Taine

1861

La Fontaine et ses fables

2014
Source : Taine
Ont participé à cette édition électronique : Frédéric Glorieux (2013 — encodage TEI) et Vincent Jolivet (2013 — encodage TEI).

Préface §

On peut considérer l’homme comme un animal d’espèce supérieure, qui produit des philosophies et des poëmes à peu près comme les vers à soie font leurs cocons, et comme les abeilles font leurs ruches. Imaginez qu’en présence des fables de La Fontaine vous êtes devant une de ces ruches. On pourra vous parler en littérateur et vous dire : « Admirez combien ces petites bêtes sont adroites. » On pourra vous parler en moraliste et vous dire : « Mettez à profit l’exemple de ces insectes si laborieux. » On pourra enfin vous parler en naturaliste et vous dire : « Nous allons disséquer une abeille, examiner ses ailes, ses mandibules, son réservoir à miel, toute l’économie intérieure de ses organes, et marquer la classe à laquelle elle appartient. Nous regarderons alors ses organes en exercice ; nous essayerons de découvrir de quelle façon elle recueille le pollen des fleurs, comment elle l’élabore, par quelle opération intérieure elle le change en cire ou en miel. Nous observerons ensuite les procédés par lesquels elle bâtit, assemble, varie et emplit ses cellules ; et nous tâcherons d’indiquer les lois chimiques et les règles mathématiques d’après lesquelles les matériaux qu’elle emploie sont fabriqués et équilibrés. Nous voulons savoir comment, étant donnés un jardin et des abeilles, une ruche se produit, quels sont tous les pas de l’opération intermédiaire, et quelles forces générales agissent à chacun des pas de l’opération. Vous tirerez de là, si bon vous semble, des conclusions non seulement sur les abeilles et leurs ruches, mais sur tous les insectes, et peut-être aussi sur tous les animaux. »

* * *

Première partie §

Chapitre I.
L’esprit gaulois §

Je voudrais, pour parler de La Fontaine, faire comme lui quand il allait à l’Académie, « prendre le plus long ». Ce chemin-là lui a toujours plus agréé que les autres. Volontiers il citerait Platon et remonterait au déluge pour expliquer les faits et les gestes d’une belette, et, si l’on juge par l’issue, bien des gens trouvent qu’il n’avait pas tort. Laissez-nous prendre comme lui le chemin des écoliers et des philosophes, raisonner à son endroit comme il faisait à l’endroit de ses bêtes, alléguer l’histoire et le reste. C’est le plus long si vous voulez : au demeurant, c’est peut-être le plus court.

I §

Me voici donc à l’aise, libre de rechercher toutes les causes qui ont pu former mon personnage et sa poésie ; libre de voyager et de conter mon voyage. J’en ai fait un l’an dernier par la mer et le Rhin, pour revenir par la Champagne. Partout, dans ce circuit, éclate la grandeur ou la force. Au nord, l’Océan bat les falaises blanchâtres ou noie les terres plates ; les coups de ce bélier monotone qui heurte obstinément la grève, l’entassement de ces eaux stériles qui assiègent l’embouchure des fleuves, la joie des vagues indomptées qui s’entre-choquent follement sur la plaine sans limites, font descendre au fond du coeur des émotions tragiques ; la mer est un hôte disproportionné et sauvage dont le voisinage laisse toujours dans l’homme un fond d’inquiétude et d’accablement. — En avançant vers l’est, vous rencontrez la grasse Flandre, antique nourrice de la vie corporelle, ses plaines immenses toutes regorgeantes d’une abondance grossière, ses prairies peuplées de troupeaux couchés qui ruminent, ses larges fleuves qui tournoient paisiblement à pleins bords sous les bateaux chargés, ses nuages noirâtres tachés de blancheurs éclatantes qui abattent incessamment leurs averses sur la verdure, son ciel changeant, plein de violents contrastes, et qui répand une beauté poétique sur sa lourde fécondité. — Au sortir de ce grand potager, le Rhin apparaît, et l’on remonte vers la France. Le magnifique fleuve déploie le cortège de ses eaux bleues entre deux rangées de montagnes aussi nobles que lui ; leurs cimes s’allongent par étages jusqu’au bout de l’horizon dont la ceinture lumineuse les accueille et les relie ; le soleil pose une splendeur sereine sur leurs vieux flancs tailladés, sur leur dôme de forêts toujours vivantes ; le soir, ces grandes images flottent dans des ondulations d’or et de pourpre, et le fleuve couché dans la brume ressemble à un roi heureux et pacifique qui, avant de s’endormir, rassemble autour de lui les plis dorés de son manteau. Des deux côtés les versants qui le nourrissent se redressent avec un aspect énergique ou austère ; les pins couvrent les sommets de leurs draperies silencieuses, et descendent par bandes jusqu’au fond des gorges ; le puissant élan qui les dresse, leur roide attitude donne l’idée d’une phalange de jeunes héros barbares, immobiles et debout dans leur solitude que la culture n’a jamais violée. Ils disparaissent avec les roches rouges des Vosges. Vous quittez le pays à demi allemand qui n’est à nous que depuis un siècle. Un air nouveau moins froid vous souffle aux joues ; le ciel change et le sol aussi. Vous êtes entré dans la véritable France, celle qui a conquis et façonné le reste. Il semble que de tous côtés les sensations et les idées affluent pour vous expliquer ce que c’est que le Français.

Je revenais par ce chemin au commencement de l’automne, et je me rappelle combien le changement de paysage me frappa. Plus de grandeur ni de puissance ; l’air sauvage ou triste s’efface ; la monotonie et la poésie s’en vont ; la variété et la gaieté commencent. Point trop de plaines ni de montagnes ; point trop de soleil ni d’humidité. Nul excès et nulle énergie. Tout y semblait maniable et civilisé ; tout y était sur un petit modèle, en proportions commodes, avec un air de finesse et d’agrément. Les montagnes étaient devenues collines, les bois n’étaient plus guère que des bosquets, les ondulations du terrain recevaient, sans discontinuer, les cultures. De minces rivières serpentaient entre des bouquets d’aunes avec de gracieux sourires. Une raie de peupliers solitaires au bout d’un champ grisâtre, un bouleau frêle qui tremble dans une clairière de genêts, l’éclair passager d’un ruisseau à travers les lentilles d’eau qui l’obstruent, la teinte délicate dont l’éloignement revêt quelque bois écarté, voilà les beautés de notre paysage ; il paraît plat aux yeux qui se sont reposés sur la noble architecture des montagnes méridionales, ou qui se sont nourris de la verdure surabondante et de la végétation héroïque du nord ; les grandes lignes, les fortes couleurs y manquent ; mais les contours sinueux, les nuances légères, toutes les grâces fuyantes y viennent amuser l’agile esprit qui les contemple, le toucher parfois, sans l’exalter ni l’accabler. — Si vous entrez plus avant dans la vraie Champagne, ces sources de poésie s’appauvrissent et s’affinent encore. La vigne, triste plante bossue, tord ses pieds entre les cailloux. Les plaines crayeuses sous leurs moissons maigres s’étalent bariolées et ternes comme un manteau de roulier. Çà et là une ligne d’arbres marque sur la campagne la traînée d’un ruisseau blanchâtre. On aime pourtant le joli soleil qui luit doucement entre les ormes, le thym qui parfume les côtes sèches, les abeilles qui bourdonnent au-dessus du sarrasin en fleur : beautés légères qu’une race sobre et fine peut seule goûter. Ajoutez que le climat n’est point propre à la durcir ni à la passionner. Il n’a ni excès ni contrastes ; le soleil n’est pas terrible comme au midi, ni la neige durable comme au nord. Au plus fort de juin, les nuages passent en troupes, et souvent, dès février, la brume enveloppe les arbres de sa gaze bleuâtre sans se coller en givre autour de leurs rameaux. On peut sortir en toute saison, vivre dehors sans trop pâtir ; les impressions extrêmes ne viennent point émousser les sens ou concentrer la sensibilité ; l’homme n’est point alourdi ni exalté ; pour sentir, il n’a pas besoin de violentes secousses et il n’est pas propre aux grandes émotions. Tout est moyen ici, tempéré, plutôt tourné vers la délicatesse que vers la force. La nature qui est clémente n’est point prodigue ; elle n’empâte pas ses nourrissons d’une abondance brutale ; ils mangent sobrement, et leurs aliments ne sont point pesants. La terre, un peu sèche et pierreuse, ne leur donne guère que du pain et du vin ; encore ce vin est-il léger, si léger que les gens du Nord, pour y prendre plaisir, le chargent d’eau-de-vie. Ceux-ci n’iront pas, à leur exemple, s’emplir de viandes et de boissons brûlantes pour inonder leurs veines par un afflux soudain de sang grossier, pour porter dans leur cerveau la stupeur ou la violence ; on les voit à la porte de leur chaumière, qui mangent debout un peu de pain et leur soupe ; leur vin ne met dans leurs têtes que la vivacité et la belle humeur.

Plus on les regarde, plus on trouve que leurs gestes, les formes de leurs visages annoncent une race à part. Il y a un mois, en Flandre, surtout en Hollande, ce n’étaient que grands traits mal agencés, osseux, trop saillants ; à mesure qu’on avançait vers les marécages, le corps devenait plus lymphatique, le teint plus pâle, l’oeil plus vitreux, plus engorgé dans la chair blafarde. En Allemagne, je découvrais dans les regards une expression de vague mélancolie ou de résignation inerte ; d’autres fois, l’oeil bleu gardait jusque dans la vieillesse sa limpidité virginale ; et la joue rose des jeunes hommes, la vaillante pousse des corps superbes annonçait l’intégrité et la vigueur de la sève primitive. Ici, et à cinquante lieues alentour de Paris, la beauté manque, mais l’intelligence brille, non pas la verve pétulante et la gaieté bavarde des méridionaux, mais l’esprit leste, juste, avisé, malin, prompt à l’ironie, qui trouve son amusement dans les mécomptes d’autrui. Ces bourgeois, sur le pas de leur porte, clignent de l’oeil derrière vous ; ces apprentis derrière l’établi se montrent du doigt votre ridicule et vont gloser. On n’entre jamais ici dans un atelier sans inquiétude ; fussiez-vous prince et bordé d’or, ces gamins en manches sales vous auront pesé en une minute, tout gros monsieur que vous êtes, et il est presque sûr que vous leur servirez de marionnette à la sortie du soir.

Ce sont là des raisonnements de voyageur, tels qu’on en fait en errant à l’aventure dans des rues inconnues ou en tournant le soir dans sa chambre d’auberge. Ces vérités sont littéraires, c’est-à-dire vagues ; mais nous n’en avons pas d’autres à présent en cette matière, et il faut se contenter de celles-ci, telles quelles, en attendant les chiffres de la statistique et la précision des expériences. Il n’y a pas encore de science des races1, et on se risque beaucoup quand on essaye de se figurer comment le sol et le climat peuvent les façonner.

Ils les façonnent pourtant, et les différences des peuples européens, tous sortis d’une même souche, le prouvent assez. L’air et les aliments font le corps à la longue ; le climat, son degré et ses contrastes produisent les sensations habituelles, et à la fin la sensibilité définitive : c’est là tout l’homme, esprit et corps, en sorte que tout l’homme prend et garde l’empreinte du sol et du ciel ; on s’en aperçoit en regardant les autres animaux, qui changent en même temps que lui, et par les mêmes causes ; un cheval de Hollande est aussi peu semblable à un cheval de Provence qu’un homme d’Amsterdam à un homme de Marseille. Je crois même que l’homme, ayant plus de facilités, reçoit des impressions plus profondes ; le dehors entre en lui davantage, parce que les portes chez lui sont plus nombreuses. Imaginez le paysan qui vit toute la journée en plein air, qui n’est point, comme nous, séparé de la nature par l’artifice des inventions protectrices et par la préoccupation des idées ou des visites. Le ciel et le paysage lui tiennent lieu de conversation ; il n’a point d’autres poëmes ; ce ne sont point les lectures et les entretiens qui remplissent son esprit, mais les formes et les couleurs qui l’entourent ; il y rêve, la main appuyée sur le manche de la charrue ; il en sent la sérénité ou la tristesse quand le soir il rentre assis sur son cheval, les jambes pendantes, et que ses yeux suivent sans réflexion les bandes rouges du couchant. Il n’en raisonne point, il n’arrive point à des jugements nets ; mais toutes ces émotions sourdes, semblables aux bruissements innombrables et imperceptibles de la campagne, s’assemblent pour faire ce ton habituel de l’âme que nous appelons le caractère. C’est ainsi que l’esprit reproduit la nature ; les objets et la poésie du dehors deviennent les images et la poésie du dedans. Il ne faut pas trop se hasarder en conjectures, mais enfin c’est parce qu’il y a une France, ce me semble, qu’il y a eu un La Fontaine et des Français.

II §

En tout cas, il y a un moyen de s’assurer de ce caractère que nous prêtons à la race. La première bibliothèque va vous montrer s’il est en effet primitif et naturel. Il suffit d’écouter ce que dit ce peuple, au moment où sa langue se délie, lorsque la réflexion ou l’imitation n’ont pas encore altéré l’accent originel. Et savez-vous ce que dit le peuple ? ce que La Fontaine, sans s’en douter, redira plus tard. Quelle opposition entre notre littérature du douzième siècle et celle des nations voisines ! Quel contraste entre nos fabliaux, nos romans du Renard et de la Rose, nos chansons de Gestes, et les Niebelungen, le Romancero, Dante et les vieux poëmes saxons ? Au lieu des grandes conceptions tragiques, des rêveries sentimentales et voluptueuses, des générosités et des tendresses du vieux poëme allemand ; au lieu de l’âpreté pittoresque, de l’éclat, de l’action, du nerf des récits espagnols ; au lieu de la farouche énergie, de la profondeur lugubre des hymnes saxonnes, vous rencontrez des épopées prosaïques et des contes frondeurs. Leur style n’a pas de couleur et ne donne pas de secousses. Les subites et éclatantes visions, les violentes accumulations de sentiments concentrés ou épanchés, toute passion, toute splendeur y manque. Ils écrivent sans images ni figures, aisément, tranquillement, avec la suite d’une eau claire et coulante. Ils trouvent à l’instant et sans effort l’expression juste, et atteignent du premier coup l’objet en lui-même, sans s’empêtrer dans le magnifique manteau des métaphores, sans être troublés par l’afflux trop grand des émotions. Bien plus, ils voient aussi nettement les liaisons des choses que les choses elles-mêmes. Jamais leur discours ne dévie ni ne bondit ; ils vont pas à pas, de degré en degré, d’une idée dans l’idée voisine, sans omissions ni écarts. Ils portent partout cet esprit mesuré, fin par excellence. Ils se gardent bien, en un sujet triste, de pousser l’émotion jusqu’au bout ; ils évitent les grands mots. Souvenez-vous comment Joinville conte en six lignes la fin de « son pauvre prêtre malade, qui voulut achever de célébrer la messe et oncques puis ne chanta et mourut ». Ouvrez un mystère, celui de Théophile, celui de la fille du roi de Hongrie ; quand on veut la brûler avec son enfant, elle dit deux petits vers « sur cette douce rosée qui est un si pur innocent », et puis c’est tout. Prenez un fabliau, même dramatique : lorsque le chevalier pénitent qui s’est imposé de remplir un baril de ses larmes, meurt auprès de l’ermite, il ne lui demande qu’un don suprême :

Que vous mettiez vos bras sur mi,
Si mourrai au bras mon ami.

Peut-on exprimer un sentiment plus touchant d’une façon plus sobre ? Il faut dire de leur poésie ce que l’on dit de certains tableaux : Cela est fait avec rien. Y a-t-il au monde quelque chose de plus délicatement gracieux que les vers amoureux de Guillaume de Lorris ? L’allégorie y enveloppe les idées pour leur ôter leur trop grand jour ; des figures idéales à demi transparentes flottent autour de l’amant, lumineuses quoique dans un nuage, et le mènent parmi toutes les douceurs des sentiment nuancés jusqu’à la rose dont « la suavité replenist toute la plaine.2 » — Cette délicatesse va si loin que dans Thibault de Champagne, dans Charles d’Orléans, elle tourne à la mignardise, à la fadeur. Toutes les impressions s’atténuent ; le parfum est si faible que souvent on ne le sent plus ; à genoux devant leur dame, ils chuchotent des mièvreries et des gentillesses ; ils aiment avec esprit et politesse ; ils arrangent ingénieusement en bouquets « les paroles peintes », toutes les fleurs « du langage frais et joli » ; ils savent noter au passage les sentiments fugitifs, la mélancolie molle, la rêverie incertaine ; ils sont aussi élégants, aussi beaux diseurs, aussi charmants que les aimables abbés du dix-huitième siècle : tant cette légèreté de main est propre à la race, et prompte à paraître sous les armures et parmi les massacres du moyen âge, aussi bien que parmi les révérences et sous les douillettes musquées de la dernière cour !

Vous la trouverez dans leur coloris aussi bien que dans leurs sentiments. Ils ne sont point frappés par la magnificence de la nature ; ils n’en voient guère que les jolis aspects ; ils peignent la beauté d’une femme d’un seul trait, qui n’est qu’aimable, en disant « qu’elle est plus gracieuse que la rose en mai. » Ils ne ressentent pas ce trouble terrible, ce ravissement, ce soudain accablement du coeur que montrent les poésies voisines ; ils disent discrètement « qu’elle se mit à sourire, ce qui moult lui avenoit. » Ils ajoutent, quand ils sont en humeur descriptive, qu’elle eut « douce haleine nette et savourée », et le corps aussi blanc « comme est la neige sur la branche quand il a fraîchement neigé. » Ils s’en tiennent là ; la beauté leur plaît, mais elle ne les transporte pas ; ils goûtent les émotions agréables, ils ne sont pas propres aux sensations violentes. Le profond rajeunissement des êtres, l’air tiède du printemps qui renouvelle et ébranle toutes les vies, ne leur suggère qu’un couplet gracieux ; ils remarquent en passant que « déjà est passé l’hiver, que l’aubépine fleurit et que la rose s’épanouit » ; puis ils vont à leurs affaires. Légère gaieté, prompte à passer comme celle que fait naître un de nos paysage d’avril ; un instant le conteur a regardé la fumée des ruisseaux qui monte autour des saules, la riante vapeur qui emprisonne la clarté du matin ; puis, quand il a chantonné un refrain, il revient à son conte. Ne craignez pas qu’il s’attarde aux descriptions, il aime mieux les événements que les peintures ; il n’est pas contemplatif et solitaire. Les deux qualités de son esprit, qui sont la sobriété et la finesse, le détournent bien vite de l’exaltation et de la poésie, pour le conduire à la prose, à la raillerie et au récit.

Voici donc les fabliaux, l’épopée du Renard, les contes qui naissent. Sujets et style, c’est là proprement notre littérature. Le poëte n’y a d’autre objet que de s’amuser et d’amuser le lecteur. Il est grivois et malin, se plaît aux bons tours et aux histoires lestes. Ne cherchez pas ici le profond instinct moral que la froideur du tempérament et l’imagination sérieuse engendrent chez les Germains. Dès l’origine et dans les pays où la race s’est gardée pure, on trouve nos Gaulois sensuels, enclins à faire bon marché du mariage.3

Et croyez que nos fabliaux en font bon marché. Non qu’ils peignent la volupté comme les Italiens et Boccace. Boccace prend le plaisir au sérieux ; la passion chez lui, quoique physique, est véhémente, constante même, fréquemment entourée d’événements tragiques et médiocrement propre à divertir. Nos fabliaux sont bien autrement gais. L’homme y cherche l’amusement, non la jouissance. Il est égrillard et non voluptueux, friand et non gourmand. Il prend l’amour comme un passe-temps, non comme une ivresse. C’est un joli fruit qu’il cueille, goûte et laisse. Encore faut-il noter que le meilleur du fruit, à ses yeux, c’est d’être un fruit défendu. Il se dit qu’il dupe un mari, « qu’il trompe une cruelle4, et croit gagner des pardons à cela. »

Il veut rire ; c’est là son état préféré, le but et l’emploi de sa vie. Surtout il veut rire aux dépens d’autrui. Le petit vers des fabliaux trotte et sautille comme un écolier en liberté, à travers toutes les choses respectées ou respectables, daubant sur les femmes, l’Eglise, les grands, les moines, Gabeurs, gausseurs, nos pères ont en abondance le mot et la chose. Et la chose est si naturelle, que sans culture et parmi des moeurs brutales ils sont aussi fins dans la raillerie que les plus déliés. Ils effleurent les ridicules, ils se moquent sans éclat et comme innocemment ; leur style est si uni, qu’au premier aspect on s’y méprend, on n’y voit pas de malice. On les croit naïfs, ils ont l’air de n’y point toucher. Un mot glissé montre seul le sourire imperceptible ; c’est l’âne, par exemple, qu’on appelle l’archiprêtre, à cause de son air grave et de sa soutane feutrée, et qui, gravement, se met à « orguenner. » Au bout de l’histoire, le fin sentiment du comique vous a pénétré sans que vous sachiez par où il est entré en vous. Ils n’appellent pas les choses par leur nom, surtout en matière d’amour, ils vous les laissent deviner ; ils vous jugent aussi éveillés et avisés qu’eux-mêmes.5

Sachez bien qu’on a pu choisir chez eux, embellir, épurer peut-être, mais que leurs premiers traits sont incomparables. Quand le renard s’approche du corbeau, pour lui voler son fromage, il débute en papelard, pieusement et avec précaution, en suivant les généalogies ; il lui nomme « son bon père, dom Rohart, qui si bien chantoit » : il loue sa voix qui est si claire et si épurge. » « Au mieux du monde chantissiez, si vous vous gardissiez des noix. » Renard est un Scapin, un artiste en inventions, non pas un simple gourmand ; il aime la fourberie pour elle-même ; il jouit de sa supériorité, il prolonge la moquerie ; quand Tibert le chat par son conseil s’est pendu à la corde de la cloche en voulant sonner, il développe l’ironie, il la goûte et la savoure ; il a l’air de s’impatienter contre le pauvre sot qu’il a pris au lacs, l’appelle orgueilleux, se plaint de ce que l’autre ne lui répond pas, qu’il veut monter aux nues, et aller retrouver les saints.6

Et d’un bout à l’autre cette longue épopée est pareille ; la raillerie n’y cesse point et ne cesse point d’être agréable. Renard a tant d’esprit, qu’on lui pardonne tout. Le besoin de rire est le trait national, si particulier, que les étrangers n’y entendent mot et s’en scandalisent. Ce plaisir ne ressemble en rien à la joie physique, qui est méprisable parce qu’elle est grossière ; au contraire, il aiguise l’intelligence et fait découvrir mainte idée fine ou scabreuse ; les fabliaux sont remplis de vérités sur l’homme et encore plus sur la femme, sur les basses conditions et encore plus sur les hautes ; c’est une manière de philosopher à la dérobée et hardiment, en dépit des conventions et contre les puissances. Ce goût n’a rien non plus de commun avec la franche satire, qui est laide, parce qu’elle est cruelle ; au contraire, il provoque la bonne humeur ; on voit vite que le railleur n’est point méchant, qu’il ne veut point blesser ; s’il pique, c’est comme une abeille sans venin : un instant après, il n’y pense plus ; au besoin il se prendra lui-même pour objet de plaisanterie ; tout son désir est d’entretenir en lui-même et en vous un pétillement d’idées agréables. — Telle est cette race, la plus attique des modernes, moins poétique que l’ancienne, mais aussi fine, d’un esprit exquis plutôt que grand, douée plutôt de goût que de génie, sensuelle, mais sans grossièreté ni fougue, point morale, mais sociable et douce, point réfléchie, mais capable d’atteindre les idées, toutes les idées, et les plus hautes, à travers le badinage et la gaieté. Il me semble que voilà La Fontaine presque tout entier décrit, et d’avance. Vous êtes remonté à la source de l’esprit gaulois ; vous y avez vu le grand réservoir primitif d’où tous les courants sortent, et vous avez trouvé que l’eau est la même dans le réservoir et dans les courants.

* * *

Chapitre II.
L’homme §

I §

C’est un curieux caractère que celui de La Fontaine, surtout si l’on compare ses façons aux moeurs régulières, réfléchies et sérieuses des gens d’alors. Ce naturel est gaulois, trop gaulois, dira-t-on, c’est-à-dire peu moral, médiocrement digne, exempt de grandes passions et enclin au plaisir. Il faut reconnaître qu’il avait trouvé autour de lui des exemples, et que ces exemples n’étaient pas trop édifiants. La vie bourgeoise était gaie, avant la Révolution, dans les provinces. Faute d’issue, l’ambition était petite ; faute de communications, l’envie manquait ; on n’essayait pas d’imiter Paris. Les gens restaient dans leur ville, s’arrangeaient une maison commode, un jardin, une bonne cave, dînaient les uns chez les autres, souvent, joyeusement et abondamment, avec des contes salés et des chansons au dessert. Ils aimaient les gaudrioles, faisaient des mascarades, vidaient des quartauts, mangeaient des grillades, et n’avaient pas des moeurs exemplaires. « Les communautés d’arts et métiers, dit l’honnête Baugier quelque vingt ans après La Fontaine, « faisaient des emprunts dont la meilleure partie passait en buvettes,7 » et les particuliers allaient du même train. On cherchait à se divertir et non à autre chose.

La Fontaine ne s’y ennuyait point, à ce qu’il paraît, car il y vécut jusqu’à trente-cinq ans sans souci, en bon bourgeois bien apparenté, qui a des fermes et pignon sur rue ; il jouait, aimait la table, lisait, faisait des vers, allait chez son ami Maucroix à Reims, y trouvait « bons vins et gentilles gauloises, friandes assez pour la bouche d’un roi. » De plus, il avait mainte affaire avec les dames du pays, même avec la lieutenante ; on en glosa ; il n’en devint pas plus sage. Une jeune abbesse chassée par les Espagnols s’étant réfugiée dans sa maison, sa femme les surprit ensemble ; « sans se déconcerter, Il fit la révérence et se retira ». C’est de cette façon qu’il tournait les choses. Il n’a jamais pris le mariage au sérieux, ni le sien ni celui des autres. Il avoue fort bien qu’il a chassé sur les terres d’autrui, et semble dire que le gibier n’en est que meilleur ; il le dit même et très-expressément. « Gardez de faire aux égards banqueroute » : ses préceptes n’allaient pas plus loin. A cet égard, il est étonnant, jusqu’à prendre sa femme pour confidente.8 Il a l’air, comme Agnès, de « ne point entendre mal aux choses qu’il fait », tant il les fait naturellement. Il raconte à Mme de La Fontaine que son premier soin, en entrant dans un pays, est de s’enquérir des jolies femmes : « Je m’en fis nommer quelques-unes, à mon ordinaire. » Il entre dans une allée profonde et couverte, et explique (toujours à Mme de La Fontaine) « qu’il se plairait extrêmement à avoir en cet endroit une aventure amoureuse. » Il insiste pour plus de clarté (toujours dans une lettre à Mme de La Fontaine) : « Si Morphée m’eût amené la fille de l’hôte, je pense bien que je ne l’aurais pas renvoyée. Il ne le fit point, et je m’en passai. » Un peu plus loin, Mme de La Fontaine apprend de son mari qu’on dit des merveilles sur les Limousines de la première bourgeoisie, sur leurs chaperons de drap rose sèche et sur leurs cales de velours noir. « Si je trouve quelqu’un de ces chaperons qui couvre une jolie tête, je pourrai bien m’y amuser en passant et par curiosité seulement. », Curiosité scabreuse et certes peu conjugale : l’aveu suivant ne l’est guère davantage. Il a causé avec une comtesse poitevine, « assez jeune et de taille raisonnable », qui avait de l’esprit, déguisait son nom et venait de plaider en séparation contre son mari, « toutes qualités de bon augure ; j’y aurais trouvé quelque sujet de cajolerie, si la beauté s’y fût rencontrée. Mais sans elle, rien ne me touche ; c’est, à mon avis, le principal point. » L’affaire était glissante, et ce n’est point sa faute s’il n’a pas glissé. Décidément il est aussi peu marié que possible, et il eût mieux fait de ne point l’être du tout. La moindre tentation, un joli minois, un sourire, une parure avenante le détournent ; ce n’est pas pour longtemps et il ne choisit guère. A l’occasion, la soubrette payait pour la dame. Quand il fut vieux, « les Jeannetons » remplacèrent « les Clymènes », et il ne se gêna pas pour l’avouer.

Il ne prenait que l’agrément chez les unes et chez les autres ; il était « chose légère », aimante, aimable, trop délicate et trop vive pour se salir dans le plaisir brutal ou pour se briser dans les émotions extrêmes. Son sentiment, à l’endroit des femmes, n’est ni passionné ni grossier. Il n’a point le coeur ni les sens profondément frappés. Il les aime toutes, et sans préférence, du moins toutes celles qui sont jolies, non point en Don Juan, mais en homme heureux. Il peut en aimer plusieurs ensemble. Qu’il les courtise ou non, il est à son aise dans leur compagnie, occupé et charmé, comme au milieu d’un jardin plein de fleurs. J’imagine qu’il regarde une taille penchée, une boucle de cheveux qui flotte, une main blanche qui arrange négligemment un pli de la robe ; c’en est assez pour remplir sa journée de rêveries. Il faut lire le récit du trouble où le jeta certaine visite. Il avait soixante-huit ans, et Mlle de Beaulieu quinze. Tout occupé de ce qu’il avait vu, il s’égara en route. Un domestique le remit sur son chemin ; il s’égara encore, coucha dans je ne sais quel hameau, et pendant trois jours eut les distractions les plus plaisantes : « Pourquoi M. d’Hervart ne m’a-t-il pas averti ? Je lui aurais représenté la faiblesse du personnage, et je lui aurais dit que son très-humble serviteur était incapable de résister à une fille de quinze ans, qui a les yeux beaux, la peau délicate et blanche, les traits du visage d’un agrément infini, une bouche et des regards ! Je vous en fais juge : sans parler d’autres merveilles sur lesquelles M. d’Hervart m’obligea de jeter la vue. » Ici perce la pointe de gaieté sensuelle ; mais il revient et ajoute avec une grâce charmante : « Si cette jeune divinité qui est venue troubler mon repos y trouve un sujet de se divertir, je ne lui en saurai point mauvais gré. A quoi servent les radoteurs, sinon à faire rire les jeunes filles ? » Et il envoie à la divine Amaranthe des vers un peu risqués, pleins d’insinuations vives et d’adorations mythologiques, Ces sourires et ces rires, cette galanterie caressante, ces douceurs, ce mélange d’esprit gracieux et de tendresses fugitives composent l’amour en France ; La Fontaine n’en a guère connu d’autre, et il y a passé le meilleur de son temps.

II §

Il n’en a pas perdu le sommeil. Soyez sûr qu’il y a bien plutôt gagné d’agréables rêves, L’agréable, voilà son affaire ; à regarder ses fines lèvres sensuelles, on devine qu’il n’a rien pris au tragique. Il l’avoue quand il invite la Volupté à venir loger chez lui, lui disant qu’elle ne sera pas sans emploi, « qu’il aime le jeu, les vers, les livres, la musique, la ville, la campagne, enfin tout. »

Il n’est rien
Qui ne me soit souverain bien,
Jusqu’aux sombres plaisirs d’un coeur mélancolique.

En effet, toutes les occupations chez lui se tournent en plaisirs, et on le retrouve dans ses vers tel qu’on vient de le voir dans sa vie. Il veut être heureux partout, même en écrivant. Ses Fables effacent ou atténuent ce qu’il y a d’odieux et de malheureux dans le monde. Il voit la laideur aussi nettement que personne, et la marque, mais il ne s’y arrête pas. Il peint la cour comme La Bruyère ; mais, au lieu d’entrer dans l’indignation, il tourne prestement du côté de la bonne humeur. Un petit mot glissé en passant change à l’instant l’accent du récit. L’enjouement remplace l’amertume. Il rit au milieu même de son émotion ; ses personnages plaisantent de leur propre infortune. Il ressemble à la vive et matinale alouette « qui chante encore, quoique près du tombeau. » Il s’amuse de tout, même de ses misères, même des nôtres. Sa fable est une mascarade, et ce simple déguisement des gens en bêtes égaye tout sujet, fût-il lugubre. On ne peut pas se fâcher bien sérieusement des cruautés du roi lion, quand on se le figure un sceptre entre les pattes et une couronne sur la crinière. On oublie qu’il s’agit d’hommes, et on en retire une vérité sans emporter un chagrin. C’est aussi par cette heureuse inclination qu’il a transformé les contes de Boccace. Il n’a eu garde d’ouvrir son livre par l’atroce peinture d’une peste ; il est à cent lieues du sérieux italien et des barbaries du moyen âge. Que Boccace arrange des meurtres, des empoisonnements, des avortements, des goûts contre nature et toutes sortes de vilenies sanglantes ; qu’il mette des amants sur le bûcher, cela est bon pour des nerfs du quatorzième siècle. L’ardeur et la profondeur des sentiments, l’amour qui dessèche et qui, « sans la crainte de l’enfer, pousserait le malheureux rebuté à se donner la mort9, ) » les larmes sincères, l’invective, le vigoureux style oratoire digne de Machiavel, toute cette invention italienne nous choque et le choque par son trop de force.

On n’est pas à l’aise devant cette volupté ardente ; sa crudité rebute ; on est inquiété par ce regard direct ; on a peur d’une beauté si énergique. La Fontaine la change en piquante grisette, à figure éveillée et mutine ; il l’ajuste, l’agace et court après elle. C’est de ces sortes de songes qu’il a rempli sa vie. Il les laissait venir et ne les contraignait pas. Il en jouissait, il ne faisait pas métier de les écrire. C’est pour cela qu’il écrivit si tard, à trente-huit ans. On voit bien par son poëme sur Vaux qu’en poésie comme ailleurs il prenait ses aises. Il s’était fait remettre des mémoires pour mieux décrire les beautés du château. Au bout de trois ans, il avait composé trois fragments en prose et en vers, qui font à peu près cinquante pages. Je suppose qu’il allait se promener à Vaux, regardait les cygnes et les beaux parterres, et revenait le soir content d’avoir si bien travaillé. Le lendemain il ouvrait ses mémoires, lisait six lignes de détails techniques, s’endormait ; sa journée était faite. Le surlendemain, quelqu’un le priait à dîner ; un autre jour, il s’oubliait à lire Rabelais ou Platon. Il atteignait ainsi la fin de la semaine, puis du mois, puis de l’année. De loin en loin quelques vers lui venaient, qui mettaient sa conscience en repos ; il allait toucher sa pension, et saluer Mme la surintendante, l’appelait « merveille incomparable », de bonne foi, et de bon coeur. Il n’a jamais fait mieux ni pis.

Tout cela ne compose pas un caractère bien digne. Il n’y a pas dans ces moeurs de quoi soutenir un coeur. A regarder ses actions, il a l’air de vivre à genoux ; quand il s’agit d’un prince ou d’une princesse, il accumule en outre la flatterie. Ce ne sont que dieux ou déesses. Il se prosterne devant les bâtards ; il adore Mme de Montespan ; il remarque, quand le roi révoque l’édit de Nantes, que « sa principale favorite, plus que jamais, c’est la vertu. » Encore, parmi tant de génuflexions, a-t-il peur de mal louer ; ayant dit du roi que « sa bonne mine ravit toutes les nymphes de Vaux », il se reprend comme un poëte craintif du Bas-Empire, se demandant « s’il est permis d’user de ce mot en parlant d’un si grand prince. » Il quête de l’argent humblement au monarque et à d’autres. Un poëte de cour en cette cour est un bien petit personnage, sorte de joueur de luth à gages, obligé par son emploi de chanter respectueusement toutes les choses officielles, compagnon du petit chien pour lequel il fait des vers.10

Regardez pourtant au fond du coeur, et dites si la vénération l’oppresse. Il a beau baisser les yeux, il voit aussi clair que personne. Il comprend ce qu’est l’égoïsme royal aussi bien que Saint-Simon lui-même. Il le perce à jour, le raille, et n’est jamais las de recommencer son persiflage. Il est sans s’en douter le plus hardi frondeur du siècle. Molière, La Bruyère et Boileau se sont couverts du monarque pour railler le reste. Il ouvre sa galerie de ridicules par le portrait du roi. Et ce portrait-là ne nuit pas aux autres. Personne n’a parlé moins respectueusement « des puissances. » Il semble particulièrement se plaire à railler les grands. Ce n’est pas assez pour lui de les décrire tout au long. Il trouve le loisir de lancer en passant des traits contre les nobles « mangeurs de gens », contre les « volereaux » qui font les voleurs, contre les seigneurs « qui ont belle tête, mais point de cervelle », ou « qui n’ont que l’habit pour tout talent. » S’il porte quelquefois l’habit d’un valet, il n’en a point l’âme ; cette livrée n’a revêtu en lui que l’homme extérieur, le maladroit que ses amis prêchaient et menaient, le sujet fidèle, l’humble bourgeois qu’assujettissaient les convenances. Le poëte au dedans restait libre, et je crois que derrière ce retranchement impénétrable nulle servitude n’eût pu l’envahir.

C’est cette liberté qui le relève, et qui, en lui comme dans la race, ne peut être étouffée ni périr ; en vain nous naissons sujets ; nous restons critiques. Ajoutez encore un point, la bonté ; celui-ci a beau être épicurien, impropre aux devoirs de la société et de la famille, prompt au plaisir, inattentif aux conséquences ; il n’est jamais égoïste ni dur. Au contraire, il n’y a point d’homme plus doux, plus maniable, plus incapable de rancune ; sa moquerie n’est jamais de la méchanceté ; il ne veut que s’amuser, il ne veut point nuire ; parfois même, au plus beau de son conte, la pitié le prend pour les pauvres dupes. Jamais il n’a fait de mal à personne ; il ne semble pas qu’il en ait dit de personne, sinon en général et en vers.11 Du moins il n’en disait jamais des femmes.12

Ayant écrit au prince de Conti un récit des mésaventures de Mlle de La Force, il le supplie de ne montrer sa lettre à personne. « Mlle de La Force est trop affligée, et il y aurait de l’inhumanité à rire d’une affaire qui la fait pleurer si amèrement. » Quoique distrait et indifférent à ses propres affaires, sitôt que des gens affligés venaient le consulter, « non-seulement il écoutait avec une grande attention, mais il s’attendrissait, il cherchait des expédients, il en trouvait, il donnait les meilleurs conseils du monde. » Il fut l’ami le plus fidèle, et défendit devant le roi Fouquet disgracié. Vingt détails touchants montrent la sincérité de son affection et de sa peine. Il passait par Amboise où Fouquet avait été enfermé d’abord : « Je demandai à voir cette chambre, triste plaisir, je vous le confesse, mais enfin je le demandai. Le soldat qui nous conduisit n’avait pas la clef. Au défaut, je fus longtemps à considérer la porte… Sans la nuit, on n’eût jamais pu m’arracher de cet endroit. » Son attachement pour Mme de La Sablière fut si délicat, qu’en vérité il payait tous les services. Le pauvre homme ne pouvait pas en rendre de bien utiles ; mais son sentiment suffisait à l’acquitter. « Ne montrez ces vers à personne, écrivait-il à Racine, car Mme de La Sablière ne les a pas encore vus. » Il lui gardait ainsi la seule chose qu’il pût donner, des prémices.

Ce que chez vous nous voyons estimer,
C’est un mortel qui sait mettre sa vie
Pour son ami.

Voilà les louanges qu’il trouvait pour elle. « Vous que l’on aime à l’égal de soi-même. » Voilà le mot par lequel il peignait son sentiment. Il y revenait à vingt reprises, en lui parlant, en parlant à d’autres. Elle était la première dans son coeur, et elle y resta toujours, ainsi que dans un temple, adorée comme une bienfaitrice, comme une amie, comme une femme, parmi les tendresses et les respects. Nul n’a parlé de l’amitié comme lui, avec une émotion si vraie et si intime.13 Nulle part elle n’a un élan si prompt et des ménagements si doux. Il donna à ses amis, à Pintrel, à Maucroix, le seul bien qu’il eût, tout ce qu’il pouvait donner, c’est-à-dire son temps et sa gloire, traduisant des vers pour eux, mettant son nom à côté du leur pour qu’on lût leurs ouvrages. Quand il se convertit, le point qui le heurtait le plus c’était l’éternité des peines : « Il ne comprenait pas comment cette éternité peut s’accorder avec la bonté de Dieu. » Il jugeait Dieu d’après lui-même ; ce n’était pas là une si grande injure, et sa garde n’avait point tort de dire « que Dieu n’aurait jamais le courage de le damner. »

III §

On voit bien déjà, par les excès et les singularités de ses qualités et de ses fautes, que, sans quitter le caractère gaulois, il le dépassa. C’est qu’il était poëte. Je crois que, de tous les Français, c’est lui qui le plus véritablement l’a été. Plus que personne, il en a eu les deux grands traits, la faculté d’oublier le monde réel, et celle de vivre dans le monde idéal, le don de ne pas voir les choses positives, et celui de suivre intérieurement ses beaux songes. Si vous regardez sa conduite, il a l’air d’un enfant distrait qui se heurte aux hommes. On l’appelle « le bonhomme. » En conversation, il ne sait pas de quoi on parle autour de lui, « rêve à toute autre chose, sans pouvoir dire à quoi il rêve. » Il paraît « lourd, stupide. » Il ressemble à « un idiot », ne sait raconter ce qu’il vient de voir, et, « de sa vie, n’a fait à propos une démarche pour lui-même. »14

Sa sincérité est naïve ; il pense tout haut, montre aux gens qu’ils l’ennuient. Il est crédule jusqu’au bout, et, de son propre aveu, toujours le même « enfant à barbe grise, qui fut dupe et le sera toujours. » Il ne sait ni se conduire ni se contraindre, il se laisse aller ; c’est la pure nature. Tout jeune, il avait reçu de son père un message d’où dépendait le gain d’un procès ; il sort, rencontre des amis, va avec eux à la comédie, et ne se souvient que le lendemain du message et du procès. C’est à peu près de cette façon qu’il a toujours entendu ses intérêts. A vingt-six ans on lui donne une femme et une charge ; il se laisse faire, et tout doucement se détache de l’une et de l’autre, s’en va à Paris surveiller les eaux et forêts de la Champagne, et ne se souvient plus qu’il est marié. Sitôt que M. de Harlay se fut chargé de son fils, il cessa de s’en inquiéter. Ces sortes d’esprits ont ce don d’oublier tout de suite les choses qui les ennuient. Un jour même, il salua son fils sans le reconnaître ; quelqu’un s’en étonna ; il répondit « qu’il croyait en effet avoir vu ce jeune homme quelque part ». Il n’est pas besoin de dire qu’il fut médiocre économe ; son administration se réduisit à un voyage qu’il faisait tous les ans à Château-Thierry pour vendre une pièce de terre dont il mangeait l’argent à Paris. A Paris, il fit comme ailleurs, il se laissait vivre. D’autres prenaient soin de lui. Fouquet lui donna une pension de mille francs. Plus tard, Mme de la Sablière le recueillit, lui épargna tous les tracas de la vie, le garda vingt ans. Quand elle mourut, M. d’Hervart vint le trouver et le pria de loger chez lui : « J’y allais », dit La Fontaine. Mot admirable de candeur et d’abandon. Il se donnait à ses amis, sentant bien qu’il ne pouvait pourvoir à lui-même. Mme d’Hervart, jeune et charmante, veilla à tout, jusqu’à ses vêtements, prit soin, sans qu’il s’en doutât, de remplacer ses habits usés ou tachés, fut pour lui une mère, mieux encore, une maman. Ses autres amis faisaient de même. On le régentait, on le sermonnait « sur ses moeurs, sur sa dépense » ; on sollicitait pour lui, on obtenait des secours du prince de Conti, du duc de Bourgogne ; on l’envoyait à Château-Thierry pour le réconcilier avec sa femme. Il y allait, la trouvait hors du logis, et reprenait le coche sans l’avoir vue, alléguant pour excuse qu’elle était à vêpres. D’autres fois il faisait la sourde oreille, ou bien promettait de ne plus pécher, sauf à retomber le jour d’après. Chez lui, la partie prévoyante et commandante qui proportionne et règle nos actions était absente. Il ne s’appartenait pas, ne souhaitait pas s’appartenir. Il souffre qu’on le gronde et qu’on le mène. Il ne s’excuse pas, il ne dissimule rien, il n’a pas de vanité ; au contraire, il est le premier à s’accuser. Mme de La Sablière disait « qu’il ne mentait jamais en prose » ; ajoutez qu’en vers non plus il ne ment jamais. Il avoue ingénument ses fautes, son désordre, les brèches qu’il a faites à la foi conjugale, l’emploi scabreux qu’il donnera aux libéralités de Vendôme. Il pense tout haut, il vit à coeur ouvert devant les contemporains, devant ses lecteurs. Tout ce que l’éducation et la réflexion impriment en nous a glissé sur lui. Il est resté primitif ; pendant que les autres se polissaient et se querellaient, il a rêvé ; il n’a vu tant d’intrigues et de splendeurs passer devant lui que comme un spectacle. Ses yeux ont assisté à la comédie du siècle, son coeur n’y a point pris part. C’est que son esprit était ailleurs.

Il était dans ce monde charmant où les hommes sensés n’entrent jamais, qui n’est ouvert qu’aux simples d’esprit, aux gens un peu fous, aux rêveurs. Il n’avait pas besoin de se guinder pour y monter. Il s’y trouvait tout porté et de naissance. C’est cette faculté qui transformait et embellissait en lui toutes les autres ; c’est elle qui, prenant la sensualité, la moquerie, la gaieté, toutes les inclinations gauloises, les rendait innocentes et charmantes ; c’est elle qui écartait de lui la médiocrité, la sécheresse, la vanité et l’affectation, qui ordinairement gâtent notre genre d’esprit. Il était enthousiaste. Il oubliait tout de suite le vrai caractère des choses, et les voyait telles qu’il se les figurait. Il s’oubliait lui-même, il s’enfonçait si bien dans ses personnages fictifs, qu’il s’intéressait à eux, leur parlait, revenait à eux comme à d’anciens amis, leur donnait une place dans sa vie, s’effaçait devant eux, et mettait au jour de véritables êtres. Vis-à-vis des personnages réels, il se perdait dans l’admiration et dans la louange, élevait les gens jusqu’au ciel, les y installait à demeure. « Savez-vous bien que, pour peu que j’aime, je ne vois les défauts des personnes non plus qu’une taupe qui aurait cent pieds de terre sur elle ? Dès que j’ai un grain d’amour, je ne manque pas d’y mêler tout ce qu’il y a d’encens dans mon magasin. » En toutes choses il exagérait, et sincèrement. Il se prenait tout d’un coup et se donnait sans réserve. A vingt ans, la lecture de quelques livres pieux l’avait jeté au séminaire. Deux ans après, la lecture d’une ode de Malherbe le ravit ; il ne lit plus autre chose, il passe les nuits à l’apprendre par coeur, il va déclamer son poëte à l’écart. Quand Platon l’eût pris, désormais à table il ne voulait plus parler que de Platon. On se rappelle le jour où, par hasard, ayant lu Baruch, il aborda tout le monde avec ce nom sur les lèvres. Lorsqu’il cause, il suit son idée avec une préoccupation si grande, qu’il n’entend pas Boileau tout à côté de lui qui l’injurie pour s’amuser. Il a beau dire aux dames des galanteries convenues ; l’adoration perce sous les oripeaux mythologiques ; il est heureux de les louer ; pour lui, elles sont vraiment déesses ; un sourire de leurs lèvres roses le comble et l’enchante. Il rêve toute une nuit de la princesse de Conti qu’il vient de voir parée et prête à partir pour le bal :

L’herbe l’aurait portée, une fleur n’aurait pas
    Reçu l’empreinte de ses pas…
Vous portez en tous lieux la joie et les plaisirs15 ;
Allez en des climats inconnus aux zéphyrs,
Les champs se vêtiront de roses.

L’illusion le prend, sa raison s’en va, les choses se transfigurent, une lumière divine se répand sur le monde, le vieux moqueur atteint l’accent, le ravissement de Platon et de Virgile. C’est parmi ces émotions qu’il faut le voir si on veut le connaître. Elles sont tout ce qu’il y a de beau et de bon dans l’homme. Peu importe leur source : une grande conception, une noble action peut les soulever aussi bien qu’un élan d’amour ; mais celui-ci n’a pas vécu qui ne les a pas eues. Nous mangeons, nous dormons, nous songeons à gagner un peu de considération et d’argent ; nous nous amusons platement, notre train de vie est tout mesquin, quand il n’est pas animal ; arrivés au terme, si nous repassions en esprit toutes nos journées, combien en trouverions-nous où nous ayons eu pendant une heure, pendant une minute, le sentiment du divin ? Et ce sont pourtant ces heures si clairsemées qui donnent un prix à notre vie. Une grosse toile vulgaire, uniforme, sur laquelle de loin en loin on aperçoit une belle fleur délicatement peinte, voilà l’image de notre condition ; celui-là seul est à envier qui peut montrer sur sa trame beaucoup de fleurs pareilles. Ni l’extérieur, ni le rang, ni la fortune, ni la conduite ou le caractère visible ne font l’homme ; mais le sentiment intérieur et habituel. Il peut être pauvre, maladroit, négligent, sensuel. Il peut prêter à la moquerie, être la risée des sages, « effaroucher les jeunes filles » : ces apparences n’y font rien ; il a peut-être eu plus de bonheur, il est peut-être plus digne d’admiration que le personnage le plus correct et le plus éclatant. C’est par ce côté et dans ce fond intime qu’il faut regarder La Fontaine, C’est par là que la vie d’un poëte vaut quelque chose. Celui-ci s’est donné sans cesse le concert que ses vers nous offrent encore. Il a erré parmi des milliers de sentiments fins, gais et tendres ; son coeur lui a fourni une fête, la plus piquante, la plus gracieuse, toute nuancée de rêveries voluptueuses, de sourires malins, d’adorations fugitives. Il s’est promené à travers tous les sentiments humains, quelquefois parmi les plus nobles, d’ordinaire parmi les plus doux. En ce moment, on n’aperçoit plus sa basse condition, ses moeurs irrégulières ; bien des gens ne changeraient pas son coeur ni sa vie contre le coeur ou la vie du grand roi.

* * *

Chapitre III.
L’écrivain §

I §

Il est amusant de voir combien l’esprit gaulois chez La Fontaine a eu de peine à se dégager du courant public qui l’emmenait ailleurs. Le goût régnant portait les gens du côté du bel esprit, de l’éloquence, des règles classiques, de l’imitation latine ; il y cède vingt fois, mais toujours il revient à lui-même. Dans ce pays artificiel et correct, il n’est pas à son aise ; il y va parce qu’on l’y mène, parce qu’il est convenable d’y aller ; mais il y est gêné et n’y profite point.

C’est pour cela sans doute qu’il écrivit si tard. Il se cherchait, et, faute de chercher où il fallait, il ne se trouvait pas. Il essayait d’arranger l’Eunuque de Térence, et flottait assez maladroitement entre deux genres, sans atteindre la fidélité d’une traduction ni l’intérêt d’une imitation. Ensuite il se guinda de tout son effort pour composer une bonne fiction mythologique à l’éloge de Vaux ; il expliquait sa fiction dans une préface, tout au long, avec des précautions qui auraient fait honneur aux pédagogues Bossu et Rapin. Pendant trois ans il travailla et retravailla cette malheureuse fiction qui est un plaidoyer entre les déesses du jardinage, de la peinture, de l’architecture et de la poésie, et n’en tira pas grand-chose. Plus tard, quand il imite la Psyché d’Apulée, il n’atteint qu’un style faux, à demi naïf et à demi fade. Sa gaieté et sa galanterie percent à travers le masque antique, mais timidement, sans oser se montrer, avec toutes sortes d’incertitudes et de disparates. Son roman est une pastorale de courtisans modernes habillés à la grecque, occupés à disserter longuement, à rire froidement et à sourire mignardement, Psyché était trop déesse pour être à sa place entre les mains de La Fontaine ; il n’ose être familier avec elle ; quant à être grave et respectueux, c’est ce qu’on ne lui demandera jamais. Son Adonis n’est guère moins terne ; il ne faut pas le lire quand on a contemplé la sensualité ardente, la couleur tourmentée et magnifique qui éclatent dans celui de Shakspeare. La Fontaine n’est que gracieux, galant ; il fléchit sous le poids des personnages divins ; ses passions sont trop douces. Le génie enflammé de la Renaissance, la nudité, la sérénité héroïque de l’antiquité grecque, sont hors de sa portée et de ses prises. Pour son poëme de saint Malc, c’est un éloge de chasteté ascétique ; on devine qu’il n’y a pas réussi. Il l’avait fait de commande, comme ses autres pièces religieuses ; il ne pouvait guère être pieux que sur une invitation étrangère. En général, quand il entre dans les grands vers, il y est comme dans l’habit d’autrui. Cet habit-là ne va pas à sa taille. De temps en temps, surtout dans les épîtres, dans les élégies, deux ou trois vers naturels se détachent ; c’est un geste vrai qui s’est montré en dépit des broderies roides et des longues manches. Mais les hémistiches distincts, les rimes régulières, le ton soutenu, la friperie mythologique ou galante, Vénus et l’Amour, les pleurs et les ardeurs, reprennent bientôt leur empire. La poésie s’en va sous les conventions et les convenances. Ces maudits alexandrins ont toujours fait dans notre langue l’office de justaucorps. Sitôt qu’on les endossait, on devenait roide ; l’étiquette vous prenait ; vous vous retranchiez tous les mouvements prompts et abandonnés ; vous deveniez digne ; vous ne parliez plus la langue ordinaire ; vous vous réduisiez à un certain nombre de mots et de tours approuvés ; les autres étaient écartés comme familiers et roturiers ; vous deveniez un personnage de représentation ou d’antichambre, à la longue un mannequin. Tous vos gestes étaient réglés, compassés. Il fallait ici une césure, là une épithète, plus loin un rejet. Personne ne ressemble plus à Claudien que Delille. Encore aujourd’hui nous souffrons de cette discipline ; le vers naturel nous manque ; celui d’Alfred de Musset16 est un tapageur ; celui de Victor Hugo un épileptique. Ils ont déchiré ou bariolé le vieil habit classique avec une verve d’écoliers ou une rancune de réformateurs ; mais leur mode débraillée est aussi arbitraire que la mode correcte. Ils ont pris simplement le contre-pied de l’ancienne, et notre poésie, entre les oripeaux et les guenilles, attend encore le vêtement qui lui convient. La Fontaine en a essayé plusieurs avant de trouver celui dont il avait besoin. Il en approchait pourtant en maniant le vieux français, en lisant Rabelais, Marot, la reine de Navarre. Il essayait des dizains, des ballades, des rondeaux, des virelais ; il revenait à la source gauloise, au style naïf, au petit vers leste et campagnard, qui aime les mots francs, qui dit en courant toutes les choses vraies. C’est ainsi qu’à la fin il rencontra les fables et les contes.

