Collectif

1888

Revue wagnérienne. Tome III

Édition de Frédéric Gagneux
2015
Revue wagnérienne, tome III (1887-1888), Slatkine Reprints, Genève 1993, 3 vol., 3e année : février 1887-1888. Source : Gallica.
Ont participé à cette édition électronique : Pascale Langlois (2015, coordination éditoriale), Stella Louis (2015, édition TEI) et Vincent Jolivet (2015, édition TEI).

Principes d’édition §

Cette édition critique propose un double appareillage de notes. Les notes suivies de la mention [NdA] correspondent aux notes originales de l’édition originale. Les notes suivies de la mention [NdE] correspondent aux commentaires critiques de l’éditeur.

Table §

I — Février 1887 §

Notes et nouvelles (E. D.)

Chronique wagnérienne, par Alfred Ernst

Notes sur Tristan et Isolde par Houston Stewart Chamberlain

La question Seghers, par Léon Leroy

Souvenirs sur Lohengrin, par Gérard de Nerval

Bibliographie : Richard Wagner en France (Georges Servières) ; Les lithographies de Fantin-Latour, reproduction photographique, etc.

Mois wagnérien de Paris

Correspondances

A nos lecteurs

Richard Wagner, portrait d’après le buste de R. de Egusquiza.

II — Mars 1887 §

Notes et nouvelles (E. D.)

Chronique wagnérienne (A. E.)

Documents de critique expérimentale : Parsifal, par Charles et Pierre Bonnier

Préface à Lohengrin, par Alfred Ernst

Mois wagnérien de Paris

Correspondances

III — Avril 1887 §

Notes et nouvelles (E. D.)

Chronique wagnérienne, Lohengrin (A. E.)

Mois wagnérien de Paris

Parsifal (suite)

La Valkyrie à Bruxelles par Edmond Evenepoel

IV — Mai 1887 §

Chronique wagnérienne, la représentation de Lohengrin, par Alfred Ernst

Lohengrin à Paris (printemps 1887) (E. D.)

Bibliographie : Musiciens, poètes et philosophes (Camille Benoit) ; Richard Wagner (Alfred Ernst)

Mois wagnérien de Paris

Correspondances

V — Juin 1887 §

Question wagnérienne et question personnelle (E. D.)

Nouvelles

Chronique wagnérienne, par Alfred Ernst

Souvenir, par Villiers de l’Isle-Adam

Quelques lettres de Wagner et du roi Louis  II de Bavière

Lohengrin à Paris (complément)

Mois wagnérien

Correspondances

VI — Juillet-Aout 1887 §

Considérations sur l’art wagnérien, par Edouard Dujardin

VII — Septembre-Octobre 1887 §

Les fêtes de Bayreuth en 1888

La Walküre de Richard Wagner et la Valkyrie de M. Victor Wilder, par Houston Stewart Chamberlain

Parsifal (suite)

Avec un tableau de l’orientation des 66 principaux motifs musicaux.

Correspondances et nouvelles

VIII — Novembre-Décembre 1887 §

Notes sur Tristan et Isolde (fin)

Parsifal (fin)

IX — 1888 §

Les fêtes de Bayreuth : Répétitions, représentations, interprétation.

Notes chronologiques sur l’Anneau de Nibelung, par Houston Stewart Chamberlain

Le Wagnérisme en 1888, par Charles Bonnier, H. S. Chamberlain, Alfred Ernst, Robert Godet, Johannès Weber, Teodor de Wyzewa.

I §

A nos lecteurs §

En commençant la seconde série annuelle de la Revue Wagnérienne, nous avons, il y a un an, exposé à nos lecteurs le plan de la campagne que nous voulions entreprendre. Ce plan, nous croyons l’avoir suivi. Initié déjà aux grandes conceptions de Richard Wagner, le public a pu pénétrer dans le détail de certaines œuvres et de certaines théories ; les questions historiques nous ont aussi préoccupés, et nous avons fait au « document » la part la plus large possible.

Aujourd’hui que les nombreux et précieux ouvrages consacrés à l’œuvre Wagnérienne se sont de plus en plus répandus et nous ont si puissamment aidés dans notre tâche de propagande, nous pouvons continuer notre campagne dans un sens nouveau.

La cause Wagnérienne triomphe en France comme partout : ce qui eût été imprudent au moment de la lutte devient nécessaire au moment de la victoire ; il importe aujourd’hui qu’une Revue « Wagnérienne » entre directement dans l’actualité de chaque jour pour y prendre la ferme attitude qui convient à son titre.

La Revue Wagnérienne, partant des principes que nous estimons ceux du véritable wagnérisme, jugera, avec l’entière, l’absolue indépendance qu’exige sa situation spéciale et qui est incompatible avec les conditions d’existence de la plupart des autres publications, les faits wagnériens qui s’annoncent pour 1887. Que ce soit, en Allemagne, l’entreprise de M. Angelo Neumann, ou à Paris, celle de M. Lamoureux, ou, à Bruxelles, celle des administrateurs de la Monnaie, nous nous inspirerons pour les juger d’un wagnérisme sans compromis.

Nous donnerons aussi une place importante au mouvement artistique contemporain, aux efforts des jeunes artistes qui cherchent leur formule dans la voie ouverte par le Maître. Nous avons obtenu pour cette étude difficile et si intéressante la collaboration régulière de M. Alfred Ernst.

Ainsi, sans interrompre aucunement nos travaux théoriques et historiques, nous promettons à nos lecteurs une critique assidue et hautement impartiale des grands faits wagnériens imminents, en même temps que des manifestations artistiques qui directement ou indirectement relèvent de la rénovation Wagnérienne.

Notes et nouvelles §

La Valkyrie sera jouée à Bruxelles ; nous recevons une lettre de la direction de la Monnaie qui nous l’annonce pour « vers » le 25 février.

Nous n’avons rien à rectifier aux faits que nous avons racontés dans notre dernière chronique ; le dénouement de l’histoire a été plus heureux que nous n’osions l’espérer, et nous en félicitons chaudement tous les intéressés.

Siegmund sera chanté par M. Engel ; Wotan, par M. Seguin ; Hunding, par M. Bourgeois ; Brünnilde, par madame Livitnine ; Sieglinde par madame Martini ; Fricka, madame Balensi. Les journaux de Bruxelles promettent des décors merveilleux, une exécution de premier ordre ; il y aura le quatuor de tubas demandé dans la partition ; la pyrotechnie finale fera négliger la symphonie qui l’accompagne. La Revue Wagnérienne, dans un mois, rendra compte de toutes ces merveilles.

A Paris, la Valkyrie aura été, chez M. Lamoureux, un beau succès d’argent.

On a déploré toutefois que cet heureux succès ait été acheté par une malheureuse concession. M. Lamoureux avait promis, dans un bulletin officiel, il y a trois mois, de rétablir cette année la seconde scène coupée l’année dernière. Il ne l’a pas rétablie. La première scène s’est encore une fois terminée par trois superbes mesures que Wagner, s’il vivait, regretterait de ne pas avoir écrites ; et l’on a immédiatement entamé le monologue de Siegmund (Siegmound à l’Eden-Théâtre) :

Ô glaive promis par mon père !…

L’exécution a été aussi brillante qu’on pouvait l’attendre du grand chef d’orchestre. Il n’y a pas de difficultés dont l’orchestre de M. Lamoureux ne se joue. Je ne crois pas que nulle part, en Allemagne même, la musique de Wagner soit rendue avec une telle virtuosité.

Les interprètes sont les mêmes qu’il y a un an, madame Brunet-Lafleur et M. van Dyck. Faut-il s’applaudir, comme on le fait généralement, de ne perdre aucune des paroles que prononce M. van Dyck ?… Ces auditions de la Valkyrie, toutes brillantes qu’elles sont, nous donnent la nostalgie de la Walküre.

La Tétralogie vient d’être représentée, sans coupures, à Dresde. L’orchestre de l’Opéra Royal de Dresde possède d’admirables qualités expressives, et la plupart de nos compatriotes wagnériens connaissent aujourd’hui les chanteurs, la Malten et Gudehus.

On annonce encore à Bruxelles que la Valkyrie sera jouée à la Monnaie sans aucune espèce de mutilation.

Nous avons eu, à Paris, une exécution de la scène des Floramyes de Parsifal, par la société chorale de la Concordia. C’était un essai bien difficile, le plus difficile certes qu’on pût tenter. Le résultat a été aussi bon qu’il pouvait l’être.

Le grand événement wagnérien est la reprise, au Concert du Châtelet, de la scène religieuse de ParsifalI (musique du changement à vue, chœurs, Consécration, finale).

Cette exécution avait été bien préparée, et M. Colonne, par une très étonnante intelligence, suppléait encore aux imperfections nécessaires d’une si grosse entreprise.

Je me rappelle, il y a trois ans, lors de la première audition, un détail significatif et curieux. Pendant les répétitions, M. Colonne, malgré ses efforts, n’avait pas réussi à donner le mouvement des chœurs qui suivent la Consécration ; c’était trop lent ou trop rapide, c’était froid, ce n’était pas cela. Et, le jour du concert, devant le public, spontanément, M. Colonne trouva exactement, absolument, non seulement le mouvement général, mais les nuances du mouvement et de l’expression ; et ce final fut enlevé, d’un seul jet, superbement.

Il faut savoir gré à un chef de concert aussi musicalement doué, d’initier son public si nombreux et si ouvert, aux grandes pages de l’œuvre wagnérienne.

C’est aussi M. Colonne qui a eu la bonne fortune de présenter au public le miraculeux Joachim.

La véritable exhibition de JoachimII a pourtant été aux séances de la salle Érard plutôt qu’à celles du Châtelet. Et la Revue Wagnérienne ne peut pas ne pas noter ces uniques soirées qui nous ont de nouveau dévoilé ces chefs-d’œuvre de toute musique, où s’est nourri le génie de Richard Wagner, les derniers quatuors de Beethoven.

Un des derniers quatuors était cependant exécuté, presque en même temps, dans une séance de la Société Nationale de Musique. Mais que dire de ce répugnant massacre dont les moindres défauts sont une absolue absence de style — et quelques coupures !

La Société Nationale de Musique nous donne heureusement d’intéressantes auditions d’œuvres nouvelles et inédites. Pourvu qu’après avoir abordé les derniers quatuors de Beethoven, elle ne se lance pas en des exécutions wagnériennes !… N’est-ce pas une tâche suffisante que de faire connaître les essais d’artistes aussi curieux que MM. Chausson, d’Indy, Chabrier ?

Parsifal — le vrai — vient, paraît-il, de courir un grand danger.

On sait que Parsifal est réservé exclusivement au théâtre de Bayreuth et ne peut être représenté nulle part ailleurs. Or, en 1877, pressé de besoin d’argent, Wagner aurait vendu à l’Opéra Royal de Munich le droit de représenter Parsifal. Et la direction de l’Opéra de Munich, après de nombreux délais, pressée elle-même du besoin de recettes, aurait voulu user de son droit.

C’était la ruine de Bayreuth. Enfin, madame Wagner aurait obtenu — moyennant 100.000 marks — la renonciation du théâtre de Munich.

Ajoutons que ces nouvelles nous viennent de journaux allemands et que nous n’avons pas eu le temps de les contrôler.

Mon collaborateur parlera du beau festival César Franck. Si la réussite en fut médiocre, ne doit-on pas regretter que le chef d’orchestre qui prélude à la représentation française de Lohengrin par de courtes et multiples exécutions de compositeurs français, ait ignoré jusqu’aujourd’hui l’existence de l’un des maîtres de la musique française contemporaine ?

Mais la représentation de Lohengrin, qui promet d’être en tout point excellente, réparera bien des choses.

Pour terminer, rendons hommage au créateur de Siegfried à Bayreuth, Georg Unger qui vient de mourir le 2 février, à Halle. Georg UngerIII était né à Leipzig, en 1837.

Et souhaitons de retrouver, à Bruxelles, dans quelques semaines, tous nos amis wagnériens.

Dernières nouvelles : La première représentation de La Valkyrie est annoncée pour la première semaine de mars.

Chronique wagnérienne §

Le mois de février n’est pas précisément celui des souhaits et ces étrennes, et j’arrive sans doute fort tard pour offrir mes vœux de joyeuse chronique aux bénévoles lecteurs de la Revue Wagnérienne. Il n’importe guère, en somme ! les wagnériens ne sont pas gens pressés… jamais ils n’ont protesté violemment contre les aménités douteuses et les allègres injures que des écrivains bien-pensants leur adressent trois cent soixante-cinq fois l’année. Leur patience est grandiose. On les proclame assassins et incendiaires, bien qu’ils payent leur terme comme M. Barbedette lui-même. Déclarés traîtres à la pairie, ils ont subi l’ire vengeresse de M. Diaz, musicien français, et de M. Gustave Boulanger, artiste peintre. Pas un de ces doux résignés n’a eu la tentation d’aller siffler, en manière de représailles, au Skating Ritt et Gailhard, l’une des nombreuses ignominies musicales qui y réjouissent hebdomadairement des messieurs aussi décorés qu’affaiblis.

Mais je sors de mon sujet. Or donc, avant d’aller plus loin, et pour ne pas me soustraire à mes obligations essentielles, voici le bilan de début de l’année 1887.

Au Conservatoire, nous avons eu deux excellentes auditions d’une symphonie de M. Saint-Saëns. Cette œuvre, déjà exécutée en Angleterre, a obtenu un immense succès, et ce n’était que justice, car, bien que les idées thématiques y soient un peu courtes, elle est d’une étonnante facture, d’une merveilleuse richesse de développements. En matière de technique, M. Saint-Saëns est l’égal des plus illustres compositeurs. Au point de vue de l’instrumentation, ce qui caractérise plus particulièrement cette magistrale symphonie, c’est l’intéressant et très heureux emploi du piano dans l’orchestre ; le rôle de l’orgueIV, quoique fort beau, n’y est pas néanmoins aussi remarquable. De l’aveu de tout le monde, il y a là un événement considérable dont l’art national doit tirer grand profit.

Le festival consacré aux œuvres de M. César Franck a eu lieu au Cirque d’Hiver, le dimanche 30 janvier. M. Pasdeloup dirigeait, pendant la première partie du concert ; l’auteur lui a succédé, pendant la seconde partie. Ce nous est une joie bien vive d’enregistrer ici les ovations faites au maître par un public enthousiaste. Les fragments donnés au Cirque ont, sans exception aucune, profondément impressionné les auditeurs, en dépit d’une exécution inégale, quelque peu confuse, manquant d’assurance et d’homogénéité. A certains passages des Béatitudes, tous les cœurs se sont émus, des larmes sont montées à bien des yeux. M. FranckV me paraît être le seul musicien contemporain qui ait le véritable sens mystique : les âmes croyantes se complaisent en ses œuvres non moins que les artistes.

L’année s’ouvre donc on ne peut mieux pour la musique française. Quant au répertoire wagnérien de nos concerts dominicaux, il ne s’est point accru, que je sache ; mais la masse du public semble le goûter de plus en plus, ainsi qu’il appert de l’éclatante reprise, à l’Eden, du premier acte de La Walküre.

Ceci me ramène aux vœux que je me proposais de former en commençant cette chronique. J’y arrive donc, puisqu’il en est temps encore. Plusieurs de ces vœux sont en train de se réaliser, et si, à propos de Reichstag et de bottes, M. de Bismarck ne nous met point dans les roues quelques-uns de ces bâtons de forte taille en la pose desquels il défie toute concurrence, nous avons de beaux mois wagnériens en perspective. Ce n’est pas être bien hardi que de prophétiser le succès de La Walküre à Bruxelles, le triomphe de Lohengrin à Paris.

Me sera-t-il permis d’énoncer, par surcroît, d’autres souhaits très modestes, dussions-nous de longtemps ne pas les voir exaucés ? Peut-être, à la demande générale, M. Oscar Comettant consentira-t-il à réunir en volume, sous le titre croustillant de Wagner pharmacien, ces brillants articles du Siècle où il a condensé tant de fois le meilleur de lui-même ? ces réquisitoires, tour à tour éloquents et badins, qui ont si souvent charmé notre jeunesse, et qui seront encore, j’ose l’espérer, la joie de nos petits-enfants ?

Peut-être, au contraire, étonnera-t-il l’univers par un de ces mouvements stratégiques qu’il exécute avec une si rare maestria (soyons italiens !), et nous apprendra-t-il qu’il a encouragé les efforts obscurs de Wagner, comme il a consolé Berlioz aux heures de l’affliction !… Peut-être les suppositions ne coûtent rien — serons-nous témoins de choses extraordinaires et raisonnables : nous verrons l’Académie élire Villiers de l’Isle-Adam, M. Salvayre renoncer aux cornets à piston, à leurs pompes et à leurs œuvres, M. Benjamin Constant ne pas avoir la Médaille d’honneur, et M. Ohnet travailler l’orthographe. Ce jour là, les grandes découvertes seront proches, et les esprits impartiaux n’hésiteront pas pressentir que Wagner n’était décidément pas le dernier des crétins.

Notes sur Tristan et Isolde §

Dire sous l’influence de quelles conditions l’œuvre d’un artiste a été conçue et exécutée, c’est contribuer à la formation d’un jugement sain sur l’œuvre et sur son auteur ; c’est ce que je voudrais tenter pour Tristan et Isolde de Wagner.1

I §

Wagner est vraiment trop poète pour songer à faire de ses drames des démonstrations philosophiques.

Liszt.

 

Pour pouvoir faire cette étude librement, il me faudra d’abord consacrer quelques pages à la réfutation d’une opinion qu’on répète avec tant de persistance, chaque écrivain empruntant l’idée l’un à l’autre, que bientôt elle sera passée à l’état de fait reconnu et indiscutable. On affirme que, dans Tristan, Wagner a voulu mettre sur la scène la philosophie de SchopenhauerVI ; quelques-uns lui en font un éloge, d’autres, plus nombreux, un reproche. M. Glasenapp dit : « Dans la scène d’amour du second acte, les idées du philosophe ont été exprimées à la perfection dans le langage de la poésie et de la musique. » (I, 385) ; M. Schuré qui, sous l’impression immédiate des représentations de Munich, avait fait de ce drame une analyse qui est restée célèbre et dans laquelle il n’est nullement question de philosophie2, M. Schuré y voit maintenant l’influence de la philosophie pessimiste de Schopenhauer et d’une « phase païenne » (Le Drame Musical, 2e édition, II, 293 ; M. Jullien nous apprend que Wagner « a fait des deux amants les interprètes de l’école philosophique de Schopenhauer » (Richard Wagner, 148.)… Or, c’est là une idée qui ne peut supporter le moindre examen.

Tout d’abord, il y a une remarque à faire, d’une simplicité presque naïve ; il est incompréhensible que ces auteurs ne l’aient point faite. C’est que si Tristan et Isolde avaient vraiment la prétention de nous enseigner la philosophie de Schopenhauer, il n’y aurait qu’à les renvoyer à l’école pour mieux apprendre leur leçon, car toute leur vie, tous leurs actes, toutes leurs paroles sont en contradiction flagrante avec la doctrine du philosophe. S’ils étaient des adeptes de la philosophie de Schopenhauer, ils sauraient dompter la passion qui les ronge, puisqu’ils sauraient que l’amour n’est qu’un leurre tendu par la nature pour la préservation du genre aux dépens de l’individu (Die Welt als Wille… II, 638) ; ils ne se répandraient pas en plaintes interminables, puisque leur maître enseigne qu’il faut bénir les souffrances (1, 468) ; et surtout ils n’appelleraient pas constamment la mort, puisque rien n’est plus contraire aux principes et aux doctrines de l’école. Il faut attendre la mort sans crainte, mais sans impatience. Schopenhauer dit « Rien n’est plus foncièrement différent de la Négation de la volonté de vivre que le suicide. Celui qui se suicide veut la vie, il se plaint seulement des conditions spéciales qui l’entourent… C’est parce qu’il ne peut cesser de vouloir qu’il cesse de vivre… (I, 471, et dans presque tous les écrits de Schopenhauer). Sa doctrine éthique est la Résignation, ce qu’il nomme volontiers la Sainteté ; il explique l’amour passionné qui mène à la mort quand il ne peut assouvir ses désirs, comme une aberration, comme un manque d’équilibre entre les forces de l’individu et la nécessité de perpétuer le genre (II, 636). Ceux qui ont étudié la Métaphysique de l’Amour savent que Schopenhauer ramène toute manifestation de l’amour aux instincts sexuels. C’est, pour lui, sa critique, mais en même temps sa justification. Deux amants qui perdent leurs moments à maudire le jour, à chanter la nuit et à invoquer la mort, deux amants, surtout, qui se sentent séparés par des vétilles de morale conventionnelle, lorsque leur impérieux devoir serait de propager l’espèce, c’est pour ce philosophe un spectacle absurde et essentiellement immoral. Si Tristan et Isolde sont les interprètes de la morale de Schopenhauer, ils le sont à rebours, on le voit ; il est plus simple et plus vrai d’avouer qu’ils ne le sont point du tout.

On me répond que les dogmes métaphysiques de l’école sont énoncés en toutes lettres. Je le conteste formellement. Gasperini, et après lui Jullien et d’autres, cite cette phrase de Tristan : « C’est moi-même qui suis le monde. » Mais est-ce là du Schopenhauer ? On pourrait en déduire n’importe quelle philosophie non dualiste, y voir Spinoza, Leibnitz, Hume, Pythagore, tout ce qu’on voudrait. Quand Cléopâtre s’écrie : « Tout n’est que rien ! », Shakespeare a-t-il voulu nous donner un résumé de la philosophie éléatique, ou prédire celle de Berkeley ? Et puis, par malheur, Tristan ne dit pas cela, mais il dit : « Quand mon œil s’éteindra, alors je serai moi-même le monde. » Cette phrase, comme celles qui la précèdent et qui la suivent, a un sens excessivement vague ; c’est le désir de la mort, un besoin immense de se dissoudre, de se fondre en un tout, d’être enveloppé par lui, de s’étendre à travers l’infini, « de rêver dans des espaces immesurables… » Tout cela ce sont des sentiments, non pas des pensées logiques ; les mots ne sauraient les indiquer que très vaguement, et Wagner, avec un génie admirable, les a donc exprimés dans des phrases dont le sens est atténué au possible, pendant que la musique nous fait voir jusqu’au fond de l’âme des deux amants, en nous faisant sentir ce qu’ils sentent3.

Si Wagner avait voulu exposer la théorie du monde de Schopenhauer, il aurait fallu qu’il fit ressortir avec évidence l’opposition entra la Volonté et la Représentation, et ensuite qu’il montrât la Volonté devenue consciente d’elle-même, répudiant la Représentation et entrant, par la Résignation, dans l’état de Sainteté. Or, je défie qu’on trouve un mot de tout cela dans Tristan, à moins qu’on ne commence par l’y mettre soi-même. Même la phraséologie n’a rien qu’on puisse dire dérivé spécialement de Schopenhauer. Ces tropes de la nuit et du jour, de la mort et de la vie, traînent depuis trois mille ans dans toutes les poésies. Dans Schopenhauer je n’ai pu trouver que cette unique phrase : « La nuit est en elle-même majestueuse », et cette phrase se trouve dans un fragment posthume (Nachlass, 361)4. Wagner, par contre, parle volontiers à tout propos ce langage ; on le retrouvera même dans ses écrits politiques (par exemple, VIII, 32).

Il faudrait aussi admettre que Wagner fût allé à l’encontre de ses propres théories : « Dans le drame c’est par le sentiment que nous percevons… un sujet dramatique qui ferait appel tour à tour à l’intelligence et au sentiment serait un sujet sans cohésion, brouillé… le drame n’a qu’un seul but, agir sur le sentiment (IV, 97, 246, 253)… dorénavant deux chemins seulement s’ouvrent à la poésie ; ou bien elle peut quitter son domaine pour celui de l’abstraction, devenir philosophie, ou bien elle se confondra avec la musique… le langage de la musique ne peut être interprété selon les lois de la musique (VII, 150)… etc. »

On pourrait m’objecter que dans ce cas spécial Wagner a oublié ces théories si clairement énoncées, si nous ne trouvions, dans ses propres œuvres, une preuve concluante du danger qu’il y a à vouloir voir des intentions philosophiques là où il n’y a qu’une œuvre d’art. C’est L’Anneau du Nibelung. Le poème entier a été terminé en 1852, et l’édition que Wagner fit tirer pour ses amis date du printemps de 1853 (Wagner, VI, 371 ; Glasenapp, 1, 360. Je l’ai eue en mains ; elle ne présente, comparée à l’édition définitive, que des variantes sans importance, surtout d’orthographe. Or, il est positivement avéré que Wagner ne fit la connaissance de la philosophie de Schopenhauer qu’en hiver 1853-54, époque à laquelle le poète HerweghVII lui apporta Le Monde comme Volonté et Représentation (Wolzogen, bayr. Bl. 1886, 70 ; etc.). Même si Wagner avait étudié Schopenhauer pendant dix ans avant d’écrire le Ring, je me serais refusé à y voir une illustration de théories métaphysiques, et j’aurais facilement démontré qu’on peut en déduire une morale différente de celle que professe le philosophe. Mais ici il y a vraiment des coïncidences frappantes. La tragédie entière tourne autour de la Volonté de Wotan, et Wotan, dans la scène culminante de l’évocation d’Erda, renonce à vouloir ; etc… Notons aussi, dans Jésus de Nazareth, cette phrase, « la négation de l’univers » (IV, 404) ; elle est de 1848-50. Quel bonheur que ces dates ! Mais ne devraient-elles pas être une leçon salutaire pour ces critiques qui semblent, avouons-le, connaître très imparfaitement et l’artiste et le philosophe.

Ce qui est en effet écœurant, c’est de trouver chez tant d’écrivains une si profonde inintelligence des principes fondamentaux de l’art, tels que Wagner les a énoncés avec une clarté merveilleuse dans de nombreux écrits. Dans ces écrits il a examiné l’art d’abord, sous tous les points de vue possibles, absolus et contingents, et ensuite le monde — l’état, la religion, la société, etc. — Au point de vue exclusif de l’artiste, donnant ainsi une théorie complète du monde, non point philosophique, mais artistique. On peut ne point accepter la théorie de Wagner, on peut la combattre ; mais encore faudrait-il commencer par la comprendre ; il faudrait prendre son auteur tel qu’il est, simplement, sans prévention. M. Jullien, par exemple5, commence son étude sur Tristan en nous disant : « Son esprit, porté vers les spéculations philosophiques et jusqu’alors imbu surtout des doctrines panthéistiques de Hegel et de Schelling… » (148) ; c’est de la pure invention. Jamais homme ne fut moins porté à s’occuper de philosophie proprement dite ; tout ce qui est du domaine de la science positive, tout ce qui est mathématique ou raisonnement abstrait lui répugnait tant que l’auteur de la logique n’a jamais exercé la moindre influence sur lui ; Hegel et Wagner sont les deux antipodes du genre humain. Car ce qui caractérise la pensée de Wagner, c’est la sensualité. De même que pour l’art il ne cessait d’enseigner que c’est par les sens qu’elle doit être perçue, sans l’intermédiaire de la réflexion, de même qu’il était l’adversaire de tout art purement littéraire, qu’il datait la décadence humaine de l’invention de la machine à imprimer (X, 176), et qu’il regrettait le temps où l’on ne connaissait les poèmes qu’en les entendant réciter à haute voix, et les drames qu’en les voyant jouer sur la scène (III, 127), de même toute abstraction spéculative lui répugnait et lui semblait inutile. Les problèmes politiques et sociaux le passionnaient, mais en tant seulement qu’ils offraient quelque chose de saisissable, et surtout quelque rapport à l’avenir de l’art : « Nous n’aurons un art que le jour où l’on ne fera plus de politique » disait-il (IV, 377, VIII, 137. etc.) ; il était profondément religieux, mais toute théologie lui était antipathique au plus haut degré, il lui fallait voir de ses yeux le Christ crucifié et entendre de ses oreilles le soupir poussé sur Golgotha (Bayr. Bl. 1881, 123).

De même pour la philosophie. Deux philosophes ont seuls exercé de l’influence sur lui, Feuerbach et Schopenhauer, et tous deux en tant seulement qu’ils abandonnaient le domaine de la philosophie pure, c’est-à-dire d’une théorie logique et mathématique du monde. Feuerbach était un rêveur, un mystique et surtout un sensualiste. On chercherait en vain chez lui un enchaînement logique des idées. Par contre, il enseigne : « Vérité, réalité, sensualité, sont trois termes identiques… il n’y a d’autre preuve de l’être que l’amour, que les sens. » Et Wagner nous dit : « Ce qui m’attira vers Feuerbach, ce fut que cet écrivain renie la philosophie et qu’il donne de la nature humaine une explication dans laquelle je crus reconnaître l’homme artiste tel que je l’entendais moi-même » (III, 4). J’espère que cela est assez explicite. Feuerbach conserva une profonde influence sur la pensée de Wagner.

Et quelle est l’explication du charme magique qu’opéra sur le maître la connaissance des œuvres de Schopenhauer ? M. Jullien nous apprend que c’est « dans l’état d’isolement douloureux et d’absolu découragement où il se trouvait en exil… qu’il se laissa gagner… par une théorie philosophique décourageante entre toutes… » De nouveau, c’est là un mirage d’idées préconçues, qui ne reposent sur rien. D’abord, Wagner n’était ni isolé ni découragé à cette époque, 1853-54 ; sa correspondance le prouve. Ensuite, comme le dit Wagner, « quelle épouvantable bizarrerie de voir qu’on considère comme décourageants les résultats d’une philosophie qui est basée sur la morale la plus parfaite » (X, 329). Enfin, ce n’est pas la théorie philosophique en tant qu’explication abstraite du monde et basée sur ces déductions logiques, qui « gagna » Wagner, mais la théorie de l’art, notamment celle de la musique, ainsi que la morale (comme on vient de le voir par la phrase citée).

Je ne puis entrer ici dans une étude approfondie des rapports qu’il y a entre la pensée de Wagner et celle de Schopenhauer : mais si on me permet de l’indiquer aussi brièvement que possible, on verra que l’influence du philosophe sur l’artiste a été tout autre qu’on ne le suppose vulgairement ; on verra aussi combien il est oiseux de vouloir trouver dans Tristan ce qui ne saurait y être. Je rappellerai trois choses seulement. En attribuant une part prépondérante à l’intuition par opposition à la pensée logique, Schopenhauer, comme Feuerbach, renie la philosophie proprement dite. L’Art joue dans son système un rôle important : « L’Art, dit-il, a connaissance de la véritable essence du monde, des idées (I, 217)… Il résout, mais d’une façon différente de la philosophie, le problème de l’existence… Dans les œuvres d’art toute sagesse est contenue, mais virtuellement ou implicitement (II, 461, 463)… » Et dans la Musique plus spécialement : « Les autres arts ne nous montrent que l’ombre, la Musique nous révèle l’essence des choses… La Musique est l’image de la Volonté elle-même (1, 303, 310)… Aucun autre art n’exerce sur l’homme une action aussi immédiate, aussi profonde, car nul ne nous fait pénétrer aussi profondément dans l’essence même du monde (Fragments, 373)… etc. » Ce sont là les propres pensées de Wagner avant qu’il ne connût Schopenhauer. En voici un exemple, dans Opéra et Drame, dont le manuscrit fut envoyé à Dresde le 21 décembre 1851 (Das Orchester, 1855, 502) : « La musique, au lieu d’exprimer, comme la parole, ce qui n’est que pensé, exprime la réalité (ein Wirkliches) » (IV, 218). Il n’est pas étonnant qu’il ait accepté avec enthousiasme cette philosophie, lui qui de tout temps prêchait la suprême importance de l’art. Et toute question de doctrines métaphysiques à part, il faut bien reconnaître que Schopenhauer est le premier philosophe qui ait tenté une esthétique satisfaisante de l’art, et qui ait reconnu à la musique la place qui lui revient de fait. En troisième lieu, ce fut la morale de Schopenhauer, qui devait être autrement sympathique à Wagner que l’impératif catégorique de Kant ou que le panthéisme inanimé de Hegel. Schopenhauer fait de la compassion la première des vertus : « La compassion est l’unique motif d’action qui soit vraiment moral, le seul qui ne soit pas égoïste » (Éthique, 231). Wagner avait déjà dit : « Je n’ai jamais pu m’intéresser qu’à celui qui souffre » (IV, 377).

On voit que ce n’est pas dans le découragement qu’il faut chercher l’explication de l’influence que Schopenhauer exerça sur Wagner ; elle est tout autre. Cette influence fut profonde, mais aussi n’est-ce pas à la surface qu’on en trouvera les traces ; on peut la résumer en ceci, qu’elle élargit et précisa les vues de Wagner, et qu’elle lui infusa de nouvelles forces et une foi toute joyeuse et inébranlable en lui-même, en raffermissant sa foi dans la mission divine, toute puissante, de l’artiste. Jamais le maître ne créa tant et ne travailla aussi infatigablement que pendant l’époque qui suivit immédiatement son étude de Schopenhauer. Qu’on veuille bien lire la lettre du 15 février 1854 à Fischer, exubérante d’activité joyeuse et de projets impossibles (Allgem. Musikztg., 1885, 240). Il continua et acheva rapidement Le Rheingold, suivi immédiatement par La Walküre, et entre temps il esquissait d’autres projets de drames, Les Vainqueurs, Tristan, Parsifal6.

Je crois que, pour tout esprit indépendant, cette démonstration aura été concluante. Des fanatiques prétendent découvrir dans les drames de Richard Wagner des religions, des systèmes politiques, des philosophies, et croient augmenter sa gloire en le proclamant ; d’autres s’emparent de cette idée pour en faire la base de leurs critiques contre les œuvres, et ils nous donnent en même temps sur la psychologie de leur auteur des renseignements qui sont de pure fantaisie. Nous, nous voyons en Wagner le plus noble exemple de « l’homme-artiste » et dans ses œuvres, des œuvres d’art. Toutes les influences qu’il a pu subir se sont traduites chez lui en art.

Qu’on me permette, pour terminer, de citer cette phrase de Schopenhauer : « Il est aussi indigne que sot de vouloir expliquer les poèmes… en les réduisant à être l’expression d’une vérité abstraite, et en prétendant que la démonstration de cette vérité était leur but. »

Dans un prochain article, je montrerai quelles sont les circonstances qui ont plus spécialement influencé Wagner pour la création de Tristan et Isolde7.

La question Seghers §

Nous recevons la lettre suivante :

Monsieur,

Sous la rubrique : Le Wagnérisme à l’étranger, La Revue Wagnérienne du 15 décembre dernier a publié une lettre datée de Bruxelles et dont l’auteur, M. Evenepoel, relève incidemment une erreur que j’aurais commise dans l’Album de Fête ce Bayreuth, en attribuant la nationalité française à F. Seghers, le premier chef d’orchestre qui fit entendre une œuvre de Wagner à Paris.

— Il était Belge et non pas Français, dit votre correspondant, qui en donne pour preuve que Seghers naquit à Bruxelles en janvier 1801.

Si je voulais épiloguer sur cette démonstration un peu bien sommaire, il ne me serait pas difficile d’expliquer à M. Evenepoel que le lieu de naissance ne suffit pas à fixer la nationalité.

Je préfère concéder à votre correspondant que Seghers était Belge. Seulement, permettez-moi d’indiquer en peu de mots les causes de mon erreur.

A l’époque dont j’ai évoqué le souvenir (novembre 1850), Seghers, qui approchait de la cinquantaine, était pour les vétérans des grands orchestres parisiens, un très ancien camarade, un compagnon de jeunesse : à côté de plusieurs d’entre ceux-là, il avait fait, presque adolescent, sa partie de violon ou d’alto, et nul n’avait jamais eu à se demander si Seghers était étranger.

Il paraît, en tous cas, que lui-même avait fait, tout au moins de la France sa patrie d’adoption, puisqu’il est mort aux environs de Paris où il s’était retiré.

Si donc ce digne et excellent homme était vraiment Belge, il faut au moins convenir qu’il ne le fut que tout juste assez pour donner à votre correspondant la satisfaction de le réclamer comme compatriote.

Je vous serai obligé de vouloir bien publier la présente lettre dans votre plus prochain numéro, et je vous prie, monsieur, d’agréer, avec mes remerciements, l’assurance de ma considération très distinguée.

Souvenirs sur Lohengrin (1849) §

C’est, croyons-nous, le premier article qui ait été écrit en français sur Lohengrin. Il fait partie d’une description des fêtes de Weimar en 1849 et a été réuni, sous la rubrique de Souvenirs de Thuringe, à quelques autres articles dans un volume aujourd’hui très rare, Lorely Souvenirs d’Allemagne.

« Commençons par les dieux… »8 Le 25 auguste, comme disent les Allemands, — et nous savons aussi que Voltaire donnait ce nom au mois d’août, — a été le premier jour des fêtes célébrées dans la ville de Weimar, en commémoration de la naissance de Herder et de la naissance de Goethe. Un intervalle de trois jours seulement sépare ces deux anniversaires ; aussi les fêtes comprenaient-elles un espace de cinq jours.

Un attrait de plus à ces solennités était l’inauguration d’une statue colossale de Herder, dressée sur la place de la Cathédrale. Herder, à la fois homme d’église, poëte et historien, avait paru convenablement situé sur ce point de la ville. — On a regretté cependant que ce bronze ne fit pas tout l’effet attendu près du mur d’une église. Il se serait découpé plus avantageusement sur un horizon de verdure, ou au centre d’une place régulière.

Mais nous n’avons à parler ici que de ce qui concerne l’art dramatique. Nous passerons donc légèrement sur les détails de la cérémonie, pour arriver à l’exécution du Prométhée, vaste composition doublement lyrique, dont les paroles, écrites jadis par Herder, ont été mises en musique par Listz. C’était l’hommage le plus brillant que l’on pût rendre à la mémoire de l’illustre écrivain.

……………………………………………………………………………………………….

Le 259 la statue a été découverte au milieu d’une grande affluence, des corps d’état et des sociétés littéraires et artistiques. Un grand dîner, à l’Hôtel de Ville, a réuni ensuite les illustrations venues des divers points de l’Allemagne et de l’étranger. On remarquait là deux poètes dramatiques célèbres. MM. Gutzkow et Dingelstedt. Ce dernier avait composé un prologue qui fut récité au théâtre le 28.

On a donné aussi, ce jour-là, pour la première fois, Lohengrin, opéra en trois actes, de Wagner. Listz dirigeait l’orchestre, et, lorsqu’il entra, les artistes lui remirent un bâton de mesure en argent ciselé, entouré d’une inscription analogue à la circonstance. C’est le sceptre de l’artiste-roi, qui provoque ou apaise tour à tour la tempête des voix et des instruments.

Le Lohengrin présentait une particularité singulière, c’est que le poëme avait été écrit en vers par le compositeur. — J’ignore si le proverbe français est vrai ici, « qu’on n’est jamais si bien servi que par soi-même » ; toujours est-il qu’à travers d’incontestables beautés poétiques, le public a trouvé des longueurs qui ont parfois refroidi l’effet de l’ouvrage.

Presque tout l’opéra est écrit en vers carrés et majestueux, comme ceux des anciennes épopées. Il suffit de dire aux Français que c’est de l’alexandrin élevé à la troisième puissance.

Lohengrin est un chevalier errant qui passe par hasard à Anvers, en Brabant, vers le onzième siècle, au moment où la fille d’un prince de ce pays, qui passe pour mort, est accusée d’avoir fait disparaître son jeune frère dans le but d’obtenir l’héritage du trône en faveur d’un amant inconnu.

Elle est traduite devant une cour de justice féodale, qui la condamne à subir le Jugement de Dieu. Au moment où elle désespère de trouver un chevalier qui prenne sa défense, on voit arriver Lohengrin, dans une barque dirigée par un cygne. Ce paladin est vainqueur dans le combat, et il épouse la princesse, qui, au fond, est innocente et victime des propos d’un couple pervers qui la poursuit de sa haine.

L’histoire n’est pas terminée ; il reste encore deux actes, dans lesquels l’innocence continue à être persécutée. On y rencontre une fort belle scène dans laquelle la princesse veut empêcher Lohengrin de partir pour combattre ses ennemis. Il insiste et se livre aux plus grands dangers ; mais un génie mystérieux le protège, — c’est le cygne, dans le corps duquel se trouve, l’âme du petit prince, frère de la princesse de Brabant, — péripétie qui se révèle au dénoûment, et qui ne peut être admise que par un public habitué aux légendes de la mythologie septentrionale.

Cette tradition est du reste connue, et appartient à l’un des poëmes ou roumans du cycle d’Arthus. — En France, on comprendrait Barbe-Bleue ou Peau-d’âne ; il est donc inutile de nous étonner. Lohengrin est un des chevaliers qui vont à la recherche de Saint-Graal. C’était le but, au moyen-âge, de toutes les expéditions aventureuses, comme à l’époque des anciens, la Toison d’or et aujourd’hui la Californie. Le Saint-Graal était une coupe remplie du sang sorti de la blessure que le Christ reçut sur sa croix. Celui qui pouvait retrouver cette précieuse relique était assuré de la toute puissance et de l’immortalité. — Lohengrin, au lieu de ces dons, a trouvé le bonheur terrestre et l’amour. Cela suffit de reste à la récompense de ce chevalier.

La musique de cet opéra est très remarquable et sera de plus en plus appréciée aux représentations suivantes. C’est un talent original et hardi qui se révèle à l’Allemagne, et qui n’a dit encore que ses premiers mots. Ou a reproché à M. Wagner d’avoir donné trop d’importance aux instruments, et d’avoir, comme disait Gréty, mis le piédestal sur la scène et la statue dans l’orchestre ; mais cela a tenu sans doute au caractère de son poëme, qui imprime à l’ouvrage la forme d’un drame lyrique, plutôt que celle d’un opéra.

Les artistes ont exécuté vaillamment cette partition difficile, qui, pour en donner une idée sommaire, semble se rapporter à la tradition musicale de Gluck et de Spontini. La mise en scène était splendide et digne des efforts que fait le grand-duc actuel pour maintenir à Weimar cet héritage de goût artistique qui a fait appeler cette ville l’Athènes de l’Allemagne.

La salle du théâtre de Weimar est petite et n’est entourée que d’un balcon et d’une grille ; mais les proportions en sont assez heureuses et le ceintre est dessiné de manière à offrir un contour gracieux aux regards qui parcourent la rangée de femmes bordant comme une guirlande non interrompue le rouge ourlet de la balustrade. L’absence de loges particulières et la riche décoration de la loge grand-ducale lui donnent tout à fait l’apparence d’un théâtre de cour, et l’effet général est loin d’y perdre. L’œil n’est heurté ni par ce mélange de jolies figures de femmes et de laides figures d’hommes qu’on remarque ailleurs sur le devant des loges et des amphithéâtres, ni par cette succession de petites boîtes ressemblant tantôt à des tabatières, tantôt à des bonbonnières, qui divisent d’une façon si peu gracieuse les divers groupes de spectateurs.

Le lendemain de la représentation10, j’avais besoin de me reposer de cinq heures de musique savante dont l’impression tourbillonnait encore dans ma tête à mon réveil. Je me mis à parcourir la ville à travers les brumes légères d’une belle matinée d’automne.

Bibliographie11 §

[I] §

Richard Wagner jugé en France, par Georges Servières (un volume in-18, à la Librairie Illustrée, 3 fr. 50).

C’est un travail bibliographique qu’on nous présente sous ce titre, et il est fort intéressant, sans d’ailleurs faire double emploi avec aucun autre ouvrage relatif à Wagner. C’est accomplir une œuvre utile que de grouper les jugements divers portés chez nous sur l’œuvre du grand réformateur dramatique ; les hommes qui ont défendu la musique wagnérienne, d’après le jugement de leur conscience artistique, la droite raison, la simple équité, et aussi d’après leur compétence réelle, ne peuvent qu’en avoir aujourd’hui de l’honneur ; espérons que les autres en tireront quelque confusion.

Le remarquable volume de M. Servières, où nous désirerions pourtant une critique documentaire plus complète et rigoureuse, résume bien les sentiments successifs du public français, ceux également des écrivains et journalistes, j’ai regretté que M. Servières fît une ou deux allusions désobligeantes à M. Paul Déroulède, lequel n’a jamais été, loin de là, « un meneur déclaré » de la campagne contre Lohengrin. M. Déroulède, qui a sacrifié son temps, ses relations, sa fortune, à la cause qu’il soutient, n’a jamais songé à partir en guerre contre les drames du maître. Je l’ai entendu parler de Tannhæuser avec une vive admiration, louer les fragments de Lohengrin dont il a connaissance : enfin, il y a environ un mois environ, il applaudissait la marche funèbre de Siegfried au concert Lamoureux.

M. Servières ne m’en voudra point de cette remarque, car sa religion a certainement été surprise sur ce point : il y a là moins une critique qu’un désir formulé en vue des éditions prochaines de son livre, éditions que ce livre mérite et que tous nous lui souhaitons. Il faut encore féliciter l’auteur de l’honnête et belle hardiesse avec laquelle il nous parle de certains Diafoirus de la chronique et du feuilleton, grotesques pontifes que révère la niaiserie ambiante : il était temps de raconter au public leurs sottises et leurs polissonneries.

[II] §

Les lithographies de M. Fantin Latour, reproduction photographique par la platinotypie (un grand album de dix planches, avec étui-portefeuille, à la Revue Wagnérienne, 50 francs).

Grande fut et sera l’influence du maître Richard Wagner sur l’art de notre temps. Mais un seul artiste a tenté de reprendre les sujets même de Wagner et de traduire dans la langue tout originale d’un autre art les merveilleuses significations des drames wagnériens. Peintre excellent de sensations vivantes et personnelles, M. Fantin-Latour a voulu encore être, par les procédés du dessin et de la couleur, un musicien : exprimer les spéciales émotions que valent désormais à nous suggérer, au moyen de leur seule combinaison, tels contours parmi telles nuances. Et dans l’œuvre de Wagner il a choisi des émotions très précises, qu’ensuite il a transposées dans le langage pictural : insoucieux parfaitement de l’exactitude scénique, des traditions de costumes ou de décors, tout occupé au sens intime des scènes, et le restituant. Les wagnéristes de toutes nations ont connu et admiré ces lithographies admirables, que recommandait encore l’extrême habileté technique. Mais tirées à petit nombre, d’un prix assez haut, vite elles furent épuisées… je crois qu’il serait aujourd’hui absolument impossible d’acquérir la plupart d’elles. Aussi devons-nous une sincère gratitude à l’homme qui, pour le profit de l’œuvre wagnérienne, a reproduit, en un superbe album de photographies, les dix plus admirables de ces compositions wagnériennes. L’exécution matérielle est d’une fidélité, d’une finesse surprenantes ; l’emploi de la platinotypie, supprimant la déplaisante rousseur des photographies usuelles — qui eût été spécialement désastreuse ici — a permis une restitution complète des nuances et des lumières : à quelques-unes même des lithographies, cette reproduction ajoute le charme de lueurs plus fondues, d’on ne sait quelle plus délicieuse unité tonale.

Et maintenant ou pourra revoir ces pages aimées : non point, comme les belles lithographies du livre de M. Jullien, des illustrations à un ouvrage documentaire ; mais d’originaux poëmes, où les harmonieuses joueries des pâles ombres et de lascives blancheurs évoquent, sans même le secours de souvenirs musicaux, une tristesse languide, quelque mystérieuse horreur, ou bien la calme gaîté d’une âme rajeunie. Voici la luxurieuse séduction des visages féminins, une blanche floraison d’appels ; une symphonie de languides yeux, de descendantes lignes chaudes, et de rondes clartés, Parsifal ; et voici l’étonnante sonate, chef-d’œuvre de l’artiste, suprême ravissement, les onduleux contours de nymphes, dans une tranquille lumière épanouie, et plus loin, sur un horizon où pointent d’angoissantes ténèbres, la fugitive figure assombrie d’un héros, Siegfried et les Filles du Rhin.

Le triomphe final du Hollandais, l’évocation d’Erda, c’est encore, parmi ces reproductions, deux prodiges d’exactitude, de finesse et de séduisante expression. Je ne sais point de photographies — même entre les meilleures de la maison Braun — qui vaillent davantage à me charmer par leur perfection technique, et leur sincérité artistique.

[III] §

Nous apprenons que M. Camille Chevillard veut faire paraître une réduction à deux pianos à huit mains de la Chevauchée, du Finale de Rheingold, et de quelques autres morceaux de la Tétralogie.

Nous apprenons que nos amis wagnériens d’Angleterre, qui ont fait à la Revue Wagnérienne, depuis son début, un accueil si chaleureusement sympathique, vont, dans quelques mois, établir à Londres un Wagner-Journal. Nous les félicitons et leur souhaitons le meilleur succès.

[IV] §

Le buste de Wagner, par M. R. de EgusquizaIX vient de paraître et est en exposition au bureau de la Revue Wagnérienne.

Deux modèles en plâtre ont été tirés : un grand modèle à 20 francs (70 centimètres de hauteur sur 43 de base), et un petit modèle à 10 francs (40 sur 22).

Il existe un grand nombre de bustes de Wagner, dont le plus célèbre et, croyons-nous, le plus récent est celui de Schapfer ; les uns représentent Wagner dans une apothéose, les autres sont une charge. Quelques-uns de nos compatriotes venus l’été dernier à Bayreuth avec le dessein de rapporter de là un buste du maître, se heurtant à cette double difficulté, désespérèrent de rien trouver de satisfaisant, et c’est, paraît-il, dans ces conditions qu’ils demandèrent à M. de Egusquiza pourquoi il n’essaierait pas le même travail.

M. de Egusquiza avait connu Richard Wagner ; il possédait ou put se procurer de nombreux documents photographiques : de retour à Paris il se mit à l’ouvrage, et si jamais travail fut fait avec amour, ce fut certes celui-là.

Le buste que vient de terminer M. de Egusquiza, nous semble échapper aux inconvénients des autres ; il ne montre ni un Wagner béatement magnifié, ni une caricature comme celles qui remplissent le livre de M. Jullien. L’auteur, au contraire, a voulu donner à la fois l’impression de l’homme énergique et intraitable qui sut réaliser victorieusement l’œuvre de Bayreuth, et du poète incomparable à qui nous devons Tristan et Parsifal

Le difficile était de fondre en une seule physionomie ces traits si différents et pourtant si réels de la figure du maître : M. de Egusquiza y a évidemment réussi en perfection. L’analyse de son buste nous fait voir dans le front, dans les yeux, dans le menton, dans la bouche surtout, si minutieusement étudiée, les lignes caractéristiques essentielles. Les deux profils même, comme cela est constant dans la nature, n’ont pas la même expression ; l’un est plus sévère, l’autre plus serein, et l’ensemble donne bien la sensation de celui qui fut ensemble, et si éminemment, homme de pensée et homme d’action.

Nous avons eu l’occasion de voir à peu près tous les bustes qui ont été faits de Wagner, et nous pouvons dire que celui de M. ce Egusquiza est, non seulement le seul qui soit en lui-même véritablement une œuvre d’art, mais le seul aussi qui représente Richard Wagner tout entier et tel qu’il fut. Il fallait, pour accomplir ce travail, être l’habile et sérieux artiste et l’absolu wagnériste qu’est M. de Egusquiza. Le succès a couronné ses efforts, le Wagner qui est aujourd’hui offert au public wagnérien, est enfin le vrai Wagner auquel nous devons tant d’admirables jouissances.

Mois wagnérien de Paris §

9 Janvier. Concert Lamoureux : Ouv. du Vaisseau-fantôme.

19 Janvier. Société de la Concordia : Chœur des Floramyes (accompagné au piano).

23 Janvier. Conservatoire (dir. Garcin) ; Ouv. De Tannhæuser.

23 Janvier. Concert Lamoureux : Prél., 1er et 3e scènes du 1er acte de la Valkyrie.

30 Janvier. Conservatoire : même concert que le 23.

30 Janvier. Concert Lamoureux : même concert que le 23.

Correspondances §

NEW-YORK. — Notre correspondant de New-York, M. Stuart Merrill, nous envoie la liste wagnérienne suivante, d’où il ressort que le wagnérisme devient assez en honneur là-bas.

5 Janvier. New-York. Opéra : Tannhæuser.

8 Janvier. New-York. Opéra : Lohengrin.

12 Janvier. New-York. Opéra : Tristan und Isolde.

17 Janvier. New-York. Opéra : Lohengrin.

21 Janvier. New-York. Opéra : Die Meistersinger.

22 Janvier. New-York. Opéra : Tristan und Isolde.

24 Janvier. New-York. Opéra : Tannhæuser.

26 Janvier. New-York. Opéra : Tristan und Isolde.

28 Janvier. New-York. Opéra : Die Meistersinger.

31 Janvier. New-York. Opéra : Rienzi.

2 février.New-York. Opéra : Die Meistersinger.

4 février.New-York. Opéra : Lohengrin.

5 février.New-York. Opéra : Die Meistersinger.

7 février.New-York. Opéra : Tristan und Isolde.

II §

Notes et nouvelles §

Le lundi 7 mars, à Bruxelles, a eu lieu, au théâtre de la MonnaieX la répétition générale de La Walküre ; le mercredi 9, la première représentation ; le vendredi 11, la seconde12.

Le premier acte, et la scène finale avaient été chantés, en allemand, en 1877, par la troupe de l’Opéra allemand de Rotterdam, avec un médiocre succès ; depuis, M. Angelo Neumann, en 1883, avait donné deux représentations du drame, une fois avec toute la Tétralogie et une fois séparément. En français, le premier acte seul avait été exécuté, au concert, sous les paroles de M. Henri La Fontaine.

Après la représentation des Maîtres Chanteurs, il y a deux ans, celle de La Walküre était l’introduction définitive du drame wagnérien dans nos pays de langue française.

M. Émile Augier, Mgr. le duc d’Aumale, MM. Baronnet, Henry Bauer, Jacques E. Blanche, Albert Cahen, Emmanuel Chabrier, Cappelle, Georges Clatrin, Oscar Comettant, Arthur Coquard, Jules Courtier, Léo Delibes, Charles Dettelbach, Auguste Dorchain, Édouard Dujardin, Durand fils, Alphonse Duvernov, Alfred Ernst, Louis de Fourcaud, Louis de Gramont, Adolphe Jullien, Antoine Lascoux, Jules Massenet, Catulle Mendès, André Messager, Oppenheim, Pelisse, Joseph Reinach, Ernest Reyer, Jules Roche, Rousse, Georges Serviures, Victor Souchon, Edmond Stoullig, Thompson, Henri de Valgorge, Teodor de Wyzewa, s’étaient rendus à Bruxelles pour assister à cette solennité, à laquelle prenaient part toutes les notabilités du monde artistique bruxellois.

Une des premières questions qui intéressent les admirateurs des œuvres wagnériennes est celle des coupures. Les imprésarios allemands font un terrible usage des coupures, et c’est sans doute pour cette raison que le public allemand comprend si peu les œuvres de Wagner. MM. Dupont et Lapissida n’ont pas rompu avec la tradition : nous avons eu une Walküre dépecée ; mais ils n’ont pas été aussi loin qu’on le fait couramment dans les théâtres royaux, ducaux et grand-ducaux d’Allemagne.

Voici les trois coupures que j’ai notées à la première représentation :

Acte II, scène I : depuis nimm ihm das Schwert, jusqu’à was verlangst du ;

Même acte, scène II : depuis was Keinem in Worten, jusqu’à ein Andres ist’ s ;

Même scène : depuis doch der Waelsung Siegmund jusqu’à o sag’ künde.

La première de ces coupures déséquilibrait singulièrement la construction symphonique de la première scène ; les deux autres ont complètement détruit et ridiculisé la prodigieuse scène de Wotan et Brünnhilde.

Pourquoi ces expurgations ? est-ce par égard pour le public ou pour les chanteurs ?

Le rédacteur en chef de la Revue Wagnérienne, M. Alfred Ernst, rend compte de la représentation de La Walküre ; je ne touche que quelques points extérieurs.

Dans une mise en scène convenable, je signale de lamentables exagérations ; ainsi, au premier acte, l’apparition, sous le clair de lune d’un jardin anglais éclairé à giorno ; nous ne réclamons pas des merveilles de scénerie, et sommes plein d’indulgence pour le pont de chemin de fer du second acte ; mais, au troisième, l’incendie final est d’une exubérance inouïe ; comme nous l’avions prévu, c’est un luxe de flammes, de fumées, de feux de bengale, et un tapage de machineries, une féerie laide et bruyante qui détourne de la musique l’attention des neuf dixièmes du public, et qui empêche l’autre dixième de rien entendre distinctement à la symphonie.

Rien n’est plus contraire à l’esprit de l’œuvre wagnérienne, à la volonté formelle du maître. Wagner voulait un incendie lointain — au bas et autour du rocher et non au sommet où dort Brünnhilde — et, surtout, aucun autre bruit que celui de sa musique.

Même contre-sens dans la tempête du premier acte : on pouvait se passer des sifflements du vent dans la coulisse. Wagner, quand il voulait, savait pourtant composer musicalement ces effets descriptifs !

Une autre question est celle des animaux. La Tétralogie regorge d’animaux en chair ou en carton : et c’est un effroyable danger. Quelque excellente que soit la machinerie, quelque sérieux que soient les spectateurs, comment ne pas sourire à l’entrée des béliers de Fricka ? et qu’est-ce que ces deux bêtes ajoutent à la beauté de la partition ? Mais Wagner y tenait furieusement ; et l’on sait qu’il se fâcha avec le baron de Hülsen, qui, un jour qu’il était venu exprès à Wahnfried lui proposer de représenter le Ring, lui demandait la suppression du « bétail ».

Certains animaux ont, dans la Tétralogie, un rôle profond, psychologique, indispensable : Fafner, qui est sublime, Alberich, qui est voulu comique, l’oiseau de la forêt, les corbeaux. Mais d’autres, les béliers, Grane, sont purement décoratifs ; alors, puisque, nécessairement et fatalement, ils ratent toujours, quel désastre ! Combien de fois Grane, cette bête de perdition, n’a-t-il pas d’une intempestive ruade troublé, rompu le cours de notre émotion !

A la Monnaie, Grane n’est apparu qu’une fois, au début de la seconde scène du premier acte, et une minute à peine13. Espérons que, peu à peu, toute la ménagerie restera à la cantonnade. Le motif de la Chevauchée me suffit pour me représenter la Chevauchée.

Mais, en somme, quel a été, à la Monnaie, le succès de La Walküre ?

M. Alfred Ernst le dira : un succès décisif, un succès qui établit, sans conteste possible, le drame wagnérien sur la scène française.

La Walküre a remporté à Bruxelles une victoire absolue, et cela malgré les défaillances nécessaires de l’exécution, malgré même l’insuffisance radicale de la traduction. L’expérience de la scène a été, en effet, terrible à l’adaptation de M. Victor Wilder : les hésitations, les illusions qu’on gardait encore à la lecture, au théâtre se sont d’un coup dissipées ; c’est là, sous l’accompagnement de cette extraordinaire musique que l’inanité des paroles doit lugubrement éclater. Non seulement, au point de vue littéraire, la Valkyrie apparaît absolument une autre chose que La Walküre ; mais, au point de vue purement musical, — outre les changements de notes — que sont devenus ces chocs superbes de syllabes qui ne faisaient qu’un avec la musique ? tout a sombré, et nous qui connaissons l’unique, l’incomparable langage du poème wagnérien, nous n’entendons plus qu’un vague flux de mots quelconques, déshonorés, depuis La Harpe, Campistron et Scribe, par tous les fabriquants d’opérette14.

Mais, cette captivante symphonie, la musique demeure, et la Valkyrie gagnera ainsi chez nous la glorieuse carrière qu’a inaugurée la soirée du 9 mars.

Chronique wagnérienne §

La première représentation de La Walküre à Bruxelles marque, comme celle des Maîtres Chanteurs, une date importante dans l’évolution du public. Cette représentation est une victoire pour la bonne cause. Ainsi, un drame de Wagner, difficilement isolable cependant des autres éléments de la Tétralogie, et où des symboles mythiques peu connus, peu goûtés de nous en général tiennent une très considérable place, a été entendu, compris, applaudi ! C’est qu’il y a dans La Walküre une rare plénitude de sentiments humains, de grandes, de puissantes qualités de mouvement scénique, et au milieu d’une luxuriante floraison de mélodies passionnelles, tout un côté pittoresque, un étincelant paysage musical qui a ravi l’oreille des auditeurs.

L’immense intérêt de cette représentation consistait en ceci : quel effet allait produire ce drame, si éloigné (plus encore peut-être que Les Maîtres Chanteurs) de tout ce que nous avons coutume de voir et d’entendre au théâtre ? Comment se présenterait-il, devant un public parisien — et c’était le cas, le 9 mars, à Bruxelles,  —  transposé en langue française, exécuté par des interprètes pour qui un tel art était au demeurant fort nouveau ? Or, je me hâte de le dire, l’effet résultant a été supérieur à ce qu’attendaient les plus optimistes d’entre nous. Chacun des trois actes a soulevé ces bravos prolongés ; le premier surtout s’est achevé dans une tempête d’applaudissements, et, trois fois, les interprètes ont été rappelés par la salle enthousiaste.

L’orchestre, sous la direction si intelligente et si habile de M. Joseph Dupont, s’est tiré à son grand honneur d’une tâche à coup sûr redoutable. Je suis d’ailleurs persuadé qu’au fur et à mesure des représentations, les deux parties instrumentale et vocale du drame arriveront à s’incorporer plus étroitement encore. Si les cuivres laissent à désirer (du moins les trombones et le quatuor des tubas), les cordes sont excellentes, et les violons en particulier ont donné des effets d’un incomparable éclat. Les fragments symphoniques les meilleurs ont été La Chevauchée et L’Incantation du Feu ; j’aurais souhaité l’embrassement de Wotan et de Brünnhilde d’un mouvement un peu plus large, et moins poussé au triple fortissimo ; mais, en somme, l’exécution a été magistrale ; les ovations faites au chef d’orchestre en sont une preuve non équivoque.

Mlle Martini chantait le rôle de Sieglinde. Elle s’y est montrée parfaite, d’une conviction absolue. Elle n’a pas eu une seule défaillance, même légère, et dès ce jour elle prend place parmi les plus remarquables des actuelles tragédiennes lyriques.

M. Engel a fort bien interprété le personnage de Siegmund. Sa voix, sans doute, n’a pas la puissance souhaitable, mais il n’en arrive pas moins à produire des impressions saisissantes : le monologue du premier acte, le chant du Printemps, l’arrachement de l’épée ont remué tout le public.

Mlle Litvinne porte à merveille la cuirasse brillante et le casque ailé de la Walkyrie. Elle a chanté le rôle avec une généreuse vaillance, des qualités peu communes de musicienne et d’actrice. Cette création de Brünnhilde la met nettement et définitivement en lumière.

M. Bourgeois est un Hunding de bonne allure et de solide poitrine ; ou a constaté néanmoins une certaine insuffisance de mimique qui a quelque peu atténué la formidable entrée de la scène deuxième. Enfin, Mme Balensi s’est fait apprécier dans le rôle de Fricka qu’elle a tenu avec beaucoup de noblesse.

J’ai gardé à part M. Seguin, le Wotan de Bruxelles, car cet excellent artiste s’est montré digne d’un éloge sans restriction aucune. Il joue avec une vérité profonde, chante, déclame, accentue en perfection. Du coup, il dépasse les meilleurs d’entre les acteurs allemands qui interprètent aujourd’hui le même rôle, et l’on ne peut le comparer qu’au regretté Scaria. En avance sur tous ses partenaires, il se meut dans cette musique, dans ce drame, avec une souveraine aisance, une entière liberté, un sens admirable de l’action scénique, une complète entente de la pensée wagnérienne.

Oui, nous avons éprouvé un orgueil réel à voir nos artistes faire pareille figure en cette mémorable soirée, à les voir entrer ainsi de plain-pied dans l’art nouveau ! Certes, on pourrait citer tel point d’orgue inutile alanguissant une mordante fin de phrase, tel geste appris dans les conservatoires et venant troubler les développements d’une mimique naturelle ; mais l’ensemble est vivant, chaleureux, infiniment au-dessus de tout ce que nos théâtres nous ont depuis longtemps montré.

Ajoutons que le chœur des Walkyries a été superbe. La décoction riche, bien comprise, mérite d’être spécialement mentionnée ; de plus, la direction de la Monnaie a fait abaisser l’orchestre, et réalisé une convenable obscurité dans la salle. Le public a très bien admis ces modifications aux routines vulgaires, comme aussi l’emploi du rideau s’écartant des deux côtés de la scène.

Les lecteurs de la Revue savent, à n’en pas douter, que mon directeur et moi professons des opinions agréablement différentes sur un grand nombre de points. Ils ne s’étonneront donc pas de me voir féliciter M. Wilder du succès obtenu par sa traduction, —   ce n’est pas une petite affaire que de mouler le vers français sur les rythmes de cette musique — et constater une fois de plus que de tels travaux ont heureusement diffusé la connaissance des poèmes wagnériens.

Un dernier détail : après l’éblouissement final qui termine La Walkyrie, tandis que des acclamations partaient de tous les points de la salle, un coup de sifflet s’est fait entendre, un seul, oh ! petit, petit, et bénin, bénin… Une joie douce nous a envahis soudain : ce siffleur hilare était-il le même que celui qui fonctionna lors de la représentation des Maîtres Chanteurs ? Car vous le savez, il y en eut un !

Ainsi, les siffleurs de Wagner sont un ! à lui seul, il se transporte parallèlement à lui-même de représentation en représentation, et là, unique au monde, dépourvu de toute espèce de pluriel, il siffle tristement. Puis il se disperse en bon ordre, avec l’amère satisfaction du devoir accompli. Vainement il cherche un collaborateur : soliste perpétuel, il ne peut réussir à s’appareiller ; mais rien ne le décourage, et il voue à sa tâche, à l’œuvre de sa vie, les derniers restes d’une voix qui tombe et d’un sifflet qui s’éteint.

Il ne me reste pas assez de place, et moins encore de loisir, pour parler dignement d’une œuvre française, récemment exécutée aux concerts de M. Lamoureux, la Symphonie en sol mineur de M. Édouard Lalo. Ne pouvant en faire ici l’analyse musicale, je me borne à signaler la grandeur du premier morceau, les puissants contrastes du vivace, l’expressivité si émouvante de de l’adagio, et enfin l’extraordinaire finale où les thèmes déjà entendus reparaissent. Cela est du plus bel art, et la musique s’y révèle si colorée, si parlante, — si dramatique par instants — que l’on rêve une trame poétique à cette étrange symphonie, et que l’on maudit une fois de plus le stupide aveuglement de certaines personnalités qui ferment à M. Lalo l’accès de nos théâtres. Jamais l’auteur de Fiesque et du Roi d’Ys n’a montré un style plus ample, et n’a fait entendre des accents plus énergiques ; l’instrumentation abonde en précieux détails, mais elle n’en procède pas moins par franches coulées, avec une largeur symphonique dont nous étions un peu déshabitués aujourd’hui.

Notons encore la belle reprise, à l’Opéra, du Sigurd de M. Ernest Reyer : musique entraînante, virile, qui nous repose de cette funèbre Patrie dont M. Lassalle s’est constitué le chevalier épistolaire… Sigurd est d’ailleurs trop connu et trop admiré de tous les artistes pour que j’aie l’air de le découvrir en 1887, aux environs de l’équinoxe. Mais les retards qu’il a subis avant d’être joué en France, les coupures grotesques qu’on lui inflige, les sottes critiques dont il a été longtemps l’objet, démontrent une fois de plus que la cause wagnérienne est intimement liée aux intérêts des musiciens français, car cette cause est celle de la bonne musique, de la poésie expressive, du drame réel ; en un mot, de l’art sincère et vrai.

Documents de critique expérimentale : Parsifal §

Nur ist’s nicht leicht zu behalten

Und das aergert uns’re Alten !

Meistersinger.

Avant-propos §

Dans un livre récent sur « Richard Wagner jugé en France », M. Georges Servières vient de nous donner des documents qui permettent de se rendre compte du mouvement wagnérien ; quoi qu’aucune critique n’ait présidé au classement des matériaux et que ce livre eût besoin d’être refait avec la préoccupation de grouper les différents mouvements des esprits sous quelques influences générales, on peut dès à présent tirer de la lecture de ce catalogue chronologique cette conclusion que, pas plus chez les défenseurs de Wagner que chez ses ennemis, il n’y a eu aucun effort sérieux pour comprendre son œuvre et le but qu’il poursuivait.

Il est, certes, fâcheux d’attaquer ceux qui ont, jusqu’à présent, soutenu Wagner en France, mais bonne justice a déjà été faite de ses ennemis, et il est trop tard pour parler encore d’eux. De plus, s’il est désormais inutile de défendre Wagner contre ses ennemis, il devient de plus en plus nécessaire de le défendre contre certains de ses admirateurs.

La lutte qui s’est engagée depuis l’apparition des œuvres de Wagner en France jusqu’à leur triomphe, peut s’expliquer ainsi : les uns trouvaient beau ce que les autres ne pouvaient supporter. Tandis que, pendant le second empire, le public courait entendre les opéras de Meyerbeer, d’Auber et de Gounod, des critiques, de jeunes écrivains et même des musiciens cherchaient du nouveau, et, comme Wagner leur en offrait une ample provision, ils se firent ses adeptes. Il s’établit deux courants : les uns, comme Catulle Mendès, madame Judith Gautier, Edouard Schuré, Champfleury, Baudelaire, écrivaient après l’audition des œuvres de Wagner des livres, des articles hyperboliques, où l’on trouvait tout sublime ; les autres, plus modérés par tempérament, comme Gasparini, J. Weber, Reyer et de jeunes musiciens comme MM. Joncières et Saint-Saëns « distinguaient » dans leur admiration, approuvaient tel passage, blâmaient tel autre.

Mais, après la guerre, toute une période de l’art finit brusquement, et le public tourna alors les yeux vers ce qu’on lui avait tant prôné. Ce furent, d’abord, les jeunes élèves d’une nouvelle école de musique, puis la partie la plus éclairée du public, qui s’ébranlèrent. A partir de 1876, on se dirigea vers le théâtre de Bayreuth, et M. ServièresXI va nous décrire, d’après M. Paul Poujaud, l’attitude des spectateurs français : « Vous m’avez dit l’auditoire fasciné au théâtre de Bayreuth par les splendeurs prestigieuses de l’appareil scénique ; le spectateur, subjugué par le drame, réduit en esclavage par le magique pouvoir du poète, ne songe plus à protester. — Alors, plus de ces discussions d’école, mais une impression grandiose et austère, une foi contagieuse, une soudaine simplicité de cœur, une absorption spirituelle de la vision poétique, dont l’âme reste bouleversée, et des jeunes filles qui, devant le prêtre du Graal élevant la coupe de vie, fondent en larmes comme au jour de leur première communion » (p. IX, Préface). — Voilà en effet le tableau des wagnériens de Bayreuth. A Paris, ceux qui veulent entendre du Wagner vont aux Concerts de l’Eden-Théâtre. On peut y entendre uniquement des fragments, des morceaux choisis des œuvres du maître allemand, non pas des œuvres symphoniques, mais bel et bien des œuvres dramatiques, sans décor il est vrai, sans mimique, sans acteur, mais avec la musique et le chant. Tout ce que l’on pourrait accorder, ce serait de faire exécuter dans les concerts tous les passages des drames de Wagner où la mimique, le décor et la parole n’interviennent pas. Mais exécuter, c’est le mot, le « Waldweben », sans décor, sans mimique, montre une véritable inintelligence de l’art wagnérien. Heureusement en France on a déjà protesté, M. Johannès Weber entre autres, contre ces mutilations, dont Wagner s’était déjà plaint à plusieurs reprises. Dans le « Pourtour » du concert, ceux que M. Servières appelle « la vieille garde » contemplent leur victime, et semblent dire au public : « Vois comme nous te sommes supérieurs : nous avons admiré les œuvres d’un musicien allemand, nous l’avons dit et répété, quelques-uns d’entre nous ont même pris la peine de te faire entendre des échos de ses œuvres, et maintenant tu es forcé d’être de notre avis ». Un entrepreneur de traduction semble même avoir pris à tâche de déformer la poésie wagnérienne ad usum Galliæ. Comme il s’adresse au peuple le plus spirituel de la terre, il agrémente le texte du barbare, qu’il traduit. Le trait suivant peut donner un exemple de son procédé : Hans Sachs dit à David : « Souviens-toi que cette claque est le plus beau jour de ta vie ! » en lui donnant un coup sur la tête. Joseph Prud’homme fraternise ici avec Richard Wagner. Ces traductions, par suite, ont obtenu beaucoup de succès auprès du public, qui ne fait plus désormais de différence entre le poème des Maîtres Chanteurs et celui du Trouvère !

Ces efforts multiples ont obtenu leur récompense. Après avoir payé ces droits d’entrés, l’œuvre de Wagner est enfin acceptée par le public parisien. Les auditeurs des concerts Lamoureux s’accoutument aux procédés wagnériens, et leur oreille prend même plaisir (unwillkurlich !) à cette musique si naturellement tonale et si clairement enharmonique, à laquelle étaient déjà parvenus les grands musiciens du moyen-âge et du seizième siècle.

Il ne faut pas négliger ici de parler des œuvres de quelques jeunes musiciens qui ont avec celles de Wagner un faux air de ressemblance, mais qui ont aussi contribué à convertir le public. L’adoption des « motifs conducteurs » n’a pas, semble-t-il jusqu’ici, porté bonheur à la jeune école moderne. Un seul musicien, M. Massenet, a qui M. Ernst reproche d’aller chercher à Bayreuth « quelle dose de demi-vérité et d’émotion moyenne, un compositeur pourrait offrir sans trop de risques au public parisien » a, dans Manon, appliqué avec bonheur le procédé wagnérien de l’union intime de la musique et de la parole, et même tenté une expérience assez délicate pour déterminer les limites où l’une finit et où l’autre commence.

Mais, comme le fait remarquer M. Servières, « au moment où commençait dans les concerts la vogue de Richard Wagner auprès du grand public, c’est-à-dire au moment où le triomphe des œuvres du maître aurait dû suffire à sa gloire, et où semblait se clore l’ère des vaines polémiques quelques partisans de Wagner se sont dits : « Maintenant que l’œuvre de Wagner a triomphé, il serait peut-être temps d’essayer de la comprendre. Par le plus grand des bonheurs, le public semble aimer à présent la musique de ce maître ; il serait peut-être utile de montrer que derrière ce drame et cette musique il y a un Art, dont Wagner a énoncé les principes, et qui n’a rien de commun avec les autres. »

Il n’en fallut pas plus. Toute « la vieille garde » s’est irritée de voir sa digestion des œuvres de Wagner interrompue, et, comme on peut le voir chez M. Georges Servières : « Das aergert uns’re Alten ! » Ce que M. Schuré a très bien traduit par ces deux vers :

Cela fâche la confrérie
De nos bons vieux !

M. Adolphe Jullien, dans son étude superficielle de l’œuvre de Wagner, à propos de la fameuse phrase que Wagner prononça après la première représentation de la Tétralogie, « Et maintenant, messieurs, vous avez un artXII ! » donne cette appréciation : « Quelle déplorable manie de parler ! a ces mots, qui sonnaient étrangement dans le pays de Bach et de Beethoven, d’Haydn et de Mozart, de Weber et de Schumann, l’auditoire resta interloqué. » Il n’y a pas que l’auditoire qui soit resté interloqué. Tous les wagnériens français, pour ne parler que de ceux-là, en sont demeurés au même point, et, comme M. Jullien, attribuent cette phrase de Wagner à un orgueil excessif.

Il est temps, une fois pour toutes, de discuter cette question, d’où dépend l’avenir de l’œuvre wagnérienne.

