Albert Thibaudet

1936

Réflexions sur la littérature

2014
Source : ATILF http://atilf.fr/, Frantext, L639

1. Une thèse sur le symbolisme §

À ce fait qu’une thèse sur le symbolisme a été soutenue en Sorbonne, il serait naïf d’attribuer une importance particulière, et d’y voir une revanche, ou un signe des temps. La coutume s’est établie, de juger avec une impartialité d’intention, plus ou moins éclairée, le mouvement symboliste. Vraiment le symbolisme a mis moins de temps que le romantisme ou le Parnasse à devenir historique, à laisser tomber autour de lui la poussière dorée du combat.

Peut-être cela tient-il en partie à ce que le dernier mot de Moréas : « les écoles, c’est des bêtises » (il le savait, en ayant fondé deux ou trois) est entré dans la science littéraire ; le « manifeste » paraît bien aujourd’hui un genre mort.

Nous n’avons donc pas à voir si cette thèse est significative, mais simplement si elle est bonne.

J’écris ceci loin de France, je ne sais quel accueil la Sorbonne a fait à M. Barre, ni ce que fut la soutenance, mais visiblement l’auteur n’était pas préparé à écrire son livre, et il n’a fait, en ce qui dépendait de lui, que peu de choses pour s’y préparer. On ne saurait étudier une période d’une littérature sans avoir une opinion sur les grandes questions de cette littérature, sans pouvoir rattacher son sujet à une continuité, ou bien l’en distinguer. Plus spécialement, il fallait ici avoir réfléchi beaucoup sur l’histoire et sur la technique du vers français. Pour faire juger si c’est ou non le cas de M. Barre, je cite ces quelques lignes, puisées au hasard, page 39 :

« Quant au rythme, si Victor Hugo a dépassé Lamartine, il n’a pas été plus loin que Vigny.

Après lui il a pratiqué la césure mobile et l’enjambement… il n’a pas inventé de mètres nouveaux. Il s’est borné à faire consciemment ce que Lamartine avait fait par négligence, et Vigny par souci d’harmoniser la forme avec la pensée qu’elle traduisait. Que le sens du rythme soit infiniment plus puissant chez Victor Hugo que chez Vigny, cela peut-il seulement être discuté ? Ce n’est pas après Vigny (dont le vers est assez classique) que Victor Hugo a pratiqué l’enjambement, c’est après Chénier qui avait déjà influé sur Vigny. Victor Hugo, il est vrai, n’a pas inventé de mètres nouveaux, mais d’une part le symbolisme lui-même a montré par ses essais que le champ ouvert à l’invention métrique est fort limité, et d’autre part, Victor Hugo a dépassé de loin Ronsard dans l’invention de combinaisons métriques nouvelles, de strophes ou plutôt d’associations de strophes selon le mouvement oratoire ou poétique (ce qui est en somme de l’invention métrique). La négligence de Lamartine est une demi-légende, créée par lui-même ; elle ne s’applique qu’à ses vers faibles et à sa prose ; ses belles pièces, dont nous avons quelquefois les brouillons, travaillées longuement, sont au contraire de magnifiques victoires sur sa facilité.

Enfin, je ne vois pas ce que Vigny a fait, dans l’ordre “métrique”, par souci d’harmoniser la forme avec la pensée qu’elle traduisait : une forme, chez un poète, ne traduit jamais une pensée, c’est la critique qui traduit par des pensées les formes indivisibles qu’a créées le poète, — et s’il y a quelques exceptions, si la forme et la pensée parfois se distinguent, se raccordent mal, chevauchent sensiblement, il se trouve que Vigny, plus que personne, nous les fournirait. »

Je ne puis signaler tous les détails de ce genre, qui arrêtent et étonnent désagréablement le lecteur.

Je relève seulement les erreurs qui portent soit sur la méthode, soit sur les points vifs du sujet.

Celui qui voudra, après M. Barre, reprendre cette étude d’ensemble, devra se documenter tout autrement que lui. Dans une question d’histoire littéraire où l’imprimé foisonne, sa bibliographie va au hasard, ou plutôt elle est inexistante.

(Qu’en a pensé M. Lanson ?) Écrire un article sur le symbolisme et la presse était une bonne idée, mais il y fallait autre chose qu’une suite de seize coupures plus ou moins arbitraires, et pourquoi l’arrêter à 1891 ? Pourquoi relever, tout au long, des articles d’un certain André Vervoort dans une certaine France libre, ou d’un Putter-Laumann dans une justice à laquelle M. Clemenceau ne put trouver de lecteurs, et laisser de côté un journaliste alors célèbre, dont les symbolistes firent à bon droit une de leurs têtes de turc, Henry Fouquier ? De 1891 à 1900, époque à laquelle, théoriquement du moins, M. Barre conduit son histoire, il eût trouvé l’occasion de mentionner des incidents de presse beaucoup plus significatifs : des campagnes littéraires à la Cocarde de Barrès (1894), celle entre autres de M. Camille Mauclair contre « Casimir Zola » ; les coups de boutoir de Zola, au Figaro (1896), contre les poètes nouveaux ; au supplément du Figaro (1894), la série des portraits : Ceux d’aujourd’hui. Ceux de demain, que publiait Bernard Lazare ; la publication (vers 1896) par l’Écho de Paris, dont le tirage et l’influence étaient alors considérables, des poèmes de M. Henri De Régnier et de M. Viélé-Griffin chaque semaine ; l’article de M. René Doumic dans la Revue des deux mondes à l’occasion des portraits du prochain siècle. Tout cela, bon ou mauvais, eut sur le goût public une influence précise.

Avec la même légèreté que parmi les journaux, M. Barre s’en va dans les livres. Le chapitre sur les milieux symbolistes comprend trois divisions, les cercles, les revues, les écoles. Or, ni les hydropathes, ni les hirsutes, ni le Chat noir, sur lesquels M. Barre égrène complaisamment des anecdotes, ne furent des milieux symbolistes. N’eût-il pas mieux valu brosser quelques pages sur les représentations de l’œuvre, ou les mardis de Mallarmé, dont il ne dit pas un mot ? Il s’est documenté dans deux livres de souvenirs, celui de Goudeau et celui de Byvanck. Il n’a pas songé à une source aussi intéressante qu’importante : les romans. Les frères Leblond ont pu écrire un livre, l’Histoire de la société française sous la troisième république, d’après les seuls romans. Pourquoi M. Barre n’a-t-il pas lu, à défaut des Kamtchatka de M. Léon Daudet ou de la Seule nuit de M. Adolphe Retté, qui sont des satires violentes et sans mesure, au moins le Soleil des morts de M. Camille Mauclair ? Il y eût trouvé un tableau curieux et sincère du mouvement littéraire dans la jeunesse littéraire de 1898, — à condition, bien entendu, de n’être pas dupe, et de savoir interpréter un document naïf.

Pour se renseigner sur les idées du symbolisme, M. Barre a employé une méthode d’autant plus dangereuse qu’elle paraît d’abord très naturelle.

Il s’est adressé aux poètes eux-mêmes. Il a tant bien que mal agencé en corps de doctrine les réflexions, les élucubrations, parfois les divagations de chacun sur la chose poétique. Et cela ne lui était pas défendu, mais encore fallait-il procéder avec critique. Il fallait observer que des théoriciens du symbolisme, comme Mm Charles Morice, Rémy De Gourmont, Robert De Souza (poètes par occasion et le dernier mieux que cela) formulèrent beaucoup plus heureusement que des poètes plus notoires les idées de l’école.

Il fallait surtout faire une différence entre des esprits cultivés comme Mallarmé, et des impulsifs comme Verlaine. Commencer un chapitre sur Verlaine par une étude sur « son esthétique, ses opinions en littérature et en art » me paraît étrange. Je sais bien qu’il n’avait rien de commun avec le Choulette du Lys rouge, qu’il cachait certaines parties de finesse et de clairvoyance ; mais puis-je prendre au sérieux une “esthétique” que M. Barre va chercher dans épigrammes et invectives, divagations incohérentes ramassées par un éditeur pratique dans les mégots du café François Ier ?

Quelle lumière cette lanterne sale du pauvre poète peut-elle jeter sur la bonne chanson et sur sagesse ? je ne fais pas le même reproche à M. Barre quand il expose, de façon assez intelligente et précise (c’est la meilleure partie de son livre) les idées de M. Ghil et de M. Kahn sur la réforme poétique.

Mais, en somme, il eût vu beaucoup plus clair dans tout cela s’il eût renversé l’ordre de son exposition, étudié d’abord les œuvres de chaque poète, puis, à titre d’indication, les doctrines que le poète a cru imaginer, ou qu’il a empruntées à quelque source extérieure, lorsqu’il s’est mis à réfléchir sur le sens de son œuvre. C’est à cette place que l’on situerait par exemple, chez Corneille ou Victor Hugo, les discours sur le poème dramatique, ou William Shakespeare. La troisième partie du livre est consacrée aux maîtres du symbolisme, qui sont, d’après M. Barre, Verlaine, Mallarmé et Moréas.

Le chapitre sur Verlaine est occupé en grande partie par des considérations sur son esthétique (nous savons ce qu’il en faut penser) et sur sa conception de l’amour, qui est des plus banales.

Son évolution poétique, des Poèmes saturniens jusqu’à l’instrument faussé et à la voix disloquée de ses derniers recueils, eût pourtant fourni matière à une étude intéressante. Verlaine étant déjà fourbu quand le symbolisme l’adopta et le tira de l’obscurité. Il fallait signaler les poèmes, généralement mauvais, où il essaie naïvement de se plier aux modes de l’école qui reconnaissait en lui son père : c’est ainsi que le Chateaubriand des Mémoires d’outre-tombe imitait de près les procédés romantiques, et soignait après coup sa paternité.

Il y a dans l’étude sur Mallarmé un essai louable pour pénétrer, avec Mockel et Mauclair pour guides, l’esthétique du poète. Mais que d’erreurs ! Le démon de l’analogie donne lieu à une explication d’abord psychologique : faute de la voir, M. Barre attribue à ce morceau une importance poétique qu’il n’a pas. — La part de l’intentionnel et du conscient est fort exagérée ; nul poète plus que Mallarmé n’est mené, tyrannisé, par les mots, les images, les associations les plus accidentelles et les plus imprévues ; comme poète, il est ici plus près des romantiques et de Verlaine que des classiques et de Baudelaire. Quelques remarques justes sur sa syntaxe, mais que « le verbe joue dans sa phrase un rôle capital », c’est juste le contraire de la vérité ; l’idéal de Mallarmé serait plutôt de l’éliminer. — Surtout, et bien que cela soit répété partout, il n’a pas « transposé en littérature une méthode de composition spéciale à la musique » (si ce n’est dans un coup de dés, son dernier ouvrage, dont M. Barre ne dit d’ailleurs rien). Il n’avait ni la culture ni peut-être l’oreille d’un musicien : lui-même, dans bucolique, nous dit qu’il vint tard à la musique, et par curiosité de lui confronter une poésie née hors de son influence.

De ces trois « maîtres », le seul qui paraît à M. Barre approcher de la perfection est Moréas — le Moréas des Stances. Il se réfère ici à l’opinion de M. Faguet : « la forme est admirable, écrit au sujet des Stances M. Émile Faguet, d’une pureté absolument classique, avec le goût des images justes et le don de les trouver toujours sans effort. » Les certificats de M. Faguet sont, quand ils concernent un poète, bien discutables.

Les stances, qui ont été saluées comme la négation du symbolisme et comme un retour authentique à l’art classique, ne sont-elles pas au contraire l’expression même de ce que le symbolisme comportait d’échec devant les sentiments profonds et les grandes idées humaines, le fruit de cendre que devaient découvrir à la fin ses feuillages dorés ? On chemine dans ces grêles quatrains comme sur une pente d’asphodèles desséchées, et leur déroulement mécanique ne propage aucun chant. M. Barre voit dans les stances des « sentiments philosophiques d’une élévation assez haute pour valoir au poète qui les fixe dans ses vers l’honneur de se voir comparer aux plus grands maîtres de la pensée moderne, d’être même appelé le Vigny du XXe siècle. » Cela est à la page 235, et Moréas seul n’en eût pas été étonné ; mais qu’en pensa en Sorbonne son répondant, M. Faguet, qui a reproché si bien à Victor Hugo et à Baudelaire de n’avoir pas d’“idées” ? à ces trois maîtres, M. Barre rattache tous les groupes symbolistes. Voici son dénombrement :

  • 1. Verlainiens, divisés en mélancoliques (Le Cardonnel, Mikhaël, Samain, Rodenbach, Maeterlinck) et excentriques (Cros, Corbière, Rimbaud, Jammes).
  • 2. Mallarméens, divisés en harmonistes (Ghil, Mockel, Mauclair, Stuart Merril, Verhaeren) et vers-libristes (Kahn, Laforgue, Viélé-Griffin, Dujardin, Retté, De Régnier).
  • 3. Néo-classiques, divisés en école romane (Raynaud, Du Plessis, De La Tailhède) et indépendants (Hérold, Quillard, Tailhade).

Je sais bien que toute classification comporte de l’arbitraire, mais celle-là vraiment l’exagère.

Mikhaël et Samain se rapprochent du Parnasse et de Baudelaire bien plus que de Verlaine. C’est voir Jammes par un très petit côté, qu’en faire un « excentrique », c’est abuser de certains excès voulus, et en somme le petit veau qui était pauvre, ou la vache qui a mangé les bas noirs de la fiancée du poète, sont-ils plus « excentriques » que bien des ballades de Laforgue ? Les recherches de musique verbale et le vers libre se sont développés tout à fait en dehors de l’exemple et même de l’influence de Mallarmé. Que Ghil ait été chef d’école, soit ; mais les vers du délicat poète Mockel nous permettent-ils de voir en lui un disciple de Ghil ? Quel rapport de l’un à l’autre ?

Et comment peut-on dire que « la technique de Ghil a trouvé l’homme de sa formule dans Verhaeren », qui est d’un tempérament romantique et oratoire, et qui n’a rien d’un « harmoniste » ? Il aurait suffi à M. Barre de très peu d’information pour savoir que personne aujourd’hui ne considère plus M. De Régnier comme un « vers-libriste ». Mais, certes, moins encore s’en trouvera-t-il pour voir, avec M. Barre, dans Régnier, un éclectique qui « rappelle Vigny, Musset, Hérédia et Rostand » !

Un tableau du symbolisme ne se comprend pas sans un chapitre étudié sur la question du vers, ou plutôt sur les questions délicates de rythmique et de métrique qui se sont posées autour des formes poétiques nouvelles. Toutes les observations de M. Barre sur ce sujet tiennent dans le chapitre consacré à M. Gustave Kahn. C’est insuffisant. Il eût été au moins aussi important d’étudier la technique de M. Viélé-Griffin. Quant à l’invention du vers libre, je ne contredis pas aux droits de priorité que M. Barre reconnaît à M. Gustave Kahn. Mais il est un peu comique de lui voir discuter sérieusement la mystification de Mendès et de son misérable rapport, découvrant dans le péruvien Della Rocca De Vergalo le père authentique du vers libre. « Della Rocca De Vergalo, répond gravement M. Barre, a seulement tenté comme beaucoup d’étrangers de transplanter dans notre langue les règles prosodiques et grammaticales de la langue péruvienne. » La prosodie et la grammaire du péruvien, cette langue soeur de l’autrichien, du suisse et du brésilien, ont-elles été étudiées de si près que cela par M. Barre ?

La conclusion, sur le bilan du symbolisme, est écrite avec un effort louable sinon de critique, du moins d’impartialité. Mais les défauts d’information qui sont dans le livre se retrouvent dans sa conclusion et y font masse. M. Barre estime que le symbolisme a tenté une quadruple réforme, poétique, prosodique, syntaxique, lexicographique. Il me paraît les apprécier de façon très inexacte.

La première est la seule où il reconnaisse que les symbolistes aient réussi. « Ils ont, nous dit-il, introduit dans la poésie le sentiment de l’inconscient, l’idée du mystère. » Ils ont « ouvert à l’inspiration des routes qu’aucun voyageur n’avait encore foulées. Ils renouvelaient le lyrisme en l’élargissant ; ils transformaient l’esthétique en offrant à l’art des matériaux absolument neufs. Ils découvraient l’inconscient ; ils le proclamaient objet de poésie. Ils arrachaient l’homme à la terre et le jetaient en pleine métaphysique. » On voit ici que M. Barre a lu attentivement les écrits théoriques des poètes qu’il étudie, les cahiers de leurs aspirations, et bien moins leur œuvre poétique, c’est-à-dire le résultat net. À moins qu’en bon voltairien, il ne considère ce qui se comprend mal comme un équivalent de la métaphysique… disons, à sa décharge, que des critiques se sont unis à ces poètes pour nous duper. « La vérité nouvelle, écrivait M. Rémy De Gourmont, entrée dans l’art avec le symbolisme, est celle de l’idéalité du monde », idéalité étant pris ici au sens philosophique. Pour moi, je suis au contraire frappé du peu que pèse la poésie symboliste envisagée non pas précisément du point de vue des « idées », cher à M. Faguet, mais de ce point de vue qui nous fait connaître comme un milieu de vérité transcendante le son purifié de la parole humaine.

Le symbolisme a vécu sur une matière de sentiment et de pensée qui est presque toute dans Baudelaire.

Aucune de nos périodes poétiques n’a compté plus de poètes purement verbaux, et qui l’ont su, et qui en ont souffert. La stérilité relative de Mallarmé vient de ce qu’il ne trouva quoi chanter, et ce qu’il chanta ce fut précisément ce manque, ce défaut d’être. Derrière les éblouissants rideaux de mots qu’avec une fragilité ovidienne tissa M. Henri De Régnier, sentez-vous une profondeur ? Et quant à Moréas, le Vigny du XXe siècle… bien au contraire, il faudrait chercher l’originalité du symbolisme dans la voie opposée : elle fut de creuser, à la pointe d’une poésie raffinée, davantage vers le monde intérieur, de révéler le poète, l’homme, plus simples, plus nus, avec moins d’apprêt qu’on ne l’avait fait dans la grandiloquence romantique ou dans le décor parnassien. Là est ce qui sépare Laforgue de Sully Prudhomme, Verlaine de Baudelaire, ce qui prédestinait celui-là à devenir notre grand poète chrétien. Là est ce qui donne tant de fraîcheur à la poésie tourangelle de M. Viélé-Griffin, et à certaines de ses évocations grecques, si légères et souples. Là est ce qui place Francis Jammes en plein courant de ce mouvement poétique, et nullement à une place « excentrique ».

Là enfin est la seule source où la poésie actuelle trouve encore de l’inspiration neuve. Mais pas un des trente poètes nommés par M. Barre ne nous donne, sur le seuil du mystère, cette émotion de pensée qui fut, n’en déplaise à M. Lasserre, la couronne du grand lyrisme romantique.

M. Barre fait au contraire toutes ses réserves sur l’intérêt et la portée de la réforme prosodique. On peut goûter le vers libre déjà réalisé et avec foi dans son avenir ; mais ce goût ne se transmet encore que difficilement à l’oreille commune, et j’avoue que l’on manque de raisons convaincantes pour légitimer cette foi, qui est la mienne. Mais ceci est certain, que le vers français, même régulier, n’est pas sorti du symbolisme tel qu’il y était entré, et qu’aujourd’hui le fait, pour un poète, d’écrire en vers comme si ni Verlaine, ni Mallarmé, ni De Régnier, ni Viélé-Griffin n’avaient existé, suffit à le déclasser. Et ces noms indiquent que la question dépasse le vers libre, que l’unité de la poétique symboliste consiste dans le problème plus que dans les solutions. Le symbolisme, de ce point de vue, fut une recherche de poésie plus pure, un essai pour arracher du vers ce qu’il comporte nécessairement de prose, de logique liée, de convention et d’usage ; une certaine excentricité, une rupture avec le sens commun, devenait alors inévitable.

De là l’effort de Verlaine pour fondre en sentiment et en musique tout le descriptif et l’oratoire, pour substituer à un développement qui déploie l’émotion une répétition qui l’accumule insensiblement.

De là l’effort de Mallarmé, non point, ainsi que le dit M. Barre, pour « orchestrer des poèmes comme Wagner », mais pour donner au vers, mot intégral, toute sa densité adamantine, pour en éliminer, comme la paille qui le briserait, tout soupçon de déjà vu, pour le ramener à une pureté d’essence. De là l’effort (dans la mesure d’effort que comporte une spontanéité peut-être trop habile) de M. De Régnier pour multiplier en une nature, en un jeu indéfini d’illusions, cette essence mallarméenne. De là enfin l’effort du vers mal dit « libre » pour briser, ce qui était nécessaire, sous la poussée d’un rythme natif et frais, d’une parole élémentaire, les cadres consacrés du mètre.

Efforts non point anarchiques, mais convergents : ce nettoyage de l’instrument poétique reste le legs indiscutable du symbolisme. Comment M. Barre peut-il écrire que « tout bien examiné, Verlaine ne va guère plus loin que Molière et La Fontaine » ? Il en donne des raisons bien singulières : « le vers libéré, dit-il, n’a qu’un mérite, celui d’avoir rénové les mètres impairs. En un certain sens, l’usage classique paraît bien ici avoir donné des indications précises. Les alexandrins à rime féminine n’ont-ils pas treize pieds, tandis que les mêmes vers à rime masculine n’en comptent que douze » ? Swift vit un jour sur une baraque de foire, qu’elle contenait l’éléphant le plus grand du monde, à l’exception toutefois de lui-même. L’alexandrin, de douze syllabes, serait pareillement notre vers le plus long, à l’exception de lui-même, quand il en paraît treize. Mais un vers français, fût-il régulier, ne se résout plus aujourd’hui en un décompte de syllabes. La syllabe métrique d’une rime féminine est un tout accentuel indivisible, et sa raison d’être c’est qu’elle renforce nécessairement l’accent à la rime, à supposer qu’elle soit réellement et non pas visuellement féminine (et encore, il y a là une question de prononciation dans laquelle je ne puis entrer).

Sur le vers libre, la conclusion de M. Barre est qu’il ne pourra jamais trouver le chemin de l’oreille populaire. « Le poète, écrit-il justement, doit flatter avec ses vers une habitude ancestrale. » Qui a dit le contraire ? Un bon poète, chez nous, retrouve, sous la convention de mètres usuels ou usés ce que M. De Souza, dans son livre Du rythme en français, que devrait bien lire M. Barre, appelle le chant véritable de la langue. Le vers libre n’est vers qu’en tant qu’il épouse, par son accentuation ou ses homophonies, des courants naturels et des habitudes ancestrales du français. Il a pour éléments, aussi bien que le vers régulier (que M. Barre se reporte à son chapitre sur Gustave Kahn !) des successions de longues et de brèves équilibrées selon le mouvement et l’émotion, des assonances et des allitérations, parmi lesquelles la rime est comprise, et il diffère de la prose dans la mesure où il maintient un emploi continu, avec des retours, de ces éléments. Que cette continuité et ces retours soient souvent discutables, je le veux bien, mais il me suffit que le vers libre ait produit telles scènes de Phocas le jardinier pour croire que si sa perfection est difficilement atteinte, elle n’est pas inaccessible.

Le vers libre (et M. Barre l’aurait bien dû voir) ne peut être qu’un vers dit, par opposition au vers syllabique, qui tend à devenir visuel s’il n’est pas soutenu par un sens très avisé du rythme. Aussi le vers libre ne peut-il s’imposer, gagner l’oreille, que par le théâtre : il sera dramatique ou il ne sera pas. Pourquoi M. Barre n’a-t-il rien dit du symbolisme au théâtre ? Le théâtre est le genre commun, la plate-forme populaire où se fait connaître une école poétique. On sait même à quel point les nécessités du théâtre ont influé sur la technique du vers, puisque le romantisme revendiqua d’abord le vers brisé comme un moyen nécessaire d’expression dramatique. Mais y eut-il vraiment un théâtre symboliste ?

Si je considère les trois meilleurs poètes de la génération qui suivit Verlaine et Mallarmé, et qui sont Henri De Régnier, Viélé-Griffin et Francis Jammes, je suis frappé de ceci que tous trois ont écrit sous forme de poème dramatique leur chef-d’œuvre, avec l’homme et la sirène, Phocas le jardinier, le poète et sa femme. Le dernier a même trouvé une veine comique fort drue dans existences (la première partie du moins, car la seconde reste à l’état de brouillon). Comparez les deux dernières œuvres de M. Viélé-Griffin, Sapho et Bellérophon, et vous verrez combien la forme théâtrale l’a mieux servi que l’autre.

Comparez de même avec le poète et sa femme les géorgiques chrétiennes : la trouvaille métrique du poète, et, dans un tableau d’idylle, l’emploi si heureux d’une forme que Chénier avait créée comme la corde inverse de la lyre, est l’invention d’un maître. Au contraire, l’emploi à contre-sens du distique, me gâte les géorgiques : je veux pour mon pain une corbeille, non des brins d’osier.

Il semble ainsi que le vers rythmique de Viélé-Griffin, le mètre plus ou moins détendu de Régnier et de Jammes, trouvent leur élément propre dans une forme poétique que l’on ne peut concevoir autrement que parlée. Et le contraste est curieux avec les poètes de la génération parnassienne qui (sauf Leconte De Lisle) ne portèrent leur vers au théâtre que pour l’y galvauder et fausser l’oreille du public.

Pourquoi donc alors le théâtre du symbolisme demeure-t-il si grêle ? Timidité dans l’emploi d’un instrument nouveau, timidité devant la vie, à laquelle il ne suffit pas de mettre une majuscule, rétraction du poète sur lui, persistance à se contempler et à se dire, hésitation à engager la poésie dans les rets des ficelles dramatiques usuelles, que sais-je ? Je ne compte pas les obstacles matériels : quand on est gros d’un chef-d’œuvre dramatique, on l’écrit sans se demander s’il sera joué. Il est même curieux que les romantiques n’aient fait de bon théâtre que lorsqu’ils n’étaient pas préoccupés par la scène, les acteurs et le lustre ; ce fut le cas de Musset, et celui de Victor Hugo, qui n’a écrit de parfait dans cet ordre que les deux trouvailles de Gallus. Cela d’ailleurs, c’est le passé du vers nouveau, ce n’est pas tout son avenir. Le théâtre lui appartient ; qu’il s’y fasse sa place.

Je ne m’arrêterai pas à ce que dit M. Barre des deux autres réformes, syntaxique et lexicographique.

Il montre qu’elles ont échoué, et cela est évident.

Mais par qui donc ont-elles été sérieusement tentées ? La syntaxe de Mallarmé est un jeu tout personnel au poète, qui ne comportait aucune influence, aucune action. « Sur ces limites imiter, disait M. Valéry, n’est-il pas crier que l’on imite ? » — La réforme lexicographique n’a pas plus d’importance ; il ne faut mettre au compte de la poésie symboliste ni les fantaisies ingénues de l’école romane, ni l’archaïsme dont M. Tailhade s’est bien gardé d’user autrement que sur le mode burlesque.

Nous continuerons donc à manquer d’un livre d’ensemble sur le symbolisme. Faut-il le regretter ?

Est-il déjà possible ? Le symbolisme ne comportera, pour la critique, un ordre et un sens que lorsqu’un nouveau mouvement poétique (je n’ose dire une école) lui aura succédé, lorsqu’il sera possible de le définir comme il faut, par ce qu’il précède et par ce qui le suit. Et puis il faudra qu’aux historiens de la littérature, des monographies, qui font encore défaut, aient tracé le chemin. Nous avons à revendre des livres d’anecdotes sur Verlaine, nous connaissons assez et trop ses propos de café. Mais si quelqu’un avait écrit une étude approfondie sur sa poétique, analysé sa rythmique et sa métrique, suivi l’évolution de son vers, ni M. Barre ni aucun vulgarisateur d’histoire littéraire, n’auraient pu écrire qu’il n’a rien ajouté au vers de Molière ni de La Fontaine. Il faudrait alors renoncer à des clichés comme celui que je trouve à la page 186 : « La poésie de Verlaine est pour ainsi dire la musique même ; elle se sent, elle ne s’analyse pas. » Pardon ! C’est pourtant votre métier de critique. Ce que vous sentez fortement, vous devez l’analyser profondément, et quand vous ne le pouvez ni ne le tentez, il est trop commode de nous dire qu’on ne le doit pas. Si la poésie née du symbolisme donne les fruits que nous devons en attendre encore, si un théâtre de poésie neuve forme l’oreille du public, si les essais critiques qui se poursuivent actuellement sur l’essence et le rythme du vers français continuent eux aussi à assurer et à affiner le sens poétique, jamais plus riche matière n’aura été offerte à l’exercice du goût conscient et aux délicatesses de l’analyse.

2. Un livre sur Ronsard §

M. Jusserand est le patron de cette série des grands écrivains français dont lui-même nous donne, avec son Ronsard, le cinquante-cinquième volume. Il nous raconte, dans une jolie préface, bien en place pour paraphraser les propos de Ronsard et de Du Bellay dans la légendaire hôtellerie, comment, il y a vingt-huit ans, Gaston Pâris et lui conçurent le projet d’une telle collection, une nuit qu’ils passèrent, au pays de Loire, dans le wagon d’un train musard. Ces monographies sommaires sont un peu inégales, et je ne serais pas embarrassé pour y signaler quelques rédactions écolières qui ne valent absolument rien.

Le Victor Cousin de Jules Simon était pourtant un merveilleux départ. M. Jusserand, lui, à écrit un des plus agréables volumes de sa collection et, sur Ronsard, le livre d’un lettré, d’un honnête homme. Il avait d’ailleurs une ample matière, toute prête à utiliser : Ronsard a fait, depuis quatre ans, l’objet de deux travaux d’érudition d’où son image est sortie, sinon renouvelée, du moins rafraîchie : l’étude biographique, qui s’arrête actuellement à la jeunesse, de M. Henri Longnon, et la thèse monumentale de M. Laumonier sur Ronsard poète lyrique. Le Pierre de Ronsard de M. Longnon s’annonce comme un tableau très vivant, appuyé sur une critique parfaite. Il faut espérer que l’auteur la voudra compléter, la poussera à fond, n’hésitera pas à multiplier les volumes élégants, joie des yeux, dont Ronsard et lui furent redevables au bon métier et au bon goût d’Honoré Champion. Il n’est malheureusement presque aucun de nos grands écrivains sur qui nous possédions encore une de ces biographies totales, exhaustives, qu’aiment les anglais et pour lesquelles ils trouvent toujours des travailleurs et des acheteurs. Aujourd’hui que sont mis au jour presque tous les documents, que les sociétés savantes de provinces, les revues spéciales ont fourni les matériaux de détail, que de bons instruments bibliographiques réduisent au minimum le temps perdu à chercher ces matériaux, ces biographies sont possibles, sont probables, et comme elles ne seront sans doute jamais refaites, il est nécessaire qu’elles laissent le moins possible à désirer, qu’elles ne risquent de pécher que par le plus.

L’ouvrage de M. Laumonier est un modèle. On peut y trouver un ton quelque peu tranchant sur des points où la discussion reste ouverte, mais je ne sais pas de grand écrivain à propos duquel un sujet ait été aussi nettement circonscrit, aussi pleinement embrassé, aussi pratiquement épuisé, que l’a été dans ces huit cents pages très denses, celui du lyrisme de Ronsard. À la partie biographique, limitée d’ailleurs par les côtés de cet angle spécial, M. Jusserand reproche d’offrir « une image noircie et abaissée du caractère de Ronsard » et il semblerait, à lire M. Jusserand, que M. Laumonier se soit acharné sur son poète comme M. Biré sur Victor Hugo ou le légendaire M. Mathieu sur Pascal. C’est tout à fait inexact. M. Laumonier, avec une justesse et une modération parfaites, nous montre, ce qui était d’ailleurs, à la lecture des poésies, bien évident, que Ronsard, n’étant pas riche, n’avait guère pour vivre que ses bénéfices de clerc, qu’il revendiquait ces bénéfices avec une certaine âpreté, et qu’après avoir attaqué violemment, au bon temps de Coqueret, les poètes de cour, ceux qui écrivaient pour les mascarades, les seigneurs et les demoiselles, il se plia lui-même, et parce qu’il fallait vivre, à ces mornes besognes. Et puis ? M. Faguet, dans un article de mise au point qui suivit les divagations de Masson-Forestier sur la vie de Racine, a indiqué que la retraite de Racine après Phèdre était motivée surtout par des raisons de carrière et d’argent. Racine en est-il si noirci et si abaissé ? M. Jusserand lui-même, quand il voit Ronsard se draper pour quémander dans la pourpre pindarique avec la magnificence d’un mendiant espagnol dans sa cape, observe que « célébrer en vers des protecteurs possibles ne lui semblait pas plus une humiliation que les trente-neuf visites propitiatoires n’en semblent une de nos jours aux candidats à l’académie  ». Il y a pourtant cette différence que les demandes du poète se faisaient en vers, et que la muse y était compromise, tandis que les visites du candidat, fût-il poète, ne se font qu’en taxi, et que sa muse n’est pas au volant. Ce ne sont pas les trente-neuf visites, mais les humiliations de plume, qui doivent (ou qui devraient) lui être dures !

Peut-être aussi ce « noirci et abaissé » de M. Jusserand s’entend-il de la façon dont M. Laumonier expose et apprécie la vie amoureuse de Ronsard. Pourtant, si l’un de nos poètes fut un franc épicurien, le voilà. Ses sonnets ont beau être imités de Pétrarque, il est aussi proche d’Horace que Pétrarque l’est de Dante. Cet épicurien n’eut pas même pour les formes hautes de la vertu l’amour de tête qu’éprouvèrent un Horace ou un Montaigne. Sans doute parce que, plus naturel et plus franc, l’amour de ce vendômois va d’abord à la vie, à ses formes épaisses et commodes. L’amitié, que le XVIe siècle place comme l’antiquité à la hauteur d’une vertu, ne dépasse pas chez lui une camaraderie aimable, souvent intéressée. Mais à la cime de sa poésie il y a deux sentiments très nobles, très purs, très intenses. D’abord l’amour de la poésie même, le culte de la muse, la gloire du métier, l’enthousiasme du vert laurier ; — ensuite l’amour de la France, un pur patriotisme, très rare à son époque, celui des Discours sur les misères du temps, qui, plus que la grande ode pindarique à Michel De L’Hôpital, élèvent à la langue et à l’état poétiques la pensée généreuse du grand chancelier. D’ailleurs la nature de Ronsard joint harmonieusement toutes ces tendances.

Il est un réaliste, il a la vision et le sentiment des choses plus que le goût des idées. La vie, la poésie, la France, se sont posées devant lui avec le suc, la substance et le contour d’êtres déterminés. Il fut entièrement, profondément poète, mais cette poésie comporte plus de robustes assises que de pointes, de cimes, de tentatives vers le ciel. À ce titre, ses portraits sont révélateurs.

M. Jusserand reproduit en tête de son volume, le moulage, actuellement à Blois, pris sur le buste disparu qui surmontait le tombeau du poète. C’est le Ronsard des derniers sonnets à Hélène : le grand et large laurier pèse en couronne trop lourde sur une tête délicate, contractée, souffrante, où toute la vie se retire à l’intérieur pour être distillée en poésie pure, en stances mélodieuses et tristes :

J’errais dans mon jardin quand au bout d’une allée,
Je vy contre l’hyver boutonner un souci ;
Cette herbe et mon amour fleurissent tout ainsi :
La neige est sur ma teste, et la sienne est gelée.

Il faudrait le compléter par deux autres visages, et ces trois coupes sur une vie nous suffiraient pour en recomposer le mouvement : une peinture du musée de Blois, reproduite dans l’étude iconographique sur Ronsard, de M. Pierre Dufay, et un crayon du musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg, que M. Henri Longnon a mis en frontispice à son livre.

Comme les deux figures de Blois sont différentes !

La peinture fait revivre le Ronsard extérieur, joyeux, bon vivant, libertin et sensuel. Nous voilà devant le fond substantiel et savoureux de sa poésie ; voilà, sur le bon cep vendômois, le raisin du bas, plus gonflé et plus robuste que les autres, plus près de la terre, qui, Cybèle en bonne humeur, l’éclabousse et le barbouille. Mais le crayon de l’ermitage met un calme équilibre entre les deux images de Blois, entre la grasse épaisseur du portrait et la gracilité mélancolique du buste. Une tête harmonieuse, complète, un grand nez busqué et vivant comme celui de François Ier entre une bouche méditative et noble qui paraît formée peu à peu par la musique des vers écoulés d’elle, et des yeux profonds et vifs, peuplés, aiguisés des bruits qu’une heureuse surdité a converti en visions, en musique intérieure ; un vaste front posé comme un dôme sur ces fortes assises : tête de poète et de voyant comme celle de Victor Hugo à soixante ans.

Il en reste, sous le laurier, une image simple qui est moins celle de Ronsard que celle du poète. Et du poète, le nom, la gloire, rayonnent aujourd’hui d’une splendeur incontestée qui, lorsqu’on y songe, paraît aussi mystérieuse que la méconnaissance où cette gloire fut abîmée pendant deux siècles. Pas de voix discordante. Le livre de M. Laumonier se termine sur cette phrase : « par sa prodigieuse aptitude à passer du grave au doux, du plaisant au sévère (Boileau au char de Ronsard, juste retour !) par la variété savante de sa rythmique, par le nombre et l’éclat de ses images, par les mouvements lyriques dont son œuvre abonde, par l’étendue, la vigueur et l’influence prolongée de son effort artistique, et malgré ses erreurs de conception et d’exécution que l’histoire explique, excuse même dans une certaine mesure, il reste un poète de premier ordre, et, comme on l’a dit justement, l’un des trois ou quatre grands noms de la littérature française. » On, c’est ici M. Faguet, dans son Histoire de la littérature française, et voilà une louange exorbitante. Je voudrais bien savoir à quels trois ou quatre grands noms on pourrait borner les sommets de notre seule poésie ! Mais c’est un fait qu’aujourd’hui les goûts les plus divers peuvent communier dans Ronsard. Mis en lumière par le romantisme qui l’a exhumé contre les classiques, il est devenu, par surcroît et dans un étrange retour du sort, la divinité poétique du plus intransigeant classicisme, et de ceux-là qui ont en Boileau et en ses principes une pleine dévotion.

C’est à Ronsard que se rattache l’intempérance d’eau fraîche, à laquelle donna le branle le Moréas roman. Il apparaît aujourd’hui comme le pater oceanus de la poésie française, comme le centre où viennent se réunir et s’accorder les branches divergentes qu’elle a durant quatre siècles poussées. Vous êtes tous yssus de ma muse et de moi ! réfléchissons à ce cas unique, à cette ingratitude de deux siècles qui se dissipe d’un coup, à ce renversement des valeurs littéraires, vers 1610 d’abord, vers 1830 ensuite. Quelles en sont au juste les raisons ? Je ne crois pas que la question ait été poussée, ni même posée, par les exégètes de Ronsard. On constate l’outrage et l’on s’en indigne, on constate la réparation et l’on s’en loue.

M. Laumonier s’étonne douloureusement que Malherbe et Boileau aient fermé les yeux à tant de beautés qu’ils étaient faits pour comprendre. M. Jusserand pense-t-il que ces lieux communs de sa conclusion puissent servir d’explication ? « Une immense aspiration vers l’ordre, la paix, l’unification, la discipline, commençait de remplir les coeurs, grandissant d’année en année ; la réaction s’affirmait contre l’individualisme, le libre examen, les allures indépendantes du XVIe siècle… avant tout, l’ordre logique, la régularité ; plus de licences ; celle d’être protestant sera abolie en 1685 ; interdiction de gagner le ciel par une autre route que celle, bordée de charmilles, où Bossuet et Bourdaloue sermonnent le grand roi… le principe de l’autorité prévalait et devait survivre à la révolution… c’en était bien fait de Ronsard. » S’il y a eu une perte de Ronsard, comme il y a une perte du Rhône, les raisons essentielles en sont dans la vie interne de la poésie française. Et ce cas, singulier dans l’histoire littéraire, me paraît fondé sur certain caractère, singulier lui aussi, de notre poésie.

Ce fait, c’est l’existence d’une prose littéraire française, c’est une continuité florissante de prose, parallèle à la continuité de notre poésie, et plus suivie que celle-ci, puisque rien n’y correspond à cette autre perte qui va de Regnard à André Chénier. Cette « suite de la prose  », au sens où Bossuet parle de la « suite de la religion » n’existe, parmi les littératures modernes, que dans la littérature française, qui prend ici la suite de la grecque et de la latine, présente comme elles — je songe aux Hermès antiques — un double visage. Mais prose et poésie ne coulent pas comme deux fleuves indépendants ; le régime de l’un influe sans cesse sur le régime de l’autre. De sorte que l’on trouvera, dans les lettres françaises, entre tant de mouvements, de passages mobiles, les quatre suivants, essentiels : deux d’intensité et de retrait sur soi, ou bien une prose qui tend à être, sans contamination poétique, le plus « prose » possible (Montesquieu, Voltaire, Stendhal et sa lecture du code civil), ou bien une poésie qui s’efforce désespérément d’être poésie pure (c’est le paradoxe mallarméen qui ne pouvait éclore, je l’ai expliqué ailleurs, que dans la plus vieille et la plus comblée des littératures) ; — deux d’extension et de conquête hors de soi, ou bien une prose qui tend à la poésie, qui se répand dans des coupes et des rythmes analogues à ceux des vers (celle de Bossuet, de Rousseau, de Chateaubriand, à la limite extrême de laquelle on trouvera une simple juxtaposition de vers blancs, possible seulement chez un étranger qui connaît notre langue du dehors, comme M. Maeterlinck), ou bien une poésie qui cherche à s’assimiler la rigueur, la logique, l’écriture de la prose, et ce fut, au XVIIe siècle, depuis Malherbe, l’étonnante, la paradoxale conquête de notre poésie classique, aux antipodes de laquelle l’extrême paradoxe mallarméen figure un contraste, un contraire, qui paraît voulu par un dieu artiste.

Des vers beaux comme de la prose, tel fut l’idéal de la grande poésie classique. On s’est étonné de cette visée, on s’en est moqué, sans la comprendre pleinement. Cela signifie simplement : des vers qui soient bien écrits, des vers où la beauté soit supportée, comme de ses assises naturelles, par les qualités qui suffisent à une bonne prose, la propriété des termes, la juste souplesse de la langue, la plasticité savante de la phrase, une figure extérieure de raison et de vérité. C’est beau comme de la prose, et c’est plus que de la prose. Qu’on me permette un exemple qui n’est pas seulement une comparaison, mais qui nous montrera sous des figures en apparence diverses, les mêmes axiomes debout au principe de tout art classique. J’ai expliqué, dans un livre sur l’acropole, pour quelles raisons, quelles convenances esthétiques, les grecs, sur le temple dorique de pierre, ont conservé si obstinément et si visiblement les formes nées des nécessités de la construction en bois. Ces formes suggéraient l’idée du bois, mais en même temps l’idée d’une durée, d’une fixité, supérieures à celles du bois ; dans notre perception même du temple est conservé, est impliqué ce passage du bois au marbre, du léger au dense, du fragile au permanent, ce progrès de substance. L’architrave et la frise doriques sont belles comme de la charpente, belles comme du bois, et pourtant elles sont non de la charpente, mais de la bâtisse, non du bois, mais du marbre. Exactement au même titre, des vers de Malherbe, de Corneille, de Boileau, de Molière, sont beaux comme de la prose, et pourtant ils sont non de la prose, mais de la poésie. Ils sont dans l’ordre poétique ce que le temple dorique est dans l’ordre architectural. Et si je n’ai pas nommé Racine ni La Fontaine, c’est que leur perfection assouplit et dépasse peut-être le classique, de la même manière que le Parthénon d’Athènes, sous sa rosée d’ionisme, détend et transcende presque le dorique.

Il fallait que ce chef-d’œuvre fût réalisé, il était, je crois, nécessaire pour cela que Malherbe biffât Ronsard, et que Ronsard demeurât longtemps sous le coup de cette rature. La poésie de Ronsard est belle comme de la poésie, mais nullement comme de la prose. Lisez successivement du Ronsard et du Malherbe. Ces denses et longs vers des Sonnets, vivants, frais, filés jusqu’à leur fleur dans une souplesse ferme de tige verte ou de bras nu, jamais vous ne les trouverez chez Malherbe, sinon dans Les Larmes de saint Pierre, un chef-d’œuvre que sa vieillesse, y reconnaissant l’exemple de Desportes, désavoua. Mais, en revanche, comme une ode de Malherbe est autrement « écrite » qu’une ode ou qu’un sonnet de Ronsard ! La sonorité du vers ne fait qu’y marquer la justesse des mots et la solidité du style. La poésie y est lestée de prose, au sens exact où, pour Bergson, la matière est lestée de géométrie.

J’ai dit que Ronsard en avait eu le sentiment ; sa surdité semble vraiment avoir concentré l’effort de son oreille sur les musiques intérieures de la langue. Dans cette prose qui devait être l’amie, l’alma sonor de la poésie classique, Ronsard paraît avoir avec divination flairé l’ennemie secrète de sa poésie.

Second fondateur de l’alexandrin français, il conçut contre l’alexandrin une défiance de lyrique. Lisez les deux préfaces de la Franciade, qui ne sont contradictoires qu’en apparence. D’abord il tenait l’alexandrin pour le mètre héroïque, et il s’en serait volontiers servi pour son épopée. Obligé par Charles IX, ce pauvre roi qui avait l’étoffe d’un bon poète (ses vers à Ronsard sont du meilleur Ronsard) d’écrire la Franciade en décasyllabes, il reconnait à l’usage que ce décasyllabe, dont il n’avait guère usé encore que dans les Sonnets à Cassandre, est en français le vrai mètre héroïque (ce que la Chanson de Roland nous aide aujourd’hui à comprendre). Les vers alexandrins « sentent trop la prose très facile et sont trop énervés et flasques, si ce n’est pour les traductions, auxquelles, à cause de leur longueur, ils seront de beaucoup pour interpréter le sens de l’auteur ». La remarque ne fait que rappeler l’opinion commune de tous les poètes français avant Ronsard. C’est seulement avec les Amours de Francine par Baïf et les Amours de Marie, écrits à peu près en même temps, que l’alexandrin fut employé en une suite de sonnets, dans un parti-pris de haute poésie.

Elle ne nous en surprend pas moins, quand il nous vient en foule à la mémoire des alexandrins de Ronsard qui ne sentent nullement la prose et dont l’intensité poétique n’a pas été dépassée dans notre langue. Elle est pourtant très juste. Il s’agit, dans cette remarque, non de l’alexandrin isolé, ou du sonnet, mais de la suite, de la page, de la tirade, du discours, en alexandrins. Or, l’alexandrin est, entre les mains de Ronsard, encore inapte à cette suite. C’est seulement très tard, dans les discours sur les misères du temps, et surtout dans la divine élégie des Sonnets à Hélène que Ronsard sort un peu du prosaïsme pénible où se traînent naturellement ses alexandrins suivis. Il n’a jamais cessé, même dans les Sonnets, d’employer le rejet d’un hémistiche entier, contresens rythmique que le XVIIe siècle a eu bien raison d’interdire.

Ainsi Ronsard sent que son alexandrin n’a pas encore le juste poids qui le rendrait apte à fournir un ordre consécutif de pages parfaites. Et de fait c’est chez Corneille que paraissent ces premières pages.

Le combat raconté par Rodrigue, voilà le premier morceau épique où, après les balbutiements des hymnes de Ronsard et des tragiques de D’Aubigné, l’alexandrin fournisse au récit une indestructible trame. Mais c’est précisément le moment où la poésie cherche dans le style sa santé et dans la prose sa beauté. C’est parce que les suites d’alexandrins « sentent la prose » (jusqu’à l’assouplissement de Chénier et des romantiques), qu’elles deviennent la forme naturelle, nécessaire et presque unique de la poésie classique. Ronsard avait pressenti juste.

Il ne réussit pleinement dans l’usage de l’alexandrin que lorsqu’il en fait un emploi lyrique, très différent de l’emploi épique et dramatique-lorsqu’il le débite en stances, et particulièrement dans ses sonnets. Ce n’est pas seulement par imitation de Pétrarque et Laure qu’il n’a dit qu’en sonnets le plus intime de sa vie et le plus sincère de sa poésie ; mais le sonnet, mieux encore que la suite simple de quatrains, peut se définir le traitement lyrique de l’alexandrin. (J’entends de l’alexandrin seul. De l’alexandrin mêlé de la stance lyrique aux autres vers, Ronsard s’est servi avec une maîtrise égale.) D’ailleurs c’est au sens large du mot, au sens moderne, que le sonnet peut être considéré comme un poème lyrique, et M. Laumonier ne l’a pas fait entrer dans son étude sur le lyrisme de Ronsard.

Il était alors logique qu’ici encore un renversement se produisît au XVIIe siècle. Le sonnet survit à Malherbe et il est encore florissant au milieu du siècle : les sonnets de Malleville, surtout cette célèbre belle matineuse qui est vraiment un beau morceau de musique verbale, rappellent Ronsard comme le guide rappelle Raphaël. Et Boileau fait même d’un sonnet sans défaut un éloge qu’on a jugé excessif. Mais le traitement oratoire de l’alexandrin tue son traitement lyrique. Devant l’alexandrin suivi, le sonnet disparaît pour un siècle et demi. Molière l’enterre avec ceux d’Oronte et de Trissotin. Et c’est la gloire ressuscitée de Ronsard qui le ramènera dans ses fourgons.

La longue perte de la poésie ronsardienne tient donc à la place de la prose, à l’ordre des beautés de prose, devenu membre essentiel de l’art classique qui, avec Malherbe, Corneille et Boileau, triomphe en trois étapes. Nous retrouvons la même vérité sous une autre forme, si nous observons qu’un poème de Ronsard est fait avant tout d’une idée poétique, alors qu’une œuvre classique a pour armature une idée proprement dite, une idée logique, une idée vraie.

L’idée poétique comme motif d’art analogue à l’idée picturale ou à l’idée musicale, voilà ce que l’art classique — exception faite pour les pointes délicates par lesquelles Racine et La Fontaine le dépassent — ne saurait sentir. Sa fonction c’est concevoir, c’est énoncer ce qu’il a conçu. Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement. Considérez les enchaînements de faits ou de raisons qui font le sujet de cet art, et demandez-vous quel point de contact un pur classique pouvait avoir avec une merveille comme ce sonnet à Marguerite De Savoie :

Comme une belle nymphe à la rive amusée
Qui seure voit de loin enfondrer un bateau,
Et sans changer de teint court sur le bord de l’eau
Où son pied la conduit par la fresche rosée ;
Ainsi vous regardez d’assurance poussée,
Sans point décolorer vostre visage beau,
L’Europe submergée au profond du tombeau,
Par Philippe et Henry au naufrage exposée… etc.

Ronsard pour l’esprit formé à la discipline du XVIIe siècle, tout cela ne sera qu’incohérence, images de fortune assemblées au hasard. Pour un esprit ouvert à l’âme lyrique, apte à saisir l’idée poétique pure et qui l’a su percevoir de Chénier et Lamartine à Verlaine et Mallarmé, une même ligne enchanteresse comme celle d’un beau corps réunit le premier au dernier vers de ce sonnet, suscite une fraîche et rose figure, dans le charmant égoïsme de la jeunesse, qui se lève et se tend à la vie, non soucieuse des fracas du temps : je songe aussi bien à une belle américaine, élève d’Harvard, dans le hall d’un Astoria, où des hommes discutent affaires, coup de bourse, trust. Les vers ne conçoivent pas, n’énoncent pas, mais, avec de la pâte verbale, de la matière musicale, ils créent.

Un sonnet de Ronsard fleurit lyriquement, ainsi d’ailleurs qu’un sonnet de Pétrarque. Il diffère des sonnets du XVIIe siècle (voyez les plus célèbres, le Job de Benserade, le grand Dieu, tes jugements de Desbarreaux) en ce qu’il ne porte pas tout entier sur le trait ingénieux du dernier vers : la chute jolie, amoureuse, admirable, reprise d’ailleurs des italiens, de leur sonnet-épigramme, et des prédécesseurs de Ronsard. Il semble qu’au XVIIe siècle le sonnet ait, avant de s’éclipser, subi l’influence de la prose, se voit, comme un développement de prose, comme une « page » de La Bruyère et de Montesquieu, terminé par un mot d’esprit, une pointe qui l’enfonce en terre. Au XIXe siècle cette usurpation du dernier vers reparaît, tantôt comme chez Soulary ou Sully Prudhomme, Arvers ou Angellier, en mot de la fin, tantôt comme chez Heredia en coupe imagée et plastique. Le sonnet traditionnel, qui immobilise un état lyrique, ne survit guère au XVIe siècle.

Les raisons légitimes qui ont amené l’éclipse de Ronsard, l’incompatibilité de sa poésie avec la poésie classique, nous rendent assez claires les raisons non moins légitimes qui ont provoqué sa restauration, la sympathie naturelle de sa poésie avec le romantisme : « Ronsard, dit M. Jusserand, était l’ancêtre idéal, lointain, pittoresque, de forte individualité, aux multiples aspirations et expériences, métricien incomparable… poète-cavalier, s’il en fut, de fière tournure et fier langage, rebelle aux contraintes excessives, mais victime des sots, des incapables et des méchants, de Malherbe, Boileau, La Harpe et de l’abbé Batteux, ce qui achevait d’enthousiasmer. » Ce n’était pas une fantaisie, un amour de tête. On avait retrouvé, après deux siècles, cette poésie pure, délestée de prose, à la rencontre de laquelle avait été, comme un saint Jean-Baptiste, avec Chateaubriand, la prose elle-même.

De là la place incontestée, et sans doute définitive, tenue par Ronsard. Il nous apparaît comme le patron de la poésie en tant que poésie seule, en tant qu’elle rompt un peu jalousement avec la prose, qu’elle est transfiguration, musique et suavité. Sa poésie n’a jamais été bien chargée de pensée, et le passage du temps, l’envahissement du lieu commun, lui en ont ôté le peu qui subsistait. Elle n’est plus que fraîcheur, mystère et miracle du mot, du vers, du mètre lyrique, du rythme. Elle figure pour notre langue le sanctuaire ancien de sa musique. Aimer Corneille, Molière, Racine, c’est aimer la beauté des vers sans doute, mais aussi la beauté de l’honneur, de l’état, de la raison, de l’amour.

Aimer Lamartine, Victor Hugo, Vigny, Verlaine, c’est aimer la beauté des vers encore et beaucoup, mais aussi la beauté du siècle riche et fort, ardent, généreux, désordonné, dont notre âme est nourrie, soit qu’elle le prolonge, soit qu’elle lutte contre lui. Aimer Ronsard, c’est aimer la beauté de la poésie française dans sa moelle et son coeur, dans sa source et son aurore, l’aimer pour elle et non pour sa richesse et ses dons j’ayme un corps de jeunesse en son printemps fleuri mais c’est aimer aussi l’effort qui est nécessaire por retrouver cette jeunesse, découvrir ce printemps fleuri. Cette vétusté de la langue, cet archaïsme qui avait tant contribué à détourner de Ronsard le XVIIe siècle, il est une des raisons qui nous ramènent à lui. La valeur poétique, le poids musical des mots ont, depuis le XVIe siècle, tellement changé ! L’exercice le plus agréable d’une fine oreille française n’est-il pas de retrouver sous l’usure cette valeur et ce poids ? Voyez ce beau sonnet pour Hélène, le cinquante-et-unième du premier livre :

Ma dame se levait un beau matin d’été,
Quand le soleil attache à ses chevaux la bride ;
Amour estoit présent avec sa trousse vuide,
venu pour la remplir des traits de sa clarté.
J’entre-vy dans son sein deux pommes de beauté,
Telles qu’on ne voit point au verger Hespéride ;
Telles ne porte point la déesse de Gnide,
Ny celle qui a Mars des siennes allaité
… etc

Ronsard comme dans le triomphe de Galatée à la Farnésine, la mythologie livresque vient collaborer sans lourdeur pour faire ici dans une inspiration de sculpteur, le plus beau sein de femme qui soit dans notre poésie. (On trouvera, chose curieuse, la même idée sculpturale dans un fragment de l’Andromède perdue d’Euripide, fragment que Ronsard ne pouvait connaître.) Le sonnet — et c’est assez rare chez Ronsard — paraît fait pour l’image plastique du dernier vers. Et de ce dernier vers, voyez, tous les mots, les quatre mots, ont perdu leur lustre poétique : transformer n’a pas gardé sa fraîcheur du XVIe siècle ; tetin était dans la langue de Ronsard aussi beau que sein nu dans celle de Victor Hugo, il est devenu presque ridicule ; et l’idée au vol pur a perdu toutes raisons de se poser sur boules marbrines. Mais vous aurez l’oreille et l’âme disposées pour les routes qui mènent au coeur poétique de la France si vous ne voyez plus rien absolument des injures dont le temps a meurtri les beaux mots ronsardiens, et si le dernier vers de ce sonnet est aussi pur pour vous que les plus purs, dans la poésie moderne, de ceux qui fleurent de longs miels végétaux et rosés

3. Le cinquantenaire de Vigny §

En 1898, Saint-Malo célébra par de larges fêtes le cinquantenaire de la mort de Chateaubriand.

C’est exactement la date qui, pour son jubilé, convient, bien mieux que le centenaire de la naissance, à un grand mort littéraire du XIXe siècle. Cinquante ans encore après sa mort, la loi laisse son œuvre végéter et fructifier entre les mains de ses héritiers. L’entrée définitive dans la postérité, dans la mémoire humaine, ce que le positivisme appelle le sacrement de l’incorporation, a lieu ces cinquante ans révolus. Le moment alors paraîtrait venu de célébrer cette incorporation de la manière que Vigny lui-même, à ses rares heures illuminées, entrevoyait :

Regarde quelle joie ardente et sérieuse !
Une gloire de plus luit dans la nation.
Le canon tout puissant et la cloche pieuse
Font sur les toits tremblants bondir l’émotion.
Aux héros du savoir plus qu’à ceux des batailles
On va faire aujourd’hui de grandes funérailles.
Lis ce mot sur les murs : commémoration !

le canon et la cloche se sont tus, et la cinquantième année révolue n’a été une date que pour les éditeurs : depuis deux mois les collections à bon marché se hâtent de jeter au public, pour le plus bas prix, les œuvres du poète, et c’est tout.

Vigny, poursuivi dans l’existence par des misères sournoises, n’eut jamais l’infortune décorative et somptueuse de Chateaubriand. Rongé, dans ses dernières années par un cancer de l’estomac, il se comparait à Prométhée, mais le rocher manquait.

Cette diminution, cette discrétion triste, nous les retrouvons dans ce cinquantenaire sans éclat, bien différent de ceux qui commémorèrent et Chateaubriand et Musset.

Si Vigny l’avait pu prévoir, il s’en serait amèrement affligé. Il aimait la gloire, dans toutes ses formes matérielles. Il souffrit beaucoup des mauvais numéros qui lui échurent souvent, des humiliations qu’il reçut, des bénéfices qu’il manqua.

C’est de sa mauvaise étoile qu’il fit, avec la conscience d’une déchéance et d’un pis-aller, la lumière de sa vie intérieure, la lampe silencieuse de sa solitude. Il fut, comme Baudelaire, Verlaine, Mallarmé, le héros de la sombre aventure que Stello a représentée sous les traits de Gilbert, de Chatterton, d’André Chénier. Et comme aux enfants qui méritent des louanges lorsqu’ils dorment bien, il faut peut-être savoir gré aux pompes officielles du goût très fin qu’elles marquèrent en ignorant ce cinquantenaire, en laissant Vigny à sa solitude et à la nôtre.

Durant ce stage de cinquante ans aux portes de la mémoire définitive, la lumière que rayonne Vigny est restée singulièrement stable. Quand la même date arriva dans cinq ans pour Lamartine, dans vingt-deux ans pour Victor Hugo, quand elle est arrivée il y a quatre ans pour Alfred De Musset, la courbe de ces trois gloires a été et sera beaucoup plus accidentée, avec des cimes brusques et des vallées profondes. Aujourd’hui chacun des trois est aimé plus ou moins contre les deux autres.

Vigny n’a jamais été élevé assez haut pour qu’une chute nette et dramatique ait pu faire dans sa destinée grande figure de bataille perdue. Il n’a cessé de gagner, comme un vin riche, lentement, régulièrement. Lui-même, à la fin de l’Esprit pur, son testament poétique, avait pesé, évalué, avec une parfaite justesse sa fortune du lendemain.

Seul et dernier anneau de deux chaînes brisées,
Je reste, et je soutiens encore dans les hauteurs,
Parmi les maîtres purs de nos savants musées
L’idéal du poète et des graves penseurs
J’éprouve sa durée en vingt ans de silence,
Et toujours, d’âge en âge, encor je vois la France
Applaudir à mes vers et leur jeter des fleurs.

Les capitales du quatrième vers sont de lui. Il y a dans l’Esprit pur un essai unique un peu bizarre pour marquer les mots essentiels et denses par la différence de la typographie. Vigny est le romantique dont la poésie présage le mieux la poésie mallarméenne : il est dès lors curieux que son dernier poème soit hanté par des préoccupations matérielles analogues à celles d’un coup de dés. Et il a soin de nous souligner par là la face et la fonction de sa poésie : tournée et concentrée vers l’idéal. C’est parfaitement juste. De là sa faiblesse et sa force.

Si, laissant de côté, par abstraction, l’idéal de cette poésie, nous la regardons en tant que matière et réalité verbales, un point nous inquiète. Buffon nous dit que les ouvrages bien écrits sont les seuls qui passent à la postérité. (Et pourtant la postérité accueille la Critique de la raison pure, abandonne l’histoire naturelle !) comment alors se fait-il qu’Alfred de Vigny ait passé si aisément, si noblement à la postérité, qu’il s’y installe avec une telle décision, lui qui, de tous les grands romantiques, est celui pourtant qui pèche le plus par le style et la langue ?

On pourra broncher devant cette affirmation : il suffira de regarder de près une page des Destinées pour reconnaître qu’aucun de nos grands poètes n’est plus éloigné que Vigny de révéler un maître de la langue. J’imagine que les grammairiens doivent le trouver insupportable, et comprendre difficilement qu’on l’admire.

Plus on avance des premières poésies aux dernières, plus on trouve de quoi scandaliser ces puristes. Et c’est suivant la même ligne que la veine du poète se raréfie, que les vers, fluant d’abord avec abondance, ensuite paraissent de plus en plus péniblement distillés. La narration d’Eloa ou du Déluge est parfaitement aisée et gracieuse : comparez-lui le récit rocailleux de La sauvage, et, dans La maison du berger ou la bouteille à la mer, à côté des splendides strophes, les vers durement noués, les paquets de platitudes et d’impropriétés, le bras de plâtre appliqué à un torse de marbre.

Des premières poésies aux dernières, le poète a abandonné ses appuis pour marcher seul, et seul il s’est souvent trouvé trop faible. C’est une question délicate de savoir si ses poèmes grecs de jeunesse sont en effet, comme il l’a dit, antérieurs à la publication des poèmes d’André Chénier, ou s’il les a, quand il les publia, légèrement antidatés ainsi que Lamartine et Hugo l’ont fait si souvent. Toujours est-il que ces poèmes procèdent, par leur recherche d’élégence un peu molle et conventionnelle, du XVIIIe siècle : cette versification et cette langue du XVIIIe siècle avaient exactement, par leur vernis superficiel, de quoi donner l’illusion d’un tour de main expert et correct, de quoi soutenir, par des fonds substantiels, l’intermittence de lyrisme et de pureté poétique concentrés qui déjà donnaient à l’art de Vigny sa figure particulière.

Mais, de 1825 à 1830, devant l’éclat du romantisme militant et truculent, ce style se démode rapidement, on le voit s’écailler à vue d’oeil.

C’est alors que Vigny, bien plus encore que Lamartine, laisse tomber de sa poésie toute cette continuité, cette urbanité de langage correct, usuel, sans génie, qu’elle tient du siècle précédent. Il les laisse tomber sans pouvoir les remplacer, par autre chose que des idées poétiques plus hautes, des fulgurations poétiques plus intenses, mais plus irrégulières. Dès son début, il avait eu la volonté et la prétention d’ouvrir des voies, d’être le premier dans les tentatives et les audaces auxquelles conviait le bouillonnement romantique. Il était fier d’avoir, par Othello, introduit le vers romantique à la Comédie française avant Hernani, d’avoir, par Cinq-Mars, précédé Notre-Dame de Paris dans l’imitation réussie de Walter Scott.

Il revendique, avec raison d’ailleurs, pour Moïse et pour Eloa, l’honneur d’avoir été les premiers poèmes à incarner une pensée philosophique dans un récit. Comme Chateaubriand qui écrit les Mémoires d’outre-tombe en se préoccupant de Michelet, alors en pleine gloire, comme Victor Hugo qui songe dans La légende des siècles à ne pas se laisser dépasser par les Poèmes antiques, dans les chansons des rues et des bois à suivre (comme un roi suit son héraut) les émaux et camées,

Alfred de Vigny mettait son amour-propre de poète à rester à l’avant-garde, à ne point paraître un attardé, à ne point se laisser dépasser par les jeunes audaces. C’est, je crois, une des raisons pour lesquelles il abandonna les qualités secondaires de tenue qui, transmises d’un style antérieur, lui paraissaient scolaires, et se lança, au détriment de ses mots et de sa syntaxe, vers des moyens d’expressions plus romantiques et plus personnels.

Comme il n’avait pas loin de là-la santé verbale d’un Hugo, il marcha sans peine dans un chemin hérissé de difficultés et de pièges, il sentit la langue broncher et fondre sous son effort infructueux, il se découragea, laissa échoués, dans son journal, sans moyen de les réaliser, ses beaux plans de poèmes. Il fut, au contraire du mot de Bonald, une intelligence et une âme poétiques trahies par leurs organes.

Il a exalté « le bonheur de l’inspiration, délire qui surpasse de beaucoup le délire physique correspondant qui nous enivre entre les bras d’une femme  ». Mais cette inspiration, chez lui, n’est pas création.

Elle se dissipe stérilement. Il ne réussit jamais à donner, comme Lamartine et Victor Hugo, par le travail qui la suit, qui la matérialise et la fait descendre, l’illusion de sa présence, de son abondance, de sa flamme ; s’il en a éprouvé le bonheur, il ne l’a pas communiqué.

Le cas d’Alfred de Vigny est le même que celui de Baudelaire et de Mallarmé. Tous trois sont de grands poètes qui ne disposent pas d’une langue assez sûre, à qui manque la grammaire habituelle et spontanée de leur art, qui sont obligés à une lutte perpétuelle et ingrate où ils s’épuisent. Et Baudelaire et Mallarmé, d’éducation romantique, n’avaient pu débuter par la continuité tempérée d’une Eloa. Remarquons que si la ressource habituelle et spontanée leur manque à tous trois, il n’en est pas de même de ce qui appartient à la conscience et à l’intelligence. Tous trois sont des poètes intelligents, des poètes qui pensent, et qui, beaucoup plus que les grands protagonistes de génie derrière lesquels ils prennent place, sont doués d’esprit critique. Mais l’esprit critique et la puissance de construction artistique vont-ils ensemble ? Je crois bien qu’ils allaient ensemble chez les classiques, et je ne sais si le génie classique n’implique pas, nécessairement, un élément proportionné d’esprit critique. Peut-être Racine, chez qui il y avait moins d’étoffe spontanée que de justesse et d’économie, de réflexion et d’art, et qui unissait à une sensibilité violente l’intelligence la plus saine et la plus mesurée, courait-il, sans y être tombé jamais au même degré, un risque analogue à celui de Vigny, de Baudelaire et de Mallarmé. Il en était préservé par ce qui fait l’atmosphère même d’un siècle classique, par cet esprit de bienveillance mutuelle et de bonne domesticité, grâce auquel on peut " humblement supplier " sans déchoir, obtenir ce qui vous manque en imitant celui qui le possède, en gardant dans cette imitation sa liberté ; il pouvait prendre son bien où il le trouvait, s’appuyer, là où son génie fléchissait et se taisait, sur le présent et sur le passé. Racine est loin aussi, de posséder sa langue par le centre et par le sang, comme Corneille ou Victor Hugo, de la maintenir comme eux en état perpétuel de tension et de création vigoureuses et sans effort. (Et Victor Hugo lui-même l’avait fort bien remarqué. Ses critiques de la langue racinienne, relatées d’après ses conversations par M. Paul Stapfer, sont parfois, seulement parfois, injustes, souvent très exactes.

Des vers tels que Me nourrissant de fiel, de larmes abreuvée, je n’osais dans mes pleurs me noyer à loisir ne sont pas des exceptions…) Mais si son style est construit un peu du dehors, du moins s’est-il mis franchement à cette besogne, et la probité laborieuse attachée à son génie est devenue la plus authentique plénitude du génie. (Cela, Henri Ghéon l’a indiqué, je crois, dans son exemple de Racine. ) Et Racine, quand il écrivait, se faisait petit enfant à l’école non seulement de la nature, mais de Vaugelas : il avait toujours proche de lui les Remarques sur la langue française. Un romantique au contraire, entre les quatre murs de son cabinet, est pape. Mais ce que porte allègrement un Hugo fait ployer les épaules plus frêles d’un Vigny et d’un Baudelaire.

Devant cette infériorité, d’où vient alors la juste ferveur dont est restée entourée la poésie de Vigny ? De la qualité poétique de ses plus beaux vers, de ceci, que seul des grands romantiques, il fut le poète de la vie intérieure et de ceci encore que les formes les plus récentes de notre poésie l’eurent pour précurseur.

Aucun exemple ne ferait, mieux que le sien, comprendre la différence de nature entre la parole et la poésie, et qu’un écrivain ordinaire peut être un grand poète. Je dis ordinaire, et non médiocre.

En dehors de la poésie pure, il tient un bon rang, sans plus. Son théâtre n’existe guère, mais ses romans sont d’une technique, d’une construction parfaites : Cinq-Mars est bâti aussi savamment que Quentin Durward (ce n’est pas un mince éloge). Les épisodes de Servitude et grandeur militaires sont à peu près aux grandes nouvelles de Mérimée ce que sont les Poèmes philosophiques aux morceaux de la Légende des siècles ; ils ont plus de sens, de poids et de feu intérieur, moins de maîtrise et de liberté dans l’exécution. Ce qui manque toujours, c’est le net du style, ou la résignation aisée, légère, stendhalienne, à n’en avoir pas. Vigny a reçu tous les dons d’un écrivain complet, sauf la langue pour les accoucher, le repos et le loisir pour les mettre en œuvre : il lui a manqué ce qui communique, se répand et circule. Mais la part qui lui demeure reste belle, unique, perle sans prix poésie, ô trésor, perle de la pensée… des vers, des strophes, faits de substance immatérielle, qui gardent, dans la mémoire, une hauteur et une dispersion d’étoiles, à la qualité suave desquelles les plus puissantes nappes de lyrisme romantique n’atteignent pas. Il semble qu’ils soient plus beaux de leur faiblesse, de leur isolement, et que sous une plus riche matière verbale, ils ploieraient et se briseraient. L’enthousiasme pur dans une voix suave le timbre de la poésie dans une voix dénuée de matière : le début et la fin de la maison du berger, La colère de Samson, une partie de la bouteille à la mer, maintiennent dans les mémoires françaises deux à trois cents vers qui furent pour Vigny une raison suffisante de vivre.

Ta pensée a des bonds comme ceux des gazelles,
Mais ne saurait marcher sans guide et sans appui.
Ton oeil se ferme au jour dès que le jour a lui…

Comme à Baudelaire et à Mallarmé, la pâte oratoire lui manque, et c’est pourquoi il existe pour le souvenir qui conserve les vers plus que pour la lecture qui s’attache aux pages. Dans la poésie la plus raffinée singulier retour, contre le livre, de la poésie primitive, confiée à la mémoire et faite pour elle… cette poésie, sans diffusion oratoire, et faite de lueurs intérieures, a pour fin naturelle d’éclairer la vie intérieure. Seul des poètes romantiques, Vigny vécut pour cela. Il pouvait dire, au contraire, de Théophile Gautier : je suis un homme pour qui le monde intérieur existe. « Je crois, écrit-il, au combat éternel de notre vie intérieure, qui féconde et appelle, contre la vie extérieure qui tarit et repousse. » C’est la raison principale sans doute, de la faveur persévérante qui s’est attachée à lui. Lamartine et Hugo ont porté non seulement pendant leur existence, mais après leur mort, la peine de leur dérive dans la vie extérieure. À l’amour et à l’improbation leur nom a désigné autre chose que leur poésie pure et seule, et cette poésie, aujourd’hui, n’est pas encore, pour le regard des hommes, nettoyée de cette gangue adventice. Le droit d’aînesse, que Vigny a gardé intact et qu’il porte fièrement dans l’Esprit pur, ils l’ont vendu pour un plat de lentilles qu’ils ne digérèrent jamais.

Mais si Vigny fut le poète de la vie intérieure, ce fut, nous dit-il, malgré lui. Il y fut poussé sans ménagement, et cloîtré par une rude destinée. « La sévérité froide et un peu sombre de mon caractère n’était pas native. Elle m’a été donnée par la vie. » Et il en voit l’origine dans « une sensibilité extrême refoulée dès l’enfance par les maîtres et à l’armée par les officiers supérieurs  ». C’est le propre de toute sensibilité extrême de se sentir refoulée, et ce n’est point, d’ordinaire, auprès des professeurs et des colonels qu’elle saurait trouver, dans la vie, ses plus délicates satisfactions. Ce qu’il dit de cette sévérité, on le dirait aussi bien de toutes les parties élevées et solitaires de son âme. La vie qui lui échut le cribla de désillusions, — mais toute autre destinée, sur sa nature, eût agi de même : il portait en lui l’esprit de désillusion-les exigences à l’égard de la vie, le refus de s’abaisser et de se mouvoir pour satisfaire ces exigences.

" Cinq-Mars, Stello, Servitude et grandeur militaires, dit-il, sont les chants d’un poème épique sur la désillusion. " l’esquisse, si l’on veut, d’un poème épique chu dans le roman, mais qui, marchant entre ces brancards, sent, au dessus de lui, les ailes captives et mutilées des Poésies. Les romans, comme les poèmes, figurent en fresques décoratives les mémoires stylisés d’une âme. Noble, soldat, poète, il a dit dans Cinq-Mars l’écrasement de la noblesse, entre les voix ingrates et les bourgeois jaloux, dans Servitude l’écrasement du soldat sous l’obéissance passive, dans Stello l’écrasement du poète sous toutes les figures diverses et ennemies, mais également impitoyables et pesantes de l’état.

