Jacques Rivière

1927

Quelques progrès dans l’étude du cœur humain (Freud et Proust)

2016
Jacques Rivière, « Quelques progrès dans l’étude du cœur humain (Freud et Proust) », Les Cahiers d’Occident, nº 4, Paris, Librairie de France, 1927. Source : Internet Archive.
Ont participé à cette édition électronique : Lucie Mollier (OCR et Stylage sémantique) et Stella Louis (Numérisation et encodage TEI).

Les trois grandes thèses de la Psychanalyse1 §

Mesdames,

Messieurs,

Chaque fois que j’entreprends des causeries, je fais le vœu formel d’écarter toutes précautions oratoires. Ce vœu, je l’ai fait cette fois-ci encore. Et pourtant, je ne peux me décider à aborder directement mon sujet sans quelques mots d’apologie, et surtout sans vous dire au préalable ce que j’en pense, de ce sujet.

Je vous avouerai naïvement que je le trouve à la fois d’un prodigieux intérêt et très délicat. Il a, à la fois pour lui et contre lui, d’être, du moins sous l’angle où je veux l’aborder, à peu près complètement inexploré.

Il y a, sur Freud, surtout en langue étrangère, une immense littérature — que d’ailleurs je ne connais pas. La mort si déplorable de Marcel Proust a déjà fait éclore de nombreux articles ; La Nouvelle Revue française du 1er janvier en contient à elle seule une cinquantaine.

Malgré cela, mon sujet, tel que je l’entends, continue à m’apparaître tout à fait inexploré, et si cela m’encourage, cela m’intimide aussi.

Cela m’intimide parce que je ne sais pas très bien où je vais, parce que je sens que je n’ai aucune chance d’arriver à des constatations définitives.

Je vois des quantités d’idées à soulever, à étudier, à suivre, mais un peu comme un ingénieur au centre d’une mine et qui se demande quels sont les filons qui vont donner, quelles galeries sont à percer, lesquelles le maintiendront le plus longtemps sur la veine. Je ne suis sûr que d’une chose, c’est que je m’engagerai dans des impasses, c’est qu’il me faudra par moments rebrousser chemin, c’est que peut-être je ne ferai qu’effleurer le principal, tandis que je m’empêtrerai dans l’accessoire. Il m’arrivera certainement de vous dire des choses qui m’apparaîtront moins vraies aussitôt que je les aurai dites et qu’il me faudra, ou retirer, ou transformer.

Excusez-moi, je vous prie. Ces mésaventures auxquelles je vous expose d’un cœur que vous pourrez trouver bien léger, elles sont la rançon de l’extrême importance, de l’extrême richesse et de l’extrême nouveauté du sujet que nous abordons. Si Proust a démontré quelque chose, c’est que rien ne pouvait suppléer le temps. En matière d’idées, moins qu’en toute autre matière. Celles que nous allons remuer n’ont pas reçu encore cette influence des années, qui, comme un lent soleil, peut seule les mûrir. Il n’y a pas là de ma faute. Je mets donc en fait, d’une façon peut-être un peu présomptueuse, mais il me semble, tout de même, justifiée, que les hésitations et peut-être les piétinements de l’étude que nous entreprenons en commun sont inévitables et ne devront pas m’être imputés à crime.

Mais ce sujet si nouveau, si admirable, et qui doit me mériter votre indulgence, il est temps de le définir, au moins en gros.

Je n’ai pas, comme vous pouvez bien penser, l’intention d’épuiser ce qu’on peut dire sur Freud et sur Proust. Non, c’est sous un angle très déterminé que j’entends les étudier. Grossièrement je voudrais étudier ce qu’ils apportent de nouveau en psychologie, je voudrais fixer les progrès qu’ils peuvent nous faire accomplir dans la connaissance de ce qu’on appelait, à l’âge classique, le cœur humain ; (et je vous prie de laisser ici à cœur son sens le plus vague).

Ces progrès peuvent être de deux ordres : Ils peuvent consister dans la conquête de nouveaux sentiments, de nouvelles sensations, de nouvelles couches de la conscience, ou dans l’invention de nouvelles méthodes pour explorer celle-ci, dans l’invention d’une nouvelle manière d’attaquer les sentiments et les sensations. Nous distinguerons ces deux ordres de progrès, mais sans trop de rigueur pour ne pas nous interdire les points de vue qui se présenteraient et qui excluraient cette différence.

Une remarque encore. Notre étude ne sera pas un simple exposé. Il ne faudra pas vous attendre à sortir de ces causeries avec la connaissance du système de Freud et du système de Proust, comme on peut sortir d’un cours de la Sorbonne avec la connaissance du système de Platon. Je ne chercherai qu’à extraire du système de nos deux auteurs — si tant est qu’ils aient tous les deux un système — ce qui pourra être mis en rapport avec notre expérience intime et ce qui recevra de celle-ci une lumière.

Abordons maintenant l’étude de Freud.

On a reproché à Freud, Jules Romains entre autres, une certaine légèreté scientifique, c’est-à-dire une certaine tendance à transformer ses hypothèses en lois sans avoir accumulé la quantité d’expériences et de constatations objectives qui l’y autoriseraient.

Entre deux idées de savant, dit Jules Romains, il n’hésite pas à jeter une de ces « vues brillantes » qui témoignent, à coup sûr, d’une grande activité de pensée, qu’on a envie de déclarer géniales, mais qu’on ne range pas ensuite dans le même coin de l’esprit que la bonne monnaie scientifique. Ce sont valeurs fiduciaires, liées au sort de la banque d’émission.

En beaucoup de passages pourtant, Freud fait preuve d’une prudence tout à fait remarquable et prend même la peine d’indiquer lui-même les lacunes de sa doctrine, et les points où l’expérience ne l’a pas encore confirmée. La réponse à cette question, écrit-il dans l’Introduction à la Psychanalyse, ne me paraît pas urgente et, surtout, elle n’est pas assez sûre pour qu’on se hasarde à la formuler. Laissons se poursuivre le progrès du travail scientifique et attendons patiemment. Au seuil d’une généralisation tentante d’une idée qu’il vient d’émettre, il remarque : L’explication psychanalytique des névroses n’a cependant que faire des considérations d’une aussi vaste portée.

Il examine toujours avec beaucoup de soin les objections qu’on lui présente. On trouve par exemple au dernier chapitre de l’Introduction à la Psychanalyse une discussion remarquable de l’idée que toutes les découvertes de la Psychanalyse pourraient n’être qu’un produit de la suggestion exercée sur les malades. Quand on songe à la gravité de cette objection et quand on voit la façon magistrale dont Freud y répond, on ressent une impression de confiance à la fois pour l’honnêteté et pour la force de son esprit.

Cependant il faut l’avouer : quelque chose subsiste de la critique de Jules Romains et il y a certains défauts de méthode chez Freud dont il faut absolument que nous soyons avertis et que nous tenions compte avant de nous engager à sa suite.

Il est évident que nous avons affaire à une imagination extrêmement vive et allante et qui réagit parfois un peu trop vite aux premières indications de l’expérience. On est frappé, en lisant Freud, de la rapidité de certaines de ses conclusions. Très souvent on le voit, d’un seul fait qu’il rapporte, faire sortir une affirmation immédiatement générale ; très souvent aussi il lui suffit de pouvoir interpréter un fait dans le sens de sa théorie pour que toute autre interprétation lui paraisse exclue.

D’autre part la victoire incontestable sur les énigmes de la nature que représente son idée maîtresse lui donne une espèce d’ivresse qui le conduit à l’impérialisme. Je veux dire qu’il cherche à annexer trop de phénomènes à son explication. En particulier son interprétation des rêves et des lapsus, qui est pleine de remarques profondes, me semble tout de même dans l’ensemble, beaucoup plus factice et beaucoup moins convaincante que sa théorie des névroses. Et quand j’apprends que, historiquement, c’est par une explication des symptômes névrotiques qu’il a commencé, je me demande si toute sa théorie des rêves et des lapsus n’est pas une extension un peu arbitraire, ou du moins trop systématique, d’une idée juste à un domaine qui ne pouvait pas la recevoir, tout au moins sous sa forme textuelle.

En d’autre termes, je me demande si l’ordre d’exposition de sa doctrine que Freud a choisi dans son Introduction à la Psychanalyse et qui est, comme on sait, le suivant : Actes manqués, Rêves, Névroses, n’est pas extrêmement spécieux et s’il ne risque pas de tromper sur la démarche véritable de son esprit, au cours de ses découvertes et sur la valeur même de ses découvertes. Même s’il semble logique de montrer d’abord l’inconscient à l’œuvre dans les actes les plus élémentaires de la vie quotidienne normale, cela devient une erreur de méthode si l’on ne peut pas le révéler avec autant d’évidence dans ces actes que dans les actes pathologiques, si son intervention y est plus contestable et si en fait ce n’est pas d’abord dans ces actes qu’il a été décelé.

J’ai beau faire : la théorie des lapsus et la théorie des rêves m’apparaissent comme une sorte de double portique qui a été construit après coup par Freud devant le monument qu’il avait élevé. Il croit que cela peut former un accès plus agréable et plus convaincant à ce monument ; mais à mon avis il se trompe parce qu’on n’a pas, dans cette première partie, assez fortement l’impression d’être en contact avec une expérience irréfutable, invincible, avec celle qui a imposé la théorie. On sent la subtilité de l’auteur, mais pas assez son bon droit.

C’est pourquoi je crois qu’il faut avoir sans cesse principalement en vue sa théorie des névroses si l’on veut saisir sa pensée en son point d’intention maximum et si l’on veut se rendre compte de toutes les conséquences qu’elle implique, de toutes les généralisations qu’elle est susceptible de recevoir, de sa plus grande portée, ou, si l’on préfère, de sa plus grande force explosive.

Je voudrais, dans ce qui va suivre, non pas analyser en détail la doctrine freudienne, mais au contraire, la supposant connue de mes lecteurs, faire apparaître, si l’on peut dire, ses virtualités. Je voudrais présenter les trois grandes découvertes psychologiques dont il me semble que nous sommes redevables à Freud et montrer quelle lumière prodigieuse elles peuvent infuser dans l’étude des faits intérieurs et en particulier des sentiments. Je voudrais surtout faire sentir combien elles sont extensibles, quelle forme plus souple et, si l’on peut dire, plus généreuse encore que celle que Freud leur a donnée, elles peuvent revêtir.

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Dans l’exposé des faits qui lui ont suggéré la première idée de sa théorie et qui sont, comme on sait, l’ensemble des manifestations de l’hystérie, Freud insiste avec une force particulière sur la complète ignorance où se trouvaient ses patients des causes et des fins des actes qu’ils accomplissaient : Pendant qu’elle exécutait l’action obsessionnelle, écrit-il, le « sens » en était inconnu à la malade aussi bien en ce qui concerne l’origine de l’action que son but. Des processus psychiques agissaient donc en elle, processus dont l’action obsessionnelle était le produit. Elle percevait bien ce produit par son organisation psychique normale, mais aucune de ses conditions psychiques n’était parvenue à sa connaissance consciente… C’est à des situations de ce genre que nous pensons quand nous parlons deprocessus psychiques inconscients2. Et Freud conclut : Dans ces symptômes de la névrose obsessionnelle, dans ces représentations et impulsions qui surgissent on ne sait d’où, qui se montrent si réfractaires à toutes les influences de la vie normale et qui apparaissent au malade lui-mêmecomme des hôtes tout-puissants venant d’un monde étranger, comme des immortels venant se mêler au tumulte de la vie des mortels, comment ne pas reconnaître l’indice d’une région psychique particulière, isolée de tout le reste, de toutes les autres activités et manifestations de la vie intérieure ? Ces symptômes, représentations et impulsions nous amènent infailliblement à la conviction de l’existence de l’inconscient psychique3.

Il ne semble pas, au premier abord, qu’il y ait, dans ces passages, une nouveauté bien extraordinaire et l’on pourra trouver paradoxal que nous y voulions apercevoir une des sublimités de la théorie freudienne. L’inconscient n’est pas une découverte de Freud. On citera tout de suite des noms qui semblent réduire aux plus minces proportions son originalité sur ce point : celui de Leibniz déjà, ceux de Schopenhauer, de Hartmann, de Bergson, de bien d’autres.

Pourtant je réponds :

1º Qu’il y a une différence considérable entre une conception métaphysique et une conception psychologique de l’Inconscient, qu’admettre l’Inconscient comme un principe, comme une force, comme une entité, c’est tout autre chose que de l’admettre comme un ensemble de faits, comme un groupe de phénomènes ;

2º Qu’en réalité beaucoup de psychologues contemporains, en particulier Pierre Janet et son école, refusent encore d’admettre un inconscient psychologique ;

3º Enfin qu’en admettant que l’inconscient psychologique soit reconnu de tout le monde en tant que royaume, en tant que domaine, Freud est le premier à le concevoir :

a) Comme un domaine, ou un royaume déterminé, qui a une géographie arrêtée, ou, sans métaphore : qui contient des tendances, des velléités extrêmement précises, dirigées vers des buts particuliers ;

b) Comme un domaine, ou un royaume qui peut être exploré, en partant du conscient, et même qui doit l’être si l’on veut comprendre le conscient.

Ici, je retrouve confiance pour affirmer que la nouveauté me paraît entière, et d’une importance formidable. Songez que jusqu’ici on a conçu le conscient comme une chambre close, où les objets, en nombre défini, étaient comme inscrits sur un inventaire et ne soutenaient de rapports qu’entre eux, et que, pour tel incident de notre vie psychique, si on voulait l’expliquer, on ne pouvait aller chercher qu’un fait dont nous nous fussions précédemment aperçus. Songez que toute la psychologie se limitait à une explication logique de nos déterminations. Songez au pauvre matériel causal dont elle disposait et imaginez ce qu’elle peut devenir au moment où Freud lui ouvre l’immense réservoir des causes immergées.

Lui-même, d’ailleurs, a conscience de la révolution que cette seule proclamation de la réalité déterminée de l’inconscient peut produire dans l’histoire des idées et il ne se défend pas d’un mouvement d’orgueil : C’est en attribuant une importance pareille à l’inconscient, dans la vie psychique, s’écrie-t-il, que nous avons dressé contre la psychanalyse les plus méchants esprits de la critique… Et pourtant un démenti sera infligé à la mégalomanie humaine par la recherche psychologique de nos jours qui se propose de montrer au moi qu’il n’est seulement pas maître dans sa propre maison, qu’il en est réduit à se contenter de renseignements rares et fragmentaires sur ce qui se passe, en dehors de sa conscience, dans sa vie psychique. Les psychanalystes ne sont ni les premiers, ni les seuls, qui aient lancé cet appel à la modestie et au recueillement, mais c’est à eux que semble échoir la mission de défendre cette manière de voir avec le plus d’ardeur et de produire à son appui des matériaux empruntés à l’expérience et accessibles à tous4.

Réfléchissons. Appuyons, si j’ose dire, contre nous ce principe, de l’inconscient comme siège de tendances déterminées qui viennent modifier le conscient ; rapprochons-le de notre expérience. Autrement dit : Songeons à tout ce que nous ne savons pas que nous voulons.

Est-ce que notre vie n’est pas la recherche constante de biens, de plaisirs, de satisfactions non seulement que nous n’oserions pas avouer désirer, mais que nous ne savons même pas que nous désirons, que nous cherchons ? Est-ce que ce n’est pas presque toujours a posteriori et au moment seulement où nous l’accomplissons que nous nous rendons compte du long travail psychique et de toute la chaîne de sentiments latents qui nous a conduits vers un acte ?

Et encore : à quel moment l’inspection directe de notre conscience nous renseigne-t-elle exactement sur tout ce que nous éprouvons et sur tout ce dont nous sommes capables ? Est-ce que nous ne sommes pas dans une constante ignorance du degré, et même de l’existence de nos sentiments ? Est-ce que, jusque dans la passion, il n’y a pas de moments où nous ne retrouvons absolument plus rien de cette passion, où elle nous paraît une pure construction de notre esprit ? Et est-ce qu’elle n’existe pas, pourtant, d’une façon, si j’ose dire, infiniment précise, à ce même moment, cette passion, puisque le plus petit accident qui survient pour en encombrer la carrière, ou rendre son but plus lointain, peut provoquer instantanément un bouleversement complet de tout notre être, qui se traduira jusque dans notre attitude physique et influera jusque sur la circulation de notre sang ?

Est-ce qu’en amour, par exemple, un amoureux sincère n’en est pas constamment réduit à recourir à des expériences et presque à des trucs pour ausculter son sentiment et savoir s’il existe encore ? Et cela dans le moment même où, si on venait lui annoncer qu’il doit renoncer à ses espoirs ou qu’il est trompé, il se découvrirait peut-être tout près du crime.

Donc une première grande découverte, (qu’on pourra peut-être présenter comme négative, mais les découvertes négatives ne sont pas moins importantes que les autres) doit être inscrite au crédit de Freud : c’est celle qu’une considérable partie de notre vie psychique se passe, si l’on peut dire, en dehors de nous et ne peut être décelée et connue que par un travail patient et compliqué d’inférence. Autrement dit : Nous ne sommes jamais tout entiers disponibles pour notre esprit, tout entiers objets de conscience.

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Cette première analyse doit faire comprendre dans quel esprit j’ai abordé l’étude de Freud et de quelle façon j’entends la poursuivre. Je ne prétends nullement accompagner pas à pas toutes les démarches de sa pensée ; je recherche simplement et je saisis les uns après les autres, sans me soucier de marquer comment ils se rattachent, les points de sa doctrine qui me paraissent pouvoir être agrandis en vérités psychologiques d’intérêt général. Je suis un profane qui pille égoïstement un trésor et qui l’emporte loin du temple. On peut me juger sévèrement au point de vue moral ; mais en tous cas on ne doit pas me considérer comme obligé à cette allure lente et processionnelle qui s’impose aux prêtres de la Psychanalyse.

Qu’on veuille donc sauter avec moi à l’examen d’une autre idée de Freud, qui me paraît d’une importance considérable ; je veux parler de l’idée du refoulement, à laquelle il faut rattacher celle d’une censure des rêves.

On sait quelle en est l’essence : en se fondant sur son expérience de praticien, Freud croit constater qu’il y a chez tout sujet qu’on analyse ou même simplement qu’on interroge, une résistance instinctive à toute question, à tout effort pour pénétrer dans l’arrière-plan de sa pensée. Cette résistance est soumise d’ailleurs à des variations d’intensité. Le malade est plus ou moins hostile, plus ou moins critique, suivant que la chose que le médecin cherche à amener au jour lui est plus ou moins désagréable.

La résistance semble donc être l’effet d’une force, de nature proprement affective, et qui s’oppose à l’apparition dans la conscience claire, à l’illumination, de certains éléments psychiques qu’elle considère comme incongrus, comme impossibles à regarder en face.

Cette force qu’on rencontre lorsqu’on veut travailler à la guérison du patient, est celle-là même qui a d’abord produit la maladie en refoulant un processus psychique qui de l’inconscient tendait vers le conscient ; la tendance ainsi entravée s’est en effet transformée, déguisée, pour aller tout de même un peu plus loin, en un acte mécanique, sans signification apparente, mais qui s’impose invinciblement au sujet : c’est le symptôme : Le symptôme vient se substituer à ce qui n’a pas été achevé5.

Freud met donc en lumière la présence dans la conscience d’une activité réductrice ou déformatrice de notre spontanéité obscure. Il la montre également à l’œuvre dans nos rêves et l’appelle alors censure. Exactement comme la censure, pendant la guerre, ou bien mutilait les articles de journaux, ou bien forçait leurs auteurs à ne présenter leur pensée que sous une forme approximative ou voilée, de même une force secrète modifie et travestit nos pensées inconscientes et ne leur permet d’aborder notre esprit que sous les espèces énigmatiques du rêve.

Les tendances exerçant la censure sont celles que le rêveur, dans son jugement de l’état de veille reconnaît comme étant siennes, avec lesquelles il se sent d’accord… Les tendances contre lesquelles est dirigée la censure des rêves… sont des tendances répréhensibles, indécentes au point de vue éthique, esthétique et social… sont des choses auxquelles on n’ose pas penser ou auxquelles on ne pense qu’avec horreur6.

Les symptômes névrotiques sont des effets de compromis, résultant de l’interférence de deux tendances opposées, et ils expriment aussi bien ce qui a été refoulé que ce qui a été la cause du refoulement et a ainsi contribué à leur production. La substitution peut se faire plus au profit de l’une de ces tendances que de l’autre ; elle se fait rarement au profit exclusif d’une seule7.

Le rêve de même est une sorte de composé ou plutôt de compromis entre les tendances refoulées, à qui le sommeil rend de la force, et les tendances représentant véritablement le moi, qui continuent à s’exercer par le moyen de la censure déformatrice.

Autrement dit symptômes névrotiques et rêves correspondent à un effort de nos diverses sincérités pour se manifester à la fois.

L’ensemble de cette conception me paraît d’une importance et d’une nouveauté extraordinaires. Peut-être Freud n’a-t-il pas aperçu lui-même toute la généralité qu’elle était susceptible de recevoir.

La découverte en nous d’un principe trompeur, d’une activité menteresse, peut cependant fournir une vue absolument nouvelle de toute la vie consciente.

Je vais tout de suite exagérer mon idée : tous nos sentiments sont des rêves, toutes nos opinions sont le strict équivalent des symptômes névrotiques.

Il y a en nous, constante, obstinée, jamais à court d’invention, une tendance qui nous pousse à nous camoufler nous-mêmes. À tout prix, en toute circonstance, nous nous voulons, nous nous construisons autres que nous sommes. Naturellement le sens dans lequel s’exerce cette déformation et son degré varient extraordinairement suivant les natures. Mais en toutes, le même principe de ruse et d’embellissement est à l’œuvre.

Partir dans l’étude du cœur humain sans être informé de son existence et de son activité, et sans s’équiper contre ses subterfuges, c’est vouloir établir la nature des fonds marins sans sonde et en se laissant guider au seul visage des eaux. Ou mieux, comme dit Jules Romains, c’est faire comme l’analyse traditionnelle qui lors même qu’elle cherche les dessous se laisse diriger par les indications voyantes de la surface. Elle ne soupçonne un gisement de fer que si les roches du dessus sont toutes rouillées, un de charbon que si l’on piétine une poussière noire.

Qui de nous ne connaît ce démon que Freud appelle censure et qui fait sans cesse si subtilement notre toilette morale ? À chaque instant le tout de ce que nous sommes, j’entends la masse confuse et grouillante de nos appétits, est prise en main et attifée par lui. Il glisse dans nos plus bas instincts ce qu’il faut de noblesse pour que nous puissions ne plus les reconnaître. Il nous fournit en abondance ces prétextes, ces couleurs dont nous avons besoin de couvrir les petites turpitudes qu’il nous faut accomplir pour vivre. C’est lui qui nous pourvoit de ce que nous appelons nos « bonnes raisons ». C’est lui qui nous maintient avec nous-mêmes dans cet état d’amitié et d’alliance sans lequel nous ne pouvons pas vivre et qui est pourtant si complètement dépourvu de justification qu’on ne comprend pas comment il peut naître.

Mais je sens que je m’éloigne beaucoup de l’idée de Freud. Le principe qui préside au refoulement et à la censure, loin de travailler au triomphe de nos appétits, est, dans son esprit, ce qui les combat, ce qui les arrête. Il est le représentant des idées morales, ou tout au moins de la convenance, loin d’aider à la tourner.

Oui, mais il y a des cas où il est vaincu, partiellement tout au moins : le symptôme névrotique, le rêve, le lapsus, correspondent à des succès relatifs sur lui de la partie basse de nous-mêmes. Et s’il n’est pas directement agent d’hypocrisie, il le devient dans la mesure où il ne triomphe pas.

Quand je prétends que tous nos sentiments, toutes nos opinions sont des rêves ou des actes obsessionnels, je veux dire que ce sont des états impurs, masqués, hypocrites ; je veux dire une chose enfin qu’il faut bien voir en face : c’est que l’hypocrisie est inhérente à la conscience.

Poussant à bout l’idée de Freud, je dirai qu’avoir conscience c’est être hypocrite. Un sentiment, un désir n’entrent dans la conscience qu’en forçant une résistance dont ils gardent l’empreinte et qui les déforme. Un sentiment, un désir n’entrent dans la conscience qu’à la condition de ne pas paraître ce qu’ils sont.

À ce point de vue, le chapitre que Freud consacre aux procédés qu’emploie la censure pour déformer le contenu latent du rêve et pour le rendre méconnaissable, mériterait de recevoir une extension considérable. Plusieurs de ces procédés sont utilisés certainement par nous à l’état de veille, pour nous aider à nous représenter nos sentiments sous une forme acceptable. Je n’en retiens qu’un par exemple : le déplacement, le transport de l’accent sur un aspect de ce que nous ressentons, — ou avons besoin de ressentir en paix — qui n’est pas l’essentiel. Autrement dit : la rupture par l’imagination du centre de gravité de nos complexes sentimentaux.

Soit dit en passant, si je me suis montré sévère au début pour la théorie freudienne du rêve, c’est beaucoup parce que je regrettais de voir Freud appliquer trop minutieusement à un phénomène particulier une idée qui me paraissait d’une portée infinie. Son analyse du Symbolisme des rêves va beaucoup trop loin ; elle réintroduit dans cette conscience, dont il nous a montré la souplesse et l’extrême convertibilité, quelque chose de fixe qui ne me paraît pas pouvoir y trouver place. Il faut garder à la pensée de Freud sinon un certain vague, du moins une certaine généralité pour bien en comprendre toute la valeur.

Avant de quitter cette idée de la censure, il faut encore en bien saisir un aspect qui est d’une importance considérable.

Quand je dis que l’hypocrisie est inhérente à la conscience, je dis trop ou trop peu. La censure, la force qui préside au refoulement, ce sont en partie des apports extérieurs ; elles sont créées principalement par l’éducation ; elles représentent l’influence de la Société sur l’individu. Tout de même elles ne sont pas entièrement adventices, ni postiches ; elles finissent par former corps avec le moi. Freud les représente même comme les tendances constitutives du moi.

Et en effet ce serait simplifier beaucoup les choses que de représenter nos seuls instincts inférieurs comme vraiment constitutifs de notre personnalité. Ce qui les réprime fait partie de nous aussi.

Mais alors une conclusion s’impose. C’est qu’en tant que personnes morales, et même en tant que personnes tout simplement, nous sommes condamnés à l’hypocrisie. Ne disons plus : hypocrisie, si vous voulez. Mais nous ne pouvons pas éviter un autre mot : c’est : impureté. Vivre, agir, si ce doit être dans un seul sens et avec méthode et de façon à tracer de nous sur la rétine d’autrui une image, c’est être composite et impur, c’est être un compromis.

Sincère vient d’un mot latin qui veut dire : pur, en parlant du vin. On peut dire qu’il n’y a pas de sincérité, pour l’homme, dans l’intégrité. Il ne redevient sincère qu’en se décomposant. La sincérité est donc le contraire exactement de la vie. Il faut choisir entre les deux.

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Le troisième point de la doctrine de Freud, qu’il me semble que nous pouvons, bien que dans de moindres proportions peut-être, agrandir, c’est la théorie de la sexualité.

On se rappelle quelle en est la ligne générale.

S’interrogeant sur la nature des tendances qu’arrête le refoulement et qui s’expriment par substitution dans les symptômes et dans les rêves, Freud, on le sait, croit constater qu’elles sont toutes de nature sexuelle.

Plusieurs nuances sont ici à noter. Freud ne dit pas, et même se défend d’avoir dit que tout ce qui paraît dans nos rêves est d’origine sexuelle. N’est d’origine sexuelle que ce qui apparaît camouflé.

D’autre part Freud ne dit pas et se défend d’avoir dit (par exemple dans la lettre que le professeur Claparède a publiée en appendice de la brochure la Psychanalyse) que tout notre être se réduit aux tendances sexuelles, même que l’instinct sexuel est le mobile fondamental de toutes les manifestations de l’activité psychique. Au contraire : la Psychanalyse n’a jamais oublié qu’il existe des tendances non sexuelles, elle a élevé son édifice sur le principe de la séparation nette et tranchée entre tendances sexuelles et tendances se rapportant au moi, et elle a affirmé, sans attendre les objections, que les névroses sont des produits non de la sexualité, mais du conflit entre le moi et la sexualité8.

Cependant il reste certain que l’ensemble des tendances spontanées et inconscientes de l’être lui apparaît comme identique dans son fond à l’instinct sexuel.

Il prend soin d’ailleurs, cet instinct, de la définir d’une manière très large, en le distinguant de l’instinct de procréation et même de l’activité proprement génitale. Pour bien marquer son caractère général, il l’appelle Libido.

Le concept de la Libido n’est évidemment pas absolument clair. Il prend, par moments, une valeur quasi-métaphysique pour revenir l’instant d’après à signifier simplement l’appétit sexuel, le désir proprement dit.

Mais je me demande si au lieu de reprocher à Freud cette ambiguïté, si au lieu de vouloir le forcer à accrocher ce mot de libido à une tendance absolument particulière et bornée, on ne ferait pas mieux au contraire de lui savoir gré du vague où il le laisse et du battement qu’il lui permet. Je me demande si sa principale découverte, dans le domaine qui nous occupe, n’est pas celle justement d’une seule tendance transformable, qui formerait tout le fond de notre vie psychique spontanée.

En d’autres termes l’idée que le désir est le moteur de toute notre activité, du moins de toute notre activité expansive, me paraît d’une nouveauté et d’une vérité admirables. Ou mieux encore l’idée que nous ne sommes créateurs, producteurs qu’en tant que nous allons dans le sens du désir.

Mais il faut se garder de trahir par trop de précipitation l’idée même de Freud, sa conception de la sublimation. Je reprends donc :

Freud, par une longue analyse, fortement appuyée de remarques expérimentales, qui remplit toute la petite brochure intitulée : Trois dissertations sur la théorie sexuelle, établit que l’instinct sexuel n’a d’emblée ni l’objet ni le but que nous lui connaissons. Il le montre d’abord immanent pour ainsi dire au corps de l’enfant et ne cherchant, ni ne soupçonnant même aucune satisfaction extérieure. C’est la période qu’il appelle d’autoérotisme.

Il le montre en même temps s’irradiant confusément et impartialement dans tous les organes et recevant des satisfactions presque indifféremment de tous.

Puis, l’expérience, qui peut être précédée d’ailleurs par des interventions étrangères, enseigne à la libido à s’extérioriser. Mais même après ce bond qu’elle fait, elle reste hésitante entre plusieurs satisfactions possibles et ne se met exclusivement au service de l’acte génital qu’au moment de la puberté et par une sorte d’opération synthétique fort complexe et sujette à une foule d’accidents.

Ce désir, qui à la fois est au-dessous de son objet et l’excède ou même le transcende, est une conception d’une hardiesse et d’une profondeur magnifiques.

On comprend tout ce qu’elle permet à Freud d’expliquer. Que la libido soit refoulée : de deux choses l’une, ou elle reviendra à un mode de satisfaction comme il dit prégénital, et on aura une perversion, par fixation, ou elle produira un malaise qui engendrera la névrose.

Mais d’autre part le fait justement qu’elle n’est pas liée d’une manière constitutionnelle avec l’acte génital, lui permettra aussi de le dépasser et de se mettre au service de l’activité intellectuelle, d’irriguer pour ainsi dire nos facultés spirituelles. La sublimation consistera dans cette dérivation de la libido au profit de l’intelligence ou même de la moralité.

Voici comment on pourrait présenter les réflexions qu’inspire cette partie de la théorie freudienne :

1º Il est d’une importance considérable, au point de vue de la psychologie de la création, d’avoir établi les sources, si l’on peut dire, charnelles, de toute création spirituelle. Cela est important non pas pour rabaisser celle-ci, mais pour faire comprendre l’unité de notre vie psychique et pour faire apparaître que nous ne disposons en somme que d’une espèce d’énergie dont toute notre liberté se borne à diriger l’emploi.

Cela est important pour expliquer l’émotion esthétique en face d’une grande œuvre et pour expliquer ce qu’elle a toujours, quand elle est sincère, quel que soit l’objet représenté, de sensuel.