Presque tous ceux qui s’occupent aujourd’hui de Wagner, le considèrent comme un artiste puissant, inventeur de nouveaux procédés qui rendent ses drames meilleurs que ceux des auteurs précédents. C’est pour eux une sorte de Berlioz, plus savant et plus dramatique, un successeur de Glück et de Beethoven. Or, il faut savoir ce qu’on entend généralement par un « artiste » : c’est un être créé uniquement pour produire et non pour penser ; quand il a le malheur de réfléchir avant d’agir, il lui arrive ce qui est arrivé, d’après M. Ernst, à Wagner pour Parsifal : « Que faut-il conclure de Parsifal ? que Wagner a « voulu faire une œuvre chrétienne ? Non ; qu’il l’a faite ? Oui… » ou bien, à propos de Tristan : « Peu me soucie que Wagner, philosophe, ait songé à l’anéantissement, à l’effacement de la personnalité dans l’inconscience infinie ; en dépit de tout, et de l’auteur lui-même s’il le faut, le chant final d’Iseult est le chant de l’amour immortel, l’hymne des âmes réunies à jamais. » Il est bien étonnant que ceux-là même qui définissent ainsi l’artiste, aient fait de Wagner leur maître de prédilection, quand ils avaient à portée de leur esprit Berlioz, qui n’avait pas de théories arrêtées, qui produisait suivant son inspiration, tantôt bien, tantôt mal, mais sans savoir pourquoi : celui-là est le véritable artiste selon leur cœur.

Quelques rares partisans de Wagner pensent d’une autre façon. Nous citerons surtout M. Houston Stewart Chamberlain, qui, s’il laisse de côté quelques parties importantes de l’œuvre de Wagner, comme les idées politiques et religieuses de ce penseur, a néanmoins été chercher la compréhension de Wagner à la seule source où elle se trouve, dans ses œuvres théoriques, en un mot dans cette série de traités sur l’art, qui remplit ses « Gesammelte Schriften ».

M. Ernst, dans l’article que nous avons cité, dit à propos des théories de Wagner : « Tous citent des textes, qui, pareillement, leur donnent raison. Ces recherches ne peuvent donner des certitudes : les anecdotes, les citations d’entretiens ou d’ouvrages sont insuffisantes, contradictoires souvent. » M. H. S. Chamberlain a montré ce qu’on pouvait faire en examinant critiquement ce qu’a écrit Wagner, et il a démontré à ceux qui ne l’avaient pas lu, les lourdes fautes qu’ils commettaient. Que les idées de Wagner aient changé, soit ; mais elles ont changé à des dates fixes, auxquelles correspondent différentes œuvres.

Les idées qu’il avait, lors de Lohengrin, sont toutes différentes de celles qu’il avait lors de la représentation de la Tétralogie ; mais deux dates correspondent à ces deux idées. Les anecdotes, les citations d’entretiens sont contradictoires, nous le voulons bien. Mais il existe une science, la critique des textes, qui détermine la provenance des œuvres littéraires, les conditions au milieu desquelles elles ont été produites : c’est le cas ou jamais de l’utiliser, et de ne pas se priver, par paresse, d’une source importante de renseignements. On peut, en résumé, poser cette loi : ce que Wagner a écrit à une époque, les drames qu’il a composés dans le même temps, tout cela provient de la même inspiration, et l’on ne peut comprendre les uns sans connaître les autres. Quelques rares Wagnériens, en Allemagne, travaillent d’après ces principes et leurs recherches critiques donneront certes des résultats plus utiles que toutes les admirations et tous les emballements de nos wagnériens de France.

Il faut aussi s’entendre sur ce mot de » Wagnérien ». Il est certain que nul n’est obligé d’être wagnérien, mais il n’est pas moins vrai que tous ceux qui prétendent à ce titre sont tenus de connaître Wagner et son œuvre, et de partager ses idées. De complètement wagnérien, il n’y avait que Wagner lui-même qui pût l’être. Pour notre part, par exemple, nous ne pouvons partager ses théories trop sentimentales sur la vivisectionXIII mais il ne faut pas pour cela négliger de connaître ses idées à ce sujet, parce qu’elles expliquent un des côtés de son caractère et de son œuvre.

Nous ne sommes donc pas complètement wagnériens, mais ici comme dans toutes les questions, il s’agit de plus ou de moins, et nous pouvons dire que ceux qui ne voient en Wagner qu’un artiste inconscient, ceux-là sont aussi peu wagnériens qu’il est possible de l’être.

Nous sommes au contraire quelques-uns qui pensons que, si Wagner a jugé à propos d’excuser en quelque sorte auprès de ses auditeurs de la première heure son mot : « Vous avez un art ! » s’il les a jugés incapables de comprendre sa pensée, il n’en est pas moins vrai que ce cri de triomphe, qui s’est échappé de ses lèvres, est le seul qui émanât de sa pensée et le seul qu’il eût le droit de pousser.

Si l’on admet donc que Wagner est un penseur en même temps qu’un artiste, il faut, avant d’étudier une de ses œuvres, rechercher la genèse des idées qui l’ont amené à la produire.

Dans la lettre intitulée « Zukunftsmusik »XIV (tome VII, p. 125), qu’il adressait à un ami de France, Wagner expose comment il fut amené à concevoir l’œuvre qu’il devait réaliser ensuite. « L’artiste, dit-il, se voit parfois forcé d’employer, pour exprimer ses idées, un organe destiné, dès l’origine, à des buts différents du sien. Obligé de m’avouer que je me trouvais dans une situation pareille, force a été pour moi, à une certaine époque de ma vie (1849-1850), de faire une halte dans une carrière de production plus ou moins spontanée, il m’a fallu de longues réflexions pour sonder les motifs de cette situation énigmatique et m’en rendre compte… »

C’est seulement à partir de ce moment que Wagner voulut créer un art, et ce n’est qu’en 1876, quand il l’eut réalisé, qu’il put dire : « Maintenant, nous avons un art ! » — S’il fallait admettre, selon l’interprétation de M. Jullien, que c’est de l’art allemand que Wagner a voulu parler, Wagner aurait mis la race allemande au-dessus de toutes les autres races humaines, car il l’a dotée d’un art qui perfectionne ceux qui l’étudient et se l’assimilent, et qui donne aux sens de l’homme susceptible de le percevoir, une supériorité artistique incomparable. A qui pourra-t-on faire croire que, lorsque Wagner s’occupe de la perception de l’œil ou de l’oreille, il ne s’intéresse et ne veut parler que de l’ouïe et de la vue allemandes ?

Il est incontestable, croyons-nous, que Wagner, tout en spécialisant son art en Allemagne par l’importance qu’il a donnée au rythme particulier de la parole, a destiné son œuvre à l’humanité tout entière, à la perception de tous.

Dans le volume IV, p. 95, on voit comment Wagner a voulu qu’on perçût son œuvre. Une fois en face du drame, le spectateur doit se laisser aller aux différentes impressions qu’il reçoit ; il doit être simplement l’esclave de ses sens, de ce que Wagner appelle « Gefühle », avec qui l’œuvre d’art doit être en communication immédiate. Ces différentes impressions passent par les sens et arrivent au cerveau : c’est la que s’opère ce que le maître a appelé la « Gefühlswerdung des Verstandes », c’est-à-dire l’intelligence sensuelle de l’œuvre. Voici le texte même : « Devant l’œuvre dramatique représentée, le rôle de la compréhension qui analyse n’a rien à fairer car, dans la perception, après qu’elle a atteint sa plus grande étendue, il s’établit un repos, qui nous amène sans effort (unwillkürlich) à la compréhension de la vie. Dans le drame, c’est la perception qui doit nous conduire à la science » ; et autre part : « Dans le drame, dit-il, nous devons devenir sachants par le sentiment. La compréhension (Verstand) nous dit : « Cela est maintenant », tandis que la sensation (Gefühle) nous a dit : « Cela doit être ».

Beaucoup d’auditeurs actuels de l’œuvre de Wagner bénéficient de ces phrases, qui leur permettent de ne pas étudier avant d’écouter. Si l’on observe autour de soi, on s’aperçoit cependant que Wagner n’est pas parvenu à faire comprendre son œuvre par sa seule manifestation, et que cette œuvre d’art de l’avenir, ne pourra bien être comprise que par les auditeurs de l’avenir, dont la perception (Gefühle) sera débarrassée de tous les obstacles qui nous embarrassent aujourd’hui et sera formée et non déformée (gebildet, verbildet). Alors sera atteint le but que Wagner disait à Berlioz, lequel n’y a rien compris : « Mon but était de montrer la possibilité de produire une œuvre d’art, dans laquelle ce que l’esprit humain peut concevoir de plus profond et de plus élevé fût accessible à l’intelligence la plus ordinaire, sans qu’il fut besoin de la réflexion ni des explications de la critique et c’est cet essai que j’intitulai l’œuvre d’art de l’avenir.

Notre objet dans cette étude est de suivre dans le drame de Parsifal cette perception des sens et d’arriver par elle à la compréhension de l’œuvre.

Après avoir montré ce que l’œil et l’oreille perçoivent devant la scène de Bayreuth, nous joindrons leurs résultantes et nous pourrons alors étudier critiquement le sens de l’œuvre. Cette étude se divisera donc en deux parties : le Gefühle (sensation) et le Verstand (compréhension).

Gefühle §

Nous pouvons dire en France que nos auteurs à la mode ont le public qu’ils méritent, et que le public mérite et au-delà les auteurs dramatiques qu’il paie. Les uns et les autres ont un théâtre à la portée de leurs œuvres ou de leurs appétits ; les auteurs sont généralement incapables d’imposer un enseignement, une vérité au moyen de l’art ; le public n’est pas susceptible d’accepter la réalité dans l’art non plus que l’art dans la réalité. Tout est factice et faux, et l’appareil théâtral suffit à rendre fausses les vérités les plus saisissables.

Le critique marque les oscillations de la mode entre le public et les auteurs, et ne juge sévèrement les derniers que pour plaire au public, n’ayant ni le courage, ni la sagesse de comprendre que le légitime objet de la préoccupation incessante du critique, ce doit être le public.

Wagner supprime, annihile le public, non seulement vis-à-vis de l’œuvre, mais surtout vis-à-vis du public lui-même ; il le met à portée de son œuvre, l’absorbe et le domine au point de lui imposer des synthèses psychologiques moins accessibles que les vérités communes qui effraient tant chez nous. Sa vérité prend la forme d’une illusion pour mieux nous pénétrer, et les données les plus abstraites de la philosophie wagnérienne nous sont manifestées avec une puissance de réalisation dont rien n’approche et dont rien n’a jamais pu approcher.

Wagner a lui-même indiqué les principales différences qui séparent aussi complètement que possible son théâtre de drame de nos salles de spectacle et de soirée. Nous ne voulons ici que rappeler quelques-uns des procédés au moyen desquels le public, qui est presque tout dans notre théâtre, se trouve réduit, à Bayreuth, à un ensemble de quelques facultés désindividualisées15 et orientées vers la plus complète perception. Wagner veut en effet que l’œuvre dramatique se révèle à l’auditeur sans autre intermédiaire que les sens. Tout d’abord il faut isoler l’attention de tout ce qui n’est pas l’objet de la manifestation artistique et, la sensibilité ainsi orientée de toutes parts, la subjuguer en l’enveloppant, et l’absorber en s’imposant à elle.

Pour isoler l’attention et fixer le regard, l’obscurité se fait progressivement dans toute la salle : on ne voit plus ses voisins, et le seul fait qui frappera désormais le sens optique sera le rectangle lumineux de la scène. Nous croyons superflu d’insister sur les profondes différences qui distinguent, à ce point de vue, d’abord l’optique du Wagner-Théâtre de tous les autres, et ensuite son public de tout public incapable d’accepter cette condition si contraire à nos habitudes anti-artistiques.

D’autre part, le silence s’établit graduellement avec l’obscurité ; mais, tandis que l’œil reste dirigé forcément sur un point précis, ce qui est un élément d’absorption esthétique, l’oreille est désorientée16 par le silence d’abord, puis par l’incertitude où elle est maintenue au sujet de l’origine du son, qui lui est dérobée avec autant de soin que l’impression lumineuse lui est fixée.

Il semble que notre organisme perd pied, pour ainsi dire, dans ce vide, dans cette détente qui lui est imposée ; il en résulte une sorte de gêne, à la fois une tendance à nous reculer vers le plus profond de nous-même, et une impulsion à saisir avec avidité les premières impressions qui se présenteront. L’expérience constate facilement cette double oscillation : d’abord, l’obscurité nous gêne peu à peu, et ne pouvant supporter de « voir » là où tout se dérobe à notre vue, nous fermons les yeux instinctivement, c’est-à-dire que nous fuyons une cécité imposée, pour nous réfugier dans une cécité voulue, naturelle, connue. C’est le premier mouvement de recul de notre sensibilité déjà entreprise par l’action matérielle de l’obscurité.

Puis, de ce silence encore interrompu çà et là par le bruit des étuis de lorgnette que referment quelques rares visiteurs indélicats et par les petites toux que provoque irrésistiblement le silence ou l’obscurité dans toute assemblée et qui sont comme autant de protestations partielles contre l’envahissement trop général de toutes ces vitalités neutralisées, de ce silence, disons-nous, monte rapidement comme un besoin de plus en plus sensible d’entendre (plus encore que voir), et dès que du fond de l’« abîme mystique » s’étirent peu à peu les premiers sons du prélude, on sent dans tout le public une appréhension, une tension directe de toutes les facultés esthétiques, et le silence semble plus absorbant encore autour de ces sonorités surprenantes et si avidement attendues. Puis les rideaux s’écartent et les impressions matérielles objectives nous frappent en plein regard ; jusqu’à la fin, l’œil et l’oreille convergeront sous l’action dramatique doublement révélée, et s’adressant à nos sens de façon à s’approprier le maximum de pénétration de l’un et de l’autre. Nous avons dit qu’autant l’œil était orienté vers la lumière, autant l’oreille était égarée sur l’origine du son. La nécessité de cette double condition sera facile à saisir si l’on remarque que l’objet de nos perceptions visuelles appartient invariablement à l’action, c’est le personnage, c’est le décor ; tandis que pour l’audition, l’objet, c’est l’orchestre qui tient tant de place chez nous, et qui est absolument écarté à Bayreuth. Wagner a supprimé l’orchestre et n’a laissé que le son. Nous dirons, pour résumer et pour préciser, que la vue est objectivée, et l’audition subjectivée. Cette condition est manifestement cherchée, et le but est parfaitement atteint, comme chacun a pu en faire l’expérience. La révélation matérielle, visible, acquiert le maximum de localisation objective et de vie, de présence extérieure ; d’autre part, la révélation intrasensorielle et subjective devient complètement intérieure. Et tandis que l’action dramatique, dans sa portée psychologique, c’est-à-dire par la sonorité expressive du mot et du motif, semble nous pénétrer et se perdre en nous, notre moi, par réaction fatale, se prend à vivre, à son insu, la vie du drame et à évoluer, dans sa compréhension subjuguée, selon le devenir déterminé de l’œuvre.

Nous voyons donc la susceptibilité auditive et visuelle naturellement préparée, mais l’effet est encore accentué dans son intensité par quelques combinaisons architecturales des mieux appropriées.

L’ensemble de la scène paraît plus grand qu’il n’est en réalité. La raison en est simple et nous renvoyons à tous les traités de physiologie pour l’explication du phénomène dans lequel un carré lumineux détaché sur fond noir paraît plus grand qu’il ne devrait : ajoutons que, les dimensions du tableau grandissant, l’intensité de la lumière qui y est répartie devrait diminuer proportionnellement ; mais l’obscurité presque absolue qui entoure la scène fait encore paraître la lumière assez vive, bien que toujours douce et fondue.

En même temps que l’ensemble grandit, chaque détail grandit, et d’autres illusions viennent s’ajouter à la première. L’irradiation lumineuse de la scène, resplendissant au milieu de l’obscurité, augmente surtout les dimensions dans le sens de la largeur et de la hauteur. Il nous reste la troisième dimension, la profondeur, c’est-à-dire la notion de distance par rapport à nous. Nous n’avons, pour l’œil, que des mesures angulaires, et, d’autre part, nous ne pouvons connaître qu’un homme, par exemple, est plus ou moins grand que nature qu’en estimant sa hauteur angulaire et en la jugeant d’après la distance à laquelle il nous semble placé. Remarquons en passant que ce rapport de la hauteur apparente à la distance est le fondement de toutes les illusions sur la dimension et que la notion de distance devient de plus en plus pénible à maintenir dans sa rectitude quand l’œil est obstinément ramené dans la même direction et qu’il est privé par conséquent du contrôle d’autres visions différentes. Dans le théâtre antique, en plein air, dans l’amphithéâtre, les points de repère abondaient et la notion de distance se maintenait toujours sensiblement juste malgré la chaleur et la lumière. Aussi devait-on exagérer la hauteur apparente du personnage. A Bayreuth, c’est forcément le contraire qui a lieu ; les personnages, souvent nu-pieds, conservent leur taille naturelle, mais ils nous paraissent vus à une distance plus grande que la distance réelle, et, comme nous les voyons dans leurs dimensions vraies, ils nous semblent plus grands qu’ils ne devraient être.

Comment se produit cette illusion sur la distance ? Cette illusion est double. Tout d’abord, l’horizon est déterminé par la convergence en un point de toutes les lignes sur lesquelles est échafaudée la perspective de la salle et de la scène. Quand les rideaux s’écartent, les grandes travées rectangulaires, qui forment comme autant de larges diaphragmes dans la salie, s’éclairent faiblement. Si elles étaient de mêmes dimensions, la perspective serait normale, et nous ne serions pas égarés sur la hauteur et l’éloignement de l’horizon ; or, elles augmentent de hauteur et de largeur à mesure qu’elles s’éloignent de la scène, et, par conséquent, la convergence des lignes qui les sous-tendent a lieu plus tôt ; l’horizon s’approche, c’est-à-dire que tout semble s’approcher de lui, et cependant les dimensions des personnages ainsi reculés ne diminuent pas, ce qui provoque en nous l’illusion d’un monde plus grand que nature. Il y a là un trouble de notre perspective oculaire, trouble qui retentit sur toutes nos appréciations de distances.

En second lieu, il existe une mesure de distance directe, indépendante de l’horizon de la perspective, c’est la droite qui va de l’objet regardé à nous, selon le terrain qui est sous nos yeux. Il s’agissait de faire paraître cette droite plus longue que nature. La distance de l’objet à nous se mesurera pour notre œil par la trace que laisse, en coupant le terrain, un plan mené par l’axe vertical du personnage et la droite menée de son pied à notre œil. Cette trace reposera successivement sur la scène, le proscénium, le toit de l’orchestre et les rangs de fauteuils qui nous pré cèdent. Il n’y a d’illusion possible ni sur la scène, ni sur le proscénium qui la prolonge, ni dans l’espace occupé par les spectateurs en avant de nous ; l’illusion est produite grâce à la forme convexe du toit de l’orchestre qui présente un développement plus grand que n’offrirait un couvercle plat à trace rectiligne, recouvrant cependant un même espace17.

En résumant, nous voyons une action triple concourant, de façon assez complexe, à l’agrandissement surhumain du personnage : la perspective des arceaux rectilignes faisant paraître tout plus éloigné, c’est-à-dire plus près de l’horizon ; la convexité du toit de l’orchestre écartant encore la scène de nous, tout en recouvrant l’abime mystique, en tamisant les sonorités ; et l’illusion accentuée dans tous les sens par l’éclat isolé de la scène au milieu de l’obscurité ambiante, sans que les personnages aient rien perdu de leurs dimensions, bien qu’ils semblent devoir paraître plus petits. Toutes ces illusions s’imposent à des yeux constamment fixés sur les mêmes points, et facilement dominés.

De là leur taille surhumaine, à laquelle nous devons reconnaître que les voix, quoique puissantes et belles, ne sont pas proportionnées. L’optique est en effet meilleurs que l’acoustique à Bayreuth, sauf cependant vers le haut de l’amphithéâtre et surtout aux galeries d’où l’on entend merveilleusement la partie orchestrale surtout, où les voix portent davantage, mais d’où la perspective est déjà faussée, comme cela se montre surtout aux deux tableaux du Gral. Néanmoins, de partout l’effet est produit. Wagner semble avoir pensé que la meilleure manière de se composer un public était de forcer l’attention et de commander la pénétration sensorielle au moyen d’un appareil théâtral capable d’agir sur n’importe quelle organisation ; l’on sait d’ailleurs que le théâtre de Bayreuth a fait plus de conversions que les écrits les plus convaincus.

(A suivre).

Préface à Lohengrin §

Montsalvat ! — Le Moyen-Age avait rêvé ce lieu mystique. En la piété de sa fière songerie, il y avait placé le joyau du divin sacrifice, une relique merveilleuse, deux lois sanctifiée : il avait voulu que la coupe où s’épandit le sang invisible du Christ, par l’immolation des paroles prononcées à la Cène, fût aussi le précieux vase où Joseph d’Arimathie recueillit le sang visible du Dieu mort sur la croix. Cette coupe, ce Gral, les anges le remirent un jour aux mains du chevalier Titurel. Et, pour abriter le trésor incomparable, Triturel construisit un temple sur une cime élevée ; et il nomma ce lieu La Montagne de Salvation —  -Montsalvat.

Et dès lors, des héros chevauchèrent par val et par colline, ardents à la Quête du Gral, ardents à trouver le chemin du sanctuaire, à mériter surtout d’être choisis pour sa garde. Soldats de justice, ils protégeaient les faibles, châtiaient les impies. Prédestinés aux fonctions séraphiques, ils s’efforçaient de triompher des tentations, de tuer le péché, d’asservir en eux la chair. L’enfer leur opposait son embûche ; ces épreuves redoutables leur étaient réservées. Mais, vainqueurs des sortilèges et des monstres, affermis dans la foi, fortifiés dans la bravoure, consacrés dans la chasteté, ils atteignaient les bois augustes où les arbres portent des fruits éclatants, où les lys très purs croissent en floraisons géantes, et voyaient luire, au-delà des troubles feuillages, les marbres et les ors de Montsalvat. Ils arrivaient, saisis d’un ravissement sans bornes, franchissaient les portiques vermeils, revêtaient les blanches tuniques et les hauberts d’argent ; prosternés sur le parvis, dans la fulguration des voûtes éblouissantes, sous un cantique d’enfants pareils aux anges, ils éprouvaient dès ce monde les joies de la céleste Patrie.

 

C’est de cette région bienheureuse qu’est venu Lohengrin, le chevalier au cygne, le fils de Parsifal. Le sublime prélude du premier acte nous la fait entrevoir ; le motif du Gral, né aux plus sereines hauteurs de l’instrumentation, semble descendre vers nous par degrés, avec le vol des anges qui portent la sainte relique. Le thème se répète, toujours élargi, jusqu’à ce qu’il sonne triomphalement, avec une resplendissante majesté, dans l’énorme explosion des cuivres. Puis un decrescendo suave, empreint d’une mystique mélancolie, ramène les aériens accords du début : les anges disparaissent, le paradis aperçu se referme.

La scène d’exposition qui ouvre Lohengrin rappelle, par son ampleur, les drames historiques de Shakespeare. Rien de grand comme cette cour plénière tenue en rase campagne, sur le bord du fleuve, par Henri l’Oiseleur, roi de Germanie et suzerain de Brabant.

La musique, il est vrai, reste au-dessous de la conception poétique ; mais nos regrets sont de courte durée, car, dès l’entrée d’Elsa, la mélodie atteint ce degré de richesse qui a fait la fortune de l’œuvre dans toute l’Europe musicale. Alors, les beautés se succèdent, selon la plus étonnante des progressions : le rêve d’Elsa, l’appel du héraut, deux fois répété dans un mortel silence de l’orchestre et des chœurs, l’invocation fervente de la vierge par tous abandonnée, l’apparition de la nacelle sur les méandres lointains du fleuve, la stupeur, l’allégresse de la foule, traduites en un double ensemble choral d’une animation prodigieusement réelle ; puis l’adieu au cygne, l’interdiction faite à Elsa par Lohengrin, l’ouverture du champ clos, le combat, la victoire.

Mais ces choses sont connues, dans leur intime détail, par toutes les personnes tant soit peu familiarisées avec les œuvres de Wagner. Il en est de même du deuxième acte, si puissant, déjà si hardi, et enfin de ce troisième acte, de cette longue merveille qu’on ne peut se lasser d’admirer. Je sais bien qu’il est des wagnériens très convaincus pour lesquels Lohengrin est une œuvre « bâtarde », remplie de « mélodie italienne », et, par conséquent, indigne d’être prise au sérieux. En vérité, voilà un zèle bien étrange ! Parsifal et La Tétralogie ne suppriment aucunement Lohengrin ou Tannhæuser, pas plus que ce même Lohengrin ne fait tort au Freischütz. Ce sont là ces œuvres profondément différentes, venues chacune à leur moment, et réalisant, chacune, un genre spécial de perfection.

Qu’il y ait un certain nombre d’italianismes dans Lohengrin, cela est hors de doute ; mais ces légères taches ne comptent pas, en présence de tant de nobles inspirations, d’une si belle surabondance de poésie. Si le premier prélude est l’un des plus radieux fragments symphoniques de Wagner, le récit du Saint-Gral, qui d’ailleurs est dérivé de ce prélude, demeure l’une des pages les plus hautement suggestives que le maître ait écrites. Voilà qui ne vieillira point. Toujours, lorsque le chevalier au cygne, l’œil empli des clartés surnaturelles, commence d’évoquer devant nous la vision de Montsalvat, nous ressentons le frisson sacré que donnent seules les œuvres supérieures. Au début du troisième acte, dans les jubilantes fanfares qui s’échappent de l’orchestre en tumulte, nous ne cesserons pas de voir étinceler des armures, s’éployer des pennons et des bannières, s’agiter des multitudes en la royale magnificence des noces. Peu soucieux d’une cadence banale, nous écouterons avec attendrissement l’incomparable début de la grande scène d’amour : « Les chants se sont éteints… nous sommes seuls, bien-aimée ! seuls — pour la première fois depuis notre rencontre… » Le drame est tout symbolique, je l’avoue, mais la poésie en est assez expressive, assez vivante, pour être immédiatement comprise, et personne n’y demeurera indifférent. Wagner lui-même, du reste, a pris soin de fixer les symboles en de parlantes images. Ainsi, aux questions d’Elsa, Lohengrin répond par cette strophe : « Ne respires-tu pas avec moi les suaves parfums de la nuit ? Oh ! comme ils charment doucement tout notre être ! Mystérieux, ils viennent vers nous dans l’air… et nulle question ne monte à mes lèvres, lorsque je m’abandonne à leur enchantement… »

Ce symbole de Lohengrin, il me faut y toucher, en quelques lignes du moins. L’intérêt de la pièce repose sur un conflit moral qui se noue et se dénoue dans l’âme d’Elsa. Lorsque Lohengrin s’est offert à combattre pour la jeune fille accusée, il lui a posé une condition, une seule : « Jamais tu ne me demanderas qui je suis, ni d’où je viens. » Elsa accepte sans hésitation : mais bientôt les paroles empoisonnées d’Ortrude portent le trouble dans son cœur ; la curiosité féminine s’éveille en elle, un violent désir lui vient de mieux connaître le mystérieux étranger, de savoir le nom, l’origine du héros dont elle va être l’épouse. Et, dans la chambre nuptiale, sa tendresse se fait plus inquiète ; en vain Lohengrin lui rappelle le serment qu’elle a prononcé, la prie, la conjure de chasser le doute, d’avoir confiance, de ne pas perdre la candeur de son amour. Elle pose la question fatale ; tout est fini, le bonheur ne peut exister désormais. Lohengrin révèle son nom, devant le roi et le peuple assemblé. Il dit sa mission, son titre ; il dit le Gral environné de splendeurs, et la sévère loi qui oblige tout chevalier du Gral à s’éloigner des lieux où son nom cesse d’être inconnu. Mais son âme se brise de douleur à la pensée d’Elsa… hélas ! l’épouse tremblante déplore inutilement sa faute : au loin, sur le fleuve, le cygne merveilleux reparaît, conduisant une nacelle ; Lohengrin monte dans la barque, et bientôt il s’est effacé polir toujours aux yeux mourants de l’abandonnée.

Ainsi, le bonheur reposait sur la confiance, sur la foi ; mais le doute est venu : le doute a tué l’amour, et avec l’amour le bonheur. Car l’amour exige une confiance absolue, une foi illimitée. Elsa, c’est la femme, curieuse, prompte à l’oubli, tendre cependant, aimante, et fragile d’âme et de corps. Elsa aimait, une tentation l’a perdue : elle doute, elle meurt d’avoir douté.

Il y a là un ressouvenir de l’Eve biblique, et, non moins, une analogie visible avec le mythe immortel de Psyché. Autre chose encore est dans Lohengrin : ceux que le symbole n’effraie pas y verront une allusion à certains dogmes grandioses de la foi chrétienne. Lohengrin vient de la sereine contrée où resplendit le Gral ; il est poussé par le désir de défendre l’innocence opprimée, davantage encore peut-être par une secrète nostalgie des humaines tendresses. Il quitte la félicité et la gloire pour secourir Elsa, pour vivre auprès d’elle, pour partager ses peines et ses joies, pour l’aimer.

Je termine ici ces notes hâtives sur Lohengrin. Haute est l’œuvre que nous allons connaître et applaudir en France, après l’avoir désirée bien longtemps ! D’une inégalée séduction musicale, elle est large, je le répète, par la poésie profonde et par la portée du sujet. Ce n’est pas sans une réelle émotion que nous saluons ici ces jours de Lohengrin, souhaités à tant de reprises, attendus pendant de si nombreuses années. Les wagnériens de toute opinion ont soutenu la bataille ; voici que le succès enfin leur arrive, voici que des œuvres de vérité vont enfin être représentées sur nos scènes. C’est une évolution qui commence, une période nouvelle qui s’ouvre : elle sera grande et féconde pour l’art français.

Mois wagnérien de Paris §

6 Février : Concert Colonne : Scène religieuse du 1er acte de Parsifal.

6 Février : Concert Lamoureux : Prélude, 1re et 3e scènes du 1er acte de la Walküre ; ouv. de Tannhæuser.

13 Février : Concert Colonne : Scène religieuse du 1er acte de Parsifal.

13 Février : Concert Lamoureux : Ouv. de Tannhæuser.

13 Février : Ouv. de Rienzi ; Waldweben ; Marche de fête.

27 Février : Concert du Conservatoire (dir. Garcia) : Récit et chœur des Pèlerins.

20 Février : Ouv. de Rienzi ; Waldweben ; Marche de fête.

Correspondances §

LONDRES. — La Société Wagnérienne de Londres a commencé le nouvel an avec courage et bon espoir. Nous avons à présent cent soixante-dix associés dont la plupart sont très connus dans le monde musical. Nous espérons augmenter ce nombre jusqu’à mille pendant l’année afin de pouvoir enfin donner des représentations, ou bien même une représentation d’un drame wagnérien : ce n’est pas la bonne volonté qui nous manque, mais l’argent. La Société s’occupe aussi de fonder un journal wagnérien qui doit paraître tous les trois mois seulement, car, quoique la Revue Wagnérienne soit bien connue en Angleterre il nous manque un journal anglais qui soit à nous.

Les affaires wagnériennes ne marchent pas trop vite ici. Bien que Carl Rosa ait repris Lohengrin, bien que M. Heuschel, dont les beaux concerts n’ont pas rencontré le succès qu’ils méritaient, ait espéré conquérir avec un programme wagnérien une salle comble, le grand imprésario wagnérien qui aura le courage de nous donner les chefs-d’œuvre du maître n’est pas encore apparu sur notre horizon.

En attendant voici la liste des nouveautés que M. Mapleson vient d’annoncer pour sa prochaine saison ; Orfeo, Nozze di Figaro, Flauto Magico… Et ainsi de suite. Priez pour nous.

III §

Notes et nouvelles §

Le patriotisme : allons-nous voir encore, à propos de Lohengrin, surgir cette funèbre plaisanterie ?

Deux pays, la France et l’Allemagne, sont en présence, deux pays unis par un séculaire échange d’idées et d’efforts, un jour séparés par une guerre folle et à jamais détestable : mais la paix a été faite, les anciennes relations, si amicales, ont été retrouvées ; depuis des générations, c’était, entre les deux, une réciprocité de salutaires influences, un constant retour, au-dessus des rives du vieux Rhin, de ces choses intellectuelles et morales dont vivent les peuples ; à grand peine donc, et malgré les fanatismes un instant renouvelés, l’œuvre de mutuelle régénération est reprise ; et voilà que l’un de ces pays enfin a produit l’œuvre qui résume son âme, l’artiste absolu lui est né en qui aboutissent les qualités nationales éminentes, l’homme par excellence dont l’œuvre résume toutes les aspirations d’une race ; à son tour, ce pays offre à l’autre, à travers les frontières, ce magnifique tribut d’idéalité nouvelle : appartient-il à quelqu’un de protester ?

Est-ce à ceux dont la guerre est le métier ? à ceux qu’angoissent la cote et le tarif du foyer de la danse ? ou à ceux qui se sont voués à la popularisation des ritournelles de M. S. ou M. X. ?

S’opposer au mouvement nécessaire des choses, il y a là une folie, ou un crime de lèse-humanité.

L’œuvre de Richard Wagner est une rénovation artistique qui nous arrive ; la France a livré à l’Allemagne, pendant des siècles, le trésor de ses idées : l’Allemagne aujourd’hui a donné naissance à l’ouvrier miraculeux dont l’œuvre nous enrichira. Dans une affaire de civilisation, il n’y a pas plus de place pour une affaire d’uniforme que de boutique.

Des hommes qui de longtemps ont fait beau jeu de maint sot préjugé, de mainte tradition vénérable, adorent obstinément cette dernière idole du faux patriotisme. C’est une hypocrisie dont nous souffrons, dont nous rougissons et que nous renierons, si le titre de wagnéristes a bien le sens de disciples de la vérité.

La question de chez-soi n’a rien à faire ici. La musique française n’a pas produit d’art ? soit : il n’y a pas d’art musical français. Et attendons, espérons en l’avenir. — Un an est né en Allemagne ? tant mieux pour l’Allemagne ; et vive cet art, puisqu’il est un art !

La première représentation de Lohengrin va être donnée. Au point de vue de l’introduction en France de l’œuvre wagnérienne, cette représentation est un événement considérable.

Certes, nous ne sommes pas de ceux pour qui l’art est tout entier sur les planches, et la valeur d’une partition nous séduit en-dehors des mérites de Mademoiselle Malten ou de M. Van Dyck ; mais, auprès du grand public, le théâtre porte seul. Le succès de concert est forcément restreint à un public limité ; les succès wagnériens de MM. Colonne et Lamoureux (et n’oublions pas M. Pasdeloup, le glorieux initiateur !) s’arrêtent au public spécial, lettré et artistique, dont en réalité le jugement seul a encore quelque importance, mais qui reste étranger à la foule ; le succès de l’entreprise théâtrale de l’Eden-Théâtre sera décisif18.

Quelle en sera l’issue ? on le saura bientôt. Il est seulement terrible de songer qu’il suffit de dix siffleurs résolus pour arrêter toute une série de représentations, et que, parmi les meutes d’anti-wagnéristes qu’a soulevés, il y a un an, la nouvelle des représentations de Lohengrin à l’Opéra-Comique. M. Lamoureux aura bien de la peine, malgré toutes ses précautions, à ne pas laisser passer plus de neuf perturbateurs déterminés. Quant à la préparation artistique de ces représentations, elle est inimitable, et l’on peut être assuré que la perfection sera obtenue.

Un événement plus modeste, très important cependant et purement artistique celui-là, a été la première audition au concert du Châtelet de la scène des Floramyes de ParsifalXV.

Cette scène est certainement l’une des plus musicalement belles et des plus poignantes du répertoire wagnérien ; mais, d’une difficulté extraordinaire, exigeant non seulement une absolue précision mais une intelligence musicale supérieure, elle n’avait jamais été essayée, même point aux concerts spécialement dévoués à l’exploitation des œuvres wagnériennes.

M. Colonne a triomphé là sans conteste. Le mouvement a été pris insensiblement trop lent ; mais aucune erreur, aucune hésitation n’a été visible dans la partie chorale ni instrumentale. Le morceau a été rendu avec cet admirable et unique instinct des œuvres artistiques que possède M. Colonne.

Un bis dès la première audition, une seconde audition au concert suivant (le concert spirituel), en même temps que la reprise de l’admirable scène religieuse du premier acte de Parsifal, ont témoigné du succès spontané obtenu par l’orchestre du Châtelet.

A l’Eden-Théâtre, la saison des concerts a cruellement souffert de la préparation de la saison théâtrale ; et tout l’intérêt pour les wagnéristes, qui voient dans une exécution enfin complète de Manfred un événement wagnérien, s’est porté au Châtelet.

Nous avons eu, à l’Eden-Théâtre, le premier acte, éternellement tronqué, de la Valkyrie, l’ouverture de Rienzi, le premier acte encore de Tristan, mais avec une Isolde insuffisante et toujours de bien extravagantes paroles. Quant à la fantaisie a piacere sur le deuxième acte de Siegfried intitulé « les Murmures de la Forêt », cette exhibition est une honte ; le carnage va jusqu’à la réorchestration de plusieurs passages de la partition ; mais pourquoi ne pas construire un agréable poème symphonique sur les motifs maritimes du premier acte de Tristan, avec un titre comme « les Voix de la mer » ou « le Chant des vagues » ou « les Bruissements du golfe de Bristol » ?

Mettons à l’actif du célèbre chef d’orchestre de l’Eden-Théâtre la reprise de cet éblouissant chef-d’œuvre, la Marche de Fête : « Or sur or », la blasonnait un jour le poète d’Hérodiade.

Chronique wagnérienne : Lohengrin §

Historique du drame §

La première esquisse de Lohengrin paraît être du mois d’août 1845 ; l’œuvre fut terminé en 1847, et la représentation eut lieu le 28 août 1850, à Weimar, grâce à l’initiative et sous la direction de Franz Liszt, lors des fêtes organisées pour l’inauguration de la statue de Herder. Le 28 était le jour anniversaire de la naissance de Goethe. Après un court prologue récité, le drame se déroula devant les spectateurs, et le succès en fut immense. Wagner n’était point là ; exilé d’Allemagne à la suite de sa participation aux mouvements insurrectionnels de 1848, il avait dû se réfugier à Zurich. On sait quelle lettre émue il écrivit à Liszt, lettre reproduite à la première page de la partition d’orchestre.

Depuis cette époque, Lohengrin a été joué dans toutes les capitales d’Europe, et même en des villes de second et de troisième ordre — hors en France. Pour nous en tenir aux pays de langue française, disons que la première représentation à Bruxelles est ancienne déjà.

L’année dernière, Lohengrin devait être joué à l’Opéra-Comique, lorsque se produisit la honteuse et lâche cabale que l’on n’a pas oubliée.

Les origines §

Richard Wagner a pris les données essentielles de Lohengrin dans un ancien poème allemand du xiiie siècle. Ce poème, connu aussi sous le nom de Lohengrin, termine en quelque sorte le cycle du Saint-Gral : de plus, il relie la « matière de Bretagne » à la « matière de France » pour parler comme nos trouvères, par le lieu où se passe l’aventure et les versions diverses qui l’ont rattachée dans la suite au cycle de Charlemagne. L’auteur du Lohengrin allemand ne peut être sûrement désigné ; mais qu’il soit Albrecht de Halberstadt (comme on a quelques raisons de le croire), ou un autre minnesinger, il a emprunté son sujet aux poètes français du xiie siècle, et l’a mêlé à l’histoire d’Allemagne, en y introduisant Henri l’Oiseleur. Deux manuscrits célèbres de ce poème ont été conservés : ils se trouvent à la Bibliothèque Vaticane ; le plus ancien des deux — et le meilleur — a pour titre : Poema Parcifal et Lohangrini ; les cent onze premiers feuillets sont consacrés à Parsifal, tout le reste su propre thème du récit, et le nom du héros y est tour à tour orthographié Lohengrin et Lohangrin19.

Le poème germanique est censé faire suite à un autre poème beaucoup plus connu même en Allemagne, et dont l’auteur est également ignoré : c’est La guerre des chanteurs à la Wartburg, qui a servi, d’accord avec les populaires légendes, pour la réalisation du Tannaeser wagnérien. Dans ce poème, Henri d’Ofterdingen dispute à Wolfram d’Eschenbach le prix du chant. Il est vaincu, mais un poète-magicien, Klingsor ou Clingezor de Hongrie, qui l’avait aidé de ses conseils, le remplace, et reprend la joute, assisté d’un démon familier, Nasion. C’est alors, sur les défis du magicien, que commence le récit des aventures de Lohengrin, Wolfram ayant chassé le démon en faisant le signe de la croix.

Il est de toute nécessité, pour comprendre le poème de Lohengrin, de résumer très rapidement le cycle du Saint-Gral. Nos lecteurs savent quelle relique était le Gral, et je ne m’y arrêterai point ; ajoutons seulement que l’on donne deux origines à ces pieuses légendes, l’une purement celtique, bretonne, l’autre provençale, liée à des récits espagnols, italiens, grecs, arabes. Les documents fournis par la première sont évidemment antérieurs à ceux déduits de la seconde ; mais, à notre sens, on arrive à concilier très bien ces deux sources en considérant comme il suit la formation du cycle. La légende chrétienne du Gral a dû naturellement avoir une forme primitive orientale, encore très vague bien entendu ; transportée en Bretagne20 par la marche de la prédication, elle a coïncidé avec les traditions nationales de la Celtique, l’initiation aux mystères du « Gradal », les souvenirs de résistance à la conquête et les espoirs d’affranchissement. Adoptée par ce peuple éminemment poétique, elle s’est beaucoup développée, mais dans un sens guerrier, presque national, médiocrement religieux. Lors du grand essor du moyen âge, et de l’institution de la chevalerie, elle se répandit par la France entière, rayonna jusqu’en Allemagne, et se trouva concorder, si je puis dire, avec divers événements historiques, les croisades, la création des templiers. Ces deux faits d’histoire ne contribuèrent pas peu à lui rendre sa couleur méridionale, à faire réapparaître, dans les récits merveilleux des poètes, des noms et des personnages empruntés à l’Orient.

A ces considérations il en faudrait joindre d’autres, mais bien trop étendues pour être effleurées ici, même avec la brièveté la plus grande. L’origine aryenne, commune à tous nos récits légendaires, permet de retrouver les premiers linéaments de nos poèmes — depuis le Perceval jusqu’au lai de l’oiselet — dans les traditions indoues et orientales ; elle donne aux sources différentes une sorte d’unité supérieure, qui ne fait doute aujourd’hui pour personne. Enfin, il y aurait lieu, si l’espace nous le permettait, d’examiner l’hypothèse de faits historiques réels, hypothèse de plus en plus vraisemblable, d’après les recherches récentes, et suivant laquelle des templistes d’une espèce particulière, de véritables chevaliers du Gral, auraient existé en Europe. Dans cette hypothèse, le Monsalvat de Titurel se serait trouvé au Nord de l’Espagne, en Aragon, tout près des Pyrénées, et l’on pourrait reconnaître les principales étapes de la confrérie, ses migrations, son fractionnement, sa dispersion graduelle.

Quoi qu’il en soit, les poèmes bretons commencent le cycle littéraire du Gral. Nous en avons des rédactions diverses, dont plusieurs latines : le roman du Gral et le Peredur (le Perceval breton) sont très spécialement célèbres. La série se continue avec Galead, Lancelot du Lac ; elle aboutira au Roman de Brut. Cependant Chrestien de Troyes, en France, traite la plupart de ces sujets : il écrit Erec et Enide, un Tristan et Iseult (car le cycle d’Arthur ne se peut séparer de celui du Gral), Le Chevalier au Lion, le Perceval surtout, qui devait être si souvent mité. On pense que dans Erec et Enide il parlait déjà de Lohengrin.

Selon la généalogie habituellement adoptée par les poètes et leurs commentateurs, le père — ou l’aïeul — de Titurel se serait nommé Périllus ; Titurel aurait vécu très vieux, après avoir eu un fils, Frimutelle, le premier roi indigne ; le fils de Frimutelle, Amfortas ou Anfortas, renouvelant le même péché, est guéri par son neveu Perceval ou Parsifal. Parsifal, devenu roi du Gral, a deux fils de la reine Conduiramour : le prêtre Jean et Lohengrin. Affligé par la décadence générale des mœurs et de la foi, Parsifal a transporté le Gral dans les Indes ; c’est des Indes que viendra Lohengrin pour secourir Elsa ; c’est aux Indes qu’il retourne, selon les vieux poèmes, lorsque la question fatale a été prononcée.

Lohengrin a donc une première origine, très haute, quasi religieuse, qui lui est donnée par la tradition du Gral. Une autre lui vient de la légende, primitivement distincte, du chevalier au cygne21 ; une troisième nous est indiquée par la Question symbolique. Celle-là remonte, pour sa part, aux plus anciens âges de l’humanité, toutes les civilisations eurent des poètes qui parlèrent de la question interdite, de ce doute qui tue le bonheur avec la foi. Cette question se trouve dans l’Amour et Psyché, dans mainte légende ou récit, Frédéric de Souabe et Angelberg, Partenoplis et Amelor, Raimond et Mélusine.

Mais si l’auteur de Lohengrin, au point de vue général, a reçu le sujet de son œuvre des poèmes déjà écrits en langue française il en a eu également le résumé dans les chants des autres minnesinger germains, eux-mêmes inspirés de nos trouvères. La version française méridionale est contenue dans le Titurel ; elle diffère beaucoup de celle adoptée par Wagner, et la Question n’y porte pas sur le nom du héros, mais sur son origine22. Notons cependant que le rôle pervers d’Ortrude y est indiqué, mais attribué à une simple servante. Dans le Parsifal de Wolfram, où l’auteur fait allusion au poème de Chrestien de Troyes et déclare avoir suivi « Kiot le Provencal » (Guyot de Provins ?), le récit qui termine l’œuvre (chant XVI, à partir de la strophe 823), a dû servir de cadre primitif au poème de Lohengrin. En voici la substance :

Au pays de Brabant était une femme très belle, qui avait hérité du royaume de son père. Rois et princes briguaient sa main, mais son humilité était si grande, qu’elle refusait toujours les prétendants. Les comtes de Brabant voulaient alors la contraindre à choisir un époux. Mais elle se confia au Seigneur, décidée à accepter celui qu’il lui désignerait. Une cour fut tenue, des messagers vinrent des contrées lointaines. Un cygne amena Loheranghin, qui débarqua à Anvers et fut reçu avec joie. Il dit à la duchesse : Si je dois être le chef dans ce pays, je renonce à bien des choses ; mais écoutez ce que j’exige — ne demandez jamais qui je suis ; à cette condition, je demeurerai avec vous. La duchesse promit, et le mariage fut célébré… « Bien des gens peuvent encore, en Brabant, parler de ces événements extraordinaires de l’arrivée de Loherangrin et de son départ, lorsque la question fut prononcée… Tristement il s’en alla ; son ami le cygne était revenu avec une nacelle. Il laissa trois joyaux, une épée, un cor, une bague. C’est ainsi que la douce femme perdit son époux. » Ce court récit de Wolfram est conforme à la version française septentrionale. Mais il n’y est point parlé du complot dirigé contre Elsa. Il faut aller au poème spécial de Lohengrin pour voir se dessiner un personnage nouveau, Frédéric de Telramund.

En terminant cet aperçu, qui sans doute a paru très long et qui pourtant est fort sommaire, on peut ajouter qu’il doit y avoir eu un événement historique, vers le septième ou le huitième siècle, en Brabant, accusation injuste portée contre une princesse, litige à propos d’un royal héritage, tranché par la venue soudaine d’un prince on d’un guerrier. Remarquons, en effet, que de nombreuses légendes, Geneviève de Brabant par exemple, ont un sujet analogue, et se passent dans le même pays ; remarquons aussi qu’une aventure presque identique est rapportée, avec la date de l’année 711 et Nimègue pour théâtre, dans l’histoire des ducs de Clèves, dont la source principale est le travail d’Hélinand (Hélinandi frigidi Montis monarchi ord. Cistere. Chronicarum libri 49). C’est aussi à Hélinand que l’emprunte Gerhard von der Schuirren. Dans ce récit, Lohengrin s’appelle Hélias et Elsa Béatrix. Pour renvoyer nos lecteurs à des documents moins rares, disons que Henri Heine a repris cette même version (De l’Allemagne, tome II). Je signale encore, toujours à ce sujet, la « chronique merveilleuse » de Brabant : dans cette compilation de Wasseburg, intitulée « Antiquités de la Gaule Belgique », on trouve des fables mêlées d’éléments parfois historiques et qui avoisinent le mythe de Lohengrin, telle l’aventure de la reine Swan (Schwan) et de Salvius Brabon, héros « de race Troyenne ».

P.-S. — Nous avions retardé l’apparition de la Revue Wagnérienne jusqu’à la date de la représentation de Lohengrin, dans l’espérance qu’après la répétition générale, il nous serait possible de rédiger le compte-rendu de l’exécution musicale et de l’interprétation scénique. Les circonstances ont empêché M. Lamoureux de procéder à cette répétition générale. Nous sommes convaincus à l’avance que tout sera au mieux à la représentation de Lohengrin, mais nous remettons au 15 mai le récit détaillé de ce mémorable événement wagnérien.

Mois wagnérien de Paris §

5 Mars : Conservatoire (dir. Garcin) : Récit et chœur des Pèlerins,

5 Mars : Concert Lamoureux : 3e scène du 1er acte de La Walküre ; ouv. de Tannhæuser.

13 Mars : Concert Colonne ; Marche et chœur de Tannhæuser.

13 Mars : Concert Lamoureux : 1er acte de Tristan (Van Dyck, Blauwaert, mesdames Leroux, Boidin-Puisais), marche de Tannhæuser.

20 Mars : Concert Colonne : même programme.

Mars : Concert Lamoureux : même programme.

27 Mars : 1er acte de Tristan.

27 Mars : Concert Pasdeloup : Scène finale de La Walküre.

 

Le 3 avril a eu lieu l’inauguration, à Vienne, du Richard Wagner-Museum fondé par M. Nicolaus Oesterlein.

M. Oesterlein réunit, depuis de nombreuses années, une bibliothèque de toutes les choses ayant rapport à Richard Wagner, et dont les deux volumes de son Catalogue donnent la teneur. Le Wagner-Museum est une chose absolument intéressante et utile, et destinée au meilleur succès.

Documents de critique expérimentale : Parsifal §

I : Gefühl (Suite).
Lichtwelt (le monde de la lumière) : optique §

Préparé par toutes les conditions analysées plus haut, le spectateur se trouve enfin en présence du drame. Wagner a obtenu de lui ce qu’il appelle la Selbstausserung, c’est-à-dire l’abandon de ses préoccupations antérieures, la désappropriation de soi-même (G. S. IX. 259).

Le Lichtwelt et le Schallwelt, les mondes des couleurs et des sons, agissent sur ses organes percepteurs, sur ses facultés auditives et visuelles. Nous allons d’abord analyser ce que perçoit la vue dans le drame wagnérien.

« Ce qui appartient à l’œil (111, 78), dit Wagner, c’est l’extérieur de l’homme. L’œil saisit la forme animée de l’homme, la compare avec les objets ambiants et l’en différencie. Ce qu’il voit immédiatement ce sont les mouvements extérieurs, inconscients, causés par une douleur ou une joie. Ensuite viennent les émotions de l’homme intérieur médiatement, c’est-à-dire par l’intermédiaire de l’expression de la physionomie et des gestes. »

La perception de l’œil et ses deux intensités, pour ainsi parler, sont ici parfaitement définies et nous n’aurons, pour notre étude, qu’à suivre ces deux grandes divisions de l’optique théâtrale.

Pour montrer à quelle hauteur Wagner a porté l’art de la musique, il est nécessaire de considérer l’état de dégradation où il est tombé dans notre théâtre moderne. Dans ces admirables pages que Wagner a écrites sur les représentations de 1882 (tome X, 283 et sq.), et que tous ceux qui veulent comprendre Parsifal devraient lire et relire, il fait une critique très profonde des ridicules du théâtre moderne, surtout au point de vue de la mimique. Les artistes français, qui ont horreur de toute esthétique philosophique, et se dispensent de l’étudier dans les œuvres théoriques de Wagner, sous le prétexte qu’elles leur semblent obscures, ceux-là, qui se récrient devant les mots objectif et subjectif, s’intéresseront peut-être à la partie purement pratique de l’œuvre d’art de Bayreuth, à ses procédés de réalisation.

Avant toutes choses, Wagner voit que l’obstacle à toute expression mimique sérieuse est l’espace trop grand qui se trouve entre l’acteur et le spectateur. « Aujourd’hui, dit-il, l’acteur, par la mauvaise construction de nos théâtres, se voit dans l’impossibilité de se permettre une expression caractéristique par le simple jeu de sa physionomie, il lui faut de plus se faire un masque (c’est-à-dire se farder) pour résister à l’action pâlissante de la lumière de la rampe. »

Il en résulte qu’il ne peut que représenter grossièrement et avec affectation les gestes extérieurs. Il suffit de voir le spectacle infâme que présente l’Opéra de Paris, ces acteurs en bois, aux gestes ridicules, pour se rendre compte de la justesse de la théorie de Wagner. Et cependant, quoique tous reconnaissent cette vérité, la plupart des critiques de théâtre acceptent ces spectacles qu’on devrait supprimer au nom de la salubrité publique et avec ce monument impropre à toute audition musicale. Wagner ne connaissait pas le nouvel Opéra de ParisXVI, ce qu’on appelle l’Académie nationale de musique ! établissement prétentieux et inutile qui a plus fait pour l’avilissement de l’art que tous les compositeurs français réunis : c’est à lui, entre tous les théâtres de l’Europe, que peuvent s’appliquer les reproches qu’il leur fait au point de vue du dispositif dramatique. Malgré son imagination, il n’aurait pu deviner cet ignoble luxe de dorures qui cache le spectacle, ce monde de boursiers qui cache les acteurs, et ce monde d’acteurs qui cache l’art.

« Nous reconnûmes bientôt, reprend Wagner, de quelle importance serait une sage ordonnance de la marche et de l’attitude pour le relèvement ce notre représentation dramatique. » Il se demande ensuite quelles sont les causes de la fausseté des poses de nos acteurs. « Comme le morceau capital dans l’ancien Opéra était l’air monologué, et que le chanteur avait coutume de le chanter en plein visage du spectateur, il s’ensuivait que les duos, trios, ensembles, se chantaient de la même façon. » Qui ne comprend qu’il est absurde, et contre toute vérité, qu’un chanteur vienne chanter, la face tournée vers le public, surtout quand il doit s’adresser à un personnage en scène ? « Par suite la marche fut abandonnée, et les mouvements des bras employés jusqu’à l’exagération la plus ridicule. On voit dans les opéras modernes les acteurs avec leurs bras étendus, comme pour appeler au secours. »

Ces détails sont d’une importance capitale pour l’histoire de l’opéra, et Wagner, le premier, les a exposés d’une façon géniale. C’est, en effet, de l’importance donnée, contre toute vraisemblance, à l’air monologué qu’est résultée cette habitude de se tourner vers le public pour chanter, même dans les ensembles. Il n’était plus nécessaire de marcher, ni d’agir, comme dans le drame ; on remplaçait cela par des mouvements de bras. Nous conseillons à nos lecteurs d’observer, à l’Opéra, les mouvements de bras d’un chanteur quelconque : ils s’apercevront combien cette coutume qui est transmise dans l’enseignement du Conservatoire par les anciens acteurs aux nouveaux23, est contraire à toute vérité et à tout naturel.

Wagner, enfin, étudie les conséquences de cet état de choses : « Les acteurs sont forcés dans un duo, ou de dire au public les paroles qu’ils devaient s’adresser entre eux ou de se tenir de profil, ce qui les dérobe à moitié au spectateur et entrave la clarté de la parole, comme celle de l’action. Pour mettre de la variété dans ces poses, les deux chanteurs, pendant une ritournelle de l’orchestre, vont l’un après l’autre sur le devant de la scène et changent réciproquement de place. » Qui n’a vu, dans les deux opéras-comiques de Paris, les scènes ridicules qui ont lieu lors des duos ? Après avoir chanté son air, l’acteur remonte un peu vers le fond de la scène et finit de parler à quelques seigneurs sans importance ; lorsque c’est un duo, les deux acteurs chantent, faisant face au public, toujours avec des mouvements alternés des bras ; pendant la ritournelle, ils font une sorte de chassé-croisé, l’un passant derrière l’autre, et se retrouvent en place pour chanter le second couplet.

Au point de vue de la mimique, voilà donc les défauts que Wagner a surtout signalés dans le théâtre moderne. Comme la plupart des phénomènes de ce siècle, qui sont des exemples de dégénération, comme les a appelés Ray-Lankester, la mimique de nos opéras et nos opéras eux-mêmes en sont au même point qu’au dix-huitième siècle, lors de la splendeur de ce genre de spectacles, quand ce n’était qu’une série de tableaux vivants exécutés à Vienne, à Rome ou à Paris, pour un public blasé et riche. On peut consulter à ce propos les études si intéressantes de M. E de Goncourt et de M. Jullien, sur l’art dramatique au dix-huitième siècle. Nous ne traiterons que ces quelques points, car nous devons nous arrêter ici : il faudrait un volume pour noter, simplement, les ridicules de notre monstrueux art dramatique moderne.

Après avoir exposé les critiques de Wagner sur la mimique moderne, il nous faut maintenant étudier la mimique telle qu’elle se pratique à Bayreuth.

Dans ces années 1849-50, où il voyait comme en un rêve ce qu’il devait réaliser si miraculeusement en 1876 et 1882, il expose dans ses écrits sa théorie de la mimique. Il suit dans son étude les progrès de l’œil, dont il a défini plus haut la fonction artistique ; par suite les arts représentatifs viendront les premiers, et avec eux les décors qu’il faut donner au drame : « La peinture, dit-il, représentera (dans le théâtre) le paysage, qui, vivant, sera comme le fond devant lequel se manifestera l’homme vivant ; la scène, qui doit représenter l’image de la vie humaine, doit pouvoir contenir l’image de la nature pour la pleine compréhension de la vie, dans laquelle l’homme se meut (III, 73). » Ainsi, Wagner donnait au décor une signification très importante pour l’action du drame, et lui attribuait même une vie active.

Après le décor, vient l’homme, l’acteur. C’est ici que Wagner expose sa théorie si vraie de la danse, dont nous allons donner les grandes lignes (III, 87). Il établit, comme base de son système, que l’homme est en proie à un mouvement sans fin : « L’Art de la danse, dit-il, est le plus réaliste de tous les arts. Il représente l’homme vivant (animé), non seulement dans une de ses parties, mais dans son être entier de la plante des pieds jusqu’à la tête. Il y a différents degrés dans cet art : le sauvage, en effet, dominé par la passion, ne connaît dans sa danse que le mouvement violent ou le repos apathique. L’homme civilisé se manifeste par la richesse et la diversité des nuances entre les sentiments, et par un rythme plus complexe. »

Wagner caractérise très bien les différents caractères de la mimique de l’homme : plus l’homme en effet est grossier, plus la mimique est simple et désordonnée.

L’homme civilisé a une foule de mouvements moins violents, mais plus complexes. Tandis qu’il n’y a que les deux alternatives de mouvement brusque et de repos apathique dans les gestes des sauvages, le mouvement de l’homme civilisé est infini et bien plus significatif. Cette observation de Wagner montre que ce serait une erreur de croire, comme certains, que le mouvement manque chez l’homme civilisé pour l’expression des émotions : il est moins visible parce qu’il est plus délicatement manifesté.

Après avoir exposé sa théorie, Wagner en vient à son application pratique. — Avant tout, il est une condition nécessaire à la représentation d’une œuvre quelconque, et Hector Berlioz l’avait vue, en même temps que Wagner cette condition seule obtenue, le théâtre pourra avoir une signification, et, en France, dans le pays où fleurit l’espèce cabotine, nous sommes encore loin de l’admettre. Wagner en fait la loi inéluctable du théâtre (Theatergeset) : « L’autorité de l’auteur sur l’acteur, dit-il, doit être sans limite. » Dans son article sur les représentations de 187624 : « A cette représentation, tout était une seule volonté, et les acteurs ont montré une obéissance artistique à nulle autre seconde. »

M. Adolphe JullienXVII sait répondre à un sentiment bien français en plaignant les acteurs qui étaient sous le joug de Richard Wagner25. — Cet excès bienheureux du maître servira de leçon aux dramatistes futurs. — Pouvait-il, d’ailleurs, tolérer qu’un acteur jouât d’une autre façon que celle qu’il avait indiquée ? — Après les représentations de la tétralogie, au milieu des applaudissements du public il est revenu seul ; montrant ainsi que ses acteurs étaient l’expression de sa volonté (Wille), et que c’était elle qu’il fallait applaudir.

Néanmoins, le seul fait d’avoir joué exactement ce que Wagner voulait est un titre incomparable de gloire pour un artiste, et les noms de Mmes Materna et Malten, de Schnorr, Gudchus, Scaria et de tant d’autres deviendront plus célèbres, par le seul fait que ceux qui les portaient ont préféré obéir à un maître, que ceux qui essayent de se donner un renom particulier, et suivant l’ignoble argot du cabotinage, de tirer à eux la couverture.

L’exemple donné par les six premières chanteuses des grands théâtres de l’Allemagne qui ont entrepris des rôles de coryphées, les Filles-Fleurs de Klingsor », que représentaient avec un empressement joyeux des chanteuses de toutes les scènes (tome X, 356) », est unique dans l’histoire de l’art.

Une fois les acteurs soumis à sa pensée, Wagner étudie les réformes à introduire dans leur mimique.

« Nous reconnûmes bientôt la nécessité, dit-il, de relever les mouvements plastiques en leur donnant un rythme. » Comme le grand éloignement qui se trouve entre l’acteur et le spectateur est supprimé dans le théâtre de Bayreuth (voir plus haut), le premier peut exprimer les mouvements expressifs des émotions intérieures, qui sont alors visibles pour le spectateur. — Aux gestes exagérés des bras, qu’il reprochait à l’instant aux acteurs, Wagner oppose des mouvements plus modérés : « Nous pensâmes, dit-il, qu’une simple élévation du bras ou un mouvement caractéristique de la main ou de la tête, suffirait à exprimer les émotions de l’acteur. »

A cette immobilité contre nature du chanteur, à cette situation étrange où se trouvent les acteurs, dans les ensembles des opéras, a cette nécessité enfin de parler devant le public ou de se dérober aux trois-quarts à sa vue, Wagner remédie par une simple attitude, basée sur l’observation de la nature : « Nous tirâmes, dit-il, de la passion même du dialogue le changement de poses que nous cherchions : nous avions observé que les accents les plus pathétiques de la fin d’une phrase donnaient lieu naturellement à un mouvement de la part du chanteur. « En effet, la force de l’expression se porte toujours à la fin d’une phrase, et, même dans la conversation ordinaire, nous faisons involontairement un geste pour ponctuer en quelque sorte le sens de notre discours (tome X, 389 et sq.) « Ce mouvement fait faire à l’acteur un pas en avant et, en attendant la réponse, il tourne à demi le dos au public ; ce mouvement le montre en plein à son partenaire : celui-ci, en commençant sa réponse, fait aussi un pas en avant, et, sans être détourné du public, il se trouve face à face avec le premier. »

Ce jeu de scène paraîtra bien simple et indigne d’explication à nos critiques qui n’y verront « qu’un truc » comme un autre. Nous y voyons, au contraire, combien cette observation de la nature, qui caractérisait ce génie sensualiste, qu’on appelle Wagner, lui fournissait aussi bien le plus petit jeu de scène que l’ensemble grandiose de son œuvre.

Nous n’insisterons pas plus longtemps sur la technique de l’art wagnérien ; et nous allons la montrer appliquée au drame de Parsifal en suivant comme ordre dans notre étude l’observation des différentes espèces de mimique, que Wagner a indiquées.

Nous nous adressons ici, est-il besoin de le dire, à ces personnes qui ont été à Bayreuth, ou qui connaissent au moins le sujet des drames wagnériens. — Il nous est en effet impossible, à cause du peu de place dont nous disposons, d’expliquer ici le sujet de Parsifal, qui a d’ailleurs été en général suffisamment analysé par Mme Judith Gautier et M. Schuré.

Nous ne pouvons, pour la même raison, étudier tous les gestes qui se trouvent dans ce drame ; nous nous bornerons à indiquer ce qui est unique dans l’histoire de l’art et ne se fait qu’à Bayreuth : nous voulons parler de cette mimique significative, qui suit, après tant de siècles, la tradition des chœurs des tragédies antiques.

Le décor est, certainement, ce qui frappe immédiatement les yeux. — Il était réservé à Wagner de faire entrer le décor dans la mimique, c’est-à-dire d’en faire une chose vivante.

Il représente le milieu ; et, en particulier dans Parsifal, où le milieu aura plusieurs fois à intervenir, nous pouvons lui reconnaître une forme statique et une forme dynamique. En exposant le rôle du décor, nous nous voyons forcés d’entrer dans certains détails que nous devons reprendre en étudiant la mimique propre aux personnages. Nous le ferons alors rapidement.

Le décor agit par son éclairage, les principales directions de ses lignes, les quantités et les qualités de ses couleurs, ses états et ses mouvements. Il y a dans Parsifal deux grands tableaux par acte, et plusieurs modifications lentes ou instantanées. Celles-ci pendant l’acte des enchantements. Dans les tableaux fixes, la lumière seule se modifie soit dans l’élévation du Gral au premier et au troisième, soit dans la radieuse intervention de la prairie. — Cette première distinction faite, cherchons les principaux traits qui constituent l’action des décors sur l’œil et pourquoi sont provoquées les impressions toutes premières et inconscientes.

Dans le premier tableau, c’est la douceur de la lumière tranquille et un peu crue du matin, la sérénité du lac qu’on devine derrière un premier plan touffu à gauche, le rebord saillant du chemin à droite, et le grand arbre sous lequel dorment les écuyers et Gurnemanz. — Les lignes horizontales et les verticales se contrebalancent dans leur effet et le premier plan, accidenté, sombre, projette en arrière toute la paix lumineuse du lac, révélant d’avance l’apaisement du bain, la seule partie active du milieu dans le premier tableau.

Puis le décor se déplace de gauche à droite, lentement, dans un amoncellement obscur de taillis et de roches, bientôt de colonnes vaguement apparues, et enfin un grand vide s’établit sur la scène, en même temps que l’acoustique se modifie sensiblement grâce à la cavité profonde.

La lumière se fait et dessine peu à peu les lignes caractéristiques de l’architecture du temple. Dans ce second tableau fixe, les verticales et les courbes dominent, mais dans une orientation parfaite. Les verticales sont représentées par les colonnades et par l’axe de la pyramide que formeront à la fin de l’acte le cercle des chevaliers prosternés à la base, les servants et porteurs au pied de la table, et, au sommet, Amfortas élevant verticalement la coupe, le tout éclairé par le cône lumineux dont le sommet est au-delà de la coupole. Les courbes ont toutes pour axe la verticale passant par l’endroit qu’occupera le Gral. Les tables de la scène forment un cercle, les colonnes un cylindre, et la forme circulaire se manifeste partout, dans la coupole comme au pied des murailles. — Les chevaliers décrivent une double courbe autour du cylindre médian, et ensuite encore une double courbe inverse dans son intérieur en prenant leur place ; les seules directions qui rompent le système circulaire sont l’attitude de Parsifal et le trajet des plus jeunes choristes allant d’une perte à l’autre ; mais tout ceci se passe dans l’ombre du premier plan.

Au deuxième acte, nous sommes chez le nécromancien ; le zig-zag et l’obscurité dominent. L’escalier couvert de droite contribue beaucoup à l’aspect bizarre de la scène ; aucune régularité, aucun caractère de conséquence en aucun point.

Au fond, à gauche, un abîme deviné, coupé horizontalement au ras du sol ; de cet abîme vont monter verticalement des vapeurs bleuâtres, en volutes de plus en plus rapides d’où se dessinera un bloc blafard, Kundry, immobile, figée dans son évocation26.

Par un très rapide changement à vue, nous entrons dans un milieu très lumineux où la guirlande succède au zig-zag.

« Brusquement, dit Wagner, l’œil est ébloui par un amoncellement de couleurs éclatantes, un effet de rayonnement qui rend tout indistinct. » Aucune proportion, le monstrueux luxuriant après le monstrueux terrible ; des fleurs énormes et touffues, des orchidées gigantesques et bizarres sort un essaim de fleurs plus frêles, plus animées, vivantes, constamment mobiles ; émergeant à peine de la végétation, vagues, elles traversent la scène en courant ça et là ; puis, tout à coup, le mouvement cesse et ces apparitions prennent corps en devenant immobiles : elles sont couvertes de cépales aux couleurs tendres remontant et descendant de la taille à mi-sein et à mi-jambe ; de fixes étamines ondulent sur elles à chaque mouvement imperceptible. Au fond, une image soudaine vers laquelle tout semble converger, est la silhouette simple et placide de Parsifal, debout sur le rempart. Il descend et vient vers elles qui l’entourent, entrelaçant leurs pas et leurs chants, formant un groupe de plus en plus inextricable, une enveloppante griserie de formes et de senteurs, un bouquet qui ne sera plus rompu, après un court épisode, que par l’appel profond et inattendu de Kundry. Alors la scène change, le lacis des Filles-Fleurs, leur chorétique si voluptueuse se dissipe et, autour de Kundry apparue, les fleurs végétales reprennent leur noble cadence et leur balancement assoupi.

Le jardin, pendant le dialogue, semble, comme un autre Paradou, les écouter et envelopper Parsifal de sa chaude étreinte ; les divers plans de fleurs et de feuillages colorés, déjà transparents, semblent se rapprocher et s’éloigner les uns des autres, glissant doucement et toujours, et produire comme une aspiration irrésistible, une fascination autour de Kundry étendue… Et Parsifal est enveloppé dans cette involution, cette constriction du milieu brillant et chaudement coloré qui ne se dissipera que quand le charme cessera d’opérer, quand Kundry suppliante sera dominée par un autre charme plus violent, la vision d’Amfortas, la blessure, qui, désormais, triomphante, appelle Parsifal loin d’elle, la lance en main, dans la ruine soudaine et définitive de toute cette hostilité magique dont il ne reste plus que la malédiction de Kundry et l’erreur attachée au héros vainqueur.

Au troisième acte, le premier plan très sombre forme une sorte de grand cadre rectangulaire pour la prairie lumineuse au dernier plan.

C’est le symbole et la merveille du Vendredi-Saint annoncés par l’éveil doux et brillant d’une végétation envahissante. Au premier plan, une triste hutte, maigrement découpée sur le fond, si gai et si riche, des arbres élevés, et à droite une fontaine sous un massif de verdures amoncelées. Comme au premier tableau, les lignes verticales et horizontales se contrebalancent, sauf en certains moments d’élévation solennelle et pieuse quand Parsifal s’agenouille devant la lance, quand Kundry, debout profile son ombre noire sur le fond, et plus tard, quand les trois silhouettes de Parsifal et Gumenanz, puis de Kundry, s’avancent lentement toutes sombres devant le rayonnement passionnément vif de la prairie illuminée du soleil, d’où monte comme une hymne de couleurs, de lumières douces et resplendissantes à la fois.

Au contraire les horizontales sont données par le plan légèrement ondulé de la prairie, la haie qui la borde, et d’autres fois par la prostration de Kundry.

Le décor se met bientôt en mouvement, mais de droite à gauche cette fois, et une ombre épaisse se répand sur le théâtre, un chaos d’arbres et de pierres, glissant lentement et confusément à travers des rafales de sonneries éclatantes et de grondements de plus en plus rythmés. Dans la grande cavité du temple désert les mêmes lignes réapparaissent peu à peu ; et il n’y a de différence entre ce tableau et le second que dans la mimique des personnages et dans l’apparition de la colombe dans le cône lumineux.

Le décor examiné, nous allons passer su premier degré de mimique, la première perceptible à l’œil, la plus accessible aux sens.

Quand le rideau s’écarte lentement, on voit baignée d’une clarté paisible une clairière dans un bois ; sous un arbre Gurnemanz et deux jeunes écuyers sont endormis : ce tableau est comme la note caractéristique du calme et du repos où se trouve le Gral. Il y a une sorte de grandeur triste et recueillie répandue dans ce paysage, dans l’éclairage de cette scène, autour de laquelle on sent monter la fraîcheur de l’aube, du lac et les senteurs de la forêt. Les chevaliers du Gral qui forment le chœur de ce drame, ont une attitude et un costume simples ; les deux jeunes écuyers, qui apparaissent enlacés, apportant du lac d’où ils viennent la fraîcheur, représentent la pureté du Gral — comme, aussi, le cortège de l’enterrement du Cygne. Un homme souffrant, le roi Amfortas, domine tout, de sa figure pâle, où le mal laisse cependant régner encore une sorte de calme résigné ; Gurnemanz, enfin, le vieux compagnon de Titurel, représente l’ancien temps de splendeur guerrière, par sa rudesse tempérée de douceur grave et paternelle quand il appuie sa main sur les cheveux blonds du jeune écuyer, qui le regarde de ses yeux candides.

La figure hagarde de la messagère Kundry, détonne, pour ainsi dire, dans cette harmonie de poses, et la physionomie étonnée et gauche de l’innocent, de Parsifal.

Les mouvements du chœur sont surtout remarquables dans le second tableau du premier acte : on peut dire que c’est ce qui a fait le plus d’impression sur les spectateurs de Bayreuth, comme on pouvait s’en assurer par les conversations qui avaient lieu après le théâtre. — Dans une grande salle, dominée par une coupole, qui est encore plongée dans l’obscurité, on voit un cortège de chevaliers s’avancer d’un pas lent et avec un rythme cadencé ; ils se rangent autour d’une table.

En ce moment une troupe de jeunes enfants traverse le devant de la scène d’un pas plus rapide, puis une autre ; il y a deux rythmes de marche en présence.

Du fond, à droite, surgit un groupe marchant lentement et d’un air accablé. En tête de ce groupe est la porteuse du Gral (mademoiselle Kramer) qui réalise en son personnage tout un rythme, des pieds à la tête, formant une véritable harmonie de musique ; derrière arrive le cortège du roi blessé. Le groupe se place et la scène dramatique commence. Au moment de la cérémonie, un crépuscule envahit la salle, un rayon tombe du haut de la coupole, sur Amfortas et le saint Gral qu’il élève : cette apparition empourprée devient alors le point de convergence de tous les regards. Puis la cérémonie terminée, le jour réparait, et les chevaliers se séparent, se perdant par degrés dans l’obscurité. Deux troupes d’écuyers traversent la scène. Le jour baisse, des portes se ferment avec un bruit qui se perd peu à peu sous les voûtes.

Voilà comment se présente aux yeux du simple la « vision du Gral » : on peut séparer cette scène en deux parties : Parsifal et ce qu’il voit. Peu à peu, il est comme enveloppé et disparaît en quelque sorte aux yeux du spectateur, puis il reparaît. Cette vision, d’une harmonie triste, ne s’accentue que lors des gestes désordonnés d’Amfortas. Le miracle vient alors donner l’expression suprême du Gral, et, quand il est terminé, tout semble s’effacer, et Parsifal reste seul bien en vue. Quand il s’en va, ainsi que Guruemanz, le temple reste dans sa nudité triste, portant l’empreinte d’une désolation, à la chute du jour.

Avec le second acte, surgit devant nous une rapide apparition de tout ce qu’il y a de noir et de mauvais dans le drame : si rapide qu’elle soit, son influence se fait sentir sur toute une partie de la mimique. Malgré les reproches que MM. Schuré et Ernst ont adressé à Wagner à ce sujet, il n’était pas nécessaire de plus développer ce caractère et cette attitude de magie, dont l’influence doit être vague et surtout se comprendre d’après les effets qu’elle produit sur la sainteté du Gral. Cette vision des gestes désordonnés de Klingsor, de cette forme immobile et bleuâtre, de ces vapeurs sur ce fond noir, suffit à imprimer au spectateur une sensation d’horreur et de trouble.