Il se tient ici, plus qu’aucun autre, dans le principe même et au foyer du romantisme ; il en demeure l’âme de feu, triste et fervente. Les grands romantiques, pour qui le monde extérieur existe, se répandent pleins de santé et d’ardeur sur cet univers ; ils marchent au nom de leur personne, au nom de la vie, vers la conquête de la nature par la description aussi bien que vers la conquête du pouvoir par l’éloquence : mais ce que le romantisme, sur toute sa ligne, et depuis Rousseau et Chateaubriand, se donne pour ennemi, c’est la vieille racine aryenne, le (…) fondamental de durée, de stabilité, d’être, qu’il y a, comme une coulée métallique dans la plénitude de ce mot : l’état. On sait que de ce point de vue partiel et partial, mais vrai dans son principe, l’école de M. Maurras voit, pour le juger, le romantisme ; elle identifie ainsi romantisme et révolution, le romantisme débordant, conquérant, fondateur, restant le romantisme, comme l’empire aux cent trente départements reste la révolution. Or cet antagonisme du romantisme et de l’état, de la durée vivante d’une part et de la stabilité par l’institution d’autre part, il n’apparaît en nul endroit plus pur et plus clair que dans cette épopée romanesque en trois chants, ailée de poésie, dont parle Alfred de Vigny. La noblesse, ou le pouvoir du sang, le soldat ou le pouvoir de l’épée, le poète ou le pouvoir du génie, dès qu’ils ne sont pas encadrés, maintenus par une contrainte extérieure dont l’habitude fait peu à peu une contrainte inférieure, un honneur, débordent, troublent, usurpent, tyrannisent. Du même fonds que Chateaubriand, Vigny a dénoncé et détesté la monarchie administrative qui discipline la noblesse, l’armée moderne qui ne laisse au soldat que le devoir d’obéir passivement, l’état qui ne fait pas au génie poétique la place privilégiée dans la société. L’état, sous ces trois formes, l’exigence de stabilité sociale contre laquelle sont construits les trois romans, c’est pour Vigny et pour le romantisme une nature inhumaine, dans la bouche de laquelle prendrait place exactement la magnifique prosopopée de la Maison du berger :

Je suis l’impassible théâtre
Que ne peut remuer le pied de ses acteurs.
Mes marches d’émeraude et mes parvis d’albâtre,
Mes colonnes de marbre ont les dieux pour sculpteurs.
Je n’entends ni vos cris, ni vos soupirs ; à peine
Je sens passer sur moi la comédie humaine
Qui cherche en vain au ciel ses muets spectateurs.
Je roule avec dédain sans voir et sans entendre
À côté des fourmis les populations ;
Je ne distingue pas leur terrier de leur cendre
… etc

Vigny lisez dans Victor Hugo Melancholia des Contemplations. Souvenez-vous des Misérables. Cette figure de la nature est exactement jumelle de celle que les romantiques ont prêtée à la société, à l’état. C’est contre elle qu’une poésie généreuse suscite l’émotion, l’indignation, le feu des libres ardeurs. Et la poésie de la Maison du berger, comme l’aiguille du manomètre en indique nettement, sur toute la machine sociale et séculaire, les deux résultats : le primat de la sensibilité féminine, la religion de la souffrance humaine.

Il semble que Vigny ait voulu dans Éva faire vivre le coeur pur de toute beauté et de toute tendresse, de toute noblesse et de toute poésie.

Partir, oublier sur son épaule nue la lettre sociale écrite avec le fer, ne connaître des choses qu’un lit silencieux pour des cheveux unis… ce que la maison du berger est aux machines de vitesse, de bruit et de fumée qu’il faut aux marchands, ce que le culte de la poésie est aux tréteaux de la politique, un coeur féminin, tendre et souffrant, l’est, pour l’homme, à tout le reste de la vie.

Religion de la souffrance. À tout ce qui s’appelle permanence, stabilité, fondées sur le sacrifice nécessaire, établies sur les fondations d’injustice dont ne se passent ni la nature ni la société, à ce qui est raison commune et loi permanente, la poésie et l’amour disent également anathème :

Plus que tout votre règne et que ses splendeurs vaines
J’aime la majesté des souffrances humaines

Aimez ce que jamais on ne verra deux fois… dans cette maison roulante du berger tient toute l’âme du romantisme, mais d’un romantisme à l’état de reflux, qui renonce à se proclamer berger d’hommes, n’est plus que le berger d’un coeur fidèle, d’une heure qui passe et se retire du monde pour s’abîmer dans le déchirant, le pathétique et le musical. Point de maturité fine après lequel l’instinct romantique se défera dans l’exaspéré, le maladif et le bizarre, après lequel l’amour de ce que jamais on ne verra deux fois se tournera en recherche de l’unique et du paradoxal que l’on ne saurait imaginer deux fois. La maison du berger où le poète s’est isolé, la voici prise dans le rythme du Voyage baudelairien :

Et les moins sots, hardis amants de la démence,
Fuyant le grand troupeau marqué par le destin
Et se réfugiant dans l’opium immense,
Tel est du globe entier l’éternel bulletin.

Et la voici ensuite qui laisse tomber de son seuil au mendiant de la route l’Aumône de Mallarmé : tire du métal cher quelque péché bizarre, et surtout ne va pas, drôle, acheter du pain ! toute la pensée, toute la poésie de Vigny se développe sur un rythme à deux temps, dans un pessimisme auquel sa conscience de lui-même fournit un remède et un abri. Deux temps qui sont : une servitude, une grandeur. Servitude à l’égard de l’extérieur, grandeur à l’égard de soi-même :

« J’élèverai sur ces débris, sur cette poussière, la sainte beauté de l’enthousiasme, de l’amour, de l’honneur, de la bonté, la miséricordieuse et universelle indulgence qui remet toutes les fautes, et d’autant plus étendue que l’intelligence est plus grande. » Ainsi s’élabore chez lui l’essence fine de la vie intérieure. Mais elle ne se forme pas sans difficulté, sans résistance, et, par instants, dirait-on, sans mauvaise conscience. S’y complaire et la mettre trop haut eût gêné son pessimisme. Entré ou poussé dans la tour d’ivoire, il fallait bien qu’il y chantât, qu’il embellît sa retraite ; mais du même fonds dont un poète exalte ce qu’il a et ce qu’il est, il met très haut ce qu’il n’est pas et ce qu’il n’a pas. Le désir et la possession sont le jour et la nuit alternés de l’inspiration poétique, comme de toute la vie humaine, bien qu’entre eux soit ménagée leur fusion dans les crépuscules délicats. Si l’on voulait, autrement que par cette alternance et ce rythme, découvrir aux Destinées une philosophie unique et stable, on se trouverait fort embarrassé. Car les contraires y voisinent étrangement, et, dirait-on, avec intention. Avec la Maison du berger, roulante et poétique, où son rêve intérieur isole l’homme de tout contact grossier, contraste la maison du colon, dans La sauvage, l’ennoblissement de la vie civilisée, de la loi, qui s’opposent et s’imposent à la vie spontanée et à la liberté sauvage. Les vers à Éva font à la femme la plus fervente apothéose, La colère de Samson s’avance sur elle chargée des plus âpres fureurs et de malédictions. Le désespoir de la Mort du loup et du Mont des oliviers, qu’en reste-t-il dans la bouteille à la mer ?

« Avoir toujours présente à la pensée, écrivait-il dans Stello, les images choisies entre mille de Gilbert, de Chatterton et d’André Chénier. » Et maintenant,

Oubliez les enfants par la mort arrêtés,
Oubliez Chatterton, Gilbert et Malfilâtre
De l’œuvre d’avenir saintement idolâtre
Enfin oubliez l’homme en vous-même

L’œuvre d’art, La bouteille à la mer, est devenue un absolu, qui se suffit, le même absolu qu’exalte l’Esprit pur : Ton règne est arrivé, pur esprit roi du monde. La vie intérieure et la vie extérieure ne font plus qu’un pur diamant, à la fois le plus dur des corps et, jusqu’à son coeur, le plus pénétré de lumière.

Celui qui dressa dans Stello les cahiers colériques du poète contre la société, dans ses dernières paroles, ne sait plus, ne voit plus que l’œuvre de la poésie, quand, se dévoilant nue, elle a rejeté le poète lui-même, comme un vêtement inutile.

De là la densité de ce frêle volume des Poésies, sa valeur dramatique, sa concentration en profondeur, si différente de la riche expansion en gerbe d’un recueil lamartinien ou hugolien. Un homme s’avance entre les destinées hostiles, invisibles, embusquées, il s’avance comme, dans Servitude, les vieux bataillons de la garde royale entre les projectiles des fenêtres et les fusils des barricades. Il garde assez de mâle courage pour noter les coups de la lutte. À l’heure de la mort, quand la bataille est terminée, il se sait vaincu par les destinées, par la destinée d’une vie dévouée à la désillusion, par la destinée d’une poésie dont la main nerveuse et fine, mais débile, laissait à chaque instant échapper ou trembler l’instrument de son métier. Mais vaincu il garde l’honneur ; autant de formes d’honneur l’entourent, que de formes de défaite. On comprend la substance et le fil des Poésies lorsqu’on voit tout au long le symbole de la vie et de la mort du poète dans la vie et la mort du capitaine Renaud. Là-dedans, jusqu’aux défaillances et aux maladresses, tout est arrivé, tout est sérieux. Ce sont ces puissances de sérieux et de sincérité, cette présence calme et ces grandes ailes repliées de la vie intérieure, qui pendant ces cinquante ans ont, comme Apollon auprès d’Hector, écarté d’Alfred de Vigny les oiseaux de proie, la décomposition, gardé son œuvre fraîche pour lui faire franchir la porte mi-séculaire des dernières funérailles.

Aussi est-il naturel que des quatre ou cinq grands poètes romantiques, il ait eu l’influence je ne dirai pas la plus éclatante, mais la plus persévérante et la plus prolongée. J’ai dû rappeler plusieurs fois la chaîne Vigny-Baudelaire-Mallarmé. Elle me paraît certaine, et très logique. Elle fait, à l’écart des royaumes poétiques éclatants une ligne de poésie pure, de volonté très haute, d’échec encouru, accepté, tourné en honneur. Baudelaire a dédié les Fleurs du mal, en une grandiloquente inscription, à Théophile Gautier. Plutôt n’eussent-elles pas appartenu convenablement à Vigny ? Et de l’auteur des Destinées ne reçoivent-elles pas ces trois impulsions qu’elles transmettent à Mallarmé et à tout le symbolisme ?

Ceci d’abord que l’œuvre du poète (l’œuvre des trois poètes) a pour centre et pour sujet non point tant la nature de l’homme que la nature du poète :

Lorsque, par un édit des puissances suprêmes,
Le poète apparaît en ce monde ennuyé,
Sa mère épouvantée et pleine de blasphèmes
Crispe les poings vers Dieu qui la prend en pitié

La première pièce des Fleurs du mal prend, avec un arrière-fonds de sourire et de parodie, le thème de la dernière pièce des Destinées (je ne fais pas, bien entendu, de chronologie), — la malédiction, la bénédiction du poète. Rappelez-vous la plupart des thèmes des Fleurs du mal, et songez que Mallarmé n’a guère en dehors de quelques sonnets d’amour, traité que ce sujet poétique, le poète et la poésie ; notez, enfin, Verlaine étant ici laissé de côté, le narcissisme des symbolistes.

Ni Lamartine, ni Hugo, ni Musset, n’avaient ainsi abstrait le poète de l’homme et n’avaient, à propos de leur propre existence que Dieu mit au centre de tout comme un écho sonore, chanté autre chose que les grands partis généraux, les larges émotions de la nature humaine. Victor Hugo avait pu divaguer largement sur le rôle social et la fonction humaine du poète, il ne l’avait point investi d’une sensibilité féminine, maladive et compliquée, il n’avait pas mis devant un miroir cette nature privilégiée : les Mages touchent bien la corde opposée à la Maison du berger, à L’albatros de Baudelaire, au Guignon de Mallarmé. Vigny a bâti la tour d’ivoire, avec un peu de l’âme encore (la Bouteille à la mer l’atteste) d’un bon architecte romantique : ceux qui viennent après, et qui ont passé par Gautier, par Fortunio, par l’atelier des décorateurs, l’ornent de miroirs pervers, de « lits pleins d’odeurs légères  », de « divans profonds comme des tombeaux  ».

Ceci encore (il ne s’agit pas d’influence, mais de communauté de génie) que les trois poètes, victimes d’un rêve trop haut, d’inquiétudes trop aiguës vers l’irréalisable n’ont laissé, dans le creux non rempli de nos mains, qu’une œuvre raréfiée, mutilée, le mince volume calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur, qu’ils semblent élever, comme César, au-dessus d’un naufrage. Tous trois ont abondé en projets ; nous connaissons leurs livres d’esquisses, leurs poèmes en prose, que non seulement la mauvaise fortune, mais une volonté débile, et surtout la némésis, la stérilité naturelle chez le poète qui ne sait que lui, ont conservés dans les limbes.

Ceci enfin que cette chaîne aboutit à un symbolisme, que le symbolisme a son ancêtre romantique dans Vigny comme le Parnasse avait eu son ancêtre romantique dans Gautier. Poète de la vie intérieure, c’est aux choses aussi, c’est à ses sujets poétiques que le génie de Vigny confère cette existence intérieure qui fait de leur dehors le signe symbolique d’une puissance humaine, d’une âme. Quand il revendiquait comme son titre le plus méritoire celui de précurseur, il ne se trompait pas. Plus qu’aucun poète de son temps il a mis autour du mot de poésie le plus délicat des sens et des résonances qui lui donnent, pour une oreille d’aujourd’hui, son timbre indéfini.

4. La pitié des églises par Barrès §

La grande pitié des églises de France est à la fois un acte et un livre. Un acte, très simple en principe, qui défend la civilisation contre la barbarie, et l’intelligence contre l’animalité.

M. Barrès, député a essayé de recueillir des voix parlementaires pour une loi d’hygiène esthétique et morale, et il a échoué, provisoirement. Mais il reste que l’incantation de l’artiste a recueilli dans le pays et dans les paysages français les voix authentiques et pures de notre terre et de notre passé, qu’il les a accordées en un beau choeur, et qu’à défaut d’une loi écrite, il a fait descendre dans son œuvre la plus pure des lois non écrites qui donnent à la vie d’une race sa dignité, sa résonance et son poids.

Beaucoup ont prononcé le nom de Chateaubriand et ont proclamé ce livre un nouveau Génie du christianisme. Mais il est remarquable que ce nom du précurseur ne se rencontre pas une fois dans La grande pitié. Et pourtant il est exact que M. Barrès rejoint par tous les côtés la sensibilité de Chateaubriand. Les deux cloches sonnent à l’unisson. Dans ses charmants croquis de la vie parlementaire, M. Barrès nous apprend, ce qui ne saurait nous étonner, que de jeunes collègues, surpris parfois de son zèle d’incroyant pour la cause des églises, « non seulement pour leur beauté, mais encore d’un point de vue moral et spirituel  », se croient bien fins en disant : « c’est pour les autres, n’est-ce pas ? » ainsi, en 1802, des voltairiens pensaient comprendre et daignaient approuver M. De Chateaubriand, en estimant que lui aussi, comme leur grand homme, et comme le premier consul, voulait une religion pour le peuple. Et la réponse de Chateaubriand ne devait pas différer de celle, très franche et très gaie, de M. Barrès : « Ah ! Non, par exemple ! Non ! J’ai horreur de cette conception sèche d’une religion pour le peuple. Je ne suis pas de ceux qui aiment dans le catholicisme une gendarmerie spirituelle ! C’est pour moi-même que je me bats. » Nul n’en a jamais douté, et La grande pitié se relie au culte du moi par les mêmes fils que le Génie à René. Deux enfants d’une vieille terre et d’une longue culture, comme ce breton et ce lorrain, ne se conçoivent pas, et ne se veulent pas, sans le capital le plus riche, sans la totalité de leur héritage moral. Dans cet héritage la sensibilité maternelle figure l’inappréciable coffret des joyaux maternels.

Et ce sont ces joyaux qui s’enroulent à leurs doigts et s’écoulent dans le chant des phrases. Les deux livres naissent, comme des mouvements nécessaires de réaction nationale, l’un après la révolution, l’autre après la séparation. Tous deux sont des actes politiques émanés d’écrivains qui se veulent politiques. Peut-être Chateaubriand en 1802 envisageait-il comme prochain et probable ce poste diplomatique romain, pour lequel son livre le désignait, et qui allait lui échoir quelques années plus tard. On imagine sans répugnance une république consulaire et athénienne, ou une monarchie française, mandant avec élégance Maurice Barrès à Rome pour négocier le prochain concordat.

Mais si le nom de Chateaubriand est absent, si M. Barrès ne met pas visiblement ses pas dans ces pas, il n’est pas défendu, sinon d’en chercher les raisons (ce serait bien chimérique), du moins de rêver un peu là-dessus. Le Génie du christianisme est la grande ouverture musicale du romantisme et il convint à M. Maurras de montrer que le romantisme c’était ce « génie » même du christianisme, se dépouillant une nouvelle fois de la discipline latine et catholique : " un protestant honteux vêtu de la pourpre de Rome. " ainsi définissait-il Chateaubriand, et cette définition, aiguisée par des haines perspicaces, porte loin. M. Barrès s’est gardé, avec un bon sens prudent, des récentes faveurs anti-romantiques. Néanmoins il ne lui déplairait pas que son œuvre portât contre l’héritage romantique, contre les suivants et les tenants du « musicien extravagant  ». Ce n’est pas seulement politique, tactique et conscience de parti.

C’est aussi, je crois, l’effet nécessaire de sa nature artistique et intellectuelle.

Il semble, en effet, qu’il y ait toujours eu chez lui deux moitiés d’âme étrangement et pittoresquement associées : l’une de réalisme matériel, vigoureux, sec, en tendons et en nerfs, à la Stendhal et à la Mérimée, et l’autre une âme de poésie opulente, abandonnée et défaite, tournoyante et vague ; ces deux âmes s’harmonisant moins qu’elles ne se succèdent, ne se compensent, ne se combattent. Je ne veux pas évoquer ici le reste de l’œuvre de M. Barrès, ni tout ce qui, à ce propos, remonterait à ma mémoire ; mais la Grande pitié nous offre un modèle fort clair de livre ainsi pensé, vécu, écrit en partie double. Le monde parlementaire d’une part, la terre française, vivante, respirante, charmante d’autre part, fournissent aux deux manières contraires les matières encore plus contraires qui leur conviennent. La sensibilité romantique était troublée par la conscience d’un monde où l’action n’est pas la soeur du rêve :

M. Barrès a voulu, dans la plupart de ses livres, moins les accorder l’un à l’autre, que les pousser l’un et l’autre à l’extrême de leur logique et du plaisir qu’ils peuvent donner, tantôt les opposer dans des balancements harmonieux, tantôt les faire collaborer, comme c’est le cas ici, en une œuvre exacte, solide. C’est du fond de sa sensibilité, du lointain de tout ce qu’il connaît et qu’il aime, que nous le voyons convoquer « tout le divin à la rescousse  », mais il ne le convoque point pour s’en émouvoir stérilement et solitairement : il le convoque pour lui faire enfler une toile mesurée, calculée, méthodiquement tendue, un projet de loi parant à certaines nécessités présentes et précises.

Il introduit contre le romantisme sensualiste de Chateaubriand une volonté de discipline non morale, mais sociale : « j’ai trouvé, dit-il ailleurs, une discipline dans les cimetières, où nos prédécesseurs divaguaient. » C’est la même discipline qu’il demande aux églises : et il tire de là, pour lui et pour ses collègues, une psychologie, une éthique, du législateur vrai. Voilà un progrès très net, dans le sens d’une saine discipline, sur le romantisme.

Mais, sur cette voie, toutes les disciplines ne marchent point du même pas. Si du point de vue de l’homme, nous passons au point de vue de l’artiste, si en face des deux livres nous regardons (et cela est d’un prix égal au prix de n’importe quoi) comment ils sont écrits, le Génie du christianisme apparaîtra comme un type d’écriture classique, disciplinée, membrée et méthodique, qui mène à sa fleur l’art de Massillon et de Rousseau, et la grande pitié en ses parties lyriques, comme un exemple d’écriture romantique, fluente, toujours prête à partir sur un thème incertain et pénétrant de musique, à abandonner celui-ci pour épouser cet autre, à enchevêtrer l’un et l’autre en une symphonie plus subtile, à enrichir d’éclatantes draperies le mode tournoyant et trépidant de Michelet. Les belles pages lyriques de M. Barrès sont, à la lecture, un enchantement, mais à chaque lecture un enchantement toujours neuf, parce qu’il n’est rien resté de la lecture précédente. Musique très analogue à celle des vers libres, qui ne peuvent jamais s’installer dans la mémoire. Cela se ploie, se replie, comme une rivière de plaine, en une incertaine mollesse, et le charme serait presque le même, si l’ordre des phrases était dérangé. Je lis dans la grande pitié ce mot significatif qui s’appliquerait si bien à l’œuvre de M. Barrès et qui nous mènerait si loin en elle : " je ne vois pas dans la nature les dieux tout formés des anciens, mais elle est pleine pour moi de dieux à demi défaits. " mais, avec cette juxtaposition savoureuse et excitante des contraires que nous retrouvons partout chez lui, M. Barrès dans les parties de son œuvre qui ne sont point lyriques, éclate, avec robustesse, de toutes les qualités opposées. Alors il a de toutes les façons et sur tous les registres, le don de la figure saisissante, qui fait masse, groupe, durée, des tableaux et des scènes tout formés, comme les dieux des anciens. Dans la grande pitié, l’entretien avec M. Briand, la peinture des couloirs sont d’un relief et d’un rendu inoubliables, comme la journée de l’accusateur dans leurs figures ou la réunion de la salle Chaynes dans les Scènes et doctrines du nationalisme. Les pages de cet ordre sont d’ordinaire semées des plus pittoresques images, qui font au contraire presque toujours défaut dans les pages de musique. M. Barrès a noté à la chambre « ces êtres sans lumière dont le gros oeil méfiant et très vite irrité ne sait rien voir au-delà de l’abreuvoir du village » et l’on évoque la belle zoologie de leurs figures, la grenouille qui annonce, en remontant sur son bocal, que le beau temps est revenu, le grand épervier sur un étang glacé et d’autres… car un chapitre du livre nous révèle que, si cet habitant de Neuilly va méditer d’ordinaire dans le parc de Saint-James ou vers les pins du boulevard Richard-Wallace, il doit, pour préparer congrûment ses discours parlementaires, se transporter à l’autre bout de Paris, parmi les hôtes du jardin des plantes : utilisation méthodique, composition de lieu, qui suscite nos vieux souvenirs de l’homme libre,

Jersey, Haroué, Venise. — On a d’ailleurs la sensation que M. Barrès ne fait qu’entr’ouvrir, dans son livre, son carnet d’observations parlementaires, ne nous donne qu’une légère esquisse de l’arche de Noé où, en vue d’événements qui feraient pleuvoir sur le temple au point d’amener le déluge, il a enregistré et classé les spécimens de la faune arrondissementière.

L’un et l’autre valant par des beautés fort différentes, les deux motifs, celui de bataille extérieure et celui de rêverie intérieure s’enchaînent de façon adroite, et leur alternance donne une composition rythmique, assez analogue à celle du Voyage de Sparte. L’un est le motif de guerre, l’autre le motif de paix, et le noeud du livre se trouve placé d’une main juste en son milieu même, dans les dix pages de Pax aut bellum. M. Barrès s’est plu souvent, et avec une grande justesse, à comparer son développement et la logique de sa vie à ceux d’un arbre qui croît : ces dix pages marquent exactement le point où la branche qui paraît aujourd’hui prend contact avec le tronc. Pour nous éclairer par une autre comparaison, elles forment le banc de repos placé dans la perspective où un livre et une œuvre mouvementés, riches, et d’apparence hasardeuse, sont saisis dans l’acte et l’unité d’un paysage équilibré. « Pax aut bellum ! m’a dit le solitaire de Monte Oliveto. J’ai répondu : bellum ! Aujourd’hui je connais la stérilité de ces luttes… après trente années la voix du vieil homme s’est fait accueillir : les cordes qu’elle devait frapper se sont mises à vibrer, et l’enthousiasme qui me disposait à une vie dangereuse se résout en une nostalgique aspiration à l’harmonie. » C’était le bellum de la haine emporte tout, celui qu’on lisait à chaque page de Du sang, la guerre pour elle-même, pour sa beauté, son ivresse, sa passion. Dans la grande pitié les images de guerre sont enchaînées au char de la paix. Sauf dans l’épisode des accroupis de Vendôme, cette guerre tend à la diplomatie, à la mansuétude, à l’" amitié " . En des pages délicieuses, M. Félix Bouffandeau est incorporé, bon gré mal gré, à une « amitié française  ». Et peut-être, qui sait ? M. Barrès eût-il étendu cette indulgence sur les accroupis eux-mêmes si l’académicien avait eu les coudées aussi franches que le député des halles, et s’était souvenu qu’il reçut sous la coupole, en un discours flatteur, l’auteur des Blasphèmes dans les vers duquel l’adjoint Leguay a pu puiser le fond de la forme de ses actes et de ses propos.

Sans doute pensera-t-on qu’il y aurait, sur un sujet si pressant, sur une question qui intéresse toutes les formes de la culture, d’autres matières à réflexion pratique que l’évolution de l’écrivain et la technique de son art. Mais précisément le fond et la forme constituent deux ordres que ce livre ne permet pas de séparer. Le pax qui lui sert de place centrale, il semble que les puissances de la grande pitié, laissées à elles-mêmes, le prolongeraient plus loin que l’auteur ne l’a conduit, et moins encore vers une absolution où personne, même les accroupis, ne serait coupable, que vers un examen de conscience qui ne permettrait à personne de s’absoudre à bon compte du péché qu’il dénonce et condamne chez autrui.

« Moi-même, dit M. Barrès, j’ai prêché cette grande thèse triste : laissons aller à la mort ce qui veut mourir. Mais il s’agissait de Venise et de favoriser le plaisir des esthètes. Quand nous parlons des églises de France, c’est leur esprit, la réalité qu’elles protègent, le contenu et le contenant que nous voulons maintenir. » Bien. Nous entendons que M. Barrès se garde ici, avec d’intelligentes précautions, de draper sa défense des églises dans le manteau funèbre de Chateaubriand, d’aimer en elle une beauté passée qui ferait cortège à sa vie descendante, et, comme les femmes d’un roi barbare l’accompagnerait dans la mort. Pourtant qui sait si autour de lui un peu du manteau ne se discerne pas encore ? L’auteur de la mort de Venise respirait sur la lagune tous les bouquets défaits de Chateaubriand, et c’est au nom de la beauté, du « plaisir des esthètes  », qu’il défend de toucher à la misère, à la décomposition et à la fièvre de Venise. Comme tous ceux qui exigent qu’une ville croupisse dans son ordure pittoresque, il parle en étranger qui passe, non en vénitien qui demeure, et c’est son droit. Disons donc qu’il s’agit de Venise, et de favoriser le plaisir des étrangers, du peuple d’esthètes que gouverne le conseil des dix établi par M. Barrès. Au contraire, quand les églises françaises sont en jeu, il s’agit de favoriser le plaisir, la culture, la civilisation des français, qui, du plus humble au plus grand, y trouvent nécessairement, en tant que français, les conditions et la figure de leur accord avec le passé et leur confiance dans l’avenir. Mais il convient toujours de favoriser un plaisir, une émotion, qui ne diffèrent que par une plus grande richesse, une plus grande complexité, du plaisir et de l’émotion que l’esthète trouve à Venise. Il est bien entendu qu’il ne s’agit pas pour M. Barrès de la religion des autres, mais de sa propre religion telle qu’il la sent et la conçoit : « c’est pour moi que je me bats. » C’est pour lui-même qu’il se bat en France contre ceux qui ne veulent pas arrêter la destruction, comme c’est pour lui-même qu’il se bat à Venise contre ceux qui voudraient l’arrêter. Seulement voilà : dans le monde moral et même dans le monde matériel, les choses se conservent par le jeu des mêmes forces qui les ont créées ; la conservation, comme le dit Descartes, est une création continuée. Les églises, créées par la foi, ont été entretenues et maintenues par la foi. La sympathie pour la foi est-elle capable de tenir ici la place de la foi ?

M. Barrès exposant les raisons très justes pour lesquelles l’état a aujourd’hui le devoir d’aider largement les catholiques à entretenir des églises dont on a attribué la propriété aux communes, et défendant non moins justement le clergé contre une sortie de M. Briand, écrit que le devoir des prêtres est de « courir d’abord aux âmes. Pour nous autres laïques, que ce souci n’absorbe pas, veillons à protéger des pierres qui intéressent la nation autant que la religion. » Mais, comme cela est rappelé dans l’hymne admirable de la consécration, cité au chapitre IV, les âmes impliquent les pierres, ou plutôt, ainsi que dirait un scolastique, les pierres sont contenues éminemment, non formellement dans les âmes, par l’homme en tant que chrétien.

C’est par un côté artiste et artificiel de sa nature que le laïque, s’il n’est pas chrétien, s’intéressera à cette durée. Je crois même que M. Barrès se rend compte parfois de sa position un peu délicate entre le point de vue chrétien du fidèle pour qui l’Église est la maison de Dieu, et le point de vue humain de l’incroyant pour qui l’Église n’a de valeur et d’intérêt qu’en tant qu’œuvre d’art. « Fût-elle dédaignée, la moindre église rurale enrichit la vie locale et constitue, pour ceux-là mêmes qui la regardent du dehors, une valeur spirituelle. » Mais si cette église est sans fidèles, que devient cette valeur spirituelle, distincte de sa valeur esthétique, et par quel paradoxe ceux qui la regardent du dehors, ceux qui ne sont pas les vivae lapides employées à sa construction, peuvent-ils arriver à la maintenir ?

Essayant de serrer de plus près la question, je dirais que le grand danger qui subsiste encore, à l’intérieur des sentiments de M. Barrès, contre les églises, c’est que, pour lui comme pour les adversaires qu’il combat, les églises constituent d’abord des objets de propriété humaine, et ensuite (qu’on me passe le mot) des objets de consommation : tels sont les deux visages de leur grande pitié.

Des objets de propriété humaine. J’ai été frappé d’apprendre, en lisant le livre de M. Barrès, qu’après la séparation, la cour de cassation eut à se demander à qui appartenaient les églises sous l’ancien régime et qu’on dut répondre, sans doute avec quelque embarras et quelque surprise : à personne ! Et M. Barrès conclut : " il résultait de là non pas une propriété d’état, non pas une propriété communale, mais une propriété publique, commune à tous, hors du commerce, affectée à perpétuité au culte divin. Les églises, dans l’ancien droit, ce sont des choses sacrées, la propriété de ceux qui sont morts et de ceux qui naîtront, un domaine spirituel, le domaine de Dieu. " le domaine de Dieu, c’est historiquement très juste. Mais Dieu, pour M. Barrès, c’est la continuité humaine ; pour la cour de cassation, interprète le plus haut de la loi, et pour toute la loi, Dieu porte bien le nom que Polyphème croit le nom d’Ulysse, il s’appelle Personne. La loi française n’a comme le cyclope, qu’un oeil, l’oeil matériel. Elle ignore le spirituel.

Ce qui est « hors du commerce » est hors la loi, et la formule de la loi de 1902 sur les droits qui « ne sont pas dans le commerce » est typique. Ce mot : le domaine de Dieu, même pris au sens large, renanien et social, où l’entend M. Barrès, n’a aucun sens dans la France juridique. Et cela, pour bien des raisons dont la plus réelle et la plus profonde est que, dans un pays de petits propriétaires, c’est-à-dire de propriétaires âpres et stricts, la propriété individuelle gouverne tout, s’étend sur tout ; la propriété communale, la propriété de l’état, ont une tendance à se modeler sur elle, à en épouser les formes. Non seulement le domaine de Dieu, mais le domaine non individualisé d’une continuité historique, paraissent des non-sens. Le jour même où j’écris ces lignes, les journaux nous apprennent que la chambre des députés a fait cadeau d’une pièce importante du musée national à un souverain étranger. Ainsi le parlement, dont M. Barrès, député du premier arrondissement de Paris, est comme un chef de file, se reconnaît un droit de propriété sur les œuvres d’art qui constituent le domaine intellectuel de la France. La Vénus de Milo n’est le bien de la communauté française que précairement et tant qu’il n’a pas plu au parlement de la vendre, de la mettre en gage, de la donner ou d’en faire de la chaux : elle appartient comme le chanfrein de Philippe II à cette génération, que dis-je ? à cette législature. Notre propriété va de plus en plus à la forme individuelle et viagère, et les églises de France sont prises dans cette logique. Le « domaine spirituel  », le " domaine de Dieu ", ces termes sont, par la nécessité même qui les a dépouillés de leur sens ancien, pourchassés par nos légistes jusque dans les significations les plus souples et les régions les plus générales où M. Barrès les idéalise.

Des objets de consommation. Avec sa logique intérieure et vivante d’arbre, M. Barrès était conduit par tout son sujet à son dernier chapitre, qui s’appelle : les églises de France ont besoin de saints. Ayant convoqué toutes les bonnes volontés, toutes les parcelles de divin qui pouvaient s’élancer à la rescousse pour défendre les pierres du passé, le passé de pierres et d’âmes, M. Barrès s’écrie : " que vaudraient ces puissants concours, ces armées du dehors, si, dans la citadelle menacée, l’âme venait à défaillir ?… ne ménageons pas notre peine ; nous en sommes abondamment dédommagés par l’honneur de servir une telle cause, mais faisons des voeux pour que chaque église trouve un prêtre exemplaire… devant ces églises, çà et là demi-désertées, demi-écroulées, je me surprends à murmurer la grande vérité, le mot décisif : les églises de France ont besoin de saints. " il n’est pas un des sentiments de M. Barrès que je ne partage, qu’il ne rende en moi plus intense et qu’il ne m’aide à faire fleurir. Mais au-dessus de ces sentiments, il y a certaines lois logiques qu’il est peut-être nécessaire de discerner.

Les lignes que je viens de citer nous amènent à nous demander si les deux états hostiles de la sensibilité française actuelle en face des églises humbles qui meurent, celui de leurs amis, celui de leurs ennemis (indifférents parlementaires, épiciers sauvages, accroupis), ne remontent pas à une même cause, s’il ne sont pas les attitudes de français inégaux en culture et en noblesse, mais arrivés pareillement des mêmes origines et des mêmes lointains à constituer une société de consommation plutôt que de production.

Les églises de France sont un capital entre les mains d’héritiers qui, en dehors des fidèles proprement dits, entendent en jouir, l’exploiter, non le continuer et l’accroître. Il est dès lors absolument nécessaire que, des deux façons et des deux mains, il soit dépensé et dissipé. Au plus bas degré des ennemis, les accroupis représentent la figure la plus laide de la bête : les accroupis utilisent le clocher de Saint-Martin selon leur nature qui est basse, qui les amène à terre, ils en font, comme ils disent, un " temple au dieu de la digestion " . Au plus haut degré des amis, la sensibilité de M. Barrès serait personnifiée dans la figure délicate de l’ange musicien (je pense à la girouette du Lude dont le moulage est au trocadéro) : cette sensibilité utilise les églises de France, à une pointe extrême du temps, comme jadis elle éprouvait " à la pointe extrême d’Europe " la vibration la plus fine de la plus vieille culture.

Cela est bien, cela est beau, mais je demande si cette consommation engendre une production, si c’est là un moyen de faire durer les églises, de les prolonger, ou si ce n’est pas une des nuances reconnaissables qui attirent un « esthète » sur Venise, la phosphorescence magnifique d’une décomposition ? Aussi M. Barrès a-t-il peu de confiance, malgré tout, dans les moyens qui sont les siens, dans la bataille qu’il livre et dans la chanson qu’il chante, et il finit par dire : " les églises de France ont besoin de saints. " les églises ont besoin non de musiciens, mais d’architectes, non d’esthètes mais de chrétiens. Et c’est toujours pour lui-même qu’il se bat. C’est lui qui, ayant besoin de ces églises, a besoin de ces chrétiens. Ah ! Le Jardin de Bérénice ! si le christianisme devait périr bientôt (et ce n’est pas vrai), comme il serait, pour une intelligence éprise du parfait et du logique, encadré entre ce commencement qui produit et cette fin qui consomme : les chrétiens, les saints d’autrefois qui ont besoin d’églises et qui les font, les églises d’aujourd’hui qui ont besoin de chrétiens, de saints. Ceux dont M. Barrès est le chef de choeur cherchent à l’église la sainteté, mais la sainteté des autres, et dès lors, rien ne s’édifie en pierre, tout coule en sable, en eau.

Il y a quelque temps une société de distillation, ayant trouvé une formule de liqueur agréable au goût, en fit ingénieusement le « coin du quai » de la chartreuse, la dénomma bénédictine, et installa son usine à Fécamp : ses affaires et sa réclame s’étendant, elle se construisit des ateliers et des entrepôts en forme de monastère médiéval (tous les touristes les ont visités). Et ce n’est pas tout.

Les bénédictins étaient encore en France, et la société, devenue fort riche, leur offrit dans ses beaux bâtiments un séjour confortable pour le nombre de moines qui leur plairait sans autre fonction que d’être là et de montrer leur robe. Ils ne répondirent même pas, mais j’imagine que le président du conseil d’administration, quand il conçut ce projet, dut se fonder sur cette raison : « la bénédictine a besoin de bénédictins. » La culture, la pensée, les livres de M. Barrès, sont pour la France, aujourd’hui sa précieuse liqueur d’or, et dans la mesure où nous autres, du choeur obscur, nous y participons, nous souhaitons avec lui des églises pour nous, des saints pour ces églises, toute l’intégrité, en cette liqueur, de ses substances, de sa saveur et de son feu. Mais les voûtes et les voix du bel édifice qui sert d’écrin à ces alambics sont-elles bien celles qui préparent et qui imposent des saints ?

5. Anthologie des avocats par Payen §

Réunir une Anthologie des avocats d’aujourd’hui n’était pas une mauvaise idée. M. Payen, qui consacre aux maîtres qu’il a cités des notices élégantes, parfois assez fines, et qui, exception faite pour Waldeck-Rousseau, et pour Barboux, se limite hiérarchiquement aux bâtonniers de l’ordre, à dû choisir, je n’en doute pas, les meilleures plaidoiries contemporaines. Les avocats, représentés par leurs chefs élus, plaident, ici, devant le public et la critique et pour eux-mêmes.

Ils plaident aussi, et M. Payen avec eux, pour l’art de l’éloquence judiciaire, et nous sommes mis en demeure de décider sur pièces écrites, si oui ou non il est raisonnable de laisser, comme on le fait d’ordinaire, cette forme d’art oratoire sur la rive obscure, hors du monde esthétique et des genres littéraires. Montons donc, tel Ubu, sur notre tribunal, et, nous étant assuré que la trappe fonctionne, jugeons.

Tout à l’heure peut-être, nous allons trouver des merveilles jusqu’ici ignorées, ou limitées du moins à l’enceinte du tribunal et à la Revue des grands procès. Mais si nous nous en tenons au tableau consacré des valeurs littéraires, au canon que l’école nous enseigne, nous nous expliquons d’abord mal ce fait singulier : dans les deux littératures classiques anciennes, l’éloquence judiciaire paraît tenir une place d’honneur et même, par sa continuité et son autorité, la première place parmi les genres en prose comme le théâtre parmi les genres en vers.

Dans les temps modernes, néant ou à peu près.

L’éloquence politique chez nous n’a pas trop démérité, et depuis le XIVe siècle, on citerait plus de cent discours qui méritent d’être lus et admirés ; l’éloquence démonstrative s’est enrichie d’un genre authentiquement français, le discours académique (dont l’étude technique, dans une continuité de trois siècles, serait bien fructueuse pour le critique qui l’entreprendrait). L’éloquence de la chaire tient pareillement, depuis longtemps, la place la plus éminente. Pourquoi donc cet effondrement apparent de l’avocat ? Faut-il croire ces lignes de Renan que cite M. Payen : « heureux les classiques venus à l’époque où l’individualité littéraire était si puissante ! Tel discours de nos parlements vaut assurément les meilleures harangues de Démosthène ; tel plaidoyer de Chaix D’Est-Ange est comparable aux invectives de Cicéron. Et pourtant Cicéron et Démosthène continueront d’être publiés, admirés, commentés en classiques, tandis que le discours de M. Guizot, de M. Lamartine, de M. Chaix D’Est-Ange ne sortira pas des colonnes du journal du lendemain. » Laissons de côté Guizot et Lamartine, laissons de côté les discours politiques de Démosthène et de Cicéron. Ne comparons que le semblable au semblable, les avocats aux avocats. Le seul procès dont il s’agisse ici, le seul dont nous ayons à discuter la révision, est celui de Chaix D’Est-Ange et de ses confrères, qu’ils soient Berryer, Henri-Robert ou Poincaré.

Il importe d’abord de remarquer que Démosthène et Cicéron ne sont de vrais avocats que par un côté, le plus petit peut-être de leur génie. Sans tenir compte ici des reflets passionnants dont les luttes politiques illuminent et trempent leur éloquence, voyez qu’ils n’ont obtenu, devant la postérité, leurs grands triomphes oratoires que lorsqu’ils attaquaient, non lorsqu’ils défendaient, que lorsqu’ils faisaient fonction d’accusateurs, analogues, si l’on veut, à ce que sont chez nous les avocats de la guerre civile. Le seul des plaidoyers civils de Démosthène qui s’élève à la hauteur de ses discours politiques, la midienne, est une attaque. Il en est de même d’Eschine, avec le Discours contre Timarque. Pour Cicéron, le pro milone est bien plutôt un in clodium, et les plaidoyers proprement dits paraissent en général, sauf peut-être le pro murena, assez faibles. Et, surtout, ces grands discours sont mêlés à la politique, assez nourris par elle, pour nous apparaître comme les précurseurs de l’éloquence parlementaire plutôt que de l’éloquence judiciaire.

Le plaidoyer a pourtant atteint une fois au moins sa perfection chez les anciens, et il a eu, mieux que la poésie dramatique et que le dialogue platonicien, l’honneur de fournir le modèle le plus authentique et le plus délicat de l’atticisme. Je veux parler de l’art des logographes et de Lysias.

Lysias, étrangement ignoré des honnêtes gens, est chez nous complètement abandonné aux hellénistes de profession. Il est de même singulier que des trente plaidoyers environ qui nous restent de lui, quatre ou cinq seulement, et pas les plus intéressants, aient été, au cours de nos quatre siècles, traduits en français. Et pourtant, comme cette langue transparente et fine, à mi-chemin entre Voltaire et Paul-Louis Courier, récompenserait un traducteur avisé, ayant le goût de son humble et délicat métier ! La belle fin de carrière pour un magistrat lettré d’autrefois, qui se fût ainsi, avec de l’ambroisie, débarbouillé de toutes les ridicules plaidoiries subies à l’audience !

Comparés aux morceaux qu’a recueillis M. Payen, les plaidoyers de Lysias paraissent les plus jeunes !

Sur eux, pas de poussière, mais au contraire un duvet qui persiste. Et le plus grand plaisir qu’ils donnent, ou, mieux, le plaisir suprême dont ils sont couronnés, est que la raison de leur valeur unique, comparée à ce qui les a suivis et ce qui les suit encore, se conçoit clairement et nous enrichit de logique : louée soit l’Anthologie de M. Payen qui nous permet de mieux distinguer le médiocre et le bon, de connaître l’un et l’autre par leurs causes.

L’art de l’avocat produit des œuvres éphémères sans forme et sans écho ; l’art du logographe non seulement nous a laissé des œuvres durables, mais il a formé le coeur de l’atticisme, qui est le coeur du classique, qui est le coeur de la beauté. Pourquoi ?

Rien de plus artificiel et de plus bizarre, semble-t-il, que les conditions imposées au logographe. La loi athénienne ignore les avocats ; elle impose à l’accusé de se défendre lui-même : tout au plus lui tolère-t-elle un aide, parent ou ami, dont l’assistance est d’ailleurs exceptionnelle.

L’homme de l’art n’intervient qu’en lui fournissant une défense écrite, qu’il apprend par coeur et récite. On ne saurait imaginer pour le professionnel de la défense une situation plus discrète et même plus humiliée. L’avocat d’aujourd’hui, déployé dans l’ampleur tournoyante de ses manches et le fracas glorieux de sa renommée, considérerait le logographe comme un méprisable hère. Et pourtant ce sont les lois immanentes de l’art, qui, selon leur coutume, élèvent ici le plus humble et déposent le superbe.

L’art du logographe est avant tout l’art de se faire oublier, de disparaître dans son personnage, de tout disposer en sorte que les juges puissent croire sincèrement entendre l’accusé lui-même et lui seul. De fait, un discours de Lysias nous donne au naturel, comme le creux de la cendre à Pompéi, la figure du bonhomme qu’il fait parler.

Du logographe à l’avocat d’aujourd’hui, il y a exactement la distance de l’auteur dramatique au comédien. L’auteur dramatique crée des personnages, s’efface en eux, leur donne sa place de vivant. Le comédien fait son personnage, vit de lui, tire sa gloire de lui.

Comme l’art du comédien, l’art de l’avocat est un art du momentané. Il ne vise qu’à un effet momentané, portant sur un moment décisif. C’est seulement par un détour, par un biais, que l’éloquence parlée est élevée à une valeur littéraire et durable. Ou plutôt, et pour dire net, il n’y a pas de littérature parlée, improvisée, il n’y a que de la littérature écrite.

Les discours de Démosthène et de Cicéron sont des œuvres écrites, refaites en vue de la publication. Les sermons de Bossuet sont ceux qu’il écrivait avant de monter en chaire, non ceux qu’il prononçait. Les sermons de Bourdaloue (dont l’art rappelle par bien des points celui de Lysias) étaient écrits, appris par coeur, récités mot pour mot. Voyez la différence entre les discours parlementaires improvisés de Lamartine, recueillis par les sténographes, et le discours sur le drapeau rouge, qui figure dans son Histoire de la république de 1848 et fut rédigé par lui, comme le pro milone, à loisir. Une improvisation peut être une action foudroyante, décisive, elle ne constitue jamais une œuvre qui dure. Si le mouvement de la parole se retrouve dans une œuvre écrite, si le style du XVIIe siècle est souvent un style parlé, comme l’a montré Brunetière, il s’agit là d’une parole transposée, disciplinée, dont est présente l’image, ou l’idée, beaucoup plus que la réalité.

Observez que le style artificiel par excellence, le style oratoire, a son origine dans la parole même, dans les poumons robustes de l’orateur antique, dans les nécessités de l’inspiration et de l’expiration, dans un jeu d’orgues naturelles ; mais si le principe de ses mesures est dans la nature, ces mesures ne se développent que par réflexion et composition. Tandis que l’art de l’avocat qui improvise est une logolalie, ou une logomachie, l’art de Lysias est rigoureusement une logographie. Le logographe écrit des rôles pour ses clients avec le même soin que Racine en écrivait pour la Champmeslé. Loin de lui cette commedia dell’arte où l’avocat est à la fois acteur et auteur. Mais tout en écrivant, tout en pesant ses mots, en disposant ses raisons, en composant ses discours, il faut qu’il ne laisse apparaître nul signe d’artifice, nulle écriture visible, il faut que tout son art soit tendu à recréer une nature, à éprouver le naturel.

Si l’improvisation n’a pas de style, elle n’a pas davantage de méthode. Un discours invertébré, sans ordre, sans plan, peut frapper, émouvoir, atteindre sur les auditeurs au plus haut de l’effet oratoire, il ne se laisse pas lire et l’écriture ne le livre qu’informe, affaissé et flasque. Si je mange en automne des pommes fraîches, il m’importe peu qu’elles soient entassées dans un panier ou disposées soigneusement sur des rayons. Mais si je veux les conserver l’hiver, il faut qu’elles soient rangées en ordre, elles pourriraient dans leur tas. Ainsi du discours. On trouve souvent scolastique et artificielle la division, au XVIIe siècle du sermon en trois points. En réalité elle lui est aussi nécessaire, aussi consubstantielle, que les cinq actes le sont au poème dramatique. Il n’est pas de plaidoyer antique qui ne comporte, plus ou moins apparentes, les divisions rationnelles inventées, ou plutôt découvertes, par la rhétorique sicilienne.

Elles apparaissent chez Lysias dans une détente et un naturel parfaits, aussi nécessaires, aussi peu imposées du dehors, que quatre membres et une tête à un corps humain. Aujourd’hui, bien entendu, pas plus qu’autrefois, un avocat ne parle sans un plan qu’il modifiera d’ailleurs en cours d’audience.

Mais, si j’en juge par l’Anthologie de M. Payen, ce plan est généralement théorique et vague : rien, à la lecture, de plus invertébré, de plus gélatineux que ces méduses, délaissées sur le rivage, hors du flot sonore où elles vivaient.

C’est que le plan, dans un discours, indique la plénitude, la densité, la volonté réfléchie, il implique, comme l’habitude, dont il est une figure artificielle, la dissociation de mouvements synergiques, leur recomposition selon la loi du moindre effort. Toutes qualitées opposées à celles de l’avocat d’aujourd’hui, marchand de paroles qui donne au client des paroles pour son argent, et dont l’idéal paraît être la facilité, qui étourdit, dissout, rend mol et stupide le juge ou le juré sous le flot de l’abondance dialectique ou verbale.

Dans ces plaidoiries, que nous fait lire M. Payen, que de quantité, quel déchet ! C’est évidemment la somme de tout ce qui répugne à l’atticisme, et l’on dirait que la loi athénienne, gardienne attentive de cet atticisme ait veillé par une sage disposition à ce que la tentation de bavarder fût interdite au logographe, et qu’il fût obligé de dire le plus de choses en le moins de temps : la clepsydre était là, qui, sauf exception pour de grandes circonstances, ne permettait pas à l’accusé de garder la parole plus d’une demi-heure environ. C’est dans ce cours laps qu’il fallait expliquer aux jurés une affaire parfois compliquée. Le seul moyen de faire tenir beaucoup de choses en ce peu de temps était de les disposer en un ordre rigoureux, comme dans le vaisseau phénicien dont parle Xénophon et qui tenait de cette manière un nombre incroyable d’objets. Bien entendu, un avocat d’aujourd’hui gémirait sur cette loi, s’il devait la subir, comme un dramaturge romantique sur la loi des trois unités. Le plaidoyer d’un Lysias est aussi à l’aise sous la clepsydre qu’une tragédie de Racine entre les trois règles.

Il semble qu’il convertisse cette nécessité extérieure de la loi en une nécessité intérieure de sa nature. Si tout a dû se dire en peu de temps, c’est que tout pouvait se dire en peu de temps.

Mais pour tout dire en peu de temps, il ne faut dire que l’essentiel, et l’essentiel, dans une plaidoirie, ce sont les faits et les raisons. Ce qui devra dès lors être sacrifié, c’est l’appel aux sentiments, c’est l’éloquence démonstrative, c’est le pain quotidien de l’avocat, trempé du sang de l’orphelin, des larmes de la veuve et des sueurs du peuple. Si Lysias est pour les gens de goût le seul maître de l’éloquence judiciaire, c’est qu’il est, avec des disciples immédiats tels qu’Isée, le plus pur, le seuil pur de tout ce battage, si fastidieusement retentissant même chez un Démosthène, un Eschine, un Cicéron !” il n’y a rien de plus parfait que Lysias, dit Quintilien, si le rôle de l’orateur se borne à instruire. " éloge qui n’est pas sans restriction chez ce professeur de rhétorique latine, mais qui, pris de soi, identifie la parole de Lysias à une perfection aussi transparente que l’eau dans la clepsydre qui la mesure. Observez que cette éloquence qui se borne à instruire, qui dédaigne tout moyen pathétique grossier, s’adresse à un tribunal de six cents à mille jurés, gens du peuple, petits artisans. Voyez avec quelle sobriété, dans le premier discours qui ouvre les œuvres de Lysias, parle à l’intelligence et à la raison de ses juges Ératosthène, traduit en justice pour avoir tué l’amant de sa femme qu’il a pris en flagrant délit. Un avocat, aujourd’hui, ferait acquitter son client en plaidant la passion, en se passionnant lui-même, avec le trémolo que vous savez. Lysias, lui, s’attache avec la plus subtile habileté, à purifier l’affaire de tout élément passionné.

Ératosthène raconte de la manière qui sera la plus plaisante pour les autres, à la façon d’un fabliau ou d’un conte de Boccace, les ruses de sa femme, qui couche avec lui au premier étage, la servante complice qui est en bas avec l’enfant et qui le pince pour le faire crier, le mari qui envoie la mère lui donner le sein pour le faire taire, celle-ci qui feint de résister parce qu’elle a peur que son époux lutine, pendant qu’elle n’y sera pas, la petite servante, et qui, l’enfant criant toujours, finit par descendre retrouver en bas l’amant qui l’attend. Puis, quand la servante a tout découvert à Ératosthène, le flagrant délit, les voisins convoqués comme témoins, et l’amant (qui, dans l’usage athénien, en était généralement quitte avec la cendre chaude et le raifort) mis à mort, très posément, par le mari. Devant ces cinq ou six cents héliastes, le bon système de défense consiste à ne rien dramatiser, à peindre la réalité fine, dépouillée, nue. C’est de cette façon d’ailleurs que Lysias gagnait, paraît-il, tous ses procès.

Transportons-nous maintenant dans l’Anthologie de M. Payen. Voici une plaidoirie, au cours d’un procès en séparation de corps pour Mme C..., plaidoirie qui « était considérée par son auteur lui-même, comme l’une des meilleures qu’il eût prononcées  ». L’auteur est Waldeck-Rousseau, qui poussait assez loin, je crois, la maîtrise de soi et le mépris des hommes. Il ne s’adresse pas à une foule de six cents jurés, mais à trois docteurs en droit aussi blasés sans doute qu’il l’est lui-même.

Voici son langage :

" tout mari est, à un moment déterminé, son propre arbitre ; il peut étouffer les explosions de sa colère, il peut se taire, il peut s’imposer le silence, et alors si quelqu’un laisse tomber un de ces propos qui flétrissent l’honneur d’une femme, sa main l’écrasera sur la bouche du diffamateur.

Celui-là, je le salue et je l’admire.

" il peut aussi, plus humain, plus près de la nature, céder à son ressentiment, chasser la femme indigne et, prenant l’enfant, l’emporter au loin. Et celui-là qui, pour disparaître avec sa douleur, renonce à la fortune, je le salue encore et je l’estime… etc.

Waldeck-Rousseau " dans toutes ces plaidoiries il est difficile de trouver autre chose que la plus stérile et la plus vaine abondance, une sorte de gageure professionnelle, qui consiste à dire en le plus de temps le moins de choses, exactement toutes les puissances déchaînées de la langue, contre lesquelles la loi athénienne, élevant une sage barrière, obtenait en récompense un Lysias. Mais comme les mêmes caractères se retrouvent dans toutes les plaidoiries choisies des bâtonniers que fait défiler devant nous M. Payen, et cela malgré toutes les différences de tempérament qu’il nous explique en d’agréables et louangeuses notices, nous devons croire que ce genre s’impose nécessairement à l’avocat, et qu’au barreau la concision c’est l’ennemi. " nous payons tous, dit M. Poincaré dans sa plaidoirie pour l’académie Goncourt, notre tribut aux exigences de notre profession ! Le médecin est souvent tenté de mettre les bornes du monde aux portes de sa clinique ; l’homme politique place l’univers dans le cercle étroit où mugissent les passions parlementaires ; l’avocat… mais pourquoi, messieurs, multiplier les exemples ? " pourquoi, maître, ne pas les multiplier ici précisément ? C’est que celui-ci s’exhale clairement de toutes les plaidoiries que collige M. Payen. La profession de l’avocat exige qu’il emporte un jugement comme l’orateur parlementaire emporte un vote : en laissant le moins possible à l’auditoire et à l’auditeur le temps de se reconnaître, en étant le plus fort, par tous les moyens, selon les lois de la guerre, à un moment donné. Voyez la différence entre la plaidoirie d’un avocat d’assises et celle d’un avocat d’affaires. À égalité de réputation, et en considérant des têtes de file, comme M. Henri-Robert et M. Poincaré, une plaidoirie du second tient beaucoup mieux la lecture qu’une plaidoirie du premier. En matières d’affaires le jugement n’est pas immédiat, il intervient parfois assez longtemps après la plaidoirie, et il retient des raisons, des preuves, des appels à la loi, plus que des états d’émotion ou de passion. C’est d’ailleurs là un principe, non un fait. " ce n’est pas à dire, écrit M. Payen, qu’on ne fasse plus appel à la sensibilité des auditeurs. La cour de cassation elle-même, disait quelqu’un qui la connaît bien, juge presque toujours en fait. Et qu’est-ce que juger en fait, si ce n’est fléchir la rigueur des principes sous le poids de raisons que la stricte raison juridique ne comprend pas ? « il n’en est pas moins vrai qu’il y a là un ordre de beauté qui suit l’ordre de vérité, qui a son plus haut point non dans la stricte raison, mais dans la saine raison juridique, son point inférieur dans l’appel à la sensibilité animale. » Il ne faut, dit M. Payen, aux assises, toucher le clavier des sentiments qu’avec une extrême prudence. À plus forte raison devant les tribunaux civils : débordés par les affaires, les juges sont pressés de juger. Ils demandent des faits et des arguments, et je dirais qu’ils se passent volontiers d’éloquence, si l’éloquence n’était précisément et avant toutes choses l’art d’exposer les faits et de développer les arguments en disant tout ce qui convient et rien que ce qui convient. " félicitons M. Payen de mettre en lumière et en honneur ce vieux principe de l’éloquence attique ; mais regrettons que ce débordement et cette hâte de juger, favorables à l’éclosion de nouveaux Lysias, ne nous les aient pas donnés et mesurons combien reste loin de cet idéal la brochette de bâtonniers alignée dans l’Anthologie. Une dernière remarque. Je n’étonnerai personne en disant que cette anthologie est dédiée à M. Poincaré, commence par M. Poincaré, et je suis trop ami de la sainte hiérarchie pour ne pas approuver :  « ce serait, écrit M. Payen, peu de dire qu’il a des clartés de tout. Sa pensée est un phare puissant, qu’il peut projeter sans fatigue sur les objets les plus divers. Chacun d’eux tour à tour en est illuminé sur toutes ses faces, dans tous ses coins et recoins et jusqu’en sa profondeur… il ne faudrait à M. Poincaré que deux heures de préparation pour se mettre en état de disserter une heure durant sur la politique étrangère, la physique, la médecine, la stratégie, la peinture ou l’histoire, et cette énumération comme on dit au palais n’est pas limitative. » Évidemment l’expression fait un peu sourire et l’auteur de ce buste présidentiel sculpte le large front dans un pavé d’ours. Il n’en est pas moins vrai que la culture générale est un bien précieux, et que M. Poincaré, sans avoir pour cela transféré à l’élysée le « phare puissant » d’une tour Eiffel de la pensée, possède abondamment cette culture : ce n’est pas tout à fait sa faute si son panégyriste le confond avec la faconde. Seulement, il n’est pas besoin de longs discours pour voir dans ces lignes de M. Payen, qui expriment si clairement et si candidement l’idéal réalisé de l’avocat professionnel, les raisons pour lesquelles, dans un régime parlementaire, l’avocat est roi. Dans un régime parlementaire, c’est-à-dire dans un régime où, comme l’arbre à pain chez les sauvages, la parole, montée sur un tréteau, est tout, sert de tout, il ne faut que deux heures de préparation non seulement à M. Poincaré, mais au moindre sous-produit d’arrondissement, non seulement pour parler de tout cela, mais pour diriger deux ans durant la politique étrangère, la physique, la médecine, la stratégie, la peinture ou l’histoire de la France. Le métier politique, échappant seul à la loi de spécialisation croissante qui régit tous les autres, s’est identifié à celui de l’avocat, qui se charge d’un portefeuille exactement comme il se charge d’un dossier. L’avocat, ou, plus largement, l’esprit, la profession, les moeurs de l’avocat, sont nos maîtres. Et je songe que Lysias, fils d’étranger domicilié, n’était pas même citoyen. Il fallait décidément que l’avocat professionnel connût toutes les humiliations pour atteindre la perfection.

Berger devenu roi, il serait beau pour lui, en relisant le vieux logographe, de reprendre contact avec sa houlette.

Il était donc bien naturel que M. Payen nous donnât cette anthologie, et nous ne nous étonnerons pas des accents lyriques qu’il emploie pour célébrer l’éminence de ses bâtonniers. L’honneur est à ceux qui parlent, non à ceux qui font, et il n’est pas moins naturel que nul Payen du siège n’ait l’idée, l’exorbitante audace de nous donner une Anthologie de la magistrature assise. Ce n’est pas, j’espère, que celle-ci soit trop occupée à rendre de bons services pour avoir le loisir de beaux arrêts. C’est qu’elle n’imagine pas qu’un arrêt, un jugement motivé puisse avoir la valeur littéraire extra-judiciaire, à laquelle prétend une plaidoirie. Une exception, je crois, a été faite par le président Magnaud, ou en sa faveur : M. Henri Leyret a publié un recueil commenté des Jugements de ce magistrat populaire.

Mais l’exception confirme hautement la règle ; ces jugements sont généralement des plaidoiries contre la société ; la cour d’Amiens les mettait d’ordinaire en morceaux, et le bon juge avait suffisamment l’étoffe d’un avocat pour que des électeurs aient pu y tailler un député. Il me souvient pourtant d’avoir lu assez fréquemment des arrêts qui étaient des chefs-d’œuvre d’analyse, de clarté, de raison, d’équité et de style. Tout esprit qui a le goût de l’intelligence et de la mesure les préfère, du simple point de vue de la beauté, à des plaidoiries tumultueuses, artificielles et grossièrement passionnées. Ils sont, pris en eux-mêmes, d’un genre supérieur, et je songe maintenant qu’un des mérites principaux, dans un plaidoyer de Lysias, est précisément que ce plaidoyer, par son calme, sa lucidité, son intelligence, est donné dans le mouvement même qui va condenser ses raisons en un arrêt, les imposer d’elles-mêmes de leur intérieur et de leur vie, au magistrat, dont elles deviennent la raison.

6. Cristallisations §

C’est une grande chose que de trouver, pour exprimer une idée ancienne, permanente, humaine, une image élégante et neuve. L’idée paraît alors une âme qui cherchant son corps l’a rencontré, elle pousse autour de l’image une cristallisation vivante.

Voilà précisément ce qui est arrivé à l’image de Stendhal sur la cristallisation, autour de laquelle cristallisent elles-mêmes toutes les facettes du Livre de l’amour. M. Henri Delacroix vient d’ajouter à l’abondante bibliothèque stendhalienne une Psychologie de Stendhal, M. Camille Mauclair vient de reprendre dans la Magie de l’amour le beau problème de la cristallisation amoureuse. Voilà une occasion de regarder de près une de ces images fraîches au moment même où elle descend dans le mécanisme de notre pensée et s’incorpore à l’habitude de notre langage.

M. Delacroix annonce dans sa préface l’intention d’intégrer expressément Stendhal à l’histoire de la psychologie française au XIXe siècle, histoire que lui-même, l’ayant professée ou devant la professer à la Sorbonne, se propose d’écrire en toute sa suite. M. Delacroix a bien raison. Trop de philosophes, d’historiens de la philosophie paraissent encore demeurer à un stade de leur science analogue à celui où en étaient je ne dis pas les historiens, mais les auteurs de manuels d’histoire au temps de l’histoire-batailles. Ils restreignent à on ne sait quel cercle noble étrangement choisi la suite des noms qui leur paraissent compter. Dès qu’on nous parle d’une histoire de la psychologie française écrite par un philosophe professionnel, nous avons instinctivement l’image d’une série de chapitres non seulement sur Maine De Biran (qui a, celui-là, vraiment avancé l’étude de l’homme), mais sur Jouffroy, qui invoque souvent, et de façon touchante la révélation de la psychologie, et que la psychologie traite comme l’esprit saint fait des prélats dans la chanson de Béranger ; sur Garnier dont le Traité des facultés de l’âme réalisa assez longtemps dans les bibliothèques universitaires une summa psychologica ; ou, plus près de nous, sur Alfred Fouillée, dont la savonneuse Psychologie des idées-forces et ses complémentaires ne contiennent pas plus de sens utile. En revanche, ni Stendhal, ni Mérimée, ni Balzac, ni Sainte-Beuve, ni Amiel, ni Rémy De Gourmont n’y figuraient.

M. Delacroix, qui dans ses études sur le mysticisme a déjà annexé à l’étude de l’homme un domaine jusqu’ici trop abondonné, entamera, comme le prouve son livre d’aujourd’hui, son sujet avec un esprit plus ouvert et plus souple. Il aura d’ailleurs de la peine à définir ce sujet sous forme d’une « histoire » suivie : si la psychologie est la connaissance de l’homme individuel en tant qu’il sent, pense et agit, nous voyons que cette connaissance, extériorisée en livres, résulte de quatre lignées qui, au XIXe siècle, tantôt se coupent et tantôt divergent : les philosophes, les médecins, les moralistes et les romanciers ; et il va falloir sans doute (pensons à Tarde et à un livre comme les Fonctions mentales dans les sociétés inférieures de M. Lévy-Bruhl) y ajouter une cinquième lignée, celle des sociologues ; — et pourquoi pas une sixième, celle des historiens ? (les fortes tentatives de Taine et de Sorel pour fixer la psychologie de l’époque révolutionnaire appartiennent à la psychologie comme celles de Balzac et de Stendhal pour fixer celle de l’époque où ils vivaient, et toute la psychologie bien faite d’une époque apporte une lumière sur la nature générale de l’homme.) — Joignez-y même (vous ne serez pas au bout, mais vous atteindrez au moins un chiffre consacré) comme une septième lignée la plus ancienne, la plus obscure, la moins écrite, et, dans les temps modernes, la source vraie des autres : tout l’ordre religieux qui cristallise dans l’église catholique autour de la confession auriculaire et qui pousse encore au XIXe siècle, de Lamennais à l’abbé Bremond, de vigoureux rameaux. Tout cela promet à M. Delacroix, qui a l’esprit assez assoupli pour l’embrasser entière, une besogne bien délicate et compliquée, mais bien intéressante.

S’il faut entendre, comme cela paraît raisonnable, par histoire de la psychologie, l’histoire de la suite qui a contribué à notre connaissance de l’homme intérieur, peu de noms y compteront plus éminemment que Stendhal. M. Delacroix a écrit un livre fort intelligent, mais la richesse psychologique de Stendhal est telle qu’arrivé à la fin de ce livre on le voudrait au moins doublé pour qu’il répondît à son titre. Le premier chapitre, Stendhal et l’idéologie nous renseigne exactement sur le rôle d’Helvétius et des idéologues dans la formation de Stendhal.

M. Delacroix insiste uniquement sur les lectures de Stendhal-et c’est son droit, c’est surtout la coutume des historiens de la philosophie de voir leur sujet sous l’angle un peu spécial des dérivations d’idées issues de lectures. (Qu’on songe au livre curieux de M. René Berthelot sur Bergson, à l’arbitraire avec lequel toutes les idées de Bergson, sauf une, sont rattachées à tel philosophe, et à l’étrange conception qui le montre empruntant « l’idée de la vie » à la médecine vitaliste ou à Schelling). Les livres, surtout celui d’Helvétius, ont eu évidemment une influence sur Stendhal, mais la formation de son sens psychologique est due à toute autre chose que ses lectures, qui dans les lettres à sa soeur donnent lieu aux commentaires les plus superficiels et les plus contradictoires. Entre vingt et vingt-cinq ans il est surtout occupé de vie mondaine et d’analyse. Quand il veut faire travailler à Pauline La logique de Condillac, lui faire apprendre par coeur L’art poétique de Boileau, dont il dira ensuite pis que pendre, ses conseils partent évidemment d’un fonds moins important, moins vraiment stendhalien que lorsqu’il veut lui faire prendre, en 1805, l’habitude d’analyser les personnes qui l’entourent (« l’étude est désagréable, mais c’est en disséquant des malades que le médecin apprend à sauver cette beauté touchante ») ou lorsqu’il contracte dans ses premières relations montaines l’aptitude à traduire par une algèbre psychologique les valeurs les unes dans les autres (" notre regard d’aigle voit, dans un butor de Paris, de combien de degrés il aurait été plus butor en province, et, dans un esprit de province, de combien de degrés il vaudrait mieux à Paris. " ) c’est à cette époque que Stendhal s’accoutume (héritier ici de Montesquieu qui ne paraît point, je crois, dans ses lectures) à rattacher instantanément un trait sentimental à un état social, à mettre en rapport par une vue rapide le système politique d’un pays avec ses façons de sentir. Ainsi, en 1803, il est évident « que le français actuel, n’ayant pas d’occupation au forum, est forcé à l’adultère par la nature de son gouvernement ». Tout le rouge et le noir sortira de rapports dans ce genre, et Taine, grand lecteur de Stendhal et, lui, de formation très livresque, s’en inspirera évidemment (le Voyage en Italie nous rend les mémoires d’un touriste surchargés de pâte oratoire). En tout cas il y a là une ligne authentique de la psychologie française, peut-être plus importante que l’influence de Tracy, et dont la place dans l’œuvre complète de Stendhal est considérable.

Mais enfin, il faut plutôt s’arrêter sur ce que M. Delacroix nous donne dans son livre que sur ce que, pour des raisons dont il est seul juge, il ne nous donne pas. C’est restreindre à l’excès l’activité et l’œuvre de Stendhal que de nous dire que « Stendhal s’est appliqué par-dessus tout à décrire et à analyser l’amour et la musique. » Il s’est appliqué à décrire et à analyser la vie sur presque tous ses registres et dans presque toute son extension. M. Delacroix en a retenu ses idées sur l’amour qui font l’objet de son second chapitre, et ses idées sur l’art, qui font l’objet du troisième et dernier. Il les expose avec lucidité, et les apprécie, dans une conclusion intéressante, justement.

M. Delacroix a choisi pour exposer la « théorie » de Stendhal une méthode analytique qui fausserait son sujet s’il s’agissait par exemple de Rousseau, mais qui ici, ayant pour effet de ramener l’exposé de Stendhal à celui de ses maîtres ou demi-maîtres, les idéologues, s’accepte parfaitement. Il me semble qu’au risque de paraître moins transparent et moins complet, on pourrait aussi bien suivre la méthode inverse, projeter le livre analytique et explicatif de l’amour dans l’ordre synthétique, esthétique et vivant où se plaçait Stendhal lorsqu’il écrivait le Rouge et la Chartreuse. Lui-même nous y invite. L’amour, comme M. Delacroix le montre fort bien, est lié chez Stendhal à la musique, il est chargé de musique comme la musique est chargée d’amour. " pour comprendre les amours de Stendhal il faut se rappeler la musique. En amour une sensibilité d’artiste, une sensibilité de musicien ; en art, la sensibilité d’un amoureux ; de la réserve amoureuse et musicale ; ni tout à fait un musicien, ni tout à fait un amoureux ; voilà Beyle amoureux et musicien. " ce qui fait le charme du livre de l’amour, c’est beaucoup cette présence, cet affleurement de la musique, et, au bout des petites phrases sèches et décisives à la Montesquieu, ce commencement de cristallisation musicale comme une rosée qui pointe au bout des herbes fines. De ce point de vue, l’amour-vanité, l’amour-goût, l’amour-passion, le mouvement qui conduit Stendhal de l’un à l’autre, qui lui fait apercevoir l’un comme un rêve à l’horizon de l’autre, prennent une valeur musicale. Son idée de la passion, de l’énergie tenues pour valeurs suprêmes et fixées pour les sens par la nature italienne, il faut l’accepter pour une idée musicale, à la fois très intérieure à Stendhal et détachée de lui. Qu’on plonge dans le bain musical, pour la faire passer à la vérité et à la vie, cette notation juste de M. Delacroix : « l’énergie est chez lui l’aspiration de l’énergie, le rêve de l’énergie, la nostalgie d’un passé historique plutôt que la puissance de construction d’un avenir. » L’image de la cristallisation qui forme le leit-motiv du livre est à la fois le produit d’une imagination musicale, une figure de la réalité amoureuse : " il me semble, dit Stendhal dans une lettre, qu’aucune des femmes que j’ai eues ne m’a donné un moment aussi doux et aussi peu acheté que celui que je dois à la phrase de musique que je viens d’entendre. " la musique, surtout telle que la goûtait Stendhal qui n’y sentait qu’un motif de rêverie, c’est le monde et l’acte mêmes de la cristallisation parfaite, de sorte que Beyle, amoureux de second plan, simple amateur en musique, se définirait peut-être comme un cristallisateur.

Son plaisir propre n’est absolument ni d’aimer, ni de goûter la musique, mais de cristalliser à propos de l’amour et de la musique.

Il cristallise sur ces deux registres, et aussi sur un troisième, celui dont témoignent les Mémoires d’un touriste, les Promenades dans Rome, le Journal, celui des idées : penser, apercevoir des rapports, lui donne une joie aussi vive peut-être que découvrir des perfections nouvelles chez sa maîtresse ou descendre au fil voluptueux d’une musique italienne. Ces trois registres ont suffi sans doute à en faire un homme après tout pas malheureux.

Voyez-le, en bon fils du XVIIIe siècle, incapable de cristalliser sur le registre religieux, au point d’écrire des sottises comme celles-ci : " c’est uniquement pour ne pas être brûlée en l’autre monde dans une grande chaudière d’huile bouillante, que Mme De Tourvel résiste à Valmont. Je ne conçois pas comment l’idée d’être le rival d’une chaudière n’éloigne pas Valmont par le mépris. " Mme De Tourvel n’est nullement représentée comme une dévote stupide, et Stendhal paraît ignorer que la formation d’une conscience religieuse est une cristallisation très complexe et très admirable.

L’ignorance de la cristallisation amoureuse amènerait pareillement un homme grossier à trouver ridicule qu’un amoureux se donne tant de peine pour obtenir d’une certaine femme un plaisir que cent femmes entre lesquelles il peut choisir lui procureraient à l’instant. Le signe de l’acte sexuel tient dans l’amour normal à peu près la même place que la chaudière bouillante dans la religion normale. Voilà une des limites de Stendhal, et bien visible.