Cela est important même au point de vue de la critique esthétique, en enseignant à rechercher dans l’œuvre, non pas, comme le font, avec trop de précision à mon sens, ceux qui ont appliqué jusqu’ici la psychanalyse à l’art, la petite histoire rentrée qui peut être à l’origine chez l’auteur, mais le courant de désir, l’entraînement d’où elle est née. Et une sorte de critérium esthétique pourrait être établi, qui permettrait de distinguer les œuvres nées d’un penchant, de celles qu’a fabriquées un vouloir, — la qualité esthétique restant réservée.

2º En analysant d’une part tout ce que la libido construit dans l’inconscient à l’abri du refoulement, et d’autre part tout ce que peut produire le refoulement de la libido dans la vie consciente, Freud ouvre à la psychologie un domaine prodigieux.

Je ne crois pas que l’analyse des rêves, pratiquée suivant l’orthodoxie freudienne, puisse mener à grand-chose de très intéressant. À cause surtout de cet étrange code télégraphique préalable qui emprisonne l’interprétation.

Mais songez à ce que peut découvrir un psychologue sans prévention (ni freudienne, ni antifreudienne) et qui simplement est résolu à ne pas ignorer ce que je voudrais appeler la situation sexuelle des êtres qu’il étudie. Songez à cet abîme si mal exploré encore des attirances, et peut-être surtout des haines sexuelles. Songez quel accès au caractère individuel, quelle clef de toute une conduite peut donner la connaissance des expériences sexuelles faites par un être donné, et surtout des contrecoups provoqués par ces expériences.

Un romancier, jusqu’ici, même s’il ne les notait pas, prenait soin de réaliser pour son compte par la pensée la situation sociale, les conditions d’existence, la profession, les ascendances de chacun de ses héros. Il me semble impossible, après Freud, qu’il puisse se passer d’imaginer pareillement à l’avance, même s’il ne doit pas en dire un mot au cours de son récit, (son récit peut même avoir pour but seulement de la suggérer) la situation sexuelle de chacun et sa relation — vous comprenez que je prends le mot dans son sens le plus général — au point de vue sexuel avec les autres.

3º En détachant la libido de son objet, Freud se range implicitement à une conception subjectiviste de l’amour. Il est évident que ce désir mobile, déplaçable, qu’il décrit, n’aura besoin de rien recevoir de l’objet qu’il choisira, ne pourra même rien en recevoir et que c’est de sa propre ressource toute seule que sera formée dans l’esprit de l’amoureux l’image de l’objet aimé.

Il parle quelque part de la surestimation de l’objet sexuel et sans doute il l’entend d’abord dans le sens physique, mais il est bien dans son esprit aussi que toutes les beautés morales dont l’amoureux pare l’objet aimé sont le reflet de la projection sur lui de la libido. Il admet donc que tout amour est hallucinatoire et ne cherche dans les êtres étrangers qu’un prétexte à se fixer. Il n’admet donc pas l’appel, l’attraction d’un être sur un autre, ni que l’amour puisse jamais naître d’affinités réelles et objectives.

 

Il nous faut maintenant essayer d’envelopper d’un regard l’ensemble de la doctrine de Freud et de l’apprécier.

Freud nous apporte deux choses ; un nouveau monde de faits, une « nouvelle famille de faits » (là-dessus je me sens d’un avis tout à fait différent de Jules Romains qui lui conteste cette sorte de découverte), et sinon une nouvelle « loi » de ces faits, du moins une nouvelle méthode pour les explorer, ou plus vaguement, une nouvelle attitude à prendre à leur égard.

Le nouveau monde, c’est le monde de l’inconscient pour la première fois conçu et montré comme un système de faits déterminés, de même nature, de même étoffe que ceux qui paraissent dans la conscience et en constante relation, en constant échange avec les faits conscients.

Parmi ces faits inconscients, Freud décèle la prodigieuse flore des tendances et des complexes sexuels. Même s’il les décrit avec trop de précision (c’est toujours un peu son défaut) et s’il les typifie par trop, c’est une nouveauté admirable que de seulement les dévoiler.

D’autres pourront entrer à sa suite avec plus de légèreté et un sens plus aigu de l’individuel dans cet étrange jardin.

Mais déjà il indique à ces autres — et c’est son deuxième apport qui est également sans prix — l’attitude à prendre pour y faire de bonnes observations. Il nous avertit de la force qui est à l’œuvre en nous pour nous tromper sur nous-mêmes ; il nous enseigne ses ruses et les moyens de les déjouer.

Plus généralement il esquisse une nouvelle attitude introspective qui peut être l’origine de toute une nouvelle orientation des recherches psychologiques. Cette attitude consiste à ne vouloir se connaître, si j’ose dire, que par les signes. Au lieu d’écouter le sentiment lui-même ou la sensation elle-même, Freud va les chercher dans leurs effets seulement, dans leurs symptômes.

Sans doute on avait essayé bien avant lui de saisir les phénomènes psychiques, pour plus de sûreté, indirectement, en particulier dans leurs conditions. Toute la psycho-physiologie fut un effort pour s’instruire de la conscience en partant de l’extérieur, de quelque chose qui n’en était pas, mais qui avait l’avantage qu’on pouvait le toucher, le mesurer, le faire varier. Mais elle commettait l’erreur, qu’a bien soulignée Bergson, de passer outre à la différence de qualité des phénomènes.

L’erreur de Bergson à son tour fut peut-être (je ne l’indique ici que de la manière la plus prudente et la plus hypothétique) de se plonger avec trop de confiance dans le pur flot psychologique et d’attendre trop naïvement la connaissance de son seul décours épousé. Peut-on relever le tracé d’un fleuve en y nageant ?

Freud échappe à l’erreur des psycho-physiologistes en n’acceptant comme renseignements sur la vie psychique que des faits psychiques. Il construit une psychologie indépendante, autonome. Et c’est une des raisons de la résistance qu’il a rencontrée.

Mais d’autre part, ces faits psychiques, il n’y croit pas ; je veux dire qu’il n’accepte pas leur visage. Il les regarde a priori à la fois comme menteurs et comme explicables. Il s’en sert comme de signes pour remonter inductivement à une réalité psychique plus profonde et plus masquée. Il s’arc-boute à contre-sens du courant vital.

Et ainsi il rend à l’intelligence ce rôle actif, ce rôle de défiance et de pénétration qui dans tous les ordres, a toujours été le seul qui permît et favorisât la connaissance. Il y aurait beaucoup à dire sur sa foi complète au déterminisme psychologique. Mais comme méthode, dont il faut se servir le plus longtemps qu’on peut, le déterminisme est inattaquable. C’est en s’y rangeant seulement qu’on peut espérer de remonter avec quelque distinction et profit pour la pensée, dans le chaos que notre âme envoie à notre rencontre.

Marcel Proust.
L’inconscient dans son œuvre9 §

Au moment d’aborder l’étude non pas de l’œuvre de Marcel Proust en général, bien entendu, mais de cette œuvre en tant que source d’une nouvelle orientation de la psychologie, je me sens de nouveau obligé à un certain nombre de précautions oratoires qu’il faut que vous me pardonniez, parce qu’elles sont vraiment indispensables.

Je suis gêné, en effet, je vous l’avoue, de ce parallélisme que j’ai institué d’autorité entre Freud et Proust. Je suis gêné non pas parce que je le crois faux dans son fond, mais parce que pour le conserver vrai, il faut à tout prix ne pas le forcer, ne pas le rendre trop complet. Mon titre et le train de réflexions dans lequel nous sommes entrés tendent peut-être, en rapprochant Freud et Proust, à les écraser un peu l’un contre l’autre, à leur faire perdre leur volume et leurs contours respectifs. Il faut éviter cela ; il faut ici d’abord nous rendre compte de tout ce qui les sépare et de tout ce qui les différencie.

Il y a d’abord l’ignorance où ils ont vécu l’un de l’autre. Même si Freud à l’heure actuelle, ce que je ne sais pas, a lu Proust, il est bien évident qu’il n’a pu être influencé en rien par lui dans ses découvertes. D’autre part je sais que Proust ne connaissait de Freud que le nom, et peut-être le sens général de sa doctrine. Mais il n’avait été informé de l’un comme de l’autre que tout récemment, et je peux affirmer qu’aucune influence n’en était résultée sur son œuvre.

En second lieu nous avons affaire à deux esprits, sinon d’essence, du moins de classes extrêmement différentes. L’un est un savant ou un philosophe, dont la seule préoccupation est de comprendre et d’expliquer les phénomènes en les groupant dans un ordre intelligible ; l’autre est, — faut-il dire : avant tout — je ne crois pas, mais en tous cas : principalement, un écrivain, un poète au sens large, je veux dire au sens grec de créateur, un fabricant de fictions.

N’insistons pas trop sur cette différence qui a besoin d’être notée, mais qui, comme nous verrons, n’est juste qu’en gros. Pensons plutôt à cette différence entre eux plus profonde et d’ailleurs en relation avec la précédente, qui consiste en ce que l’un s’occupe de la conscience humaine en général, en tant qu’elle est passible de lois générales, tandis que l’autre s’attache à peindre des individus, à tracer des caractères, à bien marquer les nuances et les moindres aspects de chaque vie. Il semble même que, sous ce rapport, les deux auteurs que nous comparons soient tournés vers des tâches radicalement antithétiques, Freud s’efforçant d’isoler le mécanisme pur de la conscience, avec le moins de référence possible à l’individualité, Proust n’ayant jamais assez de tons sur sa palette pour fixer la précarité des choses et des êtres, leur essence fugitive, la couleur qu’ils reçoivent de chaque moment du temps.

Ne renonçons pas pourtant à notre parallèle. Tenons simplement sans cesse dans un coin de notre pensée les restrictions que ces différences fondamentales entre nos deux auteurs, que nous venons d’analyser, doivent imposer à toute ressemblance entre eux que nous apercevrons. Et comme premier effet de cette précaution, tâchons de trouver un plan pour exposer les découvertes psychologiques de Proust, qui tienne compte de sa qualité de romancier ou, si vous voulez, de poète, qui ne soit pas trop systématique, qui ne fasse pas artificiellement pendant à celui que nous avons adopté pour l’étude de Freud.

Il est difficile d’ailleurs de commencer l’étude de Proust autrement qu’en considérant le point de vue qu’implique son titre général : À la recherche du temps perdu, point de vue qu’il a lui-même fort nettement défini dans des pages qui sont en passe de devenir célèbres, mais qui sont si belles que vous m’excuserez sans doute de vous les relire ici :

Je trouve très raisonnable la croyance celtique que les âmes de ceux que nous avons perdus sont captives dans quelque être inférieur, dans une bête, un végétal, une chose inanimée, perdues en effet pour nous jusqu’au jour, qui pour beaucoup ne vient jamais, où nous nous trouvons passer près de l’arbre, entrer en possession de l’objet qui est leur prison. Alors elles tressaillent, nous appellent, et sitôt que nous les avons reconnues, l’enchantement est brisé. Délivrées par nous, elles ont vaincu la mort et reviennent vivre avec nous.

Il en est ainsi de notre passé. C’est peine perdue que nous cherchions à l’évoquer, tous les efforts de notre intelligence sont inutiles. Il est caché hors de son domaine et de sa portée, en quelque objet matériel (en la sensation que nous donnerait cet objet matériel), que nous ne soupçonnons pas. Cet objet, il dépend du hasard que nous le rencontrions avant de mourir, ou que nous ne le rencontrions pas.

Il y avait déjà bien des années que, de Combray, tout ce qui n’était pas le théâtre et le drame de mon coucher, n’existait plus pour moi, quand un jour d’hiver, comme je rentrais à la maison, ma mère, voyant que j’avais froid, me proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un peu de thé. Je refusai d’abord et, je ne sais pourquoi, me ravisai. Elle envoya chercher un de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui semblent avoir été moulés dans la valve rainurée d’une coquille de Saint-Jacques. Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d’un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j’avais laissé s’amollir un morceau de madeleine. Mais à l’instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m’avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu’opère l’amour, en me remplissant d’une essence précieuse, ou plutôt cette essence n’était pas en moi, elle était moi. J’avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. D’où avait pu me venir cette puissante joie ? Je sentais qu’elle était liée au goût du thé et du gâteau, mais qu’elle le dépassait infiniment, ne devait pas être de même nature. D’où venait-elle ? Que signifiait-elle ? Où l’appréhender ? Je bois une seconde gorgée où je ne trouve rien de plus que dans la première, une troisième qui m’apporte un peu moins que la seconde. Il est temps que je m’arrête, la vertu du breuvage semble diminuer. Il est clair que la vérité que je cherche n’est pas en lui, mais en moi. Il l’y a éveillée, mais ne la connaît pas, et ne peut que répéter indéfiniment, avec de moins en moins de force, ce même témoignage que je ne sais pas interpréter et que je veux au moins pouvoir lui redemander et retrouver intact, à ma disposition, tout à l’heure, pour un éclaircissement décisif. Je pose la tasse et me tourne vers mon esprit. C’est à lui de trouver la vérité. Mais comment ? Grave incertitude, toutes les fois que l’esprit se sent dépaysé par lui-même ; quand lui, le chercheur, est tout ensemble le pays obscur où il doit chercher et où tout son bagage ne lui sera de rien. Chercher ? Pas seulement : créer. Il est en face de quelque chose qui n’est pas encore et que seul il peut réaliser, puis faire entrer dans sa lumière.

Et je recommence à me demander quel pouvait être cet état inconnu, qui n’apportait aucune preuve logique, mais l’évidence de sa félicité, de sa réalité devant laquelle les autres s’évanouissaient. Je veux essayer de le faire réapparaître. Je rétrograde par la pensée au moment où je pris la première cuillerée de thé. Je retrouve le même état, sans une clarté nouvelle. Je demande à mon esprit un effort de plus, de ramener encore une fois la sensation qui s’enfuit. Et pour que rien ne brise l’élan dont il va tâcher de la ressaisir, j’écarte tout obstacle, toute idée étrangère, j’abrite mes oreilles et mon attention contre les bruits de la chambre voisine. Mais sentant mon esprit qui se fatigue sans réussir, je le force au contraire à prendre cette distraction que je lui refusais, à penser à autre chose, à se refaire avant une tentative suprême. Puis une deuxième fois, je fais le vide devant lui, je remets en face de lui la saveur encore récente de cette première gorgée et je sens tressaillir en moi quelque chose qui se déplace, voudrait s’élever, quelque chose qu’on aurait désancré, à une grande profondeur ; je ne sais ce que c’est, mais cela monte lentement ; j’éprouve la résistance et j’entends la rumeur des distances traversées.

Certes, ce qui palpite ainsi au fond de moi, ce doit être l’image, le souvenir visuel, qui, lié à cette saveur, tente de la suivre jusqu’à moi. Mais il se débat trop loin, trop confusément ; à peine si je perçois le reflet neutre où se confond l’insaisissable tourbillon de couleurs remuées ; mais je ne peux distinguer la forme, lui demander, comme au seul interprète possible, de me traduire le témoignage de sa contemporaine, de son inséparable compagne, la saveur, lui demander de m’apprendre de quelle circonstance particulière, de quelle époque du passé il s’agit.

Arrivera-t-il jusqu’à la surface de ma claire conscience, ce souvenir, l’instant ancien que l’attraction d’un instant identique est venue de si loin solliciter, émouvoir, soulever tout au fond de moi ? Je ne sais. Maintenant je ne sens plus rien, il est arrêté, redescendu peut-être ; qui sait s’il remontera jamais de sa nuit ? Dix fois il me faut recommencer, me pencher  vers lui. Et chaque fois la lâcheté qui nous détourne de toute tâche difficile, de toute œuvre importante, m’a conseillé de laisser cela, de boire mon thé en pensant simplement à mes ennuis d’aujourd’hui, à mes désirs de demain qui se laissent remâcher sans peine.

Et tout d’un coup le souvenir m’est apparu. Ce goût c’était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l’heure de la messe), quand j’allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m’offrait après l’avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne m’avait rien rappelé avant que je n’y eusse goûté ; peut-être parce que, en ayant souvent aperçu depuis, sans en manger, sur les tablettes des pâtissiers, leur image avait quitté ces jours de Combray pour se lier à d’autres plus récents ; peut-être parce que de ces souvenirs abandonnés si longtemps hors de la mémoire, rien ne survivait, tout s’était désagrégé ; les-formes, — et celle aussi du petit coquillage de pâtisserie, si grassement sensuel, sous son plissage sévère et dévot — s’étaient abolies, ou, ensommeillées, avaient perdu la force d’expansion qui leur eût permis de rejoindre la conscience. Mais, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir.

Et dès que j’eus reconnu le goût du morceau de madeleine trempé dans le tilleul que me donnait ma tante (quoique je ne susse pas encore et dusse remettre à bien plus tard de découvrir pourquoi ce souvenir me rendait si heureux), aussitôt la vieille maison grise sur la rue, où était sa chambre, vint comme un décor de théâtre s’appliquer au petit pavillon, donnant sur le jardin, qu’on avait construit pour mes parents sur ses derrières (ce pan tronqué que seul j’avais revu jusque-là) ; et avec la maison, la ville, depuis le matin jusqu’au soir et par tous les temps, la Place où on m’envoyait avant le déjeuner, les mes où j’allais faire des courses, les chemins qu’on prenait si le temps était beau. Et comme dans ce jeu où les Japonais s’amusent à tremper dans un bol de porcelaine rempli d’eau, de petits morceaux de papier jusque-là indistincts qui, à peine y sont-ils plongés s’étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables, de même maintenant toutes les fleurs de notre jardin et celles du parc de M. Swann, et les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs petits logis et l’église et tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé10.

Ces pages sont capitales pour bien comprendre de quelle sorte de travail l’œuvre de Proust est issue. On y trouve des phrases très importantes. Par exemple, au cours de sa recherche du souvenir récalcitrant : Il est temps que je m’arrête, la vertu du breuvage semble diminuer. Il est clair que la vérité que je cherche n’est pas en lui, mais en moi. Et plus haut déjà : Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m’avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu’opère l’amour, en me remplissant d’une essence précieuse : ou plutôt cette essence n’était pas en moi, elle était moi. Et encore ceci : Arrivera-t-il jusqu’à la surface de ma claire conscience, ce souvenir, l’instant ancien que l’attraction d’un instant identique est venue de si loin solliciter, émouvoir, soulever tout au fond de moi ?

Mais non, laissons ce passage pour le moment. (Vous vous rappelez que je cherche avec vous). Il nous faut remonter plus haut dans l’esprit de notre auteur, tâcher de saisir son exigence, son effort sous une forme plus élémentaire encore ; il nous faut déterminer de quoi il a le plus anciennement besoin.

Eh bien ! sans sortir de Combray, cette première partie de Swann, qui est, en même temps qu’un des plus merveilleux poèmes que je connaisse, une sorte de Discours de la méthode, — j’entends de la méthode que Proust se fabrique à son usage, — sans sortir de Combray, nous trouvons un autre passage dont notre ami Charles Du Bos a été le premier, dans sa remarquable étude sur Marcel Proust, à souligner l’importance. Ce passage, quittant momentanément le premier filon que nous avions saisi, je vais vous le lire :

Combien depuis ce jour, dans mes promenades du côté de Guermantes, il me parut plus affligeant encore qu’auparavant de n’avoir pas de dispositions pour les lettres, et de devoir renoncer à être jamais un écrivain célèbre. Les regrets que j’en éprouvais, tandis que je restais seul à rêver un peu à l’écart, me faisaient tant souffrir, que pour ne plus les ressentir, de lui-même par une sorte d’inhibition devant la douleur, mon esprit s’arrêtait entièrement de penser aux vers, aux romans, à un avenir poétique sur lequel mon manque de talent m’interdisait de compter. Alors, bien en dehors de toutes ces préoccupations littéraires et ne s’y rattachant en rien, tout d’un coup un toit, un reflet de soleil sur une pierre, l’odeur d’un chemin me faisaient arrêter par un plaisir particulier qu’ils me donnaient, et aussi parce qu’ils avaient l’air de cacher au-delà de ce que je voyais, quelque chose qu’ils m’invitaient à venir prendre et que malgré mes efforts je n’arrivais pas à découvrir. Comme je sentais que cela se trouvait en eux, je restais là, immobile, à regarder, à respirer, à tâcher d’aller avec ma pensée au-delà de l’image et de l’odeur. Et s’il me fallait rattraper mon grand-père, poursuivre ma route, je cherchais à les retrouver, en fermant les yeux ; je m’attachais à me rappeler exactement la ligne du toit, la nuance de la pierre qui, sans que je pusse comprendre pourquoi, m’avaient semblé pleines, prêtes à s’entrouvrir, à me livrer ce dont elles n’étaient qu’un couvercle11.

Proust, à ce moment-là, imprégné d’une certaine foi réaliste, au sens métaphysique du mot, qui est d’autant plus importante à mettre en lumière qu’elle ne disparaîtra jamais complètement de son esprit et que, même, toute la vie de cet esprit consistera jusqu’au bout dans une lutte de la tendance subjectiviste et sceptique contre le penchant réaliste. On peut même dire qu’il y a un drame immanent à l’intelligence de Proust et que c’est celui-là. Son œuvre est le résultat d’un effort de connaissance objective du monde sans cesse altéré par le souvenir, par la persuasion renaissante qu’il n’y a d’autre monde que le monde psychique, dont il est une monade sans communication avec les autres monades. Et ce souvenir, cette persuasion vont en se fortifiant en lui à mesure qu’il réussit à se donner à lui-même l’objectivité littéraire, à se changer en une œuvre, comme si d’être assuré au moins de cette réalité, ressemblante mais extérieure à lui-même, lui donnait de plus en plus de force pour regarder en face la grande illusion que sont êtres et gens.

Je m’excuse d’indiquer ici aussi sèchement une idée qui aurait besoin peut-être d’être lentement dégagée par une analyse détaillée et par de nombreuses lectures. Je m’excuse de l’exprimer en termes aussi philosophiques.

Mais nous allons la reprendre. Et pour ce qui est des termes philosophiques que j’ai employés, j’ai une excuse. Remarquez-vous (les précautions que nous avons prises tout à l’heure nous permettent maintenant d’insister sur ce point), remarquez-vous combien crûment philosophique est le propos que Proust avoue dans le passage que je viens de vous lire ? Je restais là, immobile, à regarder, à respirer, à tâcher d’aller, avec ma pensée, au-delà de l’image et de l’odeur. Et dans vingt autres passages, c’est ce même effort pour dépasser l’apparence avec l’esprit, pour conquérir l’absolu, qui est décrit comme celui qui est le plus naturel, qui s’impose le plus invinciblement-à lui : Ce qu’il y avait d’abord en moi de plus intime, la poignée sans cesse en mouvement qui gouvernait le reste, c’était ma croyance en la richesse philosophique, en la beauté du livre que je lisais, et mon désir de me les approprier quel que fût ce livre12. Un peu plus loin il parle du secret de la vérité et de la beauté à demi pressenties, à demi-incompréhensibles dont la connaissance était le but vague, mais permanent de ma pensée13. Et encore, Bloch lui ayant dit que Racine et Musset ont fait chacun dans leur vie un vers assez bien rythmé et qui a pour lui… de ne signifier absolument rien, il s’avoue profondément troublé, lui qui des « beaux vers » n’attendait rien moins que la révélation de la vérité14. Et encore : je m’arrêtais, croyant acquérir une notion précieuse, car il me semblait avoir sous les yeux un fragment de cette région fluviatile que je désirais tant connaître depuis que je l’avais vue décrite par un de mes écrivains préférés15.

 

Proust cherche avant tout la vérité et son premier mouvement, le plus naïf sans doute, mais le plus profond, est de la croire logée sous les spectacles que lui offrent ses sens. Tout l’art littéraire ne lui paraît qu’un moyen de l’en extraire. Tel est vraiment le premier temps de son esprit, quand il s’exerce.

Il y a quelque chose en lui de platonicien, une croyance à la présence d’idées derrière les choses, d’idées qui seraient plus réelles qu’elles et qui en rendraient compte. Et si, tout de suite, il se veut écrivain c’est pour isoler ces Idées, pour leur communiquer une solidité. Tant qu’il n’y réussit pas, la sensation de ses dons lui fait défaut. Il a beau chercher, il ne trouve aucun autre sujet que cette fixation des Idées, et n’y arrivant pas il se sent stérile, malgré l’espoir qui le traverse par instant que son père peut-être, grâce à ses hautes relations, pourra le faire devenir grand écrivain.

Mais voici que nous arrivons, ou que nous revenons au deuxième temps de l’opération intellectuelle qui est à la base de la Recherche du temps perdu et que je m’excuse de vous avoir par erreur proposé comme le premier.

Dans son premier effort pour atteindre directement la vérité hors de lui, Proust éprouve une déception.

… Si on a la sensation d’être toujours entouré de son âme, ce n’est pas comme d’une prison immobile ; plutôt on est comme emporté avec elle dans un perpétuel élan pour la dépasser, pour atteindre à l’extérieur, avec une sorte de découragement, entendant toujours autour de soi cette sonorité identique qui n’est pas écho du dehors mais retentissement d’une vibration interne. On cherche à retrouver dans les choses, devenues par là précieuses, le reflet que notre âme a projeté sur elles, on est déçu en constatant qu’elles semblent dépourvues dans la nature, du charme qu’elles devaient, dans notre pensée, au voisinage de certaines idées ; parfois on convertit toutes les forces de cette âme en habileté, en splendeur pour agir sur des êtres dont nous sentons bien qu’ils sont situés en dehors de nous et que nous ne les atteindrons jamais16.

Voilà bien décrits, rendus bien sensibles, à la fois le mouvement qui l’emporte vers le non-moi et l’impossibilité qu’il sent de dépasser son moi. Partout maintenant il va se heurter à une sorte de différence entre ses perceptions et leur objet, entre ses émotions et celles des autres êtres.

Vous vous rappelez comment la vraie Duchesse de Guermantes vient se substituer à celle qu’il s’aperçoit qu’il avait construite par l’imagination et qui avait un visage en tapisserie.

En proie à l’enthousiasme que vient de lui donner un paysage contemplé :

Et c’est à ce moment-là encore, — grâce à un paysan qui passait, l’air déjà d’être d’assez mauvaise humeur, qui le fut davantage quand il faillit recevoir mon parapluie dans la figure, et qui répondit sans chaleur à mon « beau temps, n’est-ce pas, il fait bon marcher », — que j’appris que les mêmes émotions ne se produisent pas simultanément, dam un ordre préétabli, chez tous les hommes. Plus tard chaque fois qu’une lecture un peu longue m’avait mis en humeur de causer, le camarade à qui je brûlais d’adresser la parole venait justement de se livrer au plaisir de la conversation et désirait maintenant qu’on le laissât lire tranquille. Si je venais de penser à mes parents avec tendresse et de prendre les décisions les plus sages et les plus propres à leur faire plaisir ils avaient employé le même temps à apprendre une peccadille que j’avais oubliée et qu’ils me reprochaient sévèrement au moment où je m’élançais vers eux pour les embrasser17.

Et dans la campagne, entre Roussainville et Saint-André-des-Champs, pour mieux conquérir le paysage, comme il appelle de toutes ses forces une femme qui veuille bien lui en résumer et lui en concrétiser la saveur, et comme elle ne paraît pas…

Je cessais de croire partagés par d’autres êtres, de croire vrais en dehors de moi les désirs que je formais pendant ces promenades et qui ne se réalisaient pas. Ils ne m’apparaissaient plus que comme les créations purement subjectives, impuissantes, illusoires, de mon tempérament. Ils n’avaient plus de lien avec la nature, avec la réalité qui dès lors perdait tout charme et toute signification et n’était plus à ma vie qu’un cadre conventionnel comme l’est à la fiction d’un roman le wagon sur la banquette duquel le voyageur le lit pour tuer le temps18.

Mais cette expression découragée ne répond pas tout à fait au parti définitif qu’il va adopter. La déception de son effort objectif ne sera pas purement et simplement paralysante. Son esprit, pour sortir de cette situation si cruelle, pour échapper à ce contraste trop fort entre ses besoins et les possibilités de la connaissance va trouver un joint, — excusez ce mot familier, il est tout à fait en place — un joint extraordinaire.

Vous vous rappelez le passage que je vous ai lu tout à l’heure. N’ayant pu forcer le paysage à livrer son secret, pris de lassitude et d’ailleurs rappelé par ses parents :

… Je sentais que je n’avais pas présentement la tranquillité nécessaire pour poursuivre utilement ma recherche, et qu’il valait mieux n’y plus penser jusqu’à ce que je fusse rentré, et ne pas me fatiguer d’avance sans résultat. Alors je ne m’occupais plus de cette chose inconnue qui s’enveloppait d’une forme ou d’un parfum, bien tranquille puisque je la ramenais à la maison, protégée par le revêtement d’images sous lesquelles je la trouverais vivante, comme les poissons que les jours où on m’avait laissé aller à la pêche, je rapportais dans mon panier couverts par une couche d’herbe qui préservait leur fraîcheur. Une fois à la maison je songeais à autre chose et ainsi s’entassaient dans mon esprit (comme dans ma chambre les fleurs que j’avais cueillies dans mes promenades ou les objets qu’on m’avait donnés) une pierre où jouait un reflet, un toit, un son de cloche, une odeur de feuilles, bien des images différentes sous lesquelles il y a longtemps qu’est morte la réalité pressentie que je n’ai pas eu assez de volonté pour arriver à découvrir19.

Autrement dit ce qu’il n’a pu saisir hors de lui, il va attendre jusqu’à pouvoir le saisir en lui. Et peu à peu sa recherche va prendre ainsi une orientation intérieure. Son besoin de vérité, de vérité absolue, que les choses ont déçu, va se tourner vers leur reflet en lui-même. Et c’est lui-même, en tant que système de perceptions, d’affections et d’idées qu’il va se proposer comme objet d’étude.

Autrement dit son effort sur l’espace va se changer en un effort sur le temps. Il ne cherchera plus à faire sortir l’espace que du temps parfaitement reconstitué.

Ceci explique, soit dit en passant, le retard de sa vocation, ou plutôt l’écart entre le moment où elle se fait sentir à lui et le moment où elle trouve enfin un objet. Il fallait d’abord que l’objet se constituât. Avec un besoin de certitude comme celui dont Proust était doué, il ne pouvait trouver d’objet à sa taille, si j’ose dire, qu’immédiat, c’est-à-dire qu’intérieur, c’est-à-dire encore que tardif.

Ce qui le ramène vers lui-même, ouvre ainsi la voie à sa recherche, c’est la qualité affective de ses contemplations :

Puis je revenais devant les aubépines comme devant ces chefs-d’œuvre dont on croit qu’on saura mieux les voir quand on a cessé un moment de les regarder, mais j’avais beau me faire un écran de mes mains pour n’avoir qu’elles sous les yeux, le sentiment qu’elles éveillaient en moi restait obscur et vague, cherchant en vain à se dégager, à venir adhérer à leurs fleurs20.

Il sent bien que tout se passe principalement en lui-même puisqu’il est ému avant de comprendre… je ne savais pas réduire en ses éléments objectifs une impression forte21. Et nous revenons ainsi aux passages que je citais trop tôt tout à l’heure et que cette erreur de plan me force à vous relire.

Il est temps que je m’arrête, la vertu du breuvage semble diminuer. Il est clair que la vérité que je cherche n’est pas en lui, mais en moi… Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa came. Il m’avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu’opère l’amour, en me remplissant d’une essence précieuse : ou plutôt cette essence n’était pas en moi, elle était moi… Arrivera-t-il jusqu’à la surface de ma claire conscience, ce souvenir, l’instant ancien que l’attraction d’un instant identique est venue de si loin solliciter, émouvoir, soulever tout au fond de moi ?

Les trois phrases se terminent également par : moi. Et l’on sent bien dans tout ce passage que Proust ne considère plus qu’il y ait pour lui rien d’autre, ni à atteindre, ni d’accessible que ce moi qu’il a laissé s’imprégner lentement à travers les années de tant de richesses dont il vaut mieux, par sagesse et parce que le problème est insoluble, ignorer à jamais la véritable nature, ni si elles eurent jamais une existence distincte de cette conscience auxquelles elles se sont incorporées.