« M. de La Fontaine, dit l’abbé Poujet, son confesseur, ne pouvait s’imaginer que le livre de ses _Contes_ fût un ouvrage si pernicieux. Il protestait que ce livre n’avait jamais fait sur lui, en l’écrivant, de mauvaises impressions, et il ne comprenait pas qu’il pût être si fort nuisible aux personnes qui le lisaient. » Je le crois ; il l’avait fait trop naturellement pour y voir du mal. On ne trouve pas de crime en des idées qui reviennent si fréquemment et d’elles-mêmes. Il était si loin de la règle qu’il ne l’apercevait plus. C’est ici que le franc naturel gaulois éclate. Au-dessus de lui résonne la grave mélodie du style noble et des grands vers. Les prédicateurs, les philosophes, les poëtes se forment en choeur pour chanter la beauté imposante des moeurs réglées, et la littérature est un motet solennel accompagné par l’orgue ecclésiastique. Bossuet le mène, et les spectateurs contemplent avec respect l’auguste étalage des robes violettes, des chapeaux à plumes et des jupes lamées qui s’ordonnent en belles rangées sous les yeux du roi. Dans un coin est un bonhomme qui bâille ou rit. Ce sermon l’ennuie ; il n’aime pas les cérémonies, trouve les alignements trop droits et l’orgue trop ronflant. Il pose sur son prie-Dieu le saint Augustin qu’on lui a mis dans la main, tire furtivement un Rabelais de sa poche, fait signe à ses voisins Chaulieu et le grand prieur, et chuchote tout bas avec eux quelque drôlerie. Il court risque d’être « averti », et réprimandé tout haut ; il le sera ; en attendant, il s’amuse lestement comme un écolier qui fait une escapade. Vous pouvez croire qu’en semblable occasion un conteur ne fait pas de longues phrases et ne cherche pas les mots d’apparat. Celui-ci prend justement le contre-pied du ton officiel. Par ennui de la régularité imposée, il quitte l’air de cour, se fait vulgaire, emploie les mots des paysans, des ouvriers, les tours osés, vieillis, la conversation triviale qui rabaisse les belles choses jusqu’au niveau des mains sales. Il amène des commères, des paysans qui troquent, des tonneliers avec leur langage risqué et leurs instincts de bas étage. Ses récits ressemblent à des magots de Téniers parmi les perruques de Versailles. On voit enfin par lui les franches repues, les façons grivoises et goguenardes du bon peuple de France. Et remarquez que, dans ces contes, seigneurs et vilains sont du même acabit, aussi gouailleurs et aussi égrillards les uns que les autres. Ce qui par-dessus tout leur déplaît et déplaît à La Fontaine, c’est la règle. Il semble ne la regarder que comme une convention et une parade. C’est pain bénit que de s’en moquer. A son avis, la nature va au plaisir, ainsi que l’eau à la rivière ; elle y va (ce n’est pas moi qui parle), quelles que soient les digues, religion ou mariage. Ceux qui les bâtissent sont les premiers à ne pas les respecter. Ils les établissent pour autrui, non pour eux-mêmes. Songez, pour excuser cette morale gauloise, que le Gaulois n’a jamais fait sa règle et qu’il l’a toujours subie ; ecclésiastique ou civile, elle lui vient d’ailleurs et d’en haut. Il n’est point l’auteur de sa foi ni de sa loi ; l’Eglise et l’Etat ne sont pour lui que des gendarmes. Ils le mènent et il se laisse faire. Tout au plus, en de certains moments insupportables, il ramasse des pierres pour leur casser la tête. Mais d’habitude il se range sous leur baguette, en se dédommageant par un brocard. Il ne leur accorde guère qu’une obéissance extérieure et machinale ; à toute occasion il s’échappe en escapades ; son plus grand plaisir est de remarquer qu’il n’est pas leur dupe, et de le faire remarquer à son voisin.

II §

Le ton change dans les fables, et le vers aussi. La Fontaine n’essaye pas d’y fronder la morale, mais d’en établir une. Il s’agit de peindre toute la vie humaine, et non plus seulement les parties défendues de la vie humaine. Aussi ces fables sont notre épopée ; nous n’en avons point d’autre. Je n’ai pas besoin d’ôter ce nom à l’insipide Henriade, ni au postiche sentimental que M. de Chateaubriand a intitulé les Martyrs. Nous n’avons réussi en ce genre qu’à fabriquer de jolies machines en carton vernissé, bonnes à garder sous verre à titre de curiosités historiques. Rabelais seul avait « la tête épique », et serait le poëte national par l’espèce des idées et la grandeur des conceptions, si la folie de l’imagination, l’énormité de l’ordure et la bizarrerie de la langue ne l’avaient réduit à un auditoire d’ivrognes ou d’érudits. C’est La Fontaine qui est notre Homère. Car d’abord il est universel comme Homère : hommes, dieux, animaux, paysages, la nature éternelle et la société du temps, tout est dans son petit livre. Les paysans s’y trouvent, et à côté d’eux les rois, les villageoises auprès des grandes dames, chacun dans sa condition, avec ses sentiments et son langage, sans qu’aucun des détails de la vie humaine, trivial ou sublime, en soit écarté pour réduire le récit à quelque ton uniforme ou soutenu. Et néanmoins ce récit est idéal comme celui d’Homère. Les personnages y sont généraux ; dans les circonstances particulières et personnelles, on aperçoit les diverses conditions et les passions maîtresses de la vie humaine, le roi, le noble, le pauvre, l’ambitieux, l’amoureux, l’avare, promenés à travers les grands événements, la mort, la captivité, la ruine ; nulle part on ne tombe dans la platitude du roman réaliste et bourgeois. Mais aussi nulle part on n’est resserré dans les convenances de la littérature noble ; le ton est naturel ainsi que dans Homère. Tout le monde l’entend ; ce sont nos mots de tous les jours, même nos mots de ménage et de gargote, comme aussi nos mots de salon et de cour. Nos enfants l’apprennent par coeur, comme jadis ceux d’Athènes récitaient Homère ; ils n’entendent pas tout, ni jusqu’au fond, non plus que ceux d’Athènes, mais ils saisissent l’ensemble et surtout l’intérêt ; ce sont de petits contes d’enfants, comme l’Iliade et l’Odyssée, qui sont de grands contes de nourrice. Et cette épopée de La Fontaine est gauloise. Elle est hachée menu, en cent petits actes distincts, gaie et moqueuse, toujours légère et faite pour des esprits fins, comme les gens de ce pays-ci. Vingt vers leur font comprendre votre leçon et cent vers les empêcheraient de la comprendre. Il n’ont pas besoin de longs détails et les longs détails les fatigueraient. Un petit mot de son éclair fuyant leur dévoile tout un tableau ou tout un caractère ; une clarté prolongée et forte émousserait leur regard. Ils sont agiles, mais prompts à se rebuter, et veulent arriver au but en trois pas. La fable, par sa brièveté, se proportionne à leur attention si alerte et si vite lassée. Encore faut-il qu’elle ne persévère point d’un bout à l’autre dans le même style, mais qu’elle change, qu’elle ondule, par toutes sortes de tours sinueux, de la joie à la tristesse, du sérieux à la plaisanterie. La Fontaine est le seul qui nous ait donné le vers qui nous convient, « toujours divers, toujours nouveau », long, puis court, puis entre les deux, avec vingt sortes de rimes, redoublées, entrecroisées, reculées, rapprochées, tantôt solennelles comme un hymne, tantôt folâtres comme une chanson. Son rythme est aussi varié que notre allure. Non plus que nous, il ne soutient pas longtemps le même sentiment. « Diversité, c’est sa devise. »

J’ajoute : Diversité avec agrément. Rien de si fin que cet agrément. Toutes les grâces de ce style sont « légères. » Il s’est comparé lui-même « à l’abeille, au papillon » qui va de fleur en fleur, et ne se pose qu’un instant au bord des roses poétiques. Tous les sentiments chez lui sont tour à tour effleurés, puis quittés ; un air de tristesse, un éclair de malice, un mouvement d’abandon, un élan d’éloquence, vingt expressions passent en un instant sur cet aimable visage. Un sourire imperceptible les relie. Les étrangers ne l’aperçoivent pas, tant il est fin.17

Il se moque sans qu’on s’en doute, au passage, sans insister ni appuyer. Il n’éclate pas, il ne dit qu’à demi les choses. Souvent il prend une mine sérieuse, continue le discours d’un ton convaincu, semble approuver son personnage ; tout d’un coup, au dernier vers, une chute révèle l’ironie. Il se commente subitement, en se reprenant, et, à ce qui semble, par pure bonhomie, pour nous éviter une méprise ; c’est pour nous jouer un tour et nous dire une méchanceté.18 S’il lâche un mot suspect et d’apparence un peu libertine19, il le corrige aussitôt avec un empressement affecté ; il fait le bon apôtre pour mieux persifler les bons apôtres.

Ces jolies hypocrisies sont toujours transparentes. Il s’en amuse comme d’un déguisement ; la fable elle-même n’est pas autre chose. C’est railler les gens que de leur mettre sur le dos une peau de bête, d’autant mieux qu’on frappe sur ce dos en ayant l’air de frapper sur le dos d’autrui. La Fontaine semble un simple, occupé du loup, du renard, capable tout au plus de rêver parmi les prés et les basses-cours, et d’en badiner devant les grandes personnes, avec quelque profit pour les enfants. Et tout d’un coup on découvre sous cette apparence innocente un satirique, un philosophe, un connaisseur de l’homme ; en sorte que de tous ses héros c’est lui qui est le plus amusant et le mieux masqué. Ce déguisement est exquis. Il ôte à la vérité sa tristesse, au badinage sa frivolité. On se divertit et on pense. On y est à la fois dans les mondes ou plutôt sur la limite des deux mondes ; et l’on cueille à la fois tous leurs fruits et toutes leurs fleurs. Un vers vous porte dans la campagne, sous la ramée verte ; un autre vous ramène dans les salons, au beau milieu d’une cérémonie royale. Vous entrevoyez le museau fin d’un renard, et un instant après la physionomie avisée d’un courtisan. Aucune de ces deux vues ne nuit à l’autre : elles se suivent sans s’effacer. L’agilité du charmant esprit qui va et vient de l’une à l’autre les unit sans les brouiller. Si vous voulez fixer cette peinture fuyante, vous la grossissez. Quand Grandville, pour illustrer La Fontaine, a mis sous nos yeux les bêtes en habits d’hommes, il a tout gâté ; il n’a fait qu’entasser un carnaval vulgaire, propre à faire rire des provinciaux et des épiciers. Le dessin, de sa lourde empreinte matérielle, perpétue et enfonce dans les yeux ce qui doit glisser devant l’imagination comme emporté par un éclair. La Fontaine n’a pas de visions complètes et durables : il n’est pas oppressé d’images absorbantes ; il entrevoit, il quitte, il vole, il revient, il est un moment en vingt lieux et en vingt sentiments ; pendant que vous achevez une de ses esquisses, il a fait le tour du monde et il est prêt à recommencer.

III §

Ce ton indique la morale. Il est difficile à un homme si gai d’être un vrai précepteur de moeurs. La sévérité n’est pas sa disposition ordinaire, il ne fera pas de l’indignation son accent habituel. Tâchez de n’être point sot, de connaître la vie, de n’être point dupe d’autrui ni de vous-même, voilà, je crois, l’abrégé de ses conseils. Il ne nous propose point de règle bien stricte, ni de but bien haut. Il nous donne le spectacle du monde réel, sans souhaiter ni louer un monde meilleur. Il montre les faibles opprimés sans leur laisser espoir de secours ni de vengeance. Il reconnaît que Jupiter à « mis deux tables au monde ; que l’adroit, le fort, le vigilant sont assis à la première, et que les petits mangent leurs restes à la seconde. » Bien pis, le plus souvent les petits servent de festin aux autres. Au reste peu importe « qui vous mange, homme ou loup ; toute panse lui paraît une à cet égard. » Il est résigné, sait ce que vaut le roi lion, quelles sont les vertus des courtisans mangeurs de gens », mais croit que les choses iront toujours de même, et qu’il faut s’y accommoder. Telle qu’elle est, la vie est « passable ». « Mieux vaut souffrir que mourir, c’est la devise des hommes. » Cette morale-là est bien gauloise ; nous plions sous l’énorme machine administrative qui nous façonne ; nous nous souvenons qu’en vain on l’a cassée, que toujours elle s’est raccommodée, et ne s’est trouvée que plus pesante ; bien plus, nous sentons que si elle se détraquait, nous ne pourrions vivre. Nous ne savons pas nous associer, comme les gens d’Outre-Manche, poursuivre un but avec conduite, patiemment, légalement, par calcul et conscience. Nous ne savons marcher qu’au signal d’autrui sous un chef, et dans les compartiments du grand établissement latin qui, par l’Eglise, l’Etat, le droit, la langue, la foi, les lettres, nous enrégimente et nous mène depuis dix-huit cents ans. Nous reconnaissons « que notre ennemi c’est notre maître » ; nous nous moquons de lui, et, l’amour-propre ainsi satisfait, nous nous laissons docilement conduire. Nous acceptons « les faits accomplis », nous finissons même par admirer le succès et rire des gens battus, surtout quand le bâton a été promené sur leurs reins avec adresse. La Fontaine, le plus souvent, s’égaye de leur mésaventure. Son chien fait des raisonnements fort exacts ; « mais, n’étant qu’un simple chien », on trouve, qu’ils ne valent rien, « et l’on sangle le pauvre drille. » Notre Champenois souffre très bien que les moutons soient mangés par les loups et que les sots soient dupés par les fripons ; son renard a le beau rôle. Jean-Jacques disait fort justement qu’il prend souvent pour héros les bêtes de proie, et qu’en faisant rire aux dépens du volé, il fait admirer le voleur.

Aussi ses maximes n’ont-elles rien d’héroïque. Ses plus généreuses sont d’obéir, d’accepter le mal pour soi comme pour autrui, parce qu’il est dans la condition humaine. Il n’eût jamais été un Alceste ; je ne sais même s’il eût été un Philinte. Il conseille assez crûment la flatterie, et la tête basse. Le cerf met au rang des dieux la reine qui avait jadis « étranglé sa femme et son fils » et la célèbre en poëte officiel. La Fontaine approuve la perfidie, et, quand le tour est profitable ou bien joué, il oublie que c’est un guet-apens. Il représente un sage qui, poursuivi par un fou, le flatte de belles paroles menteuses, et tout doucereusement « le fait échiner et assommer » ; il trouve l’invention bonne et nous conseille de la pratiquer. Enfin, chose admirable ! il loue la trahison politique : « Le sage dit, selon les gens : Vive le roi ! Vive la Ligue ! » Cette morale est celle du pauvre, de l’opprimé, en un mot, du sujet. Nous n’avons plus le mot, mais nous avons encore la chose : « Ne pas sourire respectueusement au seul nom de M. le préfet, disait Beyle, passe aux yeux des paysans de la Franche-Comté pour une imprudence signalée, et l’imprudence dans le pauvre est promptement punie par le manque de pain. » L’état des choses n’a guère changé, et les maximes qui en naissent n’ont pas changé davantage. Sauf une petite élite, les Français en sont restés à la morale de La Fontaine. « Amusons-nous », c’est là, ce semble, son grand précepte, et aussi le nôtre. Il ne faut pas entasser, trop prévoir ni pourvoir, mais jouir. « Hâte-toi, mon ami, tu n’as pas tant à vivre. Jouis », et dès aujourd’hui même. N’attends pas à demain, la mort peut te prendre en route. Ce conseil-là vient si bien du coeur, que La Fontaine, l’homme insouciant, indifférent, s’indigne sérieusement contre le convoiteux et l’avare. Il prêche le plaisir avec autant de zèle que d’autres la vertu. Il veut qu’on suive « ses leçons », qu’on mette à profit cette vie éphémère. Il loue Epicure, il parle de la mort en païen, il voudrait, comme Lucrèce, « qu’on sortît de la vie ainsi que d’un banquet, remerciant son hôte. » Il ne semble pas songer qu’il y ait quelque chose au-delà de la vie et du plaisir. Il demande seulement que ce plaisir soit fin, mêlé de philosophie et de tendresses. Il aime les jardins, mais parmi eux il voudrait encore « quelque doux et discret ami. » Il loue la paresse et le somme ; « ajoutez-y quelque petite dose d’amour honnête, et puis le voilà fort. » Ajoutez aussi les curiosités et le vagabondage de l’esprit, le discours promené au hasard sur tous les sujets, depuis la bagatelle jusqu’aux affaires d’Etat et au système du monde20, vous aurez la vie qu’il nous propose en exemple. Il ne voit dans les règles des docteurs sévères que des « discours un peu tristes », dans Arnauld et Nicole que des « gens d’esprit, bons disputeurs. » Etranges sentiments dans un siècle chrétien ! J’ose dire que ce sont ceux de sa race, et qu’ils apparaissent dans les moeurs régnantes comme dans les écrits populaires, depuis les fabliaux jusqu’à Rabelais et Montaigne, depuis La Fontaine et Molière jusqu’à Voltaire et Béranger. Nous ne tirons pas de nous-mêmes la règle de nos moeurs, comme font les peuples germaniques. Nous n’avons pas leur réflexion, leur tristesse ; nous ne savons pas, comme eux, nous imposer une consigne et resserrer nos inclinations entre des limites tracées par nous-mêmes ; nous ne sommes point, comme eux, profondément chrétiens ; notre instinct n’est point moral ; nous n’avons, au lieu de conscience, que l’honneur et la bonté ; nous ne prenons point la vie comme un emploi sérieux, assombri par les alarmes d’un avenir immense, mais comme un divertissement dont il faut jouir sans arrière-pensée et en compagnie. C’est en touchant ces instincts populaires que La Fontaine est devenu populaire. C’est un Gaulois qui parle à des Gaulois. Avec Rabelais, Voltaire et Molière, il est notre miroir le plus fidèle. Platon, à ce qu’on rapporte, ayant appris que le grand roi voulait connaître les Athéniens, fut d’avis qu’on lui envoyât les comédies d’Aristophane ; si le grand roi voulait nous connaître, ce sont les livres de La Fontaine qu’il faudrait lui porter.

* * *

Chapitre IV.
L’écrivain (suite) §

I §

Il est rare en France de rencontrer un grand écrivain qui soit populaire. Ordinairement ceux qui sont populaires ne sont point grands, et ceux qui sont grands ne sont point populaires. La séparation est profonde chez nous entre la culture et la nature. Il y a eu toujours et il y a partout ici deux ordres d’hommes et de choses, selon que la nature gauloise ou la culture latine a prévalu. Nous n’avons qu’une civilisation artificielle, qui nous recouvre sans nous pénétrer : d’un côté, ceux qu’on nommait autrefois les lettrés, les nobles, et qu’on appelle aujourd’hui les Parisiens et les fonctionnaires ; de l’autre côté, les bourgeois, les provinciaux, les paysans. Depuis les Romains, une organisation savante, qui, deux fois brisée, s’est reformée plus solide, enserre dans ses cadres brillants une masse à demi brute, et reporte toute la civilisation sur le mince groupe d’hommes qu’elle attire au centre de son mouvement. Nous avons vu ce contraste sous les Césars, sous Charlemagne, sous les Valois, sous les Bourbons, et nous le voyons encore. Consultez les récits des voyageurs anglais qui ont visité la France sous Louis XIV et Louis XV.21

Une cour magnifique, des bâtiments somptueux, des académies, un superbe appareil d’armées, de vaisseaux, de routes, une administration toute-puissante, une petite élite de gens parés et polis ; par-dessous, un amas de paysans hâves qui grattent la terre infatigablement, qu’on recrute de force et par des chasses, qui mangent du pain de fougère, qui s’accrochent aux voitures des étrangers pour mendier un morceau de véritable pain ; par-dessous les fêtes et les broderies de Versailles, une populace d’affamés et de déguenillés. Parcourez aujourd’hui la France ; si la Révolution a diminué les différences de fortune, la centralisation a augmenté les différences de culture : une seule cité maîtresse où fourmillent et pullulent les idées engorgées qui s’étouffent et se fécondent infatigablement par le travail et le mélange de toutes les sciences et de toutes les inventions humaines, alentour, des villes de provinces inertes où des employés confinés dans leur bureau et des bourgeois relégués dans leur négoce vont le soir au café pour regarder une partie de billard et remuer des cartes grasses, bâillent sur un vieux journal, songent à dîner et digèrent sur des cancans ; plus bas encore, des paysans qui ont pour bibliothèque un almanach, lequel est de trop bien souvent, puisque la moitié d’entre eux ne sait pas lire, qui votent en moutons, et trouvent que ce vote est une corvée, ignorants, apathiques, incapables d’entendre un mot aux intérêts de l’Etat et de l’Eglise, habitués à laisser leur conscience et leurs affaires aux mains des gens qui ont un habit de drap. Le grand lustre qui flamboie à Paris n’apparaît là-bas que comme une chandelle ; toutes les lumières amoncelées au centre laissent le reste dans un demi-jour. La forme même de notre civilisation nous impose ce contraste ; nous ne nous sommes développés qu’en nous disciplinant sous un gouvernement distinct du peuple, indépendant, qui absorbait toutes les idées et les forces, subsistait par sa propre énergie et nous donnait l’impulsion, au lieu de la recevoir de nous.

Cet état permanent des choses s’est peint dans les lettres d’une façon permanente. Combien y a-t-il de nos grands auteurs qui soient compris par le peuple ? D’un bout à l’autre de notre histoire, la même séparation reparaît. Les Ausone, les Fortunat, les Aper scandent des vers et des périodes bien latines ; au-dessous d’eux le pauvre colon gaulois murmure tout bas une prière aux dieux de ses bois et de ses fontaines, on ne l’aperçoit que par hasard dans un barbarisme dont s’amuse un auteur curieux. Le voilà enfin qui parle, quand il fait la langue vulgaire, dans les fabliaux, les mystères, les chansons de geste ; mais toute cette littérature s’arrête au milieu de sa poussée ; elle ne s’achève point ; elle n’a point son Dante ou son Boccace ; elle s’enfouit, s’efface de la mémoire des hommes ; les écrivains du dix-septième siècle n’en savent que deux ou trois noms, et les derniers, Villon, Marot, la reine de Navarre ; elle n’a été qu’un babil d’enfants malicieux et gentils. Au-dessus d’elle, la culture latine a accaparé les idées générales qui pouvaient la nourrir et la développer ; un petit peuple noir de théologiens et de disputeurs les a prises pour son apanage, et cet enclos ecclésiastique en restant stérile, a imposé la stérilité au reste du champ. Nous avons une autre culture au seizième siècle, presque aussi factice ; que nous a-t-elle donné, sinon une poésie emphatique et un théâtre de convention ? Nul poëte national comme Shakspeare. Montaigne ne survit que pour les lettrés ; le seul à demi populaire est Rabelais, à cause des gaudrioles. Voici enfin nos siècles classiques ; les mots familiers s’effacent, la langue s’ennoblit ; le théâtre prend pour public et pour modèles les gens de salon et les seigneurs. C’est la littérature de Versailles. Aujourd’hui nous avons la littérature de Paris ; la croyez-vous plus naturelle que l’autre ? Au lieu d’un public de courtisans, vous avez un public de critiques. Les livres qu’on produit là ne pénètrent point dans le peuple ; ils sont faits pour des curieux et des gourmets, non pour des âmes simples. Les drames de Victor Hugo et les romans de Balzac n’entreront pas plus dans les chaumières que les tragédies de Racine ou les portraits de La Bruyère. Paris, aujourd’hui, est comme Rome sous les Césars, ou Alexandrie sous les Ptolémées, un terreau puissant, étrangement composé de substances brûlantes, capable de produire des fruits extraordinaires, maladifs souvent, enivrants parfois, mais que le sol natal ne revendique pas. En Allemagne, une servante, le dimanche, lit Schiller et l’entend ; maintes fois vous rencontrez un piano dans une arrière-boutique ; les mineurs flamands, leur ouvrage achevé, chantent en parties ; partout en pays protestant la Bible, du moins, est lue et même sentie par le peuple. Chez nous quelques récits militaires, des chansons grivoises, çà et là dans les provinces reculées une légende locale. Hors les Parisiens et les cosmopolites, qui est-ce qui goûte notre littérature, notre peinture, notre musique, si travaillées, si savantes, si psychologiques ? Nos lettres, comme notre religion et notre gouvernement, sont plutôt superposées qu’enracinées dans la nation. Toujours l’histoire de l’esprit gaulois est la même ; s’il reste gaulois, il n’aboutit pas ; s’il aboutit, il perd sa physionomie vraie. D’un côté sont les conteurs du moyen âge, Marot, Saint-Gelais, les buveurs, les malins, les chansonniers, qui restent au second rang ; de l’autre côté sont les lettrés, Boileau, Racine, Rousseau, les théoriciens du seizième et du dix-neuvième siècle qui écrivent pour une classe et non pour la nation. Les uns sont restés au niveau du peuple, les autres n’ont plus rien de commun avec le peuple. Les uns ont avorté sur la souche natale, les autres se sont séparés de la souche natale. Trois ou quatre hommes tout au plus ont su se développer en restant gaulois ; ce sont ceux qui, en prenant un genre gaulois, la chanson, le pamphlet, la farce, la comédie, l’ont élargi et relevé jusqu’à le faire entrer dans la grande littérature : Rabelais, Molière, La Fontaine, Voltaire et peut-être quelquefois Béranger. Encore Béranger n’a-t-il qu’un style travaillé et factice. Rabelais est trop débordant et excentrique. Presque tous les vers de Voltaire, ceux qu’il estimait le plus, sont des parades officielles. Molière, trop pressé, forcé de se plier au ton convenable, gêné par l’alexandrin monotone, n’a pas toujours atteint le style naturel. La Fontaine est, je crois, le seul en qui l’on trouve la parfaite union de la culture et de la nature, et en qui la greffe latine ait reçu et amélioré toute la sève de l’esprit gaulois.

Il va au-delà de Marot, comme Béranger au-delà de Collé, par le même travail et grâce aux mêmes ressources, ayant réformé son petit cadre d’après l’art ancien, et l’ayant rempli de toutes les grandes idées de son temps. Son parent Pintrel lui avait fait lire et relire Virgile, Homère, et aussi Quintilien, Horace et Térence. Il les préférait hautement aux modernes. « Art et guides, disait-il, tout est dans les Champs-Elysées. » Il avait annoté presque à chaque page Platon et Plutarque, avec profit certainement, car la plupart de ses notes sont des maximes qu’on retrouve dans ses fables. Il est rempli de Virgile, il a traduit de lui des vers suaves et passionnés ; il parle comme lui des troupeaux « qui retranchent l’excès des moissons prodigues22 », des boutons printaniers « frêle et douce espérance, avant-coureurs des biens que promet l’abondance. »

Il entend par lui le sourd et voluptueux murmure qui sort de la campagne endormie. Il retrouve le grand sentiment de Lucrèce pour décrire « le temps où tout aime et pullule dans le monde », et pour sentir la puissance et la fécondité de la nature immortelle. Il loue la volupté avec les mots d’Horace, et relève l’insouciance gauloise jusqu’à la dignité du paganisme ancien. Mais « son imitation n’est pas un esclavage. » « Il prend l’idée », et la repense de façon à lui rendre l’âme une seconde fois. Il prend encore « le tour et les lois que jadis les maîtres suivaient eux-mêmes. » Avec leurs règles, il se fait un art. Il n’écrit pas au hasard avec les inégalités de la verve. Il revient sur ses premiers pas, et se corrige patiemment. On a retrouvé un de ses premiers jets, et l’on a vu que la fable achevée n’a gardé que deux vers de la fable ébauchée.23

Il avouait lui-même qu’il « fabriquait ses vers à force de temps. » Il n’atteignait l’air naturel que par le travail assidu. Il recommençait et raturait jusqu’à ce que son oeuvre fût la copie exacte du modèle intérieur qu’il avait conçu. Il suivait un plan fixe, disposait toutes les parties de la composition d’après une idée maîtresse, transformait ses originaux, développait un point, en abrégeait un autre, proportionnait le tout. Quand on compare sa fable avec celle de Pilpay ou d’Esope qui lui sert de matière, on s’aperçoit qu’il ne fait pas un seul changement sans une raison, que cette raison et les autres se tiennent entre elles, et qu’elles dépendent d’un principe, sinon exprimé, du moins senti. On tirerait de ses oeuvres une poétique. Vous avez vu qu’on en peut tirer une philosophie. C’est par cette réflexion supérieure que La Fontaine, comme Rabelais ou Voltaire, surpasse les purs Gaulois et sort de la foule des simples amuseurs. Toute grande oeuvre littéraire contient un traité de la nature et des hommes, et il y en a un dans ces petites fables. La Fontaine, comme les plus doctes, s’intéresse aux hautes idées qu’on agite autour de lui, lit Platon, discute contre Descartes, raisonne sur la morale des jansénistes, goûte Epicure et Horace, écrit d’avance24 « le Dieu des bonnes gens », et propose une morale. Il est curieux, chercheur, amateur de conversations sérieuses.

Vergier conte qu’il raisonne à l’infini, « qu’il parle de paix, de guerre, qu’il change en cent façons l’ordre de l’univers, que sans douter il propose mille doutes. » Voilà que ce bonhomme se trouve un spéculatif, et aussi un observateur. « Il ne faut pas juger les gens sur l’apparence. » Il a l’air distrait, et voit tout, peint tout, jusqu’aux sentiments les plus secrets et les plus particuliers. Rois et nobles, courtisans et bourgeois, il y a dans ses fables une galerie de portraits qui, comme ceux de Saint-Simon et mieux que ceux de La Bruyère, montrent en abrégé tout le siècle. Vous voyez qu’il a tiré de ce siècle toutes les idées qu’il en pouvait prendre, et qu’il y a tout feuilleté, les livres et les hommes. Il y a pris quelque chose de plus précieux, le ton, c’est-à-dire l’élégance et la politesse. Ce conteur de gaudrioles, au besoin, parlait comme les plus nobles. Même en ses polissonneries il se préservait de tout mot grossier, il gardait le style de la bonne compagnie. Il avait vécu au milieu d’elle et savait comment on doit s’y tenir. Il avait le goût, la correction, la grâce. Il entretenait les dames avec des ménagements, des insinuations et des douceurs dont Boileau n’eut jamais l’idée. Ses vers à Mme de La Sablière, à Mme de Montespan, à Mme de Bouillon sont le chef-d’oeuvre de la galanterie respectueuse ou de la tendresse délicate. Il flatte et il amuse, il caresse et il touche, il est naturel et il est mesuré. Il exagère juste à point, il s’arrête à temps au bord des déclarations, il atténue l’adulation par un sourire. Il esquive l’emphase par la naïveté et l’enthousiasme. On dit qu’il était gauche quand il parlait avec sa bouche ; à tout le moins, quand il parle avec sa plume, il est le plus aimable des hommes du monde et le plus fin des courtisans.

II §

Par quel étrange don a-t-il ainsi réuni les extrêmes ? Un petit mot qu’on a déjà dit, qu’il faut répéter, explique tout : il était poëte, chose unique en France, et poëte de la même façon que les plus grands. Ce petit mot indique un homme qui peut se déprendre de soi-même, s’oublier, se transformer en toute sorte d’êtres, devenir pour un moment les choses les plus diverses. C’est ce don qu’on attribuait à Shakspeare quand on disait qu’il avait « dix mille âmes. »25

Les êtres entrent dans cette âme tels qu’ils sont dans la nature, et y retrouvent une seconde vie semblable à l’autre. Ils s’y développent, ils y agissent par leurs propres forces et d’eux-mêmes ; ils n’y sont point contraints par les passions ou les facultés qu’ils y rencontrent : ce sont des hôtes libres ; tout le soin du poëte est de ne point les gêner ; ils se remuent et il les regarde, ils parlent et il les écoute ; il est comme un étranger attentif et curieux devant le monde vivant qui s’est établi chez lui ; il n’y intervient qu’en lui fournissant les matériaux dont il a besoin pour s’achever et en écartant les obstacles qui l’empêcheraient de se former. A ce titre un paysan l’intéresse comme un prince, et un âne autant qu’un homme. Il s’arrête devant un taudis, s’occupe des vieilles poutres enfumées, du bahut luisant, des enfants rougeauds qui se traînent par terre en grignotant des tartines, de la ménagère qui caquette, le poing sur les hanches, et gourmande son homme penaud. Il suit toutes les liaisons de toutes ces choses, voit l’épargne et les querelles, sent les odeurs de la cuisine, et sort attristé, égayé, la tête comblée d’histoires villageoises, prêt à déverser le trop-plein de ses imaginations sur l’ami ou la feuille de papier qui va tomber sous sa main. — Le coche l’emporte à Versailles ; il aperçoit un seigneur qui, au bord d’une pièce d’eau, fait une révérence et offre la main à une dame. Que cette révérence est belle ! Que l’habit est galant ! Et comme l’air avenant de la dame, son sourire complaisant et tout à la fois noble lui sied bien ! Cependant les jets d’eau montent alentour effilés comme des bouquets de plumes ; les charmilles égalisées ressemblent à une haie de Suisses ; les colonnades arrondissent leurs décorations comme un salon champêtre. Certainement la vie de cour est ce qu’il y a de plus beau au monde. Voilà son imagination remplie de figures majestueuses, de discours ornés et corrects, de politesses condescendantes, d’airs de tête royaux. — Sans doute un roi est beau, mais un chien l’est davantage. Justement en voilà un qui passe. Il y a toute une comédie dans ses allures. Quel être indiscret et pétulant ! Il se jette dans les jambes, reçoit des coups de pied, heurte, flaire, lève la patte, curieux, hasardeux, bruyant, gourmand, fort en gueule, aussi varié dans ses accents, aussi prompt à donner de la voix qu’un avocat au parlement. On peut le prendre pour héros aussi bien que M. le Prince. — Cette promptitude aux métamorphoses intérieures fait l’artiste véritable. Il n’est d’aucune classe ni d’aucune secte ; il n’a ni préjugés ni parti pris ; il est accessible à toutes les émotions, aux plus hautes comme aux plus basses. Il trouve sa matière dans les bouges comme dans la salle du Trône, dans l’adoration pure comme dans le plaisir grivois. La même main a écrit les Troqueurs et à côté les deux Pigeons. Le même homme persifle en gamin les petites gens qu’on foule, et dans le Paysan du Danube atteint le style d’un Démosthènes, pour invectiver contre les tyrans. Le même conteur gambade parmi les drôleries irrévérencieuses, et peint en vers magnifiques la majesté des dieux dont le regard perce en un éclair tous les abîmes du coeur. Il ressemble à la nature qui produit tout, le sublime, le vulgaire, et toujours les contraires, sans préférer l’un à l’autre, impartiale, indifférente, ou plutôt amie de tous, et, comme disent les anciens, mère et nourrice des choses, incessamment occupée à conduire les vivants de tout degré et de toute espèce sous la clarté du jour.

De là le charme de son style. Il n’a pas l’air d’un écrivain ; il est à mille lieues des habitudes oratoires qui font loi autour de lui. Ce n’est pas lui qui apprendrait de Boileau à faire le second vers avant le premier pour remplir ensuite le premier d’oppositions redondantes et d’épithètes explicatives. Il laisse ses voisins ordonner leurs tirades ; il sent bien que par ces alignements d’idées on n’imite pas la nature. Il ne la force pas, il se livre à elle ; il lui abandonne le détail de son vers comme l’ensemble de sa conception. Quelqu’un lui souffle tout bas ce qu’il met sur son papier. Il entend des accents nuancés, une voix qui se hausse et se baisse ; il voit des bouts de paysages, des gestes, des figures comiques, touchantes, et tout cela comme dans un rêve. Pendant ce temps, sa main écrit des lignes non finies, terminées par des syllabes pareilles ; et il se trouve que ces lignes sont la même chose que ce rêve ; ses phrases n’ont fait que noter des émotions. Voilà pourquoi nous voyons des émotions à travers ses phrases. Il n’y a rien de plus rare en France que ce don. Notre style si exact et si net ne dit rien _au-delà_ de lui-même ; il n’a pas de perspective ; il est trop artificiel et trop correct pour ouvrir des percées jusqu’au fond du monde intérieur, comme fait la langue des artistes ou des simples, telle qu’on la trouve dans l’_Imitation_ ou dans Shakspeare. Pascal et Saint-Simon seuls au dix-septième siècle, et encore dans des écrits secrets qui sont des confidences, ont traversé la froide et brillante enveloppe des mots pour aller troubler le coeur. La Fontaine est le seul qui, sous prétexte de négligence, la traverse ouvertement. Sont-ce des vers que vous lisez ici ou un tableau que vous avez sous les yeux, mieux qu’un tableau, puisque le sentiment y est avec les couleurs ? On n’a pas besoin d’aller à Vaux regarder la peinture de la Nuit ; la voici, et digne du Corrège

Par de calmes vapeurs mollement soutenue,
La tête sur son bras et son bras sur la nue,
Laissant tomber des fleurs et ne les semant pas.

Lisez encore ces trois lignes, vous emporterez avec leur souvenir de quoi songer toute une heure, car elles enferment toute une vie :

J’étais libre et vivais content et sans amour ;
L’innocente beauté des jardins et du jour
Allait faire à jamais le charme de ma vie.

Alfred de Musset est le seul qui, depuis La Fontaine, ait retrouvé des vers de ce genre, une douzaine de mots ordinaires, assemblés d’une façon ordinaire et qui ouvrent un monde. C’est ce qui met à part et au-dessus de tous, les pauvres fous, malheureux ou naïfs, qui les trouvent ; on appellera les autres « grands hommes si l’on veut, mais poëtes, non pas. » Nous en avons eu un (ce n’est guère), un seul et qui, par un hasard admirable s’étant trouvé Gaulois d’instinct, mais développé par la culture latine et le commerce de la société la plus polie, nous a donné notre oeuvre poétique la plus nationale, la plus achevée et la plus originale ; c’est pour cela que j’en ai parlé si longuement, trop longuement Peut-être. Et pourtant je ne voudrais pas finir ainsi, conter qu’il est mort, qu’il s’est confessé, et le reste. Cela ne convient pas pour achever le portrait d’un poëte, surtout le portrait de celui-ci. J’aime mieux copier une page de son Platon, une page que certes il a bien souvent lue, et qui le peint comme il voudrait l’être. Quand on pense à ces vers si gracieux, si aisés, qui lui viennent à propos de tout, qu’il aime tant, à ce doux et léger bruit dont il s’enchante et qui lui fait oublier affaires, famille, conversation, ambition, on le trouve semblable aux cigales de Phèdre.

« On dit que les cigales étaient des hommes avant que les Muses fussent nées. Lorsqu’elles naquirent et que le chant parut, il y eut des hommes si transportés de plaisir, qu’en chantant ils oublièrent de manger et de boire, et moururent sans s’en apercevoir. C’est d’eux que naquit la race des cigales, et elles ont reçu ce don des Muses, de n’avoir plus besoin de nourriture sitôt qu’elles sont nées, mais de chanter dès ce moment, sans manger ni boire, jusqu’à ce qu’elles meurent. Ensuite elles vont annoncer aux Muses quels hommes ici les honorent. »

Il faut tâcher de croire que c’est là aujourd’hui le sort de La Fontaine.

* * *

Deuxième partie §

Chapitre I.
Les personnages §

Un homme rentre chez lui le soir, cause avec ses amis, et s’amuse à leur peindre les gens qu’il a vus, les caractères qu’il a observés, les traits de moeurs qui l’ont frappé ; il ne cherche point ses idées, il les trouve : elles sont nées d’elles-mêmes, par la seule présence des objets. Voilà l’origine des fables de La Fontaine. Chacune d’elles est le récit d’une journée. Il a vu tout à l’heure les originaux qu’il copie. Ce sont les personnages de son temps, roi, clergé, seigneurs, bourgeois, paysans. Ils sont à côté de lui, il vient de les quitter dans la rue, il les désigne du doigt :

Je connais maint detteur qui n’est ni souris chauve,
Ni buisson, ni plongeon dans un tel cas tombé,
Mais simple grand seigneur, qui tous les jours se sauve
    Par un escalier dérobé.

Avant lui, la fable n’était qu’une moralité ; tandis que Phèdre, par exemple, compose de dessein délibéré, avec des réflexions philosophiques, enfermé dans son cabinet, appliquant sa leçon à tous les hommes, disant en style sec que « le faible périt quand il veut imiter le puissant26 », La Fontaine vient de la cour ou de la ville, raconte sans songer ce qu’il a vu, et sa morale s’applique aux contemporains. Il n’y a qu’à recueillir ces traits épars ; on verra reparaître tout un monde, esquissé à la volée, mais sans que rien y manque. Ces petits récits, amusettes d’enfants, contiennent en abrégé la société du dix-septième siècle, la société française, la société humaine.

Tout bourgeois veut bâtir comme les grands seigneurs,
    Tout petit prince a des ambassadeurs,
    Tout marquis veut avoir des pages.27

I, le roi §

Commençons par le roi ; qu’il passe le premier, puisqu’il est le maître. Ensuite viendront le tigre, l’ours « et les autres puissances » ; puis les magistrats, le clergé, les médecins, et tous les officiers publics ; puis les bourgeois, les petites gens, les bêtes de bas étage, « la racaille qui n’a ni panaches ni aigrettes. » La fable a l’ampleur d’une Iliade.

L’air sérieux et grave est le premier devoir du monarque. Un homme ou une bête qui porte l’Etat dans sa tête peut-il être autre chose qu’imposant et sévère ? Jusque sous la griffe du milan, il sait ce qu’il se doit, et garde sa gravité, au risque de perdre son nez. « Il n’éclate pas : les cris sont indécents à la majesté souveraine. »28 Louis XIV avait de la tenue même quand on l’opérait de sa fistule, et sa perruque comme ses beaux gestes seront l’éternel exemple de tous les rois.

Certes on ferait tort au pauvre fabuliste, sujet respectueux, si l’on trouvait dans son lion le Louis XIV des bêtes. La Fontaine est moraliste, et non pamphlétaire ; il a représenté les rois, et non le roi. Mais il avait des yeux et des oreilles, et faut-il croire qu’il ne s’en soit jamais servi ? On copie ses contemporains en dépit de soi-même, et les Romains ou les Grecs de Racine sont bien souvent des marquis beaux diseurs et d’agréables comtesses. Avec un peu de complaisance, on découvrirait dans La Fontaine des souvenirs qu’il avait et des intentions qu’il n’avait pas. Il n’eut qu’à regarder dans les portraits de Versailles cette démarche lente et fière, cet air de tête tranquille et commandant, pour comprendre ce que doit être un aigle ou un lion qui se respecte. Si le roi daigne parler à un courtisan, c’est avec une condescendance hautaine ; encore n’est-ce que par hasard, « quand il a bien dîné. » Toutefois, lorsqu’on déroge ainsi à l’étiquette, on sent le besoin de s’excuser à ses propres yeux.29

On s’autorise de Jupiter. On peut bien « s’ennuyer », puisque Jupiter s’ennuie, partant se désennuyer, admettre chez soi des bouffons, des plats-pieds, s’en distraire un moment, en rire, se laisser aduler, et même parfois consentir à les gratifier de quelque auguste sourire. Mais, si le flatteur est maladroit, si, par exemple, il s’offre trop ouvertement pour « espion » et valet, comme le monarque rentre vite dans son dédain superbe ! Il renvoie chez eux « ces espèces. » Il n’a que faire « de babillards à la cour. » Il les assomme tranquillement de leur vrai titre.30 Surnoms blessants, familiarités ironiques, insultes ouvertes, le roi trouve d’abord une provision complète de paroles amères ; habitué à mépriser, il est habile à offenser, et fait aussi naturellement l’un que l’autre.

Quelquefois pourtant il s’humanise, et veut faire jouir ses sujets de sa majesté.31 Savez-vous pourquoi ? C’est qu’il a bâillé. Un jour, ne sachant que faire, il a voulu passer une revue, et il a mandé ses vassaux de toute nature, « envoyant de tous côtés une circulaire avec son sceau. »

Leur assemblée fera une belle « cour plénière », et le roi, « un mois durant », pourra se donner une représentation de sa royauté.32

Il y aura « festin, ballet », comédie, tout cela fait partie de la parade officielle. La vanité royale en a besoin ; ne croyez pas que cette magnificence ait d’autres motifs. S’il est hospitalier, c’est par amour-propre, et tout à l’heure les conviés vont sentir sa griffe. « Les vices sont frères », a dit La Fontaine. Orgueil et dureté vont bien ensemble. Quand l’escarbot fait sa prière si touchante, demande grâce pour Jean Lapin, offre de mourir avec lui33, allègue qu’il est « son voisin, son compère », la « princesse des oiseaux » se soucie peu de ces tendresses populacières. Ce n’était pas la peine de discuter avec de petites gens qui ont l’impertinence de vouloir vivre. Elle ne répond pas un mot et mange la pauvre bête. Quand le roi fait à quelqu’un l’honneur de lui parler, c’est d’un ton royal. S’il traite avec un adversaire, c’est en maître, et l’on dirait qu’il chasse un laquais. Il l’appelle « chétif insecte, excrément de la terre ».34 S’il s’adresse à un sujet, c’est en juge, et pour lui dénoncer son arrêt.35

« Chétif hôte des bois ! » Ce mot « chétif » revient sans cesse. Du haut de sa puissance, il voit tous les êtres comme des vermisseaux. Il ne daignera pas les châtier de sa main. « Il n’appliquera pas ses sacrés ongles sur leurs membres profanes. » Ce serait trop d’honneur pour eux que de périr d’une si noble mort. Il tient en réserve une valetaille d’exécuteurs qui est bonne pour cet office. Même dans la colère il est toujours digne. Il n’oublie pas de donner à sa femme le titre d’usage ; il est furieux en termes officiels et choisis ; il ne se commettra jamais avec un insolent. Un roi offensé jette sa canne par la fenêtre, pour ne pas frapper l’audacieux et s’abaisser jusqu’à lui.

Quelquefois il redevient simple mortel, et s’en va chasser comme un hobereau. « C’est qu’il célèbre sa fête. » « Il s’est mis en tête de giboyer. »36

Giboyer ! Ce mot de riche vénerie ainsi solennellement rejeté indique d’abord qui est le chasseur.

Le gibier du lion, ce ne sont pas moineaux,
Mais bons et beaux sangliers, daims et cerfs bons et beaux.

Louis XIV était le plus grand mangeur de son royaume. Est-ce forcer la comparaison que de revoir dans l’ampleur de ces splendides épithètes le luxe des vastes dîners qu’il donnait à Versailles aux fêtes de l’Ile enchantée ? — Quant aux veneurs, ce sont simples machines, et s’ils osent prétendre à quelque mérite, une raillerie brutale les remet à leur place.

Oui, reprit le lion, c’est bravement crié ;
Si je ne connaissais ta personne et ta race,
    J’en serais moi-même effrayé.

Le fond du personnage est un amour parfait de soi-même. Peut-il en être autrement ? Chacun semble s’oublier pour se donner à lui et l’adorer. « Tous les yeux, dit Louis XIV lui-même, sont fixés sur lui seul, et c’est à lui seul que s’adressent tous les voeux. Lui seul reçoit tous les respects, lui seul est l’objet de toutes les espérances. On ne poursuit, on n’attend, on ne fait rien que par lui seul. On regarde ses bonnes grâces comme la source de tous les biens ; on ne croit s’élever qu’à mesure qu’on approche de sa personne et de son estime. » On s’éblouit et on se croit dieu quand on ne sent plus rien au-dessus de sa tête. « Qui considérera que le visage du prince fait la félicité du courtisan, qu’il s’occupe et se remplit pendant toute sa vie de le voir et d’en être vu, comprendra un peu comment voir Dieu peut faire toute la gloire et la félicité des saints. »37

Un homme « pour qui on est à bout de bronze et d’encens », si bon et si grand qu’il soit né, finit par se dire que choses et gens ne sont faits que pour le servir. En 1710, je crois, les docteurs décidèrent que les sujets appartenaient corps et biens au monarque, et qu’il leur faisait don de tout ce qu’il ne leur prenait pas. Ajoutez que la nation était un peu de l’avis des docteurs. « Nous avons percé la nue des cris de Vive le Roi, dit Mme de Sévigné ; nous avons fait des feux de joie et chanté le Te Deum de ce que Sa Majesté a bien voulu accepter notre argent. » Ainsi tous conspirent à sacrifier leurs intérêts et à diviniser les siens. Il n’est pas étonnant qu’il entre dans ces maximes. Quand la mauvaise fortune le force à consulter les autres, il fait un beau discours sur le bien public, et ne songe qu’au sien. La peste est venue, il faut qu’un animal se dévoue. Ses sujets sont maintenant « ses chers amis », et il fait sa confession générale. « Il ne veut point se flatter. » Il regarde « sans indulgence l’état de sa conscience »38 qui certes n’est pas peu chargée.

Il y trouve toutes sortes de meurtres, des moutons mangés, pauvres bêtes innocentes, et « le berger lui-même » englouti avec le reste :

Je me dévoûrai donc, s’il le faut

Quelle abnégation ! quel oubli de soi ! — Mais la vertu même reçoit des tempéraments, et l’offre aura quelques restrictions. Il s’arrête à ce moment, change de ton, regarde autour de lui, pour qu’on le comprenne :

    Je pense
Qu’il est bon que chacun s’accuse ainsi que moi
Car on doit souhaiter, selon toute justice,
    Que le plus coupable périsse.

Nous y voilà. Le roi cherche un âne, et invite les courtisans à le trouver ; politique achevé, il est resté tyran et est devenu hypocrite. « Qui ne sait dissimuler ne sait régner. »

Celui-ci sait régner, et de toutes les manières. Il a les talents de son rôle, comme il en a le caractère. Louis XIV travailla huit heures par jour, tous les jours, d’un bout à l’autre de son règne. Pareillement le lion de La Fontaine sait les affaires ; il est prévoyant, calculateur ; il administre, enrégimente, organise, et sait même se passer d’un Louvois. « Il tient conseil de guerre, envoie ses prévôts39 », assigne à chacun son poste, « connaît les divers talents et tire usage de ses moindres sujets. »

La Fontaine dresse un catalogue de l’armée, comme il y en avait au ministère ; la fable imite à l’occasion le style40 de la chancellerie et le vieux langage officiel, copie les passe-ports comme tout à l’heure les circulaires, parle de défrayer « les députés eux et leur suite. » Il est vrai que le passe-port ne les protégera guère, et que les convives au lieu de manger le souper le fourniront.

Encore cette fois le roi est un brigand ; mais son historien sait que parfois il a l’âme grande, et dit le bien aussi franchement que le mal. Quand le rat sort de terre entre ses pattes, il n’attend pas comme dans Esope que la pauvre bête lui demande grâce ; « il montre ce qu’il est », il la fait d’abord et noblement. — Au dernier moment, le poëte se prend de compassion pour lui. Il honore cette grandeur humiliée ; il s’incline devant cette majesté qu’on outrage. Ce sont de nobles vers que ceux où il représente « le malheureux lion, languissant, triste et morne, estropié par l’âge, pouvant à peine rugir, et cependant attendant son destin sans faire une seule plainte. »41

Ce lion « chargé d’ans » et qui pleure « son antique prouesse », mais qui souffre et meurt sans rien dire, et à qui l’insulte seule arrache un gémissement, est héroïque comme un personnage de Corneille. Il assiste sans trouble à sa déchéance ; il dit en lui-même ces mots sublimes de Louis XIV : « Quand j’étais roi ! » Le poëte admire sa grande âme. Ainsi Saint-Simon, voyant le roi mourir, oubliait les injustices du despote, pour contempler avec respect la sérénité généreuse du mourant.

* * *

II, la cour — le courtisan §

Une procession d’habits dorés suit le maître ; il n’y a pas de roi sans courtisans. Au dix-septième siècle, chacun l’était, depuis Lafeuillade, qui faisait le tour de la statue du prince « avec les génuflexions et les prosternements qu’on rendait aux anciens empereurs », jusqu’au grand Condé, qui s’alliait avec empressement et reconnaissance aux bâtards du roi. Il n’y avait pas d’autre voie pour faire fortune. Tel oncle, grand seigneur, lui offrait sa nièce. Le duc de La Rochefoucauld, par tendresse, se mettait sur le pied, vingt ans durant, de ne jamais découcher du palais sans demander permission à son cher maître. On consultait le matin Bloin le valet de chambre pour savoir l’humeur du roi, et le visage qu’il fallait prendre.

