvrage. Au retour d’Arnolphe, la simple Agnès est amoureuse ; ses honnêtes gardiens ont déjà reçu de l’argent du galant.

Arnolphe, fort troublé d’abord, pense à couper court à l’intrigue. Sa vanité, l’idée qu’il a de son esprit, le rassurent ; c’est par là pourtant qu’il aura le dessous.

Il essaye d’abord d’un sermon de morale sur Agnès. Il lui fait peur des damoiseaux, des chaudières du diable ; il lui reproche son origine, la pauvreté d’où il l’a tirée : il pense la toucher, et il ne fait que rendre plus doux à Agnès, par la comparaison, le souvenir des tendresses d’Horace.

Il lui met dans la main une pierre, qu’elle promet de jeter au galant ; la pierre est jetée, mais enveloppée d’une lettre.

Arnolphe se pique au jeu. Quoi ! un homme de son esprit serait vaincu par une sotte et un étourdi ! Non, il n’en sera rien. Quoique blessé au plus vif de sa vanité et un peu au cœur, car il aime Agnès, il s’aveugle sur ses ressources, sur son expérience :

Enfin j’ai vu le monde, et j’en sais les finesses.

Il corrompra ses propres domestiques pour les rendre plus fidèles. Il fera espionner Horace par le savetier du coin de la rue. Toute personne suspecte sera écartée. Il croit ne faire la guerre qu’aux poulets :

Il faudra que mon homme ait de grandes adresses,
Si message ou poulet de sa part peut entrer51

Et c’est l’homme lui-même qui entre.

Il faut croire que l’esprit sert à bien peu ; car Arnolphe sait par l’amant lui-même tout ce qui se fait et tout ce qui se fera, et il n’empêche rien. Il est instruit d’un rendez-vous convenu entre les deux amants ; il en sait l’heure ; il n’a rien négligé pour le rendre fatal à Horace ; il y emploie même le guet-apens. Mais tandis que ses valets chargent à coups de bâton Horace qui monte à l’échelle de corde, et qu’Arnolphe, de la fenêtre d’Agnès, dirige la bastonnade, la jeune fille s’échappe et va rejoindre Horace.

Un dernier incident la fait retomber dans les mains d’Arnolphe. Molière eût pu trouver dans l’observation de la nature un moyen de la lui arracher une dernière fois ; mais soit fatigue après cinq actes si pleins, soit pitié pour la passion d’Arnolphe et souvenir de son propre cœur, Molière termine la pièce par un dénoûment postiche : il fait retrouver à Agnès un père dans un personnage venu d’Amérique, et son fiancé dans son amant.

Ce grand progrès des situations suscitées par les caractères emportait tout le reste. Une fois averti des puissants effets de la nature bien observée, Molière n’eut plus besoin de la comédie d’intrigue : il se passa des personnages de convention. Aux Mascarilles il substitua un premier crayon de ces valets qui font partie de la maison, qui ont voix aux conseils de l’honnête bourgeois, et font payer leur dévouement par plus d’une impertinence. La Dorine du Tartuffe en est le type. Lisette, dans l’École des maris, et cet honnête couple auquel Arnolphe a confié la garde d’Agnès, en sont les ébauches. Les mœurs romanesques de la comédie d’intrigue cèdent la place aux mœurs véritables de la nation et du temps, qui sont la couleur locale de la comédie. Enfin, le langage, au lieu d’être un art, n’est plus que la nature elle-même parlant par la bouche des personnages, selon le sexe, le caractère, la passion, la condition.

Il n’y a plus là de ces acteurs favoris auxquels le poète donnait tous les bons mots à dire, qui parlent plus que ne veut l’action, qui se moquent d’autrui et d’eux-mêmes, qui font penser à l’esprit du poète et admirer celui qui les souffle. Dans la comédie de caractère, si les gens ont de l’esprit, c’est sans qu’ils s’en doutent ; s’ils font rire, c’est quand ils pensent le moins être risibles. Emportés par une action, ils n’ont pas le temps de s’écouter parler ; ils ne parlent que pour attaquer et se défendre. Toute conversation vaine, où l’on n’a d’autre objet que de plaire en parlant et de laisser à l’interlocuteur quelque impression de son mérite, est exclue de cette comédie. Un jaloux menacé dans celle qu’il aime, un systématique vaniteux qui voit tous ses plans tourner contre lui, une fille qui craint d’être mariée malgré elle, n’ont pas le loisir devoir du trait ; leur esprit, c’est de sentir et d’exprimer fortement ce qu’ils sentent. On ne demande pas au poète des beaux esprits qui ne parlent que pour parler, mais des gens naïfs, qui remplissent tout le caractère qu’ils personnifient, et qui soient éloquents en ne disant que ce qu’ils ont à dire. Sur ce dernier point, il faut que les moindres personnages se sentent de leur origine. Enfants du génie, ils doivent comme lui voir clairement dans leurs pensées, et ne jamais manquer de bien rendre ce qu’ils pensent à propos.

Il y a cependant quelques restes de la comédie d’intrigue dans ces chefs-d’œuvre de la comédie de caractère. Le dénoûment de l’École des femmes ne sort pas naturellement des caractères. C’est un expédient annoncé par Horace, qui nous parle d’un certain Henrique,

Qui retourne en ces lieux avec beaucoup de biens
Qu’il s’est en quatorze ans acquis dans l’Amérique52 .

Les invraisemblances de lieu n’y manquent pas, et la rue entend bien des choses qui ne se disent qu’à la maison. Les aparté, pour lesquels le grand Corneille déclare son aversion53, y abondent. J’aimerais mieux Arnolphe muet, tandis qu’Agnès lui raconte les intrigues de la vieille entremetteuse et les visites d’Horace, que se dépitant à haute voix en présence d’Agnès, qui est censée ne rien entendre. Les monologues, quoique plus dans l’action, y sont trop nombreux. On en compte jusqu’à huit dans l’École des femmes ; et quoique chacun soit un pas vers le dénoûment, on est près de trouver languissante une action qui laisse si souvent le principal personnage tout seul sur la scène. On ne songerait pas à noter ces imperfections dans une œuvre si forte, si Molière n’eût pas fait mieux encore, et s’il ne nous eût montré enfin la comédie épurée de tous ces moyens d’effet, et le cœur de l’homme, dans la seule diversité de ses mouvements, fournissant à tous les plaisirs de surprise, d’émotion, de rire, que nous venons chercher au théâtre. Molière seul nous a rendus difficiles pour Molière.

§ IV. De la haute comédie. — Le Misanthrope. — Le Tartufe. — Les Femmes savantes. §

Ce mot de haute comédie n’appartient pas seulement à la langue de la critique ; il est populaire. Molière, en créant la chose, a donné l’idée du mot.

Après l’École des maris, après l’École des femmes, que restait-il à faire à la comédie de caractère et de mœurs pour devenir la haute comédie ?

On pouvait lui demander des personnages de plus de considération, et dont les travers fussent de plus grande conséquence ; on pouvait lui demander des mœurs plus relevées.

Dans les pièces de sa seconde manière, les portraits de ce grand peintre, comme les tableaux qui veulent être vus de loin, sont çà et là empâtés. Il a craint que la vérité de la nature ne fît pas assez d’effet ; il l’a quelquefois chargée pour la faire applaudir. Les gens d’un goût délicat voulaient qu’il n’eût plus besoin ni d’un trait hasardé, ni d’une grimace, ni d’un coup de brosse, ni d’aucun embellissement emprunté à la mode et fragile comme elle. L’intérêt dans la comédie devait naître désormais de cette variété infinie du cœur humain, lequel contient plus de coups de théâtre que n’en peut créer l’imagination du dramaturge le plus fécond.

Au lieu de ces travers bourgeois que le poète châtie, soit en donnant un violent dépit à un fantasque, soit en rendant un jaloux ridicule, soit en faisant craindre à l’amant qu’on ne lui enlève sa maîtresse, à celle-ci qu’on ne la marie de force, on demandait la représentation d’un vice à la fois redoutable et ridicule, qui scandalisât la société tout entière, en mettant le malheur dans une maison. On voulait entendre ces accents de la comédie dont parle Horace, qui l’élèvent jusqu’à la tragédie sans l’y confondre54.

Enfin, on voulait une image complète de la vie dans une comédie sans incidents, sans coups de théâtre, sans complications invraisemblables ; où tout fût une cause naturelle ou un effet inévitable, et qui provoquât non ce gros rire, si bon qu’il soit, qu’excitent les bouffonneries de Scapin, mais le sourire de la raison émue et réjouie par le spectacle d’événements sérieux présentés sous une forme plaisante.

Plus d’un homme de goût, tout en battant des mains à l’École des maris, demandait à Molière le Misanthrope et Tartufe. Boileau, le plus impatient de tous, mais aussi le plus sûr que Molière avait de quoi répondre, l’en pressait vivement, l’inquiétant sur la solidité de ses premières peintures, pour l’exciter à se surpasser. Molière y venait de lui-même parce généreux mécontentement de ses ouvrages, qui est la marque, dans un esprit de cette trempe, non qu’il ne les estime pas, mais qu’il est troublé du désir de faire mieux. Cependant il hésitait. On sait ses touchantes résistances. N’avait-il pas à faire vivre sa troupe ? Les ouvrages travaillés ne demandaient-ils pas trop de temps ? Le public y prendrait-il le même plaisir qu’aux ouvrages légers ? S’il se résigna enfin à faire mieux que l’École des maris, remercions-en Boileau, qui eut plus d’une fois à combattre ses scrupules, et qui sommait son ami, au nom de la postérité, dont nul autre, dans ce temps de merveilles, n’eut plus que Boileau le secret. Moins de quatre ans après l’École des femmes, Molière avait écrit le Tartufe et le Misanthrope.

Le Misanthrope. §

L’Europe, a dit Voltaire, regarde le Misanthrope comme le chef-d’œuvre du haut comique. Et pourtant, dans ce chef-d’œuvre du haut comique, il n’y a pas de comédie. La comédie veut une fable ; je cherche une fable dans le Misanthrope ; je n’y vois que des incidents de la vie commune. La perfection de la tragédie, selon Racine, c’est de faire quelque chose de rien. Il l’avait appris de Molière. Voici une comédie sans un seul des procédés de la comédie, sans confident, sans figures de fantaisie, sans valets, sinon pour avancer une chaise ou porter une lettre ; sans Gros-René ni Mascarille, sans monologue, sans coup de théâtre. Quoi ! pas même un mariage au dénoûment ! Et l’intrigue, — ce fil léger qui nous fait souvenir que la scène a d’abord été un théâtre de marionnettes, — il n’y en a pas, si ce n’est dans la tête de certains commentateurs de Molière, qui ne souffrent pas de comédie sans intrigue.

Le Misanthrope échappe à l’analyse ; on ne peut pas plus l’expliquer par les procédés du théâtre, qu’on n’explique par les procédés de la peinture certaines têtes de Raphaël, qui, selon les termes do l’école, sont faites avec rien. Quand le plus habile copiste en a reproduit la forme, le modelé, la couleur, il croit nous avoir donné l’original ; nous n’en avons que le calque ; la vie est restée sur la toile du maître où une main légère a imprimé une pensée impérissable.

Nous sommes dans le salon d’une coquette, très recherchée et qui se plaît si fort à l’être, qu’elle se soucie peu de qui elle l’est. Incapable d’aimer, elle n’a qu’une préférence de caprice entre des indifférents, et elle ne sait pas même respecter celui qu’elle préfère. Il vient chez elle des gens de cour, ou simplement de bonne compagnie, non épris, mais galants ; ou, s’ils sont amoureux, c’est par esprit de rivalité seulement. Un seul des amants de Célimène est épris : c’est Alceste, un honnête homme fâcheux, qui n’a peut-être pas tort de mépriser les hommes, mais qui a grand tort de le dire tout haut. Dans ce salon, on cause plus qu’on n’agit : que peuvent faire des oisifs autour d’une coquette ? Chacun parle avec son tour d’esprit, ou son travers. Les galants flattent la dame dans son penchant à la malice ; elle reçoit les flatteries, et elle se moque des flatteurs. Une lettre, de tous les incidents communs le plus commun, apprend aux galants qu’ils sont joués, à Alceste qu’on ne l’aime pas assez pour lui faire le sacrifice d’amants moqués. Le salon de Célimène est déserté. Voilà le dénoûment.

Les situations n’y sont pas plus extraordinaires que la fable. Y a-t-il même des situations ? Je ne vois que des caractères qui se développent. Alceste a un procès : cela arrive à tout le monde ; mais il l’aurait eu plus tard et avec moins de chances de le perdre, s’il ne s’était pas entêté à vouloir que la justice soit l’équité. Il a un duel, pour avoir voulu tirer d’un poète l’aveu que ses vers sont mauvais. La scène du sonnet, si fameuse, est doublement l’effet de son caractère, par la façon dont il y est jeté et par la façon dont il en sort. On le sait honnête homme et véridique, et les poètes de tout temps sont friands de tels juges, parce que leur éloge a plus de prix, et qu’on les croit gagnés quand on les consulte. Oronte ambitionne l’estime d’Alceste : voilà le prix de sa réputation d’honnête homme. Alceste s’avise de dire ce qu’il pense du sonnet d’Oronte : voilà son travers.

Célimène est charmante ; elle est veuve, elle est jeune : il est tout simple que les galants y abondent. Mais elle est coquette ; et quelle est la coquette qui n’a pas à payer par quelque embarras le plaisir quelle prend aux hommages ? C’est déjà un châtiment de n’oser renvoyer même les amants qu’elle méprise. Célimène ne sait point se fixer : n’est-il pas naturel que tout le monde la quitte ? Elle est spirituelle, elle pousse à la raillerie, elle a souvent l’avantage dans le discours : n’est-il pas juste qu’elle y ait quelquefois le dessous ? Elle triomphe d’Arsinoé, et c’est bien fait, parce qu’une prude est pire qu’une coquette ; mais une vérité assénée par Alceste va la punir à son tour de tous ses manèges.

Chacun, dans cette pièce, reçoit une correction proportionnée à son travers. Les galants emportent l’attache de ridicule que Célimène leur a mise au dos. Tous reçoivent de la main de la coquette un coup d’éventail sur la joue, qui ne les corrigera pas, mais qui les punit assez pour le plaisir du spectateur. La prude Arsinoé, qui a voulu la brouiller avec ses amants pour pêcher un mari en eau trouble, reste sans mari, et prude avec le châtiment de se l’entendre dire. Quant à Alceste, est-il puni ? Trop, selon quelques délicats qui en ont fait le reproche à Molière. Il l’est, à mon sens, à proportion de ce qu’il a péché. Contrarié dans toute la pièce, il est violemment secoué à la fin ; c’est mérité. Pourquoi gâte-t-il sa probité, en se prétendant le seul probe ? Savons-nous bien d’ailleurs si l’opposition qu’il fait à tout n’est pas mêlée de quelque désir de dominer ? Nicole nous dirait bien cela55. Mais il échappe à un mariage avec une coquette, et cela lui était bien dû. Il était trop homme de bien pour que Molière ne lui épargnât pas ce malheur. Seulement il ne s’en applaudira que plus tard, quand il aura repris son sang-froid. Ainsi, la morale des sages et la morale de la vie sont également satisfaites, quand on le voit puni d’un travers innocent par une contrariété passagère, et récompensé de sa vertu par l’avantage d’échapper à un malheur certain.

Par l’élévation de leur condition, les personnages du Misanthrope voient les choses de plus haut ; leurs paroles ont plus de portée que dans la comédie bourgeoise. Esprits très cultivés, formés par le monde, c’est de la raison la plus fine qu’ils emploient pour attaquer ou pour se défendre. Sganarelle ne voit guère au-delà du gros bon sens bourgeois ; il a ramassé dans son carrefour tous les aphorismes de cette sagesse du ménage, et il s’en sert contre les autres, sans songer à en profiter pour lui. Arnolphe, mieux appris, tient le milieu entre l’esprit de Sganarelle et l’esprit des gens de cour ; il ne voit pas beaucoup plus loin que Sganarelle, mais il s’en fait plus accroire. Les personnages du Misanthrope ont assez d’esprit pour ne pas se tromper sur ce qui touche autrui, et pour se tromper par les plus jolies raisons du monde sur ce qui les touche eux-mêmes. Je ne suis pas dupe de ces raisons et je ris de voir qu’on emploie tant d’esprit à faire des sottises.

Leurs pensées sont en même temps des traits de caractère individuel et des vérités générales. Quoiqu’ils ne disent rien qui ne soit dans leur situation, et qu’ils ne se piquent pas d’impartialité en plaidant leur cause, ils ne peuvent parler pour eux, en gens d’esprit qu’ils sont, sans répandre çà et là des lumières et des vérités d’expérience, qui nous apprennent à les juger et à lire en nous et chez les autres. Sans être sentencieux, ils sont penseurs ; ou plutôt c’est l’expérience des gens d’esprit qui coule de leurs lèvres sans effort, et qui donne de la profondeur, sous une forme facile, à toutes leurs pensées.

Leurs discours sont à la fois ceux des gens les plus occupés de ce qui les regarde, et des moralistes les plus désintéressés. C’est sans doute ce qui rend le Misanthrope si attachant à la lecture ; mais c’est peut-être ce qui en rend la représentation un peu froide. Le théâtre veut de l’action ; et dans le Misanthrope, quoiqu’il ne se dise rien de trop, on n’agit qu’en parlant. Il ne faut pas trop donner à penser à des spectateurs. Molière l’a dit de son public : « Ces gens-là ne s’accommoderaient nullement d’une élévation continuelle dans le style et les sentiments. » On veut rire à la comédie, et la réflexion n’y provoque guère. Il est beau de ne faire rire que l’esprit ; mais encore faut-il qu’il ne lui en coûte aucun travail, et qu’on ne lui donne pas trop de ces vérités dans lesquelles il ne peut pas enfoncer sans s’attrister.

Le Tartufe. §

Aussi le Tartufe est-il plus goûté au théâtre que le Misanthrope, sans l’être moins à la lecture. Il y a plus d’intérêt, plus d’action, plus de passion. Au lieu du salon d’une coquette, c’est le foyer domestique d’une femme honnête, envahi par un intrus. Tout y est troublé : les amusements innocents, l’honnête liberté des discours, les plaisirs et les projets de la famille, un mariage sortable et déjà fort avancé ; personne n’y est incommodé médiocrement. C’est d’ailleurs le propre du travers religieux d’endurcir, de dessécher, de passionner ceux qui en sont atteints et d’exaspérer ceux qui en souffrent. Aussi quelle agitation dans cette maison, désormais divisée en deux camps ! L’aïeule est devenue l’ennemie des petits-enfants ; le père se fait le tyran de sa fille. Voilà bien cette sécheresse impitoyable, fruit des exhortations de Tartufe au détachement ! En revanche, dans l’autre camp, on ne se défend pas de main molle. Le plus modéré, le sage de la pièce, Cléante, est toujours près de perdre patience ; Damis éclate dès le commencement ; Dorine, pour dire trop haut ce qu’elle a sur le cœur, risque à chaque instant de se faire chasser. Tout le monde est ému et presque hors de soi ; vous diriez l’agitation d’une maison où s’est introduite une bête dangereuse.

Cette émotion qui anime toutes les scènes du Tartufe était passée de l’âme de Molière dans celle de ses personnages. C’est la pièce où il a mis le plus de feu. Il y a d’autres vilaines gens dans son théâtre, et il ne les a pas ménagées ; mais la preuve qu’il ne leur en veut guère, c’est qu’il se contente de les rendre ridicules. Il n’a pas eu à craindre leurs originaux dans le monde, et il ne leur fait pas l’honneur de se fâcher quand il les peint. Pour le faux dévot, Molière en a peur ; il en a horreur du moins. C’est la révolte de sa noble nature contre ce vice, le plus odieux de tous, parce qu’il sert de couverture à tous. Le faux dévot a toute la perversité des autres hommes, plus la sienne. Molière a moins songé à nous amuser qu’à nous avertir. Les sociétés où le juste crédit qu’on accorde à la foi sincère peut donner à de malhonnêtes gens l’idée de s’accréditer par la fausse piété, savent à quels signes on les reconnaît ; et le Tartufe n’est pas seulement un chef-d’œuvre d’art, c’est, particulièrement dans notre pays, une garantie et une sauvegarde. La comédie voulait pourtant qu’il y eût du ridicule dans la pièce : Molière l’a mis tout entier du côté des dupes de Tartufe ; mais, comme pour ajouter à la force du préservatif, ce ridicule est à la fois si honteux et si odieux, qu’il a désormais contre lui notre conscience et notre vanité.

Les Femmes savantes. §

Le Misanthrope, le Tartufe acquittaient Molière envers Boileau et le public délicat, dont Boileau était l’organe. Cependant, six ans après il faisait jouer les Femmes savantes.

C’était un retour à la comédie modérée, dont le Misanthrope est le modèle. Le tissu en est aussi léger et les figures aussi solides. Montrer les ravages de la manie du bel esprit dans une honnête maison, voilà la pensée de la pièce. Une mère bel esprit veut marier sa fille à un méchant poète dont elle est entichée ; le père veut qu’elle épouse l’amant à qui on l’a promise : voilà l’intrigue. Ce méchant poète est un cupide, qui convoite la dot plus que la fille ; il est découvert : voilà le dénoûment.

Trissotin est un de ces sots qui le sont en toutes choses, sauf sur leur intérêt. Sorte de petit Tartufe littéraire, dont l’espèce n’est pas rare d’ailleurs, il flatte le travers de la mère pour arriver à la fille, et par la fille à la dot. Comme Tartufe, il trouble toute la maison ; mais s’il y fait des dupes, il n’y manque pas non plus d’ennemis. Il diffère de Tartufe en ce qu’il est dupe tout le premier de son travers, et qu’il a cette confiance du sot

Qui fait qu’à son mérite incessamment il rit56 .

A l’époque où Molière conçut sa pièce, on était entêté de beau langage. Il y avait des termes nobles et des termes bourgeois. C’était l’excès d’une des plus belles ambitions du temps, le perfectionnement de la langue. Beaucoup de femmes y avaient gâté leur naturel. Au lieu de perfectionner la langue à leur insu, comme fait la charmante Henriette, en sentant vivement et délicatement, et en parlant comme elles sentaient, elles ne prenaient garde qu’à se conformer à Vaugelas. Le mal, borné d’abord à la cour, avait gagné la bourgeoisie. Pour rester dans le relevé, les femmes négligeaient leur ménage. Plus d’un rôt y avait brûlé, comme dit le bonhomme Chrysale, et plus d’un pot en avait été trop salé. Molière vint au secours des filles négligées par leurs mères, comme Henriette ; des maris dont les hauts-de-chausses étaient décousus ou les rabats mal repassés, comme Chrysale ; des servantes chassées, comme Martine, parce qu’elles s’obstinaient à ne point parler le français de Vaugelas.

A tout ce que le bel esprit donne de ridicules à une femme, ou ajoute à ses autres travers, il oppose tantôt le simple bon sens d’un bourgeois honnête homme, tantôt le naturel d’une jeune fille dont le cœur est pur et dont l’esprit n’est point gâté par la mode. A Philaminte ; que le bel esprit a rendue plus sèche, plus impérieuse, plus acariâtre qu’elle ne l’était de nature ; à la romanesque Bélise, qui a appris la vie dans la Clélie de Mlle de Scudéry, et qui croit tous les hommes épris d’elle ; à Armande, autre dupe qui ne veut pas s’avouer ni laisser voir aux autres qu’elle aime, parce qu’il n’est pas du bel esprit d’aimer, et qui en est punie par la jalousie, il oppose Chrysale, Henriette, créations admirables et sans modèle, même dans Molière.

Il se fait tous les jours, aux bureaux de l’état civil des maris comme Chrysale. Son travers est d’avoir peur de sa femme et de s’imaginer qu’il ne la craint pas. Il cède toujours, en croyant ne faire que ce qu’il veut. Il obéit à haute voix, pour se persuader qu’il commande. Ses colères contre sa fille Armande, sur le dos de laquelle il battrait volontiers sa femme, s’il n’était si bon homme ; sa résolution de résister à Philaminte, quand elle est loin ; sa première charge, pleine de vigueur, quand elle paraît ; le secours qu’il tire d’abord de son bon sens et de la révolte involontaire d’un esprit droit contre un esprit faux, puis, à mesure que Philaminte élève la voix, sa fermeté tombant, son caractère retirant peu à peu ce que son bon sens a avancé, le mari cédant avec la persuasion qu’il ne fait que transiger ; tout cela, c’est la nature observée avec profondeur et rendue avec la plus fine gaieté. Que ne pardonnerait-on pas d’ailleurs à

Chrysale pour son excellent naturel ? A la vue d’Henriette, sa fille préférée, et de Clitandre, se tenant tendrement par la main, il s’écrie :

Ah ! les douces caresses   !
(à Ariste).
Tenez, mon cœur s’émeut à toutes ces tendresses
Cela regaillardit tout à fait mes vieux jours.
Et je me ressouviens de mes jeunes amours57 .

Jamais paroles plus charmantes ne sont sorties d’un cœur paternel. Ne nous y fions pourtant pas.

Tout à l’heure le père ne soutiendra pas le mari, et ce sera fort heureux pour Henriette que son oncle Ariste trouve moyen de rendre Trissotin odieux, même à Philaminte, en démasquant le malhonnête homme sous le pédant.

Quel type charmant que l’aimable Henriette ! Elle n’a ni l’ingénuité d’Agnès, qui vient de l’ignorance, ni cette ingénuité trompeuse sous laquelle se cache de la science défendue. C’est une personne d’esprit qui s’est formée et fortifiée dans son naturel par les travers mêmes de ses parents. Elle a le ton de la femme du monde, avec une candeur qui témoigne qu’elle en a trouvé le secret dans un cœur honnête et dans un esprit droit. Ce n’est pas le bon sens moqueur de Célimène, où l’égoïsme domine, et qui fait servir les autres à l’amusement de sa vanité ; mais, comme Célimène, Henriette est sans illusions. Tendre sans être romanesque, son bon sens a conduit son cœur ; si Clitandre s’exalte en lui parlant d’amour, elle le ramène au vrai :

L’amour dans son transport parle toujours ainsi   :
Des retours importuns évitons le souci58 .

Fille respectueuse et attachée à ses parents, elle n’est pas dupe de leurs défauts ; et quand il y va de son bonheur, elle sait se défendre d’une main douce, mais ferme. Je n’ai pas peur de l’honnête liberté de ses discours : une fille qui montre ainsi sa pensée n’a rien à cacher. Si j’étais à la place de Chrysale, j’aurais bien plus de souci d’Armande, dont le front rougit au seul mot de mariage, que d’Henriette, qui désire honnêtement la chose, et qui ne voit l’amour que dans un mariage où le cœur est approuvé par la raison.

On ferait tort à la gloire de Molière en la réduisant à trois comédies d’intrigue, à deux comédies bourgeoises, à trois chefs-d’œuvre de haut comique. Il n’est pas un feuillet à sauter dans ces petites pièces composées pour des fêtes ; dans l’Avare, son chef-d’œuvre en prose ; dans l’Amphitryon, qui est écrit comme l’École des maris ; dans ces impromptus d’un homme qui, la même année, malgré ses chagrins domestiques et les soucis de sa direction, pouvait donner avec le Tartufe, le Sicilien ; avec le Misanthrope, le Médecin malgré lui : la grande pièce avec la petite pièce. Il met de la force comique jusque dans des comédies-ballets, de la grâce mâle jusque dans ses ballets, du sel le plus fin jusque dans ses bouffonneries, qui sont toujours la charge de quelque vérité profonde. Génie inépuisable, il a fait la part de tout le monde avec une libéralité sans exemple, écrivant pour la cour et la ville, pour les gens capables de tirer profit des plaisirs du théâtre comme pour ceux qui ne veulent que s’y divertir : composant les bouffonneries pour la foule, les chefs-d’œuvre pour les lettrés sévères et pour les hommes de génie, ses égaux ; défrayant de ses pièces le présent et l’avenir, la France et le monde ; le plus grand nom de notre théâtre par la fécondité et par cette plénitude de génie propre à lui seul, qui fut sans commencement et sans déclin, et qui anima de la même vie les premiers croquis où il s’essayait dans son art, et les immortels tableaux où il en atteignit la perfection.

§ V. Des sources de Molière. §

Il est deux sources principales où Molière puisa pour toutes ses pièces : sa vie d’abord, par laquelle il toucha à presque toutes les situations et il eut un peu de tous les caractères, et son savoir, qui le mit en possession de tout ce qui s’était fait avant lui dans son art.

On reconnaissait Molière, même de son temps,

dans Ariste, de l’École des maris, Ariste, homme déjà mûr, qui doit épouser, comme lui, une fille de seize ans, comme lui tendre et indulgent, avec quelque inquiétude de caractère ; comme lui s’étudiant à contenter les goûts innocents de celle qu’il aime, à gagner son cœur par la facilité et la confiance ; comme lui se flattant de se rajeunir à ses yeux par les soins délicats et les bienfaits. On donnait la pièce en 1660 : Armande Béjart, qui devait être la femme de Molière, y jouait le rôle de Léonor, et Molière se servait de l’aimable Ariste pour lui faire les promesses les plus touchantes. Un an après, il mettait dans la bouche de la Climène des Fâcheux, une vigoureuse apologie des jaloux, défendant ainsi son propre penchant, ou, peut-être, par un scrupule d’honnête homme, voulant se montrer avec ses défauts à cette fille à laquelle il avait fait voir ses beaux côtés dans le rôle d’Ariste. Plus tard, marié et malheureux, mais n’ayant pas perdu l’espoir de ramener sa femme, il se servait du rôle d’Elmire, dans le Tartufe, pour la toucher par le spectacle d’une femme d’honneur qui défend sa vertu.

Quant à l’Alceste du Misanthrope, si ce n’est pas là Molière tout entier, quoi de plus probable que, déjà trompé, mais toujours épris et plein de pardons, il ait peint dans Alceste ses emportements et son indulgence ? Armande Béjart ne ressemblait-elle pas trop à Célimène pour que le mari de l’une n’eût pas tous les sentiments de l’amant de l’autre ? La vérité de toutes ces scènes, où Molière, selon une expression du temps, transportait tout son domestique, vient de cette ressemblance, — que voilaient la pudeur de l’honnête homme et le désintéressement de l’homme de génie, — entre sa propre situation et celle de ses personnages. Aussi rien de romanesque dans ces fortes et charmantes peintures des sentiments de l’amour ; rien qui soit fait de tête, ni sur le modèle de la galanterie à la mode ; pas un trait qui n’aille à tous les temps et à tout le monde. Molière ne nous donne pas seulement le fond de son cœur ; il y fait un choix dans ses illusions et dans ses souffrances, et il n’en laisse voir que ce qui importe à la vérité et ce qui est compatible avec la dignité de l’art.

Il a été Alceste ; n’a-t-il pas été quelquefois Chrysale ? Armande Béjart ne fut-elle pas, comme Philaminte, témoin de certaines retraites après une première résistance ? Pour Philinte, c’est encore Molière donnant à quelque ami les conseils d’une raison aimable et indulgente. Tout ce que Cléante dit du faux dévot, Alceste des méchants, Chrysale du bel esprit, Célimène, qui a son bon côté, des sots qui lui font la cour ; tout ce qui sent la haine des méchants, le mépris des gens à la fois malhonnêtes et ridicules, l’amour du bien, du naturel, du vrai ; tout ce qui est, soit une maxime de devoir, soit un conseil de bienveillance, tout cela est sorti du cœur de Molière ; et tel est, dans ce convenu de l’art des vers, le tour naïf, la facilité, le feu, l’entraînement de ce langage, qu’on croit entendre Molière lui-même, et qu’au plaisir de voir des personnages peints au vrai se joint je ne sais quelle tendre affection pour celui qui les a créés. On sort d’une représentation du Cid ou d’Athalie avec une profonde admiration pour le génie ; on sort d’une pièce de Molière avec de l’amitié pour l’homme. Les autres se tiennent plus sur la cime ; Molière vit au milieu de nous.

Aucun poète, dans notre pays, n’a eu plus d’imagination, de sensibilité et de raison, ni dans une harmonie plus parfaite. Chez les autres, l’une ou l’autre de ces facultés a dominé, et tel s’est attiré des critiques pour s’être laissé trop aller à la tendresse, tel autre parce que la raison y paraît trop en forme ou que l’imagination n’y est pas assez réglée. Molière met tous les goûts d’accord. Ni ceux qui se plaisent à la tendresse ne trouvent qu’il en a manqué où il en fallait ; ni ceux auxquels il faut beaucoup de matière pour contenter leur imagination ne le trouvent timide ou stérile dans ses conceptions ; ni ceux qui veulent de la raison partout, même en amour, ne le surprennent un moment hors du naturel et du vrai.

Boileau, qui n’écrivait rien au hasard, qualifie de doctes les peintures de Molière. Il l’entendait non seulement du poète philosophe, mais du poète comique, savant entre tous dans son art. Le prince de Condé louait l’érudition de Molière. Ses emprunts sont sans nombre. Quelques-uns sont directs ; la langue seule en appartient à Molière : ce sont les plus rares. Le plus grand nombre est indirect : ce sont des confidences du cœur humain dont ses devanciers n’ont entendu que la moitié, et qu’il complète. Il appelait cela prendre son bien partout. De Visé, Cotin criaient : Au voleur ! Le voleur dérobait du cuivre pour en faire de l’or.

Tantôt il prête à un personnage des paroles que l’original met dans la bouche d’un autre, et, par ce changement d’interlocuteur, il leur donne plus de vérité et de sel. Dans le Phormion de Térence, Démophon apprend que son fils est marié sans son aveu. Il veut se préparer des consolations, et il se dit à part lui : « Tout père de famille qui revient d’un voyage doit se figurer qu’il va trouver son fils en faute, ou sa femme morte, ou sa fille malade ; et s’il y en a moins qu’il n’en a prévu, c’est autant de gagné59. »

Cela est sage, mais froid. Est-ce bien d’ailleurs une vérité de situation ? dans une contrariété vive et présente, on peut tirer quelque soulagement d’une autre passion ; mais un aphorisme de morale n’y fait rien. Molière prend le trait à Térence, qui n’en a pas vu la pointe ; il fait tenir le même discours à Scapin, qui le débite au bonhomme Argante comme paroles d’un ancien qu’il a toujours retenues, et ces aphorismes deviennent une vérité de comédie. « Un père de famille, dit Scapin, qui a été absent de chez lui, doit se figurer sa maison brûlée, son argent dérobé, sa femme morte, son fils estropié, sa fille subornée ; et ce qu’il trouve qui ne lui en est point arrivé, l’imputer à sa bonne fortune. Pour moi, ajoute-t-il, j’ai pratiqué toujours cette leçon dans ma petite philosophie, et je ne suis jamais revenu au logis que je ne me sois tenu prêt à la colère de mes maîtres, aux réprimandes, aux injures, aux bastonnades, aux étrivières ; et ce qui a manqué de m’arriver, j’en ai rendu grâce à mon bon destin60. » Combien Scapin est plus comique que Démophon !

Une farce italienne fournissait à Molière le trait de Scapin ôtant une bague du doigt de Pantalon et l’offrant à Flaminia de la part de Pantalon, qui le laisse faire61. Le trait est joli ; par la façon dont Molière l’imite dans l’Avare, il doublera de prix.

Cléante (le fils de l’Avare), à Mariane.

Avez-vous jamais vu, Madame, un diamant plus vif que celui que vous voyez que mon père a au doigt ?

Mariane .

Il est vrai qu’il brille beaucoup.

Cléante, ôtant du doigt de son père le diamant et le donnant à Mariane.

Il faut que vous le voyiez de près.

Mariane .

Il est beau sans doute, et jette quantité de feux.

Cléante, se mettant au-devant de Mariane, qui veut rendre le diamant.

Nenni, Madame ; il est en de trop belles mains. C’est un présent que mon père vous a fait.

Harpagon .

Moi ?

Cléante .

N’est-il pas vrai, mon père, que vous voulez que madame le garde pour l’amour de vous ?

Harpagon, bas à son fils.

Comment ?

Cléante, à Mariane.

Belle demande ! Il me fait signe de vous le faire accepter.

Mariane .

Je ne veux point…

Cléante, à Mariane.

Vous moquez-vous ? Il n’a garde de le reprendre62.

Pourquoi l’imitation est-elle plus comique que l’original ? C’est que le fils de l’Avare fait des cadeaux à sa maîtresse aux frais de son père ; c’est que l’Avare est amoureux, et qu’il ne sait ni reprendre ni laisser à Mariane son diamant ; c’est que Pantalon est généreux, et qu’Harpagon est avare.

Térence, dans les Adelphes, fournissait à Molière le contraste de deux vieillards, Micion et Déméa, l’un sévère jusqu’à la dureté, l’autre indulgent jusqu’à la faiblesse. Le contraste est plus piquant dans l’École des maris. Déméa, qui est fort en colère, mais qui en a sujet, est devenu Sganarelle, qui est dur et ne se croit que sage ; et Micion, dont la faiblesse n’est que le manque de caractère, s’est changé en Ariste, dont l’indulgence n’est que de la raison.

L’Isabelle de l’École des maris faisant savoir son amour à Valère par son jaloux, c’est la dame d’un conte de Boccace, qui fait dire à un jeune homme par son confesseur de ne plus la fatiguer de ses poursuites, et lui apprend ainsi qu’il est aimé. Mais quel parti Molière n’a-t-il pas tiré de l’anecdote !

Outre la morale qu’il a sauvée, en se passant du confessionnal, quel mérite d’invention n’y a-t-il pas à remplacer le confesseur de Boccace par un tuteur égoïste et dur, et la dame tant soit peu effrontée de Florence par une jeune fille claquemurée dans la maison d’un jaloux, qui veut se sauver de son tyran et se marier honnêtement ?

Une autre fois Molière met en action ce qu’il a trouvé en dialogue chez ses devanciers, ou en dialogue ce qui est en action. Il réduit ce qu’ils ont trop développé, il développe ce qu’ils n’ont fait qu’indiquer. Ici, un trait lui fournit une scène ; ailleurs, une scène se résume en un trait. Tel indice indifférent le conduit à une veine de comique ; telle intention timide lui suggère une création hardie. Molière connaît mieux que le prêteur le prix de ce qu’il emprunte ; il est, dans son art, ce que, dans la vie civile, sont tels habiles hommes qui savent mieux nos propres affaires que nous.

C’est ainsi que Molière imite. Les envieux se scandalisaient de ses emprunts. On ne pousse pas plus de cris quand on a pris le larron la main dans le sac. Ils croyaient lui ôter tout ce qu’ils restituaient aux originaux ; ils n’ont fait qu’ajouter à ses titres de propriété. Un auteur dérobe le bien d’autrui quand il n’égale pas ce qu’il emprunte : c’est la vieille image du geai paré des plumes du paon. Il reprend son bien, comme disait Molière, quand ce qu’il invente égale ou surpasse ce qu’il emprunte. Il n’y a pas d’imitation là, où, pour se passer du trait imité, il eût fallu laisser une belle scène incomplète, un personnage boiteux. Molière n’emprunte que ce qui appartient à la nature ; il le fait sien en le rapprochant, par les choses qu’il y change ou y ajoute, de l’éternel modèle. Si l’observation est du génie dans le poète comique, y a-t-il moins de génie à reconnaître la nature dans l’auteur qu’on lit qu’à la surprendre sur l’original qui passe ? L’imitation est aussi innocente de plagiat dans les pages du poète que sur la toile du peintre ; tout ce qui rend la nature y est fait de génie.

§ VI. Pourquoi, des trois grands poètes dramatiques du dix-septième siècle, Molière a-t-il le moins perdu au théâtre ? §

Il y en a des raisons générales, tirées de la nature même de la tragédie. La tragédie finit par avoir contre elle l’érudition et la mode. Le procès qu’on fait à la nôtre, pour avoir habillé à la française des personnages grecs ou romains, n’est pas encore vidé ; ce n’est pas impunément qu’on a des procès avec l’érudition. En outre, comme la convention tient plus de place dans la tragédie que dans la comédie, le public se croit le droit d’y demander plus de changements. Il se fatigue des mêmes types ; c’est le hasard d’un acteur supérieur qui de loin en loin les rajeunit. La langue qu’ils parlent, dans les changements que subit la langue nationale, devient peu à peu savante. Les esprits cultivés en aperçoivent seuls les nuances ; les autres ou la contestent, ou ne la comprennent pas. Voilà bien des choses entre l’art et le public.

La comédie échappe à toutes ces vicissitudes. Quiconque y apporte du sens et un cœur est compétent. De toutes les conventions elle est la plus près de la réalité : ce sont nos mœurs, nos scènes de famille, nos travers ; c’est nous. L’imagination ne se fatigue pas d’originaux qui se renouvellent sans cesse autour de nous, qui sont nous-mêmes. Une seule chose pourrait nous y dépayser : ce sont les mœurs d’un temps qui n’est plus. Mais ces différences mêmes nous intéressent. Ces mœurs ont été celles de nos ancêtres ; leurs travers nous appartiennent. Nous revendiquons nos marquis d’autrefois, si peu différents d’ailleurs des marquis d’aujourd’hui, dont les parchemins se payent à la caisse du sceau. Quant à la langue de la comédie, qu’est-ce autre chose, dans sa plus grande perfection, que notre langue de tous les jours, quand nous avons le bonheur de parler bien ?

J’ai indiqué, pour Molière en particulier, les causes de cette éternelle jeunesse de la comédie. Il n’en reste qu’une à toucher : c’est cette réunion extraordinaire de talents qui fit de ce grand homme un poète hors de pair et un acteur de premier ordre. Après avoir créé les caractères, il créait les rôles. Il avait expérimenté le parterre par lui-même ; il savait comment on le prend, et comment on le rebute. Au lieu de regarder d’un coin de la salle, dans l’ombre d’une loge, l’effet de la pièce sur le public, avec un parti pris de tendresse pour l’une et de prévention contre l’autre, et l’excuse toute prête de quelque cabale pour expliquer les sifflets, il interrogeait lui-même le public. Selon la réponse, l’acteur corrigeait le poète ou le poète l’acteur, sans complaisance de l’un pour l’autre. Il fallait réussir ; si le poète eût hésité entre sa vanité et le succès, la pièce courait grands risques. Nul doute que Molière n’ait trouvé des moqueurs, qui le furent avec éclat63 ; si la chose n’alla pas jusqu’aux sifflets, c’est que les sifflets n’étaient pas encore inventés64. Le poète n’avait pas aux yeux de ses contemporains cette grandeur que lui ont donnée deux siècles, et qui eût fait trouver exorbitante la liberté du parterre. S’il fut moqué, il fit tourner à l’avantage de l’art les disgrâces de la personne. Aussi, tandis que Corneille et Racine font plus d’effet à la lecture qu’au théâtre, la lecture de Molière donne le désir de le voir à la scène, et la scène l’envie de le relire.

Les changements même que la langue a reçus ou subis dans les ouvrages d’esprit ont profité à Molière. On fait des vocabulaires de sa langue ; on institue des prix pour le meilleur éloge de son style. Ce qui en a vieilli revient à la mode ; ce qui en est parfait n’a pas cessé de le paraître. Les novateurs le vantent pour son archaïsme et pour la rudesse naïve de quelques tours. Les gens de goût y reconnaissent l’expression la plus parfaite de l’esprit de société dans notre pays. C’est dans cette langue que s’exprime tout homme touché de quelque intérêt sérieux ; c’est ainsi que la parlent, an moment où ils ne sont que des hommes, les écrivains mêmes qui la violent dans leurs livres. De la sorte, tout sert à la gloire de ce grand homme, jusqu’au travers d’Oronte, qui, lorsqu’il est auteur, écrit le fameux sonnet, et, lorsqu’il le défend, parle un français aussi vif et aussi naturel que celui d’Alceste.

Chapitre dixième. §

§ Ier. Pourquoi rien n’a péri dans les Fables de la Fontaine. — § II. De la fable, et de son attrait particulier. — Des fabulistes français aux treizième et quatorzième siècles. — De la fable dans Ésope et dans Phèdre. — § III. De la forme que La Fontaine a donnée à la fable. — § IV. De la morale dans les Fables de La Fontaine. — § V. Il est le plus Français de tous nos poètes. — § VI. Le plus inspiré des anciens. — § VII. Le poète qui a eu le plus de goût. — § VIII. Des Contes de La Fontaine et de ses autres poésies.

§ I. Pourquoi rien n’a péri dans les Fables de La Fontaine. §

La Fontaine s’est rangé parmi les dramatiques : il appelle ses fables

Une ample comédie à cent actes divers.

Le dramatique était son tour d’esprit. Tous ses ouvrages, pour ne parler que des excellents, sont des récits en action. Le sujet est le même que dans les pièces de Racine et de Molière : c’est l’homme tel qu’il est. Le plus rêveur en apparence des poètes de ce temps-là ne rêve jamais. La rêverie, comme genre, est inconnue au dix-septième siècle.

Il s’en glisse quelquefois dans les charmants récits de La Fontaine ; c’est comme une volupté de sa pensée, à laquelle il se laisse aller un moment ; mais bientôt il reprend son récit ; le poète ne s’est regardé un moment que pour mieux voir dans le cœur d’autrui.

Le petit théâtre de La Fontaine a été plus heureux que celui de ses deux amis ; rien n’en a passé de mode, rien n’en a péri. Si cette scène est plus humble, elle n’est point sujette aux servitudes théâtrales. On n’y voit pas la part du métier ; il ne s’y trouve point de confidents pour donner la réplique, points de longs monologues pour l’acteur populaire. L’amour n’est pas forcé d’y affecter la forme passagère qu’il reçoit des mœurs, du tour d’imagination de l’époque, ou de l’exemple du prince ; il n’y est ni pompeux ni raffiné. Le fabuliste n’excite ni le gros rire, où il entre un peu de mode, ni les larmes, qui sèchent si vite. La raison seule y sourit ou s’y attendrit.

La Fontaine a senti aussi vivement qu’aucun de ses contemporains les grandeurs de son époque, mais il n’a été dupe ni du grandiose ni de l’étiquette. Ses mœurs, non pires que celles des autres, mais qu’il ne prenait pas soin de cacher, soit paresse, soit qu’il trouvât innocent ce qu’il ne sentait pas le besoin de dissimuler, ses mœurs lui rendirent ce service, qu’en le faisant écarter de la cour elles lui conservèrent son naturel. Personne ne fut moins courtisan, quoiqu’il n’eût pas demandé mieux que de l’être. Ce n’était ni fierté de caractère ni timidité du génie ; ce fut sa toilette négligée qui le sauva. La Fontaine à la cour en eût pris les airs, par facilité d’humeur et par imitation.

N’avait-il pas été bel esprit un moment à la cour de Fouquet ? Il est fort heureux qu’on ne l’ait pas trouvé d’assez bonne compagnie. Il y a gagné une physionomie à part, dans cette galerie de si nobles portraits.

Aussi, tandis que dans les œuvres de ses deux amis la critique peut compter plus d’une partie séchée, tout vit, tout est toujours vert dans La Fontaine. Tel passage qui provoquait le gros rire dans les pièces de Molière n’émeut plus notre parterre ; il rira plutôt d’un jeu de mots dans le goût de notre temps, d’une pointe, de quelque phrase de grand style mise dans la bouche d’un niais. De même, si la partie romanesque ou de galanterie noble, dans le théâtre de Racine, n’est pas tout à fait morte, grâce aux accents pathétiques que le cœur du poète y a mêlés, elle est du moins fort refroidie. Et ce qui prouve que ce n’est pas notre faute, mais celle du poète, ou plutôt du tour d’esprit qu’il subissait, c’est que, dans ces parties refroidies ou mortes, les idées communiquent leur fragilité à la langue. Quand Racine parle de son fond, sa langue est de diamant ; quand il parle selon l’étiquette contemporaine, il est terne, effacé ; il manque de fermeté et de précision. Pour Molière, la galanterie de la cour ne l’inspire guère mieux, et le français n’est là ni de tradition ni de génie. Il choque moins pourtant que dans la bouche d’un Mithridate, d’un Achille, transformés par moments en doucereux de la cour de Louis XIV.

C’est là une des causes de la popularité de La Fontaine, la plus grande popularité littéraire des temps modernes, et certainement de notre pays. Unique dans son genre, en France comme en Europe, il n’a point excité de disputes. Tout le monde l’accepte : la multitude, sans en raisonner, par le doux et irrésistible empire du vrai sous l’habit le plus simple ; les doctes et les poètes, parce que ses exemples n’accablent personne. On le met à part : l’idée de disputer à La Fontaine le prix de son art, ou même de se faire compter après lui, n’est venue à personne, pas même aux gens d’esprit qui se sont crus fabulistes. Toutes leurs préfaces demandent pardon d’avoir osé faire des fables après la Fontaine. Pour les grands auteurs dramatiques, on n’est pas d’aussi bonne composition ; on ne se rend pas après Corneille, Racine, Molière ; on a imaginé des théories qui permettent de faire mieux, ou tout au moins de tenter autre chose. La Fontaine n’est d’aucune école. On a essayé d’en faire un des pères d’une école française plus libre et d’une poésie plus naïve ; je n’y veux voir qu’un hommage un peu détourné à cette gloire aimable et chère, entre coûtes, à notre pays.

Il y a des plus grands noms que celui de La Fontaine : ce sont les noms de fondateurs qui ont créé à la fois un art et une langue. Homère, Dante, Shakspeare, Corneille, ces pères de l’art antique et de l’art moderne, sont de plus grands hommes. Ils ont vu les choses humaines de plus haut ; ils sont plus admirés, ils sont moins populaires que la Fontaine. La foule sait confusément ce qu’elle leur doit ; les doctes seuls et les esprits très cultivés vont s’en instruire dans leurs livres. La Fontaine est le lait de nos premières années, le pain de l’homme mûr, le dernier mets substantiel du vieillard. Nous avons bégayé ses fables tout enfants. Devenus pères, en les faisant réciter à nos fils, nous nous étonnons d’y trouver de graves plaisirs pour notre âge mur, après y avoir pris un si vif intérêt dans notre enfance. C’est le génie familier de chaque foyer ; il nous fait aimer cette vie sans nous cacher une seule de ses misères. Il connaît nos plus secrets, nos plus immuables instincts ; il sait ce que nous pouvons porter de joie et de peine. Sans nous rudoyer jamais, il nous avertit ; s’il nous gourmande, c’est du ton de notre conscience, dont il connaît tous les ménagements pour nous. Il réconcilie chacun avec sa condition. Il n’y a de plus populaire que le livre de la religion. Celui qui n’a que deux ouvrages dans sa maison a les fables de la Fontaine.

J’ai indiqué une des causes de cette popularité. Il y en a de plus sensibles pour tout le monde : le genre même de la fable, la forme que La Fontaine lui a donnée, la place qu’il y fait à la description, la perfection de son goût, sa langue, le caractère de sa morale.

§ II. De la fable et de son attrait particulier. — Des fabulistes français aux treizième et quatorzième siècles. — De la fable dans Ésope et dans Phèdre. §

Je ne ferai point de dissertation sur la fable. A regarder ce genre trop en savant, on se jette, comme Lessing, dans des subtilités. La fable, du moins, aurait dû échapper aux théories. Je ne sais si c’est la tyrannie ou la liberté qui donna naissance à l’apologue ; je me borne à remarquer qu’on a goûté ce genre dans des pays et dans des temps fort divers, et que de toutes les conventions littéraires qu’on nomme genres, il n’en est aucune dont s’accommode un plus grand nombre d’esprits. Il n’y faut ni savoir ni points de vue particuliers. Si un certain degré de culture est nécessaire pour en goûter toutes les beautés, il suffit d’avoir l’esprit sain pour s’y plaire. On lit des fables à tous les âges de la vie, et les mêmes fables ; à chaque âge elles donnent tout le plaisir qu’on peut tirer d’un ouvrage de l’esprit, et un profit proportionné.

Dans l’enfance, ce n’est pas la morale de la fable qui frappe, ni le rapport du précepte à l’exemple ; mais on s’y intéresse aux propriétés des animaux et à la diversité de leurs caractères. Les enfants y reconnaissent les mœurs du chien qu’ils caressent, du chat dont ils abusent, de la souris dont ils ont peur ; toute la basse-cour, où ils se plaisent mieux qu’à l’école. Ils y retrouvent ce que leur mère leur a dit des bêtes féroces : le loup dont on menace les méchants enfants, le renard qui rôde autour du poulailler, le lion dont on leur a vanté les mœurs clémentes. Ils s’amusent singulièrement des petits drames dans lesquels figurent ces personnages ; ils y prennent parti pour le faible contre le fort, pour le modeste contre le superbe, pour l’innocent contre le coupable. Ils en tirent ainsi une première idée de la justice. Les plus avisés, ceux devant lesquels on ne dit rien impunément, vont plus loin ; ils savent saisir une première ressemblance entre les caractères des hommes et ceux des animaux : j’en sais qui ont cru voir telle de ces fables se jouer dans la maison paternelle. L’esprit de comparaison se forme insensiblement dans leurs tendres intelligences. Ils apprennent du fabuliste à reconnaître leurs impressions, à se représenter leurs souvenirs. En voyant peint si au vif ce qu’ils ont senti, ils s’exercent à sentir vivement. Ils regardent mieux et avec plus d’intérêt. C’est là pour cet âge le profit proportionné.

Les fables ne sont pas le livre des jeunes gens ; ils préfèrent les illustres séducteurs, qui les trompent sur eux-mêmes, et leur persuadent qu’ils peuvent tout ce qu’ils veulent, que leur force est sans bornes et leur vie inépuisable. Ils sont trop superbes pour goûter ce qu’enfants on leur a donné à lire. C’était une lecture de père de famille, dans le temps des conseils minutieux et réitérés, où le fabuliste était complice des réprimandes, et le docteur de la morale domestique. Mais si, dans cet orgueil de la vie, il en est un qui, par désœuvrement ou par fatigue des plaisirs, ouvre le livre dédaigné, quelle n’est pas sa surprise, en se retrouvant parmi ces animaux auxquels il s’était intéressé enfant, de reconnaître par sa propre réflexion, non plus sur la parole du maître ou du père, la ressemblance de leurs aventures avec la vie, et la vérité des leçons que le fabuliste en a tirées !

Ce temps d’ivresse passé, quand chacun a trouvé enfin la mesure de sa taille en s’approchant d’un plus grand ; de ses forces, en luttant avec un plus fort ; de son intelligence, en voyant le prix remporté par un plus habile ; quand la maladie, la fatigue lui ont appris qu’il n’y a qu’une mesure de vie ; quand il en est arrivé à se défier même de ses espérances, alors revient le fabuliste qui savait tout cela, qui le lui dit et qui le console, non par d’autres illusions, mais en lui montrant son mal au vrai, et tout ce qu’on en peut ôter de pointes par la comparaison avec le mal d’autrui.

Vieillards enfin arrivés au terme « du long espoir et des vastes pensées », le fabuliste nous aide à nous souvenir. Il nous remet notre vie sous nos yeux, laissant la peine dans le passé, et nous réchauffant par les images du plaisir. Enfermés dans ce petit espace de jours précaires et comptés, quand la vie n’est plus que le dernier combat contre la mort, il nous en rappelle le commencement et nous en cache la fin. Tout nous y plaît : la morale qui se confond avec notre propre expérience, en sorte que lire le fabuliste c’est ruminer ; l’art, dont nous sommes touchés jusqu’à la fin de notre vie, comme d’une vérité supérieure et immortelle ; les mœurs et les caractères des animaux, auxquels nous prenons le même plaisir qu’étant enfants, soit ressouvenir des imperfections des hommes, soit par cette ressemblance justement remarquée entre les goûts de la vieillesse et ceux de l’enfance. Il est peu de vieillards qui n’aient quelque animal familier : c’est quelquefois le dernier ami ; celui-là du moins est éprouvé. Il souffre nos humeurs, il joue avec la même grâce pour le vieillard que pour l’enfant. Le maître du chien n’a ni âge, ni condition, ni fortune : le faible est pour le chien le seul puissant de ce monde ; le vieillard lui est un enfant aux fraîches couleurs, le pauvre lui est roi.

Il est vrai qu’en attribuant toutes ces propriétés à la fable, nous avons involontairement en vue le genre tel que La Fontaine l’a traité. Cependant Ésope, Phèdre, ses deux modèles dans l’antiquité, donnent la même sorte de plaisir et de profit, quoique à un degré moindre. La fable dans toute sa grâce et dans tout son effet moral est de l’invention de La Fontaine.

Il avait eu des devanciers en grand nombre en Europe, et particulièrement en France, où nous voyons la fable fleurir à l’origine de notre littérature et dans sa maturité glorieuse. L’histoire littéraire compte, aux treizième et quatorzième siècles, quantité de fabulistes qui se cachaient par modestie, ou peut-être pour se recommander, sous le nom générique d’Esope. Ils développaient longuement, dans le goût des compositions poétiques du temps, les sujets venus de l’Inde et de la Grèce ; ils y entassaient des digressions, soit philosophiques, soit religieuses, parmi lesquelles brillent quelques éclairs de vive raison, des vers heureux, dont les meilleurs ne diffèrent de ceux de la Fontaine que par l’orthographe. L’art de développer un sujet ou un genre par son propre fonds leur était inconnu. Les animaux n’y sont pas représentés avec leurs caractères, et c’est à peine si leurs espèces et leurs formes sont respectées. On prête à l’oiseau ce qui convient au quadrupède ; on fait faire au plus petit ce qui demanderait la force et la taille du plus grand. Leurs ressemblances avec les hommes n’y sont pas tirées de leurs mœurs. Le plus souvent même le poète ne leur donne aucune propriété particulière, et l’histoire naturelle n’a rien à y prendre : ce sont des hommes du temps sous des noms d’animaux. Quant à la morale de ces fables, elle n’est guère que locale, parce que les personnages sont des gens de parti. Ils concluent pour ou contre l’Église, contre plus souvent. Sous ces peaux de bêtes, je reconnais les scolastiques.

Les modèles anciens, Esope et Phèdre, avaient plutôt indiqué qu’exploité les richesses du genre. Les propriétés des animaux, les ressemblances de leurs mœurs avec celles de l’homme, y sont touchées avec justesse : la morale sort naturellement du récit ; mais tout cela est court et sommaire. Le fabuliste n’a qu’une épithète pour peindre un personnage ; souvent même il se borne à le nommer. C’est à l’imagination du lecteur à se représenter, quand ce personnage entre en scène, sa physionomie et ses mouvements. La même brièveté donne à la morale l’air d’aphorismes tirés de quelque poète gnomique et adaptés à un petit récit. La fable et la morale semblent n’être qu’un raisonnement, dont l’une forme les prémisses et l’autre la conclusion. Le sujet n’a pas été trouvé avant la morale : le moraliste a commencé, le fabuliste a suivi. J’aime mieux celui qui pense d’abord au récit ; la morale y est ce qu’elle peut. Aussi ne se plaît-on aux fables d’Esope et de Phèdre que pour le mérite de la justesse ; et ce n’est pas si peu ; mais on n’y fait pas amitié avec les personnages : on a l’instruction sans le plaisir.

§ III. De la forme que La Fontaine a donnée à la fable. §

Faire de la fable « une comédie à cent actes divers », c’était la créer. La fable appartient à La Fontaine comme la comédie à Molière : l’idée en est venue après la chose. Tâchez donc de penser à la fable sans rencontrer La Fontaine ! Il n’est pas d’ouvrages de l’esprit où notre diversité infinie de goûts ne trouve quelque chose à désirer ou à regretter : Molière même n’a pas contenté tout le monde. Il s’est vu des délicats, Fénelon, par exemple, à qui l’art du Misanthrope et du Tartufe a laissé des scrupules. Faut-il croire que La Fontaine a trouvé des censeurs ? Je ne parle ni de Lessing, ni de l’Allemagne : c’est un pays d’où il nous est venu des attaques même contre Molière. L’idéal effarouche des esprits jaloux d’une liberté de spéculation illimitée ; ils s’en défient comme d’une règle.

C’est par la forme dramatique que La Fontaine plaît si universellement. Comme il n’est pas de plaisir d’esprit plus vif que celui du théâtre, le livre qui nous donne quelque image de la scène est sûr de nous attacher. Le recueil de La Fontaine est un théâtre où nous voyons représentés en raccourci tous les genres de drame, depuis les plus élevés, la comédie et la tragédie, jusqu’au plus simple, le vaudeville. Les lecteurs sont spectateurs, et toutes les émotions qu’on éprouve au théâtre, la fable nous les donne en petit ; émotions douces, en deçà du rire et des larmes, quoique telle fable gaie nous fasse plus que sourire, et que plus d’un visage se soit mouillé en lisant les Deux Pigeons.

La curiosité est tenue en éveil par les incidents, dans la fable comme dans le drame. Les événements y sont plus réduits, les passions s’y précipitent plus vite, les discours y sont moins longs ; mais cette loi du drame, qui, par des routes plus ou moins détournées, fait arriver chacun à ce qu’il a mérité, y est observée exactement, et l’on goûte à la fois un plaisir de surprise en la voyant contrariée, un plaisir de raison quand elle s’accomplit. Il est cependant telle de ces petites pièces dont le dénoûment nous laisse une impression de mélancolie, parce que le bien y a le dessous. Je ne vois là qu’une ressemblance de plus avec la vie. C’est pour réparer les échecs du bien dans ce monde, qu’après la justice des événements humains, d’où le drame tire son principal intérêt, il en est une autre pour toutes les iniquités impunies, en laquelle l’homme croit et espère.