Le problème littéraire devient ainsi pour Proust étonnamment voisin de ce qu’est le problème psychologique pour Freud : il devient celui de reconstituer l’intégrité d’une vie psychique, de combler les lacunes de la mémoire, de rendre l’existence aux petites perceptions frappées d’oubli.

Ici, je crois que nous tenons une ressemblance vraiment profonde entre nos deux auteurs, une ressemblance que nous n’avons vraiment rien fait pour produire, une ressemblance qui est du dedans et que nous pouvons explorer sans crainte d’en être les artisans. Nous le ferons d’autant plus librement que nous marquerons tout à l’heure le point où elle cesse et rendrons à chacun, au moment où elle s’imposera à nouveau, son originalité.

De même que Freud devant un malade s’efforce avant tout de supprimer ses amnésies, de combler, comme il dit lui-même, les lacunes de sa mémoire, de lui faire retrouver les événements de sa vie que l’inconscient a engloutis, de lui refaire une personnalité psychologique complète, afin que ses forces spirituelles circulent de nouveau normalement dans tout son être et retrouvent tous les passages auxquels elles ont droit, de même Proust sans intention thérapeutique précise, — mais quel est l’écrivain qui dans le fond, comme Freud le remarque, ne cherche pas en écrivant avant tout à se guérir ? — de même Proust se place en face de ce monde immergé qu’il se sent être, de toute cette foule de perceptions éteintes, disparues dont il se sent pourtant encore actuellement constitué, et il les appelle, et il les invoque, et il les force à remonter : Je sens tressaillir en moi quelque chose qui se déplace, voudrait s’élever, quelque chose qu’on aurait désancré, à une grande profondeur ; je ne sais ce que c’est, mais cela monte lentement ; j’éprouve la résistance et j’entends la rumeur des distances traversées22.

Et comment Proust procède-t-il pour obtenir ce rappel, cette résurrection ? Exactement de la façon que Freud préconise : par l’association des idées. À vrai dire, tandis que Freud, qui est extérieur à son malade, essaie de provoquer en lui des associations, le tente, le travaille, Proust, qui opère sur lui-même, est obligé d’attendre passivement la chance d’une association féconde. C’est le pur hasard qui peut seul l’en gratifier : Il y a beaucoup de hasard en tout ceci, et un second hasard, celui de notre mort, souvent ne nous permet pas d’attendre longtemps les faveurs du premier23.

Jamais peut-être il n’eût ressuscité Combray, sans l’excitation tout extérieure qu’est venue lui apporter la madeleine trempée dans le thé.

Mais une fois le hasard obtenu, l’effort de contention qu’il fait pour l’exploiter et lui faire rendre tout ce qu’il contient est tout à fait voisin de la pression qu’exerce Freud sur son malade et de ce constant appel qu’il fait à sa mémoire.

*
*    *

Ressemblance de méthode. Mais c’est parce qu’il y a une ressemblance de conception de la vie psychique, chez nos deux auteurs, et c’est celle-là surtout qui nous intéresse.

Proust, comme Freud, croit à l’inconscient, et, comme Freud encore, à un inconscient déterminé, actuel, si j’ose dire, à quelque chose d’à la fois invisible et défini, à quelque chose que nous ne sentons pas, qu’il faut un certain nombre de chances pour arriver à sentir, mais qui n’en est pas moins présent, qui n’en est pas moins actif même, et qui, dans une certaine mesure (j’emploie cette formule restrictive, parce que là est tout de même le point de divergence intéressant entre nos deux auteurs), qui, dans une certaine mesure, modifie notre activité consciente.

Que Proust croie à l’inconscient, cela nous serait bien égal, s’il s’en était fait un dogme qu’il cherche à nous imposer de l’extérieur, par le raisonnement, par la démonstration. Mais c’est bien plus qu’un dogme qu’il nous apporte, bien plus qu’un principe. Cet inconscient, il nous le fait voir, il nous met constamment en contact avec lui.

Avec Freud, bien que l’inconscient soit chez lui aussi une constatation avant de devenir un principe, nous avons été tout de même obligés de mettre nous-mêmes cette constatation en rapport avec notre expérience.

Aucune opération de ce genre ne nous est demandée avec Proust. Il nous décrit simplement son expérience, avec une particularité tellement géniale que nous y retrouvons aussitôt la nôtre, et il nous décèle dans cette expérience les constantes manifestations de l’inconscient. Il fait cela sans y toucher, avec un naturel, avec un tact, et une infaillibilité si extraordinaires qu’ils arrachent des cris d’admiration.

Je ne sais pas si je retrouverai jamais dans ma vie une émotion aussi intense que celle dont me submergea la lecture de Swann quand je la fis pour la première fois en 1914.

Et si je cherche, maintenant, les raisons de cette émotion, il me semble qu’une des principales est que j’avais la sensation de me trouver en face d’une œuvre douée d’une dimension de plus que toutes celles que j’avais rencontrées jusque-là. Elle intéressait — au sens où l’on dit qu’une douleur intéresse un organe — toute la masse de mon être ; elle m’encombrait totalement, dans tous les sens ; elle reproduisait, si j’ose dire, le gâteau tout entier de mes sensations.

Mais une fois de plus je vais trop vite. Pour mieux m’expliquer, je vais vous demander la permission de vous lire quelques passages de ce prodigieux Amour de Swann, qui est un des plus beaux romans de passion de toute la littérature, et dans lequel il faut voir peut-être, sous réserve de ce qui reste encore à paraître, la plus prodigieuse réussite de Proust.

Ceci d’abord :

Swann a pris l’habitude de voir tous les soirs Odette chez les Verdurin.

Rien qu’en approchant de chez les Verdurin quand il apercevait éclairées par des lampes, les grandes fenêtres dont on ne fermait jamais les volets, il s’attendrissait en pensant à l’être charmant qu’il allait voir épanoui dans leur lumière d’or. Parfois les ombres des invités se détachaient minces et noires, en écran, devant les lampes, comme ces petites gravures qu’on intercale de place en place dans un abat-jour translucide dont les autres feuillets ne sont que clarté. Il cherchait à distinguer la silhouette d’Odette. Puis, dès qu’il était arrivé, sans qu’il s’en rendît compte, ses yeux brillaient d’une telle joie que M. Verdurin disait au peintre : « Je crois que ça chauffe. » Et la présence d’Odette ajoutait en effet pour Swann à cette maison ce dont n’était pourvue aucune de celles où il était reçu : une sorte d’appareil sensitif, de réseau nerveux qui se ramifiait dans toutes les pièces et apportait des excitations constantes à son cœur.

Ainsi le simple fonctionnement de cet organisme social qu’était le petit « clan », prenait automatiquement pour Swann des rendez-vous quotidiens avec Odette et lui permettait de feindre une indifférence à la voir, ou même un désir de ne plus la voir, qui ne lui faisait pas courir de grands risques, puisque, quoi qu’il lui eût écrit dans la journée, il la verrait forcément le soir et la ramènerait chez elle.

Mais une fois qu’ayant songé avec maussaderie à cet inévitable retour ensemble, il avait emmené jusqu’au bois sa jeune ouvrière pour retarder le moment d’aller chez les Verdurin, il arriva chez eux si tard qu’Odette, croyant qu’il ne viendrait plus, était partie. En voyant qu’elle n’était plus dans le salon, Swann ressentit une souffrance au cœur ; il tremblait d’être privé d’un plaisir qu’il mesurait pour la première fois, ayant eu jusque-là cette certitude de le trouver quand il le voulait, qui pour tous les plaisirs nous diminue ou même nous empêche d’apercevoir aucunement leur grandeur24.

Swann ressentit une souffrance au cœur. C’est l’inconscient qui touché, tout à coup, affleure.

De même quand Swann cherche Odette dans tout Paris et qu’il a envoyé son cocher visiter les restaurants où elle peut être encore :

Le cocher revint lui dire qu’il ne l’avait trouvée nulle part, et ajouta son avis, en vieux serviteur :

« Je crois que Monsieur n’a plus qu’à rentrer ».

Mais l’indifférence que Swann jouait facilement quand Rémi ne pouvait plus rien changer à la réponse qu’il apportait tomba, quand il le vit essayer de le faire renoncer à son espoir et à sa recherche :

« Mais pas du tout, s’écria-t-il, il faut que nous trouvions cette dame ; c’est de la plus haute importance 25 … »

Son indifférence tomba Voilà le mot à noter.

Plus loin, quand Swann commence à être jaloux, après la scène où il a cru surprendre Odette avec Forcheville, et où il s’est aperçu qu’il se trompait de fenêtre et avait pris pour une conversation entre les deux amants, celle, toute paisible, que menaient deux innocents vieux messieurs :

Il ne lui parla pas de cette aventure, écrit Proust, lui-même n’y songeait plus. Mais par moments, un mouvement de sa pensée venait en rencontrer le souvenir qu’elle n’avait pas aperçu, le heurtait, l’enfonçait plus avant et Swann avait ressenti une douleur brusque et profonde26.

L’image, ici latente, du récif, reparaît en d’autres endroits de l’œuvre, par exemple dans la Prisonnière, sous une forme explicite.

Ma pensée qui jusqu’ici avait navigué en souriant sur ces eaux bienheureuses éclatait soudain, comme si elle eût heurté une mine invisible et dangereuse, insidieusement posée à ce point de sa mémoire27.

Il y a des récifs en nous, des formations sous-marines que la pensée  consciente, comme un navire mal piloté, rencontre tout à coup et auxquels elle se déchire. Il y a un monde immergé sur lequel nous ne pouvons avoir que des renseignements rares et accidentels.

Et je ne sais pas si on peut décrire d’une manière plus saisissante ces sortes de collisions qui se produisent de temps en temps entre le conscient et l’inconscient, que ne l’a fait Proust par exemple dans le passage suivant : C’est pendant la soirée chez Mme de Sainte-Euverte. Et je vous rappelle que le thème de l’Andante de la Sonate de Vinteuil auquel il va être fait allusion a servi comme de devise à l’amour de Swann et d’Odette pendant toute la période où cet amour fut réciproque et heureux.

Mais le concert recommença et Swann comprit qu’il ne pourrait pas s’en aller avant la fin de ce nouveau numéro du programme. Il souffrait de rester enfermé au milieu de ces gens dont la bêtise et les ridicules le frappaient d’autant plus douloureusement qu’ignorant son amour, incapables, s’ils l’avaient connu, de s’y intéresser et de faire autre chose que d’en sourire comme d’un enfantillage ou de le déplorer comme une folie, ils le lui faisaient apparaître sous l’aspect d’un état subjectif qui n’existait que pour lui, dont rien d’extérieur ne lui affirmait la réalité ; il souffrait surtout, et au point que même le son des instruments lui donnait envie de crier, de prolonger son exil dans ce lieu où Odette ne viendrait jamais, où personne, où rien ne la connaissait, d’où elle était entièrement absente.

Mais tout-à-coup ce fut comme si elle était entrée, et cette apparition lui fut une si déchirante souffrance qu’il dut porter la main à son cœur. C’est que le violon était monté à des notes hautes où il restait comme pour une attente, une attente qui se prolongeait sans qu’il cessât de les tenir, dans l’exaltation où il était d’apercevoir déjà l’objet de son attente qui s’approchait, et avec un effort désespéré pour tâcher de durer jusqu’à son arrivée, de l’accueillir avant d’expirer, de lui maintenir encore un moment de toutes ses dernières forces le chemin ouvert pour qu’il pût passer, comme on soutient une porte qui sans cela retomberait. Et avant que Swann eût eu le temps de comprendre, et de se dire : « C’est la petite phrase de la sonate de Vinteuil, n’écoutons pas ! » tous ses souvenirs du temps où Odette était éprise de lui, et qu’il avait réussi jusqu’à ce jour à maintenir invisibles dans les profondeurs de son être, trompés par ce brusque rayon du temps d’amour qu’ils crurent revenu, s’étaient réveillés, et à tire d’aile, étaient remontés lui chanter éperdument, sans pitié pour son infortune présente, les refrains oubliés du bonheur.

Au lieu des expressions abstraites « temps où j’étais heureux », « temps où j’étais aimé », qu’il avait souvent prononcées jusque-là et sans trop souffrir, car son intelligence n’y avait enfermé du passé que de prétendus extraits qui n’en conservaient rien, il retrouva tout ce qui de ce bonheur perdu avait fixé à jamais la spécifique et volatile essence ; il revit tout, les pétales neigeux et frisés du chrysanthème qu’elle lui avait jeté dans sa voiture, qu’il avait gardé contre ses lèvres — l’adresse en relief de la « Maison Dorée » sur la lettre où il avait lu : « Ma main tremble si fort en vous écrivant » — le rapprochement de ses sourcils quand elle lui avait dit d’un air suppliant : « Ce n’est pas dans trop longtemps que vous me ferez signe ? », il sentit l’odeur du fer du coiffeur par lequel il se faisait relever sa « brosse » pendant que Lorédan allait chercher la petite ouvrière, les pluies d’orage qui tombèrent si souvent ce printemps-là, le retour glacial dans sa Victoria, au clair de lune, toutes les mailles d’habitudes mentales, d’impressions saisonnières, de réactions cutanées, qui avaient étendu sur une suite de semaines un réseau uniforme dans lequel son corps se trouvait repris. À ce moment-là, il satisfaisait une curiosité voluptueuse en connaissant les plaisirs des gens qui vivent par l’amour. Il avait cru qu’il pourrait s’en tenir là, qu’il ne serait pas obligé d’en apprendre les douleurs ; comme maintenant le charme d’Odette lui était peu de chose auprès de cette formidable terreur qui le prolongeait comme un double halo, cette immense angoisse de ne pas savoir à tous moments ce qu’elle avait fait, de ne pas la posséder partout et toujours ! Hélas, il se rappela l’accent dont elle s’était écrié : « Mais je pourrai toujours vous voir, je suis toujours libre ! » elle qui ne l’était plus jamais ! l’intérêt, la curiosité qu’elle avait eus pour sa vie à lui, le désir passionné qu’il lui fît la faveur, — redoutée au contraire par lui en ce temps-là comme une cause d’ennuyeux dérangements — de l’y laisser pénétrer ; comme elle avait été obligée de le prier pour qu’il se laissât mener chez les Verdurin ; et, quand il la faisait venir chez lui une fois par mois, comme il avait fallu, avant qu’il se laissât fléchir, qu’elle lui répétât le délice que serait cette habitude de se voir tous les jours dont elle rêvait alors qu’elle ne lui semblait à lui qu’un fastidieux tracas, puis qu’elle avait pris en dégoût et définitivement rompue, pendant qu’elle était devenue pour lui un si invincible et si douloureux besoin. Il ne savait pas dire si vrai quand, à la troisième fois qu’il l’avait vue, comme elle lui répétait : « Mais pourquoi ne me laissez-vous pas venir plus souvent »,  il lui avait dit en riant, avec galanterie : « par peur de souffrir ». Maintenant, hélas ! il arrivait encore parfois qu’elle lui écrivit d’un restaurant ou d’un hôtel sur du papier qui en portait le nom imprimé ; mais c’étaient comme des lettres de feu qui le brûlaient. « C’est écrit de l’hôtel Vouillemont ? Qu’y peut-elle être allée faire ! avec qui ? que s’y est-il passé ? » Il se rappela les becs de gaz qu’on éteignait boulevard des Italiens quand il l’avait rencontrée contre tout espoir parmi les ombres errantes dans cette nuit qui lui avait semblé presque surnaturelle et qui en effet — nuit d’un temps où il n’avait même pas à se demander s’il ne la contrarierait pas en la cherchant, en la retrouvant, tant il était sûr qu’elle n’avait pas de plus grande joie que de le voir et de rentrer avec lui, — appartenait bien à un monde mystérieux où on ne peut jamais revenir quand les portes s’en sont refermées. Et Swann aperçut, immobile en face de ce bonheur revécu, un malheureux qui lui fit pitié parce qu’il ne le reconnut pas tout de suite, si bien qu’il dut baisser les yeux pour qu’on ne vît pas qu’ils étaient pleins de larmes. C’était lui-même28.

Je ne peux pas pousser plus loin l’analyse sans vous faire remarquer tout ce qu’un passage de cet ordre et de cette qualité apporte de nouveauté dans l’art psychologique, dans l’art de peindre les sentiments. Tout apparaît artificiel et simpliste auprès de cette description. C’est la première fois que les différents étages de la conscience sont représentés à nos yeux d’une manière sensible, la première fois qu’on nous montre à nous-mêmes que nous ne vivons pas sur un seul plan, la première fois qu’on nous fait comprendre que chacun de nous est plusieurs.

Toute la psychologie romanesque apparaît, à côté d’un tel passage, comme une sorte d’élégante simplification de l’âme, comme une mise au net, et, si j’ose dire, au simple, de sa multiplicité originelle, de ce qu’elle a d’essentiellement polymorphe (je reprends ici un mot de Freud dans sa définition de la disposition sexuelle des enfants).

Sans doute il y a Dostoïevski et les Russes, dont l’originalité à ce point de vue particulier est géante. Mais la complexité, ou la polymorphie des personnages de Dostoïevski est d’un ordre très spécial ; elle est surtout morale ; c’est le mélange en eux du bien et du mal, des tendances moralement antithétiques, qui fait leur complexité ; et c’est l’alternance en eux du bien et du mal comme principes de conduite qui les rend divers et complexes.

Dostoïevski ne s’est pas occupé de rendre sensible toute cette mécanique, de nature plutôt intellectuelle, par laquelle nos moi différents se commandent les uns les autres et se remplacent. Proust est vraiment le premier à avoir rendu à l’homme son hétérogénéité naturelle, à l’avoir montré non plus moralement, mais, en prenant le mot dans son sens le plus général, physiquement complexe.

Révélation de l’inconscient, de son immanence à toute la vie normale. Représentation merveilleuse du mécanisme par lequel il affleure de temps en temps dans la conscience. Nous sommes en plein Freud, si j’ose dire, et jusqu’ici la ressemblance entre nos deux auteurs, sous les réserves posées au début de cette causerie, est parfaite. Mais voici le point où chacun reprend son originalité.

Freud dit bien, dans un passage de son commentaire de l’observation de Breuer : Pour nous la dissociation psychique ne vient pas d’une inaptitude innée de l’appareil mental à la synthèse ; nous l’expliquons dynamiquement par le conflit de deux forces psychiques ; nous voyons en elle le résultat d’une révolte active des deux constellations psychiques, le conscient et l’inconscient.

Il y a dans ce passage des mots très forts pour exprimer l’indépendance mutuelle du conscient et de l’inconscient. On voit très bien ces deux constellations psychiques entrant en révolte active l’une contre l’autre.

Mais justement c’est le mot révolte qui va nous permettre de saisir une grande différence entre Freud et Proust. Le premier conçoit les deux systèmes dans une sorte de conflit et de lutte réciproques. Si autonomes qu’il les représente, il ne les fait se servir de leur autonomie que pour se combattre ; et c’est les ramener d’une autre façon en dépendance l’un de l’autre, c’est leur reformer une solidarité, c’est tendre à reconstituer l’unité de la conscience ou plutôt de l’être psychologique.

Il y a dans Proust beaucoup de passages qui peuvent donner l’impression qu’il conçoit de la même façon que Freud les rapports du conscient et de l’inconscient. Cette phrase par exemple : Voici que comme un caoutchouc tendu qu’on lâche ou comme l’air dans une machine pneumatique qu’on entrouvre, l’idée de la revoir, des lointains où elle était maintenue, revenait d’un bond dans le champ du présent et des possibilités immédiates29. Et un peu plus bas : Cette idée de la retrouver…, par un retour si brusque, au moment où il la croyait si loin, était de nouveau près de lui, dans sa plus proche conscience. C’est qu’elle ne trouvait plus pour lui faire obstacle le désir de chercher… à lui résister… etc. C’est exactement le schème freudien qui est adopté ici par Proust.

Proust nous montre même ailleurs un de ces composés de conscient et d’inconscient, un de ces résultats synthétiques du conflit des deux forces que Freud appelle des « fantaisies » et qui consistent dans un courant de réflexions, de rêveries absolument insincères parce qu’elles reflètent à la fois deux tendances inconciliables. Le passage est si beau, si profond qu’il faut encore que je vous le lise. C’est au moment où Swann se rend compte que les Verdurin cherchent à le séparer d’Odette et favorisent le flirt de celle-ci avec Forcheville :

En somme la vie qu’on menait chez les Verdurin et qu’il avait appelée si souvent « la vraie vie », lui semblait la pire de toutes, et leur petit noyau le dernier des milieux. « C’est vraiment, disait-il, ce qu’il y a de plus bas dans l’échelle sociale, le dernier cercle de Dante. Nul doute que le texte auguste ne se réfère aux Verdurin ! Au fond, comme les gens du monde dont on peut médire, mais qui tout de même sont autre chose que ces bandes de voyous, montrent leur profonde sagesse en refusant de les connaître, d’y salir même le bout de leurs doigts. Quelle divination dans ce « Noli me tangere » du faubourg Saint-Germain ». Il avait quitté depuis bien longtemps les allées du Bois, il était presque arrivé chez lui, que, pas encore dégrisé de sa douleur et de la verve d’insincérité dont les intonations menteuses, la sonorité artificielle de sa propre voix lui versaient d’instant en instant plus abondamment l’ivresse, il continuait encore à pérorer tout haut dans le silence de la nuit : « Les gens du monde ont leurs défauts que personne ne reconnaît mieux que moi, mais enfin ce sont tout de même des gens avec qui certaines choses sont impossibles. Telle femme élégante que j’ai connue était loin d’être parfaite, mais enfin il y avait tout de même chez elle un fond de délicatesse, une loyauté dans les procédés qui l’auraient rendue, quoi qu’il arrivât, incapable d’une félonie et qui suffisent à mettre des abîmes entre elle et une mégère comme la Verdurin. Verdurin ! quel nom ! Ah ! on peut dire qu’ils sont complets, qu’ils sont beaux dans leur genre. Dieu merci, il n’était que temps de ne plus condescendre à la promiscuité avec cette infamie, avec ces ordures ».

Mais, comme les vertus qu’il attribuait tantôt encore aux Verdurin, ri auraient pas suffi, même s’ils les avaient vraiment possédées, mais s’ils n’avaient pas favorisé et protégé son amour, à provoquer chez Swann cette ivresse où il s’attendrissait sur leur magnanimité et qui, même propagée à travers d’autres personnes, ne pouvait lui venir que d’Odette, — de même, l’immoralité, eût-elle été réelle, qu’il trouvait aujourd’hui aux Verdurin aurait été impuissante, s’ils n’avaient pas invité Odette avec Forcheville et sans lui, à déchaîner son indignation et à lui faire flétrir « leur infamie ». Et sans doute la voix de Swann était plus clairvoyante que lui-même, quand elle se refusait à prononcer ces mots pleins de dégoût pour le milieu Verdurin et de la joie d’en avoir fini avec lui, autrement que sur un ton factice et comme s’ils étaient choisis plutôt pour assouvir sa colère que pour exprimer sa pensée. Celle-ci, en effet, pendant qu’il se livrait à ces invectives, était probablement, sans qu’il s’en aperçût, occupée d’un objet tout à fait différent, car une fois arrivé chez lui, à peine eut-il refermé la porte cochère, que brusquement il se frappa le front, et, la faisant rouvrir, ressortit en s’écriant d’une voix naturelle cette fois : « Je crois que j’ai trouvé le moyen de me faire inviter demain au dîner de Chatou ! »30

L’analogie de ces déclamations de Swann avec les fantaisies de la jeune fille de Breuer, et plus généralement avec les rêves et avec tous les symptômes névrotiques est frappante ; elle semble impliquer, encore une fois, une conception dynamique des rapports du conscient et de l’inconscient.

Eh bien ! si l’on prend l’œuvre de Proust dans son ensemble, il faut le dire : ce n’est pas une conception dynamique de ces rapports qui y est latente. Et c’est la grande différence de notre auteur avec Freud, c’est sa grande, sa terrible originalité, c’est peut-être en quoi il est le plus dangereusement initiateur, que cette conception qu’il a d’une parfaite articulation — ou d’une parfaite étanchéité — réciproque des différents systèmes psychiques.

À la place de la conception freudienne du refoulement, il y a chez Proust la conception des intermittences du cœur. Vous connaissez l’admirable passage que nous avons publié, sous ce titre, l’an dernier, dans la Nouvelle Revue française. Permettez-moi, je vous prie, de vous le relire : Le héros du livre ; revient à Balbec pour la première fois depuis la mort de sa grand-mère : le directeur de l’hôtel vient de l’installer dans sa chambre :

Bouleversement de toute ma personne. Dès la première nuit, comme je souffrais d’une crise de fatigue cardiaque, tâchant de dompter ma souffrance, je me baissai avec lenteur et prudence pour me déchausser. Mais à peine eus-je touché le premier bouton de ma bottine, ma poitrine s’enfla, remplie d’une présence inconnue, divine, des sanglots me secouèrent, des larmes ruisselèrent de mes yeux. L’être qui venait à mon secours, qui me sauvait de la sécheresse de l’âme, c’était celui qui, plusieurs années auparavant, dans un moment de détresse et de solitude identiques, dans un moment où je n’avais plus rien de moi, était entré, et qui m’avait rendu à moi-même, car il était moi et plus que moi (le contenant qui est plus que le contenu et me l’apportait). Je venais d’apercevoir, dans ma mémoire, penché sur ma fatigue, le visage tendre, préoccupé et déçu de ma grand-mère, telle qu’elle avait été ce premier soir d’arrivée, le visage de ma grand-mère, non pas de celle que je m’étais étonné et reproché de si peu regretter et qui n’avait d’elle que le nom, mais de ma grand-mère véritable dont, pour la première fois depuis les Champs-Élysées où elle avait eu son attaque, je retrouvais dans un souvenir involontaire et complet la réalité vivante. Cette réalité n’existe pas pour nous tant qu’elle n’a pas été recréée par notre pensée (sans cela les hommes qui ont été mêlés à un combat gigantesque seraient tous de grands poètes épiques) ; et ainsi, dans un désir fou de me précipiter dans ses bras, ce n’était qu’à l’instant, plus d’une année après son enterrement, à cause de cet anachronisme qui empêche si souvent le calendrier des faits de coïncider avec celui des sentiments, — que je venais d’apprendre qu’elle était morte. J’avais souvent parlé d’elle depuis ce moment-là et aussi pensé à elle, mais sous mes paroles et mes pensées de jeune homme ingrat, égoïste et cruel, il n’y avait jamais rien eu qui ressemblât à ma grand-mère, parce que dans ma légèreté, mon amour du plaisir, mon accoutumance à la voir malade, je ne contenais en moi, qu’à l’état virtuel, le souvenir de ce qu’elle avait été. À n’importe quel moment que nous la considérions, notre âme totale n’a qu’une valeur presque fictive, malgré le nombreux bilan de ses richesses, car tantôt les unes, tantôt les autres sont indisponibles, qu’il s’agisse d’ailleurs de richesses effectives aussi bien que de celles de l’imagination, et pour moi par exemple tout autant que de l’ancien nom de Guermantes, de celles combien plus graves, du souvenir vrai de ma grand-mère. Car aux troubles de la mémoire sont liées les intermittences du cœur. C’est sans doute l’existence de notre corps, semblable pour nous à un vase où notre spiritualité serait enclose, qui nous induit à supposer que tous nos biens intérieurs, nos joies passées, toutes nos douleurs sont perpétuellement en notre possession. Peut-être est-il aussi inexact de croire qu’elles s’échappent ou reviennent. En tous cas si elles restent en nous c’est la plupart du temps dans un domaine inconnu où elles ne sont de nul service pour nous, et où même les plus usuelles sont refoulées par des souvenirs d’ordre différent et qui excluent toute simultanéité avec elle dans la conscience. Mais si le cadre de sensations où elles sont conservées est ressaisi, elles ont à leur tour ce même pouvoir d’expulser tout ce qui leur est incompatible, d’installer seul en nous, le moi qui les vécut. Or comme celui que je venais subitement de redevenir n’avait pas existé depuis ce soir lointain où ma grand-mère m’avait déshabillé à mon arrivée à Balbec, ce fut tout naturellement, non pas après la journée actuelle que ce moi ignorait, mais — comme s’il y avait dans le temps des séries différentes et parallèles — sans solution de continuité, tout de suite après le premier soir d’autrefois, que j’adhérai à la minute où ma grand-mère s’était penchée vers moi. Le moi que j’étais alors et qui avait disparu si longtemps, était de nouveau si près de moi qu’il me semblait encore entendre les paroles qui avaient immédiatement précédé et qui n’étaient plus qu’un songe, comme un homme mal éveillé croit percevoir tout près de lui les bruits de son rêve qui s’enfuit31.

On peut rapprocher de ce passage celui que je vous ai lu tout à l’heure, où Swann, par la vertu de la petite phrase, se trouve remis brusquement en possession de son moi ancien, de son moi heureux, et le passage d’Une matinée au Trocadéro, ce fragment de la Prisonnière qu’a publié le numéro spécial de la Nouvelle Revue française, ce passage où par la lecture du Figaro le moi jaloux vient brusquement remplacer, chez le narrateur, le moi paisible et confiant. Ce sont là des cas différents, mais symétriques, d’intermittences du cœur. Mais le cas-type reste celui de la résurrection de la grand-mère dans le cœur de Proust, et d’autant plus qu’il est accompagné d’une véritable théorie psychologique.

Cette théorie s’exprime dans les phrases suivantes :

Bouleversement de toute ma personne.

À n’importe quel moment que nous la considérions, notre âme totale n’a qu’une valeur presque fictive.

« Si (nos biens intérieurs, nos joies passées, toutes nos douleurs) restent en nous, c’est la plupart du temps dans un domaine inconnu où elles ne sont de nul service pour nous.

Et encore ceci :

Ce fut tout naturellement, non pas après la journée actuelle que ce moi ignorait, mais — comme s’il y avait dans le temps des séries différentes et parallèles — sans solution de continuité, tout de suite après le premier soir d’autrefois, que j’adhérai à la minute où ma grand-mère s’était penchée vers moi.

Il est difficile d’imaginer des termes plus forts pour exprimer l’idée que si les différents systèmes d’idées et d’affections qui sont en nous, si nos différents complexes sentimentaux peuvent se remplacer sous la lumière, sous le projecteur de la conscience, ils ne peuvent ni se pénétrer, ni se modifier à distance les uns des autres. Toute contamination des uns par les autres apparaît à Proust comme impossible.

Et il en arrive à cette idée d’une hardiesse admirable que nous sommes composés de séries différentes et parallèles, que la durée psychique se déroule sur plusieurs plans qui n’ont pas de contact, alors même qu’ils se coupent, que l’unité seule de notre corps peut nous donner l’impression que nous sommes un être unique, qu’en réalité il y a plusieurs moi qui vivent en symbiose, comme on dit en biologie, du fait qu’ils ne disposent à eux tous que d’une seule conscience, dont il leur faut, pour se connaître, emprunter tour à tour la lumière.

Autrement dit, Proust introduisit le dédoublement de la personnalité dans la vie normale.

Autrement dit encore, il dissocie l’individu, cette « fiction légale » comme dit si bien M. Paul Desjardins, et qui est un produit par contrecoup de la Société.

Il y a là une conception psychologique qui bien entendu, dans l’esprit de Proust, n’a jamais pris une forme absolument systématique, mais qui née de l’observation et commandée par elle, a tout de même atteint un certain degré d’abstraction et a revêtu des prétentions à la généralité d’une loi.

Je la trouve bouleversante. Car vous voyez bien, je pense, comme moi, toutes les conséquences qu’elle comporte ou, si vous voulez, tous les principes qu’elle implique. Proust s’appuie tacitement, et sans bien s’en rendre compte peut-être, sur une vision purement phénoméniste de l’âme. Tout principe agglomérant, toute substance à ses passions sont exclus par lui. C’est le résultat sans doute de la formidable attention qu’il est de sa vocation de prêter au détail psychologique.

Mais justement nous retrouvons ici une nouvelle fois cette antinomie que nous avions observée, sous l’inspiration de Freud, — et remarquez que nous y arrivons par un nouveau chemin — entre connaissance et unité, entre sincérité et cohérence.

