Léon Pierre-Quint

1928

Les droits de l’écrivain dans la société contemporaine

Édition de Alessandra Marangoni
2013
Source : Léon Pierre-Quint, Les droits de l’écrivain dans la société contemporaine, L’Artisan du Livre, Paris, 1928.
Ont participé à cette édition électronique : Pascale Langlois (2012, coordination éditoriale), Vincent Jolivet (encodage TEI) et Frédéric Glorieux (encodage TEI).

Préface de l’éditeur §

2012

Tout commence après la mort de Pierre Louÿs, survenue en juin 1925 : dès l’année suivante, les lettres qu’il avait reçues et tous ses papiers sont mis en vente, finissant ainsi par se disperser et par émerger çà et là dans des catalogues de marchands d’autographes ou de ventes publiques. L’amertume est forte, chez Paul Valéry, de voir ses lettres jadis envoyées à Louÿs, reparaître à son insu de façon imprévisible et incohérenteI. Si forte qu’il en gardera trace dans la Notice qu’il donne, en avril 1927, aux Cahiers de la Quinzaine pour présenter ses Quatre lettres au sujet de Nietzsche : « Je crois qu’il est arrivé à peu de personnes de retrouver un peu partout, et de relire çà et là des lettres qu’on avait écrites pour un seul, et sans songer à la durée, sans imaginer qu’elles seraient un jour des objets de curiosité et de commerce, qu’elles circuleraient sous la protection des lois dont on sait à quel point elles répugnent à défendre tout ce qui n’est point matériel »II.

Mais, murmure-t-on, Valéry a-t-il vraiment le droit de se plaindre ? N’est-il pas un auteur au sommet de la gloire ? La Jeune Parque d’abord, le Cimetière marin et l’élection à l’Académie Française ensuite ne lui ont-ils pas fait atteindre cette renommée qui, loin d’abriter celui qui en est l’objet, l’expose à une curiosité morbide et à une vénalité accrue ?

C’est le début d’une Enquête que mènent les Cahiers de la Quinzaine et que dirige Léon Pierre-Quint : Les droits de l’écrivain dans la société contemporaine précède et accompagne cette Enquête à laquelle répondent des personnalités aux confins des mondes juridique et littéraire. Viennent s’y ajouter des lamentations concernant le commerce abusif des autographes, parues dans les journaux, et dues a des écrivains de renom : il s’agit, dans l’ordre, de Valery Larbaud, de Paul Souday et de Francis de Miomandre.

Cela est d’autant plus actuel que, comme l’indiquent les Nouvelles Littéraires du 2 juillet 1927, un projet de loi, prouvant l’urgence de la situation en matière de droits d’auteur, a été déposé à la Chambre des Députés par Edouard Herriot, ministre dans le 4ème cabinet Poincaré.

L’essai de Pierre-Quint s’articule autour de trois grands cas faisant l’objet d’interminables discussions parmi les écrivains, les marchands d’autographes, les juristes : la correspondance du vivant de l’écrivain, le sort de la correspondance après la mort de l’écrivain, la publication des manuscrits posthumes.

Dans chacune de ces trois circonstances, les abus sont si flagrants, les pertes si irrémédiables que l’essai tourne en maint endroit au pamphlet : « tant qu’un écrivain vit, il ne s’appartient pas réellement, puisque ses notes intimes peuvent être publiées sans son consentement. Dès l’instant où il meurt, […] des parents maladroits, idiots ou malveillants mettent la main sur sa dépouille, le prennent au collet, lui passent les menottes, emprisonnent sa pensée ».

A la tête des éditions Simon Kra (Sagittaire) depuis 1923, animateur culturel de premier plan, Pierre-Quint ne pouvait qu’être touché par un tel sujet de débat. On aura pourtant vite fait de comprendre que ce n’est pas seulement Léon Pierre-Quint l’éditeur qui parle dans ce texte : on a là, également, l’intellectuel de large envergure, le critique pénétrant et l’écrivain élusif et raffiné qu’il fut tout aussi fortement.

Lorsque, par exemple, Pierre-Quint s’en prend aux familles hypocrites, étouffantes, aveugles … n’est-on pas en droit de voir dans ses mots la plainte du jeune Léon Steindecker qui, au matin de sa vie, s’éloigne d’une famille par trop écrasante et encombrante ? N’est-on pas à même d’y voir, simultanément, l’engouement envers ce Maldoror — ennemi juré de la cellule affreuse — que Pierre-Quint vient de redécouvrir aux côtés de Roger Gilbert-Lecomte ? Et pourtant la précision quant à l’état normatif de la propriété littéraire, depuis l’Ancien Régime, ne manque pas d’impressionner.

Autant de visages de Léon Pierre-Quint tenus ensemble par une culture éblouissante, par une connaissance profonde du milieu intellectuel de l’époque, par une sensibilité et un flair indéniables.

Afin de faciliter les renvois et les repères, nous avons gardé la pagination originelle de l’ouvrage paru aux Cahiers de la Quinzaine le 25 septembre 1928.

Introduction §

Je ne peux pas m’empêcher de dire avant tout ma sympathie pour le commerce des autographes, qui est des rares commerces où entre un élément intellectuel. M. Henri de Régnier n’a-t-il pas écrit tout récemment : « L’autographe est une présence et une présence confidentielle. » Et d’autre part : « L’existence du texte manuscrit d’une œuvre a une incontestable utilité. Cette œuvre s’y offre à nous dans une intimité qu’elle perd à être imprimée. L’étude que nous en pouvons faire nous renseigne souvent sur les circonstances de sa composition et de sa rédaction. Telle rature nous en dit long. »

J’ajoute que sans croire à une harmonie universelle préétablie, il me paraît difficile d’imaginer que les intérêts véritables des marchands d’autographes et ceux des écrivains puissent être en profonde opposition.

Dans l’état actuel des lois et de la jurisprudence, il faut avouer que les libraires sont les seuls qui aient contribué à la conservation des lettres et des manuscrits précieux, dont les bibliothèques officielles se sont, hélas, trop souvent désintéressées. Ils ont aidé à introduire dans le public le goût du document rare et, en développant la clientèle des collectionneurs, ils ont certainement sauvé de la destruction bien des pièces uniques que les héritiers auraient jetées au feu. Il peut arriver sans doute, je le dirai plus loin, que les collectionneurs eux-mêmes enfouissent leurs documents dans des coffres à clefs multiples : cependant il vaut encore mieux que les manuscrits de valeur dorment dans des tiroirs secrets plutôt que de servir de cornets de papier.

J’ajoute que les abus  auxquels je fais allusion dans ce présent petit livre  ne sont heureusement pas trop fréquents : c’est que les marchands d’autographes sont pleins de tact. Lorsqu’un écrivain proteste, parce que ses lettres sont divulguées sans son consentement, ils comprennent le sentiment de l’auteur ; la lettre litigieuse est rendue à son propriétaire, tout au moins elle est retirée de la vente publique où elle devait figurer. Un arrangement amiable a presque toujours lieu facilement. Dans l’absence actuelle des lois, les marchands d’autographes évitent les difficultés en apportant, comme l’écrit Me Henri-Robert1, des formes, des nuances, je dirai presque : du savoir vivre.

Il n’en reste pas moins vrai que certaines libertés peuvent être dangereuses et que seuls en profitent, à l’heure actuelle, les marchands peu honnêtes. Il est certain, d’autre part, que toute réglementation, quelle qu’elle soit, qui apportera un peu d’ordre dans la question des lettres autographes, loin d’être une entrave, contribuera, au contraire, à rendre florissant un commerce qui, bien compris, est aussi intéressant que celui de la librairie, dont vivent directement tous les écrivains.

Je tiens d’autre part, au nom des Cahiers de la Quinzaine, qui ont ouvert une enquête sur les droits de l’écrivain dans la société contemporaine, à remercier les différents écrivains, juristes et collaborateurs qui ont bien voulu envoyer leur réponse. Je publie séparément chacune d’elles à la fin de ce petit cahier. On trouvera ainsi les suggestions de MM. Berthélemy, Henri-Robert, Sébastien Charles Leconte, Marcel Coulon.

Enfin, j’ai ajouté des textes de M. Paul Souday, de M. Francis de Miomandre et de M. Valery Larbaud1.

On verra au cours rapide de ce livre combien les lois protègent mal les intérêts matériels et intellectuels des écrivains. C’est pourquoi chaque jour de nouvelles propositions de lois, de nouvelles suggestions paraissent dans les journaux sur les diverses questions relatives à la présente enquête.

Au sujet des droits abusifs qu’ont les héritiers sur les papiers des morts, je lisais hier encore sous la plume de M. François Mauriac dans la Vie de Jean Racine : « Enfin pour notre malheur il [Racine] laissa deux fils qui détruisirent pieusement tout ce qui risquait d’altérer l’image édifiante de leur père qu’ils souhaitaient de léguer aux siècles futurs…. Ainsi ce pieux ivrogne de Louis Racine a-t-il traité la mémoire paternelle. D’où notre irritation et parfois la témérité de cette enquête où il ne faut voir que l’impatience de l’amour. La plus grande charité envers les morts, c’est de ne pas les tuer une seconde fois en leur prêtant de sublimes attitudes. La plus grande charité, c’est de les rapprocher de nous, de leur faire perdre la pose. »2

La Société des Gens de Lettres, préoccupée également par cette même question, l’a mise à son ordre du jour. Tout récemment, M. des Gachons3 a déclaré : « Nous voulons enfin que le Code, cessant d’instituer un droit au seul profit de ceux qui remanient ou altèrent l’œuvre d’un auteur mort… etc… »

Enfin la Chambre des Députés défunte, avant de se séparer, s’est, elle aussi, préoccupée de ces problèmes. Plusieurs parlementaires ont proposé une loi protégeant les savants qui inventent ou qui découvrent de nouvelles formules.

Les suggestions viennent d’ailleurs de toutes parts, ce qui prouve qu’il y a dans ce domaine tout un champ à défricher, tout un ordre d’idées à recréer, un véritable univers à refondre pour l’écrivain.

Entre tant d’exemples, je ne citerai que celui-ci : ne devrait-on pas créer un droit de suite pour la vente des lettres autographes, droit analogue au droit de suite qui existe, depuis peu d’années il est vrai, sur les ventes de tableaux ? Ainsi, si le manuscrit, qu’un auteur a vendu cinq cents francs à vingt ans, vaut, lorsque cet écrivain a atteint quatre-vingts ans, cinq millions de francs2 n’est-il pas légitime que l’écrivain touche une partie de cette plus-value ? Chez les peintres, ce n’est d’ailleurs que d’une partie minime de la hausse d’un tableau qu’ils bénéficient. Ils n’obtiennent qu’un petit pourcentage sur le prix de vente, pourcentage dont les écrivains pourraient profiter de la même façon sur la vente des manuscrits et même des lettres autographes.

En résumé, si on se perd au milieu de ces divers problèmes dans l’incohérence, il s’agit donc de rechercher — en se dégageant des contingences éphémères et des considérations matérielles — d’où viennent tant d’obscurité et tant d’incompréhension. Tel veut être l’objet de ce petit livre, que j’ai divisé en trois parties : I° La liberté de la correspondance du vivant de l’écrivain. 2° La liberté de la correspondance après la mort de l’écrivain. 3° La conservation et la publication des manuscrits posthumes et des lettres historiques. Autrement dit, les droits du public sur l’œuvre de l’écrivain.

Il est bien évident que si j’ai étudié avec curiosité et sympathie ces questions, qui présentent des difficultés pratiques, qui mettent en jeu des intérêts immédiats et qui sont, par conséquent, l’objet de polémiques violentes, je n’ai eu d’autre but que de m’élever jusque sur le plan des idées. Un des plus grands plaisirs intellectuels, n’est-il pas, « partant » des faits, de remonter jusqu’à leurs causes, jusqu’au « général » ?

De même, en critique littéraire, je me suis toujours efforcé de me placer au-dessus des petites compromissions de la camaraderie. Je n’ai cherché avant tout qu’à établir une échelle des valeurs, en portant sur les œuvres un jugement de raison, mais seulement après avoir essayé de les recréer et de les revivre en moi par la sympathie.

Je crois finalement que lorsque la critique littéraire, ou n’importe quelle autre critique  parvient au ton serein qu’atteignent justement ceux qui jugent dans un sentiment de communion en même temps que par la pensée désintéressée, cette critique sincère, puissante, presque irrésistible, fortifie mieux la véritable amitié que les tristes « échanges de services », qui sont l’unique règle de conduite de certains marchands bornés ou de quelques ambitieux de petite envergure.

 

Chapitre premier §

Étrange époque que la nôtre où produire, produire n’importe quoi et le plus possible est devenu l’idéal suprême. D’un bout de la terre à l’autre, tous les pays n’ont d’autre but que d’augmenter leurs échanges sous les espèces du poids, de l’or et du papier-monnaie. C’est à celui qui remuera le plus grand nombre de tonnes qu’est donné, en fait, le gouvernement du monde. Vertu merveilleuse des statistiques, signes de la foi nouvelle, devant lesquels se prosterne, abandonnant tout jugement, l’homme moderne. Trois chiffres symbolisent une nation : le nombre de sa population, l’étendue de son terrain, l’intensité de son trafic. Et c’est ce catéchisme géographique que l’on enseigne aux enfants. Cependant, du haut de sa tribune populaire, Mussolini4 parle aux foules de la « production » dans les mêmes termes que Lénine. Et chacun, dans sa boutique, pense que si le commerce « va », cela signifie que « tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes »5. On prend des mesures prophylactiques contre l’oisiveté, épidémie contagieuse.

La civilisation repose cependant tout entière sur l’activité désintéressée de quelques hommes, savants ou penseurs. Mais ceux-ci vivent isolés et négligés. Ils ont dans la société une place extrêmement curieuse : on veut bien reconnaître le caractère exceptionnel de leur génie, mais les lois s’appuient justement sur ce fait pour les placer dans une situation spéciale, où ils n’ont aucune protection. Ils ressemblent à ces Juifs et à ces pérégrins de jadis qui n’avaient pas de droits, mais à qui incombaient cependant tous les devoirs du citoyen.

Sans doute les artistes sont peut-être en partie responsables de cet état de choses. Ils ont longtemps considéré l’art comme la plus haute des valeurs, qui devait être portée à un rang suprême, qui les plaçait eux-mêmes en dehors de la vie pratique. Il est vrai qu’il y avait jadis des couvents où les savants pouvaient travailler presque sans souci matériel, des mécènes qui soutenaient les philosophes et qui s’entouraient de peintres et de poètes. La nécessité de gagner de l’argent n’était pas une loi d’airain comme de nos jours. Le véritable homme libre n’avait pas disparu. A l’heure actuelle, l’équilibre est rompu : les intellectuels restent placés dans une situation particulière, mais ils n’ont plus aucun moyen approprié pour vivre. Ils sont donc obligés de faire des efforts pour se rapprocher des autres hommes. Comme eux, ils se groupent en syndicats. Leur plume devient l’instrument d’un métier. Ils acquièrent le sens du commerce. Cependant, de son côté, la société ne veut pas admettre leur profession ; elle continue à les considérer comme des êtres d’exception ; elle ne leur accorde même pas les avantages qu’elle donne à tous les autres citoyens. Parfois elle reconnaît qu’ils sont de bons agents de propagande à l’étranger : leur nom glorieux garantit au loin, à lui seul, la qualité des marchandises de leur pays. S’ils servent alors malgré eux d’instruments de publicité, notre siècle pratique les juge cependant très inutiles en général et, de ce fait sans doute, dépourvus de besoins, de soucis, de désirs.


Rien n’est plus caractéristique à cet égard que les lois, ou plutôt l’absence de lois (que les usages remplacent) qui réglementent le commerce des lettres privées. Voici un écrivain qui se promène dans la rue accompagné de sa femme. Il s’arrête devant la devanture d’un libraire. Que voit-il, exposés dans la vitrine ? Tous les billets qu’il a adressés à une autre femme avant son mariage  Quoi, dit l’épouse ? Tu l’appelais également Kiki6 ? La tendresse et l’intimité déforment les prénoms et même les mots courants en diminutifs touchants et ridicules. L’amour, c’est être bête à deux, a dit Valéry7. La plus grande preuve que peut en donner un homme, c’est de « faire l’enfant. » Or tout cela est ici livré aux badauds, si étonnés devant ces autographes qu’ils ne plaisantent même pas, mais cherchent à comprendre.

