Paul Stapfer

1881

Études sur la littérature française moderne et contemporaine

2015
Paul Stapfer, Études sur la littérature française moderne et contemporaine, Paris, G. Fischbacher, 1881. PDF : Internet Archive.
Ont participé à cette édition électronique : Marine Riguet (Edition TEI).

Les industries de Beaumarchais §

Beaumarchais a été, de tous nos écrivains célèbres, le plus homme d’entreprise et d’affaires et le moins homme de lettres. L’esprit qui brille dans ses ouvrages n’est que la moindre partie de celui qu’il a dépensé dans tout le cours de son existence ; l’intrigue de Figaro est peu de chose à côté de ses propres aventures. « Horloger, musicien, chansonnier, dramaturge, auteur comique, homme de plaisir, homme de cour, homme d’affaires, financier, manufacturier, éditeur, armateur, fournisseur, agent secret, négociateur, publiciste, tribun par occasion, homme de paix par goût, et cependant plaideur éternel1 », il a fait encore bien plus de métiers que Figaro. À un certain moment de sa vie, il fait le commerce dans les quatre parties du monde. « Il a quarante vaisseaux à lui sur les mers ; il fait combattre sa marine avec les vaisseaux de l’État à la bataille de la Grenade ; il fait décorer ses officiers, discute avec le roi les frais de la guerre et traite de puissance à puissance avec le congrès des États-Unis2. » À quelque temps de là, le voilà réduit au dernier degré de la misère et, après avoir possédé 150, 000 livres de rente, il est devenu économe au point de ménager une allumette pour la faire servir deux fois. « Un jour, il est, dit Grimm, l’horreur de tout Paris ; chacun, sur la parole de son voisin, le croyait coupable des plus grands crimes. »« Plongé, écrit-il lui-même, dans l’abjection et le malheur, je me faisais honte et pitié. » Le lendemain, par un coup de génie, il s’élève de ce misérable état à un degré inouï de célébrité et de fortune ; tout Paris raffole de cet homme qu’on méprisait la veille ; on l’admire, on le porte aux nues, il fixe sur lui les regards de la France et de l’Europe entière.

Je vais rappeler ici quelques traits de cette existence si curieuse. Je laisserai de côté l’auteur proprement dit et je ne ferai point de critique littéraire. Beaumarchais lui-même m’y autorise. « Je ne suis pas auteur, dit-il dans une de ses préfaces avec une modestie excessive ; je n’ai pas eu le temps de le devenir, ayant toujours été trop sérieusement occupé. » Cette occupation sérieuse était de faire fortune, et Beaumarchais avait trop de sens pour attendre ce résultat de la littérature. Je montrerai par quelles industries il fit fortune. Je m’attacherai particulièrement à un épisode fantastique qu’on pourrait détacher du reste de sa vie sous ce titre : les Aventures de Figaro en Allemagne. Feu M. de Loménie, l’exact et amusant biographe de Beaumarchais, a raconté très imparfaitement cet épisode parce qu’il ne connaissait pas certaines publications allemandes qui n’ont vu le jour qu’après la première édition de son excellent ouvrage. Absorbé dans les dernières années de sa vie par son grand travail sur les Mirabeau, il n’a pas eu le temps de récrire cette partie de l’histoire de Beaumarchais à la lumière des documents venus d’Allemagne ; il reste donc dans le livre de M. de Loménie un chapitre au moins à refaire et peut-être quelques conclusions à modifier.

Fils d’un horloger, Beaumarchais appliqua d’abord à l’horlogerie son génie inventif. À vingt ans, il avait découvert le secret d’un nouvel échappement pour les montres. Un horloger célèbre du temps, Lepaute, lui contesta sa découverte ; Beaumarchais porta le procès devant l’Académie des sciences et le gagna. Ce succès lui donna d’emblée une assez grande notoriété. Dès lors, il prend le titre d’horloger du roi ; il a ses entrées à Versailles comme fournisseur de la cour ; il fabrique pour Mme de Pompadour une montre de bague et pour Mme Victoire une pendule à deux cadrans.

Les filles de Louis XV aimaient la musique. Elles apprirent que le jeune horloger savait jouer avec un talent peu commun d’un instrument alors fort à la mode, et qu’il avait perfectionné lui-même comme le mécanisme des montres. Cet instrument était la harpe ; sa nouveauté en France fut sans doute ce qui séduisit Beaumarchais, épris d’innovations en toutes choses. Mesdames eurent la curiosité de l’entendre ; il sut leur plaire, et elles voulurent prendre des leçons de lui. Peu à peu il devint l’organisateur et le principal virtuose d’un concert de famille que les princesses donnaient chaque semaine, auquel assistaient d’ordinaire le roi, le dauphin la reine Marie Leczinska, et où n’étaient admis qu’un très petit nombre d’intimes.

Le mariage de Beaumarchais avec la veuve d’un contrôleur de la bouche lui procura cette charge, qui consistait à servir la table du roi, l’épée au côté, et à poser les plats devant Sa Majesté. Puis il acheta, moyennant 85, 000 francs, la charge plus noble de secrétaire du roi, acquisition qui lui donna le droit de changer son nom patronymique de Caron et de se faire appeler M. de Beaumarchais. « Ma noblesse, disait-il plus tard avec une arrogance comique, ma noblesse est bien à moi, en bon parchemin scellé du grand sceau de cire jaune. Elle n’est pas comme celle de beaucoup de gens, incertaine et sur parole, et personne n’oserait me la disputer, car j’en ai la quittance ! »

La fortune insolente de Beaumarchais lui fit beaucoup d’ennemis. Sa première femme étant morte moins d’un an après son mariage, il en prit une autre qui mourut aussi. Elles étaient riches toutes deux ; on insinua qu’il les avait empoisonnées. Beaumarchais fut obligé de se justifier publiquement, d’en appeler au témoignage des neuf médecins, quatre pour la première et cinq pour la seconde, qui avaient tué… je veux dire soigné les deux malheureuses, et d’établir que la mort de l’une et de l’autre, loin de l’enrichir, l’avait ruiné.

Beaumarchais, étant bien en cour, eut l’occasion de rendre au financier Pâris-Duverney un important service ; Duverney, reconnaissant, l’initia aux affaires et le mit dans plusieurs entreprises. Il y eut ainsi entre le vieux financier et Beaumarchais un mouvement de fonds assez considérable qui n’avait jamais été réglé par un compte définitif. Duverney mourut, laissant un acte par lequel il déclarait Beaumarchais quitte de toutes dettes envers lui, reconnaissait lui devoir la somme de 15, 000 francs payable à sa volonté et s’obligeait à lui prêter, pendant huit ans, sans intérêt, une somme de 75, 000 francs. Le légataire universel de Pâris-Duverney était un de ses petits-neveux, le comte de La Blache, qui se voyait héritier d’une fortune d’environ 1, 500, 000 francs. Cet homme haïssait Beaumarchais. Quand celui-ci se présenta comme créancier, M. de La Blache répondit qu’il ne reconnaissait point la signature de son oncle, qu’il considérait l’acte comme entaché de dol et de fraude et que Beaumarchais, bien loin de jouir d’une créance de 15, 000 francs, était grevé, au contraire, d’une dette de 139, 000 livres. Il y eut un procès, gagné par Beaumarchais en première instance, mais immédiatement poursuivi en appel avec un acharnement furieux par le comte de La Blache.

Sur ces entrefaites, Beaumarchais eut une querelle avec un personnage grotesque et brutal qui s’appelait le duc de Chaulnes. On enferma le duc au château de Vincennes ; il avait tous les torts. Puis on enferma Beaumarchais au Fort-l’Évêque, pour la symétrie. Le comte de La Blache profita de cet emprisonnement de son adversaire pour mener vivement l’affaire du procès ; il fit si bien qu’il gagna sa cause. Beaumarchais fut condamné à payer les dettes annulées par l’acte du testateur, les intérêts de cet argent depuis cinq ans et les frais du procès. En attendant, on saisit ses meubles, ses biens et tous ses revenus.

Voilà Beaumarchais au plus bas de la roue ; mais tout à coup il se relève, vainqueur d’un parlement, favori d’une nation, et ce qui fit son salut et son triomphe, c’est un nouveau procès, plus terrible encore, qui semblait destiné à achever sa ruine.

Prisonnier au Fort-l’Évêque pendant que son procès contre le comte de La Blache s’instruisait en appel, Beaumarchais avait obtenu, aux approches du jugement, la permission de sortir pendant la journée pour aller, selon l’usage, solliciter ses juges. L’affaire devait être décidée au parlement (le parlement Maupeou) sur le rapport d’un conseiller nommé Goëzman. Après avoir vainement frappé à la porte de ce magistrat, le solliciteur apprit que le seul moyen d’obtenir des audiences, c’était de faire un cadeau à sa femme. Un libraire chez qui MmeGoëzman allait fréquemment servit d’intermédiaire et demanda pour elle deux cents louis. Beaumarchais en donna cent, plus une montre enrichie de diamants d’une valeur égale. Mme Goëzman ayant encore exigé quinze louis, destinés, disait-elle, au secrétaire de son mari, les quinze louis furent envoyés. Il était convenu que, si Beaumarchais perdait son procès, tout ce qu’il donnait lui serait restitué, à l’exception des quinze louis, acquis, dans tous les cas, au secrétaire. Dès le lendemain, Beaumarchais obtint une audience du rapporteur Goëzman ; mais, deux jours après, ce juge conclut contre lui, et il perdit son procès. Mme Goëzman s’exécuta : elle rendit les cent louis et la montre ; Beaumarchais, se conformant de son côté à la convention, ne réclama pas d’abord les quinze louis, pourboire du secrétaire ; mais il eut la curiosité de savoir s’ils étaient allés à leur adresse, et il apprit qu’ils étaient restés dans la poche de Mme Goëzman. Irrité de ce manque de foi, il écrivit alors à cette dame pour les lui redemander ; la femme du juge, « obligée d’avouer le détournement des quinze louis en les restituant, ou de nier qu’elle les eût reçus, prit ce dernier parti : elle déclara hautement qu’on lui avait offert de la part de Beaumarchais des présents dans l’intention de gagner le suffrage de son mari, mais qu’elle avait repoussé cette offre criminelle. Goëzman intervint et dénonça Beaumarchais au parlement comme coupable d’avoir calomnié la femme d’un juge après avoir tenté vainement de la corrompre et de corrompre par elle son mari.3 »

Voilà le procès, et tel est le sujet des quatre mémoires célèbres que Beaumarchais écrivit contre les époux Goëzman. Ils eurent un succès inouï en France et dans toute l’Europe. Voltaire en était ravi ; Horace Walpole, en Angleterre était partagé entre le plaisir que lui causait l’esprit de l’écrivain et l’indignation qu’il éprouvait contre les mœurs judiciaires de notre pays. Gœthe, à Francfort, lisait à haute voix dans un cercle d’amis la grande nouveauté du jour et transformait en pièce de théâtre l’épisode dramatique de Clavijo, extrait du quatrième mémoire. À Paris, l’impression fut naturellement plus forte encore, et telle était, nous dit M. de Loménie, la légèreté des esprits dans les régions officielles, que Louis XV lui-même s’amusa de cet ouvrage. Mme Du Barry en riait à cœur joie ; elle faisait jouer chez elle des proverbes où l’on mettait en scène la confrontation de Mme Goëzman et de Beaumarchais.

Le parlement Maupeou, seul, ne riait pas. Par arrêt du 26 février 1774, il condamna les deux parties, espérant ainsi satisfaire et l’opinion publique et sa propre rancune. La sentence prononcée contre Beaumarchais fut la destruction de ses mémoires par la main du bourreau, et pour lui-même le blâme, peine très grave, infamante, entraînant l’exclusion de toute fonction publique. Le condamné devait se mettre à genoux, tête nue, en présence de la Cour, et entendre le président lui dire : « La cour te blâme et te déclare infâme. » Les juges, conspués par la foule au sortir du Palais, n’osèrent pas faire exécuter la partie matérielle de la sentence ; mais la peine elle-même subsistait avec les incapacités qu’elle entraîne encore aujourd’hui sous le nom de dégradation civique. Le lendemain, la ville et la cour se faisaient inscrire chez Beaumarchais. Le prince de Conti et le duc de Chartres l’invitèrent à souper, et, comme l’ivresse de ce triomphe commençait à exalter outre mesure une tête naturellement insolente, le lieutenant général de police, M. de Sartines, ami de Beaumarchais, lui dit à l’oreille : « Ce n’est pas tout d’être blâmé, il faut encore être modeste. » Il ajouta : « Le roi désire que vous ne publiiez plus rien. »

Beaumarchais avait beau triompher dans l’opinion publique, la condamnation qui le frappait était grave, et, chose plus grave encore, il était ruiné. Obtenir sa réhabilitation, refaire sa fortune, tel est désormais le problème urgent qui irrite et qui aiguise l’esprit d’intrigue de Figaro.

Par l’entremise d’un valet de chambre de la cour, il offrit à Louis XV ses services particuliers. Le vieux roi, entendant dire que Beaumarchais était un homme fort habile, eut l’idée de l’employer comme agent secret dans une affaire délicate qui l’intéressait personnellement. « Ses affaires à lui, dit-il, pourront s’en trouver bien. » On renvoya en Angleterre. Il s’agissait d’acheter à un drôle qui vivait de chantage à Londres le manuscrit d’un libelle infamant dont il menaçait Mme Du Barry. Beaumarchais réussit dans cette mission. Mais quand il revint à Versailles, Louis XV était mourant. Fâcheux contretemps pour notre négociateur ; cette mort lui faisait perdre tout le fruit du succès de son opération.

Louis XVI monta sur le trône en mai 1774. Dès le mois de juin, Beaumarchais signalait au lieutenant général de police, M. de Sartines, un dangereux pamphlet politique sur le point de paraître à Londres et à Amsterdam. Ce factum était intitulé : Avis à la branche espagnole sur ses droits à la couronne de France à défaut d’héritiers. On y attaquait avec beaucoup de violence plusieurs personnages du gouvernement français, M. de Sartines entre autres ; la reine était l’objet des principales et des plus grossières invectives. Le nom de l’auteur était un mystère. L’éditeur était un certain juif italien, Guillaume Angelucci, né à Venise, qui gardait soigneusement l’incognito et prenait en Angleterre le nom de William Hatkinson. Beaumarchais sollicita et obtint la mission secrète d’arrêter la publication du libelle.

Avant de partir pour Londres, il demanda un ordre écrit de la main du roi, qui lui fut refusé. À peine arrivé, il revint à la charge avec insistance et avec emphase : « Ce nom sacré sera regardé par moi comme les Israélites envisageaient le nom suprême de Jéhova, dont ils n’osaient proférer les syllabes que dans le cas de suprême nécessité… » Il échoua encore. Alors il représenta vivement à Sartines que le crédit et la réputation du ministre de la police étaient intéressés à la suppression du libelle, protestant que sans l’autographe royal il ne pouvait rien faire. Louis XVI, de guerre lasse, finit par céder. Il copia de sa main le modèle d’un ordre rédigé par Beaumarchais lui-même et conçu en ces termes :

Le sieur de Beaumarchais, chargé de mes ordres secrets, partira pour sa destination le plus tôt qu’il lui sera passible ; la discrétion et la vivacité qu’il mettra dans leur exécution sont la preuve la plus agréable qu’il puisse me donner de son zèle pour mon service.

Marly, le 10 juillet 1774,

Louis.

À la date du 10 juillet, on ne pouvait plus dire : « Beaumarchais partira », puisque Beaumarchais était déjà parti depuis quatorze jours ; mais il avait rédigé lui-même le modèle avant son départ, et Louis XVI, bonhomme, copiait. Au comble de ses vœux, Beaumarchais adressa au roi cette dépêche enthousiaste :

Un amant porte à son col le portrait de sa maîtresse, un avare y attache ses clefs, un dévot son reliquaire ; moi, j’ai fait faire une boîte d’or ovale, grande et plate, en forme de lentille, dans laquelle j’ai enfermé l’ordre de Votre Majesté, que j’ai suspendu à mon col avec une chaînette d’or, comme la chose la plus nécessaire à mon travail et la plus précieuse pour moi.

En un tour de main, l’affaire anglaise fut terminée. Le juif Angelucci, moyennant 1, 400 livres sterling, environ 35, 000 francs, consentit à ne rien publier. L’édition de Londres fut brûlée avec le manuscrit. Restait celle d’Amsterdam. Les deux contractants se rendirent ensemble dans cette ville pour y détruire aussi l’édition hollandaise. Cela fait, et le juif ayant pris par écrit les plus beaux engagements du monde, Figaro se promenait en touriste dans les rues d’Amsterdam, quand tout à coup il apprend que son Italien est un fourbe. Le traître s’est enfui avec un exemplaire soustrait aux recherches qu’il va faire imprimer à Nuremberg. Beaumarchais bondit ; il écrit à M. de Sartines :

Je suis comme un lion ! Je n’ai plus d’argent, mais j’ai des diamants, des bijoux : je vais tout vendre, et, la rage dans le cœur, je vais recommencer à postillonner… Je ne sais pas l’allemand, les chemins que je vais prendre me sont inconnus, mais je viens de me procurer une bonne carte, et je vois déjà que je vais à Nimègue, à Clèves, à Dusseldorf, à Cologne, à Francfort, à Mayence et enfin à Nuremberg. J’irai jour et nuit, si je ne tombe pas de fatigue en chemin. Malheur à l’abominable homme qui me force à faire 300 ou 400 lieues de plus, quand je croyais m’aller reposer ! Si je le trouve en chemin, je le dépouille de ses papiers et je le tue, pour prix des chagrins et des peines qu’il me cause.

Il est parti et déjà loin. Il voyage sous le pseudonyme de « M. de Ronac » (anagramme de Caron, le nom de son père), avec un domestique anglais qui sait l’allemand et qu’il a eu soin d’attacher à sa personne lorsqu’il était à Londres. Le 14 août, il avait dépassé Francfort ; il avait pris au relai de Langenfeld des chevaux et un postillon, et il roulait vers Nuremberg. Que se passa-t-il le 14 août dans le Leichtenholtz, petite forêt de sapins près de Neustadt ? Il s’y est passé quelque chose, mais quoi ? Deux témoins ont parlé : Beaumarchais et le postillon ; nous les écouterons l’un après l’autre.

Le lendemain du 14, Beaumarchais écrivait à ses amis de France que la veille, sur les trois heures après midi, passant en chaise avec un postillon et son domestique dans une petite forêt de sapins près de Neustadt, à quelque cinq lieues de Nuremberg, il eut besoin de descendre un instant, et sa chaise continua d’avancer au pas. Après une courte pause, il se mettait en marche pour la rejoindre, lorsqu’il se vit attaqué par un brigand armé d’un long couteau, qui lui demanda la bourse ou la vie. Au lieu de sa bourse, il tire son pistolet et, tenant l’assassin en respect, recule jusqu’à un gros sapin qu’il tourne lestement ; puis il en gagne un second, un troisième, toujours à reculons, les tournant à mesure qu’il y arrivait, et le pistolet toujours braqué sur l’ennemi. Il espérait par cette manœuvre atteindre la lisière du bois, lorsqu’un second adversaire survint. C’était « un grand coquin en veste bleue sans manches, portant son habit sur son bras », qui accourait vers lui par derrière. Dans ce péril croissant, il pensa que le plus sûr était de se défaire de l’homme au poignard pour marcher ensuite à l’autre brigand. Courant donc au premier voleur, il fit feu sur lui de son pistolet, qui rata. L’homme, sentant son avantage, se précipita contre lui, et, avant qu’il l’eût joint, le second voleur, arrivant par derrière, l’avait déjà saisi à l’épaule et renversé. Alors le premier le frappa de son long couteau de toute sa force au milieu de la poitrine.

C’était fait de moi ; mais, pour vous donner une juste idée de la combinaison d’incidents à qui je dois la joie de pouvoir encore vous écrire, il faut que vous sachiez que je porte sur ma poitrine une boîte d’or, renfermant un papier si précieux pour moi, que sans lui je ne voyagerais pas… Au lieu de me crever le cœur, le couteau a glissé sur le métal ; puis, m’éraflant la haute poitrine, il m’est venu percer le menton en dessous et sortir par le bas de ma joue droite… Je ne suis pas mort, dis-je en me relevant avec force. Je m’élance sur l’homme comme un tigre, et, saisissant son poignet, je veux lui arracher son long couteau, qu’il retire avec force, ce qui me coupe jusqu’à l’os toute la paume de la main gauche, dans la partie charnue du pouce. Mais l’effort qu’il fait en retirant son bras, joint à celui que je faisais moi-même en avant sur lui, le renverse à son tour ; un grand coup de talon de ma botte lui fait lâcher le poignard, que je ramasse en lui sautant à deux genoux sur l’estomac ; en même temps, je l’aveuglais par le sang qui me ruisselait du visage… Le second bandit, me voyant prêt à tuer son camarade, s’enfuit à toutes jambes.

Beaumarchais voulait garrotter l’homme qu’il avait terrassé et l’emmener captif dans sa chaise pour faire à Nuremberg une entrée triomphale. Déjà il avait coupé avec son couteau la ceinture de chamois que portait le brigand, et il se préparait à lui lier les mains, quand il vit revenir de loin l’autre bandit, accompagné de quelques scélérats de son espèce. Furieux d’être obligé d’abandonner sa proie, il frappa violemment du bout de son pistolet la bouche du voleur agenouillé, qui se mit à saigner comme un bœuf, ayant la mâchoire enfoncée et plusieurs dents cassées par la force du coup.

Cependant le postillon, inquiet de l’absence prolongée de son voyageur, était rentré dans la forêt pour le chercher. Il sonna du petit cor que les postillons allemands portent en bandoulière ; à ce bruit, tous les malfaiteurs prirent la fuite. Beaumarchais put se retirer la vie sauve et la bourse intacte. Mais dans quel état il est, le pauvre homme ! Outre les effroyables blessures dont on a vu la description, il a une douleur si aiguë dans le creux de l’estomac, chaque fois que son diaphragme se soulève pour l’aspiration, que cela le plie en deux. Il crache le sang ; l’effort de la toux sépare les lèvres de la blessure de son menton, qui saigne et lui fait grand mal. Sa gaieté cependant ne l’abandonne pas :

Désormais il faudra changer mon appellation, et, au lieu de dire Beaumarchais le Blâmé, l’on me nommera Beaumarchais le Balafré. Balafre, mes amis, qui ne laissera pas de nuire à mes succès aphrodisiaques !… J’ai l’air d’un masque avec ma balafre, mes béguins, ma main pote et enveloppée. Ajoutez que je grimace comme un supplicié toutes les fois que j’aspire ; ce qui compose environ quarante grimaces par minute… Allez, allez dans tous les domiciles mâles et femelles de ma connaissance, et, après avoir commencé par assurer que je suis bien en vie, lisez ce que vous voudrez de ma lettre.

Cette lettre, que tout le monde peut lire dans les œuvres de Beaumarchais, est datée du 15 août 1774, dans un bateau sur le Danube, auprès de Ratisbonne. J’en ai vu le manuscrit aux archives de la Comédie-Française. Il est d’une main très ferme, d’une écriture superbe ; d’assez nombreuses ratures attestent le soin apporté au style.

Avant d’entendre la déposition du postillon sur les événements du Leichtenholtz, laissons Beaumarchais achever la sienne. Car il n’a pas tout dit à ses amis de France ; on comprend qu’honoré d’une mission secrète de Louis XVI, il se crût obligé dans ses lettres à certaines réticences. Il résulte des rapports divers qu’il fit en Allemagne et en Autriche que, voyageant en chaise de poste, il aperçut à l’entrée de la forêt de Neustadt le juif Angelucci trottant sur un petit cheval. Au bruit de la voiture, le cavalier se retourne, et, reconnaissant l’homme auquel il a fait faire un marché de dupe, il se jette hors de la route dans le bois. Figaro saute de sa chaise et le poursuit le pistolet au poing. Il a bientôt rattrapé son voleur que les arbres gênent dans sa course ; il le saisit par sa botte, le jette à bas de son cheval, le fouille et découvre au fond de sa valise l’exemplaire frauduleusement échappé à la destruction du libelle. L’argent du marché s’y trouve aussi. Maître de tout, il fait grâce à son ennemi de la vie, consent même sur sa prière à lui laisser quelques billets de banque et s’éloigne pour regagner sa chaise de poste. Mais, avant qu’il fût hors du bois, le cavalier, remonté sur son cheval, et un autre brigand l’avaient attaqué. Les incidents de la lutte ressemblent assez à ce que nous avons lu tout à l’heure, avec cette différence principale que Beaumarchais, parlant à des personnes présentes, insiste moins sur l’horreur de ses blessures que lorsqu’il écrit à des correspondants qui sont à six cents lieues. Une chose admirable, c’est la précision minutieuse avec laquelle il donne le signalement des deux assassins contre lesquels il a défendu sa vie :

L’un, armé d’un couteau à gaine, est de taille d’environ cinq pieds deux pouces, grêle de corps, visage maigre et long, nez aquilin, les yeux grands, noirs et funestes, le teint très jaune. Il porte des cheveux noirs sous une perruque blonde et ronde. Il a une redingote anglaise bleue, à boutons de cuivre, une veste rouge, une culotte de peau et des bottines ; en général, l’air et la tournure d’un juif. Son camarade, en l’appelant, l’a nommé Angelucci. Il a un petit cheval bai brun avec une marque blanche tout le long de la tête. — Le second est grand, a une veste grise sans manches ; il portait un habit bleu sur son bras et un grand chapeau sans bordure. Il a le teint assez blanc, est blond de poil, et le visage plein.

« M. de Ronac », c’est-à-dire Beaumarchais, fit sa première déposition le 15 août devant un officier de l’administration supérieure de la poste, à Nuremberg, dans l’auberge du Coq-Rouge, où nous savons par un procès-verbal authentique qu’il était descendu la veille au soir, blessé au visage et à la main, les habits tachés de sang, et dans un tel état d’exaltation et de fièvre que l’aubergiste le prit pour un fou.

Sa déposition faite, il part en toute hâte, et où va-t-il ? À Vienne, « porter plainte à la cour. » Il prend le bateau du Danube, parce que « les élancements de ses blessures », comme il récrit à ses amis, le mettent absolument hors d’état de supporter « le cahotement de la poste. » Mais quelle rapidité de mouvements pour un homme qu’on vient d’assassiner ! Il ne s’est point arrêté à Neustadt, petite ville toute proche du théâtre du crime, où un chirurgien serait venu à son secours et où il aurait pu porter plainte beaucoup plus utilement qu’à Nuremberg et surtout qu’à la cour impériale d’Autriche. À Nuremberg, il refuse aussi l’assistance des hommes de l’art ; l’aubergiste du Coq-Rouge, le voyant saigner, offre d’aller quérir un médecin ; Figaro s’y oppose, se contente de taffetas d’Angleterre, qu’il s’applique sur le menton, fait sa déposition avec une fiévreuse impatience et poursuit son voyage. Le même jour, le voilà sur le Danube. Tout à l’heure nous le retrouverons dans le palais de Marie-Thérèse. Pendant qu’il descend le fleuve en bateau et qu’il écrit à ses amis de France, faisons causer le postillon.

Ce bonhomme n’a pas attendu qu’on l’interrogeât. Le soir même du 14, plusieurs heures avant que Beaumarchais fit sa déposition à Nuremberg, il a fait seul et spontanément la sienne à Neustadt. Il n’est pas allé lui-même jusqu’à Nuremberg ; son parcours ne s’étend que de Langenfeld à Emskirchen ; c’est à ce dernier relais qu’il a quitté « M. de Ronac ». Il s’en retourne à Langenfeld et pense aux événements de la journée. Jamais il n’a conduit de voyageur aussi excentrique que cet étranger qu’il prend pour un Anglais. L’honnête garçon vient d’être témoin de choses extraordinaires et suspectes ; il se demande ce que cela veut dire, il craint ce qui peut en résulter. Son propre intérêt se trouve en jeu jusqu’à un certain point, car la bonne réputation de la route sur laquelle il fait son métier de postillon tous les jours de l’année lui paraît courir quelque péril. Bref, en repassant à Neustadt, il alla faire sa déclaration aux autorités de la ville, qui dressèrent le procès-verbal suivant. M. de Loménie n’a point connu ce document capital, ou du moins l’a connu trop tard.

 

Comparaît devant l’officier du bailliage le postillon Dratz, attaché à la station de Langenfeld, revenant présentement d’Emskirchen, lequel dépose :

Il a conduit cette après-midi à Emskirchen un voyageur qu’il ne peut nommer et que l’on a pu voir passer ici vers quatre heures ; c’est un Anglais ne sachant pas un mot d’allemand, voyageant dans une voiture particulière, à deux roues, accompagné d’un domestique qui parle allemand ; il ne sait si ce monsieur est bien sain d’esprit, ni ce qu’il avait, mais il croit ne pouvoir se dispenser de faire connaître ce qui lui est arrivé avec ce voyageur.

De l’autre côté de Diebach, le déposant, en se retournant, a remarqué que son voyageur s’est levé pour prendre dans le coffre de la banquette quelque chose comme une trousse de toilette, d’où il a tiré un miroir et un rasoir que le déposant a parfaitement observés, parce qu’il a ralenti sa marche jusqu’à ce que le voyageur se fût remis en place. Il a trouvé étrange que celui-ci voulût se raser chemin faisant.

Dans le bois dit Leichtenholtz, le voyageur a fait arrêter, est descendu tenant un jonc d’Espagne à la main et s’est enfoncé dans l’intérieur du bois, faisant dire au déposant, par son domestique, de continuer son chemin.

Lui, déposant, voulait s’arrêter aussitôt ; mais le domestique lui enjoignit de continuer, ce qu’il a fait au petit pas, jusque vers l’extrémité du Leichtenholtz, et, le voyageur ne revenant pas, ils ont attendu là près d’une demi-heure, le domestique et lui. Sur ces entrefaites, il passa devant eux, traversant la route, trois compagnons charpentiers avec leurs haches sur l’épaule et leurs bagages sur le dos ; puis, bientôt après, le voyageur revint la main enveloppée dans un mouchoir blanc ; il dit à son domestique, ainsi que celui-ci l’a répété en allemand à lui déposant, qu’il avait vu des brigands ; mais rien ne lui manquait, et le déposant n’a remarqué ni à sa main ni sur sa personne rien qui indiquât qu’il lui lût arrivé quelque chose ; aussi, lui, déposant, répondit-il au domestique que peut-être son maître avait vu les compagnons charpeiitiers et les avait pris pour des brigands. Le voyageur avait repris sa place et ordonné de marcher.

En traversant la ville, un peu au-dessus de l’hôpital, le voyageur avait fait baisser la glace de la voiture, et par son ouverture le déposant avait remarqué que le mouchoir blanc qui enveloppait la main du voyageur était taché de sang, qu’il y en avait aussi un peu au côté gauche de son cou et à sa cravate, et, lui ayant demandé ce que c’était, celui-ci avait répondu qu’on avait tiré sur lui. Le déposant avait voulu aussitôt revenir ici, au bailliage, pour que le voyageur y fît sa déposition, mais celui-ci ne l’avait pas permis et lui avait ordonné de pousser jusqu’à Emskirchen. Là, le voyageur avait aussi déclaré au maître de poste qu’il avait été attaqué par des brigands, mais sans vouloir montrer ses blessures ni faire sa déclaration, et, au contraire, il était parti en toute hâte pour Nuremberg.

Le déposant n’ayant rien vu ni remarqué qui pût faire croire à la présence de malfaiteurs, encore moins entendu un coup de feu, il lui semblait que le voyageur avait dû se faire lui-même ses blessures à l’aide du rasoir qu’il avait pris avec lui chemin faisant, et qu’il pourrait faire du tapage à Nuremberg de manière à décrier cette route-ci et à faire courir le bruit qu’elle n’était pas sûre, puisqu’on y attaquait ainsi les voyageurs en plein jour.

Il avait pensé, en conséquence, qu’il ne devait pas laisser ignorer ces faits aux autorités de Neustadt4.

 

Cependant Beaumarcliais était arrivé à Vienne. À peine débarqué, il sollicita de l’impératrice une audience secrète :

Madame,

Du fond occidental de l’Europe, j’ai couru nuit et jour pour venir communiquer à Votre Majesté des choses qui intéressent son bonheur et son repos. Votre Majesté jugera combien il est intéressant de ne pas perdre un instant pour m’entendre, lorsqu’elle saura que, quoique j’aie été lâchement attaqué par des brigands auprès de Nuremberg, outrageusement blessé par eux et souffrant horriblement, je ne me suis pas arrêté une minute, et que je n’ai pris le Danube pour descendre à Vienne que lorsque l’excès de mes douleurs m’a mis hors d’état de soutenir le cahotement de la poste dans ma chaise. Si Votre Majesté prenait par hasard cette lettre d’un inconnu pour le délire d’un homme blessé que la fièvre travaille, je la supplie en grâce de m’envoyer promptement quelqu’un qui soit honoré de sa plus intime confiance. Je ne m’ouvrirai pas à lui, parce que je ne dois le faire qu’à Votre Majesté seule, mais je lui en dirai assez pour me faire obtenir de vous, madame, une audience particulière et secrète, dont ni vos ministres ni notre ambassadeur ne doivent avoir aucune connaissance.

La lettre était signée « de Ronac, Vienne, ce 20 août 1774. » L’adresse portait : « Lettre pour Sa Majesté l’impératrice reine, exclusivement à toute autre personne, et que Sa Majesté est suppliée de vouloir bien lire seule. » Elle fut effectivement remise en mains propres à Marie-Thérèse par l’intermédiaire de son secrétaire, le baron de Neny.

L’impératrice transmit la lettre de « M. de Ronac » au comte de Seilern, président de la régence, en le priant de voir de quoi il s’agissait. Le comte manda chez lui l’étranger, qui se rendit à l’invitation, mais après s’être fait un peu attendre ; car il s’était trouvé, dit-il, extrêmement incommodé toute la nuit d’un crachement de sang, mal auquel il était sujet depuis sa rencontre avec des brigands dans une forêt d’Allemagne. Il apprit sommairement à M. de Seilern l’aventure du Leichtenholtz, comment il avait soutenu seul l’effort de deux assassins, et comment le coup de couteau qui devait infailliblement le tuer avait frappé par miracle un médaillon d’or suspendu sur sa poitrine. Il exhibe cette pièce de conviction, y montre la trace du coup ; puis il l’ouvre, tire l’autographe du roi, révèle son véritable nom de Beaumarchais et déclare mystérieusement au comte que l’impératrice seule doit entendre le reste de ses révélations.

Le comte de Seilern alla faire son rapport à Schœnbrunn, mit sous les yeux de l’impératrice l’autographe, que Beaumarchais lui avait confié, et Marie-Thérèse, reconnaissant la main du roi son gendre, ne fit plus aucune difficulté d’accorder l’audience demandée ; mais elle ne consentit point à la rendre secrète, et elle exigea la présence de M. de Seilern. Alors, en présence du comte, Beaumarchais raconta dans tous ses détails l’histoire que nous connaissons : le libelle, sa mission secrète, la trahison d’Angelucci et sa fuite ; comment il le poursuivit, comment il l’atteignit près de Neustadt, et enfin l’attaque des brigands. À chaque circonstance, joignant les mains de surprise, l’impératrice répétait cette question trop naturelle : « Mais, monsieur, où avez-vous pris un zèle aussi ardent pour les intérêts de mon gendre et surtout de ma fille ? » Elle parut curieuse d’entendre la lecture du pamphlet. Cette lecture, avec les commentaires dont elle fut accompagnée, dura plusieurs heures. Finalement, Marie-Thérèse congédia son visiteur exalté et fiévreux à peu près comme on met à la porte Basile dans le Barbier : « Allez vous mettre au lit, lui dit-elle ; faites-vous saigner promptement. » Mais elle lui demanda de laisser le pamphlet à sa disposition pour une couple de jours.

Le prince de Kaunitz était à cette époque chancelier de l’empire. Le pamphlet lui fut remis par ordre de l’impératrice, avec une note du comte de Seilern sur l’entretien auquel il avait assisté. Au premier coup d’oeil jeté sur ces documents, le prince aperçut plusieurs choses suspectes. D’abord l’agent secret de Louis XVI a été d’une maladresse incroyable dans l’accomplissement de sa mission. On l’a chargé d’acheter à un libelliste le retrait de son libelle : le seul contrat qu’on puisse utilement passer avec un individu de cette espèce, c’est une rente viagère, toujours prête à être supprimée au cas d’une trahison qu’on doit toujours craindre. Au lieu de cela, que fait le négociateur ? Il paye comptant au juif une somme ronde de 1, 400 livres sterling. Autant valait jeter cet argent par les fenêtres. Le lendemain, tout est à recommencer. Naturellement, le juif a sauvé un exemplaire de la destruction. Il fuit ; Beaumarchais le rattrape et une seconde fois lâche Angelucci sans prendre aucune garantie. Avant toute chose, il ne fallait point brûler le manuscrit. Quant à l’histoire des brigands, passons ; on demandera des renseignements à Nuremberg et à Neustadt. Maladroit, l’agent du roi de France est, en outre, infidèle. Qu’est-il venu faire à Vienne ? Dans quel intérêt, outrepassant ses instructions, a-t-il indiscrètement communiqué à la mère de Marie-Antoinette un écrit injurieux où l’on attaque grossièrement sa fille ? Passant à l’examen du pamphlet, le prince de Kaunitz y découvrit de quoi confirmer ses soupçons. L’auteur y mentionnait l’inoculation de Louis XVI comme un fait accompli, comme une opération ayant eu son effet ; or, le roi avait été inoculé le 18 juin. Le 27, Marie-Antoinette écrivait à sa mère : « Avant-hier au soir, l’éruption s’est décidée, lesboutons ont paru, le roi en a au nez de fort remarquables. » À la date du 18, Beaumarchais avait déjà signalé à Sartines l’apparition prochaine du pamphlet et lui en avait mis quelques passages sous les yeux. Il partit pour Londres le 26. C’est le 25 au soir que l’éruption s’est déclarée. L’agent chargé de la destruction du pamphlet est donc arrivé à Londres avec la nouvelle : comment se fait-il que le pamphlet la reproduise ? Une chose enfin qui surprenait le prince de Kaunitz, c’est le don merveilleux qu’avait Beaumarchais d’escamoter les distances ; avec quelle prestesse maître Figaro ne venait-il pas de faire le voyage de Paris à Vienne, une affaire épineuse sur les bras ; parcourant l’Angleterre, la Hollande, l’Allemagne ; visitant Amsterdam en touriste ; attaqué par des brigands en Bavière et partout supérieur aux événements ; se moquant des sots, bravant les méchants et faisant la barbe à tout le monde ; arrivé enfin en moins de deux mois dans la capitale de l’Autriche et prêt à servir Marie-Thérèse en tout ce qu’il lui plaira d’ordonner ! Cette incroyable célérité paraissait aux yeux du prince plus grande encore qu’elle ne l’était réellement, parce que l’ordre autographe de Louis XVI, arraché à sa faiblesse après de longs efforts et copié sur un modèle antérieur au départ de Beaumarchais, disait, à la date du 10 juillet : « Le sieur de Beaumarchais partira », quand il était parti depuis quatorze jours.

La conclusion du prince de Kaunitz fut très nette : le 22 août, à neuf heures du soir, huit grenadiers, baïonnette au fusil, et deux officiers, l’épée nue, entrèrent dans la chambre de Beaumarchais, où ils demeurèrent vingt-six jours. Pendant ce temps, le prince prit des informations sur l’affaire du Leichtenholtz ; on lui envoya les procès-verbaux dressés à Neustadt et à Nuremberg le 14 et le 15 août. Suffisamment édifié par ces documents, le prince de Kaunitg écrivit à l’ambassadeur d’Autriche à Paris pour lui faire part de ses soupçons changés en certitude. L’attaque des brigands était, à n’en point douter, une fable inventée par l’agent secret du roi de France, afin de se rendre intéressant et de se prévaloir de la manière dont il accomplissait une mission aussi pleine de difficultés et de périls. Une des preuves, aux yeux du prince, de la fausseté de ce récit, c’était le signalement exact et minutieux des brigands consigné au procès-verbal de Nuremberg. Cette abondance de détails précis est un vieux truc de conteur qui veut rendre son conte plus croyable ; mais ici le truc est maladroit : comment un homme pressé par deux assassins et défendant sa vie peut-il voir et se rappeler que l’un, monté sur un petit cheval bai brun avec une marque blanche à la tête, est d’une taille d’environ cinq pieds deux pouces, porte des cheveux noirs sous une perruque blonde, une redingote anglaise bleue à boutons de cuivre, une veste rouge, une culotte de peau et des bottines, tandis que l’autre a une veste grise sans manches, un habit bleu sur son bras et un grand chapeau sans bordure ? Le prince de Kaunitz ne doutait pas que Beaumarchais ne fût homme à s’être fait lui-même quelques estafilades peu profondes à l’aide de son rasoir. Mais il allait plus loin et le soupçonnait d’être l’auteur du libelle. L’existence d’Angelucci Guillaume (singulier prénom chez un juif !) n’est, disait-il, rien moins que prouvée. En conséquence, l’ambassadeur d’Autriche était invité par son gouvernement à présenter au roi ou à M. de Sartines un exposé de toute cette affaire. C’est dans un sentiment de respect pour le roi de France, devait-il dire bien haut, qu’on a cru devoir se résoudre à l’arrestation provisoire de son agent secret ; nous ne voulons, d’ailleurs, que faire le bon plaisir de Sa Majesté Très Chrétienne ; à elle de décider si le prisonnier sera jugé à Vienne, envoyé en France sous bonne garde ou rendu à la liberté.

C’est ce dernier parti qu’on prit à la cour de Versailles. Louis XVI adressa à l’impératrice « les plus vifs remerciements pour la pensée qu’elle avait eue de s’assurer provisoirement de la personne d’un agent que les circonstances les plus suspectes semblaient désigner comme coupable d’infidélité envers son maître ; » mais il agit comme s’il ne tenait absolument aucun compte de ces circonstances. Beaumarchais ne perdit point la faveur du roi, il ne quitta même pas son service comme agent secret, et nous le retrouvons à Londres, l’année suivante, chargé d’une nouvelle mission. Il perdit encore moins la faveur de la reine. Son nom est mentionné une fois par Marie-Antoinette, dans une lettre à sa mère datée du 16 novembre 1774. Il est probable que Marie-Thérèse avait adressé à sa fille quelque question sur son étrange visiteur de Schœnbrunn. Elle oublie d’abord d’y répondre ; elle parle avec une joie d’enfant de la surprise charmante que le roi vient de lui faire en doublant l’argent de sa cassette où il n’y avait que 96, 000 livres ; puis, tout à coup : « J’avais oublié Beaumarchais… Le roi regarde cet homme comme un fou, malgré tout son esprit, et je crois qu’il a raison. »

Quant à M. de Sartines, il avoua que, dès la première nouvelle d’une affaire avec des brigands, il avait ajouté peu de foi à cette histoire ; il reconnut que le voyage à Vienne était prémédité, selon toute apparence, et pouvait bien avoir eu pour motif l’espoir d’une récompense impériale ; il convint que l’existence du libelle lui avait été dénoncée par Beaumarchais lui-même et que c’était sur cette indication et sur son offre qu’on l’avait envoyé à Londres ; il admit enfin qu’on pouvait le soupçonner d’être l’auteur de ce pamphlet, d’autant plus qu’il n’y avait personne sur qui le soupçon pût tomber avec autant de vraisemblance, et il avoua qu’il en était lui-même tourmenté. Mais il cherchait à se rassurer par les considérations suivantes : Beaumarchais est léger, insolent, intrigant, mais il a de l’honneur. On affirme qu’il est l’auteur du libelle ; mais le libelle attaque violemment le duc de Choiseul, protecteur de Beaumarchais, tandis que son ennemi, le duc d’Aiguillon, s’y trouve traité avec égards ; pour ce qui est de l’inoculation du roi, elle n’est point mentionnée dans l’ouvrage même, mais seulement dans l’avant-propos, qui a pu être fait après l’impression du corps de l’écrit. Enfin, les conclusions du prince de Kaunitz ne sont-elles pas, en bonne logique, atteintes et convaincues d’erreur par suite de l’inexactitude bien avérée de l’une de ses prémisses ? Il a cru, d’après l’ordre autographe du roi, que son agent était parti le 10 juillet, lorsqu’il était à Londres depuis quatorze jours.

En vertu de ce raisonnement, sur la réclamation du gouvernement français, Beaumarchais fut mis en liberté le 17 septembre. Il revint immédiatement à Paris et présenta sa note au ministre du roi ; elle se montait, tous frais compris, à plus de 72, 000 livres, qui lui furent payées après quelques contestations. Le roi ne montra aucun désir de connaître le pamphlet ; Sartines n’avait aucune envie de reparler de cette affaire ; il ne fut plus question d’Angelucci. Beaumarchais eut bien le front de demander le motif de son arrestation à Vienne, mais il n’obtint que cette réponse : « Que voulez-vous, mon cher ? l’impératrice vous a pris pour un aventurier. »

Le 3 octobre, le prince de Kaunitz écrivait en français à son ambassadeur :

Je ne vous parlerai plus de cette misérable affaire du sieur Beaumarchais, parce que cela est fini, pour nous au moins, attendu le départ de ce drôle, auquel j’ai fait faire un présent de mille ducats parce que cela m’a paru digne de l’impératrice, quoique assurément ce personnage ne vaille ni la peine ni l’argent qu’il nous a coûtés… Donnez-moi des nouvelles détaillées sur la situation présente et l’avenir vraisemblable des affaires de là-bas, où tout annonce, à ce qu’il me paraît, un gouvernement pitoyable.

La petite opération lucrative que Beaumarchais avait conduite avec plus de bonheur que de prudence fut suivie, à quelque temps de là, de sa réhabilitation solennelle. Un retour de succès couronnait ses efforts, et, si j’entretenais maintenant le lecteur de ses faits et gestes durant la guerre d’Amérique, il verrait ce héros de l’intrigue, ce chevalier de toute espèce d’industries, pour la seconde fois à l’apogée de la fortune jusqu’au jour où la Révolution française, grand et terrible bouleversement qui était en partie son propre ouvrage, vint le précipiter de nouveau dans un abîme de misère. Quand Beaumarchais écrivit le Mariage de Figaro, il était riche à millions ; il possédait à Paris plusieurs immeubles. Ce gros propriétaire n’avait assurément pas l’intention de révolutionner la société. On se fera une idée assez juste de la conscience qu’il pouvait avoir lui-même de la portée de ses attaques, si l’on compare son rôle à celui de ces anciens fous de cour dont la fonction était d’amuser le maître du lieu : usant avec hardiesse de la liberté de langage qui leur était laissée, ils osaient l’avertir en le divertissant. Beaumarchais, jouant l’innocent, affecte de dire qu’il a composé son audacieuse comédie « uniquement pour amuser le roi et la reine de France. » La reine, à la bonne heure ; mais le roi ne s’en amusa pas du tout. Le Mariage de Figaro fut un des tracas de son règne, et sa conduite à l’égard de l’auteur, irrésolue, embarrassée, pleine d’emportements, de faiblesses et de repentirs, nous montre dans un petit théâtre les défauts qui faisaient le fond de sa nature et qui causèrent sa ruine. On éprouve quelque commisération à voir lutter ce pauvre Louis XVI contre un homme aussi opiniâtre et qui disait à la duchesse de Bourbon : « Quand je veux une chose, madame, j’y arrive toujours. C’est mon unique pensée, je ne fais pas un pas qui ne s’yrapporte. C’est pour moi une question de temps ; je finis par réussir, et alors je suis deux fois satisfait, et par la réussite de mon désir et par la difficulté vaincue ! »

Le Mariage de Figaro, terminé en 1778, avait été lu et reçu au Théâtre-Français à la fin de 1781. Mais en 1782 la censure interdit la représentation de cette comédie. Louis XVI, poursuivi de sollicitations en faveur de Beaumarchais, voulut juger la question par lui-même. Il se fit apporter le manuscrit. Mme Campan le lut au roi et à la reine. Elle raconte cette lecture dans ses Mémoires. Au monologue de Figaro, « dans lequel, écrit Mme Campan, l’auteur attaque diverses parties d’administration, mais particulièrement à la tirade des prisons d’État », le roi se leva avec vivacité : « C’est détestable ! s’écria-t-il ; cela ne sera jamais joué. Il faudrait détruire la Bastille pour que la représentation de cette pièce ne fût pas une inconséquence dangereuse. Cet homme se joue de tout ce qu’il faut respecter dans un gouvernement. — On ne la jouera donc point ? dit la reine. — Non, certainement, vous pouvez en être sûre. »

Mais Beaumarchais avait juré que sa pièce serait jouée. Laharpe dit que pour faire représenter Figaro il dépensa encore plus d’esprit que pour l’écrire. Le fait est qu’il manœuvra avec tant d’habileté que son ouvrage devint célèbre à Paris et en Europe longtemps avant d’être connu. Jamais homme ne posséda mieux le génie de la réclame et ce charlatanisme qui est plus nécessaire au succès que le mérite.

À partir de l’interdiction du roi, Figaro eut l’attrait du fruit défendu. L’auteur excita peu à peu la curiosité de la cour et de la ville par des lectures adroitement ménagées. « Chaque jour, écrit Mme Campan, on entendait dire : J’aiassisté ou j’assisterai à la lecture de la pièce de Beaumarchais. » La curiosité une fois bien éveillée, il eut l’art de l’irriter davantage en refusant de la satisfaire. Il fallait le prier, le supplier. La princesse de Lamballe, amie de la reine, eut toutes les peines du monde à obtenir cette faveur. Le grand-duc de Russie dut aussi la solliciter, et Grimm servit d’intermédiaire. Où l’homme n’arrive-t-il pas en faisant jouer les ressorts de la vanité féminine ? L’impératrice Catherine II offrit à Beaumarchais de faire représenter en Russie la pièce qu’on interdisait en France !

Tant d’adresse, tant de persévérance ne pouvaient manquer de réussir. En juin 1783, les acteurs de la Comédie-Française reçurent l’ordre d’apprendre la pièce pour le service de Versailles. Puis il fut décidé qu’on la jouerait à Paris même. La représentation était fixée au vendredi 13. Les Mémoires secrets l’annoncent en ces termes : « Tous les grands, tous les princes, tous les ministres, toutes les jolies femmes sont avertis par des billets avec une figure gravée de Figaro dans son costume, et l’auteur se flatte que la reine elle-même honorera le spectacle de sa présence. » Mais, le vendredi 13 juin, pendant que « six cents voitures, dit Laharpe, défilaient dès le matin de tous les quartiers de Paris », au moment où la représentation allait commencer, un nouvel ordre de Louis XVI l’interdit tout à coup. « Cette défense du roi, écrit Mme Campan, parut une atteinte à la liberté publique. Toutes les espérances déçues excitèrent le mécontentement à tel point, que les mots d’oppression et de tyrannie ne furent jamais prononcés, dans les jours qui précédèrentla chute du trône, avec plus de passion et de véhémence. » Ennuyé, inquiet peut-être de cette explosion de l’opinion et toujours ballotté d’un parti à l’autre, le malheureux Louis XVI ne tarda pas à revenir sur son interdiction. Trois mois après, le Mariage de Figaro fut joué devant toute la cour, avec la permission du roi, dans la maison de campagne du comte de Vaudreuil, à Gennevilliers. On dit même que la reine aurait assisté à ce spectacle sans une indisposition.

Ce que le roi avait accordé à la cour, il fallut enfin l’accorder à la ville. La première représentation publique du Mariage de Figaro eut lieu le 27 avril 1784. Il n’y en a pas de plus célèbre dans les annales du théâtre. Celle d’Hernani est la seule qu’on puisse lui comparer ; mais Hernani fut une bataille, Figaro fut un triomphe ; le drame de Victor Hugo n’avait qu’une portée littéraire, la comédie de Beaumarchais contenait la Révolution. L’auteur mit à entretenir son succès le même talent qu’à le préparer. Le jour de la quatrième représentation, on jeta par son ordre des troisièmes loges dans le parterre plusieurs centaines d’exemplaires d’une épigramme composée contre lui par lui-même5. Il avait eu soin de garnir le parterre de tous ses amis, et il leur avait annoncé que « ce jour verrait éclore la cabale la plus violente contre son innocent ouvrage. » L’épigramme fut déchirée par les spectateurs, l’insolent qui l’avait faite fut demandé par mille cris furieux et condamné à Bicêtre d’une voix unanime. La cinquantième représentation eut son affiche et sa trompette particulières : le produit devait en être consacré tout entier à une institution de bienfaisance, les pauvres mères nourrices. Beaumarchais suggérant son idée aux acteurs du Théâtre-Français et leur écrivant à ce propos, citait dans sa lettre ce quatrain, que lui avait adressé, disait-il, « un jeune homme plein de talent et qui n’est pas assez connu » :

Rien n’échappe à ton caractère ;
Nous te voyons, au même instant,
Prodiguer des plaisirs au père
Et donner du lait à l’enfant.

L’action, je le veux, était philanthropique ; mais il n’est pas nécessaire d’avoir le cœur perverti par la lecture de La Rochefoucauld pour découvrir sous ce beau sacrifice le calcul intelligent de l’amour-propre, et, quand je vois de bonnes natures s’attendrir encore aujourd’hui sur cette réclame, je ne puis assez admirer la profonde connaissance qu’avait Beaumarchais de la naïveté humaine.

Cependant Louis XVI, qui ne savait rien vouloir avec fermeté et avec suite, s’était plus d’une fois repenti de l’autorisation qu’il avait donnée. Le succès de Figaro lui causait beaucoup d’humeur ; son dépit éclata un jour avec emportement. Beaumarchais, harcelé par de continuelles attaques anonymes insérées au Journal de Paris, avait adressé à cette feuille, le 6 mars 1785, une lettre où il disait :

Quand j’ai dû vaincre lions et tigres pour faire jouer une comédie, pensez-vous, après son succès, me réduire, ainsi qu’une servante hollandaise, à battre l’osier tous les matins sur l’insecte vil de la nuit ?

Le comte de Provence, hostile à Beaumarchais, porta plainte au roi son frère d’une telle insolence : selon lui, ces mots lions et tigres désignaient évidemment le roi et la reine. Louis XVI était assis à une table de jeu ; sans se lever, il écrivit sur un sept de pique, au crayon, l’ordre d’arrêter immédiatement Beaumarchais et de renfermer à Saint-Lazare, prison ridicule et honteuse, où l’on détenait les adolescents dépravés. L’auteur du Mariage de Figaro fut gardé là cinq jours. La nouvelle de cette étrange incarcération provoqua d’abord un éclat de rire universel ; puis on murmura, on s’indigna. Chacun se sentit menacé, non seulement dans sa liberté, mais dans sa considération. « On se demande., écrit un nouvelliste du temps, si quelqu’un peut répondre de coucher ce soir dans son lit. » Le faible roi ne fit pas longtemps attendre la réparation ; de même que l’offense, elle fut sans mesure. Une représentation brillante du Mariage de Figaro suivit la mise en liberté du populaire écrivain ; toute la cour, tous les ministres y assistaient, et il leur fallut entendre applaudir avec frénésie ces passages du grand monologue : « Ne pouvant avilir l’esprit, on se venge en le maltraitant… Parce que vous êtes un grand seigneur, vous vous croyez un grand génie ! Noblesse, fortune, un rang, des places, tout cela rend si fier ! Qu’avez-vous fait pour tant de biens ? Vous vous êtes donné lapeine de naître… ; tandis que moi, morbleu ! perdu dans la foule obscure, il m’a fallu déployer plus de science et de calcul pour subsister seulement qu’on n’en a mis depuis cent ans à gouverner toutes les Espagnes ; et vous voulez jouter !… » Ce n’est pas tout. Quelque temps après, il y eut à Versailles une représentation du Barbier de Séville par la troupe du petit Trianon. La reine y joua le rôle de Rosine et le comte d’Artois celui de Figaro. Beaumarchais fut invité. On le combla de prévenances et de cajoleries ; on l’admit au souper de la cour. La pièce, « royalement mal jouée », selon l’expression de Mme Campan, eut tout le succès qu’un pareil spectacle a d’avance. Marie-Antoinette avait la passion de cette sorte de divertissement. Sa mère l’en blâmait avec sévérité. On raconte que, recevant un jour un portrait de sa fille, Marie-Thérèse s’écria d’un ton amer et dur : « Au lieu du portrait d’une reine de France, j’ai reçu celui d’une actrice ! »

« Je voudrais finir, disait Figaro composant une chanson, par quelque chose de beau, de brillant, de scintillant, qui eût l’air d’une pensée. » Je n’ai pas tant d’ambition, mais je voudrais au moins dégager l’instruction historique qui, à défaut d’autre moralité, ressort naturellement des faits dont je viens de faire le récit.

Quelle légèreté dans la cour de Louis XV ! Beaumarchais publie des mémoires où la magistrature française est ridiculisée et avilie, où le parlement est représenté comme une assemblée de fripons auxquels un justiciable ne saurait avoir affaire qu’en se faisant fripon lui-même pour n’être pas dupe ; le roi de France s’amuse et rit de ces coquineries en partie double, et sa maîtresse fait jouer chez elle des proverbes composés avec les scènes les plus scabreuses du pamphlet scandaleux !

Quelle faiblesse dans le gouvernement de Louis XVI ! Maître Figaro, abîmé de dettes et léger d’argent, mais propre à tout, capable de tout, convaincu que l’utile revenu du rasoir est préférable aux vains honneurs de la plume, s’équipe en un jour de sublime audace, de sa simple trousse de barbier, et, son bagage en sautoir, le voilà parti tout courant à travers l’Angleterre, la Hollande, l’Allemagne et l’Autriche. Quel tour de son métier va-t-il faire, cet intrigant de génie ? Il a eu le talent de se faire donner par le roi la mission secrète d’arrêter la publication d’un libelle dont le roi ni personne ne se soucie, d’un libelle que lui seul connaît, et pour cause. Sans autre outil que son rasoir, notre barbier métamorphosé en héros fait payer 10, 000 livres à l’Autriche et 72, 000 à la France la destruction de ces misérables feuilles qui ne valaient pas six deniers. Éclairé sur l’infidélité de son agent, le gouvernement français ferme les yeux ; il ne veut pas avoir l’air de savoir qu’on s’est effrontément moqué de lui, et Figaro revient à Paris raser son monde, non seulement impuni, mais triomphant.

Il fait la barbe aux Américains et gagne des sommes folles. Bientôt il se sent assez fort pour entrer en lutte avec le roi. Il met sur la scène sa propre personne investie du beau rôle et dans sa personne celle du peuple, du peuple roturier en passe de devenir souverain. Lui, l’homme de rien, le parvenu, il raille la noblesse, il brave les puissances, et sa tranquille insolence annonce que le temps est proche où les premiers seront les derniers, où les derniers seront les premiers.