Nous ne l’examinerons pourtant pas encore en face, ni ne nous demanderons si elle est vraiment irréductible, car certaines réflexions nous manquent encore pour en décider.

Il nous faudra, au préalable, déterminer dans quel esprit Proust a abordé l’étude des sentiments et montrer qu’il est le premier écrivain ou romancier à l’avoir fait d’une façon résolument positive. Pour le prouver nous analyserons sa conception de l’amour, qui porte des marques particulièrement frappantes de la mentalité si nouvelle qu’il apporte dans l’approfondissement des choses intérieures.

Marcel Proust et l’esprit positif.
Ses idées sur l’amour32 §

Après l’avoir regretté, je me demande si je ne vais pas bénir le manque de temps qui m’a empêché la dernière fois de conclure et de porter avec vous un jugement sur cette conception si frappante que nous avons trouvée chez Proust, des Intermittences du cœur. Peut-être ce jugement, auquel j’allais m’efforcer pour en faire ma conclusion, eût-il été hâtif. Peut-être faut-il considérer comme une chance l’obligation où nous nous sommes trouvés de l’ajourner. Et peut-être vaut-il mieux que nous l’ajournions plus longtemps encore, jusqu’au moment où nous aurons examiné plus complètement et plus à fond les innovations psychologiques de Proust.

Je voudrais aujourd’hui remonter aux principes que nous avons posés l’autre jour en commençant pour en tirer de nouvelles conséquences. Ou plutôt, je voudrais reprendre l’étude de ce contraste si étonnant, dans l’esprit de Proust, de la passion de la vérité et du scepticisme, de l’instinct réaliste et du subjectivisme, et montrer en quelle force simple il finit par se résoudre.

Nous ne saurions assez insister, je crois, sur l’ancienneté, sur l’antériorité à tout autre, chez Proust, du besoin de savoir, du besoin de connaître la vérité. J’ai dit que Combray, la première partie de Swann, était l’endroit où ce besoin s’exprimait le plus nettement, le plus fortement. Mais sa trace se retrouve à travers toute l’œuvre. J’ouvre maintenant les Jeunes filles en fleurs et voici ce que je lis dès les premières pages :

Mais — de même qu’au voyage à Balbec, au voyage à Venise que j’avais tant désirés — ce que je demandais à cette matinée, c’était tout autre chose qu’un plaisir : des vérités appartenant à un monde plus réel que celui où je vivais, et desquelles l’acquisition une fois faite ne pourrait pas m’être enlevée par des incidents insignifiants, fussent-ils douloureux à mon corps, de mon oiseuse existence. Tout au plus, le plaisir que j’aurais pendant le spectacle, m’apparaissait-il comme la forme peut-être nécessaire de la perception de ces vérités33.

Un peu plus loin :

Fixant mon attention tout entière sur mes impressions si confuses, et ne songeant nullement à me faire admirer de M. de Norpois, mais à obtenir de lui la vérité souhaitée 34

Un peu plus loin, recevant une lettre de Gilberte qu’il n’avait jamais osé espérer, croyez-vous que son premier mouvement soit de la joie ? Nullement, mais une anxieuse interrogation sur la réalité de ce qu’il perçoit.

Un jour, à l’heure du courrier, ma mère posa sur mon lit une lettre. Je l’ouvris distraitement puisqu’elle ne pouvait pas porter la seule signature qui m’eût rendu heureux, celle de Gilberte avec qui je n’avais pas de relations en dehors des Champs-Élysées. Or, au bas du papier, ce fut justement la signature de Gilberte que je vis. Mais parce que je la savais impossible dans une lettre adressée à moi, cette vue, non accompagnée de croyance ne me causa pas de joie. Pendant un instant elle ne fit que frapper d’irréalité tout ce qui m’entourait. Avec une vitesse vertigineuse, cette signature sans vraisemblance jouait aux quatre coins avec mon lit, ma cheminée, mon mur. Je voyais tout vaciller comme quelqu’un qui tombe de cheval et je me demandais s’il n’y avait pas une existence toute différente de celle que je connaissais, en contradiction avec elle, mais qui serait la vraie, et qui m’étant montrée tout d’un coup me remplissait de cette hésitation que les sculpteurs dépeignant le Jugement dernier ont donnée aux morts réveillés qui se trouvent au seuil de l’autre Monde35.

Je pourrais multiplier indéfiniment les citations de ce genre. Et ce serait peut-être indispensable pour vous faire éprouver la sorte de pression constante, infatigable, impossible à déjouer qu’exerce l’esprit de Proust sur toute donnée qui lui est soumise, sur le monde en général. Vous sentiriez à la longue comme physiquement l’exigence incroyable de cet esprit, son caractère despotique, inflexible et en même temps le tact respectueux qui le fait s’arrêter devant ce qu’il sent être vraiment irréductible, l’espèce de modestie qui le saisit devant le réel, devant le vrai.

L’esprit de Proust veut un objet, mais il le veut si fort, il lui faut l’embrasser d’une étreinte si serrée, qu’il s’aperçoit bien vite qu’aucun de ceux qui lui apparaissent hors de lui ne pourra la supporter. Il se tourne donc vers le dedans, vers ce royaume des sensations et des sentiments qui du moins peuvent être appréhendés directement et semblent ne pouvoir jamais tromper sur leur essence.

Toute l’originalité de Proust, et la source de toutes ses découvertes en psychologie, doivent être cherchées dans un formidable appétit scientifique que sa force même a fait dévier sur lui-même.

Et cela est essentiel à comprendre pour bien se représenter son attitude en face de lui-même, ou mieux encore la façon dont il se regarde lui-même, dont il se considère lui-même. C’est comme une chose. Son moi pensant et sentant, Proust le regarde, le considère exactement de la même façon que, quand il était petit, les clochers de Martinville. Il sait s’y rendre, en tant que contemplateur, aussi étranger qu’il se sentait étranger aux paysages et aux églises. Rien de ce qui surviendra en lui ne lui apparaîtra jamais autrement que comme un phénomène physique.

Ce n’est peut-être pas la première fois dans l’histoire des sciences ou de la philosophie qu’un homme adopte une attitude aussi détachée à l’égard des phénomènes dont il est le sujet. Mais c’est certainement la première fois dans l’histoire de la littérature. Et même je crois que c’est la première fois dans l’histoire de toutes les disciplines humaines qu’elle est adoptée, à l’égard des phénomènes de la conscience, avec une aussi complète et tranquille rigueur.

C’est pourquoi j’ai pu comparer Proust dans les quelques mots de douleur que sa mort m’a arrachés, à Képler, à Claude Bernard et à Auguste Comte. Ce rapprochement a pu faire sourire, ou indigner. Tant pis ! Je n’y renonce pas.

Je reste persuadé que nous sommes en face d’un esprit de même trempe que ces grands savants et qui est venu accomplir dans la psychologie des sentiments une révolution du même ordre et de la même ampleur que celles qu’ils ont accomplies en astronomie, en biologie ou en méthodologie.

Naturellement il ne faut pas forcer l’analogie au point d’attendre de Proust tout un système de lois fondées sur l’expérimentation et qui permettraient à la limite la prévision mathématique des phénomènes psychologiques. C’est surtout l’esprit dans lequel Proust attaque ces phénomènes qui l’apparente aux grands noms que je viens de citer.

Je ne sais comment le définir cet esprit, tant il est d’essence particulière, tant on le trouve rarement même dans la vie commune, même chez les gens qui n’écrivent pas.

Il y a ce qu’on appelle la sincérité. Mais c’est une attitude morale. Et qui tout de suite, en tant qu’attitude morale, comporte, au point de vue de la recherche de la vérité, mille et un inconvénients. L’homme sincère tout de suite mêle de la religion à l’examen qu’il entreprend de lui-même ; tout de suite il s’accuse, ce qui revient à dire qu’il se voit sous le jour de la perfectibilité ; tout naturellement il prolonge ses sentiments ; s’ils sont bas il leur trace une sorte d’avenir où ils se purifieront ; il entrevoit une sorte de rachat, ou de réfection de lui-même qui font contrepoids à sa vilenie ou à son abjection actuelles.

En d’autres termes il peuple instinctivement de forces cachées le règne qu’il étudie ; il croit que la conscience est traversée, est dirigée par des courants moraux ; les voies où l’engage son caractère, il croit y être poussé par d’invisibles puissances, extérieures sinon à lui-même, du moins à sa nature, émanant de sa volonté.

Autrement dit, je ne sais si vous avez en mémoire en ce moment la théorie d’Auguste Comte sur les trois états successifs de l’esprit humain, — autrement dit l’homme sincère est animé, dans l’étude de lui-même, par l’esprit métaphysique.

Proust, le premier, commet cette formidable impiété, qui me révolte, qui me ravit, de s’aborder lui-même dans un esprit positif. Au cas où vous ne vous la rappelleriez pas, je vais vous relire l’immortelle définition qu’a donnée Auguste Comte de l’esprit positif :

De tels exercices préparatoires ayant spontanément constaté l’inanité radicale des explications vagues et arbitraires propres à la philosophie initiale, soit théologique, soit métaphysique, l’esprit humain renonce désormais aux recherches absolues qui ne convenaient qu’à son enfance, et circonscrit ses efforts dans le domaine, dès lors rapidement progressif, de la véritable observation, seule base possible des connaissances vraiment accessibles, sagement adaptées à nos besoins réels. La logique spéculative avait jusqu’alors consisté à raisonner, d’une manière plus ou moins subtile, d’après des principes confus, qui, ne comportant aucune preuve suffisante, suscitaient toujours des débats sans issue. Elle reconnaît désormais, commerègle fondamentale, que toute proposition qui n’est pas strictement réductible à la simple énonciation d’un fait, ou particulier, ou général, ne peut offrir aucun sens réel et intelligible. Les principes qu’elle emploie ne sont plus eux-mêmes que de véritables faits, seulement plus généraux et plus abstraits que ceux dont ils doivent former le lien. Quel que soit d’ailleurs le mode, rationnel ou expérimental, de procéder à leur découverte, c’est toujours de leur conformité, directe ou indirecte, avec les phénomènes observés que résulte exclusivement leur efficacité scientifique36.

Elle reconnaît désormais comme règle fondamentale, que toute proposition qui n’est pas strictement réductible à la simple énonciation d’un fait, ou particulier ou général, ne peut offrir aucun sens réel et intelligible. Phrase formidable, la plus formidable peut-être qu’un cerveau humain ait jamais osé produire, et qui le devient davantage encore, quand on en suppose la règle appliquée à ce domaine si proche de nous-mêmes que nous avions instinctivement espéré jusqu’ici pouvoir le dérober à son emprise !

Il ne faut pas que le charme de l’œuvre de Proust, ni la poésie dont elle regorge nous fassent illusion. Ce qui est au fond, ce qui la fait naître et ce qui l’alimente prodigieusement jusqu’au bout (car l’abondance est toujours la récompense d’un pareil dessein) c’est le pur et simple dessein d’énoncer des faits, ou particuliers ou généraux, c’est le pur et simple dessein de décrire, en brisant la ligne, là où elle cesse dans l’objet, en réservant la place de tout ce qui ne se laisse pas voir, en subordonnant strictement l’explication à l’observation.

Avant de rechercher comment ce dessein se poursuit à travers toute l’œuvre de Proust, sans fatigue, sans émoi, sans espoir, je voudrais analyser avec vous rapidement de quels traits de son caractère il peut bien provenir.

Ici, je dois me munir de la même intrépidité dont il n’a cessé de faire preuve. J’aimais Proust tendrement ; je crois qu’il avait de l’affection pour moi ; mais ni chez lui, ni chez moi l’amitié n’entraîna jamais l’illusion, ni ne nous fit jamais un devoir de nous imaginer l’un l’autre autrement que nous n’étions. Je ne vois donc aucune raison de ne pas dire comment il était.

Proust avait horreur d’une certaine sincérité. Il détestait le mot : authentique. « À la N. R. F., me disait-il souvent, vous n’avez que ce mot à la bouche ; il est affreux ; il ne veut rien dire. » Il détestait cette sincérité qui aboutit à se rendre ce témoignage que vos actes sont en accord avec vos pensées, que vous formez un tout, un bloc, que vous êtes un homme, que « vous vous posez un peu là ».

Il savait qu’il n’en est jamais ainsi. Lui-même n’était pas sincère dans ce sens-là et il le savait bien. Quelle chose plus usuelle que le mensonge, qu’il s’agisse de masquer par exemple les faiblesses quotidiennes d’une santé qu’on veut faire croire forte, de dissimuler un vice, ou d’aller sans froisser autrui à la chose que l’on préfère. Il est l’instrument de conservation le plus nécessaire et le plus employé37.

Sans doute, comme il le disait à Odette, il aimait la sincérité, mais il l’aimait comme une proxénète pouvant le tenir au courant de la vie de sa maîtresse. Aussi son amour de la sincérité n’étant pas désintéressé, ne l’avait pas rendu meilleur. La vérité qu’il chérissait c’était celle que lui dirait Odette ; mais lui-même, pour obtenir cette vérité, ne craignait pas de recourir au mensonge, le mensonge qu’il ne cessait de peindre à Odette comme conduisant à la dégradation toute créature humaine38.

Proust ne cherchait jamais à arriver à ses fins, à obtenir ce qu’il désirait que par une politique extrêmement compliquée, que par tout un système d’invitations, de rétractations et de ruses qu’il jetait sur le réel comme un filet pour le ramener à lui.

M. Paul Desjardins, dans l’article qui a paru dans le numéro spécial de la N. R. F., a bien vu cet aspect de son caractère, ou plus exactement les conditions psychologiques qui ont rendu possible, qui seules pouvaient rendre possible son extraordinaire pénétration.

J’aime le portrait qu’il trace en quelques touches, de Proust enfant, et que voici :

L’enfant que Marcel Proust était en 1888 (et qui a subsisté, je crois, peu changé jusqu’à sa fin), ce jeune prince persan aux grands yeux de gazelle, aux paupières alanguies ; respectueux, onduleux, caressant, inquiet ; quêteur de délices, pour qui rien n’était fade ; irrité des entraves que la nature met aux tentatives de l’homme, — surtout de l’homme qu’il était, si frêle ; — s’efforçant à convertir en quelque chose d’actif le passif qui semblait son lot ; tendu vers le plus, le trop, jusque dans sa bonté charmante : cet enfant romantique, je le dessinerais volontiers, de mémoire39.

Et plus loin :

Proust lui-même, débile et retiré, ne trouve en soi rien de l’athlète. C’est en vain qu’il s’entraîne à rêver le courage militaire en ruminant la guerre des Boërs. Sa muse étant la sympathie, d’où viendrait à ces fictions la pugnacité ? Il y a bien la formidable algarade de M. de Charlus ; mais c’est un monologue ; l’interlocuteur (qui est l’auteur) s’est évanoui dans une brume. Le « Je » de Proust ne s’oppose jamais. Il n’a donc, à proprement dire, point d’individualité ; il n’en saurait créer.

Cependant ce qui le rend incapable, par essence, de représenter des personnes solides comme des choses, ce n’est pas quelque impuissance, c’est une puissance. Il a celle de descendre dans l’âme humaine assez avant pour ne s’arrêter pas à ce que feignent les dramaturges : qu’une personne vivante serait un petit système autonome40.

Oui, en renversant les termes de cette remarque, il faut dire que la condition, chez Proust, de la façon si nouvelle, si prodigieusement féconde dont il a pu aborder la conscience et y descendre, était une certaine faiblesse, un certain renoncement non pas à vaincre, mais à prétendre, à affronter.

Il n’y a pas d’autres moyens de voir clair que de ne pas vouloir. Il n’y a pas d’autre instrument de vérité que cette sinuosité dont Proust était animé. Il n’y a rien d’autre qui permette de passer derrière les apparences du sentir.

Qui veut, qui se rassemble, qui s’oppose, qui s’affirme, il ne voit plus rien.

Autrement dit, la sincérité, pour devenir efficiente et génératrice de vérité au point où elle l’était chez Proust, il ne faut plus que ce soit une vertu, à laquelle on s’efforce, il faut que ce soit un vice, auquel on s’abandonne.

J’ai presque regret maintenant d’avoir insisté sur le côté héroïque de l’esprit positif, et d’avoir comme implicitement supposé une sorte de sursaut par lequel Proust se serait porté à la hauteur de sa tâche d’explorer scientifiquement la conscience humaine. Nous sommes toujours tentés d’introduire un élément dramatique dans notre vie ou dans celle des gens que nous aimons. Très souvent ce n’est là qu’une façon de nous, ou de les, magnifier… Très souvent il n’y a rien de tel.

En tous cas, chez Proust, il n’y a rien d’athlétique, pour reprendre le mot de M. Desjardins, ni de militaire ; il ne reçoit de lui-même aucune consigne. Même si pendant sa dernière nuit, il a tâché de corriger encore certains traits de la Mort de Bergotte, soyez sûr que ce n’est pas sous l’empire d’un devoir positif, d’une obligation active dictée par sa conscience ; c’est seulement la force de son esprit qui tendait encore spontanément à se manifester.

Et sans doute je ne peux pas ignorer une phrase poignante qui se trouve dans ce fragment de la Prisonnière que vient de publier la N. R. F. : Le chagrin pénètre en nous et nous force par la curiosité douloureuse à pénétrer. D’où des vérités que nous ne nous sentons pas le droit de cacher, si bien qu’un athée moribond qui les a découvertes, assuré du néant, insoucieux de la gloire, use pourtant ses dernières heures à tâcher de les faire connaître41. Mais vous remarquez déjà vous-même la modestie de l’expression : des vérités que nom ne nous sentons pas le droit de cacher. Il ne les a pas voulues, si j’ose dire, ces vérités. C’est son esprit tout seul qui a été jusqu’à elles. Et maintenant, simplement, c’est le seul hommage qu’il consente à la morale — il ne se sent pas le droit de les cacher.

Si nous voulons nous représenter proprement et sous son vrai jour l’esprit dont Proust est animé et qui lui permet d’introduire dans les phénomènes intérieurs une véritable positivité, il faut nous le représenter sous les espèces d’un « immense soupçon ». Cela sortait de lui, allait devant lui, se répandait hors de lui sans cesse, inlassablement, comme un acide qui rongeait toutes choses au hasard, ne laissant s’attacher la croyance qu’à celles qui avaient longuement résisté.

Ou mieux, Proust est habité par ce qu’il appelle lui-même le sens des possibles. Au point de vue pratique, c’est une maladie, mais au point de vue de la connaissance, c’est une arme extraordinaire. Il n’avait jamais eu aucun soupçon des actions inconnues des êtres, de celles qui sont sans lien visible avec leurs propos, dit-il de Swann. Et c’est justement une des grandes et d’ailleurs des rares différences entre l’esprit de Swann et le sien, que cette paresse à supposer qu’il attribue au premier.

Proust lui n’est jamais las de supposer. La force de son interrogation et son besoin de certitude, après l’avoir détourné des objets extérieurs qu’il sentait ne pouvoir saisir dans leur fond, le contraignent à dépasser le donné psychologique, à ne prendre les faits de conscience à leur tour que comme des apparences. Aucune apparence psychologique ne l’arrête, ne fût-ce qu’un instant, à elle-même, ne se présente à lui comme opaque et suffisante. A aucun instant il ne songe à s’arrêter à ce qu’on lui dit, à ce qu’il dit lui-même, comme à l’expression de la vérité, mais tout de suite il aperçoit, — et spécifiées, distinctes, se présentant en balance au choix de son intuition, — tout ce qu’on peut avoir pensé, tout ce qu’il peut avoir pensé lui-même, sous ces mots, d’autre que ce qu’ils veulent dire. Et pour le pénétrer il se sert de tout ce qui peut les avoir accompagnés, ces mots, comme signes involontaires. Je vais vous lire un passage capital où se décèle merveilleusement l’opération habituelle à Proust et cette espèce de tranquille et cruelle inférence à laquelle il se livrait instinctivement et dans tous les cas :

N’importe, j’étais bien heureux l’après-midi finissant que ne tardât pas l’heure où j’allais pouvoir demander à la présence d’Albertine l’apaisement dont j’avais besoin. Malheureusement, la soirée qui vint fut une de celles où cet apaisement ne m’était pas apporté, où le baiser qu’Albertine me donnerait en me quittant, bien différent du baiser habituel, ne me calmerait pas plus qu’autrefois celui de ma mère les jours où elle était fâchée et où je n’osais pas la rappeler, mais où je sentais que je ne pourrais pas m’endormir. Ces soirées là c’était maintenant celles où Albertine avait formé pour le lendemain quelque projet qu’elle ne voulait pas que je connusse. Si elle me l’avait confié, j’aurais mis à assurer sa réalisation une ardeur que personne autant qu’Albertine n’eût pu m’inspirer. Mais elle ne me disait rien et n’avait d’ailleurs besoin de rien me dire ; dès qu’elle était rentrée, sur la porte même de ma chambre, comme elle avait encore son chapeau ou sa toque sur la tête, j’avais déjà vu le désir inconnu, rétif, acharné, indomptable. Or c’était souvent les soirs où j’avais attendu son retour avec les plus tendres pensées, où je comptais lui sauter au cou avec le plus de tendresse. Hélas, ces mésententes comme j’en avais eu souvent avec mes parents que je trouvais froids ou irrités au moment où j’accourais près d’eux débordant de tendresse, ne sont rien auprès de celles qui se produisent entre deux amants. La souffrance ici est bien moins superficielle, est bien plus difficile à supporter, elle a pour siège une couche plus profonde du cœur. Ce soir-là, le projet qu’Albertine avait formé, elle fut pourtant obligée de m’en dire un mot, je compris tout de suite qu’elle voulait aller le lendemain faire une visite à Mme Verdurin, une visite qui, en elle-même, ne m’eût en rien contrarié. Mais certainement, c’était pour y faire quelque rencontre, pour y préparer quelque plaisir. Sans cela elle n’eût pas tellement tenu à cette visite. Je veux dire, elle ne m’eût pas répété qu’elle n’y tenait pas. J’avais suivi dans son existence une marche inverse de celle des peuples qui ne se servent de l’écriture phonétique qu’après avoir considéré les caractères comme une suite de symboles : moi qui pendant tant d’années n’avais cherché la vie et la pensée réelles des gens que dans l’énoncé direct qu’ils m’en fournissaient volontairement, par leur faute j’en étais arrivé à ne plus attacher au contraire d’importance qu’aux témoignages qui ne sont pas une expression rationnelle et analytique de la vérité ; les paroles elles-mêmes ne me renseignaient qu’à la condition d’être interprétées à la façon d’un afflux de sang à la figure d’une personne qui se trouble, à la façon encore d’un silence subit. Tel adverbe (par exemple employé par M. de Cambremer quand il croyait que j’étais « écrivain » et que n’ayant pas encore parlé, racontant une visite qu’il avait faite aux Verdurin, il s’était tourné vers moi en disant : Il y avait justement de Borelli) jailli dans une conflagration par le rapprochement involontaire, parfois périlleux, de deux idées que l’interlocuteur n’exprimait pas et duquel, par telles méthodes d’analyse ou d’électrolyse appropriées, je pouvais les extraire, m’en disait plus qu’un discours. Albertine laissait parfois traîner dans ses propos tel ou tel de ces précieux amalgames que je me hâtais de « traiter » pour les transformer en idées claires42.

Je pense que vous êtes frappés comme moi de la nouvelle subite ressemblance que ces passages font éclater entre Proust et Freud. Cet effort, non, ce besoin de démasquer à tout prix le sentiment en n’en accueillant que les expressions involontaires, et principalement les expressions physiques, c’est quelque chose d’exactement correspondant à la méthode analytique, qui bien plus qu’aux déclarations délibérées du sujet, entend se fier à ses lapsus, à ses oublis, au ton de sa voix, à l’émotion dont ces déclarations sont accompagnées.

Il y a chez Proust — malgré sa conception différente des rapports entre l’inconscient et le conscient — une croyance implicite à la censure, et sous la forme généralisée où nous l’avons décrite dans notre première causerie. On peut même dire que cette idée d’une activité mensongère continuellement à l’œuvre en nous, et qu’il faut avant tout dépister, déjouer si l’on veut savoir la vérité sur la conscience, est celle qui l’a le plus constamment, le plus cruellement hanté.

L’on voit, dans la Prisonnière, jusqu’à quel degré elle a pu le poursuivre ; l’on voit qu’elle s’approchait par moments, en lui, de la folie, qu’elle fut même certainement, pour lui, un facteur d’isolement et de mort.

Mais comme principe d’étude, comme guide dans l’analyse, on la retrouve partout dans son œuvre ; et c’est elle qui en conditionne la profondeur, qui donne à toutes ses constatations cette qualité stricte, modeste et définitive, qui fait leur inimitable, leur inégalable vérité.

Je pourrais vous citer cent exemples de cette lecture indirecte de pensée, que Proust pratique vis-à-vis des êtres. J’en choisirai un seul, qui est très frappant, bien que le héros en soit ce Swann dont la pensée nous est peinte comme si paresseuse.

Quand il voulut dire adieu à Odette pour rentrer, elle lui demanda de rester encore et le retint même vivement, en lui prenant le bras, au moment où il allait ouvrir la porte pour sortir. Mais il n’y prit pas garde, car, dans la multitude des gestes, des propos, des petits incidents qui remplissent une conversation, il est inévitable que nous passions sans y rien remarquer qui éveille notre attention près de ceux qui cachent une vérité que nos soupçons cherchent au hasard, et que nous nous arrêtions au contraire à ceux sous lesquels il n’y a rien. Elle lui redisait tout le temps : « Quel malheur que toi, qui ne viens jamais l’après-midi, pour une fois que cela t’arrive, je ne t’aie pas vu. » Il savait bien qu’elle n’était pas assez amoureuse de lui pour avoir un regret si vif d’avoir manqué sa visite, mais comme elle était bonne, désireuse de lui faire plaisir, et souvent triste quand elle l’avait contrarié, il trouva tout naturel qu’elle le fût cette fois de l’avoir privé de ce plaisir de passer une heure ensemble qui était très grand, non pour elle, mais pour lui. C’était pourtant une chose assez peu importante pour que l’air douloureux qu’elle continuait d’avoir fini par l’étonner. Elle rappelait ainsi plus encore qu’il ne le trouvait d’habitude, les figures de femmes du peintre de la Primavera. Elle avait en ce moment leur visage abattu et navré qui semble succomber sous le poids d’une douleur trop lourde pour elles, simplement quand elles laissent l’enfant Jésus jouer avec une grenade ou regardent Moïse verser de Veau dans une auge. Il lui avait déjà vu une fois une telle tristesse, mais ne savait plus quand. Et tout d’un coup, il se rappela : c’était quand Odette avait menti en parlant à Mme Verdurin le lendemain de ce dîner où elle n’était pas venue sous prétexte qu’elle était malade et en réalité pour rester avec Swann. Certes, eût-elle été la plus scrupuleuse des femmes qu’elle n’aurait pu avoir de remords d’un mensonge aussi innocent. Mais ceux que faisait couramment Odette l’étaient moins et servaient à empêcher des découvertes qui auraient pu lui créer avec les uns ou les autres, de terribles difficultés. Aussi quand elle mentait, prise de peur, se sentant peu armée pour se défendre, incertaine du succès, elle avait envie de pleurer, par fatigue, comme certains enfants qui n’ont pas dormi. Puis elle savait que son mensonge lésait d’ordinaire gravement l’homme à qui elle le faisait, et à la merci duquel elle allait peut-être tomber si elle mentait mal. Alors elle se sentait à la fois humble et coupable devant lui. Et quand elle avait à faire un mensonge insignifiant et mondain, par association de sensations et de souvenirs, elle éprouvait le malaise d’un surmenage et le regret d’une méchanceté.

Quel mensonge déprimant était-elle en train de faire à Swann pour qu’elle eût ce regard douloureux, cette voix plaintive qui semblaient fléchir sous l’effort qu’elle s’imposait, et demander grâce ? Il eut l’idée que ce n’était pas seulement la vérité sur l’incident de l’après-midi qu’elle s’efforçait de lui cacher, mais quelque chose de plus actuel, peut-être de non encore survenu et de tout prochain, et qui pourrait l’éclairer sur cette vérité. À ce moment il entendit un coup de sonnette. Odette ne cessa plus de parler, mais ses paroles n’étaient qu’un gémissement : son regret de ne pas avoir vu Swann dans l’après-midi, de ne pas lui avoir ouvert, était devenu un véritable désespoir.

On entendit la porte d’entrée se refermer et le bruit d’une voiture, comme si repartait une personne — celle probablement que Swann ne devait pas rencontrer — à qui on avait dit qu’Odette était sortie. Alors en songeant que rien qu’en venant à une heure où il n’en avait pas l’habitude, il s’était trouvé déranger tant de choses qu’elle ne voulait pas qu’il sût, il éprouva un sentiment de découragement, presque de détresse. Mais comme il aimait Odette, comme il avait l’habitude de tourner vers elle toutes ses pensées, la pitié qu’il eût pu s’inspirer à lui-même ce fut pour elle qu’il la ressentit, et il murmura : « Pauvre Chérie 43  ! »

On sent bien ici le travail instinctif d’induction auquel l’esprit de Proust, qui anime Swann à cet instant, se livre. Rapprochement par association d’impressions reçues à des moments divers du temps, analyse de leurs éléments communs, bond subit de la pensée qui franchit l’obstacle dressé par la censure du sujet et trouve ce qu’il y a derrière, ce qui se cache dans sa pensée, ce qui produit tous ces symptômes si mal en place, si peu congruents avec la situation affichée et reconnue.

Plus loin Swann procède de la même façon, suivant la même méthode que Proust compare lui-même à la méthode historique et à la critique des textes, pour découvrir — bien tardivement, il est vrai — les goûts pervers d’Odette.

Mais à ce moment, par une de ces inspirations de jaloux, analogue à celle qui apporte au poète ou au savant, qui n’a encore qu’une rime ou qu’une observation, l’idée ou la loi qui leur donnera toute leur puissance, Swann se rappela pour la première fois une phrase qu’Odette lui avait dite il y avait déjà deux ans : « Oh ! Mme Verdurin, en ce moment, il n’y en a que pour moi, je suis un amour, elle m’embrasse, elle veut que je fasse des courses avec elle, elle veut que je la tutoie. » Loin de voir alors dans cette phrase un rapport quelconque avec les absurdes propos destinés à simuler le vice que lui avait racontés Odette, il l’avait accueillie comme la preuve d’une chaleureuse amitié. Maintenant voilà que le souvenir de cette tendresse de Mme Verdurin était venu brusquement rejoindre le souvenir de sa conversation de mauvais goût. Il ne pouvait plus les séparer dans son esprit, et les vit mêlées aussi dans la réalité, la tendresse donnant quelque chose de sérieux et d’important à ces plaisanteries qui en retour lui faisaient perdre de son innocence44.

Et quand il s’est décidé à formuler son soupçon :

Elle secoua la tête en fronçant la bouche, signe fréquemment employé par les gens pour répondre qu’ils n’iront pas, que cela les ennuie à quelqu’un qui leur a demandé : « Viendrez-vous voir passer la cavalcade, assisterez-vous à la Revue ? » Mais ce hochement de tête affecté ainsi d’habitude à un événement à venir, mêle à cause de cela de quelque incertitude la dénégation d’un événement passé ! De plus il n’évoque que des raisons de convenance personnelle plutôt que la réprobation, qu’une impossibilité morale. En voyant Odette lui faire ainsi le signe que c’était faux, Swann comprit que c’était peut-être vrai45.

Vous m’objecterez que cet esprit d’inquisition n’est engendré chez Swann que par la jalousie et qu’il disparaît avec elle. Oui, mais chez Proust, il ne disparaît jamais, et malgré le renforcement qu’il peut recevoir de ses affections, il reste essentiellement un besoin de l’intelligence, la forme même de son intelligence. Ne prend-il pas lui-même le soin, dans un des passages que je viens de vous lire, de marquer la parenté de la jalousie avec le génie poétique ou scientifique : À ce moment par une de ces inspirations de jaloux, analogue à celle qui apporte au poète ou au savant, qui n’a encore qu’une rime ou qu’une observation, l’idée ou la loi qui leur donnera toute leur puissance, etc…

Et plus tôt déjà, quand Swann se croit sur le point de surprendre Odette et Forcheville ensemble : Et peut-être, observe Proust, ce qu’il ressentait en ce moment de presque agréable, c’était autre chose aussi que l’apaisement d’un doute et d’une douleur : un plaisir de l’intelligence.

