Collectif

1887

Revue wagnérienne. Tome II

Édition de Frédéric Gagneux
2015
Revue wagnérienne, tome II (1886-1887), Slatkine Reprints, Genève 1993, 3 vol., 2e année : février 1886-janvier 1887. Source : Gallica.
Ont participé à cette édition électronique : Pascale Langlois (2015, coordination éditoriale), Stella Louis (2015, édition TEI) et Vincent Jolivet (2015, édition TEI).

Principes d’édition §

Cette édition critique propose un double appareillage de notes. Les notes suivies de la mention [NdA] correspondent aux notes originales de l’édition originale. Les notes suivies de la mention [NdE] correspondent aux commentaires critiques de l’éditeur.

Paris, le 8 février 1886. §

Chronique du mois §

Récemment deux académiciens alternaient des doléances sur la mort de la vieille gaîté française. C’est que, décidément, le palais de l’Institut est loin de Paris, et il faut des années ou des siècles pour que les bruits du monde y puissent parvenir.

Car la vieille gaîté française n’est point morte. Elle habite toujours ses appartements somptueux, les cafés de nos boulevards et les tables d’hôte de nos sous-préfectures. Mais, depuis qu’elle est veuve de son mari, le vieil esprit français, elle est restée longtemps inactive, incapable de trouver elle-même une occasion de s’exercer. Enfin elle s’est rappelée qu’elle avait abandonné, il y a quelques six ans, en pleine fleur, un merveilleux sujet ; elle l’a repris, simplement : et elle a retrouvé de beaux jours, cotre vieille gaîté française.

Ainsi est née la Question-Lohengrin. Ses débuts furent humbles, presque ternes. Depuis six mois, le directeur de l’Opéra-Comique avait annoncé qu’il voulait faire jouer Lonengrin : et, sauf quelques feuilletonistes indigents, personne n’avait retenti. Tout à coup M. Carvalho fuit savoir qu’une opposition sourde l’oblige à ajourner son projet. Et la fête commence. On apprend que M. Diaz, auteur de la Coupe du Roi de Thulé, serait fâché de voir représenté à Paris, avant un drame de lui, l’œuvre d’un confrère étranger. Puis M. Boulanger, notre grand peintre national qui a exposé au dernier salon cette prodigieuse famille infirme de la Place Jussieu, M. Boulanger lui-même déclare qu’il conduira à la première de Lohengrin deux cents jeunes hommes de l’École des Beaux-Arts, élèves et modèles, vêtus de toges et armés de sifflets. La Jeunesse des Écoles organise, dans quelques sous-sols, des conciliabules mystérieux. Alors Madame Adam prononce des paroles graves : « Richard Wagner a été accueilli jadis dans un salon libéral ; et il a, traîtreusement, consenti à laisser intervenir pour autoriser Tannhaeuser à l’Opéra, la maîtresse d’un autre Salon ! » Cette révélation émeut les boulevards. Et pendant quinze jours, c’est en tous lieux un crescendo d’indignation. « Demandez la Question-Wagner, par la Revue Française, dix centimes ! Les plaisanteries galopent sur Lohengrin, un opéra sans mélodie, dirigé contre la France, peut-être ! Ne sait-on pas que les Allemands seuls admirent Wagner, que la Revue Wagnérienne, — voyez son style, — est rédigée par des Prussiens ? Et pendant que la vieille gaîté française s’épanouit déridée, les esthéticiens austères décident du sort de Lohengrin : ils reconnaissent l’œuvre admirable, les oppositions ridicules ; mais ils engagent M. Carvalho à céder devant ces oppositions. Faire connaître Wagner au public français sérieux, cela vaut-il les stalles brisées et les lustres avariés à l’Opéra-Comique, le jour de la première ?

 

En cet état de choses, quelle devait être, quelle a été l’attitude des Wagnéristes français ? Et quelle doit être désormais leur attitude, maintenant que le joyeux tumulte anti-wagnérien semble un peu apaisé ?

Quelques-uns, nos amis Fourcaud, Jullien, Grammont, ont dès l’abord demandé et approuvé la représentation de Lohengrin. D’autres Wagnéristes, à dire vrai, sont demeurés plus indifférents : Lohengrin leur paraissait une œuvre charmante mais encore trop pareille aux opéras connus. La représentation de Tristan et Isolde, des Maîtres Chanteurs, les eut émus davantage. Puis le choix de l’Opéra-Comique, pour cette première représentation française d’un drame de Wagner, ce choix aussi les séduisait peu. Jouer un drame du Maître là, entre Roméo et Juliette et La Nuit de Cléopâtre, c’était nécessairement la déformer, l’asservir au cadre et aux traditions de ce vieux théâtre. On nous aurait donné un Lohengrin à roulades, une Elsa de Conservatoire ; et combien de coupures, d’atténuations ! Enfin quelques Wagnéristes fantasques insinuaient que toutes représentations des drames du Maître étaient bonheurs médiocres, au prix du bonheur que leur procurait la lecture de ces drames, dans une chambre bien chaude, avec, dans les oreilles et les yeux, la prestigieuse évocation des fêtes de Bayreuth !

 

L’orgie de gaité que nous avons traversée nous impose désormais une autre attitude, et des devoirs nouveaux.

Par une légion de petits journalistes et des grandes dames, Wagner a été vaincu, et avec lui l’Art tout entier. Cet avortement du projet de M. Carvalho a ravivé les sottes rancunes ; en plus d’une âme. Peut-être, il a ravivé le sentiment du patriotisme supérieur à l’Art. Si nous acceptons cet échec de Lohengrin, nous devrons renoncer pour longtemps, à l’espoir de voir de nos jours en France quelque drame du Maître. Et ce n’est point Wagner, seulement, c’est tout l’Art qui est enjeu. Si nous cédons, notre soumission exaspérera les préjugés et les rancunes : après s’être opposé à Lohengrin, la coterie des Patriotes s’opposera à ce que toute ouvre d’un Allemand soit donnée chez nous. Et comme la question patriotique est compliquée d’une question artistique, accepter l’échec de Lohengrin, c’est encore encourager chez nous la haine commune des formes nouvelles.

Aussi nous nous adressons à tous les Wagnéristes français, et à tous ceux qui ont souci de l’Art, et à ceux qui comprennent que la gloire de notre pays doit être, avant tout, une gloire artistique.

La non-représentation de Lohengrin a une signification générale, presque symbolique. Elle signifie la défaite de toute rénovation artistique. Si donc nous voulons avoir une école musicale française, il faut que nos jeunes compositeurs puissent entendre, pleinement, dans un théâtre, ces drames dont ils ne connaissent que les procédés techniques, et dont ils verront alors la profonde portée esthétique, Si nous voulons que nos peintres, nos poètes, aillent à la découverte de formes plus parfaites dans leurs arts, il faut que nous leur montrions la France toujours prête à accueillir les nouveautés fécondes. Il faut que nous ressentions l’injure qui a été faite à l’Art, et que nous l’effacions.

Par tous les moyens, travaillons à faire représenter, sur un théâtre français, les drames de Richard Wagner. Et puisque Lohengrin a eu l’honneur de fournir l’occasion à ces injures des envieux et des pédants, que Lohengrin soit notre premier désir. Que toutes les nuances de nos Wagnérismes se confondent et disparaissent dans l’effort commun. Employons-nous à la propagande Wagnérienne, étudions les moyens de faire bientôt jouer Lohengrin à Paris. Rendons aisée la tâche à l’éminent artiste qui, depuis trois années, semble par ses concerts préparer et qui pourrait réaliser dans un théâtre, mieux que tous, ce triomphe de l’Art.

Hâtons la représentation de Lohengrin à Paris, ne serait-ce que pour la joie de contempler la cohorte romaine de M. Boulanger.I

A.

Le bruit courant que M. Schurmann, l’imprésario connu, avait le projet de donner à Paris très prochainement des représentations wagnériennes, nous avons été voir M. Schurmann, qui nous a affirmé qu’il allait monter Lohengrin à l’Eden-Théâtre : chœurs et orchestre de Paris, interprètes autrichiens chantant en allemand, ou, peut-être bien interprètes français chantant en français ; douze représentations, du 15 mai au 15 juin ; en cas de succès, reprise en octobre de Lohengrin, avec le Vaisseau-Fantôme, les Maîtres Chanteurs, la Valkyrie ; mise en scène très soignée ; prix des places, de quarante à dix francs …

Nous enregistrons aujourd’hui purement et simplement la nouvelle (La Réd.)

Une lettre inédite de Wagner §

La lettre que nous publions et qui est restée jusqu’aujourd’hui absolument inédite, nous a été communiquée par M. Hellman, qui possède l’original entièrement écrit de la main de Wagner. Le texte allemand que nous donnons a été soigneusement vérifié sur le manuscrit : nous en garantissons l’exactitude. (La Réd.)

 

Mon cher Lindemann,

Ce n’est pas sans de grandes inquiétudes que je pense à la représentation de mon Lohengrin qui doit avoir lieu prochainement à Hambourg, et je m’adresse à vous, mon vieil ami, pour être rassuré autant que possible.

Jusqu’à présent je n’ai encore pu arriver à me faire une idée exacte de la représentation de Tannhaüser chez vous. D’après certaines informations, le chef d’orchestre Lachner aurait fortement maltraité l’œuvre et le ténor surtout n’aurait pas été à la hauteur de sa tâche.

Cependant le grand succès continuel de Tannhäuser me semble en contradiction avec ces renseignements, Tout dernièrement l’on vint me répéter que Tichatscheck avait grandement contribué au succès et que c’est grâce à ses débuts que l’opéra a été compris et apprécié à sa valeur ; d’un autre côté on m’assure aussi que Lachner est très dévoué à la cause.

Lohengrin présente des difficultés incomparablement plus grandes que Tannhaüser. Si l’artiste qui représente Lohengrin n’est pas entraînant et surtout s’il n’est pas absolument remarquable au troisième acte, si le rôle d’Elsa n’est pas rendu d’une façon intéressante, rien ne peut sauver l’œuvre.

En dehors de cela, le tout demande un dévouement extraordinaire : si l’on ne fait pas au moins deux fois plus de répétitions scéniques avec orchestre que pour les autres opéras, on n’arrivera qu’à un « à peu près ».

Veuillez donc me dire si je puis me tranquilliser là-dessus, et si vous, cher ami, le régisseur et le chef d’orchestre, reconnaissez la grande difficulté de la tâche et si vous êtes décidé à la mener à bonne fin.

Je suis vraiment heureux que vous chantiez le roi : nulle part on n’a bien rendu ce rôle, et partout j’ai eu à souffrir de la vieille et ennuyeuse routine des chanteurs. Vous savez qu’en composant ce rôle, j’ai pensé à votre voix et à votre diction si nette et si énergique.

Je vous prie donc de ne pas vous laisser entraîner à imiter la vilaine manière traînante que nos chanteurs ont adoptée dans le récitatif : tout doit être rendu et rigoureusement en mesure, surtout au troisième acte, quand vous arriverez aux paroles « Merci, amis de Brabant », gardez strictement le premier mouvement pour donner à cette phrase toute la vivacité nécessaire. Je me suis laissé dire que partout, une fois arrivé à ce passage, l’on faisait un grand ritardando pour produire un effet de « traînerie » de sorte qu’un ami qui l’avait entendu chanter de cette manière, a été très surpris de me l’entendre dire à la mienne.

Je me figure aisément que l’on me dénature bien des choses, surtout quand le chef d’orchestre ne reste pas rigoureusement dans les mouvements indiqués.

Donc si vous vous doutiez de quelque mauvais tour, si la mauvaise volonté se faisait trop sentir et qu’un succès vous semblât impossible, je vous autorise, comme mon fondé de pouvoir, à protester, et même, s’il était nécessaire, à faire interdire la représentation. Tout naturellement je serais prêt alors à rendre immédiatement l’avance que l’on m’a faite sur mes droits d’auteur.

Ainsi pensez à moi et faites-moi bientôt la joie de quelques bonnes nouvelles.

Salutations les meilleures de votre dévoué

Richard Wagner.

 

Zurich, 20 décembre 1854.

 

 

Lieber Lindemann !

Ich decke mit grosser Sorge an die bevorstehende Aufführung des Lohengrin in Hamburg, und wende mich daher an Sie als alten Bekannten, um moeglichen falles etwas Beruhigung zu erlangen.

Eine deutliche Vorstellung davon, wie der bei Ihnen gegeben worden ist, habe ich noch nicht gekommen koennen. Nach einer Privat-Mittheilung sollte Kapellmeister Lachner schlimm damit umgegangen sein, namentlich der Tenor aber gar nicht gennegt haben.

Dem widersprach nun ei ce Zeitlang der fortgesetzt gute Erfolg, bis mir dann wieder versichert wurde, dass erst mit Tichatscheck’s Gastspiel die Oper zum Verstaecdniss und zu wahrer Wirkung gelangt waere. Auch zagte mir jemand wieder, Lachner sei im gangen, gut für die Sache gestimmt.

Der Lonengrin ist nun bei weitem shwieriger als der Tannhaüser, wenn Lohengrin nicht anziehend, und namentlich im letzten Acte nicht sehr bedeutend ist, wenn ferner Elsa nicht durchweg sehr interessant dargestellt wird, so vermag nichts Oper zu halten.

Ausserdem erfordert das Ganze auch einen ungewöhnlichen Fleiss ; wenn nicht mindestem noch einmal so viel Theaterproben mit Orchester davon gemacht werden, wie von andern Opern, so hebst es über’s Knie gebrochen.

Theilen Sie mir doch nun mit, ob ich in den genannten Beziehungen etwas bernhigt sein darf ? Ob Sie, der Regisseur und Kapellmeister die Schwierigkeiten der Aufgabe erkannt, und ob Sie entschlossen sind durch Fleiss ihr zu entsprechen,

Ich freue mich darauf, dass Sie den Koenig singen. — Nirgends ist diese Partie noch gut gegeben worden, überall hoere ich von langweiligem gedehnten Vortrag der Saenger, Sie wissen, dass ich bei dieser Partie Ihre Stimme und Ihren frischen kraeftigen Vortrag im Auge hatte.

Lassen Sie Sich also jetzt nicht zu dem garstigen Schleppen verführen, das unsere Saenger sich beim recitativischen Gesange angewoehnt haben ; alles ist

straff im tempo, namentlich im dritten Acte « Habt Dank ihr Lieben von Brabaut », bleiben Sie fest im vorhergehenden Tempo, dass die Stelle recht frisch ausfaellt ; ich hoere, dass anderswo hier alles zurückgehalten und brav gedehnt wurde, so dass jemand, der es so gehoert hatte, ganz erschrack, als ich es ihm einmal vorsang.

So mag es mir wohl mit vielem gehen ; namentlich wenn der Kapellmeister die recitativischen Stellen nicht fest im Tempo nimmt.

Sobald Sie Unrath merken, schlechter Wille und gruendlicher Zweifel aus Erfolge sich einstellt, so autorisire ich Sie, als meinen Bevoltmacchligten, für mich Einsprache zu erheben, undl noethigenfalls die Aufführung zu untersagen, für welchen ich dann bereit bin, dem empfangenen Vorschuss auf die Tantième sogleich wieder zurück zu erstatten.

Also, gedenken Sie meiner, und erfreuen Sie mich bald mit einerrecht genauen Nachricht.

  Besten gross von Ihrem ergebenen

Richard Wagner

 

Zürich, 20 Dez. 54.

Le Vaisseau-Fantôme 1 §

Tout d’abord, l’orchestre éclate avec fureur. Le vent, l’éclair, la mer combattent dans la nuit noire. Les vagues se hérissent, des tourbillons se creusent. Mêlée par instants aux bruits de la tempête, s’exhale une clameur puissante et triste, une clameur qui est à la fois un sanglot et un appel. Oh ! de quelle douleur, de quelle espérance cent fois déçue, ce cri est-il la plainte ? Tout le prodigieux fracas de l’Océan ne peut couvrir la voix qui gémit et qui désire. Quelquefois l’orage s’apaise avec des rumeurs sourdes ; un chant s’élève, comme la courbe sereine d’un arc-en-ciel. Est-ce une réponse à l’appel désespéré qui monta de l’abîme ? Il est clément et pur, avec des langueurs féminines. Sans cesser de planer, il descend vers l’âme qui se désole dans les profondeurs. Alors la bourrasque se déchaîne ce nouveau ; le vent déchire les voiles, brise les mâts, saccage la coque du navire. L’appel retentit encore plus amer. Il ressemble maintenant à un défi ; on dirait que celui qui appelle provoque au combat toutes les puissances du gouffre. Mais qu’est-ce donc que cette chanson joyeuse qui nargue la triste clameur et rit de l’ouragan ? Sont-ce les matelots qui chantent dans le danger ? Leur voix est absorbée dans l’immense tumulte. On n’entendrait plus que le bruit furieux du ciel et de la mer, traversé par le douloureux appel, si léchant consolateur qui s’éleva naguère ne luttait, seul, contre toute la tempête. Et c’est comme la lutte d’un séraphin contre un enfer. L’ombre et la lumière s’entrechoquent. La victoire reste longtemps douteuse. Mais voici qu’enfin triomphe le chant angélique : il s’étale, il se prolonge sur le diabolique orage, et, comme sous le talon de Michel, les mille couleuvres de la mer se tordent dans la clarté définitive de la mélodie.

La toile se lève. C’est la nuit. On voit à peine un rivage bordé de rochers à pic, et, là-bas, l’océan et le ciel obscurs. Les matelots d’un navire qui vient de jeter l’ancre carguent les voiles, lancent des câbles, et rythment leur travail d’un chant bref. Il y a dans ce chœur une analogie évidente avec la chanson joyeuse qui a nargué un instant la tempête de l’ouverture. Sont-ce là les matelots qui chantaient dans le danger ? Le capitaine est debout sur le rivage. Il maudit le mauvais temps, qui l’a rejeté à sept milles du port, au moment même où il allait revoir son pays. C’est un marin norvégien, un brave et solide vivant. Il y a de la bonne humeur dans sa colère. « L’orage touche à sa fin, compagnons ! dit-il aux hommes d’équipage : reposez-vous, nous repartirons bientôt. » Le pilote veille seul. Il chante le lied du retour, un lied mélancolique et heureux à la fois ; c’est la convalescence de ce mal qu’on nomme le mal du pays. Quelquefois un coup de vent interrompt le chanteur, puis la rafale s’éloigne, et le pilote peu à peu s’endort en murmurant les derniers mots de sa chanson.

Alors retentit dans l’orchestre l’appel désespéré qui a traversé toute l’ouverture, et, au milieu de la tempête renouvelés, apparaît un navire, aux voiles couleur de sang, qui jette l’ancre avec un bruit formidable.

Un homme descend à terre. C’est le Hollandais. Il est grave, morose, très pâle. C’est lui dont la voix surmontait l’ouragan. C’est l’antique blasphémateur condamné à errer sur la mer tant qu’il n’aura pas trouvé une femme fidèle jusqu’à la mort. C’est l’Ahasvérus de l’Océan. Oh ! que de fois il a vu sur les flots toujours pareils se lever et se coucher le même soleil ! Toujours la triste mer sous le ciel implacable. Il est le forçat qui a pour bagne l’infini. Tous les sept ans il descend un jour à terre pour chercher la fiancée constante ; mais que de fois les femmes, plus perfides que les ondes, l’ont trompé ! Hélas ! il n’espère plus. Ses douleurs, amassées pendant des siècles, sont un poids qui l’écrase. « Oh ! qu’elle sonne enfin, la trompette de l’archange ! que les mondes s’abîment enfin, puisque je ne dois trouver le repos que dans la mort universelle ! » Et du fond du vaisseau spectral, aux voiles rouges, les matelots, damnés comme leur capitaine, répètent sa funèbre invocation.

Mais voici que, cordial et jovial, Daland, le marin de la Norvège, souhaite la bienvenue au Hollandais. Daland a une fille ; le désespéré se reprend à l’espoir. Toutes les jeunes filles ne sont pas infidèles ; celle-ci l’aimera peut-être. Il montre ses richesses au père ébloui, et bientôt les deux navires s’éloignent de concert vers le pays de Daland, pendant que le pilote et les matelots norvégiens reprennent en choeur le lied mélancolique et heureux du retour.

C’est maintenant dans une salle basse, aux murs de bois et dont le plafond montre des poutres sculptées. Des ilienses chantent en filant mille rouets ronronnent dans cette gracieuse mélodie. Mais Senta, la fille de Daland, n’aime pas la chanson qui plaît à ses compagnes. Extatique, elle ne détourne pas les yeux d’un portrait accroché à la muraille, et qui représente un homme grave et morose, vêtu de noir. La chanson qu’elle chante raconte la lamentable histoire du marin hollandais, condamné pour un blasphème à errer sur la mer tant qu’il n’aura pas trouvé une femme fidèle jusqu’à la mort. Cette ballade fait frissonner. On devine à l’émotion de Senta, pendant qu’elle chante, qu’un désir inouï la harcèle sans relâche. Ô exquise conception ! le soir, devant le foyer paisible, elle, la jeune âme ingénue, elle a songé toujours, pendant que le vent de mer aboyait au dehors, elle a songé à l’exilé de l’amour qui se lamente dans la tempête ; elle voudrait, fut-ce au prix de la vie, être la rédemptrice promise au damné, et, parce qu’elle est un ange, elle est dévorée de miséricorde pour le démon. « Oh ! qu’il paraisse : c’est moi qui l’aimerai fidèlement jusqu’à la mort ! » Ni les railleries de ses compagnes, ni les reproches alarmés du chasseur Erick, son fiancé, n’atténuent l’ardeur de son sublime désir ; et, tout à coup, elle a poussé un cri terrible, car le voici, en face d’elle, le sinistre marin dont elle a cent fois contemplé le portrait suspendu à la muraille. — Cette rencontre parmi le silence épouvanté de l’orchestre, silence interrompu par de sourds battements de cœurs oppressés, est si puissamment pathétique que l’on sent, immobile comme Senta elle-même, des larmes d’angoisse vous venir aux yeux. — Eh bien, elle ne renoncera pas à son dessein. Elle accepte l’époux que son père lui offre, et, dans une admirable scène, elle bénit le Hollandais agenouillé qui voit se rouvrir le ciel dans les yeux angéliques de Senta.

Dans un port, les deux navires sont à l’ancre. Les matelots norvégiens dansent et font bombance avec leurs amoureuses, filles de mœurs peu farouches. Là se développe, joyeux et fortement rythmé, le chœur que l’on a déjà entendu dans les éclaircies de la tempête. Mais aucun chaut ne s’élève du vaisseau hollandais, et, comme il n’y a rien de plus importun au bruit et à la joie que la tristesse et le silence, tous, matelots et filles, harcèlent d’injures et de bons mots le repos des marins damnés. Alors, brusquement, ceux-ci se dressent, livides centenaires aux longues barbes blanches ! Oh ! comme leur cri sinistre domine tous les cris railleurs ! C’est en vain que les rires et les danses veulent recommencer ; la peur fait chevroter les voix et trembler les jambes, et toujours grossit le chœur lugubre, tant enfin que, jetant à terre leurs verres à demi vidés, les Norvégiens disparaissent avec des gestes d’épouvante.

Cependant Erik poursuit Senta. Est-il possible qu’elle l’abandonne pour épouser un inconnu ? Ne se souvient-elle pas des anciens serments, des premières amours ? Hélas ! Senta aimait le chasseur Erik ; à la voix de son fiancé, elle sent se réveiller la tendresse qu’elle croyait morte : elle n’a pas le courage de retirer à Erik la main qu’il a si souvent pressée ; c’est en vain que la noble ambition du sacrifice la dévore ; elle se sent émue, vaincue, et quand le Hollandais entre brusquement, elle va se laisser tomber dans les bras de celui qu’elle aimait.

C’en est donc fait. Pas de rédemption possible pour le marin condamné ! Comme par tant d’autres, il a été trahi par la fille de Daland. — « En mer ! en mer ! en mer ! et pour l’éternité ! » et les matelots du Vaisseau-Fantôme répondent par des cris funèbres au cri de leur capitaine. Les voiles rouges palpitent au vent, on lève l’ancre, il faut retourner, pour n’en plus sortir, dans la nuit, dans la tempête, dans l’enfer. Quels déchirements dans l’orchestre ! et comme l’orage, l’orage impitoyable, recommence avec fureur ! « Je suis damné ; sois sauvée ! » dit encore le noir capitaine, et laissant la foule épouvantée de son nom proclamé, il disparaît en blasphémant.

Mais Senta le suivra ! Vainement son père, ses compagnes, Erick, la retiennent ; elle se délivre des étreintes, monte sur un rocher et se précipite dans les flots, en jetant au Hollandais ce cri rédempteur : « Je t’aime et je te suis fidèle jusqu’à la mort ! »

Alors s’abîme au loin dans la mer le vaisseau du damné, et bientôt on voit apparaître dans les nues Senta et le Hollandais, couple transfiguré et glorieux, tandis que se déroule, plus éclatante, dans l’orchestre, la mélodie angélique du salut !

 

Tel est, dans sa simplicité poignante, ce drame musical, et nous n’avons pas même tenté — connaissant l’insuffisance de notre parole — d’exprimer les beautés poétiques et musicales dont il abonde, il est enveloppé tout entier de ténèbres et de tempêtes ; il est lui-même comme un grand vaisseau battu sans fin par l’orage ; tous les vents de l’abîme soufflent, toutes les voix des profondeurs mugissent dans ses sauvages harmonies, et l’âme du spectateur se sent entraînée, roulée, dispersée dans les noires vagues de la mer. Nous n’ignorons pas que, depuis l’époque à laquelle il écrivit le Vaisseau-Fantôme, Richard Wagner a produit des œuvres plus parfaites, plus conformes dans toutes leurs parties à l’idée qui gouverna sa vie artistique ; mais le Hollandais et Senta sont deux conceptions qui n’ont pas été surpassées, et tout le drame se résume dans ces deux types surnaturels, l’un à force d’ombre, l’autre à force de lumière, et cependant si humains. Nous croyons sincèrement que, pour rencontrer dans une tragédie une telle hauteur de pensée, une telle simplicité de moyens, une telle intensité d’épouvante, il faudrait remonter aux plus nobles chefs-d’œuvre des grands tragiques grecs.

Catulle Mendès

Le wagnérisme à l’étranger §

I — Lettre sur la musique russeII §

Monsieur le Directeur,

 

Vous m’avez fait l’honneur de me demander quelques renseignements sur l’état du Wagnérisme en Russie : je suppose que vous entendiez seulement le Wagnérisme musical, car dans notre pays, hélas ! ce n’est pas comme chez vous : nous ne connaissons Wagner que comme un musicien compositeur d’opéras ; et de ses conceptions philosophiques ou esthétiques, en dehors de la musique, nous ne savons rien, sinon ce que votre Revue nous en a appris.

En revanche, nous connaissons assez bien en Russie l’œuvre musicale de Wagner. Nous avons vu ses premiers opéras joués sur nos théâtres impériaux ; ses partitions sont dans toutes les bibliothèques musicales ; et les Russes qui ont eu occasion de voyager en Allemagne se sont empressés d’aller entendre Tristan et Isolde, la Trilogie des Niebelungen, dans les théâtres de ce pays. Nous avons à Pétersbourg une association Wagnérienne qui nous donne périodiquement des concerts très suivis. Mais je pense qu’il vous paraîtra plus intéressant d’apprendre que plusieurs de nos compositeurs russes, encouragés par des critiques très autorisés, se sont ouvertement déclarés Wagnériens, et ont essayé de continuer avec l’originalité de leur tempérament et de leur race, l’œuvre admirable du maître de Bayreuth.

Je vous entretiendrai de leurs œuvres, et des résultats que leur Wagnérisme a déjà produits. Je ferai connaître, de mon mieux, à vos lecteurs notre école Wagnérienne russe ; encore que les exigences d’un commerce de fourrures et de thés me rendent bien incompétent pour traiter d’aussi hautes questions.

Mais d’abord je voudrais vous dire dans cette première lettre quelques mots sur l’école musicale dite Nationale, et qui a la prétention, chez nous, de réformer l’Opéra comme Wagner avait voulu le faire, mais avec des moyens tout à fait différents. Je crois bien que les noms des compositeurs de cette école, fort connus chez nous, ne sont plus étrangers au public français ; je pense même que dans les théâtres ou les concerts parisiens vous entendrez bientôt, au moins en partie, les œuvres principales de MM. Dorgomijsky, Balakirew, Mussorgsky, Napravnik, César Cui 2, qui furent les fondateurs et qui restent les chefs de cette école musicale. Mais ces artistes ont apporté dans leur réforme de la musique des principes et des théories que je voudrais exposer brièvement, dans leur comparaison avec les doctrines wagnériennes.

Notre pays possède, au point de vue musical, un avantage énorme sur toutes les autres nations européennes : il a d’avance une langue musicale nationale. C’est une chose généralement admise par les philosophes et les critiques que la musique doit exciter dans l’âme certaines émotions, et que chacun des signes musicaux se trouve lié à une émotion de l’âme qu’il excite en se produisant. Mais il est établi aussi, contrairement à une vieille croyance que si tel accord ou tel rythme est associé dans notre âme à telle émotion, ce n’est pas d’une manière universelle, naturelle et constante. On ne s’expliquerait pas qu’il y eût un rapport naturel et primitif entre un son et un état émotionnel de l’esprit. Et puis combien de faits pour contredire cette croyance ? La musique des peuplades sauvages a pour exprimer les mêmes sentiments des rythmes tout différents de ceux que nous employons. Évidemment, vous connaissez tous en France la musique de Palestrina, de Vittoria, de ces vieux contrapunticistes : — n’y avez-vous pas remarqué combien les signes employés avaient une signification tout autre que leur signification dans la musique actuelle ? Ils se servaient dans leurs morceaux religieux, de rythmes, de cadences, d’harmonies dont aujourd’hui quelques-uns nous sont devenus incompréhensibles, tandis que d’autres ont complètement perdu le sens qu’ils avaient pour eux. C’est que ce rapport entre le son et l’émotion résulte simplement d’associations d’idées, souvent fortuites à l’origine, et que l’hérédité a rendues indissolubles. Il faut donc, pour que la musique réponde à son but en provoquant dans notre âme des émotions, que les auditeurs aient déjà une habitude, et la même chez tous, d’associer à certains signes musicaux certaines émotions intérieures. Or, je crois bien que les Français, les Anglais et toutes les nations occidentales n’ont pas une musique populaire assez bien conservée pour leur donner d’avance, très vivement, cette habitude musicale. C’est seulement dans les œuvres des grands compositeurs que ces nations apprennent la signification émotionnelle des divers rythmes et accords. Aussi votre langage musical naturel est-il très peu précis et très incomplet. N’est-ce pas même pour remédier à ce manque d’une langue déterminée, que Wagner a imaginé d’exposer au début de ses drames les principaux motifs dont il se servirait et le sens qu’il leur attribuait, afin de donner du moins à ses auditeurs le vocabulaire spécial nécessaire à l’intelligence de l’œuvre qu’il leur présentait ?

Or la Russie n’a pas besoin de ces artifices pour comprendre et pour sentir la musique. Elle possède, comme je vous le disais, une très-vieille langue musicale, familière à tous les Russes, et qui est devenue avec les âges pour ainsi dire naturelle : cette langue lui est fournie par nos chansons populaires slaves.

Connaissez-vous quelques-unes de ces chansons ? Chopin les prenait volontiers pour thèmes de ses variations improvisées. Beethoven, qui, avec un effrayant génie, avait compris ce besoin d’une langue musicale définie, employait fréquemment des airs russes ou polonais, par exemple dans ses dernières sonates et dans ses quatuors. Mais il faut être Russe, il faut avoir vécu dans nos provinces du Midi et du Centre pour bien sentir la richesse inappréciable de ce trésor populaire3. Dans un voyage que j’ai fait récemment, pour mon commerce, à travers les gouvernements de Cherson et d’Ekatérinoslaw, j’ai pu reprendre à leur source maintes de ces mélodies, chantées à une voix ou en chœur par de naïfs paysans peu lettrés. C’est une variété incroyable de rythmes, de modes et de tons, et une négligence complète de toutes les règles sur la mesure, la modulation. Mais ce qui frappe surtout dans ces chansons populaires, c’est la concordance extraordinaire entre les paroles et les airs ; dans dix, vingt chansons, sur des sujets pareils on retrouve la même tournure mélodique. Il en est résulté dans les esprits russes, tous imprégnés depuis des siècles par ces mélodies, une association rigoureuse entre les émotions et les signes qui les expriment. C’est ainsi que s’est formé pour nous un vocabulaire musical naturel, très varié et très étendu. Dès lors, la musique russe avait sa voie tracée : elle devait explorer ce vocabulaire des chansons populaires, le faire entrer dans les formes artistiques modernes et construire ainsi une musique artistique nationale. Pendant que Beethoven, puis Wagner, traduisaient les émotions de leur âme et de leur race dans la langue musicale que leur avaient faite les musiciens classiques du XVIIIe siècle, nos compositeurs russes devaient traduire les émotions des âmes et des races slaves dans la langue musicale séculaire que les naïves chansons des paysans leur avaient créée.

C’est ce qu’a tenté Glincka, notre premier grand compositeur. Son œuvre, encore un peu grossière, a été reprise, avec plus de perfection, par les représentants de cette école nationale russe dont je vous ai cité les noms principaux.

La langue était donnée, presque achevée d’avance. Restait la grammaire, c’est-à-dire le choix des émotions que l’on exprimerait, et la forme générale que l’on donnerait à leur expression. Comme Wagner, nos compositeurs ont préféré à la forme de la symphonie celle du drame. Plutôt que de traduire, comme Beethoven, leurs propres sentiments ou ceux de personnages indéterminés, ils ont voulu contribuer, par la musique, à faire vivre des personnages définis, dans un cadre réel. Dorgomijsky et Mussorgsky, nos deux grands musiciens, n’ont guère été que des compositeurs dramatiques. Mais, comme Wagner encore, ils ont vu que le drame musical, devant exprimer la vie de personnages réels, ne pouvait pas conserver les formes convenues des vieux opéras. Les airs, les cavatines, les duos, les ensembles, tels qu’on les a employés dans les opéras italiens et français, sont des boîtes faites d’avance où le musicien doit enfermer les émotions de ses personnages ; c’était gêner le libre développement de ces émotions, leur imposer des limites et des répétitions arbitraires ; aussi nos compositeurs ont-ils renoncé à toutes ces formules. Leur musique suit pas à pas le jeu des émotions : c’est la mélodie infinie, le récitatif continu.

Vous voyez qu’en somme, les œuvres de ces compositeurs, encore qu’ils se défendent d’être wagnériens, offrent plus d’une analogie avec les drames du maître allemand. Elles ont le même souci de l’action dramatique, le même mépris des virtuosités ; et chez quelques-uns de ces compositeurs on trouve une science de toute la musique, un génie original d’expression qui les rendent vraiment comparables à Wagner.

Cependant la différence des deux musiques n’est pas seulement dans la langue : nos compositeurs de l’école Nationale ont sur deux points principaux de la théorie une opinion absolument opposée à celle de Wagner.

D’abord, ils ne composent pas eux-mêmes les paroles et l’intrigue de leurs drames. L’intention qui les a guidés est des plus louables. Ils se sont dit que, la musique devant traduire des émotions définies, les œuvres dramatiques des grands poètes antérieurs pouvaient leur fournir les indications les plus nettes et les plus belles des émotions à traduire. Méprisant donc, comme l’avait fait Wagner, les ineptes livrets de fabricants sans génie, ils ont pris pour sujets de leurs drames les drames les plus remarquables de nos poètes. C’est ainsi que Mussorgsky a mis en musique, mot par mot, un drame en prose de Pouchkin (sic), Boris Godounoff. Sur ce point je pense bien que l’exemple de Wagner aurait dû être plus salutaire. Sans doute les grands poètes ont créé une vie plus haute et meilleure que d’autres ne pouvaient le faire : mais le musicien, pour exprimer pleinement par sa musique la vie émotionnelle d’un personnage, doit recréer entièrement ce personnage ; et il est à craindre que les inventions des grands poètes ne puissent pas être revécues aussi entièrement par lui que ses propres inventions. Ainsi nos compositeurs auraient-ils, je crois, tout intérêt à composer eux-mêmes tout leur drame ; alors seulement ils auraient la vision complète de leur personnage, dans toute l’expression de sa vie. Malheureusement cet idéal suppose une éducation littéraire au moins pareille à l’éducation musicale. C’est cette éducation littéraire qui a fait défaut à votre Berlioz, comme un peu d’ailleurs toutes les éducations, je pense que vos compositeurs français aujourd’hui doivent tous la posséder ; chez nous on peut dire que tous les compositeurs sont des lettrés, et la modestie littéraire qui les empêche de faire eux-mêmes tout leur drame doit paraître d’autant plus regrettable.

Il y a une autre chose qui établit une différence profonde entre les drames de nos musiciens et ceux de Wagner. Le drame doit être un récitatif, une mélodie continue. Mais cette mélodie doit-elle être seulement chantée par les personnages indépendamment de l’orchestre, ou doit-elle être fournie par l’orchestre tandis que les personnages, surla scène, parlent et agissent ?

Les compositeurs de l’école Nationale Russe ont cru que la première alternative était plus logique. Le récitatif de leurs drames est chanté par les personnages : leur chant a seul la signification émotionnelle : quant à l’orchestre, très savamment ordonné d’ailleurs, il doit seulement donner à ces chants vocaux l’accompagnement de ses harmonies : ou bien il est employé à des descriptions : il simule, par exemple, les bruits d’une bataille, tandis que le héros, en scène, exprime les émotions que ce bruit lui suggère.

Richard Wagner avait compris autrement le rôle de l’orchestre. Pourvu que les émotions des personnages nous soient données en même temps que leurs paroles et leurs actes, qu’importe la manière dont nous les percevons ? Les personnages, sur la scène, parlent et agissent ; l’orchestre, quelque part, nous exprime leurs émotions : ces émotions, en effet, veulent, aujourd’hui, être exprimées par des complications polyphoniques et contrapuntiques que l’orchestre seul peut fournir ; et l’on peut ajouter des voix à cet orchestre si l’on juge nécessaires les timbres de ces voix humaines. Quant aux personnages, pourquoi chanteraient-ils ? Chanter les empêche de parler, surtout d’agir. Il faut seulement qu’ils parlent avec des intonations plus accentuées, pour que l’orchestre n’empêche point leurs paroles d’être entendues : et il faut que ces intonations ne forment pas une dissonance fâcheuse avec la musique, provenant de l’orchestre.

C’est ainsi que Richard Wagner avait compris le rôle de l’orchestre et des voix dans le drame musical. Combien cela eût été heureux que nos compositeurs comprissent sa théorie au lieu de la railler. Car chez nous aussi, lorsque notre grand critique Seroff développa ces idées wagnériennes, il eut à soutenir une averse de moqueries et d’injures. Aujourd’hui les compositeurs de notre école Nationale ne raillent plus Wagner ; mais ils persistent à ne pas adopter réforme du chant. Il en résulte que malgré toute leur science leurs orchestrations sont le plus souvent inutiles : savamment disposées, elles montrent d’autant mieux leur inutilité.

En est-il de même chez vous ? Nos journaux nous ont appris que vous aviez une nombreuse et brillante école de compositeurs Wagnéristes : MM. Benjamin Godard, Saint-Saëns, Massenet, Delibes, Théodore Dubois, je pense qu’ils ont mieux compris la profondeur des théories wagnériennes sur le drame musical. Chez nous d’ailleurs, à côté de l’école musicale Nationale, il y a quelques artistes plus entièrement wagnériens, et auxquels semble assuré le plus bel avenir musical.

Mais voici assez de pages aujourd’hui, Monsieur le Directeur, et je m’aperçois que, avec une passion nationale pour les théories, je vous ai à peine donné Quelques renseignements sur les choses musicales de notre pays. Dans une prochaine lettre je vous enverrai des détails sur notre école Wagnérienne russe, et notamment sur Séroff III, critique de génie et compositeur remarquable, qui fut l’ami personnel de Wagner, et qui a le premier tenté chez nous d’introduire la musique wagnérienne.

Bibliographie4 §

L’œuvre dramatique de Richard Wagner, par Albert Soubies et Charles Malherbe (un vol. in-12, à 4 francs, chez Fischbacher).

Ce volume contient 305 pages : d’abord une préface où est expliquée l’intention des auteurs ; puis onze chapitres sur chacun des onze drames de Wagner ; trois chapitres spéciaux sur « le musicien, — le poète dramatique, — le metteur en scène » ; enfin, une conclusion sur l’avenir de l’art Wagnérien.

Ce n’est donc pas une étude sur Wagner : la biographie en est complètement écartée ; mais une étude sur « l’œuvre » de Wagner, puisque chacune des pièces est étudiée tour à tour et séparément.

Chacun des chapitres, après un court historique de la pièce, en donne l’analyse au double point de vue littéraire et musical ; le volume n’est ni une étude purement littéraire comme celui de M. Schuré, ni une étude purement musicale comme les Leitfaden de M. de Wolzogen.

Dans ces analyses, la pièce est suivie pas à pas, acte par acte, scène par scène ; c’est un compte rendu exact et détaillé, non une analyse d’ensemble.

Tous les chapitres sont écrits dans une langue facile, sans détails techniques, pour être lus et compris aisément et donner de l’œuvre Wagnérienne une idée claire, simple.

Enfin, le livre est conçu dans un esprit d’impartialité : les auteurs, qui sont de dévoués admirateurs de l’œuvre Wagnérienne, n’ont pourtant pas fait une apologie ; et leur ouvrage, qui contient des critiques, est finalement, très favorable.

 

  Le livre de MM. Soubies et Malherbe est surtout un livre de vulgarisation Wagnérienne. Dans leur préface, les auteurs déclarent avoir voulu faire « un travail d’ensemble, un résumé clair et complet, un guide, en un mot, pour ceux que la curiosité pousse à aborder ces œuvres complexes, mais nullement inintelligibles ». Plus loin ils disent encore : « nous n’ignorons pas combien est difficile et même périlleux le rôle des modérés ; c’est pourtant celui que nous avons osé choisir. Nous analysons simplement chaque partition, comme s’il s’agissait d’un ouvrage nouveau ; nous notons nos impressions ; puis, nous formulons notre jugement, en critiques impartiaux, épris de la vérité, et non en théoriciens, soucieux de faire prévaloir un système. Et ils terminent leur préface : « peut-être dirons-nous peu de choses qui n’aient été dites avant nous : nous tâcherons au moins de nous recommander par ces deux mérites : la clarté, que n’ont pas eue tous les apologistes, et la bonne foi, que n’ont pas eue tous les détracteurs. »

A qui s’adresse le livre de MM. Soubies et Malherbe ? à ce qu’on appelle le grand public, à tous les gens qui, ayant des choses artistiques une première connaissance, doivent sur l’œuvre Wagnérienne acquérir des idées nettes et justes, — à ceux qui ignorent et qui veulent savoir à peu près ce que sont Tristan, la Tétralogie, les Maîtres Chanteurs.

Comme les auteurs eux-mêmes l’ont déclaré, ce livre n’apporte donc point des choses très nouvelles ; le côté philosophique des drames Wagnériens y est même tout à fait négligé ; aux Wagnéristes érudits il n’offre que l’intérêt d’une très bonne exposition de choses connues. Mais, par là même, il est excellemment un livre utile et précieux. En effet, toutes les qualités d’exactitude, de simplicité, de clarté, que les auteurs ont voulu dans leur exposé, y sont pleinement. Ce livre est, en somme, comme un excellent feuilleton, en quinze numéros, sur l’œuvre de Wagner.

Ainsi il est appelé à rendre, dans le public, le plus grand service à la cause Wagnérienne

 

Beethoven — sua vita e sue opere, par Léopoldo MasTrigli (un vol. à 3 fr. 50) doit paraître très prochainement à Rome ; sera un événement Wagnérien.

Un nouveau portrait de WagnerIV vient d’être gravé à l’eau-forte par M. Eug. Abot, d’après des documents très récents, et représente le Maître à l’époque de ses dernières années. Cette gravure, très soignée et très réussie, a été tirée à plusieurs états sur différents papiers (voir, plus loin, l’annonce) ; son format est celui des partitions Wagnériennes.

 

Revue Illustrée : un article de Maurice Barrès sur les Musiques (15 décembre 1885) distingue la musique Wagnérienne des musiques d’amusement : il y a là des vues esthétiques neuves.

 

Une paraphrase du finale de la Walküre, par Édouard Dujardin (quelques lignes seulement) est dans le volume de contes, les Hantises, que publie M. Édouard Dujardin, — un essai de « traduction en mots », une transcription de la musique.

Voici ce passage (page 112 du volume, chap. X, le Kahbaliste) :

« J’ai vu le fier sommet rocheux, — la forêt de sapins, — les pointes aiguës, — et la garde des précipices où gît le monde, — les grands cortèges, solennels, des nuages, — la désolatrice vastitude des Walküréens refuges : — et, sous la lance du Terrible, la flamme crépitante jaillissait, courait, nageait, volait, le feu, aux tintinnabulants éclats, aux dansantes furies, universel … Oh ! Brünnhilde ma forte, dors couchée en les ruissellement du rouge sonore, dors en la très haute paix des divins embrasements, sommeille, calme, sommeille, bonne : Brünnhilde, espère à Lui : Héros viendra, le réveilleur, Noble viendra, vainqueur des Dieux, superbe et roi … sur le roc transfulguré, ô Brünnhilde, en l’indubitable attente, sommeille, dors, bien aimée, parmi la jubilante flamme : je te sens, et je te pense, et, dans les majestueux gais épanouissements du feu, avec toi je rêve aux Crépuscules futurs, ô dormeuse des divinités passées … »

Revue de Bayreuth

(Bayreuther Blaetter) §

 

Analyse du numéro IX

Hans von Wolzogen : Notes sur les œuvres Posthumes de Wagner, avec le fragment complet « le féminin dans l’humain ».

Les œuvres d’art de Wagner sont les manifestations objectives de son génie, ses écrits théoriques en sont les manifestations subjectives. Spécialement, des notes comme celles qui forment les œuvres Posthumes nous font pénétrer dans l’intimité de l’homme.

Remarques sur la façon d’écrire, l’orthographe, etc.

Remarques sur l’index de concordance joint au volume : unité absolue de l’œuvre Wagnérienne ; les semblantes contradictions ne sont que les différentes manières d’envisager les choses, ou bien elles viennent des différences de phraséologie introduites pur l’influence de Schopenhauer.

Commentaire, page par page, des œuvres Posthumes.

 

Analyse du numéro X

 

1° Courte citation de Luther, par Wilhelm Tappert.

 

2° Hans von Wolzogen : L’Idéalisation du Théâtre (Conclusion).

On peut donc espérer que Bayreuth exerce une influence heureuse sur l’art théâtral en général.

Pour cela, il est indispensable que Bayreuth reste ce qu’il est et qu’on ne tombe pas dans l’erreur de vouloir imiter dans les théâtres soumis à la Mode, ce qui ne peut être réalisé, en vérité, que dans l’unique théâtre créé par le Maître. On voit tous les jours, par les œuvres de Wagner données dans les plus grandes villes de l’Allemagne, combien, dans un théâtre dont l’unique objet n’est point l’Art, mais qui est forcé de compter avec un Public, il est impossible de conserver le style idéal. L’isolement, l’éloignement d’un monde où dominent les conventions et la mode, c’est la première condition pour l’idéalisation dans l’Art. Il y a encore beaucoup à faire, à créer, à Bayreuth ; et pour chaque Wagneriste, il y a à contribuer à la formation de ce public idéal, de ce « peuple d’idéalistes » que Wagner nous a décrit, non pas de gens « qui se font des idéals » dans le sens banal du mot, mais d’hommes vivant dans l’idée, voyant l’Art et y croyant.

 

3° Eugen Aragon : ce que nous entendons par « nature ».

 

4° von Santen Kolff : considérations historiques et esthétiques sur le « motif de réminiscence »

 

5° Communication par C. Fr. Glasenapp d’un article écrit par H. Franck sur la première représentation de Tannhaeuser, en 1845.

 

Analyse du numéro XI

 

1° Karl Alberti : En mémoire du comte Auguste de Platen (mort le 5 décembre 1836).

I. Ses travaux sur la métrique allemande.

L’éternel désaccord entre l’idéal et la vie, la recherche toujours inassouvie de visées vaguement pressenties mais jamais reconnues, ont précocement mis un terme à la vie de cet artiste qui par une force irrésistible fut poussé à communiquer son idéal à ses contemporains. De son temps il n’y avait pas d’art national allemand, pas de formes poétiques qui répondissent à ses idées hautement artistiques : il n’avait pas en lui-même la force d’en créer : de là cette lutte funeste. Quoique il ne fût jamais satisfait et cherchât toujours, tout le monde reconnaît pourtant que Platen a été comme aucun poète allemand, maître de la forme poétique, de la métrique et de la construction des vers.

Platen disait qu’il y avait trois manières de mesurer les vers : 1° celle où seulement les syllabes accentuées donnent la mesure du vers, et où les syllabes non accentuées ne comptent pas (arsis et thésis) ; 2° la forme originalement romane, qui exige l’alternance régulière d’une syllabe accentuée avec une non accentuée ; 3° l’imitation des vers et strophes grecques.

Ces trois formes avaient produit une grande confusion dans la métrique allemande ; les plus grands poètes faisaient des vers qui ne répondaient à aucune d’elles et, malgré cela (ou peut-être à cause de cela) sont les meilleurs vers allemands. La seconde forme était la plus appliquée durant les deux derniers siècles, surtout dans la poésie lyrique. Platen s’en servait dès le début, et il se montrait maître absolu dans ses Ghazels, ses Sonnets, ses Octaves et Tergines, ses Gloses et Triolets. Mais cette forme étrangère ne pouvait s’acclimater, puisque, pour les appliquer, il fallait forcer la langue outre mesure et se priver d’autres formes poétiques plus belles et plus variées. Platen s’en aperçut, et, délaissant dès lors de plus en plus ces formes romanes, il imite plutôt les formes des vers et strophes grecques ; il s’y montrait grand maître aussi, même dans les mesures les plus difficiles, celles des odes. Mais, lui et son contemporain Klopstock, ils étaient arrivés à la limite de ce que les paroles peuvent exprimer ; et, comme leurs formes poétiques ne s’adaptaient pas bien à la musique, ils sont tous deux restés impopulaires ; Platen avoue lui-même que « le poète lyrique qui n’est plus un avec le musicien, a besoin du compositeur pour devenir populaire. » Mais Platen ne connaissait guère la musique comme art, il n’en saisissait que le côté formel et extérieur, et, n’ayant pas en lui-même l’esprit de de la musique, il ne pouvait créer une lyrique qui, malgré les perfections de sa forme, devînt immédiatement compréhensible et vraiment populaire. Il ne pouvait parler une langue musicale, et c’est peut-être le vague sentiment de cette impuissance qui le faisait toujours et toujours chercher. Ses travaux ont-ils été pour cela inutiles ? Certainement la langue et la poésie allemandes lui doivent beaucoup ; par lui nous avons compris qu’au point de vue de la parole seulement, la lyrique allemande ne peut dériver d’une origine artistique et populaire en même temps, et surtout que la poésie allemande ne doit pas attendre son salut de l’acclimatation de formes étrangères. Puis Platen a démontré de quelle expression, de quelle grâce, de quelle eurythmie et de quelle sonorité est capable la langue allemande ; ayant toutes ces qualités avec une forme étrangère, que ne pourra-t-elle atteindre à l’avenir lorsqu’elle s’exprimera avec des formes à elle, moulées sur elle !

2° Bernhard Fœrster : Programme pour le parti conservateur de la Prusse proposé par Paul de Lagarde.

  3° H. von Kleist : Lettre sur le calendrier de Bayreuth de 1886.

 

Analyse du numéro XII

 

Annonce des Fêtes de Bayreuth de 1886.

Richard Wagner : Étude sur Bellini.

 

Cet article de Richard Wagner a paru dans le Zuschauer (spectateur) de Riga, n° 4621, de Mardi 7/19 déc. 1837, avec la signature « O » : nous en donnons la traduction complète.

 

« La musique de Bellini, c’est-à-dire le chant de Bellini, a eu ces temps-ci un si grand retentissement et a suscité un tel enthousiasme que ce fait seul serait digne d’être examiné. Que le chant de Bellini charme en Italie et en France, cela est simple et naturel, car en Italie et en France on écoute avec les oreilles, de là donc, nos phrases de « chatouillement des oreilles », etc. (probablement en contraste au « chatouillement des yeux », qui nous est causé par la lecture de mainte partition de nouveaux opéras allemands) ; mais que même l’amateur de musique allemand enlève les lunettes de ses yeux fatigués et pour une fois se donne sans réserve à la joie d’un beau chant, cela nous montre plus profondément son cœur et nous fait connaître un profond et ardent désir de respirer de nouveau pleinement et fortement pour se faire le cœur libre tout à coup, jeter loin de lui tout le bagage de préjugés et de méchantes pédanteries qui le força si longtemps à être un amateur de musique allemande, et, au lieu de cela, devenir enfin un homme heureux, libre et doué pleinement de cette admirable conception de tout ce qui est beau, sous quelle forme que cela se montre. Combien peu sommes-nous donc véritablement convaincus de tout ce fatras de préjugés et de présomptions ! que de fois nous est-il arrivé d’avoir été ravis par l’audition d’un opéra français ou italien ; et, lorsque nous quittions le théâtre, de chasser notre émotion par une moquerie et une plaisanterie impitoyable et, rentrés chez nous, d’avoir déclaré qu’on devait bien se garder d’un pareil ravissement. Pour une seule fois, laissons cette plaisanterie, ne complotons pas avec nous-mêmes, mais gardons bien ce qui venait de nous ravir ; et alors nous nous apercevrons que chez Bellini c’était la claire mélodie, ce chant si simplement noble et beau qui nous a charmé ; retenir et croire cela n’est vraiment pas un péché ; ce n’en est peut-être pas non plus un que de prier encore le ciel, avant de se coucher, pour que vienne aux compositeurs allemands l’idée de telles mélodies et une telle façon de traiter le chant.

« Le chant, le chant, et encore le chant, ô Allemands ! Le chant est le langage par lequel l’homme doit se communiquer musicalement, et on ne vous comprendra pas si ce langage n’est pas formé et gardé aussi indépendant que toute autre langue cultivée doit l’être. Le reste, ce qui est mauvais en Bellini, chacun de vos maîtres d’école de village peut le faire mieux ; cela est connu ; il est donc tout à fait hors de propos de se moquer de ces défauts ; si Bellini avait fait son apprentissage chez un maître d’école de village allemand, il aurait sans doute appris à le faire mieux ; mais il est bien à craindre qu’en même temps il n’eût désappris son chant. Laissons donc à ce bien heureux Bellini la forme de ses morceaux de musique, usuelle chez les Italiens, ses crescendi qui suivent régulièrement le thème, ses tutties, ses cadences, et ses autres formules constantes contre lesquelles nous nous fâchons si violemment ; ce sont des formes fixes que l’Italien ne conçoit pas autrement, et qui, sous bien des rapports, ne sont pas du tout aussi regrettables. Si nous considérons chez maints modernes compositeurs allemands, le désordre sans bornes, le gâchis des formes, par lesquelles si souvent ils nous gâtent la joie de beaucoup de beautés isolées, nous désirerions bien voir ces pelotes enchevêtrées mises en ordre par cette forme italienne fixe ; et en effet, si elle est, avec tous ses sentiments et sensations, entièrement coordonnée et saisie d’un ferme trait en une claire et convenante mélodie, l’instantanée et simple compréhension de toute une passion sera de beaucoup plus facile, que lorsque, par mille petits commentaires, par telle ou telle autre, nuance d’harmonie, par le timbre de tel instrument ou de tel autre elle aura été cachée et à la fin tout à fait subtilisée.

« Mais pourtant dans cette décadence certainement partielle et dans ce verbiage, surtout en certains sujets d’opéra, combien leur forme et leur manière viennent aux Italiens à propos, Bellini en donne la preuve dans la norma, sans contradiction une de ses compositions les plus réussies ; dans cette pièce où le poème même s’élève à la hauteur tragique des anciens grecs, cette forme que Bellini en même temps aussi relève et anoblit, rehausse le solennel et grandiose caractère du tout ; toutes les passions que son chant transfigure si singulièrement, reçoivent par cela même un fondement majestueux, sur lequel elles ne flottent pas vaguement, mais se forment en un grand et clair tableau qui, involontairement, rappelle les créations de Gluck et de Spontini.

« Accueillis avec cet esprit libre et tranquille, les opéras de Bellini ont été applaudis en Italie, en France, en Allemagne ; pourquoi ne le seraient-ils pas aussi en Livenie ? »

 

H. de Wolzogen : Commentaire.

Lorsque dans la lettre ci-dessus, Wagner si hautement demandait la « mélodie », il savait déjà bien que la mélodie est la seule forme de la musique, et que les deux sont inséparables ; il avait déjà la profonde conviction que la musique est l’expression, mais il ne savait pas encore ce que c’est que la mélodie qui donnerait l’expression idéale musicale, à l’esprit allemand, dans le drame. Qu’est-ce donc que la mélodie ? Le mot signifie ; parlé, chanté, chant-parlé ; c’est-à-dire que le chant est une façon plus parfaite du parler ; une langue qui peut chanter devient mélodique, et comme le créateur du Hollandais volant, de Tannhaüser et de Lohengrin le raconte dans sa Communication à mes amis (IV, 396), il apprenait cette mélodie-parlée, ce parlé-mélodique, en entrant toujours plus profondément dans la compréhension de la langue que lui parlaient les héros de son monde idéal. « Le parler était à rendre de façon à ce que, non l’expression mélodique en elle-même, mais le sentiment exprimé impressionnât l’auditeur », il ne restait donc plus au Maître de cette nouvelle mélodie qu’à trouver « l’animation rythmique de la mélodie par sa justification du vers, de la langue » ; et il avait donné la solution de ce dernier problème formel par la réintroduction de la vieille allitération germanique. Cette mélodie infinie est donc ce à quoi, en 1837 déjà, aspirait Wagner, lorsque, pour son début comme maître de chapelle à Riga, il faisait étudier la Norma. Et nous l’avons, cette mélodie, qui n’est pas celle de Bellini : musiciens ou non musiciens, apprenons ceci de Wagner, l’expression, et, là où elle manque, le silence. C’est à quoi doivent nous servir les paroles si jeunes et si chaudes qu’il a écrites sur Bellini, il y a cinquante ans.

 

Carl Alberti : En mémoire du comte Auguste de Platen.

II. Ses idées sur le drame allemand.

Pas plus que ses poésies ne furent chantées, ses drames ne furent représentés, Ses œuvres d’ailleurs ne peuvent nous donner une idée de ce à quoi il aspirait, sans jamais l’atteindre. Son petit traité, le théâtre comme institut national, nous l’explique mieux. Il y dit : « Chaque peuple a une quadruple intuition : religieuse, politique, scientifique et artistique. » Il voit dans le drame le point culminant de la poésie. Quant aux sujets dramatiques, il trouve que les poètes allemands ne puissent pas assez dans le trésor des sujets mythologiques. Mais quelle forme donner au drame allemand ? Il ne sait résoudre cette question ; il pêche dans ses essais dramatiques par les façons de faire qu’il a blâmées, et se consume dans de vains efforts sur cette question, autant que sur la question de la poésie lyrique. Il n’y avait pas de drame allemand ; mais le sauveur nous est trouvé ; la complète beauté des formes lyriques et du dialogue dramatique ne pouvait s’accomplir que par le mariage de la parole avec la musique ; et ce n’est qu’à cette condition que le monde mythologique allemand pouvait être réveillé à une nouvelle vie.

 

J. van Santen-Kolff : Considérations historiques et esthétiques sur le motif de Réminiscence.

H. S. C.

Paris, le 8 mars 1886. §

La question LohengrinV5 §

Lettre de Philippe Gille. §

Monsieur,

Vous me faites l’honneur de me demander mon opinion sur la question Wagnérienne ; bien convaincu que je ne persuaderai ni les uns ni les autres je devrais m’abstenir. Pourtant je crois qu’en art comme en politique, chacun se doit à tous ; c’est au public de choisir dans le contingent d’idées qui lui sont apportées, de faire une moyenne et de juger en dernier ressort. Voici donc, pêle-mêle, les réflexions que m’ont inspiré les admirations extatiques, sincères ou de parti pris, les dénigrements systématiques ou raisonnés qui flottent autour du grand nom de Wagner.

L’homme, le français surtout, est atteint de deux manies bien opposées le « débinage » ou l’« aplatventrisme » (deux mots qu’on cherchera inutilement dans le dictionnaire de l’Académie) ; il les pratique également toutes deux, fût-ce à ses dépens. Pour moi, il en est en ce moment de la place que certains français veulent assigner à Wagner, comme du fauteuil de l’Académicien ; on se soucie bien moins d’y recevoir quelqu’un que d’empêcher d’autres de s’y asseoir.

Wagner, pour la plupart, est devenu une occupation, une profession ; les fruits secs, dont est surchargé l’arbre de l’Art, comme celui de la Politique, veulent le faire leur pour attirer sur eux un peu de l’attention que commande le maître, et en refusent aux autres la compréhension. Ils l’enferment dans leur armoire, déclarant que si on ne leur demande pas comment on doit au juste aimer Wagner, personne n’a le droit d’ouvrir ses partitions et que, seuls, ils peuvent en deviner les beautés cachées, et le fin du fini C’est avec cela qu’ils vivent, au risque de tuer leur dieu, j’allais dire leur idole. — « Vous ne pouvez comprendre Wagner qu’à Bayreuth, avec sa mise en scène spéciale, ses accessoires, ses décors particuliers, son exécution absolument inimitable ! » Voilà ce que j’entends dire par les plus fervents, les uns sincères, j’en suis persuadé, les autres peut-être seulement pour se donner la supériorité d’un voyage assez pénible.

Eh bien non, je n’admets pas que le génie de Wagner, pas plus que celui d’un autre, ne puisse se révéler que dans un petit coin de la terre et à quelques douzaines d’initiés : le génie est le génie, la lumière est la lumière, une étoile se voit de partout ; c’est une question de hauteur, Shakespeare, Goethe, Molière, Dante, Corneille, Raphaël, Racine, Homère, Virgile, Weber, Schiller, Beethoven, Mozart, sont beaux sous toutes les latitudes, dans tous les musées, tous les théâtres, toutes les bibliothèques ; inutile de voyager pour les admirer.

Donc, pour moi, Wagner vaut mieux que le suffrage de ceux qui ne l’aiment qu’en Franconie, et je soutiens qu’en France on peut le goûter tout aussi bien qu’au-delà de nos frontières ; je ne veux qu’effleurer cette question de la politique que des passionnés, des intéressés ont mêlée à la question d’Art. Rions de Wagner et plaignons le quand il écrit des sottises injurieuses en vers ou en prose, mais admirons le toujours et quand même, alors qu’il fait œuvre de génie ; quel insensé s’est jamais soucié de savoir ce que pensait de lui le rossignol qui charmait son oreille ! trois pages grotesques ne peuvent pas faire oublier quatre magnifiques partitions, voilà je crois la justice. Quant à ceux qui parlent de siffler Wagner à l’Opéra-comique et qui le laissent jouer chez M. Lamoureux, je conçois de véritables doutes sur la sincérité de leur patriotisme et je ne croirai jamais que les mêmes notes de musique insultent la France place Favart et la respectent dans un autre théâtre ou amphithéâtre !

On a prononcé ce mot : subvention de l’Etat ! ignore-t-on que de même que l’Opéra-Comique, le concert Lamoureux est subventionné par la France, qu’il s’agisse de dizaines ou de centaines de mille francs ? Quelques gens, désireux de tout concilier, ont inventé cette monstruosité : — « Mais c’est la Ville qui subventionne les concerts ! » oublie-t-on que cette Ville c’est Paris, et que c’est Paris surtout qui a été cruellement assiégé, affamé, bombardé, ruiné par les Prussiens ! et parce que c’est Paris on ne dirait plus rien ! Ceci marque un degré de plus à l’étiage de de la bêtise humaine. Pour finir, ajoutons que ces concerts sont aussi subventionnés par l’État, ce qui importe peu, et qu’il n’y a aucune raison pour ne pas accepter ailleurs ce qu’on applaudit chez eux avec un juste enthousiasme tous les dimanches. Le conservatoire national de musique, lui aussi vivant aux frais de l’État, joue Wagner et les patriotes se gardent bien de souffler mot. Cette question ne peut être sérieuse, elle est même ridicule et c’est malheureusement ce qui fait que nos byzantins se passionnent aujourd’hui pour elle.

Les wagnériens sont du reste un peu cause de ce déchaînement de sentiments illogiques ; c’est sur un malentendu qu’on discute, et cela dès le premier jour où le nom de Wagner a été prononcé. Par conviction les uns, par « genre » les autres, par imitation le reste, un certain nombre de critiques, d’amateurs français et étrangers ont voulu voir en Wagner le révolutionnaire des théâtres de la France. Ils ont négligé de prévoir que la réalisation de leurs idées était aussi peu pratique que celle de faire parler l’allemand aux millions d’habitants qui peuplent notre pays. Le théâtre allemand est un théâtre qui a ses aspirations, son mouvement propre, sa mise en scène qui résulte de son essence et de ses croyances, tout autres que celles du théâtre français, anglais, japonais, italien, espagnol, etc.

Il faut donner aux chercheurs, aux curieux, le moyen de se reporter aux textes originaux. Il faut que les beautés du théâtre allemand, nous soient révélées dans leur intégralité, et pour cela, je demande qu’elles nous soient montrées dans un local spécial où chacun viendra juger, sans passion, sans idée préconçue autre que celle d’entendre chanter ou parler autrement, qu’on ne le fait en France. Quand la musique était en Italie, nous avons eu le théâtre italien ; le mouvement musical s’accuse aujourd’hui en Allemagne, ayons le théâtre allemand, rien de plus juste. Cela ne touche en rien au génie théâtral français qui est encore respectable même pour des français ; qu’on en juge d’après les emprunts que lui fait l’étranger, depuis ses chefs-d’œuvre jusqu’à ses moindres vaudevilles.

Mais, je le répète, on n’aura rien fait pour l’Art tant qu’on permettra de faire du wagnérisme une religion fermée, pratiquée dans un petit coin par quelques convaincus et des extatiques qui confinent à l’hystérie ; la plus grande injure qu’on puisse faire au maître c’est de tomber en pâmoison devant n’importe quelle de ses doubles croches. Ainsi considérée, on peut voir dans chacune de ses notes le monde entier que les fakirs trouvent toujours dans la contemplation de leur nombril ; l’admiration qu’on a pour Wagner, et qu’on lui doit, ne peut pas être le monopole de quelques vieilles dames empaillées et de quelques jeunes gens aux sens déviés, minés par la névrose ; Wagner nous appartient à tous et sa gloire est indépendante des nôtres ; l’Art français doit bénéficier de ses progrès en les appropriant à son génie national, sans emprunt, sans imitations. C’est là le juste hommage qu’il faut lui rendre, et pour cela il faut le connaître en lui donnant droit de cité chez nous. Non pas, par exemple, en sacrifiant les compositeurs français, en leur prenant leurs trop rares théâtres, mais en en élevant un à Paris où chacun viendra étudier les chefs-d’œuvre d’un homme que de prétendus admirateurs vont rendre suspect. Prenons le bon et le beau partout où il est, même et surtout en Allemagne ; je ne crois pas présentement à d’autre revanche.

J’accorde même que ce théâtre aura le droit de jouer des compositeurs français qui se rangeront du côté de l’école allemande ; ceux-là feront honneur aux deux écoles, à la condition d’être instruits réellement, convaincus, et de ne pas se croire obligés, comme on l’a fait jusqu’ici, de ne prendre à Wagner que ses nuages et ses personnages légendaires pour les transformer en troubadours. À ce compte là Joconde valait mieux que ces impuissantes imitations ; Nicolo représentait un petit genre, il est vrai, mais il ne portait la livrée de personne.

 

Philippe Gille.

 

Paris, le 20 février 1886.

I — Mars-octobre 1835
Préliminaires §

Nous rappellerons brièvement le commencement de l’affaire. La représentation de Lohengrin, à Paris, avait été plusieurs fois déjà discutée, sans résultat, lorsque, il y a un an, au mois de mars 1885, M. Gross, l’exécuteur testamentaire de Wagner, vint à Paris. Le directeur de l’Opéra-Comique lui demanda alors officiellement l’autorisation de monter Lohengrin pour l’hiver suivant ; M. Gross, ne voulant pas que cette représentation fût entravée par des questions politiques, fit une démarche auprès du ministre de l’instruction publique et des beaux-arts, qui déclara ne faire aucune objection ; M. Gross s’entendit alors avec M. CarvalhoVI, et, peu de temps après, le traité fut signé.

Les journaux annoncèrent la nouvelle, et aucune opposition ne se manifesta.

La distribution des rôles fut fixée : MM. Talazac (Lohengrin), Bouvé (Telramund), Mlles Calvé (Elsa), Deschamps (Ortrud) ; plus tard on parla d’une distribution en double, et l’on nomma MM. Lubert (Lohengrin), Carroul (Telramund), Mlle Heilbronn (Elsa). Les études des solistes commencèrent immédiatement.

Le premier incident de cette période fut l’annonce, au mois de juillet, de la représentation de Lohengrin en italien au Théâtre-Italien que l’on projetait d’établir à l’Opéra.

Un second incident eut plus d’importance : ce fut la question de la traduction française du poème. Plusieurs Wagnéristes français exprimèrent le désir que le texte de M. Charles Nuitter fût remanié par l’auteur en collaboration avec M. Victor Wilder ; une pétition en ce sens fut même adressée à Mme Wagner, vers le milieu de septembre ; mais ce fut sans résultats ; M. Nuitter refit lui-même sa traduction.

À cette époque (septembre), on parla de ne donner Lohengrin qu’en matinée : pour couper court aux récriminations que pouvait soulever la représentation d’une œuvre étrangère à l’Opéra-Comique, dirent les journaux, et pour que cette représentation ne portât aucun préjudice à la production ou à la reprise d’œuvres françaises, M. Carvalho ne donnerait Lohenrin que deux fois par semaine, le jeudi et le samedi, en matinée.

Du mois d’octobre date le voyage de M. Carvalho à Vienne. On avait fait grand bruit dans la presse des projets de voyage de MM. Carvalho et Danbé en Allemagne ; ils voulaient, disait-on, aller prendre à Vienne et à Munich (les traditions d’exécution musicale et de mise en scène du Lohengrin, et s’entendre pour les représentations de l’Opéra-Comique avec la famille et les représentants de Wagner. M. Carvalho partit seul ; il vit le Lohengrin qui fut joué à son intention, avec un soin particulier, le 10 octobre, et revint plus affermi que jamais dans ses résolutions.

On convint à la même époque que M. LéviVII, le chef d’orchestre de l’Opéra de Munich, et, pendant les représentations de Parsifal, du théâtre de Bayreuth, viendrait à Paris, assisterait aux études et tiendrait la place du compositeur.

Au mois d’octobre donc, à l’ouverture de la saison, l’affaire du Lohengrin paraissait en très bonne voie ; aucune opposition sérieuse n’avait été tentée ; la très grande publicité qui avait été faite aux projets du directeur de l’Opéra-Comique n’avait eu que d’excellents résultats, et les représentations semblaient assurées pour février ou mars. C’est alors que commença l’agitation qui devait tout arrêter.

II —
Novembre-décembre §

Le 4 novembre, le Journal des débats, le premier, publia la note suivante :

 

Il paraît qu’il vient de se fonder un comité dont le but est de protester publiquement contre la représentation du Lohengrin à Paris lors des représentations de cette œuvre à l’Opéra-Comique ; ledit comité aurait, dit-on, recueilli actuellement près ce 10 000 francs pour soutenir cette lutte anti-artistique.

 

Cette note fut reproduite par d’autres journaux ; le 15 novembre, le Progrès artistique rapporta cette nouvelle :

… Il s’est formé, à Paris, un comité qui aurait déjà recueilli pour 10 000 francs de souscriptions … On louerait des places pour les représentations de Lohengrin

 

Néanmoins, le Temps du 14 novembre affirmait :

 

… M. Carvalho, est, à l’heure présente, absolument décidé à jouer Lohengrin au mois de février … il a pris cette résolution après avoir pris conseil des personnes les plus autorisées …

 

Chaque jour, pendant toute la fin de novembre, les journaux annoncent, les uns que M. Carvalho abandonne, les autres qu’il garde son projet.

Le 19 novembre, le Figaro publie une chronique de Caliban (M. Emile Bergerat), « le sacrilège de Léon Carvalho », où est agréablement plaisantée l’agitation des Wagnéristes et des anti-Wagnéristes.

Enfin, le 6 décembre, un très important article de M. de Fourcaud, dans le Gaulois, posait la question avec toute netteté. D’abord M. de Fourcaud exposait les bruits qui circulaient d’une campagne entreprise contre Lohengrin, et nommait MM. Déroulède et Disz ; puis il examinait la question du patriotisme de Wagner, de la Capitulation, et concluait à ce qu’elle n’avait rien à faire avec la question artistique.

Y eut-il, en effet, une ligue contre les représentations de Lohengrin ? — Le 4 décembre, un dîner avait eu lieu, paraît-il, chez l’architecte Charles Garnier, où l’on s’était fort élevé contre le Lohengrin, et où le peintre Boulanger avait déclaré qu’il irait siffler avec les élèves de l’école des Beaux-Arts.

Nous avons su que M. Déroulède, président de la Ligue des Patriotes, aurait, dans le courant de novembre, écrit à M. Carvalho pour l’informer que, si Lohengrin était joué, il devait s’attendre à des manifestations hostiles. Nous allons voir plus loin d’ailleurs M. Déroulède aborder publiquement la question.

 

Enfin au quartier latin, quelques étudiants voulurent organiser l’opposition ; mais rien d’officiel ne fut fait, et l’Association Générale des étudiants ne pris pas de décision.

Au milieu des notes contradictoires qui circulèrent dans les journaux pendant la première moitié de décembre, M. Besson publia, le 10 décembre, dans l’Événement, l’information :

On nous apprend que M. Carvalho renonce définitivement et officiellement, depuis hier, à monter Lohengrin cette année à l’Opéra-Comique …

Le lendemain, ces lignes étaient reproduites et commentées dans plusieurs journaux et le Figaro publiait une lettre de M. Carvalho :

 

Mon cher Monsieur Magnard, je lis dans plusieurs journaux que je renonce à monter Lohengrin.

Je vous prie d’annoncer qu’il n’en est rien. Les études en sont interrompues parce que je suis occupé à mettre Roméo et les Contes d’Hoffmann à la scène mais je n’ai point renoncé à mes projets. Je voudrais même, à ce propos, qu’on me donnât une bonne raison pour me prouver que je ne crois pas jouer Lohengrin à l’Opéra-Comique, quand tous les dimanches on fait entendre la musique de Wagner dans des concerts subventionnés, comme l’Opéra-Comique, par l’Etat, et qu’on a même pu l’exécuter à la Société des Concerts du Conservatoire national de musique.

Veuillez agréer mes meilleurs sentiments

L. Carvalho.

 

Suite des articles de journaux :

Dans le Monde Illustré du 12 décembre, signé Pierre Véron :

 

L’Opéra-Comique avait annoncé qu’il allait monter le Lohengrin de M. Wagner.

Or, il paraît que tout le monde n’a pas pu oublier, par amour de l’art, que M. Wagner fut l’insulteur de la France à l’heure de sa détresseVIII. M. Carvalho a été prévenu qu’il s’organisait une violente manifestation, on pourrait presque dire un complot, pour empêcher la représentation du Lohengrin.

Des lettres anonymes, évidemment fantaisistes dans leur exagération, sont même allées jusqu’à l’avertir que la dynamite interviendrait pour faire sauter la salle, et le poignard pour mettre à mal l’habile directeur de l’Opéra-Comique. Fumisteries lugubres.

Mais dynamite et poignard à part, le danger de la manifestation subsiste. Elle paraît inévitable. Faut-il passer outre ? Faut-il exposer Paris à se changer en champ de bataille ? Faut-il courir les risques plus graves encore d’une complication extérieure ?

Au point de vue du simple raisonnement, il est évident qu’on ne s’explique pas pourquoi Lohengrin, toléré dans les concerts, est soudain mis en interdit sur un théâtre.

Cependant il ne s’agit pas de raisonner avec la passion, il s’agit de savoir s’il y a lieu de s’exposer à de si gros périls. Je ne le pense pas, pour ma part, et j’ai lieu de croire que c’est l’opinion qui prévaudra.

Puisque M. Wagner est immortel, au dire de ses admirateurs, que ses œuvres soient patientes. Qu’on se résigne à attendre l’heure où les ressentiments auront désarmé.

Le 13 décembre, quelques lignes favorables de M. Reyer, dans son feuilleton des Débats.

Le 31, de M. Johannès Weber, dans le Temps.

Le 13, dans le Ménestrel, un article, signé Moreno (Heugel), qui inaugure ce plan de campagne contre le Lohengrin :

— Nous souhaitons Lohengrin ; mais Lohengrin est impossible : donc, qu’on ne le joue pas … Résignons-nous !…

Le 20, M. Albert Wolff, dans le Figaro, développe le thème :

 

A M. Léon Carvalho

directeur de l’opera-comique

 

Puisque nous avons la question du Lohengrin, il faut l’aborder de front. Je vois poindre là un incident dans lequel la gloire de Richard Wagner n’a rien à gagner, et d’où vous sortirez meurtri, mon vieil ami. Souffrez donc que je vous donne une consultation que vous ne me demandez pas et que je vous offre tout de même, car c’est mon devoir de journaliste. Je vous préviens que je vais vous faire bondir, mais après la première exaspération, tranquillement vous réfléchirez et peut-être me rendrez-vous cette justice de vous avoir fait entendre la voix du bon sens. Il se peut que je vous froisse dans vos intérêts, mais quand le médecin veut sauver un malade, il ne doit pas lui demander si la pilule est amère.

Vous êtes malade, en effet, mon cher Carvalho ; vous êtes atteint d’un mal incurable, de la passion de l’art que vous aimez follement, à ce point qu’aucune considération ne paraît devoir vous empêcher de monter un chef-d’œuvre, fût-il de Richard Wagner. Et vous voilà parti en guerre, non contre des adversaires visibles qu’on peut toujours combattre, mais contre l’inconnu que je vois planer sur vous comme une menace et un danger. Ces choses-là, je le sais, ne vous effrayent pas ; vous êtes un audacieux et un artiste. D’ailleurs, vous ne seriez pas l’un sans l’autre. Quand on a une passion d’art chevillée au cœur, on est forcément téméraire lorsqu’il s’agit de la faire triompher. Si le courage suffisait, je m’enrôlerais sous vos ordres pour livrer à vos côtés ce bon combat. A première vue, en effet, il paraît indigne d’un grand peuple de garder rancune à un mort pour une blessure d’amour-propre faite dans un moment mai choisi pour la vengeance. Soit ! Comme vous, je pense que l’éternité enveloppe l’homme et que nous ne devrions plus nous occuper que de l’œuvre. Ecraser le génie sous prétexte qu’il n’était pas chez Wagner doublé d’un grand caractère, c’est une besogne ingrate : peut-être bien, en allant au fond des choses, tomberons-nous d’accord sur un point, à savoir que la ville réputée la plus intelligente du monde, et que la nation réputée la plus chevaleresque du globe se compromettent singulièrement aux yeux de l’Europe attentive en se montrant si cruelles pour la mémoire d’un grand compositeur qui a fait craquer toutes les musiques, même la musique française, et qui, qu’on le veuille ou non, a sa place marquée dans notre admiration d’artiste.

Celui qui écrit ces lignes a bien le droit de parler ainsi, car je n’ai pas attendu que Wagner fût mort et enterré pour exprimer mon avis sur le pamphlet plus imbécile qu’odieux qu’il a publié sur la capitulation de Paris. Que Wagner n’aimât pas Paris, c’était dans l’ordre naturel des choses ; il n’avait connu parmi nous que tristesses et amertumes, jeune, réfugié politique après les barricades de Dresde, il a été à ce point misérable parmi nous qu’il lui fallait, pour un morceau de pain, réduire pour piano les ouvrages des autres. Plus tard, quand son Lohengrin avait commencé le tour du monde et qu’il vint en personne conduire aux Italiens des fragments de ses œuvres, nous l’avons bafoué. Quand enfin, sous l’Empire, il nous apporta le Tannhaeuser à l’Opéra, nous avons reconduit ce grand musicien comme un simple compositeur de café-concert qui n’aurait pas notre agrément. Les jeunes gens du temps allèrent au théâtre munis de sifflets, avec l’intention de ne pas écouter cet artiste. L’admirable ouverture qui maintenant fait la joie de nos concerts fut enterrée sous les ricanements ; Richard Wagner connut chez nous toutes les blessures sans avoir récolté une seule satisfaction d’orgueil ; il ne pouvait pas aimer Paris et il le détestait.

Personne n’eût été surpris que Richard Wagner, de retour chez lui, eût manifesté son ressentiment et sa colère  il a attendu que Paris souffrît de la famine et du froid pour rire de ses malheurs dans une brochure plus bête que méchante, d’une niaiserie telle que les bons esprits à l’étranger haussèrent les épaules dans un sentiment de dédain pour l’auteur. Ce factum, à proprement parler, est idiot ; pas d’autre mot à employer pour le résumer. Je le répète aujourd’hui comme je l’ai écrit en 1876, à Bayreuth même, au milieu des énergumènes qui tout simplement voulurent me tuer à coups de pavés qui pleuvaient sur moi un soir, au retour d’une promenade en voiture découverte. Heureusement, mon ami Jauner, de Vienne, qui m’accompagnait, ne fut pas atteint, et moi-même j’en fus quitte pour une simple contusion : si les membres du Jockey-Club de Vienne, Wagnériens enragés, mais hommes de bonne éducation avant tout, ne m’avaient pas protégé contre cette foule imbécile, jamais je ne serais revenu vivant de ce petit voyage de désagrément.

Aussi bien qu’à vous, mon cher Carvalho, il m’a semblé que la mort de Richard Wagner devait effacer le passé, et que nous n’avions plus à nous occuper que de l’avenir auquel l’œuvre du compositeur appartient désormais. Avec quelques coupures intelligentes, le Lohengrin est une œuvre ce premier plan. Sifflée pendant des années chez le brave Pasdeloup, la musique de Wagner fait maintenant la joie du Conservatoire et dit public de MM. Colonne et Lamoureux ; il n’est plus question de protestations ni de batailles. L’art a triomphé, on ne s’occupe plus du reste.

