Saint-Georges de Bouhélier

1898

Inutilité de la calomnie (La Plume)

2018
Saint-Georges de Bouhélier, « Inutilité de la Calomnie », La Plume : littéraire, artistique, sociale, 10e année, nº 229, 1er novembre 1898, p. 625-627. PDF : Gallica.
Ont participé à cette édition électronique : Éric Thiébaud (OCR, XML-TEI).
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Inutilité de la Calomnie §

Je vais dire toute ma pensée sur plusieurs jeunes écrivains. Je le ferai sans véhémence. J’ai été lié autrefois avec quelques-uns d’entre eux. Leurs nouveaux écrits me déplurent. Je portai sur eux de sévères sentences. Ce fut ma faute. Ils ne me l’ont point pardonnée.

Je n’userai pas, à leur égard, des moyens dont plusieurs d’entre eux se sont servis pour me détruire. Je méprise trop la calomnie. Je sais que toute fausse opinion se trouve condamnée à l’avance, qu’elle porte en elle le principe de sa corruption, que sa substance même est mortelle, qu’elle se dissipera comme une cendre aux vents.

Je parlerai donc d’eux avec justice. Je me placerai sur les cimes de l’avenir. C’est de ces hauteurs que je les jugerai.

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Il y a deux ou trois ans, quand, le front gonflé d’un monde inconnu, nous écrivions les pages de la Vie héroïque, nous pressentions que beaucoup s’y tromperaient, que la littérature prochaine serait sans doute sentimentale, et cette perspective nous était pénible.

En 1896, au cours d’une préface, déjà, violemment, j’écrivais :

« L’excès de sensibilité où vont se porter de nouveaux auteurs, les défaillances qu’ils montreront, les larmes, les soupirs, les sanglots dont ils paraîtront tout à fait prodigues, incommoderont fort le public. Cette perspective m’effraye assez. Rien de plus froissant que l’admiration en laquelle nous tiennent des gens du commun, car quand ceux-ci forment l’entreprise de composer des tragédies, de pathétiques romans ou des églogues naïves, leur vulgarité dépasse tout. Afin de suppléer à un génie propre, ils empruntent celui de quelque écrivain et la parodie qu’ils en font demeure la plus fâcheuse du monde. Combien je sens qu’ils s’appliqueront à s’emparer de nos pensées, et à prendre enfin cette riche aptitude qui nous porte à être extasiés, perpétuellement, ici et là, au sujet d’une coquille marine, d’une belle demoiselle dénouant sa ceinture, ou bien d’un rouge grain de grenade. Le goût que nous inspire le monde n’est déjà que trop répandu. On compose des dissertations très naturistes. On devient tendre et véhément, on courtise l’aurore avec frénésie. Rousseau et Rimbaud prennent de l’importance, tandis que M. de Saint-Pierre obtient attention de quelques esprits. »

À cette époque, néanmoins, je ne pouvais guère que prévoir l’excès de sensibilité dont souffre aujourd’hui la littérature. M. Paul Fort n’avait point chanté les ruisseaux. M. Ghéon ne nous était nullement connu. M. Merrill fréquentait toujours Parsifal. Nous l’estimions.

Depuis, M. André Gide a publié Nathanael. M. Jammes a ravi les âmes, et une multitude d’écrivains sanglotants et doux ont paru.

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M. André Gide est un noble esprit. Nous eûmes jadis des rapports délicieux. La calomnie nous sépara. Je le regrette. Notre affection, sans nul doute, eût grandi. Son origine était dans notre {p. 626}âme même. J’avais surpris, chez M. André Gide, cette mélancolie angélique qui respire dans tous ses ouvrages. Il me toucha.

J’aime profondément Paludes. Ce livre a une saveur tragique. M. Gide y a répandu, en teintes d’une précieuse modestie, tout l’humide éclat de son affliction. Je connais peu de pages qui valent celles-là. Les flammes les plus grises, l’accent le plus suave, la tendresse la plus déchirée, les innocences les plus cruelles, voilà Paludes. L’ironie y voile l’âpreté. Le style en est vague et discret. Les phrases d’elles-mêmes paraissent lassées, tant leur rythme est morne et uni. Tout cela charme, étonne, émeut.