D’autre part, la pénétration de Proust n’est si forte, si irrésistible, que parce qu’elle est constamment sous-tendue et conditionnée comme nous l’avons observé déjà l’autre jour, par des affections. Vous vous rappelez la phrase que je citais tout à l’heure : Le chagrin pénètre en nous et nous force par la curiosité douloureuse à pénétrer46. Il faut y joindre celle-ci qui la précède immédiatement : Ces contes mensongers… nous font souffrir dans une personne que nous aimons, et à cause de cela nous permettent d’entrer un peu plus avant dans la connaissance de la nature humaine au lieu de nous contenter de nous jouer à sa surface.

Et encore ceci :

On n’arrive pas à être heureux, mais on fait des remarques sur les raisons qui empêchent de l’être et qui nous fussent restées invisibles sans ces brusques percées de la déception47.

Oui, il y a, chez Proust, — pour nous résumer sur ce point — un immense mouvement de la pensée, entraîné et secondé, tandis que d’habitude il est troublé, par le désir, par la tristesse, par la douleur, — un immense mouvement de la pensée vers les faits tout purs. Et ce qui fait le prix incomparable de son œuvre, c’est justement que ce mouvement n’est jamais arrêté, ni modifié par aucune considération accessoire, ni par le souci de faire plus beau, ni par celui de faire plus consolant, ni même — car c’est un souci auquel cèdent souvent ceux qui justement se gendarment contre la censure et s’appliquent à lui jouer des tours — ni même par le souci de faire plus atroce.

Si bien qu’on peut appliquer à son travail sur la réalité psychologique ce qu’il dit de Vinteuil, saisissant et modelant une idée musicale :

Swann sentait que le compositeur s’était contenté, avec ses instruments de musique, de la dévoiler, de la rendre visible, d’en suivre et d’en respecter le dessin d’une main si tendre, si prudente, si délicate et si sûre que le son s’altérait à tout moment, s’estompant pour indiquer une ombre, revivifié quand il fallait suivre à la piste un plus hardi contour. Et une preuve que Swann ne se trompait pas quand il croyait à l’existence réelle de cette phrase, c’est que tout amateur un peu fin se fût tout de suite aperçu de l’imposture, si Vinteuil ayant eu moins de puissance pour en voir et en rendre les formes, avait cherché à dissimuler, en ajoutant çà et là des traits de son cru, les lacunes de sa vision ou les défaillances de sa main48.

*
*    *

Mais il est temps d’en venir à l’examen des vérités que cette inspiration positive, que cette méfiance, que ce respect infini du réel ont permis à Proust de dégager et d’énoncer. Il est temps d’examiner les découvertes qu’il a faites dans l’ordre du sentiment, d’examiner les traits essentiels de cette psychologie positive dont nous le considérons comme le fondateur.

Ici il faut que je vous fasse remarquer une faute de plan que je pressentais au début de ces causeries et qui a été la raison plus ou moins consciente des précautions oratoires que j’ai cru devoir prendre.

Il eût été plus naturel de commencer notre étude de Proust par la définition, que nous venons seulement de donner, de l’esprit qu’il a apporté dans ses recherches, qui lui a permis ses découvertes. Et c’est maintenant seulement que devraient venir les réflexions, que nous avons faites la dernière fois, sur l’inconscient. La découverte, la dénonciation de l’inconscient, et sa mise en lumière et en évidence, sont le premier résultat de l’application à la vie psychique de cet esprit soupçonneux et profond que nous avons reconnu à Proust. Il n’est pas sans utilité de replacer mentalement ici cette partie de notre exposé, car il faut bien comprendre — et c’est le seul moyen — que l’inconscient n’est pas pour Proust une supposition commode, une hypothèse paresseuse, mais au contraire un fait que dégage son esprit dans son mouvement vers le réel, et le produit immédiat de ce doute qu’il élève sur les aspects spontanés de la conscience.

J’ai été égaré, malgré les précautions que j’avais prises à l’encontre, par le souci de reproduire le plan que j’avais suivi dans l’étude de Freud. Excusez-moi, je vous prie, et veuillez rétablir l’ordre normal des idées que nous analysons.

La découverte et la description de l’inconscient sont un premier résultat de la méthode qu’applique Proust à la réalité psychologique. Mais c’est un résultat en quelque sorte général. Proust dénonce de l’inconscient derrière toutes sortes de sensations et de sentiments très divers. Il y a dans son œuvre des analyses de rêves, d’impressions de nature, d’émotions d’art et enfin de sentiments proprement dits, parmi lesquels l’amour occupe tout naturellement la place à laquelle il a droit, et qui est la première.

Je voudrais spécifier maintenant notre étude et me borner à mettre en lumière la conception que Proust se fait et cherche à nous imposer, de l’amour.

Comme préface à cette étude, il faut nous rappeler un autre aspect de la définition que donne Auguste Comte de l’esprit positif :

Non seulement nos recherches positives doivent essentiellement se réduire, en tous genres, à l’appréciation systématique de ce qui est, en renonçant à en découvrir la première origine et la destination finale ; mais il importe, en outre, de sentir que cette étude des phénomènes, au lieu de pouvoir devenir aucunement absolue, doit toujours rester relative à notre organisation et à notre situation49.

Évidemment Comte veut dire ici que toute connaissance entreprise dans un esprit positif, doit être considérée comme relative à l’organisation intellectuelle dont nous disposons, et que par exemple nous ne pouvons pas affirmer que les phénomènes que nous percevons sont tous les phénomènes perceptibles, ni même que l’ordre où nous les rangeons est autre chose qu’une convenance de notre esprit.

Mais on peut déduire aussi de ce texte que l’application de l’esprit positif aux phénomènes de conscience aboutira forcément à constater leur relativité à cette conscience, si j’ose dire ; nous montrera les émotions, les idées, les volontés d’un individu donné comme relatives à son organisation, comme n’ayant aucun objet hors de lui, comme purement subjectives. (Je m’excuse d’employer ici ce qu’on appelle le jargon philosophique ; mais c’est indispensable, et en somme on n’a pas encore trouvé mieux pour s’expliquer clairement).

Eh bien, la formidable originalité de Proust dans son analyse de l’amour est, comme l’a remarqué très justement, le premier, Edmond Jaloux, d’avoir conçu ce sentiment comme purement subjectif : Faire entrer le relatif dans la conception de l’amour, observe Jaloux, et l’affranchir de ce mythe de l’absolu dont elle dépendait jusqu’ici aura été un des résultats essentiels obtenus par Proust50.

 

Et il montre excellemment comment Proust s’y est pris pour souligner la véritable infériorité de tout ce que l’amour veut nous faire prendre pour des réalités hors de nous. Son analyse et les citations sur lesquelles il l’appuie sont trop justes pour que je puisse faire autre chose que vous y renvoyer.

Je me contenterai de compléter ici ses indications par quelques textes et quelques remarques.

Repensons à l’amour de Swann. Comme un thème constant, et comme un abîme que côtoie sa pensée sans oser jamais le regarder en face, l’idée que tout ce qu’il éprouve de si puissant, de si vraiment dionysiaque n’a peut-être aucune espèce d’objet hors de lui hante d’un bout à l’autre le cerveau de Swann.

Je cite :

Certes il se doutait bien par moments qu’en elles-mêmes les actions quotidiennes d’Odette n’étaient pas passionnément intéressantes, et que les relations qu’elle pouvait avoir avec d’autres hommes n’exhalaient pas naturellement d’une façon universelle et pour tout être pensant, une tristesse morbide, capable de donner la fièvre du suicide. Il se rendait compte alors que cet intérêt, cette tristesse n’existaient qu’en lui comme une maladie, et que quand celle-ci serait guérie, les actes d’Odette, les baisers qu’elle aurait pu donner redeviendraient inoffensifs comme ceux de tant d’autres femmes51.

Et plus loin, dans un passage que nous avons déjà lu :

Il souffrait de rester enfermé au milieu de ces gens dont la bêtise et les ridicules le frappaient d’autant plus douloureusement qu’ignorant son amour, incapables, s’ils l’avaient connu, de s’y intéresser et de faire autre chose que d’en sourire comme d’un enfantillage ou de la déplorer comme une folie, ils le lui faisaient apparaître sous l’aspect d’un état subjectif qui n’existait que pour lui, dont rien d’extérieur ne lui affirmait la réalité52.

Et ceci encore :

Il sentait bien que cet amour c’était quelque chose qui ne correspondait à rien d’extérieur.

Sans cesse à travers toute l’œuvre le thème revient de la parfaite subjectivité de tout ce que l’amour nous fait éprouver. On sent Proust lutter sans cesse contre la tentation, qui est la tentation normale, d’attribuer à l’objet aimé, à ses qualités, à ses vertus, à sa beauté une part efficiente dans le sentiment qui s’est attaché à lui.

La dissemblance entre ce sentiment et son objet n’est nulle part mieux marquée que dans ce passage :

Quand du regard il rencontrait sur sa table la photographie d’Odette, ou quand elle venait le voir, il avait peine à identifier la figure de chair ou de bristol avec le trouble douloureux et constant qui habitait en lui. Il se disait presque avec étonnement : « C’est elle », comme si tout d’un coup on nous montrait extériorisée devant nous une de nos maladies et que nous ne la trouvions pas ressemblante à ce que nous souffrons53.

Non seulement Proust insiste perpétuellement sur le fait que rien d’extraordinaire ne doit être supposé dans l’objet aimé pour expliquer ce qui se passe d’extraordinaire dans l’âme aimante, mais encore il montre que souvent c’est le manque de correspondance du premier avec les besoins, les désirs, les exigences physiques du second qui détermine l’amour54. Vous savez qu’Odette par exemple est représentée comme n’étant absolument pas le type de beauté que Swann a toujours recherché instinctivement et vous vous rappelez la phrase d’une profondeur admirable par laquelle se termine Un amour de Swann : Dire que j’ai gâché des années de ma vie, que j’ai voulu mourir, que j’ai eu mon plus grand amour pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n’était pas mon genre55 :

Et dans la Prisonnière :

Je ne m’étais rappelé que la petite qui m’avait déplu. Cela suffit à faire commencer un amour56.

Ce dernier aspect sous lequel Proust se représente l’amour nous amène à cet autre sur lequel je voudrais insister davantage, parce que Jaloux ne l’a pas aussi fortement souligné que les autres : il s’agit de la dépendance, de la solidarité, de l’amour et de la douleur, du désir et de l’angoisse.

C’est ici le centre, je crois, de la pensée de Proust sur l’amour, et en même temps le point où cette pensée atteint, si j’ose dire, le comble de la relativité. Inlassablement Proust revient sur ce thème (on sent même que le thème s’exaspère à mesure que l’œuvre avance, que Proust le creuse avec une complaisance de plus en plus cruelle), sur ce thème que l’amour est déterminé par une certaine angoisse, et n’est entretenu que par l’inquiétude et par la douleur, qu’il est, comme il le dit lui-même dans la Prisonnière « fonction de notre tristesse ».

Déjà dans Swann vous vous rappelez que ce qui déclenche l’amour de Swann pour Odette c’est le fait qu’il ne l’a pas trouvée chez les Verdurin, qu’il ne sait pas où elle est.

À cette occasion, Proust s’écrie admirablement :

De tous les modes de production de l’amour, de tous les agents de dissémination du mal sacré, il est bien l’un des plus efficaces, ce grand souffle d’agitation qui parfois passe sur nous. Alors l’être avec qui nous nous plaisons à ce moment-là, le sort en est jeté, c’est lui que nous aimerons. Il n’est même pas besoin qu’il nous plût jusque-là plus, ou même autant, que d’autres. Ce qu’il fallait c’est que notre goût pour lui devînt exclusif. Et cette condition-là est réalisée quand, — à ce moment où il nous a fait défaut — à la recherche des plaisirs que son agrément nous donnait, s’est brusquement substitué en nous un besoin anxieux, qui a pour objet cet être même, un besoin absurde, que les lois de ce monde rendent impossible à satisfaire et difficile à guérir — le besoin insensé et douloureux de le posséder57.

Vous vous rappelez aussi certainement comment c’est la brusque révélation qu’Albertine connaît l’amie de Mlle Vinteuil et par conséquent qu’elle peut être pour lui la source de craintes infinies, qui déclenche ou plutôt qui fixe l’amour du narrateur pour elle : Les mots : « Cette amie, c’est Mlle Vinteuil » avaient été le Sésame, que j’eusse été incapable de trouver moi-même, qui avait fait entrer Albertine dans la profondeur de mon cœur déchiré. Et la porte qui s’était refermée sur elle, j’aurais pu chercher pendant cent ans, sans savoir comment on pourrait la rouvrir58.

Ainsi Proust arrive à ce renversement des apparences et de la conception habituelle que la douleur est la cause de l’amour dont elle semble découler, que c’est non pas la désharmonie qui se révèle, au cours d’un amour, entre les aspirations de l’amant et la nature de l’objet aimé qui entraîne la souffrance du premier, mais que c’est la souffrance que crée cette désharmonie qui, étant donnée l’impénétrabilité mutuelle des êtres (« chaque être est bien seul »), est première, est originelle, que c’est cette souffrance qui est la cause, le ferment et le levain de l’amour.

Je pourrais apporter ici d’innombrables textes où cette idée est exprimée avec une force variable, mais avec un entêtement significatif.

Tout ce que l’amour donne de plaisir ou de bonheur, Proust n’en voit la cause que dans une suspension provisoire, que dans un apaisement, par quelque geste fortuit de l’objet aimé, de la souffrance latente qui le constitue.

En réalité dans l’amour il y a une souffrance permanente, que la joie neutralise, rend virtuelle, ajourne, mais qui peut à tout moment devenir, ce qu’elle serait depuis longtemps si l’on n’avait pas obtenu ce qu’on souhaitait, atroce59.

Que l’angoisse diminue, qu’une certitude sur les faits et gestes de l’être aimé s’établisse dans l’esprit, et l’amour s’en ira : Sa douleur aurait fini par s’apaiser et peut-être son amour par s’éteindre60. Et plus loin : Le sentiment qu’il éprouvait… n’étant plus mêlé de douleur, n’était plus de l’amour61.

Dans la Prisonnière cette conception pessimiste de l’amour atteint une intensité effroyable. L’on y trouve des cris comme celui-ci : J’appelle ici amour une torture réciproque62. Et ceci qui touche au désespoir : Comment a-t-on le courage de souhaiter vivre, comment peut-on faire un mouvement pour se préserver de la mort dans un monde où l’amour n’est provoqué que par le mensonge et consiste seulement dans notre besoin de voir nos souffrances apaisées par l’être qui nous a fait souffrir63.

Si j’insiste si longuement sur l’étroitesse des rapports que Proust dénonce entre l’amour et la douleur (il aurait fallu aussi montrer l’autre aspect de la même idée : la jalousie conçue comme cause, et non comme effet de l’amour), c’est parce que rien ne peut mieux montrer le caractère subjectif qu’il attribue à ce sentiment. C’est parce que rien ne peut nous servir à mieux souligner le genre de résultats, la sorte de constatations auxquels il parvient en appliquant son merveilleux et cruel soupçon aux sentiments.

Il faut se rendre compte de la hardiesse qu’il y avait à aborder l’amour dans cet esprit. E. Jaloux l’a bien marqué : Il semble que les romanciers aient toujours menti sur ce point, comme s’ils n’osaient pas dire la vérité, comme s’ils poursuivaient dans le roman, la recherche de ces illusions qui plaisent aux femmes et par lesquelles ils ont personnellement l’habitude de leur plaire64.

Mais ce n’est pas tout à fait par simple faiblesse, à mon avis, que les romanciers ont recherché jusqu’ici ces illusions, Il faut tenir compte de la force intrinsèque de ces illusions. L’amour est tout naturellement producteur d’absolu ; il a besoin d’absolu ; c’est une puissance si grande qu’elle prend spontanément une sorte de vertu métaphysique et qu’elle transpose le sujet qui l’éprouve dans une autre réalité, plus grande, plus profonde et dont il lui est naturellement impossible de douter qu’elle lui soit extérieure.

Pour vaincre une illusion si forte (est-ce une illusion ?) et si nécessaire à la continuation de la vie sur terre, il fallait une indépendance d’esprit que certains trouveront peut-être diabolique, qui m’apparaît parfois comme telle, mais parfois aussi comme le don le plus extraordinaire dont ait été jamais doué un être humain, comme une des manifestations les plus belles, les plus puissantes du génie humain.

Dénoncer l’amour, le traduire devant le tribunal de l’intelligence et le renvoyer à la fois démasqué, compris et absous, — Proust était un être faible et en qui d’aucuns déploreront le manque de volonté ; mais en faisant cela, il a témoigné d’une force et d’une intrépidité intellectuelles qui n’ont jamais été atteintes jusqu’à ce jour.

Conclusions. Une nouvelle orientation de la Psychologie65 §

Avant d’en venir aux réflexions générales que je me propose de faire sur l’ensemble de la psychologie de Proust et de Freud, je voudrais appeler votre attention sur une dernière analogie entre nos deux auteurs que le manque de temps ne m’a pas permis de vous signaler la dernière fois.

Cette conception subjectiviste de l’amour que nous avons extraite de l’œuvre de Proust et sommairement caractérisée, ne vous rappelez-vous pas que le fondement, je n’ose pas dire scientifique, mais au moins théorique, nous en était apparu d’abord chez Freud. La libido, détachée de tout objet précis, tellement détachée qu’au début, chez l’enfant, elle semble ne pas savoir qu’elle puisse s’appliquer jamais à autre chose qu’au corps qu’elle habite, cette libido pour ainsi dire flottante et inaffectée, qu’est-elle, dans son fond, de différent de la vague tendance à aimer que Proust nous représente comme le propre du sujet, comme un simple état de sa conscience, ou plutôt comme une simple velléité de son inconscient ? Il y a chez nos deux auteurs, de toute évidence, l’idée commune que l’amour existe tout entier à l’avance chez le sujet et que l’attribution qui en est faite à telle ou telle personne n’est provoquée que par le hasard. Chez nos deux auteurs il y a une insistance pareille sur les accidents qui peuvent déterminer la fixation du désir ; tous deux soulignent avec insistance le fait que ce ne sont jamais que des accidents, même si après coup les particularités de l’objet aimé s’étant imposées au sujet, peuvent lui faire croire que ce sont elles qui ont nécessité son choix et qu’aucun autre n’était possible.

En d’autres termes Freud comme Proust, Freud implicitement et Proust explicitement, se posent en adversaires décidés de la théorie des Wahlverwandschaften, des affinités électives. Et comme Jaloux l’a remarqué, ils répondent par un scepticisme radical à l’idée qu’il peut y avoir des « coups de foudre » vraiment sincères.

Un autre point — mais au fond c’est le même — sur lequel nos deux auteurs se trouvent en accord secret, c’est celui des relations entre l’amour et la douleur, entre le désir et l’angoisse. Je ne fais pas allusion ici spécialement à la façon dont Freud ne cesse de souligner d’un bout à l’autre de son œuvre les rapports entre l’instinct sexuel et la cruauté, conçue tantôt comme cruauté envers soi-même, masochisme, tantôt comme cruauté envers autrui, sadisme. C’est un domaine qu’il n’est pas le premier à explorer, mais dans lequel il a introduit des lumières nouvelles et frappantes. Et chez Proust aussi on trouverait sur cette obscure et poignante question bien des réflexions profondes.

Mais en ce moment c’est à autre chose que je pense : je pense au merveilleux chapitre de Freud sur l’Angoisse. Je pense à cette idée qu’il développe si ingénieusement que l’angoisse névrotique, c’est-à-dire, sans objet, et même l’angoisse avec objet absurde, c’est-à-dire la phobie, ne sont que des substituts de la libido, et naissent quand la libido ne trouve pas son emploi naturel.

Que peut-il y avoir de plus voisin de l’idée que se fait Proust de l’inquiétude comme origine principale (et non comme effet) de l’amour. Vous vous rappelez le passage que je vous citais la dernière fois : De tous les modes de production de l’amour, de tous les agents de dissémination du mal sacré, il est bien l’un des plus efficaces, ce grand souffle d’agitation qui parfois passe sur nous66. Ce qui est dans la pensée de Proust c’est évidemment que l’amour à l’état non fixé est essentiellement anxiété et qu’au moment où cette anxiété est augmentée par une cause extérieure et fortuite, devenant à ce degré intolérable, elle se résout brusquement en amour, qui se trouve alors porter sur l’être que le hasard à ce moment-là place à notre portée. La symétrie des deux conceptions ici encore m’apparaît complète.

Il y aurait une symétrie à signaler encore entre l’idée de l’ambivalence chez Freud et certains passages de Proust : Dans la mélancolie comme dans les autres affections narcissiques, écrit Freud, se manifeste d’une manière très prononcée un trait de la vie affective auquel nous donnons généralement, depuis Breuler, le nom d’ambivalence. C’est l’existence, chez une même personne, de sentiments opposés, amicaux et hostiles, à l’égard d’une autre personne67. Autrement dit, Freud nous montre qu’il n’y a rien de plus proche d’un sentiment et de plus facilement échangeable avec lui, que son contraire. On lit d’autre part chez Proust : Ces moments brefs mais inévitables où l’on déteste quelqu’un qu’on aime68.

Rien de plus profond que cette conception non seulement d’une parenté, mais encore d’une dépendance et d’un conditionnement mutuel de la haine et de l’amour ; rien de plus profond que cette façon de les représenter sur le même plan dans l’âme et comme les manifestations alternatives d’un sentiment peut-être plus général, bien que plus caché.

Il n’y a là d’ailleurs qu’une forme particulière de cette idée, latente chez Freud comme chez Proust, de la transmutabilité des sentiments et du caractère précaire et comme factice de leurs spécifications.

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Mais il faut enfin nous arrêter dans cette analyse des ressemblances entre Freud et Proust. Non pas que je la considère comme épuisée. Mais il est temps que nous prenions un peu de hauteur et que nous nous appliquions à considérer, à apprécier et à critiquer l’ensemble de leurs découvertes.

Le meilleur moyen de parvenir à un jugement général me paraît être d’ailleurs de réfléchir d’abord sur leur conception de l’amour, plus spécialement sur celle que Proust nous en propose.

Vous vous rappelez que nous l’avons considérée comme le résultat le plus typique d’une application de l’esprit positif aux faits psychologiques, et que c’est pour cette raison que nous avons choisi de l’examiner. Et en effet la relativité que Proust introduit dans ce domaine jusqu’ici encombré de conceptions absolues, elle s’étend à tout ce qu’il a abordé, étudié. Elle est le produit naturel de sa considération, où qu’il la promène.

Edmond Jaloux a bien marqué le rapport entre la conception subjectiviste de l’amour chez Proust, et la conception plus générale qu’il se fait du Temps ou plutôt des effets du Temps sur les êtres :

Chez les écrivains qui ont précédé Proust, cette mesure du temps s’exprimait par des raccourcis, par des scènes qui indiquaient le travail fait sur l’individu et laissaient prévoir celui qui restait à faire. C’étaient des vues prises obliquement à différentes périodes d’une existence. Avec Proust, il en va tout autrement, et c’est en cela que sa psychologie est si neuve. Il nous démontre en quoi consiste ce travail.

Cette naissance, cette poussée incessante de nouvelles cellules morales, affaiblissant, chassant, remplaçant les anciennes, les modifications inconscientes d’abord, puis peu à peu révélées qui en résultent, la demi-irresponsabilité de l’être humain en face de ces métamorphoses qui ont lieu à son insu et qu’il ne peut que constater et qu’analyser quand elles se présentent à sa conscience, tel est l’énorme et unique sujet qui remplit les vastes volumes du Temps perdu69.

Si vous apercevez bien ce rapport, si vous comprenez bien que la seconde thèse est en germe dans la première, vous m’ôterez un grand remords, qui est de ne pas avoir pu analyser directement cette grande idée de la relativité des sentiments et même de toute la vie psychique au Temps, qui est le sujet sinon unique, du moins essentiel du Temps perdu. N’oubliez pas, je vous prie, ce lien qui vous permettra d’étendre les remarques que nous allons faire sur la théorie de l’amour à l’ensemble des découvertes psychologiques de Proust.

Un des premiers indices de la profondeur et de l’importance des innovations de Proust, nous le trouvons dans la conversation même que nous tenons en ce moment, dans la possibilité qu’il crée pour nous de nous entretenir ainsi calmement, objectivement, de l’amour, sans nous laisser entraîner à aucune des déclamations habituelles que ce sujet inspire. Il est vrai qu’un tel calme, une telle objectivité peuvent vous paraître encore maintenant sacrilèges. Et je ne nie pas absolument qu’il n’y ait, en effet, quelque chose de sacrilège dans le regard dont Proust nous a doués pour contempler et analyser un sentiment si proche de notre âme, si mélangé à nos aspirations vers l’absolu, si religieux, à certains égards, dans son fond.

Mais enfin la question n’est pas là. La question est de savoir si ce que Proust dit de l’amour est vrai ou non. Comme dit Freud quelque part : que vous trouviez une chose abominable, ce n’est pas ça qui peut l’empêcher d’exister.

Eh bien, si nous nous demandons en toute objectivité ce que vaut la clef que Proust nous propose pour étudier et comprendre les phénomènes de l’amour, nous sommes obligés de répondre qu’elle est d’or, et que jamais tant d’apparences et si spécieuses n’ont été tournées par un esprit et ne se sont effondrées devant plus de réalités, et plus incontestables.

Devant le monstre qu’est l’amour, si nous faisons preuve de cette « virilité mentale » qu’Auguste Comte signale comme le trait essentiel de l’esprit positif, nous le voyons aussitôt s’évanouir ou se changer en ce monstre tout intérieur, tout solitaire, si j’ose dire, que Proust a décrit.

Si vous vous replacez en face de votre propre expérience en faisant table rase de tous vos préjugés, de tout ce que vous avez besoin de croire pour vivre, comment pourriez-vous nier la part formidable de hasard qui fut à la naissance de vos plus grandes passions, comment pourriez-vous nier que l’appétit de l’amour, que l’amour virtuel ait précédé chacun de vos amours pour les êtres à qui vous vous êtes enchaînés, comment pourriez-vous nier qu’une méprise sur leur caractère ait été à la racine de la valeur qu’ils ont prise pour vous, comment pourriez-vous nier que vous ayez été rivés à votre chaîne par chaque déception qu’ils vous ont donnée et que le malentendu entre eux et vous ait été la véritable cause de la persistance de votre attachement ? Comment pourrions-nous nier que les êtres que nous aimons sont, comme le dit Proust, véritablement « fourvoyés dans notre cœur » ?

N’est-il pas évident que c’est la douleur qui fait l’amour et qu’il n’y a pas d’amour partagé ? N’est-il pas évident que « chaque être est absolument seul » ?

N’est-il pas évident que lorsque vous réussissez par hasard à entraîner l’autre être dans votre amour, il évolue d’une façon absolument étrangère à la vôtre, ou plutôt n’est-il pas évident que son évolution se trouvant décalée d’avec la vôtre, il n’y a à aucun moment correspondance ni symétrie entre ses besoins et les vôtres ? N’est-il pas évident que le plus grand bonheur que puisse apporter l’amour est ou bien une exaltation solitaire, dont l’autre être est le prétexte et non pas la cause, ou bien simplement un apaisement momentané, souvent par suite d’une phrase mal comprise — de quelque douleur en nous trop aiguë ?

N’est-il pas évident encore (c’est ce qui d’ailleurs doit nous faire pardonner à l’adversaire) que si nous rentrons en nous-mêmes, nous nous apercevons qu’à aucun moment de notre amour, et même lorsqu’il était le plus grand, nous n’avons été absolument sincères ? Les mots que nous avons dits, les tendresses que nous avons risquées n’étaient-ils pas toujours différents, en plus ou en moins, de ce que nous ressentions véritablement ? N’avons-nous pas senti sans cesse cet intervalle, dont nous avons pu nous désespérer, mais sans l’abolir, qu’il y avait entre notre sentiment et nous-mêmes ? Ne nous sommes-nous pas sans cesse sentis inertes en regard de la légèreté, de la vitesse de notre sentiment ? Est-ce qu’il n’a pas été obligé de nous traîner après lui ?

Pensez un peu au nombre d’idées étrangères à votre sentiment, non seulement adventices, mais dérivantes qui n’ont cessé de le traverser. Pensez aux moments où vous n’éprouviez absolument rien et qui, la plupart du temps, devaient être ceux où l’autre par hasard éprouvait quelque chose. Pensez à tout ce que vous avez fait, dans le temps où vous aimiez, qui n’avait aucun rapport avec la préoccupation exclusive dont vous étiez censé être habité, qui ne semblait aucunement pouvoir émaner de l’être pour lequel vous vouliez vous faire passer lorsque vous vous décriviez à l’objet aimé.

Et encore, si nous prenons maintenant les deux partenaires de l’amour ensemble, n’est-il pas vrai que les moments d’accord profond entre eux, d’enthousiasme commun, de reconnaissance intime de l’un par l’autre, de véritable mutuelle possession, s’il y en eut jamais de tels, n’ont été dus, dans tous les cas, qu’à une phrase que l’un des deux avait délibéré de dire et où il ne s’était pas mis du tout d’abord, qu’à un accident de la conversation, qu’à une erreur, qu’à une parole insincère ? Ne croyez-vous pas qu’entre les deux mondes que portent deux amants il puisse jamais y avoir interférence autrement que par l’effet d’une illusion d’optique ?

Tout ceci qui n’a jamais été sinon vu, du moins analysé avant Proust me paraît d’une évidence cruelle, mais ineffaçable. Et pourtant je dois avouer, si mon opinion a quelque intérêt, que je ne vais pas tout à fait aussi loin que Proust dans le pessimisme, qu’il y a des moments tout au moins où sa conception de l’amour me paraît un peu partiale, ou plutôt inégale à son objet, et où certains éléments de l’amour me paraissent avoir été négligés par lui.

Je suis intimidé sans doute dans cette résistance à son scepticisme, parce que je me dis que je suis peut-être simplement repris par les illusions qu’il a combattues et qui sont si fortes. Mais je me dis aussi que son caractère n’était pas fait pour lui permettre certaines expériences, qui peuvent lui avoir manqué. C’est ainsi que je me rassure sur la valeur des quelques doutes que j’ose élever sur une aussi grande pensée.

Il y a deux points sur lesquels la conception que Proust se fait de l’amour me semble pouvoir et devoir être corrigée ou complétée. Le premier est celui-ci : même du point de vue le plus objectif, il ne me paraît pas possible d’admettre que la nature propre d’un être, que sa qualité (je ne dis pas ses qualités, ce serait tout autre chose, et Proust a certainement complètement raison de prétendre que lu valeur morale n’entre pour rien dans l’amour qu’il déclenche) mais il ne me paraît pas possible d’admettre que sa qualité physique et morale n’ait aucune influence sur le choix que nous faisons de lui pour l’aimer, et que l’amour qu’il récolte soit déterminé uniquement par des circonstances extérieures, par l’inquiétude qu’il nous donne, par son absence au moment où nous avons besoin de lui, etc… Qu’il y ait une influence spécifique des êtres les uns sur les autres, cela ne me paraît pas pouvoir être nié. Cela peut même se prouver à l’aide de certains cas négatifs. Combien de fois n’arrive-t-il pas qu’on désire aimer un être sans y réussir ? Combien de fois, et dans des instants où vraiment on a à sa disposition toute la quantité de désir nécessaire, combien de fois ne cherche-t-on pas à en faire l’application à un être donné et combien de fois, malgré toutes circonstances favorables, le sentiment ne refuse-t-il pas de se faire jour et de s’attacher à l’objet qu’on lui propose. S’il y a des échecs, dans cet ordre de tentatives, c’est donc que les réussites ne sont pas entièrement déterminées par le hasard, c’est donc que lorsqu’on aime un être, c’est bien au moins en partie à cause de quelque chose qui est en lui.