Nous avons parlé plus haut de la scène des Fleurs, où se meut une sorte de chœur de jeunes filles devant Parsifal immobile : il y a là une gradation rapide, depuis la terreur jusqu’à l’enjouement et le rire. Le premier groupe se dérobe derrière les saillies et revient, comme composé de fleurs, et tourne autour du jeune homme sur un rythme lent et voluptueux. Quand le second groupe se précipite à son tour, la tête de Parsifal est comme perdue au milieu d’une mer de fleurs mouvantes. C’est alors que Kundry paraît, comme une incarnation splendide de la forêt magique sur un lit de fleurs. Les autres fleurs disparaissent, comme balayées par une volonté plus puissante. Etendue mollement, enveloppée de son costume d’une richesse orientale et empreinte d’un charme calme et sûr de son pouvoir jusqu’au baiser fatal ; mais, à partir de ce moment, la mimique est intervertie : tandis que le simple se redresse dans sa force et dans sa vertu, Kundry commence à s’égarer dans ses gestes et dans ses paroles, comme tourmentée par une malédiction qui l’emplit de trouble ; Parsifal a vaincu l’enchantement qu’il domine de son attitude résolue, tandis que Kundry, affaissée sur elle-même, le regarde disparaître et le suit d’un long regard.

Le troisième acte est séparé en deux tableaux comme le premier. Au milieu des clartés de l’aube, apparaît le territoire du Gral : on aperçoit une clairière au milieu de la forêt, comme au premier acte ; au fond monte la prairie ; une hutte adossée aux rochers révèle seule la désolation, tandis que la nature paraît joyeuse, dans son matin printanier. Toute la scène de l’Enchantement du Vendredi-Saint, de cette pureté qui va de la nature aux hommes, se passe au milieu de cette nature primitive ; c’est en ce point que se rejoignent les deux destinées de Kundry et de Parsifal : c’est là qu’elles s’épurent et qu’elles triomphent.

Nous assistons à ce moment au changement de décor, comme celui du premier acte, mais allant dans une direction contraire, Wagner nous explique lui-même qu’il symbolise par là l’impossibilité d’arriver à ce Gral sans chemin (pfadlosen). Mais la musique surtout donne le caractère à cette scène ; nous y reviendrons dans le chapitre qui lui sera consacré. Pour la dernière fois, nous arrivons dans le temple de Gral, où tout semble dans la mimique rempli de trouble et désorganisé : ce n’est plus une vision que nous avons devant nos yeux, mais une action dramatique violente, qui se passe sur le devant de la scène, tandis qu’au premier acte tout se perdait dans le lointain. L’arrivée de Parsifal et de Gurnemanz, suivis de Kundry, marque la fin de la malédiction qui pèse sur le Gral. Le miracle se manifeste par les mains de Parsifal : tout reprend la pureté primitive, et le rideau, se refermant peu à peu, nous cache cette masse agenouillée et ne nous laisse plus voir que la silhouette de l’homme pur et saint qui lève le Gral dans la lumière !

Après avoir vu la mimique dans son ensemble, nous allons l’étudier dans le détail, en la suivant dans ses progrès chez deux personnages : Kundry et Parsifal. Cette étude nous fournira l’occasion d’expérimenter la justesse de l’observation de Wagner sur la différence des mouvements brusques du sauvage avec ceux plus complexes de l’homme perfectionné. Ces deux personnages, en effet, montrent dans leur action un progrès continu.

Nous commencerons par l’étude du personnage de Kundry.

Au milieu du calme triste qui règne sur le territoire du Gral, de cette masse sombre qui borde la clairière et semble fermer la limite d’un monde inconnu surgit une créature sauvage, qui se précipite sur la scène. Ses mouvements sont d’une violence extrême ; peu à peu, on aperçoit son costume. Elle porte une robe troussée très haut pour pouvoir courir ; sa chevelure noire voltige, dénouée ; une ceinture, faite de peaux de serpents, entoure sa taille. Sa figure est caractéristique ; elle est d’une couleur rougeâtre, et ses yeux, tantôt étincellent, tantôt sont d’une fixité mortelle. Après avoir rempli sa mission et donné le baume à Gurnemanz, elle se jette à terre, où elle forme une tache sombre. Pendant la plainte d’Amfortas et le récit des malheurs du Gral, elle semble prise d’un tremblement farouche, et se tourne et se retourne sur la terre, comme une possédée. L’arrivée de Parsifal semble la tirer de sa torpeur. Un seul instant, quand il tombe évanoui, et quand elle court vers la source pour y chercher de l’eau, une sorte de douceur s’est répandue sur elle, mais ce n’est qu’un éclair : elle se détourne tristement devant le regard étonné de Gurnemanz. Pendant que Gurnemanz et Parsifal ne font plus attention à elle, elle se débat, dans une lutte ardente, contre la fatalité qui l’entraîne, tremble violemment, puis laisse tomber ses bras d’un air découragé, et semble s’abîmer dans la forêt.

En résumé, dans le premier acte, sauf ce mouvement de pitié qui l’a saisie, ses gestes et ses attitudes sont d’une douloureuse possédée : tantôt agitée et frissonnante, tantôt complètement raidie dans son immobilité.

Au second acte, après l’évocation de Klingsor, nous voyons surgir une forme au milieu de la lueur bleue : elle semble s’y confondre dans un sommeil léthargique. Au milieu de cris, de rires stridents, de lamentations qui vont du hurlement jusqu’au sourd murmure, elle se débat sous le pouvoir du magicien, puis disparaît, en même temps que la lueur qui l’entoure.

Après la possédée passive, nous allons voir dans le second tableau la possédée active, dans le jardin enchanté.

Quand elle apparaît, comme une fleur plus resplendissante que les autres fleurs, revêtue d’un costume étrange qui n’appartient à aucune époque, elle représente la séduction profonde opposée à ce charme joyeux des jeunes filles, exercée contre le pur et l’ignorant. Les gestes sont empreints d’une mollesse suave, au moment où elle se penche sur Parsifal, enlace son cou de son bras éblouissant, et l’attache à elle par un long baiser. Quand elle voit que Parsifal échappe à son influence, étonnée, puis saisie par une admiration douloureuse, elle essaie de le retenir. Pendant le récit de sa possession, elle semble repasser par toute cette vie désespérée (Fluch) ; sa colère mélangée de supplication, va grandissante jusqu’à l’explosion finale, où elle appelle à son secours le magicien. Puis elle tombe foudroyée au milieu de l’effondrement du sortilège et, quand Parsifal s’en va, elle se relève et le suit d’un long regard.

Nous arrivons enfin à ce troisième acte, où le rôle de Kundry, sauf les deux mots : dienen, dienen (servir), qui sont l’explication de ses gestes, n’est que mimique. Nous avons, jusque maintenant, négligé de parler des acteurs ; mais il nous faut ici parler de Mlle Malten, quand cela ne serait que pour la donner comme exemple à tous nos acteurs : elle arrive, dans ce dernier acte, où elle n’a rien à chanter, où elle ne fait que jouer, à un degré de perfection, qui nous cause presque de l’éblouissement à nous autres, spectateurs français, tant ses poses sont justes, et admirable son expression de figure.

Lorsqu’elle se réveille de sa léthargie et se dresse, Kundry nous apparaît couverte d’une robe de pèlerin ; une transformation s’est faite, en elle ; son visage n’a plus cette couleur ardente, propre aux ensorcelées, mais est pâle, encadré par de longs cheveux noirs, pendants. Son attitude est empreinte d’une sorte de calme attendri. Elle regarde longuement Gurnemanz, puis, comme honteuse du désordre de ses habits, elle arrange son vêtement et sa chevelure, presque craintivement, dans une posture de servante. Tandis que Gurnemanz la regarde étonné, elle se dirige lentement vers la hutte et en sort bientôt, portant une cruche et va vers la fontaine.

Nous ne voyons plus ici des mouvements brusques, mais des gestes mesurés, soumis à un rythme doux et tranquille. Lorsque le vieillard interroge Parsifal, elle détourne son visage, et sa silhouette noire et désolée se rattache sur le resplendissement printanier de la prairie. Quand Parsifal tombe inanimé, elle ne met plus de brusquerie à lui porter secours, mais elle apporte de l’eau avec un empressement humble. Elle lui délace les jambières, lui lave les pieds, agenouillée, et les lui essuie avec ses cheveux, qu’elle a rapidement dénoués, tandis que Parsifal la regarde avec un étonnement silencieux. Nous arrivons enfin à cet admirable tableau, où elle forme avec Gurnemanz et Parsifal ce groupe qui est resté dans la mémoire de tous ceux qui ont pu le voir : le vieillard bénissant Parsifal assis et rayonnant dans sa robe blanche, tandis que Kundry lève les yeux sur lui, comme anéantie dans sa contemplation.

Quand Parsifal la baptise, elle incline la tête très bas, jusqu’à terre, comme succombant à l’émotion : elle s’étend à terre, secouée par les sanglots ; puis le regard de Parsifal semble l’attirer à lui, elle relève la tête et le regarde avec un calme pénétré, tandis qu’il l’embrasse au front. Elle est désormais liée à lui, et, quand il se lève pour accomplir sa mission, elle le suit un peu à distance ; enfin, dans le tableau de la splendeur du Gral, elle rampe jusqu’à l’autel, où, le regard fixé sur le sauveur, elle s’affaisse lentement, inanimée.

Tel se présente à nous ce personnage de Kundry, avec l’évolution de son caractère, partant de la sauvagerie démoniaque pour arriver à la sainteté la plus pure.

Le rôle de Parsifal est encore plus intéressant à étudier au point de vue de la mimique, que celui de Kundry ; car ici le personnage est plus réel et plus humain.

Après le meurtre du cygne, nous le voyons apparaître, tête-nue et vêtu sauvagement. Ses gestes sont lourds et gauches : il a l’air étonné comme un innocent (c’est le mot populaire qui peut le mieux rendre l’expression allemande : thor) ; il pleure, rit, brusquement ; les émotions le trouvent sans force, et le récit de la mort de sa mère le fait souffrir comme une blessure ; il bondit pour étrangler Kundry, puis tombe inanimé : c’est bien là le sauvage, le grand enfant. Après être entré dans la salle du Gral, il se tient immobile, inerte en face de cette vision de douleur ; les gestes27 des chevaliers qui l’invitent à venir, il ne les comprend pas. Quand la plainte d’Amfortas atteint sa plus grande intensité, il porte la main à son cœur28, comme s’il venait d’y recevoir une nouvelle blessure, puis reste sans mouvement. Une sorte de douleur source l’a envahi, la souffrance de son ignorance, et il secoue la tête tristement pour répondre aux questions de Gurnemanz.

Dans le jardin, il apparaît dans sa pureté (rein), au milieu des Filles-Fleurs. Il semble amolli par leur contact, mais sa sauvagerie reparaît. Il les repousse et veut fuir, quand la voix de Kundry l’arrête.

Nous allons démontrer, par le seul moyen de la mimique, l’erreur dans laquelle est tombé M. Schuré29, qui trouve absurde « qu’un jeune homme, qui n’est après tout qu’un niais, pénètre d’un seul coup toutes les profondeurs de la religion et de la philosophie parce qu’une femme a posé ses lèvres sur les siennes ! »

Nous ne discutons ici que l’expression : « d’un seul coup ». Nous avons montré dans le premier acte cette émotion intérieure que l’innocent éprouvait devant la passion du Gral, cette douleur compatissante qui le frappait au cœur. La scène des Filles-Fleurs a adouci son humeur sauvage. Son nom prononcé l’a frappé d’une surprise, comme si un souvenir vague remontait dans son esprit.

Pendant le récit de la mort de sa mère, il reprend possession de sa vie passée, et il n’a plus rien du désespoir bestial, quand il pleure, agenouillé près de Kundry ; il est devenu homme.

On voit donc que le baiser de Kundry, lui faisant comprendre la femme et son pouvoir, ne fait que compléter l’œuvre de ces différentes influences ; et, quand il bondit en criant « Amfortas ! » lui, ce reine thor, est devenu le durch mittleid wissend.

Jamais l’exaltation, dans aucune œuvre, n’a eu un aussi grand caractère qu’à ce moment de repentir, de terrible frayeur, où Parsifal tombe à genoux. Le flot de la grâce semble agiter tout son être, c’est le point culminant du drame. Une vie nouvelle semble violemment prendre possession de lui, et il se lève comme transfiguré par ce bain de prière et de souvenir. Il est enveloppé d’une grandeur calme et attendrie, et il repousse doucement l’enchanteresse. Devant la menace de Klingsor, il reste grave et immobile, et c’est avec un enthousiasme inspiré qu’il brandit la sainte lance et qu’il quitte le jardin, vainqueur.

Quand il apparaît au troisième acte, fatigué de son voyage d’épreuve, couvert d’une armure noire, le heaume fermé et la lance inclinée, un nouveau caractère s’est imprimé en lui. En apprenant où il se trouve, il plante sa lance en terre, y appuie son épée et son bouclier, et ouvre son heaume ; on reconnaît alors Parsifal dont les cheveux blonds couvrent les épaules ; sa figure est comme allongée par une sorte de virilité énergique ; il a une tête de Christ souffrant.

Il s’incline et prie ; mais sa prière n’est plus désespérée comme au second acte, au contraire, c’est avec une foi ardente et triste qu’il regarde la lance sacrée. Quand il se relève et va vers le vieillard, il a un geste de douce amitié en lui tendant les mains. Enfin, lorsqu’il est revenu de son évanouissement, il apparaît, entre Kundry et Gurnemanz, vêtu de l’aube immaculée, ses cheveux formant une sorte de rayonnement autour de sa tête maigre et douce ; tous ses gestes sont sacrés et purs. Le seul sentiment qui s’ajoute encore à la mission révélée, c’est une sorte de compassion pour la femme qui pleure à ses pieds. Quand il se lève et brandit la lance, il n’est plus que l’homme et est prêt pour sa mission.

Quand nous aurons parlé du costume, que Wagner a considéré comme il doit l’être : exact, mais ne devant avoir que sa signification propre et concourant à l’ensemble, il nous restera à étudier le geste appliqué au chant et à la parole ; mais cette étude serait incompréhensible si on ne lui joignait la musique et le chant ; nous la traiterons donc dans le chapitre suivant.

On a vu plus haut quels principes de mimique Wagner avait établis dans ses œuvres théoriques ; l’étude du drame vient de nous les montrer appliqués. Notre étude ne serait pas inutile si elle pouvait persuader à nos acteurs français de faire le voyage de Bayreuth, pour étudier cette mimique incomparable.

(à suivre)

La Valkyrie à Bruxelles §

Nous recevons de notre correspondant bruxellois M. Edmond Evenepoel, les communications suivantesXVIII.

La Valkyrie continue à faire salle comble chaque soir. On donne la seizième représentation lundi 18 courant. C’est un succès qui dépasse tous ceux dont on enregistre le souvenir au théâtre de la Monnaie. Le public rappelle invariablement les artistes après chaque acte, après le deuxième tout aussi bien qu’après les autres. Seguin est toujours le Wotan puissant et superbe ; Engel a fait une excellente création de Siegmund ; Mlle Litvinne, en dépit d’une indisposition persistante, soutient vaillamment le poids de son rôle de Brünnhilde ; Mlle Martini est vraiment dramatique dans les scènes du premier et du deuxième acte et Mlle Balensi chante avec beaucoup d’autorité le rôle de Fricka. Depuis la seconde représentation, Hunding vient mourir au fond du ravin et M. Bourgeois sait apporter une agréable variété dans sa manière de succomber sous la lance du Dieu.

Le public est conquis, fasciné par la grandeur de l’œuvre, par l’interprétation qui a gagné beaucoup encore en sûreté, et, aussi, par ce recueillement que provoque la demi-obscurité de la salle. Vos compatriotes viennent très nombreux assister aux représentations de la Valkyrie qui ont lieu régulièrement les lundi, mercredi et vendredi de chaque semaine. N’avais-je pas raison d’affirmer que les œuvres de Wagner viennent à leur heure à Bruxelles et qu’elles font désormais partie de notre existence sociale30 ?

 

La presse bruxelloise et la Valkyrie §

On doit dire à l’honneur de la presse bruxelloise que l’entreprise hardie des directeurs du théâtre de la Monnaie a rencontré unanimement l’appui le plus sympathique. A quelques rares et mesquines exceptions près, l’on est tombé d’accord en estimant à sa réelle valeur le grand chef-d’œuvre qui vient de s’imposer au public belge.

Il serait utile, je pense, dit Jean d’Ardenne (M. Léon Dommartin, Chronique du 14 mars), de prendre note de ce qui vient de se passer, afin de ne pas avoir à recommencer la querelle à la prochaine occasion. Si lorsqu’on montera le Siegfried, la Gœtterdæmmrung, le Rheingold, autant d’événements dramatiques marqués par le Destin supérieur aux dieux (thème 21, en la mineur : mi fa sol fa, mi, ré do, mi ré do, si), les grimaces recommencent chaque fois, nous aurons le droit d’objecter : — « Pardon ! l’accord est fait depuis la Valkyrie : rappelez vos souvenirs ; la vierge guerrière endormie sur la cime entourée de flammes en attendant son héros, a laissé dans les âmes les plus récalcitrantes une sorte de sentiment vague, tenant à la fois de l’admiration, de l’inquiétude et de la stupeur. Et tous les pharisiens — à l’envi — ont rendu témoignage. Et Comettant lui-même a dit : — En vérité, celui-là est grand ! »

Notons ici quelques particularités recueillies de-ci de-là dans les journaux de Bruxelles :

 

La Galette :

La Valkyrie est une tranche (sic) — la seconde — de L’Anneau des Nibelungen, tétralogie d’opéras… pardon ! de drames lyriques, dont les sujets sont empruntés, comme on sait, aux anciennes légendes germaniques et scandinaves. Son drame (de Wagner) n’est qu’un drame imparfait, auquel on adjoint une musique également imparfaite, et ces deux éléments imparfaits doivent constituer un ensemble parfait, par l’union intime du drame et la musique. Ainsi l’expliquent du moins les livres saints du culte…

Tannhæuser, Lohengrin, Les Maîtres chanteurs, Tristan et Yseult, et la chevauchée de La Valkyrie. Une brillante conférence a été donnée par M. Catulle Mendès. Ce Concert Wagnérien a obtenu un énorme succès.

E. E.

On connaît le système musical que Wagner a appliqué aux œuvres de sa seconde manière. Plus de mélodies…

Ab uno disce omnes. Les articles sont signés : Edm. C.

 

L’Office de Publicité :

Un pauvre article témoignant tout au plus que M. « Hébé » est absolument étranger aux choses de l’art, mais non pas à la fabrication des calembourgs.

Après les grincheux, en voici d’autres :

La Nation :

Il n’y a plus, certes, dit M. Lucien Solvay, à discuter le génie de Wagner, et rien ne serait plus oiseux que d’analyser encore une œuvre sur laquelle tout a été dit, dont la puissance s’impose, et qui, telle qu’elle est, avec ses sublimités et ses absurdités, atteint les plus hauts sommets de l’art musical…

L’auteur de l’article est néanmoins d’avis que le drame lyrique de Wagner ne réalise pas le drame moderne rêvé.

La Chronique :

Un double courant d’idées s’est produit dans les différents articles publiés par ce journal. Certains de ces articles (signés Jean d’Ardenne) étaient enthousiastes ; d’autres (signés Vrebos) faisaient une large part à des réserves plus ou moins fondées.

Nous avons fait, dit la rédaction, ce qu’on fait dans certains restaurants de province, les vendredis, pour donner à dîner à la clientèle. On sert en même temps des plats gras et des plais maigres. Ceux qui aiment le poisson sont ravis, ceux qui ne l’aiment pas sont enchantés.

Le Journal de Bruxelles :

Quel spectacle, depuis que le monde existe, a jamais été offert à l’imagination et à l’âme, qui donne d’aussi fortes et d’aussi nobles émotions que les opéras de Wagner ? Sa musique transubstantie l’esprit, le conduit, l’élève si haut qu’il en résulte presque un phénomène physique…

M. Francis Nantet, le signataire de l’article, a découvert que « l’orchestre joue une fugue en matière d’introduction » au premier acte. Mais son appréciation du drame et la sincérité de son admiration sans réserve, rachètent cette erreur du jeune poète, que n’eût certes pas commise un chroniqueur sachant la musique.

Le Progrès :

Article pleinement élogieux d’un wagnérien, M. Octave Maus, que l’on est sûr de rencontrer à Bayreuth chaque fois que le Buhenfestspielhaus rouvre ses portes.

L’Indépendance :

L’article de M. Edouard Fétis marque une conversion dont il y a lieu de féliciter l’éminent critique de l’indépendance. Son travail est aussi le plus remarquable et le plus remarqué de tous ceux que la Valkyrie a fait éclore.

Le même journal a publié deux études de M. Ch. Tardieu intitulées les Femmes de Wagner, et Dictionnaire de la Walküre.

La Casserole :

Compte rendu marollien en quatre numéros, par Bazoef.

L’Étoile belge :

M. Georges Eekoud fait de la Valkyrie une analyse succincte et relève les beautés de l’ouvrage tout en suivant pas à pas la marche de l’action.

La Réforme :

Elle constate par la plume de M. F. Labarre le triomphe de l’œuvre et la beauté de l’interprétation.

L’Art Moderne :

Article wagnérien de M. O. Maus, contenant d’intéressantes remarques sur les évolutions de la critique au sujet des œuvres de Wagner et citant l’ouvrage récemment paru de MM. Kufferath : la Valkyrie, esthétique, histoire, musique).

Le Guide musical :

Il n’attend pas que des représentations wagnériennes se présentent pour initier le public aux œuvres du maître. Son rédacteur en chef, M. Maurice Kufferath se distingue par une érudition solide et par une conviction à toute épreuve. Le Guide musical a publié un numéro programme, illustré par M. Lynen, qui se vend au théâtre de la Monnaie les soirs de la Valkyrie31.

IV §

Chronique wagnérienne.
La représentation de Lohengrin §

Lohengrin a été joué à Paris une fois, date mémorable dans l’histoire de l’art contemporain. Trois représentations de Tannhæuser en 1861, une représentation de Lohengrin en 1887. Rapprochement significatif.

Il y a pourtant une différence entre ces deux faits. Le 13 mars 1861, c’est dans la salle que les sifflets ont éclaté, et que « l’élite de la société parisienne » s’est exercée à imiter des cris d’animaux. Le 3 mai 1887, d’unanimes applaudissements ont salué le chef-d’œuvre. La presse entière, hors trois journaux, dont l’appréciation est dépourvue de toute espèce de valeur, a manifesté un même sentiment d’admiration. Nous avons été témoins de conversions inattendues, dont quelques-unes réjouissantes. Mais c’en est assez sur ce chapitre : passons au compte-rendu du la représentation.

 

1er acte32 §

Le prélude est magistralement exécuté. Jamais peut-être l’on n’avait obtenu une qualité de son aussi parfaite, une homogénéité aussi extraordinaire, surtout au fortissimo, quand les trompettes et les trombones, dans un harmonieux roulement de tonnerre, ont repris le thème resplendissant du Gral.

Le décor de l’Escaut est d’un effet très heureux. M. Blauwaert (Frédéric de Telramund) se tire fort bien de son rôle : sa voix est mordante, excellemment timbrée, et les paroles arrivent toutes au spectateur, encore que la prononciation laisse un peu à désirer. Je n’en dirai pas autant de M. Couturier (Henri l’Oiseleur), dont la voix de baryton s’accommode mal d’une partie vocale destinée à une basse véritable. Cependant, malgré cette erreur et un chevrotement trop prononcé, l’artiste tient le rôle avec courage et mérite. Quant à M. Auguez (le Héraut), il s’acquitte supérieurement de sa tâche ; de tous les interprètes, c’est celui qui articule le mieux et dont l’organe est le plus sympathique,

Elsa entre en scène ; la mélancolique phrase qui l’annonce émeut tout le public. Après une légère défaillance vocale au début du rêve, Mme Fidès-Devriès se montre la grande cantatrice que l’on sait. Sa mimique, grandement expressive, rend bien les phénomènes de l’extase. Mais voici que l’invocation suprême s’élève : « Seigneur, fais que, dans cette enceinte, paraisse enfin mon défenseur ! » Le motif de Lohengrin se dessine à l’orchestre, les interjections du chœur se croisent, se multiplient, car l’étincellement de l’armure blanche apparaît au lointain du fleuve. Toute la foule a reflué vers le fond de la scène, tandis qu’Elsa demeure immobile, dans une inexprimable attente… L’harmonie du double chœur monte formidablement : c’est un cri, un cri éperdu, immense : « Miracle ! Miracle ! le Ciel fait un miracle ! » La salle éclate en applaudissements ; la tempête des bravos emporte toutes les sonorités : les voix de la scène, le tonnant orchestre, tout cela s’éteint, pendant quelques secondes, dans l’universelle clameur d’enthousiasme.

M. van Dyck (Lohengrin) chante en perfection l’adieu au cygne. Le chœur suivant — qui n’est pas fugué du tout, n’en déplaise à un critique fort érudit — le solo, la quintette et l’ensemble de la prière, puis le combat et le finale, toutes ces beautés produisent une vive impression sur le public ; l’acte se termine au milieu des applaudissements.

2e acte §

La ténébreuse introduction, avec son grondement de timbales, le motif sinistre des violoncelles, et la réapparition du thème de défense, est tragique au plus haut degré. Au lever du rideau, on admire le décor, très bien compris, d’un style roman aussi exactement restitué que les costumes guerriers du premier acte, ce qui n’est pas peu dire. Mme Duvivier interprète Ortrude avec beaucoup d’aisance et une connaissance parfaite du rôle, mais les paroles ne sont pas toujours intelligibles, et l’on souhaiterait des notes élevées plus sûres. Fort jolie personne, toute blonde et potelée, elle n’a point, d’ailleurs, le physique de son emploi.

Le public ne paraît pas goûter la grande scène entre Frédéric et Ortrude, et je l’en excuse volontiers, car cet admirable duo le devait dérouter singulièrement : la mélodie n’a rien qui lui rappelle le style d’opéra, et l’orchestre développe sans interruption deux ou trois motifs essentiels. En revanche, il s’est complu au poétique nocturne que murmure Elsa à la fenêtre, au duo des deux femmes, au pittoresque lever de soleil, à la douce splendeur de la marche religieuse.

Comme au premier acte, les chœurs ont été excellents. Jamais, même en Allemagne, je n’ai entendu une exécution chorale aussi belle. Et ces choristes marchaient vraiment en scène, jouaient véritablement des rôles, avec une entière liberté, sans aucun trouble vocal dans la mesure ou dans la note. La préparation de tels chœurs fait à M. Vincent d’Indy l’honneur le plus grand. Elle montre, une fois de plus, quels résultats nos artistes pourront donner du jour où ils s’appliqueront à des ouvrages vraiment humains. D’ailleurs, si M. d’Indy, à côté de M. Lamoureux, a consacré aux études des chœurs sa rare intelligence de l’œuvre wagnérienne et son inépuisable dévouement, il a rencontré autour de lui des bonnes volontés nombreuses : entre tous ces choristes, dont plusieurs sont des musiciens véritables, je dois signaler M. Perreau, l’Amfortas du Petit-Bayreuth et l’un des pèlerins de Parsifal, engagé volontaire en cette noble bataille de Lohengrin, qui, sans cesse animant ses compagnons du geste et de la voix, n’a pas peu contribué au succès du deuxième acte.

Tous les interprètes font brillamment leur devoir. Je ne me permettrai qu’un léger reproche, relatif à la mimique de M. van Dyck. Le chevalier au cygne ne doit nullement paraître effrayé lorsque Ortrude et Frédéric interviennent. Il les doit toujours regarder de très haut, et si une inquiétude passe sur son visage, c’est à la seule phrase : « Elsa, veux-tu m’interroger ? »

3e acte §

L’orchestre fait merveille ; il éclate en sonorités fulgurantes, avec lesquelles le petit chœur des fiançailles fait le contraste le plus tranché. Voici le grand duo d’amour. Mme Devriès et M. van Dyck le chantent au mieux : c’est d’abord un charme, une infinie tendresse, jusqu’à l’instant où le trouble d’Elsa se décèle, où les motifs tentateurs de l’insinuation commencent à sourdre dans l’orchestre. Quelle progression incomparable ! Le religieux silence de la salle est plus éloquent que n’importe quels bravos.

Le décor change : nous sommes de nouveau au bord du fleuve ; de matinales fanfares se répondent, diane héroïque, pleine de réalisme et de poésie tout ensemble. Puis viennent Elsa, Lohengrin, devant le roi et les guerriers… Les harmonies du premier prélude s’éveillent aux extatiques régions instrumentales, et lentement Lohengrin nous dit le Gral, la pure milice, le parvis lumineux de Monsalvat. C’est là le point culminant de l’œuvre ; le frisson des grandes choses parcourt la salle entière.

L’acte s’achève. Toutes les mains applaudissent, on rappelle les artistes, on rappelle M. Lamoureux, car c’est à lui, à son initiative, à ses persévérants efforts que nous devons cette glorieuse soirée wagnérienne ; il a réalisé la plus artistique entreprise de ces derniers temps ; depuis cinq années qu’il est à la peine, ce n’est point trop qu’il soit aujourd’hui à l’honneur. Et si nous le remercions, ce n’est pas seulement à titre d’admirateurs de Wagner, c’est à titre de Français reconnaissants de son œuvre, de son fécond labeur, de l’impulsion qu’il a donnée et que rien désormais n’arrêtera.

Épilogue §

M. Lamoureux vient de renoncer à poursuivre les représentations.

L’an dernier, lorsqu’il fut question de Lohengrin à l’Opéra-Comique, nous eûmes le spectacle de médiocrités acharnées contre une œuvre de génie : tous les Comettant de la critique, les Rivet de la littérature, les Díaz de la musique, se liguèrent contre la radieuse merveille. Ce faisant, ils donnèrent un précieux exemple à l’actuelle canaille, qui en a su dignement profiter. Après le complot des cancres, la manifestation des gredins ; nous avions déjà le pseudo-patriotisme des pharisiens de lettres, voici venir celui des souteneurs. Aux oies du Capitole succèdent les chevaliers du trottoir : hier, levée déplumés — levée d’écailles aujourd’hui.

Oui, Paris a eu ce spectacle : trois cents imbéciles, conduits par une trentaine de voyous, ont pu insulter des Français tout à leur aise. Bien plus, ces trente voyous — payés certainement, avec de l’argent allemand peut-être — ont imposé leur volonté à la population parisienne et au gouvernement. Ils ont pu siffler, hurler, jeter des pierres, sous l’œil serein de la police et à la stupéfaction des honnêtes gens.

Une campagne de calomnie avait été menée contre M. Lamoureux par trois journaux quotidiens. Campagne scandaleuse et bouffonne. Mais ce qui dépasse tout, c’est le rôle joué par une bande d’agents provocateurs… Par respect pour mes confrères et pour moi, je ne m’arrêterai pas davantage à ces drôles, justiciables, non de l’épée, mais de la botte et du bâton.

Quelle misère, et quelle honte ! Certes, tout wagnérien a le devoir de protester hautement, mais peut-être ai-je ici un droit spécial de parler, ayant été, à la Ligue des Patriotes, un ouvrier de la première heure, et m’honorant encore de l’amitié d’un homme que ses ennemis même admirent, car il a dépensé sa fortune, brisé sa carrière, usé sa vie, au service de la sainte cause française.

Lohengrin a depuis longtemps triomphé ; Wagner est hors du débat, car rien au monde ne saurait être plus indifférent, en cette matière, que l’opinion de M. Lucien Nicot, par exemple. Entré pour jamais dans la gloire, le musicien-poète règne sur l’art universel, au niveau d’Eschyle, de Shakespeare et de Beethoven. Non, le seul résultat de ces ignobles journées a été de ruiner, ou peu s’en faut, le plus désintéressé et le plus vaillant des chefs d’orchestre, de jeter sur le pavé quatre cents de nos compatriotes, et de rendre impossible l’établissement de ce théâtre lyrique nouveau qu’attendaient si impatiemment tous nos jeunes musiciens. Mais ce qui soulève le cœur de dégoût, ce qui met aux yeux des larmes de colère, c’est le blasphème prononcé, le drapeau souillé par des mains indignes, toutes les choses nobles et grandes profanées par une poignée d’agitateurs. Le cri de « Vive la France » sert de ralliement à des escarpes : le ridicule et la honte en rejaillissent sur la patrie entière… Car on a parlé d’incidents diplomatiques, de conflit européen, à propos de qui et de quoi ? du sieur Rigondaud, dit l’eyramont XIX ?… Ah ! Fourcaud avait bien raison d’écrire, il y a quelques jours « Comment, une nation si vaine de ses écoles, et qui consacre, annuellement, un milliard à ses armées, se voit à la merci, en face de l’étranger, de quelques douzaines de turbulents ?… c’est à pleurer et c’est à frémir ! » Oui, cela est vrai. Sur ce point plus encore que sur les autres, nous avons ressenti une profonde humiliation, une cruelle douleur. Une guerre s’annonce, terrible, prochaine sans doute, et il se trouve des misérables pour rabaisser ainsi l’orgueil national, pour commettre des actes bêtes et lâches, au nom d’un chauvinisme de Canaques ! Et Paris s’incline devant eux, et tout un peuple se met trembler…

Ô mon pauvre pays !

Lohengrin à Paris (printemps 1887) §

Les représentations de Lohengrin à l’Eden-Théâtre, sous la direction de M. Charles Lamoureux, ont été annoncées par lui officiellement dès le début de la saison des concerts, en novembre 1886 (voir les Petits-Bulletins des Concerts Lamoureux, novembre 1887-avril 1887). C’est dans le Petit-Bulletin du 20 mars que furent enfin publiées et la distribution complète des rôles et la date approximative des représentations (dix représentations dans la seconde quinzaine d’avril et la première quinzaine de mai).

C’est à cette époque que la question Lohengrin recommence à préoccuper les esprits.

Le 20 mars, le Figaro publie un article humoristique de M. Albert Millaud, énonçant les fantaisistes conditions auxquelles seront soumis les auditeurs de Lohengrin.

Le même jour, la Revanche publie un article assez violent contre l’entreprise de M. Lamoureux.

Le 28 mars, le Temps annonce les représentations de Lohengrin et résume la question wagnérienne : haine de Wagner contre la France ; mais, Wagner étant mort, rien n’empêche plus de jouer ses œuvres, etc.

29 mars, la France : « Chez un marchand de musique » par M. Emile Cère ; article très agressif sur M. Lamoureux qui est appelé « der Meister » et « M. Liebhaber ».

30 mars, la Lanterne : « Lohengrin — la représentation à Paris d’un opéra de Richard Wagner », Article de première page, plus hostile encore que le précédent ; toujours Wagner l’insulteur de Paris : se termine par une diatribe contre M. Lamoureux, « un industriel habile… il y a hélas ! à Paris assez de financiers allemands pour remplir sa salle… »

Voici maintenant un des plus extraordinaires documents de cette histoire, l’interview publié par le Gaulois du 1er et du 2 avril, des compositeurs français à propos de Lohengrin. A des lettres de la direction du Gaulois les invitant à faire connaître leur opinion, les compositeurs français ont répondu comme il suit :

M. Gounod :

Mon cher Meyer, plus je pense à ce que vous êtes venu me demander hier, plus j’aperçois de raisons et de convenances de m’en abstenir. Voyez donc ! « On va jouer une œuvre de Wagner à Paris, sur une scène française ! »

Cela seul dit tout. Le public va se prononcer, et je trouve qu’il n’appartient à personne de précéder, de prévenir et de paraître vouloir orienter le Vox Populi ; la presse du parti pris et des ultras peut, seule, risquer cette attitude.

Quant à l’opinion des impartiaux parmi les artistes, qui modifiera-t-elle ?

Personne.

Un artiste, dans sa critique aussi bien que dans ses œuvres, est fait de deux choses :

Ce qu’il sent et ce qu’il fait.

Or, nous savons tous que Richard Wagner est une personnalité considérable que beaucoup de gens ont commis la méprise de vouloir imiter, attendu que c’est toujours par ses côtés personnels qu’on reste inimitable et incommunicable.

De plus, j’estime que l’on ne doit pas juger le génie de l’artiste à travers ses répugnances pour l’homme. La gloire de l’intelligence n’est pas celle du cœur, et les insultes de notre ennemi national n’ont rien à voir dans l’hommage que méritent ses œuvres.

Attendons le public ; c’est là qu’est le jury.

Bien à vous.

Ch Gounod

M. Delibes :

Cher monsieur, si vous croyez que je vais dire ce que je pense à propos de la question si complexe de l’acclimatation du théâtre de Wagner à Paris, vous vous trompez beaucoup !

Je trouve que mon opinion n’intéresse, et surtout ne regarde personne.

D’ailleurs, je pense, comme Dumas, que seul le temps peut se charger de mettre les choses à leur vraie place.

Tout ce que je puis dire, c’est qu’il me paraît un peu ridicule que, sous prétexte de patriotisme, Paris reste la seule capitale du monde civilisé où Lohengrin ne soit pas au répertoire, comme le Domino noir, les Huguenots ou il Barbiere di Siviglia.

Recevez, etc., etc.

Léo Delibes.

M. ReyerXX :

Mon cher monsieur Meyer, la haine que Berlioz lui portait et mon affectueuse admiration pour Berlioz ne m’ont pas empêché d’aller à Lui. Son puissant génie m’a subjugué, sans m’aveugler pourtant. J’ai subi, comme tant d’autres, l’influence de ses doctrines ; mais je n’ose me dire son disciple, tant je me suis gardé d’être son imitateur. Et tout en le suivant de loin dans le sillon lumineux qu’il a tracé, je n’ai renoncé à aucune des jouissances qui me viennent de ses glorieux ancêtres, des maîtres auxquels je dois, plus qu’à lui sans doute, le peu que je suis.

Mais aucun grand musicien n’aura surexcité plus de jeunes imaginations et troublé plus de cervelles.

Son œuvre est immense, colossale. En France, elle ne s’imposera jamais tout entière à notre tempérament et ne nous fera jamais oublier notre fidélité à d’anciens souvenirs.

Il aura doté son pays d’un art nouveau, c’est vrai. Mais son pays n’est pas le nôtre !

E. Reyer.

M. Paladilhe :

Mon cher monsieur Meyer, savez-vous que vous m’embarrassez quelque peu en me demandant ce que je pense — et ce que j’attends pour notre école musicale française des prochaines représentations de Lohengrin ?

Ce que je pense, c’est que la tentative que prépare M. Lamoureux, dans d’excellentes conditions artistiques, aurait dû être faite depuis longtemps.

Les préventions qui ont retardé de dix années cet événement théâtral sont, il me semble, aussi honorables qu’irréfléchies. On ne boude pas plus contre ses oreilles que contre son ventre, et Wagner est un artiste assez considérable pour qu’on puisse juger son œuvre avec une sérénité qui permette de négliger l’homme et d’oublier le gallophobe.

Quant aux conséquences, l’exécution scénique d’une partition que les auditions de concerts laissent encore relativement ignorée, puisque le compositeur l’a écrite en vue du théâtre, je crois qu’il y aurait témérité à trop vouloir les préjuger.

Peut-être les surprises seront-elles aussi saisissantes que variées dans leurs effets. Je m’attends à une vraie première, Wagner n’étant pas plus connu, en réalité, de la plupart de ses détracteurs que de certains de ses partisans.

Encore une fois, je souhaite, avant tout, qu’on oublie l’homme pour juger le musicien de génie, et je pense qu’on ne m’accusera pas de vouloir amoindrir par ce vœu très sincère la grande idée de patrie.

Recevez, mon cher monsieur Meyer, l’assurance de mes meilleurs sentiments.

Paladilhe

M. Lalo :

Monsieur le directeur, Lohengrin est une œuvre superbe ; il est triste que Paris soit la seule capitale qui ne la connaisse pas.

Wagner est un génie qu’il est absolument nécessaire d’étudier, et nous devons tous savoir gré à M. Charles Lamoureux de sa vaillante initiative.

Recevez. monsieur, l’assurance de mes sentiments distingués.

E. Lalo.

M. Joncières :

Mon cher Meyer, vous voulez bien me demander ce que je pense de l’œuvre de Richard Wagner.

Tout d’abord, laissez-moi vous dire combien je suis flatté du cas que vous semblez faire de mon opinion, après celles de mes illustres confrères Gounod, Reyer et Léo Delibes. Ce n’est pas en quelques lignes que je puis formuler un jugement sur le grand maître allemand, et d’ailleurs, il y a longtemps que j’ai fait ma profession de foi à cet égard. Ceux qui lisent mes articles de critique musicale dans la Liberté, savent à quoi s’en tenir depuis dix-sept ans.

Qualifié de wagnérien, il y a plus de vingt-cinq ans, alors qu’il fallait un certain courage pour proclamer hautement son admiration envers l’auteur de Lohengrin, je passe aujourd’hui pour un tiède, n’ayant pas consenti à m’enrôler dans la confrérie, qui voudrait faire du wagnérisme une sorte de religion, excluant tout libre examen et toute critique.

Ma vive admiration pour Wagner date du premier concert que le maître vint diriger au Théâtre-Italien, en 1860. J’étais alors élève de Leborne, au Conservatoire. Le lendemain du concert, j’arrivai à la classe dans un état d’exaltation qui déplut fort à mon professeur. Il envoya chercher à la bibliothèque la partition de Lohengrin et, l’ouvrant à la fameuse Marche des fiançailles, exécutée la veille, il me signala gravement les fausses relations et les modulations heurtées de ce morceau. Une discussion assez vive s’éleva entre nous, à la suite de laquelle je sortis brusquement de la classe pour n’y plus revenir.

Pendant longtemps je fus pour ainsi dire le seul compositeur français qui affichât franchement une admiration profonde pour Wagner, admiration qui nuisit peut-être à la réussite de mes premières œuvres.

Fus-je assez éreinté dans le Gaulois d’alors pour le wagnérisme dont j’avais fait preuve dans le Dernier jour de Pompéi !

En ce temps-là, les wagnériens se comptaient : c’étaient Baudelaire, Champfleury, Gasperini et Pasdeloup, qui, malgré l’opposition du public, s’obstinait à exécuter des morceaux de Wagner aux Concerts Populaires.

A la première représentation des Maîtres chanteurs à Munich, en 1868, nous étions quatre Français, qui avions fait le voyage pour entendre l’œuvre du maître : Pasdeloup ; Leroy, mon ancien collaborateur de la Liberté ; un dilettante de Reims, dont j’ai oublié le nom, et moi. Aujourd’hui, on organise des pèlerinages pour aller à Bayreuth. A la tête de la cohue wagnérienne, quelques illuminés prophétisent dans un jargon décadent, auquel je déclare humblement ne rien comprendre.

D’ailleurs, si mon admiration est restée aussi enthousiaste pour les premières œuvres de Wagner, je dois avouer qui, tout en m’inclinant devant les pages sublimes de la Tétralogie, je fais à l’égard de cette dernière conception d’assez sérieuses réserves. Wagner est toujours pour moi le plus grand musicien qui se soit produit depuis Beethoven ; mais je ne saurais admettre son système dans toute sa rigueur. Ses sujets légendaires me semblent puérils, et son génie, enserré dans les liens étroits du leitmotiv, me paraît moins fécond que lorsque, sans esprit de système, il écrivait Lohengrin, qui, à mon avis, restera son chef-d’œuvre devant la postérité.

J’ai jadis montré plus d’ardeur qu’aujourd’hui à soutenir les œuvres de Wagner. C’est qu’alors elles étaient méconnues, et que je pensais avoir une injustice à réparer. A quoi bon partir en guerre maintenant que la haute valeur du maître n’est guère plus contestée que par quelques esprits rétrogrades et routiniers ? Pourquoi tant de fracas pour enfoncer une porte ouverte ?

Wagner a exercé une énorme influence sur la musique contemporaine, et ceux-là mêmes qui répudient son système ont profité et profiteront encore de ses hardiesses et de ses innombrables trouvailles. C’est un arsenal où pourront puiser pendant longtemps les musiciens de l’avenir ; mais il est à souhaiter que, en se servant de ces précieux matériaux, nos compositeurs n’oublient pas leur nationalité, et qu’ils soient bien persuadés qu’ils n’ont rien à gagner en répudiant les qualités essentielles du génie français, la clarté et la concision.

Agréez, mon cher Meyer, l’expression de mes sentiments les plus affectueux.

Victorin Joncières.

M. Widor :

Il y a plusieurs Wagner, celui de Rienzi et du Vaisseau-Fantôme, celui de Tannhæuser et de Lohengrin ; celui enfin des Maîtres Chanteurs, de la Tétralogie, de Parsifal et de Tristan.

Lors d’une visite à Francfort, le maître entra dans la boutique d’un coiffeur. L’artiste en cheveux se trouvait être un mélomane fort au courant des choses et sachant son monde ; il reconnut le grand homme, et tout en faisant effort pour dominer son émotion :

—  N’ai-je pas, en ce moment, demanda-t-il, l’insigne honneur de tenir en mes mains la tête illustre qui a conçu Lohengrin ?

—  Non, mon ami : l’auteur de Lohengrin n’existe plus, il y a longtemps qu’il est mort !

C’est ainsi que le maître reniait le passé, ne voulant plus dater son œuvre que des Maîtres Chanteurs. Alors l’ombre du grand Sébastien Bach lui était apparue, et il avait modifié sa manière.

Je ne crains pas de partager cet avis, quoique le jugeant excessif. Tant de gens ont écrit tant de choses à ce sujet, tant de littérateurs se sont mis à nous expliquer la musique, tant d’élégants mondains à nous dévoiler les profondeurs de la psychologie, qu’il reste peu à dire et que, pour devenir intéressant, il faudrait peut-être avouer, sans pudeur, ce qui se passe là-bas, là-bas, au fond du « moi ».

Or, les sensations intimes, les émotions vraies, les croyances, nous les gardons imo in pectore. Si nous les traduisons parfois, c’est symphoniquement ; je ne sais pas les raconter.

Ch. M. Widor.

M. Salvayre :

Mon cher ami, vous me faites l’honneur de me demander mon opinion sur l’œuvre de Wagner à Paris. Je vais essayer de la résumer en quelques lignes :

J’ai la plus grande admiration pour Wagner en tant que manipulateur musical.

Selon moi, depuis les grands classiques allemands, nul n’a montré, dans l’art de manier les masses orchestrales, une organisation plus vigoureuse et plus ingénieusement habile.

Rien ne caractérise mieux un pays que l’expression d’art qui s’y manifeste. Au génie de Wagner, d’essence purement allemande, se joignait un amour passionné pour son pays. Son œuvre porte donc l’empreinte exagérée des qualités et des défauts de la race germanique.

En France, nous n’avons pas une école musicale aussi nettement accusée que nos deux voisines : l’Allemagne et l’Italie. Mais les compositeurs véritablement grands de ces deux nations ont souvent et heureusement subi l’influence du goût, du charme, de la clarté et de la justesse dans les proportions ; qualités précieuses de notre France.

Ils l’ont subie, les uns par la modération du côté vocal exagéré, les autres par l’atténuation du déchaînement symphonique appliqué à la musique dramatique.

Pour que l’œuvre gigantesque de Wagner soit facile à des oreilles françaises, il n’a manqué au génie allemand qu’un séjour plus prolongé en France.

Autant je crois que des fragments choisis de Wagner peuvent recueillir au milieu de nous le succès bien mérité auquel ils ont droit, autant me paraît impossible, étant données nos mœurs, nos impressions et nos aptitudes, la naturalisation complète de l’œuvre du grand homme.

Voilà, mon cher ami, mon opinion bien respectueusement résumée en ces quelques lignes : je ne prétends l’imposer à personne, mais elle aura du moins le mérite de la sincérité.

Recevez, mon cher ami, l’assurance de mes affectueux sentiments,

G. Salvayre.

M. d’Indy :

Monsieur le directeur, étant noté depuis longtemps, par les partisans de l’école du bon sens, comme l’un de ces musiciens dangereux qui poussent l’aliénation mentale jusqu’à faire le voyage de Bayreuth afin d’entendre de belles œuvres dramatiques, je n’éprouve aucun embarras à vous donner franchement mon avis sur les prochaines représentations de Lohengrin.

J’y vois deux très grands services rendus aux compositeurs français : le premier, de ne plus les obliger à aller chercher en pays étranger des auditions nécessaires à leur éducation musicale : le second, d’ouvrir un débouché aux œuvres nouvelles de nos nationaux.

Voilà mon opinion, sur la très artistique tentative de M. Lamoureux, qui va faire connaître en France une œuvre qui aurait dû être jouée à l’Opéra de Paris depuis plus de vingt ans.

Veuillez agréer, monsieur le directeur, l’expression de mes sentiments les plus distingués.

Vincent d’Indy.

Digne épilogue de cette série : dans le Gaulois du 2 avril la note suivante :

Mon cher Meyer, pour un poisson d’avril, c’en est un joli !

Votre imprimeur me fait dire ce matin la plus grosse bêtise du monde. Au lieu de « ce qu’il sent et ce qu’il sait », il imprime « ce qu’il fait ! » ce qui n’a absolument aucun sens.

Je compte sur les excuses d’une réhabilitation pour demain.

A vous.

Ch. Gounod.

Par contre, citons, en le traduisant, les Lustige Blaetter de Berlin du 14 avril :

Il y a quelques jours, M. Arthur Meyer, directeur du Gaulois, a demandé aux plus célèbres d’entre les musiciens français contemporains ce qu’ils pensent du projet de représenter Lohengrin à l’Eden-ThéâtreXXI. Comme l’authenticité des réponses publiées par le Gaulois nous a semblé douteuse, nous avons écrit aux musiciens interrogés par le Gaulois et ces messieurs nous ont répondu comme il suit :

M. Gounod : « Je suis pour la représentation, bien que Lohengrin ait un grand défaut : l’héroïne ne chante pas de valse. L’instrumentation me semble aussi quelque peu à désirer : mais on pourra remédier à cet inconvénient, les membres de la Ligue de Patriotes et ceux de Jockey-club n’auront qu’à apporter les fifres et les tambours qui manquent. — Quant à la mise en scène, peut-être ne nous semblera-t-elle pas suffisante. Nous avons été tellement gâtés sous ce rapport ! — On pourrait en tout cas atteler quatre cygnes à la barque de Lohengrin, au lieu de n’en atteler qu’un seul, comme on le fait en Allemagne. Je conseillerais, en outre, d’intercaler un quadrille rabançois que je me chargerais de composer, moyennant la moitié de la recette brute. »

M. Paladilhe : « L’Eden-Théâtre a monté, jadis, les ballets d’Excelsior, Sieba et Brahma d’une façon réellement luxueuse. Mais en ce moment, MM. Manxotti et Danesi n’ont pas de ballet de prêt. Comme l’Eden-Théâtre ne peut pas chômer, on fera bien de faire contre fortune bon cœur, et, ma foi, de jouer Lohengrin. »

M. Léo Delibes : « Je crois qu’il est démontré que Wagner a composé Lohengrin. Je crois aussi que cet opéra est destiné à la scène, j’ignore s’il fera de l’effet : cela dépendra de l’effet qu’il produira sur le public. Voilà tout ce que je puis dire du résultat présumable. Quoi qu’il arrive je persévérerai dans ma conviction que Lohengrin n’a pas un Parisien pour auteur.

M. Saint-Saens : « Il y a des gens qui entrent en fureur à l’idée que Wagner, qui n’est rien, puisse devenir quelqu’un par la représentation de son Lohengrin à Paris. C’est là une manière de voir étroite et mesquine. Pour ma part, j’estime qu’il serait glorieux pour la France d’avoir fait un nom à un compositeur qui n’était rien avant que son opéra ait été joué à Paris. »

M. Widor : « Paris capitulera, mais dans le sens biblique, devant un chef-d’œuvre. — Pour le reste, je me repose sur le Mont-Valérien, sur Boulanger, nos chasseurs d’Afrique et la mélinite. »

M. Massenet : « Il résulte des recherches du wagnérien Edmond de Hagen qu’Elsa signifie Alsace et Lohengrin Lorraine. Le reste est facile à interpréter. Il faut que nous possédions ces deux personnages, —  et ces deux provinces, — et que nous tâchions de les garder pour nous seuls. »

Le 2 avril, l’Intransigeant publie un article de M. de Rochefort, « Wagnérophobie », dont voici la conclusion :

… Certains critiques de théâtre sont restés célèbres pour avoir rendu compte de pièces qui n’avaient pas encore été jouées. En ce qui touche l’œuvre de Wagner, notre rôle est à peu près le même. On l’a houspillé, caricaturé, vilipendé : et quand on demande à ceux qui le conspuent si réellement ce musicien est aussi grotesque qu’ils le prétendent, ils répondent presque invariablement : — Je n’en sais rien ; je n’en ai jamais entendu une note.

2 avril, la Revanche : « Wagnérisme », trois colonnes hostiles mais avec encore quelque modération.

3 avril, le Ménestrel : continuation de l’hypocrite et assez discutable plan de campagne contre Wagner… Wagner, ce génie !… quelle joie pour nous d’applaudir ses chefs-d’œuvres incomparables !… Mais le moment est-il bien choisi ! songez que… et que… et attendons encore.

3 avril, la Liberté : raisonnable article (non signé) demandant la représentation de Lohengrin.

4 avril, le Temps : feuilleton de M. Johannès Weber. Citons le début, certainement légitime, de cet excellent article.

On parle beaucoup en ce moment-ci de l’Eden-Théâtre, qui doit se transformer en Théâtre-Lyrique ; je crains qu’on n’en parle trop. En attendant les résultats, rétablissons quelques points d’Histoire qu’on paraît trop oublier.

M. Lamoureux dit qu’il y a « des chefs-d’œuvre que nous n’avons pas le droit d’ignorer ». L’expression est peut-être un peu sévère, mais le principe même n’est pas nouveau ; il y a plus de vingt-six ans qu’un homme en a fait son Credo envers et contre tous : c’est M. Pasdeloup. Faire connaître les chefs-d’œuvre classiques, les œuvres modernes qui sans être classiques méritent d’être répandues et les œuvres de jeunes symphonistes français, voilà le triple programme que M. Pasdeloup a poursuivi sans relâche depuis la fondation des Concerts populaires. On sifflait Berlioz, on chutait Schumann, on sifflait à outrance Wagner, on insultait M. Pasdeloup, on demandait le retrait de sa subvention, on voulut même d’abord qu’il ne jouât pas d’ouvrages de jeunes auteurs : M. Pasdeloup est resté inébranlable. Voici justement une lettre qui me tombe scus la main et que M. Pasdeloup écrivit à un journal, en 1876, après le tapage occasionné par une œuvre de Wagner. Après avoir dit que Wagner est jugé comme homme mais qu’il ne l’est pas encore chez nous comme musicien, M. Pasdeloup continue ainsi : « Je crois que la France ne doit pas rester en dehors du mouvement musical qui peut se produire au-delà des frontières ; le devoir des Concerts populaires, qui ont toujours marché en avant, est de faire connaître à Paris des œuvres qu’on peut ne pas admirer, mais qu’il n’est pas permis d’ignorer et qu’une très grande partie de mon public est curieux d’entendre. » Quand les résultats de la lutte soutenue par M. Pasdeloup furent acquis, on a eu beau jeu de se poser en avocat de Berlioz ou de Wagner.

5 avril, Gil Blas : article de M. Octave Mirbeau :

Le patriotisme, une des plus étranges manies de cette fin de siècle…

Wagner est assurément la plus sublime expression de l’Art au dix-neuvième siècle…

6 avril, l’Événement : article de M. Louis Besson… Le moment peut être mal choisi pour Lohengrin, mais soit ; ce qu’est Lohengrin, du pur Weber…

Dans le Petit Bulletin du 8 avril, M. Lamoureux publiait le prix des places de l’Eden-Théâtre33 : la première était annoncée pour le 21 avril environ.

10 avril, Gil Blas : « Chronique fantaisiste » de Grimsel (M. de Rochefort). Fantaisies à propos de conspirations de M. Busnach contre Lohengrin.

Cette chronique a donné lieu à une réponse de M. Busnach protestant de sa neutralité, et à quelques plaisanteries poétiques ou archaïques du Figaro (9 avril), et du Gaulois (11 avril).

10 avril, le Cri du Peuple : article de M. Félix Piat ; campagne patriotico-socialistico-antiwagnérienne.

Même jour, article de la Revanche contre M. Lamoureux. Nous pouvons dès ici, mentionner deux articles de la Revanche (13 et 17 avril), antérieurs au procès du 16 avril (voir à cette date), tous articles d’une violence en somme peu dangereuse.

Sous le titre « Wagner vient !… » et la signature « Gallus », la France du 10 avril publiait en première page le court article suivant :

« … Wagner vient. Enfin, nous allons entendre de la musique. Nous ne pouvons plus nous en passer, voyez-vous. Nous avons eu Massenet, nous avons eu Paladilhe. Du propre, les musiciens français ! Parlons-en. Nous admettons les musiciens français, d’ailleurs. Nous les admettons en attendant pour passer le temps, à condition qu’ils s’inclineront devant le MAITRE, sans conditions. Autrement, il n’en faut pas. Et qu’on ne nous parle pas de M. Gounod. Un pompier ! Wagner vient, les patriotes sont furieux. Sont-Ils assez ridicules, les patriotes ! Des gêneurs. Il y a des jeunes gens qui vont mettre des fleurs à la statue de Strasbourg ; on a envie de les gifler. Et ces gens-là voudraient nous empêcher d’écouter Wagner ? Ah ! mais non ! il n’en faut pas. D’ailleurs Regnault était un patriote, n’est-ce pas ? Eh bien, Regnault chantait la musique de Wagner, et M. Saint-Saëns a joué la marche de Lohengrin à son enterrement. Paris n’avait pas encore capitulé. Qu’importe ! Ah ! oui, nous savons bien. Une Capitulation. C’est infect. C’est dégoûtant. Qu’importe ! Autrefois ! l’injure était permise au vaincu. Maintenant elle est permise au vainqueur ! Le vaincu imposait ses arts au vainqueur, autrefois. A présent, c’est le contraire. Autres temps, autres mœurs. Nous voulons Wagner. Laissons-nous tranquilles ! M. Carvalho n’a pas osé nous le donner. M. Lamoureux nous le donnera ; c’est un convaincu, lui. Et puis, il est si désintéressé ! Il fait payer cent francs la place, mais qu’importe ! L’Allemagne ne nous a pas assez envahis ; nous voulons être envahis, nous ; c’est notre plaisir. Ah ! les Belges ! Bruxelles ! voilà la vraie capitale de la France ! La Monnaie est le premier théâtre de Paris. M. Wilder est le premier journaliste du monde, Wagner vient… Wagner vient… »

Et voilà ce qui se dit en France, voilà ce que les Français osent écrire. Les Allemands doivent bien rire.

Gallus.

Or, quelqu’un s’étant demandé quel était le Gallus, auteur de cette imbécile niaiserie où triomphait, en face de Wagner, M. Gounod, il apparut que c’était M. Gounod lui-même (Paris, 15 avril).

12 avril, le Figaro : article en première page de M. de Bonnières. Plaidoyer hardi et éloquent en faveur de la cause wagnérienne.

13 avril, la République française : « A propos d’un opéra », par M. Gustave Isambert. Thèse analogue.

De grâce, laissons un entrepreneur de spectacles jouer Lohengrin si le cœur lui en dit ! Si c’est un chef-d’œuvre, on le verra bien ; si cela nous ennuie, nous serons libres de le dire, et ce qui est bien quelque chose, on ne pourra plus nous en contester le droit.

Mentionnons ici, au 17 avril, un article de M. Anatole France dans le Temps. C’est un récit, exquisément joli, de l’aventure de Lohengrin et d’Elsa de Brabant.

 

A cette date de la mi-avril, la bataille wagnérienne prend une recrudescence inopinée ; la très grande majorité des journaux continuent à demander Lohengrin, les journaux anti-wagnériens sont peu nombreux mais ils deviennent d’une violence et d’un acharnement inouï. A ce fait nous avons cru discerner plusieurs causes.

D’abord, la malheureuse coïncidence de la publication de lettres au moins étranges de Wagner ; ensuite, l’imprudence personnelle de M. Lamoureux qui excite par des mesures intempestives l’animosité de ses ennemis ; enfin, moins d’une semaine plus tard, l’événement de Pagny-sur-Moselle.

Le 16 avril, le Figaro publiait dans son Supplément littéraire une série de lettres adressées par Wagner en 1864-65 à Mme Elise Wille, née Sloman. « Ces lettres, des plus caractéristiques, disait la rédaction du journal, éclairent d’un jour tout nouveau les rapports qui ont existé entre le roi Louis  II et le musicien. »

Il y avait dix lettres, formant en tout deux colonnes de journal. Nous n’avons encore pu en examiner de près la traduction, contestable de prime abord. Il y aurait là toute une enquête à établir, d’un grave intérêt. Aussi, sur une aussi redoutable question, ne pouvons-nous nous permettre aucun jugement aventuré.

Mais les journaux anti-wagnériens n’hésitèrent pas et nous allons voir toute une suite d’articles incriminant de la façon la plus ouverte les relations de Wagner et du roi Louis  IIXXII.

Le même jour où paraissaient ces lettres au Figaro, le 16 avril, M. Lamoureux faisait assigner devant le Tribunal civil de la Seine M. Peyramont, rédacteur-en-chef de la Revanche, et lui réclamait 25. 000 francs de dommages-intérêts pour le préjudice qu’il essayait de lui causer.

La Revanche, dont jusqu’à ce jour l’hostilité avait égalé, sans guère la dépasser, celle des autres journaux spécialement anti-prussiens ou anti-wagnériens, répondit par un article où sont ces lignes (19 avril) :

… Puisqu’il plaît à M. Lamoureux d’engager avec la Revanche une lutte personnelle dans laquelle il espère assouvir les rancunes de son amour-propre blessé, nous acceptons volontiers le combat, et le défenseur de Richard Wagner peut compter que nous ne négligerons rien pour faire comprendre toute la portée de la tentative dont il a pris l’initiative.

On sait maintenant que l’échec de Lohengrin est dû, en majeure partie, à l’action de la Revanche, qui, à partir du jour de la provocation si inopportune de M. Lamoureux, devint son implacable adversaire. Pourquoi faut-il qu’en même temps M. Lamoureux, trop confiant certes en sa puissance, ait refusé le concours direct et personnel de toutes les forces, même modestes, du parti wagnérien ?…

Nous ne pouvons citer les articles, dès lors quotidiens, de la Revanche. Le même jour, le 19 avril, un article intitulé « l’esthétique wagnérienne en amour », commentant les lettres publiées dans le Figaro, la traduction de Une Capitulation, et des correspondances de province encourageant M. Feyramont à sa guerre antiwagnérienne.

16 avril, l’Action : publication des lettres de Wagner à sa couturière (la robe de satin ponceau avec traine, la robe en velours rose tendre à garniture céladon, les jupes à soufflet, etc. etc., qui ne furent sans doute que de simples robes de chambre quelque peu excentriques.)

18 avril, la France : « l’amoureux Wagner » par M. Mermeix. Toujours le commentaire des lettres du Figaro.

18 avril, le Siècle : feuilleton de M. Oscar Comettant. Encore Wagner insulteur de la France ; puis des conseils sur l’inopportunité politique du Lohengrin.

Même jour, le Français : M. Adolphe Jullien fait justice des pseudo-patriotismes « des commerçants affolés par la concurrence… »

19 avril, le Voltaire : « la fille Wagner » par M. L. Serizier. Encore les lettres du Figaro.

20 avril, l’Evénement : chronique de M. Besson. Invectives contre les wagnériens qui, « lorsqu’on joue quelque part du Wagner vont se montrer dans les théâtres de Bruxelles ou d’Allemagne avec des pantalons à pont gris-perle, des coiffures spéciales, des cheveux étonnants et des pardessus aveuglants… »

Même jour, Gil-Blas : article de Nestor (M. Henry Fouquier). « … Cette œuvre, il est de notre dignité et de notre intérêt de l’entendre et de la connaître… »

Même jour, XIXe Siècle : article de M. Henry Fouquier. Renée et Lohengrin.

Le même jour enfin, dans le Figaro, lettre de M. Lamoureux. Sous le prétexte d’expliquer pourquoi il ne donne pas de répétition générale ouverte à la presse, M. Lamoureux expose les raisons qui lui font monter Lohengrin et en appelle au bon-sens et à la modération du public.

Le lendemain, la Revanche commente avec malveillance la lettre que M. Lamoureux « vient de faire insérer, au prix fort du tarif des grandes réclames, dans les colonnes du Figaro… grâce à l’Eau souveraine pour la régénération de l’hygiène et de la toilette dentaires. » (médisance quotidienne de la Revanche.)

21 avril, les Débats : « Wagnériens et Wagnérophobes » par A. H. (M. André Hallais). Portrait connu du wagnériste ; railleries (trimestrielles, celles-là, et de lointaine origine) pour le directeur et d’anciens rédacteurs de la Revue Wagnérienne ; portrait parallèle de l’anti-wagnériste.

Le Figaro du 21 avril annonce officiellement la première de Lohengrin pour le samedi 23 ; fait un tableau encourageant des préparatifs ; donne la liste des gens inscrits pour la première, public bizarrement mêlé d’anciens wagnéristes connus, de quelques noms respectables, et de beaucoup d’inconnus, d’étrangers, de faux-mondains et de rastaquouères : d’où cette étrange première aux costume ; cérémonieux et vieille mode, si différente des grandes simples fêtes de Bayreuth !

22 avril, le Matin : « Patriotisme » par M. Ranc. « … Le vrai patriotisme a d’autres allures… »

Même jour, Gil-Blas : « Indiscrétions théâtrales — avant Lohengrin » par M. Théodore Massiac.

Même jour, le Soleil : « Tempête à l’horizon » par Jean de Nivelle, « … Il s’agit là d’une question d’art pur et simple… »

Enfin, même jour encore, apparition de l’Anti-Wagner, ignoble factum vendu dix centimes dans les rues, et contenant avec un portrait charge de Wagner et une courte adresse aux lecteurs, deux extraits de journaux sous le titre commun de « Un sodomiste », l’un de M. Mermeix (qui le désavoua), l’autre, en vers, de M. Grandmougin.

 

Le 23 avril devait être donnée la première de Lohengrin ; le 23 au matin on apprenait à Paris l’incident de Pagny-sur-Moselle, l’arrestation de M. Schnaebelé, et, en même temps, l’ajournement au mardi 26 de la représentation. La Lanterne du 22 (datée du 23) publiait la note suivante, résumé des articles des journaux anti-wagnériens :

Lohengrin.

A l’Eden. — une Apothéose allemande. — un Moment bien choisi.

Pendant que les Allemands arrêtent sur notre frontière des fonctionnaires français, certains Français à Paris se préparent à faire à un musicien allemand une apothéose.

Oui, samedi, quelques artistes unis à toute la colonie cosmopolite, acclameront Wagner, l’insulteur de Paris et de la France.

Il y a des gens qui ont des préoccupations artistiques — ou commerciales — si grandes qu’ils oublient la patrie.

A partir de ce jour, chacun des journaux de Paris et du dehors contient, quotidiennement, au moins un article ou une note sur la question Lohengrin. Nous nous contenterons de résumer les faits.

Jusqu’au mardi matin 26, grande effervescence et grande incertitude. Le 26, tous les journaux du matin publient cette note.

Nous avons reçu hier soir, à sept heures, la lettre suivante :

« Paris, 25 avril 1887, 6 heures du soir.

Monsieur le Rédacteur, j’ai l’honneur de vous informer et je vous prie d’annoncer que, dans les circonstances actuelles, j’ai décidé l’ajournement de la représentation de Lohengrin.

Agréez, Monsieur le Rédacteur, l’assurance de mes sentiments empressés.

Ch. Lamoureux. »

Le Figaro ajoutait ces renseignements :

Hier matin (lundi), vers onze heures, M. Lamoureux a été mandé chez M. le président du Conseil qui l’a mis en demeure de renoncer à donner, jusqu’à nouvel ordre, Lohengrin à l’Eden-Théâtre.

Le gouvernement était décidé, paraît-il, à interdire les représentations de M. Lamoureux, mais il voulait lui laisser le mérite du sacrifice et s’épargner le ridicule de cette interdiction, qu’aucun fait essentiel ne justifie. Pendant deux heures, le pauvre M. Lamoureux, circonvenu, harcelé, a résisté de son mieux, mais il a fini par s’incliner devant la volonté ministérielle…

Le lendemain, nouvelle note :

L’ajournement de Lohengrin a produit, comme on le devine, une grande émotion dans le personnel qui répétait, depuis plusieurs semaines, l’opéra de Wagner.

Mardi soir, M. Lamoureux a réuni l’orchestre, les chœurs et tout le personnel dans l’avant-foyer des artistes :

« Vous savez, leur a-t-il dit, les motifs qui m’empêchent de jouer Lohengrin en ce moment. Je n’ai pas voulu, en de pareilles circonstances, laisser aux adversaires de mon œuvre l’occasion de faire du bruit ; on aurait pu compromettre aussi les négociations du gouvernement et compliquer les difficultés de notre pays.

Mais Lohengrin est tout simplement retardé, non pas supprimé, et, dès que l’incident de Pagny sera terminé, nous jouerons. En attendant, nous continuerons nos études ; vous, messieurs de l’orchestre, vous êtes convoqués pour après-demain, le personnel des chœurs viendra répéter demain. »

M. Lamoureux ajouta, en même temps, que le personnel n’avait aucune crainte à avoir, et que les intérêts de chacun seraient absolument sauvegardés.

Certains journaux ayant annoncé que M. Lamoureux avait reçu une indemnité du gouvernement, une autre note le démentit.

Jusqu’à la fin de la semaine, le désarroi continue : puis, les affaires extérieures semblant s’arranger, M. Lamoureux annonce une répétition générale ouverte à la presse le samedi soir.

Les invités reçoivent le samedi matin leurs billets qui sont ainsi conçus :

Eden-Théâtre — Rue Boudreau

Samedi 30 avril 1887 à 7h précises

Entrée par la rue Boudreau à partir de 7h 1/4

Répétition générale

de

Lohengrin

offerte à la presse

par MM. Ch. Lamoureux et Plunkett.

Invitation adressée à M…..

(Cette partie du billet sera remise à l’entrée du théâtre.)

MM. Ch. Lamoureux et Plunkett prient instamment leurs invités d’arriver à l’heure exacte, afin que la répétition ne soit pas troublée.

(Signature autographe de M. Lamoureux.)

Le coupon détachable portait :

Répétition générale de Lohengrin.

Invitation adressée à M…

Cette invitation est rigoureusement personnelle.

Cette partie du billet sera conservée par la personne invitée.

Paris. — Imprimerie Chaix. — 10148.7

Enfin, dès le 1er mai, à la suite de l’apaisement des difficultés extérieures, la représentation est annoncée pour le mardi 3.

Le 3 mai, la représentation.

On en connaît le résultat : dans la salle, succès sans conteste ; dans la rue, quelques centaines de siffleurs que la pluie disperse, manifestations sans gravité que tous les journaux traitent de gaminerie.

Le 4, la Revanche annonce la seconde pour le soir (bien qu’il soit notoire qu’elle doive avoir lieu le jeudi) et convoque les siffleurs à sept heures, rue Boudreau. Le soir, tapage devant l’Eden-Théâtre.

Jeudi 5 : pendant la matinée, les affiches sont apposées dans la ville, annonçant la seconde représentation pour le soir. Toute la journée stationnements devant l’Eden-Théâtre. Dans l’après-midi, on annonce que les représentations sont définitivement suspendues ; deux affiches manuscrites sont posées sur les murs de l’Eden-Théâtre, pour avertir que le prix, des places sera remboursé au bureau de location à partir du lendemain.

Le 6, les journaux publient ces deux notes : lettre de M. Lamoureux :

Monsieur le Rédacteur en chef, j’ai l’honneur de vous informer que je renonce définitivement à donner des représentations de Lohengrin.

Je n’ai pas à qualifier les manifestations qui se produisent, après l’accueil fait par la presse et le public à l’œuvre que, dans l’intérêt de l’art, j’ai fait représenter à mes risques et périls sur une scène française.

C’est pour des raisons d’un ordre supérieur que je m’abstiens, avec la conscience d’avoir agi exclusivement en artiste, et avec la certitude d’être approuvé par tous les honnêtes gens.

Veuillez agréer, etc.

Ch. Lamoureux. »

Puis la note officielle de l’Agence Havas :

Les ministres se sont réunis ce matin à l’hôtel de la place Beauveau, en conseil de cabinet, sous la présidence de M. René Goblet.

Le président du Conseil a déclaré que, ne se croyant pas le droit d’interdire une représentation théâtrale tant qu’il n’y avait pas de troubles dans la salle, il avait pris toutes les mesures nécessaires pour assurer l’ordre dans la rue, en prévision de la seconde représentation de Lohengrin qui était fixée à ce soir, lorsque ce matin, M. Lamoureux est venu lui faire savoir qu’il renonçait à donner cette représentation.

M. Goblet lui a fait observer que c’était là de sa part une déclaration toute spontanée, parce qu’autrement le gouvernement était décidé à faire respecter ses droits.

M. Lamoureux a reconnu le caractère spontané de sa démarche.

Des instructions ont été données au préfet de police pour empêcher le renouvellement des manifestations qui se sont produites hier soir. Les meneurs seront immédiatement arrêtés.

Quant aux douze personnes qui ont été déjà arrêtées, elles seront traduites devant les tribunaux auxquels il appartiendra de discerner et de se prononcer.

Depuis, M. Lamoureux a attaqué, devant le Tribunal de la Seine, les journaux la France et la Patrie.

Derniers bruits relatifs à M. Lamoureux :

M. Lamoureux déclare publiquement qu’il ne tentera pas de tournée à l’étranger pour Lohengrin ; en outre, qu’il renonce, non seulement à son entreprise théâtrale, mais aussi il ses concerts.

Notons, dans le Réveil-Matin du 7 mai (6 mai) un interview de M. Lamoureux par M. Georges Duval, son ami personnel de vieille date, paraît-il ; interview d’ailleurs reproduit en d’autres journaux et non rectifié34.

—   Alors vous avez pris cette détermination proprio motu ?

—   Absolument.

—   Le ministère n’a pas pesé sur vous ?

—   Aucunement…

—   Combien cette fermeture vous coûte-t-elle ?

—   Trois cent mille francs…

—   Il vous reste la ressource de partir avec votre troupe et votre matériel, soit à Bruxelles, soit à Londres, soit à Vienne.

—   La chose est impossible. Elle serait, d’ailleurs, faisable, que je ne la tenterais pas…

—   Et votre projet de fonder un théâtre lyrique ?

—   J’y renonce… Vous pouvez l’affirmer. J’y renonce, comme à toute entreprise.

—   Vous en exceptez vos concerts, bien entendu ?

—   Mes concerts y compris… Je prends tout à fait ma retraite. On n’entendra plus parler de moi.

—   Allons, vous reviendrez sur une détermination qui priverait l’art d’un de ses plus zélés défenseurs.

—   JAMAIS. Je vous l’affirme !

Quelques jours après, M. Lamoureux réunit tout son personnel et propose d’aller représenter Lohengrin dans une ville étrangère, « distante de Paris de dix heures de chemin de fer. »

Refus de quelques musiciens instrumentistes et d’un assez grand nombre de choristes. M. Lamoureux est forcé de renoncer à son dernier projet et de s’en tenir à sa première résolution.

 

Enfin, la nouvelle la plus récente :

M. Lamoureux, avant eu la salle de l’Eden-Théâtre entièrement louée pour la première de Lohengrin, aurait vu la location médiocre pour les suivantes et nulle pour les dernières ; ne voulant à aucun prix de salles vides, c’est-à-dire d’un échec « artistique », il aurait lui-même, coûte que coûte, pris le prétexte que l’on sait d’arrêter (sans y être contraint par le gouvernement) les représentations après la première, avec tous les honneurs de la guerre… Bruit bizarre, et, disons-le, bien invraisemblable, que nous enregistrons comme document.

Enfin, M. Lamoureux a-t-il reçu, n’a-t-il pas reçu du gouvernement une indemnité, et quelle serait cette indemnité ?