Je définis la cour un pays où les gens,
Tristes, gais, prêts à tout, à tout indifférents,
Sont ce qu’il plaît au prince, ou, s’ils ne peuvent l’être,
    Tâchent au moins de le paraître.
Peuple caméléon, peuple singe du maître,
On dirait qu’un esprit anime mille corps :
C’est bien là que les gens sont de simples ressorts.42

Mais il faut quelque grande circonstance pour mettre en lumière leur sincérité et leur zèle, par exemple un deuil de cour. La reine est morte, et chacun d’accourir. Ils viennent en mante complimenter le prince ; la longue file des figures officiellement tristes et des révérences monotones passe devant l’illustre veuf qui les subit et se compose une physionomie. Ayant réduit les autres à l’état de mannequins, il est obligé d’être mannequin lui-même. Le lendemain on dresse le catafalque, et l’on porte le corps à Saint-Denis.43 « Il fit avertir sa province que les obsèques se feraient un tel jour, au tel lieu.44

Ses prévôts y seraient pour régler la cérémonie et pour ranger l’assistance. » Car il faut que tout, même les choses mortuaires, soient en bel ordre, et dans une telle cour, une douleur non compassée messiérait. « Jugez si chacun s’y trouva. » Le prince sanglota et les courtisans se mouchèrent, chacun avec son geste propre, « en son patois », chacun tâchant de prendre la note du monarque. Proclamations, ordre et marche du cortège, maintien de circonstance, La Fontaine a marqué chaque détail en fidèle historiographe, et il n’y a que Saint-Simon, témoin oculaire, qui puisse le bien commenter.

« Plus avant commençait la foule des courtisans de toute espèce. Le plus grand nombre, c’est-à-dire les sots, tirait leurs soupirs de leurs talons, et, avec des yeux égarés et secs, louait Monseigneur, mais toujours de la même louange, c’est-à-dire de bonté, et plaignait le roi de la perte d’un si bon fils. Les plus fins d’entre eux ou les plus considérables s’inquiétaient déjà de la santé du roi ; ils se savaient bon gré de conserver tant de jugement parmi ce trouble, et n’en laissaient pas douter par la fréquence de leurs répétitions. — D’autres vraiment affligés ou de cabale frappée pleuraient amèrement ou se contenaient avec un effort aussi aisé à remarquer que les sanglots… Parmi ces diverses sortes d’affligés, peu ou point de propos ; de conversation, nulle ; quelque exclamation parfois répondue par une douleur voisine, un mot en un quart d’heure, des yeux sombres ou hagards, les mouvements des mains moins rares qu’involontaires, immobilité du reste presque entière. Les simples curieux ou peu soucieux presque nuls, hors les sots qui avaient en partage le caquet, les questions, le redoublement du désespoir, ou l’importunité pour les autres. »

Un point manque dans Saint-Simon, l’éloge funèbre ; un grand personnage, une reine ne peut pas s’en passer, descendre dans la terre comme une simple mortelle ; le cercueil lui serait une roture. Il faut qu’un Bossuet, un Fléchier soient là, en robe violette, qu’ils étalent sa généalogie, changeant sa niaiserie en grand coeur, versant à flots l’éloquence, et finissant par la mettre dans le ciel, auprès de Dieu le Père.45 Cela est dans les convenances ; un roi ne peut cesser d’être roi que pour devenir Dieu. Le courtisan de La Fontaine a une vision. Il aperçoit « la reine couchée entre des fleurs » ; elle est « dans les Champs-Elysées, elle y goûte mille charmes, conversant avec ceux qui sont saints comme elle. » Bien mieux, il a du tact ; il fait parler « à la digne moitié » du monarque un langage noble, conjugal, délicat.46

Son coeur d’épouse se complaît aux regrets du roi, et cet honneur qu’elle a de toucher une âme invincible ajoute à sa félicité céleste, qui sera complète le jour où son glorieux époux viendra la rejoindre pour s’asseoir auprès d’elle sur un trône plus pur. Voilà que je fais moi-même des phrases d’oraison funèbre. Les courtisans prenaient le ton encore plus vite :

    A peine eut-on ouï la chose,
Qu’on se mit à crier : « Miracle, apothéose. »

Et la conclusion vraie suit à l’instant même. Le faiseur d’apothéose empoche « un présent », une bourse de mille louis, si vous voulez ; on ne fait pas de « miracles » pour rien, et tout aboutit aux espèces sonnantes. Je réponds qu’à la prochaine mort il y aura dix visions pour une, et que déjà les poëtes et les écrivains du voisinage s’arrangent pour installer le futur défunt au plus haut du ciel.

Ces gens ont « bravement crié. » Mais l’embarras est de trouver précisément le ton convenable. L’enthousiasme outré paraît hypocrisie et offense. Il ne faut pas, comme le singe, approuver trop les exécutions, louer la griffe du prince, les boucheries et leur odeur, « dire qu’il n’y a ambre ni fleur qui ne soit ail au prix. »47

L’abbé de Polignac raconte Saint-Simon, se promenant à Marly avec le roi, par un mauvais temps, disait que la pluie de Marly ne mouillait pas. Cela parut si fade qu’il déplut au roi lui-même. « La sotte flatterie » n’a pas meilleur succès que la franchise trop rude. Une complaisance servile dégoûte. On a vu déjà comment l’aigle rebute la pie qui s’offre au métier d’espion. C’est un grand art que de faire sa cour. On dépense autant de génie à ramper qu’à régner. « Aux qualités qu’on exige d’un domestique, combien peu de maîtres seraient dignes d’être valets ! » Aussi c’est le renard qui rassemble en soi tous les traits du courtisan, comme le lion tous ceux du monarque. Dans nos vieux fabliaux, il n’est que malin et méchant. Mais depuis ce temps il s’est poli et formé. Il a vécu dans les antichambres. On l’a « présenté » ; il assiste « au coucher. » Il est devenu légiste, avocat, savant, philosophe, le tout au profit de sa fortune. Avant tout il est menteur et maître de soi.

« Un homme qui sait la cour est maître de son geste, de ses yeux, de son visage, il est profond, impénétrable ; il dissimule les mauvais offices, sourit à ses ennemis, contraint son humeur, déguise ses passions, dément son coeur, parle et agit contre ses sentiments. »48

Sans ce talent, comment se soutiendrait-il ? Le terrain où il marche est glissant et plein de pièges. Au moindre faux pas, de bons amis se trouveront là pour achever sa chute. Par exemple, il s’est dispensé d’une visite officielle : Aussitôt « le loup en fait sa cour, daube au coucher du roi son camarade absent. » Un camarade, en ce monde-là, est un rival, partant un ennemi ; et d’ailleurs quel plaisir que de faire du zèle aux dépens d’autrui ! Le roi, homme expéditif, veut qu’à l’instant même on aille enfumer renard dans sa demeure, bref, « qu’on le fasse venir. » Les moyens violents lui sont naturels ; le premier geste d’un prince est toujours l’appel aux baïonnettes. Le renard « vient donc, est présenté, et sachant que le loup lui faisait cette affaire », il invente subitement sa vengeance, mais se contient de peur de la compromettre, et commence ainsi d’un ton doux :

Je crains, sire, dit-il, qu’un rapport peu sincère
    Ne m’ait à mépris imputé
    D’avoir différé cet hommage.

Puis, les yeux baissés et comme un saint homme :

    Mais j’étais en pèlerinage,
Et m’acquittais d’un voeu fait pour votre santé.

Comme les choses se rencontrent ! il allait demander au ciel la guérison du roi ; il l’a trouvée en chemin : les âmes pieuses ont tout bonheur. Il a vu des gens « experts et savants », et sait pourquoi Sa Majesté est languissante. Il apporte une consultation en forme ; le dévot est devenu médecin, pose des principes, disserte, démontre :49 « le prince ne manque que de chaleur, le long âge en lui l’a détruite », mais il y a un beau secret pour « réparer la nature défaillante. »

Et là-dessus savourant tous les mots, surtout le plus atroce, il ajoute :

D’un loup écorché vif appliquez-vous la peau
    Toute chaude et toute fumante.

Il se tourne à demi vers son cher camarade comme pour lui demander permission, lui fait un petit salut poli, et dit agréablement pour égayer la chose :

Messire loup vous servira,
S’il vous plaît, de robe de chambre.

Le voilà enfin dans son naturel, c’est-à-dire railleur. L’inhumanité et la possession de soi sont les sources de l’humeur sarcastique. Quand il ne flatte pas les gens, il les persifle, et paye tranquillement les services en insultes.50 Etant sorti du puits grâce au bouc, il le plaisante, fais sa caricature, le plaint de n’avoir pas « autant de jugement que de barbe au menton », et le laisse dans l’eau « en l’exhortant à la patience. »

Mais il a tant d’esprit, qu’on l’admire, quoique vil et méchant, « Qui sait parler aux rois, dit La Bruyère, c’est peut-être où se terminent toute la prudence et toute la souplesse du courtisan. » Ce n’est rien que les louer ; il faut leur prouver qu’ils le méritent. Tout est perdu s’ils soupçonnent qu’on les flatte. Il faut que le flatteur les convainque de sa sincérité et de leur vertu.51

Il faut qu’il s’emporte, que son zèle le mène trop loin, qu’au besoin il ait l’air de désapprouver le roi, d’être entraîné par la vérité jusqu’au-delà des convenances. « Le roi est trop bon, ses scrupules font voir trop de délicatesse. » L’orateur prend les sentiments royaux contre les croquants, « cette canaille, cette sotte espèce. » Un vilain est un instrument de culture, comme les moutons sont des magasins de côtelettes, rien davantage ; on « leur fait beaucoup d’honneur », quand on les appelle à leur emploi. Le voici qui trouve mieux encore : après l’argument aristocratique, l’argument philosophique ; le panégyriste improvise une théorie du droit et une réfutation de l’esclavage ; il attaque éloquemment le berger qui s’arroge sur les animaux « un chimérique empire. » Ainsi parle un orateur de la couronne : « Quand vous voudrez revendiquer une province, disait le grand Frédéric à son neveu, faites provision de troupes. Vos orateurs prouveront surabondamment vos droits. »

Le courtisan est donc avocat : faire arme de tout, être toujours prêt sur le pour et le contre, fabriquer à l’instant et de toutes pièces un système de preuves, c’est la perfection du genre. Notre héros est descendu dans un puits où l’on voyait l’image de la lune.52

Il s’agit à présent d’en sortir, et là-dessus il s’improvise maître de maison, hôte généreux. « Il veut régaler » le loup. Il lui fait voir la belle chose blanche qui reluit dans le trou sombre : « c’est un fromage exquis ; le dieu Faune l’a fait, la vache Io donna le lait ; Jupiter, s’il était malade, reprendrait l’appétit en tâtant d’un tel mets. » On voit que l’Olympe entier y passe. Il est devenu mythologue consommé et fait usage de tous les dieux. Ainsi Cicéron, dans la péroraison des Verrines, adorateur imprévu des divinités populaires, évoquait contre Verrès l’Olympe outragé dont il se moquait dans ses livres. Mais quel langage de gastronome ! quelles hyperboles appétissantes ! Gourmet et mythologue, en un instant le coquin a joué deux rôles. Il prend les tons les plus divers, il profite des moindres circonstances, il s’autorise d’un changement astronomique. Trois jours écoulés ont échancré la lune ; c’est lui qui a « mangé cette échancrure » ; et son interprétation le sauve : le loup eût soupçonné quelque chose si le prétendu fromage était resté dans son entier. Bien plus, il tourne les objections en preuves : c’est lui qui a mis là tout exprès ce seau qui descendra si à propos son compère. Cette fécondité d’invention ne tarit pas. Il ressemble à Panurge, « qui avait soixante trois manières pour trouver toujours de l’argent à son besoin, dont la plus honorable et la plus commune était par façon de larcin furtivement fait, malfaisant, pipeur, buveur, batteur de pavé, ribleur s’il en était à Paris, au demeurant le meilleur fils du monde ; et toujours machinait quelque chose contre les sergents et contre le guet. »

Il n’est pas donneur de son naturel. Quand il se met en frais pour traiter un convive, il fait comme Harpagon. « Il n’a pas envie de faire crever le monde, il n’invite pas les gens pour les assassiner à force de mangeaille. »

Le régal fut petit, et sans beaucoup d’apprêts.
    Le galant, pour toute besogne,
Avait un brouet clair : il vivait chichement.
Ce brouet fut par lui servi sur une assiette.
La cigogne au long bec n’en put attraper miette,
Et le drôle eut lappé le tout en un moment.

Cette politique est plus profonde que celle de l’avare. Harpagon n’a inventé que le bon gros pâté au pot, bourré de marrons bien lourds, afin d’abattre l’appétit dès le premier service ; du moins ses hôtes pourront dîner. Harpagon ordonne au valet de ne verser du vin qu’après qu’on en aura demandé deux ou trois fois, et de porter toujours beaucoup d’eau ; encore ne va-t-il pas boire dans leurs verres.

Mais, en revanche, que notre avare est empressé, obséquieux, agréable chez les autres ! Comme il sourit gracieusement à son hôte ! De sa dernière ladrerie, nul souvenir. L’avare effronté est un effronté parasite. Intéressé, effronté, obséquieux, parasite, nous ne faisons jamais que décrire le courtisan. Il est heureux, il va dîner aux dépens d’autrui.53 Il accepte au premier mot. « Avec ses amis il ne fait pas cérémonie. » Il est exact à l’heure dite ; il n’est pas venu, « il a couru. » Il se répand en compliments, loue très fort la politesse « de la cigogne, trouve le dîner cuit à point », passe sa langue sur ses lèvres, « se réjouit à l’odeur de la viande » déjà toute coupée, et qu’il croit friande. « Bon appétit surtout, renards n’en manquent point. » Panurge était, comme lui, toujours prêt à dîner, « ayant nécessité urgente de se repaître, dents aiguës, ventre vide, gorge sèche, appétit strident. Tout y était délibéré, si on voulait le mettre en oeuvre, et c’était baume de le voir briber. »

Il y a beaucoup de ressemblance entre les deux personnages. La Fontaine est parent de Rabelais et leurs héros ont un air de famille. Le héros dont il s’agit est tout Gaulois, et vous le retrouverez presque entier dans Scapin, Gil Blas et Figaro. Panurge, quand venait le danger, « s’enfuyait le grand pas, de peur des coups qu’il craignait naturellement. » Notre Panurge à quatre pattes se tient de même à l’écart, expose à sa place le loup son bon ami, fait l’innocent, l’ignorant, allègue que ses parents pauvres ne l’ont pu faire instruire, « n’ayant qu’un trou pour tout avoir », tandis que « ceux du loup, gros messieurs, l’ont fait apprendre à lire. »54

Un instant après, quand le loup a bien emboursé les bénéfices de l’expérience, « et gît à terre mal en point, sanglant, gâté », il lui commente d’un fort grand sang-froid une maxime de morale. C’est double plaisir qu’une telle aventure : « Le galant y voit deux profits, son bien premièrement, et puis le mal d’autrui. »

Quelquefois il échoue. Cela n’arrive-t-il pas aux plus habiles ? « Tout ce grand raffinement, dit La Bruyère, n’est qu’un vice qu’on appelle fausseté, quelquefois aussi inutile au courtisan pour sa fortune que la franchise, la sincérité et la vertu. »55

Mais jamais il ne perd contenance. Il trouve toujours une raison plausible pour conserver son masque d’honnête homme et son honneur de fripon. Il n’avoue pas que le coq l’a pris pour dupe, colore sa retraite et garde jusqu’au bout l’air galant et satisfait.56

D’autres fois il fait le grand seigneur « en dépit de ses dents » ; et quand le personnage de mendiant ne lui a pas réussi, il s’éloigne d’un air noble, dédaigne les raisins qu’il ne peut atteindre, les trouve « trop verts, et bons pour des goujats. »

Telle est la grandeur de ce caractère ; il invente plus d’expédients que le hasard d’obstacles ; il espère encore quand il n’y a plus d’espérance. S’il a perdu sa queue, il voudra se donner des compagnons.57 Il sait tout supporter, même le triomphe d’un imbécile. Point de colère ; il fléchit à l’instant le genou et appelle le nouveau roi par ses titres ; il a même voté pour lui. Il est sans humeur comme sans honneur : lorsqu’on veut se venger, on n’a pas le loisir de s’indigner.58

Il fait « son petit compliment » au saltimbanque qui est devenu monarque, lui représente ses droit royaux en bon sujet et en légiste exact, l’attire dans un piège, et, à l’instant, changeant de ton, le tutoie, le ravale jusqu’à la place infime d’où le pauvre hère n’eût jamais dû sortir.

Tel est le portrait complet du courtisan. Avide, impudent, dur, railleur, perfide, sans pitié, mais spirituel, prompt, inventif, persévérant, maître de soi, éloquent, son métier a fait son caractère. N’ayant de revenu que celui des autres, il faut bien qu’il vive sur le public, et en particulier aux dépens du roi.

Au reste, l’ordonnance suivante, rédigée par Montesquieu, est l’abrégé de son histoire, et la définition de la cour :

« Le courage infatigable de quelques-uns de nos sujets à nous demander des pensions ayant exercé sans relâche notre magnificence royale, nous avons enfin cédé à la multitude des requêtes qu’il nous ont présentées et qui ont fait jusqu’ici la plus grande sollicitude du trône. Ils nous ont représenté qu’ils n’ont pas manqué, depuis notre avènement à la couronne, de se trouver à notre lever ; que nous les avons vus toujours sur notre passage, immobiles comme des bornes, et qu’ils se sont extrêmement élevés pour regarder sur les épaules les plus hautes Notre Sérénité. Nous avons encore reçu plusieurs requêtes de la part de quelques personnes du beau sexe, qui nous ont supplié de faire attention qu’il était notoire qu’elles sont d’un entretien très-difficile ; quelques-unes même, très-surannées, nous ont prié, en branlant la tête, de faire attention qu’elles ont fait l’ornement de la cour des rois nos prédécesseurs, et que, si les généraux de leurs armées ont rendu l’Etat redoutable par leurs faits militaires, elles n’ont pas rendu la cour moins célèbre par leurs intrigues. Ainsi, désirant traiter les suppliants avec bonté, et leur accorder toutes leurs prières, nous avons ordonné ce qui suit :

« Que tout laboureur ayant cinq enfants retranchera journellement la cinquième parti du pain qu’il leur donne. Enjoignons aux pères de famille de faire la diminution sur chacun d’eux aussi juste que pourra.

« Ordonnons que toutes personnes qui s’exercent à des travaux vils et mécaniques, lesquels n’ont jamais été au lever de Notre Majesté, n’achètent désormais d’habits à eux, à leurs femmes et à leurs enfants, que de quatre ans en quatre ans. »59

De temps immémorial, c’est ainsi que le budget s’est fabriqué en France ; et nous suivons encore aujourd’hui le bel exemple de nos pères. Un grand gouvernement systématique et complet qui vit de ses sujets et fait vivre ses fonctionnaires, forme le réservoir où affluent toutes les bonnes choses ; et c’est là que les habiles vont puiser, quel que soit le régime. Les écrivains peignent chaque siècle ce concours, parce que chaque siècle il recommence. De là une certaine morale et de certains personnages. Le Rastignac de Balzac ressemble beaucoup au renard de La Fontaine, et on découvre bien vite les mêmes moeurs, sous des apparences différentes, dans la Comédie humaine, dans les Fables de La Fontaine et dans les Mémoires de Saint-Simon.

III, la noblesse [le prince du sang, le hobereau, le marquis] §

Il n’y a pas de rois sans roitelets ; au reste, c’est l’esprit royal, transporté ailleurs, mais le même à tous les étages.

« Il semble qu’on livre en gros aux premiers de la cour l’air de hauteur, de fierté, de commandement, afin qu’ils le distribuent en détail dans les provinces. Ils font précisément comme on leur fait, vrais singes de la royauté. »60

Ajoutons qu’ils payent d’avance en flatteries les flatteries qu’ils recevront. Les dieux mêmes ont chez eux ce commerce de servilité et d’arrogance. Quand Jupiter veut faire instruire son fils, l’Olympe entier applaudit et exagère : « Pour savoir tout, l’enfant n’avait que trop d’esprit ! » Mais on leur rend bien leurs adulations.

Tous les gens querelleurs, jusqu’aux moindres mâtins,
Au dire de chacun étaient de petits saints.61

Il n’y a pas même besoin d’être querelleur ; il suffit d’approcher du prince. Fussiez-vous un chien, et le chien d’une drôlesse, dès que l’héritier présomptif vous caresse, un maréchal de France devient votre serviteur, votre fournisseur, votre complaisant, car il peut avoir besoin de vous.

« Mlle Choin avait une chienne dont elle était folle, à qui tous les jours le maréchal d’Uxelles, de la porte Gaillon, où il logeait, envoyait des têtes de lapin rôties, attenant le petit Saint-Antoine, où elle logeait, et où le maréchal allait souvent et était reçu et regardé comme un oracle. Le lendemain de la mort de monseigneur, l’envoi des têtes de lapin cessa, et oncques depuis Mlle Choin ne le revit ni n’en entendit parler. »62

Mais quoi qu’ils disent ou fassent, leurs manières sont admirables. Ecoutons Borée, qui propose au Soleil de dépouiller un voyageur de son manteau. Je ne sache rien qui peigne mieux l’air dégagé et noble, la politesse élégante et digne. C’est M. de Sotenville invitant Clitandre « au divertissement de courre un lièvre » et, par-dessus le marché « lui baisant les mains ». Il ne propose pas rondement et nettement la partie de plaisir ; vis-à-vis d’un gentilhomme l’air réservé est toujours d’obligation, il faut que l’invité puisse se dégager sans effort ; on ne doit lui vanter un amusement qu’avec mesure et doute, ne pas l’entraîner, ne pas marquer un trop fort désir, ne pas le contraindre à la complaisance.

L’ébattement pourrait nous en être agréable, :
    Vous plaît-il de l’avoir ?63

Au reste, il y a des seigneurs de différents ordres et de différents caractères. Au premier rang est le petit prince provincial, glorieux d’être parent du roi, et qui croit que le monde a les yeux sur sa bicoque. L’éléphant reçoit le singe de Jupiter. Il commence avec une modestie affectée où perce la vanité satisfaite.

Mon cousin Jupiter, dit-il, verra sous peu
Un assez beau combat de son trône suprême ;
Toute sa cour verra beau jeu.
— Quel combat ? dit le singe avec un front sévère.
L’éléphant repartit : Quoi ! vous ne savez pas
Que le rhinocéros me dispute le pas,
Qu’Eléphantide a guerre avecque Rhinocère ?
Vous connaissez ces lieux ? ils ont quelque renom.
— Vraiment, je suis charmé d’en apprendre le nom,
Repartit maître Gilles : on ne s’entretient guère
De semblables sujets dans nos vastes lambris.64

Voilà de quel air on rebute les roitelets de province. Saint-Simon prend à peu près le même ton quand il conte « avec quel enchantement Dangeau se pavanait en portant le deuil des parents de sa femme, et en débitait des grandeurs », ou comment, étant devenu grand maître d’un ordre ridicule, il en faisait les cérémonies avec une majesté postiche, parmi les moqueries de toute la cour. — D’autres, avec des prétentions moindres, n’ont pas de moindres ridicules. Tel est l’ours, hobereau solitaire et rustre, que n’ont point attiré les fêtes de Versailles ; il est le seul qui conserve encore la rouille antique, pesant, disgracieux, morose. « Jamais, s’il nous veut croire, il ne se fera peindre. »65

Il est vrai qu’un jour il quitte son trou ; mais il ne devient pas pour cela homme du monde. C’est un manant qui entre en souliers ferrés dans un salon. Son voisin, par ses manières exquises, met encore dans un plus grand jour sa gaucherie et sa grossièreté.

    Seigneur,
Vous voyez mon logis.
Si vous voulez me faire
Tant d’honneur que d’y prendre un champêtre repas,
J’ai des fruits, j’ai du lait.
Ce n’est peut être pas
De nos seigneurs les ours le manger ordinaire ;
Mais j’offre ce que j’ai.
    L’ours, très-mauvais complimenteur.
Répond : Viens-t’en me voir.

Vous voyez qu’il est primitif, et qu’il n’a guère de style. Il est peu inventif, et ne se prodigue pas en conversation ; « en un jour il ne dit pas deux mots. » Pourtant il est bonne bête et fidèle, solide ami, se rabattant à des emplois de veneur ou de gendarme, comme en effet il lui convient. « Il va à la chasse, apporté du gibier, et quand son camarade dort, écarte les mouches. »66

C’est la consigne qu’il s’est donnée, il n’en démordra pas, et la gardera aussi lourdement qu’un Suisse. Aussi ses expédients sont médiocres, et quand il se mêle de raisonner, c’est un terrible tireur de conséquences. Une mouche s’était posée sur le nez de son ami ; il invente pour la chasser un stratagème fin, et s’en applaudit d’avance.

Je t’attraperai bien, dit-il, et voici comme.
Aussitôt fait que dit ; le fidèle émoucheur
Vous empoigne un pavé, le lance avec roideur,
Casse la tête à l’homme en écrasant la mouche.

Comme les misanthropes et les silencieux, il s’entête aisément d’une idée, et bâtit à ses frais pour étayer son système. Lorsque avec « sa serre » il a bien retourné le compagnon qui fait le mort, il invente judicieusement une raison de partir.67 C’est un cadavre. « Otons-nous, car il sent », il parle avec bon sens, et franchement, mais grossièrement et avec des tournures triviales, Il appelle la lionne « ma commère », tout comme s’il parlait à une bonne femme de village. Il lui demande, lorsqu’elle a perdu son lionceau, et qu’elle rugit de désespoir, « si tous les enfants qui lui sont passés par les dents n’avaient ni père ni mère. »68

Il appuie, et vigoureusement ; ce n’est pas lui qui, par ménagement, évitera d’employer les arguments personnels. « Si tant de mères se sont tues, que ne vous taisez-vous aussi ? » Voilà de la logique d’ours, bien étayée, mais peu consolante. S’il plaisante, c’est aussi en ours, d’un ton traînant, avec de grosses railleries, et une façon de congédier les gens qui n’appartient qu’à lui. Il répond aux aménités par un grognement rustique et des raisonnements carrés.69

« Comme me voilà fait ? comme doit être un ours. » Et promptement il tranche la controverse en mettant les gens à la porte. « Te déplais-je ? Va-t’en, suis ta route, et me laisse. » C’est de cette façon qu’il traite le grand Ulysse, son ancien ami, et, qui plus est, roi d’Ithaque. Quelle inconvenance scandaleuse ! — Tout va bien pourtant, tant qu’il ne se hasarde pas chez le roi. Encore n’y va-t-il que par convocation, et pour la cour plénière. Il eût mieux fait de rester chez lui, et d’apprendre que « dans un Louvre, fût-ce un vrai charnier », on ne doit jamais boucher sa narine.

Sa grimace déplut. Le monarque irrité
L’envoya chez Pluton faire le dégoûté.

Aussi bien il faisait tache dans la noblesse. Aujourd’hui elle a quitté ses champs, et laissé là ses moeurs. Il ne reste que les vilains à la campagne. Le gentilhomme vit dans les antichambres, les salons, les ruelles. Il est beau diseur, sémillant, important, importun, petit-maître. Acaste, le petit marquis de Molière, ressemble à la mouche de La Fontaine. Il papillonne avec son habit doré, comme la mouche avec ses ailes. Il a « du bien, il est jeune, il sort d’une maison qui peut se dire noble avec quelque raison », il assiste au petit coucher, il est bien vu du maître. Pareillement la mouche « hante le palais, s’assied à la table » du prince. La mouche, parmi ses titres de gloire, annonce qu’elle se campe sur la tête des belles, et baise leur beau sein, quand elle veut. »70

Acaste, « qui est fort aimé du beau sexe », parle plus discrètement, mais au fond insinue qu’il a le même privilège. « Les coeurs de haut prix » ne lui manquent pas ; encore faut-il qu’ils fassent « la moitié des avances. » Le gentilhomme avec son caquetage et la mouche avec son bourdonnement ont la même légèreté, la même fatuité, le même brillant et la même fin. Acaste est « un des mérites qui n’ont que la cape et l’épée », et pourra bien, après avoir hanté les palais et s’être assis à la table du maître, jeûner l’hiver dans ses terres ; et le pauvre bestion qui levait la dîme sur les dîners de Jupiter mourra aux premiers froids.

Mais, en ce moment71, son métier de parasite l’a engraissé ; il a reçu du roi titres et pensions. « C’est un dogue aussi puissant que beau, gras, poli », dont la tournure et l’air florissant font plaisir à voir. C’est par hasard qu’il est aux champs et rencontre le loup, maigre et hardi capitaine d’aventures. Il est citadin « et s’est fourvoyé par mégarde. » On ne le rencontre guère en de pareils endroits.

« Voudriez-vous, faquins, qu’il allât exposer son habit brodé aux inclémences de la saison, et imprimer ses pieds en boue ? »72

C’est un seigneur, on l’aborde humblement. Le pauvre coureur à longue échine débute par un compliment. Il n’a pas la maladresse de l’interpeller brusquement comme dans Phèdre73 et de lui dire du premier coup : « D’où te vient ton embonpoint ? » Il entre en propos, il lui fait compliment. Surtout il ne s’avise pas de le choquer gratuitement, en se disant plus brave que lui.

Aussi le chien répond avec un air de protection courtoise et de condescendance noble. Il donne au loup un titre honorable, l’appelle « beau sire. » Le principal mérite de Louis XIV et de son siècle fut l’établissement de cette politesse qui répand de l’agrément sur toutes les petites actions de la vie, et lie de prime abord des étrangers, même des ennemis. Ce chien, en chien poli et bien élevé, épargne l’amour-propre du loup, qui, dans Phèdre, fait lui-même l’humiliante confession de sa misère. Il la devance et l’adoucit. Il s’en charge et la rend générale et indirecte. Il plaint, non le loup lui-même, mais ses pareils.74 Il le console à demi de sa pauvreté, en lui rappelant que d’autres sont pauvres.

Mais sous ces dehors aimables on voit percer le grand seigneur dédaigneux, qui du haut de son luxe regarde en pitié « ces cancres, ces hères, ces pauvres diables, dont la condition est de mourir de faim. » Dans Phèdre, le chien n’est qu’un valet de ferme, simple concierge, serviteur utile, « qui garde la porte, et, la nuit, défend la maison contre les voleurs. » Dans La Fontaine, il est premier gentilhomme de la chambre, huissier des entrées, chevalier de l’étiquette. Il doit « complaire à son maître », chasser les gens mal vêtus, les mendiants, tout ce qui n’est point digne d’être reçu dans la société choisie. Son office veut du tact, de la douceur, de la grâce, de la hauteur, tous les instincts et tous les talents de la noblesse de cour. Le chien romain est un grossier esclave, goinfre et vil, qui ne voit dans son métier que les profits de son ventre, trop heureux d’attraper « les morceaux que lui jettent les esclaves et les ragoûts dont personne ne veut. » Le chien français est plus délicat ; ses aubaines sont « des os de poulet et de pigeon, sans parler de mainte caresse. » Il ne décrit pas longuement sa servitude comme fait l’autre. Il en parle d’un ton léger et dégagé, comme un homme qui ne la sent plus, ou qui ne veut plus la sentir. « Ce n’est rien » ; ou du moins c’est « peu de chose. »75 Il n’y a pas fait attention, il ne sait pas ce qui lui a pelé le cou ; c’est « peut-être son collier. » Ce peut-être est bien d’un courtisan, domestique d’âme encore plus que de corps. L’aventurier retourne au bois, et le seigneur regagne sa niche.

Le talent dans ce métier est d’être servile sans être bas. Ainsi l’on se respecte soi-même, et par exemple l’on n’oublie jamais ce que l’on doit à son estomac. Un homme de qualité déroge quand il fait mauvaise chère. C’est par point d’honneur plutôt que par gourmandise qu’il veut bien dîner. Voyez plutôt ce grand seigneur valétudinaire, la tête « emmanchée d’un long cou », qui près de la rivière promène sur ses longues jambes son long corps étique. Distrait, ennuyé, mélancolique, on dirait qu’il prend l’air par ordonnance du médecin. Son dîner est servi.76 « Il n’a qu’à prendre. » Mais jamais viande de vilain.

Moi ! des tanches ! dit-il, moi, héron, que je fasse
Une si pauvre chère ! Eh ! pour qui me prend-on ?
La tanche rebutée, il trouva du goujon.
Du goujon ! c’est bien là le dîner d’un héron !
J’ouvrirais pour si peu le bec ! Aux dieux ne plaise !

Insolence contre les choses, insolence contre les gens. Malgré sa politesse, le gentilhomme ne peut parler sans choquer, parce qu’il ne peut se rencontrer avec personne sans prendre le haut bout. Sa compassion est humiliante, parce qu’elle est un déguisement d’amour-propre. Pareillement ses souhaits sont une dérision, parce qu’ils sont une politesse d’égoïste. Le chêne plaint le frêle roseau, « dont le moindre vent courbe la tête », et qui porte avec peine le fardeau d’un roitelet ; mais c’est pour avoir le droit de se louer lui-même aux dépens de son pauvre voisin, de se comparer au Caucase, de dire « qu’il brave l’effort de la tempête », d’opposer sa force à la faiblesse d’autrui.77

Des paroles de protection sont pour le protecteur un triomphe. Qu’il est doux pour le chêne d’offrir « l’abri de son feuillage » à qui ne peut en profiter ! L’orgueil savoure son plaisir à bon compte, et l’on se trouve ainsi généreux sans frais.

La Fontaine, a pris plaisir à résumer tous les traits de ce caractère et à mettre en scène le gentilhomme sous son vrai nom. Le digne seigneur, comme le héron, a soin de son estomac.78 Il regarde les jambons de son hôte, demande leur âge, loue leur mine, « les reçoit, et de bon coeur, déjeune très bien, comme aussi sa famille, chiens, chevaux et valets, tous gens bien endentés. »

Cela l’égaye et il s’humanise, il daigne causer, juger, entrer dans les questions intimes. Il a cette impertinence aisée et cette bienveillance offensante qui mettent le bourgeois à cent pieds au-dessous de lui.

La fille du logis, qu’on vous voie ; approchez,
Quand la marirons-nous ? quand aurons-nous des gendres ?

Il a les façons conquérantes d’un homme du bel air qui ne se trouve pas fait « pour aimer à crédit et faire tous les frais. »

Disant ces mots, il fait connaissance avec elle.
    Auprès de lui la fait asseoir,
Prend une main, un bras, lève un coin du mouchoir :
    Toutes sottises dont la belle
    Se défend avec grand respect.

Il a l’instinct féodal, « commande chez l’hôte, y prend des libertés, boit son vin, caresse sa fille », traite son jardin en ville conquise. Poireaux et choux, planches et carreaux, toutes ces choses vulgaires et rustiques, sentant le travail et le fumier, ne sont bonnes qu’à être foulées et gâtées, Voici qu’on fait un trou à la pauvre haie, « non pas trou, mais trouée, horrible et large plaie » ; « car il eût été mal qu’on ne pût du jardin sortir tout à cheval. » Le bonhomme regarde d’un air penaud et pour toute réclamation se dit piteusement que « ce sont là jeux de prince. » Mais « on le laisse dire. » Le vilain est toujours gent corvéable et taillable, bête de somme, un mulet, dit Richelieu, que son seigneur honore en lui mettant la bride et en le faisant trotter. Il plie le dos, se tait, et se retire avec cette maxime qu’il faut tâcher de n’avoir pas affaire aux puissances. Pour sentir la tristesse de cette résignation, mettez en regard l’indépendance du franc-tenancier anglais, ou du libre paysan de Hollande.

« Un jour le roi de Bohême réfugié en Hollande, étant à la chasse, et par hasard ayant entré, suivant un lièvre, avec des chiens et des chevaux dans un petit champ qu’on avait semé de quenolles (navets), le fermier du lieu, en son habit de fête de drap d’Espagne noir, avec une camisole de ratine de Florence, à gros boutons d’argent massif, courant avec un grand valet qu’il avait à la rencontre du prince, ayant chacun une grande fourche ferrée à la main, et sans le saluer, lui dit en grondant : « Roi de Bohême, roi de Bohême, pourquoi viens-tu perdre mon champ de quenolles que j’ai eu tant de peine à semer ? » Ce qui fit retirer le roi tout court, lui faisant des excuses, et lui disant « que ses chiens l’avaient mené là malgré lui. »79

Vous voyez par ce contraste qu’une petite fable peut peindre un peuple et une aristocratie.

IV, le curé — le moine §

Il fallait donner le pas au seigneur du village : il est bon de garder l’étiquette, et nous devons maintenir les rangs dans cette procession de portraits.

Maintenant,

Notre curé suit son seigneur ;
Tous deux s’en vont de compagnie.

La Fontaine est ici dans la tradition, c’est-à-dire peu respectueux. Le nom de son curé, messire Jean Chouart, a déjà été appliqué par Rabelais80 à un objet médiocrement ecclésiastique.

Le clergé en France, quoique décent et régulier, n’est point le favori du public. On ne voit en lui qu’un corps de fonctionnaires, préfets et sous-préfets du dogme et de la morale ; nous ne les faisons pas, nous les recevons d’en haut comme aussi le dogme et la morale ; c’est pourquoi, à leur endroit, nous restons froids, quoique dociles. D’ailleurs et foncièrement, la race n’est point religieuse, c’est-à-dire sérieuse et sujette aux alarmes de conscience, mais sceptique, railleuse, prompte à ramener les privilégiés à son niveau, à chercher l’homme sous le dignitaire, à croire que, pour tous comme pour elle, le grand objet de la vie est l’amusement ou le plaisir. La France a toujours été « de la religion de Voltaire. » La Fontaine ne fait que reprendre et sans aigreur les plaisanteries du moyen âge. Son messire Jean Chouart est gai, jovial, exploite son mort, et lui débite en vrai marchand toute une provision de cérémonies, « des psaumes et des leçons, et des versets, et des répons. » Il vide sur lui toute sa boutique. Il y a dans ce récit beaucoup de malice, mais point de méchanceté.

Un mort s’en allait tristement
S’emparer de son dernier gîte.
Un curé s’en allait gaîment
Enterrer ce mort au plus vite.

On devient insensible par habitude ; et que de choses n’excuse pas le métier ! En ce moment il excuse la satire chez La Fontaine.

Monsieur le mort, j’aurai de vous
Tant en argent et tant en cire,
Et tant en autres menus coûts.81

Ne sommes-nous pas tous faits de la sorte ? On ne voit d’abord dans son emploi que ce qu’il a de généreux et d’utile. On est prodigue d’enthousiasme et de dévouement. Cette belle source tarit vite ; on songe à soi, après avoir songé aux autres. On devient homme de ménage. On calcule de petits profits qui payeront de petits plaisirs. Le bonheur est-il autre chose que le bien-être ?

Il fondait là-dessus l’achat d’une feuillette
    Du meilleur vin des environs.

Messire Chouart est bon homme, il s’occupe aussi des autres, « de sa nièce assez proprette, de sa chambrière Paquette, qui doit avoir des cotillons. » Si le seigneur du village n’était pas mort, chacun voudrait être à sa place ; messire Chouart est certainement un voisin assez commode. « On peut bâtir sans crainte autour de sa demeure. » N’est-ce pas beaucoup ? La Fontaine plus que personne eût été son ami, et la feuillette n’eût point été de trop entre le fabuliste et le curé.

Il n’en est pas ainsi du moine, « du moine ocieux, dit Rabelais, qui ne prêche ni endoctrine le monde, comme le bon docteur Evangélique et Pédagogue. » Il n’est pas fonctionnaire, comme l’autre ; c’est pourquoi aux yeux du peuple qui n’est ni superstitieux ni poëte, il passe pour un simple fainéant. Remarquer de quel air nos ouvriers, à Paris surtout, regardent ceux qui se montrent dans les rues en froc et pieds nus ; leurs gestes et leurs paroles expriment de toutes parts un étonnement malveillant qui va jusqu’au dédain, Ils sont à leur endroit et contre eux tout à fait positifs et utilitaires. Je n’ai pas besoin de dire que l’auteur des Contes a suivi là-dessus l’instinct du peuple. Il daube sur les moines, et encore mieux sur les nonnes.

    Ma muse met Guimpe sur le tapis,
Et puis, quoi ? Guimpe, et puis Guimpe sans cesse ;
Bref, toujours Guimpe et Guimpe sous la presse.

Et justement quand il promet de n’y plus revenir, il y revient. La Fontaine trouve que le moine n’a renoncé au monde que pour songer à soi, et que son abnégation n’est qu’égoïsme. Ecoutez les réponses de celui-ci. Que de raisons pour être charitable ! Ce sont des concitoyens, des députés du peuple rat.

    Ratopolis était bloquée.
On les avait contraints de partir sans argent.
    Attendu l’état indigent
    De la république attaquée.
Ils demandaient fort peu, certains que le secours
Serait prêt dans quatre ou cinq jours.82

Mais le rat est un de ces ermites dont parle Jean de Meung, autre ancêtre de La Fontaine.

Ils se font pauvres, et si se vivent
    De bons morceaux délicieux
    Et boivent les vins précieux,
    Et la pauvreté vont prêchant,
    Et les grandes richesses pêchant…
    Nous sommes, si vous fait savoir.
    Cils qui ont tout sans rien avoir.

Le citoyen du fromage de Hollande est arrière-petit-fils de Faux-Semblant.

Quand je vois tout nus ces truands
Trembler sur des fumiers puants,
De froid, de faim, crier et braire.
Ne m’entremets de leur affaire.

Seulement il parle d’un ton plus doux.

    Mes amis, dit le solitaire,
Les choses d’ici-bas ne me regardent plus.
    En quoi peut un pauvre reclus
    Vous assister ? Que peut-il faire
Que de prier le Ciel qu’il vous aide en ceci ?
J’espère qu’il aura de vous quelque souci.

« Dieu vous bénisse », formule admirable.

    Pour affubler sa renardie
    Du manteau de papelardie.

Le rat paye en prières, et, cet impôt acquitté, met les gens à la porte.

La Fontaine a voulu peindre tout au long ce portrait de l’hypocrite, et les grands moralistes du temps, Molière et La Bruyère, se rencontrent là-dessus avec lui. Ils mettaient un siècle religieux en garde contre la religion fausse ; on ne fabrique la mauvaise monnaie qu’à l’imitation de la bonne, et toute vertu a sa contrefaçon. La chapelle du roi se remplissait de courtisans quand il allait à la messe ; un jour qu’il y vint sans être attendu, il fut étonné de la trouver vide. La Fontaine raillait un vice naturel et officiel. Pour cela il a choisi le chat, à cause de sa mine papelarde et discrète, entre tous un chat vivant comme un dévot ermite, « un chat faisant la chattemite, un saint homme de chat, bien fourré, gros et gras. » Ce dernier point ne manque guère dans le personnage. Tartufe aussi se nourrissait bien, « buvant à son déjeuner quatre grands coups de vin, et mangeant fort dévotement deux perdrix avec une moitié de gigot en hachis » ; il avait le teint fleuri et l’oreille rouge ; tous deux avaient profité du métier, et, quand on voit Grippeminaud jeter si prestement la patte sur les plaideurs et « les mettre d’accord en croquant l’un et l’autre », on juge qu’il est digne de son confrère. Mais il agit ici d’une façon trop expéditive pour montrer son caractère tout entier. Le voici maintenant plein et achevé, « archipatelin, vrai Tartufe », tout confit de mielleuses et pieuses paroles. C’est qu’il est pris au piège et demande secours au rat. Le rat est maintenant « son cher ami. » Il l’a seul « choyé » entre tous ceux de son espèce, et « à bon droit » ; il l’a chéri « d’une amour singulière », il l’a aimé « comme ses propres yeux. »

Je n’en ai pas regret, et j’en rends grâce aux dieux.
    J’allais leur faire ma prière,
Comme tout dévot chat en use le matin.83

N’est-ce pas le mot de l’autre, lorsqu’il rompt une conversation désagréable en remarquant qu’il est « trois heures et demie », et que « certain devoir pieux le rappelle là-haut ? » L’habitude est si forte, qu’une fois délivré, son langage reste dévot comme auparavant.

Penses-tu que j’aie oublié
Qu’après Dieu je te dois la vie ?

Ainsi, dans Sheridan, l’hypocrite anglais, Joseph surface, se surprend à faire de grandes phrases devant son ami Shake, A force de prêcher, on finit par ne plus pouvoir parler qu’en sermons.

V, la bourgeoisie — le turcaret, l’écolier, l’homme d’affaires, le magistrat, le médecin, le professeur, le marchand §

Derrière le clergé et la noblesse, loin, bien loin, le chapeau à la main, dans une attitude respectueuse, marche le tiers-état, « frère cadet des deux premiers ordres » si on l’en croit, « simple valet » selon la déclaration des gentilshommes. Les bonnes villes, bourgeoisies et corps de métiers, ont envoyé leur députation de ridicules, et La Fontaine, qui semble un bourgeois quand il raille les nobles, semble un noble quand il raille les bourgeois. Et ce n’est pas ici la matière qui manque. Parlons-en tout à notre aise ; nous sommes de cette bande, et nous avons le droit de la montrer telle qu’elle est.

Le bourgeois est un être de formation récente, inconnu à l’antiquité, produit des grandes monarchies bien administrées, et, parmi toutes les espèces d’hommes que la société façonne, la moins capable d’exciter quelque intérêt. Car il est exclu de toutes les idées et de toutes les passions qui sont grandes, en France du moins où il a fleuri mieux qu’ailleurs. Le gouvernement l’a déchargé des affaires politiques, et le clergé des affaires religieuses. La ville capitale a pris pour elle la pensée, et les gens de cour l’élégance. L’administration, par sa régularité, lui épargne les aiguillons du danger et du besoin. Il vivote ainsi, rapetissé et tranquille. A côté de lui un cordonnier d’Athènes qui jugeait, votait, allait à la guerre, et pour tous meubles avait un lit et deux cruches de terre, était un noble. Ses pareils d’Allemagne trouvent aujourd’hui une issue dans la religion, la science ou la musique. Un petit rentier de la Calabre, en habit râpé, va danser, et sent les beaux-arts. Les opulentes bourgeoisies de Flandre avaient la poésie du bien-être et de l’abondance. Pour lui, aujourd’hui surtout, vide de curiosités et de désirs, incapable d’invention et d’entreprise, confiné dans un petit gain ou dans un étroit revenu, il économise, s’amuse platement, ramasse des idées de rebut et des meubles de pacotille, et pour toute ambition songe à passer de l’acajou au palissandre. Sa maison est l’image de son esprit et de sa vie, par ses disparates, sa mesquinerie et sa prétention.

Il n’est point un Cincinnatus. C’est l’orgueil, d’ordinaire, qui fait le désintéressement. Un campagnard suisse ou romain qui à l’occasion devenait chef d’armée, arbitre de la vallée ou de la cité, pouvait avoir des sentiments grands, laisser le gain à d’autres, vivre de pain et d’ognons, et se contenter du plaisir de commander : sa condition le faisait noble. Comment voulez-vous que cette manière de penser naisse parmi nos habitudes bourgeoises ? Le bourgeois probe s’abstient du bien d’autrui ; rien de plus. Il serait niais de se dévouer pour sa bicoque. Les dignités municipales exercées sous la main de l’intendant ne valent pas la peine qu’on se sacrifie à elles ; échevin, maire, élu, il n’est qu’un fonctionnaire, fonctionnaire exploité et tenté d’exploiter les autres. Le noble orgueil et la générosité ont pour terres natales le commandement ou l’indépendance ; partout ailleurs poussent comme des chardons l’égoïsme et le petit esprit. On ne se pique pas de donner, mais de prendre. On tâche de n’être point dupe ; on se répète tout bas avec un rire sournois, qu’il faut tirer son épingle du jeu.

Echevin, prévôt des marchands,
Tout fait sa main ; le plus habile
Donne aux autres l’exemple, et c’est un passe-temps
De les voir nettoyer un monceau de pistoles.
si quelque scrupuleux, par des raisons frivoles,
Veut défendre l’argent, et dit le moindre mot,
On lui fait voir qu’il n’est qu’un sot.
Il n’a pas de peine à se rendre.
C’est bientôt le premier à prendre.84

Nos bourgeois s’assemblent. Mais les moeurs et les délibérations varient suivant les communes. D’abord, vous voyez la grosse cité, les gras bourgeois mangeurs et bruyants (en ce temps-là il y en avait encore), qui partent pour la bataille, le visage frais et fleuri, avec force vivres dans leur bissac. Il faut admirer le bourgmestre.

    C’était un maître rat,
    Dont la rateuse seigneurie
S’était logée en bonne hôtellerie,
    Et qui cent fois s’était vantée
    De ne craindre ni chat ni chatte,
    Ni coups de dents, ni coups de patte,
Dame souris, lui dit ce fanfaron,
    Ma foi ! quoi que je fasse,
Seul je ne puis chasser le chat qui vous menace.
    Mais assemblons tous les rats d’alentour :
    Je lui pourrai jouer d’un mauvais tour.

Voilà bien l’homme content de lui-même, qui préside le conseil et porte sur ses larges épaules toute la chose publique. Son dernier mot veut être malicieux, et il essaye à la fois de faire l’important et l’homme d’esprit. Il court à l’assemblée des rats gastronomes, et arrive « les sens troublés, et tous les poumons essoufflés. » Le gros petit homme est d’un tempérament sanguin et asthmatique. Walter Scott l’a retrouvé dans son Quentin Durward. Il propose l’affaire. « La guerre est votée d’acclamation. »85

On court aux armes. « Quelques rates, dit-on (entendez des échevines), répandirent des larmes. » N’importe, les maris sont trop contents de se croire gens de guerre. Ils se sont monté la tête avec leur projet héroïque. Ils y tiennent et l’achèveront. En attendant, ils s’équipent, sans oublier ce qu’ils connaissent le mieux, ce qui est essentiel, j’entends la victuaille. « Chacun met dans son sac un morceau de fromage. » La Fontaine garde jusqu’aux plaisanteries fanfaronnes et au ton trivial de ces recrues improvisées qui, « l’esprit content, le coeur joyeux », vont à la guerre « comme à la fête » et promettent « de risquer le paquet. » Mais, quand le chat s’avance en grondant, les galants chevaliers du beau sexe reprennent subitement leur circonspection commerciale, et font « une retraite fortunée », laissant leur bonne amie entre les pattes du matou. Nous savons maintenant à quoi nous en tenir sur l’esprit militaire de la bourgeoisie : à la vue du prince elle rentre dans son trou. Qu’elle y reste, car elle n’est guère plus habile en diplomatie. Le seigneur du pays l’a longtemps taillée et foulée à merci. « C’est sur eux qu’il fondait sa cuisine. » « Viviers et réservoirs lui payaient pension. » Mais le voilà vieux, et la pension se fait attendre ; en conséquence, il prend tout d’un coup le ton familier, et se fait populaire. Il tire à part l’écrevisse « sa commère », et l’envoie charitablement avertir les poissons que dans huit jours le maître de l’étang pêchera. Voyez le trouble de ce pauvre peuple, cet empressement, ce désordre d’esprit, ces questions accumulées, cette confiance précipitée. Ces pauvres bonnes gens ne sont guère politiques ; ils sont faits pour être mangés et le prouvent surabondamment par leurs actions.

        Grande est l’émeute.
    On court, on s’assemble, on députe
    A l’oiseau : Seigneur Cormoran,
D’où vous vient cet avis ? Quel est votre garant ?
    Etes-vous sûr de cette affaire ?
N’y savez-vous remède ? et qu’est-il bon de faire ?86

Ils se jetteraient volontiers dans son bec, et s’y jettent en effet. La bourgeoisie fera bien de laisser l’administration comme la guerre aux seigneurs.

Quand ils ne sont pas à plaindre, ils sont ridicules. Tracassiers, importuns, bavards, ils s’agitent pour une vétille.

Le soleil, à leur dire, allait tout consumer.
    Il fallait promptement s’armer,
    Et lever des troupes puissantes.
    Aussitôt qu’il faisait un pas,
    Ambassades coassantes
    Allaient dans tous les Etats.
    A les ouïr, tout le monde,
    Toute la machine ronde
    Roulait sur les intérêts
    De quatre méchants marais.87

Ils sont inconstants, mécontents par état, frondeurs, faiseurs de remontrances, fatigants, obstinés, insupportables, et par-dessus tout impertinents et poltrons. Ils se lassent de « l’état démocratique » ; et, quand Jupin, fatigué de leurs clameurs, leur donne pour roi « un bon sire, tout pacifique », la gent « sotte et peureuse » va se cacher dans tous les trous, jusqu’à ce qu’elle redevienne familière et insolente. Pourquoi sont-ils si déplaisants ? Quand le roi des dieux leur envoie une grue « qui les tue, qui les croque, qui les gobe à son plaisir », on est presque du parti de la grue et de Jupiter.

Ces ridicules, propriété publique de la bourgeoisie assemblée, sont encore la propriété privée du bourgeois rentré dans sa maison. Les conditions font les caractères, car le caractère n’est que l’ensemble des sentiments habituels, lesquels naissent de notre état journalier. Nos occupations et nos habitudes sont comme une température morale qui fortifie et redresse notre âme, ou l’affaiblit et la fait ramper. La fougère dans les climats chauds est un grand arbre, et chez nous une pauvre plante avortée. Le seigneur, entouré de respects, méprise les autres et se respecte lui-même. Il prend de soi et des autres l’opinion que les autres ont d’eux-mêmes et de lui. L’artisan, dans son étroite échoppe, attaché à son métier machinal, occupé tout le jour par sa pensée d’un écu, perd le sens du beau, l’aisance d’esprit, la hardiesse des désirs, et son âme se rapetisse avec ses pensées. Nous naissons tous et nous croissons d’un mouvement spontané, libres, élancés, comme des plantes saines et vigoureuses. On nous transplante, on nous redresse, on nous émonde, on nous courbe. L’homme disparaît, la machine reste ; chacun prend les défauts de son état, et de ces travers combines naît la société humaine.