La forme dramatique n’est pas la seule dont se serve La Fontaine. Il craindrait qu’on ne s’en lassât ; ou plutôt, il en change par plaisir. Plus d’une fable n’est qu’un récit sans interlocuteur et sans dialogue. D’autres sont mélangées de description et de récit. Souvent le poète intervient de sa personne, comme un auteur qui interromprait les comédiens pour dire son avis sur la pièce : il s’amuse de ses propres inventions ; il se met lui-même en scène ; il sourit ; il se plaint doucement : il regrette les années qui s’envolent. Que ne lui passerait-on pas ?

Il a rendu le moi aimable. C’est du caprice ; mais ce caprice se montre si à propos et si en passant, qu’on est tenté de le prendre pour une des lois du genre. Tel est le privilège du génie ; la physionomie même par laquelle le génie est une personne, l’humeur, l’abandon, y paraissent armant de conditions du genre.

A des formes si variées l’uniformité d’un mètre unique n’eût pas suffi. La Fontaine y emploie des vers de toutes les mesures. C’est en ce point surtout qu’il s’est montré oseur. Je ne sache pas, avant lui, d’ouvrage populaire écrit en vers de tous les mètres. L’histoire littéraire en trouverait peut-être quelque échantillon médiocre dans des recueils ignorés. A l’époque où La Fontaine composa ses premiers poèmes, l’usage était d’écrire chaque ouvrage en vers, petits ou grands, soit dans la même mesure, soit en strophes formées symétriquement de vers inégaux. La Fontaine devait imaginer un mètre particulier pour ses fables. Ce mètre est une combinaison de tous les autres, libre mais non capricieux, et distribuée avec un goût exquis. Le premier ouvrage où l’on en vit l’effet fut sa Joconde. Boileau, qui se fit le champion de l’aimable chambrière, loua dans la pièce, « outre ce je ne sais quoi qui nous charme, et sans lequel la beauté même n’aurait ni grâce ni beauté65 », la hardiesse de La Fontaine à rompre la mesure. Il l’entendait non seulement des libertés que celui-ci prend avec la césure en la transportant à tous les pieds du vers, mais de cette diversité des mètres par laquelle le vers s’adapte à toutes les allures de la pensée, et se moule en quelque sorte sur chaque sujet.

Voilà sans doute un des plus grands charmes de La Fontaine. Le vers s’allonge ou s’accourcit non pas au hasard, mais d’après des convenances très délicates. Pour une description, pour un tableau, pour un récit où les événements n’ont pas à se presser, c’est d’ordinaire le grand vers de douze syllabes. L’esprit se prête alors à sa pompe et se met à son pas. Dans le dialogue, dans le récit pressé, ou quand le poète y jette quelque réflexion, ce sont tous les mètres alternativement, mais sans confusion : l’alexandrin, en général, pour les choses importantes ; le petit vers, pour les indifférentes ; les vers de deux syllabes, si vers il y a, pour finir le sens. On croirait qu’un dessein profond a coupé ou allongé ces vers, et il est telle fable qui supporterait cette analyse effrayante. Mais ne raffinons pas.

La Fontaine n’a pas dû, pour chaque vers, chercher le rapport de la pensée avec la longueur du mètre.

Plus d’un vers s’est présenté tout fait à son esprit dans l’inspiration, petit ou grand, à la place où il convenait, et il est allé s’y mettre de lui-même sans que le poète l’eût d’abord mesuré. Tout a contribué à cet arrangement, l’instinct, le goût délicat et rapide, le dessein, l’humeur, tout, sauf la paresse ; car on sait que, pour aimer beaucoup le dormir et le rien-faire, La Fontaine ne se ménageait pas au travail ; sa paresse, dans l’intervalle de ces charmants chefs-d’œuvre, pourrait bien n’avoir été que du repos bien gagné.

La Fontaine n’a pas seulement connu notre fond, il a su de quelle manière et dans quelle mesure nous sommes attentifs. Les autres poètes, soit dessein, soit par la loi de leurs genres, semblent vouloir exciter l’attention ou la tenir éveillée : lui, se soumet à tous ses caprices. Nous ne savons pas s’il nous mène ou s’il nous suit. Il n’y a pas de poésie humaine qui nous donne plus d’aise, qui nous enveloppe plus doucement, qui nous domine plus en paraissant nous obéir.

Il est vrai qu’il n’y a pas de genre d’ouvrage qui s’accommode mieux que la fable à notre humeur de chaque moment. On ne lit pas une tragédie dans toute disposition d’esprit, ni même une comédie, quoique nous y soyons plus souvent prêts qu’à la tragédie. A quel moment la fable n’est-elle pas la bienvenue ? Nous savons ce qu’elle va nous demander. Elle nous laissera où elle nous a pris. C’est une distraction bonne en toute occasion, et qui ne donne pas, même aux plus paresseux, la peur d’avoir à apprendre quelque chose ; le profit ne s’y annonce pas, il s’y glisse sous le plaisir. Les autres genres nous tendent plus ou moins l’esprit ; c’est même là leur propriété et leur puissance. Mais si cette ardeur d’attention est trompée, qu’il est à craindre que l’esprit trop tendu ne revienne sur lui-même avec déplaisir ! La fable ne nous fait pas courir ce risque ; elle ne prétend que caresser notre esprit, et, en quelque disposition qu’elle le trouve, elle se garde bien de l’y troubler. Ce lui est même une bonne chance d’avoir affaire à un lecteur nonchalant : elle est bien sûre de s’en faire un ami, en occupant sa paresse sans le déranger.

Est-ce bien de la fable que je parle, ou de La Fontaine ? Le genre et le poète se confondent. Quand je crois analyser le genre, c’est le poète que je contemple.

§ IV. De la morale dans les Fables de La Fontaine. §

Voilà bien des causes de la popularité de La Fontaine. La plus intime est sa morale. La Fontaine a-t-il donc une morale ? Ne donnons-nous pas ce nom à sa science profonde de la vie, science qui ne condamne ni n’absout, mais qui fait voir toutes choses au vrai, et qui en porte des jugements dont peuvent s’autoriser également les gens sévères pour condamner, les indulgents pour absoudre ? L’impartialité de cette morale lui ouvre toutes les consciences. Comme elle conseille et ne censure pas, elle ne rencontre ni objections ni défiances. Si La Fontaine blâme les abus, c’est sans aigreur, et peut-être avec l’arrière-pensée qu’ils ne sont guère moins nécessaires et vénérables que les bons usages. Sa sagesse n’est jamais grondeuse ; il n’en demande pas plus qu’il n’en fait, et il n’en fait guère.

La satire ne lui sied pas ; elle ressemble, sous sa plume, à de la colère soufflée du dehors à un homme pacifique. Il va tout d’abord aux gros mots. Lulli lui avait commandé un opéra, il composa Daphné. Lulli n’en voulut pas. On fit accroire à la Fontaine qu’il devait se tenir pour offensé. Il écrivit le Florentin. Dans cette pièce, Lulli

… est un mâtin
Qui tout dévore,
Happe tout, serre tout   : il a triple gosier.
Donnez-lui, fourrez-lui66

Mme de Thiange intervint ; La Fontaine se débattit d’abord :

J’eusse ainsi raisonné, si le ciel m’eût fait ange,
Ou Thiange ;
Mais il m’a fait auteur   : je m’excuse par là67 .

Bientôt il céda, et fit sa paix avec Lulli.

Une autre fois, La Rochefoucauld, l’auteur des Maximes, lui donne un sujet de fable. Il y fallait être dur pour les gens ; il s’agissait de peindre l’espèce de méchants auxquels ressemblent ces chiens de village qui se jettent sur les chiens étrangers, et qui,

… n’ayant en tête
Qu’un intérêt de gueule, à cris, à coups de dents,
Tous accompagnent ces passants
Jusqu’aux confins du territoire68 .

La Fontaine n’a réussi qu’à demi. Cette fable des Lapins, malgré des traits charmants, est de ses plus faibles ; outre qu’on ne s’attend pas à y voir le peintre et l’ami des lapins à l’affût sur un arbre,

Poudroyant à discrétion
Un lapin qui n’y pensait guère.

Ce jour-là, La Rochefoucauld l’a gâté. Il le met de mauvaise humeur contre les hommes, et il lui donne la malencontreuse idée de nous apprendre qu’en temps de chasse ses plus aimables bêtes avaient sujet de le craindre. Je me figure volontiers Boileau chasseur69 : la chasse, pour un satirique, c’est encore la guerre ; mais comment supporter La Fontaine tueur de lapins ?

Si sa morale nous plaît si fort, c’est qu’elle ne se croit pas toujours efficace, et qu’elle avoue ne pas connaître autant de remèdes qu’il y a de maladies. Quelquefois elle se cherche elle-même, mais sans subtiliser, sans faire d’effort pour se trouver :

Quelle morale puis-je inférer de ce fait   ?
Sans cela, toute fable est un œuvre imparfait.
J’en crois voir quelques traits   ; mais leur ombre m’abuse70 .

La morale qui décide, qui n’hésite pas, eût-elle raison, risque parfois d’effaroucher. Mais où ne réussit pas la morale qui abdique ?

Cependant le goût du bien domine dans la morale de La Fontaine. Il ne s’y trouve rien pour justifier sa vie d’époux trop peu rangé et de père trop peu tendre. Sur ces deux points il ne se sent pas en règle, et il n’en dit rien. Il est vrai qu’il ne loue nulle part la fidélité, et que plus d’un trait lui est échappé contre les enfants :

Mais un fripon d’enfant (cet âge est sans pitié)…71

Tout ce qui d’ailleurs est bon à savoir et à pratiquer en morale domestique, l’indifférence pour les faux biens, l’attachement modéré aux vrais, rien de trop72, la discrétion, l’indulgence, le prix des vrais amis, la bienfaisance, toutes ces choses sont rendues aimables dans ses fables. Cette sagesse, au lieu d’être dogmatique, est douce et sereine ; elle paraît plutôt la volupté d’un esprit excellent et d’un cœur droit, qu’une conquête inquiète de la raison sur les mauvais penchants. Elle est sans colère contre ceux qui ne la pratiquent pas ; aussi ne l’aperçoit-on pas toujours, mais on la sent. Examinez-vous après une lecture de La Fontaine ; s’il ne vous a pas fort ému contre vos défauts, du moins vous a-t-il doucement encouragé à être homme de bien.

§ V. La Fontaine est le plus français de nos poètes. §

Je n’ai pas épuisé toutes les causes de la popularité de La Fontaine. Il en est qui tiennent à son tour d’esprit, à sa langue, au choix de ses modèles, à son goût, par où il semble avoir quelques avantages même sur ses illustres amis.

La Fontaine est peut-être de tous nos poètes le plus profondément français. Il l’est par cet esprit sensé qui proportionne ses émotions à leur cause, droit, sincère, aimant la liberté pour soi et pour autrui ; s’arrêtant en beaucoup de choses au doute, à cause de la douceur de cet état ; plus vif que passionné ; hors de toute grimace comme de tout sentiment excessif ; sensible sans transports ; tenant le milieu en tout dans la spéculation et dans la conduite ; un second Montaigne, mais plus doux, plus aimable, plus naïf que le premier.

Quoique le poète nous occupe plus que l’homme dans La Fontaine, je ne résiste pas à faire remarquer combien il était Français par l’idée qu’il avait de son pays. Dans son opéra d’Astrée73, faisant allusion à la guerre de Flandre, ne s’avisait-il pas de menacer, de son chef, l’Allemagne des armes de Louis XIV ?

Le Rhin sait leur vaillance   ;
Le Danube en pourra ressentir les effets74 .

Partisan de la révocation de l’édit de Nantes, comme Racine et Boileau, par une erreur commune aux meilleurs Français de ce temps-là, il disait du roi :

Il veut vaincre l’erreur   : cet ouvrage s’avance   ;
Il est fait   ; et le fruit de ses succès divers
Est que la vérité règne en toute la France,
Et la France en tout l’univers75 .

Nous sommes meilleurs juges que La Fontaine de la politique qui révoqua l’édit de Nantes, mais nous n’entendons pas mieux que lui le rôle qui sied à notre pays.

Par sa langue, La Fontaine est le plus français de nos poètes. Tous les âges de notre langue poétique, ou plutôt un choix des beautés de chaque âge, forme la sienne. Avait-il lu tous nos vieux poètes, et y prenait-il son bien, comme faisait Molière dans ses devanciers ? Il n’en dit rien, lui qui aimait tant à parler de ses lectures. Mais on pourrait extraire de ses ouvrages, du milieu de la langue nouvelle où il les reçoit, des échantillons des meilleurs tours de la vieille langue : le neuf et le vieux tout y paraît du même temps. La Fontaine est doublement créateur ; il sent dans la vieille langue tout ce qui vit encore, et il le remet au jour ; et, pour la langue nouvelle, aucun poète n’y est plus hardi.

Il n’était pas mauvais qu’il commençât par être de l’école de Voiture, quoique ce poète ait pensé le gâter. Par elle il remonta jusqu’aux poètes du seizième siècle, dont plus d’un excellent tour était passé de mode ; par ces poètes il donnait la main aux auteurs des fabliaux. Toutes les générations qui ont passé sur le sol de la France ont parlé quelque chose de cette langue. Le français-gaulois, si vif pour tout ce qui est détail familier, fine moquerie, trait d’humeur, idées nées du sol et qui ne nous seraient jamais venues du dehors, y tient sa place à côté de ce grand langage, fruit de l’esprit français, alors qu’il est devenu la plus pure image de l’esprit humain. Le français de Paris s’y montre dans ses nuances si variées et si justes, ses délicatesses, son coloris modéré, cette rigueur logique qui sent sa langue universelle ; et, à côté, le français des provinces y trouve à loger çà et là, dans quelque coin, ses naïvetés locales, sa rusticité expressive, ses fautes gracieuses.

Il avait retenu de l’école de Voiture, qui doit en garder l’honneur, le goût pour la description. Que ce goût lui fût naturel, cela n’est pas douteux ; son humeur le portait vers les champs ; sa première profession même76, car il en eut une, le mettait trop souvent en présence de la nature pour qu’il n’apprît pas à l’aimer. Mais Voiture l’avertit peut-être de son propre goût ; et lui donna l’idée de rendre la nature visible dans ses vers. Aucun poète n’a fait un usage plus heureux et plus discret de la description. Il peint comme Virgile, de sentiment. L’école de Voiture, quand elle est exacte, inventorie ; ses descriptions sont des états de lieux. La Fontaine décrit à grands traits, avec la fidélité d’une sensation renouvelée plutôt qu’avec l’exactitude d’un calque. Il ne remarque dans le paysage que ce qui intéresse les mœurs et la situation de ceux qui l’habitent ; il fait vivre de la même vie la scène et les acteurs. Son recueil est semé de ces vers qui peignent sans décrire, et qui font sentir même l’impalpable, la chaleur, la fraîcheur, l’étendue :

Mais vous naissez le plus souvent
Sur les humides bords des royaumes du vent77 .

Qui de nous n’a visité ces royaumes-là, et gardé dans son imagination la fraîcheur humide de quelque marécage solitaire, que le travail de l’homme n’a pas encore disputé au vent et à l’eau ? Ainsi décrit Virgile. C’est la corneille solitaire sur la plage desséchée :

Et sola in sicca secum spatiatur arma78 .

§ VI. La Fontaine est de tous nos poètes le plus inspiré des anciens. §

Si La Fontaine est le plus français de nos poètes, il est aussi le plus inspiré de l’antiquité. On sait comment il se tourna tout à coup vers « ces sources éternelles d’instruction et de vie79. » Esprit charmant par son ouverture et son abandon, qui ne cherche pas à se connaître, pour n’avoir pas à se gouverner, et qui se laisse avertir de lui par les autres ; pieux, s’il vient à ouvrir un livre de piété ; galant et presque précieux, quand il lit Voiture ; un ancien, quand il lit les anciens. C’est au plus fort de son goût pour Voiture que son ami Maucroix et Pintrel son parent, tous deux de Reims, où sont « charmants objets en abondance »,

Par ce point-là je n’entends, quant à moi,
Tours ni portaulx, mais gentilles Galloises80,

lui montrèrent les anciens. Il s’y fixa. Il couvre les marges d’un Platon de notes, de réflexions, de maximes de sagesse, faisant d’avance des provisions pour ses fables, auxquelles il ne songeait guère. Dans un voyage de Paris à Limoges, avec un ami de Fouquet exilé, il se trompe d’auberge, entre dans le jardin voisin ; et là, tandis qu’il lit Tite-Live sous une tonnelle, il en oublie le dîner. Le voilà bien loin de Voiture, et pour n’y pas revenir.

Térence est dans mes mains   ; je m’instruis dans Horace   ;
Homère et son rival sont mes dieux du Parnasse   :
Je le dis aux rochers81

C’est de cette façon qu’il est pris. On le fâche, si l’on touche à un seul des anciens, même à Quintilien. « Il ne s’agit pas de donner des raisons, dit-il quelque part ; c’est assez que Quintilien l’ait dit. » Son début littéraire fut une imitation de l’Eunuque de Térence. L’ouvrage est faible, mais le jugement qu’il porte de l’original est exquis. « Le nœud, dit-il dans sa préface, s’en fait avec une facilité merveilleuse, et qui n’a pas une seule de ces contraintes que nous voyons ailleurs. La bienséance et la médiocrité, que Plaute ignorait, s’y rencontrent partout. » Pintrel travaillait alors à une traduction des épîtres de Sénèque, vrai chef-d’œuvre, non de mot à mot, mais de français délicat, subtil, qui prend à Sénèque tout son esprit et lui laisse ses faux brillants. La Fontaine en traduisit en vers toutes les citations, et peut-être sema-t-il la prose de Pintrel de plus d’un tour heureux82.

Le premier il se sentit blessé par les attaques de Charles Perrault contre les anciens, et ce fut au sortir de la séance de l’Académie française où Perrault avait lu son Siècle de Louis XIV, qu’il écrivit l’épître à Huet, où il les défend avec tant de sensibilité :

Je vois avec douleur ces routes méprisées   ;
Art et guides, tout est dans les Champs-Elysées.

Ce sont plus que ses modèles, ce sont ses amis qu’on attaque. Boileau, pour qui c’était une affaire de raison plutôt que de sentiment, tourne tout son chagrin en plaisanteries piquantes contre l’adversaire des anciens, et l’accable sous les excellentes Réflexions sur Longin, les Petites Lettre.83 de la critique littéraire du temps. Pour La Fontaine, qui n’aimait pas à combattre, il est bien plus touché du mal qu’on fait à ses amis que jaloux de le rendre à leur détracteur. Il gémit, et, par un trait de naïveté charmante, il se croit seul à gémir :

J’ai beau les évoquer, j’ai beau vanter leurs traits,
On me laisse tout seul admirer leurs attraits.

il le paraphrase ainsi, en se substituant au poète latin

Je puiserai pour vous chez les vieux écrivains.
Écoutez seulement leurs préceptes divins ;
Soyez-leur attentif, même aux choses légères ;
Bien chez eux n’est léger…

J’ai cru rendre service aux lettres latines et françaises en réimprimant cette traduction de Sénèque dans la Collection des auteurs latins traduits en français.

Il est vrai que pour aucun des admirateurs des anciens la querelle n’était plus personnelle. Molière, Racine, Boileau, lisaient les anciens pour un objet particulier. Les deux premiers y cherchaient plus spécialement la vérité dramatique ; Boileau s’y attachait aux traits satiriques, et, dans la morale, à la partie des défenses et des inhibitions plutôt qu’à la partie qui console, ou tout simplement qui instruit sans rien prescrire. Pour La Fontaine, tous les genres lui sont bons ; il est friand de toutes lectures qui lui apprennent quelque chose sur l’homme. Platon lui est aussi cher que Térence, Quintilien tout aussi agréable qu’Esope ou Phèdre. Il n’y recherche pas la vérité pour s’en servir, mais pour le plaisir qu’il y prend. Les livres ne lui sont pas des instruments de travail : ce qu’il en fera, il ne s’en soucie guère ; l’amusement est son objet.

Nul ne donna plus de temps aux anciens. Molière avait les soins de son théâtre ; Racine et Boileau, des charges de cour. En outre, la piété ôta bien des heures aux études profanes de Racine, la mauvaise santé à celles de Boileau. Lisant les modèles dans la langue originale, ils en lisaient moins. Du jour où La Fontaine fut poète, il quitta cette charge de maître ès eaux et forêts, qui ne lui avait été qu’un prétexte pour se promener sans fin sous de beaux ombrages ou pour sommeiller au bord des ruisseaux. Recueilli par d’aimables protectrices, Mme de la Sablière d’abord, puis Mme d’Hervart, qui, pour prix du gîte offert à cet enfant de la nature, mari sans femme, père sans enfants, ne lui demandaient même pas, comme Fouquet pour sa pension, la redevance annuelle de quelques madrigaux ; lire était la seule chose qu’il eût à faire. Il lisait les chefs-d’œuvre de l’antiquité comme on lit des romans, les latins dans le texte, les grecs dans la traduction, avec cette pénétration du génie qui sent l’original sous le traducteur. Ses illustres amis cultivaient plus étroitement certains auteurs ; La Fontaine pratique l’antiquité tout entière ; il pensait même en être ridicule, comme quelqu’un qui s’opiniâtrerait à une vieille mode.

Ils se moquent de moi, qui, plein de ma lecture,
Vais partout prêchant l’art de la simple nature84 .

Il semble d’ailleurs avoir eu qualité pour caractériser, au nom des grands écrivains du dix-septième siècle, la manière dont ils ont imité les anciens ; ce qu’il dit de la sienne leur est commun à tous :

Quelques imitateurs, sot bétail, je l’avoue,
Suivent en vrais moutons le pasteur de Mantoue   ;
J’en use d’autre sorte, et, me laissant guider,
Souvent à marcher seul j’ose me hasarder.
On me verra toujours pratiquer cet usage.
Mon imitation n’est point un esclavage   :
Je ne prends que l’idée, et les tours et les lois
Que nos maîtres suivaient eux-mêmes autrefois.
Si d’ailleurs quelque endroit, plein chez eux d’excellence,
Peut entrer dans mes vers sans nulle violence,
Je l’y transporte, et yeux qu’il n’ait rien d’affecté,
Tâchant de rendre mien cet air d’antiquité85 .

Ce que La Fontaine définit si délicatement, ce n’est pas l’imitation, c’est la prise de possession du bien commun. Ses amis et lui ne dérobaient pas la propriété d’autrui ; ils reprenaient au poète ce qu’il avait pris lui-même, soit à un devancier, soit à la nature. Ce qui se transporte sans nulle violence, d’un poète dans un autre, appartient à tous les deux au même titre. S’il y avait violence, il y aurait vol86.

La Fontaine fait plus que rendre sien cet air d’antiquité que conservent ses emprunts ; il se rend lui-même aussi ancien que ceux qu’il imite. En lisant l’Epître à Huet, je crois lire une épître d’Horace. C’est le même tour aimable et facile ; rien de tendu ni de didactique ; je vois des sentiments qui se succèdent plutôt que des pensées qui s’enchaînent : il se plaint de l’injure qu’on fait aux anciens ; il les admire, il s’en veut de ne les avoir pas admirés assez tôt ; il ne prétend rien démontrer.

Dans les chefs-d’œuvre de ses amis, plus d’un endroit porte la marque, j’allais dire la livrée du goût du moment. Ce sont comme les formules en musique ; chaque époque a les siennes : Molière, Racine et Boileau, les deux derniers plus que le premier, ont de ces formules. La Fontaine s’en est affranchi ; ses défauts sont siens comme ses qualités ; s’il sommeille de temps en temps, comme Homère, personne n’a attaché un oripeau à sa muse. Quant à ses beautés, elles semblent se cacher sous sa simplicité et s’ignorer elles-mêmes. Sa poésie est noble comme son lion, qui ne sait pas qu’il est noble. Rien ne s’y montre de l’époque que ce qui en fut le plus aimable : l’esprit, plus charmant alors qu’en aucun autre âge de la société française ; un peu de La Rochefoucauld, un peu de Mme de Sévigné, avec le naturel qui les avait faits amis ; la galanterie tendre et ingénieuse, qui est la forme de l’amour dans notre pays.

§ VII. La Fontaine a eu plus de goût que Molière, Racine et Boileau. §

S’il n’était pas indiscret, en parlant de si grands écrivains, de donner quelque avantage de comparaison à l’un d’entre eux sur les autres, je dirais que La Fontaine a eu plus de goût que ses trois amis. Comparé, sinon à Molière, chez qui les fautes contre le goût sont si excusables, et dont la fécondité et la force déjouaient cette surveillance délicate de l’esprit sur ses productions, mais à Racine et à Boileau, qui en avaient fait une sorte de science, La Fontaine a le goût aussi sain, et il l’a plus libéral. Il est sévère, sans être timide ni superbe. Il songe plus à jouir de ce qu’il aime qu’à se fâcher contre ce qu’il n’aime pas. Il n’a pas l’emportement de Boileau contre les méchants vers. Les fautes lui paraissent le prix dont il est bien juste de payer les beautés si diverses et si charmantes des lettres. Il aimait trop les livres, et trop toutes sortes de livres, pour faire des réserves théoriques en les lisant, ou pour être prévenu contre eux, par quelque principe hautain, avant de les ouvrir.

Dans cette société de quatre amis, qu’il peint au 1er livre des Amours de Psyché, d’où l’on avait banni, dit-il, « la conversation réglée et tout ce qui sent sa conférence académique », on se souvient qu’il est Polyphile, l’amateur de toutes choses87. C’est son vrai nom, et cet amour pour toutes choses ajoute à la gloire de ce goût ; car il n’y a pas peu de mérite, quand on aime tout, à savoir choisir. Les anciens ne lui gâtaient pas les modernes :

Je chéris l’Arioste et j’estime le Tasse   :
Plein de Machiavel, entêté de Boccace,
J’en lis qui sont du Nord et qui sont du Midi
Non qu’il ne faille un choix dans leurs plus beaux ouvrages88 .

Mais ce choix n’est pas préventif ; les parties défectueuses ne font pas tort aux bonnes ; La Fontaine préfère sans exclure. Nature heureuse entre toutes, il a les qualités sans les défauts, il peut aimer sans haïr, et il sait garder, jusque dans la perfection, je ne sais quelle aisance qui donne à la pureté de son goût l’air d’un instinct.

N’en faut-il pas conclure que le propre du goût est de nous ramener à notre instinct ? L’étude, la comparaison, toute cette intervention de la volonté que suppose le goût, ne font que dégager ce que nous sommes réellement de ce que nous a faits d’abord, soit l’imitation du tour d’esprit de notre temps, soit une mauvaise éducation. Le poète le plus naïf du dix-septième siècle en est peut-être le plus travaillé. Les ratures de la Fontaine sont célèbres. Il ne voyait pas toute sa pensée d’abord ; ce qu’un premier travail amenait sous sa plume, c’était quelque impression encore vive de ses anciennes lectures ; au lieu d’une grâce qui lui fût propre, c’était peut-être une réminiscence de Voiture. Pour arriver à sa vraie pensée, pour se trouver lui-même, il fallait que le goût vînt lui donner du doute sur ce qu’il avait écrit dans cette première faveur de l’esprit pour ce qu’il vient de produire.

Voilà une bien illustre preuve que nous n’arrivons au naturel que par le travail. De même que dans les arts du dessin et de la scène, voire dans l’art un peu frivole de la danse, le travail seul nous donne une main sûre, un geste aisé, la grâce et la souplesse des mouvements, de même dans les ouvrages de l’esprit c’est par le travail que nous nous débarrassons des fausses impressions, de l’humeur, de la tyrannie du corps, de l’imitation, du désir de briller, de la vanité, de tout ce qui nous empêche d’être naturels. Le travail seul fait les écrits durables ; le goût seul nous rend capables de travail. Il y a eu des hommes doués d’un beau naturel à qui le goût a manqué, et avec le goût la force de découvrir ce naturel, de s’y attacher, de le défendre contre la tentation des mauvais succès par des complaisances au tour d’esprit de leur temps. Après avoir été les instruments des plaisirs de la foule, ils ont laissé, comme les acteurs célèbres, un nom sans œuvres ; et l’on est réduit à conjecturer leur génie d’après quelques passages où il s’est fait jour, comme on conjecture l’art des grands acteurs par quelques traditions de foyer.

§ VIII. Des Contes et des autres poésies de La Fontane. §

L’esprit de cet ouvrage ne me permet pas de parler des Contes de la Fontaine, peut-être même m’empêcherait-il d’en être bon juge. Je ne puis aimer sans préférer, je ne sais pas préférer sans faire quelque injustice. Les Fables, à mes yeux, font tort aux Contes.

Ce scrupule paraîtra peu conforme à la mention détaillée que j’ai faite des contes et fabliaux des ancêtres de La Fontaine89 ; mais si. j’en ai parlé en effet, c’était moins pour indiquer des lectures à faire que par la nécessité de chercher la langue, et d’en épier, pour ainsi dire, les progrès dans les ouvrages les plus goûtés d’alors. L’antiquité même de cette langue, la difficulté d’arriver au sens ôte le sel aux plus piquants ; c’est un plaisir de savant, trop indirect pour être dangereux. La grossièreté des mœurs les excuse d’ailleurs ; la licence n’y était peut-être qu’une honnête liberté. Écrits à une époque de demi-barbarie, ils n’y ont pas eu la faveur des livres défendus. Il n’en est pas de même des Contes de La Fontaine. C’est au plus bel âge de la langue, et pour le plaisir secret d’une société où les mœurs générales étaient graves, que notre poète les a écrits. La lecture en est facile, et la gaze y est toujours transparente, quand le poète ne s’en passe pas tout à fait. En parler pour les blâmer serait pruderie ; les louer, ils n’en ont pas besoin. Ces livres-là ne font que trop leur fortune d’eux-mêmes ; n’en rien dire est le plus sage.

Il faut pourtant défendre La Fontaine du reproche d’avoir voulu tirer gloire ou profit du scandale de ces Contes. L’idée lui en vint, comme on sait, d’une grande dame de la cour, fort voluptueuse, laquelle ne se plaisait qu’aux écrits qui lui présentaient des images de sa vie galante et en prolongeaient ainsi les plaisirs. Il se fit auteur licencieux par laisser-aller, sans se douter qu’il fît tort aux mœurs. Quand les prudes réclamèrent, et que Tartufe se fut récrié en se couvrant les yeux, l’excuse que donna le poète prouva qu’il ne se rendait guère compte de son crime. « Je dis hardiment, écrit-il, que la nature du conte le voulait ainsi » ; et il s’autorise des préceptes d’Horace sur les genres90. Enfin, averti que c’était au genre même qu’on en voulait, et que plus il était conforme aux préceptes d’Horace, moins il plaisait à M. le prévôt de Paris91, il entendit le reproche, et il y fit cette réponse qui absout ses intentions : « La gaieté des contes, dit-il, fait moins d’impression sur les âmes que la douce mélancolie des romans les plus chastes. »

Je craindrais bien plutôt que la cajolerie
Ne mît le feu dans la maison.
Chassez les soupirants, belles   ; souffrez mon livre   :
Je réponds de vous corps pour corps.
Mais pourquoi les chasser ?
Contons, mais contons bien   ; c’est le point principal,
C’est tout. A cela près, censeurs, je vous conseille
De dormir comme moi sur l’une et l’autre oreille92 .

On ne parvint que fort tard à lui persuader que ses Contes n’étaient pas tout à fait innocents. Après une maladie, ne s’avise-t-il pas d’offrir le produit d’une édition au prêtre qui l’avait assisté, pour être distribué en aumônes aux pauvres ? La piété seule à laquelle il accoutuma ses dernières années, l’éclaira enfin ; encore ne suis-je pas bien sûr qu’il n’y ait pas eu là plus de soumission que de conviction, et qu’il crût sérieusement avoir corrompu son siècle en ne songeant qu’à l’amuser.

Deux de ces Contes, la Courtisane amoureuse et le Faucon, le dernier tout au moins, mériteraient la popularité de ses fables, même auprès de ceux qui se respectent le plus dans leurs lectures. Ce sont deux modèles de cette sensibilité douce, sans vapeurs ni fausses grâces, propre aux gens dont le cœur est bon et l’esprit juste. Par le récit, par la narration si malaisée, comme il dit, par la description qui ne l’est guère moins, par les réflexions enjouées ou sérieuses qu’il y mêle, par ses retours sur lui-même, par cette façon de parler de soi au profit des autres, ces deux contes valent ses meilleures fables : et qui vaut plus au monde que ses fables ?

Où La Fontaine est un peu, si peu que ce soit, c’est beaucoup ; c’est tout, comme il disait tout à l’heure du bien conter. Or, dans laquelle de ses plus petites pièces, les plus humbles, les moins connues, rondeaux, sonnets, quittances en vers à Fouquet pour le quartier de sa pension, dizains, chansons, odes même, quoiqu’il y soit encore plus maladroit que Boileau, dans quelle pièce enfin n’est-il pas, au moins un peu ? Il a moins imité Voiture qu’il ne croyait ; il y prenait tout le bon, qui lui fit un moment illusion sur tout le reste. Tout pouvait lui servir ; personne, quoi qu’il en ait dit, ne pouvait le gâter. Il n’eut à craindre que son goût pour la paresse ; mais Boileau était là, qui l’empêcha de s’y laisser aller.

Chapitre onzième. §

§ Ier. Des temps où fleurissent les moralistes. — De la société française au dix-septième siècle. — § II. La Rochefoucauld, spéculatif jeté par les événements dans l’action. — Ses Mémoires. — § III. Des Maximes, et de ce qui en fait un ouvrage durable. — § IV. De quelles sortes sont les vérités dans les Maximes, et de la pensée générale du livre. — § V. Des quatre éditions publiées du vivant de l’auteur. — Esprit des retranchements et des corrections qu’il y a faits. — § VI. De la vérité des Maximes dans leur rédaction dernière, et sous quelles réserves il la faut admettre. — Style des Maximes.

§ I. Des temps où fleurissent les moralistes — De la société française au dix-septième siècle. §

Par moralistes il faut entendre les écrivains, prosateurs ou poètes, qui traitent des mœurs, non parmi d’autres choses, mais à part, et comme sujet unique. Avant que la morale devienne un genre, elle se montre, par pensées détachées, dans les autres genres. Le jour où elle paraît dans une nation comme une des branches de sa littérature, ce jour-là l’esprit particulier de cette nation commence à soupçonner qu’il est l’esprit humain. Il y a des philosophes qui ont fait de la morale avant les moralistes. Aristote a précédé Théophraste, lequel est né de ce grand maître en l’art de penser sur toutes choses fortement et à fond ; Montaigne est l’aîné de La Rochefoucauld de près d’un siècle et demi. Dans l’histoire de notre littérature on trouve de la morale mêlée à presque tous les écrits populaires ; on en trouve même des traités complets, sous forme de codes de conduite. Un peu plus de cinquante ans avant les Maximes de La Rochefoucauld, on apprenait dans les écoles les Quatrains du sieur de Pibrac, et il est vraisemblable que La Rochefoucauld les avait balbutiés enfant. Moraliser a été presque de tout temps un tour d’esprit propre à notre pays.

A mesure que la nation se constitue et que l’esprit de société y fait des progrès, les écrits se remplissent de maximes qui s’appliquent de plus en plus à l’homme en général. Mais l’idée de donner à des maximes de morale toutes les grâces d’un art, en mêlant aux préceptes des portraits et de la satire, cette idée ne peut appartenir qu’à un esprit supérieur, à une grande nation, à une époque où toute la vie humaine a été vécue. C’est un besoin des sociétés arrivées à leur maturité de tracer des règles, de réduire leur expérience en maximes, d’engager les âges à venir par les exemples du passé. Elles sont à cet égard comme les individus qui ont parcouru leur carrière et rempli leur destinée : elles moralisent.

Vers les deux tiers du dix-septième siècle, la société française en était arrivée là. Elle pouvait croire, sans illusion, qu’aucune société humaine n’en avait su plus qu’elle sur l’homme. Si les rues de Paris, puisque La Bruyère en parle93, n’étaient ni si propres ni si sûres que celles d’Athènes, nous n’avions pas d’esclaves, et en revanche nous avions une religion à laquelle on croyait, parce qu’en même temps que ses dogmes donnent un prix infini au moindre d’entre nous, nulle morale et nulle philosophie n’ont fait plus de découvertes dans le cœur humain. Le moment était unique pour tracer des règles de conduite aux âges futurs. La société française connaissait toutes choses ; elle commençait à jouir d’elle-même sous un gouvernement qu’elle croyait dans l’ordre de Dieu, et sous un prince digne de ce gouvernement. Le temps était mûr pour l’art des moralistes. La France, en 1665, avait le droit de se donner en exemple au genre humain.

§ II. La Rochefoucauld, spéculatif jeté par les événements dans l'action. §

Ce que j’ai dit ailleurs des convenances éternelles, qui font naître tout exprès pour chaque genre l’écrivain qui doit en donner le modèle, n’est vrai d’aucun écrivain autant que de La Rochefoucauld, et plus tard de La Bruyère. Rien pourtant qui diffère plus que leur vie. L’un est mêlé à toutes les agitations d’une époque d’intrigues et de guerres civiles ; l’autre mène une vie silencieuse et inconnue, dans une ville de province d’abord, puis dans les communs de M. le Duc. L’un est un grand seigneur, de ceux qui avaient pu croire que l’autorité royale usurpait sur la leur ; l’autre, sans naissance, appartient à cette classe moyenne qui devait donner à la littérature française ses plus grands noms.

Il ne faut chercher La Rochefoucauld ni dans son rôle de frondeur, nouant des intrigues politiques, sans avoir rien de l’intrigant ; politique par amour ; brave sans véritable ardeur militaire ; exposant sa vie par point d’honneur ; agité plutôt qu’actif ; ni dans son début malheureux, lorsque s’essayant à la guerre civile par le complot, il se jette à vingt ans dans la ridicule échauffourée qui s’appela la Journée des Dupes. A voir tant d’agitations, de 1630 à 1642, tant de jours donnés à l’intrigue, d’abord pour la reine mère contre Richelieu, puis pour la régente contre tous ses ennemis, on ne croirait pas qu’il y ait là une vocation de moraliste contrariée et retardée par les événements. Rien de plus vrai pourtant. La Rochefoucauld n’est qu’un spéculatif, que sa naissance, ses amitiés, les passions de sa jeunesse ont jeté dans l’action ; qui paye fort décemment de sa personne, et qui joue sa vie pour l’honneur de son nom, peut-être par dégoût pour l’action. Je vois le moraliste dans tout ce qu’il fait, et dans la manière dont il le fait ; je le vois dans cette réputation équivoque qui lui est demeurée des querelles de la Fronde, dans l’obscurité qui couvre son rôle et son caractère, sauf à l’endroit de la bravoure, où il n’eut au-dessus de lui que le grand Condé.

Il faut en croire le portrait qu’il traçait de son caractère en l’année 1658, sept ans avant la publication des Maximes. Il s’y avoue mélancolique « jusqu’à ne pas rire trois ou quatre fois en trois ou quatre ans ; le visage sombre, qui le fait paraître encore plus réservé qu’il n’est ; avec un esprit que gâte cette mélancolie, et une si forte application à son chagrin que souvent il exprime assez mal ce qu’il veut dire. » Voilà qui ne convient guère à un homme d’action. Un peu plus loin, le futur moraliste s’annonce : « J’aime, dit-il, que la morale fasse la plus grande partie de la conversation » ; et il ajoute : « J’aime surtout la lecture qui peut façonner l’esprit et fortifier l’âme. » Et ailleurs : « J’aime à lire avec une personne d’esprit ; car, de cette sorte, on réfléchit à tout moment à ce que l’on lit. » Aimer la lecture pour le profit, attacher à tout ce qu’on lit une réflexion, cela n’est pas non plus d’un homme d’action ; ni ceci : « Je suis passionné dans la discussion. » Trait caractéristique des spéculatifs.

Les jugements qu’on faisait de La Rochefoucauld sont conformes à ce portrait. Un homme qui avait été son ennemi, mais qui ne le fut jamais assez de personne, Mazarin excepté, pour calomnier les caractères et faire par vengeance des portraits mensongers, le cardinal de Retz lui reproche de l’irrésolution, et déclare n’en pouvoir déterminer les motifs. « Son jugement, dit-il, n’était pas exquis dans l’action. Il ne voyait pas tout ensemble ce qui était à sa portée. Malgré son envie, il n’a pas pu être un bon courtisan, ni, malgré ses engagements, un homme de parti. Sa pratique était de sortir des affaires avec autant d’impétuosité qu’il y était entré », Et pour dernier trait : « Son inclination était toujours portée vers la négociation. »

Qu’était-ce donc que La Rochefoucauld ? Je l’ai dit : un esprit spéculatif, que des événements plus forts que ses penchants, des passions plus fortes que sa raison, avaient jeté dans une carrière d’intrigue et d’action.

Cette contradiction laborieuse entre son caractère et son rôle mit en péril sa réputation d’honnête homme. Au temps de la Fronde, lors du fameux débat entre le cardinal de Retz et le prince de Condé, quand les gens du cardinal et ceux du prince manquèrent d’en venir aux mains dans la grand’salle du Palais de justice, on accusa la Rochefoucauld d’avoir voulu assassiner Retz. On crut à cette calomnie. Dans le parti du cardinal on l’appelait l’ami la Franchise, quolibet violent, qu’on n’eût pas infligé à qui n’aurait rien fait d’équivoque. Il courait d’autres bons mots sur le malheur de sa complicité dans les intrigues du parti de Condé. On disait que tous les matins il faisait une brouillerie, et que tous les soirs il travaillait à un rhabillement. Une autre fois, on l’accusait de s’être raccommodé avec la cour aux dépens de ses complices. Il parut quelquefois malhonnête, où il n’avait été que maladroit. Sa vie à cet égard est d’un aussi utile exemple que ses Maximes. Son esprit mal employé ne servit qu’à l’engager plus avant dans de fausses voies. Il s’était trompé de vocation ; son honneur en a porté la peine. Au milieu des intrigues où s’agite le parti du prince de Condé, La Rochefoucauld n’est à l’aise que dans le combat, l’épée à la main, quand il n’y va que de sa vie, qu’il lui était plus facile de sacrifier que de fixer.

On s’étonne de ne trouver ni dans le portrait qu’il a tracé de lui, ni dans ses Mémoires, aucun aveu sur cette fatalité qui le condamna pendant près de vingt ans à s’imposer toutes les fatigues de l’ambition et de l’intrigue, au profit de volontés qui se perdaient dans leurs propres vues, et ne s’inquiétaient guère des siennes ; à n’agir qu’à la suite ; à ne se déterminer qu’au moment même où, sans le consulter, son parti venait de changer d’avis ; à haïr ses propres lumières comme des empêchements de sa volonté, et sa volonté comme la dupe de ses passions. Cet observateur si pénétrant n’aurait-il pas voulu se voir tout entier ? Est-ce un calcul de cet amour-propre, qu’il nous montre si compliqué, si tortueux et si profond ? La Rochefoucauld n’a pas voulu confesser qu’il n’était pas né avec la décision des hommes d’action, mais le secret lui en échappe dans ce qu’il a gardé de rancune aux passions de ces hommes, pour ne les avoir pas éprouvées lui-même, et pour n’avoir pu les gouverner ni les dominer chez eux.

La faiblesse même de ses Mémoires, comparés soit à ses Maximes, soit aux Mémoires du cardinal de Retz, est une preuve de plus de son peu d’aptitude à l’action. Non que ces Mémoires ne soient remarquables. S’ils ne méritent pas tout l’éloge qu’en fait Bayle, qui les met au-dessus des Commentaires de César, certainement la gloire du petit livre des Maximes leur a fait tort. Mais leur principal défaut est d’avoir été écrits par un spéculatif ; ils sont graves et froids. Ou voit que la Rochefoucauld n’aime pas le désordre et la sédition ; il les subit. Bien différent de Retz, qui semble amuser sa vieillesse du récit de toutes ces complications où il avait été si activement mêlé, La Rochefoucauld se travaille pour leur donner les proportions d’événements généraux et il écrit des mémoires sur le ton de l’historien. Il ne trouve pas de traits vifs pour peindre des intrigues où il s’était vu si tiraillé, et il n’a du cardinal de Retz ni l’imagination qui ressuscite les choses passées, ni la vanité qui ranime les souvenirs personnels. L’historien est froid, et le moraliste est gêné.

Une blessure qu’il reçut à la bataille de la porte Saint-Antoine, et qui mit sa vie en danger, lui ôta le moyen de suivre jusqu’au bout la rébellion du prince de Condé. Plus tard, compris dans l’amnistie, il changea entièrement de manière de vivre, ou plutôt il prit possession de sa véritable vie, vie de réflexion et de conversation, par laquelle, a dit Mme de Sévigné, « il s’est rapproché tellement de ses derniers moments, qu’ils n’ont eu rien d’étranger pour lui94. » Il consacra ses loisirs, partie à écrire ses Mémoires et à méditer ses Maximes partie à des lectures avec des personnes d’esprit, et à des conversations où il y avait beaucoup à moraliser. Ces personnes auxquelles l’avaient lié des goûts et peut-être des préventions communes, c’étaient Mme de la Fayette et d’autres dames de la cour, dont l’esprit délicat aiguisait le sien, et au tact desquelles il éprouvait, comme à une pierre de touche, la vérité de ces réflexions qui, sous le nom de Maximes, allaient devenir des vérités immortelles.

§ III. Des Maximes et de ce qui en fait un ouvrage durable. §

Les Maximes sont un petit livre admirable, soit par toutes celles qu’on y tient pour vraies, soit même par celles dont on conteste la vérité. Celles-ci sont au moins des problèmes posés avec la dernière précision, et dont la solution, toujours douteuse, sera d’un intérêt éternel. Un esprit commun, qui n’a qu’une première vue, peut en être choqué, et quelque déclamateur vulgaire y verra des injures contre la nature humaine, mais quiconque sait lire au fond de son cœur, sans crainte d’y apercevoir, sur les indications si sûres de la philosophie chrétienne, ce fond de corruption où sont les tentations et tout le prix de l’innocence, reconnaîtra dans les plus sévères de ces maximes un avertissement menaçant donné par un des penseurs qui ont le mieux connu ce fond. Il admirera la vérité cherchée avec l’âpre sagacité d’un homme d’esprit qui a été dupe, avec l’ardeur d’un honnête homme qui se venge de ses passions par sa raison.

Oui, ce qui fait vivre les Maximes de la vie des œuvres du génie, c’est la vérité, cette âme immortelle de tous les ouvrages du dix-septième siècle. Cette vérité, tout le monde l’avoue, même ceux qui la débattent. Les moins profonds sentent vaguement qu’il y a là quelque chose d’indestructible ; mais leur premier mouvement est de se révolter, de prendre fait et cause pour la nature humaine, comme s’ils étaient les représentants de ses droits ou les types de sa pureté. Qu’ils aillent au-delà de ce premier mouvement ; qu’ils pénètrent ces vérités impitoyables qui nous poursuivent jusqu’au sein de notre innocence, et nous font voir un piège jusque dans l’orgueil si pardonnable des honnêtes gens ; qu’ils tâchent de se démêler, à l’aide de cette main si habile : ils confesseront la vérité des Maximes.

Ne dites pas : C’est beau de langage, mais c’est faux de pensée : ce sont là de vaines paroles ; les grands écrivains se trouveraient fort peu dédommagés du reproche d’avoir mal pensé par la louange d’avoir bien dit. La vie ne peut pas être à la surface des œuvres de l’esprit et n’être pas dans le fond ; la beauté du langage n’est pas un fard mensonger, c’est la couleur inaltérable de la vie.

Les Pensées de Pascal ont eu la même destinée que les Maximes de La Rochefoucauld : elles ont été contredites avec éclat. Seulement, le contradicteur de Pascal est un homme de génie, c’est Voltaire. Les réfutations de Voltaire sont le moins lu de ses ouvrages ; toute sa grâce et tout son bon sens n’ont pas réussi à ébranler une seule des Pensées. Il lui manquait, pour lutter avec ce sombre et puissant spéculatif, la profondeur, qu’on ne remplace point par l’étendue ; il lui manquait le temps de s’arrêter à des objets d’un débat qui doit durer autant que l’homme. Il n’a pas voulu voir la vérité dans Pascal, parce que cette vérité, marquée de l’esprit du christianisme, n’est que la mise en état de suspicion de la raison, à laquelle Voltaire avait donné l’infaillibilité. Lui aussi a loué les mots en combattant les choses, et a fourni une autorité à cette vaine dispute de la forme et du fond. Mais les Pensées comme les Maximes vivent par le fond ; et c’est faute de vue ou d’impartialité qu’on prend pour des figures peintes des corps pleins d’embonpoint et de vie.

§ IV. De quelles sortes sont les vérités dans les Maximes, et laquelle tient la plus grande place. — De la pensée générale du livre. §

faut seulement distinguer, parmi ces vérités, celles qui sont d’une pratique constante et universelle, de celles dont l’application est plus particulière à certaines sociétés ; les vérités qui nous servent d’armes offensives et défensives dans la conduite de la vie, de celles qui demeurent au fond de notre intelligence à l’état de notions spéculatives, et qui nous aident à juger les hommes et les choses. Certaines vérités sont saisies à la première vue : nous y étions préparés, nous dépendions d’elles depuis longtemps, et nous vivions à notre insu sous leur empire ; un esprit supérieur nous en avertit, nous les reconnaissons. D’autres vérités ne nous persuadent que lentement, soit qu’elles ne s’appliquent pas à notre condition personnelle, soit qu’il faille quelque effort pour les déduire, par le raisonnement, des vérités à notre usage et de notre sphère. Ainsi, l’ambition des petites choses, qui nous est seule permise, nous aide à comprendre, par une courte réflexion, l’ambition des grandes. Enfin, il est des vérités métaphysiques dont les éléments ne sont ni des faits généraux ou particuliers, ni des motifs de conduite ; celles-là ne sont comprises que par les esprits à la fois élevés et rigoureux. Telles sont bon nombre de pensées de Pascal.

C’est faute de discerner ces différentes vérités, qui toutes et qui seules peuvent recevoir de la langue des formes parfaites, qu’on dit de certains modèles de l’art que la forme en est excellente, mais que le fond n’en est pas vrai.

On nous montre une pensée qui nous semble admirablement exprimée. Le rapport des mots aux choses y est exact, le tour en est conforme au génie de notre langue ; et pourtant cette pensée nous laisse des doutes. Il suffit. Nous passons outre, doublement satisfaits du plaisir de connaisseur que nous a donné la beauté de la forme, et de la réserve que nous avons faite sur le fond. Mais si nous ne sommes pas de ceux qui croient faire la part assez belle à l’écrivain en le louant du bien dire, ou qui se gardent d’être de l’avis de quelqu’un comme d’une servitude, revenons à cette pensée, et regardons-y de plus près. Ce n’est pas une vérité d’application journalière, soit ; mais n’y en a-t-il que de cette espèce ? Peut-être est-ce une de ces déductions éloignées et obscures de ce que nous connaissons et pratiquons nous-mêmes. Poussons plus avant, pénétrons jusqu’à la source. Peut-être ne manque-t-il qu’un mot, un amendement, relatif soit au temps, soit aux personnes, pour faire de cette pensée une vérité incontestable. Ceux qui ont le privilège d’écrire en perfection ne sont pas des aventuriers qui pensent au hasard. Comment la forme, par laquelle se manifeste le fond, serait-elle parfaite si la chose manifestée était fausse ?

On cite tel auteur qui excelle, dit-on, dans l’art d’écrire, quoiqu’il abonde en pensées fausses ou contestables. Ne prend-on pas la fidélité à la grammaire, une certaine élégance, une propriété superficielle, pour le bien écrire ? C’est peut-être la langue de l’école ; la langue durable est autre chose. Il y a un moyen excellent de s’assurer si une pensée est écrite dans la langue durable : c’est si l’on s’en souvient. Tenez pour vraie toute chose qui prend ainsi possession de vous, qui fait corps avec vous ; tenez pour mal écrit tout ce que vous oubliez. Nous n’oublions que les choses qui ne sont pas arrivées jusqu’à nous. Vainement la grammaire approuve-t-elle la langue de ces choses-là ; elles ne sont pas seulement mal écrites, elles ne sont pas écrites du tout. Ce sont des mots à remettre au vocabulaire, pour l’écrivain qui saura leur donner la vie en les employant au service de la vérité.

Il a paru utile de toucher quelque chose de cette dangereuse distinction de la forme et du fond, en traitant de l’auteur le plus loué comme écrivain et le plus contredit comme penseur. Chez aucun autre on ne trouve un plus grand nombre de ces vérités dont les motifs échappent à la mollesse de notre attention, en même temps que la clarté de l’expression satisfait cette première vue dont nous avons coutume de regarder les ouvrages de l’esprit. Aucun autre, par conséquent, n’offre plus d’occasions et d’attraits pour cette étude si intéressante, qui cherche sous la vérité du langage la vérité de la pensée.

Tout ce qui, dans les Maximes de La Rochefoucauld, est parfait par l’expression, est vrai par le fond. Si l’on excepte quelques traits plus brillants que solides, qui marquent le raffinement des conversations de la société polie au temps où écrivait La Rochefoucauld, toutes les Maximes sont des vérités. Il s’agit seulement de s’entendre sur l’ordre auquel ces vérités appartiennent.

Quelques-unes sont d’une application journalière ; celles-là ne sont point contestées ; on en admire le tour, et l’on s’en applique le fond. Il n’y en a guère de métaphysiques. C’est du domaine de Pascal, lequel dédaigne de travailler pour la sagesse humaine, et s’occupe moins des moyens de nous conduire que de nos motifs d’abdiquer. Le plus grand nombre, qui fait la gloire de La Rochefoucauld, sont des vérités historiques, absolument vraies d’une époque et d’une certaine société, relativement vraies de toutes les autres. Il s’en trouve enfin de préventives : celles-là sont propres à la philosophie chrétienne ; elles nous avertissent et nous font peur de nous-mêmes.

Cet esprit de prévention, qui n’est que la morale du dogme d’une première faute, donne je ne sais quelle pointe d’aigreur à bon nombre de maximes ; La Rochefoucauld en fait l’aveu. Quand son ouvrage parut, on ne manqua pas de l’accuser de trop de sévérité. C’était inévitable : les juges de l’ouvrage en avaient fourni la matière ; aucun ne se voulait reconnaître à cette image si disgracieuse de l’amour-propre. La Rochefoucauld se justifie de l’accusation95. « Ce que contiennent les Maximes, dit-il, n’est autre chose que l’abrégé d’une morale conforme aux pensées de plusieurs Pères de l’Église, et l’auteur a pensé qu’il lui était permis de parler de l’homme comme les Pères en ont parlé. » Et il ajoute : « L’auteur de ces réflexions n’a considéré les hommes que dans cet état déplorable de la nature corrompue par le péché. » Il n’y a pas, en effet, dans les Maximes, un soupçon ni une insinuation contre la nature humaine qu’on ne trouve non seulement dans les Pères, mais dans les grands prédicateurs du temps. La déclaration de La Rochefoucauld n’est pas une précaution mondaine dans un temps de dévotion : les Maximes parurent en 1665, près de vingt ans avant le mariage secret de Mme de Maintenon et le temps des réserves dévotes.

Le plus grand nombre des pensées de La Rochefoucauld est vrai de la vérité historique. Ses Mémoires sont le récit de la Fronde, ses Maximes sont la moralité du récit.

Que veut le parlement ? que veulent les deux Frondes ? le parti des princes ? chaque tête dans chaque parti ? Tout ou partie de la dépouille du Mazarin. Voilà le fond ; c’est l’intérêt, c’est l’amour-propre du petit livre des Maximes. Comment auront-ils cette dépouille ? Comment s’accorder sans se subordonner ? comment se diviser sans s’affaiblir ? Voilà la forme. Distribuez en partis toute cette foule d’ennemis de Mazarin, en factions tous ces partis, en rivalités personnelles toutes ces factions : voilà des formes à l’infini, voilà « le pays où il y aura toujours à découvrir des terres inconnues. »

La première édition des Maximes commençait par une longue et subtile analyse de l’amour-propre C’était plus qu’un portrait chargé, où beaucoup de traits portent à faux ; c’était une sorte d’accusation où se trahissait une main passionnée. Il semble que La Rochefoucauld eût voulu d’abord décharger son cœur, et qu’il eût écrit cette diatribe sous l’impression récente des ravages de l’amour-propre au temps de la Fronde. Il supprima ce portrait, et il fit bien ; car, ainsi que les traits en sont forcés, les couleurs en sont fausses.

§ V. Des quatre éditions des Maximes, et dans quel esprit l’auteur y a fait des corrections et des retranchements. §

Les changements que fit La Rochefoucauld dans les cinq éditions des Maximes publiées de son vivant, sont comme la sanction de ce qu’il en a conservé. Chaque correction efface un trait exagéré, ou généralise une expression, ou fait disparaître une subtilité, ou éclaircit une pensée ; il ne s’en trouve guère qui ne soient que d’ornement. La première édition, la plus rapprochée de la Fronde, contient beaucoup plus de traits particuliers : les maximes s’y personnifient sous la forme de portraits, comme dans La Bruyère. Peu à peu ces particularités, qui chargeaient chaque maxime et la faisaient tourner à l’allusion, disparaissent, et sont remplacées par des vérités impersonnelles. En s’éloignant des événements, La Rochefoucauld s’élève tout à la fois et devient meilleur. Dans le même temps qu’il néglige ces diversités de physionomie, pour lesquelles La Bruyère et Saint-Simon eurent peut-être trop de goût, il adoucit un bon nombre de ses maximes, et il trouve dans la vérité modérée le fini de l’expression.

§ VI. De la vérité des Maximes dans leur rédaction dernière, et sous quelle réserve il la faut admettre. §

Il en faut lire avec d’autant plus d’attention et de confiance la dernière édition, soit pour les maximes ainsi modifiées, qui marquent le point où la raison du moraliste s’est dégagée tout à fait des rancunes et des arrière-pensées de l’homme, soit pour les maximes dont il a gardé la rédaction primitive. Celles-ci surtout veulent être méditées plutôt avec la résolution de nous y reconnaître au besoin, qu’avec le puéril parti pris de les contredire. Une pensée qui passe ainsi quatre fois sous les yeux d’un esprit supérieur, à de longs intervalles, sans que le doute ni le dégoût la lui aient fait retoucher, tenez-la pour une vérité. C’est un bien sur lequel nous n’avons plus de droits, c’est une portion de Dieu même. Il est telles de nos pensées que nous traitons comme nos biens de fortune ; nous les changeons dès que leur forme nous lasse, nous leur imposons nos caprices. Il en est d’autres, sorties parfaites de notre esprit, que nous restituons pour ainsi dire, dans leur intégrité, au genre humain, comme si nous ne les avions reçues qu’à titre de prêt ; lumières qui nous sont révélées, non pour en éblouir les autres, mais pour nous conduire nous-mêmes ; cause et non effet du peu que nous avons de sagesse.

Ces maximes, venues tout d’abord dans leur perfection à l’esprit de La Rochefoucauld, je ne les lis pas sans inquiétude. Ce sont des flambeaux menaçants qui éclairent tout à coup les ténèbres de toutes ces dispositions équivoques où s’embarrasse notre conscience, et qui nous y montrent le mal si près du bien, et le bien si mélangé de mal, qu’ils nous font peur même de notre honnêteté. Heureux si nous ne sommes pas dans le cercle d’application, et pour ainsi dire sous le coup de quelque maxime humiliante ! Les Maximes de La Rochefoucauld sont comme les catégories dans des listes de suspects : les degrés du délit y sont si rapprochés, les cas si analogues, l’innocent si près de ressembler au coupable, que le plus en règle court le risque d’y lire son nom.

Ce caractère préventif ôte un peu d’autorité à la morale de La Rochefoucauld. Malgré le désintéressement qui lui fit retrancher toutes les maximes trop particulières, et toutes les généralités hasardées, le malaise de sa vie à cette époque, ses froissements personnels, ses luttes, sa passion pour Mme de Longueville, à laquelle il eût sacrifié l’Etat, lui avaient fait un fond d’humeur qui s’épancha dans ses pensées et attrista sa raison d’une manière irréparable. Peut-être même s’y mêla-t-il un peu de vengeance. « Je n’ai jamais eu de haine pour personne, dit-il ; je ne suis pourtant pas incapable de me venger96. » Quand il croyait n’être que sévère au nom de la morale, il conservait un vieux ressentiment qu’il ne savait pas toujours démêler de ses sévérités. Pourquoi abaisse-t-il particulièrement les grandes qualités par les mobiles qu’il leur prête ? N’est-ce pas ressentiment contre le petit usage qu’il en avait vu faire, et peut-être contre l’homme qui eut toutes celles des héros, le prince de Condé, l’illustre factieux de la Fronde, que Mazarin battit en reculant ?

Avant donc d’accepter les Maximes comme des vérités, il faut en ôter par la réflexion tout ce qui est inspiré de cette mélancolie dont La Rochefoucauld s’avoue atteint, tout ce qui vient d’un dépit mal apaisé contre les personnes et les choses. Pour avoir le vrai des Maximes, il faut les prendre au sens relatif, et substituer par la pensée au mot toujours, qui embrasse tous les temps, le correctif presque toujours, qui en maintient la vérité absolue quant à la Fronde, et qui n’ôte pas tout espoir à la nature humaine, ni tout courage de chercher à valoir mieux97.