Peut-être pourrons-nous dans un mois, éclaircir quelques-uns des points mystérieux de cette lamentable histoire…

Bibliographie35 §

[I] §

Musiciens, poètes et philosophes, par Richard Wagner : fragments recueillis, traduits et annotés par Camille Benoît (un volume in-18, chez Charpentier, 3 francs 50).

M. Camille Benoît, wagnérien de la veille et même de l’avant-veille, est, parmi nous tous, l’un de ceux qui ont le mieux combattu le bon combat. Il poursuit aujourd’hui une tâche dès longtemps entreprise, faire connaître Richard Wagner, le révéler au grand public. Il croit, avec raison sans doute, que la production de documents très clairs, de textes démonstratifs, est plus éloquente que l’énoncé plus ou moins chaleureux d’un simple jugement esthétique. Personne ne pourrait, plus savamment que lui, commenter Wagner et disputer des théories controversées ; cependant il préfère laisser la parole au maître lui-même, et se contente de répondre, en une courte préface, aux ignorants et aux perfides : « Voici ce que Wagner a écrit, ce qu’il a dit, ce « qu’il a pensé. »

Il est pénible de constater à quel point le public est mal renseigné sur Wagner. Chaque fois qu’un événement wagnérien a lieu, on s’aperçoit avec terreur, par l’examen des comptes-rendus, que les plus autorisés de nos critiques n’ont absolument rien compris à ce dont il était question, qu’ils ont lu les poèmes comme pourraient le faire des aveugles, et écouté la musique à la façon des sourds. Que de personnes, en lisant le livre de M. Benoît, vont s’étonner d’apprendre que Wagner professait la plus vive admiration pour Bach, Gluck, Mozart, Haydn, Weber, Schubert, et qu’il a parlé de Beethoven en des termes inégalés !

M. Camille Benoît me permettra-t-il maintenant un reproche ? Plus son livre m’intéresse, plus je regrette qu’au lieu de fragments, certes typiques, il n’ait pas cru devoir nous donner la traduction intégrale de quelques écrits de Wagner, tels Opéra et Drame, l’Œuvre d’art de l’avenir. Mais à cela il peut répliquer que c’est tout simplement partie remise, et remise à brève échéance. En attendant, je me fais un devoir et un plaisir de recommander aux wagnériens de France, de Belgique, et de Navarre, le livre de M. Camille Benoît, livre très actuel, de haute compétence et de rare talent.

[II] §

Les ennemis de Wagner, par Paul Verdun (une brochure in-18, chez A. Dupret, 50 centimes).

L’auteur souhaitait que M. Lamoureux renonçât à Lohengrin, afin de laisser ce chef-d’œuvre prendre plus tard sa place, à l’Opéra, entre les Huguenots et la Muette.

[III] §

Richard Wagner, par Paul Lindau, traduit par Johannès Weber (un volume in-18, chez Louis Westhausser, 3 francs 50) : nouvelle édition.

Nous avons jadis analysé cet ouvrage qui vient d’être réédité.

[IV] §

Richard Wagner et le drame contemporain, par Alfred Ernst, avec une introduction par Louis de Fourcaud (un volume in-18, à la Librairie Moderne, 3 francs 50).

Dans son introduction, M. de Fourcaud compare Hector Berlioz (sur lequel M. Alfred Ernst a publié un livre, il y a quelques années) et Richard Wagner. Voici sa conclusion :

« Berlioz, nous émerveille parfois et nous touche souvent ; nous sommes fiers de sa gloire, mais il semble qu’il soit loin de nous et tourmenté de préoccupations qui ne sont plus les nôtres. Wagner, par contre, est comme à notre tête, roulant incessamment ses pensées de logicien et de poète, épris de vérité intime et d’unité. Il nous éclaire, il nous guide, il nous déconseille le pastiche, il nous affame d’expression juste, et bien fou qui se prive de ses enseignements. »

L’ouvrage de M. Ernst comprend les dix-neuf chapitres suivants :

I : L’évolution artistique. Analyse du mouvement artistique actuel, littéraire et pictural ; place de Wagner.

II : Le drame. Ce qu’est le drame ; Shakespeare, Racine, Corneille, Molière, M. Daudet, M. Becque ; théorie du drame ; le drame musical ; l’opéra.

III : Le drame de Wagner. Théorie générale.

IV : Suite du drame de Wagner. La musique dans le drame wagnérien.

V : Wagner poète. La poésie dans le drame wagnérien ; le système poétique ; la langue, le vers ; l’invention poétique, les sujets, leurs origines.

VI : L’idée religieuse. Citons :

« … Wagner n’a jamais été un réformateur philosophique ou religieux. Mais son infaillible instinct d’artiste et de poète lui a fait comprendre que la question de la destinée humaine, le désir d’une existence renouvelée, réparatrice de tous nos maux, la soif de la vérité, de la justice et de l’amour, étaient les grandes, les principales sources de poésie. Attendri par le grave spectacle de notre misère, préoccupé par l’affirmation vaillante qui consola tant de foules disparues, il a spontanément exprimé, dans ses œuvres, le rêve séculaire de la souffrante humanité. Fait essentiel, qui ne s’était point vu au théâtre, avec une netteté pareille, depuis les pieux mystères du moyen âge…………………………………………………………………………

…………………………………………………………………………………………

Peut-être, après des catastrophes qui semblent inévitables, un apaisement se fera-t-il, et notre pauvre humanité aura-t-elle le renouveau de cette jeunesse qui lui fut donnée il y a près de deux mille ans, en ce matin de Pâques où mourut le vieux monde. Alors plus encore que maintenant on révérera la mémoire de quelques hommes qui s’émurent de notre longue misère, qui soupirèrent après une meilleure destinée, et qui mirent dans leurs œuvres, sciemment ou non, le frisson de l’amour et de la foi. Ils n’eurent point la vérité, et pourtant lui rendirent témoignage. — De là notre reconnaissance et leur gloire. Wagner fut l’un de ces hommes. Parsifal est l’une de ces œuvres ; et je ne sais qu’une chose plus belle que Parsifal, c’est n’importe quelle messe basse, dans n’importe quelle église36. »

VII : La mélodie de Wagner.

VIII : L’harmonie de Wagner. Ces deux chapitres sont de remarques générales.

IX : Des Fées au Vaisseau-Fantôme. Cinq pages d’analyse.

X : Quelques remarques sur Tannhæuser.

XI : Lohengrin.

XII : Tristan, impressions de Bayreuth.

XIII : Les Maîtres Chanteurs.

XIV : Rheingold, souvenirs d’une répétition (août 1884).

XV, XVI, XVII, La Walkyrie, Siegfried, le Crépuscule des Dieux.

XVIII : La dernière œuvre, Parsifal. Tous ces drames, les cinq derniers notamment, sont minutieusement analysés et étudiés.

XIX : Le drame musical français. Influence de l’œuvre de Wagner sur les artistes français ; retour à la vérité humaine, dans le drame musical comme dans tous les arts.

Mois wagnérien de Paris §

3 avril : Concert Colonne : Scène des Floramyes.

8 avril : Scènes des Floramyes ; scène religieuse de Parsifal.

8 avril : Concert Lamoureux : Prél. des 1er et 3e actes de Tristan ; prél. 1er et 3e scènes de la Walküre ; ouv. de Tannhæuser.

8 avril : Concert Pasdeloup : Romance de l’Étoile.

Correspondances §

[Bruxelles] §

BRUXELLES. — La clôture de l’année théâtrale a eu lieu le 4 courant au théâtre de la Monnaie, par la 23e représentation de la Valkyrie. La salle était boudée et les exclamations du public, plus que jamais chaleureuses, ont salué une dernière fois le chef-d’œuvre de Wagner. Les interprètes ont été fleuris, couronnés et gratifiés. A MM. Engel et Séguin, à Mlles Marting et Litvinne, quelques wagnériens, parmi lesquels figure le bourgmestre de Bruxelles, ont fait parvenir des partitions de Sigfried et de Parsifal. L’enthousiasme était grand et l’on a couvert d’applaudissements M. Joseph Dupont, l’impressario chef d’orchestre, qui a mené triomphalement le succès de la Valkyrie. La plupart des artistes créateurs nous restent, il est malheureusement à déplorer que M. Engel n’ait pu s’arranger avec la direction ; impossible de se figurer le rôle de Siegfried interprété par un autre que lui c’est là une perte bien difficile à réparer.

Au dernier Concert populaire, donnée le 5 mai, M. Joseph Dupont a fait exécuter la scène religieuse du 1er acte de Parsifal, l’Idylle de Siegried, et le final (introduction du 3e acte, défilé des métiers, valse et cortège) des Maîtres chanteurs de Nuremberg. Ces fragments très connus à Bruxelles ont provoqué la plus vraie admiration. L’exécution des Maîtres chanteurs a remis en mémoire le plaisir intense que la représentation de cette œuvre enchanteresse nous causa il y a deux ans ; elle a réveillé plus que jamais le désir de la voir figurer d’une manière définitive et permanente au répertoire de la Monnaie.

C’est par erreur que nous avons annoncé dans notre dernier numéro que notre correspondant de Bruxelles avait publié son article sur la Valkyrie dans la Réforme, il faut lire : dans la Flandre libérale.

(N. de la R.)

[Marseille] §

MARSEILLE. — Les concerts de l’Association Artistique du théâtre des Nations nous ont donné cet hiver quelques intéressantes séances. A noter, comme événement Wagnérien, les auditions du prélude et de l’entracte des fiançailles de Lohengrin bissés à chaque exécution.

Grâce à l’initiative de son chef — c’est M. Miranne, l’Association Artistique a fait entendre pour la première fois à Marseille l’ouverture des Maîtres chanteurs ce morceau a passé incompris par suite de l’insuffisance des instruments à cordes ; leur nombre trop restreint a rendu inintelligible le commencement de la péroraison.

Un pianiste en représentations a exécuté l’un des derniers concerts, le Concerto en ut mineur de Beethoven pour l’adagio duquel l’auteur a fait d’irrévérencieux emprunts au Faust de M. Gounod.

[Bayreuth] §

Les fêtes de Bayreuth n’ayant pas lieu cette année, les numéros 6 et 7 de la Revue Wagnérienne seront réunis et paraîtront le 15 août ; ils seront entièrement consacrés à une étude de M. Edouard Dujardin en l’honneur de Parsifal ; les numéros 8 et 9, également réunis, paraîtront le 15 octobre, pour la réouverture de la saison.

V §

Question wagnérienne et question personnelle §

Est-il convenu que, l’affaire de Lohengrin étant close aujourd’hui, il est permis de juger en toute impartialité les faits qui se sont accomplis ? — Je prétends que les wagnéristes ont plus que le droit, mais le devoir, de demander ou de faire la lumière. D’ailleurs, les opinions que j’ai énoncées récemment dans la Revue Wagnérienne ont été à ce point attaquées que je dois donner aux lecteurs qui me suivent depuis deux ans et demi une explication positive.

Peut-être que tel illustre personnage disposant, à force d’argent, de la publicité du Figaro ou de quelque autre journal à grand tirage, affectera de suspecter la valeur des opinions émises par la Revue Wagnérienne… S’il y a pour de l’orgueil à revendiquer l’importance de la Revue Wagnérienne, ce péché d’orgueil, je l’admets ; et, dans cette première et (je l’espère) unique occasion, je demande la permission de réclamer tous les droits que je crois dûs à la Revue.

Ceux des wagnéristes qui connaissent à quel tarif sont payées les réclames insérées au Figaro, ne peuvent guère avoir foi, ce me semble, en des jugements qu’ils savent soldés contre quittances ; et ceux qui ignorent ces trafics, ont-ils donc tant de confiance dans l’impeccable wagnérisme des journaux boulevardiers ? Ce n’est pas dans le public spécialement wagnérien que portent ces grandes réclames, mais plutôt au dehors… Au contraire, je maintiens que dans le public spécial des wagnéristes, les articles d’une Revue Wagnérienne doivent avoir leur valeur.

La Revue Wagnérienne, chaque mois, envoie un petit nombre d’exemplaires, mais elle les envoie partout où il y a des gens, artistes ou amateurs, faisant profession de wagnérisme ; et ses articles — n’est-ce pas la moindre récompense de beaucoup d’efforts ? — sont considérés au moins au même titre que les articles du Sport par les sportsmen ; la Revue Wagnérienne, si elle ne vaut que parmi les wagnéristes, sûrement vaut parmi eux.

Ce peu d’autorité qu’a pu acquérir la Revue, le droit qu’après ces deux ans et demi on m’accordera d’avoir et d’exprimer une opinion, la confiance personnelle que mes amis veulent bien me montrer, je demande aujourd’hui, en une très grave circonstance, d’y faire appel.

Les lecteurs de la Revue Wagnérienne m’ont vu jadis confiant dans les promesses de M. Lamoureux ; puis, l’hiver dernier, quelques-uns ont remarqué que mon enthousiasme décroissait de mois en mois, pour faire place finalement à une réserve marquée. Donc, trop de zèle avant la bataille, et pas assez après ? Ce serait là une lourde accusation, que j’ignorerais cependant, si y répondre n’était, du même coup, éclairer bien des choses. « Question wagnérienne et question personnelle », ai-je mis en tête de cet article ; et mes lecteurs comprendront que ma propre sécurité doit être la garantie, pour eux, de ma franchise et de mon exactitude absolue.

J’avais eu, jusqu’à ce dernier hiver, les rapports personnels les meilleurs avec M. Lamoureux qui avait même bien voulu s’intéresser spécialement à la Revue Wagnérienne, et, comme tous les wagnéristes, j’étais plein d’espérances dans les « projets de M. Lamoureux ». « Les projets de M. Lamoureux », se souvient-on de cette formule ? il y a eu des articles avec ce titre, « les projets de M. Lamoureux » ; on parlait d’un second Bayreuth, d’un Théâtre-lyrique National, de Tristan, d’une École de Musique et de Drame… tout ce que rêvait Wagner pour son pays ! Et pourquoi pas ? on disait M. Lamoureux riche, audacieux, persévérant… Donc, avec tout le monde, nous exaltions « les projets de M. Lamoureux » !

En novembre dernier s’est produit entre M. Lamoureux et moi un fait particulier que je raconterai. M. Lamoureux, un beau jour, a déclaré la guerre à la Revue Wagnérienne… Les prétextes ? le style « décadent » de la Revue, ce prétendu style décadent aboli depuis un an, qui depuis un an n’existait même plus, et qu’on me reprochait après un an, et un an de relations amicales… Pareil prétexte n’avait certainement pu être suggéré que par les rancunes de quelque metteur des drames wagnériens en livrets d’opéra… Et M. Lamoureux, sûr apparemment de terrifier la Revue Wagnérienne, m’affirma que de toute sa puissance il combattrait la Revue et par tous les moyens ; enfin à ses engagements personnels (dont hélas, je n’avais pas pris la simple précaution de demander un écrit) il répondait, ne les niant pas, par cet authentique mot : « je me mets en faillite avec vous37… » Ce qui, d’ailleurs, paraît n’infirmer aucunement « la probité bien connue », etc.

Cette scène a eu ce résultat, dont je m’applaudis absolument : la sauvegarde de son entière indépendance par la Revue Wagnérienne.

Je défie qui que ce soit de nier que, depuis lors, la tenue de la Revue Wagnérienne après une telle provocation n’ait pas été d’une modération parfaite, que les sentiments personnels que dès-lors j’éprouvais à l’égard de M. Lamoureux se soient fait jour en quelconques injustices pour le musicien, que je n’aie pas sacrifié mon antipathie et ma répulsion, entièrement, à l’intérêt de la cause wagnérienne38. Seulement, j’ai cru avoir acquis, sans ambages, le droit d’être indépendant.

Or, c’est à ce moment — est-ce donc par ma faute ? — que M. Lamoureux s’est mis à réaliser ses « projets ». Ce que sont devenus les fameux projets, et comment ils ont amené la ruine du wagnérisme à Paris, maintenant que la chose est claire, au nom du wagnérisme je dois le dire.

Amicitior veritati : — c’est bien le moins.

Que M. Lamoureux ait fait preuve d’une inintelligence chaque fois plus manifeste de ce qu’est l’art wagnérien, — nous reviendrons sur ce chapitre, s’il le faut. Rappelons-nous seulement l’histoire de ces six mois.

Une saison de concerts nulle, sans nouveautés wagnériennes, sans efforts intéressants, avec le rabâchage des mêmes et éternels morceaux et jusqu’à l’oubli des œuvres classiques, une saison de concerts si déplorable que les meilleurs amis de M. Lamoureux ne la défendaient qu’au nom du théâtre en préparation : il était peu aisé de montrer de grandes sympathies artistiques pour le directeur des concerts.

Le théâtre alors ? la disparition de tous les grands, des immortels « projets »… mais passons. Lohengrin choisi, la moins curieuse des œuvres de Wagner… admettons encore. La série de fautes, maladresses ou calculs coupables, qui au moment de la représentation ont renouvelé l’irritation du public contre le nom de Wagner… négligeons tout cela, et arrivons au dénouement, sur lequel d’ailleurs, il y a un mois, j’avais promis des éclaircissements.

Des réunions, une souscription, un banquet, vingt articles de journaux ont été faits pour proclamer M. Lamoureux héros et martyr. En effet. M. Lamoureux n’a reçu aucune indemnité pour la suppression de Lohengrin — cela est sûr aujourd’hui — mais par cette raison que c’est lui qui a supprimé Lohengrin.

Le gouvernement pouvait interdire Lohengrin ; or, il est certain que, loin de le faire, le lendemain de la première représentation il a encouragé M. Lamoureux à continuer, en lui garantissant la sécurité de ses représentations. Mais à ce moment, malgré tous les bruits qu’on a fait courir, la location de la salle était très mauvaise (vu, sans doute, le prix ridiculement élevé des places), un insuccès financier était probable, les dernières représentations devant des salles vides et par conséquent une chute artistique ; qu’en outre il y ait eu des menaces contre la personne du chef d’orchestre, cela est possible ; mais la vérité, la vérité sans conteste, absolue, évidente, c’est que M. Lamoureux, pouvant continuer, NE L’A PAS VOULU, et qu’il a préféré une retraite avec pour lui tous les honneurs de la guerre, quitte à ruiner par là le wagnérisme.

M. Lamoureux a accepté l’échec irrémédiable de la cause wagnérienne, pour s’arroger — au prix certes d’une grosse perte d’argent, mais il peut s’offrir ce luxe — cette gloire, la seule possible pour lui, de martyr du wagnérisme et de l’art.

Et tout le monde l’a proclamé tel : héros et martyr.

Oh, terrible, terrible vanité des commis devenus ministres, et des professeurs de violon richement arrivés !

Je raconte les faits, tels qu’ils sont, tels qu’il convient que le fasse un journal totalement dévoué au wagnérisme véritable, non à tel ou tel wagnériste, mais au wagnérisme. On jugera suffisamment évident que la publication des quelques pages que je viens d’écrire, doit être mortelle aux intérêts de la Revue Wagnérienne comme aux miens.

Grâce aux récents événements, grâce à la fortune qu’il tient entre ses mains, M. Lamoureux a groupé autour de lui à peu près tout le wagnérisme militant de Paris qu’ont encore rapproché son amitié et son alliance avec le faiseur d’opérettes brabançon chargé par brevet de ridiculiser en France les poèmes wagnériens. MM. Lamoureux et Wilder représentent le wagnérisme parisien officiel ; braver ce double veau d’or n’est pas un moyen de fortune, pour qui surtout n’a pas — étant d’ailleurs trop jeune — de pupille millionnaire.

J’ai, à mes risques, fondé la Revue Wagnérienne, je l’ai soutenue par beaucoup de sacrifices peu soupçonnés, sacrifices de temps, d’argent et autres (et cela malgré le secours à jamais admirable de quelques honnêtes gens épris d’art wagnérien), je l’ai conduite pure radicalement de toute concession et indéniablement vierge de compromis quels qu’ils soient avec l’argent ou la puissance : j’aimerais mieux qu’elle pérît plutôt que de déshonorer ces trois années de dévotion à un idéal d’art très vénéré, plutôt que d’en faire hommage à quelqu’un (même fût-il wagnérien) plutôt que de trahir la religion de mon maître Richard Wagner — celui qui ne craignit pas de faire la guerre aux grands… Et la Revue Wagnérienne, fière de son titre et d’avoir avant tout et constamment été une « revue wagnérienne » aura dit pourquoi, en 1887, après tant de luttes nobles et courageuses, le wagnérisme aura honteusement succombé à Paris.

Nouvelles §

Nous apprenons que les Maîtres Chanteurs seront joués à Bayreuth l’année prochaine (au lieu de Tannhæuser) avec Tristan et Parsifal.

Nous pouvons garantir l’exactitude de cette nouvelle qui nous vient — indirectement — de Bayreuth.

Chronique wagnérienne §

Le baromètre parisien est revenu au beau fixe : désormais, nul chef-d’œuvre ne menace à l’horizon. Le muflisme triomphe. Nos peintres ont préféré M. Cormon à M. Roll. Quant à Lohengrin, il est mort, provisoirement du moins. Dûment porté en terre, le bon chevalier au cygne ne risque plus de déranger, d’ici longtemps sans doute, le « bedit gommerze » que vous savez.

Cependant l’industrie des marchands de lorgnettes a subi un coup : depuis l’incendie de l’Opéra-ComiqueXXIII, elle est plongée dans un douloureux marasme. Mais patience ! elle refleurira. D’abord, il est des consolations en ce désastre, puisque l’on a pu sauver du feu la partition d’Egmont, un buste, et les trente-cinq sols qui restaient encore dans la caisse. La foule, d’ailleurs, hurlait dans les couloirs, écrasée à des portes closes, et deux pauvres petites danseuses brûlaient dans leurs loges, cernées par l’envahissement de la fournaise. L’Europe attend avec impatience, et elle aura prompte satisfaction : M. Carvalho rouvrira son usine ; les rendez-vous de noble compagnie continueront à s’y donner, sous les regards propices des agences matrimoniales, et l’on s’efforcera d’y célébrer dignement le vin, l’amour et le tabac, car c’est là, c’est là le refrain du bivouac.

Mais laissons ce triste sujet… Ce n’est pas notre faute, hélas, si, dans de telles catastrophes, la comédie se mêle trop souvent au drame ; parfois, du reste, on rit de certaines choses, crainte d’avoir à s’en indigner. Tenez, parlons plutôt musique. Aussi bien y trouverons-nous matière, et la récente campagne menée contre Wagner — au nom de Berlioz ! — motivera quelques explications.

Il y a encore des survivants, à Paris, de la meute qui pourchassa si gaillardement Berlioz, au temps où le maître vivait. Rien n’arrêta ces hommes d’esprit et de mérite, dont beaucoup, Dieu merci, sont morts de leur laide mort et ont rendu au grand Démiourgos leur vilaine âme. A l’Opéra, en 1838, Benvenuto Cellini eut exactement le sort que devait avoir le Tannhæuser vingt-trois ans plus tard. En 1846, la Damnation de Faust fut exécutée devant une salle vide…

Quels fours, mes amis, quels fours ! Ah ! ah ! ah ! les trompettes de M. Berlioz ! les trombones de M. Berlioz ! les timbales de M. Berlioz ! ah ! ah ! ah ! Deux cents exécutants ! pourquoi pas quatre mille ? Ah ! ah ! la musique fracassante, la musique algébrique, chimique, tartare, hottentote, descriptive, que sais-je ! Étiez-vous, Madame, au dernier concert de M. Berlioz ? Oh ! l’idée fixe, l’obsession, tralalalaire, le fricandeau à l’oseille (Louis Reybaud), la « Berliozométrie » (Xavier Aubryet), les cris de hyène et la musique de sourd (Scudo), la mystification charivarique (Jouvin), etc., etc., etc. !

Un beau jour Berlioz trépassa. On lui en sut un gré infini… La réaction commençait d’ailleurs. Bientôt — grâce aux soins de quelques amis du maître, au premier rang desquels il faut nommer M. Reyer — le public réentendait les merveilles bafouées jadis, et comprenait enfin la grandeur du génie disparu.

Satisfaite du premier hallali, la meute se pourlécha les badigoinces, et concentra sur l’unique Wagner ses énergies trop longtemps divisées. Seul, Albert de Lasalle continua d’associer le mort et le vivant : il avait la rancune ample et synthétique ; Berlioz et Wagner, c’était tout un pour le pauvre garçon. Jusqu’à son heure dernière, il a préféré le Postillon de Longjumeau à la Damnation de FaustXXIV.

Nous eûmes alors les larmes de crocodile de Jouvin, les hommages jaculatoires — « pauvre Berlioz ! » — les parallèles avec l’auteur de Tristan — « au moins toi tu étais clair ! » — et ça continue encore aujourd’hui ! La meute ne s’est détournée de la chasse à Wagner que pour étrangler Georges Bizet au coin d’un bois — histoire de se faire les dents.

Ce Berliozisme après décès a trouvé dernièrement sa forme définitive. Il se résume en un petit jeu de société et de théâtre dont l’ingénieuse simplicité n’échappera à personne :

La scène se passe en 1885-86. M. Carvalho annonce Lohengrin. Beaucoup d’industriels ès musique en éprouvent un chagrin violent ; sur l’heure ils découvrent Benvenuto Cellini. — Notez que, depuis plusieurs années déjà, tous les sérieux artistes réclamaient l’exécution de cette œuvre originale, sans qu’aucun de nos pontifes eût l’air de les entendre. Le sympathique directeur prend la balle au bond : « Je renonce à Lohengrin, s’écrie-t-il ; j’y renonce, la mort dans l’âme, mais c’est pour monter Benvenuto. » Attendrissement général ; la presse fait savoir que les décors sont commandés et que les études vont grand train. Ah ! bien oui ! une fois Lohengrin mis de côté sans danger de retour, à quoi pouvait bien servir Benvenuto ? Aussi les choses se passèrent-elles comme l’annonçait un de mes amis très intimes, dès avant cette opération stratégique : « Tout ça finira par une reprise de la Traviata ! »

Cette année-ci, le coup de Benvenuto ayant déjà servi, on a préféré celui des Troyens. La veille du jour où Lohengrin devait être représenté, on a demandé à M. Lamoureux de changer « patriotiquement » son affiche et de nous donner les Troyens — qui exigeraient, remarquez-le, cinq à six mois d’études. Remarquez aussi que ceux qui ont demandé cela — hors M. Boutarel, qui est sincère, et ne se peut reprocher que d’avoir dit de surabondantes énormités sur la question — exècrent du meilleur cœur la musique de Berlioz ! Mais les Troyens, dont le sujet est très solennel et très austère, les ennuieraient encore bien plus que Lohengrin ! Mais les tristes gâteux qui font la loi sur nos scènes ne toléreraient jamais ni le finale de la Prise de Troie ni les dernières scènes des Troyens à Carthage ! Mais ces messieurs, qui se moquent des drames consécutifs du Ring et de la longueur des partitions wagnériennes, se refuseraient, sans nul doute, à subir le drame unique et complet des Troyens — huit heures d’horloge — et aussi à l’entendre en deux soirées ! Non, si Berlioz vivait, il serait révolté de telles louanges, hypocrites, perfides, venues de ses pires ennemis ; car, si le coup de pied de l’âne est odieux, que sera-ce du baiser d’Aliboron ?

Au fond, la meute n’a qu’un gibier, et ce n’est ni Berlioz, ni même Wagner : c’est l’Art. L’Art, voilà ce qui la fait baver de rage, crier de peur, hurler d’angoisse. Epiciers de la littérature ou charlatans de la musique, ils souffrent le martyre chaque fois qu’une œuvre paraît, vraiment libre et virile. Tout artiste les gêne, les bouscule, les soufflète, par le seul fait de son existence, et cela quel qu’il soit, jeune ou vieux, simple ou complexe, romantique ou réaliste, Barbey d’Aurevilly ou Zola, Manet, Roll ou Rodin, Hector Berlioz ou Richard Wagner.

Oh ! comme il nous est doux de voir leur défaite ! car, en faisant mourir l’artiste de faim, en le couvrant de boue, ils se proclament vaincus par lui, sans combat, et le sacrent de suite en pleine gloire. Berlioz, meurt, honni : et tout à coup l’on s’aperçoit que c’est lui le victorieux ; Manet s’en va, dans la force de son talent, et, en réalité, c’est M. Bouguereau qui est mort.

Les syndicats n’y peuvent rien, ni les camaraderies de la critique. Il y a quelque quarante ans un feuilleton de Jules Janin faisait ou défaisait une réputation. Aujourd’hui, nos plus brillants courriéristes sont également impuissants à décider d’un succès ou d’une chute. Le public préfère s’en rapporter à sa bêtise naturelle, qui vaut encore mieux que leurs lumières. Chaque dimanche, M. Sarcey se met le doigt dans l’œil avec une sérénité rare. Il prédit que Renée n’aura pas quatre représentations, et, malgré tout, la pièce va jusqu’à la vingt-huitième ; il vaticine le succès de Mademoiselle de Bressier : huit jours après, cette jeune personne cesse de vivre. C’est une volupté quasi divine que de relire aujourd’hui les prophéties grotesques de nos vieux Nostradamus, dont plusieurs, présentement, font assaut de platitudes et de palinodies pour effacer leurs vilenies anciennes. Il y a dix ans à peine, ils traitaient couramment Zola d’égoutier et de pornographe, Wagner de fou et Manet d’assassin. Vous rappelez-vous ces plaisanteries d’hippopotames en délire sur l’impressionnisme, le naturalisme, le wagnérisme ? Vous souvenez-vous du tableau à double effet, du pianiste qui s’assied sur son instrument, du monsieur qui éternue « Tiens, le prélude de Parsifal ! » Mon Dieu, que les gens d’esprit sont donc bêtes ! Aussi, la vérité fait son chemin, et les œuvres d’art s’imposent, en dépit des revuïstes les plus féconds et des soireux les plus folâtres.

Encore un coup, si les ennemis de Lohengrin se réclament de Berlioz, c’est uniquement pour donner le change aux naïfs. Ils ont peur de Wagner, parce qu’ils pensent que le jour où la fanfare de l’Épée aura jailli de nos orchestres, où toute une salle aura frémi d’admiration au cantique énamouré d’Iseult, quelques-uns de leurs produits deviendront peut-être d’un placement plus difficile. Or, toute proportion gardée, ils ne redoutent pas moins le préjudice que leur causeraient Benvenuto et les Troyens. Les belles œuvres ne sauraient plaire à ceux qui vivent des mauvaises, et au besoin s’en engraissent. Mais qu’un Théâtre-Lyrique s’ouvre, que le Drame musical soit enfin révélé au public, et nous verrons qui d’eux ou de nous rompra le plus de lances en faveur de Berlioz.

Souvenir §

En automne 1868, je me trouvais à Lucerne : je passais presque toutes les journées et les soirées chez Richard Wagner.

Le grand novateur vivait très retiré, ne recevant guère qu’un couple d’aimables écrivains français (mes compagnons de voyage) et moi. Depuis une quinzaine, environ, son admirable accueil nous avait retenus. La simplicité, l’enjouement, les prévenances de notre hôte nous rendirent inoubliables ces jours heureux : une grandeur natale ressortait pour nous du laisser-aller qu’il nous témoignait.

On sait en quel paysage de montagnes, de lacs, de vallées et de forêts s’élevait, à Triebchen, la maison de Wagner.

Un soir, à la tombée du crépuscule, assis dans le salon déjà sombre, devant le jardin, — comme de rares paroles, entre de longs silences, venaient d’être échangées, sans avoir troublé le recueillement où nous nous plaisions, — je demandai, sans vains préambules, à Wagner, si c’était pour ainsi dire, artificiellement — (à force de science et de puissance intellectuelle, en un mot) — qu’il était parvenu à pénétrer son œuvre, Rienzi, Tannhæuser, Lohengrin, le Vaisseau Fantôme, les Maîtres Chanteurs même — et le Parsifal auquel il songeait déjà — de cette si haute impression de mysticité qui en émanait, — bref, si, en dehors de toute croyance personnelle, il s’était trouvé assez libre-penseur, assez indépendant de conscience, pour n’être chrétien qu’autant que les sujets de ses drames-lyriques le nécessitaient ; s’il regardait, enfin, le Christianisme, du même regard que ces mythes scandinaves dont il avait si magnifiquement fait revivre le symbolisme en ses Niebelungen. Une chose, en effet, qui légitimait cette question, m’avait frappé dans une de ses œuvres les plus magistrales, Tristan et Yseult : c’est que, dans cette œuvre enivrante où l’amour le plus intense n’est dédaigneusement dû qu’à l’aveuglement d’un philtre, — le nom de Dieu n’était pas prononcé une seule fois.

Je me souviendrai toujours du regard, que, du profond de ses extraordinaires yeux bleus, Wagner fixa sur moi.

— Mais, me répondit-il en souriant, si je ne ressentais, en mon âme, la lumière et l’amour vivants de cette foi chrétienne dont vous parlez, mes œuvres, qui, toutes, en témoignent, où j’incorpore mon esprit ainsi que le temps de ma vie, seraient celles d’un menteur, d’un singe ? Comment aurais-je l’enfantillage de m’exalter à froid pour ce qui me semblerait n’être, au fond, qu’une imposture ? — Mon art, c’est ma prière : et, croyez-moi, nul véritable artiste ne chante que ce qu’il croit, ne parle que de ce qu’il aime, n’écrit que ce qu’il pense ; car ceux-là, qui mentent, se trahissent, en leur œuvre dès lors stérile et de peu de valeur, nul ne pouvant accomplir œuvre d’Art-véritable sans désintéressement, sans sincérité.

Oui, celui qui — en vue de tels bas intérêts de succès ou d’argent, — essaie de grimacer, en un prétendu ouvrage d’Art, une foi fictive, se trahit lui-même et ne produit qu’une œuvre morte. Le nom de Dieu, prononcé par ce traître, non seulement ne signifie pour personne ce qu’il semble énoncer, mais, comme c’est un mot, c’est-à-dire un être, même ainsi usurpé, il porte, en sa profanation suprême, le simple mensonge de celui qui le proféra. Personne d’humain ne peut s’y laisser prendre, en sorte que l’auteur ne peut être estimé que de ceux-là même, ses congénères, qui reconnaissent, en son mensonge, celui qu’ils sont eux-mêmes. Une foi brûlante, sacrée, précise, inaltérable, est le signe premier qui marque le réel artiste : — car, en toute production d’Art digne d’un homme, la valeur artistique et la valeur vivante se confondent : c’est la dualité mêlée du corps et de l’âme. L’œuvre d’un individu sans foi ne sera jamais l’œuvre d’un Artiste, puisqu’elle manquera toujours de cette flamme vive qui enthousiasme, élève, grandit, réchauffe et fortifie ; cela sentira toujours le cadavre, que galvanise un métier frivole. Toutefois entendons-nous : si, d’une part, la seule Science ne peut produire que d’habiles amateurs, — grands détrousseurs de « procédés », de mouvements et d’expressions, — consommés, plus ou moins, dans la facture de leurs mosaïques, — et, aussi, d’éhontés démarqueurs, s’assimilant, pour donner le change, ces milliers de disparates étincelles qui, au ressortir du néant éclairé de ces esprits, n’apparaissent plus qu’éteintes, — d’autre part, la foi, seule, ne peut produire et proférer que des cris sublimes qui, faute de se concevoir eux-mêmes, ne sembleront au vulgaire, hélas, que d’incohérentes clameurs : — il faut donc à l’Artiste-véritable. à celui qui crée, unit et transfigure, ces deux indissolubles dons : la Science et la Foi. — Pour moi, puisque vous m’interrogez, sachez qu’avant tout je suis chrétien, et que les accents qui vous impressionnent en mon œuvre ne sont inspirés et créés, en principe, que de cela seul.

Tel fut le sens exact de la réponse que me fît, ce soir là, Richard Wagner — et je ne pense pas que Madame Cosima Wagner, qui se trouvait présente, l’ait oublié.

Certes, ce furent là de profondes, de graves paroles…

― Mais, comme l’a dit Charles Baudelaire, à quoi bon répéter, ces grandes, ces éternelles, ces inutiles véritésXXV !

Quelques lettres de Wagner et du roi Louis II de Bavière §

Voici deux volumes qui viennent de paraître, l’un en français, une petite plaquette de 54 pages : Richard Wagner et le Roi de Bavière, lettres traduites par Jacques Saini-Cère, à Paris, un franc ; c’est le recueil des lettres publiées dans le Figaro du 16 avril dernierXXVI.

L’autre, en allemand, est intitulé : Alpenrosen und Gentianen (Roses des Alpes et gentianes) épisode de la vie du roi Louis  II de Bavière, par Joseph Bajovar (Stuttgart).

Dans notre dernier numéro, annonçant la publication des lettres du Figaro, nous n’avons voulu, pour rien au monde, opposer aux allégations qui y étaient contenues un démenti hâtif, non appuyé d’une étude des faits. Depuis, nous avons lu le texte original de ces lettres, qui a été publié dans la Deutsche Runschau de février et mars 1887.

Que la traduction de M. Jacques Saint-Cère soit plus spécialement mauvaise que les traductions qu’on publie couramment des œuvres de Wagner, nous ne pouvons pas le dire. Mais ce qui est évident, c’est qu’elle a été faite avec le parti-pris tellement marqué d’incriminer les relations du roi de Bavière et de Wagner, que le sens des mots est parfois dénaturé : et il est trop facile de traduire « enthousiasme » par « passion » et « amitié » par « amour », c’est ce que M. Jacques Saint-Cère a fait constamment.

D’ailleurs la publication de la Deutsche Rundschau contient un document que devait négliger forcément le traducteur du Figaro, c’est un commentaire de Madame Wagner sur cette correspondance.

Malgré tout, ces lettres sont furieuses ; mais il ne faut pas oublier, en les lisant, de se reporter au texte original, chaque fois que la phrase française devient suspecte.

***

Les relations du roi de Bavière et de Wagner — un sujet d’étude si intéressant ! — sont éclairées par le second des deux ouvrages que nous annonçons.

L’Alpenrosen est l’histoire d’un singulier amour du roi pour une jeune fille de la petite noblesse bavaroise, Elisabeth *** (le nom de Rebach donné par l’auteur est un pseudonyme). Cette jeune fille, qui habitait avec sa sœur près de Hohenschwangau, passionnément éprise du roi, se fit remarquer de lui en lui portant à Munich un bouquet de fleurs sauvages. Une correspondance fut engagée et M. Bajovar nous donne les lettres du roi.

Ce roman, tout platonique, eut une fin touchante : la jeune fille, pour prévenir le roi de la rupture d’un pont sur lequel il devait passer, était restée plusieurs heures sous la neige à l’attendre ; elle mourut, quelques jours après, d’une pleurésie.

Les lettres du roi de Bavière sont admirables de grandeur et de finesse ; elles expliquent merveilleusement son caractère resté pour nous mystérieux. Nous traduisons l’une d’elles, spécialement relative à Richard Wagner.

Lettre du roi Louis  II de Bavière

Vous me parlez de Richard Wagner ! Enfin, vous m’interrogez à son sujet, chère amie. Que je l’avoue donc, votre indifférence sur ce point m’a blessé. Quand nous en parlâmes de vive voix — c’était après la représentation de Tristan et Isolde — nous nous fâchâmes tous les deux et cela interrompit brusquement la conversation. Par écrit, on peut jaser tranquillement. Ecoutez donc de quelle puissante façon il est entré dans ma vie.

Vous savez comment j’ai toujours honoré Beethoven, un être presque surhumain ; un de mes plus chers désirs artistiques était de posséder une œuvre qui rapportât fidèlement l’histoire de sa vie et où il fût rendu justice à toutes ses sublimes et éclatantes qualités. Je cherchais vainement cette œuvre dans tout ce que l’on a écrit à son sujet. Alors vint un chanteur de notre Opéra, m’apportant une lettre du compositeur Wagner, dans la pensée que les dires de l’homme dont le Tannhæuser m’avait tant enthousiasmé peu auparavant, m’intéresserait. Ils le firent au-delà de toute prévision, car j’y trouvais l’image de mes propres idées, de mes propres désirs. La lettre était datée : « Paris, le 7 mai 1841 » et on y voyait entre autres choses :

« Le monde doit posséder un portrait de ce grand homme, clair et noble comme lui. J’honore en Beethoven celui qui a éveillé en moi la passion pour l’art et pour ses plus sublimes buts ; dès lors il a été mon étude et comme je me sens la force de parler dignement sur ce sujet enthousiasmant, j’ai pris la résolution intime d’écrire l’histoire de sa vie. Cette biographie doit former un livre en deux volumes et offrir, dans une langue appropriée, peut-être fantaisiste, eu égard au sujet, la représentation exacte et détaillée et la vie artistique comme de la vie intime du grand maître. Mais en même temps, et précisément au milieu de l’exposition historique, le livre doit soutenir un examen et une description détaillés de la grande époque musicale qui fut l’œuvre du génie de Beethoven et qui s’étend de ses compositions à toutes les musiques plus modernes. »

Qu’une telle façon de penser me fût infiniment sympathique, vous devez le comprendre, Elisabeth ; elle l’était d’autant plus que le Tannhæuser avait évoqué dans mon âme l’enthousiasme le plus délicieux. Mais d’autres circonstances fortuites encore devaient survenir et de beaucoup de fils d’or se filer le lien entre le magnifique musicien et moi, son disciple, son ami.

Un jour je jouais sur le piano à queue de mes cousines, les princesses Max. Lorsqu’après quelque temps, j’eus feuilleté la musique placée tout devant moi, j’y trouvai mêlées quelques brochures « l’œuvre d’art de l’avenir » « la musique de l’avenir », par Richard Wagner. Je lisais, lisais encore et me sentais comme enivré. Oui, c’était bien ainsi que je m’étais imaginé le rôle de l’Art ! C’était bien d’un tel enlacement de la poésie et de la musique que devait provenir l’œuvre d’art de l’avenir ! Et il y avait là un homme qui se sentait en lui la forcé de créer quelque chose d’aussi élevé, d’aussi sublime. On le sentait, aux paroles qui coulaient de lui comme un torrent de lave, qu’il mènerait à bonne fin la tâche qu’il s’était proposée, qu’il avait cette consécration du génie, par laquelle l’idéal se transforme en une tangible réalité.

Et à ce héros de l’esprit les ailes étaient liées ; de misérables obstacles empêchaient son vol céleste et l’enchaînaient à terre ! Il cherchait un homme qui eût la puissance et la volonté de l’aider : « Si je trouvais un prince ayant dans l’âme assez d’idéal pour me comprendre, assez de grandeur pour m’aider de sa puissance, — l’avenir de l’art serait assuré. »

Trouverez-vous mauvais, Elisabeth, que j’aie considéré ces belles paroles comme un appel du destin adressé à moi, à moi !

Quelque temps après, j’entendis le Lohengrin. Ce qui manquait pour parfaire le charme, ces magnifiques accents le produisirent.

Élevé à Hohenschwangau, cette légende du cygne, avec son indicible charme poétique, m’avait pénétré dans la chair et le sang.

Que de fois, assis dans la cour du château, sous les tilleuls fleurissants qui ombragent l’image de la mère de Dieu, j’ai rêvé de cette légende ! que de fois j’ai vu, par pensée, le chevalier et son fidèle cygne sur les eaux.

Là je trouvais mes rêves d’enfance, mes fantaisies de jeunesse réalisés dans une manière délicieuse. Et ils me parlaient, ces personnages familiers, en des sons qui me grisaient comme le doux parfum des tilleuls fleurissants.

Le matin suivant — non, le soir même — j’écrivis à Richard Wagner et le mandai près de moi. Mon conseiller de cabinet porta l’invitation à Lucerne ; et mon désir ardent s’accomplit bientôt — le poète compositeur vint à Munich.

Comment ses étonnantes œuvres, le charme de son être me conquirent, comment nous devînmes amis, amis dans le sens le plus élevé, le plus idéal de ce flot dont on a tant abusé, le monde le sait. Et ce monde que je n’ai jamais aimé fait que je me retire toujours plus en moi-même et dans le petit centre de ceux qui pensent comme moi, par la façon dont il juge cette amitié. Que n’aurais-je pas à éprouver, à subir de ce monde vénal et méprisable, si je n’étais pas Roi, si je ne pouvais pas lui mettre le pied sur la nuque, quand je veux ?

Mais que mon amie Élisabeth, elle aussi, désapprouve cette amitié, qu’elle me mette en garde contre mon ami, cela me remplit de tristesse. En sera-t-il toujours ainsi ? N’y aurait-il aucun moyen ce vous entraîner, vous aussi, dans ce délicieux cercle magique. Lorsque nous en parlâmes, la sévère et réfléchie Monique elle-même se mit de mon côté, plaisantant la jeune conseillère par cette phrase de Gœthe : « Ô toi, ange plein de défiance….

………………………………………………………………………………….. :

Quelle belle et magnifique lettre vous m’avez écrite !

Ainsi, c’est Tristan et Isolde, la cause de votre antipathie, je comprends que cette œuvre puisse blesser et éloigner une pure nature de jeune fille.

Que vous êtes fine et intelligente, Élisabeth ! vous comparez ma prédilection pour la musique de Wagner à ma passion pour l’odeur du jasmin que vous combattez en vain. Les deux ont, en effet, quelque chose de commun : ils accablent et enivrent tous deux.

Ainsi, ce n’est pas mon amitié pour Wagner que vous blâmez mais ce que vous appelez l’excès de cette amitié et mon penchant naturel à revêtir des hommes faits de boue de qualités divines. Vous pensez en tremblant à l’influence de Wagner sur moi et plus encore à l’effet que me produisait la fin de notre amitié. Sur ce dernier point, vous avez raison ; rien ne serait comparable à cet effet : quelque chose d’irremplaçable se briserait en moi et le soleil de mon existence serait obscurci, Dieu, dans sa bonté, m’épargnera un tel malheur et me laissera la joie que je trouve à susciter et à exécuter les plans de cet ami si cher, et à être pour lui, dans une petite proportion, ce qu’il est pour moi si infiniment.

Lohengrin à Paris (printemps 1887)

Complément aux documents39 §

Publications illustrées parues à Paris, concernant la première représentation de Lohengrin :

La Vie Moderne du 7 mai : trois croquis, la départ de Lohengrin, Elsa se rendant à l’église, chœur des soldats.

La Vie Parisienne du 7 mai : grande gravure, « les wagnériennes de France et celles d’Allemagne. »

Le Grelot du 8 : gravure de tête, dyptique, « l’oubli des injures : Paris vaincu est outragé par Wagner — Paris acclame le Lohengrin de Wagner. »

Le Triboulet du 8 et du 15 : croquis.

L’univers Illustré du 14 : une grande gravure, le décor du second acte ; deux médaillons, l’arrivée de Lohengrin, le combat.

La Revue Illustrée du 15 mai : trois gravures, l’arrivée de Lohengrin, la chambre nuptiale, un groupe de pages.

L’illustration européenne du 29 mai : croquis.

Le Musée des familles du 1er juin : id.

Le Petit Piou-Piou, n° 2, sans date : un article illustré, « Lohengrin par persuasion ».

La Jeune Garde : gravure de tête, « Représailles », coup de balai enveloppant parmi les choses allemandes de Paris Lohengrin.

L’Anti-Wagner, déjà nommé.

Ajoutons deux suppléments du Petit Journal du 6 et du 13.

Enfin, Le Costume au théâtre, chez Hautecœur, du 15 mai et du 1er juin : six gravures de M. Bianchini, représentant les costumes des personnages.

 

Aux articles des journaux quotidiens que nous avons mentionnés ajoutons ceux de M. Henry Bauer, très remarquables par leur netteté et leurs sens de la situation.

Aux brochures : Lohenhrin à l’Eden, par Georges Street, chez tous les libraires, 7 pages.

 

Le banquet-Lamoureux.

Le 16 mai, les amis de M. Lamoureux lui offrent un banquet, à l’Hôtel Continental, au prix de 12 francs 50 par tête.

M. Schuré porte un toast et lit une adresse ; un second toast est porté par M. Reyer, auquel répond M. Lamoureux : enfin un troisième par M. Bauer.

Finalement, un groupe en bronze de M. Godebski, représentant Elsa et Lohengrin est offert par souscription au chef d’orchestre de l’Eden-Théâtre.

 

Les procès intentés aux journaux anti-wagnériens par M. Lamoureux :

M. Lamoureux adresse, le 18 mai, à M. Hébrard, président du Syndicat de la presse, une lettre dont nous extrayons ce passage.

« Mon seul désir, en toute cette affaire, est d’obtenir la satisfaction à laquelle j’ai droit : celle d’entendre proclamer que je suis seul à supporter le poids de la responsabilité que j’ai assumée en montant Lohengrin, dans le but unique de servir la cause de l’art dans mon pays. Je viens donc me mettre à votre disposition pour vous donner les preuves irréfutables que c’est avec mes seuls deniers que j’ai conduit l’entreprise qui vient d’avoir une issue si néfaste pour moi, et que personne, soit d’Allemagne, soit de France ou d’ailleurs, même parmi mes coreligionnaires artistiques ou mes amis les plus proches, n’a eu un intérêt pécuniaire quelconque ni apporté d’argent dans mon entreprise. S’il vous plaît de taire poursuivre cette enquête par un tribunal arbitral et si les journaux qui m’ont profondément blessé dans mon patriotisme et dans mon honneur consentent à en enregistrer les résultats, je renoncerai de tout cœur, par déférence et reconnaissance pour la presse parisienne, à l’action que j’ai intentée contre eux »

Le président du Syndicat de la presse a répondu le 20 mai :

« Monsieur,

J’ai communiqué au Syndicat de la presse parisienne la lettre que vous lui avez fait l’honneur de lui adresser.

Mes collègues ont été d’avis qu’il ne leur appartenait pas d’entrer, même indirectement, dans un débat qui n’est pas de leur compétence, le Syndicat ayant été institué pour défendre les intérêts généraux de la presse parisienne.

Ils me chargent de vous transmettre, avec leurs regrets, l’assurance de leur considération la plus distinguée. »

Quelques renseignements complémentaires : La Société Philanthropique présidée par le prince d’Arenberg avait entamé des négociations avec M. Lamoureux pour que la première représentation de Lohengrin, moyennant une convention financière, fût donnée au profit de la Société. La chose n’aboutit pas, et la Société se contenta de manifester son wagnérisme en introduisant dans la revue du duc de Massa qu’elle fit jouer à l’Opéra-Comique, le Cœur de Paris, la Valkyrie personnifiée par Mlle Desclauzas.

Errata à distribution de Lohengrin que nous avons publiée : le rôle d’Ortrude devait être tenu en double par Mlle Janvier ; les chœurs comprenaient 72 chanteurs (16 soprani, 16 alti, 20 ténors, 20 basses).

Ajoutons le nom des répétiteurs : MM. d’Indy, Chevillard, Salmon, Marie, Rosetti, Ray.

Le tableau des répétitions chorales :

Répétitions partielles… 46

Répétitions d’ensemble… 6

Répétitions en scène au piano… 20

Répétitions avec orchestre… 5

Répétitions générales… 2

Elles avaient commencé le 27 janvier.

 

Les affiches :

La première affiche posée sur les colonnes Morris, porte « très prochainement première représentation… » elle est du 21 avril.

La seconde porte « mardi prochain 26 avril première… », du 23.

La troisième « après-demain mardi… », du 24.

La quatrième « demain mardi… » du 25 : toutes sans la distribution.

La cinquième « aujourd’hui mardi… » avec la distribution, le 26.

L’après-midi du même jour, le 26 avril, une sixième affiche « la première représentation de Lohengrin est ajournée ».

La septième affiche apparaît le mardi 3 mai seulement, pour annoncer la représentation.

Le mercredi 4, rien.

Le jeudi 5, huitième affiche annonçant la seconde représentation ; l’après-midi les deux affiches manuscrites de l’Eden-Théâtre pour le remboursement des places.

 

Pour terminer, un précieux renseignement :

L’esquisse de la partition de Lohengrin (esquisse très complète), donnée par Wagner à madame Laussot, porte la date d’achèvement du 5 mars 1847.

Mois wagnérien à Paris §

3 mai : Eden-Théâtre : Lohengrin.

30 mai : Concert Lamoureux à l’Eden-Théâtre : Ouv. de Tannhæuser ; lied de la Walküre (M. Van Dyck).

Le 16 juin a eu lieu, dans la même salle que l’an dernier, la soirée dite du Petit-Bayreuth. Cette séance, si vraiment curieuse et d’un si réel intérêt wagnérien, a obtenu le succès le plus sincère.

Le programme était celui-ci : Parsifal, 2e tableau du 3e acte ; Tannhæuser, le pèlerinage à Rome ; Gœtterdæmmerung, scène finale, 2e scène du prologue ; Træume ; Rheingold, 1re scène.

Voici la liste des exécutants ; l’orchestre était excellent, mais les compliments les plus vifs sont dus spécialement aux chanteurs, tous parfaits musiciens et admirablement intelligents des œuvres qu’ils interprétaient.

Correspondances §

LEIPZIG — Nous avons à signaler à Leipzig deux représentations presque parfaites des drames wagnériens : le 29 avril, on a donné le Rheingold. L’interprétation de cette préface du Cycle mérite des éloges sans restrictions. L’orchestre sous la direction du Kappelmeister MahlerXXVII a montré qu’il « comprenait » la signification de l’œuvre : il y a plusieurs manières d’interpréter les drames wagnériens : soit d’une manière incorrecte, mais en indiquant le mouvement, comme le fait M. Colonne, soit avec minutie et correction, mais sans aucune compréhension manifeste, comme c’est le cas pour M. Lamoureux, soit, enfin, en donnant aux motifs toute leur valeur significative, ce qui ne peut être produit que par une étude approfondie de l’œuvre et une compréhension du sens des motifs-conducteurs ; cette dernière manière est celle des orchestres de Leipzig et de Bayreuth.

Les décors du Rheingold sont très satisfaisants au Neues Leipziger Stad-Theater, surtout celui du premier tableau.

Comme acteurs, nous citerons surtout M. Perron, qui est bien le meilleur Wotan que nous avons vu jusqu’ici : mimique et chant tout est parfait. Madame Sthamer-Andriessen représente Fricka avec tout l’éclat de sa beauté et toute l’expression de son chant.

Le premier mai, a eu lieu une représentation de Tannhæuser. Ici, les fatales coupures font leur apparition, mais sont plus discrètes qu’à l’opéra de Berlin ; tandis qu’à Berlin on supprime purement et simplement le prélude du troisième acte, les accords d’une extraordinaire beauté qui suivent la prière d’Elisabeth, et toute la fin, nous n’avons eu à déplorer à Leipzig que la suppression du chœur dit miracle. En revanche l’on y a donné toute la fameuse Bacchanale du premier acte, qui se supprime d’ordinaire.

Madame Andriessen a fait d’Elisabeth une admirable création. Tout le second acte si beau de Tannhæuser a été pour elle un triomphe. M. Perron a donné à Wolfram une signification extraordinaire : ce rôle, le plus noble et le plus élégant (un souvenir du Don Ottavio de Don Juan) de tous ceux qu’a conçus le génie de Wagner, a trouvé en lui un digne interprète, surtout dans l’air du concours.

En résumé, sauf cette apparition déplorable de la coupure, cette représentation aurait été parfaite. De Tannhæuser, nous n’en parlons pas : après Niemann, on ne peut qu’exécuter convenablement ce rôle.

Leipzig est certainement aujourd’hui le théâtre d’Allemagne où l’on joue avec les plus d’ensemble les œuvres de Wagner.

Leipzig va donner un cycle complet des œuvres de Wagner du 24 juin au 10 juillet. Au commencement de cette année, on ne connaissait pas la Walküre, qui est jouée dans les plus petits théâtres d’Allemagne. Il a donc fallu en un an faire ce tour de force de donner la Tétralogie ; et musiciens et chanteurs y ont mis une ardeur étonnante.

La Walküre a été jouée cet hiver ; au printemps, le Rheingold ; Siegfried en mai et enfin Gœtterdæmmerung le 17 de ce mois. L’orchestre est incomparablement supérieur à celui de Berlin. Nous avons à signaler encore Mesdames Moran-Olden et Andriessen qui ont tour à tour joué Brünnhilde.

La presse de Leipzig montre une ardeur surprenante en faveur de Wagner.

C. B.

VI §

Considérations sur l’art wagnérien §

— 1 — §

I §

Par toute la terre s’il est une ville qui ne soit d’aucun lieu ; une ville ? non, un site vide d’habitudes et de lois, une solitude de monts, de champs et de forêts, une hauteur au milieu d’étendues impeuplées, des campagnes profondes où nul langage ne soit de droit, un pays sans oriflamme ; s’il est un site dans le monde où plane l’exceptionnalité du sans-patrie, qu’en ce terroir auguste s’élève l’édifice très abstrait du moderne théâtre. L’espace alentour s’étendra dans un mutisme solennel, et se tairont toutes luttes, toutes ambitions ; l’esprit respirera un air serein ; et l’on verra la place unique parmi l’univers ou l’univers s’effacerait. Jadis, dans le tumulte des cités noires et batailleuses, haute en le ciel se tenait l’église cathédrale, lieu mystique et d’asile : là ce sera ce site, cathédral entre les nations, où l’idée aura son culte et son hospitalité. Car dans ce désert humain, oui, sur quelque colline, dans un paysage de végétations ouvert à des lointains, sous l’abri de montagnes infranchissables, et dans une placidité d’été paisible, marbre sur marbre, nu, sans emblèmes, avec l’invisible triptyque ars moralement gravé en un fronton immatériel, et dans un sanctuaire formidable d’inaccessibilité atteinte, parmi l’indéniable d’une obscurité, d’un silence où toutes les âmes seront une âme, une obscurité lucide de splendeurs, un silence sonore de piétés, — où seront évanouies les simagrées simiesques des histrions, les falbalas, les rampes et les frises, et tous les accidents de voix et d’instruments débiles — ce sera les pages ouvertes de l’unique, tout puissante et tout suffisante symphonie, comme une infinité comprise et entendue.

A ce Bayreuth idéal et qui ne peut être, je dédie les illusoires souvenirs du vain Bayreuth, que, par le désespoir de concevoir celui-là, nous a donné Richard WagnerXXVIII.

II §

Un jour, à Bayreuth, sortant d’une représentation du premier acte de Tristan et Isolde et gravissant avec un ami la montée au-dessus du théâtre, plus spécialement que de coutume poignés l’un et l’autre du spectacle qui venait de se clore, et silencieux, je considérais les champs environnants et un paysan laboureur qui à ce moment traversait la route, conduisant un couple de bœufs et tranquille d’indifférence ; la placide nature de ces champs et le plus placide passage de ce paysan laboureur faisait aux passionnements du drame récent une antithèse, et, comme à un nouveau drame, je fus ému… Etait-ce donc de l’art, la réalité de cette nature, autant que la fiction de ce drame ? qu’est-ce alors que l’art, et qu’est-ce que la réalité ? comment, dans l’unité qui est la vie, l’art est-il né, à côté de la réalité ? et à côté de la réalité quel a pu devenir l’art, quel doit-il être ?

De ce principe que les choses ne sont qu’en tant que sensations, que rien n’existe si ce n’est des sensations, que la vie est une suite de sensations, de ce principe (évident, quelles que soient les métaphysiques, quelles que soient les théologies qu’on y joigne ou qu’on y insère) toute dialectique doit descendre ; l’homme, étant d’essence sensationnel, vivant de sensations, est nécessairement besogneux de sensations, et, besogneux de sensations, il veut les séries sensationnelles plus intenses ; or, une série sensationnelle sera plus intense si elle est plus homogène, c’est-à-dire si, parmi les sensations qui la composent, les sensations du même ordre logique admettent l’entremêlement d’un moins grand nombre de sensations d’un ordre logique différent. Dans la suite de sensations qu’est la vie, à côté de l’ensemble de sensations hétérogènes qu’est la réalité, — créer des séries sensationnelles plus homogènes, donc plus intenses, c’est le but de l’art.

D’abord, les hommes, issus du primitif état de l’inconscience, longtemps n’ayant rien que les confuses suites des sensations nées en eux du tourbillonnant spectacle des choses, et peu à peu connaissant le besoin des sensations plus intenses donc plus homogènes en leurs suites, s’essayèrent à dégager parmi leurs visions quelques visions particulières. Une action contemplée, un combat par exemple, cela était pour eux une série de sensations déjà plus vive, plus intéressante, par un certain reculement et une élimination des sensations étrangères au combat, par l’accumulation des sensations suivies du combat et leur prépondérance ; mais ce beau spectacle d’un combat, si le combat était réel, n’était-il pas, en tant que spectacle, atténué par l’éparsement sensationnel inhérent à sa réalité même ? pour diminuer cet éparsement il fallait diminuer la part de réalité ; et ce premier effort de l’art produisit le théâtre.

Le théâtre est un spectacle de vie su fictif par les spectateurs qui le contemplent et conséquemment d’une sensation moins éparse, plus homogène, plus intense que le spectacle de la vie réelle ; le théâtre est le premier degré de l’art parmi la vie… Après dix ans de luttes et de souffrances lointaines, voilà que las et triomphant de ses armes rouillées de sangs, le roi-guerrier revient à la couche de son épouse, et l’attend l’adultère, et le trappe, qui un jour par le vouloir d’Atè et l’acte filial sera puni ; telle, dans l’amplitude sereine et introublée des portiques, entre les colonnades haut ornées des figures de dieux, l’action humaine apparaissait, et libre de soucis étrangers, toute drue d’elle-même, la sensation des divinités implacables aux Atréides surgissait, véhémente plus que d’aucune réalité, terrifiante et sûre, art, dans les âmes spectatrices.

L’art théâtral isolait dans la vie une vie plus intense ; et des esprits subtils cherchèrent si de la vie une vie plus spécialisée encore et plus intense ne pouvait pas être tirée. On peut imaginer qu’en quelqu’un de ces jours anciens, parmi les fêtes qui remplissaient la cité de splendeurs, quelque divin philosophe isolé dans la multitude sur les gradins de marbre d’un Panathénée, ayant été subitement étonné par la magnificence de quelque maxime qu’énonçait le protagoniste, une fois ferma les yeux aux merveilles des décorations et des chorégraphies ; et, comme l’on dit, il ferma les yeux pour mieux entendre ; en effet, aveugle aux tableaux du théâtre, il s’aperçut qu’il entendait mieux, qu’il comprenait mieux, qu’il se faisait plus fortes, plus profondes, plus belles, les sentences qui arrivaient à son oreille ; et supposons qu’à ce moment, par quelque bizarre incident, les musiques accompagnatrices des paroles et des mimiques se soient tues, alors le philosophe, n’ayant plus en son esprit que la sensation des paroles récitées et donnant à ces paroles toute l’attention de son esprit auparavant divisée aux visions et aux harmonies, médita qu’il jouissait, plus intensément de ces littératures que seules il percevait ; ainsi pouvait-il conclure que l’œuvre d’art serait plus puissante à l’émouvoir qui, au lieu d’occuper tous les moyens de perception, en occuperait un seul et, de ce fait, avec une triple intensité.

Le théâtre ordonnait pour la perception d’un spectacle l’usage de toutes les facultés humaines, un morcellement du travail sensationnel ; mais la vue, seule sollicitée, dès lors accaparant la majorité des forces sensitives de l’être, combien puissante serait-elle à percevoir ce qu’elle perçoit de la vie ! et les mots, quelle intensité expressive n’auront-ils pas, isolés dans l’esprit ! les harmonies musicales enfin, ne pourront-elles quelque chose ? Ce serait l’édification d’arts nouveaux, art de vision, art de mots, art de musique, chacuns plus puissants en leur spécialisation qu’en la complexion du théâtre, et chacuns agissant en un point avec toute la force de l’être humain. Et pareillement l’on rêverait d’autres arts possibles, qui useraient, l’un des parfums, l’autre du goût, les autres des mille façons possibles d’irriter les nervosités.

Tel sera atteint le second degré du fictif dans la vie, le second degré de l’art, après la primitive élimination des sensations étrangères à l’objet artistique, par la restriction des sensations à un seul ordre sensitif ; et, après l’art théâtral, les arts séparés de la peinture, de la littérature et de la musique seront acquis, quand sera démontré le pouvoir de chacun de ces arts de donner à lui seul l’impression d’une chose vivante.

III §

L’origine de l’art pictural est en la représentation des formes. Simple encore apparaît l’origine de l’art littéraire, si l’on consent à se rappeler ce qu’est fondamentalement le mot.

Un mot est une abstraction ; l’art littéraire ne peut être que l’art des abstractions ; un mot ne représente pas un objet, il représente une généralisation ; le mot « arbre » est un mot abstrait, étant collectif, le mot « grandeur » est abstrait, étant qualificatif ; un « arbre » n’existe pas plus que de la « grandeur », il ne désigne à l’esprit rien de concret ; car quelle espèce d’arbre exprime-t-il ? et si l’on précise l’espèce, et si l’on énumère les feuilles, l’on ne fait qu’accumuler les qualificatifs ; dans « arbre » il n’y a rien autre que a-r-b-r-e ; les mots sont les signes des idées ; les signes des objets sont de la peinture ; quiconque sous les mots voit les objets, transpose ; une phrase n’est qu’une combinaison d’abstractions, et les mots ne sont que des mots. J’ai toujours pensé que le propre du littérateur est l’impossibilité de se « figurer » une « description littéraire ». Et la littérature s’est développée par le fait que se développaient les idées générales, comme la peinture par la croissante précision des visions.

Or, qu’est la musique ? le plus mystérieux des arts ! quel est, nous demandons-nous, le rapport des sons aux sensations qu’ils engendrent ? redoutable question, dont la dialectique longuement doit remonter aux invraisemblables et nécessaires origines naturelles de cet art excellemment fictif.

Car il est évident que dans la représentation des bruits de la nature est la très lointaine origine de la musique. Très multiples, très divers, très spéciaux, les bruits de la nature se sont fixés aisément dans la mémoire humaine ; les chants d’oiseaux, le vent, le roulis de la mer, l’orage, tout cela est chez les peuples sauvages (et les civilisés) l’objet d’imitations ; et ces imitations, quelque approximatives qu’elles fussent, sont devenues dans les esprits les évocations des bruits primitifs, et tel rythme, telle mélodie, tel timbre peu à peu purent représenter des bruits connus. Mais représenter un bruit, que voulait cela ? ce n’est pas le bruit qu’un rhythme ou une mélodie ou un timbre devait exprimer ; était-ce, au lieu du bruit, la chose bruissante ? impossibilité ; mais ce que représentaient ces primordiaux rythmes, ces mélodies, ces timbres, ne pouvait rien être que l’impression incitée dans l’âme par les bruits. Et de là est sortie la musique : en même temps que les lignes et les couleurs répondaient à la forme des choses, les mots aux idées abstraites d’elles issues, l’harmonie des sons née de l’imitation des bruits de la nature atteignait ce où échouaient lignes et mots, l’impression sentimentale découlée de la nature.

Dans la cabane de quelques pêcheurs des premiers âges et de quelques vagues pêcheurs lointains aux quels Dieu eût donné l’âme d’un artiste, on peut rêver qu’en ces très légendaires jours ces choses-ci eussent été. Sur les murs ensuiés, des lignes retraçant la plage familière et la mer sempiternelle fixées en leurs traits les plus décisifs, une vision de la plage et de la mer ; puis, aux soirs de feu dans la hutte, parmi la famille assemblée, une voix exprimant en paroles longues et parfois précipitées l’intelligence de la mer tant parcourue et de ces plages connues, et des mots disant les qualités par l’âme abstraites du spectacle invétéré, et des mots pour tout ce qu’elle est d’immense et de fatal, cette incessante mer sur les plages immobiles ; enfin, par les grèves, menant ses courses hallucinées, l’homme, soit que dans quelque coquillage ou quelque corne ou quelque métal grossièrement forgé il voulût exagérer son chant, soit que de sa simple voix il modulât, dans l’harmonie des bruits conjoints, les rythmes et les mélodies, il s’épandait en ululements, et dans ses cris il imitait, variait, et à l’infini transformait et subtilisait les répondantes clameurs des vents et des flots contre les roches, afin qu’en ses vaticinantes vociférations s’exhalassent les innommables et informes et multiples et exubérantes sensations de la mer sur les plages ; et c’eût été des terreurs, des pitiés, des menaces, des désespérances, des amours et des innombrables angoissements d’âme, des innombrables véhémences du cœur poigné, qu’eût alors vécu le chant de l’artiste préhistorique.

Ainsi, de son origine, la musique exprima les émotions issues des choses par la représentation des bruits naturels ; combien donc rapidement le conventionnel dut, par la force de l’association des idées, étendre les moyens de la musique ! Le son des trompettes guidait les guerriers aux combats : le son des trompettes, rythme, mélodie, timbre, devint expressif des émotions guerrières ; quand fut institué le rite chrétien, les mélodies religieuses intimement liées au sens des paroles qu’elles accompagnaient, devinrent expressives des émotions suggérées par ces paroles ; les chansons populaires au moyen-âge devinrent également des motifs d’expression musicale ; et le langage de la musique s’accroissait de formes expressives de sentimentalités ; ce fut l’époque du moyen-âge finissant où s’épanouissait cet art nouveau si riche de promesses, de promesses hélas chûtées ! Car les musiciens, arrivés à tenir les éléments d’une technique, s’affolèrent en la joie de leurs technicités ; ils cessèrent être artistes et se firent virtuoses : les vains contre-points se développèrent ; le précieux agencement des motifs prévalut sur leur suite émotionnelle : et ce trésor longuement amassé de rythmes, de mélodies, de timbres expressifs périssait dans la négligence universelle, lorsque naquît le vénérable Jean-Sébastien Bach. Alors commença pour la musique l’ère, encore ouverte aujourd’hui, d’un effroyable et terrible labeur. La musique-virtuosité avait acquis une richesse grande ; Jean-Sébastien Bach, épris du besoin des anciennes expressions, n’en était pas moins sollicité par le souci des technicités acquises ; et son œuvre est la conciliation de ce double effort : des musiques définitives de virtuosité, — où sont, très simples et très simples, des expressions psychologiques. De là une double tradition dans toutes les œuvres musicales subséquentes ; des musiciens furent, uniquement curieux de virtuosité ; d’autres, soucieux de restituer des signifiances. — et nommons ici le plus diligent et le plus génial, l’exemplaire Christophe Glück — jusqu’à ce que vinssent deux maîtres les derniers nés de la musique : Beethoven, qui inventa en ses derniers quatuors le mystère des plus hautaines expressions musicales, et qui, superbe et patricien de l’art, nous laissa l’épouvante de ses musiques vierges essentiellement de toutes compromissions ; et cet énigmatique ménétrier, âme d’authentiques aristocraties et de fondamentales démocraties mêlée, Wagner.

IV §

Des analyses précédentes ; et des définitions de l’origine et de la nature de ces trois arts spéciaux de la peinture, de la littérature et de la musique ; et de ce que la peinture est l’art des visions par l’instrument des lignes et des couleurs, la littérature l’art des idées abstraites par l’instrument des mots, la musique par l’instrument des sons l’art des sentimalités, c’est-à-dire des émotions si multiples et confuses qu’elles ne s’expriment ni en lignes ni en mots ; et de ce que le premier de ces arts est l’agent des sensations tactiles, le second des sensations intellectuelles, le troisième des passionnelles ; de cela semblerait résulter, contrairement à la théorie citérieure, la nécessaire union de ces arts afin de susciter en l’âme les sensations d’une vie complète ; si, dès le début, le développement de chaque art n’avait suivi cette loi essentielle : la majoration, en chaque artiste, des sensations de l’ordre de son art, et la diminution des autresXXIX.

Un littérateur est un homme dont l’esprit, né dispos aux généralisations, a été développé par l’éducation suivant sa tendance native ; dès sa maturité, l’esprit du littérateur sera devenu éminemment capable de littérature ; et éminemment signifie presque exclusivement ; la puissance de vision linéaire et la puissance de perception musicale se seront atténuées par le fait de la croissance de l’autre faculté ; et la prédominance de la capacité littéraire sera telle qu’un spectacle sensible sux esprits ordinaires sous une part égale des trois facultés, à lui littérateur apparaîtra — naturellement — redondant de littératures. Il ne sera certes ni aveugle ni sourd ; mais son esprit, par l’habituel fonctionnement de l’ordre abstrait, verra plus abstraitement, sentira plus abstraitement. C’est l’ancienne comparaison de l’homme à qui l’on aurait imposé des lunettes de couleur ; le littérateur est un esprit qui perçoit les choses au travers des verres colorés, et ce qu’il perçoit, il le perçoit sous la couleur de ses besicles, c’est-à-dire littérairement. C’est une déviation, oui, une transformation, une transposition de la sensation ; certes, une infirmité, mais qu’est l’art, sinon un monstrueux dévoîment de la réalité habituelle et une infirmité ? Dès lors n’est-il pas nécessaire que ce littérateur exprime littérairement des sensations que d’autres auraient eues picturales ou musicales et qu’il aura littéraires. Ainsi son langage s’agrandira, et en outre des élémentaires littératures, dans ses phrases il y aura, non des visions ni des musiques, mais le reflet, l’écho, la correspondance de toute cette vie ; son âme d’artiste comprendra la complétude de la sensation, mais son âme de littérateur la littérarisera, et c’est ainsi qu’il verra et sentira, comme il pense, littérairement.

Ce phénomène, combien ne s’augmentera-t-il pas sous l’effet des hérédités !

Et le peintre, mêmement, percevra ses majeures sensations picturalement ; tel, le musicien sera supérieurement musicien.

Ne sera-ce point le sommet du fictif, et de l’art — cette vie plus intense que la vie réelle créée dans la vie à côté de la réalité — et ne sera-ce point le suprême accomplissement de cet idéal d’intensification des sensations, cette réduction de la sensation à un mode de sentir unique ?

Notons ici ce phénomène possible — et fréquent — en nos modernités, un même homme qui aurait un esprit de peintre et de littérateur, de littérateur et de musicien.

L’artiste spécial, pensant et disant ses sensations en son mode spécial d’art, ce ne sera pourtant pas le littérateur dégénérescent s’efforçant à donner avec des mots des images, avec des mots des musiques : folies qu’admet ou le virtuose tombé à la suprême décadence des impossibilités essayées, ou l’artiste dévié de sa voie naturelle et malgré soi y retournant. Car ces deux faits sont : un artiste né peintre, fait littérateur par les circonstances, et tourmenté dans ses littératures du besoin de sensations picturales, et torturant les mots pour leur exprimer des concrétions ; encore, un artiste charmé uniquement des difficiles technicités, et s’usant à ce que les mots sonnent musicalement, comme des musiques, pour les sentimentalités imprécisées ; et, s’il existe un art définissable des noms de « décadence » et « déliquescence », que ce soit celui-là. Mais la fin admirable des développements logiques et séculaires, l’idéal des vocations puissantes et des fortes institutions spirituelles, le chef-d’œuvre d’un art très affiné en sa spécialité, voici : une peinture, où sous la pure évocation des sensations linéaires de la nature pointent les flux d’idées et d’émotions d’elles issues ; une littérature puissante de visions et de sentimentalités, et en mots, toute de mots, et rien que des mots ; et une musique où soit la profondeur des choses senties en leur forme comme en leur essence, mais tout entraînées au seul tourbillon des innommables, des irreprésentables sensations qui sont l’objet de la musique ; arts spéciaux, et spéciaux strictement en leurs langages, mais capables chacun des émotions universelles.

Ainsi, quand derrière AkëdyssërilXXX triomphale et fabuleuse, après les cortèges endiamantés des cohortes et des escortes et des prêtres et des amazones familières, au loin, dans une innumérabilité farouche comme des sables marins et des étoiles de deux, s’avancera l’année…

« … De tous côtés, là-bas, l’immense vision d’un enveloppement d’armée… »

sera-t-il dit ; et les mots, simples appels d’abstractions, n’auront suscité aux yeux nulles lignes, non plus que forme aucune suite sonore analysable de musique, en leur froide idéalité ; mais avec leur signification rigoureuse d’enchaînement rationnel, ils seront des mets, des mots, des mots, d’où émergera le vague de choses autrefois contemplées et de sentimentalités obscurément senties et saisies en des mots. Car, altier artiste des littératures, le comte de Villiers de l’Isle-Adam est de ceux à qui nulle intimité de songe n’a échappé, mais dont cette sublime monomanie d’une âme littéraire a fait tous les rêves choses littéraires, et mots.