L’écrivain rentre chez lui. Il ouvre un catalogue qui annonce une vente à l’hôtel Drouot. Il aperçoit son nom précédé d’un petit numéro. C’est une lettre de lui qui va passer aux enchères. Pour la mettre en valeur, on en reproduit plusieurs phrases. Ces citations concernent ses opinions politiques qu’il n’a jamais exposées en public jusqu’à présent ; ou bien ce sont des pensées de jeunesse, qu’il a tellement oubliées qu’il se demande si elles sont véritablement de lui et si la lettre n’est pas un faux ; ou encore ce sont des réflexions livrées au courant de la plume à un ami de collège, avec qui il est brouillé.

L’écrivain proteste. C’est ainsi qu’on a vu, ces temps

derniers, successivement Valéry, Valery Larbaud8, Romain Rolland, Colette et bien d’autres, se plaindre d’un trafic qui s’immisce jusque dans leur vie privée.

Les Cahiers de la Quinzaine ont ouvert à ce sujet une « Enquête ». Ils ont adressé trois questions à un certain nombre de personnalités du monde juridique3. La plupart des réponses sont rédigées dans le même sens : accord bien significatif. Cet état de choses ne choque personne.

Que répondent donc les juristes ? Avant tout, disent-ils, l’écrivain est un homme public. S’il en éprouve des inconvénients, n’est-ce pas la rançon de la gloire ? Ainsi, on continue à considérer, erreur de tous temps, que le génie est placé dans une situation unique, si magnifique par elle-même, qu’elle doit comporter nécessairement d’inévitables ennuis et chagrins. Le génie doit être une victime ; l’écrivain doit être pauvre. On en reste à ces moralités d’images d’Épinal. On croit aux bienfaits de la souffrance, tout au moins pour les autres. Tu enfanteras dans la douleur9. La légende biblique a gardé toute sa force.

Curieux renversement du bon sens. Alors que le génie devrait donner le droit de disposer plus librement de soi, c’est justement le sort contraire qu’il subit.

Cependant les déclarations les plus étonnantes qui ont été faites au sujet de cette « Enquête », je ne les ai pas encore reproduites. Qu’ont répondu certaines personnes, interrogées, celles-là, verbalement ? L’écrivain, ont-elles dit, dont les lettres sont l’objet d’un commerce, n’a-t-il pas de ce fait la possibilité de vendre très cher ses manuscrits originaux ? Ne devrait-il pas être satisfait de la possibilité qui lui est offerte de monnayer le moindre écrit autographe de sa plume ?

L’objection est d’une hypocrisie savante. L’esprit mercantile s’est tellement généralisé aujourd’hui que beaucoup de gens n’imaginent pas que l’on puisse envisager une question d’un point de vue différent. Certains marchands pensent que l’écrivain doit être forcément aussi intéressé qu’ils le sont eux-mêmes. Du moment, raisonnent-ils, que nous gagnons de l’argent et que vous en gagnez avec nous, « de quoi vous plaignez-vous » ont-ils envie de dire, comme dans les vaudevilles ? Ils se conforment d’ailleurs, en parlant ainsi, à l’opinion collective, qui s’est modifiée avec l’universel développement de l’industrie. Si au XIXe siècle, c’était la possession d’une grande fortune qui plaçait un homme au premier rang de la société, aujourd’hui c’est le fait d’acquérir un capital qui est considéré comme la plus haute vertu. Devant les efforts d’un individu pour s’enrichir, les scrupules moraux cèdent, le respect de la vie privée paraît insignifiant. La guerre a encore augmenté cet esprit de dureté.

Il y a cependant de nos jours quelques personnalités qui résistent à l’esprit de notre époque : ce sont justement  on peut le constater par les noms que j’ai cités plus haut  quelques-uns de nos meilleurs écrivains contemporains, ceux qui considèrent l’art comme une activité véritablement désintéressée.

Il y a pire. Ne déclare-t-on pas fréquemment dans la conversation que l’écrivain est lui-même responsable de sa situation ? Les paroles s’envolent, les écrits restent, dit-on10. Ne devrait-il pas prendre garde à ce qu’il écrit ? Ne devrait-il pas savoir qu’une lettre est toujours susceptible d’être divulguée ? N’est-il pas puni par où il a péché ?

Ceux qui lui adressent ces reproches appartiennent à cette espèce de gens, impuissants parce qu’ils aperçoivent le risque de toute action, ou qui courent au-devant de lui en voulant l’éviter. Ils me font penser à ces parents, précautionneux comme des avares, qui, pour que leurs enfants n’attrapent pas froid dans la rue, leur font garder la chambre, où les tapis poussiéreux leur communiquent l’érysipèle11.

Mais ce n’est pas seulement par prudence que certains faux sages parlent ainsi à l’écrivain, c’est qu’ils ne comprennent pas le rôle profond que joue en général la correspondance. Si j’écris à un ami, n’est-ce pas parce que je ne puis faire autrement, que je suis séparé de lui par les circonstances et que je désire continuer à communiquer avec lui ? Mais s’il m’est impossible de lui écrire comme il me plaît, n’est-ce pas toute la liberté de la correspondance, une forme de la liberté de conscience, qui est supprimée ?

Je me souviens d’avoir entendu au lycée mes professeurs déclarer que les lettres ne représentaient plus aujourd’hui qu’un genre littéraire sans importance amené à disparaître. N’ai-je pas lu également dans les journaux amusants que les chemins de fer et la carte postale avaient définitivement remplacé les jolis billets comme ceux de Mme de Sévigné ? Ce sont là des remarques bien superficielles. Il serait aussi inexact de prétendre que les progrès de l’industrie, les magnifiques ponts en ciment armé, les lignes si pures d’une automobile ou d’une locomotive, le perfectionnement du machinisme sont appelés à supprimer le sentiment poétique. Les faits contredisent ces préjugés traditionnels, qu’on inculque sagement aux enfants et qui servent de sujet à leurs dissertations françaises. Ne publie-t-on pas actuellement la correspondance de Jacques Rivière, qui forme à elle seule quatre ou cinq volumes12 ? Celle de Proust, qui sera peut-être plus longue qu’aucune autre13 ? Il est certain que plus tard, quand paraîtront les œuvres complètes des écrivains contemporains, il n’y aura pas une seule édition où la correspondance n’occupera pas par elle-même plusieurs tomes.

Sans doute l’écrivain a bien un moyen d’éviter que ses lettres deviennent des objets de négoce, c’est de les taper à la machine. Les bibliophiles et les collectionneurs seraient alors « joués ». En fait, la plupart des lettres de Maeterlinck sont dactylographiées ; André Gide également a une petite Underwood portative ; Paul Valéry s’est résigné désormais à utiliser ce procédé. On raconte qu’il prend garde à ne pas adresser d’enveloppes qui soient de son écriture, qu’il fait porter ses lettres à la boîte par l’intermédiaire de personnes interposées et qu’il choisit des bureaux de poste très éloignés de son quartier de manière que ses lettres prennent un caractère encore plus impersonnel14. Ce sont sans doute des anecdotes dues à la malveillance de ses adversaires, qui cherchent à discréditer ou à ridiculiser ses protestations.

Cependant elles comportent un enseignement : on se rend compte combien une lettre est véritablement une partie vivante de la personnalité et combien il est difficile de la transformer en un petit morceau de papier indifférent, d’un caractère objectif. Ainsi la rapidité et la facilité des communications, le mouvement accéléré de la vie moderne n’ont pas annihilé le besoin qu’ont les hommes de correspondre entre eux par lettres, besoin aussi général que celui d’échanger des paroles.

Affirmer que l’écrivain devrait s’abstenir d’écrire pour n’avoir pas à regretter ce qu’il a écrit, c’est une prétention absurde, qui ne se défend pas plus que celle qui soutient qu’il ne devrait jamais noter des pensées dont la divulgation le gênera plus tard. Peut-on admettre, dit-on, qu’un artiste s’exprime d’une manière qui soit indigne de lui ? Ne donne-t-il pas dans ses lettres un peu de son moi, et son moi ne doit-il pas toujours être conforme à lui-même ? C’est là un raisonnement qui fait complètement abstraction de la vie sociale et de son hypocrisie nécessaire. Il est peut-être vrai, comme nous le verrons plus loin  mais seulement lorsque l’écrivain est mort  que la publication de ses lettres ne pourra en rien diminuer l’image que le public ou sa famille se sont faite de lui. Mais tant que l’écrivain est vivant, la question est toute différente.

On s’étonne même d’être obligé de la discuter. On sait bien que si les hommes pouvaient à tout moment lire les pensées des autres hommes, la vie serait rendue impossible. Les plus purs n’échappent pas à l’obligation de dissimuler leur personnalité et justement l’artiste moins que tout autre. N’a-t-il pas le droit d’avoir une morale différente de celle de la société sans que, de ce fait, il veuille discuter publiquement son attitude ? Ne peut-il pas lui arriver d’avoir des idées politiques qui ne sont pas celles de la majorité dans son pays et qu’il est obligé de cacher pour ne pas subir les tracasseries de son gouvernement ? Sincère avec lui-même, l’artiste l’est profondément, intérieurement. Il l’est précisément quand il écrit à ses amis intimes, mais il ne l’est pas — et n’a pas à l’être  envers la société ou les étrangers. Il suffit de lire la correspondance de Stendhal pour se rendre compte de la nécessité, en de nombreuses circonstances, du mensonge social. Quelles ne sont pas, malgré ses précautions amusantes, malgré les signes cabalistiques qu’il emploie pour n’être pas compris, sauf des initiés, les révélations sur lui-même que Stendhal livre dans sa correspondance, quand il écrit à sa sœur, par exemple, qu’il lui parle de sa haine pour certains jésuites15 et qu’il discute avec elle des événements politiques. Si ces lettres avaient été négociées, quelles n’auraient pas été les conséquences désastreuses de leur vente pour l’auteur !

Le commerce des lettres privées, du vivant de l’écrivain et sans son autorisation, est une violation de la personnalité. C’est une atteinte à son indépendance. Elle met fin, d’une certaine manière, à sa liberté de penser et d’écrire. Elle est une menace perpétuelle d’inquisition dans sa vie intérieure. Elle ressemble à ce que serait une perquisition dans le domicile privé à n’importe quel instant du jour ou de la nuit.

Est-ce l’écrivain qui est responsable si son correspondant meurt et si ses lettres passent alors de mains en mains ? Est-il même fautif si, après vingt ans, celui qui a été son ami ne l’est plus par suite d’une fâcherie ou de l’écoulement du temps ? Est-ce lui qui est cause de cette sorte de main-mise du mercantilisme sur toutes les formes de la vie moderne, de cette poussée formidable de l’argent, qui rompt les barrages élevés par la paresse, l’orgueil et les préjugés ? Je connaissais un jeune musicien, un esprit délicat, qui avait reçu en présent d’un écrivain célèbre un livre magnifique accompagné d’une longue dédicace personnelle. Souvent les libraires lui avaient fait des offres pour acquérir cet exemplaire unique et il les avait repoussées brutalement. Il ne manquait pas d’ailleurs de le raconter à ses amis, pour protester avec eux contre ces propositions scandaleuses, qui atteignaient, il est vrai, chaque année, des prix toujours plus élevés. Cependant lorsqu’un jour un marchand lui offrit, au nom d’un collectionneur, la somme de cent mille francs pour son trésor, il ne put s’empêcher de céder à cette pression inattendue de la fortune. La digue de l’amitié et des scrupules ne résiste pas au-delà du niveau de certains chiffres. Bien plus : autour de lui, on était ébloui par l’importante de cette espèce de « gros lot » que le sort lui attribuait et personne ne désapprouva sa conduite.

On le voit : les circonstances économiques de notre époque l’emportent sur les meilleures volontés. Seule une loi peut protéger efficacement l’écrivain, qui est finalement la victime de toutes les tractations de ce genre.

Quels sont ceux, en effet, qui prétendent qu’on doit prêter aux lettres qu’on écrit une attention continuelle en vue de l’avenir, et prévoir que le billet qu’on adresse à sa maîtresse est susceptible, un demi-siècle plus tard, de voir le jour ? Ce sont les gens, préoccupés uniquement des petits calculs de la vie pratique et de l’échiquier social, qui ne laissent jamais la plus petite place au rêve ou à la pensée pure. C’est parmi eux sans doute que se recrutent ces politiciens félins, qui cherchent à réussir en triomphant de leurs adversaires et en collectionnant leurs papiers compromettants. Je pense que cette sorte d’individus n’existe que depuis peu de temps : on la rencontre dans les Parlements comme dans les milieux littéraires ou dans n’importe quelle autre carrière. Ceux-ci ne connaissent qu’un moyen d’« arriver » : dominer leurs concurrents en les considérant systématiquement comme des ennemis, les « avoir dans la main », disent-ils, par tous les procédés, de manière à pouvoir, au moment voulu, faire une heureuse pression sur eux, les garder à leur dévotion ou les perdre. On s’étonne parfois, dans notre société contemporaine, que tel personnage publiquement taré, sans talent d’aucune sorte et sans véritable intelligence, grossier, brutal et vulgaire, obtienne les places et les honneurs qu’il convoite. L’explication est souvent très simple : c’est qu’il détient des « petits papiers » (d’ailleurs parfois insignifiants), documents sur ceux qu’il appelle ses amis et qui doivent lui rendre des services. Les lettres sont un merveilleux instrument de « chantage » : c’est consacrer celui-ci que d’admettre, du vivant de leur auteur, leur commerce.


Cependant les juristes prétendent que les lois actuelles protègent parfaitement les écrivains. N’y a-t-il pas, disent-ils, ce merveilleux article 138216, qui permet à tout individu lésé de fixer devant les tribunaux la responsabilité de l’auteur d’un dommage ?

Mais n’est-ce pas toujours le même malentendu qui fait parler ainsi les défenseurs de l’état de choses actuel ? Ils pensent qu’une réparation en espèces suffira à compenser le trouble qui a été apporté à l’artiste dans sa liberté de penser. Comme s’il pouvait y avoir quelque rapport entre une somme d’argent et le préjudice subi quand celui-ci est d’ordre intime, quand il s’agit des choses du cœur ou de la pensée profonde d’un homme qu’il tient de son vivant à garder pour lui.

Autrement dit, l’article 1382 cherche à trouver une compensation à un tort causé alors qu’il n’y a pas véritablement possibilité de réparer un dommage, de lui trouver un équivalent qui l’efface. Mais c’est là une conception étrangère à tous ceux de nos contemporains qui sont dominés par cette idée que la vie n’est pas autre chose qu’un marchandage.

D’ailleurs n’y a t-il pas certains exemples probants qui montrent l’inanité de cet article 1382, dont les juristes sont aussi fiers que les Juifs du Talmud, les théologiens de leurs explications symboliques des livres sacrés ? Lorsque, tout récemment, les journaux ont reproduit une lettre de M. Pierre** adressée à M. H**, cette divulgation n’était-elle pas essentiellement irréparable ? Et cependant il s’agissait dans ce texte, non pas de pensées intérieures, ni de sentiments profonds, mais de faits d’ordre matériel : l’écrivain Pierre** y rendait compte des résultats de l’enquête qu’il avait poursuivie dans un département, en vue de la candidature à la députation du riche brasseur d’affaires. Tous les trafics d’argent, tous les dessous louches de la politique, que chacun connaît mais sur lesquels chacun (par crainte ou par honte) fait le silence, y étaient rapportés avec une cynique candeur. On y parlait d’un sénateur qu’on espérait rendre favorable à tel parti en subventionnant son écurie de course ou son journal ; on escomptait le désistement d’un autre candidat qu’on croyait prêt à accepter une indemnité, etc… Après la publication d’un document de cette nature, toute compensation aux torts qu’il a causés apparaît comme tellement impossible, que, quoique cette lettre n’ait pas été vendue mais volée, ni Pierre**, ni H** ne tentèrent la moindre poursuite. Cependant ils avaient à leur disposition, non seulement les articles du Code Civil, mais ceux du Code Pénal.