Alors, mon cher Carvalho, vous avez jugé que le moment était venu de représenter Lohengrin, œuvre dramatique, sur un théâtre, et, pour ne froisser aucun intérêt français, vous avez décidé de le jouer en matinée ; mes confrères de la presse vous ont soutenu vaillamment dans ce projet artistique et bien digne d’un artiste comme vous. Il leur a semblé, avec raison, que Paris dépassait toute mesure dans son ressentiment et qu’il n’y pourrait pas persévérer sans se montrer barbare envers ce mort au même degré que Wagner l’a été pour la capitale agonisante ; les esprits sages ont jugé que, si Wagner a été bête un jour, ce n’est pas une raison pour que nous devenions des niais à perpétuité et que cette vengeance envers l’œuvre immortelle des travers d’un homme retourné à la poussière était, au fond, indigne de notre intelligence et de notre générosité. Tous les hommes de bon sens sont de cet avis, qui est également le vôtre et le mien. Reste à connaître l’opinion de Paris ; elle commence à se manifester d’une façon palpable.

Qu’est-ce que c’est que Paris, mon cher Carvalho ? C’est un peu de tout : il est bon par instinct, mauvais par caprice, irréfléchi toujours. Paris se compose de vingt ou trente mille personnes désireuses d’entendre Lohengrin, d’un million neuf cent mille indifférents qui se moquent de Wagner et de ses œuvres, et de soixante-dix mille habitants de tout âge, imaginations ardentes, cœurs inflammables, cerveaux affolés, que dix bons meneurs soutenus par beaucoup de braillards conduisent où ils veulent. Il y a un peu de tout dans cette foule : des envieux de votre prospérité, des ratés de l’art que vous dirigez si bien, des vaniteux jaloux de se mettre en avant. Soit : ce n’est là qu’une infime minorité, une quantité négligeable si vous voulez ; mais derrière elle est la foule, non seulement la masse d’oisifs et de pratiques, mais une foule respectable jusque dans ses injustices, en laquelle on a allumé des sentiments élevés et qui, de bonne foi, se figure faire œuvre de patriotisme en étouffant une question d’art sous ses clameurs.

Ah ! mon cher ami, si nous n’avions devant nous que les meneurs, avec quelle aisance nous aurions raison d’eux ! Un seul serait à craindre, M. Paul DéroulèdeIX car il sursit derrière lui les cent vingt mille électeurs qui viennent de lui donner leurs voix ce dernier dimanche. Mais je pense que M. Déroulède, poète et artiste n’entreprendrait pas une campagne contre une œuvre d’art ; je l’estime assez pour croire qu’il ne se mettra pas à la tête d’une armée contre un cadavre ; ce n’est pas là une besogne pour un soldat comme lui. Nous restons donc en présence d’une vingtaine de meneurs que je ne veux pas nommer, car je ne compte pas leur faire une réclame que vous-même, mon cher Carvalho, ne leur ferez pas au détriment de vos intérêts et du repos de Paris.

Le grand mot est lâché ; car nous marchons, avec la représentation du Lohengrin, au-devant de ce que nous appelons une journée parisienne. Les soixante-dix mille braves gens dont j’ai parlé plus haut seront là ; mettons-en seulement cinquante mille, car il y aura dans la foule un minimum de vingt mille désœuvrés et de braillards toujours prêts à faire ce qu’ils appellent du boucan, à tout propos et sans que la cause repose autrement sur leur conviction. Il se peut qu’à l’intérieur de l’Opéra-Comique tout se passe bien entre hommes d’un jugement sain et impartial. Mais les vingt mille braillards seront dehors au milieu de cinquante mille braves garçons, venus des quatre coins de Paris pour venger Paris d’un affront qu’ils ne connaissent pas et que, par conséquent, ils ne peuvent pas dédaigner. On me raconte que le quartier dit des Ecoles est en ébullition.

Ainsi qu’il arrive toujours, à côté des ennemis de Wagner, il se forme un noyau de jeunes gens, révoltés de cette haine excessive contre un mort et qui paraissent décidés à vous protéger vous et votre théâtre. Ce qui pourrait encore nous arriver de plus malheureux, ce serait la guerre civile sur la place Favart entre deux fractions également intéressantes de la population parisienne, puisque l’une s’arme d’un principe de patriotisme pour vous attaquer et que l’autre agit dans le sentiment chevaleresque de défendre une œuvre d’art. Pensez-vous que, pendant ce temps, M. Talazac puisse attaquer avec sa voix merveilleuse l’admirable « Adieu au Cygne » que Lohengrin chante au premier acte ? Votre ténor sera livide, non de peur, mais d’émotion. Dans les stalles le public sera debout, tout entier aux clameurs de la rue. Il ne sera plus question de Lohengrin, ni d’aucune musique du passé ou de l’avenir. Vous verrez se renouveler les scènes scandaleuses de l’incident Van ZandtX avec cette différence que, cette fois, l’émeute se fera au nom du patriotisme, irréfléchi tant que vous voudrez, mais encore respectable dans ses égarements.

Voilà la situation dégagée de toute illusion, mon cher Carvalho. Oui, je sais bien, mes confrères l’ont dit et je le pense avec eux : oui, voilà des misères qui ne devraient pas exister. L’œuvre d’art seule devrait nous occuper. Ce sont là de belles théories qui frisent l’idéal, mais la réalité nous montre l’humanité faite de passions, et plus elles sont injustes, moins il est facile de les détruire. Et en admettant même que, n’écoutant que vos instincts d’artiste, vous passiez outre et que vous braviez les événements, qui vous protégera à l’heure de la crise ? Le gouvernement ? Mais lequel ? Qui peut prévoir, dans les incessantes fluctuations du régime parlementaire, quel ministre sera au pouvoir à l’heure où la toile se lèvera sur le premier acte du Lohengrin ? Est-il admissible que l’armée de Paris prenne position autour de l’Opéra-Comique pour défendre la partition de Richard Wagner ? La police alors ? Peut-être elle-même éprouverait quelque répugnance à sévir contre une fouie passionnée qui cache son injustice dans les plis du drapeau tricolore.

Devant toutes ces complications possibles et même probables, mon cher Carvalho, quel parti comptez-vous prendre ? Si vous persistez, nous serons avec vous pour défendre l’œuvre d’art et rien qu’elle, en la dégageant de la question mesquine d’une personnalité dont le souvenir irrite encore un si grand nombre. Reste à savoir si nous devons compromettre pour cette cause la vie de Paris déjà si troublée par la crise que nous traversons. L’heure n’est pas encore venue pour tenter l’entreprise que vous avez rêvée, qui vous fait honneur, mais qu’à votre place j’ajournerais pour le moment. Si j’avais quelque influence sur l’esprit de Mme Cosima Wagner, je la supplierais également de ne pas livrer le génie de son mari aux hasards des attroupements. Laissez faire le temps, ce grand justicier qui met toutes choses à leur place véritable. Le moment viendra où les hommes seront assez intelligents pour respecter l’art, alors même que l’artiste qui l’a créé ne peut avoir leur sympathie. Je ne vous dirai pas que nous verrons le triomphe de la justice ni la semaine prochaine, ni dans l’année à venir, mais il n’est pas défendu d’espérer.  Albert Wolff. XI

 

Même motif dans la chronique de M. Pierre Véron (Monde illustré du 19).

Dans l’Intransigeant du 15, M. de Gramont discute la question au double point de vue du patriotisme et de l’intérêt de nos jeunes compositeurs, et conclut à la pleine opportunité des représentations de Lohengrin.

Dans le Matin du 20, M. Henry Maréchal arrive à la même conclusion par des arguments analogues.

La lettre que M. Saint-Saëns publie dans la France du 24, ne se rapporte qu’indirectement à la question, M. Saint-Saëns s’y déclare hostile à l’introduction de la musique allemande en France. Nous aurons bientôt à revenir sur cette lettre.

M. Francisque SarceyXII reprend la question dans le Gagne-Petit du 27 ; sans se targuer de connaissances spéciales en musique et se faisant simplement l’interprète d’une partie du public, il demande la représentation de Lohengrin. Après un exposé de la question, il continue ainsi :

Il est vrai que j’en juge à mon point de vue … Moi, que voulez-vous ? j’aurais bonne envie d’entendre l’opéra de Wagner. On m’en a tant parlé comme d’un chef-d’œuvre incomparable, qui renouvellerait la musique en France ! Je n’ai pas pu, comme un certain nombre de camarades, m’en aller en Allemagne ou en Belgique. Je suis par mes occupations quotidiennes attaché et retenti à Paris. Je commence à être agacé de lire sur des ouvrages qu’il m’est impossible d’entendre, des louanges hyperboliques. Je voudrais savoir qu’en penser au juste.

Et mon cas n’est point isolé. C’est par dix mille, c’est par cent mille que l’on compte en France les amateurs de musique qui ne connaissent le Lohengrin que par ouï-dire et qui seront enchantés d’être mis à même de l’apprécier mieux.

Nous nous nommons légion.

Eh bien ! voilà de braves garçons qui, sous couleur de patriotisme, veulent absolument nous sevrer de ce plaisir.

  Je suis un bon français ! nous crient-ils ; donc vous n’entendrez pas le Lohengrin.

  Pardon ! mon ami : mais ton patriotisme me semble quelque peu entaché d’intolérance. Tu as horreur de Wagner, parce qu’il est Allemand ; personne ne te force à te rendre dans un théâtre où l’on joue quelqu’une de ses œuvres ; tu n’as qu’à t’abstenir. En privant Lohengrin de ta présence, tu prouves assez ton patriotisme. Mais pourquoi veux-tu faire du patriotisme sur notre dos ! Pourquoi me forcer à subir la même privation que tu t’imposes ? Tu me rappelles ces femmes fanatiques qui croient travailler à leur propre salut en forçant leur mari à manger du hareng et des pommes de terre le vendredi. Eh ! jeûnez pour votre compte, ma chère ; mais laissez-moi, s’il me plaît, me régaler d’un bon bifteck, aux risques et périls de mon âme. Ne vous acharnez pas à me sauver malgré moi.

Ne me faites pas patriote à mon corps défendant. Combien êtes-vous à Paris si enragés que cela contre Wagner ! Quinze cents ou deux mille tout au plus. Mettons trois mille pour faire bonne mesure. C’est tout le bout du monde si vous êtes trois mille.

Mais moi, bonhomme, qui vais au théâtre pour mon plaisir et qui le prends où je le trouve, je suis la nation tout entière.

Vous venez me conter que Wagner n’aimait pas la France. Je le crois sans peine, et en cela il ressemblait à une quantité d’autres Allemands, savants en us ou en os, dont nos philosophes ne laissent pas de compulser et de citer sans cesse les gloses érudites. L’important n’est pas de savoir s’il aimait la France, mais s’il a écrit de belles pages qui peuvent nous réjouir, nous autres Français, bien qu’elles n’aient pas été composées à notre intention.

Vous ajoutez qu’il a insulté la France et qu’il l’a insultée grossièrement, sans esprit, juste à l’heure où ces insultes lui devaient être le plus sensibles.

Pour cela, il a eu tort. Mais quoi ! il l’a insultée comme il a pu, en bon Allemand qu’il était. Vous n’allez pas, je suppose, exiger d’un Allemand qu’il ait de l’esprit, de la grâce, de l’à-propos, de la politesse. Il est tout naturel, quand il se mêle d’insulter, qu’il le fasse comme un cuistre qu’il est. Nous ne devons pas lui en savoir mauvais gré. Un sot porte des sottises, comme un poirier des poires.

Il aurait pu ne pas insulter du tout, la chose est vraie, et cela eût mieux valu sans doute. Mais il faut bien avouer qu’il avait des raisons assez sérieuses de ne pas trop aimer la France. Il avait été fort malheureux et très méconnu chez nous. Sa jeunesse y avait été fort misérable, et il avait dû accumuler au fond de son âme des trésors de haine.

Plus tard, quand l’Opéra avait donné le Tannhaeuser, nous devons reconnaître qu’au lieu d’écouter impartialement son œuvre, comme on l’aurait dû, avec ce sentiment de curiosité déférente qui est de simple bienséance envers les artistes célèbres, on l’avait brutalement égorgée sans miséricorde.

Vous vous rappelez la boutade du héros de Labiche dans le Misanthrope et l’Auvergnat :

« J’ai vu écrit sur une boutique english spoken, et l’on n’y parlait que français ; j’y ai acheté des rasoirs, qu’on m’a vendus comme coupant très bien, ils ne coupent pas ; et l’on veut que j’aime les hommes !… »

On siffle à Wagner son Tannhaeuser à l’Opéra, et l’on veut qu’il aime la France. Avec tout cela, il eût mieux fait de ne pas écrire le ridicule pamphlet musical dont il s’est rendu coupable.

Mais ce n’est pas ce pamphlet que M. Carvalho prétend nous porter à la scène. Ah ! s’il le faisait, je comprendrais que l’on se fâchât tout rouge et qu’on lui bousculât sa première représentation. Mais point du tout. Il prétend monter une œuvre dont la fortune est faite depuis longtemps dans toute l’Europe, que tous les musiciens s’accordent à trouver admirable dans son ensemble, et dont Paris ne connaît encore que quelques rares fragments. Je ne vois pas de raisons pour ne pas aller l’entendre nous-mêmes, et surtout pour empêcher les autres d’aller l’entendre.

Si elle est réellement belle, je saurai l’admirer et rendre justice au génie de l’auteur, tout en méprisant son caractère,

Je n’ai pas besoin, pour arriver à cet éclectisme, que l’on me commente éloquemment la fameuse maxime : « L’art ne connaît point de patrie. » J’ai l’esprit plus terre à terre. Je tiens à entendre une belle œuvre, parce qu’elle m’est agréable à entendre et que je ne vois pas pourquoi l’on viendrait me déranger dans mon plaisir.

Je ne puis qu’engager M. Carvalho à persister dans son projet. Il aura peut-être du bruit aux deux ou trois premières représentations. Puis les meneurs se fatigueront, et si le Lohengrin est, ce que j’ignore, un véritable chef-d’œuvre, il s’imposera à la foule. Les tapageurs s’en retourneront avec leur courte honte.

 

La Patrie du 28 ; « Richard Wagner et Paris » (anonyme) :

 

… Il ne s’agit pas d’art, mais de patriotisme … analyse d’une Capitulation. Qu’on vienne donc maintenant nous parler d’art à propos de Wagner !…

C’est à cette époque (fin de décembre), que commence l’intervention de Madame Juliette Adam dans l’affaire.

Le 19 au soir, dans un salon, en présence de nombreuses personnes. Elle s’exprimait en termes indignés sur le projet des représentations de Lohengrin, et annonçait son intention d’écrire à M.Carvalho, de s’opposer de tout son pouvoir aux représentations …

Le 24, la lettre suivante était adressée à quelques notabilités :

 

LA NOUVELLE REVUE

25, boulevard Poissonnière

PARIS

Direction

 

Madame AdamXIII, avant de s’adresser aux femmes du Siège de Paris, prie M*** de vouloir bien venir l’assister de ses conseils pour empêcher la représentation de Lohengrin.

 

La réunion aura lieu chez elle, demain vendredi, à deux heures précises.

La réunion eut lieu ; une trentaine de personnes étaient présentes ; on proposa la publication immédiate d’une traduction française de la Capitulation ; aucune résolution ne fut prise.

Aux dates du 15 et du 22 janvier, la suite de l’incident6.

III —
Janvier-février 1886 §

Le Matin du 3 janvier ; double interview, — M. Carvalho qui avoue ses hésitations, — la Ligue des Patriotes, qui déclare garder la neutralité.

L’Evénement du 4 : M. Besson conseille de remettre à plus tard la représentation.

La Patrie du 4 : un anonyme met en garde M. Carvalho contre les agissements de la colonie allemande de Paris.

Le Français du 11 : feuilleton de M. Adolphe Jullien :

 

M. Carvalho jouera-t-il ou ne jouera-t-il pas Lohengrin ?

Question grave et qui fait noircir énormément de papier. Et quand on en aura noirci le double ou le triple, on n’aura pas avancé d’un pas : Lohengrin n’en sera pas moins un chef-d’œuvre et les amateurs français, privés de l’entendre, alors que dans tous les pays du monde on l’applaudit avec fureur, n’en seront pas moins les dindons de la farce. Et quelle farce ! Une farce patriotique que jouent au détriment du public calme et impartial des gens assoiffés de réclame, affolés contre le génie, eux qui n’en ont pas pour un liard : poètes sans talent, mais amplement vêtus ; bas-bleus sur le retour, compositeurs conduits du théâtre et versés dans la gymnastique, etc. En un mot, ce n’est pas la ligue des patriotes, mais celle des envieux et des avortés, se recrutant parmi les innombrables individus pour lesquels c’est une satisfaction que de barrer la route au génie. Et beaucoup le font uniquement parce qu’ils savent ce que vaut l’œuvre et quel tort irréparable elle causerait à leurs propres productions : ceux-là sont de bons calculateurs, voilà tout.

On parle beaucoup de patriotisme en cette affaire : les naïfs, les montons, ceux qu’on entraîne croient peut-être, les pauvres gens, que c’est là le véritable motif de la campagne entreprise contre Richard Wagner et son Lohengrin ; mais ces innocents s’abusent étrangement et ceux qui mènent le mouvement savent fort bien qu’ils jouent de ce grand mot et que le patriotisme est pour eux comme un fonds de commerce : ils l’exploitent le plus avantageusement du monde et sans risques ni périls. S’ils avaient été sincères, ils auraient compris, comme tous les gens raisonnables, que si Wagner a imprimé des sottises outrageantes sur notre compte, il en est en quelque sorte absous depuis qu’il est mort, et qu’il est présentement dans la même situation que Mozart et que Weber, auxquels on n’a jamais tenu rigueur pour les injures bien autrement violentes qu’ils ont déversées sur nous : le premier, dans le moment même où il était reçu à bras ouverts à Paris ; le second, lorsque nous étions en déroute, écrasés par les alliés et dans une situation tout aussi pénible que celle de 1870. Et quel fou oserait soutenir qu’il faut dès lors interdire aux amateurs français d’entendre et le Freischütz et Don Juan pour ces deux morts et les empêcher de recommencer une autre fois.

[…]

Le Figaro du 15 : lettre de Mme AdaM. En voici le texte

A Monsieur Francis Magnard

Paris, le …( ?)

Mon cher ami,

Je suis mise aujourd’hui en cause par les wagnériens, qui me cessent de tenir des conciliabules mystérieux et concluent qu’il faut me démasquer.

Etais-je donc masquée ?

J’ai tant de fois dit et imprimé ma haine contre Wagner, je ne croyais pas avoir à la redire et à la réimprimer.

J’ai connu Wagner dans le salon de Mme d’Agoult (Dai Stern)7, un salon de l’opposition sous l’Empire, où venait MM. Grévy, Carnot, Littré, Emile de Girardin, un grand nom (Voir notre note précédent) d’artistes, — car on se rappelle que l’art avait une opinion à cette époque, droit que MM. les wagnériens contestent à cette heure au patriotisme. Les artistes avaient pris parti contre l’Empire. Wagner eut donc le bénéfice de notre milieu, qui s’étendait, lorsqu’il s’agissait d’une action antibonapartiste, des légitimistes, des orléanistes aux républicains. Il sut exploiter cette situation, et nous nous engageâmes pour le défendre dans toutes les discussions sur son talent. Des concerts aux Italiens, où les beaux morceaux du Lohengrin étaient détachés et où l’ensemble ne fut pas imposé à des oreilles françaises, eurent du succès.

Ce milieu, qui lui avait été dévoué et ami, à peine l’eut-il exploité qu’il le trahit. Il se plaça sous la protection de Mme de Metternich, et revint à Paris protégé par l’Empire, lui que nous avions fait connaître, nous blessant dans ce qu’on a de plus cher, après le patriotisme, dans notre parti vaincu.

A grands frais, quoiqu’il y eût alors de jeunes maîtres français, l’Empire fit jouer à l’Opéra le Tannhaeuser. Le Tannhaeuser déplut parce qu’on l’imposa tout entier aux oreilles françaises.

Pourquoi s’étonner qu’un grand nombre de Français ne goûtent pas la musique de Wagner, quand Wagner lui-même a écrit des volumes pour prouver que la musique italienne est sans valeur, que la musique française est ridicule dans Gounod, grotesque dans Auber ? etc.

Après avoir usé et abusé de la France impériale, Wagner insulta cette France défaite.

On nous dit : « Qu’importe que Wagner ait été gallophobe ? De grands maîtres allemands l’avaient été avant lui. » C’est vrai  ! Ils avaient raison de nous haïr, car ils appartenaient à une patrie vaincue !

L’Allemagne des grands maîtres, que nous applaudissons en France chaque jour, comme nous sommes prêts à applaudir les maîtres allemands nouveaux qui n’ont point personnalisé l’injure jetée par un vainqueur à notre patrie vaincue, l’Allemagne patriote me comprendrait mieux, si je m’adressais à elle, que certains Français ! …

Est-ce qu’à elle vaincue on lui eût fait applaudir Musset, qui ne l’avait point insultée pourtant, mais qui avait écrit :

Nous l’avons en, votre Rhin allemand,

Il a tenu dans notre verre.

L’Allemagne victorieuse nous mépriserait si nous applaudissions la strophe de Becker :

« Ils ne l’auront pas, le Rhin allemand, jusqu’à ce que les ossements du dernier homme soient ensevelis sous les vagues. »

 

Si l’on doit jouer à Paris le Lohengrin, que ce soit dans un théâtre libre, subventionné par la colonie allemande, qui a le droit d’admirer Wagner, mais qu’il ne soit point donné officiellement, sur un théâtre français subventionné par l’Etat, alimenté par les contribuables dont les fils, les frères sont morts en 1870.

On me répondra : Wagner est mort.

Nos morts, à nous, sont-ils ressuscités ?

Je voudrais discuter avec calme, mettre quelque ordonnance dans mes arguments.

Je ne le puis. Mon émotion est trop violente.

Je me reporte tout à coup aux derniers jours du siège de Paris, puis à la capitulation.

Les portes sont ouvertes, dans la première lettre que je reçois de l’étranger, je lis une phrase de Wagner, qu’on me cite :

« Il faut brûler Paris ! »

Pour ceux qui comprennent le patriotisme d’une certaine façon, de telles injures, à de tels moments, sont inoubliables.

L’art, dans sa haute sérénité, peut devenir une consolation aux plus grandes douleurs, mais c’est à la seule condition qu’il n’y ait point de rapports entre lui et d’éternels souvenirs …

Pour moi, lorsque j’entends la musique de Wagner, j’entends la marche des soldats du vainqueur, le chant de ses triomphes, les sanglots de la défaite.

Et que ceux qui m’obligent à prendre la plume ne croient pas que je suis isolée. Il y a, dans le grand monde, dans la bourgeoisie et dans le peuple, des femmes de France qui sont légion et qui éprouvent le patriotisme comme moi.

Juliette Adam.

 

Le Figaro du 16 : lettre de M. Gabriel Monod, en réponse à la lettre de Mme Adam.

Le Gaulois du 16 : lettre de M. de Fourcaud ; — que la discussion n’est plus possible sur un pareil terrain …

… Un patriotisme de rhétorique et d’opéra-comique …

Gil Blas du 17 : Grimsel (M. Henri de Rochefort), propose à M. Carvalho ce moyen de se tirer d’affaire : dégermaniser le nom de l’auteur et le titre de l’opéra ; l’affiche serait ainsi rédigée :

 

Lonengrin NO

 

Tragédie lyrique en cinq actes

par Ricardo Wagnero

 

La Gazette de France du 17 : feuilleton de M. Simon Boubée ; résumé de la question :

… Mme Adam fait observer que nous aurions mauvaise grâce à applaudir le Rhin Allemand : c’est juste, mais qu’a de commun Lohengrin avec cette bravade teutonne ? ..

La France du 17 : « la question Wagner », par M. Lucien Nicot :

… Dans un demi-siècle, ou même moins, on pourra écouter Lohengrin

Le Ménestrel du 17 : Richard Wagner a accepté la protection impériale pour faire représenter son Tannhaeuser. Donc c’était un lâche. Donc, plus que jamais nous conseillons à M. Carvalho de s’abstenir.

Le Gaulois du 17 : « Où sont les cabaleurs ? » par M. Louis Lambert. M. Paul Déroulède s’étant déclaré neutre, restaient MM. Boulanger et Diaz ; on a été les interviewer :

 

Chez M. Boulanger

 

M. Boulanger a parlé comme il suit à notre collaborateur :

« — Il y a eu beaucoup d’exagération dans les propos qui ont été tenus sur mon compte, en ce qui concerne la représentation de Lohengrin. Certes, je hais les Prussiens, je hais Wagner qui nous a si bêtement insultés, au milieu de nos défaites — le coup de pied de l’âne — et je considérerais toujours comme une honte la représentation sur une scène française, d’une œuvre de cet homme.

« Mais de là à me mettre à la tête de deux cents élèves de l’Ecole des beaux-arts, il y a loin. On ne pénètre pas dans un théâtre assez facilement pour que j’aie la prétention d’amener un nombre aussi considérable de protestataires.

« Voici comment ces bruits ont pris naissance : un jour, à l’Académie, je crois, je déclarais devant M. Nuitter que, si Wagner était joué sur le théâtre que M. Carvalho dirige, il se trouverait bien deux cents jeunes peintres pour venir siffler et venger l’honneur de leur pays. Ces paroles furent répétées. Voilà toute la vérité.

« Remarquez bien, cependant, que, si je ne suis pas l’instigateur d’une manifestation, je n’en suis pas moins persuadé qu’elle aura lieu ; je connais trop les élèves de l’Ecole des beaux-arts, pour douter un moment de la conduite qui sera la leur en cette circonstance. Le public également protestera.

 

« Quant à moi, je crois qu’il nie sera impossible de me contenir. Peut-être bien, le jour de la représentation me trouverai-je au premier rang des siffleurs. »

Le fait important de cette conversation, c’est que M. Boulanger sera peut-être parmi les siffleurs, mais qu’il ne se reconnaît pas en état d’envahir l’Opéra-Comique à la tête d’une cohue de « protestataires ». Tout se borne à l’expression de son opinion individuelle, et M. Boulanger n’est pas « cabaleur ».

 

Chez M. Diaz

 

Dès ses premiers mots, l’auteur de la Coupe du Roi de ThuléXIV dit avec véhémence :

— Certes, je suis tout à fait opposé à l’exécution, sur notre seconde scène lyrique, du Lohengrin de Wagner. Je ne m’en cache nullement et le répète depuis longtemps à qui veut l’entendre. Non que je sois antiwagnérien au point de vue musical, au contraire ; j’aime et j’admire l’œuvre du maître de Bayreuth et des larmes d’émotion me viennent aux yeux, lorsque j’entends certains fragments des Nibelungen ; mais mon patriotisme est froissé, à l’idée qu’on jouerait sur un théâtre subventionné l’opéra d’un homme qui, ouvertement, s’est toujours montré hostile à la France.

« Oui, je fais de ceci une question de chauvinisme ; et tous ceux qui se montrent opposés au projet de M. Carvalho envisagent la chose au même point de vue.

Il n’y a pas assez longtemps que Wagner est mort pour qu’on ait oublié les jugements profondément blessants qu’il a si souvent portés sur la France, et le musicien n’a pas encore effacé l’homme.

Dans quelques années, on pourra peut-être, sans inconvénient, jouer l’œuvre du maître allemand sur nos scènes lyriques ; le temps guérit toutes les blessures, et nulle rancune n’est éternelle. Mais, aujourd’hui, ce serait vouloir braver l’opinion publique que d’imposer la musique d’un homme qui jouit d’une complète impopularité parmi les Français.

Les gens qui sont résolus à faire tout ce qu’ils pourront pour empêcher la représentation de Lohengrin sont extrêmement nombreux ; ils se comptent par milliers. J’ai moi-même été effrayé en voyant la rapidité avec laquelle le feu avait pris aux poudres. Je voulais bien protester contre le projet de M. Carvalho, mais je ne voulais nullement me mettre à la tête d’une cabale qui aurait pu amener des scènes regrettables.

Aussi, en présence de l’exaspération qui s’est emparée de beaucoup de gens lorsque ceux-ci ont vu que le directeur de l’Opéra-Comique ne tenait pas compte de leurs plaintes, ai-je résolu de me tenir à l’écart.

Si on joue Lohengrin et si des scènes scandaleuses s’ensuivent, je ne veux pas qu’on puisse m’accuser de les avoir provoquées. »

Ainsi, personne ne reconnaît avoir voulu organiser la résistance à Lohengrin ; tout le monde avoue que Lohengrin est un chef-d’œuvre et chacun rejette sur la foule — la mystérieuse foule — la responsabilité des désordres prévus.

Ah ! ça, décidément, qu’est-ce que tout cela veut dire ? Où sont les cabaleurs, puisque personne ne veut l’être, et qui trompe-t-on ici ?

Louis LAMBERT

 

Le Radical du 16 annonce, avec des protestations, que le gouvernement, d’accord avec l’ambassadeur d’Allemagne, a interdit la représentation de Lohengrin.

La Patrie du 17 :

 

… Il y a danger, danger sérieux à faire jouer Lohengrin à Paris …

 

Le Télégraphe du 17 ; signé C. L. :

 

… Tout se réduit à une question d’opportunité …

 

Le Constitutionnel du 18 ; feuilleton de M. François Thomé. Le titre est : « La Question-Wagner. Opinion de M. C. Saint-Saëns. » M. Thomé écrit :

… Levez-vous en masse, applaudissez, sifflez si vous voulez, mais écoutez-le ! …

 

Paris du 17 ; article signé Caribert :

 

… Ce n’est point que nous pratiquions le pardon des injures à un degré ridicule, mais nous nous refusons à être des Don-Quichotte guerroyant contre des instruments à vent …

La Patrie du 18 : réponse au Gaulois du 17 :

 

… Il n’y a ni cabale, ni cabaleur, ou plutôt il n’y a qu’un grand cabaleur, celui à qui rien ne résiste, celui qui se dresse, qui s’impose, et qui impose sa volonté ; ce cabaleur c’est l’opinion publique, c’est encore le sentiment de la dignité nationale, c’est le patriotisme.

 

La Liberté du 18 ; chronique (anonyme) : questions du patriotisme et de l’art, leur indépendance, mais la situation est telle aujourd’hui qu’il faut sacrifier les principes à ces considérations d’ordre public … La sagesse veut qu’on s’abstienne …

 

La Justice du 18 ; feuilleton de M. Edouard Durranc :

… Ce qui me paraît excessif, c’est qu’on nous oblige à aimer notre patrie d’une certaine façon, et que cette façon consiste à siffler Lohesgrin …

 

Le XIXe siècle du 18 ; feuilleton de M. Henry Fouquier : il vaut mieux que M. Carvalho ne s’expose pas à un tumulte, — bien que tout tumulte soit blâmable.

L’Intransigeant du 19 ; « Wagner et Mme Adam », par M. de Gramont :

 

Le vrai patriotisme, le patriotisme pratique consiste à ne pas vouloir d’Infériorités pour son pays. Si les Allemands inventent un fusil perfectionné, que devons-nous faire ? Garder les nôtres, moins bons, parce que le nouveau vient d’Allemagne ? Point : adopter celui-ci, pour ne pas être inférieurs aux Allemands. De même en industrie, en commerce. De même en art. Tant que nous ne connaîtrons pas Wagner, nous serons, en matière de drame musical, inférieurs aux Allemands. Connaissons donc Wagner, et nous verrons après !

Quant aux femmes — savez-vous une façon qu’elles ont, la meilleure de toutes, de se montrer patriotes ? « Il y a, dit Mme Adam, il y a dans le grand monde, dans la bourgeoisie et dans le peuple, des femmes de France qui sont légion et éprouvent le patriotisme comme moi. »

Puisque ces femmes sont une légion, il en est, parmi elles, qui sont aptes à enfanter ; eh bien ! que celles-là fassent des enfants et les élèvent et ne pensent qu’à eux ; car les Allemandes en font beaucoup, les Françaises n’en font pas assez — et c’est là le gros danger pour l’avenir de la Patrie.

 

La Patrie du 19 ; feuilleton de M. de Thémines : examen de la question aux points de vue de l’art, — de la nationalité, — de l’intérêt, — des représailles, — du patriotisme ; partout M. de Thémines conclut bien à la proscription de Lohengrin ; mais la grande raison qui le détermine est celle-ci : si les Wagnériens réussissaient, que deviendrait la musique italienne ?

Le Figaro du 19 ; lettre de M. Grand-Carteret : toujours la distinction de l’homme et de l’œuvre.

Le Soleil du 20 : article de Jean de Nivelle :

 

Le cabotinisme règne, par-delà les frontières, et l’on peut dire qu’il n’y eut pas au monde de plus grand cabotin que Wagner …

 

Gil Blas du 22 ; article de M. Louis Ulbach :

La question se réduit à ce dilemme :

Ou bien l’auteur de Lohengrin est un musicien de génie, et il y a avantage pour nous, profit pour l’art et pour le patriotisme français, à l’entendre, à s’instruire de ses inspirations ; ou bien ce n’est qu’un musicien surfait, disons le mot, un musicien … embêtant déplus, et ceux-là sont bêtes qui refusent d’en laisser donner la preuve.

 

Le 22, est mise en vente dans les mes de Paris la question Wagner par un Français, une brochure de onze pages, à dix centimes.

On y lit : que la mort de Wagner ne peut pas avoir supprimé les difficultés personnelles ; que dans l’histoire de l’art ce n’est pas Wagner qu’il faut nommer, mais le roi Louis de Bavière ; que toute l’œuvre de Richard Wagner n’est pas absolument mauvaise ; que Wagner a abandonné le salon d’une dame parisienne libérale ; qu’il n’aimait pas Meyerbeer, Rossini, ni M. Gounod ; que l’indignation publique doit faire justice de l’impudence de qui voudrait jouer Lohengrin dans un théâtre subventionné ; que la Revue Wagnérienne est rédigé par des allemands : que Wagner a fait un opéra intitulé « le Maître Chanteur » …

L’auteur de ce pamphlet ? — Une indiscrétion venue de l’imprimerie où a été faite la brochure, nous a renseignés : l’auteur serait Mme Adam.

Le Drapeau (moniteur de la Ligue des Patriotes), numéro du 23 : « Question Wagner », signée Paul Déroulède :

 

 

La Ligue des Patriotes a gardé et gardera le silence au milieu du bruit qu’excite à Paris la future représentation d’une œuvre de Richard Wagner.

Cela ne veut pas dire que nous approuvions unanimement cette tentative, mais nous sommes unanimes à ne pas vouloir jeter notre Association dans ce conflit.

Notre tâche est autre, autre notre but.

Nous n’en devons pas moins signaler et recueillir dans ce journal une protestation d’une Française passionnément française. Et cependant, si éloquent que soit cet appel, la Ligue des Patriotes n’y peut pas répondre.

Les patriotes de la Ligue sont, eux, seuls juges, seuls maîtres, seuls responsables de leur attitude personnelle.

Paul Derouléde.

 

Le samedi 23, au gymnase Heyser, assemblée générale de la Ligue des Patriotes, sous la présidence de M. Paul Déroulède, 700 membres présents. Il est décidé, après lecture de la lettre de Mme Adam, lecture chaleureusement applaudie cependant, que la Ligue des Patriotes aurait à s’abstenir de toute manifestation collective.

Les Débats du 24 ; feuilleton de M. Reyer :

… Il nous sera bien permis de dire qu’il y a dans cette question et dans les incidents auxquels elle a donné lieu, à côté d’un sentiment très respectable si l’on veut, quoique chose de puéril et de parfaitement ridicule. Le concert et le théâtre nous mettant en contradiction avec nous-même, l’anomalie de cette situation est telle, que, plus on cherche à s’en rendre compte, et moins on parvient à se l’expliquer.

Le Siècle du 25 ; feuilleton de M. Oscar Comettant. M. Comettant rétablit Zampa à son rang, en face des opéras du Prussien qui voulait faire brûler Paris.

IV —
Incident Saint-Saëns §

A cette époque se place l’incident Saint-Saëns, qui a été la fin et la conclusion de toute l’affaire. Mais nous devons, pour en expliquer l’origine, remonter au mois de décembre.

 

Dans le numéro du 17 décembre de l’Augers-Revue, M. Louis de Romain, après un compte-rendu de la représentation du Chevalier Jean, à Cologne, publiait un article où, distinguant la question artistique de toutes autres, il adressait aux artistes l’appel que voici :

… Il appartient à la presse musicale, à nos compositeurs dont les œuvres reçoivent de l’autre côté du Rhin une large hospitalité, aux Gounod, aux Saint-Saëns, Massenet, Joncières à tous ceux enfin qui par leur situation, leur autorité, leur talent, ont une influence sur le public de faire cesser une comédie dont le résultat ne peut être que de nous rendre ridicules aux yeux du monde civilisé …

 

C’est à ces lignes que M. Saint-Saëns répondit, dans la France du 24 décembre, par l’article suivant, intitulé « la musique en province » :

 

Tous ceux qui s’intéressent à la musique connaissent au moins de nom l’Association artistique d’Angers, savent quels services éminents elle rend à l’art, aux compositeurs, aux virtuoses. Elle a des programmes variés et intéressants, où l’École française tient la première place, un orchestre d’élite, des exécutions soignées, le tout soutenu par de grands et louables efforts, par d’importants sacrifices de temps et d’argent.

Il serait à souhaiter que beaucoup de villes de France en fissent autant ; la condition des compositeurs français en serait du tout au tout changée, et l’on verrait éclore sur notre terre de France une magnifique floraison musicale.

Grâces soient donc rendues à l’Association artistique d’Angers.

Malheureusement, il y a une ombre au tableau. L’Association artistique publie un journal, Angers-Revue, idée excellente en soi, ce journal servant à expliquer et à commenter les œuvres exécutées dans les concerts de l’Association, excellente aussi en ce sens que le journal prête un sérieux appui à l’École française et est rédigé avec esprit et talent ; mais la rédaction du journal est piquée jusqu’au sang de la tarentule wagnérienne, et cela l’entraîne quelquefois un peu plus loin, peut-être, qu’elle ne le voudrait elle-même.

C’est ainsi que dans son dernier numéro, oubliant que M. Gounod est président d’honneur de l’Association artistique, que MM. Massenet, Joncières et moi-même en sommes vice-présidents, elle nous met en demeure, sans nous demander notre avis, de faire campagne pour les représentations de Lohengrin, à l’Opéra-Comique, sous prétexte que nos œuvres reçoivent de l’autre côté du Rhin une large hospitalité. Cela passe peut-être un peu la mesure, je ne traiterai pas la question de principe, n’ayant d’ailleurs pas qualité pour parler au nom de mes confrères.

Examinons seulement les faits, et voyons à quoi se réduit cette large hospitalité.

Les œuvres de M. Gounod sont au répertoire depuis longtemps sur les théâtres d’Allemagne, il est vrai. Faust y a conquis droit de cité ; ce grand succès avait profondément irrité Wagner, qui a traité la musique de M. Gounod de « musique de lorette », et tout bon wagnérien français croirait manquer au plus saint des devoirs, s’il n’affichait pour la musique de M. Gounod un souverain mépris. Libre à M. Gounod de pousser la roue du char qui porte l’Œuvre de Wagner et sa fortune ; il fera preuve assurément d’une grandeur d’âme surhumaine.

On a représenté à Munich le Roi de Lahore ; je n’ai pas entendu dire qu’on l’ait représenté ailleurs en Allemagne.

M. Joncières vient de faire représenter son dernier opéra à Cologne ; c’est la première fois qu’un de ses ouvrages passe le Rhin, si j’ai bonne mémoire.

Quant à moi, je n’ai qu’à me louer de l’accueil fait en Allemagne à ma musique instrumentale ; mais au théâtre, je n’ai pu faire jouer que Dalila à Weimar (grâce à la toute-puissante intervention de Liszt), et à Hambourg.

En revanche, voilà cinquante ans et plus que Meyerbeer règne en maître sur toute la France ; les succès glorieux des opéras de Weber et de Mozart, la vogue des ouvrages de M. de Flotow, sont dans toute les mémoires. Si l’Allemagne a bien accueilli Faust, Mignon et Carmen, si elle fait de temps en temps à quelque maître français l’aumône de quelques représentations, elle ne fait que payer une dette contractée depuis longtemps. Il se trouve pourtant des Français qui voient les choses sous un autre jour.

« Chacun, dit Angers-Revue, comprend le patriotisme à sa façon. Les uns consacrent leur temps, leur intelligence, toutes leurs forces au développement intellectuel et moral de leur pays … » Angers-Revue ne dit pas ce que font les autres. Les autres, sans doute, consacrent « leur temps, leur intelligence, toutes leurs forces », à développer l’influence des pays voisins. Affaire de goût et de tempérament.

Lohengrin n’est point une nouveauté ; c’est un ouvrage âgé de près de quarante ans. Si le public français veut l’entendre, il n’y a plus aucune raison pour lui refuser ce plaisir ; mais s’il n’en veut pas, de quel droit viendrait-on le lui imposer ? S’il faut, au lieu d’une soirée artistique d’un haut intérêt, rencontrer une bataille entre fanatiques opposés, je préfère de beaucoup rester chez moi et relire Lohengrin au coin de mon feu.

Mais laissons Lohengrin et les questions brûlantes, et retournons paisiblement à Angers. Quelques écarts de plume ne sont pas pour diminuer l’intérêt de premier ordre qui s’attache à une institution méritante à tant d’égards, et musicale avant tout. Les compositeurs célèbres trouvent à se faire jouer chez M. Colonne, quelquefois chez M. Lamoureux, qui a ses privilégiés. Mats les autres ? Depuis la fermeture des concerts Godard, ils ne savent plus à quel saint se vouer. L’Association artistique d’Angers, qui s’est toujours montrée accueillante pour les tentatives nouvelles, fussent-elles des plus hardies, devient plus qu’une utilité, — une nécessité. Il faut espérer que les nombreux artistes à qui elle a rendu service réuniront leurs efforts pour lui obtenir l’appui efficace du gouvernement, dont elle a grand besoin, à ce qu’il paraît. Sa disparition serait, pour le monde musical, une véritable calamité. 

C. Saint-Saens.

 

C’est le 22 janvier qu’eût lieu à Berlin la manifestation hostile à M. Saint-Saëns.

L’Indépendance Belge du 25 l’annonça ainsi :

 

Le bruit qui se fait à Paris au sujet de Lohengrin commence à trouver de l’écho en Allemagne, et, comme on pouvait s’y attendre, au-delà comme en deçà du Rhin, la question patriotique se mêle à la question d’art … M. Saint-Saëns a cru devoir se prononcer contre le Lohengrin. Déjà son livre Harmonie et Mélodie avait excité les susceptibilités allemandes, et plus récemment un article de ce compositeur, publié dans la France, avait été vivement relevé à Berlin, notamment par un journal de musique, l’allegemeine Muzik-Zeitung, qui consacrait, il y a deux ans, à M. Saint-Saëns et à son œuvre, notamment à sa Dalila, une étude très élogieuse. Ce journal s’étonnait que la Société philharmonique de Berlin eut répondu à l’article de la France en engageant M. Saint-Saëns, et en ajoutant au programme un de ses poèmes symphoniques substitué à l’ouverture des Francs-Juges de Berlioz. « Capitale, ne te réveilleras-tu pas ? » s’écriait la Musik-Zeitung. En fin de compte, quand M. Saint-Saëns a paru vendredi dernier à la Société philharmonique de Berlin, il a été accueilli par quelques sifflets qui se sont renouvelés à plusieurs reprises, sans empêcher le public d’applaudir le pianiste et le compositeur. La police avait d’ailleurs expulsé les siffleurs.

 

… Il convient d’ajouter que la critique berlinoise fait preuve en cette circonstance de beaucoup d’esprit et de tact. Négligeant le polémiste, elle ne voit en M. Saint-Saëns que le maître du clavier et de l’orchestre, et elle le couvre de fleurs.

Le Montagshlatt de Berlin du 25 publiait le récit suivant :

 

… L’empereur ayant demandé à l’un de ses officiers des nouvelles de la Société Philarmonique, l’Excellence expliqua qu’un compositeur français de grand talent, Saint-Saëns, qui n’est pas seulement très anti-allemand, mais qui s’est exprimé ces derniers temps avec énergie, oralement et verbalement, contre tout ce qui est allemand et aussi contre la musique allemande, jouerait ce soir au concert de la Société Philharmonique, et que des démonstrations étaient possibles, d’autant plus que la presse avait signalé plusieurs fois l’attitude de M. Saint-Saëns. Savez-vous, dit alors l’empereur, ce qui me paraît inexplicable dans cette affaire ? C’est que, si cet homme déteste tout ce qui est allemand, il vienne ici chercher de l’argent et du succès ; mais je comprends encore moins comment la direction de ces concerts a pu avoir le manque de tact de l’engager. En France, quelque chose de pareil ne se serait pas produit.

La Nouvelle Presse libre de Vienne, publie une lettre que M. Saint-SaënsXV a adressée le 5 février, de Prague, au directeur du théâtre de Prague, M. Angelo Neumann, qui monte en ce moment son Henry VIII.

 

Vous vous rappellerez sans doute, monsieur le directeur, que quand vous eûtes l’intention, si je ne me trompe, en 1881, de faire représenter Lohengrin à Paris, au théâtre des Nations, je fis tout ce qui était en mon pouvoir pour faire aboutir cette tentative, et vous savez que cette fois aussi, si j’ai cru devoir rester neutre vis-à-vis des passions trop excitées, je n’ai cependant pas pris une attitude hostile qui aurait pu me mettre en conflit avec les éditeurs d’Henry VIII, lesquels sont aussi ceux de Lohengrin. D’ailleurs, je suis assez artiste pour n’être l’ennemi d’aucune œuvre d’art.

La Nouvelle Presse Libre fait suivre cette lettre, du certificat de M. Angelo Neumann, que voici :

 

Cet écrit qui m’est adressé par M. Saint-Saëns me fournit l’occasion de déclarer, conformément à la vérité, que, parmi beaucoup d’autres artistes et personnalités distinguées de Paris, M. Camille Saint-Saëns a été un de ceux qui ont cherché le plus vivement à faire aboutir mon projet de représentations de Lohengrin, en 1881, au théâtre des Nations, à Paris.

Signé : Angelo Neumann.

 

Prague, 6 février 1886.

V —
Conclusion §

La Patrie du 3 ; « Parnassiens et Wagnériens », par M. A. de Lauzières : comparaison des poètes parnassiens et des musiciens wagnériens. de M. de Banville et de Wagner ; trait d’union, le sonnet de M. Stéphane Mallarmé dans la Revue Wagnérienne … Et l’on veut que nous nous plions à leurs exigences !… Il vaut mieux ne pas jouer Lohengrin.

Le Succès du 6 ; le « Wagnérisme », article signé L. Passant :

 

… M. Carvalho s’obstinant dans son wagnérisme commet dans l’ordre artistique une trahison à peine moins grave que celle de Bazaine dans l’ordre stratégique.

Le wagnérisme n’est qu’une monstruosité engendrée par l’immense orgueil de l’Allemagne victorieuse, orgueil habilement exploité par un maniaque qui fut, dans sa vie publique et privée, un misérable …

 

Paris du 22 ; feuilleton de M. de Lapommeraye :

… La postérité n’a ni rancune ni haine ; or, depuis trois ans Wagner est entré dans la postérité …

Le Guide Musical :

 

… Au fond de toute cette campagne, une question de protectionnisme …

 

Le 25 février, à l’Alcazar d’hiver, première représentation

Lohengrin a l’Alcazar

parodie en 3 tableaux,

de MM. Lebourg et Boucherat,

musique de M. Patusset.

Orchestre de trente-cinq musiciens dirigé par M. G. Michiels.

 

Le Directeur gérant : Edouard Dujardin

Paris, le 8 avril 1886. §

Chronique du mois §

L’événement de la saison a été, outre l’exécution de la Cloche de M. d’Indy sur laquelle nous aurons à revenir, l’exécution du premier acte, presque entier, de la Walküre, au concert-Lamoureux. Ainsi s’est de nouveau présentée la question de l’audition d’œuvres Wagnériennes au concert. A en juger d’après l’impression du public, il ne paraît pas que ces transpositions du drame Wagnérien dans une salle de concert soient bien fâcheuses : aux quatre auditions du premier acte de la Walküre, public nombreux, attentif, ému, finalement enthousiaste ; succès sans conteste. Qu’annonce-t-on en effet au public ? Un drame musical, donc une œuvre de musique dont la musique est motivée par les péripéties d’une aventure ; or, un scénario enseigne l’aventure aux auditeurs, les paroles que les interprètes chantent en français notent les moments de l’aventure ; comment alors ne pas suivre et saisir parfaitement le sens littéraire de la musique, la signification du développement émotionnel qu’est le drame musical ?

Nombre de critiques et d’amateurs, crus ardents Wagnéristes, protestent : — et l’action scénique, la mimique, le décor ? : la plastique n’est-elle pas indispensable à la compréhension du drame Wagnérien ?… le drame n’est-il fait pas pour le théâtre ?…

Certes, la joie serait grande si, tandis que la musique déroule les émotions d’où naissent les paroles, nous avions devant les yeux, en une correspondance parfaite, le tableau où les émotions, symbolisées dans une forme plastique, se renforceraient d’une vie nouvelle ;, la vie plastique. Tous, nous avons rêvé un Bayreuth idéal.

Aujourd’hui, nous avons ce choix : — ou bien un théâtre, des décors, des acteurs : des demi trompe-l’œil, l’apparence d’une forêt et les planches, ni convention pure, ni représentation artistique complète de la nature ; et les acteurs, des hommes nécessairement difformes, incapables de faire admettre qu’ils sont les dieux qu’ils singent, et ne nous laissant plus qu’ils sont simplement des porte-parole ; avec les décors de notre Opéra et les acteurs de Meiningen, un compromis entre une convention et une réalité, le faux par définition ; — ou bien le concert, c’est-à-dire nulle prétention de représentation, mais le champ libre à la conception, l’espace grand ouvert à la réalité supérieure des forêts et des hôtes divins qu’en nous suscitera l’imagination : car cette musique c’est un décor, la nuit est dans la musique où Siegmund solitaire contemple le foyer éteint, et cette musique c’est encore les personnages, je vois (et combien plus beau que M. Niemann !) Siegmund debout, arrachant la miraculeuse épée, quand l’orchestre répand ses prodigieuses fanfares ; et, les yeux fermés ou les yeux ouverts, pendant que chante la musique et que les paroles résonnent portées par des voix aussi absolument abstraites que les instruments de l’orchestre, volontiers nous localisons paroles et musiques, et, bien aisément, spontanément, nous recréons votre action scénique, votre mimique, vos décors et tout le drame.

Le public qui, à l’Eden-Théâtre, semblait comprendre si intelligemment les développements émotionnels du drame Wagnérien, regrettait-il l’absence des splendeurs théâtrales et des mines de nos tragédiens lyriques ? — Pas un opéra ne réussit plus depuis nombre d’années ; les théâtres de musique vivent de vieilles renommées et d’accessoires chorégraphiques : au contraire les entreprises symphoniques prospèrent. N’est-ce point que l’on commence à se désintéresser des demi-conventions dramatiques ? Le public qui applaudissait à une audition de la Walküre, ne se contentait-il pas déjà de cette puissance que lui donne pleinement la musique, de refaire le drame, mais glorieusement, selon la musique et l’âme Wagnérienne, non selon les inspirations du premier machiniste et du premier ténor ?

Une chose pourtant est encore défectueuse aux concerts de l’Eden-Théâtre, comme à tous les concerts. Il faudrait que la musique de Wagner fût exécutée exactement : or, la disposition de l’orchestre n’est pas celle qu’a voulue Wagner. Une sonnerie de trompes de chasse n’est plus la même entendue à deux mètres ou à deux kilomètres. La musique de la Tétralogie doit être entendue avec une disposition spéciale de l’orchestre : d’abord, les cuivres en bas, non en haut ; puis, l’orchestre atténué par une sourdine ; enfin, les voix en dehors et au-dessus.

 

Pour des raisons d’usage sans doute, M. Lamoureux n’a pas encore adopté ce système : donc on n’entend point comme on devrait entendre.XVI

Une autre faute a été le déséquilibrement terrible apporté à l’œuvre. Après l’avoir fait étudier à l’orchestre, M. Lamoureux a décidément retranché du premier acte de la Walküre la scène de Hunding. Passe encore que d’un deuxième acte de Tristan on supprime la dernière scène : un corps sans jambes se conçoit : mais un corps sans torse, la tête à la place du ventre, cela se conçoit-il ? — Le malheur est que la première scène de la Walküre, presque nulle psychologiquement, ne sert qu’à amener la seconde, et que le contraste de cette même scène ajoute beaucoup aux lumières et aux ors de la dernière.

M. Lamoureux a très finement le sens de la chose artistique : il veut une forme parfaite, et, dans son art spécial d’interprète, étant directeur de musique, il veut une interprétation parfaite des musiques qu’il admet à ses concerts. Comment y réussit-il ? à côté des grands directeurs d’orchestre allemands, à quel résultat arrive-t-il dans l’interprétation de l’œuvre Wagnérienne ? — grave interrogation, qui préoccupe ceux ayant besoin d’entendre exécuter la musique Wagnérienne, et qui nous sollicite par son puissant intérêt d’actualité : peut-être le concert tout Wagnérien du Vendredi-Saint, le dernier de la saison, sera-t-il, en même temps qu’une occasion, un document de plus pour que dans un mois nous abordions cette question, à la veille justement des grandes solennités musicales de Bayreuth.

Mais on doit toujours dire que les exécutions de l’Eden-Théâtre ont été des merveilles de précision et de communicative chaleur. Ainsi, pour le public parisien, mieux que ce n’eût été dans une salle de spectacle quelconque, cette première fois a vécu l’épopée du premier acte de la Walküre, —-l’une des plus brillantes pages du Maître, certes des moins affinées, des moins émotionnelles, grossière même en sa psychologie rudimentaire. En son intérêt anecdotique de romancero, de moins bon aloi avec ses gros effets de mélodrame à coups d’épée, œuvre de facile succès, mais hardie, vibrante, resplendissante et superbement menée, et débordant de cet entrain prestigieux de sensualité qui était la moitié du génie de Wagner.

La Mort de Richard Wagner par Algernon Charles SwinburneXVII §

I §

Lamentation de la Terre, comme alors que les taciturnes heures descendent

Large-ailées par les pestes, du Ciel ! comme alors que l’Espoir et l’Allégresse

Pâlissent et que nulles lèvres ne blâment et ne répréhendent

      La lamentation de la Terre !

 

L’âme, où les chants de Mort ou de Naissance,

De Ténèbres ou de Clartés universelles avaient l’accoutumance

  de résonner et s’emmêler,

Silencieuse à cette heure, laisse le monde entier diminué de valeur.

 

Souffles faisant surgir gémissements ou triomphes, Cieux chancelants,

Tonnerres des remous de marée dans les gouffres et les golfes,

Parlaient dans l’Esprit du verbe de Celui dont la mort fait descendre

      La lamentation sur la Terre.

II §

Le grand cœur de la Terre, d’où toutes choses étranges et rares Prennent forme et verbe afin que chaque atome inséparé

Puisse porter sa partie dans tout l’accord des pensées qui partagent

      Le grand cœur de la Terre. 

Les Forces jaillissantes, d’où comme les coursiers qui s’élancent,

Bondissent les puissances du sol, du feu et des airs,

Les mers qui refluent et les fleuves qui s’écoulent

 

Prirent voix, — transformés en chant … oui, toutes choses

Avec toutes leurs œuvres reçurent de par son art magistral

Un verbe pareil à celui des Forces dont la voix met à nu

Le grand cœur de la Terre.

III §

Des profondeurs de la Mer, des artères intimes de la Terre,

Des solitudes vastes et obscures de Minuit,

Des sources ténébreuses des orages et des tonnerres,

Des hauteurs où l’âme aspire à être, Le charme du magicien de l’harmonie évoqua un Esprit, comme une Clarté anonyme,

    Des profondeurs de la Mer.

 

Telle qu’une vision éthérée des creux de l’Océan, que nul qu’un dieu ne peut voir,

S’éleva hors du silence des choses ignorées une Présence, une Forme, une Force, Et nous écoutâmes, comme un Prophète écoute un message du

  Très-Haut tonnant et ne peut fuir.

 

L’œil ne pouvait l’endurer, mais l’oreille et le cœur, avec une extase de délices ténébreuses,

Avec une terreur et un émerveillement dont les racines étaient la joie et la force de la pensée mise en liberté, Percevait le surgissement d’un arrêt divin, comme une aube ensoleillée surgissante aux regards,

      Des profondeurs de la Mer.

                traduit par Tola Dorian

L’art aryen §

Récemment, voulant représenter Lohengrin à Paris, le directeur du théâtre parisien de l’Opéra-Comique est venu en Allemagne étudier le style Wagnérien. — Pourquoi tant de façons, ont certes demandé maints Français ; pourquoi ne pas monter Lohengrin comme autrefois on a monté Don Juan, le Freischutz, et aussi ce Tannhaeuser du même compositeur ? pourquoi tout ce dérangement à propos de Lohengrin ? — légitimes question s’il ne s’agit en effet que d’une nouveauté d’opéra ou d’opéra-comique allemande. Mais il s’agit de plus. Les Français qui ont entendu la musique de Wagner le sentent déjà. Qu’il soit pourtant permis à un Allemand, à un compatriote de Wagner, d’expliquer ce que signifie à ses yeux l’introduction de la musique de Wagner sur la scène française.

Cette fatale représentation de Tannhjeuser à Paris en 1861 ne peut être considérée comme un commencement ; elle a été une plante sans racines, importée par l’ordre de l’empereur Napoléon, détruite par le Jockey-ClubXVIII. L’art de Wagner n’admet point de ces procédés arbitraires. Il est un art plus qu’exclusivement allemand ; il est une nécessité de l’esprit moderne : il ne peut donc prospérer que là où cette nécessité est sentie. Dans la France de 1861 on ne pouvait encore y penser : Tannhaeuser y fit ce pèlerinage de Rome parce qu’on l’y envoya ; mais il dut s’en retourner sans rien avoir obtenu, parce que « le bâton ne se couvrit pas encore de feuillesXIX ». Aujourd’hui, après vingt-cinq années, le miracle s’est accompli, — l’apparition du printemps après l’hiver ; le moment est arrivé pour l’esprit artistique français, où nécessairement le printemps doit venir. Ainsi, il y a soixante à soixante-dix ans, la poésie romantique est venue de ses branches fleuries balayer le classicisme mort. Le mouvement sortait alors également d’Allemagne ; de là Werther de Goethe fit son chemin jusque dans la poche du Petit Caporal ; là naquit la compréhension de Shakespeare qui pour Voltaire n’avait été qu’un sauvage ivre : là Madame de Staël trouva son livre de l’Allemagne ; la semence étant mûre, germa le nouveau génie français ; en 1827, Victor Hugo publiait son Cromwell ; en 1830, la victoire de la poésie romantique était décidée. Mais, presque en même temps, revenait à la surface de la vie européenne le démon de la politique, sous son costume du révolutionnaire moderne. Le monde politique de 1830 à 1880 faisait l’art à son image ou lui marquait sa place dans les boudoirs et les théâtres d’opérette ; le monde moderne cherchait son idéal ailleurs que dans l’art idéal : les poètes romantiques n’avaient aspiré qu’à faire avant tout et librement l’art idéal vivant, mais la vie, devenue encore plus libre, avant tout se consacrait à la politique, non à l’art. Cependant, l’esprit humain fut plus sage que les hommes ; durant cette longue campagne hivernale, il préparait le printemps là où chaque année il naît avec le soleil à l’est. En Allemagne, de 1830 à 1880, se développait le génie de Wagner : d’artiste il devenait le maître de l’œuvre d’art de l’avenir. En lui nous trouvons, si nous le considérons attentivement, l’art idéal animé, sous une forme sévère et classique, de la plus riche vie romantique ; car la vie romantique, cette âme joyeuse de la nature, qui ne peut et ne veut parler qu’artistiquement, n’est en son essence pas autre chose que la musique. Mais, aussitôt que les hommes ne sont plus obsédés par la seule politique qui les sépare entre eux, aussitôt qu’ils commencent à de nouveau sentir en eux le besoin de la profonde et vraie musique, ils sont dans le chemin de regagner cette pure harmonie qui unit les peuples comme des hommes-frères, — cette harmonie que Beethoven célébrait dans le chœur final de la neuvième symphonie, et sur laquelle Wagner a érigé son drame de musique.

L’art de Wagner marche vers ce désir, encore en maint lieu inconscient mais partout existant, de l’harmonie ; car il se manifeste aujourd’hui, depuis la grande victoire de Parsifal et à la face du monde entier, comme l’art de l’avenir ; et il est l’art dont a besoin le présent pour se faire l’avenir, au sens d’une humanité idéale. Si l’âme qui vit dans cette musique est l’âme ce l’harmonieuse fraternité des peuples, c’est qu’elle est l’âme de l’homme idéal, — de l’homme absolument naturel, franc, vrai, fort et grand, et qui à la fois dans la plus parfaite manifestation de son être est beau, digne et plein d’amour, parce qu’il est artiste et parce que l’exprimer est l’objet même de toute harmonie. Et, que nous soyons Français, Allemands, Italiens, Espagnols ou Russes, cet homme idéal s’éveille en nous dès que, entendant une musique pareille à celle de Wagner, nous sentons qu’elle exprime les plus intimes battements de notre cœur propre. Or, voici que déjà les âmes françaises commencent à éprouver ce sentiment, et à en prendre conscience : l’espoir commence en même temps d’une entente prochaine ; et il semble presque que tout le triste spectre de la politique ait eu pour seul but de mener ces deux peuples qui signifient le monde, — les Romains et les Germains, — au point où ils pourraient se connaître. Ils devaient sans doute s’opposer dans une opposition définitive pour se pouvoir enfin regarder plus librement, au-delà de la comédie politique, pour se regarder jusqu’à ce qu’ils se soient reconnus frères d’une même maison. Entre l’Allemagne et l’Autriche, naguère, des relations malsaines et menteuses devaient aboutir à une franche séparation, pour permettre aux deux peuples, après une explication acharnée mais loyale, d’apprendre enfin à se supporter, estimer et aimer : le même fait se doit produire entre les peuples de la France et de l’Allemagne, mais en des proportions infiniment plus grandes ; et il sera d’autant plus important pour la marche de l’histoire vers l’avenir idéal. Quand viendra l’heure de cette reconnaissance dernière, seuls le savent les dieux qui veulent cette solution !

Cependant cette solution serait impossible s’il n’y avait déjà un lien entre les deux peuples. Déjà entre toutes les nations de l’Europe existe un lien incontestable et qui peut faire espérer cette harmonie finale. On pourrait dire, semble-t-il, que ce bien consiste en ce que tous les membres de ces nations sont également des hommes : mais les Français et les Chinois, les Nègres du Congo et les Prussiens sont tous également des hommes, et, cependant, combien l’espoir d’une harmonie entre ces races est peu concevable ! Ce lien qui unit tous les Européens est-il donc en ce que tous sont chrétiens ? — La main sur le cœur, chers frères d’Europe, sommes-nous tous chrétiens ? Assurément, notre civilisation européenne contient des éléments chrétiens : mais ces éléments ont été, dès le début, profondément emmêlés à des éléments juifs ou gréco-romains, tout à fait étrangers au pur christianisme de notre Sauveur. C’est ainsi que notre civilisation européenne semble aujourd’hui païenne bien plus que chrétienne ; n’en est-ce point une preuve, cette nécessité pour les deux nations de ne pouvoir arriver à l’harmonie qu’à travers les carnages de batailles cruelles ?

Non, les peuples européens ne sont pas encore chrétiens ; sont-ils donc pareils en ce qu’ils sont hommes issus d’hommes ? Nous devons avouer que l’homme absolu n’existe pas dans la nature. L’homme naît seulement dans une famille, une maison, une nation, une race ; à ces origines il appartient corps et âme ; et tout homme qui appartient à une autre origine est séparé de lui par des barrières que la nature seule ne pourrait jamais aplanir. L’homme absolu n’est qu’une abstraction. Mais on peut concevoir comme concret et vivant l’homme idéal : il est un être indépendant et moral, le but de notre développement intellectuel, le résultat — aujourd’hui rêvé seulement — de tout notre progrès intérieur. Les Européens ne sont donc point parents parce qu’ils sont tous des hommes : mais parce qu’ils sont parents ils peuvent devenir des hommes, ces hommes idéals que l’art seul peut maintenant réaliser ; et ces hommes idéals, dans la vie réelle, ne pourront être autre chose que des chrétiens.

Mais en quoi consiste cette parenté naturelle des Français et des Allemands, nous autorisant ainsi à espérer qu’ils réaliseront un jour l’idéal de l’homme et du chrétien ? En ce que, s’ils diffèrent par la famille, la maison, la nation, ils sont au moins sortis d’une race commune. Cette race qui nous relie est la race Aryenne. Son nom signifie « les harmonieux » (ar : harmonieux), ou « les fidèles », ou encore, puisque la fidélité était l’honneur de cette race, « les honnêtes ». Trois fois la race Aryenne en Asie s’est divisée. D’abord elle s’est mêlée au nord avec des Mongols, puis avec les Nègres et les Malais au sud ; enfin les plus pures tribus de l’ancienne race sont venues en Europe, Parler d’une humanité européenne, c’est parler seulement de la race Aryenne : car en elle consiste la seule unité de ces peuples, promettant l’entente future. En Europe les Aryens se sont encore mêlés : au nord avec des Mongols, au sud avec des Sémites ; les races Slaves et Romanes sortirent de ces mélanges. Elles auraient péri, par l’impureté de leur sang, si près d’eux, un reste du vieux sang Aryen ne s’était conservé entièrement pur pour les fortifier. Ces derniers Aryens furent surnommés par les Romains Germani (frères). Etaient-ce donc les frères des Romains ? Leur parenté première avait été depuis longtemps oublies ; les Romains étaient sémitisés par le sang, hellénisés par l’esprit : or les Hellènes eux-mêmes, depuis la chute de Lacédémone, n’étaient plus de purs Aryens. Non, les Germains étaient frères des Gaulois : et les Romains le savaient clairement. Les Gaulois, surnommés Celtes ou Héros, étaient les gardes avancés, les derniers Aryens obstinés à défendre le monde contre la domination romaine. Il y avait encore une arrière-garde, qui, spontanément, a fait de curieuses campagnes : ce sont les Norvégiens, qui se nommaient aussi les Héros, Wikings. Entre eux et les Gaulois s’étendait le inonde germain. Habituons-nous à ne pas confondre ce mot avec le mot d’Allemagne ; l’Allemagne n’est qu’une partie du monde germain ; le monde germain comprend tout ce qui en Europe a conservé pur le sang Aryen. Les vieux Gaulois ont contracté des mélanges dangereux avec des survivants Mongols de l’Europe pré-aryenne que l’on a aussi nommés Celtes et qui sont presque toujours confondus avec les Celtes gaulois, encore que nul ne prendra le héros Vercingétorix pour issu d’une race irlandaise ou de Cornouailles. Mais, plus intensément encore, les Gaulois se sont mélangés aux conquérants de leur pays, les Romains ; ils sont devenus des Romans. Sans doute ils étaient loin de ressembler aux Italiens de Rome ou aux Espagnols de Sagonte ; peut-être y seraient-ils parvenus, si, à deux ou trois reprises, les vieux Aryens n’étaient venus raviver leur sang.

Dans un pays de forêts, au milieu de l’Europe, une tribu guerrière de la vieille race asiatique s’était conservée presque intacte du sémitisme romain. De là sortaient, après les premières rencontres avec les Romains sur les frontières du pays, maintes invasions très violentes ; c’était la suite naturelle des vieilles migrations Aryennes. Ainsi, peu à peu, dans le courant des siècles, le sang Aryen imprégna de nouveau les hommes de cette partie du monde. Ainsi les Goths, les Lombards et les Normands le portèrent en Italie jusqu’en Sicile ; les Goths et les Normands à travers les steppes slaves de l’est, les Danois, les Anglo-Saxons et les Normands dans les Iles Britanniques ; les Goths, les Suèves, les Vandales en Espagne et jusqu’en Afrique ; les Goths, les Francs, les Burgondes, les Normands aux peuples gaulois, romanisés mais encore demeurés frères. Toutes ces peuplades émigrantes n’étaient que des branches du même vieux tronc, de cette tribu Aryenne qui, en Europe, fut nommée Germaine. Les Allemands n’existaient pas encore ; les Alémans étaient une partie de la tribu suève, qui s’étaient fixés sur le Rhin lorsque leurs frères étaient allés en Gaule et en Espagne, L’empire des Francs s’est fondé en Gaule longtemps avant que n’existât l’idée d’une Allemagne ; cette idée fut ensuite par les Francs désignée par le nom des Alémans, cette grande tribu étant sur le Rhin la plus voisine des Francs. Ce n’est donc point du sang allemand, du sang de Factuelle nation allemande que nous parlons lorsque nous disons que le peuple franc de la Gaule est de race germanique. Nous indiquons seulement la vieille parenté de sang produite, entre les peuples qui aujourd’hui se nomment français et allemand, par les Gaulois, les Goths, les Francs, les Burgondes, les Normands, auxquels nous devons ajouter les Alémans et les Suèves. Ce nom des Français ou Francs signifie « libres » ; le nom des Allemands signifie « le peuple » ; ce qui montre que les Français ont en eux le sang des émigrés, les Allemands le sang de ceux qui sont restés fixés, qui ont conservé pure la race européenne des Aryens. Mats c’est le même sang toujours, qu’il soit romanisé dans l’ouest ou slavisé dans l’est ; et, au fond des révolutions les plus fortes et les plus importantes de ces peuples, le sang premier réapparaît sans cesse. Car c’est le sang de la plus noble espèce humaine naturelle, de la famille Aryenne, de la quelle seul peut naître l’homme idéal de l’avenir, parce que cet homme idéal représente seulement dans sa conscience morale la nature la plus noble de l’humanité.

De ce sang naquirent tous les génies de l’Europe. Aux lieux où, toujours pure, la goutte de sang Aryen s’était conservée et avait imprégné la vie, échappant à tous les mélanges historiques, là devaient surgir les grands hommes : les Dante, les Cervantès, les Rousseau, les Shakespeare, les Gœthe et les Wagner sont tous de belles efflorescences issues de la première parenté des peuples, et tous peuvent être nommés fils des dieux. Le principe qui dans les vieux temps avec cette divine force Aryenne conquérait les pays et versait le sang, — un sang qui produit la vie, non la mort, — ce même principe, dans ces hommes, conquit l’esprit des peuples et fit couler à travers les âmes des peuples frères, historiquement séparés, le fleuve de l’humanité idéale. Ces grands conquérants de l’esprit forment les degrés par lesquels l’homme idéal de la famille Aryenne doit peu à peu s’élever à l’humanité idéale ; et chacun d’eux ajoute un son à la puissante harmonie des peuples. Et chacun de ces grands héros Aryens contribue ainsi à affranchir le Christianisme des chaînes du Sémitisme.

Le Christianisme ne pouvait pas se répandre dans le monde avant de s’être arraché à la Judée. Paulus de Tarsos, issu de l’Asie-Mineure à demi grecque, fit le premier pas au-delà de la Méditerranée ; mais lui-même était encore de naissance juive. Vinfried, nommé le Boniface, porta la doctrine salutaire plus loin, sous les chênes des barbares de la Germanie ; mais il était encore d’une civilisation romaine et sémitique. Le Christianisme n’était pas libre ; mais déjà il avait la force de rendre libre : celui qui dans le Christianisme comprenait bien la doctrine du Dieu Homme gagnait la liberté de son âme. Dieu avait dû devenir homme pour s’attirer la toi vivante des hommes. Dieu ne fut point juif : qui oserait le prétendre ? mais il fut homme dans les limites du peuple juif ; car là il a trouvé l’être humain dans sa plus profonde misère et dans le désir le plus angoissé du salut. Mais lorsque ce désir ne se comprit pas lui-même et rejeta le Sauveur loin de lui, l’action du salut fut donnée au monde entier. Alors le Christianisme s’est détaché du judaïsme : il lui fallait désormais un meilleur appui. Mais cet appui de la religion la plus pure, la plus divine, ce pouvait être seulement la plus noble des races humaines ; ainsi le pur Christianisme affranchi devint nécessairement la propriété des Aryens, qui en ces temps dominaient l’Europe : dès ce moment il y avait une ère chrétienne, bien qu’il n’y eût pas encore des peuples vraiment chrétiens. Par ses grands hommes l’Aryen marcha vers l’humanité idéale, et il y amena avec lui le Christianisme qui dans cet idéal doit trouver sa libération et sa perfection. C’est que désormais l’esprit religieux n’a plus pour tâche de faire que Dieu devienne homme (Deus fiat homo), mais bien que l’homme parvienne à Dieu, son idéal. Non pas que l’homme devienne maintenant Dieu (homo fiat deus), ce serait une complète confusion d’idées : le devenir (fieri) signifie toujours quelque chose de réel : l’idéal ne peut être que conçu. Mais la connaissance de Dieu n’est pas une branche de la science, qui ne conçoit que ce qui est terrestre : la connaissance de Dieu est affaire de foi, et la vraie foi est l’expression nécessaire du degré que l’on a atteint sur le chemin de l’humanité idéale ; la foi ne vit pas non plus dans la tête, mais dans un cœur ; elle appartient absolument à l’essence de l’homme ; c’est son âme conçue dans ce mot, le Christ. Ce Christ senti par l’âme humaine, c’est la foi. Le Christ vivant qui de sentiment devient action, c’est l’amour. La vraie foi se manifeste par l’amour : les hommes croyants s’unissent dans une harmonie morale. Tout amour est un modèle, une Idée de la grande humanité idéale ; et le Dieu de cette harmonie, le Christ, c’est encore l’espérance. Jamais peut-être plus qu’en notre temps, depuis la naissance du Christianisme, n’a été aussi nécessaire une telle religion de la foi, de l’amour et de l’espérance. Car jamais, semble-t-il, la tête n’a aussi puissamment prévalu sur le cœur. Or, dans le cœur est enfermé le salutaire sang Aryen, comme dans le sanctuaire du Gral ; tandis que la tête peut concevoir tous les mélanges faux et bizarres, et s’en glorifie même, nommant cela un accroissement de la science. Dans une telle époque certes c’est par un miracle qu’un art peut encore exister ; l’art est le prophète d’une humanité idéale, mais il représente comme un idéal la plus noble image de la nature humaine. Et si nous, hommes vivants, nous regagnions la pure force, la beauté et la dignité de cette nature, nous serions, aussi, bons et nobles et chrétiens ; car le chemin qui mène à cette nature n’est pas un recul, mais une marche vers les hauteurs sur des degrés spirituels dans une sphère morale ; et ce n’est pas une marche de la tête mais du cœur ; et la religion secrète qui oblige le cœur à une telle marche spirituelle vers l’idéal, c’est le Christianisme. C’est pour cela que toute œuvre d’art vraie, pure et grande, qui ne se contente pas de jouer avec l’apparence, mais qui la représente idéalement comme l’être de l’homme, devient un fait chrétien.

Mais jamais auparavant la nature librement humaine et cependant idéale n’a pu être représentée d’une façon aussi vive et parfaite, et unie plus intimement à la pure expression de l’esprit chrétien que, aujourd’hui, dans l’art de l’Aryen Richard Wagner, dans cette grande œuvre d’ensemble dont Parsifal est l’acte final. Ici non plus la morale n’est pas prêchée ; mais l’esprit de la religion chrétienne y trouve nécessairement sa pleine expression, parce que l’homme idéal sorti de la plus pure nature humaine est, avec une complète force et vérité, représenté dans Parsifal. Oui, l’œuvre entier de Wagner, compris comme un grand drame, démontre ce fait miraculeux : que le cœur de l’homme retrouve en lui-même le Dieu, le conçoit, croit en lui, et par l’amour est introduit à la vie d’une humanité idéale. Cet amour est une démonstration morale affranchie de l’égoïsme sensuel ; elle prouve l’existence profonde d’une parenté entre des hommes frères. Mais jamais cet amour n’aurait pu trouver son expression vraie et pleine dans l’Art sans la force de la musique ; sans elle l’Art serait devenu moralisateur et froid : car le grand drame de la connaissance de Dieu est exécuté par le cœur humain, et le seul langage du cœur est la musique. Certes la musique parle aux âmes des peuples Aryens un langage qui franchit les barrières géographiques et les idiomes divers des divers peuples ; un langage pouvant être compris par ceux qui ne renient pas leur sang Aryen.

Et maintenant que signifie tout ce bruit ? Des Français ne reconnaissent pas leur propriété dans l’art qui de l’Allemagne vient en France. Ils ne savent pas que cet art ne vient point du tout de l’Allemagne moderne, mais de l’empire des Aryens, dont ils sont eux-mêmes les descendants. Car c’est au principe qui jadis, porté par les Francs, les Normands, les Anglo-Saxons, les Lombards, les Suèves et les Vandales, se répandit en France, en Angleterre, en Italie, en Espagne et en Russie, c’est à ce principe généreux et vivifiant que ces peuples doivent d’exister encore. Et tout ce qui aujourd’hui dans ces peuples peut être ému par la musique, par la représentation du drame d’un Wagner, même né en Allemagne, tout cela n’est autre chose que la goutte de sang Aryen. Et la joie que nous donne à tous Lohengrin, l’admiration que nous inspire Tristan, l’émotion que nous suggère Parsifal, tout cela est l’expression de la connaissance, enfin réveillée, de notre fraternité. Avec l’harmonie de l’art Wagnérien résonné l’harmonie de l’humanité idéale ; c’est la race Aryenne qui se retrouve, non plus comme la race barbare de la nature héroïque, mais comme la race chrétienne de la culture idéale. Au temps de la plus grande misère des cœurs, c’est par le sang Aryen que fut rendu possible le plus haut élan de l’Art vers la représentation parfaite de l’homme idéal. Et cette représentation devait être un drame, car dans un drame seulement peuvent vivre les idéals ; et ce drame devait naître de la musique, car la musique seule peut exprimer l’âme profonde de l’homme, de la nature, et le Divin. Dans une époque où chaque parole demeure incomprise parcs qu’elle ne résulte plus de la conscience d’une unité entre les peuples, mais sert seulement à constater leur différence, dans ce temps la musique seule pouvait parler à l’humanité des choses communes à tous ces hommes, et, par ce langage, ranimer le sang Aryen et le Christianisme.

 

  Nous avons reconnu combien il importe que maintenant cet art Chrétien et Aryen prenne la parole en France ; nous comprendrons aussi combien il importe que cet art soit correctement perçu. Car l’art le plus compréhensible peut amener des malentendus, s’il est représenté d’une façon incompréhensible. Pour saisir l’âme Aryenne en France et pour ne pas être trompé par les séparations historiques, il faut assister à une représentation suivant l’esprit vraiment Aryen, c’est-à-dire Wagnérien. Il faut que Wagner lui-même parle aux Français, et non l’Opéra-Comique. Il faut donc que les artistes des théâtres français en ce qui regarde leurs rôles deviennent wagnériens. Avant tout il faut que la musique exprime parfaitement l’âme de l’art de Wagner ; sans cela on n’entendra pas la vérité, et on pourra facilement ressentir un déplaisir et une révolte contre cette falsification importée de l’Allemagne. Il faut encore que l’orchestre soit rigoureusement ce que l’a fait Wagner, la base sur laquelle s’élève le drame. Or pour les spectateurs la compréhension de la musique est souvent rendue ou difficile ou tout à fait impossible, s’ils ne peuvent se faire une idée claire du drame qui tout d’abord s’offre à eux, s’ils ne comprennent pas les paroles par lesquelles les personnes du drame unissent dans leur sphère le cœur musical à la tête dramatique, pour former l’entier organisme artistique. Il faut donc à tout cela donner la plus grande attention ; il faut saluer avec joie et soutenir énergiquement tout ce qu’on fait à cet égard en France. Car il importe singulièrement que dans son chemin vers la fraternité idéale des nations, l’esprit Aryen ne parle plus seulement la langue de la littérature, mais qu’il s’exprime dans l’œuvre d’art vivante du drame, du drame musical. C’est une parole qui doit être chantée purement et prononcée précisément, parce que pureté et précision sont l’essence de cette parole. Cette parole dit à travers le monde : que la lumière soit ! mais lorsqu’elle ne résonne point purement et précisément, elle ne fait qu’accroître parmi les peuples le sombre crépuscule dont nous nous plaignons tous et que nous ne savons pas écarter. Faisons donc au moins ce dont nous sommes capables, puisqu’un maître de l’art nous a donné la grande parole ; et rappelons-nous ces mots de ses écrits posthumes :

« S’il se confirme que l’attention et l’espérance des nations » étrangères se tourne vers le déploiement de l’art allemand sur le terrain de la poésie et de la musique, nous pouvons admettre qu’elles tiennent avant tout à l’originalité et à la spécialité non troublée de ce déploiement ; puisque sans cela elles ne recevraient pas de nous de nouvelles impulsions, je crois que, à ce point de vue, il ne serait pas moins profitable à nos voisins qu’à nous-mêmes de voir former fidèlement par nous un vrai style germain. »

Ce style germain, c’est l’œuvre d’art Aryenne. Et si l’on ne devait point parvenir à lui donner en France une représentation parfaitement pure et précise, un seul espoir nous resterait : que l’esprit français n’en fut point rebuté, ruais plutôt conduit à contempler le déploiement original et spécial de cet art là où le Maître lui-même en a donné le modèle achevé, — dans la petite capitale franconienne de cette province allemande qui a le même nom que le grand pays français, à Bayreuth, la ville des Francs, des Libres, des Idéalistes, de la tribu Aryenne, de l’art Aryen.

Baron Hans de Wolzogen.XX

Revue de Bayreuth §

(Bayreuther Blaetter)

 

Analyse du numéro II8 §

1° Hans von Wolzogen : Tristan et Parsifal

 

Introduction.