Dire que Stendhal n’est ni un amoureux ni un philosophe, ni un musicien, mais un peu de tout cela en ce sens qu’il est essentiellement un cristallisateur, cela revient à le définir comme un artiste. La définition de l’œuvre d’art correspond trait pour trait à celle de la cristallisation. Le rouge et la chartreuse ont cristallisé autour de faits et de lectures que nous connaissons, de rameaux d’arbres dont aujourd’hui « les plus petites branches, celles qui ne sont pas plus grosses que la patte d’une mésange, sont garnies d’une infinité de diamants nobles et éblouissants : on ne peut plus reconnaître le rameau primitif. » Un grand amour est proche de l’œuvre d’art, et il n’y a pas d’œuvre d’art qui ne soit parente de l’œuvre d’amour. Les deux œuvres forment deux espèces d’un genre que l’on peut bien appeler avec Stendhal la cristallisation. La psychologie qui a pris après Stendhal la suite et le sillon des analyses du XVIIIe siècle l’a fort bien étudiée.

Après que l’associationisme anglais l’eut considérée du dehors, une analyse plus serrée s’est efforcée de la pénétrer dans sa chimie intime ; la théorie la plus neuve de la psychologie de James, celle de l’émotion, est une théorie de la cristallisation psychologique ;

M. Pierre Janet a fait une étude clinique de cristallisation pathologique ; on tirerait des deux premiers chapitres de l’Essai sur les données immédiates de la conscience un schème élégant et profond de la cristallisation ; et c’est cette même cristallisation, appliquée à l’ordre même de l’amour qu’étudie en Allemagne avec un pédantisme qui ne doit pas nous faire méconnaître de profonds coups de sonde, l’école de Freud.

Mais si la cristallisation amoureuse et la cristallisation artistique sont deux espèces d’un même genre, chacune de ces espèces tend à réaliser sur son plan des virtualités de ce genre particulières et qui s’excluent. À l’état naissant ou faible, les deux cristallisations peuvent se confondre : ainsi le débutant ou la femme de lettres raconteront avec candeur dans un roman toute leur propre aventure amoureuse, cristallisée directement. J’ai lu le raisonnement suivant de Mme Aurel, que je mets en syllogisme pour être plus court : « il n’y a rien de plus beau qu’une belle lettre d’amour. — Les plus belles lettres d’amour sont écrites par des femmes. — Donc le jour où les femmes feront imprimer des lettres d’amour de 300 pages in-18 sous couverture jaune-paille, elles auront écrit les plus beaux livres du monde. » Attendons. Mais jusqu’à présent tout au moins ce n’a pas été du tout la même chose. Un grand et parfait amour, un chef-d’œuvre sentimental, demandent des âmes orientées d’une certaine façon, et qui s’y donnent entières. Aucun grand artiste ne paraît avoir réalisé un de ces amours absolus : on ne saurait même les imaginer chez les héros suprêmes, un Platon, un Léonard ou un Goethe, dont les cristallisations amoureuses ne peuvent vivre que comme essais, ébauches de leurs cristalisations esthétiques. Parmi les autres, les exceptions sont rares, toutes confirmeraient la règle ; passez en revue les grands artistes du XIXe siècle, dont on extrait pièce à pièce les correspondances et les confidences. Que Béatrice ait ou non existé, on ne saurait se tromper sur la nature de la cristallisation qu’elle a subie chez Dante, et toutes les femmes qu’ont idéalisées tour à tour les descendants du grand poète ont trouvé autour d’elles parfois comme une prison ou une meurtrissure la cristallisation de l’art là où elles attendaient le voile diaphane de l’autre cristallisation.

Un livre sur l’amour, et celui de Stendhal aussi bien que la vita nuova, répond donc à une cristallisation esthétique, et l’effet de cette cristallisation esthétique est de donner le sentiment authentique et présent de la cristallisation amoureuse. Il y a eu des cristallisations héroïques d’amour, dans le monde cythéréen l’équivalent des Platon, des Léonard et des Goethe dans le monde apollinien ; il y a eu des Stendhal d’amour analogues au Stendhal de lettres. Il serait contradictoire que nous les connussions. L’amour a sa nuit, le poids et le secret des ténèbres dont il se nourrit, et c’est la lampe de l’intelligence, la lampe sous laquelle Platon écrit le Phèdre et Le banquet, que Psyché élève sur son époux et dont une goutte de l’huile qui éclairait l’idée de l’amour suffit ici à brûler, à exiler l’amour.

Depuis le livre de Stendhal rien n’a paru sur ce sujet de considérable qu’après la physiologie de M. Bourget les deux essais sur l’amour, dont M. Camille Mauclair vient de publier le second, La magie de l’amour. Ce livre n’a pas eu besoin d’être habillé de vert par Alcan pour exprimer une philosophie authentique et pour proposer sur l’éternel sujet des idées neuves et bien pesantes. Et nul n’était plus qualifié pour l’écrire que M. Mauclair. Je crois bien qu’il est le seul aujourd’hui à représenter un type complet de critique esthétique, à qui sont familières chacune des trois branches de l’art, plastique, littéraire et musicale, et qui sait constamment les réunir par des lianes souples d’idées générales. Son Charles Baudelaire, ses monographies sur la peinture du XVIIIe siècle, sa Religion de la musique, montrent excellemment à quel point cette place centrale dans le monde du beau permet une critique riche et vivante. Mais entre les bosquets et les eaux de cette place centrale, nécessairement on trouvera un monument à l’amour. Si l’œuvre d’art garde les traits de l’œuvre d’amour, la préoccupation de l’art ne va pas sans préoccupation d’amour. L’art, la critique, à plus forte raison la critique esthétique générale, exigent cette préoccupation.

Otez de Sainte-Beuve l’atmosphère amoureuse qui lui fait comme sa troisième dimension vivante, retranchez de lui ce qui par tous les interstices des lundis s’insinue, palpite et fleurit du livre d’amour, de volupté, et des voluptés moins singulières de son dernier âge, vous aurez sans doute un Gustave Planche quelconque. L’amour, qui est le tout absolu de la cristallisation amoureuse, fait une grande part de la cristallisation artistique, et j’imagine volontiers, comme troisième essai de M. Mauclair sur l’amour, une Magie de l’art, à laquelle les dernières lignes de son livre actuel semblent préparer, comme les dernières lignes de L’amour physique préparaient la magie de l’amour. Comme le titre l’indique, la magie de l’amour est une étude nouvelle de la cristallisation. Ce livre et celui de Stendhal se font suite, dans l’ordre du développement philosophique, de façon curieuse, et nous donnent la sensation très nette de ce que la philosophie de la vie a ajouté à la philosophie analytique du XVIIIe siècle. Voyez comme M. Mauclair transfigure l’idée de cristallisation en la transportant dans l’ordre du temps. " le spasme est une incursion momentanée dans la mort, un essai de mort permis à l’être vivant par la nature.

S’étreindre, c’est se jeter à deux dans la mort-mais avec la faculté d’en revenir et de s’en souvenir… ceux qui accomplissent le rite sans croire, l’acte sans aimer, ne songent qu’à l’agrément de cette névrose et non à la conséquence métaphysique et tragique de l’étreinte. « Mais l’acte d’amour vrai » cette seconde de la projection vitale n’étant qu’un éclair entre deux infinis, qu’est-ce donc que l’idée de possession ? C’est l’idée désespérément chimérique que cette seconde puisse constituer, de par la volonté qui la répétera, un état permanent de la vie. Et tous les artifices sentimentaux que nous avons inventés pour orner l’amour n’ont été en réalité inventés que pour occuper l’intervalle entre les étreintes. Le but essentiel de ceux qui s’aiment est de créer et de connaître ensemble, par la conjonction physique et charnelle, l’élan vers la mort, vers la dépersonnalisation intense : et comme leurs forces physiques leur défendent la constance de cet élan vers lequel ils tendent sans cesse, leurs existences ne sont que des conversations reliant quelques instants de vertige suprême. " le caractère tragique de Don Juan implique une grande puissance de cristallisation instantanée jointe à une impuissance à cristalliser dans le temps. Ses conversations ne peuvent que préparer des instants et jamais les relier. « Il est l’image parfaite de l’inanité de posséder. » Cette cristallisation amoureuse dans le temps ne nous révèle-t-elle pas un parallélisme avec la cristallisation artistique ? L’artiste vrai est celui dont les œuvres vivantes sont cristallisées autour de ses moments d’inspiration, de façon à former une série, à remplir harmonieusement une durée. L’amour parfait arrive à noyer les instants de la possession charnelle dans une telle constance et une telle habitude de possession générale qu’ils cessent presque d’être des instants privilégiés, et ne participent plus qu’à ce privilège général d’une vie nombreuse, élastique et tendue, qu’ils relient ces « conversations » tout autant que ces conversations les relient. Il en est de même des moments d’inspiration. Il y a dans les contemplations une admirable pièce, Cerigo, où Victor Hugo rend sensible comme une palme d’étoiles cette cristallisation de l’amour dans le temps. On pourrait la transporter tout entière dans le monde de son art, dans le rythme intérieur de la création hugolienne, de l’ordre de Vénus dans celui d’Apollon. Cette pièce de Hugo, M. Mauclair qui ne s’en souvenait sans doute pas à ce moment, nous en a rendu le sens et même un peu le mouvement dans son très beau morceau sur la Vieillesse des amants. Comme il étend la cristallisation dans la durée, M. Mauclair l’étend dans l’ordre de l’être et s’efforce de la faire sortir de l’individualisme où Stendhal, selon lui, l’a trop enfermée.

" la cristallisation de Stendhal, dit-il, ne définit qu’un amour unilatéral : elle exprime ce qui se passe dans le moi d’un être songeant à rechercher un autre être, elle n’explique pas la réciprocité de cette recherche et c’est en quoi elle n’est pas complète. À la cristallisation, je suis enclin à substituer la polarisation… etc. " il y a pourtant cette différence que la cristallisation est une idée fort claire parce qu’elle ne veut être qu’une métaphore, tandis que la polarisation de M. Mauclair devient peut-être obscure et contestable dès qu’il veut y mettre une réalité positive. En tout cas, si nous la prenons comme une image, au même titre que la cristallisation, c’est une image commode, profonde et vraie. M. Mauclair a montré avec beaucoup de force et d’éloquence que la réalité en amour c’est le couple et non l’individu. Et l’on montrerait de même que la réalité vraie dans l’art ce n’est ni l’artiste, ni l’œuvre, c’est l’artiste et l’œuvre présents l’un dans l’autre et vivant l’un pour l’autre. L’amour individuel, « l’amour éprouvé se complaisant en soi et se bâtissant lui-même toute sa tragédie  », cet amour-passion que Stendhal goûtait chez les autres avec un plaisir un peu artificiel, est, pour M. Camille Mauclair, à l’origine de toutes les folies, de toutes les déchéances et de tous les crimes. « Par l’amour-passion deux créatures s’entre-tuent : dans l’amour partagé, elles s’accordent à reconnaître avec humilité, avec ferveur mutuelle, l’urgence de protéger contre toute société leur total isolement  », et M. Camille Mauclair analyse admirablement trois couples, Baudelaire et Mme Sabatier, Adolphe et Éléonore, Des Grieux et Manon.

Nous avons vu la cristallisation artistique s’accompagner chez Stendhal comme d’une rançon d’un refus très net de comprendre d’autres cristallisations, telle que la cristallisation religieuse. Or le couple est construit par l’art abstrait et vigoureux de M. Camille Mauclair, de manière à exclure toute cristallisation autre que l’amoureuse. M. Camille Mauclair, du point de vue du purisme esthétique qui exige le couple parfait et nu, le défend ardemment contre la cristallisation sociale, s’attache à en écarter le moindre grain et le moindre soupçon, et une partie de son livre est consacrée à une attaque véhémente contre toute intrusion de la société dans l’amour et en particulier contre le mariage.

Ce n’est point ici le lieu de discuter ces idées.

M. Camille Mauclair écrit des pages pleines de verve sur l’hypocrisie du mariage bourgeois, sur le ridicule d’une journée de noces et l’odieux fréquent de la nuit qui la suit. Je n’en veux rien contester, mais je songe à la chaudière d’huile bouillante de Stendhal. Non point que je compare le mariage à cette chaudière, mais bien au contraire, parce que je vois là le signe que M. Camille Mauclair refuse d’accepter une cristallisation étrangère à l’amour.

Il y a pourtant une cristallisation sociale comme il y a des cristallisations amoureuse, esthétique et religieuse. Montaigne, devant un grave président au parlement, se donnait à part soi la comédie en l’imaginant dans l’entretien le plus tendre avec sa femme. Ce président était peut-être partie dans un couple idéal, héros de la cristallisation amoureuse.

Et Montaigne ne le trouvait ridicule que parce qu’il lui était extérieur. Le mariage, point de départ de la cristallisation sociale, le mariage bourgeois fondé sur l’argent peut être ridicule ou odieux du point de vue de l’amour, du point de vue de l’art, du point de vue de la religion. Mais depuis des milliers d’années, il est incorporé à notre civilisation : notre société, notre vie et même en partie notre bonheur ont cristallisé sur lui. Si l’amour était purement physique, il ne nous occuperait que peu d’instants. M. Camille Mauclair a montré que la cristallisation dans la durée consistait à relier ces instants pour les amalgamer à un tout vivant. C’est bien. Mais ces quelques instants ont aussi une valeur pour la société, puisqu’ils servent précisément à la perpétuer, et que la perpétuité sociale est embranchée sur cette discontinuité de l’acte sexuel. Il est donc naturel et nécessaire que la société ait construit, elle aussi, sa cristallisation. L’interférence de ces cristallisations donne à la vie son illogisme, son tragique, son nerf. Une société sans le mariage bourgeois ne se conçoit guère que sur le papier, dans une salente arbitraire (j’en atteste le rêve même de M. Camille Mauclair sur la procréation par l’" eugénie " ). Mais la cristallisation amoureuse et la cristallisation artistique seraient-elles si belles et iraient-elles si haut, si elles n’avaient devant elles, parfois comme leur mur de prison et parfois comme leur image idéale, la cristallisation sociale ? Cette cristallisation sociale (dont émile Augier fut le Frayssinous ou le Nicolas), M. Barrès ou M. Maurras seraient bien capables d’en écrire la magie, comme Chateaubriand dans son génie du christianisme (Stendhal ne pouvait le souffrir) a écrit une cristallisation, une Magie de la religion. Je souscrirais volontiers à ces mots de M. Camille Mauclair (qui servent encore à nous montrer la pénétration de sa Magie de l’amour et d’une magie de l’art ) : " la caste des artistes est au monde la plus isolée avec celle des amants, et presque pour les mêmes raisons : désaveu universel, faculté de se priver du consentement universel, vaste aspiration vers la solitude, possession de secrets transfigurateurs.

L’une et l’autre caste sont lentement et sournoisement éliminées par la société qui les déteste, les jalouse, s’irrite de les deviner rétives à toute assimilation et libérées de sa morale conventionnelle, et ne songe qu’à les reléguer comme indésirables hors de ses frontières. " c’est exact. Mais l’état social a ses exigences comme l’art a les siennes et l’amour les siennes.

Il n’y a pas de cour d’arbitrage, de société de ces nations idéales qui puisse arranger leur conflit, et on ne peut souhaiter ni même supposer, qu’un des trois disparaisse. Les termes, l’accent, le rythme même de pensée qu’emploie ici M. Camille Mauclair sont presque des lieux communs des prédicateurs chrétiens (voyez le sermon sur la haine de la vérité et bien d’autres de Bossuet), lorsqu’ils veulent marquer la place de la société spirituelle de l’Église, dans le monde qui la déteste et l’assaille. L’Église tout en se plaignant de ne pouvoir réaliser son absolu, s’arrange pour réaliser quelque relatif, quelque fragment de la Jérusalem Céleste pour le réaliser dans la société, contre la société, et même parfois par la société puisqu’elle est elle-même, comme toute société spirituelle, une société quelque peu politique. Le malentendu, l’hostilité de l’artiste et de la société ne sont pas niables, mais le tempérament de l’artiste fait sa partie dans ce malentendu, et il y aurait peut-être quelque chose de pire qu’une société sans artistes, à savoir une société d’artistes.

(M. Louis Forest écrivit autrefois, sur ce thème, un voleur d’enfants, amusant.) Cette guerre entre les directions humaines, c’est l’être même de l’humanité. Chacune en sa loi cherche en guerre sa lumière. Même l’amour… y a-t-il un couple amoureux, si parfait, si génial soit-il, dans lequel-sans aller jusqu’à l’imprécation de Samson — le malentendu foncier des sexes n’apparaisse ou n’affleure ? Le mieux, auquel atteigne alors l’amour le plus fidèle et le plus tendre ne consiste-t-il pas à amnistier, à pardonner, à tout reporter sur l’être fondamental et préhistorique du sexe, brutalité de l’un et perfidie de l’autre, qui doivent bien montrer çà et là comme des os sous la chair leur résistance afin d’être amollis et réduits sous l’amour mutuel ?

Les malentendus de l’amour et de l’art avec la société seraient-ils, pour une intelligence, plus graves ?

Pour arriver à cette pacification il n’y aurait qu’à suivre sur un plan plus large le rythme même du livre de M. Camille Mauclair. Tout ce livre est écrit pour aboutir à la troisième partie, le miracle de l’amour, et pour orienter ce miracle même vers celui du rythme universel, de l’ordre profond du monde. Les deux parties précédentes étaient un discours sur l’amour ; ici, c’est l’amour même que l’artiste dans ces trois chapitres sur le sommeil dans l’amour, la solitude de l’amour, l’amour et la mort, s’efforce, sans abondonner son beau flux oratoire, de réaliser en images et en phrases comme un autre art le formulerait en marbre ou en couleurs, comme Watteau l’a incarné dans cet Embarquement pour Cythère dont M. Camille Mauclair a écrit la transposition mystique :

« Si chacun de ces frêles personnages errant dans un paysage d’or rose figurait un état du rêve, où allaient-ils tous, et qu’est-ce qui les incitait à tourner ainsi le dos, avec une obstination douce, à l’existence réelle d’où je les contemplais, pour s’aller perdre de mirage en mirage dans les zones successives de cette vaporeuse bleuité ? Ils s’en allaient au-delà de la volupté elle-même vers cette conjonction et cette dissolution qui sont à l’image de la mort. Ils partaient, oublieux, vers cette lueur éthérée et azurée qu’entrevoit sous les paupières closes, le regard dilaté par l’amour… etc. »

Le rythme de l’étreinte corporelle n’est que présage dans l’amour total, mais l’amour lui-même n’est que présage pour cette région plus vaste du rythme universel, il n’est lui-même que l’un des couples de Watteau, le plus près, levé droit, de l’étang azuré ; les autres s’approchent, faits à son image et qui épousent son mouvement, et il existe un certain degré de musique, point étranger à l’Embarquement, où l’on sent à la fois et que l’amour n’est plus rien et que rien n’est plus qui ne soit l’amour.

7. Le masque de Shakespeare §

M. Abel Lefranc rattache à bon droit ses deux derniers volumes, qui ont fait quelque éclat, à toute la série des travaux heureux de sa vie savante. Servi dans la découverte de l’inédit par un véritable flair d’explorateur, il a fait son tributaire quiconque étudiera désormais Rabelais, Marguerite De Navarre et Marot. Il faut espérer qu’il ajoutera à notre fortune les découvertes sur Molière auxquelles il fait allusion dans son présent livre et qui sont restées jusqu’ici confinées dans son enseignement. Sa méthode est une méthode historique et érudite qui consiste à penser que les écrivains inventent littéralement peu et s’inspirent constamment d’une réalité contemporaine qu’il est possible de retrouver. Cette méthode, qu’appliquaient instinctivement et sans grandes conséquences au cours de leurs promenades archéologiques les Ampère et les Boissier, a fourni déjà à la science française et à l’exégèse des grands auteurs un chef-d’œuvre, Les phéniciens et l’Odyssée de Bérard, dont M. Lefranc a mérité que ses navigations de Pantagruel, de plan, d’intention et de résultat analogues, fussent rapprochées.

Or, M. Lefranc, depuis le commencement de sa carrière, songeait, nous dit-il, à étudier dans cet esprit l’œuvre shakespearienne ou plutôt le mystère shakespearien. Rien de plus difficile, le cas Shakespeare étant unique, privilégié à rebours : il est impossible en effet d’établir un ordre satisfaisant de rapports entre ce que nous savons de la vie de Shakespeare et le contenu des trente-huit pièces qui portent son nom, c’est-à-dire de la plus formidable explosion de vie idéale qui soit sortie d’une tête pensante. Dès lors pour le critique deux attitudes possibles : ou bien étendre considérablement par des hypothèses nos connaissances sur Shakespeare et faire rentrer la composition de son théâtre dans le lit commode de ces hypothèses ; ou bien transférer la paternité de ce théâtre à un auteur dont la vie, les moeurs, la carrière correspondraient au caractère de l’œuvre shakespearienne. Le mystère est tel que rien n’interdit a priori la seconde méthode.

Remarquons qu’il y avait déjà dans l’antiquité une question térentienne analogue à la question shakespearienne. Certains faisaient de l’esclave africain Térence le prête-nom de Scipion et de Lelius, et Montaigne se déclare de cet avis pour des raisons fort analogues à celles qui ont fait attribuer le théâtre de Shakespeare à un membre de l’aristocratie anglaise, lord Verulam, lord Rutland ou lord Derby.

C’est pour défendre la cause de ce dernier que M. Lefranc a écrit son plaidoyer. On ne saurait guère en effet employer un autre mot. Très convaincu de la vérité de sa cause, M. Lefranc la soutient d’un bout à l’autre avec une ardeur verbeuse et combative d’avocat qui rappelle les argumentations de Victor Cousin, pèse désagréablement pendant toute la lecture de son livre et présente évidemment moins d’élégance qu’une discussion sobre et circonspecte. Que les lecteurs du Petit parisien aient eu la primeur de la découverte de M. Lefranc, je ne prétends ni m’en moquer comme M. André Beaunier ni en louer M. Lefranc comme M. Jacques Boulenger. Je crois seulement que lorsque des savants vont de cette façon au peuple le meilleur serait précisément de trancher par leurs qualités propres de réserve scientifique et de doute honnête sur le ton d’affirmation tumultueuse en usage dans la grosse presse. Ceux à qui la vie militaire a permis de vivre pendant des années avec les lecteurs du petit parisien peuvent affirmer que ces gens simples sont très sensibles à la réserve, au sens critique dont pourra faire preuve devant eux celui qu’ils jugent plus instruit. J’admets fort bien avec M. Boulenger que " si l’on arrivait à captiver les lecteurs du petit parisien par des controverses d’histoire littéraire, cela ne pourrait que profiter aux bonnes lettres et à la paix publique ”, mais à condition de les habituer précisément par ces controverses à juger douteux : excellente garantie de la " paix publique " dans les affaires Dreyfus de demain.

Le bon Zola qu’est M. Lefranc avait été précédé par un Bernard Lazare. La piste du véritable auteur des drames de Shakespeare, William Stanley, fut découverte dès 1888 par un érudit anglais, Greensstedt, qui produisit les textes initiaux et dont M. Lefranc nous dit avec une nuance de reproche qu’il « évite toujours les déclarations absolues et insinue plutôt qu’il n’affirme ».

M. Lefranc ne garde point cette modération et l’on comprend que ses certitudes tumultueuses aient agacé M. André Beaunier qui dans la Revue des deux mondes a couvert de fléchettes ses deux volumes orange.

Préoccupé d’exposer son opinion ou plutôt sa certitude, M. Lefranc-et c’est peut-être le plus grave reproche qu’on puisse lui faire-ne prend pas assez la peine de mettre son lecteur en mesure de contrôler cette opinion. C’est en pareille circonstance qu’il faut étaler au bas de ses pages toutes ses notes, toutes ses références.

M. Lefranc le fait en gros, non avec le détail qu’on attendait d’un maître de l’école des hautes-études. Mais enfin lui-même, tout en affirmant avec intransigeance, nous donne ses deux volumes comme une contribution à une question ouverte, comme une invite aux recherches. Tout cela sera mis au point plus tard. Venons-en au vif de la thèse.

Elle croise deux argumentations : il est impossible que William Shakespeare soit l’auteur de son théâtre ; cet auteur est William Stanley, comte de Derby.

La première est la moins convaincante. Quand on lit le livre où M. Sidney Lee a condensé tout ce que l’on sait ou croit savoir sur la personne de Shakespeare, on s’aperçoit que, les témoignages douteux et les hypothèses de M. Lee éliminés, il ne reste, comme le remarque M. Boulenger, à peu près rien de tout à fait certain. Un homme de Stratford vient à Londres, appartient à une troupe de théâtre, la fournit de pièces, écrit des poèmes, y gagne une petite fortune dont il va vivre dans son pays natal. Il y a des documents juridiques qui nous le montrent revendiquant assez âprement ses droits et un testament qui ne mentionne aucun livre parmi les biens qu’il laisse. Rien de cela ne montre qu’il était capable d’écrire les pièces qui portent son nom, rien ne montre qu’il en était incapable. " il en était incapable, dit M. Lefranc, parce qu’il ne songeait qu’à l’argent, qu’il avait une âme d’usurier " . (M. Lefranc, emporté par son imagination combative, ajoute même qu’il était l’homme d’affaires le plus roué de son temps.) On a déjà objecté à M. Lefranc que beaucoup de grands poètes ont pas mal aimé l’argent et M. Beaunier a parlé à ce sujet de Victor Hugo. La Bruyère s’étonne que Corneille ait écrit de si belles pièces, lui qui était très lourd en société et qui ne s’intéressait à ses œuvres que par ce qu’elles lui rapportaient. Ce mot : « je suis saoul de gloire et affamé d’argent » est de Corneille ! Et puis, de ce que les rares documents authentiques sur Shakespeare sont des documents juridiques, faut-il conclure qu’il fut surtout un homme d’affaires ? M. Lefranc tourne avec raison en ridicule les critiques qui ont vu dans Hamlet une incarnation de Shakespeare. Il serait, au point de vue stratfordien, amusant de le voir s’incarner en Shylock comme Henry Monnier s’est incarné en prud’homme qui ressemblait tant à son auteur. Tant qu’on s’en tient à l’hypothèse stratfordienne, la personne de Shakespeare reste un x, prête à toutes les imaginations et le théâtre entier et l’auteur lui-même prennent le nom d’une de ses pièces : Comme il vous plaira. On peut se reposer, à la Montaigne, sur ce doute comme sur un mol oreiller de rêves qui prolongerait, en une harmonie préétablie le rêve enchanté des comédies shakespeariennes.

Quant à la seconde partie de l’argumentation de M. Lefranc, la partie positive, elle est impressionnante. Je n’ai pas dissimulé l’attitude de défiance avec laquelle on aborde le livre, la mauvaise humeur que donne à l’intelligence critique le ton de M. Lefranc. Je reconnais d’autre part qu’il était difficile à un homme de faire sans enthousiasme et sans passion de si curieuses découvertes. Les concordances trouvées par M. Lefranc entre le théâtre shakespearien et la carrière de William Stanley seraient presque inexplicables si les pièces que Stanley était, comme en fait foi le document certain des state papers, occupé à écrire pour des comédiens professionnels ne sont pas celles de Shakespeare lui-même. Peut-être toutes les démonstrations de M. Lefranc n’ont-elles pas la même valeur, mais celle qui concerne peines d’amour perdues reste assez troublante. Le moment n’est pas venu de se prononcer. C’est aux critiques anglais, plus habitués au maquis shakespearien que M. Lefranc lui-même, qu’il appartient de passer son ouvrage au crible (M. Lefranc se réfère constamment par de longues citations à des ouvrages français superficiels ou vieillis, aux préfaces de Montégut, à Mézières. Un livre comme celui-ci a dû souffrir d’être préparé en dehors de la salle de travail du British Museum. ) Si par hasard la thèse de M. Lefranc était acceptée par la critique anglaise comme la plus vraisemblable, elle substituerait un mystère à un autre, le mystère Derby au mystère Shakespeare. On se demanderait par quel miracle fabuleux le secret a été, jusqu’à M. Lefranc, ou si l’on veut jusqu’à Greenstedt, si bien gardé. Lord Derby a laissé publier une de ses compositions musicales, sous son nom ; M. Lefranc ne nous a encore laissé entrevoir aucune des raisons pour lesquelles il aurait esquivé avec tant de soin la paternité de son théâtre. (Il paraît nous les promettre pour un autre volume.) Ce qui m’inquiète le plus, c’est que, d’après M. Lefranc lui-même, ce secret n’aurait pas été tel que plusieurs contemporains du comte ne l’eussent connu. Dans l’aétion du colin de Spenser, pris par certains critiques pour Shakespeare, il voit lord Derby lui-même, et ses preuves sont d’une vraisemblance moyenne. Or aétion nous est présenté par Spenser comme un poète : « sa muse, pleine de l’invention de hautes pensées, sonne comme lui-même, héroïquement. » Spenser connaissait donc lord Derby comme l’auteur des trois ou quatre premières pièces de Shakespeare et de ses poèmes (ces vers sont probablement, d’après M. Lefranc, de 1594 et, dès 1591, Spenser avait fait une allusion analogue). Il s’agit là des débuts de lord Derby et de son factotum Shakespeare. Pareillement, en 1611, la tempête, selon M. Lefranc, ne put être composée et jouée sous le règne de Jacques Ier, ennemi acharné des sorciers, que par quelqu’un qui était capable « d’imposer cette œuvre et de briser les résistances et les critiques qu’elle devait fatalement susciter  », le comte de Derby lui-même.

(rien pourtant ne nous prouve que Jacques Ier fût plus ombrageux en cette matière que Richelieu qui laissa représenter Le Cid en pleine année de Corbie, en pleine action de la loi entre le duel, et qui se contenta de susciter contre la pièce une critique académique analogue à celle que Jacques Ier, auteur de la démonologie, aurait pu écrire lui-même contre la Tempête s’il l’avait jugé à propos. Mais enfin, selon M. Lefranc, le secret de lord Derby était percé à jour au commencement comme à la fin de sa carrière dramatique, et lui-même paraissait porter son masque de William Shakespeare non sur la figure, mais à la main. Comment se fait-il qu’aucun document de l’époque ne nous en ait rien révélé, autrement que par des allusions mystérieuses (une sorte de kutsch bertillonesque) qui devaient, pour être traduites en clair, attendre trois cents ans la sagacité de M. Lefranc ?

Si la thèse de M. Lefranc est exacte, ce document probant finira bien par être trouvé. Après la riche moisson de vraisemblances colligée par un français qui étudiait à Paris au moyen d’une bibliothèque shakespearienne peut-être un peu maigre, il serait impossible que des travailleurs d’archives lancés, en Angleterre, sur cette piste, ne fissent pas quelque lumière. Au cas où rien ne viendrait s’ajouter aux probabilités inégales de M. Lefranc, il faudrait se résigner à voir là contre sa thèse une preuve négative importante.

Comme il serait à souhaiter pourtant que cette thèse fût exacte ! On le souhaiterait pour M. Lefranc dont l’ardeur et l’ingéniosité mériteraient bien cette récompense. On le souhaiterait pour la science française, rendant ici à la race anglo-saxonne un service digne des poilus dont le sacrifice lui vaut aujourd’hui l’hégémonie économique et politique de la planète (le livre est dédié à la mémoire de l’aspirant Jean Lefranc, tué à l’ennemi après les plus glorieuses citations). On le souhaiterait surtout pour l’illustration des lettres et pour la musique de la vie supérieure. Dans l’hypothèse Shakespeare, Shakespeare est une œuvre. Dans l’hypothèse William Stanley, William Stanley est un homme, tout un voile se déchire, et du haut en bas, dans une lumière à la Rembrandt, un monde nouveau de la vie intérieure apparaît ; comme dans Hamlet, les comédiens s’en vont, le monde réel demeure.

William Stanley, jeune voyageur cultivé qui revient en Angleterre pour y être mêlé à la plus terrible tragédie domestique (rien n’est plus frappant dans l’ouvrage de M. Lefranc que les liens singuliers entre Stanley et Hamlet) se crée dans les châteaux et les pavillons où il s’isole une existence prodigieuse. L’aventure devient bien plus belle que celle de Beckford. Un Derby peut mépriser, comme un Saint-Simon, la gloire littéraire, en habiller comme Salluste ce Ruy Blas de théâtre, son factotum Shakespeare. La vie réelle, il la trouve dans sa place et ses devoirs sociaux, et la vie idéale dans ce monde de pensées et de songes, de poésie et de musique dont il peuple ses œuvres et qui s’en vont parmi les hommes, sur une scène de théâtre, tout détachés de lui et vivants par eux-mêmes, et partis pour la vie éternelle. Il ne fait que pousser un peu plus loin ce sentiment profond de tout grand artiste qui ne s’intéresse plus à ses œuvres passées, les laisse à leur destin, ne pense vraiment qu’à ses œuvres futures, — cette nécessité aussi qui s’impose à tout créateur, lors de toute création esthétique, de couper le cordon ombilical, de dire à l’œuvre : « va, lève-toi et marche, oublie-moi. » Et l’œuvre a marché, l’œuvre a oublié. Mais l’œuvre, après trois cents ans revient vers lui et lui tend son miroir, et nous l’y reconnaissons. Les noms shakespeariens qui, autour de la personne de William Shakespeare retombaient impersonnels et mats, ici ils peuvent chanter, vibrer, s’unir indéfiniment à une personnalité humaine. Ce solitaire de la cour et des châteaux c’est Hamlet, c’est Jacques le mélancolique, c’est prospero. Prospero ! Quelle divination alors lui aurait fait clore son œuvre par ce tableau de la magie souveraine dans l’île solitaire, magie qui figurerait peut-être les jeux de la magie poétique dans les pavillons de son parc, studieux et peuplés de génies ! Et quel son dans l’adieu de prospero !

" oui, voilà, grâce à votre aide jusqu’où mon art a pu porter sa puissance. Mais j’adjure ici cette violente magie, et lorsque je vous aurai ordonné-ce que je fais en ce moment-un peu de musique céleste pour opérer sur les sens de ces hommes le but (sic, traduction de Montégut, citée par M. Lefranc) que je poursuis, but que ce charme aérien est destiné à me faire atteindre, je briserai ma baguette de commandement, je l’enfouirai à plusieurs toises sous la terre ; et plus avant que n’est encore descendue la sonde, je plongerai mon livre sous les eaux. " M. Lefranc remarque que la Tempête, dernière pièce écrite par William Stanley, figure en tête de l’édition in-folio de 1623 (donnée par lui-même sous le nom de Shakespeare et avec le portrait de Shakespeare au frontispice.

Quand M. Lefranc expliquera-t-il ces étrangetés ?) et en conclut qu’il voulut faire de cette pièce « comme une introduction à son œuvre, comme le programme, en quelque sorte, de sa conception de la vie et du monde  ». Toute l’œuvre shakespearienne prendrait alors un aspect vivant de symphonie unique dans la littérature. C’est un nouveau monde vraiment que M. Lefranc découvrirait à la critique.

Et je songe à la satisfaction qu’en recevrait ce problème si attirant et si décevant des correspondances entre Montaigne et Shakespeare !

Un familier de l’un et de l’autre ne saurait se soustraire à l’idée d’un rapport fraternel et très mystérieux entre leurs deux génies. Trop mystérieux ! Un anglais a écrit tout un livre pour cataloguer les réminiscences de Montaigne dans Shakespeare. (La traduction de Florio n’ayant paru qu’après les principales pièces de Shakespeare, il a fallu supposer que celui-ci lisait le français ou bien avait eu communication de la traduction manuscrite). Mais un examen attentif de M. Villey, montaniste excellent, l’a convaincu que toutes ces réminiscences étaient apparentes et ne pouvaient se rapporter au texte des Essais qu’avec trop de bonne volonté. Le seul passage de Shakespeare authentiquement inspiré de Montaigne figure dans la Tempête, et il est peu important. Et cependant, comme on sent que, pendant ces dernières années du XVIe siècle, la terre ne portait peut-être que deux têtes parfaitement et divinement libres, l’auteur des Essais et celui du théâtre shakespearien ! Que de ressemblances dans leur regard sur le monde et sur l’homme ! Alors, on est particulièrement séduit par cette idée que si l’hypothèse de M. Lefranc est exacte, Stanley, qui voyageait en Guyenne et en Navarre vers 1584, a pu voir Montaigne à la fois dans sa gloire des essais et dans son lustre de maire de Bordeaux.

Il a pu le rencontrer dans sa vie de cour de Nérac dont Peines d’amour perdues sont, selon M. Lefranc, une transposition vraie jusque dans les plus curieux détails. Il a pu lire les Essais sur leur terre d’origine, boire chez Montaigne lui-même le vin de sa récolte. Et surtout quel rapport étonnant n’apparaîtrait-il pas entre les retraites où s’épurent et se décantent ces deux sagesses, entre la tour où Montaigne écrit les Essais et les châteaux où William Stanley, de retour dans son pays, composera ses poèmes d’humanité vivante ! D’invisibles fils de la vierge relient ces deux asiles, un mirage fond dans une même île de Prospero ces deux solitudes. Qui sait si la sagesse même de Montaigne, si le chapitre même de la gloire n’a pas déterminé Stanley à la vie secrète de son génie, à ce travestissement de son œuvre ? « ce vice est ordinaire : nous nous soignons plus qu’on parle de nous que comment on en parle, et nous est assez que nostre nom coure par la bouche des hommes, en quelque condition qu’il y coure ; il semble que l’estre conneu, ce soit aucunement avoir sa vie et sa durée en la garde d’autruy… il serait à l’aventure excusable à un peintre ou autre artisan, ou encore à un rhétoricien ou grammairien, de se travailler pour acquérir nom par ses ouvrages ; mais les actions de la vertu, elles sont trop nobles d’elles-mêmes pour rechercher autre loyer que de leur propre valeur, et notamment pour la chercher en la vanité des jugements humains. » C’est à ce beau rêve que me conduit M. Lefranc-et à d’autres beaux rêves sans doute que j’aimerai voir monter de la mer, un mois d’été où en songeant à William Stanley je relirais paisiblement mon Shakespeare. Si pourtant je redescends du rêve impondérable à la pesée des vraisemblances, je crois que je demeurerai provisoirement, comme au parti le plus raisonnable, à l’hypothèse stratfordienne en l’enrichissant de tout ce qu’y peut faire entrer de neuf l’étude de M. Lefranc a établi avec une vraisemblance extrême (que quelques découvertes nouvelles amèneront sans doute à la certitude) ceci : la compagnie d’acteurs dont fait partie Shakespeare appartenant d’une part à la famille de William Stanley, il y a d’autre part dans les pièces de Shakespeare nombre d’allusions, de créations qui ne peuvent s’expliquer que par l’intervention de William Stanley. M. Lefranc en conclut que le théâtre shakespearien doit être transporté en bloc à William Stanley. M. Jacques Boulenger, qui soutient et défend l’hypothèse de M. Lefranc, ferait certaines concessions aux stratfordiens : " l’acteur Shakespeare ne fut pas illettré. J’admets volontiers qu’il a eu une certaine part de collaboration aux pièces ; certaines étaient injouables et paraissent avoir été remaniées : s’il a mis au point l’œuvre d’un amateur, est-ce que cela ne se fait pas couramment de nos jours ? Mais il n’a pas pu les écrire : tout y révèle une autre main. Et de très sérieux indices donnent à penser que cette main fut celle de William Stanley. "

M. Jacques Boulenger admet donc que la collaboration réelle de Shakespeare se réduirait à l’adaptation scénique des pièces de lord Derby. Et c’est ici peut-être que l’on touche à vif la faiblesse de l’hypothèse stanleyenne.

Pour M. Boulenger, il semble que le caractère scénique des pièces shakespeariennes soit une sorte d’épiphénomène, ait pu leur être ajouté du dehors, par l’écorce, et que ce théâtre soit celui d’un amateur, mis au point dramatique par un professionnel.

Le Stanley-Shakespeare de M. Lefranc et de M. Boulenger écrit dans ses pavillons des dialogues dramatiques que joueront en les accommodant les comédiens. Cela, je crois bien qu’aucun de ceux qui se seront attachés à revivre et à comprendre de l’intérieur le théâtre shakespearien ne l’admettra.

Ces drames sans exception, même les plus poétiques, le Songe ou la Tempête, n’ont pu être conçus que du sein même du théâtre, de l’intérieur d’une troupe ; ils sont de l’action en marche, action souvent ralentie, portant çà et là des reposoirs de poésie pure, de par l’indépendance du poète, mais toujours dans un état de tension et de frémissement. Chaque drame de Shakespeare a pour thème, ainsi qu’une comédie de Molière, un schème dynamique qui engendre en prenant corps une réalité scénique. Une exposition de Shakespeare, celle de Roméo, de Hamlet, de Jules César, c’est comme une exposition de Molière — celle du Misanthrope ou du Tartufe — un ordre de mouvement dramatique, un rythme de pas pressés ou ralentis (j’allais dire de ballet) qui commence, et ne s’arrêtera qu’à la fin sur une mesure originale pareille à celle d’un morceau de musique : l’homme qui a écrit cela est parmi les acteurs, voit tout du point de vue du dynamisme théâtral. Cela ne veut pas dire que ce soit du théâtre au sens où nous l’entendons en français, mais c’est très bien du théâtre ou plutôt de l’art dynamique anglais : une suite vivante qui se crée indéfiniment elle-même, qui se dépose le long d’une ligne et ne se compose pas comme chez nous en cercle autour d’un centre. Pour comprendre Shakespeare il faudrait se placer au point de vue propre du théâtre anglais, s’être plongé dans ce prodigieux demi-siècle de production dramatique où s’agitent quarante poètes dont quatre ou cinq ont du génie et qui tous sont gonflés de vie forcenée, et surtout avoir par l’imagination vécu du dedans la vie extraordinaire d’une troupe anglaise de ce temps. M. Boulenger parle avec un beau dédain d’érudit de la nouvelle dans le goût du Capitaine Fracasse qu’il y aurait à écrire sur le thème stanleyen. Plût au ciel que nous ayons un roman comique de l’époque élisabéthaine !

Alors, dès que l’on prend pour centre, en s’y cramponnant avec obstination, ce principe :

Shakespeare, homme de théâtre, homme des planches, homme des chandelles, et rien que cela, peut-être voit-on se composer un Shakespeare de Stratford assez vraisemblable. Quand M. Lefranc d’une part, les baconiens d’autre part viennent nous dire que Shakespeare était trop ignorant pour avoir écrit des œuvres qui exigent tant de culture et de connaissances, ils inventent aux deux bouts pour les amener à la rencontre l’un de l’autre deux arguments illusoires : d’un côté, ils affirment bien haut l’ignorance de Shakespeare, alors que la vraie ignorance est la nôtre, à nous qui ignorons ce qu’il pouvait bien savoir, — et de l’autre côté, ils exagèrent beaucoup les connaissances en latin, en espagnol, en italien, en français, en droit, en blason, qui auraient été nécessaires à l’auteur de ses pièces. (Les anciens faisaient sur l’omniscience d’Homère des discours de même farine.) Un homme d’une grande mémoire, d’une imagination vive, habitué par la passion du théâtre, par la fréquentation continuelle des acteurs, à revêtir instantanément et d’un coup de pensée l’habit et le corps d’autrui, un homme surtout doué de ce mouvement vital intraduisible propre à l’esprit anglais, cela suffirait presque à nous donner Shakespeare.

Mouvement vital intraduisible, attendez et n’allez pas chercher pour vous moquer de moi la virtus dormitiva. Si je voulais essayer de le traduire, je tenterais de recoller ces deux morceaux qui, après l’explosion du théâtre élisabéthain, se sont séparés et se sont mis à rouler sur des voies très divergentes : ici le mouvement pur, le schème dynamique ineffable et toujours virtuel qui s’est conservé dans cet art aussi foncièrement anglais que Shakespeare, la pantomime du cirque : l’art du clown seul pouvait nous faire toucher la racine métaphysique de Hamlet et du Songe ; puis, là, le roman anglais, ce déroulement inépuisable et touffu dont le massif vient équilibrer au XIXe siècle le massif dramatique du xvie, le roman anglais si un et si varié, soit qu’il se rapproche davantage avec George Eliot de la composition solide à la française, soit qu’à l’autre extrémité, avec Meredith, il transpose sur ses pages le dessin mobile de la grande clownerie idéale si différente de celle de Dickens, mais clownerie tout de même (je ne fais qu’indiquer : lisez, dans Mallarmé, si anglicisant, et, dans sa prose, si proche de Meredith, les pages sur le cirque et la danse), soit qu’il se dégraisse, avec Kipling, de tout ce qui n’est pas muscles, os et nerfs. On peut remonter par ces filons, jusqu’au point où ils se conjuguent en un or indivisé, au for intérieur dramatique d’un Shakespeare de Stratford très vivant et très anglais.

Si ce Shakespeare est le vrai, le diable aura porté sa pierre à Dieu, et M. Lefranc, et même avant lui M. Demblon (pour qui Shakespeare est lord Rutland) auront ajouté sérieusement à sa connaissance. Il est indiscutable que, dès les premières années de son séjour à Londres, Shakespeare s’est trouvé et est resté en rapports étroits avec l’aristocratie, écrivant ses sonnets à l’adresse du comte de Southampton, ou d’un autre jeune homme de haute naissance, fournissant comme Benserade des devises pour les écus des nobles dans les joutes de cour (c’est le sens du document de 1613 sur lequel M. Demblon a cru devoir aventurer son hypothèse) et surtout recevant pour la composition de ses pièces les indications de lord Derby qui a dû lui proposer ses sujets, lui tracer des canevas, comme Richelieu à ses cinq auteurs, aller même assez loin dans cette collaboration analogue peut-être parfois à celle de Beaumont et Fletcher et à plusieurs autres de l’époque. M. Lefranc donne en ce qui concerne Peines d’amour perdues des certitudes et en ce qui concerne Hamlet de fortes vraisemblances.

Dès lors, il semble qu’entre stanleyens modérés, comme M. Boulenger, et stratfordiens modérés, comme on le deviendrait volontiers, certain accord, comme celui de Shakespeare et de Stanley eux-mêmes, soit très possible.

Rendons grâce aux érudits, quand nous voyons l’érudition de M. Lefranc nous apporter cette richesse, mais ne croyons pas qu’en telle matière l’érudition soit tout. Laissons nos variations sur Shakespeare aller hardiment de M. Lefranc à Footit : il y a plus de choses dans le ciel et la terre shakespeariens qu’il n’en tient dans une philosophie livresque. Soyons livresques, mais sans oublier jamais combien Shakespeare l’est peu. Ainsi M. Lefranc et M. Boulenger et beaucoup d’autres considèrent avec étonnement l’insouciance de Shakespeare touchant la publication de ses pièces, l’indifférence avec laquelle, si âpre à l’argent, il laisse fabriquer par qui veut des éditions criblées de fautes, mutilées ou pleines de grossières interpolations, et ils voient là une de ces portes mystérieuses qu’ouvre la clef Derby. Mais si ses publications sont indifférentes à Shakespeare, c’est d’abord qu’il n’en souffre pas dans ses intérêts, les droits d’auteur étant alors nuls, c’est ensuite et surtout que la pièce imprimée ne l’intéresse pas.

Joignez à cela l’absence probable de livres dans sa maison lorsqu’il fait son testament. Shakespeare est de théâtre jusqu’à la moelle des os, de livres pas du tout. Il est fort possible que, les sujets de ses pièces lui étant proposés par lord Derby, leur préparation livresque (d’ailleurs assez sommaire) ait été fournie par son noble patron. Si le document des state papers se rapporte, comme c’est très vraisemblable, au théâtre même de Shakespeare, on doit y voir le témoignage d’une collaboration de ce genre. Cette union de l’homme des livres, du monde, des voyages, de l’intelligence et de la culture avec l’homme du théâtre, du mouvement dramatique, de l’intuition poétique et fulgurante nous fournirait l’image d’un beau couple, mais à membres inégaux entre lesquels nous devons conserver les justes distances, et ces distances sont peut-être les mêmes que celle qui séparent les valeurs critiques placées sous les deux signes.

8. Les spectacles dans 1 fauteuil §

il m’est arrivé de faire à un point d’exégèse shakespearienne une allusion trop rapide qui prêtait à l’équivoque. Une lettre de M. Jacques Boulenger, de qui j’analysais l’intéressant ouvrage, est venue m’en faire prendre conscience.

Il me paraissait que tout dans les pièces de Shakespeare est vie de théâtre, sent le milieu d’une troupe, et les planches, les chandelles, souvent aussi le théâtre de verdure. M. Boulenger se dit frappé au contraire de ce que ces pièces présentent de livresque, de « spectacle dans un fauteuil  ». Et son avis est conforme en effet au goût le plus répandu. L’opinion de Charles Lamb est assez commune dans la critique anglaise. Elle est générale dans la critique française. Shakespeare a pu être galvanisé un instant devant les spectateurs français par le génie d’un grand acteur comme Mounet-Sully dans Hamlet, par une mise en scène pittoresque comme dans les tableaux d’Antoine et Cléopâtre ou de Jules César, par l’intelligence sobre et le goût littéraire de cette même mise en scène comme dans La nuit des rois au vieux-colombier. La critique s’est toujours refusée à y voir du théâtre au sens plein et carré du mot. Sarcey ne lui dispensait nullement l’éloge par lequel il classait si haut le Sophocle d’Oedipe-Roi : c’est aussi fort que du D’Ennery. " ses tragédies, dit Rivarol, ne sont que des romans dialogués. " et Rémy De Gourmont : " il n’est pas une pièce de Shakespeare qui ne m’ait déçu au théâtre, tandis que j’y ai vu grandir immensément Racine et Molière. C’est au point que je me repentirai toute ma vie d’être allé voir Jules César, à l’Odéon. Je ne fus pas le seul, d’ailleurs, à en revenir navré ; d’autres en revinrent contents, mais pour le même motif qui me désolait. J’y perdais une illusion ; ils y trouvaient la confirmation de leurs goûts et de leurs théories, une raison décisive pour situer Shakespeare à l’arrière-plan dramatique, parmi ces génies décidément mal faits pour contenter notre race. " tout cela ne manque pas de justesse. D’autre part, je ne crois pas avoir eu tort. Il va de soi que dans les deux cas on n’attache pas la même signification au mot théâtre. Mais précisément nous trouvons là une occasion de faire tourner comme une statue de musée sur son pivot ce mot, qui n’est pas toujours très clair.

L’état actuel de notre production théâtrale, le dégoût raisonné et raisonnable des écrivains devant la perspective d’exercer le métier autrefois si envié de critique dramatique, rendent peut-être quelque intérêt à ces discussions académiques, qui se développent mieux sous les platanes que sous le lustre. Livrons-nous sans remords à cette critique dans un fauteuil, et, puisque M. Boulenger nous convie à le prendre pour type du spectacle dans un fauteuil, ouvrons Comme il vous plaira. C’est une des comédies les plus agréables de Shakespeare. Jouée avec grâce et avec goût, je ne sais ce qui lui manquerait pour séduire un public lettré. Au contraire de beaucoup d’autres comédies shakespeariennes, elle est pleine de caractères bien dessinés et charmants. On y trouve un mélange parfait, avec les valeurs les plus justes, de grâce, de mélancolie et de gaîté. D’autre part, comme toutes les pièces analogues, elle fourmille de hors-d’œuvre.

On enlèverait la valeur de deux actes sans nuire à l’action. On supprimerait de même plusieurs personnages, le lutteur Charles, le bouffon Touchstone, le mélancolique Jacques. Ce serait d’ailleurs à peu près comme si on coupait la moitié de L’embarquement pour Cythère, en disant qu’il en reste l’essentiel et qu’il n’y manque que du feuillage et des brumes bleues. Mais enfin le théâtre a tout de même d’autres règles de composition que la peinture, et si la moitié de la pièce ne sert pas à l’action, on pourra dans cette moitié voir de charmants dialogues ; l’appellera-t-on du théâtre ?

Pourquoi pas ? Si nous voulons poser sous le mot théâtre tout son sens vivant, il ne nous faut pas l’aborder trop vite avec un sécateur. Le théâtre est destiné à nous donner, avec des personnages que nous sentons vrais, une idée de la vie humaine plus claire et plus complète que celle qui naît de notre seule expérience. Un grand dramaturge est d’abord un créateur d’hommes qui vivent et qui en vivant nous font vivre. Personne n’a jamais mis Shakespeare en dehors de cette définition. Seulement, il y a peut-être deux classes de créateurs dramatiques : ceux à qui la vie humaine, objet propre de leur art, est donnée comme une action à développer, ceux auxquels elle se présente comme un thème à jouer.

Qu’on me permette, pour être clair, d’alléguer encore un exemple tiré de l’autre grand art créateur d’hommes. Voici deux puissantes pensées : la Cène et la Ronde de nuit. Les deux sujets sont donnés du dehors à Léonard et à Rembrandt : le dernier repas du Christ avec ses disciples, le portrait de la compagnie du capitaine Cock. Mais Léonard a pensé une action, celle qu’exerce sur l’attitude et le visage des douze disciples l’annonce de la trahison ; Rembrandt a pensé un thème, celui de la lumière éclairant des soldats en marche. L’action se lit clairement, comme un discours. Si la première qualité du discours est l’action, une qualité de l’action dramatique ou pittoresque est le discours, c’est-à-dire la possibilité d’être traitée comme un enchaînement ordonné, conscient, logique. La Cène, un tableau de Raphaël ou de Poussin non seulement se voient, mais se lisent. Et, à la limite, il y a tout l’art conventionnel, ou académique, ou allégorique, que vous savez. Opposez-le à un vénitien, à un paysagiste, à un Watteau, à un Monet, qui traitent des thèmes. Rembrandt, dans la Ronde de nuit, pense, à l’occasion du portrait commandé de quelques gardes civiques, le thème indivisible et musical de la lumière en mouvement.

La petite fille et le coq, qui tiennent une place si puissante dans le tableau, sont imposés par la logique du thème. Pour qui voit et comprend de l’intérieur le chef-d’œuvre ils sont l’idée de la lumière. Celui qui penserait vraiment que Rembrandt a mis là un coq parce que le coq est l’annonciateur et comme l’hiéroglyphe de la lumière parodierait une idée d’ailleurs juste ; car réellement le coq ici n’exprime pas la lumière, il est la lumière même. Et celui qui n’y verrait qu’une allusion au nom français du Capitaine Cocq aurait peut-être son petit bout de raison, puisqu’il désignerait certaine cause occasionnelle. La sculpture pense presque toujours par action et par discours, c’est son genre commun, ainsi que celui de la peinture. Mais parfois un génie insolite vient aussi la mettre en face de la pensée par thème : ainsi Michel-Ange à la chapelle des Médicis, ainsi Rodin. Le Balzac atteste comme la Ronde de nuit le génie qui fonce dans un thème et le réalise par l’acte indivisé d’une création intérieure. Le « ce n’est pas de la sculpture  », qui l’accueillit dans la mare aux grenouilles, se coassait exactement sur l’air du : « ce n’est pas du théâtre », par lequel on croyait exécuter Ibsen et que le recul de quatre siècles, l’épée nue d’archange qu’interposait la gloire épargnaient davantage à Shakespeare. Il est naturel qu’il en soit ainsi. La pensée par thèmes n’apparaît dans les arts plastiques qu’exceptionnellement, à des moments privilégiés où ils transcendent par une explosion de feu souterrain le normal et le naturel de la peinture et de la sculpture. Mais les arts qui n’expriment pas directement l’homme, l’architecture et la musique, procèdent par thèmes.

Il y a des thèmes généraux, comme le temple, l’église ou le château sur lesquels l’artiste répand comme une végétation vivante les thèmes particuliers de son génie. Quant à la musique c’est à sa langue même que j’emprunte ici l’idée du thème, qui n’est claire que si on lui laisse, comme de la terre à des racines, tout son sens musical ; elle est le lieu du thème.

Les arts littéraires, qui oscillent plus librement entre des limites plus espacées, comportent à leurs deux extrémités certains états de discours et d’action et certains états de thèmes, les uns et les autres presque purs. L’histoire de Thucydide, un discours de Démosthène, un sermon de Bossuet, sont construits à peu près exclusivement par le discours et l’action. À l’autre extrémité, L’après-midi d’un faune et La prose pour des esseintes réalisent le thème à un moment de pureté paradoxale, au tournant dernier où il se veut chimiquement pur, et dans le mouvement même par lequel il exclut les essences de l’oratoire et de l’action. Malgré les apparences contraires, les palais de discours que sont les grands systèmes de philosophie sont construits plus ou moins sur des thèmes, se rapprochant davantage de la musique que des arts plastiques. Un lecteur artiste discernera le thème indivisé du Phèdre, du Banquet, de la République, De l’éthique, du monde comme volonté, de matière et mémoire du même fonds et par le même mouvement qu’il reconnaît le thème de la Ronde de nuit et du Balzac, du satyre et de la maison du berger. Mais dans cet ordre, de même que dans celui du roman et du théâtre, ce n’est jamais qu’une question de plus ou de moins et les deux éléments nécessaires demeurent toujours unis. Précisément cette distinction du plus ou du moins portera peut-être quelque clarté dans la question du théâtre qui nous occupe ici et qui après ce détour nous apparaîtra sous une meilleure lumière.

Notons d’abord que si le théâtre nous a montré parfois, avec Hamlet, que l’action n’est pas la soeur du rêve, il nous fait voir toujours en elle la soeur du discours, rend claire cette union de l’action et du discours que nous avons posée en face du thème comme le premier terme d’un couple. L’action au théâtre se forme, s’exprime, s’éclaire, se ralentit, se précipite, par des discours et des arrêts de discours : le poète dramatique emploie les discours pour exprimer l’action comme le peintre emploie les couleurs pour exprimer la lumière.

Ceci posé, il y a des auteurs dramatiques qui conçoivent leur œuvre essentiellement en discours et en action, d’autres qui la conçoivent essentiellement en thèmes, et ces derniers ne constituent pas comme dans la sculpture une exception foudroyante mais, à l’exemple de la peinture, comme un demi-choeur qui paraît sensiblement égal à l’autre. Chez les grecs, Sophocle et Euripide seraient des premiers, Eschyle des seconds. Une pièce de Sophocle est conçue avec la même raison constructive, la même action ordonnée qu’une toile de Raphaël. Ajax, Philoctète, Oedipe, une fois le minimum de thème, l’esquisse générale donnée, entrent peu à peu dans l’inspiration de leur auteur comme les parties d’une œuvre vivante qui s’agencent aisément et puissamment.

Mais le Prométhée, les Perses, les Sept, les Euménides comportent comme leur centre et leur être vivant un thème fulgurant, avide, irrésistible, dont les mains s’avancent pour saisir, presser, modeler à son image, jeter à la fonte pour sa statue ou faire tournoyer dans son tourbillon tout le détail, la marche et les héros du drame.

Le thème du prométhée est unique et parfaitement simple : c’est le héros humain réduit à l’immobilité, lié au roc, et, autour de cette figure imposée elle-même comme un roc au centre de l’imagination d’Eschyle, le reste du ciel et de la terre, les dieux et les puissances marines, la parole et le mouvement saisis dans le seul tragique du contraste parfait qui les oppose à elle : le silence de Prométhée contre la parole de ses deux bourreaux, la parole de Prométhée contre le silence des cieux et des mers, la montée des océanides lentes, humides et blanches devant le dur rocher du captif et sa volonté plus dure encore, — et surtout le passage de l’autre victime des dieux, Io, la génisse errante en fuite sur la terre sous l’aiguillon qui l’excite. Évidemment Io n’importe pas à l’action. C’est un hors-d’œuvre. Mais un hors-d’œuvre exactement pareil à la petite fille au coq dans la Ronde de nuit, et qui devient, pour le regard qui saisit le thème en plongeant à l’intérieur de l’œuvre, le coeur même de l’œuvre, et le thème du thème. Eschyle ne pouvait pas plus éviter cette figure, que Rembrandt la sienne. Son thème comportait dans sa forme plastique une rencontre analogue à celle du sphinx et de la chimère. Et Flaubert ne vient pas ici au hasard.

Nous sommes bien, dans la forêt littéraire, à une croisée des chemins. Flaubert réalise peut-être chez nous, le type le plus saisissant du romancier qui pense par thèmes, comme Eschyle. C’est ainsi qu’il faut comprendre un mot de lui qui a pu paraître bizarre et qui dit à peu près (je cite de mémoire) : « dans Salammbô, j’ai voulu donner l’impression de la couleur jaune. Dans Madame Bovary, j’ai voulu faire quelque chose qui fût de la couleur de ces moisissures des coins où il y a des cloportes. Quant au reste, le plan, les personnages, cela m’est bien égal. » Il n’y a qu’à ôter à cela tout l’appareil mystificateur pour en reconnaître la substance vraie.

Il est naturel qu’un art dramatique construit de thèmes ait moins qu’un art dramatique fait essentiellement de discours et d’action, une tendance à créer une suite, un genre, une école.

Eschyle reste isolé dans la dramaturgie grecque.

La tragédie française ne procède pas plus que celle de Sophocle et d’Euripide par thèmes : il y a d’ailleurs des exceptions, il semble qu’on reconnaisse un thème originel, simple et puissant dans le cid, polyeucte, athalie. On se rendra d’ailleurs assez bien compte de l’origine d’une pièce en imaginant sur elle une ouverture musicale, et en cherchant si elle rend ou non comme source de cette eau nouvelle. Gounod et Massenet ont eu beau faire un Polyeucte et un Cid médiocres : ils ne se seraient jamais risqués à une audace pareille sur Mithridate ou Nicodème. Mais Shakespeare, Goethe, Ibsen sont trois types d’auteurs dramatiques qui pensent leurs drames par thèmes. Hamlet et La tempête, Faust et Iphigénie, Peer Gynt et Brand ne sont point isolés dans leur œuvre, ils appartiennent à tout un massif qui les soutient et les élève. On pourrait montrer dans Claudel un type remarquable de ces auteurs dramatiques à thèmes (le contraire exactement des auteurs à thèses). Je m’en tiens à Shakespeare, ou plutôt à Comme il vous plaira. Le thème de Comme il vous plaira se retrouve dans beaucoup de pièces de Shakespeare et il n’en est pas qui l’ait davantage hanté. C’est ce qu’on pourrait appeler d’un mot le thème de l’exil.

Certaines valeurs de bonté, d’intelligence, de lucidité, de nervosité excessive sont de trop ou ne sont pas à leur place dans une cour royale, livrée aux ambitions, aux fureurs et aux vices (souvenez-vous de l’histoire de l’Angleterre sous Henri VIII et ses trois enfants.) C’est le sujet de la première pièce de Shakespeare, Peines d’amour perdues, et de la dernière, la Tempête. C’est, sous des formes variées, le sujet de Hamlet, du Roi Lear et aussi de Coriolan, et même de Roméo, où l’amour est exclu du monde comme le génie l’est de la cité et de la cour. Et c’est le thème de Comme il vous plaira. D’après les détails que donne M. Lefranc sur lord Derby, il ne serait pas invraisemblable que ce thème ait été dicté à Stanley par les circonstances de sa vie. Il ne serait pas plus invraisemblable qu’il ait été imposé au génie de Shakespeare par sa condition sociale, qui l’exilait sur les planches d’un théâtre, mais qui lui permettait de faire de ce théâtre une sorte de forêt des Ardennes ou d’île de Prospero où s’élevaient librement ses rêves et ses magies. Ce thème est installé dans le théâtre de Shakespeare avec la même obstination que l’est, par exemple, dans l’œuvre de Victor Hugo, le thème du paria ou du condamné qui se relève et qui fait rouler sur la tête des puissants une masse formidable d’invectives et de lyrisme, — un discours d’opposition rentré qui s’épanche sur le papier, les apostrophes de Saint-Vallier, de Ruy Blas, de Barberousse, de Gwynplaine, les Quatre jours d’Elciis, et, comme si tout cela n’était qu’essais imparfaits d’une merveille en gestation qui cherche son heure et sa voie, la transfiguration étoilée du thème dans le Satyre. Le thème ainsi donné, l’essentiel n’est pas de l’enchaîner à une action ininterrompue, mais de le manifester par toutes ses figures et de convoquer autour de lui les réalités dramatiques qui lui conviennent. Ces réalités dramatiques, ces personnages et ces artifices sont fournis à Shakespeare par le théâtre même de son temps, par le génie de ces planches sur lesquelles il joue, pense et vit, par des thèmes dramatiques généraux, qui sont liés à l’être d’une troupe anglaise au XVIe siècle et particulièrement de celle qui subit au globe l’influence de Shakespeare.

Le thème de l’exil, de la solitude, n’est pas nécessairement dramatique. On peut même dire qu’à l’état pur il ne l’est pas du tout. La dernière chose qu’on puisse tirer de robinson c’est évidemment un drame. Le théâtre sera dès lors conduit d’abord à placer dans une solitude relative un groupe plutôt qu’un individu, et surtout à varier le thème en lui faisant animer diverses figures, divers groupes de solitaires ou d’exilés qui s’entrecroisent et dont le chassé-croisé, joli bouquet dispersé que nouera l’ingénieuse Rosalinde, entretient la vie délicate et fleurie de la pièce. C’est le vieux duc et sa cour, c’est Rosalinde et Célia, c’est Orlando. Les pas des personnages dans cette forêt des Ardennes sont réglés par une invisible musique de ballet, par quelque Ariel caché dans les feuillages.

Que les planches du théâtre shakespearien soient débitées à même le bois dans cette forêt solitaire, c’est ce que nous suggère un autre thème, celui que j’appellerais le thème du théâtre au théâtre.

Shakespeare ne tient nullement à nous faire oublier que nous sommes au théâtre, et l’on sait combien les artifices de mise en scène illusionniste sont étrangers au drame anglais. Lui-même et les personnages de sa troupe sont présents dans ses pièces comme Véronèse et ses contemporains dans les Noces de Cana. De là son goût pour la pièce dans la pièce, les comédiens intercalés dans l’action, comme dans Hamlet, le songe d’une nuit d’été, les joyeuses commères. Ici les acteurs ne paraissent pas, mais le poète et ses héros, qui ont fait du théâtre, de la forêt spirituelle et poétique, leur monde, savent que ce théâtre tient le monde, et que le monde n’a rien qui ne se trouve au théâtre. Le couplet de Jacques est même le plus célèbre de la pièce : « le monde entier est un théâtre où tous, hommes et femmes, sont de simples acteurs : ils ont leurs entrées et leurs sorties, et un homme dans sa vie joue plusieurs personnages ; les actes de sa pièce sont répartis en sept âges. » L’optique du théâtre shakespearien est ici complètement différente de celle du théâtre français. Dans ces longues scènes, inutiles à l’action, où les personnages échangent des points et des tirades, ils parlent non l’un pour l’autre, mais pour le public, comme dans une parade de clowns ou de foire. On retrouve le même genre dans ce joli théâtre de la foire, de Lesage et d’Orneval, qui encore aujourd’hui n’est pas désagréable à lire. Sur une autre ligne on le rencontrait assez ordinairement non seulement chez Aristophane, mais chez Euripide dont les acteurs, quand ils débitent leurs maximes, sont bien des acteurs, s’adressant à la foule. On serait mal venu à dire que tout cela n’est pas du théâtre. À ce thème se rattache celui du bouffon ou du fou, personnage qui ne sert en rien à l’action et qui est presque obligatoire dans la comédie shakespearienne.

Le bouffon anglais n’a rien du valet de comédie ni du gracioso. Le seul personnage avec lequel on puisse le confondre est son compatriote, le clown qui lui survit encore aujourd’hui. Le bouffon saute même de la comédie dans la tragédie : c’est le fou qui accompagne Lear sur la lande, et le personnage de Hamlet en est peut-être, transposé très haut, la forme idéale. Si Comme il vous plaira est animé par les saillies du fou Touchstone, si on y trouve au premier acte un combat de boxe, c’est en partie parce que cela plaisait au génie de Shakespeare, mais en partie aussi parce qu’il fallait donner à certains acteurs de la troupe du globe leurs rôles habituels, comme à l’arlequin ou à la colombine du théâtre italien. Un spectacle dans un fauteuil n’eût pas été grevé de ces servitudes, si légères d’ailleurs à porter.

Enfin les mêmes nécessités de matérialité théâtrale expliquent aussi, dans Comme il vous plaira et ailleurs, un caractère très habituel de la comédie shakespearienne, le thème des travestis, les jeunes filles qui s’en vont dans le monde déguisés en garçons. N’oublions pas que tous les rôles féminins étaient alors tenus par des adolescents, que les plus aimables ou les mieux disants étaient étrangement à la mode, au point que des théâtres entiers de jeunes garçons faisaient une concurrence redoutable aux théâtres d’hommes (voyez Hamlet).

Je ne m’inquiète pas de savoir ce que le diable pouvait au juste perdre à cette exclusion des femmes ; mais je vois bien que ce trait importe fort quand on considère les caractères féminins de Shakespeare.

Cet homme de pur théâtre n’avait pas d’actrices autour de lui, et cela nous écarte beaucoup de Molière et de M. Sacha Guitry. Aussi ne trouverait-on pas dans son théâtre une Chimène ou une Pauline, une Agrippine ou une Phèdre, une Agnès ou une Célimène. Ni Desdémone, ni Cléopâtre ne vont bien loin. Le vrai charme de ses créations féminines se trouve dans certains types de jeune fille (Rosalinde et Célia en sont deux échantillons exquis) qu’animent une grâce, une loquacité, des insolences de page. Elles flottent un peu incertaines sur les limites des deux sexes, leur travesti n’en est pas un, elles pourraient dire comme Ruy Blas : « je suis déguisé quand je suis autrement. » Chateaubriand, dont le goût littéraire est si sûr, les appelle de charmants éphèbes. Il est clair qu’elles sont nées elles aussi sur les planches et que Shakespeare les a créées à la mesure et d’après les traits extérieurs des garçons turbulents ou tendres qui leur prêtaient leur figure.

Le théâtre de Shakespeare est donc bien du théâtre. Reste que ce théâtre nous paraît aujourd’hui très différent du nôtre, et qu’on ne saurait demander à un français ni même à un anglais de se faire la mentalité d’un londonien d’Élisabeth. Une pièce de Shakespeare, pleine à craquer des éléments les plus divers, devait satisfaire à elle seule à des besoins différents de l’esprit qu’une division du travail dramatique a contentés depuis par des spectacles différents.

Elle tenait lieu d’opéra-comique, de tragédie, de comédie, de cirque. Elle tenait aussi lieu de romans. Beaucoup ne savaient pas lire, et l’imprimerie ne suffisait pas à toutes les curiosités. Les pièces de Shakespeare, qui découpent généralement en scènes des chroniques, des histoires, des nouvelles dont elles suivent assez fidèlement les lignes, « montraient » ces livres au public, comme la peinture, la sculpture et surtout les mystères du moyen âge lui montraient les écritures. Le drame anglais, c’est le mystère transplanté dans l’histoire profane. Quand certains courants ont reporté le goût du public sur cet art de thèmes et de totalité indivisée, il trouve là une clef qui lui permet de rouvrir Shakespeare et de le mieux goûter : le succès de la Nuit des rois au vieux-colombier a été fait un peu, malgré le contraste de la mise en scène, par le public des ballets russes.

Cela n’empêche pas que le théâtre de Shakespeare, né du livre, retourne volontiers au livre. Au théâtre même, l’influence de Shakespeare n’a pas été très heureuse : ce que lui doivent Ibsen et M. Maeterlinck n’est pas ce qu’ils ont de meilleur.

En revanche, c’est de lui, authentiquement, que descend ce spectacle dans un fauteuil qui est peut-être le vrai chef-d’œuvre dramatique français du XIXe siècle : le théâtre d’Alfred De Musset, qui de Lorenzaccio à Barberine suit tant de sentiers shakespeariens ; — le théâtre non joué de Victor Hugo, qui ne contient pas seulement Mangeront-ils ? et les pièces inégales du Théâtre en liberté, mais ce joyau des deux trouvailles de Gallus, que notre scène aurait dû depuis longtemps recueillir comme une merveille parfaitement jouable, hautement dramatique, et que presque personne ne connaît, parce qu’il est enseveli dans ces quatre vents de l’esprit dont trois sont réellement poussifs ; enfin, ce délicieux théâtre de Renan qui, avec Caliban et l’eau de jouvence nous fait voir quel beau domaine était pour la philosophie l’île de Prospero, et comme elle y entre encore aujourd’hui de plain-pied. Né du livre, déployé sur les planches comme sur son domaine naturel, le théâtre shakespearien revient au livre pour lui insinuer ses esprits les plus vivants, et ce n’est là encore que l’un des chemins de l’un à l’autre desquels peuvent aller en liberté ses inépuisables puissances.

9. Le centenaire d’H. Spencer §

L’Angleterre célèbre, ces deux années 1919 et 1920, le centenaire de deux écrivains non peut-être ses plus importants, mais dont l’influence sur l’Europe a été la plus vive, deux écrivains de rayonnement par excellence, Herbert Spencer et George Eliot. L’un et l’autre sont devenus européens dans la mesure où ils étaient fortement anglais. Ils appartiennent à l’ordre de ces inventions, nées de conditions et de nécessités anglaises, comme le régime parlementaire et la grande industrie, en lesquelles s’est nourrie de qualités anglaises la force impulsive qui les a jetés sur le monde et les y a implantées comme des réalités universelles. Leur centenaire, comme naguère le cinquantenaire de Sainte-Beuve, ne doit pas être une manière de fermer leur tombeau, mais une occasion d’inventorier leur héritage.

Plus d’un lecteur, pensant ici à Spencer, est peut-être déjà surpris. Spencer a dérogé à la coutume qui veut que la plupart des philosophes aient été de médiocres écrivains, car il en fut, lui, un tout à fait mauvais. De plus, s’il est aujourd’hui une philosophie complètement abandonnée, c’est bien la sienne. Elle apparaît à tous comme une génération superficielle, d’où on ne peut retenir que des vues de détail ingénieuses et souvent justes, en psychologie et en sociologie. Les premiers principes et les nombreux volumes de morale n’ouvrent au lecteur qu’un vide d’où se dégage l’ennui. Je ne dis point qu’il n’y ait encore des hommes à qui le système de l’évolution, entendu, en dépit de l’inconnaissable, comme un matérialisme intégral, n’apporte une pleine et permanente satisfaction de leurs besoins intellectuels. Il y en a certainement en France. Le premier pays où l’on traduisit Spencer ce fut la Russie, et cela paraît bien naturel : un évolutionnisme tout en affirmations, joint à un matérialisme économique pris de Marx, peut fournir là-bas le même aliment national qu’autrefois l’orthodoxie raide et figée de Byzance. En tout cas, il n’est pas fait pour notre occident. Reste-t-il donc de Spencer, à ce centième anniversaire, autre chose qu’un nom et qu’une place dans un passé qui n’est plus ?

Oui. Il reste ceci, que le cerveau de l’homme fonctionna de façon originale et curieuse et nous fournit un type de vie philosophique que peut-être nous ne trouverions pas ailleurs. Il reste surtout que la plus vivante des philosophies actuelles, celle de M. Bergson, est pensée en partie sous l’action directe de Spencer. M. Bergson, en réagissant contre l’évolutionnisme de Spencer, a sauvé de cet évolutionnisme ce qui pouvait être sauvé et en a maintenu vivantes quelques parties.