Les fameux billets de Caillaux, publiés avant la guerre par Calmette dans le Figaro, ne sont-ils pas une autre preuve de l’inefficacité de toute sanction légale basée sur cet impuissant article 1382 ? La femme du président du Conseil l’a si bien compris alors, qu’il ne lui a pas semblé possible d’empêcher la divulgation de ses lettres dont elle avait été dépossédée, autrement qu’en assassinant le directeur de journal17 qui donnait à ces missives privées un caractère officiel. Un peu plus tard, pendant la guerre, le procès de Caillaux présente encore un exemple typique. Le ministre une fois arrêté, la police a ouvert ses coffres-forts, et a saisi des notes personnelles qu’il avait jetées librement sur le papier à des moments perdus. L’accusation, ayant voulu s’en servir contre lui, leur a donné, de ce fait, la publicité de la grande presse. Cette espèce de confession politique a été surnommée « Le Rubicon ». Or, il est bien certain, qu’après sa divulgation, il n’y avait aucun remède qui pût en effacer les suites : Caillaux est encore aujourd’hui l’homme du « Rubicon ». La gravité des conséquences apparaît ici plus clairement parce qu’il s’agit d’un ministre célèbre et de l’ordre public. L’importante reste la même dans des questions d’un ordre différent, moins immédiatement sensibles, mais dont justement notre société matérialiste, passionnée uniquement de politique, préoccupée d’héritages ou de partages de propriétés foncières, ne veut pas tenir compte.

Les juristes prétendent, il est vrai, que les lois interdisent en principe la publication des lettres. Les jurisconsultes ont construit sur ce sujet, avec leur subtilité coutumière, une théorie fort ingénieuse et qui, comme toujours, les satisfait d’autant plus qu’elle est plus artificielle et plus compliquée. Ils séparent la propriété matérielle de la lettre, c’est-à-dire le bout de papier, de son contenu intellectuel, comme si l’un et l’autre ne formaient pas un tout indissoluble. Le papier, disent-ils, appartient complètement et sans restriction au destinataire, qui a la liberté de le garder, de le détruire, de le vendre. Par contre, le contenu intellectuel est la copropriété de l’expéditeur et de celui à qui la lettre est adressée. Il en résulte que pour toute publication, une double autorisation est nécessaire et qu’en tout cas il faut le consentement de l’auteur de la missive.

Cette théorie, pur raisonnement sur des abstractions, est contraire aux réalités mêmes de la vie. Au fond, les jurisconsultes sont bien forcés de reconnaître, avec une espèce de mauvaise humeur, que le contenu d’une correspondance est, au moins en partie, la propriété de celui qui l’a écrite, que la pensée d’un homme lui appartient en propre, que la lettre n’est, somme toute, qu’une espèce de dépôt. Et cela est si vrai que, dans la vie courante, il arrive souvent que des fiancés, des amants, après une rupture, se rendent spontanément toutes les pages d’amour qu’ils s’étaient adressées et qu’ils avaient gardées entourées d’une faveur rose, avec des trèfles à quatre feuilles pressés dans les enveloppes : ils pensent donc que ces billets leur avaient été seulement provisoirement confiés. Bien plus : il arrive qu’un écrivain demande à un ami de lui restituer sa correspondance parce qu’elle représente à ses yeux une sorte de journal de voyage, ou un journal intime, ou parce qu’elle renferme des souvenirs qui lui sont précieux ; et son retour dans les mains de leur auteur paraît toujours naturel à l’ami.

Mais si l’on sépare la propriété intellectuelle de la propriété matérielle, on peut dire que, pratiquement, la lettre n’appartient jamais à l’expéditeur. Il est alors, en effet, très facile de la publier malgré les lois, en les « tournant » simplement. C’est d’ailleurs un jeu habituel, chez ceux qui s’occupent de jurisprudence, que de se servir des articles du code pour les appliquer de manière à en tirer des conséquences absolument différentes de leur signification première, que d’agir contrairement à l’esprit du texte, sans cependant l’enfreindre si on le prend dans le sens littéral. Jeu qui n’a rien de surprenant, car aussitôt que l’esprit raisonne dogmatiquement, il fausse l’intelligence et la détourne de la vie.

Aussi les protestations des écrivains restent vaines lorsque les marchands d’autographes citent dans un catalogue, rédigé en vue d’une vente publique, quelques phrases d’une lettre privée. Ces extraits sont pourtant d’ordinaire les plus caractéristiques de la lettre, car ils sont choisis de manière à intéresser le bibliophile. C’est alors que les marchands « jouent » sur le sens du mot « publication » : les collectionneurs, expliquent-ils, « ne sont, pas toujours sur place et ne peuvent pas examiner un article qu’ils recherchent. Peut-on, dans ce cas-là, faire défense à un marchand d’autographes de le décrire ? Un catalogue n’est pas une publication ; il n’est pas vendu mais distribué4. »

C’est pourquoi tel peintre, tel penseur, tel acteur, restent impuissants lorsqu’ils aperçoivent un groupe de badauds arrêtés dans la rue, devant une vitrine où sont exposées, au milieu d’images de la Révolution, d’une signature de Louis-Philippe, d’une tache d’encre de Napoléon, aussi bien une lettre de réclamation à leur propriétaire parce que le chien de leur voisin dépose des ordures à l’entrée de la porte cochère de leur domicile, qu’une missive où ils font part à un psychiatre de leurs angoisses et de leurs doutes.

Ce n’est pas tout : le libraire a d’autres moyens de « tourner » les lois qui interdisent la publication d’une lettre privée : il n’a qu’à la publier « hors commerce ». Or, justement depuis la multiplication des éditions de luxe et de demi-luxe, des éditions originales, des grands papiers, des livres réimposés, numérotés, publiés spécialement pour des groupes d’amis, des sociétés de médecins, de femmes bibliophiles, depuis le développement immense qu’a pris le commerce du livre rare, les publications « hors commerce » ne sont pas du tout dénuées d’intérêt pour l’éditeur. Sans doute, il ne met pas le livre en vente ; il ne l’échange pas contre des billets de banque, mais il le donne, soit en prime à ses clients, soit en cadeau à ses amis. Et encore je n’envisage pas le cas où cette publication « hors-commerce » serait faite nettement dans un but hostile à l’auteur des lettres5.

Contre tous ces abus, l’écrivain est désarmé. Il le restera tant que subsistera la distinction artificielle entre les deux propriétés, l’une matérielle, l’autre abstraite, théorie d’ailleurs que la jurisprudence n’a jamais essayé d’établir pour aucune autre forme de propriété6.

Enfin les juristes ont un dernier argument. Lorsqu’une lettre est confidentielle, disent-ils, il est même interdit par les lois de la négocier. Dans ce cas, elle est bien mise » hors commerce »18, comme le souhaite Valéry7. La Cour de Cassation n’a-t elle pas jugé, affirme-t-on, que l’on a le droit de reprendre des lettres confidentielles, si elles sont sorties des mains du destinataire et tombées, par exemple, dans celles des héritiers d’une succession ou dans celles d’un marchand d’autographes ?

Mais il faut alors que l’expéditeur fasse la preuve devant les tribunaux  et il est toujours trop tard, je veux dire que le mal déjà a été commis  du caractère strictement privé de ces lettres. Et ce sont les tribunaux qui décident librement et qui jugent le fond de cette question. Or, ce qui leur apparaît confidentiel, ce sont les petites brouilles des ménages, les histoires de maris trompés ou de femmes adultères, les secrets relatifs à la concurrence commerciale ou encore des questions d’ordre diplomatique. Je ne crois pas que les juges accordent jamais le caractère de révélations privées à ce qui constitue véritablement l’activité gratuite d’un homme, la part de son esprit tournée vers la connaissance, la ferveur, ou vers Dieu — (pensées qu’il peut avoir de nombreuses raisons, et que lui seul peut apprécier, de ne pas communiquer de son vivant au public). Car celles-ci doivent, selon eux, compromettre au moins leur auteur, pouvoir lui nuire immédiatement et toujours dans un domaine pratique et social.

Les juristes font ici une nouvelle distinction, somme toute, entre ce qui est confidence et ce qui ne l’est pas. On arrive ainsi encore une fois à tourner les textes d’une réglementation trop vague et incomplète. Je ne vois qu’un remède à tous ces abus, c’est une loi comme celle que Paul Valéry suggère et qui serait enfermée tout entière en un seul article aussi bref que précis :

« Le commerce des lettres privées est interdit (quant à moi, j’ajouterais : du vivant de l’auteur de ces lettres), sauf s’il y a accord de l’expéditeur et du destinataire. »


Pour examiner ce projet si clairement énoncé, c’est du point de vue opposé à celui que j’ai eu jusqu’à présent que je voudrais me placer et demander : Quel inconvénient présenterait un texte de loi comme celui-ci ? Quels intérêts léserait-il ? Que peut-on opposer aux avantages considérables, nets et certains qu’il apporterait ?

Peut-être aurait-il pour conséquence de priver quelques bibliophiles de documents contemporains. Mais il empêcherait par contre les amis de trahir en vendant les lettres qui leur ont été envoyées. Il supprimerait ces tentations extraordinaires, ces offres mirifiques qui font céder les plus purs et qui les incitent à se débarrasser de leurs biens les plus précieux lorsque le marchand fait entendre à leurs oreilles le froissement des billets en demi-teintes. Il serait également un obstacle dans certains cas pour des héritiers en mal d’argent, toujours prêts à transformer en valeur commerciale les dernières parcelles de l’héritage qui leur est dévolu.

Causerait-il un tort réel à une catégorie de commerçants : les marchands d’autographes ? Je dois dire avant tout que le dommage social qui résulterait de cette restriction serait peu de chose en comparaison des avantages qu’apporterait la sécurité de la correspondance totalement assurée. N’a-t-on pas vu des corporations beaucoup plus importantes, représentées au Parlement par de nombreux députés, lésées dans leur existence même pour des raisons bien moins considérables que la liberté d’écrire des lettres. Il est vrai qu’il s’agissait alors d’intérêts matériels, qui étaient opposés à d’autres intérêts matériels, d’une protection douanière, par exemple, qu’on accordait aux négociants de pétrole et qui pouvait nuire, par contre, aux fabricants d’automobiles. Mais lorsque des besoins matériels sont opposés à des considérations morales, ce sont toujours les premiers qui l’emportent8.

Dans le cas présent, d’ailleurs, les intérêts des marchands d’autographes ne sont pas en jeu un seul instant9. Une toute petite restriction serait simplement apportée à leur commerce : ils n’auraient pas le droit de négocier les lettres des auteurs vivants sans l’autorisation de ces derniers. La coutume, devenue légale, serait vite adoptée par tous les marchands. Elle leur apporterait — en supprimant les protestations et les contestations des intéressés si fréquentes aujourd’hui — une sécurité dont ils seraient les premiers à bénéficier. Ajoutons que dès à présent un grand nombre de marchands ont la délicatesse de ne pas mettre en vente une correspondance importante d’un contemporain sans le consulter au préalable. Si bien qu’une réglementation n’aboutirait finalement, comme il arrive souvent, qu’à contraindre ceux qui prennent des libertés excessives à se soumettre, comme la majorité de leurs confrères, aux lois d’une bienséance naturelle. (C’est en ce sens que Me Henri-Robert déclare10 avec juste raison qu’il y a, avant tout, en ces matières, une question de tact.) Enfin nous verrons plus loin qu’aussitôt que l’écrivain est mort, la question change complètement d’aspect. Les libraires auraient donc le droit de vendre comme il leur plaît des manuscrits de tous les politiciens, savants, poètes qui ont laissé des textes depuis que le parchemin existe. C’est là d’ailleurs leur véritable champ d’action, extrêmement vaste et où leur liberté serait entière.

Cependant, je constate encore dans les réponses des juristes l’étrange souci de ne pas ajouter une loi nouvelle aux lois actuellement existantes. Trop de textes, s’écrient-ils d’un commun accord ! Il faut noter, en tout cas, que celui que nous proposons est court et qu’il prêterait à un minimum d’interprétations confuses et contradictoires. Il serait, pour une fois, l’œuvre non pas d’un Parlement, mais celle d’un écrivain, qui a cependant la réputation d’être un des poètes les plus hermétiques19.

Je m’étonne de cette préoccupation des juristes de grossir inutilement le Code. A l’heure présente, il n’existe, en fait, aucune loi concernant les lettres-missives. Chaque fois que j’ai parlé ici des « lois », il faut toujours entendre : la jurisprudence. Tous les articles du Code Civil de Napoléon, en effet, qui concernent la propriété, ne s’occupent guère d’autre chose que de la propriété rurale, du champ des paysans, des murs mitoyens, de tel petit chemin de traverse qui peut relier le terrain de celui-ci à celui-là, de tel enfoncement ou renfoncement, d’une construction ou d’un fossé ; il réserve une section spéciale aux égouts des toits, aux accessions d’alluvions, etc… Pas un chapitre sur la propriété littéraire ou artistique, reléguée (je le dirai plus loin) dans un appendice du Code du Commerce. Comment aurait-on songé à protéger la pensée ?

Aussi je ne comprends guère la préférence que les juristes accordent soudain, à propos des lettres privées, à la coutume verbale sur un texte précis de loi. Le progrès, en droit, n’a-t-il pas consisté à passer justement de la jurisprudence à la codification écrite ? Il est vrai que si tous les cas de chaque question étaient envisagés, les jurisconsultes et ceux qui vivent des lois n’auraient peut-être plus de métier. J’ai entendu également un avocat affirmer que ses confrères ont peur que, si on multiplie les textes (surtout sur des sujets qui ne les intéressent pas), leur mémoire ne les retienne plus et que leur raison ne s’y perde. Craintes bien vaines, ajoutait ce critique de sa propre profession, car, contrairement aux médecins qui passent dix ans de leur vie à apprendre la médecine et qui la savent, il n’y a pas un avocat qui connaisse le droit suffisamment pour ne pas consulter sans cesse ses livres. On peut dire finalement que la répugnance des uns et des autres ne s’explique que par l’incompréhension générale du rôle véritable des lois et de la situation juridique de l’écrivain dans la société.

Chapitre II §

Placer l’acte immédiatement inutile au-dessus de l’acte utile est une démarche de l’intelligence contraire à son mouvement naturel. C’est pourquoi on retrouve, chez presque tous les hommes, presque toutes les collectivités et sous tant de formes diverses, une incompréhension persistante de l’artiste.

Vivant, il était pareil à un étranger, sans protection. Mort, il appartient à sa famille, qui l’étouffe. Quand il vivait, la société voyait en lui un être exceptionnel, un peu monstrueux et elle l’abandonnait aux vicissitudes du sort. Après sa mort, elle lui témoigne une sollicitude tardive, dont il n’a plus besoin. Les lois et les coutumes sont ainsi faites que les siens veillent sur sa mémoire, mais le plus souvent pour la détruire. C’est qu’il est considéré comme un mort pareil aux autres morts, alors qu’il vit encore pour un temps plus ou moine long, qu’il reste dans une certaine mesure, immortel. Quand il laisse une œuvre posthume qui, ne pouvant plus être à lui, devrait donc appartenir au public auquel il l’a tacitement destinée, elle est pourtant assimilée à un capital quelconque et revient tout entière, sans restrictions, à ses ascendants ou descendants, à ses héritiers naturels. Ainsi, de son vivant, ses écrits n’étaient pas protégés (ses lettres tout au moins) ; maintenant ils le sont tellement mal qu’ils risquent d’être incompris, cachés, perdus ou détruits.

A partir de l’instant où l’écrivain disparaît, en effet, c’est sa famille qui a tous les droits, et des droits indiscutables, terribles, absolus comme jadis les droits divins de la royauté. Elle peut agir selon sa fantaisie avec les papiers dont elle hérite et elle n’a d’autre compte à rendre qu’à sa conscience ou à Dieu.

Cette espèce de renversement de la situation ne manque ni d’ironie, ni d’enseignement : il montre que tous les règlements, qui concernent les lettres et les autographes, ne sont pas dus au hasard ; il prouve combien la société juge le contenu de ces misérables papiers négligeable, inexistant, leur conservation dénuée de toute valeur pour la collectivité.