 

Tristan et Parsifal, les deux pièces de fête de cette année, — deux mondes, mais tous deux, dans l’âme d’un seul Maître, arrivés à une plasticité idéale ! Lorsque nous comparons les deux introductions de ces drames, nous trouvons que est tout dit par et dans la musique ; Wagner lui-même nous les a expliquées : « l’inapaisable désir », dans l’introduction de Tristan, dans celle de Parsifal : « l’Amour, la Foi, et l’Espérance ». Les deux fois le Maître nous conduit dans l’empire de la mort ; mais tandis qu’en Tristan la mort signifie la fin, elle est en Parsifal le commencement ; la devise de Tristan pourrait être : « l’amour enseigne le souffrir, « celle de Parsifal » : la compassion sauve » ; les deux mondes qui dans le cœur de l’homme à jamais sont en lutte, « l’éternellement-naturel » et le « purement humain » sont proches l’un de l’autre comme Tristan et Parsifal, comme la souffrance et la rédemption même.

Dans Tristan l’éternelle souffrance de la nature humaine a été élevée à une manifestation de l’art idéal, mais dans Parsifal cette œuvre d’art idéale devient l’expression d’une religion purement humaine. Pour que ces deux mondes soient en harmonieuse contordance, il faut que cet art devienne en nous une vivante morale, il faut qu’en nous-mêmes nous vivions cet art, comme le Maître lui-même l’a vécu. Car voir et créer sont un dans l’artiste ; Wagner a dit : « Le vrai poète produit ce qu’il a vu, non ce qu’il a vécu : le voyant est par sympathie lié en créateur à ce qu’il a vu. » De cette sympathie naît l’harmonie de l’œuvre d’art, et la plus parfaite expression de la sympathie c’est l’art d’harmonie, la musique. Les deux œuvres, deux confessions de foi écrite avec le sang du martyre, nous disent donc ce que le Maître a vu ; et la connaissance de sa vie pendant les années de 1845-1882, dans les trente-sept années où sont nés Tristan et Parsifal nous fera comprendre les impressions qui les ont produits.

 

I. Musique et génie allemand.

Dès sa jeunesse, étant sous l’influence de la musique de Beethoven et de Weber, Wagner reconnut que la littérature participait au merveilleux empire de la musique. Le poète musicien F. A. Hoffmann avec ses profonds écrits fantastiques l’influençait dans la composition de ses premières œuvres. La tristesse de sa vie à Paris le fit trouver le nouveau monde de la poésie nationale, du mythe allemand. Retourné en Allemagne, Wagner se donna à des études ferventes de l’antiquité allemande ; à travers les œuvres des frères Grimm, de Simrock, de Gœrre, etc., à travers l’Edda et le mythe des Wolsungs il arriva aux restes des toutes les premières traditions. Là où les savants ne voient que des débris littéraires stériles, il voit Siegfried, le plus pur type de l’Eternellement-Naturel ; et à côté de lui, lui apparaît Brünnhilde, la Walkyre, l’élément purement humain. Les premières études germanistes ont lieu pendant le séjour à Dresde de 1845 à 1848 dans Tannhaeuser et Lohengrin. En 1848 le plan du Nibelungenring fut ébauché, et les poèmes achevés en 1853, couronnant la reconquête de l’antique nouveau monde allemand par Wagner.

De l’année 1845, à Marienbad, date la première esquisse des Maîtres Chanteurs, l’épilogue de Tannhaeuser et le poème de Lohengrin ; ce dernier reconduit Wagner vers d’autres légendes, le Parsifal et le Titurel de Wolfram, mais Wagner n’y voit encore que des grandes scènes, et non le drame ; profondément il lui fallait d’abord entrer et dans la mystique de l’esprit chrétien et dans les secrets de l’âme humaine, avant de pouvoir fondre la musique de ces deux mystères. C’est seulement de l’abîme de la misère tragique, Tristan, que pouvait naître la grande image du vainqueur du monde, Parsifal.

 

Hans Herrig : Théâtre de luxe et drame populaire.

I. L’art n’atteint son but que lorsqu’il est donné au public ; l’artiste a besoin de se communiquer, et de ce même désir na la création de l’œuvre d’art, Ce besoin de se communiquer distingue le vrai artiste de celui qui ne pratique l’art que par des raisons inférieures.

Le vrai artiste-s’adresse au peuple ; le non-artiste, l’artiste-artisan, s’adresse à la société. Nous nommons société un nombre d’individus entre eux coalisés pour différents buts. « Le peuple, dit Wagner, consiste en tous ceux qui sentent une misère commune. » La lutte pour l’existence et les besoins métaphysiques sont reliés par l’art qui ainsi a une signification pratique. De tous les genres d’art le drame a le plus d’influence, car il reflète la vie et s’adresse à nos plus intimes sentiments. Son origine est religieuse, il ne devint mondain qu’à la fin du Moyen Age. L’immense génie de Shakespeare ferait douter qu’après lui le drame pût encore se développer, si l’on ne devait le désigner comme l’Homère de l’art chrétien ; car, comme lui, il représente la mondalisation de la poésie. Mais le drame anglais a été tué par les Puritains, et de nos jours la pantomime est la seule forme nationale du théâtre anglais. Enfin, en Espagne la merveilleuse poésie dramatique nationale, ne se basant que sur le moyen âge, s’affaiblit ce plus en plus.

De toutes parts on reconnaît la nécessité de revenir aux anciens ; mais en prenant modèle sur les restes de leur poésie dramatique la tragédie classique française paraît s’être trompée. On croyait en Allemagne se rapprocher plus d’une compréhension vivante et vraie de Shakespeare qui était presque oublié sous la domination de la civilisation française. Mais on ne pouvait le saisir que littérairement, on ne savait pas inspirer au drame cette vraie vie qui se révèle à leur représentation théâtrale ; les meilleurs drames allemands souffrent de cette lutte entre la littérature et le théâtre, et ont besoin d’être arrangés pour la scène ; ils sont faits pour être lus. Alors une nouvelle expression fut trouvée pour le monde des sentiments : la musique. Émanant de la religion, elle reçut ses premiers grands mouvements du catholicisme qui a gardé de l’antiquité la plasticité, et du moyen-âge la magnificence des couleurs, et se développa plus tard dans l’Allemagne protestante. La marche de cette musique depuis Bach jusqu’à Wagner a été plusieurs fois exposée par Wagner lui-même ; Gluck et Mozart sont les véritables créateurs de l’opéra ; Beethoven, le représentant de l’élément universel et Weber celui de l’élément national, réalisent pleinement leur besoin d’artistes de se communiquer. Wagner représente la parfaite conciliation de ces deux artistes ; sa musique a aujourd’hui déjà une importance universelle et en même temps il est l’artiste le plus national. A Bayreuth se manifeste son idéal devenu une réalité, un fait comme nul pareil n’a été depuis le temps des Grecs.

 

3° J. van Santen Kolff : Considérations historiques et esthétiques sur le Motif de Réminiscence

4° Souvenirs sur TichatschekXXI (mort le 18 janvier 1886 à Dresde, à l’âge de 79 ans)

Il fut l’ami intime de Wagner, le dernier « chanteur d’opéra » et le premier « chanteur-artiste » du Maître. En lui Richard Wagner rencontre pour la première fois un entier dévouement. Tichatschek étant resté toute sa vie attaché à la scène de Dresde, il n’a pu créer d’opéras de Wagner que Rienzi et Tannhaeuser, mais jusque dans l’âge avancé il est resté le grand artiste et l’admirateur de Wagner qui en 1867 écrivait : « Si de notre temps la nature a pu produire la merveille d’une belle voix mâle, c’est celle du ténor Tichatschek qui depuis quarante ans est toujours également restée forte et bien timbrée. Ceux qui entendaient le récit du Saint-Gral chanté par lui dans Lohengrin, étaient touchés et saisis de cette grande, noble et puissante simplicité, comme d’un miracle vraiment vécu. »

 

5° Communications

Analyse du numéro III §

1° Hans von Wolzogen ; Tristan et Parsifal (suite)

 

Pour arriver à Monsalvat, Wagner devait traverser un troisième monde : celui de la métaphysique. Bien avant de connaître Schopenhauer, il avait composé son nibelungenring ; là le monde du paganisme périt parsa volonté ; c’est le monde du pur égoïsme ; l’« éternellement-naturel » a dans la consciente sensualité de son égoïsme perdu la force d’arriver au « purement-humain ». Wotan, la force première de la volonté dans la Nature, ne peut que renoncer à ce monde en renonçant à sa propre existence ; et l’apparition la plus noble et la plus pure, qui refuse à la nature, par son non-savoir, ce qui lui est dû, doit périr avec ce monde égoïste. Seul le « Féminin dans l’Humain », Brünnhilde, se rappelle du seul élément sauveur et à travers son renoncement nous voyons sur la fin du monde païen qui succombe, la lueur du nouveau message sauveur de l’amour. En 1853 le poème du Ring était achevé à Zurich, le Rheingold avait été composé et instrumenté jusqu’au printemps de 1854, lorsque le poète Herwegh, un autre exilé de 1848, lui apporta les œuvres de Schopenhauer. Alors il se comprit lui-même, il comprit son Wotan, et de la morale de la compassion il déduisit avec Schopenhauer la philosophie esthétique et éthique de l’art et du christianisme, et il créa Tristan et Parsifal. Tout en étudiant Schopenhauer, en composant la Walküre. Il ébaucha Tristan (1855) ; en même temps l’idée de Parsifal lui vint.

Pendant l’hiver de 1857, il compose le premier acte de Siegfried avec les chants de la forge, le deuxième pendant l’été ; en automne le poème de Tristan est achevé, et au printemps de la même année le drame de Parsifal est esquissé. Bientôt la composition de Tristan fut commencée ; le premier acte était fini à la fin de l’année ; le silence magique de Venise l’inspirait lors de l’achèvement du second acte, et il finissait le troisième l’été de 1859 à Lucerne, lui-même souffrant de nouveau de toutes les tristesses de la vie.

La certitude d’une vie plus élevée est contenue dans la tragédie de l’amour ; mais cet amour n’aura la force de la rédemption que lorsque la nature humaine délivrée d’égoïsme aura par sa propre force reconquis la pureté de l’idéalité, lorsqu’elle sera devenue l’amour de l’humanité. Le chemin de cette humanité idéale ne nous est pas montré dans Tristan, mais dans Parsifal : là l’amour n’est plus attaché par les sens aux manifestations de la vie, mais elle devient la compassion agissante pour les souffrances du monde, elle devient la volonté qui renonce à l’égoïsme et à la sensualité, la volonté pour tous, pour l’humanité.

 

2° Hans Herrig : Théâtre de luxe et drame national

 

Les Allemands ont toujours été mécontents de leur « théâtre national » ; bien des intelligences se sont usées à cette tâche ingrate, et toujours sans succès. Le théâtre français au contraire a toujours réussi ; car il s’est proposé un but bien défini, celui d’amuser, de divertir, et ce but il l’a atteint ; aussi les auteurs français écrivaient-ils, non pour une nation abstraite, mais pour une « société » réelle et connue, dans un milieu unique, Paris. Malgré tous leurs efforts, les Allemands ont toujours été réduits à importer et à imiter les productions étrangères. Schiller traduisit des pièces françaises, Gœthe, comme intendant du théâtre de Weimar, se montra incapable de susciter un développement du théâtre allemand, et finit par laisser aller les choses leur vieux train. Wagner seul comprit que pour qu’il y eût un théâtre allemand vraiment original, il fallait déclarer la guerre à l’autre, et rompre tout lien avec lui.

 

3° J. van Santen Kolff : — Considérations historiques et esthétiques sur le Motif de Réminiscence.

 

4° Bibliographie : — Arthur Seidl : « Les éléments de la métaphysique » du Dr. Paul Deussen. — Communications.

 

H. S. G.

Correspondances. §

 

BAYREUTH. — M. Scaria, ne devant pas chanter cette année à Bayreuth, sera remplacé dans les rôles de Gurnemanz et de Mark par M. Fischer, attaché autrefois au théâtre royal de Dresde.

 

BRUXELLES. — 28 mars. — Il y a un an c’était l’obsession et l’enivrement !… L’illusion longtemps caressée était devenue réalité ; l’impatience longtemps contenue s’apaisait un soir et renaissait le lendemain. Tous les plaisirs étaient délaissés pour le spectacle inoui, magnifique ; c’était fête, chaque fois que, sur l’affiche, resplendissait le nom des Maîtres chanteurs !

L’interprétation était belle ; l’œuvre s’imposait et convertissait : le prodige avait opéré. Quelle magie, lorsque l’ouverture déroulait, en sa majestueuse ampleur, la rutilante broderie de ses thèmes symboliques ! Quelle intensité de poésie et quel noble réalisme à la fois, dans l’action pittoresque, étincelante de verve, exubérante d’humanité, qui transfigurait la scène et les interprètes !

Nous sommes loin, cette année, des Maîtres Chanteurs et du répertoire wagnérien, nous n’avons pas en la Walkyrie et nous n’aurons pas Lohengrin qui, cependant, nous avaient été promis, tous deux. Peut-être le premier acte de Tristan sera-t-il donné, un Concert-populaire ; ma prochaine correspondance vous renseignera mieux à ce sujet. Privés, au théâtre, de l’intérêt qui s’attache aux grandes œuvres, nous avons suivi avec intérêt les séances intimes où l’on en exécutait des fragments. La dernière séance, organisée par l’Association Wagnérienne Universelle, dans l’atelier du peintre Constantin Meunier, a eu un très vif succès. Le programme comprenait le premier acte et la scène troisième du troisième acte de la Walkyrie, version de M. H. La Fontaine, le secrétaire de l’association. Les interprètes étaient Mme Van Soust de Borkenfeld, très remarquable dans les rôles de Sieglinde et Brünnhilde ; M. Siverg et M. Van der Goten ; ce dernier, fort bien doué, promet un chanteur d’élite au théâtre wagnérien.

 

Edmond Evenepoel

 

COLOGNE. — La société chorale de M. Schwickerath donne le 20 et 21 avril, une audition du 3e acte de Parsifal et des Sept paroles de Schütz. La partie orchestrale de Parsifal sera exécutée par le petit orchestre, d’après les rédactions que M. Humperdinck a écrites pour le Petit-Bayreuth,

En mars 1884, M. Schwickerath avait donné le 1er acte.

 

LONDRES. — Du 3 mai au 7 juin, à Saint-Jame’s Hall, sous la direction de M. Hans Richter, 9 concerts organisés par M. Hermann Francke !

De Wagner, 2e acte de Tristan, 3e de Siegfried, prél. et fin. des Maîtres, marche fin. de Goetterdaemmerung, chevauchée, Siegfried-idyll, ouv. de Tannhaeuser ; — de Beethoven, ouv. d’Egmond et de Léonore (3e), 3e, 5e, 6e, 7e, 9e symph., Missa Solemnis ; — œuvres de Brahms, Schumann, Mendelssohn, Berlioz, Liszt. Solistes : Gudchus, Henschel, Mlles Malten et Hieser.

 

MANNHEIM. — Nous avons annoncé par erreur, an mois de janvier, la mort de M. Emil Heckei, le célèbre propagateur et ami de Richard Wagner ; c’est le frère de M. Emil Heckei qui venait de mourir.

 

NEW-YORK, — 18 mars. Le métropolitain ferme ses portes jusqu’à l’hiver prochain. L’heure est donc venue de résumer en quelques lignes les travaux accomplis, pendant les quatre derniers mois, par les vaillants artistes de la troupe allemande.

Lohengrin a été représenté six fois, la Walküre sept fois, Tannhaeuser sept fois, les Maîtres Chanteurs huit fois, Rienzi sept fois.

Outre les drames Wagnériens, nous avons entendu Faust, le Prophète, Carmen et la Reine de Saba de Goldmark.

A l’Opéra Américain, où l’année dernière les Patti et les Schalchi perlaient leurs trilles, la musique allemande triomphe. Lohengrin s’y chante en anglais, et l’on nous promet, pour le 15 mars. Le hollandais volant.

La partition de Parsifal a été interprétée à ceux reprises par les chœurs et l’orchestre de l’« Oratorio Society », sous la direction de M. Walter Damrosch ; Mlle Brandt a repris pour l’occasion le rôle de Kundry qu’elle créa à Bayreuth.

Deux fois par semaine, M. Thomas, le Lamoureux de New-York, dirige, en ses concerts populaires, l’exécution de morceaux wagnériens.

Le capellmeister Anton Seid : remporte les honneurs de la saison. Grâce à cet incomparable chef d’orchestre, la musique de Wagner s’est révélée tout entière, de sa vague pénombre à ses sonores éblouissements. Vous n’ignorez pas du reste que M. Seidl se retrouvera, cet été, aux fêtes de Bayreuth.

Le bruit court qu’en vue du succès complet de la propagande wagnérienne à New-York, M. Stanten, le directeur du Métropolitain, serait autorisé à signer avec les principaux artistes d’Autriche et d’Allemagne des contrats de trois ans. Mesdames Lehmann, Brandt et Kraus, Messieurs Sylva, Stritt et Fischer nous reviendront sans doute l’hiver prochain. 

 

Stuart Merrill.

 

 

ROME. — La Société Orchestrale, bien connue dans la haute société et dans le monde artistique de Rome, aussi bien qu’à l’étranger, vient de donner, pour la première fois en Italie, une audition d’une partie du Parsifal, sons la direction de M. Pinelli, rémittent artiste qui propage avec autant d’intelligence que de succès, dans le public italien, le goût de la musique wagnérienne, ainsi que le sentiment de l’art classique, et auquel est dû un véritable réveil musical.

L’audition a en lien dans le salon du théâtre Costanzi, avec le concours d’interprètes de premier ordre, comme orchestra et comme chant, et devant un public très nombreux composé de l’élite du monde romain.

La partie qu’on avait choisie était le 1er acte ou l’agate sacrée, en réservant les autres parties pour des soirées successives. L’exécution fut splendide, et les chœurs marchèrent à perfection, malgré la difficulté de les discipliner st de les soumettre à un travail orchestrai aussi compliqué que celui du Parsifal. Le public écouta religieusement de la première note à la dernière, avec une admiration croissante, et se retira plein d’enthousiasme pour ce grand poème musical.

Malheureusement les conditions locales ne se prêtaient pas à une exacte interprétation du chef-d’œuvre wagnérien, car les voix de soprano, qui sont des chérubins, auraient dû descendre d’une très-haute coupole, et venir aussi comme de côté, voilées par la hauteur — ce qu’on ne pouvait obtenir dans ce salon.

Mais M. Pinelli, qui est une véritable âme d’artiste, remédiera à cet inconvénient en donnant les prochaines auditions dans la salle même du théâtre Costanzi, dont la vastité permettra d’atteindre sans aucun doute l’effet de la hauteur.

Complément à l’histoire de la question Lohengrin §

Articles des journaux à ajouter :

La Revue d’art dramatique du 1er janvier : chronique de M. Albert Sourbies.

La Soirée du 4.

Le Succès du 6.

Le Matin du 8 : « Le patriotisme » par M. Octave Mirbeau.

La France libre du 11.

Le National du 12.

Le Monde du 13.

L’anti-Prussien, et le National du 16.

La République radicale, la Bataille et le Tintamare du 17.

La France libre du 18.

Le Pays, et la Soirée du 19.

La Journée du 27 : « Le dossier de l’affaire Lohengrin », par Corbel.

La République illustrée du 25.

Le Wiener Witt-Blatt du 31 : « Saint-Saëns aus Berlin », caricature.

La Revue d’art dramatique du 1er février : chronique de M. Albert Soubies.

La Revue contemporaine du 25 : chronique de M. Alfred Ernst.

Le Gaulois du 2 mars : « La soirée parisienne ».

La France du 14 : « En voyage », par M. Saint-Saëns.

La Revue illustrée du 1er avril : « La vérité sur Lohengrin », par M. Adolphe Jullien : le dernier mot sur la question :

« … Pourquoi cette campagne d’abord menée à la sourdine et puis éclatant un beau jour en charivari patriotique ? Uniquement parce que certaines gens qui font commerce de musique — qu’ils en composent ou qu’ils en vendent — avaient calculé quel coup irrémédiable un tel chef d’œuvre allait porter à leur trafic habituel…

… Émouvant spectacle à suivre que cette lutte acharnée pour l’existence … Et quel cri du cœur que cette exclamation d’éditeur affamé : « Mais si Richard Wagner s’implante avec sa musique à Paris, je n’aurai plus qu’à fermer boutique. » Assurément : reste à savoir qui s’en plaindrait. »

 

 

Le directeur gérant : Edouard Dujardin

Paris, le 8 mai 1886. §

Chronique du mois §

La saison Wagnérienne a été clôturée à Paris par le concert du vendredi-saint qu’a donné M. Lamoureux. Ouverture de Tannhaeuser, fragments symphoniques du troisième acte des Maîtres, préludes de Parsifal et scène du Vendredi-saint, Faust-ouverture, prélude du troisième acte de Tristan, le premier acte de la Walküre et la Chevauchée, puis le Waldweben XXII, la marche de Siegfried et l’entracte de Lohengrin, — bien des morceaux différents, différents de signification, d’époque, de manière … Que l’on eût préféré une exécution intégrale d’une seule œuvre, Tristan ou Goetterdaemmerung, soit ! mais, en attendant, il était bon de chercher et de choisir dans l’œuvre de Wagner des pages aptes à être comprises isolément et aptes à donner du système une idée un peu complète. Deux des pièces exécutées par M. Lamoureux étaient moins heureuses, le Vendredi-saint, bien déparé par l’absence des paroles, et surtout le Waldweben, bizarre compilation de motifs triés dans le second acte de Siegfried, mais toutes les autres, même la marche funèbre, même le prélude de Parsifal, offrent un sens défini, et sont, chacune, le développement intégrai d’une émotion. Quant à ceux qui veulent étudieriez différentes manières de Wagner, de tels programmes leur sont des bonheurs précieux autant que rares. Pour regretter d’ailleurs l’absence d’ouvrages entiers, qui ne comprend que ces auditions fragmentaires doivent être une préparation aux auditions totales que de plus en plus chacun demande chaque jour ?

M. Lamoureux est en train de faire chez nous une œuvre artistique considérable. Jouer du Wagner, ce n’est pas seulement donner aux Wagnéristes des jouissances, aux entreteneurs d’opéra des colères ; c’est fonder dans notre pays une nouvelle école d’art. Au milieu d’une école de composition vouée irréfragablement aux mièvreries issues de M. Gounod, avec une école d’exécutants aussi parfaitement modelés que possible au caractère des ouvrages à la mode, et plus généralement, dans un monde artistique encore possède de romantisme (oublieux de la tradition du réalisme racinien, curieux uniquement des contrastes à la Hugo et à la Berlioz), c’est une œuvre sérieuse que d’introduire Parsifal, Tristan, ces retours au poème psychologique et réaliste, que de constituer des musiciens pour les interpréter, un public pour les comprendre.

M. Lamoureux a compris que la première qualité d’une interprétation est la précision : la précision, l’exacte observance d’un texte, la fidélité qui met à sa place chaque minuscule intention de l’auteur !… M. Hans de Biilow joue « exactement mais froidement » Beethoven ; M. Rubinstein interprétant Beethoven a des « trouvailles de génie » : j’aime mieux le génie de Beethoven, simplement. Ah ! l’inflexible rigueur, qui fait surgir, nue, la pensée d’une œuvre ! et le mépris des exagérations qui empoignent les galeries, des enjolivements chers aux stalles, des expressions dont se pâment les loges !… A tant d’illustres directeurs allemands qui devant la partition de Tristan ou du Ring « trouvent », je préfère celui qui se contente de vouloir — et d’avoir — ce qui est écrit. — Mais si l’on savait ce qu’est une pareille tâche, être exact ! et combien mille et mille fois il est plus facile d’avoir beaucoup de génie !

Des occasions nombreuses se présenteront bientôt de revenir à ces questions. Voici déjà d’ailleurs que sous l’influence Wagnérienne une nouvelle école de musiciens se lève en France. Deux noms sont à la tête, qui ont été les héros de la saison, MM. Vincent d’Indy et Emmanuel Chabrier.XXIII

Très jeune encore, tout à ses débuts, très faible est cette école, — et quoi de plus naturel ? Dans la rénovation Wagnérienne il y a en effet deux degrés ; l’un, tout extérieur, est l’abandon du cadre de l’opéra, l’institution de la forme du drame lyrique ; un second, plus intime, est ce retour dont nous parlions à l’expression psychologique. Or, il faut le dire, et sans réserve comme sans hésitation : nos compositeurs sont tout au commencement. MM. d’Indy et Chabrier ; et d’autres avec eux, par les théories et les œuvres Wagnériennes ont appris à répudier la loi du poème à forme fixe ; leur esprit s’est habitué à un développement libre des émotions ; et, en même temps qu’ils s’inspiraient de la forme dramatique Wagnérienne, ils s’inspiraient (justement), de la langue Wagnérienne.

Mais, romantiques, ils le sont restés ; c’est-à-dire qu’ils ne se sont pas astreints, comme Wagner, à l’unique expression du développement sentimental, la musique n’est pas pour eux le langage de la dernière psychologie, ils sont des virtuoses encore, et ils continuent à broder, autour d’une très mince émotion non approfondie, des variations, toujours. —Tristan quand Isolde conte à Brangœne ses rages, que sont ces musiques, sinon les exactes, rigoureuses, logiques et terriblement vivantes notations d’états d’âme … Mais faire de la musique qui soit une psychologie, c’est faire ce qu’ont fait (à peu près seuls) Beethoven et Wagner, c’est être de la taille de Beethoven, Wagner, Stendhal et Racine.

La Cloche est presque uniquement du décor ; mais un décor conçu et exécuté originalement. Dans Gwendoline une moitié est sacrifiée (descriptions, divertissements, aubades) ; une moitié est un visible essai à l’analyse ; essai à suivre une série de sentiments, essai à dire une émotion, essai à faire de l’humain, — chétif et pauvre essai pour qui se rappelle vingt mesures de Parsifal ou de la Missa Solemnis, — mais admirable et superbe effort parmi l’affaissement, l’ignorance des théories, l’incuriosité de toute recherche, le croupissement d’insignifiante badauderie où se complaisent, à la suite de la musique mendelsohnnienne, compositeurs et public.

Notes sur la peinture wagnérienneXXIV et le salon de 1886 §

Je croirai longtemps que le Wagnérisme véritable n’est pas seulement à admirer les œuvres musicales de Richard Wagner ; que ces œuvres nous doivent émouvoir surtout comme les exemples d’une théorie-artistique ; et que cette théorie — sans cesse éclairée par le Maître, en ses livres — appelle la fusion de toutes les formes de l’art, dans une intention commune. Aux admirateurs de son génie, Wagner a imposé le devoir de protéger la rénovation de l’art ; il leur a montré par quels moyens, et pour quelles fins, l’art, en toutes ses formes, devait être rénové.

Aussi les wagnéristes ne bornent pas à la musique — à la musique hélas ! morte après Wagner — leurs curiosités : ils espèrent et recherchent les progrès de l’art wagnérien dans les œuvres des littérateurs, des poêles, des peintres.

Par un malheur, ce n’est pas au Salon de Peinture qu’ils peuvent chercher l’art wagnérien ni même un art d’aucune sorte : par un malheur, certes, mais qui ne mérite point d’habituelles indignations. Sous les nécessités croissantes d’une lutte pour vivre, les peintres ont dû renoncer le souci de l’art, ils ont obéi, comme tous ont fait, à la loi commerciale de l’offre et de la demande ; et, dans ce marché annuel, où la concurrence les presse et leur besoin, ils ne peuvent offrir des créations artistiques, puisque l’art n’est point ce que demande une société démocratique. Reprocher aux exposants du Palais de l’Industrie qu’ils ne peignent point des œuvres d’art, sous le prétexte de ce qu’ils emploient des procédés (dessins, couleurs) pouvant servir à des œuvres d’art, n’est-ce point être cruel sans justice, et inintelligent de la destination que doit avoir le Salon de Peinture ? Je n’ai jamais compris, les respectant fort, les colères des critiques qui jugent, au nom de l’art, ces estimables denrées. La plus décente façon d’apprécier un Salon, le Salon présent, par exemple, elle serait à tenir nettement ce Salon pour un magasin, et les peintres exposants pour des industriels ; puis à établir, d’après les plus graves expertises, l’avantage que peuvent procurer ces diverses images à leurs acheteurs, et à quels acheteurs, et les prix moyens qui leur siéent. Et si je n’étais pas engagé, par le souvenir de Wagner, à parler ici de l’art seul, je voudrais esquisser cette critique, enfin sérieuse et sans préjugés, je tiendrais compte de la notoriété commerciale, du prix que possèdent aujourd’hui, du prix probable que posséderont demain telles signatures. Je tairais seulement — mais par un calcul un peu bas, et pour les déprécier, — quelques peintures spécialement divertissantes, désireux d’enrichir, avec une faible dépense, le petit musée où je recueille les plus drôles des drôleries contemporaines.

Je ne ferai point, cependant, cette expertise utile : car j’ai trouvé, entre ces marchandises, certaines œuvres d’artistes véritables, égarés là ; et je les dois considérer respectueusement ; et je dois évoquer, devant elles, la théorie artistique de la peinture wagnérienne : condamné, par leur présence, à omettre les produits qui les avoisinent, et l’intéressante boutique où elles sont.

I §

La peinture étant une forme de l’Art, doit se rattacher à la destination totale de l’Art.

L’Art, nous dit Wagner, doit créer la vie. Pourquoi ? Parce qu’il doit poursuivre, volontairement, la fonction naturelle de toute activité intellectuelle. C’est que le monde où nous vivons, et que nous dénommons réel est une pure création de notre âme. L’esprit ne peut sortir de lui-même ; et les choses qu’il croit extérieures à lui sont, uniquement, ses idées. Voir, entendre, c’est créer en soi des apparences, donc créer la Vie. Mais l’habitude funeste des mêmes créations nous a fait perdre la conscience joyeuse de notre pouvoir créateur ; nous avons cru réels ces rêves que nous enfantions, et ce moi personnel, limité par les choses, soumis à elles, que nous avions conçu. Dès lors nous avons été les esclaves du monde, et ce monde, où nous avons engagé nos intérêts, il nous a été sans plaisir. Et la Vie que nous avions créée, créée afin de nous donner la joie créatrice, a perdu son caractère premier. Il faut donc la recréer : il faut, au-dessus de ce monde des apparences habituelles profanées, bâtir le monde saint d’une meilleure vie : meilleur par ce que nous le pouvons créer volontairement, et savoir que nous le créons. C’est la tâche même de l’art.

Mais où l’artiste prendra-t-il les éléments de cette vie supérieure ? Il ne les peut prendre nulle part, sinon dans notre vie inférieure, dans ce que nous appelons la Réalité. C’est que l’artiste, et ceux à qui il veut communiquer cette vie qu’il crée, ne pourront par suite de leur habitude mentale, ériger vivante une œuvre en leurs âmes, si elle ne s’offre pas à eux dans les conditions même où ils ont toujours perçu la vie. Ainsi s’explique la nécessité du Réalisme dans l’art : mais non point d’un réalisme transcrivant, sans autre but, les apparences que nous croyons réelles : d’un réalisme artistique, arrachant ces apparences à la fausse réalité intéressée où nous les percevons, pour les transporter dans la réalité meilleure d’une vie désintéressée. Nous voyons autour de nous des arbres, des maisons, des hommes, et nous les supposons vivants : ils ne sont, ainsi perçus, que des ombres vaines, tapissant le décor mobile de notre vision : ils vivront seulement lorsque l’artiste, dans l’âme privilégiée duquel elles ont une réalité plus intense, leur imposera cette vie supérieure, les recréera devant nous.

L’Art doit donc recréer, dans une pleine conscience, et par le moyen de signes, la vie totale de l’Univers, c’est-à-dire de l’Ame, où se joue le drame varié que nous appelons l’Univers. Mais la vie de notre âme est composée d’éléments complexes ; et les différences de leur complexité produisent des modes spéciaux de la vie, qui peuvent, par la limitation arbitraire d’un classement, être ramenés aux trois modes distincts et successifs de la Sensation, de la Notion, et de l’Émotion. Tous trois sont en réalité formés d’un élément simple et commun : la Sensation. A l’origine, notre âme éprouve des sensations, phénomènes de plaisir ou de peine : et c’est les diverses couleurs, résistances, odeurs, ou sonorités, toutes choses que nous croyons des qualités externes, et qui sont, uniquement, des états intérieurs de l’esprit. Puis nos sensations s’agrègent, et, par leur répétition, se limitent : des groupes s’organisent, abstraits de l’ensemble initial : des mots les fixent. Les sensations deviennent alors des Notions : l’âme pense, après avoir senti. Enfin sous les notions, se produit encore un mode plus affiné : les sensations s’emmêlent en des souffles très denses ; et c’est dans l’âme comme l’impression d’un immense flot dont les vagues s’éperdent, indistinguées. Les sensations et les notions s’amincissent, se multiplient, au point qu’elles deviennent imprécises, dans la coulée totale. C’est les émotions, la passionnante angoisse et la fervi de joie, états suprêmes, et rares de l’esprit ; elles sont encore un tourbillon confus de couleurs, de sonorités et de pensées : et puis un éblouissement devant ce vertige.

Dans les trois modes de la Sensation, de la Notion et de l’Émotion, est toute la vie de notre âme. Aussi l’Art, récréation volontaire et désintéressée de la vie, a-t-il — il le devait — tenté une reconstitution esthétique de ces trois modes vitaux.

La sensation est le mode initial : les premiers arts eurent donc pour objet la sensation. Mais les sensations sont diverses, il y a les odeurs, et les sons, et les saveurs, et les résistances. Fallait-il à chacun de ces groupes un art spécial ? Un seul, l’art plastique, a suffi pour tous. Car, longtemps avant la naissance de l’art, les diverses sensations s’étaient associées : nos sens avaient acquis la propriété de s’appeler les uns les autres, et l’un d’eux surtout, la vue, avait obtenu, merveilleusement, cette fonction suggestive. Sous une habitude, nos sensations visuelles sont devenues capables d’évoquer en nous, par leur seule présence, toute la grappe des autres sensations : il a suffi, désormais, à l’homme de voir des couleurs pour percevoir, sans autre secours, le relief, et la résistance, et aussi la température et l’odeur et le son des objets. Les premiers artistes n’ont donc pas eu besoin de recréer, au moyen d’artifices spéciaux, les diverses sensations ; assez leur a été, pour cette fin, de faire naître les sensations visuelles. L’art des sensations a, dès le début, été l’art plastique de la Vue.

Je ne puis même, ici, ébaucher l’histoire de cet art plastique, montrer comment, toujours, il fut réaliste, et quelles diverses formes il a prises, sous l’influence de diverses façons de voir. Il fut, d’abord, la première sculpture polychrome des Égyptiens9, puis la sculpture monochrome, ou plutôt achrome, des Grecs, non moins soucieuse, en ses rares chefs-d’œuvre, de la sincérité et de la vie. Et naquit la sculpture du moyen-âge. Cette statuaire incomparable des bâtisses romanes, traduisant avec une loyale exactitude, la vision d’âmes naïves et pieuses. Ensuite, malgré les charmants essais des Robbia, et cette Renaissance où furent, un moment, restaurées les dispositions intellectuelles des anciens, ce fut la fin de la sculpture. Pourquoi ? Parce que la vue devenait, déplus en plus, le sens spécial de l’art plastique, et son instrument, les lumières ; mais surtout parce que l’art, à mesure que les esprits s’affinent, exige sans cesse davantage des procédés différents de ceux qu’emploie la réalité, pour nous suggérer la même vie. Une statue polychrome, ainsi, ressemble trop, par sa matière, aux modèles qu’elle recrée : dès lors nous ne pouvons la recréer vivante : nous songeons involontairement que, si ressemblante de matière à un homme réel, cette statue a sur lui une infériorité ; le défaut de ne se point mouvoir. Un drame lu paraîtra, aux âmes délicates, plus vivant que le même drame joué, sur un théâtre, par des acteurs vivants. Nous avons le besoin, toujours plus vif, pour conserver les sentiments de l’art, que les impressions de la vie nous soient données, dans la vie artistique, par d’autres moyens que dans la vie réelle.

A ce besoin répond la Peinture. Les moyens qu’elle emploie pour nous suggérer artistiquement les sensations, diffèrent entièrement des moyens employés par la réalité. Car les couleurs et les lignes, dans un tableau, ne sont pas la reproduction des couleurs et des lignes, tout autres, qui sont dans la réalité. Elles ne sont que des signes conventionnels, devenus adéquats à ce qu’ils signifient par le résultat d’une association entre les images ; mais aussi différents, en somme, des couleurs et des lignes réelles, qu’un mot diffère d’une notion ou un son musical de l’émotion qu’il nous suggère.

Et la Peinture, depuis que, au moyen-âge, glorieusement elle apparut, demeura, comme jadis la Sculpture, un art pleinement réaliste.10 Les admirables maîtres primitifs n’eurent de soin qu’à recréer les sensations qu’ils éprouvaient. Leur ignorance des anatomies réelles était constante, extrême leur souci de l’expression : ils ont peint le corps humain et la nature tels que, dans la disposition précieuse de leurs âmes, ils les voyaient. Puis ce fut avec Raphaël et les Vénitiens un ressaut du réalisme ; le corps humain, naguère ignoré, avait apparu, et ces peintres témoignèrent la vision éblouie qu’ils en avaient reçue. Des réalistes merveilleux, ce furent les peintres flamands, jusque cet extraordinaire dominateur de la vie. Mais, le Prince très vénérable des peintures. Et Vélasquez fut un réaliste scrupuleux, ayant seulement, sous d’autres motifs, d’autres visions. Plus tard David recréa la vivante face humaine ; et vinrent ces réalistes. Rousseau, Chintreuil, Dehodeucq. Après eux la vision de la réalité s’affina. Des maîtres admirables, aux yeux doués d’une rare sensibilité, habituèrent les artistes à voir les choses dans l’air qui les baignait. Dès lors, le vocabulaire de la peinture fut modifié : des signes nouveaux créèrent les sensations nouvelles.

Cependant l’art des notions s’était constitué, la Littérature, et ce fut enfin l’art des émotions, la Musique. Wagner, après Beethoven, l’exerça, dans la maîtrise de son fort génie. Mais il comprit que désormais la musique aussi bien que les autres arts, n’avait plus, à leur tour, la possibilité d’exister isolément ; et il réunit, pour la production d’une vie totale, les trois formes séparées de l’Art.

II §

La peinture, la littérature, la musique, suggèrent seulement un mode de la vie. Or la vie est l’union intime de ses trois modes. Aux peintres bientôt, comme aux littérateurs, leur art dut paraître insuffisant pour créer toute la vie qu’ils concevaient. Aussi voulurent-ils, dès longtemps, élargir les attributions de leur art, l’employer à reconstituer des formes différentes de la vie. Les littérateurs, par exemple, aperçurent que les mots, en outre de leur signification notionnelle précise, avaient revêtu, pour l’oreille, des sonorités spéciales, et que les syllabes étaient devenues des notes musicales, et aussi les rythmes de la phrase. Alors ils tentèrent un art nouveau, la poésie. Ils usèrent les mots non plus pour leur valeur notionnelle, mais comme des syllabes sonores, évoquant dans l’âme l’émotion, par le moyen d’alliances harmoniques.

Le même besoin de traduire, par les procédés de leur art, la vie de l’émotion, ce besoin a, très tôt, pris les peintres. Et une nouvelle peinture fut essayée, rendue possible par de naturelles circonstances. C’est que les couleurs et les lignes, sous l’influence de l’habitude, ont également revêtu pour les âmes une valeur émotionnelle, indépendante des objets même qu’elles représentaient. Nous avons toujours vu telle expression de la face, telle couleur ou tels contours accompagner tels objets qui nous inspiraient, par d’autres motifs, telle ou telle émotion : voici ces couleurs, et ces contours, et ces expressions, liés dans notre âme à ces émotions ; et les voici devenus, non plus seulement les signes de sensations visuelles, mais les signes, aussi, de nos émotions ; les voici devenues, par le hasard de cette liaison, et comme les syllabes de la poésie, comme les notes de la musique, des signes émotionnels. Alors certains peintres ont pu abandonner la destination première de la peinture, qui était à nous suggérer les sensations précises des visions. Ils ont employé les couleurs et les lignes dans un pur agencement symphonique, insoucieux d’un sujet visuel à peindre directement. Aujourd’hui ces couleurs et ces lignes, procédés de la peinture, peuvent servir à deux peintures très diverses, l’une sensationnelle et descriptive, recréant la vision exacte des objets ; l’autre émotionnelle et musicale, négligeant le soin des objets que ces couleurs et lignes représentent, les prenant, seulement, comme les signes d’émotions, les mariant de façon à produire en nous, par leur libre jeu, une impression totale comparable à celle d’une symphonie.

Mais à quoi bon cette musique nouvelle, et la musique des sons ne suffisait-elle pas à traduire toute l’émotion ? En aucune façon. Les poètes, les peintres symphonistes, créent bien des émotions comme les musiciens ; mais ils créent des émotions tout autres, dont la différence ne peut se définir, l’émotion, par sa nature même, étant indéfinissable en des paroles. Qu’on se rappelle, par exemple, un tableau du symphoniste Rembrandt, ou des maîtres que nous appelons les Coloristes. Assurément l’objet qu’ils peignent nous indiffère pleinement : ils ne nous montrent rien, ou ce qu’ils nous montrent est faux, impuissant à nous suggérer une Vie réelle de vision. Mais leurs tableaux nous émeuvent par l’agencement des lumières et des lignes baignées dans ces lumières. Chacun des éléments a, ici, la valeur d’un accord harmonique : ces peintres, pour ne pas représenter une vision réelle, sont puissamment réalistes en ce qu’ils recréent une émotion totale, réelle et vivante. Mais ne sent-on pas combien cette émotion est spéciale, peu ressemblante à l’émotion suggérée par une œuvre de musique ?

Aussi la peinture émotionnelle, à côté de la peinture descriptive, a-t-elle un droit légitime à exister, et la valeur d’un art également précieux. Elle est seulement plus récente, étant un art d’émotions affinées ; et elle a produit des œuvres d’une beauté moins parfaite. Son maître premier (après, peut-être, Mantegna, puis le Pérugin, si différents des réalistes de leur temps) ce fut l’extraordinaire poète Léonard de Vinci. Il nous donna les émotions d’une lascive terreur, par le mystère d’expressions perverses et surnaturelles. Plus tard, un non moindre génie, Pierre Paul Rubens édifia les plus intenses symphonies de la couleur. Il fut angoissant et léger, connut le charme des fines mélancolies et l’emportement hautain des ivresses triomphales11. A lui nous avons dû l’absolu chef-d’œuvre de la peinture émotionnelle, cette biographie prétendue de Marie de Médias ; un merveilleux mépris du sujet à décrire ; et la paradisiaque luxure des éblouissements, le halètement irréfléchi et languide de notre âme, comme sous les allégros finals de Beethoven, ou cette glorieuse Marche de Fête, qu’a dressée, par-dessus les musiques, à jamais, notre glorieux maître Richard Wagner. Avec Rembrandt, l’emmêlement apaisé des lumières, créant une émotion plus calme. Puis Watteau fut le traducteur des tristesses élégantes : il dédia l’adorable tiédeur de ses dessins à des Andantes légers et doux, qui rappelleraient un idéal Mozart. Delacroix fut le lyriste des violentes passions, un peu vulgaires dans leur romantisme.

Tous ces maîtres ont prouvé que la peinture pouvait, avec un égal bonheur, être descriptive de sensations réelles, ou suggestives de réelles émotions. Ils ont compris, seulement, que ces deux tendances exigeaient deux arts différents, et qu’ils devaient choisir, sans compromission, l’un ou l’autre de ces deux arts. Aujourd’hui la nécessité d’un choix s’impose encore plus vivement. Et cependant nos peintres, dans leur ignorant dédain des théories, s’acharnent à confondre les deux peintures. Us veulent être, ensemble, émouvants et descriptifs, représenter les choses qu’ils voient, et, en même temps, les embellir, c’est-à-dire joindre à cette représentation une poésie. Ils font ainsi des œuvres où manque la vie, déformant leur vision pour la poétiser. Ils confondent, dans une imitation imbécile et funeste, les procédés sensationnels de Manet et les procédés émotionnels de M. Puvis de Chavannes.

III §

Des fabricants de tableaux commerciaux, et, parmi eux, quelques artistes, niais égarés dans une compromission funeste : je pourrais résumer en ces deux termes le Salon de Peinture de 1886. Je n’y ai point trouvé une seule œuvre entièrement belle, capable d’être un exemple parfait à cette théorie de la peinture wagnérienne. Je noterai cependant plusieurs efforts intéressons, et où paraissent mieux perçues, encore peu nettement, les destinations véritables de la peinture.

Entre les peintures sensationnelles, ayant pour objet la représentation complète et exclusive des visions, je crois bien que la plus précieuse est, cette année, comme déjà en 1885, un tableau de M. Bartholomé. il nous avait montré des jeunes filles courant et jouant dans la cour ensoleillée d’une école. Il nous rend, aujourd’hui, le même sujet, mais agrandi, un peu modifié, toujours charmant. Assises les voici, en leurs blouses bleuâtres, les petites : au milieu du cercle qu’elles ont formé, une d’elles est debout, prête à des mouvements rapides. C’est quelque jeu enfantin, car tous les visages disent une joie franche et douce de jouerie, devant l’inquiète attitude de la fille qui est debout. Cependant un soleil alangui, et tamisé par des frondaisons, éclaire mollement leurs formes ; il donne à leurs chevelures des reflets fugaces, à l’une, surtout, dont les cheveux rouges scintillent. Et, au loin, dans le plein soleil, d’autres filles courent, traînant les pieds. Ce spectacle d’enfants parisiens nous donne une louable impression de réalité vivante. M. Bartholomé, évidemment, n’a point, devant les objets, les très intenses sensations colorées de M. Monet, ni la vision, toujours aimablement sentimentale de M. Cazin. Il éprouve des sensations fort simples, volontiers atténuées ; telles, sans un effort à trahir sa réalité, il nous les présente : exemplaire par cette artistique franchise.

Je ne sais pas si M. Bartholomé est Français ; mais voici deux peintres qui, à coup sûr, ne le sont point et ainsi je m’explique, par leur ignorance de Paris, qu’ils aient eu l’idée d’exposer, dans ce bazar, leurs œuvres honnêtement créées.

C’est d’abord M. Kroyer qui a peint une fonderie, dans le flamboiement torride de la coulée. Les ouvriers tâchent, autour du jet, tandis que s’irradient, au lointain du vaste hall, les rouges reliefs. Une opposition trop sommaire des couleurs, peut-être, dans le groupe central : l’œuvre suggère, pourtant, une vie réelle et neuve. La scène a été vue par un artiste qui l’a voulu recréer franchement : elle nous console des nombreuses illustrations techniques : intérieurs d’usines, équipes d’ouvriers, etc., que nous étalent là, sous le prétexte de naturalisme, MM. Gueldry, Soyer, Carrier-Belleuse.

Un autre étranger, M. William Stott, a figuré une jeune fille qui joue d’un violon ; c’est moins achevé encore que le tableau de M. Kroyer, mais j’ai vu l’effort d’une sincérité précieuse et originale, dans la sobre peinture de la robe et l’attitude simple et vraie du corps.

Les charmants plis de robes, bleue et rose, dans une chambre aux rideaux tirés, et le jeu sur elles d’une lumière légèrement bleutée, et les malicieuses expressions d’une enfantine face, M. Blanche nous fait voir ces aimables visions, en deux tableaux. A l’étude des peintures impressionnistes, assurément, M. Blanche a dû l’éducation préalable de ses yeux, cette préoccupation des teintes exactement graduées, et cette exclusion des bitumes, et maints artifices techniques. Mais il a gardé un caractère spécial, le mérite manifeste de la sincérité. Il n’a point recherché là d’autres complications chromatiques que celles même de ses visions ; sous l’habileté de ses procédés, son impression demeure tout loyale. Assise ou debout, la jeune fille qu’il a vue séduit par l’aspect d’une délicate et artistique vie.

Je n’ai point découvert, au Palais de l’Industrie, d’autres modèles intéressants de la peinture sensationnelle. Les très belles épaules d’une dame que nous montre M. Roll n’excusent point le vilain paysage qu’il leur adjoignit. J’ai regretté les vains tâtonnements où s’attarde ce peintre, autrefois hardi et sincère. J’ai déploré, encore, les heures jadis perdues à espérer un artiste chez M. Rafaëlli. Il avait apporté une vision originale : la vie manquait, et l’air, à ses sites de banlieue ; mais la description avait un charme de franchise personnelle. Depuis lors, il n’a pas acquis le sentiment de la lumière et de la vie ; et il a exagéré ses procédés, déformé ses visions, pour l’effet à produire. Les œuvres de cet ancien réaliste sont aujourd’hui « composées », tout autant que les paysages des chromolitographes aimés.

 

IV §

La peinture émotionnelle, symphonique, doit reconnaître aujourd’hui pour maître M. Puvis de Chavannes. Récemment, ce peintre nous a montré, dans le portrait au pastel d’une femme, qu’elle prodigieuse science il possédait du dessin descriptif. Mais il a préféré dédier ses grandes toiles à la création harmonieuse d’intimes et vivantes émotions. Il a justement dédaigné, pour cette fin, la reproduction exacte des formes réelles et de leurs tons. Il a dressé des poèmes passionnels incomparables, par le jeu symphoniques des tons et des formes. Dans son inoubliable tableau, le pauvre pêcheur, par une raideur voulue des contours, et leur gracilité, et par une disposition apâlie des couleurs, se chantait la pitoyable souffrance des âmes. Les grands panneaux décoratifs de M. Puvis de Chavannes, à dire vrai, m’ont toujours moins ému : un souci, peut-être, trop visible du sujet à décrire, une expression un peu riche, uniforme ; ou bien comme dans ce très beau tableau de l’inspiration chrétienne, un arrangement fautif ; car le majestueux paysage mystique, et les colonnes du cloître, si austères, sont une admirable décoration toute d’ensemble ; et j’y regrette ces personnages dont les expressions saisissent, perçues en détail, mais qui, à distance, raient de lignes trop frustes l’impression totale. Quelle précieuse et prévoyante peinture, en revanche, cette vision antique, une fantaisie de couleurs qui se vont élargissant, et des contours vaguement humains achevant, en des poses languides, l’émotion calme et parfumée du tableau ! C’est assurément l’art affiné d’un poète, et, comme on l’a dit, « le charme hautain d’une pure musique apaisée »12.

Avec un tempérament tout autre et par des moyens différents, M. Besnard poursuit la même fin artistique, la création désintéressée, par les peintures, de l’émotion passionnelle. Nul n’est respectable autant que cet artiste, pour la constante sincérité des ambitions et des progrès. Il essaya, quelque temps, la reproduction impressionniste de ses visions ; puis — et c’est une surprenante conscience théorique, — il comprit qu’une autre peinture lui était destinée. Alors il nous montra des études de couleurs, une série d’improvisations harmoniques. Déjà il négligeait, dans le besoin d’une émotion à créer, les couleurs et les lignes réelles des objets. Puis il osa peindre de jolis poèmes sans nul sujet décrit, des jeux de nuances, délicates et larges. Aujourd’hui sous le prétexte d’un portrait, il présente une symphonie de couleurs bleues et blanches.

L’idée qu’il a voulu suivre, apparaît nettement, dès l’abord. Il a rêvé une émotion voluptueuse, spécialement féminine, et traduite par les variations contrapuntiques de ceux thèmes lascifs. C’est, à gauche, une atmosphère d’un bleu violacé ; à droite, les notes très vives d’un jaune clair. Et, au milieu, c’est le corps d’une femme, où les deux thèmes s’allient en des accords élégamment variés ; le visage d’une pâleur jaune, allongé, accentue le caractère féminin de l’émotion ; au-dessous, une éblouissante robe, et la symphonie des deux couleurs s’y épand, dans un jaillissement prestigieux de nuances.

Telle fut, je pense, l’intention du peintre : nulle n’est plus belle, plus conforme à la théorie de la peinture émotionnelle. Mais l’effort était trop superbe, encore, et M. Besnard n’est point parvenu à nous donner complète l’émotion qu’il a tentée. Telle liaison des couleurs ici, ailleurs telle opposition, n’est point assez fine. Mais je crois bien — déjà, aux Pastellistes, M. Besnard a fait voir des œuvres plus achevées — que ce peintre deviendra bientôt, à côté de M. Puvis de Chavannes, le poète exemplaire de la peinture moderne.

Je constatais, au Salon de 1886, l’absence de chef-d’œuvre, en aucun genre. Voici cependant un entier chef-d’œuvre : Boules de Neige, quatre petits dessins de M. Willette. Point de musiques plus légères, plus spirituelles et plus vivantes, que ces fantaisies d’un délicieux artiste. Leurs sujets ? Quelques filles un peu folles, volontiers dévêtues, et des croques-morts falots ; et les blanches ondulations d’une neige, et des figures enfantines, qui vaguement se jouent, en des attitudes malignes. Mais nulle part, vraiment, le sujet n’importe aussi peu. Rêveries d’une mélancolie nonchalante et harmonieuse, ces images ont un charme indécis et subtil, étrangement parisien. Elles rappellent les fantaisies pareilles de Watteau ; mais elles nous suggèrent les émotions plus aimées de notre sang moderne ; et, dans un mystérieux enchantement de grâce, d’ironie, et de quelque angoisse rieuse.

J’admire, en M. Willette, le créateur incomparable de ces exquises légèretés. Ses œuvres ne sont point graves, peut-être, ni doctorales ; mais je leur dois une émotion vivante, et la très sainte joie de l’Art.

M. Whistler est, expressément, un symphoniste dans la peinture. Mais cette symphonie de couleurs sombres, qu’il expose au Salon, me paraît une étude, un exercice, plutôt qu’une œuvre artistique. L’effet extérieur rappelle trop le magnifique portrait sombre, le portrait d’une dame anglaise, que le peintre nous montrait, en 1885. Mais surtout ce portrait d’un violoniste diffère du portrait précédent, en ce que M. Whistler a remplacé, sans raison, par les formes ingracieuses d’un personnage en habit noir, ce qui, l’année dernière, rendait si intense l’émotion de son tableau, ces vagues contours féminins, et cette ressemblance d’un mince visage lascif, imprégnant à peine d’une mystérieuse tache claire l’harmonie sombre des couleurs, Aujourd’hui ce n’est plus une symphonie, mais un portrait : et nous nous affligeons, alors, de ce que la réalité visuelle n’ait pas été reproduite.

Faut-il louer M. Fantin-Latour d’avoir adjoint la couleur aux éléments symphoniques qui rendaient si émouvants ses dessins wagnériens ? Nous avions accoutumé, du moins, voir ces œuvres se passant des couleurs : et leur adjonction ne fait guère plus vive notre délicieuse impression première. Mais il y a, dans ce Salon, quelques nouvelles lithographies du maître, dont l’une, un chef-d’œuvre : Parsifal et les Filles-Fleurs. Dans l’épanouissement chaud d’une mystique lueur, c’est un adolescent, qu’entoure un groupe joyeux de jeunes filles.

Et j’ai cherché vainement, dans les étouffantes salles, quelque autre peinture qui pût être citée. J’ai vu le Nabuchodonosor de M. Rochegrosse, qui est un compromis, peu plaisant, entre toutes sortes de tendances et d’imitations. Et j’ai vu à droite, à gauche, sur les cimaises, dans les combles, à l’exposition de sculpture aussi13, les spécimens inartistiques de l’industrie moderne.

 

Un petit nombre d’œuvres intéressantes, donc intéressantes surtout par la noblesse artistique qu’elles témoignent. Malgré elles, cette exposition donnerait une opinion désolante de l’état actuel et futur de la peinture française. Nous savons heureusement, que les maîtres de cet art poursuivent, au loin du Salon, leurs hautes créations. Achevant l’œuvre des sincères artistes Manet et Cézanne, M. Monet, avec une merveilleuse sincérité et le prestige d’une délicatesse visuelle incomparable, analyse le jeu mobile des nuances lumineuses. M. Cazin reproduit, avec une sincérité pareille, de tout autres visions : c’est la franche et simple perception d’une âme noblement sentimentale. Et le maître parfait de la peinture moderne, M. Degas, nous avons vu par lui saisis, comme jadis par Hals, les artistiques secrets du mouvement et de la vie. Cependant la peinture émotionnelle complique et modifie ses précédés symphoniques, sous un afflux d’émotions plus complexes. M. Gustave Moreau, qui, naguère avait promis à l’art quelque moderne Vinci, se plaît à l’ordonnance harmonieuse de coloris charmants. M. Odilon Redon, en des paysages sinistres, tente une création nouvelle de l’épouvante désolée. Et je sais des images cruelles de M. Félicien Rops qui disent, amèrement, les vicieuses passions d’une époque perverse.

C’est — tandis que s’étale aux Salons la banalité des formules prochaines, — c’est, par ces maîtres, une splendide floraison d’œuvres ; comme si (devant l’imminente fin des inégalités saintes) les rares âmes différentes de ce temps avaient affiné encore leurs différences, pour tenter les suprêmes luttes. Lorsque s’approche et monte, inimplorée, la séculaire ondée d’un déluge, les hommes de haute taille pour n’être pas emportés se redressent, et se réfugient aux sommets lointains. Mais bientôt l’envahissante marée de la démocratie atteindra leurs refuges : et les fils de ces artistes, dans l’égalité des besoins, renonceront les vains soucis d’un art désormais sans clients. Les jours arrivent où dominera seul, enfin, l’art du Suffrage Universel.

 

Teodor de Wyzewa.

Le wagnérisme à l’étranger §

Lettre d’Angleterre §

L’histoire du Wagnérisme en Angleterre est celle d’un combat dont, jusqu’à présent, n’est résulté qu’une demi-victoire. Je puis dire sans crainte que malgré les efforts de beaucoup d’apôtres dévoués et de grand talent, l’idée Wagnérienne n’est toujours qu’à demi comprise par le public anglais et même par les musiciens anglais.

Pour bien comprendre la position anormale que le Wagnérisme (j’emploie ce nom faute de mieux) occupe chez nous, il faut connaître un peu l’état général de la musique en Angleterre. Chez nous donc la musique a toujours été et, en dépit de tout ce qu’on peut dire, est toujours un article de luxe ; elle n’entre nullement dans la vie ordinaire de notre peuple, et il y a des milliers d’excellents citoyens qui passent à travers l’existence sans jamais entendre une seule note de musique. Les uns trouvent leur distraction dans la politique, les autres dans le sport, un nombre bien plus petit dans le drame, la littérature et les beaux-arts ; mais l’Anglais type est tellement absorbé dans ses affaires qu’il ne s’intéresse guère à ce qui se passe hors de son bureau. Il a peu d’imagination et moins de sentiment et il a honte de montrer combien peu de ces qualités il possède ; il n’a donc aucun souffle de cet enthousiasme sans lequel les poètes et les compositeurs ne sauraient vivre. Son rare enthousiasme ne peut être excité que par une violente harangue politique, ou bien par un chœur de Haendel chanté par cinq mille voix avec accompagnement du plus grand orgue de l’Europe, d’un orchestre de mille hommes et de plusieurs fanfares. Et alors ce n’est pas la musique qui le fait tressaillir mais le frisson physique toujours produit par le cri ou le chant d’une immense foule. Quand il arrive qu’un Anglais est vraiment musicien, il demanda à ses compositeurs de rester dans un chaste et tranquille milieu : ils ne doivent pas passer les limites des convenances en lui offrant des mets nouveaux auxquels son palais n’est pas déjà accoutumé. Science, contrepoint, facture à la façon des maîtres classiques, voilà les qualités qu’il estime le plus hautement, et celui-là sera jugé le plus grand qui saura le mieux écrire une fugue. Ou bien son goût musical tombe à une profondeur qui n’est connue, je l’espère bien, dans aucun pays autant que dans le nôtre.

Une autre circonstance que vos lecteurs ne doivent pas oublier, c’est que l’Angleterre, qui jusqu’à Cromwell avait eu une magnifique école nationale de musique, n’en a possédé aucune trace depuis la restauration de Charles II. Nous parlons de l’école Française, Allemande ou Italienne, mais l’école Anglaise, comme celles des Pays-Bas, a depuis longtemps cessé d’exister. Depuis l’arrivée de Haendel, ce malheureux pays a été en tout ce qui concerne la musique, sous la domination de l’étranger ; nos compositeurs ont oublié qu’un style national puisse être restitué et ils employent tout leur talent à imiter, plus ou moins directement, celui-ci Gounod, celui-là Wagner, cet autre Brahms, tel autre Mendelssohn, chacun en prenant bien soin d’assaisonner tous leurs efforts d’une forte sauce Handelienne. Enfin il faut se souvenir que nous n’avons jamais possédé un Opéra National. Les mots Drame Lyrique n’ont aucune signification pour nous. Le grand public anglais ne connaît l’Opéra que sous la forme introduite par Offenbach, traduite en anglais et rendue bien plus décente et bien moins amusante par Sullivan. On peut dire que jusqu’au jour ou Cari Rosa commença son entreprise, l’Opéra était absolument inconnu hors de Londres. Nos théâtres de province sont pour la plupart petits et incommodes, et même ceux des plus grandes villes comme Manchester et Liverpool n’ont jamais une troupe opératique à eux ; il s’ensuit que toute l’Angleterre dépend pour son drame musical de Londres, et puisque Cari Rosa est le seul imprésario qui ose jouer l’Opéra à Londres, toute l’Angleterre dépend de Cari Rosa.XXV

Quel fut donc l’effet de l’apparition de Wagner dans un tel horizon musical ? — Pendant nombre d’années nous avons tout ignoré. Nos musiciens du bon vieux temps n’étaient pas très instruits ; quelque science musicale qu’ils possédassent, ils ne possédaient nulle autre connaissance, et ils étaient surtout ignorants de tout ce qui concernait « l’étranger. » Aussi étions-nous si occupés de notre BalfeXXVI et de notre Mendelssohn, que la production de Tannhaüser à Dresde n’eut aucun écho sur nos bords. Plus tard arriva un sourd murmure qu’il y avait quelque part un nommé Wagner, un fou qui bouleversait la mélodie et violentait toutes les règles de l’art ; qu’il avait écrit une brochure scandaleuse contre Mendelssohn et Meyerbeer, les deux dieux de la musique : c’était très amusant et nous nous tordions. Nous avions en effet fait enfin connaissance avec ce diable d’homme. N’était-il pas venu diriger notre société philharmonique ? Une espèce de Berlioz allemand, seulement un peu plus fou peut-être (car ils étaient tous les deux fous, n’est-ce pas ?). Notre presse — musicale ou non — se hâta d’écrire des articles très fins sur Wagner : un homme qui disait savoir plus en musique que nos meilleurs professeurs ; un homme qui avait annoncé son intention de détruire l’opéra et de le reconstruire à neuf d’après un système nouveau. Qu’est-ce que vous voulez qu’on fasse avec un homme comme ça ?

Mais, peu à peu, un changement arriva. Deux ou trois hommes qui savaient ce que Wagner était vraiment, apparurent parmi nous et commencèrent, d’une manière bien modeste encore, à nous enseigner. Il me semble que la place d’honneur doit être assignée à M. Edouard DannreutherXXVII qui commença la propagande avec énergie et surtout avec discrétion. Il prépara le terrain par des articles dans le Monthly Musical Record, par des traductions de plusieurs œuvres théoriques de Wagner, et il fit le premier grand pas en avant dans l’établissement d’une Société Wagnérienne (ne pas confondre cette société avec la Société Wagnérienne actuelle) qui avait pour but des représentations orchestrales des œuvres de Wagner. Ses programmes étaient tout d’essai, et leur objet semblait être de prouver premièrement que Wagner était au moins aussi mélodique qu’aucun autre compositeur. Ainsi nous y trouvons les ouvertures de Rienzi, de Tannhaeuser, de Lonengrin, le splendide entracte de Lohengrin, le chœur des Fileuses du Hollandais et tous ces autres fragments qui depuis sont devenus populaires même parmi les anti-Wagnéristes. La Société de Dannreuther vécut deux ans ; elle accomplit son but, et nos nourrices cessèrent d’employer le nom de Wagner pour nous effrayer quand nous étions méchants. Tannaeuser et Lohengrin furent produits en italien sur nos deux scènes d’opéra avec un grand succès. Plus tard arrivèrent les journées de Bayreuth, et notre attention fut dirigée de nouveau vers le Maître. Rien n’en impose en Angleterre comme le succès ; la victoire que Wagner avait gagnée malgré toutes les difficultés et les décourage monts, nous fit réfléchir qu’il devait bien y avoir quelque chose de grand dans cet homme, Ensuite vint la troisième visite de Wagner à Londres et le mémorable Festival de l’Albert Hall. Nous n’étions pas prêts. Nous ne faisions que commencer à comprendre les idées Wagnériennes ; placés face à face avec la pratique, nous perdîmes le chemin, je me souviens parfaitement de l’espèce d’ahurissement avec lequel le vaste auditoire écouta, par exemple, les cent cinquante mesures de l’accord de mi bémol qui forment l’introduction du Rheingold.

Au point de vue Wagnérien ces festivals étaient la plus grande erreur possible. Une bonne chose pourtant nous en resta, Richter ; et dès lors Richter a plus fait pour la cause Wagnérienne que tous les auteurs qui ont écrit sur le sujet, Richter fut le premier qui nous apprît que la question importante, à part même tout Wagnérisme. était le Style, et que, si nous désirions comprendre nos bien aimés Mendelssohn et Weber que nous croyions connaître par cœur, nous avions intérêt à nous tourner vers Wagner. L’importance de la révolution dans l’exécution orchestrale qui date de l’arrivée de Hans Richter, ne peut être exagérée. Il y a naturellement une faction chauviniste qui cherche à chasser Richter et à organiser une espèce de Germanophobie. Voilà la reconnaissance ordinaire des nations. Après avoir appris tout ce que nous pouvions de Richter, nous essayons de le mettre à la porte : heureusement Richter ne se laisse pas si facilement mouvoir. Les plus grands succès de Richter furent atteints en 1882, quand une société allemande sous sa direction joua tous les drames de Wagner à Drury-Lane. Au même temps une autre troupe, sous Angelo Neumann, dirigée par Seidl, donna l’Anneau du Nibelung au théâtre de la Reine. Cette dernière représentation fut une étrange et inattendue manifestation de l’énorme puissance de Wagner. L’orchestre était tout ce qu’il y a de mauvais ; la mise en scène aurait perdu un théâtre de province de troisième rang ; les représentations étaient données en allemand : et cependant, l’auditoire tout considérable qu’il fût, était saisi. J’étais présent au premier cycle, et je pus constater l’effet extraordinaire produit par cette œuvre, surtout quand on se rappelle que ce public n’était pas initié aux mystères Wagnériens. On était venu voir une chose nouvelle, et l’on y trouvait une impression inouie.

Depuis ces jours nous avons eu des reprises régulières d’opéra Wagnérien sous Richter, et tous nos organisateurs de concert rivalisent dans la production de morceaux Wagnériens. La Société Wagnérienne a été fondée avec grand succès, et partout une appréciation plus juste des idées Wagnériennes commence à se montrer. Nos jeunes compositeurs, en dépit des exhortations de leurs mentors, prenne ni avec assiduité dans les œuvres de Berlioz et de Wagner leurs modèles d’instrumentation et, moins prudemment ce me semble, leurs modèles de mélodies.

Quel en est le résultat ? Quelle est la position de l’art Wagnérien en Angleterre ?

Le premier résultat est que l’Opéra Italien est mort, il n’y a pas de doute possible ; il est mort honteusement, et c’est l’autre jour que nous l’avons honteusement enseveli au théâtre de la Reine. Il se peut bien qu’il montre encore quelques signes d’une vie galvanisée tant que nous posséderons encore la Diva Patti : XXVIII mais après ?

D’autre part, nous n’avons rien à mettre à sa place. Cari Rosa qui semblait vouloir devenir le champion du drame Wagnérien chez nous, paraît avoir perdu courage ; une saison de trois à six semaines ne peut être appelée un Opéra National.

Quel effet maintenant l’idée Wagnérienne a-t-elle eu sur nos compositeurs ? — Je pense qu’il est beaucoup trop tôt pour donner une opinion. Nous sommes à présent dans un état de transition et il nous faudra encore beaucoup d’années pour nous fixer. Le Wagnérisme comme je l’entends veut dire style national et populaire ; or c’est justement un style anglais qui manque à tous nos compositeurs d’aujourd’hui. C’est pour cette raison que hors d’Angleterre les noms de nos meilleurs maîtres ne sont pas même connus. Cependant je maintiens que nous avons tout le génie et toute la science nécessaires. Un pays qui contient des maîtres comme Villiers, Stanford, Cowen, Mackenzie et quantité d’autres, n’a pas à craindre des comparaisons avec aucune autre nation dans tout ce qui se rapporte à la science et au talent naturel. Malheureusement ces messieurs n’ont pas encore développé un style personnel et anglais. Us sont tous des Wagnéristes de la mauvaise espèce. Ils ne se contentent pas d’employer tout ce que Wagner a pu leur apprendre, de prendre son système pour point de départ et de l’adapter à des formes et des mélodies anglaises, mais ils forcent leur muse à entrer en des formules Wagnériennes — ce qui est autre chose ; ainsi nous trouvons dans leurs œuvres des Leitmotifs qui ont presque l’air d’avoir été pris dans quelque drame de Wagner.

De cette accusation j’excepte un musicien dont le nom même est peut-être inconnu à vos lecteurs, Thomas WinghamXXIX. Il ne se dit pas Wagnérien, et cependant j’ose croire qu’en lui nous trouverons notre guide et notre sauveur. Il a montré en effet dans ses œuvres une mélodie élevée et neuve ; et, comme il est anglais jusqu’à la moelle, le résultat est une musique anglaise. Je suis bien aise d’avoir cette occasion d’attirer l’attention de vos lecteurs vers un nom dont ils entendront encore parler.

Il y a bon nombre d’autres noms qui ne devaient pas être oubliés dans une étude de la question Wagnérienne en Angleterre. Un des plus importants est Frédéric Corder qui a traduit tous les poèmes du Maître en anglais et qui a écrit des analyses très lucides et très soignées de presque tous ses drames14.

Enfin, la Société Wagnérienne accomplit une grande œuvre qui avec du temps, et surtout avec de l’argent, deviendra de la première importance. L’art Wagnérien hors le théâtre n’est qu’une chose incomplète ; et l’œuvre que la Société Wagnérienne devrait, ce me semble, se proposer, serait d’acquérir grâce à ses moyens croissants un théâtre, si petit qu’il fût, avec ses membres (parmi lesquels j’ai déjà autrefois signalé nos meilleurs artistes) de constituer une troupe modèle, et de donner des représentations.

Je sens bien toutes les fautes et les omissions de cette esquisse. Un cruel rédacteur en chef ne m’a donné que quelques jours pour écrire ce qui demandait plusieurs semaines, mes lecteurs me plaindront et me pardonneront ; et ils se souviendront encore que je me sers d’une langue étrangère et horriblement difficile !

 

Louis N. Parker

 

 

Tannhaeuser par Franz Liszt15 §

L’ouverture de Tannhaeuser résume la pensée du drame. Le chant des pèlerins et le chant des syrènes y sont posés comme deux termes, qui dans le final trouvent leur équation. D’abord le motif religieux apparaît calme, profond, à lentes palpitations, comme l’instinct du plus beau, du plus grand de nos sentiments, mais il est submergé peu à peu par les insinuantes modulations de voix pleines d’énervantes langueurs, d’assoupissantes délices, quoique fébriles et agitées : agaçant mélange de volupté et d’inquiétude ! La voix de Tannhaeuser, celle de Vénus, s’élèvent au-dessus de ces flots écumants et bouillonnants, qui montent incessamment. Les appels des syrènes et des bacchantes, deviennent toujours plus hauts et plus impérieux. L’agitation atteint à son comble ; elle ne laisse aucune corde silencieuse ; elle fait résonner chaque libre de notre être. Les notes vibrantes et pantelantes, tantôt gémissent, tantôt commandent dans une alternative désordonnée, jusqu’à ce que l’immense aspiration de l’infini, le thème religieux, revienne graduellement, s’empare de tous ces sons, de tous ces timbres, les fonde dans une suprême harmonie, et déploie dans toute leur vaste envergure les ailes d’un hymne triomphal !…

La première scène nous introduit dans cette grotte secrète, que le Hœrselberg renfermait, disait-on. Nous y voyons, dans un clair obscur rosé, les Nymphes, les Dryades, les Bacchantes agitant leurs tyrses, et leurs pampres. Elles entourent la Déesse étendue sur sa couche, vêtue de la tunique grecque qui flotte en drapant sa taille, comme si son léger tissu n’était qu’un encens plus rose, que le reste de l’atmosphère. Dans les cavités de la grotte, les eaux calmes des lacs réfléchissent les ombrages des bosquets, où errent des couples heureux ; là aussi, se voient les syrènes charmeresses. Aux pieds de Vénus, son amant est assis, triste, morne, et tenant sa lyre d’une main distraite. Elle s’informe de la cause de ses ennuis. Il soupire profondément comme réveillé d’un songe qui l’emportait bien loin des objets présents. Elle continue ses questions inquiètes. » Liberté !… » lui répond alors le captif, et saisissant vivement sa lyre, il entonne un chant où il lui promet de toujours vanter ses attraits, mais où il ajoute qu’il est altéré du désir » de revoir les Cieux », et la verdure des prés … d’entendre le ramage des oiseaux, et « les cloches des églises … » Ce chant d’une énergie mâle, reproduit la mélodie de l’ouverture ; les paroles qui s’y appliquent sont à la louange de Vénus. Mais cette strophe est immédiatement suivie d’une anti-strophe, qui par des modulations douloureuses et quelque peu effarées, s’échappe de la poitrine comme un cri aigu : le cri de l’aigle prisonnier qui veut retourner aux régions de tempêtes et du soleil : le cri de l’âme qui veut remonter aux Cieux. Trois fois la strophe et l’anti-strophe sont répétées, et toujours à un demi-ton plus haut, ce qui leur donne un accroissement strident d’accentuation passionnée.

Par un seul mot, mais par un de ces mots qui suffisent pour revêtir la Poésie de toute la majesté de la Vérité, sa sœur, Wagner révèle la grandeur des âmes insatisfaites au sein des plus suaves paresses, lorsque Tannhaeuser s’écrie : « Les jouissances » ne comblent pas mon cœur !… Resté mortel, je veux ma part » des luttes de la terre !… Toujours dans les délices, j’aspire à la douleur !… » — Aspirer a la Douleur, n’est-ce point aspirer à l’Infini, car qu’est-elle alors, sinon la meurtrissure de l’âme s’aheurtant aux limites de notre nature, qu’elle ne veut pas renoncer à dépasser ?

L’enchanteresse blessée, se lève irritée comme une panthère atteinte au flanc, interrompt son prisonnier en lui arrachant la lyre des mains, et appelant autour d’eux un nuage qui les isole, se raille des vains regrets de l’insensé. Elle lui rappelle « qu’il est maudit … qu’il lui appartient de par tous les pouvoirs des anathèmes éternels … qu’il n’avait que faire de songer à un monde qui le répudierait avec horreur s’il pouvait y rentrer à jamais ! Le fier chevalier n’en croit pas l’orgueilleuse femme.

Il lui dit « que la Pénitence est plus puissante que la Malédiction », et leurs mutuelles résistances occasionnent un duo, plein de mouvement, de colères, de haines réciproques, qui prennent flamme l’une à l’autre, et que Vénus suspend soudainement en recourant à de plus hypocrites armes. Elle fait entendre la voix des syrènes qui dans l’éloignement semble gagner des inflexions encore plus alanguies, et se penchant amoureusement vers son oreille, paraît instiller goutte à goutte dans ses veines un incurable poison, une défaillance voluptueuse qui accable de chaînes indissolubles ses forces évanouies. Son chant assez long reproduit à un demi-ton plus bas le motif de l’ouverture que nous avons désigné du nom de mélopée. Il est accompagné également pianissimo, et ennuagé par les trémolos de violon. Cette scène pourrait être considérée par les esprits qui goûtent le symbolisme, comme la peinture d’une de ces luttes intestines, qui déchirent les poitrines humaines, durant lesquelles l’âme s’entretient avec elle-même, divisée qu’elle est par un parallélisme de velléités, dissemblables de formes et identiques d’essence, cependant ; ceux-là, au lieu de personnages différents, croiraient écouter les contraires discours des passions, se choquant dans un dialogue emporté, dont nul ne saurait prévoir l’issue, fatale ou miraculeuse. — Tannhœuser se dégage violemment des bras qui l’enserrent, s’éloigne de la Déesse, et dans une invocation de fiévreuse infélicité, il met son salut dans la Vierge Marie ! — A peine a-t-il prononcé ainsi ce nom, que la Déesse, les Nymphes, les Syrènes, les Bacchantes disparaissent. Tout s’évanouît.

La grotte, en se refermant, laisse voir l’extérieur de la montagne, au sein de laquelle les traditions populaires plaçaient son existence, et tout le paysage qui environne le château de la Wartbourg. Le chevalier est en un instant transporté du fond de ces retraites où les cassolettes et les lampes odorantes éclairent de leurs feux colorés une nuit de plaisirs sans fin, au milieu d’une fraîche et pure matinée de printemps. Aux clameurs agitées des scènes précédentes succède le silence total de l’orchestre, et la douce et rêveuse chanson d’un pâtre assis sous une roche voisine ; le refrain de son chalumeau que le cor anglais figure très heureusement, amène une opposition bienfaisante. Bientôt on entend venir de loin un chœur de pèlerins : durant ses pauses la voix du berger qui se recommande à leurs prières, forme un nouveau contraste, longtemps maintenu par le retour du refrain en guise de contre-point figuré, qui suspend et enguirlande sa mélodie pastorale, semblable à un festonnage de fleurs champêtres, sur les graves contours du pieux cantique, s’élevant comme les arceaux d’une voûte ogivale.

Des pèlerins approchent, paraissent, s’avancent, et leur chant, où se trouve intercalée la seconde moitié du thème religieux de l’ouverture, est d’une calme et pieuse solennité. Dans cette quiétude, des élans exaltés vibrent cependant, et l’on y discerne une extase contenue, un secret ravissement ; Ils s’arrêtent devant une statue de la Madone, et Tannhaeuser en les écoutant se jette à genoux Aussi épouvanté du prodige de miséricorde qui vient de le sauver, que stupéfait de voir son vœu audacieux si soudainement exaucé, et sa délivrance si inopinément accomplie, il répète les paroles des pèlerins : « je suis oppressé par mon péché, je succombe sous son poids, je ne veux donc plus connaître ni la paix, ni le repos, je ne choisis désormais pour moi que peines et fatigues ! »

Les clochers d’églises éloignées appellent les fidèles à la prière du matin, et en même temps des signaux de cors de chasse, venus de distances diverses, complètent l’impression causée par cette heure d’agreste et sylvestre simplicité. Peu après, le Landgrave traverse ce chemin avec toute sa chasse, et remarquant un chevalier qui n’en faisait point partie, s’en approche, et reconnaît Tannhaeuser. Nous avons dit que c’est Wolfram d’Eschenbach, son rival en poésie et en amour, qui insiste pour le ramener à la princesse Élisabeth qui l’aime, et en lui parlant d’elle, le décide à reprendre son ancienne place, entre eux poètes qu’il avait maintes fois vaincus, et qui pourtant déploraient son absence. Cette cantilène, d’un motif mélodique charmant, respirant une émotion attendrie et pénétrante, est reprise dans ses huit premières mesures, et dialoguée dans l’andante d’un sextuor, formé par les cinq poètes et le Landgrave, sollicitant Tannhaeuser de revenir auprès d’eux. Au nom d’Élisabeth celui-ci est comme illuminé d’un rayon vivifiant, et s’écrie : « Je reconnais maintenant cet univers auquel j’étais soustrait ! Le Ciel me sourit … la Nature me répond … et mon cœur crie hautement : Vers Elle !… Vers Elle !… »

Lorsque sa voix se joint aux autres, le septuor attaque un allegro entraînant et joyeux, dont la stretta entrecoupée par les fanfares des gens de la chasse termine le premier acte. Les divers timbres de voix sont groupés, et leurs parties dessinées dans ce morceau d’ensemble avec une finesse si exquise et tant de noblesse, qu’on ne saurait y méconnaître un appel de poètes, une invitation de nobles rivaux à de nobles luttes. Aussi ce final est-il un de ceux qui saisissent le public irrésistiblement, et que la salle entière applaudit dans un commun accord d’admiration !

Rien de plus ingénu, de plus pudique, et de plus saintement tendre, que l’allégresse, la joie sans mélange d’arrière-pensée ou de rancœur jalouse, par lesquelles Elisabeth accueille son chevalier que lui amène Wolfram lui-même. Avec le pas léger et le sourire heureux de la première jeunesse qui n’a point encore perdu les gestes de l’enfance, elle accourt dans cette vaste salle, où elle avait entendu les chants qui s’étaient si profondément gravés dans son cœur, et où depuis la disparition de son poète elle n’était plus revenue. Elle arrive les bras étendus, comme pour jeter sur tous les objets environnants, le brillant éclat de son bonheur, le rayonnement de sa félicité expansive et généreuse. Elle entre déjà parée pour la fête qui va commencer, et dont elle ne saurait douter que son chevalier-poète ne sorte vainqueur, afin de l’obtenir pour prix de sa victoire. Un étroit cercle d’or, plus semblable encore à une auréole qu’à une diadème, entoure sa tête blonde ; ses longues tresses retombent sous un voile léger le long des plis du satin blanc, sur lequel des passementeries d’argent découpent le pittoresque corsage des robes de cette époque. Un manteau de velours bleu attaché à ses épaules paraît encadrer dans l’azur du Ciel cette apparition de l’Innocence elle-même.

Si la Déesse, couronnant de roses sa noire chevelure retenue par une résille grecque sur une nuque que penche la volupté, croisant sur ses pieds d’albâtre les bandelettes purpurines de ses sandales, exerçant tous les pouvoirs et déployant tous les charmes renfermés sous ses paupières demi-closes et dans cette ceinture qui tantôt reluit, tantôt échappe aux yeux, avait pu sembler au Poète enivré la beauté même, la beauté absolue, inégalée et inégalable, la princesse Elisabeth devait ravir son âme par une beauté suprême et surprenante, qu’on eût dit descendre du haut de l’Empyrée, pour le disputer à celle qui, de l’insondable profondeur des îlots amers, était montée au séjour des hommes.