Les Maximes, en face de la Fronde, c’est le portrait en face de l’original ; mais si l’on regarde au-delà de ce « mélange d’écharpes bleues, de dames, de cuirasses, de violons98 », que de traits communs à toutes les époques d’agitation politique !

A ne regarder que les circonstances principales, une noblesse abattue par Richelieu, et qui se relève à la faveur d’une régence ; un premier prince du sang qui veut régner comme Richelieu, ne comprenant pas que ce qui est possible à un évêque, séparé du trône par un abîme, ne l’est pas à un prince du sang, qui peut être tenté d’y monter ; des grandes dames excitant la guerre civile pour éloigner leurs maris ; de jeunes seigneurs qui s’y jettent par galanterie, et qui prennent pour drapeau l’écharpe d’une maîtresse ; un Parlement étourdi de sa puissance, et défendant l’ordre par la sédition ; des princes de l’Eglise organisant l’émeute armée, comme la dernière sorte de guerre que leur permettent les mœurs ; à ne regarder, dis-je, la Fronde que par ce côté extérieur et local, cette longue échauffourée n’est qu’un événement particulier. Plongez les yeux plus avant, et regardez, dans cette échauffourée, les luttes des ambitions rivales, leur accord passager au détriment de la puissance publique, les illusions, les haines, les préjugés des partis, les entraînements des corps, les convoitises ; c’est une image en raccourci des révolutions. La Fronde est un épisode ; mais le fond de cet épisode est le cœur humain. La Rochefoucauld le prend sur le fait, alors que, par le relâchement de tous les liens sociaux, il s’échappe, laissant voir à nu toute cette corruption que refoule et contient l’excellence des polices humaines.

§ VII. Du style des Maximes. §

Toutefois, La Rochefoucauld ne sera pas le moraliste populaire. Ses Maximes ne quittent guère les hauteurs de la vie publique, et sa morale ressemble à celle de la tragédie, dont les héros sont des rois, et les événements des catastrophes. C’est là le secret de ce grand style qui n’orne pas sa matière et qui tire toute sa beauté de son exactitude. Les corrections, par lesquelles La Rochefoucauld est encore plus admirable que par le bonheur de la première rédaction, ôtent à l’écrivain ce qu’elles ajoutent à la vérité dont il est l’organe. C’est la première fois que la morale universelle s’exprime en France dans un langage définitif ; car, à l’époque où parurent les Maximes, on ne connaissait pas encore les Pensées de Pascal. Dans ces Pensées, publiées quatre ans après, mais conçues vers le même temps, ce grand génie, franchissant les siècles, cherchait les principes et la sagesse bien au-delà des expériences du temps présent, auquel La Rochefoucauld était resté trop attaché. Mais les Pensées de Pascal n’ont pas fait tort au livre des Maximes, et ces deux grands exemples de l’art de penser et d’écrire ont formé La Bruyère.

Chapitre douzième. §

§ Ier. La Bruyère, comparé à Pascal, La Rochefoucauld, à Nicole comme moraliste. — § II. Contraste expliqué entre l’obscurité de sa vie et l’éclat de son recueil. — § III. Comparaison entre l’époque où La Bruyère prend ses portraits et celle qui a inspiré La Rochefoucauld. — § IV. La Bruyère, moraliste littérateur. En quoi il diffère, sous ce rapport, de ses devanciers. — § V. Des changements et des additions dans les diverses éditions des Caractères. — Détail de l’art de la Bruyère. — § VI. Du style des Caractères, et du jugement qu’en a porté Suard. — § VII. Des défauts de. La Bruyère, et pourquoi il y a lieu de les noter.

§ I. La Bruyère comparé à Pascal, à La Rochefoucauld, à Nicole, comme moraliste. §

À l’époque où parut le livre des Caractères ou des mœurs de ce siècle, les Maximes et les Pensées étaient dans les mains de tout le monde, et La Bruyère sentit le besoin de repousser d’avance le reproche d’imitation. Dans la préface de la première édition (1688)99, il apprécie ainsi les deux ouvrages de ses devanciers : « L’un (les Pensées), par l’engagement de son auteur, fait servir la métaphysique à la religion, fait connaître l’âme, ses passions, ses vices, traite les grands et les sérieux motifs pour conduire à la vertu et veut rendre l’homme chrétien.

L’autre (les Maximes  ), qui est la production d’un esprit instruit par le commerce du monde, et dont la délicatesse était égale à la pénétration, observant que l’amour-propre est dans l’homme la cause de tous ses faibles, l’attaque sans relâche, quelque part où il se trouve ; et cette unique pensée, comme multipliée en mille autres, a toujours, par le choix des mots et la variété de l’expression, la grâce de la nouveauté. »

La Bruyère se caractérise ensuite lui-même : « L’on ne suit aucune de ces routes dans l’ouvrage qui est joint à la traduction des Caractères (de Théophraste) ; il est tout différent des deux autres que je viens de toucher : moins sublime que le premier et moins délicat que le second, il ne tend qu’à rendre l’homme raisonnable, mais par des voies simples et communes. »

Aucun auteur n’a mieux défini la nature ni marqué plus nettement le but de ses écrits. C’est là cette morale pratique dont nous fournissons la matière, et qui nous avertit de nos plus secrets mouvements, non par des analogies plus ou moins éloignées, mais en nous les faisant toucher du doigt.

Pascal avait affirmé avec cette force qui lui est propre, plutôt que pénétré par des efforts d’analyse qu’il dédaignait, nos imperfections et nos impuissances ; il nous avait fait voir la profondeur de nos maladies et la vanité de nos remèdes ; il avait frappé de discrédit jusqu’à notre morale, vraie en deçà des Pyrénées, disait-il, fausse au-delà. Au lieu de s’étendre avec une curiosité tranquille sur le détail de nos misères, il s’était borné à éclairer d’une lumière terrible les principaux objets de notre confiance, ce que l’on pourrait appeler les garanties des sociétés, la justice, la loi, la vertu. Il nous avait fait rougir de notre sagesse et douter de notre vérité ; il avait voulu nous mener, l’épée dans les reins, à la foi par le désespoir.

La Rochefoucauld, en poursuivant de son analyse amère et impitoyable tous les déguisements de notre mauvaise nature, en nous faisant peur de nos mouvements les plus naïfs, aurait pu nous ôter jusqu’au désir de l’innocence, à force de nous prouver qu’elle est impossible.

La Bruyère ne veut ni nous désespérer, ni nous réduire à l’alternative d’être des intrigants ou des saints ; il veut nous rendre meilleurs dans notre imperfection, et il nous aide par une morale appropriée à nos forces. Aussi La Bruyère est-il le plus populaire de nos moralistes.

La morale de La Bruyère, c’est celle de Montaigne, de Molière, de La Fontaine, de Boileau ; c’est tout ensemble une grande liberté d’observation, qui reste d’ailleurs dans les limites de la convenance, et une certaine indifférence qui laisse à chacun ses défauts, et qui paraît satisfaite qu’un homme imparfait ne soit pas pire.

Je ne me méprends pas sur le caractère du chapitre des Esprits forts, dont La Bruyère aurait voulu faire comme la sanction des chapitres précédents.

L’explication qu’il en donne est peut-être plus prudente que vraie. « Les hommes de goût, pieux et éclairés, dit-il100, n’ont-ils pas observé que, de seize chapitres qui composent le livre des Caractères, il y en a quinze qui, s’attachant à découvrir le faux et le ridicule qui se rencontrent dans les objets des passions et des attachements humains, ne tendent qu’à ruiner les obstacles qui affaiblissent d’abord et qui éteignent ensuite dans tous les hommes la connaissance de Dieu ; qu’ainsi ils ne sont que des préparations au seizième et dernier chapitre, où l’athéisme est attaqué et peut-être confondu, où les preuves de Dieu, une partie du moins de celles que les faibles hommes sont capables de recevoir dans leur esprit, sont apportées, où la providence de Dieu est défendue contre l’insulte et les plaintes des libertins ? » Ainsi, en 1696, la pensée de son livre était de ramener les hommes à Dieu. En 1688, il n’avait voulu que « les rendre raisonnables, par des voies simples et communes. » D’où vient la différence ? C’est qu’en 1696 les dévots gouvernaient ; il fallait se garder de leur donner prise. Cette déclaration, dans une préface où La Bruyère répond à toutes sortes d’attaques, n’est donc qu’une précaution du côté des dévots ; elle ne doit tromper personne sur le caractère plus philosophique que religieux de sa morale.

Cette morale, que l’esprit chrétien a d’ailleurs élevée et épurée, ne prétend donner qu’un fonds de préceptes applicables à tous les temps comme à tous les pays, qui fassent faire à l’homme le meilleur usage de sa raison et rendent plus heureuse la vie présente. Elle nous montre tout près de la faute la peine, et dans le même jour la rémunération et le châtiment. C’est comme une justice du premier degré, qui abandonne à la justice suprême tous les cas qu’elle ne peut pas accommoder.

Nous irons chercher dans les ouvrages de Nicole la morale purement chrétienne. Là, tous les préceptes sont des paroles des Livres saints, et toutes les actions sont jugées d’avance. La bonne conduite n’est pas seulement de convenance, elle est de strict devoir. La foi laisse peu de chose à faire à la raison, ou, pour parler plus juste, la raison n’est qu’un doux acquiescement à la foi. Pour la peine, elle n’est plus bornée, comme dans la morale philosophique, à la vie présente ; mais, en revanche, la morale chrétienne nous parle d’un pardon plus vaste que la peine, et nous promet une justice qui réformera bien des condamnations et cassera bien des absolutions de la justice humaine.

§ II. Contraste expliqué entre l’obscurité de la vie de La Bruyère et l’éclat de son recueil. §

Dans tous les jugements qu’on a portés sur La Bruyère, on a fait contraster avec la gloire de ses écrits l’obscurité et l’insignifiance de sa vie. Les événements connus s’y réduisent à deux ou trois faits. Trésorier de France, et général des finances dans la généralité de Caen, un projet d’arrangement pour la vente de sa charge à un parent de Bossuet le mit en relation avec l’évêque de Meaux. Celui-ci, qui, selon le témoignage de Fontenelle, « fournissait ordinairement aux princes les gens de mérite dans les lettres dont ils avaient besoin », fit entrer La Bruyère chez le prince de Condé pour y achever l’éducation du jeune duc de Bourbon commencée chez les jésuites. C’était à la fin de 1683, ou au commencement de 1684. Depuis cette époque jusqu’à sa mort, La Bruyère continua de faire partie de la maison de Condé, avec le titre d’écuyer gentilhomme de M. le Duc. Il publia ses Caractères en 1688, fut reçu de l’Académie en 1693, et mourut trois ans après en 1696.

L’abbé d’Olivet, qui parle de sa mort, de la surdité qui lui survint tout à coup quatre jours auparavant, au milieu d’une compagnie, et de l’apoplexie qui l’emporta en moins d’un quart d’heure, donne, sur ouï-dire, quelques traits de son caractère. « Il vivait, écrit-il, en philosophe, avec quelques amis et ses livres ; il avait l’humeur agréable, point d’ambition, pas même celle de montrer de l’esprit. » Ce dernier trait contredirait ce que Boileau en a écrit : « Qu’il ne lui manquerait rien si la nature l’avait fait aussi agréable qu’il a envie de l’être. » Il est vrai que Boileau dit de l’auteur ce que d’Olivet dit de l’homme. La Bruyère ne serait pas le seul exemple d’un homme simple ayant de la prétention comme écrivain.

Ce peu de détails sur sa vie prouve qu’il vivait beaucoup en lui, et que, sans se commettre avec les hommes dont il n’avait rien à prétendre, il les observait du poste où l’avait mis Bossuet. C’est de là qu’il put les voir de près sans s’y mêler, s’amuser du spectacle de leurs actions sans en avoir le contrecoup. Mieux placé que la Rochefoucauld, qui, durant l’âge où se formait le trésor de ses pensées, n’avait vu que la cour et les grands seigneurs, ou cette espèce d’hommes avides ou crédules qu’on appelle les hommes de parti, La Bruyère, par son emploi, avait vue sur la cour, et, par sa condition, sur la ville, et il mêlait dans ses peintures les grands et les petits. Plus heureux encore que l’auteur des Maximes, qui n’avait eu affaire qu’à de grandes passions et à de grands vices, La Bruyère avait surtout affaire aux travers qui sont ou le commencement ou la fin des vices ; et, le plaisir du ridicule tempérant chez lui l’indignation du mal, il devait être plus modéré et plus agréable, en même temps qu’il était plus varié.

§ III. Comparaison entre l’époque où La Bruyère prend ses portraits et celle qui a inspiré La Rochefoucauld. §

Il n’écrivit que fort tard. Né en 1645101, il avait plus de quarante ans quand il fit paraître ses Caractères ; il en avait quinze lorsque Louis XIV commença de régner personnellement. Pendant que la Rochefoucauld jetait un regard si triste et si profond sur une époque qui avait forcé tous les caractères, le jeune La Bruyère faisait son apprentissage d’observateur sur une société disciplinée, où les vices comme les vertus étaient revenus à leurs proportions naturelles, et où l’état de santé avait remplacé l’excitation de la fièvre. La royauté, pour la première fois acceptée de tous, avait fait connaître à chacun sa mesure. Tant qu’on n’avait vu au gouvernement qu’un roi moins la royauté, comme Richelieu, ou qu’un habile homme d’affaires comme Mazarin, personne n’avait eu au-dessus de sa tête quelque chose d’assez grand pour se trouver petit, et, par cette comparaison, arriver à une juste idée de soi. La grandeur de la royauté, sous Louis XIV, et la grandeur personnelle du roi, en abaissant tout le monde, mirent chacun dans sa vérité.

Tout ce vaste domaine de l’amour-propre, dont La Rochefoucauld recule si loin les limites, était enfin gouverné par un maître. Aucune des passions qui dépendent de l’amour-propre n’avait abdiqué, mais toutes avaient senti le frein. Les vices n’étaient plus des scandales, ni les vertus de l’héroïsme. Il n’y avait plus place pour le cardinal de Retz ni pour le président Molé. Sous cette forte discipline d’un jeune roi qui ne voulait pas plus des frondeurs du Parlement que des tuteurs de l’école de Richelieu ou de Mazarin, l’ambition avait dû changer de mœurs en changeant d’objet. L’intérêt avait cessé d’être téméraire et s’était donné des bornes. Quant à l’amour, il était redevenu la galanterie inoffensive, depuis que l’on ne pouvait plus faire sa cour à une duchesse par la guerre civile. Il y avait une sorte de proportion en toutes choses, et la plus grande des sociétés modernes se laissait voir dans ce moment de repos, où il faut prendre le portrait des nations comme des personnes.

Ce moment dura près de quarante années, les plus belles peut-être de l’histoire de notre nation, non seulement par la gloire des lettres et des arts, mais par l’emploi le plus complet de toutes ses facultés : au dedans, par les conquêtes pacifiques de l’unité sur les restes des institutions et des habitudes féodales ; au dehors, par des guerres glorieuses qui réunissaient au corps de la France des provinces qui en étaient comme les membres naturels.

Jamais peintre plus habile n’eut devant lui un modèle plus semblable à lui-même et plus commode. La Rochefoucauld avait vu les emportements des caractères : ses portraits se sentent des fortes impressions qu’il avait reçues de cette violence. La Bruyère voyait les habitudes, et, au lieu de visages échauffés par la passion, agrandis ou rapetissés outre mesure par les événements, des figures au repos, où les passions, devenues des manières d’être de chaque jour, avaient laissé des traces et comme gravé des rides ineffaçables. Il peignait à loisir et d’une main tranquille, sûr de retrouver le lendemain le modèle de la veille, ni pressé par le temps, ni troublé, comme la Rochefoucauld, par des souvenirs qui avaient pu être des blessures.

Il faut connaître ces convenances du temps et de l’écrivain, pour ne pas regarder les monuments d’une grande littérature comme des œuvres de mode, ou comme la bonne fortune d’un auteur. Tout y contribue et tout y sert. Non seulement la matière en est préparée depuis longtemps et à grand prix, mais tout le monde y a mis la main. Puis il s’élève un mortel privilégié, à qui Dieu donne l’instinct qui devine que cette matière est prête, et le génie qui sait la façonner. Tant de travail et tant de forces qui s’y emploient, une si étroite union de l’œuvre et de l’ouvrier, seraient-ce donc seulement de vains sujets pour des éloges académiques ou de la pâture pour le paradoxe ?

§ IV. La Bruyère, moraliste littérateur ; différence entre lui et ses devanciers. §

L’aptitude de La Bruyère se révéla et se fortifia par l’étude de Théophraste et par l’excellente traduction qu’il en donna102. En publiant à la suite de cette traduction ce qu’il y ajoutait de son fonds, d’après des modèles pris dans sa nation, il faisait voir, par la comparaison, que notre littérature était mûre pour ce genre d’écrits. C’est à lui, en effet, qu’il faut faire honneur d’avoir su le premier présenter la morale sous la forme d’un genre ou d’un art. La Bruyère est le moraliste littérateur.

Ses deux devanciers n’avaient pensé qu’à se rendre compte à eux-mêmes, celui-ci de ses souvenirs et de la morale qu’il en voulait tirer, celui-là de ses motifs d’abdiquer et de se réfugier dans la foi. La Bruyère, moins sublime, en effet, que Pascal, et moins profond que La Rochefoucauld, songe plus à s’approprier au public, et s’accoutume à ne regarder les choses que jusqu’où la vue des autres peut le suivre. Philosophe plus libre que La Rochefoucauld et Pascal, il n’est pas enchaîné à son passé comme le premier, ni, comme le second, tiraillé entre le doute et la foi. S’il plonge moins avant ou s’il voit de moins haut, il touche à plus de points et voit plus juste. Au lieu de vouloir enfoncer dans les cœurs la vérité toute nue, à la manière de La Rochefoucauld, comme un trait acéré, La Bruyère nous la présente comme un fruit de notre propre sagesse, et par là nous dispose à nous l’appliquer. Au lieu de nous accabler, comme Pascal, et de nous désarmer au moment du combat, il excite notre activité ; il nous fortifie par cet art de montrer à la fois à qui nous avons affaire, et qu’il y a presque toujours pire que nous. Pour ne pas nous fatiguer, il varie sa manière, et il peint plus qu’il ne raisonne, sachant bien qu’il sera plus longtemps maître de l’imagination de son lecteur que de sa raison. Rien n’est annoncé d’avance ; il aime mieux, pour l’efficacité de la leçon, surprendre nos consciences tandis qu’elles sont occupées des autres, et les faire revenir par comparaison sur elles-mêmes, que de les attaquer dogmatiquement, au risque de les trouver en défense derrière des préjugés ou des intérêts auxquels se brisent la vérité impérieuse de La Rochefoucauld et la vérité impitoyable de Pascal.

Le ressentiment perce dans les Maximes ; on dirait d’une vengeance calme et patiente qui cherche jusque dans la postérité ses victimes. Les Pensées semblent vouloir déshonorer quiconque oserait se trouver content de sa part de cette sagesse humaine que Pascal secoue comme un préjugé, mais qui tient, quoi qu’il fasse, à sa chair et à ses os. On résiste aux Maximes et aux Pensées comme à l’autorité d’une raison individuelle, aigrie par des circonstances personnelles à l’auteur ; mais on reçoit volontiers les leçons de la Bruyère, parce que sa raison est libre de ressentiments et de souffrances, et que, comme il le dit si délicatement, il ne fait que rendre au public ce que le public lui a prêté.

Voilà par quelles différences profondes La Bruyère se distingue de ses devanciers. Je ne les note point comme des progrès du bien au mieux dans un genre, mais comme des beautés d’un même fonds, dont aucune ne fait ombre à l’autre. C’est la même vérité qui s’est servie successivement des violents combats de l’âme de Pascal, de la mélancolie de La Rochefoucauld, et de la tranquille ironie de La Bruyère.

§ V. Des changements et additions dans les diverses éditions des Caractères. — Détail de l’art de La Bruyère. §

La Bruyère n’arriva pas tout d’abord à cet ensemble de convenances qui constitue un genre, et il y arriva guidé par ce même public qui lui fournissait la matière de son livre. La première édition des Caractères, publiée en 1688, est fort différente de la neuvième, qui parut huit ans après103. Les Caractères ne furent d’abord que des abstractions, et les Mœurs que des réflexions morales, rangées dans un nouvel ordre, mais qui ressemblent beaucoup aux Maximes et aux Pensées. A peine, dans quelques chapitres, un ou deux de ces portraits, qui firent plus tard la gloire de La Bruyère, interrompaient-ils cette suite de moralités détachées, que rassemblait, sans les lier, le titre du chapitre.

Le public, si digne alors des auteurs, et qui pouvait aider les plus illustres à se connaître, sentit que ces trop rares portraits donneraient seuls à La Bruyère une place à côté de La Rochefoucauld et de Pascal, et il lui en commanda de nouveaux. L’auteur ne les fit pas attendre. La quatrième édition, qui parut trois ans après la première, offrait déjà une plus juste proportion entre les portraits et les réflexions morales ; tout l’ouvrage s’était accru de plus d’un tiers. Un an après, la galerie s’était encore enrichie. C’est ainsi que, de la cinquième à la neuvième édition, chaque division du livre forma comme une salle particulière, où vinrent se ranger, à mesure que le siècle les faisait passer devant lui, les originaux les plus marquants de la même famille.

La partie dogmatique du livre s’augmentait dans la même mesure ; toute observation de mœurs qui ne pouvait pas prendre un corps et un visage paraissait sous la forme d’une réflexion ou d’un aphorisme. La première édition forme à peine le quart de la dernière, qui est l’édition usuelle. La Bruyère distribuait ses additions avec beaucoup d’art, aux endroits où l’effet en devait être certain, soit que la nouvelle pensée dût éclaircir ou compléter l’ancienne, soit que le portrait nouvellement fait dût rendre plus sensible, en la personnifiant, une vérité morale que la forme abstraite eût dérobée au lecteur, soit simplement pour rompre une suite de réflexions par une peinture.

Le détail de cette mise en œuvre est admirable. Quoique le plan du livre le divise par chapitres dont chacun porte un titre distinct, La Bruyère ne s’y astreint pas si étroitement qu’un certain nombre d’observations ne trouvent à s’appliquer hors de ce cercle et ne soient plus générales que le titre. C’est conforme à ce qui se passe dans la vie. Toutes les conditions n’ont-elles pas des points communs par où la même leçon peut les toucher ; et l’homme, tel que Dieu l’a fait, ne déborde-t-il pas toujours les cadres et les compartiments dans lesquels l’esprit de société tend à l’enfermer ? Dans les Caractères, les mêmes réflexions sont à la fois très spéciales par rapport au titre, et très générales par rapport aux applications que l’on en peut faire à des conditions ou à des travers analogues.

Cette première variété, propre à tous les chefs-d’œuvre du dix-septième siècle, est une des beautés du théâtre de Molière104. C’est par ces traits communs à l’espèce humaine que chaque individu se reconnaît dans tous les caractères. C’est par là que, même dans une société où règne la distinction des classes, les diverses classes ne sont pas les unes pour les autres l’objet d’une curiosité stérile qui s’amuserait des différences ; elles peuvent se donner réciproquement des leçons. C’est par là que je trouve des enseignements pour ma condition obscure, dans la peinture des conditions les plus élevées, et qu’enfant du peuple, je profite de la leçon faite aux grands.

Il y a une autre sorte de variété, plus féconde et plus flatteuse encore pour l’esprit, dans la manière dont La Bruyère administre la morale. Philosophe, écrivain satirique, moraliste chrétien, esprit mordant, libre, d’une indépendance qui ne fléchit que sous le devoir il est tour à tour sévère jusqu’à une certaine amertume et enjoué jusqu’au caprice, indifférent aujourd’hui pour ce qui l’irritait hier ; ici tranchant et dogmatique, là laissant voir ses propres doutes et s’y reposant. Est-ce mobilité et caprice, et non pas plutôt la diversité de la vie, qui affecte un esprit bien fait en proportion de ce que vaut chaque chose, et qui lui donne tour à tour toutes les dispositions dans une juste mesure, sans qu’aucune prenne le dessus ?

Quand La Bruyère s’occupe des grands, par exemple, leurs avantages d’abord le touchent. Est-ce jusqu’à l’envie ? Non ; car, de la même vue dont il regarde ces avantages, il aperçoit ceux qui leur manquent. Les vices des grands l’indisposent ; leur ingratitude envers les serviteurs qui se sont crevés à les suivre, leur goût pour les intrigants, l’incommodité où les met un honnête homme, leur superbe, leur vanité, tout cela le choque. Est-ce jusqu’à la colère ? Nullement. Un peu après, il remarquera dans les petits des vices et des travers analogues, et il tiendra compte aux grands des misères par lesquelles ils expient les leurs. S’il s’indigne, c’est si à point et si sobrement, qu’il paraît bien que cette indignation est le soulagement d’un esprit honnête et délicat, et non la complaisance d’un esprit chagrin pour sa mauvaise humeur.

La morale de La Bruyère blâme, mais elle ne flétrit pas ; elle conseille, mais elle ne prêche point.

On n’est pas mécontent des autres jusqu’à prendre le rôle de Timon, ni de soi-même jusqu’à vouloir entrer dans un couvent.

Cette morale prend toutes les formes : elle analyse, elle décrit, elle discute ; elle dogmatise aussi, mais plus rarement, car elle craint d’ennuyer ; elle aime mieux captiver l’esprit qu’attaquer la conscience. Enfin, comme dans La Fontaine, quelquefois elle ne conclut pas, elle abdique. La Bruyère ne se pique pas d’avoir des remèdes pour tous les maux.

En lisant les Caractères, je regrette de temps en temps l’autorité du prédicateur chrétien, qui me rendrait ma mobilité suspecte et me ferait craindre que mon indifférence sur les vices ne fût de la complicité ; mais, pour une fois que ma liberté m’est incommode et m’embarrasse, combien de fois ne suis-je pas flatté de l’avoir entière, et combien n’ai-je pas plus de goût pour l’écrivain supérieur qui a trouvé l’art de la caresser sans la corrompre !

La Bruyère nous fait la leçon d’une main si légère qu’il serait de trop mauvais goût de s’en offenser, outre qu’il excelle à intéresser l’esprit et l’imagination à cet enseignement de la raison. A égale distance de la colère du satirique et de l’austérité du prédicateur, il se tient dans une sorte de sérénité aimable ; plus heureux d’avoir trouvé le trait vif, saisi le ridicule et créé l’expression qui le peint, qu’affecté de la tristesse de sa matière et du peu d’efficacité probable de la leçon. Pourvu qu’il réussisse, soit à nous amuser aux dépens des autres, soit à nous rendre plus curieux de nous-mêmes, peu lui importe que nous devenions meilleurs ou qu’il suscite dans notre conscience un trouble salutaire. Il n’en veut pas à ses originaux, même à ceux de la pire espèce, et, comme Tacite, à qui ne déplaisaient pas les sujets sombres où il excelle, il ne hait pas ce qu’il peint avec tant de bonheur. Il n’avait point eu à souffrir, comme La Rochefoucauld, des caractères qu’il a tracés, et sa sévérité même est exempte de rancune. Il n’avait pas senti, comme Pascal, le supplice de toutes les imperfections humaines ; elles ont exercé doucement plutôt qu’aigri sa raison.

Dans le même temps que La Bruyère, par sa manière d’administrer la morale, nous met le plus à l’aise avec nous-mêmes, par sa méthode, ou plutôt par ce manque étudié de méthode, il se rend maître de notre attention. Son secret, c’est de ne lui demander aucun effort et de paraître pouvoir s’en passer. Beaucoup de ses traits sont à la fois si frappants et si rapides, que la réflexion qui suit l’impression n’ajouterait pas beaucoup à l’effet produit. Là, au contraire, où La Bruyère a besoin de piquer ou de soutenir notre attention, il n’est caresses ni avances qu’il ne lui fasse. C’est tout un art imaginé pour faire passer les pensées communes qu’il n’a pas su éviter, ou dont il a cru avoir besoin comme de degrés pour nous mener à des pensées plus relevées. La parure sous laquelle il les déguise, le moment où il les produit, le jour dans lequel il les montre, l’artifice qui les rajeunit, tout sert à nous arrêter où nous eussions passé légèrement, à nous réveiller où nous eussions langui ; et tel précepte que la déclamation a décrédité, ou que la sagesse de ménage a rendu insipide, recouvre honneur et faveur par la manière dont il l’assaisonne.

Le mélange de réflexions et de portraits, dans La Bruyère, flatte singulièrement une de nos habitudes d’esprit. C’est de cette sorte que nous nous parlons à nous-mêmes ou que nous causons avec nos amis. Comme notre auteur, après avoir affirmé nous doutons ; nous passons de la bonne opinion à la mauvaise ; la mélancolie nous saisit tout riants et tout raillants encore, la gaieté à peine envolée, le visage à peine rentré dans cette gravité un peu triste qui est notre air naturel. Sévères après avoir été indulgents, nous allons d’une remarque qui décourage à une remarque consolante. Tel vice que nous n’avons pas nous indigne dans l’orgueil de notre innocence, et nous parlons d’autrui en Catons, les mêmes qui tout à l’heure allons fort baisser le ton, à la vue d’un défaut déjà vieux, planté en nous ou qui y pousse.

Mais bientôt nous cessons les réflexions purement abstraites sur la nature humaine, et notre curiosité ou notre malice s’évertue aux dépens des individus. Voilà le tour des portraits. Cette galerie si riche, si variée, c’est la part que La Bruyère a faite à notre esprit de médisance. Célimène lui avait appris cet art ingénieux de nous instruire en flattant notre penchant à médire. Ces portraits si achevés, nous en traçons tous les jours des ébauches, dans ces conversations où nous ne ménageons guère que nous-mêmes et ceux qui nous écoutent. Ce que La Bruyère a peint en perfection, nous l’avons quelquefois esquissé. Les traits qu’il a réunis et groupés dans une personnification vivante, nous les avons vus éparpillés sur un certain nombre d’originaux dont son art a fait un type. Qui sait ? N’avons-nous pas nous-mêmes notre portrait dans la galerie ? Si, par vanité ou faute d’esprit, nous ne savons pas l’y trouver, nos amis s’en chargeront. La conformité du lecteur avec le livre est donc complète ; il y retrouve tout ceux qu’il connaît, et il y figure de sa personne.

§ VI. Du style des Caractères, et du jugement qu’en a porté Suard. §

Le style de La Bruyère ne mérite pas d’éloge particulier. Où les mots égalent les pensées, c’est le même style que celui de tous les grands écrivains du dix-septième siècle. Cependant un critique délicat, Suard105, le loue de qualités qui auraient manqué à ceux-ci. Selon lui, ni Bossuet, dont La Bruyère n’a pas les élans ni les traits sublimes ; ni Fénelon, dont il n’a pas le nombre, l’abondance et l’harmonie ; ni Voltaire, dont il n’a pas la grâce brillante et l’abandon ; ni Rousseau, dont il n’a pas l’émotion, n’ont au même degré la variété, la finesse, l’originalité des formes et des tours, qui étonnent dans La Bruyère. « Il n’y a peut-être pas, dit Suard, une beauté de style propre à notre idiome dont on ne trouve des exemples et des modèles dans cet écrivain. » Le style de La Bruyère, toutes les fois que sa pensée est juste et relevée, ressemble au style des grands écrivains dont Suard l’a distingué. C’est cette ressemblance nécessaire des styles, dans la différence des sujets ou du génie particulier des grands écrivains, qui fait la beauté de notre littérature : c’est l’unité de la langue dans la diversité des écrits. Je défierais le critique le plus exercé, s’il ne sait pas l’endroit de mémoire, de reconnaître à qui appartient une pensée exprimée en perfection.

Il vaut mieux dire simplement que La Bruyère, comme tous les écrivains supérieurs, sait dire tout ce qu’il veut, et ne dit que ce qui est dans sa nature et dans son dessein. Si l’on tient à noter des différences, ce doit être dans le génie particulier et le dessein de chacun. Ainsi, pour La Bruyère, moraliste et peintre de portraits, cette variété, cette finesse, cette originalité des formes, dont parle Suard, seront, si je puis parler ainsi, les qualités du genre. Comment être moraliste, sans être fin ? Comment peindre des portraits, sans être varié ? La matière fournit d’elle-même ses formes et ses couleurs à l’écrivain qui y est propre. Pour que l’avertissement du moraliste porte coup, pour que les portraits du peintre respirent, ni l’expression ne peut être trop forte, ni les couleurs trop vraies. Un peu en deçà, ce ne sera plus La Bruyère, mais quelque aimable esprit moralisant par honnêteté ou par imitation, et peignant les ridicules d’une main incertaine ; ce sera Vauvenargues. Un peu au-delà, ce seront certaines grimaces laborieuses et certains raffinements désespérés, que les esprits avides de nouveautés préféreront peut-être à La Bruyère.

La seule différence à remarquer entre La Bruyère et les grands écrivains de son siècle, et qui ne tienne pas à la matière et au dessein de son ouvrage, c’est qu’en certains endroits le fond n’y égale pas le travail de l’expression. Suard dit avec raison « qu’en lisant avec attention les Caractères de La Bruyère, il semble qu’on est moins frappé des pensées que du style, et que les tournures et les expressions paraissent avoir quelque chose de plus brillant, de plus fin, de plus inattendu, que le fond des choses mêmes. » Mais il a tort d’ajouter que c’est moins « l’homme de génie qu’on admire alors que le grand écrivain. » Qu’est-ce donc dans les lettres qu’un grand écrivain qui n’est pas un homme de génie ? Là où le fond des choses n’est pas à la fois juste et relevé, il n’y a pas de grand écrivain ; mais il peut y avoir un très habile homme qui veut cacher aux autres, et peut-être à lui-même, la faiblesse de ses pensées. C’est de La Bruyère, quand il n’est que cet habile homme, que Boileau disait ce mot déjà cité : « Qu’il ne manquerait rien à Maximilien, si la nature l’avait fait aussi agréable qu’il a envie de l’être106. »

Un peu par faiblesse, un peu par l’extrême difficulté pour le moraliste de se tenir entre le raffiné et le commun, La Bruyère tantôt cherche à parer, pour les déguiser, des préceptes de sagesse banale qu’il n’a pas su éviter, et tantôt s’éblouit de la finesse de ses vues. Toujours occupé du soin de plaire au lecteur, il se défie de la variété naturelle de son sujet, et il prodigue les artifices pour diversifier la variété elle-même. Mais pour un petit nombre d’endroits où il tourne autour des esprits sans y entrer, combien d’autres où il y entre en vainqueur et en maître ! Que de moyens de bon aloi pour nous attacher, nous tenir éveillés, nous surprendre ! Que de duretés habiles ! Que de complaisances ingénieuses et d’à-propos dans cette censure ! Que de délicatesse dans ces flatteries ! Quels savants détours pour nous conduire où il veut ! De quel miel n’enduit-il pas les bords de cette coupe où il nous fait boire les amers conseils ! Combien, pour certaines fois où il fait l’agréable, Maximilien est agréable naturellement et sans efforts !

Mais il ne faut pas pousser trop loin l’apologie. La variété dans les Caractères est, en plus d’un endroit, l’effet du calcul plutôt que de la richesse de l’invention. On regrette la force de réflexion et de combinaison qu’il a employée pour se défendre de la monotonie. C’est de la difficulté vaincue, il est vrai ; mais le mérite de la difficulté vaincue n’est une qualité supérieure que là où elle fait valoir les choses et non l’écrivain. L’artifice et l’ornement ne prouvent pas l’invention ; j’y vois plutôt la marque de la stérilité. Le génie fécond ne se fatigue pas en arrangements ; il va droit à ces choses éternelles qui n’ont pas besoin d’être ornées, et par le même effort d’esprit il les découvre et les exprime.

§ VII. Des défauts de La Bruyère, et pourquoi il y a lieu de les noter. §

La Bruyère a le faible des écrivains qui sont doués de l’imagination du style ; il en perd quelquefois à vouloir embellir des pensées communes. Suard s’en doute bien un peu ; mais, dans le pieux désir de ménager une gloire si populaire, il aime mieux faire tort aux pensées de leur vulgarité qu’à l’auteur. « La justesse d’une pensée, dit-il, la rend triviale. » C’est une excuse d’apologiste, et non une vérité. La justesse ne rend triviales que les pensées qu’il ne faut pas mettre dans les livres. Il en est une infinité d’autres qui, quoique justes et d’une application de tous les jours, ne nous viennent à l’esprit qu’à la suite de quelque avertissement qui nous les rend nouvelles. Quelques-unes nous trouvent si distraits et si occupés des soins de la vie, que leur présence nous donne un plaisir de surprise, ou si incapables d’en retenir l’impression dans nos faibles cerveaux que, comme un air de musique difficile et charmant, nous avons besoin de les rapprendre sans cesse. L’art de l’écrivain supérieur est de les aller chercher au fond de nous-mêmes, où elles sont comme étouffées et assoupies par nos besoins et nos passions, et de les exprimer dans le caractère et la sévère beauté de la langue de son pays. Les pensées communes, quoique justes, ne doivent pas être recueillies dans les livres, lesquels sont faits pour défendre contre notre faiblesse et notre oubli, les plus essentielles de nos pensées, et comme les titres de notre nature. Vouloir fixer par écrit des pensées communes, c’est, dans l’auteur, ou médiocrité d’invention, ou illusion de l’ouvrier qui estime moins la matière que la façon.

Certains portraits de La Bruyère sont excessifs, moins encore par l’exagération que par le trop grand nombre de traits ; chaque original en porte plus que sa charge : ce sont les Hercules du ridicule. Ainsi le portrait du ministre et du plénipotentiaire107 ; ainsi encore celui d’Onuphre, ou le faux dévot108. Ce dernier a le double tort d’être démesurément long et de se donner comme un amendement au Tartufe indirectement critiqué partout où Onuphre diffère de Tartufe. Je ne puis souffrir un portrait qui ressemble à une biographie ; et, quant au faux dévot, je persiste à ne le reconnaître que dans Tartufe.

Là surtout le besoin de plaire au public a fait sortir La Bruyère des limites de son art. Il l’avoue dans une note sur le portrait de Ménalque le distrait109, ou l’excès de longueur choque d’autant plus qu’il s’agit du type même de la pétulance, du défaut de suite, de la mobilité, de l’absence. « Ceci, dit-il, est moins un caractère particulier qu’un recueil de faits de distraction ; ils ne sauraient être en trop grand nombre s’ils sont agréables ; car, les goûts étant différents, on a à choisir. » Raison spécieuse, et qui n’est pas d’un maître de l’art. La Bruyère donne l’exemple, trop souvent imité, des théories imaginées par les écrivains pour se mettre en paix sur leurs défauts. L’art ne consiste pas à contenter tous les goûts, en flattant les uns par ce qui choque les autres, mais à faire que les goûts les plus différents soient d’accord de la justesse d’une pensée, de la beauté d’une expression, de la vérité d’une peinture. Molière y a excellé. Suivez-le, fût-ce du plus loin, et surtout ne me donnez pas « à choisir » ; car vous risquez fort que je n’en veuille pas prendre la peine et que, pour n’avoir pas à faire de choix, je ne rejette le tout.

Au reste, ces défauts de La Bruyère sont inhérents à la forme même de son ouvrage. Le danger inévitable de n’avoir pas de plan, ni de ce que Vauvenargues, parlant de Descartes, appelle l’imagination des dessins, c’est de donner trop au détail. La Bruyère est souvent trompé par le prix qu’il met à tout. Tels passages ressemblent à certains tableaux qu’on cite dans l’histoire de l’art ; il manque à ces tableaux, parfaits dans les détails, un objet principal dont tous les accessoires tirent leur prix. Tant d’habileté et d’adresse, une expression si vive, un tour si ingénieux, des images si frappantes, n’ont pas réussi à nous imprimer ces passages dans la mémoire ; ce qui paraît si arrêté n’est pas définitif. Quelqu’un prendra ces procédés à La Bruyère, et, par un meilleur emploi, se les rendra propres, en les appliquant à des choses durables.

Les critiques contemporains n’avaient pas manqué de reconnaître, la prévention aidant, par où péchaient les Caractères. Je ne parle pas de ceux qui n’y voyaient un ouvrage « que parce qu’il a une couverture et qu’il est relié comme les autres livres110 », mais de ceux qui n’y trouvaient pas les qualités d’un ouvrage suivi, et qui y notaient de l’affectation. La Bruyère les a traités fort mal. « Ce sont, dit-il, de vieux corbeaux qui croassent autour de ceux qui, d’un vol libre et d’une plume légère, se sont élevés à quelque gloire par leurs écrits111. » Ils n’en ont pas moins touché le point faible, et ils n’ont fait que dire par malignité ce que Boileau disait avec la réserve de l’estime.

On accusait encore La Bruyère d’être incapable de lier ses pensées et de faire des transitions. Boileau l’avait remarqué le premier. « Il s’est dispensé, disait-il, du plus difficile dans l’art d’écrire, à savoir, les transitions112. » Il ne s’agit pas de tours d’adresse et comme de plans inclinés pour faire glisser commodément l’esprit d’une idée à l’autre, mais d’idées considérables et nécessaires, qui ont leur place marquée dans le discours et qui en forment la chaîne. Il s’agit de cette logique qui, dans tous les arts, n’est que l’imitation de la nature, laquelle ne crée pas de membres séparés du corps. Mais, dans Boileau lui-même, toutes les transitions sont-elles irréprochables ?

Les défauts de La Bruyère lui donnent une physionomie à part, au milieu des grands prosateurs du dix-septième siècle. Il est peut-être le seul qui ait d’autres défauts que ceux de l’imperfection humaine113 : c’est pour cela qu’il a été le plus imité. Le seul de cette grande famille, il a cherché la vérité pour plaire, dans un temps où les auteurs plaisaient en la cherchant pour elle-même. Il est trop souvent littérateur ; les autres ne sont qu’écrivains, c’est-à-dire hommes d’action par la plume. Aussi n’ont-ils point eu d’imitateurs ; car, s’il suffit, pour imiter les littérateurs, de leur emprunter leurs procédés, pour imiter les écrivains il faut avoir leur âme, il faut les égaler. La Bruyère doit donc être lu avec précaution ; mais là où son style est proportionné aux choses, nul écrivain ne saurait être lu de trop près, ni trop étudié.

Chapitre treizième. §

§ Ier. De l’union des deux antiquités dans Bossuet. — § II. Du caractère propre et distinctif de ce grand homme. — § III. Comment il échappe au doute et à l’ascétisme. — § IV. Bossuet, théologien sans formules et mystique sans illusions. — § Y. Il est le prosateur le plus naturel et le plus varié du dix-septième siècle. — § VI. Des premiers travaux de Bossuet. — § VII. Caractères de ses sermons. — § VIII. Des ouvrages composés pour l’éducation du dauphin : 1° Discours sur l’histoire universelle ; 2° Traité de la Connaissance de Dieu et de soi-même. — § IX. Oraisons funèbres. — § X. Travaux de l’épiscopat de Bossuet. — Constitution de l’Église gallicane. — Sermon sur l’unité de l’Église. — Histoire des Variations. — § XI. De l’Histoire des Variations, considérée comme un ouvrage d’art. — § XII. Défense de ce livre, et Avertissements aux protestants. — § XIII. Des doctrines politiques de Bossuet. — Comment ce grand homme a tort et raison à la fois. — § XIV. De la querelle du quiétisme. — Influence des querelles religieuses, au dix-septième siècle, sur la langue et la littérature. — § XV. Fénelon et Mme Guyon. — § XVI. De la lutte entre Bossuet et Fénelon, et de leurs partisans. — § XVII. Comment Bossuet est le défenseur de la tradition, et Fénelon, celui du sens individuel. Influence de la victoire de Bossuet sur l’esprit français et la langue. — § XVIII. Correspondance entre Leibnitz et Bossuet. — § XIX. Des ouvrages de direction et de spiritualité de Bossuet. — § XX. Conclusion.

§ I. De l’union des deux antiquités dans Bossuet. §

J’en viens à ce beau génie, le plus grand de nos écrivains en prose, en qui se résument toutes les grandeurs de l’esprit français avec le moindre mélange de défauts ; encore les défauts de Bossuet semblent-ils ceux de l’humanité plutôt que ceux d’un homme.

Il faut s’y arrêter, il faut s’y complaire. Il n’y a pas de plus grand nom dans l’histoire de la littérature française ; il n’y a pas, pour me servir d’une expression familière à Bossuet, d’esprit dont la cime soit plus haute.

Aucun écrivain, au dix-septième siècle, n’a plus complètement que Bossuet représenté l’union des deux antiquités et de l’esprit moderne.

Pascal néglige les poètes et se prive de beaucoup de secours de ce côté-là ; Fénelon, trop païen pour un évêque, est presque trop grec pour un écrivain français. Bossuet admet tout, s’assimile tout, mais à sa manière, sans mêler les philosophies, sans associer des pensées contradictoires, sans s’emporter d’aucun côté, avec une fermeté et une liberté d’esprit dont l’histoire des lettres, dans aucun pays, n’offre un si bel exemple.

Les auteurs de l’antiquité lui avaient été familiers dès l’enfance. Il les apprit par cœur, et, ce qui est prodigieux, il les retint. Il pouvait réciter de longs passages d’Homère, de Virgile et d’Horace. Quand les livres saints et les Pères eurent ôté de ses mains, pour quelques années, les auteurs païens, il continua de les lire dans sa mémoire, entretenant ainsi, parmi ses austères études, des impressions de poésie et d’art qui ne s’effacèrent jamais. A vingt ans, il était également versé dans les deux antiquités : dans la profane, sans la superstition à demi païenne du seizième siècle, et même d’une partie du dix-septième siècle ; dans la sacrée, sans les illusions du mysticisme et de l’ascétisme.

§ II. Du caractère propre et distinctif de Bossuet. §

Le caractère propre et distinctif de Bossuet, c’est le bon sens.

La découverte n’est pas bien grande, j’en conviens ; mais je ne fais pas de découverte. J’adhère au jugement commun ; je ne revendique que la liberté de mes motifs.

En quoi le bon sens, qui n’est que l’habitude de voir juste et de se conduire en conséquence, est-il si caractéristique dans Bossuet, que ce soit surtout par ce mérite simple qu’il nous étonne ?

Montaigne, Descartes, Pascal, pour ne citer que les hommes de génie, ne sont-ils pas avant tout des hommes de bon sens ? Assurément.

Mais regardez où ce bon sens fait défaut. Dans Montaigne, outre l’habitude de douter de toutes choses, qui est une marque d’étendue d’esprit plutôt que de justesse, l’imagination a trop de part à ses pensées, et son bon sens, en s’arrêtant à la surface des choses, soit timidité, soit crainte de se fatiguer à approfondir, n’est le plus souvent qu’une vue juste d’une partie seulement des objets.

Descartes est le premier qui se soit servi de son bon sens pour s’assurer des vérités essentielles et capitales, et, en cela, c’est un homme d’un génie prodigieux. Mais, en réduisant toute évidence au témoignage du sens intime, en se passant de l’expérience et de la tradition, n’a-t-il pas privé la vérité de ses preuves les plus sensibles, et éteint de sa propre main une des plus vives lumières auxquelles s’éclaire le bon sens ?

Reste le bon sens de Pascal, le plus près assurément de celui de Bossuet. Mais ce bon sens n’a-t-il pas failli le jour où Pascal voulut introduire la logique des mathématiques dans le domaine de la foi, et prouver les mystères du christianisme par la géométrie ?

Si je compare, à ce point de vue, le bon sens de Bossuet au bon sens de ces grands hommes, je n’y trouve ni l’incertitude systématique qui fait flotter au hasard celui de Montaigne, ni l’orgueil du moi qui réduit au sentiment intérieur celui de Descartes, ni la sublime impuissance où se brise celui de Pascal.

Je le définirai encore mieux en l’opposant, non pour lui donner le dessous, à cette audace d’invention qui, dans la philosophie, pousse Descartes à vouloir pénétrer le secret du monde moral ; dans la physique, à toucher du doigt la molécule ; qui, dans la logique, fait raisonner Pascal avec Dieu ; dans la politique, inspire à Platon sa république, à Fénelon sa ville de Salente ; dans la métaphysique suggère à Aristote l’idée de compter nos facultés et de parquer nos idées dans des catégories, ou fait imaginer à Leibnitz l’harmonie préétablie. Il ne faut pas donner à Bossuet une gloire qu’il n’a pas, et dont il n’a pas besoin. La sienne est peut-être plus rare, parce qu’avec la réunion de toutes les qualités qui portent le génie à ces hardis voyages de découvertes, il s’est tenu dans les limites du bon sens, dans une assiette d’où n’ont pu le déranger ni l’ardeur des méditations solitaires, ni les disputes, ni la gloire.

Descartes s’était donné l’impossible tâche de retrancher de son esprit tout ce qui y était entré sur la foi des siècles, et, par des tours de force de logique, il n’était parvenu qu’à se mettre en paix sur les deux vérités principales de toute religion naturelle, Dieu et l’âme, que révèle sans efforts à l’homme le plus simple un seul regard jeté sur le monde extérieur et sur lui-même.

Pascal, en paix tout d’abord sur ces deux points, essaya de trouver en lui et sur lui-même, par le raisonnement, la vérité de la révélation. Il n’en voulut devoir les preuves qu’à la force de son esprit, comme Descartes avait fait pour Dieu et pour l’existence de l’âme.

Bossuet ne renouvela ni les prodiges de la logique de Descartes, ni les douloureux combats de Pascal, et son inquiète possession de la foi.

Il s’en tint au témoignage des siècles et au bon sens pour le vérifier ; il vit dix-sept cents ans de tradition non interrompue, commençant à la naissance de Jésus-Christ, et, au-delà, se renouant aux origines bibliques. Il y adhéra tout d’abord, et se contenta, pendant cinquante ans de travaux de parole ou de plume, de donner les motifs de son adhésion.

§ III. Bossuet échappe au doute et à l’ascétisme. §

Dans ce demi-siècle employé à l’étude de la religion, il se préserva des deux périls du sujet, le doute et l’esprit d’ascétisme.

Le doute, comment pouvait-il en être touché ? Le temps lui manqua pour douter. Si la foi avait pu s’accroître dans cette intelligence, qui, dès l’extrême jeunesse, ayant à choisir entre Homère et la Bible, préféra la Bible, elle se serait accrue sans doute par cette étude de chaque jour, soit des dogmes, pour en défendre l’interprétation, soit du gouvernement de l’Eglise, pour en établir la suite et l’unité. Le doute vint à Pascal, qui laissa tout faire à sa raison et qui, croyant préparer les preuves de la religion contre les incrédules, ne parvint pas toujours à se la prouver à lui-même, le plus incrédule, par moments, de tous ceux qu’il voulait convaincre. Aussi lui prit-il des vertiges, toutes les fois que cette raison, qui peut-être, un siècle plus tard, lui aurait suggéré la logique du Vicaire savoyard, manqua d’une prémisse pour rendre le raisonnement invincible. Le doute est comme le châtiment d’une trop grande confiance dans la raison individuelle. Bossuet l’évita en rangeant la sienne à la tradition, c’est-à-dire en la mettant à la suite de tant de grands hommes, de tant d’intelligences supérieures, de tant de sagesses accumulées, qui en formaient comme la chaîne. La mort le surprit comme il songeait à porter la lumière et la méthode dans quelques parties du dogme et de la tradition. Au lieu d’être troublé d’appréhensions sur sa destinée, ou agité d’efforts convulsifs pour se retenir à la foi, il se fit répéter quelques-unes des paroles saintes qu’il avait le plus aimées à cause de leur inépuisable profondeur, et il s’endormit du dernier sommeil en les méditant.

L’autre danger, l’esprit d’ascétisme, était peut-être plus à craindre. De ce haut état où le portait la méditation religieuse, comment consentir à descendre dans le détail de la vie, à s’intéresser aux passions de l’homme, à ses misères, à ses grandeurs, à ses talents, au génie, à la beauté, à la jeunesse, à la gloire ?

Bossuet n’oublie pas que nous sommes les créatures de Dieu ; en nous parlant de nos misères, il se souvient de notre origine.

Ce que le prêtre accable, l’homme le relève. C’est le prêtre qui, parlant de la parure des filles, reproche aux hommes de transporter les ornements que le temple de Dieu devrait avoir seul « à ces cadavres ornés, à ces sépulcres blanchis114 » ; c’est l’homme qui s’attendrit sur les grâces de la duchesse d’Orléans, sur ces charmes de l’esprit et du cœur, sur cette fleur sitôt desséchée ; c’est l’homme qui nous tire des larmes sur l’iniquité de la mort.

Le Discours sur l’histoire universelle est le plus beau témoignage de l’intérêt que Bossuet prend aux choses humaines. Ces tableaux des grandes sociétés antiques, cet éloge de la sagesse des Egyptiens, de la valeur des Perses, de l’esprit des Grecs, de la politique des Romains, sont d’un historien qui n’a pas peur de trouver grandes les œuvres de la créature de Dieu, et d’un philosophe qui ne hait pas le spectacle de la vie. Au lieu de dépeupler les villes pour remplir les solitudes et de faire déserter la vie active, ce Père de l’Eglise recommande tout ce qui est de l’homme, la politique, la législation, la guerre, les grands monuments, les arts, l’administration. Il fait aimer à chacun son rôle sur la terre ; il ne veut pas d’une timidité inquiète qui ferait craindre à l’homme de s’engager dans la vie. Aussi bien Bossuet n’a pas peur de s’y méprendre, ni d’être dupe de toute cette grandeur : le chrétien sait que la chute n’est pas loin du triomphe ; il sait qu’il n’a qu’un moment à s’intéresser à l’histoire sitôt finie de ces sociétés, dont la vie ne paraît être qu’une course brillante vers la mort ; il sait que leur gloire même est pleine des causes de leur déclin et de leur ruine.

Cet intérêt de Bossuet pour la vie, pour les sociétés, pour l’homme en particulier, est la plus durable beauté de ses ouvrages. Bossuet est plein d’exhortations à l’activité réglée. S’il n’exalte personne, il ne décourage personne. Il ne demande ni devoirs ni scrupules extraordinaires ; aussi éloigné, quant à la morale, des préventions des parfaits contre leurs vertus mêmes, que des complaisances des relâchés pour leurs faiblesses.

Le bon sens de Bossuet, à cet égard, c’est l’esprit même du christianisme véritable et bien entendu. Le christianisme explique tout et n’exclut rien. Il explique tous les gouvernements ; il explique l’activité humaine, la guerre, la paix, la justice, les arts ; il s’y plaît ; et, quoiqu’il subordonne tout à Dieu, et qu’il ne se laisse pas éblouir par l’orgueil de la vie présente, il s’y intéresse néanmoins, il l’aime, il la règle. Bien de plus petit, selon le christianisme, que l’homme par rapport à Dieu ; mais rien de plus grand par rapport au monde. Animé de cet esprit, Bossuet ne craint pas de le représenter dans sa grandeur, comme pour entretenir en lui l’émulation des grandes choses. Nul écrivain chrétien n’a fait à Dieu plus d’holocaustes de la gloire humaine, et nul n’en a tracé des images plus propres à la faire aimer.

Chrétien orthodoxe, il tient compte de tous les états du chrétien, et, en particulier, de la vie solitaire et contemplative, qui est de tradition ; des parfaits, dont les chefs ont été de grands saints. Mais, même dans cette espèce d’absorption en Dieu, qui est le trait des contemplatifs, il veut que la raison surnage, et qu’on la sente jusque dans le sacrifice qu’elle fait d’elle-même ; il se tient en deçà des rêveries dont se repaissait l’imagination tendre et subtile de Fénelon.

Il blâmait l’inquiétude de ces religieuses qui, attachées à une vaine recherche de perfection, suspectaient jusqu’à leurs moindres mouvements, et craignaient, comme une tentation du malin esprit, l’activité bornée et monotone de la vie du cloître. Après leur avoir montré l’inanité de leurs peines, s’il les voyait s’y opiniâtrer, il employait l’autorité épiscopale, et leur défendait même de s’en confesser, pour les sauver du péril de les approfondir.

Le plus grand peintre de la vie est aussi le plus grand peintre de la mort. Bossuet ne s’étourdit pas à en creuser le mystère : il l’envisage sous l’aspect qui frappe l’imagination de la foule. La mort, c’est la fin de la vie, des richesses, de la puissance, de la gloire ; c’est un cadavre qui, la veille, était roi ; c’est un je ne sais quoi sans nom, qui remplissait tout à l’heure le monde de ses passions, de ses grandeurs, de ses qualités et de ses vices. Bien que la foi ne lui laisse aucune incertitude sur le sens de ce grand changement, il ne laisse pas de s’étonner, avec la simplicité populaire, de la soudaineté de son arrivée. Il n’en raisonne pas subtilement ; il la sent, il en est ému comme les enfants.

§ IV. Bossuet, théologien sans formules et mystique sans illusions. §

Le même bon sens qui préserva le chrétien des illusions de l’ascétisme, préserva le théologien des excès de l’école et des rêveries des mystiques.

Nous ne sommes guère compétents pour juger de la bonne et de la mauvaise théologie. Les préventions, à quelques égards fondées, du dix-huitième siècle, pèsent encore sur nous. On fait à la haute théologie le même tort qu’à la métaphysique : on la juge par sa prétention qui est de nous mener par le raisonnement à cette science de Dieu que le cœur seul nous enseigne. On ne la juge pas par sa méthode, par les efforts de réflexion et de pénétration qu’elle fait faire à l’esprit, par la hauteur où elle le porte. Il est vrai qu’aucune science ne risque plus de n’être que nominale. La raison disparaît, le sentiment se dessèche, sous l’appareil des formes syllogistiques. Les hommes les plus passionnés y sont devenus subtils et secs, les esprits les plus clairs s’y sont embrouillés. Luther, dans sa fougue, Mélanchthon, malgré sa mesure, se sont plus d’une fois payés de vaines abstractions ; ils s’agitent dans cette fausse lumière du syllogisme, qui n’a pas ébloui Bossuet. Ce grand homme a fait pour la théologie ce que Descartes a fait pour la philosophie : il l’a émancipée des servitudes de l’école.

Il y avait plus de danger de s’égarer sur les pas des mystiques. La théologie d’école est une méthode plutôt qu’un dogme. Le mysticisme est presque un dogme. Il fait partie de ces traditions de l’Eglise, dont le corps entier était accepté et défendu par Bossuet. Mais, là encore, Bossuet ne se laisse pas entraîner hors de son bon sens. Il respecte les raffinements de spiritualité des mystiques ; il ne les souffre pas comme doctrine de l’Eglise. Vainement on ouvre à cette imagination si puissante des horizons infinis ; l’aigle ne pousse pas son vol jusqu’à la sphère où l’air manque. Ce commerce extraordinaire des mystiques avec Dieu, cette possession de Dieu qui emprunte son langage à la possession de la nature, le révoltent ; il ne veut pas d’une doctrine où Dieu sert de pâture à des imaginations affamées, et où sa grandeur et sa justice s’absorbent dans sa bonté115.

De même, quand le mystère passe la portée de son esprit, ou que ses adversaires signalent dans les livres saints quelques contradictions qui ne peuvent être expliquées par des expressions humaines, au lieu de s’opiniâtrer, comme dans une dispute d’école, au lieu de s’enivrer de la difficulté et de subtiliser, il s’arrête court, il avoue son ignorance avec la simplicité d’un enfant, et se contente de croire, parce que la parole de Dieu a eu tout d’abord toute sa perfection.

§ V. Bossuet est l’écrivain le plus naturel et le plus varié du dix-septième siècle. §

C’est sans aucun doute à cette fermeté de bon sens, à cette obéissance toujours fidèle, à cette soumission éclairée, savante, réfléchie, et toutefois entière et sans réserve ; à cette habitude de ne chercher dans la religion que des motifs d’acquiescement à sa tradition et à ses disciplines, de subordonner ses vues particulières à l’interprétation légitime, de toujours se mettre hors de soi pour chercher la vérité, que Bossuet doit d’être l’écrivain en prose le plus naturel et le plus varié du dix-septième siècle.

Bossuet ne pense jamais à lui, mais toujours à la chose dont il traite. Or, c’est là le secret du naturel et de la variété.

Il est vrai qu’on peut être naturel même en ne s’occupant que de soi, et il y en a d’illustres exemples ; mais on l’est avec plus de défauts. Il n’est personne qui ne sente, pour l’avoir éprouvé, qu’il n’y a pas de naturel hors de la vérité, et qu’il est impossible, à qui ne regarde les choses qu’en lui et selon son intérêt, de n’être pas très souvent hors de la vérité. Or, ce besoin de conformer le monde à soi expose à toutes sortes de paradoxes, où ce qui peut percer de naturel est mêlé de je ne sais quoi de factice qui n’échappe pas à un œil exercé.

Bien moins encore faut-il subtiliser pour faire comprendre pourquoi l’écrivain qui n’est occupé que de soi manque de variété. Comme il voit toutes les choses en lui-même, il les fait pour ainsi dire à son image et leur imprime uniformément son air. On est presque toujours dans la raillerie avec Voltaire, dans le romanesque avec Rousseau, dans le scepticisme nonchalant avec Montaigne.