Louis XVI voit le péril et s’effraye ; mais le pauvre sire n’est point de taille à se mesurer contre un pareil adversaire ; sa vue se trouble, sa tête se perd, il ne sait ce qu’il fait. Un jour, il emprisonne son redoutable ennemi à Saint-Lazare ; le lendemain, il l’invite au souper du petit Trianon et il lui fait voir, costumée en Rosine, l’enfant qu’il a épousée, la reine de France, la fille de l’impératrice Marie-Thérèse, qui aime ce bon M. Figaro et le trouve un bien honnête homme, puisqu’il l’aide avec ses comédies à chasser l’ennui qui la tue. Un gouvernement où manquent à ce point le sérieux, la fermeté, la logique, est gravement malade ; la biographie de Beaumarchais, en nous montrant les symptômes de cette décadence de la royauté, grandit en importance et devient le prélude de l’histoire de la Révolution.

La comtesse de Rochefort

Un tableau de mœurs au xviiie siècle6 §

En préparant son grand travail sur les Mirabeau, M. de Loménie a découvert quelques documents sur une personne intéressante et peu connue de la société du xviiie siècle. On rencontre souvent sur la route d’un long ouvrage ces tentations de faire l’école buissonnière ; y céder est un charme et n’a point d’inconvénient, quand la digression ne nous détourne pas de notre principale entreprise. Ici l’écrivain s’est à peine écarté de son sujet ; c’est dans les papiers du marquis de Mirabeau qu’il a trouvé des lettres de Mme de Rochefort, sa correspondante et son amie.

Le meilleur de ce qu’on savait sur cette femme distinguée avait été écrit par Horace Walpole. Peu disposé à peindre en beau les hommes et la plupart des femmes, cet Anglais mordant et morose n’a que des expressions d’estime affectueuse lorsqu’il rencontre sous sa plume le nom de la comtesse de Rochefort et ceux des personnes qui composaient sa société intime. Dans sa fameuse lettre au poète Gray, de janvier 1766, qui est toute une galerie de portraits, après avoir passé en revue les femmes les plus considérables du temps, il ajoute : « Mme de Rochefort diffère de tout le reste. Son jugement est juste et délicat, avec une finesse d’esprit qui est le résultat de la réflexion. Ses manières sont douces et féminines, et, quoique savante, elle n’affiche aucune prétention. Elle est l’amie décente de M. de Nivernois… Il faut ici la plus grande curiosité ou la plus grande habitude pour découvrir quelque liaison entre les personnes des deux sexes. Aucune intimité n’est permise que sous le voile de l’amitié, et le dictionnaire de l’amour est prohibé autant qu’à première vue on pourrait supposer que l’est son rituel. » Horace Walpole déplore ailleurs le peu de gaieté qu’on trouve en France et à Paris (c’est sa complainte habituelle) et la grossièreté des manières chez plusieurs femmes de qualité : « Malgré ces défauts, dont le dernier est énorme à mes yeux anglais, certaines femmes sont extrêmement agréables. Je ne puis pas en dire autant des hommes, toujours à l’exception du duc de Nivernois. » Et encore : « Il existe une autre société dans laquelle je vais souvent et qui est tout à fait de mon goût, quoique fort différente de toutes les personnes que j’ai nommées : c’est Mme de Rochefort et la coterie du Luxembourg. » Définir la nuance originale de cette société à part où règnent Mme de Rochefort et le duc de Nivernois, dont elle est la décente amie ; éclairer, dans le grand tableau des mœurs du xviiie siècle, ce petit coin moins connu, où des gens de bonne compagnie observent un juste milieu honnête entre le désordre affiché et la régularité absolue, tel est le fin sujet d’étude qui a séduit et n’a point égaré le talent du biographe des Mirabeau et de Beaumarchais.

Marie-Thérèse de Brancas, sixième des sept enfants du maréchal de ce nom et d’une Brancas-Villars, sa cousine, avait épousé en 1736, à l’âge de vingt ans, le comte de Rochefort, fils d’un président à mortier du parlement de Bretagne. Il mourut peu d’années après, sans laisser, paraît-il, de longs regrets à sa femme ; car on ne trouve pas le plus léger souvenir de lui dans les lettres assez nombreuses qu’elle écrivit plus tard. Vraisemblablement, ce mariage s’était fait selon la mode usitée dans la haute société au xviiie siècle. Les parents les arrangeaient seuls, « en vertu de convenances de famille et de hiérarchie sociale plus ou moins combinées avec des considérations de fortune ; les futurs n’étaient pas même admis à avoir un avis, et cela se comprend d’autant mieux qu’ils étaient souvent mariés dès l’enfance ; très souvent aussi, ils se voyaient littéralement pour la première fois la veille ou même le jour de leur mariage. » Un homme d’esprit, le comte de Forcalquier, frère aîné de Mme de Rochefort, représente dans une comédie de sa façon une marquise annonçant ainsi son mariage au frère de son futur époux : « Je crois que je me marie ce soir. — Et quel est donc l’heureux mortel… ? — Le comte de Sancerre. — … D’où connaissez-vous mon frère ? depuis quand ? Est-ce un mariage d’inclination ? Qui a traité cette affaire ? — Personne. Cela s’est fait on ne sait comment ; beaucoup de froideur du côté de votre frère, un peu de répugnance de ma part ; au surplus, beaucoup de convenances, à ce qu’on dit. » La même pièce contient cette description piquante de la cérémonie des noces en usage chez les gens du bel air : « On se rassemble le soir tout à l’ordinaire, on fait un excellent souper en bonne et petite compagnie. On se garde bien de rassembler une sotte famille qu’on ne connaît point. On évite de parler de la platitude qu’on va faire. Après souper, on se rend à une petite église particulière, où toute la France se trouve, hors les parents ; on va del’église au bal dans une mascarade d’invention. Le lendemain, on prend une espèce de congé de son mari en prenant son nom et sa livrée. On court à Versailles exciter la curiosité et réveiller l’attention sous un nouveau titre. » Le mariage ainsi entendu n’est, selon le mot de Figaro, que la plus bouffonne des choses sérieuses ; aussi ne le prend-on guère au sérieux. Presque tout le monde se remarie par goût, après s’être marié par convenance ; quand on reste fidèle à ce second mariage de choix, c’est une dose de vertu très suffisante et qui excite l’admiration générale ; cela s’appelle un attachement, par opposition aux fantaisies, mot léger qui désigne avec une nuance adoucie de blâme une suite de liaisons passagères. Dans le théâtre d’avant la Révolution, fidèle image de la société aristocratique du xviiie siècle, l’adultère, si terrible sur notre scène et dans nos mœurs modernes, n’est jamais un ressort dramatique ; la raison en est simple : où le mariage n’est pas une chose sérieuse, l’adultère ne saurait être une chose tragique.

Un petit fait de la jeunesse de Mme Rochefort, rapporté par le duc de Luynes dans ses Mémoires, atteste son esprit et le charme de sa personne. Sa mère étant malade, elle avait à la place de celle-ci accompagné son père qui se rendait à Rennes pour présider l’Assemblée des états de Bretagne comme commandant de la province ; le devançant un peu, elle arriva en ville sans lui. Les dames de Rennes ne voulurent pas accorder à la femme d’un simple membre des états l’honneur de la première visite, qui, suivant elles, n’était dû qu’à la femme du commandant et non point à sa fille : elles partirent toutes pour la campagne. « Mmede Rochefort, au lieu de se fâcher, prit sur elle, en l’absence de son père de passer à la porte de toutes ces dames. Cette attention de sa part réussit au mieux ; toutes revinrent chez elles avec empressement. » On lui envoya même, contre toutes les règles et par pure considération personnelle, une députation du parlement, où un évêque porta la parole, et tel fut le succès de la jeune comtesse, qu’à la clôture des états on lui vota d’enthousiasme 12, 000 livres de gratification, au lieu de 10, 000 qu’on ne devait jamais dépasser et qui n’étaient régulièrement allouables qu’à la femme du commandant.

La période animée et gaiement mondaine de l’existence de Mme de Rochefort est comprise entre les dix ou douze années qui suivirent la mort de son mari, vers 1741, et précédèrent celle de ses parents et de son frère, le brillant comte de Forcalquier. Un des habitués de l’hôtel de Brancas, Montesquieu, écrivait à Duclos le 15 août 1748 : « Les soirées de l’hôtel de Brancas reviennent toujours à ma pensée, et ces soupers qui n’en avaient pas le titre, et où nous crevions. Dites, je vous prie, à Mme de Rochefort et à M. et Mme de Forcalquier d’avoir quelques bontés pour un homme qui les adore. Vous devriez bien me procurer quelques-unes de ces badineries charmantes de M. de Forcalquier que nous voyions quelquefois à Paris, et qui sortaient de son esprit comme un éclair. » Le comte de Forcalquier était auteur ; il avait écrit un drame historique en prose, Charles VII à l’imitation du François II du président Hénault, et ces « badineries charmantes » dont parle Montesquieu étaient des comédies de société, la partie la plus légère et la meilleure de son bagage littéraire. On vient d’en lire plus haut un extrait. M. de Loménie les analyse et en publie deux au complet à la fin de son livre. Dans ces petites pièces, la comtesse de Rochefort jouait des rôles d’ingénue ; ceux de grande coquette étaient tenus par la marquise, depuis duchesse et maréchale de Mirepoix ; Mme de Forcalquier faisait les soubrettes. Les acteurs sont un peu plus nombreux. C’était d’abord le marquis d’Ussé, petit-fils de Vauban, qui jouait les pères nobles et qui fut peut-être l’objet d’une fantaisie de Mme de Rochefort avant son attachement vertueux à la personne du duc de Nivernois. On ne sait pas la chose avec précision. M. de Loménie pèse doctement le pour et le contre, et, au moment de décider ce grave problème dans le sens où l’incline son respect pour les dames, il se rappelle à propos un mot de la marquise de Lassay. Impatientée de voir son mari se prononcer avec trop d’énergie pour une vertu féminine qui était en question : « Comment faites-vous, monsieur, lui dit-elle, pour être si sûr de ces choses-là ? » Les rôles d’amoureux et de petit-maître étaient tenus par le duc de Duras, le marquis de Gontaut, le marquis de Clermont d’Amboise, le marquis d’Adhémar, le comte de Forcalquier, et surtout le duc de Nivernois, qui à toutes sortes de talents et d’agréments de société joignait celui de jouer la comédie avec tant de distinction et de charme que les acteurs de profession venaient apprendre à son école. C’est Duclos qui remplissait les rôles de valet.

À côté des amusements littéraires, on faisait cent folies à l’hôtel de Brancas. La belle-sœur de Mme de Rochefort, la comtesse de Forcalquier, espiègle et rieuse enfant, avait pour divertissement favori d’épier et d’attendre les visiteurs sur la terrasse du château de Meudon, où se réunissait la société quand on n’était pas à Paris, d’enlever leurs chapeaux prestement et de les faire voler en bas d’une hauteur de cinq cents toises. Le président Hénault, qui conte cela, nomme ce beau jeu « la fête des chapeaux » ; le sien, plus d’une fois, dut faire le voyage. Parmi les habitués de Meudon, il faut noter, comme un signe caractéristique de l’extrême indulgence morale de l’époque, la présence fréquente de la duchesse de La Vallière, qui non seulement menait la vie d’un homme très dissolu, mais encore s’affichait avec une effronterie cynique. C’est une chose étrange et remarquable qu’une telle femme ait pu être l’amie intime de personnes irrépréhensibles dans leurs mœurs, plus irrépréhensibles même que la comtesse de Rochefort : l’amie de Mme de Choiseul, par exemple.

La mort du comte de Forcalquier, en 1753, termine la première et brillante période de la vie de sa sœur. Elle alla demeurer rue Saint-Dominique, puis au palais du Luxembourg, où le roi lui accorda un appartement, en considération des services rendus par son père et de la modicité de sa fortune.

C’est en 1754 que le marquis de Mirabeau, ami de jeunesse de M. de Nivernois, fut introduit par lui dans le salon de son amie. Les relations de Mme de Rochefort avec cet excentrique personnage n’offrent pas toujours un grand intérêt ; mais comme toutes les lettres qui restent d’elle concernent le marquis de Mirabeau et lui sont adressées, il convenait de lui faire une place importante dans la biographie de la comtesse. Il s’enthousiasma de prime abord pour Mme de Rochefort, admirant en elle, comme il arrive souvent, la qualité morale qui était la plus opposée à sa propre humeur et aux habitudes de sa maison : la sérénité. « Je ne connais personne si patiente que vous », lui écrit-il, en homme peu accoutumé à contempler chez lui l’image de la douceur. De son côté, Mme de Rochefort prit goût aux manières bizarres du marquis ; il l’amusa par son contraste avec le duc de Nivernois, modèle accompli de l’homme de bon ton. Puis son excellent cœur de femme s’intéressa à lui, quand elle fut entrée dans la confidence de ses tribulations domestiques, quand elle connut toutes « les épines du fagot de sa vie ». Leur correspondance est d’abord un commerce d’idées ; le marquis de Mirabeau, qui en a beaucoup, mais qui s’embrouille, adresse à l’esprit vif et précis de la comtesse ce beau compliment : « J’ai souvent dit que je n’avais vu que vous de femme qui enjambât sur mes idées avec tant de célérité et marquât le point si haut, que j’étais aussi étonné de l’étendue de l’idée que de la netteté de l’expression. » Et le voilà qui se met à barbouiller du papier sur cette question de psychologie théorique : Qu’est-ce que le caractère ? Il ne manque pas de le confondre avec l’obstination. Mme de Rochefort, qui ne creuse pas ses idées comme celui qu’elle appelle son « maître », mais qui d’instinct pense juste, comme une simple femme, voit l’erreur et d’abord trouve la définition : « Je n’entends pas bien pourquoi vous croyez le caractère peu compatible avec un bon cœur, car l’idée que je me forme du caractère est la persistance dans son sentiment sans aucune opiniâtreté réfléchie, ce qui me paraît bien plus appartenir à une âme sensible qu’à une âme froide. Les dernières ne font que des gens systématiques, ce qui me paraît un caractère fâcheux ; ce sont des têtes dures et non pas des âmes fermes. » Cela est clair, trop clair pour un homme qui aime à patauger et à contredire ; il s’entête dans son idée et revient trois fois à la charge. Finalement il envoie ses œuvres, et Mme de Rochefort, au reçu du paquet, s’empresse de lui écrire combien cette lecture l’intéressera : « On m’a apporté votre paquet comme je m’habillais ; j’ai lu ensuite l’Avertissement qui m’a fait un grand plaisir ; je l’ai trouvé original et piquant comme vous. Je viens de dîner en poste pour me mettre à la lecture, et, de peur de me laisser aller à l’amusement au préjudice de la reconnaissance, je me hâte de vous remercier… Je vous dis un grand adieu aujourd’hui ; puisque vous m’avez fourni de quoi lire sans me donner la peine d’écrire, il y a bien à parier que vous ne verrez pas d’ici à longtemps mon griffonnage. »

Le marquis de Mirabeau, brouillé avec sa femme, avait pour « amie » une belle protestante bernoise, Mme de Pailly, la chatte noire, comme on l’appelait familièrement, le marquis étant désigné sous le sobriquet de gros Merlou, nom du chat de Mme de Rochefort. Les relations des deux femmes sont curieuses à connaître ; elles servent à bien préciser l’exacte température morale de la société où vivait la comtesse.

Disons d’abord qu’il ne saurait y avoir aucun doute sur la nature de sa liaison avec le duc de Nivernois. Il est vrai que le dictionnaire de l’amour est rigoureusement prohibé dans sa correspondance, selon la remarque d’Horace Walpole ; mais ce sentiment ne laisse pas que d’être encore assez transparent. Et Walpole ajoute, justement à propos des deux amis : « Tout ce qu’on dit, mais en le prononçant avec une nonchalance parfaite, c’est que M. un tel a euMme une telle. » Mme de Rochefort, on peut le croire, souffrait intérieurement de cette irrégularité. « Je n’ai jamais été heureuse, écrit-elle à l’âge de quarante-six ans, je ne le serai peut-être jamais. » Voilà un peut-être qui fait rêver. Le duc de Nivernois était marié. Quand sa femme fut morte, il n’attendit pas la fin de son deuil, il se hâta d’épouser la comtesse de Rochefort, âgée alors de soixante-six ans et qui n’avait plus deux mois à vivre. Ce mariage fit jaser. On dit qu’il était achevé depuis longtemps sans être commencé, et que c’était la cinquantaine qu’on fêtait.

Revenons à Mme de Pailly. Elle est avec le marquis de Mirabeau dans sa terre du Bignon ; Mme de Rochefort est à Saint-Maur avec le duc de Nivernois, chez la bonne Mme de Pontchartrain, belle-mère de son « ami » ; c’est là qu’ils vont chaque année s’établir tous les trois pendant la belle saison, tandis que la duchesse, dont la maison de campagne est à Montrouge, ne vient à Saint-Maur que de temps à autre, En juillet 1763, Mme de Rochefort écrit à Mme de Pailly : « Embrassez le gros Merlou bien tendrement au nom des deux amis de Saint-Maur ; ils méritent, je vous assure, les sentiments des deux amis duBignon ; on pourrait, je crois, parcourir la terre sans trouver quatre personnes aussi véritablement unies. Cette pensée fait tout mon bonheur. »

Pendant que Mme de Rochefort fait les honneurs de Saint-Maur aux parents et aux amis de Mme de Pontchartrain, Mme de Pailly vit en très bon ménage avec la vieille et pieuse mère du marquis de Mirabeau ; elle l’appelle « notre maman », et quand celui-ci s’absente pour aller faire des procès à sa femme, c’est cette bonne maman qui la console. Mme de Rochefort porte l’amitié pour Mme de Pailly jusqu’à intervenir dans les arrangements de cette dame avec son vieux mari (car elle était mariée à un homme qui vivait en Suisse), et ces arrangements ont pour but « d’assurer la liberté de son amie. » Cette belle simplicité de mœurs se complique de certains scrupules de décorum qui semblent singuliers. Ainsi Mme de Pontchartrain ne se soucie pas de recevoir à dîner le couple du Bignon ; elle invitera très volontiers le marquis de Mirabeau et Mme de Pailly séparément, mais non point ensemble. Et quand on pense que cette bonne dame de Pontchartrain, si stricte tout à coup sur les convenances sociales, mais si indulgente pour la liaison de son gendre avec Mme de Rochefort, est elle-même un peu soupçonnée d’avoir eu une amitié du même genre pour le vieux président Roujault ! Quel abîme que le cœur humain ! il y a de quoi douter de la vertu.

Tout est relatif ; on reconnaît une réelle décence extérieure dans la société de la comtesse de Rochefort, lorsqu’on la compare à d’autres sociétés de la même époque. « Il y a parmi les gens du monde quelque chose qu’ils appellent le bon ton. Ceux qui doutent de son existence ne méritent pas qu’on la leur prouve. » Cette pensée de Mme de Rochefort fait partie d’un petit recueil imprimé en 1784 par le duc de Nivernois, mais non publié, et que M. de Loménie nous donne tout entier dans son livre. Cependant, il ne faudrait pas s’exagérer cette décence. Sans revenir sur ce qu’on pouvait risquer à la scène de l’hôtel de Brancas, au joyeux temps des Forcalquier, le marquis de Mirabeau adresse souvent à la société du Luxembourg les contes les plus grivois ; on les apprécie fort, le duc de Nivernois les met en vers, et Mme de Rochefort renvoie au conteur cette version nouvelle, pire que sa prose. C’est là le correctif qu’il convient d’ajouter à l’éloge des belles manières et du ton exquis de céans. La préférence du délicat Walpole pour la société de la comtesse de Rochefort est, d’ailleurs, parfaitement justifiée. Un mot, connu d’elle à Duclos, indique bien spirituellement qu’elle n’est pas prude, mais qu’il y a pourtant une limite que la liberté des propos ne peut franchir. Duclos s’évertuait à prouver par des histoires de plus en plus scabreuses que les femmes malhonnêtes s’effrayent seules des licences de la conversation. « Prenez donc garde, Duclos, lui dit Mme de Rochefort, vous nous croyez aussi par trop honnêtes femmes. »

Elle avait l’esprit de saillie, et d’autres mots d’elle sont célèbres. C’est encore à Duclos, discutant sur le paradis, qu’elle disait : « Votre paradis à vous, Duclos, je le connais : c’est du pain, du vin, du fromage et la première venue. » La princesse de Talmont, maîtresse du prince Charles-Edouard, portait un bracelet orné de deux médaillons : d’un côté, le portrait du prétendant ; de l’autre, une figure du Christ. On se récriait sur l’extravagance d’un tel rapprochement. « Pourquoi pas ? dit Mme de Rochefort ; n’ont-ils pas tous deux la même devise : Mon royaume n’est pas de ce monde ? » Elle s’amusa un jour à écrire un sermon sur un texte latin de saint Paul, fourni par le duc de Nivernois ; ce sermon fut envoyé par elle sous l’anonyme à la jeune veuve du comte de Gisors, fille de M. de Nivernois, étroite et fervente catholique comme sa mère ; l’auteur y faisait l’éloge de la mansuétude et des « douces vertus de la sociabilité », afin de tempérer un zèle trop austère. Les sentiments religieux de Mme de Rochefort sont fidèlement exprimés dans cette pensée : « La philosophie est plus raisonnable que la religion, mais elle est plus sèche. Voilà pourquoi il y a plus de dévots que de philosophes. » C’est le texte écrit de sa main ; le duc de Nivernois, toujours prudent, eut soin d’imprimer : « La philosophie paraît plus raisonnable… » Tiède pour la foi, tolérante pour l’incrédulité, elle n’avait aucune sorte de fanatisme, et c’est probablement cette nuance aimable de philosophie qu’Horace Walpole veut indiquer lorsqu’il dit : « Quoique savante elle n’affiche aucune prétention. »

Elle avait un esprit juste et fin ; voici une de ses meilleures pensées : « La vanité altère toutes les qualités de l’âme, parce qu’elle prend sur la solidité pour mettre en superficie, semblable au joaillier qui diminue le poids des diamants pour les brillanter. Ainsi la vanité rend plus téméraire que courageux, plus agréable qu’utile, plus vif que persévérant, plus galant que tendre, plus démonstratif que sincère, plus élégant que naturel, et enfin plus aimable que sociable. Le caractère distinctif de cette passion est l’inquiétude, et c’est peut-être ce qui rend les Français si difficiles à gouverner. »

Ce qu’il y a de meilleur dans la comtesse de Rochefort, c’est encore son affection douce et profonde pour le duc de Nivernois et le secret tourment moral dont cette tendresse semble parfois accompagnée. Parmi ses pensées, qui toutes sont élégantes, j’en distingue une qui est venue directement de son cœur : « Il n’y a qu’une seule chose qui puisse consoler d’être femme, c’est d’être celle de ce qu’on aime. Je crois même qu’une femme qui aime son mari est encore plus heureuse qu’un mari qui aime sa femme. Il est bien plus doux d’obéir que de commander à ce qu’on aime. On trouve un moyen toujours sûr de lui plaire en suivant sa volonté ; elle est aussi la règle de nos devoirs et la source de nos plaisirs. Elle fixe nos idées, elle détermine nos goûts, elle donne une marche assurée à toutes nos actions. Telle qu’on peint la grâce efficace, elle nous transporte, elle nous transforme, elle nous entraîne et cependant n’ôte point le mérite de la liberté. »

Mme de Rochefort épousa le duc de Nivernois au mois d’octobre 1782 et mourut en décembre.

Catulle, André Chénier et Alfred de Musset7 §

L’antiquité latine a toujours été plus immédiatement accessible à l’esprit moderne que l’antiquité grecque. Pour comprendre, pour goûter Virgile ou Lucrèce, nous n’avons besoin d’aucun effort, d’aucune éducation préalable de notre sens littéraire par l’étude patiente d’une manière de penser et de sentir étrangère à la nôtre ; nous les aimons naturellement parce qu’ils sont semblables à nous, parce qu’ils sont déjà des modernes. Catulle est un de ces poètes sympathiques en qui nous reconnaissons d’abord notre image. Il rappelle à la fois André Chénier et Alfred de Musset, non qu’il les réunisse tous deux en sa personne, mais il a quelques traits de l’un et de l’autre.

L’auteur d’une thèse présentée en 1875 à la Faculté des lettres de Paris, M. Auguste Couat, a bien mis en lumière ce point, et c’est par là que son livre, œuvre d’érudition destinée à lui valoir le titre de docteur, mérite aussi d’intéresser le public. Nous ne pensons pas que ce double succès d’une thèse qui unit l’agrément à la solidité, qui obtient en même temps le suffrage de quelques juges et celui du grand nombre, soit un signe de décadence et d’abaissement des hautes études. On n’a pas encore inscrit au programme des travaux littéraires de l’Université l’obligation d’être ennuyeux ; mais une certaine défaveur commence à s’attacher à ceux qui ont le bonheur ou le malheur de plaire ; il est assez de mode aujourd’hui de froncer pédantesquement le sourcil au seul aspect d’une thèse qui se laisse lire et qui se fait lire ; la chose que nos maîtres recommandent le plus à la jeunesse studieuse, c’est l’érudition sèche, sans idées, et j’aurais un peu peur, par le temps qui court, en disant trop que le livre de M. Couat est intéressant, bien écrit, plein d’aperçus et de rapprochements ingénieux, de ne pas lui donner précisément une bonne note.

Il y a un côté du talent de Catulle par lequel ce poète n’est pas encore un moderne et appartient franchement à l’antiquité : il n’avait point le sentiment profond de la nature. Les anciens en général, les Grecs surtout, étaient en quelque sorte trop voisins de la nature pour sentir profondément ce qu’elle a de charme et d’attrait ; c’est là un sentiment qui se développe moins aux champs et sous le ciel bleu qu’à la ville, moins dans la jeunesse et la fraîcheur du monde que dans les vieilles civilisations. Les âges poétiques en ont à peine conscience, par cela même qu’ils en sont remplis naïvement ; pour bien aimer une chose, il n’en faut pas trop jouir, et le commerce avec la nature était si familier à l’homme primitif, qu’il n’en connaissait pas toute la douceur. Les Védas peuvent chanter en hymnes magnifiques le retour du soleil, les mythologies grecque et orientale peuvent personnifier les forces de l’univers dans un brillant cortège de divinités poétiques : ce n’est pas là ce qu’on nomme proprement l’amour de la nature ; ce qui donne à l’expression de ce sentiment son accent particulier, c’est l’antithèse de l’homme, de l’homme civilisé et corrompu, avec ses petitesses, ses vices ou ses crimes. Virgile est le seul poète de l’antiquité classique qui ait exprimé le sentiment de la nature avec toute sa profondeur moderne. L’érudition peut chicaner ici, elle peut citer un vers de Sophocle, un vers d’Aristophane, une phrase du Dialogue des orateurs et plusieurs de Platon ; la possibilité même de dresser une liste des passages où les anciens ont exprimé l’amour de la nature prouve combien ce sentiment était rare dans l’antiquité. Catulle, à cet égard, ne fait point exception à la règle ; le cri de joie qu’il a poussé, à son retour de Bithynie, en revoyant son lac, son île, son royaume, n’atteste que la satisfaction de se reposer après les fatigues du voyage.

Des trois grands poètes français de ce siècle, Alfred de Musset est celui qui a le moins parlé de la nature dans ses vers. Ce n’est point qu’il y fût insensible, loin de là, mais il avait horreur des lieux communs de la poésie descriptive et il en redoutait jusqu’à l’apparence ; le besoin de sincérité, la haine du faux et du convenu l’ont confiné dans la poésie intime et personnelle. Catulle aussi est un poète personnel ; l’un et l’autre ont su rendre leur personnalité aimable. C’est un paradoxe très joli de dire avec La Rochefoucauld que nous plaisons davantage par nos défauts que par nos bonnes qualités, et je n’ai garde de nier la part de vérité morale cachée dans l’exclamation d’un humoriste : « Qui n’aimerait cet homme ? il a tant de vices ! » Mais cette philosophie du cœur humain n’est pas complètement vraie. Pour que le vice paraisse aimable, il faut qu’il soit mêlé de qualités généreuses, bonté, courage, franchise, honneur ; la lâcheté, le mensonge ou l’égoïsme ne peuvent que rebuter, en sorte qu’il reste toujours aux défenseurs de la nature humaine la ressource de soutenir qu’en dernière analyse nous plaisons plus par nos qualités que par nos défauts ; et je crois qu’au fond cette vieille opinion, originale comme une maxime des sept sages, est encore la plus vraie des deux.

Catulle avait des sentiments généreux. Son cœur était bon, tendre et aimant. Ce serait lui faire injure que de prendre avec ironie ces mots dans un sens exclusivement léger et libertin. Son biographe nous montre qu’« il a été accessible à tous les sentiments humains et délicats, à l’amour sous toutes ses formes, depuis celui des sens jusqu’au plus désintéressé et au plus pur. » Il aimait tendrement sa famille ; cette affection si naturelle était malheureusement assez rare parmi les Romains de son temps pour qu’on puisse la signaler chez lui à son honneur. Il aimait passionnément ses amis : « Verannius, le plus cher de tous mes amis, toi que je préfère à mille autres, tu es donc enfin arrivé chez toi, dans tes pénates, auprès de tes frères qui t’aiment tous et de ta vieille mère ! te voilà de retour ! ô la bonne nouvelle ! Je vais donc te voir, joyeux et bien portant ; je t’entendrai raconter, comme c’est ton habitude, l’Hibérie, son histoire, ses différentes contrées, les peuples qui l’habitent, et, appuyant mon cou sur ton épaule, je baiserai longuement ta joue et tes yeux. »

Mais c’est surtout comme amoureux que Catulle est intéressant. Il a des accents qui partent du cœur. Quoi de plus délicieusement tendre et passionné que les vers suivants, qui ne sont si connus que parce qu’ils sont immortellement jeunes et vrais : « Vivons et aimons, ma Lesbie, et moquons-nous de tout ce que murmureront les vieillards moroses. Les soleils peuvent mourir et renaître ; mais nous, une fois que notre courte lueur est éteinte, il nous faut dormir une nuit éternelle. Donne-moi mille baisers, puis cent, puis mille encore, et encore cent, et toujours mille et cent encore. Puis, quand il y en aura bien des milliers, nous en brouillerons le compte, pour ne pas le savoir nous-mêmes, et de peur que les méchants ne soient jaloux en voyant que nous nous sommes donné tant de baisers. »

« C’est la première fois, écrit M. Couat, que nous rencontrons dans la littérature antique un amour qui ne soit plus une fatalité du corps, comme chez les tragiques, ni une adoration mystique de la beauté comme dans Platon, ni simplement un agrément et une recherche de l’esprit comme dans les mythologues alexandrins, mais qui contienne tous ceux-là, en y ajoutant quelque chose de plus humain. Ce n’est pas Phèdre, languissante, consumée, proie déplorable de Vénus ; ce n’est pas l’amoureux de Lucrèce, couvrant de fleurs et usant de baisers une porte muette, insensible à tout, n’écoutant que la fougue du désir et la révolte du sang dans ses veines ; encore moins est-ce un littérateur en quête de formes gracieuses et d’images poétiques ; c’est un cœur blessé, heureux de sa blessure. »

Lesbie fut infidèle, et Catulle connut toutes les formes de douleur de l’amour trahi. C’est ici que paraît avec évidence la sincérité de sa passion. Il commence par se taire, tant il est frappé profondément ; il ne fait pas comme les amoureux en imagination, comme les poètes littérateurs Properce et Ronsard, par exemple, pour lesquels l’inconstance d’une maîtresse n’est qu’une forme particulière de l’inspiration poétique, et qui ne font jamais plus de vers et de plus beaux vers que lorsqu’ils sont malheureux. Lui se tait, la peine le suffoque. Tout à coup il éclate ; c’est une explosion d’injures toutes latines, d’injures insensées, extravagantes, comme les sanglots d’un homme en démence, qui ne sait ce qu’il dit. Puis viennent des retours de l’ancienne tendresse, le cœur est combattu, et de cette situation tragique sort une poésie naturellement éloquente : « Il est difficile de rejeter tout à coup un long amour, bien difficile. Pourtant, par quelque moyen que ce soit, il le faut. Là est le salut, là est la victoire nécessaire ; possible ou non, tu dois la remporter. Ô dieux ! si vous avez quelque pitiés, si vous avez jamais porté secours aux malheureux près de la mort, jetez les yeux sur moi, et si j’ai mené une vie honnête, éloignez de moi cette peste, ce poison qui a pénétré dans mes veines, engourdi mes membres et chassé à jamais toute joie de mon cœur. Non, je ne demande plus que cette femme m’aime. Je ne demande plus, ce qui est impossible, qu’elle ait quelque pudeur ; mais moi, je veux guérir, je veux être débarrassé de cette affreuse maladie ! Ô dieux, je vous en conjure, accordez cette grâce à ma piété. »

Voilà la Nuit d’octobre de Catulle. Elle est inférieure à celle de Musset ; le grand mot de pardon n’y est pas prononcé, mais l’antiquité ne nous a rien laissé de plus pathétique dans l’ordre de la poésie intime et personnelle. Elle ne nous a rien laissé non plus de plus délicat que ce distique dont la simplicité ravissait Fénelon : « Je hais et j’aime ; vous me demanderez peut-être comment cela se fait ? Je n’en sais rien, mais je le sens et je souffre. »

« Catulle, écrit l’archevêque de Cambrai, Catulle, qu’on ne peut nommer sans avoir horreur de ses obscénités, est au comble de la perfection pour une simplicité passionnée :

Odi et amo. Quare id faciam fortasse requiris.
Nescio ; sed fieri sentio et excrucior.

Combien Ovide et Martial, avec leurs traits ingénieux et façonnés, sont-ils au-dessous de ces paroles négligées où le cœur parle seul dans une espèce de désespoir ! »

Il y a çà et là dans les poésies de Catulle quelques accents d’apparence mélancolique, au sens que la rêverie moderne donne à ce mot ; par exemple dans les vers à Lesbie cités plus haut : « Une fois que notre courte lueur est éteinte il nous faut dormir une nuit éternelle » ; ou dans la petite pièce sur la mort du moineau de Lesbie : « Il s’en va maintenant par le chemin ténébreux là-bas, d’où l’on dit que personne ne revient jamais. » Mais il ne faut pas voir là autre chose que des traits gracieux et piquants par lesquels l’art du poète varie le thème monotone des joies de l’amour. Prenons garde de tirer Catulle trop à nous et d’en faire tout à fait un moderne. C’est un paien et un épicurien. Il a la santé des anciens temps. La mélancolie, maladie du xixe siècle, lui est inconnue, et « l’infini » ne le « tourmente » pas. Très inférieur pour la portée de l’esprit et la hauteur des aspirations à ses deux grands compatriotes, Lucrèce et Virgile, il n’a pas, comme l’un, sondé le mystère des choses, et il ne s’est jamais écrié avec l’autre :

Félix qui potuit rerum cognoscere causas !

Aucun intérêt général n’occupa son intelligence. Le grand événement de sa vie fut sa liaison et sa rupture avec Lesbie, c’est-à-dire Ninette ou Ninon ; car poétiquement il importe peu de savoir le véritable nom de cette Lesbie et si c’était, comme M. Couat croit pouvoir l’affirmer, la trop célèbre Clodia, dont Cicéron a parlé dans ses discours et dans ses lettres. La politique ne le passionnait point. Il n’a pas réellement pris parti dans les grandes querelles qui armaient alors

Romains contre Romains, parents contre parents.

S’il a fait de vives épigrammes à l’adresse de César, c’est que son esprit mordant trouvait là une matière à s’exercer. « La politique, comme le dit fort bien M. Couat, était avant tout pour lui de la littérature » ; et ce qui le prouve, c’est sa réconciliation subite et complète avec le vainqueur de Pompée et de la république : César n’eut qu’à l’inviter à dîner.

Les petites pièces intimes, personnelles composent la meilleure partie du bagage poétique de Catulle. Ce qui en fait le charme, c’est la sincérité. La débauche y est mêlée de je ne sais quoi de candide qui la rend intéressante et qui est fait pour toucher non seulement les natures complaisantes au vice, mais les âmes pieuses et saintes, comme celles qui, du vivant d’Alfred de Musset, mettaient le nom du poète des Nuits dans leurs prières et demandaient à Dieu sa conversion.

À côté de ces poésies du cœur, il y a dans Catulle des poèmes plus longs, des œuvres d’art impersonnelles, où l’étude a eu plus de part que l’inspiration. Simple distraction d’amateur, au reste, « l’étude ne prit jamais dans sa vie la place du plaisir ; elle ne fut pas pour lui un but, mais plutôt un ornement, une distinction de plus, et comme une dernière grâce ajoutée à toutes les autres. » Les jeunes gens étudiaient alors la Grèce, sa langue et sa littérature ; c’était le fond de la nouvelle éducation, par opposition à l’ancienne, où la politique et l’agriculture tenaient la première place. Mais le goût latin n’était pas encore formé. Il y avait dans la société romaine un fond de barbarie avec une grande affectation d’élégance extérieure. Une paysanne qui pourrait tout à coup se parer à sa guise mettrait sur elle beaucoup plus d’ornements et de bijoux qu’une femme du monde ; c’est l’image de la société et de la poésie romaines, au sortir de l’ancienne rusticité et avant l’époque d’Auguste.

Certains riches se font des galeries de tableaux, sans être connaisseurs, mais parce que c’est la mode ; ainsi un préteur brutal et grossier s’entourait de Grecs, grammairiens et philosophes, qu’il traînait après lui en voyage avec les bagages, les femmes, les gladiateurs ; et « les professeurs de littérature faisaient partie du mobilier d’un proconsul. » Les Alcibiades de Rome étaient rudes et lourds, médiocrement attiques dans leurs plaisanteries ; Catulle avait des amis dont la gentillesse consistait à voler des serviettes à table ou des vêtements dans les bains ; cependant ces rustres faisaient profession d’aimer les lettres, et quelques-uns les aimaient, mais avec toute la gaucherie et toutes les exagérations d’un goût inexpérimenté. On méprisait les anciens poètes latins, on admirait dans la littérature grecque non les classiques, mais l’école d’Alexandrie ; on ne s’attachait qu’à la forme, on faisait de l’art pour l’art. Les versificateurs composaient de petits cénacles, dont les membres se promettaient mutuellement l’immortalité, haussaient les épaules avec dédain devant tout ce qui n’était pas sorti de leur laboratoire et prenaient le nom ambitieux de doctes.

De là les deux défauts extrêmes de la poésie de Catulle : la grossièreté latine et le raffinement alexandrin. Ses épigrammes ont une grande brutalité de sentiment et de langage ; il est cynique, et, pour parler comme Fénelon qui appelle simplement la chose par son nom, il est obscène. Catulle avait, sur la loi de l’art et sur les devoirs de l’écrivain, une poétique très courte, divisée en deux parties ; la voici tout entière : « Le poète pieux doit être chaste, personnellement ; mais la chasteté n’est pas du tout nécessaire à ses petits vers, qui alors seulement (tum denique) ont du sel et de la grâce, s’ils sont libres et sans pudeur. » Il est superflu de remarquer que notre poète n’a pas été plus chaste dans ses mœurs que dans sa poésie.

Sur l’alexandrinisme, M. Couat a tout un chapitre très intéressant, et notamment une page où il essaye de définir ce mot dans son sens le plus général :

« L’alexandrinisme n’est pas le défaut d’une littérature, mais il appartient à toutes et souvent à celles qui s’en croient le plus exemptes… Raconter au temps de César les fables les plus obscures de la mythologie grecque ; prêter, comme Sénèque, à un héros d’Homère ou d’Eschyle le langage d’un déclamateur et les subtilités de la philosophie stoïcienne ; consacrer avec Ronsard, à Cassandre ou à Hélène, des volumes entiers de sonnets amoureux, où l’amour a cependant moins de part que Cupidon ; ressusciter par un effort d’imagination dans notre France moderne le moyen âge ou l’antiquité ; peindre dans des vers laborieux la Perse, la Chine ou le Japon ; enfin, faire de la poésie un travail dont les gens du métier peuvent seuls comprendre toutes les merveilles, c’est être alexandrin. L’alexandrinisme n’est pas méprisable en lui-même, mais l’excès en est méprisable. Quel poète, d’ailleurs, n’est pas alexandrin par quelque côté ? Comment ne pas se laisser séduire au charme du style, même en dehors des idées qu’il exprime, et serait-on poète, si l’on n’aimait l’attrait d’un son harmonieux, d’une image heureuse, d’un mot mis en sa place ? Il y a nécessairement, à côte de l’inspiration, de la pensée vraie et de l’émotion sentie, la part de l’étude, de la science, du caprice, en un mot de l’alexandrinisme. Seulement, il y a des poètes chez qui cette part est plus considérable, et des époques où elle est toute la poésie. »

Si l’on veut préciser davantage, on se fera une idée assez juste de l’alexandrinisme à Rome au septième siècle de la république, en comparant à notre Renaissance cette période de transition qui succédait, pour ainsi dire, au moyen âge de la poésie latine et qui en précédait la grande époque classique. Les analogies sont frappantes : de part et d’autre, c’est la même élégance forcée et maniérée de gens qui, ne possédant pas encore le parfait bon goût, tendaient à la grâce par l’affectation. Pour désigner cette sorte d’élégance, le xvie siècle a inventé un mot qu’il aimait fort, c’est le mot mignardise, et Henri Estienne dit que le grand secret du style mignard est dans l’emploi fréquent des diminutifs. Ils abondent dans Catulle autant que dans Ronsard. Ils plaisent comme les manières d’une petite fille qui joue à la grande dame ; mais ils n’ont qu’une heure fugitive de grâce, et il est clair qu’en voulant prolonger leur existence, quand la personne est formée et quand la langue est faite, ils deviendraient agaçante et ridicules. Les plus jolis vers de Catulle en ce genre sont les derniers de la petite élégie sur la mort du moineau de sa maîtresse :

O miselle passer !
Tua nunc opera, meae puellae
Flendo turgiduli rubent ocelli !

« Ô malheureux petit moineau ! Grâce à toi, les jolis yeux de mon amie se gonflent gentiment de larmes et deviennent tout rouges ! »

La plus longue et la plus achevée des compositions que Catulle ait faites à l’imitation des poètes alexandrins est l’Épithalame de Thétis et de Pelée. C’est tout un poème, il a quatre cent neuf vers. Nous autres, irréguliers de la critique, admirateurs des choses les plus diverses, qui avons le goût perverti par l’excessive indulgence d’une curiosité littéraire qui n’exclut rien et d’une philosophie de l’histoire qui ne s’étonne de rien, nous aimons tout dans le grand poème de Catulle, et particulièrement ses défauts. La bizarrerie d’une composition sans unité, sans idée générale, où un détail accessoire et inutile devient le principal sujet, où d’antiques aventures peintes sur l’étoffe de pourpre qui entoure l’oreiller du lit nuptial font oublier au poète le tableau de la noce divine et l’égarent dans une suite d’épisodes qui s’enchevêtrent à rebours, — cette bizarrerie a pour nous le charme d’un paradoxe, d’une spirituelle hérésie de l’art. Cela nous semble original et nous repose de la régularité classique. Il ne nous déplaît point qu’Ariane, abandonnée par Thésée et courant dans la mer à la poursuite du perfide, ait soin de relever sur sa jambe nue sa tunique flottante qu’elle a peur de mouiller. Elle est si jolie, cette jambe ! Quel pédant assez sot pourrait être insensible au plaisir de la voir, ou trouver déplacée la description de la toilette d’une aussi ravissante personne : « La mitre fine n’enferme plus sa tête blonde ; sa poitrine nue n’est plus couverte d’un voile léger ; ses seins ne luttent plus captifs sous l’écharpe ronde qui dessinait leur forme ; tous ses voiles ont glissé peu à peu de son corps et se jouent à ses pieds sur les vagues de la mer. »

Voilà notre goût, à nous les subtils et les raffinés ; il est déplorable, et nous montrons par là que nous avons perdu le sentiment du grand et du simple. Ariane abandonnée par Thésée, dans Catulle, ne peut pas soutenir un instant le parallèle avec Didon abandonnée par Énée, dans Virgile. Il faut lire cette comparaison dans le livre de M. Couat ; c’est un modèle de critique saine et judicieuse. Ajoutons seulement que, si la reine de Carthage est plus belle, la gentille insulaire de Naxos a l’honneur de l’avoir précédée, et que l’art supérieur et parfait de Virgile doit beaucoup à l’ingénieux essai de son devancier.

C’est à propos des poèmes alexandrins de Catulle que le nom d’André Chénier se présente le plus souvent sous la plume de M. Couat. Je comprends qu’on appelle l’auteur des Églogues un poète alexandrin, si l’on considère seulement cette partie de son œuvre, la plus considérable d’ailleurs par l’étendue et par la perfection, où il s’est inspiré de l’antiquité grecque et particulièrement de Théocrite ; mais il faudrait ajouter qu’André Chénier est le plus grand des alexandrins de tous les temps. M. Couat ne le dit pas, et l’immense supériorité du poète français sur le poète latin n’est pas affirmée avec assez de netteté et de force. Ne parlons point de la valeur morale ; il ne saurait y avoir de comparaison entre le sceptique faiseur d’épigrammes que César gagna avec un souper et l’auteur de satires vengeresses qui expia son courage sur l’échafaud. La valeur littéraire se compose de deux éléments : la richesse de la matière et l’habileté de l’art. Catulle est un artiste exquis dans les petites choses. Il a, dans les légers croquis d’intérieur, des coups de pinceau de grand peintre : un mari qui, couché sur une pourpre de Tyr, se penche tout entier vers sa femme dans l’impatience de son désir :

Adspice intus ut accubans
Vir tuus Tyrio in toro
Totus immineat tibi ;

un enfant qui, du sein de sa mère tendant ses petites mains, rit doucement à son père de sa bouche entr’ouverte :

Torquatus volo parvulus,
Matris e gremio suae
Porrigens teneras manus,
Dulce rideat ad patrem
Semhiante labello.

De pareilles expressions sont d’inappréciables trésors et des traits de génie qu’on ne saurait trop admirer ; mais où est dans Catulle la substance et l’étoffe, l’ampleur de l’inspiration, la qualité et la quantité des idées ? Mon Dieu ! que tout cela est court et exigu ! « Peu de matière et beaucoup d’art », n’est point une devise méprisable ; mais j’estime davantage beaucoup d’art avec beaucoup de matière.

En résumé, Catulle n’est pas un grand poète, quoiqu’il ait de beaux traits. Il est assez difficile de le caractériser d’un mot, car son talent a bien des contrastes : il est naturel et affecté, délicat et trivial, tendre et rude ; la simplicité et la recherche, l’inspiration et le pastiche se mêlent chez lui dans une égale mesure. L’alliance de toutes ces contradictions donne au poète sa physionomie propre et compose son originalité. Un trait pourtant me paraît dominer les autres : jamais l’écrivain ne s’abandonne et ne se lâche. Je ne crois pas que Fénelon emploie un mot juste quand il parle de ses grâces « négligées » ; c’est un artiste soigneux jusqu’à l’excès et, comme disaient ses contemporains, un docte.

La poésie française en 1872 §

« Pour bien savoir les choses, il en faut savoir le détail », remarque sagement La Rochefoucauld ; et, afin que nous soyons modestes, le philosophe ajoute que ce détail « est presque infini. » Plus on étudie de près un sujet riche et délicat, plus les aspects d’ensemble, qu’un premier regard superficiel avait cru embrasser fort aisément, deviennent difficiles à saisir dans la multiplicité des aperçus ; au moment où l’on commence à distinguer une vue générale, les exceptions surgissent et accourent de toutes parts, presque aussi nombreuses que les faits mêmes sur lesquels la généralisation allait se fonder. Quand l’analyse s’exerce sur un sujet contemporain, la difficulté de généraliser est encore augmentée par le manque de perspective. Voici, par exemple, les poètes du jour, non pas seulement deux ou trois grandes renommées d’un établissement solide et ancien, non pas deux ou trois personnes supérieures qu’on étudie à part et dans leur unité, mais la foule des talents nouveaux ; ils se présentent tous à peu près sur le même plan, et sans mentir il y en a beaucoup.

Le temps, ce grand classificateur, simplifiera merveilleusement la besogne pour les critiques à venir ; il fera dans cette forêt de talents de terribles abatis ; un très petit nombre d’élus sera sauvé, le reste périra en masse, et l’on connaîtra une fois de plus que, pour vivre et rester dans la mémoire des hommes, il ne suffit pas d’avoir du talent, il faut être un individu bien distinct, il faut représenter quelque chose, une idée ou une forme. Tous les imitateurs disparaissent, les originaux demeurent seuls ; « la nuit vient, disait André Chénier, la nuit vient, le corps reste et son ombre s’enfuit. » Mais la critique ne peut pas faire comme le temps, elle n’a ni la puissance ni le droit de se placer pour juger les œuvres au point de vue de la postérité ; elle ignore totalement l’avenir, et son premier devoir est d’accueillir et d’encourager tous les talents à leur début. Il est très rare en effet qu’un poète qui deviendra grand soit original d’emblée ; on est toujours fils de quelqu’un, et l’on commence presque toujours par imiter son prédécesseur. Lorsque la Revue d’Edimbourg publia sur le premier ouvrage de lord Byron un article ironique et dur, qui aurait brisé les forces du poète s’il n’eût pas irrité et exaspéré sa verve, le critique à cette heure-là semblait avoir raison ; mais il était aveugle, la suite l’a prouvé.

La prudence ne saurait conseiller trop de douceur et trop d’égards envers les jeunes poètes qui sont à leur début et qui ont devant eux l’avenir. Il faut chercher partout avec soin et patience ce que Mme de Sévigné appelle le coin de talent et le mettre en lumière ; il faut nommer toutes les étoiles, il faut compter et peser un à un tous les grains de sable de la mer. Le devoir idéal de la critique étant ainsi défini, les poètes, s’ils sont justes, m’accorderont sans peine qu’il y a une impossibilité matérielle à le remplir dans toute son étendue ; comment tout savoir et comment tout dire ? On fera donc des omissions ; elles sont inévitables, et il faut de part et d’autre en reconnaître la nécessité de bonne grâce.

Les jeunes gens, les nouveaux venus, ne seront pas les seuls poètes nommés dans cette étude ; elle n’aura pas non plus pour objet strictement limité les vers qui ont paru dans l’espace de la dernière année8 ; le plan que je me propose est un peu plus vaste. Je voudrais essayer de décrire la physionomie générale de la poésie française contemporaine, en laissant de côté l’art dramatique, qui demande un examen à part, et en choisissant autant que possible mes citations et mes exemples dans les œuvres qui ne sont pas encore célèbres et qui méritent d’être connues.

Au lieu de présenter les poètes individuellement ou par groupes, c’est à l’idée de la poésie en général que je demanderai le plan de cette esquisse. De quoi la poésie se compose-t-elle toujours ? D’une matière et d’une forme : la matière, c’est tout ce que l’invention, l’intelligence, le savoir, la sensibilité, la passion, l’esprit fournissent au travail de l’art ; la forme, c’est la mise en œuvre, c’est la langue, le style, les images, la musique, la structure du vers. J’examinerai ce que vaut notre poésie contemporaine d’abord par la versification et la forme, puis par le sentiment, la pensée et par tout ce qu’il faut comprendre encore sous le nom de matière. Je chercherai mes preuves non pas exclusivement, mais de préférence, parmi les talents nouveaux, et si je trouve au terme de cette revue un jeune poète produit en exemple plus fréquemment que les autres pour un plus grand nombre de mérites divers, ma conclusion naturelle sera de le saluer comme le plus éminent de la génération présente.

I §

Jusqu’à notre siècle, la littérature française offre ce caractère singulier et unique, je crois, parmi les grandes littératures, que la prose y est très décidément supérieure à la poésie. La glorieuse renaissance de 1830, qu’on appelle le romantisme, qu’on pourrait aussi bien nommer l’âge classique de notre poésie lyrique, a rendu l’inégalité moins sensible ; mais, quelle que soit notre admiration pour les grands poètes de cette époque, pour leurs fils et pour leurs petits-neveux, ils ne nous paraissent pas avoir entraîné l’autre plateau de la balance, celui où sont les prosateurs. Ce renversement de la hiérarchie naturelle, cette prééminence irrégulière de la prose sur la poésie, tient évidemment aux défauts comme aux qualités de l’esprit national. Or, il s’est rencontré à deux moments différents de notre histoire littéraire, au xvie et au xixe siècle, des poètes de noble race, fils du ciel plutôt que du sol gaulois, peu français par le tour d’esprit, mais avec le démon dans l’âme, qui, trouvant trop prosaïques la pensée et la langue usuelles, leur ont fait une certaine violence et ont voulu conquérir la couronne de poésie par des voies extraordinaires et par un labeur surhumain.

Il y a de frappantes et nombreuses ressemblances entre l’école de Ronsard et celle de Victor Hugo : l’une et l’autre ont jeté à l’esprit français un fier et audacieux défi, l’une et l’autre ont tenté de créer une langue poétique différente de la prose par plus de splendeur et par je ne sais quoi de rare, de difficile et de précieux. Lorsqu’en étudiant une langue étrangère, l’anglais par exemple, on passe des prosateurs aux poètes, on sent qu’on entre dans un style et dans un vocabulaire nouveau, plus riche et plus compliqué ; tel qui lit couramment Macaulay peut ne déchiffrer Tennyson qu’avec beaucoup de peine. Rien de pareil dans la poésie française : il n’y a pour elle et pour la prose qu’une seule et même langue, un seul et même esprit, une seule et même logique, et la France est sans doute le seul pays du monde où le prosaïsme soit entré assez avant dans les habitudes de la pensée pour qu’on ait pu y répéter constamment, comme un axiome, cette vieille hérésie littéraire, formulée encore par Béranger en ces termes : « Il ne faut pas s’exprimer en poésie autrement qu’on ne le ferait en prose ; il faut que les vers puissent être lus en prose et paraissent naturels comme la plus simple des conversations9. »

C’est une tentative intéressante, admirable même pour les cœurs généreux comme tout ce qui est héroïque, mais condamnée d’avance à un échec certain, que de vouloir imposer à une nation un genre de beauté contraire à ses goûts. Une aristocratie de curieux peut seule aujourd’hui faire ses délices de Ronsard, dont l’énorme travail poétique se trouve réduit pour la paresse du commun des lecteurs à dix-huit petits vers et à un sonnet10 ; la plus grande et la plus notable part de l’oeuvre de Victor Hugo ne peut avoir de prise sur l’esprit populaire ; ce que toutes les intelligences comprennent, ce que retiennent toutes les mémoires, ce ne sont pas des fragments d’ode ou d’épopée, ce sont des vers d’un ordre plus humble et appartenant au genre familier ou gracieux. Ces grands entrepreneurs de poésie restent pour nous des étrangers ; ils ne deviennent jamais les favoris de la nation ; la France leur oppose ses vrais fils, La Fontaine, Alfred de Musset, et elle dit à ces géants : « Voyez, ils ne se sont pas efforcés comme vous, ils n’ont pas tenté l’escalade du ciel, roulé à tour de bras montagne sur montagne, allumé leur torche au tonnerre ni décroché, comme vous, les, étoiles ; ils ont parlé ma langue ; ils ont rendu mes sentiments et mes pensées ; je me reconnais en eux, je les aime, ce sont mes poètes. Grands hommes, je vous honore et je vous admire, mais mon cœur ne me dit rien pour vous. »

Parmi les poètes vivants qui ont le plus contribué à façonner, en dehors des traditions dites classiques et de la routine, une langue poétique, savante, exquise, riche en vocables, profondément rythmée et vivement colorée, il faut nommer en première ligne M. Leconte de Lisle. Lisez à haute voix ses incomparables alexandrins, lentement, sans craindre une sorte de cantilène monotone et en vous laissant bercer par le rythme, si vous voulez avoir une idée de ce que peut la langue française entre les mains d’un ouvrier habile pour peindre les choses avec des sons. Décrit-il le déluge : le vers en désordre et bouleversé comme les éléments s’abat par nappes compactes avec la pluie torrentielle, oscille, roule, mugit avec la mer qui monte, monte toujours jusqu’au moment où elle atteindra les grands oiseaux, ses dernières victimes :

Hérissés et trouant l’air épais, en spirale,
De grands oiseaux, claquant du bec, le col pendant,
Lourds de pluie et rompus de peur et regardant
Les montagnes plonger sous la mer sépulcrale,
Montaient, toujours suivis par l’abîme grondant.

Quelle harmonie dans l’épouvante de ces quatre vers en désarroi, suivis d’une grande ligne tout d’une venue où la succession de mots égaux, terminés par une note mugissante et sourde, imite la fuite désespérée et la poursuite implacable ! D’une marche d’éléphants dans le désert, M. Leconte de Lisle fait un paysage et un morceau symphonique que l’oeil voit, que l’oreille entend. Le jaguar guettant sa proie et bondissant sur elle vaut un tableau ; en un sens, de pareils vers sont même supérieurs à un bon tableau, puisque la poésie, n’étant pas obligée comme la peinture d’arrêter et de fixer le temps, peut rendre à la fois plusieurs actions successives, sans compter qu’à la magie des couleurs elle ajoute l’enchantement des sons :

Ramassé sur ces reins musculeux, il dispose
Ses ongles et ses dents pour son œuvre de mort ;
Il se lisse la barbe avec sa langue rose,
Il laboure l’écorce et l’arrache et la mord.

Tordant sa souple queue en spirale, il en fouette
Le tronc de l’acajou d’un brusque enroulement ;
Puis sur sa patte raide il allonge la tête,
Et, comme pour dormir, il râle doucement.

Mais voici qu’il se tait et, tel qu’un bloc de pierre,
Immobile, s’affaisse au milieu des rameaux :
Un grand bœuf des pampas entre dans la clairière,
Corne haute et deux jets de fumée aux naseaux.

Celui-ci fait trois pas. La peur le cloue en place.
Au sommet d’un tronc noir qu’il effleure en passant,
Plantés droit dans sa chair où court un froid de glace,
Flambent deux yeux zébrés d’or, d’agate et de sang.

Stupide, vacillant sur ses jambes inertes,
Il pousse contre terre un mugissement fou ;
Et le jaguar, du creux des branches entr’ouvertes,
Se détend comme un arc et le saisit au cou.

On a dit que la langue française était pauvre, et on l’a dit surtout afin d’excuser une certaine poésie incolore et abstraite qui a longtemps prévalu chez nous. Ce qui était pauvre, ce n’est pas la langue, c’est la connaissance que les poètes en avaient ou plutôt c’est l’idée qu’ils se faisaient de la poésie ; les moyens restaient puissants, mais les doctrines étaient misérables et fausses. Il ne faut pas que le xviie siècle nous fasse illusion ; ce qui fait sa grandeur poétique, c’est l’adresse merveilleuse avec laquelle il a triomphé des conditions les plus ingrates qui furent jamais imposées à l’art. Cette époque sans seconde de Louis XIV nous offre le spectacle miraculeux d’un architecte capable de construire un palais avec les pierres d’une maison bourgeoise ; d’un peintre auquel une couleur suffit pour faire une toile éblouissante ; d’un virtuose dont les deux mains peuvent exprimer la symphonie de tout un orchestre ; d’un écrivain composant un long chef-d’œuvre avec une cinquantaine de mots. De tels prodiges ne se renouvellent pas, et le xviie siècle en est la preuve ; l’épinette entre ses mains a rendu les sons de l’épinette, la langue systématiquement appauvrie a produit une poésie pauvre. Nos poètes ont jeté au panier cette défroque pour remettre en honneur la copieuse langue française avec toutes ses richesses natives, et nous nous sommes étonnés de la trouver aussi somptueuse. Etienne Pasquier, Henri Estienne, Joachim du Bellay, Ronsard, tous les critiques et tous les poètes de la Renaissance au xve siècle avaient déjà insisté sur cette opulence naturelle de la langue ; ils avaient dit bien haut que les ouvriers manquaient et non pas l’instrument.