Le duo entre Elisabeth et Tannhaeuser au second acte pourrait se comparer pour le sentiment et la beauté musicale, au duo d’Achille et d’Iphigénie dans Gluck. Même absorption dans le bonheur présent, même chaste abandon, même aveu simple et entier d’une passion profonde, même reprise d’un thème toujours varié et toujours identique, d’un thème d’amour si heureux qu’on le croirait, écho des célestes liesses, ne pouvoir jamais être interrompu ou brisé ! Il est terminé par un allegro où éclatent toutes les jubilations de l’âme, et où s’exhale une félicité passionnée, qui retentit comme un Hosanna magnifique chanté à l’Amour.

Le combat des poètes dont nous avons déjà résumé le sujet quelque peu abstrait et métaphysique, mais inhérent au nœud du drame est un épisode qui le domine, et dont la partie musicale est traitée avec une grande pompe, et une remarquable supériorité. Elle est précédée d’une marche pendant laquelle défilent avec tout le cérémonial et l’étiquette de ces temps, les illustres hôtes du Landgrave, pour se placer selon leurs dignités, sur les sièges disposés autour de la salle, dont le milieu est réservé au groupe des chanteurs. Les hauts Barons arrivent, couverts de leurs manteaux dont les pans sont brodés de leurs armes. Les nobles Châtelaines vêtues des couleurs de leur maison, font porter leurs traînes par de jeunes pages. La marche qui s’exécute alors, est un rhythme qui cadence merveilleusement la démarche décidée et emphatique de ces Seigneurs, pour qui c’était gloire, de manier la lyre aussi bien que l’épée. Cette marche en si majeur est relevée par une autre en sol majeur, destinée à l’entrée des poètes ; d’une mesure plus lente, elle a un caractère plus réfléchi, plus élégant et plus noble que la première ; c’est là un de ces détails finement, intentionnés, qui rendent les compositions de Wagner riches, substantielles, et d’une étude si attachante.

Lorsque les nombreux assistants sont rangés, que les poètes sont arrivés, un à un, il s’établit un grand silence. Wolfram se lève avant les autres, car c’est son nom que la princesse Elisabeth a retiré de l’urne, où le sort devait indiquer le premier appelé dans la lice. Il tient sa harpe en main ainsi que les autres poètes ; cet instrument accompagne tous leurs chants et joue un grand rôle non-seulement dans cet acte, mais dans le cours de la partition entière, qui demande un habile artiste pour accomplir les passages compliqués qui lui sont destinés, et trop saillants pour être élagués.

Nous sommes forcés à remettre au prochain numéro la fut de cette étude et /a Bibliographie, notamment le compte-rendu de la traduction rhythmée que M. La Fontaine a donnée de La Walkyrie

Paris, le 8 juin 1886. §

Chronique du mois §

C’est dans un mois et demi, le 23 juillet, que vont être reprises les Fêtes de Bayreuth ; tous les bruits qu’on a fait courir dans les journaux, — manque d’argent, absence des artistes attendus, cessation des préparatifs, — sont autant de manœuvres que les faits démentent absolument. L’interruption des Fêtes en 1885, l’interdiction, si fermement maintenue par la famille du Maître, de toute représentation de Parsifal hors Bayreuth, la première apparition de Tristan dans ce théâtre spécial, tout cela va attirer dans la petite ville franconienne une affluence inusitée.

Une autre attraction est les représentations Wagnériennes qui doivent avoir lieu autour de Bayreuth. Dresde aura le cycle complet des œuvres de Wagner ; on commencera par Rienzi, vers le 20 août, dès la fin des Fêtes de Bayreuth ; on suivra l’ordre chronologique, et on terminera, vers la mi-septembre, par le Crépuscule des Dieux. Les artistes au théâtre de Dresde, Gudehus et Mlle Malten tiendront les principaux rôles.

A Vienne, rien n’est encore annoncé.

A Munich, la Tétralogie sera représentée aux dates suivantes : 23, 25, 27, 29 août ; — 13 15, 17, 19 septembre.

Les acteurs seront la troupe ordinaire de l’Opéra de Munich.

Enfin, à Prague, une lettre très gracieuse de M. Neumann, le directeur de l’Opéra Allemand, nous apprend qu’il est disposé à représenter, en août-septembre, le Hollandais, Tannhaeuser, Lohengrin, Tristan, les Maîtres, le Rheingold et la Walküre, si des auditeurs vont à Prague spécialement pour les entendre.

 

Ces derniers jours, quelques privilégiés viennent de prendre, à Paris, par la grâce du Petit-Bayreuth, un peu d’encouragement à attendre la réconfortation du grand, du vrai Bayreuth.

Avec le petit orchestre il y avait cette fois des chanteurs. Des amateurs ; mais n’est-ce pas chez les amateurs qu’on trouve cette parfaite bonne volonté, si rare ! et, quand les amateurs ont du talent, ne valent-ils pas mieux, avec leur inexpérience des « trucs » de trétaux, que les habiles que « cela ennuie ? » Le choix fut heureux au Petit-Bayreuth : Madame Hellman, qui si elle n’était une femme du monde, serait bien aujourd’hui l’une de nos premières chanteuses dramatiques, M. Cougoul, qui nous donne le spectacle (inouï, hélas !) d’un Parsifal qui comprend Parsifal ; M. Perreau, un musicien qui à ne pas être professionnellement chanteur a gagné une sûreté de style Wagnérien incomparable ; enfui M. Damad, qui, dans un rôle court, a montré des qualités de charme souvent inconnues de nos théâtres.

Les séances du Petit-Bayreuth sont une chose considérable dans l’œuvre de propagande Wagnérienne. Les concerts du dimanche ne peuvent procéder que lentement ; ils doivent se faire leur public ; ils ne peuvent aborder qu’une à une les œuvres du maître : mais là, en un cercle privé, tout est permis. Et l’on exécute, à Paris, devant l’auditoire le plus étonnement varié, des scènes de Parsifal qui n’ont été osées qu’à Bayreuth.

Pour la saison prochaine, la question d’un théâtre Wagnérien français semble avancer. Lohengrin et la Walküre seront donnés cet hiver à Bruxelles, avec les Maîtres Chanteurs ; au printemps, il est question de Siegfried. La Monnaie deviendrait-lle un théâtre Wagnérien ? ses directeurs parlent déjà, pour dans dix-huit mois, de Goetterdaemmerung et du Rheingold. Voilà des projets auxquels nous applaudissons absolument.

Mais, à Paris même, le moment est proche, affirme-t-on, de la réalisation des grands et sérieux desseins dont se préoccupent les admirateurs de Wagner.

ERRATA — Du dernier numéro de la Revue Wagnérienne (IV, mai 1886), quelques fautes à corriger dans les « notes sur la Peinture Wagnérienne » :

page 103  3e ligne  lire : touffes      au lieu de : souffles

id    25    à l’homme noir      à l’homme de voir ;

105  10      Dehodencq      Dehodeucq

id    18      à son tour      à leur tour

110  18      rêche        riche

id    24      poignante      prévoyante

113  1      intéressantes donc,    intéressantes, donc

          intéressantes      intéressantes

L’œuvre de Bayreuth — 1871-1876 §

Les lettres et les documents que nous allons analyser ont été réunis par le baron Hans de Wolzogen et publiés par lui dans les Bayreuther Blaeter (1886, janvier).

Pour l’histoire générale de l’œuvre de Bayreuh, nous prions les lecteurs de se reporter aux articles qui ont été publiés, sous le titre de Bayreuth, dans la Revue Wagnérienne de juin, juillet et août 1885, et spécialement au premier de ces articles. Pour la plus grande clarté de cette analyse rappelons cependant les principales dates :

1870.  — L’établissement d’un Théâtre de Fête est décidé.

1871.  — Wagner visite et choisit Bayreuth ;émission de la souscription du Patronat ; commencement des travaux.

1872.  22 mai. — Pose de la première pierre.

1875.  — Achèvement de l’édifice.

1876,  13-30 août — Représentations de la Tétralogie.

 

  A cette histoire se rapporte une série de documents, lettres écrites par le Maître à ses amis, communications aux membres du Patronat, circulaires, prospectus, etc. beaucoup d’importantes questions ayant été discutées oralement ou exposées dans des écrits rassemblés dans les œuvres complètes16, ces documents n’éclairent qu’un nombre assez restreint des questions spéciales relatives à l’établissement des Fêtes ; ils donnent pourtant, d’une façon sommaire, un aperçu exact du développement de l’œuvre, et peuvent dissiper les malentendus qui ont dû résulter tout naturellement de publications partielles.

Dans un avant-propos, M. de Wolzogen déclare que c’est en souvenir des dix années écoulées depuis les premières Fêtes de Bayreuth et en honneur des fêtes nouvelles qui vont avoir lieu cet été, qu’il a publié ces documents relatifs aux travaux préparatoires de l’œuvre de Bayreuth. Si nous nous réjouissons, ajoute-t-il, d’avoir un Bayreuth, comprenons combien nous sommes loin encore d’avoir ce que le Maître avait voulu.

 

I — Sur le choix de la ville de Bayreuth §

Lettre à un ami :

« … Lorsque j’aurai dit les conditions que j’exige pour l’emplacement du théâtre, il ne sera pas difficile, de deviner pourquoi j’ai choisi justement Bayreuth. Le lieu ne devait être ni une capitale ayant un théâtre permanent, ni une ville d’eau qui, justement en été, m’eût donné un public tout à fait différent du public que je souhaite ; ce doit être une ville du centre de l’Allemagne ; et une ville de Bavière, puisque je veux y transférer mon domicile et que je ne puis choisir nul autre pays …

… Quant au choix et à l’acquisition du terrain destiné au théâtre, il y a à considérer si la ville de Bayreuth, vu les avantages que mon entreprise pourrait lui procurer, serait disposée à me céder la place nécessaire à la construction de mon théâtre. Je ne dis pas que l’entreprise ait absolument besoin de ce don, mais il est clair qu’il établirait des liens solides et durables entre la ville de Bayreuth et l’entreprise.

J’aurais à me procurer le consentement des autorités communales ; et il ne faut pas perdre de vue qu’ici il ne s’agit pas d’une entreprise théâtrale de commerce : les représentations ne seront données que pour des invités et pour les patrons de l’œuvre ; aucune place ne sera vendue. »

II — Annonce des Fêtes §

« La pièce de Fête, l’Anneau du Nibelung, doit être représentée, sous ma direction spéciale, en quatre soirées consécutives, et cela trois fois, en trois semaines consécutives. Cette représentation, qui se fera pendant l’été de 1873, aura lieu à Bayreuth, Dans ce but un théâtre spécial doit être exigé ; les arrangements intérieurs répondront à mes buts spéciaux, la solidité et l’extérieur seront selon les moyens qui auront été mis à ma disposition. A la construction et l’aménagement du théâtre et à la préparation spéciale de la pièce, je réserve l’hiver de 1871 et l’année 1872. En 1873 devront se réunir à Bayreuth les meilleurs chanteurs et musiciens pour étudier pendant deux mois.

Quinze cents places confortables seront données aux protecteurs et promoteurs de mon entreprise qui auront par l’intermédiaire des amis entre les mains desquels seuls je remets cette partie de la besogne, réuni les sommes nécessaires à la réalisation du projet. Les protecteurs auront le nom de « patrons du Bühnenfestspiel de Bayreuth L’exécution de l’entreprise sera laissée à mes soins. La propriété matérielle résultent de cette entreprise commune devra être considérée comme étant à ma disposition et sera plus tard soumise aux conditions que je jugerai les plus utiles selon le sens idéal de l’entreprise.

Je laisse les détails de l’organisation pécuniaire aux amis qui veulent bien se donner cette peine, et avec reconnaissance je salue leur empressement comme la preuve, et d’un zèle actif à servir l’art allemand, et d’une confiance générale en moi. R. W. »

 

« — Tous les frais pour la préparation et la représentation de la Pièce de Fête, l’Anneau du Niselung, sont évalués à trois cent mille thalers. Cette somme doit être obtenue par l’émission parmi les amis et promoteurs de l’entreprise, de mille billets de Patrons à trois cents thalers chacun. La possession d’un billet assure une place pour toutes les représentations de la Pièce de Fête. Chaque patron peut acquérir plusieurs de ces billets ; mais trois personnes peuvent aussi bien se cotiser pour un seul billet donnant à chacune droit à une place pour une des trois séries.

Les personnes disposées à participer à l’entreprise sont invitées à souscrire le coupon suivant et à l’envoyer immédiatement au banquier de S. M. l’Empereur et Roi de Prusse, M. le baron von Cohn, à Dessau, qui, étant chargé de l’encaissement et de l’administration des fonds, fera l’appel des sommes souscrites dans six mois et remettra les billets de Patrons.

Berlin, le 18 mai 1871. »

 

(à suivre)

Notes sur la Gœtterdaemmerung 17 §

La Gœtterdaemerung est peut-être l’œuvre de Wagner la plus difficile à juger, à apprécier sainement ; démesurément longue, elle est pleine de bizarreries qui déconcertent et troublent même. Sans doute le sombre sujet du drame — ce crépuscule des dieux. — est pour beaucoup dans cette impression inquiétante ; mais il y a autre chose encore, et c’est pour ne pas le savoir et ne pas le chercher que tant de personnes n’arrivent pas à une compréhension approfondie de la Gœtterdaemmerung.

Depuis la conception du poème jusqu’à l’achèvement de l’instrumentation, trente années se sont écoulées. Le poème, dans sa forme primitive, La Mort de Siegfried, date de 1848, ainsi que certains fragments musicaux ; et puisque c’est ce poème qui a suggéré toute la Tétralogie et que les fragments musicaux, quoique fort courts, ont acquis une importance thématique dans le Ring entier, on peut affirmer que l’idée de la Goetterdaemmerung est restée vivante en Wagner. De même, durant les dix années d’interruption dans la composition du Ring, plusieurs faits nous montrent qu’elle ne sommeilla pas. Mais tandis que les vingt-cinq années que Parsifal germait dans l’esprit du Maître sont tout entières de la période de sa pleine maturité, l’idée première de la Gœtterdaemmerung est contemporaine des grandes luttes intestines et extérieures, de l’époque à laquelle Wagner n’avait pas encore rompu avec notre théâtre moderne, l’époque de Tahnhaeuser et de Lohengrin. La conséquence est que l’homme qui en 1870 commençait à écrire la partition de la Gœtterdaemmerung était un autre que celui qui en 1848 écrivait la Mort de Siegfried ; c’est la différence entre le Beethoven de la symphonie héroïque et le Beethoven de la neuvième symphonie. Nous possédons des documents très complets à ce sujet, car, outre le livret d’opéra, la Mort de Siegfried, il exista, de la même année, une esquisse d’un drame : les Nibelungen.

Rien n’est plus intéressant que de collationner ces textes avec le poème définitif. La charpente extérieure est la même, sensiblement ; Wagner condensait déjà la confuse et prolixe mythologie germanique dans les quelques grands traits que nous montre le Ring. Mais ce qui est différent, c’est — tout simplement — le fond même du drame. Albérich s’empare bien de l’Or, les géants bâtissent Walhall, les Walküres y amènent les héros morts sur les champs de bataille, Siegmund et Sieglinde s’aiment … mais dans tout ceci il n’est nullement question de Renoncement ; l’idée mère du Ring, que pour obtenir « l’héritage du monde » il faut « maudir l’amour » avec l’antithèse qui éclate à la fin du drame, que pour avoir l’amour il faut renoncer au monde, — cette idée n’est même pas entrevue. A vrai dire, il n’y a point d’autre analogie entre les deux versions que celle du « conte », Aussi Siegfried est-il le héros de l’opéra primitif, et non pas Wotan, et Wagner croyait pouvoir tout condenser dans la Mort de Siegfried, il est beaucoup question des dieux, dans l’ancien livret, on les invoque constamment, mais on ne les voit pas ; les Nornes, les Filles du Rhin, des chœurs de Walküres se chargent de nous raconter ce qu’il nous est indispensable de savoir sur les événements antérieurs. La mort de Siegfried expie la faute des dieux ; Brünnhilde s’écrie : « Wotan, réjouis-toi du très libre héros ! je t’amène Siegfried : salue-le avec tendresse, car par lui tu as la puissance éternelle ! » ; les chœurs, alternants, d’hommes et de femmes, souhaitent aux deux amants « des délices éternelles à Walhall ! » et, dans une apothéose, Brünnhilde, redevenue Walküre, conduit Siegfried, à travers les nuages, vers Walhall ; En somme : adaptation fort habile ; pas l’ombre d’un drame psychologique. Et c’est en partant de là que Wagner bâtit l’œuvre colossale de sa vie, le drame de Wotan, c’est-à-dire de l’Homme, — le drame dont Tristan est une partie intégrante, et Parsifal l’achèvement prévu. (Voir R. Wagner, « L’Histoire Universelle dans la Légende », 1848.) Preuve éclatante, si jamais il en fut, de l’indifférence du sujet dans une œuvre d’art !

 

Or, voici ce qui arriva, À mesure que la vision du dieu Wotan de l’œuvre d’art de l’avenir — se levait devant lui, Wagner écrivait les autres parties de la Tétralogie ; mais il semble avoir ressenti une étrange antipathie à toucher au poème dans lequel s’était cristallisée pour lui la mort de, Siegfried. Lorsqu’il refondit ce poème dans celui aujourd’hui nommé la Gœtterdaemmerung, les passages se rapportant aux événement antérieurs durent être biffés, et furent remplacés par les scènes des Nornes (qui, dans la première version, annonçaient, banalement, que Siegfried « accomplirait ce que joyeusement il avait commencé »), du monologue de Hagen, de Waltraute ; de même quelques-uns des chœurs disparurent ; deux ou trois scènes furent transformées du tout au tout, — celle d’Alberich et de Hagen, les paroles de Siegfried mourant, la scène finale de Brünnhilde. Mais le gros du poème resta tel quel, littéralement ; pas un mot n’y fut changé. Il en résulte, pour le style, des rapprochements fort bizarres, car la langue de la Walküre et du Rheingold est essentiellement différente de celle de la Mort de Siegfried, et plus différent encore est le fond même de la pensée ; en outre, ce n’est pas seulement la langue, c’est toute la façon de concevoir le crame sur la scène qui jure, en maints endroits, avec le reste du Ring. Mais la musique, « l’âme du drame », est, elle, tout entière de la période de la plus parfaite maturité du maître, et d’un seul jet ; celui qui l’écrivait avait écrit — et entendu —Tristan et les Maîtres Chanteurs ; il était dans la plénitude de sa puissance d’orchestration ; et si la question de préférence est discutable, on peut au moins affirmer que jamais Wagner n’a été plus grandiose que dans la Gœtterdaemmerung. C’est dans cette partition — la dernière en date — que viennent aboutir les thèmes, « les supports des tendances passionnelles » (R. W. VI, 377) des trois drames précédents, pour former une symphonie immense, le viol de Brünnhilde, la mort de Siegfried, le crépuscule des Dieux, « la fin de l’éternel Devenir », comme disait Brünnhilde dans les vers supprimés de la fin … Or, cette musique, comme nous venons de le constater, se meut — en partie — sur une base poétique inadéquate ; de là des secousses, des sensations mixtes et contradictoires chez l’auditeur, et, le plus souvent, une impression totale assez confuse.

Admettons donc, franchement, qu’il y a un manque d’unité dans la Gœtterdaemmerung, un manque de cette unité entre les différents arts qui est une exigence initiale de la théorie Wagnérienne. — Mais, cependant, il doit y avoir une clef à la compréhension pleine et entière ce cette œuvre ; car il est difficile d’admettre que l’homme qui avait écrit Tristan et qui était à la veille de créer Parsifal, ait agi sans discernement. Si Wagner n’a pas fait un nouveau poème à la place de l’ancien, c’est qu’il avait une raison pour ne pas le faire, une raison esthétique.

Nous croyons connaître cette raison, et nous reconnaissons en elle la clef de l’énigme, grâce à laquelle la Gœtterdaemmerung nous apparaît un pur chef-d’œuvre, comparable, en sa perfection, à Tristan et à Parsifal.

Wagner dit, en parlant de la Missa Solemnis de Beethoven : « Ici, le texte ne doit pas être saisi selon sa signification abstraite, mais ne doit servir qu’à réveiller en nous les impressions que produisent des formules religieuses bien connues ». Autre part, il écrit : « C’est le propre de la musique, de pouvoir élever à une certitude absolue ce que tous les autres arts ne peuvent qu’indiquer ». Beethoven était et est toujours resté symphoniste ; cependant, il ressentit le besoin impérieux, dans la IXe Symphonie et dans la Missa, d’adjoindre à sa symphonie des paroles et des voix humaines, pour en préciseras sensations. Wagner, au contraire, est devenu musicien par une nécessité poétique, parce que la musique seule pouvait exprimer avec une « certitude absolue » les phénomènes psychologiques, les « états d’âme », qui étaient le fond de ses drames, et que la symphonie musicale devenait ainsi pour lui une partie intégrante et inséparable de la conception poétique. Mais il est clair que les relations réciproques entre paroles et musiques sont infiniment variables ; on n’a qu’à étudier les drames du Maître, on verra qu’elles changent à chaque instant ; souvent l’orchestre — pour un moment — se tait presque complètement, il s’éteindrait tout à fait si une rupture d’unité dans l’impression n’était à craindre ; d’autrefois — et ceci est fréquent — la musique seule subsiste. Et ce qui peut aussi advenir, c’est que Wagner se trouve sur le même terrain sur lequel se trouvait Beethoven dans la IXe Symphonie et dans la Missa Solemnis, — qu’il n’ait besoin de paroles que comme un matériel sur lequel la voix humaine puisse se mouvoir, et de quelques indications dramatiques pour bien préciser et pour « réveiller des impressions », mais qu’au fond il s’agisse d’états d’âme par nous pressentis, inexprimables par des mots, et auxquels la musique seule peut donner une « certitude absolue ». Le texte devient indifférent. C’est précisément le cas de la Gœtterdaemmerung. Ce drame entier n’est qu’un dénoûment, Wotan, le centre de l’action psychologique, a disparu dès le début, les Nornes nous apprennent qu’il attend, silencieux, la Fin ; avec lui disparaît l’élément réfléchissant, la Pensée ; il ne reste que les émotions, la Passion, — ce que la musique exprime. Dans les seules scènes se rapportant directement à Wotan, la parole apparaît de nouveau et évoque, devant nous, la vision du dieu : ce sont les passages écrits après les autres parties du Ring, et intercalés dans le texte de la Mort de Siegfried. Mais, pour le reste, Wagner a eu le génie de prendre ce poème tel qu’il était, et de construire dessus la symphonie la plus grandiose — peut-être — que jamais il ait écrite. Qu’importe qu’il y ait des duos, des trios, des chœurs, des situations scéniques rappelant l’opéra ? Au fond, il n’y a qu’une chose ici : la musique.

Ceci paraîtra à quelques uns un paradoxe ; mais nous avons un argument bien puissant en faveur de notre manière de voir, et qui prouve combien telle était bien réellement l’intention du Maître en écrivant la Gœtterdaemmerung . On sait qu’à la fin de ce drame, il y avait des vers résumant l’idée poétique du Ring, et que Wagner, lorsqu’il vint à parachever la musique, les supprima ; il les a supprimés, nous dit-il, « pacee que c’eût été, essayer de substituer à l’impression musicale une autre impression », et « parce que le sens de ces vers est exprimé par la musique avec la plus exquise précision ». Les paroles n’auraient pu que diminuer cette perfection. Dans les livrets du Ring, on ne trouve même plus les vers sublimes dans lesquels le Maître avait exprimé sa pensée ; ils sont enfouis dans une note du sixième volume de ses écrits, où l’initié, seul, peut les trouver.

La Gœtterdaemmerung est de la musique absolue, non pas dans le sens ordinaire de cette expression, — mais de la musique absolue wagnérienne.

 

Houston Stewart Chamberlain.

Une nouvelle traduction de la Walküre §

J’ai reçu récemment, en une brochure de quarante pages luxueusement imprimée, une traduction rhythmée du premier acte de la Walküre, et, en un fascicule de huit pages, celle du premier duo de Gœtterdaemmerung ; l’auteur est M. Henri La Fontaine, le président de l’Association Wagnérienne de Bruxelles, un wagnériste d’ancienne date. M. La Fontaine s’est consacré à cette terrible tâche, traduire Wagner ! le fragment qu’il a fait imprimer est le résultat de longues années assidues ; encore M. La Fontaine ne nomme-t-il son travail qu’un « essai de traduction rythmée » ; c’est dire quel consciencieux ouvrier il a été. Comme la maison Schott n’autorise la publication d’aucune traduction des œuvres wagnériennes qu’elle possède (hors celle de M. Victor Wilder), la brochure de M. La Fontaine n’a pas été mise en librairie ; elle est destinée par l’auteur uniquement à ses amis. L’apparition de ce travail n’en est pas moins un fait Wagnérien important.

 

M. La Fontaine, en faisant une traduction rhythmique adaptée à la musique, a pris un système de transposition littéraire totale » il n’a point voulu reproduire en un équivalent français le vers allemand avec ses allitérations, cadences et rimes ; il a négligé la littéralité minutieuse ; et, au lieu du très spécial style Wagnérien, il a mis le style de notre langage courant. Il a cherché, cependant, à ce que cette transposition gardât le sens total du drame Wagnérien : son premier souci a été l’exactitude des signification générales, — sans être littérale, sa version est, en somme, fidèle ; c’est pour être plus exact qu’il s’est abtenu de versifier son texte ; enfin, dans le style, tout en se tenant à la grammaire et au dictionnaire usuels, il a voulu la plus grande simplicité.

Avant d’examiner ce système de transposition qu’a choisi M. La Fontaine, il faut remarquer qu’il l’a appliqué avec une entière honnêteté. L’endroit le plus faible est encore la correspondance rhythmique ; maintes fautes d’accentuation (faciles à corriger, peut-être) : « c’est moi … » pour « ICH bin’s … » des notes ajoutées et des notes retranchées à la partition ; des membres de phrases, même des mots, malheureusement coupés. L’exactitude du sens est le plus souvent satisfaisante. Le style, voulu simple, est convenable ; quelques moins bonnes recherches de jolies expressions ; en revanche, quelques habiles trouvailles. En résumé, un poème de noble allure, et de lecture aisée, mais ne s’accordant pas assez constamment à la musique.

Comme exemple, voici le chant d’amour de Siegmund :

Vents et bises fuient    dompta l’univers

le mois des fleurs,    vents et frimas craignnt

le clair printemps    sa rude vigueur ;

scintille radieux ;       ses coups valeureux sans peine

sa molle brise,      ont brisé la porte sévère.

Tiède et calme,      qui pleine d’orgueil

berce un monde      nous sépare de lui.

Merveilleux ;       c’est vers l’amour

par bois et plaines    qu’il se fraye un chemin.

Va son souffle,      l’amour convie le printemps :

large ouvert      dans notre sein

son œil sourit ;       sa flamme couvait :

de gais oiseaux gazouillent  vois, elle sourit aux feux du jour.

De doux refrains,    le souffle des brises

l’air s’épanche      se rit des entraves,

en blondes senteurs ;     l’exil en vain

de son sang ardent éclosent  les a séparés ;

des fleurs enivrantes,    ils se saluent

les bourgeons      joyeux et ravis :

éclatent vaincus.      L’amour et le printemps unis !

Son ferme et doux pouvoir

Que sont, littérairement, les poèmes de Wagner ? Wagner est, d’abord, un musicien ; ajoutant des paroles à ses musiques, il s’efforce à exprimer, presque uniquement, des émotions ; donc, dans le drame, il rejette ce qui n’est pas du domaine émotionnel, il se refuse à l’histoire, et cherche par le mythe « l’élément purement humain », c’est-à-dire sentimental ; artiste réaliste, voulant faire œuvre d’art réaliste, il écrit une musique réaliste par la description émotionnelle ; mais, s’il doit écrire des paroles réalistes, il doit aussi, demeurant musicien, les prendre au domaine purement sentimental, qu’il trouve dans le mythe. De là, ces très spécial langage des poèmes Wagnériens, que Wagner a nommé « la conversation idéale », le langage ordinaire réel, mais condensé, affiné, abstrait, quintescencié, idéalisé. Chaque vers représente une ligne de prose ; pour une ligne de prose de vingt mots, un court vers, quelques syllabes, un mot-sommet autour duquel rayonne le très strict minimum des menus mots nécessaires à la phrase. « Erlæsung dem Erlosser. » chantent les élus du Gral. « Voici (par Parsifal) le Salut du Sauveur (le Gral). » Et c’est la conclusion de l’œuvre, cette dernière formule, la plus concise, du drame qui est le dernier achèvement de l’idée Wagnérienne.

J’ai eu l’occasion, l’année dernière, en préface à un essai de traduction du Rheingold, de dire un mot sur la question des traductions ; et j’ai parlé d’une traduction rêvée, celle de l’exacte et totale équivalence. Prenons ces vers de Parsifal:

durch Mittleid wissend
der raine Thor,
    harre sein
des ich erkor.

« Instruit par la force de la compassion, l’homme pur et simple, attends-le, lui que j’ai élu. »

M. Victor Wilder traduit :

 Celui qu’inspire un cœur ému,
Un simple, un pur est mon élu.

Le sens général est rendu. Mais les mots de Wagner ne sont point tels ; ils sont des mots spéciaux, tous des mots essentiels », Mittleid, Wissend, Rein, Thor », libres de vocables parasites, seuls, comme des cîmes ; en outre, dans la musique, chacun est souligné de son accordance émotionnelle, donc nécessairement à sa place, et immuable. La traduction littérale devra tout respecter ; quelque chose comme :

par Grâce sage,
le Pur et Fol …

Et si l’on dit que là n’est pas un sens bien clair de prime-abord, se figure-t-on que, de prime-abord, le texte allemand soit aux Allemands mêmes très limpide ? — Quant à la traduction de « Mittleid », « Grâce » la donne imparfaitement : mais il faut un trochée !…

Je ne reviendrai pas sur la définition que j’ai autrefois essayée, en ces quelques lignes d’avant-propos, d’une traduction rhythmique littérale. Cette traduction n’est guère qu’un idéal ; c’est comme un terme vu de très loin et presque inaccessible. On trouvera à dix vers leur équivalence ; quoi qu’on fasse, la trouvera-t-on aux vingt suivants ? il faut le rhythme et il faut la littéralité ! la langue deviendra inintelligible, barbare ; alors pourquoi traduire ?… Traduire en une parfaite exactitude le mot par le mot doit rester — mais combien difficile ! — l’objet précieux aux efforts.

Et, attendant le succès, qui jamais n’arrivera, que peuvent faire ceux qui veulent Introduire en leur langage ces poèmes ?

C’est, toujours, l’antagonisme des traductions littérales et des vulgarisatrices.

Sous des conditions très différentes, M. La Fontaine a fait la même œuvre que M. Wilder ; il a sacrifié le mot ; il a négligé le souci d’un style Wagnérien ; il a voulu la transposition en une autre manière, des poèmes Wagnériens. M. Wilder accomplit un tour de force : reproduire en des poèmes élégants, clairs, certes exacts, les intenses et profonds drames de Wagner ! peu nous touchent les changements de détails ; le défaut des travaux de M. Wilder est plutôt une fluctuation de langage (des vers tour à tour parnassiens, classiques, romantiques) ; mais le public comprend, et c’est le premier point. M. La Fontaine ne fait point de vers ; il traduit en prose rhythmique ; par là seulement son système diffère de celui de M. Wilder ; — et la différence est, en vérité, d’un petit intérêt. Il faut s’inquiéter si vous conservez au style son caractère ; si vous le négligez, guère n’importe que, cherchant ou omettant une forme versifiée, vous vous donniez plu » ou moins de facilités à traduire ; le plus ou moins de succès dans le travail achevé est seul à voir.

Si vouloir traduire littéralement et rhythmiquement est chimérique, les curieux ce l’original s’efforceront à entendre l’original ; qu’ils y soient aidés, certes, par une version non musicale enseignant la puissance des mots et reflétant la couleur des phrases : et ils avanceront, plus grandement, dans l’intelligence du poème. Mais, toujours aussi, qu’un texte soit, qui explique au public l’œuvre qu’il s’agit de propager hors son terroir, parmi de mœurs et des idées plus différentes que les langages mêmesXXX.

E. D.

Tannhaeuser par Franz Liszt

(Fin) §

 

Le récitatif de WolframXXXI est d’une belle ampleur de style. C’est le chant d’une âme contemplative, que nulle agitation intérieure ne saccade, et que nul aiguillon du dehors ne saurait accélérer non plus. Quand Tannhaüser se prépare à lui répondre, on saisit dans l’orchestre les premières notes du motif voluptueux tiré de l’ouverture, qui rhythmait la danse des Bacchantes, alors que tout en demandant à Vénus « la Liberté », il lui promettait de continuer à célébrer ses charmes. Comme si le faible lien de cette promesse jetée au départ, suffisait pour l’entraîner à sa perte ; lorsque le souvenir en reparaît, le spectateur est pris d’une terreur instinctive, qui augmente de minute en minute, telle que les frissons précurseurs d’une catastrophe. A mesure que les violences amenées par l’animation du combat provoquent les contradictions, et finissent par exaspérer le Chevalier coupable, les notes deviennent plus distinctes et plus hautes ; à chaque fois l’oreille saisit mieux la fatale réminiscence, jusqu’à ce qu’enfin Tannhaüser emporté, hors de lui, reprend intégralement la strophe du premier acte, où reviennent les mêmes louanges de la Déesse d’amour, qu’il chante sans feinte, ni déguisement.

La consternation, l’effroi, sa confusion de la tragique situation qui survient, sont spontanément suspendus parle geste d’Elisabeth s’élançant au devant du danger ! Elle l’arrête, et plaide pathétiquement la cause de son infidèle. Elle ne dissimule point les sanglots qui gonflent sa poitrine. Tantôt sa voix expire dans des tenues prolongées, comme si ses forces physiques l’abandonnaient à cette cruelle tâche ; tantôt sa force d’âme vient les ranimer, et avec des accents de plus en plus émouvants et pénétrants, elle atteste les Cieux et la terre que l’inflexibilité serait sacrilège ; elle devient inspirée pour désarmer une farouche indignation, et commande au nom du Rédempteur lui-même de renoncer à l’iniquité d’un jugement prématuré. A la première réponse faite par Tannhaeuser à Wolfram, elle avait senti son cœur battre à l’unisson de ses aspirations passionnées ; pour le lui dire elle avait fait un mouvement resté inaperçu de lui, car nulle autre approbation ne s’était jointe à la sienne ; elle savait donc que si même le péché avait séduit le fiancé de son âme, ce ne pouvait être qu’en l’abusant, et elle ne doutait ni de sa grandeur native, ni de ses ressources du salut. Lorsqu’elle eut fait rentrer les glaives dans leurs fourreaux, la contenance audacieuse de Tannhseuser se change en un abattement désolé, et il tombe prosterné à ses pieds, Élisabeth achève son imploration de suprême amour et de suprême douleur, d’une voix que l’épuisement éteint. Tous alors dans un admiratif étonnement, se disent : « C’est un ange descendu d’en haut, pour nous révéler les conseils du Seigneur ! » et ces paroles sont portées par une mélodie qui, sereine et douce, monte et plane sur quelques mesures, durant lesquelles l’angélique présence semble être divulguée à nos yeux. Le chant si miséricordieusement éloquent de celle qui réussit à infondre la clémence aux âmes courroucées de ces rudes chevaliers, est fort long et écrit d’une manière qu’on ne saurait caractériser autrement qu’en disant qu’elle se rapproche du style sacré. On y voit apparaître le rhythme extraordinaire qui, dans le morceau d’ensemble suivant, alors que les assistants, frappés de cette sublime intervention, n’osent résister à une aussi céleste manifestation de l’amour, semble être formé par le contre coup du battement irrégulier de ces cœurs saisis, exaltés, et accablés à la fois. Ce grand final reproduit aussi le principal thème devoir de la princesse, et s’achève par la reprise de la mélodie : C’est un ange descendu d’en haut … etc. Wagner s’est complu à porterie développement mélodieux de ce chœur jusqu’aux extrêmes limites de l’effet musical. Composé de voix d’hommes, qu’une unique voix de soprano entraîne, pareille à l’encensoir d’argent qui fait monter de lourds tourbillons de fumée odoriférante, il est d’une gravité émue, et répand un de ces pieux recueillements, qu’on n’est habitué à rencontrer que dans les saints temples. L’acte est terminé par l’exclamation de Tannhaeuser XXXII, qui part pour Rome avec les pèlerins passant alors auprès du Château, en répétant le premier fragment de leur chant matinal.XXXIII

Au commencement du troisième acte, après le retour de ces pèlerins, qui, cette fois, en traversant la scène, reprennent tout le thème religieux de l’ouverture, Elisabeth aux pieds de la même Madone que nous avons remarquée au premier acte, fait sa dernière prière, où paraît s’exhaler son dernier soupir, pour celui qu’elle a si souffrement aimé ! Les longues tenues d’instruments à vent, assombries par les gémissemens étouffés de la clarinette basse, rendent sensible sa mortelle défaillance. On dirait que Wagner a voulu n’omettre aucune des prostrations de cette agonie de l’espérance, en recueillant le cri plaintif échappé à chaque souvenir flottant à son entour, en faisant revivre dans l’orchestre comme ils devaient revivre dans la mémoire de la mourante, pendant qu’elle quittait ces lieux pour ne plus les revoir, quelques fragments épars du passé, quelques réminiscences de son entrevue avec Tannhaeuser, de son duo avec lui au second acte, de la supplication qui préservât ses jours, du chant de Wolfram lorsqu’il essayait de rétablir l’accord entre les poètes et de sauver Tannhaeuser de sa propre démence. A une heure si ineffable, quel cœur de femme n’eut point fait un retour sur cette affection si dévouée dans son humble désintéressement ? Mais la passion se reste fidèle à elle-même, et Elisabeth refuse jusqu’à la commisération de cet attachement, si touchant qu’il soit.

Wolfram resté seul après qu’elle s’est retirée, s’adresse à l’étoile du soir qui monte à l’horizon, et la charge de porter une mystérieuse consolation à celle qui ne voulait point être consolée. Cette romance pour voix de baryton est une des plus mélancoliques inspirations de l’amour, et procure un de ces instants de repos, où les attentions suspendues, et distraites de l’action même du drame, peuvent se livrer tout à fait à une émotion purement lyrique. Ce propos d’ailleurs était indispensable avant la scène qui finit l’opéra, et qui se range parmi les plus étonnantes productions du génie de Wagner. Nous voulons parler de la scène où Tannhaeuser est reconnu par Wolfram, et lui fait le récit de son pèlerinageXXXIV.

Les vers de ce récit sont remarquablement beaux ; mais l’auteur a trouvé le rare secret de les réunir, de les marier, de les identifier su chant d’une manière si adéquate, que d’une part il leur est impossible de passer inobservés, tant leur déclamation haute et intelligible est imposée par les intonations musicales, et que d’autre, on ne saurait se méprendre et considérer la musique comme un accessoire destiné à les faire ressortir. Wagner est loin de prêter le flanc à une calomnie semblable à celle qui voulut attribuer à Gluck, un mot impie, prétendant qu’on entendait le grand maître s’écrier avant de se mettre à composer : « Mon Dieu, faites-moi la grâce d’oublier que je suis musicien ! » Tout musicien qu’il est, Wagner n’en reste pas moins, il est vrai, poëte et prosateur distingué ; mais quelque poëte qu’il soit, il ne trouve que dans la musique la complète formule de son sentiment, si bien que seul il pourrait nous dire s’il adapte ses paroles à ses mélodies, ou s’il cherche des mélodies à ses paroles. Le récit amer et poignant qui tombe avec de douloureux sarcasmes de la lèvre plissée par le désespoir du malheureux excommunié, se poursuit à travers des émotions si navrantes, qu’il s’est rencontré des personnes hors d’état d’y assister jusqu’au bout. Dans cette multiplicité d’aveux échappés aux plus cruels tournions, le chant, le récitatif, la parole, l’interjection, le cri, le rire sardonique se succèdent et s’entremêlent avec une telle vérité pathologique, une telle science toxicologique, une telle variété de mouvements passionnés, désolés et révoltés, selon que les espérances accordées et frustrées, la pitié due à un cuisant remords obstinément déniée, le pardon d’une faute amèrement déplorée à jamais rendu impossible, les instantes supplications repoussées, les repentirs ardents dédaignés, enfin le terrifiement dernier du désastre irrémédiable viennent se retracer dans une énumération haletante, que es moment forme à lui seul un drame dans le grand drame, et par ses sombres couleurs et son épouvantable angoisse, se détache de ce qui l’a précédé ainsi que de ce qui va suivre, comme une évocation qui aurait brisé les scellés de l’abîme des maux, pour surgir devant nos regards pétrifiés, pour leur dévoiler subitement tout l’infini de la douleur, et chacun de ses râles impuissants.

L’horreur de cette affreuse nuit, dont l’obscurité devient de plus en plus profonde à mesure que la narration de Tannhaeuser avance, monte à son comble à l’apparition des demeures de Vénus, dans la montagne qui s’entrouvre comme pour engouffrer sa proie, et où la Déesse elle-même se fait voir appelant et entraînant sa victime. L’image des lascives jouissances qui font arder de feux inextinguibles, venant surajouter leurs anhéleuses crispations aux convulsifs regrets de l’infortuné, porte à son apogée, le lugubre aspect de cet instant, et y appose ce cachet de monstrueuse souffrance, que l’esprit humain a concrètement réunis dans la conception de l’Enfer. Durant cet intermède qui ne présente aux sens que des formes attrayantes et qui néanmoins soulève toute notre répulsion, donnant ainsi au sabbat où les mortels fraient avec les démones, un caractère bien plus poétiquement vrai que les laides, burlesques, écœurantes peintures qui en ont été faites avec un égal mauvais goût, dans les arts les plus divers, l’Allégro de l’ouverture est exécuté derrière la scène comme s’il sortait des entrailles de la montagne. Tannhaeuser au plus fort de son paroxysme de désespoir, reprend en cherchant Vénus, la phrase de l’ouverture d’un brâme lamentable qui y amenait la mélodie dominante, et qui à présent se prolonge dans l’orchestre par un frémissant trémolo de violon. Cette étourdissante et électrique effluence de volupté est interrompue par le silence absolu qui se fait, dès que Wolfram prononce le nom d’Elisabeth, répété par Tannhaeuser dans une sorte de stupeur paralysée. Les demi-jours diaprés s’éteignent. La montagne se referme, et le spectateur se dît : Die Erde hat ihn wieder !… La terre du moins l’a reconquis encore !

Lorsque le convoi d’Élisabeth paraît, qu’on la porte étendue dans son cercueil, que le fauteur de la grande coulpe se précipite à côté de ces restes adorés, s’exclame : « Sainte Elisabeth ! priez pour moi ! » et en expirant auprès de ces reliques sacrées, s’unit enfin à l’objet de sa dilection : lorsque la longue et funèbre procession conduite par le Landgrave et suivie par une nombreuse foule de clergé, de chevaliers, de hautes dames et ce peuple, remplit toute la scène d’une masse compacte, et la tait retentir du chant des morts rhythmé par le glas des cloches, le soleil se lève sur la vallée en deuil. Mais alors, comme à un signe visible que la Lumière Éternelle avait lui pour les deux amants, toutes les voix entonnent dans un immense chœur sur les huit premières mesures du thème religieux de l’ouverture, un « Alléluia ! il est sauvé !… Alléluia !… » auquel se joint une troupe de pèlerins arrivant nouvellement de Rome, et annonçant le miracle de salvation révélé à l’Evêque implacable par le reverdissement de sa crosse. Cet Alléluia par sa souveraine onction et son glorieux éclat, nous rend la joie, la confiance, l’espérance, et nous laisse comme inondés d’un céleste rafraîchissement.

Les deux fiancés dont nous avons suivi le sort avec tant d’anxiété, ont cessé de vivre. C’est l’excès de la douleur qui a tué l’un et l’autre. Pourtant lorsque ce grand drame est joué, qu’il a passé devant nos yeux, qu’il n’est plus qu’un tableau dans notre souvenir et un tressaillement dans notre cœur, notre âme est consolée, rassérénée ; les plaies qu’il avait ouvertes sont fermées ; les endolorissements qu’il avait causés sont calmés. Nous croyons les deux nobles et tristes fiancés arrivés à un port. Nous les croyons heureux. Nous les croyons enveloppés d’une invulnérable, inaccessible et immortelle félicité. Celui qui a exaucé la dernière, si humble et si amoureuse prière d’Elisabeth, pouvait-il ne pas lui faire trouver dans cet exaucement, le triomphe et la béatitude ? A la vue de cette destinée flétrie, brisée sur la terre comme un jonc foulé, et refleurissant dans le Ciel comme un lys splendide, nous sentons palpablement pour ainsi dire, comment en se perdant, on se sauve : si forte est la puissance du religieux élan renfermé dans le morceau final, formant l’Épilogue de la pièce. Transporter ainsi à l’aide de l’impérieux ascendant de l’art, l’esprit d’un public frivole, en dehors des bornes qu’il pose généralement à son imagination, faire naître en lui une joie vraie dans un attristement réel, grâce à l’entraînement de la spiritualité et des plus hautes aspirations de notre être, n’est ce point une des plus belles victoires dont il ait été donné aux poètes et aux artistes d’ambitionner la gloire ?…

 

Franz Liszt.

Notes sur la littérature wagnérienne et les livres en 1885-188618 §

La valeur absolue d’une œuvre esthétique est toujours en raison inverse du nombre des esprits qui peuvent le comprendre.

(Proposition évidente et rigoureuse, peut-être vraie)

On raconte que le jeune Hercule, en un temps sans doute fort lointain, allait, souriant et robuste, par les campagnes bleues du royaume de Mythologie. Il aperçut, à lui s’offrant dans l’élégance apaisée de leurs poses, deux jeunes femmes, étrangement séduisantes et jolies. Elles le connaissaient : elles lui parlèrent. Il apprit qu’entre elles il devait choisir l’immuable fiancée de sa virilité prochaine. Et l’une, dont les cheveux blonds avaient la pâleur calme des soirs, lui dit qu’elle était la Vertu, qu’elle le conduirait aux lieux cruels hantés par les hydres, et qu’elle lui donnerait la victoire des luttes, les fatigues mortelles qui glorifient. Alors l’autre jeune femme, sous le rire chaud de ses yeux noirs, et ce ses dents, et de sombres chevelures dénouées, révéla qu’elle était la Joie ; elle enseignait les tendresses parfumées, le délice des longues nuits, comment les âmes se courroucent en des tumultueux frissons et les hurlements éperdus d’un bonheur qui angoisse, et les sommeils tranquilles, après la tourmente. Mais on raconte que le jeune Hercule, ce Siegfried des légendes plus lascives, ne fut point ému grandement par ces professions de foi : il s’était assis au bord du chemin, et il s’écria, regardant les deux jeunes femmes qui lui paraissaient maintenant plus séduisantes et jolies, sous une lueur tiède : « Hélas, je n’ai point appris les subtils symbolismes, à l’école d’où je viens. Seriez-vous, de charmes si divers, la Vertu et la Joie ? N’est-ce donc point même chose, la Vertu et la Joie ? Et si j’ai vertueusement occis, tout à l’heure, sur ma route, quelques méchants lions et un peu de brigands, était-ce par une autre raison que par le plaisir même d’exercer bien mes muscles ? Allez, vos formes sont trop belles pour vêtir des métaphysiques ! Puis je ne sais pas choisir : et pourquoi ? Mais plutôt je veux vous voir toujours l’une et l’autre, car vous êtes gracieuses ainsi que des amantes, et j’aime les onduleuses musiques de vos voix. » On raconte qu’il les fit s’asseoir, auprès de lui ; longuement il leur murmurait des paroles caressantes, tandis que les baignait l’harmonieuse ténèbre d’une nuit royale.

L’histoire est fort ancienne, si elle est vraie. Nous avons pris d’autres mœurs ; et les temps ont exagéré la monogamie de vos opinions. La Vertu et la Joie ont été séparées : on a même gagé des philosophes pour découvrir entre elles des différences. Sur les autres sujets, non moindre désaccord. Aujourd’hui l’honnête homme doit mépriser un art, lorsqu’il aime l’autre, condamner absolument les œuvres d’une école, lorsqu’il appartient à une autre. On aurait mauvaise grâce, — et les railleries ne manqueraient point — si l’on partageait entre l’idéalisme et le réalisme une admiration artistique. Le monde des théories, autant que celui des faits, se montre à nous comme un magasin de produits différents, contraires, inconciliables. Apprécier la doctrine de l’Evolution, est-ce possible à qui admet Fichte ? ou tenir le roman pour un art, à qui reconnaît l’art des peintres ? La nécessité d’un choix exclusif s’impose à nos âmes modernes. Je sais des littérateurs qui nient la poésie parce qu’ils sont naturalistes. Et le moyen, vraiment, qu’il y ait de l’art ailleurs, si l’art est ici ?

Richard Wagner eut la gloire de se refuser à un pareil choix : nous le vénérons surtout parce qu’il a compris l’intime parenté des formes artistiques, et parce qu’il a tenté la restituer. Il a vu que les peintres, et les littérateurs, et les musiciens, exerçaient, avec une égale noblesse, les modes divers d’une tâche commune. Par lui, l’Art n’est plus dans la peinture, ni dans la littérature, ni dans la musique, mais dans l’union de ces genres, et dans la vie totale qui en naît.

J’ai voulu montrer naguère, ici même, que l’œuvre salutaire de Wagner pouvait être poursuivie : que le Maître, après avoir, à jamais, concilié les trois grandes formes artistiques, nous avait encore laissé un principe large et sûr, par lequel nous pouvions concilier les deux tendances opposées de la peinture : que les peintres, sans cesser être artistes, et en gardant à leur art la même destination théorique, pouvaient continuer Franz Hals ou Léonard de Vinci, reproduire exactement leurs visions, ou dédaigner toute réalité de vision afin de reproduire exactement leurs émotions. Je voudrais essayer, au sujet de la littérature, une entreprise pareille de conciliation. Ici, les doctrines ne sont pas moins nombreuses, et ne semblent pas moins opposées. Il y a la poésie et le roman : il y a encore la poésie descriptive et la poésie musicale ; le roman naturaliste, le roman psychologique, le roman dit idéaliste ou de pure fantaisie. L’art est-il seulement dans l’une de ces formes, ou bien ne peut-on les reconnaître toutes légitimes, mais touchant des aspects différents de la vie ? Une littérature wagnérienne, alliant les doctrines d’apparence contraires, les ramenant à l’unité du principe esthétique wagnérien, serait-ce vraiment ridicule ?

 

I §

L’Art, a dit Wagner, doit créer la Vie : non point la vie des sens, ou la vie de l’esprit, ou la vie du cœur, mais l’entière vie humaine, qui est tout cela. L’Art doit encore être réaliste ; la vie qu’il créera sera faite des éléments qui constituent la vie appelée réelle, parce qu’on ne peut recréer, dans la vie supérieure et joyeuse de l’Art, que les modes déjà vécus dans cette réalité inférieure.

Le premier aspect de ta vie est la Sensation : la première forme de l’Art fut la forme plastique, recréant les sensations. Mais bientôt celles-ci, souvent répétées, ont laissé dans l’âme une empreinte : elles s’y sont liées, au point que l’une d’elle évoqua les autres. Elles se sont encore limitées : des groupes furent formés, séparés, abstraits : la perception fréquente d’objets rouges a porté l’âme à imaginer un nouvel objet, dont le rouge était la qualité dominante. Ainsi sont nées les Notions, groupes de sensations abstraits, généraux, fixés dans l’esprit par des noms ; et ce qu’on appelle la vie intérieure, la pensée, le jugement composé, le raisonnement : c’est un mode nouveau de la vie, issu logiquement de la sensation.

L’Art recrée la vie par le moyen de Signes, liés dans l’âme à d’autres idées, les y évoquant. Les signes de l’art plastique avaient été les sensations visuelles de certaines lignes ou couleurs : la Littérature, art des notions, eut pour signes les mots, sensations d’abord auditives, devenues ensuite visuelles, à leur tour, sous l’usage de l’écriture.

Par les mots des langages, la littérature recréa les notions. Son développement subit les lois même de tout développement artistique, celles qui régirent (depuis les premières sculptures des Egyptiens, jusque les dessins modernes) les progrès de l’art plastique. Voici les plus graves de ces lois :

C’est d’abord le passage constant d’un état plus simple, relativement homogène, à un état plus complexe d’hétérogénéité. Les notions, su début peu nombreuses et très vagues, se désagrègent, s’affinent, se multiplient. La vie apparaît sans cesse composée d’éléments plus subtils. Les ressemblances des sensations décroissent ; les différences sont mieux perçues, à mesure que les sensations se répètent. Bientôt les termes généraux, « un mariage, une lutte », ne suffisent plus à faire recréer la vie ; l’âme requiert des notions plus précises. Ainsi l’art restitue, par degrés, une vie de notions plus détaillée : il prend un sujet total sans cesse plus restreint, afin d’en mieux tracer les éléments. L’analyse des idées et des faits se complique, tandis que se complique dans l’esprit le nombre même des idées et des faits.

Dans le même temps la reproduction de certains phénomènes naturels sous un ordre fixe détermine les âmes à concevoir cet ordre comme nécessaire, et forme ainsi à nouveau leur perception des choses. Naît un sens du possible et du réel, à travers lequel, désormais, doit être créée la vie. L’univers apparaît dominé par des lois constantes : les faits deviennent inconcevables, s’ils n’obéissent à ces lois. L’art, qui recrée-la vie des notions, perd ainsi le pouvoir de faire vivre des faits surnaturels ou prodigieux.19

Et comme le sens du réel et du possible va toujours s’affinant, l’art doit bientôt renoncer encore la création de faits simplement rares : après les actions miraculeuses, les aventures deviennent impossibles à une recréation artistique. La littérature, dans son effort essentiel à créer une vie plus vivante, marche vers l’analyse, complète et minutieuse, des faits les plus ordinaires.

Une autre loi importante de l’évolution artistique, c’est l’atténuation progressive — entre l’âme de l’artiste créant la vie, et l’âme de ceux qui la recréent — l’atténuation de tout intermédiaire. Nous avons le besoin, pour concevoir réelle la vie de l’art, de ce qu’entre elle et nous rien ne se place appartenant à une réalité différente. C’est la loi de la simplification des signes, dans la complication des notions. Ainsi la première littérature fut le récit : un homme narrait quelque histoire. Bientôt les âmes voulurent n’être plus séparées de l’histoire par ce narrateur : l’histoire fut présentée devant eux, agie par des hommes vivants, sur un théâtre. Puis le théâtre même fut impuissant à produire l’illusion de la vie : ces acteurs, hommes d’une réalité, jouant les rôles d’une réalité différente, c’était encore un intermédiaire trop dense, empêchant l’entière vie. On exigea un intermédiaire, un signe, moins ressemblant aux choses signifiées : plus aisément capable d’être pris seulement pour un signe, en dehors de sa réalité propre. Alors la littérature devint écrite : des lettres peu nombreuses, vite négligées pour leurs valeurs linéaires, évoquant, sans la gêner, une vie, tout différente, de notions.

Enfin l’évolution eut pour effet la multiplication et raffinement des âmes « différentes ». Tandis que la plupart des esprits gardaient un nombre égal d’égales notions, quelques-uns, privilégiés par des circonstances séculaires, subissaient plus vivement et plus rapidement la loi de l’hétérogénéité croissante. Ils exigèrent, et pour eux seuls, des formes artistiques plus fines que les formes qui suffisaient à la majorité de leurs contemporains. Aujourd’hui nous pouvons constater, à l’état statique, dans le monde actuel, les différents degrés de l’évolution chronologique. A maintes âmes suffisent encore les arts primitifs, le récit, renonciation très générale de notions brèves et sommaires. Il est des âmes plus complexes qui veulent avoir la vie de l’art recréée sur un théâtre, d’autres qui, impuissants déjà à concevoir réels des faits surnaturels, cherchent l’illusion de lavis dans les romans d’actions et d’aventures ; leur sens du réel est trop subtil pour reconstituer des prodiges, pas assez encore pour avoir besoin de faits pleinement ordinaires. Au dessus d’elles sont des âmes plus différentes : elles requièrent exclusivement, pour recréer la vie, une forme très affinée et complexe. Elles recherchent d’intenses et délicates créations, compréhensibles souvent à deux ou trois âmes seulement, parfois à nulle autre. Et cette différence leur constitue une supériorité funeste, jusque l’heure où notre démocratie les supprimera, pour le bien commun : voici que bientôt l’aurore bénie de l’égalité va s’épanouir en un triomphal rayonnement de plein ciel.

II §

Telles lois firent le développement historique de la littérature. Elle leur dut ses formes successives ; elle leur doit aujourd’hui la conservation de ces formes, correspondantes aux degrés divers de l’hétérogénéité intellectuelle.

Le premier effort de la littérature fut à créer les légendes fabuleuses, les narrations épiques, et les contes populaires. Les simples âmes des premiers peuples étaient satisfaites, dans leur besoin d’une vie artistique, par ces récits très vagues, On leur disait un alignement de faits généraux, les combats, les traversées. Nul détail à ces faits, nulle raison les expliquant : c’est qu’elles concevaient la vie sans détails ni raisons. Elles recréaient aisément une vie fantastique, pleine d’accidents surnaturels : car elles n’avaient pas encore modelé leur conception de la vie suivant les seules lois du possible ; ne voyaient-elles point, dans leur expérience sommaire, mille choses qu’elles devaient juger miraculeuses ? Un bel et noble prince conquérant par ses forces, ou par l’aide de quelque dieu, la blonde princesse enchantée : cette histoire valait, pour vivre en ces premiers esprits, ce que valent aujourd’hui pour nous les œuvres des réalismes les plus subtils.

 

Par des contes et des légendes naquit la littérature des Grecs. Et je ne crois pas qu’il faille chercher plus haut les origines de notre littérature : les âmes antérieures ont créé une vie que nous sommes impuissants à reconstituer ; leurs œuvres, du moins, n’ont pas, dès ce temps, contribué à la préparation des nôtres. Mais la Grèce antique, déjà fort civilisée, et tard venue dans l’humaine évolution, a été la terre privilégiée des lettres. Elle y a exercé un caractère spécial ; qui s’est imprimé aux premiers contes même qu’elle nous a laissés.

Les Grecs, après les clameurs et les peines des initiales batailles, avaient formé une race de raisonneurs, épris des notions claires et des enchaînements harmonieux, ils n’avaient point des sensations vives et n’étaient guère portés à l’émotion : nulle fougue passionnée ne secoue l’ordonnance tranquille de leurs discours, non plus que la froide sérénité de leurs faces. Leur esprit gardait un calme noble et sage : ils ignoraient l’amour sentimental (la famille même) les fièvres mortelles des chagrins, et la maladie et la misère qui causent l’émotion. Au sortir des luttes gymnastiques, ils poursuivaient sans nul emportement les ténus contours d’une discussion. Ifs furent, sous la douce chaleur de leur ciel, le peuple de la pure dialectique.

Voici d’abord que des chanteurs un peu diserts — et ce fut Homère — leur déclamaient les combats troyens, les sereines colères — sereines, si fatales — de guerriers fabuleux. Les épithètes, notant les sensations, étaient rares, vagues, peu variées : mais les actes étaient liés par une implacable logique ; et sans cesse des discours rompaient la série des actes. Admirable soin des notions et des raisonnements : l’âme première des Grecs y paraît. Et voici le théâtre, au lieu des récits. A peine assez d’action pour légitimer les disputes, les altercations, les controverses délicates ? Puis, à ces raisonneurs, un théâtre raisonneur et moralisateur : les drames-sermons d’Eschyle et de Sophocle sur le châtiment de l’orgueil, les héréditaires expiations. Encore ces fleurs, un peu maladives, du génie grec, les tragédies d’Euripide : « Vos dieux sont en vos âmes : ils sont les cruelles passions, détruisant l’équilibre salutaire des besoins : voyez les effets de ces maux ; tenez Hermione et Phèdre pour les images de vos passions. »

 

Mais à cette race exemplaire de dialecticiens ni le récit ni le drame ne pouvaient suffire longtemps : ils exigeaient une vie toute de notions pures, bellement enchaînées : ils exigeaient la forme du roman dialectique. Par l’admirable génie de Platon ils l’obtinrent, et nous avons gardé l’éblouissement de cet art divin. Qu’on les voie, au travers des dialogues, marcher et jouer, beaux d’une hardie beauté, les jeunes hommes d’Athènes. Ils jouent, entourant Socrate, le seul jeu qui les séduise, la discussion, la recherche d’hypothèses, l’enfantement ininterrompu de nobles rêves logiques. Platon a compris la réalité unique du Moi créateur, la projection de Lui au néant d’où naissent les mondes ; il a superposé la philosophie idéaliste parfaite du Vrai à la science évolutionniste de l’Apparent. Mais pour les artistes son œuvre — où l’art prend droit d’exister — est le roman exemplaire de l’âme athénienne. Il ne néglige point les sensations, trace d’étonnants paysages où se meuvent des formes qu’il décrit ; mais il n’en donne pas plus que n’en percevait son âme, tout amoureuse des seules idées. Ses personnages parlent peu de leurs affaires, n’y songeant point : ils vivent cependant une intense et délicieuse vie. L’honnête bourgeois Criton, homme solennel et discret m’est plus familier que le négociant parisien où j’achète mes plumes.

La littérature latine suivit un développement pareil à celui des lettres grecques, moins littéraire seulement, jusque le jour où la Grèce imposa aux Romains le désir de continuer son art. Qu’importent les premières légendes latines, les barbares essais du drame chez ce peuple ? L’imitation grecque, ensuite, fit la comédie sans art et sans vie de Térence ou de Plaute. Puis Virgile tenta une épopée et fit un agréable roman ; Tite Live mêla, dans son beau feuilleton, les qualités pratiques de l’esprit latin aux raisonnements hélléniques : et déjà ses raisonnements ne sont plus la dialectique d’Hérodote ou de Thucydide20. Tite Live est éloquent, doué de cette vertu nouvelle, que les Romains nous montrèrent, et que je crois le début d’une littérature spéciale, purement musicale. Plus tard Sénèque apporta le charme d’une pensée étrangement spirituelle et légère ; maints auteurs composaient, sous le titre de poèmes, histoires ou récits, des romans médiocres, dont l’attrait nous demeure aboli.

Le récit, le théâtre, le roman, ce fut les trois formes successives de la littérature ancienne. Puis vint le tourbillon où tout s’abîma : et les lettres, qui avaient longtemps survécu à leur utilité, durent à leur tour s’effacer. Un âge nouveau s’ouvrit, ou plutôt de nouvelles âmes arrivèrent au chemin de l’évolution artistique. Elles créèrent d’abord des légendes, puis des drames. Le Théâtre fut bien la forme de l’art littéraire pour les dernières époques du Moyen-Age : un théâtre non plus de raisonnements ou de discours, mais d’actions, de faits matériels. Dans les drames de Shakespeare cet état de l’art trouva son expression la plus complète : nulle analyse, nul souci d’une explication psychologique sérieuse ; jamais on n’a plus négligé l’étude des motifs mentaux ; mais c’est un superbe déploiement de gestes et défaits, un choc de paroles aisément poignantes ; la vie colorée, chaude, bruyante, — au fond creuse — une race très sanguine.

Corneille créa les drames plus reposés, plus nobles, d’une autre race. Déjà l’on Sent, dans ses tragédies classiques, l’impossibilité prochaine de la forme théâtrale. Pareillement les œuvres, tout estimables, de Molière, sont plutôt des romans dialogués. Après ces maîtres fut la fin artistique du drame. Les tragédies du XVIIe siècle, les mélodrames des romantiques allemands et français, et toutes les pièces scéniques de notre temps ont gardé la valeur de créations artistiques pour les âmes qui ont encore le besoin de voir la vie recréée matériellement : mais à des âmes supérieures ces choses, si même elles étaient moins romanesques, et d’une analyse plus subtile, paraîtraient inartistiques, exposées par l’intermédiaire d’acteurs.

C’est que, au XVIIe siècle, dans les œuvres de Racine surtout, est née une forme littéraire nouvelle, la forme du roman : et l’histoire de l’art littéraire, depuis ce temps, se réduit à l’histoire des modifications imprimées au roman par les divers artistes.

Le promoteur véritable de la littérature moderne, le seul père intellectuel de nos âges, est le philosophe René Descartes, jamais un homme n’a exercé sur son temps une influence aussi vive que l’a fait sur les pensées et les mœurs du XVIIe siècle cet écrivain peu bruyant. A des esprits préparés sa doctrine fut le geste décisif : la France et le monde n’ont plus entièrement cessé, depuis, être cartésiens.

Le principe fondamental de cette révolution fut la distinction des deux substances dont l’une est l’âme, la pure raison, capable du vrai, belle et divine : tandis que les sens relevaient de l’autre substance ; et d’eux venait toute erreur, les mauvaises imaginations qui aveuglent, les choses sensibles, viles et méprisables. De là, désormais, un culte de la raison, et le mépris des sens ; et les perceptions sensibles, dédaignées, disparurent de l’esprit : le monde devint un harmonieux agencement de notions. Au dessus des faits qu’on ne voyait plus, on vit l’ordre des faits.

Cette philosophie devait tuer le drame : elle le tua. Dès le début un merveilleux artiste, Racine, a créé la vie artistique sur les éléments de cette vie nouvelle. Les tragédies de Racine furent des romans psychologiques, restituant dans l’art la vie rationnelle des passions ; aussi peu semblables à des drames que les dialogues de Platon : moins encore, car Platon créait des entretiens véritables, tandis que souvent les personnages de Racine ne parlent point, expriment seulement, sous prétexte de discours, l’enchaînement de leurs intimes motifs. Appellerait-on drame un roman de Stendhal, récité sur des tréteaux, à haute voix ? Des romans, et purement rationnels. Ces personnages sont des âmes. Leurs passions ne relèvent point de causes sensibles : mais ils les vivent si intensément que je ne sais point d’œuvres plus réalistes, ou plus belles. Hermione — et maintes autres — est la restitution parfaite d’une âme spéciale, associant des motifs spéciaux, en un moment précis.

Le dix-huitième siècle subit une disposition intellectuelle propre : mais je cherche vainement une œuvre littéraire qui l’ait exprimée. Ces âmes légères et raisonnables, je les trouve recréées par Watteau, par Haydn et Mozart ; elles sont indiquées dans les petits journaux et mémoires du temps : nullement dans les écrits des littérateurs. Voltaire, l’admirable Grimm, Helvétius, furent plutôt des philosophes que de véritables artistes. Je me prends à penser qu’ils furent destinés par la Providence à préparer l’exemplaire artiste que fut Stendhal.

Celui-là est encore pénétré par l’influence cartésienne. Il ne voit que les âmes, la liaison des motifs. Mais il comprend mieux et perçoit plus finement la nature de l’âme. Il est le créateur d’une vie profonde et suprême, éclairée par une philosophie merveilleuse. L’âme crée ses idées : les idées résultent des volitions, et les volitions des motifs de plaisir qui dominent dans l’esprit. Stendhal a vu les hommes, autour de lui21, comme des conflits de motifs, poursuivant le plaisir. Il dresse ainsi des personnages qui sont des conflits de motifs : et comme il sait l’homme maître de ses idées, il institue en Julien Sorel une vie dirigée par les admirables motifs de l’Orgueil.

Cependant les premiers effets de la démocratie grandissante sont la révélation du monde sensible, et le détrônement de la raison. Les notions des objets matériels se colorent, s’affinent. Le romantisme exprime cet avènement de pensées nouvelles : par Hugo, épris des images précises et chaudes ; par Balzac surtout, créateur d’une vie un peu confuse, mais où halètent les fièvres de l’argent, et les ambitions de luxes mondains. Ces premiers romantiques, éblouis par les sensations neuves, n’avaient guère pu encore se faire un sens du réel : toutes les sensations leur paraissaient possibles : ils ne craignirent pas une vie artistique faite d’aventures. Les Anglais, que la contagion cartésienne avait moins atteints, furent les premiers à revenir de cet éblouissement. Le romantique Dickens n’est point plus soucieux que Hugo de l’analyse rationnelle : mais déjà ses romans recréent une vie plus naturelle, d’événements plus simples et plus réels. Après lui c’est Flaubert, c’est MM. de Goncourt et Zola qui ramènent le romantisme à créer une vie toujours purement sensible, mais plus normale et plus complète.

Tous demeurent des romantiques, c’est-à-dire des créateurs d’une vie purement sensible, indifférents au conflit des motifs, aux raisons qui, dans l’âme des personnages, déterminent cette vie. Cependant l’analyse psychologique n’avait point disparu : ce fut d’abord le Juif Heine qui nota, en de languides poèmes, la série d’idées subtiles et sentimentales. Puis les romanciers russes Tolstoï et Gonicharov, tentèrent une création totale de la vie, ensemble rationnelle et sensible : leurs héros voient, agissent, et raisonnent.

La littérature française ne nous a point donné encore, malgré d’aimables essais, un roman de vie complète, romantique et psychologique. En revanche, nos artistes ont perfectionné la forme du roman, l’ont bellement préparé à devenir ce roman attendu. Ils ont simplifié l’intrigue, l’ont réduite à des bornes de temps et d’espace assez étroites pour que les faits y placés puissent être pleinement recréés. Ils ont donné à l’afflux des notions sensibles nouvellement perçues, un précieux vocabulaire de signes nouveaux. Quelques-uns même, — et c’est la gloire de Flaubert22 — ont pris un personnage unique : le roman entier est la série des sensations perçues par lui seul. Toutes innovations nécessaires et légitimes, mais qui ne font pas excusable le caractère incomplet de cette vie : le personnage est, non expliqué, décrit ; nous savons, ce qu’il sent, mats non par quels motifs il le sent.

III §

La littérature, art des notions, eut toujours, depuis les légendes primitives jusque nos romans contemporains, une même destination, la destination reconnue par Wagner à toute forme de l’Art : elle voulut créer, nu dessus de la réalité habituelle, la réalité supérieure et plus réelle d’une vie artistique, y transposant, avec la joie du libre pouvoir, les éléments fournis par la vie habituelle. Il n’y a point une opposition entre le conte épique, le drame, le roman : mais c’est trois formes successives d’un même art : chacune a répondu et peut encore répondre aux besoins artistiques de certains esprits. Il n’y a point d’opposition entre le roman dit réaliste, et qui est seulement romantique, et le roman dit idéaliste, qui est seulement psychologique : c’est deux aspects différents d’une même vie : ils doivent être conciliés dans un aspect total, recréant complète la vie de la raison comme celle des sens.

Mais la littérature, art des notions, comme la peinture, art des sensations, ont, sous le développement et la liaison des idées, produit des arts nouveaux, spécialement émotionnels. La peinture a produit les œuvres symphoniques des Vinci et des Rubens, évoquant l’émotion par l’agencement des couleurs et des ligues ; la littérature a produit un art symphonique, la Poésie, évoquant l’émotion par l’agencement musical des rythmes et des syllabes.

Ainsi entendue, la Poésie fut très postérieure à la forme du vers — qu’elle n’implique pas nécessairement — et aux écrivains qu’on nomme les poètes. Le vers avait été, d’abord, un appareil mnémonique : exigé, aussi, par les premières convenances du chant, en raison de sa coupe régulière, favorable aux retours de la mélodie. Mais ni les chanteurs homériques, ni les tragiques grecs n’étaient soucieux de produire une musique purement verbale.

Les Latins semblent avoir les premiers senti que les mots, par une séculaire liaison avec des idées émouvantes, avaient acquis eux-mêmes une valeur émotionnelle. Ainsi que certaines alliances de couleur, pour avoir longtemps accompagné des objets voluptueux ou tristes, étaient enfin devenues aptes à évoquer, indépendamment de ces objets, la volupté ou la tristesse, ainsi certaines syllabes, employées à des mots suggérant l’émotion, étaient devenues les signes directs de cette émotion. Dans cette naissance d’une musique nouvelle, les rythmes acquirent une valeur avant les syllabes, et la littérature latine nous montre une éloquence tout musicale et rythmique, insoucieuse des notions sises sous les notes, usant les cadences, les prolongements et les césures des phrases, à la façon de périodes mélodiques, destinées à créer l’émotion. L’éloquence de Tite-Live, de Cicéron, de Salluste fut une combinaison solennelle et puissante de rythmes verbaux.

Par la suite des âges, un pouvoir pareil de signification émotionnelle s’attacha aux syllabes des mots : c’est un progrès tout comparable à celui de la musique pure, qui, d’abord, fut la mélodie, valant par les seuls rythmes et mouvements, et qui fut enfin l’harmonie, où chaque note (accord) acquit une force spéciale et propre d’émotion. Certaines âmes affinées connurent la tristesse alanguie et la brûlante joie de maintes syllabes : elles y trouvèrent la notation d’émotions musicales, mais aussi différentes des émotions de la pure musique, que des émotions produites par les procédés plastiques. Une harmonie des mots apparut possible, légitime : après la musique parlée des orateurs, naquit la musique écrite des poètes.

Dois-je dire que ni Racine, ni Molière, ni la plupart des écrivains en vers ce notre siècle ne furent des poètes ? Une convention les forçait à déformer leurs pensées pour les soumettre à un rythme fixe et inintelligent, à des rimes superflues. Dois-je dire encore que je n’attribue point à la poésie les pensées dites poétiques, toute pensée me paraissant plus aisée à exprimer par une prose !

La Poésie véritable, la seule qui demeure irréductible à la littérature proprement dite, est une musique émotionnelle de syllabes et de rythmes. Aussi voyons-nous les premiers poètes, empêchés encore d’une poésie pure par maintes conventions, et l’insuffisance de leur vision théorique, les voyons-nous du moins sans cesse plus indifférents au sujet notionnel de leurs œuvres. Ronsard, sous le prétexte d’élégies, Théophile de Viau — ce phénomène qui stupéfie la régularité cartésienne du XVIIe siècle — furent les musiciens de sonatines graciles et délicates ; Lamartine instaura la lente et parfois monotone symphonie de nobles sentiments. Victor Hugo créa la poésie romantique, évoquant les émotions seules de vies tout sensuelles. Son art conserva l’insuffisance d’une forme naissante : rythmique, nullement harmonieux.

Les poètes Parnassiens eurent la gloire de dédier pleinement le vers aux fonctions musicales. Ils choisirent à dessein, dans le besoin obstiné de traiter des sujets rationnels, les sujets les plus vagues et les plus indifférents. Cependant ils furent ouvriers d’une poésie prochaine, plutôt que poètes. Ils forgèrent des sonorités précieuses, d’admirables rythmes subtils ou élargis : mais ils négligèrent le sujet émotionnel non moins que le sujet notionnel : leurs musiques s’épandent au hasard, trouvailles ingénieuses de manœuvres. Nul d’eux ne donne une symphonie véritable, où soit analysée et développée la marche d’une émotion.

Le premier, M. Mallarmé tenta une poésie savamment composée, en vue de l’émotion totale. Il adopta volontiers pour sujet l’émotion produite, dans une âme étrangement pensive, par la création et la contemplation de rêves philosophiques. Il chercha la forme idéale d’une poésie purement émotionnelle, mais indiquant la raison des émotions en même temps qu’elle les traduisait. Il donna d’admirables musiques, liées entre elles et avec leur sujet par le mystère d’un nécessaire lien : exigeant seulement, des âmes délicates à qui il s’adressait, ce qu’exige des jeunes pianistes le dernier de nos auteurs de polkas ; la patience préalable d’une préparation, la résignation à ne point recréer d’emblée, mais bien après un légitime effort, les sereines et hautes émotions de son noble esprit.

M. Mallarmé s’est vu obligé encore à conserver la forme fixe du poème : à d’autres artistes elle apparut une entrave : et ils essayèrent la briser. Ils pensèrent que les rimes, la régularité des rythmes, étaient des procédés musicaux précis, ayant une signification émotionnelle spéciale : que, dès lors, ces choses ne devaient plus être imposées d’avance aux poètes, ainsi que des cadres : mais usées suivant le besoin, dans la symphonie, des complications émotionnelles qu’elles suggéraient. Ils rêvèrent une rénovation de la musique verbale, comparable à la rénovation faite, dans la musique instrumentale, par Wagner, qui n’a point annulé les airs, et les cadences, et les retours, mais leur a donné un sens particulier, et les a employés seulement pour produire certaines émotions.

Un jeune poète, M. Laforgue, maintenant la forme des vers, a osé déjà varier les rythmes suivant des raisons précises, et violer les sottes règles dites « pour les yeux » : comprenant que les sonorités seules importaient dans la poésie, et qu’un mot singulier y pouvait bien rimer avec un terme pluriel, s’ils avaient même façon d’être prononcés.

Je ne connais point d’autre poète, en notre littérature française d’aujourd’hui, et j’ai vainement cherché hors de France un musicien des mots23 Les nouveaux poètes anglais ne diffèrent des anciens, de Byron et de Swinburne, que parce qu’ils ont un moindre talent. Mais cette mort de la poésie ne détruit point la possibilité d’une littérature émotionnelle : la musique des mots peut être aussi clairement, et plus entièrement, exprimée par une prose : une prose tout musicale et émotionnelle, une libre alliance — libre au point de vue du sens notionnel — une alliance harmonieuse de sons et de rythmes, indéfiniment variée suivant l’indéfini mouvement des nuances d’émotion. J’admire cette musique, grandement savante déjà et combien superbe ! — dans les confessions de l’anglais Quincey ; je l’admire surtout dans quelques phrases prestigieuses du comte de Villiers de l’Isle-Adam, magicien des musiques expressives, suggérant, par des liaisons de syllabes, une vivante émotion.

Ainsi une littérature nouvelle s’est — par les lois même des formes artistiques — constituée avec les procédés de la littérature notionnelle et comme une couleur, aujourd’hui, peut, diversement, évoquer une sensation ou une émotion, les syllabes denos mots sont, ensemble, les signes de notions et d’émotions. C’est deux arts, ayant les mêmes moyens : deux littératures tout différentes, mais également précieuses pour la destination commune de tous les arts. La littérature des notions, et la littérature musicale recréent des modes différents de la vie : mais de la même vie.

Telle fut, — trop brièvement esquissée — l’évolution de l’art littéraire. Que serait, dans ces conditions, la littérature wagnérienne ? Elle serait à poursuivre l’œuvre conciliatrice de Wagner. N’entendons-nous point la voix aimée du Maître, et qu’elle nous dit : « Tous les arts ont une fin commune : tous ne valent que s’ils y travaillent. Littérateurs, comprenez l’effort de vos devanciers : ils ont employé leurs âmes à créer une meilleure vie : poursuivez leur tâche en créant la vie que peuvent concevoir vos âmes nouvelles ! J’ai tenté la création totale de la vie par l’union des arts : mais les arts n’étaient point prêts : vous les préparerez. Vous ne dédaignerez aucun mode de la vie, parmi ceux dont est capable la littérature. La vie est un enchaînement d’idées, sensibles, abstraites, se produisant l’une l’autre, et d’émotions : vous jugerez tous ces éléments dignes d’entrer dans votre œuvre, et vous rechercherez les signes spéciaux qui conviennent à chacun d’eux, Votre roman ne sera ni un naturalisme, ni une psychologie, ni une fine musique verbale : il sera vivant, par l’union de toutes ces formes. Alors, sur le fondement d’une littérature enfin constituée, la peinture et la musique pourront ajouter leurs modes vitaux : les artistes amont l’Art : la vie complète sera créée, par l’alliance de tous ses modes 24.

IV §

J’ai naguère voulu éclairer, ici, par quelques exemples, une théorie de la peinture appuyée aux principes de l’esthétique wagnérienne. Laissera-t-on que je cherche, dans quelques œuvres littéraires récentes, les exemples pareils d’une littérature wagnérienne ? Les livres sont rares, où je pourrai trouver un progrès artistique : quelques-uns doivent être cités.

M. Zola fut jadis le chef d’une école, dénommée pour lui naturaliste, et qui fut seulement une réduction du romantisme aux lois nouvelles de la réalité sensible. Il vit l’univers comme un ensemble de sensations : mais il reconnut impossible une recréation artistique de sensations non ordinairement perçues dans la vie réelle. C’est une vie tout sensible et matérielle qu’il a restituée dans son roman : L’Œuvre. J’y ai lu maintes descriptions chaudes et précises, évidemment inférieures, pourtant, aux peintures précédentes du même écrivain. La psychologie est nulle : les personnages sont des néants, égarés en des corps très vivants, et parmi des lieux bien décrits. Claude, le héros, est un peintre falot ; l’auteur nous répète qu’il a du génie, mais n’a jamais songé à nous le prouver par l’analyse des idées. Puis le malheur est que M. Zola ne se résigne point à recréer les seules notions sensibles : il prend pour sujets des événements psychiques, et pour personnages des hommes supérieurs : il peuple ainsi de fantômes des œuvres qui pourraient être fort belles s’il les bornait à la description des couleurs et des gestes ; s’il variait, aussi, la musique trop régulière, et un peu facile, de ses phrases.

M. Joris Karl Huysmans n’est point davantage un psychologue, et les conflits des motifs ne l’occupèrent jamais. Mais il a choisi toujours — sauf dans le médiocre roman A Rebours — des sujets adaptés à la nature spéciale de sa pensée. Il fait vivre des tâcherons et des filles, ou quelque employé de bureau soucieux des aisances matérielles. Et nul littérateur n’a eu, autant que celui-ci, l’algue et précise notion des sensations diverses. Il a fait, dans un genre précieux, des romans presque parfaits, déparés seulement par une composition parfois gauche, insuffisamment objective et impersonnelle. Les Croquis Parisiens, qu’il a réédités, sont une galerie d’images affinées, brillantes, restituant les odeurs et les teintes et les bruits des choses.