La réflexion sur la durée, d’où est né le bergsonisme, ne pouvait pas ne pas suivre une philosophie qui, comme celle des premiers principes, fait de la réalité un développement dans la durée Schopenhauer estimait que toute philosophie de l’évolution repose sur une impossibilité, car elle admet la réalité du temps, alors que la philosophie moderne est fondée depuis Kant sur l’idéalité du temps. Spencer qui n’avait jamais pu dépasser les premières pages de La Critique de la raison pure, ne s’est jamais posé ce problème, mais il était nécessaire qu’il fût posé dans toute sa vigueur le jour où l’évolutionnisme tomberait entre les mains d’un philosophe complet et d’un métaphysicien de la grande espèce. Le bergsonisme est né d’une réaction contre Spencer, mais une telle réaction ne peut se produire qu’à l’égard d’une philosophie qui travaille sur un terrain analogue, qui traite des mêmes problèmes et qui les a souvent elle-même posés. Spencer lui-même avait trouvé dans Comte un stimulant du même genre : « c’est mon opposition à certaines de ses vues, dit-il, qui m’a fait développer certaines des miennes. On se rend compte de ce qu’il faut penser quand on voit ce qu’il ne faut pas penser. » Nulle part mieux qu’entre Spencer et Bergson n’apparaît la nécessité de cette « étape » qui est aussi vraie dans le domaine des pensées que dans celui des êtres sociaux. À ce titre la place de Spencer n’est pas négligeable dans la suite philosophique du XIXe siècle. N’oublions pas d’ailleurs les services que son postulat évolutionniste a rendus pendant trente ans, de 1870 à 1900, dans bien des ordres d’études. Il est possible que Brunetière par exemple l’ait appliqué en critique littéraire avec une naïveté un peu tranchante et sommaire. Il en a charpenté du moins quelque chose qui se tient et qui fait encore penser, et l’on imagine fort bien une critique qui soit demain à l’évolution des genres ce que Bergson est au système de philosophie évolutionniste. Brunetière ne pourrait en tirer qu’un honneur nouveau, pareil à celui que ce centenaire nous permet de rendre à Spencer.

Si c’est surtout à une philosophie qui les rectifie profondément que les idées de Spencer doivent de rester aujourd’hui jusqu’à un certain point mêlées à notre air intellectuel, le meilleur hommage à lui rendre dans cette occasion n’est peut-être pas d’insister sur ces idées. Son centenaire ne saurait être pour nous une occasion de procurer des lecteurs à ses livres et d’inciter les gens de bonne foi à perdre leur temps (tout le volume des Principes de sociologie sur les institutions cérémonielles est cependant intéressant à feuilleter et fort suggestif). Heureusement il y a l’homme, qui fut un vrai philosophe, et dont la personnalité mérite la plus curieuse attention.

J’ai l’air d’avancer deux paradoxes. On semble penser aujourd’hui et on a même pensé autrefois qu’il manquait à Spencer beaucoup des traits du véritable esprit philosophique. Et quant à sa personnalité, elle ne nous est connue que par son autobiographie. Or, j’ai toujours vu qu’elle passait pour le plus étrange amas de puérilités et de niaiseries, où un homme ait jamais tenté de résumer son passage sur cette pauvre planète ; et je crains bien que, si vous la lisez, vous ne soyez de cet avis. Je crois pourtant que ces jugements seraient téméraires, et qu’il y a lieu, pour un Spencer comme pour un Kipling, de desserrer notre concept latin, un peu étroit, de la vie philosophique et de la littérature. Étrange philosophie, dit-on, que cet homme qui paraît n’avoir jamais lu un livre de philosophie écrit avant lui ! Il a commencé plusieurs fois la Critique de la raison pure. Il n’a jamais pu dépasser les premières pages, parce que, dit-il, il ne pouvait admettre l’idéalité du temps et de l’espace. Lisez qu’il était incapable de faire l’effort élémentaire de la philosophie critique. Il s’est aussi essayé à Platon : « à plusieurs reprises, j’ai essayé de lire tantôt tel dialogue, tantôt tel autre, et j’ai toujours posé le livre avec une impatience venant de l’imprécision de la pensée et de l’habitude de se payer de mots, rebuté aussi par la forme vagabonde de l’argumentation. » D’une santé assez compliquée, ne pouvant jamais se trouver devant le papier et le livre plus de deux ou trois heures par jour, il lisait très peu. Il était étonnamment incapable d’effort, et, comme le sybarite, souffrait littéralement beaucoup au seul spectacle d’un homme ou d’un animal surmenés.

L’effort qui consiste à suivre le raisonnement d’autrui lui était particulièrement dur. Rien d’étonnant à ce qu’il n’ait à peu près rien lu en philosophie, sinon quelques résumés d’Auguste Comte, par Henriette Martineau et quelques pages de son ami Stuart Mill.

On peut dès lors le ranger dans une section de la philosophie que j’appellerais, si l’on veut, le coin des illettrés, ou des autodidactes. N’allez point la mépriser. Descartes s’est donné beaucoup de mal pour s’y faire admettre sous un déguisement, pour feindre d’avoir oublié tout ce qu’il avait eu le malheur de lire et pour donner comme fruit unique de sa méditation solitaire dans les poëles son abondante mémoire scolastique. Ce coin comprend d’abord et surtout les mystiques, hommes et femmes, ignorants sublimes qui rejoignirent par les seules effusions de leur coeur la haute philosophie d’Alexandrie. Parmi les profanes on y verrait des hommes comme Charles Fourier et même Saint-Simon, qui avaient des parties si remarquables de métaphysiciens mystiques.

Pourquoi pas, si l’on veut, la « philosophie » de Victor Hugo dont Faguet se gausse, mais qu’un Renouvier sait apprécier et même admirer ? Une hantise puissante des grands problèmes suffit, en dehors de toute connaissance positive, à dégager une phosphorescence philosophique authentique. Évidemment le roc et le noyau de la philosophie, ce sont ses grandes écoles, ses génies éclairés, ses Raphaël et ses Ingres, ses Léonard et ses Rubens, mais elle comporte aussi ses Courbet, au-delà desquels on avise encore dans de vagues ténèbres quelque douanier Rousseau et bien d’autres gabelous et loups-garous.

Bien entendu il ne faudrait pas forcer la comparaison. Retenons-en simplement que Spencer est, seul à peu près à notre époque, un philosophe (accepté comme tel par les gens de métier) qui n’a pas lu les philosophes, qui n’a jamais eu la curiosité de les lire. Dans sa jeunesse, déjà préoccupé des problèmes auxquels il dévoua sa vie, il ne songea jamais à ouvrir seulement un livre de lecture aussi facile que les Essais de Locke, qui se trouvaient dans la bibliothèque de son père.

Mais au contraire de ceux, dont ce trait unique a pu nous le faire rapprocher, il est à peu près au courant des sciences physiques et naturelles de son temps et sa curiosité d’esprit est très vive. Dans quelle direction s’exerce-t-elle donc ?

La vérité est que cet individualiste maniaque, ce célibataire renforcé n’a jamais pu s’intéresser à la philosophie, mais à sa philosophie, ce qui est fort différent. « Généralement, sinon toujours, dit-il, un sujet ne m’a semblé intéressant que du moment où j’avais trouvé en moi-même une conception originale s’y rapportant. Tant que je n’y voyais qu’une série de conclusions tirées par d’autres et que j’avais à accepter simplement, je n’éprouvais généralement qu’une indifférence complète. Mais lorsqu’une fois avait jailli en moi une idée nouvelle, ou que je supposais être nouvelle, ayant rapport au sujet, une avidité à trouver des faits pour servir de matériaux à une théorie cohérente naissait en moi. » Il a vécu dans son idée, et non dans celles d’autrui. « Tout ce qui ressemble à la réceptivité passive est étranger à ma nature ; et il en résulte que je ne suis pas sujet à être impressionné par la pensée des autres. » Le mot d’ original, au sens vulgaire et satirique, semble fait pour lui. Jamais, dit-il, il ne s’est rallié à une doctrine antérieure par déférence ; toujours au contraire il s’est défendu contre ce genre de dépendance en cherchant et en marquant ses différences d’avec autrui. " quand je cause, ma tendance critique me pousse constamment à découvrir des motifs de me séparer de mon interlocuteur plutôt que des motifs d’acquiescer à ce qu’il dit. Il ne m’arrive pas souvent de faire ressortir les points sur lesquels je partage l’opinion de quelqu’un ; mais je me suis toujours attaché à faire ressortir les points par lesquels je m’éloigne de lui. " il reconnaît maladive cette tendance à la critique et à la défiance non seulement devant les formes d’art, mais devant les individus, et pense que c’est une des raisons pour lesquelles il est resté célibataire.

Cela fait un bon type de philosophe, mais ce philosophe tient de partout à une famille et à une race. Les Spencer sont une famille de méthodistes et d’indépendants, et les oncles dont il fait le portrait constituent une belle galerie d’originaux.

Lui-même commença de bonne heure. Voici une note du livre de famille, écrite par son père à son sujet :

« un jour, lorsqu’il était encore tout petit, comme il était assis auprès du feu, je l’entendis rire soudain. Je lui demandai ce qui le faisait rire, et il me répondit : je me demandai ce que cela serait s’il n’y avait que moi au monde. » À ses yeux de petit enfant c’était bien toute sa destinée qui apparaissait, et qu’il acceptait en riant. Peut-être quelqu’un en lui faisait-il ce choix mystique des conditions que dit le mythe du ce livre de la République. Il fut toujours seul, il se voulut seul, le grand problème pratique fut pour lui l’existence et la défense de l’individu. Ses premiers écrits furent des lettres au non-conformist où il traitait la question de l’individu et de la société, et tous ses derniers écrits s’occupent du même problème. Il est à ce point de vue comme à bien d’autres l’antipode exact d’Auguste Comte. Son non-conformisme sans dogme s’oppose très précisément au catholicisme sans dogme du philosophe français. Il finit dans un état d’isolement moral qui rappelle vivement par le contraste ces dernières années de Comte toutes déprises de l’individu et comme perméables déjà à la lumière du grand-être.

Il n’y a d’ailleurs sous cet individualisme à peu près aucune épaisseur de vie intérieure intense. La vie intérieure de Spencer ce sont ses idées. Il vit pour penser ces idées, pour faire connaître la théorie de l’évolution, et pour rien autre chose, semble-t-il. Un amateur d’hommes comme Montaigne ou Sainte-Beuve ne trouverait en lui rien qui pût retenir la curiosité psychologique ni attirer l’analyse dans un vrai paysage moral. De là la sécheresse et la puérilité apparente de son autobiographie. Le respect de l’individu, en lui-même comme dans les autres, mais de l’individu sain et fort et non du faible que la société doit laisser éliminer par la nature, le sacrifice de toutes les idées morales à la notion froide de justice, la perfection morale conçue comme l’adaptation mécanique de l’homme aux fins sociales, tout cela est bien conforme à cette tendance, tourne exactement le dos à l’homme intérieur, il n’est donc pas étonnant que cette philosophie nous apparaisse comme le type de la demi-philosophie, comme une pensée à laquelle manque la troisième dimension. Il n’est pas étonnant que pour M. Bergson, qui dut lire, adolescent, Spencer avec le même intérêt que d’autres donnent à Jules Verne, le problème ait été de bonne heure de rejoindre les deux moitiés, les trois dimensions, d’intégrer la synthèse spencérienne dans cette philosophie traditionnelle pour qui l’être vrai c’est l’être intérieur, celui qui est donné dans le moment le plus aigu et le plus profond d’une conscience humaine.

Il va de soi que ce descendant des non-conformistes, demeure parfaitement étranger à toute idée religieuse. De là l’hostilité que l’Angleterre lui témoigna longtemps et qui accrut sa tendance à l’isolement. Après les Premiers principes une bonne partie des six cents souscripteurs, qu’il avait péniblement recrutés l’abandonnèrent. C’est que le malheureux philosophe restait étranger au théisme. Spencer avait pourtant pris ses précautions, exposé sa puérile théorie de l’inconnaissable uniquement pour ne point être réputé athée et obtenir au moins la neutralité de l’église établie. Peine perdue : l’agnosticisme suffit pour précipiter sur le nouveau système ce nuage épais du cant, frère jumeau du fog londonien, et qui le cacha longtemps aux regards.

En 1880, comme Spencer faisait une excursion en Écosse, un pasteur, apercevant le nom de Spencer sur le registre de l’hôtel, frissonna, nasilla que l’antéchrist se trouvait sous le même toit que lui, et convoqua une réunion de prières dans le billard comme mesure de désinfection. La publication matérielle du Système de philosophie fut pourtant assurée par les efforts généreux de Stuart Mill et surtout par les dons d’admirateurs américains, et dans la dernière partie de sa vie Spencer finit tout de même par en tirer de quoi vivre.

Spencer connut dans sa jeunesse Carlyle et le vit quelquefois, mais l’état chronique de vaticination où vivait l’auteur du Sartor lui répugnait.

" il secrétait chaque jour, dit Spencer, une certaine quantité d’imprécations, et il lui fallait trouver quelqu’un ou quelque chose sur qui les déverser. " il est heureux pour Spencer que Carlyle n’ait pas vécu assez longtemps pour assister à la naissance de sa philosophie : nulle philosophie n’était mieux faite pour exciter la bile du vieux dyspeptique et lui enlever l’embarras de chercher un destinataire à ses imprécations quotidiennes.

En matière de critique d’art, Spencer devient tout à fait réjouissant. Le goût que j’avoue pour son autobiographie provient en grande partie de la magnifique sincérité qui lui permet d’étaler son pur et parfait philistinisme avec autant d’ardeur qu’en met un snob à cacher le sien. C’est aussi beau que Bouvard et Pécuchet. Il ignore complètement la littérature des classiques. C’est pourquoi il est monstrueux d’abrutir la jeunesse sur la langue et l’histoire de deux peuples aussi peu intéressants que les grecs et les romains. « Dans l’avenir cet état de l’opinion sera considéré comme une des aberrations les plus étranges par lesquelles l’humanité ait passé. » Quand Carlyle publie son Cromwell, Spencer écrit : « Il y a tant de choses dans ce monde actuel qui retiennent notre attention, que je ne vais pas passer une semaine à me faire une opinion sur le caractère d’un homme qui a vécu il y a deux siècles. » Et M. Homais ne pourrait rien penser de plus monumental que les pages de l’Introduction à la science sociale sur Frédéric II et Napoléon. Il n’a jamais pu aller au-delà du sixième livre de l’Illiade et dit : « j’eusse mieux aimé donner une forte somme d’argent que de continuer jusqu’à la fin. » Il nous dit d’ailleurs quels sont ses goûts : il lui faut en art une secousse intense qui l’émeuve fortement. Comme M. Jourdain, il aime la trompette marine. Il a voyagé en Italie et en Égypte, et ses impressions esthétiques ressemblent fort à celles qu’Alphonse Allais prêtait autrefois à Sarcey. Elles consistent surtout à maugréer contre les faux chefs-d’œuvre, à se demander ce que les gens peuvent voir de beau dans la Sixtine, dans la leçon d’anatomie ou dans la musique de Wagner.

Cette sincérité remplit l’ autobiographie. L’indépendance de Spencer ignore le mensonge et le déguisement. Ce n’est pas profond, mais c’est pur.

Prenez un verre de cette eau claire après les mémoires d’outre-tombe, vous enregistrerez une impression que Montaigne n’eût pas dédaignée et qu’il eût recueillie comme une utile leçon de probité. Quelques philosophes ont esquissé à un moment donné l’histoire de leurs idées : ainsi le Descartes du Discours et le Renouvier de l’esquisse d’une classification. Presque aucun n’a écrit avant Spencer de mémoires. Nous avons pourtant pour mettre à leur rang ceux de Spencer un terme de comparaison, ceux de Stuart Mill, qui sont d’un homme puissamment intelligent et non, comme l’autobiographie, d’un spécialiste borné et maniaque. On voit nettement en Mill un homme qui pense dans les trois dimensions, selon la grande tradition philosophique. Mais l’excentrique à la Dickens que laissent apparaître ceux de Spencer a bien aussi son intérêt savoureux.

Est-ce à dire que Spencer soit un excentrique de la philosophie ? La conclusion serait assez ridicule.

L’homme et le philosophe peuvent être ici assez indépendants l’un de l’autre. Schopenhauser, qui fut sur presque tous les points une tête philosophique puissante et géniale, finit dans la peau d’un prodigieux maniaque hoffmanesque. Si Spencer, lui, ne mérite pas une place dans l’ordre des grands philosophes complets, il reste ceci, qu’il fut un grand mécanicien, un grand systématisateur, un grand homme libre.

Un mécanicien d’abord et surtout. S’il appartient à une famille de disciples de Wesley, il est lui, un disciple de la machine de Watt et sa pensée procède du cheval-vapeur. Il débuta dans les chemins de fer, et allait faire une belle carrière d’ingénieur civil quand il abondonna sa place pour s’occuper de recherches qui n’aboutirent pas sur les machines magnéto-électriques. Il resta toujours un mécanicien, préoccupé de toutes sortes de petites inventions qui étaient ingénieuses, mais qui ne réussissaient presque jamais parce qu’il leur manquait je ne sais quel tour de pure pratique.

D’après le tableau assez complet qu’il nous donne de la marche de ses idées, ce n’est pas par la réflexion sur la vie qu’il a été conduit à la doctrine de l’évolution (bien qu’il se soit initié de bonne heure aux formules et aux théories de Milne-Edwards sur la division du travail psychologique), c’est par des considérations mécaniques, de longues réflexions sur le passage de l’homogène à l’hétérogène, la multiplication des effets, et enfin cette instabilité de l’homogène qui devient son idée maîtresse. Le système est achevé quand il l’a complété par l’idée de la redistribution d’une matière indestructible et d’un mouvement continu, réglés par le principe dernier de la conservation de l’énergie. Cette façon de penser sub specie machinae est exactement le contraire du sub specie vitae qui caractérise le bergsonisme et ce contraste a puissamment servi à M. Bergson pour constituer et éclaircir sa doctrine. À ce mécanisme se rattache toute la morale de Spencer, sa foi en la coïncidence mécanique graduelle de l’égoïsme et de l’altruisme, ce sentiment de la justice impersonnelle qui l’emporte chez lui, dit-il, sur tous les autres sentiments.

Mais ce mécaniste n’est pas un analyste pur.

Concevoir les choses sous l’aspect de machines, c’est pour lui les concevoir sous la figure d’engrenages, de systèmes, où est appliquée et visible une loi générale. Son sens le plus développé est le sens de la causalité, la passion de rechercher les causes jusqu’au bout (jusqu’au bout mécanique, puisqu’il a autant le sens métaphysique qu’un aveugle a celui des couleurs).

« quoique j’aie d’ordinaire atteint inductivement mes conclusions, je n’ai pourtant jamais été satisfait tant que je n’avais pas trouvé comment on pouvait les atteindre déductivement. » La déduction seule conférera à son système le caractère architectonique non d’une œuvre d’art (et encore qui sait ? Je vois bien que, lorsque j’étais élève de philosophie, les Premiers principes me donnaient le genre de haute émotion qu’un grec du Ve siècle tirait du poème de Parménide), mais d’une belle machine. « Pendant ces tristes dernières années, j’ai éprouvé souvent de l’orgueil à voir chaque division et chaque partie de division s’adapter au reste, chaque élément remplir exactement sa place et aider à faire un tout harmonieux. » Spencer roulait spontanément sur cette pente d’une manière que M. Bergson a relevée de façon définitive dans les dernières pages de l’évolution créatrice, et la faiblesse de cette philosophie toute conceptuelle malgré sa figure expérimentale est de manquer terriblement d’un noyau d’intuition.

Huxley disait que le spectacle le plus tragique devait être pour Spencer d’assister à l’assassinat d’une déduction par un fait. Et George Eliot, lui entendant exposer sa façon de pêcher à la mouche artificielle, observait : « vous êtes généralisateur si passionné que vous allez jusqu’à pêcher à la ligne avec une généralisation. » Mais Herbet Spencer me paraît rayonner étrangement par ceci, qu’au temps où Gladstone était le great old man de l’Angleterre, il en était, lui, le great free man. Ce maniaque est exactement le contraire d’un fanatique. Son libéralisme, fruit authentique du sol anglais, il l’a poussé par sa vie philosophique à une sorte d’état chimiquement pur, et il a, avec la même vigueur et la même loyauté qu’un philosophe grec, conformé sa vie à ses principes. Lorsqu’il chercha, n’ayant aucune fortune, les moyens de vivre nécessaires pour édifier en paix le système dont il avait conçu le plan complet, il songea à obtenir une place, mais ses idées sur la limitation des fonctions de l’état lui faisaient, dit-il, le choix très limité. Il ne pouvait songer qu’à un poste dans une des rares fonctions qu’il reconnût le domaine de l’état, celui d’inspecteur des prisons ou de distributeur de timbres. Ayant postulé ces places avec toutes sortes de certificats, il échoua et il vécut d’une petite rente et du produit de son travail littéraire.

Il déclare qu’il est le seul membre du Blastodermic club (société de huit dîneurs mensuels parmi lesquels il y avait Huxley, Tyndall, Lubbock) à n’avoir été membre d’aucune société et à n’avoir jamais rien présidé. Ce n’est pas qu’il ait la puissante vocation de la vie philosophique : essentiellement c’est un individu qui a besoin de sa liberté, et qui concède aux autres toute la leur.

Il représente cette sorte d’indépendance passive qui s’applique froidement à la recherche du vrai, non cette indépendance active qui s’attache, comme un Montaigne, à construire de soi une vie intérieure vivante et intense. Au fond, il a transporté dans la politique, la morale, l’esthétique, la philosophie, le vieux méthodisme, le non-conformisme de ses pères. D’un fonds profondement anglais, il a dit non à tout ce qui est grandeur extérieure et action de l’Angleterre. Deux vieillards en Europe, au commencement de ce siècle, avaient la même horreur de la guerre et de la violence : Tolstoï et lui. Pour Spencer l’empire britannique, jusqu’à la guerre du Tranvaal inclusivement, a été fondé par de purs flibustiers.

Il n’entra dans la vie politique qu’une fois, en 1881, en fondant avec quelques amis la ligue contre les guerres offensives, et cet effort ruina sa santé, l’empêcha de travailler jusqu’à sa mort.

Cette liberté non-conformiste lui fait dire bien des bêtises en esthétique, bien des choses profondes et justes dans l’ordre politique et moral. (Il faut les chercher dans ses essais plus que dans son œuvre systématique.) Il la garda vis-à-vis de cette société industrielle dont il avait à un certain moment paru devenir le philosophe. Dans son voyage d’Amérique, en 1882, il parla aux américains avec cette même vieille voix d’Europe que plus récemment leur faisait entendre M. Ferrero. « On ne vit ni pour apprendre ni pour travailler, mais on apprend et travaille pour vivre… et j’ajoutais que l’avenir tient en réserve un nouvel idéal, aussi différent de l’idéal industrialiste que celui-ci est différent de l’ancien idéal militaire. » Bien qu’aucun anglais n’ait vécu dans un état d’insularité plus fermée et plus défiante, il fut néanmoins un vrai et grand européen. Et il nous offre ce beau et curieux spectacle d’un homme qui vieillit dans les plus pénibles manies d’un célibataire maladif sans abdiquer une parcelle de sa pure liberté d’esprit.

On songerait, n’était la différence des tempéraments, à Rémy De Gourmont. Ces gens sont le sel de la terre. Il ne faut pas qu’il y en ait trop. Il faut qu’il y en ait. Il n’a jamais été plus nécessaire de les saluer au passage.

10. Discussion sur le moderne §

le présent de notre littérature ne se borne pas à l’année que nous vivons. Il est assez difficile de marquer en cette matière des limites précises, mais il semble bien que toute la période littéraire de ces cinquante ou soixante dernières années garde les caractères d’une période contemporaine en bloc, et que par conséquent les jugements y soient encore précaires et mal assis. Ou plutôt elle ne prête pas encore matière à des jugements proprement dits, mais à des réquisitoires et à des plaidoyers, lesquels peuvent d’ailleurs, selon les circonstances et selon les critiques, s’approcher de plus en plus du jugement jusqu’à lui fournir son esprit et sa lettre. Mais enfin ce sont là deux fonctions différentes. Les meilleurs avocats ne font pas les meilleurs juges. La critique du passé est une critique de jugements ; la critique du présent, une critique d’accusation et de défense. Nisard, Sainte-Beuve, Brunetière, Lemaître, ont été d’excellents juges en matière de littérature du XVIIe siècle ; mais, procureurs, le premier a échoué dans son réquisitoire contre les romantiques, le second s’est effondré quand il a voulu employer son autorité de bon juge pour obtenir une condamnation contre Balzac, le troisième, admirable exégète de Bossuet, a roidi bien burlesquement de petits bras contre Baudelaire, et si le quatrième a eu la chance d’emporter de haute lutte la tête de Georges Ohnet, ses mouvements de manche contre Verlaine et Mallarmé n’ont fait au juste que du vent. Mais peut-être ai-je tort d’anticiper moi-même et de donner comme acquis, à cause de ma conviction tout individuelle, le jugement sur Verlaine et Mallarmé : il ne faut guère l’escompter avant trente ans. Le passage dans le domaine public, cinquante ans après la mort de l’auteur marque avec assez de justesse l’heure du véritable jugement. Nous en avons eu un exemple parfaitement typique dans le cinquantenaire de la mort de Baudelaire. On peut dire que le jugement, ici, le vrai jugement, est intervenu. La critique universitaire dont le réquisitoire continu a poursuivi Baudelaire avec une singulière obstination, a décidément et complètement perdu son procès. Et si le cas est typique, il n’est pas unique : cette critique, si remarquable à d’autres égards et dont Faguet aura peut-être été le dernier protagoniste, s’est presque toujours trouvée, en face des vivants, erronée, insignifiante ou plate.

Il sera donc entendu que, le « contemporain » s’étendant encore assez loin dans le passé, et, par exemple, jusqu’aux auteurs morts à la veille ou au lendemain de la guerre de 1870 (de 1869 à 1872, il y eut, avec les morts de Lamartine, de Sainte-Beuve, de Gautier, de Michelet, de Mérimée, une véritable liquidation), ce contemporain demeure matière à réquisitoire et à plaidoirie, et que nous ne saurions encore donner à ces réquisitoires et à ces plaidoiries figure de jugement. On ne devra donc pas attribuer aux lignes qui suivent une prétention à l’autorité judiciaire, mais moins encore s’attendra-t-on à ce que je reconnaisse cette autorité aux réquisitoires un peu capricieux qui m’ont paru appeler une réponse.

Depuis Baudelaire et les Goncourt il existe dans la littérature française un « modernisme » qui ne rentre dans aucune des catégories classicisme, romantisme, réalisme, symbolisme, mais qui les traverse toutes, doublant parfois les trois derniers (même le premier : songez à certains aspects de Baudelaire) et s’opposant d’autres fois à eux.

Quelle que soit la forme artistique qu’il revête, il l’appuie sur ces principes avoués ou latents que le moderne, le plus moderne possible, le plus différent du traditionnel doit être recherché ou estimé comme le but le plus enviable de l’art, — et que ce moderne, comme le traditionnel auquel il s’oppose, peut constituer un ensemble, un système, un ordre théorique, une formule d’art complète et féconde. Il s’affirme alors non seulement par des œuvres, mais par une critique à l’appui de ces œuvres. Il est naturel que la critique normale, dont le but est de reconnaître et d’établir une tradition, lutte avec acharnement non seulement contre les modernes, ainsi qu’elle l’a toujours fait, mais surtout et doublement contre le modernisme. Si Baudelaire et les Goncourt ont été, de tous les novateurs, les plus constamment haïs par la critique professionnelle, c’est en partie qu’ils sont non seulement les modernes, mais des théoriciens du modernisme. Et, comme les formes extrêmes du modernisme, tout aussi bien que celles du traditionalisme, sont pathologiques, que les unes peuvent devenir assez vite une hystérie comme les autres une sclérose, on voit tout ce qui passionnera, en outre des oppositions naturelles à deux générations ou à deux formes d’esprit, des discussions de ce genre.

Ce n’est pas qu’aujourd’hui nous en soyons là. Les batailles critiques d’autrefois sont calmées, et cela tient aussi bien à l’effacement de la critique elle-même qu’à la rareté des grands protagonistes d’art. Il n’y a plus guère que des escarmouches de tirailleurs. Mais ces escarmouches ont lieu sur les mêmes lignes et entre les mêmes partis que les grandes batailles. On peut les relever utilement.

Dans les numéros du 1er et du 15 février de la Minerve française, M. Gonzague Truc a intitulé De quelques déformations de l’art littéraire une série d’attaques très vives contre un certain nombre d’écrivains d’aujourd’hui. Elles méritent d’être remarquées et discutées, parce qu’elles ne sont point l’explosion d’une fantaisie individuelle, mais qu’elles s’appuient sur les principes et s’expriment dans les termes coutumiers de la critique traditionnelle. En outre, la Minerve française, tout en témoignant, dans sa critique, de souplesse vivante et d’intelligence mobile, s’est appliquée jusqu’ici, en général, à une restauration de la discipline ou de certaines disciplines classiques. Sans prétendre juger une théorie du néo-classicisme ni instituer un débat sur une question si complexe, il est peut-être utile de vérifier ici les éléments dispersés d’un débat futur qu’a introduits un peu au hasard et sans prétention systématique l’auteur de ces deux articles. Cela nous permettra de relever, en face de « quelques déformations de l’art littéraire  », quelques déformations de la critique.

M. Truc entend par déformations de l’art littéraire les contours des formes d’art qui ne lui conviennent pas, celles en général qui ont figure de modernisme.

Et il impute ces déformations à deux causes principales. Ces écrivains suivent docilement la mode de leur temps, — et il n’y a pas de critique pour relever leurs écarts et les ramener dans la bonne voie. Tout cela est très traditionnel. Nous reconnaissons les raisons avancées par M. Maurras dans L’avenir de l’intelligence. Ce qui nous intéresse, c’est de savoir à quels écrivains les applique M. Truc.

La docilité à la mode, le penchant à se laisser porter par un courant facile, M. Truc les reconnaît chez M. Henry Bordeaux : ce n’est pas là une grande découverte, ni non plus une grande matière à contestation. M. Truc lui aussi se laisse ici porter par un courant assez facile. Mais une des conclusions auxquelles le mène ce courant nous donne un avant-goût de ce qu’on rencontrera de candide et de précipité dans ses jugements : " Flaubert-ayons le courage de cet aveu-n’a pas eu un génie beaucoup plus vaste que celui de M. Henry Bordeaux. S’il le domine pourtant au point qu’entre eux toute proportion se rompe, c’est qu’il a été le fidèle d’un culte que M. Henry Bordeaux méconnaît… il n’a pas sacrifié à la mode et la mode l’a épargné. " voilà ce que devient chez M. Truc cette idée que la volonté et la probité sont des éléments du génie de Flaubert ! Je me contente de rappeler une note du Journal des Goncourt en date du 27 mars 1884 : « ce matin, il a paru un article nécrologique sur Noriac, qui en fait l’égal de Flaubert, présenté comme un amateur, oui, un amateur, entendez-vous… et qui aurait pu avoir pour exaequo le premier garçon de bureau venu, soumis à son régime de travail. Cet article me rend triste. Il n’y a donc pour un grand écrivain, même quand il est mort, jamais de consécration, de consécration forçant les respects et écartant les blasphèmes. » Il est vrai que M. De Goncourt était assez neurasthénique. Pour prendre les choses du bon côté, admettons qu’en effet on fera œuvre salutaire en persuadant à tout écrivain que s’il s’applique bien et s’il ne sacrifie pas à la mode, il pourra devenir un Flaubert, comme le bon sujet de l’image d’Épinal entre à polytechnique.

Il n’est peut-être pas mauvais que cela soit une « idée reçue  ». Dans le Dictionnaire des idées reçues Flaubert ne donne-t-il pas cette définition de la giberne : étui pour bâton de maréchal de France ?

M. Truc, ayant choisi à droite le seul M. Henry Bordeaux comme exemple de déformation littéraire, s’installe désormais à gauche et y demeurera pour signaler et collectionner les « déformations  ». C’est à gauche, en effet que sévit, pour lui, le principal agent de déformation, qui est la « coterie » littéraire. Et cela aussi nous le savions et la psychologie de la coterie a été faite bien des fois.

M. Truc n’a pas tort de rappeler les traits constants de la littérature de cénacle, qui tend toujours à juger l’art le moins possible du côté du genre commun et le plus possible du côté de la différence spécifique, ou, si l’on veut, cénaculaire. Mais enfin, dans la pratique, le cénacle et la coterie sont d’excellents antidotes de la mode, et des laboratoires de renouvellement littéraire ! Si les cénacles parnassiens, naturalistes et symbolistes ont eu leur ridicule, ils ont porté leurs fruits, des fruits d’abord cultivés en serre chaude, et qu’aujourd’hui l’on retrouve acclimatés et gaillards, jusque sur les poiriers du chemin. M. Truc, qui est un homme courtois et qui tient à faire en blessant le moins les personnes la besogne critique que lui imposent ses convictions, prend ses exemples précis de « coterie » dans un passé un peu reculé, et ces exemples ne sont pas très heureux.

« C’est ainsi, dit-il, que la Revue blanche a voulu imposer voici près d’un quart de siècle Alfred Jarry et Gustave Kahn parmi quelques autres, et donner cet humoriste minable et cet acrobate qui n’a écrit des vers lisibles que lorsqu’il lui est échappé de les faire réguliers pour des âmes de génie. » La critique peut faire évidemment avec quelques succès la psychologie de la coterie : ferait-on avec un succès moindre la psychologie de la croyance naïve à la coterie chez le critique ? La Revue blanche, tout aussi bien que le Mercure, et les autres revues analogues, était libéralement ouverte, et il ne faut pas oublier que c’est dans ces revues que se fit en somme le passage insensible de notre littérature à un visage nouveau. Quant à l’élément de coterie, il va de soi qu’il est inséparable de toute revue, et surtout que le mot de coterie est inséparable de l’idée qu’on se fait de toute revue quand on la regarde du dehors. L’histoire de la revue des deux mondes mériterait d’être écrite objectivement avant les panégyriques officiels que son centenaire va faire éclore. Son misonéisme académique et la haine obstinée dont elle a poursuivi par exemple Flaubert ou les Goncourt, éveillent-ils moins l’idée de coterie que la gérontophagie de l’ancienne Revue blanche ? Et pourtant sur le papier saumon comme sur le papier blanc, il n’y a en somme, avec les caractères de l’humanité ordinaire, qu’une certaine idée bienfaisante de groupement, de collaboration, d’amitié, entre esprits réunis par des goûts et par des antipathies communes. La Revue blanche essayait d’imposer Alfred Jarry juste comme la Revue des deux mondes essayait d’imposer Melchior De Voguë : pas plus ni pas moins.

Toutes deux étaient les milieux naturels des deux écrivains, les deux bateaux sur lesquels ils devaient naturellement monter pour aller à la notoriété. Ubu-roi avait fait au moins autant de bruit que le roman russe. Aujourd’hui, le roman russe est un peu oublié, tandis que le père Ubu semble bien en train d’installer son type aussi durablement que Homais et que Prudhomme. N’est-ce rien que cela ? M. Truc regrettera peut-être le titre d’« humoriste minable » quand il saura que la faim rendait en effet très minable le pauvre Jarry, jusqu’au moment où elle le fit littéralement mourir. Quant à M. Gustave Kahn, qui a joué un rôle important dans l’évolution du vers, et dont la poésie n’éveille guère l’idée d’acrobatie, M. Truc en prend simplement occasion pour attester que son oreille (et c’est permis à toute oreille) est fermée au vers libre : le lecteur qui, dans les œuvres de Viélé-Griffin et de Francis Jammes saute, soulagé, sur tel sonnet régulier égaré par l’auteur ressemble au français dépaysé qui en Hollande ou en Espagne reconnaît avec attendrissement — enfin ! — un compatriote, colombe de l’arche et palmier du désert, et ne peut plus s’en séparer.

Il n’a pas plus le sens de l’exotisme que M. Truc n’a celui du vers libre ; mais hâtons-nous de proclamer qu’un homme né chrétien et français vit fort bien sans l’un ni l’autre.

" vous goûtez encore Bossuet ? à quel genre de fossiles appartenez-vous ? Vous niez que le peintre Matisse ait du génie ? Quel sombre crétin faites-vous donc ? " je ne défendrai pas ici M. Matisse, n’ayant vu de sa peinture qu’en passant (on ne saurait être partout). Il m’est donc difficile d’affirmer qu’il ait du génie. Mais il me paraît bien chanceux de le nier. Ceux qui déclarent sa grande valeur forment un ensemble qu’ignorant, je dois prendre en quelque considération : d’habiles négociants évidemment, mais aussi des amateurs fort intelligents, des gens qui, depuis trente ans, vivent dans la peinture moderne comme je puis vivre dans le roman et la poésie modernes, la connaissent et la suivent dans son intérieur et dans son détail.

Quant à la question des agents de liaison entre ces marchands et ces amateurs, elle est un grand sujet de conversation où j’écoute en cherchant à m’instruire et où je n’ai pas d’opinion. Je ne romps donc pas une lance en l’honneur du génie de M. Matisse. Il y a parmi ceux qui l’affirment des gens éclairés et aussi des snobs, c’est probable, mais M. Truc pense-t-il qu’il n’en est pas de même pour Bossuet ? Je suis même persuadé que le vrai goût pour la peinture de M. Matisse doit-être aujourd’hui plus sincère et plus fréquent que le goût pour Bossuet. Le sens oratoire est, littérairement, bien déclassé, la littérature, a, selon le conseil de Verlaine, tordu le cou à l’éloquence, qui aura plus tard son retour inévitable, et pour se plaire, vraiment, longuement, fortement à Bossuet, il est nécessaire de posséder un ensemble suivi de culture classique, de goût et de connaissances, qui devient de plus en plus rare, ou qui n’existe que chez des professeurs sans communication avec le courant général : une mer Noire qui tend à devenir une Caspienne. Cela n’empêche pas qu’il n’y ait dans certains milieux néo-classiques un snobisme de Bossuet. Un bon snobisme, dira peut-être M. Truc, un hommage que le vice rend à la vertu. Peut-être bien. Je le suivrai volontiers, sur ce chemin de l’indulgence, et je sais que tout compte fait, ce snobisme rend beaucoup plus de services qu’il ne cause de dommage.

Dans sa recherche des déformations littéraires, M. Truc passe à quelques contemporains qui nous touchent de plus près. Ce sont André Gide et Marcel Proust.

Gide « nous eût donné des livres supérieurs à ceux qu’il a écrits si une critique impitoyable avait pris soin de le mettre en garde contre des excès faciles. » Les illusions de M. Truc sur les bienfaits de la critique sont bien vieilles chez les critiques et résisteront à tous les démentis de l’expérience, parce qu’elles sont liées à l’orgueil naturel du métier. Les écrivains ont toujours tiré de grands services de la critique officieuse de leurs amis : le vrai critique bienfaisant de Flaubert ce fut Bouilhet. Cette critique, un auteur intelligent, Gide comme les autres, la recherche, je crois, et l’utilise. Quant à la critique professionnelle elle n’a jamais eu que peu d’effet sur les écrivains, le cas unique de Corneille et des sentiments de l’académie étant mis à part, et les conseils des critiques aux auteurs semblent en général et avec raison fort ridicules à ceux-ci. Tout au plus un critique peut-il indiquer utilement, parmi les directions d’un écrivain, celle qui a ses préférences et où il aimerait le voir s’engager. Là encore il peut se tromper. L’instinct vital qui défendait à Flaubert d’écrire une seconde Bovary était probablement plus sûr que le conseil des critiques qui l’invitait à redoubler.

Mieux vaut que le succès de La Porte étroite auprès de la critique n’ait pas incité Gide à en refaire une autre, et qu’il ait de préférence écrit les Caves du vatican. « Je ne l’accablerai point, dit M. Truc, sous le poids des Nourritures terrestres. Ces divagations datées de 1897 portent le signe de l’époque. » Le seul regret des lettrés doit être au contraire que ce chef-d’œuvre de prose sensuelle n’ait pas eu de successeur. Mais Gide seul peut savoir ce qu’il devait sacrifier pour produire les œuvres de sa seconde manière. En tous cas, si les nourritures sont un « excès  », je ne vois pas qu’il ait eu besoin d’un Mentor critique pour réagir lui-même contre cet excès et pour passer à une forme plus dépouillée, précise et sèche.

Il est vrai que cette forme ne satisfait pas davantage M. Truc. « Il a campé dans l’immoraliste un type paradoxal et, tout à ce plaisir, il n’a touché à peu près en rien à la question si perpétuellement émouvante de l’humanité de la morale ; montrant dans la porte étroite les effets accidentels et externes du renoncement religieux, il n’a montré ni les origines lointaines, ni le sens, ni le non-sens de cette coupable déformation de la vie. » Je comprends que M. Truc éprouve le besoin que tout cela lui soit « montré » et même démontré. Mais il se trompe d’adresse. La librairie Alcan publie à cet effet quantité de volumes verts, souvent fort intéressants, et qui sont édités précisément pour lui donner satisfaction. La fin de l’immoraliste et de La porte étroite est toute différente, c’est peut-être la fin de toute œuvre d’art vrai et pur, et M. Truc est le premier à m’aider à mettre cette différence au point quand il décrit : " il n’a ni la vue d’un Rod ni la compréhension prodigieuse d’un Péguy. " parbleu ! M. Truc me paraît appartenir, en matière de critique esthétique, à l’école de Proudhon qui se plaignait que le tableau de DelacroixBoissy D’Anglas se découvre devant la tête de Féraud n’apprît pas au spectateur que ces journées de prairial avaient été provoquées par les excès que la réaction thermidorienne, et s’écriait : « que m’importe dès lors que M. Delacroix peigne autrement que M. Ingres ! » Que M. Truc en soit un peu là, voici une phrase qui ne permet guère d’en douter : " le style de Huysmans et de Jean Lombard semble par ses tournures et son vocabulaire un parti-pris d’école et une manie de malade. " ainsi M. Truc ne voit pas de différence entre l’admirable style de Huysmans, que l’on peut à la rigueur considérer comme le seul et singulier mérite de ses paradoxes candides, et la cacographie du pauvre Jean Lombard ! On écrirait avec autant de justesse : Victor Hugo et Pétrus Borel, — Cézanne et Rousseau le douanier. Il est facile de voir que ce sont des matières qui n’intéressent M. Truc qu’à de rares et peu heureuses occasions.

Quant à Marcel Proust, « il se moque du monde  », « le français pâtit chez lui. » Marcel Proust écrit un français que je souhaiterais à beaucoup de ses adversaires. Son style est un des plus neufs, des plus complets, des plus expressifs d’aujourd’hui.

Faire la chasse à telles négligences de rédaction (négligences, plus souvent, de correction d’épreuves) cela n’est pas sérieux. Il me souvient que Faguet, reprochant à Balzac de mal écrire, citait avec scandale ce membre de phrase : « les tuyaux capillaires du grand conciliabule femelle » et cela me semblait en effet du jargon. Quelque temps après je trouvai l’expression dans le roman même d’où Faguet l’avait tirée : elle faisait partie d’une métaphore de plusieurs lignes, soutenue, juste, où elle ne présentait plus l’ombre d’un ridicule. La critique de Faguet offrait dès lors, l’aspect d’un faux, dont, sur le moment, je fus stupéfait. Il est regrettable que M. Truc emploie en toute bonne foi un procédé qui peut donner lieu à des réflexions analogues.

Citant une phrase de Marcel Proust, il souligne ceci comme exemple de jargon : « quelques sporades de la bande zoophytique des jeunes filles  », qui n’est étrange que parce qu’il est isolé de l’image, abondamment développée une ou deux pages plus haut.

Le petit jeu qui consiste à vouloir discréditer le style d’un auteur par le système-auquel aucun écrivain ne résiste-des citations isolées a été pratiqué depuis longtemps par Victor Hugo sur Racine, par Brunetière sur Victor Hugo, par tout le monde sur Brunetière, — et qu’est-ce qu’il prouve ?

M. Truc est conséquent avec lui-même lorsqu’il reproche à Marcel Proust de ne pas exprimer des « sentiments clairs  », c’est-à-dire d’exprimer des sentiments qui soient des sentiments et non des sentiments qui soient des idées. Un sentiment n’est clair qu’une fois réduit à une abstraction. L’art n’a rien à gagner dans l’intellectualisme hyperbolique de M. Benda ni dans le scolasticisme de M. Truc.

Notre critique flétrit ensuite les " déformations politiques à la faveur desquelles passent M. Barbusse pour un grand romancier doublé d’un penseur politique et Romain Rolland pour un philosophe doublé d’un écrivain " . Les déformations politiques sont de tous les temps, mais comme elles viennent de deux partis elles ont chance de s’équilibrer. Il n’y a pas besoin d’être nationaliste pour juger que M. Rolland n’est ni un philosophe ni un styliste, et il est inutile de professer l’internationalisme pour penser qu’il s’est montré dans Jean Christophe un romancier original et un noble créateur d’êtres vivants.

Mais l’information de M. Truc est décidément bien étrange : « pour ne manquer ni de justice, ni, si possible, de générosité, j’en ai appelé à des témoignages favorables et j’ai choisi, afin de le relire, de la famille nombreuse des Jean Christophe, le volume le plus généralement goûté des gens de goût. On entend que je veux parler de la Foire sur la place. » Comme si les gens de goût ne voyaient pas au contraire dans ce gros et naïf pamphlet le plus manqué des dix volumes de Jean-Christophe !

M. Gonzague Truc termine en donnant aux débutants le conseil de se mettre à la suite d’une tradition.

La tradition classique sans doute. Mais on se demande quel degré d’académisme elle devrait favoriser pour agréer au sévère auteur du Retour à la scolastique. Cet appétit de réaction rationaliste est singulier. Je verrais sans déplaisir M. Truc comme M. Benda l’exagérer encore.

Ils en deviendraient de plus curieux phénomènes.

Quant à la modeste critique de goût, à l’épicurisme littéraire que nos dogmatistes superbes regardent sans doute de haut, il lui suffit de pouvoir encore, et librement, sourire dans son coin.

11. Les Goncourt §

S’il faut en croire le Journal, Larroumet contait un jour chez Edmond De Goncourt qu’ayant cité un livre des deux frères dans les notes de sa grosse thèse sur Marivaux, il fut, à la soutenance, vivement repris pour avoir osé prononcer le nom d’un homme qui avait appelé l’antiquité le pain des professeurs. Je crois fort que Larroumet, gascon avisé et intrigant, inventait là de quoi se faire bien voir du vieil homme de lettres d’Auteuil, bien qu’à vrai dire des sorties de ce genre ne fussent pas inconnues, dans la vieille salle des thèses, au temps du doyen Himly. Quoi qu’il en soit, c’est comme sujet de thèse que les Goncourt entrent aujourd’hui en Sorbonne, — de l’énorme thèse qu’insoucieux de la crise du papier M. Pierre Sabatier consacre à l’Esthétique des Goncourt : livre un peu diffus mais complet, écrit dans un effort consciencieux de sympathie, et qui rendra de bons services. On y souhaiterait un jugement moins timide, ou, plus simplement, un jugement. Sans faire du jugement, à la manière de M. Lasserre, le tout de la critique, on ne saurait, à moins d’une certaine démission, se soustraire à la fonction de juger, lorsqu’on traite d’une matière aussi litigieuse et aussi discutée que celle qu’a choisie M. Sabatier. Et je ne veux pas dire qu’il s’en dispense tout à fait, mais enfin il préfère comprendre et approuver, et il me semble que si j’étais un fidèle des Goncourt, je ne lui saurai pas un gré bien vif de cette bienveillance un peu molle.

Car il y a une question des Goncourt. Ils ont vécu dans une atmosphère de bataille littéraire, et la piété fraternelle d’Edmond De Goncourt a même fait admettre la légende d’après laquelle Jules aurait été tué dans cette bataille, victime de la littérature, de l’acharnement au travail et surtout des coups portés par la critique malveillante. Et, au fond, ce conflit persistant, cette opposition des Goncourt et de la critique sont bien une réalité littéraire, curieuse à voir de près, et qui nous ouvre une route dans l’histoire intellectuelle du siècle passé.

Il faut d’abord liquider en souriant certains points de vue un peu élémentaires, propos de Grenier et de journal auxquels la candeur d’Edmond De Goncourt et la politesse de ses interlocuteurs se ralliaient volontiers. Les deux frères se seraient aliénés par leurs premiers romans les milieux les plus influents. Charles Demailly les aurait brouillés avec les journalistes, parce que la rédaction du Scandale y est peu flattée, Manette Salomon avec les juifs, parce que Manette est d’Israël, Madame Gervaisais avec les catholiques, tous leurs romans où la femme est dépeinte menteuse, perfide ou hystérique, avec les femmes, et leurs livres d’histoire, histoire libre et non officielle, avec les professeurs, qui considèrent l’histoire comme leur chasse gardée, ou comme leur « pain » (justement déserté par le beurre). Joignez à cela une histoire de France dirigée obstinément, pendant un demi-siècle, contre les Goncourt, comme autrefois contre la maison d’Autriche, et tous les grands événements qui absorbent l’attention publique, depuis le coup d’état jusqu’à l’assassinat de Carnot, éclatant le jour de la mise en vente d’un de leurs livres.

La vérité est que, si les Goncourt n’ont pas connu la gloire bien installée et les gros tirages des Flaubert, des Zola, des Daudet et des Maupassant, ils ne sauraient tout de même passer pour des méconnus ou des sacrifiés tels que le furent Gérard De Nerval ou Villiers De L’Isle-Adam. Edmond De Goncourt a occupé pendant les trente dernières années, les années solitaires de sa vie, une place ni très supérieure ni très inférieure à son mérite.

Des sources de mésintelligence qu’il indiquait ou qu’on indiquait autour de lui, il en est pourtant deux que je crois sérieuses et qu’il faut prendre en considération. Il est exact que la misogynie des deux frères les disposait peu à comprendre les femmes, et que leurs romans n’ont presque pas eu de public féminin. À vrai dire la psychologie des personnages féminins est une des parties les plus remarquables de leur œuvre ; mais la psychologie de la femme ne porte presque jamais chez eux sur l’amour, au sens plein et courant du mot, c’est-à-dire sur ce qui eût séduit des lectrices.

Ils ne pouvaient donc conquérir ce large public féminin qui fait à un romancier une des plus sûres assises de sa renommée. En second lieu il est certain-et le Journal s’en plaint que les Goncourt ont eu constamment et ont encore contre eux les professeurs et la critique universitaire, c’est-à-dire presque toute la critique professionnelle. Dans la longue campagne de la Revue des deux mondesMontégut, Taillandier, Brunetière, Doumic-contre le roman réaliste et naturaliste, les auteurs de Germinie Lacerteux ont toujours attiré sur eux les ironies et les coups les plus coléreux. La thèse de M. Sabatier marque peut-être la fin de ces luttes, et dans trois ans le centenaire de l’aîné des Goncourt éclaircira sans doute l’atmosphère où l’on pourra aborder d’une âme rassise le problème de leur place et de leur influence. Mais dès maintenant nous pouvons peut-être discerner sur la critique les côtés de l’horizon d’où se lèveront les nuages et où s’établira le calme.

Un artiste, un écrivain, laissent derrière eux une œuvre et un nom, et ces deux héritages peuvent être d’importance égale ou inégale. J’entends par œuvre une œuvre qui continue à être lue, par nom un nom qui ne constitue pas un mot vide, mais pour l’esprit, la représentation d’un être indéfiniment et originalement vivant. Pour un Rousseau et un Constant l’un et l’autre sont à peu près de poids et d’amplitude pareils : un nom qui évoque une ligne, une forme originale de vie ou de pensée, une œuvre, Confessions ou Adolphe, qui demeure constamment actuelle et fréquentée. De l’abbé Prévost, il ne reste pas de nom, — rien que des syllabes mortes comme celles de Gutemberg ou de Parmentier — mais une œuvre, Manon Lescaut.

De Buffon ou de Mme De Staël il ne reste pour ainsi dire pas d’œuvre, en ce sens que leurs livres ne sont plus lus que par des professionnels, mais il reste de grands noms parce que l’un et l’autre ont été des centres de pensée ou de sensibilité, des dates, des influences. Quand il s’agit de prévoir ce qu’il restera des Goncourt, nous pouvons hésiter sur l’œuvre plus que sur le nom.

Leurs romans datent aujourd’hui beaucoup, et bien qu’il y en ait la moitié qu’il m’arrive de relire avec intérêt et plaisir, je suis bien sûr qu’aucun d’eux ne conservera autant de lecteurs que l’Éducation sentimentale, Bel-Ami ou Sapho.

Jules Lemaître, parlant de Charles Demailly, dit qu’on n’a jamais eu dans un journal plus d’esprit que les Goncourt n’en prêtent à la rédaction du Scandale. Or c’est de l’esprit qui paraît aujourd’hui grimacer comme le sourire d’une tête de mort, le même à peu près que celui qu’on trouve dans l’Étienne Mayran de Taine, qui en est contemporain. Je sais bien que rien ne se démode comme l’esprit, et qu’un numéro de la vie parisienne tourne à l’illisible et à l’aigre en moins de dix ans. Mais c’est dans tous les romans des Goncourt que nous trouvons quelque chose de cet archaïsme, de cette vieillerie et de cette poussière. Impression qui détournera de plus en plus le lecteur ordinaire, mais qui pourra retenir le lecteur curieux. Il suffit de souffler sur cette poussière et de nettoyer un peu pour voir apparaître des pièces délicieuses et robustes.

Manette Salomon, Germinie Lacerteux, Renée Mauperin, sont des œuvres savantes et soignées, où, sous le décousu apparent, les auteurs savent réaliser jusqu’au bout leurs intentions, où les caractères se tiennent, où circule un sentiment vivant.

Quant aux livres d’histoire, qui forment une si grosse partie de leur œuvre, ils ont pu amuser beaucoup Mm De Goncourt, leur fournir une excellente occasion de faire vivre leurs découvertes d’estampes, de miniatures, d’étoffes, apporter même une contribution à la psychologie du bric-à-brac. Historiquement, littérairement, ils n’existent guère. Ils intéressent non pas même l’amateur qui s’occupe du XVIIIe siècle, mais l’amateur qui s’occupe de la façon dont on s’est occupé du XVIIIe siècle. Il faut faire une exception pour cette série d’études sur les grands peintres qui s’appelle L’art au XVIIIe siècle. C’est un des cinq ou six bons livres de critique d’art qui existent en France, et il me semble bien que c’est, en fait de style, le chef-d’œuvre des Goncourt.

Et il faut bien arriver à cette question rebattue et célèbre du style des Goncourt. S’il n’y a que les œuvres bien écrites qui passent à la postérité, quelle assurance celles des Goncourt ont-elles de faire le grand voyage ? Les Goncourt écrivent-ils bien, ou, simplement, écrivent-ils ? Certes ils se sont donné beaucoup de peine. Ils ont fait difficilement du style difficile. Le résultat vaut-il l’effort ?

C’est le point sur lequel la critique universitaire a le plus âprement crié au scandale. Elle a eu en horreur un style qui prend le français à rebrousse-poil, passe sans cesse, avec un rythme de douche écossaise, de la préciosité extrême à la négligence outrée, procède par juxtaposition et jamais par construction, et des phrases qui ne peuvent se lire tout haut sans disloquer la voix. En revanche les Goncourt font remonter jusqu’à Flaubert leur haine du rondouillard et de l’oratoire, dénoncent dans Salammbô une syntaxe à l’usage des vieux universitaires flegmatiques.

De fait on ne saurait dire que ce style procure à l’oreille et au goût de grandes voluptés. Mais on s’y accoutume et même on y prend plaisir dès qu’on l’a rangé sous son idée, dès qu’on l’a mis à la place qui lui convient dans le paysage des styles français.

S’il n’existait pas, il manquerait quelque chose à la complexité harmonieuse de notre art littéraire. À sa racine, il y a une faiblesse et une insuffisance, il y a l’inintelligence et l’impossibilité du continu, du continu constructif dans le plan d’un roman, du continu logique dans un chapitre, du continu rythmique et musical dans le dessin d’une phrase. Comme il est naturel, les Goncourt ont déclassé et méprisé l’art dont ils étaient incapables, et mis à une place très haute celui qu’ils possédaient à un degré très haut : l’art d’exprimer et de jeter sur le papier, d’une touche sûre, une impression vue. Et la somme de ces impressions a fait quelque chose d’original qui a agi profondément sur tout l’art contemporain. Mais l’université enseigne à développer, à faire des « discours  ». Elle a, de son côté, une tendance à croire que là est toute la substance de la littérature.

Aussi s’est-elle réconciliée assez vite avec ceux des romantiques qui étaient des « oratoires  ». Et il s’est trouvé, par une heureuse combinaison du destin artiste, que pendant vingt ans le plus grand nom de la critique française a été, après celui de l’orator Taine, celui d’un professeur à l’école normale, grand concaténateur devant l’éternel, un tacticien du livre, dont l’art essentiel consistait à grouper solidement et à faire marcher puissamment des files irrésistibles de raisons sous leur équipement complet : on conçoit que pour un Ferdinand Brunetière un Goncourt ait été, absolument et radicalement, le mal, l’adversaire.

Mais ce n’est pas dans son être propre, dans les livres des Goncourt même, que ce style prend son intérêt le plus vif. C’est dans son mouvement, son influence, la flamme qu’il allume et propage. Et il ne s’agit pas seulement ici du style des Goncourt, mais de leurs romans, de leurs recherches et de leurs idées sur l’art du XVIIIe siècle et sur l’art japonais. Ils durent comme un nom plus encore que comme une œuvre. Ils ont été considérables par leur influence, dont toute la littérature française, depuis soixante ans, a été retournée et labourée.

Le roman dit naturaliste, qui continue à vivre de façon assez florissante en France et à l’étranger, a eu deux têtes, deux sources, Flaubert et les Goncourt. Si Zola et Maupassant descendent de Flaubert, Alphonse Daudet vient authentiquement des Goncourt. Et son style, qui est un des meilleurs du roman français, met au point avec des qualités de mesure, de finesse et d’oreille une bonne partie des nouveautés qu’apportaient Charles Demailly et Manette Salomon. C’est par lui que le vin encore rude des deux frères s’est dépouillé, que leurs trouvailles se sont incorporées à un certain acquis durable des lettres françaises.

Daudet lui-même voyait d’ailleurs l’influence des Goncourt s’étendre plus loin encore. Comme Edmond, à son âge, restait quelque peu ahuri et pantois devant le symbolisme, il lui disait d’un ton moitié plaisant et moitié sérieux (c’est M. Albalat qui le rapporte) : « ce sont vos disciples, votre postérité. » Ce qui est vrai jusqu’à un certain point. Le symbolisme fut le règne de ce qu’on appelait l’écriture artiste, et l’écriture artiste peut passer pour un héritage des Goncourt. Elle consiste dans un effort d’invention verbale perpétuellement visible, dans une volonté de laisser cet effort incorporé à la texture du style : il faut que le lecteur voie que l’auteur s’est appliqué et qu’au contraire d’Oronte il a mis beaucoup plus d’un quart d’heure à faire sa phrase. Elle aboutit rapidement à certaines fondrières, par exemple à la cacographie de Jean Lombard.

Mais elle a aussi contribué à forger des styles solides, ingénieux, construits et défendus contre le cliché par une vigilance intelligente, comme ceux de Huysmans et de Rémy De Gourmont.

Surtout le symbolisme et une bonne partie de la littérature actuelle ont continué l’œuvre des Goncourt et mené leur combat en réagissant de plus en plus contre l’oratoire, en lui devenant de plus en plus étrangers. L’incapacité absolue des Goncourt dans tout l’ordre qui se rattachait plus ou moins à la culture oratoire, s’est étendue peu à peu, en entourant et en dépassant certains îlots tenaces de résistance, à toute notre littérature.

Notons que les nouveautés vers lesquelles allait en peinture le goût, hardiment précurseur, des Goncourt, marquent bien les affinités et les analogies qui nous feront mieux comprendre ce qu’est une réaction contre l’oratoire. La peinture du XVIIIe siècle qu’ils ont si intelligemment ramenée à la lumière, aimée et étudiée, vit dans un état précaire de tendresse et de défense contre la peinture oratoire qui la précède-celle du XVIIe siècle, — contre celle qui la guette et dont elle a porté le germe-Greuze conseillé par Diderot, — contre celle qui la suit-David dont les élèves cribleront de mie de pain l’Embarquement pour Cythère. — Pareillement l’art japonais est à l’antipode de la « composition » gréco-romaine et classique, et, par une loi inévitable de compensation, en même temps que nous nous sommes fait un sens pour le comprendre, nous avons laissé s’oblitérer en partie celui qui nous portait vers les ensembles, vers les organismes d’art bien liés.

Aussi tout n’est-il pas faux dans ces propos de Jules De Goncourt, recueillis par le journal et dont le sens est à peu près celui-ci : « il y a eu après 1850 trois grandes sources de rénovation, le retour au XVIIIe siècle, la découverte du japonisme, l’introduction du réalisme dans le roman. Or nous avons été pour beaucoup dans chacun de ces trois mouvements. Donc nous sommes un peu là. » En réalité ces trois lignes selon lesquelles s’est exercée, de la manière la plus féconde, l’activité des Goncourt, suivent une même direction, convergent vers un point, celui que dans son Art poétique symboliste, Verlaine exprime par un vers lapidaire : prends l’éloquence et tords-lui le cou. Dans le réalisme et le naturalisme même cet art de la sensation isolée et de la touche discontinue a eu contre lui l’art purement oratoire d’un méridional, d’un latin, Zola, qui est bien, par son talent de constructeur, ou, comme on disait, de maçon, à l’antipode des Goncourt.

Mais précisément Zola servit de tête de turc à toute la génération qui eut de quinze à vingt-cinq ans vers 1890. Le déclassement de l’art oratoire se fit ou se continua contre lui, alors que l’on entoura jusqu’à sa mort Edmond De Goncourt d’un confortable respect.

Observons d’ailleurs que ce déclassement de l’oratoire, en roulant sur une pente logique qui n’est en somme que de la liaison et de l’oratoire retournés, a pour limite dernière un art de mots discontinus, ce que Marinetti appelle les mots en liberté (quel réactionnaire déjà, quel jacobin nanti que le dictionnaire en bonnet rouge de Victor Hugo !) et ce que Dada renonce à appeler d’un mot quelconque, car dans un mot, il y a déjà du discours. « Monsieur, disait jadis notre proviseur de Louis-Le-Grand aux fumeurs trop précoces, on va de la cigarette au cigare, du cigare à la pipe et de la pipe à l’échafaud. » Et Ponsard estimait de même que quand la borne est franchie il n’est plus de limite.

Mais enfin, lier des mots et des idées, faire de l’oratoire, cela s’appelle penser, et, la faculté de liaison étant faible chez les Goncourt, on en a inféré une pareille faiblesse de leur faculté de penser. Quand parurent les compte-rendus des dîners Maguy, réduits, disait-on, à des commérages et à des calembredaines, Renan et Taine firent observer que si on y avait tenu de pareils propos ils n’y fussent pas retournés deux fois, et que les relations de M. De Goncourt témoignaient seulement de son inaptitude absolue à saisir justement et à reproduire proprement une idée générale. Évidemment il y a là du vrai. Il ne faut pas, cependant, comme ont une tendance à le faire les critiques, spécialistes de l’abstraction, faire consister toute la pensée dans la pensée abstraite, croire trop facilement à la bêtise de Victor Hugo, séparer trop arbitrairement ainsi que Faguet, les poètes et les romanciers en gens qui ont des idées et gens qui n’en ont pas. Un critique a des idées de critique, c’est son métier. Mais un poète a des idées de poète, et un philosophe pourrait avec justice donner toutes les idées de tous les critiques français pour l’idée de poète qu’est le satyre. Un romancier a des idées de romancier et celle de Madame Bovary est au moins aussi féconde et aussi instructive que l’idée historique de l’Europe et la révolution française ou l’idée critique de l’évolution des genres. Les Goncourt, eux, ont des idées d’artistes, et ce sont des idées parfaitement viables et intéressantes. Pour en revenir au même exemple, leur tableau des dîners Magny est évidemment incomplet, mais il est vivant, il est vu par des yeux d’artistes, il en sort par exemple un Théophile Gautier d’un relief étonnant. Il n’est ni déplaisant ni inutile de relire de temps en temps un volume du Journal (et il ne faudrait pas tout de même oublier que le testament d’Edmond De Goncourt m’a donné, à moi public, le droit d’en lire au dépôt des manuscrits de la bibliothèque nationale, depuis 1918, le texte complet, de la même encre et sous la garantie du même code civil qui lui ont permis d’instituer les rentes des huit). C’est le spectacle de la vie contemporaine vue par un oeil vif, transmise à un cerveau agile, rendue par une main nerveuse et sûre. Ces instantanés resteront dans notre littérature de mémoires, contribueront, comme au XVIIIe siècle la correspondance de Grimm, à donner un tableau animé et après tout assez sûr, de la vie littéraire.

Ils demeureront peut-être le meilleur de cette œuvre des Goncourt, un peu chaotique, mais pittoresque et mobile et qu’à l’imitation du livre d’Edmond De Goncourt sur la Maison d’un artiste, — la sienne — on pourrait appeler le cerveau d’un artiste.

12. L’idée de génération §

On ne saurait contester au livre de M. Mentré sur les générations sociales le double mérite de l’opportunité et de l’utilité. Il semble, à voir l’emploi extrêmement fréquent du terme de génération, à entendre les uns et les autres, les jeunes et les vieux, parler de l’esprit ou de la sensibilité ou de la volonté de leur génération, que le terme de génération soit clair, et que la génération puisse passer pour une véritable mesure de la durée sociale. Or il n’en est rien. On ne saurait admettre que chaque année produise sa génération originale et bien tranchée. Mais alors sur combien d’années répartir le laps de temps nécessaire pour constituer une génération ? Et comment séparer la première année de cette époque et la dernière de l’époque précédente ?

L’argument du chauve ou du tas de sable joue ici, semble-t-il, légitimement. Plus précisément la difficulté consiste à passer d’une idée claire à une idée obscure. L’idée claire est celle de la génération familiale, la génération faisant dans la suite d’une famille l’unité naturelle et évidente en laquelle cette famille se décompose.

L’idée obscure, c’est l’idée de génération sociale, ou de génération historique, parce que, même en limitant à trente ans, de vingt-cinq à cinquante-cinq ans la durée de la vie active et productive, les adultes actifs et profuctifs qui vivent ensemble appartiennent à des époques différentes et se renouvellent incessamment, sans qu’on voie jamais expressément rien commencer ni rien finir.

Mais cette absence d’un commencement et d’une fin marqués, cet écoulement régulier et cette gradation insensible, ce sont des caractères de la vie. Tout problème du vivant est un problème du continu. Et du mathématicien au sociologue, de l’artiste à l’homme politique, les cerveaux sont aujourd’hui de mieux en mieux armés pour apercevoir les choses sous cet aspect de continuité et de mutation insensibles qui nous apparaît de plus en plus comme le secret même de leur réalité. De ce point de vue l’argument du chauve s’effondre comme ceux de Zénon. Les problèmes de continuité sont précisément ceux qui nous attirent le plus, et qui nous paraissent, à tort ou à raison, résolus ou prêts à l’être quand nous nous sommes placés intuitivement dans le courant même de la continuité.

Telles ne sont pas d’ailleurs l’intention ni la méthode de M. Mentré. Dans sa thèse complémentaire intitulée espèces et variétés d’intelligence, lui-même nous prévient de ses habitudes d’esprit : « j’ai toujours été en méfiance vis-à-vis des modernes philosophes du sentiment et de la vie. Je ne puis croire qu’ils soient convaincus. C’est là un préjugé contre lequel je dois lutter, je le sens bien ; il y en a tant qui les admirent, et de bonne foi, que je dois me tromper ! Mais je me reconnais incapable de les suivre et même de les comprendre ; leurs arguments n’ont pas la netteté décisive qui est l’atmosphère vitale de mon intelligence. À leur aspect, mon esprit se change en place forte qui lève les ponts-levis et se prépare au combat. » Et plus loin il reprend plus longuement cette analyse de sa forme intellectuelle. Il eût été intéressant que dans sa grande thèse, M. Mentré donnât un pendant à cette mise au point personnelle et qu’il recherchât si ce tour d’esprit qui est le sien, aujourd’hui de plus en plus rare, n’appartient pas à certaine génération philosophique, celle qui s’est développée sous l’influence de Renouvier et qui a trouvé une sorte de point de perfection dans la thèse d’Hamelin (à laquelle, personnellement, j’appliquerais presque tous les traits que M. Mentré, dans les lignes que j’ai citées, dirige contre la philosophie bergsonienne). Cependant il appartiendrait à une variété de cette génération un peu particulière, ayant pris plutôt son appui sur la pensée de Tarde. Comme Tarde il procède de Cournot sur qui il a écrit un important ouvrage.

Sachons lui gré d’avoir posé en excellents termes le problème des générations et d’y avoir réfléchi avec une rare conscience : d’un bout à l’autre son livre donne une impression de probité, de prudence et d’intelligence. Mais je crois que sa thèse n’est qu’une préface à l’œuvre de celui qui reprendra ce beau problème du point de vue qui lui convient si expressément et auquel M. Mentré se déclare étranger.

Le problème des générations paraît bien être par excellence un problème d’élan vital, analogue à celui des espèces et des individus. Les générations constituent le tissu même de la durée sociale, et s’il est peut-être dangereux de vouloir ramener la durée sociale à une durée psychologique, la réflexion sur le problème de la durée, la prise et la suite de ce problème dans son centre et dans son acte pourraient conduire à des résultats précieux.

Mais cela sera sans doute tenté un jour, et il sera intéressant de voir si une méthode opposée à celle de M. Mentré mène à des conclusions très différentes ou bien à des conclusions analogues. Lui-même nous donne les siennes comme assez conjecturales et le problème qu’il soulève comme une première question sur un chemin où bien des découvertes sont possibles.

Ayant résumé par des analyses consciencieuses les travaux de ses prédécesseurs Dromet, Ferrari, Lorenz, M. Mentré place en lumière un certain nombre de faits sur lesquels ces auteurs avaient attiré l’attention, et que lui-même sait mettre au point de la façon la plus suggestive.

Pour lui la génération sociale existe, et il estime que l’histoire présenterait plus de clarté et d’intérêt si, au lieu de la diviser par siècles, par époques ou par règnes, on la divisait en générations. On m’a dit qu’à la soutenance il a été à ce sujet fort mal traité par M. Seignobos, et c’est assez naturel. Personne évidemment n’a un sens historique plus éveillé et plus juste que M. Seignobos, mais les professeurs d’histoire ne jugent pas que le sens pédagogique révélé par ses manuels soit à la hauteur de son sens historique.

M. Mentré, qui est professeur à l’école des roches (un des laboratoires d’enseignement libre les plus intéressants qui soient en France) nous dit avoir obtenu d’excellents résultats en employant devant ses élèves cette méthode des générations. Elle a en tout cas l’avantage d’être très vivante, d’introduire à la fois dans l’enseignement l’idée de la relativité et celle du progrès, de montrer au travail dans la vie sociale des réalités dont les adolescents ont l’expérience dans la famille, l’école et la vie : celles de la différence et de l’opposition des âges. Tout ce qui incorpore davantage l’histoire à la psychologie de la nature humaine doit être tenu pour une vérité et un bien. Il est difficile, mais singulièrement utile, de se concevoir soi-même dans la psychologie de son âge, de comprendre qu’aucune génération, aucun âge ne possède les normes nécessaires pour juger les autres générations, de savoir prendre sa place, à son rang et à son grade, dans l’humanité, l’histoire ou la nation en marche. Si l’étude du passé peut nous conduire à cette habitude et à cette idée, elle aura rendu un précieux service. Et s’il est difficile ou impossible de discerner les générations historiques, il faut comprendre cette difficulté ou cette impossibilité comme incorporée à la réalité sociale, de même que les mystères sont incorporés à la religion. " l’enchaînement des générations humaines, dit M. Mentré, qui est le plus grand obstacle à leur discernement, assure à la fois leur continuité sociale et la régularité du progrès. La réalité sociale humaine est une réalité où tous les âges sont mêlés, agissent et réagissent l’un sur l’autre. " la différence des âges est donnée dans l’étoffe sociale comme la différence des sexes et la différence des peuples.

S’il est difficile de discerner les générations humaines, c’est que la vie sociale appartient à l’ordre de la durée et du continu. C’est dans la plénitude de cette durée et de ce continu qu’il faudrait se placer pour avoir une vue claire et profonde du problème, et M. Mentré nous prévient que sa tournure d’esprit le rend inhabile à cette méthode. Mais on peut encore, d’une position moins centrale, arriver à ces vues de détail et à ces clartés partielles qui abondent dans son livre.

Cet enchevêtrement des générations n’est pas tel qu’il n’aboutisse à un certain ordre. Des ingénieuses réflexions de Ferrari, de Lorenz et de M. Mentré on pourrait tirer une formule qui fonderait la réalité du « siècle » et qui s’exprimerait à peu près ainsi : le siècle, unité de durée vivante, se définit comme l’espace de temps couvert par la réalité sociale de l’homme normal. Il ne s’agit nullement de réalité physique, il faut laisser à des maniaques de la longévité des affirmations comme celles-ci : la nature a fait l’homme pour être centenaire, et s’il ne le devient pas, c’est qu’il se tue auparavant (ou qu’il ne prend ni les pilules crac ni l’élixir de l’abbé Mulot).

Il s’agit de cette réalité sociale utile dont Auguste Comte a eu le sentiment si profond et si clair. La moyenne de la vie sociale utile, de la vie productive de l’adulte, est d’environ trente-trois ans. Mais la réalité sociale encadre l’individu entre ses parents et ses enfants : une génération familiale est liée à celle qui la précéde et à celle qui la suit, à celle qui l’a élevée et à celle qu’elle élève, l’homme vit de l’héritage social que lui ont transmis ses parents, vit pour en transmettre un autre à ses enfants. La première partie de sa vie est liée à la vie de ses parents, la dernière partie à la vie de ses enfants.