Le bourgeois sait qu’il est bourgeois et s’en chagrine. Sa seule ressource est de mépriser les nobles ou de les imiter. Il se met au-dessus d’eux ou parmi eux « et se croit un personnage. » Cet orgueil est raisonneur et esprit fort. Par exemple le rat s’étonne de voir tout le monde tourner la tête au passage de l’éléphant. Il réclame contre cet abus en théoricien spiritualiste : la grosseur et l’étalage ne font pas le mérite ; l’animal raisonnable ne vaut point « par la place qu’il occupe », mais par l’esprit qu’il a. Il est clair que ce philosophe de grenier est un disciple anticipé de Jean-Jacques, et médite un traité sur les droits du rat et l’égalité animale.

Mais qu’admirez-vous tant en lui, vous autres hommes ?
Serait-ce ce grand corps qui fait peur aux enfants ?
Nous ne nous prisons pas, tout petits que nous sommes,
        D’un grain moins que les éléphants.

Voilà bien le ton aigre d’un plébéien révolté, et la suffisance pédante d’un penseur qui s’est dégagé des préjugés vulgaires. « Cela veut raisonner de tout, disait le duc de Castrie, et cela n’a pas mille écus de rente. »

Raisonner ! puissance et droit étrange, dont chacun commence à user, jusqu’à l’âne, qui se demande « à quoi bon porter les herbes au marché, et s’il faut pour cela interrompre son somme. » Il ferait mieux « de songer à attraper les morceaux de chou qui ne lui coûtent rien. »

    Car le chat, sortant de sa cage,
    Lui fit voir en moins d’un instant
    Qu’un rat n’est pas un éléphant.88

Quant au rat, il est réfuté à l’instant par un argument personnel. Le bourgeois frondeur, satirique, égalitaire, est rare au dix-septième siècle. Pour échapper à la roture, il ne se fait pas philosophe, mais noble. Nous n’avons guère alors de Jean-Jacques, mais plus d’un M. Jourdain.

Le mulet d’un prélat se piquait de noblesse.
    Et ne parlait incessamment
    Que de sa mère la jument,
    Dont il contait mainte prouesse
Elle avait fait ceci, puis avait été là.
    Son fils prétendait pour cela
    Qu’on le dût mettre dans l’histoire.89

Cet âne, du moins, est encore un peu gentilhomme, et nous lui avouons que le ventre anoblit. Pour le singe, il s’invente au premier coup toute une parenté ; le Pirée d’abord, « son meilleur ami », puis « son cousin le juge maire. » Mais il n’est qu’un écervelé, et babille à tort et à travers. Voici la vanité sentencieuse, réfléchie, compassée, qui s’étale en discours étudiés. L’âne fait encore ici les frais de l’histoire.

    J’ouïs que l’un des deux disait à son confrère :
Seigneur, trouvez-vous pas bien injuste et bien sot,
    L’homme, cet animal si parfait ? Il profane
    Notre auguste nom, traitant d’âne
    Quiconque est ignorant d’esprit lourd, idiot ;
    Il abuse encore d’un mot,
    Et traite notre rire et nos discours de braire.
Les humains sont plaisants de prétendre exceller
Par-dessus nous ! Non, non, c’est à vous de parler.
    A leurs orateurs de se taire.
Voilà les vrais braillards. Mais laissons là ces gens.
    Vous m’entendez, je vous entends,
    Il suffit. Et quant aux merveilles
Dont votre divin chant vient frapper les oreilles,
    Philomèle est au prix novice dans cet art.
    Vous surpassez Lambert. — L’autre baudet repart :
    Seigneur, j’admire en vous des qualités pareilles.90

Ces ânes se décernent à eux-mêmes un brevet. Que ne peut-on avec le nom de gentilhomme en prendre l’élégance ! Mais sous un habit de cour un lourdaud est plus lourd encore. Celui-ci veut imiter le petit chien qui jappe, donne la patte ; il prétend être baisé à son tour, porte son sabot tout usé sur le menton de son maître, l’en caresse amoureusement « non sans accompagner de son chant gracieux cette action hardie. »91 Décidément, son éducation est à refaire, et il faut y employer le grand maître, Martin Bâton.

Il n’est pas jusqu’aux travers du noble qui ne soient nobles. « Il n’y a rien de si délié, dit La Bruyère, de si simple, de si imperceptible, où il n’entre des manières qui nous décèlent. Un sot ni n’entre, ni ne sort, ni ne s’assied, ni ne se lève, ni ne se tait, ni n’est sur ses jambes, comme un homme d’esprit. » Ainsi le simple gourmand n’a pas la délicatesse aristocratique. Il mange bien, mais pour manger bien, et non pour honorer son estomac. Le rat, « qui ne connaît l’Avent ni le Carême », est un joli petit gourmet, réjoui, tout rondelet, guilleret, et ne ressemble guère au héron dédaigneux et mélancolique. Il est simplement « messire », c’est-à-dire bon bourgeois, bien considéré et bien renté, médiocrement digne ; à peine invité par un inconnu, et d’une façon sommaire, il accepte.92 L’oiseau de qualité n’eût pas promis si vite ; il eût craint de se compromettre, et eût vérifié le rang de son hôte. Il eût trouvé l’invitation laconique, et l’eût voulue plus respectueuse : son dîner est une affaire d’étiquette. Messire rat n’y fait pas tant de façons.

On imiterait encore plus aisément la gourmandise du seigneur que son impertinence : car il n’est gourmand que par accident, tandis qu’il est impertinent par nature. Nulle bête ou plante bourgeoise n’attrapera ce ton de compassion humiliante et cette quiétude de vanité bienheureuse qu’avait si naturellement le chêne. Le pot de fer n’est qu’un capitan qui propose son escorte.93

Les plaisanteries du bourgeois riche ne sont que grossières. Saint-Simon prend un autre ton pour railler « la plume et la robe. » Nous n’avons ici qu’un Turcaret.

    Mon ami, disait-il souvent
        Au savant,
    Vous vous croyez considérable ;
    Mais dites-moi, tenez-vous table ?
Que sert à vos pareils de lire incessamment ?
Ils sont toujours logés à la troisième chambre,
Vêtus au mois de juin comme au mois de décembre,
Ayant pour tout laquais leur ombre seulement.

Ce sont là des mots appris, et de l’esprit ramassé dans les carrefours ; il a volé ses idées comme sa richesse. Cet homme n’estime en soi que « l’argenterie de sa table, le grand nombre de laquais qui le suivent, les six bêtes qui le traînent » ; et il a raison. Il est politique comme le Giton de La Bruyère, mais toujours sot et brutal. Ces sortes de gens se croient capables de mener l’Etat parce qu’ils le volent ; ils présentent leurs prodigalités d’égoïstes comme des bienfaits de, citoyens :

        La république a bien affaire
        De gens qui ne dépensent rien !
        Je ne sais d’homme nécessaire
Que celui dont le luxe épand beaucoup de bien.
Nous en usons, Dieu sait ! Notre plaisir occupe
L’artisan, le vendeur, celui qui fait la jupe,
        Et celle qui la porte.

Ce gros rire libertin n’est qu’une fanfaronnade de mauvais goût. Le parvenu se croit expert et vainqueur en toutes choses, en matière de femmes comme en fait de politique ; il est jusqu’au ventre en la litière ; mais il a beau faire, on devine son père l’âne. En voyant sa lourdeur et sa suffisance, chacun est disposé à le renvoyer au moulin.

L’impertinence est plus naïve dans le jeune homme « que ses parents, gros messieurs, ont fait apprendre à lire » ; mais elle est toujours ridicule, parce qu’elle manque de convenance. Le ridicule n’est que la disproportion. Dans le seigneur, le rang et la vanité sont d’accord ; c’est pourquoi l’orgueil, quoique offensant, reste noble. Dans le bourgeois, l’outrecuidance et la condition font contraste ; c’est pourquoi son arrogance, quoique excusable, fait pitié. Voyez le souriceau qui commence comme un poëte épique.94 Quant au rat son confrère, il fait comme l’écolier de Faust. Du haut de son expérience improvisée, il contemple avec mépris la génération arriérée qui le précède, et sourit d’un air de grand homme, savant et pédant, en pensant à son père, « pauvre sire qui n’osait voyager, craintif au dernier point. » Cette vanité de bourgeois lui porte malheur. Qu’il renonce à l’impertinence ; qu’il rentre dans son caractère et se contente d’être lui-même ; qu’il redevienne homme de ménage ; il cessera de prêter à rire, et peut-être, un jour, se moquera du seigneur.

L’animal bourgeois par excellence est la fourmi : sèche, discrète, prudente, active, ménagère, qui se remue, trotte, range, amasse et cherche encore sans autre but qu’amasser, sans autre plaisir qu’agir ; d’un esprit net, ferme et pratique, qui raisonne avec autant de précision qu’il calcule, railleur comme un homme d’affaires, incisif comme un avocat.95 Mais elle préfère encore les profits aux épigrammes.

Adieu je perds mon temps ; laissez-moi travailler.
        Ni mon grenier ni mon armoire
        Ne se remplit à babiller.

Peu prêteuse du reste, et dure comme une marchande ; ses réponses emportent la pièce96 : « les mouches de cour sont chassées, les mouchards sont pendus » : voilà les comparaisons polies dont elle régale la mouche. Elle va droit au fait, et trouve les arguments personnels : dans six mois « vous mourrez de faim. »

L’esprit positif arrive naturellement à la réfutation insultante. Celui qui n’a pas épargné sa peine ne plaint pas celle des autres. Il n’a pour les misérables qu’une indifférence froide, et pour les dépensiers qu’un mépris moqueur.

Vous chantiez, j’en suis fort aise :
Eh bien ! dansez maintenant.

Ce désir du gain, cet esprit d’économie est dans tous les métiers, à tous les étages. Juges, médecins, maîtres d’école, commis, avocats, charlatans, sous tous les habits il se cache ou se découvre. Le noble a fait fortune en se donnant la peine de naître. Sa qualité lui épargne trente ans de travail, d’assujettissement et d’ennui ; il peut avoir l’âme généreuse et large. Mais l’homme du tiers, qui n’a rien, qui n’est rien, et ne parvient qu’à force de labeur, reçoit en naissant un joug qui courbe sa pensée vers les soucis d’argent et de place, qui devient une partie de lui-même, et qu’il garde par habitude, lors même qu’il a gagné le droit de s’en délivrer.

Pour bien connaître le juge, il faut voir d’abord le tribunal, l’enquête, les témoins, la chicane.97

La Fontaine sait tous les termes spéciaux, tout le détail le voit et le fait voir, nomme les frelons demandeurs, et les abeilles « leurs parties. » C’est par cette précision et cette minutie que des oeuvres d’imagination deviennent des documents d’histoire. « On traduit la cause » devant une certaine guêpe ; les témoins viennent, reviennent, sont entendus ; la cause est remise à huitaine, et jusqu’à plus ample informé. Procès-verbal est dressé des circonstances et caractères physiques qui peuvent éclaircir le point de fait : on constate qu’autour des rayons de miel en litige « des animaux ailés, bourdonnants, un peu longs, de couleur fort tannée, ainsi que les abeilles, avaient longtemps paru. » Vous croiriez que vous écoutez le résumé d’un président ; la description a l’air transcrite d’un journal du palais. Mais nous n’avons encore « que les contredits, les interlocutoires, le fatras et le grimoire » de la procédure, et tout l’attirail de la pratique. Un peu plus loin vient l’avocat qui a pris ses grades, et tient boutique de démonstrations, injures, amplifications, exclamations et mouvements d’indignation.98

Il s’échauffe, il s’enroue, il s’élève au style sublime, il assène les insultes populacières, le tout pour un os, c’est-à-dire pour des gages. Le loup est procureur du roi, appelle l’âne « pelé, galeux », demande la tête du coupable, et veut sauver la société. Ainsi précédé et annoncé, le juge s’avance avec une majesté solennelle, et voici l’abrégé d’un jugement :

Perrin fort gravement ouvre l’huître et la gruge,
        Nos deux messieurs le regardent.
Ce repas fait, il dit d’un ton de président
Tenez, la cour vous donne, à chacun une écaille,
Sans dépens, et qu’en paix chacun chez soi s’en aille.99

Le médecin va au même but que le juge, mais par d’autres voies. Il ne s’agit jamais « que de happer le malade. » Un métier, selon le mot de Molière, est un moyen de traire les hommes. Le loup s’en vient donc

        A pas comptés,
    Se dit écolier d’Hippocrate,
Qu’il connaît les vertus et les propriétés
    De tous les simples de ces prés ;
    Qu’il sait guérir, sans qu’il se flatte,
Toute sorte de maux. Si don Coursier voulait
    Ne point céler sa maladie,
    Lui loup, gratis la guérirait.
    Car le voir dans cette prairie
    Paître ainsi sans être lié
Témoignait quelque mal, selon la médecine.100

Voilà comment on se fait une clientèle. Mais aussitôt que don Coursier se dit malade, il tombe en puissance de médecin, et l’Hippocrate improvisé l’endoctrine en l’appelant « mon fils. » Ce ton paternel et magistral n’empêche pas la servilité des manières ni l’emphase du programme. Le loup tire de sa poche son prospectus et l’offre humblement. Il a « l’honneur de servir nos seigneurs les chevaux, et fait aussi la chirurgie. » C’est que, si le médecin a le droit de dire « mon malade », le malade a le droit de dire « mon médecin. » Chacun des deux appartient à l’autre ; du chaland et du marchand on ne sait qui est le maître, et qui est le serviteur. De là un ton ambigu, un patelinage mêlé de commandement, un air d’autorité et d’humilité tout ensemble. Là est la misère des conditions moyennes. Les extrêmes s’y assemblent et s’y heurtent ; les couleurs s’y effacent l’une l’autre, et l’on n’a qu’un tableau ennuyeux et choquant. De là vient la laideur du monde moderne. Autrefois à Rome, en Grèce, l’homme, à demi exempt des professions et des métiers, sobre, n’ayant besoin que d’un toit et d’un manteau, ayant pour meubles quelques vases de terre, vivait tout entier pour la politique, la pensée et la guerre. Aujourd’hui l’égalité partout répandue l’a chargé des arts serviles ; les progrès du luxe lui ont imposé la nécessité du gain ; l’établissement des grandes machines administratives l’a écarté de la politique et de la guerre. La civilisation, en instituant l’égalité, le bien-être et l’ordre, a diminué l’audace et la noblesse de l’âme. Le bonheur est plus grand dans le monde, mais la beauté est moindre. Le nivellement et la culture, parmi tous leurs mérites, ont leurs désavantages : d’un paysage nous avons fait un potager.

Il est plus triste encore d’observer ce que devient la science tournée en métier. Les occupations nobles s’altèrent en devenant marchandises. Le sentiment s’en va et fait place à la routine. Une page de Virgile, que vous avez fait réciter à vingt écoliers pendant vingt ans vous touchera-t-elle encore ? Vous devez la lire tel jour, à telle heure ; l’émotion coulera-t-elle à point nommé comme quand on tourne un robinet ? Sous cette obligation, et sous cette régularité, l’esprit s’émousse et s’use, ou, si la vanité le soutient, il devient une mécanique de bavardage qui, à tout propos, hors de propos, part et ne s’arrête plus. Lorsque nous naissons, les forces de notre âme sont en équilibre. Qu’un métier soit un emploi utile de ces forces, un remède contre l’ennui, à la bonne heure. Mais, ainsi qu’une maladie, il rompt ce balancement exact. En développant un organe spirituel, il fait périr les autres. Le rôle accepté détruit l’homme naturel. C’est un acteur qui partout est acteur, et qui, une fois hors de son théâtre, est un sot.

        Le pédant, de sa grâce,
        Accrut le mal en amenant
        Cette jeunesse mal instruite,
Le tout, à ce qu’il dit, pour faire un châtiment
Qui pût servir d’exemple et dont toute sa suite
Se souvînt à jamais comme d’une leçon.
Là-dessus il cita Virgile et Cicéron,
        Avec force traits de science.
Son discours dura tant, que la maudite engeance
Eut le temps de gâter en cent lieux le jardin.101

Son défaut propre est de se perdre en maximes générales. Le pauvre homme n’est plus un homme, mais un livre, et quel livre ! un in-folio de morale.102

Voyant l’enfant dans l’eau, il le sermonne, il développe les suites fâcheuses de l’imprudence et plaint les parents et leur condition ; « Ayant tout dit, il mit l’enfant dehors. » Et remarquez que, s’il bavarde ainsi, ce n’est pas par amour-propre, puisqu’il est seul et qu’il n’y a personne pour l’entendre ; la harangue est maintenant sa forme d’esprit ; il ne peut parler qu’en sentences. Elles s’enfilent les unes au bout des autres en lui, sans qu’il y songe. Il commente, et s’il était dans l’eau lui-même, il commenterait encore. Avis aux commentateurs de La Fontaine ! et plaise à Dieu qu’ils puissent en profiter ! Il me faut une grâce d’état spéciale, et je cours risque d’être un des personnages de mon auteur.

Nous sortons des professions libérales, nous entrons dans les métiers. Les ridicules y sont les mêmes, et la grossièreté plus grande. On ment et l’on vend dans les uns comme dans les autres ; seulement ici les chalands sont plus lourds. Remarquez que La Fontaine est obligé d’inventer tout dans cette peinture de la société réelle ; ses modèles ne lui fournissent rien ; il transforme ses originaux pour les compléter, Voici par exemple dans Pilpay le discours des canards à la tortue :

« Ce n’est pas sans peine que nous nous éloignons de vous, mais nous y sommes obligés. Quant à ce que vous nous proposez, de vous emmener, nous avons une trop longue traite à faire, et vous ne pourriez nous suivre, parce que vous ne savez pas voler. Néanmoins, si vous nous promettez de ne dire mot en chemin, nous vous porterons ; mais nous rencontrerons des gens qui vous parleront, vous voudrez leur répondre, et ce sera votre perte. »

Dans La Fontaine, ils n’hésitent pas. Ce sont des commis qui montrent leur article. Il fallait bien faire le portrait du marchand.

        Voyez-vous ce large chemin ?
Nous vous voiturerons par l’air en Amérique.
        Vous verrez mainte république,
Maint royaume, maint peuple, et vous profiterez
Des différentes moeurs que vous remarquerez.
        Ulysse en fit autant…
Marché fait, les oiseaux forgent une machine.

A présent, nous savons la cause de cette amplification éloquente ; nos discoureurs avaient une raison pour citer Ulysse, on ne dépense pas tant de talent gratis. Les canards indiens sont des amis obligeants, les canards français ne sont que des entrepreneurs de transports.

Un peu plus loin viennent les fournisseurs « pressés d’argent, qui vendent la peau de l’ours sans l’avoir mis à terre. »

C’était le roi des ours. Au compte de ces gens,
Le marchand de sa peau devait faire fortune.
Elle garantirait des froids les plus cuisants,
On en pourrait fourrer deux robes plutôt qu’une.103

Peut-être, dans Rabelais, la faconde intarissable de Dindenaut, qui étourdit le chaland, ne le laisse plus respirer, le couvre, l’ensevelit, le noie sous un flux de paroles, est-elle une méthode commerciale plus heureuse. Le client rendu muet, assourdi, hébété, se trouve à demi vaincu. Mais, dans cette inondation d’éloquence affadissante, La Fontaine était forcé de choisir. D’ailleurs cette rudesse, ces gros mots ne lui convenaient pas. Il est discret et mesuré. Il ne se lance pas dans la polissonnerie fangeuse où Rabelais s’installe, éclaboussant tous les lecteurs. Il a les nerfs délicats ; « ses peintures sont légères. » Il n’écrit point pour des Gargantuas du xvie siècle, videurs de brocs, mangeurs de tripes, tapageurs, batailleurs, à trognes rouges, bien membrés et charnus, occupés à s’empiffrer et à paillarder en plein soleil. Il change son personnage. Celui de Rabelais, Dindenaut, est le marchand conquérant, qui demande insolemment à son client s’il n’a pas nom Robin Mouton, et s’il n’est pas « le joyeux du roi. » Quand Panurge hasarde une timide objection : « Tes fortes fièvres quartaines, lourdaud sot que tu es. Par le digne voeu de Charrous, le moindre de ces moutons vaut quatre fois mieux que le meilleur de ceux que jadis les Coraziens, en Lusitanie, vendaient un talent d’or. Et que penses-tu, ô sot à la grande paye, que valait un talent d’or ? — Benoist monsieur, dit Panurge, ne vous échauffez en votre harnais. Bien tenez, voyez là votre argent. » Le singe de La Fontaine a des manières plus insinuantes et plus flatteuses. Il est très-humble serviteur du public, et danserait volontiers pour l’honneur.

        Votre serviteur Gille,
    Cousin et gendre de Bertrand
    Singe du pape en son vivant,
    Tout fraîchement en ville
Arrive en trois bateaux exprès pour vous parler :
Car il parle, on l’entend ; il sait danser, baller,
        Faire des tours de toute sorte,
Passer en des cerceaux ; et le tout pour six blancs.
Non, messieurs, pour un sou. Si vous n’êtes contents,
Nous rendrons à chacun son argent à la porte.

VI, le paysan §

Mais insensiblement nous sommes descendus d’un degré. Le marchand n’est plus ici qu’un opérateur, et la bourgeoisie devient peuple.

Quand on voit les gens du peuple tels qu’ils sont, on les admire à peu près autant que les autres, c’est-à-dire fort peu. Ils se sentent de leur condition, qui est basse, qui les met dans le fumier, dans la boue, et les assujettit aux actions comme aux instincts corporels, La Fontaine ne leur épargne pas les mots vrais, nomme les « hoquetons, les balandras, les jupons crasseux et détestables » ; il peint leurs jardins utiles, « chicorée, oseille, poireaux, maîtres choux, et tout ce qu’il faut pour mettre au potage » ; il montre le roulier embourbé qui jure et peste, et patauge dans le mortier qui enduit ses roues. Il n’arrange pas de touchantes et jolies pastorales à la façon de George Sand ; il n’a point pour but de réhabiliter les paysans, de faire sentir la poésie de la vie rustique. Il n’a pas peur des relavures, des mauvaises odeurs ; il se fait fermier, et s’est habitué à la sécheresse et aux saletés des idées positives. Un beau troupeau à ses yeux est « un troupeau en bon corps, bien broutant, rapportant tous les ans de très-notables sommes. » Il sait les prix de revient, et qu’un cochon coûte cher à engraisser.

    Il a mangé plus de son, sur mon âme,
Qu’il n’en tiendrait trois fois dans ce tonneau.

Une ferme est une manufacture qui transforme du fumier en herbe, en grain et en viande à tant pour cent de bénéfice, avec un capital dont il faut compter l’intérêt, avec des machines dont il faut compter l’usure. La plus mince chaumière est un atelier d’exploitation et d’administration où tout est tendu vers le gain et l’économie. A cela se réduit la prétendue poésie des moeurs villageoises. Cette pesante nécessité les rend durs pour autrui et pour eux-mêmes. Ils ne plaignent pas leur peine ; ils ne s’écoutent pas ; tel malade et goutteux mène sa goutte « tantôt fendre du bois, tantôt fouir, houer. » « Goutte bien tracassée est, dit-on, à demi pansée. » Tel ayant offensé son seigneur, se laisse « émoucher les épaules » de vingt bons coups de bâton avant de toucher à son précieux magot. Ils sont réfléchis en affaires, difficultueux, retors ; ils hasarderont leur peau, mais point leur « pécune. » Ils ne concluent un marché qu’après des préliminaires et des chicanes d’avocat ; « l’un allègue que l’héritage est frayant et rude, et l’autre un autre si. » L’argent est, à leurs yeux, d’un prix infini, parce qu’ils le gagnent avec une peine infinie. Ils se soucient médiocrement de leur femme malade ; mais, sitôt que leur vache enfle ou ne mange plus, ils sont hors d’eux-mêmes ; tout à l’heure, ils disaient au médecin de ne pas venir ; à présent, ils courent chez le vétérinaire comme au feu ; plaie de coeur ou de corps se ferme, plaie d’argent saigne jusqu’au bout. Alix, la ménagère, est élevée dans ces bons principes : elle a été débauchée par un voisin, et s’étonne de voir son mari en colère : « Je n’ai donné vos draps ni votre argent : le compte y est ; quel dommage ai-je pu vous faire ? » Vous voyez qu’ils ne sont pas trop délicats. Leur vie animale les réduit le plus souvent aux instincts de l’animal. Dans la retraite de Russie, le bonheur suprême était d’avoir une botte de paille, une place au feu et un verre d’eau-de-vie. Ceux-ci qui se privent et peinent dès leur jeunesse, doivent mettre la félicité dans la grosse abondance et la ripaille. On s’en aperçoit à leurs fêtes et à leurs noces ; ils s’emplissent et mangent en une journée le gain d’un mois ; ils se disent qu’il faut jouir au moins une fois dans la vie. Ce n’est que parmi eux qu’on trouve les régalades, « les frairies », comme dit La Fontaine, « la chérelie, la liesse, la bombance. » « Ils noient leurs soucis dans les pots. » Les citadins sobres et oisifs s’étonnent de cette ivrognerie ; c’est qu’ils n’ont point sué une après-midi d’été à scier des gerbes, dans la poussière âcre, avec la morne sensation de découragement que la fatigue enfonce dans tous les nerfs. Le vin est la littérature du peuple. « Ils chopinent, ils humectent volontiers le lampas », ils boivent la goutte pour remonter la machine intérieure qui est à bout, pour refaire leur gaieté qui s’en va. Ils n’ont pas l’odorat scrupuleux ni les sens dégoûtés. Leurs amours se sentent de leurs habitudes. La Fontaine les montre ayant chez eux « fortes femelles et d’assez bon aloi pour telles gens qui n’y raffinent guères. » Chacun d’eux vante la sienne comme il ferait de sa vache. « Tiennette n’a ni surot, ni malandre ; Jeanne a le corps net comme un petit denier. » Les gros mots trottent en pareil monde, et les actions brutales aussi. Tel troque sa femme ; tel court celle d’autrui ; tel bat la sienne ; un autre, trompé, « vendique son bien de couchette, lui chante goguette, l’appelle tout franc et tout net », je n’ai pas besoin de dire comment. Les femmes leur rendent « fève pour pois et pain blanc pour fouace. » Les gestes crus ne leur coûtent guère ; pensez à celui qui effraya le diable de Papefiguières. Pour que les moeurs puissent s’ennoblir, la pensée doit se développer ; ici l’esprit reste engourdi comme celui d’un cheval de labour, et pour les mêmes causes. Il faut bien que toutes les parties de l’homme se mettent en équilibre ; il mourrait si son intelligence ne prenait pas le train lent et monotone de son action. Si par hasard en lui une idée s’éveille, elle l’incommode ; elle bourdonne dans sa tête comme une mouche dans une chambre close ; Garo, au bout de deux minutes, se trouve las d’avoir réfléchi sur le gland et la citrouille : « On ne dort pas, dit-il, quand on a tant d’esprit. » Et il va dormir ; un bon somme vaut mieux que tous les raisonnements du monde. — Toute cette peinture est assez repoussante, grotesque surtout, donnant matière aux railleries ; La Fontaine ne s’en est pas fait faute ; il prend ses aises aux dépens de ces manants, meuniers, aubergistes, « de Philipot la bonne bête, des phaétons des voitures à foin, des âniers qui mènent en empereurs romains un coursier à longues oreilles. » Il sait leur langage familier, coloré, gouailleur, et le parle comme s’il était allé d’habitude aux foires de Troyes pour y échanger des gaudrioles et des quolibets. Si la poésie rustique coule dans Homère comme un vin pur et généreux, chez nous on croirait goûter un filet de vinaigre. On entend les voix aigres des péronnelles sous ces métaphores expressives et proverbiales.

Quand trois filles passant, l’une dit : C’est grand’honte
Qu’il faille voir ainsi clocher ce jeune fils,
Tandis que ce nigaud, comme un évêque assis,
Fait le veau sur son âne et pense être bien sage.

Ces quolibets manquent d’urbanité. Les paysans du bon pays de France sont gausseurs par nature, mais leurs plaisanteries ressemblent aux taloches qu’ils s’assènent quelquefois par plaisir dans leurs fêtes, et qui pourraient assommer un boeuf. Le meunier répond comme Sancho, en homme qui sait les proverbes. Il y a toute une littérature de village, composée de dictons, de bons mots, de petites phrases originales et précises, que la tradition conserve comme elle transmettait, au temps d’Homère, les magnifiques surnoms des dieux. Le quidam la sait aussi bien que le meunier.

Qui de l’âne ou du maître est fait pour se lasser ?
Je conseille à ces gens de le faire enchâsser.
Ils usent leurs souliers et conservent leur âne.
Nicolas, au rebourd, car, quand il va voir Jeanne,
Il monte sur sa bête, et la chanson le dit.
        Beau trio de baudets !104

Apres, grivoises, ces plaisanteries ont le goût rude et piquant du cru, et sentent l’économie campagnarde :

        Ils usent leurs souliers !

Quiconque a vu les paysans marcher nu-pieds, leur chaussure à la main, pour la faire durer et s’en faire honneur à la ville, comprendra le sel rustique de ce bon mot. Cela touche au vif l’homme qui, pour rendre son âne « plus frais et de meilleur débit », l’a lié par les pieds et le porte comme un lustre. A la fin, il regimbe contre les conseils et devient têtu comme son baudet.

L’artisan est plus gai. Il n’amasse pas comme le paysan. Il n’a pas besoin de prévoir de loin, de craindre la saison, de calculer la récolte. Il vit sur le public, et laisse le gain venir, insouciant, bavard, hardi du reste, et jugeant son curé d’un air assez leste, en des matières où l’autre s’empêtrerait respectueusement, et s’agenouillerait, son chapeau à la main.

        Or çà, sire Grégoire,
Que gagnez-vous par an ? — Par an ? ma foi, monsieur
    Dit avec un ton de rieur
Le gaillard savetier, ce n’est point ma manière
De compter de la sorte, et je n’entasse guère
    Un jour sur l’autre ; il suffit qu’à la fin
J’attrape le bout de l’année.
Chaque jour amène son pain…
Le mal est que dans l’an s’entremêlent des jours
    Qu’il faut chômer. On nous ruine en fêtes.
L’une fait tort à l’autre, et monsieur le curé
De quelque nouveau saint charge toujours son prône.105

La Fontaine aussi est un rieur ; n’a-t-il pas appelé sa fable une comédie ? Mais au fond de toute gaieté il y a de la mélancolie. Ce qui est ridicule est laid, et, après l’avoir raillé, on finit par le plaindre. Quelqu’un a-t-il parlé des hommes avec plus de compassion, et de la vie avec plus de tristesse, que « le prince des moqueurs », Voltaire ? Candide est une plainte douloureuse aussi bien qu’une ironie amère ; et quand il gambade, comme il le dit à Mme du Deffant, c’est sur un tombeau. Nous oublions la grossièreté, la ladrerie, la stupidité de ce pauvre peuple. Nous le voyons porter toutes les misères et toutes les grandeurs du règne, et les bras roidis de fatigue, le front contracté par la douleur, se traîner vers son unique repos, la mort. La Fontaine ne songe à réhabiliter personne ; mais, quand vient l’occasion, il trouve ces traits pénétrants et cette pitié contagieuse qui prouvent qu’un homme d’esprit est aussi un homme de coeur.

Un pauvre bûcheron, tout couvert de ramée,
Sous le faix du fagot aussi bien que des ans,
Gémissant et courbé, marchait à pas pesants,
Et tâchait de gagner sa chaumière enfumée.
Enfin n’en pouvant plus d’effort et de douleur.
Il met bas son fagot ; il songe à son malheur.
Quel plaisir a-t-il eu depuis qu’il est au monde ?
En est-il un plus pauvre en la machine ronde ?
Point de pain quelquefois, et jamais de repos.
Sa femme, ses enfants, les soldats, les impôts
Les créanciers et la corvée…
Il appelle la mort…

Au bout de la comique galerie rassemblée par La Fontaine, il faut mettre ce sombre tableau de Holbein.

VII, le peuple §

Quel contraste entre cette fable et celle de Boileau !106

Que celle de Boileau est froide et abstraite ! Où sont les mots vrais, capables de toucher et de peindre ? Qui est-ce qui me montrera la chaumine du bûcheron bâtie de bois et de boue, ayant un trou pour cheminée, toute noire de fumée aveuglante ? Il n’y a que ce vieux mot tout rustique qui puisse peindre une pareille hutte. Il faut avoir vu les pauvres gens qui vont faire du bois pour entendre ce mot : couvert de ramée ; On y envoie les vieillards ; les enfants, les femmes, tous ceux qui ne sont capables que d’un petit travail. Et ils reviennent avec des bottes de branchages, plus longues et plus larges que leurs maigres corps, tellement qu’ils disparaissent tout entiers sous leur fagot. Ils remontent en se soutenant sur un bâton le long des pentes. Ils ne pensent pas d’ordinaire, ils souffrent simplement, et font effort d’un air morne. Mais, quand ils pensent, que peuvent-ils voir dans toute leur vie, sinon ce qu’a décrit La Fontaine ? Boileau n’en sait rien, il se contente d’un mot général, il ne voit pas le détail réel de leurs journées. « Jamais de repos » : ils se lèvent avant le jour, à trois heures du matin souvent, dans l’aube froide et humide. « Point de pain quelquefois : « rappelez-vous que souvent ils sont morts de faim sous Louis XIV, et que Mme de Maintenon en 1700 mangea du pain bis. A la veille de la Révolution, en pleine paix, ils gagnaient dix-neuf sous par jour, et le pain était aussi cher qu’aujourd’hui. « Sa femme, ses enfants, les soldats, les impôts, les créanciers et la corvée » ; la taille au roi, la dîme au curé, les redevances au seigneur, tous les fardeaux de la société n’étaient que pour lui seul. Maintenant encore il vit à peine, « il se défend », comme disent les paysans des Vosges.107

« Quel plaisir a-t-il eu depuis qu’il est au monde ? » Un dîner de noces peut-être, et par-ci par-là une chopine de mauvais vin. — Voilà les traits poignants de la vérité prise sur le fait, qui distinguent si fort les personnages de La Fontaine de ceux de ses devanciers. Il n’a pas pris pour héros, comme Phèdre ou Esope, des êtres abstraits qui ne sont d’aucun temps et d’aucun lieu, sortes de porte-voix chargés de publier une morale. Il a été de son temps, il a peint les hommes qui l’entouraient tels qu’ils étaient. Je n’ai eu besoin que de réunir des traits épars pour reformer une société tout entière. Nous savons leurs conditions, leurs caractères, leur langage ; nous voyons leurs habits, leurs demeures ; nous entendons les inflexions de leurs voix ; nous suivons les mouvements de leurs âmes ; nous les connaissons, nous nous intéressons à eux ; j’étais tout à l’heure involontairement plein d’irritation, de mépris, de pitié, de gaieté ; j’aimais ou je haïssais ; La Fontaine nous menait à Versailles ; nous apercevions par une échappée Louis XIV en manteau royal, les seigneurs pliés en deux dans les antichambres, les courtisans accrochant une pension ou une survivance, les bourgeois à leur comptoir et dans leur hôtel-de-ville, le curé expédiant sa messe, le paysan au travail, las et roidi dans sa souquenille trouée. Est-ce que vous ne les avez pas vus ? Est-ce que vous ne savez pas maintenant comment le roi tient sa canne et se mouche ? Notre tête était pleine de formes, de couleurs, d’accents, de mouvements ; le spectacle des passions vivantes éveillait en nous des passions vivantes. Voilà la première vertu de la poésie ; on lui donne une idée, elle en fait un homme ; on lui apporte un cadre, elle en fait un tableau.

Quel tableau ? Ce ne sont pas simplement des personnages animés, Pierre ou Paul, que vous venez de voir, ce sont des types. Ce ne sont pas les individus avec leurs particularités personnelles et singulières, Louis XIV, M. le duc, l’abbé de Polignac, M. d’Antin qui nous intéressent, mais les caractères principaux qui résument la société humaine et l’histoire du temps, le roi, le noble, le courtisan, le bourgeois, l’artisan, le peuple. C’est un monde entier que nous voulons voir en quelques pages. Au fond, l’artiste est un philosophe, et le génie, dans le poëte comme dans le savant, n’a qu’un objet et qu’un emploi. La grande affaire de l’esprit humain, quelque voie qu’il prenne, est partout la connaissance des lois et des causes ; il n’est pas content tant qu’il n’a pas démêlé dans l’amas des événements épars les puissances permanentes et génératrices qui produisent et renouvellent le pêle-mêle changeant dont il est assailli. Il veut toucher les deux ou trois passions éternelles qui mènent l’homme, les quelques facultés maîtresses qui composent la race, les quelques circonstances générales qui façonnent la société et le siècle. Plus l’écrivain approche de ces conceptions, plus sa place est haute. Il est d’autant plus grand qu’il a manié des objets plus grands. En cela surtout consiste la différence des inventeurs, et des gens d’esprit ordinaires, celle qui sépare Molière de Marivaux, La Fontaine de Florian. Ceux-ci ont un style plus limé, une fable mieux ajustée, un arrangement plus ingénieux et plus exact. Marivaux trouvait Molière gros et grossier, bon pour le peuple, et prétendait suivre dans les recoins secrets du coeur des sentiments plus déliés et plus intimes. Florian, en manchettes de dentelles, discret, gracieux, coquettement tendre, aimable comme le plus aimable des abbés de cour, proposait aux dames mignonnes et fardées, en façon de fables, de jolies énigmes, et leur arrangeait un bouquet de moralités fades ; il peignait d’après l’Émile la tendresse conjugale, les leçons maternelles, le devoir des rois, l’éducation des princes. Sa tourterelle était une ménagère sentimentale108, sa fauvette une sage châtelaine adonnée aux arts, son hibou un d’Alembert rustique, son chien un gouverneur à la Jean-Jacques109, son lionceau un Grandisson irréprochable ; tous ses personnages allaient se retrouver dans Berquin. Qu’ils y restent. De petites sentences bien tournées, des détails fins, agréables à la curiosité des délicats ou des érudits, ne composent ni un monde ni un jugement sur le monde, et c’est un monde avec un jugement sur le monde, que La Fontaine nous a donnés.

* * *

Chapitre II.
Les bêtes §

I §

Deux choses, au dix-septième siècle, étaient presque impossibles à un poëte : faire des dieux et faire des bêtes. Qu’est-ce qu’un chien, une fourmi, un arbre ? Les philosophes répondaient que ce sont des machines, sortes d’horloges qui remuent et font un bruit : « Mainte roue y tient lieu de tout l’esprit du monde ; la première y meut la seconde, une troisième suit, elle sonne à la fin. » Malebranche, si doux et si tendre, battait sa chienne, alléguant qu’elle ne sentait point, et que ses cris n’étaient que du vent poussé dans un conduit vibrant. Et ce n’étaient point là de simples paradoxes isolés dans un cerveau métaphysique. Le courant public y portait. Par amour du raisonnement et de la discipline, on mettait tout l’homme dans l’âme, et toute l’âme dans la raison. On faisait de cette raison un être à part, subsistant par lui-même, séparé de la matière, logé par miracle dans un corps, n’ayant nulle puissance sur ce corps, ne lui imprimant des impulsions et ne recevant de lui des impressions que par l’intermédiaire d’un Dieu appelé d’en haut tout exprès pour leur permettre d’agir l’un sur l’autre. Dès lors toute beauté, toute vie, toute noblesse étaient reportées sur l’âme humaine ; la nature vide et dégradée n’était plus qu’un amas de poulies et de ressorts, aussi vulgaire qu’une manufacture, indigne d’intérêt, sinon par ses produits utiles, et curieuses tout au plus pour le moraliste qui peut en tirer des discours d’édification et l’éloge du constructeur. Un poëte n’avait rien à y prendre, et devait laisser là les bêtes, sans plus se soucier d’une carpe ou d’une vache, que d’une brouette ou d’un moulin.

Les habitudes l’en écartaient comme les théories. Pour des nobles, gens de salons, une belette, un rat, ne sont que des êtres roturiers et malpropres. Une poule est un réservoir d’oeufs, une vache un magasin de lait, un âne n’est bon qu’à porter les herbes au marché. On ne regarde pas de tels êtres, on se détourne quand ils passent ; tout au plus on en rit, et on en vit, comme des paysans leurs compagnons d’attelage ; mais on passe vite ; ce serait encanailler la pensée que de l’arrêter sur de pareils objets. — Au défaut des instincts nobiliaires les répugnances physiques suffisaient à l’en détourner. Ces seigneurs et ces dames parées qui passent leur vie à représenter ne se trouvent à leur aise qu’entre des panneaux sculptés, devant des glaces resplendissantes ; s’ils mettent le pied par terre, c’est sur des allées ratissées ; s’ils souffrent les bois et les eaux, ce sont des eaux lancées en gerbes par des monstres d’airain ; ce sont des bois alignés en charmilles. La nature ne leur plaît que transformée en jardin. Qu’est-ce qu’un boeuf, un coq, un cochon viendront faire dans un semblable monde ? Qui en supportera l’idée ? Un boeuf sent l’étable, un coq piétine dans le fumier, un cochon fouille de son grouin dans les relavures et dort voluptueusement dans la fange tiède. Fi, l’horreur ! Quel courtisan parfumé en manchettes de dentelles pourra découvrir une apparence de beauté dans cette boue ? Je le vois d’avance qui s’effraye des éclaboussures et des puces, et recule en se bouchant le nez. Un seul genre de vie intéresse au dix-septième siècle, la vie de salon ; on n’en admet pas d’autres ; on ne peint que celle-là ; on efface, on transforme, on avilit, on déforme les êtres qui n’y peuvent entrer, l’enfant, la bête, l’homme du peuple, l’inspiré, le fou, le barbare ; on finit par ne plus voir dans l’homme que l’homme bien élevé capable de discourir et de causer, irréprochable observateur des convenances. Et cet homme ainsi réduit va s’écourtant tous les jours. A mesure qu’on avance dans le dix-huitième siècle, les règles se rétrécissent, la langue se raffine, le joli remplace le beau ; l’étiquette définit plus minutieusement toutes les démarches et toutes les paroles ; il y a un code établi qui enseigne la bonne façon de s’asseoir et de s’habiller, de faire une tragédie et un discours, de se battre et d’aimer, de mourir et de vivre : si bien que la littérature devient une machine à phrases, et l’homme une poupée à révérences. Rousseau, qui le premier protesta et déclama contre cette vie restreinte et factice, parut découvrir la nature, La Fontaine, sans protester ni déclamer, l’avait découverte avant lui.

Il a défendu ses bêtes contre Descartes qui en faisait des machines. Il n’ose pas philosopher en docteur, il demande permission ; il hasarde son idée, comme une supposition timide, il essaye d’inventer une âme à l’usage des rats et des lapins. Il décrit avec complaisance cette âme charmante que Gassendi appelait « la fleur la plus vive et la plus pure du sang. » Il « subtilise un morceau de matière, un extrait de la lumière, une quintessence d’atome, je ne sais quoi de plus vif et de plus mobile encore que le feu. » Il met cette âme en l’enfant comme en l’animal, et nous fait ainsi parents de ses bêtes. Seulement il en ajoute chez nous une seconde « commune à nous et aux anges, fille du ciel, trésor à part, capable de suivre en l’air les phalanges célestes, lumière faible et tendre pendant nos premiers ans, mais qui finit par percer les ténèbres de la matière. » Ces gracieuses rêveries, imitées de Platon, vraie philosophie de poëte, peignent son sentiment plutôt que sa croyance. En effet, c’est le sentiment qui l’attache à ses pauvres héros à quatre pattes, petites gens qu’on dédaigne et qu’on rebute. Il plaide pour eux, il les aime ; il allègue vingt exemples : le cerf poursuivi qui en « suppose un plus jeune », la perdrix qui, pour préserver ses petits, contrefait la boiteuse, la société des castors architectes, la stratégie des renards polonais, les perplexités, les inventions, les réflexions des deux rats qui veulent sauver leur oeuf. Il suit leurs émotions, il refait leurs raisonnements, il s’attendrit, il s’égaye, il prend part à leurs sentiments.110 C’est qu’il a vécu avec eux, Il allait dans les bois, sur la mousse, dans les sentiers, parmi les terriers et aussi dans les étables, le long de la mare des fermes, dans les poulaillers.111

Un jour qu’il dînait chez Mme Harvey, il s’attarda et n’arriva qu’à la nuit. Il s’était amusé à suivre l’enterrement d’une fourmi jusqu’à la sépulture, puis il avait reconduit les gens du cortège jusqu’à leur trou. Voilà à quoi sert d’être Gaulois et poëte : il ne se dégoûtait pas comme les beaux esprits, il osait être paysan, campagnard, comme il avait été homme de cour et galant. Il sortait de la mode et des conventions, non par théorie, mais d’instinct ; à force de naturel, il comprenait la nature, et voyait l’âme où elle est, c’est-à-dire partout.

Nous avons fait comme lui, à force de science et d’expérience. Depuis deux cents ans les êtres qu’on séparait au dix-septième siècle se sont rejoints, et les choses ont repris leur parenté naturelle. Elles sortent les unes des autres, celles d’en haut de celles d’en bas, en sorte que la plus noble prend sa substance et sa nourriture dans la plus basse, et qu’ensemble elles forment une chaîne dont on ne peut détacher aucun anneau. L’animal contient tous les matériaux de l’homme, sensations, jugements, images, et, de ces matériaux assemblés par une loi nouvelle, naît la raison, comme des corps minéraux liés par une loi nouvelle naît la vie. Nos théories ne nous empêchent plus de nous intéresser aux bêtes. Un singe, un chien a nos passions, notre imagination, nos appétits ; sauf les idées abstraites, nous nous retrouvons en lui tout entiers. Encore a-t-il, à la place de notre raison, cette sagesse innée qu’on appelle instinct, et qui souvent le conduit aussi loin par une autre voie. A tout le moins ce sont des compagnons de route, qui, partis du même endroit que nous-mêmes, se sont arrêtés avant la fin du chemin, et nous ont laissés prendre l’avance ; on peut les observer sans déchoir. — Et l’on est tenté de les observer. Car ce n’est pas assez pour nous de connaître l’homme ; il n’est qu’une portion du monde, et notre esprit est fait pour reproduire les sentiments de tous les êtres ; il est incomplet, s’il n’est pas universel. Nous nous en apercevons à la fatigue secrète qui nous dégoûte du spectacle des choses humaines et nous pousse à la contemplation des choses naturelles. Quand on a trop longtemps regardé l’homme, on ne souhaite plus le regarder. On est lassé ; il attriste. Il y a trop de rides sur son visage. Il est trop intelligent, il a trop travaillé. Des centaines de siècles, des milliers de révolutions, des millions de réflexions accumulées, transformées, entre-croisées ont labouré et façonné son âme. Chez lui rien n’est donné, tout est acquis. Chaque geste, chaque trait du visage, chaque pli d’un vêtement rappelle un labeur immense : nous sommes opprimés sous le poids de notre expérience, et nous traînons après nous comme une chaîne le prix des efforts et des douleurs de quatre-vingts générations. Il n’y a pas jusqu’aux petits enfants qui, par la finesse de leurs traits, de leurs proportions et de leurs formes, n’indiquent les altérations profondes que la civilisation a fait descendre des individus dans le type. L’homme aujourd’hui ressemble à ces grandes capitales qui sont les chefs-d’oeuvre et les nourrices de sa pensée et de son industrie ; le pavé y couvre la terre, les maisons offusquent le ciel, les lumières artificielles effacent la nuit, les inventions ingénieuses et laborieuses encombrent les rues, les visages actifs et flétris se pressent le long des vitrines ; les souterrains, les égouts, les quais, les palais, les arcs de triomphe, l’entassement des machines étalent et multiplient le magnifique et douloureux spectacle de la nature maîtrisée et défigurée. Nous en voulons sortir. Nous sommes las de ces coûteuses merveilles. Et ce n’est pas assez de la poésie ordinaire pour nous en tirer. Elle nous représente encore des hommes, c’est-à-dire des affaires sérieuses et des passions tristes ; elle nous touche de trop près ; son contrecoup est si fort qu’il nous fait mal. Il nous faut quitter les hommes ; donnez-nous en spectacle les bêtes ; leurs sentiments sont plus enfantins, et nous reposeront de nous-mêmes. Elles sont telles qu’au premier jour, elles ne portent point la marque de calculs soutenus ni de labeurs héréditaires. Elles apportent avec elles leur science et leur adresse. Elles n’ont pas eu besoin de se tourmenter pour les acquérir. Ce paysan, cet avocat au visage défiant combien de privations et de mésaventures a-t-il traversées pour atteindre ses habitudes de précaution et de patelinage ? Au contraire, voici un bon et honnête chat qui, les yeux à demi clos, sommeille au coin de l’âtre. Sa fourrure est à lui de naissance, comme aussi sa sagesse. Il n’a point sué pour l’obtenir. Il n’y a point pour lui de règle morale qui dégrade ses ruses ; il quête des épluchures d’assiette sans pour cela devenir bas, il n’est pas avili par la servitude. Il ne s’inquiète point de l’avenir ; il pourvoit au présent, et subit le mal patiemment quand le mal le rencontre. En attendant il dort et restera ainsi jusqu’au soir, sans avoir envie de changer de place. La chaleur pénètre son poil ; il ronfle commodément assis sur son derrière, et sa queue enroulée, vient en guise de tapis, recouvrir le bout de ses pattes. Cependant les canards passent devant la porte en dandinant leur gros ventre, l’air curieux et content ; ils vont le long des murs, comme innocemment, et tout d’un coup, retournant la tête, ramassent d’un coup de bec les mouches malencontreuses qui sont à portée. On leur coupera le cou la semaine prochaine, je le sais, et, tout à l’heure peut-être, une servante en arrivant fera déloger à coups de pied mon pauvre chat. Ils n’en sont pas moins libres ; notre domination n’a de prise sur eux que comme la pluie et l’orage. N’ayant pas devant les yeux de modèle idéal, ils ne se sentent pas amoindris. Au fond, toutes les bêtes sont nobles. Si elles pouvaient parler, elles nous tutoieraient comme font les enfants. En effet, ce sont des enfants qui, arrêtés dans leur croissance, ont gardé la simplicité, l’indépendance et la beauté du premier âge. Leur cou ne porte pas les marques de la déformation que nous impose le métier, ni des flétrissures dont nous salit l’expérience. S’ils sont plus bornés, ils sont plus purs.