Pour M. Bourget, au contraire, la vie apparaît toute en les déductions des motifs : le monde des sensations est à peine indiqué dans ses beaux romans. J’aime le dernier d’eux, Crime d’Amour, plus peut-être qu’il ne conviendrait : la psychologie y est un peu factice, trop stendhalienne pour les âmes modernes des héros ; le personnage de la femme est pâle, ses pensées enchaînées par des liens sommaires. Puis l’on peut se défier d’une analyse qui trop souvent consiste en des interrogations au lecteur : le lecteur doit apprendre de l’auteur pourquoi se produit tel ou tel phénomène moral, et non entendre l’auteur le lui demander. Cependant les deux âmes du mari et de l’amant vivent une vie singulière et charmante, au travers de ces fines pages. Depuis l’avènement du romantisme, Duranty avait seul tenté la création d’une vie psychologique : M. Bourget a eu l’honneur de rendre à notre littérature l’analyse des notions rationnelles : il l’a fait en un style net et gracieux. Voudra-t-il, ainsi préparé, nous donner bientôt une œuvre de vie totale, et moins constamment occupée aux cruelles passions ; tenant un meilleur compte des idées sensibles, qui causent les conflits de motifs, et qui en résultent ?25

Combien sont admirables et vivantes, malgré les défauts d’une composition fragmentée, les notes du comte Léon Tolstoy sur le siège de Sébastopol ! Les notions sensibles y sont mêlées aux plus minutieux raisonnements. La vision créatrice de l’auteur projette ces personnages dans l’objectivité absolue d’une existence complète : elle dissèque merveilleusement les motifs véritables du courage, de l’héroïsme, de la peur, et les actes, et les sensations que ces motifs produisent. Toutefois l’incohérence du récit est extrême : vingt personnages occupent successivement l’intérêt : de là, chez le lecteur une lassitude, dans l’effort à recréer ces vies, si diverses et complexes, et qui défilent, laissant la place à d’autres. Tolstoy, et plus encore Gontcharov, ont donné à l’Art les romans de la psychologie sans nul parti-pris : mais ils ont été les aristocrates d’une race indolente ; ils ont laissé aux Français le soin de parfaire la forme du roman : et voici qu’à nos esprits, coutumiers de cette forme, la vie de leurs œuvres apparaît incomplète.

Les romans nouveaux, hors ceux que j’ai nommés, ne témoignent pas un sérieux progrès de fart littéraire. Je ne puis apprécier davantage les œuvres nouvelles des poètes. Les Complaintes de M. Laforgue m’ont séduit plutôt par des innovations formelles : les émotions exprimées sont encore très vagues, insuffisamment enchaînées et déduites. M. Mallarmé, occupé à une œuvre très hardie, n’a fait paraître rien, sinon un sonnet sur Wagner, publié ici même, qui était fort beau, et dont on a beaucoup ri. M. Paul Verlaine, un poêle parnassien de grand talent, a montré dans Jadis et Naguere, parmi maints poèmes médiocres, dans une inanité totale d’idées ou de plans, quelques musiques charmantes, languides et mièvres, et d’une tristesse souriante. Mais voici que le plus extraordinaire musicien des mots, M. le comte de Villiers de l’Isle Adam, a dressé, dans Axel, le monument, imparfait et gigantesque, de la littérature émotionnelle.

Comme les romanciers russes, et plus profondément, l’auteur de ce roman dialogué est un aristocrate. Il vit, naturellement, par le seul besoin de sa hautaine différence, une vie supérieure, puissamment créée au dessus de notre réalité vulgaire qu’il ne perçoit plus. Il enfante les images, toujours réelles et magnifiques, d’âmes harmonieuses : il recrée leurs actes et leurs visions : il éprouve les angoisses et les joies de leurs émotions. Et, comme tous les aristocrates, il n’a point le pouvoir de fixer ces images : la rédaction étant un travail postérieur à la création artistique, une descente dans le monde, à lui fermé, des réalités habituelles. Aussi les personnages de ses œuvres ne vivent point pour nous la vie totale qu’il leur crée. Mais M. le comte de Villiers de l’Isle-Adam connaît le mystère d’une musique surnaturelle. Ses livres sont mal composés, les notions ne s’expliquent point l’une par l’autre : par instants, malgré ces défauts, une phrase surgit, qui bouleverse l’âme et la force à créer la plus intense vie d’une émotion précise.26 Un amoncellement de syllabes fortes et rapides ; et la passion des cœurs amoureux y vibre comme en quelque géniale symphonie ; ailleurs une mélodie lente et fluente : un adagio de miraculeuses paroles, et l’éveil d’une tristesse royale.

Par quel hasard ces précieuses vertus dominent-elles dans ce drame, plus qu’en les œuvres antérieures de M. de l’Isle-Adam ? La conception, comme toujours, est superbe s la rencontre de deux jeunes esprits princiers, qui renoncent la sagesse pour l’or, et l’or pour l’amour. La composition, comme toujours, est faible : un directeur de théâtre serait fou, qui accueillerait un drame aussi mal construit. Et c’est, aux actes I, IV et V, la merveille d’une musique radieuse, adaptée au sujet, presque continue : c’est la solennelle majesté d’un rite sacré, où bruissent les révoltes de quelque luxurieuse passion ; c’est l’émotion douloureuse d’une lutte entre la science et les épouvantables désirs des ors ; c’est un chant d’amour si fervide et cruel, que le cœur halète, abîmé, sous l’afflux des perverses harmonies.

V §

Chacun de ces artistes emploie des qualités précieuses sous des formes diversesXXXV. Quand donc un artiste viendra-t-il qui associera ces qualités et ces formes, au profit d’une complète vie littéraire ? Aurons-nous le roman que vingt siècles, de littérature nous ont préparé, un roman recréant les notions sensibles et les raisonnements intimes, et la marée des émotions qui, par instants, précipite les sensations et les notions dans un confus tourbillon tumultueux ? Cette construction du roman parfait se fera par une habitude croissante de concevoir et de recréer la vie : elle aura besoin, encore, d’une forme parfaite, dont les dernières œuvres de nos romanciers nous peuvent suggérer l’idée.

Pour restituer une complète vie littéraire, l’artiste devra d’abord borner son effort à la création d’un seul personnage. Lorsqu’il y a deux rôles dans un roman, l’artiste doit, alternativement, les vivre l’un et l’autre : c’est une nécessité, pour lui, de modifier sans cesse ses visions. Une difficulté en résulte à concevoir réelles ces vies qui paraissent, s’effacent, reparaissent. Le romancier dressera une seule âme, qu’il animera pleinement : par elles seront perçues les images, raisonnés les arguments, senties les émotions : le lecteur, comme l’auteur, verra tout, les choses et les âmes, à travers cette âme unique et précise, dont il vivra la vie27.

L’artiste devra limiter la durée de la vie qu’il voudra construire, Il pourra ainsi, durant les quelques heures de cette vie, restituer tout le détail et tout l’enchaînement des idées, On n’aura plus des perceptions isolées, inexpliquées, mais la génération même, continue, des états mentaux.

La vie que peuvent recréer les littératures est une vie où les émotions interrompent, par places, la série des notions. L’artiste devra mêler à la forme du récit, la forme musicale de la Poésie. Il exprimera les douleurs et les joies par des agencements sonores et rythmiques de syllabes, insoucieux, dans ces rares passages, du sens notionnel des mots : puisque, aussi bien, nuls mots ne peuvent traduire les émotions.

La vie, — notre vie surtout, si nerveuse — est un avènement ininterrompu de notions nouvelles. Sans cesse les sensations survenantes nous portent à des notions plus subtiles : l’artiste, recréant cette vie, devra désigner ces notions nouvelles par des termes nouveaux. Mais ce progrès ne sera possible que si nous reconquérons d’abord à la littérature un langage aujourd’hui prostitué.

Pour qu’un littérateur puisse faire des mots nouveaux, et les faire compréhensibles, il faut que la grammaire et la langue soient rigoureusement fixées, et que les mots existants gardent un sens précis. Or le journalisme quotidien a privé la langue française de ces deux vertus. Afin de rendre plus aisée nos hâtives écritures, nous avons substitué à la grammaire logique un amas de routines et d’incorrections. Le sujet, l’attribut, nous avons mis ces choses aux mêmes cas : nous avons adopté une syntaxe ridicule, où s’étale, innombrable et monstrueuse, l’exception. Que l’on invente un mot nouveau : la phrase sort des phrases habituelles et nous ne comprenons pas, faute d’une syntaxe logique, assignant aux termes dans tes phrases la place même qu’ils occupent dans la pensée, — Mais la misère la plus cruelle de notre langue est l’abolition des significations précises, la pestilente invasion des synonymes et des métaphores. Le mot est une image : à chaque mot doit répondre une image, une notion nette, unique. Or, pour la rapidité de notre parole, nous avons atténué extrêmement cette vision du sens attaché aux mots. Les termes ne sont plus des images, dans notre esprit, mais suggèrent, au plus, de lointains fantômes d’images. Qui se demande, écrivant, ce que représente chacun des termes qu’il emploie ? De là plusieurs mots admis à un même sens, dans l’effacement de leur sens précis : de là des phrases d’une incohérence stupéfiante : « Il s’est oublié jusqu’à s’emporter … » Sur une telle langue comment greffer des mots nouveaux sans être incorrect et sans devenir inintelligible ? La recréation littéraire des notions subtiles no sera possible que si l’on se reprend à voir les mots ; alors seulement on pourra les modifier, les infléchir, suivant les nuances des idées.

Quand donc naîtra cette littérature artistique, produisant la vie totale d’une âme ?

Je crois entendre la voix de Wagner, adressant à l’Art de notre temps ces ingénieuses demandes. Un long séjour dans les casemates universitaires a développé chez moi, jusque l’hallucination, le sens de la prosopopée. Mais voici que j’entends, la voix de l’Éternelle Sagesse, de la tout-voyante Isis, en ma faveur dévoilée. Elle parle avec une lente pitié : elle répond :

« Les sagaces exspectations, en vérité ! Elle naîtra, cette belle littérature, dans la bienheureuse semaine — oh si proche ! — où tous les jours seront des jeudis : dans la semaine où les âmes différentes, seules capables de créer un tel art et de le recevoir, où elles seront excitées à raffinement ininterrompu, joyeux, de leur différence ; dans la semaine, — la délicieuse semaine bien aimée — où l’État fera aux artistes un petit public très subtil ; dans la semaine où le littérateur pourra donner son œuvre à quelques âmes spécialement préparées pour la recréer ; dans la semaine — demain, demain matin ! — où un sage tyran comprendra que seule la joie des artistes a quelque raison d’être : où il écartera des artistes les vaines ombres meurtrières de l’humanité démocratique ; où il les entretiendra dans la santé de leurs estomacs, l’élégance de leurs vêtements, et la liberté sereine de leurs âmes ! »

Teodor de Wyzewa

Bibliographie28 §

Richard Wagner, par Catulle Mendès (un vol. in-18, de 294 pages, à 3 fr. 50),

Ce livre réunit les études que M. Catulle Mendès a consacrées à Richard Wagner.

Dans l’Avant-propos est développée la thèse … « ne pas tendre à Wagner les mains qui l’applaudissent … »

Ensuite, des Souvenirs personnels : Souvenirs de Triebchen, très aimables aperçus sur la vie du Maître à Triebchen ; — Épître au roi de Thuringe, amusant récit des représentations du Rheingold, à Munich, en 1869.

A la Revue Wagnérienne ont été données les Notes sur la théorie Wagnérienne.

Puis, sept grandes études, brillantes et fortes, sur les drames Wagnériens, parmi lesquelles celle sur Tristan est à signaler. L’étude sur Parsifal était inédite.

En Épilogue, le dialogue du vieux Wagnériste et du jeune prix de Rome que connaissent nos lecteurs.

Ouvrage très littéraire et d’un continu intérêt.

Le portrait de Richard Wagner gravé à l’eau-forte par Eug. Abot (une planche de 12 X 17, à 3 fr.) que nous avions annoncé vient d’être publié. D’un ton très délicat et achevé avec beaucoup de finesse, il est en outre d’une très exacte ressemblance et d’une belle expression. A côté des nombreux portraits de Wagner faits à l’étranger, celui-ci, d’un artiste français, doit tenir une des meilleures places.

Beethoven — la sua vita e le sue opere — par Leopold Mastrigli (un vol. in-18. de 288 pages, à 3 fr. 50).

Cette nouvelle biographie de Beethoven, si elle ne donne que peu de documents nouveaux, est intéressante et utile par un exact résumé des travaux plus considérables qui l’ont précédée. La partie spécialement biographique est faite surtout avec des lettres du Maître : la partie critique avec les jugements de Richard Wagner très habilement réunis et cités. L’ouvrage se termine par le catalogue des œuvres de Beethoven.

 

 

Paris, le 8 juillet 1886. §

La mort de S. M. le roi Louis II de Bavière §

Roi, le seul vrai roi de ce siècle, salut, Sire,

Qui voulûtes mourir vengeant votre raison

Des choses de la politique, et du délire

De cette science intruse dans la maison,

 

De cette science assassin de l’Oraison

Et du Chant et de l’Art et de toute la Lyre,

Et simplement et plein d’orgueil en floraison

Tuâtes en mourant, salut, Roi, bravo, Sire !

 

Vous fûtes un poète, un soldat, le seul Roi

De ce siècle où les rois se font si peu de chose

Et le martyr de la Raison selon la Foi.

 

Salut à votre très unique apothéose,

Et que votre âme ait son fier cortège, or et fer.

Sur un air magnifique et joyeux de Wagner.

 

Paul VerlaineXXXVI

Les fêtes de Bayreuth §

en 1886 (j)

Répétitions

Tristan : instruments à vent : 29, 50 juin.

  instruments à cordes.

  orchestre réuni : 30 juin, 1, 2, ) juillet.

  chant, au piano, hors le théâtre : 29, 30 juin, 1 juillet.

  sur la scène : 2, 4, 5 juillet.

  chant et orchestre : 6, 15 juillet.Parsifal : instruments à vent : 4, 5 juillet.

  instruments à cordes.

  orchestre réuni : 8, 9, 10 juillet.

  chœurs et solos, au piano : 7 juillet.

  chant, au piano, sur la scène : 8, 9, 10 juillet.

  chant et orchestre : 12, 13, 14 juillet. Séances extraordinaires : 11, 16 juillet.

Parsifal : répétition d’ensemble, avec costumes : 17 juillet. Tristan : 18 juillet.

Parsifal : répétition générale : 20 juillet. Tristan : 21 juillet.

Représentations

Parsifal : 23, 26, 30 juillet, 2, 6, 9, 16, 30 août. Tristan : 25, 29 juillet, 1, 8, 12, 15, 19 août.

[…]

 

Kundry, Isolde : Malten, Materna. Sucher.

Thérèse Malten

Mademoiselle Thérèse Malien, c k. Kammersœngcrin » à l’Opéra de Dresde.

Née en Prusse Orientale, en 1855 ; études musicales avec le Dr. Kr.gel, à Merlin ; en 1873, début à Dresde, dans Patuina de la Flûte enchantée. Depuis lors, Mademoiselle Malten n’a quitté le théâtre de Dresde que pour des représentations extraordinaires en Allemagne, Angleterre, Russie.

Mademoiselle Malten a joué le rôle de Ivundry à Bayreuth.

Amalie Matkrna

Madame Amalie Friedrich Materna, « k. k.Kammersaangerln » l’Opéra de Vienne,

Née à Saînt-Georgen (Styrie), en 1847 ; premières études musicales à Vienne ; début dans l’opérette et l’opéra-bouffe au Thalia-Theater de Graz, puis au Carl-Theater de Vienne ; nouvelles études avec Proch ; en 1869, débuts à l’Opéra de Vienne dans l’Africaine.

Madame Materna a joué à Bayreuth le rôle de BrXXX et celui de Kundry.

Rosa Sucher Madame Rosa Sucher, « Openismngeriu » à l’Opéra de Hambourg.

Née près de Ratisboime, où elle a fait ses études musicales ; en 1878, début à l’Opéra de Hambourg, qu’elle n’a plus quitte depuis cette époque.

Madame Rosa Sucher a épousé, peu après son début, le chef d’orchestre de l’Opéra de Hambourg, M. Joseph Sucher. Bile chante à Hambourg les principaux rôles du répertoire Wagnerian,

 

Parsifal, Tristan : Gudehus, Vogl, Winkelmann »

Heinrich Gudehus M. Heinrich Gudehus, « k. Kaminersamger » à l’Opéra de Dresde.

Né à Celie (Hanovre) en 1845 ; d’abord professeur dans le lycée de jeunes filles et organiste à Goslar ; étudie ensuite le chant avec Madame Schnorr de Carosfeld ; en 1870, déboule à l’Opéra de Berlin ; après un succès se retire pour étudier ; en 1875, engagement à Riga, puis à Lubech, Fribourg ; en 1880, à Dresde.

A Bayreuth, il joua Parsifal.

Heinrich Vocl M. Heinrich Vogi … l’Opéra de Munich.

Né à Munich, en 1845 ; d’abord maître d’école à Freising et à Ebersberg ; Franz Lachncr le décide à étudier le chant ; en 1865. il débute dans is Freischütz, à Munich » où il est resté.

M. Vogi joua Loge à Bayreuth, en 1865. M. Vogi épousa Mademoiselle Therese Thosu, qui fut également engagée et resta avec lui au théâtre de Münich. C’est M. et Madame Vogi qui ont joué les premiers, après M. et Madame Schnorr, les rôles de Tristan et d’Isolde.

Hermann Wink.klm.ann M. Hermann Winkelmann « k. k. Kammerssenger » à l’Opéra de Vienne.

Né à Brunswick, en 1849 ; étudie le chant à Hanovre et à Paris ; début à Sordersh au sen ; ensuite, engagement à l’Opéra de Vienne, où il est encore.

M. Winkelmann a joué le rôle de Parsifal à Bayreuth,

 

Brakgne : Staudigl.

Mademoiselle Gisela Staudigl, grossherzogl, Hofopercsaengeria à l’Opéra de Cailsruhe.

Amfortas : Gura, Reichmann .

M. Eugen Gera, « k. Kammersänger » à l’Opéra de Munich, Né la Bohême, en 1847 ; débute à Munich en  1865, En 1876, a joué Bayreuth Dernier et Gunther.

M. Theodor Relahmacn, « k. Kammersänger  » à l’Opéra de Vienne. Précédemment à Munich ; a joué Acifortss, à Bayreuth, en 1883, 83 et 84.

Kungsor, Kurwenal : Plank, ScheidemanieL

M. Plank, « grossherzogl. Hofeperasœnger » à l’Opéra de Carlsruhe. Il a chaaté Klingsor et Titurel à Bayreuth, ea 1884.

M. Scheidesuantel, r k. Kamoiersarnger » à l’Opéra de Dresde.

Gurhemanz, Marke : Siehr, Wiegand.

M. Gustave Sichr. « k. Hofopcrassenger » à l’Opéra de Munich. Né en Westphalie, en 1837 ; d’abord médecin ; débute comme chanteur à Neustrelitz ; à Munich depuis 1876. A joué Ilagen à Bayreuth en 1876, et Gurnemanz en 1883 5, 83, 84.

M. Wiegand, c Operusnengcr a à l’Opéra de Hambourg.

Ecuyers : Mmes Reuss-Belce, Sieber, MM. Forest, Gtiggenbiihler, Kellerer. Les autres rôles, par Mmes Reuss-Belce, Sieber, MM. Forest, Grupp, Gnggenbüller, Halper, Kellerer, Schneider.

Les solos des Filles-Fleurs, par Mmes Fritsch, Förster, Ledinger, Kaner, Reuss-Belce, Sieber. Choeur des Filles-Fleurs, par 34 chanteuses. Chœur de la coupole, par 12 chanteuses, 15 chanteurs, 45 enfants.

Chœur du théâtre, par 30 chanteurs.

Orchestre : 32 violons, 12 altos, 12 velles, 8 contre-basses,

4  flûtes, 6 clar. et clar.-b., 5 hautb. et cor angl.

5  bassons et contre-basson, 9 cors, 4 tromp., 4 tromb., 1 tuba, 4 harpes, 2 paires de timbales,

Notes sur la musique wagnérienne en les œuvres musicales françaises en 1885-188629XXXVII. §

La musique, dit-on, ne doit pas peindre, mais exprimer des sentiments ; et l’on fait pour le prouver de beaux raisonnements.

(Camille Saint-Saëns : la France du 23 mars 1885)

 

La vie humaine, que l’Art Wagnérien doit recréer, est faite d’éléments en apparence très divers, mais issus tous de la sensation, et produisant, dans leur complexité croissante, les deux modes de la notion et de l’émotion. L’art plastique recrée les sensations ; l’art littéraire recrée les notions : j’ai montré que les procédés de ces deux arts pouvaient encore, par un détournement de leur destin premier, traduire certaines émotions d’origine sensuelle ou notionnelle. Mais les émotions les plus subtiles et les plus profondes sont recréées, seulement, par un art spécial, incapable de toute autre destination, par la Musique.

 

I §

Dans le grand parc mondain et joli, par les soirées chaudes quelque rêveur s’attarde sur un banc, tandis que les arbres, au loin, cisèlent de noires images vacillantes le spectacle étoilé du ciel, et que passent enlacés, ou bien s’assoient, les couples élégiaques. L’âme du rêveur perçoit le jeu mobile des lumières, les bruits des paroles, là-bas, et les mares éclatantes — cerclées étrangement d’une verdure sombre, les mares de blancheur étalées au sol par le jet des lampes électriques. Elle voit sautiller, dans les allées, quelques frêles enfants très gracieux. Et comme il n’a point l’esprit occupé à d’autres pensées, le rêveur se rappelle d’enfantines journées évanouies. Maints hasards de sa vie, qui jadis lui avaient paru indifférents, il les revoit, et leur suite logique. Mais bientôt les souvenirs affluent ; ils se mêlent et affluent : c’est des tronçons de faits anciens, des visions ténues et innombrables ; comme la secousse joyeuse d’un large flot qui s’élève, et qui l’envahit. Les sensations, tout à l’heure perçues nettement, se joignent à cette marée tumultueuse d’idées. Il éprouve un bonheur fiévreux, quelque rapide grandissement de soi, dans cette vie évoquée, et qu’il revit. Alors le rythme de ses images s’accélère : elles tournoient maintenant, tournoient sans arrêt devant lui : une allégresse montante, haletante, éperdue. Puis, sous une réflexion soudaine, le beau rêve est changé : ces âges délicieux, oui, ils sont lointains, désormais finis. Par degrés les sensations et les notions sont décolorées : la création des images s’apaise : un voile couvre la folle danse, ralentie. Le rêveur perçoit mieux les bruits du parc ; il les perçoit imprégnés d’une méchante tristesse. Il souffre, et voici que sont dissipés et fuient les derniers tourbillons des souvenirs. Un vide cruel, dans l’âme. Et voici revenus les raisonnements habituels, le rêveur regarde, réfléchit : son émotion a disparu.

L’émotion est ainsi un état très instable et très rare de l’esprit : elle est un rapide afflux d’images, de notions, un afflux si dense et tumultueux que l’âme n’en peut discerner les éléments, toute à sentir l’impression totale. Parfois l’émotion escorte un raisonnement, ou quelques paroles prononcées : alors elle est un accompagnement sonore et continu à de très poignantes idées. Parfois elle envahit tout l’être, et les paroles cessent, comme les notions. La joie ou l’angoisse étreignent l’âme : c’est la triomphante extase de passion, l’extase fougueuse et brève que les amants connaissent, aux rares minutes de l’amour.

Traduire l’émotion par des mots précis était évidemment impossible : c’était décomposer l’émotion, donc la détruire. L’émotion, plus encore que les autres modes vitaux, ne peut être traduite directement, mais seulement suggérée. Pour suggérer les émotions, mode subtil et dernier de la vie, un signe spécial a été inventé : le son musical.

Par quel mystérieux enchaînement de circonstances historiques fut acquis aux sons le pouvoir d’évoquer les profondes émotions de l’esprit ? Non point, certes, par une prédestination naturelle. Les sons n’ont pu davantage, à l’origine, signifier les douleurs ou les joies que les mots n’ont pu signifier leurs notions correspondantes. Aussi l’histoire de la Musique nous montre la formation continuelle de nouveaux langages musicaux : à chaque peuple, les mêmes émotions suggérées par des rythmes et des sons différents. Comme le langage des arts plastiques, et comme celui des arts littéraires, le langage de la Musique fut d’institution purement humaine. Non qu’il soit né, cependant, d’un simple artifice, de quelque convention volontaire entre les hommes : mais, pareillement à tous les langages d’une association fortuite, consolidée en l’âme par d’héréditaires habitudes ; d’une vieille association qui lia certains rythmes et sons à certains états passionnels de l’esprit.

Dans l’émotion joyeuse, souvent la poussée des images devient plus rapide : les rythmes rapides ont désigné la joie, d’abord pour les paroles, puis pour le chant, qui fut un effort à rendre les paroles plus expressives. Certaines relations de sons conviennent, plus aisément que d’autres, à la disposition du larynx humain : de là, une tendance à signifier, par ces relations, des états de repos ou d’apaisement. Ainsi, et par maintes accordances telles, désormais secrètes, les émotions des premières âmes furent liées à ces signes. Le langage initial de la musique fut constitué, œuvre de hasards séculaires.

II §

Toutes les formes de l’art poursuivent une fin commune, la création d’une vie supérieure au moyen de signes précis. Toutes vont à cette fin par un progrès continu, dont j’ai naguère noté les lois dominantes. L’art musical, recréant la vie des émotions, devait obéir à ces lois : par elles il fut régi, dans la succession historique de ses aspects et de ses caractères.

La première loi de l’art est le réalisme : au monde de la réalité habituelle doivent être pris les éléments de la réalité artistique. L’artiste peut seulement imprégner cette réalité habituelle d’une vie plus intense, la transposer, volontairement, dans l’Art. Ainsi les musiciens, toujours, furent pleinement réalistes : ils n’ont point créé pour la musique des émotions nouvelles : ils ont recréé, plus vivantes, les émotions qui, dans l’habitude, poignaient leurs âmes.

La seconde loi de la vie, et de l’art qui l’exprime, est le passage constant d’un état plus simple, relativement homogène, à un état plus complexe d’hétérogénéité. Sous l’habitude croissante les émotions s’affinent, se multiplient. C’est, d’abord, dans l’âme, à peine deux ou trois vagues passions, la crainte, l’espérance, le fougueux désir. Bientôt, s’épandent les nuances ; les émotions deviennent plus subtiles ; à chaque moment correspondent des joies, des douleurs spéciales. De là, pour la musique, une complexité croissante des signes et du langage. Les rythmes, au début ; l’émotion produite seulement par les rapports de sons : c’est la Mélodie. Puis sous l’hétérogénéité montante des émotions, naît une forme plus complexe, l’emploi des accords : quelques sons nouveaux sont créés, par des alliances de notes. Enfin les notes et les accords, qui valaient seulement par leurs relations et mesures, vêtent des significations propres, indépendantes de leur place dans la mélodie. La mélodie est une musique produisant l’émotion par les rapports ce ses éléments : l’harmonie véritable est la reconnaissance, en chaque élément, d’un sens émotionnel distinct. Ainsi le langage musical fut sans cesse plus complexe, sous la complexité sans cesse plus vive des émotions : et chacun de ses termes acquit une valeur émotionnelle plus précise, devint plus exclusivement le signe d’une émotion définie.

A mesure que les âmes se développent, elles requièrent davantage, entre elles et l’âme de l’artiste, l’atténuation de tout intermédiaire. Les divers signes de l’art ne sont que des signes. Leur valeur propre doit être négligée, dans l’unique perception des choses qu’ils signifient. Ainsi les sons de la musique ne nous doivent pas intéresser en tant que sons, mais comme les représentants d’émotions artistiques. Mais un jour vient où, pour les âmes très délicates, les signes de l’art apparaissent trop sensibles, incapables désormais d’être négligés. La perception de l’œuvre est ainsi gênée : un intermédiaire s’est dressé, non senti auparavant, entre ces âmes et l’âme de l’artiste créateur. Alors l’artiste doit employer des signes moins denses, plus différents, par leur aspect sensible, des choses qu’ils signifient : l’artiste plasticien use la peinture, au lieu de la statuaire ; le littérateur remplace le récit oral par le drame, et le drame par le roman. La musique, art postérieur, et plus constamment modifié dans ses langages, a subi moins vivement l’influence de cette loi. Mais déjà l’heure approche où les sons musicaux ne pourront plus produire l’émotion, s’ils sont directement entendus : leur caractère propre de sons empêchera l’âme de les considérer comme de purs signes d’émotions. Une musique nouvelle deviendra nécessaire, écrite, non jouée, suggérant l’émotion sans l’intermédiaire de sons entendus, la suggérant ainsi meilleure et plus intime. La musique des mots, qui est la poésie, avait d’abord le besoin, pour émouvoir, d’être dite : aujourd’hui nous la lisons : et ses sonorités nous procurent plus entièrement l’émotion, sans l’intermédiaire de la voix.

Enfin la Musique, de même que les autres arts, reçut des formes diverses à mesure que s’accrut le nombre des âmes « différentes ». Elle fut d’abord populaire, universelle, très simple et comprise par tout un peuple. Puis tels artistes créèrent des émotions qui devinrent incompréhensible aux masses : toujours, tandis que la musique s’affinait, décroissant le nombre des esprits pouvant recréer ces émotions supérieures. Aujourd’hui la hiérarchie naturelle des esprits exige, dans les musiques, une hiérarchie pareille : aux simples âmes incultes la mélodie, la chanson ; à beaucoup la mélodie plus parfaite de la musique d’opéra : à quelques-unes les complexes langages des contrepoints, les nuances des accents et des timbres.

III §

Sous ces lois générales, l’art des émotions fut développé, depuis le jour où lésâmes ressentirent, d’abord, le mode de l’émotion.

Que furent les premières émotions, et les premières musiques ? Nous pouvons savoir, seulement, que les émotions furent, au début, simples et peu nombreuses, fort vagues : et que les musiques des nations primitives furent spécialement rythmiques. Les monuments de l’Egypte, de l’Assyrie, nous montrent l’emploi considérable, chez ces peuples, d’instruments à percussion, marquant les rythmes. C’est les sistres et crotales des Egyptiens, les cymbales et tambourins des Assyriens. Ces peuples traduisaient leurs naïves émotions par des mouvements sonores, sans nul souci de reconnaître une valeur spéciale aux divers sons.

Un fait également certain est l’absolue différence du langage musical employé par ces premiers artistes et de notre langage moderne. La musique des Arabes, par exemple, nous serait incompréhensible : certains rythmes présentent, pour les Arabes, des significations émotionnelles contraires à leurs significations dans la musique européenne. Et notre musique, pareillement, n’offre aucun sens aux oreilles des Arabes.

Chez les Grecs, les émotions devinrent plus multiples et subtiles. Cependant les Grecs n’étaient guère disposés aux très vives émotions : ils se contentèrent d’une musique purement rythmée : mais ils compliquèrent le rythme par la création des genres et des modes, formes mélodiques multiples, répondant à des formes spéciales de l’émotion.

La musique des Grecs, assurément, ne nous serait point plus émouvante que celle des peuples antérieurs. Pourtant les Grecs, race de théoriciens et de raisonneurs, comprirent, mieux peut-être que ne l’a fait depuis aucun peuple, la nature véritable de l’art musical. Ils aperçurent que les divers genres et modes, par leur liaison aux émotions, avaient acquis la valeur, sans cesse plus précise, de signes, et constituaient un langage défini. Ils pensèrent alors que ce langage devait être réglé : et ils dressèrent, avec une admirable rigueur, le vocabulaire émotionnel de leurs signes musicaux. A chaque genre, ils attribuèrent un caractère spécial : le diatonique fut assigné aux émotions graves et viriles ; le chromatique aux émotions plaisantes ; l’enharmonique aux émotions très vives et rapides. Ils reconnurent une valeur spéciale aux divers modes. Ils eurent cette langue musicale précise, qui seule permet une expression régulière des émotions. Chaque mélodie fut marquée d’un Ethos, ou caractère propre, constitué par un rythme et un mode particuliers.

Aux Grecs encore la musique doit ses instruments. Homère cite la lyre, la flûte, la syrinx, la trompette militaire : chacun de ces instruments fut chargé d’une signification spéciale. Puis les grecs Ctesibius et Hiéron créèrent un instrument déjà plus complexe, l’Orgue, dont les médaillons conformâtes nous montrent les naïves fuselures.

Saint Ambroise, après lui saint Grégoire sont les derniers protecteurs de cette vénérable musique ; ils instituent une précieuse mélodie expressive, le plain-chant, traduction simple et profonde des premières émotions religieuses.

La musique grecque avait été celle d’âmes nouvellement émues : elle avait été universelle. Tous avaient les mêmes émotions : tous purent comprendre le même langage musical recréant ces émotions. Au Moyen Age, la loi des différences croissantes amène déjà la formation de deux musiques entièrement distinctes : l’une populaire, donc toute de rythme et de mélodie : l’autre savante, la musique religieuse et scolastique, destinée seulement aux âmes plus complexes.

L’histoire de la musique au Moyen Age est dans la marche parallèle de ces deux langages distincts.

Les savants musiciens des siècles scolastiques sentirent que les sons employés par leurs devanciers ne suffisaient plus à traduire la multiplicité naissante des émotions. Ils inventèrent des sons nouveaux : certaines notes, parleur réunion, formèrent d’autres notes ; à l’octave furent joints, chargés de significations spéciales, les accords de quarte et de quinte. Alors, par Isidore et Huncbald, fut donné à la musique l’Organum, accompagnement continu de la mélodie. Ces successions de quartes et de quintes, qui aujourd’hui signifient pour nous les émotions les plus étranges et nous paraissent les plus dures, elles étaient, pour les âmes anciennes, le signe des émotions les plus naturelles. Pendant quatre siècles, nulle autre harmonie ne fut connue : Guico d’Arrezzo déclarait, en 1050, que les seuls accords raisonnables sont les accords de quarte et de quinte, ajoutant que l’accompagnement à la quarte était plus spécialement doux et plaisant.

Mais bientôt, sous raffinement ininterrompu des émotions, furent trouves de nouveaux accords. Ainsi naquit le déchant, ou chant simultané de plusieurs mélodies : c’était, tout proche, le contre-point, un effort à composer dans l’âme les émotions, par les alliances des motifs, et les emmêlements harmoniques de leurs nuances.

Un nouveau langage musical était constitué, déjà plus riche et plus complexe que le langage antérieur des Grecs. Mais les savants compositeurs scolastiques ne furent point, comme les Grecs des esprits positifs et raisonnables. Ils ne comprirent point que les sons, par eux multipliés, étaient purement des signes, appelant un vocabulaire précis, et leur rattachement défini à l’émotion qu’ils devaient traduire. Ils négligèrent la signification émotionnelle des accords, des rythmes : ils s’ingénièrent à perfectionner une langue dont ils avaient oublié le sens. Et la musique qu’ils ouvrèrent, les canons et les messes des maîtres flamands, c’était un vain travail nullement artistique ; comme les stériles besognes d’un scribe, enjolivant sans les comprendre des lettres étrangères.

Alors la musique populaire, qui avait eu un développement parallèle à celui de la musique savante, vint au salut de l’an émotionnel. Cette musique avait été toujours spécialement rythmée et mélodique ; nulle trace d’harmonie dans les premières chansons populaires. Les instruments A percussion dominent, comme dans toute musique primitive : c’est ici les cymbales, les grelots, les cliquettes ; les carillons. Mais ces chansons exprimaient des émotions réelles, des émotions simples et naïves, cependant plus fines que celles des peuples antérieurs30. Chaque province avait un spécial langage mélodique. Les mouvements étaient toujours peu variés, d’autant plus expressifs dans le petit nombre des émotions diverses.

Pendant que les savants compositeurs détruisaient la langue musicale ancienne, une nouvelle langue était fournie à la musique par ces chansons populaires. Parmi elles Luther, avec une merveilleuse intelligence théorique, choisit les premiers chants de son culte. Comme avaient fait les Grecs, il voulut fixer lésions qui convenaient le mieux aux diverses liturgies. Plus tard le vénérable Pierre Louis de Préneste, dit le Palestrina, transmit à la musique scolastique mourante l’élément vivifiant de la mélodie expressive. Son œuvre demeure, pour nous, d’une compréhension malaisée ; il emploie un langage encore indécis, moyen entre la langue des vieux savants, à nous secrète, et la langue nouvelle qui venait du peuple. Mais dans la Messe du Pape Marcel, tout différente de ses autres œuvres, dans les admirables Improperia, il nous montre un étonnant souci de l’expression émotionnelle. Je sais, dans les Improperia, un fragment du Popule meus, à peine moins sublime que le Popule meus du vieux plain-chant. C’est des accords d’une grave dolence, accentuant les angoisses du Christ qu’un peuple a renié : Popule meus, quid feci tibi ? Alors le chant s’élève : les harmonies sont tenues dans un registre solennel et hautain : entendez la plainte divine : Quia eduxi te terra Ægypti !

IV §

La musique moderne avait été préparée par quelques essais de Palestrina. Elle fut créée en Allemagne vers la fin du dix-septième siècle, par le maître Jean Sébastien Bach.

Le peuple d’Allemagne était resté une race simple et naïve, spécialement disposée, par une multitude de circonstances historiques, à ressentir les émotions. Elle y fut aidée par la réforme de Luther, dirigeant les âmes vers une foi aimante, tout cordiale.

Jean Sébastien Bach fut ainsi un homme simple et naïf, étranger aux subtilités de la passion, mais répugnant la destination inartistique et formelle donnée à la musique par les contra-puntistes antérieurs. Il éprouvait des émotions très profondes : il les voulut traduire par le moyen du langage que lui avaient livré les musiciens. Il fut conduit à exprimer dans la langue compliquée du contre-point des émotions fort peu compliquées, presque pareilles aux émotions du peuple ; et pour parvenir à cette fin, il a modifié le contre-point de ses devanciers, si profondément qu’il en a fait une musique nouvelle.

Il a dit les états d’émotions sommaires, mais très intenses et sincères de son âme. Cinq ou six grands sujets : il a dédié toute son œuvre à les recréer : une charmante gaieté enfantine, les élans de la primitive piété, quelques rêveries douloureuses.

Pour rendre ces émotions ; il a choisi des thèmes mélodiques clairs et brefs, tantôt reprenant un motif populaire, construisant tantôt lui-même des motifs pareils. Et il a, sur ces thèmes, fondé une harmonie spéciale rappelant par un aspect tout extérieur les contre-points précédents, pleine de hardies significations comme de trouvailles expressives. Parfois il se jouait avec un motif, l’employait à maintes gracieuses figures : ou bien il accumulait les modulations puissantes, aggravant ainsi l’émotion du thème à chacun de ses retours. Il a, dans la bonne inconscience de son génie novateur, donné à tels éléments de la musique des valeurs émotionnelles qu’elles ont toujours conservées.

C’est, dans la Passion suivant Saint-Mathieu, limitant des récitatifs qui recréent, comme des mots, l’émotion religieuse, c’est le chœur initial et le chœur final : l’emportement raisonnable et sincère d’un peuple, l’hymne de la foi nouvelle, nullement luxurieuse ou mystique : une ferveur discrète, infinie.

Et voici la tranquille grâce d’une danse : dans une fugue sautillent les mélodies ; c’est la danse paisible et charmante de trois couples. Voici d’abord le motif, un air vif et léger, exposé, durant trois mesures, par la première voix. La seconde voix le reprend plus développé ; et le motif est repris encore par la troisième voix, complété encore. Alors les deux premières voix abandonnant les contre-sujets où elles s’amusaient, abordent la première coda de la fugue : c’est la ronde générale, l’épanouissement achevé du sujet qui s’éploie en des notes brillantes et concises. Puis les voix se désunissent ; elles cherchent des attitudes nouvelles, tantôt les quittent après un instant, tantôt s’y attardent, par d’adorables modulations. Elles se jalousent, elles s’invitent à reprendre la danse commune. La première voix redit enfin le motif : les deux autres y répondent, et la coda reparaît entraînant les couples, qui bientôt se séparent, à nouveau, variant sans cesse la forme de leurs allures : les divertissements s’épandent, leur vivacité s’accroît ; la douce sauterie est poursuivie durant les dernières mesures : enfin les trois voix se rejoignent sur la tonique, et enfin se taisent. Mais quelles paroles diraient les élégances délicates, les spirituelles musiques si brèves et si précises, courant sans arrêt, au travers de ces pages31 ?

Bach avait créé la musique moderne : il lui avait donné les émotions qu’elle devait exprimer, et la langue où elle les devait exprimer. Les mêmes émotions furent recréées dans le même langage, par les musiciens ultérieurs : modifié seulement par les lois naturelles qui avaient modifié les âmes.

Au dix-huitième siècle, les émotions n’avaient point cessé être naïves et simples t elles étaient devenues plus spirituelles. Les musiciens de ce temps, Haydn et Mozart, firent une musique à peine moins simple et naïve, mais plus finement spirituelle que la musique de Bach, ils employèrent le même langage, mais également rendu plus spirituel, débarrassé encore de formules trop savantes, qui ne convenaient point à la disposition renouvelée des esprits.

Les œuvres de Joseph Haydn sont le plus parfait poème de l’émotion élégante, coquette et naïve. Parfois déjà, dans les sonates pour le clavecin, quelques mesures d’un adagio très subtilement poignant : ailleurs un emportement fougueux des rythmes. Mais le caractère constant de ces œuvres est la sereine grâce : des allégrettos brefs et légers, des menuets adorablement réguliers : partout la délicate plaisanterie d’une âme ingénue.

Mozart fut moins parfait : les exigences d’une vie misérable le contraignirent à d’incessantes improvisations, où les vertus de son génie purent seulement être devinés. Celui-là, cependant, éprouvait avec une intensité singulière les émotions, profondes et polies, de son pays et de son temps. Sous les modulations faciles, sous les recherches rapides de complications harmoniques, il a. souvent, chanté une douleur aimable, ou des languides gaîtés. Puis il a donné le chef-d’œuvre de la musique spirituelle, cette série de mélodies, la Flûte enchantée, où les contrepoints de l’ouverture, les chansons de Papageno et de sa fiancée, émeuvent délicieusement, comme les échos d’une élégante joie.

Ces deux artistes admirables, et maints autres, le mièvre Dussek et le noble Emmanuel Bach, et le souriant professeur Clementi, ces poètes maniérés et sincères, dont les œuvres aujourd’hui nous reposent de nos démocratiques bruyances, ils disent les émotions de leur âge, dans la langue que leur avaient faite les temps. Mais voici que s’approchait à la Musique un homme si extraordinaire que ses origines intellectuelles demeureront à jamais mystérieuses : un extravagant prodige anéantissantes lois où nous nous complaisions sur l’hérédité, l’adaptation aux milieux : un compositeur dont l’influence pour la musique ultérieure fut partielle, funeste, mais qui rendit un peu superflues toutes musiques ultérieures ; un être qui, seul dans l’Art, a connu tout le domaine de l’Art ; un musicien dans l’âme duquel ont vécu, précises et réelles, toutes les émotions humaines, toutes absolument ; un Dieu donc, puisqu’il fut de tous les hommes le plus surnaturel : le claveciniste flamand Ludwig van Beethoven.

 

Teodor de Wyzewa

Tristan et Yseult §

On rapporte, en Allemagne, qu’au lendemain de la première représentation de Lohengrin, à Weimar, Franz Liszt dit à Richard Wagner : « C’est mieux qu’un chef d’œuvre que vous donnez à la musique ; c’est tout un théâtre que vous créez. » Et le maître de répondre : « Ceci n’est qu’un commencement : mais, dès maintenant, ayez confiance. J’ai creusé les fondations ; nous bâtirons bien l’édifice. Ce qui est conçu se réalisera. » Tristan et Iseult devait venir, quelques années après, justifier magnifiquement cette hardie parole. Tannhaeuser et Lohengrin avaient marqué le point de départ de l’homme de génie ; Tristan et Iseult se dressait comme une cime du haut de laquelle se pouvait découvrir tout le nouveau royaume du drame musical.

Sous le coup d’un irrésistible amour, dans l’embrasement de ses désirs, le poète sentit surgir l’étonnante tragédie du profond de son âme. Elle fut la fleur douce et cruelle de ses enivrements et de ses souffrances, de ses combats et de ses espoirs. La fable mise en scène n’est que l’expression d’un état intérieur traduit en faits visibles. De là son unité plénière, son obsédante intensité. Nous n’avons pas affaire à des personnages d’opéra ; des figures vivantes s’agitent devant nous et nous associent, pour un temps, à leur existence. La passion parle, domptant l’homme et le transfigurant. La musique nous met en pleine humanité supérieure, dans la région des absorbantes essences, à mille lieues des hasards vulgaires. Il plaît à Wagner de nous faire contempler face à face l’inexorable amour.

Les violoncelles, d’une lente voix, jettent les premiers accents du prélude. Les bois répondent à l’appel attendri des violoncelles. Le morceau se développe, haletant passionné, plein de soubresauts et d’aspirations sublimes ; un chant de violon qui toujours s’exalte, un chant audacieux d’une ivresse infinie d’espérance, d’un tourment inouï de désirs, se dégage soudainement des harmonies douloureuses tel qu’un oiseau blessé qui voudrait monter au-dessus des orages. On sent tout de suite que le drame s’emplira de torturantes délices. Ce sera le drame de la volupté fatale, de l’insatiable et opprimante possession. Ce chant aigu, excessif, dont toutes les notes ont des vibrations désespérées de coups d’aile, reparaîtra sans cesse au cours de la pièce. C’est le cri toujours plus impatient du rêve ou l’hymne de l’amour à jamais inassouvi.

 

La toile se lève. On est sur le pont du navire qui, de la verle Irlande, emporte aux rives de Cornouailles la blonde Iseult, fiancée du roi Marke. Une tente richement, drapée occupe la largeur entière du théâtre. A quoi donc songe la pâle souveraine, immobile sur son lit de repos comme une statue de marbre blanc sur une tombe ? Une voix de matelot, claire et forte, rythme je ne sais quelle chanson marine d’une profonde nostalgie, poème sans nom, chanté sans accompagnement, inexplicable de gaieté voilée et de mélancolie caressante, où se reflète l’âme des gens de mer. Le refrain, énergiquement scandé, de cette chanson semble un écho des vagues qui nous bercent, Iseult se réveille comme en sursaut.

Elle aime, en son cœur, ce Tristan qui la conduit vers son nouveau royaume, et cependant elle devrait le haïr. C’est Tristan qui a tué l’époux promis à sa jeunesse, le héros Morold. Hélas ! La haine lui est impossible. Elle adore, elle est visiblement adorée. Pourquoi Tristan n’est-il pas là ? Que ne vient-il lui parler ? Le souffle manque à sa poitrine ; Brangome, sa suivante, écarte les tentures et l’on aperçoit le jeune capitaine, calme et superbe au gouvernail.

Le matelot chanteur continue à faire entendre, du haut de son mat, sa chanson nostalgique. Brangœne va chercher Tristan qui respectueusement, refuse d’abandonner son poste. Près de lui se tient Kurwenal, son fidèle écuyer à la barbe grise, homme de rude expérience et de sûr dévouement. D’un ton de fière bonhomie, Kurwenal encourage son maître à la résistance. Eh pardi eu, il ne voit pas que l’amour fait ravage au cœur du héros. Mais Iseult bondit sous l’a liront qui la déchire. Ses gémissements, que la douce Brangœne est impuissante à calmer, se sourdes colères que tout envenime, se mêlent aux bruits de la mer et aux cris des matelots à la manœuvre, les désirs impétueux grondent en elle. Elle ordonne à sa suivante de préparer îe breuvage de réconciliation et d’expiation. Elle boira la mort à la même coupe que Tristan, et Morold sera vengé.

L’orchestre accentue des traits les plus nerveux ces scènes hautement admirables. Tantôt il répète le refrain de la chanson marine ; tantôt il esquisse ce thème d’amour maladif, inéluctable, d’une modalité chromatique, qui, dans un instant, va s’élargir et enflammer tout le drame. Dès ce début, les caractères sont tracés et affirmés. La passion, contenue encore, de Tristan et d’Iseult émerge lentement des tumultes de la vie extérieure. Ou connaît Brangœne, cette caresse faite femme, et Kurwenal, si tendre sous sa rugueuse écorce. On touche aux catastrophes ; on est en pleine réalité humaine.

Mais ici la musique grandit démesurément. Tristan paraît au seuil de la tente. Les cuivres lancent une phrase saccadée, dont chaque secousse rythme son pas et s’achève par une longue tenue d’une sonorité croissante, subitement interrompue, il semble que l’on entende les battements de ces grands cœurs. Je ne sais rien de plus saisissant que cette longue entrée muette. Iseult, pourtant, reproche à Tristan le meurtre de Morold avec des paroles âpres. Cà et là les instruments sont repris do leur indicible hoquet, suivi de la tenue formidable. Tristan se dérobe tout à coup pour jeter un ordre à ses marins. Mais voilà que Brangœne affolée lui présente la corne d’or où il doit boire la réconciliation suprême. Il boit sans crainte. Iseult lui arrache des mains la corne à moitié vidée et elle boit à son tour. Vont-ils mourir ensemble ? A cet endroit commence une des scènes les plus extraordinaires, les plus inoubliables qui soient au théâtre, une scène assurément unique en sa beauté et telle qu’il n’appartient qu’au génie d’en trouver de semblables.

Les deux héros se regardent en face, suffoqués d’émotion, mais presque se défiant l’un l’autre. La phrase d’amour s’exaltant, s’élargissant encore, se met à flotter sur l’immense frissonnement de tout l’orchestre. Ce n’est pas un breuvage de mort qu’ils ont bu, c’est un philtre d’amour. La phrase s’élucide, le frissonnement s’approfondit. Tristan porte la main à son front ; Iseult porte la main à son cœur. Il se fait à l’orchestre un bouillonnement de sonorités troublantes. Une confusion soudaine les envahit ; ils baissent les yeux. Mais la harpe lance à toute volée un étincelant arpège ; on dirait que la lumière vient d’éclater au milieu des ténèbres, La phrase d’amour s’élève, toujours douloureuse et néanmoins déjà triomphale. Un monde inconnu se révèle aux amoureux. Le philtre a pour l’éternité confondu leurs âmes.

Iseult, la première, appelle Tristan, et Tristan vole, frémissant, dans les bras d’Iseult. La mélodie ardente, monte, monte encore. L’amour a fleuri en eux et il a changé pour eux toute chose. Un flot d’harmonie les inonde ; ils s’absorbent dans la volupté qui les étreint ; les paroles s’échappent, brûlantes de leurs lèvres. C’est la fatalité qui emporte les amoureux. Le pilote a crié. « Terre ! » Le roi Marke vient en personne recevoir sa fiancée ; il faut arracher l’un à l’autre les deux possédés de l’enchantement.

Le crescendo qui nous pousse du commencement à la fin de cet acte est d’une véhémence sans exemple. Le drame fait corps avec la musique. Tout agit sur le spectateur ; c’est la passion qui parle toute pure, effervescente, sanglotante, inapaisable, s’éperonnant sans merci. Sans la mimique des acteurs, bien des passages saillants resteraient lettres mortes ; sans la musique, le drame ne serait qu’un stérile scénario. On se voit donc en présence d’une œuvre d’art complète, en laquelle s’identifient absolument les éléments dramatiques, lyriques et symphoniques. L’orchestration, d’une richesse et d’une douceur exquises, procède par larges coulées, forte et non bruyante, expressive et non simplement pittoresque, et tellement ménagée dans ses audaces même que jamais les instruments ne couvrent la voix des chanteurs.

Nous voici au second acte. Le décor représente un parc planté de grands arbres séculaires, au centre duquel s’élève le pavillon d’Iseult. C’est la nuit : le ciel propice sourit par ses millions d’étoiles. On entend dans les profondeurs de la forêt des fanfares de chasse d’une sonorité grouillante et lointaine impossible à décrire. Brangœne prête l’oreille à toutes les rumeurs nocturnes. Elle redoute une trahison ; mais la reine Iseult, dédaigneuse des craintes, ne connaît que son bonheur. Cette scène abonde en mélodies suaves ou plutôt elle n’est, d’un bout à l’autre, qu’une longue mélodie adorablement brisée. Impatiente de revoir la bien-aimée elle donne à l’improviste le signal du rendez-vous.

 

Du haut d’une terrasse, elle le regarde approcher ; elle lui adresse, en agitant son écharpe, mille signes enfiévrés. L’orchestre suit tous ses mouvements et les rythme avec une vivacité croissante. Richard Wagner a le secret de ces émotions excessives qu’aucune parole ne rendrait.

Le duo d’amour s’engage. Je n’en connais pas de plus délicieux au théâtre, ni de plus réaliste. Doux ressouvenir, aspirations ardentes, silencieux enlacements, songes langoureux échangés à voix basse, désirs qui renaissent d’eux-mêmes, telles sont les sublimes essences de cette page vivante. Tous les murmures et toutes les caresses de l’idéal voltigent dans l’orchestre en même temps que s’y amassent les délires d’une volupté qui ne peut s’assouvir. Tantôt les voix se confondent, tantôt elles s’entrecoupent. Les amants se parlent les yeux dans les yeux, cœur à cœur, presque lèvre à lèvre. Les grandes soifs de la passion ne s’étanchent que pour s’enflammer davantage. Aux mortelles étreintes, aux aveux débordants succèdent les lassitudes pâmées et les longs silences enivrés de nouveaux désirs. Le philtre corrode toujours plus profondément les tendres damnés dans leur âme et dans leur chair. En ceci, le génie du maître est allé si loin que l’auditeur partage les impressions, les délices cruelles et les ineffables amertumes des personnages. Des mélodies qui vous obsèdent montent au-dessus des harmonies qui vous oppressent. Le style chromatique ne saurait aller plus loin. C’est l’anéantissement en joie et en douleur dans la passion fatale. Brangœne avertit vainement les amoureux, ils sont perdus en eux-mêmes. Parce que le jour est en eux, ils croient que la nuit complaisante les couvrira toujours. Mais voilà que l’aube implacable blanchit l’horizon au ciel et le roi Marke vient surprendre les coupables. Le thème de l’amour persiste à l’orchestre, pendant que les cuivres reprennent avec éclat le motif de la chasse ; les pas se précipitent ; le crime est flagrant ; c’est à peine si l’effrayant tumulte de l’entrée des chasseurs peut arracher les deux possédés à leur extase. Tristan n’ose lever les yeux, Iseult se voile la face. On ne sait ce qui va se produire, mais on est sûr que le charme ne sera pas rompu.

Plusieurs voudraient moins longues les lamentations du roi Marke. Eh bien ! non, la lente mélopée du roi ne saurait se brusquer d’aucune sorte. Marne est un vieillard ; il conçoit de l’événement plus de douleur que de colère et sa surprise s’épanche d’autant mieux que nulle sensualité ne souille son cœur royal. Quelle déception pour lui que la perfidie de Tristan ! En qui désormais placera-t-il sa confiance ? Il ne pense pas à tuer ; il voudrait que Tristan se défendit. La clarinette basse accentue de gémissements sourds ses objurgations arrières. Mais Tristan n’échappera jamais à l’enchantement qui le tient. Iseult est à lui ; il la revendique et, se penchant vers elle, il la baise au front.

Un homme alors bondit, feignant la rage ; c’est le courtisan Mélot, l’artisan de cette surprise. Les épées sortent des fourreaux, un double éclair jaillit de l’acier ; Tristan succombe et la reine Iseult s’est jetée sur le mourant. Cependant les étoiles ont achevé de s’éteindre su ciel blême, l’aurore éclatante a surgi : et, tandis que la toile tombe, il monte des instruments une plainte triomphale, vibrante comme une fanfare, douce comme un cantique d’amour. On croirait voir l’immortelle espérance sourdre de tant de désespoir.

Il faut que j’abrège, te troisième acte nous transporte en Bretagne, dans le château en ruines des ancêtres de Tristan. Au lever du rideau, un pâtre soupire sur sa musette un vieil air populaire, traînante mélodie à laquelle le cor anglais prête la poésie de ses sons plaintifs, Tristan, blessé à mort, s’éveille. Où donc est-il ? Kurwenal essaye de le rasséréner. Il est attendrissant, ce rôle de Kurwenal, et merveilleusement soutenu en sa bonhomie forte. L’émotion même de l’écuyer revêt une forme à soi, franche et naïve. C’est un type saisi par le centre et pleinement réalisé.

Mais Tristan se souvient du passé. Il se soulève sur sa couche de moribond ; il évoque son enfance ; il appelle Iseult, et tour à tour il bénit et maudit l’amour. Sa bien-aimée n’arrivera-t-elle point ? C’est elle que sa fièvre désire à toute heure ; c’est elle qu’entrevoient ses hallucinations. Soudain le pâtre joue sur un chalumeau plus aigre une ronde joyeuse. C’est le navire de la bien-aimée qui entre au port.

Il est trop tard. Tout le frissonnement, tout le bouillonnement des joies et des souffrances endurées s’émeut dans l’orchestre, où tourbillonne éperdument l’essaim des mélodies entendues depuis le premier acte. Iseult est là ! Tristan s’est dressé convulsif, l’œil hagard, les narines dilatées, haletant, livré tout entier aux sensations suraiguisées de l’agonie ; il a prononcé un seul mot, — le nom de son idole. — et il a rendu le dernier soupir dans un dernier baiser.

Viennent maintenant les soldats du roi Marke, s’ouvrant passage à main armée     à travers le manoir. Kurwenal ne tient guère à la vie ! Vienne le roi Marke lui-même, éclairci par Brangœne du secret de l’invincible-passion : son pardon ne descendra que sur un cadavre !Tristan n’est plus et la blonde Iseult exhale son âme fidèle en un chant d’apothéose, essor suprême du chant d’amour. La pièce s’achève sur cet hymne de transfiguration. Il n’y a pas de finale à grand fracas, pas de triple chœur, pas de déchaînement orchestral qui puisse égaler une semblable scène. Richard Wagner est le maître de ces conclusions toutes puissantes, qui vivent de leur seule beauté, qui résument supérieurement l’intensité d’une œuvre et qui sont poignantes par cela simplement qu’elles emportent l’esprit des auditeurs aux plus hautes sphères de l’idéal humain.

 

 

Tel est ce drame de Tristan et Iseult, création inestimable et chef-d’œuvre au sens absolu. Au point de vue français, on pourrait s’effaroucher de quelques raffinements métaphysiques, ou, si l’on veut, d’une subordination trop visible des faits aux idées, mais là gît précisément le caractère essentiellement germanique du poème. Le même sujet, traité par un Français, eût pris une allure plus tranchante et plus vive ; seulement, il eût perdu en intimité ce qu’il eût gagné en mouvement et en surface. Chaque nation a son tour d’intelligence et sa manière de sentir qu’elle ne violerait pas impunément. Mais l’art a cela de grand qu’il parle toutes les langues et la méthode wagnérienne a ceci d’inestimable qu’elle est au-dessus des procédés techniques, qu’elle s’accommode de toutes les qualités nationales et qu’elle vit de logique et de sincérité.

 

Fourcaud.

 

L’œuvre de BayreuthXXXVIII

(suite) §

 

Extraits de lettres anciennes à des amis

 

13 novembre 1871 :

« Que l’affaire suive donc son cours, et que l’Allemand montre qu’il sait enfin donner l’attention nécessaire à une branche de l’art public si honteusement négligée, et même temps d’une influence illimitée, et à laquelle je voue ma vie. »

 

19 mai 1871 :

« Avant tout je suis heureux d’obtenir ce que nous nous proposons par un accord vraiment amical, et je m’efforce pour cela d’exclure tout élément étranger, hostile ou nuisible, Personne ne sera attiré par nous qui ne conçoive pleinement ce dont il s’agit ; les faits mêmes parleront à ceux qui n’auront pas compris.

Je me réjouis de voir combien ceux que j’ai appelés à participer à l’entreprise sont remplis d’espérance convaincue et de ferme confiance. D’ailleurs, rien qu’à considérer cette ville de Bayreuth que devant le monde entier j’élève à une telle importance, je vois que nous sommes en présence d’une création universellement bienfaisante, dont l’effet se répand immesurablement devant nous.

 

Non daté :

« On voit très nettement que nous manquons de toute organisation. Si je ne savais combien d’activité est eu mouvement, je n’aurais pas eu le courage d’accepter de cette bonne ville de Bayreuth son magnifique terrain. Mais maintenant il s’agit de commencer les travaux : on est prêt à conclure des traités avec les entrepreneurs ; il faut les ratifier, et voici le temps de sortir de l’idéalité pour tomber dans la réalité.

Jusqu’au jour où la première pierre sera posée, les frais sont petits et notre provision pécuniaire sera plus que suffisante, mais plus tard j’espère réunir à Bayreuth les délégués de tout le Patronat pour obtenir une sûre base matérielle à l’œuvre idéale.

Ma dernière idée est de me servir, à cette occasion, d’un moyen tout spécial. Je publierai une invitation s’adressant aux musiciens et choristes et leur demandant de venir pour trois jours à Bayreuth, en nombre et quantité suffisants, pour donner Sous ma direction, dans le bel édifice de l’Opéra, une exécution modèle de la Neuvième Symphonie. »XXXIX

 

IV §

Pose de la première pierre

1° Communication aux Patrons.

« La construction du théâtre est décidée et les travaux peuvent commencer. Une administration s’est formée dans ce but ; les membres de cette administration (MM. Muncker, Fr. Feustel, et Kaefferlein) auront à rendre compte des sommes reçues des patrons et ceux-ci doivent s’accorder avec eux sur l’emploi de cet argent. Les Patrons et les différentes Associations Wagnériennes ou leurs délégués doivent se réunir à Bayreuth le 22 mai 1872 et, entre autres choses, délibérer sur la distribution de cinq cents places non-payantes que Wagner met à leur disposition.

Bayreuth, le 1er février 1872. »

 

2° Communication aux Patrons.

« J’avertis les honorés Patrons des Fêtes de Bayreuth, que l’aimable consentement d’éminents musiciens et chanteurs me permet d’annoncer une grande exécution de la Neuvième Symphonie de Beethoven sous ma direction, à Bayreuth, le jour de la pose de la première pierre du théâtre provisoire, le 22 mai ce cette année. Selon les promesses qui n’ont été faites, avec la plus chaleureuse sympathie de la part des premiers artistes de nos premiers orchestres et de chanteurs choisis dans les plus éminentes sociétés de chant, je puis en invitant les protecteurs de mon entreprise à assister à cette avant-fête, leur promettre une importante solennité artistique.

Le 16 mars 1872. Signé : l’Administration des Fêtes. »

 

3° Circulaire sur le même sujet : avril 1872.

4° Fragments de lettres : — 26 mars 1872.

« Je tiens décidément à l’avant-fête du 22 mai ; de son indubitable et heureux succès résultera, je crois, un vif progrès dans notre grande entreprise. Tout marche à souhait. Mon attente a même été surpassée ; car au lieu de trois cents invités musiciens, nous en aurons à recevoir quatre cents. »

 

7 avril 1872 :

« Dois-je comprendre, d’après vos indications, que vos peines pour notre grande entreprise sont couronnées d’un succès encourageant ? Puissé-je ne pas me tromper ! Vous rencontrerez beaucoup de paresse et d’inexactitude ; mais, probablement, comme moi vous garderez cette confiance, qu’enfin nos bons Allemands doivent arriver et arriveront à quelque chose. »

5° Après la fête du 22 Mai 1872, adresse de Wagner.

« Il m’a été impossible de serrer la main, en leur disant adieu, à chacun des membres de cette superbe réunion d’artistes qui, dans ces heureux jours de mai, venant de maintes contrées lointaines, se sont groupés autour de moi pour célébrer notre grand Beethoven, et il m’est également difficile maintenant de leur adresser, même par écrit, ce salut d’adieu. Je remercie mes amis, chanteurs et musiciens, qui du nord et du sud, de l’est et de l’ouest, de Berlin jusqu’à Vienne, de l’est jusqu’à Mannheim, ont répondu à mon invitation pour cette noble solennité artistique.

  Bayreuth, 24 mai 1872. »

V §

Difficultés dans la continuation de l’entreprise

 

1° Communications aux Patrons.

Les représentations ne pourraient avoir lieu avant l’été de 1875. On n’avait pas à craindre de ne pouvoir réunir en nombre suffisant des musiciens et des chanteurs ; les premiers artistes se sont mis à la disposition de Wagner, qui ade même trouvé des collaborateurs distingués pour les travaux techniques, M. Vorandt de Darmstadt pour la machinerie, et le peintre J. Hoffmann de Vienne pour les décors. Mais pour l’acquisition du matériel il faut autant d’argent que de temps ; le manque d’argent retarde tout. La construction même du théâtre, faite dans l’année 1873, n’avait pu être achevée que lorsque Wagner avait réuni l’argent nécessaire, par des efforts personnels, à Berlin, Hambourg et Cologne.

Si mille amis s’étaient pu trouver en position de sacrifier trois cents thalers, après deux années nécessaires à l’établissement de l’entreprise, la construction du théâtre et ses représentations auraient été assurées. Mais en général le public riche ne s’intéressait pas assez à l’entreprise ; excepté quelque rares amis isolés, c’étaient plutôt les moins fortunés qui témoignaient de leur zèle. Comment continuer et mener à bonne fin l’entreprise sans en changer complètement la tendance ? Il faudrait se concerter avec les amis et protecteurs qui, si cela était possible, se rencontreraient de nouveau à Bayreuth, et qui, tout en cherchant à en améliorer la situation, devaient cacher les difficultés à la publicité. Heureusement la sympathie active de ses amis la soutenait.

Bayreuth, 30 août 1873.

 

2° Communication aux Patrons : septembre 1873.

3° Lettre à un ami : 19 septembre 1873.

« On croit devoir me dissuader de vouloir réaliser mon œuvre par une entreprise d’actions. Etait-ce donc là le sens de ma communication ? Dieu sait que je n’ai pas ainsi compris l’affaire ; cela eût été fait pour confondre le public allemand … Le plus désagréable pour moi était que, même avant que personne ne m’eut accusé réception de ma communication, tout était déjà parvenu à la connaissance de votre digne Presse.

Vous avez donc de nouveau à agir contre ce scandale et vous vous y prenez très bien.

  Mais la chose principale est de tomber bientôt d’accord sur une meilleure façon d’attaquer l’affaire : il faut réunir des souscriptions ; il y a peu de gens pour donner cent thalers, même dans un but national ; il y en a bien qui en peuvent donner cinquante, plus encore donneront vingt et beaucoup dix ; ce sont ceux qui se laissent persuader à soutenir une chose vraiment grande, sans y avoir pourtant l’intérêt spécial qui pourrait les décider à faire un jour le voyage de Bayreuth.

« Je ne donne plus de concerts : cela ne fait que nuire ; chacun croit avoir fait assez en donnant sa cotisation et l’affaire reste là. Ainsi c’était à ***, où l’Association Wagnérienne, après le concert, n’a absolument rien obtenu … »

4° Discours du Maître pour l’édification du théâtre de fête : 2 août 1873.

(Ode de 90 vers, prononcée dans une fête donnée aux ouvriers).

5° Lettre à Karl Brandi : 7 janvier 1874.

6° Déclaration urgente : 16 février 1874.

« Je me permets de répondre une fois pour toutes aux demandes si souvent répétées de céder des fragments de la partition de la Walküre pour être exécutés dans des concerts. Ces demandes ne m’ont été adressées que par des amis de ma musique et ceux qui de toutes leurs forces travaillent à la représentation de mon œuvre … Mais je croirais préjudiciel par avance à la représentation de cette œuvre préparée d’une patience si persévérante ; il n’est plus besoin de tant de peine pour organiser une vraie représentation, si mes amis t’ont morcelée par des exécutions de concert et théâtre. Moi-même j’ai encore à résoudre le problème de cette représentation, car le bizarre succès des représentations du théâtre de Munich, auxquelles je ne participai pas, m’a prouvé combien jusqu’à présent mon œuvre a été mal comprise ; si elle avait été bien comprise en effet, personne n’aurait songé à me demander la cession de tels fragments pour des concerts.

J’espère après cette déclaration n’offenser aucun de mes amis et protecteurs si je ne réponds plus aux demandes de ce genre qui me seront adressées. »

A la fin, les moyens manquant, il fallut céder à la nécessité, et Wagner, au printemps de 1875, donna des concerts à Vienne, à Pesth et à Berlin. Cependant, au mois de novembre 1874, il avait dans sa nouvelle maison de Bayreuth achevé l’instrumentation de Goetterdaemmerung, et achevé ainsi l’Anneau du Nibelung : il s’agissait d’appeler à la vie cette œuvre. C’est alors, comme Wagner s’en revenait de sa tournée de concerts, en été 1875, que les artistes qui s’offrirent à lui arrivèrent et commencèrent les répétitions.

Correspondance. §

LONDRES, 7 et 10 juin 1886 : Grand Wagner Night. L’exécution du II° acte de Tristan et de presque tout le IIIe acte de Siegfried, à St-James’s Hali, comptera certainement parmi les grandes solennités de la saison musicale de 1886. Il semble que tout ait été réuni pour donner plus d’éclat à cette soirée, qui précédait seulement de quelques semaines les représentations de Fête de Bayreuth. M. Hans Richter tenait le bâton de chef d’orchestre ; et les rôles étaient remplis par des artistes venus pour la plupart du théâtre Royal de Dresde et qui chantèrent en allemand : Isolde et Brünnhilde — Fraülein Therese Malten, Brangoeue — Fraülein Pauline Cramer, Tristan et Siegfried — Herr Heinrich Gudehus, Marke et Kurwenal — Herr Georg Henschel, Melot — Herr Goerg Ritter. L’exécution, sans surpasser celle que M. Lamoureux nous avait donnée à Paris, a été aussi parfaite qu’on pouvait s’y attendre.

Que de choses il y aurait à dire sur Tristan, l’œuvre maîtresse de Richard Wagner, et spécialement sur le deuxième acte ! Il sembla que toutes les œuvres qui ont précédé Tristan l’annonçaient et le faisaient pressentir ; et je crois que, pour qui connaît bien l’œuvre du maître, il n’y a pas de plus vif bonheur que de retrouver à chaque page ces drames musicaux qui suivirent, et jusque dans Parsifal, le souvenir presque obsédant des harmonies de Tristan.

Il est peu de génies aussi suggestifs que Richard Wagner ; il en est peu d’aussi complexes : n’est-il pas poète avant d’être musicien ? Ne sait-il pas exprimer les conceptions les plus hautes, les plus philosophiques, autant que les émotions exquises et charmantes ?

Le fragment de Siegfried exécuté à St James’s Hall commence au moment où Siegfried, après avoir écarté Wotan, monte au sommet du roc sur lequel Brünnhilde repose endormie, entourée par le feu. Cette scène est l’une des plus admirables, l’une des plus complètes de la Tétralogie. L’intérêt croît avec l’ardeur des deux amants, depuis le réveil de Brünnhilde jusqu’à ce duo passionné où le génie du poète a su rendre toute la grandeur, toute la sublimité et jusqu’à la fatalité de l’amour. L’amour de Brünnhilde et de Siegfried ne nous reporte-t-il pas aux siècles antiques, où toutes choses étaient réglées par le Destin inexorable ?

Quel qu’il soit, le poète qui a fait Siegfried, le musicien qui a écrit le duo de Siegfried et de Brünnhilde, est aussi grand que les plus grands.

G. V.

Bibliographie §

On nous annonce la publication très prochaine, par la maison Breitkopf et Haertel de Leipzig, du second volume du Catalogue d’une bibliothèque Wagner par N.Oesterlein.

 

Dans la Bibliographie de notre prochain numéro nous rendrons compte de ce volume qui est le complément du très bel et très utile ouvrage de M. Oesterlein ; on se rappelle que le premier tome a paru en 1879. Ensemble, les deux volumes forment le meuble indispensable de toute collection wagnérienne.

Août 1886. §

Les fêtes de Bayreuth §

Dernières nouvelles

 

Bayreuth, 6 août. — Les quatre premières représentations du mois d’août viennent d’avoir lieu, avec le même succès que les précédentes.

Voici la distribution projetée pour les six dernières : les 12, 15 et 19 août. Sucher et Vogl dans Tristan ; les 13, 16 et 20 août, Materna et Winkelmann dans Parsifal.

Les représentations de la Tétralogie à Munich et à Dresde tiennent toujours32 ; à Dresde, un Cycle Wagnérien complet sera donné pendant le mois de septembre ou d’octobre, suivant l’ordre chronologique. A Dresde et à Munich, entre les deux représentations de la Tétralogie, le répertoire ordinaire.

Télégramme

 

Bayreuth, 9 août. — Les prochaines représentations à Bayreuth auront lieu en été 1888 ; on donnera Tristan, Parsifal et un autre drame de Wagner, peut-être les Maîtres chanteurs.

Bayreuth, le 1er août.

Chronique de Bayreuth §

1 e Correspondance

 

Le 23 juillet ont été reprises les représentations du Théâtre de Fête de Bayreuth ; c’est la cinquième année que le théâtre est ouvert, la quatrième que Parsifal y est représenté, la première pour Tristan.

Avant tous détails, disons que, jusqu’aujourd’hui, les représentations ont été admirables et le succès complet. L’orchestre, sous la direction de MM. Levi et Motti est plus parfait encore que précédemment ; les interprètes, toujours les premiers artistes d’Allemagne, sont tout à fait maîtres de leurs rôles : les personnages secondaires ont la même bonne volonté ; enfin, la mise en scène est simple toujours et minutieusement soignée ; et, toujours, c’est l’effet extraordinaire de ce théâtre vraiment féerique, où le drame apparaît comme la vision d’un autre univers qui se révèle aux assistants.

De ce résultat il faut savoir gré tous les artistes universellement qui prennent part aux représentations ; c’est en effet par le zèle, par le dévouement, souvent par l’abnégation des participants qu’est obtenue cette perfection d’ensemble qui donne aux Fêtes de Bayreuth leur marque spéciale. Mais quiconque a joui de l’œuvre merveilleuse de Bayreuth doit savoir à qui est due l’initiative et la direction des Fêtes ; M. Adolphe GrossXL, aujourd’hui l’exécuteur testamentaire de Wagner, après avoir par son concours assidu permis au maître de mettre en pratique à Bayreuth l’œuvre qu’il avait connue, a su, depuis au moment où chacun désespérait de les voir renouvelées, continuer les Fêtes et les garder dignes absolument de leur glorieux fondateur.

Et qu’hommage enfin soit rendu, très dévotement, a celle par qui la pensée du maître vit intimement, à la vénérée et auguste veuve par qui se perpétue, en ces Fêtes, l’âme de Richard WagnerXLI.

 

La distribution §

Signalons quelques changements survenus dans la distribution des rôles que nous avons publiée il y a un mois.

M. Levi dirige seulement Parsifal, M. Mottl seulement Tristan.

Madame Materna chante seulement Kundry, M. Winkelmann seulement Parsifal.

Une seconde Brangaene, Madame Sthamer-Andriessen, de l’Opéra de Leipzig ; Mesdames Sthamer-Andriessen et Staudigl chantent encore (dans la coulisse) les quelques mesures de l’alto solo, à la fin du premier acte de Parsifal.

Un troisième Marke, M. Gura, déjà chargé d’Amfortas.

Titurel est chanté par MM. Haiper et Schneider,

Aux noms des artistes des rôles secondaires, ajoutons celui de M. Demuth33

La première représentation §

23 juillet. — Sont arrivés : M. et Madame H. S. Chamberlain, MM. Winchester du Bouchet, Édouard Dujardin, Amédée Dutacq, M. et Madame Lecrosnier, Madame Pelouze, M. Moullé, M. et Madame du Rolland du Roquan, le comte et la comtessede Romain, le vicomte et la vicomtesse de Vigier34.

Des étrangers notons : Liszt, qui n’a pu assister qu’aux deux premières représentations, le prince Wilhelm de Hessen, le prince héritier de Hohenlohe-Langenburg, les princes de Meiningen, M. de Puttkamer, la princesse Werra de Würtemberg, le prince et la princesse Wilhelm de Würtemberg.

Madame Wagner a momentanément quitté la villa de Wahnfried et demeure au théâtre où elle dirige les représentations ; ses enfants, M. et Madame Thode, font les honneurs de Wahnfried avec leurs deux jeunes sœurs et leur frère.

A Bayreuth, déjà une grande affluence ; un plus grand nombre d’Allemands, mais beaucoup d’Anglais, et des gens un peu de tous les pays.

Un orage a, la veille, rafraîchi la température ; le temps est admirable ; on retrouve l’enchantement de ce théâtre en plein parc, à mi-côte de la colline, et des longs entractes avec les promenades dans la campagne ou les péripéties du dîner dans la « restauration » du théâtre …

A 4 heures, on entre ; la salle est maintenant éclairée, à mi-hauteur des colonnes, par des lampes électriques qui s’éteignent complètement pendant la représentation, et, en haut des colonnes, par le gaz qui est ensuite aux trois quarts baissé. Sur la scène on a mis également l’électricité ; la rampe n’a plus qu’un rôle très restreint ; la lumière vient principalement d’en haut.

La distribution était, le 23 : Mademoiselle Malten, MM. Winkelmann, Reichmann, Scheidemantel, Siehr.

Places prises : 1 200 environ35.

 

L’assemblée de l’Association wagnérienne §

Le lendemain 24 a eu lieu, à 9 heures du matin (salle de la Société Frohsinn) l’assemblée générale annuelle de l’Association Wagnérienne Universelle36.

La séance était présidée par M. Carl Wimmer, président du Comité Central de l’Association, assisté de MM. Oskar Merz, second président, E. Sachs et Porges, secrétaires, Hermann, Lévi, Hans de Wolzogen, Franz Fischer, Rud, Seitz et Alfred Schmid, membres du comité.

Une centaine de délégués étaient présents, représentant environ 3 000 des membres de l’Association.

L’ordre du jour était ainsi fixé :

1° Règlement des comptes ;

2° Règlement de la caisse ;

3° Règlement des révisions ;

4° Propositions du Comité Central : fondation Wagner ; modification aux statuts ;

5° Discussion des modifications aux statuts proposées par les membres de l’Association ;

6° Election du bureau pour la révision des statuts.

La modification de statuts proposée par le Comité a été longuement discutée et finalement votée.

Cette modification avait pour but — sans rien changer à l’esprit général et à l’organisation pratique de l’Association — de donner à l’Association un caractère légal qui lui permît d’établir ensuite une « Fondation-Wagner » et de recevoir des legs.

D’après les nouveaux statuts, le centre de l’Association sera à Bayreuth et le président de l’Association choisi à Bayreuth ; mais le Comité Central, chargé des affaires courantes, reste à Munich. Le président de l’Association n’a pas encore été nommé, les membres du Comité Central ont tous été réélus.

L’assemblée s’est terminée à 7 heures du soir.

 

Le soir du même jour, à 8 heures, arrivait à Bayreuth le train des Viennois. La Société Wagnérienne de Vienne avait organisé un train spécial de Vienne à Bayreuth, pour lequel s’étaient inscrits environ 580 personnes. Un grand nombre des artistes du théâtre et d’étrangers ont été à la gare au devant du train ; un orchestre de cuivres réuni parmi des artistes de bonne volonté jouait la marche de Tannhaeuser ; les Viennois débarquèrent au milieu des acclamations.

On attend, au mois d’août, un autre train spécial, de Munich.XLII

 

Les représentations du 25, 26, 29 et 30

 

Le 25, — étaient arrivés : MM. Paul Bourget, Alfred Bovet, la comtesse de Brantes, MM. Albert Cahen, Dépinay, Gustave Fridrich, Charles Lenoir, Georges Saint-René Taillandier.

Tristan : Sucher, Vogl, Staudigl, Plank, Wiegand.

Places prises : 1150.

Le 26, — Parsifal : Materna, Gudehus, Reichmann, Plank, Siehr.

Places prises : 1 400.

Le 29, — arrivés : la comtesse de Beausacq, M. Clémenceau, M. et Madame Diémer, MM.Xavier Perreau, Teodor de Wyzewa.

Tristan : Malten, Gudehus, Sthamer-Andriessen, Scheidemantel, Gura.

Places prises ; 1 100.

Le 30, — arrivés : MM. André Hallay, André Messager.

Parsifal : Materna, Vogl, Gura, Plank, Wiegand.

Places prises : 1 500.

Mort de Liszt §

Liszt était arrivé depuis quelques semaines à Bayreuth : il venait du château de Colpach en Luxembourg où l’avaient reçu M. et Madame de Munkacsy. Très affaibli et souffrant, il continua cependant à recevoir à Wahnfried et chez lui, dans la Siegfriedstrasse ; ce n’est que quelques jours avant de mourir qu’il dut garde le lit. Enfin le samedi, 31 juillet, à minuit, il s’est éteint doucement, sans agonie, au milieu de sa fille et de ses petits-enfants.

Saluons le glorieux artiste dont la présence, tant de fois, a été un signe d’espérance et de victoire, le très magnanime ami à qui Richard Wagner un jour dut sa fortune.

L’interprétation §

C’est le sujet facile aux conversations, dans Bayreuth, que la comparaison des divers artistes qui interprètent Tristan et Parsifal ; comme chaque rôle est tenu en triple ou en double, il y a beau jeu à discussions, parmi les pèlerins de Bayreuth. Mais les détails de chaque rôle ayant été réglés par Wagner et la tradition s’en imposant aux artistes, la comparaison ne peut plus être que sur des points très secondaires ; d’ailleurs, n’y a-t-il pas quelque étroitesse, surtout au théâtre de Bayreuth, à tant se préoccuper des spéciales qualités des acteurs ; serait-ce encore, même ici, l’histoire des gens qui écoutent l’acteur, non la pièce ?…

Aujourd’hui tous les artistes ont été entendus, et chacun presque dans leurs deux rôles ; je n’essaierai pourtant pas de discuter leurs qualités et défauts. Vraiment, tous sont excellents. Ils ont ces voix allemandes un peu dures, quelques-uns excessivement, comme Siehr, d’autres moins, comme Winkelmann ; mais c’est pour de telles voix qu’écrivait Wagner ; et tous ils sont excellents musiciens, très sérieux, très consciencieux ; et tous, des acteurs plus ou moins gauches.

Hors de pair, MM. Gudehus et Vogl : Gudehus, moins bon acteur, mais d’une superbe voix, et d’une remarquable intelligence ; Vogl, dont la voix se fatigue, mais le seul de ces acteurs qui sache à peu près poser son personnage.

Winkelmann, Gura, Plank, Scheidemantel, Wiegand. Siehr sont des artistes fort convenables à la manière allemande ; Reichmann est plus distingué et sa voix est meilleure qu’aux années précédentes.

Dans les rôles secondaires s’affirme la façon allemande de comprendre et de jouer le drame : ces très honnêtes gens traduisent en leur vie de tous les jours la vie toute mythique de leurs personnages ; sincères donc et simples, mais toujours en ces chevaliers du Saint Gral on reconnaît les sympathiques habitués des brasseries.

Ce défaut n’est pas aux chanteuses, mais le contraire ; les trois chanteuses ont d’admirables voix, mademoiselle Malten plus impressionnante, madame Sucher plus simple, mais les trois continuent à jouer suivant tout le faux des usages scéniques ; défaut sensible surtout chez madame Materna qui toujours semble jouer l’AfricaineXLIII.

Ferons-nous des compliments aux très gentilles Floramyes ? Oui, car dans ce théâtre chacun donne toute sa force à cette tâche au-dessus des moyens des gens de théâtre, réaliser une pensée artistique.