M. Théodore de Banville, joignant le précepte à l’exemple, reprend cette idée si juste dans son Petit traité de poésie française, spirituel écrit où se trouvent, avec quelques paradoxes et aussi quelques timidités surprenantes, les conseils les plus pratiques peut-être qu’un poète français ait donnés à ses frères depuis le temps de Joachim du Bellay. Il les exhorte à fuir les expressions générales et vagues et à enrichir leur vocabulaire des mots techniques de tous les métiers ; il loue Théophile Gautier d’avoir décrit les merveilles de la sellerie arabe avec les termes précis qu’un sellier emploierait. Quel amateur ne se rappelle dans la petite épopée du chevalier Eviradnus, par Victor Hugo, la description prodigieuse d’une panoplie, les fantômes armés de pied en cap et rangés sur deux files, les chevaux caparaçonnés de fer, les chanfreins lacés, les harnais bouclés, les ardillons serrant le gorgerin, la grande épée brillant au croc des selles, les trousseaux de poignards répandus sur l’arçon, les mains pressant la bride et les pieds l’étrier, dans un silence et une immobilité terribles ? Il est prouvé aujourd’hui que la langue française peut tout peindre, et nos poètes ont entre les mains un instrument d’une puissance qu’on n’avait jamais soupçonnée.

Le culte de l’art, le soin religieux de la forme est une vertu très répandue aujourd’hui parmi la jeune école ; à cet égard, il n’y a guère que des compliments à lui adresser. La faute la plus grave qu’on puisse lui reprocher généralement, c’est une certaine affectation de négligence dans la coupe de l’alexandrin. Il est très légitime et très nécessaire que la césure ne soit pas uniquement après la sixième syllabe :

Un ramier dans l’air chaud glisse, — il plane indécis
Sur la berge de marbre, — un moment, — et s’y pose,

a dit M. Jean Aicard, et cela est parfait. Il peut même convenir, pour rendre certaines idées, qu’il n’y ait point de césure du tout :

La sirène
Les attire comme un irrésistible aimant.

Ce vers de M. Louis Ménard est très bon ; ici la suppression de la césure est un effet de l’art ; mais quand on écrit :

Un loup, un ours, ou quelque autre bête sauvage…
Ah ! ceci, c’est de la haute philosophie…
Sur la poitrine, sur le front et sur la bouche…
Cueillir des mûres et chasser les papillons…,

il n’y a plus d’art ni de vers, c’est de l’incurie toute pure et il ne reste pas même un pas à faire pour écrire avec un versificateur excentrique du jour :

Je me peigne nonchalamment à mon miroir.

Il s’est formé autour de M. Théodore de Banville un laboratoire de poésie où tous les rythmes possibles ont été curieusement essayés. Ce qui n’a d’autre mérite que celui de la difficulté vaincue est un amusement sans intérêt pour l’art sérieux ; il faut n’avoir rien à dire pour passer son temps à jouer avec les mots. Ronsard est, comme on sait, le grand créateur de rythmes ; on n’a pas trouvé grand’chose depuis lui. Désormais, au lieu de chercher l’impossible, on devrait moins inventer et conserver davantage. En remontant plus haut que Ronsard par-delà Marot, dans le moyen âge, on se retremperait aux vraies sources gauloises et l’on retrouverait de vieux rythmes qui sont comme le moule naturel de l’esprit français.

Il est étrange par exemple que le huitain de Villon, d’un charme si pénétrant, d’une musique si douce et si expressive, ait été abandonné presque sans retour dès le temps de François Ier ; M. Emmanuel des Essarts a employé ce rythme une fois avec bonheur dans ses aimables Poésies parisiennes, mais en le compliquant d’une difficulté inutile.

Il est peut-être à regretter que la révolution romantique n’ait pas été plus radicale sur quelques points ; il fallait en conservant, mais sans superstition, le culte de la rime, cette harmonie souveraine de notre poésie, rendre au vers ses vieilles franchises. Trop amis en toute chose de la servitude et de la règle, nous avons soumis l’art divin au joug d’une législation puérile. La gêne la plus sotte est l’interdit qui pèse sur le concours de voyelles différentes improprement appelé hiatus. M. Catulle Mendès, après quelques autres, a osé dire, mais cet excès d’audace a peu d’imitateurs :

Va et réclame-leur trente sicles d’argent.

S’il fallait nommer tous les jeunes poètes qui font bien le vers aujourd’hui, quel nom ne produirait-on pas ? Jamais l’adresse de la main d’œuvre n’a été plus grande ni plus générale. L’ordre naturel est de présenter d’abord les ouvriers habiles qui, ne possédant pas au même degré les autres parties du poète, doivent être loués surtout pour la forme ; M. Catulle Mendès est de ce nombre. M. Jose-Maria de Heredia fait des vers presque aussi beaux que ceux de M. Leconte de Liste, avec je ne sais quoi de plus ample, de plus chaud et de plus flottant ; un assez long fragment de poésie narrative et descriptive, les Conquérants de Vor, inséré dans le tome second du Parnasse contemporain, contient quelques pages splendides. M. Léon Dierx, travailleur consciencieux, réussira sans doute à dégager son originalité propre d’une imitation trop scrupuleuse qui sent encore un peu l’écolier. M. Anatole France est plus maître de sa forme ; poète aussi de l’école du pittoresque, il plaît par quelque chose d’ému qui n’est pas dans les habitudes ni dans les principes de cette école.

M. Albert Mérat excelle à produire avec l’harmonie prestigieuse des mots l’illusion des choses ; il semble, à première vue, qu’une idée habite ses sonnets si élégamment construits.

La poésie de M. Armand Silvestre est surtout une musique ; comme la musique, elle est perceptible aux sens et à l’âme plutôt qu’à l’entendement ; on dirait que cet artiste s’est trompé sur l’espèce d’instrument que la nature avait préparé pour lui : il semblait fait pour noter ses sensations et ses rêves dans la langue de Schumann, et M. Massenet, en mettant en musique les vers de M. Armand Silvestre, a restitué sa vraie forme à la pensée du poète.

Il est aisé de distinguer dans la langue poétique du jour deux courants différents qui ne mêlent guère leurs eaux ; dont l’un est comme un filet mince, pur, profond et discret ; dont l’autre, d’introduction plus récente, roule son flot avec l’allure un peu troublée et tapageuse d’un torrent venu des montagnes : le premier est celui de l’ancienne tradition française, l’autre est moins facile à nommer. Je l’appellerai volontiers le courant de Ronsard ou de Hugo, pourvu qu’on veuille bien prendre ces noms simplement comme symboles de toutes les tentatives qui ont été faites pour introduire dans la langue les richesses d’une poésie plus ou moins étrangère à sa nature. Par exemple, quand M. Armand Silvestre fait dire au centaure Nessus, parlant à Déjanire :

Dans ma chaude crinière enfouis la clarté
Et le frileux trésor de ta gorge tremblante,

cela est d’un style exquis, mais cela n’est pas d’une langue simple et de la vieille roche.

C’est ce dernier courant qui domine aujourd’hui ; c’est lui seul qui frappe les yeux du public lorsqu’il accuse la poésie contemporaine de manquer de naturel et de simplicité. Les vers et les doctrines qui font le plus de bruit mettent ce défaut en vue et réclament pour les qualités qui le rachètent une admiration que le goût national n’est pas disposé à leur accorder. L’esthétique à la mode honore singulièrement un mot que depuis Molière on n’est pas habitué à prendre en bonne part, c’est le mot préciosité ; elle contredit l’opinion commune qui a toujours vu le signe principal de la décadence littéraire dans une recherche de style disproportionnée avec l’importance des choses, et elle soutient que les littératures périssent non par l’excès de l’ornementation, mais par la platitude. On peut répondre à cela que l’un n’empêche pas l’autre ; la préciosité et la platitude vont très bien de compagnie, et l’auteur d’une récente publication en vers, que je ne nommerai pas puisqu’on n’en parle plus, a suffisamment démontré la possibilité de cette alliance.

L’école de MM. Leconte de Liste et Théodore de Banville professe pour le grand poète de la Légende des siècles une admiration enthousiaste qui est dangereuse en tant qu’immodérée, exclusive et sans contrepoids. Sous prétexte qu’Alfred de Musset a commis quelques négligences et qu’il n’avait pas pour la forme ce respect que les pontifes de l’art contemporain élèvent à la hauteur d’une religion, nos jeunes poètes du Parnasse ont conçu pour ce génie si français un dédain très injuste et extrêmement fâcheux, car Alfred de Musset ferait à Victor Hugo une antithèse utile et nécessaire. Ils se corrigent et se complètent l’un l’autre, ils sont les deux moitiés de ce poète parfait que La Bruyère avait en idée lorsqu’il a dit : « Il est étonnant que les ouvrages de Marot, si naturels et si faciles, n’aient su faire de Ronsard, d’ailleurs plein de verve et d’enthousiasme, un plus grand poète que Ronsard et que Marot. »

Il y a donc aujourd’hui des poètes qui sont précieux, M. François Coppée, par exemple, et l’art poétique de M. Théodore de Banville les autorise à prendre cette épithète pour un éloge. La préciosité de M. Coppée a eu diverses phases. Il a commencé par traduire des sentiments compliqués et bizarres dans une langue pareille aux sentiments qu’il affectait ; rien de plus maniéré que certaines petites pièces du Reliquaire et des Inutilités. Sa seconde espèce de mignardise a été le poème impersonnel plus développé, où l’imitation d’abord un peu choquante du style épique de Victor Hugo se mariait à une inspiration de plus en plus humble, familière et bourgeoise. Finalement il s’est installé dans ce genre humble, et c’est là qu’il a trouvé sa forme la plus originale ; mais, en devenant simple, il n’a pas cessé d’être précieux, car il affecte maintenant la simplicité ; jamais on ne l’a vu tout à fait naturel. En résumé, son progrès a été de sortir et de se dégager du faux pour entrer et pénétrer plus avant dans « ce que le vulgaire appelle des riens », creuser ces riens jusqu’au fond et en extraire la perle de poésie. Quelques-uns des médaillons de dix vers qu’il a intitulés Promenades et intérieurs sont de petits chefs-d’œuvre, et telle est la puissance de la forme, que cela existe et palpite de vie et resplendit dans la lumière, bien que la matière qu’il a mise en œuvre se réduise au dernier minimum possible ; mais l’artiste n’est-il pas le créateur qui tire des êtres du néant ? Le sujet de ces médaillons est peu de chose :

Des couples de pioupious qui s’en vont par les champs,
Côte à côte, épluchant l’écorce des baguettes ;

l’éléphant du Jardin des plantes tendant sa trompe pour « engloutir les nombreux pains de seigle » ; une classe d’école où l’on voit tous les yeux épier

Un hanneton captif marchant sur du papier ;

une jeune Parisienne pressée de sortir pour aller au rendez-vous et qui s’attarde à finir sa toilette :

Elle s’impatiente à boutonner son gant ;
Et rien n’est plus joli que le geste élégant
De la petite main qui travaille ; et, mutine,
Elle frappe le sol du bout de sa bottine.

C’est la perfection même dans l’infiniment petit. Citons tout entière une de ces jolies miniatures :

Assis, les pieds pendants, sous l’arche du vieux pont
Et sourd aux bruits lointains à qui l’écho répond,
Le pêcheur suit des yeux le petit flotteur rouge.
L’eau du fleuve pétille au soleil. Rien ne bouge.
Le liège soudain fait un plongeon trompeur,
La ligne saute. — Avec un hoquet de vapeur
Passe un joyeux bateau tout pavoisé d’ombrelles ;
Et, tandis que les flots apaisent leurs querelles,
L’homme, un instant tiré de son rêve engourdi.
Met une amorce neuve et songe : — Il est midi.

Le lecteur aura remarqué, entre autres détails exquis, la coupe si habile du cinquième vers :

Le liège soudain fait un plongeon trompeur,
La ligne saute…

Le style de M. Sully Prudhomme, profondément travaillé, n’est pas toujours exempt non plus d’une certaine apparence recherchée et précieuse. Ce poète est moins simple non seulement que la pure école française, mais même qu’André Chénier, artiste si docte pourtant. Les amateurs qui ne goûtent que la vieille franchise gauloise, au parler rond et naturel, auront quelque peine à l’accepter tout entier ; mais c’est un écrivain d’un ordre supérieur. Doué au degré le plus rare de délicatesse, de pureté et du sens de l’exquis, il possède aussi le sens de la beauté, j’entends la beauté noble, grande, dont M. Joséphin Soulary a donné quelque part cette spirituelle définition :

Le sentiment du beau, c’est l’horreur du joli.11

Le terme qui définit le mieux M. Sully Prudhomme est distinction ; rien n’est bas ni commun chez lui. Il importe de montrer d’abord ce qu’il vaut par le style, car il y a aujourd’hui des poètes très fiers de la perfection de leur forme, qui sont trop disposés à croire, parce qu’elle ne recouvre rien, que personne ne les égale dans l’art de versifier et d’écrire ; M. Sully Prudhomme, plus riche d’idées et de sentiments qu’eux tous, comme on le verra tout à l’heure, ne le cède pour le style à aucun d’entre eux. Le Cygne est un morceau de poésie descriptive sans tache :

Sans bruit, sous le miroir des lacs profonds et calmes,
Le cygne chasse l’onde avec ses larges palmes
Et glisse. Le duvet de ses flancs est pareil
À des neiges d’avril qui croulent au soleil ;
Mais, ferme et d’un blanc mat, vibrant sous le zéphire,
Sa grande aile l’entraîne ainsi qu’un lent navire.
Il dresse son beau col au-dessus des roseaux,
Le plonge, le promène allongé sur les eaux,
Le courbe gracieux comme un profil d’acanthe
Et cache son bec noir dans sa gorge éclatante.
Tantôt le long des pins, séjour d’ombre et de paix.
Il serpente et, laissant les herbages épais
Traîner derrière lui comme une chevelure,
Il va d’une tardive et languissante allure.
La grotte où le poète écoute ce qu’il sent,
Et la source qui pleure un éternel absent,
Lui plaisent, il y rôde ; une feuille de saule
En silence tombée effleure son épaule.
Tantôt il pousse au large, et, loin du bois obscur,
Superbe, gouvernant du côté de l’azur.
Il choisit, pour fêter sa blancheur qu’il admire,
La place éblouissante où le soleil se mire.
Puis, quand les bords de l’eau ne se distinguent plus,
À l’heure où toute forme est un spectre confus,
Où l’horizon brunit rayé d’un long trait rouge,
Alors que pas un jonc, pas un glaïeul ne bouge,
Que les rainettes font dans l’air serein leur bruit.
Et que la luciole au clair de lune luit.
L’oiseau, dans le lac sombre où sous lui se reflète
La splendeur d’une nuit lactée et violette.
Comme un vase d’argent parmi des diamants.
Dort, la tête sous l’aile, entre deux firmaments.

Le style poétique de M. Sully Prudhomme offre à peu près partout le même caractère de beauté savante. Quelle admirable recherche d’expression dans la peinture d’un Christ en vieil ivoire qui

Jette l’adieu suprême à sa foi disparue
Et sent fuir ses genoux infiniment lassés !

Ceci me remet en mémoire les premiers vers d’un sonnet où, parvenu sur la plus haute cime d’une montagne, le touriste

Mesure avec la sonde immense de la peur
Sous ses genoux tremblants la fuite de l’abîme.

Les monts, dit-il quelque part avec une grande éloquence, les monts sont des déserts, mais des déserts debout. Parlant d’un sculpteur que la pauvreté contraint de renoncer à l’art pour gagner au fond d’une boutique le pain de sa famille, le poète trouve cet alexandrin de génie :

Une pierre le suit qui veut être statue.

Les personnes qui ne craignent pas les beaux vers (je connais des gens d’esprit qui les craignent) feront leurs délices de ceux où l’on voit Raphaël flattant la brune chevelure de la Fornarina

Et balançant son cœur dans l’infini des yeux.

M. André Lemoyne mérite une mention spéciale parmi les fins ouvriers de style. C’est l’alouette du Parnasse ; ses notes sont peu variées, mais elles sont d’une justesse et d’une pureté exquises. Son bagage poétique est si mince qu’il surnagera peut-être sur le flot des âges, comme une tablette de matière légère, pendant que les gros volumes sombreront ; c’est un grand avantage aux yeux de la postérité d’avoir écrit peu et très bien ; cela lui épargne de la peine, elle n’a pas de triage à faire. M. Lemoyne s’est fait une originalité parmi les poètes descriptifs par l’exactitude piquante des moindres détails de ses paysages. Attentif à toutes les nuances de la nature et à chaque variation de lumière et d’ombre, il sait que le feuillage des saules est « blanc à l’envers », et que le soleil levant par une matinée embrumée d’octobre a la rougeur particulière des fruits du sorbier ; il a noté la musique du vent sous les pins et respiré le parfum spécial qu’exhale le rameau d’un cèdre abattu ; entre toutes choses il a étudié avec amour le vol rapide du martin-pêcheur, oiseau familier de sa poésie, et il connaît le « brusque tour de queue » par lequel, ébloui devant la mer immense, il remonte tout droit le cours de la rivière,

Emportant sur son aile un reflet vert des eaux.

À côté de ces poètes, il y a ceux de l’ancienne tradition française, qui parlent une langue moins moderne, moins riche peut-être, moins étoffée et nuancée, mais simple, saine, excellente ; et puisque le mot précieux est maintenant employé pour l’éloge aussi bien que pour le blâme, il nous servira de terme caractéristique, et nous dirons que M. Coppée, M. Lemoyne, M. Sully Prudhomme lui-même sont plus ou moins précieux ; tandis que MM. Eugène Manuel, Edouard Grenier, Alphonse Daudet, Lucien Pâté, Louis Ménard n’ont rien de ce défaut ou de cette qualité. La langue de M. Manuel a la franchise et la vigueur ; Boileau, qui aimait les antithèses, n’a jamais rien trouvé d’aussi beau comme alliance et opposition de mots que ces deux vers sur une fille de quinze ans que le vice précoce va rendre mère :

Elle portait effrontément
Le poids sacré de cette honte.

M. Grenier a dans son style l’élégance racinienne ; il est un des rares survivants de l’école de Lamartine, mais il a plus de correction que le maître, et il rend quelque part un juste hommage à ce grand poète trop oublié. On ne peut rien lire de plus gracieux que les Amoureuses de M. Daudet ; il y a du Musset dans son Épître à Celimène ; les Cerisiers, les triolets des Prunes sont de véritables bijoux. M. Lucien Paté fait de bons vers et même de beaux vers ; la dernière page du Marronnier de Bagatelle est d’un grand style ; mais il a plutôt la grâce classique, et dans son recueil Lacryme Rerum j’aime surtout les petits vers :

J’ai dit aux bois toute ma peine,
Et les bois en ont soupiré ;
J’ai dit mon mal à la fontaine,
Et la fontaine en a pleuré…

S’il s’agit de grand style, c’est à M. Louis Ménard que nous nous adresserons, et je vais droit à la preuve en citant simplement les cinq stances qu’il a intitulées Cremutius Cordus ; je veux clore et couronner par ce magnifique exemple cette première série de remarques sur la langue poétique de notre temps :

Les peuples vieillis ont besoin d’un maître ;
Ce n’est plus en eux qu’ils cherchent la loi.
Dans un autre siècle il m’eût fallu naître :
Il n’est point ici de place pour moi.

L’idéal qu’avait rêvé ma jeunesse,
L’étoile où montaient mes espoirs perdus,
Ce n’était pas l’art, l’amour, la richesse.
C’était la justice ! et je n’y crois plus.

Mais je suis bien las de ces tyrannies
Qu’adore en tremblant le monde à genoux ;
Peuples énervés, races accroupies.
Nous léchons les pieds qui marchent sur nous.

Le présent est plein d’odieuses choses.
L’avenir est morne et désespéré ;
Si l’on peut choisir ses métempsycoses.
Ce n’est pas ici que je renaîtrai.

Quand la mort, brisant la dernière fibre,
Au limon natal viendra m’arracher,
S’il est quelque part un astre encor libre,
Là-haut, dans l’éther, je l’irai chercher.

II §

Telles étant les qualités de forme qui distinguent la poésie française contemporaine, il nous reste à chercher ce qu’elle vaut par la matière, c’est-à-dire par les sujets que l’éducation et la nature fournissent à l’art du poète. « Le principal point, dit Ronsard dans son Abrégé de l’art poétique français, est l’invention, laquelle vient tant de la bonne nature que par la leçon des bons et anciens auteurs… La fable et fiction est le sujet des bons poètes qui ont été depuis toute mémoire recommandés de la postérité ; et les vers sont seulement le but de l’ignorant versificateur, lequel pense avoir fait un grand chef-d’œuvre quand il a composé beaucoup de carmes rimés. » Pour qu’il y ait perfection et chef-d’œuvre à proprement parler, il faut que la matière et la forme s’unissent dans une proportion qui soit l’harmonie même. Quand la forme manque, rien n’existe, les choses qu’on a voulu exprimer ne sont point ; ce n’est pas assez de dire qu’elles mourront, elles ne sont pas même nées. Quand c’est la matière qui fait défaut, quand on n’offre à notre admiration qu’une belle forme plus ou moins vide de sens, il arrive un petit accident auquel on ne saurait rendre trop attentive la prudence des jeunes poètes qui souhaitent d’être lus : c’est que cette autre espèce de néant fait bâiller ; l’ennui est l’inconvénient fatal qui s’attache à tout ce qui est vide en dépit de la perfection de la forme. Un poète ennuyeux est un homme perdu, surtout en France ; c’est peut-être la marque d’un goût vulgaire, nous voulons qu’on nous intéresse ; la rhétorique nous lasse, et la poésie creuse est une des formes de la rhétorique. Cependant il s’est trouvé des poètes qui ont élevé à la dignité d’une doctrine et d’une théorie de l’art leur indifférence dédaigneuse pour tout ce qui touche les cœurs ou amuse les esprits.

L’école de M. Leconte de Liste (car c’est d’elle qu’il s’agit) est très hautaine et très exclusive. On s’en fera une idée juste en prenant exactement le contre-pied des tendances d’Alfred de Musset. Musset a été le poète personnel par excellence, ne suivant que son humeur et les impulsions de sa nature, triste et gai tour à tour ou même à la fois, passant du rire aux larmes, sincère et pour cela sympathique à la foule, plus foncièrement poète qu’artiste, et consentant volontiers à quelques légères négligences de forme pour conserver intacte la vérité du sentiment.

M. Leconte de Lisle et ses imitateurs considèrent la poésie non comme l’expression des sentiments de l’âme, mais comme un art plastique et pittoresque. Ils sont objectifs, impersonnels, désintéressés des sujets qu’ils traitent et préoccupés uniquement de les revêtir de la plus grande beauté possible d’expression. Mais leur objectivité est superficielle, étroite ; ce n’est pas du tout celle d’un Gœthe ou même d’un Mérimée. Ces grands artistes voulaient la vérité du fond autant que la beauté de la forme ; ils s’intéressaient aux idées, aux sentiments, aux caractères, à tous les côtés de l’art à la fois : M. Leconte de Lisle ne semble se soucier que de cette qualité tout extérieure, l’éclat des couleurs et la correction des lignes ; le fond des choses lui importe peu.

Un exemple récent et présent à toutes les mémoires rendra ceci parfaitement clair. Dans sa tragédie des Érynnies, M. Leconte de Lisle ne songe pas tant à faire parler ses personnages selon leur caractère et selon leur situation, qu’à prodiguer avec sa magnificence accoutumée les vers brillants et sonores ; la comparaison de son œuvre avec celle d’Eschyle met ce point hors de doute. Clytemnestre, dans Eschyle, salue Agamemnon par un long discours qui est une vraie scène de comédie ; elle bavarde comme fait une femme et comme fait une menteuse, accumulant, pour prouver sa joie et sa tendresse, les protestations d’amour les plus hyperboliques jusqu’à ce que le souffle lui manque et qu’Agamemnon lui dise avec une mordante ironie : « Fille de Léda, tu m’as fait un discours… long comme mon absence ! » M. Leconte de Liste abrège ce vif et caractéristique langage, et, lui enlevant avec soin son cachet original, il le scande de sa déclamation lente et de son éternelle solennité. Plus loin, la Clytemnestre grecque dit à Cassandre simplement qu’elle n’a pas le temps de l’attendre à la porte, parce que « déjà, près du foyer domestique, sont rangées les brebis que nous allons immoler aux dieux : action de grâces pour un bonheur que nous n’espérions plus. » Des brebis qu’on va immoler ! ô le beau sujet de description ! en avant, toutes les couleurs ! on omettra volontiers la peinture d’une âme ; mais non point celle des bêtes qu’on égorge et qui mugissent en tirant leurs langues violettes ! La Klytaimnestra française s’écrie :

Je n’ai pas le loisir d’attendre, esclave. Viens !
Les brebis, près du feu, bêlent dans leurs liens ;
Les taureaux couronnés de saintes bandelettes
Vont mugir en tirant leurs langues violettes ;
L’orge se mêle au sel, le miel au vin pourpré ;
Le parfum brûle et fume, et le couteau sacré.
Près des vases d’argent, reluit hors de la gaine.

Règle générale : partout où M. Leconte de Lisle rencontre dans Eschyle une vérité morale à exprimer, il abrège et passe vite ; partout où il rencontre un effet pittoresque à rendre, il développe et renchérit sur le texte. L’école du pittoresque pur ne se demande jamais si les beautés sont à leur place, elle trouve même cette question digne de Malherbe ou de Boileau ; il suffit que mille paillettes brillent, car la beauté pour elle est toute à la surface. Dans son dégoût superbe pour les hommes et les choses de notre temps, elle va prendre le plus loin possible, en Turquie, en Chine, en Norvège, au Maroc, au Japon, des sujets de tableaux, et lorsque après avoir rendu hommage au talent dont elle a fait preuve, nous exprimons doucement le désir d’être intéressés quelquefois par des sujets plus humains, plus nationaux et plus voisins de nous, elle nous appelle bourgeois (c’est sa suprême insulte), et jure ses grands dieux que nous n’avons aucune idée de la beauté. Pour elle, la mesure du goût est dans le degré d’indifférence qu’un critique peut avoir pour ce qu’on appelle en art les motifs, et dans le degré d’enthousiasme dont il est susceptible pour la seule exécution.

Un des grands prêtres de cette secte, Baudelaire, adresse à Victor Hugo une critique bien curieuse : « Aucun lettré n’ignore, écrit-il, que l’étude des resplendissantes poésies de ce maître doit être complétée par l’étude des poésies de Gautier. Quelques-uns remarquent même que pendant que le majestueux poète était entraîné par des enthousiasmes quelquefois peu propices à son art, le poète précieux, plus fidèle, plus concentré, n’en est jamais sorti. » Ainsi, voilà Théophile Gautier préféré à Victor Hugo parce qu’il a moins de vivacité dans les sentiments que lui ! La maxime fondamentale de l’école dont M. Leconte de Liste est aujourd’hui le chef, c’est d’être toujours tendu, raide et géométrique, de n’avoir qu’un ton, de se faire une poésie d’airain, un front d’airain, de ne jamais laisser le plus léger sourire effleurer ses lèvres, et de fuir trois choses comme la peste : l’esprit, la sensibilité et la gaieté. Art nouveau qui rappelle ces figures égyptiennes à angles durs qu’on voit sur d’anciens monuments. Le maître lui-même est un érudit ; il a emmagasiné dans sa vaste mémoire une portion considérable de la science humaine, notamment les mythologies et tout ce qui concerne le dieu Khons, Néférou-Ra, Moût, Ygg-drasill, le loup Fenris, Verdandi, la vieille Urda et l’illustre Ekhidna, fille de Khrysaor ; mais il y a autour de lui des jeunes gens moins instruits qui, portant avec respect leur tête où rien ne pense, affectent avec une gravité comique l’impassibilité sereine du néant. L’ennui pleut de toute cette école ; au moins, quand c’est le maître qui le verse, il tombe d’une élévation qu’on admire.

La poésie contemporaine, dans la plus grande partie de ses œuvres et de ses ouvriers, est impopulaire et veut l’être. Si l’on excepte ce qui s’est produit au théâtre, dans les revues et dans les journaux, elle est à peine connue de la masse du public lettré. Les articles qu’on écrit sur elle n’excitent qu’un intérêt de curiosité pure, d’érudition en quelque sorte, j’allais dire d’archéologie, assez semblable à celui qu’offrirait une étude sur les chansons tartares ou la comédie japonaise. Les poètes sont là-haut, bien loin, sur la cime du Parnasse ; ils y forment une sorte de cénacle glorieux et tranquille où chacun jouit sans trouble de l’admiration des belles choses lues en commun et ne tient compte que du jugement de ses pairs. Là, élevés au-dessus des influences locales et contemporaines, ils écrivent des vers divinement beaux, faits en dehors de toute condition de temps et de lieu, et datés de l’éternité.

Un des leurs, M. François Coppée, s’étant avisé un jour de descendre de la montagne, de regarder ce qui se passait dans le monde, et de saisir à propos dans la mise en œuvre d’un sujet social et populaire12 les éléments d’un succès qu’il a obtenu, il s’en est vu blâmer comme d’un crime par le chœur de l’Olympe poétique : c’était une faiblesse, une défaillance coupable et comme une désertion à l’ennemi. De tous les points de ressemblance qu’offre le cénacle contemporain avec cette autre aristocratie intellectuelle, la Pléiade du xvie siècle, il n’en est pas de plus frappant que leur commun mépris pour le profane vulgaire. La séparation entre le monde réel et le monde idéal, entre la vie de la nation et les œuvres de l’art, qui a toujours été plus ou moins le vice et l’erreur de la poésie française, est particulièrement profonde aujourd’hui.

Il faut être juste, ce divorce de la poésie avec le monde n’est pas seulement la faute des poètes. Sans parler du prosaïsme de l’époque, lieu commun contestable, la conscience des hommes de notre âge est composée de trop de disparates et de contradictions pour ne pas déconcerter la poésie, bientôt lasse de ce qui est compliqué, amie naturelle des idées simples et des sentiments naïfs.

Voyez la religion ; elle est, de l’aveu de tout le monde, l’âme et le fond de la poésie. M. Théodore de Banville commente ainsi ces paroles de Ronsard, si tu entreprends quelque grand œuvre, tu te montreras religieux et craignant Dieu : « Le vers est nécessairement religieux, c’est-à-dire qu’il suppose un certain nombre de croyances et d’idées communes au poète et à ceux qui l’écoutent. Chez les peuples dont la religion est vivante, la poésie est comprise de tous ; elle n’est plus qu’un amusement de l’esprit et un jeu d’érudit chez les peuples dont la religion est morte… On peut poser comme axiome que l’athéisme ou négation de notre essence divine amène nécessairement la suppression de tout lyrisme… S’il devait arriver un jour que tu dusses, comme saint Thomas, ne croire qu’à ce que tu touches, renonce franchement à l’art de la poésie » ; et M. de Banville, avec une sévérité sommaire qui ne doit pas être acceptée sans contrôle, indique les vers du savant M. Littré comme « un signe évident de l’impuissance poétique de l’homme livré aux ressources de son infirme raison. » C’est possible ; il se peut qu’une juste intelligence des conditions de l’art interdise le positivisme au poète ; mais la question n’est pas là. La question aujourd’hui est de savoir si le positivisme est la vérité. Si la religion du poète n’a rien d’autre à élever contre l’incroyance que le sentiment juste d’une convenance esthétique, c’est un faible rempart ; le flot monte et se rit des vaines théories. Nous sommes manifestement, en ce qui touche la religion, dans une période d’incertitude, de métamorphose et de crise douloureuse, contraire à la saine vigueur de l’esprit et funeste à la longue à l’inspiration poétique. Quelle est la religion de M. Sully Prudhomme ? Est-il chrétien ? est-il panthéiste ? Ses plus beaux vers sont ceux où le panthéiste semble regretter chez lui le chrétien.

M. André Lefèvre a eu un courage qui l’honore, il a inauguré la poésie franchement matérialiste et athée. C’est une tentative intéressante qui mériterait une étude à part ; mais, quoi qu’il en soit de sa valeur, elle est en avance ou en retard sur l’époque, elle ne traduit pas exactement l’état de la conscience contemporaine. Les poètes ne peuvent être que sceptiques, si leur pensée se plonge au sein de notre société ; pour retrouver vie et jeunesse, il leur faut s’envoler aussi loin que possible et remonter aux plus antiques fables de l’Inde, de la Grèce, de la Germanie : mais n’est-ce pas là justement ce que M. de Banville appelle un amusement de l’esprit et des jeux de l’érudition ?

Après la religion, ce qui constitue le fond le plus solide de la poésie, ce sont les sentiments de patrie ou d’humanité. Ici nous retrouvons une autre complication douloureuse et insupportable. L’amour étroit de la patrie se confondait de plus en plus parmi nous dans un sentiment plus largement humain quand la guerre de 1870 a éclaté. Le moindre des crimes de cette guerre, qu’on ne saurait trop exécrer et trop maudire, a été de jeter le trouble et le désarroi le plus cruel dans tout ce qu’il y avait en France de cœurs et d’esprits délicats formés à la grande école philosophique et littéraire du xixe siècle. Le xixe siècle avait fait ce beau rêve : remplacer la lutte armée des nations les unes contre les autres par leur concours pacifique dans l’œuvre du progrès. Déjà le père de la philosophie moderne, Kant, en 1795, exprimait cet espoir qui vraiment semble assez raisonnable, que les intérêts commerciaux des peuples, étant incompatibles avec la guerre, s’uniraient pour l’étouffer dans son germe partout où elle menacerait d’éclater. Était-ce donc une si nuageuse utopie ? les esprits les plus terre à terre pouvaient nourrir une telle illusion. Et quand les grandes découvertes des sciences positives, la locomotion à vapeur, la télégraphie électrique, eurent mêlé les nations voisines, rapproché les nations les plus éloignées ; quand on put croire venus les temps pressentis par Bacon, où il n’y aurait plus qu’une ambition parmi les hommes, ravir à la nature de nouveaux secrets, afin d’étendre l’empire de l’homme sur la terre, d’augmenter son bonheur et de diminuer ses maux… oh ! alors, tout le monde espéra que l’ère des guerres et des conquêtes barbares était définitivement close, et que la civilisation poursuivrait désormais sa marche dans un progrès non interrompu, dans une paix sans fin. La rivalité jalouse des peuples parut quelque chose de mesquin et de suranné qui avait fait son temps. Tous ne travaillent-ils pas ensemble, et chacun n’a-t-il pas sa fonction particulière dans la grande œuvre commune ? Pourquoi, par exemple, la France porterait-elle envie à l’Allemagne ? L’Allemagne est l’alma parens, la nourrice intellectuelle de l’Europe. Et pourquoi l’Allemagne haïrait-elle la France, cette vive et spirituelle interprète, à qui elle doit la vulgarisation de ses idées ? c’est grâce à la France que les lourds lingots germaniques deviennent une monnaie européenne. Il y avait là-dessus des théories et des métaphores toutes faites. Et pourquoi nous haïr, demandait Lamartine,

Et pourquoi nous haïr et mettre entre nos races
Ces bornes de nos cœurs qu’abhorre l’oeil de Dieu ?
De frontières au ciel voyons-nous quelques traces ?
Sa voûte est-elle un mur, une borne, un milieu ?
Nations ! mot pompeux pour dire barbarie !
L’esprit s’arrête-t-il où s’arrêtent vos pas ?
Déchirez ces drapeaux ; une autre voix vous crie :
L’égoïsme et la haine ont seuls une patrie,
La fraternité n’en a pas.

Ce ne sont plus des mers, des degrés, des rivières.
Qui bornent l’héritage entre l’humanité ;
Les bornes des esprits sont les seules frontières ;
Le monde en s’éclairant s’élève à l’unité.
Ma patrie est partout où rayonne la France,
Où son génie éclate aux regards éblouis ;
Chacun est du climat de son intelligence ;
Je suis concitoyen de toute âme qui pense :
La vérité, c’est mon pays !

M. Littré a écrit dans une lettre que les journaux ont citée : « Tout pays civilisé est ma patrie », et un autre représentant des plus distingués de l’esprit moderne, M. Renan, conclut en ces termes magnifiques la préface d’un livre célèbre : « Paix donc, au nom de Dieu ! Que les divers ordres de l’humanité vivent côte à côte en se supportant mutuellement. Rien ne doit régner ici-bas à l’exclusion de son contraire ; aucune force ne doit pouvoir supprimer les autres. L’harmonie de l’humanité résulte de la libre émission des notes les plus discordantes… L’humanité serait moindre si un seul des éléments qui la composent lui manquait. »

Toute la philosophie, toute la littérature du siècle nous enseignaient que le plus haut degré de culture où l’homme puisse atteindre, c’est cette intelligence, cette sympathie universelle qui, s’élevant au-dessus du point de vue particulier de telle ou telle nation, fait aimer tous les peuples, comprendre toutes les idées et toutes les formes de l’esprit humain.

C’est de ces hauteurs que nous avons été précipités tout à coup par la guerre, et quelle guerre ! Et ce n’est, dit-on, qu’un premier acte ; et pour comble de bouleversement, une insurrection formidable, qui elle non plus n’a pas jeté sa dernière flamme et d’un instant à l’autre peut rallumer l’incendie sur quelque point de l’Europe, vient de déshonorer les nobles mots de fraternité des peuples en les inscrivant sur son drapeau. Notre réveil est vraiment dur ; si quelqu’un s’étonne que du jour au lendemain la France n’ait pas embrassé une foi qui la régénère et qui la sauve, ranimé en elle l’esprit national, repris certaines traditions, inauguré certaines réformes, reconstitué sa politique et renouvelé sa poésie, je demanderai à cet homme si exigeant et si pressé s’il connaît dans l’histoire un autre exemple d’un peuple aussi cruellement déçu, aussi désorienté que nous le sommes ? Oui certes, il faut chasser sans merci les illusions qui nous ont perdus, refaire notre éducation tout entière et commencer une vie nouvelle ; notre salut est à ce prix, c’est une question de vie ou de mort. Mais pour tout sincère et sérieux enfant de ce siècle, la conversion sera douloureuse. Eh quoi ! nous étions hommes, nous ne souhaitions pas de mal à nos voisins, nous n’avions point de haines nationales. Un jour, par la faute ou par le crime de quelques individus, l’Allemagne se jette sur nous, elle envahit notre territoire, et il se trouve que ces étrangers que l’évangile et la philosophie nous avaient appris à regarder comme des frères, étaient nos ennemis, ce que l’antiquité appelait des barbares, et, avec la seule différence de je ne sais quelles lois de la guerre qui ne sont qu’une insulte ironique à la civilisation, voulaient, comme en pleine nuit du paganisme, notre ruine et notre mort. Ils nous battent, nous tuent, nous pillent, se retirent en gardant deux de nos provinces et demeurent campés à nos portes, menaçants et inassouvis. Le malheur est un maître : instruits par la leçon, nous nous armerons à notre tour, et nous nous tiendrons prêts non seulement à repousser une invasion nouvelle, mais à prendre notre revanche à la première occasion ; car notre drapeau national a été humilié, et pour qu’il se relève, il faut que nous fassions à l’ennemi autant de mal, plus encore si possible, qu’il ne nous en a fait à nous-mêmes. C’est la loi du talion, et c’est un des articles du code de l’honneur militaire. Nous acceptons cette nécessité, mais n’est-ce pas la chose du monde la plus triste ? quelle espèce d’enthousiasme voulez-vous donc que la barbarie renaissante nous inspire ? Les chants que la guerre a inspirés sont faibles pour la plupart et forcés. Comment n’en serait-il pas ainsi ?

La haine est morte ! seul a survécu l’ennui,

s’écrie avec conviction un disciple de M. Leconte de Lisle. Les plus fins parmi nos jeunes poètes n’ont pas embouché la trompette, ils ont gardé leur lyre, et laissant à d’autres les cris et les passions violentes, ils sont restés dans la vérité de leur nature en faisant seulement entendre çà et là quelques accents tristes et désolés. M. Sully Prudhomme, peu de mois après la guerre, publiait dans la Revue des Deux-Mondes des stances mélancoliques, où il abjurait comme une erreur son ancien amour indistinct pour l’humanité, et faisait profession de vouloir désormais chérir uniquement sa patrie. Chose digne de remarque : la première moitié de l’œuvre, où le poète exposait pour les renier ses sentiments d’autrefois, était la meilleure ; dans la seconde on sentait l’effort, l’idée et l’expression faiblissaient un peu.

Il y a un poète, encore plus soldat que littérateur, et qui justement pour ce motif a trouvé la vraie note guerrière : c’est M. Paul Deroulède. Son petit livre mérite d’être distingué :

Leur batterie était installée à mi-côte,
Au milieu d’un grand champ, près d’un bouquet de bois.
« Enfants, ces canons-là nous gênent, qu’on les ôte ! »
Dit le chef. — Et déjà sautant dans l’herbe haute,
Les zouaves partaient comme de gais chamois.

« Défense de tirer, vous savez, camarade,
C’est à la baïonnette, et ça se mange à part ! »
Une salve d’obus acheva la tirade.
« Ventre à terre, faisons honneur à l’ambassade ! »
La mort choisit les siens, et la troupe repart.

Tout le volume est de cet élan. — D’autres ont fait de l’esprit sur la guerre : M. Théodore de Banville l’a mise en idylles, vraiment fort ingénieuses et parfois même touchantes ; M. Jules Lacroix l’a mise en sonnets, dont quelques-uns sont très beaux ; M. Catulle Mendès a su l’accommoder en odelette.

Il est fort bon, quoi qu’en dise l’école du pittoresque impassible, qu’un sentiment humain se mêle aux descriptions de la nature. Ce qui fait la beauté supérieure du Lac de Lamartine, c’est l’humanité, c’est l’amour, qui vivifie et illumine le tableau. M. André Theuriet l’a compris, et ses délicieux paysages des bois, tout imprégnés de la senteur forestière, sont animés d’un sentiment profond qui s’élève parfois jusqu’au pathétique ; quelques-unes de ses églogues sont de véritables petits drames dont la concision augmente le tragique effet : voyez Une nuit de printemps, et dans le Chemin des bois la pièce intitulée La veillée, c’est poignant. Le plus souvent, sa poésie respire une émotion douce, saine et fortifiante. Cela est pur et bienfaisant comme le contact même de la nature. La mélancolie du poète ne va pas jusqu’à la tristesse inféconde et ne décourage pas de l’action. Pour tout dire, M. André Theuriet est un maître. L’embarras seul de le classer au point de vue du style m’a empêché de citer dans la première section de cette étude quatre vers sur l’automne, dont la suave et pénétrante harmonie est faite pour ravir toutes les âmes musicales :

Les bois sentent l’automne, et le sommeil profond
Des grands chênes, baignés d’une lumière douce,
Est à peine troublé par le bruit sourd que font
Les glands mûrs tombant sur la mousse.

Le dernier volume de M. Theuriet, le Bleu et le Noir, contient d’admirables poésies inspirées par la guerre ; phénomène presque unique, rien n’étant médiocre comme la plupart des vers que la guerre a inspirés. En voici une qui me semble un pur chef-d’œuvre dans sa grande et large simplicité de style :

Parce, Domine !
L’église du village est éclairée à peine.
Les mobiles de Brest et ceux d’Ille-et-Vilaine
Viennent à l’Angelus y prier en commun ;
Car ils seront ce soir de grand’garde, et pas un
Ne veut aller là-bas sans un bout de prière.
L’aumônier, né comme eux dans les champs de bruyère,
Leur dit qu’il faut offrir un cœur pur au Dieu fort
Et marcher en chrétien au-devant de la mort.
Et pour donner encore aux paroles du prêtre
Plus de solennité, le canon de Bicêtre
Fait trembler par instants les vitraux de la nef…
Tous entonnent alors, du soldat jusqu’au chef,
Le Parce, Domine ! ce grand cri que l’Église
Jette en pleurant vers Dieu dans les heures de crise.
« Épargnez-nous, Seigneur ! » chantent ces paysans
Que l’aube reverra peut-être agonisants ;
Et tandis que leurs voix montent dans l’air humide,
Il me semble, au-delà des cintres de l’abside,
Entendre les rumeurs d’une foule à genoux :
Femmes en deuil, enfants sans père, vieux époux
Dont les fils sont perdus sous la pluie ou la neige,
Laboureurs qu’on rançonne et bourgeois qu’on assiège.
Toute la France enfin, lasse, blessée au cœur
Et criant dans la nuit : « Épargnez-nous, Seigneur ! »

M. André Lemoyne est aussi de la bonne école paysagiste qui joint l’humanité à la nature ; il ferait volontiers tenir tout l’art poétique dans cette formule : l’exactitude du détail avec un petit coin de cœur. Le détail l’égare quelquefois, et dans la vision d’une Bataille il aperçoit, au milieu de la mêlée, des « papillons jaunes striés de noir », qu’il a tort de noter ; mais la fin de cette pièce est d’une profondeur d’émotion qui touche au sublime ; c’est vraiment une des grandes et belles pages de la poésie contemporaine :

Et lorsque la bataille eut apaisé son bruit,
La lune, qui montait derrière les collines,
Contempla tristement, vers l’heure de minuit,
Ce que l’œuvre d’un jour peut faire de ruines.

Pris du même sommeil, là gisaient par milliers,
Sur les canons éteints, les bannières froissées,
Épars confusément, chevaux et cavaliers
Dont les yeux grands ouverts n’avaient plus de pensées.

On enterra les morts au hasard… et depuis,
Les étoiles du ciel, ces paisibles veilleuses,
Sur le champ du combat passèrent bien des nuits,
Baignant les gazons verts de leurs clartés pieuses ;

Et les petits bergers, durant bien des saisons,
En côtoyant la plaine où sommeillaient les braves,
Dans leur gosier d’oiseau retenant leurs chansons,
Suivirent tout songeurs les grands bœufs aux pas graves.

M. Lucien Paté, dans l’étendue modeste de ses productions, ne manque pas de feu intérieur et d’une certaine ampleur de forme. S’il fallait le définir d’un mot, je dirais qu’il est virgilien. J’appelle ainsi un poète qui voit la nature avec les yeux de l’âme, et qui ne se contente pas de la peindre, mais qui la sent profondément. Son style, aux bons endroits, rappelle celui des Géorgiques :

Les champs ne me sont point tout à fait étrangers.
Je sais les soins qu’on donne aux vignes, aux vergers.
Le coq chante, on se lève et l’aube point à peine.
Les bœufs, remplissant l’air de leur fumante haleine,
Dans la cour, où déjà les gens sont rassemblés,
Cherchent le fil rompu de leurs songes troublés.
On part : les foins sont mûrs. Au loin dans la prairie
Le sifflement des faux court sur l’herbe qui crie.
Derrière les faucheurs, qu’on croirait fils du Temps,
Les fleurs jonchent le sol de débris palpitants.
Un nid, où les petits sont sans duvet encore,
Jette en vain sous leurs pas son salut à l’aurore ;
Les oiseaux dans la mort vont rejoindre les fleurs :
Un peu de sang se mêle à la rosée en pleurs.
Et tout le jour la mère appelle sa couvée
Qu’elle a quittée à peine et n’a point retrouvée.
C’est le temps des moissons : debout ! La terre dort
Ondoyante et superbe en sa tunique d’or.
Allons, mes moissonneurs, qu’on mette à nu la plaine !
Ils vont : le jaune blé tombe à faucille pleine.
L’eau dégoutte des fronts et l’air est si pesant
Qu’on dirait que le ciel sur les sillons descend.

Voilà d’excellents vers. Il y en a bien d’autres, de la même douceur d’harmonie, et tout pénétrés de ce sentiment profond que j’ai appelé virgilien :

L’air est tiède ; une haleine agite les roseaux.
L’heureux poisson jouit de la fraîcheur des eaux…

Une fauvette à fait son nid sur un rosier.
Le père en sons charmants enfle son doux gosier.
Un pâtre, à l’écart, tresse une cage d’osier…

Dans la poésie intime, élégiaque, le sentiment cherche trop souvent aujourd’hui à se rendre original par des raffinements maladifs. Une brillante exception doit être faite tout d’abord en faveur de Melle Louisa Siefert, qui par l’expression énergique et simple d’une grande passion du cœur a conquis d’emblée le premier rang parmi les poètes contemporains de son sexe. Une autre exception notable est M. Eugène Manuel : chastement réservé dans la poésie personnelle, sévère avec noblesse dans la satire, il s’est heureusement inspiré aussi de l’amour du peuple souffrant, et ses Poèmes populaires sont dignes d’encourager par leur mérite comme par leur succès une tentative trop rare dans notre littérature.

M. Sully Prudhomme, lui, appartient à l’école des raffinés ; mais ce mot d’école convient mal ici, car il n’y a pas trace d’imitation dans son talent. Il ne relève que de lui-même, il est toujours parfaitement sincère même lorsqu’il paraît le plus recherché, et l’excès de son raffinement ne vient que d’une nature trop délicate. Il souffre de ne pouvoir rendre ses sentiments dans leur richesse et leur complexité :

Quand je vous livre mon poème,
Mon cœur ne le reconnaît plus :
Le meilleur demeure en moi-même,
Mes vrais vers ne seront pas lus.

C’est qu’il est poète dans l’âme et non pas seulement dans ses vers. Il y a tant d’écrivains en France, et des plus grands, classiques ou romantiques, qui revêtent aux heures de composition la nature poétique, comme Buffon mettait pour écrire son habit de cérémonie ! Où sont-ils ceux qui, comme M. Sully Prudhomme, sont poètes toujours, et dont la poésie n’est que le prolongement et l’expansion de leur vie intérieure ? Ses vers ne sont pas les fleurs exotiques aux couleurs éblouissantes que l’œil admire dans les serres chaudes de M. Leconte de Liste ; c’est un bouquet de violettes, de violettes de notre contrée, au parfum discret et pénétrant, et qu’on baise pour les bien sentir. Le poète les compare dans un sonnet à la lueur douce d’une veilleuse d’albâtre faite seulement pour éclairer la nuit de l’âme et pâlissant au jour. Ses organes sont si fins qu’il « sent dans le silence errer l’âme du bruit » ; son cœur est si délicat qu’il a certaines révoltes contre le prestige insolent des grands yeux, et qu’il voudrait pouvoir aimer la jeune fille, trésor plus intime et plus cher, « ange qui n’est qu’une âme et n’a rien qui tourmente », la pauvre enfant à qui « la marâtre nature a dénié sa gloire et son droit : la Beauté ! » La tendresse qui respire dans sa Première solitude est infinie :

On voit dans les sombres écoles
Des petits qui pleurent toujours.
Les autres font leurs cabrioles ;
Eux, ils restent au fond des cours.

Leurs blouses sont très bien tirées,
Leurs pantalons en bon état,
Leurs chaussures toujours cirées ;
Ils ont l’air sage et délicat.

Les forts les appellent des filles,
Et les malins des innocents :
Ils sont doux, ils donnent leurs billes,
Ils ne seront pas commerçants.

Les plus poltrons leur font des niches,
Et les gourmands sont leurs copains ;
Leurs camarades les croient riches,
Parce qu’ils se lavent les mains.

Ils frissonnent sous l’œil du maître,
Son ombre les rend malheureux ;
Ces enfants n’auraient pas dû naître.
L’enfance est trop dure pour eux !

Oh ! la leçon qui n’est pas sue,
Le devoir qui n’est pas fini !
Une réprimande reçue,
Le déshonneur d’être puni !

Tout leur est terreur et martyre ;
Le jour, c’est la cloche, et, le soir,
Quand le maître enfin se retire,
C’est le désert du grand dortoir :

La lueur des lampes y tremble
Sur les linceuls des lits de fer ;
Le sifflet des dormeurs ressemble
Au vent sur les tombes, l’hiver.

Pendant que les autres sommeillent,
Faits au coucher de la prison,
Ils pensent au dimanche, ils veillent
Pour se rappeler la maison.

Ils songent qu’ils dormaient naguère
Douillettement ensevelis
Dans les berceaux, et que les mères
Les prenaient parfois dans leurs lits.

Ô mères, coupables absentes,
Qu’alors vous leur paraissez loin !
À ces créatures naissantes
Il manque un indicible soin ;

On leur a donné les chemises,
Les couvertures qu’il leur faut :
D’autres que vous les leur ont mises,
Elles ne leur tiennent pas chaud.

Mais tout ingrates que vous êtes,
Ils ne peuvent vous oublier,
Et cachent leurs petites têtes
En sanglotant, sous l’oreiller.

Il y a, dans les poésies de M. François Coppée, une pièce singulière intitulée : l’Horoscope. Deux jeunes filles, une brune et une blonde, consultent une tireuse de cartes ; les paroles échangées entre la vieille et la brune ont le sens commun, mais à la blonde la vieille dit : « Tu n’auras même pas l’amour d’un autre cœur » ; à quoi l’enfant, blanche comme la neige, répond : « Moi, du moins, l’aimerai-je ? — Oui. — Que me disiez-vous ? J’aurai trop de bonheur ! » Cette bizarrerie est offerte à notre admiration ; voilà une jeune fille qui déclare en principe, en théorie, qu’elle sera trop heureuse, si elle aime sans être aimée. C’est du raffinement, non plus dans la nature et dans la vérité, mais dans le faux. Ô Molière, où es-tu ? et qu’est devenue la franchise et la rondeur d’Alceste ? « Vous croyez être donc aimé d’elle ? — Oui, parbleu ! je ne l’aimerais pas, si je ne croyais l’être. » Et le bon Ronsard parlant du bon Pétrarque (car ces poètes précieux prennent un air bonhomme à côté de la mièvrerie maladive de quelques-uns des nôtres) :

Ou bien il jouissait de sa Laurette, ou bien
Il était un grand fat d’aimer sans avoir rien.

Voilà le vrai, le reste est affectation.

Ce qui manque à la poésie contemporaine, moins qu’au temps de la bohème et de Murger, mais toujours beaucoup trop, c’est un fond de joie et de bonne santé. La race des pleurards, si vivement fustigée un jour par Musset, n’est pas et ne sera jamais abolie ; certes les raisons d’être triste abondent, elles abonderont toujours, et partout où la tristesse est sérieuse et sincère, il y faut compatir ; mais quand on voit de jolis jeunes gens, aimés, amoureux et le cœur en fête, prendre des airs de Lucrèce et déplorer, sans l’avoir jamais connue, la goutte amère qui empoisonne la coupe du plaisir, on s’écrie avec M. Albert Glatigny :

Il est triste ! pourquoi, Seigneur ? Je le demande !
Quand les roses d’avril ont germé sous ses pas,
Lorsque, tournant vers lui ses regards en amande,
La fortune toujours prit soin de ses repas.

M. Albert Glatigny, voilà une heureuse nature poétique : quel tempérament ! quelle sève ! que de gaieté et que d’esprit ! À lui tous nos remerciements pour nous avoir rendu quelque chose de la gaillardise du xvie siècle. Nous ne ferons pas la petite bouche en louant sa leste poésie ; et nous trouvons fort bon qu’il y ait de nos jours encore un poète, un vrai poète, pour rire et pour dire :

Ô ma belle, ô ma blonde ! Une gaîté céleste
S’épanouit en l’air et brille sur nos fronts !
Passe ton bras au mien et lève ton pied leste,
Et de l’amour épars nous nous abreuverons !

De tous les poètes contemporains, M. Glatigny est peut-être celui qui rappelle le mieux la définition de Platon : « Chose ailée et légère » ; seulement Platon ajoute « sacrée », et cette épithète ici serait de trop. Il est païen comme un faune et il a la santé du paganisme :

Pour moi, je veux aller tout seul dans la campagne,
Car je sens que déjà le vertige me gagne.
J’ai besoin de grimper aux arbres, de courir,
De voir joyeusement près de moi tout fleurir !
La présence d’un être animé me torture ;
Un amour bestial me vient pour la nature
Et je veux être seul, tout seul dans la forêt !
Car dans la source, où mon image m’apparaît,
Je vois que je deviens faune, que mes oreilles
Se terminent en pointe, et deux cornes, pareilles
Aux cornes d’un chevreau, se dressent sur mon front !
C’est pour moi que les fruits sauvages mûriront
Désormais, et voici que, par les échappées
Lumineuses du bois, les riantes napées
M’agacent en fuyant sous les chênes branchus,
Et je danse dans l’herbe avec des pieds fourchus !13

M. Albert Glatigny a écrit un assez grand nombre de satires, de parodies, d’épigrammes politiques, dont quelques-unes appartiennent à la poésie par le bon sens éternel et par la belle humeur ; on sait que dans un autre camp politique, un habile rimeur, M. Albert Millaud, a fait de même. Ce sont là les jeux légitimes de la Muse ; l’esprit ne perd pas ses droits, il va, vient, sautille, voltige et dépose une chiquenaude vibrante et joyeuse sur le nez allongé de la solennelle, école de l’ennui. Le Parnassiculet, parodie anonyme, mais dont on peut nommer l’auteur, M. Paul Arène, ridiculise la partie ridicule du Parnasse contemporain ; cela est bien, cela est juste, ce sont les vengeances de l’esprit français.

Parmi les papillons ou plutôt les abeilles de la montagne consacrée aux Muses, il faut nommer M. Marc-Monnier pour ses spirituelles poésies ; mais la portion la plus originale de ses œuvres est son Théâtre de marionnettes ; personne ne le surpasse dans la satire politique gaie, piquante et sans fiel. M. Joséphin Soulary a beaucoup d’esprit, il a surtout de l’esprit, et son vrai talent serait l’épigramme ; au fond, la plupart de ses sonnets ne sont pas autre chose. M. Veuillot a fait aussi quelques sonnets qui sont des épigrammes et d’une terrible pointe ; cette abeille-là est un frelon.

M. Sully Prudhomme (c’est ici la limite de ce talent si distingué) n’est point un humoriste. Il n’a pas le plus petit coin d’Aristophane ou de Rabelais. Il foudroie quelque part avec une sainte colère les farces de nos petits théâtres et il dit qu’en sortant de là il fait bon de regarder la Seine lente et noire couler en silence sous les vieux ponts. Franchement, voilà un étrange goût. Qu’on regarde avec sympathie le fleuve sombre, après avoir vu les Deux douleurs ou l’Abandonnée, c’est tout simple, ces distractions étant de même nature et offrant à l’analyse un agrément pareil ; mais qui donc, après s’être laissé bonnement divertir aux charmantes folies de MM. Labiche, Meilhac et Halévy, ne remerciera pas ces braves gens d’avoir refoulé pour quelques heures le flot pesant des pensées tristes qui redescendront assez tôt d’elles-mêmes ?