Socialement et intellectuellement il connaît donc trois générations : la sienne, la génération précédente qui l’a préparé et dont il s’est détaché, la génération suivante qu’il prépare et qui se détache de lui. On peut dire que les états psychologiques dont la chaîne constitue son existence intérieure sont intéressés et déterminés à peu près également par ces trois générations, la sienne propre déterminant particulièrement ce que Comte appelle son existence objective, les deux autres étant prépondérantes dans son existence subjective, dans l’existence représentée. Trois existences utiles de trente-trois ans chacune forment précisément un siècle. De cette loi des trois générations, Lorenz (que résume M. Mentré), tire une philosophie de l’histoire qui repose sur ces principes : « la mesure objective de tous les événements historiques est le siècle. — Le siècle est l’expression matérielle et spirituelle de trois générations d’hommes. — C’est une unité de mesure trop petite pour les longues séries d’événements. — Immédiatement après viennent les périodes de 300 et 600 ans. » Nul doute qu’il ne soit intéressant et fructueux de creuser dans la direction indiquée par le savant allemand.

Malheureusement ses thèses sont d’autant plus fragiles qu’il serre l’histoire de plus près. Il faut leur donner plus de jeu, d’élasticité et, comme disait Mallarmé, y remettre de l’obscurité.

Aux lois historiques qui paraîtraient se dégager de la loi des trois générations (dont le fond est incontestable) il faudrait provisoirement garder un caractère tout empirique, analogue à celui des lois de Bode ou de Bruckner. En voici une qu’on peut tirer des idées de Lorenz et que le siècle suivant a curieusement confirmée.

Lorenz, élève de Ranke, part d’une vue très juste de ce dernier qui place en 1515, à l’avènement de François Ier et de Charles-Quint, le début des temps modernes, l’éclosion brusque d’une génération nouvelle, celle de la réforme : génération qui fait passer à l’acte les découvertes de l’imprimerie et de l’Amérique. Or, depuis cette date de 1515, l’histoire de l’Europe a toujours ramené au bout d’un siècle (soit de trois générations) un tournant décisif analogue, une autre date capitale, à deux ou trois années près : peu après 1615, commencement de la guerre de trente ans ; en 1715, mort de Louis XIV et liquidation du XVIIe siècle ; en 1815, fin du bouleversement révolutionnaire et commencement du XIXe siècle ; en 1914-1915, la grande guerre. Tous les centenaires de 1515 coïncideront avec des époques de coupure. Je ne donne ces indications qu’avec la plus grande réserve et même avec quelque sourire. Il n’y a là peut-être que des coïncidences, et l’on ferait des réflexions analogues sur les retours de 1548-1648-1748-1848, qui marquent trente-trois ans après les premiers l’arrivée d’une génération nouvelle. Ce qui est délicat, c’est qu’en histoire, au contraire de ce qui se passe dans la nature, les lois comportent toujours de nombreuses exceptions, qui ne confirment pas la règle, et qu’il sera toujours loisible de prendre comme des exemples qui au contraire l’infirment. Comme le dit justement M. Mentré « la théorie des générations aura toujours pour adversaires ceux qui veulent introduire partout la rigueur mathématique : les nombreuses exceptions à la loi les décourageront. C’est oublier que le concept de loi perd de sa rigidité à mesure que l’objet des sciences devient plus complexe : la loi biologique est plus souple que la loi physique et celle-ci que la loi mécanique. » Mais les synthèses incertaines — telles celles de l’histoire — qu’on trouve à la limite peuvent-elles encore être appelées des lois ?

C’est ainsi que rien ne paraît plus incertain que cette unité de trois générations qu’on appelle un siècle. Je conçois très bien que, comme le dit Lorenz, « le siècle est l’expression de la liaison matérielle et spirituelle entre trois générations d’hommes. » Mais dans un ensemble de six générations a b c d e f, ne pourrai-je pas appeler siècle aussi bien la succession b c d que les deux successions a b c et d e f ? Tel n’est pas l’avis de M. Mentré qui croit à l’existence réelle des siècles, que " les xviiie, xviie, xvie, et XVe siècles sont bien distincts, et dans le XVIIIe siècle on distingue clairement, dans la vie politique, l’art et la littérature, trois générations qui offrent entre elles des airs de famille. " peut-être distingue-t-on clairement tout cela dans l’idée qu’on s’en fait, dans le morcelage artificiel qu’on établit, plutôt que dans la réalité. Les coupures ne sont pas les mêmes pour les divers pays. L’unité du XVIIe siècle consiste en partie dans l’ombre projetée que fait sur lui la personne de Louis XIV, l’unité du XVIIIe siècle dans celle de Voltaire, et la carrière de Victor Hugo ne nuit pas à celle du xixe.

Cette tendance qui porte M. Mentré à réaliser la génération comme un être au lieu de la suivre dans son mouvement se retrouve ailleurs. " on va répétant, dit-il, que la famille est la cellule de la société. L’autorité de Comte ou de Le Play ne saurait garantir l’exactitude de cette comparaison.

La cellule sociale est l’individu adulte. La famille est le réservoir qui alimente tous les organismes superposés. Elle remplit une fonction analogue à celle des organismes hématopoiétiques (foie, rate, moelle osseuse), qui fabriquent les globules sanguins. " famille ou adulte, le seul fait d’employer le mot de cellule sociale, qui apparaît de plus en plus dépourvu de sens, ramène de vieilles erreurs ; le fait social n’a pas plus d’analogue physique ou biologique que le fait psychique, et nous trouvons là simplement une expression de la tendance naturelle à réaliser en chose ce qui n’est pas une chose.

Il y a un curieux contraste entre l’obscurité relative où sont restés les penseurs qui élucidèrent avec M. Mentré l’idée de génération, Dromel, Ferrari, Lorenz, et l’emploi de plus en plus général que les littérateurs et particulièrement les critiques ont fait de cette idée. Elle est au fond un héritage du romantisme, une des idées justes et définitives qu’il ait apportées. M. Mentré ne cite pas le nom de Stendhal. C’est pourtant sur la différence des générations qu’est bâtie dans Racine et Shakespeare sa définition du romantisme, et Le rouge et noir est avant tout la psychologie d’une génération d’épigones, d’une âme née dans le rayonnement napoléonien et à laquelle manque le milieu napoléonien qui lui eût permis de réaliser sa vie. Julien Sorel échoue sur les voies qu’il a choisies. Mais cette génération réussit littérairement lorsqu’elle dérive dans la littérature les énergies du foyer intense où s’était alimentée son enfance : ce sont les premières pages de la Confession d’un enfant du siècle qui font entrer l’idée de génération dans le bagage courant et les lieux communs de la littérature. Depuis Sainte-Beuve, la critique l’a saisie et ne l’a pas lâchée. Nous avons aujourd’hui l’habitude de distinguer dans notre passé immédiat la génération romantique, la génération réaliste, la génération symboliste, et c’est une des besognes principales de la critique que de chercher les traits communs à la génération qui monte, de préciser plus minutieusement, dans une chronique rétrospective, les traits de la génération qui s’en va.

Une génération sociale est créée par l’accumulation et le mouvement de millions de petits faits, de ces millions d’accidents que sont les millions de générations familiales, et le drame intérieur de toute génération familiale se ramène à un élément assez simple, qui est la divergence nécessaire entre les leçons tirées de l’expérience d’autrui ou de l’expérience sociale et les leçons tirées de l’expérience individuelle, vécue. Aucune vie humaine ne comporte une expérience qui puisse se substituer entièrement, pour instruire et conduire une autre vie, à l’expérience propre de celle-ci, et comme les parents et les maîtres, les états et les églises, les professeurs et les écrivains s’efforcent d’imposer par tous les moyens le plus possible de l’expérience qu’ils ont acquise et qui est en partie inopérante et morte, une démarche naturelle à la vie qui croît et à l’adolescence qui monte consiste à rejeter cette expérience morte. " la leçon des faits, dit M. Mentré, qui contredit l’héritage de leurs parents et de leurs maîtres, amène les adolescents à préciser leurs amours et leurs haines, à réviser la table traditionnelle des valeurs, à établir une hiérarchie des fins et des types d’humanité qui inspirera désormais leur conduite. « De sorte que si la vie sociale consiste d’une part en évolution progressive et en changements insensibles, la succession des générations familiales implique d’autre part des mutations brusques et des renversements violents. » Les petits-fils, selon la chair et selon l’esprit, des hommes d’action, renient souvent leur héritage. Sainte-Beuve a été frappé par ce contraste en étudiant les ascendants des solitaires jansénistes (famille Roannez) ; Mme De Maintenon est la petite-fille du farouche Agrippa D’Aubigné, comme le lieutenant Psichari est le petit-fils d’Ernest Renan. " il semble que la continuité, la prise en main docile d’une tradition soit l’habitude dans la majorité des familles, et que le renversement soit l’exception.

Mais ici les questions de qualité importent plus que celles de quantité. Jusqu’à ces derniers temps, dans les pays d’Europe, le corps des officiers s’est recruté dans des familles traditionnelles où les générations nouvelles imitaient les anciennes. À l’autre extrémité les littérateurs, les artistes présentent le caractère opposé, puisqu’on est artiste et écrivain dans la mesure où l’on apporte quelque chose de nouveau, où l’on rompt avec un passé, et les exemples mêmes cités par M. Mentré, ceux de Mme De Maintenon et d’Ernest Psichari, nous montrent que l’exception confirme la règle, et qu’une génération littéraire traditionaliste l’est volontiers non par goût de la tradition, mais par goût du changement et par volonté d’expérience différente vis-à-vis d’une génération révolutionnaire.

Il est vrai que M. Mentré nous dit ailleurs que " le fils continue son grand-père plutôt que son père, car il prend le contre-pied de son père, qui avait pris lui-même le contre-pied du grand-père.

Mais le rythme n’est pas toujours aussi simple. " il n’est jamais simple.

Il n’est pas simple quand on considère les rapports des générations dans le temps, il est peut-être encore moins simple quand on considère l’unité d’une même génération dans l’espace. Il semble bien qu’il y ait beaucoup d’arbitraire dans l’idée que chacun de nous se fait de sa génération, qu’il s’agisse d’un vieillard dont la génération est passée ou d’un jeune homme dont la génération prend place. Je ne veux pas revenir sur la psychologie des âges. " on a besoin, quand on est jeune, dit Romain Rolland, de se donner l’illusion qu’on participe à un grand mouvement de l’humanité, qu’on renouvelle le monde… on est si libre et si léger ! On ne s’est pas encore chargé du lest d’une famille, on n’a rien, on ne risque guère. On est bien généreux, quand on peut renoncer à ce qu’on ne tient pas encore. " évidemment.

Mais si, au lieu de regarder ces puissances vitales propres à toute jeunesse de tous les temps, nous regardons les directions précises de la jeunesse en un temps donné, nous les voyons toujours beaucoup plus divergentes que ne paraissent l’impliquer tantôt une simplification artificielle, tantôt un égocentrisme naïf. « Ma génération » dans la bouche d’un écrivain est souvent l’équivalent de « le gouvernement de la république » dans la bouche d’un ministre. C’est une périphrase sonore qui ne désigne que lui-même, un exposant collectif donné à ses fantaisies personnelles. M. Giraud, ayant fait sous ce titre : Les maîtres de l’heure, une suite d’études sur Loti, Brunetière, Faguet, Voguë, Bourget, Lemaître, Rod, France, conclut que la génération qui était adolescente vers 1870 est une génération classique en art, réactionnaire à l’intérieur, patriote à l’extérieur.

Et l’on ne serait pas embarrassé pour tirer d’autres noms moins académiques, et de ces noms académiques eux-mêmes, des conclusions fort différentes sur le caractère de ladite génération. En réalité une génération forme un tout d’une vaste amplitude, une sorte de conférence Molé pour les jeunes, de parlement pour les vieux, ayant sa droite, son centre, sa gauche, son extrême-gauche. Il n’y a pas de génération de droite ou de génération de gauche. Et pourtant il est bien vrai qu’une génération a ses traits particuliers, mais des traits qui naissent d’un mouvement, et ne se ramènent pas à des choses ou à des idées. Je tente ailleurs un portrait de ce genre, et il est certain que tout ce que j’écrirai à ce sujet d’un point de vue différent de celui de M. Mentré, comportera au moins autant de difficultés et suscitera autant de réserves que son travail. Nul problème ne saurait consentir autant que celui des générations à être rectifié lui-même par les générations successives, et à porter le reflet particulier de l’esprit qui le traite.

13. Les chapelles littéraires §

C’est le titre d’un ouvrage où M. Pierre Lasserre a réuni trois études sur Claudel, Jammes et Péguy. Quand elles paraissaient dans la Minerve française, il s’est attiré des ripostes indignées contre lesquelles il proteste dans sa préface, revendiquant avec raison la liberté de la critique, le droit de ne pas annoncer le buffle des buffles, d’approuver et de blâmer où il lui convient, d’apporter dans l’examen des contemporains le même sérieux et le même détachement que dans l’étude des œuvres du passé.

Il s’est efforcé d’ajouter à l’intérêt de cette critique en la systématisant autour de l’idée de chapelle littéraire, en s’essayant à définir ce que sont une chapelle et la littérature de chapelle. C’est bien. Mais il suffit de jeter les yeux sur les trois noms qui forment sa table des matières pour voir que les trois chapelles dont il parle sont celles d’écrivains catholiques. Il suffit ensuite de parcourir son livre pour constater que s’il rend hommage à certaines qualités lyriques et dramatiques de Claudel, s’il goûte vraiment la fraîcheur et la sincérité de bien des poèmes de Jammes, s’il admire en Péguy la verve du pamphlétaire, celles de leurs œuvres qu’il condamne sont en général leurs œuvres d’inspiration catholique. Ou plutôt il se refuse à partir de l’inspiration catholique, du besoin, de l’aspiration ou de la croyance religieuses comme centre de leur œuvre, qu’il revendique la liberté d’examiner en pur critique littéraire. Il ne se demande pas si certains aspects qui lui semblent bizarres ou sans valeur ne viennent pas de ce que ces chapelles sont appuyées à l’Église. Encore une fois c’est son droit ; c’est même, étant donné la nature et le sens ordinaire de sa critique, son devoir, M. Lasserre nous apparaissant, depuis le romantisme français, comme le défenseur, l’avocat, d’un système ancien de critique qui a sa place dans notre organisme littéraire français, et nous n’avons aucune raison de le vouloir autre.

Mais lorsque des catholiques comme M. Vallery-Radot, ayant lu son article sur Claudel, font observer que le sens chrétien lui manque, et que son esprit d’humaniste strict ne le dispose nullement à une poésie fondée tout entière sur le fait chrétien et la création de l’homme nouveau, M. Lasserre s’indigne et s’écrie :

« à en croire les paroles, d’ailleurs mêlées de confusion, de M. Vallery-Radot, j’ai l’esprit entièrement fermé au génie de Paul Claudel, parce que je l’ai entièrement fermé au christianisme lui-même. Rien de moins… pour Paul Claudel, dont l’inspiration se meut dans le plan de la révélation et de la grâce, je n’y saurais rien entendre. Le temple m’est interdit parce que je n’ai pas la foi, ni sans doute le sens de la foi.

L’admiration pour la littérature de Paul Claudel est une application ou une illumination de la foi ; faute de cette lanterne divine, les profondeurs de sa poésie restent pour moi des ténèbres… etc. » Et M. Lasserre ayant prêté à ses critiques ces paroles comiques, n’est pas embarrassé pour y répondre victorieusement : « il y a de bons chrétiens qui ne comprennent rien à Claudel, et il y a des littérateurs, des mondains, des diplomates fort peu chrétiens, et parfois juifs, qui l’admirent. Donc le sens chrétien n’a rien à voir en ces matières. » Mais lorsque Victor Hugo fait à Racine les plus injustes critiques, ne sommes-nous pas fondés à lui objecter que le sens du XVIIe siècle, nécessaire à un homme cultivé pour bien goûter Racine, lui manque évidemment ? Et s’il nous répond, comme M. Lasserre : je connais des grands érudits en XVIIe siècle, des Édouard Fournier, ou des bibliophiles Jacob, que Mithridate ennuie ; et quand jadis Mme Sarah Bernhardt jouait Phèdre, les trois quarts de ceux qui applaudissaient eussent pris volontiers Louis XV pour le fils de Louis XIV, — ne pourrons-nous dénoncer l’artifice du raisonnement, maintenir que le sens du XVIIe siècle, dont il est naturel qu’un romantique soit à peu près dépourvu, est indispensable pour la pleine et harmonieuse possession du génie racinien, mais que le sens du XVIIe siècle n’est pas la même chose que la science du XVIIe siècle, ni que le désir de restaurer le régime politique ou littéraire du XVIIe siècle, pas plus que le sens du christianisme ne se confond avec la croyance chrétienne ? Le sens du christianisme peut conduire à la foi chrétienne : ce fut à peu près le cas de Brunetière, de Lemaître, de Faguet, ces deux derniers sur leur lit de mort. Mais le sens raffiné du christianisme, l’intelligence de la psychologie chrétienne peuvent aussi bien éloigner de la foi : ce fut le cas de Renan et surtout de Sainte-Beuve, si peu chrétien, si admirable connaisseur des chrétiens de Port-Royal. Un sentiment puissant de l’évangile peut éloigner du catholicisme : c’est le cas des protestants. Un sentiment puissant de l’ordre catholique peut éloigner de l’évangile : c’est le cas de M. Maurras. Le sentiment religieux est donc une chose et la croyance religieuse une autre, et les rapports de l’un à l’autre prennent des formes complexes et variées. Or une œuvre d’art s’adresse à un sentiment et non à une croyance.

Lorsque M. Zangwill écrit chad gadya, il peut compter légitimement que son lecteur cultivé apportera à sa lecture assez de sympathie avec l’âme juive, assez de sentiment juif, pour le comprendre et le goûter. Et ce sentiment de judaïsme pourra être accordé à un chrétien et refusé à un juif. Mais on avoue rarement qu’un certain sentiment vous manque. Personne ne se plaint de son jugement, et on estime toujours qu’on a assez de sentiment pour bien juger. À qui lui objecte qu’il lui manque, pour comprendre trois poètes catholiques, le sentiment catholique, M. Lasserre répond qu’il s’en trouve très suffisamment pourvu : « M. Vallery-Radot dit que nous n’avons pas le sens du christianisme, ce que nous considérerions, quoi qu’il en soit de nos idées en matière dogmatique, comme une lacune intellectuelle et morale aussi désolante et déplorable en droit qu’elle est invraisemblable à présumer en fait. Mais nous avons démontré que cela voulait dire sous sa plume : sens du claudélisme. C’est tout autre chose. » Or il ne s’agit ici ni de déplorer en droit, ni de présumer en fait, mais de constater d’après les faits. Je ne crois pas, en dépit de M. Lasserre, qu’aucun de ses critiques ait été assez dénué de bon sens pour juger qu’on ne saurait parler d’un écrivain catholique sans billet de confession. Mais je crois les jugements littéraires de M. Lasserre dans ses trois études aussi étroits et généralement aussi faux que ceux qu’il a avancés dans son romantisme français sur les poètes du XIXe siècle. Je crois que si l’art de Claudel et de Jammes peut être dit (et dans un sens qui n’est pas nécessairement malveillant) un art de chapelle esthétique, la critique de M. Lasserre peut s’appeler une critique de chapelle critique. Je crois que son défaut de sentiment à l’égard de certaines formes de l’art coïncide avec un défaut de sentiment catholique. Et je crois enfin, après avoir reconnu l’existence et pris la mesure de la chapelle critique et laïque de M. Lasserre, qu’il n’y a aucune raison de la jeter bas, qu’il sied de l’entretenir comme monument historique, de la classer dans une tradition, d’y autoriser avec une tolérance éclairée l’exercice du culte et les imprécations contre le siècle.

Sur le premier point, une discussion écrite ne servirait pas à grand’chose et c’est une conversation qu’il y faudrait. M. Lasserre, dans sa préface, donne comme mission du critique et comme objet propre de son livre le soin de former le goût du public. Il croit que nous souffrons d’une crise du goût et qu’il appartient à la critique de remédier à cette crise.

Et je ne dis pas qu’il ait tort. Je vois seulement d’abord que son goût n’est pas le mien, et ensuite que la tâche proposée ici à la critique est singulièrement délicate ; le goût rend des services comme les lutins dans une ferme, à condition de n’être ni invoqué ni emprisonné ni enrégimenté.

Croyons à son existence pour alléger notre travail, pour y mettre une présence intelligente et animée, ne l’invoquons pas à trop haute voix.

Ainsi, cherchant dans Claudel de belles pages, M. Lasserre cite ces mots de Marthe à Louis Laine lorsqu’ils sont arrivés en Amérique : ô Louis Laine, je n’avais jamais vu la mer ! Chez nous le monde ne quitte pas du pays, comme les bêtes qui vivent sur les lys. Mais chacun porte dans son cœur l’image de sa porte et de son puits et de l’anneau où il attache le cheval ô ! Et quand nous étions déjà partis, un gros bourdon passa autour de ma tête et déjà il filait vers la terre.

M. Lasserre qui trouve tout cela très expressif y voit néanmoins ces deux taches : « comme les bêtes qui vivent sur les lys, comparaison précieuse et forcée. Ce bourdon que Marthe vit au départ et qui ne nous dit rien, c’est un trait d’impressionnisme à la Rimbaud. » Souscrivez-vous à ces deux coups d’encre rouge ? Moi, pas du tout.

J’aime pleinement cette comparaison vivante, les bêtes qu’on appelle les bêtes à lis (j’ignore leur autre nom) ne se voyant que sur ces fleurs. Et quant au bourdon il ne ressemble en rien à quoi que ce soit de Rimbaud ; et s’il ne dit rien à M. Lasserre, il me dit beaucoup. Qui nous départagera et de l’épaisseur de combien de critiques considérables s’en faut-il que mon goût soit formé et louable ?

Un autre exemple nous permettra peut-être de mieux conclure. Il est certain que M. Claudel, pas plus que Péguy, n’est un écrivain sobre. Bien qu’à des endroits de ses drames il arrive à des moments de sobriété nerveuse et saisissante, il a généralement besoin d’un large espace pour se déployer et pour étendre ses eaux de fleuve tropical. Mais n’y a-t-il de beauté que la beauté sobre ? Condamnerons-nous le satyre et Jocelyn parce qu’ils manquent de sobriété ? « un critique délicat, dit M. Lasserre, remarquant la prodigieuse quantité et l’extraordinaire luxuriance des métaphores orientales au moyen desquelles Ysé et Mésa se déclarent leur amour dans partage de midi, y compare les quatre petits mots de l’héroïne racinienne : non, je ne vous hais point, qui en disent bien plus long et qui nous touchent autrement le cœur. La musique de ces quatre petits mots échappe à l’oreille de M. Claudel, grande amie du bruit et du trouble. » Notons que le critique délicat et M. Lasserre se sont mis deux pour se tromper, car aucune héroïne racinienne n’a jamais proféré la musique de ces quatre petits mots. Il est probable qu’ils ont confondu avec ces mots de Chimène à Rodrigue : va, je ne te hais point. Ils ont eu le « cœur touché » par un fantôme. Et comme ces glissements de mémoire arrivent à tout le monde, je n’aurais pas eu la lourdeur de relever celui-ci s’il n’était caractéristique de toute une méthode et de tout un esprit critique. L’hémistiche de Corneille était donné, dans l’ancienne rhétorique, comme l’exemple classique de litote de même qu’ entre le pauvre et vous était le modèle obligatoire de syllepse. Or il y a un certain goût classique qui voit la perfection de l’art dans une litote perpétuelle, dans une sobriété hyperbolique où on ne parlerait que par sous-entendu : ainsi ces adresses au souverain qu’on votait dans les chambres de la restauration, les ordres du jour parlementaires, où une virgule bien placée peut faire tomber un ministère, les toasts ou le je bois d’un chef d’état signifie que la Pologne est ivre. Mais en poésie la litote est souvent une invention de grammairien qui projette en Corneille ou en Racine sa propre pauvreté. Ni chez Corneille qui l’a dit, ni à plus forte raison chez Racine qui ne l’a pas dit, je ne te hais point ne signifie je t’aime. Il porte bien précisément et à plein sur l’idée de haine, il répond à ce mot de Rodrigue : vivre avec ta haine. Chimène ne peut pas ressentir pour Rodrigue la haine qu’elle doit au meurtrier de son père, et elle le dit. Ni Corneille ni Racine n’ont usé communément de la litote dans leurs scènes de déclaration d’amour : je ne vois guère qu’Hippolyte et Aricie, qui emploient ce genre d’agréables énigmes que je trouve charmantes, mais qui évidemment me touchent moins le cœur que le torrent verbal et l’explosion directe de Phèdre et le j’aime ! cri d’une bouche ouverte comme une blessure. Ni dans Shakespeare ni dans Hugo l’amour ne procède par litote. Ni dans Claudel. M. Lasserre remarque d’ailleurs très justement que si les personnages claudéliens parlent beaucoup, c’est qu’ils ne parlent pas seulement pour eux-mêmes, ils parlent aussi pour M. Claudel. Je le vois bien, mais cela ne me gêne pas. Je ne demande pas plus à M. Claudel les qualités de Racine que je ne cherche une orange sur un pommier. Je ne trouve pas, dans ses drames, des personnages très vivants, j’y trouve un auteur vivant, une idée de la vie, une idée originale et forte, carrément et puissamment catholique, une idée rendue vivante par une grande inspiration. Il est d’autres poètes qui m’apporteront autre chose.

M. Lasserre appelle cet art un art de chapelle.

Il entend par chapelle le cercle fanatique et la louange, sans critique ni discernement, dont certains écrivains seraient entourés, et qui s’appliqueraient comme à leur objet naturel à certains génies contrefaits et manqués. « Ce qui s’empare de l’intelligence et du cœur par la libre pénétration de la vérité, de la bonté, de la beauté, lumineusement connues ou ressenties, ne rend pas fanatique, avec quelque chaleur qu’on y adhère. Les vrais grands poètes, les vrais grands artistes n’inspirent pas du fanatisme ; ils inspirent de l’enthousiasme. C’est fort différent. L’enthousiasme est amour. Le fanatisme trahit une mauvaise conscience esthétique. » Cette distinction du fanatisme et de l’enthousiasme ressemble à celles de la liberté et de la licence, de la religion et de la superstition, elle appartient à l’ordre oratoire plutôt qu’à l’ordre de la vie. Quand un contemporain présente une personnalité curieuse et un génie original, c’est un fait qu’il suscite des admirations en bloc qui peuvent prendre, comme cela arriva pour Rousseau ou Hugo, certaine apparence religieuse. Certes cela ne semble pas le cas pour les trois écrivains qu’étudie M. Lasserre. Mais comme tous trois sont catholiques, sont des convertis, comme leur littérature est en tout ou en partie catholique, il est naturel que des catholiques l’aient considérée avec faveur.

Claudel, Jammes, Péguy ont un public comme Gide a un public. M. Lasserre rangera-t-il Gide parmi les auteurs de chapelle ? Ou bien la chapelle est-elle, dans le langage de sa critique, le propre des écrivains catholiques ?

Si l’admiration intransigeante et tendue d’un groupe de fidèles est nécessaire pour constituer une chapelle, ne pourra-t-on parler de la chapelle de Moréas ? M. Lasserre a été aigrement traité par les claudéliens. Mais celui qui s’efforce à tempérer de réserves son admiration pour le bon poète que fut l’auteur des stances n’est-il pas exposé à recevoir de toute l’ancienne table du café Vachette une mitraille de soucoupes et de pyrogènes ?

Et si la chapelle est, comme il semble, pour M. Lasserre, une préférence esthétique commandée par une profession de foi (ce qui fera de la jeunesse catholique, en effet, un bon milieu pour les chapelles) ne pourrons-nous pas ranger à notre tour le système critique de M. Lasserre parmi les chapelles ? Son parti-pris et ses préférences se sont manifestés jusqu’ici surtout par des condamnations et des exclusions. Il occupe sur le parvis de sa chapelle une place d’excommunicateur.

Une chapelle qui se rattache elle aussi à une église, à l’église d’une certaine critique que nous connaissons bien. Sainte-Beuve dit quelque part que Voltaire, ayant pris le sceptre de la critique, désigna pour lui succéder La Harpe, que La Harpe désigna Fontanes, que Fontanes désigna Villemain, et il se plaint que Villemain n’ait encore désigné personne. Posait-il sa candidature ? Aspirait-il à descendre ? Mais peut-être pourrait-on continuer cette image en disant que Villemain aurait pu désigner Nisard, Nisard Brunetière, et que Brunetière aurait peut-être pu désigner M. Lasserre si la revue des deux mondes n’avait pas été brouillée avec l’école politique à laquelle celui-ci appartient. (Nous n’avons vu de notre temps qu’une transmission de ce genre : c’est Sarcey disant à Lemaître : allez ! Allez ! Après moi, c’est vous qui serez la vieille bête.) Cette chaîne désigne une ligne très respectable de critique traditionnelle, et on doit souhaiter qu’elle ne finisse pas avec M. Lasserre. Mais croirons-nous Voltaire sur Shakespeare, La Harpe sur Corneille (le petit homme à son petit compas…), Fontanes sur Lamartine, Villemain sur Gœthe, Nisard sur Victor Hugo, Brunetière sur Baudelaire, M. Lasserre sur Claudel. Toute cette critique a ses limites sans laquelle elle ne serait pas. Et puisque nous parlons de trois écrivains catholiques, Claudel, Jammes et Péguy, voici des lignes de M. Lasserre qui nous feront sentir fort bien ces limites.

Déclarant avec raison qu’il n’y a pas besoin d’être catholique pour juger un écrivain catholique, il ajoute : « Voltaire passe pour avoir parlé en critique aussi merveilleux qu’enthousiaste de Bossuet, de Massillon, des tragédies de Polyeucte et d’Athalie et autres œuvres où génies inspirés par les croyances chrétiennes. Devrons-nous admettre que Voltaire n’ait rien entendu à de tels sujets et le prendre pour un sourd expliquant la musique ? » mais oui, à peu près. Voltaire a bien parlé des œuvres chrétiennes dans la mesure où on peut en bien parler après les avoir vidées de leur christianisme. Ce Massillon qui réalisait pour lui le type de la perfection du bien-dire, si on ne le lit plus guère c’est en partie parce qu’il annonce le XVIIIe siècle, c’est en partie parce que ses sermons ou bien sont pauvres de substance chrétienne ou bien ne l’admettent que contrainte et forcée. Le Bossuet que connaît Voltaire n’est qu’un Bossuet d’apparat. Et Voltaire n’a pas parlé merveilleusement de Polyeucte, car il l’a fort mal compris, aussi mal que l’avaient compris son siècle et même le XVIIe ; il n’y voit guère, dans son commentaire, que des scènes ridicules de convulsionnaires. C’est la critique du XIXe siècle, avec Sainte-Beuve et après lui, qui a presque découvert Polyeucte, et il y fallait cette réintégration du christianisme dans l’art, qui date de Chateaubriand. Il en est de même d’Athalie que Voltaire et le XVIIIe siècle ont enfumée en en faisant le type de la tragédie de collège. Et ce n’est pas le billet de confession qui manquait à Voltaire (le vieux singe obligea le curé de Ferney à lui en délivrer un, à le faire communier, et bâtit l’église deo erexit Voltaire ). C’est un sens du christianisme qui doit compléter le sens critique lorsque le sens critique s’applique aux œuvres chrétiennes, de même qu’un sens de l’hellénisme doit animer le sens critique tourné vers Sophocle ou Platon.

M. Lasserre a écrit un excellent livre sur Mistral, le seul contemporain avec Moréas qui lui ait paru mériter une louange sans réserve, et il l’a intitulé : Mistral, l’homme, le poète, le citoyen. Il a admirablement vu que Mistral n’est pas seulement un grand poète, mais un poète citoyen, qu’il est impossible de le comprendre si on n’a pas le sens de la cité. Je ne crois pas non plus qu’il soit possible de comprendre la suite et le sens de l’œuvre de Claudel si on ne cherche pas à se donner plus ou moins un sens de la cité de Dieu.

Là est le centre d’intelligence, le quartier général de l’esprit critique appliqué à Claudel.

Cela n’empêchera pas l’esprit critique de rayonner, de discuter, de juger, de discerner le bon, le médiocre et le mauvais, d’estimer que la reine Jeanne de Mistral n’a guère plus de portée que le Moïse de Chateaubriand, et que le comique de Protée ne vaut pas celui du légataire universel. Cela entendu, nous entourerons la chapelle critique de Voltaire, de La Harpe, de Fontanes, de Villemain, de Nisard, de Brunetière, de M. Lasserre, d’autant de sollicitude et d’estime que M. Barrès en voulait mettre autour de nos églises de village. Nous dirons, comme M. Barrès, en la défendant : c’est pour moi-même que je me bats. Pour moi-même, c’est-à-dire pour la dignité et l’indépendance de la critique. « Assez d’autres, dit M. Lasserre, entendent par critique le simple fait de vivre de la substance de ceux qui produisent, en enroulant autour de leurs œuvres un lacis de périphrases chétives et inopérantes. Je préfère les risques honorables d’une entreprise peut-être supérieure à mes forces et la certitude de me faire (à grand regret d’ailleurs) d’injustes ennemis aux multiples sécurités de ces écritures inutiles. » Qu’il y ait ici quelque trace d’aigreur injustifiée, c’est évident et regrettable : les « périphrases » qui éclairent et expliquent une œuvre lui donnent une atmosphère, une action, la font participer à la vie sociale de l’art. Si c’est une marque de lâcheté intellectuelle que de prétendre tout comprendre sans rien juger, de laisser s’endormir et disparaître son goût, il faut aussi se garder d’aller trop indiscrètement, armé d’un infaillible crayon bleu, à l’assaut des auteurs. Les sentiments de l’académie sur le Cid, le commentaire de Voltaire sur Corneille, que sont-ils devenus ? « la critique, dit M. Lasserre, est une forme, éminente entre toutes, de la création intellectuelle, ou elle n’est point. » Le critique au crayon bleu, jusqu’ici, n’a pas créé grand’chose et nous nous réjouissons de voir M. Lasserre lui tourner le dos en nous annonçant un grand ouvrage en trois volumes sur Renan. Ce qu’il a écrit sur Gœthe, sur Mistral nous le montre aussi éclairé par l’admiration, quand il parle des maîtres qu’il aime, qu’aveuglé par le parti-pris, lorsqu’il se spécialise dans l’éreintement. Rien de plus dangereux qu’un éreintement manqué, a dit André Gide : il se retourne contre son auteur. Sans prétendre le retourner contre M. Lasserre, j’en trouve dans les chapelles un petit exemple assez curieux par lequel je termine.

Parmi les ennemis de M. Lasserre figure le philosophe Durkheim. L’article sur Péguy lui est une occasion d’inquiéter la mémoire d’un sociologue dont on peut discuter certaines œuvres, mais dont j’admire trop le labeur et même l’influence pour laisser passer sans protestation le déguisement étrange que lui inflige ici M. Lasserre. Nous apprenons que « sa doctrine se réduisait à ce point ; tout ce que les sociétés dites civilisées et celles-là surtout qui se sont crues plus civilisées que les autres, ont adopté, pratiqué, approuvé jusqu’ici en fait de mœurs, de traditions, de sentiments généraux et de goûts, en fait d’institutions littéraires et pédagogiques, tout cela a des raisons d’être au sujet desquelles les esprits les plus éclairés de ces siècles sont plongés dans la plus complète illusion. Tout cela n’est… qu’autant de survivances, plus ou moins évoluées et transformées, du totem ou culte des animaux et du tabou ou fétichisme, qui distinguent les sociétés primitives… etc. P. Lasserre. » Voilà à quoi se réduit l’œuvre de l’auteur de la division du travail social et des règles de la méthode sociologique. Et tout cela n’est rien. Ces théories d’art nègre sur le droit romain, la culture classique et la sociabilité française, on nous apprend qu’elles étaient imposées par l’état à l’enseignement supérieur de Paris comme la règle de trois à l’enseignement primaire :

« l’autorité de l’état avait dressé à ce fatras une chaire, que dis-je ? La chaire des chaires, la chaire pontificale. Tous les étudiants de la sorbonne, quelle que fût leur spécialité, philosophie, lettres, grammaire, histoire, devaient obligatoirement assister au cours d’Émile Durkheim. Il fallait qu’ils fussent passés par l’école de cette sociologie-là. »

Marmontel raconte à la fin de ses mémoires qu’en 1789 il entendit un citoyen, monté sur une borne, exciter la population en dénonçant ce fait épouvantable : le despotisme, pour jeter un défi au peuple de Paris et lui annoncer ce qui l’attendait, venait d’élever à toutes les portes de la ville des lions de bronze qui vomissaient des chaînes. Il en tremblait d’indignation, et son auditoire aussi, de façon si pathétique que Marmontel se dit qu’après tout cela pouvait être vrai. Et, comme le marseillais, il alla voir. Et il vit ceci : la chaîne qui arrêtait les voitures pour l’octroi était accrochée à des appliques de bronze, qui avaient la forme d’un mufle de lion, de caniche ou d’un animal approchant. L’imagination du citoyen de la borne avait puissamment travaillé.

Je ne crois point la sorbonne tabou et le sorbonnagre n’est pas le totem de ma tribu. Mais je ne puis bien dire à quoi se réduisent les chaînes que leur a vu vomir M. Lasserre. Le cours de sociologie de Durkheim n’a jamais été plus obligatoire que les autres. Seulement, lors de la réforme qui tendit à donner à l’examen d’agrégation un caractère plus pédagogique, on décida que les étudiants candidats aux agrégations, et qui n’avaient pas encore enseigné, devraient assister à quelques conférences sur l’éducation. On chargea de ces conférences Durkheim comme on aurait pu en charger n’importe quel autre professeur qui eût accepté cette tâche scolaire et sans éclat, et il traita chaque année de l’histoire de l’enseignement secondaire au XIXe siècle. Je puis assurrer à M. Lasserre que la bifurcation de M. Fortoul n’y était pas présentée comme un reste du tabou qui put être attaché jadis aux arbres fourchus, et que, malgré le surnom de bestiaux donné aux élèves de l’enseignement spécial, Durkheim n’établissait nul rapport entre le totémisme et cette création de Victor Duruy. Je ne sais pas qui lui a succédé dans ces conférences qu’on a jugées, sans doute avec raison, utiles à de futurs professeurs, mais elles n’avaient aucun rapport avec le cours de sociologie, et même l’obligation d’y assister pour les candidats aux agrégations était à peu près théorique : y allait qui voulait. M. Lasserre nous apprend que Durkheim étant fils d’un rabbin, « son véritable personnage était celui d’un nabi de l’antique Israël, qui ne s’est, en dépit de normale, de l’agrégation, du doctorat et de tous les diplômes, que très superficiellement frotté à la civilisation de l’occident. » Je ne crois pas que Durkheim ait jamais fait à ses élèves l’impression d’un prophète d’Israël, mais je vois fort bien que le citoyen sur sa borne et M. Lasserre sur la sienne nous éclairent assez la psychologie de ces nabis, comparés par Renan à nos orateurs et à nos journalistes.

14. Unanimisme §

Quelques années avant la guerre, M. Florian Parmentier avait repéré et décrit, je crois, dans la littérature de son temps, une trentaine d’écoles en isme, y compris celle qu’il avait lui-même fondée, et dont le nom m’échappe. Tout cela semble de l’histoire assez ancienne, et les peintres se disent maintenant plus volontiers istes que les littérateurs. La fondation d’une école, qui prête généralement à des épigrammes assez faciles, serait pourtant, semble-t-il, une œuvre à encourager. La critique trouve une grande satisfaction à voir la littérature s’avancer par escouades sur le terrain de manœuvres, et la tirer d’incertitude par des manifestes explicatifs et des commentaires didactiques. Vous savez ce qu’on nomme en langage parlementaire le barodet ? C’est le recueil des professions de foi et des programmes des élus, imprimé au début de chaque législature, et qui, ayant été approuvé par les électeurs, est censé représenter leurs cahiers. Si l’usage des écoles se généralisait, si, comme les poètes élisent leur prince, les écrivains choisissaient leurs chefs, sous-chefs et grands chefs d’école sur des programmes bien tranchés et abondamment développés, nous pourrions faire un barodet littéraire qui nous donnerait, comme disait Sarcey, des sujets de chronique, et si beaux qu’il n’y aurait plus ni crise de la critique ni enquêtes sur la crise de la critique.

Mais tous les élus dont le barodet a enregistré les principes ne deviennent pas ministres. On en trouverait, en cherchant bien, quelques-uns qui ne sont même jamais devenus sous-secrétaires d’état. Et pareillement tous les manifestes d’écoles n’engendrent pas des chefs-d’œuvre. Il en est qui restent la seule œuvre de l’école. On ne les en jugera pas moins utiles. Ils nous désignent généralement une voie où il y avait une littérature possible, où une place aurait dû et pu être tenue si l’art et la suite de l’art comportaient des voies normales et prévisibles. Mais précisément le génie c’est l’anormal et l’imprévisible, de sorte qu’il ne fait école que lorsque le recul d’un passé l’a placé dans une perspective coutumière et une nature déjà habituelle.

Parmi les écoles que recensait M. Florian Parmentier (avec ce joli nom, que ne fondait-il l’école Trianon ou Marie-Antoinette ?) il en est une qui a assez bien réussi, qui a fait un curieux chemin, et qui occupe une place intéressante dans notre paysage littéraire. Je veux parler de l’unanimisme. Aujourd’hui que les écoles ne sont plus guère d’usage, il est probable que les unanimistes d’hier tiennent peu à ce nom, et le classent dans leurs souvenirs de jeunesse.

Mm Jules Romains, Duhamel, Vildrac, Chennevière, Arcos, ont suivi leurs voies propres, ont affirmé de plus en plus leurs différences de tempérament, et ne voient plus que loin derrière eux la communauté de leur élan vital. Cette communauté et cet élan méritent pourtant encore aujourd’hui d’être reconnus, et l’unanimisme dans son ensemble est peut-être une réalité littéraire plus curieuse et plus attachante que beaucoup d’œuvres particulières de bien des écrivains unanimistes.

Si cette remarque ne plaisait pas à tel unanimiste et s’il fronçait le sourcil, il se mettrait évidemment dans son tort, et il nous amènerait à voir dans l’unanimisme ce que je n’y vois nullement : une façade peu sincère. L’unanimisme est la forme d’art qui prend pour sujet la vie collective, la vie d’un groupe. La réalité littéraire intéressante serait donc pour lui non celle d’un écrivain, mais celle d’une école. Et je crois bien en effet que les œuvres les plus savoureuses, les œuvres centrales de l’école sont sorties de là. De même que les lyriques romantiques ont dit, sous toutes les formes et à toutes les occasions, leur moi, de même les unanimistes ont dit leur groupe. Les copains de M. Romains, compagnons de M. Duhamel ne mentent pas à leurs titres jumeaux. Et puisque l’un et l’autre livre se placent parmi les meilleurs de leurs auteurs, puisque l’un et l’autre réalisent dans leur schématisme essentiel la doctrine et la pensée de l’école, c’est donc que la doctrine de l’école, le didactisme de l’école avaient une richesse intérieure et que le couteau intellectuel portait bien au joint d’une articulation de la bête à découper. Au contraire de ce qui se passe souvent, ces œuvres sont d’autant meilleures qu’elles se tiennent plus près du principe de l’école, d’autant plus faibles qu’elles s’en éloignent davantage. L’œuvre des athlètes qui est la plus manquée et la plus froide de celles de M. Duhamel, en est aussi la moins unanimiste. Mais nous sentons bien les canaux souterrains par lesquels le vieil unanimisme de compagnons vient vivifier les belles pages de civilisation et d’attachante confession de minuit. Il serait cependant bien extraordinaire qu’un point de vue aussi particulier que celui de l’unanimisme eût été commun, authentiquement et sans artifice, à tout un groupe d’écrivains, de poètes, dont les tempéraments diffèrent par ailleurs si profondément.

En réalité il n’y a qu’un unanimiste intégral, qui est M. Romains. Il possède seul le tour d’esprit qui fait sentir et connaître les choses et les êtres sous l’angle de la vie unanime. Au contraire de M. Duhamel, il n’a jamais su réaliser des individus. Peut-être l’un et l’autre viennent-ils de deux points opposés, et ne se sont-ils rencontrés qu’artificiellement dans l’unité d’une école. Les copains et Compagnons ont beau naître dans le même milieu, sous la même doctrine et la même idée préconçue, nous n’en voyons pas moins qu’il n’y a dans les copains qu’une réalité, le groupe et la conscience de groupe, la destruction ou la construction de cette conscience, tandis que compagnons a pour centre, assez romantiquement, la personne du poète. Comparez également deux œuvres aussi parallèles : manuel de déification et possession du monde. Autant le moi laisse dans la première toutes ses valeurs se transposer automatiquement en valeurs de groupe, autant il apparaît dans la seconde tyrannique, envahissant, gênant pour autrui. Possession du monde me rappelle les thèmes d’Amoureuse. Un beau livre d’amour, a-t-on pu dire. Soit, mais comme cet amour manque de virilité et de pudeur !

Comme il foisonne en indiscrétion ! Nietzsche cite ce mot d’une petite fille à sa mère : « est-il vrai que le bon Dieu soit partout ? Je trouve cela indécent. » La personnalité qui ne se révèle que par un désir de se répandre partout, par une possession universelle, cette personnalité liquide ou gazeuse, ne séduira nullement ceux qui se plaisent dans le monde des solides, dans un monde de personnes qui ont leurs barrières, leurs limites, leur intérieur inviolable et profond. Si j’étais capable de posséder le monde, c’est qu’il ne serait qu’une bien pauvre chose, et qui ne vaudrait guère la peine d’être possédé.

M. Romains part de ce sentiment intense et sincère que l’individu n’existe pas, ou tout au moins que l’artiste n’est pas en tant qu’artiste intéressé par sa propre existence. M. Duhamel part au contraire d’un sentiment exigeant de son existence et d’une volonté d’annexion non par la violence mais par l’amour, un amour auquel il ne manque, tant dans vie des martyrs que dans possession du monde, que la discrétion. « À Dieu ne plaise, diront certains, que je sois jamais aimé comme cela ! M. Duhamel ne m’aura pas. Et je crois que M. Romains ne m’aura pas non plus. » M. Duhamel est un sentimental, un descendant de Rousseau, et qui voudrait avoir les âmes par l’amour. Mais M. Romains est un intellectuel, un petit-fils de Voltaire, qui prétend les avoir, entre autres moyens, par la mystification.

Loin de ce mot tout le contenu péjoratif dont le chargent les gens intoxiqués de sérieux ! Il n’y a pas de religion, pas de justice, pas de forme d’art qui ne comporte une part de mystification. Celui qui refuse de se laisser mystifier ne saurait par exemple fréquenter le théâtre. D’autre part c’est une marque de faiblesse d’esprit que de voir de la mystification dans tout ce qui paraît singulier et obscur. Sarcey est mort dans la conviction que M. Barrès ne s’était dans l’homme libre rien proposé d’autre que de mystifier ses lecteurs. Mallarmé passa généralement pour un mystificateur. Baudelaire ayant volontiers pratiqué la mystification, Brunetière en conclut que les fleurs du mal avaient été écrites pour mystifier les gens. Ne risquerions-nous pas de paraître aussi superficiel en plaçant cette étiquette sur l’œuvre de M. Romains ?

Aussi ne l’y plaçons-nous pas. La mystification n’est qu’un des moyens dont a usé, dans quelques œuvres, M. Romains ; mais il en a usé en grand artiste, pour ces deux raisons qui n’en font qu’une, que d’abord, il possède le génie de la mystification, et ensuite que la mystification figure un des ressorts indispensables de l’unanimisme.

M. Romains n’est évidemment pas le premier artiste qui s’efforce de porter sur une âme collective l’intérêt qui s’attache d’ordinaire à une âme individuelle. Animer comme un seul être une foule, une cité, une nation, une armée, une escouade, cela est passé depuis longtemps dans la pratique courante de la poésie, du roman et du théâtre. L’originalité de M. Romains consiste à avoir cultivé ce procédé de la façon la plus réfléchie, à ne jamais présenter ses groupes comme des êtres spontanés et vagues à la Zola, mais comme des constructions laborieuses, précises, solides, géométriques. Comme M. Giraudoux nous rend en littérature certaines manières de l’impressionnisme, ainsi ou plutôt au contraire M. Romains ressemble aux constructeurs de volumes issus de Cézanne. L’unanimisme, qui a d’ailleurs été poussé moins loin que la peinture correspondante dans la voie logique, bâtit comme le cubisme du concret avec de l’abstrait. Il élimine l’individuel comme le cubisme élimine les courbes vivantes. Il construit des êtres en dehors des conditions de la vie personnelle, et, sans réussir absolument, il n’y échoue pas. Des constructions de groupes purs, comme un être en marche et cromedeyre-le-vieil, sont des réalités originales et fortes, nous laissent une impression non peut-être de génie, mais bien d’intelligence, de volonté et de puissance.

Ou plutôt, en prenant le mot dans son sens le plus laudatif, une impression d’artifice. Il est probable qu’on verra un jour tout un art, peinture et littérature, se créer autour des machines, et qu’on tentera d’élever, après l’homme et le paysage, le moteur et la turbine à la dignité esthétique. La place de la nature morte dans la peinture la plus novatrice annonce peut-être des voies qui iront loin.

Quoi qu’il en soit, ces êtres techniques seront à peine moins inhumains que les êtres collectifs de M. Romains. Celui-ci s’est efforcé de tourner cette difficulté, et, lorsqu’il a voulu faire une œuvre vivante, il a toujours recouru au même moyen : se placer à la naissance même de l’être unanime, inviter, forcer le lecteur à le créer avec lui.

C’est ainsi qu’il a procédé dans sa curieuse mort de quelqu’un, où un homme, ayant cessé de vivre de sa vie individuelle, mène encore quelque temps une vie réelle dans le groupe d’hommes dont il faisait et fait encore partie. Le sentiment de la gloire est lié dans l’humanité à cette existence posthume, dont M. Romains a donné une idée juste en l’étudiant en sa plus petite et en sa plus insignifiante dimension. La partie de notre existence qui est créée par les hommes est abolie non quand nous-mêmes, mais quand ces hommes sont abolis. L’homme crée incessamment, et non pas seulement par la génération, l’être d’autres hommes.

L’art unanimiste consistera à comprendre, à épouser, à pousser le plus loin possible ce procédé créateur.

Il nous montrera, dans son acte le plus complet et le plus haut, une conscience d’artiste créant de la vie unanime. Et pour créer cette vie, il faut nécessairement tromper les hommes. Ainsi que Renan aimait à le dire, on ne sort de la vie individuelle que par une duperie, une pia laus de la divinité, une mystification plus ou moins transcendante. Pas d’état, pas d’armée, pas d’école sans bourrage de crâne. Qui veut la fin veut les moyens. Et les moyens, le bourg régénéré, les copains, donogoo-tonka nous les indiquent largement : c’est la mystification créatrice.

Un bourg médiocre et plat est régénéré parce qu’un graffito excitant et subversif s’y lit quelques jours sur un urinoir. Les copains, c’est-à-dire l’école unanimiste consciente et organisée, emploient leur verve active et leur mystification savante à créer ou à détruire assez littéralement des groupes et des villes. Il ne faut pas être manchot pour reprendre en Auvergne la tradition de Jules César, construire Ambert et détruire Issoire. Et l’un des copains, le génial Lamendin, construira par les mêmes puissances de suggestion, la ville de Donogoo-Tonka.

La mystification apparaît ici comme un raccourci des puissances qui sont à l’œuvre, plus lentes et plus mêlées, dans la vie sociale. Renan se plaisait à voir dans le démiurge un type dans le genre des copains à Ambert et à Issoire ; et, devant cette mystification, la sagesse consistait pour lui à n’être pas dupe, la vertu à faire semblant d’être dupe. M. Romains, qui est, comme l’était Renan, agrégé de philosophie, a placé avec beaucoup d’ingénieuse hardiesse sa littérature unanimiste sur un axe cosmique. Les copains sont un livre profondément rabelaisien, mais, si Pantagruel demeure chez nous une des bibles des gens de bien, il a tellement cessé d’influer de façon vivante sur notre littérature que l’on comprend mal les œuvres qui en descendent. À l’étranger elles sont plus appréciées. Je n’ai pas été très surpris de trouver en Suède une traduction des copains, et, en Suisse, chez les étudiants « bellettriens » le livre de M. Romains jouit d’une popularité analogue à celle du père Ubu dans nos carrés d’officiers de marine.

C’est aussi que nul n’a mis en lumière mieux que M. Romains ce qu’il y a d’énergie créatrice dans une belle, large et lyrique mystification. Non seulement la mystification crée et détruit des hommes et des groupes humains, mais elle crée et détruit le mystificateur. Elle le conduit à cette belle ivresse sur laquelle se terminent les copains. Et la roche tarpéienne est près de ce capitole. Quand Baudelaire arriva à Bruxelles, il commença par mystifier les belges en propageant le bruit qu’il avait des mœurs spéciales et qu’il appartenait à la police. Il était beau de se créer ainsi un être dans l’imagination bruxelloise. Mais les belges, l’ayant cru de bonne foi, le mésestimèrent et désertèrent ses conférences. Et cette candeur brabançonne, après avoir fait le succès trop complet de sa mystification, devint, tournée par lui en stupidité, le motif de ses épigrammes et de ses invectives : il se fâcha d’être pris à son piège.

Personne n’eut l’imagination mystificatrice plus riche que Guillaume Apollinaire. L’hérésiarque pourrait presque prendre place sur le même rayon que les copains, et Apollinaire inventa le douanier Rousseau à peu près comme M. Romains créa le prince des penseurs, Pierre Brisset. Mais l’hérésiarque préfigurait tellement le vol de la Joconde qu’Apollinaire (d’autres circonstances encore aidant) en fut soupçonné au point de faire plusieurs jours de prison, et que, jusqu’au retour de la toile au Louvre, il fut admis dans une partie du monde littéraire qu’il l’avait vraiment enlevée. De tels précédents augmentent les difficultés qu’éprouve aujourd’hui M. Romains à faire concurrence à l’évêque Berkeley pour une théorie nouvelle de la vision. Espérons qu’il arrivera tout de même à fonder, malgré les ennemis de Le Trouhadec, son Donogoo-Tonka. Il est vrai qu’il lui reste un second hémisphère à découvrir. Je veux dire qu’il lui reste à mystifier, en découvrant un vrai Donogoo-Tonka, les esprits simplistes qui croient que la mystification l’explique tout entier.

Y arrivera-t-il par la science, la poésie ou le roman ? Je suis incompétent sur le premier chapitre, et, pour ce qui est des deux autres, j’aurais plus de confiance dans le second que dans le premier.

Certes la poésie sortie du groupe unanimiste est des plus honorables. M. Chennevière a une vraie nature de poète et nous a donné un des meilleurs livres de vers nés de la guerre. Les lettrés ont raison de tenir en grande estime le livre d’amour de M. Vildrac. Compagnons de M. Duhamel plaît mieux par son rythme d’ensemble que par son détail, tandis que dans son dernier recueil il y a au moins une pièce, d’émotion sobre et poignante, qui deviendra probablement classique. Quant à M. Romains, il me semble que, malgré de nombreux recueils, sa poésie reste à peu près tout entière dans ce livre dense, débordant et lourd, de la vie unanime. Ses essais dramatiques sont originaux et cromedeyre est au moins charpenté par une idée poétique singulièrement puissante. Mais l’instrument verbal qui sert à M. Romains ne s’élève guère, en général, au-dessus de la prose, et c’est certainement dans la prose, dans le roman, que son art a atteint jusqu’ici son expression la plus directe et atteindra plus tard ses formes les plus élevées. Bien que cromedeyre ne soit pas son chef-d’œuvre, c’est peut-être lui qui, avec les copains, fournirait sur le tempérament artistique de M. Romains la perspective la plus juste. Dans notre littérature féminisée, son unanimisme apparaît comme une nature puissamment et exclusivement mâle, où se mêlent la force dionysiaque et le priapisme rabelaisien. Les éléments de tendresse, de délicatesse ne sont pas donnés dans son être, il faut qu’il descende les ravir dans la plaine, et ils paraissent toujours en lui un peu étrangers et artificiels.

15. Un livre de guerre §

on se plaint souvent que la grande guerre n’ait pas encore produit la littérature immédiate qu’on en attendait. Il semble même, au premier abord, que nos guerres civiles aient donné davantage. Le Panama nous a laissé leurs figures, l’affaire Dreyfus survit en Monsieur Bergeret à Paris. Déjà la guerre de Vendée avait été d’un meilleur rendement-pour le roman du moins-que les guerres de la révolution et de l’empire. Il est vrai que M. Anatole France nous promet sur la guerre un livre dans le genre de l’ile des pingouins. Mais cette ile n’était pas du meilleur France.

La littérature de guerre a été, comme dirait M. Ferrero, une littérature de quantité plutôt qu’une littérature de qualité. On espérait mieux.

Peut-être cet espoir lui-même faisait-il à son objet une mauvaise atmosphère. Il fut entendu dès le troisième jour de la mobilisation que cela allait donner de la littérature, et de la fameuse. Tel homme de lettres, mort aujourd’hui, à qui on refusait une autorisation et une automobile militaires pour suivre les opérations, s’écriait dans les couloirs du ministère : « je vous mets sur la conscience la littérature que vous étouffez ! » sur quelle conscience doit peser, et combien plus lourdement ! Celle qui n’a pas été étouffée-celle de l’arrière, j’entends. Arrière ou avant, la guerre produisit une littérature hâtive à laquelle manquèrent les forces souterraines et lentes, et qui parut née avant terme, sans le laps de temps qui lui eût fourni l’ombre, le mystère, le silence. Il est impossible à un médium de travailler utilement devant un sceptique, à plus forte raison devant un illusionniste professionnel. L’esprit, l’inconnu qui parle à travers les œuvres littéraires, a des délicatesses pareilles, il vient comme un voleur à l’instant où il n’est pas attendu. S’il admet d’être attendu, il ne souffre pas d’être guetté.

On le guettait trop.

En le guettant, on lui dictait ses formes. On n’avait pour exprimer une sensibilité nouvelle que des formes littéraires anciennes. On peut dire sans exagération que presque toute la littérature de guerre dérive de deux types : celui de servitude et grandeur militaires et celui du roman naturaliste ; le livre de méditation morale individuelle, et la tranche de vie. Notez d’ailleurs que ces deux types appartiennent l’un et l’autre profondément à ce qu’on pourrait appeler la littérature militaire de paix. Le capitaine Renaud est un anti-Lasalle, un anti-Marbot, il exprime une destinée manquée de soldat, comme Chatterton exprime une destinée manquée de poète, comme Alfred De Vigny exprime personnellement les deux. Le livre de Vigny est le produit naturel d’un temps où l’on ne se bat plus. Et il en est de même, à un autre point de vue, du roman naturaliste, dont le type est fourni moins par l’artificielle et consciencieuse débâcle que par l’innombrable roman de l’intellectuel à la caserne, genre sous-offs et miserey. Non seulement du temps où on ne se bat pas, mais de l’homme qui ne se croit pas fait pour se battre, et qui, contre le métier militaire auquel il est contraint, réagit en décomposant les ridicules et l’automatisme que comporte ce métier comme tous les métiers, à commencer (ou à finir) par celui de romancier naturaliste. Ce roman est produit naturellement par une société où tout bourgeois doit passer par la caserne ; il l’a été plus naturellement encore après la loi de 1889, et la guerre lui a donné une ampleur, une carrière, une résonance illimitée. Si M. Barbusse n’avait pas écrit le feu, la place du feu eût été tenue par un des nombreux romans analogues. Aucun n’était plus attendu, son lit était tout fait. Le feu a joué dans la littérature le rôle du peut-on dire ? dans le journalisme : l’image qui représentait la lutte héroïque de notre Gustave et de la vieille dame aux ciseaux tenait dans la vie militaire la même place que la vignette du père Duchêne dans la vie révolutionnaire.

Le roman naturaliste, comme le peut-on dire ? attestait que le soldat savait en mettre un coup, mais qu’il n’était pas là pour son plaisir, ah mais non ! Et qu’il prenait figure de réclamation vivante et de protestation éternelle. Les soldats de Napoléon étaient aussi des grognards, mais comme la presse libre n’avait existé ni sous le roi, ni sous la république, ni sous l’empereur, aucune littérature ne leur avait appris à grogner en musique, et c’est pourquoi leur grognement n’a eu aucune expression littéraire. En 1914 le roman naturaliste n’était nullement mort, il avait même une académie presque à lui seul, celle de M. de Goncourt ; il se montra tout de suite un peu là.

Ces deux littératures prévues ont fourni des œuvres d’un haut intérêt. On pourrait mettre sur le rayon de servitude et grandeur militaires l’admirable capitaine de M. Antoine Rédier. Peu après la guerre l’officier qui signait Jean des vignes-rouges a publié un sois un chef ! qui devrait se trouver dans toutes les bibliothèques de quartier. Et, une fois abattu le déchet de l’artificiel et du truqué, on recueillerait bien des colonnes de belle anthologie morale. Quant aux centaines de récits de la vie militaire, c’est par leur masse qu’ils valent, plutôt qu’individuellement.

Ils forment un tas, un bataillon.

Je connais quelqu’un qui, les ayant religieusement collectionnés, en a garni un réduit en forme de cagna, avec des rondins et les petites femmes d’Hérouard. Ils sont reliés en bleu horizon, et portent les galons rouges, argent ou or, qui indiquent le grade de leur auteur. Cela ne ferait pas mal dans la maison de M. Pierre Loti, entre le salon turc et la chambre japonaise. Heureux qui comme Ulysse… et pourtant il eût pu et dû sortir autre chose que ces deux types prévus. Quoi ? Il me semble que je le vois à peu près après avoir lu l’ agonie du mont-Renaud de M. Georges Gaudy. S’il me fallait faire un classement des livres de guerre, donner des rangs, je crois bien que c’est celui-là que je mettrais le premier. Mais il est probable que dans un jury j’appartiendrais à la minorité.

Je vais donc donner mes raisons.

Ce n’est pas qu’on y trouve de grandes qualités littéraires. Le style est d’une correction terne, et rien ne séduit moins : peut-être M. Gaudy est-il instituteur, ou exerce-t-il une profession analogue.

Ajoutons que le livre est peu vivant. L’auteur réussit mal à mettre en pied les camarades dont il parle. Il ne sait même pas les faire parler. Les propos qu’ils tiennent sont insignifiants, précisément parce qu’ils sont vrais. Il n’y a qu’un homme de lettres qui puisse transposer la vie pour la faire paraître de la vie, et trouver l’angle de convention qui donne, dans l’optique du livre, de vrais poilus. Nous avons tous fait en version latine cette vieille histoire. Un bouffon de foire imite admirablement le cri du cochon. Un paysan trouve que ce n’est pas extraordinaire et qu’il en ferait bien autant. L’assistance murmure, finalement défi et rendez-vous pour le jour suivant. Le lendemain le paysan est là, le bouffon commence, applaudi comme la veille ; son concurrent lui succède, mais la foule le couvre de huées et donne la palme au bouffon. Le paysan montre alors un porcelet qu’il tenait sous son manteau et qu’il faisait crier en lui tirant l’oreille : « voyez quels juges vous êtes : c’est le cochon que vous sifflez. » La foule avait probablement raison. La vérité de l’art n’est pas celle de la nature. Le bouffon devait donner mieux que le cochon l’illusion d’un cochon. Il en est du livre comme du théâtre, où la vie militaire ne pourra jamais être rendue par un soldat, mais par un habile acteur maquillé en soldat. Il est dès lors naturel que la littérature de guerre ait été une littérature fort « civile ». M. Barbusse figurait dans son escouade comme M. Madelin au G.Q.G. Le romancier naturaliste et l’agrégé d’histoire ont fait leur métier civil.

Dans leurs livres le « civilisme », comme disait le P. Didon, coule à pleins bords. Et moi qui n’ai jamais été qu’un civil mal mobilisé, je serais bien le dernier à le leur reprocher.

Si le livre de M. Gaudy vous paraît inférieur au feu, soyez certain que c’est le poilu que vous sifflez. De la première ligne à la dernière, voilà le livre d’un soldat, qui n’est que cela, d’un homme au sens de la terminologie militaire. Ce qui remplit d’admiration c’est moins ce qu’il dit que ce qu’il ne dit pas. L’auteur est un caporal du 57e régiment d’infanterie. Il ne fait pas la moindre allusion à sa vie civile. Est-il clubman, banquier, professeur, garçon d’hôtel, terrassier ou camelot ? Nous n’avons pas à le savoir. Il est le caporal Gaudy, de la 5e escouade de la 6e compagnie (capitaine Taravan) du 57e régiment d’infanterie (colonel Bussy). Il a fait toute la guerre, en partie comme simple soldat. Il a été nommé caporal après un stage d’instruction. Cela même il ne le dit pas et c’est moi qui le devine en lisant entre les lignes (« le capitaine Taravan qui fut mon chef au c i d »). De sa vie militaire depuis le début de la guerre il ne nous entretient pas ; à peine une allusion à sa présence à l’Yser et à Verdun. Aucun souci de se faire valoir. Aucun souci de portraicturer, avec cette ironie aimable qui est le péché mignon du français intelligent, ses camarades et ses chefs. Rien de ce qui fait la raison d’être habituelle du livre de guerre. Jamais il ne serait venu à l’idée de ce caporal de mettre du noir sur du blanc si, en mars-avril 1918, son régiment, sa compagnie, son escouade n’avaient pu se croire, sur un point, les maîtres de l’heure. À la Marne il y a eu la victoire parce que chaque homme a dit : il faut que cela soit fait ! Le caporal, après la défense du mont-Renaud, a écrit son livre à la suite d’un : il faut que cela soit dit ! Et cela a été dit comme cela a été fait, la même âme circulant dans l’un et dans l’autre.

« j’ai lu quelque part, dit M. Bergson dans une des conférences de l’ énergie spirituelle, l’histoire d’un sous-lieutenant que les hasards de la bataille, la disparition de ses chefs tués ou blessés, avaient appelé à l’honneur de commander le régiment : toute sa vie il y pensa, toute sa vie il en parla, et du souvenir de ces quelques heures son existence entière resta imprégnée. » Je suis persuadé que si ce sous-lieutenant avait essayé de faire passer dans un livre ces quelques heures, il eût donné à ce souvenir une expression aussi saisissante que le rapport, publié par la nouvelle revue française, du commandant Jagueneaud sur le naufrage de la ville de Saint-Nazaire. M. Gaudy a passé non pas quelques heures, mais plusieurs jours dans cette tension. Le mont-Renaud est un château sur une éminence qui, à la sortie de Noyon, se trouve en travers de la route de Compiègne à Paris. Dans la bataille décisive de mars-avril 1918, où l’offensive de Ludendorff fut brisée, le mont-Renaud servit de pivot à la ligne française. Le caporal Gaudy l’occupa, au début, avec un petit poste de cinq hommes. Le château fut détruit, et le 57e régiment aussi, pendant la bataille qui suivit, mais l’ennemi ne passa pas.

D’un bout à l’autre du livre, il n’y a pas une seule ligne qui décèle la moindre vanité. Mais on y trouve une grande, une étonnante fierté. On comprend à quel point la fierté est le ressort de la vraie vie militaire, la pierre d’angle qui permet dans une guerre comme celle-là le civis murus erat. Et l’étymologie ne nous trompe pas, le bloc militaire doit se comprendre dans son ampleur, l’honneur militaire aussi, fierté est bien la forme francisée, humanisée, de ferocitas. Fierté d’être un chef : mes hommes, je donne l’ordre… reviennent souvent, et cela, bien que d’un simple caporal, ne détone pas du tout, parce que c’est, dans les circonstances, le ressort militaire absolument nécessaire. Dans ces circonstances, la responsabilité d’un caporal, c’est-à-dire du commandement immédiatement en contact avec le soldat, de la règle de plomb qui épouse encore le contour de l’objet, n’est pas une plaisanterie.

— fierté de ses chefs, tous représentés avec un héroïsme tout intérieur, sans littérature et qui n’a rien à voir avec le geste de bronze sur une place publique ou dans les colonnes d’un journal. À Noyon, au moment où les allemands entrent dans la ville, le caporal rencontre le général Dauvé, qui lui donne un ordre : « il avait voulu demeurer le dernier et tous ses hommes étaient partis qu’il était resté encore, seul, près de l’ennemi. J’ai pensé à lui bien des fois et à la noblesse d’âme de tant de chefs merveilleux qui font notre gloire. Ce souvenir et beaucoup d’autres me reviennent quand j’entends mal parler de nos officiers par des individus qui ont toujours cherché les postes de tout repos. Le crapaud regarde voler l’aigle et bave dans sa fange. » C’est la seule métaphore du livre. Du sublime au ridicule il n’y a qu’un pas. Mais du ridicule au sublime il y a exactement le même pas, et celui-ci notre caporal est en passe de le franchir. Cela pourrait être du Courteline. (Comme le qu’il mourût ! pourrait être de Molière : supposez Harpagon à qui on viendrait dire que son fils n’a pu défendre sa cassette contre trois voleurs).

Laissons l’ironie baver dans sa gange, et louons même M. Gaudy de ne pas ravaler, en l’appliquant à ces individus, le nom d’embusqué, dignement porté à la compagnie par les pionniers, les cuisiniers, le cycliste.

Enfin, et surtout, la fierté du numéro de son régiment. Un sentiment qui existait bien chez presque tous les soldats de la guerre, mais au fond de la conscience, et qui ne s’exprimait guère de façon officielle et forcée. Ici elle apparaît, dans l’absence de littérature, avec une netteté de médaille. Ce caporal prend sa place, toute sa place, mais rien que sa place, une place dans le rang. Il a tenu parce que l’escouade a tenu, l’escouade a tenu parce que la compagnie a tenu.

L’homme n’est rien :

Les assaillants de la ferme ont découvert, dans un appartement de cet immeuble, une inscription gravée en larges lettres sur le mur : « nous n’avons plus de pain, mais nous aurons Paris. » Si la route de la capitale emprunte la vallée de l’Oise, ce n’est pas cette semaine que les allemands défileront sur les champs-élysées. Le mont-Renaud est la porte qu’il faut enfoncer à tout prix. C’est un pivot sur lequel s’appuie la ligne française établie sur la ligne droite. Si ce point cède, il est évident que les unités qui occupent l’Arbroye et les hauteurs qui se succèdent jusqu’à Lassigny devront se replier, ou ne pourront tenir longtemps. Tous les efforts ennemis s’exerceront sur nous, par conséquent. Mais notre honneur est engagé sur ce morceau de champ.

Les régiments du 1er corps, en position sur la rive gauche, assistent à notre duel. Partout on voit flamboyer l’orage.

Partout l’on sait, et l’on dit : c’est le 57e qui tient là-bas !

Vous vous souvenez de cette page où Marbot raconte une mission périlleuse qu’il accomplit la nuit, en Autriche je crois, et qu’il a reçue directement de Napoléon. La situation est compromise, il va échouer, on lui tire des coups de fusil. La fenêtre centrale du château où se trouve l’empereur s’ouvre alors au loin toute rouge comme un point minuscule dans la nuit. C’est cette fusillade qu’on a entendue au château ; on sait que c’est sur Marbot qu’on tire et qu’il est en train de remplir, s’il le peut, sa mission. « L’empereur et les maréchaux te regardent ! » un courage nouveau, invincible, l’emplit, les obstacles tombent et il réussit. Voilà le haut lyrisme de la guerre, la fleur de flamme. Les exploits ne demeurent pas sans gloire au milieu des ténèbres… la page du poilu du 57e et celle de Marbot se répondent comme des feux dans la littérature des souvenirs militaires. Je voudrais citer l’arrivée de l’aumônier et la confession dans le château, la blessure de Biget et son retour avec sa fiche d’évacuation. Lisez-les.

Ce livre sans littérature se trouve beau exactement par les mêmes lois qui font la haute beauté littéraire. L’ agonie du mont-Renaud, c’est le cimetière d’Eylau de la littérature de guerre. Le hasard de la vie militaire a offert toute faite à M. Gaudy la situation que le génie de Victor Hugo avait su repérer dans ses souvenirs de famille. Il n’y a dans toute notre poésie que deux récits de bataille immortels : celui de Corneille dans le cid, et, ici, celui de Hugo.

Le cimetière l’emporte probablement. Ce n’est pas une bataille d’ensemble, c’est un coin du champ de bataille, l’engagement d’une compagnie. Une situation comme celle de la 6e compagnie du 57e : nous étions les gardiens du centre, et la poignée d’hommes sur qui la bombe, ainsi qu’une cognée va s’acharner, et j’eusse aimé mieux être ailleurs. Les poilus du 57e eussent aussi préféré être ailleurs. Je ne crois pas qu’aucun récit mette en une lumière plus claire que celui de M. Gaudy les dessous du courage, en fasse mieux saisir la charpente et l’ossature. Quand il a peur et qu’il voudrait bien se mettre à l’abri, il sait simplement que ce serait un abandon de poste, et qu’un abandon de poste cela ne badine pas. Tout simplement. Il n’y a pas plus de courage militaire sans la peur du code militaire qu’il n’y a de sensibilité sans corps ; l’armée ne va pas plus sans ses lois écrites que l’état. Comme les poisons dans la composition des remèdes, cette peur-là devient l’antagoniste de la peur. Comme le garde-fou d’un pont, qui ne vous sert qu’à vous enlever l’idée que vous pourriez tomber, cette peur militaire vous enlève la peur civile, la peur humaine. Et la tension extraordinaire d’un tel moment peut fort bien faire d’un soldat un homme littéralement sans peur.

Le bouillon arrive ensuite. Cette eau tiède, préparée à Pajet dans une cave, est dénommée bouillon par habitude. Ensuite on nous donne des haricots. Je les mange avec les doigts, n’ayant pas de cuiller. C’est fini. Nous ne devons avoir faim que dans vingt-quatre heures.

— Je roupillerais bien ! Dit Lhoumeau.

Les autres aussi dormiraient. Mais peut-on se coucher dans la vase ?… etc.

G Gaudy : l’agonie du mont-Renaud.

Ceux qui ont fait la guerre sentent comme tout cela est vrai, profond, nu. Voilà l’état de grâce du soldat, direct et sans littérature. Comparez-lui les trois exemples de littérature que vous avez lus cent fois, et que j’appellerai le pompier, la naturaliste et le moral. À vrai dire le premier n’est pas de la littérature, c’est du journalisme de guerre ou de la chose officielle. Pour le pompier, le soldat, à cette heure, sent derrière lui, comme dans le rêve de Detaille, tout le musée de l’armée, la patrie dans le temps et dans l’espace, Paris et sa banlieue, etc… quand Pétain eut défendu Verdun, on lui annonça qu’un représentant de nos plus grands quotidiens demandait à le voir. Le général ordonna en maugréant qu’on le fit entrer. « Qu’est-ce que vous voulez ? — Mon général, au nom de la France, permettez-moi de vous embrasser ! — Si c’est pour des sonneries (la cédille s’égara en route), fichez-moi le camp. » Le caporal Gaudy, dans sa tranchée, paraît penser, comme son chef, que l’heure n’est pas à la sonnerie.