Mais les compliments sans restrictions, sans réserves, sans atténuations, à l’orchestre qui semble avoir atteint l’expression adéquate de la pensée du maître ; c’est, en toute exactitude (donc en toute perfection), le rendu de toutes les indications de mouvement, de nuance, d’expression ; MM. Levi et Mottl se sont faits les fidèles ouvriers de cette terrible besogne, et, à force de soins, sont arrivés à ce simple et unique but, faire entendre la partition du maître ; aussi quelle merveille, quand monte de cet orchestre, le grand, le seul personnage du drame, l’essence profonde et totale de la pensée wagnérienne.

Tristan et Parsifal §

Parsifal nous est revenu tel qu’il nous était apparu en 1882, 1883 et 1884 ; Tristan est, en réalité, une nouveauté.

Certes, l’admirable disposition de la scène de Bayreuth, l’orchestre invisible, la salle obscure, devait donner à la représentation de Tristan une beauté spéciale ; encore, le très grand soin mis aux scéneries (décorations, plastiques, mimiques) ; mais ce qui transforme Tristan, c’est surtout l’effet acoustique de l’agencement des instruments de l’orchestre et l’effet tout moral du milieu.

L’orchestre invisible est une innovation favorable à l’audition plus encore qu’au spectacle : en atténuant la sonorité, il permet de donner aux instruments toute leur puissance, de déchaîner, sous les paroles et sans les couvrir, tous les éclats de l’instrumentation : à Bayreuth, on entend pour la première fois ce qu’est la musique de Tristan. L’orchestre invisible unit encore les sonorités ; en outre, la disposition des instruments par groupes donne à chacun une valeur presque topographique qui décuple l’effet de leurs agencements : ainsi sont encore, à la fois, précisés et fondus les timbres.

De l’effet moral produit par l’agencement du théâtre, il a été souvent question. Toute comparaison est impossible entre les théâtres ordinaires et celui de Bayreuth ; le caractère particulier de Bayreuth, l’emplacement du théâtre, l’air de sérénité qu’on y respire, l’imposant mystère de la salle, tout cela s’ajoute en cette communion qui nécessairement unit les assistants … Ainsi apparaît Tristan, transfiguré de ce que nous l’avions vu à Munich ou ailleurs. Dans la nuit de la salle, le prélude s’élève, en un mouvement d’abord extrêmement lent ; et maintenant va s’épandre ce flux ininterrompu d’émotions qui est le drame.

 

Voilà les deux condamnés à l’amour, Tristan, Isolde, que le sort a jetés dans les bras l’un de l’autre et qui vont vivre la vie terrible de l’amour jusqu’à la mort. Le premier acte, c’est l’instant décisif où, après de longues luttes, de longs mensonges, apparaît enfin la passion victorieuse ; puis c’est comme l’épanouissement du nouvel amour, la scène où Isolde frémissante attend Tristan, la scène où Tristan et Isolde, unis, cherchent vainement l’apaisement de leur insatiable désir, et la scène où, en présence de Marke et de ses gens, les deux amants, oublieux de Marke et des hommes et du monde, se donnent enfin, au dernier instant, le baiser par lequel ils entrevoient la suprême délice de leur libération ; enfin, le troisième acte, dans ce paysage de mer et de plage dont les bruissements s’enroulent autour de leurs âmes, la mort au monde et la transfiguration des amants ; la mort au monde, le déchirement de l’heure dernière, la torture des dernières humaines souffrances, et l’entrée à l’apaisement infini, — à la consolation de ceux qui ont gémi.

Drame de passionnément intense et incessé, dont nous repose à peine la vision finale d’Isolde mourante ; mais le drame de pacification, — et la conclusion de celui-là, — c’est alors dans Parsifal qu’il nous est offert.

Tristan et Isolde sont encore là, les souffrants du désir mortel, dans Amfortas et dans Kundry ; mais voilà le libérateur, — le libérateur des désirs, — Parsifal. Les souffrances d’Amfortas, emplissent le premier acte ; et le second acte c’est la lutte de ces deux contraires, le désir et le renoncement ; puis, le triomphe, total et absolu, du Pur et Fol. Ainsi se développe cette action profonde en ces mots résumée, — ce me semble, — ces mots extraordinaires du Renonceur triomphant : « J’ai vu se faner — celles qui me souriaient, — maintenant après le salut aspirent-elles ?… »

En cet admirable cadre de Bayreuth on sent mieux de quelle intense et formidable vérité l’œuvre de Richard Wagner touche le fond intime de notre être.

 

E. D.

Notes sur Parsifal §

On a beaucoup écrit sur Parsifal. Nous ne voulons pas refaire ce que d’autres ont fait ; nous ne voulons pas non plus, dans cet article, examiner les vieux romans, sources du poème, car ces intéressantes recherches, appliquées aux œuvres de Wagner, sont la cause d’innombrables malentendus ; nous nous abstiendrons aussi de tout jugement et de toute réfutation. Le but de ces lignes est, simplement, de faire un peu mieux connaître Parsifal, en rassemblant les données historiques et critiques précises qui se rapportent à ce drame, et qui sont propres à en éclairer la signification.

Tout d’abord, écartons l’erreur commune qui consiste à voir dans Parsifal l’œuvre de la vieillesse du maître. Wagner avait trente-deux ans lorsqu’il commença à s’occuper de la littérature ayant trait au Saint-Gral et à Parsifal ; à quarante-deux ans il fît son premier essai de dramatisation du personnage (dans le projet primitif de Tristan) : à quarante-quatre ans il esquissa le drame et quelques fragments musicaux ; à cinquante et un ans, en 1864, il établit le projet complet du Parsifal que nous possédons aujourd’hui. Les années de gestation du poème sont celles qui vont de 1855 à 1864. Nous savons de la source la plus autorisée que c’est de cette année, 1864, que date le projet complet et définitif, rédigé sur le désir que témoignait le roi Louis II de voir accompli ce drame dont le maître lui parlait. Les nombreuses péripéties des années qui suivirent, la nécessité d’achever les autres œuvres, la fondation du théâtre de Bayreuth et les innombrables labeurs et fatigues qui s’en suivirent jusqu’aux premières « représentations de fête » en 1876, tout cela empêcha Wagner de se consacrer à son Parsifal. Mais il ne cessait pas de s’en occuper ; l’œuvre d’élaboration se poursuivait37. Aussi le travail final fut-il rapide. C’est au milieu de tous les ennuis et tracas causés par le déficit qu’avaient laissé les représentations de 1876, que, en quelques semaines du printemps de 1877, le projet de poème fut parachevé et la versification terminée (Glasenapp, Biogr. 11, 483) ; et le 29 avril 1879 la composition était finie (1. c. 11, 512). C’est l’instrumentation seule qui ne fut terminée que le janvier 1882 ; ce retard était causé par la maladie, et par l’impossibilité de donner Parsifal avant cette époque. On le voit, Wagner n’a fait que mettre sur le papier ce qu’il portait depuis longtemps en lui ; il serait absurde de vouloir dater l’œuvre qu’il méditait depuis trente ans, du jour où le hasard lui permit ce travail manuel.

Si, maintenant, nous examinons les origines du poème, nous verrons que celui-ci contient trois choses, trois idées fondamentales, qui primitivement n’étaient point nécessairement liées dans l’esprit du maître. Nous verrons aussi comment, intimement, Parsifal se rattache à Tristan, à l’Anneau du Nibelung, aux Vainqueurs et à Jésus de NazarethXLIV.

C’est la figure de Tristan qui inspira, comme contraste, celle de Parsifal. Dans la première ébauche du drame de Tristan et Isolde, de 1855, Parsifal, à la recherche du Saint-Gral, devait, dans le troisième acte, arriver en pèlerin à Karéol (Bayr. Bl., 1885, 289). Sa foi avait même déjà trouvé son expression dans une mélodie qui répondait aux désespérées plaintes de Tristan. Quel était ce Parsifal ? cet homme arrivant, on ne savait d’où ; cherchant Monsalvat, on ne savait pourquoi. C’était, uniquement, le héros du renoncement, — du renoncement pur et simple, buddhique. L’idée d’opposer à Tristan ce personnage était plus philosophique que poétique ; aussi Wagner l’abandonna-t-il. Mais, immédiatement après, au printemps de 1856, il esquissa les Vainqueurs, où réapparut, sous le nom d’Ananda, ce Parsifal du renoncement, et spécialement du renoncement à l’amour entre les sexes : le violent amour sensuel de Prakriti et sa finale rédemption par le vœu de chasteté nous montrent la première esquisse du caractère de Kundry (Voir Revue Wagnérienne, 1885, XI, 308).

Evidemment le maître ne fut pas non plus content de cette ébauche, et, laissant tous ces projets de côté, il se remit au Ring et composa le premier acte de Siegried. C’est pendant ce travail que, le jour du Vendredi Saint, 1857, grâce à un ensemble de circonstances fortuites, Wagner se ressouvint de la figure divine poétisée par lui dans son Jésus de Nazareth ; il entendit ce soupir de la plus profonde pitié qui, jadis, retentit de la croix sur Golgotha, et qui, aujourd’hui, s’échappe de notre propre poitrine » (R. Wagner, Bayr. Bl., 1881, 123). La vieille légende du Charme du Vendredi Saint revînt à sa mémoire ; ce jour où Dieu, par pitié donna sa vie pour l’homme, l’homme lui-même a pitié des animaux et des plantes, il ne leur fait point de mal, et ses larmes de repentir arrosent les prés et les font fleurir. Rapidement, il esquissa un drame dont cette idée, la pitié fut le centre ; Parsifal en était le héros, mais cette fois le héros de la pitié, de la compassion. Cette esquisse est le vrai noyau du drame que nous possédons aujourd’hui ; non seulement elle contenait des scènes importantes de celui-ci, mais en outre des fragments de motifs musicaux. Et il est important de remarquer que cette esquisse de Parsifal, est antérieure à l’achèvement du poème de Tristan, car, le 25 août 1857, Wagner déclara à quelques amis qu’il ne savait pas encore de quelle manière il ferait le troisième acte de Tristan (R. Pohl, Musik. Woch., 1883, 337) ; il en avait éliminé Parsifal, devenu le héros d’un nouveau drame, il lui fallait trouver un autre dénouement.

Wagner se remit à Siegfried après avoir terminé la composition du second acte, il reprit son projet de Tristan et, pendant deux ans, jusqu’à l’achèvement complet de l’ouvrage, en 1859, il s’y voua entièrement. Ensuite vinrent les pénibles années qui vont de l’automne 1859 à l’été 1864, les années de Tannhaüser à Paris, des éternels projets de Tristan à Vienne, des tournées de concerts en Russie, etc., et qui conduisirent le maître à un état de dénuement tel, que, littéralement, il n’avait plus de quoi manger. Pendant ce temps il ne créa rien. Mais — quelle preuve que l’idée de Parsifal le hantait ! — à peine le roi de Bavière, Louis II l’avait-il appelé à Munich et lui avait-il ôté tout souci, qu’il s’occupait à établir le projet définitif de ce drame. Le Ring n’était pas terminé, les préparatifs pour les solennelles représentations de Tristan devaient commencer, le roi avait ordonné d’élaborer, immédiatement, les projets pour l’école d’art dramatique et pour le Théâtre de Fête qu’il voulait ériger à Munich … : avant tout il s’agissait, pour le maître, de fixer les lignes et de tracer l’esquisse de ce que lui-même appela toujours « sa dernière œuvre ».

Et c’est ici que nous pouvons aborder l’examen de la troisième idée fondamentale qui présida à la création de Parsifal ; elle est la plus importante et donne la véritable clef de la signification du drame. Certainement elle était antérieure aux deux autres, mais ce n’est que postérieurement au projet de 1857 que Wagner s’aperçut de la possibilité de la poétiser dans la légende de Parsifal, et, aussi, de l’allier avec les deux autres conceptions, du Parsifal renonciateur et du Parsifal compatissant.

En 1848, en même temps que Wagner écrivait le Mythe des Nibelungs « esquisse d’un drame », il publiait une brochure Les Nibelungs « l’Histoire Universelle dans la Légende ». (Cette étude avait été entreprise en vue du drame parlé, un moment projeté, de Frédéric Barberousse)XLV. La signification réelle et idéale du Trésor des Nibelungs y est traitée à fond ; ensuite, dans un chapitre intitulé « Transformation du contenu idéal de la légende du Trésor des Nibelungs en la légende du Saint Gral », Wagner montre la connexité des deux. Il dit : « … le Gral, tel que les poètes allemands l’ont interprété, prend la place du trésor des Nibelungs et devient son successeur idéalisé … la recherche du Gral remplace les combats pour s’emparer de l’Or… »38. Ce Saint Gral, qui forme le centre du drame de Parsifal, en ce sens qu’il est l’objet de toutes les adorations et de toutes les convoitises et qu’il symbolise une puissance mystérieuse, est donc poétiquement identique à l’Or du Rhin, lequel dans le Ring joue le même rôle. Mais cette connexité que Wagner apercevait déjà en 1848, acquit avec le temps une signification plus profonde et autre, et cette idée que le Gral est l’Or du Rhin idéalisé l’amena à concevoir un drame entier qu’on pourrait fort correctement nommer l’Anneau du nibelung « idéalisé ». Ce cadre se réalisa, dans Parsifal. Il ne s’agit pas ici de coïncidences fortuites, ni d’interprétations forcées ; le maître a rendu son intention d’un parallélisme dans l’antithèse si indubitable, qu’on ne peut s’étonner que d’une chose, c’est qu’un fait aussi significatif ait pu passer jusqu’ici inaperçu. Lui-même a dit que la voix qui sort du tombeau de Titurel n’est autre que celle de Wotan « chez qui s’est brisée la volonté de vivre » (Glasenapp, Calendrier de Bayreuth, 1880, 61) ; pour montrer l’identité entre cette moitié de Wotan, Bruunhilde, et Kundry, il a forgé pour elle le nom de « Gundryggia »XLVI, qui signifie Walküre (Lœffler, Bayr. Bl., 1878, 100), et le sommeil de Kundry, d’où elle se réveille sans force, est analogue à celui de Brunnhilde ; Klingsor, qui se mutile pour s’approcher du Gral et qui devient ainsi la cause efficiente du drame, est évidemment conçu d’après le prototype Alberich, qui « maudit l’amour » pour se saisir de l’Or du Rhin … Connaissant cette intention, on pourrait poursuivre ces analogies sans crainte d’aller trop loin : la lance, par exemple, qui a donné tant de mal aux savants critiques, parce qu’ils ne la retrouvaient pas (sous cette forme) dans les poèmes qui racontent les légendes de Parsifal et du Gral, cette lance que Parsifal conquiert par la chasteté on l’aurait trouvée, si on avait songé à la « sainte lance » de Wotan, taillée dans le bois de « l’arbre du monde » … Nous expliquerons la raison de cette intention poétique ; pour le moment, il nous suffît d’avoir établi par quelques indications précises, l’existence dans Parsifal d’une parenté, ou antithèse, voulue avec le Ring39.

Parsifai, lui, n’en resta pas moins l’Ananda du renoncement ; et le pèlerin qui, à Karéol, répandait aux plaintes de Tristan par l’inutile opposition d’une autre foi, acquit une signification vivante lorsqu’il eut entendu « le soupir de divine compassion », qu’il put guérir la plaie de Tristan-Amfortas, et lui dire : « Bénies soient tes souffrances, qui ont enseigné à l’irrésolu Fol la très haute puissance de la Compassion et la force de la plus pure Science. »

Il est superflu, après cet historique, de déclarer que Parsifal n’est pas la glorification d’un dogme religieux. Il n’y a pas plus de Christianisme dans Parsifal qu’il n’y a de Paganisme dans le Ring et dans Tristan. Ces trois œuvres, nous l’avons vu, sont contemporaines ; Wagner y travaillait simultanément ; elles sont reliées entre elles par de nombreux liens de conception, et forment pour nous — comme elles formèrent dans la pensée du maître — un Tout. Wagner a toujours reconnu les liens qui unissent l’Art à la Religion ; il n’a jamais outrepassé les limites qui les séparent. En 1864, donc précisément au moment où il écrivait Parsifal, Wagner dit : « dans le domaine apparemment si éloigné de la religion, je n’ai jamais cherché, en vérité, que mon art … » (VIII, 8) ; en 1850 il avait dit la même chose (III, 77) ; et en 1880 il répète : « si on me demandait ; voulez-vous créer une religion ? je répondrais que cela est impossible … mes idées à ce sujet ne me sont venues que comme artiste créateur… » (X, 322).

Mais, dans cette même brochure de 1864, État et Religion, Wagner indique aussi la note caractéristique de l’œuvre qui l’occupait, de Parsifal ; plus tard, en 1882, il revint à ce sujet et rendit son intention indubitable. Ici se révèle la question du parallélisme signalé plus haut.

Dans de récents articles, M. de Wyzewa a résumé la théorie wagnérienne de l’Art : « l’Art doit créer la Vie … il faut, au-dessus de ce monde des apparences habituelles profanées, bâtir le monde saint d’une meilleure vie : meilleur par ce que nous le créons … » Il montre ensuite que « l’artiste ne peut prendre les éléments de cette vie supérieure nulle part, sinon dans notre vie inférieure, dans ce que nous appelons la Réalité. » Or, dans Parsifal, Wagner, tout en se servant de signes empruntés à cette Réalité, a voulu créer une Vie aussi éloignée que possible des « apparences habituelles profanées ». En 1864, Wagner dit : « l’œuvre de l’art le plus élevé doit se mettre à la place de la vie réelle, elle doit dissoudre cette Réalité dans une illusion, grâce à laquelle ce soit la Réalité elle-même qui ne nous apparaisse plus que comme une illusion … La nullité du monde ! ici nous la reconnaissons franchement, sans amertume, en souriant » (VIII, 37). Et en 1882, dans l’article daté de Venise, 1er novembre, et consacré au souvenir des représentations de Parsifal qui venaient d’avoir lieu, il écrit : « Oublier dans la contemplation de l’œuvre d’art — rêvée mais vraie — le monde réel du mensonge, c’est la récompense pour la douloureuse véracité qui nous a forcés de reconnaître que ce monde n’est que misère » (X, 395). — Nulle part, dans ce poème de Parsifal, nous ne touchons au monde réel. Nous ne sortons du « domaine du Gral », où « nul ne peut pénétrer que le Pur » et où la seule grâce du Gral nourrit les croyants, que pour entrer dans les jardins enchantés que Klingsor « s’est créés dans le désert » et qu’il a peuplés de Floramyes. Primitivement, nous ne devions voir Parsifal qu’errer par le monde ; aujourd’hui, ce long épisode de sa vie, qui remplit les vieux poèmes, est réduit à une simple mention, dans ce seul vers : « Je suivis les sentiers de l’erreur et des souffrances … »

Dans le Ring et dans Tristan (que le maître considérait comme un acte du Ring) Wagner avait créé l’image de la vie-réelle, du « monde qui n’est que misère » : dans Parsifal, — où il a expressément, tenu à établir un strict parallélisme avec le Ring — il a « bâti le monde saint d’une meilleure vie »XLVII.

 

Houston Stewart Chamberlain.

Bibliographie wagnérienne. Catalogue des traductions de Wagner40 §

Italiennes §

Rìenzì l’ultimo dei Tribuni. Grande opera tragica in cinque atti. Poesia et Musica di Riccardo Wagner, Traduzione italiana dal testo originale tedesco di Arrigo Boito. Milano coi tipi di Francesco Lucca. Petit in-8°.

 

Tannhaüser ovvero la lotta di Bardi al castello di Varteburgo. Opera romantica in tre atti. Parole e Musica di Riccardo Wagner. Tradotta in italiano da Salvatore de C. Marchesi. Da rappresentarsi perla prima volta in Italia nel Teatro comunale di Bologna. Concertata e diretta dal M. Cav. Angelo Mariani L’Autunno 1872. Milano stabilimento musicale di F. Lucca. Petit in-8°.

 

Lohengrin : Grande opera romantica in tre atti. Parole e Musica di Riccardo Wagner. Traduzione italiana dal testo originale tedesco di Salvatore de C. Marchesi. Milano stabilimento musicale di Francesco Lucca. Petit in-8°.

Tristano e Isotta. Opera in tre atti di Riccardo Wagner. Versione italiana dal testo originale tedesco di Arrigo Boito.

Françaises §

Quatre Poèmes d’opéras traduits en prose française précédés d’une Lettre sur la Musique, par Richard Wagner, — Le Vaisseau fantôme, — Tannhaeuser, — Lohengrin, —Tristan et Iseult. Paris, A. Bourdilliat et Cie éditeurs. 1861 in-8°.

 

Art et Politique, par Richard Wagner, (1re Partie.) Bruxelles. Imprimerie de J. Sannes. 1868. Petit in-8°.

 

Théâtre de Strasbourg. Représentation de la Troupe allemande, dirigée par M. Roeder. Tannhaeuser. Grand-opéra romantique en 2 actes, paroles et musique de Richard Wagner, 1855. In-8°.

Tannhaüser : Opéra en trois actes de Richard Wagner. Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Académie impériale de Musique, le 13 mars 1861.Parisela Librairie théâtrale, Mme Ve Jonas, éditeur, Libraire de l’Opéra. 1861. Petit In-8°.

Rienzi : Opéra en cinq actes. Paroles et Musique de Richard Wagner. Traduction française de M. M. Ch. Nuitter et Jules Guilliaume. Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre Lyrique Impérial, le 6 avril 1869. Paris, Librairie dramatique, 1869. Petit in-8°.

Lohengrin : Opéra en trois actes de Richard Wagner, traduction de Charles Nuitter. Paris E. Dentu, éditeur. Librairie de la Société des Auteurs et Compositeurs dramatiques et de la Société des Gens de Lettres. 1870. in-8°

Le Vaisseau Fantôme : Opéra en Trois Actes de Richard Wagner. Traduction française de Charles Nuitter. Paris, E. Dentu, éditeur. 1872. Petit in-8°.

Essai de traduction analytique sur le Parsifal. Pièce d’Inauguration théâtrale de Richard Wagner par Jules de Brayer. Paris au Bureau du Progrès artistique, 1879. Petit in-8°.

Le Judaïsme dans la musique, par Richard Wagner. (Extrait du Guide Musical.) Bruxelles, Imprimerie de J. Sannes 1869. in-8°.

Richard Wagner et la Neuvième Symphonie de Beethoven. Commentaire-Programme pour cette Symphonie et observations au sujet de son exécution, par Richard Wagner. Traduit de l’allemand par M(aurice) K(ufferath). Extrait du Guide Musical. Paris, Maison Schott. Bruxelles, Schott frères. Londres, Schott et Cie. Mayence, les fils de B. Schott. 1875. in-8°.

L’Art du Chef d’Orchestre, par E. Deldevez. Paris. Librairie de Firmin-Didot et Cie. 1878. Appendice : Réflexions sur certaines observations de R. Wagner. Gr. in-8°.

La France musicale : N° 18. 2 Mai. 1869. Le Judatisme dans la musique (3e article), par M. Richard Wagner.

L’œuvre de Bayreuth (fin) §

VI §

LES RÉPÉTITIONS PRÉLIMINAIRES EN 1875

 

1° Communication aux chanteurs : 15 janvier 1875

 

Comme vous le savez par les relations qui se sont nouées entre nous, je désire votre concours pour l’exécution de mon projet de trois représentations exceptionnelles de ma Pièce de Fête en quatre parties, l’Anneau du Nibelung. — Je crois que la réalisation sera due d’un côté à la sympathie extraordinaire des amis et protecteurs de mon art, d’autre part à la ferme et cordiale volonté des excellents artistes eux-mêmes dont j’ai sollicité le concours ; car la participation de mes Patrons ne devait et ne pouvait se faire que pour une entreprise dans laquelle toute idée d’une spéculation lucrative était exclue. Ainsi, vous vous voyez — peut-être pour la première fois de votre vie d’artistes, — appelés à vouer vos forces à un but idéal d’art, c’est-à-dire à montrer au public allemand ce dont l’Allemand est capable en son art, et en même temps à montrer aux étrangers, desquels nous avons vécu jusqu’à présent, une chose qu’ils ne pourront pas imiter.

Permettez-moi de vous faire part des obligations que vous prendrez si vous me donnez, comme je vous en prie cordialement, la promesse de votre concours. Vous pourrez vous-mêmes déterminer au mieux ces devoirs après communication du plan des préparatifs et des représentations qui me semble indiqué et dans lequel, selon le rôle dont vous vous serez chargés, vous verrez marquée votre part à chacun et combien de temps il vous faudrait donner.

Du 1er juillet au 15 août de cette année 1875 doivent avoir lieu à Bayreuth les premières représentations préparatoires ;

La première semaine sera donnée à des répétitions au piano du Rheingold,

La deuxième, de la Walküre,

La troisième, de Siegfried,

La quatrième, de Goetterdaemmerung.

Du 1er au 15 août ces mêmes répétitions avec l’orchestre complet ; cela autant pour donner aux musiciens une première connaissance de leur tâche, que pour indiquer l’ensemble musical aux chanteurs.

La troisième semaine d’août doit être donnée à l’étude des évolutions scéniques, sous la direction du machiniste et du décorateur, avec le concours, nécessairement, des artistes.

Après ces préparatifs de l’année 1875, les mois de juin et juillet 1876 seront employés aux répétitions générales de l’œuvre entière ; je veux dire que tout en évitant une trop grande fatigue, les différentes parties seront essayées, jour par jour, avec orchestre et scénerie complète, de façon que du 1er juin au 15 juillet, successivement, le Rheingold, la Walküre, Siegfried et Goetterdaemmerung, et, du 15 au 30 juillet, selon les nécessités du moment41.

Dans la première semaine d’août, la première représentation de l’œuvre entière doit avoir lieu de la façon suivante :

Dimanche : à 7 heures du soir, le rheingold ;

Lundi : à 4 heures, premier acte de la Walküre, à 6 heures deuxième, à 8 heures troisième ; (de longs entractes offriront un repos au public dans les environs du théâtre, et aux artistes dans des locaux arrangés près de leurs loges).

Mardi : à 4 heures Siegfried.

Mercredi : Goetterdaemmerung42.

De la même façon se répéteront dans la deuxième et troisième semaine d’août la deuxième et la troisième représentation de l’œuvre entière. Je vous demande que, par une promesse concluante, vous me mettiez en état de regarder votre concours comme assuré et que vous me disiez eu même temps si vous demandez un dédommagement, et lequel. Vous avez compris parce que je vous ai dit de la position des Patrons vis à vis de moi, que l’idée d’un gain pour les acteurs est exclus, qu’il faut même les considérer comme disposés à un sacrifice ; j’ai cependant arrangé les choses pour que, au cas d’un sacrifice impossible, il y eût possibilité de dédommagements ; et même grâce au dévouement de plusieurs artistes distingués, je suis en mesure d’empêcher qu’aucun des artistes n’ait à me refuser à cause de difficultés matérielles.

  J’attends donc votre décision pour pouvoir vous compter parmi ceux qui, en s’obligeant volontairement pour la réalisation d’un idéal artistique nouveau, veulent se réunir à une association de la plus précieuse signification.

Bayreuth, 15 janvier 1875. »

 

2° Communication aux membres de l’orchestre.

Les membres de l’orchestre furent invités par deux circulaires semblables et eurent à signer un bulletin par lequel ils s’obligeaient à un séjour de trois mois à Bayreuth en 1876 contre dédommagement, logement et voyage payés, ainsi que pour 187543.

 

VII §

 

Les fêtes de 1876

 

Annonce des Représentations.

 

Les représentations sont fixées et les chanteurs et musiciens sont convoqués, de même les Patrons et les membres honoraires. Dans les circulaires d’invitation pour les Patrons, Wagner développe encore une fois l’idée de Bayreuth. En même temps sont publiées quelques remarques :

Sur le rappel des acteurs. — « Les Patrons ne doivent pas prendre en mauvaise part ni des artistes ni de l’auteur, si ceux-ci ne répondent pas aux applaudissements en s’avançant sur la scène ; ils se sont décidés à cette abnégation pour se tenir dans le cadre de l’œuvre d’art qu’ils ont à présenter au public. »

Sur l’usage du texte. — « Pour obtenir le juste effet scénique il faut pendant la durée de l’acte diminuer l’éclairage de la salle au point de rendre impossible la lecture du texte. Il est donc à conseiller, si l’on ne se fie pas à la représentation dramatique, de prendre connaissance du texte avant la représentation ou pendant les entractes. »

Paroles d’adieu aux artistes :

« Je désire faire mes adieux à mes honorés amis, les acteurs de ma Pièce de Fête, comme à ses patrons et promoteurs, et cela d’une façon qui réponde à la merveille du résultat. Je prie donc les membres de l’Association qui ne seraient pas en scène le dernier soir, de me faire le sacrifice de mettre encore cette fois le costume de leur rôle pour ne pas trancher péniblement avec les acteurs de Goetterdaemmerung et aussi pour donner encore une fois — peut-être à moi-même seulement — un coup d’œil sur toute cette œuvre extraordinaire. »

Bibliographie44 §

Katalog einer Richard Wagner-Bibliothek, par Nikolaus Oesterlein, deuxième volume (chez Breitkopf et Hiertel, 1 vol. in-8°, de 356 pages, à 12 fr. 50).

Nous avons annoncé la publication de cet ouvrage dont le titre complet est : « Catalogue d’une bibliothèque wagnérienne, répertoire authentique et complet de la littérature wagnérienne établi systématiquement selon l’ordre chronologique d’après les originaux inclus et augmenté de citations et de notices, par Nikolaus Oesterlein, membre honoraire de l’Association Wagnérienne Académique de Vienne, — deuxième volume, clos en novembre 1881 (n° 3.373 jusqu’à 5.567)45. »

Cet ouvrage contient, — après une table des matières, une préface, un guide et une table des signes :

  1re partie : Richard Wagner ; œuvres en prose et en vers : manuscrits ; télégrammes ; lettres ; discours et allocutions ; mots ; communications imprimées et fragments ; articles de journaux ; œuvres musicales.

2e partie : Traductions ; arrangements ; portraits ; vues ; divers.

3e partie ; L’art et l’œuvre de Richard Wagner en général : littérature ; dessins et photographies ; divers.

4e partie : Associations Wagnériennes : associations locales ; patronat de Bayreuth.

5e partie : Bayreuth : préparation aux fêtes de 1876 ; les fêtes de 1876 ; préparation des fêtes de 1882.

6e partie : Curiosa : sur l’œuvre Wagnérienne ; divers.

Appendice : étude des sources ; arrangements des sujets Wagnériens en un sens plus large ou plus étroit ; explications et commentaires ; littérature se rapportant à l’œuvre Wagnérienne ; divers.

  Second appendice : manuscrits, œuvres et portraits de parents et d’amis de Richard Wagner ; littérature sur Liszt. Liste des dons et registre des noms.

Richard Wagner-Jahrbuch, édité par Joseph Kürschner, première année (à Stuttgart, 1 vol. in-8° de 520 pages, à 12 fr. 50).

Cet ouvrage, qui vient de paraître à l’occasion des Fêtes de Bayreuth, contient :

Préface en mémoire de Wagner (par H. Bulthaupt) ; but et fin (M. Koch).

Biographie : la famille et la jeunesse de Wagner, 1763-1823, (d’après Glasenapp) ; Wagner à l’école de Leipzig, 1829, (A. Loehn-Siegel) ; Wagner à Dresde, 1847, (J. Nordmann) ; Liszt à Triebchen, 1867, (R. Pohl) ; Wagner, 1873-1877 (A. Lesimple) ; fête d’anniversaire chez Wagner à Naples, 1880 (M. Plüddemann),

La vie et l’art : notes esthétiques sur le drame musical (F. Kœgel) ; l’école romantique littéraire allemande et ses rapports avec Wagner (A. Ettlinger) ; le naturalisme en littérature et l’œuvre de Wagner (Ernst von Wolzogen) ; la nature dans l’œuvre de Wagner (H. von Stein).

L’oeuvre de Bayreuth : les Fêtes de Bayreuth (K. Heckel) ; un discours de Wagner, le 15 octobre 1877 (communiqué par F. Muncker).

Œuvres détachées : une comédie allemande (R. Wœrner) ; Lortzing et Wagner (H. Welti) ; la question du roi Marke (M. Wirth) ; correspondances de Paris, par Wagner 1841, (J. Kürschner) ; variantes et compléments de l’autobiographie (J. Kürschner).

L’étranger : Wagner et l’étranger (L. Schemann) ; L’art Wagnérien en France (P. Marsop).

Chronique et divers : 1877-1886 (Hans von Wolzogen) ; appel pour l’Association Wagnérienne : liste des sociétés Wagnériennes ; bibliographie ; liste des représentations, concerts, lettres, communications.

Richard Wagner et la poésie française contemporaine, par Edouard Dujardin, article paru dans la Revue de Genève, du 23 juillet 1886.

 

Dans la seconde partie de cet article (spéciale à l’œuvre de Richard Wagner), les deux pages suivantes donnent une interprétation de l’Anneau du Nibelung ; de Tristan et de Parsifal.

« D’abord, ce fut l’énorme et malheureux essai de l’Anneau du Nibelung ; — énorme, car n’est-ce point sa commune fortune, que l’artiste souhaite employer à une œuvre universelle la loi nouvellement trouvée ? — malheureuse : cela est nécessaire, donc, à trop d’audace. Par l’Anneau du Nibelung XLVIII, Richard Wagner voulut, totalement, expliquer le monde : c’est le symbole de l’Or opposé à l’Amour, et il voulut, totalement représenter la vie de l’Ame ; il créa toutes ces âmes, spéciales chacunes, chacunes proprement vivantes, que symbolisent Wotan, Freia, Loge, — Fafner, — Alberich, Mime, — Siegmund, Sieglinde, Hunding, — Brunnhilde, Siegfried … Et parmi cette énormité d’efforts inégalement heureux, dès là, en quelques figures, je sens réellement créée la supérieure vie : ainsi, l’âme qu’est Wotan, — l’âme originairement stagiaire46, contente en le repos introublé de sa puissance, que rien n’agite ; et la vie de cette âme se fait plus vive, une contemplation des choses plus active, une pensée de quelque chose nouvelle, un mouvement, un besoin de plus, un souhait ; le désir, oh ! le désir montant en l’âme, et qui surgit dans la paix du non-désir ; donc lutte, lutte plus terrible, et terrible lutte ; — l’Or ou Freia ? — et la sombre élection du désir, très fatal, qui damnera. Puis47, l’âme ayant connu future la damnation : se racheter, se sauver, retrouver la première joie du repos, et la paix du non-désir ; donc agir et souffrir, agir et s’inquiéter, agir et préparer, convoiter, humilier, être humilié, être et faire misérable, souffrir ; hélas ! et voilà que son propre acte se tourne contre elle-même, et c’est le suicide institué quand l’âme incarnée de Wotan, Brunnhilde, pense contre lui. Maintenant48, c’est une résignation à la nécessaire fin ; l’âme sachante de la nécessaire fin, erre désintéressement par les mondes, pour savoir, non pour agir ; et dans les cavernes où tâchent les désirs, dans les bois vastes où s’extasient les désirs, dans les champs admirables où pousse le haut désir, errante et contemplative, elle erre sous la mélancolie tranquille de l’ErdaXLIX enténébrée ; et, quand par le désir resurgi (par le désespoir, subitement conscient, de n’être plus) retraînée à l’action, l’âme est par l’action trahie, elle se retire, l’âme, dans le sombre de son condamnement… Walhall, burg splendide, burg maudit, adieu, voici, le crépuscule ! effacez-vous, disparaissez, tombez, croulez, mourez, allez, magnificences des Dieux éteints, voici, voici le crépuscule, oh ! dormez votre fin, Wotan, éternellement repose : repose, Dieu !

Telle, semble vivre une âme, en ces drames, tandis que d’autres, autour d’elle, vivent. Mais Wagner, lui-même, aperçut combien dangereux était développer simultanément plusieurs séries émotionnelles ; un jour, voulant dire l’amour, il quitta sa tétralogie, et fit Tristan.

Deux âmes49 seulement exprimées ; deux âmes concevant toutes antres vivantes formes ; deux âmes uniques personnages de ce drame et le vivant ; et deux âmes qui ne sont que deux façons d’une âme, les deux sexualités, les deux modes de l’âme aimante ; une âme donc, évoquée. Là, le mortel combat de l’esprit erroné de l’Apparence contre l’esprit tout véridique de la Réalité ; ce qu’on dit lumière, jour et vie, contre tout le nommé ombre et nuit et mort ; l’illusoire univers de nos habituelles créations, contre celui miraculeux de la pensée. Alors, ce drame : l’âme livrée primitivement à la mensongère tromperie de l’Apparence, et niant l’amour ; puis, cette heure (l’heure possible parmi les pâles existences banalement dévouées aux vies mauvaises, dans le croupissement des animalités, sous l’aveuglement de l’être faux), l’heure (suprême) où le rêve, vague emportement de la pensée, hors le monde habituel te prend, âme, et t’enveloppe de ténèbres majeures et te donne cette vision du Vrai, donc ce choix, — l’heure, extraordinaire, (l’heure du Breuvage) où l’âme songe tout à coup qu’il est une autre vie, qu’elle peut vivre, qu’elle vivra ; dès lors, la lutte ; et le bien heureux moment où, âme, libre tu t’en iras, âme libre, libre du monde faux, éclosant dans le plein ciel de ton monde authentique, ô joyeuse de ton libre amour !

  Ayant achevé Tristan, Wagner admit le jeu des plaisantes variations, et, dans les Maîtres Chanteurs, il dit les folles choses d’âmes légères. Puis, ces recréations de vies luxuriantes et apaisées, la Fest Marsch, Siegfried-Idyll.

Enfin, le Parsifal.

C’est ; d’abord50, une entrée à quelque monde, lointain, de nouvelles réalités, et c’est le confus emmêlement de vies religieuses, lointaines, comme en l’attente de leur forme … Alors le Pur et FolL une âme pure, où entre la vie d’une vie très exaltée, et d’une vie très concupiscente, très adorante, l’éternel languir, le souffrir et le jouir éternel de l’âme, et la vie de fornication, — la vie luxurieuse et mystique, — jusque le surgissement, en lent exhaussement, triomphal, de la vie voulue. Car Amfortas, c’est Parsifal visionnaire d’une vie concupiscente ; Klingsor, c’est encore la vision, en Parsifal, d’une vie autrement vécue ; et Kundry, les Filles, ce n’est rien que des visions de Parsifal ; les chevaliers, toutes ces ombres, les images de sa voyance : vie de l’âme religieuse et charnelle. Parsifal, c’est nos désirs, nos vouloirs, nos regrets, nos vouloirs éteints, l’homme réel : et, par le tout divin langage des musiques (à notre faiblesse facilité par le symbole des gestes et des mots), c’est, vécue, la vie qu’il faut vivre, — expliquée, l’explication, — une formule inventée au très vieil idéal. »

Paris, le 8 septembre 1886. §

Chronique de Bayreuth §

 

Dresde et Munich

 

2e Correspondance

 

Les représentations de Bayreuth se sont achevées avec un succès qui garantit leur continuation. Jusqu’à la fin, les interprètes ont montré autant de zèle ; les chefs d’orchestre, MM. Lévi et Mottl, dirigeaient avec la même maîtrise et le même courage les dernières représentations de Tristan et de Parsifal ; aucune fatigue n’était sensible dans l’orchestre.

Nous avons à revenir sur les acteurs, dont quelques-uns se sont révélés aux derniers jours. MM. Plank et Scheidemantel notamment étaient devenus excellents, le premier dans les rôles de Kurwenal et de Klingsor, le second dans celui d’Amfortas ; tous deux ont chanté avec une exactitude et une sûreté de style admirables, donnant la note expressive sans exagération et avec une absolue fidélité. M. Vogl est resté superbe aux premier et troisième actes de Tristan ; l’insuffisance de la voix était plus pénible au second Rien à ajouter sur les autres interprêtes ; l’absence de M. Gudehus et de Mademoiselle Malten, retournés à Dresde, était regrettable aux dernières représentations, malgré les très belles qualités vocales de M. Winkelmann et de Madame Materna. Enfui, dans le rôle d’Isolde, nous devons rappeler le beau succès de Madame Sucher.

Dans notre dernière correspondance, quelques amis ont trouvé sévère notre appréciation des artistes du théâtre de Bayreuth ; nous ne pouvons pourtant que maintenir ce que nous avons écrit, Les représentations de Bayreuth sont certes admirables, et évidemment incomparables à celles de quelque théâtre que ce soit ; mais elles ne sont pas parfaites, il faut bien s’y attendre. Et le le meilleur moyen de les approcher de la perfection souhaitée, n’est-ce pas justement d’en connaître les défauts ; de même, le meilleur moyen d’en faire comprendre la magnificence extraordinaire, n’est-ce pas de dire toute la vérité ? Ainsi, nous semble-t-il, monte plus haut, au milieu du néant des théâtres environnants, l’œuvre, à peine ébauchée, mais si grosse de promesses, de Bayreuth.

Les représentations du 1er au 20 Août §

Le dimanche 1er août. — étaient arrivés51 : Madame Beulé, MM. Charles Bonnier, Jules Bonnier, Pierre Bonnier, Paul Bruck, Alfred Ernst, Marcel Gaupillat, M. et Madame Roll.

Tristan : Sucher, Gudehus, Staudigl, Plank, Wiegand.

Le 2, — Parsifal : Malten, Vogl, Reichmann, Plank, Siehr.

A cette représentation assistait le prince royal et impérial Friedrich-Wilhelm de Prusse.

Le mardi 3 août, à u heures, eurent lieu les funérailles de LisztLI suivant les cérémonies du culte catholique ; le deuil fut conduit avec une grande et très digne simplicité, et suivi par un cortège nombreux. Le lendemain, service funèbre à l’église catholique.

Le 5, — arrivés : M. Charles Bordes, la comtesse de Chambrun, MM. Camille Chevillard, Alexandre Guilmant, Hardion, Henri Lavedan, Paul Poujaud, Charles Toché, Vauvray.

Tristan : Malten, Gudehus, Sthamer-Andriessen, Scheidemantel, Gura.

Le 6, — Parsifal. : Materna, Vogl, Reichmann, Scheidemantel, Wiegand.

Le 7, soirée chez Madame Gross ; Madame Sthamer-Andriessen et MM. Gudehus, Gura et Scheidemantel chantèrent des scènes Wagnériennes accompagnées au piano par MM. Lévi et Mottl, et M. Camille Chevillard joua une transcription pour le piano de la scène finale de Gœtterdaemmerung.

Le dimanche 8, — arrivés : MM. d’Avendano, Henry Bauer, Emile Courmont, Albert Cousino, Robert d’Egusquiza, la comtesse de Gumbrun, MM. Albert Henningen, Kunkelmann-Kerval, Henry Lutz, Paul Pannier.

Tristan : Sucher, Gudehus, Staudigl, Plank, Gura.

Le 8, arrivée d’un train spécial de Munich ; un autre train spécial, de Nuremberg.

Le 9, — arrivés : M. et Madame Duttenhofer.

Parsifal : Malten, Winkelmann, Gura, Plank, Siehr.

Le 9, le prince Hermann de Weimar.

Le 10, grande fête de l’orchestre du théâtre, dans la salle de la société Frohsinn, Madame Wagner y assistait.

Le 11, à 6 heures, notons à titre de curiosité, un concert donné, à la société Philharmonique de Bayreuth, pour un petit orchestre d’harmonie ; en voici le programme :

 

La Marche de Fête, de Wagner : une ouverture de Wallace ; des valses de Waldteufel ; un préluge de Podbertasky ; l’Angelus et la Fête Bohême, de Massenet ; le prélude de Tristan ; la romance de l’Etoile, de Tannhaeuser ; une masurka de Behr ; un pas redoublé d’Ascher ; une fantaisie sur la Walküre ; des valses.

 

 

Le 12, — arrivés : MM. Maurice Bagès, Bellaigue, Pierre de Bréville, le marquis de Cambford, le comte Roger de Chabrol, MM. Marcel Cogniet, de Conchy, Dukas, Flat, Robert Godet, M. et Madame Hellman, MM. Raymond Koechlin, Hugues Krafft, M. et Mademoiselle Lamoureux, MM. A. Lascoux, Silvio Lazzari, le comte Robert de Montesquiou-Fezensac, MM. Oppenheim, Fernand Petit, Mademoiselle Picot, le comte de Podenas, le marquis de Podenas, MM. Gabriel Saint-René Taillandier, Georges Violat.

Le 12, le grand-duc de Mecklenburg-Strelitz.

Tristan : Sucher, Gudehus, Sthamer-Andriessen, Scheidemantel, Wiegand.

Le 15, — arrivés : M. et Madame Émile Lévy, M. Henri Sylvestre.

Parsifal : Materna, Winkelmann, Scheidemantel, Plank, Siehr.

Dans la matinée, M. Alexandre Guilmant exécuta, à l’église luthérienne, les pièces d’orgue suivantes : Toccata et fugue en ré mineur, de Bach ; toccata et fugue en ut, de Bach ; sonate, de Guilmant ; toccata en fa, de Bach.

Le dimanche 15, — arrivés : MM. André A Hard, Raoul Baron, Bonheur, Jules de Brayer, M. et Madame Henry Cordier, MM. Michel Couillard, Charles Dettelbach, Eberstadt, Vincent d’Indy, Jean Kœchlin, Marioni, Georges Marty, le comte de Messays, M. et Madame Penel, MM. Émile Soldi, Julien Tiersot, le comte de Jossouin de Valgorge, MM. Emmanuel Vaney, Paul Vidal, la marquise de Virieu, le baron de Westweiler.

Le 15, la duchesse Amalie de Bavière.

Tristan : Sucher, Vogl, Staudigl, Plank, Wiegand.

Le 16, arrivé : M. Albert Bataille.

Parsifal : Materna, Winkelmann, Scheidemantel, Plank, Wiegand.

Le 17, soirée à Wahnfried ; un assez grand nombre de nos compatriotes y figuraient ; M. Scheidemantel chanta deux mélodies de Schubert, et madame Materna la scène finale de Gœtterdamerrung ; MM. Levi et Mottl accompagnaient au piano52.

Le 19, — arrivés : MM. Charles Bannelier, Charles Delagrave, Deldevez, la comtesse de Denterghem, M. et madame Derenbourg, M. et madame van Dyck, M. Fourchy, Madame Fuchs, MM. Paul Fuchs, Jules Garcin, Pépin le Halleur, M. et Madame Hartmann, Madame et Mademoiselle de Lagrénée, M. Gustave Lauth, la baronne Legoux et Mademoiselle Legoux, M. Jules Massenet, le duc de Montpensier, MM. Maurice Nicolle, de Souza, Francis Thomé, M. et Madame Weiland, MM. Wiernsberger, Victor Wilder et Mademoiselle Wilder.

Le 19, le prince Wilhelm de Prusse, fils aîné du prince impérial et royal Friedrich-Wilhelm de Prusse. Aussi, le prince de Jurn et Jaxis. Nous avons noté, parmi nos compatriotes, le duc de Montpensier.

Tristan : Sucher, Vogi, Sthamer-Andriessen, Plank, Wiegand.

Le 20, — arrivés : M. Fouques-Duparc, le marquis de Villeneuve et la marquise de Villeneuve (née princesse Bonaparte).

Le 20, la grande-duchesse-de Bade,

Parsifal : Materna, Winkelmann, Scheidemantel, Plank, Wiegand.

A cette dernière représentation toutes les places du théâtre étaient prises.

 

Résultats §

Les frais ont été évalués à 295, 000 marks.

Les recettes à 312, 000 marks.

L’excédent a donc été de 17, 000 marks. En 1883, il avait été de 22, 000 marks ; mais l’orchestre était pavé par le roi. En 1884, le roi ne paya plus l’orchestre ; l’excédent fût de 500 marks. En 1884 lorsque Parsifal fut monté, il y avait un fonds de Patronat ; la comparaison est donc impossible. Il ne faut pas oublier que cette année Tristan a été monté.

Le nombre des places vendues est de 16, 000 ; l’Association Wagnérienne Universelle en avait acheté 1, 600 au prix réduit de 30, 000 marks53. La moyenne des places vendues pour les représentations de Parsifal est de 1.280 ; pour les représentations de Tristan de 640 ; donc les deux tiers des places pour Parsifal et un tiers pour Tristan.

2, 000 entrées gratuites furent données.

Sur les 295, 000 marks de frais, l’orchestre est pour environ 60, 000 marks ; chaque membre de l’orchestre a été payé en moyenne 500 marks, répétitions et représentations.

Les principaux artistes n’ont demandé que des indemnités, outre le logement ; aucune indemnité n’a dépassé 3, 000 marks ; quelques artistes, mesdames Materna et Sucher, n’ont voulu recevoir aucun argent.

Le nouveau Patronat de Bayreuth §

Un nouveau Patronat est en ce moment établi à Bayreuth. En attendant plus de détails, voici brièvement ce que l’on se propose d’organiser.

Une association de soixante personnes s’engageant à donner, pendant cinq ans, mille marks chaque année, pour constituer un fonds de réserve et de garantie et assurer la perpétuité des Fêtes de Bayreuth. Les souscripteurs bénéficieraient d’une place fixe à toutes les représentations du Théâtre de Fête.

Le 20 août, jour de la dernière représentation de Parsifal, trente-cinq personnes avaient déjà signé leur adhésion ; l’exemple avait été donné par le fils du prince impérial, le prince Wilhelm, et par la grande-duchesse de Bade : parmi ces trente-cinq premiers souscripteurs, deux dames parisiennes, connues notamment des Wagnéristes français ; quelques jours plus tard arrivait l’adhésion d’un de nos amis de Genève, souscrivant immédiatement pour 10.000 marks.

 

En outre, deux bourses de voyage de 130 marks chacune furent données, par l’administration du Fonds des Bourses de voyage, à deux jeunes musiciens membres de l’Association, habitant à Paris.

Représentations de Dresde §

 

Les représentations de la Tétralogie à Dresde commençaient le 16 août, avant la fin des fêtes de Bayreuth. Une vingtaine de nos compatriotes, venant de Bayreuth, s’y sont rendus ; l’un d’eux nous a envoyé quelques notes.

L’ensemble de la Tétralogie excellent, sauf peut-être le Rheingold ; un public nombreux et enthousiaste ; l’orchestre admirable sans conteste, sous la direction de M. Schuch : M. Schuch ne suit pas toujours les traditions et presse généralement les mouvements ; mais il donne à son orchestre un élan superbe. Mademoiselle Malten, une Brünnhilde de premier ordre ; M. Gudehus toujours exact et scrupuleux interprète ; les autres rôles convenables, les décors passables, quelques uns réussis comme le lever du soleil de Goetterdaemmerüng ; la Chevauchée et le tableau final tout à fait manqués …

On nous écrit encore que la représentation de la Walküre a été entachée d’une grande coupure, au deuxième acte, dans le récit ce Wotan (vingt pages environ de la partition de piano, depuis dann waere Walhall verloren, jusqu’à so nimm meinen Segen, Nibelungensohn …). Pas même à Dresde on ne joue donc la Walküre 54 !

Le 15 août, quelques Français allant de Bayreuth à Dresde par Prague, ont entendu dans cette ville, grâce à l’obligeance de M. Angelo Neumann, une représentation des Maîtres Chanteurs très soignée et réussie.

Les représentations de Munich §

 

Quittant Bayreuth le plus grand nombre des Français a été directement à Munich, où les représentations de la Tétralogie allaient commencer. C’est là que nous nous sommes également rendus, après avoir assisté, en deux jours, à la dépopulation soudaine et complète de Bayreuth.

Munich est la ville connue du wagnérisme ; c’est là qu’on va de France pour entendre du Wagner, et Dresde aura beaucoup à taire encore pour changer cette habitude. Le voyage de Munich à Paris est d’ailleurs le plus facile ; et puis c’est à Munich que nous retrouvons le plus grand nombre des artistes bayreuthiens, le capellmeister Levi en tête. Enfin, là règne le souvenir du roi, et tout autour de la ville, très près, c’est les fameux châteaux, aujourd’hui ouverts aux visiteurs.

Le lundi 53, le Rheinoold, cette délicieuse et amusante féerie, avec, parfois, des envolées de drame où sont pressenties les péripéties des choses qui vont suivre ; mais, le plus constamment, une musique légère et très fine, admettant le comique, et d’une émotion discrète. Là un Loge inimitable, M. Vogl.

Le 25, la Walküre : M. Vogl est moins bon dans Siegmund ; comme dans le Rheingold et Siegfried, un Wotan très convenable, M. Gura, sans qualités exceptionnelles, mais sans défauts gênants ; le cas de madame Vogl commence à inquiéter les spectateurs français. Le succès de la Walküre est grand toujours ; son premier acte, d’un effet facile, emporte les applaudissements ; les étonnantes beautés des premières scènes du deuxième acte et du milieu du troisième sont moins goûtées ; là pourtant se développe cette épopée aux larges signifiances qu’est l’Anneau du Nibelung ; ni un roman psychologique comme Tristan, ni un poème symbolique purement émotionnel comme Parsifal, mais, au moins dans ses trois premiers drames, un roman d’aventures en même temps un poème philosophique, l’épanouissement d’une âme juvénile en grandes actions et en pensées vastes et luxurieuses.

Le 27, le premier acte de Siegfried est parfaitement exécuté ; M. Vogl est excellent ainsi que M. Schlosser. C’est, et aussi le second acte, un apaisement des choses plus poignantes de la Walküre, un retour aux amusements émus du début, pour cette naissance de Siegfried. Mais le troisième acte, après son terrible premier tableau, entrant brusquement dans la troisième manière du Maître, nous jette au plein des émotions multiples où transperce le drame … Cette fois, Madame Vogl donne des craintes de plus en plus vives.

Enfin, le 29, le drame attendu de Gœtterdaemmerung, un drame dans la manière de Parsifal, c’est à dire un poème de pure musique disant l’éternel des passions humaines, sous le symbole de quelque vague conte que jouent des gens : — l’amour, Siegfried ; la séduction, Gutrune et Siegfried ; et la douleur, Brünnhilde, par lesquels ces deux premiers actes vivent l’essence de notre vie, jusqu’à la péroraison finale et héroïque, très charmante, du troisième acte. Là, il était besoin de voix : M. Vogl en a encore un peu ; Madame Vogl n’en a plus du tout : l’indignation était générale parmi les étrangers ; Madame Vogl est, certes, une excellente artiste et fut une excellente chanteuse ; mais on ne peut laisser que tout un rôle comme celui de Brünnhilde soit annulé par l’absolue insuffisance vocale d’une actrice ; l’administration de l’Opéra de Munich y devrait songer autrement, aux prochaines représentations wagnériennes il y aura des désertions.

L’orchestre marche bien, et M. Levi reste toujours le chef admirable de ces représentations.

Le 31 août, enfio, le Hollandais Volant était donné avec Madame Weckerlin et M. Gura ; c’est une bien intéressante œuvre, ce drame si simple, où, plus qu’en Tannhaeuser et Lohengrin, l’émotion est sincère et profonde.

Nous donnerons quelque idée du wagnérisme à Munich en publiant une semaine wagnérienne de la Lœwenbraeu-Keller ; parmi les trois ou quatre grandes brasseries ou cafés qui donnent chaque soir, à Munich, des concerts, nous avons pris les programmes de la brasserie de Lœwenbraeu, jour par jour, pendant la semaine que nous avons passée à Munich ; les programmes des autres maisons ressemblent à ceux là. Qu’on n’oublie pas qu’à Lœwenbraeu comme autre part, l’orchestre est un orchestre d’harmonie, presque toujours une musique militaire. Donc on a joué, de Wagner, à Loewenbraeu :

Dimanche, 22 août : Fantaisie sur Tannhaeuser ; hymne de Rienzi.

Lundi : rien.

Mardi : Marche de Tannhaeuser ; le voyage du Rhin ; cortège nuptial d’Elsa,

Mercredi : Entracte, première scène et duo de Lohengrin.

Jeudi : Chœur et finale de Lohengrin.

Vendredi : Air de la forge de Siegried

Samedi : Fantaisie sur le Rheingold ; choeur de Goetterdaemmerung

Dimanche : Grand bal précédé d’un concert : La Chevauchée

Lundi : Chœur des matelots du Hollandais ; trio des Filles-du-Rhin.

Mardi : Ballade du Hollandais.

Autres jours (anciens programmes) : Fantaisie sur la Walküre ; marche funèbre de goetterdaemmerung ; préludes de Lohengrin, Tristan, les maîtres, Parsifal, etc., etc.

 

Il paraît que l’avantage de ces exécutions est de faire entrer dans les oreilles populaires les motifs wagnériens ; au moins se présentent-elles aux étrangers venus pour entendre du Wagner, entourées, inéluctablement, de valses de Faust et marches de Tziganes.

Plan de l’orchestre de Bayreuth §

Le rapport des dimensions du plan que nous publions n’est qu’approximatif, ce plan ayant été pris au crayon pendant un entracte.

La disposition des instruments est celle de Parsifal ; il ne faut pas oublier que le nombre des instruments à vent était plus considérable pour la Tétralogie.

Le chef d’orchestre, assis, en hauteur, est visible de toute la scène et voit toute la scène ; il est recouvert ainsi que les violons par le premier paravent (du côté de la salle) ; le second paravent (du côté de la scène) recouvre les harpes, violoncelles, flûtes et hautbois ; la rampe de la scène se trouve au-dessus de la ligue de séparation des hautbois et des cors-clarinettes-bassons : les cors, clarinettes, bassons, trompettes, trombones et timbales sont donc sous la scène même.

Chacun des traits simples de notre plan représente une différence de niveau, plusieurs marches ; on sait que l’orchestre s’abaisse par degrés depuis les violons jusqu’aux trombones et timbales : la tête d’un homme debout au fond de l’orchestre, près des timbales, arrive au niveau du pied des altos, qui est lui-même de quelques marches plus bas que les violons.

Les traits doubles de ce plan représentent les pupitres.

L’orgue, à gauche, servait dans la Tétralogie pour suppléer, dans le grave, la contre-basse-tuba ; il donne le contre mi bémol et le contre .

Lohengrin à Paris §

Le Figaro vient de publier sous ce titre un article important ; nous en extrayons le passage suivant dont les renseignements concordent avec ceux que nous avons reçus, et qui nous paraît émaner d’une source autorisée.

Nous ajouterons que pendant les Fêtes de Bayreuth un traité a été effectivement signé, pour la représentation de Lohengrin, entre M. Lamoureux et M. Gross, le représentant de la famille Wagner.

C’est chose décidée.

Lohengrin, traduit par M. Charles Nuitter, sera représenté à Paris au mois d’avril prochain.

Dans ce but, M. Lamoureux s’est entendu avec la Société actuelle d’exploitation de l’Eden-Théâtre, dont les représentations chorégraphiques cesseront à cette époque.

L’entreprise, dirigée par M. Lamoureux, commencera le 15 avril et finira le 1er juin.

Pendant ces quarante-cinq soirées qu’il s’occupe, dès à présent, de préparer, M. Lamoureux se propose de nous faire entendre, outre Lohengrin, deux ouvrages importants, l’un d’un maître français, l’autre d’un célèbre compositeur étranger. De plus, le fondateur des Nouveaux-Concerts organisera une série de festivals, où paraîtront les chanteurs et les instrumentistes les plus renommés de l’Europe. Grâce à cette combinaison, les lendemains de Lohengrin seront plus qu’assurés.

M. Lamoureux ne donnera, en effet, que dix représentations de l’opéra de Wagner. Bien que l’éminent chef d’orchestre n’ait d’autre souci que de faire œuvre d’art et que toute idée de spéculation lui soit étrangère, on conçoit aisément qu’il ait voulu mettre de son côté toutes les chances de succès.

C’était d’autant plus nécessaire que les répétitions commenceront dès le mois de janvier ; ce ne sera pas trop de trois mois d’études pour arriver à une perfection dans l’exécution égale à celle qui a valu tant de succès aux concerts de M. Lamoureux. Avant donc que la première représentation ait lieu, des déboursés considérables auront été faits, et il est tout naturel de se préoccuper de les couvrir.

Tous les rôles seront sus en double, de façon à pouvoir parer n’importe quelle éventualité ; les chœurs et l’orchestre, recrutés avec un soin tout particulier, comprendront quatre-vingts voix et quatre-vingt-dix instruments.

Costumes et décors, confiés aux plus réputés de nos décorateurs, seront aussi exacts que somptueux ; l’Eden se prête, d’ailleurs, admirablement aux exigences de la mise en scène.

Notes historiques et esthétiques — le motif de réminiscence §

Meminisse juvat

Un soir du printemps passé, notre directeur, de passage à Berlin, me demanda pour sa chère Revue Wagnérienne une réduction de la minutieuse et longue étude que je viens de publier dans la Revue de Bayrteuh55 sur le « Motif de réminiscence » avant Wagner. Voici cette réduction. Je vais essayer de donner un aperçu raisonné des principaux passages où, avant Wagner, c’est-à-dire jusqu’à 1840-50. nous trouvons la Réminiscence, embryon de ce qui fut plus tard le Leitmotif du Maître ; et cela, successivement dans la musique instrumentale, la musique de chambre et la musique vocale.

On sait que les détracteurs de Wagner aiment à insinuer que son Leitmotif ne lui appartient pas. Mon but est de placer ici sous les yeux du lecteur dilettante la Réminiscence telle qu’elle était à l’époque où Wagner commença de mettre en œuvre son Leitmotif dans le Vaisseau Fantôme et Tannhaeuser. On verra la distance capitale qui sépare ces velléités hésitantes et éparses, du véritable organisme systématique et fonctionnant créé par le Maître, j’espère d’ailleurs compléter plus tard, ici même, ces premières notes de l’enquête, en donnant une caractéristique de ce sublime élément musico-dramatique, le Leitmotif Wagnérien.

Ab jove principium ! Le retour si surprenant d’une quarantaine de mesures du Scherzo au beau milieu du final de la symphonie en ut mineur arracha une exclamation d’admiration jalouse à Louis Spohr56, adversaire enragé de tout cet hymne triomphal. Et voici encore, au début du final de la symphonie avec chœurs, ce passage immortel où le prodigieux récitatif des basses est interrompu successivement par le retour inattendu et fugitif de quelques mesures du thème principal de chacune des trois parties précédentes. Ecoutez bien, entre autres, l’effet expressif et merveilleux de la tierce majeure des contrebasses, dont l’absence avait prêté un caractère si mystérieux aux premières mesures de la symphonie ! Admirons ces effets de « réminiscence » comme touchants et profondément humains à la fois !

La première audition de la Symphonie Fantastique (5 décembre 1930) précéda de quatre mois la première exécution de la Neuvième au Conservatoire de Paris. C’est là que Berlioz réalisa la conception si neuve de la célèbre « Idée fixe ». Ce fut là le premier « motif conducteur » proprement dit dans la musique instrumentale. En regard des innombrables métamorphoses par où passe le Leitmotif chez Wagner, je me bornerai à indiquer, parmi les modifications si originales de ce thème de l’« Idée fixe » de Berlioz, la fin du premier mouvement, fortissimo et en accords syncopés, haletants, dominés par la petite flûte aiguë d’un caractère sauvagement désespéré et diaboliquement triomphal, — et encore, et surtout, le fameux épisode du final, en mouvement dansant de 6/8 où la « Mélodie aimée », confiée à la petite clarinette en mi doublée de la petite flûte si vulgairement criarde, est travestie selon la remarque même de Berlioz, en « un air de guinguette triviale, ignoble et grotesque. » On connaît la pensée secrète de Berlioz et le sous-entendu vengeur de cette ironie sanglante à l’adresse de la belle miss Smithson57 LII. Deux ans plus tard, juste, le « Mélologue » ou « Monodrame lyrique » Lelio ou le retour à la vie, fut exécuté comme suite et conclusion de la Fantastique. L’« Idée fixe » surgit encore ici à deux reprises58 ; d’abord lorsque Lélio, entendant ce motif, s’écrie :

« Sirène ! Sirène !… Dieu ! mon cœur se brise ! » ensuite, à la fin de l’œuvre, lorsque s’arrêtant comme frappé au cœur d’un coup douloureux, il écoute et dit : Encore ?… Encore et pour toujours ! » — Meminisse dolet ! Dans cette même œuvre, en outre, le n° 5 intitulé La Harpe éolienne, est entièrement fait d’une réminiscence du morceau précédent, le chant du bonheur du ténor, chanté ici par une clarinette quasi lointaine et enveloppée à cet effet dans un sac de cuir ou de toile. Deux ans plus tard, encore, apparaît le second « motif conducteur 59 » dans la symphonie de Harold, la belle et large phrase en soi. majeur dite par l’alto solo et accompagnée par la harpe dans le premier mouvement. — « Ainsi que dans la Fantastique, un thème principal (c’est Berlioz lui-même qui parle) se reproduit dans l’œuvre entière, mais avec cette différence que, là-bas, l’« Idée fixe » s’interpose obstinément, comme une idée passionnée épisodique, au milieu des scènes qui lui sont étrangères et leur fait diversion, tandis que le chant d’Harold se superpose aux autres thèmes de l’orchestre, avec lesquels il contraste par son mouvement et son caractère, sans en interrompre le développement. Remarquons surtout la poétique apparition de ce motif d’Harold à la fois noble, sombre et tendre, dans la marche des pèlerins (dans un rhythme allongé cette fois), la sérénade (de même, pendant qu’en même temps le cor anglais chante la mélodie de la sérénade) et l’orgie des brigands. Les souvenirs des scènes précédentes, d’un si bel effet, dans ce morceau peuvent être considérés comme un pastiche du fameux épisode du Final de la neuvième, dont je viens de parler ; Franz Liszt les a splendidement caractérisés et interprétés, comme du reste le rôle entier du motif de l’alto, dans sa célèbre analyse de « Harold »60.

Deux symphonies de Robert Schumann, celles en ut majeur (1866, et en ré mineur (1841-1851) contiennent également un thème principal, qui, posé dès l’introduction lente, réapparaît dans la plupart des morceaux suivants, mais d’une manière peu intéressante, et au fond sans modifications véritables, si bien que l’éloge excessif de l’érudit docteur Richard Pohl : « ici Schumann entre véritablement dans une voie nouvelle »61 nous surprend parce qu’il a été l’un des premiers à approfondir et célébrer le génie de Berlioz. — à moins qu’il n’ait voulu dire : en ce qui concerne la musique allemande. Voici le tour de l’auteur des symphonies très célèbres mais fort peu connues de Dante et de Faust, ébauchées l’une et l’autre de 1840 à 1845, écrites définitivement en 1856 et 1854. Dans le Dante, que Wagner a appelé « un des exploits les plus étonnants de la musique » 62, le motif du premier morceau (l’enfer), d’une monotonie si sombre et si grandiose, est désigné par le compositeur lui-même par l’inscription : « Lasciate ogni speranza, voi ch’entrate ».

Dans toute cette partie, qui fait penser à Michel-Ange par la conception, à Delacroix par le coloris, ce motif joue un rôle important, surtout au moment où, confié au corea sons bouchés, il interrompt et termine brusquement, mystérieusement le délicieux et suave Andante amoroso de l’épisode de Francesca et Paolo ; voir encore les dernières mesures du morceau où il se relève dans toute sa grandeur diabolique, en tutti et en FFF, éclatant comme un coup de foudre, comme un cri strident d’anéantissement universel, abolissant l’espoir à tout jamais. Mais c’est surtout dans son Faust que Franz Liszt s’est servi d’une façon vraiment géniale du retour de thèmes antérieurs, et de leurs transformations multiples. Dans l’Andante intitulé Gretchen, il n’a pas ramené moins de quatre thèmes du premier mouvement (Faust) caractéristiques du héros ; le motif de l’Amour, du Désir, celui de l’Impulsion passionnée et celui de la Fierté, mais tous quatre remarquablement métamorphosés ; car, pour le moment, Faust lui-même, prosterné aux pieds de son amante, est devenu un tout autre homme. C’est encore par de nouvelles modifications de plus en plus spirituelles, et traitées de main de maître, avec un art consommé, qu’il a ramené ces motifs dans le Scherzo, consacré à la peinture du caractère de Méphistophélès. Par moment ils ne sont qu’à peine reconnaissables ; l’un d’eux se présente même sous les traits d’un Fugato bouffonnement et pédantesquement sérieux.

Dans la pensée de l’auteur ils sont ainsi parodiés, mutilés même par « l’Esprit de Négation » : il faut lire de quelle façon intelligente et vraiment supérieure le docteur Pohl a interprété la conception et la mise en œuvre générales de toutes ces transformations, dans sa magnifique étude de l’œuvre qui nous occupe63. Dans la transition si originale et si grandioses du Scherzo au Final (avec chœur d’hommes et solo de ténor), c’est au thème de Marguerite qu’échoit la tâche de dissiper peu à peu les artifices du Démon vaincu, tandis que plus loin le ténor entonne sa phrase : « l’Eternel Féminin nous attère » sur cette mélodie si purement suave. Restent encore les Poèmes symphoniques de « Maître Franz entre autres Le Tasse ; mais nous devons nous borner.

Signalons en passant le concerto de piano de Schumann, où la transition de l’Ancante au Final est obtenue par une réminiscence de quelques mesures du thème principal de la première partie, et son concerto de violoncelle, où la même transition est amenée d’une manière presque analogue. Citons enfin le concerto de piano en mi bémol de Liszt, où les motifs principaux des deux premières parties sont ramenés dans le Final.

Parmi les chefs d’œuvre de la musique de chambre la première mention, à part la Sérénade-trio, œuvre 87, de Beethoven, est due au dernier numéro de la première série des Quatuors de ce maître où l’Adagio, La Malinconia est ramené pendant quelques mesures et à deux reprises, dans le Final ; à sa sonate de piano en la, op. 101, où la phrase de début fait sa réapparition avant le Final ; à celle en la bémol, op. 110, où l’Arioso est ramené dans la dernière partie ; enfin à la grande Fantaisie pour violon et piano en ut majeur de Schubert, où le retour du début du premier morceau forme la transition de l’avant-dernière partie au Final, pendant que, plus tard, la mélodie de l’Andante (celle du Lied, « Sei mir gegrüsst ») fait une courte réapparition un peu avant les dernières mesures, Presto. Voici maintenant cette admirables Invitation à la panse de Weber, le Carnaval de Schumann et ses ravissants impromptus à quatre mains ; les Scènes d’Orient, op. 66, (1848) où le retour fugitif du thème de te délicieuse quatrième pièce dans le sixième et dernier morceau est de l’effet le plus poétique.

(A suivre).

Notes sur la musique wagnérienne (suite)LIII §

V §

Durant l’été de 1825, Beethoven s’était senti plus qu’à l’ordinaire souffrant : alors son âme, longuement accoutumée aux émotions, fut — sous l’influence encore de maints embarras matériels, — très saisie par des multiples émotions : le maître les recréa volontairement, les promut à la vie enfin réelle de l’art, en son dernier quatuor 64.

Quelque douce brise de jouerie, l’émoi d’un léger rêve consolant. Et malgré les souvenirs parfois du mal, la discrète joie s’affermit ; des ondées scintillent ; rappel d’heureux passés, imaginations gaies ? Puis voici qu’au torrent gracieux afflue une inquiète coulée : voici revenue la coutumière douleur, s’insinuant de toutes parts en la pauvre âme un peu divertie. Un large flot d’angoisse ; il se gonfle, il se divise ; oh ! combien toujours impitoyable ! Vainement l’artiste se retrouve aux discrètes joueries : le chagrin reparaît, demeure ; au milieu de la ’plus joyeuse ondée, voyez-le. Fini le doux exil au bon réel nouveau ; le chant d’angoisse qui l’a interrompu est seulement plus cruel. Alors l’âme hautaine du poète — elle sait bien qu’elle crée volontairement sa peine — saisit le chant de ses angoisses, elle le force à être égayé, elle l’unit intimement avec sa légère jouerie. C’est maintenant le triomphe du libre pouvoir, une transfiguration radieuse des souffrirs ; et la fête follement insouciante des oublis, comme elle s’épand, dans un rythme plus rapide65, à travers l’âme reposée ! C’est les tourbillonnants ébats de la danse ; des légèretés royales : et cela se mène d’une poussée si vive, que l’on aperçoit sans arrêt, sous cette frénésie, la volonté créatrice : impétueusement, l’artiste projette loin du monde son ivresse tumultueuse, tandis que rôde aux coins du cœur, guettant la première fente, le mai dépossédé.

Le mai a ressaisi son domaine. « Pouvoir de qui je dépends, Moi donc ! gémit le poète — et la musique ne dit point son cri, mais l’émotion qu’il en a, douloureuse et désespérée — Pouvoir, sans doute il faut que je subisse à jamais ces tortures66 » La résignation s’efforce ; impossible bientôt : alors c’est des soupirs, un effrayant sanglot ; puis les deux passions s’étreignent : plainte plus impatiente, et résistance toujours. Alors l’âme éperdue se redresse67 : « Faut-il que cela soit ainsi ? » Elle jette impérieusement à Dieu, à elle-même, cette décisive question. Et la réponse, d’abord un peu grave, bientôt paraît toute éclairée de quelque impérissable bonheur. « Oui, il faut que cela soit ! mais parce que toi même le veux ; et ce mal, qui doit être, n’est un mal que si tu le veux ! » Oh ! la bonne et consolante réponse ! Maintenant l’âme ne cherchera plus d’autres jeux : elle se jouera, délicieusement de sa douleur, elle redira, mille fois, la divine réponse. Entendez revenir la demande : à peine elle paraît, un épanouissement de gaîté l’arrête : toujours la certitude tout à l’heure répondue. C’est donc l’insoucieuse marche de l’âme désormais guérie : à plaisir, elle peut être prolongée. Encore un lent soupir ? Au diable ces mensonges ! hourrah ! et sur un refrain de chahut, c’est par un pied de nez que se termine l’œuvre dernière de Beethoven68.

Beethoven a tenu dans l’Art un rôle très net. Musicien, il devait éprouver et traduire des émotions. Il les a éprouvées toutes, toutes absolument, et il les a traduites avec une précision telle qu’aux amis de son œuvre surnaturelle chaque note est un mot, un mot certes plus expressif, au point de vue émotionnel, que ne le sont, au point de vue notionnel, les vocables d’un langage verbal.

Ses prédécesseurs lui avaient donné la mélodie. La modifier ?

Il ne le voulut point, d’abord. Mais, suivant l’expression de Wagner, « il l’imprégna de la musique. » Il destina chaque rythme, chaque mouvement, à une signification propre. Que l’on prenne pour la commodité de l’exemple une de ses romances vocales 69. Ce n’est point les mots traduits : à quoi bon ? Sous les mots, le fond émotionnel de l’âme, celui seul que comportent ces mots. Puis vinrent — mais ainsi précédées — les réformes extérieures : la phrase fut allongée, les retours, les codas furent supprimées, sauf lorsque l’émotion requérait des figures telles, ou quelques structure traditionnelle du chant.

Le contrepoint avait été chez Bach un procédé constant, la forme même de la mélodie : par Beethoven encore fut promu à l’Art le contrepoint, il le destina à traduire les marches simultanées, dans l’âme, d’émotions diverses. Ici encore, suppression, aussitôt, des ornements inutiles ; suppression lente et graduelle des formes convenues 70.

Les premières sonates pour le clavecin, les chansons, furent le chef-d’œuvre unique et final de la mélodie : en les dernières sonates, les derniers quatuors, le contre-point abstrait, encore mélodique ainsi, trouve sa légitimation. J’avoue que les créations orchestrales de Beethoven m’émeuvent beaucoup moins. La plupart ces symphonies (4, 5, 6) me sont d’une vaine rumeur intolérable ; les premiers morceaux de la symphonie en la m’indiffèrent : la symphonie en fa est un merveilleux divertissement trop prolongé ; la symphonie avec chœurs, une production de forme indécise, un essai plutôt qu’une œuvre vivante. Peut-être fus-je habitué par les musiciens romantiques à des fracas plus variés, ou bien les règles trop ineptes de la symphonie furent elles — seules de toutes règles — une entrave au génie de Beethoven. Ainsi on pourrait expliquer, en regard, l’écrasante splendeur des ouvertures71 : là, nulle règle cruelle, et le droit de ne point développer les émotions au-delà de leur mesure vécue.

Toutefois, et même en les symphonies, la tâche de Beethoven (je n’ai point à mentionner ici les émotions qu’il a exprimées) demeure tout admirable. Il a voulu donner un sens spécial aux divers timbres des instruments. Que l’on considère les partitions des diverses ouvertures : chaque instrument, toujours, intervient lorsqu’est à traduire tel état de l’esprit. Mais Beethoven a compris encore une vérité plus profonde. Il a vu que deux musiques étaient possibles ; l’une personnelle, traduisant, dans le minutieux détail, les émotions d’une âme individuelle ; l’autre exprimant les émotions générales, totales, d’une masse humaine, la résultante d’états multiples, mais surgis en des âmes pareilles de foule. Le Mage Divin Beethoven comprit que, à la traduction d’émotions personnelles et intimes, seyait seulement une musique discrète, pouvant être lue dans le recueillement, ou jouée sur quelque piano, tandis qu’autour est le silencieux oubli. Les musiques instrumentales, les orchestres, peuvent-ils dire ces détails très subtils, à mille auditeurs, dans le tumulte d’une assistance ? A une foule peuvent être offerts seulement les grosses émotions d’une foule : l’orchestre, jusque le jour où il deviendra vraiment invisible (où il sera lu en un livre) est à dire, uniquement, les grandes passions collectives, les blocs d’émotions généraux. Ainsi les œuvres orchestrales de Beethoven, au contraire des sonates et quatuors, expriment toujours des états très généraux, revivent l’âme de foules, non d’individus choisis. C’est moins de minutie dans la suite des analyses, un emportement plus continu de la phrase musicale ; et des allegros furieusement vulgaires coupés de quelque gracieuse danse, ou d’un bref repos un peu triste.

A l’art furent donnés quelques maîtres admirables, qui créèrent sagement, par les procédés spéciaux de leurs temps et de leurs arts, une réelle vie bienheureuse : Platon, et le Vinci, et Rubens, et Bach, et Racine, et Stendhal, et Franz Hals qui sut comprendre le secret de la sensation. Mais un seul homme a été qui vraiment fut un artiste ; Beethoven, seul de tous, a constamment et dans une entière conscience, institué au-dessus de la réalité habituelle ce monde artistique d’une réalité meilleure : il a balayé de son art les immondices et les ornements inutiles, il a connu et recréé tout le domaine, à jamais possible peut-être, de son art : il a soumis ses œuvres, sans arrêt, à une théorie, mais à une théorie lente et sérieuse, et qui nous apparaît seulement sous les œuvres qui en naquirent. Les chefs-d’œuvre qui enlèvent entièrement à la réalité coutumière, Beethoven seul les a créés. Il méritait d’être compris par un petit nombre, un petit nombre, à lui dédiant leurs âmes, très humblement.

Aujourd’hui sa gloire est plus splendide. Les professeurs de piano recommandent quelques-unes de ses sonates — en raison de leur caractère inoffensif — aux jeunes demoiselles qui leur sont confiées. Les critiques autorisés aiment lui rendre justice, le nommant le père de la symphonie. Le grand public, par des auditions répétées de la symphonie en ut mineur et de la Pastorale — où est un si bel orage ! — est unanime à apprécier le génie de l’aigle de Bonn : une place lui est donnée, dans l’estime universelle, à côté de Mozart ; et, sur le fronton de notre Grand Opéra, entre Boïeldieu et Berton. Les jeunes wagnéristes seuls lui reprochent un usage immodéré de la grosse basse ; avouant d’ailleurs qu’il était, pour son temps, un maître vraiment fort, et, même pour le nôtre, un précurseur. Cette année, au concours public ce piano du Conservatoire, le final de la sonate op. 27 fut joué dix-neuf fois de suite, par dix-neuf jeunes gens très distingués. On peut même, tous les trois ou quatre ans, entendre à Paris un de ses derniers quatuors (au moins en partie) exécuté par une société spéciale qui le joue tout à fait à la manière d’un quatuor de M. Vieuxtemps.

Son noble front, considérablement agrandi, à cet effet, par nos photographes, était bien digne de ces lauriers. Il couvrait un cerveau où furent senties, et vécues, et recrées parfaitement, toutes les douleurs et les espérances et les joies de la nature humaine.

VI §

Pendant que la musique instrumentale moderne, créée par Johannes Bach, à jamais était légitimée par le maître Beethoven, une autre forme musicale, l’opéra, né presque vers le même temps, occupait maints artistes mémorables. La différence des deux formes, à dire vrai, était plutôt extérieure : la musique d’opéra, comme la musique instrumentale, demeurait exclusivement des musiques. L’adjonction aux sons des paroles, ce n’était nullement une survenue de l’art littéraire dans la musique ; car les paroles, toutes destinées à être chantées, n’exprimaient point des notions précises, elles dirigeaient seulement l’émotion, indiquant sa nature exacte. Un quatuor de Beethoven nous suggère des émotions définies ; mais le maître nous a laissés libres de choisir à ces émotions les causes, le siège, les accompagnements notionnels qui nous paraissent les plus propres. Un opéra de Gluck, au contraire, et sans rien exprimer d’autre, sinon des émotions, — nous indique, au moyen des paroles, la situation de l’âme émue, et ce qui l’émeut. Le personnage souffrant les angoisses traduites dans le quatuor, c’est à notre gré, Beethoven ou nous-mêmes ; le personnage souffrant les angoisses traduits dans l’opéra, c’est Orphée, Alceste, le héros imposé par le livret de l’œuvre.

Recréer exactement des émotions réelles au moyen d’une langue musicale instituée, ce fut l’objet de Lulli. Sa naïve langue nous est devenus incompréhensible ; mais peu gardèrent un si admirable souci de l’expression rigoureuse, Après lui Rameau, artiste bien moindre, acquit au vocabulaire musical des significations un peu rapides, tôt perdues. Et comme les émotions étaient, au dix-huitième siècle, adorablement simples et fines, une musique d’opéra fut dressée, simple, exclusivement mélodique, mais adorable de fine grâce et d’achevée clarté : par Monsigny, Philidor, Duni, qui traduisirent — ainsi qu’avaient fait Haydn et Mozart pour l’Allemagne — les ingénues tendresses de leur âge et de leur société ; mais par Grétry, surtout, le très parfait. Qu’on lise tels airs de Richard cœur de Lion, « Je crains de lui parler la nuit … » « La danse n’est pas ce que j’aime … » les notes y ont la précision merveilleuse de mots ; et puis c’est un âge délicat et léger qui s’épand, tandis que sont inquiètement dandinées les phrases douces.