Bossuet ne se montre nulle part avec la même physionomie ; il prend pour ainsi dire celle de char que sujet. Qu’il s’agisse de la vérité religieuse ou de la vérité humaine, il paraît toujours saisi, comme malgré lui, de quelque objet qui est hors de lui, et qu’il n’est pas libre de ne pas voir tel qu’il est. De là ces mouvements si naturels, si soudains, si peu attendus, à mesure que le voile se lève et lui découvre quelque partie cachée de la vérité. Il n’a pas une forme particulière, un procédé. Si son sujet l’amène à méditer sur le néant des choses humaines, sur la mort, sur les révolutions des empires, sur la force de l’Eglise écrasant les hérésies, les images, les expressions fortes abondent sous sa plume. Descend-il au ton de l’instruction familière, dans le détail de la vie domestique, de nos humeurs, de nos défauts, une clarté douce, égale, des expressions modérées remplacent ces hardiesses de langage où le portent les grands sujets. La preuve qu’il ne s’y plaît pas exclusivement, c’est qu’on n’en rencontre jamais dans les sujets qui ne les inspirent pas. Et de même qu’il s’élève sans effort, c’est sans contrainte, et sans le moindre air de déroger, que le pasteur de l’Eglise de Meaux approprie ses instructions à l’intelligence de son humble troupeau.

Nous avons des écrivains d’un ordre élevé qui, conduits par leur sujet en présence des choses familières, les exagèrent et les dénaturent pour les accommoder à leur tour d’esprit habituel, et qui se guindent par la crainte de perdre leurs avantages. Nous avons des écrivains familiers qui font descendre à leur niveau les choses élevées. Les exemples sont plus rares d’écrivains qui s’élèvent ou s’abaissent selon la nature des vérités qu’ils traitent. Bossuet est le plus grand d’entre ceux-là.

Mais pourquoi ces mots : élever et abaisser ? Il n’y a pas de vérité d’un ordre bas, car la vérité fait partie de Dieu. Bossuet ne comprendrait pas ces subtilités. Il ne croit pas s’abaisser quand il prépare des enfants à la première communion, ou qu’il rassure, au fond d’un cloître, de pauvres filles agitées par des scrupules de conscience, ou qu’il pénètre dans les misères de notre foyer domestique. Le besoin du moment, les devoirs périodiques du saint ministère ne lui laissent pas le choix des sujets. Il s’inquiète peu si sa matière mettra son esprit dans le plus beau jour. Jamais écrivain plus élevé n’a fait moins d’efforts pour l’être et n’a su plus facilement descendre. C’est par là qu’il est si varié. Au lieu de donner sa forme aux choses, ce sont toutes les choses tour à tour qui lui donnent la leur.

Il est remarquable que, dans un si grand nombre d’écrits qui peuvent être classés par genres, et qui ont des règles et une rhétorique particulières, ce grand homme, historien, orateur sacré, théologien, métaphysicien, publiciste, ne se soit conformé, dans chaque genre, qu’aux règles du bon sens, et qu’il n’ait subi aucun de ces arrangements où d’autres écrivains dépensent une force perdue pour le fond des choses. Il est grand logicien sans aucun des procédés de la logique. Il ne craint pas de laisser, entre les idées importantes, des intervalles que le logicien par procédé remplirait d’idées intermédiaires laborieusement enchaînées. Il s’en tient à cet arrangement naturel où se disposent d’elles-mêmes les choses, selon leur ordre et leur importance, dans les têtes bien faites. Il ne s’acharne pas, comme Pascal ou Descartes, à faire du discours un tissu qui prouve la puissance d’esprit de l’écrivain, mais qui excède la force d’attention du lecteur. Il raisonne pour ainsi dire par les idées principales, bien plus occupé de remuer et d’emporter les âmes aux belles résolutions, que de les tenir pour un moment enchaînées dans un réseau de logique d’où elles s’échappent au premier relâchement. Sa domination est d’autant plus forte qu’il n’a pas cet appareil du pouvoir qui intimide, mais qui n’obtient pas l’obéissance.

Bossuet est proprement sans art. Il semble qu’il se soit peint dans un portrait de saint Paul, un des plus beaux qu’il ait tracés. « Son discours, dit-il, bien loin de couler avec cette douceur agréable, avec cette égalité tempérée que nous admirons dans les orateurs, paraît inégal et sans suite à ceux qui ne l’ont pas assez pénétré ; et les délicats de la terre, qui ont, disent-ils, les oreilles fines, sont offensés de la dureté de son style irrégulier. Mais, mes frères, n’en rougissons pas. Le discours de l’Apôtre est simple, mais ses pensées sont toutes divines. S’il ignore la rhétorique, s’il méprise la philosophie, Jésus-Christ lui tient lieu de tout, et son nom qu’il a toujours à la bouche, ses mystères qu’il traite si divinement, rendront sa simplicité toute-puissante. Il ira, cet ignorant dans l’art de bien dire, avec cette locution rude, avec cette phrase qui sent l’étranger, il ira en cette Grèce polie, la mère de la philosophie et des orateurs ; et, malgré la résistance du monde, il y établira plus d’églises que Platon n’y a gagné de disciples par cette éloquence qu’on a crue divine. Il prêchera Jésus dans Athènes, et le plus savant de ses sénateurs passera de l’aréopage en l’école de ce barbare. Il poussera encore plus loin ses conquêtes ; il abattra aux pieds du Sauveur la majesté des faisceaux romains en la personne d’un proconsul, et il fera trembler dans leurs tribunaux les juges devant lesquels on le cite. Rome même entendra sa voix ; et un jour cette ville maîtresse se tiendra plus honorée d’une lettre de Paul adressée à ses concitoyens, que de tant de fameuses harangues qu’elle a entendues de son Cicéron.

Et d’où vient cela, chrétiens ? C’est que Paul a des moyens pour persuader que la Grèce n’enseigne pas et que Borne n’a pas appris. Une puissance naturelle, qui se plaît de relever ce que les superbes méprisent, s’est répandue et mêlée dans l’auguste simplicité de ses paroles. De là vient que nous admirons, dans ses admirables épîtres, une certaine vertu plus qu’humaine, qui persuade contre les règles ou plutôt qui ne persuade pas tant qu’elle captive les entendements ; qui ne flatte pas les oreilles, mais qui porte les coups droit au cœur. De même qu’on voit un grand fleuve qui retient encore, coulant dans la plaine, cette force violente et impétueuse qu’il avait acquise aux montagnes d’où il tire son origine, ainsi cette vertu céleste qui est contenue dans les écrits de saint Paul, même dans cette simplicité de style, conserve toute la vigueur qu’elle apporte du ciel d’où elle descend116. » N’est-ce pas là, sauf la différence des rôles, le portrait de Bossuet ? Il ne lui a pas même manqué des délicats dont les oreilles fines ont trouvé dur et irrégulier le plus grand style dont les lettres nous offrent l’exemple. Lui aussi persuade contre les règles ; lui aussi a la puissance surnaturelle dans l’auguste simplicité.

§ VI. Des premiers travaux de Bossuet. §

Bossuet entra tout d’abord dans sa destinée. Dès sa jeunesse, il fut saisi des beautés de la Bible, et il s’y attacha, pour s’en nourrir jusqu’à la mort.

Né et élevé à Dijon, il fut envoyé à Paris l’année même où Richelieu y venait de son voyage dans le Languedoc. Il fut témoin de cette rentrée lugubre du cardinal ; il vit cette vaste litière rouge, entourée de hallebardiers, qui dérobait au peuple la vue de ce dur vieillard, déjà pâle des approches de la mort. Ce fut pour le jeune Bossuet une première impression bien forte du contraste des choses humaines, que tant de puissance finissant par la mort, et cette jalousie d’un mourant immolant Cinq-Mars et de Thou aux quelques jours de pouvoir et de vie qui lui restaient encore !

L’éclat de sa thèse de philosophie, qu’il soutint en 1643, lui ouvrit les portes de l’hôtel de Rambouillet. Tallemant des Réaux, qui en recueillait toutes les anecdotes, parle d’un petit abbé qu’on y fit prêchotter fort tard dans la nuit. Voiture en fit un bon mot. « Jamais, dit-il, on n’a vu prêcher si tôt ni si tard. » Ce petit abbé, c’était Bossuet. Bossuet commence par être le sujet d’un article pour un auteur de mémoires graveleux, et l’occasion d’une pointe pour un poète à la mode !

Cinq années après, il passait sa thèse de théologie en présence du prince de Condé, qui fut tenté, dit-on, de disputer avec lui, la théologie ne lui étant pas moins familière que le latin. En 1650, Bossuet recevait le bonnet de docteur. Dans l’intervalle, il s’était exercé à la prédication. Il allait au théâtre entendre les pièces de Corneille et s’y former à l’art de prononcer ; la grandeur dont Corneille a marqué ses personnages, les mâles beautés de sa langue, avertissaient le futur orateur de son propre génie.

De 1652 à 1659, ses années sont remplies par la méditation de l’Écriture. Il y mêlait la lecture des écrivains profanes, gardant entre les deux études une inégalité de convenance et de goût. Les livres saints étaient sa nourriture journalière ; il les emportait dans ses voyages, et, rentré chez lui, il jetait sur le papier, pour de futurs mouvements d’éloquence, ses impressions et ses pensées. Parmi les Pères, il goûtait surtout saint Augustin, auquel il ressemble par une certaine subtilité vigoureuse et par l’éclat de l’imagination. Pour les écrivains profanes, il les étudiait avec d’autant moins de scrupules que son but était pieux ; il cherchait dès lors, dans l’histoire de l’antiquité païenne, les vues de Dieu pour l’établissement du christianisme.

Nommé à des fonctions actives à l’église de Metz117, il y ouvrit des conférences avec les dissidents et y entreprit des conversions qui réussirent. C’est dans ce double travail qu’il rassembla les preuves et trouva la méthode de son fameux traité de l’Exposition de la foi catholique, auquel on attribua les conversions de Dangeau et de Turenne. Ce livre ne fut pas d’abord publié ; il courut en manuscrit dans les mains de plusieurs personnes, qui déterminèrent plus tard Bossuet à le mettre au jour. Il en fut ainsi de tous les ouvrages de Bossuet. Composés dans un dessein secret, particulier, leur effet seul les trahissait. Bossuet se décidait alors à les faire paraître. Plusieurs de ses principaux ouvrages n’ont été rendus publics qu’après sa mort.

C’est en 1659 qu’il se fit pour la première fois entendre dans la chaire, à Paris. Il avait alors trente et un ans. Cette prédication dura dix ans. Les premiers travaux de Bossuet n’avaient guère porté que sur les dogmes, et la plus sévère théologie en est toute l’éloquence. Dans les sermons qui remplissent ces dix années, son génie se déploie ; la vie humaine à parcourir, la morale chrétienne à développer, vont ouvrir à la fois toutes les sources qui doivent former ce grand fleuve.

§ VII. Caractères des sermons de Bossuet. §

Qu’y a-t-il dans ces sermons qui nous puisse émouvoir, nous chrétiens spéculatifs, catholiques d’imagination, sceptiques respectueux ou incrédules, à la façon du dix-huitième siècle ? La vérité sur nous-mêmes.

Elle est là tout entière et sous toutes les formes : vive et familière, quand elle descend au détail particulier de notre conduite, de nos mœurs, de nos intérêts mondains ; subtile et pressante, lorsqu’elle va nous chercher jusqu’au fond de nous, à travers les faux-fuyants de notre amour-propre ; grande et solennelle, quand elle parle en termes généraux de Dieu, de l’homme, des vices et de la vertu, de la vie et de la mort.

Qui a donné à ce chaste prêtre une pénétration à qui rien n’échappe de nos misères les plus secrètes, et cette infaillible science du mal ? Le génie tout seul n’y eût pas suffi. Il y a un pourvoyeur pour le moraliste chrétien, qui a manqué au moraliste païen, et c’est là le secret de la supériorité du premier : ce pourvoyeur, c’est la confession. Les consciences se sont livrées d’elles-mêmes au moraliste chrétien. Provoquées aux aveux extrêmes par le prêtre, qui ne craint pas de sonder les plaies avec la main qui les guérit, elles se sont développées devant lui. Le moraliste ancien ne pouvait observer l’homme que dans ses actions, interprètes souvent infidèles des pensées, ou dans les discours, qui servent presque plus à nous cacher qu’à nous faire voir. La confession a livré l’homme au moraliste chrétien. A son tribunal mystérieux, les pensées viennent démentir les actions : l’hypocrite se déclare ; le caractère se laisse voir sous le rôle ; les vices se dépouillent de cette robe splendide qui les fait prendre par les ignorants pour des qualités ou des privilèges du rang ; la contrition, comme une flamme qu’on approche de la cire, fait fondre tout le cœur et y produit ce trouble plein de douceur que Bossuet a préféré à l’innocence, et qui fait trouver au pécheur du soulagement à se dénoncer lui-même.

Pour le moraliste païen il n’y a point de milieu : ou il excède la nature humaine, faute de la connaître, comme a fait le stoïcisme ; ou il la flatte et la caresse, comme l’épicurisme ; ou il la laisse flotter au doute et à l’incertitude, comme la morale académique dont les complaisances fâchaient quelquefois Bossuet contre Horace. Le moraliste chrétien est seul dans la vérité. On peut différer de sentiment sur la sanction de cette morale, douter même du pouvoir de lier et de délier ; mais on ne peut nier que la morale chrétienne n’ait laissé aucun point du cœur obscur, et que le christianisme ne soit la philosophie qui a le mieux connu l’homme. J’ai peur que le plus bel axiome de la morale antique : « Connais-toi toi-même », n’ait été le plus souvent stérile. Car combien peu ont la force de se connaître ! Combien peu sont capables du désintéressement et de la pénétration que demande cet examen redoutable ! Combien qui de bonne foi s’ignorent, qui sont pris aux pièges de leurs propres fautes, et qui confondent le mal avec le bien ! Le prêtre chrétien a été plus hardi que le moraliste antique ; il a dit à l’homme : Livre-toi. Et il l’aide à se livrer ; il lui prête des yeux pour se voir. Le prêtre tourne le feuillet du livre ; le pécheur lit.

Le christianisme a fait de la faute une maladie, et du prêtre un médecin qui a mission pour la guérir. Ce n’est pas assez que le pécheur dise ses fautes ; il n’en doit rien omettre, sous peine non seulement de perdre le fruit de ses premiers aveux, mais de charger sa conscience d’une nouvelle faute, la réticence dans la confession.

Aucun ouvrage ancien ne peut nous donner une idée de la profondeur où Bossuet a pénétré dans le cœur humain, à l’aide de ce flambeau de la confession, qui fait du plus obscur curé de campagne, pour peu qu’il ait de sens, un moraliste consommé.

Voici comment il examine, ou plutôt comment il attaque chaque vice en particulier dans ses sermons. Il tire des livres saints un texte où ce vice est caractérisé avec la force de peinture propre à ces livres. Il ajoute à cette première condamnation les commentaires des Pères de l’Eglise, grands moralistes eux-mêmes, qui ont décrit ou flagellé ce vice, tel qu’il se présentait à eux de leur temps. Bossuet, à son tour, révèle, sous la forme de vérités générales, tout ce que le tribunal de la pénitence lui en a appris. Il nous dit quelles formes diverses il affecte selon les conditions et les personnes ; ses commencements, sa contagion ; comment le mal s’étend de la partie affectée aux parties saines ; comment les passions s’enchaînent ; comment, pour me servir de ses paroles, ces passions que nous chérissons introduisent l’une après l’autre, pour ainsi parler, leurs compagnes qui nous font horreur118.

C’est là la tâche du prêtre. L’homme de génie vient ensuite confirmer toutes ces notions par l’expérience qu’il a du cœur humain vu et senti dans le sien, par la connaissance des mouvements qu’il a pu réprimer, par ses propres fautes peut-être ; car telle est la faiblesse humaine, que ce saint et incessant commerce du prêtre avec l’idée de la perfection chrétienne ne suffit pas toujours à préserver son innocence. Qu’on place donc une conscience sous ce triple regard des livres saints, des Pères, d’un confesseur homme de génie : quels replis pourront la dérober ? Quel est l’abîme dont cette lumière ne percera pas les profondeurs ?

Par la supériorité du bon sens, Bossuet reste dans une modération qui ne décourage pas les consciences et qui ne leur fait pas peur de chimères. Il ne veut pas de réflexions trop tendues, ni de ces examens trop scrupuleux qui échauffent l’esprit et s’égarent. Il recommande la simplicité du cœur ; il blâme les terreurs de la solitude, et ce qu’il appelle cette piété sèche et subtile qui n’est que le moins coupable des égoïsmes. Il conseille de se laisser aller, d’avoir confiance, et, jusque dans la confession, il veut des limites. Point de déclamation, point d’anathème. Il aime mieux l’imperfection qui se repent que la perfection qui s’abstient d’agir. Le pardon lui semble un attribut de Dieu si essentiel, que c’est à peine s’il s’accommode de l’innocence qui le rendrait inutile.

Par ce sentiment de la réalité, qui est comme un premier, intérêt involontaire pour tout ce qui est de l’homme, tout en humiliant nos passions il ne se défend pas d’une sorte de plaisir à les peindre. Tandis que d’autres écrivains de la chaire, par des traits trop timides ou des couleurs trop sombres, ont l’air de n’oser nous les montrer, ou de vouloir nous en faire des peurs d’enfant, Bossuet ne craint pas de se servir contre nos passions de l’intérêt même que nous prenons à les voir représentées au vrai. Pour quelques passages où, dans l’ardeur du devoir évangélique, il lui est échappé des paroles excessives contre la vie, combien d’autres où il en parle eu poète qui s’en donne le spectacle avant d’en tirer la morale ! Tout en disant avec saint Paul : « Que ceux qui usent de ce monde soient comme n’en usant pas », il ne craint point de prendre plaisir aux grandes actions des hommes qui ont voulu s’y perpétuer par la gloire. Il sent par la pensée toutes les émotions de l’activité que sa robe lui interdit, et, dans cette solitude dont on sait qu’il était si jaloux, il vit pour ainsi dire toutes les vies.

J’admire aussi ce naturel auquel les contemporains se méprirent à ce point, que l’on s’aperçut à peine des dix années de prédication de Bossuet, et que l’art exquis de Bourdaloue les fit oublier. Les plus travaillés de ces sermons n’offrent pas cet artifice qui accommode une matière au plus grand nombre des esprits. Les autres, pour la plupart, n’avaient pas même été mis sur le papier.

Quand Bossuet avait à prêcher, il se recueillait quelques heures ; puis, sortant tout à coup de cette méditation, plein de son sujet, et comme pressé par le flot de ses pensées, il écrivait à la hâte quelques lignes, pour se diriger dans l’improvisation et s’y contenir. Dans ces plans jetés sur le papier, on voit les points indispensables, les idées principales, les citations de l’Écriture et des Pères de l’Église en leur lieu, çà et là quelques grandes pensées, des expressions fortes, des exclamations de surprise à la vue de quelque vérité qui lui apparaît. Avec ce sermon en projet, il montait en chaire et remplissait ce cadre de mouvements, d’images, de fortes peintures, liées entre elles par les idées principales plutôt que par l’artifice des transitions. Il ne faut pas mépriser l’art ; il faut seulement le distinguer de l’habileté froide qui énerve une matière en l’appropriant. Bossuet avait le grand art qui ne dissipe pas les forces de l’esprit sur l’accessoire et l’arrangement ; c’est pour cela que ses sermons furent moins admirés que ceux de Bourdaloue, chez qui l’accessoire et l’arrangement tiennent peut-être trop de place.

§ VIII. Des ouvrages composés pour l’éducation du dauphin. §

Jusqu’à l’époque où Bossuet fut appelé à l’évêché de Condom, sa vie n’a été qu’une longue retraite. Il n’en sortait que pour aller tantôt devant un auditoire royal, tantôt dans une église, verser du haut de la chaire, dans leur abondance quelquefois négligée, les méditations de sa solitude. Tout entier au commerce austère des livres saints, des Pères de l’Église, des écrits de controverse, malgré l’irrésistible attrait du monde, il les suspectait du fond de ce cloître où il se tenait caché. Jusqu’au jour où il en fut tiré par la réputation qu’il avait pensé fuir, il garda l’âpreté du docteur, et, le dirai-je ? l’orgueil de sa sainteté même, se privant ainsi de certaines qualités d’approbation qui rendent le génie populaire, et des ouvertures que donnent aux esprits les plus riches de leur fonds la vie en public et la pratique des hommes.

En le nommant à l’évêché de Condom, en lui confiant l’éducation du dauphin, Louis XIV le plaça sur le seul théâtre où son génie pût recevoir sa perfection.

Les devoirs de sa place de précepteur l’obligeaient à entrer pleinement, sans contrainte et sans scrupule, dans toutes les réalités de la vie ; à revenir à l’antiquité profane négligée pendant ces dix années de prédication ; à chercher les meilleures méthodes pour communiquer ses idées ; à se donner des qualités de composition, de clarté, de correction, que l’improvisation de la chaire n’exigeait pas.

Il recommença pour l’éducation du dauphin les études de sa jeunesse. Les auteurs profanes lui devinrent aussi familiers que les livres saints. Il faisait des vers grecs et latins. On citait de lui des fables, à la manière de Phèdre, où il eût été difficile de reconnaître une main moderne119. Il composait une grammaire et touchait à toutes les délicatesses de la philologie, faisant l’histoire des mots et de leurs acceptions diverses dans les auteurs. On a trouvé, parmi ses papiers, des observations, écrites de sa main, sur les règles les plus fines de la grammaire et sur l’usage des mots.

Dans ces études recommencées, la part des poètes paraît avoir été la plus grande. Bossuet y trouvait plus en relief les deux genres de beautés où il excelle lui-même : la vérité des peintures et la hardiesse de l’expression qui est le privilège de la langue poétique.

Cette fréquentation assidue des auteurs anciens était nécessaire même à Bossuet, comme elle l’a été à tous les écrivains du dix-septième siècle. La perfection du génie français, je l’ai trop dit peut-être, est dans l’union de l’esprit ancien et de l’esprit national. Nous n’avons fait de grands pas que le jour où, après avoir été longtemps seuls, ou sans autre guide qu’une tradition lointaine et altérée, esprits légers et agréables, fins satiriques, peuple chevaleresque et spirituel, nous avons pris la main des anciens et nous les avons suivis dans les hautes voies de l’esprit.

Il manquait aux écrits de Bossuet, alors âgé de quarante et un ans, cette perfection qu’on peut ne point trouver dans ses sermons, sans les traiter de médiocres, comme a fait Laharpe, par un abus de langage impardonnable dans un homme de ce goût Il n’y a de médiocres que les hommes qui veulent plus qu’ils ne peuvent, et que les écrits plus ambitieux qu’efficaces. Qu’y a-t-il là qui puisse s’appliquer à Bossuet ? Mais il est très vrai que la pratique des auteurs anciens, ces lectures à la plume, l’habitude de s’arrêter au détail, tous ces exercices où le maître s’instruisait pour enseigner, ont donné au génie de Bossuet je ne sais quoi de plus modéré, et tout à la fois de plus aisé et de plus noble, En même temps, la liberté de la morale antique, cette sagesse aimable et riante, ces fortes et naïves peintures de l’homme actif, du citoyen, du guerrier, adoucissaient son austérité, et le préservaient de ces scrupules impérieux dont l’excès poussait un saint Grégoire à brûler les livres des anciens comme infidèles.

La nécessité d’approprier son enseignement à l’intelligence de son élève lui apprit ce grand art de la proportion, de la convenance, du choix, où les anciens sont de si bons guides. Il n’y a pas d’ailleurs de plus sûr moyen de perfectionner ce qu’on sait que de l’enseigner. En cherchant les avenues des esprits dont on a le soin, on s’éclaire, on s’avertit, on s’éprouve sur son propre esprit. On sent jusqu’où l’on peut être hardi sans être téméraire ; on s’élève, on s’avance jusqu’où l’on se voit suivi ; si l’élève hésite, le maître s’arrête ; il regarde s’il n’a pas fait un faux pas. Cette épreuve servit beaucoup à Bossuet. Ses meilleurs écrits sont des ouvrages d’éducation. Et si quelque chose peut prouver que le dauphin valait mieux que le rôle que lui fit jouer la jalouse grandeur de son père, c’est que Bossuet l’ait jugé de force à lire les ouvrages qu’il écrivait pour lui. Le premier qui lut le traité de la Connaissance de Dieu et de soi-même fut le dauphin. Le public ne connut qu’en 1722 l’ouvrage resté jusqu’alors en manuscrit.

Mais rien ne profita plus à Bossuet que l’étude de l’histoire. Quoiqu’il ne se détournât pas un moment de sa première et déjà ancienne idée, de faire aboutir toute l’histoire du monde ancien à l’établissement du christianisme, quand il en vint à voit les événements dans leurs causes humaines et leurs effets, il se prit d’une naïve admiration pour ce grand spectacle. Il avait à concilier, dans l’histoire, la liberté et la prescience. Entre le péril de limiter la toute-puissance divine, et celui de détruire par la prédestination la moralité des actions humaines, loin de s’emporter comme Luther, de sacrifier le plus faible au plus fort, l’homme à Dieu, il s’humilia devant ce mystère, s’en rapportant au Juge suprême de nos actions, du soin d’accorder deux vérités contradictoires, mais également évidentes, sa propre prescience et la liberté humaine.

C’est pour cela qu’il dispense le blâme et l’éloge ; qu’il juge les nécessités des affaires et de la politique ; qu’il fait la part des vices et des vertus ; qu’il admire les conquérants et les législateurs ; qu’il s’émeut de tous les grands effets de la liberté humaine. Tout est petit, fragile et caduc, si vous regardez la prescience divine ; mais tout est grand, si vous regardez la liberté humaine. Ces hommes d’État, ces nations ont pu choisir ; il y a eu un moment où la délibération était libre entre la conduite qui mène à la durée et celle qui mène à la ruine. Bossuet est si assuré de ne pas trop s’attacher à la figure de ce monde qui passe, qu’il n’a pas peur de se montrer sensible à tout ce que l’homme y fait de grand. Il admire librement, dans les nations et dans les hommes supérieurs du paganisme, les exemples de la sagesse humaine, sachant bien qu’il n’a pas longtemps à les admirer, qu’encore un moment et toute cette sagesse se sera évanouie, et que l’heure de Dieu va sonner.

Discours sur l’histoire universelle. §

On a surtout en vue celui des ouvrages de Bossuet où il a regardé la vie humaine avec le plus de complaisance. C’est ce fameux Discours sur l’histoire universelle, le chef-d’œuvre de la prose française. Il y avait pensé longtemps avant de l’écrire. Ces œuvres-là ne sont pas inspirées par l’occasion ; elles naissent, se développent, mûrissent avec l’homme de génie qui les exécute. Le Discours sur l’histoire universelle, c’est le christianisme, par la bouche du plus grand de ses docteurs modernes, jugeant l’antiquité païenne. Le jugement n’est le plus souvent que l’admiration qui donne ses motifs. Tite-Live n’a pas plus aimé sa Rome et son sénat que Bossuet, dans ce sublime chapitre où il a tracé la suite, et résumé l’esprit des huit premiers siècles de Rome, mettant en relief ce qu’il y a de solide et d’exemplaire dans cette gloire, devenue nationale pour tous les peuples du monde moderne.

Le plus grand caractère de cette œuvre, la première raison de sa durée, c’est cette justice envers l’antiquité païenne. Bossuet y avait eu d’ailleurs des devanciers illustres. Au seizième siècle, Erasme, Mélanchthon, Zwingle, cet apôtre soldat qui faisait entrer pêle-mêle dans le même paradis les grands hommes de l’antiquité avec les saints, avaient réconcilié le christianisme avec le paganisme. En cela, comme en tout le reste, Bossuet n’inventa rien ; mais il fut le premier qui rendit justice au paganisme dans les limites chrétiennes, sans entreprendre comme Zwingle, sur les droits de Dieu au jour du jugement, avec moins de timidité qu’Erasme, avec plus d’élévation que Mélanchthon. Comment seront comptés ces vertus, ces héroïsmes auxquels a manqué le désintéressement chrétien ? Que décidera la justice suprême, en comparaison de laquelle la nôtre n’est qu’injustice ? Bossuet ne s’est point risqué à le dire. Son bon sens ne s’inquiétait que des difficultés qui se peuvent résoudre ; pour les autres, il se faisait honneur de les négliger, afin de garder le droit de condamner dans autrui la prétention téméraire de les trancher. Laissant à Zwingle son bizarre amalgame de bienheureux païens et chrétiens, au catholicisme étroit du quinzième siècle la proscription de tous les monuments de la sagesse païenne, il s’en remettait à Dieu du soin de tenir compte de cette grande inégalité entre deux mondes également sortis de ses mains ; et il admirait naïvement ces vertus nées d’elles-mêmes dans le monde antique, et si supérieures à ses religions et à sa morale.

Dans ce vaste plan, où Bossuet néglige les détails pittoresques et la chronologie contentieuse, il passe en revue toutes les affaires de l’univers. On y voit chaque nation avec son caractère propre, ses révolutions, ses accroissements, sa ruine ; les grands hommes qui ont été les instruments de ces changements, prophètes, législateurs, conquérants ; les mœurs, si incroyablement variées selon les climats, les lieux, les temps ; toutes les guerres, toutes les paix, dont il est resté des monuments ; les constitutions, presque aussi diverses que les mœurs ; les législations, les arts ; toutes les origines et toutes les chutes. Tout cela, lié ensemble par ce fil « que Dieu tient dans sa main », paraît et disparaît après avoir rendu témoignage à la vérité de la religion par le triomphe comme par le revers, par la grandeur comme par la décadence. Rien dans ce livre, n’est précipité, quoique tout soit rapide : rien n’y est diminué, quoique tout soit subordonné ; aucune grandeur qui n’y paraisse dans sa vraie mesure, bien qu’elle ne soit qu’un point dans l’étendue des siècles, et qu’une ombre devant Dieu. Si l’histoire de la religion y tient la plus grande place, c’est que, dans la pensée de l’auteur, la religion est tout à la fois le principe et la conclusion de l’histoire universelle.

La partie la plus populaire de ce discours est la troisième, qui traite de la suite des empires. La première laisse quelque étourdissement. Il est donné à peu d’esprits d’avoir cette force de regard qui saisit au passage, et sans se troubler, les grands traits de tant d’événements et de tant d’hommes. Cette chronologie donne des vertiges. La science en a d’ailleurs affaibli l’autorité par des doutes sur l’exactitude de Bossuet supputant les temps d’après la vraisemblance plutôt que par l’Art de vérifier les dates.

Des doutes d’un autre genre nous ont refroidis pour la seconde partie, tout entière consacrée aux preuves de la religion. Il y en a trop pour ceux qui ont la foi ; il y en a trop peu pour les incrédules ou pour les indifférents.

Ce grand appareil de preuves convenait, soit à des croyants curieux de voir leur foi prouvée par la science, soit à des dissidents qui trouvaient à y contester l’interprétation donnée à des traditions communes.

Il n’en est pas de même de la troisième partie : là tout le monde est d’accord. Ce magnifique tableau des grands empires qui ont rempli le passé, et qui ont eu tour à tour le gouvernement du monde, sans pouvoir en soutenir longtemps la gloire, ne rencontre ni indifférents ni incrédules. C’est à jamais le plus beau jugement des temps modernes sur l’antiquité. L’érudition n’a pas réussi, par des rectifications de détail, à ruiner l’autorité historique de Bossuet. Depuis plus d’un siècle et demi que le Discours sur l’histoire universelle a paru, le vrai n’y a pas plus fléchi que le vraisemblable. Quoi que fasse l’érudition, Bossuet ne lui a laissé qu’à éclaircir le détail des causes secondes, et à recueillir, sur les caractères des personnages historiques, des particularités qui, sous la plume d’un historien ingénieux, amusent le lecteur plus qu’ils ne l’instruisent.

Dans aucun autre des ouvrages de Bossuet le penseur n’a montré plus de force d’esprit, et l’écrivain n’a déployé plus de qualités. Massillon le qualifie d’homme de toutes les sciences et de tous les talents120. La multiplicité de Bossuet, historien, orateur, théologien, controversiste, prédicateur, philosophe, éclate dans le Discours sur l’histoire universelle. Il a, dans chaque ordre d’idées, le langage à la fois le plus propre et le plus élevé. Condé n’eût pas mieux caractérisé la valeur impétueuse des Perses, ni la savante tactique des Grecs, ni la roideur de la phalange macédonienne, ni le choc de la légion romaine ; il n’eût pas mieux peint ses propres modèles, les Alexandre, les Ahnibal, les Scipion, les César. Colbert n’aurait pas jugé en termes plus propres et plus précis, ni vu de plus haut la sage administration des Egyptiens, la grandeur pratique de leurs arts, l’économie de leurs travaux publics. Richelieu n’eût pas mieux pénétré la profonde conduite du sénat romain. Machiavel n’eût pas vu plus clair dans les rivalités de la Grèce, même avec l’aide du spectacle que lui offrait l’Italie, agitée de rivalités analogues. Ni Cujas ni Pothier n’auraient mieux expliqué le sens des lois romaines. Pour la propriété du langage, dans tous les ordres de faits ou d’idées, Bossuet est sans égal. Je ne sache que ce grand écrivain chez qui l’on ne sente jamais, quelque matière qu’il traite, le tâtonnement ni l’effort. Il n’est pas de science dont il n’ait la philosophie et ne possède à fond la langue.

Au reste, sauf les mathématiques, il enseigna tout directement à son royal élève. Il avait pris de Duverney, un très habile anatomiste du temps, les leçons d’anatomie qu’il transmettait au dauphin. On en voit le résumé dans son beau traité de la Connaissance de Dieu et de soi-même, et l’on admire avec quelle clarté et quelle force sont exposées en français, pour la première fois, les notions anatomiques. Je ne parle pas de la philosophie : Descartes en avait créé la langue, et Bossuet n’a fait que la soutenir, mais à sa manière, en la rendant plus vive, plus pressante et plus colorée.

Enfin, c’est dans le Discours sur l’histoire universelle, et particulièrement dans cette troisième partie, la plus haute expression de l’esprit français dans la prose, que Bossuet est le plus original. Ailleurs il ne se sépare guère des livres saints ou des Pères, et, quoiqu’il n’en imite que ce qu’il est capable d’égaler, on ne peut nier que tantôt les vues profondes des livres saints sur la nature de l’homme, tantôt les hardiesses et les subtilités des Pères, ne le provoquent ou ne l’excitent, et qu’en beaucoup d’endroits il n’en soit que le commentateur passionné. Le Discours sur l’histoire universelle est tout entier tiré de son fond. Il est vrai que ce fond était formé de la moelle des deux antiquités.

Cependant ce grand homme se trouverait mal loué par la préférence qu’on donne à la partie pour ainsi dire profane de son Discours. Ce qu’il en estimait le plus, ce sont les chapitres où il traite de la vérité de la religion ; il n’était pas insensible à la gloire d’en avoir donné quelques preuves qui lui étaient propres121. Il se les faisait relire dans sa vieillesse, soit pour les vérifier de nouveau, soit que, sur la fin de sa vie, les travaux de polémique ayant cessé, et avec eux le surcroît de foi qui tenait le doute si loin de lui, il voulût, pour quelque atteinte possible, se couvrir de ses meilleures armes.

Traité de la Connaissance de Dieu et de soi-même. §

C’est encore un devoir de sa charge qui lui donna l’idée du traité de la Connaissance de Dieu et de soi-même. Là, comme dans le Discours sur l’histoire universelle, Bossuet s’en tient à la tradition, c’est-à-dire à Descartes. Sauf en ce qui regarde l’âme des bêtes, il est cartésien122. Mais il n’adopte de Descartes que ce qu’approuve le sens commun ; il ne s’embarrasse pas de résoudre par la logique des problèmes que le chrétien résout par la foi, et il répand les couleurs de la vie sur l’austère nudité de la langue de Descartes. Le traité de la Connaissance etc., publié en 1722 avec l’autorité contestée des œuvres posthumes, ne contenait rien de plus que Descartes, et paraissait à l’aurore d’une philosophie bien autrement hardie ; il fut négligé. C’est pourtant un des plus beaux livres de Bossuet, par l’effort même qu’il fait pour résister à l’invention, si aventureuse en ces matières, et si stérile. Là, nul système, nul écart, nul transport ; en toutes choses, un esprit aussi prudent et circonspect à induire que hardi dans l’expression des choses évidentes ; déterminant avec rigueur, dans les opérations de l’intelligence, le rôle de la raison et de l’imagination ; traitant celle-ci en suspecte ; lui interdisant de décider ; réduisant son bon usage à rendre l’esprit attentif ; déclarant que, comme elle suit simplement le sens, elle ne peut avoir la connaissance et le discernement du vrai et du faux, et que, « s’il est clair que, pour faire un habile homme, il faut de l’imagination et de l’esprit, dans ce tempérament il faut que l’intelligence et le raisonnement prévalent. » Ce livre lui-même est le plus bel exemple de la part qu’il faut faire à l’imagination et à l’entendement dans les ouvrages de l’esprit, si l’on veut « que la raison préside toujours. »

On a fait depuis, on avait fait auparavant, on fera encore une autre métaphysique, une autre logique ; on ajoutera au nombre et aux noms des facultés ; mais tout esprit assez sage pour se contenter, dans l’ignorance où nous serons éternellement des causes, de la connaissance claire et exacte des effets, trouvera dans le traité de Bossuet de quoi se mettre en paix. Tous les effets, et j’entends par là toutes les opérations de l’entendement, avec ou sans l’intervention des sens, tous les mouvements des passions, toutes les causes d’erreur, y sont distingués et décrits avec une profondeur d’analyse et une netteté d’expression qui valent mieux que l’invention d’un système de plus, ou que la découverte contestable d’une nouvelle faculté. Ce qui m’importe, c’est de me rendre compte de moi-même, d’être averti de ce qui se passe dans mon fond, de discerner les entreprises des passions sur l’entendement, des sens sur l’intelligence, de ne conserver aucune obscurité sur ce qui détermine ma conduite. Or, c’est ce que veut nous apprendre l’ouvrage de Bossuet. Son bon sens, une foi qui retranchait d’avance de ses méditations tout ce qui dépasse la portée de l’homme, le sauvèrent de la tentation d’ajouter une erreur éclatante et glorieuse à toutes celles qu’a enfantées l’ambition philosophique.

J’engagerais ceux que la guerre déclarée, en ces derniers temps, aux doctrines spiritualistes, a jetés dans le trouble, à s’aller raffermir dans le traité de la Connaissance de Dieu et de soi-même. Dès les premières pages, tout lecteur s’aperçoit que, pour être en pleine métaphysique, il n’est pas hors de chez lui, et il est ravi de se trouver plus philosophe qu’il ne croyait. Dans les livres du métier, outre beaucoup de termes qu’il faut apprendre, on se dégoûte vite d’une science qui ne veut pas se rendre accessible, et l’on ne se sait point mauvais gré de ce dégoût. Avec Bossuet, on marche, on avance, la main dans sa main, à la fois charmé de voir si clair dans des matières si obscures, et tout disposé à se contenter de ce qui a pu suffire à un si grand homme.

Cette philosophie qui fait de tout esprit sain et de bonne volonté un philosophe, Bossuet la définit admirablement dans ce passage de sa lettre au pape Innocent XI sur l’éducation du dauphin : « Ici, dit-il, pour devenir parfait philosophe, l’homme n’a pas besoin d’étudier autre chose que lui-même ; et sans feuilleter tant de livres, sans faire laborieusement des recueils de ce qu’ont dit les philosophes, ni aller chercher bien loin des expériences, en remarquant seulement ce qui se trouve en lui, il reconnaît par là l’auteur de son être. » Et il est fort heureux qu’il en soit ainsi. Cette connaissance nous est si nécessaire, qu’il fallait bien qu’elle fût à la main de chacun. Il n’y a, en effet, pour être philosophe, qu’à prendre garde à ce que nous pensons et voulons, et à la manière dont nous le pensons et le voulons. C’est dans cette étude des phénomènes familiers de notre vie morale que nous dirige Bossuet, parmi des expériences que chacun peut faire sur soi-même, et à l’aide de réflexions qui n’excèdent la force d’esprit de personne. Tout s’explique et tout se lie dans cette science de nous-mêmes, où le maître nous prend à témoin de tout ce qu’il constate en nous ; science élémentaire, naïve, qui s’en tient à ce que nous pouvons vérifier ; si différente de cette métaphysique où l’imagination se substitue à la conscience et le rêve à la réalité, dans ces spéculations téméraires que les Latins appelaient du mot fort heureux de placita philosophorum, voulant dire par là les opinions et disant les fantaisies.

Le moins qui reste du traité de Bossuet à ceux qui l’ont lu d’un esprit sincère, c’est une prévention favorable et durable pour les vérités du spiritualisme. Ils demeurent comme ouverts, et tout près de croire, au moindre souffle de la grâce ; car il faut la grâce pour les croyances philosophiques comme pour les croyances religieuses. L’amour-propre ne se mêle déjà plus à ce qui leur reste de doute, si même ce doute n’est pas plutôt un dernier besoin de lumière dans un esprit qui ne peut plus s’accommoder de l’incrédulité. Aussi les voit-on s’inquiéter et prendre parti pour le spiritualisme, dès qu’il est attaqué. Je les compare alors à quelqu’un qui a dans sa possession des choses qu’il sait valoir beaucoup, sans pourtant savoir tout ce qu’elles valent au juste, et qui ne veut s’en défaire, ni surtout se les laisser prendre. Ou je me trompe fort, ou le jour n’est pas éloigné où ils se détermineront à penser comme Bossuet sur Dieu et sur l’âme, et où descendra en eux la grâce, c’est-à-dire le suprême acquiescement de la nature humaine à une doctrine qui lui apprend sa grandeur et lui révèle son immortalité.

Le Discours sur l’histoire universelle et le traité de la Connaissance de Dieu et de soi-même furent composés de 1669 à 1687. C’est en quelque sorte l’époque littéraire de la vie de Bossuet. Entre la prédication, qui en avait employé dix années, et la controverse où s’écoula sa vigoureuse vieillesse, dix-huit ans se passèrent pour lui dans le calme de ses fonctions de précepteur, et dans les paisibles devoirs des premières années de son épiscopat. Sauf sa participation aux travaux de l’assemblée du clergé, en 1682, il ne paraît pas qu’il songeât encore à prendre un rôle actif dans les affaires de l’Eglise ; et il n’est peut-être pas téméraire de dire que ce grand homme fut touché quelque temps de la gloire des écrits achevés. Lui aussi a parlé de notre belle langue ; c’est une de ces grandeurs auxquelles il s’est intéressé. Aux remarques qu’il fait sur la nécessité de la fixer, de réprimer les bizarreries de l’usage et de tempérer « les dérèglements de cet empire trop populaire », on sent qu’il a dû se rendre le témoignage d’avoir bien mérité d’elle123. Quoique tous ses ouvrages soient composés d’après un type de perfection littéraire sur lequel il se modelait intérieurement, il y a plus de soin et de correction dans ceux qu’il écrivit de 1669 à 1687. Sa vigueur se modère, sa facilité se règle, cette tête puissante se courbe sous les lois dont Boileau rédigeait le code dans l’Art poétique. Tout ce que Bossuet écrit durant ces dix-huit années, il l’écrit dans le grand goût d’alors, qui épurait les ouvrages sans les énerver.

§ IX. Oraisons funèbres. §

A cette époque de sa vie appartiennent les Oraisons funèbres124. C’est le plus populaire de ses ouvrages. Je le comprends : c’est le plus pénétré de ce vif intérêt que lui inspirent les choses humaines.

Dans les Sermons, il n’est pas toujours à l’aise avec elles. L’austérité du ministère le gêne dans ses peintures, et, s’il cède souvent à cette force d’imagination qui lui présente la vie sous les plus belles couleurs, il semble se vouloir punir de cette complaisance en forçant le tableau de sa fragilité et de ses misères.

Il est plus libre dans l’oraison funèbre. La loi même du genre veut que l’orateur fasse valoir les qualités de son héros, qu’il retrace ses grandes actions, et que, loin d’en rabaisser le prix, il en propose l’exemple à l’auditoire. Pour louer un mort de la gloire des batailles, il devra prendre la voix de la renommée : il se jettera dans la mêlée à la suite du grand Condé ; il parlera de la guerre en prêtre du Dieu des armées. S’agit-il d’un politique, il entrera dans ses conseils ; il peindra les événements qu’il a dirigés ou suivis. Enfin, s’il a devant lui, couchée dans le cercueil, une femme belle et brillante, qu’un coup inattendu a frappée au milieu d’une cour qu’elle remplissait de ses grâces, les convenances mêmes de l’oraison funèbre feront une beauté de l’attendrissement avec lequel il déplorera sa mort.

Non seulement l’oraison funèbre regarde la vie d’un œil plus favorable que le sermon, mais la matière en est d’un ordre plus élevé. Elle veut pour sujets de ses enseignements des rois, des personnages historiques, des fortunes éclatantes, de grands exemples. Toutes les fois qu’un devoir a imposé à Bossuet l’éloge funèbre d’un mérite ou de vertus secondaires, l’appareil du discours paraît disproportionné à son effet : témoin les quatre oraisons qui viennent à la suite des six qu’il rendit publiques.

Le génie de l’orateur n’a pas pu suppléer à la médiocrité de la matière ; ce qui prouve que les genres ont leurs richesses propres et que les grandes qualités de Bossuet lui viennent du fond des choses. Quand les choses ne le soutiennent pas, le plus éloquent des hommes se laisse aider par la rhétorique des écrivains qui n’ont que de l’esprit.

Cette remarque est vraie de plus d’un passage des oraisons funèbres de Marie-Thérèse, d’Anne de Gonzague et de le Tellier. C’était à peine assez, pour la grandeur du genre et pour l’attente qu’il suscite, de la piété touchante de Marie-Thérèse, de la conversion miraculeuse d’Anne de. Gonzague, des utiles talents de le Tellier, et de cette fortune qui ressemble un peu au légitime avancement d’un fonctionnaire exact et capable. Cette disproportion du sujet avec le genre arrachait à Bossuet certains embellissements qui, quoique marqués de sa force, n’en sont pas moins des expédients pour élever de petites circonstances au niveau de l’oraison funèbre. Je ne suis point touché de la fameuse apostrophe à l’île des Faisans125, ni de cette autre aux cours de l’Europe, sur le mariage de Marie-Thérèse et de Louis : « Cessez, princes et potentats, de troubler par vos prétentions le projet de ce mariage ! Que l’amour, qui semble aussi vouloir le troubler, cède lui-même126 ! » Ces endroits et d’autres, où Bossuet semble s’exciter à froid à la grande éloquence, sont les seuls où, pour s’être façonné à la rhétorique d’un genre, son naturel s’est altéré. La preuve qu’ils sont un défaut, c’est qu’ils ont été imités. Avec beaucoup d’esprit, un écrivain du second ordre y peut réussir, témoin Fléchier, tandis que ce n’est pas assez d’infiniment d’esprit pour trouver le secret de ces mouvements que Bossuet reçoit, comme autant de contre-coups, de la grandeur des personnes et des choses, dans les sujets proportionnés à l’oraison funèbre.

§ X. Constitution de l’Église gallicane. — Sermon sur l’unité de l’Église. §

L’éducation du dauphin terminée, Bossuet fut nommé évêque de Meaux. Une nouvelle carrière s’ouvrait devant lui, celle de l’épiscopat actif et militant. Il y devait conquérir ce titre de dernier Père de l’Église, que lui décerna La Bruyère, d’accord avec les contemporains. Toutes les études religieuses du prédicateur, la vaste littérature du précepteur du dauphin, une religion et une expérience si profondes, allaient être employées pendant vingt ans à des controverses dont le bruit a rempli l’Europe, et où Bossuet devait se faire voir sous une face nouvelle.

Avant d’en venir aux mains, dans cette lutte fameuse, avec les principaux ministres protestants, avec Claude, Basnage, Jurieu, Burnet et autres, et, plus tard, dans le sein même du catholicisme, avec la secte de l’amour pur et son chef, Fénelon, il eut la gloire de donner à l’Église de France sa forme actuelle. Il rédigea cette constitution fameuse qui marque la vraie limite où s’arrête, en France, la dépendance de l’Eglise nationale à l’égard du Saint-Siège, et le vrai point où les différences dans la discipline n’ébranlent pas l’unité dans la croyance.

La discussion d’où sortit cette constitution fut ouverte par un sermon, le plus beau peut-être qu’ait prononcé Bossuet, le Sermon sur l’unité de l’Eglise. Est-ce un sermon ? N’est-ce pas plutôt un chant, et comme un hymne de triomphe qu’il entonne, avec la plénitude des prophètes, en l’honneur de cette religion qui a résisté dix-sept siècles à toutes les vicissitudes humaines, à la persécution, aux hérésies, à ses propres succès ; le seul empire qui se soit affermi par ses divisions, le seul qui se soit fortifié par ses défaites, et, chose plus difficile, par ses victoires ? Voilà cet idéal de la tradition, de la suite de l’Eglise, dans le gouvernement comme dans la doctrine, personnifié et contemplé sous la figure de l’Église, épouse fidèle et jalouse, qui n’admet pas de partage dans l’affection de l’époux. Bossuet, dans ce sermon, ne suit pas les règles ordinaires du discours, et ce qu’on a si justement dit de sa domination sur la langue est vrai surtout de ce magnifique morceau, où les tours sont plutôt les élans d’une pensée inspirée, que des formes régulières où la langue reconnaît ses lois. Le raisonnement le plus vigoureux et le plus serré s’y dérobe sous les exclamations d’enthousiasme et sous les ellipses de langage les plus imprévues. Notre faible critique ne peut pas trouver de termes pour caractériser cette étrange et sublime composition. C’est même un des charmes de cette lecture, qu’on ne songe guère à y faire des réserves littéraires, et qu’on est comme violemment débarrassé, dès l’abord, de ce droit si périlleux de juge que le lecteur a sur l’écrivain.

La Déclaration du clergé de France, et la Défense que Bossuet en fit en latin, obligent encore aujourd’hui, dans l’ordre ecclésiastique, toutes les consciences. C’est la doctrine de saint Louis ; c’est celle des Gerson, des Pithou, des Talon, des d’Aguesseau, des Fleury ; c’est la charte de notre Eglise dans cet empire spirituel dont le pape est le chef ; c’est le christianisme approprié au génie de notre pays sans innovation et sans le moindre échec à l’unité catholique ; c’est la balance tenue d’une main ferme entre deux sectes célèbres, dont l’une voulait absorber le christianisme dans le Saint-Siège, dont l’autre prétendait l’en isoler jusqu’au schisme ; c’est la liberté conciliée avec une irréprochable orthodoxie127.

§ XI. Histoire des Variations. §

Tout en s’occupant de ce grand travail, Bossuet eut l’idée d’entreprendre le récit des variations des Eglises protestantes. Un ministre de ces Eglises, la Bastide, l’avait accusé d’avoir varié dans la doctrine de l’Exposition de la foi catholique. Ce livre était resté longtemps en manuscrit. Turenne, qui déclarait lui être obligé de son retour à la vraie foi, n’avait cessé d’en demander l’impression. Avant de se décider, Bossuet voulut soumettre le livre à l’approbation de certains prélats, et il en fit imprimer, pour faciliter l’examen, quelques exemplaires, « destinés, dit-il, à tenir lieu du manuscrit de l’auteur128. » Comparé à ces exemplaires, le texte rendu public offrait de légères différences qui « regardaient uniquement l’expression, la netteté du style. » La Bastide prétendit y voir autre chose, et, la passion aidant, il fit deux volumes pour prouver que ces différences de rédaction n’étaient rien moins que des contradictions de doctrine. A cette calomnie, Bossuet répondit par l’Histoire des Variations.

Bossuet avait alors dans les mains la collection complète de toutes les professions de foi protestantes, depuis la Confession d’Augsbourg jusqu’aux plus récentes. Frappé des innombrables contradictions que trahissent non seulement ces professions de foi comparées les unes aux autres, mais les différents articles de chacune d’elles, sa première idée fut de les relever et d’en faire la matière d’un discours préliminaire en tête d’une nouvelle édition du traité de l’Exposition. A peine y eut-il mis la main qu’il sentit le plan s’étendre, et qu’il résolut de faire un ouvrage de ce qui ne devait être qu’une préface. Interrompu, en 1683, dans son travail par l’ordre de Louis XIV, qui lui commanda d’écrire la défense des quatre articles du clergé de France, distrait par des instructions diocésaines et par quatre oraisons funèbres 129, il reprit son livre en 1689 et le publia l’année suivante.

L’Histoire des Variations remua tout le protestantisme. Toutes les plumes habiles de la religion réformée se préparèrent à y répondre. Basnage, Jurieu, Burnet, et d’autres plus obscurs, se firent les champions des Eglises protestantes, les uns en leur imputant à honneur ces variations mêmes, les autres en renvoyant à la doctrine catholique le reproche de varier. Personne ne put entamer le fond même du livre : Bossuet s’était mis à l’abri de toute réfutation derrière les faits et les actes authentiques. Il battait les protestants par leurs propres paroles, par des actes de foi publique, par des confessions communes. Il écrivit sur ce modèle la Défense de l’Histoire des Variations et ces six Avertissements aux protestants, qui en complètent, éclaircissent ou fortifient les points principaux.

Quand on regarde cette suite formidable d’ouvrages, le nombre et la nature des preuves tirées des aveux mêmes du protestantisme ; la faiblesse des adversaires, trahie par leurs emportements mêmes ; l’impartialité et le calme de Bossuet dans la plus grande ardeur du débat, on se demande comment, ayant eu raison sur tous les points, et de tous ses adversaires ; raison dans ce qu’il établit comme dans ce qu’il réfute ; raison quand il montre la part des passions, de l’orgueil, de la vanité, de l’ambition, de l’amour du pouvoir, dans les changements qui avaient modifié tant de confessions si opposées entre elles et si contradictoires en elles-mêmes ; raison en tous points et contre tous ; on se demande comment l’événement lui a donné tort ; car, pour ne voir dans cette lutte de dix années qu’un tournoi théologique, je ne puis m’y résigner. L’autorité, la beauté de ces ouvrages sortent si naturellement du fond qu’on ne peut pas y trouver de plaisir sans s’engager dans le débat. Voilà pourquoi, ayant suivi Bossuet dans cette mêlée, et m’en étant retiré avec le doute, je me demande par quelles causes, vainqueur dans la doctrine, dans l’événement il a été vaincu.

Il n’est plus permis, en effet, de traiter de secte la religion protestante : les plus belles civilisations, après la nôtre, sont protestantes. La Grande-Bretagne, la Prusse, l’Allemagne du nord, sont protestantes. Le protestantisme a modéré le pouvoir politique dans ces pays, répandu l’instruction et le bien-être, mis plus de prix à la vie humaine. Et ce grand établissement, commencé il y a trois siècles, ne porte pas de menaces de ruine qui lui soient particulières, ni qui tiennent à la nature même du protestantisme. L’indifférence des religions, que lui prophétisait Bossuet, ne travaille pas plus profondément les Etats protestants que les Etats catholiques. Ce mal est commun à toute l’Europe chrétienne ; il ne paraît pas ni que le protestantisme doive être exclusivement accusé de le produire, ni que le catholicisme ait la force de l’empêcher.

Le côté théologique de ce grand différend en a voilé à Bossuet le côté politique. Quoiqu’il ait signalé avec justesse l’intervention des intérêts politiques dans le combat, il semble qu’au lieu de les juger avec ce sens qui apprécie les choses par leur raison d’être, il en ait triomphé comme d’auxiliaires de mauvais aloi, et qu’il n’ait songé qu’à tourner au décri de la cause protestante cette complication même qui en faisait le fond le plus solide. Ainsi, la lutte des protestants contre Rome lui cache la lutte de l’Allemagne contre l’Empire, et le sentiment de nationalité qui intéressait le sol lui-même à la victoire du protestantisme. Ainsi, l’esprit de nouveauté religieuse, son orgueil, sa mobilité, ses contradictions, qui choquent si souvent son bon sens dans la suite de l’établissement du protestantisme, l’ont empêché de voir l’esprit d’indépendance des peuples, non seulement en face de l’étranger, mais, dans l’intérieur, en face du souverain. Ainsi, toute cette turbulence théologique, dont il a fait si bon marché, lui dérobait le progrès lent, mais sûr et durable, que faisaient, sous l’influence de l’esprit d’examen, la science des gouvernements et la civilisation. Quoique touché des qualités des grands hommes du protestantisme, qu’il traite quelquefois comme des frères en savoir et en génie, leurs excès particuliers, l’orgueil qui les pousse à se distinguer les uns des autres par quelque imagination extraordinaire dans le dogme, lui ont fermé les yeux sur leur accord et leur conformité dans les points principaux, et sur le fond de raison qui leur conquérait l’assentiment des peuples.

Au reste, il n’était guère possible, même à Bossuet, d’éviter quelque illusion à cet égard. Outre que les bons effets du protestantisme, partout où il s’est établi, n’étaient pas aussi manifestes de son temps qu’aujourd’hui, les protestants eux-mêmes, et je le dis des plus célèbres, ne faisaient que se croire meilleurs théologiens que les catholiques. Ils ne s’aperçurent pas plus que Bossuet de la révolution politique et sociale qui s’accomplissait autour d’eux.

N’est-il pas étrange que Leibniz et Bossuet, deux si grands esprits, en correspondance sur un projet de réunion des deux Eglises, n’en voient le moyen, Bossuet, que dans l’adhésion pure et simple au concile de Trente ; Leibniz, que dans la déclaration préalable de la non-œcuménicité de ce concile ?

Pendant qu’ils disputaient, — Leibniz défendant le libre examen, Bossuet la tradition, l’un par les petites raisons ingénieuses et captieuses du sens propre, l’autre par les grandes et invincibles raisons du sens commun, chacun, après les concessions réciproques des premières lettres, se repliant peu à peu sur son opinion, et se serrant contre soi-même, sans toutefois s’aigrir, — l’avenir du protestantisme leur échappait.

Bossuet a raison dans tout ce qui est de la théologie. Défenseur de la tradition contre le sens propre, il ne fait pas un pas au hasard, ne quittant pas la trace des apôtres et des Pères, faisant de toutes les vérités comme une chaîne dont le premier anneau remonte aux livres saints, et dont il a le dernier dans la main ; irrésistible d’ailleurs, soit par la multitude, l’évidence et l’enchaînement des preuves, soit par sa modération envers les personnes, qu’il ne rabaisse pas, même quand il en triomphe, et dont les belles qualités ne laissent pas de le toucher. Je ne m’étonne pas que de grands ou d’excellents esprits, Turenne, Dangeau, lord Perth et autres, aient abjuré le protestantisme entre ses mains. Au temps de Bossuet, tout protestant qui ne l’eût été que pour être plus chrétien, assez instruit d’ailleurs et assez réfléchi pour supporter une si forte lecture, se serait rendu à ce grand homme. Mais, le nombre étant petit de ceux qui raisonnent leur croyance, Bossuet eut inutilement raison, et l’inefficacité d’un si merveilleux travail est un illustre exemple à ajouter à tous ceux où il s’est plu à faire contraster la grandeur et la petitesse de l’homme.

§ XII. De l’Histoire des Variations, considérée comme un ouvrage d’art. §

L’Histoire des Variations est peut-être la preuve la plus éclatante que la raison humaine n’est pas la même que celle de Dieu, puisque Dieu a permis que le protestantisme, ruiné dans la logique par Bossuet, subsistât malgré son antiquité d’hier et le sol mouvant sur lequel il est bâti. C’est un livre impuissant, soit pour ramener les protestants à la doctrine catholique, soit pour décréditer, aux yeux des catholiques sages, la doctrine protestante, et leur ôter l’esprit de tolérance et de respect que Dieu lui-même leur a commandé, en donnant au protestantisme le succès et la durée. Ayant manqué son principal objet, cet ouvrage a perdu ce qui fait surtout la vie des écrits. Il vit pourtant, si j’en crois l’admiration dont je suis plein en écrivant ces faibles pages, et quoique, sur le fond des choses, il m’ait laissé comme il m’avait trouvé. Quelle est donc cette autre vie par laquelle l’Histoire des Variations nous saisit et nous attache ? C’est la vie des Provinciales, autre arme devenue inutile, à moins qu’on ne croie retrouver dans la congrégation inoffensive qui en interdit aujourd’hui la lecture dans ses écoles, la compagnie puissante qui eut autrefois le crédit de les faire brûler par le bourreau. Ce sont les qualités de composition, de méthode, de proportion, de plan, vérités d’art indépendantes des applications qu’on en fait ; ce sont tant de vues profondes sur le cœur humain, sur les passions, sur les affaires, inépuisable matière des disputes des hommes.

Il faut chercher dans l’Histoire des Variations comment l’intérêt se mêle aux opinions spéculatives et la passion aux vues de l’intelligence ; comment les hommes de parti exploitent leurs doctrines ou en sont dupes ; il y faut chercher leurs contradictions, nées de l’excès du sens propre ; leurs repentirs, toujours trop tardifs ; leurs efforts impuissants pour arrêter les conséquences des principes jetés à la foule ; tout ce qu’engendre, en un mot, l’amour des nouveautés ; à quelles marques on distingue les nouveautés durables de celles que suscite, pour un moment, l’impatience de certains esprits auxquels tout ce qui dure plus d’un jour est insupportable, et qui ne savent vivre que par anticipation.