M. Sully Prudhomme (c’est ma conclusion) n’en reste pas moins, parmi nos jeunes poètes, le premier par le plus grand nombre de dons réunis : le style, le sentiment, la pensée. Ce mérite de penser est rare sur le Parnasse, le vide de la plupart des cerveaux est prodigieux. Il n’y a point de règle sans exceptions, et M. Sully Prudhomme n’est pas la seule. M. George Lafenestre, d’une direction jusque-là incertaine, a eu devant une statue inachevée de Michel-Ange une grande pensée, et il a fait l’Ébauche, qui est son œuvre poétique la plus forte et la plus originale ; néanmoins son talent paraît être plutôt la prose et la critique. M. André Lefèvre pense, M. Louis Ménard pense, et tellement, que le philosophe et le savant ont failli dévorer en eux le poète. M. Sully Prudhomme est nourri de fortes lectures philosophiques ; il est piquant de retrouver dans quelques-unes de ses poésies la trace évidente de ces lectures. Un jour, il lit (probablement dans l’Histoire de la littérature anglaise, de M. Taine) ce passage de Thomas Browne : « L’injuste oubli secoue à l’aveugle ses pavots, et traite la mémoire des hommes sans distinguer entre leurs droits à l’immortalité. Qui n’a pitié du fondateur des Pyramides ?… Le plus grand nombre doit se contenter d’être comme s’il n’avait pas été, et de subsister dans le livre de Dieu, non dans la mémoire des hommes »14. Il pense à cela, et compose le magnifique sonnet du Cri perdu :

Quelqu’un m’est apparu très loin dans le passé.
C’était un ouvrier des hautes Pyramides,
Adolescent perdu dans ces foules timides
Qu’écrasait le granit pour Chéops entassé.

Or ses genoux tremblaient ; il pliait, harassé
Sous la pierre, surcroît au poids des cieux torrides ;
L’effort gonflait son front et le creusait de rides ;
Il cria tout à coup comme un arbre cassé.

Ce cri fit frémir l’air, ébranla l’éther sombre,
Monta, puis atteignit les étoiles sans nombre
Où l’astrologue lit les jeux tristes du sort ;

Il monte, il va, cherchant les dieux et la justice,
Et depuis trois mille ans sous l’énorme bâtisse,
Dans sa gloire, Chéops inaltérable dort.

Un autre jour, il lit ces lignes dans les Paroles de philosophie positive de M. Littré : « Une désuétude lente atteint les opinions théologiques tantôt par l’immensité de l’univers et la fixité du cours des étoiles, tantôt par l’âge de la terre, tantôt par les périodes géologiques et la succession des espèces…, enfin par toutes les incompatibilités qui surgissent à l’improviste de chaque recoin de la science. » Le poète sait cela, il le sent, il connaît le doute, il emporte dans son esprit ces graves pensées, contemple par une nuit étoilée la constellation de la grande Ourse, et il écrit le sonnet qui est, à mon avis, le point culminant de son œuvre et de la poésie française contemporaine :

La grande Ourse, archipel de l’océan sans bords,
Scintillait bien avant qu’elle fût regardée,
Bien avant qu’il errât des pâtres en Chaldée,
Et que l’âme anxieuse eût habité les corps.

D’innombrables vivants contemplent depuis lors
Sa lointaine lueur aveuglément dardée ;
Indifférente aux yeux qui l’auront obsédée,
La grande Ourse luira sur le dernier des morts.

Tu n’as pas l’air chrétien, le croyant s’en étonne,
Ô figure fatale, exacte et monotone,
Pareille à sept clous d’or plantés dans un drap noir.

Ta précise lenteur et ta froide lumière
Déconcertent la foi ; c’est toi qui, la première,
M’as fait examiner mes prières du soir.

Maintenant, que M. Sully Prudhomme y prenne garde ! Qu’il se souvienne que la nature l’a fait poète et non philosophe ; qu’il n’ensevelisse pas son beau talent dans une traduction de Lucrèce ; surtout qu’il ne nous donne plus de poème abstrait et obscur dans le genre de ses Destins, de peur que le Destin n’accomplisse un de ses songes et ne le métamorphose en pensée.

Retour sur quelques poètes contemporains15 §

Le Tombeau de Théophile Gautier est un recueil de pièces de vers écrites depuis la mort et en l’honneur de ce maître. Belle et poétique pensée, renouvelée du xvie siècle. Les poètes de ce temps-là élevaient à leurs morts illustres des monuments littéraires, auxquels ils donnaient le nom de Tombeaux. Quatre-vingt-trois poètes contemporains ont contribué au monument de Gautier :

À ton bûcher funèbre, ô Gautier, tu le vois,
Même les plus petits ont apporté des branches,

dit l’un d’eux avec une modestie touchante. Il y en a de toutes les nations et de toutes les langues, anglais, espagnols, allemands, italiens, provençaux, etc. Le poète Swinburne a célébré Gautier en anglais, en français, en grec et en latin. Il ne faut rien attendre de très original d’une poésie de ce genre. Tout ce qui est éloge funèbre, que ce soit en prose ou en vers, ne saurait échapper à la loi d’une certaine banalité ; la seule chose qu’on puisse et doive demander, c’est que l’inévitable lieu commun soit relevé par le style. L’exigence serait trop forte de vouloir que les poètes trouvassent des traits assez caractéristiques pour s’appliquer uniquement au maître dont ils déplorent la perte, et j’ajoute qu’une telle finesse d’analyse n’est pas même à souhaiter. C’est œuvre de critique, non de poésie ; un poète trop habile à saisir de pareilles nuances pourrait avoir à payer cet avantage au prix de la grande inspiration. C’est pourquoi je ne suis nullement choqué du lieu commun, et je goûte les vers suivants de M. José-Maria de Hérédia, comme un développement de Bossuet sur la vanité des choses humaines, simplement parce que cela est bien dit :

Tout périra ; le marbre aussi bien que l’argile.
La matière que dompte une savante main
N’en saurait recevoir qu’une forme fragile.

Ce qui vécut mille ans disparaîtra demain ;
Car le temps brise, aidé par la fureur de l’homme,
Les œuvres du génie et de l’orgueil humain…

Sans craindre que jamais elle soit abattue,
Dans un marbre ignoré, dans un divin métal,
Le poète a sculpté lui-même sa statue.

Il peut rire du temps et de l’homme brutal ;
L’insulte de la ronce et l’injure de l’herbe
Ne sauraient ébranler son ferme piédestal.

Car ses mains ont dressé le monument superbe
À l’abri de la foudre, à l’abri du canon :
Il l’a taillé dans l’or harmonieux du Verbe.

Immortel et pareil à ce granit sans nom
Dont les siècles éteints ont légué la mémoire.
Il chante, dédaigneux de l’antique Memnon :

Car ton soleil se lève et l’illumine, ô Gloire !

Quelques poètes ont essayé de définir avec précision le caractère et le talent de Gautier, cette indulgence sereine et molle de l’épicurien passionné uniquement pour les formes et pour les couleurs ; çà et là ils ont réussi.

Tu fis avec bonté ton œuvre de lumière,

a dit M. Anatole France en un vers très heureux. M. Sully Prudhomme est celui qui a trouvé la note la plus juste :

Maître, qui, du grand art levait le pur flambeau,
Pour consoler la chair besogneuse et fragile,
Rendis sa gloire antique à cette exquise argile,
Ton corps va donc subir l’outrage du tombeau !

Ton âme a donc rejoint le somnolent troupeau
Des ombres sans désirs où l’attendait Virgile,
Toi, qui, né pour le jour d’où le trépas t’exile,
Faisais des voluptés les prêtresses du Beau !

Ah ! les dieux (si les dieux y peuvent quelque chose)
Devaient ravir ce corps dans une apothéose,
D’incorruptible éther l’embaumer pour toujours,

Et l’âme ! l’envoyer dans la nature entière,
Savourer librement, éparse en la matière,
L’ivresse des couleurs et la paix des contours !

Le Tombeau de Théophile Gautier contient une pièce que le devoir de la critique est de montrer au doigt, non pour avertir le poète, qui probablement n’est pas responsable de ce qu’il écrit, mais pour avertir l’éditeur, qui n’aurait pas dû admettre de pareilles excentricités dans son recueil. Que signifie la pièce intitulée : Toast funèbre ? Est-ce une mystification ? On m’assure que non, que l’auteur est de bonne foi.

Ô de notre bonheur, toi, le fatal emblème !
Salut de la démence et libation blême,
Ne crois pas qu’au magique espoir du corridor
J’offre ma coupe vide où souffre un monstre d’or !
Ton apparition ne va pas me suffire :
Car je t’ai mis, moi-même, en un lieu de porphyre…

Voilà le galimatias triple, celui où Dieu lui-même ne comprend rien. J’aurais passé cette divagation sous silence, si elle n’était pas une leçon instructive. La poésie contemporaine a trop souvent ce caractère d’être admirablement sonore, mais de sonner creux, de faire peu de cas de l’idée, du sujet, du motif, et de tout réduire à des sons. Les images mêmes sont en moindre estime aujourd’hui, et le riche pinceau de Hugo, de Gautier, de Leconte de Liste ne fait plus autant d’ambitieux ; la musique, voilà toute la poésie pour le parti avancé de la jeune école. M. Armand Silvestre est un habile poète auquel je ne saurais comparer un instant l’auteur des vers qu’on vient de lire ; il est aussi élégant que l’autre est baroque, et ses frères en poésie le saluent comme un maître pour sa science consommée de la versification et du rythme : il fait de très beaux vers, mais ils n’ont guère de sens, et ce qu’il y a de particulier, c’est qu’il le sait, l’avoue et n’est pas éloigné de formuler en art poétique le talent de parler mélodieusement sans rien dire. D’autres ont la passion, l’enthousiasme, la poésie, le sentiment, les couleurs ; M. Armand Silvestre a les sons, il trouve sa part belle, et il s’en contente :

Tu demeures le rêve, ayant été la vie ;
Mon front encor vaincu cherche ton pied vainqueur :
Car tu fis de mon être, en déchirant mon cœur,
Deux parts dont l’une est morte et l’autre inassouvie…

La fierté de mon être ici gît tout entière :
Mesurant au tombeau l’amour enseveli,
J’ai jugé sa grandeur à peser sa poussière,
Et pour lui ne crains pas l’outrage de l’oubli :

À l’horizon perdu des visions aimées,
Son spectre, chaque jour, se lève grandissant,
Et, comme un soleil rouge au travers des fumées,
Teint ces pâles brouillards du meilleur de mon sang.

En fuyant vers l’azur malgré toi tu l’emportes
Dans le pli virginal de tes voiles sacrés,
Ce sang vermeil et doux des illusions mortes
Dont ma veine a rougi tes beaux pieds adorés…

« Un barbier florentin du xve siècle, Giovanni di Domenico, se fit, sous le nom de Burchiello, une grande réputation comme poète. Il composa des sonnets qu’on a réimprimés un grand nombre de fois, que la Crusca recommande comme testi di lingua sur lesquels on a fait de longs commentaires, mais auxquels personne n’a jamais rien compris, et pour cause : l’auteur n’avait d’autre but que d’aligner artistement les mots les plus poétiques, les plus sonores de la langue italienne, mais de manière que leur réunion ne présentât aucun sens. Il a parfaitement réussi. Burchiello a eu de nombreux imitateurs16. »

De temps à autre les critiques tâtent le pouls à la poésie pour savoir si elle vit encore. Elle vit et elle vivra évidemment toujours, en ce sens qu’il y aura toujours des individus qui feront des vers et même de beaux vers ; mais la véritable vie, la vie publique, nationale, est éteinte pour elle en France depuis bien des années. Il y a cinq ou six mois, M. Francisque Sarcey révélait pour la première fois au public, dans un article du XIXe Siècle, le nom de M. Gustave Vinot, qu’il ne connaissait pas auparavant, disait-il, mais dont les vers l’avaient beaucoup frappé ; il faisait de lui le plus grand éloge et il justifiait son éloge par des citations. À son tour, M. Maxime Gaucher, dans la Revue politique et littéraire, embouchait de nouveau la trompette. Nescio quid majus nascitur Iliade ! s’écriait-il au début de son article, c’est-à-dire : « Quelque chose de plus grand que l’œuvre des néo-parnassiens est né. » Les poèmes de M. Gustave Vinot lui avaient fait, disait-il, une impression profonde… « Nous avons affaire à un vrai poète… je le dis franchement, il est né poète… il peut devenir un de nos plus grands poètes, etc.. » L’article de M. Gaucher est du mois d’octobre, celui de M. Sarcey doit être d’août ou de juillet. Nous étions déjà en décembre quand j’écrivis à l’éditeur Jouaust pour le prier de m’envoyer le petit volume des Poèmes et fantaisies ; je me trouvais bien en retard, et après les éloges d’un critique aussi écouté que M. Sarcey, d’une revue aussi répandue que la Revue politique et littéraire, je m’attendais à recevoir la réponse que la première édition était épuisée ; non, c’est un exemplaire de la première édition que j’ai reçu, avec des errata corrigés à la main ; il n’y a point eu de réimpression.

Parlant au public, MM. Sarcey et Maxime Gaucher ont bien fait (quoique cela n’ait servi à rien) de forcer un peu la note de l’éloge et de crier de toutes leurs forces : « Voici un poète ! » Car il s’agit de réveiller les morts. S’adressant à l’auteur, l’exagération a des inconvénients ; ce serait rendre à M. Gustave Vinot un mauvais service que de lui dire trop de bien de son livre. Il est jeune et ne sait pas encore comme il faut son métier. Parce que les néo-parnassiens ont le très grand tort de réduire la poésie à la facture du vers, ce n’est pas une raison pour ne plus faire les vers. Les rimes des Poèmes et fantaisies sont nulles parfois ; M. Vinot fait rimer parée avec pensée et félicité avec rêvé. Page 62, il a commis un vers de treize syllabes. Il semble manquer de ce que l’école contemporaine possède à un si haut degré : l’oreille musicale. Ô Muses ! que dirait M. Leconte de Liste de pareils sons :

Les derniers reflets dont se teignent
Les dernières cimes des monts…
La nature en ses grands bras berce
La terre, etc.

Ces critiques de détail sont les seules qu’on puisse faire à un débutant avec quelque utilité. Le reste ne dépend pas de lui, c’est le secret de sa nature, c’est l’affaire du dieu qui l’inspire, et il n’y a qu’une chose à dire au poète : « Soyez vous-même et suivez votre voie. » Voilà tout le conseil que voulait donner M. Joubert à Chateaubriand : « Qu’il agisse, disait-il, selon son instinct. Qu’il file la soie de son sein ; qu’il pétrisse son propre miel ; qu’il chante son propre ramage. » On reproche à M. Gustave Vinot ce qu’on appelle son naturalisme ; on souhaiterait à sa muse quelque chose de plus spiritualiste : vain souhait, si vraiment ses instincts poétiques le tournent vers la nature et la matière plutôt que vers l’âme et l’esprit. Mais je ne suis pas frappé d’une semblable disposition chez lui ; ce que je remarque, c’est l’inexpérience, une certaine indécision bien naturelle à qui débute. Il cherche encore sa voie.

Il n’y a pas dans son volume de compositions parfaites, ni les longues, ni les courtes. Les meilleurs poèmes sont ceux qui ont une certaine étendue, Claudine, Prométhée délivré ; mais ce n’est pas par l’ensemble qu’ils valent, c’est par de beaux fragments.

À côté de grandes faiblesses, il y a des choses étonnamment réussies ; il y a surtout (et c’est par là que M. Vinot est un poète vraiment nouveau et qu’il a ravi la critique) une largeur de souffle, une sincérité d’inspiration, je ne sais quelle ardeur et quelle ampleur, dont la poésie avait depuis longtemps perdu l’habitude. Je recommande tout particulièrement les dernières stances de Claudine. Citons dans un autre style un fragment du Prométhée délivré : |

Secouant sur ses reins sa chevelure, semblable17
Aux forêts sur les monts, aux vagues sur le sable,
Il apparut si grand, si terrible, si fort,
Sur le rocher tremblant encor de son effort,
Qu’un long frémissement courut les solitudes.
Et que, pris de frayeur, hérissant leurs poils rudes,
Les lions au désert rugirent sourdement.
Le vautour l’étreignait avec acharnement,
Et de son bec ouvert le visant aux prunelles,
Lui meurtrissait les flancs de ses robustes ailes.
Il le prit à deux mains et lui brisa, d’un coup
De son poignet de fer, les reins avec le cou ;
Et répugnant à voir souffrir même le crime,
Comme il râlait, du pied le poussa dans l’abîme.
Alors les tristes dieux se levèrent, défaits…
Leurs yeux dans un regard d’effroi se rencontrèrent,
Et les premiers rayons de l’aube les montrèrent
Vrais spectres au milieu du jour errants…
Sur l’immobilité de leur face, aux durs traits,
Des larmes lentement coulaient de leurs paupières,
Comme une onde filtrant de l’épaisseur des pierres.

Certes, il y a déjà dans de pareils vers quelque chose de plus qu’une promesse.

M. Paul Collin a publié, en 1868, un volume intitulé Musique de chambre, qui n’a eu aucun retentissement. Il annonce, comme devant bientôt paraître, des Poèmes bibliques. Sa présente publication a pour titre : Glas et carillons. Le premier mérite de l’auteur est une morale irréprochable. Quand on loue un auteur pour sa vertu, c’est généralement un éloge perfide où l’on sous-entend avec malice qu’il n’a point de talent. Une telle insinuation est bien loin de ma pensée. La langue de M. Collin est excellente, son style est ferme et franc. J’expliquerai, dit le poète dans un avis au lecteur, où, tout en écrivant une préface, il se demande plaisamment s’il en fera une, oui ou non, j’expliquerai

Qu’en dépit de la mode,
Selon moi, pour les vers la suprême beauté,
C’est la plus absolue et complète clarté,
Et que j’ai toujours fait mon étude première
De mettre ma pensée en parfaite lumière ;
J’expliquerai comment la contrainte ou l’effort,
Dès que je l’aperçois, est un arrêt de mort
Pour un vers commencé qui résiste : une rime
Admise sans l’aveu de l’idée est un crime…
J’expliquerai comment ma grande ambition
Fut toujours d’obtenir moins l’admiration
De celui qui me lit que son entière estime.

Cela n’est-il pas aussi bien écrit que bien pensé ? C’est la langue des maîtres, c’est le style, non de l’Art poétique, mais de Molière, plus souple et plus dégagé que celui de Boileau. La singularité de la poésie contemporaine chez ses représentants les plus distingués, c’est d’avoir l’air de marcher toujours sur de la braise ou sur des lames d’épées ; en d’autres termes, de donner l’idée d’une difficulté énorme vaincue à la sueur du front et à force d’adresse. On suit de l’œil en tremblant le jongleur indien, et s’il arrive sans encombre au terme de sa marche périlleuse, on éclate en applaudissements. Ne recommencez pas, ô vainqueur habile ! le pied vous manquerait peut-être ; vous avez mérité de vous reposer un an, comme Malherbe. M. Collin parle sans effort une langue naturelle ; c’est un grand charme et une heureuse nouveauté de notre temps ; car, je le répète, cette langue, qui coule de source, est de la bonne roche ; l’écrivain est à son aise même dans le sonnet :

1870.

C’est dimanche, au début de la belle saison.
Tout est fête et gaîté, tout verdit, chante et brille ;
Superbe et fécondant, le soleil éparpille
Ses rayons sur les champs en pleine floraison.

Or, le jeune ménage a quitté la maison
Dès le matin, avec la petite famille :
Le garçon, qui bientôt aura trois ans, la fille
Qui commence à tenir debout sur le gazon.

Et l’on joue à cueillir des fleurs, on rit, on jase.
Qu’elle est douce la vie ! — Et le père en extase
Croit au bonheur sur terre et bénit le bon Dieu !

Arrière la tristesse et la mélancolie !
Ses enfants sont joyeux et sa femme est jolie ;
On s’aime bien, et puis là-haut le ciel est bleu !

1871.

C’est le même soleil, le même ciel d’été
Versant les mêmes feux splendides. Mais la terre
Est nue, et triste, et morne, et noire et solitaire :
Plus d’arbres, plus de fleurs, plus rien. C’est dévasté.

Car la guerre a passé par là, souffle empesté !
Les deux petits, sentant à travers un mystère
Le deuil planer sur eux, s’obstinent à se taire.
Et marchent, se tenant par la main, sans gaîté.

Leur front a moins d’éclat, et leur lèvre est moins rose :
On dirait par moments qu’ils cherchent quelque chose
Ou quelqu’un, dont ils ont un vague souvenir !

La mère, qui n’a plus d’époux (ô sombre épreuve !),
Regarde, n’osant pas songer à l’avenir,
L’un qui sera soldat, l’autre qui sera veuve.

Le genre de M. Paul Collin n’est pas descriptif, et je lui en fais mon compliment. Rien n’est ennuyeux comme la poésie descriptive, quand elle n’est pas relevée par un talent du premier ordre. C’est l’homme, après tout, et non pas la nature qui est l’objet le plus intéressant de la poésie. Un grand charme des vers de M. Collin, c’est d’offrir toujours une idée nette, aiguisée d’esprit ou trempée de sentiment ; il est étrange qu’il y ait lieu de louer ceci comme un mérite original : ce n’en est pas moins une véritable rareté, dans un temps où les poètes n’attachent plus aucune importance aux choses qu’ils disent et ne sont attentifs qu’à la façon de les dire. On croirait que Gœthe parle de nos néo-parnassiens dans ce passage de ses conversations recueillies par Eckermann : « Personne ne voit que la vraie force et l’effet d’une poésie résident dans l’idée, dans le motif. Aussi on écrit des milliers de poésies dont le motif est nul, et qui simulent une espèce d’existence par une versification sonore. »

M. Maurice Bouchor est un autre poète nouveau qui vient de se révéler par un volume de Chansons joyeuses. Il est aux antipodes de M. Paul Collin. Impossible de voir un contraste plus absolu. Autant la muse de M. Collin est chaste, autant la sienne est dévergondée. C’est son genre, j’allais dire sa pose ; il a voulu se faire une originalité en cassant les vitres et en mettant ses pieds dans le plat. Il serait difficile de citer décemment ce qu’il y a de plus caractéristique dans ses vers ; mais en voici qui donneront une idée suffisante de ses doctrines, sinon de son style, lequel habituellement a moins de tenue :

Je suis un bon vivant, très joyeux et très doux,
Qui me moque du pape et de la sainte ampoule ;
L’enfer ne m’a jamais donné la chair de poule,
Et devant l’Amour seul j’ai ployé les genoux.

Devant l’Amour, et aussi devant la bouteille, comme le poète nous l’apprend plus loin. Il félicite quelque part un de ses amis, Jean Richepin, auteur de la Mort des dieux, d’avoir si bien défoncé la clôture du ciel qu’on y peut voir encore les clous de ses souliers. Il donne ce conseil à son neveu : « Bois encor, bois toujours », dans une pièce ornée de cette épigraphe ironique empruntée à Ronsard : « Mon neveu, suis la vertu. » Quant à lui, lorsqu’il sera mort, il veut que son linceul soit coupé dans la nappe rougie, et il fait cette Élégie sur la mort d’un ami :

Enfin, tant pis ! En terre grasse
Nous t’avons mis, loin du saint lieu,
Sans implorer pour toi la grâce,
Sans prier Dieu.

Comme de fidèles Orestes,
Le chapeau bas, mais tous debout,
Nous avons salué tes restes,
Et voilà tout.

Je ne conteste pas à M. Maurice Bouchor le talent ; il a de la verve et un certain feu de jeunesse. Je doute seulement de la valeur des idées et des sentiments qui l’inspirent. Pour parler net, je trouve son livre détestable ; il faut lui expliquer pourquoi. Je tiens avec Montaigne que « la poésie ne rit jamais mieux qu’en un sujet folâtre et déréglé. » Je serais bien fâché que la muse un peu collet monté de M. Paul Collin devînt la seule parmi nous. Ronsard a écrit des chansons bachiques et plus que bachiques, qui me semblent superbes. J’aime Villon, Murger, Glatigny et la plupart des poètes de la bohème. Mais pourquoi les poètes que je viens de nommer sont-ils sympathiques ? Ce ne sont pas leurs vices qui les rendent aimables, ce sont leurs bonnes qualités naturelles. Ils ont tous un fond de générosité ou de bonhomie qui gagne les cœurs. Ronsard est le plus généreux des poètes. Il a toutes les nobles ardeurs. Quelle fierté ! quel enthousiasme ! quel saint amour de l’art ! Le fond, chez lui, pour être païen n’en est pas moins sain et vigoureux. Villon a de mélancoliques retours ; il s’écrie :

Bien sçay si j’eusse estudié
Au temps de ma jeunesse folle,
Et à bonnes mœurs dédié,
J’eusse maison et couche molle !
Mais quoy ? je fuyoye l’escolle,
Comme faict le mauvais enfant…
En escrivant cette parole,
À peu que le cœur ne me fend.

Et toute la bohème, quand elle est naturelle et sincère, a de ces retours-là ; et voilà pourquoi elle est humaine, et nous plaît, et nous touche. M. Maurice Bouchor se raidit ; il a pris une grande résolution, qu’il soutient de toute sa force et avec une application extrême : celle d’être en vers une franche canaille. Mais il est moins mauvais qu’il ne veut en avoir l’air, et on sent tellement l’affectation dans sa poésie, que je ne serais pas surpris d’apprendre que ce grand casseur de bouteilles est un simple buveur d’eau. Ce jeune homme s’imagine que le vice pur a quelque chose de poétique. Il faut lui apprendre que c’est une erreur. Le spectacle du mal pur n’a jamais rien d’intéressant ; il n’y a d’intéressant dans un être vicieux ou criminel que les qualités par lesquelles il se rapproche de la vertu : la fierté, la générosité, le courage, la bonté, l’humanité, etc., bref, quelque chose de moral.

M. Autran, de l’Académie française, termine par un vœu stérile la préface de son volume de Sonnets capricieux : « Hélas ! nous sommes loin des temps où se levait La belle matineuse de Claude Malleville, un sonnet unique et médiocre qui suffisait pour passionner la ville et la cour. Nous sommes loin de l’époque où deux autres sonnets, l’un de Voiture, l’autre de Benserade, divisaient la France entière en deux factions. En ce temps-là, les uns étaient pour Job, les autres pour Uranie, et, chaque matin, on échangeait d’un camp à l’autre une grêle d’épigrammes et de madrigaux. Heureux serions-nous si nous revenions aux folies de nos pères ! Heureux si, oubliant nos cruelles discordes et réduisant à deux les cinq ou six partis qui nous divisent, nous consentions à recommencer tout bonnement la querelle des uranistes et des jobelins ! Je finis sur ce vœu, ne pouvant en former de plus patriotique. » Ce n’est pas un sonnet, ni deux, c’est douze livres de sonnets que l’auteur jette aujourd’hui dans la balance littéraire pour faire contrepoids à la politique ; nous craignons qu’en dépit de cet effort celle-ci ne continue à peser davantage dans les préoccupations, les entretiens et les disputes des hommes.

M. Autran, sur le sonnet, n’est pas de l’avis de Fabrice Nunez. Fabrice était un perruquier devenu poète, que son ami Gil Blas, après une longue absence, retrouva un soir dans un cabaret de Madrid et auquel il demanda de lui communiquer une de ses productions. « Aussitôt, dit Gil Blas, il chercha parmi ses papiers un sonnet qu’il me lut d’un air emphatique. Néanmoins, malgré le charme de la lecture, je trouvai l’ouvrage si obscur que je n’y compris rien du tout. Il s’en aperçut. “Ce sonnet, me dit-il, ne te paraît pas fort clair, n’est-ce pas ?” Je lui avouai que j’y aurais voulu un peu plus de netteté. Il se mit à rire à mes dépens : “Si ce sonnet, reprit-il, n’est guère intelligible, tant mieux. Les sonnets, les odes et les autres ouvrages qui veulent du sublime ne s’accommodent pas du simple et du naturel. C’est l’obscurité qui en fait tout le mérite. Il suffit que le poète croie s’entendre. — Tu te moques de moi, interrompis-je, mon ami ; il faut de la clarté et du bon sens même dans le sonnet.” »

Ce n’est pas le manque de clarté qu’on peut reprocher aux sonnets de M. Autran. Il naquit à Marseille en juin 1813, et par le brillant, l’esprit, par une netteté incisive qui est toute méridionale, disons mieux, toute française, il montre bien qu’il est d’une autre génération que l’école contemporaine, amie des brouillards mystiques et de la préciosité raffinée. Ses sonnets sont clairs et spirituels, mais ils ne sont guère que cela. Ils dégénèrent presque tous en épigrammes. Le trait final n’est souvent qu’une pointe sans portée. Il y a disproportion entre la forme artistique et laborieuse de ce genre de composition, et l’importance de la matière. Cette disproportion est peut-être le symptôme principal d’une littérature en décadence. Un poète des époques classiques n’eût point dédaigné les sujets que nos poètes mettent en œuvre ; seulement, au lieu d’en faire des sonnets ou des odes, il en eût fait des distiques, des quatrains, des sizains tout au plus.

Ma marraine, une folle tête,
Qui, d’ailleurs, me gâtait beaucoup,
Me donna jadis, pour ma fête,
Certaine boîte de son goût.

Du fond de ce discret joujou
Vous sautait au nez, toujours prête,
Je ne sais quelle étrange bête,
Diablotin à museau de loup.

Petit poème fantastique,
Sonnet ! caprice poétique.
Dont quelques-uns ont le travers,

J’aime assez qu’une diablerie,
Au nez du lecteur qui s’écrie,
Jaillisse de ton dernier vers !

Voilà le goût de l’auteur en matière de sonnets. Je citerai maintenant deux de ces « diableries » qu’il aime :

LA QUÊTE


Du Dieu de charité qui marche à votre tête,
Suivez, ô mes amis, suivez le saint drapeau !
À ceux qui sont sans pain, sans linge sur la peau,
Donnez ; qui donne au pauvre à Dieu lui-même prête !

Quand l’appel du curé fut fait à son troupeau,
Quand il eut des esprits assuré la conquête,
À son enfant de chœur il remit son chapeau.
Lui montra l’assistance et lui dit : « Fais la quête ! »

La quête du chapeau se fit, hélas ! en vain ;
Rien ne fut rapporté dans cette bourse noire. Rien !
— L’abbé contint mal son dépit oratoire :

« Béni soit le Seigneur, notre Père divin,
Dit-il, d’avoir permis que mon chapeau revînt
Après avoir passé par un tel auditoire ! »

APOLOGUE.

La-neige hier, par aventure,
Visitait nos tièdes climats ;
Rien n’est plus beau dans la nature
Que cette nappe de frimas !

Un âne (où n’en passe-t-il pas ?)
Sur cette neige immense et pure
Mit les empreintes de ses pas,
Horribles trous de boue obscure.

Je continue, un peu tremblant :
Fort ennemi de la satire,
J’en proscris même le semblant ;

Mais à certains je voudrais dire :
« Réfléchissez, avant d’écrire,
À la beauté du papier blanc ! »

L’apologue de l’âne est spirituel, l’anecdote du curé est plaisante ; mais pourquoi deux quatrains, deux tercets et l’entre-croisement des mêmes rimes quatre fois répétées, pour dire si peu de chose ? J’ose même croire que le Chêne et le Roseau peut avec avantage se passer de cette forme, quoique M. Autran en ait fait un sonnet, ainsi que de cinq autres fables de La Fontaine, dont il s’est amusé à retourner la morale.

Pernette, par M. Victor de Laprade, de l’Académie française, un beau volume illustré de vingt-sept gravures, n’est pas précisément un livre nouveau ; mais depuis quatre ou cinq ans, chaque renouvellement de l’année le remet à l’ordre du jour pour les étrennes. On ne saurait en ce genre choisir d’ouvrage plus moral et d’une plus belle typographie. C’est la narration en vers d’un épisode tellement simple qu’on pourrait à peine accepter ce qu’il a d’un peu puéril, si c’était une œuvre d’imagination ; mais l’histoire, paraît-il, est vraie, et le poète n’a pas pris la licence d’y rien ajouter de son propre fonds.

Nous sommes dans le Forez, en 1813. Pierre est fiancé à Pernette. Survient la nouvelle d’une grande victoire de l’empereur (c’est le style officiel du temps pour dire défaite), et d’une levée de tous les hommes valides. Pierre est brave, mais il n’aperçoit point de rapport logique entre cette grande victoire et cette levée en masse ; il ne veut pas, pour le seul plaisir d’un tyran, porter la guerre chez ses voisins ; avec l’approbation des vieillards de sa famille, il s’enfuit dans les bois, où il va rejoindre d’autres réfractaires. Je ne saurais trop dire à quoi il passe son temps dans les bois ; c’est une existence un peu oisive et primitive ; il fait de beaux discours contre la tyrannie ; il célèbre la bonté du Créateur qui a formé les chênes et les pins ; Pernette lui apporte des consolations, des nouvelles et des vivres. Arrive l’invasion ; c’est une conséquence naturelle de la conduite de Pierre ; il avait à choisir entre deux maux : dès l’instant où il refusait d’obéir aux ordres du despote, il devait nécessairement en bonne et rigoureuse logique prendre son parti de la défaite et de toutes ses suites ; mais les politiques des bois ne font pas ces raisonnements. Il trouve fort mauvais que des étrangers se permettent de fouler le sol sacré de son village ; il leur fait donc une guerre de franc-tireur ; caché dans les bois, il les tue à plaisir. Au moment où les « Teutons » et les « Scythes » épouvantés sonnent de toutes parts la retraite, voilà qu’une balle perdue l’atteint en pleine poitrine ; il tombe. Sentant qu’il va mourir, il exprime le désir de s’unir à Pernette pour l’éternité et de faire avec elle un mariage solennel in extremis. Pernette consent, c’est bien ; mais j’aurais préféré que la proposition vînt d’elle. Il meurt. Sa veuve lui demeure fidèle, parvient à un âge très avancé et reste jusqu’à son dernier jour la providence de tous les malheureux. Voilà l’histoire. Peut-être cela ne vaudrait-il pas la peine d’être dit en prose ; mais ce qui ne vaut pas la peine d’être dit, on le chante. Les vers de M. Victor de Laprade sont très beaux, les sentiments sont élevés, la morale est pure.

Mais la poésie se compose d’autre chose encore que de beaux vers, de nobles sentiments et d’une saine morale ; si vous cherchez ici des caractères, de la vérité, de l’imagination, de la vie, j’ai peur que vous ne soyez déçus. Pour moi, je ne puis lire une idylle ou épopée domestique sans penser à cette merveille des merveilles qui s’appelle Hermann et Dorothée. Gœthe, lorsqu’il écrivait son poème, était évidemment dans une tout autre disposition d’esprit que l’auteur de Pernette, le chantre de Jocelyn et les autres poètes pieux de la même famille. Sans doute il pensait à part lui : ô les curieux et intéressants personnages que l’aubergiste du Lion d’Or et sa femme, l’apothicaire et le pasteur, Hermann et Dorothée ! comme ces gens-là m’amusent ! Quel plaisir de les faire parler chacun selon son caractère ! Quelle volupté de dieu que de créer par la poésie de petits êtres, qui ne sont pas des moralités personnifiées, mais qui sont aussi vivants, aussi réels que s’ils étaient en chair et en os ! Marionnettes chéries, je n’ai garde d’idéaliser vos vertus, de faire de vous le type uniforme de toutes les perfections ; ayez et gardez vos travers, vos légers ridicules et vos graves défauts ; c’est par là que vous me plaisez, car c’est par là que vous êtes vrais et que vous êtes vivants. Goethe aimait ses personnages, mais il les aimait en artiste, d’une affection toute paternelle, comme le sculpteur chérit sa statue. M. de Laprade aime aussi les siens, mais non pas comme ses créations, non pas comme les enfants de son esprit ; il les aime et il les honore comme des êtres qui ont existé, auxquels il a une foi pleine et entière, et qu’il propose à notre admiration et à notre imitation. Il ne les invente point. Le seul changement qu’il se permette de faire à la réalité, c’est de leur donner toutes les vertus, ce qui est moralement très édifiant, mais poétiquement très sec et très pauvre ; car tout le monde se ressemble de la façon la plus ennuyeuse et la plus monotone, quand tout le monde est parfait. Le poète prend les choses tellement au sérieux que, lorsque Pierre va commencer dans les bois sa guerre de franc-tireur, il fait à la muse cette invocation bizarre :

Muse des lieux que j’aime, esprit sombre des bois,
Qui sonnas le bardit sous le grand chef gaulois,
Qui fis trembler César dans nos vallons Arvernes,
Sors, après deux mille ans, de tes vieilles cavernes !
Non pour dicter des vers qui vibrent un instant :
Laisse là le chanteur et vole au combattant !
Laisse-moi seul ! sois toute à nos vaillants ! Qu’importe
Que languisse ma voix, tant que leur âme est forte ?

Voilà un excès de désintéressement.

Le style de M. de Laprade, c’est l’idéal pur, c’est l’abstraction élevée à sa plus haute puissance. Lisez encore ces vers à je ne sais quelle autre muse, « à la muse sans nom qui fait là-haut son miel, muse de mon pays, mais fille aussi du ciel » ; je les cite parce qu’ils sont vraiment beaux, et parce qu’ils contiennent un abrégé intéressant de l’art poétique de M. Victor de Laprade :

Fais circuler, toujours, à travers ma pensée,
L’air pur de la montagne et sa vertu sensée,
Et la salubre odeur des pins de nos sommets
Qui suscite la vie et n’enivre jamais.
D’autres iront cueillir, sous des soleils torrides,
Les savoureux trésors des jardins Hespérides,
En des lieux où l’aspic rampe sous les gazons,
Où les fruits éclatants cachent de vils poisons ;
Moi, sur le maigre sol de tes âpres domaines,
Je ferai des moissons plus pauvres, mais plus saines ;
Rien de bas et d’impur ne me suivra chez toi
Et j’y marcherai seul et libre, comme un roi.
Viens ! et donne à mes vers, à mes sobres images
Un solide support fait de maximes sages ;
Que le parfum en fasse oublier les couleurs ;
Qu’on devine le roc sous le velours des fleurs ;
Que dans l’érable ou l’or, selon ta fantaisie,
De l’antique sagesse ils cachent l’ambroisie ;
Qu’enfin, dans tout ce livre honnête et bienfaisant,
L’âme éclate immortelle et que Dieu soit présent !

Des maximes sages, des images sobres, une moisson pauvre mais saine, une vertu sensée ; peu de couleurs, point d’ivresse, rien de l’éclat des soleils torrides : tel est l’idéal de M. Victor de Laprade. S’il s’était borné à blâmer chez plusieurs poètes contemporains, petits ou grands, l’abus maladif d’une imagination trop souvent vide de sens et d’idées, il aurait raison sans conteste ; mais ce n’est pas seulement l’abus, c’est jusqu’à un certain point l’usage même qu’il condamne. Cette thèse paradoxale, que la poésie n’a pas pour grande affaire de peindre, mais de moraliser, et la façon dont il a prêché d’exemple par ses vers faiblement colorés, mais éloquents et purs, voilà ce qui fait son originalité dans la poésie et dans la critique contemporaines ; car M. de Laprade est un critique en même temps qu’un poète, et je n’ai garde de nier ce qu’il peut y avoir de partiellement vrai dans cette page remarquable d’un de ses écrits en prose : « L’excès de la couleur qui prédomine aujourd’hui chez les poètes, chez les peintres, chez tous les écrivains et les artistes à la mode, n’est rien de plus qu’une couche épaisse de fard appliquée sur l’intelligence malade. Sous ce blanc et sous ce carmin, il n’y a pas de muscles solides ; il n’y a pas de raison, il n’y a pas de pensée. Tout s’agite à la surface et sur l’épiderme, en dehors de l’esprit même et dans ce que l’homme a de plus extérieur et de moins humain, dans la pure imagination et la substance nerveuse commune à tous les animaux. Pour caractériser d’une phrase les arts contemporains, peinture, musique et poésie, roman et théâtre, critique et journalisme, je dirai qu’ils agissent beaucoup sur les nerfs et très peu sur la raison. La sensibilité matérielle et maladive est surexcitée chez nous aux dépens du sens moral et de l’intelligence… Quand j’ai fermé les yeux à ces flammes de Bengale, quand la dernière vibration de ces cuivres ne tinte plus dans mes oreilles, quand je regarde là dedans avec mon esprit tout seul, il m’est impossible d’y découvrir quelque chose qui ressemble à une pensée et qui dénote l’exercice de la raison… L’imagination ne manque pas aux races inférieures ; voyez les nègres. Ce qui leur manque, c’est la puissance rationnelle et le sens de l’idéal. La raison chez les races humaines est en proportion de leur force vitale, de leur énergie et de leur beauté corporelle. »

Deux mots, pour finir, sur Mes premières années de Paris, par M. Auguste Vacquerie. Ce sont des vers. J’en citerai quelques-uns. « Les sujets les plus profonds par des bouches ravissantes furent traités : les chiffons, les bals, l’âge des absentes, les bonnes, les bonbons. Dieu, l’impiété qui submerge les croyances, à quel jeu on jouerait. Puis une vierge de quarante ans bien sonnés, d’une physionomie noble, en rougissant, du nez appréciait une amie. » — Vous disiez que c’étaient des vers ? — Je le dis encore. Ceux-ci ont sept syllabes ; avec un peu de patience vous trouverez la rime et la mesure. — Mais la poésie ? — En voici :

Je crois que née au ciel et par le ciel rebue,
Toute existence, goutte ou fleuve, contribue,
Selon la part qu’on a,
À noircir ou blanchir l’urne d’où tout s’épanche.
Rendons à l’inconnu notre goutte plus blanche
Qu’il ne nous la donna.

Outre le versificateur et le poète, il y a chez M. Vacquerie le critique. Ses principes de littérature se résument en dix lettres, dont deux majuscules : « Victor Hugo » ; Hugo, dis-je, et Victor, Victor, et puis Hugo.

Celui dont les deux noms commencent (quel mystère !)
Victor comme Virgile et Hugo comme Homère,

est le soleil du monde des esprits. Pour penser, il faut et il suffit qu’on se mette sous son rayon. M. Vacquerie y est si longtemps resté qu’il en a gardé un éblouissement ; il voit partout ce V et cette H :

Les tours de Notre-Dame étaient l’H de son nom !

Victor est sa maison, Hugo est son « garni. »

C’est lui que je venais habiter, à vrai dire,
Et mon rêve eût été de louer en garni
Une scène au cinquième étage d’Hernani.

Nul doute que le grand poète ne donne au petit ses habits, quand il les a un peu usés, afin qu’il puisse s’en envelopper comme Montaigne « s’enveloppait de son père. » Un de mes amis qui ne tourne pas plus mal que M. Auguste Vacquerie le vers de sept syllabes, hasarde une définition rimée du rôle de cet écrivain dans la critique contemporaine :

À grand bruit il papillonne
Près du poète vainqueur ;
De son dard il aiguillonne
L’adversaire ou le moqueur :
« Vils manants, si quelqu’un touche
Au front sacré… quos ego !… »
Vacquerie est une mouche
Qui bourdonne autour d’Hugo.

Victor Hugo

L’Année terrible18 §

Mme Sand écrivait dans un récent article que l’Année terrible est peut-être le chef-d’œuvre de Victor Hugo. Je doute que cette opinion trouve beaucoup de partisans ; mais déjà on la tolère, on souffre qu’elle s’exprime ; si elle provoque une juste contradiction, elle ne cause plus de surprise extrême ni de scandale. C’est l’effet naturel du temps qui s’est écoulé depuis la publication du volume. L’esprit public se calme ; il est prêt à revenir, s’il y a lieu, d’un premier jugement précipité. Pour peu qu’on soit modeste et qu’on réfléchisse, on a appris par expérience à se défier de soi-même. Rappelons-nous l’accueil fait aux Contemplations et à la Légende des siècles. Quand ces livres parurent, les meilleurs juges disaient, comme toujours, qu’il y avait de fort belles choses, mais qu’à tout prendre, les poèmes nouveaux marquaient moins un progrès qu’une décadence ; ils paraissaient inférieurs en somme aux poésies plus anciennes de Victor Hugo. Toute création fière et hardie sort des formes reçues et choque plus ou moins l’opinion régnante ; il faut un certain temps pour s’y habituer. Les étourdis jurent que c’est exécrable. Les prudents s’en tiennent à la formule banale et peu compromettante : « Il y a de belles choses. » Je ne parle pas des séides et de leurs cris d’enthousiasme. Le nouvelliste s’amuse à se faire l’écho de tous ces bruits ; la critique garde le silence, lit, relit, et attend l’heure.

Une chose peut bien avoir égaré l’opinion sur la valeur poétique de l’Année terrible, puisqu’elle rend encore très difficile de juger ce livre pertinemment : ce sont les passions politiques. Pour écarter cette cause d’erreur, pour rendre à la critique littéraire toute sa pureté, il faudrait la dégager des considérations politiques et isoler, autant que possible, le point de vue littéraire ; mais cela est beaucoup moins simple qu’on ne croit. Qu’est-ce que le point de vue littéraire ? Ce n’est pas la forme pure, ce n’est pas l’art en soi, indépendamment de la matière ; car l’une de ces deux choses n’existe pas sans l’autre ; on ne les sépare point ; elles composent une harmonieuse et vivante unité. Les personnes qui prétendent se placer au point de vue littéraire en faisant abstraction des sentiments, des passions, des idées, pour ne considérer que la mise en œuvre, se trompent le plus grossièrement ou le plus naïvement du monde. Faisons une hypothèse : supposons un poète de la Commune célébrant en vers lyriques la destruction de la colonne, l’incendie de Paris, le massacre des otages… Ces vers pourraient-ils être admirables ? n’est-il pas absurde de supposer qu’une poésie digne de ce nom pût avoir sa source dans des sentiments si bas et si faux ? La vérité morale est la substance de l’art ; ce qui lui est contraire n’est jamais beau, et toute œuvre poétique est vraie, morale par quelque endroit. La critique littéraire n’est d’aucun parti ; elle demande seulement aux partis d’offrir une portion de justice et de raison suffisante pour servir de fond solide à la poésie. On m’accorde ces principes généraux, et l’on se hâte d’ajouter que la Commune n’est point un parti politique ; c’est l’assassinat, le brigandage ; c’est la révolte contre la loi, contre la France et contre la République même ; c’est la complicité avec l’ennemi ; c’est enfin la déraison, l’injustice, l’immoralité au pouvoir. Nous chercherons, avec toute l’impartialité dont notre esprit est capable, si les rebelles et les vaincus de la guerre civile avaient, oui ou non, quelque chose d’humain, quelque chose d’assez intéressant pour justifier, sinon au tribunal de la politique et de l’histoire, du moins à celui de la poésie, la paradoxale indulgence de l’auteur de l’Année terrible ; mais il faut parler d’abord de la première partie du volume, qui a pour sujet la guerre étrangère.

Victor Hugo est trop de son siècle pour qu’il lui soit possible d’épouser avec beaucoup d’ardeur une passion aussi surannée ou aussi récente que la haine nationale. Les personnes capables de ce sentiment sont celles qui n’ont pas trop profondément reçu l’atteinte de l’esprit moderne ; ce sont de très jeunes gens à cause de leur âge, des femmes à cause de leur nature passionnée, les multitudes à cause de leur défaut d’instruction. Mais comment veut-on que nos éducateurs, nos maîtres, ceux qui ont imprimé à la pensée du siècle sa direction particulière, remontent le courant et viennent nous enseigner le contraire de ce qu’ils nous ont appris depuis quarante années ? Il ne s’agit pas ici de changer quelques idées ; c’est la constitution même de notre esprit et du leur qui serait à refaire entièrement. Si vous demandez à Victor Hugo des vers brûlants de haine contre l’Allemagne, il vous répondra comme Gœthe, en appliquant aux Allemands ce que Gœthe disait des Français : « Comment pourrais-je écrire des chants de haine sans haïr ? Je ne hais pas les Français, quoique je remercie Dieu de nous en avoir délivrés. Comment moi, pour qui la civilisation et la barbarie sont des choses d’importance, comment pourrais-je haïr une nation qui est une des plus civilisées de la terre, et à qui je dois une si grande part de mon propre développement ?… La haine nationale est une haine particulière. C’est toujours dans les régions inférieures qu’elle est le plus énergique, le plus ardente. Mais il y a une hauteur à laquelle elle s’évanouit. Cette hauteur convenait à ma nature, et longtemps avant d’avoir atteint ma soixantième année, je m’y étais fermement établi. » Il ne faut pas méconnaître la vertu poétique de ces saintes haines nationales, telles que nos aïeux au cœur fort, à l’esprit étroit, les éprouvaient naturellement ; mais ce sentiment devient de plus en plus rare parmi les natures cultivées, il a presque toujours chez les hommes de notre génération quelque chose d’artificiel et de voulu. Je préfère, comme plus touchants et plus vrais, à tous les soi-disant chants de haine que la guerre franco-allemande a inspirés depuis dix-huit mois les beaux vers que je vais citer :

Vision sombre ! un peuple en assassine un autre.
Et la même origine, ô Saxons, est la nôtre !
Et nous sommes sortis du même flanc profond !
La Germanie avec la Gaule se confond
Dans cette antique Europe où s’ébauche l’histoire…
Si Rome osait risquer ses aigles dans nos landes.
Les Celtes entendaient l’appel guerrier des Vendes,
On battait le préteur, on chassait le consul.
Et Teutatès venait au secours d’Irmensul ;
On se donnait l’appui glorieux et fidèle
Tantôt d’un coup d’épée et tantôt d’un coup d’aile ;
Le même autel de pierre, étrange et plein de voix,
Faisait agenouiller sur l’herbe, au fond des bois.
Les Teutons de Cologne et les Bretons de Nante ;
Et quand la Walkyrie, ailée et frissonnante,
Traversait l’ombre, Hermann chez vous, chez nous Brennus,
Voyaient la même étoile entre ses deux seins nus.

Si les peuples, même nos ennemis, n’ont pas la haine du poète, les souverains étrangers ou nationaux, l’ont tout entière et acharnée. Cette politique naïve qui consiste à voir des tyrans dans tous les rois, et dans les nations leurs esclaves, à proposer les révolutions comme le grand moyen ou même comme le but, et à s’imaginer qu’un peuple a conquis sa liberté quand il a renversé un trône, est d’une simplicité tout à fait enfantine. Vrais lieux communs de collège bons à mettre en vers latins ; mais ce qui préserve le poète de se perdre toujours dans la déclamation, ce qui donne quelquefois à sa poésie un fond sérieux, substantiel, c’est que certains individus, qui portent ou qui ont porté la couronne, sont personnellement dignes d’exercer sa verve satirique. Je regrette de ne pouvoir faire plus de cas des invectives de Victor Hugo contre l’empereur d’Allemagne. Elles sont vides de sens et médiocrement originales ; l’exagération comique de la colère du poète prête à rire ; ce que ce sujet lui a inspiré de plus heureux, c’est une allégorie assez spirituelle où l’on voit l’ours et le lion sur le point d’en venir aux prises dans le cirque pour le bon plaisir de César. Le lion s’arrête et dit à l’ours :

Nous ne nous gênions pas dans la grande nature,
Frère, et le ciel sur nous fait la même ouverture,
Et tu ne vois pas moins d’astres que je n’en vois.
Que nous veut donc ce maître assis sur un pavois ?

Et comme l’ours, plus stupide, paraît avoir envie de se frotter au lion :

Niais, viens m’attaquer. Soit. Mes griffes sont prêtes ;
Mais je pense et je dis que nous sommes des bêtes
De nous entre-tuer avec tant de fureur.
Et que nous ferions mieux de manger l’empereur.

L’idée ne me semble pas mauvaise, après tout, et le vers est joli. Ailleurs, il y a moins d’idées que de gros mots. On peut s’étonner que notre Juvénal n’ait rien trouvé de plus caractéristique sur l’empereur Guillaume ; les bulletins pieux de ses sanglants progrès pouvaient lui fournir un beau sujet d’antithèses. Il l’a dédaigné, pour ramasser tout son talent sur l’objet propre de sa vieille haine, l’ex-empereur des Français. Voilà la victime classique, le jouet immortel de sa muse vengeresse ; il s’est fait le vautour incessamment occupé au supplice de ce malheureux. J’ignore si Napoléon IIl est capable de l’effort d’intelligence et de désintéressement personnel qui lui serait nécessaire pour reconnaître l’immense valeur poétique des Châtiments ; mais quelle destinée, ô ciel juste ! que d’entrer dans l’avenir courbé sous le poids d’un pareil livre ! il le portera éternellement. L’Année terrible n’est, au fond, qu’une suite de l’exécution commencée par le grand justicier ; c’est un produit de la même veine, en particulier la pièce qui a Sedan pour titre.

Dès le début, l’idée de la fatalité entendue au sens de la tragédie grecque, c’est-à-dire de l’inévitable et suprême justice, est traduite en vers d’une précision saisissante ; chaque mot contient une idée et porte coup ; l’esprit vague, hébété, le caractère incertain de l’homme que la divinité aveuglait pour le perdre est peint tout entier en quelques traits :

L’homme tragique,
Saisi par le destin qui n’est que la logique,
Captif de son forfait, livré les yeux bandés
Aux noirs événements qui le jouaient aux dés,
Vint s’échouer, rêveur, dans l’opprobre insondable.
Le grand regard d’en haut, lointain et formidable,
Qui ne quitte jamais le crime, était sur lui ;
Dieu poussa ce tyran, larve et spectre aujourd’hui,
Dans on ne sait quelle ombre où l’histoire frissonne,
Et qu’il n’avait encore ouverte pour personne ;
Là, comme au fond d’un puits sinistre, il le perdit.

Suit un monologue de l’ex-empereur, dans lequel on le voit préméditant la guerre. Cette préméditation est-elle vraie historiquement ? peu importe ; la vérité dramatique et littéraire doit seule nous occuper ici. Le monologue se termine par ces mots :

Il fait nuit. J’en profite. Attaquons.
Or il faisait grand jour. Jour sur Londres, sur Rome,
Survienne, et tous ouvraient les yeux, hormis cet homme ;
Et Berlin souriait et le guettait sans bruit.
Comme il était aveugle il crut qu’il faisait nuit…
— Où vas-tu ? dit la tombe. Il répondit : Que sais-je ?

Je passe, pour abréger, tous les développements qui suivent, bien qu’ils contiennent de fort beaux passages, et j’arrive à la conclusion du morceau. Cette fin grandiose est déjà célèbre. Le poète évoque toutes les gloires de la France, les énumère l’une après l’autre, lentement, sans rien omettre, et les montre humiliées par la honte de Sedan ; l’énumération, qui n’est souvent, chez Victor Hugo, qu’un procédé où la rhétorique se fait trop sentir, est naturelle ici et magnifiquement à sa place :

Alors la Gaule, alors la France, alors la gloire,
Alors Brennus, l’audace, et Clovis, la victoire.
Alors le vieux titan celtique aux cheveux longs,
Alors le groupe altier des batailles, Châlons,
Tolbiac la farouche, Arezzo la cruelle,
Bouvines, Marignan, Beaugé, Mons-en-Puelle,
Tours, Ravenne, Agnadel sur son haut palefroi,
Fornoue, Ivry, Coutras, Cérisolles, Rocroy,
Denain et Fontenoy, toutes ces immortelles
Mêlant l’éclair du front au flamboîment des ailes,
Jemmape, Hohenlinden, Lodi, Wagram, Eylau,
Les hommes du dernier carré de Waterloo,
Et tous ces chefs de guerre, Héristal, Charlemagne,
Charles Martel, Turenne, effroi de l’Allemagne,
Condé, Villars, fameux par un si fier succès.
Cet Achille, Kléber, ce Scipion, Desaix,
Napoléon, plus grand que César et Pompée,
Par la main d’un bandit rendirent leur épée.

Je fais effort pour dégager dans le cours de cette analyse le point de vue purement poétique, c’est-à-dire pour me mettre dans l’état d’esprit où seront nos arrière-neveux, lorsque, indifférents aux passions et aux intérêts qui nous préoccupent, ils ne voudront voir dans les poésies de notre époque que la beauté, qui est de tous les temps et fait éternellement battre les cœurs ; mais je sens de plus en plus les difficultés insurmontables de cette tentative. L’histoire contemporaine s’impose à nous, elle influence plus ou moins tous nos jugements littéraires. Voici, par exemple, une idée qui se rencontre deux ou trois fois dans l’Année terrible, celle de l’opportunité d’une levée en masse pour repousser l’invasion :

France ! prends ton bâton, prends ta fourche, ramasse
Les pierres du chemin, debout, levée en masse !…
… Je dis qu’il est temps d’agir et de songer
À la levée en masse…
Aux armes, citoyens ! aux fourches, paysans !

Je ne sais si la postérité, à la faveur de l’éloignement, pourra confondre dans une sorte de brouillard poétique les réalités de 1870 avec la légende de 1792, et admirer cet appel aux fourches. Pour nous, contemporains, ces vers sont tristement ridicules, parce que nous savons trop combien l’expédient proposé est pitoyable. La guerre telle qu’on la fait aujourd’hui étant, par excellence, un calcul de stratégie et de mécanique, les paysans armés de pierres et de fourches auront beau se précipiter en masse sur l’ennemi avec la plus héroïque furia francese, ils peuvent être bien sûrs d’avoir la tête cassée et leurs bâtons rompus à trois ou quatre mille mètres de distance par des instruments de précision. C’est cette réalité trop historique, cette certitude, cette dure et présente expérience qui nous rend indigestible une pareille poésie, lors même qu’elle serait meilleure.

Des esprits très sérieux, graves historiens, prédicateurs ou moralistes, ont sévèrement reproché à Victor Hugo l’idée exagérée que son livre exprime de Paris, de ses lumières, de ses vertus : est-ce bien le moment ? disaient-ils avec raison ; est-ce bien lorsque l’ignorance et la légèreté de cette ville ont attiré sur elle les plus épouvantables catastrophes, qu’il convient de faire son apothéose et de la représenter comme le soleil inondant l’Europe de ses rayons ? Il est certain que pour un prophète d’Israël, Ésaïe ou Jérémie, pour un homme d’un grand caractère et d’un génie altier, il y avait, dans l’histoire de cette terrible année, matière à une grave et forte poésie : la corruption de la grande cité, sa vaniteuse et frivole paresse, tous les soucis virils qui font la dignité de l’homme déposés aux pieds de César ; puis, la malédiction de Dieu ; l’ennemi qu’on avait défié témérairement répondant à nos fanfaronnades par une invasion formidable, la capitale étreinte dans un cercle de fer, les défaites successives, les souffrances d’un long siège, le froid, la famine, la mortalité ; et enfin, comme si l’enfer avait voulu ajouter ses horreurs aux dernières convulsions de la patrie expirante, la Commune dansant la ronde du sabbat démagogique sur les ruines de nos palais incendiés. Voilà le plan d’une Année terrible qui n’a pas été faite, qui pourrait avoir sa beauté, et qui serait en tout cas fort différente de celle de Victor Hugo ; mais ce n’est pas ainsi que le sujet s’est présenté à son esprit. L’amour idolâtre qu’il a pour Paris, son chauvinisme ardent, ses sympathies plus que démocratiques, rendaient le poète incapable de cette conception haute et sévère. Il n’est que juste de le constater avec regret ; mais il serait puéril de trop insister sur ce point et de demander à l’arbre qui donne la figue de porter l’olive ou le raisin. Ces sentiments particuliers de Victor Hugo, que nous avons toute espèce de droit et de raison de juger inférieurs même comme valeur littéraire, peuvent-ils produire, ont-ils produit des fruits poétiques ? voilà toute la question. Eh bien, l’adoration de Paris est, je crois, naturelle ; cette ville est, en vérité, une des capitales de la civilisation, la capitale s’il faut absolument choisir,

Et ce que Paris trouve est trouvé pour le monde…
Et vous ne pourrez pas le remplacer, ô villes.
Et, lui mort, consoler l’univers orphelin,
Non, non, pas même toi, Londres, ni toi, Berlin,
Ni toi, Vienne, ni toi, Madrid, ni toi, Byzance,
Si vous n’avez ainsi que lui cette puissance,
La joie, et cette force étrange, la bonté ;
Si, comme ce Paris charmant et redouté,
Vous n’avez cet éclair, l’amour, etc.