Comment un génial parmi les artistes, en une histoire dont le cours très vaste imagine lointainement une histoire de l’art, par des recherches longuement suivies et une ardeur infatigable au mieux, entre les fortunes les plus variées et des misères fructueuses et de néfastes triomphes, — comment un artiste, des plus géniaux, ayant passé les ignorances stériles et traversé les folles ambitions, peu à peu est arrivé à se concevoir artiste et à l’être et à faire œuvre d’artiste, et à se reconnaître musicien et à le devenir et à instituer une œuvre de musique, — méditons-le en l’œuvre close de Wagner.

— 2 — §

V §

L’Allemagne est un pays de musiciens ; donc en nul pays plus qu’en Allemagne la musique n’est déshonorée. L’Allemagne a produit Bach, Beethoven, Schumann, mais dix mille professeurs de piano et d’harmonie. L’Allemand musicien — s’il n’est ni Bach ni Beethoven ni Schumann — est un bon ouvrier : de la science, de l’habileté, l’amour du métier, du courage et beaucoup d’honnêteté, beaucoup de soin à la besogne. En France, les musiciens manquent de conscience et de science, mais sont brillants, agréables, flatteurs ; ils amusent. Les Allemands ennuient. Le plus grand de nos musiciens français, le maître avec Wagner de toute musique contemporaine (j’entends celui dont l’influence prédomine originellement et incontestablement avec celle de Wagner sur nos compositeurs depuis vingt ans), M. Charles Gounod est l’âme la plus délicieusement et sensuellement artistique, la plus légère et fine, la plus séduisante. La musique allemande est un travail de serrurerie sans intérêt pour qui n’est pas un serrurier. M. Brahms, parfait exemple entre ses multiples confrères, est sérieux, avisé, régulier, honnête, érudit ; il excelle invraisemblablement dans l’ennui. Il y a trop de musiciens là-bas ; la musique y est trop chose courante, commune, banale, de tout le monde ; elle a perdu la hautanité de l’exception. Félix Mendelsohn Bartholdy offrit le modèle admirable des diserts et vains contre-points. Weber fut le plus consciencieux des besogneurs sentimentaux ; une application constante à l’expression juste et violente, à l’écriture correcte et tapageuse ; le bourgeoisisme du romantisme. De l’art des suprêmes sentimentalités, les musiciens allemands font, ou un art de scolasticités comme Mendelsohn, ou un art de circonspects sentimentalismes à la façon des Weber ; ils sont, non des musiciens, mais à jamais des « componiste ».

Tel, s’il fût mort après le Lohengrin, malgré quelques belles trouvailles, Wagner eut apparu le meilleur élève de Weber.

Rienzi est une maladroite imitation des Muette de PorticiXXXI ; le Hollandais Volant, supérieur à toutes les œuvres de Weber et de ses disciples, peut charmer qui se contente d’émotions moyennes grossies par de petits moyens : Tannhæuser, plus prétentieux, est la réalisation si grossière d’une si grossière conception, qu’il ne peut être agréé que des professeurs de rhétorique amoureux de plans très bien faits ; dans Lohengrin enfin, le sujet est si romanesquement chimérique et la musique si lourde de formules poncives, démodées et éternellement banales, qu’un ennui s’en dégage comparablement aux Rinaldo des Brahms. Qu’importent quelques éclairs de génie dans la masse de quatre heures de musique inutile ?… Encore pourtant, ces quatre opéras, des chefs d’œuvre de l’opéra allemand.

Jusque-là compositeur de talent, Richard Wagner dut peut-être aux infortunes de son exil, de sortir du bourbier du componistisme allemand, de découvrir la musique, de devenir un musicien.

Par quelle suite de phénomènes psychologiques s’accomplit cette éclosion, je ne le chercherai pas dans une étude consacrée à un art, non à un artiste ; je reproduirai seulement quelques alinéas d’une étude que j’ai publiée, il y a un an, dans la Revue de Genève, sur Wagner et la poésie française contemporaine, où j’analysais, en me servant du livre de Wagner intitulé Beethoven, comment après les œuvres anti-musicale de sa jeunesse, Wagner avait pu arriver à ces œuvres de pure musique qui couronnent sa vie.

C’était sans doute, disais-je, l’effet acquis des précédentes pauvres et non stériles années : tandis que, banni des cités, il menait dans les exils le désespoir des vieux efforts chutés, l’espoir des avenirs, — oui, dans la solitaire méditation, libre des lois reçues, dans la méditation tout grandissante et terrifiée de se voir grandir, dans la méditation obstinée de l’esprit qui veut le plus loin. — Richard Wagner comprit que la musique (ainsi dit M. Mallarmé) « ne s’applique point, même comme leur élargissement sublime, à d’antiques conditions, mais éclate la génératrice de toute vitalité. »

« La musique ne s’applique point, même comme leur élargissement sublime, à d’antiques conditions, mais éclate la génératrice de toute vitalité… » Richard Wagner comprit l’art, ayant compris enfin la musique. Disciple de Weber, dit compositeur illustre, applaudi à Dresde et à Weimar, ailleurs encore, Wagner avait eu la musique une forme d’art bonne à susciter en nous de puissantes impressions, donc complément admirable à la parole et au geste pour former le drame ; la musique, donc, un auxiliaire qui crée autour du drame un milieu de rêve, qui intensifie l’effet du spectacle ; la musique, ce qui rend poignante aux foules, par Meyerbeer, une action inventée par Scribe ; et Wagner avait fait ces mélodrames avec musique Tannhæuser, Lohengrin. Mais, voilà que lui apparaissent les œuvres de Beethoven ; voilà qu’il entend les derniers quatuors, et qu’une signifiance merveilleuse à lui s’en transissue ; et voilà qu’il se plonge en ces poèmes, les Symphonies, les Sonates, les Ouvertures, et qu’un univers nouveau naît à lui ; « maintenant se révèle une vie toute faite d’esprit, une sensibilité douce tantôt, tantôt effrayante ; fiévreusement, le trouble, puis la paix, et les soupirs et l’angoisse, et la plainte et le transport ; tout cela semble avoir été pris au sol le plus profond de l’âme, et lui être rendu » ; et il comprend que la musique est, non plus l’élargissement d’autres modes de vie artistique, mais le spécial langage du monde spécial de l’âme… « Tirésias avait vu se fermer, devant lui, le monde de l’apparence ; et il avait pu aussi contempler avec ses yeux intérieurs le fond même de toutes les apparences. »

Alors qu’importent les jeux des circonstances vaines, et que veut cette chimère, l’action d’un drame extérieur ? Hasards des événements effroyables ou communs, apparitions de semblances humaines, délices feintes du Venusberg, factices splendeurs de la Wartburg et des chasses et des longs défilés, qu’est tout cela, sinon le quelconque spectacle des apparences fantomatiques ? La musique va être le langage du « sentiment humain » ; et Richard Wagner tâche maintenant à représenter, à expliquer ; par le langage de la musique, l’homme sensationnel qu’il était.

Cela, dis-je, par le langage de la musique, parce que la musique est précisément à Wagner l’expressif de la vie d’âme ; et c’est comme auxiliaires ; eux à leur tour, que d’autres arts viendront » au près, à la musique, de leurs forces littéraires et plastiques. La musique, expression de la vie supérieure et réelle de l’âme, est la force capable à l’auditeur idéal (idéal : le Pur et Simple) pour suggérer toute la réelle et supérieure vie de l’âme : mais à nous, l’auditeur non idéal, à nous, hélas, le misérable végétant, impur et perverti, à l’accoutumé de l’unique Apparence, au vivant de l’Illusion, à l’ignorant du Vrai, hélas, à nous la pure musique ne sera-t-elle pas l’inintelligible langage d’un inonde inconnu, et ne dirons-nous pas le dissolvant « pourquoi ? » Donc, si Beethoven a osé employer le pur langage de la musique, Wagner, moins confiant en nos intelligences, ou plus soucieux d’être davantage compris, Wagner dira : « Aidons comprendre aux hommes ! » à la musique, ainsi, il ajoutera l’auxiliaire du mot et du geste ; et, par le mot et le geste, il interprétera les significations trop hautement spirituelles ; et il satisfera au végétant, à l’Impur, au pervers, à l’accoutumé des faciles vies banales, et à l’ignorant qui est en nous ; sous le drame intérieur de l’âme, il fera un drame matériel ; il fera un drame ; mais ce drame, prétexte, concession, sera le secours à notre faiblesse ; c’est lui qui, repaissant la chair, laissera l’âme libre d’entendre son langage et d’admettre, librement, la poignance de ses motifs, et de subir le flux effroyable de cette vie idéale.

Mais si ç’a été la profonde pensée de Wagner, faire des œuvres de pure musique avec le commentaire de paroles et de gestes, tardivement est-il arrivé à la conscience de cette idée ; de là les erreurs éparses, parmi tant de géniales réalisations, dans l’œuvre qu’il institua et qui commence à l’ère glorieuse du printemps de 1849.

VI §

Ces considérations ne sont aucunement, on l’a jugé dès le début, une étude théorique sur l’art wagnérien ; j’ai négligé la suite méthodique et quelques entiers développements qu’eussent exigés une théorie ; encore ai-je voulu laissera l’écriture le ton d’une improvisation, avec les laisser-aller du style ici dans les familiarités du parler, là (quand m’y entraîne le sujet, et j’en demande pardon) dans les excessivités du lyrisme ; mes lecteurs m’excuseront — et peut-être me sauront gré — de n’avoir pas donné à ces trente-six pages les quatre ou cinq mois de labeur nécessaires à la correction de mes grammaticalités. Enfin j’ai voulu — et mon principal souci est de le déclarer — omettre absolument toute recherche documentaire ; à quelques uns de mes collaborateurs, spécialistes des travaux critiques ou scientifiques, je laisse le soin de nous fournir le classement chronologique définitif — si désirable — des œuvres de Richard Wagner. Ayant et avouant d’autres ambitions, j’ai de longtemps renoncé l’art des théories et des critiques ; ces notes ne sont que des impressions, elles ne veulent pas être autres, elles ne peuvent avoir un intérêt qu’en tant qu’on les verra telles, — les impressions de quelqu’un qui aurait longuement fréquenté dans les œuvres très vénérables du maître musicien et quelques fois aurait médité aux trop urgents et redoutables problèmes des esthétiques.

Parmi les œuvres glorieuses de Wagner — je nomme ici la Tétralogie, Tristan et les Maîtres, les pièces symphoniques, enfin le Parsifal — m’apparaît une marche en avant, un progrès continu que je définirai ainsi :

D’abord l’œuvre théâtrale, c’est-à-dire l’œuvre amalgamant tous les modes d’expression sous l’unité du drame théâtral ; l’œuvre théâtrale, une action morale symbolisée sous une action légendaire et s’exprimant par le complexe moyen de littératures, de musiques et de cette très grossière et primitive forme des arts plastiques, le trompe-l’œil des décors et de personnages animés (époque des écrits théoriques de 1849 et 1852) ;

Puis une transition, l’œuvre théâtrale où prédomine largement un mode d’expression aux dépens des autres ; le drame moral plus net symbolisé par un drame légendaire atténué ; la musique accaparant toute importance, la littérature s’effaçant, les décorations se faisant inutiles ; le drame moral devenant drame de musique ;

Enfin l’œuvre musicale, sous la glose des additions littéraires et décoratives ; l’œuvre de pure musique, où le texte littéraire et le spectacle n’ont plus d’autre valeur que d’être les commentaires à l’intelligence des musiques ; l’action purement morale, sous le symbole quelconque d’une fable (époque initiée au BeethovenXXXII et accomplie à Art et Religion).

C’est ce développement qui m’apparaît, commençant au Rheingold et à la Walküre, se conclure dans le Parsifal.

Le Rheingold : l’artiste a été ému de ce fait moral, la lutte dans l’âme entre le désir des apparences et le désir du bien véritable, la contamination par le désir mauvais en l’attente dès lors de la rédemption dernière. Et le jeune artiste à peine issu des chansons et des marcias de Lohengrin, comment verrait-il qu’à dire un tel ordre d’émotions suffiraient les quatre archets enseignés depuis Beethoven à traduire toutes musiques ? verrait-il, l’artiste poète et musicien, qu’à dire ces pensées excellerait encore le langage de Gœthe ? car il n’est pas maître du mobile instrument dont les Cranach et les Dürer chantaient les terreurs de la Chute et de la Grâce. Mais échauffé des plus nobles chimères, il a rêvé un art complexe de toutes les puissances de l’art ; j’ai dit que c’était l’époque de l’Œuvre d’art de l’avenir, de Drame et Opéra ; le jeune artiste, avant de comprendre que l’œuvre de Beethoven réside majeurement en ses quatuors de cordes, a vu dans le hasard d’un chœur concluant la neuvième symphonie le commencement d’un art nouveau ; il a calculé, le jeune artiste, que l’émotion de ses musiques se doublerait de l’émotion de ses poèmes et se triplerait de l’émotion de ses spectacles ; et — ne serait-ce pas le profond de la vérité ? — encore au début de sa rénovation, il continue le joug de l’opéra et les usages des théâtres d’opéra ; et voilà qu’il restitue, lui-même l’affirme, un art correspondant à l’art antique, et il oublie qu’antique signifie antique, et il appelle cela l’art de l’avenir. Donc il va entasser tous ces procédés d’art, musique, poésie, décoration paysagique et mimique, à l’exemple des anciens, pour produire l’illusion de la vie ; alors s’imposait à lui la forme dramatique théâtrale, la plus capable traditionnellement d’atténuer le disparate de ces inconciliables réunis.

Il avait imaginé ce symbole de l’or du Rhin et de Freia, et cette légende des Filles-du-Rhin, de Nibelheim, de Wotan, des Géants, de Walhall. Et dans le drame voyez toutes les splendeurs possibles de tous les arts ! Un fait évident et caractéristique : en nulle œuvre autant qu’en le Rheingold et la Walküre la partie poétique et la décorative ne sont plus importantes, plus parfaites. Les vers du Rheingold et ceux de la Walküre sont les plus littérairement beaux qu’ait écrits Wagner ; ils sont beaux jusqu’à se suffire, à être beaux en tant qu’œuvre littéraire et absolument ; combien différents verrons-nous les textes des dernières œuvres ! mais ici c’est un langage précis, étonnamment grammatical (c’est-à-dire étymologique et syntaxial), d’une condensation inouïe dans la littérature allemande et d’un tel affinement ; c’est un langage de hautaine littérature, resserré en le strictement nécessaire du discours, émondé des préfixes et des particules vaines, tout de sommets, essentiel, et qui ressemble aux parodies d’un M. Wilder comme une page de Flaubert ou mieux de M. Mallarmé à un obscène fait-divers du Petit-Journal. Analoguement les décorations du Rheingold et de la Walküre sont les plus achevées qu’ait rêvées Richard Wagner ; les décorations du Parsifal seront l’adjacence de beaux tableaux, hors le drame, pour la magnificence d’un spectacle ; ici c’est la netteté de sites et ce plastiques faisant drame minutieusement ; songez quelle mise en scène grandiose et subtile, en ces deux pièces, dut rêver l’esprit du maître, et qu’il nous faudrait, pour concevoir son idée, contempler autrement qu’en les ignominies organisées par les imprésarios et les histrions de conservatoires.

Ainsi rêvait le jeune artiste à instaurer un art collectif ; les traditions du Rheingold se suivaient en la Walküre, ce beau mélodrame de cape et d’épée et de méthaphysique ; dans Siegfried, elles se continuaient ; mais sans doute que déjà l’hésitation avait pris son esprit mieux expérimenté ; arrivé au troisième acte de Siegfried, devant l’efflorescence musicale qui grandissait en lui, sentait-il son système faillir ? il s’arrêtait ; n’osait-il ouvrir, en un drame autrement ordonné, la barrière aux musiques d’exubérantes ? ne comprenait-il pas plutôt la fatalité de la prédominance de la musique en sa Tétralogie ? il s’arrêtait ; il s’en allait en une œuvre nouvelle ; et libre là, libre de se livrer tout au démon musical qui l’affolait, il se précipitait, comme lui-même en un jour de conscience le déclara, dans cette mer de passion exclusive et infinie de la musique.

VII §

Dans le Tristan voyez l’atténuation progressive de la fable légendaire, du texte littéraire, des décorations. Au premier acte la fable a assez d’importance pour conduire quelques fois le développement musical, et le texte vaut le plus souvent à déterminer l’émotion ; les mimiques ajoutent peu à la précision des psychologies. Mais, dès le second acte, comme s’efface le racontage d’anecdotes ! l’action extérieure est si simple que quelques mots l’expliquent amplement ; en leurs situations morales, en leurs multiples nuances, l’attente des amants, leur réunion, l’entrée de la voix de remords, l’adieu final, sont totales en la musique ; n’est-ce pas de toute évidence que le décor est posé musicalement et toute mimique inutile ? les paroles y chantées : vagues, sans précision littéraire, presque quelconques (discours des amants, discours de Mark), elles n’existent (hors deux ou trois explications de l’anecdote établie) que parce que le musicien voulait faire chanter à ses voix des paroles articulées. Le troisième acte montre plus évidente encore l’exclusive expansion de la musique ; l’historiette qui encombrait le premier acte est annulée ; ce n’est plus que le fait moral ; une agonie d’amour, et une agonie d’amour ; nul mot qui ajoute une sensation dans le drame émotionnel ; et tous les mots que prononcent et Tristan et Isolde, et Kurwenal, la voix des lointains joyeux, inutiles en fait, mais admirables articulations syllabiques des mélodies, commentent aux badauds que nous sommes les trop hautaines symphonies. Quant aux décorations, qui avouerait ne les avoir pas entendues dès les premiers accords et durant chaque retour des motifs du prélude ? Car le moindre vice de la décoration scénique est de s’imposer aux yeux et à l’esprit incessamment ; tandis que ce n’est que par moments, et quand l’orchestre le commande, que l’on doit, au cours de l’action psychologique, songer à ces sites de grèves et de flots qui l’encadrent.

Ainsi, aux chers jours de Bayreuth dont l’anniversaire maintenant se solennise, ainsi, pendant que l’orchestre bayreuthien en cette salle privilégiée chantait le flux de ces véhémentes harmonies ; par fois, tournant le dos à la risible scène, oubliant les balourds occupés à représenter celui-ci un sieur Tristan, celle-là une dame Isolde, celui-là un Kurwenal graisseux et ventru ; négligeant les cocasseries du navire en carton peint et des matelots en zinc et tant de sottes polychromies ; oui, les yeux clos à ces sottises, et solitaire en mon attention tout dévouée aux uniques sonorités qui d’un centre invisible dans l’absolue nuit de mes sens s’éparsemaient : ainsi, parfois, ai-je écouté, ai-je quéri, ai-je entendu la symphonie qui se nomme Tristan et Isolde

Alors le préludial appel résumateur des suggestions où voguera ce conte d’âmes, et son apaisement.

(chant du matelot) en ce chant de naïve tristesse d’une âme que bercerait un doux amour éloigné et plein d’espérances ;

puis, surgissante la passion, et ses cris où elle s’épanche, ses féroces silences, sa vie jubilante et désespérée…

Oh, comme par les yeux de l’esprit je les vois, les âmes aimantes qu’attire et qu’emmène et qu’engouffre le gouffre du désir d’aimer, les pauvres âmes mortellement saisies et qui vainement se débattent sous le philtre spirituel de l’advenu irrévocable ! vous lutterez, âmes juvéniles et moroses, et vous aurez des immobilités effarantes, vous hurlerez, âmes lamentables, en des sarcasmes, des insultes et des prières, tandis qu’autour de vous résonneront les gais placides chants des bonheurs simples qui ne sont point vôtres, et vous tomberez, oh pitoyables âmes, après tant de rebondissements, dans le délicieux affamement de l’enfin qui ne peut pas venir.

Hélas, hélas, que les voilà — mais exprimées, exprimées en un art et véritablement devenues elles — que les voilà mes fuyeuses émotions, et que les voilà les joies et les douleurs que j’entrevis au toucher d’une départie, et que vous chantez, oh musiques magiques du mage musicien !

VIII §

Après l’envolée du Tristan, ce fut quelque retour aux tentatives d’art complexe de la Tétralogie.

Mais ici nommerai-je les Meistersinger de Nurnberg, une féerie, intermède de l’œuvre, la fantaisie gracieuse d’un esprit épris un jour d’amusements et de belles frivolités, avec des accents profonds ; aussi les marches, le Festmarsch, le Kaisermarsch, où le génie wagnérien assoiffé de musique s’abandonna par de fous développements, enfin Siegfried-Idyll et quelques antérieures mélodies, tous précieux et plaisants jeux.

Donc Siegfried achevé ; des pages purement musicales à côté des pages combinées de disparates éléments en vue d’un drame anecdotique. Remémorons les premiers actes ; le premier acte en majeure partie musical (l’éclosion d’une adolescence, les rappels d’anciennes émotions), avec les addendas de faits positifs et de secrets de forge dévoilés ; le second acte très incertain, incessamment et au cours de chaque scène oscillant entre la symphonie et le spectacle, des efforts à tout rendre à l’orchestre et des chutes soudaines (par exemple, lorsque c’est par des mots qu’est dénouée une scène musicale), enfin la très noble magnificence de cette mort d’âme exprimée dans la mort du bon Fafner, une des stupéfiantes pages de l’œuvre de Wagner ; depuis longtemps je désirais interpréter cette scène ; qu’on me le permette.

Après d’effroyables violences, un silence est survenu ; alors des gémissements profonds comme souterrains font une plainte décroissante, de vagues gémissements proches d’appels et se traînant à terre en l’agonie d’une massive force qui se brise ; pourquoi cette mort et ce crime ? et parmi ces langueurs agonisantes, c’est déjà le très océaneux aperçu, le lent sublime immensément distant vers où l’on avait rêvé, le fuyant idéal, ah, par le désir de qui l’on est damné : et une force juvénile a brisé la force massive ; encore les gémissements, profonds, souterrains, décroissants et implorants, et des lamentations, les lentes plaintes des destinées évanouies : hélas, j’eus des jours victorieux, je fus puissant, je fus un regard levé au ciel, je fus heureux, je meurs, hélas, hélas ; plaintes, lamentations et gémissements, qui se traînent à terre et s’affaissent, en la vision de l’idéal et du désir qui l’a perdu ; car voilà qu’une commisération s’est élevée, large comme les sanglots mourants, comme l’éloignement des entrevus effacés, et qu’une intime commisération monte envers la brillant Siegfried des Victoires pour l’Or, et l’âme avec tant de regrets périe s’exalte en une charité, oh Fafner, âme simple, et tu dis en ta mort la pitié des quelconques chercheurs d’idéal.

Alors vient ce troisième acte composé après un très long intervalle ; et entendez d’abord le fulgurant prélude ; c’est la musique toute qui institue cette évocation d’âme dans le sombre des solitudes morales ; puis, les deux scènes corrélatives de Wotan en face de son rêve et en face de son acte, fondamentales du drame, et nécessairement mêlées de littératures explicatives du symbole originel ; mais dans ces scènes, rien aux mimiques, les décorations et les gestes étant dans l’orchestre. Enfin, la traversée du feu, le réveil de Brünnhilde, les noces finales, une énorme et monstrueuse effloraison de musique, comme une tropicale végétation s’élançant après tant d’années de travail intérieur, d’une terre divinement fertile.

J’approche au terme ; et déjà voici cette Gœtterdæmmerung, le plus véhément sinon le plus parfait effort humain vers la toute expression musicale. Et je suis heureux de trouver ici à ma thèse l’appui de l’étude jadis publiée dans cette revue par M. H.-S. Chamberlain, et où est expliquée par des raisons documentaires la musicalité exclusive de Gœtterdæmmerung, contrairement à l’amalgame d’art des trois drames précédents de la Tétralogie.

« Wotan, disait M. H.-S. Chamberlain, le centre de l’action psychologique a disparu… avec lui disparaît l’élément réfléchissant, la Pensée ; il ne reste que les émotions, la Passion, ce que la musique exprime. Dans les seules scènes se rapportant directement à Wotan, la parole apparaît de nouveau et évoque devant nous la vision du dieu… mais, pour le reste, Wagner sur le poème a construit la symphonie la plus grandiose — peut-être — que jamais il ait écrite… Au fond, il n’y a qu’une chose ici : la musique… On sait qu’à la fin du drame il y avait des vers résumant l’idée poétique du Ring, et que Wagner, lorsqu’il vint à parachever la musique, les supprima ; il les a supprimés, nous dit-il, « parce que c’eût été essayer de substituer à l’impression musicale une autre impression », et « parce que le sens de ces vers est exprimé par la musique avec la plus exquise précision… »

Ainsi apparaît décisif ce couronnement du tétraptyque wagnérien par l’unique et glorieuse musique. Gœtterdæmmerung écrite en la pleine tempête de l’édification du théâtre de Bayreuth, est l’essor d’un génie las de compromis, las de mauvaises luttes, las de se contrarier, las des obstacles, las d’être autre chose que le pur musicien qu’il devait être, et las par les matérielles batailles presque autant que par les intellectuelles ; c’est l’essor d’une âme qui se libère au dehors des contingences vers l’absolu natal de son art.

Et, dans la sérénité d’une vieillesse victorieuse et sublime, le voici, le maître vénéré, à l’œuvre de son Parsifal.

IX §

En un temps où tout personnage réputé wagnérien aime conter, sauves les vraisemblances, comment il fut des premiers wagnéristes français, les lecteurs de la Revue Wagnérienne me sauront-ils un gré, pour peu qu’ils se soient une fois souciés de ce que peut être le directeur et fondateur d’une telle revue, si je leur avoue être l’un des derniers venus du wagnérisme.

Je suis né dans un village auprès de Blois, et, comme ce fut en l’année 1861, je n’assistai à aucune des trois représentations de Tannhæuser à l’Opéra de Paris. En l’an 1869, lorsque M. Jules Pasdeloup enseigna aux Français Rienzi, je me contentais, tout occupé à de moins hautes querelles, des chansons que je chantais et qu’ils chantaient, mes petits camarades rouennais. Car j’étais devenu de Rouen. Pour les fêtes bayreuthiennes de 1876 l’indifférence de mes quinze ans fut complète ; et telle mon incurie des auditions wagnériennes du Cirque-d’Hiver, des pierres là-bas jetées à M. Albert Wolff. En ces très lointaines dates sais-je encore quels étaient mes soucis ? un discours en latin, un thème de grec, une dissertation. Mais point absente à ces vies n’était la musique, et je jouais par fois d’un violon ; et, tout appliqué disciple que je fusse aux rhétoriques diverses, je me sentais musicien et je composais des airs ; je concevais, aux heures de silence, des symphonies dont les ébauches orchestrales m’enorgueillissent ; et c’était, à la vérité, une lutte, alors de ces quinze ans, entre le démon de la musique et l’ange des lettres bien classiques. Mais j’ignorais le nom de Richard Wagner ; la Favorite, le Désert, le Prophète excellemment, enfin les Troyens emplissaient ma capacité d’admirationsXXXIII.

Puis, je quittai Rouen, quoique lieu par l’opinion doté des naissances de Corneille et de Boieldieu ; c’était en 1878 ; les nécessités de me prédisposer à l’École Normale Supérieure me conduisirent à Paris, et pendant trois années à l’éminent lycée de Louis-le-Grand. J’étais laborieux, mais défaillant du brio et des précocités nécessaires aux lauriers ; avec des labeurs de main nocturne et diurne versés, je ne me haussais qu’aux seconds rangs. Et j’eus le bonheur d’un professeur admirable en ces trois ans à propager l’unique méthode d’institution littéraire, le commerce des trois ou quatre maîtres de style français, gens du dix-septième siècle. Mes vacances, elles s’adonnaient à de variés romantismes. Cependant, aux dimanches hivernaux, les caissiers de MM. Jules Pasdeloup et Edouard Colonne trafiquaient avec moi d’une place en leurs salles contre les soixante-quinze centimes ou le franc que je leur offrais ; Berlioz eut mon culte, l’opéra italien mes mépris, mes invectives ; je commençais ouïr de belles pages de Wagner, et j’y applaudissais, bruyamment, comme d’autres y sifflaient. Et c’était, tous les jours, les soucis non gais des normalicités… Les hautaines vocations m’avaient pourtant mais vainement sollicité.

Enfin et enfin fut le jour où solennellement l’École Normale Supérieure refusa mon assistance. Des mois dura, par l’habitude et des vouloirs étrangers, le hantement des maisons universitaires, et j’appris étudier aux documents, lire les chronologies et savoir des choses qu’enferme une belle critique historique ; mais, depuis la triste décision des directeurs de l’École Normale, le démon musical s’était promu à une forte position en mon cœur ; les plus beaux procédés des critiques historiques eurent moins de mes faveurs ; elles allaient, mes faveurs, à la composition de musiques. A de grands frais et qui me ruinèrent, j’eus un loyal professeur d’harmonie, au zèle régulier et docte ; ensuite le Conservatoire et M. Guiraud m’enseignaient les contrepoints. Et la victoire fut que je m’étais fait critique musical ; la Renaissance musicale avait accueilli mon innocence avide de bien devenir, et hebdomadairement je jugeais des concerts où j’avais toujours assisté. Cependant, je rangeais la Tristesse d’Olympio en un poème lyrique indéniablement inspiré de Berlioz ; et cette orchestration, non distinguée par un jury, demeure encore en mon carton.

En mai de 1882, M. Angelo Neumann représentant l’Anneau à Londres, j’entendis, pour la première fois, un drame wagnérien ; deux mois plus tard, à Bayreuth, le Parsifal.

Et de ces histoires la continuation, jusqu’à l’établissement, en février de 1885, de cette Revue Wagnérienne.

Dès lors le quotidien de l’existence, avec un désespoir d’atteindre la musique et le retour aux littératures, la rentrée aux chers travaux des choses littéraires et chimériques. Et puis le quotidien des jours harcelés entre la vie et quelques rêves. Et, aujourd’hui, parmi les récréations de bords marins, ce dessein d’offrir, aux amis qui m’ont suivi, ce testament de mon wagnérisme.

X §

Le Gral fut mis par les anges à la garde de Titurel ; Titurel, afin de le défendre, ordonna de bons chevaliers dans le domaine du Mont-Salvat ; Amfortas, fils unique de Titurel, hérita le royaume de son père devenu vieillard ; et cela était en Espagne, de l’époque où s’y heurtaient Chrétiens et Infidèles. Or, un homme, Klingsor de son nom, pâlissait d’une ambition méchante ; il voulait s’emparer de la sainte relique du Gral, toute puissance devant lui en descendre. Exclu du Mont-Salvat pour le sacrilège méfait dont Dieu jadis châtia mortellement Onan (car ainsi satisfaisait-il à la règle de virginité des Graliens), ce Klingsor suscita par magie, sur le versant de monts opposés au Mont-Salvat, un château et un beau jardin d’été, lieux d’enchantements et perditions. Là étaient attirés les chevaliers et tentés de sensuels amusements ; s’ils cédaient, ils devenaient captifs ; ainsi se pourrait-il qu’un jour le Gral, vide de ses gardiens, fût capturé ; et Amfortas, roi présomptueux, dit « j’arrêterai le mal » ; il décrocha la sainte lance, la poignit et s’en fut vers le jardin abominable ; il voulait tuer Klingsor ; mais, arrivé dans le jardin, il se rencontra à une femme belle et nommée Kundry, et se coucha entre ses bras ; alors Klingsor rit, et il accourut ; il arracha la bonne lance au pauvre roi, l’en frappa d’un grand coup et s’enfuit. La lance perdue, le roi blessé maladivement, le Gral en désolation ; mais une prophétie annonça que viendrait un rédempteur, et voici de quelle façon elle fut accomplie. Un jour, comme le roi très malaisé sortait du bain, les servants aperçurent qu’un des cygnes du Mont-Salvat était tué d’une flèche en l’air ; les cygnes du Mont-Salvat étaient consacrés ; on appréhenda le meurtrier ; c’était un jeune garçon…

Ah ! quelques métaphysiques qui s’y mêlent, le puéril fabliau ! Certes jolie légende moyen-âge, bonne peut-être à de magnanimes colorations ! Or, l’illustrera-t-on de belles phrases, de belles musiques, de belles décorations ? Ah, si acharné virtuose que l’on soit, l’on ne mettra pas un conte de Mère L’oye en draine lyrique !… Elle n’est pas d’un si enfantin labeur, la dernière œuvre de Wagner.

L’anecdote du Parsifal étant en soi insignifiante, sera-t-elle donc admise comme symbole d’un drame humain — au même titre que le sujet d’un drame racinien est symbolique d’une action générale — et dans le Parsifal verra-t-on un drame, comme le Rheingold est un drame, comme Lohengrin, comme Fidelio, comme Alceste, un drame lyrique, un drame d’art complexe, un drame où des actions soient effectuées par des personnages imitant des types humains ?

Dans le drame racinien, l’anecdote, eût-elle d’encore plus grandes magnificences d’écriture, n’est donc pas ce qui intéresse, mais le développement par elle symbolisé de psychologies ; et les noms de Bajazet, Roxane, Acomat sont un moyen de ne pas nommer les personnages algébriquement A. B, et C… Tristan, ai-je expliqué, est un drame de musique ; mais la lecture du seul texte littéraire pourrait montrer encore un drame du mode racinien, Tristan étant un type, Isolde un type, et cetera. D’aucune façon le Parsifal n’apparaît tel ; dans le texte, il n’y a qu’anecdote ; dans l’ensemble du texte et de la musique, il ne peut y avoir qu’illustration d’une anecdote, ou musique additionnée d’une anecdote ; car le Parsifal, Amfortas, Kundry ne sont pas personnages humains ; ils n’ont pas de psychologie ; leur nature se modifie à chaque scène, ou plutôt n’est posée en aucune ; tous falots et irréels, Kundry, Parsifal, Amfortas ne répondent à rien d’humain ; ce n’est que mise en action d’un vague romancero religieux. On admirera la virtuosité musicale, oui, et l’on confessera l’insignifiance du drame ; mais entendre là un drame psychologique, c’est le monstrueux effet d’une éducation déviée par l’invétéré préjugé d’un Wagner resté dramaturge en 1877 comme en 1849.

Et remarquez qu’en ce drame vide de psychologies, le texte littéraire (et songez contrairement la beauté littéraire d’un Rheingold) est « littérairement » sans valeur : sommaire, tout d’indications, n’existant qu’en tant que glose — et d’ailleurs admirable tel. Songez aussi que les décorations, absolument inutiles à la signification musicale, n’existent que pour compléter le livret dramatique ; puisqu’il y avait forme dramatique, il fallait bien qu’il y eût décors ; et, si Wagner a voulu magnifiques les décorations, c’est qu’obligé à des décorations il voulut des panoramas dignes du déploîment très spécial au théâtre où son œuvre s’ouvrait.

Je me rappelle qu’au dernier an un esprit d’une très subtile et vive critique, assistant au Pasifal, exprimait que les personnages n’existaient point ; il disait notamment les insignes faiblesses du duo du second acte, l’homme subitement et immotivement illuminé et dès lors stagnant, la femme dont on ignore si elle est ou non d’elle-même attirée vers le garçon qu’elle appelle ; et il expliquait l’illogisme et le romantisme des trucs dramatiques ; et il s’étonnait de l’entière inutilité de tant d’accessoires ; réservant une admiration constante à l’orchestre, il méprisait intimement Parsifal pour un piètre mélodrame superbement décoré de symphonies : car ce subtil esprit — coupable seulement de se refuser par logiques de système à d’entiers côtés d’art — cherchait en le Parsifal et n’y pouvait trouver un drame. Mais combien donc rirai-je de ceux qui, cherchant ce drame, le trouvent ! et qui, depuis cinq ans, annuellement, exaltent le Parsifal pour le contraire de ce qu’il est ; ces praticiens quand même du drame wagnérien…

Bons wagnéristes, pâmez-vous aux successions chromatiques qu’ensuite vous copierez, aux trouvailles instrumentales, aux rares modulations, aux complexures mélodiques jusque-là inouies de ces partitions. Et bons wagnéristes qui n’êtes point compositeurs, jouissez simplement de ces musiques — savantes autant qu’inspirées ; même jouissez des beaux vers du poème : même, entêtés wagnéristes, des décorations qui vous sont exposées. Et, bons wagnéristes, n’enquérez plus au cours du spectacle bayreuthien une alliance de poésie, de musique et de mimique ; n’espionnez pas Gurnemanz s’il exprime par un geste ce que sa parole n’a pas dit et rougissez de vous être intéressé aux mines de quelque cabotin ; n’affirmez plus, non, n’affirmez plus que la musique du Parsifal n’est pas supérieure au livret ou aux décors ; qui vous croirait ? vous-mêmes ne vous croyez pas… quand vous sortirez du théâtre de Bayreuth, n’occupez pas tous vos esprits, et ne faites plus retentir la belle route ombrée sous la lune, et les brasseries, et l’auguste toit de Wahnfried, et les wagons ; « la Malten fut-elle plus belle que la Sucher, le Vogl eut-il un plus beau moment à cet acte que le Gudehus… » puisque vous êtes en une œuvre d’art, ayez quelque respect ; rêvez d’être le Rhein-Thor, mais ne soyez pas seulement le Thor admirez ce que vous pourrez entendre ; vous, brave homme, la jolie anecdote ; vous, musicien, la savante musique ; vous, dilettante, l’harmonieuse féerie ; et laissez que les cœurs poignables d’émotions palpitent de l’immortelle symphonie ; fauteurs obstinés de l’art complexe, si votre chimère vous tient, soyez à vous réjouir de la salle obscure et du chef d’orchestre invisible ; et que ceux que possède le désir des suprêmes hautanités entrevues ferment les yeux, et songent en ces musiques !

J’essaierai si par des paroles le Parsifal se peut enseigner l’œuvre accomplie de nos ultimes modernités.

XI §

Dans la première partie de ces notes j’ai exposé une interprétation du développement de l’art ; dans la seconde, j’ai pris un exemple de ce développement dans le cours de l’œuvre wagnérienne ; je veux enfin montrer sous le Parsifal l’exemple d’un couronnement, une œuvre d’art donnant la somme majeure des sensations par le moyen de la musique ; car je définirai : l’art wagnérien est — non pas l’évocation d’une vie par le moyen-de plusieurs arts — mais l’évocation de la vie par le moyen d’un art infiniment développé et qui est la musique.

Richard Wagner, après une jeunesse adonnée aux erreurs des recherches incertaines, après une maturité féconde d’un progrès continu, entrant dans la sérénité d’une vieillesse vive de conscience, alors tout en le resplendissement des triomphes assurés et en l’expérience des efforts aboutis, parmi le calme d’un élargissement prodigieux de ciel, sous le ciel calme de son Bayreuth, avec la placidité grandiloquente de son âme fortifiée, instituait l’œuvre de longtemps songée ; dès les temps obscurs de ses erreurs, l’apparence était née en lui de cette œuvre du Parsifal, et pendant qu’il peinait en les ambitions de sa Tétralogie, de son Tristan, il suivait lointainement la grandissante image de son œuvre parfaite, enrichie chaque fois et muettement des trésors spirituels nouvellement acquis. Et voilà donc qu’ayant achevé la Babel de sa Gœtterdæmmerung, né à cette solide vieillesse qui n’est que la maturité des esprits géniaux, il avait passé la série entière des liminatoires épreuves ; car, si la création d’une œuvre d’ensemble est folie à tout jeune artiste, quelque grandiose soit-il, si le devoir à tout jeune artiste est de travailler en des études sensationnelles très restreintes, et si tout artiste, même expérimenté de science et de méditation, doit terriblement redouter toute institution générale, c’est pourtant le droit aux maîtres d’essayer à l’heure de la vieillesse, comme leur dernier et suprême monument, cette création gigantesque, une synthèse sensationnelle ; et Richard Wagner, debout en 1876 dans son Bayreuth inauguré, pouvait tenter l’œuvre synthétique de la sensation humaine qui fut le Parsifal. Ainsi employa-t-il l’instrument qu’il s’était pendant vingt-cinq ans préparé (vingt-cinq ans de cette vie, exemple des vingt-cinq siècles de l’histoire de l’art), la musique, mais une musique riche de toutes les puissances détournées de toutes les sensations, et pour nos faiblesses d’intelligences commentée d’un somptueux appareil de légende, de poésie et de décorations architecturales et chorégraphiques, — cet instrument, l’art de la musique, étayé de divers artifices de littérature et de plastique.

XII §

Le dessein du Parsifal. — Wagner entreprit, dans le Parsifal, la synthèse de la sensation humaine ; j’entends, non plus l’évocation de quelques sensations, mais l’évocation de l’ensemble des sensations qui sont l’homme ; l’expression de l’homme, autrement dit.

Et son œuvre antérieure était une tendance vers cet objet. Dans la Tétralogie, le symbolisme général de l’Or et de la Charité (die Liebe, et primitivement Freia) expliquait l’homme par l’opposition des deux contraires désirs, fin et cause de tous actes sensibles ; métaphysique un peu factice et à laquelle d’ailleurs échappent des parties du quadruple drame. Dans, le désir d’amour est le mobile de toutes sensations ; ce n’est plus l’essai d’une synthèse universelle ; mais, synthèse partielle, c’est maintenant avec une parfaite rigueur déductive. Dans le Parsifal la synthèse sera totale, et le drame déduit d’une rigueur parfaite.

Quelle est la loi de la totalité sensationnelle qu’est la vie ? — L’être tend à croître dans son être ; et cette tendance, tantôt elle se nomme tendance à la perfection, tantôt désir du salut, tantôt progrès ; c’est la montée vers l’idéal, la recherche de l’absolu, le besoin de l’assouvissement, la complétude des fonctions ; encore, l’entrée en Dieu, l’absorption en l’infini, l’effacement en le néant ; encore, la suprême sagesse, l’ataraxie ; et cet éternel formulement, l’aspiration à l’idéal ; la nommerons-nous encore le désir de l’accomplissement.

Richard Wagner conçut que toutes sensations procédaient de cette loi, et qu’en elle se synthétisait la vie. Dans le Parsifal il expliquera le monde sensationnel selon sa loi.

En philosophe ? non certes ; mais en artiste. Car, contemplant le spectacle de l’univers, il voyait tout alentour le lamentable et triomphant et Lamentable spectacle des efforts vers l’accomplissement ; et artiste, il souffrait ces activités, partout éparses. Il sentait en l’âme de l’univers, sous les milliers des cris humains, la féroce aspiration à l’idéal ; et avec des hurlements intellectuels il vivait l’universelle aspiration. Prodigieuses sensations, les siennes, à contempler et à vivre le monde haletant après le mieux ! Et comment, artiste, sentait-il ces sensations ? en musicien ; c’était une âme musicale qui percevait ; ainsi, cris de joie, de douleur, de victoires, de chutes, de faims exangues, ils répugnaient en lui tous vocables de dictionnaire, toutes lignes, et, cris de sentimentalités, ils s’épanchaient par son âme en des effervescences de symphonie.

Sous la quelconque anecdote du sujet apparent du Parsifal, comprenons donc le véritable sujet et le dessein du Parsifal : cette évocation, par la musique, du désir d’accomplissement, essence de ce que nous sommes.

Analyse sommaire du Parsifal. — Les motifs musicaux du Parsifal dérivent d’un motit générateur qui est exposé dans sa forme la plus précise aux dernières mesures de la partition (motif en ré bémol par les trompettes et les trombones), et où je vois l’ascension de l’âme vers ce très haut.

Le Prélude : — Une vague initiation à des lointains, un effort calme à des lointains, et des prières ; et la recherche plus âpre, l’aspiration plus douloureuse, et l’attente plus triste ; et la consolation de quelque promesse, sous l’entrouvrement d’un voile au spectacle d’âme.

Le premier acte : — Une longue préparation, d’abord, à des choses. (Car la demie heure qui précède le VerwandlungsmusikXXXIV me paraît, avec quelques exceptions, une concession au commentaire anecdotique, et en dehors de l’œuvre, sans intérêt ; ou, plutôt, est-ce que je n’ai pas encore compris ce commencement du Parsifal ?) Puis, le Verwandlungsmusik, une marche longuement graduée d’instruments et d’instruments et de voix, une progression mêlée de placidités et d’efforts souffrants, tantôt d’un calme, tantôt de mystérieuses répulsions prêtes à éclater, une progression tour à tour tranquille et douloureuse vers un auguste et terrible lieu ; et c’est la sérénité argentée des trompettes qui sonnent l’ouverture d’un rite, lorsqu’enfin libérés de contraintes retentissent des cris de renégations ; alors, l’âme souffrante, liée dans le temps et vers le futur sollicitée, l’âme gémit dans l’attache des charnalités vers le pur ciel ; et tandis que s’entraperçoit le ciel, elle gémit encore, sous l’inexpugnable charnalité ; âme religieuse et concupiscente ! Et s’éloignent les cortèges.

Le second acte : — Maléfices psychologiques, crie le prélude ; le désir qui tout-à-l’heure criait dans la concupiscence et la contrition crie maintenant dans la seule concupiscence et vers de mauvais accomplissements ; cependant que se débat l’âme possédée sous le démon de son désir. Et voilà un subit apaisement, l’entrée d’une naïveté, et l’éveil des douces offres enfleuries d’être, annonciatrices de celle qui devait venir ; Kundry ; des paroles ultérieurement survenues ; « vie et joie te saluent ! » dans l’âme s’éveillent les consciences sommeillantes ; et le désir se fait conscient : Beauté ! beauté ! oh bel idéal où mon souffle se veut astreindre, comment en toi m’exhausserai-je ? » Mais dans la concupiscence toujours geint l’âme ; désespérée du ciel, elle appelle un quoi que ce soit qui l’assouvisse : « Lui… lui… le bel idéal de ciel… je l’ai vu, lui… et… j’ai ri… je l’ai dédaigné. Je vis de la mémoire de l’infinie tristesse de son œil sur moi fléchi. Oh, quoi que ce soit, pour que j’oublie. » Ainsi l’âme se déchire en ses deux instincts, qui lors se nomment Parsifal et Kundry ; jusqu’à l’effondrement de tout et la disparition, en l’attente des convalescences. Et l’âme, un jour, dira ces paroles : « J’ai vu qu’elles se fanaient, — ces fleurs de mes concupiscents désirs et de mes rires, — et maintenant (voici) vers le pur objet et vers le salut et vers l’authentique accomplissement elles aspirent. »

Le troisième acte : — Au prélude, le morne et le frémissant qui suit les hautes luttes, qui précède les contrats définitifs. Puis en la première scène, l’âme entre un calme fécond d’espérances ; des sanglots ? non, fille, non des sanglots, réjouis-toi, voici le printemps, renouveau de toutes usures. — Hélas ! j’ai erré, et vois que j’erre. — Voici le printemps des renaissances ; tes larmes ont été rosée : je t’apporte le baptême des mauvais désirs effacés, et le sacre des bons désirs offerts, et le baiser des vrais désirs en leur exaucement ; et : en un recueillement bien heureux béatifie-toi. Les funérailles des choses temporelles exaltent une acclamation ; les blessures temporelles se guérissent ; et l’Ame, spirituellement, gravit.

 

Extension des termes. — Ce schéma m’apparaît du Parsifal… Qui, né et institué littérateur, fera le roman correspondant et dira par des mots, littérairement, la minutieuse suite de cette explication d’âme ?

Je résume que la clé à toute compréhension du Parsifal est celle-ci : Amfortas, la chevalerie en Gurnemanz, Klingsor, Kundry, Parsifal ne sont pas des êtres distincts ; ils sont les diverses façons de l’âme en son aspiration vers l’accomplissement ; Parsifal est le drame d’une âme qui ne s’appelle d’aucun nom ; ich hatte viele, doch weiss ich ihrer Keinen mehrXXXV ; et c’est cette âme dont les multiples états sont évidents dans les musiques, sous les formes que leur offre le symbole d’une légende.

L’aspiration universelle étant le sujet primitif du Parsifal, voyons, parmi l’infinité des extensions possibles, quelques figures de l’existence, sujets secondaires que vous pouvez supposer. Ainsi peut-être entendrons-nous mieux de quelle profondeur la dernière œuvre de Wagner pénètre nos sensibilités.

 

Analyse du Parsifal au rapport d’ascétisme. — Etant entré sous la dominance des idées ascétiques, quelqu’un, aux musiques du Parsifal, put entendre ce dont voici un résumé :

Le monde vain des foules ; l’aspiration de l’esprit à l’en-dehors ; l’entrée au monde magnifié des solitudes.

Dans le vain monde où fourmillent les foules, l’esprit, né pour la vie savante, opprimé par le commerce des hommes, efforce son départ vers le but silencieux de son être ; et, en toutes ses formes (Amfortas, Kundry, Klingsor, les Graliens, Parsifal), il désire. Que de luttes ce drame nous relate ! jusqu’à la victoire finale de ce Parsifal spirituel, vainqueur des foules, et, comme un Colomb Porte-Croix, inventeur d’un monde nouveau.

 

Analyse du Parsifal au rapport de luxure. Encore ainsi :

Un prélude qui m’annonce, au loin des cœurs, un Gral d’amour, et vers lui une aspiration puissante et timide et croissante ; un drame qui m’enseigne — après combien d’angoisses — la possession jubilante du tout aimé.

Soit :

Chœur général : Il est un beau vase d’amour, quelque part, et que j’aimerai ; oh Gral, vers lui mon âme indéfiniment flotte, et c’est à lui, oh Gral, que je me voue en ma forte virilité.

Titurel, Gurnemanz, les Graliens : La femme de mon amour repose en la délice de la chasteté ; adorons ! le baiser de la femme de mon amour confond nos âmes : prions !

Amfortas : Tandis que je rêvais à la splendeur de la Promise, dans une ombre de nuit je me suis comme éperdu ; alors j’ai vu un corps, un corps soupçonné de mes songes ; des chairs, des seins, des peaux mollement tressaillantes, un ventre alliciteur des lèvres, et des parfums où se baigner eût été l’exultation ; son visage était grave et riait d’appels aux joies ; elle était folle et manifeste ; ses mamelles se dévoilaient… Et pour avoir touché le sexe d’une advenue aux jours d’erreur, j’aurai les souvenances et les cogitations et des navrances, pendant que se traînera la vérité de mon amour.

Amfortas : je suis le Parsifal chuté au travers du chemin.

Klingsor : Je suis le Parsifal de l’autre ciel ; celui que n’a pas entendu la grâce du seigneur d’en-haut, l’entende Onan-et-Lucifer ! quand les Amfortas chutent, seul je demeure, je suis vierge formidablement, je suis chaste, j’aurai l’Épouse.

Klingsor : Jouir de la beauté prisonnière, liée, foulée, maculée et du viol : jouir de l’idéal avili sous ma turpitude.

Gawan : Une maîtresse et des jours heureux.

Kundry : Je suis le Parsifal féminin ; le désir et l’erreur… Ich sah ihn… je l’ai vu, lui, l’amant, et j’ai ri…

« Moi Hérodias, Gundryggia, Kundry, L’Innommée, l’Eve, Femme de tous les temps, j’ai fait ceci : par les antiques villes très joyeuses et tranquilles des âges omni-historiques, fille errante et nubile d’amour, j’allais les attentes de l’Amant ; et vint l’instant des destinées : c’était en d’incertaines occurrences, à l’exemple de soirs d’automne, et dans la ville ; des plus éloignés lointains sortait-il ? ma face était de fiancée ; et il passa me disant « je suis l’Amant, sois l’Amante » ; il passait, l’attendu, l’élu, et qui m’offrait l’holocauste de son amoureuse divinité ; et — ah —  je ne le connus point, je ris, je le dédaignai, je ris, je le chassai, je ris, je le refusai ; et le regard de son adieu me regarda dans la plainte et la compassion.

(Parsifal paraît au loin, innocemment vêtu.)

Kundry (continuant) : Quand reviendra-t-il, que je le reconnaisse, que j’expie, que je pleure, et que je sois consolée ?

(Parsifal s’est approché, offrant la pénitence ; Kundry le dédaigne ; elle le chasse ; elle le refuse ; elle rit. Elle n’a pas reconu que Parsifal est le Sauveur et l’Amant qui revient ; la scène du Calvaire (ich sah ihn) est renouvelée au Klingsorzaubergarten.)

Kundry (continuant) : Car je suis femme, et, de par la primitive Chute, méconnaissance, aveuglement, erreur.

(Le Sauveur alors brise la chair de Kundry ; le cadavre de Kundry parmi un écroulement cyclique tombe (fin du second acte). Troisième acte : dans un passage de nimbes et d’aube précurseur du soleil de Dieu, l’âme de Kundry erre silencieuse ; Parsifal, vêtu des armes chevaleresques et de la croix, lui dit le die Taufe nimm und glaub’an den ErloeserXXXVI. Kundry l’adore.

Parsifal (vêtu de lys et de sang ; il chante d’une voix ferme) : Issu de l’inconscience des possibilités premières, un jour je fus mené par Dieu dans un temple de révélation, et dans le rougeoiment d’un Gral je vis le cœur vif de l’Amante et combien, en les souffrirs, aimer et l’aimer était bon. Au cours des fabuleuses Floramyes et des séductions diverses et des illusions et des combats, j’ai subi les épreuves et j’ai demeuré ; et voici que dans un champ matinal de printemps un prophète m’a annoncé la couronne très royale de mariage. Alors, sous le temple originel mais ce splendeurs solaires et nuptiales mille fois réjoui, dans l’autel je suis monté, et la Colombe de mon désir immortellement au centre de mon âme descendait.

Parsifal (en un geste extatique) : Je suis l’âme de ces amants ; je suis l’amour et l’aimée et l’amant ; par moi se sont élus l’Amfortas et la Kundry ; je suis celui qui aime, vous dis-je, et qui suis aimé ; et en ma gloire s’accomplissent les noces sacramentaires.

 

Le Parsifal au rapport de philosophie,

Au rapport religieux,

A divers rapports — peut être entendu.

 

Conclusion ; objection extra-artistique. — Le Parsifal est l’émotion née de la contemplation de l’éternel désir, et la synthèse de l’existence.

L’œuvre wagnérienne n’est-elle pas donc une concurrence à la religion ?

XIII §

La Révélation est ; et, par ce même qu’elle est la révélation du divin à l’humain, elle est Mystère. Mais celui qui en l’Incarnation chrétienne fit la Révélation et le Mystère, voulut qu’à intervalles une plus grande lumière illuminât sa parole ; et il permit des prophètes et des apôtres.

Dans les temps de l’antiquité, pendant que les philosophies enquéraient vainement le problème du monde, au fond de la province la plus infime de la terre les prophètes disaient en des chants de déments les mots capaces de la révélation. A la naissance de l’ère chrétienne, parmi le flux des erreurs invétérées, ce fut la plus grande clarté qui jamais pouvait être. Et vinrent ensuite, au travers des siècles, les renouveleurs de la parole, depuis les Pères de l’Église jusqu’à ces vénérables confesseurs du Port-Royal hardis de toute vérité parmi l’âge des hypocrisies.

Et la Révélation, encore qu’elle soit Mystère nous éclaire suffisamment par son dogme de la Chute et de la Rédemption le problème de ce que nous sommes.

Donc la philosophie sera bonne qui sera théologie catholique ; et tous les arts seront bons, qui seront les orthodoxes instruments de la religion. La direction de la pensée et de l’action n’est-elle pas facile sous la garde des deux pouvoirs : la suite spirituelle des évêques, s’appuyant à la suite héréditaire des rois. Ainsi fut institué le rite catholique, ainsi les préceptes. Et c’était, au moyen-âge, une splendeur de l’esprit humain en l’humilité du droit chemin, et c’est, aujourd’hui, les folles œuvres d’Antéchrist ; toute pensée antireligieuse étant devenue possible par le fait rebellieux de la Réforme au seizième siècle.

« Petrus es… et portæ inferi non prævalebunt adversus eam. »

Admirables et ridicules efforts, si destituées de leur guide surnaturel ! Voilà les philosophes, hommes, prétentieux d’expliquer l’homme ; comme si tout le possible travail des métaphysiques n’avait pas été tenté pendant l’antiquité païenne. Voilà les rêveurs et les actifs des politiques, hommes, oseurs de conduire les hommes ; comme si l’anarchie ne résultait pas de la chute des autorités. Et voilà toutes ces âmes humaines actives à leur perte. Voilà-t-il pas enfin les artistes, sages jadis à augmenter sous les disciplines épiscopales l’édification des âmes par le rehaussement des splendeurs de la lithurgie, maintenant curieux des chimères irréligieuses : un artiste veut instituer à côté du dogme une explication, à côté de la religion un art ; et dans son œuvre d’indépendance — blasphème ajouté à l’impiété — il reprend les cérémonies du culte ; et le Parsifal, impie pour réexpliquer ce que la religion explique, est un blasphème pour copier le rite et le fait, l’ordonnance de la Messe et la figure du Sauveur.

Blaise Pascal fit pénitence pour les heures d’oubli du Salut qu’impliquait la rénovation des mathématiques.

Puisque l’état de péché nous est si assidu que la miséricorde, par le fait d’être, porte la preuve de sa divinité ; puisque nous sommes ceints tellement de faiblesse charnelle que fut bénie une minute d’édification dans une vie humaine ; puisque nous sommes, oh chutés, les enfants prodigues de nos trésors, et, oh rachetés, les enfants du Père ; puisque le jour de sainteté est plus éloigné de nous que de nous les étoiles invisibles de l’immensité ; puisque nous vivons, les catholiques, pour le scandale des nations, en une tacite mélancolie, laissons que nous occupent les choses vaines, et l’art ; et bénissons encore si une œuvre vaut à élever les âmes hors nos misères, dans une voie féconde de mieux. Contemplons, d’une tristesse placide, cette magnitude d’effort humain, l’art créé par un Wagner. Qu’elle est belle et qu’elle est vaine, l’œuvre de cet homme de merveilles ! Qu’elle est vaine, cette beauté ! et, hélas, qu’elle est belle, cette vanité !

VII §

Les fêtes de Bayreuth en 1888 §

Nous recevons de Bayreuth la communication officielle suivante :

Il sera donné à Bayreuth pendant l’année 1888 :

9 représentations de la férie scénique, Parsifal,

8 représentations des Meistersinger von Nürnberg.

Ces représentations auront lieu du 22 juillet au 19 août.

Bayreuth, l’administration des fêtes.

Tristan et Isolde ne pourra être repris, la mise en scène des Maîtres Chanteurs exigeant tous les soins.

La Walküre de Richard Wagner et la Valkyrie de M. Victor Wilder §

I. §

Les poètes ne se traduisent point

peut-on traduire de la musique ?

Voltaire

 

Il est certain qu’aux nombreuses difficultés qu’offre toute traduction, de nouvelles s’ajoutent lorsque l’œuvre à traduire est musicale. Même lorsqu’il ne saurait être question d’une concordance entre le mot et la note, et même quand le sens des mots est indifférent, il y a toujours un rapport entre la coupe de la mélodie et l’allure de la phrase ; et c’est cette allure qu’il est difficile de rendre dans une autre langue. Cela est toujours difficile, mais ici ce l’est d’autant plus qu’on est forcé de mettre les paroles sous une mélodie qui, elle, reste immuable. Wagner était, en principe, adversaire des traductions d’opéras. Il aurait désiré que Don Juan et les Noces de Figaro ne fussent représentés en Allemagne qu’en langue italienne et par des Italiens (X, 132)XXXVII ; il attribuait la décadence du chant dans sa patrie à cette habitude de représenter des opéras traduits de l’italien et du français (IV, 265). Et quand ses fonctions de chef d’orchestre l’obligèrent à diriger lui-même de tels opéras, il se donna une peine incroyable pour établir un texte allemand aussi parfait que possible par rapport à la déclamation musicale ; il le fit même lorsqu’il s’agissait d’œuvres banales qui ne sembleraient pas mériter tant d’attention. On comprendra que pour un chef-d’œuvre tel que l’Iphigénie en Aulide de Gluck, il se soit fait envoyer de Paris la partition dans son édition originale, et que, rejetant les travaux de ses devanciers et même de Spontini, il ait établi une version allemande qui produisit sur le public l’impression d’une œuvre nouvelle (V, 149, etc.).

Chez Gluck, en effet, l’union entre la parole et la note déclamée est déjà très intime. Ses récitatifs sont composés avec l’intention avérée de montrer ce dont la langue française est capable ; ils sont si puissants qu’ils ont convaincu même Rousseau. Et, en outre, le sens émotionnel des mélodies est d’une très grande précision ; avec cette réserve, toutefois, que les émotions à peindre sont toujours assez générales. Nous retrouvons des qualités semblables dans tous les opéras de Wagner, avec cette différence que la déclamation y est inspirée par la langue allemande.

Mais dans les drames de Wagner — le Ring, Tristan, Parsifal — l’union entre la parole et la musique devient tout autre. Car dans la conception même du poème, les deux ne font qu’un tout homogène. Ces drames sont des organismes qui se tiennent dans toutes leurs parties, depuis l’idée générale, presque abstraite, jusqu’au plus infime détail d’exécution matérielle. Lorsque Wagner écrivait ses vers, c’était l’inspiration musicale qui les lui dictait. Mais cette inspiration musicale elle-même était née d’une inspiration poétique ; elle ne se « condensait », elle ne devenait saisissable, qu’à mesure que le drame prenait forme, que ses acteurs se détachaient clairement, se mouvaient, parlaient dans l’imagination de l’auteur. Il y a là ces rapports de coordination si essentiels, si subtils, si ramifiés, qu’on peut appliquer à chacun de ces drames ce que Kant dit de sa Critique de la raison pure : « c’est un véritable corps vivant, dans lequel chaque partie est un organe. On peut considérer le corps entier comme n’existant que dans l’intérêt d’une partie ; et cependant chaque partie ne peut être interprétée que comme fonction du tout. De façon que même les faiblesses de l’œuvre et même ses défauts en sont une portion intégrante et indispensable et qu’on ne saurait éliminer. » C’est cette unité vivante qui est la grande force de l’art wagnérien ; c’est elle qui, inconsciemment, aveugle quelquefois les admirateurs du maître au point qu’ils croient se trouver en face de l’œuvre d’un dieu plutôt que d’un homme. Et tout en gardant sa pleine liberté de critique, quiconque étudiera consciencieusement et sans préjugés les œuvres de Wagner sera forcé d’admettre ce fait.

Mais ce n’est pas tout : non seulement tous ces drames sont des organismes vivants, chez lesquels tout se tient dans un réseau d’influences mutuelles, mais chacun est un corps doué d’une individualité marquée, d’une physionomie qui ne ressemble en rien à celle de ses frères. On a pu dire la même chose de la musique des opéras de Mozart ; mais dans Wagner ce n’est pas seulement la musique qui dans chaque œuvre diffère absolument de celle des autres, c’est la structure du vers, la diction, le style… Le poème de Tristan ne ressemble en rien à celui du Ring ; celui de Parsival n’a pas de rapports avec les deux premiers40XXXVIII. Wagner ne possédait pas seulement la science de la langue, grâce aux études philologiques qui durant toute sa vie furent sa joie ; il avait l’instinct sûr d’un vrai poète, et chaque mot est choisi avec un art presque infaillible41.

Il faudra donc que toute traduction d’un drame de Wagner, pour être admissible, remplisse d’abord certaines conditions générales qui n’existaient point pour les libretti d’opéras. Il faudra que l’ensemble du poème se lie intimement au caractère spécial de la musique, qu’on sente que l’un « est enfant de l’autre » ; et le style devra être moulé sur celui de l’original. Au fond, ces deux choses ne sont qu’une ; car, pour Wagner, la conception du poème et la langue ne font qu’un, de même que pour lui le style de la phrase musicale et le style de la phrase parlée ne sont que deux aspects d’une même pensée. Si je les ai séparées, ce n’est que pour faire ressortir leur unité avec plus de force. On ne saurait assez le répéter : chez aucun auteur antérieur — pas même chez Gluck, pas même chez Beethoven — il n’existe une connexité entre la parole et la musique qui soit comparable à celle qu’on trouve dans Wagner. Toujours ceux-là ont composé de la musique sur des textes donnés ; Wagner concevait musique et paroles simultanément, ou plutôt, le drame est né « dans le sein maternel de la musique ».

Cette considération de style poétique prime toutes les autres ; cela est évident42XXXIX mais on verra que dans les détails de l’exécution, la traduction d’un drame de Wagner offre d’autres difficultés que ne présentaient point non plus les opéras de ses devanciers ; et on se convaincra que si cette traduction ne remplit pas au moins certaines conditions, elle est pire qu’inutile, elle est tout à fait mauvaise. L’expliquer en détail, ce serait développer toute la théorie wagnérienne sur l’œuvre d’art de l’avenir ; je préfère renvoyer mes lecteurs à Opéra et Drame (III et IV), à la Musique dans le drame (X), etc. Je rappellerai seulement trois ou quatre points principaux, sur lesquels devra constamment se porter toute l’attention du traducteur.

Les motifsXL. La partie musicale du drame wagnérien est construite sur un certain nombre de thèmes ou Motifs. En cela elle est analogue à la musique instrumentale, dont elle diffère cependant en ce que le sens émotionnel de ces thèmes est précisé par le drame qui se joue sur la scène, et en ce que le retour des thèmes et leurs modifications ultérieures sont liés au mouvement du drame. Il existe une corrélation étroite entre ces thèmes et les passions ou émotions qui dominent les personnages du drame. Ces rapports peuvent être assez vagues43 ; ils le sont souvent. Mais chaque fois que la situation se précise, qu’elle arrive à un point culminant et décisif, la musique et la parole se rapprochent, les motifs sont moins enchevêtrés, ils se dessinent clairement et hardiment, ils rentrent dans une tonalité précise et constante… La phrase poétique se marie à la phrase musicale ; quelquefois elles se confondent à tel point que c’est la voix qui elle-même chante le thème. Assez souvent une situation entière se résume en un seul mot, sur lequel éclate le motif dans l’orchestre. Ou bien, dans une situation moins marquée, la mention d’un mot, ou d’un nom, fait naître des émotions vives ou flottantes dans le cœur d’un personnage (souvenirs, espoirs, craintes) ; et de nouveau c’est la musique qui nous révèle ces émotions passagères. Il est évident que dans, tous ces cas la traduction devra serrer l’original de plus près que jamais. Dans beaucoup de phrases la suite des idées devra être identique, aucune inversion n’est admissible ; dans d’autres il faudra, coûte que coûte, que le mot vienne se placer sous le mot. Si cela n’est point, la musique perd tout sens.

La Modulation. On trouvera la théorie de Wagner sur la modulation dans la musique dramatique aux volumes IV (185 à 195) et X (243 à 249). Wagner blâme énergiquement cc qu’il nomme l’orgie des modulations dans laquelle se complaisent les compositeurs modernes. Pour lui, il faut qu’elle soit indiquée, qu’elle soit commandée par la situation dramatique ou bien par la suite dans une seule phrase de mots éveillant des sensations opposées. C’est ce dernier cas surtout qui nous regarde ici. Wagner donne comme exemple ces deux phrases : « l’amour enfante la joie, et la douleur » et « l’amour donne le bonheur et la vie ». Dans le premier cas il modulerait dans un autre ton entre les mots joie et douleur ; dans le second, la phrase entière resterait dans le même ton. Or, de telles phrases, avec des mots opposés et antithétiques, soulignés par une note prolongée de la voix et par une harmonie très nourrie dans l’orchestre, sont fréquents. L’extrême sobriété du langage, sa merveilleuse concision, font ressortir encore plus l’importance de ce que M. Edouard Dujardin a si bien appelé les mots-sommets. Si le traducteur ne met pas ici le même mot sous la même note, les modulations n’ont plus de raison d’être, et nous assistons à une de ces « orgies » qui dégoûtaient le maître.

Les Notes longues ou accentuées. On sait quelle importance Wagner attachait à l’accentuation absolument correcte. Jamais la clarté du langage et le bon sens ne sont sacrifiés à la musique. Ce sont les mots essentiels de la phrase qui sont accentués par les parties fortes du rythme, souvent par des notes longues ; les autres se contentent de ce qu’il nommait les petites notes ». On ne peut, évidemment, exiger d’une traduction une conformité absolue sur ce point. Mais ce qu’on peut exiger, c’est que sous une « grande note », c’est-à-dire sous une note haute et longue, il n’y ait point un mot indifférent ou une syllabe sans importance, et que là où la phrase poétique est pleine et soulignée par des accords soutenus, elle ne mette que la partie essentielle du discours.

Telles étant les principales qualités qu’on a le droit d’exigence tout produit se donnant comme traduction d’un drame wagnérien, on peut se demander si une traduction est possible. Franchement, je ne le crois pas. Wagner a voulu faire une œuvre nationale ; il y a réussi. Il nous a, pour ainsi dire, imposé la nécessité d’apprendre la langue allemande. Je ne vois qu’une seule façon de tourner la difficulté ; se serait de tenter une solution approximative en faisant, parallèlement, ceux traductions : l’une littérale et littéraire, comme je l’ai indiquée, — l’autre, littérale aussi, mais qui ne se soucierait que des exigences de la musique, et qui ne craindrait pas de sacrifier à ces exigences la syntaxe, pour placer chaque fois que cela est nécessaire, et sans une seule exception, le mot sous le mot et sous la note. Les deux traductions, cela va sans dire, en prose.

II. §

Ces gens n’entendent rien, ni à la poésie, ni à la musique… et ils ont fait leurs traductions à peu près comme on traduit ces articles de journaux et des réclames de fabricants.

Richard Wagner

 

Depuis quelques mois déjà j’ai sur ma table deux partitions pour piano et chant : la Valkyrie, version française par Victor Wilder, et Tristan et Yseult, version française par Victor Wilder. On me demande d’en faire l’étude critique. Mais critiquer, c’est apprécier, c’est distinguer les qualités et les défauts… Or, après huit mois, j’en suis encore à me demander quelles peuvent bien être les qualités de ces « versions ». Et je crains, si je dis d’elles ce que j’en pense, que ceux de mes lecteurs qui ignorent la langue allemande ne croient que j’exagère.

Que ces derniers me permettent de dire deux mots sur le style poétique de la Walküre de Wagner, avant d’aborder la Valkyrie de M. Wilder.

L’Anneau du Nibelung est écrit en vers courts, non rimés, scandés par les seuls accents de la phrase et par des consonnes allitérantes. C’est la forme de nombreux vieux poèmes allemands. Mais la ressemblance s’arrête là. Le drame chanté exigeait une tout autre langue que les œuvres des poètes épiques et lyriques. Wagner en a longuement traité dans Opéra et Drame (IV ; voir aussi III, 126 ; V, 8 ; VI, 371 ; X, 209 ; etc.). Ce qui caractérise surtout cette langue, c’est sa brièveté extraordinaire. Puisque c’est la musique qui nous traduit toutes les émotions, il faut que la phrase soit réduite à sa plus simple expression et qu’elle ne contienne que des mots essentiels. Les particules, les verbes auxiliaires, etc., en sont autant que possible bannis. L’épithète, la métaphore, le trope, se rencontrent relativement très rarement. Même le qualificatif est toujours réduit à sa plus simple expression. Les exceptions qu’on peut trouver à cette règle ont toutes une raison spéciale : c’est un aperçu soudainement ouvert sur une signification symbolique, ou bien une réminiscence mythologique légèrement indiquée (Voir Wolzogen : la Langue dans les poèmes de Wagner). Wagner choisit les mots les plus simples, les racines de la langue, et il ne craint pas à cet effet de reprendre dans leur forme primitive les mots tombés en désuétude ou bien décolorés par une littérature molle. Et lorsque, dans les crises de grandes passions, il lui faut les exclamations les plus violentes, les plus pathétiques, il prend toujours les mêmes trois ou quatre mois : « selig, brunstig, heilig »… les termes génériques dans leur plus simple expression, parce que ceux-ci seuls siéent aux héros de son poème. « L’homme vivant et vrai, dit Wagner, ne décrit pas ce qu’il veut et ce qu’il aime : il aime et il veut… La poésie ne faisait plus que décrire… elle vous donnait le catalogue d’une galerie de peintures, mais pas les tableaux… elle était forcée de devenir platement prolixe… J’ai dû éliminer tout ce qui était superflu, fortuit, indécis, retrancher tout ce qui dénature les vrais sentiments des hommes… je n’ai gardé que le noyau… et je l’ai exprimé dans une langue concise, eu serrant autant que possible les accents de la phrase… » La langue est donc très forte, très concise, abrupte, « quintessenciée ».

Et la Valkyrie de M. Wilder ? Je ne saurais dire dans quel style cela est écrit. Toute la littérature française y passe — en lambeaux, On a voulu me persuader que M. Jules Barbier dominait le tout, mais je ne puis l’admettre ; il n’a que sa part, comme de juste. Non, ce qui imprime à l’ensemble une sorte d’unité, c’est l’uniformité ; car les ressemblances qu’offre la diction avec les vers classiques, romantiques, parnassiens, et autres, ne sont que toutes superficielles. Au fond il y a un manque uniforme de toute espèce de style. C’est désespérément plat et banal et lourd. On ne conçoit pas que le poème si puissamment original de Wagner ait pu exercer une action aussi nulle et inspirer cette espèce de feuilleton rimé de petit journal. Je tiens cependant à affirmer de suite que je ne doute pas de la bonne foi de M. Wilder. L’inspection de ses textes m’a persuadé qu’il a travaillé consciencieusement et qu’il a cru bien faire. Et puis certaines expressions, qui reviennent souvent, et qui semblent si dépaysées dans ce milieu de héros et de dieux, m’ont touché par leur si évidente honnêteté bourgeoise… Sieglinde dit à Siegmund « laisse-moi contempler, cher époux ! et il réplique « viens, cher trésor ! » ou « cher et doux trésor », etc. Tristan appelle Isolde et ma chère femme », et elle, penchée sur son cadavre, s’écrie : Accorde-moi cet instant plein de charmes !… »

M. Wilder a écrit sa Valkyrie dans la forme habituelle des libretti d’opéras quelconques. Ce sont des vers à deux, trois, quatre, cinq, six pieds… En voici quelques spécimens, pour montrer l’allure générale :

Ma maison, c’est la loi de l’hospitalité,
Pour la nuit te tienne abrité ;
Mais demain, retiens la menace,
Demain, sans merci ni grâce,
De nos morts je veux venger le trépas. (33)44

Est-ce donc un crime si grand
D’écouter la voix de son âme ?
L’amour a fiancé leurs cœurs,
Au souffle des zéphyrs vainqueurs. (90)

Alors adieu Walhall, délices infinies,
Adieu vous tous, héros, tombés dans les combats,
Adieu vierges du ciel, divines Valkyries,
Auprès des Dieux, je ne te suivrai pas ! (162)

Sur les champs de bataille, où plane la victoire,
Tu n’iras plus marquer, de ton doigt triomphal.
Les héros destinés aux splendeurs du Walhall !
Au céleste banquet, dans la corne d’ivoire,
Tu ne me tendras plus le vin ou l’hydromel,
Offrant ta lèvre en fleur au baiser paternel ! (252)

D’au juste châtiment votre âme est trop émue ;
Mais, croyez-moi, sur l’heure envolez-vous,
Abandonnez la déesse déchue,
Si vous voulez éviter mon courroux. (266)

Il y a pas, en le voit, le moindre effort à créer en français quelque chose d’analogue au style de l’original. Les phrases sont ou platement banales, ou bien elles entassent des oripeaux de mélodrames sur la simple et sévère parole du maître ; laides, elles le sont toujours. Et puisque M. Wilder ne nous fait pas grâce de ce que Wagner nommait « un drelin-drelin pour endormir les sauvages et les enfantsXLI », la rime ; puisqu’il a si inutilement ajouté cette difficulté à toutes celles que comporte déjà une traduction, la conséquence est qu’il a dénaturé le poème, non seulement dans sa forme générale, mais dans chaque détail. Souvent, je l’admets, on est frappé de ce que M. Wilder ait pu, avec son système, suivre le texte de Wagner autant qu’il l’a fait ; ce sont de véritables tours de force qu’il exécute. Mais je ne puis que répéter ce que Sidney Smith disait des passages vertigineux d’un virtuose : « Plût à Dieu que ce fût « impossible ! » Il est bien rare que le sens de sa phrase soit identique à celui de la phrase allemande. Généralement il n’y a entre les deux qu’un rapport plus ou moins vague ; souvent M. Wilder enfourche un Pégase tout à lui et pendant longtemps il n’est plus question du poème allemand45 ; d’autres fois, se passe une chose très curieuse, M. Wilder dit précisément le contraire de ce que dit Wagner46.