Histoire des Variations est l’histoire de toutes les sortes de sectes. On y voit tous les genres de caractères, toutes les nuances de l’esprit sectaire : les novateurs hardis, emportés, sans souci des conséquences, comme Luther ; les modérateurs respectés, mais impuissants, comme Mélanchthon ; les tiers partis, Bucer et ceux de Strasbourg ; les exaltés, comme Zwingle, qui donnent leur vie pour leurs opinions ; les tyrans, qui se font un règne sur les consciences opprimées, comme Calvin. Chacun y est peint sous ses traits caractéristiques. Changez le théâtre et le sujet ; à des sectes religieuses, à des opinions de théologie, substituez des partis politiques et des questions de gouvernement ; les uns vous apprendront à démêler les autres. C’est le même fond ; il n’y a de différent que la matière des débats et l’habit des combattants.

Dans ce récit, hérissé de théologie, éclatent les deux qualités caractéristiques de Bossuet : le bon sens, qui donne les motifs de toutes choses, et le sentiment de la réalité, qui met les choses elles-mêmes sous nos yeux.

Là nous trouvons l’homme de toutes les sciences : l’historien, qui prend la Réforme à sa naissance, la suit dans ses progrès, en caractérise les héros ; le moraliste, qui approfondit les mobiles de toutes les conduites ; le légiste, qui discute les questions de droit public ; le théologien, qui oppose aux raisonnements de la Réforme tantôt sa vaste science de la religion, tantôt la légitime subtilité de ces saintes matières ; le publiciste, qui rétablit contre la témérité des novateurs les grands principes par lesquels subsistent les sociétés humaines ; le controversiste, qui saisit le faible de ses adversaires, pénètre leurs contradictions, ruine leurs principes par leurs actes, dans une polémique que ne trouble jamais la passion, que ne déshonore jamais l’injure. Le Bossuet des Oraisons funèbres trouve aussi quelquefois à s’y faire une part, quand la chute des grands desseins, une course victorieuse arrêtée par la mort, une ambition que les événements ont rendue vaine, quelque grand exemple de la soudaineté de la mort, le sollicitent aux grands mouvements de l’éloquence funèbre.

§ XIII. Défense de l’Histoire des Variations. — Avertissements aux protestants. §

Dans la Défense de l’Histoire des Variations et dans les six Avertissements aux protestants, la polémique a la plus forte part ; c’est pour cela que plus de choses s’y sont refroidies. Les triomphes de Bossuet sur Jurieu130, la plus impétueuse plume du parti, et d’un savoir réel, quoique faussé par l’emportement et la mauvaise foi, aujourd’hui paraissent à peine dignes de ce grand homme. C’est le combat de l’aigle contre un obscur oiseau de proie.

Par ce côté là les Avertissements font penser aux Provinciales, où Pascal, en n’épuisant rien, en ne se donnant le plaisir de vaincre que sur les points principaux, sait piquer l’attention par cet art admirable de proportionner le débat à l’importance du sujet et des adversaires. Bossuet épuise la controverse, ne dédaigne aucune objection, ne se refuse aucune occasion de vaincre ; d’autant moins en garde contre l’excès, qu’il s’agit, pour lui, non d’une personne à vaincre, mais d’âmes à sauver de l’hérésie. Plus modeste que Pascal, qui prouve son dédain par ses railleries, Bossuet semble ne pas se croire trop grand pour Jurieu et ne se reconnaître sur le ministre protestant que l’avantage d’avoir la vérité de son côté. Il n’a pas songé d’ailleurs, comme Pascal, à faire un ouvrage agréable, et ne s’occupe guère de plaire dans un sujet où la religion est si gravement intéressée. Mais tant de puissance contre un si mince ennemi ; tant de génie contre un vain talent, qui n’a pas même la force de se régler ; un tel appareil de raisons contre des emportements de plume ; le génie même de la tradition en lutte avec le sens propre d’un homme médiocre, chargé par son parti de faire les affaires de la colère et de la prévention communes, aux dépens de sa considération personnelle ; cette disproportion étonne et fatigue, comme toute lutte inégale.

§ XIV. Des doctrines politiques de Bossuet. — Comment ce grand homme a tort et raison à la fois. §

Un seul de ces Avertissements est vif et intéressant, comme s’il était écrit d’hier, et d’un ordre plus élevé que les Provinciale.131 : c’est le cinquième. La matière en est, dans l’ordre humain, la plus haute qui se puisse traiter. Il s’agit du droit d’insurrection pour la cause de la religion, auquel Bossuet oppose, outre les textes, les exemples innombrables d’obéissance aux princes persécuteurs, donnés par les chrétiens des premiers âges de l’Église ; il s’agit de la souveraineté du peuple, à laquelle Bossuet oppose la souveraineté de la raison.

Il faut venir apprendre, dans ce Cinquième Avertissement, un art qui ne serait pas peu utile en ce temps où nous avons vu des discussions si passionnées : la polémique, douce pour les personnes, inexorable pour les choses. Il faut aussi admirer cette force d’imagination par laquelle Bossuet, présentant les raisons de l’adversaire, semble les sentir pour son compte, et s’approprier ce qu’il réfute.

J’en citerai un exemple saisissant. Jurieu avait prétendu que la soumission des chrétiens aux Empereurs n’était qu’une conduite accommodée au temps et que leur commandait leur impuissance. Selon lui, le précepte de tout souffrir, enseigné par Jésus-Christ et par les apôtres, ne les obligeait qu’aussi longtemps qu’il leur était impossible de rien entreprendre pour leur défense. Bossuet exposant « l’absurdité » de cette doctrine, met dans la bouche de l’Église naissante cette véhémente apostrophe à ses persécuteurs : « Il est vrai, sacrés empereurs leur fait-il dire, vous n’avez rien à craindre de nous tant que nous serons dans l’impuissance ; mais si nos forces augmentent assez pour vous et résister par les armes, ne croyez pas que nous nous laissions ainsi égorger. Nous voulons bien ressembler à des brebis, nous contenter de bêler comme elles, et nous couvrir de leur peau pendant que nous serons faibles ; mais quand les dents et les ongles nous seront venus comme à de jeunes lions, et que nous aurons appris à faire des veuves et à désoler les campagnes, nous saurons bien nous faire sentir et on ne nous attaquera pas impunément. »

Qu’est-ce à dire ? Pourquoi faire tenir ce langage aux premiers chrétiens ? Est-ce que Bossuet se met à la place des victimes, et s’associa aux paroles de menace qu’il leur prête contre leurs bourreaux ? On s’y tromperait. J’ai entendu des personnes instruites citer ce passage comme de Bossuet exprimant ses propres sentiments, et cédant à un moment de colère contre les princes persécuteurs. C’est bien en effet Bossuet qui parle ; mais c’est Bossuet venant en aide à la faiblesse de plume de Jurieu et lui prêtant son imagination et ses couleurs, pour rendre à la fois plus claire la doctrine du théologien protestant, et sa propre réfutation plus éclatante. Il n’y a là qu’une fiction oratoire échappée à la verve du grand controversiste, par laquelle il fait ressortir avec plus de force la vraie doctrine des martyrs, celle qui prescrit le devoir de la patience en toutes sortes de souffrances, celle qui ordonne d’obéir à César, même quand César est persécuteur. Mais telle est la beauté de cette fiction, qu’on croit malgré soi, et malgré Bossuet lui-même, qu’il a pris, un moment, le rôle de quelque chrétien du temps des martyrs, murmurant de sombres imprécations contre les bourreaux dans un moment où la nature exaspérée prenait le dessus sur la foi.

Dans toute la partie politique de la discussion avec Jurieu, où Bossuet invente à la fois les doctrines et la langue, il ne s’occupe que du principal, c’est-à-dire des rapports entre les sujets et le souverain, que le souverain soit peuple, prince ou aristocratie. Il n’exclut d’ailleurs aucune forme de gouvernement. A la vérité, il préfère la monarchie héréditaire, absolue, tempérée par des lois fondamentales, subordonnée à la raison. « Loin d’être toujours de la part des peuples, dit-il, abandonnement ou faiblesse, elle a souvent, selon le génie des peuples et la constitution des Etats, plus de sagesse et de profondeur dans les vues132. » Il suspecte, en paraissant la prophétiser, la grande expérience de ce siècle, le gouvernement parlementaire, et il y voit « autant inquiétude que liberté, autant indocilité que prévoyance et sagesse, autant esprit de révolte et d’indépendance que zèle du bien public. » Mais il accepte toutes les fermes de gouvernement, et il admire dans l’ancienne Rome l’état républicain. Ce qui lui importe, c’est d’établir qu’aucune souveraineté, en ce monde, n’est dispensée d’avoir raison.

Je ne m’étonne pas d’ailleurs que la monarchie absolue de Louis XIV ait paru à Bossuet la meilleure forme du gouvernement. Cette monarchie donnait à la France, au prix d’imperfections inévitables, les deux biens que notre nation prise le plus haut : la gloire au dehors et l’unité au dedans. Tous les bons esprits de ce temps-là n’imaginaient rien de meilleur que la monarchie absolue, tempérée par les qualités personnelles du souverain. Depuis Balzac, qui en avait adoré en Louis XIII, caché derrière Richelieu, la première image, jusqu’à Bossuet, qui la voyait dans toute sa grandeur, et qui mourut avant ses dernières fautes, personne de marque ne s’était avisé d’avoir, sur ce point, un autre sentiment que la France, réunie enfin et serrée autour d’un roi digne d’être la tête de ce grand corps.

Cependant les événements ont donné tort à Bossuet sur la meilleure forme de gouvernement, comme sur l’incompatibilité du protestantisme avec l’existence d’un gouvernement réglé. La monarchie absolue n’a été en France le meilleur des gouvernements qu’aussi longtemps qu’elle a été nécessaire. A mesure que le souvenir de l’anarchie, qui avait fait sa principale vertu, s’est éloigné, et que le mal qui lui est inhérent s’est fait sentir, l’idéal de Bossuet a paru ce qu’il est en effet, ce qu’il sera toujours en France, le plus glorieux, mais le moins durable des expédients politiques.

Le livre de la Politique selon l’Écriture sainte, ce livre, plus calomnié que lu, n’est-il que l’apologie des pratiques particulières de la monarchie absolue ? Il a fallu bien de la prévention pour n’y remarquer, parmi tant de maximes et de règles dans l’intérêt des sujets, que la prédication de Bossuet pour le gouvernement de Louis XIV. Est-ce donc un superstitieux de la monarchie absolue qui trace des préceptes de gouvernement tels que ceux-ci : « Il y a des lois fondamentales qu’on ne peut changer ; il est même très dangereux de changer sans nécessité celles qui ne le sont pas… Le prince n’est pas né pour lui-même, mais pour le public… Le vrai caractère du prince est de pourvoir aux besoins du peuple. Le prince inutile au bien du peuple est puni aussi bien que le méchant qui le tyrannise… Le prince ne doit rien donner à son ressentiment et à son humeur… Le prince doit commencer par soi-même à commander avec fermeté, et se rendre maître de ses passions… Le prince doit savoir la loi et les affaires ; connaître les hommes et se connaître lui-même ; aimer la vérité et déclarer qu’il la veut savoir ; être attentif et considéré ; écouter et s’informer ; prendre garde à qui il croit et punir les faux rapports ; éviter les mauvaises finesses ; savoir se résoudre par soi-même133 », etc… Changez le nom du souverain, prince ou peuple, sénat ou président de république, pouvoir pondéré ou absolu, à quelle forme de gouvernement l’esprit de liberté le plus jaloux peut-il faire des conditions plus sévères que celles que fait Bossuet à la monarchie absolue ?

Le temps et les révolutions ont donné tort à l’opinion de Bossuet sur la supériorité du gouvernement absolu ; mais ni le temps ni les révolutions n’ont affaibli les préceptes de bon sens qu’il emprunte à l’Ecriture, ou qu’il donne de son chef sur la façon dont toute souveraineté doit s’exercer. Ce que Bossuet demande au gouvernement de Louis XIV, il l’eût demandé à une république, il l’eût demandé à une monarchie parlementaire. Il ne se trompe pas dans l’appréciation des rapports entre les sujets et le souverain, ni sur les périls, les difficultés, la tentation d’abuser, attachés à l’exercice du pouvoir souverain, quelque nom qu’il porte. Les aristocraties, comme les démocraties, ne peuvent subsister que par la politique selon l’Écriture sainte. Bossuet n’est mystique en rien ; attaché comme prêtre à César, comme Français à la personne de Louis XIV, il distingue, avec une intention très marquée, la monarchie absolue du despotisme ; il ne se perd pas en adorations orientales de cette royauté que Louis XIV avait faite si grande ; il n’a été ni le partisan superstitieux de sa toute-puissance, ni le casuiste de ses fautes.

L’idéal de la royauté pour Bossuet n’est pas, quoiqu’on l’ait dit, Louis XIV ; cet idéal est plus élevé. Une royauté formée de tout ce que la tradition sacrée a signalé de qualités dans les bons princes, pure des vices notés dans les mauvais, voilà la royauté de Bossuet. Il en cherchait l’image bien au-delà de son temps, bien au-dessus de Louis XIV, à la source même d’où il la croyait sortie, dans la parole de Dieu faisant connaître aux hommes, directement ou par les prophètes, les devoirs et les droits de toute souveraineté.

§ XV. De la querelle sur le quiétisme. — Influence des querelles religieuses, au dix-septième siècle, sur la langue et la littérature. §

Le rôle et les écrits de Bossuet dans le grand acte qui constitua, en 1682, l’Eglise gallicane, plus tard l’Histoire des Variations et la polémique qu’elle suscita, tant de travaux et de gloire l’avaient mis à la tête de l’Eglise de France et institué comme l’interprète officiel de sa doctrine et le gardien de son unité. C’est à ce titre qu’après en avoir fini avec les protestants, l’historien des Variations dut reprendre la plume pour combattre la doctrine du pur amour ressuscitée du quiétisme, et défendue, non plus par un Molinos134, espèce d’hypocrite de dévotion, qui avait caché sous un étalage de spiritualité les plus honteux désordres, mais par un esprit supérieur et presque un saint, par Fénelon.

Il ne s’agit pas de juger cette querelle en théologien. Pour cela il faudrait, dans celui qui en écrit, l’autorité, et, dans ceux qui le lisent, le goût de ces matières. Mais dans toute querelle théologique, il y a la part de la philosophie chrétienne ; il y a la lutte des caractères et des passions ; il y a enfin un tour d’esprit, une méthode, par où les contendants ont exercé sur les esprits une influence générale. Dans un pays comme la France, dans un siècle comme le dix-septième, où la théologie était à la fois un goût sérieux et une mode, quand les deux adversaires sont un Bossuet et un Fénelon, se pouvait-il que de si nombreux écrits sortissent de telles plumes sans que l’esprit français en fût touché, sans que l’art et la langue y fussent intéressés ?

C’est par ce côté que je regarde la querelle de ces deux grands hommes. Peut-être y aurait-il profit à étudier dans la même vue toutes les querelles, soit philosophiques, soit théologiques, qui ont occupé le dix-septième siècle. Il en résulterait cette vérité que, si toutes ont servi à former l’esprit français, il a été néanmoins d’un intérêt capital, pour la conduite générale et la perfection de cet esprit, que la victoire soit demeurée successivement à Descartes contre Gassendi, à Pascal contre les jésuites, aux catholiques contre les protestants, à Bossuet contre Fénelon.

La cause véritable de ces luttes si diverses, c’est la guerre de la liberté contre la discipline, du particulier contre le général, de ce que Fénelon appelait le sens propre contre ce que Bossuet appelle la tradition et l’universel. S’il a été bon que ces deux principes se disputassent à qui donnerait sa forme à l’esprit français, il importait néanmoins que la discipline fût victorieuse de la liberté, le général du particulier, la tradition du sens propre. Aussi bien ces victoires n’ont pas été meurtrières, et le principe vaincu n’a pas péri ; seulement il est resté au second rang. C’est l’image de cette lutte intérieure de nos facultés, dont parle Bossuet dans le traité de la Connaissance de Dieu et de soi-même. Ce qui fait, après la lutte, l’équilibre, c’est que la raison se rend maîtresse.

S’il est un pays où cette vérité soit une croyance populaire, c’est la France. Voilà pourquoi la liberté spéculative, qui paraît être un droit naturel, y a toujours été contenue, quelquefois opprimée, aux époques mêmes où les gouvernements y toléraient d’autres libertés en apparence aussi considérables. C’est que la spéculation, dans une tête française, n’est pas longtemps oisive. Elle veut agir, se propager, devenir la règle et le fait. De là l’état de suspicion où elle a toujours été tenue par la puissance publique sous les noms les plus divers, jansénisme, jésuitisme, quiétisme, idéologie.

L’influence de ces différentes sectes sur le génie national et sur la langue serait aisée à marquer. Ce sont autant de schismes qu’il a fallu détruire, dans l’intérêt de l’unité intellectuelle de notre pays.

Les jésuites raffinaient sur la morale. Ils risquaient, par leurs subtilités, de corrompre le cœur ; par leur casuisme, d’éveiller dans les consciences ce fonds de mauvaise foi d’où nous tirons tous les prétextes de mal faire.

Les jansénistes ne raffinaient que sur le dogme ; mais leurs arrière-pensées d’inquiétude et de suspicion contre la puissance publique affaiblissaient l’esprit d’unité qui fait la force de notre nation.

Les quiétistes, pour ne parler que des spéculatifs, ruinaient à la fois l’activité humaine par de vaines recherches de perfection, la morale par une doctrine qui rend la volonté innocente des brutalités du corps.

La langue souffrait de ces subtilités plus ou moins dangereuses. Il faut lire certains passages des Provinciales, où Pascal se raille légèrement du langage des Pères, et cite des phrases dont l’affectation et le raffinement contrastent si étrangement avec le naturel et la candeur de son style. On sent combien il importe à la morale et à la langue que Pascal triomphe des jésuites, et que son simple bon sens parvienne à discréditer leurs subtilités.

Les jésuites auraient relâché cette langue ; les jansénistes la desséchaient ; les quiétistes l’obscurcissaient et l’aiguisaient jusqu’à la rendre inintelligible. Il était donc d’un grand intérêt que tous ces schismes, y compris celui-là même qui tira tant d’autorité de la vertu incommode mais irréprochable de ses défenseurs, le jansénisme, fussent vaincus par le véritable esprit de la nation, représenté plus ou moins bien et défendu plus ou moins innocemment par la puissance publique.

Ces combats n’ont été stériles ni pour la nation, qui en était témoin, ni pour les combattants eux-mêmes. Ceux-ci profitaient réciproquement de leurs qualités, à peu près comme des armées ennemies se forment, en se combattant, aux usages de guerre et à la discipline qui donnent la victoire. Mais c’est surtout pour la nation que le spectacle n’en était pas sans fruit : l’esprit français s’enrichissait des qualités de tous. Cela est vrai surtout des jansénistes, auxquels je suis impatient de rendre hommage. Mais je ne retire pas ce que j’ai dit du tort qu’aurait fait à la langue française l’aridité de leur logique. Une certaine conformité entre leur doctrine de la grâce et la prédestination de Calvin les faisait comparer aux calvinistes, les plus secs des réformateurs. Cette comparaison, dont ils se défendaient par tant de tours de souplesse, n’était vraie que de leur méthode de composition, de leur humeur, de leur langue, trop souvent correcte et triste comme celle de Calvin.

Une victoire des quiétistes eût été à la fois un dommage pour la langue et un péril pour les mœurs. Aussi ne peut-on trop louer Bossuet d’avoir accablé cette secte dans sa querelle mémorable avec Fénelon, de même qu’on ne peut trop s’étonner que celui-ci, un si beau génie, et, dans ses autres ouvrages, un esprit si français, se soit égaré dans des subtilités antipathiques au génie de son pays.

De tous les dogmes du catholicisme, le plus populaire peut-être, c’est le dogme de l’amour de Dieu, aimé comme auteur du salut éternel : dogme sublime, d’où naît l’activité chrétienne avec tous ses effets, les bonnes œuvres, la prière, et généralement tous les actes qui sont accomplis en vue de cette récompense. Le christianisme en avait trouvé le principe au fond du cœur humain, où il n’y a pas d’amour absolument sans intérêt, ni de sacrifice sans quelque espoir de récompense ; et il l’avait réglé, pour le plus grand nombre des hommes, par des actes et des formules que la plus antique tradition a consacrés.

Cependant, pour faire la part de quelques esprits plus relevés, les héros du christianisme, l’Eglise catholique, par l’organe de ses chefs et de ses docteurs, avait autorisé ou toléré un certain amour de Dieu moins étroitement lié à l’idée du salut éternel, une certaine prière dans laquelle le fidèle ne fait aucune demande et ne rappelle formellement aucune des promesses divines. Cette doctrine fort délicate était facultative, ceux qui la professaient pour la spéculation, et qui d’ailleurs pratiquaient tous les devoirs qui découlent du dogme de l’amour de Dieu, entendu dans le sens populaire, s’appelaient les mystiques. L’Eglise y avait même pris quelques-uns de ses saints.

Le quiétisme, condamné en 1687, dans la personne de Molinos135, n’avait été que l’exagération, poussée jusqu’à l’absurde, de l’amour désintéressé des mystiques. Il excluait l’activité pour ses motifs intéressés, et la prière comme indiquant la demande et l’espérance. Il enseignait un amour de Dieu si absolument pur de tout désir du salut, si vide de tout motif et de tout intérêt, qu’il rendait inutiles les deux principaux dogmes du christianisme, la médiation du Christ et les actes. En cet état, l’âme, absorbée dans une contemplation sans fin, devenait indifférente même à sa condamnation éternelle, pour peu qu’elle la crût dans les vues de Dieu, et y souscrivait avec une sorte de joie. On vit des dévots abandonner tout commandement sur leur corps, et faire hommage à Dieu des désordres de leur vie, comme de la plus absolue résignation à ses décrets. C’est ainsi que le fameux Molinos, si longtemps vanté comme un prêtre consommé dans la direction, avait vécu vingt-deux ans dans toutes les ordures, dit Bossuet, et sans se confesser. Il est vraisemblable que pour beaucoup de ces mystiques, la doctrine n’était qu’une couverture pour des désordres comme ceux de Molinos ; mais plusieurs s’efforçaient de bonne foi de réunir en eux la bête et le saint.

Par ce peu que j’ai dit du quiétisme, on devine tout d’abord par quels côtés il dut séduire Fénelon, et révolter Bossuet. Dès leurs premières années, le tour d’esprit de ces deux grands hommes et la direction de leurs travaux les avaient comme préparés à cette lutte qui tint pendant trois années toute la chrétienté attentive, et qui fut un des plus beaux spectacles littéraires du dix-septième siècle.

Bossuet avait été saisi, dès ses premières études de théologie, de la suite de l’histoire de la religion. Depuis lors, et dans tout le cours de ses travaux, il n’avait pas séparé un moment les promesses divines de la suite et de la perpétuité de leur exécution, ni la transmission du dogme de la transmission du gouvernement ecclésiastique. Il était né, en quelque sorte, avec la vocation de défendre la tradition catholique. Il avait d’ailleurs peu de goût pour cet autre ordre de traditions, d’origine plus récente, dont se composait la religion secrète et intérieure des parfaits ; et il avouait volontiers qu’il n’y était venu que fort tard, à l’occasion de certains raffinements de dévotion qui, dans les derniers temps, s’étaient autorisés de leurs expériences.

Fénelon, non moins attaché que Bossuet au fond de la doctrine catholique, mais né avec un esprit ardent et subtil, qu’attirait toute recherche des choses rares et inaccessibles, s’était senti de bonne heure entraîné vers les mystiques. Justifié d’ailleurs par la tolérance de l’Eglise, qui, dans les choses douteuses ou indifférentes, avait pour maxime de laisser aux esprits la liberté d’opinion, il s’était attaché de préférence aux écrits des saints solitaires. Leur génie subtil ouvrait à son esprit des horizons infinis, et leur vertu même devenait un piège pour son jugement, en lui ôtant la crainte de s’égarer sur de si saintes traces. Ses études profanes marquaient le même goût. A la différence de Bossuet, qui est plus latin que grec, Fénelon est plus grec que latin ; et, parmi les auteurs grecs, il goûtait surtout Platon, dans les écrits duquel il n’est pas malaisé de trouver tous les excès des opinions idéalistes, et même le quiétisme, que Bayle y a découvert presque sans paradoxe.

§ XV. Fénelon et Madame Guyon. §

C’est dans cette disposition d’esprit qu’étant précepteur du duc de Bourgogne, il rencontra la fameuse Mme Guyon. Cette dame avait de la beauté, beaucoup d’esprit, et ce tour de piété que Fénelon admirait dans les mystiques : elle le charma. Une amitié, d’autant plus dangereuse qu’elle était plus pure, donna à ce commerce de spiritualité la douceur et la force d’un commerce de cœur, et fit peu à peu de Fénelon le champion de Mme Guyon.

Toute cette histoire est bien connue. Mme Guyon avait consenti d’abord à remettre tous ses papiers entre les mains de Bossuet ; elle avait reçu de lui, avec l’absolution, la permission de communier. Tout à coup, elle sort de sa retraite et recommence ses étranges nouveautés de la grâce, dont la plénitude était telle qu’il fallait, selon ses paroles, « la délacer pour l’empêcher d’en crever. » Elle professe de nouveau cet état passif « où Jésus-Christ même est un dernier obstacle à la perfection d’un cœur qui reçoit Dieu immédiatement, dans le vide de toute affection, de toute crainte, de toute espérance, de toute pensée quelconque. » Un poète du temps décrit cet état dans ce portrait plaisant de Mme Guyon :

Ce modèle parfait, ce Paraclet nouveau,
Donne du pur amour un spectacle bien beau,
Quand tout d’un coup, sentant un gonflement de grâce,
Elle crève en sa peau si l’on ne la délace.
La grâce du dedans passant jusqu’au dehors,
Du bassin de l’esprit regorge dans le corps.
Elle en déchirerait jusqu’à son corps de jupe
Si dans le même instant quelque dévote dupe
Ne faisait prendre l’air à cet amour sacré   ;
Mais, du lacet enfin se voyant délivré,
Il se répand au cœur de toute l’assistance,
Et chacun le reçoit dans un profond silence136 .

Dans un siècle où les schismes religieux étaient des crimes d’Etat, on ne s’étonne pas que l’auteur de telles illusions fût enfermé à la Bastille, et qu’on ordonnât une recherche de toutes les personnes suspectes de les professer. Mme de Maintenon, qui d’abord avait goûté Mme Guyon à cause de son esprit et de la pureté de ses mœurs, la sacrifia non pas, comme on l’a dit, aux ombrages de Louis XIV, qui ne sut l’affaire que fort tard, mais à ses propres scrupules religieux, éveillés et commandés par ceux de Bossuet.

La conduite que tint Fénelon est moins connue.

Sa bonne foi, les grâces de ses ouvrages, l’espèce de séduction que sa vertu, son exil, une opposition au moins secrète au gouvernement de Louis XIV, ont exercée sur la postérité, tout a concouru à jeter sur cette affaire une obscurité qui lui a tourné à faveur. La vérité éclaircie ne rend pas Fénelon coupable, mais elle absout Bossuet.

Il y eut d’abord de fréquents entretiens entre Bossuet, averti par la rumeur publique des progrès de la nouvelle spiritualité, et Fénelon, qui ne cachait ni son goût pour ces doctrines, ni son amitié pour Mme Guyon. Les explications furent pendant longtemps sincères et amicales. Bossuet n’avait pas de peine à pénétrer un homme qui ne cherchait pas à se dérober. Loin d’ailleurs de l’aigrir, l’obstination de Fénelon ne fit d’abord que l’inquiéter pour lui-même. Il se tâtait, dit-il, en tremblant, craignant à chaque pas des chutes après celles d’un esprit si lumineux137. A mesure que les entretiens, en serrant de plus près les choses, prirent le caractère de conférences, il devint de plus en plus difficile de se mettre d’accord. Fénelon éludait tout, atténuait tout. Les plus étranges paroles de Mme Guyon ne l’embarrassaient pas ; elles venaient, selon lui, ou d’ignorance et d’innocence, ou du défaut de précision, ou de ce qu’on les entendait dans un autre sens que leur auteur. Rien n’était à admettre ni à rejeter tout à fait. Il fallait, répétait-il sans cesse, examiner, éprouver les esprits selon le précepte de saint Paul. Où Bossuet voulait décider, Fénelon ne voulait qu’expliquer.

Plusieurs mois se passèrent ainsi. Enfin Mme Guyon demanda et obtint que ses écrits fussent examinés par Bossuet, par l’évêque de Châlons, et par M. Tronson, supérieur du séminaire de Saint-Sulpice. Près d’une année y fut employée. Outre les écrits imprimés et les cahiers manuscrits de Mme Guyon, il fallait lire tout ce que Fénelon lui-même écrivait chaque jour sur la matière, soit ardeur de conviction, soit pour détourner sur lui les coups qui menaçaient son amie. Fénelon ne nommait point Mme Guyon. La nommer, c’eût été avouer l’apologie : il espérait la sauver à la faveur de quelque proposition générale, qui eût excusé implicitement des excès de parole ou de plume bien pardonnables à une femme. Il accompagnait d’ailleurs ses envois de tant de marques de soumission, d’humilité et de déférence, que ses juges, quoique épouvantés de ses éblouissements, ne pressaient rien, persuadés qu’ils le ramèneraient. Il offrait de tout quitter, même sa place de précepteur, à la seule condition qu’on lui montrât clairement par où il avait failli. Il ne voulait qu’être convaincu ; comme s’il était possible de convaincre un homme de bonne foi que trompent ses lumières et sa vertu !

Il fallait pourtant en finir. Bossuet et les deux prélats, ses confrères, se mirent d’accord sur un certain nombre d’articles qui réglaient toute la matière, et ils en dressèrent un formulaire auquel Fénelon fut invité à souscrire. Il disputa longtemps, faisant des restrictions sur chaque article. A la fin, pressé par les prélats, il céda, soit triomphe de la vérité chrétienne, soit effet d’un changement de fortune qui l’avait rendu ou indifférent ou plus facile sur des choses de pure spéculation. Ce fut en effet entre la rédaction et la signature de ce formulaire, que Louis XIV appela Fénelon à l’archevêché de Cambrai. Depuis sa nomination jusqu’à sa consécration, cette facilité persista. Bossuet, qui devait être son consécrateur, raconte dans la Relation que, deux jours avant la cérémonie, le nouvel archevêque, à genoux, baisant la main qui devait le sacrer, la prenait à témoin qu’il n’aurait jamais d’autre doctrine que celle de son consécrateur. Fénelon a nié ce fait ; il l’avait oublié : son démenti ne peut prévaloir contre Bossuet déclarant vrai ce qui était si vraisemblable.

Devenu archevêque, Fénelon changea de conduite. Bossuet avait expliqué dans un livre les articles du formulaire138. C’était le détail authentiqué et le résumé de tout ce qui avait été dit dans les conférences d’où ce formulaire était sorti. Le livre avait été écrit de concert avec les deux prélats ; ils y donnèrent l’approbation ecclésiastique. Il y manquait celle de Fénelon ; Bossuet la lui demanda. Fénelon refusa de lire le livre. Certaines maximes de Mme Guyon y étaient, disait-il, textuellement censurées ; souscrire à l’écrit de Bossuet, c’était se rendre complice de la persécution dont cette dame était l’objet. Il y avait un autre motif que sa vertu lui dérobait. L’archevêque de Cambrai ne voyait plus les choses du même œil que l’abbé de Fénelon. Ce que le modeste ecclésiastique avait proposé, à titre de restrictions discrètes, était devenu, pour le prince de l’Eglise, des dogmes dont il ne pouvait faire le sacrifice à personne. Avant son sacre, il avait souscrit au formulaire ; après son sacre, sa conscience l’empêchait de souscrire au commentaire rédigé par Bossuet, d’accord avec ses collègues. Le fond n’avait pas changé ; l’abbé de Fénelon n’était pas moins déclaré pour le pur amour que l’archevêque de Cambrai : c’était la même opiniâtreté dans l’attachement au sens propre : mais, tant qu’il avait eu à ménager sa fortune à venir, cette opiniâtreté s’était dissimulée à son insu, tantôt sous d’humbles doutes, tantôt sous la promesse sincère de se rendre aux premières raisons évidentes. Arrivé au faîte, toutes les grâces qui paraient sa résistance avaient fait place à la sécheresse d’un refus offensant.

De ce refus date la guerre de deux années qui mit aux prises les deux plus grands prélats de la chrétienté, et cette suite d’écrits admirés de ceux même que touchait médiocrement la question théologique, et où l’avantage de l’orthodoxie n’est pas le seul qui soit demeuré à Bossuet.

§ XVI. De la lutte entre Bossuet et Fénelon, et des partisans de l’un et de l’autre. §

On s’explique sans peine comment on ne put, ni par persuasion ni par menace, arracher à Fénelon un acte ou une parole qui condamnât Mme Guyon.

Si l’habit d’archevêque jetait un léger ridicule sur ce dévouement chevaleresque, nul habit n’eût justifié une autre conduite envers une femme de mœurs d’ailleurs irréprochables. Ce qui s’explique moins aisément, c’est que Fénelon se fût laissé prendre aux illusions de cette femme. Je reconnais là celui que Louis XIV appelait « le plus chimérique des beaux esprits de son royaume. » Le chimérique dominait dans cet esprit, d’ailleurs si lumineux et si net. C’est le chimérique qu’il avait tout d’abord cherché dans la religion, en s’y attachant aux auteurs mystiques. Cherchant aussi le chimérique dans la vertu, il ne s’était pas contenté de la pureté laborieuse et militante des saints ; il voulait arriver à celle des parfaits, espèce de saints qui ont échappé à la lutte par l’inaction ; ou plutôt, et n’est-ce pas là le comble du chimérique ? il aspirait à réunir en lui tous les caractères et toutes les dispositions, à être à la fois le docteur de la tradition et le mystique de l’expérience propre, le chrétien actif et le parfait.

Doué d’une imagination tendre et d’une âme passionnée, dans une profession qui lui interdisait de donner son cœur à aucune créature vivante, il ne trouva que Dieu qui lui fit connaître la douceur d’aimer impunément. Encore craignait-il de se trop aimer lui-même dans cet amour ; c’est ce qui lui fit imaginer cette étrange échelle de cinq manières d’aimer Dieu, de cinq amours de Dieu, avec lesquels se combine, dans des proportions décroissantes, un mélange d’intérêt propre, et dont le dernier est cet amour entièrement désintéressé, sans espérance, sans crainte, sans alliage d’aucun sentiment humain, qui forme le suprême état de perfection enseigné par les quiétistes.

Quand Fénelon rendit cette doctrine publique dans son fameux livre des Maximes des saints, tout le monde s’écria que le quiétisme ressuscitait. Il fit d’incroyables efforts de souplesse pour se tenir séparé des quiétistes, comme, avant lui, les jansénistes pour se distinguer de Calvin ; mais il ne persuada personne. La méthode même de son livre eût suffi pour le rendre suspect. Voulant faire voir le vrai et le faux sur chaque point où le pur amour et le quiétisme pouvaient se toucher, il avait placé, en regard de chaque proposition fausse et condamnable, la proposition qu’il estimait vraie et autorisée par les parfaits. Mais tantôt les différences étaient si imperceptibles qu’on pouvait douter qu’il en tînt sérieusement compte ; tantôt il paraissait mettre tant de complaisance ou d’indifférence en exposant le faux, et si peu de soin à le faire haïr, qu’on n’était pas persuadé qu’il lui préférât le vrai. Enfin, par une illusion non moins singulière, dans un livre où il prétendait se distinguer des quiétistes, Fénelon n’avait trouvé ni à blâmer, ni même à mentionner Molinos ; oublit qui pouvait être interprété tout au moins comme le manque d’une répugnance présente et forte. Mme de Maintenon, qui ne lui fut jamais malveillante, l’image même du sens commun dans le grand siècle, disait, à l’époque où l’affaire se jugeait à Rome : « Si M. de Cambrai n’est pas condamné, c’est un fier protecteur pour le quiétisme. » Tout le monde pensait comme Mme de Maintenon.

Assurément, les deux doctrines ne se ressemblaient pas plus par le fond des intentions que les deux hommes par le caractère et la vie. Selon Molinos, il faut aimer Dieu jusqu’à souscrire à sa condamnation éternelle, si on la croit dans les desseins de Dieu : d’où l’indifférence pour tous les actes qui, selon la tradition chrétienne, nous rachètent de la condamnation, et pour l’espérance qui nous excite à les faire. L’amour de Dieu sans actes, au sein du désespoir, était toute la religion des quiétistes honnêtes gens. Pour les grossiers, outrant le raisonnement, ils se laissaient aller au désordre, pour mériter du moins la condamnation à laquelle ils avaient souscrit. Le pur amour de Fénelon n’excluait ni la confiance dans les promesses de béatitude éternelle, ni les actes dont elle est le prix ; mais il les reléguait parmi les motifs inférieurs. L’un abandonnait les actes comme inutiles ; l’autre les discréditait comme insuffisants pour les parfaits. On sent combien, malgré leurs différences, les deux doctrines sont près de se toucher.

Si ce n’était pas trop de l’esprit de Fénelon pour se jouer sur cette lame, ce n’était pas assez d’une vertu ordinaire pour ne pas glisser du quiétisme des honnêtes gens dans les désordres de Molinos. Certes, le commerce de Fénelon avec Mme Guyon a été irréprochable : c’est le triomphe de sa vertu, qu’aucun de ses ennemis n’en ait douté ; mais cette amitié même, que Bossuet eut tort de comparer à celle qu’inspirait Priscille139 à l’hérésiarque Montan, ne condamnait-elle pas tout d’abord la doctrine du pur amour, puisqu’il fallait à Fénelon, pour y raffiner tout à l’aise, l’imagination ardente et l’esprit curieux et mal assuré d’une femme140 ? Et de même qu’il avait besoin d’une force prodigieuse d’esprit pour se tenir suspendu sur l’abîme du quiétisme, de même ne lui fallait-il pas la vertu des anges et des solitaires pour garder la pureté dans une amitié avec une femme jeune et passionnée, qui empruntait à la langue de l’amour humain tous les termes de sa spiritualité ?

Lui-même reconnaissait dans sa doctrine certains caractères qui auraient dû l’en garantir, si la bonne foi et l’opiniâtreté ne l’eussent aveuglé. Le livre des Maximes, selon lui, n’était pas utile à tout le monde ; il ne convenait qu’à certaines âmes, dans un certain état. Quelques personnes, il le confessait, abusaient du pur amour et de l’abandon. « Je sais, écrivait-il à un ami, que des hypocrites, sous de si beaux noms, renversent l’Evangile. » Comment donc s’arrêtait-il là, et ne se faisait-il pas scrupule de fournir ces beaux noms aux hypocrites ? N’est-ce point par les effets que se jugent les doctrines ? Or quelles marques plus sûres du danger d’une doctrine que son inutilité pour le plus grand nombre, et l’abus qu’en peuvent faire les hypocrites ?

Dans un moment d’impartialité et de calme, peut-être après sa soumission, il écrivait d’une personne d’Arras, qui se croyait dans cet état particulier où, selon lui, la doctrine du pur amour porte ses fruits : « On ne se trompe point quand on ne veut rien voir et qu’on ne s’arrête à rien de distinct pour le voir, excepté les vérités de l’Evangile. Il arrive même souvent que les lumières sont mélangées : auprès de l’une, qui est vraie et qui vient de Dieu, il s’en présente une autre qui vient de notre imagination et de notre amour-propre ou du tentateur, qui se transforme en ange de lumière. » Que dire de plus juste de cette corruption insensible qui fait tourner les lumières mêmes en illusions et en mouvements de vanité ? Si je n’avais lu ce passage dans Fénelon, je l’aurais cru de Bossuet.

Bossuet avait donc bien raison de se déclarer ouvertement contre la doctrine du pur amour, et de la condamner pour les effets mêmes que, de l’aveu de Fénelon, elle produisait chez certaines personnes. Le représentant du catholicisme, c’est-à-dire de l’universel, devait repousser une doctrine à l’usage d’esprits de choix, d’âmes placées dans un certain état, laquelle corrompait l’excellence même du christianisme, qui est d’être la religion de tout le monde, des esprits de toute nature et de tout état. L’amour pur substituait au christianisme populaire une sorte de christianisme de conférences secrètes et mystérieuses, un christianisme de beaux esprits, faisant leur nécessaire de ce qu’ils déclaraient n’être pas utile à tout le monde, et qualifiant eux-mêmes leur piété de piété distinguée. C’était, en effet, leur prétention de ne rien dire comme les autres, et la religion eut aussi ses Précieuses. L’abbé de Chanterac, qui était du clergé et des amis de Fénelon, homme d’esprit et de vertu d’ailleurs, écrivait que le crime de la doctrine était sa sublimité même, et que le tort de Fénelon était cette plénitude qu’on prenait dans les apôtres pour de l’ivresse.

Un préjugé fâcheux pour le pur amour, c’est qu’il avait pour partisans les jésuites, qui avaient obtenu de Perrault qu’il effaçât de son livre des Hommes illustres contemporains Arnauld et Pascal ; et qui, par dépit contre Racine, dont l’archevêque de Paris empruntait la plume pour réfuter Fénelon, faisaient prononcer par un de leurs régents une harangue latine sur ce sujet : Racinius an est poeta ? an est christianus141? Bossuet disait d’eux, même dans le fort de la dispute : « Leur crédit n’est pas si grand que leur intrigue. » Il ne faut rien exagérer, ni rendre la pureté de Fénelon responsable des excès stigmatisés dans les Lettres provinciales ; mais c’était une mauvaise circonstance que d’être soutenu par une société qui avait toujours subordonné la vérité de la doctrine à l’intérêt de la compagnie et qui favorisait toutes les imaginations du sens propre, pour la prise que lui donnaient ces excès sur les âmes faibles qui s’y laissaient séduire142.

Ce fut un autre tort de la doctrine du pur amour d’avoir pour champion le protecteur de Pradon contre Racine, le duc de Nevers, qui avait loué les deux théâtres où se donnaient les deux Phèdres, afin de remplir la salle où se jouait la pièce de Pradon et de tenir vide celle où se jouait la Phèdre de Racine. Le duc de Nevers défendit les Maximes des saints dans des vers aussi secs que les doctrines de ce livre, aussi prosaïques que ceux de son protégé Pradon. Voltaire trouve néanmoins du bien à dire d’un très médiocre portrait satirique que fit ce duc de l’abbé de Rancé, le réformateur de la Trappe.

À la vérité, ce sont des vers de grand seigneur, et il y est mal parlé d’un moine : double mérite aux yeux de Voltaire.

Fénelon avait en outre l’appui du P. le Tellier, qui laissa voir son inclination jusqu’à entraver la publication du livre de Bossuet sur les États d’oraison.

Cet appui était d’ailleurs secret. Sauf ce père, personne de marque dans l’Eglise ne s’engagea ouvertement dans la cause du pur amour ; et Bossuet avait le droit de dire dans sa Relation : « L’épiscopat n’a pas été entamé, et M. l’archevêque de Cambrai ne peut citer pour son sentiment aucun docteur qui ait un nom. » Bossuet pouvait en citer plus d’un pour le sien, et parmi les plus grands.

L’abbé de Rancé, Nicole, Racine, prirent la plume contre le pur amour. Nicole, qui retrouvait les jésuites sous les quiétistes, avait réfuté ces derniers dans un livre où Fénelon voyait « la plus implacable critique des mystiques. » L’abbé de Rancé, dans une lettre d’une modération et d’une clarté admirables, se prononça contre l’archevêque de Cambrai, avec l’autorité que lui donnaient quarante années de solitude employées à méditer sur la perfection chrétienne. Pour Racine, j’ai dit qu’il avait prêté à l’archevêque de Paris une plume que guidait certainement la plus pure conviction.

Presque tout le public éclairé se rangeait du côté de Bossuet, à Paris comme dans les provinces. Il avait pour lui le savant abbé Nicaise, de Dijon, le correspondant de Leibniz, qui, chose remarquable, attaquait les nouveaux quiétistes comme « ennemis des belles-lettres143. » C’est à l’abbé Nicaise que Mlle de Scudéry, dont l’esprit valait beaucoup mieux que les livres, écrivait ces paroles si sages : « Je ne veux point me mêler dans une dispute d’une matière si élevée, et je me tiens en repos, en me bornant aux commandements de Dieu, au Nouveau Testament et au Pater ; car je crois, ajoute-t-elle, qu’une prière que Jésus-Christ a enseignée ne contient pas un intérêt criminel, quoique Mme Guyon la regarde comme une prière intéressée ; ce qui renverserait les fondements du christianisme. » Un autre correspondant de l’abbé Nicaise, l’abbé Bourdelot, lui écrit : « Depuis la Relation sur le quiétisme, M. de Cambrai est tombé dans le dernier mépris, et l’on en veut mal à M. l’archevêque de Paris et à M. de Meaux de l’avoir laissé faire archevêque, sachant tout ce qu’ils en savaient… Tant qu’il n’a été question que du dogme, il partageait les esprits ; mais l’histoire et les faits l’ont accablé. » Il n’y a rien là que de vrai. J’en trouve une preuve, entre beaucoup d’autres, dans la conduite de ce même Perrault, qui après avoir par complaisance pour les jésuites, rayé de la liste des contemporains illustres les noms d’Arnauld et de Pascal, vint offrir à Bossuet, après la Relation, ses excuses et ses compliments.

Il parut durant cette querelle divers écrits en vers ou en prose ; le bon sens public y donnait gain de cause à Bossuet. On en fit un recueil, où tout est à lire, même la préface, dont certains passages sont d’une excellente plume, et qui traite d’ailleurs Fénelon avec le respect qu’il méritait. « L’homme, y est-il dit, est vain jusque dans ce qui le devrait le plus rabaisser et humilier. Il veut renchérir surtout, aller au-delà de Dieu, s’il pouvait ; et, ne le pouvant pas, il veut raffiner sur la manière de lui rendre le culte si simplement exprimé dans les Ecritures. » Et plus loin : « On s’élève et on se guinde à des subtilités abstraites et impraticables, qui deviennent dangereuses par leur impossibilité même, et qui peuvent faire croire que la religion dépend de nos idées et qu’elle en est le pur ouvrage. En voulant n’être rempli que de la grandeur de Dieu et du Créateur, l’on néglige souvent de réfléchir sur le néant de la créature, sur sa faiblesse et son impuissance, sur le besoin qu’elle a d’être animée et soutenue par l’idée même de son bonheur, pour éviter le désespoir de sa propre destruction144. »

La pièce la plus piquante du recueil, c’est une paraphrase du Pater noster qu’on prête aux quiétistes. En voici trois couplets ; la paraphrase y est en regard du texte :

Adventat regnum tuum
Votre royaume a des appas
Pour âmes intéressées ;
Les nôtres d’un motif si bas
Se sont enfin débarrassées.
S’il vient, il nous fera plaisir ;
Mais Dieu nous garde du désir !
Panem nostrum quotidianum da nobis hodie
Seigneur, notre pain quotidien
Ne peut-être que votre grâce :
Donnez-le moi, je le veux bien ;
Ne le donnez pas, je m’en passe,
Que je l’aie ou ne l’aie pas,
Je suis content dans les deux cas.
et ne nos inducas in tentationem
Seigneur, si votre volonté
Me met à ces grandes épreuves
Qui désespèrent le tenté.
Mon cœur pour vous donner des preuves
De mon humble soumission,
Consent à la tentation145.

Bossuet n’eut pas d’abord pour lui le roi ni Mme de Maintenon, ou, s’il les eut, ce fut d’autorité plutôt que par penchant. « Il n’y a rien à en attendre, écrivait-il à son neveu, que des choses générales dans l’occasion. » Les jésuites étaient à la cour les garants de l’orthodoxie de Fénelon. Il avait l’appui déclaré des ducs de Beauvilliers et de Chevieuse, dont il était l’âme, et le duc de Bourgogne n’avait pas abandonné son ancien précepteur. Mais Bossuet finit par entraîner tout.

Le plus considérable de ses partisans fut Leibniz. L’adhésion de Leibniz est d’autant plus décisive qu’elle venait d’un protestant, et que bon nombre de protestants favorisaient Fénelon, pour le schisme qu’il introduisait dans l’Eglise catholique, et par inimitié contre l’historien des Variations. L’opinion de Leibniz sur la querelle entre Bossuet et Fénelon est le jugement même de la postérité : il n’y a rien à y changer.

D’abord, sur le premier bruit des préventions dont le livre des Maximes est l’objet, il incline vers Fénelon comme vers l’opprimé, « Ne fait-on pas un peu de tort à M. l’archevêque de Cambrai ? écrit-il à l’abbé Nicaise. Je me défie toujours un peu du torrent populaire, et, toutes les fois que j’entends crier : Crucifige ! je me doute de quelque supercherie. » Dès qu’il a lu les écrits des deux prélats, il se range du côté de Bossuet. Il trouve excellents les vers de Boileau sur le pur amour :

C’est ainsi quelquefois qu’un indolent mystique,
Au milieu de péchés tranquille fanatique,
Du plus parfait amour pense avoir l’heureux don,
Et croit posséder Dieu dans les bras du démon146 .

« Selon les apparences, pense-t-il, Mme Guyon est une orgueilleuse visionnaire, et l’archevêque de Cambrai a été trompé par son air de spiritualité. » Enfin il approuve la conduite de Louis XIV faisant cesser la dispute, et il loue jusqu’à la bulle du pape qui condamnait Fénelon. « Je suis, conclut-il, prévenu pour deux choses : l’une est l’exactitude de M. de Meaux, l’autre est l’innocence de M. de Cambrai147. »

Cette innocence n’est contestée de personne. Mme de Main tenon, qui ne voulait point le perdre, en rend un beau témoignage. « S’il n’était pas trompé, écrivait-elle, il pourrait revenir par des raisons d’intérêt. Je le crois prévenu de bonne foi ; il n’y a donc plus d’espérance. » Les bons esprits ne doutaient pas plus de la bonne foi de Fénelon, que de l’exactitude de Bossuet. Pour l’innocence de ce dernier, certaines gens en doutaient, disant tout haut que le livre des Maximes eût été orthodoxe si Fénelon n’avait pas été précepteur du duc de Bourgogne. Voici ce que leur répondait Bossuet : « Quant à ceux qui ne peuvent se persuader que le zèle de défendre la vérité soit pur et sans vue humaine, ni qu’elle soit assez belle pour l’exciter toute seule, ne nous fâchons pas contre eux. Ne croyons pas qu’ils nous jugent par une mauvaise volonté ; et après tout, comme dit saint Augustin, cessons de nous étonner qu’ils imputent à des hommes des défauts humains148. » Aveu d’autant plus noble que Bossuet semble reconnaître comme possible, sinon confesser comme délibéré et volontaire, tout ce qui lui échappa au-delà des droits de la polémique. Ma passion pour sa gloire ne va pas jusqu’à nier ce qu’il y eut de trop pressant dans ses démarches à la cour de Rome, où il n’était que trop bien servi par son neveu, homme opiniâtre, faisant bien plus les affaires de l’influence temporelle de son oncle que celles de sa foi.

Ce sont les amis surtout et les proches qu’il faut accuser de ce qui fut employé d’armes mauvaises dans ce mémorable combat. L’abbé de Chanterac du côté de Fénelon, l’abbé Bossuet du côté de l’évêque de Meaux, sont coupables, l’un d’avoir caressé l’orgueil secret que cachait à Fénelon sa piété même, l’autre d’avoir poussé Bossuet, soit à livrer des secrets qu’il aurait dû tenir ensevelis, soit à conseiller l’emploi de la menace pour arracher au saint-siège une prompte condamnation. Dans les débats des esprits supérieurs, ceux de leurs amis qui ne les peuvent suivre jusqu’à cette sphère où la vérité les domine invinciblement, et les détache de toute vue humaine, ne s’intéressent qu’à leurs faiblesses et à leurs arrière-pensées, pour le profit qu’ils en espèrent tirer. Il n’arrive que trop souvent, aux jours où l’attrait de la vérité s’affaiblit pour les deux adversaires qu’excités par des seconds intéressés ou aveugles, ils laissent pénétrer dans leur intelligence ces vues humaines qui se mêlent insensiblement aux plus pures lumières.

Il ne faut donc pas s’étonner qu’il y ait eu des fautes commises de part et d’autre, du côté de Bossuet par emportement149, du côté de Fénelon par cette habileté qui fut si prodigieuse qu’elle fit mettre en doute sa sincérité, et que la magnanimité même de sa soumission, après le bref du pape, fut interprétée comme l’action d’un habile homme. C’est encore Leibniz qui en juge ainsi. « M. l’archevêque de Cambrai, écrit-il, s’est mieux tiré d’affaire qu’il n’y était entré. Il en est sorti en habile homme, et il y était entré sans penser aux suites qu’elle pouvait avoir150. » Ce jugement est celui d’un homme de génie, qui ne voyait pas de loin et d’en bas, comme la foule, la conduite de Fénelon, avec l’illusion de la distance ; il la voyait de près, et pour ainsi dire de plain-pied, par cette connaissance que les hommes supérieurs ont de leurs égaux. Il apercevait le calcul jusque dans la soumission ; et ce noble mandement par lequel Fénelon faisait connaître à ses diocésains la condamnation dont l’avait frappé le saint-siège, Leibniz y voyait l’acte d’un habile homme.

Dix ans plus tard, dans une lettre au père le Tellier, confesseur de Louis XIV, qui pensait à le remettre en grâce auprès du roi, Fénelon prouva combien Leibniz avait vu juste. Parlant de sa condamnation et de la doctrine qui avait triomphé, il dit : « Celui qui errait a prévalu ; celui qui était exempt d’erreur a été écrasé. » Il est vrai qu’il ajoute, comme pour ne pas démentir le mandement de soumission : « Dieu soit béni ! Je ne compte pour rien non seulement mon livre, que j’ai sacrifié à jamais avec joie et docilité à l’autorité du Saint-siège, mais encore ma personne et ma réputation. » C’est toujours, et jusqu’à la fin, l’opiniâtreté qui persiste sous la résignation, et une admirable vertu qui purifie et rend aimable toute cette conduite.

Le combat de ces deux grands prélats est un des plus beaux souvenirs de l’histoire de notre littérature. Chacun y déploya, outre les qualités propres à son génie, les qualités de sa cause ; mais la supériorité fut pour celui qui défendait la bonne. Le fameux livre des Maximes des saints, d’où naquit le scandale, parut avant les États d’oraison de Bossuet.

Ce livre n’est qu’un recueil de propositions et de formules le plus souvent inintelligibles, même pour le temps. « Je ne puis, disait M. Tronson, esprit profond et grave théologien, je ne puis qu’estimer ce que j’y entends et admirer ce que je n’y entends pas. » Un style sec, quoique précis et facile, point d’onction, rien pour le cœur ; des axiomes d’une théologie sans date et sans tradition ; une piété qui ne prie ni n’espère ; nulle des qualités aimables de l’auteur de Télémaque : tel est ce livre ; la cause de Fénelon avait gâté son génie151.

Il n’en est pas de même du livre des États d’oraison. C’est un historique vif et intéressant de l’origine et des progrès de la doctrine des auteurs mystiques. Bossuet se donne d’ailleurs beaucoup de liberté dans des matières qui ne se recommandaient ni de l’autorité des livres saints, ni de la parole de Jésus-Christ, ni de celle des apôtres, ni des décrets des conciles, et dont la tradition remontait à peine à quatre ou cinq siècles. Il avouait à Fénelon qu’avant ces disputes sur l’oraison passive et le pur amour, il avait négligé les auteurs mystiques, dont les livres, disait-il, ne sont bons qu’à demeurer « inconnus dans des coins de bibliothèque, avec leur langage exagératif et leurs expressions exorbitantes152. »

Deux siècles auparavant, Gerson en avait parlé dans les mêmes termes, lorsqu’ayant à surveiller les amants de Dieu de son temps, il qualifiait leurs travers de « folies d’amants, ou plutôt folies de fous153. » Bossuet, malgré son respect, n’épargne pas même les plus saints, pour peu que leurs expériences ne se concilient pas avec la doctrine de l’Église. Ni saint François de Sales, ni sainte Thérèse, ni le bienheureux Jean de la Croix, ne peuvent prévaloir contre les principes et le bon sens. Il faut à Bossuet « des expériences solennelles et authentiques, celles des prophètes, des apôtres et des saints Pères qui les ont suivis, et non pas des expériences particulières qu’il est difficile ni d’attribuer ni de contester à personne par des principes certains. » C’est ainsi que, dans cette matière, si au-dessus du sens commun, il reste, comme en toute autre, attaché au sens commun, discernant ce que ces subtilités cachaient de réel, et s’arrêtant toujours à la limite de l’intelligible. Le chrétien conduit par un tel guide peut tenter impunément les expériences des parfaits ; le curieux qui cherche la philosophie morale sous la théologie reconnaît, dans les doctrines défendues par Bossuet, le cœur et l’esprit de l’homme mieux compris, et, dans l’art qu’il met à les défendre, la méthode éternellement la meilleure pour rechercher et exposer toute espèce de vérité.

Le livre de Fénelon parut un peu après celui de Bossuet ; il l’avait fait lire en manuscrit à l’archevêque de Paris et à l’évêque de Chartres, qu’il essayait, en habile homme (Leibniz a autorisé le mot), de séparer de l’évêque de Meaux. Ce fut une nouvelle blessure pour Bossuet. On se cachait de lui ; on voulait le brouiller avec ses confrères. Peu s’en fallut que Fénelon n’y réussît ; mais il ne sut pas user discrètement de l’approbation des deux prélats ; ils la lui retirèrent avec éclat.

Pendant que Rome examinait ce livre avec la lenteur propre au saint-siège, la guerre de plume commença. Les écrits s’échangeaient sans interruption entre les deux adversaires. A Rome, on se disputait les juges par des traités ex professo écrits en latin ; à Paris, on se disputait les lecteurs par des attaques et des répliques en français. Quatre lettres de Fénelon, pleines de vivacité et d’esprit, mirent d’abord le public de son côté. Il y atténuait tout ; il répandait de la grâce sur les arides formules du livre des Maximes. Tous les esprits cultivés qu’il conviait, par de si agréables avances, à prendre sa défense, lui surent gré de les rendre compétents, par tant de précision et de clarté, dans une matière de théologie si ardue. On admirait cet air de résignation et de candeur ; on se laissait prendre à ces offres de soumission sous lesquelles perçaient l’opiniâtreté et l’assurance, à cette sensibilité qui touchait les femmes. Une première disgrâce de la cour vint ajouter au charme. Louis XIV avait relégué Fénelon à Cambrai. Le succès de ces lettres fit dire à Bossuet : « Qui lui conteste de l’esprit ? Il en a jusqu’à en faire peur, et son malheur est de s’être chargé d’une cause où il en faut tant. » Pour lui, il répondit avec sa vigueur et sa simplicité ordinaires, se renfermant jusqu’à la fin dans l’exactitude, pensant plus aux juges qu’aux curieux. « Pour des lettres, écrivait-il à Fénelon, composez-en tant qu’il vous plaira, divertissez la ville et la cour, faites admirer votre esprit et votre éloquence, et ranimez les grâces des Provinciales ; je ne veux plus avoir de part au spectacle que vous donnez au public. » Sauf quelques passages où perce l’aigreur contre la personne, la polémique de Bossuet n’avait pas quitté le terrain des doctrines. Les lenteurs du saint-siège, auprès duquel Fénelon avait de puissants amis, un premier jugement où les voix s’étaient partagées, tant de raffinements nés de cette mauvaise fertilité des esprits subtils, comme l’appelle Bossuet, lui donnèrent l’idée, je devrais dire la tentation, d’en venir aux personnalités. L’impatience l’avait gagné. Il sentit qu’il consumerait vainement tout ce qui lui restait de vie à poursuivre un adversaire qui, par mille tours de souplesse, échappait à toutes les prises. Comment venir à bout de cette opiniâtreté qui offrait sans cesse de se soumettre ? Comment amener à une concession un homme toujours prêt à céder, disait-il, pourvu qu’on lui marquât avec précision les endroits et les sens condamnables, et qui n’était jamais d’accord ni du sens, ni de l’endroit qu’on lui marquait ? L’attaquait-on par le sens direct : c’est par l’indirect qu’il se défendait. De quelque côté qu’on le prît, ou bien il n’avait pas dit ce qu’on lui faisait dire, ou bien on ne lui faisait pas dire ce qu’il avait dit. Lui opposait-on quelque endroit noté comme erroné : il y avait fait des correctifs auxquels on n’avait point eu d’égard. Lui montrait-on qu’il s’était contredit en soutenant deux propositions opposées et également absolues : l’une des deux, disait-il, ne devait être entendue qu’au sens relatif. Ce n’était pas mauvaise foi : il n’est pas donné à la mauvaise foi d’être si opiniâtre ; car, comme elle a pour mobile un intérêt, il suffit d’un intérêt plus grand pour la faire céder ; mais la bonne foi d’un esprit subtil et chimérique lasserait la raison du genre humain.