Descendons d’un degré ; un nouveau monde paraît, encore plus simple et plus calme, celui des plantes, des pierres, des nuages, des eaux, de toutes les choses qui semblent inanimées. Elles le sont pour la réflexion étroite et grossière qui ne voit la vie que dans la pensée et la volonté. Mais la vie est dans tous les mouvements et dans toutes les formes ; car chaque mouvement révèle une force qui s’exprime, et chaque forme révèle une force qui s’est exprimée. Partout autour de nous, dans les objets les plus bruts et les plus inertes, il y a des tendances, des élans, des efforts, des impuissances et des victoires, en sorte que notre âme, se retrouvant en eux sous une autre forme, se contemple dans la plante qui est une puissance, comme elle s’est contemplée dans l’animal qui est une pensée. Un moineau alerte, qui sautille en dressant sa petite tête hardie, et picote, le grain d’un air coquet et délibéré, vous faisait penser aux ébats et aux mines d’un gai polisson, indiscret convive, mais espiègle de bonne maison. A présent un bouleau blanchâtre, à l’écorce mince et lisse, qui élève vers le ciel son tronc grêle et ses feuilles frissonnantes, est un être souffrant, délicat et triste que nous aimons et que nous plaignons. Qui est-ce qui ne s’est pas arrêté, en passant sur une route, auprès d’une pauvre plante, d’un buisson solitaire qui pend, demi-déraciné, le long d’un talus ? Les chèvres le broutent à mesure qu’il verdit ; le vent le secoue ; il a peine à vivre et s’accroche par ses racines tordues au sol qui s’effondre : ses graines, qui tombent sur la pente pierreuse, meurent ou avortent. Cà et là pourtant des fleurs blanches sortent de l’écorce, avec un fin parfum d’aubépine. Nous passons, et nous emportons sans le savoir un sentiment délicat et triste. Nous ne disons plus comme au dix-septième siècle que la campagne est vide. Une ligne de peupliers debout au bord d’un champ ressemble à une bande de frères. Ils murmurent éternellement et leurs feuilles bruissantes semblent sans relâche chuchoter les mêmes paroles. Notre vie inquiète nous rend plus doux le spectacle de leur vie tranquille. Nous sommes presque étonnés de les revoir le matin, posés comme le soir, et nous les trouvons heureux de leur immobilité monotone. Nous sommes tentés de nous demander ce qu’ils ont fait la nuit lorsque le silence et l’ombre enveloppaient leurs grandes formes, et que la brume venait poser son voile diaphane sur leurs manteaux. Il nous semble qu’ils ont dû se réjouir, lorsque l’aube a touché de son rayon charmant leur tête si fine. En effet, à ce moment, sous la petite brise qui s’éveille, ils bruissent faiblement, et leurs feuilles luisent. Alors nous pensons vaguement à la lenteur de leur croissance, et à la régularité des révolutions qui les renouvellent. Chaque année, leurs bourgeons s’enflent, rougissent ; une odeur pénétrante sort de la sève qui regorge ; l’écorce suinte comme une mamelle trop pleine, et les essaims d’insectes accourent en bourdonnant autour des feuilles nouveau-nés. Elles se lustrent, s’étalent, jouissent de toute la lumière du ciel, et répètent leur chant incessant et tranquille, jusqu’au moment où, une par une, elles tombent en tournoyant sur le gazon jauni. Une pousse est venue, une autre va venir ; voilà toute la vie végétale exempte d’effort, de privation et de recherche, encore plus douce à contempler que celle de l’animal. Car ici la pensée supprimée a supprimé la souffrance. Ils se confient davantage à la nature ; ils n’ont point à se défendre comme les bêtes, ni à chercher leur pâture ; ce sont des enfants encore endormis dans le sein de leur mère, qui reçoivent d’elle leurs aliments et leur soutien. Alors s’éveillent en nous mille rêves charmants que la solitude nourrit et qui seraient détruits à l’instant par la présence des visages humains. L’esprit prend quelque chose de l’harmonie et de la sécurité des objets qui l’environnent. On ne peut contempler les grandes lignes des paysages, le calme des ombres et de la lumière, la large voûte du ciel, sans se conformer à la pensée sourde qui semble pénétrer toutes ces choses et les unir. Il suffit à l’âme qui veille et s’agite d’apercevoir la nature qui sommeille pour se rendormir à demi. — Et ces objets lui plaisent d’autant plus qu’ils sont plus éloignés d’elle. Ils sont affranchis de la forme, comme la plante est affranchie de la pensée, comme l’animal est affranchi de la raison. A mesure que l’on descend d’un degré, l’être devient plus libre. Dégagé de toute loi, il n’aspire plus à un but, et n’est plus contrarié dans son effort. Nos yeux suivent complaisamment la ligne des collines qui découpent au hasard le bord du ciel ; nous jouissons de cette ondulation incertaine ; nous aimons le pêle-mêle des rondeurs qui diversifient la large campagne et la couleur changeante des nuages qui s’enfoncent et disparaissent à l’horizon. Un sentier tournoie et se perd dans la profondeur des feuillages. Des genêts, des touffes de thym y poussent à l’aventure ; les pierres y ont roulé, une source égarée le parsème de ses traînées brillantes. Ces hasards nous plaisent dans leur vague harmonie. Nous aussi, enfin, nous voilà libres ; nous ne sommes plus déterminés à désirer ou à craindre. Nous n’avons plus dans l’esprit de forme précise dont nous souhaitions l’accomplissement, ou dont nous redoutions la gêne ; nous nous laissons vivre ; nous nous trouvons à l’aise ; nous sommes comme au bord d’un fleuve, occupés à suivre les petits flots qui se dressent et luisent, contents de suivre leurs teintes verdâtres, de voir l’eau transparente regorger et s’étaler sur la grève où elle aboutit. Le propre des êtres sans forme est d’atteindre leur développement par les états contraires, d’être indifférents à l’issue de leur effort, de se continuer dans leurs voisins, et, par le manque de but et de limites, d’atteindre la perfection du calme et l’apparence de l’infinité. Nous savons bien, en leur prêtant ainsi des pensées et des émotions, que nous mettons notre âme dans leur être, et que notre discours n’est qu’image. Mais notre âme se trouve doucement dans cet être plus simple, et nos images n’en sont que plus délicates, parce que nous sentons qu’à la réflexion elles devront s’évanouir. Nous ne nous y arrêtons point avec une précision grossière. Nous les changeons par d’autres, nous les remplaçons selon notre état intérieur, et pour les besoins du moment. Nous glissons ainsi sur un courant d’émotions fugitives et demi-formées. La pitié, la joie, la colère, toutes les passions nous effleurent, sans qu’aucune s’enfonce en nous. Notre sympathie ne souffre pas ; nous sentons que notre esprit est un magicien involontaire, et que ses créations ne sont qu’apparence. Nous avons le même plaisir que devant un beau tableau ou un beau livre ; au plus fort des passions qu’il nous présente, nous savons que les personnages sont des fantômes, et que ce n’est point un sang véritable que nous voyons couler. La campagne est un poëte qui fait et défait en même temps les illusions dont il nous nourrit. C’est pour cela que la partie délicate et passionnée de notre âme ne trouve son contentement que devant elle. C’est pour cela encore qu’elle est aujourd’hui le dernier refuge de la beauté. C’est vers elle que, dans le dépérissement des arts, la peinture s’est reportée. C’est par elle que les peintres ont retrouvé l’originalité et l’invention. C’est par elle que la poésie et la rêverie subsistent encore. Aujourd’hui rien de plus facile que de la sentir. Poésie, philosophie, peinture, moeurs, tout y conduit. Il n’en était pas ainsi du temps de La Fontaine. On n’a qu’à comparer les paysages de Poussin et de Pérelle à ceux de Decamps et de Rousseau, pour comprendre le changement qui s’est fait dans cette voie depuis deux siècles. A présent tout le monde y marche parce qu’elle est ouverte. Au temps de La Fontaine, il n’y avait je crois, qu’une ressource, le génie pour la frayer.

II §

Il l’a frayée du premier coup, toute grande, sans efforts ni recherches ; il y entrait naturellement, parce qu’il était rêveur, et il y avançait parce qu’il s’y trouvait bien. « Il était touché des fleurs, des doux sons, des beaux jours. » « Le monde entier pour lui était plein de délices. » Un ruisseau suffisait pour l’occuper et l’enchanter. « Que je peigne en mes vers quelque rive fleurie ! » C’est à ce bonheur qu’il consentait à réduire sa vie. Il le disait avec l’accent et l’émotion de Virgile :

Solitude où je sens une douceur secrète,
Lieux que j’aimai toujours, ne pourrai-je jamais.
Loin du monde et du bruit, goûter l’ombre et le frais ?
Oh ! qui m’arrêtera sous vos sombres asiles !

Il a parlé comme un ancien de la saison « où les tièdes zéphirs ont l’herbe rajeunie », quand tout aime et quand tout pullule dans le monde, « monstres marins au fond de l’onde, tigres dans les forêts, alouettes aux champs. »112

Il a retrouvé à l’occasion la grandeur et la magnificence de Lucrèce. Il a tout senti, même l’humble beauté d’un potager rustique et l’agrément d’un jardin propret, bien entretenu, plein de plantes utiles « avec le clos attenant », avec la haie vive et verte, avec la bordure de serpolet et les fleurs bourgeoises, qui feront un bouquet à la ménagère. Il y a chez lui des paysages flamands et des paysages antiques ; sa sympathie suffit à tout. Un oiseau l’intéresse ; il comprend les vagues inquiétudes de la vie animale, l’élan de la force intérieure qui s’épanche par l’excès et les irrégularités du mouvement, et ne s’apaise que par la fraîcheur et le froissement des flots :

Tantôt on les eût vus côte à côte nager,
Tantôt courir sur l’onde et tantôt se plonger
Sans pouvoir satisfaire à leurs vaines envies.113

Si vous avez vécu à la campagne, vous avez remarqué de quelle façon les oiseaux boivent ; leurs petits pieds fins se posent sur la grève, ils effleurent de leur bec le courant, prennent une goutte, et avec un mouvement lent et souple, la font couler tout le long de leur gosier.

Le long d’un clair ruisseau buvait une colombe.

Voilà de ces vers délicats et sobres, aussi gracieux que leur objet, et que La Fontaine seul rencontre. Il faut aimer les bêtes pour y atteindre, et il les a aimées. Avec quelle tristesse a-t-il décrit la mort des animaux ! « Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés… Les tourterelles se fuyaient »114

Ainsi Virgile, au milieu des calamités du monde, le coeur touché d’une compassion infinie, trouvait des larmes pour ces frères inférieurs de l’homme, « nos bienfaiteurs »115

Comme Virgile encore, il avait pitié des arbres ; il ne les excluait pas de la vie. « La plante respire », disait-il. Pendant qu’une civilisation factice taillait en cônes et en figures géométriques les ifs et les charmilles de Versailles, il voulait leur garder la liberté de leurs bourgeons et de leur verdure.

        Etait-il d’homme sage
De mutiler ainsi ces pauvres habitants ?
Quittez-moi votre serpe, instrument de dommage.
        Laissez agir la faux du Temps.
Ils iront assez tôt border le noir rivage.

Il discernait jusque chez eux l’âme et le caractère ; il voyait comme Virgile le port majestueux du chêne, et peignait en vers grandiose « son front au Caucase pareil, bravant l’effort de la tempête. » Il lui donnait l’orgueil qui convient à la masse de son tronc, à l’ampleur de son feuillage, au calme et à la force uniforme de sa longue végétation. Il plaignait sa chute. Un arbre aussi bien qu’un homme peut souffrir ; l’histoire des grands finit là, comme chez nous, par une grande ruine. Lisez ces vers si touchants :

L’innocente forêt lui fournit d’autres armes ;
Elle en eut du regret. Il emmanche son fer.
        Le misérable ne s’en sert
        Qu’à dépouiller sa bienfaitrice
        De ses principaux ornements,
        Elle gémit à tous moments :
        Son propre don fait son supplice.

Ce n’est pas ici une figure poétique, ni une tristesse d’emprunt amenée par fiction. Ici comme ailleurs l’émotion morale ne fait qu’exprimer un aspect physique, et le poëte songe aux attitudes en développant des sentiments. Je ne sais rien de plus touchant que la vue des bois coupés en automne. Les grands arbres abattus, à demi cachés par les herbes, jonchent le sol ; leurs branches brisées et leurs feuilles froissées pendent vers la terre. La sève rouge saigne sur les blessures ; ils gisent épars, et, parmi les buissons humides, on aperçoit de loin en loin les troncs inertes qui montrent la large plaie de la hache. Les bois deviennent alors silencieux et mornes, une pluie fine et froide ruisselle sur les feuillages qui vont se flétrir ; enveloppés dans l’air brumeux, comme dans un linceul, ils semblent pleurer ceux qui sont morts.

III §

La fable, par nature, cache toujours un homme dans une bête. C’est par des qualités humaines qu’elle peint les animaux. C’est ainsi que La Fontaine les a peints. S’il a écrit un chapitre d’histoire naturelle, c’est au moyen d’un traité de moeurs ; il ne pouvait en employer un autre, et l’on va voir qu’il n’y en a pas de meilleur.

Que le lion soit roi, rien de plus juste. Buffon est là pour donner raison à La Fontaine. « Sa colère est noble, son courage magnanime, son naturel sensible. On lui a vu dédaigner de petits ennemis, mépriser leurs insultes, leur pardonner des libertés offensantes. Il a la figure imposante, le regard assuré, la démarche fière, la voix terrible. »116

On a de nos jours contesté cette bonté du lion, et on a prouvé qu’il est aussi peu généreux que le tigre. Ce n’est pas là une raison pour lui ôter son titre. N’a-t-il pas la qualité indispensable, le don unique et royal entre tous ? Il sait froncer le sourcil. D’ailleurs il a le front vaste du monarque qui porte tout l’Etat dans sa tête, et sa crinière l’élargit encore. Il n’a pas l’air inquiet et hagard du tigre ; il se tient volontiers immobile ; quand il est couché surtout, ses yeux sont étincelants et fixes, comme ceux d’un souverain qui prononce une sentence. On lui ferait tort de lui ôter sa royauté.

Nul animal n’est plus propre que le renard au rôle de courtisan. Il n’a pas la physionomie béate et perfide du chat. Son long museau effilé et fendu, ses yeux brillants et intelligents, indiquent tout d’abord un fripon, mais un fripon de qualité et de mérite. Il est agile et infatigable, et l’on devine, en voyant ses membres alertes et dispos, qu’il n’attendra pas chez lui la fortune. Sa fourrure est riche, et sa queue magnifique. Ce sont là de beaux habits qui lui siéront bien dans une antichambre. Il est brave, mord le fusil du chasseur, et se laisse tuer sans crier ; mais il n’a pas la vanité du courage, préfère la ruse à la violence, et fuit de loin le danger : un courtisan a besoin d’être à la fois intrépide et souple. Il a élevé le vol à la dignité du génie, et ses ruses sont si heureuses, qu’elles arrachent un sourire de complaisance au grave Buffon. Tant d’esprit et de courage, une si bonne tournure et une physionomie si expressive, ce génie inventif et ces inclinations de gourmet, le destinaient à vivre aux dépens d’autrui, à se cantonner dans le pays des riches aubaines, la cour, et à venir puiser le plus près possible à la source des grâces. Il devient « vizir. »

Le chat est l’hypocrite de religion, comme le renard est l’hypocrite de cour. Il est « velouté, marqueté, longue queue, une humble contenance, un modeste regard, et pourtant l’oeil luisant »117 Tout le monde reconnaît le maintien dévot de la prudente bête. Elle marche pieusement, posant avec précaution le pied sans faire bruit, les yeux demi-fermés, observant tout, sans avoir l’air de rien regarder. On dirait Tartufe portant des reliques. Si vous vous asseyez, elle vient tourner autour de vous, d’un mouvement souple et mesuré, avec un petit grondement flatteur, sans rien demander ouvertement comme le chien, mais d’un air à la fois patelin et réservé.118

Sitôt qu’elle tient le morceau, elle s’en va, elle n’a plus besoin de vous. Mais jamais « ce doucet » n’a l’air meilleure personne que lorsqu’il a gagné de l’âge et de l’embonpoint. Il se tient alors pendant tout le jour au soleil ou près du feu, enveloppé dans « sa majesté fourrée », sans s’émouvoir de rien, grave, et de temps en temps passant la patte sur sa moustache avec la mine sérieuse d’un penseur. Vous le prendriez pour un docteur allemand, le plus inoffensif et le plus bienveillant des hommes, si quelquefois ses lèvres, qui se relèvent, ne laissaient voir deux rangées blanches de dents aiguës comme une scie, et le menton fuyant du plus déterminé menteur. Aussi, quoi qu’il fasse, il est toujours composé, maître de soi. Il n’avance la patte qu’avec réflexion ; il ne la pose qu’en essayant le chemin ; il ne hasarde jamais « sa sage et discrète personne. » Il est propret, dédaigneux, méticuleux, et dans tous ses mouvements adroits au miracle. Pour s’en faire une idée, il faut l’avoir vu se promener d’un air aisé, sans rien remuer, sur une table encombrée de couteaux, de verres, de bouteilles, ou le voir, dans La Fontaine, avancer la patte délicatement, écarter la cendre, retirer prestement ses doigts « un peu échaudés », les allonger une seconde fois, tirer un marron, puis deux, puis en escroquer un troisième.119 Il est rare que Bertrand les croque, et Raton d’ordinaire n’est pas une dupe, mais un fripon.

L’ours est le seigneur rustre, et l’on n’a qu’à le voir se tourner par s’en convaincre. Il est bien fourré, sans doute, et en riche homme, largement et chaudement habillé. Il est muni de dents magnifiques, et étouffe parfaitement son ennemi entre ses bras. Mais il pose si lourdement ses larges pieds sur le sol, il se meut si fort en bloc, il s’étaye si solidement sur ses quatre jambes charnues et massives, qu’il est encore plus paysan que gentilhomme. Au moyen âge on l’appelait Patous. Il va vers son ennemi d’une course droite et roide, comme une machine lancée qui ne s’arrête plus. Ce mouvement géométrique et violent convient au raisonneur qui casse la tête de son ami pour écraser la mouche. Il est gourmet pourtant comme doit l’être une bête de haut parage. Il va quêtant et flairant avec son gros museau noir, parmi les tas de feuilles, grattant la terre pour déterrer les racines savoureuses. Il choisit le miel et les fruits aussi habilement que l’homme ; il fait le dégoûté jusque chez le lion, et bouche sa narine. Retiré dans sa tanière, il vit seul pendant des semaines entières, sans faire un pas ni dire un mot. Sa mine farouche et son poil terne lui donnent l’air d’un misanthrope ; il est digne de tout point de représenter le hobereau morose qu’il s’ennuie et vit chez soi.

IV §

Entre les puissants et les petits sont « les médiocres gens », tour à tour battants et battus. A la porte de cette nouvelle galerie se tient le singe, le plus bruyant de tous. C’est le charlatan qui affiche à la foire, le hâbleur qui « caquette au plus dru », chez qui les mensonges coulent de source comme le bavardage, comme une machine détraquée qui tourne sans pouvoir s’arrêter. A peine le dauphin a-t-il fait une question qu’il lui a donné six réponses. Cette volubilité d’esprit, de mouvements, de langage, en fait un bouffon public et un farceur de bas étage. Quand on lui présente la tiare, il l’essaye en riant ; il fait autour « des grimaceries, tours de souplesse, singeries, passe dedans ainsi qu’en un cerceau. »120 Il n’est fait ni pour s’asseoir ni pour marcher, mais pour sauter et grimper. Geoffroy Saint-Hilaire disait que sa structure anatomique l’a lancé sur les arbres. Ses longues jambes flexibles se détendent d’elles-mêmes comme un ressort, et, quelque part qu’elles le jettent, avec ses quatre mains et sa queue il a toujours de quoi s’accrocher et se balancer, et garder libres deux ou trois membres pour s’agiter en contorsions bizarres. Quand par hasard tout est occupé, il a ses joues et ses mâchoires qu’il fait grincer, et ses vilains yeux spirituels qu’il tourne en un instant de cent côtés. S’il friponne les gens et leur débite des contes, c’est par naturel, pour son plaisir, par besoin d’imagination, plutôt qu’avec calcul et pour son profit.

« Triste oiseau le hibou » est, dans La Fontaine, un personnage réfléchi, philosophe, qui construit fort bien les syllogismes quand il s’agit d’une provision de souris.121

C’est qu’il a le front large et méditatif, et la bonne grosse tête d’un homme de cabinet. Mais son plumage terne, son bec crochu, son regard morne, en font un personnage grognon et frondeur. Il n’est pas assez respectueux avec les puissances. Il parle à l’aigle, comme ferait un homme de l’opposition, d’un air aigre, avec les sentences maussades et le ton trivial d’un plébéien opprimé.122 Il est orgueilleux comme tout être qui vit seul et concentré en lui-même. Ses enfants sont « de petits monstres fort hideux », et il les juge « mignons, beaux, bien faits et jolis par-dessus tous leurs compagnons. »123 « Rechigné, un air triste, une voix de mégère », il a le défaut qui accompagne ou amène la réflexion et la misanthropie, je veux dire la laideur. La Fontaine accommode le moral avec le physique. C’est que l’âme se modèle sur le corps, qui l’exprime et qui la façonne ; le poëte devine, l’une par l’autre, et les met d’accord.

Voici, par exemple, une peinture de l’extérieur. Il s’agit du coq, que décrit le souriceau :

    Turbulent, et plein d’inquiétude,
    Il a la voix perçante et rude ;
    Sur la tête un morceau de chair ;
Une sorte de bras dont il s’élève en l’air.
    Comme pour prendre sa volée ;
    La queue en panache étalée.
Il se battait, dit-il, les flancs avec ses bras,
    Faisant tel bruit et tel fracas,
Que moi, qui, grâce aux dieux, de courage me pique,
    En ai pris la fuite de peur.124

Le coq a le regard dur et sans expression. S’il a la poitrine d’un guerrier, il a les pieds d’un rustre et la démarche d’un capitan. Aussi ses moeurs sont-elles jalouses et violentes ; il est « incivil, peu galant, turbulent, toujours en noise avec les autres. » Quand la perdrix est mise dans la basse-cour, « malgré le sexe et l’hospitalité », il a peu de respect « pour la dame étrangère. » Il est orgueilleux, brutal, « fort souvent en furie, et la pauvrette reçoit d’horribles coups de bec. »125 S’il donne aux poules les grains et les vermisseaux qu’il déterre, c’est qu’il est leur maître. Il les défend par orgueil, non par générosité ; il ne s’inquiète point des petits et les laisse conduire par leur mère. Ce n’est pas un époux, mais un sultan.

La Fontaine est si pénétré des vrais caractères de ces animaux, qu’il change la morale primitive plutôt que de les altérer. Par exemple, Esope se tait sur le rossignol, et donne le beau rôle à l’oiseau de proie.

« Au moment de périr, le rossignol pria l’autre de ne pas le manger, disant qu’il n’était pas capable de remplir le ventre d’un épervier. Il fallait, si l’épervier avait besoin de nourriture, qu’il cherchât de plus gros oiseaux. Celui-ci répondit : — Je serais fou si je lâchais le dîner que j’ai entre les pattes pour poursuivre une proie qui ne se montre pas encore. »

Le moraliste ancien n’a trouvé ici qu’un précepte de prévoyance. Le poëte a détesté la grossière gloutonnerie et l’ignorance brutale de la bête sauvage. Il l’a vue, comme nous, les griffes enfoncées dans sa proie, arracher des lambeaux sanglants, et se gorger de chair crue jusqu’à étouffer. Mais il a eu pitié de l’oiseau délicat, musicien, poëte comme lui-même. La frêle et triste créature « qui chante en gémissant Itys, toujours Itys », a la sensibilité souffrante, les longs souvenirs d’une femme offensée, et en même temps la fierté innocente et le langage élégant d’un artiste.

« Je vous raconterai Térée et son envie.
— Qui, Térée ? Est-ce un mets propre pour les milans ?
— Non pas, c’était un roi dont les feux violents
Me firent ressentir leur ardeur criminelle.126
Je m’en vais vous en dire une chanson si belle,
Qu’elle vous ravira. Mon chant plaît à chacun. »
    Le milan alors lui réplique :
« Vraiment nous voici bien ; lorsque je suis à jeun,,
    Tu viens me parler de musique.
— J’en parle bien aux rois. — Quand un roi te prendra,
    Tu peux lui conter ces merveilles.
    Pour un milan, il s’en ira :
    Ventre affamé n’a pas d’oreilles. »127

Que de portraits dans la classe moyenne ! Mais deux mots suffisent à La Fontaine. La fable est un genre où il ne faut qu’esquisser. C’est un tout petit poëme, et comme une miniature d’épopée. Il n’y faut pas appuyer. Si vous insistez trop longtemps, comme font les Indiens, les conteurs du moyen âge, Chaucer, Dryden, l’animal efface l’homme, ou l’homme efface l’animal. A chaque instant ici on aperçoit l’un à travers l’autre. Ce n’est qu’une échappée, il ne faut pas qu’elle dure ; d’ailleurs vous plaisantez, et on ne plaisante que légèrement ; dites que le renard est un courtisan, que le lion est un roi ; cette comparaison prise à la volée nous montrera un air de tête, un geste expressif ; mais passez vite ; si vous insistiez, toute l’image disparaîtrait. Et remarquez que, pour abréger ainsi tout un animal, il faut autant de génie que pour le décrire tout au long. Ce n’est pas le nombre, mais le choix des traits qui importe. Un petit contour, une simple phrase musicale annoncent d’abord Raphaël ou Mozart. Ces peintures de La Fontaine, si courtes, valent les plus grands tableaux ; car tout le talent de l’artiste consiste à saisir le trait exact, qui montre dans un objet le caractère intime. Que cette conception produise un poëme de six mille vers ou un récit de six lignes, le mérite est le même ; la conception primitive est la seule chose qui ait du prix. Ici une épithète comique remplace et résume la science du naturaliste. On en sait assez sur la tortue quand on l’a vue « aller son train de sénateur. » « Porte maison l’infante » est ventrue comme « ma commère la carpe », et aussi bonne dame qu’elle, un peu vaniteuse et « de tête légère », mais rusée parfois. Ses petits yeux brillants sous ses paupières ridées font deviner qu’elle pourra jouer au lièvre quelque bon tour. — La belette est « demoiselle. » Elle a le nez pointu, un long corsage ; c’en est assez pour lui mériter son titre, et La Fontaine ajoute, pour plus de sûreté, « l’esprit scélérat. » — Qui a mieux connu le vol de l’hirondelle, caracolant, frisant l’air et les eaux, attentive à sa proie, happant mouches dans l’air ? »128

Qui a mieux peint ce nid d’oisillons gloutons, affamés par le besoin de croître, avec leur bec jaune toujours ouvert, becquetant machinalement tout ce qu’on leur présente, même le doigt, même un bâton ? « La bégayante couvée » piotte incessamment, et leurs cris, leurs mouvements perpétuels et aveugles montrent que leur pensée n’est encore qu’une dépendance de leur estomac. — N’est-ce pas assez, pour peindre la fourmi, de lui donner un rôle de ménagère ? Sèche, maigre, vêtue de noir, la taille mince et serrée, toujours prête avec ses six pattes à courir et à saisir, elle est économe, disciplinée, diligente, infatigable. — Le cochon est un hidalgo et s’appelle don Pourceau, parce qu’il a « son toit et sa maison », et qu’il y vit fièrement, oisif et dans la crasse. — Les grenouilles ont presque toujours un sot rôle ; mais on trouve qu’elles le méritent quand on a vu leurs gros yeux ronds stupides, leur corps niaisement ramassé sur leurs jambes, ou ces jambes tout d’un coup écartées et pendantes lorsqu’elles sautent éperdues dans leurs marais. — Les canards se sont conduits avec la tortue en commis-voyageurs. Aussi ont-ils le regard narquois, l’air joyeux et la démarche goguenarde qui convient au métier. Rien de plus plaisant que de les observer un jour de pluie, plongeant leurs cols à chaque instant dans la mare, et frétillant à grand bruit avec un refrain nasillard, comme de bons compagnons qui chantent accoudés sur une table bien servie. — Le mulet parle de sa mère la jument, se prélasse, marche d’un pas relevé, fait sonner sa sonnette et se croit un personnage ; c’est qu’avec ses longues oreilles et son air solennel d’âne manqué, il a la mine d’un président. — Voyez le boeuf. Les traits qui le marquent chez La Fontaine sont à peine visibles, et cependant ils sont si justes, que cette esquisse imperceptible le montre tout entier. Il est opprimé, quoique puissant, parce qu’il est laboureur et pacifique. « Il s’avance à pas lents, il rumine tout le cas dans sa tête » avant de prononcer la sentence ; et il la prononce avec le sérieux solennel et la grandeur majestueuse que les anciens avaient sentis lorsqu’ils ont comparé ses yeux à ceux de Junon.129 On ne pouvait pas choisir d’arbitre plus imposant et plus grave. Indifférent à ce qui l’entoure, il laisse errer lentement sur les objets ses grands yeux calmes. Quand on le voit dans l’herbe haute, couché sur ses genoux, et qu’on suit le mouvement régulier de ses joues qui roulent et ramènent le fourrage broyé sous ses larges dents, il semble qu’il n’y ait en lui qu’une pensée sourde et végétative, affaissée sous la chair massive, et endormie par la monotonie machinale de son action. Il s’inquiète fort peu du cerf poursuivi qui se cache dans son étable ; il reste à table et continue à manger en avertissant son hôte qu’il va périr.

Cette connaissance des bêtes manque souvent aux autres fabulistes. Florian a fait de la sarcelle une tendre et ingénieuse amie. Les délicatesses de coeur, les gracieuses effusions de sentiment, la piété fraternelle, ne conviennent guère à la physionomie malicieuse et à la jolie démarche du léger oiseau. Il est trop coquet pour être sentimental, et personne ne le reconnaîtrait dans ces vers :

    Unis dès leurs plus jeunes ans
    D’une amitié fraternelle,
    Un lapin, une sarcelle,
    Vivaient heureux et contents
Le terrier du lapin était sur la lisière
    D’un parc bordé d’une rivière.
    Soir et matin nos bons amis,
    Profitant de ce voisinage,
Tantôt au bord de l’eau, tantôt sous le feuillage,
    L’un chez l’autre étaient réunis.
Là, prenant leurs repas, se contant les nouvelles,
    Ils n’en trouvaient pas de plus belles
    Que de se répéter qu’ils s’aimeraient toujours.
    Ce sujet revenait sans cesse en leurs discours.
    Tout était en commun, plaisir, peine, souffrance
    Ce qui manquait à l’un, l’autre le regrettait ;
    Si l’un avait du mal, son ami le sentait ;
    Si d’un bien, au contraire, il goûtait l’espérance.
        Tous deux en jouissaient d’avance.130

Ce lapin est un homme sensible, comme on disait alors. Ce n’est plus Jeannot Lapin, un de ces gais compères qui, le soir sur la bruyère, « l’oreille au guet, l’oeil éveillé, s’égayent et parfument de thym leur banquet. »131 C’est une élégiaque.

« Hélas ! s’écriait-il, m’entends-tu ? Réponds-moi,
        Ma soeur, ma compagne chérie ;
        Ne prolonge pas mon effroi.
Encor quelques moments, c’en est fait de ma vie ;
J’aime mieux expirer que de trembler pour toi. »

Non seulement ces phrases sentent la rhétorique, mais elles font contre-sens dans un lapin. Le vrai lapin est brusque, étourdi, gourmand, très-mauvais père, capable même d’étrangler ses petits, très-égoïste ; pourvu qu’il puisse « brouter, trotter, faire tous ses tours », il se soucie peu du reste. Qu’on prenne et qu’on mange tous ses frères, il n’en perdra pas un coup de dent. Sa physionomie est assez sotte, et son air étonné ; aussi, pour en faire un personnage humain, il faudra lui donner la mine et les actions d’un novice. Il ira jouer parmi le serpolet et la rosée, les oreilles dressées, le regard vif mais un peu niais, gambadant comme un écolier, passant la patte sur sa moustache naissante. Ce sera « le petit lapin. » Si, comme Florian, le poëte veut peindre l’amitié, il cherchera ailleurs ses modèles. Il choisira parmi les oiseaux, « le peuple au col changeant, au coeur tendre et fidèle », la colombe compatissante qui jette un brin d’herbe à la fourmi qui se noie, qui met la paix entre les vautours ses ennemis. Il verra le pigeon voleter avec un empressement gracieux autour de sa femelle, baisser et relever tout à tour son col flexible d’un air suppliant et tendre, attacher longuement sur elle ses yeux si doux, et se soulever à demi sur ses ailes bleuâtres pour la becqueter de son bec rosé et délicat. Il écoutera dans les bois le gémissement interrompu des tourterelles, et comprendra que le seul oiseau dont il puisse faire un amant est « l’oiseau de Vénus. »

V §

Nous sommes déjà depuis quelque temps parmi les misérables gens, les bêtes faibles ou sottes, que les autres pillent et mangent. Cela est si commun que nous ne l’avions pas remarqué. Entre toutes, la plus inoffensive et la plus opprimée est la brebis.

Quel ton triste et doux que celui du pauvre agneau !

Sire, répond l’agneau, que Votre Majesté
    Ne se mette pas en colère,
    Mais plutôt qu’elle considère
Que je me vas désaltérant
        Dans le courant
Plus de vingt pas au-dessous d’elle,
Et que par conséquent en aucune façon
    Je ne puis troubler sa boisson.
— Tu la troubles, reprit cette bête cruelle,
Et je sais que de moi tu médis l’an passé.
— Comment l’aurais-je fait si je n’étais pas né ?
Reprit l’agneau. Je tette encore ma mère.132

Buffon ne voit dans le mouton que sottise et peur. « C’est par crainte, dit-il, qu’ils se rassemblent si souvent en troupeau. Le moindre bruit extraordinaire suffit pour qu’ils se précipitent et se serrent les uns contre les autres, et cette crainte est accompagnée de la plus grande stupidité, car ils ne savent pas fuir le danger. Ils semblent même ne pas sentir l’incommodité de leur situation ; ils restent où ils se trouvent, à la pluie, à la neige. Ils y demeurent opiniâtrement, et, pour les obliger à changer de lieu et à prendre une route, il leur faut un chef qu’on instruit à marcher le premier, et dont ils suivent tous les mouvements pas à pas. Ce chef demeurerait lui-même avec le reste du troupeau, s’il n’était chassé par le berger ou poussé par le chien. »133 Tout cela est vrai, mais ces animaux sont affectueux et bons. Il est touchant de voir la brebis accourir au cri plaintif de son petit, le reconnaître dans cette multitude, se tenir immobile sur la terre froide et fangeuse jusqu’à ce qu’il ait tété, l’air résigné, regardant vaguement devant elle. La Fontaine a pris pitié de tant de tristesse et de bonté.

Par un retour bien rare, le loup, tyran de la brebis, est aussi à plaindre qu’elle. C’est un voleur, mais misérable et malheureux. On n’a qu’à voir sa physionomie basse et inquiète, son corps efflanqué, sa démarche de brigand poursuivi, pour lui donner d’abord son rôle. La Fontaine, comme les romanciers du moyen âge, n’en a fait qu’un coquin toujours affamé et toujours battu. L’imbécile s’imagine que la mère va lui donner son enfant, et, quand il se voit trompé, il s’amuse à menacer et à se plaindre.134

Il attend apparemment que les chiens viennent l’étrangler. « On assomme la pauvre bête » ; un manant lui coupe le pied droit et la tête ; on les cloue à la porte du seigneur, avec un avertissement en style picard, à l’usage « des biaux chires leups » encore novices, et qui apprennent leur métier aux dépens de leur peau. Toutes les aventures d’Ysengrin finissent de même ; et ce portrait demi-sérieux, demi-moqueur, est plus vrai que la sombre et terrible peinture de Buffon :

« Il est l’ennemi de toute société, il ne fait pas même compagnie à ceux de son espèce. Lorsqu’on en voit plusieurs ensemble, ce n’est pas une société de paix, c’est un attroupement de guerre, qui se fait à grand bruit, avec des hurlements affreux, et dénote un projet d’attaquer quelque gros animal, comme un cerf, un boeuf, ou de se défaire de quelque gros mâtin. Dès que leur expédition militaire est consommée, ils se séparent, et retournent à leur silence et à leur solitude. — Enfin, désagréable en tout, la mine basse, l’aspect sauvage, la voix effrayante, l’odeur insupportable, le naturel pervers, il est odieux, nuisible de son vivant, inutile après sa mort. »135

Voilà bien de la colère, et il faut croire que les moutons de Montbard étaient mal gardés. Le loup de La Fontaine est aussi un tyran sanguinaire, et lorsqu’il parle de l’agneau on entend la voix rauque et le grondement furieux de la bête enragée. C’est la même passion que dans Homère.136 Mais un caractère est multiple. Que le savant n’aperçoive dans ce loup qu’un animal nuisible, le poëte, d’un esprit plus libre, y distinguera les autres traits. Il le verra aussi malheureux que méchant, plus souvent dupe que voleur. Il comprendra que ses vices lui viennent de sa maladresse, que faute d’esprit il est toujours affamé, et que le besoin se tourne en rage. Il laissera Buffon composer une tragédie sur la cruauté, et fera une comédie sur la sottise.

Par quel singulier hasard faut-il qu’ailleurs encore le naturaliste soit moins impartial que le poëte, et que la fable soit plus complète que l’histoire ? Buffon se fait l’avocat de l’âne et change en mérites, tous les défauts du baudet. « Il est de son naturel aussi humble, aussi patient, aussi tranquille que le cheval est fier, ardent, impétueux. Il souffre avec constance, et peut-être avec courage, les châtiments et les coups. Il est sobre et sur la quantité et sur la qualité de la nourriture ; il se contente des herbes les plus dures et les plus désagréables que le cheval et les autres animaux lui laissent et dédaignent. Comme l’on ne prend pas la peine de l’étriller, il se roule souvent sur le gazon, sur les chardons, sur la bruyère, sans se soucier beaucoup de ce qu’on lui fait porter. Il se couche pour se rouler toutes les fois qu’il le peut, et semble par là reprocher à son maître le peu de soin qu’il prend de lui. »137

Il est fort beau d’être humain, et il est clair que, si cette page tombait entre les mains d’un ânier, elle l’attendrirait en faveur de sa bête. La Fontaine aussi rend justice à l’âne. Il dit qu’il est « bonne créature. » Il plaint « le pauvre baudet si chargé qu’il succombe. » Mais il connaît la lourdeur et l’impertinence de l’animal. Sous les os pesants de cette tête mal formée, l’intelligence est comme durcie. Cette peau épaisse et rude, couverte de poils grossiers et entrelacés, émousse en lui le sentiment ; et ses jambes avec leurs genoux saillants ne semblent faites que pour rester immobiles. Il est indocile, têtu, sourd aux cris, aux coups, aux prières. Quand le chien, mourant de faim, lui demande en grâce de se baisser et de lui laisser prendre son dîner dans le panier : « Point de réponse, mot. »138 Il ne veut pas perdre un coup de dent ; il n’entend pas, il est sourd, vous remueriez aussi aisément une borne. S’il répond, c’est en balourd, par une excuse inepte. On dirait même, lorsqu’il s’entête, qu’il s’applaudit de sa résistance : c’est pourquoi La Fontaine a fait de lui un vaniteux. Il est certain du moins que la seule volonté qu’il juge bonne est la sienne, et certes, quand il la contente, elle ne lui fait pas beaucoup d’honneur. C’est une joie rude, un mouvement désordonné, une voix rauque, sourde et violente. « Il se rue, grattant, frottant, se vautrant, gambadant, chantant, broutant », et le tout ensemble. Empêtré dans cette enveloppe brute, le sentiment ne s’en échappe que par une éruption brusque et discordante. Ajoutez à cette pesanteur naturelle la laideur qui lui vient de la servitude. « Pelé, galeux, rogneux », il subit la loi universelle qui donne aux gens déjà malheureux la plus grosse part de malheurs.

Quand Buffon ne compose pas un plaidoyer, il est plus exact et se rapproche de La Fontaine. Il fait un joli portrait de la chèvre, vive, capricieuse et vagabonde : « Elle aime à s’écarter dans les solitudes, à grimper sur les lieux escarpés, à se placer et même à dormir sur la pointe des rochers et sur le bord des précipices. L’inconstance de son naturel se marque par l’irrégularité de ses actions. Elle marche, elle s’arrête, elle court, elle bondit, elle saute, s’approche, s’éloigne, se cache ou fuit, comme par caprice et sans autre cause déterminante que la vivacité bizarre de son sentiment intérieur. Et toute la souplesse de ses organes, tout le nerf de son corps, suffit à peine à la pétulance et à la vivacité de ces mouvements qui lui sont naturels. »139

Cette description est vive et vraie. Mais combien les hardiesses du poète sont plus expressives ! combien les comparaisons humaines abrègent et animent le portrait ! Les chèvres sont « des dames qui ont patte blanche », gentilles, proprettes, avec autant d’originalité que de caprice, avec autant d’entêtement que de vanité.

        Certain esprit de liberté
Leur fait chercher fortune : elles vont en voyage
        Vers les endroits du pâturage
        Les moins fréquentés des humains.
Là, s’il est quelque lieu sans route et sans chemin,
Un rocher, quelque mont pendant en précipices,
C’est où ces dames vont promener leurs caprices.140

Rien n’est plus amusant que de voir deux de « ces personnes » s’avancer l’une contre l’autre « pas à pas, nez à nez », avec une circonspection fière, les cornes baissées, et, roidissant le col, essayant de se renverser. Puis tout à coup un saut brusque, et chacune paît tranquillement de son côté.

VI §

Voilà donc un savant, un grand écrivain, qui joute contre un poëte, et que le poëte, sans y songer, laisse loin derrière lui. Cela sert à comprendre ce qu’est la poésie. Buffon a disséqué, un peu tard il est vrai, mais enfin il sait dix fois plus de détails que La Fontaine. Il est muni de documents, il a lu ; il connaît la place, le jeu de tous les muscles ; il a sur son bureau des planches coloriées, autour de lui des squelettes, à côté de lui Daubenton qui lui fournit des préparations et toutes les pièces anatomiques. Après quoi il se fait habiller, met sa perruque, relève ses manchettes, s’assoit gravement dans un cabinet aussi noble qu’un salon. Ainsi préparé au beau style, il écrit en homme du monde, avec la correction et l’art d’un académicien ; il présente ses bêtes au public sans descendre à leur niveau ; il reste digne, il garde en tout le ton convenable ; il orne la science ; il veut qu’elle puisse entrer dans les salons ; il l’y amène en la couvrant de décorations oratoires. Il explique, il développe, il prouve ; il compose des plaidoyers et des réquisitoires, justifie l’âne, invective contre le loup. Ce sont là des morceaux d’apparat, qui délassent le lecteur des descriptions exactes. Il « les récite à haute voix », il les élargit, il les diversifie, il les ordonne. Il atteint la force, la clarté, l’élégance, tout, excepté la vie. Ses animaux si bien posés restent empaillés sous leurs vernis.

Qu’est-ce donc que la vie, et comment le poëte parvient-il à la rendre ? Par quel singulier pouvoir nous fait-il illusion ? Comment peut-il, avec un ou deux petits mots, ressusciter en nous les âmes, les corps et leurs actions ? Il n’a pas besoin d’être érudit ; du moins son savoir est d’une autre espèce que la science. Il répugne à la lente accumulation des connaissances positives ; il n’est pas classificateur ; il n’est pas obligé d’être naturaliste et historien, comme le voulait Goethe, « docteur ès sciences sociales », comme le voulait Balzac ; sitôt que vous entrez dans la description, dans l’analyse, vous sortez de son domaine. Les procédés oratoires ne lui conviennent pas davantage. C’est par une voie que Buffon ignore, qu’il arrive à des effets que Buffon n’atteint pas. Il a la sensation de l’ensemble, lentement ou promptement, il n’importe ; c’est cette sensation qui fait l’artiste. Un amas de remarques s’assemblent en lui sans qu’il le veuille et forment une impression unique, comme des eaux accourant de toutes parts s’engorgent dans un réservoir d’où elles vont partir pour un autre voyage et par d’autres canaux. Il a vu les attitudes, le regard, le poil, l’habitation, la forme d’un renard ou d’une belette, et l’émotion produite par le concours de tous ces détails sensibles engendre en lui un personnage moral avec toutes les parties de ses facultés et de ses penchants. Il ne copie pas, il traduit. Il ne transcrit pas ce qu’il a vu, il invente d’après ce qu’il a vu. Il concentre et il déduit. Il transpose, et ce mot est de tous le plus exact ; car il transporte dans un monde ce qu’il a vu dans un autre, dans le monde moral, ce qu’il a vu dans le monde physique. Le zoologiste et l’orateur travaillent par leurs énumérations et leurs groupements à nous donner une sensation finale ; il s’installe du premier coup dans cette sensation pour nous en développer les suites. Ils montent péniblement, échelon par échelon, jusqu’à une cime ; il se trouve porté naturellement sur cette cime, et tous les pas qu’il fait sont dans le domaine supérieur dont elle est le marchepied. Ils apprennent, et il sait ; ils prouvent, et il voit. Voilà comment le fabuliste peut se trouver du même coup et au même endroit un peintre d’animaux et un peintre d’hommes. Le mélange de la nature humaine, loin d’effacer la nature animale, la met en relief ; c’est en transformant les êtres que la poésie en donne l’idée exacte ; c’est parce qu’elle les dénature, qu’elle les exprime ; c’est parce qu’elle est l’inventeur le plus libre, qu’elle est le plus fidèle des imitateurs.

* * *

Chapitre III.
Les dieux §

I §

Ce qu’il y a de plus singulier, je crois, au dix-septième siècle, c’est l’idée qu’on s’y est faite de Dieu. Entendez par là non pas la formule qu’on récitait, mais le sentiment qu’il inspirait. Car la formule est fixe depuis une vingtaine de siècles, mais tous les siècles le sentiment change ; saint Bernard dogmatisait à peu près comme Bossuet ; mais les bourgeois du moyen âge, qui se battaient pour avoir un bras de saint Martin, n’avaient pas la même piété que les « honnêtes gens » de Versailles. Au fond, tel monde, telle idée de Dieu ; de sorte que l’idée de Dieu change avec les changements du monde. En général, dans un siècle ou dans une race, on conçoit le souverain céleste à l’image du souverain terrestre, ou plutôt on conçoit la puissance d’une certaine manière, et on les modèle l’un et l’autre d’après cette conception. Tantôt on se représente la puissance comme un despote141 ; tantôt comme un roi légitime142, tantôt comme un bel individu humain143, tantôt comme une loi abstraite indépendante des puissances particulières144, tantôt comme une loi abstraite simple expression des puissances particulières145, et l’on façonne là-dessus son Dieu et son prince.

La raison du dix-septième siècle ne fut comme les autres que locale et temporaire, et son Dieu ne fit comme les autres que réfléchir le monde qui l’avait produit. Ce qui s’établit alors en France comme aux alentours, ce sont les monarchies régulières qui, abolissant les puissances particulières et indépendantes, instituent une administration et une hiérarchie sous l’autorité et la majesté d’un roi. Ce roi absolu mais légitime se trouve placé entre le despote occidental et le souverain moderne. Il diffère du premier en ce qu’il n’est point arbitraire et violent : on ne se prosterne pas devant lui avec tremblement, et il gouverne selon des lois. Il diffère du second en ce qu’il n’est point le mandataire du peuple ; son devoir ne le soumet point à l’intérêt public, et il est au-dessus des lois. Il suit une règle, mais il ne prend point sa règle dans la volonté ou l’intérêt national. Il songe au bien de ses sujets, mais seulement parce que ce bien entre comme un but accessoire dans les desseins d’un grand roi. Il règne pour lui-même. — Mais d’autre part il ne règne que selon les exigences de sa dignité. La nation lui est assujettie, mais il est assujetti à son rang. Nous nous devons à lui, mais il se doit à sa place. Il a tout pouvoir sur nos biens et sur nos vies ; mais la majesté de son trône a tout pouvoir sur ses caprices et sur ses passions. Toutes les forces privées et publiques se rassemblent en sa personne, mais ce n’est pas pour assouvir l’homme, c’est pour glorifier le roi.

La raison limitée et oratoire se complut à ce bel ordre des puissances civiles, et le transporta dans les puissances naturelles. Les choses du ciel se modelèrent sur les choses de la terre. Le Dieu du dix-septième siècle fut une sorte de Louis XIV, image et suzerain de l’autre. La même révolution renouvela le ciel et l’Etat. Les saints locaux et indépendants du moyen âge s’effacent et se subordonnent, comme les seigneurs féodaux et libres, pour former une cour d’adorateurs « inclinés qui, d’un oeil respectueux, contemplent l’éclat » de leur maître. Les personnages de la légende divine voient leurs honneurs s’amoindrir et ne servent plus que de canal pour porter les prières jusqu’au trône, et en rapporter les grâces. Les superstitions diminuent. La religion, purifiée et pompeuse, offre le spectacle le plus correct et le plus noble. L’Exposition de la Foi réfute l’imputation d’idolâtrie et les mépris des protestants. En même temps la science aide le dogme ; les forces naturelles disparaissent ; entre les mains des philosophes, les êtres perdent leur énergie efficace ; les dieux intérieurs qui vivent dans les choses sont anéantis ; toutes les puissances particulières se concentrent dans le Dieu unique. Une philosophie meurtrière de la matière réduit la nature à un système de rouages organisé par un décret d’en haut. Au plus haut de cette administration régulière et de cette hiérarchie obéissante, trône un personnage qui, comme le roi terrestre, n’est qu’un homme agrandi. Il prévoit, il ordonne, il châtie, il récompense, il distribue à ses sujets leurs emplois, il fait servir à ses desseins ses adversaires, il perce leurs complots, il défait leurs ligues, il prépare dans ses profonds conseils le jour glorieux qui confondra leur rage impuissante, et qui établira ses serviteurs, selon son choix et selon leurs mérites, dans le rang qu’il leur a d’avance assigné. Toutes les fois qu’on lit dans Bossuet les triomphes de Dieu, on pense à ceux du prince ; le paradis qu’il décrit n’est pas fort différent de Versailles ; l’assemblée des élus est une cour où l’on distribue beaucoup de cordons bleus, et l’orateur lui-même, du haut de sa chaire, tonne par les mains de « son grand Dieu », comme l’ambassadeur en Hollande foudroyait les pauvres mynhers de la colère de son roi. — Et remarquez bien que ce dieu monarchique se trouve comme le roi placé entre le despote asiatique et le souverain moderne. Il n’est pas simplement terrible comme le Jéhovah de Job. Il ne répond pas aux objections par des coups de tonnerre. Il n’écrase pas l’homme sous l’arbitraire d’un décret inexplicable. Au contraire, il prouve la sagesse de ses desseins par la bouche de ses avocats ; il expose par la plume de Bossuet, de Malebranche et de Leibnitz la profonde économie de sa providence. La raison développée depuis dix-huit cents ans dans la nature humaine s’est établie par contre-coup dans la nature divine, et a tempéré la toute-puissance sans frein, le despotisme formidable que le spectacle du désert et la roideur de l’esprit arabe y avaient mis. Ce Dieu maintenant est raisonnable ; il a beaucoup appris. Mais il n’a pas tout appris encore. Il est encore trop de son siècle pour ressembler au souverain moderne, il gouverne les êtres, comme le roi ses peuples, sans beaucoup d’égards pour leur bonheur. Sa providence, justifiée par Malebranche et Leibnitz, damne fort bien pour toujours presque tous les hommes. Il ne leur doit rien, il n’est obligé qu’envers soi. Il a le droit de préparer de toute éternité le malheur infini des âmes qu’il répand sur le monde, et, si quelque âme lui agrée davantage, de bouleverser une nation pour la sauver.146

Les créatures n’ont pas de valeur en elles-mêmes ; tout leur objet, tout leur mérite est de contribuer, par leur félicité, ou par leur misère, à l’accomplissement de ses grands desseins. Dieu construit ce monde comme le roi construit Versailles ; c’est son palais ; il faut que l’édifice, par son ampleur, sa régularité et sa magnificence, soit digne de son architecte ; à ce but suprême tout le reste est subordonné ; tant pis pour les pierres froissées ou taillées, pour les arbres émondés et transplantés, pour les eaux contraintes et emprisonnées. Nous ne sommes que des décorations et des matériaux ; nous n’avons point à réclamer contre la place où l’on nous met, ni contre l’emploi qu’on nous assigne. Le genre humain misérable et damné, comme le peuple de France déguenillé et hâve, doit se résigner à sa condition, obéir avec amour, s’oublier dans la contemplation de la splendeur royale et du pompeux établissement où il est compris. Consolons-nous, le souverain céleste ne fera de nous qu’un bon usage. Il est comme l’autre enchaîné par sa qualité ; il ne peut agir que selon sa nature ; il faut que ce monde son ouvrage soit digne de lui, qu’il soit le plus parfait possible147, et régi par les plus belles des lois148. Dieu ne peut déroger ; il s’est interdit le caprice, le changement, les petits moyens ; il est grand, il faut que son action soit toujours grande. Voilà l’idée de la monarchie divine, si semblable à la monarchie française par sa nature, son origine, ses soutiens, ses adversaires, sa destinée, sa durée et sa fin.

Ce Dieu administrateur, si éloigné de la nature, ne peut guère apparaître dans la nature ni dans la poésie. Les artistes qui se promènent dans son oeuvre ne l’aperçoivent que comme un constructeur ou un jardinier. Il n’a point de place dans leur poésie, sinon à titre de tonnerre lointain et comme menace ecclésiastique. Et cependant nous avons besoin de voir Dieu dans la poésie comme dans la nature. Le coeur de l’homme n’est point content s’il ne sent la puissance infinie par un attouchement intime ; et il n’a que deux voies pour arriver à la sentir. Il faut qu’il l’aperçoive à la façon des solitaires et des vrais chrétiens, au dedans de lui-même, dans les secrets mouvements de son être, et que tous ses désirs disparaissent dans la grande lumière vague dont il est réjoui et dont il est baigné ; il faut qu’il se confie, s’abandonne et s’épanche, et que l’amour immortel qui circule à travers les créatures assoupisse ses agitations et ses inquiétudes dans la félicité tranquille où il les confond. On bien encore il faut qu’il soit païen s’il n’est mystique ; il faut que la religion lui montre Dieu dans la nature, si elle ne le lui montre pas dans l’âme. Dans les Védas, chez Zoroastre, chez Homère, le divin enveloppe l’homme ; les dieux, encore à demi engagés dans la matière, ne font qu’interpréter sa beauté et sa grandeur. La déesse des flots s’élève au-dessus de la mer « comme un brouillard bleuâtre », et « ses pieds d’argent » se confondent avec l’écume des vagues. Jupiter descend en pluie dans la puissante terre qu’il féconde, et les grandes formes des pins vivants et des montagnes ondulent sous la lune dans la nuit « pleine de dieux. » Aujourd’hui dans cet abattis universel des dogmes, parmi l’encombrement des idées entassées par la philosophie, l’histoire et les sciences, parmi les désirs excessifs et les dégoûts prématurés, la paix ne nous revient que par le sentiment des choses divines. Ce grand coeur malheureux de l’homme moderne, tourmenté par le besoin et l’impuissance d’adorer, ne trouve la beauté parfaite et consolante que dans la nature infinie. Il a trop senti et trop jugé, trop espéré et trop détruit. Il revient à elle après tant de courses ; il la trouve jeune et souriante comme aux premiers jours ; il se trouble et en même temps se ranime à son contact et sous son souffle ; il tend les bras vers elle, et sa vieille âme endolorie par tant d’efforts et d’expériences reprend la santé et le courage par l’attouchement de la mère qui l’a portée. Ô mère, silencieuse et endormie, que vous êtes calme et que vous êtes belle, et quelle sève immortelle de félicité et de force coule encore à travers votre être avec votre paisible sang ! Les poètes ont pleuré à la vue d’un fleuve, ou d’une forêt immobile ; ils ont senti, comme les anciens prêtres de leur race, la vie sourde qui remplit ces êtres tranquilles. Ils ont loué, comme les chantres des premières hymnes, la naissance du soleil et son cours ; ils ont retrouvé dans leur coeur renouvelé les figures des légendes primitives. Chez eux comme chez les Indiens, « le soleil qui se lève lance ses flèches d’or aux blanches nuées qui se teignent de rouge, comme si elles étaient blessées, et s’évanouissent ensuite dans la lumière, jusqu’à ce qu’enfin la lutte cesse et que le jour pose en triomphateur ses pieds rayonnants sur la nuque de la montagne »149 « Comme des bayadères assoupies vers le matin, les montagnes frissonnent dans leurs blancs peignoirs de nuages que la brise matinale soulève. Mais elles se réveillent bientôt sous les baisers du soleil ; il leur enlève peu à peu jusqu’au dernier voile, et les contemple dans toute leur beauté. »

Quelle place cette poésie pouvait-elle trouver sous le dieu classique, et quelle poésie pouvait trouver place parmi les convenances de son trône officiel ? Que peut-il fournir, sinon des foudres à Bossuet ? Pour le retirer de ce rôle administratif il fallait le transformer par l’abstraction et la métaphysique, comme le faisaient alors les philosophes, ou s’échapper du côté du mysticisme comme Hamon, Fénelon, et parfois Bossuet lui-même. Boileau qui n’avait que du bon sens, mais qui en avait beaucoup, érigeait cette difficulté en règle et mettait les « mystères terribles de la foi chrétienne » à l’abri des entreprises littéraires. On vit alors le spectacle le plus extraordinaire et le plus ridicule, la poésie séparée de la religion, dont elle est le fond naturel et l’aliment intime, un ciel païen introduit dans un monde chrétien, l’Olympe restauré, non par sympathie sensuelle comme à la Renaissance, ou par sympathie archéologique comme aujourd’hui, mais par convenance, pour remplir un cadre vide et ajouter une parade de plus à toutes celles dont ce siècle s’était affublé. Il y eut une sorte de jargon grec et latin convenable au même titre qu’une perruque ; on employa Apollon et les Muses comme l’hémistiche et la césure ; on mit en oeuvre l’Amour et les Grâces comme les cédrats confits et les billets doux ; il y eut un dictionnaire mythologique comme un code du savoir-vivre, et les pauvres dieux antiques arrivèrent à cette humiliation extrême de servir de potiches et de paravents.