Je cite difficilement. Tous ces vers sur Paris sont déclamatoires et entachés de mauvais goût ; mais, s’ils ne sont pas meilleurs, c’est uniquement la faute de l’ouvrier, le sentiment qui les a inspirés est légitime. Qu’on veuille bien remarquer qu’il ne peut guère y avoir d’idées moyennes en poésie ; car les idées moyennes, les vérités tempérées, qui sont par leur sagesse l’honneur de la prose, compromettent la poésie par leur médiocrité. Je conçois la malédiction et l’anathème, je conçois le culte et l’enthousiasme ; mais j’ai peine à me figurer comment un poète lyrique pourrait dire : Paris a ceci, mais il lui manque cela ; ses défauts sont tels, ses qualités sont telles. C’est affaire de prose et d’analyse. Victor Hugo avait à choisir de lancer la fondre ou de brûler l’encens : devenu vieux et rendu débonnaire par l’âge, craignant par-dessus tout de blesser ses bons amis qui étaient à terre, il y est resté avec eux, les enivrant et s’enivrant lui-même des parfums de la cassolette ; c’est moins grand, mais que voulez-vous ? il n’est ni Jéhovah ni son prophète.

Nous voici arrivés à la Commune, à l’intéressante question de critique que soulève la bizarre complaisance du vieux poète, et je m’aperçois que je n’ai pas cité les plus beaux vers de la première partie du volume et de tout le volume, quinze vers où il n’y a pas trace de sénilité, et qui sont de sa meilleure inspiration et de sa meilleure facture. Le sentiment est naturel, humain, éternellement vrai : c’est, en deux mots, que l’extermination des hommes n’est point glorieuse, surtout lorsqu’elle est rendue si facile par une lutte inégale ; le style, de la plus riche poésie, rehausse et pare magnifiquement l’antique simplicité de l’idée :

Moissonnez les vivants, comme un champ de blé mûr,
Cernez Paris, jetez la flamme à ce grand mur.
Tuez à Châteaudun, tuez à Gravelotte,
Ô rois, désespérez la mère qui sanglote.
Poussez l’effrayant cri de l’ombre : Exterminons !
Secouez vos drapeaux et roulez vos canons ;
À ce bruit triomphal il manque quelque chose.
La porte de rayons dans les cieux reste close ;
Et sur la terre en deuil pas un laurier ne sent
La sève lui venir de tous ces flots de sang.
Là-haut, au loin, le groupe altier des Renommées,
Immobile, indigné, les ailes refermées,
Tourne le dos, se tait, refuse de rien voir.
Et l’on distingue, au fond de ce firmament noir.
Le morne abaissement de leurs trompettes sombres.

Puisque le poète n’a pas cru devoir s’armer de sévérité contre la Commune (ce qui, littérairement parlant, eût été de beaucoup le meilleur parti), cherchons les éléments poétiques de l’indulgence qu’il a montrée pour elle. Il faut absolument que cette indulgence contienne une part de raison, de justice, de vérité morale ; sans quoi la poésie manque de fond solide et ne saurait avoir aucune valeur sérieuse.

Je trouve d’abord une affirmation extrêmement obscure de je ne sais quel droit qu’aurait eu Paris de se révolter contre le pouvoir légal siégeant à Versailles :

… De ces deux pouvoirs, dont la colère croît,
L’un a pour lui la loi, l’autre a pour lui le droit.

C’est vague. — Ouvrons les œuvres en prose pour éclaircir ce point. Dans un morceau intitulé Paris et la France, l’écrivain s’exprime en ces termes :

« Sur ce conflit séculaire et si fécond en émulation de la nation et de la cité, posez la révolution, voici ce que donne ce grossissement : d’un côté la Convention, de l’autre la Commune. Duel titanique… La Convention incarne un fait définitif, le peuple, et la Commune incarne le fait transitoire, la populace. Mais ici la populace, personnage immense, a droit… La Commune a droit ; la Convention a raison. C’est là ce qui est superbe. D’un côté la populace, mais sublimée ; de l’autre le peuple, mais transfiguré… Les révolutions ont un besoin de liberté, c’est leur but ; et un besoin d’autorité, c’est leur moyen, la convulsion étant donnée… La Convention de France et la Commune de Paris sont deux quantités de révolution… Il y a plus de civilisation dans la Convention et plus de révolution dans la Commune. Les violences que fait la Commune à la Convention ressemblent aux douleurs utiles de l’enfantement… Devant l’histoire, la révolution étant un lever de lumière venue à son heure, la Convention est une forme de nécessité ; la Commune est l’autre… L’œil hésite entre les silhouettes énormes des deux colosses. L’un est Léviathan ; l’autre est Béhémoth. »

Avez-vous compris ? Pas davantage. Tâchons pourtant de nous rendre compte. Si la Commune avait été suivie d’une restauration monarchique, ses apologistes auraient eu beau jeu. Les gredins qui la composaient seraient devenus des héros, martyrs de leur foi républicaine. Nous aurions alors très nettement saisi l’idée de ce que Victor Hugo appelle le droit de Paris contre la France ; car on sait que, pour les purs, la République est supérieure à tout, même à la patrie, même au suffrage universel ; c’est une divinité farouche à laquelle on immolerait le monde : religion atroce, effroyable, qui a comme toutes les religions son orthodoxie, sa fanatique intolérance, et qui réserve aux hérétiques une persécution cruelle et sanglante le jour où elle aura triomphé. Mais la victoire de la France sur Paris n’a pas eu pour résultat le rétablissement de la monarchie. C’est l’éternel honneur du gouvernement de M. Thiers d’avoir su maintenir la République après la Commune, malgré la Commune, en empêchant par sa prudence qu’aux excès de la révolution et de la guerre civile ne succédassent, selon l’antique usage, les excès d’une réaction également furibonde et folle : exemple unique, je crois, dans l’histoire. Dès lors, la Commune perd jusqu’à l’apparence d’un droit et d’une justice quelconque. La République, qu’elle avait semblé défendre, n’a été que compromise par sa révolte. Les gredins restent gredins et ne passent pas martyrs. Ils n’ont plus d’idéal. Ils n’ont plus d’auréole. Non, non, déciment, ils ne sont pas poétiques.

Si la Commune est elle-même sans poésie, n’y a-t-il point à côté d’elle, autour d’elle, quelque objet, hommes ou choses, où l’amour du poète puisse se prendre ? Oui, il y a la foule des égarés ; il y a, hélas ! les victimes innocentes ; il y a l’éternelle vérité exprimée par les vers suivants :

Combien de temps faudra-t-il vous redire
À vous tous, que c’était à vous de les conduire,
Qu’il fallait leur donner leur part de la cité,
Que votre aveuglement produit leur cécité ;
D’une tutelle avare on recueille les suites,
Et le mal qu’ils vous font, c’est vous qui le leur fîtes.
Ce n’est pas le canon du noir Vendémiaire,
Ni les boulets de juin, ni les bombes de mai,
Qui font la haine éteinte et l’ulcère fermé…
Finir tout de façon qu’un jour tout recommence.
Nous appelons sagesse, hélas ! cette démence.
Flux, reflux. La souffrance et la haine sont sœurs.
Les opprimés refont plus tard des oppresseurs.

Il est malheureusement trop certain que, dans la vengeance, mille coups furieux ont été portés à l’aveugle. On a fusillé, dit le poète, des vieillards, des enfants « blonds et frais », « des filles qui devraient aller cueillir des roses », et cela en plein mois de mai ! On a « tué des femmes grosses. » Sans parler de tant d’hommes qui n’étaient nullement criminels, que la Commune avait armés de force, ou qui ne savaient pas ce qu’ils faisaient, ou qui n’avaient d’autre moyen d’existence que le service dans la guerre civile ! Rien au monde n’est plus douloureux. Mais rappelons-nous ce jour sinistre. Paris brûlait. On ne savait où s’arrêterait l’incendie. Les animaux féroces, acculés, étaient capables de tout. Les soldats de la patrie avaient au cœur la plus grande indignation qui puisse remplir des hommes : l’exaspération d’une lutte qui, depuis cinquante jours, différait inutilement un résultat certain ; le mépris des misérables qui avaient engagé cette lutte impie sous les yeux de l’ennemi ; la honte d’un pareil spectacle offert au vainqueur ; la rage de se voir tués, à peine échappés à la Prusse, par une canaille cosmopolite ; enfin l’effroi des flammes qui menaçaient de tout anéantir. Faites aussi longue qu’il vous plaira la liste des erreurs et des emportements de la répression, il restera toujours de quoi s’émerveiller qu’on n’en ait pas commis davantage. Toute victoire de ce genre est accompagnée d’excès ; ne saviez-vous pas, ô poète, que cela est inévitable ? Ce qu’on reproche aux vers trop nombreux que vous avez consacrés à déplorer ces malheurs, ce n’est pas de partir d’un sentiment faux, c’est de n’être que des lieux communs. Ils n’ont rien de caractéristique. Ils sont absolument dépourvus d’originalité. Il n’y a pas une guerre civile dans l’histoire qui ne pût amener les mêmes réflexions. Vous avez omis, encore une fois, la grande poésie pour la moindre. Jamais matière plus opulente ne s’était offerte à l’imagination d’un poète ; mais que votre mise en œuvre est pauvre ! quelle misère ! et comme tout cela est manqué ! Devant vous se dressait la pétroleuse dans sa beauté démoniaque : au lieu de nous la peindre comme vous le pouviez faire, vous aimez mieux rester à côté du sujet et vous apitoyer sur la meurtrissure qu’un soldat trop brutal imprime à la bête fauve en lui serrant le bras !

On ne dira jamais assez à quel point le manque d’indépendance politique fait tort à la poésie de Victor Hugo. Le front levé devant les trônes, il s’est fait le courtisan de ce souverain aux cent mille têtes, la populace. Je sais qu’il s’en défend. Le volume que nous analysons s’ouvre par une pièce qui commence ainsi :

Quant à flatter la foule, ô mon esprit, non pas !

et qui essaye de distinguer entre la foule et le peuple ; mais la distinction n’est point nette, et d’ailleurs à ce morceau isolé nous pouvons opposer toute sa poésie et toute sa conduite. Comment se fait-il qu’un homme d’un esprit vaste, puissant et philosophique après tout, le seul de nos poètes qui ait sondé l’infini, entrevu Dieu, l’auteur de la grande composition du Satyre, ait fini par rétrécir son horizon au point de n’avoir pas d’idéal plus élevé en politique que toute cette triste école, déclamatoire et superficielle, des caudataires de 93 ? Entraînement de parti, faiblesse de caractère ; mais cette rare intelligence était digne de suivre seule sa voie en gardant sa fierté. Sortez donc du temple des idolâtres, vous qui vous annoncez comme le messager du Très-Haut ; remontez dans l’air pur où l’on plane au-dessus des rois, des peuples, de tous les pouvoirs de la terre ; n’êtes-vous pas de race céleste ? ne valez-vous pas mille fois mieux que ce grossier fétiche et ses prêtres stupides ?

Il y a, dans l’Année terrible, une composition bien curieuse qui fait voir de quelles chaînes pesantes la politique du démagogue a lié la liberté du poète ; c’est la pièce intitulée Les deux trophées. La colonne Vendôme avait été renversée par ordre de la Commune. Quand le poète apprit cette nouvelle en Belgique où il philosophait sur le droit et la loi, Paris et Versailles, Léviathan et Béhémoth, il dut ressentir une profonde douleur. La colonne renversée ! le monument de nos gloires ! quel crime ! quel soufflet à la nation ! C’était sa colonne à lui ; il lui avait donné jadis le baptême d’une ode immortelle, cette ode où il montre Napoléon jetant à brassées les canons ennemis dans la cave où bouillonne le bronze,

Et disant aux fondeurs penchés sur la fournaise :
En avez-vous assez ?

Que va-t-il faire ? Rien, ou peu de chose. Ah ! si c’était un empereur, un prince, une aristocratie qui eût fait le coup, quel débordement de poésie nous aurions eu ! quel post-scriptum indigné et superbe de l’Ode à la Colonne ! Mais le coupable, c’est la canaille sainte, la populace « sublimée » : grand embarras. Voici par quel subterfuge le poète s’est tiré de peine. Il s’est dit : pendant que la Commune renverse la colonne de la place Vendôme, Mac-Mahon bombarde les Champs-Elysées, et ses obus parfois ébrèchent l’Arc de triomphe ; je vais infliger un blâme parallèle aux destructeurs de nos deux trophées, et pour chaque chiquenaude donnée par moi aux pauvres égarés de Paris, j’assénerai un bon coup de nerf de bœuf aux bandits de Versailles. Ainsi dit, ainsi fait. Au lieu de l’énergique et directe satire que nous étions en droit d’attendre de sa vieille muse indignée, il nous a fabriqué une pièce bizarre, aussi faible d’exécution que fausse et sophistique par le sentiment qui l’a dictée.

J’ai essayé de montrer que les idées politiques de Victor Hugo, dans la seconde partie de son livre, ont poétiquement peu de valeur ; non pas qu’il n’ait su faire encore de beaux vers avec ces idées, mais on peut affirmer qu’il en aurait fait de mille fois plus beaux, s’il lui avait été possible de concevoir le sujet différemment. L’indépendance d’un sage, d’un prophète, d’un homme de Dieu, devant tous les partis et tous les combattants, voilà ce qui lui a fait défaut. Le poète n’étant point libre, son génie n’a pas pu prendre tout son essor, son imagination déployer toute son envergure. Le culte superstitieux qu’il a pour la foule, ou s’il aime mieux ce mot, pour le peuple, a rendu sa pensée esclave et son talent captif. Son œuvre n’est pas toujours conforme et souvent même elle est contraire à l’idéal grandiose que l’esprit conçoit naturellement, l’histoire de l’année terrible étant donnée. Osons le dire, ce livre est manqué comme composition et dans l’ensemble.

Il faut en revenir à la conclusion vulgaire : il y a de belles choses. Oui, de bien belles choses ; des vers tels que le grand Hugo seul en sait faire, qui remplissent l’oreille de leur harmonie, les yeux de leur précision pittoresque, et déroulent devant l’imagination je ne sais quelles immensités :

Le fourmillement noir des bataillons marchants.

Et ceci :

Quand l’altier Winkelried ouvrant ses bras épiques
Meurt dans l’embrassement formidable des piques…

Ou encore :

Le Palais détaché de la Sainte-Chapelle
Tomba comme un haillon qu’une femme découd.

Quel coup de pinceau pour rendre la rapidité de l’incendie ! Ailleurs, c’est un tableau champêtre :

Les oiseaux
Jettent leur petite ombre errante sur les eaux…
L’étang est un miroir où le frais paysage
Se renverse et se change en vague vision.

Çà et là, une pièce presque achevée : Les Forts, La Sortie, A Petite Jeanne. Un morceau charmant sur le pigeon voyageur :

L’oiseau.
Ignore, et, doux lutteur, à travers ce réseau
De nuée et de vent qui flotte dans l’espace,
Il vole, il a son but, il veut, il cherche, il passe.
Reconnaissant d’en haut fleuves, arbres, buissons,
Par-dessus la rondeur des blêmes horizons,
Il songe à sa femelle, à sa douce couvée,
Au nid, à sa maison, pas encor retrouvée,
Au roucoulement tendre, au mois de mai charmant ;
Il vole ; et cependant, au fond du firmament,
Il traîne à son insu toute notre ombre humaine ;
Et tandis que l’instinct vers son toit le ramène
Et que sa petite âme est toute à ses amours,
Sous sa plume humble et frêle il a les noirs tambours,
Les clairons, la mitraille éclatant par volées,
La France et l’Allemagne éperdument mêlées,
La bataille, l’assaut, les vaincus, les vainqueurs,
Et le chuchotement mystérieux des cœurs.

Une très belle traduction de quatre vers de Juvénal :

Ce qui fit la beauté des Romaines antiques,
C’étaient leurs humbles toits, leurs vertus domestiques,
Leurs doigts que l’âpre laine avait faits noirs et durs,
Leurs courts sommeils, leur calme, Annibal près des murs
Et leurs maris debout sur la porte Colline.

On connaît la magnifique conclusion de Booz endormi dans la Légende des siècles. Ruth est couchée aux pieds de Booz ;

Ruth songeait et Booz dormait ; l’herbe était noire ;
Les grelots des troupeaux palpitaient vaguement ;
Une immense bonté tombait du firmament ;
C’était l’heure tranquille où les lions vont boire.
Tout reposait dans Ur et dans Jérimadeth ;
Les astres émaillaient le ciel profond et sombre ;
Le croissant fin et clair parmi ces fleurs de l’ombre
Brillait à l’occident, et Ruth se demandait.
Immobile, ouvrant l’œil à moitié sous ses voiles,
Quel dieu, quel moissonneur de l’éternel été
Avait, en s’en allant, négligemment jeté
Cette faucille d’or dans le champ des étoiles.

Il n’y a rien de plus beau dans la poésie française. Cette confusion fantastique d’un spectacle de la nature avec l’objet particulier qui remplit la rêverie, est une de ces imaginations grandes et hardies qui sont rares chez nos poètes logiciens. Hugo a seul de ces visions-là. Les Châtiments et l’Année terrible contiennent deux passages qui rappellent, sans l’égaler, cette fin sans pareille de Booz endormi. Un condamné politique avait été guillotiné sous le second empire. L’horreur de cette exécution obséda tout le jour la pensée du poète ; le front brûlant, l’âme agitée, il sortit dans la campagne pour y chercher l’apaisement :

La nature ne put me calmer. L’air, la plaine,
Les fleurs, tout m’irritait…
Le soir triste monta sous la coupole bleue ;
Linceul frissonnant, l’ombre autour de moi s’accrut ;
Tout à coup la nuit vint, et la lune apparut
Sanglante, et dans les cieux, de deuil enveloppée,
Je regardai rouler cette tête coupée.

Au mois de novembre, pendant le siège, il alla sur la muraille de Paris, un soir, par un sinistre coucher de soleil :

J’allais. Quand je levai mes yeux vers l’horizon,
Le couchant n’était plus qu’une lame sanglante.

Cela faisait penser à quelque grand duel
D’un monstre contre un dieu, tous deux de même taille ;
Et l’on eût dit l’épée effrayante du ciel
Rouge et tombée à terre après une bataille.

S’il y a de belles choses dans le dernier volume de Victor Hugo, il y en a de détestables comme toujours, et, ce qui est grave, il y en a de médiocres ; ceci est nouveau, et c’est un symptôme inquiétant. Le détestable est une qualité positive : c’est le revers de la médaille, le creux du bouclier ; il confine à l’excellent. N’est pas détestable qui veut ; les grands et les forts peuvent seuls l’être, c’est une application particulière du génie. Mais le médiocre n’est rien ; c’est le néant, le vide, l’impuissance. L’invasion du médiocre chez Victor Hugo est un signe de vieillesse et d’épuisement. Nombre de pièces de l’Année terrible se recommandent encore par l’ampleur de la composition, l’unité de l’architecture ; mais la plupart ont pour commun défaut l’absence d’imagination et d’esprit inventif dans le détail. La poursuite de la rime riche et de l’antithèse dispense de plus en plus le poète d’avoir des idées. Il semble trop souvent faire ses vers comme on remplit des bouts-rimés ; beaucoup de termes, qui reviennent sans cesse, appellent immanquablement leur contre-partie : l’ombre et la lumière, la vie et la mort, la nuit et le jour, le blanc et le noir, le berceau et la tombe, marchent toujours de compagnie. Procédé monotone qui donne à la poésie quelque chose de symétrique et de tendu ; cela rappelle les façons d’écrire des « grands rhétoriqueurs » du xve siècle. Des pièces longuement développées sont conçues à la façon d’une épigramme ; je veux dire que le dernier vers a été fait d’abord, il est seul important, c’est le pivot de la machine, la clef de voûte de l’édifice ; tout converge vers ce point, le reste n’est écrit que pour amener et préparer le trait final. Les mots ont acquis une prépondérance énorme, écrasante ; ils ne sont plus l’armure légère des idées partant en guerre d’un pied alerte et conquérant, ils ressemblent à cette panoplie lourde et vide que le poète décrivit autrefois dans Eviradnus :

Chacun à son pilier s’adosse et tient sa lance ;
L’arme droite, ils se font vis-à-vis en silence ;
Les chanfreins sont lacés ; les harnais sont bouclés ;
Les chatons des cuissards sont barrés de leurs clés ;
Les trousseaux de poignards sur l’arçon se répandent ;
Jusqu’aux pieds des chevaux les caparaçons pendent ;
Les cuirs sont agrafés ; les ardillons d’airain
Attachent l’éperon, serrent le gorgerin ;
La grande épée à mains brille au croc de la selle ;
La hache est sur le dos, la dague est sous l’aisselle ;
Les genouillères ont leur boutoir meurtrier,
Les mains pressent la bride, et les pieds l’étrier…

Seulement, tout cela est fantôme et il n’y a point de chevaliers. Ôtez de l’arsenal de Victor Hugo les sesquipedalia verla : flamboiement, rugissement, formidable, monstrueux, surhumain, etc., il se trouvera fort empêché, car sa poésie ne se compose de plus en plus que de cela. Ce développement excessif du procédé, cet affaiblissement de l’imagination, rendent la poésie actuelle de Victor Hugo aisément imitable. On peut en donner la recette et l’enseigner en une leçon. De plaisants rimeurs se sont amusés à écrire aussi mal, et ils ont très bien réussi. Ce qu’il y a de pire, c’est que le vieux poète semble s’être chargé lui-même, et mieux que personne, de la parodie. En vérité, on se demande, en lisant certaines choses signées de son nom, si c’est Victor Hugo qui a écrit cela, ou un farceur qui voulait se moquer de lui. Il a outré tous ses défauts. Il s’est copié et travesti avec une exagération grotesque. Il est devenu son propre singe.

Maintenant, voulez-vous prendre une haute idée de l’Année terrible ? comparez l’œuvre de Victor Hugo à cette multitude de petits poèmes que la guerre et la Commune ont fait éclore. Voilà de la médiocrité ! voilà de la poésie inférieure au sujet ! Plusieurs de ces poèmes ont de l’agrément, ils sont bien tournés, ils sont très gentils. C’est précisément ce dont je me plains. Où est le souffle ? où est l’inspiration ? où est le tonnerre de Dieu et la terreur sacrée ? Victor Hugo garde seul aujourd’hui les grandes intuitions et ce cachet des maîtres, un style bien à lui. Jusqu’à l’heure de la renaissance, que nous attendons, mais qu’aucun signe n’annonce comme prochaine, il est le dernier poète de notre littérature, et, je crois, le plus grand.

M. Paul de Saint-Victor

Barbares et Bandits19 §

Barbares et bandits ! Sous ce titre retentissant, M. Paul de Saint-Victor vient de réunir en volume des articles contemporains des deux sièges de Paris, et dont le principal sujet est la Prusse d’abord, puis la Commune. Toujours la Commune ou la Prusse ! Il faut que la littérature en prenne son parti ; une société ne saurait avoir subi deux commotions successives, aussi terribles que celles-là, sans en ressentir longtemps le contre-coup ; disons-nous bien que nous ne sommes encore qu’au commencement ; il y aura sans doute lassitude et intermittence, élans individuels vers un art plus pur et plus calme : ce ne sera que des temps d’arrêt momentané, que des exceptions. Le souvenir des violences passées, un présent troublé et agité, l’inquiète appréhension de l’avenir : voilà pour des années notre climat moral, notre horizon intellectuel. Si Gœthe vivait de nos jours et au milieu de nous, sûrement il ferait de la botanique ; mesurant en pensée le temps pendant lequel les haines nationales, les rancunes, les vengeances, rendront triste et amer le commerce des hommes, il voudrait passer toute cette crise avec la grande nature pour conserver la paix de son âme.

Les écrits de M. Paul de Saint-Victor ont cette particularité, que si parfois la matière offre au lecteur un attrait moindre ou nul, il peut toujours en faire abstraction et s’attacher seulement à la forme, qui est certes assez riche et d’une importance assez grande, j’allais dire assez unique, pour mériter son attention tout entière. C’est ce que je voudrais faire ici. Laissant à l’arrière-plan les bandits et les barbares, je trouve plus d’agrément, plus de profit aussi, à étudier l’écrivain et à tenter respectueusement l’analyse de son beau talent littéraire.

Le respect est un devoir facile à remplir envers le petit nombre des personnes qui se distinguent de la foule profane en respectant encore quelque chose, et cet écrivain éminent, par une exception de plus en plus rare, a au suprême degré le respect de la langue, la foi, la ferveur littéraire, le culte de ses dieux, la religion de l’art et du style. À une époque où toute la littérature s’ébauche hâtivement dans les journaux, et où les livres, qui jadis étaient l’œuvre patiente d’une vie entière de méditation et d’études, ne sont plus que des collections d’écrits au jour le jour, M. de Saint-Victor a eu cet honneur et cette force de ne jamais permettre au journalisme d’avilir et de dévorer son talent. Au lieu d’abaisser l’histoire ou la critique aux exigences de ce métier, il a élevé le journalisme à la hauteur de la forme la plus littéraire ; et lorsqu’il a composé des volumes avec ses articles réunis, par un excès de sévérité envers lui-même il n’a voulu choisir que les plus parfaits, excluant encore de cette élite tout ce qui n’était pas à ses yeux d’une absolue pureté. Il n’a fait que trois livres et les a faits exquis20; voilà, dans la république des lettres, de la vraie aristocratie.

On a tout dit, ou du moins on a épuisé l’arsenal des épithètes admiratives à l’adresse du style de M. Paul de Saint-Victor, dans ce qu’il a de plus caractéristique, la richesse et l’éclat des images. On a senti que pour parler convenablement d’un écrivain si fier et si brave, toujours paré comme pour un tournoi et resplendissant de pourpre et d’or, il fallait aller chercher des expressions dans sa salle d’armes et son cabinet de toilette. « Saint-Victor, a-t-on dit, a une coupe d’or ; tout ce qu’il y verse devient brillant. » Lamartine, tempérant l’éloge par une douce et fine épigramme, disait : « Quand je lis Saint-Victor, je mets des lunettes bleues. » Sainte-Beuve, à qui j’emprunte ces deux citations, compare la plume de notre écrivain à une épée qui n’est pas faite pour les humbles besognes et veut à tout coup un exploit. Ce luxe, cette splendeur orientale d’un côté, de l’autre cette réserve et cette sévérité, composent l’originalité de M. Paul de Saint-Victor dans l’école romantique. Je n’hésite pas à écrire ces mots école romantique, qui nous paraissent si vieux, si usés, si vides de sens, à nous, héritiers de Sainte-Beuve, à nous qui, suivant le grand courant de la critique et de l’esprit modernes, avons appris à ne plus être en littérature ni de la haute ni de la basse Église, mais de l’Église la plus large et la plus conciliante. M. de Saint-Victor, lui, est d’une religion positive, de cette religion dont Victor Hugo est le pape. L’un des grands prêtres du temple, il brûle l’encens et prononce des anathèmes. Il se distingue de M. Théophile Gautier, autre souverain pontife, en ce qu’il porte avec bien plus de correction, de tenue et de majesté sa robe sacerdotale, et qu’on a vu souvent le bon Gautier rire dans la sacristie, au lieu que Saint-Victor, toujours en représentation, ne sourit et ne plaisante jamais. Cette gravité qui ne le quitte point, c’est, si j’ose m’exprimer ainsi, sa perruque de Louis XIV. Il est le plus classique des romantiques. Il ressemble (pour lui servir d’autres images) à un automédon grec domptant et asservissant au char de sauvages étalons d’Afrique ou d’Asie. Le Soleil disait à Phaéthon en lui confiant son attelage : Parce, puer, stimulis, et fortius utere loris : « Ménage l’aiguillon et tiens ferme les rênes. » Ce conseil, que l’imprudent méprisa, M. de Saint-Victor le suit ; son style est contenu beaucoup plus qu’emporté ; il a l’audace et la fougue, mais il a, à un degré encore supérieur, ce que les Latins appelaient tenor, compositio virilis et sancta.

C’est un grand signe de médiocrité, selon Vauvenargues, que de louer toujours modérément. Les critiques, dans leur conduite envers M. Paul de Saint-Victor, n’ont pas donné ce signe de médiocrité. Le concert de louanges, qui a toujours accueilli ses articles et ses livres, témoigne à leur honneur combien ils sont sensibles au prestige d’un talent merveilleux. Ce juste hommage rendu et le premier moment d’éblouissement passé, n’oseront-ils pas s’approcher des rayons, creuser un peu et pénétrer sous cette brillante surface ? Ils doivent oser. « La critique, c’est de l’opposition », a dit, je crois, M. de Rémusat.

Barbares et Bandits est un beau livre ; mais ce que j’oserai lui reprocher, c’est justement d’être trop beau. Les passions véhémentes de l’âme, la haine, la colère, l’indignation, le mépris, ne semblent être là, pour ainsi dire, que comme la palette du peintre et la gamme du musicien. C’est avec ces sons et ces couleurs que l’artiste a composé doctement ses phrases brillantes et mélodieuses. Régal perpétuel des oreilles et des yeux, son style est toujours en fête ; aucune ombre ne l’obscurcit ; jamais note mal en unisson avec les autres ne vient trahir une âme à qui l’émotion puisse faire oublier le juste rapport des sons musicaux. Ne craignez aucun trouble pour vous-même en lisant cet ouvrage ; le concert est magnifique : entrez et jouissez. Si la Prusse, par malheur, vous est indifférente, ce n’est pas ici que vous apprendrez à la haïr. Même je comprendrais mal qu’un Prussien, s’il est homme d’esprit et capable de saisir les délicatesses d’une langue si exquise et si savante, pût éprouver à cette lecture autre chose qu’un très vif plaisir. On a dit de Bossuet qu’il se laisse emporter par son grave enthousiasme dans une région où, loin de songer qu’on est artiste, on oublie même s’il y a un art ; on a dit de Fénelon qu’il s’élève par l’émotion au-dessus de l’art, traversant le beau littéraire pour aller plus loin : c’est exactement le contraire pour M. Paul de Saint-Victor ; il choisit un thème (ce thème est aujourd’hui la haine de la Prusse), et là-dessus il brode d’éblouissantes variations : l’art atteint, il ne se soucie pas d’autre chose.

Prenons un exemple qui explique et justifie notre impression. M. Alfred Maury a récemment publié dans la Revue des Deux-Mondes un remarquable article sur les guerres et les invasions. Dans ce travail historique plein de science et d’autorité, l’écrivain appelait la plus sérieuse attention de la France sur l’humeur envahissante et les empiétements de la populeuse Allemagne, montrant, à toutes les époques, les agressions en armes de nos voisins précédées d’un établissement pacifique de colons et d’éclaireurs sur notre territoire. Sa parole était grave et donnait à penser. Voici en quels termes il s’exprimait :

LaFrance doit craindre d’être en partie germanisée. Cette invasion de tout le peuple allemand se précipitant sur notre patrie, sous la forme d’une landwehr, n’avait-elle pas été précédée, préparée par des invasions partielles et pacifiques, de même que les migrations en deçà du Rhin de peuplades germaniques avaient précédé et préparé celles des Francs et des Alamans ? Paris et une foule de nos villes étaient inondées depuis vingt ans et davantage d’ouvriers, de domestiques, de commis, d’industriels, de professeurs allemands. Le chiffre en croissait tous les jours sans que nous y prissions garde. Loin de nous alarmer de cette invasion, nous nous sentions flattés de voir tant d’étrangers préférer notre pays au leur, et témoigner ainsi de la supériorité de notre sol et de notre société ; mais, on ne l’a point oublié, la guerre n’a pas plutôt éclaté que l’Allemagne a rappelé toute sa colonie. Les Allemands sont retournés dans leur patrie, ils ont été rejoindre la grande armée d’invasion qui s’avançait sur notre frontière, ils lui ont servi de guides, ils ont marché en éclaireurs, ils ont livré à leurs compatriotes les maisons dont ils avaient été les hôtes, la demeure des familles auxquelles ils avaient peu auparavant demandé un asile et du pain. C’est que la reconnaissance, à ce qu’il paraît, n’est pas une vertu germanique ; nos bienfaits envers ces étrangers n’ont eu pour résultat que de les aider à nous dépouiller. Déjà Tacite disait des Germains : Gaudent muneribus, nec acceptis obligantur…

Que nos fautes récentes nous profitent au moins dans l’avenir ; défions-nous de cette vanité qui nous fait dédaigner ce qu’on exécute de bon à l’étranger et nous abuse sur notre propre valeur, de cette légèreté qui nous aveugla sur les dangers dont nous étions environnés, de cette inconstance qui nous a fait traverser six ou sept révolutions en moins d’un siècle : sinon l’invasion germanique reprendra sa marche à la première occasion favorable, comme autrefois les barbares poursuivaient la leur à la nouvelle de chaque catastrophe qui avait ébranlé la puissance romaine. Si nous ne sentons pas l’impérieuse nécessité de nous corriger ; si nous perdons le temps en agitations stériles, en discussions vaines où l’on admire plus le beau langage que l’on n’estime la solidité des raisonnements ; si, une fois délivrés des Prussiens, nous donnons le spectacle des discordes civiles ; si nous bouleversons toutes nos institutions sans rien édifier de durable ; si nous nous repaissons d’utopies misérables au lieu d’aborder les questions par le côté pratique ; si nous continuons en un mot nos errements d’hier, l’ennemi, notre éternel ennemi, rôdant sur notre frontière désarmée, ne manquera pas l’occasion de ravir un nouveau morceau de cette terre de France qu’il envie depuis des siècles.

Ainsi parlait M. Alfred Maury.

Voyons maintenant de quelle façon imagée et spirituelle M. Paul de Saint-Victor exprime la même idée :

Une légende musulmane raconte que, lorsque la peste menace une ville, on voit un ange noir parcourir ses rues et ses bazars, et marquer, du bout de sa lance, la porte des habitants désignés aux coups du fléau. On aurait pu voir aussi, avant l’invasion, l’ange blond de l’Allemagne parcourir nos rues et nos boulevards. Qui se serait défié de ce visiteur ingénu ? Une casquette d’étudiant, couronnée de fleurs printanières, ceignait son front candide. Des lunettes d’or voilaient ses yeux bleus comme le ciel et affaiblis par l’étude. À sa bouche pendait une longue pipe de porcelaine peinte, et la fumée qui s’en exhalait montait vers l’azur, solennelle et douce comme un parfum d’encensoir. En surveillant de près pourtant cet être angélique, on l’aurait vu, de temps en temps, tirer un calepin de dessous ses ailes, prendre des notes, inscrire des adresses, tracer des angles suspects et des carrés équivoques, lorsque son essor aérien le portait vers nos forts ou sur nos remparts. Hélas ! l’ange était un espion militaire du dieu des armées prussiennes…

Cette terrible leçon ne sera point perdue : l’ère de notre délivrance marquera celle d’une renaissance. Nous voilà guéris pour jamais des songes humanitaires que réveille en sursaut l’éclat des obus, des agapes de peuples où l’on s’entre-tue au dessert, des foires internationales où les canons qu’on a décorés reviennent, trois ans après, battre vos remparts, et vous renvoient, fondue dans leur premier boulet, la médaille qu’on avait stupidement jetée dans leur gueule de bronze… En courtisant Marguerite, défions-nous de Faust et des poisons mortels qu’il distille dans son alambic. Nous n’irons plus au bois de l’idylle allemande, ses vergiss-mem-nicht sont tachés de sang. Nous savons maintenant comment Hermann, enrégimenté par la Prusse, se comporte en pays conquis, et quel uhlan, expert aux réquisitions, fait Werther coiffé de son casque à pointe. Un de leurs poètes reléguait l’Allemagne dans l’empire de l’air ; nous l’avons cru sur parole, et, les yeux levés vers le ciel, nous cherchions cette muse angélique parmi les étoiles… Voilà que de cet azur où nous plongions nos regards, descend, griffes ouvertes, avec des cris voraces, une bande de vautours.

C’est très joli, ces vautours qui fondent du ciel, ces vergiss-mein-nicht tachés de sang, ces médailles changées en boulets, et surtout cet ange qui tire un calepin de dessous ses ailes. Honneur et bravo à l’artiste ! Nous transcrirons cela dans notre cahier d’extraits. En lisant M. de Saint-Victor, nous admirons son talent ; en lisant la page de M. Maury, nous devenons pensifs, nous nous disons que le péril presse et qu’il faut prendre garde. C’est l’éternelle différence des véritables orateurs, des véritables écrivains avec les virtuoses de la parole et du style.

M. Renan, dans son livre des Apôtres, a donné du goût littéraire au ier siècle de notre ère une définition dont plusieurs traits s’appliquent avec une justesse étonnante à M. Paul de Saint-Victor : « On ne cherchait, dit-il, que le trait brillant. La parole n’était plus ce vêtement simple de la pensée, tirant toute son élégance de sa parfaite proportion avec l’idée à exprimer. On cultivait la parole pour elle-même. Le but d’un auteur en écrivant était de montrer son talent… Le grand principe qu’en fait d’art tout doit servir à l’ornement, mais que tout ce qui est mis exprès pour l’ornement est mauvais, ce principe, dis-je, était profondément oublié… »

La tendance de M. Paul de Saint-Victor serait de réduire l’art d’écrire à un procédé unique : la phrase sonore et colorée. Ce procédé en soi n’est ni bon ni mauvais ; cela dépend toujours de ce qu’on a à dire. Beaucoup de faits, de sentiments et d’idées s’accommodent on ne peut mieux d’une expression ornée, d’une tournure pittoresque : mais il y en a aussi qui exigent impérieusement un style paré de sa seule nudité. Quand Montesquieu prit la plume pour écrire ses Considérations sur les causes de la grandeur et de la décadence des Romains, comprenant la gravité du sujet, il s’interdit les grâces et les saillies des Lettres persanes, et ce qu’il s’est efforcé d’atteindre, c’est une forme simple et austère, digne de la majesté du peuple-roi ; il avait du regret de voir Tite-Live « jeter ses fleurs sur ces énormes colosses de l’antiquité. » Certains écrivains, ayant pour idéal une clarté, une netteté, une transparence mathématique, évitent avec soin les images comme une fantasmagorie vaine qui offusque et distrait la raison : ils ne sont pas plus dans le faux que les chasseurs de métaphores. Le talent des images n’est qu’une partie du talent littéraire ; l’esprit, la sensibilité, le mordant, l’amertume, la bonhomie fine, l’ironie à la manière de Swift, l’ironie à la manière de Mérimée, mille autres qualités encore, sont aussi des parties du talent littéraire, absolument comme la couleur et ni plus ni moins.

Jupiter ne darde pas continuellement le soleil ni la foudre. Ce père des hommes et des dieux fait le crépuscule et l’aurore ; il allume le soir la clarté des étoiles ; il est aussi assembleur de nuages, et sauf les jours de pluie, où décidément il n’est point aimable, les peintres trouvent qu’il s’entend à merveille à ménager l’ombre et la lumière. Les éclairs trop fréquents, le soleil trop intense de M. de Saint-Victor me font mal, et de même que Fénelon, de même aussi que Lamartine, « je cherche une lumière douce qui soulage mes faibles yeux. »

« La moitié est souvent plus que le tout », a dit le vieil Hésiode. Ce paradoxe devrait être un axiome en littérature. Macaulay nous apprend que, dans les îles à épices, les Hollandais abattirent une grande partie des arbres précieux, afin d’augmenter la valeur de ceux qu’ils laissaient debout. Cette habile pratique est raillée par Victor Hugo et son école. Ils se moquent fort de l’économie. Celle du pauvre, en effet, n’a rien de particulièrement admirable. Mais n’est-ce pas une belle chose, en littérature comme ailleurs, qu’une grande fortune bien administrée ? J’aime la maison d’un millionnaire où règne une simplicité de bon goût. « La nuit était belle, écrit Mérimée, la lune se jouait sur les flots ; le navire voguait doucement au gré d’une brise légère. » Je conclus sur M. Paul de Saint-Victor par six petites lignes de La Fontaine qui me trottaient continuellement dans la tête pendant que je lisais son livre :

Un jour un coq détourna
Une perle, qu’il donna
Au beau premier lapidaire.
Je la crois fine, dit-il,
Mais le moindre grain de mil
Ferait bien mieux mon affaire.

M. Gustave Flaubert

La Tentation de saint Antoine §

L’événement littéraire du mois21 est la publication de la Tentation de saint Antoine. Événement, parce que l’ouvrage est signé du nom de M. Gustave Flaubert ; événement, parce que, la veille, toute la presse disait que ce chef-d’œuvre était impatiemment attendu depuis vingt-sept années ; événement enfin, parce qu’après lecture plusieurs journaux embouchaient encore la trompette. Ce que je vais citer est extrait textuellement du Bien public, numéro du 8 avril, sous la signature de M. Edouard Drumont :

Quelques jours après avoir échoué si complètement avec le Candidat, Gustave Flaubert nous donne l’œuvre dramatique la plus magnifique peut-être qui jamais ait été écrite… La Tentation de saint Antoine sera une des œuvres impérissables de ce siècle. Nous avouons que l’œuvre de Gustave Flaubert nous semble supérieure au Faust de Gœthe.

J’ai un faible pour M. Gustave Flaubert, parce qu’il possède une qualité qui devient de plus en plus rare aujourd’hui : le soin, le sérieux, la conscience littéraire, la religion de l’art et du style. Il ne livre pas un ouvrage au public sans l’avoir longuement médité. Aussi la critique peut le contredire, juger même très sévèrement ce qu’elle a le droit d’appeler ses erreurs, elle parlera toujours de lui avec l’estime respectueuse que commandent le travail et le talent d’un véritable écrivain. Il en reste si peu ! Le journalisme, le genre vulgaire et débraillé ont tellement envahi toutes les parties de la littérature contemporaine, qu’il faut savoir gré, comme d’un service rendu, comme d’un grand exemple donné, aux artistes vaillants et fiers qui dédaignent de suivre le débordement général et qui nouent encore leur ceinture.

Mais l’application seule ne suffit pas pour enfanter des œuvres d’art qui vivent à toujours. Il y faut ce que nos pères appelaient tout bonnement du génie, mot qu’il n’est plus possible d’employer couramment aujourd’hui et qu’on remplace par des équivalents moins justes, par des périphrases peu commodes, parce qu’on a pris à tort l’habitude d’y attacher une signification transcendante. Le génie, c’est l’originalité naturelle, l’invention facile et heureuse. Dans Madame Bovary, ces deux éléments, le travail et le génie, s’unissent dans la proportion qui fait les chefs-d’œuvre. À côté d’une étude très forte par la profondeur de l’analyse morale et la vérité du style, il y a des choses trouvées, qu’aucun effort ne donne des choses qui sont de création, non de déduction et de patience : des personnages vus, des caractères vivants, une fable simplement imaginée et assez intéressante en soi pour que le lecteur superficiel puisse lire ce roman pour le seul amusement de la curiosité. Pourquoi le premier ouvrage de M. Gustave Flaubert offrait-il quelques tableaux d’un réalisme audacieux, dont le sacrifice lui eût sans doute assuré une place parmi les classiques du roman ? On ne saurait voir ici la recherche d’un succès de vente, car le calcul serait trop maladroit, l’œuvre étant ce qu’elle est ; les livres d’une vraie valeur ne peuvent être que compromis par des attraits de cette nature. Il ne répugne pas moins d’accuser un écrivain si sérieux et si distingué d’une imagination naturellement complaisante à certains spectacles. Je pense que si l’auteur a parfois forcé la note au-delà de ce que le goût tolère, ce n’est ni fantaisie ni calcul de sa part, c’est excès de logique, déduction rigoureuse d’un principe posé, obéissance étroite à une conception particulière de l’art. Il était à craindre que cette volonté inflexible, résolue à suivre sa ligne tout droit sans faire aucune concession au goût, venant un jour à prévaloir sur les heureuses et libres inspirations de la nature, ne s’engageât irrévocablement dans une fausse direction. C’est là ce qui est arrivé ; l’auteur a perdu et n’a jamais retrouvé la veine de Madame Bovary. Dans Salammbô, roman carthaginois d’une érudition lentement accumulée et d’un art laborieux, l’équilibre est rompu entre le travail et le génie, ou plutôt il n’y a plus que du travail. Cependant l’œuvre est encore intéressante par l’étrangeté du sujet, par l’effort de la science et du talent, mais intéressante comme le sont les galeries d’un musée d’antiques ; il n’y a déjà presque plus de vie centrale et d’unité. Il y en a encore moins dans l’Éducation sentimentale, roman réaliste comme le premier, mais, de même que le second, sans lien puissant de composition. Aussi, qu’arrive-t-il ? Dépourvu de l’intérêt dramatique de Madame Bovary, dépourvu de l’intérêt archéologique et tout spécial de Salammbô, cet ouvrage n’en offre pas d’autre que celui de l’observation et du style. Faisons un dernier pas, arrivons à la Tentation de saint Antoine, l’intérêt diminue encore, au point de se réduire exclusivement à celui qui s’attache au talent de l’écrivain.

N’en déplaise au critique que je citais plus haut, la Tentation de saint Antoine, comme œuvre dramatique, n’a pas même une ombre d’existence. Le saint, personnage insignifiant, passif, presque muet, n’est là que pour servir de prétexte à une suite de visions et de tableaux. D’unité, il n’y en a point, à moins qu’il ne suffise, pour obtenir l’unité dramatique, d’installer au centre du spectacle le plus divers un bonhomme qui ouvre de grands yeux, fait des gestes et pousse de temps à autre une exclamation d’étonnement, de convoitise ou d’horreur. Vers la trois centième page, le défilé cesse, parce que trois cents pages font un volume, et non parce qu’il y a une fin nécessaire, une conclusion. Je défie qu’on dégage de tout cela un sens général, une idée quelconque. Il n’est même pas possible de savoir exactement si Antoine est vainqueur du diable, tant ce pauvre homme est effacé ! Je vois bien qu’à la fin il fait le signe de la croix et se remet en prières, mais sa dernière hallucination a été enivrante, il a vu la matière donner spontanément naissance à la vie organisée, et il s’est écrié dans son délire qu’il voudrait « descendre jusqu’au fond de la matière, — être la matière ! » C’est son dernier mot. L’esprit se lasse bien vite à suivre une fantasmagorie aussi vide de signification et d’intérêt. Cherchant un mot pour traduire l’impression que laisse cette lecture, je n’en trouve pas de plus juste que celui d’ennui. On a dit avec raison de Salammbô : c’est plus fatigant qu’ennuyeux ! Cela ne serait pas vrai de la Tentation de saint Antoine ; c’est trop ennuyeux pour que le lecteur endure longtemps la fatigue que l’intérêt bizarre du roman carthaginois faisait bravement affronter. Le procédé de l’auteur pour intéresser les gens consiste à transcrire des pages du dictionnaire d’archéologie ; voici ce que la reine de Saba débite pour tenter saint Antoine :

J’ai du baume de Génézareth, de l’encens du cap Gardefan, du dadanon, du cinnamone, et du silphium, bon à mettre dans les sauces. Il y a là-dedans des broderies d’Assur, des ivoires du Gange, de la pourpre d’Élisa ; et cette boîte de neige contient une outre de chalibon, vin réservé pour les rois d’Assyrie, et qui se boit pur dans une corne de licorne. Voilà des colliers, des agrafes, des filets, des parasols, de la poudre d’or de Baasa, du cassiteros de Tartessus, du bois bleu de Pandio, des fourrures blanches d’Issedonie, des escarboucles de l’île Palaesimonde, et des cure-dents faits avec les poils du tachas, — animal perdu qui se trouve sous la terre. Ces coussins sont d’Emath, et ces franges à manteau, de Palmyre… Veux-tu le bouclier de Dgian-ben-Dgian, celui qui a bâti les pyramides ? le voilà ! Il est composé de sept peaux de dragon mises l’une sur l’autre, jointes par des vis de diamant, et qui ont été tannées dans de la bile de parricide.

Ces peaux tannées dans de la bile de parricide rappellent les escarboucles d’Hamilcar, « formées par l’urine des lynx », le « lait de chienne » avec lequel on faisait les cataplasmes d’Hannon, et les « pattes de mouches écrasées » qui entraient dans la composition des cosmétiques de Salammbô. M. Flaubert recueille ainsi tout ce qu’il peut trouver de plus saugrenu dans les vieux bouquins ; puis, gravement, sans rire, il vide son cahier de notes ; son imperturbable sérieux produit parfois un effet comique qu’il ne cherchait point : voir dans la Tentation de saint Antoine la page consacrée au dieu Crepitus. Ailleurs, c’est le dictionnaire des sectes qu’il dépouille, et nous avons des pages entières de métaphysique, dans le goût de celle-ci :

Le plus parfait des êtres, des Bons, l’Abîme, reposait au sein de la Profondeur avec la Pensée. De leur union sortit l’Intelligence, qui eut pour compagne la Vérité.

L’Intelligence et la Vérité engendrèrent le Verbe et la Vie, qui, à leur tour, engendrèrent l’Homme et l’Église ; — et cela fait huit Eons !

Le Verbe et la Vérité produisirent dix autres Eons, c’est-à-dire cinq couples. L’Homme et l’Église en avaient produit douze autres, parmi lesquels le Paraclet et la Foi, l’Espérance et la Charité, le Parfait et la Sagesse, Sophia.

L’ensemble de ces trente Eons constitue le Plérôme ou Universalité de Dieu…

Mais Sophia, désireuse de connaître le Père, s’élança hors du Plérôme ; — et le Verbe fit alors un autre couple, le Christ et le Saint-Esprit, qui avaient relié entre eux tous les Eons ; et tous ensemble ils formèrent Jésus, la fleur du Plérôme…

L’Être suprême avec les émanations infinies s’appelle Abraxas, et le Sauveur avec toutes ses vertus, Kaulakau.

Que reste-t-il de la Tentation de saint Antoine ? Le style, dans quelques passages clairs où il n’est pas question de Kaulakau, et un assez grand nombre de descriptions fantastiques qui font tableau, et qui mériteraient d’exercer la verve d’un artiste un peu fou, tel que Gustave Doré. Que de jolis monstres il aurait à dessiner ! Le Tragelaphus, moitié cerf et moitié bœuf ; le Myrmecoleo, lion par devant, fourmi par derrière ; le Senad, ours à trois têtes qui déchire ses petits avec sa langue ; des têtes d’alligators sur des pieds de chevreuil ; des hiboux à queue de serpent ; des pourceaux à mufle de tigre ; des chèvres à croupe d’âne ; des grenouilles velues comme des ours ; des caméléons grands comme des hippopotames ; des veaux à deux têtes, dont l’une pleure et l’autre beugle ; des fœtus quadruples se tenant par le nombril et valsant comme des toupies ; des ventres ailés qui voltigent comme des moucherons ! Et le défilé des idoles de toutes les nations et de tous les âges, en bois, en métal, en granit, en plumes, en peaux cousues, craquant dans leurs jointures et se cassant les reins en marchant, laissant couler du sable par les trous de leurs ventres, titubant sur leurs jambes cagneuses, entr’ouvrant leurs paupières et bégayant comme des muets : « Bâ ! bâ ! bâ ! » Et le gymnosophiste, plus sec qu’une momie, ankylosé, raide comme un pieu, son bras gauche resté droit en l’air, qui se tient debout et immobile depuis si longtemps que des oiseaux ont fait un nid dans sa chevelure ! Voilà les sujets qui conviennent par excellence au crayon de Doré. N’en doutons pas, avant la fin de l’année nous verrons paraître une édition illustrée de la Tentation de saint Antoine, commentaire pittoresque qui sera bien nécessaire pour servir de passeport au texte, et qui pourra, d’ailleurs, le remplacer avec un grand avantage, la partie descriptive étant tout dans le volume de M. Flaubert, et la partie morale, philosophique, dramatique, ayant très peu de valeur.

Le talent d’écrire et de décrire, voilà ce qui demeure de M. Gustave Flaubert, et puisque avec ce beau et rare talent il a fait un ouvrage aussi peu satisfaisant que la Tentation de saint Antoine, il en faut conclure que décidément ce n’est pas assez. Quand on a créé des caractères, quand on a composé un livre comme Madame Bovary, faire de la marqueterie, c’est peu. À quoi bon analyser une rapsodie composée de pièces et de morceaux qui n’ont pas de liaison entre eux ? Tout ce qu’on peut faire est d’en citer quelques fragments réussis ; en voici un assez beau sur les dieux de la Grèce, mais l’écrivain, par une distraction étrange de la part d’un antiquaire aussi minutieux, leur a laissé les noms romains qu’on leur donne dans l’Université de France et au théâtre de la Gaîté :

Ils se penchaient du haut des nuages pour conduire les épées ; on les rencontrait au bord des chemins, on les possédait dans sa maison ; — et cette familiarité divinisait la vie.

Elle n’avait pour but que d’être libre et belle. Les vêtements larges facilitaient la noblesse des attitudes. La voix de l’orateur, exercée par la mer, battait à flots sonores les portiques de marbre. L’éphèbe, frotté d’huile, luttait tout nu en plein soleil. L’action la plus religieuse était d’exposer des formes pures…

On immolait des victimes avec des fleurs autour des doigts. Le souvenir même se trouvait exempt de la pourriture des morts. Il n’en restait qu’un peu de cendres. L’âme, mêlée à l’éther sans bornes, était partie vers les dieux !

Signalons une autre bonne page où l’on voit saint Antoine enlevé dans l’espace sans bornes sur les cornes du diable, qui le tente d’abord par la contemplation du grand Tout, et qui, après avoir développé les idées du panthéisme, traduit celles de la philosophie critique et de Kant avec une heureuse clarté d’expression : « L’exigence de ta raison fait-elle la loi des choses ?… Les choses ne t’arrivent que par l’intermédiaire de ton esprit. Tel qu’un miroir concave il déforme les objets ; — et tout moyen te manque pour envérifier l’exactitude… La forme est peut-être une erreur de tes sens, la substance une imagination de ta pensée… Es-tu sûr de voir ? es-tu même sûr de vivre ? Peut-être qu’il n’y a rien ? »

Le lecteur s’étonne probablement du peu de signification des passages que je viens de citer ; mais des moindres propos honnêtes et sensés prennent de la valeur et de l’intérêt quand ils sont entendus dans la Cour des miracles.

De quelques travaux récents sur la langue française §

La nouvelle littéraire la plus considérable du mois22 est sans contredit l’achèvement du grand Dictionnaire de la langue française par M. Littré. Ce savant a commencé cette publication en 1863, et sa préface nous dit qu’il a passé vingt ans à en rassembler les matériaux. Cela fait vingt-neuf années de travail consacrées directement à cet objet ; mais les années précédentes ont été aussi un temps de préparation. C’est en réalité l’œuvre d’une vie entière, et d’une des vies les plus studieuses de ce siècle.

On sait en quoi consistent l’originalité et la supériorité de ce dictionnaire. C’est un travail neuf, conçu pour la première fois dans un esprit et selon une méthode scientifiques. Les autres dictionnaires prennent un mot, définissent ses divers sens en commençant par le plus usuel, et citent à l’appui de leurs définitions quelques exemples tirés des écrivains les plus autorisés. Pour la pratique, cela peut être utile ; mais pour l’instruction de l’esprit, ce procédé est vain, car il ne donne pas la raison des choses. Un mot n’est rien d’absolu, c’est un phénomène historique, il est né, il vit, il mourra. Il faut le prendre à son origine, suivre l’histoire de ses significations et de son orthographe, et le montrer dans son état contemporain, non comme quelque chose d’éternel, mais comme un simple accident de l’heure présente. C’est ce qu’a fait M. Littré. Il remonte à l’étymologie des mots, marque la date de leur naissance, recherche la logique et l’histoire de leurs métamorphoses, et ne nous dit jamais ce qu’ils sont sans nous avoir montré ce qu’ils ont été. De cette manière nous nous instruisons et nous prenons une juste idée des choses et de nous-mêmes.

Béranger, dans sa correspondance, parle avec tendresse de ses dictionnaires, qu’il étudiait continuellement, dit-il, et qui lui apprenaient toujours quelque chose de nouveau. C’était aussi le secret de la poétique de Théophile Gautier, que les lettres viennent de perdre. Qui dira les trésors d’instruction que renferme le dictionnaire de M. Littré ? Et ce n’est pas seulement la plus instructive, c’est la plus amusante des lectures. A quelque page que vous ouvriez l’un de ces quatre énormes in-folio, l’intérêt vous saisit bientôt et vous tient attaché ; il faut continuer à lire, comme quand on prend au hasard un volume de Voltaire ou de Macaulay. Étrange et nouvelle chose, n’est-il pas vrai ? qu’un dictionnaire amusant comme une histoire ! mais c’est qu’en effet ce livre est avant tout un livre d’histoire ; voilà son originalité et son prix.