Quoi qu’il en soit, Bossuet perdit patience, et, passant des doctrines aux faits, il publia la Relation sur le quiétisme, livre admirable, dont les belles et faciles réponses de Fénelon ne purent affaiblir l’effet. Ce livre ruinait les doctrines de l’archevêque de Cambrai, d’abord par les vrais principes, présentés de nouveau et résumés avec une invincible exactitude, puis par les motifs secrets que Bossuet eut le tort de révéler. On ne vit plus une question de dogme, mais un prince de l’Eglise, un archevêque, un esprit supérieur, devenu le sectaire d’une femme que les plus indulgents tenaient pour folle. Vainement, dans ses réponses, Fénelon prodigua la dignité et les grâces ; sa générosité même se tournait contre lui ; car, en affectant de donner le nom d’amie à Mme Guyon, il découvrait son illusion. Si la charité eût alors parlé au cœur de Bossuet, il eût regretté d’avoir réduit son adversaire à avouer un commerce qui ne pouvait être que coupable ou ridicule. A la vérité, la vertu de Fénelon n’avait pas permis qu’il fût coupable ; mais la supériorité de son esprit ne put faire qu’il ne parût ridicule. En tous cas, l’explication de sa conduite dépendait du caprice des jugements humains ; et ce fut le comble du scandale et de la disgrâce, que quelqu’un pût se croire le droit de douter de la pureté de Fénelon.

On sait le dénoûment de cette affaire. Fénelon fut traité en vaincu ; on l’accabla dans sa personne et dans ses amis. Louis XIV avait demandé à Rome l’examen des Maximes des saints ; il finit par en exiger la condamnation. La bulle du pape vint enfin frapper l’archevêque de Cambrai : il était prêt pour un triomphe décent comme pour une défaite habilement supportée. Quoique le coup l’eût frappé au cœur, nul ne s’aperçut qu’il était blessé ; et pareil à ce lutteur rhodien de son Télémaque, qui, renversé par le fils d’Ulysse, tâche encore de le mettre dessous154, il sut faire à son vainqueur un dernier tort de la grâce même avec laquelle il tomba.

§ XVII. Comment Bossuet est le défenseur de la tradition, et Fénelon celui du sens individuel. — Effets de la victoire de Bossuet en ce qui regarde l’esprit français et la langue. §

Tout en reconnaissant que les armes n’ont pas toujours été bonnes, il faut dire que la victoire a été juste. Juste théologiquement, elle a été juste et nécessaire si l’on regarde les principes des deux contradicteurs, les conséquences générales de ces principes pour la conduite de l’esprit, enfin le côté par lequel une lutte entre deux des plus grands écrivains de notre pays peut intéresser notre littérature et notre langue.

Le principe fondamental de Bossuet, c’est la tradition, le catholique, l’universel, le nom. Le principe de Fénelon, c’est le particulier, et, s’il y a tradition, c’est tout au plus une tradition d’hier ; c’est l’expérience personnelle, le moi. Fénelon part du sens individuel ; Bossuet, du sens commun. Ces deux principes sont également légitimes ; leur lutte incessante fait la vie des sociétés humaines. Les révolutions ne sont autre chose que le combat, rendu sanglant par les passions qui s’y mêlent, du principe du sens propre, d’où naît l’activité et l’invention, et du principe du sens commun et de la tradition, d’où naît l’ordre, la règle, la hiérarchie, l’esprit de conservation, si nécessaire pour contrebalancer et pour contenir l’esprit d’invention. C’est pour ce grand combat que la Providence met au monde, à certaines époques, des hommes supérieurs en qui se personnifient les deux principes, et c’est parce que ce combat est nécessaire et inévitable que tout combattant de bonne foi y est innocent. Mais comme il n’y a de combat dans ce monde que pour qu’il y ait un vainqueur et un vaincu, toutes les fois que le principe du sens commun ne peut pas vivre avec le principe contraire, il faut qu’il l’emporte. Le plus beau moment des sociétés humaines est celui où une transaction est possible, et où le sens commun, qui ne mérite ce nom qu’à la condition de ne rien exclure, s’enrichit des inventions du sens propre, tout en lui faisant contre-poids.

Dans la querelle entre Bossuet et Fénelon, la transaction était impossible. Le sens propre n’y apportait que les pires de ses excès, des subtilités à fatiguer l’intelligence de théologiens comme M. Tronson, une piété qui paraissait inaccessible à des solitaires comme l’abbé de Rancé. Il importait donc qu’il fût vaincu ; il l’importait pour l’esprit français comme pour la religion. Orthodoxe dans la doctrine, Bossuet ne le fut pas moins dans la méthode ; il eut pour lui, avec la gloire du bon exemple, la supériorité du talent.

Dans cette admirable polémique Bossuet montre rarement la personne. S’il parle de lui, c’est à titre d’évêque chargé du dépôt des âmes. On l’a accusé d’arrière-pensées de rivalité : s’il en mérite le reproche, Dieu le sait ; mais il n’en paraît rien dans ses écrits, où il semble porter la parole au nom de l’Église française, sans ménagement mondain, mais sans colère. Bossuet ne songe pas plus à éviter le soupçon de jalousie qu’à affecter les vains égards. Rien dans ses écrits n’est donné au désir de plaire ; nulle affectation de candeur hors de propos ; point de ces inutiles marques de déférence qui cachent le secret plaisir de colère avec lequel on porte les coups ; point d’éloges excessifs prodigués à l’adversaire pour détourner l’accusation d’envie. Bossuet n’a pas besoin d’exagérer le mérite de Fénelon, parce qu’il n’a pas peur de l’estimer. Tantôt l’énormité de ses erreurs le révolte ; tantôt les prodigieuses ressources de ce talent lui tirent des paroles d’admiration, qui ne sont pas de vaines atténuations du tort qu’il entend bien lui faire par ses réponses. Les écrits de Bossuet sur le quiétisme resteront le modèle de la polémique personnelle, puisque l’imperfection humaine veut qu’il y ait de la polémique personnelle.

Pour le fond, Bossuet s’arrête où cesse la lumière. On ne l’embarrasse point par l’autorité des saints mystiques. La tradition qu’on lui oppose étant récente, et de tolérance plutôt que de discipline, la même raison qui se courbait devant les mystères, et se faisait gloire de n’en pas pénétrer les obscurités vénérables, ne s’émeut point de certains raffinements qui s’autorisent du nom d’un saint. Fénelon le poursuivait de citations de saint François de Sales. « Pourquoi, répondait Bossuet, affecter de répéter ces passages, et faire dire à tout le monde que le saint homme s’est laissé aller à des inutilités qui donnent trop de contorsions au bon sens pour être droites ? » Et ailleurs : « Ce sont des expressions, et non des pratiques. » A-t-il d’ailleurs méconnu ou trop peu estimé les délicatesses de la piété des contemplatifs ? Celui à qui l’abbé de la Trappe donnait raison contre Fénelon ne peut être accusé d’avoir fait la part trop petite aux solitaires et aux parfaits. Quoique plus sensible aux vérités de la foi populaire et du catéchisme obéi en toute simplicité, il entrait volontiers dans les besoins des esprits qui cherchent un commerce plus intime avec Dieu ; mais il ne voulait les suivre que jusqu’où sa vue pouvait pénétrer. On l’a appelé l’aigle de Meaux ; si cette image n’est pas vaine, il la faut entendre aussi bien de la force de son regard que de la hardiesse de son vol. Où s’arrêtait ce regard, on pouvait douter qu’il y eût autre chose qu’illusion et ténèbres.

Le défenseur du sens propre, Fénelon, est tout entier de sa personne dans ses écrits ; il parle en son nom, il est le plus souvent toute sa tradition. Le moi, si haïssable même quand il est paré de tant de grâces, remplit sa polémique. Le sens propre, l’expérience disent, en effet : Moi. De là vient l’attrait tout particulier de ses écrits. On y voit tous les mouvements d’un homme d’un esprit extraordinaire, qui défend, non une vérité transmise et universelle, mais des idées particulières qu’il déclare d’un intérêt médiocre pour le plus grand nombre et qu’il traite comme sa propre chose, les adoucissant, les atténuant, les modifiant par des correctifs qui faisaient dire à Bossuet : « La vérité est plus simple ; et ce qui doit si souvent être modifié marque naturellement un mauvais fond. »

Fénelon sait bien ce que les hommes admirent en lui ; c’est par là qu’il se fait voir. On sent, dans sa controverse, ce désir de plaire, même à ses laquais, dont parle Saint-Simon. Pourvu qu’il sauve la faveur de sa personne, sa cause est gagnée. Il semble qu’il ne cherche qu’un succès personnel dans un débat de doctrine, et son ardeur à se montrer sous un beau jour lui fait quelquefois oublier ce qu’il se doit à lui-même. Croirait-on, par exemple, qu’un archevêque, un homme de cette vertu, un Fénelon, se défende d’avoir menti ? C’est pourtant ce qu’il fait à satiété. Se borne-t-il du moins à protester en termes généraux, comme il sied à un homme aussi au-dessus du mensonge que le ciel est au-dessus de la terre ? Non. Il établit subtilement qu’il n’a pas pu mentir, parce qu’il y aurait moins gagné qu’à rester vrai, comme s’il eût plus craint de passer pour maladroit que pour menteur. C’est lui d’ailleurs qui prodigue à son adversaire la déférence et l’admiration, ici par légèreté de plume et sans à propos155, ailleurs par calcul, et pour rendre plus dangereux des coups portés d’une main respectueuse.

Je reconnais là les formes qu’affecte le sens propre, et je les note dans Fénelon, parce qu’elles sont communes à toutes les opinions particulières. Il en est d’autres encore plus caractéristiques : ce sont les protestations de docilité, de soumission absolue. Son esprit en varie les tours à l’infini : offres de tout quitter, prière réitérée qu’on ne le ménage point, et qu’on se dispense avec lui des respects humains ; humbles instances pour qu’il y ait décision ; c’est trop peu : sommation qu’on en finisse avec lui, promesse de se taire, de s’aller cacher, de faire pénitence ; déclarations sans cesse répétées d’humilité et de petitesse : « Réglez-moi tout ce que vous voudrez ; j’aime autant me rétracter aujourd’hui que demain ; traitez-moi comme un petit écolier, etc. » Mais voyez le fond de toutes ces demandes de prompte décision : ce sont autant de défis portés à ses juges de rien décider, car il ajoute : « Qu’on me fasse voir clair ; qu’on précise, qu’on marque les termes » ; comme s’il n’avait pas d’avance mille échappatoires pour se dérober aux décisions !

Encore un trait du sens propre : c’est d’adoucir le refus de ce qu’on nous demande en offrant mille fois davantage. Fénelon est-il invité à faire le sacrifice de quelque vaine proposition dans un ordre de vérités qu’il juge lui-même n’être pas utile à tout le monde ? il offre d’aller au martyre, où personne ne songe à l’envoyer. Après la rétractation de Mme Guyon et l’absolution qui la déclarait innocente, on le prie de condamner, pour l’abus qui pouvait en être fait, certaines maximes de cette dame. Ce blâme ne touchait plus son amie, puisqu’elle s’était rétractée ; on le lui demandait non contre elle, car elle était réconciliée, mais dans l’intérêt de ceux qui pouvaient s’y méprendre. Qu’offre-t-il ? De brûler Mme Guyon de sa propre main, et de se brûler lui-même ; ce qui fait dire à Bossuet : « Il n’y a rien à brûler ici. »

On sourit de ces expressions, qui lui partent trop fréquemment pour que la sincérité n’en perde pas de son prix : Je le signerai, je l’eusse signé, je suis prêt à le signer de mon sang. Qu’y a-t-il donc à signer du sang d’un archevêque ? Est-ce quelque vérité universelle ? Est-ce un de ces dogmes d’où dépend toute la foi ? Nullement : c’est quelque définition du quatrième ou du cinquième amour, une chimère, une subtilité dont son imagination a fait un dogme. On ne rencontre pas ces violences de paroles chez le défenseur de l’universel ; loin qu’il tombe dans l’excès d’engager son sang, il ne daigne pas même prendre acte de l’offre que Fénelon fait du sien.

Au reste, la victoire éclatante de Bossuet n’ôta pas à Fénelon ce à quoi il tenait peut-être le plus, la faveur de la personne. Le Saint-Siège même, en le frappant, laissa voir qu’il avait été sensible à ce grand art de plaire que relevait une vertu admirable. Si l’évêque de Meaux resta maître des intelligences, l’archevêque de Cambrai resta maître des imaginations.

La défaite de Fénelon fit cesser des écrits où la belle langue du dix-septième siècle recevait de si graves dommages de cette spiritualité outrée, qui la chargeait de vains mots et altérait sa pureté. En discréditant la fausse subtilité dans les matières de théologie, Bossuet la fit suspecter dans toute espèce d’écrits, et il fortifia le penchant de l’esprit français à n’admettre et à n’estimer que ce qui est simple et vrai. Ce fut peut-être le fruit le plus réel de sa victoire ; car je doute que le quiétisme de Molinos se fût établi en France, et qu’à défaut même des bulles du pape, il n’eût pas suffi du ridicule pour détruire une secte de cyniques de dévotion.

§ XVIII. Correspondance entre Leibniz et Bossuet. §

A peine cette querelle terminée, le même homme qui venait d’abattre par de si nombreux et de si vigoureux écrits une nouveauté dangereuse, entreprenait une discussion pacifique avec Leibniz sur un projet de réunion entre les catholiques et les protestants d’Allemagne. Dans la trop courte correspondance qui s’ouvrit entre ces deux grands hommes. Leibniz montra beaucoup de savoir, d’habileté, de tact, et trouva tout ce que peut suggérer de plus solide la défense du sens propre. Il voulait faire sortir du concours de certains esprits de choix, s’appliquant à revoir et à refondre toutes les doctrines, une certitude nouvelle. Il y mettait pour première condition qu’on déclarât le concile de Trente au moins comme suspensif en ce qui regarde les protestants. Bossuet, défenseur de l’universel, de la tradition, eut l’avantage de se passer des petites raisons ingénieuses qui font suspecter la bonne foi. Aux subtilités de l’esprit d’examen, il opposa l’antique consentement de l’Eglise représentée par la suite des conciles ; à cette recherche laborieuse d’une certitude nouvelle, l’autorité de l’antique certitude ; à la prétention de déclarer le concile de Trente suspensif, l’irrésistible logique, qui, une fois ce concile mis à bas, pousserait les esprits hardis à remonter aux conciles antérieurs, et de proche en proche, à infirmer la tradition jusqu’aux sources mêmes de la foi. Et alors où serait la règle ?

Les premières lettres sont pleines de ménagements, il est beau de voir comment s’abordent et se tâtent ces deux grands esprits. Peu à peu la dispute devient plus serrée, sans pourtant s’envenimer. Leibniz garde jusqu’au bout le même ton ; comme si, décidé d’avance à ne faire aucune concession, il voulait du moins ne se donner aucun tort et se tirer honnêtement d’une médiation que son grand nom lui avait attirée. Bossuet s’émeut non contre la personne, mais contre la diplomatie du sens propre ; il s’impatiente à la poursuite de ces raisons qui toujours se dérobent et toujours reparaissent. Au début il les traite civilement, comme des nuages que dissipera la simple exposition de la vérité, puis, s’apercevant que ce qu’on lui donnait d’abord pour de simples scrupules est tout le fond de la doctrine, et que ces nuages sont des murailles, il force l’obstacle par la véhémence et l’autorité : « Laissez-nous donc en place, écrit-il, comme vous nous y avez trouvés, et ne forcez pas tout le monde à varier, ni à mettre tout en dispute. Laissez sur la terre quelques chrétiens qui ne rendent pas impossibles les décisions inviolables sur les questions de la foi. »

Quelques controverses sans éclat terminent la vie théologique de Bossuet.

§ XIX. Les ouvrages de direction et de spiritualité de Bossuet. §

Durant ces vingt années de lutte, n’avait-il donc pas trouvé un jour pour se recueillir, et jouir de cette foi qu’il avait défendue avec tant d’inquiétude ? Faut-il accorder ce scandale aux incrédules, que la foi de Bossuet fut la jalousie de l’autorité dans l’évêque plutôt que la paisible et profonde habitude du chrétien ? Deux ouvrages considérables (quoi donc ! après tant d’autres ?) démentent avec éclat ces insinuations. Ce sont les Élévations sur les Mystères et les Méditations sur l’Évangile, écrites, dans l’intervalle des querelles, pour les religieuses de la Visitation de Meaux.

Les Méditations, composées avant les Élévations, quoiqu’elles en paraissent la suite, exposent la morale chrétienne dans toute sa profondeur et toute sa beauté. Les Élévations développent les dogmes du christianisme, et dégagent ses mystères des seules obscurités qu’il soit permis à l’esprit de l’homme de dissiper. Bossuet ne va pas plus loin ; il ne cherche pas à faire voir clair aux autres là où il confesse et s’attribue à mérite ses propres ténèbres. « Vous croyez, dit-il aux pieuses filles, que j’irai résoudre tous les doutes et contenter vos désirs curieux. Je n’ai pas pris la plume à la main pour vous apprendre les pensées des hommes. » Quel sujet d’édification qu’un si grand esprit avouant à de simples religieuses l’insuffisance de ses lumières, afin de contenir leur curiosité ! Son imagination si puissante ne lui sert qu’à se rendre plus auguste l’obscurité de ces mystères. N’en pouvant pas donner le sens, il en développe la beauté, et il se tient pour content de sentir dans l’incompréhensible la toute-puissance divine. Aux endroits les plus impénétrables il semble prendre la lyre de David, et il chante comme enivré par cette nuit profonde, où il est si doux pour le chrétien d’abîmer l’orgueil de son entendement.

Il avait réservé pour les Méditations tout ce qui concerne le détail de la pratique chrétienne. Là il trouvait abondamment matière à ces peintures de la vie qui remplissent tous ses écrits ; mais, écrivant pour des filles séparées du monde, il les adoucit et les atténue, afin de les approprier à la chasteté de la vie cloîtrée, où l’on ne voit le monde qu’à travers les efforts de détachement pour l’oublier. Lui-même semble se faire solitaire pour préparer des lectures à des solitaires, et il prend sa part de ce doux aliment qu’il accommodait aux loisirs inquiets du couvent.

Intéresser l’esprit de pieuses filles à tout ce qui dans la religion est sensible ; ne point s’acharner aux choses inexplicables ; omettre les questions qui ne sont que de l’école : voilà le plan de Bossuet dans ses Méditations. Au lieu de subtiliser avec ces imaginations plutôt assoupies qu’éteintes, et de leur offrir une sorte de mysticisme qui donnât le change à leurs passions surprises ; au lieu de soulever les doutes en tâchant de contenter la curiosité, il s’en tenait à ce qui est de foi, et s’appliquait à animer par des commentaires expressifs, variés, quelquefois par des récits, l’histoire de l’établissement de la religion. Tantôt la morale vient à la suite du commentaire ; tantôt elle s’y mêle, ne laissant voir des choses humaines que ce que les religieuses pouvaient n’en pas regretter. C’était, avec l’intérêt si vif des détails historiques sur la vie du Christ, leur religion dans sa simplicité, aussi loin de l’orgueilleuse recherche de perfection qui dessèche les âmes que de la pratique sans lumière qui les avilit.

C’est dans le même esprit que sont écrites toutes ses lettres spirituelles, et en particulier celles qu’il adresse à la sœur Cornuau, qui sont à la fois si indulgentes pour les scrupules solides de cette religieuse et si sévères contre ses illusions.

§ XX. Résumé. §

Si je me suis étendu si longuement sur le génie et les ouvrages de Bossuet, mon excuse est dans la douceur irrésistible qu’on trouve à penser sur un si grand sujet ; outre qu’il est impossible de ne pas lui faire la plus grande place dans une histoire de la littérature française, pour peu qu’on la lui fasse proportionnée. S’il paraissait au lecteur que je n’en ai pas trop dit, ce serait une preuve que je n’en aurais pas dit assez.

Il y a deux esprits français, ou plutôt deux faces distinctes de cet esprit. L’une regarde les hautes vérités de la métaphysique chrétienne et de la loi morale qui en tire son autorité ; l’autre est tournée du côté de la vie habituelle et des vérités familières du sens commun. Ces deux ordres de vérités, comme deux fleuves sortis de la même source, qui se côtoient, non sans mêler quelquefois leurs eaux, se transmettent et se personnifient dans deux lignées d’écrivains toutes les deux douées admirablement, mais dont l’une semble avoir été avantagée. Bossuet, Voltaire, sont les représentants les plus éminents de ces deux branches de la même famille ; et Bossuet, en particulier, a été le plus avantagé parmi ces aînés du génie. Ce n’est pas à dire que Bossuet ait dédaigné les vérités familières ; j’ai même fait remarquer que là où sa matière les appelle, loin qu’il les dédaigne, il en reçoit sa forme. De même Voltaire s’est plus d’une fois élevé vers les vérités du premier ordre, mais sans s’y arrêter, et peut-être sans s’y plaire ; car la recherche de ces vérités suppose un besoin ardent d’y croire, et une foi vive dans la source suprême d’où elles émanent. Voltaire a bien voulu protéger certaines d’entre elles, mais y croire par la foi et s’y dévouer, il ne l’a pas pu. Aussi ne les regarde-t-il que comme des dogmes qui peuvent tenter le poète par leur beauté, mais qui éloignent le philosophe réformateur par les périls qu’ils font courir à l’indépendance humaine, et par les abus qu’ils ont servi à autoriser.

Dans cet ordre de vérités supérieures et spirituelles, Bossuet ne s’est jamais laissé égarer par la spéculation, qui sur ces hauteurs peut donner des vertiges ; et, puisque j’ai nommé celui de nos grands écrivains à qui la voix publique, dans notre pays, donne entre tous le mérite du bon sens, Voltaire n’en a pas plus dans son ordre que Bossuet dans le sien.

C’en est une marque incomparable, qu’ayant les qualités qui peuvent pousser un homme à toutes les témérités de l’invention, un esprit hardi, fécond, dominateur, une subtilité à embarrasser un saint Augustin, une imagination à donner un corps et des couleurs à des ombres, il se soit rangé tout d’abord, comme le plus humble du troupeau, à la discipline commune, à la tradition. Hors de là il n’imagine rien. De même que Montesquieu, cinquante ans plus tard, et peut-être à l’exemple de Bossuet, au lieu de rêver une nouvelle république de Platon, se contentait de donner les raisons de durée de toutes les législations et de tous les gouvernements, Bossuet se borne à comprendre le grand établissement de dix-sept siècles, et à développer la chaîne des raisons de bon sens qui l’ont fait durer. Faire quelques pointes téméraires dans l’interprétation du dogme ; aller s’aveugler à son tour, comme certains mystiques en voulant pénétrer l’impénétrable ; jeter de la pâture au doute, il n’en fut pas tenté un moment. C’était en ce temps-là l’écueil de tout esprit supérieur faisant de sa foi son travail : Pascal y avait usé sa tête et sa vie ; Fénelon s’y était desséché. Il y a eu bien des jours perdus dans ces deux précieuses vies, pour étonner l’esprit humain de ce qu’il peut avoir d’audace et d’impuissance. Qui pourrait dire que Bossuet ait perdu un seul jour ?

L’histoire des lettres n’offre pas un plus grand exemple de ce que peut tirer de force un écrivain supérieur de son obéissance à quelque grand principe, à une foi, soit religieuse, soit politique. Voilà quarante volumes sortis de la plume de Bossuet, et pas un seul qui ne soit ou quelque exposé du dogme, catholique, ou quelque historique de sa tradition. Quelle variété pourtant, et quel intérêt de lecture, même pour un esprit indifférent, pour peu qu’il ne le soit pas au spectacle d’un homme de génie qui courbe sa tête au niveau de celle d’un petit enfant, sous la plus sublime loi morale qui fut jamais ! Il est vrai que cette tradition à laquelle il a voué sa vie. embrasse tout ce qui est du domaine de la pensée : religion, histoire, gouvernement, et tout l’homme dans ses rapports avec les autres et avec lui-même. Mais, par cet exemple de Bossuet, les petits mêmes auxquels Dieu n’a pas refusé une part de la raison ni un rayon de talent pour la communiquer aux autres, apprennent combien on est plus fort, plus libre, plus varié, par la croyance et l’obéissance à quelque principe supérieur, que par les caprices d’un esprit qui ne croit qu’à lui-même et qui s’estime plus que la vérité.

Il n’y a pas non plus d’exemple d’un écrivain qui ait eu plus souvent et plus naturellement raison. Bossuet tombe toujours sur le vrai, dans quelque voie qu’il le cherche. Il n’y a pas de débat ni d’hésitation ; les bonnes raisons viennent à lui toutes seules, tandis qu’à tant d’autres elles viennent mêlées de mauvaises. Aucune ne lui apparaît à demi ; point d’à peu près. C’est de Bossuet que ce principe est vrai : qu’il n’y a qu’une seule façon de dire une chose, qui est cette chose même. De là la satisfaction continuelle et égale qu’on éprouve à le lire, parmi d’autres plaisirs de goûts plus vifs et divers, selon les beautés qui se détachent de ce fond de justesse et de raison. On suit le grand docteur comme Dante suit Virgile, pas à pas ; on l’écoute sans défiance, dans un complet abandon, oubliant la réserve qu’on a faite de son indépendance en entrant dans cette étude ; et, alors même que l’on remporte ses doutes, il est admirable qu’on ne trouve pas faux ce qu’on n’a pas trouvé concluant.

La plupart des hommes de génie donnent quelque avantage sur eux, même aux plus humbles de leurs lecteurs, soit parce qu’ils s’emportent dans leurs vues particulières, soit par je ne sais quel air de vouloir arrêter la raison humaine où la leur s’est arrêtée. Mais cet avantage d’un moment nous inquiète et nous gêne plus qu’il ne nous flatte. On n’a pas cet embarras-là avec Bossuet ; on ne songe pas plus à se défendre qu’à prendre avantage. Si l’on n’est point persuadé, ce n’est pas que la chose qu’on lit, au moment où on la lit, paraisse fausse, ni qu’on soit choqué par un sophisme ou troublé par une subtilité ; on garde son doute, parce que la raison d’un temps n’est pas toujours celle de tous les temps. Là où Bossuet a manqué, c’est de l’humanité, et non d’un homme en particulier. Il n’y a eu ni chute par trop d’ambition, ni mauvaise foi, ni erreur de jugement, ni une volonté libre à qui la passion aurait fait prendre le faux pour le vrai ; il y a eu l’impossible. Si je résiste à Bossuet, c’est pour obéir à Dieu.

J’ai indiqué sur quels points le temps, qui est le champ dans lequel Dieu travaille, a donné tort à Bossuet. Il s’est trompé quand il a cru le protestantisme incompatible avec de grandes sociétés réglées et prospères, il s’est trompé quand il a vu l’idéal des gouvernements dans la royauté absolue, tempérée par des lois fondamentales. La faiblesse des plus grands esprits, c’est de vouloir être prophètes. Bossuet n’y a pas échappé. Il est invincible dans ses prémisses, mais les desseins de Dieu ont déjoué, dans la conclusion, celui qui en avait si bien marqué la suite dans l’histoire du christianisme.

Il n’est pas plus donné aux hommes de génie de régler d’avance que de prédire les formes des sociétés. Ils peuvent conclure de certaines causes certains effets invinciblement : ils connaissent l’homme, ils tiennent notre cœur dans leurs mains ; mais ce que pensera l’individu, comme membre d’une société à venir, ils l’ignorent, et, s’ils le prédisent, ils risquent d’être faux prophètes. Le même fond de vérités générales sert dans les mains de Dieu à former et à faire subsister les sociétés les plus diverses ; mais il réserve pour lui seul ce travail, et les hommes de génie eux-mêmes y sont employés comme matériaux. Leur gloire est de rendre immortelles par l’expression les vérités fondamentales qui servent comme d’assises à toutes les sociétés, quel qu’en doive être le couronnement. C’est ainsi qu’ils aident à l’accomplissement de ce qu’ils n’ont pas prédit, et qu’ils ne cessent pas d’avoir raison, même en ayant tort. Et pour en finir avec Bossuet, je cherche qui nous a fourni plus de lumières pour connaître le sens des grands changements qui devaient lui donner un démenti, et pour comprendre la forme nouvelle qu’il a plu à Dieu d’imprimer, après dix-huit siècles, à l’édifice de la société chrétienne.

Chapitre quatorzième. §

Caractère général des écrits de Fénelon. — § I. Fénelon, chimérique dans la religion. — § II. Dans la politique théorique. — § III. Dans la politique pratique. — § IV. Ses erreurs de direction. — Examen de conscience sur les devoirs de la royauté. — De l’influence de Fénelon sur le caractère et la conduite du duc de Bourgogne. — § V. Direction des particuliers. Lettres spirituelles. — § VI. Du chimérique dans les doctrines littéraires de Fénelon. — § VII. Par quelles qualités Fénelon appartient au dix-septième siècle. — § VIII. Le Télémaque.

CARACTÈRE GÉNÉRAL DES ÉCRITS DE Fénelon.

On a vu dans la querelle du quiétisme156 le trait principal de Fénelon. La même chose a été comme l’aiguillon de ses grandes qualités et la cause de ses erreurs, soit de doctrine, soit de conduite : c’est cette confiance au sens propre qu’il semble représenter dans le dix-septième siècle, comme Bossuet représente le sens commun, la tradition. C’est encore, pour traduire cette idée dans le langage de notre temps, l’esprit de liberté opposé à l’esprit de discipline, le premier plus cher aux hommes dont il flatte les passions et caresse l’orgueil, et plus aimable, parce qu’il parle plus à l’imagination.

Est-ce donc à dire que Fénelon soit le premier ou le seul écrivain du dix-septième siècle chez qui se montre l’esprit de liberté ? Ce serait faire injure à tout le siècle. Il n’y a pas d’ouvrage de quelque valeur qui n’en soit marqué. On en suivrait aisément les traces et le progrès au sein de cette obéissance sans réserve et de cette foi universelle à la royauté de Louis XIV ; mais il est contenu, réglé, et comme contre-balancé par l’esprit de discipline. L’opposition est toujours mêlée de déférence et de respect. Dans la société, comme dans l’esprit de chacun, il s’est établi à cette époque, à la fois si philosophique et si chrétienne, une sorte d’équilibre entre l’imagination qui grossit le mal et provoque la résistance, et la raison qui reconnaît le bien et fait trouver dans l’obéissance de la douceur et de l’honneur. L’esprit de liberté perce dans les écrits de Port-Royal, de Pascal, de La Bruyère, par des traits lancés aux grands, au nom de l’égalité chrétienne ; dans ceux de Bossuet, qui se couvre de Dieu pour dire, à la face des rois et des puissants du monde, des vérités qui quelque jour les renverseront. Cependant l’esprit de discipline a le dessus ; la raison domine en toutes choses l’imagination, et c’est cet admirable gouvernement des facultés qui fait la beauté des écrits et la grandeur personnelle des écrivains du dix-septième siècle. L’art, sous toutes les formes, en est alors comme l’image sensible : la hardiesse ne s’y montre jamais que dans la sagesse, et l’invention n’est que le bonheur de retrouver le bien de tous.

Le trait distinctif de Fénelon n’est donc point d’avoir été inspiré le premier par l’esprit de liberté, mais d’avoir le premier rompu l’équilibre entre cet esprit et l’esprit de discipline. S’il est vrai que ce caractère lui a donné dans notre nation une gloire plus aimable que celle de ses contemporains, à cause de toutes ses complaisances pour notre sens propre, on verra tout à l’heure qu’il l’a jeté dans des erreurs pour lesquelles l’esprit de liberté même doit le désavouer. Chez lui, l’opposition n’est pas exempte d’animosité ni d’impatience ; le respect n’est souvent que de civilité, et pour servir de couverture à l’opposition. L’invention est quelquefois hardie, ingénieuse ; mais il n’invente que pour la délicatesse d’un petit troupeau. Fénelon est le premier que je lise avec inquiétude ; c’est encore un maître pourtant, mais avec lequel je fais des réserves, et qui, pour m’avoir trop flatté dans mes instincts d’opposition et d’indépendance, n’obtient plus de moi cet abandon, cette petitesse du disciple fidèle, que je sens avec douceur en lisant Bossuet.

Fénelon n’a d’ailleurs attaché son nom à aucune de ces erreurs fécondes où la poursuite acharnée de l’incompréhensible a fait tomber quelques esprits sublimes. Ces erreurs-là font une partie de la gloire de l’esprit humain, et provoquent incessamment la curiosité, ainsi que la recherche qui les engendre.

Les imaginations de Fénelon n’ont pas l’attrait de celles de Descartes, de Leibniz, de Malebranche même, qu’il a combattu dans un ouvrage subtil et oublié ; ce sont trop souvent des bizarreries qui font regretter la dextérité qu’il y déploie. Il a manqué de cette force de génie qui, si elle ne résout pas les problèmes, les pose du moins avec tant d’autorité que l’esprit humain, même en désespérant de les résoudre, n’en peut pas détourner les yeux. Son bon sens, admirable en tant d’endroits, faillit où ne se tromperait pas un esprit ordinaire.

Cette doctrine des parfaits, cet impossible amour de Dieu, cette piété distinguée, toutes ces rêveries du sens propre, ce rare, ce grand fin en religion, selon l’expression du temps, telle est, pour la plus grande part, l’invention dans Fénelon. Mais à quoi bon raffiner ? Souvenez-vous des paroles de Louis XIV, si exactes, si modérées : « M. l’archevêque de Cambrai est le plus chimérique des beaux esprits de mon royaume. » Bel esprit, voilà la part de l’estime : on ne le disait pas alors par ironie ; chimérique, voilà la cause de tous les défauts de Fénelon. Un jugement sur cet auteur ne peut être que le commentaire motivé des paroles de Louis XIV.

§ I. Fénelon chimérique dans la religion. §

Dans les étranges nouveautés du quiétisme157, où Leibniz, parlant des écrits de Fénelon, ne trouvait à louer que son innocence, les erreurs de ce prélat ne sont pas seulement de pure théologie.

S’il en était ainsi, il ne faudrait pas s’en occuper. Ce sont à la fois des erreurs contre la philosophie chrétienne, contre ce qu’on a appelé le gallicanisme, qui n’est que le christianisme approprié à l’esprit français, contre la nature elle-même, que Fénelon trompait par le leurre d’une perfection impossible. Quelques remarques sur ces erreurs ne sont pas hors de mon sujet. La philosophie chrétienne, le christianisme français, la mesure de perfection possible à l’homme, tout cela peut intéresser ceux même que ne touche point le dogme. J’y vois, pour mon compte, les titres du monde moderne, les privilèges particuliers de l’esprit français, et les droits mêmes de la raison.

La tendance générale des écrits théologiques de Fénelon est de substituer le particulier à l’universel, le sens propre à la tradition. Il est vrai que, ne pouvant s’en cacher les conséquences, il avait pris soin d’en déterminer et d’en borner l’usage dans la pratique. C’était, disait-il, une curiosité de quelques esprits délicats qu’il fallait satisfaire en l’éclairant ; c’était, selon ses amis, de la piété distinguée. Quoi ! un esprit si pénétrant ne pas sentir qu’en religion, ainsi qu’en toutes choses ; ce qui en est comme la partie défendue est ce qu’on en aime le plus, et qu’à la longue, où il y aura une religion pour les délicats, il y aura autant de religions que de degrés de délicatesse ! Abandonner la religion à la liberté du sens propre, c’est semer les sectes à l’infini ; témoin les pays de protestantisme où le droit d’examen n’est pas réglé par une Église établie ; témoin ces innombrables Églises dans l’Eglise américaine. Dans une société polie, qui donc ne voudra pas appartenir à la religion de curiosité ? Qui ne préférera une piété distinguée à la piété de tous ? Qui ne trouvera le compte de son amour-propre à sortir de la foule des simples et des ignorants, pour se ranger parmi les délicats et les raffinés ?

Nous le voyons pour les opinions profanes : adhérer à la doctrine commune n’est pas le premier mouvement. Différer, au contraire, se départir, flatte l’indépendance et cet indomptable sens propre qu’il est si dangereux ou tout au moins si superflu d’encourager. Établissez en principe, écrivez dans vos livres que l’adhésion est un effet grossier de l’esprit d’imitation, que différer est la marque d’un esprit indépendant et rare : vous autorisez, vous constituez en quelque sorte la dissolution et la dispersion. Les hommes de génie, qui sont les sages de ce monde, devraient-ils l’être moins que les sociétés elles-mêmes, lesquelles, par un admirable instinct, se défendent sans cesse contre le sens propre, et, pour un article de leurs lois qui le reconnaît ou le tolère, en font mille qui le suspectent, le règlent ou le contiennent ?

Combien ce principe n’est-il pas plus vrai encore de la religion que de la société ? Qui fait la force des religions, si ce n’est la tradition et l’unité ? qui fait leur caractère divin, si ce n’est qu’elles ne sont pas débattues comme les opinions humaines et à la merci des commodités de chacun ? Rien n’est plus propre à faire naître la foi où à l’entretenir que l’unité et la tradition. Les grands hommes du protestantisme l’eurent bientôt compris ; car, au temps même qu’ils se séparaient de l’unité catholique, ils essayaient d’en former une à leur façon ; et, tout en rejetant la tradition de l’Église établie, ils se fatiguaient à chercher dans les ténèbres des origines la tradition plus lointaine encore d’une Église primitive.

Méconnaître des vérités si simples étonnerait d’un spéculatif étudiant les religions dans leurs rapports avec la nature humaine ; combien n’est-ce pas plus étonnant d’un prêtre catholique, d’un chrétien, d’un archevêque ! comme s’écriait Bossuet avec épouvante. Fénelon ne réparait rien en suivant dans la pratique la religion de tout le monde, en se montrant catholique sincère dans l’exercice de son ministère et dans les exemples de sa vie. Par son attachement opiniâtre au seul point contesté, s’il n’autorisait pas la défiance sur tout son fond de religion, il affaiblissait inévitablement celui de ses disciples. Il n’est pas dans la nature humaine d’aimer sans partialité, et si dans un ensemble de doctrines il en est une douteuse ou combattue, à laquelle nous nous soyons attachés, prenez garde que nous ne nous refroidissions tout au moins pour le reste.

Regardez dans le fond d’un janséniste, vous y verrez que la doctrine de saint Augustin sur la grâce est à elle seule, plus considérable que tout le christianisme. Le jésuite croira plus au pape qu’à l’Église ; le quiétiste pensera que l’amour de Dieu rend le christianisme inutile. En religion, il n’y a pas de doctrine particulière qui ne devienne un schisme, pas de dissident qui ne dégénère en sectaire. L’homme supérieur, qui s’est fait des disciples par quelque vue de son sens propre, n’a plus la force de les retenir dans la tradition. Fénelon n’obtint pas de son petit troupeau l’impartialité entre la doctrine du pur amour et la religion de tout le monde, et lui-même, quoiqu’il voulût rester catholique, n’était-il pas invinciblement quiétiste ?

Dans tous ses écrits théologiques, la préférence pour la religion du pur amour est manifeste. Entre les deux traditions catholiques, dont l’une, favorable au sens propre, était de tolérance, et dont l’autre, celle que défend Bossuet, était d’obligation universelle, c’est de la première qu’il s’inspire le plus souvent. Pour l’autre, s’il l’invoque, c’est avec une foi d’habitude, par devoir plutôt que par goût. Parmi les saints, il ne pratique guère que les mystiques, et ne s’autorise, dans leurs livres, que des doctrines que la sainteté des auteurs ou l’obscurité de la matière a protégées contre les suspicions de l’Église établie. On ne sent pas dans la plupart de ses sermons l’autorité des Pères de la grande tradition. Déjà une certaine morale psychologique et des procédés d’éloquence remplacent ce commentaire passionné des saintes Lettres, cet enthousiasme de la tradition, qui dans les sermons de Bossuet égale les pensées du prêtre à celles que les Livres saints prêtent à Dieu.

Que dire de cette chimère de cinq sortes d’amour, dont les quatre premières sont mêlées, dans des proportions décroissantes, d’intérêt personnel, et dont la dernière seulement est pure de tout motif humain ? Quelle conscience eût résisté à cette analyse de l’intérieur, à cet effort impossible pour s’épurer successivement de ces quatre sortes d’intérêt personnel, et se volatiliser pour ainsi dire jusqu’à cet amour qu’on ne peut plus distinguer du sujet qui aime ? Mais je veux voir ce miracle de désintéressement, cet être complètement détaché que la présence de Dieu occupe et remplit sans cesse, et chez qui toute pensée n’est plus qu’un effet immédiat de cette présence : que devient l’activité humaine ? Quel sera le rôle de cet être dans le monde ? Quelle fonction, quel office remplira-t-il ? Je n’imagine qu’un lieu où il fût à sa place, absorbé sans distraction par la présence divine : c’est cette colonne au haut de laquelle certains fanatiques de l’Orient consument leur inutile vie dans la contemplation et l’extase. Image grossière, mais forte, de l’impuissance de l’homme qui veut s’isoler de la terre ! Ne pouvant monterai ! ciel, même avec les ailes de sa pensée, il croit s’en rapprocher en entassant des marches de pierre entre la terre et lui.

§ II. Fénelon chimérique dans la politique théorique. §

C’est peut-être un premier reproche à faire à Fénelon, qu’il ait donné lieu à des jugements sur ses opinions politiques ; car si quelque chimère lui a été plus chère que celles de ses cinq amours, c’est sans doute la chimère de gouverner. Bossuet s’était occupé, lui aussi, des matières politiques ; mais on sait avec quelle admirable mesure. D’une part, il s’en était tenu aux généralités, aux rapports du prince avec les sujets, laissant les affaires à ceux qui en avaient le maniement, et n’en disputant pas quand il n’avait pas qualité pour en décider. D’autre part, il n’avait pris la politique que par le point où elle touche à la religion ; et s’il combat la souveraineté du peuple et le droit d’insurrection, c’est parce que Jurieu prétendait en reconnaître le principe dans la tradition chrétienne. Fénelon va bien au-delà des devoirs de l’évêque et des droits du spéculatif ; il fait des plans de gouvernement, et il donne des avis sur la conduite ; il décide à la fois dans la théorie et dans les affaires.

C’est par la bouche de Mentor que Fénelon a exposé ses maximes de gouvernement. Beaucoup sont excellentes, surtout celles qui regardent les flatteurs, quoique trop multipliées et trop évidemment à l’adresse de Louis XIV ; mais ces maximes sont aussi anciennes que la royauté, et personne n’en a eu l’invention. Il ne faut noter que ce qui est propre à Fénelon.

Une royauté absolue, des sujets partagés en classes que distingue un habit différent, la vertu pour toute constitution, voilà l’idéal de Fénelon. Cet idéal ne fut-il rêvé que pour Salente ? Non. Cette chimère des classes, si contraire à l’esprit d’égalité du christianisme, n’est pas un détail d’imagination dans une sorte de république idéale ; c’est une institution que Fénelon rêvait pour Salente, et qu’il eût imposée à Paris.

A Salente, Mentor conseille à Idoménée de régler les conditions par la naissance et de les distinguer par l’habit. Les personnages du premier rang, après le roi, seront vêtus de blanc, avec une frange d’or au bas de leurs habits ; ils auront, outre une médaille, un anneau d’or au doigt avec le portrait du prince. Ceux du second rang seront vêtus de bleu, avec une frange d’argent ; ils auront l’anneau, mais point de médaille. Les troisièmes seront habillés de vert, sans anneau et sans frange ; ils auront une médaille d’argent. Le vêtement des quatrièmes sera jaune-aurore ; des cinquièmes, rouge pâle ou rose ; des sixièmes, gris de lin ; des septièmes, qui seront les derniers du peuple, jaune mêlé de blanc158.

A Paris, si Fénelon est moins occupé des costumes, il ne l’est pas moins des privilèges de naissance et des différences qui doivent marquer les conditions. Dans un plan de gouvernement tracé pour le duc de Bourgogne, je vois que la maison du roi doit être composée des seuls nobles choisis. Les pages du roi doivent être des enfants de haute noblesse. Pour les places militaires, les nobles seront préférés, et pour la magistrature, ils passeront avant les roturiers, à mérite égal, avec le droit de garder l’épée. Les maîtres d’hôtel du roi, les gentilshommes ordinaires, seront tous nobles vérifiés. Mésalliances interdites aux nobles des deux sexes ; défense aux acquéreurs des terres nobles d’en prendre les noms ; aucun ordre pour les militaires sans naissance proportionnée.

Pour le nombre et la distribution des classes, et le costume propre à chacune, si Fénelon n’a pas donné des prescriptions expresses, il y songeait. Ce devait être la matière de règlements ultérieurs, compris dans son plan sous ce titre : Lois somptuaires pour toutes les conditions : car comment faire des lois somptuaires sans toucher aux habits ? et comment les appliquer à toutes les conditions sans fixer le nombre des classes ?

Cette théorie des lois somptuaires, qu’il faut, dit Fénelon dans ce même plan, imiter des Romains, comme si l’expérience de Rome n’en avait pas prouvé l’inefficacité, Mentor en fait l’application la plus étendue au peuple de Salente. Là tout est réglé : 1° nourriture : les viandes sont apprêtées sans ragoût, le roi ne boit que du vin du pays ; 2° ameublement : point d’étoffes façonnées, étrangères, point de broderies, prohibition des parfums, des vases d’or ou d’argent ; 3° propriété : chaque famille, dans chaque classe, ne possédera de terre que ce qu’il en faudra pour la nourrir. Sur ce dernier point, Fénelon imite Mentor en interdisant, dans son plan de gouvernement pour la France, l’abus des grands parcs nouveaux, et en les restreignant à un nombre déterminé d’arpents.

Si je note tous ces détails de règlement, renouvelés pour la plupart de certaines utopies qui furent essayées sans succès, sinon sans violences, c’est qu’il n’y a pas de marque plus certaine du chimérique que la passion de réglementer. La liberté humaine a toujours résisté à ces législateurs qui ont prétendu régler ses moindres mouvements. Elle s’échappe de ces compartiments où l’on veut l’enfermer, et jusque dans les sociétés où les classes sont le plus séparées, on bien elle rompt les barrières de force, confondant toutes les classes dans une égalité violente, ou bien elle y fait des brèches assez larges pour que ces classes puissent communiquer et se mêler incessamment. Elle hait ces prescriptions orgueilleuses qui vont à mesurer à chacun l’air, l’espace, la nourriture, à imposer une forme ou un tarif aux habits, à affubler l’homme de l’éternelle livrée d’une condition immuable. Elle veut le changement, et, dût-elle toujours le prendre pour le progrès, de quel droit lui ôteriez-vous le seul aiguillon qui pousse les nations en avant, et qui produit cette succession d’époques, de mœurs, de formes sociales dont la variété fait la beauté même de la nature humaine ?

Vouloir des lois d’un détail infini, attachées à tous les mouvements de l’homme comme les fils à tous les membres de l’automate, élever des murailles d’airain non seulement dans la société entre les diverses classes, mais dans l’homme entre ses diverses facultés ; vouloir la vie, et prescrire l’immobilité ; établir le commerce, et prohiber le luxe ; allumer le flambeau des arts et des sciences, et en empêcher le rayonnement avec la main ; permettre la gloire, et châtier le triomphe : tout cela n’est pas d’un grand législateur, mais d’un rêveur ingénieux et, selon le mot de Louis XIV, d’un bel esprit chimérique.

Serai-je trop sévère pour Fénelon si j’ajoute que cette inquiétude de tous les mouvements de la liberté humaine, ces prodigieuses inventions de moyens préventifs, pourraient presque faire douter de sa charité comme chrétien et de sa tolérance comme philosophe ? Saint-Simon, qui, je l’avoue, n’a pas flatté le portrait de l’archevêque de Cambrai, en a porté ce jugement, à la fois si vraisemblable et si vrai : « Sa persuasion, dit-il, gâtée par l’habitude, ne voulait point de résistance ; il voulait être cru du premier mot. L’autorité qu’il usurpait était sans raisonnement de la part de ses auditeurs, et sa domination sans la plus légère contradiction. Être l’oracle lui était tourné en habitude, dont sa condamnation et ses suites n’avaient pu lui faire rien rabattre ; il voulait gouverner en maître qui ne rend raison à personne, régner directement, de plain-pied159. » Je reconnais là, pour mon compte, le contradicteur de Bossuet dans l’affaire du quiétisme. Je le reconnais encore à d’autres traits que note Saint-Simon : à cette modestie qui était ou une grâce naturelle ou une adresse, selon le besoin ; à son impatience, à sa surprise quand on le suspecte, qu’on doute de lui, qu’on lui résiste ; à ce moi de l’homme habitué à persuader sans raisonnement, et qui discutait moins pour convaincre les gens que pour leur faire goûter, dans la beauté de ses discours, la douceur de leur déférence. Saint-Simon n’eût-il rien dit de sa passion de dominer, je l’aurais devinée à cette prétention de tout régler ; c’est la marque des esprits absolus. Fénelon lui-même l’a reprochée à Louis XIV, le roi le plus absolu et le plus occupé de règlements.

Qu’on ne s’y trompe pas, cet excès de sollicitude n’est que défiance de la liberté humaine et prévention contre toute résistance. Ce n’est point par désintéressement qu’on se substitue à ceux qu’on prétend régler, qu’on les dépossède d’eux-mêmes, qu’on se charge de toutes leurs fonctions physiques et morales. Voilà l’usurpation dont parle si admirablement Saint-Simon. Le souverain pense, agit, respire au lieu et à la place du sujet ; il le contient implicitement et l’absorbe. Ce besoin de régler n’est que le désir secret de se débarrasser de toute contradiction et de jouir tranquillement de l’empire.

L’esprit absolu de Fénelon se trahit dans la précision sèche et la dureté de tous ses règlements. Il tranche par articles courts et laconiques, et sa froide intelligence se plaît à ce spectacle d’une société qui exécute tous les mouvements avec la précision d’un mécanisme. Le peuple pour Mentor ce sont des nombres, et non pas ces âmes régénérées du christianisme, dont la moindre est si grande que nul moraliste ne la peut embrasser toute entière, si libre que même après s’être donnée elle se reprend et se reconquiert elle-même. Un esprit vraiment libéral est plus tendre pour la liberté humaine ; il touche avec plus de délicatesse à tout ce qui regarde l’âme ; s’il est chargé du gouvernement, au lieu de confisquer les volontés, il les invite et les incline doucement à la modération, et s’autorise contre leurs excès de la tendresse même qu’il a pour elles.

La suite fera voir d’une façon plus sensible combien Fénelon a mérité le reproche d’avoir trop aimé la domination. Toutefois, telle a été la séduction de ses talents et de sa vertu jusque dans la postérité, qu’aujourd’hui encore c’est à Bossuet que l’on prête communément le trait caractéristique de Fénelon. Bossuet, selon la foule, est l’esprit absolu et dominateur. En religion, beaucoup lui font un tort du mérite même que Fénelon sut tirer de sa défaite. En politique, il a le mauvais rôle : le livre de la Politique selon l’Écriture sainte paraît le livre des tyrans, comme le Télémaque paraît celui des bons princes et des peuples libres.

Et pourtant, lu sans prévention, Bossuet n’a fait qu’exposer les principes sans lesquels ni les gouvernements ne peuvent faire le bien des peuples, ni les peuples ne peuvent supporter les gouvernements. Mais vous n’y trouverez aucune flatterie pour les peuples, et Bossuet ne se prononce pas sur le droit redoutable et mystérieux des révolutions, aimant mieux croire que les gouvernements n’oublieront pas toute modération et toute raison jusqu’à rendre nécessaire l’exercice de ce droit. Il respecte la liberté humaine ; il ne veut ni tant de pouvoir dans le souverain, ni tant d’obéissance dans les sujets. Pourquoi donc l’esprit de liberté le tient-il pour suspect, et, au contraire, montre-t-il tant de faveur à Fénelon ? C’est que Fénelon a ruiné le principe même de l’autorité par le vain idéal d’une monarchie impossible, et qu’au lieu d’abaisser devant Dieu seulement la royauté de Louis XIV, comme a fait Bossuet, il l’a abaissée devant les hommes. Le dirai-je ? c’est que les peuples ont plus de faible pour ceux qui les séduisent que pour leurs vrais amis, pour ceux qui les leurrent d’un bonheur imaginaire par les caprices du sens propre, que pour ceux qui leur proposent un bonheur possible par la raison.

§ III. Erreurs Fénelon dans la politique pratique. §

Fénelon a fait un grand nombre de mémoires politiques : sur quelle partie des affaires, sur quel événement n’en a-t-il pas fait ? Les ducs de Beauvilliers et de Chevreuse ne décidaient rien sans ses conseils ; il en donnait sur le connu comme sur l’inconnu, sur les nouvelles certaines comme sur les bruits les plus hasardés ; il réglait à la fois le présent et le futur, le provisoire et le définitif. Outre ses mémoires sur la guerre de la Succession, et cette lettre, trop louée de nos jours, où Fénelon donne des conseils si durs à Louis XIV, il n’est pas de circonstance qui ne lui ait suggéré quelque écrit de direction pour ses deux amis, et il n’est pas un de ces écrits où le chimérique n’ait laissé sa marque160.

Parmi tous ces mémoires, il faut s’attacher à ceux-là seulement qui ont exercé la séduction propre à Fénelon. Je prends pour exemple la lettre adressée à Louis XIV161. Le trait le plus saillant, c’est un blâme violent de toutes les conquêtes de ce prince. « Le bien d’autrui, dit Fénelon, ne nous est jamais nécessaire. » Il nie qu’on ait le droit de retenir certaines places, sous prétexte qu’elles servent à la sûreté des frontières. Il critique l’acquisition de Strasbourg : il eût fallu, selon lui, faire réparation à la Hollande pour la guerre de 1672. rendre Valenciennes, Cambrai, Strasbourg, quoique Louis XIV les eût moins conquises par ses armes que reçues de la force des choses. Mais ces places rendues, de quelles frontières la France devra-t-elle s’entourer ?

De la vertu, dit Fénelon, de la modération, de la bonne foi dans les traités. Qui le nie ? Seulement de bonnes places fortes n’y gâtent rien ; et c’est un secours indispensable contre les voisins qui pourraient pratiquer d’autres maximes.

Je remarque en passant la manière dont Fénelon, dans cette lettre, parle de son ami le duc de Beauvilliers, « dont la faiblesse, dit-il, et la timidité déshonorent le roi. » C’est ainsi qu’il se servait de ses amitiés pour sa puissance, et peut-être de ses vertus pour sa faveur ; et quand l’esprit de domination, qui lui fit désirer jusqu’au dernier jour d’entrer dans le conseil, commandait d’écrire des duretés contre un ami, dût cet ami être le duc de Beauvilliers, l’âme de son âme, dit Saint-Simon, sa main n’hésitait pas.

Je n’aime pas mieux la politique de ses mémoires sur la guerre de la Succession. Le remède qu’il propose pour guérir tous les maux causés par cette guerre, qui le croirait ? c’est l’abdication de Philippe V et une défaite sans ressources de la France. L’abdication de Philippe Y, il veut qu’on l’exige ; la défaite sans ressources, il la désire. A la vérité, il en a quelque scrupule. « Ne croyez pas, écrit-il au duc de Chevreuse, que ce soit l’effet de l’indisposition du cœur d’un homme disgracié. » Aussi insiste-t-il : « J’ai le cœur déchiré par nos malheurs, mais mon fond ne peut consentir à aucun succès. Je crois voir qu’un succès gâterait tout sans ressource. » Pourquoi ? C’est que le même succès qui eût relevé la France eût relevé Louis XIV, et Fénelon le voulait humilié, « n’y ayant, disait-il, que l’humilité et l’abus de la prospérité qui puissent apaiser Dieu. » Et il conseilla le sacrifice de la Franche-Comté, des Trois-Evêchés, de plus encore, s’il le faut, pour avoir la paix. « Nulle paix, dit-il, ne peut être que bonne à acheter très chèrement. » Et pourtant dans la même lettre il fait ce beau portrait de la France : « Vous êtes comme le lion terrassé, mais la gueule ouverte, expirant, et prêt à déchirer tout. » Oui, c’était là, et fort heureusement, le lion de la bataille de Denain ; c’était le vieux Louis XIV déclarant qu’il aimerait mieux s’ensevelir avec sa noblesse sous les ruines de son royaume que de consentir à cette paix très chèrement achetée dont voulait Fénelon.

Le prélat tient fort à ce mot. Une paix heureuse, une paix supportable, comme celle d’Utrecht, laisserait à Louis XIV quelque gloire ; il la faut très chèrement achetée, c’est-à-dire par des cessions de territoire et par le sacrifice sanglant de quelques membres de la France. Il y revient dans le Mémoire sur la manière de se conduire avec le roi, écrit à l’époque où de la royale famille, dépeuplée par la mort, il ne restait qu’un vieillard septuagénaire et un enfant. « Il faut, dit-il, rendre le roi très facile à acheter très chèrement la paix. » Il est une guerre pourtant, la seule que Fénelon permette et conseille même à Louis XIV : c’est la guerre aux ennemis personnels de l’archevêque de Cambrai, aux jansénistes, dont il demande la destruction, seul moyen, avec une prompte paix, « de mettre le roi en repos pour longtemps. »

Je sais bien que ces énormités sont cachées sous les attrayantes nouveautés d’une défense de la France par un appel aux masses, d’une convocation régulière des états généraux, d’élections libres et périodiques, enfin d’une intervention légale du pays dans les affaires du pays. Je sais aussi que le gouvernement de Louis XIV était plein d’abus, et que bon nombre des critiques de Fénelon sont méritées. Les erreurs de l’illustre prélat n’ôtent rien à la gloire de ces vues justes et hardies, quoique l’inquiétude et une sorte d’impatience de l’avenir y aient plus de part que la hardiesse calme et impartiale d’un esprit prévoyant, et qu’on y sente encore le chimérique dans le manque d’à-propos. Sans doute Louis XIV était cause d’une partie des maux qui accablaient la France ; mais lui seul avait le secret de les guérir, et ce secret c’était la victoire. Je reconnais dans les plans de gouvernement de Fénelon, à l’époque des désastres de Ramillies et de Malplaquet, la tradition du chimérique des idéologues de 1814. Ceux-là aussi ne proposaient-ils pas à Napoléon des plans de constitution, pour repousser l’Europe armée qui s’avancait vers Paris ?

§ IV. Erreurs de direction. Examen de conscience sur les devoirs de la royauté. De l’infuence de Fénelon sur le caractère et la conduite du duc de Bourgogne. §

On sait quel a été au dix-septième siècle l’empire de ce qu’on y appelait la direction. Fénelon fut un des directeurs les plus goûtés de son temps. Ses écrits de spiritualité ont été le pain de beaucoup d’âmes, parmi les personnages les plus choisis et les plus qualifiés de son temps. Dans ce petit gouvernement qui lui fut déféré sur tant de consciences, et qu’il exerça en maître si absolu, le chimérique domine encore. Vous le reconnaîtrez dans ce désir d’une perfection impossible, dans cette prodigieuse multiplicité de prescriptions qui n’enfantent que les vains efforts et les scrupules.

Le plus bel écrit de direction qui soit sorti de sa plume est l’Examen de conscience sur les devoirs de la royauté. C’est la royauté au tribunal du directeur spirituel ; c’est Fénelon confessant le duc de Bourgogne devenu roi. Cet examen embrasse tous les actes quelconques et toutes les pensées possibles d’un roi. La paix, la guerre, les traités, l’administration, le pouvoir des ministres, le commerce, les bâtiments : c’est trop peu ; les transactions du roi avec ses sujets, les acquisitions payées eu rentes, les galériens, la paye des troupes, les enrôlements qui doivent se faire par un choix, dans chaque village, « de tous les jeunes hommes libres dont l’absence ne nuirait en rien au labourage ni au commerce » ; que sais-je ? mille autres points y sont touchés, où l’archevêque décide, moins en confesseur parlant tout bas au tribunal de la pénitence, qu’en premier ministre opinant à la table du conseil.

La politique du Télémaque et des Mémoires reparaît dans l’Examen. Dans Télémaque, Mentor veut qu’Idoménée se contente, pour toute distinction de costume, d’un habit de laine très fine, teinte en pourpre, avec une légère broderie d’or ; dans l’Examen, la broderie est de trop. « Si vous en avez, dit-il, les valets de chambre en porteront. » Et, s’étendant sur cet article du luxe, il se plaint, comme d’un prodige, qu’il y ait à Paris plus de carrosses à six chevaux qu’il n’y avait de mules cent ans en deçà, et qu’au lieu d’une seule chambre à plusieurs lits, comme au temps de saint Louis, on ne puisse se passer d’appartements vastes et d’enfilade. Sur ce point l’Examen exagère la simplicité recommandée dans le Télémaque ; car si Mentor ne veut à Salente que de petites maisons sans ornements, encore souffre-t-il qu’il y ait dans ces maisons « de petites chambres pour toutes les personnes libres. »

Voici d’autres nouveautés de l’Examen. Si le roi, dit Fénelon, a des prétentions personnelles sur quelque succession dans les Etats voisins, il doit faire la guerre sur son épargne, et tout au plus avec les secours donnés par les peuples par pure affection. Et il rappelle l’exemple de Charles VIII, allant recueillir à ses frais la succession du duc d’Anjou. Etrange politique ! étrange usage de l’histoire ! Comme si la véritable nouveauté n’eût pas consisté à dire que les princes ne peuvent avoir de guerres personnelles, ni prétendre à des successions au dehors où la nation ne soit cohéritière avec eux !