Sous ces conditions, il ne saurait être question d’unité entre les paroles et la musique. Non seulement le style de M. Wilder empêche toute unité dans le sens élevé du mot ; mais la conformité dans le détail manque à un tel point que cette musique expressive devient un non-sens. Nous nous trouvons en face « d’un chaos, d’une masse incohérente qu’on ne pourra s’expliquer qu’en l’attribuant au caprice d’un musicien fantasque, incapable… » (R. Wagner, IV, 270).

 

Aujourd’hui j’ai étudié trop consciencieusement la Valkyrie de M. Wilder pour avoir envie d’en faire une critique très détaillée, avec citations de musique, etc., ainsi que j’en avais au premier moment eu l’intention. J’ai hâte d’en finir ! Je donnerai cependant, au hasard, quelques exemples de défauts de style, de traduction, de déclamation, ce manque de conformité du texte sous les modulations, etc., en tâchant de rendre la chose aussi claire que possible. Cela suffira, je l’espère, à convaincre ceux qui n’ont pas l’occasion de feuilleter la Valkyrie et ceux, qui ne savent pas l’allemand et qui ne peuvent donc qu’imparfaitement se figurer à quel point cette traduction est détestable. Voilà pour le style ; on verra comment M. Wilder comprend la langue concise et simple de Wagner.

« Moi seul, ici, commande en maître et dicte des arrêts » (19)47.
« Son image, en mon âme attendrie, éveille encore un vague émoi » (22)48.
« Je vis tomber la vierge… sous le fer criminel de lâches assassins » (31)49.
« Ô femme aimée, ô femme pure et sainte » (10)50.
« Un charme auguste et céleste » (63)51.
« Quel charme triomphant s’empare de mon être » (66)52.
« Il a grandi sous mon œil tutélaire » (127)53.
« Que ton fer d’allégresse tressaille » (174)54.
« Père adoré » (274)55, etc., etc..

Naturellement, il est toujours question de « sainte majesté », de « femmes divines », d’« iniques sentences », de « laver l’outrage », de la « glace des âmes », des « plaines d’azur du ciel »… Nous retrouvons aussi tout le bataillon de nos vieux amis : l’heure d’ivresse, qui rime avec tendresse, les saphirs et les zéphirs, courroux et jaloux, les flammes et les âmes, les armes et les alarmes…

Quant aux changements de sens qu’a subis le texte de Wagner en passant par les mains de M. Wilder, ils sont littéralement innombrables. J’en citerai deux ou trois.

D’abord, un exemple bien amusant dans Tristan, Isolde chante : « Tristan ! ha ! horch… er wacht ! Geliebter ! » (242) (écoute… il se réveille ! Bien aimé !) ce que M. Wilder rend par : « Tristan, de grâce ! attends ! Je meurs, j’expire ! » (269)56.

Pour la Walküre on vient de voir plusieurs exemples qui ne laissent rien à désirer. En voici encore. Sieglinde dit à Siegmund : « Montre-moi tes blessures » ; il répond : « Gering sind sie, der Rede nicht werth » (12) (Elles sont insignifiantes, ne valant pas qu’on en parle). M. Wilder écrit : « C’est peu de chose, moins de mal que de peur » (10). Ce Siegmund, le Wselsung, fils de Wotan, père de Siegfried, qui a peur… c’est bien trouvé !57.

Brünnhikle, à genoux devant Wotan : « Je te suis fidèle : vois, Brünnhilde te prie » (101) ; ici : « Quel noir chagrin te torture et t’accable ? » (113)… Il est inutile de continuer, on n’a qu’à prendre presque chaque phrase.

Je ferai cependant encore remarquer que notre traducteur pousse la perversité jusqu’à dénaturer les simples indications scéniques, sans doute en voulant les embellir. Par exemple, lorsque Wagner dit « une salle » (7), il écrit « une vaste salle » (I) ; et lorsque Wagner dit « ein Sturm », ce qui signifie une tempête, un orage, il traduit « un ouragan ». Il ajoute aussi des indications de son cru : par exemple, à la page 28, vous trouverez « avec un mépris contenu » : dans la partition allemande il y a simplement « etwas lebhaft », c’est-à-dire poco animato. Ce souci de vouloir faire mieux que Wagner est vraiment du dernier ridicule.

De tout ce que j’ai dit sur le drame wagnérien, il ressort avec tant d’évidence que la musique de ce drame doit perdre tout sens, toute valeur, alliée à un texte pareil, qu’une nouvelle démonstration est inutile. Je me contenterai de donner un unique exemple pour chacun des points principaux dans lesquels l’accord entre la parole et la musique est indispensable : une phrase chantée sur un motif thématique, la rentrée d’un motif, la modulation dans une phrase, les notes accentuées.

Un des thèmes les plus importants du drame, est celui qui a été assez heureusement nommé le motif du renoncement. Woglinde le chante dans la première scène du Rheingold, et à partir de ce moment il entre dans la trame symphonique, dont il forme jusque dans la Gœtterdaemmerung un des éléments principaux, modifié de mille manières par la modulation, l’harmonisation, la combinaison avec d’autres thèmes, etc. Voici les mots : « Nur wer der Minne Macht entsagt, nur wer der Liebe Lust verjagt… »58. Il se chante lentement, et on se souvient que la mélodie en est très expressive et d’une couleur pénétrante ; on ne l’oublie plus. L’accent principal tombe sur le mot ent-sagt (re-nonce), dont la syllabe accentuée forme le point central de la phrase, et qui se chante sur une blanche. Les deux autres accents tombent sur la syllabe appuyée des mots Minne et Liebe, qui tous les deux signifient Amour ; c’est chaque fois une noire et demie sur la partie la plus forte du rhythme. Voilà donc les trois mots qui dans toute traduction devront venir sous les mêmes notes : renonce, amour, et amour, — Or, il arrive dans la Walküre une chose très exceptionnelle : c’est que ce même motif est de nouveau chanté par la voix tout au long, dans le même ton59, et avec cette seule différence que la valeur de chaque note est doublée, de façon que les quatre mesures en font ici huit60. C’est Siegmund, au moment décisif, lorsqu’il va arracher l’épée au frêne, qui le chante. Et il le chante sur une phrase strictement parallèle à celle de Woglinde, ses mots formant une rigoureuse antithèse aux siens : il ne renonce pas à l’amour, il ne peut y renoncer ; c’est au contraire l’amour qui le contraint d’agir et qui lui donne la force d’arracher l’épée ; ici il invoque l’amour, pour ainsi dire, et en même temps il semble faire retomber sur lui la responsabilité de son action. Toute la suite du drame découle de ce moment, de cette action ; c’est elle qui entraîne toutes les catastrophes qui vont suivre, et c’est l’Amour qui en est l’irrésistible principe : ou voit l’importance de la rentrée du thème musical dans la voix. Siegmund chante : « Heiligster Minne hœchste Noth, sehnender Liebe sehrende Noth… » (65)61. Il est donc absolument indispensable, pour la compréhension du drame musical, que deux fois le mot Amour vienne tomber sous la même note que dans le texte allemand et dans la phrase de Woglinde. Car, comme on le voit, les mots Minne et Liebe sont à la même place dans cette phrase que dans Rheingold, et ils se chantent sur les mêmes notes et avec le même accent. Et il sera tout aussi indispensable, maintenant que le mot Noth remplace entsagt, que ce soit le mot contrainte sur lequel tombe l’accent principal cela phrase (une mesure entière). Si cela n’est pas, ce point culminant du drame perd toute signification poétique et musicale. Que dit M. Wilder ? « Heure d’angoisse, heure d’ivresse, qui, pour jamais, vas fixer notre sort… » (71). L’accent principal, la mesure entière vouée à l’implacable contrainte, tombe ici sur le mot ivresse » ! et à la place d’Amour et d’Amour, nous trouvons « angoisse » et « jamais ». Et une phrase entière, chantée à un moment capital, sur une des mélodies fondamentales du drame, et qui n’a aucun rapport avec la phrase du texte original ! — Cela suffît-il comme exemple ?XLII

Voici un exemple de l’indication d’un motif sur la simple mention d’un mot, lequel résume toute une suite d’idées. Wotan, au second acte, parlant de Siegmund, dit : « Gegen der Goetter Rache schützt ihn nun einzig das Shwert » (115) (Contre la vengeance des dieux le protège maintenant, seule, l’épée !). Ces deux mots, das Schwert (l’épée), sont chantés sur une quarte qui caractérise le début d’un motif principal dans le drame.

Et ils sont chantés dans le même ton que lorsque l’orchestre entonne pour la première fois ce thème : ce sont les notes identiques. A peine sont-ils prononcés, que la trompette, dont le timbre est caractéristique du motif, accentue cette réminiscence par la quarte suivante. C’est comme un écho de ces mots, « l’épée », et instantanément nous sentons comme la « grande pensée » de Wotan lui traverser l’esprit, celle qui le remplissait de joie et d’ambition démesurée lorsque pour la première fois il salua son Burg du nom de Walhail (Voir Rheingold, partition, page 207). M. Wilder traduit : « Ce fer qu’il arracha du frêne séculaire » (127). Là où en allemand il y a « l’épée », il y a ici « — culaire »… Et l’orchestre nous renvoie l’écho attendrissant : « — culaire. »

Pour la modulation, on regardera, par exemple, la phrase lente de Sieglinde : « Mir allein weckte das Auge süss sehnenden Harm. Thraenen uad Trost zugleich » (41)62. Cette phrase est appuyée par de longs accords dans l’orchestre ; elle module fortement. Les successions chromatiques et les notes dissonantes augmentent en nombre et dessinent une figure douloureuse et tourmentée sur le mot culminant Harm (chagrin), qui est tenu pendant une mesure entière ; ensuite tout s’apaise, et sur la fin de la phrase, au mot « consolation », nous rentrons dans la tonalité fondamentale. M. Wilder écrit : « S’il s’arrêtait sur moi, tout à coup radouci, l’œil du vieillard semblait se voiler d’une larme » (45)63. C’est sur « tout à coup radouci » que les modulations commencent ; le passage tourmenté se joue sous les mots « l’œil du vieillard semblait », et c’est sur les mots « se voiler d’une larme » que la musique se calme et retombe dans l’accord parfait de la tonique !…

Ne voit-on donc pas que chantée sur un pareil texte, la musique expressive de Wagner devient simplement monstrueuse ? On trouvera des exemples pareils à chaque page. C’est un charabia sans rime ni raison.

Un dernier exemple relatif à l’accentuation. Pour plus de clarté je choisirai une phrase entière qui est composée de deux moitiés, l’une accentuée, l’autre qui ne l’est pas. Siegmund dit à Brünnhilde « nur von Walhall’s sproeden Wonnen sprich du wahrlich mir nicht ! » (1152). Prenons la version de M. Wilder : « Mais ne me parle plus des splendeurs du Walhall ! » (170). La première moitié de la phrase allemande, dans laquelle il est question de Walhall et de ses « splendeurs », est appuyée par des accords soutenus dans l’orchestre ; la seconde moitié, l’exclamation impatiente « ne me parle plus », est scandée d’un seul bref trait. Il faudra donc tourner la phrase française de façon à avoir les mots « splendeurs de Walhall » sous les accords pleins et soutenus. Rien de plus facile, du reste Mais des splendeurs de Walhall — ne me parle plus ! » Mais non : il y a quelque part dans une phrase antérieure un « fatal » qui demande à rimer avec quelque chose. On lui sacrifie donc toute la vérité de l’expression ; on appuie pendant une demi-mesure64 sur la syllabe ovine mais (une conjonction qui n’a aucune importance), et un peu sur « parle ». Quant aux mots essentiels, les « splendeurs de Walhall », ils s’en tirent comme ils peuvent, sous le temps faible de la phrase musicale. (La syllabe « Wal », par exemple, n’a qu’une double croche !)

Mais je supplie qu’on me fasse grâce. On ne sait pas combien il est douloureux à quelqu’un qui connaît et qui aime Wagner, d’être contraint à s’occuper de cette triste parodie de l’art qui fait une des joies de sa vie.

Ces exemples auront d’ailleurs suffi, je l’espère, à montrer ce que c’est que la Valkyrie de M. Wilder. — Du reste, Wagner, il y a de cela environ trente-cinq ans, a comme prévu la venue de M. Wilder, et, en quelques lignes, il a résumé avec tant de force tout ce qu’il y a à dire sur ses « versions », que je ne puis mieux faire, pour terminer, que de le citer !

« Le mal que le traducteur a cru devoir se donner, c’est de décorer sa langue vulgaire de rimes ineptes, quoique dans le chant on ne s’aperçoive presque jamais de la rime. Et. comme cette occupation offrait des difficultés assez sérieuses, on y a sacrifié la suite logique des mots… on a complètement dénaturé le sens du poème… les accents de la phrase parlée ne répondent plus à ceux de la musique. Sous les notes courtes nous trouvons les syllabes appuyées… sous le temps fort de la phrase musicale se glisse le temps faible de la phrase poétique… Le vaste développement de l’organisation musicale à travers le drame entier ne servira plus qu’à nous dérouter complètement… cette musique ne saurait nous faire d’autre impression que celle d’un chaos, d’une masse incohérente, déchirée, et qu’on ne pourra expliquer qu’en l’attribuant au caprice d’un musicien fantasque, embrouillé, incapable, et qui ne sait pas lui-même ce qu’il veut. » (IV, 265 et 370).

III. §

Pour tout homme qui aime sérieusement l’art et qui voit dans la musique autre chose que le plus superficiel des passe-temps, cette Valkyrie de M. Wilder n’existe point, tout simplement : c’est une œuvre mort-née, et on ne saurait mieux faire que de ne plus y penser. Mais malheureusement ce n’est là que le symptôme le plus morbide parmi tant d’autres, qui indiquent un fourvoiement inquiétant des esprits par rapport à tout ce qui concerne Wagner. Si ce fourvoiement n’existait point, une œuvre qui dénature aussi complètement le drame wagnérien n’aurait pas obtenu le succès qu’elle a eu dans la presse65, et, surtout, il aurait été impossible qu’elle réussisse sur la scène. Mettez quelques centaines d’hommes qui ont de l’éducation, du bon sens et du bon goût, mais qui n’ont jamais entendu parler de Wagner dans un théâtre, et jouez-leur la Valkyrie de M. Wilder, sous le prétexte de leur faire entendre un drame musical : ils s’écrieront unanimement que c’est idiot, que ce n’a pas le sens commun, et, avec Wagner, ils diront que « c’est le caprice d’un musicien fantasque, incapable, qui ne sait pas lui-même ce qu’il veut… ». Et voici que ces mêmes gens, ont aujourd’hui l’esprit tellement faussé par tout ce qui se dit sur Wagner et le goût tellement dépravé par ce qui se passe dans les salles de concert, qu’ils battent des mains et trouvent cela beau ! — Ce n’est pas encourageant pour « l’œuvre d’art de l’avenir ». Mais il en est de même sur toute la ligne.

Richard Wagner avait horreur de ce qu’il nommait les « orgies de musique » : c’est lui qui maintenant forme le principal prétexte d’innombrables orgies de ce genre. Il ne pouvait souffrir ces « travestissements de musiques dramatiques » (V, 146), les exécutions de fragments d’opéras dans des concerts : ce sont ses œuvres » qu’on a choisies, pour les travestir tous les dimanches. Avant tout il recherchait la vérité dans l’expression artistique, et il entrait en lutte avec son orchestre, avec ses chanteurs, avec son directeur et avec son public pour rétablir la vérité, aussi bien dans l’exécution des œuvres de Mozart et de Bellini, que de Gluck : donnant à Bruxelles un fragment du Ring détaché de ce qui précède, plein de motifs musicaux qui ne peuvent avoir aucun sens pour les auditeurs, on le chante sur le texte que nous venons de voir, de façon que le tout est une des plus ignobles pasquinades qui jamais aient été attentées contre une belle œuvre d’art ! — Et pendant ce temps, il paraît à Paris des douzaines de livres sur Wagner : nulle part on ne trouve une semblable surexcitation, un tel besoin de communiquer au public ses idées et ses appréciations sur ce maître. Mais quels livres ! à peine y a-t-il dans un ou deux d’entre eux quelques chapitres qui soient sérieux. Ce sont de vieux mythes réchauffés, des aperçus théoriques de pure fantaisie, des analyses de drames cent fois refaites et toujours inutiles puisque la nature même du drame reste incomprise, et toujours les mêmes psychologies profondes sur la distinction entre l’homme et l’artiste, et autres inepties ! Presque aucun de ces auteurs ne se donne la peine d’étudier sérieusement tous les écrits de Wagner, de connaître sa vie, d’étudier patiemment ses partitions, d’entendre souvent les meilleures exécutions, avant de communiquer au monde ce qu’était Wagner et ce qu’ils en pensent66.

De cet ensemble de circonstances fâcheuses, il résulte un état désastreux des esprits. Autrefois Wagner était connu en France de quelques poètes, de quelques musiciens, et il était apprécié. Aujourd’hui que tout le monde en parle, on ne le connaît plus.

Il n’y a qu’un fantôme monstrueux et grotesque qui s’agite sous ce nom, en faisant beaucoup de bruit, et en causant à l’art un tort considérable.

Il n’y aurait qu’un moyen de remédier à cet état de choses : ce serait de s’efforcer à faire le silence autour de ce nom vénéré.

On nous a souvent reproché, à nous, Wagnériens convaincus, d’être une cause principale de ces malentendus, de cet égarement du goût. C’est bien à tort ; nous ne nous sommes jamais adressés qu’à un public très restreint et d’élite ; nous n’avons jamais ambitionné de « vulgariser » l’œuvre de Wagner, car nous savons fort bien que la seule vulgarisation à désirer, serait celle qui se ferait indirectement, par l’influence du maître allemand sur les artistes français : toute autre est foncièrement mauvaise. Ce que nous demandons est bien simple. Nous voulons que les artistes et que les hommes qui aiment l’art aillent à Bayreuth, parce que là, seulement, ils trouveront des représentations vraiment parfaites des drames de Wagner, et qu’en art, la perfection seule compte. Nous voulons qu’ils étudient les écrits de Wagner ; qu’ils apprennent à voir en lui plus qu’un simple musicien, un profond penseur ; qu’ils subissent ainsi l’influence de cet homme dont l’effort principal (quoique peu connu) a été de montrer que l’art est la chose la plus sainte, et le théâtre un lieu où peuvent vivre de la vie intense de l’art les plus profondes passions et les émotions les plus cachées, Y a-t-il au monde quoi que ce soit qui puisse influencer plus salutairement un artiste que le spectacle de cette vie virile tout entière vouée à un idéal, et de ce prodigieux effort vers la réalisation de cet idéal ?

Non ; le mal vient en premier lieu de ces quelques personnes, qui a beaucoup de talent et à beaucoup de zèle joignent une très malheureuse ignorance de ce qu’est le drame wagnérien. Ce sont elles qui ont en premier lieu égaré le public, et qui l’égarent encore aujourd’hui. Et à elles viennent se joindre toute cette cohue de mélomanes enthousiastes, et aussi tous ces gens qui, sous le manteau de la modération, de l’impartialité, du patriotisme, que sais-je ? ne cachent que la médiocrité de leur entendement. En dernier lieu, nous avons cette nombreuse plèbe artistique, pour qui Wagner n’est qu’un prétexte pour récolter de la renommée, ou de l’argent.

Il serait facile d’enrayer ce mouvement. Que M. Lamoureux ne nous serve plus de lambeaux de Tristan et de la Walküre dans ses concerts67 ! Qu’il ne tente plus de représentations wagnériennes ! Il a démontré que les artistes français pouvaient donner de l’opéra Lohengrin une exécution supérieure sous plusieurs rapports à celles des premiers théâtres de l’Allemagne. Il peut en être fier. Mais tout ce qu’il tenterait de plus serait de trop. Un Théâtre-Wagner à Paris est non seulement inutile, il serait à tous les points de vue nuisible. Les travestissements de drames joués sur cette scène seraient la mort de tout vrai wagnérisme ; et en même temps il est fort probable qu’elles porteraient un coup fatal à la musique dramatique française, Richard Wagner a toujours dit que son drame musical ne pourrait exercer une influence bienfaisante sur l’art français qu’en restant allemand et que « si l’on évitait la moindre prétention à vouloir le franciser »68. Il faut donc s’opposer résolument à toute introduction des drames de Wagner à Paris.

Et, pendant cette bienheureuse période de calme et de recueillement, que ceux qui veulent étudier sérieusement les partitions de Wagner sachent bien que ce ne sont pas les « versions françaises » de M. Victor Wilder qui pourront leur servir à quelque chose ».

 

Documents de critique expérimentale : Parsifal §

I : Gefuehle (Suite).
Schallwelt (le monde des sons) : acoustique. §

Avant de pénétrer dans le détail de l’analyse des motifs, il n’est pas inutile d’examiner rapidement les grands traits et les teintes fondamentales d’où ressort l’architecture mélodique, caractéristique de chaque scène. La musique en effet est continue d’un bout du drame à l’autre et nous pouvons nous attendre à y retrouver à la fois le reflet de la décoration, de la plastique, de la mimique et des paroles. Il suffira que nous marquions quelques-uns des points principaux, la compréhension du drame exigeant une connaissance sensorielle que l’analyse critique ne peut donner au lecteur, lequel se doit d’ailleurs à lui-même de voir jouer et de lire les drames wagnériens le plus souvent et le plus attentivement possible.

La musique dramatique a pour rôle ce seconder, de multiplier, de développer en la fécondant, de faire vivre en un mot l’expression partout où elle se trouve, qu’elle provienne du geste ou de la plastique, du décor ou du mot. Elle joue ici le rôle d’un décor, d’une plastique, d’un jeu de gestes et d’intentions perceptible à l’oreille et pénétrant l’intelligence sans être arrêtée par l’objectivité des phénomènes visuels. Comprise de cette façon, l’œuvre dramatique présentera à l’étude une coïncidence, un conflit de motifs visuels et auditifs se complétant, se superposant et se répondant d’une façon constante.

Nous avons vu, pour donner les exemples les plus saisissables, le style du zig-zag dominer dans les motifs picturaux de la première scène du second acte, nous voyons ce même style animer et coordonner les motifs musicaux du milieu dramatique où se meut Klingsor. Son attitude agitée, farouche, sarcastique et violente retentit dans l’orchestre et dans son chant. D’autre part, pendant que de sinistres vapeurs bleuâtres s’élèvent dans l’ombre, après le Herauf de Klingsor, répété profondément à l’orchestre, un motif lamentable et terriblement navrant se traîne dans la lugubre pénombre de l’orchestra, commentant et signifiant la situation. Toute la scène serait à étudier, dans les moindres attitudes et dans les moindres mots des acteurs, depuis la fureur de Klingsor jusqu’à la tumultueuse déroute des chevaliers.

Au tableau suivant, l’enguirlandement des motifs complète celui des fleurs et des chœurs, et il n’y a point à développer ici les rapprochements immédiatement appréciables. Toute la belle scène de Kundry doit, à ce point de vue être analysée note à note.

Dans les deux tableaux du templeXLIII, la chorétique règne dans l’orchestre autant que sur la scène, sauf pendant les épisodes où Amfortas, où Parsifal brisent l’harmonie du milieu par leur intervention individuelle. Dans ces cas, les motifs dramatiques remplacent les motifs propres au milieu. Le commencement du troisième acte est une des plus puissantes scènes musicales qu’on ait connues, l’expression mélancolique, navrée, de la nature y atteint une précision exquise, infinie ; et plus loin, l’effusion joyeuse de la prairie tient autant à la lumière qu’aux vivifiantes sonorités de l’orchestre pendant cette merveilleuse scène ; le départ d’Amfortas, du cygne, l’arrivée des deux jeunes écuyers, celle de Kundry sont également à étudier minutieusement. Mais les deux points de la pièce où la musique s’adapte étrangement au décor, sont précisément les deux changements du premier et, du troisième acte. Il n’y a point de personnages, ni plastique ni mimique, et l’analyse est facilitée par la simplicité même ce l’expression scénique. Nous ne croyons pas que l’art de faire parler la nature ait jamais été atteint de cette façon. Ces deux parties exigent aussi du lecteur une analyse spéciale que nous ne pouvons nous permettre ici.

Résumons, en ajoutant qu’il n’y a pas un élément, si petit qu’il soit, de l’expression dramatique, où la musique ne se soit pour ainsi dire infiltrée.

 

Du silence et de l’obscurité profonde s’élève très lentement, comme un grave énoncé symbolique, la mélodie fondamentale du drame. — Les notes se succèdent simplement sans commentaire harmonique ; la phrase semble parfaite et inaltérable dans sa forme comme dans sa signification ; le silence qui la précédait peut revenir après elle. Cette phrase suffirait à nous induire profondément dans l’essence mémo de cette vie musicale qui désormais nous initiera à la vie dramatique plus intimement encore que la poésie et la mimique.

Il importe donc de l’analyser ; et, méthodiquement, comme toute expression sonore, nous allons étudier successivement la distribution de ses accents d’intensité, de hauteur et de timbre, en même temps que son rythme, c’est-à-dire son économie dans le temps.

Intensité. — Les accents d’intensité ne correspondent pas d’abord à ceux qui déterminent le rythme de la mesure, et produisent des syncopes perceptibles dès le début de la 2e mesure. La sonorité d’abord faible, augmente, et à la y mesure les syncopes disparaissent, le rythme se carre dans un forte qui se répartit en deux chefs : un sur le premier temps ; un sur le troisième, où il est appelé par la division inégale et attractive du second temps. Puis la force s’épuise beaucoup dans le quatrième temps et dans la première moitié du premier temps de la mesure suivante.

Viennent alors trois notes égales en valeur et en intensité pour aboutir à une quatrième note de durée plus longue, d’où la sonorité ira en s’affaiblissant par les syncopes et la calme succession des accents de la mesure, pour ne se relever que très peu, par une dernière attraction rythmique destinée à mettre en valeur la finale.

Hauteur. — La partie mélodique dont l’intensité augmentait se trouve ascendante, et de genre diatonique. Cependant les notes qui importent à la modalité et à la tonalité sont effacées quant à leur valeur par les syncopes dont elles sont le siège. La sensible a plus de force que l’octave qui ne semble atteinte que pour préparer une chute en forte sur la sensible, qui vibre avec force et précision, assez pour devenir à son tour un centre d’affinités mélodiques, importance qu’elle gardera pendant toute la troisième mesure. Déjà cependant les affinités communes à la sensible et à la dominante se groupent bientôt autour de celle-ci, par un jeu mélodique qui, par la précision de ses formes et le timbre des instruments, équivaut à une complète modulation. De la dominante, la phrase arrive à la sous-dominante après s’être repliée une seconde fois ; mais cette fois, en même temps que la sonorité diminue, la rigueur de la marche s’atténue, et c’est par une progression de trois notes égales diatoniquement jointes que la sens-dominante est appelée ; et par une cadence majeure, lente, la mélodie se distend et semble employer tout ce qui lui reste de force tonale pour mourir sur la médiante.

Timbre. — Les accents de timbre sont les moins variés ; cependant ils jouent un grand rôle par le caractère mystérieux, à la fois vivant et impassible qu’ils donnent à toute la phrase : les accents coïncident avec eux de hauteur et d’intensité, ce qui contribue à donner à la mélodie la puissance et la grandeur de sa plasticité. — Dans les notes faiblement accentuées, les bois et les cordes produisent une sonorité diffuse et assez peu définie, tandis que dans les parties accentuées, à la 3e et à la 4e mesure, il y a une coïncidence de sonorités pures qui leur donne un éclat comparable à celui d’une lumière pleine et forte.

Nous résumerons en disant que la mélodie repose sur un système monotonal, compliqué de quatre toniques secondaires. La tonalité fondamentale s’efface vers le milieu, fait place à la sensible qui forme le sommet du dessin mélodique (la tonique n’y revient que comme note de passage) et ne paraît que lorsque la mélodie descend de la dominante à la sous-dominante pour finir à la médiante. Cette succession de ioniques coupe la mélodie en 5 parties. Supposons-la, comme sur notre tableau, écrite en ut majeur, nous aurons :

A : — une partie ascendante, diatonique, irrégulièrement syncopée, d’intensité croissante, allant de do à si ;

B : — un sommet, si do si, que nous trouverons souvent subdivisé en deux parties, une ascendante, si do, une descendante, do si ; dont nous verrons les significations ;

C : — une partie coudée, si mi sol ;

D : — qui répète C en aplanissant ses lignes et qui rappelle, plus faiblement, l’ascension de la 1re partie ;

E : — une terminaison, formée par une chaîne de notes syncopées aboutissant à la médiante, qui est précédée d’une sensible à un intervalle de seconde.

Comme on le comprendra par la suite, cette division est extrêmement importante, car le motif énoncé est comme la formule impassible de l’idée du Drame, indépendamment du Drame lui-même, ou, si l’on veut, du Gral avant et après Parsifal : et il contient en germe tous les éléments de l’action musicale qui en sortiront par des altérations successives de son impassibilité et de sa précision.

Le prélude n’est autre chose que cette décomposition du motif en ses éléments, que le drame tout entier reconstituera successivement.

Le motif nous apparaît une seconde fois, inaltéré, mais enveloppé comme d’un halo d’harmonies éthérées qui l’isolent un peu de nous. Puis, il revient encore une fois seul, mais déjà modifié dans sa tonalité et sa modalité ; la troisième mesure, le sommet de la phrase avec sa sensible si puissamment affirmée, et la chute en majeur sur la dominante ; cependant la sous-dominante est devenue une médiante mineure, et c’est la tonique qui revient terminer, précédée de la sensible réduite en ce moment à un rôle accessoire. La mélodie est à la fois rendue plus étroite par la conclusion sur la tonique, et plus humainement expressive par sa modalité mineure et la répétition à la 4e mesure de la forme mouvementée et inégale de la partie ascendante de la troisième. — Puis les sonorités confuses reviennent, voilant à demi le motif ressorti une quatrième fois de l’abîme mystique.

Alors intervient un motif qui sous cette forme semble tout à fait étranger au premier ; c’est un appel puissant et large des cuivres doucement répété en hauteur par les flûtes ; puis un troisième motif qui semble également particulier, que nous analyserons à son tour, et à la fin duquel (p. 5, lignes 2, 5, 6), réapparaît la terminaison E du motif fondamental. — Celui-ci revient alors et forme toute la fin de l’ouverture, et successivement toutes ses fractions se mettent en évidence : d’abord A, B et C ensemble, puis B, qui s’altère de différentes façons ; et le motif A, B, C, revient encore trois fois, toujours arrêté par B qui se représente obstinément de plus en plus altéré, jusqu’à ce que D arrive à son tour ; E apparaît ensuite et semble une réponse à D et prend même à un moment un développement considérable ; et, à plein orchestre, une complication expressive met en valeur les notes finales qui se trouvent ici n’être plus autre chose que la répétition de B, au point d’être suivies enfin de D. qui s’affaisse bientôt, tandis que les bois reprennent, faiblement et de plus en plus en hauteur, le motif ascensionnel qui semble ici fuir, en se dissipant dans les hauteurs de l’orchestre, le milieu sonore encore troublé par les successifs déchirements et les vertigineuses éducations du motif fondamental.

Ce prélude ne nous apprend rien du drame en lui-même. Il n’a pas de signification, étant de la pure musique, et Wagner réservant au drame sa propre expression par le concours de tous les arts. Il forme notre oreille et prépare noire intelligence par une initiation progressive à cette langue si parfaite et si prodigieusement mélodique à laquelle nous ne devons pas un instant soustraire notre attention. Nous n’ignorons pas que l’on a parfois expliqué ce prélude en donnant aux motifs qui le composent la signification dramatique révélée pendant le cours de l’action, mais nous n’admettons pas le secours de ce contexte tout artificiel et nous ne croyons pas devoir accorder à la musique du prélude, que Wagner a naturellement placée avant toute manifestation définie de sa pensée, avant le drame, le sens si clair qu’elle prendrait si l’on possédait déjà l’œuvre entière qui nous est encore absolument étrangère. Les deux lignes de musique qui séparent le baiser de Kundry du cri « Amfortas  !XLIV » sont plus significatives que dix pages de littérature : dans le prélude rien ne nous fait seulement pressentir qu’il s’agisse du Gral ou de la blessure. Nous possédons simplement la grammaire d’une langue où les mots n’ont pas encore de sens pour nous. Rien d’objectif ; seulement, de l’obscurité et du silence qui précédaient et nous donnaient le besoin devoir et d’entendre avec avidité, est sortie une impression subjective destinée à orienter d’avance notre compréhension et à familiariser notre entendement avec la révélation mystiquement réalisée du drame dont nous sentons déjà le caractère si profond qu’on l’a cru religieux.

L’analyse que nous allons présenter repose sur un relevé minutieux, note par note, ce toute la partition. Nous avons dû renoncer à faire l’analyse de l’orchestration ; ce qui eût été pousser l’étude de la partie musicale plus loin que nous n’aurions pu le faire pour les autres arts intéressés au drame : nous nous sommes contentés de rechercher dans la lecture de la partition réduite pour le piano les souvenirs de la richesse orchestrale que notre lecteur doit avoir conservés comme nous de ses auditions de Bayreuth. Nous avons procédé dans cette étude longue et fatigante, en même temps que propre à provoquer chez nous un émerveillement continuel, avec la méthode qui nous a servi dans une précédente critique des Maîtres Chanteurs ; mais tandis que l’énorme partition des Maîtres est sortie de trois notes, celle de Parsifal est plus complexe et ne se laisse pas aussi facilement orienter.

Nous avons sous les yeux un catalogue complet de chacun des motifs que l’on trouvera sur notre tableau et de quelques autres qui n’ont pu y trouver place ; la page et l’appréciation du rôle dramatique de chaque motif à chacune de ses apparitions y sont notées avec soin, mais nous épargnerons à nos lecteurs ce long catalogue qui n’intéresse que pour la poursuite d’un détail particulier et qui encombrerait notre exposé. Il suffira, pensons-nous, que les numéros des motifs renvoient aux pages de la grande partition pour piano, et que nous fassions un examen rapide de l’économie de notre tableau, laissant à nos lecteurs le plaisir de pénétrer plus intimement dans la vie de ce drame que nous ne pouvons disséquer plus finement ici.

L’orientation des motifs a été faite d’après les affinités musicales, avant toute interprétation et avec les difficultés et les inexactitudes auxquelles nous exposaient la réduction au piano et l’absence des timbres instrumentaux qui à eux seuls ont souvent la signification de motifs entiers.

Motif ABCDE (p. 32. 72. 73. 78. 80. 81. 177. 178. 213. 214)XLV. Ce motif est tantôt surtout musical (81), tantôt venant après un texte, représentant l’origine (32), la cérémonie (72. 73), le souvenir de la cérémonie (177. 213. 214), ou chaque fois qu’il est fait allusion au Gral ; il serait obscur (178) dans la plainte du sauveur (Sauve-moi, délivre-moi des mains souillées du péché), si l’on ne nous l’expliquait par le souvenir de l’ancienne pureté du Gral. Enfin le vrai sens du motif est dans le chœur : «  Prenez mon sang, prenez mon corps, pour la grâce de l’amour. XLVI » C’est la raison du sacrifice qui est expliquée. La signification du motif est toujours plus définie quand il est chanté.

Motif A (p. 178. 184. 206. 235).

Motif B (p. 27. 28. 29. 30. 32. 38. 47. 74. 78, 84. 85. 173. 175. 184. 209. 212. 218. 228. 233. 237. 247. 254).

Motif C (p. 14. 15. 30. 32. 43. 47. 72. 73. 74. 78. 79. 84. 173. 175. 178. 184. 209. 212. 218. 221. 233).

Motif D (p. 28. 29. 76. 173. 177. 178. 179. 187. 194. 198. 199. 209. 214. 216. 218. 235. 240. 254).

Motif E (p. 17. 28. 30. 45. 46. 47. 64. 70. 76. 78. 80. 81. 82. 85. 86. 88. 90.104. 171. 178. 209. 211. 212. 213. 214. 220, 233. 254).

Ce motif fondamental du prélude, analysé ainsi dans ses éléments, résume le sacrifice du Gral dans toutes ses significations.

Quand il est chanté seul, il est symbolique et non dramatique. Décomposé, sa première partie a caractérise l’expiation de Kundry, la plainte du sauveur, la marche au calvaire, la croix : c’est-à-dire la volonté du sacrifice ; la seconde B, c’est surtout la raison du sacrifice, la pitié, la blessure, la lance qui blesse et guérit, et par suite la grâce du sacrifice, la Cène, et le jour de la plus grande grâce, le vendredi-saint ; le troisième motif élémentaire C, qui suit le plus souvent B, la nécessité de ce sacrifice rendue manifeste, et D, l’aspiration vers le salut par le sacrifice, soit chez Kundry, soit dans le Gral, soit dans la nature ; elle se matérialise dans la lance qui doit guérir, et qu’il faut pour cela d’abord racheter elle-même ; et enfin E, c’est l’apaisement dans le sacrifice et le rachat.

Du motif A, s’élève sur notre tableau, à gauche, un rameau de 14 motifs, dont voici la brève interprétation :

M. 1 (p. 8. 38, 59). Évocation dramatique du Gral.

M. 2 (p. 247. 253. 257. 258. 259. 261). Rédemption. Erlæsung dem ErlæserXLVII.

M. 3 (p. 86. 87) et

M. 4 (p. 86. 87) et

M. 5 (p. 86. 87) sont des motifs de prière et unissent naturellement le motif de la Grâce au motif de la Foi.

M. 6 et 7 (p. 8. 9. 18. 21. 32. 33. 36. 38. 45. 54. 56. 57. 58. 60. 62. 63. 65. 66. 67. 68. 71. 72. 73. 76. 77, 78. 82. 89. 90. 91. 93. 95. 176. 177. 182. 186. 198. 199. 202. 203. 206. 207. 209. 210. 211. 215. 227. 218. 219. 222. 225. 230. 234. 241. 243. 247. 251. 254. 255. 260. 261).

Ce motif évoque l’idée de Grâce efficiente du Gral, il se matérialise dans la lance et le calice, et il manifeste aussi parfois la mission de Parsifal.

M. 8 (p. 225. 226. 227. 228. 231). Ce motif consacre la mission de Parsifal.

M. 9 (p. 91) indiquant le motif 6 à A.

M. 10 (84. 85) et

M. 11 (61. 62. 241. 242. 243) et

M. 12 (62) sont des motifs de prière différant des premiers en ce qu’ils développent plutôt le côté pratique du culte, les autres étant plus symboliques. D’ailleurs ces motifs de culte aboutissent à la voix même du temple, dans les motifs suivants.

M. 13 (56. 57. 58. 59. 60. 61. 62. 63. 64. 65. 83. 84. 86. 87. 88. 90. 91. 92. 93. 221. 222. 228. 336. 240. 241. 242. 243. 244. 248. 249) qui sont comme le cantique du Temple, la voix de Montsalvat. Ils deviennent identiques à 12 en descendant le do initial à l’octave.

M. 14 (p. 10. 11. 16. 18. 24. 38. 39-50. 77. 90. 92. 93. 97, 104. 109. 113. 114. 115. 110. 157. 162. 163. 164. 173. 189. 192. 203. 216. 217. 218. 219. 224. 230. 252. 253. 254. 256. 257). Le motif semble isolé du corps musical auquel il se rattache cependant par ses trois dernières notes ; en effet, c’est au motif C, qui caractérise la nécessité du sacrifice pour la rédemption, que devait adhérer le motif de l’annonce de la mission rédemptrice du Pur Simple : durch Mitleid Wissend, der Reine ThorXLVIII.

Il n’apparaît parfois que par une sonorité propre, sans dessin mélodique.

Du motif D s’élève à gauche un troisième rameau de 8 motifs :

M. 15 (p. 9. 66. 69. 255. 256. 260) et

M. 16, (p. 8. 9. 24. 66. 67. 88. 89. 90. 190. 230. 231. 255. 256. 260. 261) qui est son inverse, symbolisent la foi qui anime les chevaliers et fait leur force et leur dignité.

M. 17 (p. 8. 15. 44. 65. 88. 90) indique en plus les fonctions des chevaliers du Gral.

M. 18. (p. 9. 31. 87. 88. 90) et plus active dans ces dernières pages, montre de plus encore le côté pieux de ces fonctions et de leur office.

M. 19 (p. 28. 36. 222) accentue le côté guerrier de leur mission.

M. 20 (p. 33. 58) dans le récit de Gurnemanz (Retsungswerk) et le départ de Gurnemanz et Parsifal vers le temple.

M. 21 (p. 65). Motif de prière.

M. 22 (p. 32. 219. 246. 247. 259). Forme parfaite du précédent. Il supplée musicalement à sa signification du mot Heiligthum.

Enfin, à gauche toujours, sortent du motif E, motif d’apaisement et de rédemption :

M. 23 (p. 35). In den Leib, in das Brod.

M. 24 (p. 86. 87). Treu bis zum Tod. Froh im Verein.

 

Le côté gauche de notre tableau ne renferme, on le voit, que des motifs de prière, d’élévation, de foi, de grâce, de béatitude. Ils caractérisent le côté positif de la formule symbolique ABCDE ; plutôt symboliques, extra-humains, que dramatiques. Du côté droit, nous allons pénétrer dans le drame lui-même, formé des horreurs et des angoisses de ce monde obscur et fascinateur, souffrant et terrible qui attend son salut de Parsifal.

Sur la droite du tableau.

Du motif a sort un rameau de 12 motifs, dent la plupart sont ascendants, et puis descendants, selon des pentes plus ou moins faibles dans les premiers, très brutales dans les derniers.

M. 25. (p. 54. 207. 208. 227). Ce motif marque l’action de la grâce sur Kundry.

M. 26 (10. 11. 12. 14. 19. 29. 30. 54. 102. 171. 188. 189. 205. 207. 208. 216. 226. 227). On voit que ce motif offre une partie ascendante et une partie descendante, qui ne se présentent pas toujours ensemble. Synthétiquement ce motif est le commentaire musical d’une des faces du personnage de Kundry : dienen, dienen (p. 208)XLIX.

M. 27 (p. 14. 25. 26. 29. 55. 73. 98. 99. 100. 102. 103. 106. 164. 165. 172. 173, 175. 181. 184. 204. 205. 206. 261). L’autre rôle de Kundry lui est imposé par la malédiction : souffrir en faisant souffrir. Il s’exerce sur tous, sur Amfortas, sur Klingsor (106) et échoue contre la pureté de Parsifal. Ce motif de souffrance serait rattaché directement au motif 35 (lachte ! v. p. 180. 184).

M. 28 (13. 54. 183. 185. 187. 206). Il manifeste l’activité effroyable que la possédée met à accomplir la volonté qui lui est imposée.

M. 29 (204. 224). Même signification que le précédent, mais d’une allure plus douloureuse.

M. 30 et 31 (p. 13. 19. 21. 23. 49. 50. 51. 52. 54. 94. 95. 195. 196. 197. 198. 215. 217). Ce motif, se rapprochant du motif 36, indique les cas où Kundry obéit Klingsor, s’éloigne ou s’approche de son domaine.

M. 32 (p. 12. 13. 101. 109. 154. 155. 165. 174. 198. 197). Course de Kundry.

M. 33. Il accompagne le motif 48.

M. 34 (p. 40. 117. 118. 119. 120). Il apparaît, su moins dans ses secondes supérieures répétées, pour souligner l’effarement des écuyers quand Parsifal tue le cygne, et celui des Filles-Heurs quand il massacre les chevaliers.

M. 35 (p. 14. 19. 20. 21. 23. 24. 26. 29. 35. 36. 37. 50. 53. 54. 55. 68. 69. 70. 71. 75. 76. 98. 99. 100. 101. 102. 103. 104. 105. 106. 107. 108. 109. 110. 111. 112. 113. 115. 158. 165. 171. 172. 173. 174. 175. 176. 177. 178. 180. 181. 182. 183. 184. 185. 186. 187. 188. 189. 190. 191. 192. 193. 194. 195. 196. 197. 198. 200. 201. 205. 206. 207. 220. 225. 246. 247. 242. 250. 249. 251). Les deux parties de ce motif sont souvent isolées et parfois très altérées et condensées. C’est l’expression la plus passionnément dure du motif 27. Il est intéressant de l’étudier aux dernières pages du rôle d’Amfortas. C’est comme un affolement de désir et d’espoir (p. 173) suivi d’une chute terrible et irrémissible. Il appartient presque complètement à Kundry et par extension à Amfortas.

M. 36 (p. 94. 96. 97, 55. 99. 106. 107. 108. 110. 115. 137. 204. 228). Ce motif est à Klingsor ce que le précédent est à Kundry. Au lieu de désir et d’espoir, nous voyons une brûlante convoitise ; au lieu d’un effondrement, une sorte de foudroiement. Le dessin mélodique de ces deux motifs est absolument approprié à la mimique des personnages : Klingsor toujours en lutte et en défaites, Kundry en élans et en prostrations successives. Kundry est comme terrassée ; le motif de Klingsor, dans sa partie finale, se relève pour toujours retomber plus bas. De plus cette fin est parente des motifs do la détresse et de l’erreur. V. 54.

 

Du motif B se détache, isolé, le double motif 37.

Motif 37 (p. 11. 15. 29. 30. 41. 76. 102. 104, 109. 168. 173 (Amfortas !). 177. 179. 181. 202. 209. 215. 223. 229. 233. 237. 242. 247. 252 (Sei heil !). 254 (Munde). Ce motif est un des plus complexes. Il est comme l’intervention dramatique du motif B. Il touche à toutes les idées de souffrance et de salut, de blessure et de guérison, à tout ce qui est douloureux dans le drame.

Il est d’ailleurs intermédiaire (p. 76) entre E et C, et il contribue à former le motif douloureux dit vulgairement motif d’HerzeleidL, bien qu’il appartienne aussi à Amfortas, à Titurel, à Parsifal et à Kundry.

 

Du motif C descendent plus ou moins régulièrement les motifs suivants.

M. 38 (p. 225. 227. 228). Purification par l’eau du baptême.

M. 39 (p. 204. 232. 233. 235. 236. 237). Caresse de la nature saluant le jour du rachat.

M. 40(p. 16. 219). Morgenpracht.

M. 41 (p. 20. 21. 30. 31. 44. 216), Paix et apaisement du lac.

M. 42 (p. 209. 331. 232. 233. 234. 235. 236. 237. 238). C’est en général l’accueil que fait au Pur-simple la prairie (et la nature entière), rayonnante de joie lumineuse. Nous devons à M. Ernst de pouvoir faire remarquer la logique analogie qui s’établit entre le motif 42 et le motif de Parsifal qui peut lui être facilement superposé. Le conscient et l’inconscient sont en effet ici intimement confondus dans le même sentiment d’effusion.

M. 43 (p. 212. 213). Motif triste et recueilli que chante l’orchestre pendant que Parsifal, encore inconnu, dépose ses armes. La 15e mesure de la p. 213 rappelle la fin de la mélodie mélancolique de Tristan.

M. 44 (p. 170. 172). War dir fremd noch der Schmerz, dit Kundry à ParsifalLI.

M. 45 (p. 35. 36. 137. 140. 141. 145. 149. 150. 158. 234) et

M. 46 (p. 35. 36. 120. 121. 122. 123. 124. 125. 126. 127. 128. 129. 131, 132. 133. 134. 135. 136. 137. 138. 140. 148. 149. 150. 152. 153. 154. 155. 158. 159, 195, 201. 204) et

M. 47. (p. 109. 138. 139. 140. 141. 142. 143. 145 146. 147. 148. 152. 153. 164, 191. 205. 207.) et

M. 48 (p. 180 et seq. 131. 140. 144. 150. 152. 153. 155. 158. 159. 191. 192). Ces quatre motifs appartiennent à l’enchantement des Filles-fleurs et quelquefois à Kundry.

M. 49 et 50. Comme les précédents. Remarquer la parenté confuse du motif 49 et du motif 57, musicalement.

M. 51 (114-120, 121. 122. 123. 127. 128. 130. 143. 145. 146. 201. 203. 206. 224. 229). Provient du motif 48, mais devient la plainte poignante de Kundry après avoir été l’expression de l’épouvante désolée des Filles-fleurs.

M. 52 (p. 165. 166. 182. 188. 215. 221. 223. 224. 225). Se rattache au motif 45, et exprime, comme 51, la plainte des Filles-fleurs, et, plus tard, la plainte de la nature.

M., 53 (p. 215. 220. 221. 226. 245). Se rattache à 52 et à D. Détresse de la nature, complice de la malédiction de Kundry ; et aussi détresse du Gral.

M. 54 (p. 24. 198. 202. 203. 206. 210. 213. 219. 220. 222. 223. 224. 325. 238. 239. 240. 241. 244. 245. etc). Détresse du Gral et des chevaliers. Il est intéressant de rapprocher de ce motif le motif 36, qui par sa fin marque aussi la détresse de Klingsor.

M. 55 (p. 239. 240. 241. 243). Détresse ; ce motif apparaît surtout pendant le changement du troisième acte.

M. 56 (p. 19. 26. 52. 53. 65. 103. 188. 205). C’est encore un des motifs de Kundry, marquant le rôle qu’elle joue dans le territoire du Gral, jusqu’à ce qu’elle y trouve le salut (p. 205).

M. 57 (p. 202. 206. 215. 219. 222. 223. 241. 244. 245). Ce motif, qui offre certaines affinités avec Tristan et la Tétralogie, est caractéristique de la tristesse farouche et irritée des serviteurs du Gral, au sujet de la détresse et du dernier banquet. Mélodiquement, il vient de 38.

Du motif E sortent enfin huit derniers motifs :

M. 58 (p. 2. 48. 49. 50. 52. 53. 76. 115. 157. 165. 166. 167. 168. 172. 173. 213. 234. 248). Ce motif est un motif de plainte, soit chez Parsifal pour Herzeleid, soit chez Amfortas pour Titurel. Il appartient encore à Kundry.

M. 59 (18. 59. 64. 65. 68. 70. 71. 76. 82. 90. 100. 102. 106, 109. 167. 173. 176. 177. 181. 182. 184. 185. 186. 189. 190. 191. 214. 215. 220. 227. 231. 243. 245. 250. 251. 254). Tandis que les tierces descendantes de ce motif proviennent de B, le dessin qui les souligne provient de E, et le groupe des deux croches et du triolet va se retrouver partout où se manifestera de la pitié pour Amfortas. Ce motif est celui de la plainte et de la blessure faite, soit au sauveur, soit à Amfortas.

M. 60 (p. 61. 91), que nous notons pour mémoire, est le motif sur lequel les enfants traversent la scène. Il se rattache au précédent par le dessin rythmique de ses triolets.

M. 61 (p. 17. 20. 216. 220. 233, 239. 240. 246. 249. 250). Il rappelle par son rythme le motif de la plainte du roi blessé, et par sa mélodie celui du lac. Il manifeste l’apaisement du bain, et fait suite à 40 et 41.

M. 62 (p. 9. 10. 15. 16. 20. 30. 31. 48. 59. 61. 75, 108. 174. 175. 180. 181. 186, 250. 252). Il exprime la souffrance d’Amfortas, et nous le retrouvons à la fin : Gesegnet sei dein Leiden.

M. 63. Il n’est que le précédent réduit à son seul rythme.

M. 64 (p. 68). Du buss’im Dienste deine Schuld.

M. 65 (p. 246). Prière d’Amfortas à Titurel.

M. 66 (p. 43. 45. 46. 47. 48. 49. 51. 52. 53. 92. 97. 110. 113. 114. 117. 118. 129. 130. 133. 134. 149. 150. 178. 179. 192. 193. 200. 209. 210. 213. 218. 229. 230. 238. 239. 253). Ce motif qui appartient exclusivement à la personnalité de Parsifal, n’apparaît pas toujours dans son intégrité. La fin du motif, par son rapprochement avec d’autres, montre la fougue que déploie quelquefois le jeune héros ; les notes du milieu, mi ré do si do la ré, et surtout la variante que nous avons sous-ajoutée (v. p. 53. 173. 195) indiquent précisément le maximum d’agitation auquel il peut être soumis. Le commencement, ressemblant à 42, évoque l’idée de sa grande et forte jeunesse.

 

Il serait très instructif à tous égards de relever les nombreuses réminiscences de Parsifal. Rappelons-en quelques-unes.

Lohengrin : Le cygne (42. 44. 45. 48. 92). Il est remarquable que ce motif ne revienne plus p. 213 ; — et le motif 27 qui rappelle Ortrude.

Tannhæuser ; (218, 3e ligne).

Walküre : (238. 3e ligne).

Tristan : 38 (3e ligne). 206. 223 (3e ligne). 224 (4e ligne).

Taknhelm : 21. motif 6.

Une phase mendelssohnienne : le Muss ich sterben de Titurel, rappelant le Es ist genug de l’Elias (p. 68, 70)LII.

Il est à remarquer que tous ces motifs sont purement adjectifs, c’est-à-dire caractérisent non le personnage, mais telle forme de sa manifestation dramatique ou symbolique. Quelques motifs ne figurent pas dans notre tableau, mais ils se rattachent très sensiblement à ceux qui y figurent. Ainsi, p. 210-211, nous trouverons un motif descendant qui appartient au motif 54. Enfin, notre transcription des motifs n’a pour but que de nous permettre d’économiser la place des clefs et de rendre leur parenté quelquefois plus appréciable.

(à finir).

Correspondances et nouvelles §

[Bayreuth] §

BAYREUTH. — Nous avons publié en tête de cette livraison les nouvelles officielles que nous avons reçues de Bayreuth. Parmi les nouvelles non officielles qui courent, celle de l’engagement de notre ténor M. Van Dyck, pour jouer Walther et Parsifal paraît assez probable.

[Bruxelles] §

BRUXELLES. — La reprise de la Valkyrie a eu lieu le 30 septembre avec un plein succès. Il y a eu deux rappels après le premier et le deuxième acte. Au dernier acte, des pièces d’artifice malencontreusement tirées pendant l’Incantation du feu ont nui à l’effet eu merveilleux final et les spectateurs se sont levés précipitamment. Les interprètes sont restés les mêmes, sauf M. Vinche (Hunding) et Mlle Van Besten (Fricka). Tous deux sont satisfaisants et ne font pas regretter les créateurs de ces deux râles. On a revu avec plaisir M. Engel, qui chante avec beaucoup d’expression le rôle de Siegmund ; Mlle Martini, qui fait une Sieglinde remarquable ; Mlle Litvinne, l’opulente et belle Bruunhilde, dont la voix s’est développée, mais dont le jeu est quelque peu terre-à-terre ; enfin M. Seguin, dont la voix d’airain traduit magnifiquement les colères de Wotan.

Les rôles des Walküres sont confiés à MMmes A. Legault, Haussmann, Fernèse, Maréchal, Coomans, Raphaêla, Baudelet et Rolller. L’ensemble a de la vigueur et les voix sont bien pondérées.

Les répétitions de Siegfried ne commenceront que lorsque la direction du théâtre de la Monnaie sera en mesure de confier le râle principal à un ténor capable. Il est question de l’engagement de M. Van Dyck, le ténor des concerts L’amoureux. Mais à l’heure qu’il est rien n’est encore décidé !

Il se pourrait qu’il y eut une reprise des Maitres Chanteurs, si les anciens interprètes, MM. Soulacroix, Delaquerrière et Mlle Deschamps, qui appartiennent à la troupe de l’Opéra-Comique, restaient disponibles.

Le succès de la Valkyrie s’est encore accentué à la deuxième représentation, qui a été donnée le 6 octobre.

[Francfort] §

FRANCFORT. — A Francfort le professeur Dr Max Koeh de Marbourg prendra cet hiver, au Freies Deutsches Hochtift, pour sujet de son cours d’histoire littéraire, Wagner, considéré comme dramaturge et littérateur.

[Leipzig] §

LEIPZIG. — L’éditeur E. W. Fritzsch entreprend une seconde édition du Recueil des écrits et poèmes de Richard Wagner, en 31 livraisons à 60 pfennigs et du format in-18 ; c’est une édition populaire de l’œuvre littéraire complète du maître qui va prendre sa place à côté de la grande édition déjà parue. La publication, qui vient de commencer, sera achvée en juillet 1888. Le plus grand succès est dû à cette belle tentative.

[Londres] §

LONDRES. — M. Cari Armbruster va faire, au King’s Odlege, pendant l’hiver et le printemps prochains, deux cours spéciaux de dix leçons chacun, le premier sur Wagner, le second sur les principaux compositeurs contemporains.

[Mannheim] §

MANNHEIM. — Le sculpteur Joh. Hoffart de Munich achève un buste colossal de Wagner en marbre de Carrare ; le buste sera placé dans une niche de la maison Heckel, à Maanüeitn, eu Wagner a reçu pendant quelque temps l’hospitalité de son ami Emil Heckel.

Le buste de Joh. Hoffart serais premier monument public érigé en l’honneur du maître.

[Paris] §

PARIS. — Le 23 juillet dernier M. Léon Frédéric Leroy est mort à l’âge de 54 ans. M. Leroy était l’un des plus anciens wagnéristes français ; il avait en un grand nombre de journaux combattu assidûment et dès l’origine pour la cause wagnérienne ; citons ses articles du Nain jaune, en 1865, sur Tristan qu’il avait été voir à Munich avec trois compatriotes : on n’allait pas encore en foule en Allemagne alors ! Il prit aussi une part importante à l’affaire de Tannhæuser à Paris.

Quelques jours après, le 13 août, mourait M. Jules PasdeloupLIII, le célèbre fondateur des Concerts-Populaires. On connaît l’histoire de ce vaillant artiste, et comment nous lui devons, pour une si large part, l’introduction du wagnérisme à Paris. Sans parler des représentations de Rienzi eb 1869, ses efforts pour faire entendre des fragments de la Tétralogie aux Concerts-Populaires en 1876 demeurent un titre de gloire stable à notre souvenir.

[Vienne] §

VIENNE. — Le musée Richard Wagner fondé par M. Nicolaus Oesterlein a eu, depuis son ouverture au mois d’avril passé, beaucoup de visiteurs. Il a été successivement augmenté et enrichi de plusieurs acquisitions fort intéressantes et précieuses, entre autres : le Ring des Niblungen, imprimé en 1853 à petit nombre d’exemplaires et seulement pour les amis de Wagner. Puis ont été achetés plusieurs autographes et de rares portraits de Richard Wagner ; le texte du Tannhæuser, imprimé sur vélin en et un livret du même opéra, de 1845, deuxième édition dans laquelle ne se trouve pas le chœur final des Pèlerins ; puis le programme de la première représentation à Dresde, le 19 octobre 1845 ; etc. etc…

VIII §

Notes sur Tristan et Isolde69 §

« … Celui qui s’accroît en science s’accroît en douleur. »

L’Ecclésiaste.

II §

Voici, d’abord, quelques dates précises. Le poème fut écrit en été 1857 et terminé au mois de septembre de cette année. La composition fut commencée en octobre 1857. L’esquisse orchestrale du premier acte porte la date du 15 janvier 1858 ; la partition de cet acte fut envoyée à MM. Breitkopf le 3 avril 1858, L’esquisse du second acte est de l’été 1858, au moins en partie. Au mois d’août de la même année, Wagner quitta Zurich définitivement. C’est à Venise que le second acte fut terminé ; l’esquisse orchestrale porte la date du 9 mars 1859. La première esquisse du troisième acte est sans doute aussi de 1858, et a été terminée à Venise fin septembre ou commencement octobre 1858 ; l’esquisse orchestrale fut terminée à Lucerne, elle porte la date du 19 juillet 185970. Wagner a donc mis deux ans juste, d’été 1857 a été 1859, à écrire Tristan. Pendant la première année, il habitait encore Zurich et il ne paraît avoir fait qu’une seule absence un peu prolongée, à Paris, en janvier et février 1858. Deux tiers de la seconde année ont été passés à Venise,

le troisième à Lucerne. Le poème parut en 1839, la partition en 1860. — Voilà pour l’œuvre telle que nous la possédons aujourd’hui. Mais lorsque Wagner s’y mit définitivement en 1857, il y avait longtemps que le sujet l’occupait (VI, 378 : et Works and Mission of my Life, 54). M. de Wolzogen nous dit qu’une première esquisse de drame date de 1854 ou 1855 (Bayr. Bl., 1885, 289, et 1886, 73) ; cela est fort probable, mais je n’oserais l’affirmer, n’en ayant eu aucune preuve positive en mains. Par contre, nous savons positivement qu’en 1856 ce sujet l’obsédait à tel point « qu’il lui était difficile de s’en débarrasser suffisamment l’esprit, pour continuer son travail du Ring ». Ce sont les propres paroles du maître à M. Franz Millier, un très ancien ami (Franz Millier : Tristan und Isolde nach Sage und Dichtung, 1865, p. 103) ; et il y a d’autres témoignages. J’insiste sur ce fait, parce qu’on trouve dans beaucoup de livres français et allemands des indications comme celle-ci : « Puis soudain une autre image se présenta à ses yeux, s’imposa souverainement. Il quitta les Nibelungen pour se jeter dans Tristan et Yseult (Schuré II, 143). » Il est important, et pour la connaissance de l’œuvre, et pour la connaissance de son auteur, de savoir que les choses ne se passèrent point ainsi. Si Wagner a fait ce drame si rapidement, c’est qu’il le portait dans son esprit depuis plusieurs années et qu’il était arrivé à maturité.

On voit par les dates qui se rapportent à Tristan, que cette œuvre est tout entière de la période de sa vie à Zurich ; car ce qui a été fait à Venise et à Lucerne n’est guère que la réalisation matérielle d’une chose déjà toute créée. C’est même la seule œuvre de Wagner qui ait été conçue et exécutée en entier durant cette période.

Je regrette de ne pouvoir indiquer à mes lecteurs une biographie dans laquelle ils trouveraient le récit et l’image complète de cette vie du maître à Zurich, de 1850 à 1859 ; je n’en connais point. Quelques-uns, comme Schuré, n’ont fait que l’effleurer, d’autres, comme Jullien. En donnent une idée de tout point fausse. Et les auteurs allemands sont trop occupés de théories, d’analyses des écrits, et, selon les cas, de dénigrements ou d’admirations, pour nous accorder ce qu’il nous importerait d’avoir, un aperçu vivant de cette époque. Et cependant, elle est la plus importante de toutes ; c’est à elle que nous devons l’artiste que nous honorons.

Grâce à la révolution de 1849, Wagner se trouva subitement délivré de toutes les entraves qui paralysaient le libre essor de son génie personnel. A Dresde il en était arrivé à un état d’abattement moral terrible, il ne pouvait descendre plus bas sans cesser pour toujours d’être artiste (IV, 360, 370 ; VII, 163, etc. ; Tapperl, Biogr. 48 ; Glasenapp, Biogr. I, 232, etc.) ; et ses difficultés pécuniaires étaient inextricables (voir, par exemple, les lettres à Krittl du 21 mars 1847 et du 4 janvier 1848, catalogues Liepmanssohn de 1886 et 1887). A Zurich, grâce à de généreux amis, Wagner se trouve bientôt dans une position indépendante, qui ne fit que s’améliorer. Il était libre de toute espèce d’emploi et pouvait ne vivre que pour l’art seul. Et puisque de bienheureuses circonstances le tenaient forcément éloigné de tout grand théâtre, ses vues sur la nature du drame et sa propre individualité créatrice purent mûrir lentement à travers les années, sans le trouble de banales et hâtives réalisations. Ce ne fut pas tout. A Dresde, non seulement ses fonctions de chef d’orchestre absorbaient le meilleur de ses forces, mais dans ses heures de loisir, il se trouvait renfermé dans un cercle d’hommes qui tous lui étaient très inférieurs à tous les points de vue, et pour qui l’atmosphère apathique et les mesquines préoccupations de la petite capitale étaient l’élément naturel. A Zurich, au contraire, il se trouva au centre d’un petit cercle de savants et d’artistes que l’exil ou d’autres hasards y avaient amenés. Tous ces hommes étaient bien au-dessus de la moyenne pour le savoir et pour l’intelligence ; quelques-uns étaient de premier ordre. Et pour la plupart ils vivaient là dans de délicieux loisirs ; on passait la journée tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre, et, soit groupé autour d’une bouteille de bon vin, soit étendu aux bords du lac, on discutait religion, philosophie, l’avenir de l’humanité, la science, l’art, les racines des mots… Il y avait Mommsen, le célèbre historien, professeur aujourd’hui à Berlin ; les physiologistes Ludwig et Koëchly ; le philosophe Moleschott, un chef reconnu des matérialistes scientifiques ; les poetes Herwegh et Keller ; l’architecte Semper ; le peintre Kietz ; le savant philologue EttmüllerLIV. Ce dernier surtout a dû avoir une influence notable sur l’écriture dans les poèmes de Wagner. C’était un connaisseur hors ligne de la langue allemande et surtout de son ancienne poésie. Eu 1837 déjà, il avait publié une traduction de l’Edda en vers allitérés ; ensuite il traduisit Gudrun, etc. Or, Wagner était intimement lié avec lui… Liszt venait à Zurich voir Wagner et lui jouer Beethoven et Bach ; Büllow et Raffy apportaient l’encouragement de leur jeune enthousiasme. Et même le théâtre ne manquait pas complètement : des représentations modèles de Don Juan furent organisées au théâtre de Zurich par le maître, et de son Vaisseau Fantôme il y eut des exécutions très supérieures selon lui à celles de Dresde71.

Je ne puis ici m’étendre sur ce sujet. Ces lignes auront suffi à indiquer quelle puissante impulsion le génie de Wagner doit à ce séjour à Zurich, et combien merveilleuses pour une production artistique étaient les conditions qu’il y trouva réunies72.

Le fait de beaucoup le plus important pour l’historique de la conception de Tristan est que cette œuvre a été inspirée par l’Anneau du Nibelung. Nous ne connaissons pas la date exacte d’une première hâtive esquisse, que le maître a probablement jetée sur le papier ; mais ce que nous savons, c’est qu’elle doit dater de l’époque pendant laquelle il travaillait à la Walküre. C’est le tragique amour de Siegmund et de Sieglinde qui éveilla le premier désir de pouvoir traiter ce sujet avec tous les développements qu’il comportait. L’analogie dans la situation est évidente ; c’est une passion sans issue, qui ne peut mener qu’à la mort. Lorsque, en 1856, Wagner dit à M. Franz Millier que l’idée de Tristan et Isolde l’obsédait au point de presque l’empêcher de travailler au Ring, il venait de terminer la Walküre. Il la refoula cependant, et en automne 1856 il se mit vaillamment à Siegfried. Mais arrivé au troisième acte, l’obsession devait nécessairement le reprendre, et de plus fort. Car ici l’analogie devient presque de l’identité, surtout pour un homme qui s’est occupé de mythologie autant que Wagner. Simrock, qui part du point de vue du simple savant, dit : « La légende de Tristan est celle qui est la plus intimement liée à la légende de Siegfried. Wagner était, aussi, savant ; mais il était en plus poète, et il nous dit que c’est « avec un ravissement de joie » qu’il s’aperçut de l’identité des légendes, que Tristan n’est qu’une légère variation, et qu’il pouvait écrire le drame de la mort par amour (« der Tod durch Liebesnoth »), sans quitter, à proprement parler, le cadre tracé par son Ring ; au contraire, que cela en formerait « un acte complémentaire » (VI, 479).

Je crois qu’on trouverait difficilement dans le Tristan et Isolde de Wagner des traits qui indiqueraient, même vaguement, ces analogies mythologiques ; heureusement ! Ce qu’il importe de savoir, c’est uniquement l’influence qu’eut sur lut le Ring, en l’inspirant à écrire Tristan.

Mais le Ring fut en même temps une des causes indirectes de Tristan.

Il y avait environ dix ans déjà que Wagner travaillait d’une façon presque continue à cet ouvrage de dimensions colossales ; car on peut et on doit même considérer les écrits théoriques de cette époque comme une partie intégrante de l’Anneau du Nibelung. Ils ont servi l’artiste, en lui donnant la claire connaissance de son but, et ils ont servi à préparer le public à l’acceptation d’une œuvre aussi originale. Mais ce long travail finit par engendrer de la lassitude (Work and Mission, 54). Et puis, il y avait si peu d’espoir que jamais le maître verrait sur la scène la réalisation de ses rêves, et il en ressentait si impérieusement le besoin, non pour les autres, mais pour lui-même. « Souvent, dit-il, je riais tout haut, et je m’avouais que je passais mon temps en de fort sottes occupations » (VI, 378). Ce besoin d’entendre sa musique devenait aigu. Le 19 février 1858, par exemple, il écrit à Fischer : « Il est indispensable que je me fortifie et me ranime en entendant mes œuvres » (All. Mus. Ztg. 1887, 290). Tout ceci le disposa à créer un drame « de la longueur ordinaire, avec peu de personnages, peu de mise en scène, et relativement facile » (VII, 159 ; etc.). Il est en effet certain que Wagner croyait vraiment faire une œuvre facile en écrivant Tristan, car, le 29 octobre 1857, il écrit à Fischer que l’œuvre qui l’occupe à ce moment « sera facile à donner ».

Une chose vint l’encourager dans cette intention. Ce fut le succès de ses opéras, Tannhæuser et Lohengrin, sur lequel il n’avait plus compté et qui maintenant, d’année en année, se dessinait plus nettement. Ces succès « l’encouragaient, et ils le réconciliaient », en une certaine mesure, avec la scène (VII, 159).

C’est ici que se place un incident très connu, mais dont on n’a jamais, que je sache, apprécié la valeur réelle. Un monsieur se présenta chez Wagner, de la part de l’empereur du Brésil, pour lui demander un opéra pour Rio de Janeiro. Cet opéra devait être joué par une troupe italienne. L’affaire n’eut point de suite pratique (VI, 380).

Mais, qu’on veuille bien lire ce que Wagner dit plus bas, à la même page. « Il résulta cependant de cet incident, que je me mis à réfléchir sur la possibilité de faire exécuter une œuvre par des chanteurs italiens. » Et il dit encore : « Cette proposition m’influença assez vivement dans la conception de Tristan » ; et plus bas : « J’avais vraiment cru faire un opéra pour les Italiens. » Lui-même se moqua bientôt de cette idée, mais plus tard il changea de nouveau d’avis et trouva qu’elle n’avait point été si ridicule (voir la note au bas de la page, VI, 380). — Or, c’est là un point très important dans la genèse de Tristan. Comment peut-on méconnaître ce qu’il y a dans Wagner de profondément italien ? C’est la conception même de ses mélodies, laquelle dans son ampleur, sa passion, sa dévorante sensualité est essentiellement italienne ; italienne, j’entends, dans le sens élevé et noble du mot. Et on a peut-être rarement dit de la musique de Wagner un mot plus vrai que celui qu’écrivait, déjà en 1838, Dorn : « … Ses pieds sont enracinés dans les œuvres de Beethoven, la tête oscille entre Bach et Bellini » (Glasenapp, Biogr. I, 73). Et, en vérité, quel effet prodigieux feraient le premier et le second acte chantés et joués par des Italiens qui seraient à la hauteur de la tâche ! On n’ose presque pas y penser LV !

Mais cette conception de Tristan pour les Italiens offre un second aspect encore plus intéressant. Wagner écrit (VI, 381) : « De tout ceci il me resta un sentiment assez mal défini, mais pour que mon art puisse vivre, il y aurait peut-être lieu de rechercher d’autres conditions de vie que celles auxquelles jusqu’alors j’avais été réduit à l’acclimatiser. » Or, quelles étaient ces conditions auxquelles jusqu’alors il avait été réduit ? Evidemment, l’Allemagne et les artistes allemands. De toutes les œuvres du maître, sans exception (à partir du Hollandais), Tristan est la seule qui soit conçue sans intention nationale ; c’est l’unique œuvre qui ne soit pas faite expressément pour l’Allemagne et pour les Allemands. Ce n’est pas ici l’endroit d’examiner cette question d’art national, si importante pour la compréhension de Wagner ; et certes je n’entends pas insinuer qu’il aurait mieux fait de prendre comme base nationale la France, ou l’Italie, ou tel autre pays, car je crois le contraire. Mais il suffit de connaître un peu à fond l’Allemagne et ses tristes défectuosités artistiques, et de connaître en même temps Wagner qui sous tant de rapports fut l’artiste le moins allemand qu’on puisse rêver, pour se dire que cela doit avoir été pour lui la délivrance d’un vrai cauchemar, de pouvoir créer une œuvre sans se préoccuper de cet excellent peuple !

Et en même temps qu’on enlevait à son libre essor cette lourde chaîne, on lui indiquait comme auditoire un public absolument fantaisiste, irréel, qu’il pouvait combler de toutes les qualités et façonner en son image : un public de Brésiliens ! Artiste eut-il jamais pareil bonheur ? On sait quelle énorme influence Wagner attribuait au public ; c’est-à-dire au public que l’artiste a en vue lorsqu’il écrit. Dans un article intitulé « Le public dans le temps et dans l’espace » (X, 125, et spécialement 136), il a examiné cette question. Et en prenant pour exemple la symphonie du Dante de Liszt, il démontre comment un auditoire qui n’existe que dans l’imagination de l’artiste peut l’influencer pour créer une œuvre qu’il lui aurait été impossible de faire, si jamais l’idée d’un public réel avait traversé son esprit. Wagner prétend que Liszt, en écrivant cette symphonie, avait en vue un auditoire composé exclusivement de tous ces hommes remarquables qu’il avait connus à Paris vers 1830, poètes, peintres, savants… Wagner conçut Tristan pour un public de Brésiliens !

Est-il besoin de mentionner que, dès qu’or, sut que le maître avait en mains une œuvre nouvelle et « facile », il eut l’encouragement de voir accourir chez lui les directeurs de théâtre (Glasenapp, Biogr. I, 385) ? Non, ce ne sont là que vétilles sans importance.

Par contre, il me faut maintenant parler d’un événement qui eut pour l’exécution de Tristan autant d’influence qu’en eurent pour sa conception le Ring et le public non-allemand. Malheureusement, je ne puis qu’indiquer assez vaguement la chose ; mais j’affirme l’absolue vérité de ce que j’avance73.

C’est précisément à cette époque que Wagner fut pris d’une passion violente pour une femme, jeune et d’une grande beauté.

Sous plus d’un rapport la situation rappelait singulièrement celle du drame. Et elle le rappelait surtout par la violence inouïe des sentiments, et par ce souffle de profond mysticisme qui l’élevait bien au-dessus d’un sentiment vulgaire et passager, et qui le rendait si profondément, si irrémédiablement tragique… Qu’on veuille bien relire Tristan ; et que ceux qui ont l’esprit faussé par les platitudes philosophiques tâchent à comprendre ce que signifient ces invocations de la Mort, seule réparatrice, et ces malédictions de l’Amour. — Notre maître était lui-même bien près du « Tod durch Liebesnoth ». La fuite en de nouveaux pays… la création fiévreuse de Tristan, c’est-à-dire du drame qui se jouait en son propre cœur… lui sauvèrent la vie. Mais les quelques lettres que j’ai pu voir de lui de cette époque, montrent toute la profondeur de ses souffrancesLVI ; chacun jugera de l’importance capitale de ce fait, auquel je ne puis consacrer que quelques lignes.