La science des mots est une des plus importantes que l’homme puisse acquérir, puisque les mots, suivant le docteur Pancrace, nous servent à expliquer nos pensées, et selon M. de Talleyrand, à les déguiser. M. Max Millier va plus loin que le docteur Pancrace ; il n’hésite pas à affirmer l’identité de la pensée et du langage : « Le langage et la pensée ne se peuvent séparer. La pensée sans les mots n’est rien ; les mots sans la pensée ne sont que de vains bruits. Penser, c’est parler tout bas ; parler, c’est penser tout haut. Le mot, c’est la pensée revêtue d’un corps. » Pénétré de l’influence des mots sur la pensée, ce savant ajoute : « Celui qui examinerait l’influence que des mots, de simples mots ont exercée sur l’esprit des hommes, pourrait écrire une histoire du monde plus instructive qu’aucune de celles qu’on a écrites jusqu’à présent. Au fond de presque toutes nos controverses philosophiques et religieuses se trouvent des mots dépourvus d’une signification définie… Il est presque impossible de nous exagérer cette influence, car nous ne devons pas penser que l’effet en ait été borné aux ouvrages des philosophes. Elle a agi bien plus puissamment encore dans le discours familier et les réflexions silencieuses des masses, qui n’ont jamais eu de prétention à la philosophie, s’incorporant ainsi en quelque sorte à l’essence même de la pensée humaine. » On voit par là l’importance d’une bonne définition des mots. Aristote a dit qu’il faut regarder presque comme un dieu celui qui sait bien définir ; l’abbé Morellet pense que pour détromper les hommes de beaucoup d’erreurs, il ne s’agirait le plus souvent que de leur faire attacher aux mots des idées justes et précises, et M. Bescherelle, l’auteur du Dictionnaire national, accuse dans sa préface les fausses définitions d’être « la source de tous les maux qui affligent l’homme en société. » C’est à peu près ce que disait le maître à danser de M. Jourdain : « Tous les malheurs des hommes, tous les revers funestes dont les histoires sont remplies, les bévues des politiques et les manquements des grands capitaines, tout cela n’est venu que faute de savoir… définir. » Rappelez-vous en effet l’histoire et songez aux flots de sang que des mots mal définis ont fait couler ! Le manque d’un vocabulaire suffisant et d’une bonne définition des mots a parfois opposé un obstacle très sérieux à la conversion des païens. Sir John Lubbock, dans une leçon qu’il fit sur la condition primitive de l’homme et l’origine des langues, racontait que plusieurs peuplades de la Polynésie n’ont qu’un mot pour exprimer bon et bien, mauvais et mal. Les missionnaires perdaient leur latin à essayer de faire comprendre à ces sauvages qu’il est mal de manger son semblable, « Je t’assure que c’est très bon », répétaient-ils, assis par terre en cercle et montrant leurs dents longues. Le prédicateur parlant morale, les catéchumènes entendant gastronomie, il n’y avait pas moyen de s’expliquer ; la position était critique.

M. Littré, après une nomenclature qui n’est pas exclusive comme celle de l’Académie, ni « universelle » comme celle de Bescherelle, mais qui comprend, outre les mots de la langue littéraire, tous les termes usuels des sciences, des arts, des métiers et de la vie pratique ; après avoir noté leur prononciation et vaillamment défendu les ll mouillées contre les Parisiens, qui prononcent vieyard pour vieillard, M. Littré définit chaque mot avec soin. Quand un mot a plusieurs sens (et c’est presque toujours le cas), l’ordre des définitions importe beaucoup. Prenons pour exemple le mot coqueluche. Savez-vous ce que c’est qu’une coqueluche ? c’est un capuchon ; voilà le sens primitif, celui par lequel il faut commencer. Car vous comprenez aussitôt pourquoi l’on dit d’un homme qu’il est la coqueluche des dames ; c’est qu’elles en sont coiffées : au lieu que si vous vous attachez au sens que le mot coqueluche a eu médecine, vous ne pourrez pas expliquer proprement cette locution et vous pataugerez dans le bourbier de l’erreur. Des dames demandaient un jour, à dîner, à M. Ernest Legouvé, de l’Académie française : « Monsieur Legouvé, pourquoi donc dit-on qu’un homme est la coqueluche des dames ? » M. Legouvé, qui connaît le cœur humain en général et le cœur de la femme en particulier, comprit sur-le-champ que, pour conserver son crédit, il devait suivre ce grand précepte de philosophie pratique posé par Alfred de Musset dans Barberine : « Que cette idée ne vous vienne jamais de paraître douter de vous, car aussitôt tout le monde en doute. » Il répondit sans hésiter : « C’est bien simple. La coqueluche est une maladie contagieuse. Quand un enfant tousse, tous les autres toussent bientôt dans la maison. De même la fantaisie d’une femme suffit pour mettre un homme à la mode ; elle trouve rapidement des imitatrices. C’est une contagion. Comme on dit : être la coqueluche, on dit aussi : avoir en grippe. » Le rapprochement était ingénieux ; mais ces catarrhes pulmonaires sont d’assez dégoûtantes images à offrir à des dames, et ne valent pas celle du joli capuchon dont l’aimable académicien les aurait coiffées, s’il eût lu le matin l’article de M. Littré. Les définitions, comme on voit, doivent suivre non pas l’ordre de l’usage de moins en moins fréquent des sens, mais l’ordre logique de leur développement. C’est-à-dire qu’il faut commencer par le sens qui se rapproche le plus de l’étymologie et qui explique le plus de sens subséquents. L’histoire, autant que possible, éclairera et confirmera l’ordre logique. Ainsi M. Littré nous apprend que le nom de coqueluche fut donné, dans le xve siècle, à une sorte de grippe pour laquelle les malades se couvraient la tête d’une coqueluche ou d’un capuchon ; puis ce nom a passé à la toux convulsive des enfants, qui est une maladie toute différente de cette épidémie du xve siècle. — Croupir vient de croupe, et par conséquent doit être défini : 1° s’accroupir (bien que ce sens ne soit plus usité) ; 2° être comme accroupi dans l’ordure ; 3° par métaphore, être stagnant et corrompu en parlant des liquides. Voilà l’ordre logique, rationnel, et en même temps l’ordre historique. C’est celui de M. Littré. L’Académie ne m’éclaire pas, lorsque oubliant l’étymologie du mot, et ne voyant que son sens usuel et actuel, elle m’apprend que croupir s’emploie « en parlant des liquides qui sont dans un état de repos et de corruption », et qu’elle ajoute : « croupir se dit aussi des enfants au maillot et des personnes malades qu’on n’a pas soin de changer assez souvent de linge. » J’ouvre Bescherelle, pour y chercher les lumières que l’Académie ne m’a point données, et je lis, après la définition relative aux liquides : « croupir se dit aussi des enfants au maillot et des personnes malades qu’on n’a pas soin de changer assez souvent de linge. » Il n’a pas même eu soin, le bon Bescherelle, de changer l’Académie de tournure pour dissimuler son larcin !

L’histoire d’un mot est souvent bien instructive. C’est une petite lumière qui éclaire vivement l’histoire littéraire et morale d’un peuple. Prenez, par exemple, le mot imagination ; au temps jadis, quand notre littérature se contentait d’être raisonnable, l’imagination n’était guère prise en bonne part ; c’était une fantaisie qui troublait l’ordre et l’exercice régulier de la judiciaire ; mais aujourd’hui que les progrès de la critique et de la poésie ont mis la folie en honneur, le mot imagination est devenu presque synonyme de génie. Génie ! encore un mot dont le sens transcendant est tout moderne. Quel écrivain oserait aujourd’hui, comme Montesquieu, dire tout bonnement dans sa préface : « Je crois n’avoir pas manqué de génie ? » On se contente de le penser. Et spéculation, qui ne désigne plus guère que les opérations de Bourse, après s’être appliqué aux plus sublimes contemplations de la philosophie ; comme un tel changement fait toucher du doigt les progrès de la sagesse d’un peuple qui a substitué à tous les anciens rêves le culte du solide ! La même révolution s’accomplit autrefois eu Grèce :

Jadis Épicharme chantait
Qu’un dieu le beau soleil était,
Que l’eau, les vents, l’air et la terre
Et tous les astres radieux
Étaient pareillement des dieux
Comme l’éclair et le tonnerre ;

Mais Ménandre estime en ses vers
Que les grands dieux de l’univers
Les plus beaux et les plus utiles,
Ce sont de belles pièces d’or,
Et d’argent la monnaie encor
Faisant toutes choses faciles.

M. Ampère, dans son Histoire de la formation de la langue française, ouvre de bien intéressantes perspectives sur les caractères des diverses nations à propos du mot brave : « Brave, dit-il, exprime l’idée de l’excellence telle qu’elle se présente aux différents peuples. Chez les nations germaniques, ce mot emporte ridée de probité, d’énergie ; voyez la belle ballade de Bürger, intitulée : Der brave Mann. En France, à côté de cette acception, qui se trouve dans brave homme, en paraît une autre, plus particulière à la nation, dans homme brave, c’est-à-dire homme vaillant. Pour une femme, être brave voulait dire au xviie siècle être parée. Braveriesignifiait parure. Le courage et la toilette s’étaient approprié en France l’expression qui, en Allemagne, désignait seulement ce qui était bon ; par une altération complète du sens primitif, ce qui, en Italie, s’appelait au xvie siècle un bravo, c’était un assassin à gages, et maintenant ce mot s’applique par excellence à un peintre, à un chanteur. C’est comme l’histoire de virtuoso ; on reconnaît là un peuple chez lequel l’art surtout donne le sentiment de l’excellent. » Dans ce passage, M. Ampère a peut-être cédé un peu plus qu’il ne fallait à la tentation de faire un système ; je ne vois pas que M. Littré ramène le mot brave à cette unité de sens : l’idée de l’excellence chez les différents peuples. Telle est la considération dont jouit ce savant, que ce qu’il n’a pas affirmé paraît douteux, et que ce qu’il a dit fait autorité.

Ce n’est pas que le dictionnaire de M. Littré soit sans fautes. Elles étaient inévitables dans un travail dont l’immensité et la minutie ont de quoi confondre la pensée. Dans sa préface à la Grammaire historique de M. Auguste Brachet, M. Littré signale lui-même une de ces petites erreurs de son dictionnaire. Il nous avertit que le mot cercueil ne vient pas du germanique sarc comme il l’avait cru d’abord, mais du latin sarcophagus. M. Brachet, à son tour, en signale quelques autres. Par exemple le mot dévier, à cause de la lettre s qui se trouve dans l’ancien français desveier, ne saurait venir de deviare, mais doit être rapporté à de-ex-viare. N’admirez-vous pas la ténuité, la délicatesse extrême de ces distinctions et de ces corrections ?

L’étymologie est une partie de la science des mots plus intéressante encore que leur histoire. L’excellent dictionnaire étymologique de la langue française par M. Brachet doit être mentionné ici à côté du grand ouvrage de M. Littré. Il n’y a pas de lectures philosophiques qui renferment une plus haute instruction morale que certaines étymologies. La tête, cette partie du corps humain dont nous sommes si fiers et qu’Ovide nous ordonne de porter toujours levée vers les étoiles, la tête, testa, signifie pot cassé. Pot cassé, rien de plus à l’origine que ce qu’elle devient au dernier acte de la comédie humaine, quand ses morceaux servent de tasses aux fossoyeurs pour boire et trinquer joyeusement ! La populace latine ne disait point caput, mot trop noble pour elle, mais testa. C’est ainsi qu’aujourd’hui encore le peuple compare la tête à une boule, les jambes à des quilles et les mains à des pinces. Tous les mots, même ceux qui paraissent le moins figurés, se résolvent à l’analyse en images. C’est ce qui a fait dire avec autant d’élégance que de justesse qu’une langue est un « recueil de métaphores pâlies. »

Jusqu’à notre siècle, la science des étymologies a été toute conjecturale ; en d’autres termes, ce n’était pas une science. Les étymologies proposées par Platon dans le Cratyle sont de purs jeux d’esprit. Au xvie siècle, on dérivait sérieusement presbyter (prêtre) de praebens iter (montrant la route) ; « pourquoi pas, demande Henri Estienne, de prae aliis bibens ter (buvant trois fois plus que les autres) ? » Ménage fait venir rat de mus et haricot de faba ; car « on a dû dire d’abord mus, puismuratus, puis ratus, enfin rat. » « On a dû dire faba, puis fabaricus, puis fabaricotus, aricotus, et enfin haricot. » Quant au latin, on le tirait, comme toutes les autres langues, de l’hébreu, parce que c’était la langue primitive, celle qu’avait dû parler le serpent dans sa conversation sous le pommier avec Ève. On est émerveillé du temps qu’il faut à l’esprit humain pour s’aviser des choses les plus simples. Il a fallu six mille ans (à dater la création de l’homme de l’année 4138 avec le savant M. Duruy), pour que les hommes comprissent enfin que les hypothèses les plus ingénieuses sur ce qu’on a dû dire ne valent pas l’exacte recherche de ce qu’on a dit, et que la seule manière de remonter à l’origine des mots est l’étude historique et grammaticale du langage. Au xixe siècle, les langues furent pour la première fois étudiées dans les rapports qu’elles avaient entre elles, elles furent classées par familles, ramenées à leurs éléments primitifs, et la science des étymologies fut fondée. Il n’entrait pas dans le plan de M. Littré ni dans celui de M. Brachet de poursuivre l’étymologie des mots de la langue française jusqu’aux racines simples et irréductibles ; ils se sont arrêtés au mot étranger d’où le mot français tire son origine, mot le plus souvent latin, comme on sait. C’est dommage ; j’aurais voulu que M. Brachet, puisqu’il faisait un dictionnaire spécial des étymologies, nous donnât deux ou trois volumes au lieu d’un et poussât l’analyse jusqu’à ses derniers retranchements. Par exemple, je suis bien aise d’apprendre que personne vient de persona ; mais je m’en étais toujours douté ; on ne commence à m’instruire réellement et à m’intéresser que lorsqu’on décompose persona en ses racines per et sonare, sonner à travers, et qu’on présente à mon imagination le masque (c’est le sens primitif du mot personne) que portaient les acteurs de la scène antique. Gloire vient de gloria ; o a donné oi par l’attraction de l’i ; j’en suis fort aise : mais d’où vient gloria ? du celtique glor ; et que signifie glor ? grand bruit ; voilà ce qui est intéressant ! Douter vient de dubitare en vertu de lois étymologiques très certaines et que l’histoire constate ; c’est fort bien : mais quelle est la racine de dubitare ? c’est duo selon Max Müller, parce que le doute est une position entre deux points, et c’est ainsi qu’en allemand on dit zweifel (de zwei) pour exprimer la même idée. Fatalité est dérivé de fatalitatem, c’est encore très juste : mais que signifie le mot fatum d’où fatalitas est venu ? c’est un participe, il veut dire ce qui a été dit ; dit par qui ? par Dieu. Voilà de la haute philosophie. « Il serait bien curieux, dit Ampère, de rechercher comment le génie des différents peuples les a inclinés à demander l’expression des idées abstraites et des sentiments moraux à tel ordre de faits plutôt qu’à tel autre ; pourquoi, par exemple, l’idée pureté est exprimée, chez les peuples méridionaux, par le symbole du feu : purus, de πυρ, la flamme ;αγνος23, pur, en sanscrit, ognis, le feu, en latin ignis ; et, chez les peuples septentrionaux, par le symbole de l’eau : rein, pur, en allemand, et rein, nom de fleuve (racine : rinnen, couler). »

M. Brachet a horreur, en matière scientifique, des conjectures et des hypothèses ; c’est un esprit exact, il ne veut rien dire que de certain. Il aime à répéter que, dans l’enseignement, le doute est pire que l’ignorance, et quand l’étymologie d’un mot n’est pas parfaitement sûre, décrit sans hésiter : « origine inconnue. » On ne saurait trop louer, trop encourager cette humeur. Et pourtant, ne pourrait-on pas faire observer à M. Brachet que son savant dictionnaire n’est pas un livre de classe, qu’il est destiné aux grandes personnes, aux gens d’étude, et qu’il n’y aurait pas tant d’inconvénients, après tout, à discuter ou du moins à proposer diverses étymologies possibles d’un même mot, dût l’auteur ne pas trancher lui-même le différend et garder cette position indécise entre deux ou plusieurs points qui constitue, comme nous l’avons vu, le doute ? Aux érudits de la trempe de M. Brachet, il est bon de rappeler une très belle pensée d’Alexandre de Humboldt, ne fût-ce que pour les disposer à quelque indulgence pour les hardis investigateurs dont les procédés moins prudents et moins sûrs conduisent parfois à de grandes découvertes. « Aux limites des connaissances exactes, dit Humboldt, comme du haut d’un rivage élevé, l’œil aime à se porter vers les lointaines régions. Les images qu’il voit peuvent être des illusions ; mais, comme ces images trompeuses que croyaient apercevoir, bien avant le temps de Colomb, les habitants des Canaries ou des Açores, elles peuvent amener la découverte d’un nouveau monde. » Le charme infini des ouvrages de M. Max Müller ne vient-il pas en partie du jeu qu’il laisse à l’imagination, « cette grande plongeuse », comme l’a nommée un poète ? Quoi de plus aventureux, mais aussi quoi de plus excitant pour la pensée que sa belle conjecture sur l’étymologie du mot anglais soul qui signifie âme ? « Soul est le gothique saivala qui est évidemment apparenté à un autre mot gothique saivs, la mer. Saivs, venant de la racine si ou siv, d’où est venu également le grec seiô, agiter, signifiait donc l’eau agitée, par opposition à l’eau stagnante ou courante. Par conséquent, le nom de saivala nous indique que les Teutons se représentèrent originairement l’âme humaine comme une mer qui s’agite en nous, se soulevant et retombant avec chaque mouvement de la poitrine, et reflétant le ciel et la terre dans le miroir des yeux. »

Le Courrier de Vaugelas, feuille semi-mensuelle, vient de reprendre le cours de ses publications interrompu par la guerre. C’est, comme le titre l’indique, un journal de grammaire, et nous n’avons pas besoin d’employer, pour lui faire honneur, le terme plus relevé de philologie, car chacun sait qu’il n’y a rien de plus instructif et de plus amusant que la grammaire.

On procède ici par questions et réponses. Par exemple, un abonné écrit au directeur M. Eman Martin : « J’ai trouvé cette phrase dans un feuilleton du journal Le XIXe siècle : J’aime encore mieux une voix médiocre qui chante, qu’une voix d’or qui braille à tire-larigot, et je voudrais savoir si l’on peut appliquer au verbe brailler la locution à tire-larigot, que je n’ai rencontrée jusqu’ici qu’en compagnie du verbe boire. » M. Eman Martin, pour répondre pertinemment, cherche l’étymologie de la locution à tire-larigot. On en a proposé plusieurs : « Il y avait autrefois à Rouen, dit-on, une grosse cloche appelée la Rigault, du nom de l’archevêque Odo Rigault, qui la fit faire à ses frais et la baptisa lui-même en 1282. Elle avait un son argentin tellement agréable que le prélat ne pouvait se lasser de l’entendre. Pour se procurer souvent ce plaisir, il payait généreusement les sonneurs, et ceux-ci dépensaient l’argent au cabaret, où ils buvaient copieusement, soit pour prendre des forces pour mieux sonner, soit pour se délasser de la fatigue qu’ils avaient eue à sonner, et ils appelaient cela boire à tire-larigot. » Guillaume Bouchet propose cette étymologie fantastique et rabelaisienne : « Quand les Goths sous la conduite d’Alaric eurent pénétré en Guyenne, ils contraignirent leurs hôtes et tous les Français, naturellement leurs ennemis, à boire à la santé et à la prospérité de leur roi Alaric Goth. Mais il arriva que Clovis, roi de France, défit cet Alaric et le tua de sa propre main à deux lieues de Chauvigny, dans un endroit qui s’appelle le Cinault. Après leur victoire, qu’ils obtinrent en passant la rivière de Vienne au pas de la Biche, les Français se moquèrent d’Alaric et des Goths et se provoquaient à boire en disant : Je m’en vay boire à te, le re Alaric Goth, ce qui, par corruption de langage, est devenu : Je boy à toy à tire-lerigot. » Autre étymologie : « On trouve souvent le mot larigot employé pour désigner un fifre, une flûte, chez les vieux auteurs, notamment chez Ronsard, qui a dit dans son églogue intitulée les Pasteurs :

Margot,
Qui fait danser ses bœufs au son du larigot.

Il est naturel de dériver la locution de ce mot. Ainsi boire à tire-larigot, c’est boire comme un joueur de fifre ou de flûte, ou comme un musicien ; ce que le peuple appelle flûter, chalumeller. »

Le rédacteur du Courrier de Vaugelas discute ces diverses étymologies et les rejette. À son avis, le mot vient du grec laryngos, génitif de larynx, qui signifie gosier dans cette langue. Cette signification originelle de larigot étant admise, à tire-larigot s’explique aisément : c’est boire à tire cou, à cou tendu, allongé. Ces mots ne peuvent accompagner qu’un verbe exprimant une action à l’accomplissement de laquelle le gosier prend part. D’où notre grammairien conclut que fouetter ses chevaux à tire-larigot, s’en donner à tire-larigot sont des expressions incorrectes, mais que brailler à tire-larigot est une expression parfaitement bonne.

Un autre lecteur demande : « Pourquoi met-on ne après que quand celui-ci annonce un complément du verbe craindre ou de l’un de ses synonymes ? Ce ne étant tout à fait explétif, ainsi que le dit M. Littré dans son dictionnaire, il me semble qu’il serait préférable, comme dans un exemple de Corneille que j’ai sous les yeux (Rodogune, I, 5), de ne pas employer cette particule. » Déjà Mme Sand avait fait la même remarque dans un feuilleton du Temps, daté du 31 octobre 1871 : « Ily a, disait-elle, dans une règle de la grammaire, un double emploi dont il m’est impossible de ne pas me dispenser quelquefois. Exemple : J’ai ôté le couteau à l’enfant, je crains qu’il ne se coupe. Littéralement : Je crains qu’il ne se coupe pas. — Que craignez-vous ! — Qu’il lui arrive de se couper. — S’il ne se coupe, vous en serez donc contrarié ? Mais pour être grammatical il faut dire absolument le contraire de sa pensée. — “Je crains pour lui un malheur,” très bien, je comprends. — Empêchons qu’il ne lui arrive malheur, je ne comprends plus. C’est absolument comme si vous disiez : Empêchons que le malheur ne lui arrive pas. »

Le Courrier de Vaugelas répond qu’il faut garder le ne et que c’est un vestige du latin : timeo ne hoc propalam fiat, je crains que cela ne se découvre. Néanmoins il y a quelques exemples de la suppression du ne, mais ce sont des licences. En vers, cette faute est commune :

Il craint qu’un indiscret la vienne révéler.
(Corneille, Théod., V, i.)

Oui, mais qui rit d’autrui
Doit craindre qu’à son tour on rie aussi de lui.
(Molière, École des Femmes, i.)

On la rencontre aussi en prose :

Si la loi salique est entretenue, je crains que monsieur le légat s’en fasche, et que l’infante soit en danger d’être tondue.

(Satire Ménippée, p. 120.)

Peut-on craindre que des choses si généralement attestées fassent quelque impression dans les esprits !

(Molière, Préface du Tartufe.)

Le Courrier de Vaugelas est un journal de grammaire, non seulement enseignante, mais militante. M. Eman Martin, toujours sur la brèche et seul à combattre aujourd’hui le bon combat, lance sa vaillante petite feuille contre l’innombrable armée des corrupteurs de la langue. C’est une guerre offensive et défensive. Il fouille tous les journaux et, deux fois par mois, fait son butin de solécismes qu’il cloue au pilori. Il y en a d’énormes. L’Événement imprimait l’autre jour : « Un de ceux qui travailla le plus énergiquement à cette œuvre de réparation, etc. » D’autres fautes sont plus fantasques, et il y a peut-être un peu de naïveté à reprendre comme incorrections ce qui n’est qu’un abus, un mauvais emploi de l’esprit. « Ces abominables gants blancs courts qu’elle portait hier sont à réformer complètement. La plus humble bourgeoise de la capitale refuserait d’en arborer de pareils. » M. Eman Martin nous avertit gravement qu’on dit mettre et non point arborer des gants. Il est probable que l’auteur de la phrase savait cela, et qu’il a voulu être ridicule par pure malice. Il y a des gens si spirituels ! Au lieu de critiquer l’espèce d’argot qui a conscience de lui-même et qui se croit drôle, M. Eman Martin ferait peut-être une campagne plus utile en s’attaquant aux images incohérentes qui sont employées de bonne foi. Je voudrais, par exemple, lui demander si ces expressions de la première phrase d’un récent discours académique, « cultiver une branche avec éclat », ont de la propriété. L’imagination des écrivains ne prend pas assez la peine de se représenter matériellement les métaphores dont ils se servent ; on ne devrait jamais employer le mot branche sans avoir devant les yeux un rameau, de même qu’on ne devrait jamais oublier complètement la langue qu’on a dans la bouche, quand on écrit ce mot. On ne dirait pas alors, comme Joachim du Bellay : « La philosophie est un fais d’autres espaules que de celles de notre langue. » Le général Radet, tançant les déserteurs et fuyards de Leipzig, les appelle dans son ordre du jour : « Sangsues dévastatrices et incendiaires ! » On s’accorde généralement pour blâmer ces hardiesses ; mais est-il permis de dire, avec un illustre historien de notre temps : « Tels furent les faits qui remplirentassezfroidement les annales de ce règne ? » Questions utiles à débattre et qui mériteraient d’exercer la sagacité de M. Eman Martin ; car l’incohérence des images, en d’autres termes l’impropriété du style, est pire encore que les solécismes ; les grands écrivains font des fautes de langue, mais leurs couleurs sont toujours vraies.

M. Guizot

L’histoire de France racontée à mes petits-enfants24 §

L’Académie française n’a pas attendu que la publication du livre de M. Guizot fût complète pour décerner à son auteur un prix de vingt mille francs. La critique littéraire peut avec confiance faire comme l’Académie, et penser favorablement de l’ouvrage entier sur la foi du premier volume. Le commencement est ce qu’il y a de plus difficile en toute chose ; quand la note est trouvée et quand le train est pris, un défaut de mesure ou d’harmonie n’est pas probable de la part d’un écrivain soigneux et logique.

Ce grand’père qui raconte ainsi l’histoire de France a quatre-vingt-cinq ans, et il est aussi jeune, aussi vert que jamais. Voilà qui est original. Les personnes que le tour particulier de leurs idées ou de leur humeur ne dispose à aucune bienveillance pour le caractère et le genre de talent de M. Guizot, ne sauraient méconnaître dans l’objet de leur antipathie une qualité assez extraordinaire pour leur inspirer, à défaut de la vénération ou de l’estime, ce sentiment de vif et curieux intérêt qui s’attache à ce qui est rare et presque unique. Cette qualité, c’est la santé parfaite de l’esprit. Ne restreignons pas la portée d’un éloge si juste. Il ne s’agit pas ici de ce bon sens médiocre et bourgeois que les envahissements de l’esprit de fantaisie et d’aventure dans la littérature, la philosophie, la politique, nous ont appris d’ailleurs à ne point mépriser. M. Thiers aussi est un esprit sain, mais son horizon comme penseur et comme historien est borné. Il est facile à qui marche dans une plaine bien unie et peu étendue de poursuivre son but sans s’égarer. M. Guizot a parcouru beaucoup de sommets, il a sondé quelques précipices, ou, pour parler sans métaphores, il a fait des études plus générales, plus hautes et plus profondes que M. Thiers. Jamais le vertige ne l’a saisi, jamais le brouillard n’a troublé sa vue. La tête ferme, le regard lucide, il est resté maître de lui-même.

Cette magistrale possession de sa personne, ce pouvoir dominateur qui se soumet les choses et ne se laisse point subjuguer par elles, cette fierté tranquille contenant l’enthousiasme sous une apparence froide et un peu dédaigneuse, voilà sans doute les traits qui frappèrent Gœthe, il y a quarante-trois ans, et firent son favori du jeune professeur de 1829. « Tous trois sont excellents, disait-il en parlant de MM. Cousin, Villemain et Guizot, mais Guizot m’est particulièrement cher. » Du reste, il ne faudrait pas forcer le parallèle entre Goethe et M. Guizot ; le sceptique et le politique, l’artiste et l’homme d’action ont trop de côtés qui s’opposent. Goethe est allé en s’isolant et en perdant terre de plus en plus, jusqu’à ces hauteurs sereines où le monde l’admire sans amour comme une sorte de dieu olympien ; M. Guizot, au contraire, s’est déraidi, adouci, humanisé, abaissé presque ; suivant le précepte évangélique, il s’est fait petit pour atteindre la vraie grandeur, et il l’a atteinte en effet dans cette histoire de France, d’une simplicité presque sublime, dans ces familières et paternelles leçons d’un aïeul à ses petits-enfants. Mais il est un point par lequel ces deux grands esprits se touchent et se ressemblent : la santé, le bel équilibre des facultés intellectuelles ordonnées et maintenues sous la suprématie de la raison.

Cette royauté de la raison, qui est l’état normal de l’homme, n’était pas si rare en France autrefois, au siècle de Louis XIV, par exemple, ainsi qu’à toutes les grandes époques appelées classiques ; mais cherchez donc aujourd’hui et comptez dans notre littérature les esprits sains, bien équilibrés ! Il ne faut pas parler du roman, ni de la poésie. L’art contemporain est malade ; il souffre, il est inquiet, altéré, consumé. Sans doute, de cette soif qui le dévore, de cette fièvre qui le brûle, il sait tirer un puissant parti, et ses accents douloureux pénètrent l’âme plus profondément que l’harmonie juste et tranquille des siècles qui se portent bien ; mais enfin il est malade. Des facultés de l’esprit, laquelle est reine et maîtresse ? laquelle a l’empire et tous les honneurs ? ce n’est plus la raison, c’est l’imagination. Le mot et la chose ont pris de nos jours une importance capitale, unique, je ne sais quelle vertu transcendante qu’ils n’avaient pas autrefois et qui n’est point juste, même dans la hiérarchie des facultés spécialement poétiques. Évidemment la révolution romantique ne se préoccupait que de Boileau ; car elle a oublié ce qu’il y avait, au fond, de haute raison, non seulement dans un Sophocle, un Virgile, un Molière, mais encore dans un Dante, un Rabelais, un Shakespeare.

Laissons les poètes et passons aux historiens. En est-il un, parmi les grands, qui ait l’esprit aussi sain que M. Guizot ? Ce n’est pas Michelet, à coup sûr ; il a la divination du génie, le regard sublime et perçant de l’aigle ; d’instant en instant, il lance de ces mots qui sont comme des éclairs illuminant toute une époque d’une clarté plus vive, plus intense, que des pages entières ou même des volumes d’un écrivain plus sage et plus froid : mais combien d’extravagances, combien de pauvretés sont la rançon de cette faculté merveilleuse ! Augustin Thierry est un grand artiste ; ses récits historiques amusent l’imagination, touchent le cœur, comme de poétiques romans : mais n’y avait-il pas quelque chose d’un peu maladif dans cet excès de sensibilité qui lui faisait porter aux vaincus un affectueux intérêt sans rapport avec la place réelle qu’ils occupent dans l’inexorable histoire ? Les études historiques ont pris au xixe siècle un développement considérable ; mais, dans cette immense armée de travailleurs actifs, intelligents, curieux, combien le nombre est resté petit de ceux qui ont vraiment le sens historique, qui comprennent profondément que tout effet a sa cause, qu’un fait étant donné ou une série de faits, le seul noble et sérieux emploi de l’intelligence est d’en rendre raison, et qu’il est peu digne de la gravité d’un homme et d’un savant de s’étonner à tout propos comme un enfant ou de s’irriter comme une femme !

Combien aussi sont rares ceux qui savent faire leur juste part aux faits et aux idées, à l’érudition et à la philosophie, comprendre que les généralisations n’ont de valeur que par les faits sur lesquels elles se fondent, et que les faits n’ont d’intérêt que par l’idée qui les explique et couronne l’édifice de la science ! On a reproché à M. Guizot des généralisations trop ambitieuses et trop compréhensives : il a pu se tromper ; mais ses systèmes n’étaient point bâtis en l’air, ils avaient un fondement, et l’esprit humain ne peut pas se contenter de notions empiriques, il a besoin de théories. Les purs érudits, qui dédaignent les ouvrages de généralisation, méritent bien qu’on ne leur rende pas dédain pour dédain et qu’on ait pour eux l’estime la plus reconnaissante, car ils font une œuvre de dévouement ; ils sont les pionniers obscurs de la science. Par une illusion fort heureuse, puisqu’elle les encourage dans leur ingrat labeur, ils confondent leurs travaux préparatoires avec la science elle-même ; n’estimant que ce qu’ils font, ils méprisent le reste : mais si toutes les intelligences et toutes les activités se mettaient à suivre leur exemple, entassant, entassant toujours, sans jamais introduire dans cet amoncellement de matériaux l’ordonnance d’une belle architecture, en vérité l’espèce humaine n’aurait plus rien qui la distinguât essentiellement des fourmis. L’usage propre de la raison n’est-il pas de découvrir les lois générales de la nature et de l’esprit ? Dans cette tendance nouvelle, exclusive, de beaucoup d’érudits trop aveuglément attachés à l’étude des infiniment petites choses, je ne vois pas non plus le signe d’un juste équilibre des forces, d’une parfaite santé intellectuelle.

Notre siècle est celui de la critique, en même temps que de l’histoire. À cet égard, il se résume dans un nom : Sainte-Beuve. Celui-là au moins n’avait-il pas une raison ferme et saine ? Il faut le dédoubler, car il y a deux hommes en lui : il y a d’abord l’être impersonnel, universel, se faisant tout à tous, entrant dans les états d’esprit les plus divers, comprenant tout, exprimant tout, la pensée la plus souple qui se soit jamais insinuée dans celle d’autrui, la plume la plus exacte et la plus fidèle qui ait jamais traduit et rendu l’inépuisable variété des choses ; c’est la critique faite homme, ce n’est pas un individu. Et puis il y a Sainte-Beuve le romancier, le poète, le Joseph Delorme sensuel de 1830, l’auteur de Volupté, l’élève quasi-mystique de M. Vinet à Lausanne, le sceptique désolé de la dernière page de Port-Royal, enfin l’homme passionnément incroyant, qui, dans la conversation, prenait sa revanche avec une amertume, une violence, un emportement extraordinaires, de toutes les réserves imposées à l’expression crue de ses sentiments par le bon goût et l’art de l’écrivain. Non, Sainte-Beuve n’avait pas la santé parfaite de l’esprit. M. Renan est le plus délicat des enfants de ce siècle. Mérimée s’enferme dans l’ironie, mauvaise hygiène morale, mensonge de l’homme qui rit parce qu’il voudrait pleurer et se fait un masque d’airain pour cacher ses souffrances. Je cherche parmi les grands écrivains français du xixe siècle quelqu’un qui ne soit point malade, et je ne vois guère que M. Guizot de parfaitement sain et bien portant comme un classique et un ancien.

La santé de l’esprit serait un mérite assez mince et même assez peu estimable, si elle n’était pas accompagnée d’une autre qualité qui en est le noble complément : à savoir une haute impartialité, une compréhension large, une exposition toujours équitable et sereine de la vérité historique. Cette qualité brille d’un éclat particulièrement aimable dans le volume que j’ai sous les yeux. Ce volume s’adresse aux enfants et, pour l’apprécier à sa valeur, il importe de ne point le séparer de cette destination.

Juvénal a dit : Maxima debetur puero reverentia. La grande marque de respect que M. Guizot donne aux enfants, c’est de les traiter comme des personnes déjà raisonnables.

Quand une fois ils sont bien éveillés, dit-il dans sa préface, et donnent vraiment leur attention, les jeunes esprits sont plus sérieux et plus capables qu’on ne le croit de tout comprendre. Pour bien expliquer à mes petits-enfants le lien des événements et l’influence des personnages historiques, j’ai été conduit quelquefois à des considérations très générales et à des études de caractères assez approfondies. J’ai presque toujours été, en pareil cas, non seulement bien compris, mais vivement goûté… Les jeunes esprits ont plus de portée qu’on n’est enclin à le présumer, et peut-être les hommes feraient-ils bien quelquefois d’être aussi sérieux dans leur vie que les enfants le sont dans leurs études.

Je crois, en effet, qu’à la réserve des ouvrages tout à fait élémentaires, où les enfants apprennent à lire en même temps qu’à penser, c’est une fort bonne règle à suivre que de mettre hardiment entre leurs mains des livres supérieurs à ce que notre sagesse un peu hautaine les croit capables de comprendre. L’enfant méprise bientôt ce qui lui est trop aisément accessible ; il est flatté, au contraire, de voir qu’on le traite comme une personne raisonnable, et il s’efforce de mériter cet honneur en répondant à la confiance qu’on montre en son intelligence. S’il ne saisit pas tout, si beaucoup de choses lui échappent, est-ce donc une infirmité particulière à son âge, et n’en sera-t-il pas de même toute sa vie ? Quels sont pour l’homme fait les meilleurs livres ? ceux qu’une seule lecture superficielle suffit à comprendre et à connaître, ou bien ceux que des études répétées ne pourront jamais creuser jusqu’au fond ?

Sous prétexte de se mettre à la portée des enfants, on écrit pour eux des livres « tant fades, tant ineptes et barbares », comme dit Rabelais, « que l’on devroit attacher une queue de renard au collet à un chascun de ceux qui en voudroient dorénavant user en France après la restitution des bonnes lettres. » Dans notre monde protestant, où nous sommes habitués à plus de libéralisme, nous ne nous doutons pas de l’oppression qu’exerce sur les jeunes intelligences catholiques le règne affadissant de ces petits livres idiots. Des presses de l’imprimeur Mame, à Tours, s’échappe toutes les semaines un innombrable essaim de ces farces indécentes qui mutilent d’une façon barbare et vraiment immorale la littérature et l’histoire. Dans le Corneille des demoiselles de pension, on imprime :

Rome, unique objet de mon juste courroux
Rome, à qui vient ton bras d’immoler mon époux,

au lieu de : mon amant ; car de jeunes demoiselles ne doivent pas connaître seulement le nom de l’amour, d’un si gros péché. M. Guizot n’a point de ces puériles scrupules. Voulez-vous savoir comment le comte de Champagne, Thibaut, devint poète ? C’est un vrai roman, une histoire du cœur, et qu’elle est tendre cette histoire ! qu’elle est violente aussi, passionnée et troublée !

L’un des plus considérables parmi les grands vassaux de France, Thibaut IV, comte de Champagne, chevalier brillant et léger, poète ingénieux et fécond, s’était pris de passion pour la reine Blanche ; on affirma que non-seulement, pour l’enchaîner à son service, elle avait cédé à ses désirs, mais qu’elle avait jadis, de concert avec lui, assassiné le roi Louis VIII son mari. En 1230, quelques-uns des plus grands barons du royaume, le comte de Bretagne, le comte de Boulogne, le comte de Saint-Pol, se coalisèrent pour attaquer le comte Thibaut, et envahirent la Champagne. Blanche, prenant avec elle le jeune roi son fils, vint au secours du comte Thibaut, et en arrivant près de Troyes, elle fit, au nom du roi, signifier aux barons l’ordre de se retirer : « Si vous avez à vous plaindre du comte de Champagne, disait-elle, présentez-moi votre requête et je vous rendrai justice. — Nous ne plaiderons pas devant vous, répondirent-ils, car la coutume des femmes est de fixer leur choix, de préférence à tout autre homme, sur qui a tué leur mari. » Malgré leur insultante bravade, les barons se retirèrent. Cinq ans plus tard, en 1235, le comte de Champagne était, à son tour, insurgé contre le roi, et obligé, pour échapper aune défaite imminente, d’accepter un traité sévère ; une entrevue eut lieu entre la reine Blanche et lui : « Par Dieu, comte Thibaut, lui dit la reine, vous ne deviez pas nous être contraire ; vous deviez bien vous ressouvenir de la bonté que vous fit le roi mon fils, qui vint à votre aide pour secourir votre terre contre les barons de France qui la voulaient toute brûler et mettre en charbon. » Le comte regarda la reine, qui était si sage et si belle que de sa grande beauté il fut tout ébahi, et il lui répondit : « Par ma foi, madame, mon cœur et mon corps et toute ma terre est en votre commandement, et ce n’est rien qui vous pût plaire que je ne fisse volontiers, ni jamais, s’il plaît à Dieu, contre vous ni contre les vôtres je n’irai. » De là il partit tout pensif, et lui venait souvent en remembrance le doux regard de la reine et sa belle contenance. Lors son cœur entrait en une pensée douce et amoureuse. Mais quand il lui souvenait qu’elle était si haute dame, de si bonne vie et si nette qu’il n’en pourrait jamais jouir, sa douce pensée amoureuse se changeait en grande tristesse. Et parce que profondes pensées engendrent mélancolie, il lui fut conseillé par quelques sages hommes qu’il s’étudiât en chansons de vielle et en doux chants délectables. Si fist-il les plus belles chansons et les plus délectables et les plus mélodieuses qui oncques fussent ouïes.

M. Guizot aime à citer les sources, les anciennes chroniques ; c’est une des grâces principales de sa belle et charmante histoire. Après le roman du comte Thibaut et de la reine Blanche, il faut lire par contraste un vieux texte extrêmement instructif dans sa rude simplicité, parce qu’il prouve clairement et avec force que le meilleur moyen de se faire aimer des femmes, c’est encore de les bien battre. Guillaume le Conquérant avait résolu de se marier. Il demanda Mathilde, fille de Baudouin, comte de Flandre, « belle, bien instruite, ferme dans sa foi, modèle de vertu et de pudeur. » Mathilde refusa. « J’aimerais mieux, dit-elle, être nonne voilée que donnée à un bâtard. » Guillaume dévora l’affront et ne renonça point à son idée.

Quelques années plus tard, bien affermi en Normandie, redouté de tous ses voisins et quand on pouvait déjà pressentir son dessein sur l’Angleterre, il renouvela en Flandre sa poursuite conjugale, mais avec un procédé si étrange que, malgré les témoignages contemporains, plusieurs des historiens modernes, jaloux, même dans un passé si lointain, de l’observation des convenances, repoussent comme une fable le fait que je vais vous raconter, mes enfants, d’après la plus détaillée des chroniques qui le contiennent. « Un peu après que le duc Guillaume sut comment la demoiselle avait répondu, il prit de ses gens et s’en alla privément à Lille, où le comte de Flandre, sa femme et sa fille étaient pour lors. Il entra dans la salle et passa outre, comme pour traiter de quelque affaire ; il entra dans la chambre de la comtesse et trouva droit là la demoiselle fille du comte Baudouin. Il la prit par les tresses, la traîna parmi la chambre, la foula de ses pieds et la battit bien. Puis il sortit de la chambre, sauta sur son cheval, qu’on lui tenait devant la salle, piqua des éperons et s’en alla par son chemin. De ce fait fut le comte Baudouin très courroucé ; et quand les choses eurent un temps ainsi demeuré, le duc Guillaume envoya derechef au comte Baudouin pour reparler du mariage. Le comte en parla à sa fille, et elle lui répondit que bien lui plaisait. Si en furent faites les noces à bien grande joie. Et après les choses susdites, le comte Baudouin demanda à sa fille, tout en riant, pourquoi elle avait si légèrement accepté le mariage qu’elle avait autrefois refusé si cruellement. Et elle répondit qu’elle ne connaissait point alors le duc aussi bien qu’elle faisait maintenant ; car, dit-elle, s’il n’eût été de grand cœur et de haute entreprise, il n’eût été si hardi qu’il m’osât venir battre en la chambre de mon père. »

Ce n’est pas seulement à l’article de l’amour que les éditions expurgées des poètes et des historiens se permettent toutes sortes de petits mensonges honteux. Il n’est point d’ouvrage d’éducation enfantine qui ne prenne aussi sous sa protection les choses de la foi. Ouvrez un des livres d’histoire approuvés par l’Église, et lisez-y le récit des croisades. Vous y verrez Saladin, sultan d’Égypte et de Syrie, toujours représenté comme un diable de la plus noire espèce, et les croisés comme des anges de lumière. Or il faut savoir que Bohémond, chef croisé, fut assez barbare pour faire rôtir quelques prisonniers turcs sous les murs de la ville d’Antioche ; que Raymond de Toulouse, autre chef croisé, enfuma sans aucune nécessité des vaincus en fuite réfugiés dans un souterrain, et que telles furent les horreurs de la prise de Jérusalem, que les historiens latins ou orientaux portent à soixante-dix mille le nombre des musulmans égorgés. Je ne parle pas de deux mille cinq cents captifs (d’autres disent cinq mille) inutilement décapités devant Saint-Jean-d’Acre, après la reddition de la place ; simple passe-temps de Richard Cœur de Lion. Quant à Saladin, certes, c’était un terrible homme, lui aussi. Son fanatisme musulman n’était pas moins féroce que le fanatisme chrétien des croisés. Mais il avait sur la plupart d’entre eux cette supériorité, qu’il comprenait et respectait, chez ses ennemis, le courage, la foi, l’enthousiasme. Il savait être modéré et généreux, doux envers les vaincus et les faibles. Jérusalem reprise, il fit grâce de la vie aux habitants, leur permit de racheter leur liberté à des conditions déterminées, et comme beaucoup d’entre eux étaient hors d’état d’y satisfaire, il paya lui-même la rançon de plusieurs milliers de captifs. Lorsque, assis sur un trône, il fit défiler sous ses yeux la longue suite des prisonniers, la vue de l’infortunée reine Sibylle, femme de Guy de Lusignan, lui fut un spectacle pénible. Se penchant vers elle, il la salua avec respect et lui adressa quelques paroles de bonté. « Il avait l’âme trop grande, dit M. Guizot, pour se complaire à l’humiliation de la grandeur. » Voilà l’histoire impartiale et vraie, qui seule est instructive. Ces hauts récits renferment le plus précieux de tous les enseignements. Ils apprennent aux enfants que rien n’est absolu dans les choses humaines, que le bien et le mal sont partout étroitement mêlés, qu’il faut s’efforcer d’être juste en reconnaissant les belles qualités de nos ennemis comme les défauts des personnes que nous aimons, et que c’est une grande marque d’ignorance et de faiblesse d’esprit que de vouer aux hommes, d’une manière exclusive, notre haine ou notre amour.

M. Guizot a partout donné l’exemple de cette justice distributive. S’il est dans l’histoire une personne auguste qui soit chère à son cœur, c’est saint Louis, le roi très chrétien. Ce qu’il salue en lui avec une espèce d’adoration, c’est l’empire absolu de la conscience, rare parmi les hommes et presque introuvable chez les rois. Il remarque que Marc-Aurèle et saint Louis, seuls entre tous les princes, se sont toujours et passionnément inquiétés de l’état de leur âme et de la conduite de leur vie. Mais si Marc-Aurèle était supérieur à saint Louis par l’intelligence, l’idéal moral du chrétien était plus élevé que celui du philosophe. M. Guizot s’arrête avec un pieux respect et rend pensifs ses jeunes auditeurs devant ce spectacle unique dans l’histoire, d’un homme qui « né sur le trône, roi puissant, vaillant guerrier, brillant chevalier, objet du respect de tous ceux qui assistaient de loin à sa vie, et de l’affection de tous ceux qui approchaient de sa personne, ne fut ni entraîné ni enivré par aucune de ces splendeurs et de ces joies humaines ; ni dans sa pensée, ni dans sa conduite, elles ne tinrent jamais la première place ; avant tout, par-dessus tout, il voulait être, il fut en effet un chrétien, un vrai chrétien, conduit et dominé par l’idée et la résolution de garder la foi chrétienne, d’accomplir la loi chrétienne. Fût-il né dans la condition la plus humble, eût-il été obscur, pauvre, prêtre, moine, ermite, il n’eût pas été plus constamment, plus ardemment préoccupé du désir de vivre en fidèle serviteur de Jésus-Christ, et d’assurer, par sa pieuse obéissance à Dieu sur la terre, le salut de son âme dans l’éternité. » Mais il faut tout dire. Non seulement ce saint roi laissait passablement à désirer comme capitaine et comme politique, mais même dans l’ordre moral il s’est laissé aller à des erreurs si monstrueuses qu’on a beau invoquer, pour les excuser, l’esprit à moitié barbare du moyen âge, on n’en reste, pas moins confondu de tant d’aveuglement. Saint Louis demanda lui-même au pape l’exercice de l’inquisition dans son royaume. Le délit de blasphème, fort mal défini et dont la constatation laissait toute espèce de latitude au pouvoir inquisitorial, était puni par l’application d’un fer chaud sur les lèvres du blasphémateur. Joinville raconte qu’un jour le roi fit marquer de la sorte un bourgeois de Paris ; de violents murmures s’élevèrent dans la capitale et vinrent aux oreilles de Louis. Quelques temps après, ayant fait exécuter un travail d’une grande utilité publique, il reçut à cette occasion, des propriétaires de Paris, de nombreux témoignages de reconnaissance. « J’attends une plus grande récompense du Seigneur, dit-il, pour les malédictions que m’a values cette marque infligée aux blasphémateurs que pour les bénédictions que je reçois à cause de cet acte d’utilité générale. » Voilà ce qui en est de la conscience humaine ; l’effrayante candeur apportée dans ces aberrations du sens moral a de quoi consterner la pensée, comme M. Guizot ne craint pas de le faire remarquer. Sterne prêcha un jour sur la conscience trompeuse un bien curieux sermon, qui faisait l’admiration de Voltaire ; il avait pris pour texte de son analyse psychologique ce verset de l’épître aux Hébreux : « Nous sommes persuadés d’avoir une bonne conscience. »

S’il est juste de montrer aux enfants le mal à côté du bien, par respect pour la vérité historique, il n’en demeure pas moins certain que le spectacle des belles choses est la seule grande école de la moralité. La connaissance du crime et du vice peut être utile à l’intelligence qu’elle développe, mais elle ne sert à rien pour former le cœur. « Il est toujours nuisible, dit Jean-Paul, de contempler le mal trop longtemps ; l’âme se met à trembler devant la gueule ouverte et haletante du serpent, elle finit par chanceler et y tomber. » C’est pourquoi, sans dévier de sa ligne, sans omission infidèle, le paternel historien insiste avec prédilection dans sa narration familière sur les actions honnêtes, vertueuses, et sur les gens de bien. Ce n’est pas là de l’inexactitude ; c’est la préférence légitime et raisonnable du voyageur qui, traversant avec de jeunes compagnons de route un pays accidenté, choisit pour ses étapes les sommets où l’air est le plus pur et la vue la plus belle.

Dans toute grande composition littéraire circule un certain esprit qui lui donne l’unité morale. L’âme de cette histoire de France, c’est un christianisme large, ferme, élevé, absolument exempt de toute préoccupation sectaire, mais très expressément distinct aussi d’une simple philosophie spiritualiste. Je ne connais pas d’ouvrage de M. Guizot où la pure note chrétienne soit plus accentuée et plus vibrante. Dans les écrits spécialement consacrés par lui à la défense ou à l’exposition de la foi, il était facile de découvrir sous le chrétien, à première vue et, pour ainsi dire, à fleur de croyance, l’homme d’État, le leader influent et dominateur des conseils de l’Église réformée, tellement qu’on a osé prétendre qu’au fond la religion n’était pour lui qu’une grande mesure d’ordre public et d’utilité sociale. Il n’y a plus aucune apparence de raison pour réduire à un si sec minimum la religion du grave vieillard. Au seuil de l’éternité, il parle à ses petits-enfants du ciel et de Dieu, tout naturellement et simplement, comme un homme qui se détache peu à peu de la terre et n’est plus retenu que par de faibles liens aux vivants objets de son affection. L’onction du style, cette qualité proprement chrétienne, se répand naturellement dans tout le récit du grand-père par le seul effet de la présence des sentiments religieux.

M. Guizot, avec cette raison qui offense les fanatismes, avec cette largeur d’esprit que les sectes ne pardonnent pas, admire, à travers ses erreurs, ses folies et ses crimes, le magnifique essor de l’Église catholique au moyen âge et sait être sensible aux manifestations de la piété la plus aveugle et la plus ignorante. Ne suffit-il pas d’avoir un peu de poésie dans l’âme, pour être pénétré d’admiration au spectacle de cet ardent catholicisme qui faisait prendre à tous les croyants, c’est-à-dire à tous les guerriers, et même aux enfants et aux femmes, l’épée du croisé ou le bâton du pèlerin, et précipitait vers Jérusalem, à la tête des peuples de l’Occident, cette France imprudente et généreuse que son enthousiasme idéaliste a toujours armée la première dans les causes désintéressées ? De la superstition, il en surabondait, cela va sans dire ; mais quand notre siècle sans foi vient sèchement railler cette religieuse époque de ses crédulités charmantes, il me semble entendre un vieil avare dans sa triste masure débiter de froids sermons sur le luxe. Baudouin, empereur de Constantinople, ayant offert à saint Louis de lui céder la couronne d’épines en retour d’un secours efficace en hommes et en argent, avec quel transport le pieux roi accepta la proposition ! Il acquit la précieuse relique onze mille livres parisis, c’est-à-dire environ 1, 350, 000 francs de notre monnaie. Peu de temps auparavant, il avait craint de perdre un clou de la vraie croix déposé à l’abbaye de Saint-Denis. « J’aurais mieux aimé, disait-il, que la meilleure des villes de mon royaume se fût abymée sous terre. » On a besoin de se rappeler quelle épouvantable intolérance, quelle inhumanité, quelle déraison perpétuelle étaient le revers de la médaille, pour ne pas se laisser aller quelquefois à regretter l’âge d’or, quand on le compare à notre siècle de cuivre et de billon.

Des réflexions graves et fortes, convenables à la destination de l’ouvrage, sèment sobrement le récit de M. Guizot. Mais il instruit aussi par la narration seule, et en laissant les faits parler d’eux-mêmes. Les anecdotes, qui sont toujours agréables aux lecteurs, mais dont un goût sévère doit le plus souvent savoir éviter l’attrait un peu banal, ne sauraient guère, si on les choisit bien, être trop prodiguées dans un livre destiné aux enfants. Elles ont plus de prise sur l’imagination et restent mieux gravées dans la mémoire que de grandes pages d’histoire générale. L’auteur leur a fait dans son récit une large et juste place. En voici deux, qui peuvent apprendre aux enfants, la première à être doux envers les domestiques, la seconde à ne point parler bas à leur voisin de table. Ce sont là de bons exemples d’honnêteté et de savoir-vivre, utiles à placer sous les yeux de tout le monde. Le héros de ces histoires est saint Louis, le favori de M. Guizot.

Chez saint Louis la bonté était si grande, qu’elle ressemblait à l’affection et la faisait naître dans le cœur de ceux qui en étaient l’objet. En même temps qu’il exigeait de ses serviteurs une moralité presque sévère, il passait volontiers sous silence leurs petites fautes, et les traitait, dans ce cas, non seulement avec douceur, mais avec ces égards qui, dans la condition la plus humble, satisfont l’amour-propre des hommes et les relèvent à leurs propres yeux. « Louis visitait ses domestiques quand ils étaient malades ; il ne manquait jamais, quand ils étaient morts, de prier pour eux et de les recommander aux prières des fidèles. Il faisait chanter pour eux la messe des Morts, qu’il avait coutume d’entendre tous les jours. » Il avait repris un vieux serviteur de son grand-père Philippe-Auguste, que ce roi avait renvoyé parce que son feu pétillait et que Jean, chargé de l’entretenir, n’avait pas su empêcher ce petit bruit. Louis était, de temps en temps, atteint d’une maladie dans laquelle sa jambe droite, entre le mollet et la cheville, devenait enflée, rouge comme du sang et douloureuse. Un jour qu’il avait un accès de ce mal, le roi, en se couchant, voulut voir de près la rougeur de sa jambe ; Jean tenant maladroitement une chandelle allumée auprès du roi, une goutte brûlante tomba sur la jambe malade, et le roi, qui était assis sur son lit, se rejeta en arrière en s’écriant : « Ah ! Jean, Jean, mon grand-père vous donna pour moindre chose congé de son hôtel ! » Et la maladresse de Jean ne lui attira point d’autre châtiment que cette exclamation.

L’autre anecdote est relative à Joinville et au savant Robert de Sorbon, le fondateur de la Sorbonne. C’est eux qui commirent l’inconvenance de causer à table à voix basse devant d’autres convives ; ils en furent doucement repris par le roi.

Un jour il advint, dit Joinville, que maître Robert mangeait à côté de moi, et que nous causions bas l’un avec l’autre ; le roi nous reprit et dit : « Parlez haut, car vos compagnons croient que vous pouvez médire d’eux. Si vous parlez, en mangeant, de choses qui doivent nous plaire, parlez haut ; sinon, taisez-vous. »

C’est dans la partie philosophique de l’ouvrage, dans les idées et les vues générales, que brille de son propre et véritable éclat la supériorité du grand historien. Il y a deux manières de généraliser : la première consiste à résumer les faits en en donnant le sens profond ; la seconde consiste à parcourir les faits en en donnant un aperçu superficiel. La première est le secret du petit nombre de ceux qui savent ; la seconde est l’universelle et banale ressource de ceux qui ne savent point. De là le discrédit trop mérité qui s’attache à cette sorte d’écrits, œuvre favorite de l’ignorance recouverte d’un vernis d’instruction. Mais cela n’empêche pas que les généralisations bien faites ne soient le couronnement et l’effort suprême de la science. M. Guizot est, comme chacun sait, un généralisateur du premier ordre. C’est son trait distinctif dans la série d’éminents historiens qui honorent ce siècle. Mais, en généralisant, en débrouillant, il approfondit, résume, saisit dans les choses ce qui est caractéristique, et là où les esprits superficiels ne voient que l’apparence, il aperçoit et découvre l’âme. Pesez, examinez les conclusions dont il a fait suivre l’analyse des coutumes et des mœurs de la chevalerie au moyen âge, et dites si vous trouvez inexacte ou légère la page qu’il me reste à citer.

On a beaucoup dit, vous entendrez probablement dire, mes enfants, que c’était là uniquement de la poésie, une belle chimère sans rapport avec la réalité… Le moyen âge est, en effet, une des plus brutales, des plus grossières époques de notre histoire, une de celles où l’on rencontre le plus de crimes et de violences, où la paix publique était le plus incessamment troublée, où la plus grande licence régnait dans les mœurs. Cependant on ne saurait nier que la morale chevaleresque, la poésie chevaleresque n’existassent aussi à côté de ces mœurs grossières et barbares, de ce désordre social. Les monuments moraux sont là en face des faits brutaux ; le contraste est choquant, mais réel. C’est précisément ce contraste, mes enfants, qui fait le grand et original caractère du moyen âge. Reportez votre pensée vers d’autres sociétés, par exemple vers la première jeunesse de la société grecque, vers son âge héroïque dont les poèmes d’Homère sont le fidèle miroir : il n’y a rien là qui ressemble aux contrastes qui nous frappent dans le moyen âge ; on ne voit pas que, dans les temps et chez les peuples des poèmes homériques, il y eût dans l’air, il pénétrât dans l’imagination des hommes des idées plus élevées, plus pures que leurs actions de tous les jours ; les héros d’Homère ne paraissent pas se douter de leur brutalité, de leur férocité, de leur avidité, de leur égoïsme ; rien dans leur âme ne surpasse les faits de leur vie. Dans la France du moyen âge, au contraire, pratiquement les crimes et les désordres, le mal moral et social abondent ; cependant les hommes ont dans l’âme, dans l’imagination, des instincts, des désirs élevés et purs ; leurs notions de vertu, leurs idées de justice sont très supérieures à ce qui se pratique autour d’eux, à ce qu’ils pratiquent eux-mêmes ; un certain idéal moral plane au-dessus de cette société grossière, orageuse, et attire les regards, obtient les respects des hommes dont la vie n’en reproduit guère l’image. La religion chrétienne est, sans nul doute, sinon l’unique, du moins la principale cause de ce grand fait ; c’est précisément son caractère de susciter dans les hommes une haute ambition morale en tenant constamment sous leurs yeux un type infiniment supérieur et pourtant profondément sympathique à la nature humaine. C’est au christianisme que le moyen âge a dû la chevalerie, l’institution qui, au milieu de l’anarchie et de la barbarie de cette époque, a fait sa beauté poétique et morale.