Pourquoi, quand l’écrivain est mort, mettre des empêchements à leur publication ? C’est alors qu’il n’y a plus aucun inconvénient à ce que ses lettres voient le jour. Toutes les objections, que j’ai relevées dans le chapitre précédent et qui se fondaient essentiellement sur la liberté de pensée, le droit de maintenir sa vie privée indépendante, n’ont plus de sens, puisque la conscience de l’individu, auquel pouvaient se rapporter ces mesures, n’existe plus. Maintenant  mais maintenant seulement — il est juste de dire que rien de ce qu’a écrit un grand penseur, un grand artiste ne peut être indigne de lui. L’hypocrisie sociale n’était pour lui, de son vivant, qu’un moyen de défense nécessaire et respectable. Elle n’atteignait, en aucune façon, la pureté profonde de sa vie intérieure. Les contradictions apparentes entre ses lettres et certaines de ses attitudes n’étaient pour lui qu’une manière habile, souvent, de se débarrasser des importuns, de garder intacte la solitude dont il avait besoin tout en se conformant extérieurement aux usages, c’est-à-dire en se déguisant dans le costume de son temps. Ces petits mensonges envers la société témoignent de l’élévation de sa pensée, de son intelligence, de sa sérénité. Leur divulgation ne peut, par conséquent, que grandir celui qui les a commis en connaissance de cause.

Je vais même plus loin : ce serait une grave erreur que de vouloir idéaliser systématiquement la figure des maîtres. Leurs faiblesses souvent ne font qu’accentuer leurs qualités : cet homme connu pour sa puissante activité et chez qui l’on découvre des secrets penchants à la paresse apparaîtra plus fort encore d’avoir su les vaincre. Ceux qui prétendent que la vérité, même poursuivie dans ses plus humbles détails, peut, d’une manière ou d’une autre, salir ou diminuer l’image que le public s’est faite d’un génie, n’ont absolument aucune idée de ce que représente, de ce que signifie un génie. Ils me font penser à ces aimables jeunes filles qui cherchent à connaître tel acteur favori et qui sont soudain naïvement déçues en sa présence, parce qu’elles l’avaient transformé dans leurs rêves en quelque personnage fantastique et absurde. Leur désillusion est le fait d’esprits faussés, qui vivent dans un monde tellement artificiel qu’ils ne parviennent plus à rejoindre le monde réel. Autrement dit, leur désenchantement ne vient pas de ce que l’acteur est un homme vulgaire (il l’est ou ne l’est pas), mais de ce qu’elles l’ont auparavant défiguré en imagination. La réalité n’est jamais inférieure au portrait pour celui qui sait recréer la réalité et interpréter le portrait.

Elle n’est pénible qu’à ceux qui n’ont pas la force de vivre dans la poésie, de faire entrer le rêve dans la vie, ce qui exigerait le courage de considérer la vie en soi, sans la revêtir de mille chimères stupides, conformes à d’impuissants désirs et appelées à se dissiper au premier choc avec le monde extérieur. Ceux-là prétendent que la vérité peut abîmer les belles choses, parce qu’ils n’ont su voir ni ce qu’est cette beauté en elle-même, ni l’embellir dans son sens véritable, sans la déformer ou la contrefaire. Oscar Wilde raconte dans De Profundis qu’un ami étant venu le voir dans sa prison, lui a dit : « Malgré votre condamnation, je ne crois pas que vous ayez fait ce qu’on vous reproche et je vous garde quand même mon amitiéXXII. » Wilde a répondu qu’il ne pouvait pas accepter une telle amitié, qui aurait été fondée sur une erreur, et qu’il préférait, non sans tristesse, perdre un ami, qui lui était cher, que de garder un ami qui se fait de lui une image si contraire à la sienne. On devrait tenir exactement le même langage à ceux qui représentent la postérité : il faut qu’elle accepte les grands hommes tels qu’ils sont, ou qu’elle les rejette de son Panthéon. En tout cas, il lui est interdit de les défigurer sous le fallacieux prétexte de « respecter leur mémoire ».

Aussi la publication de leurs lettres ne peut-elle qu’aider la vérité, c’est-à-dire qu’avoir d’heureuses conséquences. Or, que se passe-t-il ? J’ai été l’ami intime pendant toute sa vie d’un artiste célèbre, j’ai recueilli toutes ses confidences, j’ai été son collaborateur le plus étroit ; je n’aurai cependant pas le droit de divulguer ses lettres si (au cas où il n’a pas fait de testament, et c’est une précaution souvent impossible en cas de mort fortuite, ou à laquelle l’artiste ne prend simplement pas la peine de songer) un petit-fils ou un beau-fils, ou un parent éloigné, qui ne l’a pas connu mais qui tient à profiter de sa gloire, s’y oppose, même sans motif. Ceux-ci ont un droit de veto, qui ne comporte pas de discussion. Aux demandes de publication qui leur sont faites, ils peuvent répondre par des raisons commerciales ou une fin de non-recevoir pure et simple. Il y a pis. J’ai connu des héritiers qui étaient effrayés par la célébrité du défunt, par la rapidité des progrès de sa renommée. Ils déclaraient aux amis et aux étrangers qui voulaient en rapportant leurs souvenirs, contribuer à étendre sa renommée : « Patientez ! Voyons, patientez ! Il a encore bien du temps devant lui pour être glorieux ! » Comme si la gloire était une publicité irrespectueuse et qui ne devient décente que longtemps après le deuil, lorsque le cadavre, témoin gênant, devenu pourriture, n’existe plus !

Ce faux respect des morts aboutit quelquefois à des conséquences tout à fait contraires à celles que cherchent ceux qui prennent si maladroitement leur défense. Voici un pieux homme, qui a finalement obtenu de la famille du défunt l’autorisation de publier les lettres qu’il a reçues du vivant de son ami. Fera-t-il paraître le texte intégral ? Pas du tout. Il est de son devoir, prétend-il, de les soumettre à sa censure personnelle. Et il ne se gêne pas pour faire des coupures. Il remanie, modifie, fausse complètement le sens primitif. Un exemple me revient de ce « tripatouillage » qui était fait, hélas, dans un but bien intentionné. L’écrivain qu’on mutilait ainsi parlait, dans une de ses lettres, de ses professeurs de collège. Pendant plusieurs pages, il ne tarissait pas d’éloges chaleureux à leur égard. Une dernière phrase cependant, à la fin, sur la pauvreté de l’enseignement donné aux élèves, transformait le ton de tout le début et lui donnait plutôt une signification ironique. Mais cette dernière phrase fut jugée agressive par le censeur bénévole, et supprimée. C’est ainsi qu’on transformait un des auteurs les plus perspicaces de notre temps en une sorte de bonhomme naïf, dupe de l’instruction qu’il avait reçue, alors qu’au contraire il avait su, avec intelligence, comprendre les qualités de ses professeurs, mais aussi leur pauvreté et leurs limites étroites. Il est vrai que, si les textes n’étaient pas ainsi mutilés par les héritiers, les efforts des érudits, qui passent leur vie à les rétablir, n’auraient plus de raison d’être. On peut dire que tout le travail qui est fait dans les éditions critiques successives d’un même ouvrage, par le collationnement du texte avec le manuscrit, quand celui-ci se retrouve, ou simplement par la comparaison des différentes « leçons » des principales éditions, que tout cet immense appareil savant de contrôle a pour but essentiel de résister à la déformation systématique que les familles, les amis, les éditeurs font subir aux œuvres des grands écrivains. Ainsi triomphe finalement et malgré tous les obstacles, la malheureuse vérité, persécutée et traquée par tant d’ennemis.

Cependant les lois actuelles, on le voit, aboutissent à cette situation vraiment insensée : tant qu’un écrivain vit, il ne s’appartient pas réellement, puisque ses notes intimes peuvent être publiées sans son consentement. Dès l’instant où il meurt, son esprit qui survit reste prisonnier, car être libre alors, pour lui, ce serait appartenir à la postérité. Mais des parents maladroits, idiots ou malveillants mettent la main sur sa dépouille, la prennent au collet, lui passent les menottes, emprisonnent sa pensée.

Sans doute, les caches les plus obscures n’ont jamais pu, heureusement, la réduire complètement. Si les héritiers savaient la vanité de leurs efforts, peut-être résisteraient-ils moins activement à cette puissance progressive de diffusion qu’enferme par elle-même une grande œuvre. Ils ne peuvent pas empêcher, en effet, que les conversations, qu’un artiste a tenues durant sa vie, soient rapportées après sa mort par ses familiers. Ils ne peuvent pas s’opposer à ce que toutes sortes de livres d’étude et de biographies paraissent sur l’homme célèbre qui vient de disparaître. Celui-ci appartient au public quand même et malgré tout.

Il arrive, il faut l’avouer, que ces documents verbaux soient moins précis et moins sûrs que ne le seraient des lettres, par exemple, et qu’ainsi une famille, qui a interdit leur publication, aboutisse à des résultats contraires à ceux qu’elle avait cherchés. Ces paroles de l’écrivain, ramassées on ne sait comment, tronquées, interprétées, consignées, non sans passion, par les uns et les autres peuvent pendant un certain temps jeter le trouble sur la véritable figure de l’artiste qui vient de mourir. Ce fut le cas pour Anatole France21. Et cependant ces divers « entretiens » avec lui, qui ont paru en volumes22, qui nous l’ont montré dans l’intimité, dans le laisser-aller quotidien de sa robe de chambre23, n’ont en rien diminué véritablement l’homme qu’il a été, sauf pour les imbéciles qui s’étaient fait de lui une image conforme au sage idéal des manuels de morale primaire. Naturellement ces sortes d’interviews posthumes comportent toujours des erreurs de détail, mais peu à peu, grâce aux livres qui paraissent successivement sur le même personnage, elles finissent par se compenser les unes les autres.

Je veux bien admettre pourtant que les héritiers ont parfois un prétexte magnifique pour empêcher la publication des lettres du défunt : « Elles touchent à des « tiers » qui peuvent être lésés », disent-ils. La fameuse objection tirée des « tiers » a toujours été — et est aujourd’hui encore — un merveilleux épouvantail, un véritable attrape-nigaud, destiné à empêcher la diffusion de la pensée des écrivains, qui sont entrés définitivement dans le public. C’est grâce à ce fallacieux motif qu’est fondé et que se prolonge le scandale du Journal des Goncourt, qui reste inédit24 malgré la volonté formelle des testataires11.

Ce qui montre l’inanité de toute objection basée sur le prétendu respect dû aux « tiers », c’est le cas typique du De Profundis d’Oscar Wilde. Wilde a légué, lui aussi, son manuscrit à la Bibliothèque Nationale de Londres. Il a demandé dans son testament que le « Journal » soit publié vingt ans après sa mort. Ce Journal est d’ailleurs plutôt une longue lettre adressée à son « cher Bosio » et qui concerne presque uniquement Douglas et sa famille, c’est-à-dire des « tiers ». Or, ceux-ci ne sont pas morts à l’heure actuelle. Cependant le délai de vingt ans est expiré et le Journal a paru. Qu’a fait Lord Alfred Douglas ? Se sachant vivement attaqué par Wilde, il a, et même bien avant la publication complète25 du De Profundis, écrit un livre intitulé Oscar Wilde et Moi26 où, au lieu de contre-attaquer, il prend l’offensive, où il essai de réfuter à l’avance ce qu’il appelle les calomnies de son ancien ami. En présence de ces deux documents contradictoires qui sont comme deux plaidoyers, deux aspects approfondis et émouvants de la même réalité, le critique ou le public est apte à reconstituer celle-ci tout entière. Ainsi personne, somme toute, ne se trouve lésé. Qu’est-ce qui empêcherait ceux qui se croient touchés par le Journal des Goncourt, soit de répondre par avance aux accusations ou aux propos déformés qu’il peut contenir, soit de rétablir simplement la vérité, s’ils la trouvent atteinte, au moment de sa publication, soit d’attaquer l’éditeur en diffamation ? Mais qu’on donne à celui-ci le droit de risquer ces procès menaçants ! La liberté de pensée n’a jamais été autre chose que le droit de libre discussion.

En quel temps vivons-nous ? On redoute l’ombre des revenants comme aux époques de sorcellerie. Les morts font véritablement peur. On craint que leurs papiers fassent surgir soudain des révélations extraordinaires, destructrices de tout ordre établi. On craint que les morts se conduisent mal. On les considère comme des petits enfants qu’il faut surveiller constamment de très près. On ne veut pas leur permettre ni de faire trop de bruit, ni surtout de causer du scandale.

Il me semble qu’il y ait là une espèce de ressentiment à leur égard. Durant leur vie n’ont-il pas tenu une place excessive ? Ne s’est-on pas déjà suffisamment occupé d’eux ? Vont-ils encore continuer à nous importuner, pensent les héritiers ? Assez. Qu’on se taise maintenant autour d’eux ! Et comme c’est nous qui avons les droits, qu’on se le tienne pour dit12. Pauvres intellectuels, qui étiez, durant votre existence, victimes des marchandages éhontés de notre époque et qui devenez, dès que vous reposez dans le tombeau, victimes cette fois des familles trop heureuses de reprendre enfin leur autorité sur vous.

Je ne saurais trop le répéter, j’ai constaté par moi-même autour de ces morts glorieux aussi bien de la jalousie que de la bêtise, et quelle hypocrisie souvent ! Cette horrible hypocrisie égoïste, qui est véritablement indéfendable. Tel grand avocat a voulu, pendant trente ans, ignorer son fils, le considérait comme un oisif, comme un fainéant, perdu par les vices ; quand on lui demandait de ses nouvelles, il passait rapidement à un autre sujet, feignait même de n’avoir pas d’enfant, ou aucun lien de parenté avec celui-ci, se désolidarisait complètement de lui. Mais depuis que ce fils est mort dans la gloire, le père ne parle pas autrement de lui, qu’en murmurant d’une voix éplorée : « Ce pauvre Pierre, ou, Mon petit Pierre adoré » ; il s’est recomposé un personnage nouveau pour être à même de supporter cette renommée inattendue, qui rejaillit, malgré tout, jusque sur les ascendants. Cependant il regarde comme des inquisiteurs malvenus et malséants tous ceux qui ont été les amis intimes de son fils, tous ceux qui cherchent à se documenter sur l’homme devenu public et qui veulent lui apporter un tribut d’admiration. Familles inopportunes et étouffantes, qui laissez le poète se débattre dans la misère, mais qui réapparaissez soudain lorsqu’il est très malade, plutôt pour lui reprocher sa dissipation, pour l’accuser d’être responsable de sa propre maladie, que pour le soigner ; vous avez disparu tout au long de sa vie, mais on vous retrouve plus tard : vous êtes toujours, là, bien présentes, lorsque le poète n’est plus, pour le faire souffrir encore une fois, non plus dans sa chair, mais dans sa pensée.

Je déclare très volontiers, somme toute, que les histoires de « tiers » ne seraient qu’une aimable plaisanterie si elles n’étaient pas malheureusement un empêchement sérieux à la diffusion de la pensée, si elles ne servaient pas à considérer les artistes après leur mort, et seulement après ce moment-là d’ailleurs, comme des êtres dangereux, dont il faut se préserver de toutes les façons possibles.

Ici, certains juristes font une réponse exactement contraire à celle qu’ils nous donnaient tout à l’heure. Chacun de vous, disent-ils, est libre de publier, si vous le désirez, les lettres que vous détenez, sans l’autorisation de la famille13, mais encore à la condition que ces lettres ne soient pas confidentielles, ne lèsent personne, ne soient pas contraires aux bonnes mœurs, ne concernent pas des tiers, étant toujours entendu, naturellement, que l’appréciation de ces faits est laissée aux tribunaux.