Ce qu’il y a de juste et de profond dans les vues de Proust sur ce point, c’est que ce quelque chose n’a pas besoin du tout, pour déterminer l’amour, d’être une promesse de bonheur, ni même de constituer une ressemblance positive avec nous-mêmes. Ce peut être, comme Proust l’a très bien vu, la promesse d’une certaine souffrance dont nous avons besoin.

Mais enfin je pense qu’il faut qu’il y ait quelque chose dans l’autre être qui s’annonce à notre cœur et le prévienne, je pense même que l’amour ne peut atteindre une certaine intensité et prendre la forme de la passion que s’il y a une prédestination relative des deux êtres, — prédestination sur la nature de laquelle il faut se garder de nourrir les illusions que le Romantisme a propagées, et qui peut n’avoir absolument rien de métaphysique.

Quoiqu’il en soit de ses causes, l’amour-passion — car c’est de l’amour-passion que je parle — est un fait. Et c’est ce fait — voici mon second reproche — que Proust ne me semble avoir ni connu, ni analysé suffisamment. Sans doute il est bien hardi de prétendre que l’Amour de Swann pour Odette n’était pas une passion. Et je ne le prétends pas non plus. Mais-il me semble qu’il y manquait tout de même un élément important de la passion ; le besoin de se donner au sens fort, la préférence de l’autre être à soi-même. Il est évident que c’est un sentiment si sublime qu’il est ridicule, et je comprends que Proust n’ait pas osé en reconnaître la réalité. Je crois pourtant à sa réalité, dans certains cas, dans certaines circonstances données, et j’y crois non pas d’une façon vague et mystique ni pour avoir cru l’éprouver, mais pour avoir constaté dans l’expérience certains actes qui ne pouvaient pas s’expliquer autrement que par lui.

C’est un hôte de la conscience extrêmement rare et fugitif, mais il existe. Il existe plus souvent, je pense, chez la femme que chez l’homme. Mais justement aucune des femmes que Proust a connues et décrites, ne peut être un instant supposée avoir éprouvée ce mouvement, cette tentation du don de soi. Il faut songer que d’aucune il ne semble moralement avoir jamais rien eu. Cette privation soit dit en passant a été certainement pour lui extrêmement cruelle, et l’origine d’une nostalgie si violente que par pudeur il ne l’a jamais exprimée, sauf une fois dans la Prisonnière où il joue la comédie à Françoise pour lui faire croire qu’Albertine est très gentille pour lui et où il s’écrie : Il m’était si doux d’avoir l’air d’être aimé70.

Pour revenir à Swann, — pratiquement il est prêt à tout donner pour Odette, pour peu qu’elle songe à le lui demander, mais pas lui-même, pas son bonheur, pas sa vie, pas la satisfaction de son amour.

Proust dit de lui : En somme il mentait autant qu’Odette parce que plus malheureux qu’elle, il n’était pas moins égoïste71. Quand l’égoïsme survit à l’amour, on ne peut pas dire qu’il y ait passion.

Ou alors il faut qu’il prenne la forme de l’instinct de conquête.

Or, pas plus qu’il n’est prêt à se donner, Swann n’est véritablement enclin à prendre. Et c’est là encore un autre élément de l’amour que Proust semble avoir négligé, ou voulu ignorer : le besoin de saisir, de captiver au sens fort. Sans doute Swann fait tout ce qu’il peut pour s’approcher d’Odette, pour la retenir, pour lui créer des raisons extérieures d’être à lui. Mais justement il semble ne penser jamais qu’à des raisons extérieures. C’est en lui envoyant de l’argent, c’est en l’entourant de mille soins, c’est en tissant autour d’elle un réseau d’obligations qu’il espère la conserver à sa portée.

Il ne cherche pas réellement à entrer dans ses pensées, à les modifier, à les tourner vers lui. Tous les mensonges dont il use pour savoir ce qu’elle fait, la force qui les lui dicte, il ne songe pas qu’il pourrait s’en servir pour la transformer et créer en elle un sentiment qui l’empêcherait de faire ces choses. À aucun moment il ne semble ressentir cette inspiration qui permet de pénétrer dans une âme et de se l’asservir. Il ne sait pas peindre ces paysages qu’un vrai désir suggère à l’amant ; il ne sait pas violer la volonté adverse ; aller la chercher dans son réduit et la tourner vers soi ; il ne sait pas séduire.

Cela aussi pourtant fait partie de l’amour, sinon toujours, du moins dans beaucoup de cas. Dire que Don Juan n’a pas connu l’amour serait vraiment un peu paradoxal. Et cela seulement il faut bien le dire, cette agression de l’esprit et du cœur convoités, par tous les moyens imaginables, cela seulement peut permettre, par modification, au moins provisoire, à notre image de l’âme adverse, une possession un peu tranquille de cette âme, une union véritable, une liaison au sens fort du mot entre elle et nous.

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Nous touchons ici — je vous avais bien prévenu que notre critique de sa conception de l’amour nous permettrait de nous élever graduellement, à un point de vue général sur l’œuvre de Proust, — nous touchons ici à une lacune, ou à une insuffisance de la psychologie de Proust, qu’on ne peut même pas songer un instant à lui reprocher, tant il était important qu’il l’acceptât pour atteindre tout ce qu’il a atteint, et qui n’était accessible qu’à ce prix, mais qu’il faut néanmoins que nous reconnaissions et que nous explorions avant d’en arriver à un jugement définitif sur son apport.

Le thème : Chaque être est bien seul (c’est un mot, vous vous le rappelez, qui lui est arraché par la solitude et la privation de sympathie où se trouve sa grand-mère au moment de son attaque), — le thème : Chaque être est bien seul, sur lequel Proust revient sans cesse est hélas ! d’une profondeur et d’une vérité effroyables.

Mais il y a chez lui une tendance à le pousser trop loin. Ce que nous venons de remarquer des lacunes de sa conception de l’amour pourrait se résumer ainsi : Proust nie, ou méconnaît tout contact entre les êtres, tout transfert de l’un en l’autre, tout don et toute prise.

Eh bien, plus généralement, dans toute sa conception psychologique il y a une tendance à considérer comme séparés absolument, comme sans influence les uns sur les autres, tous les objets que son intelligence peut distinguer. Cela vaut aussi bien pour les individus, qu’il caractérise si fortement qu’ensuite il ne voit plus comment ils pourraient s’impressionner mutuellement, — que pour les groupes de faits psychiques qu’il réussit à distinguer à l’intérieur d’un même individu. Et nous rattrapons ici, vous vous en rendez compte, l’observation que nous avions faite, avec M. Desjardins, à la fin de notre deuxième causerie, sur la tendance de Proust à dissocier l’individu.

Il y aurait ici un monde de réflexions à présenter. Bornons-nous à l’essentiel.

Il est bien évident que c’est une tendance de Proust (une tendance seulement, car il analyse merveilleusement dans bien des cas l’influence exercée par un être sur un autre), une tendance pourtant réelle de Proust, que de supprimer les interactions psychiques de toute sorte, que de rendre la vie en général, et la vie de chaque être en particulier, complètement acatène.

Il élimine de la vie psychique tout facteur dynamique : la passion d’abord, qui dans l’ordre du sentiment, peut être considérée comme l’équivalent de ce qu’est la volonté dans l’ordre de l’action, — et la volonté ensuite, qui n’apparaît nulle part dans son œuvre, même pas comme fait, comme objet d’étude ; ce qui tout de même est une lacune assez grave, au point de vue de la pure observation des faits de conscience.

M. Ortega y Gasset, de l’Université de Madrid, qui a donné dans notre numéro spécial un fort remarquable article, insiste longuement, et à mon avis, jusqu’à l’injustice, sur la totale absence de dynamisme dans l’œuvre de Proust et sur les conséquences énervantes que cela peut avoir sur le lecteur. Je crois qu’il exagère beaucoup cette sorte d’inconvénients, mais il met tout de même le doigt sur une des lacunes de la psychologie de Proust.

On pourrait dire encore que Proust élimine de la vie et de la conscience l’élément dramatique. J’ai dit l’autre jour, et je le pense encore, que cet élément était souvent surajouté par nous et constituait un de ces embellissements de notre vie intime, à laquelle la censure nous incite. Souvent en effet, mais pas toujours. Il y a tout de même en nous des tendances, tout un système d’appétitions confuses, mais inflexibles, qui forment le caractère et qui peuvent entrer en conflit soit entre elles, soit avec la volonté. Il y a une virtualité de drame en chacun de nous. C’est ce que Freud a beaucoup mieux vu que Proust, et qui d’ailleurs comme principe général n’est pas une découverte nouvelle.

Il y a autre chose en nous que ce remplacement de nos moi les uns par les autres, que ce jeu de bascule que Proust a décrit. Cela existe, cela se produit souvent. Mais sans préjuger en aucune façon de la nature de l’âme, du fond dernier de notre conscience, sans sortir du phénoménisme, on peut dire qu’il y a aussi une constante du moi, qui le pousse à fournir en réponse à des événements différents une réaction toujours la même. Il y a un caractère (ce que Proust d’ailleurs n’a pas méconnu, mais laisse seulement parfois s’obscurcir un peu).

Il y a un caractère et il y a une volonté, dont la force est variable suivant les êtres, mais qui existe toujours plus ou moins, et qui vient se ranger aux ordres de ce caractère, qui le soutient, qui l’affirme, qui l’aide à s’imposer pratiquement.

La psychologie de Proust tend à méconnaître trop complètement la ligne de nos actes, et comme l’a très fortement marqué M. Desjardins, notre conduite, qui est, au moins en partie le produit de notre volonté, au profit de tout ce qui a entouré ces actes en nous, de tout ce qui les a accompagnés, sans les déterminer.

Je reviens à l’article d’Ortega y Gasset. Il faut absolument que je vous en lise un passage

Quand Proust nous dit que la sonnette du jardin de Combray tinte et que, dans l’obscurité, on entend la voix de Swann qui arrive, notre attention se pose sur ce fait et se repliant sur elle-même s’apprête à sauter sur un autre fait qui, sans doute, va suivre et dont celui-ci est la préparation. Nous ne nous installons pas, inertes, dans le premier fait ; mais une fois que nous l’avons connu sommairement, nous nous sentons lancés vers un autre à venir, parce que dans la vie, croyons-nous, chaque fait est l’annonce et la transition à un autre et ainsi de suite jusqu’à ce qu’une trajectoire ait été formée, de la même manière qu’à chaque point mathématique succède un autre point pour former une ligne. Mais Proust martyrise ce caractère dynamique de notre être, en nom obligeant, sans rémission, à demeurer dans le premier fait, parfois pendant cent pages et plus. Après l’arrivée de Swann, rien ne vient ; au point ne s’ajoute pas un autre point ; au contraire, l’arrivée de Swann au jardin, ce simple fait momentané, ce point de réalité se dilate sans progrès, s’élargit sans se changer en un autre, grossit de volume et ce sont alors des pages et des pages, pendant lesquelles nous ne bougeons pas, et nous le voyons seulement croître, élastique, se charger de nouveaux détails et de nouveaux sens, grandir comme une bulle de savon et, comme elle, se parer d’irisations et de reflets.

Nous éprouvons donc une espèce de supplice en lisant Proust. Son art agit sur notre dynamisme, sur notre appétit d’action, de mouvement, de progrès, à la manière d’un frein continu qui nous retient, nous souffrons comme la caille qui en sautant dans sa cage, se heurte à la petite voûte de fil de fer, où finit sa prison72.

Encore une fois je ne partage pas le genre de martyre que M. Ortega éprouve à lire Proust et dont il note d’ailleurs lui-même la haute qualité. Mais je ne peux m’empêcher de reconnaître qu’il touche à quelque chose d’important quand il signale le fait que, chez Proust, les actes des personnages et même les événements sont décrits non dans leur enchaînement, mais si j’ose dire dans leur gonflement. Chacun est séparé du suivant par tout ce qui s’est passé en même temps que lui dans la conscience et dans l’inconscient soit du personnage, soit de Proust lui-même. Chacun porte son entière charge de psychologique et succombe sous elle avant que le suivant ait eu le temps de commencer. Chacun est représenté non seulement avec toutes ses racines, mais avec la motte de terre que ces racines retiennent et dont elles s’augmentent.

Ortega y Gasset voit dans ce procédé, qui n’est d’ailleurs pas un procédé, mais la façon dont fonctionne naturellement le génie de Proust, quelque chose d’analogue au procédé impressionniste. J’avoue ne pas être très sensible à cette analogie. J’en vois une au contraire, et très frappante, entre la manière de Proust et le cubisme. Le cubisme a cherché à représenter chaque face de chaque objet dans sa totalité, même si on ne pouvait pas logiquement la voir ; ou plutôt il a ajouté à l’objet, et il en a retranché, tout ce qu’il comportait de plus, ou de moins, psychologiquement, que ce qu’on pouvait voir. Il a peint, ou voulu peindre (car peut-être son dessein était-il irréalisable, ou impliquait-il pour l’être un génie qui ne s’est pas trouvé parmi ses représentants), il a donc voulu peindre l’objet tel que le démembre la conscience affective ; il a peint l’objet dans la conscience, mais non plus seulement tel qu’il se trouve au moment où il y tombe (comme le peignait l’impressionnisme), il l’a peint tel qu’il devient après y avoir séjourné, au moment où on se le rappelle, c’est-à-dire avec tous les prolongements, tous les vantaux, tous les pavillons affectifs qui se sont greffés sur lui et ont dissocié sa forme.

Oui, c’est bien quelque chose d’analogue que nous trouvons chez Proust ; l’analogie serait à pousser et à mettre au point ; j’en vois encore un aspect que je vous indique en courant : dans le cubisme mélange d’éléments idéaux ou psychologiques de l’objet avec des éléments au maximum concrets ; je fais allusion aux fameux trompe-l’œil, bouts de carton collés sur la toile, lettres de journaux, etc… ; chez Proust constant mélange, dans la description, d’un élément intérieur, émotif, d’ailleurs construit comme s’il faisait partie des choses, et d’un élément photographique (conversations, gestes, attitudes reproduites avec une fidélité absolue, presque servile). Mais je vous indique seulement l’idée, n’ayant pas le temps de la mettre au point.

Et je reviens à constater une dernière fois ceci que peut-être on n’est pas sans aucun droit de reprocher à Proust une certaine dislocation de l’activité de ses personnages, une certaine répartition un peu déroutante de leurs actes entre leurs faits de conscience, dont l’ordre et l’enchaînement sont préférés. Le résultat est un évanouissement de l’être volontaire dans l’être percevant et pensant.

Mais ce qu’il faut dire, ce qu’il faut à nouveau fortement appréhender ici, c’est que ce défaut de la psychologie proustienne, s’il est réel, était inévitable, et qu’il est la rançon, bien modique, bien bénigne de l’approfondissement colossal qu’elle fait subir à notre connaissance du cœur humain.

Il n’y a le choix qu’entre deux alternatives ; c’est un dilemme qui se pose : ou suivre la vie, ou entrer dans la conscience. Et Proust n’a même pas eu à choisir ; il s’est trouvé sinon de naissance, du moins de fatalité, si j’ose dire, et à cause de la forme même de son intelligence, tourné face à la conscience ; et il n’a pas conçu d’autre mouvement possible que de s’y enfoncer, tournant le dos à l’action. La vie de la conscience (et j’emploie le mot ici dans son sens le plus général, en y faisant entrer l’inconscient), la vie de l’âme, si vous voulez, est quelque chose en soi, quelque chose d’infiniment différent de ses produits pratiques, des actes qu’elle dépose de loin en loin dans le monde extérieur ; elle transcende infiniment ces produits, pour employer encore une expression philosophique. Elle ne peut donc pas être étudiée en partant de ces produits seulement ; pour être connue dans son fond, elle demande, elle exige une exploration directe. Dès qu’on tient compte de la volonté, ou des facteurs actifs, on lâche le fil qui peut conduire dans ce grand labyrinthe ou, comme dit Proust, dans cette grande nuit impénétrée et décourageante de notre âme que nous prenons pour du vide et pour du néant73.

Il fallait un Thésée qui se dévouât à cette exploration, à ce grand voyage de la psychologie pure. Et il fallait une Ariane aussi qui lui tînt la main et le guidât. Cette Ariane, je la vois dans cette muse secrète dont Proust fut dès son enfance habité, dans cet élément féminin de son caractère, qui lui conseilla sans cesse la nonchalance et le détour, qui l’empêcha de se cristalliser jamais, qui le rendit fluide toujours assez, et persistant malgré tout, et infatigable à sentir et à comprendre.

Un de mes amis me disait, après notre dernière causerie : « Je vois bien maintenant les acquisitions supplémentaires que Proust nous apporte au point de vue de la connaissance intérieure ; je ne vois pas encore assez, malgré vos efforts pour le montrer, qu’il les ait obtenus par une méthode nouvelle, ni même par une attitude nouvelle en face de la conscience. Je vois bien l’approfondissement, je ne vois pas la révolution. »

J’ai réfléchi à cette objection : Eh bien ! si, je maintiens mon affirmation ; je maintiens que ce que Proust nous a montré de nouveau, il ne pouvait pas le découvrir à moins d’une révolution totale, au sens propre du mot, c’est-à-dire à moins de tourner complètement le fauteuil dans lequel le psychologue jusqu’ici s’asseyait. Je maintiens par conséquent que son œuvre a non seulement une extraordinaire valeur en soi, mais qu’elle ouvre, comme celle de Freud d’ailleurs (dont c’est peut-être, il faut le dire, en même temps que le principal, le seul mérite), qu’elle ouvre une voie nouvelle, une direction nouvelle à la psychologie, j’entends à la psychologie romanesque et littéraire. (Je ne m’occupe pas ici de la psychologie expérimentale).

Elle correspond à une attitude nouvelle ; elle peut déterminer un changement d’orientation. Et voici, il me semble, en quoi.

Le psychique a été conçu jusqu’ici, à peu près sans exception, tout au moins en France, sous le signe du volontaire. Je veux dire que la pleine réalité psychique n’était attribuée qu’aux faits intérieurs qui ou bien aboutissaient à une décision, ou bien s’y opposaient ; les autres n’étaient pas inconnus, mais formaient autour des premiers une « aura », un halo considéré comme négligeable, ou qu’en mettant tout au mieux, l’écrivain se contentait de suggérer.

Cette attitude venait de ce que presque tous ceux qui s’adonnaient à l’étude du cœur humain gardaient eux-mêmes des attaches avec la volonté, lui laissaient sur leur conscience une certaine suprématie, acceptaient implicitement une hiérarchie, d’origine sociale, qui la plaçait au sommet des forces psychologiques. Ils étaient bridés par suite dans leur observation, par les brides qu’ils acceptaient pour eux-mêmes. D’où une observation, si l’on peut dire, parallèle à la volonté, qui allait dans le sens qu’elle impose normalement à la vie psychique. Stendhal, à cet égard, est très frappant : tout ce qu’il observe, si nouveau que ce soit, et si objectivement aperçu, ce n’est jamais pourtant que ce qui est parallèle à l’action : les motifs, parfois capricieux, parfois entièrement gratuits, souvent de ceux qu’on n’ose pas reconnaître, mais les motifs tout de même, les causes déterminantes de l’action. Ou quand ce sont les émotions, ce sont celles que favorise un mouvement, qui éclosent pour ainsi dire dans son sillage. Aucun retournement face à soi-même ; aucun regard vers la grande nuit impénétrée et décourageante de notre âme.

Il ne faut pas croire pourtant qu’entre-temps l’inconscient dans l’être humain, toute la masse psychologique profonde, chômait. Vous pensez bien qu’il n’a pas commencé à exister du jour seulement où on l’a découvert. Il avait donné déjà une assez forte secousse avec Racine, dont il aurait peut-être brisé la frêle et sensuelle organisation, s’il n’y avait pas eu près de lui Boileau et Louis XIV. Comme un instrument où passerait tout à coup un souffle trop fort si le constructeur n’en avait été justement encore plus fort et ne l’avait fait à l’avance résistant à toute épreuve.

Mais la grande explosion de l’inconscient dans la littérature, c’est avec Rousseau et le Romantisme qu’elle se produit. L’inconscient parle tout à coup. Il parle, c’est-à-dire qu’il s’exprime, c’est-à-dire qu’il se vide pour ainsi dire de lui-même.

Cela signifie que les gens se mettent à faire des tas de choses dont ils ne donnent pas l’explication, dont ils ne savent pas eux-mêmes pourquoi ils les font. Tout le romantisme consiste à montrer des personnages qui ne comprennent absolument rien à eux-mêmes et qui se dépensent en gestes et en émotions et en sanglots qui leur paraissent d’autant plus beaux qu’ils peuvent moins en rendre compte.

La gratuité apparaît comme valeur psychologique. C’est un commencement de révolte contre le joug de la volonté, mais on subit toujours sa direction. L’absurdité de notre conduite est soulignée avec une insistance croissante. Je cite des noms qu’il peut sembler bizarre de rapprocher, mais qui forment jalons sur cette route : Flaubert, Jarry, André Breton.

Au terme en effet nous avons Dada, qui fait systématiquement profession d’absurdité et qui d’autre part, très logiquement, se dévoue à recueillir passivement, c’est-à-dire dans le sens où on agit, les murmures de l’Inconscient.

Mais justement c’est le moment où il s’est trop dit, cet Inconscient, pour avoir gardé aucune fécondité. On ne lui a opposé aucune barrière, aucune fermeture ; il en a profité pour fuir.

Alors tout à coup Proust est là qui tout simplement se retourne et le regarde. Proust, et Freud à sa place, qu’il ne faut pas faire trop grande, mais qu’il y aurait de l’injustice à faire trop petite.

Tous deux rompent avec la censure comme barrière (ce qu’avaient déjà fait le romantisme et Dada), mais ils rompent aussi avec elle comme direction intellectuelle74. C’est-à-dire qu’ils abandonnent définitivement ce parallélisme au moi que le psychologue avait jusque-là observé. Tout ce que les écrivains se sont habitués à subir, tout à coup simplement ils le regardent ; ils se servent pour le déchiffrer de toutes ces traces, de tous ces signes qu’il dépose sur les visages ou dans les paroles, de tous ces résidus inexploités, et au lieu de les reproduire, ils les interprètent.

Ou plus simplement encore : une idée cesse en eux ; ils cessent de penser que cette grande nuit impénétrée et décourageante de notre âme puisse être ce pour quoi nous la prenions : du vide et du néant. Ils pensent que c’est quelque chose et ils cherchent quoi.

Quoiqu’en pense mon ami — je ne sais si j’arriverai cette fois à le convaincre — il y a là une révolution ; il y a là tout au moins une réforme intellectuelle, dont on peut à peine encore soupçonner la fécondité.

Pour l’exprimer en termes très généraux, car son originalité même et son importance excluent la trop grande précision, c’est une révolution classique, c’est un retour offensif que fait l’esprit classique sur l’énorme masse psychologique dégagée et vaguement dégorgée par le Romantisme. C’est l’introduction d’un instrument fixe et bien forgé dans une matière en fusion. C’est un ensemble de dispositions tactiques prises pour faire face à une grande et d’ailleurs magnifique débâcle. C’est un effort de l’esprit, de l’intelligence sur l’informe qui s’agite en nous et c’est une victoire de cet esprit, une victoire de cette intelligence.

Mais pourquoi perdrais-je mon temps à la décrire, cette victoire, alors que Proust en a donné une si magnifique description lui-même. Car ce qu’il a fait, ce qu’il a conquis sur l’inconscient, n’est-ce pas exactement la même chose que ce que Vinteuil lui a arraché par son génie, dans un passage de Swann sur lequel je vous demanderai la permission de finir ces causeries :

Comme si les instrumentistes, beaucoup moins jouaient la petite phrase qu’ils n’exécutaient les rites exigés d’elle pour qu’elle apparût, et procédaient aux incantations nécessaires pour obtenir et prolonger quelques instants le prodige de son évocation, Swann, qui ne pouvait pas plus la voir que si elle avait appartenu à un monde ultra-violet, et qui goûtait comme le rafraîchissement d’une métamorphose dans la cécité momentanée dont il était frappé en approchant d’elle, Swann la sentait présente, comme une déesse protectrice et confidente de son amour, et qui pour pouvoir arriver jusqu’à lui devant la foule et l’emmener à l’écart pour lui parler, avait revêtu le déguisement de cette apparence sonore. Et tandis qu’elle passait, légère, apaisante et murmurée comme un parfum, lui disant ce qu’elle avait à lui dire et dont il scrutait tous les mots, regrettant de les voir s’envoler si vite, il faisait involontairement avec ses lèvres le mouvement de baiser au passage le corps harmonieux et fuyant. Il ne se sentait plus exilé et seul puisque, elle, qui s’adressait à lui, lui parlait à mi-voix d’Odette. Car il n’avait plus comme autrefois l’impression qu’Odette et lui n’étaient pas connus de la petite phrase. C’est que si souvent elle avait été témoin de leurs joies ! Il est vrai que souvent aussi elle l’avait averti de leur fragilité. Et même, alors que dans ce temps-là il devinait de la souffrance dans son sourire, dans son intonation limpide et désenchantée, aujourd’hui il y trouvait plutôt la grâce d’une résignation presque gaie. De ces chagrins dont elle lui parlait autrefois et qu’il la voyait, sans qu’il fût atteint par eux, entraîner en souriant dans son cours sinueux et rapide, de ces chagrins qui maintenant étaient devenus les siens sans qu’il eût l’espérance d’en être jamais délivré, elle semblait lui dire comme jadis de son bonheur : « Qu’est-ce que cela, tout cela n’est rien. » Et la pensée de Swann se porta pour la première fois dans un élan de pitié et de tendresse vers ce Vinteuil, vers ce frère inconnu et sublime qui lui aussi avait dû tant souffrir ; qu’avait pu être sa vie ? au fond de quelles douleurs avait-il puisé cette force de Dieu, cette puissance illimitée de créer ? Quand c’était la petite phrase qui lui parlait de la vanité de ses souffrances, Swann trouvait de la douceur à cette même sagesse qui tout à l’heure pourtant lui avait paru intolérable quand il croyait la lire dam les visages des indifférents qui considéraient son amour comme une divagation sans importance.

C’est que la petite phrase au contraire, quelque opinion qu’elle pût avoir sur la brève durée de ces états de l’âme, y voyait quelque chose, non pas comme faisaient tous ces gens, de moins sérieux que la vie positive, mais au contraire de si supérieur à elle que seul il valait la peine d’être exprimé. Ces charmes d’une tristesse intime, c’était eux qu’elle essayait d’imiter, de recréer, et jusqu’à leur essence qui est pourtant d’être incommunicables et de sembler frivoles à tout autre qu’à celui qui les éprouve, la petite phrase l’avait captée, rendue visible. Si bien qu’elle faisait confesser leur prix et goûter leur douceur divine, par tous ces mêmes assistants — si seulement ils étaient un peu musiciens — qui ensuite les méconnaîtraient dans la vie, en chaque amour particulier qu’ils verraient naître près d’eux. Sans doute la forme sous laquelle elle les avait codifiés ne pouvait pas se résoudre en raisonnements. Mais depuis plus d’une année que lui révélant à lui-même bien des richesses de son âme, l’amour de la musique était pour quelque temps au moins né en lui, Swann tenait les motifs musicaux pour de véritables idées, d’un autre monde, d’un autre ordre, idées voilées de ténèbres, inconnues, impénétrables à l’intelligence, mais qui n’en sont pas moins parfaitement distinctes les unes des autres, inégales entre elles de valeur et de signification. Quand après la soirée Verdurin, se faisant rejouer la petite phrase, il avait cherché à démêler comment à la façon d’un parfum, d’une caresse, elle le circonvenait, elle l’enveloppait, il s’était rendu compte que c’était au faible écart entre les cinq notes qui la composaient et au rappel constant de deux d’entre elles qu’était due cette impression de douceur rétractée et frileuse ; mais en réalité il savait qu’il raisonnait ainsi non sur la phrase elle-même mais sur de simples valeurs substituées pour la commodité de son intelligence à la mystérieuse entité qu’il avait perçue, avant de connaître les Verdurin, à cette soirée où il avait entendu pour la première fois la sonate. Il savait que le souvenir même du piano faussait encore le plan dans lequel il voyait les choses de la musique, que le champ ouvert au musicien n’est pas un clavier mesquin de sept notes, mais un clavier incommensurable, encore presque tout entier inconnu, où seulement çà et là, séparées par d’épaisses ténèbres inexplorées, quelques-unes des millions de touches de tendresse, de passion, de courage, de sérénité, qui le composent, chacune aussi différente des autres qu’un univers d’un autre univers, ont été découvertes par quelques grands artistes qui nous rendent le service, en éveillant en nous le correspondant du thème qu’ils ont trouvé, de nous montrer quelle richesse, quelle variété, cache à notre insu cette grande nuit impénétrée et décourageante de notre âme que nous prenons pour du vide et pour du néant. Vinteuil avait été l’un de ces musiciens. En sa petite phrase, quoiqu’elle présentât à la raison une surface obscure, on sentait un contenu si consistant, si explicite auquel elle donnait une force si nouvelle, si originale, que ceux qui l’avaient entendue la conservaient en eux de plain-pied avec les idées de l’intelligence. Swann s’y reportait comme à une conception de l’amour et du bonheur dont immédiatement il savait aussi bien en quoi elle était particulière,  qu’il le savait pour la « Princesse de Clèves », ou pour « René », quand leur nom se présentait à sa mémoire. Même quand il ne pensait pas à la petite phrase, elle existait latente dans son esprit au même titre que certaines autres notions sans équivalent, comme les notions de la lumière, du son, du relief, de la volupté physique, qui sont les riches possessions dont se diversifie et se pare notre domaine intérieur. Peut-être les perdrons-nous, peut-être s’effaceront-elles, si nous retournons au néant. Mais tant que nous vivons nous ne pouvons pas plus faire que nous ne les ayons connues que nous ne le pouvons pour quelque objet réel, que nous ne pouvons, par exemple, douter de la lumière de la lampe qu’on allume devant les objets métamorphosés de notre chambre d’où s’est échappé jusqu’au souvenir de l’obscurité. Par là, la phrase de Vinteuil avait, comme tel thème de Tristan par exemple, qui nous représente aussi une certaine acquisition sentimentale, épousé notre condition mortelle, pris quelque chose d’humain qui était assez touchant. Son sort était lié à l’avenir, à la réalité de notre âme dont elle était un des ornements les plus particuliers, les mieux différenciés. Peut-être est-ce le néant qui est le vrai et tout notre rêve est-il inexistant, mais alors nous sentons qu’il faudra que ces phrases musicales, ces notions qui existent par rapport à lui, ne soient rien non plus. Nous périrons mais nous avons pour otages ces captives divines qui suivront notre chance. Et la mort avec elles a quelque chose de moins amer, de moins inglorieux, peut-être de moins probable75.

Marcel ProustI §

Monseigneur, Mesdames, Messieurs,

Je ne saurais assez m’excuser de l’audace — on dit souvent qu’il n’y a que les timides pour se montrer audacieux — qui me fait m’attaquer aujourd’hui devant vous au sujet le plus difficile, le plus délicat, le plus périlleux qui puisse être traité en conférence. Il est peut-être possible déjà d’écrire sur Marcel Proust sans tomber dans trop de sottises ; la plume admet le temps de la réflexion et si l’on se sent sur le bord d’une idée fausse ou imprécise, on peut toujours la garder suspendue, attendre que l’esprit ait achevé son travail. Mais la parole ! C’est une terrible mécanique, à qui les pannes sont interdites. Quel conférencier ne se croirait pas déshonoré s’il laissait une phrase sans la terminer et même sans lui donner cette sorte de coda qu’implique la cadence oratoire ?

Or Proust est le génie de la réflexion. Or Proust ne pense qu’à serrer, sur un plateau, par tout un système de petites vis réglables et qu’il modifie sans cesse, un objet défini et toujours modique d’observation. C’est l’écrivain le plus minutieux, le plus attentif aux degrés de la vérité qui ait jamais paru. L’étudier par le discours, c’est-à-dire en obéissant aux lois grossissantes de l’éloquence, en cherchant à frapper ses auditeurs, à leur « enfoncer bien ça dans la tête », comme dit la réclame, à les convaincre, à les séduire (car parler, on n’y peut rien, c’est vouloir séduire) — une telle entreprise apparaît donc comme le comble du paradoxe et risque d’aboutir à l’écrasement, ou à une complète déformation de l’œuvre que l’on voudrait faire comprendre et aimer.