Le temps des naïves afféteries est enfui ; les âmes s’aggravent, à mesure que le siècle va. Voici les émotions plus fortes exprimées par Christophe Glück ; et déjà le langage est plus riche ; deux parties, le chant et l’orchestre, concourant à l’expression ; une scrupuleuse application — et chez nul, peut-être, autant que chez Glück — à ce que la musique recrée seulement les émotions définies du personnage en scène ; des opéras rigoureusement divisés en deux parties : l’une, d’amusement (les ballets, certains airs), l’autre, d’art ; une profondeur d’analyse jusque là insoupçonnée : avec cela, un très petit nombre d’émotions, les mêmes sans cesse traduites, et par les mêmes moyens. Et comme le cœur d’Orphée est douloureusement abîmé, lorsqu’il voit soudain Eurydice à nouveau perdue !

Un seul homme, après Gluck, pouvait exercer l’opéra. Beethoven a construit l’opéra idéal, sacrant ce genre, comme il a sacré tous les genres. Non point Fidelie, recueil d’aimables chansonnettes, entre lesquelles splendit une extraordinaire page ; l’opéra véritable de Beethoven est une messe solennelle en majeur, composée pour les voix, l’orchestre et l’orgue. C’est un drame en cinq actes, le drame émotionnel d’une âme pieuse :

Le souvenir de soi-même, d’abord, devant le Dieu ; une plainte, les émois de la honte : ayez pitié, Maître, de moi ! Et c’est l’oubli de soi-même, l’envahissement total du cœur par l’éblouissante Gloire. Une illusion, cela, peut-être ! L’âme, furieusement, s’affirme la Foi. Elle croit, elle veut croire. Il y a là des paroles expliquant les vérités à croire ; la musique qui recrée le fond de l’âme, répète toujours l’affirmation furieuse : l’âme croit, veut croire. Puis la voici à l’ivresse des certitudes conquises : elle est bénie, elle flotte en un doux fleuve un peu lent. Belle joie, elle s’efface : « Car je suis un pécheur misérable ; agneau divin, pardonneur des péchés, vois mon cœur ; aie pitié, agneau divin ! Oh ! merci à toi ! tu m’as donné le seul bien céleste, le repos ! »

Un opéra en cinq actes ou — ce qui est meilleur — en cinq paroles. Tous les moyens de la plus savante musique employés à recréer, suivant leurs nuances profondes, ces cinq émotions. Un chef-d’œuvre tel, que les psychologues y pourraient chercher, ainsi qu’en les derniers quators, l’analyse scientifique des passions.

Je pense que ces merveilles auraient dû terminer toute musique ; elles terminent, du moins, la musique dite classique. Le romantisme musical naissait.

VII §

Le romantisme, amené dans tous les arts par les mêmes causes eut, dans tous les arts, les mêmes caractères. Il fut déterminé par l’avènement de la démocratie : les âmes furent modifiées : les choses apparurent sous un aspect plus sensible : le sentiment de leurs rapports s’atténua : grandit le sentiment de leurs forces externes. Dans le même temps les émotions acquirent une intensité plus vive ; mais elles perdirent leurs nuances intimes. Ce fut un continuel contraste de passions très vives.

Sous ces influences mentales fut instituée la musique romantique. Les émotions par elles recréées sont toujours très intenses ; et des heurts soudains, les passages de la poignante angoisse aux ivresses exaltées ; nulle analyse de détails émotionnels : plutôt une tendance à exagérer. Puis, par la hantise des sensations chaudes, la musique fut menée à vouloir sortir de sa destination : elle tâchait maintenant à être une peinture, imitant les bruits naturels, les mouvements des corps, leurs couleurs.

Le vieux langage, si précis et si minutieux, des musiciens classiques fut dangereusement compromis : vulgarisé, détourné de son but essentiel, pollué par les colossales passions faciles où on l’asservit. Cependant le romantisme eut un résultat précieux : il créa l’harmonie.

Les musiciens antérieurs, et Beethoven lui-même, connaissaient seulement la mélodie : ils l’avaient faite polyphonique, mais c’était toujours la mélodie, car les divers sons, pris séparément, n’avaient pas une signification distincte ; leur rapport seul valait pour l’expression. Les musiciens romantiques, accoutumés à l’aspect sensible des choses, vêtirent chaque son d’une signification distincte. Désormais quelques notes, même prises isolément, avaient un sens par elles-mêmes. Et l’harmonie amena la distinction des timbres : on reconnut à chaque instrument une portée émotionnelle qu’il eut seul. Les instruments furent perfectionnés, leur nombre multiplié.

Mais les romantiques ne surent point mettre ces progrès au service de l’art. Ils tentèrent recréer des émotions non réelles dans la vie coutumière, impuissantes donc à produire une supérieure vie. Emportés par une subite fièvre généreuse, ils cessèrent être réalistes : ils perdirent ainsi le pouvoir de toucher les âmes un peu délicates. Sincères, quelques-uns le furent pourtant : Schubert et Weber, tous deux disant leurs fougueuses passions, des passions chez l’un mortellement désolées, chez l’autre tout brillantes et bruyantes. Puis Chopin, le seul vrai poitrinaire : il sonne aujourd’hui funèbrement faux : combien pourtant il a voulu éprouver les languides désespérances qu’il a dites !

Schumann fut un inquiet : ses romans, d’une prétentieuse simpletterie, occupent les doigts et les larynx, des pâles jeunes femmes ; mais point davantage en ses œuvres sérieuses il n’a exprimé une émotion réelle. Pareillement. Berlioz, incapable d’émotion, mais exemplaire dramaturge romantique, s’exténuait à traduire par la musique des emportements littéraires et verbaux. Il enrichit la langue musicale de timbres : mais il ne fit aucun usage artistique des termes qu’il créait.

Tandis que les Italiens improvisaient quelques agréables sentimentalades, tandis que Boïeldieu prostituait le vénérable opéra-comique de Grétry, le vidant de toute signification émotionnelle, Meyerbeer reprenait plus habilement la besogne que Berlioz avait mal exercée. Il comprenait, avec le flair avisé d’un négociant, que la musique, si elle ne répond pas à des émotions, doit, sans vaines recherches savantes, être seulement un sonore trémolo destiné à retenir l’attention des masses sur des actions de mélodrame. Il marqueta de banales romances, pour les âmes très sensibles, et les dissémina parmi une suite de bruyances assourdissantes et creuses ; le tout seulement pour qu’on ne perdît pas de vue les gestes et mouvements de pantins démenant quelque scribeuse histoire.

Cependant d’autres romantiques, imitant Berlioz et l’universitaire Mendelssohn, ouvraient de gracieux trompe-l’oreille. On eut des musiques orientales, hindoues, hébraïques, languedociennes.

M. Gounod introduisit dans le commerce une formule nouvelle, vite aulamée : un mélange anodin de Bellini, de Schumann et de Meyerbeer, le tout gentiment accommodé, saupoudré même, d’une langueur spéciale, gracieuse et vulgaire.

Dois-je ranger entre les musiciens romantiques le compositeur Jacques Offenbach ? Celui-là, du moins, a créé une vie d’émotions spéciale. Son œuvre, close encore naguère à notre intelligence par une barrière de sottes admirations, est aujourd’hui, pour les races érudites qui la considèrent, un très louable effort à restituer la passion collective de bruyantes âmes parisiennes. Entre les deux musiques, dont l’une exprime et analyse les émotions d’un individu, dont l’autre recrée les émotions collectives de masses humaines, Offenbach a, constamment, choisi la seconde : les personnages de ses opérettes n’ont point de nature propre : les plaies mélodies par eux débitées ne traduisent nullement des états d’âme personnels. Mais l’ensemble de son œuvre apparaît comme la curieuse traduction de ce que jouissaient et souffraient, communément, dans l’extérieure vie do Paris, les hommes de la génération précédente. La Belle Hélène, la Grande Duchesse, c’est le quadrille d’âmes grossières et vaines, comme tel final des symphonies de Beethoven fut la valse d’âmes passionnées et naïves. Et je crois bien que j’admirerais Offenbach si ce maître n’avait, après lui, donné le droit d’exister à d’extravagants compositeurs d’opérettes, incapables d’être expressifs comme d’être spirituels. D’ailleurs, Auber LIV n’est-il pas plus responsable qu’Offenbach de MM. Lecocq et Audran ?

La musique romantique, sous ses formes diverses, a séduit, comme elle le devait, les esprits peu complexes. Issue de la démocratie, elle est devenue la musique préférée de nos démocraties. De longtemps encore elle vivra. Comme en littérature le drame et le roman-feuilleton, elle suffira aux besoins artistiques d’âmes nombreuses et pareilles. Mais pour les rares « différents », pour ceux qui furent habitués par Bach, et par Grétry, et par Beethoven, à la recréation affinée d’émotions délicates, elle demeure précieuse seulement comme une inconsciente fabrication de termes nouveaux et d’utiles procédés. Elle n’a produit nulle œuvre d’une vie supérieure, jusque le jour où un maître enfin intelligent, Wagner, voulut restituer, par les moyens d’elle comme de toute musique, les émotions très subtiles de son âme.

Je voudrais dire encore l’héroïque essai de Wagner à sauver la Musique, et la valeur des formes musicales nouvelles qu’il a indiquées.

Teodor de Wyzewa

Correspondances §

DRESDE. — La Tétralogie sera jouée les 18, 19, si et 23 septembre ; on annonce ensuite plusieurs représentations de Tristan,

Le 9 septembre dernier, M. Scheidemantel a chanté pour la première fois, avec un grand succès, le Hollandais Volant,

LONDRES. — Nous recevons de M. Charles Dowdeswell, l’un des secrétaires de la Société Wagnérienne de Londres, quelques intéressantes notes au sujet de M. Ferdinand Praeger, qui s’ajouteront utilement à l’article que nous a envoyé sur le Wagnérisme en Angleterre, notre collaborateur, M. Louis N. Parker.

Le nom de Ferdinand Praeger, dit M. Charles Dowdeswell, doit, en tout droit et tout honneur, être le premier dans la liste des artistes qui se sont occupés avec ardeur en Angleterre de la cause de Richard Wagner ; car c’est lui qui, pendant des années, en a été le seul, l’unique prophète ; ainsi était-il dénominé, et attaque en conséquence, quand personne encore cher nous ne pensait à Richard Wagner.

Je puis préciser certains détails spéciaux par des dates de journaux. J’ai devant moi un numéro du English Gentleman, un journal de Londres de l’année 1845, qui contient un article écrit par Ferdinand Praeger sur la première représentation de Tannhaeuser à Dresde en 1845 : Ferdinand Praeger a été le premier qui prononça et écrivit le nom de Richard Wagner en Angleterre, et qui endura plus tard des années de persécution pour avoir non seulement reconnu son génie mais pour l’avoir envers et contre tous proclamé sans cesse.

En 1855, quand la Philharmonique de Londres cherchait un chef d’orchestre, c’était ce même Ferdinand Praeger qui, par l’intermédiaire de son amie Prosper Sainton alors un des directeurs de ces concerts, proposa Richard Wagner ; M. Andersen, un autre des directeurs, pria Ferdinand Praeger d’offrir un engageaient à Wagner ; Wagner l’accepta, et, à son arrivée à Londres, il descendit chez Ferdinand Prœger.

Dans la Revue Musicale de New-York de cette époque, pour laquelle Ferdinand Praeger était correspondant, on trouve des articles qu’il signait de trois étoiles ; et le « Musical World » de Londres de la même époque contient des attaques aussi brutales que sottes contre l’enthousiasme du correspondant Praeger.

En 1877, lorsque Richard Wagner vint ici pour le « Wagner Festival », ses admirateurs, devenus nombreux, donnèrent un grand banquet en son honneur « à Cannon Street hôtel », choisissant le 22 mai, anniversaire de sa naissance pour le fêter. A ce banquet, Richard Wagner proposa un toast à l’ami qui lui était resté fidèle plus d’un quart de siècle malgré les ennuis et les attaques qu’on lui prodiguait sans relâche (voir dans le Daily News du 23 mai 1877, en rapport sur le banquet et sur le « toast » que proposa Richard Wagner.

Je pourrais ajouter, conclut M. Dowdeswell, un grand nombre de faits pour Montrer que le titre de « Prophète de Richard Wagner », employé depuis des années par les ennemis et les amis, pour désigner Ferdinand Praeger, était bien mérité par lui. Et je me félicite de cette occasion, de rendre honneur et justice à qui honneur et justice sont dûs.

 

NEW-YORK. — La saison d’opéra au Métropolitain, d’après le prospectus qui vient d’être livré à la presse, commencera le 8 novembre, et se terminera le 26 février 1887.

Parmi les quinze œuvres promises, nous en comptons sept de Wagner ; ce sont :

Rienzi, Tannhaeuser, Lohengrin, La Walkure, Les Maîtres Chanteurs, Siegfried et Le Hollandais Volant. De ces drames, le hollandais fut représenté l’année dernière, avec éclat et succès, à l’opéra américain ; Siegfried, si je ne me trompe, n’a jamais été présenté au public de New York.

Je note parmi les artistes dont le concours nous est assuré, Mesdames Lilli Lehmann et Marianne Brandt, de l’Opéra Impérial de Berlin, Léonore Better du Conservatoire de Vienne, et Thérèse Farster, de l’Opéra de Stuttgart ; MM. Alvary, de Weimar, Albert Niemann, de Berlin, Otto Remlitz, de Hanovre, Adolphe Robinsen, de Hambourg, enfin Wilhem Basch et Emil Fischer, de Dresde.

L’orchestre restera sous la direction sympathique du capellmeister Anton Seidl, que le » Wagnériens d’Amérique ont regretté de ne pas retrouver cet été à Bayreuth.

J’espère sous peu vous annoncer le programme de l’Opéra Américain, dont les artistes, tous nationaux, ont hautement interprété, l’année dernière, plusieurs des œuvres wagnériennes.

Nous triomphons sur toute la ligne. A votre tour, confrères de France !

 

S. M.

Paris, le 8 novembre 1886. §

Chronique du mois §

La saison musicale qui vient de commencer doit compter plusieurs événements wagnériens très graves : à Paris, la première représentation de Lohengrin, au mois d’avril, par M. Lamoureux ; à Bruxelles, la première représentation de la Valkyrie. Les concerts du Dimanche chez nous et en Belgique les reprises de Lohengrin et des Maures Chanteurs compléteront la saison.

Le moment semble en effet venu pour les œuvres de Richard Wagner de s’introduire définitivement en nos pays de langue française. Le véritable tumulte soulevé l’hiver dernier à propos de la représentation de Lohengrin à l’Opéra-Comique aura eu un résultat décisif : il a épuisé les colères et les rancunes qui restaient encore attachées au nom de Wagner. Le public s’est fatigué des déclamations des pseudo-patriotes : la question Wagner a été enfin replacée sur le terrain purement artistique. Là encore le mouvement a été très marqué : voilà vingt-cinq ans que l’on répète sur la musique wagnérienne les accusations de folie ou d’impuissance ; le public veut enfin connaître. Il en appelle des jugements courants : il veut juger par lui-même, entendra les œuvres de Wagner, et les siffler— ou les applaudir — en connaissance de cause.

La représentation des drames wagnériens en France est universellement demandés : ceux qui ont été les entendre à l’étranger veulent les réentendre ; ceux qui les ignorent veulent être édifiés ; M. Oscar Comettant lui-même réclame à cors et à cris Tristan, — l’épreuve complète !

Un autre fait caractéristique est l’empressement de nos compatriotes à aller écouter pendant l’été, à Munich, à Dresde, les festivals wagnériens. Le nombre de places occupées à Bayreuth par des Français a été considérable, chacun d’eux étant resté au moins pour deux, souvent pour quatre ou six, quelques-uns pour toutes les représentations. Et maintenant, tandis que recommencent les séances musicales, c’est une recrudescence des admirations et des enthousiasmes.

Cette préoccupation des choses wagnériennes est enfin devenue générale : la masse du public s’intéresse aujourd’hui à tout ce qui touche les œuvres de Wagner : cela est évident par les journaux. Dans la haute société, la mode est à Wagner ; pour les musiciens, la connaissance minutieuse de Wagner est un minimum : qui ne peut à l’occasion faire du Wagner ne sait pas son métier ; les littérateurs parlent de Wagner, le citent, s’en inquiètent ; les peintres et les sculpteurs savent qu’il existe.

Dans ces conditions, la question qui s’impose est celles de traductions. La Revue Wagnérienne a trop de fois discuté ce redoutable problème pour qu’il soit nécessaire d’y revenir. M. Victor Wilder vient de publier son Tristan et Iseult. Que toujours nous rêvions, nous demandions même, pour les lettrés, pour quelques curieux, une version littérale et littéraire, certes ; mais, plus que jamais, nous avons à déclarer qu’une traduction claire, facilement intelligible, une traduction vulgarisatrice, est nécessaire à la propagation de l’œuvre. Cette traduction M. Victor Wilder l’a faite : son texte est de signification beaucoup plus fidèle qu’on ne le croit généralement ; le principal, le terrible défaut est le manque de « style » : style d’opéra, style romantique, classique, parnassien, tout s’y mêle un peu ; les poèmes de M. Wilderne peuvent être considérés comme choses littéraires. Mais ils donnent le sens des poèmes wagnériens, le mouvement général, la portée ; ils suivent exactement l’original ; ils sont d’une lecture aisée, agréable : ils présentent au public quelque chose qu’il peut et qu’il doit entendre ; et, à ce point de vue, ils sont ce qu’ils doivent être.

Il faut admirer et encourager l’opiniâtre et très consciencieux travailleur qui a assumé la lourde tâche de mettre en français ces sept grands drames wagnériens, et qui a jusqu’à présent réussi à nous donner en somme les plus sérieux et les plus honorables essais de traduction musicale qui aient encore été chantés sur nos théâtres.

Les journaux §

A propos des fêtes de Bayreuth en 1886

 

L’Echo de Paris du 9 juillet : un article de M. Henry Bauer, « le Pèlerinage », annonçant l’ouverture prochaine des Fêtes, expliquant le théâtre et l’œuvre de Bayreuth.

Le Voltaire du 29 juillet ; « la mode de Bayreuth » par M. Maurice Barrès.

Donc le vendredi 23 juillet, là-bas, en Bavière, sur cette colline, sur cette large terrasse sablée où le théâtre dresse sa modeste façade de briques et de bois, le Tout-Wagner parisien, le Tout-Wagner de Londres, de Vienne, d’Italie, du monde entier se sont jetés, avec émotion, dans les bras les uns des autres.

Voyez-les qui s’enthousiasment et gesticulent, ces pèlerins de la musique, sans négliger d’apprécier la bière noire de Bavière. A leurs pieds la vieille ville de Bayreuth et, au loin, la belle campagne verte que ferment sur l’horizon les chaînes du Sophienberg.

Voici les nôtres, nos Parisiens : un tas de boulevardiers d’abord, dont la blague, au seuil du temple, se fait presque respectueuse, puis nos jeunes romanciers, des peintres, des escouades de musiciens. Très émus, ces derniers, et jusqu’à oublier presque leurs querelles. Les élèves de César Franck s’interrompent de louer Bach pour ne plus songer qu’au Parsifal ; les élèves de Saint-Saëns ne songent pas à railler des pasticheurs de Wagner ; et un ami de Benjamin Godard accepte sans trop s’irriter qu’un rédacteur de la Revue wagnérienne lui expose la haute philosophie et la religion du maître, le » néo-christianisme » …

Mais voici que, dans un grand brouhaha, se complimentent, grasseyent, s’effacent, se saluent, s’emmêlent les simples amateurs, les wagnériens selon la mode : cavaliers élégants, mondaines, docteurs très répandus, belles juives, flâneurs cosmopolites. Ils sont bruyants, nerveux, fringants. Ils sont eux-mêmes en représentation. Ils se retrouvent avec de légers cris ; ils se présentent les uns aux autres.

C’est sur la colline wagnérienne un tapage charmant de mille riens, de toilettes, de langues et de gestes.

Quatre heures. La représentation commence …

… Enfin, dix heures ! Le rideau se ferme. Ces dames sont brisées. Tous meurent d’inanition. Mais les âmes ont la fièvre. Il faut couronner dignement cette solennité. Tandis que les trains de nuit emportent les ruraux dans toutes les directions, les étrangers, les purs demeurent. Des groupes sympathiques se forment pour discuter le Hofcappelmeister. H. Levi ou la kammersaengerin Thérèse Malten, et pour dîner. Au restaurant, près le théâtre, très tard, on boit le Champagne. Ces cœurs français, italiens, russes, que l’art échauffe, fraternisent. Les soirées sont belles, à cette saison, en ce facile pays de Bavière ; sur l’instant, des excursions s’organisent. Au clair de lune, des voitures promènent vers les cascades argentées ces enthousiastes wagnériens. Quelques-uns même, dans leur délire, entonnent le P’tit bleu …, ou quelque refrain analogue.

Le surlendemain, pour Tristan et Iseult, joie identique.

Puis, toujours au nom de l’art, on visitera par bandes Dresde, Vienne, Munich, Prague, où sont préparées des séries de représentations wagnériennes.

Et le peuple des amateurs, les artistes pauvres, venus grâce aux bourses de l’Association, ne mènent pas moins gaiement ces jours solennels de Bayreuth. La vie là-bas est très bon marché, la population obséquieuse, la bière brune est à trois sous le litre.

… Je doute fort eue cette façon de faire la fête de Bayreuth soit conforme aux idées de Wagner …

… Wagner raisonnait sans prévoir la mode. Il faut reconnaître que Bayreuth est, cette année, une station mondaineLV plus qu’aucune ville d’eaux ou plage. La difficulté du voyage ne fait que piquer la vanité ; la nouveauté de l’installation, éveiller la curiosité ; cette réunion de l’élite des cosmopolites, stimuler le désir de plaire.

On va à Bayreuth pour se faire voir, pour se pousser, pour se distraire. Les wagnériens les plus appliqués, quel que soit leur respect du maître, sont distraits de leur contemplation par tant d’agréments variés. Et cette Babel de la musique n’est pas l’auditoire religieux, certes, que voulait Wagner …

L’Indépendance belge du 29 juillet : « La Vie en Allemagne, correspondance de Bayreuth » par M. Charles Tardieu. Article humoristique et sérieux à la fois sur Bayreuth, les représentations, les interprètes.

Le 4 août, seconde correspondance.

Le Siècle du 31 juillet : « Bühneufestspiel » chronique de M. Oscar Comettant.LVI

Nous reproduisons ce document à titre de partie comique.

C’est pour vous dire, ô Parisiens qui pensez à jouer quelque gîte pittoresque au bord de la mer ou en pleine campagne pour y passer agréablement le temps des vacances, de ne rien décider avant d’avoir lu le dernier numéro de la Revue wagnérienne française, paraissant à Paris vers le 8 de chaque mois.

L’étonnante Revue ne se contente pas de chercher à wagnériser les musiciens français, qui voudrait aussi wagnériser la langue française, parce que, dit-elle, dans l’état actuel de cette pauvre langue, il est impossible de raconter « une vie d’âme entière », la Revue vous indiquera le moyen de passer vos vacances mieux qu’au bord de la mer, dans une vraie mer d’incomparables délices.

Il s’agit d’aller en Allemagne, à Bayreuth, en traversant Strasbourg, — ce qui est déjà un plaisir enviable pour tout bon Français, —  et de s’installer dans cette la Mecque du wagnérisme afin d’y entendre tous les jours Parsifal et Tristan et Iseult, et Tristan et Iseult et Parsifal.

Que de promesses enchanteresses offertes aux Français dans ce bienheureux théâtre de Bayreuth, bâti pour les besoins du culte de Wagner par cet excellent roi de Bavière, qui regardait d’autant moins à la dépense qu’il ne payait pas ses créanciers ! Vous plaît-il que nous énumérions ici quelques-uns seulement des avantages offerts aux Parisiens qui se laisseront tenter par les Buhnenfestspiel de Bayreuth ? Tout y est combiné pour le plus grand agrément du pèlerin.

Les représentations wagnériennes commencent à quatre heures du soir pour finir à dix heures, — six grandes heures de jouissances sans pareilles, — vous supprimez toute promenade à la campagne ou ailleurs, ce qui est banal, pour aller respirer l’air si salubre de l’intérieur du théâtre, commodément assis à votre place. Le prix de la place, dans ce temple consacré du wagnérisme, est une bagatelle : vingt marcs, qui font vingt-cinq francs de notre triste monnaie française. Un restaurant est ouvert tout auprès du théâtre, où l’on trouve, avec les mets les plus délicats de cette fine cuisine allemande, — saucisses bouillies, choucroute, lard cru de Mayence avec ou sans trichines, etc., des journaux français spirituellement rédigés, la Revue wagnérienne, par exemple. Après chaque représentation, si vous n’êtes pas trop fatigué, si vous êtes transportable, des trains de plaisir wagnériens vous conduisent dans toutes les directions. Préférez-vous élire domicile dans la ville même de Bayreuth pour n’avoir à faire sybaritement qu’un saut de votre stalle de théâtre dans un de ces bons lits allemands dont la réputation n’est plus à faire ? le comité wagnérien de la ville sacrée musicale — ou de la sacrée ville musicale, comme vous voudrez l’appeler — se charge, moyennant une honnête rétribution, de vous procurer un logement sans punaises si tel est votre goût, pour la durée de fêtes. Si vous le préférez, adressez-vous tout bonnement à l’administration de la Revue Wagnérienne de Paris qui est une véritable mère pour ses abonnés— j’allais dire pour ses paroissiens — et tous les adeptes de la « mélodie infinie ». Etant en commerce d’amitié constant avec le comité allemand dont elle s’honore de servir les intérêts, la bonne Revue wagnérienne franco-germanique (on s’abonne à Paris et aussi à Bayreuth, Opernstrasse, n°178) vous donnera toutes les Indications nécessaires concernant non seulement les représentations, mais sur le voyage, la nourriture, le logement, etc., et vous servira d’intermédiaire en conscience. — Célérité et discrétion.

Comment n’être pas touché de tant de prévenances et comment y résister ? Cela me paraît bien difficile. Il faudrait pour cela aimer la musique expressivement mélodique, la seule chose que la Revue wagnérienne soit dans l’impossibilité de vous accorder. Mais quoi ! existe-t-il encore des gens assez emperruqués pour aimer, après Wagner, l’art de Mozart, de Weber, de Rossini et de Beethoven ? Ce serait à ne pas le croire, la Revue wagnérienne nous apprenant que « l’art wagnérien doit recréer la vie humaine ».

Allez donc à Bayreuth et pas à Trouville ni nulle part ailleurs en France, ô Parisiens en vacances ! mais dépêchez-vous, car les représentations de Parsifal et de Tristan et Iseult sont déjà commencées.

Ah ! Tristan et Iseult, quel opéra d’étude pour un docteur en médecine spécialisé dans le traitement des maladies mentales et de tout ce qui touche à la grande névrose !

Vous connaissez le sujet de Tristan et Iseult dont j’ai quelquefois entretenu les lecteurs du Siècle, et vous savez que le clou de la pièce qui remplit le premier acte est l’accès de delirium tremens qui s’empare de Tristan et d’Iseult après qu’ils ont bu d’une certaine préparation pharmaceutique.

D’abord, il est bon que vous sachiez que « la musique de Wagner vous met dans la région des absorbantes essences, à mille lieues des hasards du vulgaire. » Va pour mille lieues. Ce n’est pas moi qui voudrais chicaner la Revue sur la distance, qui sépare la région des absorbantes essences des hasards de la vie, ne comprenant absolument rien de ce que cela veut dire. Mais arrivons, sans faire languir notre lecteur, aux deux champions, qui, après boire, s’épuisent dans les convulsions.

Iseult, devenue subitement Vénus impudique par les mystères de la mouche cantharide, provoque la première son collaborateur.

« Des désirs impétueux, nous dit l’organe du wagnérisme, grandissent en elle … Les deux héros (érotiques vaudrait mieux) se regardent en face suffoqués d’émotion … Tristan porte la main à son front », « Iseult porte la main à son cœur ».

A ce double signal nos lutteurs se sont compris. L’orchestre nous les montre s’agitant dans des enivrements douloureux, sur la dunette de leur navire comme des chats sur une gouttière. Hommes de quart et timonier, voilez-vous la face et bouchez-vous les oreilles.

« L’orchestre accentue de traits nerveux ces scènes hautement admirables. »

« La phrase s’élucide, le frissonnement s’approfondit, a Ces diables de wagnériens, il n’y a pas leur pareil pour l’instrumentation naturaliste. « Les cuivres lancent une phrase saccadée dont chaque secousse  » (schoking !) « rythme le pas de Tristan » « et s’achève par une longue tenue. » (Les malheureux ne peuvent plus aller.) « Ça et là, les instruments sont pris de leur indicible hoquet. »

« Il se fait à l’orchestre un bouillonnement de sonorités troublantes. Une confusion soudain envahit Tristan et Iseult. Ils baissent les yeux. »

 

Il est bien temps, ma foi ! de baisser les yeux : « Mais la harpe lance à toute volée un étincelant arpège. » « On dirait que la lumière vient d’éclater au milieu des ténèbres ». (Que veut dire cela ? je craindrais d’insister sur ce soudain éclat.) « La phrase d’amour s’élève ». (Appeler ce délire physique de l’amour, c’est blasphémer ce mot divin. ) « Elle s’élève toujours douloureuse et néanmoins déjà triomphante. » (Comment déjà triomphante ? Il me semblait pourtant que le fandango dure depuis un bon bout de temps). « Le philtre a pour l’éternité confondu leurs âmes. » Le fait est que, pour confondre les âmes, la pharmacie a des moyens irrésistibles. Question de dose. La Revue termine ainsi : « Le crescendo qui nous pousse » (Qui pousse les personnages de ce drôle de drame lyrique, faudrait-il dire.) « Ce crescendo qui nous pousse du commencement à la fin de cet acte est d’une véhémence sans exemple. »

Allons, Parisiens, pas d’hésitation. Partez pour Bayreuth vous rasséréner le cœur et vous rafraîchir les oreilles au spectacle de l’art de Wagner, un honnête homme, allez ! et bien sain d’esprit et qui n’avait pas, lui, le « vice français » …

 

Le Figaro du 7 août : « Wagner et Louis II posthumes » une correspondance de M. Robert de Bonnières, avec de curieuses lignes à l’adresse d’un célèbre wagnérophobe compositeur ; notons encore la page relative au roi Louis II.

Dans le Gaulois du 8 août, une jolie chronique de M. de Fourcaud sur la Clairon, « la Pompadour de Bayreuth. »

 

Les Débats du 8 août : une « lettre de Bayreuth » que nous savons écrite par M. Paul Bourget.

… Tout est singulier dans ces représentations, et, vraiment, l’historien des mœurs cosmopolites, — un Henry James ou un Tourguénief, — trouverait là matière aux remarques les plus piquantes. Cette ville de Bayreuth, où est enterré Jean-PaulLVII ressemble, au premier coup d’œil, à une des petites cités industrielles qui se trouvent au nord de l’Angleterre, sur cette langue de terre qui voisine l’Ecosse et qu’on appelle le border : de hautes cheminées d’usine, de la fumée dans le ciel et de la brume, pour tout horizon des bois sombres sur des collines basses. A une extrémité de la ville, un édifice de forme inattendue, mais qui pourrait être une usine ou un hôpital, — sans la moindre prétention à aucun caractère d’élégance architecturale, c’est le théâtre. Tout y a été sacrifié à la bonne ordonnance intérieure. Vous entrez, et, là encore, aucune trace de luxe ou de recherche artistique. Des gradins en amphithéâtre munis de stalles cannées, — pas une dorure, pas une draperie. C’est la nudité d’un temple protestant, au lieu du clinquant d’une salle d’opéra. Le profond sérieux du génie allemand se manifeste ici, et à la porte sa matérialité solide. J’ai vu, sur un bateau qui descendait le Rhin, un homme qui vidait une chope de bière, les yeux fixés avec exaltation sur le noble fleuve, les burgs démantelés, la ligne des collines fuyantes. Toute l’Allemagne est ainsi. L’esthéticisme y fait bon ménage avec la choucroute, le symbolisme avec l’oie aux confitures. C’est ainsi que, à la porte même du théâtre Wagner, deux restaurants sont installés, où les fidèles du maître peuvent se gaver d’épaisses boissons et de lourdes nourritures dans les longs entractes — la représentation commençant à quatre heures pour finir à dix, avec deux pauses d’environ cinq quarts d’heure.

S’il y a quelque chose de plus étrange que ce théâtre, c’est la foule de ceux qui se pressent dans la brasserie avant de prendre place dans la salle. Le plus grand nombre est allemand, mais il y a quantité de spectateurs venus de toutes les parties du monde, des Russes d’abord, et aussi beaucoup d’Américains, force Anglais et quelques Français, plus que notre renommée d’ennemis des voyages ne le ferait supposer. — Mais c’est encore là une vieille observation que tous répètent sans la vérifier, et, défait, les Français sont devenus, depuis la guerre, un des peuples les plus cosmopolites qui soient. — Les costumes les plus variés se rencontrent dans cette vaste salle de restaurant où les délices de la bière et du tabac alternent avec ceux de la musique. Vous reconnaîtrez à la coupe de son vêtement le bourgeois de la Saxe ou de la Bavière venu là par patriotisme. Ce jeune homme, aux cheveux coupés étrangement, aux allures de séraphin habillé à la moderne, est quelque disciple du préraphaélitisme londonien. Et, de ci, de là, quels visages de maniaques ! Des profils qu’on croirait échappés de ce merveilleux album des Caprices où Goya évoque des visions de cauchemar. Il y a parmi ces gens des enthousiastes inouïs, presque des martyrs, et il y a aussi des « snobs », — comme dans toutes les assemblées d’excentriques, — de ces personnages qui se croiraient perdus s’ils n’étaient avec les plus avancés sur un point quelconque de l’art. Et puis il y a de simples curieux, de ceux qui prenaient les eaux à Carlsbad, à Marienbad ou à Franzensbad et qui, dans l’intervalle de leur cure, débarquent ici afin de pouvoir dire : « J’ai entendu Parsifal à Bayreuth », et ils décriront le bizarre endroit. L’ironie qui préside à toute manifestation de la vie humaine a voulu que le lieu de dévotion des vrais fanatiques de Wagner devint ainsi une sorte d’étape dans un voyage hygiénique à quelque ville de bains allemande. Il ne faut pas regarder trop en détailla foule qui accompagne le triomphe des grands hommes. On trouverait que le culte du génie n’entre que pour une part minime dans la réunion de suiveurs de mode et de badauds qui grossissent le cortège. La seule affaire est que le triomphateur soit vraiment un grand homme …

 

L’Art Moderne du 8 août : « les représentations de Bayreuth », par M. Octave Maus, sont une très vive et noble impression de Parsifal et surtout de Tristan.

Le Figaro du 27 août : « Retour de Bayreuth — Parsifal et Tristan », correspondance de M. Albert Bataille.

… Eh bien ! il faut que je le confesse : de ces soirées de Bayreuth se dégage un mortel ennui, et je regrette que la langue honnête ne possède pas un substantif plus énergique pour exprimer ma pensée …

Or M. Albert Bataille a été entendre six fois, je crois, les quatre drames de la Tétralogie.

Le Ménestrel du 29 août et du 5 septembre : « Lettres du pays de Wagner », par M. Julien Tiersot. Dans ces articles, de justes et claires explications du système Wagnérien, et des vues intéressantes sur les œuvres.

Félicitons la direction du Ménestrel qui a « donné une nouvelle preuve de son impartialité en insérant les lettres de son jeune collaborateur Julien Tiersot, si contraires (pourtant) à son sentiment sur l’œuvre de Richard Wagner », mais qui a « en ce qui la concerne, fait toutes les réserves possibles sur leur contenu » et qui « reprendra quelque jour la question pour dire ce qu’elle en pense, lors des représentations prochaines annoncées à l’Eden. (Signé H.H.) »

Le Siècle du 6 septembre : feuilleton musical de M. Oscar Comettant. Un dialogue supposé entre un Wagnérophobe spirituel et un Wagnériste niais.

Le Pays du 7 septembre : feuilleton musical de M. Francis Thomé.

« Hélas ! à part quelques belles pages dont il serait injuste de nier la haute valeur, je n’ai rencontré que désillusion et qu’ennui ».

C’est sans doute que M. Francis Thomé « s’attendait à la révélation » d’une œuvre par lui rêvée, mais non tentée par Richard Wagner.

Le 14 septembre, second feuilleton, sur Parsifal :

… Il y a dans cette œuvre, malgré ses longueurs intolérables, une élévation de pensée et une simplicité relative dans les moyens employés qui me raccommoderaient presque avec cette troisième manière de Wagner avec lequel je suis presque toujours brouillé.

Dans la Fédération artistique du 2 octobre, une correspondance de M. Charles Bordes.

La France du 6 octobre : « A propos de Parsifal », par M. Saint-Saëns.

… Dans quelques pages de Parsifal, l’auteur a trouvé moyen de se surpasser lui-même !…

… Pourquoi ne construirait-on pas dans une ville de plaisance comme Aix-les-Bains, une salle spéciale où l’on donnerait en été des représentations de l’oeuvre dramatique de Victor Hugo.

La Revue Bleue du 16 octobre : « Impressions musicales — le drame Wagnérien à Bayreuth », par M. Paul Fuchs. C’est une étude sur Tristan et Parsifal ; le caractère spécial du génie de Wagner est plusieurs fois méconnu, mais il y a des idées neuves et ingénieuses et de fuies analyses : au début et à la fin de l’article, un Bayreuth humoristique.

Enfin dans le Gil Blas du 22 septembre, M. Victor Wilder avait commencé une série de six grandes études sur l’œuvre Wagnérienne, une sorte de vulgarisation, précise et spirituelle à la fois, des idées de Richard Wagner. Titre : « l’Opéra et le Drame Lyrique ».

Signalons encore deux excellents articles parus en des revues anglaises : l’un de M. Charles Dowdeswell, l’autre de M. Louis N. Parker.

Tristan et IseultLVIII à Munich en 186572 §

La première représentation de Tristan et Iseult était proche et tous les artistes luttaient à qui pénétrerait le plus avant dans la pensée du maître, à qui donnerait le mieux l’accent juste à chaque mot, tous, depuis M. et Madame Schnorr, Tristan et Iseult73, jusqu’à Madame Deinet, Brangœne, jusqu’à MM. Gottmayer, Mitterwurzer et Heinrich, le roi Marke, Kurwenal et Melot. L’annonce de cette solennité avait attiré à Munich une affluence énorme de tous les points de l’Allemagne et de l’Europe ; mais l’auteur, en homme ayant profité de l’insuccès de Tannhaeuser, avait pris ses précautions pour interdire l’entrée à tous les gens suspects d’opposition. Il ne s’en était pas caché, bien au contraire, en convoquant ses amis du monde entier par lettre rendue publique à ces représentations modèles, comme il les qualifiait lui-même, et réservées aux seuls adeptes ; on verrait plus tard s’il y avait lieu d’admettre la masse du public à jouir « de ce qu’il y a de plus élevé et de plus profond dans l’art. »

Cette Invitation à mes amis pour assister à la première représentation du Tristan, publiée en avril 1865 dans le Messager de Vienne, lettre extrêmement singulière et comme il pouvait seul en écrire une, débutait par ce cri de reconnaissance envers Louis II : «  Alors que tout m’abandonnait, un noble cœur n’en battit que plus fort et plus chaudement pour l’idéal de mon art. Ce fut lui qui cria à l’artiste aventuré : « Ce que toi tu crées, moi je le veux ! » et cette fois la volonté était toute puissante, car c’était la volonté d’un roi. » Ensuite il parlait d’une quantité de choses à propos de cette action en trois actes, — c’est le mot qu’il substitue à celui d’opéra, — il revenait sur le temps de son séjour chez nous et se félicitait chaudement de l’insuccès de Tannhaeuser : langage bien différent de celui qu’il tiendra plus tard dans ses causeries avec madame Judith Gautier et dans sa lettre à M. Monod74

Du 15 mai 1865, la première représentation, déjà affichée, fut reportée au 10 juin par suite d’un fort enrouement de Madame SchnorrLIX et l’hostilité commençait si bien à gronder contre Richard Wagner, qu’on le rendait responsable de cet accroc. On lui reprochait aussi d’avoir fait supprimer tout un rang de stalles pour augmenter l’orchestre, et, dès le 29 mai, un petit théâtre populaire, qui avait préparé une parodie de Tristan ne voulait pas attendre davantage et la lançait avant la représentation de l’opéra parodié. C’est sous ces fâcheux auspices que Tristan vit le jour : il y eut en tout quatre représentations, toutes quatre admirablement dirigées par Hans de Bülow et toutes quatre applaudies avec frénésie : aux deux premières, c’est le roi lui-même qui donnait, après chaque acte, le signal des acclamations.75

 

L’écho de ces bravos retentit jusqu’en France, où l’on en rit beaucoup. La palme, en fait de raillerie, appartient à M. Blaze de BuryLX qui fit grande dépense d’esprit et contre l’ouvrage et contre L’invitation à mes amis, sorte d’encyclique adressée au monde wagnérisant, qui avait servi de préface aux représentations de Munich. « Heureuse Bavière ! Bavaria felix ! Elle avait la peinture et la statuaire, elle avait Cornélius, Kaulbach et Schwanthaler ; mais Glück manquait encore à son bonheur : on le lui donne. Respectons les illusions généreuses et ne reprochons jamais à un souverain ses excès de zèle en pareille cause ; mieux vaut encore prendre M. Richard Wagner pour un Gluck et pour un Eschyle que de ne connaître ni Eschyle ni Gluck, ce qui parfois s’est vu, même chez de puissants monarques … Au fond, tout ce rabâchage d’une personnalité ivre d’elle-même nous touche médiocrement, n’était pourtant une phrase trop bouffonne pour ne pas être relevée. Parlant de sa campagne de France et de toute une longue année de son existence sottement gaspillée à cette occasion, M. Wagner entame la question de Tannhaeuser à l’Opéra, et, loin de se plaindre de sa mésaventure, de déplorer la catastrophe, se demande, l’ironie et l’amertume aux lèvres, s’il ne vaut pas mieux, après tout, que les choses se soient ainsi passées, « car, dit-il, d’un grand succès, s’il eût été possible, en vérité je n’aurais su que faire. » C’est l’histoire de ce joueur qui, ne gagnant pas, aime mieux perdre. Réussir à Paris, dans cette capitale de l’empire des Iroquois, voyez un peu quel embarras !… Si par hasard M. Richard Wagner, ce grand dégoûté, ne savait que faire de ce succès, tous ceux qui ont lu sa Lettre à un ami savent du moins comment on l’a fait. « Les représentations, dont trois sont complètement assurées, auront lieu en dehors de tous les usages ordinaires et seront des représentations modèles. » Impossible de s’expliquer plus clairement sur le public auquel on s’adresse. Il demeurait donc bien convenu que, dans ces trois fameuses représentations, tout se passerait entre amis, en famille … On ignore trop ce que peuvent pour la gloire d’un seul grand homme deux cents amis dûment groupés et qui manoeuvrent sous l’infatigable direction de huit ou dix journalistes jouant du fifre et du tambour. Ils ne sont que deux cents à peine, et vous croiriez qu’ils sont dix mille. Voyez au théâtre du Châtelet les magnifiques défilés qu’on obtient avec quelques comparses passant et repassant, toujours les mêmes ! Ainsi de ce succès de Tristan et Iseult. La salle ne désemplissait pas, et quels bravos, quels enthousiasmes, quels trépignements ! Quels rappels surtout !… Mais de toute cette fantasmagorie, que reste-t-il après trois jours ? Ce qui reste d’une fusée d’artifice après qu’on l’a tirée. Hélas ! M. Richard Wagner a dit une chose plus mélancolique qu’il ne pense lui-même ; ce sont des représentations modèles, des représentations, comme il n’y en a pas, comme il n’y en aura plus, un art sans veille et sans lendemain. De l’agitation, des discours qu’entre compères on échange, du brouhaha, puis plus rien ! Tristan et Iseult, à Munich, ou le Tannhaeuser, à Paris, deux soirées qui, chacune dans son genre, peuvent, en effet, compter pour des représentations modèles !76

Ce n’était pas une petite affaire, il faut l’avouer, même pour un auditoire préparé et tiré sur le volet, comme celui de Munich, d’entendre ainsi trois actes pendant lesquels il n’y a pas le plus petit intervalle ou repos pour applaudir ou respirer, où tout s’enchaîne et se tient si bien que l’oreille ne perçoit aucun point de soudure en cette symphonie ininterrompue au-dessus de laquelle les personnages déclament et chantent leur partie avec une intensité d’expression superbe et sans jamais se plus répéter qu’on ne ferait dans un drame sans musique. Il ne faudrait pas croire, cependant, que cette non-répétition des paroles nuit au développement symphonique de la pensée musicale ; elle y aide au contraire et en accentue la portée. L’auteur, du reste, en donnant comme pivot à son œuvre entière une phrase exquise et passionnée, sur laquelle est bâti le prélude, établit d’avance un courant secret qui échauffe ses auditeurs et les associe à la pensée génératrice du drame. Aussi faut-il voir de quels bravos enthousiastes on salue, entre autres points lumineux, le magnifique couronnement du premier acte, cette conclusion rayonnante à laquelle on tend, vers laquelle on se sent entraîné par la force supérieure du génie, amassée et décuplée au courant d’un acte entier : il y a là un effet inouï d’accumulation d’électricité musicale et tel qu’il faut, pour se le représenter, en avoir subi le choc.

Cette fusion intime entre le poème et la musique, ou pour mieux dire, cette simultanéité de conception impliquant une seule pensée créatrice et la double faculté musicale et poétique dans un même cerveau, est un des points auxquels Wagner s’attache le plus, avec raison. « L’exécution musicale de Tristan dit-il, n’offre plus une seule répétition de mots, la mélodie est déjà construite poétiquement. » La forme musicale se trouvant ainsi figurée d’avance dans le poème et lui donnant une valeur particulière qui répond exactement au but poétique, il reste à savoir si l’invention mélodique n’y perd rien de la liberté d’allures nécessaire à son développement.

Et Wagner, sitôt cette question soulevée, y répond avec une certitude absolue : « Au contraire, la mélodie et sa forme comportent, grâce à ce procédé, une richesse de développement inépuisable et dont on ne pouvait, avant d’y avoir recours, se faire une idée. » Il l’affirmait, et l’on pouvait déjà s’en fier à lui ; mais l’audition de son œuvre apporte une telle preuve à l’appui de son affirmation qu’on reste confondu, non seulement du génie du compositeur, mais de la puissance et de la lucidité d’esprit de l’homme qui a conçu cette nouvelle « œuvre d’art », ainsi qu’il l’appelle. On ne sait, après audition, de Tristan, ce qu’il faut admirer le plus en Wagner, de la conception ou de l’exécution : c’est le génie, en tout cas, dans ce qu’il peut avoir de plus audacieux et de plus puissant.

De l’aveu même de Richard Wagner, Tristan et Iseult est l’expression la plus fidèle et la plus vivante de ses idées théoriques. Malgré leur haute valeur, le Vaisseau Fantôme, Tannhaeuser et Lohengrin ne sont que les créations admirables d’un génie ignorant encore à quel point de prodigieuse audace il lui sera, donné d’atteindre. « On m’accordera, dit-il, que j’ai fait un plus grand pas de Tannhaeuser à Tristan que pour passer de mon premier point de vue, celui de l’opéra ordinaire, à Tannhaeuser ».

Dans Tristan, enfin, son idéal s’est clairement dégagé, et l’art nouveau dont il s’est fait le fondateur et l’apôtre, en s’inspirant, dit-il, des plus grands maîtres, s’y impose avec une autorité qui qui ne souffre pas de compromis.

Wagner a écrit quelque part qu’on pouvait juger Tristan d’après les lois les plus rigoureuses qui découlent de ses affirmations théoriques, — tant il est sûr de les avoir suivies d’instinct, — mais il avoue qu’il s’était, en composant, affranchi de toute idée spéculative et qu’il sentait même, à mesure qu’il avançait dans son œuvre, combien son essor faisait éclater les formules de son système écrit. « Il n’y a pas, ajoute-t-il avec quelque nuance de regret, de félicité supérieure à cette parfaite spontanéité de l’artiste dans la création, et je l’ai connue en composant mon Tristan. » Il en fut de même, à ce qu’on peut croire, quand il termina l’Anneau du Nibelung, interrompu pour Tristan, et quand il écrivit les Maîtres Chanteurs et Parsifal.

Que dire de la partition ? Chaque acte, pris en soi, forme une scène gigantesque, d’une intensité d’expression merveilleuse, et l’œuvre entière se condense puissamment dans ce prélude incomparable, incompris de Berlioz, dans ce prélude admirablement bâti sur cette phase ascendante en demi-tons, d’une tendresse infinie77. « Il est singulier, dit Berlioz après l’avoir entendu aux Italiens, que l’auteur ait fait exécuter ce prélude au même concert que l’introduction de Lohengrin, car il a suivi le même plan dans l’un et dans l’autre. Il s’agit de nouveau d’un morceau lent, commencé pianissimo, s’élevant peu à peu jusqu’au fortissimo, et retombant à la nuance de son point de départ, sans autre thème qu’une sorte de gémissement chromatique, mais rempli d’accords dissonants, dont de longues appogiatures, remplaçant la note réelle de l’harmonie, augmentent encore la cruauté. J’ai lu et relu cette page étrange ; je l’ai écoutée avec l’attention la plus profonde et un vif désir d’en découvrir le sens ; eh bien ! il faut l’avouer, je n’ai pas encore la moindre idée de ce que l’auteur a voulu faire. » Au contraire, il trouvait admirable en tout point le prélude de Lohengrin. Le moyen d’accorder ces contrariétés ?

L’héroïque loyauté de Tristan, chargé d’amener la princesse Iseult au vieux roi Marke, et qui, sentant gronder en son cœur une ardente passion, se tient loin d’elle, à l’arrière du navire, et se refuse à l’aborder quand elle l’envoie quérir ; — la colère et le dépit d’Iseult, confuse de l’invincible amour qui la pousse vers le chevalier qui a tué son premier fiancé, Morold ; irritée de ne rencontrer que muette indifférence en cet orgueilleux vainqueur et résolue à l’empoisonner pour venger Morold ; — à côté d’eux, le dévouement complet, absolu, représenté par l’écuyer Kurwenal et l’aimable Brangœne ; — les sages conseils de ceux-ci, tantôt ironiques, tantôt affectueux ; la réserve obstinée de Tristan, la passion croissante d’Iseult et sa soif de vengeance ; l’irrésistible élan qui les jette dans les bras l’un de l’autre après qu’ils ont bu le philtre amoureux, servi par Brangœne, au lieu du breuvage de mort qu’Iseult croyait verser à Tristan ; — leur enivrante extase et leur douloureux réveil lorsque le navire aborde et que les cris des matelots saluent le roi Marke attendant sa fiancée au rivage : — voilà pour les épisodes du premier acte, que l’auteur a traduits avec une vérité et une variété dont on ne peut avoir aucune idée, à moins de l’entendre. A la deuxième représentation, à Munich, ce finale, d’une joie débordante, souleva de tels transports que l’auditoire, en masse, était debout, applaudissant, acclamant l’auteur sans se lasser.

La suite de l’œuvre est pour le moins égale à ce qui précède, et le troisième acte, en particulier, rempli tout entier par les plaintes et les élans de Tristan qui va mourir, est d’une conception tellement puissante, si riche en traits de génie, en combinaisons merveilleuses, qu’il en perd toute monotonie et vous étreint d’une angoisse inexprimable. Les appels douloureux de Tristan, son retour attendri sur sa jeunesse, alors que le chalumeau du pâtre fait entendre le même chant plaintif qu’au jour où mourut son père ; et les rudes consolations de Kurwenal, et l’affolement d’amour, les sursauts terribles de passion qui secouent le malheureux dès qu’on signale en merle vaisseau qui ramène Iseult ; et son dernier cri d’amour en la voyant, et la transfiguration d’Iseult, « se fondant dans les grandes ondes de l’océan de délices, dans la sonore harmonie des vagues de parfums, dans l’haleine infinie de l’âme universelle » ; de ces divers éléments réunis, Wagner a su former un tout poétique et musical d’une profondeur d’accent et d’une force d’étreinte incomparables.

Quant au deuxième acte, qui s’ouvre par une scène charmante entre Iseult et la douce Brangœne, où les voix se détachent si bien sur les fanfares de la chasse et les infinis bruissements de la forêt pendant la nuit ; ce deuxième acte, qui finit d’une façon si grandiose sur les paternels reproches du roi Marke à Tristan, renferme aussi ce long duo d’amour — mieux qu’un duo, tout un poème et tout un drame — qui est certainement la conception musicale et dramatique la plus extraordinaire. Cet élan des deux amants l’un vers l’autre, leur amour effréné, leurs ressouvenir, leur hymne à la nuit qui les rassemble, les lointains avertissements de Brangœne, enfin leur suprême abandon d’où nulle prudence humaine ne les peut tirer : autant d’épisodes du drame, autant de secrets mouvements de l’âme et du cœur que le musicien-poète a su traduire et condenser en une page où les motifs caractéristiques s’enchaînent et se superposent de la façon la plus merveilleuse, où des mélodies sans cesse renaissantes viennent fleurir à la surface de cet océan symphonique. Un chef-d’œuvre, à n’en pas douter. Mais l’auteur a-t-il créé ce chef-d’œuvre en déduction directe de ses théories et de ses vues sur l’art ? C’est ce qu’il convient d’examiner.

C’est là, c’est dans ce morceau qu’il a surtout développé les idées de Schopenhauer, et l’on avouera que le moment du drame est au moins singulièrement choisi. Vit-on jamais amants passionnés s’étreindre en un transport purement cérébral et s’enlacer fiévreusement pour mieux philosopher touchant la supériorité de la nuit sur la lumière et de la mort sur la vie ? « Ces prétendus amants, dit Gasperini, sont deux élèves de Kant, de Schopenhauer, de l’école indienne, ce ne sont pas des créatures humaines ; jamais, grâce au ciel, l’amour n’a parlé cette langue ampoulée et barbare ; jamais il ne s’est précipité dans le deuil, dans la mort avec cette rage de délabrement et de submersion. » Va pour leur premier cri d’amour ! Cet élan de reconnaissance envers la nuit qui les rapproche, cette haine pour le jour qui les sépare, formaient une antithèse poétique heureuse ; mais le développement qui suit n’est plus qu’une dissertation philosophique, et voici ce que Wagner leur fait chanter au moment le plus délicieux de leur étreinte amoureuse : « Descends sur nous, nuit de l’amour, donne-moi l’oubli de la vie, recueille-moi dans ton sein, affranchis-moi de l’univers. Déjà s’éloignent les dernières lumières ; ce que nous avons pensé, ce que nous avons cru voir, les souvenirs et les images des choses, les restes de l’illusion, l’auguste pressentiment des saintes ténèbres éteint tout cela en nous affranchissant du monde. Dès que le soleil s’est retiré dans notre sein, les étoiles de la félicité épandent leur riante lumière … Le monde et la fascination pâlissent, le monde que la lune éclaire de sa lueur trompeuse, le monde, spectre décevant que le jour place devant moi ; et c’est moi-même qui suis le monde. Vie sainte d’amour, auguste création de volupté, désir délicieux de l’éternel sommeil sans apparence et sans réveil ! »

Tout ce morceau, je le répète, est un chef-d’œuvre. Mais précisément parce que Wagner, en mettant dans la bouche des deux amants des idées inexprimables par le langage musical, s’est involontairement réduit à ne plus traduire par sa musique que l’idée générale d’amour et d’enlacement voluptueux. « Je me plongeai, dit-il de bonne foi, avec une intime confiance dans les profondeurs de l’âme, dans ses mystères, et de ce centre intérieur du monde, je vis s’épanouir sa forme extérieure. » Se peut-il une illusion plus grande ? Au lieu de peindre avec une précision impossible à obtenir des sons, les motifs intérieurs qu’il supposait agir dans l’âme de ses héros, il a tout simplement rendu leurs mouvements extérieurs et l’amoureux transport qui les saisit. Sa création musicale aurait-elle différé s’il avait prêté à ses héros les idées philosophiques de Pascal ou de Spinoza, de Kant ou de Hegel au lieu de celles de Schopenhauer ? Assurément non.

Dès lors, plus de philosophie. Il a uniquement traduit— avec un génie incomparable — une idée générale, l’amour ; une situation assez commune : un rendez-vous nocturne entre amants. Par quelle déviation d’esprit a-t-il pu croire qu’il arriverait à rendre autre chose eu musique, et par quelle aberration a-t-il pu imaginer de substituer ici la philosophie à l’amour ? Mystère. Heureusement qu’il n’y a pas réussi, et qu’à force de vouloir pousser son idée à l’extrême, il s’est heurté à l’impossible. Il n’a donc pas écrit cette page véritablement unique en application directe de son système, mais à côté, presque à rebours, puisque les mobiles intérieurs sur lesquels il prétendait se guider échappaient à l’art musical et qu’il en arrivait, sans s’en apercevoir, à ne plus exprimer qu’un sentiment très banal, qu’une situation très ordinaire. Il ne croyait pas dire aussi vrai quand il avouait « avoir oublié toute théorie en composant Tristan et Iseult et n’avoir senti que ce jour-là combien son essor créateur brisait les barrières de son système écrit. »

Il faut le bien préciser : cette discussion est purement musicale et ne tend à prouver autre chose, sinon que, pour rendre l’amour en musique, il convient de s’en tenir aux « lieux communs de morale lubrique « dont parle Boileau. La musique, le plus vague des arts, ne peut, en fait de mouvements de l’âme ou du cœur, exprimer que des généralités. Il en serait autrement dans une composition littéraire, où la pensée acquiert une précision sans rivale : une scène d’amour entre Héloïse et Abélard, par exemple, pourrait être heureusement traversée de querelles d’école et d’argumentations philosophiques. Chaque époque, en effet, redit à sa manière le thème éternel de l’amour, et les lettres d’Héloïse et d’Abélard prouvent que ce docteur en robe et ce docteur en jupons entretenaient leur flamme en s’argumentant sur le réel et le nominal, etc. ; c’est ce qu’a excellemment rendu à M. de Rémusat dans son beau drame d’Abélard, où revit l’âme entière du XIIe siècle. Mais encore une fois, une composition littéraire est une chose, une œuvre musicale en est une autre, et qu’il s’agisse d’Héloïse et Abélard, de Roméo et Juliette ou de Tristan et Iseult, la musique est foncièrement impropre à traduire autre chose que le « lieu commun » d’amour, sans acception d’époque ou de personne. Wagner a rêvé d’une chimère en croyant qu’il étendrait indéfiniment la sphère d’action de la musique ; et ni lui ni personne n’y saurait réussir.

« Ce n’est pas sans de longues méditations — a dit un admirateur instinctif de Richard Wagner — sans des études approfondies et une infatigable estimation des éléments qu’il emploie, que Wagner est arrivé à dompter radicalement les agents divers du drame lyrique. Pour dominer ainsi les exigences harmoniques, associer ces rythmes brisés, fondre ces modulations féroces, fusionner enfin en un cristal unique tous ces cristaux partiels si dissemblables, il faut non seulement une volonté de fer, mais aussi une pénétration inouïe des ressources inhérentes à chaque élément de l’action. Il ne suffit pas d’être rompu à la science et de se faire obéir ; il faut être artiste, et cette dispersion de la vie centrale, de l’expression générale dans toutes les parties ce l’édifice commun, ne se fait pas sans un sentiment profond de la vérité et de la passion, où l’âme éclate et rayonne. » En un mot, c’est le génie, et le génie dans ce qu’il a de plus spontané et de plus humain.

 

GasperiniLXI continue en disant que Wagner, dans Tristan et Iseult a réagi contre cette tendance funeste des écoles italienne et française, lesquelles absorbent volontiers le tout au profit des divers éléments constitutifs et se préoccupent moins de faire vivre une œuvre que d’animer les parties accessoires. « Ce faisant, ajoute-t-il, il a vigoureusement tourné les esprits du côté d’une réforme urgente et montré la vraie route à suivre. Comme penseur, il aura déblayé le terrain encombré et inculte avant lui ; il aura facilité à ceux qui le suivront les voies à suivre pour l’art libre et un tout ensemble. Comme artiste, il aura enrichi dans une proportion énorme l’arsenal où les compositeurs viendront puiser leurs inspirations et leurs armes. » La prédiction s’est déjà vérifiée, et combien de musiciens dans le monde ont tâché de s’approprier ses formules, son style, en un mot le côté matériel de l’œuvre d’art de Richard Wagner, qui n’avaient malheureusement pas son génie et qui, n’ayant rien pu produire avec cet appareil emprunté, se sont retournés contre le novateur dès qu’ils l’ont vu gagner tant soit peu de terrain en France et devenir, sinon une menace immédiate, à tout le moins un lointain danger !

Il n’y a que deux alternatives à l’audition de cette œuvre, de l’aveu même de ceux qui l’admirent le plus : il faut la subir ou la repousser entièrement. Qu’elle vous saisisse au début, on la suivra jusqu’au bout ; sinon elle restera lettre close. Et M. Schuré, se rappelant l’ineffable impression ressentie aux mémorables soirées de Munich, en 1865, est le premier à confesser que de telles représentations sont presque aussi rares que les œuvres de génie qui les provoquent. Elles ne sont possibles que par l’union de tous les exécutants en une seule pensée et par la puissance de l’enthousiasme. A quoi bon, objectent alors certains critiques, des œuvres qui réclament tant d’efforts et qui, d’ailleurs, sont comprises par si peu de gens ? A cela on peut répondre : tout ce qui est grand est difficile et rare ; ou mieux encore, pour parler avec Berlioz : « Il serait vraiment déplorable que certaines œuvres fussent admirées par certaines gens. »

Ces critiques-là ne sont plus nombreux aujourd’hui ; mais comme ils font tout ce qu’il faut pour justifier le mot si cruel de Berlioz !

Adolphe Jullien.

Notes historiques et esthétiques sur le motif de réminiscence (fin) §

Arrivons à la forme la plus simple et la plus intime de la musique vocale, le Lied. En laissant de côté plusieurs exemples moins importants, nous trouvons dans les dernières mesures du cycle A l’amante absente de Beethoven et dans la merveilleuse Marguerite au rouet de Schubert des retours pleins de signification poétique. Mais voici une des mises en œuvre les plus profondes de la Réminiscence en général : vers la fin du sublime cycle de Schumann, Amour et vie de femme (1840), au moment où le chant cesse, le piano reprend le premier morceau, qu’il chante dans son entier, la jeune veuve écoute au fond de son cœur la phrase à laquelle elle confiait naguère son premier secret d’amour78, illustration musicale bien éloquente, bien touchante et intime à coup sûr, du fameux cri de désespoir de Francesca :

Nessun maggior dolore

Che ricordansi del tempo felice

Nella miseria !

Dans la musique vocale considérée sous un de ses deux aspects les plus grandioses, l’Oratorio, c’est Berlioz qui le premier s’impose à notre attention. Dans sa Messe des Morts, restée si moderne, malgré son âge vénérable de près d’un demi siècle déjà (1840), le début de l’Agnus est conforme à la conclusion du morceau précédant, tandis que, au milieu de ce Final, le compositeur ramène la seconde moitié du premier morceau, le Te decet Hymnus même, en dépit de l’ordre du texte rituel, avec les mêmes paroles de cette partie de l’Introitus. Les quelques mesures précédant le début de la fameuse scène d’amour dans Roméo (1839), ce spécimen si curieux d’un genre hybride, à moitié symphonie descriptive, à moitié oratorio, sont composées, dans un rhytme différent, des réminiscences du motif de l’Allégro de la Fête entonnées derrière la scène par les jeunes Capulets revenant du bal. En outre, vers la fin de cette œuvre, dans la partie purement instrumentale de la scène des tombeaux, le sublime Cantabile de la scène d’amour revient un moment, mais défiguré, défloré, presque mutilé, comme un oiseau blessé79. Au début de la quatrième partie de la Damnation des fragments de la retraite et du chœur latin des étudiants de la partie précédente, chantés derrière la scène, comme venant de loin, ainsi que des bouffées de souvenirs, viennent rappeler à Marguerite abandonnée la nuit fatalement, délicieuse où Faust pénétrait chez elle … Encore une fois Francesca !

Voici encore quelques maîtres allemands, en premier lieu Mendelssohn, qui non seulement a assigné dans sa Cantate-Symphonie de Lobgesang un rôle assez significatif par moments au thème large et pompeux exposé par les trombones seuls au début de l’œuvre, mais qui s’est encore servi à deux reprises, dans son chef-d’œuvre Elie (1846), que Berlioz a loué en termes enthousiastes, d’une phrasé empruntée au récitatif au prophète qui ouvre cet oratorio, comme d’une sorte de « motif de malédiction citons encore deux courts retours expressifs de thèmes antérieurs dans des récitatifs d’EIie. Une belle réminiscence se trouve dans le Paradis et la Péri de Schumann (1843) où, interrompant par moments le chœur léger et scintillant des Génies du Nil, la mélodie plaintive (en mineur) de la première romance de la Péri est ramenée à deux reprises, en majeur. Dans sa composition pour le Manfred de lord Byron (1848), Schumann a même introduit, dès le début de l’Ouverture, une phrase courte, sorte de motif d’Astarté, qui surgit dans les quelques mesures après la disparition du fantôme de la bien-aimée, et dans les dernières mesures de l’œuvre, pendant que les accents du Requiem se perdent dans le lointain. Voici encore le tableau nocturne, si mystérieusement fantastique, des « Quatre femmes grises » dans la scène de Minuit du Faust de Schumann ; ensuite sa Cantate-Ballade ; la Malédiction du troubadour ; la merveilleuse Nuit du sabbat de Mendelssohn, où se trouvent des réminiscences, fort peu importantes d’ailleurs ; mais je le répète, impossible et inutile en même temps, de fournir plus de détails !

Et me voici arrivé au sommet du Nébo, d’où l’œil découvre la vraie terre promise du « motif de réminiscence » : le domaine de l’Opéra. La place est mesurée, je vais donc essayer de me borner à ne marquer que les étapes principales dans cette profusion de documents.

Déjà en 1774, dans un Mélodrame intitulé Duodrama, célèbre parmi les érudits, Ariane à Naxos de George Benda, nous voyons une mélodie reparaître avec une intention poétique bien accusée et une signification dramatique nettement voulue : ce sont quelques mesures de la plainte de Thésée, ramenées au moment où Ariane entonne son plaintif monologue après le dernier « adieu » de son amant. C’est seulement dix ans après, dans Richard, que Grétry nous offre l’exemple, sinon le plus artistique et le plus profondément dramatique, du moins le plus curieux et le plus logiquement intentionné du motif-conducteur avant Weber et Wagner. La célèbre mélodie : « Une fièvre brûlante » y reparaît huit fois au moins. On a plaisir à relire le commentaire, d’une sincérité si touchante et en même temps d’une si charmante naïveté, écrit par le maître liégeois lui-même80, et qui commence ainsi : « on n’a peut-être pas remarqué combien de fois l’air de la romance est entendu dans le courant de la pièce, soit en entier ou en partie … » et finit par cette phrase : « il était aisé de fatiguer les spectateurs, en répétant si souvent le même air sans doute il fallait présenter cet air sous autant de formes différentes, pour oser le répéter si souvent ; cependant, je n’ai pas entendu dire qu’il fût trop répété, parce que le public a senti que cet air était le pivot sur lequel tournait toute la pièce. » En remarquant les différentes modifications de la Mélodie-mère, présentée tantôt en entier, tantôt en partie, tantôt derrière la scène, même sans accompagnement, et surtout les derniers mots de cette citation, vous seriez tenté de dire qu’il n’aurait fallu qu’un pas de plus (mais le pas décisif, définitif réservé à l’auteur de Lohengrin), pour que le véritable Leitmotiv, destiné à n’apparaître sur la scène qu’en 1865 (Tristan) fît déjà son entrée dans la musique dramatique en 1784. Notons en passant le retour humoristique de l’air des Nozze « Non più androi », dans le dernier Final de Don Giovanni (1786)81.

C’est Beethoven, ce Jupiter tonans de la musique, qui s’impose encore ici à notre attention. Quel retour touchant et intime, dans Fidelio, que celui confié au hautbois, en mouvement d’adagio, d’une phrase de la vision de Florestan, dans la scène du cachot, si merveilleuse d’expression et de couleur, pendant que le geôlier répond à la question haletante de Léonore : « Peut-être est-il mort ? » — « Non, non, il dort. » En même temps le prisonnier fait un mouvement sur son grabat, de sorte que cette réminiscence nous révèle le sujet de son songe82. Mais c’est au grand Cari Maria que revient de droit la première place véritablement artistique dans l’histoire du motif de réminiscence dans la musique dramatique. Dans la fameuse scène de la Gorge-du-Loup (1821), le compositeur ramène (sans parler des célèbres trilles ricanants et diaboliques des petites flûtes, de la chanson de Gaspard) les grandes secondes, jouées ici par les violons, des voix de femmes qui narguaient Max au début de l’œuvre. Voilà que le jeune et candide chasseur, se rappelant cet affront, dompte sa terreur et s’approche du cercle magique, où s’apprête la fonte des balles enchantées. Dans la musique de Préciosa, composée entre l’achèvement et la première représentation du Freischutz, outre une belle phrase expressive de la clarinette (en ré bémol) qui reparaît à deux reprises dans des mélodrames de la même œuvre, la marche des Bohémiens d’une si pittoresque originalité se fait entendre maintes fois, soit en partie, soit en entier et en tutti, tantôt se rapprochant, tantôt s’éloignant derrière la scène, toujours empreinte d’un parfum exotique, d’une couleur locale merveilleuse. Mais c’est deux ans plus tard, dans Euryanthe, cette œuvre de génie dont descendront Meyerbeer et Wagner, que le motif réminiscence s’épanouit avec une intensité dramatique et une puissance poétique qui lui avaient manqué jusque-là. Quel dommage de ne pouvoir m’attarder à analyser le rôle du thème insinuant d’Eglantine (son « Schmeichel » ou « Kose-Motiv » comme dirait M. de Wolzogen) et ensuite du sublime thème aérien, en sourdine, qui caractérise le fantôme errant d’Emma, ces accents d’un monde surnaturel les plus « vrais » qu’il nous ait été donné d’entendre depuis Don Giovanni83. Signalons enfin, dans le féérique chant du cygne de Weber, le rôle si varié du motif en trois notes du cor enchanté d’obéron, entre autres dans la Vision de Rézia au premier acte, dans le premier choeur des esprits, mais renversé ici, dans la phrase d’accompagnement si rêveusement romantique du chant de la Sirène, et jusque dans le commencement du choeur des esclaves qui ouvre le second acte, etc. Voilà en quelque sorte « le pivot sur lequel tourne toute la pièce », comme dans Richard Coeur-de-Lion, un Leitmotiv de l’Orient ; même, si l’on veut, à bien des points de vue le seul exemple d’une ébauche systématique et logique du véritable Motif-conducteur avant Wagner et, ajoutons-le, une réelle inspiration de génie84.

Deux ans après la mort de l’auteur d’Obéron, en 1828, dans la Muette de Portici, quand Masaniello dans son accès de folie, au cinquième acte entonne sa barcarolle du deuxième acte, on rencontre une inspiration qui a fait école ; ainsi les retours de motifs dans les scènes de folie de Lucie (1835), Martha (1847), l’Étoile du Nord, etc. L’année 1833 vit éclore une Réminiscence des plus émouvantes dans l’opéra, fort populaire en Allemagne, de Hans Heiling, composé par Marschner. Au moment, dans le grand prologue, où le héros quitte le royaume des Esprits souterrains et abdique, sa royauté pour se vouer corps et âme à l’amour humain, il jure à sa mère de retourner auprès d’elle si jamais « sa couronne serait défleurie, son cœur brisé » ; et c’est ! a phrase de cc vœu qui réapparaît, comme une prophétie réalisée, dans la scène finale, dans le chant de Heiling : « Ma mère, tout s’est accompli » C’est encore ici que nous retrouvons Berlioz avec son Benvenuto Cellini (1838) si méconnu jadis, sifflé à Paris, tombé à Londres, acclamé seulement à Weimar en 1852, et qui vient de remporter de si éclatants succès à Carlsruhe, Mannheim, Munich. Le fier et hardi motif en soi, qui commence l’ouverture, est employé à diverses reprises dans le cours de l’ouvrage comme thème caractéristique du héros.

A Meyerbeer de clore cet aperçu. Sans m’arrêter aux quelques réminiscences, entièrement extérieures et froides du reste, de Robert (1831), non plus qu’au motif de Marcel — les accords arpégés de violoncelle et contrebasse — ni au rôle si apprécié comme couleur locale du choral de Luther, je me bornerai à indiquer, dans les Huguenots (1836), deux moments vraiment beaux comme expression dramatique : le retour de la phrase « Tu l’as dit », chanté d’abord par le cor anglais, puis par la flûte, lorsque Valentine répond au cri : « Où donc étais-je ? » et ensuite la modification des premières mesures du chant de Valentine : « Quoi, Raoul », lorsque celui-ci, vers la fin de l’acte, s’agenouille devant Valentine évanouie, pendant que le hautbois solo, soutenu par les violons et les altos en sourdine, reprend plaintivement les lambeaux de cette mélodie en un mouvement très ralenti.

L’anticipation — une « préminiscence » comme dans Euryanthe 85 — du thème de la Marche du Sacre du Prophète : « Le voilà le Roi Prophète » du quatrième acte dans le récit du Songe, est d’un effet des plus ingénieux, de même que le retour, dans les violoncelles, de la Pastorale du second acte dans la scène de la tente, devant Munster : « Je veux revoir ma mère chérie », L’emploi du Psaume latin rappelle, comme motif caractéristique des trois Anabaptistes, celui du choral de Luther dans le rôle de Marcel. Mais tous ces passages me paraissent surpassés par l’émouvant retour d’une phrase tirée de l’Arioso de Fédès : « Ta pauvre mère », etc., dite cette fois en sanglotant par le cor anglais, et planant au-dessus d’un susurrement mystérieux en trémolo des cordes au moment où, vers la fin du second acte, le futur Roi-Prophète s’échappe pour écouter à la porte de la chambrette de sa mère, qui « dans son sommeil murmure une prière pour le fils ingrat ; une perle, fut-elle enfouie dans un fumier, vaut bien la peine qu’on la mette en lumière ! Reste encore la musique de Struensée (1846) une des compositions unies, disons une des œuvres les moins vulgaires, de Meyerbeer. Remarquez le rôle du Motif de réminiscence, confié à plusieurs thèmes, surtout au motif en ré bémol des harpes qui ouvre la célébré ouverture, et qui réapparaît, comme thème caractéristique — Andantino religioso — du pasteur Struensée, entre autres dans le premier Mélodrame, dans le Rêve de Struensée, et au dernier moment, pendant que le pasteur bénit son fils et qu’ils se jettent silencieusement dans les bras l’un de l’autre. N’oublions pas la suave mélodie qui caractérise l’amour du ministre pour la Reine Mathilde ; voir le premier Mélodrame, le premier entracte, et le rêve de Struensée ; pendant que celui-ci murmure dans son sommeil le nom de la bien-aimée, et plus tard, au moment où il est réveillé.

Nous voici au bout de ces notes. Nous trouverions devant nous maintenant, dans l’ordre chronologique, l’Etoile du Nord, Faust, le Pardon, l’Africaine, etc., mais je m’arrête, car le plus ancien de ces ouvrages date déjà de 1854, et j’ai dû m’imposer la limite de 1845-1850 : l’avènement du Leitmotiv wagnérien dans Tannhauser et Lohengrin. Cependant, comme j’ai nommé Auber, je voudrais, afin de ne pas être par trop incomplet, indiquer encore une Réminiscence dramatique au second acte d’HAYDEE (1847), où le traître Malipiéri révèle devant le malheureux Lorédan sa connaissance du fameux Secret, en fredonnant l’air de la grande scène du premier acte : « Ah ! que Venise est belle … » Du reste, l’emploi de la « réminiscence », est assez, fréquent dans l’Opéra-Comique français eu général. Le retour de la scène du marché dans Martha avec tous les accessoires de situation dramatique, de décor, de musique et costumes à la fin de l’ouvrage, me paraît devoir être considéré comme le prototype du fameux Final de l’Etoile du Nord.

J.Y. van Santen Kolff

Correspondances §

NEW-YORK. — Dans une « interview » avec un reporter du New-York Times, le directeur de l’American Opera Company affirme la possibilité d’une visite en Europe l’année prochaine. Rien c’est cependant définitivement arrangé.

Madame Tharber, dont le capital a rendu possible la fondation de notre école nationale d’opéra, a de nombreuses relations avec les musiciens de France, surtout avec Massenet et Delibes, dont certaines œuvres ont été interprétées à New-York l’année dernière. Les Parisiens pourraient donc entendre Lohengrin et le Hollandais Volant, qui font partie du répertoire de la troupe américaine. Ils ne pourraient certes nous accuser de germanisme, après une interprétation en anglais de Lakme ou de Sylvia.

En somme vous êtes en mesure d’annoncer comme probable la visite de la troupe à Paris.

J’ajoute, a titre de renseignement, que l’orchestre, sous la direction de M. Théodore Thomas, est hors ligne, que les choeurs sont admirablement disciplinés, mais que seuls, les interprètes principaux, quoique consciencieux, ne dépassent point la moyenne.

Stuart Merrill

 

A la liste des drames wagnériens que les artistes de la troupe allemande doivent interpréter cet hiver au Métropolitain, il faut ajouter Tristan et Isolde. Les rôles seront ainsi répartis : Tristan, Herr Niemaan : Isolde, Frl. Lehmann ; Brangaene, Frl. Brandt ; Marke, Herr Fischer ; Kurwenal, Herr Robinson.

S. M.

 

BRUXELLES. — La valkyrie ntrera bientôt en répétitions au théâtre de la Monnaie. Les rôles sont distribués comme suit : Brunnhilde, Mlle Litvinne ; Sieglinde, Mlle Balensi ; Fricka, Mlle Martini ; Siegmound, M. Sylva ; Hounding, M. Bourgeois ; Wotan, M. Séguin. Les huit Valkyries seront représentées par les artistes qui n’ont pas de râle dans la pièce et par des élèves du Conservatoire que M. Gevaert a obligeamment mises à la disposition de la direction.

Dupont et Lapissida se proposent de monter l’œuvre de Wagner avec tout le soin désirable ; la chevauchée des Valkyries et la scène du feu seront rendues avec autant de réalisme que possible. Tout promet à la Valkyre une interprétation digne de ce magnifique ouvrage.

E. E.

Paris, le 15 décembre 1886. §

Chronique wagnérienne §

Rien que puisse mentionner spécialement la chronique wagnérienne, depuis un mois. La révélation d’Egmont n’importe guère qu’aux auteurs de ce mélodrame : bizarre musique ! disait un auditeur de la première représentation, elle imprègne l’âme d’une irrésistible somnolence, et puis elle est si bruyante qu’on ne peut s’endormir… Les concerts se suivent et se ressemblent. Après un extraordinaire début, où il a rempli un programme entier des œuvres les plus belles et les plus ignorées de Beethoven, M. Colonne s’est remis aux petites séances de famille, avec accompagnement de violon. M. Lamoureux dirige le plus admirablement du monde les œuvres complètes de Mendelsohn ; il nous a rendu cependant le divin joyau de Siegfried-Idyll, et, dimanche, le prélude de Parsifal. Les wagnéristes savourent les gracieuses étrennes que leur a offertes M. Jullien. Plusieurs attendent avec impatience ce Lohengrin qui va bientôt montrer décidément au public français de quelle façon Wagner traitait l’opéra, lorsqu’il traitait l’opéra. Tels autres, plus exclusifs, réservent leur enthousiasme pour la représentation française d’un drame wagnérien, de la Walkure, qui sera jouée cet hiver, loin de Paris, hélas ! Prudemment nantis du texte allemand, ils traverseront toutes les Flandres pour réentendre cette idéale musique.

Et tous, tandis qu’une odieuse bruine attriste les jours, se préparent, consciencieusement, à changer d’année.

 

T. de W.

Les origines mythiques de la tétralogie §

Tout le monde sait qu’à partir de Rienzi, et dès le Vaisseau-fantôme, Wagner a voulu légendaires et mythiques tous les sujets de ses drames. Seule, la création des Maîtres Chanteurs semble contredire la rigueur de cette règle ; mais, à d’autres points de vue encore, les Maîtres Chanteurs doivent être mis à part ; on voudra bien me permettre de ne pas m’y attacher aujourd’hui.

Dans Tannhaeuser et Lohengrin, le sujet, nettement légendaire, touche cependant à l’Histoire et comporte certaines déterminations de dates : d’un côté, par la présence de Henri l’Oiseleur, de l’autre, par le tournoi poétique de la Warthourg et la confusion volontaire que Wagner a faite de son héroïne avec Sainte Elisabeth de Hongrie.

Dans Tristan et Isolde, l’indétermination historique est presque absolue ; il en est de même dans Parsifal, en dépit des considérations données par Wagner sur l’architecture du temple du Gral et le costume des chevaliers.

Quant à la Tétralogie l’Anneau du Nibelung, on n’y peut trouver nul fait d’histoire, nulle marque d’une époque tant soit peu déterminée : une seule notion géographique, celle du Rhin. Le sujet est emprunté aux mythes scandinaves et à leurs dérivations germaniques. Mais quel emploi Wagner fit-il de ces anciens matériaux ? en quoi consista son travail d’assimilation et de transformation ? La question vaut d’être étudiée ; encore est-elle si vaste qu’à peine j’en pourrai noter ici un petit nombre de points.

Wagner est parti d’un drame purement humain, la mort de Siegfried, tel que le lui donnait le Nibelungennot (La Détresse des Nibelungen), très probablement dans l’édition célèbre publiée en 1827 par Simrock. Lorsqu’il a voulu élargir son plan, tenter de remonter aux origines et de grouper tous les événements auxquels fait allusion le poème germanique, il a dû consulter les chants scandinaves qui traitent des héros — la Vaelsunga-Saga, les Wilkina-Saga et Nifflunga-Saga — et enfin, les Eddas elles-mêmes.

De ces poèmes, c’est la Vaelsunga-Saga qui lui a sans doute le plus servi pour le gros œuvre dramatique, du moins lorsqu’il lui a fallu passer des dieux aux héros, de Wotan à Siegfried. On trouve, par exemple, dans cette saga fameuse, le récit du glaive enfoncé par Wotan dans le tronc du frêne.