Cependant, ajoutent les juristes eux-mêmes, la question n’est pas très précise. Le plus souvent, lorsque les héritiers poursuivent des éditeurs qui ont publié sans leur consentement des lettres confidentielles ou non, ils obtiennent gain de cause. On a vu récemment les descendants de George Sand triompher en justice à propos des billets, cependant bien innocents, qui avaient paru sans autorisation27. Un autre éditeur a été condamné pour avoir édité quelques pages de Maurice Barrès28, qui s’exprimait sur des questions politiques d’une manière qui ne coïncidait pas exactement avec les opinions des héritiers. Les précédents de ce genre sont extrêmement nombreux.

J’ai dit combien les tribunaux comprennent peu les questions intellectuelles. Il suffit qu’ils interviennent dans un litige, où les intérêts de la pensée pure entrent en conflit avec des intérêts moraux ou matériels, pour qu’aussitôt ils faussent le sens de tout le débat. Ils donneront toujours satisfaction aux prétentions de la famille ; ils la placeront au-dessus de tout ; ils la protégeront au détriment de l’artiste, de même que, tout à l’heure, ils soutenaient le marchand contre l’écrivain.

Chapitre III §

Si j’en avais le pouvoir discrétionnaire, je ferais saisir par la force armée et publier par l’Imprimerie Nationale les écrits de grands écrivains que d’étroites préventions risquent de perdre à tout jamais.
Paul Souday29.

Il est une coutume pire encore que celles dont je viens de parler : les héritiers ont la liberté de détruire les lettres comme les manuscrits de l’écrivain qui vient de mourir. Cet abus du droit de propriété couvre non seulement ceux à qui échoit la succession de l’intellectuel, mais également les amis qui détiennent des papiers inédits. Ils peuvent, les uns et les autres, brûler ces richesses, les enfouir pour toujours dans une cave, s’en débarrasser à titre gracieux, ou les mettre en vente. Dans ce dernier cas, n’importe quel collectionneur inconnu et maniaque en deviendra propriétaire, les cachera avec un soin jaloux sans que personne puisse intervenir, même si le fait est de notoriété publique.

Dans le chapitre précédent, j’ai montré que la famille a la faculté de s’opposer comme il lui plaît à la publication des missives du défunt. Maintenant, nous la voyons disposer de tout ce que laisse d’achevé ou d’inachevé le penseur ou l’artiste qui disparaît.

Ainsi les héritiers de Benjamin Constant gardent dans une malle, perdue dans je ne sais quel grenier à l’étranger, une quantité de cahiers inconnus, que cet homme extraordinaire, paresseux, fantaisiste mais fécond, a écrits de son vivant30. Les possesseurs actuels ne veulent pas s’en débarrasser. Ils craignent d’exhumer des documents relatifs aux amours, à la passion du jeu, à l’existence orageuse de leur arrière-grand-oncle ; ils tremblent devant des révélations possibles, qui compromettraient, prétendent-ils, leur dignité. Pires que les avares légendaires, qui de temps à autre, la nuit, quand ils sont seuls, descendent dans un sous-sol secret retrouver leur trésor pour en jouir au moins eux-mêmes, ces Harpagons malgré eux ignorent même ce qu’ils détiennent et ne veulent pas le savoir. Ils n’ont d’autre aspiration que de « vivre en paix. » Aussi ne répondent-ils même pas aux lettres des savants, qui leur demandent de consulter leurs archives. Ils les considèrent comme d’insupportables importuns, comme les ennemis de leur repos.

Certains cas sont plus nets encore. Les représentants de la famille Sade ne veulent pas entendre parler du « divin marquis » : ils ne voient en lui que le coupable qui a donné son nom « au plus abominable des vices »31. Il y a cependant en lui un philosophe, un précurseur, un révolutionnaire : autres raisons, il est vrai, pour ne pas toucher au souvenir de ce damné. De même que le père chasse de son domicile, en le maudissant, l’enfant dont il juge l’inconduite irrémédiable, de même il excommunie du foyer l’image de tel ancêtre, peut-être grand par ses œuvres, mais qu’il renie pour sa réputation d’immoralité.

Que d’exemples de cet ordre ! M. Paul Souday nou rapporte qu’« il existe quelque part, en province, dans un château, des inédits de Diderot que les propriétaires séquestrent comme dangereux pour leurs croyances14 ». Les descendants d’un des plus célèbres poètes dramatiques français de la fin du XIXe siècle se transmettent, depuis deux ou trois générations, une correspondance extrêmement précieuse ; les parents, sur leur lit de mort, font jurer à leurs enfants qu’ils continueront un grand devoir : maintenir ces lettres strictement secrètes. Ce ne sont pourtant que des billets d’amour, mais adressés à une femme mariée. Ici, des appréhensions morales, là des considérations politiques, là simplement la négligence, la bêtise, là une haine véritable de la supériorité…

Il y a des situations, d’ailleurs, presque pénibles : l’écrivain Jean Psichari, qui a fait une conversion éclatante au catholicisme et qui est mort à la guerre après avoir célébré l’Appel du Soldat, avait Renan pour grand-père et Anatole France comme parent par alliance. S’il avait vécu et s’il était devenu, par suite de circonstances possibles, l’exécuteur testamentaire ou naturel de ces grands écrivains, on imagine combien son attitude aurait été difficile. Il arrive presque constamment que des lettres et des manuscrits reviennent par héritage à ceux qui sont les moins faits pour les recevoir. Lorsque ces biens intellectuels sont alors mal gérés et se trouvent perdus, ce ne sont pas les héritiers eux-mêmes qui souffrent de leurs fautes, comme s’il s’agissait d’une succession ordinaire foncière ou industrielle, mais c’est toute la collectivité, et même les générations futures qui sont gravement lésées et privées sans recours possible de richesses qui leur étaient avant tout destinées.

Les exemples historiques sont innombrables. Le fils de Jean Racine, je l’ai dit32, détruit tout ce qui risque d’altérer l’image édifiante de son père. C’est par miracle que la vie d’Arthur Rimbaud n’est pas restée, malgré l’effort des siens, une plate légende de saint33. Sur certains écrivains presque contemporains, comme Lautréamont, nous n’avons aucun document34. Parfois, tel a été le cas de Jacques Rivière, c’est le lendemain même de sa mort que commencent les polémiques entre les amis et l’exécuteur testamentaire, qui, en l’occurrence, est sa femme. Ce qui prouve bien le danger de cette conception, c’est que Mme Rivière, par exemple, diffère la publication d’un roman de son mari35, dont le sujet est l’amour profane, mais publie par contre de gros volumes de correspondance36, discussions avec Claudel sur des questions de dogme, ou avec des abbés sur des questions confessionnelles15.

Encore Mme Rivière, universitaire qui a l’amour de la littérature, travaille-t-elle avec soin et avec ardeur à dépouiller les œuvres posthumes de son mari. Mais combien de familles considèrent comme encombrants ces vieux papiers noircis par l’écriture du mort. Je les vois, ces parents, fouillant dans les tiroirs et les armoires pour y rechercher, avant tout, les vieux menus, les programmes de banquet, quelques vieilles photographies pâlies. Tout le reste, pour y mettre de l’ordre, ils ont envie de le jeter au feu, sans même deviner ou comprendre qu’il peut se trouver là, dans ce qu’ils vont brûler, une œuvre magistrale.

Ainsi, selon la définition même de la propriété, les héritiers ont le droit de jouir, d’user et d’abuser des manuscrits de l’écrivain qui est mort. Mais ce droit absolu qui reste le plus souvent théorique, lorsqu’il s’agit de terres ou de maisons, par exemple, devient pour eux une liberté sans limite. La propriété qui, dans notre société moderne, est l’objet de tellement de restrictions dictées d’un point de vue économique général16, n’en subit pas une seule qui ait pour but de défendre les intérêts intellectuels de la collectivité. Il suffit pourtant que les habitants d’une ville aient un avantage à ne pas faire un détour pour que l’on perce une rue et que l’on n’hésite pas à chasser des propriétaires de leurs demeures et à abattre celles-ci ; mais si toute la civilisation a intérêt à ne plus ignorer telle œuvre d’art ou de science, contre le propriétaire de ce texte inédit, dont il n’est pas l’auteur, personne ne peut rien, on n’ose pas sévir ; ce propriétaire-là, celui-là seul, a le droit de se conduire comme un fou, de déchirer le manuscrit en petits morceaux et de le manger.


Il faut ici agrandir le sujet. C’est toute la question de la propriété intellectuelle qui est à remettre en question.

Puisque la société s’est transformée en une vaste usine, où chacun, toute la journée à son poste, doit manœuvrer des leviers et que l’artiste est, en fait, qu’il le veuille ou non, un ouvrier comme les autres, il n’y a plus aucune raison pour qu’il n’ait pas les mêmes droits que le paysan, le plombier ou le cantonnier de la rue. L’attitude des jeunes écrivains, d’ailleurs, est conforme à ce mouvement général : ils veulent maintenant considérer leur activité artistique comme une activité ordinaire. Il est bien fini ce temps où l’homme de pensée paraissait exceptionnel, vivait, somme toute, de la charité publique et, comme certains moines mendiants, trouvait sa situation naturelle et acceptable.

Aussi n’est-il pas monstrueux aujourd’hui que la propriété scientifique, par exemple, ne soit, elle, protégée d’aucune manière ? Si les savants parviennent à se nourrir, c’est en exerçant un autre métier que le leur : ils sont presque tous professeurs. Leur activité au laboratoire ne leur rapporte jamais rien. Ainsi un chimiste peut trouver un nouveau produit (un « 606 »37, un vaccin contre le cancer, etc…), s’il communique sa découverte à l’Académie des Sciences, la rendant de cette façon publique, demain, n’importe quel industriel aura le droit d’appliquer son procédé, de le dépouiller de sa trouvaille et de s’enrichir, somme toute, à son détriment. Sans doute le savant n’a pas travaillé dans le but de s’enrichir, mais  si je me replace au milieu du mouvement forcené de notre temps, où l’argent est indispensable, ne serait-ce que pour se livrer à des recherches désintéressées  n’est-il pas légitime que le savant soit payé par sa découverte et d’autant plus que personne ne vient à son secours ? Si même une fortune doit lui échoir, ne saura-t-il pas mieux en profiter, mieux l’utiliser que n’importe quel autre individu ?

Il est exact que la propriété industrielle est protégée, et cependant celle-ci n’est qu’une découverte scientifique transformée en un procédé de fabrication. D’ailleurs, même sous cette forme, les garanties sont bien faibles, les brevets étant périssables et les tribunaux obligés d’intervenir constamment pour mal les défendre. Mais le fait le plus symptomatique est celui-ci : l’invention, l’idée est considérée comme n’ayant aucune valeur en elle-même, mais aussitôt qu’elle prend un caractère commercial de chose qui peut se vendre et s’acheter, et à partir de ce moment seulement, elle intéresse la collectivité et, par conséquent, devient l’objet d’une réglementation.

L’incompréhension du législateur pour la pensée reste constante dans l’histoire. Ce n’est que depuis la Révolution Française que la propriété littéraire est pratiquement reconnue et transmissible aux héritiers. Sous l’Ancien Régime, quoi que prétendent quelques journalistes de parti plus ou moins sophistes17, les écrivains avaient tous l’habitude de vendre une fois pour toutes et sans restrictions leurs œuvres à l’éditeur, si bien que leurs descendants restaient complètement dépossédés. Il est curieux de remarquer à cet égard que les enfants n’ont joui d’abord (à partir de 1793) que pendant dix ans des droits d’auteur de leurs parents. Il a fallu attendre une loi de 1854 pour que cette durée soit portée à trente ans ; en 1866, pour qu’elle atteigne, comme aujourd’hui, cinquante ans. Ceci montre bien quelle difficulté a notre société à admettre que les droits de la pensée puissent constituer véritablement un capital comme un autre. Bien plus ! Il a fallu attendre 1902 pour que « les architectes et les statuaires », les « sculpteurs et dessinateurs d’ornement18 » ne soient plus pillés par des imitateurs. Textes encore très incomplets, puisqu’aucune loi n’empêche aujourd’hui celui qui veut copier de reproduire des modèles de robes, en général des types de vêtements19.

Ainsi il a fallu plusieurs siècles pour que des droits abstraits puissent se transmettre aux descendants pendant un certain nombre d’années. Il faudra peut-être encore quelques siècles, si la société capitaliste est amenée à durer, pour que l’œuvre d’art ou de pensée soit définitivement assimilée à un capital ordinaire et reste dans une famille, comme tout capital, aussi longtemps que se succèdent des héritiers. Certes l’écrivain, de même que le savant, ne cherche pas, en principe, à faire une fortune avec ses livres. Mais puisqu’à notre époque mercantile ceux-ci représentent, malgré lui, une valeur marchande, il est naturel que cette valeur lui appartienne, que ses héritiers en profitent, qui sauront peut-être mieux en faire fructifier les intérêts que des éditeurs inconnus20.

Car, en fait, qu’arrive-t-il lorsque l’œuvre tombe dans le domaine public ? Les revenus qu’elle rapportait pendant cinquante ans aux enfants, ce sont les éditeurs qui vont les toucher. Cette transmission automatique d’un capital familial à des familles étrangères n’est justifiée en rien, n’a aucun sens. On ne peut même pas soutenir que les éditeurs vendent meilleur marché une œuvre sur laquelle ils n’ont plus de droits d’auteur à payer. Ils jouissent simplement d’une marge de bénéfices plus grande. Tout se passe comme s’ils comptaient ces droits dans leur prix de revient, mais ne les payaient pas. Ce qui le prouve, c’est que des éditions bon marché peuvent être publiées du vivant même des auteurs : la plupart des collections à deux francs cinquante ont pour titre des ouvrages de contemporains ; ce sont des romans qui ont été achetés souvent très cher à des écrivains célèbres. Ce n’est donc pas la suppression des droits d’auteur qui permet de réduire le prix de vente d’un livre, mais uniquement le chiffre de son tirage et l’étendue de sa diffusion.

Je vais même plus loin : la rémunération de l’écrivain joue, en général, un rôle proportionnellement si faible21 que si, subitement, le « domaine public » était supprimé et tous les ouvrages classiques majorés22 des droits d’auteur (c’est-à-dire de dix pour cent) en faveur des héritiers, le public remarquerait à peine cette hausse insignifiante, surtout depuis la guerre où les prix sont devenus tellement instables.

Le projet Herriot23, du point de vue qui nous occupe, n’améliorerait en rien la situation présente. Et puisque l’héritage est perpétuel, celui des hommes de pensée doit l’être également. Il n’y a pas de raison dès lors pour qu’au bout de cinquante ans, les droits d’auteur reviennent en partie à l’Etat au lieu de passer aux éditeurs ; il n’y a aucun motif pour que l’Etat dépossède les familles des grands artistes plutôt que les fabricants de livres. Je ne soulève même pas cette objection que les « libéraux » ont été trop heureux de présenter victorieusement : l’Etat deviendrait critique littéraire ; il disposerait sans doute de la façon la plus ridicule du produit obtenu par les prélèvements qu’il opérerait sur le domaine public. Il secourrait, dit-on, des veuves d’écrivains ? Mais il laisserait la mère ou la sœur de Rimbaud dans le dénuement et soutiendrait la famille de Georges38 Ohnet24.

S’il me paraît désirable que les revenus d’un livre soient attribués pour toujours à l’artiste et à ses descendants, par contre, je considère que dès la mort du créateur, sa création doit appartenir au public. Il est possible, en effet, comme l’a fait le Code Civil, de distinguer la propriété elle-même d’un objet de ses revenus, le capital de l’usufruit. L’œuvre d’art sera, par conséquent, à la disposition du public ; s’il s’agit d’un manuscrit, à celle des éditeurs qui veulent le publier. Mais l’argent que cet ouvrage peut rapporter continuera à être versé aux héritiers. Autrement dit, pour parler en termes juridiques, la nue-propriété entre immédiatement, à la mort de l’artiste, dans le domaine public, mais l’usufruit reste perpétuellement dans la famille25.