Je m’y lance néanmoins, dans cette entreprise, mais avec l’intention de résister aux exigences de l’éloquence et en vous demandant pardon si ma causerie vous apparaît par trop dépourvue de ces ornements, de ces grâces, de ces bons mots, et de ces tirades aussi, qu’un véritable conférencier se doit de prodiguer à son public. Songez que toute fusée que je manquerai à lancer se soldera peut-être à la fin pour vous par une compréhension plus exacte, plus prochaine d’un auteur qui en définitive (bien peu de gens le contestent encore et bien peu de temps se passera avant qu’il cesse de se trouver quelqu’un pour le contester) est le plus important de notre époque.

[I] §

J’aimerais vous conduire à l’œuvre de Proust en vous faisant d’abord l’histoire de ma rencontre avec elle, puis avec son auteur, en vous montrant par quels états d’esprit et d’âme j’ai passé successivement à leur double égard.

C’est vers le printemps de 1914 que je lus pour la première fois Du côté de chez Swann, qui avait paru en novembre de l’année précédente, aux frais de l’auteur, à la librairie Bernard Grasset. Je n’oublierai jamais l’émerveillement, l’émotion profonde où je fus tout de suite plongé. C’est la deuxième partie de l’ouvrage : Un amour de Swann, qui me bouleversa d’abord le plus fortement. J’entrais dans un nouveau monde. J’avais la sensation de voir s’ouvrir sur l’amour une porte que jamais personne n’avait remarquée et qui donnait accès sous un ciel sombre et magnifique, peuplé d’une multitude de douloureuses petites étoiles.

Je parle par métaphore ; mais mon émotion était surtout de voir un sentiment et des êtres peints à la fois avec poésie et sans aucune déformation, dans un esprit de sympathie sans doute, mais de sympathie presque scientifique. Jamais encore on n’avait osé être abstrait à ce point dans l’étude des passions et jamais pourtant peut-être livre n’avait distillé pour moi plus de sensations concrètes, n’avait garni mes yeux, tous mes sens, de plus d’images singulières.

Je cherche à vous rendre mon impression dans ce qu’elle avait encore d’obscur et d’incohérent. C’était en tous cas, du premier coup, l’impression d’une sorte de miracle devant moi soudain réalisé.

Je dois vous avouer pourtant que mes habitudes symbolistes, que mon goût de la phrase glissante, toute chargée de mélodie, comme une barque, étaient légèrement froissés par le style de Proust, par ses phrases toutes dépliées, comme attachées par des épingles à tous les coins de la page, si visibles au dedans, si actualisées qu’on pouvait s’y promener sans plus de surprise que dans du Descartes. Je sentais dans cette façon d’écrire une nouveauté d’une importance considérable, mais qui rebroussait encore mes tendances profondes à la musique.

Dans les derniers mois qui précédèrent la guerre, j’avais noué quelques relations par lettre avec Proust, qui se montra pour moi du premier coup de la plus exquise gentillesse.

La guerre survint avant que j’aie pu le voir ; car dès ce moment, il menait une vie très retirée et ne recevait plus guère que ses anciens amis.

Je perdis contact avec lui et avec son œuvre ; frappé par tout ce que je voyais autour de moi d’énorme et d’horrible, je sentis une sorte de scrupule se mélanger à ce moment à mon admiration. Je me demandai si vraiment il était permis de peindre la vie dans ce qu’elle avait de plus superficiel, quand elle était susceptible d’aussi affreuses catastrophes que celle à laquelle je me trouvais mêlé ; je me demandai, plus généralement, s’il était permis d’adopter à son égard (quel qu’en fût le fond), une attitude aussi tranquille, aussi objective, aussi purement historique que celle que Proust avait choisie.

Je vous livre tous ces doutes pour vous faire bien sentir que mon admiration actuelle pour notre auteur est loin d’être fondée sur un coup de foudre imbécile.

Pourtant quelque chose me rassurait. Au fond de l’Allemagne, où les hasards de la guerre m’avaient relégué, je relisais Racine et Molière et une parenté m’apparaissait entre leur propos, tout au moins, mais même quelquefois entre leurs procédés, et ceux de Proust. Un même esprit, à voir les choses en gros, me semblait avoir donné naissance à Célimène et à Odette. Je sentais chez Proust dès ce moment l’héritier direct de nos grands peintres de caractères.

Enfin la guerre passa. Mais l’œuvre de Proust ne passa pas. Je la relus dès mon retour ; et j’eus l’impression que sa jeunesse avait augmenté, qu’elle était rayonnante de grâces et de forces qui m’avaient d’abord échappé. Je compris tout de suite que c’était la grande œuvre de notre époque et que son influence, son succès allaient être immenses.

Je ne tardai pas à faire la connaissance de Proust. Il faut que vous me pardonniez. Je n’ai pas le don pittoresque. Je ne saurai pas vous faire son portrait physique, ni vous décrire son apparence.

Vous trouverez d’ailleurs dans le numéro spécial, que la Nouvelle Revue française lui a consacré après sa mort, une foule de renseignements, qui vous aideront à vous imaginer sa tournure, son vêtement et ses moindres tics. Je vous mets simplement en garde contre les photographies, qui sont presque toutes d’une époque bien antérieure à celle où naquit vraiment Proust l’écrivain, et qui donnent de lui une image beaucoup trop mièvre. Il y avait dans sa figure quelque chose de beaucoup plus net et accusé, en même temps que dans son regard une flamme beaucoup plus chaude et lumineuse qu’on ne l’imaginerait d’après ces portraits de jeunesse.

C’est de Proust au moral, tel que je l’ai connu ou tel que j’ai cru le voir, que je voudrais vous tracer maintenant une esquisse. Mais d’abord je voudrais vous lire quelques lignes de M. Paul Desjardins, qui vous l’évoqueront adolescent :

L’enfant que Marcel Proust était en 1888 (et qui a subsisté, je crois, peu changé jusqu’à sa fin), ce jeune prince persan aux grands yeux de gazelle, aux paupières alanguies ; respectueux, onduleux, caressant, inquiet ; quêteur de délices, pour qui rien n’était fade ; irrité des entraves que la nature met aux tentatives de l’homme, — surtout de l’homme qu’il était, si frêle ; — s’efforçant à convertir en quelque chose d’actif le passif qui semblait son lot ; tendu vers le plus, le trop, jusque dans sa bonté charmante : cet enfant romantique, je le dessinerais volontiers, de mémoire76.

Je retiens principalement de ce portrait en abrégé les mots : « respectueux et onduleux » et cette remarque : « s’efforçant à convertir en quelque chose d’actif le passif qui semblait son lot ».

Oui, il y avait chez Proust, je ne veux pas dire une faiblesse, mais, pour emprunter encore un mot à M. Desjardins, un manque de « pugnacité », une répugnance à serrer les poings, à se faire un chemin par la force, à déranger à son profit l’ordre du monde, ou, si vous voulez, à agir, qui doivent être soulignés avant tout autre trait.

Il était pourtant aux antipodes de la lâcheté et de la timidité. Il s’était battu en duel avec Jean Lorrain et je le revois voulant entrer de force en pleine nuit chez un de ses amis et abrutissant la porte, et la concierge derrière la porte, de coups de poing impératifs.

Mais, en général, il avait quelque chose d’exposé, de livré, de démantelé. Son organisme moral n’était pas fait pour la concentration, l’affirmation et la conquête. Les moindres choses, les plus petits accidents de la vie prenaient sur lui de l’ascendant ; ils n’étaient jamais prévus par lui, ni parés.

Il faut d’abord vous faire l’idée de quelqu’un d’extrêmement inégal à la vie, d’absolument incapable de répondre à ses provocations. Tout cet aspect de son caractère se résume pour moi dans l’anecdote suivante : je sortais un soir de son appartement avec lui, vers minuit. (C’était l’heure où il allait faire ses visites.) Céleste, qui était à la fois sa gouvernante, sa bonne et sa secrétaire, nous accompagnait. L’escalier avait été fraîchement repeint. Du premier coup, Proust posa la main sur la peinture et en enduisit complètement son gant. Aussitôt il se mit à diriger de doux et compliqués reproches vers Céleste, qui aurait dû le prévenir, qui savait pourtant bien que l’escalier était repeint, etc. Il semblait admettre que l’écran seul de Céleste eût pu le protéger de cette peinture ; il n’avait pas l’idée qu’il pût se défendre des choses, ni d’ailleurs non plus agir sur elles, par ses propres moyens.

Mais ceci étant bien noté, il faut maintenant nous rendre attentifs à un autre aspect très différent de son caractère, et qui n’est pas moins important. « Onduleux », dit M. Desjardins ; et « s’efforçant à convertir en quelque chose d’actif le passif qui semblait son lot ». Il y a là une indication très précieuse et qu’il nous faut développer.

Proust était exposé, démuni, mais exigeant. Tenons-nous en pour l’instant au simple domaine pratique. Il y avait des tas de choses que Proust désirait, voulait et même s’entendait à obtenir. Il avait pour les obtenir une méthode extraordinaire, d’ailleurs purement instinctive. C’était par d’immenses détours. Mais « détour » suggère une ligne courbe. C’était plutôt une ligne brisée qu’il suivait, et qui lui permettait de passer entre tous les obstacles.

Ici encore prenons un exemple. Son dévouement pour ses amis, sa générosité étaient admirables ; il avait toujours à chacun quelque chose à demander pour un autre. À moi, c’était le plus souvent une insertion de manuscrit dans la Nouvelle Revue française. (Je ne parle pas des innombrables services qu’il m’a rendus et qui dépassent infiniment tous ceux non seulement que j’ai pu lui rendre, mais même qu’il a pu jamais me demander.)

Eh bien, pour parvenir à ses fins, il déployait une énergie et une ruse formidables. Il laissait la conversation suivre tous les méandres de l’association des idées, et pourtant le nom de la personne qu’il voulait me recommander y revenait vingt fois accompagné de tous les commentaires les plus propres, étant donné mes goûts et mon caractère qu’il connaissait mieux que moi, à me la rendre sympathique. Si le talent de cette personne manquait d’évidence, Proust ne cherchait pas à me le démontrer de force ; il en parlait même, pour me désarmer, avec une liberté assez dédaigneuse ; mais il me citait tous les auteurs que j’avais publiés qui, à son avis, en avaient moins que son protégé. Dès qu’il me sentait résistant ou gendarmé, il cédait et passait à des considérations générales ; mais il ne tardait pas, par tout un système de tranchées défilées à mes vues, à rallier ses arguments et à reprendre son offensive.

Si par malheur je restais inflexible, il ne se résignait pas, et dans chacune de nos conversations ultérieures, il me reprochait régulièrement le refus que je lui avais opposé. Son grief revenait indéfiniment, comme une vague d’ailleurs amicale, battre ma position. Il trouvait même, dans mes choix et mes décisions concernant la revue, de quoi souligner ce qu’il y avait eu de scandaleux dans ma résistance à ses vœux.

D’ailleurs, dans sa prodigieuse mémoire, rien jamais ne se perdait et il était capable de vous répéter, à des années de distance, une phrase que vous lui aviez dite et dont aucun souvenir ne vous était resté.

Il faut même noter ici, bien que cela nous fasse sortir de la description de son caractère pour entrer dans celle de son intelligence, qu’il souffrait d’une sorte de monstruosité qui était de ne pouvoir parvenir au présent qu’en parcourant à nouveau toute une partie de son passé. Il ne débouchait dans le présent que par le lacis, complexe et distinct, des mille canaux de sa vie antérieure. Il ne se produisait chez lui presque aucun allègement de souvenir et c’est, de toute évidence, ce qui l’handicapait si fort dans la vie pratique, car agir c’est d’abord avoir oublié.

Mais laissons ce point pour l’instant. Je tiens surtout à vous faire sentir ce quelque chose dans son caractère, à côté de sa passivité, que j’ai appelé de l’exigence, cet effort constant, comme a si bien dit M. Desjardins « pour convertir en quelque chose d’actif le passif qui semblait son lot ».

On ne peut comprendre Proust et son œuvre que si l’on se représente à la fois son impéritie, son immense maladresse, sa complète infirmité pratique et en même temps son appétit, cette direction de tout son être vers les choses, vers les gens, vers la vie, sa continuelle application à leur dérober quelque chose, à les exproprier de quelque chose.

II §

En effet le premier caractère qui doit frapper, me semble-t-il, quiconque aborde son œuvre sans prévention, c’est sa densité. Et je vous vois sourire. Car c’est cette densité qui arrête aussi tant de gens et les fait crier à l’ennui, avant même qu’ils aient lu trois pages.

Pourtant je n’hésite pas à en faire la première, sinon la plus importante qualité de l’œuvre de Proust. C’est aussi qu’il faut bien voir la nature de cette densité. C’est celle même du concret. Ce sont des sensations, des impressions, des émotions massées en quantités incalculables sur chaque centimètre carré de la page, qui la produisent. Jamais peut-être la réalité n’avait été perçue d’une façon aussi fine et aussi touffue.

Écoutez plutôt ce passage de Combray :

Son appartement particulier [de la tante Léonie] donnait sur la rue Saint-Jacques qui aboutissait beaucoup plus loin au Grand-Pré (par opposition au Petit-Pré, verdoyant au milieu de la ville, entre trois rues), et qui, unie, grisâtre, avec les trois hautes marches de grès presque devant chaque porte, semblait comme un défilé pratiqué par un tailleur d’images gothiques à même la pierre où il eût sculpté une crèche ou un calvaire. Ma tante n’habitait plus effectivement que deux chambres contiguës, restant l’après-midi dans l’une pendant qu’on aérait l’autre. C’étaient de ces chambres de province qui, — de même qu’en certains pays des parties entières de l’air ou de la mer sont illuminées ou parfumées par des myriades de protozoaires que nous ne voyons pas, — nous enchantent des mille odeurs qu’y dégagent les vertus, la sagesse, les habitudes, toute une vie secrète, invisible, surabondante et morale que l’atmosphère y tient en suspens ; odeurs naturelles encore, certes, et couleurs du temps comme celle de la campagne voisine, mais déjà casanières, humaines et renfermées, gelée exquise, industrieuse et limpide, de tous les fruits de Vannée qui ont quitté le verger pour l’armoire ; saisonnières, mais mobilières et domestiques, corrigeant le piquant de la gelée blanche par la douceur du pain chaud, oisives et ponctuelles comme une horloge de village, flâneuses et rangées, insoucieuses et prévoyantes, lingères, matinales, dévotes, heureuses d’une paix qui n’apporte qu’un surcroît d’anxiété et d’un prosaïsme qui sert de grand réservoir de poésie à celui qui la traverse sans y avoir vécu. L’air y était saturé de la fine fleur d’un silence si nourricier, si succulent, que je m’y avançais qu’avec une sorte de gourmandise, surtout par ces premiers matins encore froids de la semaine de Pâques où je le goûtais mieux parce que je venais seulement d’arriver à Combray : avant que j’entrasse souhaiter le bonjour à ma tante on me faisait attendre un instant dans la première pièce, où le soleil, d’hiver encore, était venu se mettre au chaud devant le feu, déjà allumé entre les deux briques et qui badigeonnait toute la chambre d’une odeur de suie, en faisant comme un de ces grands « devants de four » de campagne, ou de ces manteaux de cheminée de châteaux, sous lesquels on souhaite que se déclarent dehors la pluie, la neige, même quelque catastrophe diluvienne, pour ajouter au confort de la réclusion la poésie de l’hivernage ; je faisais quelques pas du prie-Dieu aux fauteuils en velours frappé, toujours revêtus d’un appui-tête au crochet ; et le feu cuisant comme une pâte les appétissantes odeurs dont l’air de la chambre était tout grumeleux et qu’avait déjà fait travailler et « lever » la fraîcheur humide et ensoleillée du matin, il les feuilletait, les dorait, les godait, les boursouflait, en faisant un invisible et palpable gâteau provincial, un immense « chausson » où, à peine goûtés les arômes plus croustillants, plus fins, plus réputés, mais plus secs aussi du placard, de la commode, du papier à ramages, je revenais toujours avec une convoitise inavouée m’engluer dans l’odeur médiane, poisseuse, fade, indigeste et fruitée du couvre-lit à fleurs77.

Je vous lis ce passage pour vous faire sentir ce que Barrès, dans la lettre que nous avons publiée dans le numéro d’hommage, a appelé « l’incroyable surabondance des enregistrements » de Proust.

Et cet autre passage que je vais vous lire, vous fera sentir d’une autre manière la quantité non plus de sensations, mais de sentiments que Proust est capable de faire tenir dans une simple demi-page décrivant un espace de temps de quelques secondes. C’est au moment où Odette conquise s’abandonne dans les bras de Swann :

Il élevait son autre main le long de la joue d’Odette ; elle le regarda de l’air languissant et grave qu’ont les femmes du maître florentin avec lesquelles il lui avait trouvé de la ressemblance ; amenés au bord des paupières, ses yeux brillants, larges et minces comme les leurs, semblaient prêts à se détacher ainsi que deux larmes. Elle fléchissait le cou comme on leur voit faire à toutes, dans les scènes païennes comme dans les tableaux religieux. Et, en une attitude, qui sans doute lui était habituelle, qu’elle savait convenable à ces moments-là et qu’elle faisait attention à ne pas oublier de prendre, elle semblait avoir besoin de toute sa force pour retenir son visage, comme si une force invisible l’eût attiré vers Swann. Et ce fut Swann, qui, avant qu’elle le laissât tomber, comme malgré elle, sur ses lèvres, le retint un instant, à quelque distance, entre ses deux mains. Il avait voulu laisser à sa pensée le temps d’accourir, de reconnaître le rêve qu’elle avait si longtemps caressé et d’assister à sa réalisation, comme une parente qu’on appelle pour prendre sa part du succès d’un enfant qu’elle a beaucoup aimé. Peut-être aussi Swann attachait-il sur ce visage d’Odette non encore possédée, ni même encore embrassée par lui, qu’il voyait pour la dernière fois, ce regard avec lequel un jour de départ, on voudrait emporter un paysage qu’on va quitter pour toujours78.

Je cherche encore une fois à vous faire sentir l’extraordinaire bourrage du livre, que la disposition typographique (j’entends celle des premiers volumes) ne faisait que reproduire et matérialiser.

Chaque page est, si j’ose dire, au psychologique, ce qu’elle est au typographique : une myriade de perceptions et d’émotions diverses et simultanées y sont tassées, en étroit contact, en étroite liaison mutuelle et pourtant dans un état de distinction parfaite. On voit, on touche, on respire le tout d’un spectacle, le tout d’un sentiment, d’une pensée. C’est un véritable gâteau, pour reprendre sa métaphore, un véritable gâteau d’impressions que Proust offre à la faim de notre esprit.

Et je tiens à vous faire observer que ce que nous constatons ici n’est que le résultat positif, la rançon esthétique de cette maladresse, de cette lâcheté, au sens physique du mot, de ce manque de tension et d’adaptation nerveuses, de cette exposition à toutes choses, que nous avons signalés tout à l’heure comme le premier trait du caractère de Proust.

Si vous me permettez de me citer moi-même, je vous lirai ici une page de l’article que j’ai donné dans le numéro d’hommage :

Proust trempe d’abord entièrement, profondément, dans la sensation, dans le sentiment. Dès son enfance éprouver lui prend toutes ses forces, sauf une : l’intelligence. On le voit captif de ses propres émotions, enseveli sous leur multitude, accablé, opprimé déjà ; il n’y a que son esprit qui vole et le transcende, mais sans se proposer d’autre tâche que l’inspection.

Le moment où l’enfant réfléchit sur ses sensations, en refuse certaines pour pouvoir utiliser les autres, ne tient pas pour lui. Aucun effort d’ajustement ni d’économie ; il ne se prépare à aucun moment à vaincre la nature ; le Robinson ne fait pas son apparition en lui. Dans l’épaisse forêt de ses jours et de ses nuits, il ne taille aucune planche et ne cherche à se construire aucune maison. Il restera pauvre d’abri jusqu’à son dernier jour, jusqu’à ce lit de fer dans cet appartement meublé où il mourra, face encore à ses sensations79.

Vous voyez de quelle façon on peut, et je crois qu’on doit, mettre en relation le manque d’industrie de Proust et l’épaisseur magnifique de son livre.

Cette épaisseur est un miracle qui ne pouvait se produire que par le moyen ou par la médiation d’un organisme moral complètement privé de défense. C’est parce qu’il ne s’est jamais disputé avec la vie que Proust a pu recevoir l’empreinte avec cette prodigieuse minutie. C’est parce qu’il n’a rien voulu d’abord qu’il a tant recueilli.

Oui, décidément, cette descente de son escalier que je vous racontais tout à l’heure m’apparaît de plus en plus symbolique. La peinture devait venir se coller à son gant et il n’y avait qu’un autre être s’interposant, le protégeant, qui pût empêcher cette adhésion du monde extérieur sur lui.

Si vous voulez mesurer d’une première façon l’importance et l’originalité de l’œuvre de Proust, songez que c’est l’œuvre de quelqu’un qui n’a rien évité. Cette danse à laquelle nous nous livrons instinctivement dès l’enfance et qui nous permet de tourner certains obstacles, d’éluder certains encombrements, de nous rapprocher de certains objets, de nous éloigner de certains autre, de fournir une carrière, au sens propre du mot, Proust n’en a jamais été capable. Et par là même, par cette impuissance première, il a pu recueillir tout ce que nous secouons, enregistrer tout ce que nous dépassons, s’alourdir de tout ce que nous écartons.

Son œuvre nous apparaît donc en ceci d’abord prodigieuse, qu’elle représente la totalité d’une expérience spirituelle, la somme de tout ce qui assaille notre conscience et ne réussit en général à y pénétrer que partiellement.

On y trouve par exemple des descriptions infiniment détaillées de rêves que nous reconnaissons avec une sorte de coup au cœur, mais dont jamais nous n’avions été capables de ressaisir en nous-mêmes le souvenir, une fois éveillés.

On y trouve une peinture des dessous de l’amour, si j’ose dire, j’entends par là de tout ce que nous éprouvons réellement dans cet état mystérieux qu’un mot sert à simplifier, mais qui est fait de mille mouvements profonds et absurdes, de mille petites pensées que nous ne prenons même pas la peine de nous traduire à nous-mêmes, et qui sont comme les molécules obscures de notre sentiment.

À travers tout cet Amour de Swann, qui forme la seconde partie de Du côté de chez Swann et qui, comme l’a remarqué Edmond Jaloux, est à lui tout seul un des plus beaux romans de passion de toute la littérature française, les sentiments du héros sont constamment figurés sur plusieurs étages, si j’ose dire. On voit ce qui se passe à la surface de sa conscience, tout ce qu’il appréhende immédiatement, et en même temps des vues nous sont ouvertes brusquement sur le courant secret qui la parcourt.

Je vous donne quelques exemples :

Swann a pris l’habitude de voir tous les soirs Odette chez les Verdurin :

Rien qu’en approchant de chez les Verdurin quand il apercevait, éclairées par des lampes, les grandes fenêtres dont on ne fermait jamais les volets, il s’attendrissait en pensant à l’être charmant qu’il allait voir épanoui dans leur lumière d’or. Parfois les ombres des invités se détachaient minces et noires, en écran, devant les lampes, comme ces petites gravures qu’on intercale de place en place dans un abat-jour translucide dont les autres feuillets ne sont que clarté. Il cherchait à distinguer la silhouette d’Odette. Puis, dès qu’il était arrivé, sans qu’il s’en rendît compte, ses yeux brillaient d’une telle joie que M. Verdurin disait au peintre : « Je crois que ça chauffe. » Et la présence d’Odette ajoutait en effet pour Swann à cette maison ce dont n’était pourvue aucune de celles où il était reçu : une sorte d’appareil sensitif, de réseau nerveux qui se ramifiait dans toutes les pièces et apportait des excitations constantes à son cœur.

Ainsi le simple fonctionnement de cet organisme social qu’était le petit « clan », prenait automatiquement pour Swann des rendez-vous quotidiens avec Odette et lui permettait de feindre une indifférence à la voir, ou même un désir de ne plus la voir, qui ne lui faisait pas courir de grands risques, puisque, quoi qu’il eût écrit dans la journée, il la verrait forcément le soir et la ramènerait chez elle.

Mais une fois qu’ayant songé avec maussaderie à cet inévitable retour ensemble, il avait emmené jusqu’au bois sa jeune ouvrière pour retarder le moment d’aller chez les Verdurin, il arriva chez eux si tard qu’Odette, croyant qu’il ne viendrait plus, était partie. En voyant qu’elle n’était plus dans le salon, Swann ressentit une souffrance au cœur ; il tremblait d’être privé d’un plaisir qu’il mesurait pour la première fois, ayant eu jusque-là cette certitude de le trouver quand il voulait, qui pour tous les plaisirs nous diminue ou même nous empêche d’apercevoir aucunement leur grandeur80.

« Swann ressentit une souffrance au cœur. » C’est l’inconscient qui se révèle tout à coup. Tout à coup, et en même temps que lui, nous sentons dans cet être quelque chose de plus qu’il ne sentait, nous le voyons constitué d’un élément de plus que nous ne savions, et qu’il ne savait.

Un peu plus tard, quand Swann cherche Odette dans tout Paris et qu’il a envoyé son cocher visiter les restaurants où elle peut être encore :

Le cocher revint, mais, au moment où il s’arrêta devant Swann, celui-ci ne lui dit pas : « Avez-vous trouvé cette dame ? » mais : « Faites-moi donc penser pour demain à commander du bois, je crois que la provision doit commencer à s’épuiser. » Peut-être se disait-il que si Rémi avait trouvé Odette dans un café où elle l’attendait, la fin de la soirée néfaste était déjà anéantie par la réalisation commencée de la fin de soirée bienheureuse et qu’il n’avait pas besoin de se presser d’atteindre un bonheur capturé et en, lieu sûr, qui ne s’échappait plus. Mais aussi c’était par force d’inertie ; il avait dans l’âme le manque de souplesse que certains êtres ont dans le corps, ceux-là qui au moment d’éviter un choc, d’éloigner une flamme de leur habit, d’accomplir un mouvement urgent, prennent leur temps, commercent par rester une seconde dans la situation où ils étaient auparavant comme pour y trouver leur point d’appui, leur élan. Et sans doute si le cocher l’avait interrompu en lui disant : « Cette dame est là », il eût répondu : « Ah ! oui, c’est vrai, la course que je vous ai donnée, tiens je n’aurais pas cru », et aurait continué à lui parler provision de bois pour lui cacher l’émotion qu’il avait eue et se laisser à lui-même le temps de rompre avec l’inquiétude et de se donner au bonheur.

Mais le cocher revint lui dire qu’il ne l’avait trouvée nulle part, et ajouta son avis, en vieux serviteur :

Je crois que Monsieur n’a plus qu’à rentrer.

Mais l’indifférence que Swann jouait facilement quand Rémi ne pouvait plus rien changer à la réponse qu’il apportait tomba, quand il le vit essayer de le faire renoncer à son espoir et à sa recherche81.

« Son indifférence… tomba. » Voilà le mot à noter. Il est d’une simplicité magnifique ; mais il nous montre ici dans toute sa force le procédé de Proust, cette façon qu’il a de toujours nous présenter les autres êtres et lui-même dans leur profondeur, avec ce qui se passe en eux de supplémentaire, si je puis dire, avec la totalité de leurs impressions, dans tout leur volume psychologique.

Bien que ce soit une qualité d’ordre plus pittoresque, il nous faut noter ici, — car il provient également de « l’incroyable surabondance de ses enregistrements » — l’art qu’a Proust de reproduire presque sténographiquement les paroles de ses personnages. Là encore il embrasse le tout de ce qu’on pourrait appeler leur être verbal, comme ailleurs le tout de leurs sentiments. Il disparaît vraiment, comme auteur, sous le flot de leurs paroles ; il ne lui impose aucune limite, ni aucune direction. On peut en ressentir parfois de l’agacement ; mais le personnage s’impose ainsi à nous avec une réalité, une abondance, une variété qu’aucun portrait délibéré ne pourrait produire.

Rien ne peut être plus exaspérant que les propos de M. de Norpois, l’ambassadeur en visite chez les parents de Proust, au début des Jeunes filles en fleurs. Écoutez plutôt (je ne puis vous donner qu’un tout petit échantillon) :

Une des choses qui contribuent certainement au succès de Mme Berma, dit M. de Norpois en se tournant avec application vers ma mère pour ne pas la laisser en dehors de la conversation et afin de remplir consciencieusement son devoir de politesse envers une maîtresse de maison, c’est le goût parfait qu’elle apporte dans le choix de ses rôles et qui lui vaut toujours un franc succès, et de bon aloi. Elle joue rarement des médiocrités. Voyez, elle s’est attaquée au rôle de Phèdre. D’ailleurs, ce goût elle l’apporte dans ses toilettes, dans son jeu. Bien qu’elle ait fait de fréquentes et fructueuses tournées en Angleterre et en Amérique, la vulgarité, je ne dirai pas de John Bull, ce qui serait injuste, au moins pour l’Angleterre de l’ère Victorienne, mais de l’oncle Sam, n’a pas déteint sur elle. Jamais de couleurs voyantes, de cris exagérés. Et puis cette voix admirable qui la sert si bien et dont elle joue à ravir, je serais presque tenté de dire en musicienne82 !

Tous les poncifs, toute la vétusté d’expression, toute la timidité devant l’exactitude des mots d’un vieux diplomate de carrière, apparaissent dans ce court passage et là encore nous avons, il me semble, cette même impression d’intégrité, de parfaite prépondérance de la réalité sur les goûts, le choix, les réactions possibles de l’auteur, que nous éprouvions tout à l’heure quand Proust nous décrivait les odeurs de Combray ou nous montrait Swann perdant tout à coup son indifférence. Quelque chose s’installe devant nous, sur nous, qui peut nous gêner, mais que nous ne pouvons ni récuser, ni écarter.

J’aimerais à vous donner encore des échantillons de cette magnifique habitation par le concret de l’œuvre de Proust.

Mais je dois m’arrêter, content si j’ai pu vous faire soupeser l’extraordinaire richesse de cette œuvre, son caractère volumineux et pour reprendre une expression que Proust applique aux imaginations de Swann amoureux « cette sorte de douceur surabondante et de densité mystérieuse », qui en font le premier charme.

Je serai content aussi si vous avez bien compris qu’une telle œuvre ne pouvait naître que de l’être exposé et immobile que je vous décrivais en commençant, que de « ce navire démoli et condamné à un éternel mouillage » que fut Proust dès son enfance.

III §

Pourtant, de même que nous avons reconnu à côté de sa passivité et de son impressionnabilité radicales, un trait positif dans le caractère de Proust, de même nous devons rechercher, ou nous devons nous attendre à voir apparaître un second aspect de son œuvre, une autre originalité de sa manière.

Il y a la tache de peinture sur le gant ; mais il y a aussi l’entêtement de Proust, son art de demander et d’obtenir, cet appétit, cette exigence, cet effort « pour convertir en quelque chose d’actif le passif qui semblait son lot », et plus généralement encore, dans le plan intellectuel, sa défiance des apparences, son besoin de saisir quelque chose de plus solide que ce qui s’offre d’abord, sa passion de la vérité.