C’est d’un même mouvement désolé que M. Gide, après Paludes, s’est tourné vers la terre vivante. Il a écrit Nathanael.

Encore, comme le Voyage d’Urien, c’est d’un désir réalisé que M. Gide a composé cette œuvre incertaine et brillante. Il a créé Nathanael. Et Nathanael l’a prêché. Il l’a instruit des vérités. Il lui a montré les merveilles. Il a tout fait pour le guérir, car M. Gide souffre en son âme d’une secrète et noire maladie. Il lui a présenté les plantes, l’air pur, les salutaires parfums. Mais M. Gide n’a pu guérir. Il est resté insatisfait.

Nathanael, c’est un manuel. Ce n’est pas encore un cantique. La nature y est dénombrée, non pas avec ferveur, décrite. Nulle passion n’en soulève l’accent. L’ode est glacée et monotone. Car M. Gide n’a point la foi.

Ce livre, à mon sens, n’est pas beau. Pour chanter les choses de la terre, l’enthousiaste amour est utile. Mais M. Gide n’a point la foi. Ses extases sont teintes d’ironies. De là son infériorité. Nathanael m’a agacé.

Chez M. Retté, c’est tout différent. Quelques personnes m’ont demandé pourquoi j’avais cru devoir rompre avec Retté. Je vais le dire.

Au temps de mes premiers écrits, M. Retté, dans le silence, résolut de se renouveler. Il s’en alla à la campagne. Il y vécut. Là, peu à peu, il s’épura. La bénédiction de la terre se fit sentir dans son esprit.

Je reçus de lui la Forêt bruissante ; j’y découvris les flammes bouillantes d’un homme nouveau en formation. Je lui écrivis. Et nous nous connûmes.

Dans nos relations, tout de suite, M. Retté apporta, je l’avoue, une fougue vive, charmante, affectueuse et une rayonnante honnêteté. J’estimais toute sa belle vaillance. Je le soutins.

Quand M. Retté publia les Treize Idylles diaboliques, je compris que cet écrivain ne s’était point débarrassé des cruelles influences d’une basse littérature. Cet ouvrage me fut pénible. Une conception fantastique, des sensations souvent fausses, de dangereuses maximes répandues, me causèrent de l’antipathie. Je détestai un poète, chez qui la nature se manifestait sous des traits si vagues et si faux. L’unique prévision de son influence m’apparut comme une catastrophe. À la première occasion, je le dis.

M. Retté en est resté froissé. La véhémence de mes critiques nous a séparés à jamais. M. Retté niera désormais mon talent. En effet j’ai médit du sien.

J’ai perdu l’estime de M. Retté du jour où j’ai restreint la mienne à son égard. Cette fois-là encore, j’ai eu tort. Telles sont nos mœurs1.

Ainsi voilà donc deux auteurs, M. Retté et M. Gide, de qui nous nous sommes éloignés par antipathie littéraire. Je ne méprise point leur mérite. En l’honorant je le crois un péril. M. Retté apporte dans la littérature une exaltation sans pensée ; M. Gide, une ferveur sans foi. Tous deux sont vagues et égarés. M. Gide a plus de talent ; M. Retté, plus d’innocence. Le style manque à M. Retté ; la certitude, à M. Gide. L’admiration me porte vers celui-ci, et je voudrais qu’elle me menât vers celui-là. Mais ni l’un ni l’autre ne me satisfont. Tout au contraire, ils me paraissent les pires modèles.

Jusqu’à ce jour, M. Retté n’a pu altérer l’âme de nos jeunes gens. Il n’a sur eux aucun empire. Mais M. Gide, très vagabond, moins par ses écrits sans doute que par ses entretiens légers, a modifié les formes de deux ou trois auteurs. M. Ghéon est de ceux qui ont le plus subi cette subtile influence. On a attribué à M. Jammes le ton poétique de M. Ghéon. Il y a du vrai dans cela. Mais Jammes est inimitable.