En ce qui concerne la réalisation pratique de cette idée, M. Barthélemy, Doyen de la Faculté de Droit, fait, dans sa réponse aux Cahiers de la Quinzaine, une suggestion extrêmement intéressante26. Ne pourrait-on pas, dit-il, assimiler les documents laissés par l’intellectuel au moment de sa mort, à des monuments historiques et ne pourrait-on pas exiger leur « classement », c’est-à-dire leur protection ? C’est ainsi que sont conservés dans toute la France les églises, les palais, telle vieille porte ou telle maison ancienne. Bien plus : il arrive souvent que lorsque la loi est réellement appliquée, elle finit par inculquer son esprit à ceux qui la mettent en pratique. On révère à l’heure présente la moindre vieille pierre, dans le moindre village ; les conseillers municipaux s’empressent d’apposer partout des plaques commémoratives accompagnées de longs commentaires historiques. Sans doute cette espèce d’adoration mêlée de patriotisme local aboutit à des excès risibles ; elle n’est souvent qu’une manière d’exploiter les curiosités d’une contrée dans le but commercial (le mercantilisme ne perd aujourd’hui jamais ses droits) d’attirer des voyageurs dans cette région. Cependant toute cette publicité reste bien inoffensive. Elle n’enlève rien aux avantages considérables que présente ce respect généralisé de l’histoire et de l’art et dont bénéficient en ce cas les vestiges architecturaux.

Naturellement le goût de la jurisprudence, qui est celui de tous les juristes, entraîne M. Barthélemy à chercher, avec beaucoup de finesse, si la loi actuelle du 31 octobre 1913, qui concerne les monuments historiques, ne pourrait pas protéger dès à présent les documents inédits et les vieux manuscrits. Mais je ne veux pas savoir, répondrai-je, si l’on peut, en torturant un texte, lui faire dire ce qu’il n’a jamais signifié. Ce procédé dogmatique, souvenir du Moyen âge, me fait penser à la « question » qui permettait, à l’aide de pressions savantes sur un individu, d’obtenir l’aveu de crimes qu’il n’avait jamais commis. En raisonnant par déductions subtiles sur tous les articles du Code et sans les changer, je me fais fort de renverser nos lois, de supprimer le mariage, l’héritage, la propriété, de recréer dans la vie juridique un nouveau réseau de sophismes, qui transformerait notre civilisation en quelque utopie platonicienne ou une société communiste.

C’est donc un texte nouveau qui est nécessaire ici27. Il contraindrait la famille ou les amis d’un intellectuel à apposer, immédiatement après sa mort, des espèces de scellés sur tous ses biens précieux. Un séquestre veillerait à leur conservation. Des sanctions sévères seraient prévues pour la moindre disparition d’une lettre. Les punitions auraient beaucoup plus d’utilité que celles qui sont prévues pour tout individu qui dissimule des valeurs mobilières dans un héritage. Enfin, de même que chaque assujetti à l’impôt sur le revenu est obligé maintenant de déclarer, sous la foi du serment, les biens qu’il possède à l’étranger, le légataire d’un écrivain serait tenu de faire connaître, avec leur description détaillée, tous les manuscrits qu’il a trouvés dans la succession.

Quels seraient les inconvénients d’un pareil texte de loi ?

J’entrevois la frayeur de certains sceptiques craintifs devant l’accumulation, qui ne manquerait pas de se produire, des manuscrits de tous ordres, mauvais, dangereux et immoraux. Cet épouvantable amoncellement de papier annoté ne serait-il pas en lui-même un risque pour la société ? J’ai souvent songé aux dangers de l’encombrement. Si toutes les œuvres de l’Antiquité, toutes les pièces de Plaute ou de Térence, de Sophocle ou d’Euripide, de tous les auteurs dont nous ne connaissons que le nom et de tous ceux que nous ignorons avaient été intégralement conservées, si la bibliothèque d’Alexandrie n’avait pas brûlé, ne serions-nous pas noyés dans une masse de « tablettes » et de parchemins, contraints, par la quantité tellement accrue des connaissances à acquérir, à une « spécialisation » encore plus forcenée que celle d’aujourd’hui, qui, telle quelle, est déjà un des maux de notre époque ?

L’objection est faible. Un classement des valeurs se fait toujours de lui-même. Les textes de second ordre couleraient rapidement (l’un d’entre eux étant repêché de temps à autre par quelque érudit) ; et bientôt surnageraient seules les grandes œuvres qui sont appelées à durer. Autrement dit, si tous les biens artistiques du passé, qui sont actuellement perdus pour nous, ressuscitaient soudainement, nous n’en garderions sans doute que quelques-uns et ceux-ci prendraient la place de certains ouvrages classiques, que nous avons maintenus vivants jusqu’à présent, mais qui, dès lors, seraient jugés inférieurs aux nouvelles découvertes et disparaîtraient peu à peu. Ainsi, n’y aurait-il même que la perte d’une seule grande œuvre ancienne à déplorer, nous devrions regretter de ne pas avoir conservé toutes les autres, qui nous seraient indifférentes, mais parmi lesquelles se trouverait celle qui aurait apporté un peu de lumière et de pensée à notre triste et déplorable civilisation. Jéhovah aurait épargné Sodome si la ville condamnée avait renfermé un seul Juste.39

D’ailleurs un texte de loi, qui contraindrait les détenteurs de manuscrits à les conserver, n’impliquerait pas l’obligation de les publier. Ils pourraient être déposés, par exemple, dans une bibliothèque publique, spécialement créée à cet effet, et placés à la disposition pure et simple de tout éditeur qui voudrait les lire et les imprimer. La concurrence, que se feraient les éditeurs entre eux, ne serait pas un empêchement à la bonne marche de leurs opérations, puisque, devant toutes les œuvres qui sont entrées dans le domaine public, ils se trouvent aujourd’hui dans cette même situation : aucun d’eux n’a l’exclusivité de la vente. Enfin, je l’ai dit, ce n’est pas l’obligation de payer aux héritiers l’infime pourcentage que représentent les droits d’auteur, qui empêcherait les éditeurs d’entreprendre la publication des œuvres qu’ils croiraient intéressantes ou fructueuses.

Au bout d’un certain temps, les documents, que personne n’aurait consultés ni édités, disparaîtraient d’eux-mêmes dans l’oubli.


L’interdiction générale de détruire les manuscrits posthumes et la liberté accordée à chacun de les publier constitueraient deux mesures, dont les conséquences, sur la marche de notre temps, ne seraient pas sans profondeur.

En histoire particulièrement, elles changeraient l’aspect des événements. La guerre mondiale, par exemple, apparaîtrait sous une lumière différente si demain les papiers intimes, écrits et abandonnés à leur mort par les acteurs du grand drame, sortaient des archives de famille où ils sont enfouis. Phénomène remarquable, en effet : les héritiers des ministres, des généraux, des diplomates, des penseurs sont d’accord, comme sous l’influence d’un complot tacite, pour cacher tout document qu’ils croient contraire à leur patriotisme mal compris.

Qu’on comprenne bien : il ne s’agit pas de satisfaire une passion, la curiosité populaire, mais d’apporter de la vérité. Nous ne connaissons les principaux faits d’une époque (les années 1914-1918 entre autres) que par des discours, des mémoires, des souvenirs officiels. Ce sont donc des plaidoyers pro domo, des textes de propagande. Chacun cherche à s’excuser, à accuser, à imposer sa sophistique par les moyens modernes de la publicité. Cependant sur ces pièces, aussi mensongères que des pages de Plutarque ou de Tite-Live, la légende nationale s’établit dans chaque pays, définitive et irréfutable. Si, un siècle ou un demi-siècle plus tard, quelque descendant d’un personnage célèbre met au jour une correspondance inédite, qui nous apprenne subitement que telle fameuse retraite stratégique n’a été qu’une défaite éhontée, tel manifeste pour le droit et la liberté qu’un piège machiavélique pour amener un neutre à se battre, cette révélation tardive restera sans influence, ayant perdu tout intérêt d’actualité, toute vie véritable ; elle n’aura pas la force de modifier la tradition maquillée par les historiographes académiques, les images d’Épinal, les gravures coloriées des manuels de classe, les belles photographies des dictionnaires encyclopédiques ou des Suppléments de magazines. C’est ainsi qu’une guerre catastrophique apparaît comme une suite d’actions glorieuses et désirables ; un régime tyrannique devient une époque idyllique.

A l’heure actuelle, ceux qui enterrent une seconde fois les morts en enterrant leurs papiers n’ont d’autre but que de ménager un pauvre petit intérêt éphémère, que, dans leur bêtise, ils croient important. Ils veulent déguiser un de leurs parents devant la postérité ou l’attitude d’une nation à une minute donnée du cours des événements. Il y a pourtant des imbécillités collectives ou individuelles, des passions momentanées, qui doivent être divulguées sous toutes les formes. Les fossoyeurs de documents historiques retardent et falsifient le sens de l’évolution. Ils en altèrent les données. Ils sont donc criminels comme des faux-monnayeurs40.

Dans le domaine littéraire, les manuscrits posthumes sont doublement précieux par la vérité qu’ils apportent et par les richesses imprévisibles qu’ils contiennent. La civilisation ne serait-elle pas un peu différente si, par exemple, les Pensées de Pascal, qu’il a laissées inachevées à sa mort, n’avaient pas été publiées ? Chaque grande œuvre d’art et de pensée qui disparaît est pour moi une perte moins réparable qu’un tremblement de terre, une éruption volcanique. Et je frémis en songeant que quelques héritiers, livrés à leur pur arbitraire, ont la possibilité de déchaîner des catastrophes de ce genre, dont je souffre directement.

Il faut que la pensée ait par elle-même une puissance presque irrésistible pour qu’elle ait triomphé en partie des préjugés et de la sottise illimitée de la majorité des hommes. Je me demande parfois comment certaines idées, la découverte d’une terre qui tourne, d’un ciel infini, l’étude psychologique des passions secrètes dans l’inconscient et le rêve, en peinture les secrets de la perspective et des couleurs, comment toutes ces notions ont résisté à la pression formidable des familles, avec leurs parents, cousins et arrière cousins, des tyrans superstitieux, des chefs de gouvernements intéressés à leur destruction.

Et malgré tout il faut bien reconnaître l’existence de certains progrès dans l’histoire. Notre époque, par suite du développement de l’individualisme, a une meilleure compréhension de l’œuvre d’art en elle-même.

Rappelons-nous qu’autrefois beaucoup de grands livres étaient anonymes : tous les textes sacrés, par exemple, la Bible, le Koran, le Rig-Veda. Bien plus : ils étaient l’objet de continuelles interpolations. Le maintien du texte littéral était complètement inconnu. On aurait trouvé naturel que le propriétaire de la Joconde, s’il avait désiré transformer ce tableau en celui d’un ancêtre de sa famille, lui ajoutât des moustaches et une barbe28.

Aujourd’hui, les écrivains, en signant leurs ouvrages, ont un sens plus développé de l’individualisme, c’est-à-dire de leur indépendance. La fidélité au texte, les éditions critiques témoignent un certain respect pour la liberté d’expression, autrement dit pour la liberté de penser. Elles prouvent une compréhension plus forte du génie particulier à chaque artiste, à chaque nation, à chaque époque. On ne détruit plus les églises gothiques ; on restaure encore, hélas ; mais au moins sans trop accommoder les monuments au goût du jour. En laissant ainsi aux livres et aux œuvres d’art leur personnalité, la collectivité s’enrichit et notre curiosité individuelle peut s’étendre dans des directions diverses et toujours plus nombreuses.

Je pense que si l’on accepte une fois pour toutes cette courte vie qui nous est donnée malgré nous, il faut admettre une civilisation. Or, quelle que soit la manière dont on la conçoive, les plus grandes joies que l’homme puisse tirer des biens qu’elle lui apporte sont les joies qu’il saura extraire de la pensée et de l’art. Faire le tour des notions acquises de son époque est sans doute une des meilleures voluptés. La sagesse des Goethe ou des Vinci, la beauté de leurs passions et de leurs amours, la grandeur de leur activité sont fondées sur le développement de toutes leurs facultés de connaître. L’action et la révolte ne se comprennent justement que dans le but de rejeter les erreurs et les préjugés d’un monde imbécile et pour maintenir ses trésors les plus purs. C’est de ce point de vue que je me suis placé au cours de ce petit livre.


On constate malheureusement que notre société, malgré le sens du relativisme qu’elle a acquis depuis le XVIIIe siècle, est encore loin de placer la pensée au premier rang dans l’échelle de ses valeurs. Je vois même, sous l’influence du développement industriel, la pensée s’étioler.

J’ai montré ici quelle est la situation présente de l’écrivain ou des savants. Ses intérêts pécuniaires comme ses intérêts intellectuels primordiaux sont totalement méconnus. Qu’il vive, qu’il périsse ou qu’il souffre, peu importe ! C’est lui, et lui seul pourtant, qui soutient et qui guide la marche en avant de la civilisation. Emerson a représente celle-ci par quelques géants41 qui, de siècle en siècle, se tendent la main au-dessus du troupeau des hommes. Ainsi l’intellectuel lègue à la société les biens les plus précieux qu’il possède et qu’elle dilapide en barbare.

Destinée peut-être fatale. De tous temps, l’image de Prométhée a été vraie42.

Cependant je ne me résignerai jamais à croire que celui qui a apporté le Feu aux hommes ne peut pas être libéré de ses chaînes, de son rocher et du vautour vorace qui lui ronge le foie. Non, je ne pense pas que « Rien ne nous rend plus grand qu’une grande douleur »43. Et je trouverai toujours absurde l’histoire du Pélican de Musset, dont Lautréamont s’est moqué avec une férocité démoniaque44. Non, l’écrivain ne doit pas « crever de faim » ; être dépossédé, bafoué et pourchassé comme un pauvre d’esprit. C’est là une pensée de résigné, d’impuissant, d’esclave, une pensée de traître qui ne croit pas à cette terre, à cette civilisation, à cette vie.

Sans doute l’équilibre de l’artiste, l’harmonie de sa vie ne doivent pas se transformer en un état de béatitude creuse. Il faut qu’il garde en lui des forces contenues et toujours prêtes à éclater. Pareil à certains corps radioactifs, il dégagera une énergie perpétuelle sans rien perdre de sa puissance. C’est qu’il reste parmi les hommes un être exceptionnel et incompréhensible. Les plus beaux gestes, ce sont les grands coups de lance de l’éternel Don Quichotte, qui pourchasse les ailes des moulins de la terre. Place devant lui ! N’arrêtons pas par des mesquineries sa chevauchée, sa rêverie, sa révolte, sa ferveur, ses visions de bonheur universel. Il ne doit mourir que du heurt avec la réalité.

Appendice §

L’enquête §

Nous donnons ici le texte de l’Enquête, qui a été adressé par les Cahiers de la Quinzaine à différentes personnalités placées aux confins des mondes juridique et littéraire ;

Monsieur,

Dans la préface qu’il a écrite pour les quatre lettres de lui sur Nietzsche qui ont été publiées par les Cahiers de la Quinzaine, M. Paul Valéry45 dit notamment :

« Je vois tous les jours des amis fort anciens qui ont fait vendre ce que je leur avais écrit en confiance et certains ne pas même retenir les billets et les missives qui concernaient leur propre vie et ses vicissitudes intimes. Et tout ceci à cause des lois, c’est-à-dire des légistes qui n’ont pas su mettre les lettres hors du commerce, comme ils ont autrefois fait les personnes. »

1° Pensez-vous que les législateurs devraient réglementer le commerce (et dans ce cas comment) des lettres privées, qui peuvent actuellement, contre la volonté du signataire, circuler librement et être publiées sous des formes diverses ?

2° Pensez-vous que cette mise hors commerce ou cette réglementation devraient s’appliquer également, après la mort du signataire, en faveur des héritiers ou de l’exécuteur testamentaire ?

3° Ne pensez-vous pas, au contraire, que très souvent les lettres privées (comme d’ailleurs les journaux intimes et même, d’une manière plus générale, les œuvres posthumes) représentent un bien qui intéresse la collectivité et qui mériterait d’être protégé de toute destruction (à laquelle on peut procéder à l’heure actuelle en toute liberté), et même d’être connu du public, tandis qu’on a le droit à présent de garder indéfiniment secrets les papiers posthumes les plus importants d’un écrivain ou d’un homme qui appartient à l’histoire ?

Les réponses §

Voici les Réponses aimablement adressées aux Cahiers de la Quinzaine et au sujet desquelles nous remercions encore une fois ces collaborateurs bénévoles :

Réponse de M. Marcel Coulon
Juge au tribunal de….