Le naturaliste allongera en trois pages ces mots, capitaux pour lui : « on laisse faire, on se laisse aller ». Ils sont tournés chez M. Gaudy du côté de la tension, de la valeur de l’efficace militaire : il les retournera de l’autre côté, il mettra en lumière la misère et la brutalité de la situation. Il n’y aura plus là que de la chair à canon et de la boue qui se mêleront.

Le troisième, le moral, fera de cette tranchée le sujet d’une méditation, sur la vie, la mort, et autres grandes idées. Je ne dis pas que les diverses « méditations dans la tranchée » aient été toutes composées dans un bureau de l’arrière, mais je suis sûr qu’elles ont été écrites dans des secteurs calmes. Le caporal Gaudy ne médite pas.

Vivre et mourir n’ont pour lui plus de sens. Et cette phrase même c’est une réflexion d’auteur qui habille la nudité morale absolue et parfaite du soldat à l’heure h.

Comme toute la littérature de guerre appartient à ces trois types (je laisse de côté le goguenard, qui nous a donné les savoureux mémoires d’un rat ), il n’est pas étonnant qu’elle fasse beaucoup de fatras. Ou plutôt ces trois types ont pu nous rendre bien des moments et des sentiments vrais, même le premier, souvent très sincère, mais ils étaient incapables par définition de faire voir le vainqueur dans l’acte et le moment de sa victoire. M. Gaudy me paraît l’avoir fait. Ni en 1914 ni en 1918 il n’y a eu de miracle de la Marne. Il y a eu la volonté et la raison, l’organisation, qui est la poignée de l’arme, aboutissant inflexiblement à la pointe, la pointe victorieuse qui tient, claire et dure, dans ce livre.

L’agonie du mont-Renaud est un épisode de la bataille de Paris, faite de milliers d’épisodes semblables. Une bataille qui s’est terminée par la victoire comme la bataille de 1871 s’est terminée par la défaite. Or M. Paul Gsell vient de recueillir parmi des propos d’Anatole France, le récit d’une affaire de 1871 dans laquelle figura l’illustre maître, alors garde national, et qui m’induit à bien des réflexions quand je la lis après l’agonie du mont-Renaud.

Le commandant de notre bataillon était un gros épicier de notre quartier. Il manquait d’autorité, il faut le dire, car il cherchait à ménager ses pratiques.

Un jour nous reçûmes l’ordre de participer à une sortie. On nous envoya sur les bords de la Marne… etc.

P. Gsell : propos d’Anatole France

Couvrons la nudité de notre père dévoilée par M. Gsell. Les petits-fils des parisiens qui se comportèrent si mollement, en 1870, sur la Marne, se trouvèrent sur la même rivière, quarante-quatre et quarante-huit ans après. Ils n’étaient ni plus ni moins braves que leurs grands-pères.

Ce qu’ils eurent en plus ce n’est pas la vertu propre, c’est le dressage et l’encadrement militaires en lesquels M. France voit le mal, et dont est rempli le livre de M. Gaudy. Aucun soldat de 1914 à 1918, racontant la guerre, heureusement ne pourra dire : « nous prîmes le parti de nous arrêter, de rompre les rangs… nous n’eûmes garde de marcher au canon. » Si tout cela eût été confié à leur libre initiative, ils eussent fait souvent comme M. Bergeret et comme les francs-archers de Bagnolet parmi lesquels il porta le képi. Et alors les « matinées de la villa Saïd » eussent consisté en 1914 à voir si les officiers allemands, logés dans les chambres à vitraux que nous peint M. Gsell, avaient bien tout le nécessaire, et si leurs ordonnances respectaient les bouteilles de la cave encore épargnées par la kommendatur. Mais les soldats n’avaient pas de parti à prendre, et ne votaient pas à mains levées pour savoir s’il fallait marcher au canon. Le militarisme sévissait dans toute son horreur. Quand un commandant avait les reins cassés, on n’était pas débarassé pour cela de l’engeance des galonnés, un capitaine prenait le commandement du bataillon, et si les quatre capitaines et tous les officiers étaient tués, cela pouvait finir par un sergent, peut-être aussi mal embouché que celui qui voyait l’honneur de la mère de M. Roux entaché par l’inhabileté de son fils sur le terrain de manœuvre, mais fort utile pour barrer avec une unité bien groupée le chemin que suivait un ennemi curieux de mettre dans sa soupe les légumes du jardin d’Épicure. Ce qui a failli nous vaincre en 1914, c’est une armée admirablement organisée. Ce qui a vaincu cette armée, ce n’est pas des soldats plus braves que les siens, c’est une armée encore mieux organisée, un commandement dont les échelons, du généralissime au caporal, étaient plus souplement solidaires. La valeur d’une armée, comme celle de tout ce qui existe, n’est pas faite de son énergie potentielle, mais de son énergie utilisable, et la discipline, le commandement, convertissent seuls son énergie potentielle en énergie utilisable.

D’elle-même, toute énergie utilisable se dégrade en énergie potentielle, et les physiciens nous enseignent qu’en cela consistera la mort de l’univers. Si nous considérons une armée comme un système clos, le roman naturaliste, le feu ou la débâcle, éprouvent et nous font éprouver la pente de cette dégradation de l’énergie, mettent en lumière et en valeur ce qui rend possible la transformation d’une unité organisée en ce troupeau couché que nous étale le France de M. Gsell. Et c’est la direction la plus naturelle du roman professionnel, qui trouve dans le naturalisme sa pente de facilité.

N’ayant que la « vie » à la bouche, il ne peut peindre de la vie que ce qui anticipe la mort. La vie, M. Bergson l’a largement enseigné, remonte au contraire cette pente. L’organisation transforme l’énergie potentielle en énergie utilisable. Et aucune organisation n’y arrive de manière plus saisissante, plus efficace que l’organisation militaire. Un général ne doit considérer les hommes que comme des éléments d’unités, des signes dans les combinaisons.

Il est en bien plus mauvaise posture qu’un caporal pour rendre dans un livre cette vivante énergie militaire, pour la faire voir sur le point même où elle agit, pour la faire sentir à son maximum de tension et de concentration, comme cette page attribuée à M. France nous la fait connaître dans sa détente et sa dégradation absolues. Aussi rien dans l’abondante littérature d’état-major ou de G.Q.G. Ne me paraît valoir ce récit d’un caporal.

« La plus sale situation de l’armée », dit-on communément, et avec raison, puisque le caporal n’a que des responsabilités sans avantages matériels.

Mais la plus belle situation pour vivre de toute la vie de l’armée, puisque le caporal n’est pas chef vivant en chef, mais chef vivant en soldat, c’est-à-dire connaissant les deux côtés de la médaille. Seul un caporal pouvait peut-être frapper cette médaille à deux faces.

16. Mallarmé et Rimbaud §

Il m’est arrivé d’écrire qu’on pouvait discerner, à la pointe extrême de la littérature actuelle, une influence de Mallarmé et de Rimbaud. C’était à propos de la Suzanne de M. Giraudoux, dans l’île de laquelle se trouvait un rocher Rimbaud, et qui, en nageant une ou deux heures, eût pu découvrir, non loin de cette île, le pays de la prose pour Des Esseintes. Je fus repris avec quelque sévérité. M. Georges Le Cardonnel assura, dans la revue universelle, qu’il n’en était rien, que ces gens-là n’intéressaient que quelques maboules, et que je voyais la littérature française de l’observatoire d’Upsal, dans des verres taillés par André Gide.

L’article ayant été traduit en allemand dans la revue rhénane, le journal m’accusa de bourrer le crâne des rhénans avec ces fariboles.

Comme beaucoup de gens de goût, et même de grands écrivains, continuent à croire que les noms de Mallarmé et Rimbaud ne correspondent qu’à une mystification montée dans ce qu’on appelle les cénacles, il n’est peut-être pas inutile de revenir sur ce sujet, non pour de vaines polémiques, mais en vue d’honnêtes précisions.

Pour ce qui regarde Mallarmé, il faut bien s’entendre sur sa place et son influence actuelles.

Il est certain qu’on ne l’imite plus, et que, durant le bref laps où ils sévirent, ses imitateurs furent parfaitement ridicules. On peut (cela se défendrait) juger un écrivain d’après son rayonnement de clichés et sur sa capacité d’être imité. Les grands classiques du XVIIe siècle ont été imités servilement pendant plus de cent ans.

Victor Hugo l’était encore au début de ce siècle.

Les maîtres du symbolisme, et aussi les Goncourt, le furent presque une dizaine d’années. Cette proportion décroissante est significative. On n’est imité que dans la mesure où les imitateurs se croient originaux en imitant. Voltaire pouvait de bonne foi se croire original en alignant des centons de Racine, penser que, si Racine n’eût pas existé, lui Voltaire eût tout de même écrit Zaïre, parce que Racine n’avait fait que découvrir la raison et le beau uniques, comme Colomb avait découvert l’Amérique, et que Voltaire aurait aussi bien pu les découvrir plus tard, comme un autre navigateur aurait pu trouver la même Amérique que Colomb. Telle est la croyance implicite qui donne bonne conscience et vigueur reproductrice à l’imitation. Ajoutons que Racine ayant fait mieux qu’Euripide en imitant Euripide, Voltaire pouvait candidement s’imaginer qu’à son tour il ferait mieux que Racine en imitant Racine (oubliant que le mot imitation était une étiquette qui recouvrait dans les deux cas deux réalités fort différentes). Tout cela nous place exactement à l’antipode de Mallarmé.

Certes Mallarmé avait commencé par imiter Baudelaire (Rollinat l’appelait méchamment un Baudelaire en morceaux qui n’a jamais pu se recoller). Mais il était allé bien vite vers une paradoxale originalité, une peur maladive du cliché et du lieu commun, s’était créé, moitié de son propre fonds, et moitié par volonté ou par point d’honneur, une manière, la plus individuelle possible, de s’exprimer. Il excluait dès lors, au même titre qu’une imitation dont il eût été l’auteur, une imitation dont il fût devenu l’objet. Et (sauf par naïveté ou par jeu) ni ses vers ni sa prose ne furent vraiment imités.

Comment pouvons-nous dès lors parler de son influence, et que pourrait être cette influence ? Voici. Je ne crois pas écrire de paradoxe en disant que le petit et frêle recueil des poésies de Mallarmé est cher bien moins, et avec moins de raison, aux amoureux de la poésie de Mallarmé qu’il ne l’est aux amoureux de la poésie française. C’est Racine que nous aimons d’abord en Racine, Hugo en Hugo. Mais si nous ne cherchions dans Mallarmé qu’à aimer Mallarmé, nos raisons seraient un peu frêles. Nous n’éprouvons pas ici le contact avec un grand courant de sensibilité, d’intelligence, d’humanité. Mais nous éprouvons le contact avec la poésie française, à son extrémité la plus fine, la plus logique, — la plus diabolique, allais-je dire, en songeant que le diable est le meilleur logicien. Mallarmé n’a eu qu’un sujet, n’a fixé que sur un point ses yeux interrogateurs et rêveurs : le fait littéraire, l’existence et la vie du vers, du poème, du livre. Il est, à ce point de vue, le Boileau du romantisme, ou plutôt il indique d’un doigt tendu (comme le saint Jean des tableaux) la place que devrait occuper dans l’art du XIXe siècle un Boileau. Ne dites pas de mal de Nicolas, écrivait Voltaire : cela porte malheur. Et Sainte-Beuve répondait à des railleries vieillottes de Taine sur Boileau que celui qui méprise Boileau risque de mépriser au fond toute poésie. Comme Voltaire et Sainte-Beuve avaient raison ! L’auteur de l’art poétique n’est pas un des dieux de la poésie, mais il en est le prêtre, et on ne saurait guère mépriser le rôle du prêtre sans mépriser la religion. Mallarmé a tenu dans l’autre massif français qui équilibre la poésie classique une place analogue. Rien d’étonnant qu’il se trouve au croisement exact, à la patte d’oie de ces trois routes du XIXe siècle poétique, le romantisme, le parnasse, le symbolisme, et qu’on puisse presque indifféremment voir en lui l’aboutissement et la logique absolue de ces trois mouvements en apparence ennemis. Il ne se mêle pas à leurs disputes —  abhorret a sanguine. Il fait partie du service spirituel.

Il dit la messe également pour trois, la messe de la poésie pure.

L’influence essentielle exercée par Mallarmé a été celle de son exemple. Un homme avait mis son idéal à réaliser non pas une œuvre aussi parfaite, aussi vivante, aussi bienfaisante que possible, mais à pousser le plus loin possible dans la direction de l’absolu la poésie française, à atteindre une extrémité. Ainsi un explorateur qui, laissant à d’autres les Amériques et les Eldorados, ne s’attacherait qu’à planter un drapeau dans les glaces sur ce point mathématique qu’est le pôle.

Certes, s’il y avait à choisir entre l’un et l’autre, il vaudrait mieux découvrir l’Australie ou le Congo que le pôle sud. Mais il n’y a pas à choisir. L’ensemble des explorations forme un bloc, un tout, déposé par une division spontanée du travail. Et le résultat c’est la découverte de la terre entière, où restent encore bien des espaces inconnus, mais où toutes les grandes lignes sont repérées. On pourrait voir dans la poésie, dans la littérature, un effort analogue. L’exemple de Mallarmé n’a fait naître aucun chef-d’œuvre, le pays de la prose pour des Esseintes n’a encore produit ni sa légende des siècles, ni sa Bovary. Mais il a suscité tout un mouvement d’exploration. Les possibilités de la littérature française ont été examinées et sondées. Les nombreuses écoles littéraires d’avant-guerre et d’après-guerre (si différentes, mais qui ont ce trait commun d’aller à l’extrémité de quelque chose, de représenter des paroxysmes) n’ont pas encore trouvé de trésor, mais elles ont retourné un champ.

Si Mallarmé n’eût pas existé, ni Claudel, ni Apollinaire, ni Romains, ni Proust, ni Giraudoux, n’eussent été avec cette bonne conscience allègre (et un peu provocatrice), vers l’accomplissement de leur destinée particulière. Ils eussent cherché plus de compromis. L’influence de Mallarmé ne s’est pas exercée sur le contenu de la littérature, mais sur la manière de poser le problème littéraire.

N’exagérons d’ailleurs pas cette restriction. Si l’influence de Mallarmé nous apparaît surtout comme une influence formelle, qui modifie l’atmosphère plutôt que les objets littéraires, il ne faut pas oublier qu’il a laissé un héritier direct, qui est Paul Valéry. Or Valéry est peut-être le moins discuté des poètes d’aujourd’hui. Tous ceux qui parlent de ses odes s’en déclarent les admirateurs.

Et si les formes les plus récentes de sa poésie ne procèdent pas directement de Mallarmé, ce n’en est pas moins le doigt de Mallarmé qui lui désigne silencieusement la cime et l’air raréfié où atteindre.

L’hommage à Valéry comporte, qu’on le veuille ou non, un hommage à Mallarmé. Quant à l’influence positive exercée par un coup de dés (exhumé en 1894 du tombeau de cosmopolis ) sur les essais de poésie ou de prose littéraire ou calligrammatique, elle n’a donné que des curiosités de bibliothèque, qui font passer quelques quarts d’heure agréables, mais dont aucune ne rappelle évidemment en quoi que ce soit le caractère presque tragique de cet admirable poème.

L’influence de Rimbaud a été aussi différente de celle de Mallarmé que les deux auteurs étaient eux-mêmes différents. Mais l’un comme l’autre a aujourd’hui son représentant, son héritier direct.

Si Mallarmé genuit Valéry, Rimbaud genuit Claudel. Et ce n’est pas un hasard si la gloire est venue à Claudel au moment même où Rimbaud agissait sur l’extrême-gauche littéraire.

L’action de Rimbaud sur le symbolisme proprement dit avait été très faible. On récitait volontiers et on admirait à juste titre les chercheuses de poux et le bateau ivre à cause de leurs vers étonnants, de leur mouvement à la fois baudelairien et parnassien. Mais les écrivains symbolistes à qui il m’arriva de parler des Illuminations les considéraient comme un amas incompréhensible de folies qui avaient dû avoir du sens au moment où Rimbaud les écrivait, et l’avaient en tout cas depuis longtemps perdu. On les mettait sur le même rayon que les chants de maldoror. Ce qui intéressait surtout chez Rimbaud, c’était, comme chez Mallarmé, sa destinée. Avoir écrit enfant les plus admirables vers, être passé de là à un brouillon en apparence inintelligible, fait pour le poète seul, avoir jugé ensuite que ce n’était plus la peine d’écrire, avoir laissé derrière lui comme un bagage inutile la littérature, avoir réalisé, pour une Afrique vraie, ce départ qui, chez les écrivains, avorte toujours en un roman ou un poème, voilà qui excitait les imaginations et apparaissait comme un horizon de vertus héroïques. Rimbaud, qui avait renoncé à la littérature, fut canonisé comme un saint de la littérature. Et même comme un saint tout court.

Claudel nous affirme qu’il est sauvé, avec la même certitude (si peu chrétienne en somme) qui fait déclarer au poète des cinq grandes odes que Hugo, Michelet et Renan cuisent en enfer. La place de Mallarmé était celle de l’homme dont la chair est triste et qui a lu tous les livres ; la place de Rimbaud paraissait celle de l’homme qui aurait pu écrire tous les livres, mais qui, content de s’être transporté une fois aux limites de la littérature, n’a plus écrit.

On pourrait être tenté de comparer cette place à celle de Pétrus Borel dans le romantisme. « Dire que j’ai cru en Pétrus ! » constatait mélancoliquement Gautier à la fin de sa vie. Et de vieux symbolistes s’accusent aujourd’hui, en souriant, d’avoir cru en Rimbaud. Je ne crois pas que ce soit la même chose, à moins qu’on ne se place au point de vue de Sirius. Si Pétrus et Rimbaud ont eu leur raison d’être dans les cénacles, dans ce que M. Lasserre appelle les chapelles, ils ne l’ont pas eue en la même qualité. C’est le cénacle qui agit sur Pétrus, le forme à son image et admire en lui sa propre fumée, tandis que Rimbaud agit sur le cénacle. Il n’y a jamais eu une influence de Pétrus, tandis qu’il y a encore, un demi-siècle après les Illuminations, une influence de Rimbaud, celle même dont M. Max Jacob se défend vainement dans la préface du cornet à dés. Ces poèmes de Rimbaud, que la génération symboliste savait par cœur, on les oublie à peu près aujourd’hui. En revanche il semble qu’on lise avec ferveur et profit les illuminations et une saison en enfer. Le livre avait d’ailleurs, je crois, inspiré Jarry. Il me souvient de promenades avec lui, où des spectacles de la rue étaient référés subtilement à tel passage des illuminations. Et ce courant est sensible dans son œuvre (trop oubliée au profit du seul Ubu ), des minutes de sable mémorial à messaline. Une revue posait naguère, à peu près, à des écrivains cette question : « croyez-vous qu’une littérature inspirée de Rimbaud, de Lautréamont et de Jarry soit aujourd’hui possible ? » très possible, trop possible, trop peu capable de sortir de ce pur possible. N’oublions pas, d’ailleurs, que du point de vue médical, fort relatif comme on sait, les chants de maldoror furent écrits par un fou (« un vrai », comme on dit du député qui exerce la profession de vétérinaire, ou du saltimbanque des folies-bergères que le Jura élut jadis sénateur) et que Rimbaud et Jarry demeurèrent, comme bien des poètes plus grands qu’eux, en coquetterie avec la folie.

C’est précisément dans le genre de folie propre à Rimbaud qu’on trouverait, je crois, la clef des illuminations. Rimbaud était un chemineau, pour qui la vie consista longtemps en ceci : aller indéfiniment à pied sur les grandes routes. C’est ainsi qu’il parcourut une partie de l’Europe et de l’Afrique. Les aliénistes ont décrit et classé depuis longtemps cette folie ambulatoire, qui n’est, comme toutes les folies, que le développement anormal d’une tendance naturelle. Comme Rimbaud était avec cela fort intelligent, et qu’il avait du génie, il sut tirer parti de cette tendance, et, voyageant inlassablement en Abyssinie, il était lorsqu’il mourut à Marseille, sur le point d’y repartir, en passe de faire une grosse fortune commerciale.

Il aurait fait, ou plutôt il fit, sur les mêmes voies, sa fortune littéraire. Le voyage de Baudelaire, c’est le voyage d’un sédentaire ; le bateau ivre c’est le voyage d’un voyageur, d’un maniaque du déplacement, qui imite bien la toupie et la boule, et porte dans son sang les puissances vagabondes du mouvement pour le mouvement. Quant aux illuminations, qui paraissent avoir été écrites pendant ses continuels voyages à pied entre Charleville et Paris, c’est précisément le livre de la route : c’est de la littérature décentrée, exaspérée par l’optique de la marche et par une tête surchauffée de chemineau.

Presque tous les morceaux des illuminations semblent rédigés sur un talus, dans un champ, au bord de la route, par un homme en qui la marche, le grand air, ont développé furieusement les puissances du rêve. Lisez, presque au début du livre, les trois poèmes mystique, aube, fleurs. Le premier est simplement la vision d’un homme couché, qui regarde le paysage en renversant la tête. La sensation d’étrangeté, de fraîcheur, de couleurs retrempées, de monde neuf qui nous vient alors est bien connue de ceux qui aiment la course en montagne. Elle est comparable à l’effet d’une bonne bouteille de Beaune, et je la trouve pour ma part, fort digne d’avoir son expression littéraire. Si vous essayez d’en donner cette expression littéraire, vous qui êtes habitués à voir les choses droites, c’est-à-dire dans la direction et les conditions où elles vous sont utiles et où elles facilitent votre action, vous arriverez au résultat le plus médiocre, parce que vous aurez exprimé le monde renversé avec les images habituelles du monde droit. Il vous arrivera la même aventure qu’à M. Richepin qui a « chanté » comme on dit, les vagabonds et les gueux en normalien d’autrefois, faiseur de vers latins. (Rien de plus semblable, de plus symétrique que Gabrielle et le chemineau : le notaire père de famille et le vagabond conventionnel, ce sont deux têtes en carton que le même poète s’est faites pour deux mardis-gras différents.) Mais Rimbaud, chemineau authentique, et qui, après des journées de soixante kilomètres, allonge dans un champ ses grandes jambes et sa tête renversée, le monde qu’il voit alors, qu’il voit ainsi, c’est son monde vrai. Il pourrait dire comme Ruy Blas : je suis déguisé quand je suis autrement. Il est déguisé quand il est dégrisé, dégrisé de cet air vif, chargé d’une invraisemblable proportion d’oxygène, comme celui que le docteur Ox fit respirer aux habitants du village hollandais. Aube c’est simplement une course dans le matin, — un admirable morceau, d’une clarté et d’une fraîcheur presque sacrées, d’une langue aussi belle que n’importe quelle page française, et qui tient à notre mémoire, ainsi qu’une giroflée à un mur, aussi bien que les plus beaux vers. Fleurs contient les mêmes musiques. Il faut bien du parti-pris pour trouver inintelligibles des poèmes qui sont la lumière même (il est vrai que c’est une question d’habitude, et que les critiques d’art ont longtemps estimé absurdes les tableaux impressionnistes qui étaient tout en valeurs de lumière). Dès qu’on a compris ce parti-pris naturel de Rimbaud, cette optique de l’homme des routes, cette faculté d’évoquer partout des spectacles intérieurs, de planter sur tous les prés sa tente de pourpre et son cirque ambulant, on ne trouve presque aucune difficulté dans les illuminations. Les illuminations ont eu une postérité. J’ai nommé tout à l’heure Jarry. Mais connaissance de l’est relève directement de Rimbaud, et, aussi, bien des passages de M. Luc Durtain. Rimbaud aura laissé dans la littérature, au même titre que des poètes plus grands que lui, une manière originale de sentir la nature. Tellement unique chez lui qu’il put croire lui-même de bonne foi à la pure folie des illuminations, avoir honte de son livre et en vouloir détruire l’édition. Il a été justifié lorsqu’il a trouvé son public, lorsque sa sensibilité a passé dans d’autres sensibilités. Les résistances qu’il a rencontrées sont, jusqu’à un certain point, analogues à celles qu’a rencontrées Baudelaire. La poésie de Baudelaire, c’est essentiellement cette découverte que l’homme d’une grande capitale n’est pas l’homme de la nature, et qu’il comporte une poésie originale, différente, et même ennemie, de la poésie de la nature. La découverte de Rimbaud, ou plutôt celle que nous faisons en lisant Rimbaud, c’est que l’homme en mouvement n’est pas l’homme au repos, que s’il y a une poésie de l’homme en mouvement, elle doit être fort différente de la poésie de l’homme au repos, ne pas être faite avec des extraits du repos, des vues sur le repos, mais porter sur un monde senti et repensé à neuf. À une époque où le cinéma est roi, où la physique et la métaphysique sont transformées par ce point de vue du mouvement, il n’est pas étonnant que cette littérature attire notre attention et exerce une influence. Ceux qui se scandalisent et lèvent les bras au ciel en verront bien d’autres.

17. L’affaire Ubu §

il y a une affaire Ubu dont, lorsque mes pages paraîtront, mon voisin Maurice Boissard aura peut-être parlé ici depuis un mois, car un tas de raisons, topographiques et typographiques, font que mes réflexions, comme les rayons des étoiles lointaines, ne parviennent aux populations que six ou huit semaines après avoir été émises. Si j’en crois les feuilles qui m’arrivent, certes les neiges et les glaces qui entourent le poêle hyperboréen où j’écris ne sauraient me donner qu’une faible idée du froid glacial où gelèrent devant le public tant de paroles auxquelles nous faisions depuis un quart de siècle un sort illustre.

On avait pu voir à Washington le mot familier à M. Viviani tomber dans le cadre d’un Waterloo authentique : celui du père Ubu, sur ses six pattes, ne lui céda en rien. Si j’en crois M. Vandérem, ce Waterloo eut même son Wellington et son Blücher, se saluant mutuellement vainqueurs dans les couloirs du théâtre. Un bougrelas de la critique, qui avait milité contre la gidouille, et dont la plume s’était croisée avec le croc à merdre, recevait d’un air modeste les félicitations, et les : « c’est votre journée ! » convenons d’ailleurs qu’en 1922 aussi bien qu’en 1896 on peut juger discutable l’idée de mettre Ubu sur un vrai théâtre. Le théâtre des phynances était un théâtre de marionnettes. Et je sais bien que si j’avais été à Paris je ne me serais pas dérangé pour voir des gens de chair et d’os traîner tout cela devant des espaliers de fracs et de peaux.

C’est une des manies les plus ridicules de notre théâtrocratie et de notre cabotinisme que de vouloir enfourner bon gré mal gré dans la gueule ouverte de la scène tout ce qui paraît, à la lecture, beau, intéressant ou curieux. Il y eut autrefois un « théâtre d’art » où l’on essaya de susciter l’enthousiasme d’une foule en « jouant » le cantique des cantiques agrémenté de parfums que répandaient des vaporisateurs. Ubu roi est à peu près à sa place sur les planches comme le cantique des cantiques. Il ne faut pas confondre le vrai théâtre, et ce qu’on pourrait appeler le parathéâtre, ce qui est à côté, en dehors, à l’imitation du théâtre, la littérature qui emprunte au théâtre un extrait de mouvement, comme la poésie emprunte à la musique un extrait de mélodie et d’harmonie. Mais le monde des mentons bleus, et son innombrable succursale parisienne, ont une tendance à croire que toute littérature, et singulièrement toute littérature dialoguée, trouve le couronnement de son effort et la plénitude de son être dans des ouvreuses, un lustre et les feuilletons du lundi.

L’accueil fait à Ubu n’aurait aucune importance, s’il ne s’intercalait dans une histoire savoureuse dont j’essayerai de rétablir, du moins par fragments, la chronique. Le Wellington qui, selon M. Vandérem, étalait son plastron de chemise comme le miroir de l’éternelle raison, usurpait peut-être quelque peu la qualité de vainqueur. Le véritable vainqueur était l’auteur des sources d’Ubu roi, M. Charles Chassé. M. Chassé, ayant révélé qu’Ubu avait été écrit tout entier par un collégien de quatorze ans, puis abandonné par son auteur lui-même honteux d’avoir perpétré une telle ânerie, enfin ramassé par Jarry dans les laissés pour compte d’une classe de province, et proposé depuis longtemps par des critiques, des hommes de lettres, des poètes (tout le bloc symboliste en particulier) aux admirations comme une énorme œuvre ésotérique où il y aurait tout, les journalistes et le public se sont crus mystifiés, et se sont mis à crier : « ça ne prend pas ! » ou : « ça ne prend plus ! » les parisiens, dit Albert Sorel, pardonnent tout, sauf de n’être pas pris au sérieux.

En vérité le père Ubu prophétisait lorsqu’il s’écriait du haut du cheval à phynances : « je vais tomber et être mort ! » et la révélation qui a ulcéré d’humiliation les parisiens et gelé toute une salle n’est point une imposture. Il y a eu des protestations venues des amis de Jarry. Je fus moi-même de ces amis, mais magis amica veritas. Le livre de M. Chassé, et surtout l’article qu’il a publié postérieurement dans le figaro, la lettre de M. Charles Morin écrite en 1896, me paraissent tout à fait probants.

Il est établi désormais qu’Ubu roi est l’œuvre écrite à quatorze ans par M. Charles Morin, plus tard élève de l’école polytechnique, et aujourd’hui colonel d’artillerie. Et après ? Qu’est-ce que cela enlève à Ubu ? Pour moi qui sais Ubu par cœur, qui ai coutume de « parler Ubu » avec de nombreuses personnes, une telle révélation ne fait qu’ajouter à cette forte création un être nouveau, une solidité de renfort, une racine de plus dans les terrains du génie.

Car si c’est un fait infiniment probable que le jeune Charles Morin a écrit Ubu, c’est un fait absolument certain qu’Ubu s’est imposé comme une obsession, comme un état de joie intérieure à des milliers d’individus. Vous me direz que chaque saison quelque chanson venue d’on ne sait où, viens Poupoule ou Madelon, impose de même son obsession à des millions d’hommes.

Mais il y a cette différence que la chanson du jour n’est qu’une chanson, un au clair de la lune ou un j’ai du bon tabac momentané, tandis qu’Ubu s’est bien étalé comme une réalité littéraire, comme une fabrique de personnages et de mots, ainsi que Don Quichotte ou Joseph Prudhomme. Et, à la différence de Don Quichotte ou de Prudhomme, il ne s’est nullement étendu à des milieux populaires, ni même à des milieux d’honnêtes gens. Il est demeuré confiné dans un monde de gens relativement cultivés, monde de littérateurs et de journalistes (l’an dernier un rédacteur de l’action française recrutait des caricaturistes pour un journal satirique projeté sous ce titre : le père Ubu ) d’officiers et particulièrement de polytechniciens (M. Thérive nous apprend que, le livre étant alors épuisé, le G.Q.G. en fit pendant la guerre dactylographier des exemplaires pour son usage. Nous avons touché dans les compagnies des dactylographies plus inutiles émanées du même G.Q.G.), d’officiers de marine (ce corps, véritable conservatoire du prestige ubique, en a diffusé la gloire sur toutes les mers. M. Charles Chassé est d’ailleurs professeur à l’école navale, et il a médité ses sources dans un milieu nourri de côtes de rastron et de choux-fleurs accommodés grossièrement).

Tout cela forme un public autrement étoffé, solide, substantiel que les numéros de vestiaire d’une salle de première en 1922. Comment se fait-il que l’œuvre inspirée à un petit collégien de Rennes par la silhouette, la corpulence et le chapeau Cronstadt du professeur H... Ait occupé tant de fortes positions militaires et civiles, et qu’elle les occupe encore, nullement délogée par les révélations de M. Chassé ?

N’est-ce pas d’abord, et précisément parce que c’est une œuvre enfantine ? Cela d’ailleurs, on le savait. Il était entendu que le prototype du père Ubu était le père Ebé, soit le professeur H..., et qu’Ubu provenait, avec d’autres pièces ubiques, d’une collaboration écolière dans la troisième du lycée de Rennes. Seulement on croyait que l’auteur principal était author. On sait maintenant que c’est Charles Morin. Et ni author ni Charles Morin n’auraient écrit cela à dix-huit ou vingt ans.

Ubu est marqué au coin du génie enfantin, comme ces dessins d’écoliers dont on fait parfois des expositions. Il y en a de fort amusants, de très vivants, surtout ceux des fillettes. Mais demandez dix ans plus tard à Germaine devenue dactylographe, ou à Jean, devenu coiffeur, de vous faire des dessins comme ceux qu’ils vous faisaient lorsqu’ils étaient à l’école. Ou ils ne sauront plus, ou ils vous fabriqueront des machines insipides.

Même quand M. Morin s’efforce de restituer pour M. Chassé, dans les sources d’Ubu-roi, quelques narrations ubiques, on devine à travers cette version tardive la fraîcheur de l’original à peu près comme on devine un texte à travers une traduction. Villemessant prétendait que chaque homme a un article dans le ventre, et il se faisait fort de tirer l’article du premier ramoneur qui eût passé dans la rue. Il y a pareillement un artiste dans tout enfant, et un enfant subsiste dans chaque artiste.

Mais dans ce dernier cas l’artiste peut fort bien ne pas ressembler à l’enfant, ou plutôt il est un nouvel enfant qui en vertu d’une force imprévisible de création succède au premier. M. Chassé remarque qu’Ubu ne ressemble à aucune des autres œuvres de Jarry, et qu’on pouvait être mis par là sur la piste d’une usurpation. Mais cette différence, qui est réelle, s’expliquait fort bien par la différence des deux âges : Ubu écrit à quatorze ans et Haldernablou écrit à vingt-deux ans ne pouvaient guère se ressembler. Morin ou Jarry, l’œuvre ne pouvait sortir que d’un cerveau d’enfant.

Et il y a cet autre fait, que sans Jarry nous ne connaîtrions pas Ubu, et si nous connaissons Ubu, si Ubu est devenu une œuvre d’art, et une œuvre célèbre, c’est que parmi les metteurs en scène de l’Ubu rennais, pendant que les autres choisissaient la vie de polytechnicien, de conservateur des hypothèques ou de marchand de bois, il y en avait un qui choisissait la vie d’artiste.

Si Jarry n’a pas écrit Ubu, il l’a découvert comme critique, il l’a « inventé » au sens ancien, presque au sens légal, et l’ayant introduit dans le monde littéraire il lui a donné, comme Americ Vespuce, son nom. Le nom de Jarry est lié à Ubu comme le nom de M. Kenyon à la constitution d’Athènes ou celui de M. Lefèvre aux pièces retrouvées de Ménandre. Avec cette différence que cette fois l’Aristote et le Ménandre avaient consenti à s’effacer et avaient cédé leur œuvre en bonne et due forme. « Pourquoi, dit M. Morin à M. Chassé, et de quel droit aurions-nous voulu priver Jarry d’un élément de succès possible au début de sa carrière littéraire ?… enfin, ce qui clôt toute discussion à ce sujet, c’est que j’ai autorisé Jarry à faire jouer la pièce et à tirer des polonais tout ce que bon lui semblerait. À ses risques et périls naturellement, — car, connaissant mal le public auquel il s’adressait, j’étais persuadé qu’il allait au-devant d’une avalanche de pommes cuites. » Tout cela fit une destinée bien amusante. Des sept ou huit volumes qu’écrivit Jarry, et dont on pourrait extraire, en les présentant dans un commentaire biographique, des pages choisies remarquables, seul lui apporta la gloire le livre qu’il n’avait pas écrit. Et Jarry avait certainement quelque chose dans le ventre. Il se tira d’ailleurs assez logiquement de cette situation bizarre. Il en noya l’illogisme apparent dans l’illogisme réel de la boisson. Et puisqu’on le rejetait de toutes parts dans la peau d’Ubu, il fut Ubu. Il en contracta l’habitude, le parler, l’humeur et l’humour. Ce fut la revanche du professeur H... Celui-ci, à Rennes, eût pu prophétisant, dire à Jarry : « le père Ebé ce sera toi. Que dis-je ! L’Ueber-Ebé, l’Ubu. » Ce mimétisme n’est pas d’ailleurs sans précédents.

Henry Monnier était devenu Joseph Prudhomme, s’habillait comme lui, parlait comme lui-en partie d’ailleurs parce qu’il l’avait créé d’après lui. Qu’est-ce que le président Dimanche, sinon Chesterton ? Et l’ayant fait d’après lui, il est probable qu’il se conforme invinciblement au personnage qu’il a créé. Jarry a été littéralement décervelé par le père Ubu, c’est-à-dire que le père Ubu lui a mis dans la tête son propre cerveau. Et ce décervelage a eu des suites, il continue. « L’ubuisme, dit M. Chassé, est encore pour certains une sorte de religion. On m’affirme qu’à Paris il existe trois ou quatre père Ubu, parlant comme Ubu, s’habillant comme lui et s’efforçant de penser à sa manière. » Le vrai théâtre, les vrais acteurs d’Ubu les voilà, et non pas les décors, le lustre et le public qui gelèrent dans cette lugubre soirée.

Ce rôle qui devient une véritable incarnation, et qui dure une vie, cela nous transporte aux origines mêmes du théâtre, nous fait épouser le courant même de l’ivresse dionysiaque. Un critique dramatique, s’il n’est pas abruti par le métier, devra remercier le ciel de lui avoir mis sous les yeux ce cas privilégié.

Cas privilégié qui n’est pas un cas unique. J’ai toujours été frappé par la ressemblance singulière du père Ubu avec le garçon de Flaubert. Comme Ubu, le garçon est né de cerveaux d’enfants ; il a été produit à Rouen sur le théâtre du billard comme Ubu sur le théâtre des phynances. Le garçon et Ubu sont des types de bêtise énorme, mais aussi et surtout de bêtise consciente, d’égoïsme et de scélératesse avoués, qui arrivent à se confondre avec la réussite d’une intelligence débrouillarde, et qui finissent par coïncider avec l’épanouissement d’un triomphe, avec ce surhomme imaginaire que projette si facilement comme son image renversée le sous-homme enfantin. Le garçon et Ubu c’est guignol. Notre meilleur document sur le garçon, nous le trouvons dans une page du journal des GoncourtFlaubert caractérise très clairement le personnage, et Jules De Goncourt, qui tient ici la plume, l’appelle fort pertinemment une plaisanterie de provincial. Le garçon et Ubu ne peuvent naître en effet que chez des enfants de province, qui gardent plus longtemps et plus savoureusement leur fraîcheur, et qui ont sous les yeux, dans le mécanisme lent de la vie routinière, une image plus étoffée de l’automatisme et des ridicules humains.

On ne voit guère Ubu apparaissant chez les jeunes juifs de Condorcet, ou à Henri IV chez les fils de protes de la rue Claude-Bernard.

Paris a pu faire la gloire d’Ubu, il n’aurait pu faire Ubu. Ainsi guignol est de Lyon : ce qui est de Paris c’est la critique de guignol, ce sont les réflexions sur guignol ; c’est la philosophie de guignol, autrement dit l’impossibilité de créer guignol. Rien que ce mot de garçon est un mot de province (M. Beaunier s’efforce en vain d’en acclimater à Paris toute l’ampleur). Il y a quelques mois, quand mes conférences sur Flaubert paraissaient dans la revue hebdomadaire, un camarade normand m’écrivait : « il y a toutefois un mot qui revient dans tes conférences, et qui a pour nous un son dont nul de se doute s’il n’a vécu dès sa plus tendre enfance en Normandie : c’est ce substantif garçon élevé à la hauteur d’un nom propre et devenu un personnage dont tu as si heureusement fait ressortir la valeur. Quand un gars normand a dit à quelqu’un : eh bien ! Garçon… ah ! Oui, garçon… pour sûr, garçon, etc…, etc… il a exprimé tour à tour tous les sentiments de son âme… etc. » La façon dont les rouennais prononçaient le mot garçon (par exemple pour désigner les enfants du docteur Flaubert) a servi probablement de noyau au personnage grotesque destiné à assumer tout l’automatisme rouennais, provincial, français, humain, et devenu, après le Garçon, Homais, Bouvard et Pécuchet. Comme la vie même de Flaubert, sa création d’art a fait boule de neige. Et c’est ainsi que nous pouvons définir Ubu : une boule de neige, une création enfantine, spontanée, indéfinie, et dont le noyau réel (le professeur H...) Grossit en ramassant tout sur sa route, devient non seulement un roi de Pologne, mais une planète, un monde.

Les déclarations des frères Morin à M. Chassé ne laissent aucun doute là-dessus. Le père Ebé du théâtre des phynances (transformé génialement par Jarry en père Ubu) ne garde absolument du professeur H... Que son aspect physique : grosse bedaine, démarche lente, un de ces visages que guignol appelle des têtes en bois de lit, une vaste redingote et un chapeau simili-Cronstadt. Aucune allusion à un caractère, à une vie privée, dont les frères Morin déclarent ne s’être jamais occupés et qu’ils affirment avoir connu dans la suite comme tout à fait honorables. Mais, comme le remarque M. Léon Werth dans son dernier livre, le monde et la ville, « les enfants n’imaginent pas que leurs maîtres vivent d’autres heures que les heures de classe ». Ou bien, s’ils sont poètes, ces autres heures ne sont que la page blanche couverte des plus fantastiques dessins par leur imagination débridée.

Précisément parce que ces collégiens ignorent tout du père Ebé en dehors de sa classe, de son trajet quotidien entre son domicile et le lycée, la boule de neige peut rouler librement. Ils en font le héros de toutes les aventures possibles, mais aventures toujours déterminées par son physique, par un poids de gros homme, par une gidouille puissante, par une capacité indéfinie d’absorption qui se confond avec la capacité d’absorption de la légende elle-même.

M. Charles Morin a donné là-dessus de précieux renseignements à M. Chassé : « le P. H. qui ne vit que d’assassinats et de rapines, habite une espèce de cassine au-dessus de laquelle sont des caves immenses où il empile ses richesses volées. C’est la chambre à sous. De temps en temps il est croché par la police et mis au violon… Le P. H. traîne derrière lui une immense poche assujettie au moyen de bretelles. Il remorque cette poche à travers les rues et y empile pêle-mêle les fruits de ses déprédations, les restes déchiquetés de ses victimes et de tous les détritus dont il fait son ordinaire (vieux godillots, chiens crevés et charognes de toute sorte)… etc. » Tout cela c’est le monde fantastique dont la ville de Rennes est peuplée par des imaginations d’enfants, et ce n’est sans doute pas d’une façon très différente qu’au début du règne de Louis-Philippe le petit Flaubert et ses amis aimaient à se figurer les dessous, l’envers de la vie rouennaise. Ce P. H. descend plus ou moins de croquemitaine avec sa hotte (ici la poche) et avec son croc (plus tard le croc à merdre) qui rôdait naguère dans les rues de la ville. Il est naturel qu’il ait fini par ramasser sur sa route le professeur H... Et l’ait mis dans sa peau ou se soit annexé à la sienne. J’ignore quelle peut être la superposition possible de rentiers et de redontiers (Redon serait-il à Rennes ce que Beaune est à Dijon ?) mais ce troupeau stupide des rentiers m’a tout l’air d’avoir pour noyau l’idée d’un dimanche rennais, — semblable à tous les dimanches de province : la sortie, la promenade lente des gens, ce jour-là tous rentiers ; et qui, à Rennes comme à Rouen, doivent donner à un enfant sa première imagination du ridicule, de l’automatique, du non-être spirituel. La célèbre valse du décervelage, mise en musique par Claude Terrasse, et dont M. Chassé établit le texte authentique d’après le manuscrit original de M. Charles Morin, confirmerait cette hypothèse.

C’est le dimanche qu’a lieu le grand décervelage, à Thorigné, près de Rennes. Il a suffi à Jarry de remplacer Thorigné par l’echaudé pour faire de cette valse, vers 1896, l’hymne du mercure, chanté, nous apprend le voisin Boissard, formidablement par toute la rédaction sur l’impériale d’un omnibus en marche. Et ce massacre des rentiers était en effet propre éminemment à soutenir les ardeurs d’une revue alors combative.

Flaubert l’eût entonné d’enthousiasme.

Le mot et l’idée de décervelage puisent manifestement leur origine, comme croquemitaine, non dans le langage des enfants, mais dans le langage que les grandes personnes emploient avec les enfants et qui les rend auprès de ceux-ci plus ridicules qu’elles ne croient. Tête sans cervelle ne se dit guère que des enfants, et parlant à eux, chez les parents et les professeurs.

La séparation de la tête et de la cervelle prend dès lors place parmi les imaginations grotesques en lesquelles les enfants sont très habiles à résoudre les clichés usuels. De là naissent le mot et la figure du décervelage. Et le mot créé par les collégiens de Rennes est entré dans la langue française, à une date aussi rigoureuse que le mot rescapé (catastrophe de Courrières) ou le mot indésirable (fugue de M. D’Abbadie D’Arrast).

Une lettre d’un accusé de la haute-cour en 1900, M. Dubuc, lettre qui figura dans le dossier du procès et fut publiée par les journaux, parlait de décerveler les dreyfusards, ce qui décelait de grandes ardeurs patriotiques. Ce lecteur d’Ubu fut dès lors appelé par la presse de gauche le décerveleur Dubuc. Et, allant d’Ubu à Dubuc, le mot ne s’y arrêta pas, ni aux journaux. Il plut au goût excellent de M. Anatole France, qui, dans M. Bergeret à Paris, l’incorpora au vocabulaire prêté habituellement par lui aux jeunes trublions. Régulièrement composé, fort expressif, il aura place sans doute dans la prochaine édition du dictionnaire des quarante. Passé dans la langue en 1900, il marque élégamment toute une époque, cette éclosion d’un esprit politique en des milieux littéraires, salons et cafés, qui allaient donner l’action française. Décerveler pour recerveler, voilà une formule que je proposerais volontiers, comme exprimant les ambitions conjuguées de Mm Daudet et Pujo (décervelage) et de Mm Maurras et Bainville (recervelage). L’heureux avènement de M. Fallières vint à point pour nous faire vivre, tout un septennat, sous le signe d’Ubu. De même que Camille et Marius furent appelés le second et le troisième fondateur de Rome, de même Ubu a eu pour deuxième auteur, après M. Morin, Jarry, et après Jarry, cet ancien chef de l’état. La boule de neige, partie d’une classe du lycée de Rennes, a passé par ces trois étapes, et le bonhomme s’érige aujourd’hui, indestructible par tout dégel, sur une de nos places publiques.

Comme le P. H. l’exégèse ubique pourrait faire, elle aussi, boule de neige, et ramasser sur son passage toute la littérature, — pas moins. Jarry avait donné à la pièce, dans l’édition du mercure (je ne connais pas les autres) cette épigraphe : « adoncques le père Ubu hocha la poire, et pour cela fut nommé par les anglais Shakespeare, dont nous avons nombreuses et belles comédies. » Voilà qui prend fort bien place dans la critique française shakespearienne, celle de William Shakespeare et de poète tragique, celle qui fait de Shakespeare non un auteur et un homme, mais un synonyme ou une incarnation de l’idée de poésie.

Notre enfance comporte des douzaines de destinées en puissance, et dans celle de M. Morin, comme dans celle de tout le monde, mais peut-être un peu plus, se trouvaient celles de Shakespeare, de Rabelais, de Flaubert, de bien d’autres. Ce n’est pas un signalement bien rare que Victor Hugo est censé avoir donné de Rimbaud : Shakespeare enfant. Des Shakespeare enfants, il y en a dans toutes les cours de collèges. Ce qui est rare, ce n’est pas le Shakespeare d’Ubu, c’est celui de Macbeth et de la Tempête. Mais Shakespeare ne fait sur les grands tréteaux qu’étendre jusqu’aux étoiles le geste élémentaire de guignol, du père Ubu qui hoche la poire. Et la vraie critique dramatique devrait consister à reconnaître ces schèmes moteurs originels, ces puissances brutes de déformation et de transformation. Mais trop s’y arrêter, trop les posséder empêche peut-être d’aller plus loin.

L’infériorité de son instinct a sans doute contribué à pousser l’homme sur la voie de l’intelligence. Paris n’a pas été capable de créer un schème dramatique nu, populaire, original : au XVIIe et au XVIIIe siècles il a emprunté arlequin et polichinelle à l’Italie, au XIXe guignol à Lyon, au XXe Ubu aux collégiens de Rennes. Mais italiens et lyonnais, comme si tout leur effort s’était épuisé dans ces types généraux, n’ont jamais pu fournir un grand auteur dramatique, et M. Morin n’a employé sa vie d’homme qu’à servir mars dans les emplois de la république. Et Paris, qui a dû emprunter arlequin, guignol et ubu, a pu donner au monde Molière, Regnard, Marivaux, Beaumarchais, Musset.

Shakespeare c’est de l’Ubu arrivé. Mais Rabelais aussi c’est de l’Ubu arrivé, et dont les origines sont fort voisines de celles d’Ubu. L’exégèse rabelaisienne nous montre aujourd’hui dans Gargantua et Pantagruel une boule de neige, qui ramasse toute l’humanité sur son passage, mais qui puise dans les environs de Chinon, dans la Devinière et Lerné, les mêmes origines qu’Ubu dans la classe du P. H., Rennes et Thorigné. La guerre picrocholine figure la boule de neige d’un procès soutenu par les parents de Rabelais (ce qu’on savait déjà fort bien au XVIe siècle : Rabelais a eu tout de suite son Charles Chassé) comme le cycle d’Ubu est la boule de neige d’un chahut scolaire. L’imagination de Rabelais marche comme celle de ces collégiens. Ce n’est pas seulement par imitation de Rabelais, mais par sympathie créatrice avec la genèse de l’épopée rabelaisienne que procède l’auteur d’Ubu. Voyez en un exemple, entre autres, dans ce qu’on pourrait appeler le gigantisme momentané. Gargantua et sa famille ne sont pas des géants, mais Rabelais s’amuse, en des accès de bonne humeur, à les faire parfois se comporter comme des géants, simplement pour rire, comme on boit un coup, et en les ramenant tout de suite après à leurs dimensions normales.

Telle la poche du P. H., sa tourtière gazométrique, la voiture à vent que le père Ubu se propose d’inventer pour transporter toute l’armée. Et, de Rabelais, cette voiture à vent nous fait passer fort naturellement à une chanson aussi célèbre dans les rangs de la troupe que le père Ubu l’est dans les cadres tant subalternes que supérieurs (je n’ose dire généraux). Qu’est-ce que le père Dupanloup ? Exactement, dans l’ordre phallique, ce qu’est le père Ubu dans l’ordre de la gidouille. À supposer (ce qui n’est pas du tout démontré) que le prototype occasionnel en ait été l’ancien évêque d’Orléans, les faits et gestes qui lui sont attribués ne se rapportent évidemment pas plus à la personne de ce prélat que ceux du père Ubu à la personne du professeur H... Seule a joué sur la pente de l’imagination la descente de la boule de neige. Le gigantisme momentané, qui nous donne la poche du P. H. et la voiture à vent pour une armée entière, est le même que celui qui attribue, lors de la retraite de Russie, un énorme exploit au père Dupanloup.

Des sables d’Afrique à la Bérésina, ce karagueuz militaire parcourt l’Europe, comme le P. H. d’Aragon en Pologne. La boule de neige. Transposez tout cela sur le plan suprême : vous avez le satyre de Victor Hugo.

De Shakespeare, de Rabelais, de Hugo, je reviens à Flaubert et à M. Morin. Entre le garçon du théâtre du billard et le père Ubu du théâtre des phynances, il y a cette différence que le garçon a évolué en Homais et en Bouvard, tandis que, d’Ebé à Ubu, il n’y a qu’un changement de voyelles, ce qui est peu. Flaubert pouvait laisser rouler la boule de neige. Et elle a roulé en effet jusqu’à la première tentation. Puis il a vu que la boule de neige, qui est l’art de l’enfance, est aussi l’enfance de l’art. Il a compris la maturité de l’art comme la présence d’un bloc de marbre et, à partir de Madame Bovary, il a attaqué ce bloc, d’où est sorti Homais (mais la maquette d’Homais fut faite en neige). Et puisque les farces du garçon n’ont pas été rédigées, il nous manquerait un des états intéressants de l’œuvre d’art si nous n’avions pas Ubu roi. Tout dès lors s’est admirablement passé. La destinée d’Ubu s’étale devant nous comme une de ces suites magnifiques dont la courbe imprévue devrait nous faire sauter de plaisir. Comme M. Morin a été bien inspiré de laisser à Jarry la paternité putative de son œuvre ! D’abord il en eût été gêné dans sa carrière militaire ; et l’auteur d’Ubu eût été regardé d’un œil torve par la direction de l’artillerie. Mais surtout Jarry seul, type extraordinaire, était capable de porter Ubu dans le monde littéraire et autre, d’en faire la joie de toute une génération, de produire au soleil cet énorme champignon arborescent, avec lequel il finit par se confondre comme Daphné avec le laurier d’Apollon.

Et ce qui me paraît plus beau encore, mieux accordé avec les puissances substantielles de la vie, c’est ce mot de l’auteur véritable d’Ubu à M. Chassé : « il n’y a pas de quoi être très fier quand on a fait une c… nade pareille. » Le metteur en scène, avec Flaubert, du garçon, c’était Ernest Chevalier, qui se répandait peut-être, étant enfant, en autant de verve et de génie que Flaubert lui-même. Tandis que Flaubert ne faisait rien produire à ses études de droit qu’un sentiment nouveau du grotesque humain, Chevalier en tirait une carrière honorable dans la magistrature debout, et se scandalisait fort quand son ami lui écrivait : « j’ai envie de sauter un jour dans ton parquet et d’y faire l’entrée du Garçon ! » le Garçon, que Chevalier avait contribué à mettre au jour, n’était plus, pour M. le substitut, qu’une c… nade. Ainsi va la vie. Et cela est bien. Si tout le monde gardait son génie d’enfance, où prendrait-on les substituts ? Où se recruterait l’école polytechnique ? La société a besoin de magistrats et de militaires, elle n’a pas besoin des Shakespeare et des Flaubert. Ceux-ci ne passent qu’en contrebande, et parce qu’ils ont évité la machine à décerveler. Ce n’est pas la trappe aux magistrats qui est la vraie, mais bien la trappe aux poètes.

M. Chassé parle selon une aimable philosophie de substitut, d’officier d’artillerie ou de professeur quand il termine ainsi son étude : " par suite d’un hasard heureux, j’ai pu vider Ubu roi de toutes les interprétations symboliques que ses lecteurs y avaient mises. Quel est le véritable auteur de cette œuvrette ? La question en soi est peu importante, et les frères Morin en conviennent avec moi.

L’important est de savoir si, maintenant que l’outre est vide de tout le vent qui la gonflait, elle pourra néanmoins, parvenir à rester debout. " eh oui !

La boule de neige, le bonhomme de neige reste debout au milieu du Landerneau littéraire. Mm Morin et Chassé l’ont plutôt, pour moi, cimenté et consolidé. Le voilà avec son balai (innommable) et sa pipe (le croc ?), non pas qu’il ait été érigé par délibération du conseil municipal et sur la maquette d’un médaillé du salon, mais tel que l’ont fait les enfants de l’école, les enfants, printemps sacré, aube et lumière inconsciente du génie. « Ah ! Père ange Michel, le beau bonhomme de neige que vous aviez bâti, avec les camarades, sur la place de la mairie, il y a quarante ans ! Quel chef-d’œuvre ! Michel Ange en fabriquait comme ça dans les jardins de Pierre De Médicis. Des gens de Paris qui passaient avaient trouvé le vôtre si étonnant qu’ils l’avaient photographié. Ils parlaient du Balzac de Rodin. Et je sais un livre sur les arts où cette photographie est reproduite entre une statuette de la Vézère et une statue de l’île de Pâques. Il paraît que cela fait mieux comprendre la sculpture, l’élan vital de la sculpture, comme disent les bergsoniens… etc. »

18. Les jardins sur l’orient §

Ce n’est évidemment pas d’aujourd’hui que se pose le problème littéraire et moral des influences réciproques de l’orient et de l’occident. Si la question (politique) d’orient remonte à Darius, la question des rapports spirituels est plus ancienne encore, puisqu’elle remonte au moins à Homère. Le premier poète occidental, le père de l’art occidental, vivait en contact étroit avec les phéniciens, dont les périples lui servirent à border les merveilleuses aventures d’Ulysse. Le couple orient-occident est, comme ceux du masculin et du féminin, du nord et du midi, des blancs et des jaunes, inscrit dans l’élan même, et la chair et la carte de la planète. Il n’a pas fini de donner des fruits d’amour et de haine, de mariage et de divorce, — de fournir à de grandes individualités des façons de porter leur flamme, des registres d’art et des thèmes de vie.

Schopenhauer estimait que la révélation de l’Inde à l’Europe jouerait au XIXe siècle un rôle non moins important qu’au XVe siècle la révélation de l’antiquité classique. Ces espoirs (que d’aucuns tourneront en craintes) n’ont pas encore été réalisés. Quand tout cela sera devenu passé, sujet de thèse, matière de bibliothèque, on attachera sans doute une grande importance à ces deux épisodes de l’après-guerre : le voyage de propagande de Rabindranath Tagore en occident, les écrits et la prédication du comte Keyserling.

Mais que les influences orientales correspondent à un principe de régénération ou à un principe de dissolution, ou, plus vraisemblablement, à une complexe alternance de l’un et de l’autre, il semble que la France demeure et doive demeurer un des pays les moins atteints par elles. L’esprit mystique de la Russie, l’esprit musical de l’Allemagne, l’esprit religieux de l’Angleterre, ont aujourd’hui avec l’orient des rapports plus faciles que l’esprit clair et précis, oratoire et raisonneur, délicat et sceptique qui tisse les mailles souples, fines et sèches du génie français.

La personne et la parole de Tagore n’ont guère eu en France qu’un succès de curiosité. Pierre Hamp, en un article singulièrement vigoureux, a ramassé tous les arguments et les sentiments qui empêchent un occidental sain et normal de céder à ce doux mirage ; mais sans doute, au temps de Marc-Aurèle, des philosophes écrivirent-ils contre les chrétiens de petits traités aussi pertinents, et l’empereur Julien parle parfois avec le même bon sens. Si les traductions anglaises des poèmes de Tagore ont eu la chance de trouver en Gide et en d’autres d’admirables traducteurs français, ceux de ses ouvrages dont l’action en Europe est la plus forte ne nous ont guère touchés. Le livre nationalism n’a même pas été traduit. Et le roman la maison et le monde n’a eu dans sa version française aucun succès. C’est pourtant, à mon avis, un pur chef-d’œuvre, non seulement de sentiment, mais de technique, écrit à la fois par un homme d’une sensibilité et d’une tendresse infinies, et par un artiste singulièrement intelligent, qui a su, quoi qu’il en dise, se mettre à l’école des romanciers anglais. Alors que les traducteurs n’ont pas hésité à nous opprimer sous d’effroyables pavés comme la genèse du XIXe siècle de H. S. Chamberlain, le journal de voyage d’un philosophe, qui est un des chefs-d’œuvre allemands du XXe siècle, n’a pas encore passé en français. (Mais quand on pense que le chauvinisme a bien arrêté la traduction des œuvres de Nietzsche !) l’orientalisme ne projette pas chez nous les larges courants que semblent connaître les pays germaniques. Il n’atteint pas aux profondeurs de notre vie religieuse et morale. Nous devrions lui faire un accueil d’autant meilleur que nous ne nous sentons nullement menacés d’être envahis par lui.

Et de fait, si nous l’introduisons peu dans nos maisons et dans nos âmes, nous avons du moins des jardins sur l’orient, des jardins en orient. Notre poésie au XIXe siècle n’a été touchée ni moins ni plus que celle de l’Angleterre et de l’Allemagne par le goût de l’orient et des imitations orientales.

Il y a, en peinture et surtout en littérature, un orientalisme français, dont j’essayais l’an dernier d’esquisser la physionomie en des articles sur Fromentin. Nombreux sont les français (ainsi que les anglais et les allemands), qui demeurent toute leur vie, comme Loti, ensorcelés par des images et des rêves d’orient. Mais eux-mêmes nous donnent ce rêve oriental comme un repos, une euthanasie, une manière de glisser vers la mort avec quelque douceur et quelque inconscience. Ils ne trouvent pas dans l’orient une raison de vivre, mais une manière de mourir.

De ces jardins sur l’orient il n’en est peut-être aucun qui ait plus de raisons et de manières de nous charmer que la Perse. Elle ne nous dépayse pas trop.

Sa littérature ne nous submerge pas comme celle de l’Inde, et ses grands poètes, à travers le voile de la traduction, nous donnent une idée de perfection et de conscience, un sentiment d’art heureux, parfait et mesuré, comme les meilleurs d’occident. Hafiz et Saadi nous évoquent un La Fontaine ou un Horace religieux. Les quatrains d’Omar Khayyâm sont devenus au XIXe siècle un des livres poétiques les plus populaires de l’occident. La traduction de Fitz-Gerald l’a acclimaté chez les anglais comme la traduction de Florio y avait acclimaté Montaigne. Des traductions moins artistiques, mais de plus en plus fidèles, nous ont permis de le goûter de plus en plus purement…

M. Charles Grolleau en a donné récemment une, élégante et sobre, réduite aux cent cinquante-huit quatrains qui paraissent seuls authentiques. Il n’y a peut-être pas d’œuvre poétique qui condense avec une vibration à la fois plus intense et plus aisée l’essence et l’âme lumineuse d’une vie. Une belle journée humaine est un coquillage de soleil, de nacre et de sel, — d’intelligence, de plaisir et de larmes.

Elle sent que la destinée du coquillage est de donner une goutte de pourpre, et elle la donne. Si Moréas avait mené une vie plus solitaire et moins gaspillée, si toutes ses stances avaient la perfection des vingt plus belles, les stances équilibreraient les quatrains dans notre paysage littéraire.

Cette forme ramassée et brève a été pour le grec d’Athènes et le persan de Nisha un moyen terme parfait, un crépuscule léger entre la parole et le silence.

M. Grolleau a eu l’excellente idée de joindre à sa traduction quelques jugements français sur Khayyâm, et ils sont bien curieux. Ils datent de la première traduction française, celle de Nicolas. Théophile Gautier, qui en 1867 souhaitait depuis longtemps d’être persan, ou tout au moins turc, écrit des pages, un peu pataudes, d’enthousiasme, qui restent savoureuses et franches, le vrai article d’introduction que pouvait souhaiter ce bon et fin vivant de Khayyâm. Mais on voit, cette même année et à cette même occasion, Renan, dans son rapport annuel, à la société asiatique, sur les études orientales, parler du grand poète persan sur un ton de pharisaïsme (j’allais dire de cafardise) qui surprend d’abord, et que l’on comprend bien ensuite.

« Mathématicien, poète, mystique en apparence, débauché en réalité, hypocrite consommé, mêlant le blasphème à l’hymne mystique, le rire à l’incrédulité… qu’un pareil livre puisse circuler dans un pays musulman, c’est là un sujet de surprise ; car, sûrement, aucune littérature européenne ne peut citer un ouvrage où non seulement la religion positive, mais toute croyance morale soit niée avec une ironie si fine et si amère. Le manteau hypocrite des explications mystiques couvre toutes ces hardiesses. » C’est exactement en ces termes que ses anciens camarades de Saint-Sulpice durent parler de la vie de Jésus et de l’abbesse de jouarre. Le comique est que Renan pendant les quinze dernières années de sa vie allait colporter la philosophie de Khayyâm dans les salons et les banquets. Et un autre comique naît quand on voit Renan parler d’explications mystiques, qui ont bien pu exister pour les commentateurs de Khayyâm, mais qui paraissent aussi absentes de son œuvre qu’elles le sont du Cantique des cantiques, traduit et échenillé de ces mêmes commentaires, par le même Renan. Concluons simplement que Renan avait gardé de son éducation sulpicienne une tendance au conformisme des mots sous l’autonomie de la pensée.

Des jardins sur l’orient sont naturels à un français cultivé et bien né. Depuis Chateaubriand le voyage d’orient joue à peu près dans la vie d’un écrivain français, ou simplement d’un honnête homme, le rôle que remplissait au XVIIIe siècle le voyage d’Italie. L’orient a été pour une bonne part dans les fonds, la substance, la richesse du génie lamartinien. Ce que Victor Hugo a tiré de son bref passage en Espagne et sur le Rhin, de son long voisinage avec la mer, nous fait imaginer l’afflux énorme que le voyage d’orient, auquel il ne paraît jamais avoir pensé, aurait apporté à son génie. J’ai essayé de montrer, dans mon Flaubert, comment et pourquoi la vie littéraire de Flaubert se divisait si nettement en deux : avant et après le voyage d’orient. Bien entendu tout le servum genus l’a suivi. Apprenant qu’un certain Louis Enault, responsable de vagues et vaseux romans, va partir pour la Syrie, Flaubert, dans une lettre, pousse un rugissement : « il devrait être défendu de sortir, comme en Russie, à de pareils cocos ! On va encore nous apprendre une fois ce que c’est qu’une mosquée et un bain turc ! Malheur !… » mais certes Flaubert eût signé avec enthousiasme, en 1914, une autorisation de sortie à M. Maurice Barrès. « Je refuse la mort avant de m’être soumis aux cités reines d’orient », écrivait M. Barrès, autrefois. Il a attendu jusqu’au printemps de 1914 pour se soumettre à Constantinople et à Damas. Des besognes nombreuses l’ont empêché de donner encore au voyage de Sparte le pendant d’un voyage d’orient. En attendant voici le jardin sur l’Oronte.

M. Barrès paraît avoir été toujours hanté par une certaine image, séduisante et un peu livresque, de l’orient. Et le cas, depuis Flaubert, et même avant, était d’un romantisme normal. Astiné Aravian, arménienne, paraît un mélange de la femme d’orient et de ces figures de femmes russes, fort populaires pendant vingt ans dans les milieux littéraires. Et le voyage de Sparte est placé en partie sous l’invocation du jeune arménien Tigrane. Je ne sais jusqu’à quel point était profond l’orientalisme de M. Barrès, mais il semble bien qu’il le porte avec une mauvaise conscience, et en éprouvant le besoin de se défendre contre lui. Dans les déracinés, si Sturel n’est pas content de lui-même, ne réussit pas, et s’enlise en de déprimants échecs politiques, vous pensez bien que ce n’est pas sa faute, mais, comme dans le métier militaire, celle de on. Et on ici s’appelle Astiné Aravian et Bouteillier.

Sturel a été stérilisé, sinon tué, par l’orient et par Kant. Et même, par une singulière alliance qui n’a évidemment jamais existé que dans le monde de la littérature, les leçons de Bouteillier sur les philosophes d’Ionie se sont associées, pour flatter et perdre Sturel, avec le charme oriental d’Astiné.

Ce que, de façon un peu artificielle, M. Barrès paraît avoir groupé sous son idée de l’orient, ce sont d’abord les éléments féminins de sa nature (nous en avons tous en nous, et, par endosmose, nous en puisons toujours plus ou moins chez les femmes) et c’est ensuite une sorte de principe inférieur et charmant, à la séduction duquel il s’efforce d’échapper. Les visages de la terre lui sont autant de jardins emblématiques qui servent de décor à quelque aventure moitié poétique, moitié idéologique. Un jardin sur l’Oronte répond au jardin de Bérénice. Mais le jardin d’Aigues-Mortes servait de lieu à une âme, à un moi, jeune et un peu cruel, qui se construisait, qui avait devant lui la page blanche et frémissante de la vie.

Bérénice, ayant joué son rôle de petite secousse, disparaissait dans un sillage de tendresse, laissant à Philippe, avec un trésor de larmes absurdes, chaudes et douces comme la pluie d’un jour d’été, le mouvement qui suit la secousse, un mouvement allègre sur les routes vivantes d’occident, tout ce qu’a draîné l’homme arrivé à la pointe extrême d’EuropeUn jardin sur l’Oronte s’étend, par un jeu bien curieux de contraste, sur la terrasse ou la plaine opposés. Les deux jardins ce sont deux femmes, mais l’une soumise et l’autre reine. Bérénice, depuis les familiarités de M. Prudent jusqu’au mariage avec Charles Martin, n’a connu en l’homme que le maître dont elle est la douce et l’humble servante, et le service (comme pour la félicité d’un cœur simple) fait toute sa poésie, toute sa beauté.

Quand sa vie croise celle de Philippe, c’est-à-dire d’un poète capable de respirer cette fleur de sacrifice et de docilité, cette infinie et molle disponibilité d’émotion, Bérénice naît elle-même à la poésie, elle naît au symbole, puisqu’entre son âne et ses canards elle personnifie la foule, la bonne foule électorale. Philippe a eu la chance de trouver et de poétiser une figure inclinée et ployante de tout ce que cueille sur la riche terre un jeune homme prédestiné à vivre. Mais voici que (équilibre habituel sur ces hauts registres) il rencontre à son tour l’âme-reine dont il sera le jardin, comme l’âme-servante de Bérénice était le jardin de Philippe.

Mais laissons Philippe, puisqu’aussi bien il n’a pas précisément survécu au jardin de Bérénice. Il ne s’agit, dans un jardin sur l’Oronte, que de Guillaume, chevalier franc qui, en la personne d’une sultane d’orient, a le malheur et la gloire d’aimer une femme-reine, et même et surtout d’en être aimé.

Et laissons même Guillaume, Saint-Cyrien sage et droit dont l’âme n’est guère plus compliquée (et M. Barrès l’a bien voulue ainsi) que celle des capitaines de l’Atlantide. Mais Oriante, elle, ne nous paraît nullement l’Antinéa du cinéma. Elle occupe le centre et presque le tout du livre. Elle vit, comme Léopold Baillard, d’une vie originale et poétique sous le modelé de laquelle on sent le pouce intelligent de l’auteur. Le décor oriental, les vers des poètes persans, n’ont aucune importance, ne forment qu’un placage agréable et superficiel auquel celui-ci s’est amusé. Bouquet de musulmanes sur des coussins dans le jardin de Qalaat, bouquet de parisiennes sur des canapés dans un hôtel du XVIe arrondissement, cela se mêle et se transpose facilement. M. Barrès n’a pas prétendu récrire les désenchantées, même sous la forme des enchantées. Et nous dirons comme Corneille à la première représentation de Bajazet : « voilà des turcs qui ressemblent singulièrement à des français. » Mais il y a beau temps que nous tournons cela en éloges pour Racine. Nous pouvons le faire aussi pour M. Barrès.

Quelle revanche de Bérénice, qu’Oriante semble d’abord continuer, mais pour la quitter en un si riche et courageux éclat ! « toute flexible, mobile et enthousiaste, Oriante semblait de ces esprits qui jamais ne disent non. À tous les conseils, à tous les ordres, à toutes les prières, avant même que les paroles en fussent entièrement formulées, elle s’élançait pour répondre oui, cent fois oui, mais sous cette faiblesse et cette docilité apparente, quelle force intraitable ! Quelle énergie de fourmi et d’abeille ! L’énergie d’une âme dominatrice qui n’admet pas que rien entrave sa vocation secrète !… etc. M. Barrès : un jardin sur l’Oronte. » Âme de poésie dont le chant de rossignol sait emplir et illuminer la nuit, âme de domination qui, comme toutes les âmes de domination, sait aimer et peut aimer violemment, mais sacrifie infailliblement cet amour à la domination ! Si M. Barrès a voulu se divertir à faire son Bajazet, son Oriante semble bien le contraire de Roxane. Il serait aussi inexact de parler d’héroïne cornélienne. On peut tout au moins le dire pour le retirer tout de suite après, ce qui est une manière de ne pas le taire complètement. Je songe aux femmes de Rodogune, j’attache une grande importance à ce mot d’une pureté magnifique, clou de diamant auquel pend cette draperie orientale et française : « Guillaime avait l’idée de tenir dans ses bras un jeune héros. » Une jeune héros ! Le couple seul existe humainement.

Mais sur un plan supérieur il peut être permis à l’homme de devenir un couple, les côtes qui lui demeurent tendent plus ou moins, comme les sœurs de Psyché, à la destinée de la première. Il n’est sans doute pas de grand artiste qui ne projette hors de lui quelque puissance féminine. Et la femme elle aussi (mieux encore peut-être puisqu’elle met l’homme au monde) peut éprouver en elle le génie des deux sexes. La femme, naturellement, n’est ni poète, ni soldat, ni prêtre. Mais quand l’âme du poète vibre en Sapho, quand l’âme du soldat descend en Jeanne D’Arc, quand l’âme du prêtre investit Angélique Arnaud, la femme, sans perdre son sexe, assume dans ce qu’elle a de plus pur l’essence de l’autre sexe.

Elle devient ce jeune héros que M. Barrès s’est plu à peindre sous des couleurs orientales ; seulement il n’y a pas de héros d’amour, pas de héros qui ne doive surmonter et dépasser l’amour.

Oriante vit de cet éther supérieur. Guillaume en meurt, qui ignore la pointe de la vie héroïque. Que ne s’accommodait-il de la douce Isabelle, dont la plénitude amoureuse ne dépassait pas le cercle de chair qu’ont tracé à un homme les caresses maternelles ? Qu’il disparaisse dans l’âme éclatante d’Oriante comme Bérénice s’est évanouie dans le moi nuancé de Philippe !

Les vingt pages de trop qu’on trouve dans le récit de M. Barrès et qui l’alourdissent à plusieurs endroits ne l’empêchent pas de nous retenir et de nous charmer en toutes sortes de manières. Évidemment il ne saurait guère devenir populaire. Je crois qu’il a laissé le public un peu froid et la critique un peu déroutée. Mais comme il se place bien dans la file des œuvres de l’auteur ! Comme il plaît au simple amateur de phrases et de rythmes par ce renouvellement continuel du style, qui est une des forces de M. Barrès (« toi seul, homme injuste, j’ai aimé » est-il une hardiesse ou un : c’est une étrangère qui parle ? dans ce dernier cas, acceptons-le). Que de points dans l’œuvre ancienne, auxquels nous pouvons rattacher la nouvelle guirlande ! Je pense au voyage de Sparte, à cette lecture d’Antigone, Isabelle comme Ismène la femme sans génie, et Antigone qui, elle, « nous déchire avec sa grosse voix de rossignol ». Et cette sagesse conciliante de l’évêque sur laquelle se clôt un jardin, M. Barrès y pensait sans doute depuis longtemps, puisqu’il imaginait jadis Tirésias sur ce modèle.