II §

Un poëte subsistait parmi tant d’orateurs, presque païen de coeur, et d’ailleurs si véritablement poëte qu’il pouvait se faire illusion et croire à des dieux morts. C’est chez lui qu’ils se sont réfugiés. Il n’y avait plus dans toute la littérature que ce coin étroit qui leur fût laissé. Ils s’y sont faits petits, ils se sont accommodés à l’endroit. Ils sont devenus moins graves, plus amusants, à demi gaulois ; il faut bien prendre les façons du pays où l’on se réfugie. Ils y ont établi un tout petit Olympe qu’on ne respecte pas trop, qu’on n’aperçoit pas toujours, et qui ressemble plus à une taupinée qu’à une montagne. Mais, si atténués et si transformés qu’ils soient, ils vivent. La Fontaine leur est dévot autant qu’il peut l’être envers quelqu’un, dieu ou homme ; il les aime ; il les a dans l’esprit habituellement, en bon adorateur, et il les voit aussi aisément qu’il voit les bêtes. Il parle d’eux sans cesse et souvent sans besoin, comme Homère. Les images mythologiques naissent chez lui d’elles-mêmes. Il n’a pas besoin de les chercher ; on voit que sa pensée habite dans ce monde. Il y trouve des figures sublimes, dignes d’Homère, quand il montre « les Parques blêmes dont la main se joue également des jours du vieillard et de ceux du jeune homme. » Il ne peint pas les dieux vaguement, avec des souvenirs de classe. Il distingue les détails de leurs mouvements, et voit Atropos à son métier « reprendre à plusieurs fois l’heure fatale au monstre. » Il est chez lui dans l’Olympe. Il y prend ses comparaisons comme nous prenons les nôtres autour de nous. Il voit deux servantes au rouet et trouve que « les soeurs filandières ne font que brouiller auprès d’elles. » Du galetas, il entre de plain-pied dans le ciel. Il connaît les généalogies aussi bien qu’Hésiode, et jusqu’à celles des animaux divins.

        Elles avaient la gloire
De compter dans leur race, ainsi que dit l’histoire,
L’une certaine chèvre, au mérite sans pair,
Dont Polyphème fit présent à Galathée ;
    Et l’autre la chèvre Amalthée
    Par qui fut nourri Jupiter.150

Il est si bon païen qu’il invente en mythologie. Hérodote eût pu dire de lui, comme d’Hésiode et d’Homère, qu’il a créé un monde divin. Il donne aux arbres une immortalité « sur les bords du noir rivage. » Et il rend vraisemblable par ce ton naïf qui dégénère quelquefois en gentillesse enfantine, mais qui n’en convient que mieux à l’historien de Jupin et de la fourmi.

Je vous sacrifîrai cent moutons : c’est beaucoup
        Pour un habitant du Parnasse.

Voilà donc les dieux païens qui subsistent dans la fable, et ce n’est pas sans raison : car partout les dieux doivent convenir à leur peuple. Ils ne sont les dieux de ce peuple que parce qu’ils sont faits à son image. Ils réfléchissent son caractère et portent l’empreinte de son esprit. Ils sont le peuple lui-même, qui s’apparaît sous une forme plus brillante et plus pure. L’Olympe grec n’est qu’une famille grecque, la plus belle que la Grèce ait jamais mise au jour. Aussi les dieux païens, imités par le fabuliste, sont-ils les seuls qui conviennent à la fable. D’abord on ne croit guère en eux, non plus qu’au langage prêté aux bêtes ; la fiction appelle la fiction, et on sourit en voyant Jupiter cousin de l’éléphant, comme en écoutant plaider le lapin et la belette. Jupiter choquerait dans un autre poëme ; on ne pourrait à la fois prendre les hommes au sérieux et les dieux en plaisanterie. Il n’y a pas de milieu entre les deux genres : il faut être grave et tout croire, ou s’égayer et douter partout.

Ajoutez que les habits et les physionomies humaines ont changé depuis Homère, tandis que les bêtes sont les mêmes. Elles peuvent donc garder les dieux d’Homère, et les hommes ne le peuvent pas. Minerve autrefois déjà descendait au milieu de l’armée des rats et des grenouilles. Nous sommes habitués à voir ensemble les dieux de la nature et les objets naturels. Les animaux qui courent dans les bois et s’ébattent dans les prairies sont les amis des nymphes qui vivaient dans les hêtres et dormaient au bruit des fontaines. Les cerfs bondissants et agiles rappellent Diane « qui aime les cris de chasse, et tend son arc d’or » ; et, lorsqu’on voit les grands troupeaux paître tranquillement l’herbe abondante, on pense volontiers à la terre divine, nourrice des choses, qui fait tout sortir de son sein maternel. — Comparez à ces images la mythologie ridicule des auteurs graves.

Bientôt avec Grammont courent Mars et Bellone.

Mars et Bellone parmi les escadrons du roi sont des recrues bizarres, et on aimerait mieux voir Grammont courir tout seul. La Fontaine est le seul qui n’ait pas réduit la mythologie en mascarade, et qui ait adoré les dieux antiques sans en faire des grotesques, des machines ou des magots.

Pour que ces dieux convinssent mieux encore à leur nouveau peuple, il leur a donné quelque chose d’enfantin. Il en a fait de bons petits dieux, bien indulgents, et quelquefois bien paternes. L’aigle pond dans le giron de Jupiter, et l’irrévérencieux escarbot « sur la robe du dieu fait tomber une crotte. »

Le dieu, la secouant, jeta les oeufs à bas.
        Quand l’aigle sut l’inadvertance
        Elle menaça Jupiter
D’abandonner sa cour, d’aller vivre au désert.
        De quitter toute dépendance,
        Avec mainte autre extravagance.
        Le pauvre Jupiter se tut.151

Il est vrai qu’un jour il se souvient de sa majesté officielle, et ordonne « à tout ce qui respire de s’en venir comparaître aux pieds de sa grandeur. » Mais peut-on rester sublime parmi de tels sujets ? Tels sujets, tels maîtres. Il faut bien qu’il devienne le dieu des grenouilles, des souris, de la belette ; le vainqueur des Titans est Jupin, et rien davantage. Toute sa cour baisse aussitôt d’un degré. L’Aurore, « au voile de safran, aux doigts de roses », apparaît toujours sur « le thym et la rosée » ; mais c’est le lapin qui lui fait la cour. « Atropos et Neptune » deviennent « péagers » et « recueillent leurs droits » sur les vaisseaux marchands. La vache Io donne son lait pour un fromage, le dieu Faune le fait, et le renard invite le loup son compère à s’en régaler. « Les tout-puissants Amours que nul ne peut fuir des immortels ni des hommes éphémères, qui veillent sur les joues délicates de la jeune fille, et cheminent sur les mers et dans les campagnes », se font tout d’un coup rustiques, « volent en bande, délogent ou reviennent au colombier » ; et, dans le Styx par qui jurent les dieux, les grenouilles vont coasser après leur mort.

III §

Vous venez de parcourir les trois mondes, celui des hommes, celui des plantes et des bêtes, celui des dieux. N’est-ce pas une puissance étrange que ce talent qui nous les rend sensibles, qui les relie entre eux, qui, en dépit du siècle, amenant les dieux et les animaux dans la cité poétique, rassemble tous les êtres de la nature et la nature elle-même en une comédie universelle, les transforme et les proportionne suivant une idée maîtresse et pour un seul dessein ? Cette puissance vous a maintenant manifesté sa nature ; elle se réduit à deux dons, comme la poésie elle-même se réduit à deux lois. Le premier est la faculté d’imiter intérieurement et de reproduire en soi-même tout sentiment, tout geste, toute forme, toute chose particulière et sensible, tout détail de la vie et de l’action. Pour un vrai poëte, pour La Fontaine, une couleur d’habit, un jappement de chien, un salon, un taudis, un Olympe, une perruque, tout a un sens et un intérêt. Si étrange que soit l’objet, si éloigné des goûts contemporains, si trivial ou si sublime, il le goûte et le comprend. Un vrai comédien copie involontairement les personnages qu’il rencontre ; sa voix monte et baisse avec leur ton, son corps prend leurs attitudes, son visage se grime selon leurs physionomies, leur être passe en lui et transforme le sien. Ce qu’il fait au dehors, le poëte le fait au dedans ; il est mime ; il sent ce qu’il observe et tout ce qu’il observe, et les objets qui se peignent dans ses yeux les traversent pour aller jusqu’à sa sympathie, qui leur fait écho. C’est par cette sensibilité universelle et imitative qu’il voit et nous fait voir les choses ; c’est par elle que La Fontaine est capable, en dépit de son siècle, de comprendre les dieux comme les bêtes et de nous les rendre présents. C’est par elle qu’il peut reproduire devant nous les détails sensibles et menus des événements et des êtres, s’accommoder à la construction de notre esprit qui n’aperçoit les êtres et les événements que par les détails menus et sensibles, et nous faire illusion en nous donnant l’impression précise que nous auraient donnée les objets eux-mêmes. Mais cette faculté n’est pas la seule : il n’est pas un simple miroir. — Toutes les fois qu’il reproduit un détail, il en sent les liaisons et les dépendances, ce qui le suit, ce qui l’amène, ce qui lui est contraire, ce qui lui est conforme. Il accorde les objets entre eux ; il sait quelles bêtes peuvent exprimer les hommes, quels dieux peuvent convenir aux bêtes, quel ton général doit assembler ces trois peintures en un seul tableau. Il prévoit, il devine, il accommode, il relie, d’instinct, comme un insecte qui court en un instant aux quatre coins de sa toile, et n’attache un fil qu’en sentant trembler tout le réseau. C’est par ce tact toujours éveillé qu’il forme des ensembles ou plutôt que les ensembles se forment en lui. Au fond ils s’y produisent comme dans la nature, sans formules préconçues et au moyen de détails isolés, mais selon des directions générales et en vertu d’un besoin inné. C’est par cette correspondance que la poésie est précieuse. Les anciens n’avaient point tort de l’appeler divine, et de trouver dans l’étrange puissance qui la forme une image des puissances immortelles qui opèrent dans l’univers.

* * *

Troisième partie §

Chapitre I.
De l’action §

I §

Tant qu’un caractère reste en lui-même, il n’est pas ; il faut qu’il agisse pour être. Un personnage n’est violent, jaloux, humain, que par ses actions violentes, jalouses, humaines. Ce n’est donc pas tout de concevoir des caractères en poëtes ; il faut concevoir aussi en poëte l’action qui les manifeste. Sortons de cette région vague, indéterminée, où ils flottent ; choisissons entre toutes les actions celle qui peut les rendre visibles. Observons cette action et toutes les parties dont elle se compose. C’est une mort, un vol, une fuite, une dispute, une guerre, bref un événement complet, je veux dire un tout naturel. Sur la trame continue et illimitée des événements, notre attention fortement frappée découpe et détache quelque lambeau saillant ; elle néglige les fils par lesquels il se continue dans les voisins, et se concentre sur lui comme sur un monde à part. Voilà un nouveau domaine, circonscrit, livré à la poésie, comme un champ à un jardinier. Qu’y va-t-il faire pour changer ce terrain plat et vulgaire en un beau jardin ? que va-t-il abattre et planter ? comment va-t-il profiter des mouvements de terrain, des eaux, des bois, des points de vue ? Comment fera-t-il de sa matière brute une oeuvre d’art ? De la même façon qu’il a composé des caractères ; le domaine seul est différent, l’art et ses lois n’ont pas changé. Il s’agit ici comme ailleurs de faire voir et comprendre l’objet, c’est-à-dire de marquer les petites circonstances par lesquelles notre observation le découvre, et de les rassembler sous une impression dominante par laquelle notre raison le concevra.

La première règle est donc l’abondance des détails et la recherche des traits particuliers. En effet, pour l’observateur, il n’y a rien de si multiple que l’âme ; rien de si gradué, de si fin, de si complexe, que les sentiments. Nos mouvements intérieurs sont la plupart du temps presque imperceptibles ; notre vie ne se compose que de petites actions ; nous ne cheminons que pas à pas ; nous ne faisons rien tout d’un coup. Nous n’arrivons qu’après un progrès, et encore par des détours, sans cesse flottant entre deux sentiments, comme ces corps légers qui descendent lentement une rivière, et sont encore ballottés çà et là par les moindres flots. Ainsi, la poésie, qui suit les démarches de l’âme, doit se composer de petits mouvements et à chaque instant changer d’allure. Que le moraliste aille en droite ligne vers la conclusion, et abrège le récit pour s’arrêter dans la maxime ; le poëte suivra avec complaisance la ligne onduleuse de la passion, et développera le récit en s’attardant autour des détails vrais.

Aussi La Fontaine voit toutes les pensées de ses personnages, les plus légers changements de leurs physionomies, leur vie, leur généalogie, leur patrie. Il sait que l’un est Normand, l’autre Manceau. Il dira le nom de l’endroit et ce qu’il en pense.

        C’était à la campagne,
Près d’un certain canton de la basse Bretagne.
    Appelé Quimper-Corentin ;
    On sait assez que le Destin
Adresse là les gens quand il veut qu’on enrage.
    Dieu nous préserve du voyage !152

Il regarde ses animaux marcher et s’occupe de ce qu’ils ont en tête, « même quand ils vont par pays, gravement, sans songer à rien. »153 Il s’inquiète de leur dîner, veut savoir s’il est de leur goût. Voilà son âne dans un bon pré : « point de chardons ! » Comment faire ? Il faut donc qu’il s’en passe ? Eh bien oui, il sera philosophe et ne mangera cette fois que du sainfoin. La Fontaine est rassuré et continue. Il s’embarrasse du logement de ses personnages, et, quand il veut défaire le berger de son dogue, « il offre au chien une niche chez le seigneur du village. »154

Il est le plus fidèle observateur de l’étiquette. Messire loup, compère le renard, monseigneur du lion, madame la belette, sultan léopard, chacun a son titre. En historiographe exact, il les annonce tous avec leurs noms, prénoms, surnoms, qualités et dignités. Il les conduit jusqu’à la sépulture, marque le lieu, écrit l’épitaphe avec le style et l’orthographe du pays.

Un manant lui coupa le pied droit et la tête,
Le seigneur du village à sa porte les mit,
Et ce dicton picard alentour fut écrit
        Biaux chires leups, n’écoutez mie
        Mère tenchent chen fieux qui crie.155

Cette imagination lucide et féconde est comme une sève intarissable qui produit partout la vie poétique. Vous allez la suivre dans les récits, les descriptions et les discours. Elle porte sa vertu jusque dans les moindres organes ; il n’est aucun trait dans la fable inerte d’Esope qu’elle ne transforme et n’anime. Et nous pouvons savoir précisément comment elle les anime et les transforme. Nous ne sommes pas réduits ici au panégyrique vide, aux éloges académiques, à la critique oratoire et officielle : nous avons les originaux de La Fontaine, les textes de Pilpay, de Phèdre, d’Esope, tels qu’il les avait sur sa table, nous pouvons voir en quoi il les a changés, marquer du doigt les passages retouchés, ajoutés, corrigés, entrer dans le laboratoire poétique, saisir au vol l’imagination qui arrive, la philosophie qui s’introduit, la gaieté qui s’insinue. Nous voyons la fable dans ses deux états, prosaïque, puis poétique ; nous n’avons qu’à retrancher l’un de l’autre, pour savoir exactement en quoi consiste la poésie. Nous faisons comme les naturalistes, qui arrivent à définir la vie en mettant tour à tour sous leur microscope l’animal organisé et la gelée inerte d’où il est sorti. Il n’y a pas de critique plus instructive, car il n’y en a pas de plus précise ; toutes les esthétiques et toutes les poétiques mises ensemble ne valent pas la lecture d’une pièce de Shakspeare comparée ligne à ligne aux nouvelles italiennes et aux vieilles chroniques que Shakspeare avait en écrivant sous les yeux.

II §

« Un homme dont la femme était détestée de tous les gens de la maison voulut savoir si elle l’était aussi des esclaves de son père. C’est pourquoi, sous un prétexte plausible, il la renvoya à la maison paternelle. Quand elle revint quelques jours après, il lui demanda comment elle était avec ceux de l’endroit. Celle-ci répondit que les bouviers et les pâtres la voyaient d’un mauvais oeil. Ô femme, dit-il, si tu es odieuse à ceux qui partent le matin avec leurs troupeaux et rentrent le soir, que devra-t-on attendre de ceux avec qui tu passes toute la journée ? »156

Voilà l’histoire abrégée et toute sèche. Esope dit les faits, mais non les causes. Pourquoi la femme est-elle haïe ? De quel ton parle-t-elle aux gens ? Par quel talent rend-elle la maison inhabitable ? Il faut raconter tout cela pour nous montrer la vie, sinon on reste froid et ennuyé. La Fontaine va nous rendre compte d’une de ces journées, nous faire souffrir tous les déplaisirs du mari, nous mettre de son parti. Nous assistons à une scène conjugale :

Rien ne la contentait, rien n’était comme il faut :
On se levait trop tard, on se couchait trop tôt ;
Puis du blanc, puis du noir, puis encore autre chose
Les valets enrageaient, l’époux était à bout.
Monsieur ne songe à rien, Monsieur dépense tout,
    Monsieur court, Monsieur se repose.
Elle en dit tant que monsieur à la fin.,
    Lassé d’entendre un tel lutin,
    Vous le renvoie à la campagne
    Chez ses parents…157

Esope rencontre parfois le trait original :

« Un rat de terre, par un mauvais destin, devint l’ami d’une grenouille. La grenouille, qui avait de mauvais desseins, lia la patte du rat à la sienne. Ils allèrent tout d’abord par le pays pour dîner ; puis, s’étant approchés du bord du marais, la grenouille entraîna le rat au fond, faisant clapoter l’eau, et coassant brekekex, coax, coax. »158

Ce détail amusant et vrai est une escapade pour le triste compilateur des vieilles fables grecques. Il retourne bien vite à ses abréviations et à sa monotonie :

« Le malheureux rat, étouffé par l’eau, était mort et surnageait attaché à la patte de la grenouille. Un milan l’ayant vu l’emporta dans ses serres, la grenouille enchaînée le suivit, et fit aussi le dîner du milan. »

Ne prenons dans la Fontaine que les discours et les sentiments de la grenouille.

Une grenouille approche et lui dit en sa langue :
Venez me voir chez moi, je vous ferai festin.
        Messire rat promit soudain ;
Il n’était pas besoin de plus longue harangue.

Elle reprend pourtant ; elle insiste ; car il faut encore allécher la dupe, et le traître est naturellement menteur et orateur. Quelques traits nouveaux vont achever la séduction et compléter le caractère.

Elle allégua pourtant les délices du bain,
La curiosité, le plaisir du voyage,
Cent raretés à voir le long du marécage.
Un jour il conterait à ses petits-enfants
Les beautés de ces lieux, les moeurs des habitants,
Et le gouvernement de la chose publique
        Aquatique.

C’est tout un programme, et la grenouille se fait charlatan. Maintenant sous quel prétexte persuadera-t-elle au rat de se laisser lier les pieds ? Ce trait manque dans Esope, et ce défaut rend son histoire invraisemblable.

Un point sans plus tenait le galant empêché :
Il nageait quelque peu, mais il fallait de l’aide.
La grenouille à cela trouve un très-bon remède.
Le rat fut à son pied par la patte attaché.

La Fontaine montre d’où vient le lien, et cette petite circonstance ramène notre pensée au bord du marécage :

Un brin de jonc en fit l’affaire.

Le style s’élève : avec deux mots le poëte devient éloquent, justement au sortir du ton gouailleur ; il rit et s’indigne dans la même phrase, appelle tout à la fois la grenouille « bonne commère » et « parjure » ; tant l’imagination agile est prompte à suivre les apparences changeantes des choses et les variations des sentiments.

Dans les marais entrés, notre bonne commère
S’efforce de tirer son hôte au fond de l’eau,
Contre le droit des gens, contre la foi jurée.

On voit la joie gloutonne et cruelle du brigand :

Prétend qu’elle en fera gorge chaude et curée.
C’était à son avis un excellent morceau.
Déjà dans son esprit la galante le croque.

La scélératesse est achevée, puisqu’elle est railleuse et impie.

Il atteste les dieux, la perfide s’en moque.

On assiste aux émotions successives du « pauvret » et du meurtrier. On va et revient de l’un à l’autre.

Il résiste, elle tire.159

C’est un drame et une intrigue, et l’on reste enfin suspendu ; attendant le dénoûment. La trahison, subite et isolée dans Esope, est préparée et développée dans La Fontaine. Esope la nomme, La Fontaine la fait voir. L’un donne l’abrégé d’un conte, l’autre fait l’histoire de l’âme.

Au reste, La Fontaine ne décrit pas seulement les mouvements de l’âme. Il sent que l’imagination de l’homme est toute corporelle ; que, pour comprendre le déploiement des sentiments, il faut suivre la diversité des gestes et des attitudes ; que nous ne voyons l’esprit qu’à travers le corps. Pour sentir l’importunité de la mouche, il faut être importuné de ses allées, de ses venues, de ses piqûres, de son bourdonnement. Phèdre ne nous apprend rien quand il met sa critique en sermon.

« Une mouche se posa sur le timon, et gourmandant la mule : Que tu es lente ! dit-elle ; ne veux-tu pas marcher plus vite ! Prends garde que je ne te pique le col avec mon aiguillon. » L’autre répondit : « Je ne m’émeus pas de tes paroles ; celui que je crains est l’homme qui, assis sur le siège de devant, gouverne mon joug de son fouet flexible, et retient ma bouche par le frein écumant. C’est pourquoi laisse là ta sotte insolence. Je sais quand il faut m’arrêter et quand il faut courir. »

Au contraire ici la critique est en action et le ridicule palpable, parce que la sottise tombe du moral dans le physique, et que l’impertinence des pensées et des sentiments devient l’impertinence des gestes et des mouvements.

Une mouche survient et des chevaux s’approche,
Prétend les animer par son bourdonnement,
Pique l’un, pique l’autre et pense à tout moment
        Qu’elle fait aller la machine ;
S’assied sur le timon, sur le nez du cocher ;
        Aussitôt que le char chemine,
        Et qu’elle voit les gens marcher,
Elle s’en attribue uniquement la gloire,
Va, vient, fait l’empressée ; il semble que ce soit
Un sergent de bataille, allant à chaque endroit
Faire avancer ses gens et, hâter la victoire.

III §

Il décrit comme il conte, pour les yeux et avec les détails : car décrire, c’est raconter, et la seule différence c’est que dans le second cas les détails se succèdent, et que dans le premier ils sont ensemble. Phèdre a nommé le coche et s’est arrêté là. La Fontaine a marqué le lieu, le nombre des chevaux, leur force, leur fatigue, les différentes sortes de voyageurs, et je ne sais combien d’autres choses encore :

Dans un chemin montant, sablonneux, malaisé.
Et de tous les côtés, au soleil exposé.
        Six forts chevaux tiraient un coche.
Femmes, moines, vieillards, tout était descendu ;
L’attelage suait, soufflait, était rendu.160

« On ne retrouvera pas ici, dit La Fontaine, l’élégance et l’extrême brièveté qui rendent Phèdre recommandable. La simplicité est magnifique dans ces grands hommes ; moi qui n’ai pas les perfections de langage qu’ils ont eues, je ne la puis élever à un si haut point. J’ai cru qu’il fallait en récompense égayer l’ouvrage : c’est ce que j’ai fait avec d’autant plus de hardiesse que Quintilien dit qu’on ne saurait trop égayer les narrations. Il ne s’agit pas ici d’en apporter une raison ; c’est assez que Quintilien l’ait dit. »161 Il est amusant de voir un poëte s’accuser et s’excuser d’être poëte, et demander à son vieux maître de rhétorique la permission d’animer ses personnages.

Pour nous, nous aurons la hardiesse de trouver un peu froide cette peinture d’Esope :

« Une femme veuve, laborieuse, ayant des servantes, avait coutume de les éveiller la nuit, au chant du coq, pour les mettre à l’ouvrage. Celles-ci, lassées de leur travail continu, résolurent d’étrangler le coq, car elles croyaient qu’il causait leurs maux en éveillant la nuit leur maîtresse. »162

A proprement parler, ce n’est pas là un tableau, mais le sujet d’un tableau. La Fontaine l’a fait avec des couleurs aussi vraies, aussi familières, aussi franches que Van-Ostade et Téniers.

Dès que l’aurore, dis-je, en son char remontait,
Un misérable coq à point nommé chantait.
Aussitôt notre vieille, encor plus misérable,
S’affublait d’un jupon crasseux et détestable,
Allumait une lampe et courait droit au lit
Où de tout leur pouvoir, de tout leur appétit,
        Dormaient les deux pauvres servantes.
L’une entr’ouvrait un oeil, l’autre étendait un bras,
        Et toutes deux très mal contentes
Disaient entre leurs dents : Maudit coq, tu mourras !163

IV §

Puisque le premier mérite du poëte est l’exactitude minutieuse, le premier mérite des discours sera d’être directs, car les personnages effectifs parlent eux-mêmes ; si l’écrivain se fait leur interprète, il ôte à leur langage une partie de son mouvement et de sa vérité. Voici par exemple une fable de Phèdre ; il lui manque bien peu pour être vive et jolie :

« Un jour, dans un pré, une grenouille vit un boeuf ; et, envieuse d’une telle grandeur, elle enfla sa peau ridée, puis demanda à ses enfants si elle était plus grosse que le boeuf. Ceux-ci dirent que non. Alors elle tendit de nouveau sa peau par un effort plus grand, et demanda qui des deux était le plus grand. Ils dirent que c’était le boeuf. A la fin indignée, et voulant s’enfler encore plus fortement, son corps creva et elle resta morte. »

La Fontaine n’ajoute rien et met seulement le récit en dialogue ; on va voir la différence.

        Une grenouille vit un boeuf
        Qui lui sembla de belle taille.
Elle, qui n’était pas grosse en tout comme un oeuf,
Envieuse, s’étend, et s’enfle, et se travaille
    Pour égaler l’animal en grosseur,
        Disant : Regardez bien, ma soeur,
Est ce assez, dites-moi ! n’y suis je point encore ? —
Nenni. — M’y voici donc ? — Point du tout. — M’y voilà ?
Vous n’en approchez pas. La chétive pécore
        S’enfla si bien qu’elle creva.164

Aussi, lorsqu’il a pris le ton indirect, il le quitte vite. On sent à chaque instant qu’en lui l’imagination va faire éruption pour se dépouiller de cette forme inerte. Ses personnages, retenus un instant derrière le théâtre, accourent tout de suite sur la scène. Ils interrompent le poète et lui ôtent la parole.

        Un charlatan se vantait d’être
        En éloquence un si grand maître,
        Qu’il rendrait disert un badaud,
        Un manant, un rustre, un lourdaud.
« Oui, Messieurs, un lourdaud, un animal, un âne.
Que l’on m’amène un âne, un âne renforcé
        Je le rendrai maître passé
        Et veux qu’il porte la soutane. »165

« Tout parle en cet ouvrage, et même les poissons. » C’est le propre du poëte de s’oublier lui-même, pour faire place aux enfants de son cerveau, « invisibles fantômes », qui le font taire et s’agitent, s’élancent, combattent, vivent en lui comme s’il n’était pas là.

Mais, puisqu’ils parlent eux-mêmes, il faudra que leurs discours soient remplis de traits particuliers : car chacun de nous sait en détail ses affaires, et voit une à une les actions qu’il a faites hier, ou qu’il veut faire demain. Ce sont les étrangers qui ne connaissent de nous que les caractères généraux et l’ensemble indistinct. Un indifférent saura vaguement les espérances de Perrette. Perrette calcule, sou par sou, sa dépense et son profit, en paysanne, et aussi en propriétaire qui fait son compte elle-même, et n’a pas besoin d’un interprète. Elle sait les chiffres, les chances, la nourriture des bêtes, le prix du dernier marché, tout enfin. Que ne sait pas un paysan, quand il s’agit d’un écu à gagner ou d’un cochon à vendre ?

        Notre laitière ainsi troussée
        Comptait déjà dans sa pensée
Tout le prix de son lait, en employait l’argent,
Achetait un cent d’oeufs, faisait triple couvée.
La chose allait à bien par son soin diligent.
        Il m’est, disait-elle, facile
D’élever des poulets autour de ma maison.
        Le renard sera bien habile
S’il ne m’en laisse assez pour avoir un cochon.
Le porc à s’engraisser coûtera peu de son :
Il était, quand je l’eus, de grosseur raisonnable.
J’aurai, le revendant, de l’argent bel et bon.
Et qui m’empêchera de mettre en notre étable,
Vu le prix dont il est, une vache et son veau,
Que je verrai sauter au milieu du troupeau ?166

La Fontaine est devenu fermier, un peu plus loin il sera avocat. Il se pénètre des affaires de ses clients, expose les titres de propriété, les moyens de droit, les arguments contradictoires, les généalogies, les noms propres.

La dame au nez pointu répondit que la terre
        Etait au premier occupant.
        C’était un beau sujet de guerre
Qu’un logis où lui-même il n’entrait qu’en rampant.
        Et quand ce serait un royaume,
Je voudrais bien savoir, dit elle, quelle loi
        En a pour toujours fait l’octroi
A Jean, fils ou neveu de Pierre ou de Guillaume,
        Plutôt qu’à Paul, plutôt qu’à moi.

Certes, la belette qui met l’hérédité en question est une terrible révolutionnaire, et Rousseau n’a trouvé ni pis ni mieux dans son discours sur l’inégalité.

Jean lapin allégua la coutume et l’usage.
Ce sont, dit-il, leurs lois qui m’ont de ce logis
Rendu maître et seigneur, et qui de père en fils
L’ont de Pierre à Simon, puis à moi, Jean, transmis
Le premier occupant ! est-ce une loi plus sage ?167

La propriété n’a-t-elle pour fondement qu’une coutume, ou bien est-ce la possession qui la fait ? Vous voyez qu’à force d’attention et d’imagination le poëte, sans le vouloir, fait entrer dans son sujet les questions philosophiques. En tous cas les deux plaidoyers sont le résumé de beaucoup de traités. Heureusement Grippeminaud supprime la question en mangeant les propriétaires.

Ces détails prouvent que chaque orateur fait sur soi « une réflexion profonde. » En s’enfonçant ainsi en soi-même, il y trouve des particularités qui n’appartiennent qu’à lui et que seul il peut y trouver. Le discours prend aussitôt un tour particulier ; il se distingue des autres, il est donc nouveau et intéressant. Si le loup veut montrer qu’on le persécute, il cite l’histoire de sa race, et raconte les moeurs du village, les proclamations du château, les contes de la chaumière, les noms spéciaux, pittoresques qui peignent son entourage et ne conviennent qu’à cet entourage.

    Je suis haï, dit-il, et de chacun,
    Le loup est l’ennemi commun ;
Chiens, chasseurs, villageois, s’assemblent pour sa perte.
C’est par là que de loups l’Angleterre est déserte :
    On y mit notre tête à prix. Il n’est hobereau qui ne fasse
    Contre nous tels bans publier ;
    Il n’est marmot osant crier
Que du loup aussitôt sa mère ne menace.168

Esope dit simplement :

« Un loup, voyant des bergers qui sous une tente mangeaient un mouton, s’approcha, et dit : « Quel bruit vous feriez, si j’en faisais autant ! »169

Libre à Lessing d’admirer cette concision. Elle pouvait convenir à l’origine de la fable, au temps de la poésie gnômique. Elle peut être un reste du style sentencieux des premiers sages. Mais cette plainte est froide, parce qu’elle est vague. Elle convient à un autre aussi bien qu’au loup. Elle ne nous apprend rien de son caractère ni de son histoire. Elle n’est qu’un lieu commun. Au contraire, un loup seul peut faire celle de La Fontaine, « un loup rempli d’humanité », philosophe, et qui médite le plus sérieusement du monde. Elle intéresse parce qu’elle est nouvelle et instructive. Ce loup est le premier qui le fasse, et elle nous montre son histoire avec son portrait. Ce sont donc les détails qui sauvent du lieu commun, et c’est la fuite du lieu commun qui donne la vérité et l’intérêt. Mais d’autre part le portrait est vrai quand aux traits communs et généraux il ajoute les traits personnels ; et il est intéressant quand aux traits communs et observés ailleurs il ajoute des traits nouveaux. La première règle est donc de trouver des traits nouveaux en cherchant des traits personnels. Il y a là toute une théorie, et contraire à celle du siècle. Presque tous les grands écrivains suivaient alors le précepte que Buffon donna plus tard. Pour rester nobles, ils fuyaient les détails particuliers ou ne les exprimaient qu’en termes généraux. Cela allait si loin que, dans le plus simple et le plus rude de tous, Corneille, le personnage disparaissait souvent, ne laissant à sa place qu’une idée abstraite et morte, sans âme ni figure d’homme, et qu’en changeant les pronoms on pouvait faire de ses plus belles scènes des dissertations philosophiques. Je vais faire cette transformation, et vous verrez que dans la plus éloquente tirade des Horaces, c’est un critique qui parle, et ce n’est plus Horace.

Le sort qui de l’honneur leur ouvrit la barrière
Offrit à leur constance une illustre matière.
Il épuisa sa force à former un malheur
Pour mieux se mesurer avecque leur valeur ;
Et, comme il vit en eux des âmes non communes,
Hors de l’ordre commun il leur fit des fortunes.
Combattre un ennemi pour le salut de tous,
Et contre un inconnu s’exposer seul aux coups,
D’une simple vertu c’est l’effet ordinaire :
Mille l’ont déjà fait, mille pourraient le faire.
Mourir pour le pays est un si digne sort,
Qu’on briguerait en foule une si belle mort.
Mais vouloir au public immoler ce qu’on aime,
S’attacher au combat contre un autre soi-même,
Attaquer un parti qui prend pour défenseur
Le frère d’une femme et l’amant d’une soeur,
Et, rompant tous les noeuds, s’armer pour la patrie
Contre un sang qu’on voudrait racheter de sa vie
Une telle vertu n’était digne que d’eux.
L’éclat de son grand nom lui fait peu d’envieux,
Et peu d’hommes au coeur l’ont assez imprimée
Pour oser aspirer à tant de renommée.170

V §

Le danger de cette règle est de détruire toute règle : car dans la nature les détails sont infinis ; si l’on disait tout, l’on n’achèverait point. Il faut choisir dans cette multitude accumulée. Mais comment choisir ? Par quelle raison rejeter ceci et prendre cela ? Qui fera cette séparation du nécessaire et de l’inutile ? Une chose toute-puissante, le but. Tout récit, tout discours, toute description, tout ensemble de récits, de descriptions et de discours, concourt à un effet, et n’a son prix et son entrée dans la fable que parce qu’il concourt à cet effet. Ce qui ne démontre rien est superflu et doit être rejeté. Le poëte a le sentiment obscur de ce but. Sans se l’être marqué comme un géomètre, il y va par le chemin le plus sûr et le plus court, poussé par cet instinct irréfléchi, aveugle et divin, qu’on nomme le goût. Il erre çà et là, léger, ailé, sacré, comme dit Platon, dans les prairies poétiques, et, à ce qu’il semble, à l’aventure, mais avec un choix et des préférences qu’il n’aperçoit pas. Sa science n’est qu’un ordre de répugnances et d’inclinations qui le mènent et qu’il aurait bien de la peine à expliquer ; mais ces mouvements si variés et si spontanés cachent une sagesse intérieure et obscure, qui l’écarte involontairement des choses déplacées ou inutiles, et le porte machinalement vers les meilleures et les plus belles. Cette raison ignorante est le génie, qui reste vivant en devenant ordonnateur.171

VI §

Il y a donc un milieu entre la sécheresse et l’abondance, entre la rareté et l’entassement des détails. Vous allez trouver cette vertu moyenne tour à tour dans le récit, dans la description, dans le discours et dans l’ensemble. La fable du bûcheron la montre dans le récit.

Celui d’Esope est inanimé. Ces tristes fables d’Esope, qui se sont jouées dans l’imagination grecque pendant tant de siècles, n’ont pas rencontré dans leur nation un poëte qui les abritât sous son génie. Empêtrées plutôt qu’habillées dans le style lourd du rédacteur byzantin, elles ont traversé les siècles sous cet informe vêtement, et n’ont trouvé leur Homère que dans un Français, dans un chrétien, dans La Fontaine ; il est vrai que pour les recevoir il s’est fait grec et païen.

« Un bûcheron laissa tomber sa hache dans un fleuve, et le courant l’entraîna. Accablé de douleur, il pleurait assis sur le bord du fleuve. Mercure, ayant pitié de lui, vint lui demander pourquoi il pleurait. L’autre l’ayant dit, Mercure descendit dans le fleuve, et, en retirant une cognée d’or, il lui demanda si c’était celle-là qu’il avait perdue : il dit que non. Mercure, étant redescendu, en retira une d’argent : il dit encore qu’elle n’était pas à lui. Mercure descendit une troisième fois, et lui rapporta la sienne, lui demandant encore s’il avait perdu celle-là. C’est bien celle-là que j’ai perdue, dit-il. Mercure, ayant approuvé sa probité et sa véracité, les lui donna toutes. Lui, étant retourné vers ses compagnons, leur raconta ce qui lui était arrivé. Tous lui portèrent envie, et allèrent au même endroit, voulant faire le même profit. C’est pourquoi chacun d’eux, ayant pris sa hache, se rendit auprès du même fleuve pour couper du bois, et, ayant jeté fort à propos sa cognée dans le courant, s’assit en pleurant. Mercure étant apparu aussitôt et ayant demandé la cause de ces larmes, chacun d’eux répondit qu’il avait perdu sa hache dans le fleuve, etc. »172

Je suppose qu’arrivé là, La Fontaine s’est mis à bâiller, respectueusement sans doute, en se disant, par conscience, qu’Esope était un grand homme, et « méritait des autels. » Mais en faisant ces réflexions décentes, sa main allait chercher au bout de la table un petit volume, assez mal famé, et qu’il aimait trop ; il ouvrait maître Rabelais et y lisait le même conte, l’imagination allumée par tout ce que le grand rieur lui faisait voir :

« De son temps était un pauvre homme villageois, natif de Gravot, abatteur et fendeur de bois, et en cettuy état gagnait cahin-caha sa pauvre vie. Advint qu’il perdit sa coignée. Qui fut bien marri et fâché, ce fut-il. Car de sa coignée dépendait son bien et sa vie. Par sa coignée vivait en honneur et en réputation entre tous les riches bûcheteurs. Sans sa coignée, mourait de faim. La mort six jours après le rencontrant sans coignée, avec son dail l’eût fauché et cerclé de ce monde. En cette estrof, commença à crier, prier, implorer, invoquer Jupiter par oraisons moult disertes (comme vous savez que nécessité fut inventrice d’éloquence), levant la face vers les cieux, les genoux en terre, la tête nue, les bras hauts en l’air, les doigts des mains écarquillés, disant à chacun refrain de ses suffrages à haute voix infatigablement : « Ma coignée, Jupiter, ma coignée. Rien de plus, ô Jupiter, que ma coignée, ma coignée, ou des deniers pour en acheter une autre. Hélas, ma pauvre coignée. »173

Jupiter tient son conseil ; mais en bonne conscience, il faut abréger et laisser là Jupiter ; Rabelais introduit dans cet endroit tout un poëme épique et ithyphallique. Nous n’avons pas autant de loisir que La Fontaine, et je saute deux pages bizarres qu’il n’a pas sautées :

« Mercure avec son chapeau pointu, sa capeline, talonnières et caducée, se jette par la trappe des cieux, fend le vide de l’air, descend légèrement en terre, et jette aux pieds du bûcheron les trois coignées ; puis lui dit : « Tu as assez crié pour boire. Tes prières sont exaucées de Jupiter. Regarde laquelle de ces trois est ta coignée, et l’emporte. » L’autre soulève la coignée d’or, et la trouve bien pesante. Puis dit à Mercure : « Marmes, cette-ci n’est mie la mienne. Je n’en veux grain. » Autant fit de la coignée d’argent et dit : « Non, cette-ci, je vous la quitte. » Puis prend en main la coignée de bois, il regarde au bout du manche, en icelui reconnaît sa marque, et, tressaillant tout de joie comme un renard qui rencontre des poules égarées, et souriant du bout du nez, dit : « Merdigue, cette-ci était mienne ; si me la voulez laisser, je vous sacrifierai un bon et grand pot de lait tout fin couvert de belles fraières, aux Ides (c’est le quinzième jour de mai). — Bon homme, dit Mercure, je te la laisse, prends-la et, pour ce que tu as opté et souhaité médiocrité en matière de coignée, par le veuil de Jupiter, je te donne les deux autres. Tu as dorénavant de quoi te faire riche ; sois homme de bien. » L’autre courtoisement remercie Mercure, révère le grand Jupiter, sa coignée antique attaché à sa ceinture de cuir, et s’en ceint sur le dos, comme Martin Cambray. Les deux autres plus pesantes il charge à son col. Ainsi s’en va prélassant par le pays, faisant bonne trogne parmi les parochiens voisins, leur disant le petit mot de patelin ». « En ai-je ! » Au lendemain, vêtu d’une sequenie blanche, charge sur son dos les deux précieuses coignées, se transporte à Chinon, ville insigne, ville noble, ville antique, voire première du monde, selon le jugement et assertion des plus doctes Massorets. En Chinon, il change sa coignée d’argent en beaux testons et autre monnaie blanche ; sa coignée d’or en beaux saluts, beaux moutons à grande laine, belles riddes, beaux royaux, beaux écus au soleil. Il en achète force métairies, force granges, force cens, force cassines, prés, vignes, terres labourables, pâtis, étangs, moulins, jardins, boeufs, vaches, brebis. »

L’énumération est infinie, comme dans un conte indien : que serait-ce si nous achevions l’histoire ? Je suis sûr que La Fontaine en est tout réjoui. En ce moment il jurerait à la barbe de tous les docteurs du monde que « Rabelais a autant d’esprit que saint Augustin. » En effet, peut-on mieux peindre le paysan ? Quelle verve dans ces mots bizarres et familiers ? « Il gagnait cahin-caha sa pauvre vie. » Quels détails francs, quelle vraie grimace d’artisan, quels gestes de goguenard ! « Il tressaille de joie comme un renard qui rencontre poules égarées, il sourit du bout du nez ; il va se prélassant par le pays, faisant bonne trogne parmi les parochiens et voisins, et leur disant le petit mot de patelin : « En ai-je ! » J’aurais voulu voir sa trogne, j’aurais voulu le voir remuant à pelletées ses beaux testons, ses beaux écus, ses beaux royaux. Et quel brave petit dieu joyeux que Mercure, sachant les moeurs des gens, ayant le mot pour rire : « Tu as assez crié pour boire. » Du reste, il est moral justement de la façon qui convient à un dieu des voleurs. « Tu as dorénavant de quoi te faire riche ; sois homme de bien. » Mais surtout quel luxe, quelle profusion de détails, quelle insistance dans la prière, quelle surabondance de l’imagination qui déborde et se répand de tous côtés et noie le récit, troublée, emportée, ruisselante ! C’est justement là l’inconvénient. Cette grosse voix joyeuse, ce bavardage intarissable et magnifique ne sont plus de mise. Il faut éclaircir et endiguer cette grande eau troublée ; il faut conter, il ne faut pas que la description couvre et cache l’action. La Fontaine en quelques vers garde les traits intéressants, et en ajoute d’autres. « Un bûcheron perdit son gagne-pain » : le long début de Rabelais est tout entier, dans ce mot.

C’est sa cognée, et, la cherchant en vain,
Ce fut pitié là-dessus de l’entendre.
Il n’avait pas des outils à revendre.

Ce dernier trait est d’un paysan et manque dans l’autre récit. Au fond la plainte de Rabelais est exagérée et touche au ridicule. Elle ressemble à ces grandes peintures de Jordaens, montagnes de corps entassés, de visages enluminés, où les chairs débordent hors de toute forme, où les couleurs exagérées s’entre-choquent, mais où toutes les figures sont vivantes et de belle humeur. Celle-ci est naïve, touchante et mesurée comme un petit tableau de Téniers.

Ne sachant donc où mettre son espoir,
Sa face était de pleurs toute baignée.
Ô ma cognée 1 ô ma pauvre cognée !
S’écriait-il ; Jupiter rends-la moi :
Je tiendrai l’être encor un coup de toi.

Il a pris ici de Rabelais tout ce qui était vivant, le dialogue direct, mais il a rassemblé tout le tapage de la fin qui est hors de propos en quelques vers :

L’histoire en est aussitôt dispersée,
Et boquillons de perdre leur outil,
Et de crier pour se le faire rendre.

Cela est plus court qu’Esope lui-même, et Esope ne peint pas. Et cela est gai ; le petit vers bref, les mots plaisants qui vont venir allègent le récit, le font courir ; il ne faut pas tant appuyer sur un conte ; le génie, n’a pas besoin, comme dans Rabelais, de se dépenser à contre-temps.

Son fils Mercure aux criards vient encor ;
A chacun d’eux il en montre une d’or.
Chacun eût cru passer pour une bête
De ne pas dire aussitôt : La voilà.174

Rabelais, étourdi de ses détails et enivré de sa profusion, n’a pas aperçu ce geste ni rendu cette exclamation ; il dit seulement :

« Tous choisissaient celle qui était d’or et l’amassaient, remerciant le grand donateur Jupiter. »

Etrange puissance que celle du goût ! La Fontaine trouve plus d’idées que Rabelais, et dit moins de paroles qu’Esope. Il est aussi peintre que le peintre, et plus court que l’abréviateur. D’où vient ce double talent ? Du désir d’aller au but.

Aussi ne décrit-il jamais pour décrire. Tous ses traits sont calculés pour produire une impression unique. Ce sont autant d’arguments dissimulés qui tendent tous à un même effet.

Un rat des plus petits voyait un éléphant
Des plus gros, et raillait le marcher un peu lent
        De la bête de haut parage.
        Qui marchait à gros équipage.
        Sur l’animal à triple étage
        Une sultane de renom,
        Son chien, son chat et sa guenon,
Son perroquet, sa vieille et toute sa maison,
        S’en allaient en pèlerinage…175

Il fallait prouver que l’animal est énorme : cela fait ressortir la sottise du rat ; tous les autres traits sont rejetés. Un faiseur de descriptions eût montré la physionomie de l’éléphant, la tranquillité de ses yeux intelligents, la couleur de sa peau, et le reste ; un vrai poëte songe à l’ensemble et ne décrit que pour prouver. Car la matière des poëtes n’est pas la même que celle des peintres. La description pour la poésie n’est qu’accessoire. Toute sa force et tout son emploi sont de montrer l’action et les sentiments ; les couleurs et les formes corporelles n’apparaissent chez elle que dans un éclair, aux moments d’émotion extrême. Elle empiète sur le domaine d’autrui quand elle essaye régulièrement et à chaque vers de les montrer ; elle n’y atteint pas, car les mots, si expressifs qu’ils soient, n’éveillent point en nous des couleurs exactes ni des nuances précises, mais des formes fuyantes et des teintes inachevées. Si vous insistez en photographe, vous devenez obscur et fatigant. On s’y est trompé de nos jours ; on a fait des statistiques de commissaire-priseur pour ajouter au style le pittoresque. On a oublié la nature de l’imagination humaine. La poésie et la prose n’ont qu’un sujet, l’histoire du coeur. Cela sera plus visible encore si vous observez comment La Fontaine a corrigé ses originaux.

« Un grand chasseur, dit Pilpay, revenant un jour de la chasse avec un daim qu’il avait pris, aperçut un sanglier qui venait droit à lui. Bon, dit le chasseur, cette bête augmentera ma provision. Il banda son arc aussitôt, et décocha sa flèche si adroitement, qu’il blessa le sanglier à mort. Cet animal, se sentant blessé, vint avec tant de furie sur le chasseur, qu’il lui fendit le ventre avec ses défenses, de manière qu’ils tombèrent tous deux sur la place. »176

Le chasseur de son arc avait mis bas un daim.
Un faon de biche passe, et le voilà, soudain
Compagnon du défunt ; tous deux gisent sur l’herbe.
La proie était honnête : un daim avec un faon !
Tout modeste chasseur en eût été content.
Cependant un sanglier, monstre énorme et superbe,
Tente encor notre archer, friand de tels morceaux.
Autre habitant du Styx : la Parque et ses ciseaux
Avec peine y mordaient ; la déesse infernale
Reprit à plusieurs fois l’heure au monstre fatale.
De la force du coup pourtant il s’abattit.

Il fallait bien rendre le sanglier terrible, pour montrer la folie du convoiteux ; la morale exige donc ces détails de la description. Elle exige encore cette réflexion qui la prépare :

        Mais quoi ! rien ne remplit
Les vastes appétits d’un faiseur de conquêtes ;

et cette nouvelle entreprise du chasseur qui comble son imprudence, et cause sa mort :

Dans le temps que le porc revient à soi, l’archer
Voit le long d’un sillon une perdrix marcher,
        Surcroît chétif aux autres têtes.
De son arc toutefois il bande les ressorts.
Le sanglier rappelant les restes de sa vie,
Vient à lui, le découd, meurt vengé sur son corps.177

VII §

Même changement dans les discours. La Fontaine a pris à Pilpay celui du pigeon. Mais, d’une litanie sentencieuse qui ne laisse à l’auditeur aucune impression précise, et dont les parties éparses défilent lentement sans aller au but, il a fait le discours d’un amant, dont chaque mot est une preuve de tendresse. Le sentiment en lie toutes les parties, et, parce qu’il est vivant, il est un.

« Il y avait deux pigeons qui vivaient heureux dans leurs nids, à couvert de toutes les injures du temps, et contents d’un peu d’eau et de grain. C’est un trésor d’être dans la solitude quand on y est avec son ami, et l’on ne perd pas à quitter pour lui toutes les autres compagnies du monde. Mais il semble que le destin n’ait autre chose à faire en ce monde qu’à séparer les amis. L’un de ces pigeons se nommait l’Aimé, l’autre l’Aimant. Un jour l’Aimé eut envie de voyager, il communiqua son dessein à son compagnon. « Serons-nous toujours enfermés dans un trou ? lui dit-il. Pour moi, j’ai résolu d’aller quelque jour par le monde. Dans les voyages, on voit tous les jours des choses nouvelles, on acquiert de l’expérience. Les sages ont dit que les voyages étaient un moyen d’acquérir les connaissances que nous n’avons pas. Si l’épée ne sort du fourreau, elle ne peut montrer sa valeur ; et si la plume ne fait sa course sur l’étendue d’une page, elle ne montre pas son éloquence. Le ciel, à cause de son perpétuel mouvement, est au-dessus de tout, et la terre sert de marchepied à toutes les créatures, parce qu’elle est immobile. Si un arbre pouvait se transporter d’un lieu à un autre, il ne craindrait pas la scie ni la cognée, et ne serait pas exposé aux mauvais traitements des bûcherons. — Cela est vrai, lui dit l’Aimant ; mais, mon cher compagnon, vous n’avez jamais souffert les fatigues des voyages, et vous ne savez ce que c’est que d’être en pays étranger. Le voyage est un arbre qui ne donne pour tout fruit que des inquiétudes. — Si les fatigues des voyageurs sont grandes, repartit l’Aimé, elles sont bien récompensées par le plaisir qu’ils ont de voir mille choses rares, et quand on s’est accoutumé à la peine, on ne la trouve plus étrange. — Les voyages, reprit l’Aimant, ne sont agréables que lorsqu’on les fait avec ses amis : car, quand on est éloigné d’eux, outre qu’on est exposé aux injures du temps, on a la douleur encore de se voir séparé de ce qu’on aime. Ne quittez donc point un lieu où vous êtes en repos, et l’objet que vous aimez. — Si ces peines me paraissent insupportables, reprit l’Aimé, dans peu de temps je serai de retour. Après cette conversation, ils s’embrassèrent, se dirent adieu et se séparèrent. »178

Le pigeon aime-t-il son ami ? On en doute après cette froide controverse pleine de rhétorique et de pédanterie. En doute-t-on après ce discours ?

Deux pigeons s’aimaient d’amour tendre.
L’un d’eux, s’ennuyant au logis,
Fut assez fou pour entreprendre
Un voyage au lointain pays.
L’autre lui dit : « Qu’allez-vous faire ?
Voulez-vous quitter votre frère ?
    L’absence est le plus grand des maux,
Non pas pour vous, cruel ! Au moins que les travaux,
    Les dangers, les soins du voyage,
    Changent un peu votre courage.
Encor si la saison s’avançait davantage !
Attendez les zéphyrs. Qui vous presse ? Un corbeau
Tout à l’heure annonçait malheur à quelque oiseau.
Je ne songerai plus que rencontre funeste,
Que faucons, que réseaux. Hélas ! dirai-je, il pleut
    Mon frère a-t-il tout ce qu’il veut,
    Bon souper, bon gîte et le reste ? »179

Ces détails de tendresse prévoyante et alarmée, cette émotion plaintive, ce ton plein de langueur et d’amour, sont dans Virgile. Didon n’est ni plus passionnée, ni plus triste.