Rien n’est plus vrai, et quelque part que l’on croie devoir faire à l’héritage direct de la Germanie dans la formation de l’esprit chevaleresque et féodal, il n’est que juste d’attribuer au christianisme la principale influence dans le changement radical et profond qui sépare les deux grandes époques de l’histoire. Les monuments poétiques, qui sont le miroir des âges, accusent avec une clarté merveilleuse l’immensité de ce changement. Jamais, par exemple, un poème tel que la Chanson de Roland n’eût pu éclore avant l’avènement du christianisme. Quelle chose ce poème a-t-il célébrée ? la mort, la défaite, le triomphe de la force injuste sur la faiblesse et sur le droit. Cela n’était possible que dans une société convaincue de la grande réparation d’outre-tombe. La muse antique, comme M. Vitet le remarque avec profondeur, ne s’est jamais permis de célébrer les revers de la patrie, même les plus sublimes revers ; les Thermopyles n’ont point eu leur Homère, et Rome n’a donné que des pleurs à ses trois cents Fabius.

Un autre fait général, dégagé par M. Guizot de l’étude attentive des siècles monarchiques de notre ancienne histoire, inspire d’assez mélancoliques pensées sur le changement apporté dans le tempérament de la nation par l’esprit superficiel et turbulent des continuateurs et des recommenceurs éternels de la Révolution française. À l’époque où Hugues Capet fonda sa dynastie, un long respect s’attachait déjà dans l’esprit des peuples au nom et aux souvenirs de l’empire carlovingien ; on avait le sentiment de la valeur de l’hérédité monarchique, comme principe de stabilité et d’ordre. Cela paraît dans les hésitations des ducs de France à se faire élire rois, bien qu’ils possédassent la toute-puissance, et dans le fait que Hugues Capet attendit, pour prendre ce titre, la mort de Louis le Fainéant. Plus tard, quand Louis VIII succéda à Philippe-Auguste, son père, on remarqua que, par sa mère Isabelle de Hainaut, il descendait en ligne directe d’Hermengarde, comtesse de Namur, fille de Charles de Lorraine, le dernier des Carlovingiens, et « les contemporains se complurent à voir, en leur roi, cette double hérédité qui lui donnait le complet caractère de la légitimité monarchique. » — A cette grande idée du moyen âge, qu’un pacte est d’autant plus respectable qu’il est plus ancien, a succédé de nos jours le principe diamétralement opposé qu’une génération n’engage pas la génération suivante, et qu’un suffrage populaire a d’autant plus de force qu’il est plus récent ; en sorte qu’il n’y a, comme M. Renan l’a si bien dit, « nulle chaîne des morts aux vivants, nulle sûreté pour l’avenir. »

Macaulay remarque que l’imagination, plus précoce que la raison chez la plupart des hommes, s’est développée assez tard dans le grand orateur Burke, et que cette brillante faculté, nulle durant les années de sa jeunesse, atteignit peu à peu vers la fin de sa vie ce degré d’excès maladif où elle cesse presque d’être une grâce. M. Guizot, en vieillissant, a aussi acquis dans son style plus de poésie et de couleur ; mais il a su se garder de tout excès comme de toute défaillance. L’imagination est plus vive dans son histoire de France racontée aux enfants que dans les sévères ouvrages de sa jeunesse et de sa maturité, mais la raison et le jugement sont restés les mêmes. Montrés par un guide si sûr, les poétiques tableaux de l’histoire doublent de charme et de prix. Il ne cesse d’instruire en amusant, soit qu’il conte, d’après la chronique légendaire du moine de Saint-Gall, l’arrivée de Charlemagne devant Pavie, naïf témoignage de l’impression produite sur les hommes du ixe siècle par la majesté du grand empereur ; soit qu’il promène sous le ciel brûlant de la Syrie les croisés mourant de soif, trouvant une source et s’enivrant d’eau ; soit qu’il peigne la tente de Corboghâ distribuée en rues, flanquée de tours, pouvant contenir plus de deux mille personnes, et resplendissant d’or et de pierreries comme un palais des Mille et une nuits.

Voilà un livre, voilà un homme, voilà une vie. Cherchez-y des taches, si vous voulez. Pour nous, las de la médiocrité des hommes de notre génération, nous saluons avec un profond respect le vieillard admirable qui, logeant une âme saine dans un corps vigoureux, est demeuré plus jeune et plus vaillant que nous, à l’âge de quatre-vingt-cinq ans.

Maximes et mémoires de La Rochefoucauld §

Gœthe disait que toutes les bonnes poésies sont des poésies de circonstance, c’est-à-dire composées non en l’air comme des exercices de rhétorique, mais à propos d’un événement grand ou petit, d’un souvenir personnel. C’est ainsi qu’ont été écrites les Maximes de La Rochefoucauld, et c’est ce qui en fait la solidité et le prix ; mais c’est en même temps ce qui permet quelquefois de les réduire à leur juste portée dans la prétention qu’elles affichent d’être des vérités universelles et absolues. Ce sont des réflexions un peu trop générales extraites d’observations particulières. Cela paraît sensible, lorsqu’au moyen des précieuses notes qui ornent la dernière et définitive édition de ses œuvres, on rapproche les Maximes des Mémoires. J’ai à peine besoin de dire que cette édition définitive est celle qui fait partie de la collection des Grands écrivains de la France, honneur de la maison Hachette. Le tome second des œuvres de La Rochefoucauld vient de paraître25. Il comprend les Mémoires et l’Apologie de M. le prince de Marcillac, curieux écrit découvert par M. Cousin et publié pour la première fois en 1855, dans la troisième édition de la Jeunesse de Madame de Longueville.

Ce morceau fut composé peu de temps après la déclaration solennelle rendue en février 1649 par le parlement de Paris contre le cardinal Mazarin. Il faut le lire pour voir de quelles mesquines déceptions, de quelles rancunes personnelles, de quelles petites blessures faites à son amour-propre et à sa vanité, se composait l’amertume de La Rochefoucauld. Dans ce mémoire paraît nettement, comme aurait dit Retz, l’envers de l’auteur des Maximes. « Ici plus de faux semblants de patriotisme et d’intérêt général ; les masques sont ôtés ; on n’est plus sur la scène, on est dans la coulisse ; il n’est question que d’intérêts particuliers, et La Rochefoucauld ne fait pas difficulté d’exposer, avec l’élégante effronterie d’un grand seigneur, mal couverte sous les sophisme laborieux d’un bel esprit, les blessures encore saignantes que sa vanité et son ambition ont reçues de la reine et de Mazarin depuis le commencement de la régence : ses diverses prétentions éludées, les emplois et les honneurs par lui vainement sollicités, surtout ce tabouret pour sa femme, brigué si passionnément, et qui, n’ayant pas été obtenu, était bien fait, il faut en convenir, malgré le gouvernement du Poitou rendu à sa famille et remis entre ses mains, pour triompher de sa philosophie et lui faire tirer l’épée contre une reine si peu reconnaissante et un ministre si peu complaisant.26 »

Les Mémoires de La Rochefoucauld ne manquent certes pas d’intérêt ; mais deux choses leur ont fait du tort : l’incomparable excellence des Maximes du même écrivain, et le mérite supérieur des Mémoires de Retz. La postérité n’a pas manqué d’appliquer à La Rochefoucauld le procédé d’élimination et de simplification qu’elle suit toujours : l’auteur ayant déployé dans les Maximes tout son talent et une originalité de premier ordre, elle s’est contentée des Maximes. Quant au cardinal de Retz, ses Mémoires sont incontestablement supérieurs, non seulement par l’imagination, la fougue, l’éloquence, l’éclat du style, mais aussi et surtout par la portée de l’esprit et la profondeur des vues politiques. Néanmoins, je conseillerais à quelqu’un qui voudrait lire l’histoire de la Fronde dans les sources de commencer par les Mémoires de La Rochefoucauld, plus régulièrement composés, plus semblables à une histoire, plus véridiques aussi que ceux de Retz, et donnant mieux les cadres des événements27. Le lecteur jouira plus ensuite de ceux du cardinal. Bayle préférait les Mémoires de La Rochefoucauld aux Commentaires de César. Il n’y a guère, pour le fond des choses, de comparaison à établir. César est un grand politique et un grand capitaine qui écrit ses actions avec simplicité, parce que, selon le mot de Montesquieu, de tels hommes sont plus glorieux de ce qu’ils ont fait que de ce qu’ils ont dit. Ce n’est pas la bravoure personnelle qui manque au duc de La Rochefoucauld, et il raconte aussi ses prouesses avec la simplicité de bon goût qui convient à un grand seigneur ; mais il n’y a pas dans son livre une seule vue haute et générale : il ne nous entretient que de puériles rancunes et de vanités blessées. S’il s’agit du style seulement, le style de La Rochefoucauld, « juste et court », comme le définit Mme de Sévigné, est bien de la même famille que celui de César.

Les Maximes demeurent son principal monument. La littérature française n’a rien d’une plus forte et plus lumineuse concision de style. Il faut comparer La Rochefoucauld à La Bruyère pour apprécier à sa valeur le mérite extraordinaire du premier comme penseur et comme écrivain. La Bruyère se met en frais pour exprimer des idées qui la plupart du temps ne valent point cette grande dépense de style ; La Rochefoucauld, plus profond et plus fin, ne fait pas de bruit et, sans avoir l’air d’y toucher, n’écrit que des mots qui vont loin. La Bruyère montre son art, qui est grand ; artiste supérieur, La Rochefoucauld cache le sien et, par une simplicité savante, trompe le lecteur superficiel. Quant à la psychologie des Maximes, elle est si triste et si amère, qu’avant même d’examiner si elle était vraie, la grande préoccupation des moralistes a toujours été de la réfuter. Réfutation embarrassante, pour laquelle on a employé surtout les moyens indirects. On a mis La Rochefoucauld en contradiction avec lui-même. On a montré qu’il valait mieux que ses Maximes, et qu’en lui le cœur donnait à l’esprit un démenti. On a cité, par exemple, en regard de ses réflexions misanthropiques sur l’amitié, ce passage de son portrait fait par lui-même : « J’aime mes amis, et je les aime d’une façon que je ne balancerais pas un moment à sacrifier mes intérêts aux leurs. » On a appelé ses amis en témoignage : « J’ai vu, écrit Mme de Sévigné, son cœur à découvert… il est au premier rang de ce que je connais de courage, de mérite, de tendresse et de raison ; je compte pour rien son esprit et ses agréments… M. de La Rochefoucauld a perdu sa mère ; je l’enaivu pleurer avec une tendresse qui me le faisait adorer ; c’était une femme d’un extrême mérite ; et enfin, dit-il, c’était la seule qui n’ait jamais cessé de m’aimer… Le cœur de M. de La Rochefoucauld pour sa famille est une chose incomparable. » Ou bien, on a allégué le modèle que ce grand peintre du cœur humain avait eu sous les yeux, la société égoïste et démoralisée de la Fronde ; on a montré les origines particulières de son mépris de l’homme en général, et par là on a cru pouvoir diminuer la portée des Maximes.

Ces critiques indirectes sont de bonne guerre, mais elles ne mènent pas loin. Quant à combattre de front le principe de La Rochefoucauld, qu’on peut ainsi formuler : « L’amour de nous-mêmes se retrouve, à l’analyse, au fond de tous nos sentiments, de toutes nos pensées, de toutes nos actions », c’est une noble entreprise, mais qui fait plus d’honneur à la générosité des champions de la nature humaine qu’à leur intelligence. Ils n’ont réussi, en général, à bien prouver qu’une chose, c’est qu’ils n’avaient pas parfaitement compris le livre des Maximes. Ils ont cité avec beaucoup d’éloquence des traits de grandeur d’âme, de désintéressement, de sacrifice. Ils auraient mieux fait de creuser le sens de ces pensées : « L’intérêt parle toutes sortes de langues, et joue toutes sortes de personnages, même celui de désintéressé. »« Ce qui paraît générosité n’est souvent qu’une ambition déguisée, qui méprise de petits intérêts, pour aller à de plus grands. »« La magnanimité méprise tout, pour avoir tout. »« C’est un habile chimiste que l’amour-propre, dit Sainte-Beuve, c’est l’éternel Protée… Non, non, honnêtes et bonnes gens, La Rochefoucauld bien compris n’a pas tort si aisément que vous le croyez. »

La plus solide réponse aux Maximes est celle qu’a faite Prévost-Paradol dans ses Études sur les moralistes français. Elle consiste à admettre la vérité du principe de La Rochefoucauld en montrant qu’à le bien prendre il n’a rien de si terrible, rien dont la morale et la vertu doivent s’alarmer. Ce que La Rochefoucauld nomme égoïsme, amour-propre, intérêt, la philosophie l’appelle dans son langage exact et sévère : L’être et la tendance à persévérer dans l’être. Appelons-le plus simplement amour de soi ; qu’y a-t-il d’immoral dans l’amour de nous-mêmes ? c’est la loi de notre nature, c’est le plan même du monde, c’est le principe de la vie, du mouvement et du progrès dans toute la création animée. Les bêtes, qui sont sans conscience morale, s’aiment elles-mêmes, et c’est à cette condition qu’elles subsistent. Les hommes, outre leur existence matérielle, ont une existence morale : on ne doit pas hésiter à dire que la perfection de l’existence morale, comme de l’existence matérielle, a pour condition un amour bien entendu de soi. Un amour bien entendu de soi-même qui produit la vertu, est-ce donc quelque chose de méprisable ? Prévost-Paradol dit excellemment : « Il y a une façon basse et étroite de s’aimer qu’on appelle le vice, et une façon intelligente, courageuse et presque divine de s’aimer qui s’appelle la vertu, et voilà la double source de toutes les actions humaines. Quant à cesser de s’aimer soi-même de l’une ou de l’autre façon, quant à cesser de chercher son bien en ce monde ou son salut dans l’autre, on ne peut l’exiger de l’homme, sans renverser d’abord, non seulement les fondements de l’âme humaine, mais l’ordre général de la nature qui a fait de l’amour de soi, c’est-à-dire du besoin d’être et de durer, le principe même de la conservation et du mouvement de l’univers. » L’erreur de La Rochefoucauld est de n’avoir pas reconnu ces deux formes de l’amour de soi que distingue si bien Prévost-Paradol, et d’avoir tout flétri également des noms odieux d’égoïsme et d’intérêt. Lorsqu’au sommet de l’échelle morale, l’amour de soi devient la charité, le dévouement, le sacrifice, on avouera qu’il est singulièrement épuré et transformé, et que c’est être dupe d’un mot que d’y condamner l’égoïsme sous prétexte que le sacrifice même n’est encore qu’une forme sublime de l’amour de soi.

Nous pouvons donc admettre le principe de La Rochefoucauld, sans nous effrayer plus longtemps d’un mot qui n’est qu’un fantôme et un vain épouvantail. Ce qu’il nomme égoïsme, nous l’appellerons quelquefois vertu ; car voici une définition de la vertu qui est assez belle et qui me suffit : « La vertu est le sacrifice d’un intérêt immédiat et passager à l’intérêt supérieur et durable de l’être moral qui est en nous28. »

Vauvenargues donna un jour une autre définition de la vertu. « Le mot de vertu, dit-il, emporte l’idée de quelque chose d’estimable à l’égard de toute la terre… La préférence de l’intérêt général au personnel est la seule définition qui soit digne de la vertu et qui doive en fixer l’idée. Au contraire, le sacrifice mercenaire du bonheur public à l’intérêt propre est le sceau éternel du vice. »

Après avoir écrit ces lignes, cet esprit si fin et si consciencieux eut un scrupule. Il songea : « Mais peut-être que les vertus que j’ai peintes comme un sacrifice de notre intérêt propre à l’intérêt public ne sont qu’un pur effet de l’amour de nous-mêmes. Peut-être ne faisons-nous le bien que parce que notre plaisir se trouve dans ce sacrifice. »

C’était l’objection de La Rochefoucauld. Elle ne l’arrêta guère. « Étrange objection ! reprit-il. Parce que je me plais dans l’usage de ma vertu, en est-elle moins profitable, moins précieuse à tout l’univers, ou moins différente du vice, qui est la ruine du genre humain ? Le bien où je me plais change-t-il de nature ? Cesse-t-il d’être bien ? »

Montaigne propose comme une récompense légitime de la vertu « le contentement qu’une conscience bien réglée reçoit en soy de bien faire. » Le grand principe moral du marquis de Mirabeau était que « pour travailler à son propre bonheur ici-bas, il faut sans cesse cultiver la sensibilité et déraciner l’amour-propre. » Goethe disait : « Je travaille sans relâche à faire de moi-même une plus noble créature. » Trois maximes inspirées par un sentiment personnel, intéressé ; mais franchement, une société dont tous les membres travailleraient sans relâche à faire d’eux-mêmes de plus nobles créatures, est-ce là un idéal inférieur ? Cette société se composerait-elle d’individus vicieux, égoïstes ? non pas, puisque la noblesse morale implique l’accomplissement de tous nos devoirs non seulement envers nous-mêmes, mais envers les autres, jusqu’au sacrifice de nous-mêmes inclusivement.

Les plus grands et les plus célèbres préceptes de la morale antique ont toujours quelque chose de très personnel, et ils n’en sont pas moins bons pour cela :

« N’abandonne pas tes yeux au doux sommeil, dit Pythagore, avant d’examiner par trois fois les actions de ta journée. Quelle faute ai-je commise ? Qu’ai-je fait ? À quel devoir ai-je manqué ? Commence par la première de tes actions, et parcours ainsi toutes les autres. Reproche-toi ce que tu as fait de mal, et jouis de ce que tu as fait de bien. »

Jouis de ce que tu as fait de bien. Quoi de plus naturel ? Quoi de plus légitime ? N’est-ce pas un sophisme, une bizarre subtilité morale que d’aller mettre en suspicion un plaisir si honnête ? Jouissons sans scrupule de ce que nous avons fait de bien et ne craignons pas de nous en estimer davantage. Il n’y a point de sentiment plus dangereux pour la vertu que le mépris de soi-même. « Je soutiens, a dit Sterne dans un fort bon sermon, que rien n’a fait plus de mal aux vertus sociales que ces hideuses peintures de la société où tant de philosophes se sont complu ; omettant tout ce qu’il y a de généreux dans le cœur de l’homme, elles l’abaissent au-dessous de la brute, comme un composé de tout ce qui est égoïste et bas. N’en doutez point ; c’est déjà un pas vers le bien que de penser dignement de nous-mêmes. L’expérience nous apprend que le meilleur moyen de rendre un individu honnête est de supposer qu’il est honnête et de le traiter comme tel : ainsi pour l’homme, s’estimer un peu, c’est s’encourager à mériter cette estime. »

La correspondance de Lamartine §

De tous les documents sur la personne de Lamartine, sa correspondance, actuellement29 en cours de publication, est le plus précieux. Il faut y ajouter, pour être complet, les Confidences, Raphaël, les Mémoires inédits, le Manuscrit de ma mère, les Souvenirs et fortraits, plusieurs pages du Cours familier de littérature, et l’édition des Méditations avec commentaires. Est-ce tout ? On n’est jamais sûr de ne pas oublier quelque chose dans cette collection interminable, constamment renouvelée et accrue, qui compose l’œuvre de Lamartine. Mais tout cela n’est qu’au second plan comme importance biographique, la correspondance est au premier. Car elle est seule contemporaine des événements, et elle est vraie, de la vérité de la prose. Plus tard, l’imagination du poète a idéalisé sa vie en la racontant. Que la prose ne soit pas aussi belle que la poésie, c’est dans l’ordre ; le Lamartine réel devait désenchanter un peu les admirateurs du Lamartine idéal. L’éloignement, le vague, grandit en général les choses et les hommes ; à être vus de près, la plupart sont diminués ; une pieuse et respectable affection de famille pouvait seule se faire illusion sur ce point. Mais, si Lamartine est plutôt amoindri par la publication de sa correspondance, il est juste de dire que sa réputation n’en reçoit aucune atteinte grave ; ses lettres n’ont rien qui choque et qui déconcerte violemment l’idée que toute la série de ses précédents ouvrages nous avait autorisés à concevoir de lui. Qui ne savait que, dans l’auteur de l’Histoire des Girondins, le caractère n’était pas au niveau du génie ? Si maintenant l’inégalité paraît davantage, à qui peut-elle causer beaucoup d’étonnement ? En somme, aucune contradiction profonde ne se trahit dans cette nature ouverte, expansive, débordante, sans défiance, complication ni calcul ; nous la voyons mieux, nous la jugeons mieux, l’harmonie du poète et de l’homme n’est point troublée.

Au début, il y a chez Lamartine une veine de folle gaieté et de sensuelle ardeur, qui était de son âge et que la littérature du temps favorisait. Il adore Parny ; c’est son maître ; sa mort lui inspire en 1815 une élégie passionnée :

Combien de fois ma tendre adolescence,
Se dérobant aux regards curieux,
Pour dévorer tes écrits amoureux,
De ses mentors trompa la vigilance !
Que tu formas ma timide ignorance !

Il traduit Ovide trop gaillardement pour qu’il soit possible de transcrire ses vers. Il lit les Contes de Voltaire, la Gastronomie, le Roman comique, les romans « au ton canaille » de Pigault-Lebrun ; compose des madrigaux, des épigrammes galantes ; fait un vaudeville en collaboration avec un jeune évaporé de ses amis, et cite Panurge. Il n’y aurait pas lieu d’insister sur un premier goût aussi naturel, si l’aversion ultérieure du noble poète pour le rire, la gaudriole, l’esprit même, ne rendait pas la constatation piquante, et si dans ses Confidences il n’avait pas écrit cette page plus éloquente qu’exacte :

Les sentiments de piété que j’avais rapportés de mon éducation et la crainte d’offenser les chastes et religieux scrupules de ma mère m’empêchèrent de laisser égarer mes mains et mes yeux sur les livres dépravés ou suspects, poison des âmes, dont la fin du dernier siècle et le matérialisme ordurier de l’Empire avaient inondé alors les bibliothèques. Je les entr’ouvris en rougissant, avec une curiosité craintive, et je les refermai avec horreur… Je ne pouvais m’y plaire. Il y avait en moi trop d’enthousiasme pour ramper dans ces égouts de l’intelligence. Ma nature avait des ailes. Mes dangers étaient en haut et non en bas.

C’est par la mauvaise santé que le chagrin et le découragement sont entrés dans l’âme de Lamartine. Dès la première atteinte de la souffrance, le cœur lui manque et il exprime son désespoir de la manière la plus outrée : « Je suis miné par une espèce de fièvre nerveuse qui me ronge et m’ôte toutes mes facultés. Peut-être la campagne, quelques voyages que je suis obligé de faire cet été me feront-ils du bien ; peut-être me détruiront-ils peu à peu : tant mieux encore ! J’ai assez goûté de la vie, je n’en veux plus… Je suis aussi mal qu’il est possible en vivant encore… Souvent j’en suis à désirer la mort par la seule intensité des souffrances physiques. »

La maladie n’a rien qui inspire. Il faut chercher ailleurs les éléments du grand courant mélancolique d’où la poésie de Lamartine est sortie. On compte trois amours marquants dans la jeunesse de l’auteur des Méditations. Le premier, vrai feu de paille, ne résista pas longtemps à l’absence. Le second s’appelle Graziella : c’est le plus célèbre poétiquement ; la correspondance n’en dit pas un mot, mais elle nous montre le jeune homme plongé à Naples dans l’oubli de toute chose et dans une paresse voluptueuse. Le grand amour, profond et sérieux, fut pour la femme qui inspira le Lac. Les lettres en parlent au moment où elle est mourante : « La personne que j’aime le plus au monde se débat depuis sept semaines dans les horreurs d’une affreuse agonie, et je suis dans l’absolue impossibilité d’aller auprès d’elle. » Morte, elle devint la Béatrice du poète. C’est elle que les Méditations nomment Elvire, et qui, sous le nom de Julie, revit une seconde fois dans les pages sublimes de Raphaël.

Après l’amour, ce fut le sentiment de la nature qui révéla le grand poète à lui-même. Jeune encore, il célèbre avec un véritable lyrisme l’espèce de résurrection que son âme blessée et son corps malade trouvaient au bout de peu de jours dans la retraite des champs : « Combien l’âme reprend de ton et le cœur de puissance ! Combien l’imagination s’agrandit et se réchauffe !… Je sens mon cœur aussi plein de sentiments délicieux et tristes que dans les premiers accès de fièvre de ma jeunesse. Je ne sais quelles idées vagues et sublimes et infinies me passent au travers de la tête à chaque instant, le soir surtout, quand je suis comme à présent enfermé dans ma cellule et que je n’entends d’autre bruit que la pluie et les vents… Mon cœur bondit dans ma poitrine, je le sens, jel’entends. Dieu sait tout ce qu’il contient, tout ce qu’il désire ! Pour moi, je jouis et je souffre de cet état, et je sens tomber quelques larmes. Oui, si cela durait, il faudrait sans doute mourir ; mais je mourrais du moins avec quelques sentiments nobles et vertueux dans l’âme. »

Autre signe d’une vocation poétique : il a le culte des grands hommes. Un jour, en Italie, à Saint-Onuphre, il entre dans une petite église. « Un frère m’a reçu et commençait à m’expliquer de mauvaises peintures et d’ennuyeuses inscriptions. — Mais le tombeau du Tasse, lui disais-je toujours ? — Per Dio ! le tombeau du Tasse ! vous marchez dessus, m’a-t-il dit ; et en effet, j’ai regardé à mes pieds, j’ai vu une très petite pierre carrée et l’inscription : Fratres ejus eclesiae, etc. Je me suis jeté à genoux, je ne sais pas quelle prière j’ai faite, mais je sais bien que je pleurais en me relevant et que je me suis en allé bien honteux de moi-même. »

À la grande inspiration de l’amour, au charme enivrant de la nature, à l’excitation des nobles souvenirs, ajoutons enfin cette quatrième source de poésie : l’influence de la littérature renouvelée par Mme de Staël, Chateaubriand, Byron, Gœthe. Corinne, René, Childe-Harold, Werther, voilà les livres que le jeune poète ne devait pas tarder à préférer à ceux qui l’avaient d’abord séduit. Il ne peut, écrit-il, lire René sans pleurer. « Werther m’a un peu attristé et assombri, mais vive cette tristesse-là ! », « Je lus Corinne en deux jours, me croyant transporté dans un autre monde, idéal, naturel, poétique, opposé en tout à cette aride et froide société… Je retrouvais là ces pensées si pures et si nobles, auxquelles je ne pouvais presque plus croire, sans me regarder comme un fou, un original, un homme d’un autre monde ; j’y retrouvais cet amour de la nature et des beaux-arts, jusqu’à présent ma seule passion, et cet amour désintéressé, sincère, abandonné, vrai et puissant que je concevais sans cependant l’espérer ni en voir d’exemples. »

Il est curieux de voir le jeune Lamartine défendre Mme de Staël contre ses détracteurs et soutenir (c’était un paradoxe alors) sa supériorité sur Mme de Genlis : « Hier au soir, je soutins une thèse de deux heures contre ses détracteurs. Je soutins qu’elle avait une imagination aussi riche que Chateaubriand, moins de style à la vérité, moins de raison, moins de force, moins de charme ; que je trouvais plus de belles idées dans une de ses pages que dans un volume entier de Mme de Genlis, etc. Quand je sortis de l’assemblée, j’entendis qu’on disait : c’est un jeune homme, il a dix-huit ans, il a de l’ardeur, de l’enthousiasme, c’est tout simple, je lui en sais bon gré, ça annonce de l’âme, etc. »

Pourtant il est un point où Mme de Genlis lui paraît supérieure : le style. Écrivant à un de ses amis qui est amoureux, il lui pose force questions sur l’objet aimé, afin sans doute de savoir l’estime qu’il doit en faire : « Qui préfère-t-elle de Voltaire ou de Racine, d’Ovide ou de Tibulle, de Mme de Genlis ou de Mme de Staël, le style à part ? » Il loue et cite, à cause du style, Malvina, de Mme Cotin, et pour le style de la Nouvelle Héloïse son admiration est sans bornes : « Grands dieux ! quel livre ! comme c’est écrit ! » Cette préoccupation du style et de la correction classique est un trait assez inattendu, à noter en passant dans les premières lettres de Lamartine. Le poète, au début, se montre beaucoup plus soigneux de la forme qu’il ne le devint par la suite. « Tôt ou tard le style est tout ; il a, quoi qu’on en dise, la vie ou la mort d’un ouvrage en soi. » « Ton quatrain impromptu, écrit-il à un ami, est fort joli, à l’exception du dernier vers ; il est un peu dur et un peu trop travaillé, emplir est trop vieux, et tes épithètes me semblent un peu vagues en général. » Ailleurs, il dit en mètres :

Je relus mon Boileau,
Je repris malgré moi la lime et le marteau…

Quelques pièces des premières Méditations, dont le brouillon nous est donné dans la correspondance, attestent par de nombreuses et importantes variantes le soin mis à les perfectionner. Avant de livrer son volume à l’impression, le poète demande deux mois pour le retoucher, et le succès de ses vers qui donnent tant de « prise à la critique » l’humilie.

Ces scrupules ne devaient pas durer bien longtemps. Ce qui caractérise la poésie de Lamartine (et c’est à cause de cela qu’il est un si grand lyrique) c’est d’être beaucoup moins un art, comme il le dit lui-même, que le résultat d’une inspiration. Il ignore absolument ce qu’il a fait. Envoyant un jour à son ami Virieu un poème qu’il vient de terminer, il le prie de le lui rendre bientôt, car il ne l’a pas encore bien lu et il n’en a pas d’idée nette. La métaphore par laquelle les poètes se comparent à un instrument divin n’est, pour la plupart d’entre eux, qu’une simple figure de rhétorique, l’instrument étant doué d’une certaine énergie personnelle et n’exécutant en définitive que ce qu’il veut ; mais, en ce qui touche Lamartine, cette comparaison est la vérité même. Il s’abandonne, il est passif, il est la harpe éolienne où le vent se joue :

Attendons le souffle suprême
Dans un repos silencieux !
Nous ne sommes rien de nous-même
Qu’un instrument mélodieux :
Quand le doigt divin se retire
Soyons muets comme la lyre
Qui recueille ses saints transports,
Jusqu’à ce qu’une main sacrée
Ébranle la corde inspirée
Où dorment les divins accords !

Pour les poètes ainsi organisés, écrire est une occupation inférieure, une sorte de déchéance. La plume en main, ils n’éprouvent pas cette volupté créatrice de l’artiste qui donne l’être à sa pensée en lui donnant une forme et la fait passer du néant à la vie immortelle. Ce qu’ils sentent, ce qu’ils rêvent, est trop démesurément supérieur à tout ce que le style peut exprimer. Pour écrire, il faut choisir, éliminer, condenser ; il faut imposer aux idées, aux sentiments, des contours nettement arrêtés : et ils ont en eux l’infini ! Pour écrire encore, il faut du temps, de la lenteur, du soin, et leur langage naturel est l’improvisation.

Raphaël improvisait quelquefois, le soir, sous les pins de la villa Pamphili, en présence du soleil couchant et des ossements de Rome épars dans la plaine, des stances qui me faisaient pleurer ! Mais il n’écrivait rien.

— Raphaël, lui disais-je, pourquoi n’écris-tu pas ?

— Bah ! me disait-il, est-ce que le vent écrit ce qu’il chante dans ces feuilles sonores sur nos têtes ? Est-ce que la mer écrit les gémissements de ses grèves ? Rien n’est beau de ce qui est écrit. Ce qu’il y a de plus divin dans le cœur de l’homme n’en sort jamais. L’instrument est de chair, la note est de feu. Qu’y veux-tu faire ? Entre ce qu’on sent et ce qu’on exprime, ajoutait-il avec tristesse, il y a la même distance qu’entre l’âme et les vingt-quatre lettres de l’alphabet, c’est-à-dire l’infini. Veux-tu rendre sur une flûte de roseau l’harmonie des sphères ?

La même idée est rendue en style moins poétique dans la correspondance : « Créer est beau, mais corriger, changer, gâter est pauvre et plat ; c’est ennuyeux, c’est l’œuvre des maçons, et non pas des artistes. Au reste, je me moque de l’art et des arts. Je pense que les beaux ouvrages sont en puissance dans l’âme, et que peu importe qu’ils en sortent ou n’en sortent pas. C’est comme la vertu, qui a son prix en soi et qui, obscure, n’en vaut que mieux. »

Jamais poète n’eut moins de sens critique. Il ne sait pas si ce qu’il a écrit est bon ou mauvais, et il s’en rapporte sur ce point au jugement de son ami Virieu : « Tu sais que je ne crois ni à mon sentiment propre en fait de poésie, ni à celui du public des salons, ni à celui des articles de journaux, mais je crois au tien comme infaillible, et rien jusqu’ici ne m’a détrompé de cette infaillibilité. » L’éditeur de la Correspondance nous assure que Lamartine déférait aux critiques de M. de Virieu au point que celui-ci finit par en craindre l’effet et par hésiter à en faire. Lamartine se trompe naïvement sur la valeur relative de ses propres ouvrages. Il fait beaucoup moins de cas de ses Méditations que de trois grandes tragédies, Saül, César et Clovis, qu’il composait à la même époque : « J’ai fait quelques méditations, mais je ne suis pas assez bien pour déployer toutes mes ailes et me remettre dans mon Clovis. » L’impression morale que lui causa le succès des Méditations fut surtout celle d’un long étonnement. Il n’en fut pas trop enivré. Il ne s’exagéra pas à ses propres yeux son mérite comme poète lyrique. Au contraire, il affecta le plus souvent d’en parler avec un certain dédain, semblable à un grand seigneur qui, s’étant trouvé un jour écrivain par occasion, tiendrait à bien établir aux yeux du monde qu’il n’a pas mis son cœur au métier et que cette occupation est au-dessous de lui : « La poésie me semble, dans sa forme, un enfantillage au-dessous d’un homme de trente-huit ans… Je montrerai peut-être un jour que, quoique ayant eu le malheur de faire quelques méchants vers dans ma vie, j’aurais été capable d’un humble emploi politique. »

Voilà l’inconvénient de n’être qu’un instrument sonore ; quand l’esprit divin se retire, on n’est plus rien. Dès l’année 1827, Lamartine déclare sa verve lyrique épuisée. Tout entier à l’impression et à l’inspiration du moment, il n’a aucune suite dans ce qu’il fait, aucune fermeté dans ce qu’il veut. Tantôt il paraît disposé à suivre la carrière diplomatique, tantôt il trouve que ce serait pécher contre le Saint-Esprit et contre le sens commun que de dépenser des années de vigueur d’esprit à copier des dépêches et à faire l’antichambre d’un ambassadeur. Tout l’ennuie. Ce mot d’ennui revient sous sa plume avec une persistance communicative. « Il n’y a qu’un voyage de deux ans en Orient qui me soulèverait un peu, tout en m’ennuyant comme autre chose. » Il fait un mariage de raison qui, par fortune, se trouve être non seulement raisonnable, mais heureux ; pourtant il ne trouve point là le bonheur définitif, et huit ans après il écrit : « En tout et pour tout, ce monde m’ennuie. Il n’y a qu’un bonheur, l’amour, et nous nous l’interdisons. Celui de ce qu’on appelle la vertu est bien froid et bien sec ; et cependant j’y tiens par conviction et instinct d’avenir. Ah ! que Ninon de Lenclos avait raison de dire : “Qui m’eût proposé une pareille vie, je me serais pendue !”… Je meurs de souffrance, ennui, mal de tête, rhumatisme, fièvre, estomac et goutte. Quel métier ! cela me dégoûte de tout. Je n’apprécie rien qu’un rayon de soleil et une heure de non-douleur, avec un livre amusant sur les genoux et des chiens sur mes pieds. »

Le défaut de logique, la nonchalance, la mollesse que Lamartine portait en toute chose, devaient l’empêcher de se rendre un compte exact de ses croyances philosophiques ou religieuses. Il est clair que, dans cet ordre de questions, il n’eut jamais la force de pousser sa pensée jusqu’au bout. Des doutes lui sont venus, mais son scepticisme s’est arrêté court. Pourquoi mettre cette chance-là contre soi ? « La religion positive est en moi une chose de volonté et de raison plus que de sentiment, c’est un malheureux état. Fiat lux ! Quelle chose que de vivre dans un siècle où tout est usé, flétri, discuté, nié, prouvé ! Il n’y a qu’une chose alors à faire, fermer les yeux et prier Dieu ! J’en suis là. Où, diable ! en es-tu toi-même ? » Plusieurs fois il s’écrie : « Y a-t-ilune Providence ? » Il demeura attaché au christianisme par l’influence de l’éducation première, toute-puissante sur les esprits faibles, par l’incapacité profondément sentie de rien mettre à la place, surtout par une sympathie esthétique de son âme et par un intérêt de poésie. Préférence toute sentimentale et littéraire, où la raison et la conscience morale elle-même ne sont pour rien.

Un jour, dans un accès de désespoir, il écrit l’ode célèbre qui commence par cette strophe :

Lorsque du Créateur la parole féconde
Dans une heure fatale eut enfanté le monde
Des germes du chaos,
De son œuvre imparfaite il détourna la face
Et, d’un pied dédaigneux la lançant dans l’espace,
Rentra dans son repos.

Il l’envoie à Virieu, mais avec recommandation de la brûler. « Elle est trop impie, d’apparence au moins, lui écrit-il, pour qu’il soit possible de la publier. » Il est permis de croire qu’il ne se doutait pas de sa haute valeur ; c’est le moment où il a « enfin sérieusement commencé Clovis. » Heureusement Virieu était bon juge, il ne permit pas qu’un tel chef-d’œuvre restât ignoré ; mais Lamartine, pour faire passer l’ode au Désespoir, se crut obligé d’écrire la réponse de la Providence à l’homme, œuvre froide, artificielle, et qu’il a lui-même bien jugée : « Si je pouvais écrire avec moins de fatigue de cœur, j’enverrais aujourd’hui par vous, à Mme de Beufvier, une petite ode en réponse à une sur le malheur que je lui ai lue une fois. Je l’ai faite hier à contre-cœur pour y justifier la Providence que j’accusais ailleurs. Je pourrai ainsi mettre la première au rang de mes Méditations, et, sans réponse, cela ne se pouvait pas. » Voilà ce qui s’appelle sauver les apparences ; mais pourquoi faut-il que des deux odes, le blasphème et l’hymne, le blasphème seul soit éloquent et vraiment inspiré ?

Un homme d’esprit a remarqué que, dans ce décousu de la vie de Lamartine telle que sa correspondance nous la montre, il y avait pourtant un trait qui établissait l’unité : c’est qu’il n’a jamais le sou. Dès les premières pages du premier volume, il a quatre francs dix sous dans sa poche et douze francs de dettes, et si nous ouvrons le tome IV à la page 219 (il a trente-huit ans alors), nous lisons : « Je n’ai pas le sou, et je suis accablé de dépenses. » C’est un refrain perpétuel. Ce grand poète, qui prodiguait si négligemment les beaux vers, jetait les écus par la fenêtre avec la même magnificence, sans rien calculer, sans rien prévoir. Oh ! que l’on comprend bien l’horreur native qu’eut toujours pour les mathématiques cette intelligence éprise du vague et brouillée avec l’exactitude ! La bonne économie est absente de ses dépenses pécuniaires comme de ses productions poétiques, et l’on ne peut s’empêcher d’être frappé du parallélisme que présentent l’administration de sa fortune et l’administration de ses talents. De part et d’autre, ce sont les mêmes façons de grand seigneur ruiné qui dépense plus que ses revenus et qui n’a point de capital. « J’ai cinq ou six cents correspondants dans tous les coins de la France et de l’Europe, qui m’écrivent, terme moyen, deux mille lettres par an, exigeant réponse, sans compter celles auxquelles le feu répond. Je suis chaque matin noyé, étouffé, dans un déluge de prose et de vers… » « Tu ne lis pas assez, écrit-il à Virieu ; il te faudrait comme à moi deux mille correspondants et dix-neuf journaux. » Brillante activité, mais toute en dehors ; ce n’est que de la poudre jetée aux yeux, le fond est ce qui manque le plus. « Il faut avoir du superflu pour produire, s’écrie-t-il ailleurs douloureusement, et mon esprit n’a pas le nécessaire… Je suis un ignorant ! » Cette ignorance fondamentale, cet esprit de gaspillage, ce caractère superficiel de sa curiosité, il en donna un jour une preuve en conseillant à M. de Genoude de laisser là comme un sujet trop usé l’histoire de rétablissement du christianisme, et d’écrire plutôt « une histoire du christianisme tout entier commençant par les apôtres et finissant par Fénelon. »

Ce serait une erreur grossière de penser, parce que Lamartine parle sans cesse d’argent dans ses lettres, parce qu’il affecte de préférer l’argent à la gloire, qu’il eût l’amour de ce métal pour lui-même. Il n’en voulait que parce qu’il est l’outil universel et afin de le dépenser « noblement. » Il en eut particulièrement besoin, au jour le plus sombre de sa jeunesse, pour pouvoir rester à Paris où la femme qu’il adorait allait mourir. C’est dans Raphaël une page bien touchante, qui complète utilement la correspondance en expliquant le cynisme de quelques exclamations un peu cavalières : « Je me f… de la gloire… De tous les néants, c’est le plus néant… J’en voudrais, si je vivais, pour me faire de l’argent ! » Raphaël essaya de vendre le manuscrit d’un volume de poésies. Repoussé par l’éditeur, il s’écria : « Ah ! si M. D. avait pu lire au fond de mon cœur et comprendre que ce n’était ni la fortune ni la gloire que venait mendier, son œuvre à la main, ce jeune inconnu, mais que c’était l’amour et la vie que je lui demandais, je suis convaincu qu’il aurait imprimé le volume. » Il rentra désespéré dans sa chambre, alluma le poêle, et, feuille à feuille, y jeta le volume entier, sans en sauver une page. « Puisque tu n’es pas bon à m’acheter un jour de vie et d’amour, m’écriai-je sourdement en le voyant brûler, que m’importe que l’immortalité de mon nom se consume avec toi ? Mon immortalité, ce n’est pas la gloire, c’est mon amour ! » — Le même soir, il sortit à la nuit tombante, et vendit un diamant que lui avait donné sa mère.

Quatre volumes de la correspondance de Lamartine ont paru. Comme documents biographiques, l’intérêt de ces lettres est le même partout ; mais on a remarqué avec raison que les trois premiers tomes ne renferment rien qui soit d’un intérêt général. Il n’en est pas de même du quatrième. Il contient sur la situation politique en 1830 plusieurs lettres vraiment remarquables, qui font honneur à l’intelligence du poète. Purement royaliste au début, il se transforme peu à peu à mesure que la raison et les événements l’instruisent ; on suit avec curiosité les modifications de sa pensée, jusqu’au jour où il se laissera entraîner trop loin ; mais, à cette heure, il est dans la juste mesure.

Dès l’année 1828, il prévoit et prédit la révolution. En juin 1830, il écrit : « Je vois la France mourante ou plutôt convulsive. Je ne donnerais pas six mois de son avenir intérieur. Je suis pénétré de douleur, d’effroi et de courage cependant, prêt à combattre à droite et à gauche, là des insensés, ici des forcenés et des coquins. » Des insensés, c’est ainsi qu’il appelle ses anciens amis ; plus sage qu’eux, il a vu leurs fautes et il en a prévu les conséquences ; mais, par un sentiment d’honneur, il ne voulut pas se séparer du parti qui venait de perdre la bataille, et, secrétaire d’ambassade à cette époque, il offrit, après Juillet, sa démission au comte Mole dans les termes les plus dignes : démission de pure convenance et de délicatesse ; il sentait la nécessité de marcher en avant avec le gouvernement nouveau. Il se séparait en cela de Virieu, qui était partisan de l’abstention, de l’émigration à l’intérieur. Rien n’est plus élevé et plus sensé que les lettres dans lesquelles Lamartine combat cette politique funeste qui consiste à ne rien faire et à attendre le salut de l’excès même du mal.

« La neutralité ! Réfléchis-y froidement (et toute réflexion doit être froide, parce que nulle vérité n’est passion), la neutralité en 1830, quand le monde moral tout entier et le monde immoral sont sous les armes, quand on va livrer les plus grandes batailles intellectuelles dont jamais ait dépendu le sort des générations nées et à naître ! la neutralité, sous prétexte ou sous raison d’un goût ou d’un dégoût, d’un penchant ou d’une répugnance à une couleur ou à un nom ! Je te le dis net et cru, une telle neutralité est à mes yeux un crime envers soi-même, une blessure inguérissable à sa conscience. »« J’écrirais cent volumes in-folio contre la neutralité politique dans les temps de révolution. Il y a toujours un parti meilleur ou moins mauvais que l’autre, et l’homme social, intéressé et obligé de soutenir l’ordre social, est dans l’obligation de faire son choix ou il manque à la société et à lui-même… J’ai répondu aussi à Vignet, qui me regarde comme un pestiféré pour ne pas vouloir notre salut de la lance des Cosaques, ou du sabre du carabinier royal. Il me prêche tout cela, il fulmine contre toute possibilité de pouvoir ou de liberté modérée en France ; il veut de l’absolutisme pur et cru ; et devine comment il conclut en conséquence : en nous suppliant de revenir aux états de Bourgogne et de constituer une trentaine d’anarchies de plus ! Ô bon sens, que deviens-tu dans la fureur ! »« Le citoyen doit porter sa petite force individuelle, sans calculer son inutilité, du côté qui offre le moins de péril, le moins de mal moral, et par conséquent le plus de bien relatif. Un tel côté existe toujours : il est aujourd’hui évident. Abandonner les droits de citoyen dans le combat qui va s’engager entre un parti faible, mais relativement honnête, et le parti de la subversion et du crime, c’est à mon avis se rendre indirectement solidaire du mal plus grand qui résultera de cette absence de combattants, c’est tomber dans cet exécrable système qui fut celui de tous les fanatismes humains depuis la Saint-Barthélemy jusqu’à 93, de faire ou de permettre le mal pour le bien. Le mal pour le bien n’appartient qu’à la Providence, parce qu’elle voit clair et loin et juste, et de plus parce qu’il n’y a pas de mal pour elle ; mais pour l’homme, c’est faute et crime. »

Virieu différait encore de Lamartine en ce qu’il considérait la révolution de 89 comme le mal sans mélange. Lamartine distinguait les principes, qu’il trouvait vrais, beaux et bons, de l’exécution, qui lui semblait atroce, inique, infâme et dégoûtante..« Vous n’êtes pas justes envers les choses, écrit-il à Virieu en décembre 1830. Le 27 juillet est un malheur, mais c’est aussi une faute, une rupture immense, du fait du gouvernement et de la dynastie, avec le temps et le pays. Toute faute porte son expiation plus ou moins longue ; mais le lendemain d’un coup d’État ou d’une révolution tentée et manquée, on ne peut pas (c’est antilogique, antihumain), on ne peut pas se retrouver dans les conditions de la veille. »

Lamartine posa sa candidature comme député, échoua d’abord, mais ne fut pas sans recueillir les fruits de son activité politique. La garde nationale de Mâcon lui offrit de le nommer colonel. Dans une lettre à Virieu il ne manque pas de faire ressortir le grand enseignement contenu dans ce fait : « Je persiste à trouver l’inertie des chefs royalistes mauvaise et immorale… Je vois tous les jours combien dans la pratique mon système produirait des résultats différents du leur. En veux-tu une preuve ? Tu peux t’imaginer ce que moi, démissionnaire pour les Bourbons, écrivain religieux, royaliste, homme d’antipathie par une certaine élévation sociale aux masses des boutiques, des comptoirs et des cafés et des études d’avoué, etc., aux officiers de Mâcon, etc., tu peux t’imaginer ce que je dois être aux yeux de cette classe ardente, agitable, non intelligente en général. Eh bien ! sans leur avoir dit un mot, en ayant, au contraire, fortement repoussé leurs avances, malgré moi, avec certitude que je ne resterai pas trois mois avec eux, ils me nomment colonel de la garde nationale de Mâcon, envers et contre tous, et ne nomment avec moi pour candidats que des individus à qui ils ont fait jurer de ne pas accepter ! Frotte-toi les yeux, comme je me les frotte, et demande-toi où nous serions si chaque royaliste intelligent, dans chaque localité, eût tenu ma conduite rationnelle, réservée, sans adulation comme sans faiblesse. »

Si Lamartine avait toujours tenu une conduite aussi sensée, écrit des choses aussi fermes et aussi judicieuses, on pourrait presque croire qu’il avait raison de dire : « J’ai plus de politique que de poésie dans la tête, quoi que vous en puissiez penser. » Mais en politique, comme en poésie, il allait devenir un instrument, instrument non plus de l’esprit divin, mais de l’esprit populaire ; il allait manquer de force, de personnalité, de résistance. Déjà la note fondamentale, l’ennui, le laisser-aller, la mollesse, se fait entendre dans les lettres de cette époque d’ailleurs si honorable : « Il y a grande apparence que je serai nommé dans l’arrondissement de Dunkerque et de Bergues, département du Nord. Si même je le voulais bien, j’en serais sûr, mais cela m’ennuie aussi en perspective ; j’abandonne à la chance même du destin la destinée politique. »

Prosper Mérimée §

Lettres à une Inconnue — Lettres inédites. §

« J’ai passé ma vie à être loué pour des qualités que je n’ai pas, et calomnié pour des défauts qui ne sont pas les miens. » Ainsi parle Mérimée dans les Lettres à une Inconnue. Il n’avait pas le droit de s’étonner du préjuge commun à son égard, puisqu’il mettait toute son étude à dissimuler sa vraie nature et à paraître différent de ce qu’il était en réalité. Il affectait l’insensibilité, on le prenait pour insensible.

Aujourd’hui, grâce à la publication d’une partie de sa correspondance, ce que ses amis seuls savaient, ce que les personnes intelligentes avaient seules deviné, est rendu évident aux yeux du monde : Mérimée était une sensitive. Au fond, tout artiste en est une. Ce mot ne dit donc pas encore grand’chose et ne pourra surprendre comme un paradoxe que le vulgaire, qui ne voit pas plus loin que l’écorce. On peut s’armer de froideur, d’ironie, de dureté, cela n’empêche point qu’on ne soit nerveux comme une femme ; on peut s’amuser à prodiguer les carnages, écrire la Jacquerie, la Famille Carvajal, et, de même qu’Agnès, « ne pouvoir sans pleurer voir un poulet mourir. »

Tel était l’auteur de ces petits drames féroces : la vue des souffrances lui faisait mal, plus même qu’il n’est permis à un homme. Je lis dans une de ses lettres encore inédites : « Ma cuisinière s’est cassé le bras en allant donner à manger à des chats qu’elle a dans ma cave, et j’ai été obligé de faire l’aide-chirurgien, ce qui ne m’a pas peu bouleversé. » Il avait une vivacité extrême d’impressions ; un jour qu’on sentait de l’orage dans l’air, il disait : « Les gens nerveux comme moi sont à leur aise comme des cordes de violon dans le feu. » Un de ses anciens amis m’a raconté qu’il aimait une jeune fille qui se maria. Une dame, le croyant déjà informé de ce mariage, lui dit à brûle-pourpoint : « Vous savez que Melle J… G… va épouser M. P… ? — Du tout », répondit-il d’un ton d’indifférence parfaite ; en même temps, le sang afflua si violemment à ses joues, que les personnes présentes craignirent une apoplexie. Cette sensibilité-là n’est point une vertu, c’est simplement une des conditions du talent ; elle distingue les natures délicates des natures vulgaires, si bien qu’un critique anglais a pu définir ces dernières en disant : The essence of all vulgarity lies in want of sensation.

Mais Mérimée n’était pas seulement une sensitive. Il avait un bon cœur. Sur ce point, l’accord de toutes les personnes qui l’ont connu familièrement est remarquable. C’était, disent-elles, un ami sûr, obligeant, affectueux ; ce qu’elles nous rapportent de sa tendresse et de sa constance dans l’amitié se trouve confirmé par ce passage d’une de ses lettres, véritable cri du cœur : « Il est bien malheureux de perdre ses amis ; mais c’est une calamité qu’on ne peut éviter que par une autre bien plus grande, qui est de n’aimer rien. »

Voilà le fond, voilà l’homme dans sa vraie et première nature.

Tout le monde sait aujourd’hui comment s’est faite la métamorphose qui a transformé un être naturellement bon et sensible en un personnage froid et glacial d’apparence, toujours sur la réserve et sur la défensive. Le passage, souvent cité, sur le caractère de Saint-Clair, dans le Vase étrusque, s’applique à Mérimée à la lettre et dans chaque détail : « Il était né avec un cœur tendre et aimant ; mais, à un âge où l’on prend trop facilement des impressions qui durent toute la vie, sa sensibilité trop expansive lui avait attiré les railleries de ses camarades… Dès lors il se fit une étude de cacher tous les dehors de ce qu’il regardait comme une faiblesse déshonorante… Dans le monde il obtint la triste réputation d’insensible et d’insouciant… On le trouvait froid et réservé avec les jeunes gens de la société… Ses amis, et ce mot désigne les personnes que nous voyons deux fois par semaine, se plaignaient de sa méfiance à leur égard… Il est boutonné jusqu’au menton, disaient-ils. » Tout est historique dans ces lignes jusqu’aux railleries des camarades d’enfance, m’assure un ami de Mérimée qui le connaissait depuis cet âge.

Parlant de Stendhal dans les Lettres à une Inconnue, Mérimée fait cet aveu : « Ses idées sur les choses et sur les hommes ont singulièrement déteint sur les miennes. » Nous sommes donc autorisés par lui-même à lui appliquer quelques traits de ce singulier esprit ; nous savons, du reste, à quel point Stendhal a été son maître, et il est clair que ce n’était pas sans un retour sur sa propre nature qu’il signalait, comme un des traits les plus frappants du caractère de Henry Beyle, « l’inquiétude d’être pris pour dupe et une constante préoccupation de se garantir de ce malheur. De là cet endurcissement factice, cette analyse désespérante des mobiles de toutes les actions généreuses, cette résistance aux premiers mouvements du cœur, beaucoup plus affectée que réelle chez lui… L’aversion et le mépris qu’il avait pour la fausse sensibilité le faisaient tomber souvent dans l’exagération contraire, au grand scandale de ceux qui, ne le connaissant pas intimement, prenaient à la lettre ce qu’il disait de lui-même. Non seulement il n’attachait aucune importance à rectifier les interprétations plus ou moins malveillantes qu’on donnait à ses paroles ou à ses écrits, mais encore il trouvait un malin plaisir, de vanité, je pense, à passer aux yeux des gens pour un monstre d’immoralité. »

Telle est, en effet, l’honnêteté du monde : passer pour méchant et pour vicieux n’est point un déshonneur, au contraire ; mais la dernière des hontes est de passer pour bête. Or, par un déplorable abus de langage, être bête, c’est la même chose qu’être bon, non seulement en français, mais dans toutes les langues civilisées. Il paraît qu’il n’en est point où le mot bon ne soit devenu synonyme de crédule, de dupe et de niais. Déjà Démosthène disait en grec à ses concitoyens qu’il faudrait être d’un bien bon naturel (ευηθης) pour croire au désintéressement de Philippe. Un jour, Mérimée rencontra un homme en qui l’absence complète de bêtise lui causa un véritable ravissement. C’était M. de Bismarck. « Il n’est point naïf, écrit-il, il a l’air absolument dépourvu de gemuth, mais plein d’esprit. Il a fait ma conquête. » Et encore : « Nous nous rapetissons tous les jours. Il n’y a que M. de Bismarck qui soit un vrai grand ; homme. » Ce type d’intelligence parfaitement ; déniaisée est son idéal.

L’horreur de la bêtise, la crainte de paraître bête, deviennent chez lui une idée fixe ; ces mots sont répétés jusqu’à satiété dans ses lettres : « Ma mère a été fort malade et moi très inquiet… Je ne puis plus supporter l’inquiétude, et, pendant le temps du danger, j’ai été tout à fait bête. » Convaincu de l’innocence de Libri, il le défend avec une généreuse témérité, mais non sans rougir de sa bêtise : « J’ai entrepris une œuvre chevaleresque dans un premier mouvement, et vous savez qu’il faut se garder de cela. Je m’enrepens parfois… Plaignez-moi, il n’y a que des coups à gagner à ce métier-là ; mais quelquefois on se sent si révolté par l’injustice qu’on devient bête. » M. de Bismarck, le grand modèle, n’a jamais eu, lui, de ces révoltes. — « Je m’attends qu’au dernier moment je serai épouvanté de la quantité de sottises que j’aurai laissées dans mon discours… — J’ai écrit des pensées sublimes sur des albums, j’ai fait des dessins ; en un mot, j’ai été parfaitement ridicule. »

Une si étrange préoccupation a plusieurs inconvénients sensibles. C’est, d’abord, de chasser le naturel et d’y substituer le parti pris, l’affectation, la pose. Voltaire, qui n’était pas non plus un naïf, y allait avec autrement de franchise et d’abandon. Il ne se surveillait pas ainsi d’un œil inquiet, il ne se tenait pas à lui-même la bride toujours haute, il ne se mettait pas à la ration congrue, il ne s’interdisait pas l’éloquence, la chaleur, l’attendrissement. L’inconvénient le plus grave est qu’à vouloir paraître pire qu’on est, on risque fort d’empirer réellement. « Vous dites, écrit Mérimée à sa correspondante, que vous n’avez ni cœur ni imagination. À force de nier l’un et l’autre de parti pris, cela peut porter malheur. Il ne faut pas jouer avec cela. » Sages paroles ; mais il eût bien fait de garder quelque chose de la leçon pour lui, de ne point jouer le premier avec le péril qu’il signale et de prendre plus au sérieux ce conseil très fin d’un vieux diplomate : « Ne dites jamais de mal de vous-même. Vos amis en diront toujours assez. »

Le principal intérêt des lettres qu’on vient de mettre au jour est de nous montrer, par intervalles, le meilleur des deux hommes qui étaient en Mérimée, celui qu’il cachait soigneusement. On aime à voir, par exemple, la joie qui perce sous son indifférence apparente et sous son mépris affecté, lorsqu’il est nommé membre de l’Académie française. « Cela m’a fait un sensible plaisir… Ma mère, qui souffrait depuis quelques jours d’un rhumatisme aigu, a été guérie du coup. » Les expressions passionnées ne manquent pas sous sa plume, même après que l’amour pour sa correspondante a fait place à l’amitié. Il y a des exclamations vives et joyeuses comme un hourra d’enfant : « Qu’importe que l’on vive plus vite, pourvu que l’on soit plus heureux ! N’est-ce pas quelque chose que d’avoir des souvenirs au lieu d’années de chrysalide dont on ne se souvient plus ? » Peu s’en faut que, par instants, l’émotion ne rende poète cet ennemi de presque toute poésie. Son imagination va jusqu’à enfanter des fantômes qui l’effrayent ou qui le consolent, et cet esprit fort laisse voir, faiblesse inattendue, un coin de superstition.