Paris, 17 mai 1927.

Mon cher confrère,

La propriété des lettres missives n’a pas été réglée par le législateur. C’est une création de la doctrine et de la jurisprudence, qui marie la notion de propriété mobilière avec celle de propriété littéraire. Je trouve ce mariage assez satisfaisant ; et, si je lui adressais des reproches, ils ne seraient pas ceux que formule M. Valéry.

Lorsque vous écrivez une lettre, mon cher confrère, vous produisez un objet mobilier, et, quand le destinataire l’a reçue, il en devient propriétaire parce que vous êtes censé lui en avoir fait donation. Il est donc muni de tous les pouvoirs que le Code civil attache à la propriété mobilière. Il peut conserver votre lettre ou la détruire, la montrer à qui lui plaît, en faire l’objet d’un prêt, d’une donation, d’un legs, d’une vente : d’où le commerce des marchands d’autographes.

Mais il faut que vous ayez donné cette propriété mobilière sans condition ni restriction ; fait qui n’a pas lieu lorsque votre lettre offre un caractère secret, confidentiel. Vous ne l’avez envoyée alors, n’est-ce pas ? qu’à condition que le secret ou la confidence restent entre le correspondant et vous. Les tribunaux ont toujours assuré le respect du contrat qui s’est formé tacitement autour d’une missive de caractère strictement privé. La lettre, ici, demeure en quelque sorte dans l’indivision. Le destinataire a le droit de la conserver ou de la détruire ; il n’a pas le droit de s’en dessaisir. La Cour de Cassation a même jugé qu’à la mort du destinataire, le signataire d’une lettre confidentielle peut la réclamer ; elle a décidé qu’une lettre confidentielle ne tombe pas dans l’hérédité de celui qui la reçut.

Que le destinataire d’une lettre strictement privée n’obéisse pas au contrat, que votre missive aille chez un marchand, vous pourrez la revendiquer, comme s’il s’agissait d’un objet quelconque illégalement sorti de vos mains. Et il vous sera loisible aussi d’obtenir, si cette désobéissance vous a causé un préjudice, le bénéfice du bienfaisant article 1382 du Code Civil, disposant que « tout fait quelconque de l’homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer ».

Voici exposé, mon cher confrère, le côté civil du petit problème de la propriété des lettres missives ; passons à son côté littéraire.

Ce que vous donnez au destinataire, c’est un objet matériel, un morceau de papier couvert d’encre : un contenant mais non pas son contenu — estiment doctrine et jurisprudence. Vous avez livré un corps, mais non l’âme qui l’habite. Cette âme, votre pensée, en effet, est susceptible d’une sorte de propriété que le Code civil ignore et qui, inscrite dans des lois spéciales, porte le nom de propriété littéraire. Tant que vous n’avez pas fait donation de cette propriété là, votre pensée ne peut être ni prêtée, ni donnée, ni léguée et ni vendue, ce qui revient à dire : votre lettre ne saurait être imprimée sans votre autorisation. Et aussi bien sur le catalogue du marchand d’autographes ou du commissaire-priseur que dans un journal ou un livre.

Cette publication irrégulière est sanctionnée par les lois sur la propriété littéraire. Elle sera frappée aussi à l’aide de l’article 1382 si, outre le préjudice de nature commerciale dont vous vous plaignez, vous établissez l’existence d’un préjudice matériel ou moral ressortissant dudit article. Il en serait ainsi notamment dans le cas de lettres confidentielles, présentant un caractère strictement privé.

Sachant tout cela, allons-nous, mon cher confrère, sous raison que « tous les jours, des amis fort anciens » mercantilisent nos précieuses babillardes, inviter les légistes à « mettre les lettres hors du commerce comme ils ont autrefois fait les personnes »   Si oui, nous rappellerions au philosophe, ou au rieur, ces deux vers du Fabuliste :

Pour tuer une puce, il voulait obliger

Ces dieux à lui prêter leur foudre et leur massue.46

Pour moi, je juge inutile la foudre et la massue législative, puisque les tribunaux nous offrent des armes efficaces ; d’abord les armes du Code au chapitre des contrats, ensuite celles de la propriété littéraire, enfin l’article 1382.

Certes, la propriété littéraire est une excellente chose, mais l’instinct propriétaire de la propriété littéraire ne me paraît pas plus respectable, dans ses manifestations excessives, abusives, que celui de n’importe quelle autre propriété. Ne suffit-il donc pas que le principe de la propriété littéraire des lettres missives soit proclamé en faveur de leur auteur ! Car enfin l’assimilation d’une lettre missive à un ouvrage littéraire prêterait à discussion. « Qui donne qui lève, le Diable le bacelle », dit un proverbe de mon Languedoc à l’usage des écoliers. Une lettre missive n’a été établie qu’en vue d’être donnée, sans distinction entre son corps et son âme. Dans bien des cas, elle constitue une réponse, un don en paiement d’un autre don de même nature ; un prêté pour un rendu. Le destinataire a part et mérite à sa création ; le dépouiller, sur cette chose qui n’existerait pas sans lui, de tout droit de propriété littéraire, voilà qui est peut-être excessif ! Pour moi, la lettre devrait en principe être reconnue, littérairement comme mobilièrement, la propriété du destinataire, jusques et y compris le droit de publication. Je dis : en principe, ouvrant la porte à l’appréciation des tribunaux pour des cas d’espèce ; et réservant bien entendu, les lettres à secret, confidence et caractère strictement privé.

Mais laissons les choses en l’état et constatons que cet état de choses n’a jamais été sérieusement regretté par personne. Du plus haut au plus infime écrivain, chacun a consenti jusqu’ici à laisser le marchand d’autographes, l’échotier, l’historien, le critique, vivre des miettes qui tombent de notre table ou en nourrir le public. Chacun a payé de bon cœur la dîme minuscule qu’on lui demande pour loyer de sa notoriété. Et chacun sait que s’il ne veut pas payer cette dîme ; s’il refuse, sa moisson faite, que l’on glane sur son champ, le juriste, à priori, lui donne raison et non pas tort. Qu’il s’adresse donc aux tribunaux. Parbleu ! ce ne sera pas sans frais ni ennuis, et le jeu n’en vaudra pas toujours la chandelle. Il en coûte, par le temps qui court, pour faire reconnaître ses droits ou obtenir la restitution de son dû. La procédure ne se donne pas pour rien ; son maquis est épais, le fisc judiciaire glouton, enfin une certaine théorie, dite de l’abus du droit, fait des progrès en jurisprudence… Évidemment, un usage législatif interdisant le commerce des lettres missives (je ne dis pas le réglementant car je ne vois pas bien comment une réglementation efficace et juridique serait possible), simplifierait la besogne. Mais pourquoi serait-elle simplifiée ici alors qu’elle est compliquée partout ? Pourquoi au moment où la propriété immobilière, par le fait de la législation sur les loyers se voit si grièvement sacrifiée à l’intérêt social, accorderait-on un privilège tout à fait exorbitant du droit commun à un genre de propriété aussi particulier, aussi indifférent à l’intérêt social, enfin aussi privilégié déjà que la propriété des lettres missives ?

Il y a les intérêts des marchands d’autographes, basés, depuis que le Code est Code, sur les principes les plus juridiques du droit civil et du droit commercial ; et je ne voudrais pas voir supprimer ni juguler une boutique telle que celle que mène, par exemple, depuis plusieurs générations la famille Charavay47, parce que, indirectement mais grandement, son commerce sert les Belles-Lettres. Il y a les usages journalistiques, dont bénéficie le public qu’intéresse la littérature ou ses alentours… Mais le seul souci des droits de la Critique m’obligerait à répondre : non, à votre première question et deux fois non, à la seconde. Je n’ai jamais vendu aucune lettre d’écrivain à moi adressée — si j’en ai donné gracieusement beaucoup —, mais je n’ai pas hésité à publier une lettre de grand écrivain, à moi adressée, quand une telle publication m’a paru nécessaire à mes analyses ; et alors sans demander autorisation à personne. Ainsi ai-je fait pour J.-H. Fabre, Moréas, Gourmont ou France, pour ne parler que des morts48. De même, quand j’ai jugé opportun de publier des missives inédites de Rimbaud ou de Verlaine49, que je tenais de possesseurs réguliers aux termes du Code civil (en matière mobilière, possession vaut titre), je ne me suis pas préoccupé de savoir si les héritiers de la propriété littéraire de Verlaine ou de Rimbaud seraient consentants. J’ai affirmé ainsi l’idée où je suis qu’en principe la propriété littéraire d’une lettre missive, comme sa propriété mobilière, doit appartenir au destinataire ; étant prêt d’ailleurs à m’incliner devant décision de justice si le quasi-délit que je pouvais commettre m’eût valu une poursuite. Poursuite justifiée, en principe, par les règles de la doctrine et de la jurisprudence actuelles, mais à laquelle j’eusse opposé cette théorie de l’abus du droit dont il était question plus haut…

Quant à votre question troisième, mon cher confrère, j’ai répondu trop longuement aux deux premières pour que je puisse l’aborder, car elle est délicate.

Agréez, je vous prie, mes sentiments les meilleurs.

Marcel Coulon

Réponse de M. H. Berthélemy,
Doyen de la faculté de droit de Paris
Membre de l’Institut

15 mai 1927.

Faculté de droit de paris

Le Doyen.

Monsieur,

Je vous remercie de l’envoi que vous m’avez fait du livre de Péguy50. Volontiers je réponds aux questions que vous suggèrent les quelques lignes de Valéry que vous citez. Aux deux premières, je réponds non   à la troisième, je réponds… peut-être !

1° Non, il ne faut pas que le législateur se mêle de réglementer le commerce des lettres privées. Cela n’est souhaité ni demandé ni par ceux qui écrivent ces lettres, ni par ceux qui les reçoivent, ni par ceux qui les possèdent. En général, nous attendons trop du législateur. En lui faisant perdre la conscience de son incompétence habituelle, nous l’érigeons en tyran. Une loi qui limiterait l’usage que nous faisons des lettres qu’on nous écrit serait insupportable. Elle ne répondrait en aucune manière à l’idée que nous nous faisons sur l’échange des pensées par l’écriture.

Ce que nous écrivons ne reste pas plus à nous que ce que nous disons. Quel dommage pouvons-nous éprouver de ce qu’on communique nos lettres ou nos paroles   Mais elles peuvent être confidentielles, ou immorales, ou illégales. Hé sans doute ! Si, en pareille hypothèse la vulgarisation qu’on en fait nous cause un préjudice, n’est-elle pas dès à présent interdite par la loi civile — ou même par le Code pénal ? Cela suffit.

2° Je dis de même qu’il n’y a pas à réglementer le commerce des lettres des morts au profit de leurs héritiers. Écrites auxdits héritiers, elles leur appartiennent ; écrites à des tiers, elles ne regardent pas plus les héritiers que les paroles ou les conseils de leurs auteurs à ses amis.

3° Seule, la 3e question est délicate. Les vieux manuscrits, les documents inédits ayant un caractère historique ou littéraire sont aussi dignes de protection que les objets d’art… Mais — au moins depuis la loi du 31 décembre 1913  ne sont-ils pas protégés ? On peut dire qu’ils constituent bien des « objets mobiliers dont la conservation présente, au point de vue de l’histoire un intérêt public ». Dès lors, le ministre des Beaux-arts en peut imposer le classement.

A la vérité ce n’est pas à cette catégorie d’objets qu’on a pensé en écrivant la loi de 1913. Et puis il est impossible d’en exiger la publication  et puis encore, le classement prévu est à peu près inefficace…

Reconnaissons pourtant qu’il n’est pas déraisonnable d’y songer, et pas inutile d’en parler.

Recevez, Monsieur, l’expression de mes sentiments distingués.

H. Berthélemy,
Membre de l’Institut.

Réponse de Me Henri-Robert
De l’Académie Française
Ancien Batonnier

7 mai 1927.

Monsieur,

Vous voulez bien me demander mon avis sur la publication des lettres privées et des lettres intimes.

C’est une question de mesure, de tact et d’opportunité.

Une publication hâtive peut être dangereuse et provoquer d’inutiles scandales.

Une publication à longue échéance — c’est-à-dire faite de longues années après la disparition des correspondants — est parfois utile et rarement nuisible.

En un mot, tout est une question d’espèce, à vouloir tracer des règles trop rigoureuses ou trop absolues, on risquerait de priver l’histoire politique, littéraire ou simplement mondaine, de documents intéressants et même indispensables.

Il n’est pas nécessaire de légiférer à nouveau — grands dieux ! nous avons déjà bien assez de lois et souvent si mal faites   Les textes actuels suffisent pour protéger des intérêts respectables et satisfaire de légitimes susceptibilités.

Bien cordialement à vous.

Henri-Robert, de l’Académie Française,
Ancien Bâtonnier.

Réponse de M. Sébastien Charles Leconte
Président de la Société des Poètes Français

Paris, 7 mai 1927.

Mon cher confrère,

La première question que vous posez est d’une simplicité qui n’a d’égale que la simplicité de la réponse qu’elle appelle :

Légiférer sur le commerce des lettres privées serait inopérant. Ce serait, du reste, inutile, car aujourd’hui chacun peut, s’il lui plaît, poursuivre l’auteur de la publication de ses lettres privées, pourvu que cette publication lui soit dommageable en quoi que ce soit, moralement ou matériellement.

Ces publications, ces ventes d’autographes sont la rançon de la gloire. Qui ne les souhaiterait, au fond de son cœur, serait entre nos confrères, un confrère de rare vertu. Il en existe de tels, nous en sommes convaincus… mais sont-ils la majorité ?

Quant à ceux-là qui font trafic de lettres privées à eux adressées, ils sont justiciables, pour pareille indélicatesse, avant tout de leur conscience, et de leur sens des convenances…

Veuillez agréer, mon cher confrère, l’expression de mes sentiments bien dévoués.

Sébastien-Charles Leconte

P. S.  Les 2e et 3e questions sont, quant à la réponse que je leur ferais contenues dans la 1re  Trop de lois inapplicables ! Inutile d’en fabriquer d’autres   et de compliquer pour ne pas appliquer…

A ces diverses réponses, diversement nuancées, mais qui témoignent un certain accord, nous avons tenu à ajouter le point de vue opposé de quelques écrivains et critiques, qui approuvent M. Paul Valéry. Ces réponses n’ont pas été sollicitées comme les précédentes par les Cahiers de la quinzaine. Elles ont paru à différentes dates dans des journaux ou dans des périodiques et à l’occasion d’événements sans rapport avec cette présente enquête. Nous remercions vivement ces auteurs d’avoir aimablement autorisé les reproductions qui suivent.

Voici d’abord une protestation de M. V. Larbaud :

Lettre de M. V. Larbaud

Adressée le 12 juin 1925 au journal LE TEMPS, commentée par M. Paul Souday sous le titre de :

Le commerce des autographes

Jamais les autographes n’ont été plus recherchés, ne se sont vendus plus cher, en vente publique ou de gré à gré. C’est peut-être qu’ils deviennent plus rares, et qu’avec les progrès de la machine à écrire, on prévoit le temps où il n’y en aura plus du tout. On cite déjà quelques hommes de lettres qui dactylographient eux-mêmes leurs ouvrages. A vrai dire, ces procédés mécaniques et rapides ne semblent guère convenir à l’élaboration d’une œuvre sérieuse : il y faut du recueillement, une sage lenteur, et aussi de la solitude, qui exclut aussi la dictée, bien qu’un Sainte-Beuve ait dû s’y résoudre, ayant la crampe des écrivains. Mais il dictait ses Lundis à un secrétaire qui tenait une plume, non à une sténo-dactylo : cette aide expéditive, qu’on ignorait de son temps, ne s’adapte bien qu’à la correspondance politique ou commerciale. Un fait connu et significatif est que les poètes ont presque tous une belle écriture, aussi soignée, mais plus artiste que celle des sergents fourriers. Ils s’y complaisent visiblement, par respect du verbe dont ils veulent que l’image écrite soit digne de sa beauté, un peu aussi, sans doute, parce qu’ils pensent que leur personnalité s’exprime dans leur graphie, comme disent M. Crépieux-Jamin51 et ses émules. Sans être graphologue, on peut reconnaître une certaine analogie entre la pensée d’un auteur et l’aspect général de ses manuscrits. C’est ce qui en fait le prix pour les curieux, sans parler des admirateurs adonnés au culte des reliques. Bref, le manuscrit d’un ouvrage constitue aujourd’hui l’édition pré-originale, que des bibliophiles se disputent à prix d’or et qui apportent à quelques écrivains une ressource parfois nourrissante ; il y en a eu, dit-on, qui recopiaient plusieurs fois de leur main le même poème ou roman pour suffire aux commandes avantageuses.