C’est sous ces conditions que Tristan fut écrit. On relira avec intérêt les pages (IX, 92 et 93) dans lesquelles Wagner nous parle des nuits passées sur son balcon à Venise. Il écrivait le second acte à ce moment, et esquissait le troisième.

III §

«  Vecy Tristan, qui en tristesse vous mettra. »

Tristan, chevalier de la Table Ronde

 

Les études savantes sur les anciennes littératures et sur les mythologies ont un intérêt bien contestable lorsqu’on prétend les appliquer aux œuvres de Wagner, pour expliquer ou faire ressortir grâce à elles des beautés incomprises. Rien n’est, dans l’idée même, moins wagnérien. Ce drame qui doit agir directement sur les sens, ne demande pas de savant commentaire. Mate puisque, dans ces notes, je n’ai pas la moindre prétention d’expliquer quoi que ce soit, et que je me garde religieusement de toucher à l’œuvre même, me contentant d’en éclairer les alentours, peut-être me permettra-t-on de dire quelques mots sur le drame — la fable, si on veut — que Wagner a construit avec les données de certains vieux poèmes ? Une brève esquisse, seulement, mais suffisante, peut-être, pour montrer la puissante originalité du maître.

Tristan est non seulement un mythe celtique, c’est le mythe celtique par excellence74. C’est ce qui fait qu’il est si foncièrement différent des mythes germaniques, par exemple, et aussi de toutes ces légendes formées d’un amalgame de traditions teutonnes, arabes, pseudo-classiques, — qui sitôt formèrent la matière de toute la poésie européenne, soit orale, soit écrite. Et puisque cette figure de Tristan ne tarda pas à être entraînée dans le giron des légendes de la Table Ronde, déjà si imprégnées d’orientalisme, qu’il fut chanté par les Trouvères et par les Minnesinger, et puisque, surtout, les poètes français des 12e et 13e siècles n’avaient point du tout le respect religieux des mythologies celtiques qu’ils ne comprenaient point, et qu’au contraire ils ont profondément altéré ce qui en restait pour le mettre au diapason de leur époque, en faisant de ces vénérables divinités des preux chevaliers et de belles princesses, pour toutes ces raisons, nous n’apercevons plus aujourd’hui ce mythe de Tristan que comme à travers un épais nuage. Cependant nous savons que Drystan (le Fougueux) était une des trois divinités de l’amour, et qu’il se consumait dans une passion sans espoir pour Essylte (voir : Davies, Mythology and Rites of the British Druids, Londres, 1809, et les commentaires de Mone sur cet ouvrage, dans une brochure sur « La légende de Tristan et les doctrines secrètes des Druides », 1822, Heidelberg). L’amour dévorant et le sombre désespoir : voilà le fond de la fable. Que nous importe que certaines peuplades celtiques se soient plues à se présenter Tristan sous les traits d’un porcher que son maître envoie chercher la belle bergère, que, lui, il aime ? Il ne touchera pas moins le fond de notre cœur que le brillant chevalier, fils de roi, qu’il devint plus tard ; peut-être plus.

Les romans du Moyen Age firent de Tristan le héros de mille exploits. Il se trouva engagé dans d’inextricables intrigues, et chaque auteur renchérissait sur les précédents pour lui en inventer de nouvelles. Mais cette antique figure de Tristan, le dieu ou le porcher, était si imposante de simplicité et de vérité, que les futiles adjonctions qu’elle subit ne parvinrent jamais à la rendre entièrement méconnaissable. Toujours on sent quelque chose de mystérieux entourer sa personne, comme d’un homme qui n’appartient pas au monde dans lequel il se meut. — Ce qui altère aussi considérablement la fable, c’est ce philtre d’amour. Les hommes du douzième siècle, plus grossiers, n’en avaient pas saisi le sens purement symbolique et mythique ; ils en firent un agent d’ensorcellement magique. Et c’est aussi grâce à l’esprit de leur temps, que Tristan et Isolde se trouvèrent les héros de nombreuses aventures amoureuses très frivoles et plus eue libres, tandis que le bon roi Marke devint un assez sot type de la nombreuse tribu qui fut la joie de Molière et de La Fontaine. Mais ce qui rachète ces frivolités, c’est précisément ce fond sombre et d’une ineffable mélancolie sur lequel, toujours, se dessine le personnage de Tristan (Isolde reste à l’arrière-plan) Par un étrange paradoxe, il devient le type de l’homme de culture ? de tous les chevaliers, il est le plus savant, le plus artiste ; il parle toutes les langues, il joue de tous les instruments, il écrit des « lays » et de la musique75. En un mot tout en étant un homme d’action, c’est un homme chez qui l’intelligence et le sentiment dominent, et qui est organisé de façon à pouvoir ressentir les souffrances les plus exquises. « a vostre mort estes venu et à la certaineté de vostre nom : car Tristan estes appelé, et en tristesse userez vostre vie », dit le vieux roman français. Ses plus célèbres chansons étaient Le lay du pleur et Le lay mortel.

Dans toute la légende et la mythologie ou n’aurait guère pu trouver un caractère aussi apte que celui-ci à être le héros d’un drame moderne. Il n’y a aucune violence à lui faire ; on n’a qu’à le prendre tel qu’il est, car le vrai drame, chez lui, était toujours tout intérieur ; et quant au monde qui l’entourait, il ne différait guère que par le costume de celui qui nous entoure. Il y aurait simplement à remonter à la fable druidique, à bien en saisir le fond, qui seul est l’expression d’une vérité transcendante, et à le revêtir de l’appareil légendaire qui nous est familier, en le débarrassant des trivialités et des malentendus.

Aujourd’hui cela est facile à voir, Wagner nous l’a montré. Mais rien dans son œuvre ne me cause une stupéfaction admirative semblable à celle que je ressens devant cette récréation de Tristan. Précisément, peut-être, parce que j’ai beaucoup lu les vieilles légendes françaises, anglaises et allemandes. Il y a lieu d’admirer deux choses, et presque contradictoires : la conscience ce vrai savant avec laquelle Wagner a évidemment étudié toutes les sources, et le génie avec lequel il a su discerner ce qui était bon à prendre dans chaque, et ce qu’il fallait inventer pour transfigurer le tout et le rendre acceptable au sentiment moderne.

On ne peut douter que Wagner ait beaucoup lu sur Tristan ; cela se voit à de nombreux petits traits que je ne puis énumérer ici. Au moins me permettra-t-on de montrer qu’il a connu les versions françaises et qu’il y a largement puisé. Le cadre général et les noms sont empruntés au poème allemand de Gottfried de Strasbourg ; mais dans plusieurs points essentiels il ne le suit pas, mais il suit au contraire les poètes français. Chez Gottfried, par exemple, c’est la mère d’Isolde qui guérit Tristan blessé ; chez Wagner, comme chez les Français, c’est la fille elle-même. Thomas le Trouvère fait dire à Tristan : « Quant el jadis guari ma plaie » (Fragments, édités par Michel, III, 52) ; Wagner, presque littéralement : « die Wunde die sie heilend schloss ». — Ni dans Gottfried, ni dans le vieux roman allemand (Volksbuch), il n’est question d’amour avant que Tristan et Isolde aient bu le philtre. Quelques critiques allemands cherchent aujourd’hui par toutes espèces de subtilités à prouver qu’il en est autrement, mais la chose est indiscutable. Qu’on écoute ce que dit Gottfried : « Lorsque la fille et l’homme, Isolde et Tristan, eurent tous les deux bu le philtre, immédiatement, ce qui occupe le monde entier, l’Amour fut là, celui qui assiège tous les cœurs, et il se glissa dans leurs deux cœurs » (édition Bechstein du texte primitif, vers 11711-11716)76. Or, dans le roman français, il y a, comme dans le drame de Wagner, amour à première vue, et la mère d’Isolde ne prépare le philtre et ne le confie à Brengain que précisément parce qu’elle s’est aperçue de cet amour. Le philtre n’est donc nullement cause de l’amour ; il n’est, pour ainsi dire, que la justification des amants. On voit quelle importance capitale ce trait possède par le fond même de la fable. — Parmi les simples détails je signalerais, pour exemple, ce beau passage du premier acte, lorsque Tristan tend son épée à Isolde pour qu’elle le frappe, qui rappelle singulièrement l’incident semblable entre Tristan et Bélinde dans la première partie du roman français. — Pour le connaisseur de la littérature de Tristan et Isolde, c’est un vrai délice de voir comment dans cette masse informe et embrouillée que nous a léguée le Moyen Age, Wagner a su choisir tout ce qui était beau, sans jamais s’enchevêtrer lui-même. Du reste, il appuie si peu sur les nombreux détails dus à sa connaissance des vieilles littératures, que le grand public ne s’aperçoit de rien. Il n’était pas dans l’intention du maître qu’il s’en aperçût. Mais nous ne lui en savons que d’autant plus gré : ce nous avoir ménagé, au milieu de banals applaudissements et de nos propres sensations suraiguës, ces bonnes et innocentes joies de « délicats ».

Toutefois, nous réserverons nos plus grandes admirations pour le génie créateur. En inventant le Todestrank, le philtre de mort, Wagner a transfiguré la légende entière. Dans toutes les légendes, sans exception, le pivot de l’histoire est un philtre d’amour que les deux boivent par un pur hasard, par mégarde. Ici, c’est la mort qu’ils se donnent, et de plein gré ; et lorsque la coupe est vidée et que devant eux se dresse la mort immédiate et certaine, alors ils peuvent se dire leur amour, car la mort abolit les nécessaires mensonges de la vie.

Et on remarquera que non seulement le méchant « philtre d’amour » disparaît ainsi, mais encore, que cette attente d’une mort subite qui a provoqué l’aveu et qui a ainsi donné aux deux amants le seul bonheur que la vie pouvait leur accorder, devient le levier qui permet au maître de « reléguer le drame à l’intérieur ». « La vie et la mort, l’importance et l’existence du monde extérieur, tout ici dépend uniquement des mouvements intérieurs de l’âme. » dit Wagner (VII, 164) ; et, à partir de ce moment, cela est vrai. Cette seule et unique fois, un artiste a pu « se plonger dans les profondeurs de l’âme » et laisser le monde apparent complètement de côté. Car, et pour eux ce monde disparaît absolument, il ne saurait présenter aucun intérêt, il n’existe plus77. Toute possibilité d’« intrigue » est abolie par ce coup de génie. — Et je prie qu’on observe quel emploi dramatique l’auteur fait dans toute la suite du drame de cet incident principal. Les fréquentes invocations de la mort sont toujours, et sans exception, motivés par le rappel de ce moment suprême. La mort leur avait donné l’unique minute de bonheur ; mais de bonheur indicible, absolu. C’est pour cela qu’ils l’appellent maintenant ; c’est là, je le répète, le motif dramatique. Dans un passage qu’on ne trouvera que dans le poème, pas dans la partition, sans doute parce que son sens était trop précis pour le vague des phrases environnantes, Isolde dit : « C’est la Mort que je t’avais offerte qui nous a unis ; vouons-nous maintenant à elle, à la douce mort78 ». Ce passage se trouve immédiatement avant le dernier duo, et motive cet appel à la « mort amie, mort d’amour ardemment invoquée ». — Wagner a une telle crainte qu’on ne prête aux deux amants des divagations métaphysiques, qu’il se donne même la peine de motiver cette autre antithèse, du jour et de la nuit (qu’il était facile de supposer déduite de celle de la vie et de la mort), par la torche allumée le soir à la fenêtre d’Isolde, en signal de danger.

Certes, tout ceci a une portée bien plus haute que celle, littérale, de la simple fable. Mais j’ai tenu à faire remarquer quel soin le maître a pris d’établir le lieu dramatique et de le rappeler sans cesse ; parce que ce souci prouve l’intention exclusivement poétique. On peut étendre à l’infini le degré, la forme des sensations qu’il est possible d’éprouver à l’audition de Tristan. C’est affaire individuelle. Toujours est-il que nous n’avions besoin d’aucun système de philosophie. Tout au plus citerons-nous comme commentaire les paroles de Wagner, un jour qu’il jouait à une amie le second acte : « Déjà les anciens avaient reconnu dans Eros le génie de la mort, et ils lui avaient mis dans la main la torche renversée »79.

On aura, je crois, saisi la valeur pour le drame de cette création de Wagner, le TodestrankLVII. J’ai dit son importance capitale, et la façon dont elle s’infiltre dans les détails. J’ai préféré m’étendre sur un point, plutôt que de faire le catalogue de toutes les inventions de l’auteur ; car je crois avoir ainsi mieux pu faire ressortir les qualités spéciales de son génie. Je me contenterai donc de mentionner que, parmi les choses essentielles, le roi Marke et le troisième acte en entier sont de tous points la création du maître.

Pour dire ce que Wagner a intentionné avec son roi Marke, il me faudrait plus de place que ce dont je dispose aujourd’hui. On sait qu’en Allemagne il y a toute une littérature sur ce sujet ; mais on fera bien de ne point la lire. — Dans le troisième acte, on remarquera surtout ce trait caractéristique, que, Tristan se donne lui-même la mort, rouvrant sa blessure ; tandis que dans les poèmes antérieurs on le trompait, en lui annonçant que le vaisseau arrivait avec des voiles noires ; cette nouvelle le tuait, puisqu’elle montrait qu’Isolde n’était point sur le vaisseau80.

IV §

« … Et lorsque le discours est écrit, il erre par le monde : parmi ceux qui le comprennent et parmi ceux à qui il ne s’adressait pas et qui ne peuvent le comprendre. »

Platon

 

J’ai parlé des circonstances extérieures qui ont accompagné la conception et la création de Tristan et Isolde ; et en mentionnant la littérature dans laquelle l’auteur a puisé le sujet et l’emploi qu’il en a fait, je crois être resté strictement dans les limites de ce même cadre. Il ne faudrait point s’exagérer la valeur de telles études, car le vrai fond de toute création artistique reste inévitablement caché. Comme je l’ai dit au début, je ne les considère que comme « une contribution à la formation d’un jugement sain sur l’œuvre et sur son auteur. » Et si, maintenant, je me laisse induire à dire quelques mots de jugement sain sur l’œuvre pour contrebalanceras jugements maladifs que j’ai réfutés au début de ces notes, je dois auparavant dire qu’ici aussi je me trace d’étroites limites. Les lyrismes à propos d’œuvres d’art me sont odieux, avec leur prétentieuse inutilité. Il me reste le langage de la logique. Mais je ne puis avec lui traiter que des choses soumises aux lois de la logique. Là donc où la création artistique « de consciente devient inconsciente » (Wagner, IX, 82), à ce point juste, je m’arrête.

En ouvrant la partition, nous trouvons à la première page un mot qui a rendu plus d’un critique perplexe : « Action en trois actes. » Des admirateurs y ont vu une intention profonde, des adversaires une impertinence, Il n’y a ni l’une ni l’autre. Wagner nous expose, volume IX, 359-565, qu’il était fort embarrassé pour savoir comment nommer les œuvres de sa maturitéLVIII. On ne voulait pas qu’il les appelât Opéras « parce qu’elles ne ressemblaient pas assez à Don Juan » ; et lui, ne voulait point permettre qu’on dît « Musikdrama », drame de musique ou drame musical, parce que, premièrement, cette dénomination n’a au fond aucun sens (voir au bas de la page 360), et secondement, que la signification qu’elle paraît comporter défigure et dénature l’idée essentielle et première de l’œuvre wagnérienne (voir au bas de la page 362)81. Certes, si on connaissait mieux les idées de Wagner, on pourrait considérer comme très acceptables les deux dénominations qu’il a employées pour ses derniers drames : Action, et Jeu scénique ; car ce qui se passe sur la scène est « de la musique mise en action, devenue visible ». Mais on aurait tort de croire qu’il attribuait à un nom une importance autre que très minime, il nous dit qu’il aurait souhaité que le monde eût bien voulu accepter ses œuvres sans nom. Et ici le mot Action est tout simplement la traduction littérale du mot grec δράμα. Il n’y a pas lieu d’y chercher autre chose.

Wagner a été lui-même la cause, bien innocente, d’un autre malentendu à propos de Tristan ; d’un malentendu assez grave, puisqu’il peut fausser toutes nos idées sur l’ensemble des œuvres du maître, et aussi sur le fond même de ses convictions artistiques.

Voici comment cela se fit. En 1860, Wagner a publié une traduction française de « quatre poèmes d’opéras » : le Vaisseau Fantôme, Tannhæuser, Lohengrin, Tristan. Dans la lettre à. M. Frédéric VillotLIX, qui sert de préface, il donne un résumé de ses principales idées sur la musique appliquée à la scène82. Mais pour prévenir tout malentendu, il fait remarquer que les trois premiers de ces opéras datent d’une époque bien antérieure au quatrième, qu’ils servent surtout « à tracer la marche de ses idées, jusqu’au moment où il dut chercher à se rendre théoriquement compte de son procédé », et que son système proprement dit, si l’on veut à toute force se servir de ce mot, ne reçoit encore dans ces trois premiers poèmes qu’une application fort restreinte. Tristan, par contre, est une œuvre de sa maturité ; elle est postérieure à « l’époque de réflexion qui l’avait fortifié. » C’est donc dans Tristan seulement, parmi les quatres poèmes de la brochure qu’on pourra espérer trouver une mise en pratique des idées que l’auteur vient d’exposer dans sa lettre. « Considérer les éclaircissements que je vous adresse comme une préparation à la représentation de Tannhæuser, serait donc concevoir une attente très erronée à certains égards. » Par contre « il est permis d’exiger de Tristan que cette œuvre soit une expression rigoureuse de tout ce qui découle de mes affirmations théoriques »83.

Or, on se fonde sur cette phrase pour prétendre que Wagner a déclaré que Tristan est son œuvre la plus parfaite ! Sur cette phrase écrite en décembre 1860, lorsque ni la Tétralogie de l’Anneau du Nibelung, ni les Maîtres Chanteurs, ni Parsifal n’existaient encore ! Cela s’est tant dit et tant répété, qu’aujourd’hui cela se trouve dans tous les livres et dans tous les feuilletons84, en France et en Allemagne, chez les amis et chez les ennemis. Cette prétendue opinion de Wagner sur Tristan est un article de toi. On ne se donne plus la peine de rechercher où il l’a exprimée ; c’est inutile, « puisque tout le monde le sait ». Et comme cela arrive fréquemment lorsque « tout le monde » sait une chose, c’est une pure invention, qui ne repose sur rien. Car la seule phrase dans tous les écrits de Wagner sur laquelle on puisse songer à l’appuyer est celle que je viens de citer ; en effet, c’est ce qu’on a tenté. Les lecteurs de cet article savent à quoi s’en tenir. Et ils sauront à quoi s’en tenir lorsqu’ils liront dans le livre de M. Jullien : « De l’aveu même de Richard Wagner, Tristan et Iseult est l’expression la plus fidèle et la plus vivante de ses idées théoriques » (p. 156), et lorsque M. Lamoureux leur enseignera : « La partition de Tristan nous apporte la forme dernière et définitive85 de l’art de Wagner » (Bulletin distribué avec les programmes lors des auditions du premier acte de Tristan en 1884 et signé Charles Lamoureux).

En appréciant Tristan, nous n’aurons donc pas à nous laisser influencer par ces prétendues opinions de Wagner. On fera même bien de remarquer à cette occasion, combien pernicieuse est l’habitude d’employer si souvent en parlant de Wagner les expressions telles que : idées théoriques, système, école, forme définitive de l’art. Car il faudrait chaque fois pouvoir expliquer que ces mots, appliqués à lui, ont un tout autre sens que le sens habituel ; si non, ils induisent constamment en erreur. On ne saurait, en effet, assez répéter que Wagner a toujours été artiste, et que jamais il n’a été autre chose qu’artiste. Un professeur d’esthétique peut dresser un système, avec des divisions, ces subdivisions, des paragraphes, et avec des définitions rigoureuses. C’est ce que Wagner n’a jamais tenté et n’aurait jamais pu ; ce serait la contradiction directe de son œuvre. Comme artiste d’une originalité puissante, il a ouvert de vastes horizons, inconnus avant lui, aux possibilités humaines, et de temps en temps il a ressenti la nécessité de s’arrêter, pour s’orienter lui-même dans ce monde nouveau, et pour se rendre compte de la direction qu’il lui incombait de suivre. Mais jamais, jamais ! il n’a eu de système, ni de théorie ; jamais il n’a prétendu imposer une forme définitive à l’art. On a vu, il y a un moment, avec quelle impatience il repousse ce mot de « système » qu’on lui infligeait déjà à cette époque. Et il en a toujours été de même. Encore en 1879, il proteste contre les « tendances », « l’école », qu’on lui attribue, et il nous dit qu’il est l’homme du monde qui sait le moins en quoi ce « système » dont chacun parle peut consister (X. 223, 224).

En abordant Tristan de plus près, nous verrons de suite les déplorables effets de cet alanguissement des sensations artistiques qui fait qu’en chaque chose nous cherchons à orienter nos jugements d’après des théories. Les uns disent : Tristan est l’idéal définitif ; les autres, au contraire : Tristan a été un essai théorique poussé à l’extrême, l’auteur a lui-même reconnu son exagération et dans ses œuvres ultérieures il a sacrifié quelques parties de « son système ». D’autres encore voient dans le Ring le système poussé à ses dernières limites, et saluent avec joie, comme une concession au goût du public, la forme mélodique souvent plus arrondie dans Tristan, la réintroduction de la rime, etc. Et cependant, on n’aurait qu’à comparer les œuvres de Wagner, pour voir que chacune diffère totalement des autres. La langue, la versification, le système de composition sont dans chacune différents. C’est donc agir d’une façon parfaitement arbitraire que de choisir telle œuvre et de déclarer : voici le vrai système, les antres sont ou bien poussées trop loin, ou bien viciées par des concessions.

Examinons donc en toute liberté d’esprit la langue, et l’équilibre entre la langue et la musique dans Tristan. Et puisque le poème de Tristan vient immédiatement après celui de l’Anneau du Nibelung, notons, pour nous éclairer sur les procédés de Wagner, combien ces deux éléments, de la langue, et de l’équilibre entre la langue et la musique, varient dans chacune des quatre parties de la Tétralogie par rapport aux autres. La Tétralogie est accompagnée d’un ouvrage théorique, Opéra et Drame, inspiré directement par elle (VII, 168) ; et cependant chaque partie diffère profondément des autres. Il y a là la preuve d’une élasticité, d’une souplesse extraordinaires chez l’auteur, et, surtout, d’un instinct artistique mille fois plus puissant que les raisonnements théoriques. Dans le Rheingold le langage domine souverainement ; dans la Walküre le rôle de la musique est bien plus considérable et nous remarquons surtout une grande variation entre les différentes scènes, il y a comme une lutte entre la parole et la musique ; Siegfried est l’œuvre d’équilibre parfait, ce serait dans le sens ordinaire du mot l’œuvre classique par excellence de Wagner ; dans la Gœtterdaemmerung, la parole n’apparaît que deux ou trois fois, la musique s’épanche librement86. — Que trouvons-nous dans Tristan ?

Nous trouvons une langue très différente de celle que nous rencontrons dans n’importe laquelle des parties du Ring. Nous devions nous y attendre, la donnée artistique étant si différente. Mais peut-être pénétrerons-nous plus avant dans ses caractères essentiels, si nous recherchons ses affinités avec le langage du Ring plus cachées, que si nous nous contentons de constater les différences qui sautent aux yeux.

J’admettrais tout d’abord volontiers qu’une certaine souplesse dans la langue, une complète absence de tout effort visible, est peut-être due à une plus parfaite maîtrise chez l’auteur ; cela n’aurait rien que de naturel. Mais plus on considère attentivement ce poème, plus on est frappé de sa parenté, non seulement avec le Ring en général, mais tout spécialement avec Rheingold. Ce dernier est le poème qui a, chronologiquement, immédiatement précédé Tristan ; c’est dans lui que Wagner a atteint la plus merveilleuse concision et force d’expression. Or, dans Tristan, chaque fois que la précision et que la concision sont désirables, elles apparaissent avec une perfection qui n’a d’égale que dans Rheingold ; et quoique la sonorité de la phrase soit différente, ainsi que l’exigeait l’harmonie du poème, le procédé technique est le même. C’est la réduction de la phrase aux seuls mots essentiels et qui évoquent une image précise. Dans tout Wagner on ne trouvera pas d’exemple plus parfait de ce système que la phrase d’Isolde dans le premier acte : « Mir erkoren, — mir verloren, — hehr und heil, — kühn und feig : — Tod geweibtes Haupt ! — Tod geweibtes Herz87 ! LX » Et cette phrase montre en même temps quel merveilleux emploi le maître savait faire de l’allitération.

On souvent prétendu que Wagner avait dans Tristan, abandonné « son système d’allitération ». Quelle erreur ! Ce poème contient ses chefs-d’œuvre en allitération. Car il y a ici toute une gamme : depuis la phrase du bon Kurwenal, qui toujours est fortement accentuée par une allitération identique à celle du Rheingold, et qui n’a que deux ou trois rimes, et celle de Brangaene aussi sans rimes et toujours allitérée. mais d’une façon beaucoup plus discrète, à celle du roi Marke, qui est en elle-même une gamme entière et qui nous conduit ainsi à celle de Tristan et d’Isolde, Le discours du roi Marke au second acte est particulièrement instructif ; car il exprime toute une série d’émotions et la phrase s’y plie merveilleusement. Dans les parties itères et pleines de reproches, elle ressemble à celle de Wotan au second acte de la Walküre ; lorsque la douleur l’accable, l’allitération disparaît et la rime prend sa place, une rime riche et très sonore. La gamme est encore plus complète, naturellement, chez Tristan et chez Isolde. Nous trouvons toutes les variations. Il y a la phrase réduite aux seuls « mots-sommets », et dans ce cas toujours scandée d’allitérations tranchantes, parfois presque blessantes dans leur obstination. Qu’on veuille bien lire les vers de Tristan, page 67, depuis les mots « Tristan’s Ehre » jusqu’à « Dich trink’ich sonder Wank ». Dix fois de suite revient l’articulation initiale tr : Tristan, Treu, Tristan, Trotz, Trug, Traum, Trauer, Trost, Trank, Trink. je ne sache pas que jamais Wagner ait poussé plus loin qu’ici cette possibilité de suggestion qui est une des grandes qualités, peut-être la grande qualité, de l’allitération. — Ensuite, nous trouvons de nombreux passages, ce sont même de beaucoup les plus nombreux, dans lesquels l’allitération existe et est même assez prononcée et constante, mais très libre. Le maître ne s’astreignait plus aux anciennes règles du moyen âge ; il créait une allitération adaptée aux besoins de son poème. Voici un exemple  ou plutôt, non ; pour que le lecteur se rende compte de la chose, il faudrait qu’il lise plusieurs pages à la suite, soigneusement. Et à cet effet je lui recommande surtout le second acte, depuis l’entrée de Tristan jusqu’au « Sink hernieder, Nacht der Liebe ». Non pas que l’allitération cesse ici ; tout Tristan, à l’exception de quelques vers isolés, est au moins dans une certaine mesure allitéré. Mais dans cette scène, elle va en diminuant ; et dans le dernier duo avant l’entrée du roi Marke, ce n’est guère que l’analogie et la décroissance graduelle qui nous permet d’en découvrir encore.

Ce serait trop généraliser que de dire que la rime et l’allitération sont, dans Tristan, en raison inverse l’une de l’autre. Mais cette définition contiendrait une large part de vérité. On se trompe beaucoup si on croit que les vers rimés sont la règle dans Tristan ; je ne crois pas exagérer en disant que deux tiers du poème ne sont point rimés. Très souvent, dans tout le poème, la rime se trouve à la fin d’une période, d’une façon analogue à ce qu’on rencontre souvent chez Shakespeare. Mais sa fonction dans l’économie de l’œuvre est celle-ci : d’augmenter la sonorité musicale de la phrase, de la rendre plus mélodieuse, à mesure que son accentuation diminue. Et pourquoi cette accentuation diminue-t-elle ? Parce que le sujet comportait une atténuation progressive du sens des phrases, et qu’au lieu de souligner par une forte allitération les syllabes initiales des mots et par cela même les racines, il fallait appuyer sur les voyelles dans les syllabes terminales ou de flexion. Plus une phrase est remplie de rimes, dans Tristan, et plus celles-ci deviennent pleines et sonores, plus, toujours, la phrase perd en précision, et plus sa portée devient vague et flottante.

Cette atténuation progressive du sens des phrases est certainement la chose la plus intéressante dans le langage de ce poème. Il vaut la peine de s’y arrêter, car elle nous donne la clef de l’œuvre.

J’ai dit combien la langue était souvent précisa et tranchante dans Tristan. Je prie le lecteur de bien vouloir reprendre le poème et de lire toute la première phrase d’Isolde : « Entartet Geschlecht, etc. ». C’est un parfait modèle d’accentuation puissante ; chaque mot essentiel est mis en relief par l’allitération ; et le choix de consonnes initiales dures, telles que gr, tr, k, ou de préfixes indiquant la destruction, telles que zer, ver, donne à la période entière un caractère incomparable de fureur et de haineLXI. C’est là un cas dans lequel ce n’est pas précisément par le rehaussement de mots spéciaux, mais par sa sonorité générale, que la langue s’ajoute à la musique pour augmenter l’absolue précision des sentiments à exprimer. — Un peu plus loin, nous trouvons les paroles que j’ai déjà citées : « Mir erkoren, etc. »88. C’est un exemple d’un autre genre de précision ; la musique se tait, et la phrase, réduite strictement à des mots qui chacun exprime une idée précise, nous donne en quatre lignes le drame entier qui se passe dans le cœur d’Isolde. Exactement la même chose se répète pour le drame qui se passe dans le cœur de Tristan, par les mots : « Tristan’s Ehre. hoechste Treu, etc. »89. — Et on trouvera dans ce premier acte un troisième genre de précision de la parole : c’est dans les récits d’Isolde, qui nous racontent ce qui a précédé, comment elle a soigné Tantris, comment elle a découvert que c’était lui le meurtrier de Morold, comment elle a voulu le tuer, mais que son regard lui fit tomber l’épée de la main. C’est un style moyen, à peine rimé et très discrètement allitéré, sans mots qui se détachent, un style de récit, Mais avec cela d’une précision et d’une concision parfaites. On pourrait même les trouver trop parfaites, car dans soixante vers très courts, Isolde nous raconte tout ce qui est essentiel et intéressant, absolument tout ; Gottfried de Strasbourg en avait exigé un peu plus de onze mille pour arriver à la scène du philtre ! Et on peut douter s’il est possible à un auditeur qui n’est pas au courant de la légende, de saisir le tout à une première audition.

Nous avens donc un premier acte avec un langage toujours précis, et très attrayant psr la variété de sa précision. Combien différent est le second acte ! Déjà la première scène, entre Isolde et Brangaene, est fort intéressante à examiner. On peut suivre comment peu à peu la rime s’introduit et devient harmonieuse par la parfaite consonance de deux syllabes, et comment l’allitération, moins suivie mais cependant persistante, tend aussi à s’effacer par le choix de consonnes douces, telles que w et l.

Ce même procédé continue dans la seconde scène, mais avec de nombreuses finesses que je ne puis même pas effleurer ici. Au moins remarquera-t-on la différence, dans le début de cette scène, entre le langage d’Isolde et celui de Tristan. Elle est beaucoup plus calme que lui, et elle se plaît, en femme, à le torturer de questions, à provoquer ce nouveaux aveux. En conséquence, sa phrase est plus ramassée, plus brève que celle de Tristan, et l’allitération assez marquée se base sur des consonnes tranchantes.

C’est le plus délicieux chef-d’œuvre. — Mais voici qu’ils tombent dans les bras l’un de l’autre. Si le lecteur veut bien prendre le poème à la main, il verra comment dans le premier duo, l’allitération persiste, comment la rime s’y introduit peu à peu ; il verra que dans le second duo, la seule allitération qu’on puisse trouver est celle si douce et vague de voyelles initiales, et que la rime y est particulièrement riche et harmonieuse ; et il verra que dans le troisième duo, l’allitération n’existe plus, au fond, tandis que beaucoup de vers sont littéralement presque réduits à des syllabes dont la fonction est de faire musique en rimant avec d’autres. Et puis, ce que chacun verra, c’est comment la structure de la phrase se modifie. Les périodes deviennent interminables. Les mots secondaires, prépositions, adverbes, etc., acquièrent une importance égale à celle des sujets et des verbes. Et c’est surtout l’accumulation des incidentes qui rend la signification logique de la phrase de plus en pins vague90.

S’il s’agissait d’un poème parlé, l’atténuation du sens ne saurait aller plus loin. Mais c’est ici que se révèle la puissance supérieure de l’art créé par Wagner. Car, qu’on veuille bien le remarquer, il ne s’agit que d’une atténuation du sens logique des phrases ; si je puis m’exprimer ainsi, du sens logique dans les âmes de Tristan et d’Isolde. Mais la vie de ces âmes ne diminue pas, au contraire ; elle devient d’une acuité extrême. Seulement cette vie violente, enfiévrée, est tout entière d’émotions ; à peine un mince à ce sentiment logique la relie-t-elle au monde de la pensée. Or, grâce à la combinaison de la parole et de la musique nous pouvons suivre et revivre en nous-mêmes, pas à pas, toute l’évolution de ces âmes. Car c’est précisément de ce monde « illogique » des émotions, que la musique est l’organe. « La musique, dit Wagner, exprime précisément ce que la parole ne peut exprimer, ce que la raison humaine dénomme l’Inexprimable » (IV, 218). Et dans cette fin du second acte, la musique devient donc l’interprète presque exclusif du drame. Mais ce que je tiens surtout à faire ressortir ici, c’est la part notable qu’elle prend à l’atténuation du sens logique des phrases.

La musique emploie ici plusieurs moyens pour atteindre ce but. Dans le chant, des dessins sur un mot le rendent purement un instrument pour la voix (exemples : page 151). Plus souvent, une note d’une longueur excessive sur une seule syllabe, détruit l’économie du mot et en fait une musique (exemples nombreux). Mais c’est tout simplement le chant à deux qui procure l’atténuation maximum. Car on remarquera que dans le premier et le troisième duo. Tristan et Isolde chantent fort souvent des paroles différentes, en même temps ; c’est la règle. Or, l’œuvre de Wagner étant faite expressément pour être entendue sur le théâtre, non point pour être lue chez soi, Il est impossible de douter que l’intention de l’auteur est que nous ne comprenions que tort vaguement les paroles, que nous ne saisissions que des fragments de phrases. Des phrases entières telles que celle (page 132) que M. Challemel-Lacour a traduite par ; « l’auguste pressentiment des saintes ténèbres éteint tout cela en nous affranchissant du monde se chantent de telle façon qu’Isolde est toujours en arrière d’un mot sur Tristan. Elle chante « saintes » lorsque, lui, il chante ténèbres », etc. La conséquence est qu’on ne comprend clairement que le premier et le dernier mot, qui sont dans le texte allemand ; saintes et éteint. Ou bien encore, comme à la page 134, ils chantent les vers alternativement ; mais puisque chacun d’eux attaque sa phrase avant que l’autre uit fini la sienne, il en résulte qu’on n’en saisit que le milieu, et que ce sont les premiers et les derniers mots qu’on ne comprend pas. Une autre atténuation par la musique, est celle par simple déploiement de force dynamique. Par exemple, les derniers mots du même duo ; « Je serai le monde, etc. » sont chantés simultanément, mais avec un tel fortissimo à l’orchestre que la parole est complètement noyée. — Un exemple frappant d’atténuation de la parole par ces divers moyens et aussi le dernier chant d’Isolde. j’ai entendu Tristan huit fois de suite à Bayreuth, et quoique je connaisse le texte presque par cœur, je n’ai jamais pu saisir que les mots Welt, Al et Lust. Ces trois mots suffisaient.

Le fait que, de temps en temps, le maître nous laisse entendre, au milieu de ces situations, des mots ou des périodes entières avec une clarté parfaite, n’est qu’une preuve à l’appui de ce que j’avance. A la fin de ce même premier duo, par exemple, il y a soudainement un pianissimo et nous percevons très bien les mots qui résument, autant que cela se peut, les sensations de Tristan et d’Isolde à ce moment : « Oh désir, non illusoire, mais délicieusement conscient, de ne plus jamais nous réveiller. » II en est de même du second duo : « Ainsi nous mourûmes, pour ne vivre que pour l’amour, inséparés, unis à jamais, sans fin, sans réveil, sains crainte, sans nom dans le sein de l’amour, livrés tout à nous-mêmes »91. Mais de suite la musique reprend ses droits, et dans le troisième duo elle atteint la suprématie absolue. Il y a ici aussi des répétitions qui font que le texte chanté n’est pas identique à celui du poème. Par exemple, les mots : « endlos ewig » (sans fin, éternellement), se répètent une douzaine de fois, soit par l’un, soit par l’autre, et toujours de façon à masquer une autre phrase chantée simultanément. Il en est de même des derniers mots : « Hoechste Liebeslust » (suprême volupté d’amour).

L’espace me manque pour étudier le troisième acte ainsi que je viens d’étudier le premier et le second. Il n’en ressortirait du reste aucun principe nouveau, et mon but est pleinement atteint si j’ai fait saisir au lecteur le caractère de la langue dans Tristan, et surtout, le merveilleux agencement des rapports réciproques entre musique et paroles. Ceci est un point si essentiel dans toute l’œuvre de la maturité de Wagner, qu’on ne peut espérer arriver à une compréhension un peu profonde de ce maître, si on ne l’a très clairement saisi. Et nul drame ne se prête autant à cette étude que Tristan ; parce que dans Tristan nous avons toutes les variations, depuis la domination presque exclusive de la parole, jusqu’à la domination presque exclusive de la musique.

On verra alors combien erronée est l’opinion de ceux qui exaltent le poème de Rheingold, par exemple, parce qu’il est beau en lui-même, et trouvent celui de Tristan inférieur. On n’a pas le droit de disséquer ainsi l’œuvre de Wagner. C’est cette obstination à ne pas vouloir reconnaître dans son œuvre l’unité vivante de plusieurs moyens d’expression tendant à un seul but, qui est la cause de tous les malentendus. Lorsque la parole domine, elle se rapprochera de la « littérature » ; lorsque la musique domine, celle-ci se rapprochera de la « musique absolue ». Mais certes ceci ne prouve point que là où elles se contrebalancent exactement (comme dans la majeure partie de Siegfried), et que là où n’importe quelles autres conditions d’équilibre sont commandées par le sujet, la perfection de l’œuvre, en sa totalité, ne soit égale.

Si donc les tristes nécessités de mon intelligence me forcent à examiner dialectiquement, un à un, les éléments que ma raison perçoit comme divers, quoique mon sentiment me les indique comme sûrement un et indivisible : toujours est-il que je ne pourrai prendre comme mesure de la perfection de chaque élément, que le degré dans lequel il est adapté à concourir au but total de l’œuvre. Et j’affirme que, mesuré à cet étalon, aucun poème de Wagner n’est supérieur à celui de Tristan.

Je crois avoir suffisamment indiqué ses perfections. L’unité entre la parole et la musique est vraiment merveilleuse ; je ne crois pas que jamais, pour un seul instant, elle se démente. Certes, si on prend l’œuvre dans son ensemble, la musique prédomine dans une très large mesure ; mais c’est le sujet qui le commandait, et j’ai démontré que cela n’est nullement la négation d’une unité vivante et organique.

Wagner a dit lui-même, à propos du second acte : « Il ne se passe ici presque rien que de la musique » (IX, 365). J’aurais pu lancer cette phrase, que je n’ai jamais vue citée, à la tête de ceux qui avilissent précisément cet acte et son auteur, en prêtant soit à l’un, soit à l’autre, des intentions philosophiques. J’ai préféré leur ménager des gradations de honte ; et surtout, je voulais en faire un plus noble usage92. « Rien que de la musique ! » Nous ne méconnaissons donc certes pas les intentions de l’auteur si nous reconnaissons que Tristan est, en grande partie, une œuvre de pure musique. Il y aurait ainsi lieu de comparer Tristan avec la Gœtterdaemmerung, dont j’ai pu dire qu’elle était en majeure partie de la musique absolue.

Mais précisément cette comparaison ferait ressortir les profondes différences entre ces deux œuvres et montrerait les caractères distinctifs de Tristan. La Gœtterdaemmerung est, à l’exception de quelques scènes une vaste symphonie ; elle s’étaie sur des paroles disparates qui ne sont, au fond, qu’un matériel pour la voix humaine. Mais ce qui nous fait sentir d’une façon si aiguë, et souvent inquiétante, cette domination hautaine de la musique, c’est précisément le manque de toute affinité entre la parole et la musique. On peut dire qu’ici aussi la parole concourt au but : ses heurts avec la musique nous remplissent d’angoisse. Combien différents sont les rapports entre musique et paroles dans Tristan ! Ici l’unité est absolue. Il n’y a pas entre le poème et la composition une trentaine d’années de vie et de travail, ainsi que ce fut le cas pour la Goetterdaemmerung ; tout est d’un jet, et créé rapidement, à l’exclusion de toute autre pensée. Jamais Wagner n’a fait un poème qui soit si évidemment, si indiscutablement sorti « du sein maternel de la musique ». L’indissoluble union entre les deux tient presque du miracle. Et je crois avoir démontré clairement qu’on n’a nullement le droit d’en conclure que la parole est reléguée à une place inférieure. J’ai dit quelles étaient les merveilleuses perfections du poème ; j’espère du moins les avoir suffisamment indiquées pour que chacun s’en persuade, en les examinant à son tour. Peut-on exiger plus que la perfection ?

Nous ferons un grand pas en avant dans la compréhension de Tristan et de l’œuvre de Wagner en général, si nous considérons attentivement la phrase suivante. Wagner dit (IV, 174) : « Le poète prend de nombreux faits épars, tels que la raison les perçoit, des actions, des sentiments, des passions, et il les fait converger, autant que possible, en un seul point ; c’est ainsi qu’il peut arriver à agir sur l’émotion. La tâche du musicien, par contre, est de se saisir d’un tel point concentré, et de développer jusqu’à plein épanouissement son contenu émotionnel ».

Or, grâce à la coexistence en un seul maître du poète et du musicien, nous avons aujourd’hui une œuvre, Tristan, qui réunit ces deux perfections opposées. Le poète a saisi tous les fils d’événements nombreux et compliqués ; rapidement il les a fait converger en un unique point mathématique. Le musicien, alors, s’est précipité dessus, il s’en est emparé, et, libre de toutes entraves (grâce à la précision mathématique de son point de départ), il a pu laisser la seule émotion s’épanouir jusqu’aux limites de nos possibilités.

Oui, quant à l’unité de sujet, nous serons forcés de reconnaître que Tristan occupe, non seulement dans l’œuvre de Wagner, mais dans l’histoire de l’art, une place unique. Il semble, en effet, que cette existence des deux unités opposées, l’unité dans la convergence et l’unité dans la divergence, n’ait pu être obtenue à un semblable degré que pour l’union de la parole et de la musique, sur la scène. C’est à peine si nous apercevons autour de l’unique sujet quelques autres formes de l’amour, qui rayonnent, pour ainsi dire, autour du point central : l’amitié de Kurwenal, le dévouement de Brangaene, la sainteté du roi Marke, la simplicité du pâtre, la mélancolie du matelot. Toute autre chose est abolie.

Serait-ce le moment de réfuter cette armée de savants, d’esthéticiens, de critiques qui nous prouvent que la suprême qualité de Tristan est son grand défaut ? Je ne le crois pas. Et je préférerai dire sincèrement que si le maître avait voulu restreindre encore plus la part du monde en dehors de ces deux âmes, la perfection n’en aurait été que plus grande. Je lui sais cependant gré d’avoir eu pitié de ma faiblesse.

Et puis, n’oublions pas de noter une unité bien précieuse que cette œuvre est seule à posséder parmi les crames ce Wagner : c’est qu’elle est exclusivement poétique. Elle est nue de tout symbolisme ; elle ne se prête peint aux interprétations philosophiques ou religieuses ; elle est conçue sans préoccupations nationales. Jamais on ne pourra en déduire une morale.

Quant à l’épuisement du sujet, personne ne douta plus aujourd’hui que les paroles, servantes de la logique, ne sauraient jamais nous révéler le fond d’une âme. La science et la philosophie critique, en voulant conquérir le monde, sont arrivées surtout à préciser les proches limites qui leur sont infranchissables. Il est donc naturel que l’homme de notre époque ait ressenti le besoin insatiable, désespérant, de découvrir une « nouvelle révélation du monde » (VII, 270), ce qui, au fond, est la même chose que de découvrir un nouveau mode d’exprimer sa propre âme. La découverte d’un nouveau langage », dit Wagner. « était une nécessité métaphysique de notre époque… le développement moderne de la musique a répondu à an besoin profondément senti de l’humanité… (VII, 149). Car la musique, autrefois un jeu, est aujourd’hui devenue une langue. « Seulement, ne l’oublions jamais, et ne tâchons jamais de lui dérober la plus précieuse de ses qualités en voulant la préciser par des conventions : c’est une langue « qu’on ne saurait interpréter à l’aide des lois de la logique et qui contient en elle-même une puissance de conviction immédiate bien supérieure à celle de ces lois ». Wagner a créé une œuvre qui satisfait par la parole aux exigences logiques que manifeste une partie de notre être, et qui en même temps, précisément parce que cette base est solidement posée, peut satisfaire aux besoins de l’autre parti de notre être, par la musique. Son œuvre s’adresse à la totalité de l’homme. Il dispose donc, pour mener jusqu’à l’épuisement l’étude d’une âme. de moyens qu’aucun poète n’a connus.

Est-ce à dire que Tristan soit un idéal de perfection ? Devant une œuvre d’art aussi admirable, on sent la futilité de telles expressions. Wagner nous a dit, lui-même, qu’il « ne voulait point qu’on considérât Tristan comme un modèle idéal ». C’est une œuvre toute palpitante de vie intense ; certes elle doit contenir des imperfections. Mais à côté de ses beautés évidentes, elle en contient de nombreuses que presque personne ne soupçonne. Et surtout elle nous apparaît comme l’œuvre initiale dans un nouveau domaine de l’art ; elle nous découvre tout un monde de possibilités d’expression. Je crois que nous sommes encore loin de la connaître assez bien pour pouvoir en distinguer les défauts avec la précision utile. Pendant longtemps nous aurons le privilège de ne lui découvrir que de nouvelles beautés.

 

Documents de critique expérimentale : Parsifal (Fin) §

II : Verstand §

Das schnellste Thier, das euch tragt zur Volkommenheit, das ist Leiden.

Meister Eckhard (I, 492).

 

« Ainsi nous nous sentions éloignés du monde ordinaire, par l’influence de l’atmosphère acoustique et optique sur notre sensibilité, et nous en avions conscience et souvenir lors de notre retour au jour… » C’est par ces paroles que Wagner termine sa lettre sur Parsifal.

Nous avons expliqué précédemment en quoi consistait cette atmosphère acoustique et optique, qui s’impose à ce que Wagner appelle le Gefuehl, c’est-à-dire à la perception sensuelle, « Dans le drame, dit-il, nous devons devenir sachants par la perception sensuelle ou le sentiment. Mais quand cette perception est satisfaite et se repose, ce repos nous conduit inconsciemment a la compréhension (IV, 97). »

Nous en sommes arrivés à ce moment dans notre étude. De ce que nous avons perçu par la vue se dégage clairement à nous l’image de la chevalerie légendaire du Gral, souffrant du péché de son roi indigne et délivrée par un « simple qui, après un temps d’épreuves, reconnaît sa mission et l’accomplit.

Voilà, en réalité, sans plus de détails, le Verstand optique que nous pouvons avoir de Parsifal.

La perception acoustique nous donne une compréhension plus complexe et plus précise à la fois. Les motifs, par leur répétition, parleur enlacement du sujet, nous montrent derrière cette simple légende un sens plus profond. La sensation, même superficielle, de la musique de Parsifal nous amène devant un monde de douleur et de péché ; la teinte triste et recueillie du prélude, cet espoir, au milieu de la souffrance, d’un sauveur attendu nous donne déjà le sens général de l’œuvre. La souffrance et la délivrance de la douleur : voilà les deux pôles entre lesquels se développe l’action. Mais la douleur elle-même est complexe ; elle est représentée dans ses différents aspects par différents personnages. Seul le héros de l’œuvre fait exception d’abord ; mais cette atmosphère de souffrance l’entoure et ces différentes incarnations de la douleur viennent comme s’essayer sur lui ; de ce contact surgit un nouvel élément : la pitié. C’est par son développement que le but sera atteint et que la délivrance de la douleur par la connaissance venue de la pitié pourra enfin s’accomplir.

Voilà, en peu de mots, de quoi se compose le « gefühlswerdung des Verstandes » c’est-à-dire la compréhension par le sentiment. Jusque maintenant, croyons-nous, cette explication ne trouvera pas de contradicteurs.

Mais, revenu au jour, c’est-à-dire sorti du théâtre de Bayreuth, l’esprit ne peut se contenter de cette compréhension ou du moins cherche à la préciser et à l’approfondir. Il y a ainsi deux degrés de compréhension : la compréhension provenant de la perception, et la compréhension qui s’opère quand l’esprit n’est plus sous l’impression de l’atmosphère acoustique et optique. Il s’agit, en un mot, de comprendre le « symbole » contenu dans cette œuvre.

Pour atteindre ce but, nous devons rechercher le moment de la vie de Wagner où a été conçu Parsifal, et quel est le milieu intellectuel où cette conception s’est développée.

Wagner, dans des lettres parues dans la Deutsche Rundschau de février-mars 1887, dit, le 28 septembre 1865, qu’il a terminé les Nibelungen et commencé un Parsifal. Or, en ce temps, l’Allemagne, après tant d’années d’ignorance, apprenait qu’elle possédait un grand philosophe de plus. On commençait à connaître die Welt als Wille und Vorstellung d’Arthur Schopenhauer LXII ; Wagner fut un de ses premiers partisans et lui dédia un exemplaire de la Tétralogie.

Il nous faut donc étudier les idées de Schopenhauer sur la souffrance ; et, en y joignant des extraits des Gesammelte schriften de Richard Wagner, nous pourrons voir si leurs théories peuvent concorder avec la signification de Parsifal.

« Nous avons trouvé, dit Shopenhauer, la vie en totalité ayant pour essence la douleur, et nous avons vu comment chaque désir vient d’un besoin, d’un manque, d’une souffrance ; chaque adoucissement n’est qu’une souffrance reportée plus loin. Nus joies trompent notre désir ; elles sont négatives de nature et marquent seulement pour nous la fin d’un malheur (Die Welt als Wille, IV, 67) ». Wagner (1879) écrit ceci : « Aux sages se découvrit le secret du monde, qui consiste en un pénible mouvement de déchirement. » La Douleur est donc la base de l’existence humaine d’après ces deux philosophes.

Mais, quel est notre moyen de salut (Heilsordnung) ? C’est de nous débarrasser du désir de vivre (des Willens zum Leben) et la douleur nous y pousse. « Il serait plus exact de placer le but de la vie dans la souffrance (Wehe) que dans le bien-être. Plus on souffre, plus on est près du vrai but de la vie. En fait, la douleur est le processus de la délivrance par lequel seul, dans la plupart des cas, l’homme se purifie, c’est-à-dire est détourné du désir de la vie (IV, 49, 729 et seq.) ». Et Schopenhauer dit autre part : « La vie est comme un processus de purification dont la lessive est la douleur. »

Mais à la Leiden (souffrance) vient s’ajouter la Mitleid (pitié) c’est-à-dire la reconnaissance de la souffrance du monde comme de la sienne, « La pitié, dit Schopenhauer, est la reconnaissance de la souffrance étrangère ». Il rétablit le phénomène suivant : « La souffrance, sentie immédiatement, revient à la perception comme représentée étrangère (comme si elle arrivait à un autre), on y compatit comme telle et on la sent soudain redevenir sienne, et c’est de cette répercussion de la réflexion que proviennent les larmes, qui représentent donc la pitié qu’on a pour soi-même (Mitleid fur sich selbst) ».

« L’homme qui a pénétré le secret du monde, d’après Schopenhauer, connaît tout, embrasse l’essence de tout, trouve l’humanité en proie à un effort vain, à un combat intérieur et à une souffrance ; il voit partout où il regarde l’homme souffrant et aussi l’animalité. Tout cela lui est plus proche que sa propre personne ». Il a levé le voile de Maja : le « principium individuationis » est écarté ; « il ne fait plus d’égoïste différence entre sa personne et celle des autres, mats prend à la souffrance étrangère autant de part qu’à la sienne ; par suite, il est prêt à sacrifier son individu, pour sauver ainsi plusieurs autres frères en souffrance (IV, 68). »

Wagner (1880, 258) : « Nous voyons le saint surpasser encore le héros (Parsifal surpasser Siegfried) dans sa passion pour la souffrance et le sacrifice. »

Nous arrivons ici, dans le développement de la théorie Schopenhauérienne, à l’étude du Christianisme, et cela nous donne l’occasion d’examiner une explication que l’on a donnée de Parsifal. On voudrait y voir une apologie de la religion du Christianisme. M. Ernst (Revue Contemporaine) y voyait « la patrie chrétienne ». Dernièrement enfin, M. de Villiers de l’Isle-Adam (Revue Wagnérienne, 3e année, V, 198) racontait un entretien qu’il avait eu avec Wagner en 1863, où le maître disait : « Sachez qu’avant tout je suis Chrétien. » Nous ne pensons pas, comme M. Ernst, qu’il faille négliger les souvenirs personnels de ceux qui ont eu le bonheur d’entendre le maître ; mais nous ne les acceptons que quand, comme ici, ils viennent d’un témoin digne de foi et qu’ils sont datés.

Que faut-il conclure ? Wagner était-il Chrétien ou non ? Parsifal est-il une apologie du Christianisme ? Nous répondrons oui, après avoir étudié les œuvres théoriques de Wagner ; mais nous devons exposer comment Schopenhauer et Wagner comprenaient le Christianisme.

Schopenhauer y voyait contenue la grande vérité« du besoin de la délivrance de l’exister et l’assouvissement de ce besoin par la négation du vouloir (IV, 733). » « C’est en concordance avec ce principe que, dans l’Évangile Chrétien, la sainteté de la souffrance nous est démontrée, et que la Croix, ce chef-d’œuvre de souffrance, est le symbole primordial de la religion chrétienne. » Wagner (1880) : « Un être a pris pour lui le péché énorme de tout ce qui existe (entendre ici par péché ce que dit Calderon : le plus grand péché de l’homme est d’être né) ; il l’a expié par sa mort. Par elle tout ce qui respire et vit s’est senti décliner. »

En un mot, Schopenhauer et Wagner voient dans le Christianisme, comme dans le Bouddhisme, des représentations de leur philosophie. Mais pour eux il n’a rien de commun avec la religion vulgaire : « Les résultats moraux du Christianisme, on les trouve chez moi expliqués par l’étude de la nature et basés sur elle, tandis que dans le Christianisme ils ne le sont que par de simples fables (Parerga, I, 143) », et autre part : « Pour faire entrer ce principe (délivrance de la vie), le Christianisme dut se servir de véhicules mystiques (Mysthichen vehikels) comme par exemple du calice qui devait sauver les hommes. » Wagner (1880, 273) : « Ce qui devait perdre l’Eglise chrétienne fut l’assimilation de cet être divin sur la croix avec le créateur juif du ciel et de la terre, et de joindre avec ce Dieu colère et vengeur, le sauveur des pauvres, qui s’est sacrifié par amour de tout ce qui existe.

En résumé, Wagner et son Parsifal sont chrétiens, mais la légende de Parsifal, tout cet appareil religieux n’est, pour nous servir de l’expression de Schopenhauer, qu’« un véhicule mystique » qui nous représente la religion de la Pitié.

Reprenons l’exposé de la théorie énoncée plus haut. Une fois arrivé à la connaissance du monde, que fait l’homme ? Ici se séparent les deux penseurs : Schopenhauer conclut à l’Ascétisme : « La volonté se détourne du monde ; il éprouve une répulsion de l’espèce dont il est un produit ; il nie le vouloir et punit la tromperie du corps (la propagation de l’espèce) par la Chasteté. » Wagner semble s’être arrêté à la période du dévouement. Déjà dans la Tétralogie, la fin, est contradictoire avec toute l’essence de l’œuvre, en ce sens que le « Wille zum leben » est glorifié (voir le texte et non la partition). Cela s’explique par le fonds du génie de Wagner qui fut toujours socialiste. « Qui peut, dit-il dans sa lettre sur Parsifal, regarder ce monde organisé par la ruse, l’imposture et l’hypocrisie, par le meurtre et le vol légalisés, sans avoir à se détourner de lui avec une répugnance pleine de frisson ? » Il se détourne de ce monde, mais pour en chercher et fonder un autre, et Parsifal est la réalisation de ce rêve, de ce but qu’il avait indiqué : « Le but est : l’homme fort et beau ; la Révolution lui donnera la force, l’Art lui donnera la beauté ! (III, 40) » Et autre part : « Unis, nous formerons le lien de la sainte Nécessité, et le baiser fraternel qui scellera ce lien sera l’Œuvre d’Art commune de l’Avenir : en elle nous serons un : « Divulgateurs et montreurs de la Nécessité, sachants de l’Inconscient, voulants de l’Involontaire, témoins de la Nature, — hommes heureux ! »

Dans l’œuvre elle-même on suit pas à pas le développement de la théorie Schopenhauérienne. Nous diviserons cette analyse en trois parties : 1° Der Reine Thor : 2° Durch mitleid ;3° Wissend.

 

Der Reine ThorLXIII.

Parsifal représente pour nous, au commencement de l’œuvre, l’homme ignorant l’essence de la vie, se contentant de satisfaire ses désirs (Wille zum Leben) ne sachant ce qui est bon ou mauvais. « Wer ist gut ? » demande-t-il à Gurnemanz. A un moment de sa vie il rencontre enfin la Douleur. Elle l’avait déjà comme enveloppé de son influence dès son berceau. Sa mère, Herzeleide (souffrance du cœur), le berçait en pleurant : « Ihm weckt’am Morgen — der heisse Thau der Mutter Thraenen (la chaude rosée des larmes de sa mère le réveillait au matin). » Il l’a quittée et elle est morte de douleur : « Ihm brach das Leid das Herz, und — Herzeleide starb. » Sur le territoire du Gral, par caprice d’enfant, il tue un cygne et trouble ainsi la tranquillité sacrée de la nature, qui est comme un asile salutaire pour l’homme souffrant. « (Il volait (le cygne), dit Gurnemauz, au-dessus du lac, qu’il consacrait pour le bain salutaire.) » C’est à ce moment que la nouvelle de la mort de sa mère, lui est annoncée brusquement, et avec elle, apparaît pour la première fois chez lui la douleur, et, comme la première fois qu’elle atteint l’homme, elle lui semble une blessure physique. Mais cette impression disparaît et, devant le spectacle de la douleur que lui présente Gurnemanz, il reste ignorant et froid. Cependant la plainte d’Amfortas a trouvé écho en lui. Il est resté insensible à l’invitation des chevaliers de venir à eux, et Gurnemanz le chasse, comme indigne de comprendre. Ainsi l’homme, dans son désir de vivre, ne comprend pas le spectacle que lui présente la vie : il en ignore et veut en ignorer le sens.

Durch Mitleid.

Dans le jardin enchanté du magicien Klingsor, la volupté et l’amour se présentent pour la première fois à Parsifal : les Filles-fleurs par leur influence amollissent ce cœur, resté fermé aux sentiments de tendresse ; le baiser de Kundry lui révèle l’amour ; mais, en même temps, la plainte de l’homme souffrant lui revient à la mémoire. Derrière cette joie il aperçoit la tristesse et reconnaît, comme dirait Schopenhauer, la « tromperie du corps », il aperçoit la souffrance que donne le désir (das sehnen, das furchtbare sehnen), et le secret du monde, la souffrance, lui apparaît dévoilé ; il se souvient d’avoir vu sur sa route des hommes qui souffraient, et sa propre souffrance, il la réunit avec la leur (Des Heilands Klage da vernehm ich, die Klage, ach ! die Klage… Die Brüder dort in grausen Noethen — den Leib mit quaelen und ertroeten). La femme, qui lui a donné la connaissance de la douleur, souffre aussi du désir, elle attend la délivrance de la malédiction qui pèse sur elle. (Kann nicht weinen). « Les larmes, dit Schopenhauer, nous apparaissent comme signe de pitié et de bonté » parce que nous sentons que celui qui peut encore pleurer, peut aussi nécessairement aimer, être capable de pitié pour lui-même et les autres : Liebe ist Mitleid (die Welt als Wille, 443). En présence de la souffrance du inonde, Parsifal a compris sa mission.

 

Wissend.

« Il sait », mais il lui reste à exécuter son « vouloir » c’est-à-dire à délivrer le Gral et le monde. « Doch wer erkennt ihn klar und hell, des einz’gen Heiles wahren Quell ? » « Oh, dit-il, misère malédiction apportée contre toute tentative de délivrance ! en proie au désir du plus haut salut, être contraint de languir près de la source de toute perdition. » La malédiction de Kundry, qui le voue à l’erreur (Irre, Irre, dich weih ich ihn zum geleit ?) n’est autre chose que la nature même de l’homme qui s’oppose à son salut. Longtemps, dans des sentiers sans issue, dans des combats et des marches, il cherche son chemin (in pfadlosen Irren, jagt’ ein wilder Fluch mich ùmher…)

Enfin il l’atteint, ce but tant désiré. Il se repose, avant de continuer sa-route, et la nature, « qui attend sa délivrance de l’homme » resplendit autour de lui — c’est le miracle du vendredi-saint, — « Toute créature, dit Gurnemar, se réjouit aujourd’hui : elle regarde vers l’homme délivré (nun freut sich aile Kreatur…) La femme pécheresse aux pieds de Parsifal a retrouvé enfin les larmes (ich sah sie welken, die mir lachten) : « je les vis pleurer elles qui autrefois riaient : aujourd’hui aspirent-elles enfin à la délivrance ? » Il se lève et poursuit sa marche vers le Gral et là délivre Amfortas de sa blessure. « Bénie soit ta souffrance, lui dit-il, elle qui a donné au simple la force toute puissante de la pitié et le pouvoir de la pure connaissance. » Il monte enfin sur l’autel, prêtre à la fois et victime, comme dit Schopenhauer, pour célébrer le sacrifice, et, tandis que le monde contemple son sauveur levant le calice dans la lumière, du haut de la coupole descendent les paroles : Hoechsten Heiles Wunde ! Erlæsung dem Erlæser ! qui signifient que le sauveur des autres s’est délivré lui-même de l’illusion du monde par la connaissance et la pitié.

Tel est, pour nous, le symbole de Parsifal, que Wagner a entouré du rayonnement de sa musique et de sa poésie.

IX §

Les fêtes de Bayreuth §

Répétitions §

Maîtres Chanteurs :

instruments à vent : 27, 28 juin.

instruments à cordes : 27, 28.

orchestre : 29.

chœurs : 27, 28, 29, 30 juin, 1, 2, 3, 4, 5 juillet.

solos : 37 juin ; avec les chœurs : 28, 29, 30.

scène, au piano : 30 juin, 1, 2 juillet.

scène avec orchestre : 3, 4, 5, 6 juillet.

Parsifal :

instruments à vent : 7, 3.

instruments à cordes : 7, 8.

orchestre : 8, 9.

chœurs : 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14.

solos : 7, 8, 9, 10 : avec chœurs : 7, 8, 9.

scène, au piano : 10, 11.

scène, avec orchestre : 11, 12, 13, 14.

Maîtres Chanteurs :

scène, avec orch. : 16 juillet, 9 h. et 5 h

ensemble : 18, 9 heures et 5 heures,

généralement : 20, 4 heures.

Parsifal :

ensemble : 17, 9 heures et 5 heures.

généralement : 19, 4 heures.

Représentations §

Parsifal : 22, 25, 29 juillet, 1, 5, 8, 12, 15, 19 août.

Maîtres Chanteurs : 23, 26, 30 juillet, 2, 6, 9, 13, 16 août.

Interprétation §

Dirigeants : Hans Richfer (Vienne) ; Félix Mottl (Carlsruhe).

Directeur des chœurs : Julien Kniese (Breslau),

Répétiteurs et assistants : Porges (Munich), Franck (Rotterdam), Armbruster (Londres), Bopp (Carlsruhe), Merz (Munich), Singer (Heidelberg), Schlœsser (Munich).

Régisseur : Harlacher (Carlsruhe).

Scénerie, chefs : Kranich et Meissner (Darmstad).

Décors : pour Parsifal, Brüchner (Cobourg) et de Joukowsky ; pour les Maîtres, Brüchner.

Costumes : pour Parsifal, d’après de Joukowsky ; pour les Maîtres, d’après Flüggen (Munich).

Kundry : Therese Malten (Dresde) ; Amalie Materna (Vienne) ; Rosa Sucher (Hambourg).

Parsifal : Heinrich Gudehus (Dresde) ; Ernst van Dyck (Anvèrs) ; Hermann Winkelmann (Vienne).

Amfortas : Theodor Reichmann (Vienne) ; Carl Scheidemantel (Dresde).

Klingsok : Fritz Plank (Carlsruhe) ; Carl Scheidemandel.

Gurnemanz : Gustav Gillmeister (Hanovre) ; Heinrich Wicgand (Hambourg).

Alto-solo : Gisela Staudigl (Berlin).

Les solos des Filles-Fleurs : Mmes Bettaque, Dietrich, Fritzsch, Hedinger, Kaiser, Rigl.

Sachs : Fritz, Plank ; Theodor Reichmann ; Carl Scheidemandel.

Pogner : Carl Gillmeister ; Heinrich Wiegand ;

Beckmesser : Friedrich Friedrichs (Brème) ; B. Kürner (Carlsruhe).

Kothner : Emil Hettstaedt (Halle) ; Fritz Plank.

Walther : Heinrich Gudehus ; Hermann Winkelmann.

David : C. Hcdmondt (Leipzig) ; S. Hofmüller (Darmstadt).

Eva : Kathi Bettaque (Brème) ; Therese Malten ; Rosa Suchcr.

Magdalene : Gisela Staudigl.

Notes chronologiques sur l’Anneau du Nibelung §

Wollendet das ewige Werk […]

Wie im Traum ich ihn trug, wie mein Wille ihn wies, stark and schœn steht er zum Schau ; hehrer, herrlichen Bau !LXIV

 

Une chronologie complète de l’Anneau du Nibelung serait chose très longue et très compliquée, et en même temps elle serait fragmentaire, car il nous manque encore trop de documents pour pouvoir la faire parfaite. Par contre, les faits généraux qui se rapportent aux origines de la Tétralogie de Wagner sont du plus haut intérêt, tant pour la connaissance de l’œuvre que de l’homme, et ils sont presque généralement inconnus. Ce sont ces faits généraux que je vais essayer de raconter.

Pour plus de clarté, je diviserai mon sujet en trois parties : je parlerai d’abord du poème, ensuite de la musique, et en dernier lieu des autres œuvres musicales et écrits qui datent de l’époque de trente ans qui s’est écoulée depuis les premières origines de l’Anneau du Nibelung jusqu’à son complet achèvement.

 

Le poème §

Notons tout de suite un fait essentiel : c’est qu’il existe deux versions du poème dramatique nommé aujourd’hui Der Ring des Niebelungen (l’Anneau du Nibelung). Il en existe deux, et il n’en existe que deux. La première fut écrite en 1848 et publiée pour la première fois en 1871 (si je ne me trompe) ; la seconde fut écrite en 1852, et elle est la rédaction définitive de l’Anneau du Nibelung, tel que nous le connaissons aujourd’hui. Une première édition particulière de ce poème écrit en 1852 parut en janvier 1853, la première édition pour la vente en 1863, et cette dernière contenait des changements de détails assez intéressants ; mais la chose que je tiens à constater et à fixer, c’est que ce poème de 1852 est dans toute sa conception et presque dans chaque détail d’exécution identique à celui de la partition, et qu’il n’y a donc lieu de distinguer que deux rédactions, celle de 1848 et celle de 1852.

Le poème de 1848. — Ce n’est pas un poème versifié, mais une esquisse très complète et très détaillée, en forme de récit, « le Mythe des Nibelungs : esquisse d’un drame ». Ce travail est suivi d’un essai de dramatisation du dernier épisode, c’est-à-dire, de la mort de Siegfried, mais ce poème d’opéra « La Mort de Siegfried » est bien moins intéressant que l’esquisse qui le précède.

Qu’est-ce que cette esquisse ? C’est une tentative fort habile pour mettre sur la scène les principaux faits de la mythologie allemande, et pour condenser tout cet amas de vieilles légendes dans une histoire simple et intéressante. Wagner nous dit lui-même que c’était là le résultat de longues et ardues études.

Le récit est identique à celui de l’Anneau du Nibelung tel que nous le connaissons aujourd’hui ; c’est-à-dire, la fable — ce qu’on nomme vulgairement l’action — du drame est la même ; c’est absolument la même série d’événements ». Albérich vole l’or du Rhin, il en forme l’anneau magique, il aspire à l’omnipotence, — Wotan lui dérobe l’anneau, qu’il donne aux géants en paiement de Walhall, — les Dieux cherchent un homme qui expie leur faute, Siegmund aime Sieglinde, Siegfried est recueilli par Mime, il tue le dragon, se saisit de l’anneau et réveille Brünnhilde, il meurt par la main de Hagen, et Brünnhilde meurt avec Grane sur son bûcher. On voit que c’est strictement la même suite d’événements que dans le poème ultérieur.

Ce qui manque dans ce drame, c’est tout motif intérieur, moral. Il n’est pas question du conflit entre l’amour et l’or dans le cœur des personnages. Albérich est un voleur qui espère, grâce à l’or et aux autres métaux que renferme la terre, se conquérir le monde ; il n’est aucunement question de ce que « celui seul qui maudit l’amour saura se servir de l’or ». La faute des dieux, c’est de lui avoir dérobé l’anneau pour en faire un si piteux usage, et d’avoir enterré la liberté, l’âme ces Nifibelungs, sous le ventre de l’oisif dragon. » Lorsqu’un homme se. sera trouvé pour reconquérir cet anneau, et pour briser l’esclavage des Nibelungs en redonnant l’anneau aux Filles du Rhin (ce que les Dieux eux-mêmes ne peuvent faire à cause de leur contrat avec les Géants), tout sera pour le mieux, et les Dieux, les Nains (ou Nibelungs) et les Géants pourront vivre heureux à tout jamais. Oui, même les Géants, car ils ne s’étaient pas entretués comme Fafner et Fasolt, et le dragon que Siegfried tue est simplement un animal à leur service ! C’est une bonne légende de peuples très simples.

La seule idée vraiment profonde que Wagner ait introduite — et encore n’est-elle que vaguement indiquée — c’est celle de l’expiation de la faute des Dieux par la mort d’un homme, Siegfried. Et c’est là un exemple de son penchant pour les propositions antithétiques, car au même moment il esquissait Jésus de Nazareth, le drame du Dieu qui meurt pour expier la fauta des hommes ; de même que plus tard nous voyons Tristan, la mort par amour, le pousser à créer les Vainqueurs, le renoncement absolu à l’amour. — Mais quant à tout le reste, ce n’est au fond qu’une condensation, qu’une dramatisation de vieux mythes ; un effort qu’on aurait certes tort de déprécier, surtout puisqu’il a fourni un cadre si précieux à la tragédie ultérieure. Mais ce que je tiens à faire saisir du lecteur, c’est à quel point ce projet de 1848 n’est vraiment rien que cela, rien qu’une mise en œuvre de traditions mythologiques ; car j’espère qu’ils sentiront alors très clairement combien différent est le second poème, celui que nous connaissons tous aujourd’hui, et qu’ils comprendront combien il y a de puérilité à ne voir dans ce dernier que des mythologies dramatisées, ou à faire de savantes recherches dans les Eddas et les Sagas sur « les origines de l’Anneau du Nibelung ».

Le poème de 1852. — Le cadre extérieur de ce poème est le même que celui du précédent. Mais à cette série d’événements extérieurs, d’aventures, est venu s’ajouter un nouveau drame, exclusivement intérieur, — le drame de Wotan.

Dans la rédaction de 1848 Wotan était à peine nommé, comme chef des Dieux ; en général, Wagner y parle des Dieux su pluriel, comme des Nibelungs et des Géants. Aujourd’hui Wotan est le point central, autour duquel tout rayonne ; tout part de lui, et — constamment — chaque action des autres personnages est ramenée à tus, et n’acquiert une vraie signification que par son rapport à lui. Ce drame de Wotan n’est donc point, ainsi qu’il pourrait paraître, parallèle à l’autre, il en est l’âme même ; la suite des aventures est ici fortuite, et n’a un sens nécessaire et éternellement vrai que vue réfléchie dans l’âme de Wotan, laquelle est devenue la seule chose essentielle.

Dans ce second poème, toute « l’histoire » subsiste, ainsi que je l’ai dit, mais elle n’est au fond qu’un cadre indifférent, valant surtout par son pittoresque, et par le fait que son éloignement, son entourage fantastique de dragons, d’ondines, d’oiseaux qui parlent, etc., le reculent dans un pays lointain ce rêve, et font que le « purement humain », débarrassé de toutes contingences, nous reste seul. Et ce « purement humain », le seul personnage tout à fait vivant et vrai de ce drame, c’est Wotan.

Le fait qu’on ne peut posséder en même temps l’Amour et l’Or, et le conflit qui en naît dans l’âme consciente de ce fait (l’âme de Wotan) : voilà maintenant l’unique sujet du drame. Qu’on mette pour Amour et Or, Dieu et Mammon, Sagesse et Science, tout ce que l’on voudra, et pour Wotan un homme quelconque, innommé, mais c sachant » (un homme qui a étreint la toute-sage Wala de ses bras désespérés !). — Une fois ce point central posé — le conflit dans l’âme de Wotan, — il se reflète, quoique plus ou moins symbolisé, dans tous les autres personnages. Chez Wotan seul le conflit est tout à fait vivant et vrai ; chez les autres il l’est moins, d’abord à cause de leur manque de pleine conscience, et ensuite parce que — au fond — nous les voyons tous d’un point de vue unique, qui est précisément l’âme de Wotan.

Il résulte de tout ceci, que lorsque Wagner accepta l’esquisse ce 1848 comme cadre pour son nouveau drame de 1852, il eut à y opérer quelques changements et surtout à y faire d’importantes additions. Il fallait dès le début nous rendre visible, palpable, ce fait qu’on ne peut posséder l’Amour et l’Or en même temps ; il fallait nous faire voir de nos yeux le conflit intérieur entre le désir de l’Or et la soif de l’Amour ; et il fallait nous montrer la Mort, que ce conflit entraîne inévitablement. C’est ce que Wagner a fait, en partie par une série de scènes nouvelles, en partie par une foule de modifications de détails qui passent inaperçus à l’œil banal, quoiqu’ils changent la nature du drame du tout au tout.