Quin etiam hiberno moliris sidere classem
Et mediis properas aquilonibus ire per altum,
Crudelis !

C’est le même abandon et la même grâce. Et tout cela a un but, qui est de prouver la morale, et d’empêcher les amants de se quitter.

VIII §

La Fontaine nous a donné lui-même son secret dans la fable du lièvre et de la tortue. Il nous y fait voir comment il rapporte tout à l’ensemble, et pourquoi il rejette certains traits de son original. Dans Esope, après que la tortue a défié le lièvre, elle dit :

« Qui est-ce qui nous marquera le but et nous donnera le prix ? » Le plus sage des animaux, le renard, marqua la fin et le commencement de la carrière, leur désignant en même temps la course qu’il fallait faire et le but. »180 « Ce n’est pas l’affaire, dit La Fontaine, de savoir qui fut juge » ; et il blâme dans Esope un détail inutile ; il en a retranché bien d’autres qui contredisaient la conclusion. Le bonhomme était plus réfléchi qu’on ne pense. S’il avait la verve facile d’un poëte, il avait le travail assidu d’un écrivain ; il corrigeait, épurait, ajoutait, choisissait, et ses compositions, sous une apparente négligence, étaient aussi bien liées que celles des plus fameux raisonneurs.

Nous ne voulons pas le comparer aux fabulistes du moyen âge181, qui détrempent et délayent ses couleurs si vives et ses traits si nets dans une abondance terne de détails monotones ; il ne les a pas connus. Voyons seulement comment il a transformé Pilpay son modèle, et fait un poëme d’une simple matière, ce qu’il a dû changer pour accommoder le récit à la morale, combien de fois il a fallu créer de toutes pièces des caractères. L’art, comme une âme, entre dans la prose pour la vivifier et l’organiser.

« Il y avait une tortue qui vivait contente dans un étang avec quelques canards. Il vint une année de sécheresse, de sorte qu’il ne resta point d’eau dans l’étang. Les canards, se trouvant contraints de déloger, allèrent trouver la tortue pour lui dire adieu. Elle leur reprocha qu’ils la quittaient dans le temps de la misère, et les conjura de la mener avec eux. »182

Elle est fort excusable, puisqu’elle ne quitte son pays que par misère et pour suivre ses amis. Il fallait, pour donner une leçon morale, en faire « une imprudente, une babillarde, une curieuse » ; il fallait préparer la sotte réponse qu’elle fera du haut de l’air aux gens émerveillés ; il fallait dire comme La Fontaine :

    Une tortue était à la tête légère,
Qui, lasse de son trou, voulut voir le pays.
Volontiers on fait cas d’une terre étrangère,
Volontiers gens boiteux haïssent le logis.

La tortue indienne est raisonnable, et ne périt que par inadvertance. Elle a supporté longtemps les criailleries des passants, et, si vous aviez été à sa place, vous auriez lâché le bâton.

« Quand ils furent au-dessus d’un village, les habitants qui les virent, étonnés de la nouveauté de ce spectacle, se mirent à crier tous à la fois, ce qui faisait un charivari que la tortue écoutait patiemment. A la fin, ne pouvant plus garder le silence, elle voulut dire : « Que les envieux aient les yeux crevés, s’ils ne peuvent me regarder. »

Comparez à ce léger mouvement de vanité, qui n’est au fond qu’une boutade d’impatience, la présomption soudaine et l’impertinence parfaite de la tortue française :

Miracle ! disait-on ; venez voir dans les nues
    Passer la reine des tortues.
La reine, oui, vraiment je la suis en effet ;
Ne vous en moquez pas.183

Tous les caractères que construit La Fontaine servent de preuve à sa morale, et tous les détails servent de confirmation à la preuve. Nous avons vu combien son chien, noble parasite, différait du grossier glouton de Phèdre. C’est qu’il fallait rendre la servitude élégante et séduisante pour mieux louer la rude et dure liberté qu’on lui préfère. Esope dit en deux mots que le chêne n’ayant pas voulu courber la tête, fut brisé par l’ouragan. La Fontaine, pour mieux frapper les orgueilleux, lui donne un ton de protection insolente, et le jette aux pieds de celui que sa bienveillance voulait humilier. Nous avons suivi les longs détails du monologue de Perrette ; mais, plus il est long, plus il est sot. Une courte espérance ne serait pas ridicule. Pour que la chute soit plus grande, il faut que le personnage bâtisse d’avance tout l’avenir, et s’installe à son aise dans son château en Espagne. Les détails et les portraits ne sont donc au fond que des arguments. Le poëte est meilleur moraliste que le raisonneur : car à chaque instant il applique les règles du syllogisme poétique et corrige les fausses preuves de ses devanciers. Ses originaux s’égarent sans cesse à côté de leur objet. Quand Pilpay veut ouvrir son drame d’une façon naturelle, il se perd dans des récits sans fin, et souvent détruit d’avance sa morale. Peut-on plaindre la couleuvre et s’indigner de la tyrannie de l’homme, quand on a lu ce commencement ?

« Un homme monté sur un chameau passait dans un bocage. Il alla se reposer dans un endroit d’où une caravane venait de partir, et où elle avait laissé du feu, dont quelques étincelles, poussées par le vent, enflammaient un buisson dans lequel il y avait une couleuvre. Elle se trouva si promptement environnée de flammes qu’elle ne savait par où sortir. Elle aperçut en ce moment cet homme dont nous venons de parler, et elle le pria de lui sauver la vie. Comme il était naturellement pitoyable, il dit en lui même : « Il est vrai que ces animaux sont ennemis des hommes, mais aussi les bonnes actions sont très-estimables, et quiconque sème la graine des bonnes oeuvres ne peut manquer de cueillir le fruit des bénédictions. » Après avoir fait cette réflexion, il prit un sac qu’il avait, et l’ayant attaché au bout de sa lance, il le tendit à la couleuvre, qui se jeta aussitôt dedans. L’homme aussitôt le retira et en fit sortir la couleuvre, lui disant qu’elle pouvait aller où bon lui semblerait, pourvu qu’elle ne nuisît plus aux hommes, après en avoir reçu un si grand bienfait. Mais la couleuvre répondit : « Ne pensez pas que je veuille m’en aller de la sorte. Je veux auparavant jeter ma rage sur vous et sur votre chameau. — Soyez juste, répliqua l’homme, et dites-moi s’il est permis de récompenser le bien par le mal. — Je ne ferai en cela, repartit la couleuvre, que ce que vous faites tous les jours vous-même, c’est-à-dire reconnaître une bonne action par une mauvaise, et payer d’ingratitude un bienfait reçu. — Vous ne sauriez, dit l’homme, me prouver cette proposition, et si vous rencontrez quelqu’un qui soit de votre opinion, je consentirai à tout ce que vous voudrez. »184

Donnons-nous le plaisir de décomposer tout à loisir la fable de La Fontaine ; elle est peut-être la plus longue de l’ouvrage, et cette multitude de détails ne fera que rendre plus sensible l’unité du tout.

Supposons que notre poëte, ayant relu sa fable du loup et de l’agneau, ne l’ait pas trouvée assez forte et cherche un autre exemple afin de mieux prouver que

La raison du plus fort est toujours la meilleure.

Pour cela, il faut que le personnage tyrannique soit vingt fois réfuté, et n’en soit pas moins tyrannique. Suivons toutes ces réfutations et tous ces actes de tyrannie. Le poëte met d’abord en deux mots le résumé de sa fable.185 Nous voyons que l’homme est un despote, car il résout la mort de son adversaire, « qu’il soit coupable ou non. » Nous voyons que l’homme est un hypocrite ; car s’il se justifie, « c’est simplement pour le payer de raisons. »

Mais il est réfuté, et par ses propres paroles ; il a plaidé contre lui-même, et s’est condamné en condamnant les « ingrats » ; ; le serpent n’a pas à discuter : l’homme s’est chargé de le défendre. Y a-t-il un raisonnement plus fort que cet argument personnel :

Toi-même tu te fais ton procès ; je me fonde
Sur tes propres leçons.
Jette les yeux sur toi.
Mes jours sont en tes mains ; tranche-les. Ta justice,
C’est ton utilité, ton plaisir, ton caprice.
    Selon ces lois condamne-moi ;
    Mais trouve bon qu’avec franchise
    En mourant au moins je te dise,
    Que le symbole des ingrats,
    Ce n’est pas le serpent, c’est l’homme.

Il faut bien que l’homme recule devant une réponse si rude. La force de la vérité le rejette encore une fois dans l’hypocrisie. Le voilà contraint d’user des voies légales. Mais comme tout d’abord il dévoile son mensonge, et estime sa justice au prix qu’elle vaut ! Il n’accepte un arbitre que pour faire consacrer sa violence, et se réserve le droit de violer la loi qu’il a consentie, si elle n’est pas aussi inique que lui.

        Tes raisons sont frivoles ;
Je pourrais décider, car ce droit m’appartient.

Voyons donc la comédie juridique. Il y a trois actes ; le procès est jugé à tous les tribunaux, en première instance, en appel, en cassation. Les juges sont choisis par l’homme, le serpent n’en récuse aucun. Tous ajoutent à la sentence les motifs de la sentence. Tous sont du même avis. Nul ne trouve un seul instant l’affaire obscure ou douteuse. Si la raison a jamais raison contre la force, ce doit être aujourd’hui. — C’est peu cependant. Quand les juges ne seraient pas juges, quand ils décideraient sans autorité et en simples particuliers, quand leur arrêt ne serait qu’un plaidoyer, l’homme tomberait abattu sous les coups tout-puissants de leurs raisons. Car ce sont des faits qu’ils allèguent, des faits dont ils sont témoins, qu’ils ont soufferts, dont leur corps porte les preuves, que tout le monde sait, que l’homme ne peut nier, qu’ils souffrent maintenant encore, qu’en ce moment même on touche de la main et des yeux.

Une vache était là ; l’on l’appelle, elle vient.
Le cas est proposé : « C’était chose facile ;
Fallait-il pour cela, dit-elle, m’appeler ?
La couleuvre a raison ; pourquoi dissimuler ?
Je nourris celui-ci depuis longues années ;
Il n’a sans mes bienfaits passé nulles journées,
Tout n’est pas pour lui seul : mon lait et mes enfants
Le font à la maison revenir les mains pleines ;
Même j’ai rétabli sa santé, que les ans
        Avaient altérée, et mes peines
Ont pour but son plaisir ainsi que son besoin.
Enfin me voilà vieille ; il me laisse en un coin
Sans herbe. S’il voulait encor me laisser paître !
Mais je suis attachée ; et, si j’eusse eu pour maître
Un serpent, eût-il pu jamais pousser si loin
L’ingratitude ? Adieu, j’ai dit ce que je pense. »

Chose triste et plaisante !

L’homme fut étonné d’une telle sentence.

Il n’a pas même contre lui sa conscience. Il l’a mise du parti de son vice ; il a fini par croire aux vertus qu’il s’attribue ; l’habitude de la puissance a consacré l’habitude de l’injustice, et son hypocrisie est presque de la bonne foi. Mais quel sophiste ! et comme il sait profiter des moindres choses pour renverser la vérité avec une apparence de raison ! La pauvre vache a eu le malheur de se dire vieille :

        Faut-il croire ce qu’elle dit ?
C’est une radoteuse ; elle a perdu l’esprit.
Croyons ce boeuf. Croyons, dit la rampante bête.

La vache avait prononcé assez vite ; le nouveau juge est plus réfléchi. Autre garantie d’équité et de sagesse. Le poëte ferme peu à peu toutes les issues par où le tyran pourrait s’échapper.

        Le boeuf vint à pas lents.
Quand il eut ruminé tout le cas dans sa tête.
    Il dit que du labeur des ans
Pour nous seuls il portait les soins les plus pesants.
Parcourant, sans cesser, ce long cercle de peines
Qui, revenant sur soi, ramenait dans nos plaines
Ce que Cérès nous donne et vend aux animaux ;
        Que cette suite de travaux
Pour récompense avait, de tous tant que nous sommes,
Force coups, peu de gré ; puis, quand il était vieux,
On croyait l’honorer chaque fois que les hommes
Achetaient de son sang l’indulgence des dieux.

Les preuves d’ingratitude vont s’aggravant, et le style s’élève jusqu’à l’éloquence. Nouveau moyen d’appel. La force du jugement sert de prétexte pour l’attaquer.

        L’homme dit : « Faisons taire
    Cet ennuyeux déclamateur ;
Il cherche de grands mots, et vient ici se faire,
    Au lieu d’arbitre, accusateur.
Je le récuse aussi. »

Mais là est la dernière ressource de la mauvaise foi. L’arbre prouve à l’homme qu’il est un meurtrier, d’un ton simple, qui ne laisse place à aucun subterfuge.

        L’arbre étant pris pour juge,
Ce fut bien pis encore : il servait de refuge
Contre le chaud, la pluie et la fureur des vents ;
Pour nous seuls il ornait les jardins et les champs.
L’ombrage n’était pas le seul bien qu’il sût faire.
Il courbait sous les fruits. Cependant pour salaire
Un rustre l’abattait : c’était là son loyer
Quoique, pendant tout l’an, libéral il nous donne
Ou des fleurs au printemps, ou des fruits en automne,
L’ombre l’été, l’hiver les plaisirs du foyer.
Que ne l’émondait-on, sans prendre la cognée !
De son tempérament il eût encor vécu.

Le meurtre du boeuf avait l’intérêt pour raison, sinon pour excuse. Le meurtre de l’arbre est inutile. L’homme ne l’abat que pour le plaisir d’être méchant. Ce comble de l’ingratitude parfaite est le dernier trait. Non pas cependant. Ainsi convaincu de cruauté, l’homme se décerne lui-même le prix de vertu. Il appelle bonté son hypocrisie, et de ses propres mains lui met la couronne.

Je suis bien bon, dit-il, d’écouter ces gens-là !
Du sac et du serpent aussitôt il donna
        Contre les murs, tant qu’il tua la bête.

Dès lors, suivant le mot antique, « le juste est devenu injuste », et la fable s’arrête. Quatre dialogues successifs l’ont conduite par une série liée de preuves croissantes vers la maxime unique qu’elle devait démontrer. Les grandes oeuvres poétiques sont comme les grandes oeuvres naturelles : elles renferment un raisonnement intérieur dont elles n’ont pas conscience, et sont un syllogisme en action.

Tous ces mots sont faux cependant, ou du moins ils ont une apparence fausse ; ils ont l’air de dire que La Fontaine est un classificateur de preuves. Au fond, et en somme, ce qui l’a frappé, c’est une idée, ou plutôt un sentiment de l’injustice ; de ce sentiment a découlé toute sa fable ; c’est ce sentiment qui a retranché le maladroit début du conteur indien ; c’est ce sentiment qui a choisi les personnages, approprié les discours, relié les détails, soutenu le ton, apporté les preuves, l’ordre, la colère et l’éloquence ; c’est ce sentiment qui a mis dans la fable l’unité avec l’art.

IX §

Il faut entrer plus avant dans l’atelier poétique et voir de près l’artiste à l’oeuvre. Un jour La Fontaine qui lisait tout, « ceux du Nord, et ceux du Midi », tomba sur un très-médiocre livre, les Parallèles historiques que Cassandre, le pauvre auteur affamé, le traducteur de la rhétorique d’Aristote, venait de compiler et d’arranger, Dieu sait comment, prenant à droite, à gauche, racontant le combat des Horaces, et diverses choses aussi nouvelles, et se louant dans sa préface d’un style aussi impertinent que plat. Au bout du volume était une prétendue lettre de Marc-Aurèle, inventée par Guevara, chapelain de Charles-Quint, dans un livre d’enseignements moraux qu’il avait intitulé l’Horloge du prince. Cassandre avait amplifié et orné cette lettre à sa guise. C’est d’elle que La Fontaine tira le Paysan du Danube.

Essayons de nous le figurer pendant qu’il fait cette lecture. Tout d’abord il est frappé du « portrait fidèle » par lequel commence le récit.

« Il avait le visage petit et basané, de grosses lèvres, les yeux enfoncés dans la tête et presque tout cachés sous les sourcils, une grande barbe épaisse, les cheveux hérissés, l’estomac et le cou velus comme un ours. Du reste la tête nue, un bâton à la main, des souliers de cuir de porc-épic, et pour habit une saye de poil de chèvre liée d’une ceinture de joncs marins… Je le prenais pour une bête sous la figure d’un homme. »

(Il y a trop de détails, cela fait paquet, il faut abréger, fortifier, mais certes voilà une étrange figure ; cet homme est digne qu’on le fasse parler ; il ne parlera pas comme tout le monde. Et là-dessus l’imagination travaille ; le poëte entend déjà cette voix qui va gronder.)

« Il se présentait au sénat pour lui faire des plaintes d’un certain censeur qui tourmentait le pays et exerçait toutes sortes de tyrannies. »

(Trop froid. Vous ne sentez donc pas que cet homme souffre ? La Fontaine le sent.)

« Je ne crois, pas que Cicéron même eût pu mieux parler. »

(Cicéron ! Quoique respectueux pour les anciens, le poëte voit du premier coup que la plus grosse sottise serait de le faire parler comme Cicéron.)

Contre l’avarice des Romains.

« Messieurs,

« Tout rustique que vous me voyez, je suis venu exprès du Danube pour vous saluer. »

(Joli début. Quelle politesse ! Ce paysan du Danube fait la révérence comme un bourgeois de Chaillot.)

« Et comme j’ai à parler devant vous, je demande auparavant cette grâce aux dieux immortels de régler ma langue de sorte que je ne puisse rien dire qui ne soit utile à mon pays, et ne vous serve à bien gouverner la république. Car, comme de nous-mêmes nous ne sommes capables que de mal faire, sans leur secours nous ne saurions faire du bien. »

(L’idée est vraie, le barbare commence bien, il n’y a qu’un moyen de parler d’un ton supérieur à un plus puissant que soi, c’est de prendre son appui sur un plus puissant que lui. Au-dessus du maître de la terre, il y a les rois du ciel. L’opprimé s’armera de leur toute-puissance, et fera plier les oppresseurs sous la volonté de ces maîtres communs. Il faut que le barbare soit religieux, qu’il sente les dieux présents, qu’il porte dans son coeur leur justice et leur colère. Mais quelles phrases traînantes ! Comment se fait-il qu’il n’y ait pas plus d’accent dans son discours ? Pourquoi songe-t-il à être utile aux Romains ? Pourquoi ce raisonnement symétrique de la fin ? Donnez-lui donc de la fierté, de l’âpreté, de l’audace.)

« Notre triste destinée en voulant ainsi, et les dieux irrités contre nous à cause de nos fautes nous ayant abandonnés, la fortune alors vous fut si favorable que les superbes capitaines de Rome se rendirent maîtres de notre Germanie à force d’armes. »

(Le maladroit imite les périodes cicéroniennes.)

« Certainement, Romains, votre gloire est grande pour les victoires que vous avez remportées et pour avoir triomphé de tant de nations ; sachez néanmoins qu’à l’avenir votre infamie sera encore bien plus grande à cause des cruautés que vous avez exercées. Car je vous apprends, si vous ne le savez, que lorsque vos chars si triomphants entraient dans Rome et que de tous côtés on criait à haute voix : Vive, vive Rome l’invincible ! les pauvres captifs attachés à ces mêmes chars se plaignaient aux dieux dans leur coeur et leur demandaient justice. »

(Radotage. La Fontaine s’ennuie.)

« Quant à votre avarice désordonnée aussi bien que votre ambition, le moyen de dire ce qui en est ! Tant vous vous êtes montrés avides du bien d’autrui, et impatients de commander, que ni la terre, toute vaste qu’elle est, ne vous suffit pas, ni la mer avec tous ses abîmes. Oh ! quelle consolation pour les affligés, non-seulement de penser, mais de tenir pour certain qu’il y a des dieux qui leur feront justice… En notre pays et par toute l’Allemagne, ceci passe pour constant que qui prend le bien d’autrui par force perd le droit qu’il a sur son propre bien… Pour moi, j’espère tant du ciel que je ne doute point que quelque jour ce proverbe d’Allemagne ne soit ici à Rome une vérité connue par expérience », etc.

(Illisible. La Fontaine bâille, cesse de lire et commence à feuilleter.)

« … Je ne sais pas, Romains, si vous m’entendez, mais afin de me faire mieux entendre, je dis que je suis étonné comment un homme qui retient un bien qui n’est pas à lui peut dormir en repos ; puisqu’il voit tout à la fois qu’il a offensé les dieux, scandalisé les voisins, perdu ses amis, fait ce que ses ennemis souhaitaient, porté préjudice à ceux qu’il a pillés ; et enfin j’y trouve qu’il a mis sa personne en très-grand danger, puisque enfin le même jour qu’il a proposé de m’ôter mon bien je songe à lui ôter la vie… »

(Rhétorique et bavardage plat. Et c’est là un sauvage indigné, désespéré, qui menace au nom des dieux avec une sorte d’emportement prophétique ! Dites plutôt un avocat à gages, qui plaide à tant par heure, un l’Intimé, comme dans Racine. Taisez-vous, pauvre Cassandre, et allez relire votre rhétorique d’Aristote.)

« Car enfin vous n’êtes faits que pour tourmenter les peuples, et êtes de si grands larrons que vous volez jusqu’à la sueur du pauvre. »

(Trait de bon goût et surtout vraisemblable. Toujours des souvenirs de collège.)

Contre l’ambition de Rome.

« Je vous demande, Romains, vous qui êtes nés sur le Tibre, qu’aviez-vous à démêler avec nous pour venir nous inquiéter jusqu’au Danube où nous vivions paisiblement ? Mais peut-être

« Etions-nous amis de vos ennemis ? »

Ou bien :

« Est-ce que nous étions déclarés contre vous ? »

(Le voilà qui énumère tous les cas de guerre et prouve doctement qu’aucun de ces cas ne s’est présenté. Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf. Neuf cas de guerre énumérés. C’est la division que les pères jésuites enseignent dans leurs classes de rhétorique. L’écolier ! le rhéteur ! La Fontaine saute vite deux pages. Enfin, voici une idée.)

« Ne vous imaginez pas, Romains, à cause que vous vous êtes rendus maîtres de notre Germanie, que ç’ait été par votre valeur et pour n’avoir pas vos pareils à la guerre. Car je vous déclare que vous n’êtes ni plus courageux, ni plus hardis, ni plus vaillants que nous ; mais bien comme nous avions offensé nos dieux et qu’ils voulaient nous châtier, par un jugement qui nous est caché, ils ordonnèrent que vous seriez cruels bourreaux. Et, pour dire la vérité, ce ne furent point les armes de Rome qui vous firent avoir la victoire, mais les torts de la Germanie. Je tiens pour certain, vu les cruautés que vous nous avez fait souffrir, que vous les payerez tôt ou tard ; et en cas-là il pourrait arriver que vous, qui à présent nous traitez d’esclaves, à votre tour vous nous reconnussiez comme vos maîtres. »

(Oui, on peut tirer de là quelque chose. Ces malheureux foulés prévoient leur vengeance. Mais rien qu’une matière, jamais d’accent. La Fontaine passe coup sur coup deux, trois, quatre, six pages. A présent le barbare s’amuse à prouver tout au long que la simplicité des Germains vaut la civilisation romaine. A peine çà et là un trait vrai perdu dans le barbouillage. « Nous vivions contents sur nos propres terres. » La Fontaine gardera ce trait.)

Contre les mauvais juges.

« Vous vous imaginez peut-être que j’ai tout dit. » (Mais oui.) « Mais il s’en faut de beaucoup. » (Bon Dieu !) « Car j’ai à parler de choses qui font dresser les cheveux » (il n’y a pas de danger, vous êtes trop calme), « et que je ne crains point de dire en votre présence, puisque vous n’êtes pas honteux de les faire, joint que toute faute qui est publique mérite d’être reprochée publiquement. » (Pédant.) « Sachez donc que vos juges prennent publiquement tout ce qu’on leur donne et sous main le plus qu’ils peuvent, châtient le pauvre sévèrement et dissimulent les fautes du riche, souffrent quantité de désordres, afin d’avoir occasion de faire de gros larcins », etc., etc. (Litanie vague. Comme le sénat doit bâiller ! Quarante-sept pages aussi éloquentes.)

« Mais, après tout, Romains, savez-vous bien ce que vous y gagnez ? C’est que, tous tant que nous sommes dans notre misérable pays, nous avons fait serment de ne plus habiter avec nos femmes, afin de ne plus mettre au monde des malheureux, mais bien pis, de tuer nos propres enfants, afin de ne pas les laisser entre les mains de tyrans si cruels ; car enfin nous aimons beaucoup mieux qu’ils meurent avec leur liberté, que de les voir languir dans la servitude. » (Il y a de la ressource dans cette idée, mais quel style ! Jamais ce barbare ne fera un meurtre.) « A ce propos, il est bon que je vous instruise de quelques petites particularités (le joli mot) qui ne sont pas à oublier, afin que les sachant, vous y donniez ordre. S’il vient ici quelque pauvre homme vous demander justice, mais si pauvre qu’il n’ait ni argent à donner, ni vin fin à présenter, ni huile à promettre, ni pourpre à offrir, en un mot, qui n’ait ni support, ni faveur, ni revenu (compendieusement, comme dit l’Intimé), après qu’il a rendu sa plainte dans le sénat, d’abord on le contente de paroles », etc. (Nous savons par coeur le développement. Qu’est-ce qu’il y a ensuite ? Il conte sa vie : qu’il ramasse des glands l’hiver, que l’été il scie du blé. Laissez donc en pareille occasion ces détails de gamelle. Ce barbare doit être un héros, un juge, et non un compère, un confident de pot-au-feu. — Bien, le voilà maintenant qui se répète et piétine en place sur une idée qu’il a déjà dix fois usée. Mais il y a un trait. « J’ai résolu, comme malheureux, d’abandonner ma maison et ma douce compagne. » Pourvu qu’il continue ! Ah ! le malheureux rhétoricien qui fait jouer la prosopopée !)

« Ô secrets jugements des dieux ! quoique je sois obligé d’admirer vos oeuvres et tout ce qui vient de vous, néanmoins, s’il m’est permis de dire ce que je pense, je crois, moi, avoir quelque sujet de me plaindre. »

(Toujours l’emphase qui tourne à la platitude. Une ampoule qui crève.)

« Or, maintenant que je vous ai déjà déchargé mon coeur et fait ce que je souhaitais, si j’ai dit quelque chose qui vous ait offensé, me voici sur le carreau étendu de tout mon long ; faites-moi mourir… » « Il demeura à terre ainsi couché une bonne heure. » (Trop longtemps, grotesque.) « Ensuite il fut créé patrice avec pension publique. » (De l’argent à un pareil homme ! Vous le déshonorez.) « De plus, nous commandâmes au villageois de nous donner sa harangue. » (Il l’avait donc apprise par coeur ? Il l’avait peut-être fait composer par le magister de son village ? Allons, tout est à refaire.)

Et là-dessus La Fontaine laisse le livre et va rêver, jusqu’à ce qu’enfin un jour, par hasard, face à face avec son papier, il se sente en lui-même l’âme de son barbare. Il reprend d’abord le portrait tracé par Cassandre. Il efface les traits qui ôtent la majesté, « le visage petit et basané », les articles traînants, les détails superflus. Il ajoute des mots vivants, « un menton qui nourrit une barbe touffue », de puissantes expressions latines186, « le regard de travers », et par-ci par-là un mot gai, « cet homme ainsi bâti, un ours mal léché » ; car le fabuliste ne peut tout de suite quitter son ton ordinaire ; et il écrit ce début énergique et simple :

Son menton nourrissait une barbe touffue,
    Toute sa personne velue
Représentait un ours, mais un ours mal léché.
Sous un sourcil épais il avait l’oeil caché,
Le regard de travers, nez tortu, grosse lèvre.
    Portait sayon de poil de chèvre
    Et ceinture de joncs marins.
Cet homme, ainsi bâti, fut député des villes
Que lave le Danube. Il n’était point d’asile
        Où l’avarice des Romains
Ne pénétrât alors et ne portât les mains.

Avez-vous vu comme tout d’un coup, au milieu du vers, l’accent a changé, comme le sérieux, la passion y sont entrés par une irruption subite, comme la dernière image toute corporelle enfonce l’émotion dans le coeur des assistants ? Le barbare parle, et tout de suite le grand vers imposant soutient sa voix. Il ne salue pas, comme dans Cassandre ; du premier coup, il prend l’ascendant, « le sénat est là pour l’écouter. » Il n’amplifie pas comme Cassandre ; son premier mot commence un raisonnement serré qui va droit jusqu’à la menace. Il ne se traîne pas dans la prose plate comme Cassandre, il atteint à chaque pas les audaces de la poésie, et vous entendez la parole solennelle et véhémente de la juste indignation contenue. Cet homme-là croit aux dieux, et il parle comme s’il les sentait derrière lui, dites mieux, en lui-même et dans son coeur.

Romains et vous, Sénat, assis pour m’écouter,
Je supplie avant tout les dieux de m’assister.
Veuillent les immortels conducteurs de ma langue
Que je ne dise rien qui doive être repris !
Sans leur aide, il ne peut entrer dans les esprits
    Que tout mal et toute injustice.
Faute d’y recourir, on viole leurs lois.
Témoin nous que punit la romaine avarice.
Rome est par nos forfaits plus que par ses exploits
    L’instrument de notre supplice.
Craignez, Romains, craignez que le ciel quelque jour
Ne transporte chez vous les pleurs et la misère ;
Et mettant en nos mains par un juste retour
Les armes dont se sert sa vengeance sévère,
    Il ne vous fasse en sa colère
    Nos esclaves à votre tour.

Il y a un éclat sur ce mot d’esclaves, et à l’instant le discours tourne. La brusquerie, les interrogations pressées comme les coups d’une hache de guerre, la puissante voix tendue et grondante, la hardiesse qui prend corps à corps l’adversaire et le frappe en face, annoncent le barbare. Il ne se ménage pas, il ne ménage pas les autres ; il combat et il se livre ; il suit sa passion sans égard pour les règles ; il ploie le discours, il casse en deux ses phrases, il s’arrête net au milieu d’un vers ; il change d’accent à chaque minute ; voici que, pour la première fois, dans cette curie où les élèves de Quintilien modulaient adroitement les doubles trochées de leurs périodes, les voûtes renvoient les mugissements, les accents brisés et toutes les clameurs du désespoir et du combat.

Et pourquoi sommes-nous les vôtres ? Qu’on me die
En quoi vous valez mieux que cent peuples divers ?
Quel droit vous a rendus maîtres de l’univers ?
Pourquoi venir troubler une innocente vie ?
Nous cultivons en paix d’heureux champs ; et nos mains
Etaient propres aux arts ainsi qu’au labourage.
    Qu’avez-vous appris aux Germains ?
    Ils ont l’adresse et le courage :
    S’ils avaient eu l’avidité
    Comme vous, et la violence
Peut-être en votre place ils auraient la puissance
Et sauraient en user sans inhumanité.
Celle que vos préteurs ont sur nous exercée
    N’entre qu’à peine à la pensée.
    La majesté de vos autels
    Elle-même en est offensée.
    Car sachez que les immortels
Ont les regards sur nous. Grâces à vos exemples,
Ils n’ont devant les yeux que des objets d’horreur,
    De mépris d’eux et de leurs temples,
D’avarice qui va jusques à la fureur.
Rien ne suffit aux gens qui nous viennent de Rome.
    La terre et le travail de l’homme
Font pour les assouvir des efforts superflus.
    Retirez-les : on ne veut plus
    Cultiver pour eux les campagnes.
Nous quittons les cités, nous fuyons aux montagnes,
    Nous laissons nos chères compagnes.
Nous ne conversons plus qu’avec des ours affreux,
Découragés de mettre au jour des malheureux,
Et de peupler pour Rome un pays qu’elle opprime.
    Quant à nos enfants déjà nés,
Nous souhaitons de voir leurs jours bientôt bornés :
Vos préteurs au malheur nous font joindre le crime.
    Retirez-les, ils ne nous apprendront
    Que la mollesse et que le vice.
    Les Germains comme eux deviendront
    Gens de rapine et d’avarice.
C’est tout ce que j’ai vu dans Rome à mon abord.
    N’a-t-on point de présent à faire,
Point de pourpre à donner, c’est en vain qu’on espère
Quelque refuge aux lois ; encore leur ministère
A-t-il mille longueurs. Ce discours un peu fort
    Doit commencer à vous déplaire.
    Je finis. Punissez de mort
    Une plainte un peu trop sincère.

A ces mots, il se couche, et chacun étonné
Admire le grand coeur, le bon sens, l’éloquence
    Du sauvage ainsi prosterné,

Je le crois, et voilà le vrai geste, justifié par tout ce qui précède. Les « parleurs » ont dû être stupéfaits de se sentir touchés ; cet homme a manqué à toutes les règles. Il a mis la narration hors de sa place, il n’a point donné de confirmation ; son exorde n’a point procédé par insinuation ; il a fini par une digression ; il a écourté sa péroraison, toutes ses idées ont chevauché les unes sur les autres. Il n’a pas su les plus simples principes de l’escrime oratoire. Il a été barbare dans l’attitude, dans l’accent, dans le style, dans la composition, dans l’invention. C’est en sentant cette barbarie que La Fontaine a transformé sa mauvaise matière ; c’est en ranimant en son propre coeur les sentiments du barbare, qu’il a tout renouvelé ou tout trouvé.

* * *

Chapitre II.
De l’expression §

Au-dessous de la grande action principale, il y a de petites actions subordonnées qu’elle comprend, et chaque phrase en contient une ; la grande représentait la mort de l’agneau, la chute du chêne ; les petites représentent les circonstances de cette mort et de cette chute ; ce sont autant de menus événements découpés dans l’événement total. Et chacun de ces petits événements est décomposé en ses détails par les divers membres de la phrase, et par les divers mots de chaque membre. De sorte que voilà un nouvel ensemble différent de l’autre par les dimensions, mais pareil en nature, partant soumis aux mêmes règles, poétique au même titre, et atteignant la beauté par les mêmes lois.

I §

Qu’est-ce qu’un mot ? Et quels sont les mots qui peignent ? Comment faut-il les choisir pour faire apercevoir au lecteur les gestes, les détails, les mouvements ? Comment, avec du griffonnage noir aligné sur du papier d’imprimerie, remplacerez-vous pour lui la vue personnelle des couleurs et des formes, l’interprétation des visages, la divination des sentiments ? Comment le ferez-vous sortir de la conception abstraite et de la notion pure ? Et par quelle merveille trois lettres lui feront-elles voir un âne, et cinq lettres un chien ? C’est que, s’il y a des mots secs, comme les termes philosophiques et les chiffres, il y en a de vivants comme les vibrations d’un violon ou les tons d’une peinture. Bien plus, à l’origine, ils sont tous vivants, et, pour ainsi dire, chargés de sensations, comme un jeune bourgeon gorgé de sève ; ce n’est qu’au terme de leur croissance, et après de longues transformations, qu’ils se flétrissent, se roidissent et finissent par devenir des morceaux de bois mort. Au premier jet, ils sont sortis du contact des objets ; ils les ont imités par la grimace de la bouche ou du nez qui accompagnait leur son, par l’âpreté, la douceur, la longueur ou la brièveté de ce son, par le râle ou le sifflement du gosier, par le gonflement ou la contraction de la poitrine. Encore aujourd’hui, si éloignés que nous soyons de l’imitation corporelle, ils gardent avec eux une partie du cortège qui les entourait à leur naissance ; ils renaissent en nous accompagnés par l’image des gestes que nous avons faits lorsqu’ils sont venus sur nos lèvres ; ils traînent après eux la figure de l’objet qui pour la première fois les a fait jaillir. Quand La Fontaine vous dit que le « coq fut grippé », involontairement vous écartez les doigts et vous en faites des crochets comme pour saisir. Quand il étale « tout l’attirail de la goinfrerie », vous voyez une large bouche qui s’ouvre, des joues rubicondes, et la mangeaille qui descend dans un ventre satisfait. De sorte qu’un mot bien choisi fait en nous comme un éveil de sensations ; par lui un point clair se détache, et tout alentour apparaissent et s’enfoncent par échappées les choses environnantes. Si les mots suivants ont la même vertu, le style est comme un flambeau qui, promené successivement devant toutes les parties d’une grande toile, fait passer devant nos yeux une suite de figures lumineuses, chacune accompagnée par le groupe vague des formes qui l’entourent et sur lesquelles la clarté principale a égaré quelques rayons. Par cette puissance, l’imagination reproduit et remplace la vue ; le livre tient lieu de l’objet ; la phrase rend présente la chose qui n’est pas là. C’est pour cela que le premier talent du poëte consiste dans l’art de choisir les mots. Il faut qu’ayant l’idée d’un objet et d’un événement il trouve d’abord, non pas le mot exact, mais le mot naturel, c’est-à-dire l’expression qui jaillirait par elle-même en leur présence et par leur contact. Il y a cent expressions pour les désigner sans qu’on puisse se méprendre ; il n’y en a que deux ou trois pour les faire voir.

Le mot propre est l’unique expression des choses particulières. Les périphrases et les termes nobles, appliqués aux objets grossiers, sont une sorte de mensonge. L’auteur déguise alors sa pensée comme s’il en avait honte ; il en efface les traits saillants et le caractère simple, et ce n’est plus elle qu’on aperçoit. — Quand Delille dit :

Et d’une horrible toux les accès violents
Etouffent l’animal qui s’engraisse de glands,

il ne laisse dans l’esprit du lecteur qu’une image froide et vague. C’est l’expression crue et nue qui fait la vie.

« Une toux haletante secoue les porcs malades, enfle leur gorge et les étouffe. »

Ainsi nous n’avons pas besoin, pour excuser Homère, de dire avec Boileau que le terme d’âne était noble chez les Grecs. Nous dirons seulement qu’il était vrai, et que le lecteur ne voit la bête que lorsqu’elle est nommée par son nom. Ecrire avec des termes généraux et des périphrases, c’est donner la définition de la chose au lieu de la montrer, et l’exprimer en savant ou en faiseur d’énigmes, non en poëte. Il faut, quand on parle d’un marchand, nommer, comme La Fontaine, « les facteurs, les associés, les ballots, le fret », raconter la vente « du tabac, du sucre, de la porcelaine et de la cannelle. » Si vous voulez peindre un singe qui dissipe le trésor de son maître et fait des ricochets avec des louis, ne dites pas simplement qu’il jette l’argent par la fenêtre ; donnez le détail de cet argent ; appelez chaque pièce par son titre ; amoncelez les « pistoles, les doublons, les jacobus, les ducatons, les nobles à la rose » ; nous nous rappellerons l’effigie et l’exergue, et, au lieu de comprendre, nous verrons. En cela encore, La Fontaine s’est écarté de l’opinion de son siècle. Il est vrai qu’il peignait des animaux, et qu’on excusait des expressions vulgaires appliquées à des objets vulgaires. Ses personnages ne vivaient pas à la cour, mais aux champs et dans les étables, et on lui pardonnait de se faire fermier, et de savoir le nom rustique des bêtes, de dire la bique, le loquet, de peindre bravement la cuisine, « le tripotage des mères et des nourrissons », et plus intrépidement encore les habits de ses personnages, « le jupon crasseux et détestable d’une misérable vieille. » Il fait entendre les « pétarades » du cheval. Il ne craint pas même l’odeur du fumier.

    Leur ennemi changea de note,
Sur la robe du dieu fit tomber une crotte.

Il faut bien avouer qu’il n’y a pas de synonymes ; et quand La Fontaine dit :

Et chacun de tirer, le mâtin, la canaille,
A qui mieux mieux ; ils firent tous ripaille,187

ce dernier mot a quelque chose d’ignoble qui convient à ces pillards gloutons.

Mettez à la place : « Ils firent tous festin », on ne voit plus cette voracité brutale. Les fables sont remplies de ces sortes de mots : goujat, hère, racaille, etc. ; et tout cela a sa raison. Les mots diffèrent, par le son d’abord ; tout le monde sait qu’il y a des sons larges et francs, légers ou durs, élégants ou sales. Les émotions de l’oreille se transmettent à l’âme, et diminuent ou achèvent l’impression que l’idée a laissée. Ajoutez qu’ils diffèrent par leur origine et par leurs alliances. Ils se présentent à l’esprit avec les occasions où on les emploie. Ils se sentent de leur compagnie habituelle. Ils sont nés dans les tavernes ou dans les palais, dans le cabinet ou à la campagne ; ils apparaissent avec un cortège qui leur donne leur titre et leur rang, humble ou élevé, dans le discours. Un poëte, comme un législateur, doit respecter les places acquises, et ne pas mettre les beaux mots dans les bas emplois.

Dans cette société de petites gens et dans cette habitude des détails vulgaires, le poëte a pris un ton familier qu’il garde partout. Il parle assez peu respectueusement de ces princes « qui vont s’échauder bien loin pour le profit de quelque roi » ; c’est le mot d’un homme qui a vu bouillir la marmite. Il emprunte au peuple ses comparaisons, même quand il s’agit d’un dieu, de Borée :

    Notre souffleur à gage
    S’enfle comme un ballon,
Fait un vacarme de démon.

Il cite les proverbes du village :

Camarade épongier ……
    Portait, comme on dit, les bouteilles.188

Ce sont les figures habituelles aux campagnards, toutes prises dans la pensée de l’argent et de la bombance. Ses rats ne trouvent à manger « que le quart de leur soûl. » Son cormoran « fonde sa cuisine sur l’étang voisin. » Ses métaphores sont celles d’un tailleur ou d’une fruitière :

Le voisin au contraire était tout cousu d’or.
    Il n’était ambre, il n’était fleur
    Qui ne fût ail au prix.

Junon chez lui, à l’occasion, parle en marchande et compare la queue du paon « à la boutique d’un lapidaire. » Il tourne volontiers au style trivial que sa trivialité rend narquois ; son amoureux est tiraillé entre deux veuves, « l’une encore verte, et l’autre un peu bien mûre » ; il est de moyen âge et « tire sur le grison », mais « il a du comptant, et partant de quoi choisir. » Ailleurs la goutte plante le piquet sur l’orteil d’un pauvre homme, pendant que l’araignée « se campe sur un lambris, comme si de ces lieux elle eût fait bail à vie. » Tout son style est composé ainsi de familiarités gaies ; rien n’est plus efficace pour mettre en notre cerveau l’image des objets ; car en tout esprit les images familières se réveillent plus aisément que les autres, et les images gaies naissent plus promptement que toutes les autres dans l’esprit des Français. Lucrèce avait dit noblement à l’antique :

Cur non, ut plenus vitae, conviva recedis ?

La Fontaine ajoute en bourgeois et en paysan, et dans le style amusant de la fable :

        Je voudrais qu’à cet âge
    On sortît de la vie ainsi que d’un banquet,
    Remerciant son hôte, et qu’on fît son paquet.

Il a tant de goût pour le mot propre qu’il va le chercher jusque dans dialectes de province. C’était le conseil de Montaigne, notre plus grand peintre.

        …… L’héritage
Etait frayant et rude.
        Avant que la nitée
    Se trouvât assez forte encor
    Pour voler et prendre l’essor.

Il rajeunit les vieilles expressions qui lui semblent avoir des nuances plus fines : chartre, déduit, boquillon, hère, drille, liesse, chevance, lippée, tous ces mots rejetés par l’usage gardent avec eux quelque chose de la naïveté du bon vieux temps. Un vrai peintre ne néglige aucune couleur, parce qu’il y a tel détail qui ne peut être rendu que par une seule teinte. Les mots sont aussi particuliers que les objets.

Quand on écrit ainsi le mot propre, c’est qu’on est frappé et comme possédé par l’objet ; on le voit intérieurement, tel qu’il est, grossier ou sale, et on ne peut pas s’empêcher de l’exprimer tel qu’on le voit. Cette véhémence de l’imagination produit l’audace. On se risque en avant, à travers le dictionnaire et la grammaire, et même à travers le bel usage. On ose tout pour rendre son idée. On se lance jusque dans des phrases qui semblent d’abord des niaiseries ; on parle « d’un chat qui fait la chattemitte », et « d’un saint homme de chat. » On imagine des épithètes héroïques à la façon d’Homère : « le chat grippefromage, triste oiseau le hibou, Rongemaille le rat, le milan porte-sonnette. » On change en dieux, à la façon des peuples primitifs, des conjonctions et des adjectifs. « Que-si que-non frère de la Discorde, avecque Tien-et-Mien son père. » On invente comme le peuple ces expressions hardies, étranges, qui faisaient dire à l’abbé d’Olivet qu’on fabrique plus de tropes en un jour à la halle qu’en un an à l’Académie. C’est Progné « qui caracole, frisant l’air et les eaux », c’est Perrette qui « d’un oeil marri quitte sa fortune à terre répandue », c’est le souper du croyant « qui s’envole » avec la colombe. Le mot ordinaire est trop faible, il a bien fallu le laisser là. On agrandit les événements par des images violentes ; on dit d’un richard qui s’enrichit, « qu’il pleut dans son escarcelle » ; on dit des pèlerins alléchés par la vue d’une huître « qu’ils l’avalent des yeux. » On insiste, on redouble, on s’acharne ; on ne se contente pas de dire qu’un avare entasse et compte ; on le montre « passant les nuits et les jours à compter, calculer, supputer sans relâche, calculant, supputant, comptant comme à la tâche. » On revient vingt fois sur le même objet, avec vingt expressions différentes ; un seul mot est impuissant à manifester la sensation intérieure ; tout le dictionnaire y passe ; toutes les images grossissantes ou appétissantes défilent coup sur coup pour l’exprimer. Le mouton que veut enlever le corbeau, est choisi « entre cent autres. »189 Il est « le plus gras », il est « le plus beau. » C’est « un vrai mouton de sacrifice. On l’a réservé pour la bouche des dieux. » Son corps est en « merveilleux état. » « Il affriande. » Le corbeau en devient « gaillard. » Il « le couve des yeux. » Et la peinture achevée, le poëte ne s’est pas encore débarrassé de l’impression qui l’obsède ; les idées de graisse et d’inertie béate le poursuivent et reparaissent en phrases homériques qui achèvent de peindre « l’animal bêlant, la moutonnière créature, la toison empêtrée comme la barbe de Polyphème. » C’est par cette puissance de recevoir l’illusion qu’on fait illusion.

Très-souvent c’est le poëte lui-même qui nous la retire, parce qu’au lieu d’exprimer simplement sa pensée, il songe à la faire valoir. Il n’ose être sincère, montrer la chose toute nue, parler sans apprêt, en bonhomme, retomber du haut du style passionné dans les petites idées communes qui viennent ensuite. Il se défie de son inspiration et la décore. Il transforme les phrases négligées en phrases correctes. Il tâche d’atteindre la dignité, il étale la période pompeuse sur tout le terrain qu’il parcourt, pour déguiser sous ce tapis uniforme les endroits secs ou bourbeux. On voit dans Voiture et dans les lettres du temps, que toute pensée, même gaie et folâtre, prenait alors la grande phrase pour parure. La Fontaine ne s’y est point astreint. Il n’a point suivi « les beaux esprits » qui poursuivaient l’élégance à tout prix, et faisaient mourir leurs héros en style académique.

Dans cet embrassement, dont la douceur me flatte,
Venez et recevez l’âme de Mithridate.

Et la mort, à mes yeux dérobant sa clarté,
Rend au jour qu’ils souillaient toute sa pureté.

On peut dire ici, avec Mme de Sévigné que Racine avait bien de l’esprit. Il est si doux de le prouver qu’un écrivain se met sans le vouloir en quête de phrases ingénieuses, et défigure sa pensée pour la parer. Les mots simples, comme les mots vulgaires, expriment des détails qu’eux seuls peuvent exprimer. Il y a une certaine recherche dans ces vers de Phèdre :

Est ardelionum quaedam Romae natio,
Trepide concursans, occupata in otio,
Gratis anhelans, multum agendo nihil agens,
Sibi molesta, atque aliis odiosissima.190

Ces heureuses antithèses font l’éloge de l’écrivain. La Fontaine dit bonnement la chose.

Ainsi certaines gens qui font les empressés
        S’introduisent dans les affaires,
        Ils font partout les nécessaires,
Et partout importuns devraient être chassés.

Il y a même de l’affectation dans ces abstractions de Phèdre qui agissent comme des personnes.

Sic quod multorum fugerat imprudentiam,
Unius hominis reperit solertia.191

Je ne sache pas que La Fontaine ait jamais voulu faire une phrase symétrique.

Le peuple s’étonna comme il se pouvait faire
    Qu’un homme seul eût plus de sens
    Qu’une multitude de gens.

Phèdre combine des sentences et lime des périodes :

Humiles laborant, ubi potentes dissident.192

Cet enchaînement des mots donne à la phrase une régularité qui n’est pas dans la nature. Les objets ne sont pas taillés ainsi en angles saillants, en formes géométriques. Une phrase ainsi opposée à elle-même, mot à mot, membre à membre, ressemble trop à une équation. La nature a des formes moins rigoureusement savantes, moins uniformément calculées. Il faut, pour la bien imiter, avoir plus d’abandon.

        Hélas ! On voit que de tout temps
Les petits ont pâti des sottises des grands.

La Fontaine eût dit volontiers comme Henriette

J’aime à vivre aisément, et dans tout ce qu’on dit
Il faut se trop peiner pour avoir de l’esprit.
C’est une ambition que je n’ai pas en tête.
Je me trouve fort bien, ma mère, d’être bête,
Et j’aime mieux n’avoir que de communs propos
Que de me tourmenter à dire de beaux mots.

Par la même raison, il évite les inversions poëtiques. En déplaçant quelques épithètes, sa fable se trouverait écrite en prose. Il ne change rien à l’ordre naturel, non plus qu’aux tournures simples. La prose et la conversation n’ont pas d’inversions. Les poëtes n’en font que pour obéir à la mesure ou pour être solennels. Or, La Fontaine est assez poëte pour commander à la mesure, et il aime trop le vrai pour être solennel à contre-temps. — De métaphores, peu ou point, si ce n’est les figures du langage rustique ; partout l’expression naturelle et primitive. Quintilien avait déjà remarqué que cette sobriété d’expression est le propre des littératures parfaites. Quand on commence à embellir sa phrase, à chercher des alliances de mots, à mettre dans un sujet plus d’esprit, d’imagination et d’éloquence qu’il n’en peut porter, le mauvais goût arrive, et la littérature va déchoir. Ce n’est pas un écrivain que nous venons voir, c’est un homme, ou plutôt c’est l’objet lui-même ; le véritable artiste est celui qui fait voir son sujet sans laisser voir sa personne. Il est comme un acteur dont tout le talent et tout l’effort sont de disparaître sous le personnage qu’il représente. Et croyez que cet art est le plus grand de tous, bien supérieur à la petite habileté qui équilibre de bonnes phrases correctes, à la rhétorique qui enferme toutes les idées dans le même moule, aux recettes littéraires qui font la période de Rousseau et de Johnson, ou le vers de Pope et de Voltaire. Platon, à quatre-vingts ans, retouchait encore le commencement de sa République pour y mettre plus de naturel. Il n’y a pas de découverte plus difficile et plus délicate que celle des changements de ton par lesquels une idée se continue dans l’idée suivante, car il s’agit alors d’imiter les véritables mouvements de l’âme, de la suivre, toute complexe et capricieuse qu’elle est, à travers les ondulations tortueuses et imprévues par lesquelles elle voyage tour à tour de la joie à la tristesse, de la tendresse à la colère. Nulle science n’y atteindrait ; nulle forme préconçue n’y suffirait. Un tact exquis peut seul y conduire ; et c’est là tout l’art de l’artiste. Son sujet le mène, comme un courant d’eau conduit et meut une feuille qui tournoie ; les mots viennent d’eux-mêmes, et les phrases aussi avec leur ordre, leur ton, leur longueur, capables de s’enfler, de s’abaisser, d’être tonnantes ou humbles, d’imiter par la majesté ou la nonchalance de leur mouvement toutes les faces et tous les accidents du spectacle qui se déroule en ce moment sous ses yeux. Car n’allez pas imaginer qu’un poëte naturel ne connaisse que les mots familiers et les tournures simples. Le propre de la nature est d’être variée à l’infini, sans cesse opposée à elle-même, à la foi sublime et naïve ; quand on cesse un instant de considérer les petits mouvements d’un insecte ou d’une plante, on voit autour de soi les paysages profonds, et sur sa tête le ciel immense. La Fontaine, en six vers, joint aux mots magnifiques d’un lyrique le ton plaisant d’un conteur. Il est alerte, comme les gens de sa nation, ennuyé quand on le maintient longtemps dans le même ton, prompt à regarder l’envers des choses, disposé à terminer un acte d’admiration par un bon mot.

Vouloir tromper le Ciel est folie à la terre.
Le dédale des coeurs dans ses détours n’enserre
Rien qui ne soit d’abord éclairé par les dieux…

Un païen qui sentait quelque peu le fagot,
Et qui croyait en Dieu, pour user de ce mot.
        Par bénéfice d’inventaire.
        Alla consulter Apollon.193

Au reste il a rassemblé exprès les contrastes de son talent, en se traduisant en prose, et en raillant un peu la poésie, qui l’enchante. Ceci est tout français et charmant ; nous quittons vite la poésie, non pas par caprice maladif, comme par exemple Henri Heine, mais par amour de la clarté, par gaieté, pour sortir des grands mots et voir les choses nues. La Fontaine s’est plu à tomber du ciel en terre, et à prendre le langage d’un marchand, après celui de Virgile.