Dans ces conditions, c’est affaire entre le producteur et ses clients. Le public n’a rien à dire. Par d’autres côtés, ce trafic florissant appelle quelques observations. Avant-hier, M. Simon Kra, éditeur, a fait vendre aux enchères, par ministère de commissaire-priseur, une collection d’autographes, où il y en avait de Voltaire et de Frédéric, de Napoléon, d’Auguste Comte, de Flaubert, de Vigny, de Mallarmé, de Verlaine, d’Anatole France, etc. M. Simon Kra était parfaitement dans son droit. Et si tout cela a déjà été publié, nul inconvénient. Mais s’il y a de l’inédit, il appartient à l’histoire et à la littérature. Peut-on laisser des particuliers maîtres de séquestrer ou même de détruire des papiers si importants, par négligence ou fanatisme ? L’Etat est trop pauvre pour acheter tout ce qui le mériterait. Mais des délégués de l’Institut, de la Sorbonne, des sociétés savantes compétentes, ne devraient-ils pas prendre officiellement des copies de tout ce qui en vaudrait la peine, lesquelles seraient déposées à la Bibliothèque nationale ? La récente et salutaire réforme du dépôt légal pourrait être bien utilement complétée par un article en ce sens, rendant obligatoire pour les vendeurs d’autographes cette précaution d’intérêt public.

Voilà pour les morts. En ce qui concerne les vivants, nous avons reçu une intéressante lettre de M. Valery Larbaud, à propos d’un catalogue de marchand, où des phrases, des pages entières, sont imprimées à titre d’échantillons. Mais qu’est-ce qui en garantit l’authenticité ? A-t-on consulté les auteurs ? Point du tout. M. Valery Larbaud a trouvé dans ce catalogue une dizaine de lignes qu’on prétend être de lui, et au sujet desquelles ses souvenirs manquent de précision. N’aurait-on pas dû lui soumettre l’original, qui l’eût éclairé ? M. Valery Larbaud ajoute :

« Voilà donc cette citation, qui peut être un faux, incorporée au reste de mes ouvrages écrits pour être publiés ; et un lecteur, un critique, peuvent désormais faire état de cette citation comme de n’importe quel autre passage des ouvrages que j’ai publiés. Je peux, nous pouvons tous, par ce moyen, nous voir attribuer des opinions qui n’ont jamais été les nôtres, et des phrases et des pages entières que nous n’avons pas écrites ou dans lesquelles notre pensée et notre expression sont défigurées. Cela est inadmissible. C’est le retour des fausses attributions et de l’anarchie éditoriale. Et le danger est encore plus grand que s’il s’agissait d’éditions contrefaites ; ces publications partielles, faites dans des catalogues distribués, peuvent, plus aisément que des éditions, se faire et se répandre à notre insu, et notre silence à leur sujet peut être interprété comme un acquiescement et considéré comme une garantie d’authenticité.

« Le remède à cet abus possible est simple : une lettre privée, même authentique et certifiée telle, avant sa mise en vente, par celui qui l’a écrite, ne devrait jamais être publiée, intégralement ou partiellement, sans l’autorisation de son auteur ou de ses ayants droit. C’est probablement là le point de vue légal, et il serait urgent de nous concerter en vue d’une action commune contre la pratique qui consiste à se passer de l’autorisation de l’auteur.

« C’est là-dessus que je tenais à insister. J’ajoute que l’importance donnée depuis quelque temps aux lettres d’écrivains qui n’ont pas été ou ne sont pas des épistoliers me paraît exagérée ou dangereuse. Sauf dans des cas très particuliers, une lettre privée ne saurait être considérée comme un ouvrage littéraire. Ce n’est qu’un document dont l’utilisation, en critique et en histoire littéraires, est pleine de difficultés et de pièges de toute espèce, même lorsqu’il s’agit d’une pièce dont l’authenticité est certaine. En effet, on peut établir comme règle absolue : qu’une lettre privée ayant presque toujours été précédée de conversations également privées, ne saurait être pleinement intelligible que pour celui qui l’a écrite et pour celui qui l’a reçue. »

Sur le dernier point, sans contester la valeur du point de vue de M. Valery Larbaud, Sainte-Beuve eût répondu que c’était au critique de se débrouiller et de savoir lire, au besoin entre les lignes, mais que la spontanéité de ces lettres non destinées au public leur conférait souvent une rare valeur documentaire. Pour le surplus, il nous semble que notre correspondant a raison. L’autographe appartient matériellement au destinataire, mais il n’est ni juste, ni prudent, d’imprimer un auteur vivant sans sa permission  P. S.

Voici maintenant l’opinion que M. Paul Souday a exprimée, au cours d’un de ses feuilletons récents, dans LE TEMPS. Nous y faisons allusion, d’ailleurs, dans le corps même de ce présent petit livre52.

Opinion de M. Paul Souday
Extait

28 janvier 1928.

… Il est vrai que la loi exige que les héritiers des signataires autorisent la publication. Entre nous, je n’approuve pas beaucoup cette loi. Sauvegardez les intérêts pécuniaires des héritiers, mais de quel droit nous dérobe-t-on des pages authentiquement signées d’écrivains illustres ? Ces derniers n’ont dû rien écrire qui fût indigne d’eux ou contraire à leurs idées, lesquelles entrent dans le patrimoine de l’esprit humain. L’héritier vraiment légitime, et qui a des titres imprescriptibles, c’est le public. Les familles selon le sang n’ont pas de droits valables sur la pensée des hommes éminents dont elles portent le nom. On ne peut admettre qu’elles aient licence d’étouffer les papiers qui choquent leurs préjugés ou leurs antipathies. Quel scandale qu’un descendant dévot de Renan, ou un petit-neveu anticlérical de Veuillot, puisse sans contrôle jeter leurs manuscrits au feu.

Je tiens de mon regretté ami, l’excellent poète Charles de Pomairols53, qu’il existe quelque part, en province, dans un château des inédits de Diderot, que les propriétaires séquestrent comme dangereux pour leurs croyances. (Malheureusement, je ne me rappelle plus les noms propres, et la mort de Pomairols, qui me les avait dits, m’ôte l’espoir de les retrouver.) C’est intolérable, et j’en dirais autant s’il s’agissait d’inédits de Bossuet ou de Joseph de Maistre. Car je suis libéral, quoi qu’en pensent quelques nigauds et quoi qu’en disent certains zélotes, qui traitent de sectaire quiconque ne partage pas leur fanatisme. Je puis avoir mes opinions, mais je trouve bon qu’on les discute et qu’on en professe d’autres, ne réclamant pour moi que cette liberté de pensée et de discussion que j’accorde à tout le monde. C’est le principe même de notre législation, lequel n’est malheureusement pas entré dans les mœurs de tous, puisqu’il reste des gens qui se déclarent blessés ou outragés dès qu’on ne souscrit pas leurs convictions. Ils peuvent bien écrire ou discourir contre les miennes tout leur soûl ! D’ailleurs, ils ne s’en privent pas, et se permettent également des injures, dont je m’abstiens pour mon compte. Certains parlent de moi, chétif, avec tant de haine qu’ils me feraient sans doute l’honneur de me brûler vif, si c’était encore la mode. Je ne leur infligerais pas cent sous d’amende, fussé-je tout puissant. Je voudrais seulement rester libre. Mais si j’en avais le pouvoir discrétionnaire, je ferais saisir par la force armée et publier par l’Imprimerie nationale les écrits de grands écrivains que d’étroites préventions risquent de perdre à tout jamais. L’intérêt des lettres avant tout !…

Paul Souday
(Extrait du Temps.)

Enfin nous donnons encore ci-dessous plusieurs réflexions de M. Francis de Miomandre. Elles sont tirées des « papiers » qu’il publie chaque semaine dans les Nouvelles Littéraires. Le lecteur aura ainsi le point de vue d’un de nos meilleurs « chroniqueurs parisiens ».

Réflexions de M. Francis de Miomandre §

Domaine public

Que cette expression est belle ! qu’elle est saisissante ! Elle me ravit par sa précision et en même temps ce je ne sais quoi d’immense qu’elle a, cette phosphorescence, si je puis dire, qui permet de lui supposer toutes les dimensions. Domaine, c’est déjà vaste. Mais si vous y ajoutez le mot public, ne sentez-vous pas que la chose devient sans limites ?… Le « domaine public » égale l’infini.

Cela signifie que les auteurs ne sont rien et ne doivent jamais rien être ; que ce qu’ils écrivent appartient à tous à peine l’encre séchée. Leur œuvre est faite pour nous, et nous ne leur devons rien en échange, que des compliments, si elle nous a plu. Et encore ! Les poëtes sont nés pour mourir à l’hôpital et les prosateurs dans quelque autre sinécure un peu moins mal rétribuée. Mais il est bien entendu que c’est à titre d’indigents que ces faveurs leur sont accordées. En tant qu’écrivains, ils n’ont droit à rien du tout. Hommes publics, ils travaillent pour le domaine public, et c’est par une sorte de tolérance inexplicable que (notez-le bien, pendant une très courte période historique), on les laisse profiter de leur vivant du fruit de ce travail. Mais, cinquante ans après, ce scandale cesse et le cours naturel des choses reprend, qui exige que toute œuvre devienne anonyme aussitôt qu’elle plaît aux hommes et qu’elle dure.

Sur mille fidèles qui entrent dans la cathédrale de Paris, lequel en nommerait l’architecte ? J’ai connu quelqu’un — et qui n’était point bête — qui confondait dans ses souvenirs les romans d’Alexandre Dumas, les contes de Voltaire et les nouvelles de Maupassant. Et quand on essayait de lui expliquer les nuances qui séparaient ces trois auteurs, il haussait les épaules, comme devant une subtilité par trop byzantine. Il avait l’esprit du « public » et il se promenait dans son « domaine », en cueillant ici ou là tel ou tel livre. J’ai ri longtemps de son ignorance. Mais, aujourd’hui, ma foi ! je n’ai plus du tout envie de rire. L’immémoriale coutume humaine lui donne raison. La propriété littéraire est comme une oasis, précaire, illogique et minuscule, au milieu du désert du domaine public. C’est une loi dure, mais c’est la loi54.

Francis de Miomandre.
Paru dans les Nouvelles littéraires.
12 février 1927.

Sur la Tour d’Ivoire

La famille d’un personnage célèbre mort depuis longtemps a toujours le droit de protester quand quelqu’un juge trop durement les actes de ce personnage. Mais ce quelqu’un garde non moins le droit de s’étonner qu’on prétende l’empêcher de parler de gens dont la vie fut publique, surtout quand l’édition de leurs papiers personnels rend cette vie encore plus publique.

Situation paradoxale vraiment, que celle de ces hommes dont la vie privée et l’autre n’ont pas de démarcation précise, puisque eux-mêmes, par une nécessité esthétique, sont obligés de puiser dans la première pour alimenter la seconde, de faire passer leur intimité dans leur œuvre, d’une manière qui justement inspire au lecteur une curiosité grandissante. Si vous ajoutez à cela les inconvénients de la notoriété proprement dite, cet envers ridicule de la gloire, vous avouerez qu’ils ne vivent pas dans des conditions normales et qu’ils auraient tort d’être surpris, même posthumément, de ne plus rien garder pour eux de secret.

Ils parlent sans cesse de tour d’ivoire. Certes, ils y sont. Et c’est justement pour cela qu’on les voit de tous les côtés, bien en évidence, sur la suprême plate-forme. Les familles, qui, elles, vivent plutôt dans des rez-de-chaussée sur cour, ne peuvent jamais se faire à ces usages.

Maintenant, toute la question est de savoir jusqu’à quel point on est autorisé à commenter indéfiniment leurs gestes. Comme il n’y a pas de lois, c’est une affaire de tact. Toute une polémique est engagée pour savoir si Victor H. a connu Juliette D. la nuit du mardi gras ou celle du mercredi des cendres55. Que ce problème passionne ainsi les foules m’ahurit d’autant plus que ces deux êtres illustres ont passé cinquante deux ans ensemble… Alors, une soirée de plus ou de moins !…

Francis de Miomandre.
Paru dans les Nouvelles littéraires.
26 février 1927.

Feu de joie

A propos des manuscrits non insérés et brûlés, je disais l’autre jour qu’il m’aurait plu de voir étendre cette mesure (l’incinération) aux livres eux-mêmes, qui vraiment encombrent.

La preuve que j’ai raison, c’est que M. Roland Marcel56 déclare qu’il n’a plus assez de gardiens pour la Bibliothèque Nationale. Et chaque jour, le flot monte. Qui sait où il s’arrêtera ?

Dans l’impossibilité de savoir quoi choisir, il n’y a qu’un remède : tout détruire. De deux choses l’une, en effet : ou nous sommes trop vieux pour rien refaire de nouveau, et alors à quoi bon conserver ces témoignages d’une puissance que nous ne possédons plus ? ou nous avons encore la force de recommencer, et alors tout est pour le mieux. Nous recommencerons. Quoi ! ce n’est pas si malin.

La métaphysique ? Avec deux ou trois idées générales qu’il est pour ainsi dire inévitable de rencontrer dans sa cervelle pour peu qu’on réfléchisse cinq minutes, on peut mettre debout un système admirable. Et tout le monde le croira nouveau. Quelle autorité pour lui ! Quel rafraîchissement pour nous !

La poésie ? Il suffit d’avoir du génie. Les images courent les rues, les champs, les bois. Ce qui si souvent empêche de les attraper, c’est qu’on croit les avoir déjà vues dans les livres. Avec mon système, pas de danger. La poésie commence demain.

Le roman ? il y aura toute la vie des gens pour se rendre malheureux par l’amour, le scrupule, que sais-je ? ou même le vice. On n’aura qu’à raconter leurs petites histoires.

Et ainsi de suite pour le drame, la critique, les voyages, etc.

Inutile d’insister, je pense, sur le service que cela rendrait aux jeunes. La table rase ! Et toute la vie devant eux ! Et plus de pédants pour leur crier, chaque fois qu’ils ouvrent la bouche : « Attention ! on a déjà dit cela avant vous. »57

On n’aura rien dit avant eux ! Quel « gracieux état du rire universel »58.

Ah ! voyons ! un peu de courage ! Un bon feu de joie !

Francis de Miomandre.
Paru dans les Nouvelles littéraires.
26 mars 1927.

Nous parlons, au cours de ce présent volume, du projet Herriot qui a été appelé : « Le domaine public payant ». En voici les grandes lignes. Les Nouvelles Littéraires (n° du 2 juillet 1927) le résument de la manière suivante :

Projet de loi Herriot
Sur le domaine public « payant »

M. Édouard Herriot59 vient de déposer sur le bureau de la Chambre un projet de loi inspiré par les plus généreux sentiments et qui intéresse au plus haut point le monde intellectuel français. Il tend à instituer une Caisse nationale des Lettres, des Sciences et des Arts et de donner aux écrivains un statut légal. Il a pour but :

1° De favoriser par des allocations, des récompenses, des bourses de voyage, des acquisitions d’ouvrages ou par tous autres moyens, les travaux des écrivains, des savants et des artistes.

2° De subventionner les institutions créées en faveur des Lettres, des Sciences et des Arts, notamment des théâtres municipaux et des institutions d’éducation populaire.

3° D’aider par des subventions et tous autres moyens les entreprises françaises concernant l’édition ou la réédition de toutes œuvres et de toutes collections qui présentent un intérêt littéraire, scientifique et artistique.

4° D’assurer l’exacte application des dispositions protectrices des droits des auteurs et de leurs œuvres.