Voici — en grands traits seulement — les principaux changements que présente le poème de 1852 en regard de celui de 1848. — La chose la plus visible est la série de scènes créées pour Wotan : dans Rheingold, la scène entre Wotan et les Géants à propos de Freia ; dans la Walküre, la grande scène de Wotan au second acte (que Wagner nomme, dans une lettre à Liszt, la « scène la plus importante des quatre drames ») ; dans Siegfried, les scènes de Wotan et Mime, Wotan et Alberich, Wotan et Erda (le second point culminant du drame), Wotan et Siegfried. Dans la Goetterdæmmerung on remarquera les scènes des Nornes, de Waltraute et Brunnhilde, d’Alberich et Hagen, qui existaient dans le texte de La Mort de Siegfried, mais n’y servaient qu’à raconter des incidents passés, tandis qu’aujourd’hui — entièrement refondues — elles sont tout entières consacrées au seul vrai héros du drame, au Wotan invisible. — Parmi les changements qui ne touchent pas directement l’âme de Wotan, le plus important est celui-ci : que le fait matériel du vol de For devient tout à fait secondaire, puisque « celui seul qui maudira l’amour saura forger l’anneau magique ». Il résulte de ceci deux choses : d’abord, que dès la première scène, l’antagonisme insurmontable entre l’Or et l’Amour est établi, et ensuite, qu’Alberich — de simple voleur qu’il était — devient un personnage tragique. Et c’est sa malédiction de l’amour, c’est la puissance de ce renoncement, qui donne plus tard à la malédiction qu’il attache à l’anneau qu’on lui dérobe la force dramatique et vivante93. — Pour faire voir comment Wagner — sans changer beaucoup le cours apparent de la fable — introduit partout ce conflit entre l’Or et l’Amour, je citerai le cas des Géants. Dans le premier poème ils exigeaient simplement des Dieux, en paiement de Walhall, le trésor de leurs ennemis, les Nibelungs : ici, au contraire, c’est Freia, la déesse de la jeunesse et de la beauté qu’ils ont voulu gagner, « pour qu’une femme vienne habiter chez nous autres, pauvres géants, une femme belle et douce ». Ils ne renoncent à ce rêve d’amour que sous la séduction de l’or que l’astucieux Loge fait briller à leurs yeux. Et encore le conflit qui en naît entraîne-t-il la mort immédiate d’un des deux frères, qui tombe assassiné par l’autre, tandis que ce dernier, dans sa crainte de se voir voler l’or, est forcé de se transformer lui-même en dragon, et qu’il meurt ainsi plus tard de la main de Siegfried. — Je ferai aussi remarquer comment, dans le second acte de la Mort de Siegfried, toutes les Walküres venaient plaindre Brünnhilde et lui parler de leurs exploits, tandis que maintenant c’est Waltraute seule qui vient lui parler de Wotan, lui décrire la détresse du Dieu, et la supplier de rendre l’anneau maudit au Rhin, ce que Brünnhilde refuse de faire : « Que plutôt toute la magnificence de Walhall tombe en ruines ! » — Et ainsi de suite. On verra que chez chaque personnage, et à chaque moment, c’est ce conflit intérieur qui est devenu le vrai drame94.

Mais c’est dans la conclusion du poème de 1852 comparée à celle du poème de 1848 que se manifeste de la façon la plus éclatante la profonde différence qui existe entre ces deux œuvres, si pareilles à première vue. Dans le poème de 1848, la mort de Siegfried était une expiation matérielle, grâce à laquelle Brünnhilde, redevenue Walküre, pouvait annoncer aux Dieux « la puissance éternelle », et leur amener Siegfried, pour qu’il jouisse dans Walhall de « délices éternelles », — tandis qu’Albérich et les Nibelungs redevenaient libres et heureux, affranchis du joug de l’Anneau, qui retournait sourire à tout jamais aux Filles du Rhin, — Dans le nouveau poème, la mort de Siegfried sert « à rendre sachante une femme », à lui enseigner « ce qui est bon au Dieu », Brünnhilde lance de sa main « l’incendie dans le burg resplendissant de Walhall »… « Repose, repose, ô Dieu ! » Et elle, Brünnhilde, le Wotan-femme, « ferme derrière elle les portes grandes ouvertes de l’éternel Devenir, pour entrer dans le très saint pays de son choix, le pays sans désir et sans illusion » ; … la plus profonde souffrance d’amour m’ouvrit les yeux : je vis finir le monde. »

J’ai cru utile d’insister sur ce point capital de la différence profonde entre les deux poèmes : c’est la seule chose qu’il soit indispensable de connaître pour comprendre et juger le poème de l’Anneau du Nibelung, et c’est en même temps un des faits les plus importants et les moins connus pour comprendre et juger l’évolution artistique qui s’est complétée et terminée dans l’âme de Wagner entre 1848 et 1852, c’est-à-dire, entre sa trente-cinquième et sa trente-neuvième année.

Voici maintenant quelques dates précises sur la genèse de ce second poème. Cette genèse est assez intéressante pour qu’on puisse en recommander l’étude même à ceux qui n’aiment point les dates.

Dès 1848 Wagner avait donc en main son « Esquisse de drame » et l’essai complet de dramatisation du dernier épisode, poème d’opéra qu’il nommait la Mort de Siegfried. Et dès ce moment il ne cesse de penser sérieusement à mettre ce drame en musique. En juin 1849, par exemple, il écrit à Liszt : « Je t’enverrai cet opéra dans six mois. » En 1850 et en 1851 il en parle de nouveau. Mais à mesure que le désir de le faire s’accentuait, il s’apercevait « que l’œuvre, dans cette forme-là, n’était point viable sur la scène » (iv, 416). — Pour essayer ce parer autant que possible aux défauts de cette pièce, il imagina, dans les premiers mois de 1851, de mettre sur la scène la jeunesse ce Siegfried (telle qu’il l’avait déjà conçue dans son Esquisse de drame), et de montrer dans cet autre opéra quelques-uns des exploits dont on parlait dans le premier ; il écrivit donc un poème d’opéra intitulé le Jeune Siegfried, qu’il termina le 24 juin 1851. (Nous n’en possédons malheureusement pas le texte, qu’il donna, je crois, à Liszt.) Mais il reconnut bientôt que la même chose lui était arrivée pour son Jeune Siegfried que pour la Mort de Siegfried. Des faits très importants de la fable n’étaient que racontés : par exemple, tout le drame de Siegmund et Sieglinde, et le châtiment de Brünnhilde étaient contenus dans un récit que Brünnhilde faisait lorsque Siegfried la réveillait. Et ce qui était bien plus grave, ce qui paralysait Wagner complètement, c’était — sans aucun doute — que ces deux projets, ainsi que toute son Esquisse de drame, ne répondaient aucunement à l’idéal qu’il venait de dresser, précisément en 1850-1851, dans ses deux écrits : l’Œuvre d’art de l’avenir et Opéra et drame. Certes ce n’était point ici c ce suprême œuvre d’art, le drame ». — Cependant, les besoins matériels forçaient le maître à essayer quand même de terminer ces opéras, que la cour de Weimar lui payait ; et en septembre 1851 il commençait à esquisser la musique du Jeune Siegfried. En octobre, déjà, il cessait cette tentative futile, qui fut sa dernière tentative d’opéra. Et le 3 novembre 1851, il annonce, pour la première fois, qu’il « projette de faire trois drames avec une introduction, et qu’il sera forcé de briser fous ses liens avec Weimar » (lettre inédite). Et peu de semaines après (décembre 1851), il termine sa Communication à mes amis en disant : « Je n’écris plus d’opéras ; ne voulant point inventer un nouveau mot, je nommerai mes œuvres des drames, car c’est le mot qui indique le plus clairement quel est le point de vue auquel il faut se placer pour juger ce que j’ai voulu faire ». Et il ajoute : « Dorénavant je n’ai plus rien à faire avec votre théâtre moderne ».

Voilà donc fait le grand pas en avant ! Voilà l’évolution artistique accomplie, — Wagner « devenu sachant » ! Et cette évolution dans l’âme du maître trouve immédiatement sa manifestation artistique dans la conception du nouveau drame, de l’Anneau du Nibelung.

Dès que sa santé — fortement ébranlée par ce qui venait de se passer en lui — fut un peu rétablie, Wagner se mit à son nouveau projet de drame. — Le 23 mars 1852, il écrit : « Le grand poème m’absorbe de plus en plus ; il faut que je m’y mette bientôt » (lettre inédite). Le 29 mai 1852 il annonce à Liszt que « l’esquisse de toute la tétralogie du Nibelung est finie »95. —  Une fois le plan général terminé, il versifia d’abord la Walküre, qu’il termina le 1 juillet 1852, ensuite le Rheingold, qu’il acheva dans les premiers jours de novembre 1852 ; ensuite il refit à nouveau le drame du Jeune Siegfried (aujourd’hui Siegfried) et de la Mort de Siegfried (aujourd’hui nommé Goetterdammerung.). Vers Noël 1852, il lisait le Ring en entier à ses amis de Zurich (Mémoires de madame Wille), et le 11 février 1853 il envoyait à Liszt les exemplaires de cette première édition qu’il avait fait imprimer à ses frais, pour ses seuls amis.

En 1863 fut publiée la première édition publique du poème ; je juge inutile de parler des variantes qu’elle renferme. En 1873 parut une seconde édition ; enfin en 1876, l’édition de Schott que tout le monde connaît, et qui contient également une quantité innombrable de variantes de mots et de phrases, tant par rapport à l’édition de 1853, que par rapport à la partition. — Il existe encore d’autres éditions ; mais cette étude étant une étude artistique, non bibliographique, je renvoie ceux de nos lecteurs qui désireraient de plus amples renseignements aux. catalogues de Kastner et d’Oesterlein.

La musique §

La corrélation entre la pensée poétique et la pensée musicale est si intime chez Wagner, que tout essai de vraie chronologie musicale pour ses œuvres est chose bien délicate et bien sujette à caution. Comment se rendre compte, par exemple, de la part que l’intuition musicale a eue dans la conception et dans l’exécution d’un de ses poèmes ? Et comment suivre cette cristallisation lente d’une inspiration musicale vaguement générale, extrêmement élastique, à un motif précis et clair ? Je doute que même l’autobiographie nous apporte beaucoup de renseignements sur ce sujet, et dans tous les cas je considère la valeur artistique et psychologique des dates qui vont suivre comme bien inférieure à celle des dates du poème. Car ma connaissance de Wagner me donne la certitude que la création d’une partition était, chez lui, toujours une œuvre « d’après coup », un travail en un certain sens mécanique. Nous le voyons, par exemple, jeter sur le papier — quand on le lui demande — des thèmes musicaux qui n’acquièrent leur plein développement qu’un quart de siècle plus tard, lorsque les circonstances lui permettent de faire la partition. — Je crois que pour Wagner le poème était — pour ainsi dire — une chose bien plus fortuite que la musique ; celle-ci, au contraire, était nécessaire, elle ne pouvait être autrement, elle répondait à un ordre de vérité plus vague dans un certain sens et pour lequel la fable dramatique pouvait en conséquence varier, mais de vérité plus profonde dans sa généralité, plus certaine, plus absolue. Nous voyons, par exemple, que tandis que Wagner faisait d’assez nombreux projets de poèmes, qu’il laissait ensuite de côté. n’en conservant que quelque conception générale pour un autre drame, il prenait au contraire telle mélodie notée pour un de ces drames restés à l’état de projet, et l’introduisait telle quelle dans une autre œuvre. Un exemple frappant est la mélodie conçue pour caractériser Boudha, le renonciateur (dans les Vainqueurs), qui s’épanouit maintenant dans la scène de l’évocation d’Erda, lorsque Wotan déclare renoncer au pouvoir en faveur de « l’Éternel Jeune ». Et sans aucun doute, des mélodies de Wieland ont passé dans Siegfried, des mélodies de Jésus de Nazareth dans Parsifal, et de Tristan (premier projet du troisième acte) dans Parsifal, etc. — Il me semblerait donc bien puéril de prétendre suivre pas à pas la genèse de la musique de l’Anneau du Nibelung.

Voici, par exemple, quelques détails intéressants, mais qui viendront à l’appui de ce que j’avance. — Déjà en 1848, plusieurs mélodies qui aujourd’hui sont une partie importante de la charpente symphonique du Ring existaient. — Le thème principal de la Chevauchée des Walküres, par exemple, et la mélodie que le jeune Siegfried joue sur son cor sont de cette époque (Tappert), quoique les drames dans lesquels ils apparaissent maintenant pour la première fois et dans lesquels ils acquièrent leur caractère particulier et leur signification poétique n’existassent point à ce moment. — Des lettres de 1849 et 18 50 nous montrent Wagner impatient de se mettre à la partition de sa Mort de Siegfried, dont, dit-il, « la musique lui démange les doigts ». — De suite après avoir écrit son Jeune Siegfried, en 1851, il se mit à la musique, et nul doute que de nombreuses parties du premier acte et du second de notre Siegfried sont, pour la déclamation et pour le dessin mélodique général ; de cette année. Dans une lettre (inédite) du 2 septembre 1851, il écrit : « Je fais maintenant la musique ce mon Jeune Siegfried… les phrases musicales se font toutes seules sur ces vers, sans que je m’en occupe ; cela pousse de partout comme des plantes sauvages. J’ai déjà le commencement dans ma tête, ainsi que certaines parties plastiques, telles que la musique de Fafner. » Et cependant il était à la veille d’abandonner définitivement ce projet : il en avait la musique dans la tête, mais pas encore le poème ! — En été 1853, donc pendant qu’il écrivait le poème de la Walküre, et deux ans avant qu’il ne commençât à en esquisser la partition, il donna déjà à un ami qui lui avait demandé de lui copier les paroles du chant d’amour de Siegmund la mélodie de ce chant. — Ces dates sont intéressantes, mais elles serviront, je l’espère, à faire comprendre combien il est impossible de suivre cette genèse musicale avec les très rares documents que nous possédons.

Ce qu’il est par contre facile de suivre, c’est l’achèvement définitif de tout ce travail de longues années, c’est la création des partitions. Mais on n’oubliera jamais que c’est là une chose qui dépendait le plus souvent de circonstances tout extérieures et accidentelles, et que toute conclusion psychologique ou autre qu’on voudrait déduire de telles dates est donc sujette à caution.

Rheingold fut commencé en novembre 1853 ; en octobre Wagner avait déjà écrit que la musique « lui coulait dans les veines », mais il était en voyage, en Italie, et ce n’est que rentré à Zurich, en novembre, qu’il s’y mit. L’esquisse fut terminée le 15 janvier 1854, la partition instrumentée fin mai. — Le 3 juillet 1854, Wagner écrit à Liszt que la Walküre est commencée ; la première esquisse était terminée en décembre de la même année. L’instrumentation de la Walküre fut fort retardée parle séjour de Wagner à Londres en 1855 et par les fatigues et le dégoût que lui causèrent ses fonctions de chef d’orchestre de la Philharmonie Society. Toutefois il termina l’instrumentation du premier acte en septembre-octobre (après son retour en Suisse et un séjour dans les Alpes), celle du troisième acte en mars 1856.

Déjà pendant qu’il faisait la première esquisse de la musique de la Walküre, et avant qu’il n’en commençât l’instrumentation, Wagner avait conçu le drame de Tristan et Isolde ; c’était en octobre-novembre 1854 (Correspondance Liszt-Wagner, 11, 46). Lorsqu’en 1856, la partition de la Walküre étant terminée, il s’agit pour le maître de se mettre à la partition de Siegfried, il avait à lutter non seulement contre « la lassitude engendrée par ce long travail sans but visible », mais surtout contre l’obsession de ce nouveau projet de drame, Tristan, et du drame les Vainqueurs, qu’il venait de concevoir, en mai 1856. — Le 12 juillet 1856, il écrit à Liszt : « J’espère bientôt commencer Siegfried, mais au fond je préférerais de ce moment écrire des poèmes… j’ai deux magnifiques sujets de drames, Tristan et les Vainqueurs. »

Toutefois Wagner se mit à la partition de Siegfried vers la fin de 1856. Le 6 décembre il annonce à Liszt qu’il termine l’esquisse de la première scène du premier acte ; en mi-janvier 1857 il termine l’esquisse du premier acte en entier. En mai 1857 nous le voyons occupé au commencement du second acte, car il envoie à Liszt, le 30 mai, la partition de la phrase de Fafner : « Ich lieg, und besitze », qu’il venait d’écrire le matin même96. Ces mots, on s’en souvient, sont dans la première scène du second acte. Mais Wagner poussa plus loin, car en été 1857, il joua sur le piano à M. Richard Pohl le Waldweben et la voix de l’oiseau, se servant d’une esquisse au crayon (Musik. — Wochenblatt, 1883, 537). — Cependant, le 28 juin 1857, Wagner écrit à Liszt qu’il a définitivement abandonné son projet de continuer et de finir le Ring. « J’ai conduit mon jeune Siegfried dans la solitude de la forêt ; je l’ai laissé là sous le tilleul… peut-être ce sommeil lui fera-t-il du bien ; quant à son réveil je ne puis rien prévoir… tout dépend de dispositions d’esprit indépendantes de ma volonté. Et en même temps Wagner annonce qu’il se met à Tristan.

Il semble qu’il y eut une interruption complète dans la composition de l’Anneau du Nibelung pendant huit ans. C’est en septembre 1865, à Munich, bientôt après les premières représentations de ce Tristan pour lequel il avait en 1857 abandonné son Siegfried sous Le tilleul, que Wagner se remit à la partition du second acte de Siegfried. Mais les événements qui suivirent, sa fuite de Munich, la nouvelle impossibilité ce songer à une exécution d’une œuvre telle que le Ring, semblent avoir bientôt interrompu ce travail ; et pendant les deux aimées suivantes, 1866 et 1867, nous le voyons exclusivement occupé, dans son asile sur le lac de Lucerne, à terminer la partition des Maîtres Chanteurs, à laquelle il travaillait — avec interruptions — depuis 1862.

C’est probablement après une nouvelle interruption de deux ou trois ans, que Wagner se remit vers le commencement de 1868 à Siegfried, et c’est en février 1869 (Glasenapp) qu’il termina la partition commencée en 1856. La Goetterdammerung. semble avoir été commencée cette même année, 1869. L’exécution de cette partition fut retardée par les projets de Bayreuth et par les travaux qu’ils entraînaient ; elle fut terminée, à Bayreuth, en novembre 1874, juste vingt et un ans après le commencement de la partition de Rheingold.

Et si nous nous rappelons que le premier projet d’un drame fondé sur les fables de l’Edda, cette « Esquisse d’un drame », date de 1848, et qu’il est le résultat de longues études, nous ne nous tromperons certainement pas de beaucoup en assignant au temps écoulé entre la première idée de ce drame et sa terminaison complète, une période de trente ans, de 1844 à 1874, c’est-à-dire, de la trente-et-unième à la soixante-et-unième année de la vie du maître.

Œuvres contemporaines §

Je vais rapidement énumérer les principales ouvres de Wagner qui d’une façon ou d’une autre se rattachent à cette époque de trente ans, soit qu’elles aient été conçues et exécutées en entier entre 1844 et 1874, soit qu’elles aient été terminées après 1844 ou commencées avant 1874. On verra que l’œuvre presque entière du maître est contemporaine de l’Anneau du Nibelung.

Quant aux œuvres théâtrales, elles touchent toutes à cette époque, à partir de Tannhæuser. Nous avons : les opéras, Tannhæuser (1840-1845) et Lohengrin (1842-1847) ; les drames, Tristan (1854-1859), les Maîtres Chanteurs (1845-1867) Parsifal (1855 environ-1882).

Et pour compléter ce tableau, voici les esquisses restées inachevées : Frédéric Barberousse (environ 1844-1848), Jésus de Nazareth (1848), la Mort de Siegfried, première version (1848), Achille (projet de drame mentionné dans des lettres de 1849 et 1850), Wieland le forgeron (1849-1850), le jeune Siegfried, première version (1851), les Vainqueurs (1856)97.LXV

Les écrits de tout genre qui datent de cette époque sont très nombreux, je n’en mentionnerai que les plus importants.

Voici d’abord les deux principaux écrits théoriques que le maître nous ait laissés : l’Œuvre d’art de l’avenir (1849-1850), et Opéra et drame (1850-1851). Ces deux écrits peuvent et doivent être considérés comme intimement liés à l’Anneau du Nibelung. Car, ainsi que Wagner nous dit dans sa Communication à mes amis, ce sont ses poèmes et l’intuition d’une œuvre qu’il portait en lui déjà, qui l’ont amené à faire des réflexions théoriques, à chercher à se rendre compte de ce qui lui répugnait dans les manifestations soi-disant artistiques de notre temps, et à se faire une image très nette de ce qui devait être l’œuvre d’art de l’avenir. Et si c’était ses projets de drames qui l’avaient en premier lieu inspiré à écrire ces études, c’étaient eux aussi qu’il avait devant les yeux lorsque — dans Opéra et drame — il entre dans des détails sur l’allitération, etc. Je crois même que cette préoccupation du poème spécial qu’il avait en vue est un défaut dans ce beau livre, que Wagner nomme son Testament98, et que l’Œuvre d’art de l’avenir, écrit à un moment où le Ring est moins au premier plan de ses pensées, lui est sous plusieurs rapports supérieur.

Parmi les autres écrits, je mentionnerai : la Juiverie dans la musique (1850), une Communication à mes amis (1851), Lettre sur la musique (1860), Art et religion (1864), l’Art allemand et la politique allemande (1868)LXVI.

Il y aurait lieu de mentionner ici aussi les lettres de Wagner à Liszt, de 1849 à 1861, récemment publiées. C’est le plus beau document que nous possédions sur l’auteur de l’Anneau du Niebelung.

Le wagnérisme en 1888 §

[I] §

Dans ces dernières années, il s’est fait en France, entre divers Wagnériens, sinon de la haine, du moins une sorte de séparation. Au premier moment, dans la lutte qui s’établissait entre Wagner et la foule, les partisans de Wagner n’ont pas eu le temps de s’entre-regarder, il s’agissait de courir au plus pressé. Un article en faveur de Wagner étant considéré comme une rareté, était toujours-accueilli les yeux fermés. Mais l’hostilité de la foule ayant cessé peu à peu et s’étant transformée en curiosité, il a enfin fallu passer à la période éducatrice. Jusque-là on n’avait fait que crier : « Wagner est un grand génie. » La foule a naturellement voulu savoir pourquoi.

Mais tandis que les uns étudiaient l’œuvre et l’homme, d’autres à côté se passionnaient pour l’œuvre et négligeaient l’homme ; d’autres enfin, pour des motifs quelconques, détestaient l’homme, sans d’ailleurs comprendre l’œuvre. Nous ne parlons pas de ces derniers, dont le cas a été étudié et n’a plus qu’un intérêt historique.

Wagner a indiqué dans Eine Mittheilung an meine Freunde (1851) la façon dont il entendait être compris : « Cette explication, dit-il, je projette de la faire à mes amis, parce que je ne puis être compris que de ceux à qui leur penchant vers moi fait éprouver le besoin de me comprendre, et ceux-là seuls peuvent être mes amis. Mais, je ne peux considérer comme tels, ceux qui prétendent m’aimer comme artiste, et croient devoir me refuser leur sympathie comme homme (IV, 288). » Et, autre part : « Je demande à ceux qui doivent me comprendre, seulement de me voir tel que je suis en réalité et non autrement, et de ne reconnaître dans mes communications artistiques comme essentiel que ce qui leur est révélé de moi suivant ma volonté et mon moyen de m’exprimer. »

En prenant l’expression « ennemis de Wagner au sens wagnérien du mot, c’est-à-dire en l’appliquant à ceux qui ne le comprennent ni ne l’aiment comme il voulait l’être, on peut dire que la majorité du parti wagnérien français est ennemie de Wagner. En ce moment nous trouvons le parti groupé autour de M. Lamoureux, directeur de concerts. L’opinion publique le regarde comme Wagnérien, parce qu’il exécute des œuvres de Wagner. On pourrait dire avec plus de raison que c’est parce qu’il exécute, comme il le fait, des œuvres de Wagner, qu’il ne peut être nommé Wagnérien. Ayant reçu des éditeurs qui aujourd’hui en sont les propriétaires, l’autorisation de jouer en France les œuvres de Wagner, et cela malgré la volonté expresse du maître, il s’est mis à la besogne. M. Houston Stewart Chamberlain, dans son article sur la traduction de la Walküre, a expliqué quelles raisons absolues interdisent à tout Wagnérien une pareille tentative. Représenter des « fragments » d’une œuvre de Wagner dans une salle de concert, avec des paroles traduites, c’est faire preuve de la plus grande inintelligence de l’esprit de cette œuvre. M. Lamoureux a fait jouer plus tard une œuvre complète, et a obtenu les éloges de M. Lévy, directeur de l’orchestre de Munich ; mais ce Lohengrin, qui est toute poésie, a été traîné sur une traduction française, devant un public boulevardier qui a trouvé cet « opéra » délicieux. La presse n’avait pas manqué d’expliquer l’« histoire ». Et elle faisait, inconsciemment, tout ce qu’elle pouvait faire, car Lohengrin, dans sa théorie mystique du désir de la femme d’étreindre complètement ce qu’elle aime, disparaissait et devenait la légende intéressante du « Chevalier au Cygne », qui se développait derrière le bâton exact du bon chef d’orchestre. Heureusement que cela n’a pu durer qu’une représentation, et que, somme toute, sous l’excitation des opposants, une justice fatale empêcha les faux Wagnériens d’achever leur énormité.

Car c’étaient ces Wagnériens qui contribuaient à l’œuvre. Derrière M. Lamoureux arrivaient les compositeurs qui ont la prétention d’accaparer Wagner, et qui s’étaient distribué les rôles. Les « Schwsermer » au dehors se répandaient dans la presse avec des points d’exclamation, le Figaro donnait son approbation. Enfin, ce qu’il y a de plus fort, en Allemagne on approuvait cela, et on ne tarissait pas d’éloges sur la tentative « artistique » de M. Lamoureux.

Cela jette un jour très clair sur l’Allemagne. Elle voyait réaliser en France ce qu’elle n’ose faire, par une certaine timidité. On fait bien des coupures dans les théâtres allemands, mais on ne peut encore arriver à étouffer complètement le sens de l’œuvre, qu’il est possible de reconstituer ; et l’on a la conscience qu’on ne peut pas trop défigurer le drame qui a été représenté complet sur le théâtre de Bayreuth. Mais ce n’est pas le désir qui manque. Dans les pays voisins, y compris la Belgique, la tentative a été plus déterminée, et par suite a réussi. A Paris notamment, les représentations fragmentaires ces fragments de Tristan au Château-d’Eau, de Lohengrin, et surtout du premier acte de la Walküre, à l’Eden-Théâtre, ne peuvent être dépassées. Parler de la traduction de ces œuvres serait venir trop tard sur uns place déjà déblayée. Cependant on doit noter ceci, qu’en Allemagne on apprécie M. Wilder comme poète et bon traducteur, sans doute dans le regret qu’on y a de ne pouvoir traduire Wagner en allemand.

Mais tâchons d’oublier qu’il est question d’un théâtre wagnérien à Paris ou autre part ; il sera temps d’en parler plus tard, si on ne parvient pas à l’empêcher. Occupons-nous plutôt des études que l’on a faites et que l’on fait encore en France sur Wagner. C’est ici que nous pouvons parler de ceux qui « vorgeben mich als Künstler zu leben » comme le dit Wagner. A part les beaux plaidoyers enthousiastes de ChampfleuryLXVII et de Baudelaire, de Champfleury surtout, à qui Wagner a rendu ce magnifique témoignage de l’avoir compris comme l’on ne peut se comprendre qu’entre « amis », à part encore les écrits de Madame Judith Gauthier, cette première période peut se caractériser celle de l’admiration inconsciente. « Puis vint l’époque des analyses d’œuvres, dont M. E. Schuré et son Drame musical » sont les meilleurs représentants. Cela avait, au moins, surtout dans l’œuvre de M. Schuré (je parle du second volume), un certain caractère de précision analytique. Mais, depuis, que de narrations inutiles a-t-on faites à chaque retour de Bayreuth soit dans la presse, soit dans la librairie !

Passons aux tentatives d’explication. Ici nous trouvons MM. de Fourcaud, Ernst et Benoit. Ces écrivains ont ceci de commun qu’ils joignent à l’admiration pour le musicien Franck l’admiration pour Wagner. Ils poursuivent ces deux buts ; le triomphe de la jeune école de musique française est lié pour eux au succès définitif de Wagner. Ceux-là sont les plus méritants : à une connaissance des motifs musicaux et de la marche du drame ils ajoutent une certaine admiration pour l’homme. Mais ils ne voient en lui que la puissance, qui saute aux yeux, et non l’artiste intérieur, le « Mensch », « celui, dit Wagner, qui a ses vues propres, et les suit sans tenir compte d’autre chose (Mittheilung, 289). » Les articles de M. de Fourcaud dans le Gaulois témoignent de cette tendance, ainsi que le livre très estimable de M. Ernst sur Wagner et le Drame contemporain, et les traductions, malheureusement fragmentaires et fantaisistes, de M. Camille Benoit. Nous pouvons placer ces trois écrivains sous la rubrique ce « sympathiques » : ils aiment Wagner et son œuvre, et tâchent de la faire aimer, et, comme le public n’est pas à la hauteur, il faut bien faire un peu descendre Wagner : là, M. Lamoureux est idéal.

Enfin, voici les « enragés ». Ceux qu’on appelle ainsi sont, heureusement pour le grand courant sympathique qui règne en faveur du pseudo-Wagner, peu nombreux. Ce sont ceux qui ont pour unique ambition de réaliser le désir exprimé par Wagner ; ce sont ceux qui ont senti « le penchant à l’aimer et le besoin de le comprendre » et qui, pour le satisfaire, ont étudié l’œuvre, comme elle veut l’être, ils n’ont pas voulu faire ce départ de l’artiste et de l’homme qui est aussi insensé que la séparation de l’âme et du corps » ; ils ont voulu connaître à fond cet artiste qu’« inconsciemment au moins et involontairement » ils aimaient comme homme ; ils ont étudié aussi bien ses écrits théoriques que ses œuvres d’art et aussi ce qui pouvait être connu de sa vie. Ceux-là sont appelés des « enragés » et vus d’un mauvais œil en France comme en Allemagne ; ils inspirent, comme disait naïvement l’auteur de Wagner jugé en France, un sentiment de gêne. Car ils ne tolèrent pas plus une coupure dans l’œuvre de Wagner en France qu’en Allemagne, et sous aucun prétexte ; ils estiment que connaître Wagner de cette façon n’est pas le connaître, et qu’il vaut mieux que ce soit le public qui monte vers cette œuvre, comme il est monté vers la Neuvième symphonie. Ceux-là enfin ne peuvent appartenir à aucun parti officiel, car, qui dit officiel dit pratique dans le sens le plus restreint du mot ; ils préfèrent suivre la Pratique qui ne fait qu’un avec la Théorie, et qui finit toujours par triompher.

[II] §

[…] a tale

Hard for the non-elect to understand.

Keats.

La France me semble bien située, quoi qu’on en dise, pour pouvoir profiter dans une large mesure de l’influence de Wagner.

Elle est — espérons-le — à l’abri de ces déplorables représentations qui dépravent le goût en Allemagne, et qui font qu’il devient tous les jours plus impossible défaire comprendre aux compatriotes du maître de quoi il s’agit dans la réforme de l’art qu’il avait rêvée. On n’entendra pas de sitôt à Paris ces Cycles dont se vantent les théâtres de Hambourg, de Leipzig, et autres, dans lesquels, en moins de quinze jours, on donne tous les opéras et drames de. Wagner sans une seule répétition, de Rienzi jusqu’à Gœtterdaemmerung ! — Mais quant aux concerts, et à leur influence néfaste, il est vrai, hélas ! que la France n’a rien à envier à l’Allemagne.

Il est triste de voir Wagner, l’ennemi acharné, irréconciliable, de nos théâtres, de nos concerts, de tout ce qui s’affuble chez nous du nom d’art, de le voir devenir aujourd’hui la proie précisément des directeurs de théâtre et de concerts ; et de voir que, grâce aux agissements de ces industriels, ce sont les habitués de leurs établissements qui forment aujourd’hui la grande majorité de ce qu’on se plaît à appeler des Wagnériens. Par la faute de ces soi-disant Wagnériens, le Wagnérisme n’apparaît guère plus que comme le nom d’une mélomanie de la pire espèce, et la lutte a été déplacée ; au lieu de rester ce qu’elle était, un combat que livrait l’Art à la vulgarité et au commerce, elle est devenue une querelle entre divers engouements. Et j’avoue que l’engouement pour Wagner ne m’est guère plus sympathique que l’engouement contre lui. Un tel homme valait mieux que de devenir la pomme de discorde entre toutes les médiocrités. Il méritait qu’on s’occupât de la question de principe qu’il s’est posée très jeune, qu’il a résolue d’une manière qu’on est libre d’adopter ou de rejeter, mais qu’il faudrait connaître, et pour laquelle, une fois sa résolution prise, il a combattu jusqu’à son dernier jour.

Cette question, la voici : voulons-nous un nouvel Art ? ou n’en voulons-nous pas ?

Si nous n’en voulons pas, si nous trouvons que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes, ne nous passionnons donc pas tant pour un homme dont le mérite se réduit à avoir fait de la musique qui chatouille agréablement les oreilles ; et que ceux dont les oreilles sont rebelles à cette musique sachent que tout ce bruit qu’on fait dans les concerts et dans les théâtres, se fait contre la volonté expresse du maître, et qu’au moins elles ne lui en portent donc pas rancune !

Si, au contraire, nous voulons un nouvel Art, ainsi que Wagner l’a voulu, ne nous payons au moins pas de phrases et d’enthousiasme ; commençons par savoir ce que c’est que nous voulons. Et lorsque nous le saurons, nous saurons que nous ne pouvons pas vouloir ce qui se passe partout sous prétexte de Wagnérisme, et que nous ne pouvons surtout pas vouloir ce qui s’est passé à Paris et à Bruxelles, ces dernières années, et ce qui s’y prépare pour les années suivantes.

Voici, en effet, le dilemme auquel sont acculés ceux qui se disent Wagnériens et qui en même temps sont partisans des exécutions de fragments de la musique de Wagner dans les concerts, et de représentations de drames wagnériens en dehors de Bayreuth : — S’ils approuvent ces concerte et ces représentations, ils approuvent ce que Wagner a passé sa vie à condamner et à combattre, ils approuvent ce qui est la négation de l’idéal wagnérien d’art, ils approuvent ce qui ne peut que défigurer chaque œuvre du maître et fausser toutes les idées du public sur lui, et alors — pourquoi se dire Wagnériens ? Si, par contre, ils connaissent et approuvent les idées de Wagner, comment peuvent-ils en préconiser la mutilation, et les combattre ainsi plus efficacement que ne le pourraient tous nos adversaires réunis ?

Je vais tâcher d’expliquer la chose aussi clairement que possible, et je prie le lecteur, quelle que soit son opinion personnelle sur Wagner, de bien vouloir me suivre.

Richard Wagner ne nous a pas seulement laissé un certain nombre d’œuvres théâtrales ; il nous a légué autre chose : une conception nouvelle de l’Art. C’est toute une théorie de la nature même de l’art, théorie intuitive par son origine, philosophique et historique par sa méthode, et qui aboutit à la démonstration de la suprême importance que pourrait et devrait avoir l’art dans la vie de l’homme et dans la vie de la société. Cette conviction a été exprimée par Wagner : dans sa vie entière, dans ses écrits, dans son « Festspielhaus » de Bayreuth.

Certes il faut reconnaître que les drames du maître sont aussi une manifestation de sa conception de l’art ; et je dirais même que ses œuvres artistiques sont plus éloquentes, plus convaincantes, plus pleines de haute vérité que tous les écrits théoriques. Qu’on veuille bien remarquer, cependant, que ces drames ne peuvent remplir leur mission révélatrice (pour ainsi dire), que sous de certaines conditions de perfection dans la réalisation. Il en est de même de toute œuvre d’art ; tout ce qui est vraiment vivant est sujet, pour vivre, à de multiples et délicates conditions. Mais pour les œuvres de la maturité de Wagner il y a cette difficulté spéciale, c’est que ce sont bien des drames, mais que ces drames s’éloignent à tel point de notre théâtre moderne et de toutes les idées généralement reçues sur l’art dramatique, que les éléments nécessaires à leur réalisation scénique font défaut. Wagner a prévu, il y a longtemps, que « l’œuvre d’art de l’avenir ne pourra vivre pleinement que lorsque le drame ordinaire et l’opéra seront devenus impossibles ». Comment donc faire pour représenter ces drames sur nos théâtres ? — Non point, du tout, qu’ils présentent des difficultés insurmontables ; mais il faudrait le concours d’hommes cui savent de quoi il s’agit. Comment faire représenter une œuvre par des chanteurs, des musiciens, des décorateurs qui n’en ont pas la moindre idée, et de plus, comment la faire comprendre à un public qui vient — non point sans notions artistiques quelconques, ce qui serait un mal léger — mais qui vient avec l’intention formelle d’y trouver autre chose que ce que l’auteur y a mis ?

Wagner a voulu créer un nouvel art : mais pour que cette idée théorique se réalise devant nos yeux, pour qu’elle devienne une vérité que palpent nos sens, il faudrait que des milliers d’hommes voulussent ce que Wagner a voulu : or, comment peuvent-ils vouloir ce que lui a voulu, s’ils ne commencent pas par savoir très exactement ce qu’il a voulu ?

Bon gré, mal gré, nous serons donc forcés d’aller le même chemin qu’est allé le maître ; nous serons forcés d’examiner, ainsi que lui-même a dû le faire, la nature de l’art, son histoire, etc. Wagner, qui avait l’intuition de l’art qu’il voulait créer, a dû cependant passer plusieurs années dans ces réflexions, pour arriver à saisir le problème très clairement, pour pouvoir vouloir. Et je le répète, puisqu’il est impossible à Wagner de nous manifester à l’heure actuelle ce qu’est cet art, ce n’est qu’en le suivant, ce n’est qu’en étudiant attentivement ses écrits et sa vie, que nous pouvons arriver à savoir au juste ce qu’il a voulu, et à vouloir la même chose.

Il est donc de toute évidence que le premier devoir de tous ceux qui veulent ce qu’a voulu Wagner et qui ont seuls le droit de se nommer Wagnériens. c’est de répandre la connaissance des écrits de Wagner, de sa vie, de ses idées, — c’est, de présenter tout ceci sous des points de vue fort divers, de façon à expliquer ce qui est resté à quelques-uns obscur, ou à frapper d’autres par de nouveaux arguments. — Et la seule autre chose qu’ils aient à faire, pour le moment, c’est de soutenir par tous les moyens possibles le théâtre de Bayreuth.

On se tromperait si on croyait trouver à Bayreuth la manifestation parfaite de l’art qu’a rêvé le maître ; ce qu’on y trouve c’est l’indication très nette et merveilleusement éloquente de son intention. Wagner, après avoir démontré la nécessité d’une réforme de l’art, a bâti cette baraque en bois, laquelle, tant par les détails de sa construction que par sa position loin de toute grande ville, est jusqu’ici l’unique endroit où son art pourrait vivre ; et il nous a légué des œuvres qui réalisent plusieurs des formes possibles du nouveau drame ; il ne pouvait faire plus pour nous. C’est pourquoi, en 1876, debout sur cette scène, il s’écria : « Maintenant c’est à vous à vouloir ! »

Or, ce qui manque jusqu’ici, c’est ce « vouloir ». L’art que voulait Wagner ne pourrait vivre entièrement, pleinement que « par la volonté de tous les artistes réunis », et par la volonté du public qui se joindrait à celle des artistes, c’est ce que très peu comprennent, tant parmi les artistes que parmi le public. Il en résulte que les représentations de Bayreuth, au lieu d’être la réalisation parfaite d’une intention artistique, ne sont toujours encore qu’une indication de cette intention et l’expression de la volonté de quelques personnes à travers les louables efforts de chanteurs et de musiciens qui sont loin de savoir de quoi il s’agit, et qui s’adressent à un public qui ne le sait pas mieux qu’eux. — Toujours est-il qu’à Bayreuth se trouve réuni un ensemble exceptionnel et unique de conditions qui permettent une réalisation aussi parfaite que possible à l’heure présente de l’idée wagnérienne : en joignant la connaissance de la vie et des écrits de Wagner a l’audition de ces drames à Bayreuth, on peut arriver à saisir l’idée fondamentale du maître, sa conception de l’art.

Et ce Bayreuth, dans lequel l’influence personnelle de Wagner, que rien au monde ne saurait remplacer, vit encore dans la personne de sa veuve, — ce Bayreuth où se trouve réuni pour la haute direction des œuvres à représenter un ensemble d’hommes qui ont été formés par Wagner lui-même, qui connaissent ses intentions dans chaque détail, — ce Bayreuth ne vit que par le dévouement de ces quelques personnes, et dépend pour son existence des hasards de chaque année. Il a à lutter contre des difficultés matérielles incroyables (car jamais il n’a reçu d’aide vraiment efficace du dehors), il a à lutter contre la haine de tous les directeurs de théâtres d’Allemagne, contre la presse, contre l’inintelligence et les déplorables habitudes des chanteurs, contre le manque de temps pour étudier à fond les œuvres à représenter. N’est-il pas évident que le devoir de tout homme qui prétend lutter pour les idées de Wagner, c’est de soutenir Bayreuth ? De le soutenir matériellement et moralement ? Lorsque l’unique endroit où l’idée du maître puisse se manifester périclite, nous irions gaspiller notre argent et nos forces dans des entreprises qui sont la négation de l’œuvre de sa vie ?

Laissons ce soin à d’autres, et sachons bien que les Wagnériens n’ont que deux choses à faire : répandre la connaissance des idées de Wagner sur l’art, et soutenir Bayreuth. Tout homme qui fait autre chose est l’ennemi direct de Wagner ; car combattre les idées du maître ce n’est pas leur faire du tort, au contraire ; mais les défigurer sous prétexte de les propager, c’est leur faire un tort irréparable. L’Antiwagnérien est un honnête homme auquel nous tendons la main en le priant « de causer d’autre chose » ; mais celui qui prétend être l’ami de Wagner, et qui quand même veut autre chose que ce que je viens d’indiquer, ignore la pensée du maître, ou bien il la dénature sciemment, c’est-à-dire qu’il est : ou inintelligent, ou malhonnête.

 

Après cette digression malheureusement nécessaire, je retourne à la question du Wagnérisme eu France.

Le point de vue vraiment wagnérien que je viens d’exposer est applicable à l’Allemagne aussi bien qu’à la France. Mais il y a pour la France une considération spéciale qui devrait la sauvegarder contre bien des dangers : c’est que la nature même du drame wagnérien, l’importance que chaque mot y acquiert et l’immobilité qui est assignée au mot par sa liaison avec la musique, rendent toute traduction de ces drames en langue française impossible. Il. y a là tout un enchaînement d’impossibilités, depuis la grande impossibilité de rendre en français des poèmes si éminemment, si exclusivement allemands dans leur conception, jusqu’aux petites impossibilités de faire accorder la phrase parlée avec la modulation à l’orchestre, ou le mot avec l’accord. Je sais bien qu’on a tenté cette traduction, mais j’ai assez confiance dans le bon goût des Français et dans la sûreté de leur instinct artiste, pour être persuadé qu’ils refuseront d’accepter les produits que MM. Schott de Mavence ont fait fabriquer à leur intention.

Tous les artistes et tous ceux qui aiment l’art devraient se liguer — quelles que soient leurs opinions — pour contrarier ces néfastes projets de Théâtres-Wagner, soit à Paris, soit ailleurs, qui reparaissent à chaque moment, et qui sont l’œuvre, soit de commerçants spéculateurs, soit d’hommes animés des meilleures intentions et qui ne semblent point soupçonner quel ton la réalisation de leurs projets ferait à l’art. — L’œuvre vraiment wagnérienne, ce n’est point de faire des importations de musique allemande en France, c’est de faire au contraire en France ce que Wagner a tenté en Allemagne : c’est ce secouer les esprits plongés dans la torpeur, c’est de redresser l’idéal de l’art aujourd’hui tombé si bas, c’est de créer le drame parfait (poésie, musique, gestes) tel qu’il convient au génie du peuple français. Faire tout ceci, c’est faire en même temps œuvre française et œuvre wagnérienne.

Et le meilleur moyen d’y arriver, c’est de faire connaître aux Français ce qu’était Wagner, ce qu’il a voulu, ce qu’il a fait, et ensuite, d’engager tous les artistes français à faire le plus souvent possible le voyage de Bayreuth, et d’aider ceux qui ne le peuvent de leurs propres moyens.

Voilà l’œuvre wagnérienne à faire en France ! Si on la faisait, l’art français pourrait encore, j’en suis convaincu, profiter dans une large mesure de l’influence de Wagner ; peut-être même en profiterait-elle plus qu’aucun autre pays. L’histoire nous montre que l’influence d’un grand homme est souvent plus bienfaisante dans un pays voisin, et même ennemi, que dans sa propre patrie.

 

L’œuvre vraiment wagnérienne que je viens d’indiquer, se fait-elle, en France, à l’heure actuelle ? — Oui et non.

Elle se fait en petit, par les quelques excellents Wagnériens de Paris et de certaines villes de province ou de pays limitrophes de langue française. Mais les hommes dont je parle mènent tous une vie très retirée et fuient la publicité ; leur cercle d’action est donc très restreint.

Elle ne se fait pas vis-à-vis du grand public ; la Revue Wagnérienne, qui disparaît aujourd’hui, était la seule tentative dans cette direction. — Ce ne sont cependant pas les efforts pour éclairer le public qui manquent, car nous sommes inondés depuis plusieurs années de livres et de brochures sur Wagner et son œuvre. Je demande la permission de faire quelques brèves remarques à ce propos ; je le fais dans l’espoir qu’elles pourront être utiles à quelques-uns.

Notons tout d’abord le fait le plus regrettable, c’est qu’il n’existe point de traduction des écrits du maître. La Lettre sur la musique ne peut aucunement remplacer les écrits qui forment la base de tout l’édifice wagnérien : Art et Révolution, l’Œuvre d’art de l’avenir et Opéra et drame, et elle ne peut remplacer pour la connaissance de l’évolution artistique du maître sa Communication a mes amis. — M. Rod faisait fausse route lorsqu’il traduisit un des derniers écrits du maître : Religion et art, et M. Camille Benoit a rendu à Wagner un fort mauvais service en donnant au public français la traduction soit de brochures sans importance, soit de fragments arrachés à ses écrits. Dans ses écrits, comme dans ses drames, Wagner est l’auteur du monde qu’on peut le moins apprendre à connaître par des fragments ; tout se tient à tel point cher lui, tout est si organique, et si peu artificiel dans la disposition, que des fragments ne peuvent jamais enseigner sa pensée et peuvent souvent le faire dire le contraire. Ses ennemis ont de tout temps suffisamment exploité cette particularité de son style ; il n’était vraiment pas la peine que ses amis les imitassent.

Quant aux livres propres à donner une connaissance générale et en même temps précise de Wagner, il n’en existe pas un seul.

Le livre de M. Noufflard, Richard Wagner d’après lui-même, promettait d’être fort intéressant ; malheureusement ce livre en est resté à son premier volume, qui ne nous conduit que jusqu’en 1849.

Pour avoir quelque idée générale de la réforme tentée par Wagner, on pourra consulter le Drame musical de M. Schuré ; mais ce livre ne peut servir que comme une première introduction à l’étude de toutes ces questions. A cette intention il est excellent, surtout grâce à ce fait que M. Schuré, sans embarrasser ses pages de citations, se laisse souvent pendant des chapitres entiers inspirer ligne par ligne par les écrits de Wagner. Mais il faut être bien sur ses gardes, car au fond la pensée de M. Schuré est fort différente de celle de Wagner, et c’est plutôt le « drame musical » de M. Schuré qui est exposé dans ce livre, que le drame de Wagner.

Le livre de M. Jullien, Richard Wagner, sa vie et ses œuvres, est bien le livre le plus déplorable de toute la littérature wagnérienne. Il l’est d’autant plus que par les prétentions qu’il affiche, il risque fort d’être considéré comme un livre faisant autorité. L’opinion de M. Jullien sur R. Wagner m’est complètement indifférente ; ce qui est plus sérieux, c’est que grâce à son absolue incapacité de comprendre une seule pensée de Wagner, de juger un seul de ses actes, il a fait du maître un portrait qui n’est que la plus monstrueuse caricature, et qui cependant repose sur des faits généralement exacts. En effet, ce livre contient un nombre infini de tout petits faits très exacts, des petits faits matériels, et c’est ce qui le rend précieux pour le spécialiste ; mais quant à tout le reste : le portrait que M. Jullien trace de Wagner, de sa vie, de son caractère, l’énoncé qu’il fait ce ses théories, l’analyse qu’il donne de ses œuvres, les jugements qu’il porte à chaque moment… tout est faux, archi-faux ! Et même les soi-disant « faits », lorsqu’ils ne sont pas, comme je l’ai dit, très petits, d’un ordre tout à fait matériel, tels que chiffres et dates, sont sujets à caution, car ils sont ou bien littéralement faux, ou bien dénaturés et présentés sous une fausse lumière. Et le tout est d’une banalité si plate, si désespérante, que la seule consolation est d’espérer que peu de personnes pourront lire ce livre d’un bout à l’autre.

Cela est d’autant plus regrettable qu’il n’existe pas même en allemand une biographie qu’on puisse recommander aux Français qui connaissent cette langue. Non point que l’absurde supposition de M. Jullien soit vraie, qui dans les biographies allemandes « devine a chaque page et l’influence directe et le contrôle permanent du maître ou de ses représentants99 » Mais M. Glatisenapp, l’auteur de la seule biographie complète, a gâté une œuvre de très grand mérite par l’absence de tout sens critique et de toute vue d’ensemble vraiment vivante, et aussi par un genre d’adulation qui sied mal à un artiste aussi viril que Wagner. Les autres biographies allemandes sont sans intérêt ; et on ne peut mentionner que les petites brochures de M. Tappert et de M. Pohl, toutes les deux excellentes, mais très fragmentaires. — Quelques Français trouveraient peut-être de l’intérêt à lire le livre remarquable d’un adversaire du maître, le Père Jésuite Théodore Schmid : « l’Œuvre d’art de l’avenir et son maître Richard Wagner », dans lequel l’auteur, tout en admirant hautement l’œuvre de Wagner, la combat au double point de vue des traditions classiques et de la foi catholique. Ce livre est juste le contraire de celui de M. Jullien ; il est bourré d’erreurs de détail, mais les jugements, quoique diamétralement opposés aux nôtres, sont toujours intéressants, ils contiennent toujours une large part de vérité et, surtout, ils démontrant une véritable appréciation de la valeur de ce grand homme que M. Jullien, sous prétexte d’impartialité et de modération, traîne dans la boue de toutes les vulgarités et de toutes les mesquineries.

M. Alfred Ernst est un des hommes qui connaît le mieux en France certains côtés de l’œuvre de Wagner ; son livre Richard Wagner et le Drame contemporain en témoigne suffisamment dans plusieurs chapitres, et j’en recommande vivement la lecture. Toutefois, le livre entier ne touche qu’à un côté de Wagner ; de l’homme il n’est point question, ni de l’idée fondamentale de son art, et c’est aussi un grand défaut que le point de vue superficiel de l’analyse musicale : on ne rehausse vraiment pas Wagner aux yeux des artistes en parlant du « thème de l’épieu de Wotan », etc.

 

Quant à tous les autres livres et à toutes les brochures qui nous inondent, je n’en connais pas un seul qui vaille la peine d’être même feuilleté. Les amis et les ennemis de Wagner sont entrés en lice pour voir qui écrira le plus de sottises sur ce pauvre homme.

Parmi les journalistes du parti wagnérien militant, on doit signaler M. Victor Wilder comme certainement le plus remarquable. Autant ses versions françaises des drames ce Wagner sont exécrables, autant ses articles quotidiens sont intéressants et bien faits.

MM. Pierre et Charles Bonnier, collaborateurs de cette Revue, méritent aussi d’être mentionnés ; je crois bien que parmi tous ceux qui en France écrivent sur le maître, ce sont les seuls qui aient vraiment saisi et adopté ses idées. Ils feront des choses utiles lorsqu’ils auront appris à distinguer plus nettement entre la théorie abstraite et l’intuition, et lorsqu’ils se seront résignés à croire qu’on ne peut disséquer chaque inspiration d’un génie au microtome, pour le mesurer au micromètre. En attendant il faut reconnaître que leurs études sur la trame musicale des Maîtres Chanteurs et de Parsifal, et surtout leur examen des conditions optiques et acoustiques du théâtre de Bayreuth sont pleins d’intérêt et de remarques originales.

J’avoue ressentir beaucoup de reconnaissance envers M. Dujardin, le fondateur de cette Revue, et envers M. de Wyzewa, son principal collaborateur durant la première année. S’est-on assez moqué de cette Revue Wagnérienne ! Et les soi-disant Wagnériens — tous ces enthousiastes de médiocrité — Font-ils assez poursuivie de leur haine et de leurs vilaines intrigues ! Et cependant, la conception de cette Revue était wagnérienne dans le meilleur sens du mot. Ces traductions d’écrits et de poèmes de Wagner, ces études sur ses œuvres, sur la littérature et la peinture contemporaines, sur Tolstoï, etc., tout cela c’était agir selon l’intention de Wagner, c’était ramener toutes les manifestations éparpillées à un seul point de vue artistique ; c’était tenter une théorie générale de l’art, — Je sais bien que le tort qu’ont eu mes deux amis, c’est qu’ils intitulaient leur Revue « wagnérienne », tandis que le point de vue spécial d’où ils partaient pour juger l’art, était l’exact antipode de celui d’où part Wagner : ils sont littérateurs, exclusivement littérateurs, tout art est pour eux une chose abstraite, un jeu de signes conventionnels quelconques, le théâtre idéal c’est le cerveau d’un homme isolé, qui rêve, etc… — Wagner, lui. est l’ennemi de toute littérature, parce qu’elle tue l’art ; la pensée, selon lui, ne doit pas commander aux émotions, elle doit au contraire les suivre, l’œuvre d’art n’existe réellement « qu’à l’instant de sa pleine réalisation sensuelle ». On ne saurait s’imaginer une antithèse plus parfaite. — Mais qui, parmi les ennemis de la Revue, a senti et signalé ce défaut primordial ? Personne. Ce qu’on a blâmé, c’est que cette Revue s’occupât si peu ce musique, et on a trouvé ridicule qu’elle parlât de peinture, de littérature ; c’est-à-dire qu’on blâmait précisément ce qui en elle était bon, son plan général, sa conception. Et aujourd’hui qu’elle a pleinement remédié au défaut que j’ai signalé, en étant la parole à ceux qui partagent le point de vue du maître, aujourd’hui elle disparaît ! Quoi qu’il en soit, la Revue Wagnérienne restera la seule chose vraiment intéressante qu’on ait tentée durant ces années dans le domaine wagnérien, en France.

Et cependant, Dieu sait si on en a tenté, des choses ! Mais je préfère l’avouer franchement : la chute de Lohengrin me paraît un grand bien. Où donc le succès de Lohengrin aurait-il pu conduire ? Evidemment à des représentations de Tristan et de l’Anneau du Nibelung en traductions françaises, — et en quelles traductions ! C’était en même temps la mort de toute réforme selon l’esprit wagnérien, et un coup terrible porté à la musique française. Car — qu’on ne m’accuse pas d’exagération, je ne fais que constater une chose logiquement inévitable — la musique de Wagner est si extraordinairement puissante, si envahissante, qu’elle réussira sur le théâtre comme elle a réussi dans les concerts, et qu’elle écrasera tout le reste sur son chemin : mais cette musique, ainsi arrachée au tout dont elle n’était qu’une partie et exécutée, soit seule, soit avec un livret qu’on lui replâtre, n’est pas une chose vraiment belle. Elle est au contraire absurde, malsaine, elle défigure complètement la pensée wagnérienne, et elle ne peut que dépraver le goût et que donner un funeste exemple ; et en même temps cette musique s’impose à tel point, que nul ne pourra se soustraire à son influence.

Plus tard, lorsque les passions nationales seront calmées, on pourra peut-être faire à Paris pour le drame allemand ce qu’on avait le bon sens d’y faire autrefois pour l’opéra italien : on le fera chanter en allemand. Mais en attendant, qu’on se contente de suivre les préceptes wagnériens, et de chercher dans la nation elle-même et dans sa langue, non pas à l’étranger, les bases du nouveau drame.

Que M. Lamoureux ne cherche donc plus à étayer du Chabrier et du Vincent d’Indy sur du Wagner ; ils sauront bien se tenir debout tout seuls. Et que M. Lamoureux apprenne enfin à pratiquer cette grande maxime wagnérienne, le Renoncement. Jusqu’à ce jour tant désiré, nous ne continuerons pas moins, comme par le passé, à respecter son talent et à admirer son énergie, mais nous combattrons implacablement ses projets.

[III] §

Il plaît à la direction de la Revue d’interrompre la publication de ces annales, qui furent, en quelque façon, les Actes des Apôtres de l’église wagnérienne française. Il me plaît aussi de reprendre mon poste de bataille au dernier jour de la campagne. Je suis d’autant plus à l’aise pour le faire qu’à l’origine. lorsqu’on agita la question de foncier un périodique musical dévoué aux idées nouvelles, je combattis de mon mieux le programme et l’étiquette, trop exclusifs à mon sens, qu’avait choisis M. Edouard Dujardin. Ayant cru devoir, à la fin de 1886, intervenir activement dans la rédaction de la Revue Wagnérienne, je m’efforçai d’en modifier la tendance primitive, d’en élargir la propagande et l’idée, tâchant réparer les maux issus d’un conflit récent, que nos lecteurs n’ont pas oublié, et sur lequel je n’ai pas à porter d’appréciation. Dès l’instant où je fus convaincu que ma modeste bonne volonté y demeurait inutile, je sortis d’une maison que je ne pouvais ni ne voulais prétendre à diriger. Aujourd’hui, je suis heureux de me sentir aussi dépourvu d’illusions que de rancunes, et, négligeant nos divergences d’avis, d’ajouter quelques lignes au présent numéro — le dernier de la Revue.

Quoi que l’on pense de cette Revue Wagnérienne, de son évolution et de son influence spéciale, très limitée mais très réelle, on doit reconnaître qu’elle forme un précieux recueil de documents et de faits wagnériens. Dépouillée de certaines violences et de certaines singularités, elle reste comme un répertoire, unique en France, pour l’étude des questions relatives à Richard Wagner. Je rappellerai, mêlant les noms avec le plus parfait éclectisme, que MM. Schuré, de Fourcaud, Mandés, Wilder, etc., lui ont donné des extraits caractéristiques de leurs articles ou études, que des correspondances suivies l’ont enrichie de nombreux renseignements sur le Wagnérisme en Belgique, en Angleterre, en Allemagne, en Italie, en Russie, en Amérique. M. Teodor de Wyzewa y a développé ses aperçus si étrangement neufs et subtils, qui énoncent, en des formules incisives de paradoxes, de curieuses vérités et d’ingénieuses comparaisons. Je tiens à noter surtout les si remarquables recherches de M. H. S. Chamberlain, rectifiant la chronologie wagnérienne, faisant justice de tous les lieux communs, de tous les préjugés qui ont cours à propos de Wagner, et les travaux de MM. Pierre et Charles Bonnier, accumulant des faits précis et des rapprochements pleins d’intérêt, et préparant de la sorte l’analyse scientifique des œuvres créées par le maître immortel.

Mais il faut aborder des considérations plus générales, et jeter un coup d’œil sur l’état du Wagnérisme en France. Qu’on n’attende de moi ni chant de victoire, ni lamentation de défaite ; une simple constatation est de mise : à force d’être nié, conspué, honni, l’art de Wagner en arrive à être admis de tout le monde ; vous entendez bien : de tout le monde. Tous l’acceptent et en profitent, fût-ce de troisième main. Wagner avait du génie, bien qu’il en abusât… Vitu concède Lohengrin, Poise s’essouffle à des Leitmotive. On joue le prélude de Parsifal aux concerts de Monte-Carlo ; le dernier des Stagno ou le moindre des Gayarré braille Rienzi en des Scala diverses. Toute cantatrice en appétit de millions, remorquée à travers l’ancien monde et le nouveau par des banquiers juifs ou des colonels américains, fait alterner sur ses affiches le rôle d’Elsa et celui de Lakmé.

J’imagine qu’un succès pareil doit suffire aux plus ambitieux, sinon aux plus difficiles. Il ne manque désormais au renom de Wagner parmi nous que des représentations parisiennes de ses œuvres. Cela viendra, soyez-en sûrs — le jour où les inquiétudes extérieures seront tant soit peu calmées, le jour aussi où le gouvernement, la presse, le public relativement éclairé ne trembleront plus d’angoisse devant le premier Peyramont venu.

Lorsqu’une nouvelle tentative se produira, nous ferons notre possible pour contribuera sa réussite, chacun dans sa sphère, qui par la plume, qui par la parole, tel autre par ses capitaux, s’il a l’heur d’en avoir. Au point de vue de l’Art wagnérien, la période « héroïque » est close, admirer Wagner est devenu banal. La période pratique, commerciale, si vous voulez, ne tardera point à s’ouvrir en France, étant déjà ouverte ailleurs depuis pas mal d’années. Ceux que la vérité seule passionne, et qui entourent les belles œuvres d’un respect religieux, ceux-là sont indifférents aux dates et aux individus. Ils attendent avec calme les temps marqués. Ils n’ignorent pas que la perfectionne saurait être matériellement obtenue ; ils aideront de leur mieux aux réalisations essayées de leur noble rêve, mais ils savent ces réalisations incomplètes, forcément, à Bayreuth comme à Paris. Ils les souhaitent pourtant, ils les veulent, car il est de moralité supérieure que Wagner soit représenté en France, et que le maître du drame musical ait sa place au soleil, non moins que les Ohnet de l’orchestre et les Montépin de l’harmonie.

D’ici le jour voulu, ils écoutent, « en ce théâtre que tout homme a dans l’esprit », l’écho du prodigieux cantique que Wagner entonna, de ce vaste chant séculaire, regret des antiques jeunesses, aspiration vers la Patrie chrétienne. Ils écoutent ce cantique, comme une strophe de l’hymne ininterrompu des âges, commencé aux saints lyrismes d’Israël, aux mystérieux enthousiasmes de l’Inde, et qui sonne aux chœurs d’Eschyle, aux drames de Shakespeare, aux symphonies de Beethoven.

[IV] §

La Revue Wagnérienne commença de paraître en février 1885. Et voici qu’elle publie en ce mois de juillet son dernier numéro. Durant cette période de plus de trois années, de grands efforts furent faits pour la propagande et pour la défense des œuvres de Wagner. Le spectacle de cette lutte d’une minorité contre l’ignorance et la méchanceté presque générales m’inspira quelques impressions que je suis heureux de pouvoir dire en toute franchise.

Il convient de se demander avant tout si un résultat a été atteint, et quel il est. Je veux que les auditions de fragments de Wagner en de généreuses exécutions d’initiative privée, ou dans les concerts publics, aient eu une réelle utilité, qu’elles aient révélé le génie du maître à tels individus qui ne pouvaient, par de coûteux voyages en Allemagne, acquérir une idée plus complète du drame musical. Il faut marquer aussi que des ouvrages parus à droite et à gauche, et certaines études, publiées ici même, dont je parlerai tout à l’heure, ont pu aider à la compréhension de l’idéal du maître, surtout de son idéal poétique. Rendons justice à tous sincères efforts, à tous dévouements courageux ; il y eut des intelligences qui pensèrent noblement, des cœurs qui s’enthousiasmèrent — et il reste acquis pour ceux des Français que nulle maladie patriotique n’aveugle, que Wagner eut du génie.

Pourtant le nombre s’est-il accru notablement, des hommes avec qui Ion peut s’entretenir de Wagner ? A-t-on tourné vers lui les préoccupations de tous ceux qui eussent été capables de l’admirer ? a-t-on éclairé beaucoup d’âmes ? La lumière qui nous vient de ces œuvres resplendissantes : la Tétralogie, Tristan, les Maîtres chanteurs, Parsifal, l’a-t-on dévoilée dans toute sa pureté aux regards des ignorants ? l’a-t-on dévoilée avec les soins nécessaires, et tous les ménagements qu’il fallait, aux yeux faibles ?

Je sais combien à certains moments se dressèrent de haines et de passions contraires. Mais si les méchants ne se laissent point convaincre, encore pouvait-on triompher de beaucoup d’ignorants en les instruisant aimablement, sans mépris, en ne gênant point leur développement par l’exposé de théories fort raffinées, peut-être intéressantes, mais toutes personnelles, et, partant, contestables.

Ce qui manqua, ce fut, je crois, l. notion du sacré. J’essaierai de justifier brièvement cette affirmation, d’apparence ridicule et obscure.

Il n’y eut, dans les efforts dont j’ai parlé, nulle poussée d’ensemble, nul élan commun. Et c’est l’occasion de se rappeler ici la parole évangélique : Qui amat animant suam, perdet eam. Toutes ces pensées, allant chacune leur petit chemin, se soucièrent plus d’elles-mêmes que de leur objet : elles poursuivirent leur vie à elles, et la perdirent — la perdirent en stériles discussions, en vanités prétentieuses. Je crois que cette Revue elle-même n’eut point la marche sûre des grands dévouements : elle nous donna de précieuses informations, nous renseigna, avec netteté et conscience, sur tels faits extérieurs que nous désirions connaître ; mais en refeuilletant sa collection, je ne vois pas que rien s’en dégage de définitif : la figure de Wagner n’y apparaît point, qu’éparse et par ébauches rapides ; le sens de ses œuvres n’y est guère saisi ni exprimé qu’à travers les partis-pris et les rhétoriques de systèmes littéraires bien restreints ; les choses même de l’actualité y sont jugées avec des principes flottants, comme sous l’influence de bonnes ou mauvaises digestions, d’humeurs en va et vient, de colères d’un moment et d’étranges balancements psychologiques, Ici aussi, on a voulu garder sa vie.

J’ai rendu justice aux soins minutieux apportés à l’élucidation des questions d’information pratique, qui se posaient au fur et à mesure des numéros. Je retiens aussi et j’admire profondément les articles de M. Chamberlain, surtout ses études sur Tristan : c’est là que l’esprit même de l’œuvre ce Wagner est condensé, qu’on nous le montre artiste, et non point préoccupé de systèmes, — toute théorie amoindrissant l’essor d’un génie si universel en ses conceptions, si ardent en ce qu’il réalisa d’elles. Quand l’auteur de ces articles a parlé de Wagner, il n’a pensé qu’à Wagner. Phrase bête, en laquelle se résument mes regrets. Il va sans dire que je ne demande pas que tous les Wagnéristes admirent Wagner exactement de la même manière et se trouvent juste au même point de compréhension. Mais je m’afflige de ce que presque tous aient, plus ou moins, « gardé leur moi » — leurs préoccupations personnelles, leurs intérêts actuels — dans les efforts qu’ils faisaient pour expliquer l’œuvre du maître à ceux qui l’ignoraient.

C’est que, je le répète, la notion du sacré, qui les eût contraints d’abdiquer tout égoïsme, leur a manqué. Les systématiques — discuteurs à froid, — les faux « emballés » — dont le fanatisme reste mesquin, — les charlatans aussi — que je ne mentionne ici qu’avec du rouge au visage pour eux — ceux enfin qui n’ont compris qu’à moitié et — de belles âmes, pourtant ! — se croient autorisés à porter des jugements avant d’être parvenus à une claire vue d’ensemble et de s’être abandonnés tout entiers à la loyauté des émotions profondes, — il semble qu’à tous la figure du maître se soit voilée, avec l’intelligence de son œuvre.

Cela est triste, que des êtres doués d’âmes compréhensives n’aient point su se donner tout à la vénération d’un génie immense : pour savourer la chaste, forte et désintéressée volupté de ce bonheur qui renferme en lui toutes les joies d’amour et, moins égoïste qu’elles, va plus haut : l’admiration.

Aussi ne faut-il point s’étonner si, dans ce manque de s’oublier soi-même, le respect même parfois a fait défaut.

Je n’insiste pas. Je pense que tout ce qui a été accompli pour l’œuvre wagnérienne dans une pensée d’enthousiasme humble et d’amour désintéressé, mérite l’éloge le plus pur, et notre reconnaissance. Je pense aussi qu’il y eut des erreurs et quelques fautes, conscientes où non : je ne jetterai pas la première pierre, ne m’en sentant point le droit.

Un vœu pour finir : que, cette Revue morte, qui exigea certes un travail dévoué, — notre but à tous Wagnériens soit d’apprendre à admirer bien, et à être dignes de notre admiration.

Et heureux ceux qui s’en iront à Bayreuth ranimer leur foi en entendant Parsifal ; — l’œuvre, précisément, où s’affirme la grandeur de renoncer aux joies immédiates de l’égoïsme. Bayreuth, où nous laver de nous-même et de l’atmosphère d’ici !

Heil dir, Licht !

[V] §

Au temps où M. Gounod parlait impartialement du maître de Bayreuth, il disait, assure-t-on, que Wagner a tracé un sillon de feu. C’est la vérité. Wagner a remis la question du drame lyrique sur son véritable terrain. « Je n’ai rien inventé, dit-il dans la conclusion d’Opéra et drame, j’ai seulement trouvé la liaison de ce que d’autres avaient compris avant moi. — Il est surprenant, a-t-il dit encore, qu’après les excellents services rendus par de grands maîtres, l’opéra se soit engagé dans une voie fausse. » Ces maîtres sont avant tout Gluck, son école, Mozart et Weber. Il serait injuste de ne pas accorder une mention à l’ancien opéra-comique français.

Wagner a rendu au poème lyrique les droits qu’on avait presque entièrement méconnus. Le drame ne doit pas être un moyen, un prétexte à musique, il doit être le but unique ; la musique doit s’unir fraternellement au poème pour animer le drame et le mettre en pleine lumière ; jamais la musique ne doit chercher à briller pour son compte, comme un virtuose dominant tout.

Ce sont choses fort secondaires que les Leitmotive et leurs développements, la liberté plus ou moins grande de la forme et d’autres détails. Occupez-vous du drame par-dessus tout, ayez du talent, du génie et puis, « ne soyez d’aucune école, surtout pas de la mienne », comme a dit Wagner à un compositeur français.

Le sillon de feu brillera d’un éclat de plus en plus vif ; sa lumière se propagera et exercera partout une influence bienfaisante sur le drame musical ; grâce à elle, les maîtres presque oubliés, mal compris ou méconnus seront remis en honneur et appréciés comme ils méritent de l’être.

[VI] §

Monsieur le Directeur de la Revue Wagnérienne,

Vous m’avez, fait l’honneur de me demander mon avis sur nos Wagnériens. Hélas ! monsieur ! comment aurais-je un avis sur eux, ne les connaissant point ? Deux ou trois fois, aux concerts de M. Lamoureux, j’ai eu le bonheur d’apercevoir des groupes que l’on m’a dit formés de l’élite de nos Wagnériens. Ces messieurs m’ont paru assez jeunes, fort bien mis, et de mine prévenante. Il y en a deux seulement qui ont l’habitude de causer, de rire, et de se pousser d’amicales bourrades pendant les morceaux du concert : ils ont une fois empêché d’entendre la symphonie en la de Beethoven, où il y avait cependant des choses très agréables ; il est vrai que j’ai pu entendre, en revanche, quelques-unes de leurs réparties. Quant au wagnérisme de nos Wagnériens, j’imagine qu’il est sincère et intelligent ; qu’il ne leur vient point du désir d’être à la mode, mais de l’impérieux appel de leurs âmes d’artistes : j’imagine encore qu’il les porte à voir en Wagner autre chose qu’un harmoniste très habile, un César Franck allemand, sans pareil pour les tours de force : autre chose aussi qu’un auteur de mélodies sensuelles à la façon de Schumann ou de M. Grieg. Nos Wagnériens savent tous, je le jurerais, qu’il faut chercher à comprendre Wagner et non à imiter ses petits procédés de modulation. A comprendre Wagner ils tâchent : je m’étonne même que leurs efforts n’aient rien enlevé à la délicate fraîcheur de leur teint.

Voilà mes modestes hypothèses, monsieur, je songe souvent à la consolante joie qu’aurait Wagner, s’il vivait encore, en voyant nos Wagnériens et leur wagnérisme. Il se jugerait assez récompensé de son ardu labeur de soixante ans. Se sentir si entièrement compris de si nobles âmes, n’est-ce point le rêve idéal, pour un artiste ?

Mais au défaut de renseignements plus précis sur le wagnérisme français, voulez-vous quelques observations sur une entreprise dont vous avez déjà entretenu vos lecteurs, et sur laquelle je voudrais précisément attirer l’attention de tous les Wagnériens ?

Un confrère de Vienne, M. Œsterlein, a ouvert il y a deux ans, un Musée Wagner. Vienne n’est pas loin de Bayreuth ; je conseille à vos lecteurs d’y aller le mois prochain, pour voir cette précieuse collection. Dans deux salles, ils trouveront exposée une abondance de tableaux, de bustes, de documents curieux, d’autographes : le tout d’une vue instructive, féconde, souvent même divertissante.

Mais ce que vos lecteurs ne verront pas à Vienne, et ce qui fait le véritable intérêt du Musée Œsterlein, c’est la multitude de choses relatives à Wagner qui sont accumulées dans les armoires du Musée, d’ans la bibliothèque privée de M. Œsterlein, dans tous les coins de l’appartement qu’il occupe. Depuis dix ans M. Œsterlein a consacré sa fortune à recueillir, indistinctement, tout ce qui pouvait d’une façon ou d’une autre intéresser la biographie du maître. Il a même adopté — par naïveté, superstition, ou malice ? — la façon la plus intelligente de recueillir ces documents. Il ne s’est point contenté des autographes, volumes, etc., de Wagner, il a acquis la collection complète des journaux musicaux de tous les pays, la collection complète des ouvrages où l’on peut découvrir une allusion à Wagner, à sa musique, ou simplement des faits pouvant contribuer à les éclairer. C’est ainsi que tous les livres de philosophie, d’esthétique, de philologie, d’histoire que Wagner a pu consulter ou dont il a pu subir l’influence, tous les ouvrages des personnes dont la vie a été mêlée à la sienne, toutes les histoires de la Révolution de 1849, les brochures sur les théâtres que Wagner a dirigés ou fréquentés, etc : tout cela agit pêle-mêle dans ces armoires de M. Œsterlein.

Tout cela serait absolument indispensable pour une histoire un peu sérieuse de Wagner, une histoire éclairant son œuvre par sa vie, pouvant enfin nous présenter tel qu’il fut cet homme extraordinaire. L’importance d’un ouvrage de ce genre, ai-je besoin de l’expliquer ? Par un cas unique dans l’histoire de l’art, on a, réunis, tous les documents qui peuvent servir à faire la biographie définitive d’un artiste.

Or il est impossible d’attendre de M. Œsterlein seul la mise en ordre de ces trésors et l’ensemble de mesures qui les rendrait utilisables. M. Œsterlein est forcé de gagner, par un travail qui occupe ses heures, l’argent qu’il dépense pour son Musée : il ne peut ni étendre l’espace qu’il y a réservé, ni disposer du loisir nécessaire. Et puis, je ne voudrais pas déplaire à M. Œsterlein, qu’il convient de respecter infiniment ; mais j’avoue que M. Œsterlein ne me paraît point réunir les conditions requises pour mener seul à bien cette seconde partie de son œuvre. Il y faut une personne occupée depuis de longues années à des études raisonnées et suivies sur Wagner, connaissant assez toutes les langues pour comprendre sans peine tous les documents ; enfin plus intéressée à la valeur intime des papiers recueillis qu’à la richesse numérique de la collection. De telles qualités sont rares ; je crains que M. Œsterlein ne les ait guère plus que moi-même. Mais je crois bien que l’on trouverait sans peine le moyen de rendre le Musée Œsterlein vraiment utile et précieux : il suffirait d’adjoindre à M. Œsterlein un bibliothécaire, et de prendre pour cette fonction un homme connu par sa compétence wagnérienne, qui pourrait ainsi nous donner, enfin, cette biographie historique et artistique sérieuse, à la fois éclairée par le dedans et le dehors. Une telle biographie serait, je le répète, d’une importance générale infinie pour Wagner et pour l’art tout entier.

Tout cela peut se faire : il y faudrait seulement de l’argent, et, je crois, peu d’argent. Je vous jure que je ne sais point ce qu’en pense M. Œsterlein : mais j’imagine, pour ma part, qu’il y aurait là, vraiment, l’occasion d’une bonne action artistique. Et j’avoue que si j’étais en état de dépenser, j’aimerais mieux encore contribuer à une histoire de Wagner, au monument seul digne du maître, infiniment important à l’intelligence de son œuvre, j’aimerais mieux y mettre ma largesse qu’à préparer l’avènement à Paris d’un théâtre wagnérien, la chose du monde la plus excellente pour obscurcir, fausser, obstruer à jamais la compréhension de l’œuvre wagnérienneLXVIII