Écoutez ce passage de Combray. Il va vous faire sentir l’attitude que prenait instinctivement Proust en face des sensations et par quelle aspiration vraiment philosophique sa merveilleuse réceptivité se prolongeait :

Combien depuis ce jour, dans mes promenades du côté de Guermantes, il me parut plus affligeant encore qu’auparavant de n’avoir pas de dispositions pour les lettres, et de devoir renoncer à être jamais un écrivain célèbre. Les regrets que j’en éprouvais, tandis que je restais seul à rêver un peu à l’écart, me faisaient tant souffrir, que pour ne plus les ressentir, de lui-même par une sorte d’inhibition devant la douleur, mon esprit s’arrêtait entièrement de penser aux vers, aux romans, à un avenir poétique sur lequel mon manque de talent m’interdisait de compter. Alors, bien en dehors de toutes ces préoccupations littéraires et ne s’y rattachant en rien, tout d’un coup un toit, un reflet de soleil sur une pierre, l’odeur d’un chemin me faisaient arrêter par un plaisir particulier qu’ils me donnaient, et aussi parce qu’ils avaient l’air de cacher au-delà de ce que je voyais, quelque chose qu’ils invitaient à venir prendre et que malgré mes efforts je n’arrivais pas à découvrir. Comme je sentais que cela se trouvait en eux, je restais là immobile, à regarder, à respirer, à tâcher d’aller avec ma pensée au-delà de l’image ou de l’odeur. Et s’il me fallait rattraper mon grand-père, poursuivre ma route, je cherchais à les retrouver, en fermant les yeux ; je m’attachais à me rappeler exactement la ligne du toit, la nuance de la pierre qui, sans que je pusse comprendre pourquoi, m’avaient semblé pleines, prêtes à s’entrouvrir, à me livrer ce dont elles n’étaient qu’un couvercle83.

Ainsi dès l’enfance, en même temps qu’il recevait le monde en lui comme une envahissante merveille, Proust sentait un « devoir de conscience ardu » — c’est sa propre expression — qui le poussait à le comprendre, à lui arracher quelque chose de plus que lui-même, à découvrir la réalité (matérielle ou idéale, il ne savait encore) cachée « sous le revêtement des images ».

Reynaldo Hahn, dans le numéro d’hommage, a raconté une anecdote très significative qui montre combien, dans la pratique, il était fidèle à ce devoir :

Le jour de mon arrivée, nous allâmes ensemble nous promener dans le jardin. Nous passions devant une bordure de rosiers du Bengale, quand soudain il se tut et s’arrêta. Je m’arrêtai aussi, mais il se remit alors à marcher, et je fis de même. Bientôt il s’arrêta de nouveau et me dit avec cette douceur enfantine et un peu triste qu’il conserva toujours dans le ton et dans la voix : « Est-ce que ça vous fâcherait que je reste un peu en arrière ? Je voudrais revoir ces petits rosiers. » Je le quittai. Au tournant de l’allée, je regardai derrière moi. Marcel avait rebroussé chemin jusqu’aux rosiers. Ayant fait le tour du château, je le retrouvai à la même place, regardant fixement les roses. La tête penchée, le visage grave, il clignait des yeux, les sourcils légèrement froncés comme par un effort d’attention passionnée, et de sa main gauche il poussait obstinément entre ses lèvres le bout de sa petite moustache noire, qu’il mordillait. Je sentais qu’il m’entendait venir, qu’il me voyait, mais qu’il ne voulait ni parler ni bouger. Je passai donc sans prononcer un mot. Une minute s’écoula, puis j’entendis Marcel qui m’appelait. Je me retournai ; il courait vers moi. Il me rejoignit et me demanda si « je n’étais pas fâché ». Je le rassurai en riant et nous reprîmes notre conversation interrompue. Je ne lui adressai pas de question sur l’épisode des rosiers ; je ne fis aucun commentaire, aucune plaisanterie : je comprenais obscurément qu’il ne fallait pas 84

C’est dans la même hypnose consciente, et qui était plutôt un effort passionné d’application aux choses sensibles pour leur dérober leur secret, que Proust lui-même se représente à plusieurs reprises au cours de son livre.

Devant les aubépines d’abord :

Mais j’avais beau rester devant les aubépines à respirer, à porter devant ma pensée qui ne savait ce qu’elle devait en faire, à perdre, à retrouver leur invisible et fixe odeur, à m’unir au rythme qui jetait leurs fleurs, ici et là, avec une allégresse juvénile et à des intervalles inattendus comme certains intervalles musicaux, elles m’offraient indéfiniment le même charme avec une profusion inépuisable, mais sans me le laisser approfondir davantage, comme ces mélodies qu’on rejoue cent fois de suite sans descendre plus avant dans leur secret85.

Et ailleurs :

Au tournant d’un chemin j’éprouvai tout à coup ce plaisir spécial qui ne ressemblait à aucun autre, à apercevoir les deux clochers de Martinville, sur lesquels donnait le soleil couchant et que le mouvement de notre voiture et les lacets du chemin avaient l’air de faire changer de place, puis celui de Vieuxvicq qui, séparé d’eux par une colline et une vallée, et situé sur un plateau plus élevé dans le lointain, semblait pourtant tout voisin d’eux.

En constatant, en notant la forme de leur flèche, le déplacement de leurs lignes, l’ensoleillement de leur surface, je sentais que je n’allais pas au bout de mon impression, que quelque chose était derrière ce mouvement, derrière cette clarté, quelque chose qu’ils semblaient contenir et dérober à la fois86.

Tout ce qui le frappe, tout ce qui émeut ses sens lui semble ainsi à la fois « contenir et lui dérober » quelque chose. Et le premier mouvement de son génie est de poursuivre ce quelque chose, de tâcher de le reprendre, de l’extorquer au paysage, ou à l’être vivant qui se propose à lui.

De même qu’au voyage à Balbec, au voyage à Venise, que j’avais tant désirés, — ce que je demandais à cette matinée, c’était tout autre chose qu’un plaisir : des vérités appartenant à un monde plus réel que celui où je vivais, et desquelles l’acquisition une fois faite ne pourrait pas m’être enlevée par des incidents insignifiants, fussent-ils douloureux à mon corps, de mon oiseuse existence. Tout au plus le plaisir que j’aurais pendant le spectacle, m’apparaissait-il comme la forme peut-être nécessaire de la perception de ces vérités87.

Un auteur anglais a pu écrire tout un article sur le Platonisme de Proust. Ce sont en effet comme des Idées du monde sensible, comme des archétypes de chaque objet ou de chaque être que Proust au début semble vouloir à tout prix découvrir. Il a une véritable faim de vérité, et de réalité immuable, soustraite au temps, donc autre que celle que ses sens lui présentent.

Je crois qu’on ne saurait assez insister sur ce point, ni assez montrer que toute la Recherche du temps perdu est née du besoin de saisir, de posséder l’insaisissable et de l’éterniser en le ramenant à quelque chose de l’ordre de la vérité.

Nous n’y comprendrons rien si nous ne nous rappelons sans cesse la phrase : « Je restais là immobile, à regarder, à respirer, à tâcher d’aller avec ma pensée au-delà de l’image et de l’odeur », — si nous ne nous représentons pas sans cesse cet esprit qui cherche, qui désire…

(D’ailleurs vous avez remarqué sans doute qu’au début Proust ne concevait la possibilité pour lui d’écrire une grande œuvre littéraire que s’il réussissait à trouver un sujet philosophique. Et c’est parce qu’il n’en trouvait pas qu’il se croyait dépourvu de talent…)

Pourtant ce qu’il cherche, ce qu’il désire, Proust perd assez vite l’idée que ce puisse être quelque chose de vraiment extérieur, quelque chose comme une statue idéale qui serait logée derrière les spectacles qu’il contemple et qu’il n’aurait qu’à dévoiler.

Son appétit se transforme et sans devenir moins intense, se fait plus modeste. Son besoin réaliste se change en le simple besoin de savoir la vérité et ce qu’il cherche désormais à arracher à ses impressions, à tout ce qui vient ébranler ses sens, ce n’est plus qu’une formule où soit décelé ce qu’ils peuvent avoir de général, de perceptible par tous les esprits.

Vous voyez le double mouvement de son esprit. La force d’abord en est si grande qu’il va frapper la réalité sensible comme un mur et qu’il cherche à la faire écrouler pour voir ce qu’il peut y avoir derrière. C’est exactement le pendant de ses coups de poing dans la porte pour réveiller la concierge.

Mais la porte, mais le mur résistent. Et l’esprit de Proust alors, sans rien perdre de son entêtement objectif, s’assouplit, devient « onduleux » si vous voulez, et ne cherche plus, de cette réalité sensible, qui après tout, il s’en aperçoit, lui est intérieure, qu’à extraire la généralité, ou qu’à exprimer les lois.

En d’autres termes, sa tendance métaphysique se transforme en une tendance positive, en un effort pour découvrir au sein de cette masse énorme de sensations et d’émotions dont il est encombré les éléments reconnaissables par tous les hommes, les éléments humains.

Et je crois que nous sommes munis maintenant pour comprendre tout ce que j’ai appelé le deuxième aspect de l’œuvre de Proust, ce qui fait, non plus seulement son charme, mais sa grandeur, ce qui lui donne un caractère classique.

Nous ne manquons pas de livres d’évocation, de livres de souvenirs. Combien de gens ont raconté leur enfance, ont travaillé à nous émouvoir par le récit de leurs émotions passées, ou par des descriptions détaillées du milieu où ils ont grandi ! Vous sentez bien pourtant que ce que nous donne Proust est non seulement d’une beaucoup plus grande perfection sous ce rapport, d’un beaucoup plus grand achèvement, mais en même temps d’un autre ordre.

Oui, je n’hésite pas à le dire, cet acharnement à comprendre, à dépasser l’apparence avec l’esprit, que je vous ai fait saisir, a fini par transformer un livre de pure réminiscence en une extraordinaire peinture de l’homme, des hommes, une peinture aussi vraie, aussi puissante, aussi approfondissante de nos abîmes, si j’ose dire, que les grandes œuvres classiques. Le livre de Proust est aussi satisfaisant pour notre intelligence que pour toutes nos autres facultés. Il ne nous caresse pas seulement, il ne nous envoie pas seulement des bouffées de parfum vers les narines ; il ne nous fait pas seulement entrevoir comme un étang souterrain qui luit dans l’ombre la complexité et la bizarrerie de notre moi ; il nous enseigne, il nous explique la nature humaine ; il nous en découvre de nouveaux rouages ; il lui arrache tout un tas de petites lois ; il la porte, il l’élève lentement, même dans ce qu’elle a de plus obscur, jusqu’au niveau de notre raison.

Je voudrais vous faire sentir maintenant par des lectures jusqu’à quel degré cette masse formidable de sensibilité que nous avons soupesée au début et dont nous avons admiré la densité, est imprégnée en même temps de vérité et rayonne pour l’esprit. Je vais prendre d’abord un passage pittoresque, un passage comique, mais dont vous ne manquerez pas d’apercevoir la valeur d’humanité, où vous distinguerez cette sorte de lumière explicative de notre nature qui illumine par exemple les pièces de Molière :

Mme Verdurin était assise sur un haut siège suédois en sapin ciré, qu’un violoniste de ce pays lui avait donné et qu’elle conservait, quoiqu’il rappelât la forme d’un escabeau et jurât avec les beaux meubles anciens qu’elle avait, mais elle tenait à garder en évidence les cadeaux que les fidèles avaient l’habitude de lui faire de temps en temps, afin que les donateurs eussent le plaisir de les reconnaître quand ils venaient. Aussi tâchait-elle de persuader qu’on s’en tînt aux fleurs et aux bonbons, qui du moins se détruisent ; mais elle n’y réussissait pas et c’était chez elle une collection de chauffe-pieds, de coussins, de pendules, de paravents, de baromètres, de potiches, dans une accumulation, des redites et une disparate d’étrennes.

De ce poste élevé elle participait avec entrain à la conversation des fidèles et s’égayait de leurs « fumisteries », mais depuis l’accident qui était arrivé à sa mâchoire, elle avait renoncé à prendre la peine de pouffer effectivement et se livrait à la place à une mimique conventionnelle qui signifiait sans fatigue ni risques pour elle, qu’elle riait aux larmes. Au moindre mot que lâchait un habitué contre un ennuyeux ou contre un ancien habitué rejeté au camp des ennuyeux, — et, pour le plus grand désespoir de M. Verdurin, qui avait eu longtemps la prétention d’être aussi aimable que sa femme, mais qui riant pour de bon s’essoufflait vite et avait été distancé et vaincu par cette ruse d’une incessante et fictive hilarité —, elle poussait un petit cri, fermait entièrement ses yeux d’oiseau qu’une taie commençait à voiler, et brusquement, comme si elle n’eût eu que le temps de cacher un spectacle indécent ou de parer à un accès mortel, plongeant sa figure dans ses mains qui la recouvraient et n’en laissaient plus rien voir, elle avait l’air de s’efforcer de réprimer, d’anéantir un rire qui, si elle s’y fût abandonnée, l’eût conduite à l’évanouissement. Telle, étourdie par la gaîté des fidèles, ivre de camaraderie, de médisance et d’assentiment, Mme Verdurin, juchée sur son perchoir, pareille à un oiseau dont on eût trempé le colifichet dans du vin chaud, sanglotait d’amabilité88.

En apparence rien qu’une description admirablement amusante ; mais ne sentez-vous pas la pénétration qu’implique ce petit tableau, et le profond effort de l’esprit qui a été cherché ce trait si juste, à la fois si particulier et si général : « Ivre de camaraderie, de médisance et d’assentiment. » Vraiment, c’est bien de la même pression que l’esprit de Proust exerçait sur les clochers de Martinville, qu’il est né. La nature humaine a été sollicitée par lui dans sa profondeur et amenée au grand jour, exprimée, fixée.

Voyons maintenant un passage où l’intelligence de Proust a appuyé, comme on dit d’un crayon qu’il appuie, un peu davantage. Il s’agit encore d’émotions infiniment particulières, en l’espèce des émotions de Swann, trahi, abandonné par Odette, et à qui, dans un concert chez Mme de Sainte-Euverte, où il se sent seul et misérable, la petite phrase de la sonate de Vinteuil vient brusquement apporter le souvenir du temps où son amour était partagé et heureux :

Mais le concert recommença et Swann comprit qu’il ne pourrait pas s’en aller avant la fin de ce nouveau numéro du programme. Il souffrait de rester enfermé au milieu de ces gens dont la bêtise et les ridicules le frappaient d’autant plus douloureusement qu’ignorant son amour, incapables, s’ils l’avaient connu, de s’y intéresser et de faire autre chose que d’en sourire comme d’un enfantillage ou de le déplorer comme une folie, ils le lui faisaient apparaître sous l’aspect d’un état subjectif qui n’existait que pour lui, dont rien d’extérieur ne lui affirmait la réalité ; il souffrait surtout, et au point que même le son des instruments lui donnait envie de crier, de prolonger son exil dans ce lieu où Odette ne viendrait jamais, où personne, où rien ne la connaissait, d’où elle était entièrement absente.

Mais tout à coup, ce fut comme si elle était entrée, et cette apparition lui fut une si déchirante souffrance qu’il dût porter la main à son cœur. C’est que le violon était monté à des notes hautes où il restait comme pour une attente, une attente qui se prolongeait sans qu’il cessât de les tenir, dans l’exaltation où il était d’apercevoir déjà l’objet de son attente qui s’approchait, et avec un effort désespéré pour tâcher de durer jusqu’à son arrivée, de l’accueillir avant d’expirer, de lui maintenir encore un moment de toutes ses dernières forces le chemin ouvert pour qu’il pût passer, comme on soutient une porte qui sans cela retomberait. Et avant que Swann eût eu le temps de comprendre, et de se dire : « C’est la petite phrase de la sonate de Vinteuil, n’écoutons pas ! » tous ses souvenirs du temps où Odette était éprise de lui, et qu’il avait réussi jusqu’à ce jour à maintenir invisibles dans les profondeurs de son être, trompés par ce brusque rayon du temps d’amour qu’ils crurent revenu, s’étaient réveillés, et à tire d’aile, étaient remontés lui chanter éperdument, sans pitié pour son infortune présente, les refrains oubliés du bonheur.

Au lieu des expressions abstraites « temps où j’étais heureux », « temps où j’étais aimé », qu’il avait souvent prononcées jusque-là et sans trop souffrir, car son intelligence n’y avait enfermé du passé que de prétendus extraits qui n’en conservaient rien, il retrouva tout ce qui de ce bonheur perdu avait fixé à jamais la spécifique et volatile essence ; il revit tout, les pétales neigeux et frisés du chrysanthème qu’elle lui avait jeté dans sa voiture, qu’il avait gardé contre ses lèvres — l’adresse en relief de la « Maison Dorée » sur la lettre où il avait lu : « Ma main tremble si fort en vous écrivant » — le rapprochement de ses sourcils quand elle lui avait dit d’un air suppliant : « Ce n’est pas dans trop longtemps que vous me ferez signe ? », il sentit l’odeur du fer du coiffeur par lequel il se faisait relever sa « brosse » pendant que Lorédan allait chercher la petite ouvrière, les pluies d’orage qui tombèrent si souvent ce printemps-là, le retour glacial dans sa Victoria, au clair de lune, toutes les mailles d’habitudes mentales, d’impressions saisonnières, de créations cutanées, qui avaient étendu sur une suite de semaines un réseau uniforme dans lequel son corps se trouvait repris. À ce moment-là, il satisfaisait une curiosité voluptueuse en connaissant les plaisirs des gens qui vivent par l’amour. Il avait cru qu’il pourrait s’en tenir là, qu’il ne serait pas obligé d’en apprendre les douleurs ; comme maintenant le charme d’Odette lui était peu de chose auprès de cette formidable terreur qui le prolongeait comme un trouble halo, cette immense angoisse de ne pas savoir à tous moments ce qu’elle avait fait, de ne pas la posséder partout et toujours ! Hélas, il se rappela l’accent dont elle s’était écriée : « Mais je pourrai toujours vous voir, je suis toujours libre ! » elle qui ne l’était plus jamais ! l’intérêt, la curiosité quelle avait eus pour sa vie à lui, le désir passionné qu’il lui fît la faveur, — redoutée au contraire par lui en ce temps-là comme une cause d’ennuyeux dérangements — de l’y laisser pénétrer ; comme elle avait été obligée de le prier pour qu’il se laissât mener chez les Verdurin ; et, quand il la faisait venir chez lui une fois par mois, comme il avait fallu, avant qu’il se laissât fléchir, qu’elle lui répétât le délice que serait cette habitude de se voir tous les jours dont elle rêvait alors qu’elle ne lui semblait à lui qu’un fastidieux tracas, puis qu’elle avait prise en dégoût et définitivement rompue, pendant qu’elle était devenue pour lui un si invincible et si douloureux besoin. Il ne savait pas dire si vrai quand, à la troisième fois qu’il l’avait vue, comme elle lui répétait ; « Mais pourquoi  ne me laissez-vous pas venir plus souvent », il lui avait dit en riant, avec galanterie : « Par peur de souffrir. » Maintenant, hélas ! il arrivait encore parfois qu’elle lui écrivît d’un restaurant ou d’un hôtel sur du papier qui en portait le nom imprimé ; mais c’était comme des lettres de feu qui le brûlaient. « C’est écrit de l’hôtel Vouillemont ? Qu’y peut-elle être allée faire ! avec qui ? que s’y est-il passé ? » Il se rappela les becs de gaz qu’on éteignait boulevard des Italiens quand il l’avait rencontrée contre tout espoir parmi les ombres errantes dans cette nuit qui lui avait semblé presque surnaturelle et qui en effet — nuit d’un temps où il n’avait même pas à se demander s’il ne la contrarierait pas en la cherchant, en la retrouvant, tant il était sûr qu’elle n’avait pas de plus grande joie que de le voir et de rentrer avec lui, — appartenait bien à un monde mystérieux où on ne peut jamais revenir quand les portes s’en sont refermées. Et Swann aperçut, immobile en face de ce bonheur revécu, un malheureux qui lui fit pitié parce qu’il ne le reconnut pas tout de suite, si bien qu’il dût baisser les yeux pour qu’on ne vît pas qu’ils étaient pleins de larmes. C’était lui-même89.

Je ne peux pas pousser plus loin sans vous faire remarquer tout ce qu’un passage de cet ordre et de cette qualité apporte de nouveau dans l’art psychologique, dans l’art de peindre les sentiments. Que peut-il y avoir de plus confus, de plus organique et informe, que la réminiscence du bonheur au sein du malheur ? Ou plutôt ces vagues embaumées du souvenir qui viennent battre un esprit souffrant, à quoi semblaient-elles pouvoir prêter en littérature sinon à quelque thème harmonieux et obscur où l’écrivain eût tâché de faire passer toutes ses puissances de poésie ? Imaginez-vous ce qu’un Barrès par exemple eût écrit, d’ailleurs d’admirable, sur ce thème ?

Chez Proust, il y a la poésie ; mais il y a quelque chose de plus. De cette tempête sentimentale, son intelligence arrive à fixer les moindres contours. Les alternatives de souvenir et de conscience actuelle, les comparaisons détaillées que fait l’esprit de Swann entre le passé et le présent, la rencontre et l’enchevêtrement de ses états d’âme nous sont montrés avec une distinction extraordinaire, sont cristallisés pour nous sur la page. Et ils prennent ainsi une sorte de vérité qui les dépasse ; ils deviennent un moment de l’âme humaine, une forme générale du sentiment. Si bien — je pense que vous l’aurez remarqué — si bien qu’au moment où Proust écrit : « Il se rappela les becs de gaz qu’on éteignait boulevard des Italiens quand il l’avait rencontrée contre tout espoir parmi les ombres errantes dans cette nuit qui lui avait semblé presque surnaturelle… », il continue tout naturellement : « et qui en effet appartenait bien à un monde mystérieux où on ne peut jamais revenir quand les portes s’en sont refermées ». Le on remplace insensiblement le il et le mouvement de généralisation est si profond, si intime, se confond si bien avec la phrase qu’à ce moment-là en effet nous ne pensons plus seulement à Swann, mais nous faisons instinctivement l’application à nous-mêmes de tout ce que Proust nous raconte qui se passe en lui.

Et quand Swann nous est montré face à lui-même et ne se reconnaissant plus, c’est nous-même aussitôt que nous revoyons dans cette même attitude de profond partage intime où le retour du passé parfois vient nous induire.

Une vérité a donc été extraite, sans effort, sans système, d’un complexe de sentiments décrits comme appartenant à un personnage déterminé. Je dis que c’est là le grand art classique. Et je dis que Proust, de par son besoin de solidité, de par son appétit de quelque chose de plus réel que les impressions qu’il subit, nous en donne sans cesse des exemples.

Nous pourrions suivre plus loin son effort vers la vérité, sa recherche des lois. À mesure que le livre avance, on trouve ces lois du cœur humain exprimées sous une forme de plus en plus abstraite, et même de plus en plus didactique.

Celle, par exemple, qui est latente dans le passage que je viens de vous lire et qu’on pourrait formuler à peu près ainsi : « Nos états de conscience passés ne subsistent en nous habituellement que sous une forme virtuelle et nous ne pouvons les ressentir vraiment à nouveau que si le hasard nous fait retrouver une sensation qui leur était associée », — cette loi implicite se transforme dans Sodome et Gomorrhe en une loi formelle dont Proust nous donne, à l’occasion de la réviviscence en lui du souvenir de sa grand-mère, l’exposé détaillé, et qu’il baptise même du titre d’« intermittences du cœur ». Il la présente même sous un aspect encore bien plus général, puisqu’il affirme que nous sommes composés « de séries différentes et parallèles » et puisqu’il insinue que l’unité seule de notre corps peut nous donner l’illusion d’une unité de notre personnalité.

Mais nous ne pouvons pas l’accompagner jusqu’au bout de son effort pour schématiser son expérience. Il me suffit de vous avoir marqué et fait sentir d’une part sa tendance à extraire de ses impressions quelque chose qui les transcende et d’autre part le résultat de cette tendance : à savoir le caractère d’admirable généralité que revêtent toutes ses peintures, soit du monde et des autres êtres, soit de sa propre âme.

Certes, nous nous en rendons compte maintenant, s’il fut « onduleux », « respectueux », s’il commença par subir la forme et tous les angles des choses, s’il céda de toute sa sensibilité sous le sceau de la vie, s’il en reproduisit la confuse empreinte avec une fidélité presque révoltante, il sut tout de même, par la seule puissance de l’intelligence, par la grande et inflexible exigence de son esprit « changer en quelque chose d’actif le passif qui semblait son lot ». Quand on y réfléchit, quelqu’un de si susceptible, quelqu’un que la réalité extérieure et intérieure opprima dès l’enfance si prodigieusement, si cruellement parfois, quelqu’un sur les chemins nerveux de qui tant de blocs bruts de sensations voyageaient et faisaient obstruction, n’aurait pas dû pouvoir écrire, en tous cas n’aurait pas dû pouvoir dépasser le plus désordonné des impressionnismes. D’ailleurs, dans un passage que je vous ai lu tout à l’heure, vous avez dû remarquer quels malaises sa vocation dut traverser avant de se déterminer : les éléments en étaient pour ainsi dire épars. D’un côté il cherchait un beau sujet philosophique, et n’en trouvait pas, de l’autre il éprouvait des sensations, mais si particulières et si vives qu’il ne voyait pas ce qu’il pourrait jamais en faire.

Il fallut en effet d’abord qu’elles disparussent, qu’il fût débarrassé de leur intensité pour que son esprit pût mordre sur elles et les traduire et les dominer. Mais comme il les a dominées ! Comme il a bien su entraîner vers la plus délicate abstraction tous ces impédiments sensibles dont son organisme moral était tout encombré.

Il s’est produit chez Proust un phénomène, ou mieux un miracle, qui compense, à mon avis, l’absence complète de valeur morale qu’on peut reprocher à son œuvre. Vous vous rappelez que le dessein explicite de la tragédie classique était de « purger les passions » en les représentant avec toute la force possible et dans leurs effets les plus déplorables. Eh ! bien Proust, d’une façon un peu différente, sans ce vigoureux effort de synthèse que nous admirons chez Racine ou chez Corneille, avec une patience plus lente, mais non pas avec une moindre volonté d’éclaircissement, par l’attention, par la curiosité inflexible de l’esprit, par un constant cheminement vers l’évidence, Proust « purge » lui aussi sa sensibilité, et dans la mesure où il a intéressé la nôtre, la nôtre aussi. Il procède à une sublimation, d’ordre purement intellectuel, c’est vrai, mais qui peut finir par avoir des effets moraux, de tout ce qu’il y a en lui de l’ordre du θυμος et de l’έπίθυμια, de tout ce qui occupe sa poitrine et pèse sur ses nerfs.

Et si nous jetons maintenant pour finir un coup d’œil d’ensemble sur son œuvre, je crois que ce que nous y admirerons surtout, c’est quelque chose d’assez voisin de ce que Swann admirait dans la sonate de Vinteuil, et particulièrement dans la petite phrase :

Quand après la soirée Verdurin, se faisant rejouer la petite phrase, il avait cherché à démêler comment à la façon d’un parfum, d’une caresse, elle le circonvenait, elle l’enveloppait, il s’était rendu compte que c’était au faible écart entre les cinq notes qui la composaient et au rappel constant de deux d’entre elles qu’était due cette impression de douceur rétractée et frileuse ; mais en réalité il savait qu’il raisonnait ainsi non sur la phrase elle-même mais sur de simples valeurs, substituées pour la commodité de son intelligence à la mystérieuse entité qu’il avait perçue, avant de connaître les Verdurin, à cette soirée où il avait entendu pour la première fois la sonate. Il savait que le souvenir même du piano faussait encore le plan dans lequel il voyait les choses de la musique, que le champ ouvert au musicien n’est pas un clavier mesquin de sept notes, mais un clavier incommensurable, encore presque tout entier inconnu, où seulement çà et là, séparées par d’épaisses ténèbres inexplorées, quelques-unes des millions de touches de tendresse, de passion, de courage, de sérénité, qui le composent, chacune aussi différente des autre qu’un univers d’un autre univers, ont été découvertes par quelques grands artistes qui nous rendent le service, en éveillant en nous le correspondant du thème qu’ils ont trouvé, de nous montrer quelle richesse, quelle variété cache à notre insu cette grande nuit impénétrée et décourageante de notre âme que nous prenons pour du vide et pour du néant. Vinteuil avait été l’un de ces musiciens. En sa petite phrase, quoiqu’elle présentât à la raison une surface obscure, on sentait un contenu si consistant, si explicite, auquel elle donnait une force si nouvelle, si originale, que ceux qui l’avaient entendue la conservaient en eux de plain-pied avec les idées de l’intelligence. Swann s’y reportait comme à une conception de l’amour et du bonheur dont immédiatement il savait aussi bien en quoi elle était particulière, qu’il le savait pour la « Princesse de Clèves », ou pour « René », quand leur nom se présentait à sa mémoire. Même quand il ne pensait pas à la petite phrase, elle existait latente dans son esprit au même titre que certaines autres notions sans équivalent, comme les notions de la lumière, du son, du relief, de la volupté physique qui sont les riches possessions dont se diversifie et se pare notre domaine intérieur. Peut-être les perdons-nous, peut-être s’effaceront-elles, si nous retournons au néant. Mais tant que nous vivons, nous ne pouvons pas plus faire que nous ne les ayons connues que nous ne le pouvons pour quelque objet réel, que nous ne pouvons, par exemple, douter de la lumière de la lampe qu’on allume devant les objets métamorphosés de notre chambre d’où s’est échappé jusqu’au souvenir de l’obscurité. Par là, la phrase de Vinteuil avait, comme tel thème de Tristan par exemple, qui nous représente aussi une certaine acquisition sentimentale, épousé notre condition mortelle, pris quelque chose d’humain qui était assez touchant. Son sort était lié à l’avenir, à la réalité de notre âme dont elle était un des ornements les plus particuliers, les mieux différenciés. Peut-être est-ce le néant qui est le vrai et tout notre rêve est-il inexistant, mais alors nous sentons qu’il faudra que ces phrases musicales, ces notions qui existent par rapport à lui, ne soient rien non plus. Nous périrons mais nous avons pour otages ces captives divines, qui suivront notre chance. Et la mort avec elles a quelque chose de moins amer, de moins inglorieux, peut-être de moins probable90.

Sans doute c’est ici du miracle musical qu’il est question. Et une assimilation systématique de l’œuvre de Proust à celle d’un grand musicien, nous conduirait à la déformer bien plus qu’à l’éclairer. Pourtant c’est aussi le mérite essentiel de Proust, comme aux yeux de Swann c’était celui de Vinteuil, d’avoir frappé sur « quelques-unes des millions de touches de tendresse, de passion, de courage, de sérénité, séparées par d’épaisses ténèbres inexplorées, chacune aussi différente des autres qu’un univers d’un autre univers » qui composent le clavier obscur de notre inconscient. C’est aussi le mérite de Proust d’avoir frappé sur ces touches d’un doigt constamment infaillible et de leur avoir fait rendre toujours un son parfaitement pur. C’est son mérite de nous « avoir montré quelle richesse, quelle variété cache à notre insu cette grande nuit impénétrée et décourageante de notre âme que nous prenons pour du vide et pour du néant ».

Mais d’autre part, dans chacune de ses phrases, comme dans la phrase de Vinteuil, « quoiqu’elle présente parfois à la raison une surface obscure », on sent « un contenu si consistant, si explicite, auquel elle donne une force si nouvelle, si originale, que ceux qui l’ont entendue la conservent en eux de plain-pied avec les idées de l’intelligence ».

Voilà peut-être le dernier mot — nous le trouvons dans Proust lui-même — sur le génie de Proust et sur l’essentielle nouveauté et l’essentielle beauté de son œuvre. Alors que toute la littérature depuis le Romantisme a tendu vers l’expression aussi directe que possible, sans doute, mais par là-même aussi informe, aussi inassimilable que possible aux idées, de nos émotions et de nos perceptions inconscientes, Proust au contraire, sans d’ailleurs vouloir en faire une révolution, sans menacer personne, sans lancer aucun manifeste, — Proust a travaillé à une fixation, et non plus à une simple expression, de tout ce qui s’ébat d’obscur dans l’homme, jusqu’à lui communiquer « une force si nouvelle, si originale » que nous pouvons le « conserver de plain-pied en nous avec les idées de l’intelligence ».

Son premier rêve, celui qui le hantait dans ses promenades du côté de Roussainville et de Montjouvain, est donc pleinement réalisé. Sa sensibilité a pris une valeur éternelle. Elle échappe au temps. Et tout un monde avec elle, qui y était pris. Le grand malade, le grand désarmé qu’était Proust, du fond de son lit, grâce à ce doux et inflexible entêtement que je vous décrivais, a fini par remporter la plus difficile des victoires : il s’est imposé tout entier à la mort, et elle reflue intimidée devant sa forme morale intégralement conservée.