Pourtant cette fin reste un peu mystérieuse. Oriante devient abbesse. Soit. Le génie d’Angélique Arnaud ne sera pas un tombeau pour la femme-poète ou la femme-reine. Philippe aussi rôdait autour des cloîtres. Et en mourant Guillaume parle à Oriante comme Bérénice a dû parfois parler à Philippe : « votre image demeurera sous mes paupières baissées, mais j’ai confiance qu’Isabelle (Charles Martin ? Ou Bougie-Rose ?) m’assistera plus sûrement que vous qui n’êtes pas née pour vous détourner, fût-ce une seconde, de votre personne. » Tout cela va bien, et cette courbe, ces justes retours nous enchantent. Et les quelques pages de cette fin sont certainement une des suites les plus solides, les plus pures qu’ait jamais écrites M. Barrès. Aimons cette « tragédie à triple secret ». J’ai cru en discerner deux. Le troisième serait-il plus vulgaire ? Oriante serait-elle la femme de son nom, — l’orient, une nature orientale avec laquelle il est beau de s’affronter et de lutter ? Le jardin sur l’Oronte prendrait-il imperceptiblement figure de bastion, comme dans le génie du Rhin le bastion semblait commencer à être cultivé en jardin ? Il semble que le moment soit venu, pour l’auteur des amitiés françaises, d’étendre méthodiquement, et avec une prudence un peu sèche, ces amitiés. Il a employé ses jours d’Athènes à analyser son désarroi. Souhaitons que l’orient l’ait aidé à composer un enthousiasme, à revenir sous le signe de du sang, de la volupté et de la mort, — un du sang dont le jardin sur l’Oronte nous offre aujourd’hui l’amateur d’âmes.

19. Proust et la tradition française. §

En littérature comme en histoire, presque rien n’arrive de ce qu’on pouvait légitimement prévoir ; mais lorsque c’est arrivé on trouve toujours de bonnes raisons pour que cela soit arrivé : l’esprit faiseur d’ordre triomphe là où l’esprit faiseur de prédictions avait échoué. Dans la période des années de guerre on attendait chaque matin que sortît, de la guerre même, une littérature nouvelle.

Le résultat fut très différent… entre la littérature d’avant-guerre et la littérature de la génération élevée dans la guerre et par la guerre, il y aura eu une singulière oasis de littérature désintéressée, paradoxalement désintéressée : une de ces maisons de soleil et de mer bleue, de fleurs, de sourire, de mains blanches, où, de l’une à l’autre de deux descentes dans la bataille, on passait sa convalescence. Deux noms se sont brusquement imposés, celui d’un poète et celui d’un prosateur : Paul Valéry et Marcel Proust.

Et si la concordance de leur gloire est un effet du hasard, il faut reconnaître que le hasard agit ici en grand artiste.

Lorsque le jeune Bossuet, âgé de douze ans, prêcha à minuit devant l’hôtel de Rambouillet, Voiture dit qu’il n’avait jamais entendu prêcher ni si tôt ni si tard. Valéry et Proust avaient débuté très tôt et débutaient très tard. Le jeune poète mallarméen, l’auteur de ces plaisirs et les jours présentés par Anatole France, étaient entrés dans la littérature à l’ombre des vieux maîtres plus ou moins chargés de fruits. Et puis, sauf quelques articles de l’un, quelques traductions anglaises de l’autre, ils s’étaient à peu près tus. Ils s’étaient tus en des manières et pour des raisons parallèles.

« Faire de la littérature » c’est toujours, plus ou moins, descendre dans un métier, participer à une utilisation, à une déchéance. Or ni l’un ni l’autre n’entendaient déchoir de deux essences, plus précieuses que la littérature, et qui étaient pour l’un la poésie pure et pour l’autre le « monde ». Sur la poésie pure et sur le monde, ils portaient des regards qui détachaient cela du reste et singulièrement de la littérature. Que Valéry, disciple du grand soufi de la rue de Rome, ait été un mystique de la poésie pure, chacun acceptera cette définition. Mais Marcel Proust mystique du monde cela fera sourire. Et le merveilleux personnage de Legrandin, capital dans son œuvre, incorpore ce sourire à cette œuvre.

Cependant, c’est bien un véritable transport de l’amour analogue au transport mystique, qui a porté Proust tout entier, corps et âme, vers le Dieu de la vie mondaine, Dieu désiré dans une jeunesse ardente, embrassé ensuite par les deux bras passionnés qui s’étendaient l’un du côté de Swann et l’autre du côté de Guermantes.

Nous savons maintenant que cela peut se vivre. Mais se dire ? Quelles épaisseurs d’intelligence et d’ironie à traverser ! Quelle mésentente à affronter ! Pour l’incorporer à la littérature, pour atteindre le conformisme du public, de quel alliage ne fallait-il pas alourdir ces essences impondérables ! Simplement Valéry renonça. Satisfait de s’être prouvé à lui-même, il laissa la poésie à ceux qui étaient capables de l’utiliser matériellement et de l’allonger en « discours ».

Peut-être Marcel Proust eût-il agi de même et se fût-il plongé sans parole dans l’être ineffable du monde si une longue maladie ne l’eût tenu avec lui-même, si la solitude ne fût venue le sommer de se livrer et n’eût saisi d’une main impérieuse, pour en faire des objets au musée de la gloire, les bijoux qui ne pouvaient plus ruisseler aux lumières sur les épaules de la vie.

C’est alors qu’ayant passé la quarantaine il donna en 1914 du côté de chez Swann, qui attira peu l’attention. On en parla dans quelques cercles comme d’un livre curieux et original, mais sans deviner l’étonnant renouveau qui devait sortir de là.

L’ouvrage, en accumulant les volumes, en prenant de la profondeur, du poids, des plans, en prolongeant dans tant de méandres et sous tant de figures la recherche du temps perdu, se fût-il imposé même sans la circonstance de la guerre ? C’est à peu près certain. Mais probablement la guerre n’y a pas nui.

La résurgence de Valéry, qui était du même âge que Proust, qui avait cessé d’écrire presque en même temps que lui, et qui revint à la lumière presque à la même date, témoigne, avec celle de Proust, d’une certaine exigence obscure dans les profondeurs et dans l’inconscient de notre vie littéraire. Rien ne paraissait plus éloigné des préoccupations publiques et de la claire lumière de notre conscience que ces deux essences de loisir paradoxal et de désintéressement : la vie poétique pure et la vie mondaine pure. Précisément parce qu’elles paraissaient infiniment éloignées, on les vit comme des étoiles dans la tempête. L’art prit sa vieille fonction d’alibi. À l’ombre des jeunes filles en fleurs et la jeune Parque partirent d’un coup en deux fusées parallèles, le roman, fleur, eut un succès en largeur, le poème, reflet, un succès en profondeur. Analogie entre les deux destinées, entre les deux résurgences, entre les deux essences, entre les deux moments.

Mais est-ce bien d’alibi que nous devons parler ici ?

La plastique et la musique recevaient à la même époque une secousse sans exemple dans leur histoire, se tendaient dans un mouvement violent contre la tradition. Un Valéry, un Proust, marquent-ils de même une rupture avec la tradition française ? Il ne semble pas. Une partie de la faveur qui les entoura s’explique peut-être, dans l’inconscient du public, par la psychologie de guerre elle-même, par une ardeur à se serrer vers ce qu’il y a de plus paradoxalement pur, de plus caché, de plus mystique dans la tradition et dans le trésor français. Je n’ai à parler ici que de Marcel Proust. Il a aimé le monde comme Mallarmé et Valéry ont aimé la poésie. Il a écrit une œuvre qui fût à la foire sur la place de Romain Rolland ce qu’Hérodiade était à la grève des forgerons. Il a participé à la défense de l’élégance pure comme Valéry à la défense de la beauté pure. Et quand je parle d’élégance, quand je prends la partie pour le tout, je pense que vous mettez le grain de sel nécessaire. On songe à discuter cette année dans les symposia de Pontigny une question qu’on pourrait nommer : le jardin secret des nations. N’y a-t-il pas, dans la littérature de chaque peuple, un coin réservé, étroitement national, où il est presque impossible à l’étranger de pénétrer. Comment se constituent et se défendent, dans la tradition littéraire et critique, ces jardins secrets ? N’y a-t-il pas aussi et au contraire (je parlais tout à l’heure de Jean-Christophe ) des jardins publics, presque internationaux ? Quoi qu’il en soit de cette question, dont les termes demandent à être mis au point, il semble bien que Proust devrait figurer dans des jardins fort peu cosmopolites. De consciencieux anglais ont fondé pour l’étudier une société Marcel Proust. Que le « monde » français ait pu se faire aimer et admirer d’un Marcel Proust, cela doit bien étonner un romancier anglais. Cela l’étonnera moins s’il cherche le fil qui relie Proust à une tradition authentique.

Depuis six ans c’est devenu en France un lieu commun que d’évoquer au sujet de Proust les deux noms de Saint-Simon et de Montaigne. Et cela mérite en effet de devenir un lieu commun, de s’incorporer à nos chaînes d’histoire littéraire. Il faut penser à Saint-Simon et à Montaigne pour comprendre les profondeurs françaises qui s’épaississent sous l’œuvre de Proust, les masses de temps perdu que nous ramène ce temps retrouvé.

Saint-Simon, cela ne veut pas dire Saint-Simon tout seul. On sait que son œuvre, bâtie de façon si irrégulière, comporte trois parties. La première n’est pas de lui. C’est le journal de Dangeau, qui tient dans le total du monument une place analogue au petit château de Louis XIII dans l’ensemble de Versailles. Saint-Simon a jeté là-dessus d’abord les additions au journal, puis il a repris et refondu tout cela dans sa grande recherche du temps perdu, dans la première partie des mémoires définitifs. La fadeur courtisanesque, l’extase béate de Dangeau devant la figure du roi écœurent profondément le duc et pair, et n’ayant pas les mêmes raisons d’aplatissement, il secoue Dangeau, ce poirier satisfait, avec quelque rudesse. J’appellerais Proust un Dangeau devenu Saint-Simon. Le monde est pour lui, jusque dans ses verrues, ce qu’était Louis XIV, jusque dans les siennes, pour Dangeau (tout individu qui travaille est rejeté dans Proust à un rang servile. Il n’ en est pas — du monde, j’entends. Cottard tient à la ville le rang d’illustre professeur, mais dans le monde il n’est bon qu’à faire des calembours, comme tous les professeurs des romans écrits dans le XVIe arrondissement). Ce monde, Proust le voit avec l’œil à facettes et le rend avec le style de Saint-Simon. La vie des hommes et la vie du style ne sont chez lui que la vibration et le frémissement d’une même expérience. Cette peinture d’un monde implique un monde dans la phrase elle-même, — cette phrase synthétique qui semble indéfiniment extensible, et où entre déjà, comme dans une homéomérie d’Anaxagore, toute la complexité du livre, ainsi que dans le livre nous est jetée toute la complexité de la vie. Un grand écrivain ne pense pas simple et ne voit pas simple, mais il peut être amené à écrire simple, parce que le style est une interprétation libre en vue d’un effet à produire, et d’un résultat à obtenir, et que cet effet, ce résultat, peuvent consister à mettre dans la conclusion la simplicité qui n’était pas dans les prémisses. Écrire simple (je ne dis pas écrire simplement) c’est procéder par expressions discontinues, la liaison étant faite par l’ordre et le mouvement. Proust comme Saint-Simon est de ces écrivains qui, ne voyant et ne sentant pas simple, se refuseraient comme à une trahison à écrire simple. Il faut que chaque phrase conserve la complexité, l’épaisseur, l’intensité émotionnelle ou la joie descriptive, qui étaient au principe des pensées et des images. Ayant pris à tâche de pousser sous les yeux et dans l’âme du lecteur une marée de temps, une progression de vie, ils répugneraient à diviser en gouttes cette eau massive qui s’avance et avec laquelle s’élance tout leur élan consubstantiel à elle. Dans Saint-Simon c’est un flot historique qui marche, c’est une foule, la cour de France entière, et c’est partout et toujours l’âme vivante et véhémente de Saint-Simon ; avec Proust c’est un flot psychologique, un flot aussi vaste que l’autre, mais qui, pour se donner et progresser tout entier, n’a besoin que d’une âme, soit celle de l’auteur, soit celle d’un personnage qu’il n’a jamais épuisé parce qu’aucun être n’est épuisable. Le mouvement de la phrase est d’accord avec le mouvement de ce flot. Un portrait de Saint-Simon, un portrait de Proust, celui même de Swann en ses centaines de pages, ne nous laissent jamais l’idée qu’ils ont, si riches, si pressés, si divers qu’ils soient, épuisé l’imprévu de leur personnage. Ils se sont arrêtés parce qu’il fallait bien s’arrêter, et non pas parce que la vie indéfinie qu’ils mettent en lumière les forcerait de s’arrêter. Pareillement leur phrase ne s’arrête que pour des raisons négatives, parce qu’elle ne pourrait pas s’allonger indéfiniment. Les phrases donnent à une réalité illimitée des limites de fait, mais ces limites de fait ne répondent pas à des limites de droit ; la résistance intérieure qui en a fait différer le plus longtemps possible l’achèvement avertit le lecteur que cet achèvement n’est pas absolument voulu, et qu’il faut le prendre pour un substitut de fortune à une réalité toujours inachevée, toujours progressive. Le style reste en retard sur la pensée, le mouvement sectionné du style en retard sur le mouvement uniforme, global, indivisible qu’est la vie en marche. Ce retard projette en lumière d’une façon saisissante cela même par rapport à quoi il est en retard. Le style paraît un pis-aller qui nous permet de mesurer à tout moment la puissance de l’aller.

Un tel style est vraiment consubstantiel à la chose pensante et vivante. Trop consubstantiel pour être clair et correct, dira-t-on. Et le fait est qu’il tient plutôt à la main et au corps de l’écrivain, qu’à la pointe déliée de la plume. Ce n’est pas un hasard si on a baptisé le style d’un mot qui signifie l’outil qui écrit et non la main qui le meut. Mais pour un Saint-Simon ou un Proust, le style divisé, discontinu, analytique, ressemble au travail du scribe qui expose plutôt qu’au mouvement de l’homme qui vit. Saint-Simon, en 1750, parle d’un Arouet, « fils d’un notaire de mon père et qui depuis est devenu dans le monde une manière de personnage ». S’il a lu cet Arouet, son style a dû lui paraître le style de quelqu’un qui « note » la vie, en « notaire », plutôt que le style de quelqu’un qui la vit. En quoi il se serait un peu plus qu’à moitié trompé. Comme aimait à dire Voltaire, il y a plusieurs demeures dans la maison du père.

En tout cas, dans l’ensemble des styles français depuis les Provinciales, il faudrait créer pour Saint-Simon et Marcel Proust une catégorie à part, où on ne voit pas qui d’autre pourrait être placé. Il est probable que ce style, descendant de celui du XVIe, n’allait pas dans le sens où son génie portait la prose française. Il reste singulier. Mais il nous suffit de l’existence de Saint-Simon pour que nous puissions amorcer Proust à un point de notre riche diversité littéraire et le constituer dans sa tradition. Et ce style saint-simonien de Proust se rattache à une façon de sentir la vie et d’évoquer le passé qui nous rappellent aussi Saint-Simon. L’analogie d’esprit et l’analogie de style vont de pair. L’auteur des Mémoires et le chercheur du temps perdu ont eu en commun, sous des formes diverses, un style de la mémoire.

Au premier abord le nom de Montaigne s’impose moins que celui de Saint-Simon. Le cas Proust comme le cas Saint-Simon se définirait presque comme un exanthème de mémoire. Montaigne prend soin de nous dire que d’aucune faculté il n’était plus complètement dépourvu que de mémoire, les Essais en donnent de nombreuses preuves. Ce n’est pas sur le monde des hommes et sur les figures de son temps que Montaigne a jeté le filet de son expérience, mais sur lui-même, et sur cette humaine condition dont chaque homme porte la figure. Dans son livre pas d’autre portrait vivant que le sien. Au contraire, dans la partie jusqu’ici publiée d’À la recherche du temps perdu, le portrait de l’auteur apparaît peu et mal, et ne saurait se comparer à ceux de Swann et de Charlus.

Qu’en Proust cependant le portraitiste, le mémorialiste, le romancier ne nous fasse pas oublier le moraliste ! On réunira sans doute un jour en un volume les réflexions psychologiques et morales qu’il a semées dans les pages de son œuvre, et l’on verra à quel point il se relie à la pure lignée des grands moralistes français. Ce sera, pour certains bons esprits qui ne peuvent pas le supporter, une découverte et une confusion. À ce point de vue on peut le considérer comme le représentant actuel de la famille des analystes subtils qui, depuis Montaigne, a si rarement chômé chez nous.

Sa chambre de malade a été sa tour de Montaigne, et, si les esprits de la solitude lui ont parlé et lui ont fait parler un langage différent, il est singulier de voir que ce langage passe par des images sensiblement analogues à celles de Montaigne.

Proust comme Montaigne appartient à la famille des créateurs d’images, et ses images, ainsi que celles de Montaigne, sont en général des images de mouvement. Le plastique, l’écorce des choses ne représentent pour eux que des apparences qu’il s’agit de traverser pour aller chercher le mouvement intérieur qui s’est arrêté ou s’est exprimé par elles.

L’univers de Proust et celui de Montaigne ont une projection de schèmes dynamiques, et c’est avec ces schèmes dynamiques que le style, par l’intermédiaire des images, s’efforce de coïncider. Leur style ne met pas du mouvement dans les pensées, selon la définition classique, mais il met la pensée dans un mouvement qui lui préexiste et qu’elle se contente d’épouser ou d’interrompre.

On aura reconnu dans ces dernières lignes des expressions bergsoniennes, et elles nous amènent à des vues suggestives que j’introduis avec quelque réserve.

Ces analogies entre Proust et Montaigne, leur singulier mobilisme à tous deux, ne seraient-elles pas en liaison avec un autre genre de parenté ? Il est certain que la mère de Montaigne, une Lopez, était juive. Montaigne, voilà le seul de nos grands écrivains chez qui soit présent le sang juif. On connaît l’hérédité analogue de Marcel Proust. Et telle est également l’hérédité mixte du grand philosophe que je viens de nommer, et d’utiliser, le fondateur de cette philosophie de la mobilité qu’il a exprimée en des images de mobiliste, de visuel-moteur, si analogues à celles de Montaigne et de Proust. « Obscur frisson, fièvre royale, quelle histoire on écrirait avec une goutte de sang grec ! » dit M. Barrès dans sa dédicace du voyage de Sparte à Madame De Noailles. Instructive histoire, ici, d’une goutte de sang juif dans notre courant littéraire ! Je retrouvais l’autre jour ces images motrices, presque musculaires, dans le style et l’élan de la Judith de M. Bernstein (je parle seulement de la première partie, la seule qui soit de premier ordre), mais cette fois hors de toute tradition occidentale autre que la dramatique et que le double feu des planches et de la passion. Je songe à cette mobilité, à cette inquiétude d’Israël, à ces tentes dont Bossuet, dans le sermon sur l’unité de l’Église, fait le symbole du peuple de Dieu : quam pulchra tabernacula tua Jacob, et tentoria tua, Israël ! maison nomade de toile qu’un des grands rythmes de l’histoire oppose à la maison de pierre romaine. Tu es Petrus… Le livre classique de notre civilisation méditerranéenne, celui de l’homme industrieux, de l’homo faber, vainqueur de la mauvaise fortune, artificieux, artisan et artiste, l’Odyssée, a cristallisé, lui-même, comme l’a montré Bérard, autour de doublets gréco-sémitiques. Un Montaigne, un Proust, un Bergson, installent dans notre complexe et riche univers littéraire ce qu’on pourrait appeler le doublet franco-sémitique, comme il y a des doublets littéraires franco-anglais, franco-allemand, franco-italien, comme la France elle-même est un doublet du nord et du midi. Mais ne prenons cela que de biais, et, nous aussi, en une mobilité qui n’appuie pas ! La tradition française à laquelle nous devons rattacher un Marcel Proust, c’est une tradition vivante, imprévisible, singulière, une tradition en mouvement irrégulier, en ligne serpentine, en tours et en retours, qui, comme une phrase même, comme une page de Proust, dépasse toujours sa matière précise par son élasticité intérieure et par la profusion de son débordement.

20. Le dialogue sur Marcel Proust §

Les « tombeaux », les « hommages », les « enquêtes », depuis un demi-siècle environ, sont arrivés à constituer un véritable genre littéraire, et la critique sera bien obligée d’en tenir compte, comme de beaucoup d’autres aussi imprévus, lorsqu’elle reprendra à pied d’œuvre, au nom d’une expérience nouvelle et avec des cadres nouveaux, le vieux problème des genres. On les rattachera alors à cette famille de livres qui, comme la Logique de Port-Royal et l’Encyclopédie, comportent par définition un travail en commun, la collaboration et la confrontation de plusieurs intelligences. Quoi qu’en dise La Bruyère, il peut en naître des chefs-d’œuvre. Il peut en tout cas en naître des œuvres qu’aucun travail individuel, si parfait fût-il, n’aurait pu remplacer. Et c’est, d’une façon assez inattendue, le cas de cet Hommage à Marcel Proust, qui a occupé, au 1er janvier de cette année, tout le numéro habituel de la Nouvelle revue française. Ceux qui vont déplorant la décadence de la critique peuvent voir, en ouvrant ce livre, à quel point ils confondent décadence et transformation. Dans la cinquantaine d’articles qui furent écrits ici sur Marcel Proust, et qui apportent presque tous une contribution intéressante et fructueuse, fort peu sont l’œuvre de critiques professionnels. Et néanmoins, ou pour cela même, le lecteur en retire une somme incomparable de clartés sur l’œuvre de Proust : clartés qui ne se diffusent pas comme la lumière égale d’un discours, mais qui, au contraire, distribuent, dans le hasard et le désordre même de la vie, l’éclairage, les valeurs d’où naît un vrai modelé. On pense souvent, devant un pathé ou un gaumont-journal, à ce que serait pour nous la connaissance de l’histoire si la quatrième croisade, la cour de Louis XIV ou l’arrivée de Voltaire chez Frédéric II avaient pu être cinématographiés, comme le furent la vie des tranchées et les déplacements de M. Clemenceau. Je songe, plus modestement, au bénéfice que la critique eût retiré d’une enquête, ou d’un hommage, comme ceux-là, organisés, au moment précis de leur mort, sur chacun de nos grands écrivains. Peut-être d’ailleurs la transformation actuelle de nos idées sur le temps et de notre façon de le vivre nous fera-t-elle une nécessité et une habitude de cette sorte de critique cinématographique : arrêter et cristalliser autour de sa tombe le rayonnement d’un contemporain illustre… souhait que (tout aussi bien que celui d’une histoire cinématographiée) il faut s’empresser de retirer aussitôt après l’avoir formulé. Toute gloire ne s’y prête pas. La réussite de cet Hommage à Marcel Proust ne pouvait guère se prévoir, et on était autorisé à penser qu’il n’en sortirait qu’un recueil de dithyrambes un peu vague, alourdi de nombreux pensums. Des exemples antérieurs invitaient à se tenir prudemment sur cette réserve. Mais l’expérience est venue, apportant, comme d’ordinaire, l’inattendu.

Qu’un tel ensemble de charme et de sympathie, d’intelligence et de perspicacité, ait jailli en fleurs funéraires autour de ce tombeau, faut-il en louer les auteurs ? Oui, mais modérément. Ce n’est pas eux, mais Proust, qui en sort grandi, et quand nous cherchons les causes de cette réussite, nous les trouvons en lui. Les auditeurs font les prédicateurs, disait Bossuet. Ici l’écrivain a fait les critiques.

Cet homme qui pouvait parler inépuisablement et profondément sur la vie, il semble que lorsqu’on parle sur lui, inépuisablement et profondément, on ne fait que lui restituer son bien, ou plutôt que se conformer, sous son influence, à ce bien même de la vie où il nous convoque. Je ne voudrais pas me donner le ridicule de le comparer à Socrate (les comparaisons qu’on allègue de biais, en passant, et avec quelque ironie, il y a des gens qui vous croient installé dedans, en long et en large). Mais enfin il a eu pour les femmes du monde la même passion charmante, désintéressée, intérieurement féconde, que Socrate pour les jeunes gens d’Athènes. Si le Phédon est, comme on peut légitimement le croire, tout entier dû à l’imagination de Platon, Platon a compris que la vraie façon d’honorer la mort de Socrate consistait à mener un beau dialogue le long de sa dernière journée. Ainsi les jeux des grecs autour du tombeau de Patrocle. Il fallait au souvenir de Marcel Proust ce « service » d’un dialogue suprême, d’une de ces conversations avec tant d’éclat, de passion et de méandres, qui furent sa vie, et dont il fit ses livres quand il ne put plus les vivre qu’exceptionnellement. Ce dialogue, ses amis connus ou inconnus l’ont tenu dans ce volume où le deuil est presque relégué au second plan derrière l’ardeur de la causerie, la joie de l’admiration et ces « belles espérances » dont s’enchante le philosophe mourant : espérances qui portent ici moins encore sur une renommée que sur une fécondité, sur la conviction que l’œuvre de Proust a déclassé momentanément certaines formes et ouvert un nouveau tournant dans notre suite littéraire.

Dans ces discussions sur Marcel Proust qui depuis cinq ans forment le pain presque quotidien des conversations littéraires, il est une phrase qui revient ou qui revenait avec une fréquence extraordinaire : « moi, ce que je ne peux pas souffrir, c’est son snobisme. » Aucun reproche n’était sans doute plus indifférent à Proust, ou peut-être ne le rendait plus heureux. Lui-même (et nous touchons ici à certain sommet héroïque et bien méconnu de l’art, où il y a l’Éducation sentimentale et Bouvard et Pécuchet ) s’était subtilement prémuni de ce côté par le personnage de Legrandin, dont la seule présence, au cliché ci-dessus, répond : « regardez-vous dans la glace, cher monsieur » ou bien hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère ! mais non. Bien plutôt : délicieux lecteur, mon ami, mon frère (car l’auteur du Temps perdu aime tous ses personnages). Sans doute Proust a-t-il eu gain de cause auprès de ses lecteurs, car ce reproche on ne le retrouve guère dans le dialogue de l’Hommage. Je relève pourtant cette phrase de M. Barrès, qui d’ailleurs a peut-être connu Proust plus qu’il ne l’a lu et l’a lu plus qu’il ne l’a goûté (les deux arts sont si différents !) : « il attachait une importance que je jugeais tout à fait déraisonnable à la vie de salon, aux relations individuelles, à la correspondance… » mais bien plutôt on s’est accordé à voir dans ce jugement d’« importance » une exigence vitale de l’arbre (pour employer une métaphore barrésienne) qui s’est élancé À la recherche du temps perdu. Quand je comparais le mondain pur qu’était Proust à la poésie pure dont Valéry s’efforce, après Mallarmé, de saisir l’essence, je pensais bien qu’on m’accuserait de quelque exagération et d’artifice, et que le sourire ironique de plus d’un lecteur accueillerait cette apothéose bien inattendue de la vie mondaine. Et voilà que je la trouve consolidée, et poussée plus loin que je ne l’avais fait, chez Valéry lui-même, Valéry (certes aussi étranger au monde que moi) donne, dans la dernière page de son Hommage, une théorie du « monde » tout à fait parallèle à cette théorie de la poésie pure qu’il a exposée et pratiquée. « Il ne faut pas oublier, dit-il, que nos plus grands écrivains n’ont presque jamais considéré que la cour. Ils ne tiraient de la ville que des comédies, et de la campagne que des fables. Mais le très grand art, l’art des figures simplifiées, et des types les plus purs, entités qui permettent le développement symétrique, et comme musical, des conséquences d’une situation bien isolée, est lié à l’existence d’un milieu conventionnel, où se parle un langage orné de voiles et pourvu de limites, où le paraître commande l’être, et le tient noblement dans une contrainte qui change toute la vie en exercice de présence de l’esprit. » André Gide, que frappe aussi cette concordance entre Proust et Valéry, accepterait sans doute ces conséquences. L’« importance exagérée » dont parle M. Barrès est donc une importance analogue à celle qu’un Mallarmé attachait aux questions de sonorité, de blancs, d’architecture de la page, ou qu’un métaphysicien attache à ce qu’un profane appelle cheveux coupés en quatre. Si l’« honnête homme » que fut Proust n’a rien absolument d’un professionnel de quoi que ce soit, c’est, comme le poète et le métaphysicien, en tant que professionnel de l’absolu.

Nous tenant toujours dans cet angle restreint, nous obstinant à abstraire en Proust le peintre mondain, quitte à briser ensuite ce cadre, comparons-le à ceux qu’il a trouvés — en 1913 — en possession de ce titre et de cette fonction. Plus ou moins ce sont tous des professionnels, ou plutôt les héritiers de professions déterminées.

M. Paul Bourget a pu ambitionner légitimement cette place de peintre mondain et l’occuper avec sérieux. Les plaisanteries à ce sujet sont passées dans le domaine courant de la conversation, elles traînent partout, et il serait d’aussi mauvais goût de les reprendre que de brocarder les belles-mères.

En tout cas le « monde » de M. Bourget est vraisemblable pour le lecteur, possède ce que lui-même appelle la crédibilité. Mais d’autre part il paraît aperçu, pensé, d’un certain point de vue professionnel, celui du médecin et du directeur de conscience. C’est là qu’on trouverait le véritable automatisme de M. Bourget, un principe de mécanisme et de tics. On sait quelle place tiennent chez lui la hantise du médecin, l’imitation du médecin, la métaphore grave et boutonnée du médecin qui a raison, — qui a raison ! Et ce n’est pas un hasard si, dans la plupart de ses importants romans, à côté et au-dessus des gens du monde troublés et dévorés par leurs passions, il y a un dépositaire de la vérité infaillible, un homme qui tient la conclusion dans ses mains, qui la pose au point final du livre, et qui est un prêtre, comme l’abbé dans Mensonges, le membre d’une congrégation distinguée dans Un divorce, le saint-père lui-même dans Cosmopolis. Ce prêtre c’est l’incarnation la plus haute du romancier, et celui-ci se conforme là à une loi du roman moderne : le roman, qui ne visait autrefois qu’à distraire, tend aujourd’hui à rendre, sous forme atténuée de récit agréable et intéressant, les services que rendaient autrefois toutes sortes d’hommes et de livres spécialisés. Le roman tel que le conçoit M. Bourget cherche à remplacer un moment, pour une femme du monde, ces deux personnages considérables et respectés, le médecin et le directeur de conscience.

Avec M. Abel Hermant le romancier imite une profession beaucoup plus subalterne, le précepteur et l’intendant, l’un et l’autre un peu des domestiques. Le monde est peint avec une sécheresse à la fois amusée et amère, du point de vue d’un officieux complaisant et sarcastique, comme le précepteur Gosseline, ou ce personnage qui dit je dans Courpière, et qui exploite Courpière sur le registre de l’intelligence de la même manière que Courpière exploite les femmes sur le registre de l’argent.

De là une attitude un peu trouble. Vers 1895, si je ne me trompe, les journaux parlèrent d’une émeute de laquais qui, à une soirée de la princesse de Sagan, se seraient mis, vers le moment des voitures, à insulter tout le monde. (Un valet s’était probablement enivré et l’imagination des journalistes avait dû faire le reste.) Cela causa un enthousiasme incroyable parmi les gens de lettres. Edmond De Goncourt, dans son Journal, écrivit que ce serait une admirable conclusion à un roman : faire dire à des gens du monde leurs vérités vraies (celles du roman naturaliste) par ce chœur de valets de pied. (Il y avait d’ailleurs quelque chose comme cela dans Ruy Blas : voir le Delmar de l’Éducation sentimentale. ) M. Léon Daudet, qui était alors jeune et naïf, sauta sur l’idée du vieux maréchal de lettres, écrivit tout de suite ce roman et le termina par cette « scène à faire ». M. Abel Hermant, qui avait bondi en même temps sur sa plume, alla plus loin. Il fabriqua une comédie dont le sujet n’avait aucune importance et où il s’agissait seulement d’amener ce tableau capital de l’émeute larbinière, comme ces pièces du châtelet où l’auteur doit se débrouiller pour introduire l’éléphant ou l’acrobate engagés par la direction.

Il s’ensuivit l’échange sans résultat de deux balles avec le prince de Sagan. Je sais bien que ces folies de jeunesse n’ont pas grande importance ; j’hésiterais fort à les rappeler si je croyais que le lecteur en vînt à juger sur elles deux écrivains de cette valeur. Simplement M. Daudet et M. Hermant se trouvent sur le chemin de ma thèse, à laquelle il importe qu’en général le roman mondain ne soit pas un roman désintéressé, puisqu’il implique chez le romancier un point de vue partial, professionnel, intéressé, — parti, profession, intérêt qui vont du pape de cosmopolis à ce chœur de laquais ivres où M. de Goncourt désignait imprudemment, devant des jeunes gens trop dociles, la place de l’homme de lettres.

Maintenant que cela est dit, je puis le retirer, en grande partie du moins, le rectifier, comme de l’alcool dans l’alambic.

Ces idées du confesseur et du médecin, du précepteur et du secrétaire, ce sont des coupes provisoires, c’est de la caricature, ce serait, si j’avais des lecteurs grossiers et si je voulais leur plaire, de l’injure. On trouvera une vérité plus dépouillée et en somme plus vraie en voyant là, simplement, l’évolution normale qui donne à l’homme de lettres, depuis le XVIIIe siècle, une conscience de classe, un sentiment de l’intelligence aussi net, aussi mêlé d’avantages et de dangers, que le sont ailleurs la fierté de la naissance ou l’orgueil de l’argent.

Relisez les deux Courpière, qui restent peut-être, malgré l’Aube ardente et les deux autres volets de son triptyque (si bien faits, trop bien faits) le chef-d’œuvre de M. Abel Hermant. L’amateur de Platon qu’est M. Hermant les a fait tourner l’un et l’autre autour de deux entretiens presque abstraits : dans les Souvenirs cette théorie du monde par un conférencier mondain, et dans M. de Courpière marié l’incomparable tableau d’Ignace Lesage discourant dans une assemblée de conservateurs aristocratiques. Là, le peintre de la comédie mondaine quitte un moment ses personnages et parle en son nom, se livre à une parabase, dénonce avec imagination un déserteur de l’intelligence, et trouve dans cette trahison un motif pour embrasser l’intelligence comme une classe, comme un parti, auquel il faut bien des ennemis : le monde fournit cet ennemi. Et on sait à quel point les Courpière figurent une vengeance raffinée. Le camarade-précepteur-secrétaire-intendant qui dit je se propose de ramener à un dénominateur commun ces deux fractions de la société que sont Bubu de Montparnasse et le vicomte de Courpière, la psychologie de l’homme qui vit des femmes restant identique sous tous les habits, à tous les étages, et quelle que soit l’importance des subsides.

Maupassant avait d’ailleurs placé, avec Bel-ami, les mêmes rapports à un étage intermédiaire, mais il faisait le métier balzacien, il s’appliquait à la comédie humaine, au lieu que M. Hermant écrit des « mémoires pour servir à l’histoire de la société » — la bonne société.

D’ailleurs bel-ami travaille, bel-ami a des métiers.

Mais ce n’est vraiment qu’aux deux étages extrêmes de Courpière et de Bubu que l’on rencontre ce loisir parfait, cette identité de l’argent et du courant sexuel, ce que M. Paul Desjardins, dans son article sur Proust, appelle « les hors-la-loi de la richesse transmise et de la vacance, qui n’ont de ressources que le plaisir, ou les fantômes du plaisir ».

M. Bourget et M. Hermant appartiennent à deux types d’esprit différents. M. Bourget est de style XVIIe et M. Hermant de style XVIIIe. Il va de soi que ces analogies des deux métiers dont se délecte M. Hermant, doivent rester étrangères au roman, peut-être à la pensée, de M. Bourget : les ombres indignées du duc de Broglie, du duc Pasquier et du vicomte de Voguë passeraient dans ses sommeils. Et pourtant il fallait bien qu’un esprit aussi consciencieux dît son mot, se libérât, esquissât son Courpière. Je ne sais trop si on doit croire qu’il l’a fait de façon élégante, ou que cela s’est fait en lui de manière freudienne. Il a eu en tout cas le sentiment qu’un romancier des « hors-la-loi de la richesse transmise », mais transmise, la soirée faite, sur une table du lion tranquille, s’imposait comme un pendant ou une suite du romancier mondain. Et il a adopté M. Francis Carco. Voilà ce que ne paraît pas avoir compris M. Frédéric Masson, quand il a coiffé du laurier académique avec une si mauvaise grâce l’auteur des Innocents. Mais les eaux dans lesquelles m’a engagé M. de Courpière m’entraînent un peu loin. Retenons simplement que le romancier mondain n’est pas exempt d’un double pli professionnel. D’abord le pli ancien du « domestique » (en ne gardant de ce mot que son sens ancien, parfaitement honorable : c’est dans les observations de La Bruyère comme « domestique » des Condé que se trouve, en comprimés, toute l’essence du roman moderne). Et ensuite le pli actuel de l’homme de lettres, de l’intellectuel, attaché aujourd’hui à un cadre autonome et puissant. Mais ce monde du loisir et de la vacance purs demande peut-être, pour être pris et connu à la source, sur le griffon, et non plus à travers ces déformations professionnelles du romancier, un désintéressement auquel ne saurait atteindre l’homme de lettres. Aussi les femmes y ont-elles semblé plus propres. Les vrais romans mondains du XVIIe siècle ce sont le Cyrus et la Clélie. On trouverait dans de vrais romans de femmes du monde comme Une passion dans le grand monde de la comtesse de Boigne ou leurs Âmes de Gyp cette allure de liberté naturelle, cette absence de tout pli professionnel autre que celui qui est lié aux conditions mêmes de l’écriture.

En d’autres termes le monde de la « vacance » requiert, pour être représenté dans l’intimité même de son élan vital, des êtres de vacance, étrangers à la loi du travail divisé et professionnel au même degré que l’est une femme. Il serait délicat de spécifier aujourd’hui les raisons de la vaste place occupée par le prodigieux baron de Charlus au centre de l’œuvre de Proust, d’aller jusqu’à certaines racines où se confondraient l’homme du monde et l’homme-femme, les hors-la-loi de la richesse transmise et les hors-la-loi de l’amour. Je veux seulement insister sur ce caractère de désintéressement, ce sens paradoxal et aigu du désintéressement, que l’anecdote nous révèle dans la vie journalière de Proust, que le psychologue retrouve dans ce qu’on appelle son snobisme, et que le critique reconnaît comme la condition même et l’élément de sa nature d’écrivain.

Jacques Rivière a souligné avec pénétration l’absence complète d’esprit pratique qui frappait les amis de Proust et qui fut la cause de sa mort, — ce désintéressement, qui le rendait d’ailleurs si familier avec la mort ou si indifférent à elle. L’exemple de l’écrivain qui communique avec la vie mondaine, ici par le médiateur plastique du confesseur et du médecin, et là par celui du secrétaire et de l’intendant, — l’un et l’autre descendants émancipés des clercs attachés à la personne des nobles-nous fait sentir par le contraste ce qu’ont pu apporter de nouveau dans un domaine littéraire le désintéressement absolu et la curiosité pure d’un Proust, d’un homme qui dit non à toute vie professionnelle. J’évoquais, au sujet de Proust, Montaigne et M. Bergson. Le génie de Montaigne a consisté à se placer devant lui-même en spectateur incroyablement désintéressé (notons d’ailleurs que son snobisme est tourné en dérision par Brantôme, Malebranche, et M. Lanson). Et on sait quelle place cardinale tiennent dans la philosophie de M. Bergson, et surtout dans son idée de la métaphysique et dans sa théorie de la relation entre le corps et l’esprit, les idées de l’intérêt et du désintéressement. De même que, chez M. Bourget et M. Hermant, la vie professionnelle du clerc et la vie professionnelle du littérateur entrent en contact et se fondent par leur surface même de métier, de même il y a chez Proust une fusion d’éléments pareillement rebelles à tout pli professionnel : vie mondaine pure, psychologie pure, littérature pure.

M. Pierre Lasserre, qui représente avec conviction, vigueur raisonnante et intelligence la critique en état de défiance et de défense contre le moderne, écrit de façon bien curieuse : « lorsque le professeur Proust déployait sa trousse et posait sur la table de l’hôpital ses redoutables instruments d’acier, ce n’était pas pour opérer de petits boutons de chaleur ni pour trépaner un individu souffrant d’un simple mal aux cheveux. À moins qu’il ne songeât à les lui couper en quatre. Mais alors quel abus de la chirurgie ! » (le père de Marcel Proust était professeur d’hygiène et non chirurgien, mais peu importe !) En lisant cela je me frotte joyeusement les mains. Héritier de Nisard et de Brunetière, notre éminent confrère parle en vrai critique traditionnel. Le tort de Proust, pour un critique traditionnel, sera de ne pas faire du Bourget, de ne pas se faire graver une plaque de docteur, comme le tort de Madame Bovary, pour la critique de 1857, consistait à ne pas recommencer le père Goriot. Un militaire c’est le sabre, un curé c’est le goupillon, un romancier psychologue c’est le scalpel. Le bon scalpel de M. Bourget opère des tumeurs sociales, le scalpel dégénéré de Marcel Proust coupe des cheveux en quatre. Mais précisément l’originalité de Marcel Proust consiste à dire : non ! au scalpel. Cet instrument a juste autant de rapport avec son art que le couteau de Jeannot. Proust n’abuse pas plus de la chirurgie que je n’en abuserai tout à l’heure quand je découperai une aile de poulet. Les plans sont tout différents, et la métaphore du scalpel, adaptée à une autre conception, n’a plus ici de raison d’être. Scalpel et roman psychologique coïncidaient en une certaine idée de travail professionnel et d’adaptation sociale. Avec Proust cette idée disparaît, cette coïncidence aussi, et quand la réalité littéraire procède à ces reclassements, la critique n’a qu’à faire comme elle. Le plan de désintéressement où Proust a transporté l’analyse psychologique m’a paru correspondre au plan de désintéressement où Mallarmé et Valéry ont essayé de purifier paradoxalement la poésie. Évidemment je ne crois pas que, dans l’un comme dans l’autre cas, il faille marquer un point final. De telles réactions doivent provoquer elles-mêmes des réactions. La critique qui, à leur occasion et à leur exemple, se plaît à marcher sur un plan désintéressé, s’expose aux mêmes reproches, cheveux en quatre et le reste.

21. Renan et Taine §

Quatre ans seulement séparent le centenaire de Renan de celui de Taine. Mais quatre ans font aujourd’hui une durée si pleine, si abondante en histoire pressée, si déchirée par des éclairs et des bouleversements imprévisibles, que, sans doute, lorsqu’on parlera officiellement de Taine, on aura un peu oublié Renan, et que le parallèle ne s’imposera pas comme le lieu commun qu’il est encore aujourd’hui. Toute une génération française a vécu entre Taine et Renan comme entre deux sources jumelles. Elle y a retrouvé ce vieux rythme français des deux génies opposés et complémentaires, Corneille et Racine, Bossuet et Fénelon, Voltaire et Rousseau, Lamartine et Hugo ; elle s’est exercée à des comparaisons, à un parallélisme comme celui de Plutarque. M. Bourget et M. Barrès sont aujourd’hui les deux représentants les plus illustres de ce qu’on peut appeler le renanotainisme, d’une façon de penser, de sentir, de réagir, qui se meut dans le plan de ces deux influences conjuguées, qui unit dans Renan le principe féminin et dans Taine le principe mâle d’une génération littéraire.

En réalité le parallélisme ne s’est maintenu que pour un temps, et le décalage n’a pas tardé. Le rayonnement de Renan est aujourd’hui moins épuisé que celui de Taine. Les ambitieuses constructions de Taine, ses « palais d’idées » ne se sont pas écroulés : il leur est arrivé pis. Ce sont aujourd’hui des salles vides, démeublées, humides, peu habitables. Le discrédit où sont tombés le genre oratoire, le style oratoire a entraîné l’œuvre de ce grand orateur. Et surtout ses larges synthèses ont été élevées précisément sur les terrains où le progrès des sciences devait bien vite les renverser.

L’Histoire de la littérature anglaise, où abondent les pages éclatantes et profondes, nous apparaît cependant comme un exercice d’école, comme une série de brillants « discours français » reliés par l’imagination pseudo-scientifique de la race, du milieu et du moment. L’Intelligence a considérablement vieilli. Et les Origines de la France contemporaine, viciées dès leur principe et rendues tendancieuses par un pessimisme atrabilaire, sont devenues le type des œuvres de parti écrites pour flétrir éloquemment. Il est même singulier que l’enthousiasme des nationalistes pour la Révolution leur ait dissimulé combien, dans toute son œuvre historique, de l’Ancien régime au Régime moderne, Taine restait étranger à l’élan vital, à la genèse intérieure, à l’intelligence et à l’amour de l’être organique qu’est la France. Que le nationalisme l’ait salué comme un de ses docteurs tout en criant raca ! sur Michelet, voilà qui jette une lumière instructive sur les habitudes de l’esprit partisan.

Loin de moi d’ailleurs la pensée de méconnaître l’apport sérieux de ce vigoureux cerveau. Il n’est pas venu en vain. En littérature, en psychologie, en esthétique, en histoire, il fallait que ce qu’il a dit fût dit. Dans cette recherche et ce discours continu que forment la poursuite et la progression d’un capital humain de vérités vivantes, sa recherche et son discours tiennent leur place. Il a donné le type de ces formules de pensées qui comportent assez de vérité pour être prises au sérieux et être discutées loyalement par les meilleurs esprits, assez d’arbitraire et de fragilité pour procurer à ces esprits la récompense de les dépasser en les utilisant. Dans toute histoire des idées françaises qu’on écrira, il tiendra une place considérable, sans être beaucoup plus lu que Guizot et Villemain, dont le cas ressemble quelque peu au sien.

Au contraire on lit encore beaucoup Renan, et la mémoire que son centenaire suscite autour de son nom reste chargée d’une influence vivante. Ses paroles ne nous semblent pas plus refroidies que celles de Sainte-Beuve, et trouvent sans peine le contact avec nos pensées les plus actuelles. Peut-être même, depuis 1892, date de sa mort, a-t-il gagné. Moitié de son gré, moitié par malice parisienne on voyait, à travers l’Abbesse de Jouarre, Jules Lemaître et Anatole France. Il était devenu avec Francisque Sarcey un personnage de revue. La jeunesse sérieuse autrefois se détournait de lui avec scandale, et le livre que Gabriel Séailles écrivait peu après sa mort exprime fort bien ce genre de sentiments, tout de même qu’auparavant huit jours chez M. Renan, éclat d’une jeunesse moins sérieuse. M. Barrès nous disait son plaisir de bâtonner son maître, et il nous expliqua plus tard qu’il ne pouvait s’en permettre autant avec le respectable M. Taine. Le plus drôle fut que huit jours chez M. Renan fut suivi de huit jours chez M. Barrès, par un faux Renan (lequel était mon compatriote bressan Gabriel Vicaire), et que ce genre de bastonnades, créé par M. Barrès, fit école au dam de son fondateur. On composerait tout un rayon de bibliothèque avec les plaquettes de ce genre qui, de Vicaire à M. Cocteau, s’amusèrent autour de l’auteur du jardin de Bérénice. Et il faut en féliciter M. Barrès, y voir un heureux présage, car ce sel d’irrespect a merveilleusement conservé Renan, a maintenu autour de lui une enveloppe plus souple et plus fraîche que la distante estime dont l’opinion entoure le souvenir de M. Taine. Le sérieux profond de sa vie intellectuelle, de son œuvre substantielle, n’en ont pas été diminués, en ont seulement été présentés dans une atmosphère plus légère, plus nuancée, plus spirituelle. Nous voyons aujourd’hui se dessiner très vivantes, sur la mémoire de Renan, quelques-unes des grandes courbes qui donneront au XIXe siècle français, dans la perspective des âges, un immortel intérêt.

Et d’abord la courbe religieuse. Pour l’opinion profonde, instinctive, obscure, Renan demeure l’homme dont la conscience a fourni le théâtre d’un drame religieux, vécu avec probité, avec passion, par tout l’être : le chrétien qui cesse de croire, non pas, comme les faibles, par défaillance vers le péché, mais avec force, décision, par une belle et loyale cassure, par la démarche d’une âme qui veut la vérité. Port-Royal eût vu en lui l’honnête homme à qui manque la grâce. Nous apercevons la place qu’il tient dans une tradition et une nature françaises, quand nous songeons à cette page si vraie où Nietzsche reconnaît dans les français le plus chrétien des peuples modernes, nomme Port-Royal, Fénelon, et cette libre-pensée française qui, seule, a eu de vrais grands hommes parce que seule elle trouvait de vrais grands hommes contre qui lutter.

Tout dans notre histoire intellectuelle et littéraire nous dispose à nous intéresser au drame intérieur de Renan, à cette révision tendre et passionnée des valeurs chrétiennes et d’une éducation chrétienne.

Les circonstances dans lesquelles s’est opérée cette crise sont restées enveloppées, en partie par la vie même, en partie par l’art de Renan, d’une pénétrante poésie ; les Souvenirs d’enfance et de jeunesse, ma sœur Henriette, la correspondance avec Henriette ont fixé le débat moral de Renan dans une forme littéraire qui rend sa durée consubstantielle à la durée même de la langue. Cette prose si classique, si transparente, si honnête, si étrangère à tout charlatanisme, à tous ces artifices de style que se permettent les plus loyaux, elle enchâsse idéalement un dialogue de l’âme qui n’a rien d’excentrique, de paradoxalement original ni d’individuel, et qui est placé, comme le Sermon sur l’unité de l’Église, à la croisée même des routes qui ont fait la vie française, la durée française.

Si la crise de Renan, incorporée ainsi à la littérature, érigée en type et en idée, a contribué à éclaircir sur un point le génie français, elle a peut-être rendu le même service au génie de l’Église. La défection de Renan a pu être imputée légitimement à l’enseignement clérical tel qu’il régnait au temps de Dupanloup, et mgr d’Hulst a pu dire, avec peu de vraisemblance d’ailleurs, que le thomisme aurait préservé sa foi. Quoi qu’il en soit, le nom de Renan, l’action de Renan, et surtout l’action contre Renan, ont été liés pendant longtemps à la vie même de l’Église. Le signe de l’Église, qu’il avait porté, lui est demeuré. Ce cerveau, qu’il appelait une cathédrale désaffectée, est resté un témoignage de ce que l’esprit catholique peut encore imposer de sa forme à celui qui s’est détaché de son dogme. Et cet entrecroisement du fil français et du fil catholique n’a pas pris fin, dans la maison de Renan, avec la vie individuelle de Renan. Il s’est continué, sur le registre d’une durée nouvelle, dans l’âme d’une génération nouvelle, avec son petit-fils. Évidemment, dans la place prise, à un certain moment, par le cas d’Ernest Psichari, il faut faire la part d’une certaine exploitation académique et pieuse, et l’image du petit-fils tué le chapelet au bras dans la guerre contre l’Allemagne a fourni matière à des antithèses sur lesquelles on a appuyé bien lourdement.

Il n’en est pas moins vrai que la ligne qui réunit à la crise de Renan la conversion d’Ernest Psichari n’est pas seulement une ligne de famille, mais une ligne qui compte dans cette psychologie des générations sociales, dans ces lois mystérieuses de leur mouvement et de leur alternance, sur lesquelles le livre de M. Mentré attirait si justement l’attention.

De 1823 à 1923, ce siècle vécu par Renan, par son influence, par ses descendants, nous apparaît avec une plénitude telle que nous ne nous étonnons pas que M. Lasserre l’ait choisi comme sujet du livre de construction positive qu’il destine à succéder à des œuvres de polémique passagère. Le titre Renan et son temps sonne bien, parce que peu d’écrivains ont accordé comme Renan leur durée profonde à celle d’une époque intellectuelle ; peu d’individus ont mieux « symbolisé » avec un « temps », avec une ampleur de vie nationale, européenne, humaine. On ne songerait guère à écrire un Taine et son temps, car Taine est loin d’occuper cette position centrale, et son cabinet de travail n’ouvre pas sur autant d’avenues françaises.

Mais un homme comme Renan n’est pas seulement attaché à son temps. Il faut aussi qu’il se détache sur son temps et qu’il se détache de son temps.

L’originalité de l’homme, la valeur unique de l’artiste, sont à ce prix.

Cette originalité et cette valeur, elles se définissent par le style. Style personnel, cela constitue presque un pléonasme ; là où il n’y a pas personnalité irréductible à un temps, et, par un certain côté, étrangère à un temps, il n’y a pas de style. Et je ne veux pas parler ici du style littéraire de Renan. On a dit, pensant exprimer par là le plus haut degré de l’admiration, qu’on ne savait pas de quoi il était fait.

Si on ne le sait pas, il faut chercher à le savoir ; on finit toujours par connaître de quoi un style est fait, et comment il est fait. On pourrait l’opposer d’une façon très instructive à celui de Taine, car on trouverait difficilement un contraste plus symétrique. L’un reste classique là où l’autre s’assimile très nettement une bonne part de romantisme. Je veux dire que dans la phrase de Renan le style demeure toujours finement en deçà de la pensée, s’interdit, comme un manque de goût, d’en remplir exactement et totalement le contour, porte le lecteur à un point où il le laisse libre et capable de combler de lui-même cet intervalle. Au contraire le style de Taine, construit et mené oratoirement, va au-delà de la pensée, la reconstitue avec des éléments de période là où elle défaillerait naturellement et où sa bonne conscience lui interdirait d’avancer. Le style de Renan ressemble à un musée d’antiques comme celui du capitole, où les statues sont présentées dans la franchise de leur mutilation, de leur état incomplet, et celui de Taine est pareil au musée du Vatican, où les statues sont restaurées, où il est interdit au spectateur de les voir, de les penser autrement que comme des corps intacts, où le plâtre de l’habile praticien vient au secours du marbre brisé, où la feuille de vigne même sait marquer à l’occasion un souci de respectabilité. Littérairement les deux systèmes peuvent se défendre. Il est vrai que le second est condamné aujourd’hui et que le discrédit de l’oratoire dans le style va de pair avec le discrédit des restaurations dans les musées. Mais de bons esprits ont pu penser autrement. En tout cas la marque attachée au style de Renan est celle de la probité, de la délicatesse et de la réserve. Ceux qui croient que le style a une valeur par lui-même lui sont peu favorables, et, bien que Flaubert ne se soit pas expliqué là-dessus, il a dû se demander avec étonnement ce qu’on pouvait trouver à admirer dans le style de Renan. On y admire précisément les aspects spontanés de la langue française qui sont les plus étrangers à la volonté de style de Flaubert.

Mais l’étude de son style, ou plutôt de ses styles (car il en a plusieurs, et son style de mémoires d’institut ne ressemble guère à celui des Souvenirs d’enfance) forme un large domaine, encore intact, où je ne veux pas entrer. En parlant du style personnel de Renan, je songeais moins à la vie de son style qu’au style de sa vie. Tout homme, comme tout monument, implique un style, et les grands hommes sont des hommes de grand style. Ici encore c’est une courbe, c’est une ligne vivante qu’il faut admirer. L’homme de vie intellectuelle représente un type capital, puisque, si le genre humain vit par tous les hommes, il pense par peu d’hommes, et que, s’il ne pensait pas, on ne pourrait guère dire qu’il vit. Mais ce type, lorsqu’il demeure sans style, ne sort pas du commun, et il y a des degrés dans la qualité des styles par lesquels il en sort. Renan a réalisé comme un chef-d’œuvre nuancé, tempéré, classique, la figure de l’homme consacré à la culture, à l’accroissement, à la jouissance de la connaissance désintéressée et de l’intelligence pure. Il y en a eu de plus puissants, il y en a eu de plus héroïques, il y en a eu qui ont importé davantage au progrès et à la noblesse de l’humanité. Il n’y en a guère eu qui nous donnent une telle impression d’équilibre souple et séduisant, de fruit qui mûrit lentement et qui trouve mieux sa plénitude dans l’âge d’or de l’homme d’intelligence, c’est-à-dire dans la vieillesse.

On a sacrifié avec quelque exagération le vieillard sceptique de 1890 au jeune savant de Phénicie, au frère candide et sérieux d’Henriette. On a parlé de décadence, d’affaiblissement, on a même employé des mots plus durs. Les choristes d’opéra dont parlait Jules Lemaître, les croyons ! qui se drapaient devant les dernières années de Renan avec l’indignation des stoïciens dans le tableau de couture, ont étrangement forcé la note. Ne le leur reprochons pas, puisqu’ils avaient les générations nouvelles à préparer, les uns celle de l’affaire Dreyfus et les autres celle de la guerre.

Mais maintenant qu’est venue l’heure de l’impartialité et de la vision tranquille, aimons ce soir attique de Renan, cette longue et délicate méditation qui commence avec les Dialogues philosophiques, se continue avec les Souvenirs, les Drames philosophiques, les Feuilles détachées, prête à la chronique, à la légende, à toute la postérité des diogènes laërces, la menue monnaie des attitudes, des entretiens et des mots qui nous font songer aux philosophes grecs du IIIe siècle.

Il y a des gens qui s’amusent toute leur vie, et il y a des gens qui demeurent sérieux toute leur vie ; les premiers sont plus inutiles, les seconds sont plus dangereux. La sagesse bourgeoise aime qu’on s’amuse quand on est jeune, et qu’on devienne sérieux quand on cesse d’être jeune. Mais, pour ceux qui n’appartiennent pas au troupeau, la jeunesse n’est pas l’âge de l’amusement, c’est l’âge de la passion.

N’avoir pas eu de jeunesse, c’est n’avoir pas eu de passion, passion d’amour ou passion d’intelligence, et, à un degré un peu plus bas, passion d’ambition.

L’homme consacré aux travaux de l’intelligence, il est naturel et bon qu’il se passionne d’intelligence quand il est jeune et qu’il s’en amuse un peu quand il est vieux. L’amusement devient le reflux naturel de la passion de connaître. Alors les connaissances ont perdu leur poids d’absolu, et ces arêtes dures par lesquelles elles révélaient leur fonction de limiter et d’exclure. Le réel se dissout dans le possible, et, comme la chaleur qui rayonne, il se défait peu à peu de son droit à l’existence, le répartit à tout ce qui, de l’homme et du monde, pouvait être. L’univers prend un autre sens, et dans les nuages enflammés et frais du soir se jouent les drames libres et point tragiques de la pensée, comme ceux que Renan jette dans les marges de Shakespeare et de l’histoire réelle. Bien entendu tout cela c’est le dimanche de la pensée, et Renan, pendant les six jours ouvrables, travaille autant et plus qu’un autre.

Taine avait cherché, lui aussi, son dimanche dans Graindorge : il y est plutôt forcé et lourd.

C’est que Taine est un romain, un orateur méthodique et un constructeur d’aqueducs, Renan (qui d’ailleurs n’a jamais bien compris la Grèce et en a parlé fort superficiellement) fait figure de grec, et même d’attique. Son style de pensée rappelle l’amplitude, les alternatives de tension et de détente, de spondée et de dactyle, que Socrate revêt dans Platon ou que Platon tient de Socrate. Nous vivons ordinairement dans un monde où la juste mesure est obtenue impersonnellement par une moyenne entre les opinions extrêmes et partiales auxquelles sont préposés les individus.

Il est bon qu’à certains moments un individu privilégié essaye d’assumer en lui et de personnaliser cette mesure, cette moyenne, cet art des tempéraments et des nuances, qu’il transforme le dialogue humain en un dialogue entre les lobes d’un même cerveau, qu’il renonce un peu à cette fonction, à ce privilège qu’a l’être vivant de pousser la vie dans une direction extrême. Il faut comprendre que le style de l’intelligence n’est pas tout à fait le style de la vie, doit être vu sous son angle particulier.

Ce style de l’intelligence, il me semble que Taine l’a posé, en partie, avec profondeur, dans cet admirable plan de l’Intelligence, plan qui subsiste, et qui pourrait encore servir, après que le contenu de l’œuvre a pour sa plus grande part croulé ou vieilli. L’intelligence est une manière de transformer un monde de choses en un monde de signes. C’est là sa fonction utile. C’est aussi sa pente dangereuse et son principe de caducité lorsque ces signes ne sont pas rechargés d’intuition ou d’expérience. Renan, comme Taine, comme tous ceux qui demandent des idées générales aux sciences philologiques et historiques, a dû penser rapidement par signes. M. Lasserre cite une note des Cahiers de jeunesseRenan écrit : « je n’ai lu que quelques lignes des allemands et je sais leurs théories comme si j’avais lu vingt volumes, car je me mets à leur point de vue. » Je rapprocherais volontiers cette phrase de celle de la fameuse prière, où Renan déclare qu’aussitôt qu’il a vu le Parthénon il a eu l’intuition de la beauté parfaite. Or, dans l’état où est le Parthénon, on ne saurait honnêtement y voir et y comprendre la « beauté parfaite » qu’après une initiation archéologique assez longue et plusieurs semaines d’études sur le terrain. On aurait beau jeu de sourire, de s’exclamer ou de s’indigner. En réalité le seul moyen de ne jamais tomber dans ce défaut c’est de ne rien penser du tout, — une grande force, évidemment, mais dont il ne faut pas s’enorgueillir à l’excès. Dès qu’on pense, qu’on mobilise et qu’on agence des idées, on entre dans un monde de signes, on s’expose à ces disproportions entre le signe et la réalité qu’on croit signifiée par lui. Cette rapidité à penser par signes, à prendre la tranche brillante et sans épaisseur du signe pour le lit de carrière même de la chose, elle est impliquée dans l’œuvre historique de Renan, et en compromettrait souvent la solidité matérielle, si lui-même ne nous défendait sagement de la penser sous forme de solidité excessive, ne se défendait de surfaire ses « petites sciences conjecturales ».

Mais à cette faculté parfois dangereuse de réunir et d’enchaîner rapidement des signes est lié chez Renan un incomparable avantage, celui de penser l’histoire dans son unité, de se transporter passionnément, grâce à ces signes, sur l’étendue de la durée humaine comme ses ancêtres sur la mer mouvante dont le flux et le reflux se retrouvaient au plus intime de son sang. Un contact extrêmement rapide avec le génie allemand, par l’intermédiaire de Mme De Staël, a pu suffire pour donner à Renan le sens, alors presque tout germanique, d’un monde dont l’essence serait sinon la durée tout au moins l’histoire. Et si, durée hégelienne en Allemagne, spencérienne en Angleterre, bergsonienne en France, le XIXe siècle des philosophies de la durée, Renan y aura tenu sa place par son sens fluide et fin de la durée historique : beaucoup plus que celui de Taine, son monde est un monde qui dure.

Sens de la durée dans son ensemble, et aussi sens de la planète dans son unité de vie, d’élan, de tâche. La dernière partie de la carrière de Renan est occupée par des méditations non plus sur l’avenir de la science, mais sur l’avenir de la civilisation, et, plus expressément, sur l’avenir de la planète terre. Il est de ceux qui ont réagi contre l’hypothèse fragile d’un progrès indéfini, qui ont été attentifs aux chances possibles d’un échec radical de l’humanité dans son effort pour réaliser ses fins ; ne pensant pas d’ailleurs que d’un point de vue plus général, celui de Sirius, ou celui de Dieu, il y eût lieu de désespérer, et confiant, en cas de ruine de la planète, en un autre monde pour mener à ses buts le nisus intérieur qu’entre Hegel et Bergson il a conçu comme l’être profond de l’univers.

Et voici que trente ans seulement après sa mort (à peine la durée d’une génération humaine) le problème que les Dialogues philosophiques présentaient comme un rêve, comme un cauchemar qui étonna, s’impose brutalement dans une réalité tragique.

Le grand péril de la civilisation, Renan le voyait dans la ruine des élites sous la poussée et la transgression démocratiques. Parfois (dans la Réforme et dans les Drames philosophiques ) il a espéré que le problème pourrait se résoudre à peu près par une certaine éducation de la démocratie.

Dans les Dialogues il paraît désespérer de cette éducation, il rêve d’une élite qui, maîtresse de moyens matériels tels qu’elle pourrait détruire la planète, imposerait à l’humanité par la terreur les travaux forcés de l’idéal. Ce rêve de la destruction possible de l’humanité par une sur-dynamite paraît avoir été retenu, et même caressé avec une singulière faveur, par le plus illustre des renaniens, M. Anatole France. Mais enfin, employé par la démocratie intégrale, ou l’anarchie, comme aime à l’imaginer M. France, ou suscité par une aristocratie comme barrage au péril démocratique ou anarchique, c’est toujours en fonction de la démocratie, c’est-à-dire d’un problème de politique intérieure, que la ruine de l’humanité par des moyens scientifiques est envisagée. Ce qui paraissait alors un rêve délirant est aujourd’hui en voie de réalisation, mais cette fois en fonction d’un problème de politique extérieure, de rapports entre nations. La chimie qui devait, selon Berthelot, nourrir un jour les hommes avec les comprimés de ses laboratoires, est réquisitionnée par les nations armées comme un art de les tuer en telles masses que la destruction complète d’un peuple par l’empoisonnement de son atmosphère, ou par les divers « sans fil », devient une possibilité vraisemblable. Pour sauver la civilisation nous voilà forcés de superposer à notre raison individuelle, à notre raison nationale, une raison planétaire ; nous voilà ramenés au point de vue de Sirius, obligés de penser non pas seulement aux hommes qui disparaissent, aux nations qui se perdent, aux religions que reçoit le linceul de pourpre, mais aux planètes dont l’effort avorte et où la raison, l’intelligence, l’âme se dessèchent comme l’eau sur les mondes morts.

« c’est toi qui la première m’a fait examiner ma prière du soir », disait Sully Prudhomme à la grande ourse.

Que le rappel du point de vue de Sirius, autrefois si raillé, nous fasse, par ce temps de centenaire, examiner, en nous, comme le pharisien, et non en autrui (l’Europe périt de pharisaïsme national) les poches d’injustice, d’erreur et de haine où s’accumule la dynamite de notre minime planète !

22. La chanson de Roland §

Le livre de M. Boissonnade, du nouveau sur la chanson de Roland, tient à peu près les promesses de son titre ; mais ce nouveau se rencontre davantage dans le détail que dans les vues d’ensemble. Heureusement. Il est des problèmes d’histoire sociale ou littéraire au sujet desquels le simple lecteur se trouve tiré à hue et à dia entre plusieurs solutions contraires, toutes chargées de vraisemblances impressionnantes, également dépourvues de preuves décisives, pareillement soutenues par des équipes savantes, et au succès desquelles est parfois intéressé le prestige, ou, comme on dit, la propagande d’une nation. Il en fut ainsi, un peu, des théories historiques de Fustel De Coulanges. On aurait pu craindre des accidents analogues pour la question des chansons de geste. Depuis la guerre, en effet, le nationalisme s’en est quelque peu mêlé, et les théories de M. Joseph Bédier ont été parfois présentées comme une victoire française sur les doctrines allemandes dont était encore imbue, paraît-il, l’érudition de Gaston Pâris. Seulement, pour qu’il y ait victoire, il faut qu’il y ait lutte, et on n’a pas vu de lutte. La synthèse de M. Bédier, qu’elle soit provisoire, ou, ce qui paraît vraisemblable, définitive dans ses grandes lignes, garde ce mérite d’exister seule aujourd’hui.

Aucune défense sérieuse de la thèse des « cantilènes » n’a été tentée, et elle est bien apparue ce qu’elle était réellement, une œuvre d’imagination, fondée non sur des documents, mais sur l’analogie, et déduite des lois générales que l’on supposait présider à la formation de l’épopée dite spontanée.

Même si les théories de M. Bédier sont discutées ou rectifiées sur des points particuliers, même si une grande idée générale, inaperçue de lui, venait encore modifier profondément l’optique du sujet, il continuerait à avoir raison sur la question capitale, celle de méthode : méthode positive, expérimentale, qui consiste à envisager les questions historiques en elles-mêmes, comme des problèmes originaux et particuliers, et non comme des cas d’un problème général. Le problème général se pose avec fruit, la solution générale apparaît, lorsqu’on relie par une ligne les solutions particulières obtenues séparément. L’ancienne théorie, aujourd’hui abandonnée, des épopées françaises, était une théorie de confection, inspirée inconsciemment par une doctrine a priori. La théorie de M. Bédier est une théorie sur mesure, issue des circonstances particulières auxquelles se réfèrent les épopées du XIe siècle dont on possède et dont on critique le texte. Elle ne pourrait être remplacée que par une théorie issue de circonstances encore plus particulières, par une application plus dépouillée, plus souple et plus rigoureuse de sa méthode.

Le livre de M. Boissonnade sur la chanson de Roland vient confirmer par beaucoup de faits nouveaux les vues présentées par M. Bédier au tome III des légendes épiques. Peut-être use-t-il d’une méthode moins prudente, en ce sens qu’il recourt davantage à l’hypothèse. Ne nous en plaignons pas trop. J’entendais un jour un brillant historien regretter que M. Bédier n’eût pas été assez loin dans cette voie, qu’il n’eût pas achevé son ouvrage par une clef de voûte que mon historien, non médiéviste d’ailleurs, croyait être Cluny. On peut et on doit louer M. Bédier de n’avoir pas anticipé sur des travaux de détail qui occuperont encore bien des ouvriers. Mais lorsque M. Boissonnade accumule, sans forcer notre conviction, des vraisemblances ingénieuses pour identifier l’auteur de la chanson de Roland avec un certain Turolde, établi en 1128 à Tudela en Espagne, pays mentionné dans le poème, le lecteur lui est tout de même obligé d’indiquer là au moins une des manières dont les choses ont pu vraisemblablement se passer.

Nous n’avons qu’à le lire à la manière de Renan, et à supposer fréquemment : « rien ne s’oppose à ce que nous imaginions… ». Les deux méthodes, entre lesquelles l’individu doit plus ou moins choisir, sont comme les deux jambes (ou les deux béquilles) également nécessaires à l’histoire, œuvre collective, pour avancer. Le simple lecteur, qui est un homme assis, c’est-à-dire un historien en repos ou en puissance, trouvera un état assez confortable dans cet équilibre mesuré entre la certitude et la conjecture, servies d’ailleurs à part par des auteurs de tempéraments différents.

Le travail de M. Boissonnade met hors de conteste, par une information extrêmement riche, sur les origines de la chanson de Roland, une idée centrale que le premier, je crois, avait aperçue Luchaire, il y a plus de vingt-cinq ans. « On a dit, écrivait Luchaire dans l’ histoire de France de Lavisse, que l’idée générale du poème était la lutte de la chrétienté, sous l’hégémonie de la France, contre les sarrasins, et que cette épopée, où vibrent l’enthousiasme religieux et la haine du mécréant, fut l’un des symptômes précurseurs de la croisade. Au lieu d’évoquer le souvenir de l’immense exode de l’Europe et le pressentiment de ce qui allait s’accomplir, il serait plus naturel de rappeler ce qui s’était passé ou se passait au moment où le trouvère composait ses laisses, c’est-à-dire la guerre permanente que les seigneurs français faisaient aux sarrasins d’Espagne depuis le début du XIe siècle… etc. » (À cette époque on donnait 1080 environ comme date de la chanson, qu’on s’accorde aujourd’hui à placer dans le premier quart du XIe siècle, c’est-à-dire après la première croisade.) Cette intuition de Luchaire, que M. Bédier a confirmée, M. Boissonnade lui donne son ampleur, ses assises, sa certitude, en fournissant le premier un tableau de ces croisades, si mal connues, d’Espagne, en découvrant leur écho dans les vers du poète, en rattachant le détail de ces vers au détail des événements historiques, en recherchant et en groupant, d’une manière plus hypothétique, les renseignements que la chanson et les documents contemporains nous apportent sur la condition, le caractère, l’esprit de son auteur. Bonne occasion de relire le vieux poème rajeuni et rentoilé par l’érudition, et de réviser, sur le chantier plus modeste de la critique littéraire, ces vieilles discussions qui, au temps de Brunetière, mirent aux prises les médiévistes et les humanistes.

Discussions d’ailleurs vieillies. Ici comme sur bien des points, l’étroite critique du classicisme et de l’humanisme stricts a dû se replier. Les diatribes méprisantes contre la philosophie et la littérature du moyen âge ne conféreraient plus à celui qui voudrait les reprendre qu’un certificat d’ignorance. La chanson de Roland est vraiment annexée à notre goût littéraire. Elle a autrefois bénéficié du romantisme, elle a été soulevée et poussée à la lumière par lui. Aujourd’hui elle bénéficierait fort bien du déclassement de l’oratoire.

Née et produite absolument vierge de rhétorique, aussi vierge que Stendhal ou que le code civil, elle se trouverait d’accord avec l’art direct, sommaire et ramassé, qui trouve aujourd’hui faveur. Et la guerre nous a donné encore d’autres occasions de l’aimer.

Ce n’est pas que je veuille lui attribuer une figure de nationalisme conventionnel. Faut-il voir avec M. Boissonnade dans l’auteur de la chanson un poète s’élevant « par la clairvoyance d’un grand esprit à la notion d’une France une et indivisible ? » ces termes ne risquent-ils pas de nous tromper assez gravement sur le caractère non seulement du poème, mais du XIe siècle ? Il nous faut, pour trouver la substance vivante du Roland, et ses points de contact avec notre propre substance et notre propre vie, écarter ce rideau des choses qui se disent, qui se disent trop aujourd’hui.

Ce n’est pas du tout le caractère national qui me frappe dans Roland, c’est le caractère militaire. Je crois bien que voilà l’unique grande œuvre où il n’y ait absolument que ceci de réel, de profond, de pathétique : la vie d’une armée. Les seuls sentiments qui s’y voient mis en jeu et en valeur, ce sont ceux qui peuvent exister à l’intérieur d’une armée, entre des hommes qui se battent. Pas d’autres personnages que des soldats.

L’auteur est certainement un clerc, et on sait que les clercs ne manquaient pas dans les armées des croisés. Cependant le seul clerc qui figure dans le poème c’est un clerc-soldat, l’archevêque Turpin, qui se bat comme les autres et mieux que les autres.

On songe au beau titre catholico-musulman, en tout cas très espagnol et rolandesque, du livre de M. de Montherlant, écrivain de l’ordre mâle, le paradis à l’ombre des épées. Pas de femmes, sinon les deux figures très épisodiques de Bramimonde et d’Aude. La seule évocation d’amour, chez ces guerriers, on la rencontre dans le langage, tout militaire, d’Olivier déclarant à Roland, dans un accès de colère, qu’il ne couchera jamais entre les bras de la belle Aude. L’amour, cet amour autour duquel tourne le sujet de l’Iliade, il est, dans ce monde viril du Roland, remplacé par l’amitié militaire ; la fidélité conjugale des Andromaques et des Pénélope cède la place à la fidélité du vassal, du pair, de l’ami, Gauthier De L’Herm, Olivier, Pinabel. Le bien absolu consiste à se battre courageusement, le mal absolu à trahir.