Les Eudas nous donnent l’origine de toutes ces traditions. Il y a deux Eddas, ou plutôt deux recueils de fragments religieux et héroïques, attribués, l’un, à Sœmund-le-Sage, prêtre chrétien islandais, qui vivait à la fin du xie siècle ; l’autre, à Snorre Sturleson (xiiie siècle). Ces deux recueils sont aussi connus sous le nom d’ancienne et de nouvelle Eddas.

Ouvrons l’Edda islandaise de Sœmund ; parmi les pièces qui la composent, presque toutes en vers allitérés, nous en voyons trois consacrées à Sigurd (le Siegfried des légendes germaines). Dans le premier poème, Sigurdarkvida Fafnirsbana (premier chant de Sigurd vainqueur de Fafnir), le héros chante au sage Griper :

« Je suis Sigurd, fils de Siegmund ; Hiœrdis est la mère du héros.

Griper

C’est toi qui tueras le brillant serpent affamé couché dans Gnitaheide (la bruyère de Gnita), l’useras le vainqueur de Regin et de Fafner.

… Tu découvriras la caverne de Fafner et tu t’empareras de son trésor. Charge cet or sur les épaules de Grane, et chevauche ensuite vers Giurke, le roi veillant.

… Elle dort encore dans la montagne depuis la mort de Helge, la fille de roi, couverte de la brillante cotte de mailles. Il te faudra frapper fortement du glaive, couper l’armure avec l’épée qui a tué Fafner.

Sigurd

L’armure est brisée, la fiancée commence à parler comme si elle sortait d’un songe. Que dira-t-elle à Sigurd qui puisse contribuer à sa prospérité ?

Griper

Elle t’enseignera les runes … »

Griper, continuant sa prédiction, annonce à Siegfried sa mort, causée par des événements identiques à ceux de la Goetterdaemmerung de Wagner. Seulement, comme dans tout le cycle des Sagas, le Gunther du Nibelungen-not s’appelle Gunnar, et Hagen Hoegni. Quant à Grimhilde, elle est supposée vivre encore, et c’est elle qui s’ingénie à faire tomber Sigurd dans le piège. C’est aux Sagas, et à l’Edda de Sœmund, que Wagner a emprunté, on le voit, la trame de la Goetterdaemmerung : il n’a pris au Nibelungen-not que les noms des personnages, et la scène de la mort de Siegfried, celle-là même qui le frappa au début. Comme dans le poème allemand, le Siegfried de Wagner est tué à la chasse, et de la main de Hagen, qui, dans le cycle scandinave, n’est que l’instigateur du crime.

Dans le texte scandinave, le discours de Fafner mourant est fort curieux à lire : Wagner l’a reproduit presque littéralement au deuxième acte de Siegfried.

Dans la Saga de Sigurd telle qu’au commencement du siècle les habitants des îles Feroë avaient encore coutume de la chanter, Siegmund est tué par le fils (l’un guerrier nommé Hunding ; sa femme Hioerdis reçoit du héros mourant les deux morceaux de l’épée brisée au combat : « Dans ton sein, dit Siegmund, tu portes un fils de héros, l’espérance de ma race. Elève-le avec soin, et donne-lui le nom de Sigurd. Il vengera ma mort. » Les lecteurs ont déjà reconnu le premier germe de l’admirable adieu de Brunnhilde à Sieglinde (Walkure, acte III). Un peu plus loin, dans la même Saga, nous trouvons les épreuves que le jeune Sigurd fait des épées qu’on lui forge (Siegfried, acte I).

Qui ne se rappelle le grandiose réveil de Brunnhilde (Siegfried, acte III) ; Heil dir, Sonne ! heil dir, Licht ! heil dir, Ieuchtander Tag ! — Heil ench, Gœtter ! heil dir, prangende Erde ! » Dans le deuxième chant de Sigurd vainqueur de Fafner, Brunnhilde réveillée s’écrie :

« Salut, Jour-salut à vous, fils du jour, à toi, Nuit, à vous, filles de la Nuit. Salut à toi, terre nourricière ! Salut à vous, Divinités ! »

L’évocation d’Erda a sa forme première dans le chant de Wegtamr (le Voyageur). Ce voyageur, qui n’est autre qu’Odin ou Wotan, évoque du sommeil de la mort la prophétesse Wola (ou Wala). Voici un passage du texte original :

« Odin chanta devant cette tombe l’évocation des morts, regarda le Nord et traça des runes ; il demanda une réponse, Wola se leva enfin, et chanta les paroles de mort :

Wola

« Quel est parmi les hommes cet homme à moi inconnu qui répand la tristesse dans mon esprit ? J’étais enveloppée de neige, battue par la pluie et couverte de rosée ; j’étais morte depuis longtemps … »

… Viennent alors diverses questions et réponses.

Odin

« Parle, encore, Wola ! il est des choses que je veux savoir, et je t’interrogerai jusqu’à ce que tu me les aies dites. »

Et, à la fin du solennel dialogue :

Wola

« Tu n’es point Wegtamr, comme je l’ai cru ; tu es Odin, le chef des peuples.

Odin

« Tu n’es pas Wola, tu n’es pas la savante femme, mais trois fois la mère des Thursars. »

Le chant se termine par ces mots de Wola :

« Les hommes ne viendront plus me trouver avant le jour où Loke (Loge) brisera ses liens, avant le moment de la fin ces dieux. »

Il est probable que Wagner a connu ce texte par l’imitation en vers allemands qu’en fit Fr. Mayer, publiée dans les Récits de moyen âge de Biisching et citée dans la Mythologie du nord de H. A. M. Berger (la deuxième édition parut à Leipzig en 1834).

 

Les lecteurs du Siegfried de Wagner ont rem arqué certainement l’indication scénique suivante (qui d’ailleurs n’est jamais réalisée au théâtre) ; Erda paraît recouverte de givre. C’est à la fois une allusion à l’origine norraine du mythe et un ressouvenir des vers donnés plus haut. Le nom d’erda, avec la synonymie qui l’accompagne (Wala, Urwala, Mütter, etc.), contient implicitement plusieurs de ces jeux de mots chers au musicien-poète. En même temps qu’il désigne la Déesse de la Terre, personnification de la Nature, il réunit en quelque sorte le nom d’Urda (l’Originelle), attribué dans la mythologie scandinave à la principale des trois grandes Nomes, et le substantif Edda, qui signifie tout ensemble science et grand-mère. L’idée de cette création vient pareillement de ces sources, auxquelles il convient, je crois, d’ajouter la conception des Mères, mystérieuses puissances rêvées par Goethe, dans le second Faust. La descente de Woran vers Erda pour lui arracher ses secrets (voir la Walkure, acte II) n’est pas sans analogie avec celle de Faust vers les Mères.

 

Pour donner un aperçu de la transformation des épisodes et de leur élargissement, prenons celui de la mise en gage et du rachat de Freia dans Rheingold. L’Edda de Snorre, dans le poème sur Gylfe, va nous donner l’une des formes de l’aventure :

« Dans le commencement du premier âge des dieux, quand ils eurent élevé Mitgard et bâti Walhall, un architecte vint les trouver, et leur offrit de construire en trois ans un château tellement fort qu’il serait impossible aux géants des montagnes et aux Rhimnthursars de s’en emparer … Mais il demanda pour récompense Freia, et avec elle le soleil et la lune. »

Trois jours avant l’expiration du délai fixé, les dieux s’assemblent et s’accordent à dire que celui qui a conseillé de livrer Freia est Loke, « source du mal ». Menacé par les Dieux, Loke trouve un expédient, empêche l’architecte de finir son travail, et le fait assommer par Thor (Donner). Ledit architecte est d’ailleurs un géant des montagnes qui a dissimulé sa nature à l’aide d’enchantements.

Un autre épisode est venu s’ajouter à celui-là, par une confusion très heureuse que Wagner a faite, de propos délibéré, entre Freia et Idun ou Iduna, déesse dont les pommes d’or empêchent les dieux de vieillir. Par la méchanceté de Loke. Idun est perdue pendant quelque temps pour les dieux, et avec elle la boite où sont les pommes magiques. A grand peine, la déesse est reconquise et le péril conjuré.

Voici enfin le troisième élément dont Wagner s’est servi, et celui qu’il a transformé le plus heureusement. Je cite le texte presque en entier, car le lecteur y trouvera, en outre du détail de l’Or amoncelé, la première idée de la malédiction jetée par AIberich sur son anneau.

Fafner, Regin et Ottur étaient fils de Rheidmar. Dans l’Edda de Sœmund, Regin raconte ce qui suit :

« Notre frère Ottur nageait souvent dans une chute d’eau sous la forme d’une loutre. Un jour, il avait pris un saumon, et il le mangeait au bord de l’eau, les yeux à moitié fermés, quand Loke le tua d’un coup de pierre … »

Rheidmar, irrité de la mort de son fils, force les Ases (les dieux), comme rançon d’Ottur, de remplir d’Or rouge la peau de la loutre, et ensuite de la couvrir d’or. Pour acquérir l’Or, Loke attrape avec un filet le nain Andvari, qui le gardait au fond du fleuve, où lui-même nageait sous la forme d’un brochet.

Loke

« Quel est ce poisson qui ne sait passe préserver du piège ? Sauve maintenant ta tête des rets de Hel (ou Hella, divinité de la mort infernale), et livre moi la flamme des eaux, l’or brillant … »

Andvari livre l’or ; il lui restait un anneau, Loke le lui enlève de force.

Andvari (entrant alors dans la pierre)

« Maintenant cet or causera la mort de deux frères, et aussi une haine mortelle entre huit nobles guerriers. Nul ne jouira de mon or ! »

Les Ases remplissent d’or la peau-delà loutre, mise debout sur ses pieds de derrière. Ils entassent l’or à l’entour jusqu’à la couvrir complètement. Mais Rheidmar, s’approchant, aperçoit un poil du museau qui dépasse, et exige qu’il disparaisse. Wotan est obligé d’abandonner l’anneau.

Tel est le vivant mais grossier épisode qui est devenu, dans Rheingold, la belle scène du rachat de Freia, avec ce cri si touchant de Fasolt : « Je vois encore briller l’œil de la douce déesse ! »

Prenons encore comme exemple le chant de l’oiseau. Dans cette naïve invention de la légende, Wagner a compris ce qu’il y avait de vraiment poétique et d’éternellement humain et a retrouvé l’idée du mythe scandinave dans cent poèmes français ou germaniques, et il l’a pénétrée, traduite, élargie surtout par la puissance de son génie.

Ecoutez cet oiseau qui chante dans la forêt : tout le moyen-âge a retenti ce ce chant. Aux jours de la jeune vaillance des âmes, le gazouillement magique appelait les héros aux vocations les plus hautes. Lorsque le soleil glissait entre les branches, criblant de flèches d’or l’herbe drue des clairières, le trille étincelant de l’oiseau disait au rêveur les féeries des palais enchantés, les fiancées blondes, parées de gemmes éblouissantes, tout un monde enfin de fidèle et glorieux amour. Des poètes, des chevaliers, des moines sont allés entendre l’oiseau des bois ; saisis par le charme, ils sont demeurés dans la fascination de leur songe : en une heure, des siècles ont passé pour eux. Car, dans l’idée du moyen-âge, l’oiseau est le symbole de l’âme, qui ne connaît point les limites de l’espace et du temps ; c’est l’être le plus divin de la nature extérieure : il est libre, il vole, il chante. Quand le vieux Merlin des légendes traverse les forêts armoricaines, triste, désolé, voyant la science bardique déchoir et les anciennes croyances s’effacer devant une foi nouvelle, c’est l’oiseau qui lui crie, perdu en la profondeur des feuillages : « Merlin, Merlin, il n’y a d’autre dieu que Dieu. »

S’inspirant du symbole, Wagner a fait de l’oiseau une « voix de la nature » : il lui a donné pour cela, légèrement modifiée, la mélodie que chantait Woglinde, la première fille du Rhin, su début de Rheingold. Il a voulu l’envelopper aussi d’une grande tendresse humaine, car, sous le bruissement harmonieux des cordes, la clarinette redit le motif mélancolique des Wœlsungen, comme si l’âme de Sieglinde errait à l’entour de son fils très aimé. Enfin, cette voix de l’oiseau, c’est l’écho même de nos pensées ; c’est de notre désir qu’elle parle, elle ne nous annonce que nos propres rêves : « Joyeuse dans la peine, ma chanson chante l’amour … les cœurs seuls la comprennent, qui désirent ! »

 

Ces exemples suffisent pour montrer que la recherche des origines mythiques des poèmes wagnériens ne saurait en rien amoindrir l’invention poétique du maître. Si géniale est la transformation des épisodes, plus admirable encore est celle des personnages : quel chemin n’y a-t-il pas de l’Odin scandinave au Wotan de la Tétralogie, du Sigurd des légendes au Siegfried de Wagner, et, surtout de la Walkyrie ancienne à cette sublime Brunnhilde, émue de la détresse humaine, qui se dévoue, se sacrifie, et affirme, sur les ruines d’un monde, la Rédemption par l’Amour ! Wagner a recueilli pieusement les traditions significatives du passé : Shakespeare et Goethe avaient agi de même, en Poésie dramatique, et bien d’autres comme eux ! Eschyle s’est aidé des symboles religieux de son temps, des mythes souvent obscurs, et monstrueux parfois, que révérait le peuple Grec : a-t-il cessé d’être le créateur de Prométhée, de Prométhée tel que nous continuons de le comprendre et de l’aimer ? Son œuvre est jeune pour les siècles, et il en sera de même de l’œuvre de Wagner. Si la voix des Océanides résonne encore pour nous, de même résonneront, sans s’éteindre jamais, la plainte des filles du Rhin pleurant l’or perdu, le dernier chant de Brunnhilde, l’adieu de Lohengrin, les chœurs des pèlerins disant la grâce, l’hymne d’Iseult mourante, le cantique suprême du Parsifal.

Alfred Ernst.

Le wagnérisme à l’étranger §

Lettre de Belgique86LXII §

Bruxelles, novembre 1886

Si par le mot « Wagnérisme » on veut désigner ce cas de subjectivité dont les effets se traduiraient en une mono manie déraisonnable. intolérante, en une sorte d’illuminisme étroit, voisin du fétichisme, il est clair qu’en Belgique le Wagnérisme n’a jamais existé que dans l’imagination de ceux qui cherchaient à s’en taire une arme contre les théories de Wagner et un moyen de justifier la façon méprisante de juger ses œuvres.

Si par « Wagnérisme », au contraire, l’on entend désigner cette communauté de goûts et de sentiments qui rassemble une collectivité d’amateurs et de connaisseurs dans un même respect, sinon dans une égale admiration de ces œuvres, on peut affirmer que le Wagnérisme a droit de cité parmi nous, qu’il s’y est développé de bonne heure, qu’il y a son histoire.

Nous avons connu le nom de Richard Wagner par des morceaux littéraires longtemps avant d’avoir pu apprécier le musicien dans ses créations lyriques. Les journaux de musique nous initièrent aux premiers essais à l’aide desquels Wagner tentait l’exposition de ses vues esthétiques. C’est ainsi que le Diapason publia le premier (3 octobre 1850) une traduction française du Judaïsme dans l’art musical, reproduite à quelques semaines d’intervalle par la Belgique musicale, plus tard dans le Guide musical et tirée à part en brochure87. Les articles composés par Wagner, à la demande de l’éditeur Schlesinger, pour la Gazette musicale, furent également reproduits vers la même époque, sans faire pressentir le génie de leur auteur. Quant aux premières représentations, à Dresde, de Rienzi (1842), du Vaisseau fantôme (1843) et du Tannhaeuser (1845), c’est à peine si le bruit en arriva jusqu’à nous. Le Diapason du19 septembre 1850 annonce que le nouvel opéra de R. Wagner intitulé Lohengrin, « dont le sujet est emprunté à l’histoire de Belgique », a reçu un accueil très flatteur au théâtre de Weimar et qui, à cette occasion les artistes de l’orchestre ont fait hommage à Frans Liszt, leur chef, d’un bâton de mesure en argent. C’est tout ce que l’on trouve à dire au sujet d’un événement artistique d’une telle importance.

Mais un autre événement, survenu deux ans plus tard, devait attirer l’attention du célèbre musicologue belge François FétisLXIII à qui la lecture de l’ouvrage Opéra et Drame, paru en 1852, et de la Communication à mes amis servant de préface aux trois poèmes d’opéra de Richard Wagner, avait fait entrevoir un monde de perversité et d’horreur.

L’homme qui, en Belgique, se montra l’adversaire avoué, irréconciliable de Wagner et qui mit à le combattre une opiniâtreté aveugle de sectaire, était précisément celui que sa haute culture intellectuelle et sa profonde science musicale rendaient le mieux apte à deviner le génie novateur, à le faire comprendre et admirer de ses contemporains. — Mais combien de fois, en matière musicale, n’a-t-on pas vu ceux qui devaient faire la lumière, employer leurs efforts à répandre l’erreur ? — Compositeur lui-même, Fétis ne vit chez l’auteur du Tannhauser qu’un incommensurable orgueil sans l’ombre d’un talent. Les articles publiés dans la Revue et Gazette musicale de Paris tout en faisant connaître les diverses circonstances de la vie de Wagner, ignorées jusqu’alors, ne sont autre chose qu’un procès de tendance dirigé contre l’homme et l’artiste. Ni le temps, ni les circonstances ne modifièrent en rien la manière devoir et d’entendre de Fétis et, lorsqu’en 1865, il livra àia publicité la deuxième édition de sa Biographie universelle des musiciens, on put constater à l’égard de Wagner un redoublement d’animosité que les années semblaient n’avoir fait que mûrir davantage. Fétis ne ménage pas les termes de son mépris : les conceptions de Wagner sont des monstruosités, des rêves insensés destinés à s’évanouir au grand jour. A propos des Anregungen fur Kunst, Leben und Wissenschaft de Richard Pohl, il s’écrie :

« En exaltant les dernières œuvres de Beethoven, aberrations d’un génie qui s’éteint et les monstrueuses combinaisons de Tannhaeuser et de Lohengrin, monuments d’impuissance à » créer dans le domaine de la noble et belle musique, les rédacteurs des Anregungen ont contribué à faire naître le doute et l’anarchie actuelle d’opinions, qui font descendre aujourd’hui » la nation allemande de la position élevée où l’avaient placée les Bach, Haendel, Gluck, Haydn, le divin Mozart et Beethoven dans sa belle époque. »

Cet exemple édifiant suffit à faire apprécier le caractère spécial d’un genre de critique dont notre pays n’était pas seul, d’ailleurs, à montrer les effets. Oper und Drama avait fait scandale en Allemagne et il ne manquait pas de Fétis, de l’autre côté du Rhin, pour jeter la pierre à l’écrivain présomptueux, à l’iconoclaste !

Le retentissement des articles de Fétis dut avoir son contrecoup en Belgique où l’on se piquait, à cette époque, d’imiter Paris dans ses préférences et dans ses aversions. Cela n’empêcha pas l’Association des Artistes musiciens de tenter, le 10 décembre 1853, un essai de musique wagnérienne par l’ouverture du Tannhaeuser. Paris, en cela, devançait Bruxelles, car déjà le 24 novembre 1850, le même morceau avait été exécuté au concert de la Société Sainte-Cécile, sous la direction d’un autre belge : François Seghers88. Liège eut son tour peu de temps après (28 mars 1855), tandis qu’Anvers voyait représenter en entier, par une troupe allemande, le même opéra de Tannhaeuser (13 mars 1855). Ce furent les débuts assez obscurs du Wagnérisme qui se révéla d’une manière plus sensible à l’occasion des deux concerts dirigés par Wagner lui-même au théâtre de la Monnaie, les 24 et 28 mars 1860. Cette fois, à la grande colère de Fétis, l’impression fut considérable. Les comptes-rendus de la presse quotidienne s’accordent pour constater l’excellent accueil fait aux fragments du Vaisseau fantôme, du Tannhaeuser et de Lohengrin 89. Si la recette des concerts ne répondit guère à l’attente des organisateurs, en revanche l’enthousiasme du public vengea Wagner de l’indifférence et de la méfiance des absents. Le ton de la critique dut aussi paraître doux à celui dont le cœur était déjà blessé par de multiples avanies. Sauf l’Indépendance qui reflétait l’opinion de Féti père, tous les organes de la presse bruxelloise se montrèrent pleinement élogieux, manifestèrent la plus vive admiration, souhaitant de juger prochainement les œuvres de Wagner au théâtre. L’article du National, d’un lyrisme trop accentué, valut à son rédacteur M. Adolphe Samuel, aujourd’hui directeur du Conservatoire de Gand, alors professeur au Conservatoire de Bruxelles et placé sous les ordres de Fétis, une menace de révocation qui, fort heureusement pour la dignité de l’institution, ne put être sanctionnée.

A partir de ce moment, l’ouverture et la marche du Tannhaeuser font partie du répertoire de nos concerts symphoniques. L’ouverture ne tarde pas à être populaire grâce à la persévérance avec laquelle M. Charles Hanssens, compositeur et chef d’orchestre du théâtre de la Monnaie, la fait entendre soit aux concerts de l’Association des Artistes Musiciens, soit aux concerts du Vaux-Hall.

La chute éclatante du Tannhaeuser à Paris contribua dans une large mesure à retarder toute représentation d’une œuvre wagnérienne au théâtre de la Monnaie. En présence des arrêts rendus par les « Princes de la Critique », tels que ScudoLXIV, on se prit à douter de la possibilité de jouer Wagner au théâtre et à suspecter la valeur intrinsèque de ses œuvres. L’hésitation d’une part, l’opposition Inconsciente ou systématique d’une autre part, firent ajourner à des temps meilleurs les projets que le succès artistique des concerts de 1860 avait fait concevoir. Dans l’intervalle, Bruxelles voyait se fonder une institution destinée à modifier insensiblement le goût du public et à le porter de préférence vers un ordre de compositions musicales de style élevé. Je veux parler des Concerts populaires de musique classique, dont la création est due à M. Adolphe Samuel. Chose étrange et qui prouve combien alors devait être grande chez nous l’influence parisienne, ce ne fut que deux ans après leur fondation, en 1867, que M. Samuel se hasarda à mettre au programme une œuvre de Wagner et, cependant, rien ne faisait craindre que l’opposition dût se manifester, comme à Paris, d’une manière ostensible. Mais il fallait compter avec les lecteurs de la Revue des deux Mondes et ne pas s’exposer à compromettre le résultat des concerts en affichant des prédilections trop wagnéristes. L’avenir a démontré que ces craintes étaient chimériques. D’année en année les exécutions d’œuvres de Wagner se sont multipliées et ont été acclamées davantage aux concerts populaires. Dès 1877, lorsque la direction échut à M. Joseph Dupont, elles absorbaient une séance entière, et aujourd’hui les « concerts Wagner » rétablissent l’équilibre dans les budgets des concerts populaires, lesquels, sans cet appoint de recettes extraordinaires, clôtureraient en déficit. L’utile institution que patronne le gouvernement nous a fait connaître successivement : Ouverture ces Maîtres Chanteurs (1868) ; ouverture du Vaisseau fantôme (1869 ) ; ouverture de Faust (1871) ; chevauchée des Walkyries, marche funèbre de Siegfried, adieux de Wotan (1877) ; prélude de Tristan et Yseult (1878) ; fragments des Maîtres Chanteurs (1882 et 1883) ; final du premier acte de Parsifal (1884) ; premier acte de la Walkyrie ; idylle de Siegfried ; scène des Filles-Fleurs (1885) ; premier acte ce Tristan et Yseult (1886), etc.

L’idée de transporter au théâtre d’opéra français, les premiers ouvrages de Wagner était venue depuis longtemps à un littérateur belge, M. Jules Guilliaume, à qui l’on devait une traduction des passages essentiels d’Opéra et Drame, parue dans la Revue trimestrielle (1854) Sur le conseil de Liszt, M. Guillaume se mit à l’œuvre en commençant par Rienzi, la partition la plus conforme aux habitudes du public, à cette époque. Mais la représentation de cet ouvrage rencontra des obstacles qui la firent ajourner indéfiniment. M. Jules Guilliaume abandonna son travail de traduction, mais il ne renonça pas toutefois à propager la doctrine du maître saxon, dans les nombreux articles qu’il donna au Guide musical. Six ans après, l’éditeur Flaxland grava la partition de Rienzi, avec les paroles françaises écrites par M. Guilliaume en collaboration avec M. Charles Nuitter, et l’opéra fut représenté sur le théâtre lyrique de Paris (direction Pasdeloup) en avril 1869.

A côté de l’initiation lente causée par les auditions encore rares des œuvres de Wagner, se poursuivait une propagande active autant que sincère, entreprise d’enthousiasme par des admirateurs qui joignaient à la solidité de leurs convictions, le savoir et l’objectivité nécessaires à toute critique respectable. L’un de ces wagnériens de la première heure, est, après ceux que j’ai désignés plus haut, M. Edmond Vander Stranten, lequel fit paraître dans le Nord, l’Écho du Parlement et le guide musical, des articles et des notes où le côté génial des œuvres wagnériennes était hautement affirmé en même temps que l’auteur démasquait la mauvaise foi de leurs détracteurs. M. Vander Straeten est l’auteur de plusieurs opuscules dont le contenu se rapporte plus ou moins au sujet qui nous occupe : Rapport officiel au ministre de l’intérieur sur les représentations modèles des œuvres de Wagner organisées en 1871, à Weimar, sous la direction de F. Listz 90 ; Voltaire musicien 91, qui renferme un chapitre intitulé Wagnérisme ; Lohengrin, instrumentation et philosophie 92, dédié à Mme Wagner ; Turin musical 93, qui renferme aussi un chapitre sur le Wagnérisme et où le nom de Wagner revient à chaque page.

La nomination de Louis Brassin, l’admirable pianiste, en qualité de professeur au Conservatoire royal de Bruxelles, devait avoir par la suite une très heureuse influence sur les destinées du Wagnérisme. « Personne, dit M. Maurice Kufferath94, n’a fait autant que lui pour aplanir les voies aux idées nouvelles et répandre la parole du nouveau prophète. Pendant dix ans, il multiplia les auditions privées et publiques au piano, il n’épargna aucune démarche auprès de ceux qu’il savait avoir une action sur le public, pour les guider et les éclairer dans l’appréciation des œuvres de Wagner, allant jusqu’à se faire conférencier pour redresser les erreurs attribuées par la malveillance à son maître préféré … C’est Brassin qui à force de diplomatie et de finesse réussit à faire accepter comme chef d’orchestre Hans Richter, lorsqu’il fut question de donner pour la première fois Lohengrin au théâtre de la Monnaie à Bruxelles. »

Ceci m’amène à parler de cette première de Lohengrin, longtemps attendue et qui eut enfin lieu, sous la direction de l’éminent chef d’orchestre, le 22 mars 1870. Ce n’avait pas été sans peine. Le directeur de la Monnaie, M. Vachot, témoignait une confiance médiocre dans les qualités scéniques de l’œuvre nouvelle qui, à son avis, manquait de cette chose indispensable : un ballet ! Hans Richter eut à lutter sérieusement pour empêcher que l’on ne profanât Lohengrin en y introduisant un de ces divertissements chorégraphiques où le clinquant le dispute au ridicule et sans lesquels, de nos jours encore, il n’est guère d’opéra tolérabie, Richter eut gain de cause contre le ballet, mats il fut moins heureux à l’endroit des coupures. Il fallut tailler de-ci, de-là, dans la finale du deuxième acte, notamment, où la scène de Telramund disparut sous l’impitoyable crayon bleu de l’impresario. L’exécution ne fut pas absolument parfaite du côté des chanteurs masculins (MM. Blum, Troy, Pons). En revanche, mademoiselle Sternberg qui devint plus tard la femme de M. Vaucorbeil, directeur de l’Opéra de Paris, s’y révéla d’une façon très remarquable dans le personnage d’Elsa, à côté de madame Derasse, chargée du rôle d’Ortrude. L’orchestre et les chœurs marchèrent à souhait sous le bâton de Richter. Il n’en fut plus de même, hélas ! quand, après le départ de ce dernier, la direction échut à M. Singelée, le chef en titre de l’orchestre de la Monnaie. Néanmoins, du 22 mars au 8 mai, clôture de la saison théâtrale, Lohengrin eut vingt-deux représentations. Depuis lors ce chef-d’œuvre a été repris quatre fois : 14 avril 1871 (sept représentations), 29 octobre 1871 (huit représentations) ; 25 février 1878 (neuf représentations) ; 30 décembre 1879 (six représentations). Lors des deux dernières reprises, la direction Stoumon et Calabresi rétablit la plupart des passages supprimés antérieurement, mais en dépit d’une brillante distribution95, l’exécution faiblit dans la suite et l’œuvre fut abandonnée après la représentation dans laquelle madame Albani chanta le rôle d’Elsa avec une supériorité dont les vrais connaisseurs ont gardé le souvenir (24 février 1880).

Le résultat fut moins heureux avec le Vaisseau fantôme (6 avril 1872) qu’une interprétation au-dessous du médiocre ne permit point de se maintenir au-delà de six représentations. Il est inconcevable que cet ouvrage, d’une compréhension facile, n’ait pas été repris depuis lors. L’incurie seule des directions qui se sont succédé à la Monnaie explique, sans l’excuser, la raison d’être d’un pareil oubli.

Tannhaeuser apparaît le 20 février 1873. Cette fois, M. Joseph Dupont est au pupitre et l’œuvre triomphe comme avait triomphé Lohengrin. MM. Warot, Roudil et Berardi, mesdames Battu, Hamaeckers et Isaac, créent les principaux rôles avec distinction. La presse, à l’unanimité, mentionne le succès et vante la beauté de l’interprétation. C’est une revanche de l’insultant échec subi par le Tannhaeuser à Paris. Aussi faut-il passer la frontière pour constater l’existence d’une opposition malveillante. L’Art musical de M. Escudier se distingue par la profonde ineptie des réflexions que lui suggère la victoire de Tannhaeuser à Bruxelles. Tannhaeuser a été représenté dix-neuf fois du 20 février au 27 avril, et à sa reprise (15 décembre 1873), encore neuf fois.

Une certaine réaction succède à cette brillante floraison du Wagnérisme à Bruxelles. Durant plusieurs années le théâtre de la Monnaie reste fermé à la musique de Wagner. La direction Stoumon et Calabresi, à qui l’on devait la dernière reprise de Lohengrin, loin de s’aventurer à monter de nouvelles œuvres, ne songe même pas à reprendre les anciennes. Ceux de nos compatriotes qu’obsède le désir d’entendre du Wagner font, sans hésiter, le voyage d’Allemagne et reviennent, éblouis, nous raconter les splendeurs de Tristan et des Maîtres Chanteurs. C’est la période de transition qui, à la faveur des concerts où Wagner se trouve relégué momentanément, amènera par degrés le public à comprendre et à goûter les œuvres de la dernière manière.

Depuis le commencement de l’année 1872, l’attention est attirée par cette prodigieuse entreprise de Bayreuth qui commence à remuer l’Allemagne. Une société se forme à Bruxelles pour ¿’achat de cartes patronales donnant droit d’assister aux trois séries de représentations de l’Anneau du Nibelung. Louis Brassin est délégué par le comité provisoire pour assister à la solennité de la pose de la première pierre du Théâtre de Fête, et, dès le mois de juin 1875, la somme souscrite à Bruxelles s’élève à plus de 14, 000 francs. Le gouvernement désigne M. F.-A. Gevaert, directeur du Conservatoire royal de Bruxelles, afin de représenter la Belgique au festival de 1876, dont une médaille, gravée par M. Charles Wiener, est destinée à rappeler le souvenir. Enfin, le grand jour arrive, l’Europe entière se trouve représentée à Bayreuth ; nos compatriotes y sont nombreux, si nombreux même que Richard Wagner, à qui l’on vient d’en présenter quelques-uns, dit avec finesse :

— « Des Belges ! Toujours des Belges ! mais qu’est-ce que les Belges ! Est-ce que ce serait une race96 ? »

L’historique de ces fêtes splendides ainsi que la relation de chacun des drames lyriques composant l’Anneau du Nibelung, inspirent à M. Charles Tardieu une série d’excellents articles publiés dans l’Indépendance belge et réunis plus tard en un volume97. D’autre part le Guide musical, par la plume de M. H. La Fontaine, offre à ses lecteurs une analyse complète de la Tétralogie.

Les premières représentations de Parsifal, en 1882, réunissent encore un certain nombre de nos wagnéristes au temple de Montsalvat. Du même qu’en 1876, c’est M. Charles Tardieu qui raconte aux lecteurs de l’Indépendance belge les peines et les joies du Graal ainsi que les épisodes principaux de ces mémorables soirées de Bayreuth, les dernières qui devaient être animées par la vivifiante présence de l’illustre compositeur. Un autre écrivain belge d’esprit et de talent, M. Léon Dommartin, qui, sous le pseudonyme de Jean d’Ardenne, a signé plus d’un article humoristique empreint de vénération pour le génie de Wagner, envoie ses impressions à la Chronique, Enfin l’Art moderne, acquis dès l’origine aux idées de rénovation, consacre une étude complète aux représentations de Parsifal.

Le théâtre de la Monnaie restant réfractaire à la lumière nouvelle, c’est désormais à Bayreuth que l’on ira chercher les émotions qu’elle a le pouvoir d’engendrer. Fondée dans le but de perpétuer les représentations du Théâtre de Fête, l’Association wagnérienne universelle, succédant au Patronat de Bayreuth, trouve rapidement à Bruxelles un noyau d’adhérents, et, grâce au zèle déployé par M. Henri La Fontaine, secrétaire du comité belge, à qui l’on doit une traduction rythmée du premier acte de la Walkyrie 98, les pèlerins se font plus nombreux chaque année.

Une surprise inattendue devait, un instant, ramener l’attention vers notre théâtre. Le soir du 23 janvier 1883, la place de la Monnaie retentit tout à coup du thème fulgurant de l’Épée ! Ce sont les trompettes du théâtre de Bayreuth annonçant le prologue de l’Anneau du Nibelung que la troupe d’Angelo Neumann vient représenter en Belgique après avoir parcouru l’Allemagne et visité la Hollande. Durant quatre soirées la salle ne désemplît point et le succès le plus décisif accueille l’œuvre géante que le jeune chef d’orchestre Anton Seidl conduit merveilleusement. Quelle distance nous avons franchie depuis les deux concerts de 1860 ! Malgré la présence de Wagner la recette totale n’atteignit alors que 3,518 fr. 75. Les quatre soirées du mois de janvier 1883 rapportaient la somme de 46,011 fr. 50 : les chiffres ont ici leur éloquence ! Aussi, la direction fut-elle obligée de donner une seconde représentation de la Walkyrie et de Gœtterdaemmerung.

L’effet grandiose de cette représentation de la Tétralogie, à laquelle participèrent deux célébrités du théâtre allemand, Scaria et Friedrich-Materna, devait rendre plus profonde l’impression ressentie àia mort de Richard Wagner survenue inopinément le 13 février suivant. Ce coup imprévu au lendemain d’une telle apothéose, ne pouvait manquer de susciter des sympathies parmi les admirateurs intimes du maître et les anciens hôtes de la Wahnfried. Le comité belge du patronat de Bayreuth prit l’initiative d’une manifestation à la mémoire de Wagner et une couronne fut déposée en leur nom sur sa tombe.

Le dernier grand événement wagnérien à Bruxelles est l’apparition des Maîtres Chanteurs de Nuremberg dont la première représentation a eu lieu le 7 mars 1885. Une traduction française qui fait honneur à M, Victor Wilder, — gantois en rupture de flamand, — une interprétation remarquable sous tous les rapports99, ont conquis d’emblée, à l’œuvre maîtresse, la faveur du public bruxellois. Seize représentations n’en ont point épuisé le succès et l’on peut être assuré qu’une reprise faite dans des conditions analogues provoquerait un redoublement d’intérêt, MM. Stoumon et Calabresi terminèrent honorablement par les Maîtres Chanteurs leur carrière directoriale trop peu favorable, du reste, au mouvement wagnérien. La Revus Wagnériennë a rendu compte de l’heureux avènement des Maîtres Chanteurs à Bruxelles ; je ne crois donc pas devoir entrer dans plus de détails à ce sujet. Notons cependant que M. Joseph Dupont, l’habile chef d’orchestre, nous avait initié depuis longtemps aux scènes principales des Maîtres Chanteurs, par la belle transcription symphonique, digne pendant de celle de Lohengrin, qui, avec cette dernière, a fait de tout temps partie du répertoire des concerts d’été à Bruxelles, au même titre que l’intéressante transcription du Vaisseau fantôme, par M. Léon Jehin.

Les moyens d’exécution n’ont guère permis aux œuvres de Wagner de se répandre beaucoup dans nos villes de province. Anvers, Gand, et Liège, toutefois, ont eu de brillantes auditions wagnériennes et ont vu des représentations théâtrales d’ouvrages de la première manière de Wagner. Nous avons dit que le Tannhaeuser apparaît pour la première fois à Anvers en 1853 ; Rienzi y fut représenté en 1875 et Lohengrin, en allemand, en 1880-1881. Gand faisait connaissance avec Rienzi en 1872, et, pendant l’hiver 1880-1881, une troupe allemande y donna quatorze représentations de Lohengrin, sept de Tannhaeuser, cinq du Vaisseau fantôme et deux de Rienzi. Liège a attendu jusqu’en 1884 pour voir Lohengrin ; — combien d’autres attendent encore !

Ce serait méconnaître un élément de vulgarisation non sans influence en Belgique, que d’omettre en cette sèche nomenclature les orchestres d’harmonie et les musiques militaires qui ont à leur répertoire un ou plusieurs morceaux tirés des opéras ou des drames lyriques de Wagner. La musique des Guides, pour ne citer que la plus importante, exécutait de longue date, sous la direction de M. C. Bender, et elle fait entendre fréquemment aujourd’hui, sous la direction de M. F. Staps, les pièces arrangées pour harmonie, depuis l’ouverture de Rienzi jusqu’à la marche funèbre de Gotterdaemmerung.

La grande difficulté de maintenir en permanence les ouvrages de Richard Wagner au répertoire de nos théâtres, réside dans ce fait que la plupart des chanteurs se recrutent parmi les artistes français. La dépendance où nous sommes sous ce rapport, restera longtemps encore un obstacle à l’acclimatation définitive et permanente de Wagner à Bruxelles. Les changements de direction entraînent presque toujours un remaniement de la troupe et, comme conséquence, des études longues et laborieuses chaque fois qu’il est question de reprendre certains ouvrages en vue desquels les interprètes nouveaux ne sont guère préparés.

Aujourd’hui que MM. Dupont et Lapissida, souvent associés dans le travail d’organisation des représentations wagnériennes, tiennent en main les destinées du théâtre de la Monnaie, on se demande si Wagner occupera enfin la place qui lui revient dans le programme de nos récréations artistiques. Le projet de représenter la Walkyrie est près de se réaliser ; ce sera pour les directeurs actuels un titre à la reconnaissance des partisans du Beau. Mais ira-t-on s’en tenir là, et ne pensera-t-on pas avec nous que le Vaisseau fantôme, Tannhaeuser, Lohengrin et les Maitres Chanteurs, devraient constituer, autant que possible, comme eu Allemagne, le fond du répertoire courant, aux mêmes conditions que les opéras de Meyerheer, d’Halévy, de Verdi et autres. Notre public est mûr pour les grandes impressions du drame lyrique. Attendra-t-on que les théâtres de Paris se disputent les œuvres de Wagner pour s’apercevoir qu’elles sont entrées dans nos mœurs et qu’elles forment d’ores et déjà l’un des éléments de notre existence sociale ?

Edmond EvenepoelLXV

Bibliographie100 §

Richard Wagner, sa vie et ses œuvres, par Adolphe Jullien (un volume grand in-8° de 370 pages, à 40 francs, à la Librairie de l’Art).

 

Chap. I : Mozart et Wagner en face des Français. L’ouvrage débute par la reproduction d’un article de l’auteur dans le Figaro d’août 1886, article d’ailleurs publié ensuite en une brochure du même titre.

Chap. II : La jeunesse et les premiers essais de Wagner.

Chap. III : Les trois années à Paris.

Chap. IV : Rienzi et le Hollandais Volant.

Chap. V : Wagner maître de chapelle à Dresde ; la Vestale, le retour des cendres des Weber, la symphonie avec chœurs, Iphigénie en Aulide.

Chap. VI : Tannhaeuser à Dresde.

Chap. VII : Lohengrin à Weimar.

Chap. VIII : L’exil ; les écrits théoriques ; les Kibelungen.

Chap. IX : Paris, concert aux Italiens, Tannhaeuser.

Chap. X : Tristan à Munick.

Chap. XI : Triebchen ; les Maîtres Chanteurs.

Chap. XII : Triebchen (suite) ; Rienzi à Paris, le Rheingold et la Walkure à Munich ; installation à Bayreuth.

Chap. XIII : La Tétralogie à Bayreuth.

Chap. XIV : Concerts à Londres, la Tétralogie à Berlin ; Parsifal à Bayreuth.

Chap. XV : Mort et funérailles de Wagner ; continuation de son œuvre : ses revirements intéressés ; son attitude envers les compositeurs ; l’homme dans l’intimité, l’artiste en public.

Chap. XVI : Le génie en face de ses partisans et de ses détracteurs.

Appendice : Les œuvres de Wagner dans les concerts de Paris ; catalogue complet des œuvres musicales de Wagner.

Dans un Avant-Propos, l’auteur explique qu’il a voulu faire un livre d’histoire, non un livre de combat. L’intérêt de l’ouvrage est en effet dans la collection des documents rares qui y est rassemblée. Renseignements précis et exacts, et, en outre, un ensemble de 120 gravures, caricatures, scènes, autographes, etc., de 15 portraits, de 4 eaux-fortes, qui forme le plus curieux et le plus riche recueil de ce genre. Quatorze lithographies originales de M. Fantin-Latour ornent encore le livre.

Voulant être impartial, M. Jullien distingue en Wagner l’artiste et l’homme : l’artiste est présenté comme un musicien de génie. L’homme est jugé sévèrement : il apparaît que Wagner n’a pas été connu personnellement de M. Jullien. Mais M. Jullien n’a pas cru devoir se contenter de juger l’homme, après l’artiste : il a porté des jugements sur quelques personnes tout en dehors de la vie publique qui eurent leur existence mêlée à celle de Wagner, et qui vivent encore.

Dans son avant-propos, M. Jullien déclare qu’il veut « raconter la vie de Wagner, juger ses actes et ses œuvres … » Ainsi ce livre, qui eût pu être un précieux et unique recueil de documents, devient un exposé d’opinions personnelles.

L’opéra et le brame musical d’après l’œuvre de Richard Wagner, par Mme Henriette Fuchs (un volume in- de 3 58 pages, à 3 fr. 50, chez Fischbacher).

Cet ouvrage étudie la doctrine wagnérienne et la différence de l’opéra traditionnel et du drame musical wagnérien. Il commence par une première partie sur l’origine et le développement de l’opéra, à travers Lulii, Scarlatti, Gluck et Meyerbeer.

La seconde partie est intitulée : Richard Wagner. Chap. 1er : Conception et Exposition du drame musical (jeunesse, vocation, premières œuvres de Wagner, séjour à Paris, jugement de Wagner sur ses contemporains, la théorie du drame musical. Chap. II : l’œuvre de Richard Wagner, depuis Rienzi jusqu’à Parsifal.

La troisième partie est l’étude du système wagnérien. Introduction : caractères généraux. I : création d’un art allemand. Il : procédé littéraire de Wagner ; relation entre le drame musical et le théâtre, grec ; l’amour dans le drame wagnérien. III : procédé musical ; subordination de la musique à l’élément littéraire ; importance prépondérante de l’orchestre tant comme agent symphonique que comme agent mélodique ; création d’un théâtre modèle. IV : conclusion ; aperçu général du système wagnérien ; influence de Richard Wagner sur la musique contemporaine.

Appendice : Parsifal et Tristan à Bayreuth.

Parlant de la première scène du premier acte de Goettterdaemmerung : « Ces trois personnages, dit madame Fuchs, ont un entretien aussi long que dénué d’intérêt. » Des phrases similaires abondant dans un volume font preuve que l’auteur, trop préoccupé de musique à la façon contemporaine, a mal vu « d’intérêt » du drame wagnérien. D’autres jugements : « L’analyse psychologique des personnages fait le plus souvent défaut » ou : « Wagner a porté tout l’effort de sa puissance révolutionnaire sur un seul objectif : l’illusion théâtrale … » Rectifions quelques informations erronées : dans Siegfried la scène de Siegfried et du Voyageur est après la traversée du feu ; ce qu’on appelle la scène d’amour de la Walkure est au premier acte ; etc. ; encore : Madame Vogl est de Munich, Mademoiselle Therese Malten de Dresde ; etc.

En revanche, signalons cette appréciation de la scène religieuse du premier acte : « Il est impossible de rendre l’impression qui se dégage de cette merveilleuse scène : l’âme est emportée bien au-delà de la terre ; on voudrait s’agenouiller à côté de ces pieux chevaliers et rester en contemplation devant la manifestation du divin mystère… Une joie ineffable, une paix mystique, un ravissement digne des élus s’exhalent de cette scène merveilleuse ….

C’est un chef-d’œuvre au sens absolu du mot, car la beauté de l’idée poétique s’unit à une perfection déformes et à une simplicité mélodique inusitées dans l’œuvre de Wagner. »

Cet ouvrage, en résumé, est curieux comme l’expression, très fine et très sûre, de la façon dont l’œuvre de Wagner apparaît à l’élite de notre public musical français contemporain.

Le wagner-museum de Nicolaus Œsterlein. M. Œsterlein va exécuter, à Vienne, le projet qu’il avait expliqué dans une brochure il y a deux ans, d’ouvrir un musée wagnérien, En avril 1887 sera inaugurée une exposition permanente comprenant la collection des pièces indiquées dans les deux volumes de son catalogue, plus un grand nombre d’autres pièces par lui acquises depuis 1881.

Mois wagnérien de Paris §

31 octobre — Concert Pasdeloup : Méditation et fête populaire des Maîtres Chanteurs.

7 novembre — Concert Lamoureux (orchestre de : 78 instruments à cordes, 4 flûtes, 4 hautb., 4 clar. et clar. — basse, 6 bassons et contre-basson, 3 cors, 4 tromp., 4 tromb., 2 tubas, 4 harpes, 4 timbaliers) : PréIude de Tristan et Isolde.

14 — Concert Lamoureux : Prélude de Tristan et Isolde. — — Concert Colonne : La Chevauchée des Walküres.

21 — Concert Lamoureux : Siegried-Idyll

Concert Colonne : La Chevauchée des Walküres

28 — Concert Lamoureux : Siegfried-Idyll ; ouverture de Tannhaeuser ; la Chevauchée des Walküres.

LES PORTRAITS DE WAGNER

PAR ERNEST KIETZ

Vous recevons la lettre suivante, que l’auteur nous autorise à publier, à titre de renseignement documentaire :

Le livre que M. Jullien vient de publier sur Richard Wagner est surtout précieux par les détails qu’on ne trouve réunis nulle part ailleurs en une telle abondance et par le soin minutieux que l’auteur a mis à s’assurer de l’exactitude des faits matériels qu’il avance. Il importe donc de rectifier une erreur assez grave, due, non à une négligence, mais à ce que M. Jullien n’avait pas en main les documents nécessaires.

A la page XIII de l’Avant-Propos, M. Jullien donne la reproduction d’un portrait de Wagner, et nous dit : « ce portrait fut dessiné à Paris, en 1840 ou 1841, par Ernest Kietz … voilà donc Wagner à vingt-sept ou vingt-huit ans, Quant au portrait que j’ai donné à la page 45 en supposant que c’était le premier et peut être celui de Kietz, il est postérieur tout au plus de deux ou trois ans, comme on en peut juger par la physionomie, et nous donne bien Richard Wagner aux environs de la trentième année ; la date indiquée est donc la bonne ». Il y a ici double erreur. Le portrait à la page 45 est la reproduction d’un portrait au crayon fait par Ernest Kietz en 1840 ; il a été terminé au mois de janvier de cette année ; il fut reproduit en lithographie une première fois en 1843, dans la « Zeitung für die elegante Welt » de Leipzig, et ensuite plusieurs lois (par exemple dans l’Illustrierte Zeitung » où le portrait est renversé). J’ai vu chez M. Kietz, de qui je tiens tous ces détails, cette première lithographie, qui porte la mention : « Richard Wagner, Componist der Opern : Rienzi und der Fliegende Hollaender ». Ce portrait doit être aujourd’hui en la possession de la sœur de la première femme de Wagner.

Le portrait de la page XIII de l’Avant-Propos est aussi d’Ernest Kietz, mais loin de dater de 1840 ou 1841, comme le croit M. Jullien, il est de mars 1850. L’original est un demi-pastel fait pour une dame d’origine anglaise, mariée à un français, et qui était généreusement venue à l’aide de Wagner lorsque, en 1849, il se trouva subitement sans patrie et sans moyens. Cette dame habite aujourd’hui Florence.

Je puis vous garantir l’exactitude des dates que je vous communique, car non seulement je les tiens de M. Kietz lui-même, mais j’ai pu les relever dans son journal d’atelier, où elles sont inscrites de la main même de Wagner.

Houston S. Chamberlain,

Revue de Bayreuth (Bayreuther Blaetter) §

Analyse du numéro IV §

1° Richard Wagner : fragment d’une lettre à Schopenhauer.

Quelques lignes seulement, dans lesquelles Wagner dit qu’il a découvert que même dans l’amour entre les sexes « on peut trouver le chemin du salut, c’est-à-dire de la négation de la volonté de vivre. » Il se flatte ainsi de pouvoir expliquer ce qui était pour Schopenhauer un sujet d’étonnement : le fait qu’on voit fréquemment des amants dont le sort rend l’union difficile, se donner ensemble la mort et mettre ainsi une fin au plus grand bonheur imaginable, plutôt que de recourir aux moyens les plus désespérés et que de supporter toutes les misères afin de rester unis le plus longtemps possible. — Dans une note on nous apprend que ce fragment de lettre date de l’époque de Tristan.

2° Hans von Wolzogen : Tristan et Parsifal. — (Suite,)

Esquisse de la vie de Wagner depuis l’achèvement de Tristan jusqu’à celui de Parsifal. — Analyse de Parsifal au point de vue éthique ; ses rapports avec les conceptions de Schopenhauer.

Dans un fragment écrit quelques jours avant sa mort, Wagner disait que notre but devrait être : l’union harmonieuse de ce qui est éternellement-naturel avec ce qui est purement-humain. Dans Tristan et dans Parsifal nous avons deux exemples, inverses, de la solution de ce problème.

3° Hans Herrig : Théâtre deluxe et drame populaire. — Suite.

L’influence de l’opinion publique sur le théâtre est toujours mauvaise. Dans les villes d’Allemagne, un seul et unique théâtre est forcé de cultiver tous les genres, opéra, tragédie, comédie, opérette, etc. ; la quantité remplace la qualité. Les théâtres royaux ont fait quelque chose pour empêcher l’abrutissement complet du goût, mais eux aussi sont forcés de faire recettes, et l’intendant doit non seulement plaire au public, mais souvent aussi à certaines coteries.

L’état ne soupçonne pas l’importance du théâtre. Il dépense des millions tous les ans en achats de tableaux et de sculptures et en créations et dotations de musées, et toujours on nous ressasse les oreilles de l’influence sur le goût et sur la culture du peuple que ces choses doivent exercer ; il n’en est rien cependant, — « lorsque l’art allemand se releva de sa profonde décadence à la fin du siècle passé, il n’y avait point de musées ; aujourd’hui que chaque ville en possède, la peinture allemande tombe dans la plus absolue inanité… Pourquoi du reste l’état n’achète-t-il pas des romans, et ne commande-t-il pas des valses ? » Le théâtre, au contraire, exerce une influence directe et immédiate, et est le seul art qui soit accessible au peuple en entier. — Certainement le théâtre n’a plus l’exclusive importance qu’il avait dans l’antiquité, lorsqu’il était à peu près le seul moyen de communication artistique, mais précisément parce que l’influence de la littérature est si grande, et que le peuple a naturellement la part la plus mauvaise, il importerait que l’état s’occupât du théâtre.

M. Hewig ne croit cependant pas à la réalisation de ce rêve ; le théâtre ne peut être réformé, il est le résultat naturel de conditions qui existent et qui agissent encore. Il faut se contenter de faire autre chose à côté, de le combattre ainsi indirectement. Richard Wagner nous a donné le drame idéal ; en lui élevant une maison exclusivement spéciale, il a clairement indiqué que ce drame ne saurait vivre dans nos théâtres, qu’il doit rester entièrement en dehors d’eux. Il nous reste à créer le drame populaire.

4° J. van Santen-Kolff : Considérations historiques et esthétiques sur le motif de Réminiscence (Suite).

5° Dr. Paul Fœrster : Le Mouvement contré la Vivisection.

Rapport sur ce que les sociétés anti-vivisectionnistes en Allemagne ont fait pendant ces dernières années. Ce rapport devient insensiblement un pamphlet contre la science en général, que l’auteur accuse de violer grossièrement les plus sacrés mystères de la nature et d’offenser le sentiment du beau en observant la vie dans sa pleine activité et dans son développement.

Analyse du numéro V §

1° E. Schleegel : notes sur l’importance artistique et culturelle de R. Wagner.

La figure de Siegfried nous dévoile le plus parfaitement, le trait fondamental qui traverse toutes les œuvres de Wagner. Dans le monde antique une harmonie existait, inconsciente, entre l’homme et la nature environnante ; l’humanité, de l’avenir devra rétablir, consciemment, cette harmonie. Les résultats de la science, qui ont renversé les anciennes notions sur les choses, ont rempli notre âme d’inquiétude ; la Musique seule peut donner une réponse aux mystérieuses énigmes qui nous agitent. Beethoven et Wagner sont les deux grands-prêtres de la nouvelle religion. — Toutes les religions et toutes les philosophies de l’histoire nous annoncent une troisième époque pour l’humanité, celle de la paix et de la bonne volonté entre les hommes, dont Kant même a rêvé. Les mots de Brünuhilde à la fin de la Goetterdaemmerung s’adressent à cette humanité là, et dans Parsifal le maître nous a montré le chemin par où l’atteindre.

Philippe de Hertfeld   Souvenirs du Comte de Gobineau

Notes intéressantes sur le seul homme qui fut un véritable ami. du maître pendant ses dernières années, et, surtout, de nombreux fragments de lettres, lettres écrites par Gobineau à M. de Hertfeld. Ces fragments ne se prêtent point à l’analyse, mais valentía peine d’être lus en entier.

3° Bibliographie.

Analyse du numéro VI §

1° Hans Herrig : Théâtre de luxe et drame populaire. — (Suite.)

Assez souvent on peut constater des essais de drame populaire en dehors de nos théâtres ordinaires ; les processions historiques, partout tant appréciées, sont un symptôme ; les mystères d’Oberammergau ont eu un retentissement énorme, c’est là le berceau de notre drame moderne, et on serait bien tenté de le vérifier en retournant à cette source ; le drame religieux que M.Friedrich Schœn fit exécuter par le peuple dans la cathédrale de Worms, tout récemment, à l’occasion du quatrième centenaire de Luther, a produit un effet immense,

2° J. van Santen Kolfk : Considérations historiques et esthétiques sur le motif de Réminiscence. (Suite).

3° Bibliographie — Analyse d’un livre très intéressant du Dr Thode sur Saint François d’Assise et les origines de la Renaissance en Italie » (Berlin, Grote 1885).

Appuyé sur les documents que fournissent l’histoire de l’église, la littérature de l’époque et les arts plastiques, M. Thode démontre que Saint François d’Assise a exercé une influence absolument déterminante sur l’avènement de la Renaissance. Non seulement son enthousiasme et son exaltation se communiquèrent aux artistes, mais, fût-ce sa légende qui inspira les Giotto, fût-ce lui qui commença à construire les grands dômes où leur art s’étala, son intense amour de la nature, la personnification qu’il fit des montagnes, des forêts et des fleuves fut la première impulsion à l’observation de la nature, aux essais de la dessiner et de rendre avec le pinceau le vrai milieu, à la place de quelque fond d’or ou de mosaïque.

Paris, le 15 janvier 1887. §

Les œuvres de Richard Wagner §

Le Hollandais volant §

Alors que le Pleurant hurlait dans les chemins

A cause du voyage entrepris sur les fleuves

Par l’héroïque enfant nourri du lait des Veuves,

J’ai des temples sans murs subi les examens.

 

Du vent dans les cheveux et du sang dans les mains,

Fauve, préhistorique, et les prunelles neuves,

J’ai vu les espoirs verts et les rouges épreuves,

Et combien les hiers ont soif des lendemains.

 

Sous le radeau premier des naissantes mémoires

Le grand lac commençait à dérouler ses moires

Pour l’homme, brute aux bras trop longs, au nez trop court ;

 

Et dans l’annonce obscure, en tintements agiles,

Tout ce qui rôde, et vole, et nage, et rampe, et court,

Entendait bégayer les futurs Evangiles.

Jean RichepinLXVI

Tannhaeuser §

Vénus ouvre les bras à son cher chevalier ;

Mais, sachant de l’amour l’amertume profonde,

L’enfant blond ne veut plus aimer la femme blonde,

Et déjà les doux liens paraissent se délier.

 

« Tes bras blancs, qui jadis m’étaient un frais collier,

Ote-les, dit l’enfant. Je veux courir le monde,

Y chercher pour mon cœur un cœur qui me réponde,

Je ne veux plus devant ta beauté m’humilier. »

 

Vénus a bien compris : elle a baissé la tête ;

Aux douleurs des adieux, pensive, elle s’apprête :

Une dernière fois elle lève les yeux.

 

Puis humble, n’osant plus parler, elle attend l’heure

Où le héros charmant va fuir, silencieux,

Et dans ses longs cheveux répandus elle pleure.

Amédée PigeonLXVII

Lohengrin §

Elsa, la chevelure défaite et flottante.

En longue robe droite, tombant, sans un pli,

Sephore vers la berge plate, dans l’attente

Fatale du départ, — et Lohengrin, pâli,

 

Le regard s’abîmant dans les moires du fleuve,

Où le flot nouveau-né chasse le flot ancien,

A l’heure de laisser l’Épouse, vierge et veuve,

Se lamente au passé qui devait être sien !

 

Tandis que son cœur bat d’une douleur insigne,

Sous l’armure éclatante, d’argent fabuleux,

Voici que doucement s’est éloigné le Cygne

 

Dont la candeur semait des lys sur les flots bleu

Et la nacelle, au loin de la foule éperdue,

S’engloutit, bientôt, comme une neige fondue.

Jean AjalbertLXVIII

Tristan et Isolde §

« Viens, Nuit d’amour, ô Nuit, Nuit rédemptrice, ô Mort,

Viens nous emporter loin des humaines tempêtes !

Oh ! mourir ainsi, mourir — devançons le sort —

En sentant l’Infini bourdonner dans nos têtes !…

 

Avoir le ciel entier pour soi ; n’être plus qu’un

Et deux pourtant ; fondre mon être dans ton être ;

Devenir azur, nuage, étoile, parfum,

Loin des hommes, loin des demain, loin des peut-être !… »

 

Et la Nuit les serrait dans ses flots harmoniques ;

Les sources chantaient sous des dômes d’arbres verts

Mystérieusement ; d’idéales musiques

 

Leur inondaient le cœur, tombant des deux ouverts …

Et les Amants disaient ; « Que résonnent tes glas,

Nuit rédemptrice, ô Mort !… » Mais la Mort ne vint pas.

Gabriel MoureyLXIX

L’or du Rhin §

Les fluides enfants du fleuve qui ruisselle,

Chairs à peine, déjà femmes, ondes encor,

Wellgunde avec Woglinde et Flosshilde, vers l’Or

Lèvent leurs yeux d’eau verte où le rire étincelle.

 

Tout le futur du mal gît dans l’Or. Il recèle

(Noire gestation du flamboyant trésor)

Les désastres, les deuils, puis, quand s’est tû le Cor,

L’extinction des Dieux en l’ombre universelle.

 

Mais, près de l’Or ouvrant son radieux halo,

Wellgunde rit, Woglinde fuit, Flosshilde chante,

Innocence mêlée à la candeur de l’eau,

 

Et tout l’obscur destin — l’âme au gouffre penchante

Les héros morts, les deux déchus, la fin, la nuit —

Pour les folles enfants est un jouet qui luit !

Catulle MendèsLXX

La Walküre §

Mozart est un ruisseau, dont la limpidité

Court par les prés ; l’oiseau dans son cristal s’abreuve.

Beethoven est un large et tumultueux fleuve,

Qui traverse à grand bruit plaine, forêt, cité.

 

Richard Wagner ; c’est toi, Mer ! Ô gouffre agité,

Nul ne peut t’approcher, que son cœur ne s’émeuve.

Mais, qu’on se livre à toi, qu’on accepte l’épreuve,

Quel rêve s’accomplit ! Partout l’immensité,

 

L’infini. — Délivrance, extase. — Sur ces lames,

Ô vaillants, lancez-vous ! Jetez-vous dans ces drames,

Artistes et songeurs ! Soyez peu soucieux

 

Si le vent tourbillonne en hurlant dans les voiles :

L’abîme est sous vos pieds ; mais, en levant les yeux,

Vous verrez tout le grand firmament — plein d’étoiles.

GramontLXXI

Siegfried §

Clamant victoire en la liesse de l’été

Le héros puéril fier de son jeune glaive

Foule dans les gazons le dragon mort et lève

Vers les arbres amis son bras ensanglanté.

 

Et voici qu’il comprend le grand appel jeté

Par les oiseaux dans les halliers ivres de sève ;

Leurs chants rhythment pour lui des paroles de rêve,

Une voix d’avenir surgit dans la clarté.

 

La mauvaise rumeur des prochaines années

Passe dans les frissons heureux de la forêt,

Dans chaque bruit résonne un bruit de destinées

 

Et, là-bas, le jardin des baisers apparaît. Et le héros, vaincu par le futur, se livre

A l’ineffable mal d’être grand et de vivre.

Ephraïm MikhaëlLXXII

Gœtterdaemmerung §

Hoil, siegandos Lieht !

Siegfried, astre évadé des ombres transitoires,

Soleil épanoui dans l’azur de la mort,

Avec toi, la splendeur humaine de l’effort

S’abîmait dans le deuil ces suprêmes victoires.

 

Mais, tels que le granit usé des promontoires

Que l’assaut de la mer tempétueuse mord,

Les dieux irradiés par les neiges du Nord

Attendaient lâchement les jours expiatoires.

 

Le Héros, sur les fleurs sanglantes du bûcher,

Semblait surgir des couchants mornes et marcher

Dans l’auréole d’or ces flammes triomphales,

 

Tandis qu’en un torrent d’or fluide et de bruit,

Flagellé par le vol sinistre des rafales,

Le Palais merveilleux s’écroulait dans la nuit.

Pierre QuillardLXXIII

Pour la tombe de Richard Wagner §

Ci gît qui pénétra le mystère des causes.

Ci gît qui vit le fond de la réalité.

Dans son cœur, il sentit gémir l’humanité,

Traînant ses lourds espoirs en ses métempsychoses

 

Les pensers de la joie et les secrets moroses,

Il les connut, sondant le héros indompté

Et la femme, puissante en sa fragilité,

Et l’immémoriale antiquité des choses.

 

Il entendit l’oiseau qui chante dans les bois.

Près du la source obscure où le cerf aux abois

Vient boire, en maudissant l’humaine félonie.

 

Et si son nom rayonne, à jamais triomphant,

C’est qu’il comprit la loi de vivante harmonie :

« Sois fier comme un héros et pur comme un enfant. »

FourcaudLXXIV

Chronique du mois §

La Walküre ne sera peut-être pas représentée cette année à Bruxelles, et c’est une histoire qui vaut d’être expliquée.

L’année dernière, lorsque les directeurs de la Monnaie résolurent de monter la pièce, le détenteur du droit exclusif de représentation hors l’Allemagne de la Tétralogie était, aux termes d’un traité signé avec Wagner, M. Angelo Neumann ; c’est donc à M. Angelo Neumann que durent s’adresser, pour obtenir l’autorisation légale, les directeurs de la Monnaie ; un contrat fut signé par lequel M. Neumann cédait son droit moyennant une certaine indemnité ; MM. Dupont et Lapissida purent annoncer officiellement qu’ils joueraient la Walküre.

Pendant ce temps un procès était engagé entre M. Neumann et les héritiers de Wagner : ceux-ci, se fondant sur ce que M. Neumann n’exécutait pas les clauses de son traité, en demandaient la résiliation. Au courant de décembre dernier, un arrêt de la cour de Leipzig donna gain de cause à la famille Wagner.

Le contrat que MM. Dupont et Lapissida avaient signé avec lui devenait inutile : les directeurs de la Monnaie se fussent pourtant résignés à cette perte d’argent et eussent enfin joué le drame attendu ; mais il leur fallait maintenant l’autorisation des héritiers de Wagner.

Ici les faits deviennent plus difficiles à raconter. Il paraîtrait qu’avant l’issue du procès Neumann, M. Lamoureux aurait signé un traité avec la famille Wagner qui lui accordait le droit de représenter la Walküre au cas où elle gagnerait son procès. Il paraîtrait d’un autre côté que, tout récemment, la famille Wagner aurait déclaré aux directeurs de la Monnaie qu’elle n’autoriserait la représentation des différents drames de la Tétralogie que dans leur succession régulière : il faudrait avoir joué le Rheingold pour monter la Walkure.

MM. Dupont et Lapissida tentent les dernières démarches pour obtenir une autorisation qu’ils se sont crue acquise d’autre part et qui leur sera peut-être refusée.

S’ils échouent, serons-nous donc privés de la Walkure en français ? Non, sans doute, car M. Lamoureux sera évidemment plus heureux. Imposer la succession régulière des quatre drames de la Tétralogie est une noble pensée digne de l’esprit de Wagner ; est-il possible cependant de s’y tenir longtemps ? Si le directeur des Nouveaux-Concerts se décidait à monter la Walkure, un compromis serait probablement accepté, — dans l’intérêt de la cause ; et on trouverait à cela au moins cet avantage, que la primeur de la Valkyrie aurait été pour l’Eden-Théâtre.

Certes, nous devons l’espérer, n’étant plus empêché par aucun obstacle étranger, M. Lamoureux comprendra que ce n’est pas avec Lohengrin que peut être livrée la vraie bataille Wagnérienne. La décision de la cour de Leipzig n’ayant été rendue qu’au mois de décembre, M. Lamoureux n’aurait naturellement pas eu le temps de préparer en quatre mois, bien que l’ouvrage n’ait pas de chœurs, la représentation de la Walkure pour sa saison théâtrale de 1387 ; mais, si les directeurs de la Monnaie n’obtiennent pas l’autorisation demandée, il y a tout lieu de croire, à moins d’un premier échec, que l’éminent chef d’orchestre ne s’en tiendra pas à Lohengrin 101.

Le concert César Franck §

On reproche assez communément aux wagnériens de négliger les auteurs français et de se désintéresser de toute musique qui ne vient pas d’outre-Rhin. Dieu merci, ce reproche est immérité d’ordinaire. Tout au plus s’appliquerait-il à quelques fous que leur ignorance de la question doit rendre à peu près excusables. A bien regarder les choses, les esprits de bonne foi reconnaîtront vite que plusieurs de nos compositeurs « arrivés » ont été vaillamment soutenus, jusqu’au succès décisif, par l’unanimité des wagnériens, avec lesquels ils ne se défendaient point — alors — de marcher et de faire campagne. Aujourd’hui, pour ne parler que des musiciens à qui les préventions du public et des coalitions inavouables interdisent l’accès des scènes parisiennes, de quel côté s’il vous plaît, se trouvent leurs dévoués partisans, leurs zélés défenseurs, si le mot n’est pas trop ambitieux ? Sont-ce les wagnériens qui, par leur conduite scandaleuse, ont fait tomber l’exquise Namouna d’Edouard Lalo, ou bien sont-ce MM. Kerst et Besson qui viennent applaudir le dimanche, aux concerts de M. Lamoureux, la Rhapsodie norvégienne et l’ouverture du Roi d’Ys ? Non, les véritables fervents de Wagner sont encore les meilleurs champions de la cause artistique française. Eh ! sans doute, il a pu arriver, sous le coup d’enthousiasmes largement justifiés d’ailleurs, que les splendeurs de la Tétralogie, les fièvres de Tristan, les sérénités de Parsifal, leur fissent momentanément oublier des œuvres intéressantes, nées plus près d’eux, trop près même ! Mais jamais, en aucun cas, ils n’ont blasphémé nos vraies gloires, et leur patriotisme se révolte lorsqu’ils voient des ouvrages inférieurs, médiocres, détestables, sots poèmes et ignobles musiques, donnés en tous pays comme des productions très excellentes de notre art national.

Il s’agit, présentement, non de réparer une longue injustice — car depuis beaucoup d’années, l’opinion des connaisseurs est faite sur ce point — mais d’accélérer une heureuse réaction, en ce qui concerne l’œuvre d’un grand musicien moderne, d’un maître, César Franck. Il n’est pas d’homme qui fasse plus d’honneur à l’art français. M. César Franck je le sais, est originaire de Belgique ; mais c’est pour nous qu’il a écrit, c’est en France qu’il a vécu et travaillé, et, ce libre choix, il a tenu à l’affirmer aux heures les plus douloureuses de l’An terrible. C’est de 1870 que date sa naturalisation … Dédions l’anecdote à qui de droit.

Un concert doit avoir lieu d’ici peu de jours, un « concert Franck », où des œuvres seront exécutées, qui comptent parmi les plus hautes de ce temps. Il ne m’appartient pas ce copier un programme à cette place, mais d’appeler l’attention des lecteurs de la Revue sur cette solennité artistique, afin que toute personne qui sera à même de le faire aille porter au maître le tribut de ses applaudissements.

L’espace m’est trop limité pour que je puisse tenter une analyse sommaire des compositions de M. César Franck. Qu’il me suffise d’en indiquer le caractère général, et, presque au hasard, de citer quatre ou cinq titres.

M. Franck est à coup sûr un passionné de Wagner, mais il l’honore comme il convient, en ne l’imitant pas. A ce point de vue il donna aux jeunes musiciens un grand exemple de personnalité. Ce que nous devons surtout nous assimiler dans le théâtre de Wagner, c’est la rigoureuse logique de ce créateur puissant, son instinct de la scène, sa large et humaine méthode dramatique. Wagner a substitué le drame musical à l’opéra ; nous devons considérer sa théorie comme démontrée, ses conquêtes comme définitives ; ne nous épuisons pas à des œuvres bâtardes, confuses, où l’ancien esprit s’accommode tant bien que mal aux formules nouvelles. Mats il serait dangereux de copier les styles particuliers de Wagner, de lui emprunter des recettes musicales, et tout au moins superflu de lui prendre ses sujets, comme si l’Allemagne était seule à avoir des épopées et des légendes. Nos jeunes compositeurs, encore qu’ils s’en défendent comme de beaux diables, ont pris à Berlioz un constant amour des effets pittoresques ; ils eu mettent à tout propos dans leur musique, là même où le glorieux auteur de la Damnation dì Faust se serait gardé d’en introduire. Ils ont reçu de Wagner le goût du leitmotiv — et la manière de le traiter… Souhaitons qu’ils n’oublient point de marquer leur individualité spéciale, d’avoir, bien à eux, leur façon de sentir et leur façon d’exprimer.

Profondément personnel dans son style est César Franck. Ses inspirations lui appartiennent : sa mélodie, toujours abondante, expressive, originale, atteint souvent à une ampleur extraordinaire. Il a poussé à leurs extrêmes limites la science du développement, l’art d’exposer un motif, de le présenter sous des aspects nouveaux, et, usant de toutes les ressources polyphoniques, de le combiner à l’infini, soit avec ses propres imitations, soit avec des thèmes différents. Croyez-vous que la clarté s’en trouvera amoindrie ? Nullement ; et, du reste, l’auteur sait varier ses formes, choisira chaque moment celle qui convient le mieux. Ouvrez l’admirable partition des béatitudes, et voyez quelle délicieuse simplicité, quelle douceur angélique dans le chœur célèbre : De l’enfant la sainte innocence… Qui n’a été frappé des alternances voulues dans le style harmonique et mélodique de Rebecca ? Quelle grâce dans Ruth ! Quelle richesse et quelle animation dans le Chasseur maudit !

M. César Franck a un opéra en portefeuille, Hulda ; par malheur, je n’en connais que des fragments, d’ailleurs superbes, trop courts pour permettre d’établir une opinion raisonnée, assez longs pour qu’on puisse placer cet ouvrage, sans crainte de se tromper, fort au-dessus de presque tous ceux qui se jouent quotidiennement à Paris. Il m’est plus facile de remercier le maître d’avoir recréé en France la musique de chambre, en des œuvres d’une grande hauteur et d’une souveraine beauté, entre autres, le fameux quintette dont la renommée est déjà européenne, et une merveilleuse sonate, très récemment terminée. M. Franck excelle à développer de larges pensées musicales — qui sont parfois de vraies pensées philosophiques et de sublimes élans religieux — dans ces dialogues d’un petit nombre d’instruments, qui peuvent ainsi traduire, avec la plénitude de leurs ressources individuelles, tout ce qui s’y trouve de poésie intime. Le musicien est libre alors, débarrassé des contingences scéniques, préoccupé seulement de rendre ce qu’il pense, ce qu’il éprouve, et ce qu’il rêve.

J’aurais voulu m’arrêter sur les élèves de M. Franck, dont plusieurs sont déjà très connus, et qui mettent savamment à profit ses enseignements et ses conseils, mais peut-être, dans quelque temps d’ici, pourrai-je revenir sur ce sujet et parler à loisir de leur vaillante phalange. Aujourd’hui, ils seront les premiers à désirer s’effacer devant l’illustre compositeur qui est pour eux, tout à la fois, le plus vénéré des maîtres et le meilleur des amis.

 

Alfred Ernst

Mois wagnérien de Paris §

5 décembre. Concert Lamoureux : Ouv. de Tannhaeuser ; chevauchée

15 : Prél. de Parsifal

22 Conservatoire (dir. Garcin) : Marche et choeur de Lohengrin.

— Concert Lamoureux : Marche fun. de Goetterdaemmerung ; prél. de Parsifal ; fragm. Des Maîtres Chanteurs

29 Conservatoire : même concert

Concert Lamoureux : ouv. Du Vaisseau Fantôme ; marche fun. De Goetterdaemmerung : fragm. Des maîtres.

Revue de Bayreuth (Bayreuther Blaetter) §

Analyse du numéro VII §

Wolfgang Golther : Lohengrin et les coutumes du Moyen Age.

L’auteur montre que Richard Wagner avait une connaissance profonde et détaillée du moyen âge ; il ne fait pas étalage de son érudition dans Lohengrin, mais chaque détail est exact, et en beaucoup d’endroits une parole qui paraît sans importance au vulgaire, est pleine d’intérêt pour le savant. — En un seul point Wagner ne s’est point conformé à l’exactitude historique, — c’est en faisant célébrer le mariage de Lohengrin et d’Elsa à l’église ; l’action de Lohengrin se passe au commencement du dixième siècle, or ce n’est guère que vers les onzième et douzième siècles que l’église parvint à imposer le mariage religieux, et dans les descriptions de mariages avant cette époque il n’est jamais question de cérémonies religieuses. Mais Wagner voulait faire ressortir le caractère chrétien de son œuvre et de son héros, pour l’opposer au paganisme agonisant personnifié dans Ortrud.

2° J. van Santen Kolff : Considérations historiques et esthétiques sur le motif de Réminiscence (Suite).

3° Alfred Lill von Lilienbach : La réforme de l’hygiène. L’auteur constate que l’humanité est en pleine décadence ; il attribue ce fait à notre façon de vivre, et il réclame une réforme de l’hygiène. La vaccination est, à ce qu’il nous dit, la cause de la plupart de nos maux ; les savants qui croient à la propagation des maladies infectieuses par ces bacilles sont des niais que les essais infructueux ce M. Pasteur devraient avoir déjà convertis ; la science de l’hygiène dédaigne les expériences faites sur des animaux vivants.

4° Communications officielles ; projet de nouveaux Statuts pour l’Association Wagnérienne Universelle, etc.

Analyse du numéro VIII-IX §

1° José de Lêtamendi : La musique de l’avenir et l’avenir de ma patrie. (Traduction de l’article qui a paru en espagnol dans les Bayreuther Festblaetter.)

L’auteur montre combien il est puéril de ne vouloir voir en Wagner qu’un musicien ; il le compare à Luther. Ce qu’il admire surtout en lui, c’est la synthèse des arts qu’il a effectuée dans son drame, et l’influence moralisatrice qu’il attribuait au théâtre, en opposition à ceux qui prêchent l’art pour l’art. On peut considérer l’art wagnérien comme une mesure de la culture d’un peuple. — L’Espagne a un grand avenir : une situation politique malheureuse t’écrase ; mais l’art et les sciences se relèvent ; un sérieux mouvement d’enthousiasme pour l’art de Wagner s’est manifesté ; l’auteur voit dans ce mouvement un signe de vitalité et une raison d’espérer.

2° Constantin Frantz : Les Monuments nationaux en Allemagne.

3° Hans von Wolzogen : L’allemand des journaux.

4° Bibliographie.

5° H. de W. : Ferran et Pasteur.

Violente attaque contre M. Pasteur, et contre la science eu général.

6° Frédéric le Grand et la musique.

7° Communications officielles ; rapport sur l’Assemblée générale de l’Association Wagnérienne à Bayreuth, bilan.

Analyse du numéro X §

1° Hans von Wolzogen : L’allemand des journaux.

2° Hans Herrig : Théâtre de luxe et drame populaire (Suite).

3° Constantin Frantz : Les Monuments nationaux en Allemagne,

4° Heinrich Porges : Les répétitions du Ring en 1876 : Siegfried, Ier acte, scènes 2 et 3.

Il est regrettable que la publication de ces intéressantes notes traîne tellement en longueur. Ce travail dans lequel sont consignées toutes les indications données par le maître durant les répétitions de Bayreuth, sera le bréviaire obligé de tout chef d’orchestre chargé de diriger le Ring. La publication en a commencé en 1878 ; tous les deux ans on en donne quelques pages.

5° Le nouveau patronat.

6° Bibliographie.

Analyse du numéro XI §

Hans von Wolzogen : L’allemand des journaux.

Constantin Frantz : Les Monuments nationaux en Allemagne.  

3° Bibliographie, etc.

Analyse du numéro XII §

Richard Wagner : Weber.

Citation des principaux passages de Wagner sur Weber, à l’occasion du centenaire de celui-ci.

Hans von Wolzogen ; L’allemand des journaux.

Constantin Frantz: Les monuments nationaux en Allemagne.

H. M. Schuster : Weber (conférence faite à Vienne.)

Communications officielles.

H. S. C.

Bibliographie102 §

Le petit calendrier de Bayreuth pour 1887 (3e année), édité par l’Association Wagnérienne Universelle sous la direction du comte F. Sporck et d’O. Merz, à Munich (un volume de poche, à 2 francs).

Préface ;

Souvenir à Louis II et à Liszt (H. Porges) ;

Le centenaire de Gluck (W. Langhans) ; calendrier ; dates de la vie du maître ; le ciel germanique (W. G.) ;

Le caractère national et le caractère international dans Wagner (L. Schemann) ;

L’idylle de Bayreuth (H. de Wolzogen) ;

Les fêtes de Bayreuth en 1886 (H. de W.) ;

Les Bourses (L. Sch.) ; l’Association Wagnérienne Universelle : nouveaux statuts ; direction ; listes ; divers ; formulaires ;

Bibliographie ; représentations wagnériennes en 1884 et en 1885

En outre, trois portraits : Wagner (d’après le buste de Schaper), Louis II et Liszt.

M. R. de Egusquiza achève un buste de Richard Wagner de grandeur naturelle, qu’il compte faire reproduire, en plâtre, ainsi qu’une réduction à environ la moitié. Ces bustes seront mis en vente dans un mois au bureau de la Revue.

On nous promet également la reproduction photographique des lithographies wagnériennes de M. Fantin-Latour en un album de 10 planches, à 50 francs ensemble, et 6 francs chaque pièce séparée.

A nos lecteurs §

En commençant la seconde série annuelle de la Revue Wagnérienne, nous avons, il y a un an, exposé à nos lecteurs le plan de la campagne que nous voulions entreprendre. Ce plan, nous croyons l’avoir suivi. Initié déjà aux grandes conceptions de Richard Wagner, le public a pu pénétrer dans le détail de certaines œuvres et de certaines théories ; les questions historiques nous ont aussi préoccupés, et nous avons fait au « document » la part la plus large possible.

Aujourd’hui que les nombreux et précieux ouvrages consacrés à l’œuvre Wagnérienne se sont de plus en plus répandus et nous ont si puissamment aidés dans noire tâche de propagande, nous pouvons continuer notre campagne dans un sens nouveau.

La cause Wagnérienne triomphe en France comme partout : ce qui eût été imprudent au moment de la lutte devient nécessaire au moment de la victoire ; il importe aujourd’hui qu’une Revue « Wagnérienne » entre directement dans l’actualité de chaque jour pour y prendre la ferme attitude qui convient à son titre.

La Revue Wagnérienne, partant des principes que nous estimons ceux du véritable wagnérisme, jugera, avec l’entière, l’absolue indépendance qu’exige sa situation spéciale et qui est incompatible avec les conditions d’existence de la plupart des autres publications, les faits wagnériens qui s’annoncent pour Issy. Que ce soit, en Allemagne, l’entreprise de M. Angelo Neumann, ou à Paris, celle de M. Lamoureux, ou, à Bruxelles, celle des administrateurs de la Monnaie, nous nous inspirerons pour les juger d’un wagnérisme sans compromis.

Nous donnerons aussi une place importante au mouvement artistique contemporain, aux efforts des jeunes artistes qui cherchent leur formule dans la voie ouverte par le Maître. Nous avons obtenu pour cette étude difficile et si intéressante la collaboration régulière de M. Alfred Ernst.

Ainsi, sans interrompre aucunement nos travaux théoriques et historiques, nous promettons à nos lecteurs une critique assidue et hautement impartiale des grands faits Wagnériens imminents, en même temps que des manifestations artistiques qui directement ou indirectement relèvent de la rénovation Wagnérienne.

La Direction.

Le directeur gérant : Edouard Dujardin