Parmi les moyens de gouvernement, Fénelon interdit l’espionnage : à la bonne heure ! je reconnais là le chrétien, l’évêque, qui ne veut pas qu’on se serve du vice, même pour les besoins de l’État. « Qu’on chasse donc et que l’on confonde, s’écrie-t-il, les rapporteurs de profession, ces pestes de cour ! » Mais il est tels secrets qu’il importe de savoir. Comment les pénétrer ? La même imagination qui rêvait tout à l’heure une armée formée de tous les jeunes gens inutiles à l’agriculture et au commerce, invente une sorte d’espionnage licite, fait à contre-cœur, et par pur dévouement, « par d’honnêtes gens, dit-il, que le prince obligerait malgré eux à veiller, à observer, à savoir ce qui se passe, à l’en avertir secrètement. »

Ces chimères, d’ailleurs fort innocentes, sont la marque, je dirais presque le châtiment de la contradiction où tomba cet homme illustre, en voulant renouveler dans sa personne la fortune de Richelieu et de Mazarin. C’est par l’impossibilité de concilier la sévérité chrétienne avec les nécessités de la politique qu’il arrive à imaginer une civilisation sans luxe et l’espionnage exercé par d’honnêtes gens qui en ont horreur. Il fallait bien qu’après la part faite à la politique par l’homme qui prétendait entrer au conseil, l’archevêque et le chrétien fissent des réserves au nom de la morale chrétienne. De là des inconséquences dont Fénelon ne peut se tirer que par des rêveries. Quoique doué d’un grand sens, comme tous les hommes supérieurs, il en manqua pour se conduire sur ce point, et il s’agita toute sa vie entre l’ambition de gouverner l’Etat, sans en désespérer un seul jour, dit Saint-Simon, et les empêchements de sa robe et de sa vertu. En cela, comme en tout le reste, Bossuet lui est bien supérieur ; car il se servit d’abord de son admirable bon sens pour se connaître et se mettre à sa place, et quand il eut à toucher aux matières politiques, il sut s’y arrêter au point où le prêtre eût paru trancher du premier ministre.

Bossuet a un autre avantage en tout ce qui regarde cette matière si délicate de la direction : il s’y borne à des prescriptions générales et sommaires, à ce qu’un esprit d’une capacité ordinaire peut oublier ou ne pas voir. Au lieu de susciter cette foule de menus scrupules et de petites perplexités, où la conscience s’embarrasse, et qui empêchent l’activité, il se contente d’avertir la conscience par des traits frappants. Il la met pour ainsi dire en exercice, lui laissant trouver, par une induction facile et involontaire, toutes les prescriptions de détail qui dépendent de la prescription générale. Par la méthode contraire, Fénelon s’abîme et s’éblouit dans l’infinité des détails ; et si sa direction a quelque effet, c’est d’exciter stérilement notre curiosité sur nous-même. Pendant qu’il nous insinue dans tous ces replis et qu’il nous mène à la poursuite de tant de nuances fugitives, l’heure d’agir est passée.

Bossuet ne fait pas un examen en quelque sorte calomnieux des consciences royales. Il ne s’enfonce pas comme à plaisir dans ce mauvais fonds de corruption qui nous rend toutes nos pensées suspectes, et nous fait craindre toutes nos actions. Soit prudence, soit que, l’essentiel réglé, il ne lui paraisse ni d’une bonne morale, ni dans l’esprit de la charité chrétienne, de forcer les suppositions, il se tient en deçà d’une corruption extraordinaire ; bien différent de Fénelon qui ne craint pas de souiller sa chaste imagination de tout un détail de prévarications et d’arrière-pensées dont la supposition serait une injure, même pour un roi malhonnête homme.

Par exemple, examinant le prince sur les raisons qui l’auraient porté à éloigner de sa personne les sujets forts et distingués, Fénelon lui demande s’il n’a pas craint « qu’ils ne contredissent ses passions injustes, ses mauvais goûts, ses motifs bas et indécents. » A quel tribunal de la pénitence un roi se vit-il poursuivi de suppositions si violentes ? Rien n’est respecté par cette subtilité préventive. Fénelon s’en défie d’autant moins qu’il n’avait pas à craindre qu’on y vît une confession involontaire de son propre fonds. Combien j’aime mieux Bossuet, retenu dans la liberté du confesseur par son respect pour la personne du pénitent ; n’attaquant les vices des princes que sur l’autorité des livres saints, dont la hardiesse couvre la sienne et la rend respectueuse et décente ; sachant enfin interroger les consciences royales sans les fatiguer de sa pénétration implacable, sans les embarrasser par sa défiance !

Je voudrais rechercher dans la conduite du duc de Bourgogne l’influence de ce tour d’esprit de Fénelon, et s’il n’y a pas la même justice à mettre au compte du précepteur certains travers de l’élève, qu’à lui faire honneur des victoires remportées par ce jeune prince sur son naturel. La recherche est délicate ; mais elle est dans mon sujet, et la vérité me la commande.

Que reprochait-on au duc de Bourgogne ? On le disait « trop particulier, trop renfermé ; dévot jusqu’à la sévérité la plus scrupuleuse dans les minuties ; irrésolu ; ne sachant pas prendre une certaine autorité modérée, mais décisive ; raisonnant trop et faisant trop peu ; bornant ses occupations les plus solides à des spéculations vagues et à des résolutions stériles ; livré à des amusements puérils qui rapetissent l’esprit, affaiblissent le cœur et avilissent l’homme. » Qui donc parlait ainsi du jeune prince ? Fénelon lui-

même162. Et c’est au duc de Bourgogne qu’il tenait ce langage. A la vérité, il ne parle pas de son chef : ce sont, dit-il, des bruits qu’il a recueillis et qu’il rapporte ; mais il les rapporte en homme qui y croit.

Comparez ce portrait du duc de Bourgogne avec celui qu’en a tracé un personnage qui l’aimait, comme Fénelon, par l’attrait de ses grandes qualités, et par le même fonds de prévention contre Louis XIV. « Il était, dit Saint-Simon, dévot, timide, mesuré à l’excès, renfermé, raisonnant, pesant et comparant toutes choses ; quelquefois incertain, ordinairement distrait et porté aux minuties. Sa vie se passait pour la plus grande partie dans le cabinet, à des occupations scientifiques, à des rêveries et à la poursuite de chimères. On parlait de mouches étouffées dans l’huile. de crapauds crevés avec de la poudre, de bagatelles, de mécaniques, occupations dont il sortait par des gaietés déplacées ou des exercices physiques de peu de dignité163. » Saint-Simon lui reproche en outre le trop continuel amusement de cire fondue, ce qui s’entend des longues lettres, alors qu’il fallait agir.

Les aveux du duc de Bourgogne lui-même complètent ce portrait. « Il confesse son indécision ; il avoue qu’il se laisse aller à un serrement de cœur et aux noirceurs causées par les contradictions et les peines de l’incertitude ; que quelquefois, paresse on négligence, d’autres, mauvaise honte ou respect humain, ou timidité, l’empêchent de prendre des partis et de trancher net dans des choses importantes. » Ailleurs il représente ainsi son intérieur : « Je ne vois en moi que haut et bas, chutes et rechutes, relâchements, omissions et paresses dans mes devoirs les plus essentiels, immortifications, délicatesse, orgueil, hauteur, mépris du genre humain, attachement aux créatures, à la terre, à la vie, sans avoir cet amour du Créateur au-dessus de tout, ni du prochain comme de moi-même. » Il s’avoue renfermé, donnant trop de temps à la prière, écrivant beaucoup.

Ces défauts nous coûtèrent peut-être la perte de Lille. On imputa du moins les plus grandes fautes de la campagne de 1708 au duc de Bourgogne. Lui-même reconnut, avec une magnanimité qui promettait pour l’avenir d’éclatantes réparations, que, dans deux occasions capitales, il avait reçu du roi la puissance décisive, et qu’il n’en avait pas usé. « Sous le joug de cette dévotion sombre, timide, scrupuleuse, disproportionnée à sa place », que lui reproche Fénelon, on le voit demander à son ancien précepteur, dans le fort de la guerre, s’il est absolument mal de loger dans une abbaye de filles. Pendant que Lille est aux abois, il perd plusieurs heures à assister à une procession générale pour le succès de nos armes. Quand on vient lui annoncer que la ville est prise, on le trouve jouant au volant et sachant déjà la nouvelle. La partie n’en fut pas interrompue.

Les plus saillants de ces défauts accusent l’éducation qu’avait reçue le duc de Bourgogne. Cette piété sombre et minutieuse, ce trop de temps donné à la prière, ces scrupules, cette curiosité et ce mécontentement de soi, cet excès de raisonnement et cette peur d’agir, ces rêveries et cette poursuite de chimères, c’est tout le chimérique de la perfection impossible imaginée par son précepteur. Quant à ces excès de table et ces exercices physiques sans mesure, après la tristesse des retours sur lui-même et l’abus de la solitude, qu’est-ce qui ressemble plus à cet état glissant du quiétisme, où, au sortir des extases de l’amour pur, le corps s’abandonne à tous ses appétits ? N’est-ce pas l’effet de cette piété raffinée qui ne souffre pas d’état intermédiaire entre l’extase et l’abandonnement aux sens ?

Fénelon ne s’étonnait pas qu’on l’accusât des défauts de son élève. « On dit, lui écrit-il, que vous vous ressentez de l’éducation qu’on vous a donnée164. » Mais dans le même temps ses lettres l’y enfonçaient plus avant. « Allez à l’armée, lui écrivait-il, non comme un grand prince, mais comme un petit berger, avec cinq pierres contre le géant Goliath ; agissez continuellement dans la dépendance continuelle de l’esprit de grâce. Soyez fidèle à lire et à prier dans les temps de réserve, et à marcher pendant la journée en présence de Dieu. » Après la prise de Lille, il le loue d’avoir dit, en parlant de son revers, ces aimables paroles : Hi in curribus et hi in equis, etc., etc. Ailleurs il l’engage à s’accoutumer à rentrer souvent au dedans de lui-même, « pour y renouveler la possession que Dieu doit avoir de son cœur. » Six ans auparavant il lui écrivait : « Au nom de Dieu, que l’oraison nourrisse votre cœur comme les repas nourrissent votre corps. Que l’oraison de certains temps réglés soit une source de présence de Dieu dans la journée, et que la présence de Dieu, devenant fréquente dans la journée, soit un renouvellement d’oraison. Cette vue courte et amoureuse de Dieu ranime tout l’homme et calme ses passions. » Le prince qui recevait ces étranges conseils avait alors vingt ans et devait être l’héritier de Louis XIV !

Il faut serrer les choses de plus près ; il faut placer chaque trait de caractère du jeune prince en regard de chaque particularité de son éducation. On ne peut être trop exact dans ses preuves quand on ose blâmer un Fénelon.

Dans la religion, par quelle pratique le royal élève répond-il à la doctrine du pur amour que lui a enseignée son précepteur ? Par cette dévotion sombre et solitaire qui ne peut rien de plus pour rendre Dieu présent que l’isolement absolu, et ce que Saint-Simon appelle le particulier sans bornes. Fénelon ménage-t-il du moins la conscience du jeune prince sur les querelles théologiques du temps ? Point. Il lui a inculqué sa prévention contre les jansénistes. « J’espère, lui écrit le duc de Bourgogne, par la grâce de Dieu, non pas telle que les jansénistes l’entendent, mais telle que la connaît l’Eglise catholique, que je ne tomberai jamais dans les pièges qu’ils voudront me dresser. » Le sage Mentor a oublié le conseil qu’il donnait au roi Idoménée de ne point se mêler des affaires de religion, et d’en laisser les débats aux prêtres des dieux165.

Mentor fait plus : il fait lire à Télémaque ses écrits théologiques. Le duc de Bourgogne lit le mandement de Fénelon contre un M. Hubert, janséniste déguisé, qui substituait à la doctrine de la prédestination pure celle de l’impuissance morale, et imaginait le système des deux délectations. Cette leçon porta ses fruits. Le duc de Bourgogne était devenu théologien, témoin le mémoire qu’il avait écrit sur ces matières, et que fit publier Louis XIV après sa mort, pour démentir le bruit, répandu par les jansénistes, que le dauphin était bien disposé pour eux.

En politique, la théorie du gouvernement la plus chère à Fénelon est la domination de la noblesse. Or de quoi Saint-Simon loue-t-il le plus le duc de Bourgogne ? De ce que le prince est d’accord avec lui sur la part qu’il faut faire aux ducs. S’agit-il de juger la conduite de Louis XIV ? On a vu quels durs avis le précepteur donne au vieux roi, l’étrange conseil de restituer ses conquêtes, comme illégitimes, et, pour unique remède à tous les maux de la guerre, la défaite. Or, que disait-on de l’élève ? qu’il avait tenu à Versailles ce propos : « Ce que la France souffre vient de Dieu qui veut nous faire expier nos fautes passées » ; qu’il ne ménageait pas le roi, et affectait une dévotion qui tournait à critiquer son grand-père166. C’est Fénelon lui-même qui s’en plaint. « On dit même, lui écrivait-il deux ans auparavant, pendant la campagne de Flandre, on dit que vos maximes scrupuleuses vont jusqu’à ralentir votre zèle pour la conservation des conquêtes du roi ; … et l’on ne manque pas d’attribuer ce scrupule aux instructions que je vous ai données. » L’opinion publique lui en renvoyait le reproche : était-elle injuste ? Sans doute les instructions n’étaient pas directes ; mais ces écrits, où Fénelon qualifiait d’iniques toutes les conquêtes du roi, étaient-ils si secrets que le duc de Bourgogne n’en sût rien ? Le précepteur avait-il du moins si bien caché ce fonds où il désirait pour la France une défaite sans ressource, que son élève n’en eût rien vu ? A défaut d’allusions personnelles à Louis XIV, et d’attaques directes dont Fénelon était incapable, les seules maximes générales du Télémaque, tant de traits qui atteignaient Louis XIV à travers Idoménée, auraient suffi pour donner au jeune prince cette délicatesse sur la gloire de son aïeul, et ces étranges préventions contre ses conquêtes, dont s’alarmait si justement Fénelon.

Ce n’est pas forcer la vérité que d’imputer à l’esprit qui dressait, dans l’Examen, un acte d’accusation si minutieux contre les consciences royales, les scrupules et les noirceurs de l’incertitude dont s’accuse le duc de Bourgogne. « Sa vigilance sur lui-même, dit Saint-Simon, le renfermait dans son cabinet comme un asile impénétrable aux occasions. » Fénelon lui avait inspiré une horreur si outrée des flatteurs que, pour échapper à leurs pièges, il ne trouvait d’autre moyen que de vivre seul. « La crainte d’être cause pour autrui d’un oubli de la charité, ajoute Saint-Simon, et de provoquer à la médisance, l’empêchait d’interroger personne sur les autres, et de tourner à la connaissance des hommes cette lampe dont il se servait si soigneusement pour éclairer tous les replis de son cœur et de sa conscience. Avec cette austérité, il avait conservé de son éducation une précision et un littéral qui se répandaient sur tout, et qui gênaient lui et tout le monde avec lui, parmi lequel il était toujours comme un homme en peine et pressé de le quitter. Il ressemblait fort à ces jeunes séminaristes qui se dédommagent de l’enchaînement de leurs exercices par tout le bruit et toutes les puérilités qu’ils peuvent. » Saint-Simon se scandalise à ce sujet de la conduite des dames de son particulier, lesquelles, dit-il, « abusaient avec indécence de sa bonté, de ses distractions, de sa dévotion, et de ses gaietés peu décentes, qui sentaient si fort le séminaire. » Fénelon savait toutes ces circonstances ; la plupart même ne nous sont connues que par ses plaintes, soit au prince, soit à ses amis. Il sentait mieux que nul autre ce qui manquait au duc de Bourgogne ; et il ne le gourmande guère que des défauts qui lui sont venus de son éducation. Oserai-je dire toute ma pensée ? Fénelon, qui, toute sa vie, désira d’entrer dans le gouvernement, avait-il, à l’insu de sa vertu, formé son élève pour ses secrètes espérances ? Se flattant, non tout haut, ni avec l’indiscrétion d’une ambition grossière, mais sans se le dire, peut-être en se le reprochant, qu’il régnerait quelque jour sous son élève devenu roi, ne lui donna-t-il pas ou n’encouragea-t-il pas en lui toutes les dispositions qui pouvaient le servir dans ses desseins ? Tant qu’il fut à la cour, dans tout l’éclat de la faveur et des prédictions flatteuses, il combattit dans le naturel de son élève ce qui était capable de lui résister ; ce qui cédait, il l’inclina vers ses espérances et sa passion de diriger. Il lui inspira une piété qui ne pouvait ni s’affranchir ni se passer du secours d’un directeur ; il lui suggéra des scrupules que seul il pouvait lever. Il le rendit trop curieux de son intérieur pour n’y pas désirer incessamment la lumière d’autrui, et paresseux à l’action pour qu’il fût plus souple au conseil.

Après sa disgrâce, il eut besoin dans son élève des dispositions contraires. Celles qui convenaient aux espérances ne convenaient plus aux mécomptes. Fénelon entreprit alors de défaire son propre ouvrage. Il conseilla une piété moins disproportionnée à l’état du prince, il critiqua ses habitudes d’isolement, il l’exhorta au commerce des hommes, à l’activité. En gardant les défauts de son éducation, le duc de Bourgogne eût enfoncé son ancien précepteur plus avant dans sa disgrâce ; par les qualités, trop longtemps effarouchées, que Fénelon voulait rappeler, le duc de Bourgogne, plus heureux à l’armée, plus puissant à la cour, entourait de quelque gloire l’exil de Cambrai, et la faveur du futur corrigeait la disgrâce du présent. « Au nom de Dieu, écrit-il au duc de Chevreuse après la mort du grand dauphin, que le dauphin ne se laisse gouverner ni par vous, ni par moi, ni par aucune personne du monde167 ! » Quel vif aveu du secret désir de gouverner, dans ces trois mots : ni par moi !

A quelle influence le duc de Bourgogne dut-il de prendre enfin possession de son véritable naturel ? A qui faut-il faire honneur des regrets que coûta sa perte ? A Louis XIV. C’est cet aïeul, que Fénelon lui avait appris à moins respecter, qui releva la réputation de son petit-fils. Il le fit participer aux affaires, il l’arracha aux préjugés de son éducation, « pour lui faire voir les hommes, dit Saint-Simon, les lui faire étudier, entretenir, sans se livrer à eux, lui apprendre à parler avec force et à acquérir une autorité douce. » Il lui ôta peu à peu ces vaines délicatesses et ces doutes serviles de lui-même où l’avait élevé Fénelon, et il l’eût rendu digne de réparer les malheurs de sa vieillesse et les fautes de sa trop longue vie.

§ V . Direction des particuliers, lettres spirituelles. §

Un détail infini de prescriptions minutieuses, une impossible pratique du pur amour, telle est la part de l’esprit chimérique dans les autres écrits de direction de Fénelon. Parmi beaucoup d’onction, de douceur, d’intelligence des choses de la vie, de conseils délicats et sensés pour en accommoder les nécessités avec une piété facile, dominent le raffinement, la subtilité sans bornes, l’excitation à une indiscrète curiosité de soi. Le duc de Chevreuse en fut presque victime. Ce personnage paraît avoir été, comme le duc de Bourgogne, un esprit timoré, écrasé de petits soins et embarrassé de mille scrupules. Était-ce son naturel ? ou le devait-il à l’état de dépendance filiale dans lequel il vivait à l’égard de Fénelon ? Quoi qu’il en soit, il demandait des remèdes à celui d’où lui venait le mal ; mal aimé, entretenu, selon le langage du temps. Fénelon, avec une sagacité à faire peur, pénètre dans les secrets motifs de ces scrupules, fouille les replis, visite les arrière-coins de cette nature si compliquée. Mais pour le guérir de cette stérile sollicitude, il l’exagère. Ainsi le moyen de se délivrer des petites choses c’est d’être présent à de plus petites encore ; c’est de s’écouter d’un peu plus près, de s’enfoncer de la défiance dans le soupçon : c’est d’aller au plus profond de soi, de se creuser, de se poursuivre, dût-on perdre sa route dans ces vains efforts pour s’atteindre. Fénelon cherche à tirer son malheureux ami du réseau de scrupules où il se débat, et où il devait trouver une mort prématurée ; mais c’est pour le recevoir tremblant et tout agité dans un autre réseau, encore plus serré, de précautions infinies contre lui-même.

Au reste, nul homme n’était moins propre à diriger et à soutenir les esprits dans une voie simple que celui qui s’est peint ainsi : « Je ne puis m’expliquer mon fonds. Il m’échappe, il me paraît changer à toute heure. Je ne saurais guère rien dire qui ne me paraisse faux un moment après. » Cet aveu, si glorieux pour sa vertu, mais qui devait ruiner toute sa direction, à qui le fait-il ? A une personne qu’il dirigeait. Bossuet se défie moins de son fonds et croit plus à son autorité. Aux religieuses qui le consultent, il dit, du droit du prêtre qui, avant de régler les autres, s’est d’abord réglé lui-même : « Tenez-vous invariablement à nos règles. »

Il est vrai que Bossuet n’écrit le plus souvent qu’à des religieuses et ne s’occupe que des scrupules spirituels de la piété de couvent. Les lettres de Fénelon sont, pour la plupart, adressées à des personnes du monde. Où le premier n’avait qu’à commander, en sa double qualité de directeur des consciences et de supérieur ecclésiastique, le second ne pouvait que conseiller ; mais, chose étrange ou plutôt très explicable pour qui veut y réfléchir, celui qui commande est plus doux que celui qui conseille. On croit généralement le contraire, et Fénelon passe pour plus indulgent et plus inspiré de la charité chrétienne que Bossuet. Fénelon lui-même n’en voudrait pas l’éloge. Il se trouve quelquefois si dur qu’il s’en fait le reproche et en demande pardon. « Pardon, Monseigneur, écrit-il au duc de Bourgogne qu’il vient de fort maltraiter ; j’écris en fou. » Non, mais en homme habitué à l’empire, et qui, soit prudence mondaine, soit plutôt vertu, se cachait à lui-même, sous ces aimables reproches, son désir ardent d’être écouté et obéi.

Pour Bossuet, il n’est aucune louange qu’il ait plus méritée que celle d’avoir été doux. Il l’est jusque dans ses plus impérieux commandements à ses religieuses. Ce qu’il veut, c’est une certaine modération dans leur sévérité pour elles-mêmes et dans leurs inquiétudes sur leur intérieur. Il est indulgent, parce que, n’ayant pas fait la règle, et n’étant point intéressé par amour-propre à la faire exécuter, il comprend mieux les faiblesses et les impuissances. Il ne veut pas qu’on outre la peur de faillir jusqu’à se rendre misérable. Il est, si je puis emprunter une comparaison à nos institutions judiciaires, à la fois juge et juré : comme juge, il a le dépôt de la loi et le devoir de l’appliquer ; comme juré, il tient compte des circonstances atténuantes.

Fénelon est dur, il l’avoue ; comment ne le serait-il pas ? Il a fait lui-même la règle qu’il applique, et la stricte exécution de cette règle est sa gloire personnelle. La dureté est l’inévitable conséquence de toute doctrine née du sens propre ; plus on a de vertu, moins on endure les infractions chez les autres. Fénelon sent pourtant qu’il doit paraître dur ; ne serait-ce pas encore un effet du sens propre ? On s’y attache davantage dans le moment même qu’on en voit l’excès. Il se mêle d’ailleurs aux aveux de Fénelon sur sa dureté cette constante préoccupation de plaire, dont parle Saint-Simon. Ces mots : « Je me sens un attachement foncier à moi-même », sont la confession naïve du sens propre. Les excuses au duc de Bourgogne et à la duchesse de Chevreuse : « J’écris en fou ; pardon de ce que j’ai écrit de trop dur », c’est le même aveu, avec le mélange du désir de plaire.

§ VI. Du chimérique dans les doctrines littéraires de Fénelon. §

A la chimère d’une perfection impossible il faut imputer les erreurs littéraires de Fénelon, et, en particulier, ses étranges théories sur la langue et la poésie françaises.

Notre langue ne lui paraît pas assez riche. C’est trop peu de regretter la désuétude de quelques mots expressifs des siècles précédents ; il demande l’introduction de mots nouveaux. Il vante à cet égard la liberté dont jouissent les Anglais, chez lesquels chacun est maître souverain de la langue de tous. A la vérité, il ne veut de mots nouveaux que pour rendre notre langue plus claire, plus précise, plus courte, plus harmonieuse ; il faudra, dit-il, pour chaque mot faire choix d’un son doux et éloigné de toute équivoque. Fénelon charge l’Académie française de fabriquer des mots de ce titre. Ses membres les hasarderont dans la conversation ; on les essayera, sauf à les laisser, s’ils déplaisent.

C’est ce puéril travail de découvertes sans audace et de créations à froid que Fénelon propose à l’Académie. Richelieu s’y entendait bien mieux, lui qui fondait ce grand corps pour discipliner la langue et la fixer ; et Bossuet, lui qui voulait que l’Académie française défendît cette langue contre la mobilité des caprices populaires. Ces deux grands esprits avaient senti qu’en matière de langage la liberté se fait elle-même sa part, et plutôt trop grande que trop petite ; que tout favorise le changement et l’innovation, nos modes ; la faiblesse humaine, qui ne sait pas se fixer même à ce qu’elle préfère ; la vanité, qui engendre tant d’inventeurs ; l’ignorance, qui croit faire ce qui est déjà fait. Fénelon ne trouve pas ces impulsions assez fortes ; il se met du côté de la liberté, comme si elle avait besoin d’aide, contre la discipline qui ne parvient pas à se maintenir, même avec l’appui de la puissance publique. J’aimerais autant un moraliste qui se rangerait du côté de la complaisance mondaine contre le devoir.

Que dire de cette chimère de mots nouveaux introduits par l’Académie française et essayés d’abord dans les conversations ? Comment Fénelon, qui écrit de génie, a-t-il parlé d’abandonner, même à un corps si considérable, ce qui est le plus beau privilège du génie, le droit de créer des expressions pour des idées nouvelles ? Si les académies pouvaient avoir un emploi quelconque en cette matière, ce serait plutôt celui de vérifier si les idées nouvelles sont justes, si les expressions créées sont dans le génie de la langue, et d’en consigner les raisons dans leurs vocabulaires.

Fénelon n’estimait pas que ce fût assez d’introduire des mots nouveaux. Il en voulait de composés, comme dans la langue grecque, où du moins une admirable syntaxe règle toutes ces combinaisons, et comme dans la langue allemande, qui les permet au premier venu et qui souffre tout de tout le monde. Enfin, pour qu’il n’y eût pas une seule des causes de la ruine des langues qui ne pût s’autoriser de ce grand nom, il recommandait, à titre de nouveauté gracieuse, de joindre les termes qu’on n’a pas coutume de mettre ensemble. Or, par quoi périssent les langues, sinon par l’abus des mots nouveaux, et par les rapprochements de mots usuels qui n’ont pas coutume d’aller ensemble ? A cette double marque on reconnaît les écrivains des époques de décadence. Heureusement, les écrits de Fénelon donnent un démenti à sa doctrine ; car, en même temps qu’il s’interdit tout ce qu’il conseille, aucun écrivain n’a mieux prouvé que, pour l’abondance des mots expressifs et la liberté du tour, nous n’avons rien à envier à aucune nation.

Voici d’autres nouveautés. Il se plaint de notre versification, qui perd plus, dit-il, qu’elle ne gagne par les rimes. Il en donne pour raison les sacrifices de pensée qu’on fait à la richesse de la rime, quoique le contraire éclate à toutes les pages de tous les grands poètes contemporains. Dans une lettre à Lamotte-Houdard, qu’il met fort à l’aise par ces nouveautés, il fait un procès à la rime : « Elle gêne plus qu’elle n’orne le vers ; elle le charge d’épithètes, elle rend souvent la diction forcée et pleine de vaine parure. En allongeant les discours, elle les affaiblit ; souvent on a recours à un vers inutile pour en amener un bon… Nos grands vers sont presque toujours languissants ou raboteux. » Et Lamotte, enchanté, répond à Fénelon : « Je défère absolument à tout ce que vous alléguez contre la versification française. » Je le crois bien. Quel poète médiocre n’est tout prêt à en croire ceux qui lui ouvrent une facilité ou lui prêtent une excuse ?

Et pourtant, disons-le à l’honneur de Lamotte, le peu qui est allégué, dans cette correspondance, à la décharge de notre versification et en faveur de la rime, c’est Lamotte qui le dit. Il veut bien remarquer que « de la difficulté vaincue naît un plaisir très sensible pour le lecteur. » La raison est bonne ; mais il y en a une meilleure. Le charme de la poésie n’est pas seulement dans la difficulté vaincue ; il naît surtout de cette beauté singulière qui résulte de la propriété des termes jointe à l’exactitude de la rime. Fénelon y aurait-il donc été moins sensible que Lamotte-Houdard ? Le langage d’Auguste dans Cinna lui paraît emphatique, et il met la prose de Molière, tout en ne la trouvant pas assez naturelle, au-dessus de ses vers, « où il a été gêné, disait-il, par la versification française168. »

Mais la rime n’est pas la seule gêne pour notre poésie ; il en est une autre, plus incommode peut-être : ce sont nos habitudes de langage direct, c’est la rigueur de notre syntaxe, c’est cette place fatale que chaque mot occupe dans la phrase, « ce qui exclut toute suspension de l’esprit, toute attention, toute surprise, toute variété, et souvent toute magnifique cadence. » Pour y remédier, Fénelon propose l’inversion ; il en fait valoir fort ingénieusement les avantages. C’est comme si un contemporain de Cicéron ou de Virgile eût blâmé, dans la langue latine, l’usage des inversions et l’incommodité du sens suspendu, et demandé le langage direct.

Une singulière inquiétude d’esprit empêchait Fénelon de reconnaître que le génie des langues tient à des circonstances, fatales en effet, mais que par cela même il faut accepter, cette fatalité n’en étant que le caractère immuable et la marque même de la personnalité d’un peuple. Ces exemples d’inversions gracieuses, tirées de Virgile, ne prouvent rien ; car que voulait Virgile par l’inversion, sinon ce que veulent, en menant leurs lecteurs droit au sens par l’ordre naturel et logique des mots, Corneille, Racine et Molière ? Latins et français, ces grands poètes avaient le même dessein : rendre leurs peintures sensibles, frappantes, et parler au génie de leur pays par le génie même de sa langue.

A la vérité Fénelon ne demande pas qu’on substitue tout à coup l’inversion à l’ordre direct ; il veut seulement un mélange insensible des deux procédés. On commencera par des inversions douces et à peine marquées. Si l’usage s’en établit, on les hasardera en plus grand nombre. Langage vraiment chimérique, qui réunirait ainsi les qualités les plus locales des autres langues, les inversions du latin, les composés du grec et notre langage direct ! On ne relèverait pas cette chimère si elle était sans danger, mais l’histoire des langues ne prouve que trop combien leur nuisent ces théories imaginées pour les enrichir. Tandis qu’elles cherchent des qualités d’emprunt, elles perdent leurs qualités originelles ; et rien n’est si rapide que cette corruption, les esprits ne pouvant s’attacher à la chimère du mieux sans que le bien leur devienne insupportable.

Notre siècle a vu se renouveler les théories de Fénelon, et nous savons, pour en avoir été témoins, avec quelle ardeur une langue se précipite dans cette imitation des autres langues, ou plutôt dans cette abdication d’elle-même. Trouver dans l’étude même du génie d’une langue le secret de ses beautés et les raisons de s’y plaire, paraît plus propre à l’enrichir que d’envier aux autres langues leurs avantages. A quoi servent, en effet, ces regrets de certaines qualités qui nous manquent, sinon à nous faire méconnaître nos propres privilèges ?

Je ne souffre pas beaucoup de voir cette vaine ambition dans un écrivain médiocre. Se plaindre qu’on n’a pas assez de sa langue pour exprimer ses idées est la marque qu’on croit avoir assez d’idées pour remplir plusieurs langues : c’est de la vanité qui sied bien à la médiocrité. Dans un homme de génie, c’est une inquiétude d’esprit de mauvais exemple, et une sorte d’impiété envers la langue de sa mère et de son pays.

Nos plus grands écrivains se seraient plutôt plaints d’eux-mêmes que de la langue. Voit-on Molière trouver notre poésie tyrannique ? Bossuet accuse-t-il de timidité notre langage direct, et ne s’est-il pas fait, dans la syntaxe des grammairiens, une syntaxe particulière pour toutes ses hardiesses sublimes, pour l’impétuosité de son naturel, pour son langage à la fois si surprenant et si logique ? Dans le peu qu’il a écrit sur notre langue, il l’estime si excellente qu’au lieu d’engager l’Académie, comme fait Fénelon, à y introduire des mots nouveaux et composés, à y glisser tout doucement les inversions, il la convie à se constituer gardienne de ce dépôt et à le défendre contre les changements. Si, au contraire, dans le temps de Molière et de Bossuet, quelqu’un n’est pas tout à fait content de notre langue ou s’avise de regretter ce qui lui manque, c’est un écrivain excellent, il est vrai, mais qui ne l’est pas jusqu’à ce degré suprême, c’est La Bruyère169; c’est aussi Fénelon, que je consens à placer bien haut, pourvu que ce soit au-dessous de Molière et de Bossuet.

Par toutes ces théories, auxquelles se mêlent d’ailleurs tant de vérités de détail, ou fortes ou délicates, qui les atténuent souvent ou les contredisent ; par cette ardeur de toucher à toutes choses ; par tant de mobilité et d’inquiétude ; par ce mélange de l’esprit de domination et de l’esprit de liberté, Fénelon appartient au dix-huitième siècle. Un prêtre, un archevêque est le véritable précurseur de la philosophie. Pourquoi le dix-huitième siècle l’a-t-il si fort vanté ? Parce qu’il s’y est reconnu.

Sa doctrine de l’amour pur et désintéressé, qui se conforme au culte extérieur, mais qui peut s’en passer, où mène-t-elle, sinon au déisme du dix-huitième siècle ?

Qu’est-ce que le Télémaque, sinon le premier roman philosophique de notre langue ?

Que sortira-t-il de ces critiques si vives et si indiscrètes du gouvernement de Louis XIV, sinon ce formidable esprit d’analyse qui va discuter tout le passé, et qui du mal comme du bien ne fera qu’une même ruine ?

Où vont nous conduire les théories sur l’insuffisance de notre langue, sinon au relâchement de cette langue ? et les critiques contre la tyrannie de la rime, sinon à la ruine de l’art d’écrire en vers ?

Qu’est-ce enfin que le sens propre, l’expérience personnelle, dont Fénelon est l’organe, sinon l’esprit même de la philosophie ?

Voici le premier auteur du dix-septième siècle que je lis avec inquiétude et défiance. La vérité même y a je ne sais quoi de personnel à l’écrivain qui lui donne le même air qu’à l’erreur. Elle est séduisante comme une nouveauté qui n’engage personne, plutôt qu’imposante comme une loi qui oblige l’esprit humain. Elle plaît, mais elle n’inspire pas l’obéissance. C’est du bonheur, c’est le fruit d’une veine heureuse ; voilà pourquoi l’auteur l’impose aux autres en son nom, comme une vue propre, plutôt qu’il ne leur en fait le partage aimable, comme du bien de tous. Ce que Fénelon confesse de la contradiction de son fonds, « qui lui fait trouver faux, dit-il, un moment après, ce qu’il vient de dire », je l’éprouve même de ce qu’il exprime de plus vrai : j’ai peur, un moment après, de le trouver faux. Il y a de l’humeur et de la fortune jusque dans ses vues les plus justes ; et il semble que la vérité, pour cet esprit supérieur, soit moins cet idéal dont la recherche anime et console la vie, qu’un moyen de faire triompher la personne.

Quant aux erreurs, en si grand nombre, où il est tombé, le caractère en est le même que celui des vérités ; elles y paraissent moins de l’humanité que d’un homme. Fénelon se trompe, non par l’imperfection humaine, mais par excès de confiance en son sens propre. Où Bossuet cesse de voir la vérité, on sent que c’est notre nature qui fléchit, comme sous une recherche au-dessus de ses forces. Fénelon n’est jamais plus triomphant qu’en pleine erreur. Je me trouble, je me sens confondu dans ce mélange d’erreurs et de vérités venues d’un fonds où l’on n’en fait pas toujours la différence ; et ce manque d’autorité, même aux endroits où le ton de l’autorité domine, me laisse ma triste liberté que j’avais si doucement abandonnée à Bossuet.

Ce sont là des traits de ressemblance frappants entre Fénelon et les écrivains du dix-huitième siècle.

Mais s’il est tombé dans toutes les erreurs attachées au sens propre, il a toute la gloire d’invention et de nouveautés solides que le sens propre pouvait donner de son temps. Dans tous les ordres d’idées où l’on a vu la part du chimérique, il y a la part des réalités, des vérités pratiques et bienfait santés. L’esprit de discipline avait tout dit dans Bossuet ; il fallait que l’esprit de liberté parlât à son tour, et c’est par la plume de Fénelon qu’il a revendiqué ses droits, non moins légitimes que ceux de l’esprit de discipline. La plus solide de toutes les nouveautés de ce grand esprit est d’avoir indiqué au dix-huitième siècle sa tâche, c’est à savoir l’application au bien-être de la nation de toutes ces vérités dont le choix et l’expression sont la gloire du dix-septième. Jusqu’à Fénelon le christianisme n’avait mis de prix à la vie des hommes qu’au regard de la religion. Fénelon le premier y mit du prix dans l’ordre de la société, au point de vue des biens et des maux de la vie présente. A la charité chrétienne il ajouta l’amour de l’humanité, cette passion sublime qui devait échauffer tous les écrits du dix-huitième siècle. Le Télémaque est comme une première déclaration des droits des peuples, et le grand caractère de ce livre, c’est que les doctrines en sont formées d’un doux mélange de la charité chrétienne et de la philosophie.

J’admire beaucoup moins certaines nouveautés de détails, ces projets d’assemblées libres, se réunissant régulièrement, et tous ces pressentiments du gouvernement représentatif dont on a beaucoup trop loué Fénelon. Outre que l’invention ne lui en était pas propre, le défaut de ces théories, c’est d’être inconciliables avec ce que Fénelon veut conserver du passé. Ce n’est qu’une difficulté de plus ajoutée à toutes celles qu’il veut résoudre. D’ailleurs, à y regarder de plus près, si les abus de la monarchie absolue y sont fort justement attaqués, c’est plutôt au profit de la noblesse que du peuple. Que le désir de trouver pour notre société nouvelle des origines merveilleuses, jusqu’au sein de la cour de Louis XIV, ne nous trompe donc pas sur les vues politiques de Fénelon ; tout cela est du domaine du chimérique, et la gloire des inventions durables en ce genre doit être laissée tout entière aux novateurs de 1789.

§ VII. Par quelles qualités Fénelon appartient au dix-septième siècle. §

En écrivant ce qu’on vient de lire, je n’ai pas été sans scrupule sur la vérité de mes jugements, ni sans inquiétude sur leur justice. Non que j’aie douté de ma sincérité : l’écrivain qui n’effacerait pas à l’instant ce qu’il ne tiendrait pas pour vrai, ne serait pas digne de ce nom ; mais peut-être, pour échapper aux séductions dangereuses, ai-je trop fermé les yeux aux grâces solides. Aussi n’est-ce pas sans une sorte de soulagement que j’entre dans l’examen ou plutôt l’admiration des vrais titres de Fénelon, de ce qui a fait de l’archevêque de Cambrai un des plus grands écrivains du dix-septième siècle.

Il a toutes les qualités des plus illustres : le goût du vrai, qui perce jusque dans ses erreurs, lesquelles n’en sont le plus souvent que l’excès ; l’amour de la règle, qu’il porte jusque dans les insurrections du sens propre ; l’accord du caractère et des écrits, par où les grands esprits de ce siècle en sont aussi les plus honnêtes gens ; l’éducation par les deux antiquités chrétienne et païenne : par la première, pour la science de l’homme ; par la seconde, pour la méthode et l’art ; enfin, toutes les qualités du langage qui font durer les livres français : la clarté, la précision, la propriété, avec un tour vif et facile, qui paraît comme la physionomie de ce grand homme dans sa ressemblance avec ses illustres contemporains.

Il a d’autres traits qui lui sont propres. C’est d’abord un naturel qui diffère du naturel commun à tous les écrivains du dix-septième siècle, par la facilité qui le rend plus aimable. Dans cet homme, à qui Bossuet trouve de l’esprit à faire peur, vous n’en surprenez jamais l’affectation : c’est ce feu qui, au dire de Saint-Simon, sortait de ses yeux comme un torrent. Il y a dans Fénelon je ne sais quelle plénitude qui fait que toutes ses pensées sur chaque objet sont toujours prêtes. Les expressions suivent, sans interruption et sans effort. Toutes n’ont pas le même poids, mais toutes sont naturelles ; et les plus profondes ne paraissent pas avoir été tirées de plus loin ni s’être présentées avec plus d’hésitation que les plus familières. En lisant Fénelon, on est poursuivi des images de ces hommes divins qu’il admirait tant dans Homère, lesquels répandaient les paroles ailées et tenaient les peuples suspendus à leur bouche d’or.

Un autre trait propre à Fénelon, c’est la vivacité et la variété de son goût pour les choses de l’esprit, et la liberté pleine de candeur avec laquelle il en porte des jugements. Aucun moderne n’a mieux senti les grâces du paganisme que cet archevêque chrétien. Le génie de Molière n’a pas pu désarmer Bossuet, jugeant le comédien avec la sévérité des canons ; Fénelon, sans songer à la profession de Molière, loue l’Amphitryon et admire l’Avare. Plus libre que Pascal, qui parle trop dédaigneusement des poètes, quoiqu’il connût les anciens et qu’il écrivît après le Cid, Fénelon est plein de leurs vers ; il pense avec eux tout haut comme Montaigne, et cite Horace d’abondance, comme Bossuet les Pères de l’Eglise. Le Télémaque est inouï, si l’on regarde la robe de Fénelon, la tyrannie de l’étiquette au temps de Louis XIV, et même certaines convenances plus respectables. Bossuet en était scandalisé. « La cabale admire cet ouvrage, écrit-il à son neveu ; le reste du monde le trouve peu sérieux et peu digne d’un prêtre. » Oui, si ce prêtre eût failli dans la foi ou dans la conduite ; mais un tel livre rehaussait la vertu du chrétien resté pur dans ce penchant presque païen pour le paganisme ; et ce qui n’eût été qu’une inconvenance dans un caractère et avec des talents médiocres, était d’un grand exemple dans un prêtre vertueux et dans un homme de génie.

C’est peut-être par cette liberté ingénue que les écrits de Fénelon sont à part dans cette famille de chefs-d’œuvre. Je ne parle que de ses écrits de choix. Le traité de l’Éducation des filles, par exemple, n’est pas un livre timide ; on n’y sent pas la contrainte ecclésiastique, ni le scrupule d’un auteur qui, n’ayant pas toujours pensé chastement sur ce sujet, craindrait de laisser échapper des vérités indiscrètes. Tout ce qui s’y rapporte au caractère des femmes y est dit librement et peint au vif.

Le jeune prêtre qui écrivait ce traité pour les filles de la duchesse de Beauvilliers, a pénétré au fond de ces natures délicates avec un regard qui n’est ni indiscret comme celui d’un homme du monde, ni timide et furtif comme celui d’un novice. Écrit pour une mère de famille, il n’y manque rien de ce qu’une mère de famille éclairée et forte doit savoir sur un si cher sujet170. En revanche, il ne s’y trouve rien pour qui ne chercherait pas dans la connaissance des femmes un moyen de les rendre plus solides et plus heureuses. Et pourtant, admirable fruit de la science reçue dans un cœur pur ! la femme est tout entière dans ces charmantes analyses de la nature de la jeune fille ; mais on l’y voit du même œil et dans le même esprit que Fénelon lui-même. Ses peintures instruisent et purifient tout ensemble. Comme le sublime auteur de la Vénus de Milo, il sait nous faire voir la beauté nue innocemment.

La liberté qui anime les belles pages du traité de l’Existence de Dieu est d’une autre sorte. Quoique l’esprit chrétien y domine, et que ce soit le prêtre de la religion révélée qui démontre le premier dogme de la religion naturelle, on y sent le disciple de Descartes cherchant Dieu par-delà la foi, et pensant à ceux qui n’en peuvent recevoir la connaissance que par la raison. Il ne craint pas d’emprunter des preuves aux païens. Tantôt il raisonne de cette vérité sublime avec la subtilité de Socrate et de Platon, tantôt il la rend familière et accessible à tous par l’aimable et facile éloquence de Cicéron. Ce qui se voit du chrétien dans ce traité, c’est un désir plus vif et plus tendre de persuader ceux qui le liront, et un choix de preuves qui s’adressent au cœur. Fénelon a voulu intéresser toutes les facultés de l’homme à une connaissance si capitale.

On peut faire sur ces deux traités une remarque qui s’applique à presque tous les ouvrages de Fénelon : c’est que le commencement en vaut mieux que la fin. On en lit les premières pages avec délices ; on est tout d’abord au milieu du sujet ; ce qu’il a de vif, d’intéressant, d’essentiel, paraît dès le début. Ce sont ces pensées justes que Fénelon a toutes prêtes sur toutes choses. Peu à peu on sent de la fatigue, et il faut quelque effort pour aller jusqu’au bout. Le sujet ne se développe pas, et l’esprit de l’auteur s’épuise. Après avoir donné toutes les bonnes raisons, il en vient aux raisons menues ou douteuses, aux subtilités du sujet. Tout ce qu’il en savait et tout ce qu’il en pouvait voir, il l’a su et il l’a vu en prenant la plume, et il y est entré avec une aisance et une grâce charmantes. Vous diriez une conversation forte, solide, éblouissante, qui dégénérerait en un traité. Fénelon commence par où les autres finissent.

C’est par cette raison, entre autres, qu’il est inférieur, dans le sermon, à Bossuet et à Bourdaloue, malgré des passages très brillants et d’heureux changements au patron commun. Il ne sait pas composer, faire un plan, tracer un chemin, mener l’auditeur au but par des raisons qui se fortifient en s’enchaînant. S’il l’enlève dès les premières paroles, il ne le soutient pas.

Tout est charmant dans les Dialogues sur l’Éloquence et dans la lettre sur les Occupations de l’Académie française. Les Dialogues sont une imitation du Gorgias de Platon, et Fénelon s’est heureusement inspiré de cette méthode de Socrate amenant peu à peu son interlocuteur, par la douce insinuation de la logique familière, à se dépouiller de ses préjugés et à se laisser surprendre en quelque sorte par la vérité. De la même façon que Socrate tire de Gorgias, par mille adresses de discours, l’aveu qu’il n’est qu’un sophiste, Fénelon fait revenir l’interlocuteur de son admiration pour la méchante éloquence. L’imitation est si naturelle, et les raisons que donne Fénelon sont si propres à l’objet qu’il traite et au génie de notre pays, qu’on peut regarder ces Dialogues comme un de nos ouvrages de critique les plus originaux.

Ces Dialogues me font penser aux Dialogues des Morts du même auteur, qui furent composés, pour le duc de Bourgogne, sur le modèle de ceux de Lucien. La morale n’y dépasse point l’âge et l’intelligence d’un enfant, et l’histoire y est touchée plutôt que traitée. Ils plaisent cependant, même aux personnes mûres, par cette manière ingénieuse de mêler de sages préceptes à de curieux détails sur la vie des personnages historiques, et de faire converser et quelquefois se quereller les grands hommes sur les actions qui les ont rendus célèbres.

Je ne trouve, chez les anciens, que l’Épître aux-Pisons qui soit comparable à la lettre de Fénelon sur les Occupations de l’Académie. Les vers d’Horace, aux endroits familiers, ressemblent à la prose de Fénelon, comme celle-ci, dans tout le cours de la lettre, a le tour vif, facile, aimable, des vers d’Horace. La pensée générale en est excellente ; c’est partout le simple, le vrai, le naturel, que recommande Fénelon, et chacune de ses phrases en est comme un modèle.

Les erreurs même de critique que j’ai dû y noter comme des effets du chimérique, sont d’un écrivain visant à l’idéal, qui se trompait quelquefois de route. Les principes n’y sont qu’indiqués, mais d’une main si légère et si sûre, qu’ils flattent l’esprit en même temps qu’ils le règlent. L’ouvrage est plein de jugements courts et complets sur les genres, et de portraits frappants des auteurs célèbres, tels que ceux de Cicéron et de Tacite, vives esquisses d’un pinceau qui peignait à fresque et ne revenait point sur son premier travail. Une mémoire heureuse qui mêle à propos les citations décisives aux raisonnements sur l’art ; l’amour des anciens, qui n’empêche pas l’estime pour les modernes ; cette même liberté ingénue, dont j’ai parlé tout à l’heure, qui inspire à un prélat de judicieuses remarques sur la comédie ; une littérature aussi variée que profonde, telles sont les séductions de ce charmant ouvrage, fruit de la vieillesse de Fénelon, dans un siècle où la vieillesse n’était que l’âge mûr de la raison.

Cet idéal du vrai, du simple, du naturel, de l’aimable, qu’il a pris plaisir à y tracer, est l’image même de son génie. Sa critique littéraire va au même but que sa conduite : plaire au public, dans les écrits, par la simplicité, l’amour du vrai, comme on doit lui plaire, dans la conduite, par la vertu. Il veut que l’agréable attire à la règle, que l’instruction soit du plaisir, que l’estime vienne de l’attrait. Ce n’est pas dommage que de tels hommes nous donnent leur goût particulier pour la règle du beau. Bossuet, qui avait un autre idéal, donne une autre théorie. Où Fénelon recommande le simple, le naturel, l’aimable, Bossuet veut la grandeur des pensées et la majesté du style171. Si la première théorie sent le désir de plaire, et vient d’un homme qui avait tout conquis par l’influence sur les personnes et par la conversation, la seconde sied bien à un homme qui avait fait sa fortune par la chaire, en parlant au nom de quelque chose de plus grand que lui.

Fénelon ne juge les écrits que dans leurs rapports avec la conduite de la vie. Quant à cette sorte de scolastique littéraire, née de la mauvaise fertilité des derniers temps, qui distingue le fond de la forme, l’art de son objet, l’écrivain de l’homme, il n’y a pas dans Fénelon une seule ligne dont elle pût s’autoriser pour un seul de ces principes d’invention récente, qui ont gâté le goût de notre nation. L’écrivain n’est pour Fénelon que l’honnête homme qui excelle à bien dire, et qui ne s’adresse, dans le lecteur, qu’à l’honnête homme cherchant le vrai pour s’y conformer. Il aime les lettres pour leur influence bienfaisante. Il est plein de vues ingénieuses sur les qualités et les effets des ouvrages d’esprit, et de jugements délicats et profonds sur les modèles. Voici un trait comme il ne s’en rencontre que dans les écrits de Fénelon : parlant de Démosthène : « Il se sert de la parole, dit-il, comme un homme modeste se sert de son habit pour se couvrir. » Image à la fois sévère et aimable, je la voudrais toujours présente à ceux qui manient la parole ou la plume. Un écrit qui ne persuade pas quelque vérité ou ne redresse pas quelque erreur, une peinture qui ne fait pas aimer le beau ou haïr le laid, un ouvrage d’esprit où l’écrivain ne communique pas avec le lecteur par ce qu’il a de meilleur en lui, n’est qu’une production méprisable ou un vain jeu d’imagination.

§ VIII. Le Télémaque. §

Il est temps d’en venir au titre le plus populaire de Fénelon, au Télémaque. Cet idéal du simple, du naturel, de l’aimable, c’est là qu’il l’a réalisé. De tous les ouvrages écrits dans notre langue, celui-là est peut-être le plus aimable.

Il fut publié vers 1699, et il eut tout d’abord le malheur d’être trop admiré par les étrangers. Les rois qui faisaient la guerre à Louis XIV, trouvèrent beau de l’insulter par l’affectation de leurs égards pour Fénelon, et de leur admiration pour le Télémaque. Il n’échappa d’ailleurs à personne que, soit calcul, soit plutôt par un hasard auquel l’auteur ne songea pas à se dérober, le Télémaque ne fût en beaucoup d’endroits une critique du caractère personnel de Louis XIV et des actes de son gouvernement. Fénelon eut plus d’une fois à s’en défendre.

Écrivant le Télémaque dans le temps qu’il était le plus comblé par le roi : « Il eût été, écrit-il au Père le Tellier, non seulement l’homme le plus ingrat, mais encore le plus insensé, d’y vouloir faire des portraits satiriques et insolents. — Il est vrai, ajoute-t-il, que j’ai mis dans ces aventures toutes les vérités nécessaires pour le gouvernement, et tous les défauts qu’on peut avoir dans la puissance souveraine ; mais je n’en ai marqué aucun avec une affectation qui tende à aucun portrait ni caractère. »

Nul n’a le droit de ne pas croire Fénelon sur parole. Sa vertu n’est pas une moindre gloire pour notre nation que son esprit. Je ne remarquerai donc pas que la fameuse lettre à Louis XIV, écrite spontanément ou commandée, respire la prévention la plus amère et la plus violente, et que si Fénelon s’y est montré si dur pour Louis XIV, dans un temps où il n’avait rien perdu de sa faveur, il est douteux que, disgracié et relégué à Cambrai, il vît les fautes du vieux roi d’un œil moins prévenu. Mais là, comme dans sa querelle sur le quiétisme, sa bonne foi le trompait. En enseignant le pur amour, il croyait rester orthodoxe ; de même, en composant une peinture des rois absolus avec des traits pris à Louis XIV, il croyait avoir gardé les égards et la reconnaissance. La suite de sa lettre à le Tellier le fait voir. « Plus on lira cet ouvrage, dit-il, plus on verra que j’ai voulu dire tout sans peindre personne de suite. » On n’en veut pas davantage. Si Louis XIV n’est pas peint de suite dans Télémaque, tout y est dit sur Louis XIV.

Que sont, en effet, ces exhortations de Mentor à Idoménée pour qu’il fasse fleurir l’agriculture, qu’il mette la paix avant la guerre, qu’il procure avant tout à son peuple l’abondance des aliments, qu’il se défende des détails, qu’il ne se mêle point des différends entre les prêtres des dieux, qu’il étouffe les disputes sur les choses sacrées dès leur naissance, qu’il ne montre ni partialité ni prévention en ces matières ; qu’est-ce que tout cela, sinon une critique des guerres de Louis XIV, de ses bâtiments, de sa passion pour les détails, de son intervention dans les disputes religieuses, de sa prévention dans celle du quiétisme ? A qui, sinon à Louis XIV personnifié dans Idoménée, Mentor conseille-t-il de ne point marier contre leur gré des filles riches à des généraux ruinés à la guerre ?

Comme Idoménée est modelé sur Louis XIV, Télémaque est modelé sur le duc de Bourgogne. Ce Télémaque, pour lequel « il ne fallait jamais rien trouver d’impossible, et dont les moindres retardements irritaient le naturel ardent172 », c’est le duc de Bourgogne, « s’emportant, dit Saint-Simon, contre la pluie, quand elle s’opposait à ce qu’il voulait faire173. » A la vérité, le moment de colère passé, la raison ressaisissait le duc de Bourgogne et surnageait à tout ; il sentait ses fautes, et il les avouait, « et quelquefois avec tant de dépit qu’il rappelait la fureur. » Ainsi fait Télémaque lorsqu’au sortir de ses emportements, « retiré dans sa tente, aux prises avec lui-même, on l’entend rugir comme un lion furieux. » Cet orgueil, cette hauteur inexprimable, que note Saint-Simon dans le duc de Bourgogne c’est l’orgueil, c’est la hauteur où Pénélope avait nourri Télémaque, malgré Mentor. Il n’est pas jusqu’aux effets de ses grands soins sur le naturel du duc de Bourgogne que Fénelon n’ait représentés dans les changements de Télémaque sous l’habile main de Mentor. J’en vois une vive image dans la comparaison du fils d’Ulysse à un coursier fougueux « qui ne connaît que la voix et la main d’un seul homme capable de le dompter. » On en disait autant de l’influence extraordinaire de Fénelon sur son élève.

Enfin Mentor n’est autre que Fénelon lui-même. La politique qu’il enseigne à Salente rappelle la politique de la lettre à Louis XIV, et ces trop fameux mémoires où le chimérique donne de si étranges conseils. La morale de Mentor est celle des Directions pour la conscience d’un roi, et le trop grand nombre de prescriptions fatigue dans le roman comme dans l’ouvrage de direction. Télémaque en est accablé, et peut-être faut-il voir une image du découragement où tombait le duc de Bourgogne lui-même, dans cette tristesse du fils d’Ulysse disant naïvement à Mentor : « Si toutes ces choses sont vraies, l’état d’un roi est bien malheureux ; il est l’homme le moins libre et le moins tranquille de son royaume : c’est un esclave qui sacrifie son repos pour la liberté et la félicité publiques174. »

Ce mélange du roman et de l’allusion dans le Télémaque est une des causes du froid qu’on y sent, quoique le plan en soit si heureux, les incidents si variés, et que l’ouvrage soit écrit de verve. La vérité manque souvent à ces caractères formés de traits qui appartiennent à des civilisations différentes. On s’habitue difficilement à ce petit roi grec, tantôt gourmandé et conseillé comme aurait pu l’être Louis XIV par un confesseur pénétré de ses devoirs, tantôt faisant des fautes que ne comportaient ni son temps ni son état, afin de donner matière à des critiques qui s’adressent à un autre temps et à un autre état. Mentor ne cache pas assez Fénelon. Nous sommes presque plus souvent à Versailles qu’à Salente, et tantôt il semble voir Télémaque recevant des conseils pour régner sur la France du dix-huitième siècle, tantôt le duc de Bourgogne instruit à gouverner quelque jour l’île d’Ithaque. Au moment même où l’imagination de l’auteur nous emporte dans le monde d’Homère, une allusion, un détail emprunté à un autre monde, un anachronisme de politique ou de morale nous ramènent au temps de la guerre de la Succession et du quiétisme.

Une autre cause du froid de cet ouvrage, c’est que l’Olympe y est décrit par un chrétien et l’amour par un prêtre. Homère a peint ses dieux comme son temps les voyait. Leurs images remplissaient les terres et les mers. Sans cesse mêlés parmi les mortels, on les attendait comme des hôtes, et l’on croyait quelquefois saluer un dieu dans l’étranger qu’un visage noble, un air de majesté distinguaient des autres hommes. Virgile vivait dans un temps où Auguste élevait des temples à Mars vengeur, à Apollon, à Jupiter tonnant ; où pour complaire à ce prince, de riches citoyens construisaient le temple d’Hercule, celui des Muses, celui de Saturne. Il voyait les statues des dieux dans ces temples ; il croyait aux dieux d’Homère ; il avait respiré l’ambroisie qui s’exhale de la chevelure de Vénus. Homère et Virgile avaient trouvé les traits de leurs dieux, comme Raphaël l’ineffable beauté de ses Vierges, au fond des esprits et des cœurs de leurs contemporains.

Les dieux dont se sert Fénelon ne sont qu’une machine dans une fable. Son Jupiter est un souvenir de collège. En peignant Vénus après Virgile, il a craint sa propre imagination. Son Neptune et son Eole « aux sourcils épais et pendants, aux yeux pleins d’un feu sombre et austère », ne sont que des figures rébarbatives. Les dieux de Fénelon ressemblent à ces vaines figures de la Vierge auxquelles s’essayent les peintres, depuis que le protestantisme et la philosophie ont effacé de notre imagination cet idéal que Raphaël avait reçu de la foi du moyen âge. Si nous ne sommes point touchés, comme Bossuet, du manque de convenance canonique du Télémaque, il n’est guère possible de n’y pas sentir par moments une sorte de manque de convenance littéraire.

La même remarque s’applique à la peinture de l’amour. Calypso s’entend moins à aimer que Didon abandonnée, et le fils d’Ulysse est plus tiède encore que le fils d’Anchise. Cette fiction de l’enfant Amour, que Calypso, pour se soulager de la flamme qui coulait dans son sein, donne à porter à sa suivante Eucharis, n’est qu’un ingénieux expédient pour se dérober à des peintures trop peu compatibles avec le caractère du prêtre. La jalousie de Calypso fait regretter celle d’Hermione. Cette prose agréable et facile, qui se joue autour du cœur et qui n’y pénètre pas, nous fait adorer les vers de Virgile et de Racine, qui sont comme la langue naturelle de l’amour.

Voici la dernière cause du froid dans le Télémaque : les païens y sont trop chrétiens. Je ne veux point parler de certains principes de morale qui, pour n’avoir été clairement enseignés que par le christianisme, pouvaient se trouver au fond de quelqu’une des grandes âmes du monde païen, d’un Socrate par exemple. Il s’agit des principes que le christianisme seul a pu révéler à l’homme, parce qu’il a éveillé en lui la faculté qui les conçoit ; il s’agit de ces vérités qui seraient demeurées inconnues à dix générations de Socrates se succédant dans le monde païen. En mêlant ces vérités aux vues de la sagesse antique, en faisant parler Mentor comme l’Evangile, Fénelon a donné à la plus belle morale l’air d’un anachronisme par l’incompétence du personnage qui l’enseigne.

Ces défauts du Télémaque ne sont d’ailleurs sensibles qu’aux personnes assez instruites pour discerner tous les genres de convenance dans les ouvrages d’esprit. Elles seules peuvent s’offenser de voir les vives couleurs de l’antiquité païenne s’éteindre sous le pinceau languissant ou timide d’un prélat chrétien. Aussi, un certain âge passé, Télémaque n’est-il guère lu, quoiqu’il soit plein de beautés appropriées aux esprits mûrs. Pour l’estimer à son prix, il serait besoin de se rappeler en le lisant, quel but s’y est proposé Fénelon et pour quel lecteur il l’a écrit.