Je conçois que M. Le Blond se soit porté sur M. Jammes à quelque excès de critique. La manière de ce poète est tout à fait déplorable. Il m’émeut malgré ma raison. Le sentiment qu’il m’inspire vient de l’affection plus que de l’estime. Mais Maurice Le Blond s’est montré trop vif en niant tout mérite à cet écrivain. M. Jammes a une profondeur, une pureté, une force de mélancolie dont l’expression, tout en m’offensant, m’impressionne ; c’est un poète incomplet. Il y a pourtant, dans son Angélus, les plus languissantes mélodies, les plus suaves sourires, les plus charmantes larmes.

Mais le pire, c’est que M. Jammes menace de ne {p. 627}point rester solitaire. Il donne à de jeunes écrivains leur style, sinon leur substance même. M. Ghéon, par exemple, imite sa rustique innocence. M. Ghéon ne vaut rien.

M. Ghéon a reconnu que je possédais de grands dons de style. Je suis donc à l’aise avec lui. Je ne lui trouve aucun talent. C’est un mauvais écrivain. Je le cite parce qu’il est typique. Il représente notre esprit. Il nous a pris nos méthodes, nos maximes et nos images. Il a dénombré les choses de la terre. Et il a cru les chanter. Il n’a aucune émotion. La nature lui sert de décor. Sa poésie est enseignante, didactique, desséchée et froide. Il a démarqué sans ferveur d’épais traités de botanique. Il en a transcrit les discours. Voilà le genre.

Est-ce pour aboutir à M. Ghéon que nous avons travaillé ? Est-ce pour nourrir de tels poètes que nous avons jeté aux vents toutes les semences de notre amour ? Est-ce donc là l’avenir de nos Muses ?

Je ne le crois point, je le dis de suite. Des auteurs comme M. Ghéon sont nos Bussnach, et nos Huysmans. Leur littérature sera dissipée.

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Cependant, de nouveaux poètes bâtissent le siècle. À M. Retté, en qui se confondent les plus contradictoires désirs ; à M. Gide, que brûle le doute ; à M. Jammes, tiède, désolé, mélancolique et innocent, il faudrait peut-être opposer toute une légion d’âmes rayonnantes : Jean Viollis, Gasquet, Magre et Paul Souchon, près de Montfort, si pur, si frais ; de Maurice Le Blond, si lucide ; de ce suave Michel Abadie, de qui l’œuvre illustre en nos rêves, demeure encore si inconnue !

Ces écrivains instituent de belles lois2. C’est par eux que la France maintient son harmonie. Ils font sa gloire.

Je nommerai encore Signoret. Ce poète crée avec croyance. Longtemps nous restâmes séparés. Il m’attaqua. Je ne lui répondis jamais. Je l’estimais.

Ses injustices ne m’ont point fait commettre, à son égard, l’erreur dont son emportement le rendit coupable envers moi. Il s’était trompé. Il l’a reconnu.

J’ai lu de lui de beaux poèmes. Ses profondes passions y brillent dans leur ordre. Il leur a donné la limite du vers. II les y resserre puissamment. Je parlerai bientôt de son art. J’ai tenu à le signaler. Mais je l’étudierai un jour. Cet homme est pur, vaste, intégral. Je le dirai.

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Je m’arrête. J’ai dit sur ces âmes ce que je pense. J’ai classé toutes mes sympathies. Je l’ai fait sans aucune passion. Je crois que le doute consume trop d’esprits. Cette conviction m’a écarté de bien des hommes. Je les estime et je les plains.

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Pour moi, si je chante la lumière, le précieux printemps ou les belles campagnes, je ne le fais jamais que dans l’extase. Car toute chose étant Dieu demande une grande ferveur.

Que mes poèmes soient des prières ! que tous mes écrits soient des odes ! Voilà toute mon aspiration. J’essaye de la réaliser. La forte patience de l’esprit me soutient. Je sais que seul un juste ouvrage peut posséder l’éternité. Je m’applique à ce dur travail obstinément.

SAINT-GEORGES DE BOUHÉLIER.