Comme tous les gens timides, Mérimée se livrait plus dans ses lettres que dans la conversation. M. de Loménie, auquel différentes personnes ont prêté une portion assez notable de sa correspondance, affirme que la publication récente ne donne pas de sa vraie nature morale une idée aussi juste que la plupart de ces lettres. Il est probable qu’il y en a de toutes les couleurs. Si un jour la correspondance complète est publiée, on y trouvera, à côté de pages sans doute fort édifiantes, d’autres qui rappelleront l’auteur du petit écrit scandaleux intitulé : « H. B. » J’ai sous les yeux plusieurs lettres inédites de Prosper Mérimée adressées à l’un de ses plus anciens amis, qui a bien voulu me les prêter. Elles sont curieuses en elles-mêmes et par les points de comparaison qu’elles peuvent offrir avec les Lettres à une Inconnue. J’en citerai quelques fragments, limitant mon choix à ce qu’il m’est permis de faire entrevoir sans indiscrétion.

Au moment de la révolution de 1830, Mérimée était en Espagne. Voici quels sentiments lui inspira la nouvelle de ce grave événement :

J’ai passé à Madrid quinze jours de plus que je n’en avais l’intention, à cause des farces que vous avez jouées là-bas. Je voulais revenir aux premières nouvelles, mais les lettres de mes parents m’ont appris que tout était tranquille. Je ne me console pas d’avoir manqué un spectacle qui ne se donne que tous les mille ans. Voilà deux représentations que je manque, la première pour être né un peu trop tard, et l’autre (représentation extraordinaire, à notre bénéfice) pour ce malheureux voyage d’Espagne. Si je restais plus longtemps dans ce pays-là, peut-être verrais-je l’équivalent du spectacle dont vous avez joui. La musique française a ici des partisans, et je ne doute pas que d’ici à six mois elle ne soit généralement adoptée dans la Péninsule, à moins que le directeur de théâtres n’ait le bon esprit de prévenir les demandes du public, en faisant jouer nos opéras.

Cela est joli, brillant et léger ; la métaphore est spirituellement soutenue. En 1859, pendant la guerre d’Italie, Mérimée est loin de montrer cette curiosité indifférente et désintéressée de simple spectateur : « Je voudrais bien être au courant de vos projets, écrivait-il à sa correspondante. Il me semble que c’est à Paris que vous serez au centre des nouvelles, et, dans un temps comme celui-ci, cela est essentiel. Je crois que, pour cette raison, je n’irai pas en Espagne ; je m’y mangerais les ongles jusqu’au coude en attendant les dépêches. »

Je ne veux que rappeler 1870, les sombres prévisions, puis l’accablement du pauvre malade, et enfin cette démarche, qu’on a pu appeler héroïque (vu l’extrémité où il était), lorsqu’il se fit porter mourant chez M. Thiers pour le conjurer de prendre le pouvoir ; mais, voyez comme une habitude une fois prise laisse son pli ! l’écrivain, dont le ton accoutumé est l’aimable légèreté de l’homme du monde, ne s’en défera jamais complètement, même à cette heure lugubre : « Les Prussiens font la guerre à coups d’hommes. Jusqu’à présent cela leur a réussi ; mais il paraît qu’autour de Metz le carnage a été tel, que cela leur a donné beaucoup à penser. On dit que les demoiselles de Berlin ont perdu tous leurs valseurs. »

Dès avant la suprême année, la gravité de la situation politique ne lui échappait pas. On a noté dans les Lettres à une Inconnue plusieurs pronostics, tels que celui-ci :

Je suis sûr que nous allons avoir, en paroles et en actions, des énormités pour lesquelles il n’y aura pas assez de pommes cuites. Hélas ! cela peut finir par des projectiles plus durs !

Vers la même époque (février 1869), il écrivait à l’ami dont j’ai parlé :

Entre des quintes de toux, je me suis remis par désespoir à écrire, et j’ai fait des nouvelles qui m’ont amusé, mais qui ne verront pas le jour. J’ai honte de jouer aux noix, par le temps qui court… Vous devez être aux premières loges pour voir le tripotage qui se brasse en Espagne. On me gâte mon pays de prédilection, et on ne parvient pas à en faire un pays constitutionnel. Le respectable public castillan se laisse faire et ne comprend rien, ou plutôt comprend mal. On lui parle de la libertad de cultos, et il croit qu’il s’agit de la liberté de cultiver. Malheureusement, en Andalousie, on croit que c’est aussi la liberté de récolter, et on va dans le champ voisin faire ses provisions. Il est probable que d’ici à quelques mois éclatera une vilaine guerre civile.

Pendant que nous sommes en Espagne, arrêtons-nous un instant, avec notre voyageur, devant un spectacle qui n’est pas neuf, mais qui a le privilège d’exciter toujours la curiosité, les courses de taureaux. Dans les lettres récentes que tout le monde a lues, Mérimée s’en montre fort dégoûté :

Je suis devenu plus humain, et lorsque j’ai revu des courses de taureaux à Madrid, je n’ai pas retrouvé mes émotions de plaisir de dix ans plus tôt, et puis j’ai horreur de toutes les souffrances…

Je suis allé voir hier Cucharès, le meilleur matador depuis Montés. Les taureaux étaient si mauvais qu’il a fallu en donner un aux chiens et exciter la moitié des autres avec des banderoles de feu. Deux hommes ont été jetés en l’air, et nous les avons crus morts un instant, ce qui a jeté quelque intérêt sur la course, autrement tout à fait détestable. Les taureaux n’ont pas de cœur, et les hommes ne valent guère mieux…

J’ai assisté lundi à un combat de taureaux qui m’a fort peu amusé. J’ai eu le malheur de connaître trop tôt la beauté parfaite, et, après avoir vu Montés, je ne puis plus regarder ses successeurs dégénérés. Les bêtes ont dégénéré comme les hommes. Les taureaux sont devenus des bœufs, et le spectacle ressemble un peu trop à un abattoir. J’y ai mené mon domestique, qui a eu toutes les émotions d’un débutant, et qui a été deux jours sans pouvoir manger de viande.

Voilà la note qu’en vieillissant il accentue de plus en plus. Remontons maintenant au premier récit du jeune homme et à son premier enthousiasme, c’est le mot ; mais à ses admirations il mêle toujours un grain d’ironie :

J’aurai à vous parler, écrivait-il de Séville en 1830, du caractère singulier du peuple de ce pays. La canaille est ici intelligente, spirituelle, remplie d’imagination, et les classes élevées me paraissent au-dessous des habitués d’estaminet et de roulette de Paris. Je ne sais si c’est à la demi-éducation qu’ils reçoivent que l’on doit attribuer les préjugés et la sottise des gens comme il faut. Il me semble qu’un savetier espagnol peut être bon pour les emplois les plus élevés, et un grand peut tout au plus devenir un bon toréador. À propos de taureaux, sachez que c’est le plus beau spectacle que l’on puisse voir. Il est certain qu’il n’y a rien de plus cruel, de plus féroce que les courses de taureaux ; mais prenez M. Appert le philanthrope, et forcez-le d’assister à une corrida, je parie qu’il en deviendra, plus amateur que les Espagnols eux-mêmes. Moi qui vous parle, qui ne puis voir saigner un malade sans éprouver une émotion désagréable, j’ai été voir les taureaux seulement pour l’acquit de ma conscience, afin de voir tout ce qu’il y a d’étrange à voir. Eh bien ! maintenant j’éprouve un indicible plaisir à voir piquer un taureau, éventrer un cheval, culbuter un homme. À une des dernières courses de Madrid, j’ai été scandaleux. On m’a dit, mais j’ai peine à le croire, que j’avais applaudi avec fureur, non le matador, mais le taureau, au moment où il enlevait sur ses cornes cheval et homme. On s’intéresse à un taureau, à un cheval, à un homme, dix fois, mille fois plus qu’à un personnage de tragédie. Je ne m’étonne plus que les gens qui une fois par semaine voient tuer une douzaine de taureaux ne puissent prendre goût à des ouvrages dramatiques.

Je ne résiste pas à la tentation de détacher, en passant, un court paragraphe d’une lettre inédite, qui nous montre Mérimée à la fois serviable et ironique (c’est la nuance originale de tous ses bons procédés), employant de son mieux ce qu’il a d’influence à faire triompher un candidat pour… le prix de vertu :

Les prix de vertu sont décernés par une commission dont je ne suis jamais et dont M. Philippe de Ségur est toujours membre. C’est Pingard et lui qui sont les grands faiseurs… Voici une lettre pour M. de Ségur. Il demeure rue de la Pépinière, dans une maison où il y a des rochers à la porte. C’est un très aimable homme, qui vous recevra bien et vous écoutera. Maintenant le succès dépend du nombre et de la qualité des vertus en 1860. Il faut soupeser cela, et je ne sais pas comment ces messieurs font.

Sur les vrais sentiments de Mérimée à l’égard de ses confrères et surtout de son prédécesseur, à la veille de sa réception solennelle dans l’Académie, les Lettres à une Inconnue ne sont pas fort instructives. Voici quelque chose de plus piquant :

Je ne sais pas du tout quand on me recevra. Vous savez que c’est M. Etienne qui me répond, et il est horriblement paresseux. De plus, Saint-Marc et Sainte-Beuve doivent passer avant moi. Or, ils sont reçus par Victor Hugo. Le premier a paru préférer Sophocle à Hugo, et Hugo dit que c’est un libelliste affreux. Le Second… Tout cela fait que Hugo ne se presse pas. Nos trois discours, à nous récipiendaires, sont prêts. Le mien m’a terriblement ennuyé. Il m’a fallu lire les œuvres complètes de Nodier, y compris Jean Sbogar,

C’était un gaillard très taré, qui faisait le bonhomme et avait toujours la larme à l’œil. Je suis obligé de dire, dès mon exorde, que c’était un infâme menteur. Cela m’a fort coûté à dire en style académique. Enfin vous entendrez ce morceau, si je ne crève pas de peur en le lisant.

On a lu et trouvé peut-être un peu sec le billet où Mérimée annonce à sa correspondante la mort de sa mère. Complétons-le par une lettre à son ami, dans laquelle il s’épanche davantage et donne plus de détails sur ce deuil domestique :

Je vous remercie bien de l’intérêt que vous me témoignez dans mon malheur. Vous avez connu ma mère, et vous savez tout ce que j’ai perdu. Je suis encore dans l’étourdissement. Mais je sais que chaque jour me montrera davantage l’étendue de la perte que je viens de faire. Ma pauvre mère a peu souffert, du moins son médecin me le dit, et je crois qu’il dit vrai. Elle a succombé à une fluxion de poitrine. Les huit jours de sa maladie ont été une alternative incessante de lueurs d’espérance sans cesse trompées. Quand la maladie inflammatoire a été vaincue, la nature était épuisée et n’avait plus de force pour une réaction. Elle s’est éteinte doucement et sans avoir conscience de son état, chose étrange, car souvent, dans des maladies bien moins graves, elle se préoccupait beaucoup plus et prenait ses mesures pour la mort avec le calme et le courage que vous lui connaissiez. Mes amis ont été excellents pour moi et se sont réunis pour m’ôter, du moins pendant les premiers jours, le sentiment du vide affreux qui s’est fait autour de moi. J’aurais été heureux de vous voir, mon cher ami, et je pense avec plaisir au voyage à Paris que vous m’annoncez.

Je clos ces citations par une intéressante lettre de Cannes, datée du 21 janvier 1867, où l’auteur de Colomba raconte la mort de M. Cousin :

Mon cher A…, la mort de Cousin a été aussi imprévue que possible. Ce n’est pas qu’il n’en eût une sorte de pressentiment. Il me disait que Laennec lui avait dit qu’il ne pouvait mourir que de trois manières, ou pendu, ou d’une apoplexie cérébrale, ou d’un afflux de sang dans les poumons. C’est le second moyen qui a justifié la prophétie, faite à une époque où la pendaison avait quelque probabilité. En arrivant ici, vers la fin de décembre, il était très gai, très allègre et, en apparence, en parfaite santé. Quelques petites indispositions avaient engagé son médecin à lui conseiller de se purger. Il s’y était refusé comme un enfant. Il y a eu samedi huit jours, il dînait chez un de nos amis, causait beaucoup et surprenait tout le monde par sa verve et sa jeunesse d’esprit. La nuit, il ne dormit pas. Le lendemain dimanche 13, il se mit à travailler de bonne heure à son ordinaire, puis déjeuna très gaiement avec Barthélémy Saint-Hilaire, qui logeait chez lui.

Vers une heure, il dit qu’il éprouvait une insurmontable envie de dormir, qu’expliquait assez son insomnie de la veille. Il s’étendit sur un canapé et s’endormit. Il ne s’est pas réveillé. Lorsque la prolongation de ce sommeil commença à inquiéter ses domestiques, c’est-à-dire vers quatre heures, on appela les médecins, qui essayèrent en vain de tous les remèdes. J’arrivai à six heures, et du premier coup d’œil il me sembla qu’il n’y avait pas l’ombre d’espérance. Il avait les yeux fermés ; le corps était complètement inerte ; il râlait, mais la placidité de la face, l’air de calme profond de sa figure permettaient de croire qu’il ne souffrait pas. C’était le sommeil d’un enfant, avec le râle d’un agonisant. Cela a duré jusqu’à cinq heures du matin, sans qu’il ait repris connaissance, sans qu’il ait ouvert les yeux, ou même que l’expression de ses traits ait changé le moins du monde. Nous n’avons pas envoyé chercher le curé, mais il est venu un abbé Blancpignon, ami de Cousin, en qualité d’ami. Il a parlé d’abord de curé. M. Barthélémy Saint-Hilaire et moi, nous lui avons dit que nous l’appellerions dès que le malade aurait repris connaissance, et il n’a pas insisté. Le lendemain, le curé de Cannes a, dit-on, jeté feu et flammes, sachant surtout que l’enterrement devait avoir lieu à Paris. Cependant il s’est radouci et nous a envoyé son vicaire pour accompagner le corps à la gare du chemin de fer. Tout s’est fait décemment et sans momerie. Un journal dit que l’abbé Blancpignon lui a donné l’absolution. Tenez le fait pour faux. Saint-Hilaire et Mignet sont les exécuteurs testamentaires et ses légataires universels. Vous savez qu’il a laissé sa bibliothèque à la Sorbonne avec une rente pour l’entretenir. Il a fait aussi un legs considérable à l’Académie des sciences morales pour un prix de philosophie grecque… En résumé, sa mort a été telle qu’un ami peut la souhaiter à un ami, mais je ne crois pas que ce fût celle qu’il eût choisie. Un jour qu’il me parlait de la prédiction de Laennec, je lui en faisais mon compliment, car je suis de ceux qui trouvent la mort assez désagréable par elle-même pour ne pas désirer qu’elle vienne lentement et en compagnie de souffrances. Il me dit : « Moi, je ne voudrais pas mourir vite. »

On regrette que Mérimée n’ait pas eu plus de confiance en lui-même et en autrui, plus de naturel, plus d’abandon ; il aurait été, dit-on, plus heureux : c’est très probable, et au point de vue moral et humain, ce regret n’a rien que de légitime. Mais il ne me semble pas aussi juste quand on l’applique à l’ordre littéraire. Le talent d’un écrivain original se compose de qualités négatives autant que de qualités positives ; vouloir introduire dans sa composition quelque trait qui lui manque, c’est risquer d’altérer la physionomie fondamentale de son caractère. Si notre auteur avait été plus naïf et plus spontané, c’est-à-dire moins contenu et moins sévère, croit-on qu’en acquérant certaines qualités plus ou moins banales, il n’aurait pas perdu quelques-unes de ses beautés propres et essentielles ? J’aime assez Arsène Guillot, composition à part et qui s’écarte tout à fait de la manière habituelle de Mérimée ; dans cette nouvelle, l’écrivain se laisse aller, fait ses réflexions tout haut, cause avec sa lectrice, et mêle au récit des événements des digressions et des parenthèses à la Sterne ; cela est plus débonnaire et plus familier que ses autres ouvrages. Mais si la plupart de ses nouvelles étaient dans le genre d’Arsène Guillot, Mérimée serait-il un conteur vraiment original ? Aurait-il conquis dans l’art le haut rang que Mateo Falcone et les chefs-d’œuvre du même style lui ont valu ?

Le regret de la critique n’est fondé qu’en ce qui touche ses essais historiques, parce qu’ici l’écrivain n’a pas donné toute sa mesure ; il n’a pas été lui-même, il ne l’a pas voulu, il s’est consciencieusement appliqué à cacher une partie de son talent original, et il y a réussi avec une fâcheuse perfection. Telle était, en effet, sa peur qu’on ne le prît pas au sérieux comme historien, qu’il avait résolu de ne se point montrer trop artiste. Mais, ailleurs, le talent de Mérimée me semble avoir atteint, dans les limites naturelles où il est resserré, son développement absolu.

La savante économie des moyens de l’art, l’élimination sévère de tout ce qui n’est pas essentiel, et d’abord de la personnalité de l’auteur, de ses sentiments, de ses réflexions, voilà l’originalité profonde de ce conteur exquis. L’émotion, certes, n’est pas absente de ses ouvrages ; elle y est concentrée et refoulée comme dans sa personne et dans sa vie, et d’autant plus puissante. Qu’on se rappelle, dans Les deux héritages, le saisissant effet de l’unique larme qui brille dans les yeux de Julie, lorsque cette rieuse enfant se sent touchée d’un véritable amour pour le colonel Saqueville… Oh ! poor miss Julia ! Quant à l’éloquence, elle va droit au but, sans faire un geste inutile, sans dire un mot de trop : « Braves atamans, j’ai fait réunir le camp pour lui communiquer les nouvelles qui viennent de nous arriver de Pologne. Le tsarévitch Démétrius Ivanovitch nous écrit qu’il n’est point mort, comme on l’avait cru. Il est vrai que Boris a voulu l’assassiner, mais il a manqué son coup. Le tsarévitch, qui est devenu grand, a résolu de se venger de Boris, comme il est juste, et nous prie de l’aider. Si quelqu’un de vous a quelque chose à dire là-dessus, qu’il parle30. »

Au fond, c’est un véritable contre-sens de regretter que Mérimée n’ait pas donné plus largement carrière à sa verve et à sa fantaisie, qu’il ne se soit pas livré lui-même dans son œuvre avec plus de naïveté et d’abandon, enfin qu’il n’ait pas écrit davantage ; car c’est regretter la distinction singulière qui lui vaut dans la littérature de notre temps une place absolument unique. Peu et parfaitement, telle était la devise de cet excellent prosateur, seul parmi ses contemporains. Les lettres, aujourd’hui, étant devenues un métier, le matérialisme grossier du public n’a qu’une mesure pour juger de l’activité littéraire : c’est la quantité produite, Mérimée, que sa fortune et ses hautes fonctions mettaient à l’abri du besoin, ne prostitua jamais sa plume aux écrits dont on vit et qui ne vivent pas ; il cultiva la littérature comme un art indépendant, à la façon des écrivains aristocratiques du siècle de Louis XIV, et travailla beaucoup pour écrire peu et bien.

Chose curieuse : le procédé étroit qu’il suivait dans son art, éliminer tout ce qui n’est pas essentiel, nous le lui appliquons à lui-même quand nous jugeons l’ensemble de son œuvre. À la différence de Balzac et de George Sand, qu’il faut contempler, pour avoir une juste idée de ce qu’ils valent, dans le développement de leur production immense, Mérimée est tout entier dans un seul de ses livres. Qu’importent ses onze ou ses treize volumes ? On peut, sans grand inconvénient, supprimer le critique et l’historien. L’auteur de comédies est parfois admirable ; pourtant ce n’est point là qu’est sa vraie originalité. Les nouvelles posthumes, simples ébauches, ne comptent pas. Le volume où se trouve Carmen n’est pas le meilleur ; il y a çà et là je ne sais quoi d’un peu lâché dans la composition ; Carmen elle-même, cette forte étude, dont quelques pages sont magnifiques, pourrait, à la rigueur, être retranchée ; si la principale figure est peinte de main de maître, l’ensemble du tableau n’est point irréprochable. Mais lorsqu’on arrive à Colomba et à la plupart des contes qui forment la Mosaïque, on est devant le diamant pur, l’absolue perfection. Voilà ce qui est bâti sur le roc ; voilà ce qui résistera, de siècle en siècle, à toutes les variations du goût. Loin de convenir que Mérimée n’a pas assez produit, je serais plutôt d’humeur à soutenir qu’il a trop écrit et qu’une portion de son œuvre est superflue. La postérité est paresseuse et n’aime pas les longs ouvrages ; c’est un luxe qu’une demi-douzaine de chefs-d’œuvre ; il n’en faut pas tant pour être immortel.

Mérimée considéré comme critique littéraire31 §

À la fin d’un chapitre de son Histoire de la peinture en Italie, Stendhal condamne comme étroite et partiale la critique d’art, telle que les artistes la font, et il écrit cette ligne : « Désormais les jugements des artistes sur les ouvrages de leurs rivaux ne seront pour moi que des commentaires de leur propre style. » Vinet dit, au contraire, dans un passage que je ne puis pas retrouver, mais dont je garantis le sens à défaut de la lettre : Voulez-vous de bonne critique littéraire ? recueillez les jugements des poètes. Ils vous en apprendront plus sur les secrets de leur art que les simples critiques. — Ce blâme et cet éloge ne sont point contradictoires au fond ; rien ne vaut la critique des artistes et des poètes quand ils parlent de ce qu’ils comprennent, mais ils comprennent en général peu de chose : l’horizon de leur intelligence a presque toujours leur propre talent pour limite.

Cette double remarque s’applique bien à Mérimée. Sa critique est très fine quand il étudie les écrivains qui ont avec lui quelque parenté. Elle est superficielle et médiocre quand il se mêle de ce qui est tout à fait étranger à son genre d’esprit. Il comprend et juge assez mal la grande poésie lyrique et dramatique des modernes, la littérature espagnole, etc. Il reprend ses avantages en parlant de l’antiquité grecque, des conteurs et des nouvellistes de la littérature russe, etc.

Pour le russe, Mérimée avait une tendresse particulière, qui s’explique aisément. D’abord il appartenait au petit nombre des heureux, happy few, qui possèdent une langue relativement peu connue et jouissent avec délices de cet avantage. Puis, par ses traductions, il initiait le public lettré en France aux beautés des écrivains russes ; ceux-ci devenaient donc ses obligés, et il concevait ainsi pour eux une sorte d’affection de parrain. J’ai sous les yeux une lettre inédite de Mérimée, dans laquelle il proclame le russe la plus belle langue de l’Europe :

Pourquoi mademoiselle votre fille n’apprend-elle pas le russe ? c’est la plus belle langue de l’Europe, sans excepter le grec. Elle est bien plus riche que l’allemand et d’une clarté merveilleuse. Vous savez qu’on peut comprendre tous les mots d’une phrase allemande sans se douter de ce que l’auteur a voulu dire. Mon ami Mohl, Wurtembergeois de nation, s’excusait de ne pouvoir me traduire une phrase d’un de ses compatriotes, parce que cette phrase était dans la préface et qu’il aurait fallu lire les douze volumes pour bien en pénétrer le sens. Cela n’arrive pas en russe. Et comme la langue en est à cette époque de jeunesse où les pédants n’ont pu encore introduire leurs règles et leurs fantaisies, elle est admirablement propre à la poésie. Il y a un grand poète et un autre presque aussi grand, tous les deux tués en duel très jeunes. De plus un grand romancier ; c’est mon ami Tourguenef.

Le grand poète est Pouschkine. Dans les Lettres à une Inconnue, Mérimée parle de lui avec admiration :

J’emporte avec moi une nouvelle édition des œuvres de Pouschkine, et j’ai promis de faire un article sur lui. Je me suis mis à lire ses poésies lyriques et j’y trouve des choses magnifiques, tout à fait selon mon cœur, c’est-à-dire grecques par la vérité et la simplicité.

Le recueil des Portraits historiques et littéraires nous donne cet article ; c’est une étude intéressante. Le critique oppose Pouschkine à Byron. Il préfère le poète russe, à cause de sa docte concision :

Pouschkine n’est pas moins concis pour le fond que pour la forme, et chacun de ses vers est le fruit d’une réflexion approfondie. Comme l’archer Pandarus d’Homère, il cherche longtemps dans son carquois une flèche droite et acérée, mais cette flèche ne manquera pas le but. La simplicité et quelquefois je ne sais quelle apparence de désordre pourraient bien n’être chez lui que le calcul d’un art raffiné. Byron perd une partie de sa force en la prodiguant au hasard ; Pouschkine sait la réserver pour des coups décisifs.

Est-ce à l’écrivain russe ou à lui-même que Mérimée pensait en écrivant ces lignes ?

… Mutato nomine, de te
Fabula narratur.

Ce qu’il dit du poème des Bohémiens s’applique à ses propres contes à tel point que, si l’on voulait définir le talent de Mérimée, on ne saurait employer de termes plus exacts que ceux dont il se sert ici pour caractériser et louer Pouschkine :

Point de détails, point de réflexions, quelques descriptions rapides, et toujours une action entraînante. Je ne connais pas d’ouvrage plus tendu, si l’on peut se servir de cette expression comme d’un éloge ; pas un vers, pas un mot ne s’en pourrait retrancher ; chacun a sa place, chacun a sa destination, et cependant en apparence tout cela est simple, naturel, et l’art ne se révèle que par l’absence complète de tout ornement mutile.

Dans l’article également distingué qu’il a consacré à Ivan Tourguenef, Mérimée nous livre un des secrets de son art, l’art du peintre de portraits et de l’inventeur de caractères :

Remarquons, dit-il, que la ressemblance, que la vie dans un portrait tient souvent à un détail. Je me souviens d’avoir entendu professer cette théorie à sir Thomas Lawrence, assurément un des plus grands peintres de portraits de ce siècle. Il disait : « Choisissez un trait dans la figure de votre modèle ; copiez-le fidèlement, servilement même ; vous pouvez ensuite embellir tous les autres. Vous aurez fait un portrait ressemblant et le modèle sera satisfait. »

C’est à propos des littératures grecque et russe que Mérimée montre le plus de véritable finesse et d’ouverture d’esprit. Quand il lui arrive de parler des Espagnols, des Allemands, de la plupart des Français et même des Anglais, il reste piquant et spirituel, mais sa critique ne va pas loin. Sa notice sur Cervantes ne renferme pas une seule remarque de quelque importance. Sur la haute valeur humoristique d’une création comme celle de Don Quichotte, il ne dit rien ; toutes ses observations sont futiles et portent sur la forme et le détail. À propos des comédies de Cervantes, il fait le procès aux vers qui « en tout pays, dit-il, sont ennemis du naturel », mais surtout en Espagne ; peu s’en faut qu’il ne condamne absolument l’usage des vers au théâtre, comme contraire à la vérité. Il affecte d’« abhorrer » les vers français. D’une manière générale, tout ce qui déborde en éloquence comme en poésie, tout ce qui pèche par excès, tout ce qui n’est pas contenu et réglé par l’art provoque ses dédains et son ironie. Si l’on voulait définir la critique de Mérimée par son contraire, par ce qui lui est le plus opposé, il faudrait citer quelques pages du William Shakespeare de Victor Hugo, qui sont exactement l’antipode de sa manière de penser et d’écrire : « Shakespeare, écrit Victor Hugo, c’est la prodigalité insensée et tranquille du créateur… Il est toujours en travail, en fonction, en verve, en train, en marche… Il n’a point de réserve, de retenue, de frontière, de lacune. Ce qui lui manque, c’est le manque. Nulle caisse d’épargne. Il ne fait pas carême. Il déborde, commela végétation, comme la germination, comme la lumière, comme la flamme… Il est de ces génies mal bridés exprès par Dieu pour qu’ils aillent farouches et à plein vol dans l’infini. » Si Mérimée a lu cela, il a dû hausser les épaules. Voici son jugement sur Victor Hugo, extrait des Lettres à une Inconnue :

À propos de littérature, avez-vous lu le speech de Victor Hugo à un dîner de libraires belges et autres escrocs, à Bruxelles ? Quel dommage que ce garçon, qui a de si belles images à sa disposition, n’ait pas l’ombre de bon sens, ni la pudeur de se retenir de dire des platitudes indignes d’un honnête homme ! Il y a dans sa comparaison du tunnel et du chemin de fer plus de poésie que je n’en ai trouvé dans aucun livre que j’aie lu depuis cinq ou six ans ; mais, au fond, ce ne sont que des images. Il n’y a ni fond, ni solidité, ni sens commun ; c’est un homme qui se grise de ses paroles et qui ne prend plus la peine de penser.

N’en déplaise à Mérimée, il y a plus de pensée, plus de philosophie dans le William Shakespeare que dans les Portraits historiques et littéraires. L’envergure du poète étant plus grande, celle du critique l’est aussi. Victor Hugo a de profonds aperçus, l’enthousiasme sacré, une chaleur qui se communique, beaucoup d’extravagances, mais rien de petit. Il y a de la petitesse dans l’ironie froide de Mérimée, comme dans celle de Courier et de tous les critiques qui semblent estimer un ouvrage, un auteur, d’après les défauts dont il est exempt plutôt que d’après les grandes qualités qu’il possède.

M. Maxime du Camp

Paris, ses organes, ses fonctions et sa vie §

Les trois premiers volumes de M. Maxime du Camp sur Paris, ses organes, ses fonctions et sa vie dans la seconde moitié du xixe siècle, composent déjà un ouvrage complet. Cependant on nous en promet un quatrième, et la série pourrait s’allonger davantage encore, sans que l’œuvre, en prenant des proportions de plus en plus vastes, perdit rien de son unité. L’auteur a eu l’esprit et le rare bonheur littéraire de mettre la main sur un sujet d’étude aussi riche que simple, à la fois un et infiniment divers, un puisqu’il ne s’agit que de Paris, et infiniment divers puisque Paris est moins une ville qu’un monde, selon le mot de François Ier qui sert d’épigraphe à son livre. Cette heureuse trouvaille ou plutôt ce choix judicieux lui a permis d’élever tranquillement un monument pour l’avenir, en même temps qu’il donnait satisfaction à la curiosité dévorante et superficielle de notre époque, trop affairée ou trop distraite pour lire autre chose que de courts écrits périodiques. Le livre de M. Maxime du Camp a paru d’abord sous forme d’articles de revue, et c’est un exemple singulier d’un ouvrage étendu et considérable qui ne pouvait rien perdre à une composition par morceaux. Il n’est point nécessaire de connaître l’administration des omnibus pour faire l’histoire du télégraphe ou de la poste aux lettres, et l’on peut décrire le cours de la Seine, ses îles, ses bateaux et ses ponts, sans avoir visité Mazas.

Il serait, je crois, difficile de nommer un ouvrage dont la lecture soit plus instructive, dans tous les sens du mot. Il contient d’abord une très grande quantité de faits, de chiffres, de ces documents concrets et précis que notre époque positive affectionne avec tant de raison. L’auteur n’a négligé aucun moyen d’information. Non seulement il a vu fonctionner d’aussi près que possible tous les grands et petits rouages de chaque administration, particulièrement de la préfecture de police, qui lui a montré ses dossiers, ouvert tous ses bureaux, et où, du haut en bas de la hiérarchie, il a trouvé partout la bonne volonté la plus gracieuse ; mais il n’est point de mauvais lieu, si répugnant qu’il fût à visiter, qui ait découragé son enquête. Il s’est glissé jusque dans des bouges que les voleurs seuls fréquentent. Là, on lit sur les murailles un avis comme celui-ci, écrit de la main du cabaretier : « Pour éviter les contestations, le client est prié s’il vous plaît de payer en servant. » Le vin chaud est apporté dans des saladiers d’étain, pour qu’on puisse, sans les casser, se les jeter à la tête. Le café est servi tout sucré, sans petite cuiller, et s’appelle un noir. Les tasses, en fer, sont scellées à la muraille par une chaîne. L’antre a plusieurs issues habilement dissimulées ; car si la police paraît, il faut pouvoir s’esquiver en un tour de main.

De tels repaires, sans avoir entièrement disparu, sont devenus beaucoup plus rares à Paris, depuis le grand travail d’embellissement et d’assainissement de la capitale, entrepris et mené si loin par le second Empire. C’est le seul bienfait du règne de Napoléon III, mais ce bienfait est grand. Il fallait un despote, large dépensier des deniers publics, oppresseur insolent de la liberté parlementaire, nouveau venu sur le trône aussi, et fort indifférent aux restes vénérables de l’ancienne monarchie, pour oser donner au vieux Paris historique et pouilleux ce hardi coup de pioche. Les contemporains ont crié et ils ont bien fait, ils étaient dans leur rôle et dans leur droit. Ils se plaignaient légitimement de tant de prodigalités qu’ils n’avaient pas consenties ; chassés de leurs maisons, ils parcouraient la ville, en quête d’un nouveau gîte, avec la poussière des démolitions dans les yeux. Cela était fort désagréable. Bien plus, c’était inique. Mais, petits ou grands, ces maux passent, le bien demeure, et la postérité, exempte de passion, payera sans marchander au constructeur du Paris nouveau le juste éloge qui lui est dû.

L’ouvrage de M. Maxime du Camp, directement instructif par le nombre, la variété, l’exactitude des faits, l’est encore, dans un sens plus élevé, par les idées générales que la moindre réflexion dégage de ces faits. Le philosophique auteur de ce livre a eu le bon goût de ne pas faire lui-même la plupart de ces réflexions et d’en laisser le soin aux lecteurs. Il s’est tenu à égale distance et de ces moralités banales qui sont le contraire de l’art, et de cette objectivité savante, légèrement ironique et sèche, qui fait le régal des amateurs délicats de littérature, mais qui ne va point, il faut l’avouer, sans un certain défaut de cœur ou au moins de naturel et de simplicité. Il éprouve, lui, une pitié humaine en pensant aux misères dont le tableau compose la partie la plus dramatique de son livre ; il ne s’en cache pas, et comme l’expression de ce sentiment est discrète et sincère, elle touche.

Je voudrais dégager des volumes de M. Maxime du Camp quelques-unes des idées générales qu’ils renferment. C’est le seul moyen de mettre de l’ordre dans la richesse un peu confuse des notes que j’ai prises en les lisant, et où je trouve, par exemple, à côté d’une statistique des suicides, où les célibataires figurent dans une proportion presque double des personnes mariées, la tolérance extrême de la poste aux lettres attestée par des faits tels que l’expédition d’une paire de bottes à l’écuyère et de deux petites tortues vivantes portant une adresse collée sur la carapace.

La partie du livre où l’auteur est naturellement amené à exprimer des idées générales, l’introduction, contient sur le rôle de Paris dans le monde une idée ou une phrase qui ne me semble pas tout à fait juste :

Jusqu’à présent, il y a eu trois capitales qui ont eu sur l’humanité une influence génésiaque : Athènes, où sont éclos les beaux-arts et la philosophie ; Rome, qui a créé la jurisprudence ; Paris, qui a enfanté l’égalité. Ces trois villes, ces trois mères, ont produit toute civilisation. Retirez-les de l’histoire, et celle-ci devient un chaos.

Cela n’est pas entièrement exact. Paris est un des centres essentiels de la civilisation, mais il n’en est pas le producteur au même degré qu’Athènes ; d’autres villes, d’autres pays dans notre monde moderne, l’Allemagne par exemple, ont une vertu génésiaque plus grande, pour parler le langage de M. Maxime du Camp, c’est-à-dire produisent plus d’idées. Si Paris donne à l’Europe ce qu’on appelle le ton et la mode, il ne faut pas oublier, d’autre part, que toutes nos grandes époques nationales de philosophie, de littérature (à l’exception du moyen âge) ont été précédées d’une influence et comme d’une révélation de l’étranger. La mission particulière de Paris semblerait devoir être de mettre en circulation dans le monde toutes les idées nouvelles ; malheureusement Paris n’est pas assez curieux, il ne s’informe pas assez de ce que pense et fait le voisin, et pendant que nous demandons paresseusement, comme les Athéniens du temps de Démosthène : « Qu’y a-t-il de nouveau ? » Philippe de Macédoine nous surprend avec son armée. Plus l’activité intellectuelle des autres nations ira se développant d’une manière indépendante, plus ce manque de curiosité, cette paresse et l’ignorance qu’elle cause, nous mettront vis-à-vis d’elles dans une situation inférieure. L’extinction d’Athènes, dans la barbarie de l’ancien monde, c’était la nuit ; dans la civilisation du monde moderne, la suppression de Paris serait une diminution de clarté ; mais nous serions bien fats de nous imaginer que l’Italie, l’Allemagne, l’Angleterre n’y verraient plus sans nous et perdraient leur chemin. Ce qu’il faut dire et ne pas se lasser de répéter, car c’est là le vrai point de vue philosophique, c’est que l’esprit français, dont le trône est à Paris, a ses qualités propres qui ne sont pas celles des autres esprits nationaux, et que leur conservation importe fort à l’intégrité de l’esprit humain. C’est pourquoi je fais une grande différence d’estime entre les personnes qui disent comme M. Maxime du Camp que Paris est la lumière du monde, et celles qui parlaient de le détruire comme une ville corrompue, pour la plus grande gloire de Dieu : les premières exagèrent une pensée juste, il faut les remettre dans la mesure du vrai ; les autres sont au-dessous de la critique et ne méritent pas l’honneur d’une réponse.

Un trait par lequel nous ressemblons à Athènes, c’est que nous savons voir nos défauts, nous critiquer, médire de nous-mêmes. Nous ne nous corrigeons guère, il est vrai ; mais nous sommes, de tous les peuples pécheurs, celui qui se connaît le moins mal et parle de ses sottises et de ses vices avec le plus de bonne foi. Cette fine psychologie nationale ne manque pas au livre de M. Maxime du Camp. Il note chez le Parisien (le Parisien n’est que le Français élevé à la plus haute puissance) une contradiction singulière, un mélange absurde de l’esprit de révolte et de l’esprit de servilité. Nous n’avons aucun respect pour la loi ; cependant nous aimons à être gouvernés, et nous recourons sans cesse à l’autorité, en véritables enfants, comme à une bonne mère qui doit tout faire pour nous.

On avait volé à une vieille femme sa cuiller à soupe ; elle disait : « Mais que font donc nos députés ? Voyez s’ils me feront rendre ma cuiller ! » D’autre part, un voyageur veut soustraire à la visite de la douane une pièce de contrebande : il n’est pas un de ses compagnons de route qui ne regarde comme son devoir de frère et d’ami de l’aider à la cacher. Le tour est fait, tous de rire et de se réjouir comme d’une conquête sur l’ennemi commun.

En Amérique, en Suisse, qui ne passent pas pour des pays de servitude, les citoyens sont au contraire des défenseurs féroces de la loi ; c’est qu’ils la considèrent comme leur œuvre, c’est qu’ils se sentent les maîtres, et que la république est leur chose et leur bien. Mais nous, profondément monarchiques d’instinct, de tradition, de mœurs, nous regardons le gouvernement comme une chose étrangère à nous, supérieure à nous, qu’il faut souhaiter forte pour les deux raisons que voici : d’abord, pour que l’autorité puisse gérer nos affaires, assurer nos plaisirs, sauver nos intérêts, sans que nous ayons à nous soucier de rien ; et puis, pour que notre esprit d’opposition frondeuse puisse s’amuser impunément à la taquiner et à lui nuire de toutes les façons imaginables.

Cette sotte hostilité en face de la loi se complique curieusement en France d’un reste de chevalerie, de ce sentiment généreux et irréfléchi qui nous porte à épouser d’abord la cause de toute créature humaine dont la liberté est atteinte. M. Maxime du Camp remarque que, lorsqu’on voit les agents de police saisir et entraîner un malfaiteur au poste, il se produit presque toujours dans la foule une sorte de mécontentement et comme une envie instinctive de délivrer l’homme qu’on emmène. C’est surtout le sexe faible qui est l’objet de cette miséricorde, et, dans certains cas, l’action de la police s’en trouve absolument paralysée. Il ne faut pas chercher ailleurs l’explication de la prospérité tranquille et impudente du vice. Tel grave personnage, qui accuse hautement la négligence des fonctionnaires chargés de surveiller les mœurs, s’il voit une arrestation s’opérer sous ses yeux, prendra la défense de la « victime », insultera l’agent et s’oubliera peut-être jusqu’à le frapper de sa canne, semblable à Don Quichotte qui rompit une lance pour le voleur de grand chemin, Ginésille de Parapilla.

Le caractère nerveux, impatient des Parisiens, leur inconséquence, leur déraison, leurs exigences contradictoires et folles, mille autres sots côtés de notre nature sont habilement mis en relief par M. Maxime du Camp. Passons ; je voudrais m’arrêter à un trait plus aimable, l’esprit. Il y a des villes, des nations où, d’une autre manière, on est, je n’en doute pas, aussi spirituel ; mais l’esprit, hors de France, n’est-il pas plutôt le talent des personnes doctes et lettrées ? Je crois que ce qui distingue l’esprit parisien, c’est qu’il est vraiment un don populaire. Il tient au génie de la race. C’est pourquoi il a chez nous une puissance unique. Un mot spirituel fait vibrer une des cordes profondes de notre nature, et dans un homme, dans un écrit spirituel, nous retrouvons un des traits fondamentaux de notre image.

Du temps où l’on payait pour traverser les ponts, M. Hippolyte Royer-Collard, nommé professeur à l’École de médecine, fut outrageusement sifflé, je ne sais pour quelle cause, lorsqu’il monta dans sa chaire. Sa leçon achevée à grand’peine au milieu du vacarme, il sortit et trouva sur la place deux cents étudiants qui l’escortèrent et le poursuivirent de leurs huées. Pour arriver à son logis, le professeur avait à traverser la Seine. À l’entrée du pont des Arts, les deux cents étudiants mirent la main à leur gousset pour y prendre une pièce de deux sous. Hippolyte Royer-Collard, qui formait la tête de la colonne, s’arrêta le premier devant la logette du péager, prit vingt francs, et, payant pour tous : « Laissez passer, dit-il, ces messieurs sont avec moi. » L’émeute recula, elle était vaincue, et quand le professeur reprit son cours, il fut couvert d’applaudissements.

Un jour, dans le faubourg Saint-Antoine, une fille célèbre de Paris passa dans sa calèche, revenant des courses de Vincennes. C’était un dimanche ; la population ouvrière, debout sur les trottoirs, regardait la suite des équipages. À la vue de cette femme, d’une élégance outrée et provocante, il y eut un murmure, la foule s’amassa, et bientôt la voiture fut forcée de s’arrêter. Peu à peu le peuple s’excitait ; les outrages et déjà les projectiles commençaient à pleuvoir, lorsqu’un gamin cria tout à coup : « Laissez passer les chiffonnières de l’avenir ! » Des deux côtés la foule s’écarta, et la voiture reprit sa route au milieu des huées. — Je trouve ce mot sublime. C’est plus que de l’esprit, c’est du génie, le génie naturel de la race. Un trait pareil ne me semblerait pas déplacé dans l’introduction d’un grand ouvrage sur l’histoire de la France ou de sa littérature. Je n’exagère rien, et il est très facile de se rendre compte de la différence qu’il y a entre un mot de cette force et un simple trait d’esprit. Un président de cour l’assises, dans une affaire scabreuse, voyant un grand nombre de femmes installées au prétoire, dit : « La cause que nous allons entamer consent des détails inconvenants, j’engage les honnêtes femmes à se retirer. » Personne ne bougea ; il reprit : « Audiencier, maintenant que les honnêtes femmes se sont retirées, faites sortir les autres. » Le mot du magistrat est piquant, fin, adorablement méchant ; c’est un coup l’épingle qui égratigne et fait rougir la peau : le gamin du faubourg Saint-Antoine sauve une femme des mains de la foule par la prophétie d’une vengeance plus sûre que les grossièretés et les voies de fait, et il laisse au cœur de cette malheureuse un souvenir profond qui ne s’effacera point. J’aperçois la même espèce de différence entre l’épigramme du président et ce trait à longue portée qu’entre Piron et Molière. Le génie populaire excelle aussi dans la création spontanée d’un langage imagé et pittoresque. Bien que l’imagination proprement dite ne soit pas, comme l’esprit, un trait distinct de notre race, le peuple de Paris n’en est pas dépourvu, et certainement il en a plus que le dictionnaire de l’Académie. Par quelle sorte de gaieté tragique à la Shakespeare, nos gavroches ont-ils imaginé de comparer la Morgue à un théâtre ? Les cadavres exposés en spectacle su les dalles sont appelés par eux les artistes, et lorsque par hasard la scène est vide, ils disent qu’il y a relâche. L’argot des malfaiteurs a beaucoup de termes poétiques. Dans cette langue énergique, les sergents de ville sont des cognes, la lune, œil ouvert dans la nuit, témoin importun des crimes, s’appelle la moucharde, et la préfecture de police est la curieuse. Dévaliser une chambre se dit rincer une cambriole. Judacer, c’est trahir et dénoncer quelqu’un dont on faisait semblant d’être l’ami. Le soupçon se nomme l’huile, sans doute parce que tout doucement il étend sa tache, si bien qu’on ne peut plus s’en débarrasser. La guillotine est appelée, entre autres noms, l’abbaye de monte à regret. Les idées les plus simples, par une sorte de luxe poétique, aiment à se développer dans une périphrase imagée : c’est ainsi qu’au lieu de « causons », il est élégant de dire balançons le chiffon rouge. Je me souviens d’avoir entendu un jour deux gardes nationaux, après boire, se quereller, mais sans grande colère et avec ce mélange de bonhomie qui laisse un libre jeu à l’imagination. L’un d’eux voulut fermer la bouche à l’autre, Boucle, lui dit-il, ton soupirail à sottises ! « Soupirail à sottises » est beau, Shakespeare ou Rabelais l’aurait dit ; mais « boucle ton soupirail », voilà une de ces hardiesses qui sont propres au peuple et qu’on ne trouve point chez les auteurs.

La psychologie du crime n’est pas moins intéressante dans l’ouvrage de M. Maxime du Camp que la nomenclature des différentes espèces de vols, la description des prisons, le tableau de la guillotine, et ce sont, je l’ai dit, des observations philosophiques et morales que je veux tirer de son livre.

L’auteur nous fait remarquer d’abord combien la parfaite honnêteté est rare ; la moitié de la population parisienne se compose de voleurs, à son avis. Je crois que cette proportion est trop faible ; il faut dire hardiment que tout le monde vole, sauf un nombre infiniment petit de très saintes exceptions.

Le marchand qui trompe sur la qualité ou la quantité des denrées vendues, le négociant qui augmente outre mesure ses prix selon des occurrences exceptionnelles, l’homme qui trouve un objet et se l’approprie, le joueur qui sait avec adresse amener la chance de son côté, le tapissier qui met du varech au lieu de crin dans ses fauteuils, sont autant de voleurs. L’employé qui emporte chez lui et destine à son usage personnel le papier que son administration lui confie pour le service de l’État est un voleur. Le chasseur qui cache une pièce de gibier en passant devant les agents de l’octroi, la femme qui dissimule des dentelles au douanier commettent un vol, tout aussi bien que le gamin qui enlève une cravate à un étalage.

En effet, la différence n’est que dans le degré ou dans la forme ; elle est plus arithmétique que morale.

Sérieusement, il faut se tenir sur ses gardes et conserver avec un soin jaloux la délicatesse du sens moral ; car la conscience, cela n’est pas douteux, peut s’endurcir à la longue ou se fausser à un point qui étonne. Si l’on ne devient pas tout à fait aveugle, on finit pour le moins par être comme un homme dont la vue est troublée et qui ne distingue plus les objets, les couleurs, les distances, les proportions.

Macaulay raconte que le colonel Turner fut pendu après la Restauration, comme coupable d’un vol infâme. Au moment de monter à la potence, il dit à la multitude qu’une réflexion le consolait puissamment, c’est qu’il avait toujours ôté son chapeau en entrant dans une église. On cite de Troppmann un mot presque aussi fort. Lorsque avant de paraître pour la première fois devant le jury, on lui rasa la barbe sur la demande de son avocat, on prit, pour cette opération toutes les précautions imaginables, car on craignait qu’il ne se jetât sur le rasoir. On le revêtit d’une camisole de force, on l’attacha sur une chaise et l’on plaça des gendarmes à sa droite, à sa gauche et derrière lui, pour le saisir et l’immobiliser s’il faisait un mouvement trop vif en sentant le rasoir glisser sur son cou. Troppmann souriait de la défiance dont il était l’objet ; il n’était pas sans ressentir quelque orgueil d’être un si important personnage. Haussant les épaules avec dédain et dirigeant ses petits yeux verdâtres vers un assistant (c’était M. Maxime du Camp), il lui dit : « Malgré toutes leurs simagrées, j’aurais bien pu mourir, car j’ai des inventions qu’ils ne connaissent pas ; mais je n’ai pas voulu me tuer pour ne point déshonorer ma famille. »

Voilà de bizarres déformations de la conscience. Un autre cas extrême, c’est l’oblitération du sens moral. Elle est quelquefois si absolue, si brutale, qu’il ne reste rien de l’humanité. Nous sommes devant des monstres ou devant des fous. On sait, en effet, que l’examen du cerveau de plusieurs suppliciés a découvert des désordres d’une nature spéciale.

La pie-mère adhérait à la matière grise ; cette adhérence gênant le jeu régulier des vaisseaux sanguins de la substance cérébrale et cérébelleuse est un des signes caractéristiques de la maladie que le docteur Rostan appelle méningo-encéphalite chronique, qui commence presque invariablement par la manie des grandeurs, par des besoins immodérés de fortune, et se termine par la paralysie générale.

Si un degré extrême d’insensibilité morale indique une lésion des organes de l’intelligence, il eût mieux valu livrer au médecin qu’au bourreau le nommé Boutilier, âgé de vingt et un ans, qui frappa sa mère de cinquante-six coups de couteau, puis, se sentant fatigué, se coucha sur le lit, à côté du cadavre, et passa, dit-il, une bonne nuit. Les instincts sont héréditaires. Le docteur Morel, dans son beau Traité des dégénérescences de l’espèce humaine, dit expressément ceci : « Je n’ai jamais vu guérir les malades dont les tendances à l’ivrognerie avaient leur point de départ dans les dispositions héréditaires léguées par les parents. Sortis de l’hôpital avec les meilleures résolutions, ils ne tardaient pas à récidiver. » Et M. Maxime du Camp nous parle de familles vouées au vol, de génération en génération. Les condamnations qui frappèrent successivement les quatorze membres dont la famille Nathan se composait, représentent la somme de deux cent neuf années de prison. Verdure va voir son frère mourir sur l’échafaud. Revenant de ce spectacle, il entre dans un cabaret où l’attendaient des camarades, et leur montre en riant quatre montres et une bourse qu’il a volées aux curieux pendant que le bourreau faisait sa besogne.

On est voleur ou assassin, comme on est lampiste ou serrurier, et l’on parle de ce métier comme un artisan parlerait du sien. Un vieux Juif nommé Cornu, faisant partie de la bande d’un chef célèbre, se promenait aux Champs-Élysées un jour de beau temps. Il est rencontré par de jeunes voleurs qui lui disent en lui tapant sur le ventre : « Eh bien, père Cornu, qu’est-ce que vous faites maintenant ? — Toujours la grande soûlasse, mes enfants, toujours la grande soûlasse. » La grande soûlasse, c’est simplement l’assassinat suivi de vol.

Une curieuse variété de criminels, ce sont les amants de la gloire, poètes, comédiens manqués, qui, n’ayant pu se produire sur la scène littéraire, prennent pour théâtre l’échafaud et veulent fixer sur eux les yeux de l’univers. L’assassin Lemaire refusa de se pourvoir en cassation, malgré les instances de son avocat, car il n’avait tué, disait-il, que pour avoir la gloire de mourir sur l’échafaud, La vue de son nom dans les journaux le remplissait d’orgueil : contrairement à la coutume des malfaiteurs, qui suivent une gradation dans le crime, il avait débuté d’emblée par un splendide assassinat. Avinain, l’horrible bouclier qui découpait ses victimes en morceaux, composa dans sa prison un petit discours, prépara le mot de la fin, et quand il parut sur l’échafaud : « Adieu, dit-il, enfants de la France !… » Ces gens-là ont parfois des délicatesses superbes. Deux auteurs dramatiques de bas étage firent prix avec Lacenaire, qui avait une fort belle écriture, pour la transcription d’un drame. Le lendemain, Lacenaire leur rendit le manuscrit en déclarant qu’il ne voulait pas le copier : « J’ai lu votre pièce, leur dit-il, et je la trouve trop bête. »

Les assassins qui savent lire et écrire sont une faible minorité. Les statistiques constatent une proportion de quatre-vingt-un criminels sur cent, complètement illettrés : nouvel argument en faveur de l’instruction populaire. Disons aussi que les brutes, j’entends par là les êtres chez lesquels tout sentiment d’humanité est absolument éteint, sont une rare exception. Si dans sa plaidoirie le défenseur parle des premières années de son client, de l’époque de pureté où l’idée même du crime lui était inconnue, il est presque sans exemple, assure M. Maxime du Camp, que le coupable, fût-il trois fois meurtrier, ne laisse tomber sa tête entre ses mains et n’éclate en sanglots. Il y a donc dans ces âmes endurcies une corde sensible ; il ne s’agit que de la découvrir et de la faire vibrer. Aussi l’infatigable charité des aumôniers finit-elle généralement, quelque grossier accueil qu’ils aient d’abord reçu, par agir à la longue et toucher même les plus rebelles. Au moment de monter sur l’échafaud, la plupart embrassent le prêtre et baisent le crucifix.

On entendit un criminel, à cet instant suprême, dire aux personnes présentes : « Vous tous, pardonnez-moi », et se tournant vers un des assistants qui lui avait témoigne de l’intérêt : « Je voudrais savoir votre nom. » La personne ainsi interpellée n’ayant pas répondu, l’aumônier répéta la demande et ajouta : « Vous avez été bon pour lui, il voudrait conserver votre nom dans son souvenir. » M. Maxime du Camp ne voit dans ces paroles qu’une naïveté poignante ; j’aime mieux y admirer, ainsi que dans la question du criminel, le simple aveu d’une foi sublime en l’immortalité de l’âme.

L’auteur a assisté à la célébration du service divin dans la prison de Mazas. C’est une page instructive, comme le sont toutes celles de son livre, et non sans beauté, littérairement parlant. Je la cite :

Le dimanche, à neuf heures du matin, toutes les portes sont entre-bâillées, quoique maintenues closes par le verrou, sur une largeur de six centimètres, car il faut que chacun puisse participer au service divin. Le haut de la rotonde qui occupe le centre du rond-point est disposé en chapelle ; l’autel, le Christ, les grands flambeaux, le prêtre qui officie, le diacre qui l’assiste, le prévenu vêtu en bedeau qui le sert, sont visibles de toutes les cellules étagées dans les six galeries, à la condition que le prisonnier appliquera son œil à l’ouverture de la porte. Cela est solennel et triste. Lorsque le prêtre debout, tenant son aspersoir en main, jette l’eau bénite vers toutes les cellules, on dirait qu’il donne l’absoute à des morts. Des prévenus choisis parmi ceux qui savent la musique chantent dans une sorte de tribune circulaire faisant face à l’autel ; l’un d’eux joue de l’orgue, un autre donne le ton sur une contrebasse… À un moment, le ciel s’est découvert ; par les hautes fenêtres, un rayon de soleil est entré comme un emblème éclatant de la liberté rêvée, de l’indépendance perdue, des souvenirs d’enfance, de ce bon temps où, sans contrainte, on courait à travers les champs ; mon cœur s’est serré, et pour tous ces pauvres hommes je n’ai plus senti qu’une commisération sans bornes. Par l’entre-bâillement des portes, on apercevait çà et là des faces collées, puis la blancheur du linge et des cheveux crépus qui passaient. J’ai voulu voir comment on écoutait la messe ; j’ai parcouru une galerie et regardé dans trente-trois cellules. Trois détenus lisaient la messe ; un, debout, la tête couverte, regardait vers l’autel ; un autre était à genoux ; un, ayant posé son Paroissien en évidence, tenait à la main une brochure qui m’a paru être le Magasin pittoresque ; un, les bras appuyés sur la planchette de la porte, la tête enfoncée dans ses bras, pleurait avec des sanglots qui le secouaient tout entier. Ne serait-ce que pour cet homme, la messe a été sanctifiée ce jour-là ! Les vingt-six autres détenus, assis à leur table, travaillaient ou lisaient.

L’idée générale qui se dégage de toute l’œuvre de M. Maxime du Camp, celle qu’il faudrait mettre principalement en lumière dans un long exposé méthodique et complet, c’est l’idée ou, pour mieux dire, le fait du progrès historique. L’esprit de paradoxe peut s’amuser à révoquer en doute cette grande réalité, mais je ne connais pas de livre où elle se manifeste avec une évidence plus éclatante. L’établissement du télégraphe, l’histoire de la poste aux lettres, la création des chemins de fer, bref tous les chapitres de l’ouvrage, l’attestent aussi bien que le volume que j’ai particulièrement analysé.

Pour rester sur le terrain de l’histoire criminelle, on sait qu’autrefois il y avait toutes sortes d’inventions diaboliques pour faire mourir lentement dans les tortures : l’écartèlement, le feu, la roue, l’estrapade, l’huile bouillante, sans parler de la question avec les chevalets, les brodequins, les tenailles, les coins enfoncés à coups de marteau sous les ongles, les œufs brûlants glissés sous les aisselles. La barbarie de ces temps-là était si puérile que les cadavres des accusés morts pendant l’instruction étaient jugés, condamnés, exécutés. Il y en eut qu’on sala, il y en eut qu’on empailla pour les préserver de la décomposition ; on les fit comparaître en justice, puis supplicier solennellement. Les prisons étaient d’affreux cachots dont l’imagination est impuissante à se figurer l’horreur. Là on oubliait souvent les condamnés, qui passaient dans ces géhennes, sans que personne eût souci d’eux, quinze, vingt ans de plus que le temps fixé pour leur peine. À l’accusé on refusait un avocat, au condamné un prêtre.

Certes tout n’est pas parfait aujourd’hui, et M. Maxime du Camp, qui rend hommage au progrès, note avec un grand soin tous les desiderata ; ils sont nombreux, mais le progrès est immense. Le progrès suprême sera l’abolition de la peine de mort. Déjà elle devient de plus en plus rare ; les statistiques constatent une moyenne de douze exécutions capitales par an sur une population évaluée à trente-huit millions d’âmes. En attendant, l’unique forme de supplice qu’autorise la loi, la décollation, est aussi simple, aussi prompte et, si j’ose employer ce mot, aussi douce que possible. C’était, sous l’ancien régime, une peine aristocratique, le privilège des gentilshommes ; elle n’entraînait point d’infamie. La Révolution, jalouse de niveler toutes les distinctions, étendit largement ce privilège à toutes les classes de la société. Alors fut inventée par un philosophe, ami des hommes, une célèbre machine de précision qui fonctionnait avec une rapidité vertigineuse. Quand vous avez mis votre cou dans la petite lucarne ouvrant sur l’éternité, une lame d’acier de trempe très fine, pesant soixante kilogrammes, tombe en trois quarts de seconde d’une hauteur de deux mètres quatre-vingts, et l’inventeur, M. Guillotin, assure qu’on ne ressent tout au plus qu’une légère fraîcheur.