Fénelon voulait faire voir au duc de Bourgogne, dans un cadre propre à intéresser son imagination, tout le détail des devoirs qui l’attendaient sur le trône, et le munir de bonnes impressions et de précautions efficaces sur tous les points de la conduite d’un roi. Aucun sujet n’y convenait mieux que les aventures de Télémaque. Quoi de plus ingénieux que de donner pour modèle de conduite au petit-fils de Louis XIV le fils d’un des plus grands rois de la Grèce héroïque ? Quel dessein plus élevé, plus religieux, que de montrer dans l’élève de Mentor, quoique si bien doué par les dieux, fils d’une telle mère et d’un tel père, si accoutumé aux grands exemples, combien le secours des dieux lui est nécessaire pour ne point manquer à sa naissance ni à ses devoirs, et quel peu de mérite nous avons dans les actions qui nous honorent le plus aux yeux des hommes ? Par le choix du sujet, Fénelon mettait sans cesse son élève en présence de lui-même. Par la création du personnage de Mentor, il l’instruisait à rapporter tout l’honneur de ses belles actions à la protection divine. En lui inspirant le bien, il lui en ôtait l’orgueil. Par l’intérêt des détails, la grâce des descriptions, la variété des aventures, il le ramenait à son insu, et comme par mille chemins agréables, au même but, à cet idéal sévère de la royauté juste, pacifique, bienfaisante, maîtresse de ses passions et dévouée au bien des peuples.

Dans le plan de Fénelon, cette invention de l’Olympe, que nous trouvons un peu froide, était heureuse et appropriée. Le jeune prince avait l’imagination accoutumée aux dieux d’Homère et de Virgile. Lui en donner des portraits vivants, dans un récit tout plein des usages, des mœurs, du beau ciel de la Grèce, c’était tout ensemble graver plus avant dans son esprit les beautés de ces grands poètes, et lui enseigner la vie par des images qui lui étaient familières.

L’objet du roman y fait excuser pareillement le mélange des deux morales. L’âge du jeune prince et son peu de savoir l’empêchant de voir ce manque de vérité locale, l’effet de la morale sur son cœur n’était point affaibli par des scrupules d’érudition ou de goût. Ce n’était, après tout, que de la morale divine mêlée à de l’excellente morale. Il y a même plus d’un endroit où ce mélange a produit les plus grandes beautés. Telle est la peinture du bonheur des justes dans les Champs Elysées. Là Fénelon n’a point suivi Homère et Virgile. Ceux-ci font consister ce bonheur dans la paisible continuation des soins qui occupaient les justes pendant leur vie. Les guerriers n’ont, pas cessé d’aimer la guerre ; ils continuent de prendre soin de leurs armes et de mener paître leurs chevaux175. D’autres justes exercent leurs membres dans les jeux ; ils luttent sur l’arène, ou bien ils dansent aux accents de la lyre d’Orphée. Ce bonheur, fort grossier, est plus dans l’esprit du paganisme que les douces joies de la contemplation, que Fénelon prête aux âmes heureuses dans les Champs Elysées, si semblables au paradis chrétien. Mais telle est l’excellence de l’art dans cette fiction que, loin d’y être choqué de voir des héros païens heureux à la manière de nos saints, on croit lire quelques pages sublimes de Platon, rêvant pour l’âme de Socrate, délivrée des liens terrestres, quelque félicité proportionnée à son intelligence et digne de sa vertu.

Enfin, on trouve encore à louer, par l’intention de l’auteur, sa retenue dans la peinture de l’amour. Si les traits généraux en sont d’ailleurs exacts, et si la vérité se fait sentir sous la chasteté des images, comment ne pas savoir gré à Fénelon de n’avoir pas chatouillé par de fortes peintures de cette passion un jeune cœur qu’il formait pour y résister ? Ne point toucher à l’amour dans un plan d’éducation eût été d’un précepteur éludant le plus délicat de ses devoirs ; le peindre trop au vif, c’était risquer de faire sortir le mal du remède même. L’esprit infini de Fénelon, et ce tact admirable que donne la vertu, lui suggérèrent une peinture modérée, qui avertissait son élève sans le troubler, et qui le prévenait contre l’amour avant qu’il eut à s’en défendre.

Ce mérite de discrétion est commun à tout l’ouvrage. Tout ce qui est du monde s’y voit au naturel, et il ne s’y voit rien qui fasse baisser les yeux. Nos biens et nos maux, nos ambitions, nos poursuites, les difficultés de la vertu, les douceurs du plaisir si rapides et si tôt changées en amertumes, tout y est peint avec une liberté chaste, qui donne la connaissance sans la faire payer de l’innocence. Tant de périls qui nous sont signalés par ce livre, tant d’embûches, tant d’issues si surprenantes des desseins les mieux calculés, tant d’attention à avoir sur soi-même pour se garder des autres et de soi, tout cela nous ferait haïr le monde, ou nous en donnerait trop de crainte, si en même temps, par la beauté du spectacle des choses humaines, par la douceur que Fénelon a su attacher à l’activité, au devoir, aux victoires remportées sur soi, au bien qu’on fait, à l’espérance, on ne se sentait porté d’une généreuse ardeur à affronter les combats qui nous y attendent. L’impression générale que doit recevoir de la lecture du Télémaque tout jeune homme intelligent, est un mélange d’appréhension et de résolution, qui le prépare efficacement aux luttes de la vie.

Telles sont les beautés du Télémaque comme ouvrage d’éducation. S’il est vrai que le lecteur cultivé et mûr ne peut s’en dissimuler les parties défectueuses, combien plus souvent n’est-il pas charmé par tant de rapidité dans le récit, de variété dans les aventures, de grâce et de fraîcheur dans les descriptions, par la profondeur sans affectation, par cette facilité qui nous donne la sensation d’une source jaillissante et intarissable !

Il est tel livre où Fénelon n’est pas moins inventeur qu’Homère, et n’a pas moins de douceur et d’éclat que Virgile. Son Télémaque est brillant, fier, passionné, solide. S’il a plus de délicatesse d’esprit et de sentiment que les héros d’Homère, on ne lui en sait pas plus mauvais gré qu’à l’Iphigénie de Racine d’être plus ingénieuse et plus tendre que les jeunes Grecques du temps d’Agamemnon. Les deux grands épiques anciens n’ont pas créé de caractère plus intéressant que celui de Philoclès, sacrifié par Idoménée aux intrigues et aux calomnies de son favori Protésilas. Cet homme, tombé de la toute-puissance qu’il avait exercée avec modération, exilé dans un coin de l’île de Samos, où il vit du travail de ses mains ; puis, par un retour de fortune, ramené en triomphe à Salente, où il retrouve la faveur du prince et la puissance, et ne s’en sert pas contre ses ennemis enfin se retirant dans une solitude, non pour s’y dérober à ses devoirs envers sa patrie qu’il continue à servir par ses conseils à Idoménée, mais pour échapper par l’obscurité à l’injustice et à l’envie ; cette création, que rendent vraisemblable certains exemples de la sagesse antique, reçoit de l’esprit chrétien, habilement caché sous une mise en scène grecque, une grandeur inconnue des héros comme des sages du paganisme.

En parlant de la mise en scène du Télémaque, j’en ai indiqué l’attrait le plus durable. La mythologie grecque est restée la religion de l’imagination chez les peuples modernes. Le génie grec est encore notre idéal dans les arts. Tout livre qui nous en donne des images sensibles trouve en nous une préparation et une conformité d’éducation première. Ni l’abus qu’on en a fait, ni tant d’imitations maladroites, n’ont pu nous en dégoûter. Une statue qui rappelle la beauté noble et naïve de la statuaire grecque donne à l’artiste qui la crée le premier rang dans les arts. Quelques pièces d’André Chénier, douces et savoureuses comme le miel de l’Hymette, et qui reflètent le beau ciel sous lequel était née sa mère, ont rendu son nom immortel. C’est ce même ciel dont tout le Télémaque est éclairé, c’est cette présence du génie grec à toutes les pages, ce sont toutes ces images agréables ou sérieuses par lesquelles l’antiquité nous a initiés à la connaissance de la vie, qui donnent un mérite d’éternelle nouveauté à ce livre charmant, espèce de vase antique où la main de Fénelon semble avoir composé un bouquet des plus belles fleurs de la Grèce.

Chapitre quinzième. §

§ I. Lettres et Mémoires. — Guy Patin, Mme de Motteville, Retz. — Lettres de Mme de Sévigné. — Mémoires de Saint-Simon. — § II. Balzac et Voiture comparés à Mme de Sévigné — § III. Caractère de Mme de Sévigné. — Du précieux et de l’esprit dans ses lettres. — Jugement de Napoléon Ier sur Mme de Sévigné et Mme de Maintenon. — § IV. Mémoires de Saint-Simon. — Saint-Simon et Bossuet. — § V. Fin du règne de Louis XIV. — Saint-Simon et Tacite. — § VI. Du rôle politique de Saint-Simon. — § VII. De ses récits comparés à ceux des historiens de l’antiquité. — § VIII. Des portraits de Saint-Simon. — § IX. De la langue, dans les Mémoires. — § X. Par quel côté Saint-Simon appartient au dix-huitième siècle.

§ I. Lettres et mémoires. — Guy Patin, Madame de Motteville, Retz. — Lettres de Madame de Sévigné. — Mémoires de Saint-Simon. §

Il n’a rien manqué à la gloire du dix-septième siècle. Après tant de belles peintures de l’homme en général, il restait à peindre l’individu, dans cette société qui lui donnait tant de valeur, le Français à une époque où la France a été si grande. L’esprit français, dans les monuments que je viens d’apprécier, c’est l’esprit humain sous la forme française ; il restait à le voir avec sa propre physionomie, non plus à la recherche d’un idéal littéraire, mais se prenant lui-même pour sujet unique de son étude. C’est l’affaire des Lettres et des Mémoires.

Le dix-septième siècle en a produit beaucoup. Tandis que Balzac et Voiture se disputaient laborieusement à qui écrirait le mieux une lettre sans objet, un médecin philosophe, esprit piquant, satirique, peu ami des puissances, sauf le roi, penseur plus que libre, qui ne voyait dans les réjouissances du jubilé que « force crottes et catarrhes, et de la pratique pour les médecins176 » ; un type de l’esprit d’opposition dans notre pays qui sait beaucoup mieux ce qu’il ne veut pas que ce qu’il veut, Guy Patin donnait, sans s‘en douter, le premier modèle de lettres simples, naturelles, écrites, non plus à des indifférents pour leur faire les honneurs de son esprit, mais à des amis pour le plaisir de s’épancher, par un auteur qui n’a souci ni du style ni des ornements, et qui ne met dans ses lettres comme il le dit lui-même, « ni Phébus ni Balzac177. » Dans le même temps que La Rochefoucauld se plaçait par trop de soins donnés à ses Mémoires, Mme de Motteville écrivait, d’une plume facile, élégante et ferme en plus d’un endroit, la chronique de la cour d’Anne d’Autriche. Avec plus de bruit et plus d’attente, le fameux cardinal de Retz, dans sa retraite de Commercy, égarait quelques belles pages, trop visiblement imitées de Salluste, dans cet écheveau embrouillé qu’il appelle ses Mémoires, image du rôle qu’il joua dans la Fronde. Retz n’avait de l’écrivain comme du politique que de belles parties ; en voulant se justifier il ne réussit qu’à s’obscurcir. Livres bons à consulter, qui n’appellent pas le lecteur, qui attendent qu’on ait besoin d’eux.

Parmi les recueils de lettres, un seul est marqué de ces qualités qui font lire pour eux-mêmes les ouvrages d’esprit : ce sont les Lettres de Mme de Sévigné.

Parmi les Mémoires, ceux de Saint-Simon sont seuls écrits avec cette force de pensée et d’expression qui élève les Mémoires au rang des ouvrages d’art.

Ces deux recueils ne sont littéraires que parce qu’ils n’ont pas eu la prétention de l’être. C’est ainsi qu’un document administratif, une dépêche diplomatique, deviennent littéraires par le soin même qu’on a pris d’en exclure tout ornement. Le dix-septième siècle nous en offre plus d’un modèle dans telles instructions émanées d’un Colbert, dans telle pièce de chancellerie sortie de la plume d’un Lyonne, et qui sont d’utiles sujets d’étude, même pour le langage. Ni Mme de Sévigné, quoique Ménage lui eût appris le latin et que l’hôtel de Rambouillet l’eût faite un moment bel esprit, ni Saint-Simon, quoiqu’il ait mis en tête de ses Mémoires des considérations fort peu claires sur l’histoire, n’ont voulu ni cru être des auteurs. C’est peut-être pour cela qu’ils ont été de grands écrivains.

Tous les deux ont raconté les principaux événements du règne de Louis XIV, en mettant au premier plan les détails de l’histoire intérieure de la cour, et chacun l’a fait selon son caractère et sa position. Mme de Sévigné donne des nouvelles de la cour, quelquefois de l’armée, quand elle y a son fils ou ses amis. Ce sont des ouï-dire qu’elle tient de personnes qui les tiennent d’autres : elle ne voit le spectacle que des premières loges. Personne de cour à moitié, moins par elle-même que par les amis ou les relations qu’elle y a, n’en étant pas curieuse jusqu’à s’inquiéter de n’en pas tout savoir, ne s’y introduisant point par des efforts de pénétration, elle s’en occupe parce que tout le monde s’en occupait. Mais elle sait très bien n’y pas vivre ; un peu en disgrâce, dit-on, à cause de ses amitiés dans la Fronde, et faute surtout de se montrer assez178.

Ses lettres sont une agréable gazette, où les grands événements sont touchés comme les nouvelles de cour et les nouvelles de cour comme les grands événements. C’est le dix-septième siècle dans une correspondance entre deux femmes d’esprit qui n’y connaissent rien de plus important que leurs propres affaires, et qui mêlent Louis XIV, Turenne, Condé, les guerres de la France et de l’Empire à des détails de ménage, à une grossesse, à un projet de mariage, au menu des dîners officiels de la gouvernante de Provence, Mme de Grignan.

Saint-Simon veut avoir vu tout ce qu’il raconte ou le tenir de la bouche des premiers rôles, et il parle en confident là où il ne parle pas en acteur.

Ce qu’il ne sait pas d’original, il le devine ; s’il n’est pas historien, il prétend du moins fournir à l’histoire ses plus sûrs renseignements. Ses Mémoires ont été, en plus d’une page, fort au-delà de ce mérite ; s’ils ne rendent pas impossible une histoire raisonnée du règne de Louis XIV, ils détourneront à jamais tout homme sensé d’en entreprendre l’histoire pittoresque.

Mme de Sévigné et Saint-Simon ont peint les individus, l’une d’une main qui esquisse, l’autre avec le luxe de couleurs qui rend les tableaux saisissants. Les deux pinceaux ont quelquefois rivalisé dans les portraits des grandes âmes. Une fois même le pinceau de la femme a eu l’avantage ; Turenne est plus grand dans les Lettres que dans les Mémoires, où l’on ne voit pas sans étonnement Saint-Simon lui disputer la qualité de prince, et remarquer, dans l’intérêt des titres, « que la majesté de ses obsèques et de sa sépulture n’ont eu aucun rapport à sa naissance179. »

§ II. Balzac et Voiture comparés à Madame de Sévigné §

Les lettres de Balzac et de Voiture sont des pièces d’éloquence. Le correspondant n’y fournit guère que les formules de politesse du commencement et de la fin ; le corps de la lettre pourrait être adressé à tout autre. Ou dirait un auteur préparant des échantillons de son style pour tous les collectionneurs d’autographes. Ces lettres ne nous apprennent rien sur ceux à qui elles sont écrites, fort peu de chose sur celui qui les écrit. Il n’y a pas de lien entre le correspondant et l’auteur. Je vois d’un côté un bel esprit qui se donne en spectacle, de l’autre une personne du monde qui lui a demandé une lettre, pour s’en faire honneur dans les ruelles. L’auteur, qui s’y attend, écrit sa lettre comme on écrit une harangue. Aussi que de soins pour faire voir son esprit et pour cacher son âme ! Ces jeux-là réussissent rarement. On ne montre pas quoiqu’on le veuille, tout l’esprit qu’on a, et on en montre qu’on n’a pas. C’est le châtiment de la vanité qui fait écrire de telles lettres ; pour vouloir y briller, on laisse dans l’ombre ce qu’on a de meilleur.

Combien de nobles lettres Balzac aurait pu laisser, et Voiture combien d’aimables, s’ils n’eussent écrit qu’à ceux auxquels ils avaient affaire !

Une des peines attachées à ces lettres sans sujet, que la mode arrachait à la vanité, c’est le travail qu’elles exigeaient. Aussi Balzac et Voiture s’y dérobent-ils tant qu’ils peuvent, à moins qu’ils n’y aient quelque intérêt d’amour-propre pressant. J’ai cité ailleurs180 le mot de Voiture à Mlle de Rambouillet qui attend une lettre de lui, pour la lettre et pour le compliment qu’on lui en fera dans le salon bleu de sa mère. « Qu’écrire à une femme, lui dit-il, si on ne lui peut parler ni d’affaires ni d’amour ? » Balzac, plus fait pour cet apparat, n’en sentait pas moins sa chaîne. Il lui en coûtait cher de s’être accoutumé à n’écrire que dans le sublime ; il s’ennuyait sur son trépied. Voiture, du moins, en prend plus à son aise ; il raille la mode, tout en lui obéissant. Mais voilà deux hommes que leur réputation rend parfois bien misérables. Balzac m’attendrit lorsque, jetant un coup d’œil sur sa table de travail, il voit cet entassement de lettres qui demandent des réponses à être montrées, à être copiées, à être imprimées181. Exemple piquant de la tyrannie de la mode envers ses favoris ! N’est-il pas plaisant d’entendre Balzac et Voiture, gorgés de dragées comme le Vert-Vert de Gresset, se lamenter sur leur bonheur ?

Mme de Sévigné, au lieu de se soustraire aux réponses, les provoque la première. Elle écrit des lettres parce qu’elle ne sait pas penser toute seule, et qu’elle a toujours à qui faire ses confidences. Quelques-unes sont datées du coche qui la mène de Tours à Nantes par la Loire, en tête à tête avec le bon abbé de Coulanges, lequel lit son bréviaire, tandis que sa nièce écrit. Aussi rien de plus soudain, de plus impétueux, de plus écrit à propos que ces lettres. Il y en a toujours une toute prête au bout de sa plume ; celle-ci partie, la suivante est commencée : Mme de Sévigné ne compte pas avec ses correspondants. Pour elle, penser à sa fille et lui écrire, c’est tout un. Elle lui mande tout ce qu’elle lui eût dit de vive voix ; il n’y a pas de petites nouvelles ni de petits sujets. Si elle n’a rien à dire, c’est encore un sujet que de le dire. D’ailleurs une lettre est si bonne en tous lieux, en province surtout ; et il y a si peu de frais à faire entre gens séparés qui s’aiment !

C’est ainsi que s’est fait ce recueil célèbre, pour lequel on a épuisé l’éloge. On se connaît en style épistolaire dans notre pays : aussi Mme de Sévigné y a-t-elle trouvé ses meilleurs juges, et, parmi les femmes, les plus favorables et les plus compétents. C’est une de leurs gloires, et, pour en bien juger, il suffit d’être mère, il suffit d’être femme. Que peut-on dire de Mme de Sévigné qui n’ait été dit ? N’est-ce pas écrire sans sujet que d’écrire sur un sujet si épuisé ? J’en veux dire pourtant quelque chose. Si ce quelque chose est à tout le monde, ce sera d’autant plus vrai. On sait que je n’estime, dans ce que je pense, que ce que les autres peuvent penser comme moi.

§ III. Caractère de Madame de Sévigné ; du précieux et de l’esprit dans ses lettres. — Jugement de Napoléon Ier et de Royer-Collard. §

Rien n’est plus charmant dans les lettres de Mme de Sévigné que celle qui les écrit. Sensibilité vive, mais passagère et sans vapeurs ; raison nourrie sans être profonde, n’enfonçant guère dans les choses, mais parfois, et de la première vue, en découvrant le fond ; gaieté, sans rien d’éventé ; une douce mélancolie qui se forme et se dissipe au moment où elle s’exprime ; pas de vieillesse, sans la prétention de ne pas vieillir ; beaucoup de mobilité, avec le lest d’un grand sens qui écarte de la conduite l’imagination et les caprices ; du goût pour les gens en disgrâce, mais sans rancune contre les puissants ; une pointe d’opposition, comme chez tous les frondeurs pardonnés qui n’osaient ni se plaindre ni regretter, et qui se ménageaient pour un retour de fortune ; le cœur de la meilleure mère qui fut jamais, quoi qu’on en ait dit, capable d’amitiés persévérantes, et qui craignit l’amour plutôt qu’elle ne l’ignora ; tels sont les principaux traits de ce caractère, où le solide se fait sentir sous l’aimable, et où l’aimable n’est jamais banal.

Chacun de ces traits se peint tour à tour dans ses lettres, ou plutôt il n’est pas une lettre qui ne soit toute cette aimable femme un moment. Je ne contredirai pas pourtant ceux qui ont noté dans son recueil des traces de précieux : on ne respirait pas impunément l’air de l’hôtel de Rambouillet. Bossuet lui-même n’en avait-il pas emporté quelques fleurs, qu’on retrouverait fanées dans ses premiers sermons ? Mme de Sévigné y avait pris, avec le goût pour le relevé, qui en était le beau côté, la recherche du rare, qui en était le travers. Mais, tandis que les autres se fatiguaient à la poursuite de ce rare, elle le trouvait sans le chercher, par quelque habitude de jeunesse, comme son amour pour les romans de Mlle de Scudéry. Elle ne se défiait pas du précieux, parce que sa mémoire le lui glissait à son insu, et que, tout en écrivant de ce style qui veut donner aux choses plus de prix qu’elles n’en ont, aucun effort ne l’avertissait qu’elle n’était plus dans son naturel.

Un usage conservé de l’hôtel de Rambouillet l’entretint dans ce tour d’esprit, même après qu’elle eut admiré dans les écrits de Port Royal un style proportionné aux choses. Les lettres, même de la confidence la plus secrète, étaient communiquées : on en faisait circuler des copies. On aimait tant l’esprit, qu’il n’était permis à personne de n’en avoir que pour soi ou dans son petit cercle. C’est ce qui fit que les lettres de Mme de Sévigné furent lues tout d’abord de tant de gens. On en venait prendre des copies jusque sur la table, avant que le cachet y fût mis ; et les voilà courant de mains en mains. Celle qui les écrivait n’ignorait pas qu’elles seraient montrées ; celle qui les recevait souffrait qu’on y jetât les yeux ; car comment résister au plaisir de laisser voir aux autres qu’on est aimée ? C’est ainsi que Mme de Grignan laissa copier plus d’une lettre où sa mère parlait de sa beauté comme eût fait un amant, et de l’esprit de sa fille comme on parlait du sien.

Mme de Sévigné avait trop de naturel pour ne pas sentir la gêne de cet usage. « Je vous envoie cette relation, écrit-elle à sa fille, à cinq heures du soir. Je fais mon paquet toute seule. M. de Coulanges viendrait ce soir qui la voudrait copier, et je hais cela comme la mort182. » Ne la croyons qu’à demi. Elle savait s’arranger de façon à être naturelle et approuvée, elle aimait qu’autour d’elle on n’écrivît que ce qui pouvait être montré. « J’avais l’autre jour, dit le jeune marquis de Sévigné, écrit une réponse à M. de Grignan ; mais ma mère, avec beaucoup de raison, la trouva si peu digne de ce qu’il m’avait écrit qu’elle la brûla183. » Un tel soin devait laisser des traces. Il était difficile de ne pas dire un peu plus qu’on ne pensait, et que le cœur même ne parlât pas comme quelqu’un qui se sent écouté. Tout cela s’écrivait de fougue, je le veux bien, et d’une plume « à qui on a mis la bride sur le cou » ; mais cette facilité même pouvait être un piège de plus, car à la louange d’écrire des choses charmantes s’ajoutait celle de les écrire vite. Et, d’ailleurs, écrire vite n’est pas toujours la bonne méthode pour écrire naturellement.

Le seul tort que ce mélange de précieux ait fait à Mme de Sévigné, c’est d’avoir autorisé des doutes sur sa sincérité. Les expressions mêmes de sa tendresse maternelle, par cette variété qui rappelle aux esprits prévenus la diversité laborieuse des formules de politesse dans les lettres de Balzac et de Voiture, ont paru trop sentir l’art pour venir toujours du cœur. Je ne me plains pas qu’on aime le naturel dans notre pays jusqu’à n’en pas trouver assez chez Mme de Sévigné. Pourquoi même n’y a-t-il pas plus de gens qui fassent ainsi bonne garde contre tout ce qui n’en a que l’apparence, ou tout ce qui tend à l’altérer ? Mais on a passé toutes les bornes en doutant du cœur de Mme de Sévigné. Le précieux dans ses lettres n’est qu’un ruban de trop dans une toilette simple et élégante. Peut-être jouissait-elle de son cœur comme d’autres de leur esprit. Les douceurs qu’elle dit à sa fille sont comme les petits mots caressants qu’on dit aux enfants ; l’imagination les suggère peut-être, mais le cœur est dessous.

Au reste, avec Mme de Sévigné il faut s’accoutumer à voir tout passer par l’esprit. Cet esprit, c’est autre chose encore que l’art de donner un tour piquant à des sentiments vrais ou à des pensées justes. Celui-là, où notre pays excelle, et qui est son cachet, le recueil de Mme de Sévigné en est plein. L’autre, qui est le don de choisir parmi les pensées justes celles qui le sont pour les esprits les plus exquis ; de saisir des vérités qui échappent à la foule et de se rendre personnelles celles qui lui appartiennent ; d’être subtil sans raffiner ; de dire du nouveau et d’être vrai ; de sentir plus délicatement que tout le monde ce que tout le monde sent ; d’avoir un naturel à soi, que les autres reconnaissent par le leur ; cet esprit, qui est celui des personnes cultivées dans notre pays, Mme de Sévigné en a plus que sa part, elle le personnifie.

Elle ne peut pas être tendre sans être ingénieuse ; c’est même la femme d’esprit qui a fait suspecter la mère. Nous voudrions que Mme de Sévigné aimât sa fille un peu plus à la façon dont nos mères nous aiment, sans ces flatteries qui paraissent trahir le besoin de louanges dans la fille, sans ces précautions de civilité en donnant des conseils, ni ces mille gentillesses, comme pour éviter d’aimer tout bonnement. Mais quoi ? Fallait-il que Mme de Sévigné eût de l’esprit pour tout le monde excepté pour sa fille, et en toutes choses excepté dans l’expression de ses sentiments les plus vrais ? Valait-il mieux que, pour échapper au reproche d’aimer ingénieusement, elle eût affecté une naïveté arrangée qui l’eût rendue plus suspecte, ou un emportement qui ne sied pas à l’amour maternel ? Il est vrai qu’elle fait tout avec son esprit ; c’est son langage, son air, sa physionomie, mais ce n’est pas tout son fonds.

On ne se défie pas du moins de cet esprit dans ces charmants récits ou le siècle de Louis XIV nous est débité en anecdotes, ni dans ces portraits esquissés d’une main si légère et si sûre. Nous sommes au milieu de la société la plus polie qui fut jamais ; nous la voyons dans les personnes qui donnent le ton et sur qui tout se modèle ; nous l’entendons parler des bruits du jour, de ce qu’on rapporte de l’armée, du fils ou du mari qu’on y a, de la cour, des faiblesses du roi. Sur ce dernier point, les précautions et le respect n’empêchent pas un grain de malice. Nous voyons les occupations graves auxquelles on se porte par mode : les sermons fort courus, surtout ceux de Bourdaloue, « qui frappe toujours comme un sourd184 » ; les discussions sur les ouvrages d’esprit ; les partisans de Corneille aux prises avec ceux de Racine ; les lectures : c’est le Port-Royal qui est le plus lu, après les poètes et avec les romans. On y voit même l’opposition ; mais ce qui en perce dans les confidences de Mme de Sévigné ressemble un peu à l’opposition qu’on faisait à Racine par amour pour Corneille : c’est le regret du passé, mêlé de je ne sais quel dépit d’avoir à admirer et à aimer ce qui le remplace.

Tout cela est léger, glisse, caresse en passant, et s’oublie, non sans nous laisser le désir d’y revenir.

Il est plus d’une lettre qu’on croit lire pour la première fois et qu’on relit. Les plus fortes laissent des impressions plus durables ; mais le tout demeure à la surface de l’esprit. « Ce sont, a dit Napoléon Ier, des œufs à la neige, dont on peut se rassasier sans se charger l’estomac185. » Il préférait de beaucoup les lettres de Mme de Maintenon. Quand ces lettres sont pleines, on est de l’avis du grand empereur. Elles sont alors à l’image, non de la vieille épouse clandestine de Louis XIV, toute composée, tout en son rôle, tout occupée à accroître et à cacher sa puissance, mais de la veuve de Scarron, alors qu’elle avait besoin de son amabilité pour attirer la fortune, et que Mme de Sévigné parlait de « son esprit aimable et merveilleusement droit186. » Elles ont je ne sais quoi de plus sensé, de plus simple, de plus efficace. On n’y est pas ébloui de la mobilité féminine, et le naturel en plaît davantage, parce qu’il vient de la raison qui dédaigne les gentillesses sans se priver des vraies grâces. Mais où le sujet manque, ces lettres sont courtes, sèches, sans épanchement. C’est d’un cœur fermé, et d’un esprit qui n’a pas connu l’abandon. On y voit la femme d’affaires, qui excelle à donner des conseils, à parler de l’économie d’une maison, et qui n’estime de l’esprit que le profit qu’on en tire.

Aussi, pour le rang à donner aux deux recueils, je m’en rapporte plus volontiers à un autre juge excellent des ouvrages de l’esprit, Royer-Collard, lequel, sur la fin de sa belle vie, lisait chaque soir, après une page de Tacite, quelque lettre de Mme de Sévigné. Outre le plaisir qu’elle fait à tous les esprits délicats, il l’aimait à cause du dix-septième siècle dont on a dit qu’il était le dernier représentant et dont ces lettres sont remplies ; il l’aimait pour son aimable langue qu’il pratiquait, et pour son esprit dont il avait le tour, étant lui-même, aux yeux des gens auxquels il s’ouvrait, rare sans être extraordinaire, et donnant du prix à ce qu’on pensait en commun avec lui. Il aimait Mme de Sévigné par cette idée vraie et charmante, que dans les choses où les femmes sont supérieures, elles le sont aux hommes les plus habiles, sans compter la grâce du sexe, qu’elles gardent jusque dans la force. Enfin Royer-Collard aimait Mme de Sévigné comme j’imagine qu’elle dut être aimée à Port-Royal.

§ IV. Les Mémoires de Saint-Simon. — Saint-Simon et Bossuet. §

Voilà un auteur qui eût été bien surpris si on lui avait dit qu’un siècle après sa mort, on le priserait, non comme le meilleur défenseur qu’ait eu le parti des ducs et pairs, mais comme un grand écrivain. Cette gloire ne le tenta pas ; il ne s’y croyait pas propre. « Je ne fus jamais un sujet académique », dit-il à la fin de ses Mémoires. Il n’eut pas même la curiosité de savoir ce qu’on pensait de ce travail, et il n’en fit rien paraître de son vivant. S’il compte sur quelque gloire, ce fut plutôt sur la gloire d’avoir été le dernier des grands seigneurs de France, que sur une des premières places parmi ce qu’il appelait les lettrés du dix-septième siècle.

Le plus près de Bossuet par le tour d’esprit, la nourriture chrétienne, la fougue, l’abondance, le sentiment de la vie, Saint-Simon a plus d’un trait commun avec ce grand homme. Tous les deux sont admirables, toute proportion gardée, par tout ce qu’ils ont tiré de subtilité, d’émotion et de force, de la pensée qui les possédait. De même que Bossuet trouvait dans sa croyance passionnée à la tradition de l’Église, la sagacité historique qui en aperçoit l’enchaînement sous la mobilité et sous les contradictions des grands corps qui la perpétuent, le sens du moraliste qui découvre au fond des cœurs les causes de la longue obéissance des peuples, l’intelligence qui comprend les grands orthodoxes, et je ne sais quelle amitié, à travers les siècles, qui fait de lui leur frère d’armes dans leurs luttes théologiques ; de même la prévention de Saint-Simon pour une monarchie absolue appuyée sur la noblesse, lui inspira une pénétration impitoyable pour découvrir les vices de la monarchie absolue remplaçant par des roturiers la noblesse disgraciée. Mais la grandeur de la cause que défend Bossuet se communique à tout ce qu’il écrit pour elle, au lien que la cause de Saint-Simon est si mesquine et si personnelle qu’en lui donnant le dépit éloquent, l’art de faire ressortir les fautes, les couleurs vives pour peindre ses ennemis, le feu, l’emportement, l’éloquence des regrets, elle ne lui donne pas ce qu’elle n’a pas, la grandeur.

Un autre avantage de Bossuet sur Saint-Simon, c’est que Bossuet sait admirer et que Saint-Simon l’ignore. A voir de quelle hauteur le premier regarde les choses, on pourrait croire qu’il n’aperçoit rien sur la terre qui soit digne d’admiration, sinon ce qu’il appelle le dessein de Dieu dans les choses humaines. Aucun homme plus grand n’a pourtant trouvé plus à admirer. Au-dessus, par le caractère, de toutes les passions comme de tous les mécontentements qui offusquent notre esprit, et qui nous préviennent même contre les choses indifférentes, il a, comme le grand Corneille, l’intelligence des choses admirables. Où la plupart des esprits ne voient que les mauvais côtés, soit manque d’élévation, soit envie, il voit les bons, et son admiration n’est que la forte impression qu’il en reçoit. Elle semble s’en échapper comme à son insu, tant l’expression en est soudaine et naïve ; mais regardez bien : il y est amené par la raison, et ce qui éclate tout à coup dans son discours, c’est plutôt la force de la conviction que la surprise.

Saint-Simon nie ou critique ; il n’admire pas. Vrai type d’un certain esprit d’opposition, il est mécontent de tout ce qui se fait autour de lui, et, pour remède au mal, il ne sait proposer qu’une utopie. Il dit le bien par esprit de justice et le mal par passion. S’il y a tant de choses et de personnes à admirer dans ses Mémoires, elles le doivent à son honnêteté, peut-être même à ses pieuses retraites de tous les ans au couvent de la Trappe, d’où il rapportait, sinon la charité, du moins l’horreur pour la calomnie ; elles le doivent à ce désintéressement des grands peintres, qui, en présence du modèle, ne sont à certains moments qu’un œil sûr et une main fidèle au service du vrai.

§ V. Fin du règne de Louis XIV. — Saint-Simon et Tacite. §

Ce n’est pas du reste la faute de son humeur, s’il y avait plus à blâmer qu’à admirer dans le temps dont il a tracé la chronique. Quand Saint-Simon parut à la cour, toutes les grandeurs du règne de Louis XIV étaient éclipsées. Les grands généraux, les grands ministres avaient disparu. Le roi restait, toujours majestueux, mais sans son escorte d’hommes supérieurs, entouré et obscurci de parvenus choisis par le caprice ou donnés par le hasard, qui le flattent dans sa passion d’être le maître et dans la plus grande faute de sa vie, son mariage avec Mme de Maintenon. Saint-Simon reçut des impressions de décadence non moins fortes que les impressions de grandeur qu’avaient reçues les contemporains de la première moitié de ce règne. Il voyait la royauté humiliée à l’étranger, affaiblie au dedans, et la jalousie d’être obéi survivant aux grandes choses qui avaient rendu l’obéissance facile et glorieuse. Il voyait un Etat ruiné, la médiocrité dans les conseils et à l’armée, l’hypocrisie religieuse, et tout ce qu’elle ajoute d’odieux aux vices communs à tous les temps, le peu qui restait de génie, disgracié, s’il ne s’abaissait pas à faire sa cour par la dévotion. Son chagrin naturel s’aigrit à la vue de ces ruines faites par la même main qui avait relevé la France ; et si, à force de voir le mal, il lui arriva de l’exagérer ou de le supposer quelquefois, n’était-il pas plus près de la vérité que ceux qui ne voulaient voir que le bien ?

Saint-Simon était l’historien né de cette fin du règne de Louis XIV. Il lui faut des ruines à peindre, des fautes à raconter. Les caractères abaissés, les influences des cabinets secrets, la servitude des courtisans, les ministres portés au conseil par leur habileté au jeu de billard, les gens de guerre qui ont peur du feu187; une vieille femme qui se rend puissante auprès du maître le plus jaloux, en affectant de ne vouloir que ce qu’il veut ; les fortunes faites par les petits moyens, depuis que les grands sont devenus suspects ; les anecdotes innombrables, depuis que les grandes actions sont devenues rares ; voilà la matière où se plaît Saint-Simon et où il excelle. Je doute qu’il eût été aussi à l’aise dans la première moitié du règne de Louis XIV. Il est trop grand seigneur pour aimer les grands hommes. Turenne ne lui paraît pas un prince vérifie ; on l’a vu faire des réserves sur le rang, à propos des tentures de ses funérailles, par jalousie de duc et pair à prince douteux. Il mentionne Bossuet en termes nobles, mais en passant, quoique ce fût la plus grande gloire de la fin du règne et que tout le génie du siècle se fût retiré là ; par contre, il peint avec détail Fénelon, à cause des faiblesses qui gâtent ce bel original. Son esprit pénétrant, subtil, amer, est comme l’instrument naturel pour fouiller dans la corruption, et il y porte l’âpre investigation du confesseur, avec la liberté philosophique de l’historien. Ses défauts mêmes, cette humeur difficile, ces scrupules, cet entêtement pour les titres, la crainte de déroger presque plus forte que celle de mal faire, une ambition par tentations et par velléités, soit qu’il aimât mieux être jugé capable des places que de les prendre, soit que ce fût sa vocation de s’en approcher d’assez près pour voir ce qui s’y fait, et de n’y pas atteindre pour avoir le temps d’en écrire ; tout semblait l’inviter à être le grand peintre d’une époque de décadence.

C’est son trait de ressemblance avec Tacite, auquel on l’a comparé, égalé même. Tacite se plaît, comme peintre, aux spectacles qui l’affligent comme citoyen. Honnête homme sans enthousiasme, comme Saint-Simon, timide et sans éclat dans les grands emplois, sévère pour ceux qui agissent et qui ont l’ambition périlleuse, quel historien de conspirations ! quel peintre des crimes ! quel scrutateur des motifs secrets ! On l’a même soupçonné d’y avoir enchéri.

Tous deux se ressemblent encore par leurs regrets pour le passé. Mais Tacite regrette le plus grand gouvernement qui ait existé ; Saint-Simon, en déplorant que les nobles ne fussent plus les associés et les soutiens nécessaires de la royauté, et avec elle les maîtres du gouvernement, Saint-Simon regrettait l’anarchie.

Tacite d’ailleurs ne désire nullement la restauration de l’ancienne Rome. Il a même absous l’empire, et il l’a comme légitimé par ces belles paroles du commencement des Annales : « Auguste recueillit sous le pouvoir d’un seul le monde fatigué des guerres civiles188. » On ne peut donner plus explicitement tort au passé. Tacite ne paraît souhaiter qu’une chose : de bons princes dans l’empire, devenu légitime héritier de la république. Donnez-lui Trajan, Nerva, et « ces heureux temps, dit-il, où l’on peut penser ce que l’on veut et dire ce que l’on pense189 », il ne regrettera pas une forme de gouvernement qui n’a pas su durer.

Saint-Simon rêve le rétablissement de la noblesse, mais sans l’espérer. En attendant, il dispute, pour lui conserver, à défaut du pouvoir, les avantages de l’étiquette et la suprématie du tabouret. Il prévoit la chute de la monarchie ; mais on ne peut pas lui en faire un mérite : des causes qu’il n’avait point discernées ont donné raison à son dépit. J’y vois moins de pénétration politique que de ressentiment contre une société où il n’était pas écouté ; c’est plutôt de la mauvaise humeur que de la prophétie. Saint-Simon est un de ces défenseurs éminents des causes perdues, lesquels croient que tout doit finir le jour où finit leur influence, et que le monde n’est pas assez fortement constitué pour leur survivre.

§ VI. Du rôle politique de Saint-Simon. §

Il n’était ni un politique supérieur ni un homme d’Etat, comme les Lyonne et les Colbert. Louis XIV te jugeait bien. « C’est un homme qui ne songe qu’aux rangs », disait-il. Il avait l’humeur trop indépendante, il aimait trop la vérité comme un avantage et un droit sur les autres, il croyait trop en chrétien à la liberté humaine pour être propre à la politique. Saint-Simon est un exemple d’un homme très honnête et très capable qui ne se mêle guère que de politique, et qui n’y réussit pas. L’honnêteté même, sans un certain mélange d’adresse et d’indifférence, peut être un obstacle en politique, soit que l’honnête homme juge les autres par lui-même, soit qu’il ne puisse jouir tranquillement de sa propre estime, et que, de peur de paraître dupe, il se fasse agressif. Saint-Simon ne fut pas exempt de ce travers ; il n’était pas content de sa vertu s’il ne s’y mêlait un peu de dépit contre les vices des autres ; il ne pouvait pas s’estimer sans mépriser quelqu’un.

Molière avait peint Saint-Simon dans Alceste. C’est, en tout cas, un exemple qui doit nous rendre indulgents pour les vrais politiques, et nous faire estimer ces qualités de gouvernement qui n’excluent ni l’honnêteté, ni l’amour du vrai, ni l’indépendance, mais qui les accommodent à la nécessité des affaires, et qui n’ajoutent pas aux difficultés des choses en offensant les personnes.

Saint-Simon était pourtant capable d’affaires ; il savait les comprendre et les démêler. Aucune circonstance ne lui échappait, aucune apparence ne lui dérobait les vrais mobiles. Il voyait même des nuances à l’infini ; il s’y portait en homme qui semblait recueillir des notes pour des Mémoires. Il est plus d’une petite affaire qu’il a prise pour une grande, surtout parmi celles qui touchaient son préjugé. Il ne s’employait à aucune modérément, mesurant toujours leur importance à l’intérêt qu’il y prenait.

Mais ce défaut de conduite a fait le piquant de ses Mémoires. Il n’est pas, en effet, de petite affaire dans son récit, parce qu’il n’en est pas une qui ne mette en jeu quelque passion. Jusqu’aux querelles de tabouret, tout y intéresse, à cause des grosses convoitises qui se disputent de si petits avantages. On regrette seulement que l’historien y ait figuré comme acteur. Il se commet, à son insu, dans plus d’un récit, parce qu’au lieu d’avoir vu les choses de la galerie, il y a été mêlé de sa personne, et qu’il a sa part du ridicule qu’il observait.

§ VII . Des récits de Saint-Simon comparés à ceux des historiens de l'antiquité. §

Les récits de Saint-Simon ne ressemblent point à ceux des historiens de l’antiquité, ni à l’idée qu’on s’est faite, d’après leurs exemples, de l’histoire narrative. Les anciens ne racontent que les événements publics, la vie publique, soit au pied de la tribune, soit sur les champs de bataille. Peu de détails sont donnés à la négociation, aux conseils, aux causes cachées des événements. S’ils en parlent, c’est par conjecture plutôt que sur des renseignements authentiques. Les motifs qui font agir les hommes sont exposés dans des discours que l’historien leur prête, soit sur ouï-dire, soit d’invention. La vie de ce travail ne vient pas du vrai, mais du vraisemblable. Saint-Simon raconte ce qui ne se voit pas, ou ce qui a peu de témoins : négociations, intrigues, vues secrètes, et non seulement les intentions exprimées par les paroles, mais celles que les paroles servent à déguiser ; les vrais mobiles des actions, non d’après certains lieux communs de morale, mais sur ce qu’il en a surpris ou pénétré ; les passions avec les nuances qu’elles reçoivent des situations et des caractères. Quant à l’histoire des événements publics, des campagnes militaires, par exemple, il y est embarrassé et éteint.

Si l’on voulait avoir quelque modèle du genre de ses récits chez les anciens, il faudrait les chercher dans les lettres de Cicéron, qui sont autant de fragments des Mémoires de son temps, ou, parmi les historiens, dans le seul Tacite. Il n’y avait guère plus de vie politique en France au temps de Saint-Simon qu’à Rome au temps de Tacite. L’Empire romain, comme la France, était à la cour. Deux situations seulement pour les personnes publiques : la faveur du prince ou sa disgrâce ; dès lors une seule émulation, la flatterie. Je ne parle pas des différences, toutes à l’honneur de la France et de Louis XIV. Mais à Rome ainsi qu’à Versailles l’humeur du prince donnait seule le prix aux choses ; le vrai n’était vrai que s’il l’était selon la raison du maître, et la vertu qui ne songeait pas à plaire n’était pas innocente. Les arrière-pensées, les doubles conduites, les sourdes menées, l’influence par les affranchis ou par les valets intérieurs, tous ces grands traits des gouvernements absolus sont communs aux deux époques, et il semble quelquefois que le même original ait posé devant les deux peintres.

Mais les récits de Saint-Simon n’ont pas cette brièveté de Tacite, si pleine et si éloquente, ni cet art merveilleux qui donne à l’histoire l’intérêt d’un récit et l’aspect saisissant d’un tableau, ni ces profondes maximes qui en sont la moralité, et où Tacite est sans égal. En revanche, ils nous font vivre plus près des personnages, et presque respirer le même air.

Le journal de la mort de Louis XIV nous transporte au milieu de sa cour et jusque dans sa chambre. Tout ce mouvement autour du mourant, d’abord de respect et d’intérêt pour une vie de si grande importance, puis, à mesure que les chances de guérison diminuent, d’ambition et de précautions avec le règne futur ; ces appartements du duc d’Orléans encombrés, « à n’y pas mettre une épingle », quand le roi est désespéré, vides et déserts sur le bruit qu’il est mieux ; ces valets qui pleurent, les seuls vrais amis du monarque ; la froide et triste octogénaire qui assiste l’œil sec à sa longue agonie, profitant des courts répits du mal pour faire ajouter à la part des bâtards, et quand le roi n’est plus qu’un moribond qui ne peut plus ni ôter ni donner, n’attendant pas la fin et se sauvant à Saint-Cyr ; ces grandes et touchantes paroles du roi ; cette attente de la mort dans la majesté qu’il mettait à toutes ses actions, sans défaillances, sauf celles de la nature quand le combat va finir ; cette inquiétude du chrétien, qui craint que ses souffrances ne soient une trop faible expiation de ses fautes ; tout cela raconté au jour le jour, dans l’ordre où chaque chose arrive, parmi des détails sur le service intérieur, l’étiquette, les allées et les venues des courtisans et des gens de service, les messes entendues dans le lit et les derniers repas du mourant ; tout cela, dans son abandon, égale l’art le plus consommé.

Le hasard du sujet, non le propos de l’auteur, a donné une forme plus régulière au récit de la mort de Monseigneur, le plus beau morceau peut-être de ces Mémoires. Quel tableau que celui de ces espérances détruites par la mort du prince ; de ce règne dévoré d’avance ; de ces dettes contractées sur une succession qui ne doit pas s’ouvrir ; de ce deuil extérieur de tous, qui cache tant de pensées diverses et la profonde joie de quelques-uns ; de ce vieux roi qui pleure à la porte de son fils ! L’historien est lui-même en scène ; il était de ceux qui se réjouissaient, et il nous le dit, en se reprochant, comme chrétien, le contentement du politique qui voyait la France échapper à un prince médiocre. A la différence de Tacite qui s’émeut, par réflexion et par art, de choses dont il n’a pas été témoin, c’est l’âme même de Saint-Simon, toute troublée de ce qu’il vient de voir ou d’apprendre, qui se répand sur le papier. Mais l’œuvre de Tacite n’en est que plus étonnante ; et celui-là sera toujours le premier des historiens qui a su se rendre présents, par l’imagination et la sensibilité, des événements si loin de lui, et qui nous émeut de morts arrivées il y a deux mille ans dans la famille des Césars, presque autant que Saint-Simon de ces morts qui réduisaient en quelques semaines la famille de Louis XIV à un vieillard et à un enfant.

§ VIII. Des portraits de Saint-Simon. §

C’est encore dans Tacite seulement qu’on trouve les premiers modèles des portraits de Saint-Simon, la partie la plus excellente de ses Mémoires. Salluste et Tite-Live en ont tracé quelques-uns qui sont célèbres : ceux de Catilina, de Sempronia, les portraits parallèles de César et de Caton, dans le premier ; Annibal, Scipion, dans le second. Ce sont des morceaux achevés, et pour quiconque estime le beau langage, la précision, la netteté des nuances, la justesse des contrastes, la force du coloris, l’art ne peut aller au-delà. Cependant ces portraits ne nous donnent pas tout le personnage ; ils ont été faits, non en face du modèle, mais par induction. La conduite générale du personnage a fourni les traits principaux : le mélange du bien et du mal, dans la même vie, a fourni les contrastes : on dirait un portrait qu’un peintre habile aurait fait d’un inconnu d’après une tradition. Il y a moins de convention dans les portraits de Tacite, et les traits qu’il a choisis sont si propres à la personne, et si caractéristiques, qu’ils nous mettent en présence de l’original.

Je préfère pourtant, même à cette brièveté sublime, la fougue du pinceau de Saint-Simon ; cette abondance négligée qui n’est jamais vaine ; ces portraits qui peignent et qui racontent, qui nous montrent la physionomie des gens, le tour de leur visage et jusqu’à leur démarche, et qui nous introduisent dans leur vie cachée ; cette succession, sur la même toile, des qualités et des défauts, se suivant, se démentant, comme dans la vie réelle ; enfin ce pêle-mêle de la peinture et du récit, dans lequel surnage le trait principal du héros, le trait qui domine toutes les contradictions de son caractère et de son humeur, et qui est comme le mot de sa bonne ou de sa mauvaise renommée. Les contemporains n’ont pas mieux connu les originaux de Saint-Simon, d’après le mal ou le bien qu’ils en ont reçu, que la postérité, sur ce qu’il nous en a dit.

Il n’a pas composé ces portraits dans un ordre régulier, à la façon du peintre qui dessine d’abord la figure, puis le modèle, et met la couleur en dernier lieu. Un critique qui, après cette première impression de vérité et de vie, voudrait faire des réserves au nom du goût, trouverait à noter dans ces portraits plus d’une infraction aux règles de l’art et plus d’un effet illégitime. La règle de la gradation, par exemple, n’y est guère respectée. Le plus y vient avant le moins, la fin avant le commencement ; plus d’une chose à peine indiquée figure à côté d’une chose terminée, plus d’un trait n’arrive pas au moment précis où la loi du discours le voudrait ; mais tout arrive. Il est fort probable que ces portraits n’ont pas été faits en une fois. A chaque rencontre avec ses originaux, Saint-Simon mettait en note soit un trait nouveau, soit ceux d’habitude ; rentré chez lui, sa plume fidèle les consignait sur le papier. Quand venait le moment de les introduire dans le récit, je suppose qu’il reprenait toutes ces esquisses successives, et qu’au lieu de les modifier, de les compléter l’une par l’autre, il les entassait dans le même portrait. C’est ainsi que s’expliquent et les choses indiquées à peine, qui plus loin vont être fortement accusées, et les répétitions, avec quelques nuances qui renforcent la peinture.

Aucune littérature, et, nous pouvons le dire, aucune société, n’a offert une galerie plus riche et plus variée. Quel honneur ne fait-elle pas à notre pays, même au prix de tout le mal qui s’y mêle au bien ! Sans parler du nombre des honnêtes gens, même au contrôle de Saint-Simon, honnêtes gens vraiment vérifiés, combien d’intelligences supérieures, d’esprits fermes ou délicats ! Que de raison, de sens, d’insinuation, de politesse ! Quelle force de discours ! Quelle science d’eux-mêmes et des autres ! Que d’esprit, de ressources, de stratégie, dans ces guerres d’intrigue où sont jetés tous les personnages de marque ! Quels causeurs admirables que ces interlocuteurs de Saint-Simon, que ni sa verve ni sa prodigieuse abondance ne trouvaient sans réplique ! Quel siècle enfin que celui qui, après avoir enfanté tant de grands hommes, et, pour toutes les fonctions de la guerre et de la paix, des hommes de génie, produisait dans sa vieillesse, et jusque dans sa décrépitude, une tête de société si forte et si capable ! Grand enseignement d’ailleurs pour les gouvernements, qu’un pays si fécond encore après avoir tant produit, et où la décadence ne venait que du mauvais emploi de forces inépuisables.

§ IX. De la langue dans les Mémoires de Saint-Simon. §

La langue des Mémoires me ramène à ma comparaison du commencement entre Saint-Simon et Bossuet. C’est la même audace dans le tour, le même imprévu dans l’expression, la même domination sur la langue française. Mais Bossuet la domine en sentant son génie et en s’y assujettissant. Aucun écrivain n’a plus respecté cette langue, ni mieux parlé de ces caprices de la mode, contre lesquels il faut la défendre. Celui-là ne s’est pas avisé de la trouver timide et insuffisante, et là où nous disons par figure qu’il la domine, il ne fait que la développer par son propre fonds. C’est en la mettant au-dessus de lui qu’il s’en rend maître, et pour la langue comme pour la doctrine, c’est de sa libre obéissance qu’il tire son autorité. La grammaire peut être étonnée de plus d’un de ses tours, mais la langue s’y reconnaît ; et ce qu’il paraît usurper, elle le lui donne libéralement.

Si Saint-Simon la domine le plus ordinairement comme Bossuet, quelquefois il l’entraîne où elle hésite à le suivre, et nous avons le spectacle d’un cheval mal monté qui se débat sous le cavalier.

Notre langue n’aime pas les vues confuses, le demi-jour ; elle ne prête sa clarté qu’aux choses bien conçues : Saint-Simon écrit quelquefois comme s’il parlait à demi-mot à un confident. Mais le lecteur n’est pas un confident, il ne faut pas lui demander les grandes vertus, et l’effort de réflexion en est une. Saint-Simon ne pense pas toujours au public.

Sa langue pèche surtout par le tour. Une fois entré dans la phrase, on ne sait si l’on en sortira, ni comment, et quoiqu’il soit fort habile à tirer son lecteur du labyrinthe où il l’a engagé, il y a plus d’un moment d’embarras et d’inquiétude. Il est loin d’être irréprochable, comme Bossuet, sur la propriété des termes ; mais c’est moins pour être resté, faute de force, en deçà de l’expression juste, que pour s’être emporté au-delà. Saint-Simon ne se piquait pas d’ailleurs de bien écrire ; il en fait l’aveu, quoique sans humilité, en grand seigneur qui croirait déroger s’il était, comme il dit, un sujet académique. Il sentait néanmoins qu’il eût pu rendre son style plus correct ; « mais il faudrait, dit-il, refondre tout l’ouvrage, et ce travail passerait mes forces, et courrait risque d’être ingrat190. »

Saint-Simon a bien fait ; cette révision nous aurait coûté plus d’une beauté. Il est des écrivains qui se rendent plus forts et plus agréables en se corrigeant. La pensée ne leur arrive pas d’abord dans sa plénitude ; un premier travail la tire en quelque sorte du fond de leur esprit, et la leur montre, incertaine encore, dans une sorte de demi-jour. Il leur faut s’y reprendre à plusieurs fois pour l’amener à la pleine lumière. Ainsi a fait plus d’un homme de génie parmi ceux qui ont traité de matières de spéculation comme Descartes, ou qui ont fait des ouvrages d’art proprement dits. Leur feu n’est point cette ardeur fébrile du cerveau qui précipite les pensées, c’est l’émotion qui croît à mesure que la vérité se découvre. Semblables aux coureurs antiques, leur élan redouble à l’approche du but. Il en est d’autres chez qui la promptitude de l’esprit est un effet de la chaleur du sang. Si la pensée leur arrive complète, c’est tant mieux car ils ne savent pas recommencer ; ils ne retrouvent pas pour les retouches la verve du premier jet. Les premiers s’échauffent par la révision ; les seconds s’y refroidissent.

C’est ce qui serait arrivé aux deux plus étonnants des écrivains rapides du dix-septième siècle, Saint-Simon et Mme de Sévigné, quoique celle-ci, par plus de modération et plus d’étude, soit plus correcte dans la même rapidité. Tous deux avouent leur impuissance à se corriger. « Je n’ai jamais le courage de relire mes lettres, dit Mme de Sévigné ; je ne me reprends que pour faire plus mal. » Et Saint-Simon, dans ses conclusions : « Je n’ai jamais pu me défaire d’écrire rapidement. » Cette vivacité d’impression, ce feu d’esprit n’est guère compatible avec le travail de la correction. Ces sortes d’écrivains, s’ils voulaient trop regarder leurs pensées, les dissiperaient ou finiraient par s’en défier. En recherchant la perfection des penseurs, ils perdraient les fraîches beautés de l’improvisation, et ces grâces d’un écrit fait de jet par une main exercée. C’est l’avantage de la fresque sur la peinture à l’huile, si poétiquement exprimé par Molière :

La paresse de l’huile, allant avec lenteur,
Du plus tardif génie attend la pesanteur   ;
Et sur cette peinture on peut, pour faire mieux,
Revenir quand on veut, avec de nouveaux yeux.
Mais la fresque est pressante, et veut sans complaisance,
Qu’un peintre s’accommode à son impatience ;
Avec elle il n’est point de retour à tenter,
Et tout au premier coup se doit exécuter191 .

Ne cherchons donc pas ce qui manque à la langue de Saint-Simon ; admirons-y plutôt cette justesse rapide, ces grands traits non tâtés, ces mâles appas que Molière admire dans la fresque. On peut être un grand écrivain et ne savoir que médiocrement la grammaire ; Saint-Simon en est la preuve. Non que la grammaire ait jamais rien gâté aux bons écrits ; mais on ne lit guère les ouvrages dont elle est le seul mérite. Pour ceux où la langue est écrite de génie, on ne s’avise guère que la grammaire y soit maltraitée.

La remarque n’en est peut-être pas hors de propos dans notre pays, même à une époque où il est imprudent d’ôter à la langue une défense. Nous attachons trop de prix au mérite de la correction extérieure. Que de fois n’ai-je pas entendu des puristes, ou qui croyaient l’être, triompher des fautes de grammaire dans un auteur ! Ce sont les fautes contre le génie de la langue qu’il faut relever. Il peut n’y avoir rien de moins français qu’un écrit irréprochable pour la grammaire. Ne transigeons pas sur la clarté et la propriété, mais, pour le reste, laissons l’écrivain libre, et n’eût-il point appris la grammaire, s’il sent la langue, il sera toujours correct. Un modèle de langue serait comme un type d’écriture pour toutes les mains. La phrase doit être libre : c’est la physionomie de l’écrivain. Seules, la clarté et la propriété sont deux conditions dont nul n’est exempt. C’est ce qui appartient en propre à la nation pour laquelle on écrit ; l’auteur doit les rendre à la langue telles qu’il les a reçues.

Toute la langue du dix-septième siècle est dans les Mémoires de Saint-Simon. Descartes y aurait reconnu sa période longue et chargée d’incidentes, où la clarté se fait par une lecture répétée ; Bossuet, sa hardiesse et son accent ; la Bruyère, son coloris ; Mme de Sévigné, sa légèreté de main dans les anecdotes et toutes les grâces de son style familier. Saint-Simon est à la fois traînant et plein de fougue ; c’est un torrent qui paraît embarrassé par les débris qu’il charrie, mais qui n’en court pas moins vite. Il semble plus appartenir au règne de Louis XIII qu’à celui de Louis XIV. Il a pris un certain archaïsme qu’il a gardé jusque vers le milieu du dix-huitième siècle, comme une mode du temps. C’est là sa date.

§ X. Par quel côté Saint-Simon appartient au dix-huitième siècle. §

Mais si la langue de Saint-Simon est du dix-septième siècle, avec les nuances que j’ai marquées, son esprit à beaucoup d’égards est déjà du dix-huitième. Saint-Simon est un réformateur, et par là il ressemble à Fénelon, duquel il diffère essentiellement par le style. Ce sont, si l’on peut parler ainsi, deux réformateurs rétrogrades. Grands seigneurs tous les deux, et fort entêtés de leurs titres, l’orgueil de la naissance est au fond de leur opposition. Ils regrettaient le passé, parce qu’ils s’y voyaient en idée plus considérés et plus puissants. Un même attachement pour le duc de Bourgogne les unissait, malgré des diversités de vues, dans une commune espérance de ce règne futur, qui devait restaurer la noblesse et rendre les affaires aux évêques et aux ducs. Tous les deux secouent le joug sous lequel les plus hautes têtes d’alors se sont courbées, Fénelon rêvant une Salente où il eût joué le rôle de Mentor, et presque schismatique dans l’Eglise gallicane ; Saint-Simon faisant de la politique féodale, et inclinant au jansénisme. Mais ce n’est pas seulement par cet esprit d’opposition au gouvernement de Louis XIV qu’ils appartiennent au dix-huitième siècle ; ils en sont les précurseurs par tout ce qu’ils ont pensé et exprimé de durable sur les devoirs des gouvernements envers les peuples, et par des maximes d’humanité, de justice, de patriotisme, dont la propagation a été la gloire du dix-huitième siècle et dont l’application est la tâche du nôtre.