C’est du séjour des dieux que les abeilles viennent.
Les premières, dit-on, s’en allèrent loger
        Au mont Hymette et se gorger
Des trésors qu’en ces lieux les zéphyrs entretiennent.
Quand on eut du palais de ces filles du ciel
Enlevé l’ambroisie en leurs chambres enclose.
        Ou, pour dire en français la chose.
        Après que les ruches sans miel
N’eurent plus que la cire on fit mainte bougie.194

Ce mélange d’ironie, de familiarité, de grâce et d’enthousiasme, ne s’est jamais rencontré que dans Platon. Les écrivain du siècle sont soutenus ; ils gardent le même ton, noble ou plaisant. Ils sont partout d’accord avec eux-mêmes, parce qu’ils sont raisonnables. La Fontaine est cet être « ailé, léger, sacré, papillon du Parnasse », dont le vol capricieux monte et descend au gré de son imagination mobile. Il a plié la phrase comme l’idée ; il a retrouvé les coupes de Ronsard proscrites par Boileau. Il a laissé tomber son vers, sans s’inquiéter de le briser.

    Voyez… quelles rencontres dans la vie
Le sort cause !195

Comme vous êtes roi, vous ne considérez
Qui ni quoi ?196

        Et, si j’eusse eu pour maître
Un serpent, eût-il su jamais pousser si loin
L’ingratitude ?197

C’est la liberté et la hardiesse de la conversation familière. Quand nous causons, tous les moyens nous sont bons pour mettre en lumière notre idée principale : nous rompons brusquement l’équilibre de la phrase, nous élevons la voix tout d’un coup ; à tout prix nous mettons en relief le mot important et La Fontaine fait comme nous.

On écorche, on taille, on démembre

Messire loup.198

Les derniers traits de l’ombre empêchent qu’il ne voie
Le filet.199

Ce sont là des vers étranges, et dignes de scandaliser les pédants. Où sont les règles saintes des rejets et des césures ? Qu’est devenu le vénérable alexandrin ? Comment a-t-il pu s’assouplir, et quel est le réformateur naïf qui, sans fracas, sans effort, devance d’un siècle et demi notre révolte romantique ? Il a voulu rendre fidèlement sa pensée, voilà tout le secret de son audace. Il a aimé le rythme vrai, comme tout à l’heure le style vrai ; il a été artiste jusqu’au fond, dans la versification, comme dans le dictionnaire ; il n’a songé qu’à rendre son idée sensible, et il a eu raison, car c’est la meilleure moitié de l’art.

Beaucoup de gens disent quand on leur offre un volume de vers : « Ce sont des vers, je n’en lis pas, à la bonne heure, si le livre était en prose. » Ils font bien, car presque toujours l’ouvrage n’est que de la prose gênée par les vers. Un homme au collège s’est laissé dire qu’un vers est une ligne de douze syllabes sans élisions, laquelle finit par un son pareil à celui de la ligne voisine ; tout le monde peut fabriquer des lignes semblables, c’est affaire de menuiserie ; d’ailleurs il se souvient qu’il en a fait en latin, presque aussi bien que Claudien, bien plus joliment que Virgile ; maintenant que le voilà inspecteur des douanes, officier en retraite, il rabote et aligne des vers, compose des fables, traduit Horace, exactement comme d’autres, ses confrères, confectionnent des boîtes et des bilboquets avec un tour. Pour moi, j’aimerais mieux être obligé de commander une armée, que d’écrire ces terribles lignes non finies ; je trouve plus difficile de composer six beaux vers que de remporter une victoire ; en pareil cas du moins j’aurais la chance d’avoir un imbécile pour ennemi ; mes généraux me remplaceraient ; et il y a telle occurrence où les soldats tout seuls ont gagné la bataille. Mais trouver six beaux vers !200 — C’est que les vers sont tout autre chose que des lignes non finies. Je crois que s’ils ont tant de puissance, c’est qu’ils remettent l’âme dans l’état sensitif et primitif. Ceux qui ont inventé le langage n’ont point noté les objets par des signes abstraits à la façon des algébristes ; ils ont joué en leur présence et pour les exprimer un drame figuratif et une pantomime ; ils ont imité les événements avec leurs attitudes, avec leurs cris, avec leurs regards, avec leurs gestes ; il les ont dansés et chantés.201

Un poëte indien, dit la légende, vit tomber à ses pieds une colombe blessée, et, son coeur soulevé en sanglots ayant imité les palpitations de la créature mourante, cette plainte mesurée et modulée fut l’origine des vers. Encore aujourd’hui, sous tant de raisonnements accumulés, la nature sympathique persiste. Notre corps se redresse à la vue d’un noble chêne ; notre main décrit une ligne sinueuse à l’aspect d’une eau ployante et penchée ; notre pas se mesure sur le rythme d’un air que nous entendons. Les sons nous pénètrent et retentissent en passions au plus profond de notre coeur ; le monde extérieur trouve encore son écho en nous-mêmes, et notre vieille âme entourée et façonnée par la grande âme naturelle palpite comme autrefois sous son contact et sous son effort. C’est pour cela que l’homme qui peut traduire sa pensée par des sons et des mesures prend possession de nous ; nous lui appartenons et il nous maîtrise ; nous ne lui donnons pas simplement la partie raisonnante de notre être ; nous sommes à lui, esprit, coeur et corps ; ses sentiments descendent dans nos nerfs ; quand l’âme est neuve, par exemple chez les peuples jeunes et les barbares, il est puissant comme un prophète ; Eschyle202 renvoyait ses spectateurs « tout agités par la furie de la guerre. » Et nous aujourd’hui si âgés, si lassés, si dégoûtés de toute pensée et de tout style, nous recevons de lui une sensation unique qui nous reporte dans l’étonnement et la fraîcheur des premiers jours.

Ce n’était pas assez, pour donner à la fable l’air naturel, de ployer l’alexandrin et de chiffonner la roide draperie classique. Si la fable n’eût employé qu’un seul mètre, elle eût perdu la moitié de sa vérité et de son agrément : car l’alexandrin a beau s’humaniser, il garde toujours un air solennel ; douze syllabes sont un trop long vêtement pour une pensée légère et folâtre ; elle s’embarrasse dans les plis de ce manteau magnifique, et ne peut marcher que d’un air sérieux et compassé. Si gracieux et si naturel que soit la Fontaine, ses Filles de Minée, ses poëmes d’Adonis, de Philémon et de Baucis ont quelque chose de monotone. Les idées semblent s’y aligner avec les vers comme des soldats à la parade. Sous cette discipline des sons et de la mesure, elles perdent leur mouvement spontané et leur liberté native. L’effet est aussi malheureux quand les vers sont petits. La pensée court sans pouvoir s’arrêter sur les idées principales. Les rimes qui reviennent à courts intervalles, pressées, étourdissantes, comme le bruit d’une roue qui tourne, entraînent l’esprit avec l’oreille, et on arrive au bout de la pièce sans avoir rien remarqué. Plusieurs fables, Jupiter et les Tonnerres, les Vautours et les Pigeons, le Rat de ville et le Rat des champs203, prouvent que le mètre uniforme eût fait tort à la pensée poétique, et que le génie ne peut rien contre la nature des choses. Qu’on réserve l’alexandrin pour le drame et la tragédie, à la bonne heure : les personnages parlent d’un ton sérieux et soutenu. Qu’on garde les petits vers pour la poésie légère : la pensée vole alors aussi légèrement qu’eux. Mais dans les fables, où les pensées sérieuses et gaies, tendres et plaisantes, se mêlent à chaque instant, nous voulons des vers de mesures différentes et des rimes croisées.

Il faut pourtant que cette variété et cet entrecroisement ne soient pas symétriques ; sans quoi, la fable prend l’air d’une ode ou d’une chanson.

Un corbel si était
En un arbre et mangeait
Un petit de fromage.
Renard l’a avisé,
Qui tôt fut apensé
De lui faire dommage

Dit Renard : « Par ma foi.
En tout ce mont ne sai
Nulle si belle bête,
Comme vous, dom Corbel
Car fussé-je si bel
Et de corps et de tête.204

Les deux strophes prouvent assez combien il est dangereux d’accepter un rythme trop musical. On voudrait chanter cette fable, et on oublie les idées pour la mélodie. Dans la Fontaine, le chant du vers n’efface pas l’idée, il la marque ; il n’en écarte pas l’esprit, il l’y applique. Il s’allonge, il s’accourcit, il tombe, il court, il s’arrête, selon tous les mouvements de l’âme. Ici ses courtes mesures et ses rimes symétriques sont pleines de gaieté.

Un mort s’en allait tristement
S’emparer de son dernier gîte :
Un curé s’en allait gaîment
Enterrer ce mort au plus vite.

On dirait à entendre ces vers, que le bonhomme fredonne une chanson entre ses dents. Ecoutez maintenant ces rimes accumulées et ses sons pressés qui expriment la volubilité et la loquacité. C’est comme le babil joyeux des cloches argentines, tintant et gazouillant un jour de Noël.

Le pasteur était à côté,
Et récitait à l’ordinaire
Maintes dévotes oraison.
Et des psaumes et des leçons,
Et des versets et des répons.
Monsieur le mort, laissez-nous faire
On vous en donnera de toutes les façons,

La multitude des rimes rapprochées étourdit le lecteur et l’accable sous le bruit, en même temps qu’elle oppresse son imagination sous les images, et agrandit l’objet décrit.

Un rat des plus petits voyait un éléphant
Des plus gros, et raillait le marcher un peu lent
    De la bête de haut parage,
    Qui marchait à gros équipage.
    Sur l’animal à triple étage,
    Une sultane de renom,
    Son chien, son chat et sa guenon,
Son perroquet, sa vieille et toute sa maison
    S’en allaient en pèlerinage.

Personne ne défend plus les théories de Delille et l’harmonie imitative. La vérité pourtant est que les grands poëtes seuls savent mettre d’accord l’expression et l’idée, la sensation et le sentiment. Ce long vers qui tombe sur un son étouffé ne peint-il pas à l’oreille la chute sourde du pesant sanglier ?

De la force du coup pourtant il s’abattit.

J’aime mieux cependant considérer dans cette table le mélange des mètres, remarquer les graves alexandrins employés à représenter les événements et les idées graves, puis deux petits vers au milieu d’une longue période choisis pour peindre un petit animal.

Cependant un sanglier, monstre énorme et superbe
Tente encor notre archer, friand de tels morceaux
Autre habitant du Styx : la Parque et ses ciseaux
Avec peine y mordaient ; la déesse infernale
Reprit à plusieurs fois l’heure au monstre fatale ;
De la force du coup pourtant il s’abattit.
C’était assez de biens. Mais quoi ! rien ne remplit
Les vastes appétits d’un faiseur de conquêtes.
Dans le temps que le porc revient à soi, l’archer
Voit le long d’un sillon une perdrix marcher.
    Surcroît chétif aux autres têtes.
De son arc toutefois il bande les ressorts
Le sanglier, rappelant les restes de sa vie,
Vient sur lui, le découd, meurt vengé sur son corps
    Et la perdrix le remercie.205

Nous dirions bien encore que la difficulté est exprimée dans cette coupe pénible et dans cette suspension lourde :

        La Parque et ses ciseaux
Avec peine y mordaient ;

qu’un peu plus loin le vers interrompu laisse l’esprit dans l’attente :

Dans le temps que le porc revient à soi, l’archer…

Mais cette critique pourra sembler minutieuse. Elle est vraie pourtant. L’idée périt si le vers ne se modèle pas sur elle. L’âme veut, pour subsister, un corps choisi pour la recevoir. Elle languit et s’altère avec lui ; elle a besoin de sa perfection et de sa santé et nous, qui la contemplons, nous avons beau nous attacher aux choses spirituelles, nous ne pouvons nous détacher des choses corporelles. Il faut que nos sens soient émus pour que notre âme soit émue. Il faut que la rapidité et la légèreté des sons nous égayent, pour que la pétulance et la vivacité de l’action nous amusent. Le critique, comme le philosophe, doit se souvenir qu’il a un corps, et le poëte n’est si puissant que parce qu’il s’en souvient toujours.

II §

C’est à condition d’y mettre une âme, et ce n’est pas chez La Fontaine qu’elle peut manquer. Ces mots si particuliers et si pittoresques, ces tournures si simples, ce mètre si imitatif et si varié, cette exacte imitation de la nature n’ôtent pas à son style la liaison et l’unité, qui rendent l’art supérieur à la nature. Il atteint, quand il en a besoin, l’ampleur des périodes, et la régularité des strophes. C’est d’ailleurs le propre de la poésie de faire des ensembles. Non-seulement, par l’analogie des sons, elle rend les idées sensibles ; mais encore, par l’arrangement des sons, elle forme les idées en groupes. Son chant soutenu rassemble les impressions que ses accents imitatifs ont produites, et de toutes les sensations notées une à une elle compose un air. — Les gens d’esprit et savants s’y sont trompés. Patru aurait voulu que La Fontaine ne mît pas ses fables en vers ; et Lessing plus tard écrivit les siennes en prose, prétendant ramener l’apologue à son expression naturelle. L’un trouvait que la brièveté est le principal ornement du conte, et que les vers le gâtent en l’allongeant. L’autre décidait que l’enseignement est l’unique but de la fable, et que les vers l’altèrent en l’embellissant. Il est heureux que La Fontaine ait négligé les avis de Patru et mérité les reproches de Lessing. Chez lui, si le mètre ne se remarque pas, il se sent. Ce sont des liens lâches et flexibles, mais ce sont des liens. A travers toutes les ondulations du rythme, il se conserve une mesure régulière qui garde une symétrie obscure, et aide la pensée à relier ses fragments épars. La répétition des rimes est une musique sourde, qui rappelle à l’esprit par la ressemblance des sons la ressemblance des idées, et simule par une union physique leur union morale. On joint involontairement l’idée présente à l’idée ancienne, en joignant la rime prononcée à la rime qu’on prononce. Ajoutez enfin que cette mesure et cette mélodie peu sensibles mais perpétuelles laissent, parmi toutes ces émotions diverses, une émotion unique qui est très-douce, l’émotion musicale et poétique ; de même que, sous les bruits et les sons toujours changeants de la campagne, court un long et doux murmure qui calme et charme notre âme, et que nous ne remarquons pas.

Mais cette vague liaison devient, quand il le faut, un enchaînement rigide ; et ces vers si libres, qui semblent courir à la débandade, se disciplinent, au souffle d’une pensée éloquente, en groupes serrés de solides périodes. La construction grammaticale devient rigoureuse comme celle d’un discours d’orateur, et les vers s’ordonnent suivant une loi fixe, pour ajouter leur symétrie à son unité.

Craignez, Romains, craignez que le Ciel quelque jour
Ne transporte chez vous les pleurs et la misère.
Et, mettant en nos mains, par un juste retour
Les armes dont se sert sa vengeance sévère
    Il ne vous fasse en sa colère
    Nos esclaves à votre tour.

Voilà la grande phrase oratoire, la période parfaite, et son cortège de propositions incidentes, enfermées les unes dans les autres, dont toutes les parties se tiennent comme les membres d’un corps vivant, et qui se porte d’un seul mouvement avec toute cette masse pour frapper un coup décisif. Mais l’enchaînement des vers n’est pas moins étroit. A l’extérieur, les rimes peuvent se détacher de celles qui précèdent et qui suivent, comme la phrase peut se séparer de celles qui l’entourent, comme la pensée peut se mettre à part de celles qui lui sont jointes, et la musique, la grammaire et la logique sont d’accord pour en former un tout distinct. A l’intérieur, les deux premières rimes appellent toutes les autres. Toutes s’opposent trois par trois à intervalles symétriques, et, si la symétrie manque à la dernière, c’est pour finir la phrase par un son plus plein et plus viril ; les mètres se disposent en deux rangées séparées et régulières, et la période est une strophe. D’où il suit que les sons s’appellent comme les idées et comme les phrases ; la logique, la grammaire et la musique s’accordent pour former un tout indissoluble. Elles en organisent le dedans, après l’avoir distingué du dehors.

Pardonnez-nous d’insister, et sur une phrase plus longue. En voici une telle qu’une oraison funèbre ou un discours d’académie n’en a pas de plus ample. On verra dans quelles minuties descend le tact d’un véritable artiste, et quelle est la puissance extraordinaire du chant. L’âme de l’auditeur se tend par contre-coup jusqu’à la hauteur de sa véhémence et de son énergie, et devient lyrique avec lui.

    Il dit que du labeur des ans
Pour nous seuls il portait les soins les plus pesants
Parcourant, sans cesser, ce long cercle de peines
Qui, revenant sur soi, ramenait dans les plaines,
Ce que Cérès nous donne et vend aux animaux :
    Que cette suite de travaux
Pour récompense avait de tous tant que nous sommes.
Force coups, peu de gré ; puis, quand il était vieux
On croyait l’honorer chaque fois que les hommes
Achetaient de son sang l’indulgence des dieux.

La période ici, sans se briser, est devenue un discours entier. A l’extérieur, elle est fermée et les rimes n’en demandent pas d’autres qui les complètent. A l’intérieur ; le second argument se distingue du premier par un changement subit du mètre, et s’y unit par une rime commune ; et, comme la gravité passionnée croît sans cesse, il se déploie en un double distique croisé, dont les longues mesures et les rimes alternatives captivent l’oreille et maîtrisent l’âme. Le vers tombe comme un chant solennel, avec l’autorité d’une sentence et la force d’une malédiction. Qu’on supprime cette unité musicale, en laissant l’unité grammaticale et l’unité logique, on verra ce que la première fournit aux autres.

« Il dit qu’il portait pour nous seuls les fruits les plus pesants du labeur des années ; parcourant sans s’arrêter de long cercle de peines qui ramène dans nos champs, en revenant sur soi, ce que Cérès nous donne et ce qu’elle vend aux animaux ; que cette suite de fatigues avait, de tous tant que nous sommes, pour récompense force coups, peu de gré ; puis que, quand il était vieux, on croyait l’honorer toutes les fois que les hommes achetaient l’indulgence des cieux au prix de son sang. »

Il fallait faire ainsi « le peseur de syllabes et le regratteur » de consonnes, et se hasarder jusqu’à la critique de Batteux et de Denys d’Halicarnasse, pour montrer que l’instinct d’un poète, même bonhomme, est aussi savant que la réflexion d’un philosophe.

***

Chapitre III.
Théorie de la fable poétique §

A quoi suis-je arrivé par cette longue analyse ? A dire que la poésie est l’art de transformer les idées générales en petits faits sensibles, et de rassembler les petits faits sensibles sous des idées générales ; de telle sorte que l’esprit puisse sentir ses pensées et penser ses sensations. Retournons la méthode, partons de cette vérité acquise et cherchons sur ce principe ce que doit être la poésie. Construisons la fable poétique. Opposons-la à une fable philosophique, qui ne sait qu’aligner des idées générales, et à la fable primitive qui ne sait qu’entasser de petits faits sensibles ; et voyons si la seconde recherche ne confirme pas la première, en conduisant par une autre voie au même but.

I, opposition de la fable philosophique à la fable poétique. §

I. Le regard du philosophe n’est pas celui que nous jetons d’abord sur les choses. Il démêle la nature de l’objet à travers la nuée des circonstances qui l’obscurcissent et la multitude des détails qui l’enveloppent. Le botaniste nous laisse considérer dans une plante les feuilles et les fleurs tout ensemble, les sinuosités de sa forme, les nuances de ses couleurs, la diversité des herbes qui l’environnent, la figure du sol où elle croît. Parmi les accidents qui la distinguent de son espèce, il dégage la forme commune qui la range dans son espèce, et ne considère en elle qu’une qualité et qu’un nom. Même choix s’il s’agit d’une action. Le moraliste ne regarde pas si elle est utile ou nuisible, bien ou mal conduite, liée à cet événement ou à cet autre, produite en ce lieu, à ce moment, à cette occasion, par cette personne, mais si elle est juste ou injuste ; il écarte ce cortège obscur de caractères accessoires et découvre dans la foule le droit, qui s’y cachait confondu. Savoir est donc considérer à part certains points d’un objet en négligeant le reste. La connaissance primitive devient science quand la vue d’abord complète devient partielle. La philosophie omet les détails de l’objet complexe, et ainsi le change en chose abstraite ; elle ne prend dans l’objet particulier que ce qu’il a de commun avec les autres, et ainsi le change en un être général ; elle ne l’observe complexe et particulier que pour l’apercevoir général et abstrait ; elle n’agit que pour altérer, dénaturer, transformer ; elle est un raisonnement continu, où les faits ne comptent que parce qu’ils prouvent des lois, où les êtres n’entrent que pour se résoudre en qualités, où les événements ne sont reçus que pour se fondre en formules ; elle ne part de la connaissance primitive que pour s’en écarter.

Composons une fable d’après cette méthode ; nous voulons démontrer une maxime de morale, et rien de plus. Nous rejetons donc tout ce qui ne concourt pas à la preuve ; si nous ajoutons un syllogisme à la morale, nous nous trouverons assez éloquents. Notre récit fait les prémisses, le précepte est la conclusion, et le conte tout entier n’est qu’un sermon. Mais que faire pour que l’aventure ne soit qu’une preuve ? Comment la disposer pour que la maxime en sorte d’elle-même ? Que doit-elle être pour se transformer dès l’abord en loi générale et en règle abstraite ? Aussi abstraite et aussi générale que possible. Elle cessera aisément d’être particulière et complexe si elle l’est à peine ; on en tirera tout de suite la maxime si elle n’est que la maxime elle-même mal déguisée. Notre narration ne sera donc que la répétition de notre morale ; nous dirons deux fois la même chose, d’abord sous forme de récit, ensuite sous forme de sentence ; nous aurons l’air d’être historiens, et nous ne serons que pédagogues. Nous mettrons d’abord le précepte à part : dans tout bon raisonnement, on distingue expressément la conclusion des preuves. Nous indiquerons en outre qu’il est la conclusion, afin qu’après l’avoir discerné on le reconnaisse. En géométrie, on met au bout du théorème : « C’est là ce qu’il fallait démontrer » ; dans nos apologues, nous mettrons en tête du précepte : « Voilà ce que la fable devait prouver. » Notre oeuvre prendra ainsi une forme mathématique, et montrera, jusque dans ses dehors, l’austérité solennelle de notre dessein. Nous pourrons alors entrer dans le récit, en tailler toutes les parties, émonder le luxe littéraire. Nos personnages ne seront que des vices, des vertus, des qualités pures, sous des noms de plantes et d’animaux. Décolorés et sans substance, ils laisseront briller à travers eux l’idée générale qu’ils renferment ; plus ils seront vides, plus ils seront transparents. Pour qu’ils se changent en arguments, il faut qu’ils ne soient plus des êtres : un portrait vivant pourrait attirer l’attention, et le spectateur oublierait l’instruction pour le plaisir ; une peinture détaillée pourrait égarer l’interprétation, et le spectateur laisserait la bonne conclusion pour la mauvaise ; si le Renard a trop d’esprit, on ne songera qu’à lui, ou qui pis est, il sera le héros. Nous ne laisserons donc ni source d’intérêt ni occasion d’erreurs, et nos personnages ne pourront ni amuser ni tromper. — Cette suppression des caractères supprimera l’action, car l’action est le mouvement et la vie, et nos acteurs sont immobiles et morts. Puisque le Renard n’est que la ruse en général, nous ne lui prêterons ni réflexions railleuses, ni discours persuasifs, ni démarche cauteleuse, ni contenance hypocrite, ni physionomie sournoise : nous le nommerons sans le décrire ; nous rapporterons ses paroles sans le faire parler lui-même. Descriptions, récits, dialogues, nous abrégerons tout, pour courir plus vite à la morale. Les plus courtes preuves sont les meilleures, et on se hâte quand on n’a souci que d’arriver. — Mais l’amour de la preuve, qui vient de retrancher les personnages et l’action, éteint aussi l’expression. Plus de ces mots hardis, saisissants, passionnés ; plus de ces métaphores vives et originales ; plus de ces phrases imitatives, de ces sons choisis, qui transforment les sentiments en sensations et pénètrent notre corps des émotions de notre âme. La science ne s’adresse qu’à l’esprit pur, elle n’emploie que des expressions ternes ; elle fuit les métaphores, toujours inexactes ; elle enchaîne les phrases monotones avec une régularité grammaticale, et ne consent jamais à amuser l’oreille par la musique des vers. Où trouver maintenant dans le style le portrait du poëte ? Un géomètre n’a point de style. Quand on ne cherche que le vrai, on ne mêle pas son émotion à ses arguments ; on respecte trop la vérité universelle pour y empreindre ses sentiments personnels ; c’est une lumière pure, dont on s’écarte pour ne pas l’offusquer. On ne trouvera donc dans notre fable ni comique, ni éloquence, ni tendresse ; point de ces accents qui révèlent un élan de l’âme, ni de ces saillies qui laissent deviner un sourire, ni de ces tons variés qui expriment les mouvements sinueux d’une imagination légère. Tout sera régulier, uniforme, sentencieux, sévère ; et notre recueil de préceptes, démontré par un recueil d’exemples, laissera le lecteur sans émotion, mais convaincu.

« Le Renard et la Panthère se disputaient le prix de la beauté ; la Panthère vantait surtout la beauté de son corps ; le Renard lui dit : « Combien suis-je plus beau, moi qui ai cette bigarrure, non sur le corps, mais dans l’esprit ! » Cette fable montre que la perfection de l’âme est préférable à la beauté du corps. »206

Voilà le modèle de la fable philosophique.

II. La fable poétique lui est opposée. Si le poëte reçoit du philosophe des idées générales et abstraites, c’est pour les transformer en êtres complexes et particuliers ; s’il conçoit la force qui produit une plante, c’est pour dresser dans l’air sa tige frêle et souple, étendre à l’entour des feuilles vertes et brillantes, épanouir au sommet la fleur parfumée, et répandre en son oeuvre le calme et l’harmonie qui ressemblent au bonheur. N’est-ce pas là le sentiment que respirent ces vers d’Homère ? Et Homère n’est-il pas l’âme poétique de la Grèce sous le nom d’un homme ?

« Tel est le fertile rejeton d’un olivier, qu’un homme nourrit dans un champ solitaire, où jaillit une eau abondante, beau, verdoyant, que balancent les souffles de tous les vents, et qui se couvre de fleurs blanches. »207

Ainsi, le poëte n’observe la cause primitive que, dans ses effets dérivés, la loi unique que dans son action multiple, la force intime que dans sa vie extérieure. Il la voit donc enrichie de ses détails et environnée de ses circonstances ; l’idée simple, tombant sur son esprit comme sur un prisme, se déploie en mille couleurs. Achille n’est pas seulement la force héroïque : c’est le jeune fils d’une déesse, le plus beau des Grecs, qui, outragé, pleure comme un enfant dans le sein de sa mère ; qui sur la grève solitaire chante avec la lyre en contemplant la mer immense ; qui console son ami affligé avec un accent aussi tendre et aussi ému que celui d’une jeune mère :

« Pourquoi pleures-tu, Patrocle, comme une enfant qui ne sait pas encore parler, qui court après sa mère afin qu’on la prenne, la tire par sa robe, et l’arrête, et la regarde en pleurant pour être portée dans ses bras ? »208 C’est le même homme dont « la voix d’airain, semblable au cri d’une trompette », renverse dans la plaine les Troyens et leurs chars, et qui, le pied sur la poitrine d’Hector suppliant, l’insulte et le menace : « Chien, ne me supplie ni par mes genoux ni par mes parents. Plaise aux dieux que ma colère et mon coeur me poussent à déchirer et à manger ta chair crue, tant tu m’as fait de mal. »209

C’est l’âme la plus violente et la plus douce, la plus généreuse et la plus sauvage, mobile et tempétueuse, mais vivante parce qu’elle est complexe et multiple, et poétique, parce qu’elle vit. La poésie défait donc l’oeuvre de la science ; elle reconstruit ce que l’autre avait décomposé ; elle rend à l’objet abstrait ses détails, et, ainsi, le change en chose complexe ; elle rend à l’être général ce qui lui appartient en propre, et ainsi le change en être particulier. Elle ne l’observe général et abstrait que pour le rendre particulier et complexe ; elle n’agit que pour réparer, reformer et créer. C’est une source fécondante où les lois n’entrent que pour se transformer en événements, où les idées ne sont admises que pour se condenser en objets, où les forces ne sont reçues que pour être déployées en actions. Elle ne s’éloigne du point d’arrivée que pour revenir au point de départ.

De là naît une nouvelle fable ; nous prétendons animer une maxime morale, et nous ne voulons rien de plus ; peu importe que nos preuves soient rigoureuses. Que le lecteur tire du récit ce précepte ou cet autre, s’il est intéressé ou ému, nous sommes contents ; notre démonstration est assez solide, si est belle, et la fable est utile dès qu’elle a plu. Mais comment donner la vie à un précepte ? Comment faire rentrer la sève dans cette plante desséchée qui gît au coin d’un herbier ? Puisqu’il y a dans l’apologue la maxime qui conclut, et le récit qui prouve, il faudra changer à la fois le récit et la maxime. Nous la retirerons de cette place invariable où elle semblait confinée par un syllogisme, nous la porterons tantôt au milieu, tantôt au commencement, et nous la ferons voyager par toute la fable. Nous l’effacerons souvent, car nous sommes poëtes, et non pédagogues. Que les auditeurs, après notre petit drame, se fassent, s’ils le veulent, la leçon à eux-mêmes ; notre seul devoir est de leur en fournir l’occasion. Si elle est exprimée, ce sera par accident, dans le discours d’un personnage. Ainsi placée, elle ne sera plus un précepte, mais un fait ; elle recevra la vie du récit dont elle est un membre, et sera active parce qu’elle concourt à une action. Si enfin l’usage impérieux nous contraint de la mettre à part, nous en ferons une exclamation, un regret, un souhait de poëte ; elle prendra un tour éloquent, comique ou touchant ; elle perdra son apparence didactique, en devenant un mouvement de l’âme ; on entendra, en l’écoutant, la voix passionnée d’un homme ; elle sera couverte sous un sentiment, et la poésie la revendiquera en jetant sur elle une poignée de ses fleurs. — Il sera facile alors d’animer le récit qui la confirme. Il est déjà tout préparé, puisqu’il contient les personnages, et nous n’avons qu’à leur rendre ce qui leur appartient. On ajoutera aux vices et aux vertus générales les traits particuliers qui leur sont propres : la violence du Loup, qui n’est qu’un brigand, ne sera pas la même que celle du Lion qui est un roi. On reconnaîtra dans chaque personnage son rang, son âge, son éducation, sa physionomie. On fera comme la nature, qui jette à profusion les qualités sur chaque objet, et ne souffre pas deux choses semblables dans l’univers. On remarquera que les êtres varient selon les temps et les lieux, et que, pour être vrai, il faut, avec les caractères, représenter les moeurs. On peindra donc ses contemporains et ses compatriotes ; on marquera les détails les plus délicats et les plus fugitifs du ton, du langage, des manières, et le poëte, sans y songer, deviendra historien. — Cette recomposition des personnages recomposera l’action. Ils sont si vivants et si présents dans l’imagination qu’on suit involontairement les changements de leur visage et les mouvements de leur âme. Plus de discours rapportés. Ils parlent eux-mêmes, avec esprit, véhémence ou tendresse ; ils discutent, et les réponses jaillissent sans qu’on les cherche ; ils délibèrent, et les raisonnements pressés s’ordonnent sans qu’on les range : le poëte écoute et ressent leurs émotions ; il raconte les détails, car les détails apparaissent d’eux-mêmes quand l’image de l’objet est vive et expresse. Ainsi, descriptions, récits, discours, tout s’est reformé, tout s’est ranimé de soi-même ; une fois rentrée au coeur, la vie a couru dans tous les membres. — Elle a pénétré d’abord dans les expressions. Les mots les plus familiers et les plus originaux sont accourus sur les lèvres, parce que seuls ils peignent tout l’objet d’un seul coup. Les constructions variées ont imité la variété de la pensée ; quand elle s’est rompue, la phrase s’est rompue avec elle, et le chant des mots sonores a noté par ses inflexions visibles les ondulations invisibles du sentiment. — Ainsi répandu dans l’oeuvre entière, le mouvement se communique au poëte. Il ne peut voir des êtres souffrants, heureux, passionnés, sans ressentir leur souffrance, leur bonheur, leur passion. Il mêle ses sentiments à son récit ; il juge ses personnages, il a oublié qu’ils sont des fictions ; il les raille ou en prend pitié, les gourmande ou les admire ; il monte avec eux sur le théâtre, et devient lui-même le principal spectacle ; nous connaissons dorénavant ses goûts, ses habitudes, son histoire même ; nous suivons à chaque ligne les mouvements de son imagination ou de son âme. Il ne reste plus rien maintenant des idées générales et abstraites ; les voilà dénaturées deux fois. Elles sont devenues des êtres particuliers et complexes, et se sont mêlées à des sentiments complexes et particuliers. La violence n’est plus une qualité pure ; elle est devenue un lion, et le lion de La Fontaine. Tout, dès lors, est varié, mobile, intéressant, animé ; chacun des mots qu’on touche en parcourant la fable soulève une foule de pensées incertaines et fugitives, comme chaque pierre qu’on déplace en suivant un chemin découvre une multitude d’êtres, de figures et de couleurs. La poésie alors est l’image de la nature.

II, opposition de la fable primitive à la fable poétique. §

N’est-elle que l’image de la nature ? ne fait-elle que renouveler cette première vue confuse d’où est sortie la science ? Non ; elle la répète en la transformant ; elle copie la nature, mais en la perfectionnant, et, comme une glace pure, en même temps qu’elle réfléchit les choses, elle leur prête sa lumière et sa beauté. Nous ne savons donc pas pleinement encore ce qu’est la fable poétique. Après l’avoir opposée à la science, qui forme la fable didactique, il faut l’opposer à la nature que copie la fable primitive. On a vu qu’elle est vivante, comme la nature ; on verra qu’elle est systématique, comme la science. Située entre les deux, elle en a les mérites sans les défauts.

I. La nature manifeste l’idée immortelle qui l’anime, mais par des oeuvres incomplètes et dispersées. Nul caractère ne s’y montre en même temps tout entier : le temps en éparpille les parties, et ne dévoile jamais à la fois qu’un seul coin du tableau ; aujourd’hui un sentiment, demain, un autre. Nous ne vivons que par parcelles, et la moitié de nous-mêmes est toujours écoulée, tandis que l’autre est à venir. Encore cet être successif est-il la plupart du temps languissant et inachevé. Entre ses apparitions éparses, que d’obscurité et de vide ! Combien d’actions indifférentes ! Que ce visage est terne, et qu’il est rare de le voir illuminé par un sentiment ! Le plus grand homme du monde s’occupe à manger, à dormir, à causer, à s’ennuyer, à effacer la grandeur et l’originalité de son caractère dans les petits détails communs d’une foule de petites actions communes, et le héros n’est héros que par exception. L’est-il au moins quand il essaye de l’être ? Non, les conditions lui manquent, les circonstances l’arrêtent ; il est impuissant à se dégager, et sa force mutilée ne le soulève qu’à demi. Qui de nous a jamais été jusqu’aux dernières bornes de la douleur, de la joie, de la haine ou de la tendresse ? Nous nous arrêtons à mi-chemin et l’imagination seule pousse jusqu’au bout de la carrière. Le vol de notre esprit est toujours plus puissant que celui de la nature, et nous concevons plus qu’elle ne peut fournir. Quand nous voyons un noble chêne, dont les racines s’enfoncent dans le sol comme des pieds d’athlète, étendre ses branches noires chargées de feuilles sonores, et dresser son tronc serré par l’écorce comme par des muscles tendus, nous l’imaginons plus grand et plus fort encore ; nous élargissons sa voûte, nous tordons son écorce, nous raidissons ses bras, nous couvrons sa masse sombre d’une plus riche lumière, et il nous semble alors que la nature n’a pu accomplir son dessein, que ses lois ont entravé son action, que son oeuvre n’est pas égale à son génie. Inachevé et brisé, tel est le spectacle primitif ; disséminée et incomplète, telle est la vue originelle ; et la connaissance, qui, à son début, reproduit servilement la nature, en reproduit la dispersion et l’imperfection.

Faisons une fable de cette vue primitive et que notre oeuvre soit une simple copie du réel. Nous aurons des caractères, une action, des dialogues, car tout cela est dans la nature et s’offre aux premiers regards. — Mais quels seront les caractères ? Trouvera-t-on dans chacun d’eux une empreinte profonde et originale ? Non, car la vue primitive ne découvre pas cette expression complexe et personnelle qui distingue un caractère de tous les autres. Je ne puis reconnaître du premier coup d’oeil quel est le naturel tout entier du Loup, quel mélange d’inquiétude, de violence, de sottise et de poltronnerie, compose sa physionomie. Je ne puis rassembler ses traits qu’à la longue, parce qu’ils sont dispersés dans ses différentes actions. Ajoutez que, si je suis un copiste exact, je ne pourrai mettre en relief cette expression principale : car les traits dominants et l’allure accoutumée sont en lui, comme en toute chose, cachés par les traits accessoires et les mouvements accidentels. Le caractère ne sera donc ni assez dégagé, ni assez complet. J’aurai trop de détails indifférents et trop peu de traits nécessaires. Il sera à la fois indistinct et inachevé ; il ne touchera que confusément et faiblement : dans la galerie des portraits, tous seront semblables, et aucun saisissant. — Même défaut dans l’action, puisqu’elle dépend des caractères. Notre acteur parlera, car le personnage réel parle, mais longuement et languissamment. En effet, quand deux personnes conversent, vont-elles droit au but ? Le discours ne se traîne-t-il pas en détours interminables ? Si la passion y jaillit, n’est-ce pas une saillie, et si l’éloquence y éclate, un hasard ? A peine trois ou quatre points brillants sur un fond uniforme et terne ; le reste n’est que monotonie et confusion. Nous répéterons donc la même pensée sous toutes sortes de formes ; nous la reprendrons après l’avoir quittée ; nous la reproduirons encore une fois hors de sa place naturelle ; nous la répandrons partout, faute de savoir la concentrer. Ainsi dissoute, elle languira ; en perdant sa brièveté, elle perdra son énergie ; en se multipliant, elle s’évanouira. — Que deviendra le style dans cet affaiblissement de l’action et des caractères ? Il gardera encore l’harmonie des vers, car l’esprit didactique n’est pas là pour porter la fable dans le pays de la pensée pure, et couper toutes les racines par qui elle tient au domaine des sens. Mais il se déroulera uniforme, décoloré, avec un abandon enfantin, comme une longue complainte ; ce sera le bruit régulier, sourd, incessant et doux d’une eau molle et terne où nulle image ne se reflète, où toute lumière s’éteint, où tout mouvement s’alanguit, qui s’attarde en longs détours, et à qui l’on s’abandonne immobile et presque endormi. — L’auteur s’effacera comme les personnages. Aucun sentiment ne pourra naître en lui à l’aspect de ces figures indistinctes et de ces actions si peu parlantes. Pour soulever une émotion violente, il faut un amas de traits pathétiques. Pour exciter un intérêt soutenu, il faut une suite de physionomies expressives. On ne le verra donc ni s’intéresser ni s’émouvoir. A peine de temps en temps distinguera-t-on en lui un nuage de tristesse, un sourire d’ironie, un effort incertain d’éloquence, et on le quittera sans l’avoir connu.

Telles sont les fables du moyen âge. On va voir ce qu’est devenue celle d’Esope en entrant dans ce monde nouveau.

L’ourse, pour sa peau déguisée,
En voulait être mieux prisée,
Autres dient que c’est une bête
Qui de la pel et de la tête
Ressemble à la belle panthère,
A qui autre ne s’accompère,
Tant par y a couleur diverse.
L’on dit qu’elle repaire (se trouve) en Perse.
Et si dit, par l’âme son père
Que bêtes à lui ne se père (compare)
De noblesse ni de beauté :
Car au monde n’a pas auté (pareil).
Et pour ce le grève et dédaigne
Qu’autre bête à lui s’accompaigne
D’ours, de cheval ni de lion.
Ne doit-on faire mention.
Envers lui, celui est avis,
Tous lui semblent sales et vis (vilains).
Le renard, qui tant sait de guille (ruses)
Vit que cil déprise et aville
Les autres, et se prise et se loue ;
Si lui dit en faisant la moue :
« Ainsi cuides-tu que mieux vaille,
Pour ta peau où tant a de mailles,
Dont les deux, non mie les trois,
Ne valent pas un petit pouois (poids)
Tu te fais de ta peau moult cointes
Pour les mailles qui y sont pointes (peintes)
Mais je ne pris rien tel peinture
Ni ne me fi, ni n’asségure.
Pour ce les autres ne déprise,
Si Dieu a en toi beauté mise.
Car un laid sage est plus prisé
Que n’est un beau fol déguisé.
Beauté ne vaut rien sans savoir :
L’un et l’autre fait bon avoir.
Telle est la très-vraie noblesse
Qui nobles moeurs en coeur adresse
Le noble coeur trétout surmonte.
Le noble coeur les membres dompte », etc.210

II. La poésie va transformer cette fable enfantine comme elle a transformé la fable philosophique. Voyons avec quels moyens et par quelle vertu.

Les oeuvres poétiques surpassent en les imitant les oeuvres naturelles. L’artiste achève ce que la nature ébauche, et résume ce qu’elle disperse. Il crée comme elle, et d’après elle, mais sans défaillance ni interruption ; il fait autrement parce qu’il fait mieux, et ses copies sont toujours des inventions. Pourquoi un portrait est-il une oeuvre d’art ? C’est que le peintre n’a pas seulement reproduit les couleurs et les traits de son modèle. A travers tant d’expressions changeantes, il a saisi l’expression dominante, il a rassemblé les pensées diverses, pour en conclure la pensée unique, et il a deviné l’âme à travers le corps. Aussitôt sa main s’est trouvée guidée. Parmi les lignes, les teintes et les attitudes, il n’a plus vu que celles qui exprimaient ce caractère deviné. Elles sont venues d’elles-mêmes se placer sur sa toile, et le reste, qui méritait de périr, a péri ; le personnage est ici tout entier, et non plus épars entre hier, aujourd’hui et demain ; ses traits, qui, désunis, languissaient, une fois réunis, saisissent. Sa sottise ou sa grandeur, accumulée sur un seul point, se centuple ; la figure la plus vulgaire devient expressive, et intéresse, parce que l’esprit y aperçoit toute une vie en raccourci. Créer n’est donc que choisir, parce que choisir, c’est rassembler et agrandir. L’ambition est dans chaque homme comme dans Macbeth, et le poëte a pu l’observer dans toutes les âmes ; mais elle y a été mutilée ou étouffée par les circonstances, par l’éducation, par la froideur du tempérament, par la mobilité du caractère. Plantons ce germe dans un sol convenable ; choisissons une âme faible de volonté, facile aux séductions, accoutumée à l’action, à qui les idées s’attachent d’une prise subite, et que ses desseins obsèdent comme des fantômes. Au premier espoir du trône :

« Ma pensée, où le meurtre n’est encore qu’imaginaire, ébranle tellement mon pauvre être d’homme, que l’action y est étouffée dans l’attente, et que rien n’est que ce qui n’est pas ! »211

Vienne l’occasion, et l’ambition, nourrie par toute la véhémence et toute la ténacité de cette imagination exaltée, se tournera en démence, et l’homme, poussé de crime en crime par un destin intérieur, hors de soi, les yeux fixés vers ses visions funèbres, marchera, à travers les meurtres, vers sa ruine inévitable. Pour susciter cette passion immense, il a suffi d’assembler quelques conditions qui étaient dans la nature, et que la nature n’avait pas assemblées.

Ainsi, quand le fabuliste voudra composer des caractères, il ne prendra, au milieu des traits naturels, que les traits expressifs. Il ne verra dans le lion que l’animal royal, et la noble bête sera toujours majestueuse comme Louis XIV, « qui en jouant au billard conservait l’air du souverain du monde. » Il ne peindra les qualités diverses que pour les rapporter à la qualité principale qui engendre toutes les autres. Il voudra toujours, sous les apparences variées, démêler l’être unique, et ne donnera les détails dérivés que pour faire comprendre la cause primitive. S’il prête un discours à un personnage, il en fera un tout indissoluble, où chaque phrase prouvera la conclusion, où le syllogisme intraitable se cachera sous les dehors de la passion, où le but, comme un moteur souverain, produira, disposera, conduira toute la machine et tous les mouvements. S’il décrit un paysage, les détails seront choisis pour faire tous la même impression ; ils seront ordonnés pour faire tour à tour une impression plus grande ; ils seront ordonnés et choisis pour laisser dans l’âme un même sentiment sans cesse accru. Alors naîtra le vrai style poétique : la liberté des tournures, la variété des mètres, l’irrégularité des rimes et l’allure onduleuse de la phrase, ne détruiront pas l’unité de la période et la mélodie réglée des vers ; la diversité et l’aisance de la prose s’allieront à l’enchaînement et à la symétrie de la poésie ; et la fable sera en même temps une conversation et un chant. Mais les sentiments ainsi imprimés dans les spectateurs s’imprimeront dans le premier spectateur de l’oeuvre, qui est le poëte. Il sera lui-même ému ou amusé par son récit, et sa parole reprendra un accent. A chaque instant, il jugera l’action ou le personnage, et ce jugement sera un résumé ; une louange, un reproche, un mot de compassion, un sourire moqueur, sont des conclusions sous lesquelles se groupent toutes les parties d’une aventure. Ainsi réunis par un nouveau lien, les objets et les événements prennent un nouveau relief. Le fabuliste poëte est donc involontairement un systématique. Son oeuvre a la vie des objets réels, puisqu’elle est, comme eux, complexe et particulière ; mais elle n’a pas leurs défaillances et leur désordre, puisque l’idée intérieure qui l’a construite lui communique sa plénitude et son unité. Elle a la grandeur et l’harmonie des idées pures, puisqu’elle a pour âme une idée pure ; mais elle n’en a pas l’immobilité et le vide, puisqu’elle est remplie de détails et d’action. Cette fable qui répète la nature et que gouverne la logique, où l’unité de la cause ordonne la variété des effets, où la variété des effets anime l’unité de la cause, qui intéresse comme un être vivant et qui instruit comme un raisonnement, est la fable de La Fontaine.

        Le singe avec le léopard
        Gagnaient de l’argent à la foire ;
        Ils affichaient chacun à part.
L’un deux disait : « Messieurs, mon mérite et ma gloire
Sont connus en bon lieu ; le roi m’a voulu voir,
        Et si je meurs, il veut avoir
Un manchon de ma peau, tant elle est bigarrée,
        Pleine de taches, marquetée,
        Et vergetée, et mouchetée. »
La bigarrure plaît : partant, chacun le vit.
Mais ce fut bientôt fait, bientôt chacun sortit.
Le singe de sa part disait : « Venez, de grâce,
Venez, messieurs, je fais cent tours de passe.
Cette diversité dont on vous parle tant,
Mon voisin Léopard l’a sur moi seulement ;
Moi, je l’ai dans l’esprit. Votre serviteur Gille,
        Cousin et gendre de Bertrand,
        Singe du pape en son vivant,
        Tout fraîchement en cette ville
Arrive en trois bateaux exprès pour vous parler :
Car il parle, on l’entend ; il sait danser, baller,
        Faire des tours de toute sorte,
Passer en des cerceaux, et le tout, pour six blancs.
Non, messieurs, pour un sou. Si vous n’êtes contents
Nous rendrons à chacun son argent à la porte. »

Le singe avait raison : ce n’est pas dans l’habit
Que la diversité me plaît, c’est dans l’esprit.
L’une fournit toujours des choses agréables,
L’autre en moins d’un moment lasse les regardants.
Combien de grands seigneurs, au léopard semblables.
        N’ont que l’habit pour tous talents !212

Ce même sujet trois fois raconté distingue les trois sortes de fables. Les unes, lourdes, doctes, sentencieuses, vont, lentement et d’un pas régulier se ranger au bout de la morale d’Aristote, pour y reposer sous la garde d’Esope. — Les autres, enfantines, naïves et traînantes, bégayent et babillent d’un ton monotone dans les conteurs inconnus du moyen âge. — Les autres, enfin, légères, ailées, poétiques, s’envolent, comme cet essaim d’abeilles qui s’arrêta sur la bouche de Platon endormi, et qu’un Grec aurait vu se poser sur les lèvres souriantes de La Fontaine.

* * *

Conclusion §

J’ai voulu montrer la formation complète d’une oeuvre poétique et chercher par un exemple en quoi consiste le beau et comment il naît.

Une race se rencontre ayant reçu son caractère du climat, du sol, des aliments, et des grands événements qu’elle a subis à son origine. Ce caractère l’approprie et la réduit à la culture d’un certain esprit comme à la conception d’une certaine beauté. C’est là le terrain national, très-bon pour certaines plantes, mais très-mauvais pour d’autres, incapable de mener à bien les graines du pays voisin, mais capable de donner aux siennes une sève exquise et une floraison parfaite, lorsque le cours des siècles amène la température dont elles ont besoin. Ainsi sont nés La Fontaine en France au dix-septième siècle, Shakspeare en Angleterre pendant la Renaissance, Goethe en Allemagne de nos jours.

Car le génie n’est rien qu’une puissance développée, et nulle puissance ne peut se développer tout entière, sinon dans le pays où elle se rencontre naturellement et chez tous, où l’éducation la nourrit, où l’exemple la fortifie, où le caractère la soutient, où le public la provoque. Aussi plus elle est grande, plus ses causes sont grandes ; la hauteur de l’arbre indique la profondeur des racines. Plus un poëte est parfait, plus il est national. Plus il pénètre dans son art, plus il a pénétré dans le génie de son siècle et de sa race. Il a fallu la finesse, la sobriété, la gaieté, la malice gauloise, l’élégance, l’art et l’éducation du dix-septième siècle pour produire un La Fontaine. Il a fallu la vue intérieure des caractères, la précision, l’énergie, la tristesse anglaise, la fougue, l’imagination, le paganisme de la Renaissance pour produire un Shakspeare. Il a fallu la profondeur, la philosophie, la science, l’universalité, la critique, le panthéisme de l’Allemagne et du dix-neuvième siècle pour produire un Goethe. Par cette correspondance entre l’oeuvre, le pays et le siècle, un grand artiste est un homme public. C’est par elle qu’on peut le mesurer et lui donner son rang. C’est par elle qu’il plaît à plus ou moins d’hommes et que son oeuvre reste vivante pendant un temps plus ou moins long. En sorte qu’on doit le considérer comme le représentant et l’abrégé d’un esprit duquel il reçoit sa dignité et sa nature. Si cet esprit n’est qu’une mode et règne seulement quelques années, l’écrivain est un Voiture. Si cet esprit est une forme littéraire et gouverne un âge entier, l’écrivain est un Racine. Si cet esprit est le fond même de la race et reparaît à chaque siècle, l’écrivain est un La Fontaine. Selon que cet esprit est passager, séculaire, éternel, l’oeuvre est passagère, séculaire, éternelle, et l’on exprimera bien le génie poétique, sa dignité, sa formation et son origine en disant qu’il est un résumé.

C’est qu’il fait des résumés, et les meilleurs de tous. En cela, les poëtes sont plus heureux que les autres grands hommes. Sans doute un philosophe comme Hobbes ou Descartes, un érudit comme Henri Etienne, un savant comme Cuvier ou Newton résument à leur façon le large domaine qu’ils se sont choisi ; mais ils n’ont que des facultés restreintes ; d’ailleurs ils sont spéciaux, et ce champ où ils se retirent ne touche que par un coin la promenade publique où circulent tous les esprits. L’artiste seul prend cette promenade pour domaine, la prend tout entière, et se trouve muni, pour la reproduire, d’instruments que nul ne possède ; en sorte que sa copie est la plus fidèle, en même temps qu’elle est la plus complète. Car il est à la fois philosophe et peintre, et il ne nous montre jamais les causes générales sans les petits faits sensibles qui les manifestent, ni les petits faits sensibles sans les causes générales qui les ont produits. Son oeuvre nous tient lieu des expériences personnelles et sensibles qui seules peuvent imprimer en notre esprit le trait précis et la nuance exacte ; mais en même temps elle nous donne les larges idées d’ensemble qui ont fourni aux événements leur unité, leur sens et leur support. Par lui nous voyons les gestes, nous entendons l’accent, nous sentons les mille détails imperceptibles et fuyants que nulle biographie, nulle anatomie, nulle sténographie ne saurait rendre, et nous touchons l’infiniment petit qui est au fond de toute sensation ; mais par lui, en même temps, nous saisissons les caractères, nous concevons les situations, nous devinons les facultés primitives ou maîtresses qui constituent ou transforment les races et les âges, et nous embrassons l’infiniment grand qui enveloppe tout objet. Il est à la fois aux deux extrémités, dans les sensations particulières par lesquelles l’intelligence débute, et dans les idées générales auxquelles l’intelligence aboutit, tellement qu’il en a toute l’étendue et toutes les parties, et qu’il est le plus capable, par l’ampleur et la diversité de ses puissances, de reproduire ce monde en face duquel il est placé.

C’est parler bien longtemps que d’écrire un volume à propos de fables. Sans doute la fable, le plus humble des genres poétiques, ressemble aux petites plantes perdues dans une grande forêt ; les yeux fixés sur les arbres immenses qui croissent autour d’elle, on l’oublie, ou, si l’on baisse les yeux, elle ne semble qu’un point. Mais, si on l’ouvre pour examiner l’arrangement intérieur de ses organes on y trouve un ordre aussi compliqué que dans les vastes chênes qui la couvrent de leur ombre ; on la décompose plus aisément ; on la met mieux en expérience ; et l’on peut découvrir en elles les lois générales, selon lesquelles toute plante végète et se soutient.

FIN

* * *