Le droit, c’est la cause pour laquelle on se bat, l’injustice c’est la cause contre laquelle on se bat. Païens unt tort e chrestiens unt dreit. Si Lacédémone avait laissé un poème, il eût ressemblé à la chanson de Roland. En fait elle l’a laissé, mais inécrit, sinon dans Hérodote : c’est la défense des Thermopyles, autour de laquelle ont cristallisé, plus qu’autour de nul autre fait d’armes, tant à Sparte qu’en toute la Grèce, les disponibilités d’enthousiasme et de vénération. Or ce n’est pas un hasard si Roncevaux et les Thermopyles entrent symétriquement dans la légende, au lieu de ces prouesses d’offensive ou d’aventure foudroyantes que sont l’expédition de Brasidas ou celles des guiscards. La défense de Roland et la défense de Léonidas prennent pour l’imagination cette figure : une garde à la frontière. Le Roland de la chanson a beau avoir conquis la moitié de l’Europe, succomber au retour d’une croisade lointaine : il n’entre dans la grande poésie et dans le prestige romanesque que parce qu’il reste, malgré tout, à Roncevaux ce qu’il était dans le texte nu d’Eginhard, un préfet des marches. Nous pouvons appeler la chanson le poème de la vie militaire, mais de la vie militaire à l’état de garde, le civis murus erat.Roland gardait les monts : tous passaient sans effroi

M. Bédier a mis beaucoup d’ingéniosité à démontrer l’unité de l’épopée entière, unité qui réside dans l’idée de la croisade, et qui exige que la croisade soit terminée par la prise de Saragosse.

M. Boissonnade renchérit encore sur ce point de vue, et considère la chanson comme une œuvre déjà française par sa belle composition. On ne doit, semble-t-il, accepter cette idée qu’avec de grandes réserves. La partie vivante, active, du poème se termine avec la mort de Roland. Évidemment la fin de la croisade intéressait les auditeurs de Turolde, mais nous ne sommes pas les auditeurs de Turolde et nous lisons cette fin avec froideur. Il y a aussi beaucoup d’unité dans le lutrin de Boileau, et le dernier chant, qui se rattachait aux origines mêmes du poème, n’était nullement pour lui un raccord ; mais il nous fait, à nous, l’effet d’un raccord, il est mort tandis que le reste vit, et c’est la critique historique, non la critique de goût, qui peut être fondée à parler de l’unité du lutrin. Ainsi de la troisième partie de la chanson, Roland vengé. Mais pourquoi Roland vengé, et la bataille de Charlemagne et de Baligant, nous intéressent-ils beaucoup moins que les combats et la mort de Roland ? C’est en partie parce que nous ne sommes plus dans le grand thème original, profond et pathétique qui fait l’idée organique du poème, et qu’on retrouve, riche de la même beauté, dans le célèbre morceau d’aliscans imité par Mistral : le thème des Thermopyles, de la défense, des guerriers sur la brèche, gardiens d’une cité ou d’un pays. Que le thème de la croisade soit présent à l’esprit du poète, c’est certain, mais jamais ce thème n’eût fait du Roland le poème unique parmi les quatre-vingt-dix chansons de geste que nous connaissons. Il y fallait l’autre thème, celui dont le poète, unissant en une même étincelle révélatrice le texte d’Eginhard, le paysage de Roncevaux et la route des pèlerinages et des croisades espagnoles, a dû créer d’un coup, en un instant, l’idée indivisible. Les exigences propres au thème de la croisade n’ont dû venir qu’après.

Notons un accord qui n’est pas tout à fait un hasard entre la première et la dernière manifestation française du génie épique. On ne saurait nier que Flaubert ait exprimé dans Salammbô certains aspects de l’épopée, qu’il ait voulu incorporer ou réintégrer de façon originale un élément épique dans ce genre du roman, né de la décomposition même de l’épopée. Il a fait, en partie, d’une armée, de la vie militaire, de la psychologie simple, rude, naïve du soldat, le lien et le thème de son épopée inhumaine et superbement stérile. Mais l’œuvre épique par laquelle il voulait contrebalancer Bouvard et Pécuchet comme Salammbô équilibrait Madame Bovary, c’était une chanson de Roland classique, je veux dire un Léonidas aux Thermopyles. Déjà, en 1845, il écrivait : « hier le combat des Thermopyles m’a transporté comme à douze ans, ce qui prouve la candeur de mon âme, quoi qu’on dise. » Et dans les dernières années de sa vie il disait à Edmond De Goncourt : « avant tout, j’ai besoin de me débarrasser d’une chose qui m’obsède… c’est ma bataille des Thermopyles. Je ferai un voyage en Grèce… je veux écrire cela sans me servir de vocables techniques, sans employer par exemple le mot cnémides… je vois dans ces guerriers une troupe de dévoués à la mort, y allant d’une manière gaie et ironique… le livre, il faut que ce soit pour les peuples une marseillaise d’ordre plus élevé. » Cette chose qui obsédait Flaubert, c’est bien une vieille et durable idée-mère de l’épopée vivante, du pathétique élémentaire : non l’idée d’une croisade, qui se détournera vite vers l’amplification ou la rhétorique comme ceux de la quatrième vers Constantinople, mais l’idée purement et nûment militaire de la garde au créneau, à la brèche, à la frontière, à la « marche ». L’Iliade c’est la colère d’Achille. Et pourtant ce n’est pas dans la force colérique d’Achille, c’est dans Hector, le défenseur de la cité, que le poète a incarné la classique nature héroïque. N’ayons pas peur des mots.

Qu’est-ce que la République de Platon ? L’ensemble des institutions propres à donner aux guerriers, dit-il, une nature de chien de garde. Le chien de garde et non le chien de chasse, voilà le pur emblème épique, l’idée platonicienne de la chanson de Roland, celle qui revenait, au crépuscule de l’épopée, hanter la conscience géniale de Flaubert.

On ne saurait donc souscrire pleinement aux vues de M. Boissonnade sur l’unité de composition du Roland, et il est bien difficile d’accepter plus de la moitié de ces affirmations : « partout apparaît dans son œuvre cette pensée maîtresse, soucieuse de bel ordre, de la logique des caractères et des idées, de la simplicité, de la sobriété de l’expression et des moyens, de l’unité d’ensemble et de la clarté de l’exposition, qui décèle dans le poète de la chanson de Roland le précurseur de nos grands classiques. » La simplicité et la sobriété de l’expression et des moyens sont en effet évidentes, et Remy De Gourmont, qui admirait la chanson, a écrit là-dessus une page fort belle. Mais l’ordre, la logique, l’unité, l’annonce des grands classiques, apparaissent beaucoup moins.

Dirai-je que, si je ne les remarque guère, je ne les souhaite pas davantage ? Ces laisses qui ne développent pas, mais qui insistent, répètent, recommencent un récit comme si l’attention de l’auditeur avait dit : encore ! Au jongleur, c’est le contraire de la composition classique, mais c’est très beau, cela apporte au récit un rythme original qui fait toujours sur le lecteur une puissante impression. Quant à la composition du détail, je veux dire celle des épisodes, elle n’existe guère davantage. Les batailles du Roland procèdent, comme celles d’Homère, par tableaux juxtaposés, par combats particuliers ou singuliers, dont la répétition nous paraît plutôt monotone : ce n’est pas la composition d’un fronton, mais la discontinuité de métopes (j’emprunte la comparaison à Boutmy). Il a fallu le théâtre pour apprendre aux français comme aux grecs à composer une bataille, à la produire dans une unité vivante et progressive. Comparez aux batailles d’Homère, juxtaposition de métopes, le récit que fait dans les Perses le messager de Salamine. Ici, pour la première fois, nous avons un fronton, une progression, une suite unique, une composition d’ensemble. Même rapport entre les combats du Roland et le récit du Cid, récit dont l’ampleur, le mouvement, l’élan indivisible sont aussi beaux que ceux de la tragédie elle-même. (Corneille, deux fois adroit comme poète dramatique et comme normand, a pris soin de rejeter tous les combats singuliers dans les ténèbres de la nuit où chacun, seul témoin des grands coups qu’il donnait, ne pouvait discerner où le sort inclinait. ) Mais s’ils sont aussi beaux c’est qu’ils en font partie, c’est qu’ils sont chargés de la même électricité, lancés dans la même rotation. Toute composition (j’ai essayé de le montrer à propos du roman) dérive des nécessités du genre dramatique ou du genre oratoire. Ni l’un ni l’autre ne sont nés, en langue française, au temps du Roland, la composition non plus par conséquent, et nos grands classiques n’ont encore de précurseurs que dans un sens très général et très conventionnel : ne faisons pas annoncer Molière à la cour de Chilpéric.

L’essentiel est qu’avec le livre de M. Boissonnade la question des origines du Roland ait fait un pas important. Maintenant toute une atmosphère historique le baigne, le rafraîchit, lui donne des couleurs et une vie plus émouvante. Il y a quelques années le livre de M. Lucien Foulet sur le Roman du renard renouvelait pareillement un problème, nous mettait de plain pied avec les clercs qui écrivirent Renard, dissipait sur un nouveau point, à l’exemple de M. Bédier, le fantôme tenace des origines dites populaires. Nos connaissances sur la littérature du moyen âge se trouvent en pleine refonte et il serait bien étonnant que cette refonte n’exerçât pas une action sur l’ensemble de notre histoire et de notre suite littéraires. Le médiéviste doit trouver sa devise dans la dernière laisse de la chanson de Roland, où saint Gabriel apparaît en songe à Charlemagne et lui ordonne de marcher à de nouveaux combats. « Dieu, dit le roi en pleurant, que peineuse est ma vie ! » mais des livres comme celui de M. Boissonnade nous montrent que le profit répond largement à la peine.

23. Lettres et journaux §

Il suffit d’une occasion pour faire discuter passionnément cette question : le journalisme est-il de la littérature ? Passionnément du côté des journalistes s’entend, et on devine bien dans quel sens. Il s’agit de protester de manière pittoresque contre certain ton avec lequel tels écrivains de livres ou de revues prononcent péremptoirement le mot journaliste, en établissant, entre deux virgules, un « comme disent les journalistes », très talon rouge, qui crée un abîme entre la noblesse et le tiers-état de la plume. De là un : qu’est-ce que le tiers-état ? (à l’académie par exemple). Rien depuis John Lemoine, qui fut, je crois, le dernier journaliste admis à l’académie, et dont Brunetière, qui le remplaça, fit l’oraison funèbre en déclarant qu’aussi bien était-ce bon pour une fois, et qu’encore bien même que la règle de la maison ait pu fléchir pour un rédacteur du journal des débats, cependant il se fallait garder d’oublier que la littérature journalière n’était nullement production qui pût conférer à son auteur quelque immortalité, même académique, non plus que présenter la moindre capacité d’être, comme on dit, regardée sub specie aeterni, n’ayant point l’habitude de considérer elle-même son objet sous cet aspect, et le considérant, ainsi qu’il ressort de son nom, sous la figure exactement contraire. Les journalistes relevèrent le gant ; ils firent jusqu’à sa mort la vie dure à Brunetière, et M. Camille Mauclair l’appelle encore dans ses récents souvenirs « le célèbre pédant cacographe de la revue des deux mondes ».

Il y a là une ligne de bataille littéraire qui est incorporée à notre vie d’aujourd’hui et qui subsistera longtemps, un procès aussi interminable que le fut autrefois celui des cuisiniers et des rôtisseurs.

La Bruyère (serait-il aujourd’hui journaliste ? Ou romancier ?) observe déjà dans les ouvrages de l’esprit qu’il est difficile de juger la littérature d’actualité, ce qui faisait, en son temps, office de journaux. Ces productions, dit-il, sont généralement trop admirées sur le moment et trop dépréciées dans la suite. « Ce sont des almanachs de l’autre année. » La Bruyère oublie peut-être que la prose française, sa prose à lui, ne fut fondée, instituée, que par une œuvre de journalisme, par des pamphlets d’actualité, les lettres provinciales.

Pascal a inventé le journalisme comme il a inventé la machine arithmétique et les omnibus (le syndicat de la presse et la compagnie des omnibus célèbreront-ils son centenaire, celle-ci par de petits drapeaux et celui-là par une manifestation oratoire ? Pourquoi pas ? Ou encore une cavalcade des carrosses à six sous, entre le Luxembourg et le quartier saint-Antoine, leur ancien itinéraire ?) et en effet c’est bien sous cet aspect de l’intelligence mécanicienne (liée au génie de Pascal comme elle l’était au génie de Léonard) qu’il faudrait d’abord regarder le journal. Nos petites observations critiques sur le style et sur l’esprit des journalistes resteraient bien inopérantes si nous ne considérions d’abord, d’un point de vue tout planétaire, que la forme actuelle de la presse représente, dans les années mêmes que nous vivons, une révolution d’outillage humain analogue à l’invention des hiéroglyphes et des cunéiformes, à celle de l’écriture alphabétique, à l’exportation du papyrus égyptien dans le monde grec, à l’éviction du papyrus par le parchemin au IVe siècle après J.-C., à l’invention de l’imprimerie. Ces cinq révolutions d’outillage commandent des révolutions littéraires capitales. Il serait facile de le montrer pour les trois dernières, et on peut évidemment le supposer pour les deux autres. Depuis cinquante ans nous assistons au règne du journal écrit ; depuis quinze ou vingt ans nous lui avons vu mettre la rallonge du journal photographié et cinématographié ; en ce moment c’est, avec le sans-fil, la formidable rallonge du journal parlé. Le conflit entre le livre et le journal, même lorsqu’il s’agit des discussions de style, est ainsi pris dans un procès non plus de cuisiniers et de rôtisseurs, mais d’outillage, analogue à celui qui existe entre le chemin de fer, le bateau, le dirigeable et l’avion.

Je n’irai pas m’engager dans ce procès, aujourd’hui du moins. Je cherche seulement à me rendre compte et à rendre compte de certaines difficultés d’optique, celles-là mêmes qui se présentaient à La Bruyère lorsqu’il parlait des almanachs de l’autre année.

Le contraste qu’il signalait apparaît maintenant plus curieux, plus dramatique que de son temps. Un article de journal a un million de lecteurs aujourd’hui, c’est-à-dire beaucoup plus que n’en ont eu nos sept tragédies d’Eschyle depuis deux mille trois cents ans qu’elles sont écrites. Parfois il les mérite. Il n’y a pas de jour où, dans un kiosque à journaux, ne figure au moins un article qui littérairement vaut presque un plaidoyer de Lysias (en fait de réussite dans un genre évidemment, non d’invention, et voilà tout de même la différence).

Et cependant, huit jours après, l’article est complètement oublié, sans espoir de résurrection.

Si l’auteur, soucieux de joindre à sa gloire journalière une gloire sinon perpétuelle, du moins annuelle, réunit ses articles en un volume, le public n’en veut pas ; il lui faut l’almanach de l’année et le journal du jour. L’article de journal, poussé comme un bourgeon sur l’événement du jour, subit la loi que lui-même a faite, il est recouvert et détruit par l’événement du jour suivant. Des deux jambes qui mènent une œuvre forte vers la durée littéraire, à savoir le présent (milieu et moment) et le passé (race et humanité) le journal n’a que la première.

Pas de pitié-hélas ! — pour le canard boiteux.

Cela est juste et conforme à la division du travail.

Toutes les grandes œuvres certes touchent à l’actualité. Mais ce n’est pas la même chose de se soumettre à l’actualité ou de se soumettre l’actualité.

Sauf certains cas exceptionnels on écrit presque toujours pour le public, avec l’idée d’un public ; à cette idée d’un public déterminé, est incorporée, comme l’une de ses dimensions, la durée d’attention qu’il peut donner à un écrit. Durée d’attention qu’un livre de philosophie a le droit de supposer illimitée.

Le journal, à l’autre extrémité, la voit limitée presque à un point. Elle en commande le ton et même le style. Elle n’est pas la même pour le journal du matin qu’on lit dans les cahots de l’autobus en allant au travail, pour le journal de trois heures qui se lit en marchant dans la rue, pour le vaste journal du soir que le grand bourgeois, dans son fauteuil de cuir, étale paisiblement après son dîner.

Au premier il faut des titres et des sous-titres qui résument l’article ou l’information, c’est-à-dire un langage instantané et visuel. Au second il faut des phrases courtes, vives et claires. Le troisième peut se permettre les phrases plus longues et plus abstraites. Le style du journal est déterminé par la durée d’attention du lecteur comme le style oratoire, la période, étaient déterminées par la durée d’expiration et d’inspiration des poumons. Ce sont là des durées élémentaires, psychologiques, d’où l’on passerait peu à peu, en une théorie facile à construire, à la durée sociale, celle qui fait dire qu’une œuvre est appelée ou non à durer, à rester.

La puissance de durée et la valeur esthétique constituent pour les œuvres littéraires deux registres assez différents. Si l’on entend par valeur esthétique la conformité aux qualités traditionnelles de la langue et de la pensée, le talent de bien dire et de bien peindre, d’émouvoir et de faire réfléchir, il me semble bien que la moyenne des journalistes en fournit plus que la moyenne des romanciers. Mais le romancier écrit pour courir une chance de durée (peu importe s’il se trompe, l’illusion est toujours là) tandis que le journaliste se place dans l’optique propre à une œuvre d’action instantanée. Il en recueille le bénéfice et il en subit la diminution.

Les provinciales même l’attesteraient. C’est probablement le livre le plus original, le plus créateur, le plus varié de la prose française. Les manuels insistent abondamment sur son importance unique, et ils ont raison. Il y a plus de génie littéraire dans les provinciales que dans les caractères, et il y en a autant que dans les pensées. Ajoutons qu’elles ont été expressément écrites, et plus que les caractères et les fragments de l’apologie, pour toucher tout le monde et pour rayonner sur le plus vaste public. Et pourtant qui lit aujourd’hui les caractères et les pensées ? Tous les gens instruits, tous ceux qui ont emporté de leurs études un peu de réflexion et de goût. Et qui lit les provinciales ? des professeurs, des critiques, les gens de métier habitués à vivre professionnellement dans le XVIIe siècle. Pourquoi ?

Parce que ce chef-d’œuvre des Provinciales c’est tout de même une œuvre de journalisme, écrite selon l’optique du journalisme, liée à l’actualité comme un discours de Démosthène et de Cicéron. Il n’en faut pas plus pour les retirer du courant général, pour les reléguer dans la littérature des spécialistes.

Que nos journalistes, devant les Provinciales, ne se plaignent donc pas de leur sort, et qu’ils entendent l’Achille éternel leur dire : Patrocle est bien mort, lui qui valait mieux que toi ! À cette disqualification dans la durée, s’en joint une autre non moins importante. Pascal pouvait dire à ses adversaires, avec fierté : je suis seul !… aujourd’hui un journaliste n’est jamais seul. Il est légion, il est incorporé dans une légion, il existe par elle, il apparaît en elle, marche avec elle.

Légion, d’abord, ou tout au moins escouade, des collaborateurs. Il y a des journalistes, mais il y a surtout des journaux. Un journal est un livre collectif, et le lecteur en exige, comme une qualité essentielle, cette variété de collaborateurs.

L’état actuel de la presse ne permettrait pas un succès comme celui de la lanterne de Rochefort.

Un journaliste peut ne pas penser en groupe : il est obligé d’écrire en groupe. Le vrai roman unanimiste serait le roman d’un journal, si précisément le journal ne donnait d’avance, en l’être même de son papier imprimé, la substance vraie de ce roman.

Mais légion, aussi, des journaux. Le journal existe plus que le journaliste. Et les journaux existent plus que le journal. Comme l’individu isolé n’est qu’une abstraction sociale, le journal isolé ne représente qu’une coupe dans la multiplicité et le dialogue incessant des journaux.

Les journaux marquent comme autant de drapeaux les quartiers de la ville, les arbres de la forêt. Mais ce qui existe c’est la ville, c’est la forêt. La règle du jeu exige ce dialogue. Il ne s’agit plus, comme dans le livre, d’un monologue libre de l’auteur devant son papier. Le journal vit dans la catégorie du « plusieurs », le public l’accepte et le lit dans le « plusieurs » des rédacteurs, le « plusieurs » des journaux. Et l’optique de ce « plusieurs » ne saurait se transporter en bloc à la postérité, qui ne retient que des individus. On me dira qu’un journal peut être écrit par un seul homme, et on me citera des brochures hebdomadaires et mensuelles, pleines de talent, où un rédacteur unique donne son opinion sur tout ce qui passe. Précisément c’est un genre bien difficile. M. Alain, M. Azaïs, sont moins lus et moins connus, non seulement qu’ils ne méritent de l’être, mais qu’ils ne le seraient en s’exprimant par le livre ou par le journal proprement dit. M. Téry n’a eu de public qu’en passant de la brochure au journal, en formant une équipe critique.

La construction (cf. Construction d’Ambert dans les copains ) d’une équipe organique et dogmatique, d’une tranche compacte de public, par M. Maurras, représente une œuvre de journalisme réel bien supérieure à un article isolé, lequel ne prend vie et être que dans ce mouvement même, vraie forme de la durée refusée à l’article. Et qu’on ne me reproche pas ici ce critérium du public, qu’il serait ridicule d’appliquer au roman ou à la poésie.

Le journaliste, qui vit, qui écrit, qui commente au jour le jour, n’a de raison d’être, comme l’orateur, que par son action sur un public. Pas plus d’appel possible à la postérité pour lui que pour l’acteur.

C’est, avec l’éloquence, le seul genre littéraire où la promotion de repêchage ne figure absolument pas.

On ne pourrait, je crois, citer dans la littérature française qu’un recueil d’articles qui non seulement n’ait pas perdu, mais qui ait gagné en vieillissant, qui se soit mieux que maintenu, pour le public qui lit, à sa température primitive. Ce sont les lundis de Sainte-Beuve. Mais comme l’exception confirme la règle ! Pourquoi les almanachs de l’autre année, les journaux de l’autre journée, ne durent-ils pas ? Parce qu’ils portent la tunique éclatante de l’actualité, mais cette tunique les dévore : comme les victimes de Néron, ils éclairent en se consumant la fête d’une nuit.

Sainte-Beuve, dans ses lundis, a tourné volontairement le dos à l’actualité. Il a rétabli la communication avec les classiques, et c’est de leur durée qu’il a participé, non de la durée où il écrivait. S’il avait fait la critique de ses contemporains, il aurait lâché la proie pour l’ombre, l’actualité l’aurait entraîné dans son courant, et ses almanachs des autres années ne seraient guère plus lus que les almanachs de Planche, de Pont-Martin, de Barbey D’Aurevilly.

Un cas intéressant de ce genre se pose aujourd’hui pour M. Maurice Barrès. M. Barrès n’est pas seulement un de nos grands écrivains, il est un de nos grands journalistes, un des trois entre qui j’hésiterais si on demandait aux littérateurs de désigner un prince des journalistes. Et il ne dit point du journalisme ce que Heredia disait de la poésie : « ce n’est que l’une de mes élégances ! » lui-même est d’avis que le recueil de ses articles de journal pendant quatre ans de guerre représente sa meilleure œuvre littéraire. Ni la critique ni le public n’ont partagé jusqu’ici cette opinion, et la loi de l’almanach de l’autre année paraît fonctionner ici.

Est-ce bien la loi de l’almanach de l’autre année ?

Dans ma vie de Maurice Barrès j’ai parlé de ces articles avec une certaine injustice : injustice qui, au contraire de ce qui se passe d’ordinaire et normalement, venait de ce que je les avais lus comme ils devaient être lus, en articles quotidiens dans l’écho de Paris. Ils m’ont paru gagner considérablement une fois en volumes.

Et pourtant ce que j’écrivais dans mon livre était encore empreint de la plus méritoire modération. Ce qui fonctionnait quand pendant la guerre nous lisions dans la tranchée ou sur les routes l’écho de Paris, c’était la loi du groupe. M. Barrès ne formait qu’une voix dans un chœur où l’accompagnaient le général Cherfils et M. Marcel Hutin. Et le bain de fureur ironique où la lecture de l’écho plongeait le pilosus vulgaris, tout combattant l’évoquera facilement.

Mauvaise condition d’impartialité littéraire. Réunis en volumes, ces articles tiennent ; ils expriment dans leur suite et dans leur roulement une force et une santé intellectuelles peu communes. Et pourtant, ici encore, il faut que la loi du groupe fonctionne, et que, le général et le reporter ayant disparu autour de M. Barrès, une autre compagnie les remplace.

Quand mon livre parut, je fus repris de mon injustice par M. Vandérem. M. Vandérem, journaliste expérimenté, ne pouvait être insensible à la réussite singulière de métier que représentent les chroniques de guerre de M. Barrès, et ma rectification intérieure avait à peu près précédé celle qu’il exprima heureusement. Seulement M. Vandérem ajoutait : « oui, mais il y a aussi La Fouchardière… » ce qui a peut-être fait froncer le sourcil à M. Barrès, mais ce qui représente tout de même une bonne mise au point.

Le journalisme ne peut pas se soustraire à la règle du dialogue. Non dialogue intérieur, mais dialogue entre des personnes. Non dialogue volontaire entre des personnes ouvertes qui dialogueraient courtoisement, mais dialogue involontaire entre des personnes fermées, dogmatiques, qui monologuent avec fanatisme, monades sans fenêtres, qu’une harmonie extérieure accorde. Dans un restaurant d’avocats proche le palais où je vais quelquefois déjeuner, je vois souvent les clients poser à côté de leur assiette l’œuvre qu’ils lisent avec la sole, et l’action française qu’ils lisent avec l’entre-côte. M. Robert De Jouvenel arrose la première, comme le pouilly fumé, et M. Léon Daudet la seconde, comme le châteauneuf-du-pape.

Ces avocats me paraissent comprendre le journalisme.

En journalisme, disait très justement Faguet, toutes les manières sont bonnes, excepté celle de Montaigne. Pourquoi ? Parce que le journalisme, le dialogue journalier et journalisant, se passe dans une société, non dans un individu, et qu’un Montaigne idéal fonctionne, étendu aux dimensions de la société elle-même, de tous les journaux, comme fonctionne la chambre de compensation où se balancent les comptes commerciaux d’une journée. À la critique simple qui caractérise l’intelligence individuelle d’un Montaigne, est substituée, dans la société et par la société, une critique composée, faite des poussées dogmatiques-positives et négatives-qui s’équilibrent. M. Barrès, dans une interview récente, appelait sa chronique de la grande guerre un journal intime de la France. Quel singulier contre-sens ! Et comme ce journalisme, qui est de l’action, de l’action énergique, vivante et volontairement partiale, ressemble peu à un journal intime, acte d’intelligence, miroir de clairvoyance au repos où l’homme s’arrête de vivre pour comprendre.

Il faut des Maurras et il faut des Amiel, comme il faut des Barrès et il faut des Montaigne ; il faut aussi choisir entre les deux destinées, et la chronique a tout de la première, rien de la seconde. C’est, comme journal de la France, tout ce qu’on peut imaginer de plus extime. Mais un lointain équivalent de journal intime se reconstitue sur le plan social, sur le plan de la France, avec toutes ces voix discordantes. La prétention d’enfermer l’être de la France dans un sentiment individuel ou local, de la borner par le cadre d’une glace, ou d’une province (« le monde entier est devenu une Alsace-Lorraine » disait à une page curieuse de sa chronique M. Barrès), c’est un reste de néronisme à la Chateaubriand, et nous reconnaissons la glace de Venise que nous avons aimée dans l’homme libre. L’instinct qui hérissait souvent le soldat contre le « journal d’académiciens et de généraux », c’était l’instinct même de la France que non seulement le poilu défendait, mais que le poilu était, l’instinct de la multiplicité de la France, de son équilibre instable, de son harmonie toujours à établir.

M. Barrès, M. de La Fouchardière, et des douzaines d’autres, n’étaient supportables et bienfaisants que parce qu’ils se faisaient contre-poids. Quand on a vécu pendant quatre ans, jour et nuit, dans une escouade, on sent combien la gouaille critique représentée par l’un sert de cheminée d’aération aux nappes de réalités sociales avec lesquelles l’autre est en contact, nappes que le dogmatisme de celui-ci tend à comprimer en empilement et en bourrage, et il faut bien que l’élasticité de l’être vivant résiste, par la poussée contraire de celui-là, à l’empilement et au bourrage. Restons avec les mères, pensons architecture, pensons géologie. Tout cela, et bien d’autres choses encore, voilà les lois en action dans ce genre original, fécond, actif et producteur, du journalisme, que, sous peine de diminution, ni le journaliste ne saurait regarder en critique, ni le critique ne saurait considérer en journaliste.

24. Autour de Roland §

À l’occasion de récentes affaires de prix littéraires, on a entendu demander que la littérature fût mieux séparée de plusieurs choses qui ne sont pas expressément elle. Laissons cette question à la brillante escrime des journaux. Mais on se souvient peut-être que, parlant ici, il y a deux mois, de la chanson de Roland, j’indiquais timidement mes préférences pour une littérature et une critique qui eussent leurs coudées franches vis-à-vis de l’esprit national, ou mieux nationaliste, peut-être légitime et utile sur d’autres terrains, pour d’autres professions ou sous d’autres habits. La meilleure façon de révéler un esprit national, original et sincère, c’est de n’y guère plus penser que M. Jourdain ne pensait à faire de la prose, ni qu’on ne pense à dormir quand on s’endort en effet. M. Maurras parlait excellemment là-dessus, dans un article de quand les français ne s’aimaient pas, sur l’Angleterre et les anglais. Il ajoutait, il est vrai, que ce nationalisme spontané, et qui entretient comme une respiration la fraîcheur d’un visage, nous est interdit par les malheurs de la récente histoire, — que nous sommes obligés de respirer volontairement, de nous maintenir à l’état de tension, et il s’est même consacré à la rééducation de nos poumons. Soit. C’est un point de vue, c’est un métier (Louis XIV disait : le métier de roi. Je puis bien parler ici de l’optique du métier de journaliste). Il y a aussi un point de vue et un métier des lettres pures. Demandons pour l’écrivain, et particulièrement pour le critique, le droit de s’acheter et de s’aménager un lopin de merry england, mettons de France royale — un morceau de roi — comme Dicéopolis se procure un morceau de paix.

Dicéopolis buvait donc sous son figuier, entre la servante et le râble de lièvre rôti. Il revenait de la fête des panathénées, où avaient été récités, comme de coutume, de longs morceaux de l’Iliade ; il roulait dans son esprit les discours que lui avait tenus un vieil homme expert en la connaissance des temps anciens, et dont la mémoire avait beaucoup retenu des lectures publiques faites jadis par Hérodote D’Halicarnasse lors de ses voyages d’Athènes. « Ne crois-tu pas, Dicéopolis, lui avait dit cet homme, que, dans les chants qui viennent de nous être récités, Homère a prévu expressément la guerre que nous soutenons aujourd’hui contre la perfide Lacédémone ? Qu’est-ce que cette flotte qui mène en Asie tant de héros, sinon la ville de bois, sur laquelle la Pythie nous conseilla justement de transporter Athènes, et qui bientôt, si l’audace et le patriotisme l’emportent dans les assemblées du peuple, fera de nous les maîtres de la riche Sicile ? Qu’est-ce que la beauté d’Hélène pour qui les jeunes guerriers offrent leurs jours joyeusement au ciseau de l’irrévocable Parque, sinon cette couronne que Périclès a mise sur le front de notre Acropole, et que naguère venaient chaque été assaillir les ravageurs maudits de nos campagnes, les descendants de Ménélas ? N’en doute pas, Dicéopolis, Homère évoquait dans l’Iliade, sous le nom de Grèce, ce grand empire athénien d’aujourd’hui, et, sous le nom de Troie notre cité aimée d’Aphrodite, qui défie des assaillants impuissants. Achille et Hector présagent nos stratèges. Car les dieux et l’esprit de prophétie aiment descendre dans la nuit des aveugles, comme le hibou d’Athènes, entre les oliviers de Colone. » Dicéopolis avait quitté au tournant de la route cet homme en qui les discours abondaient. Il souriait un peu de cette sagesse conteuse, en laquelle il reconnaissait des lambeaux familiers aux rhapsodes, aux sophistes, aux orateurs. Quelques entretiens avec Socrate (qui devait précisément venir partager avec lui le lièvre rôti) avaient donné à son esprit l’habitude de douter beaucoup. Il avait entendu un jour, dans un banquet, Thucydide parler de la guerre de Troie et des expéditions des grecs en Asie sans y mettre tant de prophétie, et il lui avait semblé que l’histoire de la guerre actuelle, histoire dont cet homme disait avoir conçu le dessein, serait racontée un jour, pour ses petits-neveux, d’une manière fort différente de celle qui plaisait au vieil ami d’Hérodote.

Le râble de lièvre froid, rôti la veille au feu de bois aromatique, était sur la table, et Dicéopolis n’attendait plus que Socrate, quand Lamachos vint à passer, avec des militaires qui faisaient une ronde. Le morceau de paix acheté par Dicéopolis ne tint pas devant ces hommes d’intentions droites, mais de manières violentes. En attendant de mobiliser Dicéopolis, on mobilisa le râble de lièvre, on le hacha menu, et on le mit dans des boîtes de fer, avec l’inscription, déchiffrée deux mille trois cents ans plus tard à grand renfort de besicles. Quand Socrate arriva, il dut remplacer le rôti non par une histoire, mais, comme c’était son métier, par un dialogue, que je dirai une autre fois.

Lamachos, dans l’espèce, ce fut, le mois dernier, mon fougueux confrère Jacques Boulenger, qui m’entreprit fortement sur le « nationalisme littéraire. »

Brunetière reproche quelque part à un de ses adversaires de lui faire dire non pas ce qu’il avait dit réellement, mais ce qu’il eût été nécessaire qu’il dît pour être réfuté victorieusement.

Brunetière avait bien tort de se fâcher. Presque toutes les discussions en sont là. Je viens d’user sans pudeur de ce même procédé (M. Boulenger ne m’ayant jamais parlé de la guerre de Troie ni de celle du Péloponèse). Sans pudeur, mais sans remords, puisque je ne faisais qu’imiter mon confrère.

« Pour admettre avec M. Thibaudet, dit M. Boulenger, que l’on a tort de trouver que le plus pur sentiment national éclate dans la chanson de Roland, il faudrait vraiment n’avoir pas lu celle-ci depuis bien longtemps. » Je l’avais relue pour la dernière fois quand parut la traduction de M. Bédier, c’est-à-dire il y a un an, mais enfin je pouvais l’avoir mal relue, mal comprise, je ne demande pas mieux que d’être éclairé, et je poursuis, plein d’espoir de m’instruire. Or je vois que tout le temps, par sentiment national, M. Boulenger entend le sentiment du pays, le sentiment de la terre natale.

Il n’a pas de peine à montrer comment la chanson est imprégnée de ce sentiment, à citer en abondance les vers sur Douce France. Je n’ai pas insisté là-dessus, par une certaine répugnance à convertir en parole publique des idées et des choses qui vont de soi. C’est même le mot qu’employait Pierre Gilbert lorsque, le jour de la déclaration de guerre, il raya un vive la France ! d’un manifeste rédigé par ses camarades de la Revue critique : « cela va de soi ! » cela va de soi, cela est connu de la chanson, et cela ne fait pas à soi seul un sentiment national.

Pour faire un sentiment national il faut une nation, sinon une nation créée, du moins une nation en train de se créer. Or cela n’existe guère au XIIe siècle.

Le mot de France n’a pas dans la chanson son sens moderne, et c’est si vrai qu’il faut que M. Boissonnade aille demander au vocabulaire de la révolution, c’est-à-dire à notre premier vocabulaire purement national, cette « notion d’une France une et indivisible » qu’il prête à son auteur. Le sentiment politique qui éclate dans la chanson, M. Boulenger, tout en trouvant que M. Boissonnade exagère un peu, persiste à le porter au compte de la nation, d’une nation, de la réalité nationale. Et si un habitué de la philosophie scolastique se trouvait entre nous, il aurait bien vite fait de nous mettre d’accord en observant qu’il faut distinguer nation en puissance et nation en acte, que vivant dans une nation en acte nous reportons sur la nation en puissance sa figure actuelle, et que c’est ce qui nous fait transformer de bonne foi le sentiment patriotique de la chanson en sentiment national. Nous allons, en arrière, de l’un à l’autre, de l’acte à la puissance, comme la réalité y est allée, en avant, de la puissance à l’acte. — cela ne serait pas inexact, mais ne nous mènerait pas bien loin, et nous ne trouverons pas, avec ces triangulations de philosophes, le relief réel du terrain.

Même quand nous parlons du sentiment patriotique qui anime la chanson, n’oublions pas que le mot de patrie, né de la cité antique, ne paraît dans la langue française qu’au moment où la France devient un état compact et cohérent comme était la cité antique. Cela se passe au XVIe siècle (il n’y a pas lieu de tenir compte de l’exemple du XVe siècle donné par Littré, et qui n’est qu’un proverbe transposé du latin). Patrie est un néologisme de la Défense et illustration, et Charles Fontaine le reproche à Du Bellay : « qui a pays n’a que faire de patrie… le nom de patrie est obliquement entré et venu en France nouvellement et les autres corruptions italiques. » Il serait évidemment ridicule de dire que le sentiment de la patrie n’existait pas au temps de la guerre de cent ans, mais le fait qu’on s’est passé si longtemps du nom, et qu’il n’est arrivé que sous le manteau de la langue savante, est déjà une indication.

Sentiment patriotique et idée nationale sont aujourd’hui constitués chez nous par une interférence de sentiments très complexes, qui varient non seulement selon les peuples, mais selon les individus, et qui n’ont que peu de chose de commun (une disponibilité générale d’enthousiasme et de sacrifice, et une belle représentation imagée) avec les sentiments et les idées d’un homme du XIIe siècle. À ce qui leur correspond à peu près dans la chanson de Roland, je crois, pour préciser ma pensée d’il y a deux mois, qu’on pourrait attribuer trois origines ; la beauté pathétique de la chanson est faite de trois rayons croisés.

Le premier est purement militaire. Disons si l’on veut qu’il y a là d’abord le thème militaire. « Voit-on, dit M. Boulenger, que les héros du Roland se battent seulement par point d’honneur, ou pour le plaisir, ou pour le souci de la gloire ? Pas du tout, et c’est là ce qui fait la grandeur de notre poème : ils se battent aussi pour des sentiments plus désintéressés, ils se battent pour leur foi, et surtout pour leur patrie. » Pour leur foi, oui. Comme le montre M. Boissonnade, l’armée du Roland est d’abord une armée de croisade, portée par l’idée de la croisade. Le sentiment religieux y reste vivant et sans cesse présent, ainsi qu’il l’était dans les armées musulmanes du même XIIe siècle. Il a sa valeur propre, absolue.

Quant au sentiment « patriotique », celui qui se traduit à maintes reprises par le « prix », la « louange », la « honte » de « douce France », il se confond à peu près (à une réserve près, que nous verrons dans le troisième thème) avec le sentiment de l’honneur militaire. « À vrai dire, reconnaît M. Boulenger, il n’est pas très facile de préciser ce que comprend exactement cette France, dont la chanson parle avec une tendresse émouvante. » Cela me semble assez facile : elle comprend les hommes de l’armée, ceux qui sont chrétiens comme vous, vivent avec vous, se battent avec vous. Puisque nous sommes dans les anachronismes, je verrais en « douce France » non une « nation », une « patrie », mais des enseignes ou un drapeau.

Le deuxième thème est ce que j’appelais le thème de la frontière. M. Boulenger note là un aveu. Qui dit frontière dirait frontière de quelque chose, c’est-à-dire d’une patrie. Pas du tout. Qui dit frontière dit un point d’importance décisive, menacé par un ennemi dangereux. Brasidas va chercher la frontière athénienne à Amphipolis, Bonaparte la frontière anglaise en Égypte. Plus précisément, la frontière c’est, pour un civil, la place où le soldat le défendra le plus efficacement. C’est, littérairement, la place privilégiée du soldat, celle où l’artiste lui fera donner son maximum d’effet.

Faut-il une nation pour cela ? Non. Il faut des luttes et des dangers. Seulement, quand ces drames de frontière se seront répétés des centaines de fois, un sentiment patriotique général, puis un besoin de nation, puis une nation, puis un sentiment national, se constitueront. C’est ainsi que se constitue une France. Il en est de même pour l’Allemagne. Un sentiment national ne se forme d’abord que sur des points menacés, sur des digues opposées au turc et au slave, autour de l’archiduc d’Autriche, du duc de Prusse, du margrave de Brandebourg. Mais laissons l’histoire. Ne nous occupons que de littérature. Un livre vient de paraître, que ce thème de la frontière inspire en entier, qu’il faudrait, à mon avis, mettre dans une bibliothèque à côté du Roland, et que je voudrais appeler le « Roland en prose ». C’est le Vauban de M. Daniel Halévy. De Roland à Vauban, comme de la puissance nue à l’acte pur, comme de la conception de l’homme, à son (…), il y a, sur ce thème de la frontière, une nation qui se crée, qui se donne un corps. Vauban fait pendant quarante ans et pour des siècles ce que Roland fait un jour et pour un jour, une garde à la frontière. C’est pourquoi le nom de Vauban résonne aux oreilles d’une nation avec un son unique, non pas comme un nom de protecteur et de sauveur, mais comme le nom de la protection et du salut érigés en institutions.

Il est un troisième thème qui contribue à donner au Roland sa figure patriotique, ou plutôt son visage tourné vers le pays (c’est tout ce que je trouve pour remplacer l’épithète qui serait à pays ce que patriotique est à patrie ). Le premier se rapportait au poème de la croisade dont parle M. Boissonnade. Le second se reliait au poème de la frontière. Le troisième serait la part non plus du héros et des héros, mais de l’auteur et de son public, auteur et public que nous rendent présents les travaux de M. Bédier. Le Roland est composé et chanté à Ronceveaux, sur une route de pèlerinage, devant un public de pèlerins.

Comme l’Iliade et l’Odyssée, ce n’est pas un poème lu, mais un poème récité, c’est-à-dire un poème d’effet dramatique et qui ne se sépare pas de cet effet dramatique sur un public. D’où viennent les hommes qui écoutent ce poème français ? De tous les points où l’on parle français. À quoi songent-ils, le soir, pendant que le jongleur chante ? Peut-être à Saint-Jacques où ils vont et dont la voie lactée trace le chemin, mais surtout au pays qu’ils ont quitté, où la vie était peut-être dure, mais où elle apparaît si « douce » à travers les nostalgies, maintenant qu’on a bien des périls devant soi, et peu de chances de revenir. L’épithète homérique de douce France ne naît pas de l’armée et des barons que le poète fait vivre et bruire aux oreilles du public, elle naît de ce public lui-même, de sa mémoire et de ses regrets. Regrets ! c’est le titre des vers que Du Bellay écrivait à Rome, les yeux fixés sur l’image de Liré comme les yeux de mille pèlerins, à l’hôtellerie de Roncevaux, sur les images de mille villages du nord, de l’ouest, du midi. Et comment se termine le dernier vers du sonnet classique de nostalgie ? Et plus que l’air marin la douceur angevine.Douceur angevine, dans le sonnet du poète qui nous donna le mot de patrie, douce France dans les laisses du clerc de Roncevaux, figurent comme deux volutes de la même fumée, celle qu’évoque Ulysse dans l’île d’Ogygie.

Je crois que ces éléments locaux et contemporains suffisent à peu près à nous rendre claires les sources du sentiment patriotique qui circule dans le Roland, sans que nous soyons obligés de le compliquer de toute une rhétorique nationaliste. Et je sais bien que j’emploie ici un terme malsonnant, que je l’emploie dans un moment de mauvaise humeur.

Mais c’est que précisément j’ai des raisons de mauvaise humeur. Je laisse absolument de côté le nationalisme politique, auquel je n’en ai pas pour le moment (c’est une tout autre question). Je n’en ai qu’au nationalisme littéraire, qui est en train de nous composer, devant le monde, un visage si désagréable, et qui conduit si vite à remplacer par de la déclamation creuse, grossière, haineuse, les qualités, beaucoup plus difficiles à acquérir, de justesse, de mesure et d’intelligence telles qu’on les apprend chez les classiques de la Grèce, de Rome et de la France. Français de coteau modéré, je suis fatigué de m’entendre appeler le juste. Et je ne suis pas seul à être fatigué, M. Lucien Febvre, professeur à l’université de Strasbourg, géographe et historien, qui a l’habitude du travail consciencieux et solide, écrivait, dans un des derniers numéros de la Revue de synthèse historique, à propos de l’Histoire de la nation française, un article que j’ai trouvé non seulement juste, mais justicier. Si j’ai ici parmi mes lecteurs quelque professionnel de philologie grecque et latine, par exemple quelque éditeur des textes de la collection Guillaume Budé (qui sait, lui, où en seraient ses études et ses travaux sans Teubner et ses auteurs) je découpe à son intention cette phrase de M. Boulenger sur la philologie allemande : « ce dégoût instinctif et invincible, qu’ont éprouvé les savants de langue française pour la méthode employée par les savants germaniques, est-ce qu’il n’établit pas qu’il y a un esprit scientifique français différent de l’allemand ; et (puisque cette méthode n’était que pédanterie) peut-on s’empêcher de constater à ce propos la supériorité du premier sur le second ? » dégoût instinctif et invincible qui devrait évidemment faire balayer de la salle de la bibliothèque nationale les trois casiers d’éditions Teubner et toute la rangée des Iwan Müller, faciles sans doute à remplacer par des œuvres françaises analogues, que j’ignore, mais que M. Boulenger se fera un plaisir de m’indiquer.

Une mauvaise humeur que je ne cherche pas à dissimuler, mon confrère y flaire une passion d’antinationalisme, « passion au même titre que le nationalisme ou l’anti-patriotisme, et peut-être plus dangereuse, parce qu’elle paraît moins, ayant tous les dehors de la modération. » C’est bien possible, et l’on dépouille difficilement l’homme. En commençant par les dehors de la modération (je ne les affecte pas ici, puisque je m’avoue en colère), on arrivera peut-être à en posséder — imparfaitement — le dedans. Il est difficile de parvenir à cette modération, surtout en un temps aussi orageux que celui-ci. Voyons cependant Voltaire quand il touche à ces questions de patrie et de patriotisme, le faire avec une mesure qui se défend de conclure brutalement. « Il est triste, dit-il, que souvent, pour être bon patriote, on soit l’ennemi du reste des hommes. L’ancien Caton, ce bon citoyen, disait toujours, en opinant au sénat : tel est mon avis, et qu’on détruise Carthage… celui qui voudrait que sa patrie ne fût jamais ni plus grande, ni plus petite, ni plus riche, ni plus pauvre, serait le citoyen de l’univers. » Je sais bien que la vie c’est le changement, qu’on ne serait citoyen de l’univers que dans l’immobilité et la mort. Mais il est dur de vivre en ennemi du reste des hommes, ou même d’une partie de ce reste. Il est pénible de voir son pays prendre souvent dans sa presse et sa littérature une figure injurieuse et difficile de cousine Bette, comme celle que Madame Marcelle Tinayre, narrant naguère dans la Revue des deux mondes ses impressions de conférencière en Suède, nous fait (sur ses propres épaules) tourner si inconsciemment vers l’étranger. Il me semble que nous avons à faire, au point de vue de notre équilibre intellectuel et moral, tout un rétablissement, et, si la France est le pays des rétablissements heureux, j’ai bon espoir. Il faut que nous nous rendions à nous-mêmes des services à la Vauban. M. Daniel Halévy nous donne, sous une forme et dans un esprit tout différents de M. Barrès, un type de livre-bastion, pur de toute « rhétorique nationaliste » comme est pur de nuages un jour d’été sous le vent du nord, — une gallia constructa sans delenda carthago. M. Barrès est allé de l’Homme libre à ses Bastions. Je songe devant la Vie de Vauban (une de ces Vies des grands hommes dont Péguy voulait, mieux que des romans, faire les belvédères et les sommets de ses Cahiers) à des Bastions, qui n’auraient pas valu la peine d’être élevés si ce n’était pour préparer un Homme libre et un homme juste.

25. La ligne de vie §

Dans un Cahier vert qu’on vient de consacrer à Valéry, ou plutôt, à propos de Valéry et à travers Valéry, à certaines questions générales de technique et de poétique, on a fait allusion à des spéculations où se plaisait Mallarmé, et qu’a reprises Valéry, sur la transmutation, opérée par la poésie, du hasard en chance. « Le hasard de la rime, qui fait dans un salon le jeu des bouts-rimés, devient chez un Hugo la chance miraculeuse qui se renouvelle à chaque distique. » — la chance de trouver entre deux mots homophones qui se sont présentés ensemble, en une indivisible unité auditive, une association logique qui en fait deux termes, deux moments, d’une seule idée. Mais qu’on voie un joueur retourner le roi cent fois de suite à l’écarté, c’est au compte d’un hellénisme professionnel, conscient et organisé, non au compte de la chance, que chacun mettra un pareil succès. Pareillement ce qui paraît chance dans le cas particulier d’un distique devient, pour le lecteur, métier poétique ou génie poétique dès qu’il envisage la suite de distiques que forme l’œuvre d’un poète.

Quand nous lisons : vicomte de Foucauld, lorsque vous empoignâtes l’éloquent manuel de vos mains auvergnates le principe d’explication n’est pas pour nous le hasard qui unit à moitié dans nos cordes vocales deux mots venus de directions aussi divergentes que les désinences grammaticales des conjugaisons et ces rudes figures de porteurs d’eau et de marchands de marrons familières aux parisiens d’autrefois (peut-être, rue des feuillantines, vers 1807, Madame Hugo menaçait-elle Victor, lorsqu’il n’était pas sage, de le faire « empoigner » par l’auvergnat dont les seaux une fois vides eussent bien emporté un petit garçon, et cela diminuerait un peu la part du simple hasard). Le principe d’explication n’est pas davantage la chance, puisque le poète gagne à tous coups.

Comme de l’idée de hasard, qui procède par points discontinus, nous sommes passés à l’idée de chance, qui implique une suite de points, c’est-à-dire une ligne, appliquée de dehors sur la vie humaine, mécaniquement et passivement, — ainsi de l’idée de chance, nous passerons à l’idée d’une destinée, je veux dire à l’idée d’une ligne intérieure qui met dans une vie, dans une carrière, dans un génie, l’unité organique propre aux productions de la nature, destinée qu’il peut être glorieux ou avantageux au poète d’interpréter comme une mission divine. Et le critique aura réussi dans son métier, dans sa partie, dans sa « destinée », lorsqu’il aura rendu présent au lecteur à la fois l’unité et la variété, la simplicité et la richesse inépuisable, la grande ligne de vie d’un Hugo ou d’un autre poète, ligne de vie dont un point isolé, abstrait de son mouvement, apparaîtra, lui, sous des espèces de chance ou de hasard.

Mais ce que le critique ou l’historien font pour les hommes réels, en les amenant au jour par l’imagination reproductrice et créatrice, le romancier le fait pour des hommes imaginaires, qu’il charge de réalité par l’expérience et l’observation. D’un autre point de vue, on peut dire que le critique et l’historien d’une part, le romancier et l’auteur dramatique d’autre part, font tous concurrence à l’état-civil.

Mais les premiers rivalisent avec le registre des décès, puisqu’ils ne s’attachent qu’à des hommes qui ont été, ou bien à ce qui, des vivants, a été et ne vit plus guère, tandis que les seconds, ceux dont Balzac a proclamé la devise, imitent le registre des naissances, accompagnent la nature dans son travail de création indivisible. Et les croisements d’influences sur le romancier ou le dramaturge, les vues d’ensemble, les comparaisons et les constructions chez le critique ou l’historien, leur donnent presque également des titres à évoquer le registre des mariages, avec son complément, celui des divorces. Les registres naturels ou esthétiques, où la durée et la vie s’inscrivent, ressemblent plus ou moins aux registres où la société inscrit le détail des individus qui la composent, la meuvent et lui font, par leur succession, sa durée propre.

Ainsi un vers, un distique, un livre, un poème, un poète, un romancier, un historien, peuvent faire passer de l’idée de hasard à celle de chance, de celle de chance à celle de destinée, le lecteur en état de fantaisie et de liberté critiques. Je voudrais limiter ici cette vue à la production romanesque, voir si le hasard, la chance, la destinée, ne correspondent pas à trois plans sur lesquels s’étagent les personnages, ou les ensembles de personnages possibles : trois plans qui vont de l’inférieur et du banal au supérieur et au génial.

Avant d’écrire un roman, Ponson Du Terrail fabriquait, dit-on, un certain nombre de poupées auxquelles il donnait des noms, des emplois, des caractères. Il entremêlait leurs aventures en les poussant alternativement dans son récit au hasard de sa fantaisie, et jetait ses personnages dans un tiroir quand ils étaient morts, quitte à les ressusciter, comme ce fut indéfiniment le cas de Rocambole, si le public les redemandait. Aujourd’hui encore les lectrices du Petit parisien écrivent en masse aux auteurs de leurs feuilletons, les unes de marier bien vite telle orpheline touchante au garçon blond, timide et pauvre, qui l’aime depuis longtemps, plutôt qu’au brun entreprenant qui met à ses pieds une usine et des rentes, les autres de lui faire au contraire remiser le sentimental et épouser le beau brun : l’administration enjoint aux fabriquants de se conformer à la majorité de ces vœux ou de procéder à une cote mal taillée qui ne mécontentera personne ; et, selon les signes de lassitude ou d’intérêt que donnent dans le courrier du journal, les concierges et les midinettes, le directeur « littéraire » décide, soit que l’auteur continuera encore six mois, ou qu’il devra presser les mariages et les décès de manière à terminer en huit jours. Voilà donc une production romanesque où règne le maximum de hasard, où les personnages ne vivent pas en individus de chair et d’os, menés par une destinée intérieure, mais en marionnettes — les marionnettes de Ponson — conduites par des excitations extérieures. Il n’y a d’ailleurs pas de roman ni de personnage de roman, comme il n’y a pas non plus de vie d’homme, où cet élément de hasard ne subsiste dans une certaine mesure (Tolstoï a allongé sa copie dans Anna Karénine, nous dit-il, pour payer des dettes de jeu), et le génie ne consiste pas à l’éliminer, mais à le subordonner.

Pour maintenir notre parallèle, pensons à un jeu de bouts-rimés dans un salon. On tire au hasard quatre, cinq ou six rimes, et chacun de composer là-dessus son poème. Ces bouts-rimés seront évidemment à la poésie ce que les feuilletons du Petit parisien sont au roman, parce qu’ici le jeu des événements et là le jeu des rimes auront été déterminés non par une exigence intérieure de la vie, mais par une excitation extérieure du hasard. Et pourtant il y a du bout-rimé dans tout poème comme il y a du hasard dans toute destinée de roman. Mais le grand poète fait du poème avec ce bout-rimé, comme le grand romancier fait de la destinée avec ce hasard.

Entre le hasard et la destinée, on passe par cet intermédiaire qu’est la chance. Je veux dire que le grand poète et le grand romancier y passent, mais que le poète et le romancier moyens peuvent fort bien y rester.

Banville et Rostand sont des poètes étonnants, des poètes charmants, des poètes délicieux si on veut. On ne les appellera pas de grands poètes. Entre autres raisons en voici une. Ils ont possédé merveilleusement l’instrument poétique, et particulièrement les secrets de la rime. Mais cette rime éblouissante, cette rime-calembour, elle a beau se renouveler, rouler comme un torrent ininterrompu, elle nous donne toujours l’impression d’une trouvaille, d’une chance, non seulement dans son détail, mais dans sa masse. Ces poètes sont heureux en rimes, d’un bonheur un peu immérité. Nous ne pensons pas de même en voyant rimer un Victor Hugo, avec la même richesse et le même bonheur, avec de la chance aussi, mais une chance qui semble méritée, justifiée par le privilège du génie, par toutes les richesses intérieures auxquelles la richesse de rimes s’ajoute comme leur surcroît normal, comme à la jeunesse sa fleur. Et si, plus haut que la rime de Victor Hugo nous regardons la rime de Corneille (la plus belle de notre poésie, celle dont les richesses sont tout intérieures et consistent à coïncider avec les mots forts, significatifs du discours), vraiment nous ne pouvons plus du tout parler de chance. Il faudrait parler de droit, dans la plénitude du sens romain. « Enseigne-moi, Molière, où tu trouves la rime », dit Boileau.

Dans toute trouvaille il y a de la chance. Dans un vers de Corneille la pensée ne trouve pas la rime comme chez Boileau, la rime ne trouve pas la pensée comme chez Hugo, mais la pensée a droit à la rime comme le quirite a le droit de propriété ; elle l’obtient par sa seule force, elle la pose par son seul poids, elle élimine, ou du moins elle rejette dans l’obscur et l’inconscient tout cet élément de trouvaille et de chance, qui, à l’extrémité opposée, déborde, lumineux et joyeux, les vers du baiser ou ceux de Cyrano. À une place correspondante du roman, nous verrons le roman de la vie humaine conçue comme un ordre de chances inattendues, pittoresques, intéressantes, amusantes. Ainsi les romans de Dumas, les moins bons de ceux de Dickens, l’innombrable série des romans dits d’aventures. Il n’existe aucune raison intérieure aux personnages pour que leur vie soit ceci plutôt que cela, pour qu’il leur arrive telles aventures, pour qu’ils réalisent telle chance ou tombent dans telle malechance : aucune raison intérieure, précisément parce qu’ils n’ont à peu près aucun intérieur. Et pourtant on ne saurait assimiler la ligne de ces romans aux zigzags du pur hasard. Le mouvement d’intérêt qu’ils entretiennent dans l’esprit d’un honnête homme, d’un lecteur cultivé, est bien celui d’un intérêt déjà esthétique. Cette succession palpitante d’aventures suit, chez Dumas, une ligne de chance analogue à celles que tracent comme des étoiles filantes les belles rimes de Banville et de Rostand. Chance de l’auteur, chance des personnages, chance même du lecteur qui se détend et oublie la vie dans un monde romanesque, tout cela ne fait qu’un seul mouvement dont aucun roman d’ailleurs ne saurait entièrement se passer. La chanson de Roland mise à part, l’épopée et le roman du moyen âge n’ont guère exploité que cette ligne de chance. Et de même les gros romans du XVIIe siècle, ceux d’Urfé, de Mlle De Scudéry, de La Calprenède, de Gomberville. Don Quichotte et la princesse de Clèves contenaient bien tout l’essentiel du grand roman, celui de la destinée.

Mais ils restaient isolés. Et c’est seulement à partir du XVIIIe siècle que le roman, étant devenu, comme autrefois la tragédie et le lyrisme, un genre habituellement fréquenté et exploité par le génie, donne sur un registre supérieur son plein rendement d’invention en abordant largement la ligne de la destinée, la ligne de vie.

Au point de vue de la quantité, la presque totalité des romans écrits depuis deux cents ans, et déversés par myriades sur le monde dit civilisé, suivent bien la ligne du hasard ou de la chance.

Mais pour l’histoire littéraire et la critique, qui ne retiennent que la qualité, cette quantité et cette quasi-totalité ne comptent pas. Ce qui compte ce sont les romans des maîtres, qui, sous leur diversité et leur opposition, présentent tous ce signe constant de tracer, sur un plan analogue à celui même de la nature, des lignes de destinées humaines.

Nous lisons dans Wilhelm Meister : « dans le roman, ce sont surtout des événements et des sentiments qui doivent être représentés ; dans le drame ce sont des caractères et de l’action. Le roman doit marcher lentement ; les sentiments du principal personnage doivent, par un moyen quelconque, suspendre l’acheminement du tout vers la conclusion. Le drame doit courir, et le caractère du principal personnage tendre vers le dénoûment et rencontrer des obstacles. Le héros de roman doit être passif, ou du moins ne pas être actif à un haut degré ; au héros dramatique on demande de l’effet et de l’action… etc. » Je laisse de côté la question des différences du roman et du théâtre, que je ne traite pas ici. Mais avec quelle profondeur Gœthe pénètre dans cet atelier où travaillent les vraies mères du roman, et où s’élaborent, avec toute leur ampleur et leur durée, des destinées humaines ! Une destinée ne se développe, ne se réalise, ne se crée que dans la durée, et le roman c’est le genre qui a besoin de durée, qui répugne de tout son être aux vingt-quatre heures où se resserre l’élan tragique, et qui se plaît à vivre et à suivre la vie entière d’un homme. Le roman du hasard, de la chance, de l’aventure, le roman « courant », dans tous les sens du mot, n’a que faire de ces personnages ralentissants comme ceux que nomme Gœthe, et comme aussi les Bette, les Homais, les Frédéric Moreau, les Adam Bede, les Levine. Mais le grand roman est peut-être, avec le livre philosophique (exposé didactique ou dialogue platonicien) le plus ralenti des genres littéraires, le plus docile et le plus enclin à épouser la lenteur et la patience de la nature. Car, si une destinée ne s’explicite que dans la durée d’une vie, le roman ne l’explicite qu’en durant comme la vie.

Qu’est-ce que notre destinée ? C’est un complexe indivisible et mystérieux de ce qui nous arrive et de ce que nous sommes. Complexe qu’aucun langage, qu’aucune idée claire ne sauraient expliquer, et que les philosophes eux-mêmes n’ont pu éclairer que par la fiction, Platon par le mythe qui termine le xe livre de la république, Kant par cet autre mythe du caractère intelligible, ce qui nous arrive se développant dans le temps, et ce que nous sommes existant hors du temps. Et les philosophes, en recourant au mythe pour illustrer ce mystère, rebelle à l’exposé rationnel, pressentaient le rôle de ces vastes mythes réalistes que sont les grands romans. Le moraliste, Montaigne, La Rochefoucauld ou La Bruyère, nous intéresse à ce que sont les hommes. Le roman vulgaire, le roman de quantité nous intéresse à ce qui leur arrive, à ce qui peut leur arriver d’imprévu et de curieux. Mais on est un romancier de génie dans la mesure où on ne sépare pas ce qui n’est pas séparé dans la nature : ce que sont les hommes et ce qui leur arrive, le caractère et les événements ne formant que deux points de vue sur la réalité indivisible qu’est une destinée. « On peut accorder au hasard, dit Gœthe dans le même passage, sa part dans le roman, mais il doit toujours se plier aux sentiments des personnages et se laisser guider par eux. » C’est-à-dire que ce qui est, dans le roman d’en bas, la ligne de hasard se transmute, dans le roman d’en haut, en la ligne d’une destinée. Des nombreux exemples qu’on pourrait proposer ici, j’en choisirai deux.

Il existe trois romans, remarquables à divers titres, qui ont pour sujet la vie d’une troupe de comédiens en voyage. C’est le roman comique de Scarron, les années d’apprentissage de Wilhelm Meister de Gœthe, le capitaine Fracasse de Gautier.

Je laisse de côté les mérites de langue et de style qui font de Fracasse une des précieuses bouteilles de notre cave littéraire, un livre que je relis avec beaucoup plus de plaisir que Wilhelm Meister. Ce plaisir de langue ne fait ici rien à l’affaire, et comme roman Wilhelm Meister, malgré bien des défauts, se classe évidemment bien au-dessus de Fracasse. Scarron, Gœthe et Gautier ont tous trois été séduits plus ou moins par cette image de liberté, d’aventure, de vie à la fois pittoresque, sensuelle, esthétique, que réalisent, pour l’imagination des sédentaires, les comédiens en voyage. Nous avons tous rêvé roulotte dans notre enfance. Et le pauvre cul-de-jatte manceau, le conseiller attaché par sa grandeur à la cour de Weimar et qui ne pouvait plus voyager, le poète romantique tombé à la morne besogne du forçat de feuilleton dramatique, trouvaient dans ce sujet cet alibi dont le besoin excite plus ou moins toute vocation de romancier. Cette ligne d’aventure a coïncidé avec la ligne de chance, dont Scarron et Gautier sont restés plus ou moins captifs. Pour Scarron, c’est aussi la ligne de malchance représentée par les mésaventures continuelles de Ragotin. Pour Gautier, c’est la ligne de chance ordinaire au roman d’aventure ou de cape et d’épée, la montée du gascon vers Paris, ses amours avec la jeune fille noble, ses duels contre les spadassins et contre le traître, le roman d’un jeune homme pauvre qui arrive triomphalement au double port de l’amour et de la fortune. On a lu cela partout (il ne devrait y avoir qu’un vaudeville, disait Gautier lui-même ; de temps en temps on ferait des changements), et si Fracasse compte pour beaucoup dans notre trésor de style littéraire, il compte évidemment pour zéro dans celui du roman européen. Mais avec Gœthe nous passons dans un climat tout différent, celui du génie, et la ligne de chance ne fait qu’un crayon provisoire sur lequel apparaît bientôt la ligne de la destinée. Dans ce monde du théâtre, figure du monde réel, Wilhelm se cherche, se construit (je ne puis dire se réalise, puisque le roman s’enlise et se perd dans les ennuyeuses années de voyage). Gœthe manquait de certaines parties du grand romancier et il n’a pu mener à bien toute son idée. Mais il s’est proposé, consciemment, et il a exécuté en partie, dans Wilhelm Meister, ce qui fut la pensée constante de sa culture : la perfection d’une destinée. Il a rencontré dans la faculté critique la limite de sa puissance de romancier (car les deux talents ne vont pas très loin ensemble).

« Tout ce qui nous arrive, dit-il, laisse des traces, tout sert, sans qu’on s’en aperçoive, à nous perfectionner ; mais il est dangereux de chercher à s’en rendre compte ; cela nous rend ou bien orgueilleux et négligents, ou découragés et pusillanimes. » Cela met aussi en défaut les romans d’un homme trop intelligent, y rend flottante et molle la ligne de vie. Il est vrai que Gœthe dit de Serlo : « après tout il était allemand, et ce peuple aime à se rendre compte de ce qu’il fait. » Serait-ce la raison de l’infériorité de ce même peuple dans le roman ?

Autre exemple. Étudiant dans mon Flaubert la personne d’Emma Bovary, je faisais remarquer qu’elle était une malchanceuse, que presque tous les événements de sa vie tournaient obstinément contre elle, contre son intention et sa volonté. Ce n’est une idée juste qu’à condition de la traverser sans s’y arrêter, de traduire tout de suite cette ligne de chance en ligne de destinée, de voir cette malchance par le dedans, et autrement que celle de Ragotin, qui, elle, n’a pas de dedans.

Les événements en tant qu’événements paraissent une série de malchances, mais le lecteur ne songe pas d’ordinaire à les voir sous cet aspect, et il a raison, car aucun personnage mieux qu’Emma Bovary ne réalise la définition du roman, du personnage de roman, par Gœthe : les événements modelés sur les sentiments, l’extérieur modelé sur l’intérieur, la ligne de chance modelée sur la ligne de la destinée.

La malchance d’Emma jusqu’à l’arsenic, la chance d’Homais jusqu’à la légion d’honneur, elles ne sont pas prises au hasard dans les deux tonneaux qu’Homère place devant le père Zeus, elles découlent des caractères mêmes de Mme Bovary et du pharmacien, l’échec et la réussite sont donnés dans leur nature, dans leur mission individuelle, dans leur destinée. Songeant à Alexandre disparu dans les lointains pompeux de Babylone, à Napoléon s’achevant sur le rocher occidental, Chateaubriand écrit : « la destinée d’un grand homme est une muse. » Les grands romanciers sont ceux qui savent voir une muse aux côtés de toute destinée humaine.

Ce passage de la ligne de hasard à la ligne de chance et de la ligne de chance à la ligne de destinée, pour que la poésie et le roman l’expriment ainsi en deux langues différentes, ne faut-il pas qu’il provienne des forces élémentaires et profondes de la vie ? Certes. Laissons de côté le développement qu’il suscite dans la floraison poétique ou dans l’épaisse forêt du roman. Retirons-nous en nous-mêmes.

Ne considérons plus la vie que dans l’expérience interne que nous obtenons quand nous avons derrière nous assez de passé pour l’envisager comme une ampleur de paysage. Songeant à tous les moments où nous nous sommes trouvés à une croisée de chemins, comme Rousseau lorsqu’il jeta son couteau contre un arbre, nous nous émerveillons parfois du rôle que le hasard a tenu dans notre existence, nous voyons à quel point le clinamen le plus insignifiant l’eût, à telle époque, radicalement changée — croyons-nous — ou certainement anéantie. Mais nous sommes gênés par cette idée de hasard mécanique, que les philosophes n’ont pas de peine à résoudre en idées très différentes, et à laquelle répugne certain bon sens qui en nous philosophe à notre insu. Il nous plaît de changer cette ligne de hasard en ligne de chance, de nous croire favorisés ou pénalisés par une bonne ou une mauvaise fortune persévérante, à laquelle nous donnons plus ou moins la figure d’une volonté extérieure à nous, d’un être conscient qui s’occupe de nos affaires, depuis le kobold des paysans du nord jusqu’au Louis XIV céleste des Oraisons funèbres. Mais lorsque notre réflexion s’approfondit, lorsque notre contact avec notre être devient plus attentif, nous convertissons ces figures de démiurges extérieurs en réalités intérieures, nous prenons conscience en nous d’une destinée, de ce que Schopenhauer appelle « un sens caché de direction, une boussole intérieure, grâce à quoi chacun de nous se trouve mis sur la voie qui est la seule qu’il lui faille suivre, mais dont aussi il n’aperçoit la direction régulière et logique qu’après qu’il l’a déjà parcourue. » On entrerait d’ailleurs ici dans un monde de problèmes et de difficultés métaphysiques auxquelles je me garderai de toucher. Il me suffit de signaler cette « voie » dont parle Schopenhauer, et que la réflexion philosophique discerne dans notre durée, comme la racine vivante, le prototype naturel, le caractère originel de cette ligne de vie que le roman exige du génie pour faire concurrence à la nature pour être une nature.

26. La petite académie §

Quand on fait le compte des nombreux sujets qui, dans la littérature française, attendent encore un historien ou un critique, on se demande pourquoi une histoire de l’académie française n’a encore tenté personne : une histoire de l’académie qui serait à celles de Pellisson et d’Olivet (qui ne vont d’ailleurs que jusqu’en 1729) ce qu’est le Port-Royal de Sainte-Beuve à ceux de Racine ou de Clémencet, et qui, abondante en tableaux, en portraits, en ironie, se confondrait parfois avec une histoire intérieure, anecdotique et morale de la littérature française. En cherchant à épouser l’élan vital d’une institution continuée depuis trois cents ans, que la coopération et la perpétuité préservent des solutions de continuité et des recommencements brusques, on s’amuserait, comme dans une sorte de géométrie analytique littéraire, à tenter des problèmes de durée, de générations humaines, de psychologie collective — celle de l’homme de lettres français — on établirait un rythme original de durée historique, on verrait la littérature française par un petit bout évidemment, mais un bout précis et solide.

Cela consisterait en somme à prendre, devant les trois siècles d’histoire académique, cette place d’historiographe libre qu’a prise M. Léon Deffoux devant les vingt ans de l’académie Goncourt. Il y faudrait du goût, de la curiosité, de l’indépendance, le renoncement à toute carrière académique, — ne pas monter sur le grand cheval de cette indépendance avec une ostentation de mauvais aloi, se souvenir que l’immortel fut le roman le plus vide d’Alphonse Daudet. L’historiographe de l’académie devrait être non académicien, mais bien, à lui tout seul, une académie.

Seule une histoire à la Port-Royal pourrait réussir le portrait de l’académie Richelieu, mêlée à la durée historique de la littérature française.

Mais une « histoire » de l’académie Goncourt, cela paraîtrait évidemment fort mince, ou bien fort lourd. Académie de romanciers, fondée avec de très bonnes raisons par des romanciers au temps où les grands romanciers étaient systématiquement exclus du quai Conti, comme du monde entier par son estampille annuelle sur un roman privilégié, c’est précisément du roman qu’elle relève, c’est au roman qu’elle tend de tout son être, et, pour exprimer littérairement cet être, il ne faudrait rien de plus ni de moins qu’un roman, un roman de la formule ordinaire, celle même que les dix emploient pour eux et récompensent chez autrui. Du pittoresque, de l’amusant, de l’anecdote, de bons croquis de la vie parisienne, et littéraire, et commerciale, il n’y a qu’à se baisser pour en prendre dans les six semaines qui précèdent le prix Goncourt. Et le titre même du livre dispenserait l’éditeur de toute réclame, l’auteur de toute candidature. Quelle « réclame » déjà que cette seule couverture : prix Goncourt ! Roman. Les angoisses de l’éditeur, pris entre la certitude d’un succès de vente certain et la crainte de voir sa firme figurer chez Drouant, à la place des Marennes, en tête d’une liste noire, cela seul fournirait le sujet d’un roman de rabiot, destiné à marcher allègrement dans le sillage du premier. Mais, là encore, quel éditeur imprimerait le roman des éditeurs ? Les Goncourt ont vécu dans la persuasion que Charles Demailly avait allumé contre eux la haine inextinguible des journalistes, les conspirations de silence ou de dénigrement. Ils se trompaient sans doute. Mais enfin il y a des conventions utiles à respecter. Un littérateur ne doit pas plus toucher à l’arche sainte littéraire qu’un député ne doit toucher, dans l’enceinte du palais-Bourbon, à l’arche sainte parlementaire. Il n’y a même que cette brave académie française qui, vu sa longue possession et usage, se sente en mesure de tolérer et de pardonner les brimades. M. de Flers écrivit un habit vert au temps des raisins verts, ce qui était logique, et ce qui ne l’empêcha pas, en son octobre, de manger les raisins mûrs.

Une histoire de l’académie française, un roman de l’académie Goncourt, cela s’écrira certainement un jour, et le rêve que j’en fais, la complaisance (dont je ne doute pas) avec laquelle le lecteur veut bien suivre ce rêve, tout cela se relie à nos habitudes françaises de penser volontiers la réalité littéraire non peut-être sous la forme académique, mais sous la figure ou sous le signe d’académies réelles ou possibles : c’est-à-dire d’endroits où l’on cause. L’académie française, ce fut d’abord, autour de Conrart, un endroit où l’on causait, une réunion où l’on ne prétendait que causer, et que l’état, en la personne du cardinal, chargea de causer de la manière même dont on causait et dont on devait causer. Ce fut un quartier général du bon usage, codifié en un dictionnaire et une grammaire.

Notre histoire future de l’académie française aurait à montrer comment, dès la première génération, l’institution académique tourna à peu près le dos à ce but primitif, laissa tomber la grammaire, traîner le dictionnaire, alla vers des destinées imprévues.

Aujourd’hui elle est devenue un grand centre économique, où se distribuent des prix de toutes sortes, singulièrement de vertu. Elle encourage, plus que la correction du langage, les familles nombreuses, et ses démêlés avec sa fermière occupent plus, soit elle, soit l’opinion, que la lutte contre le mauvais usage.

L’académie Goncourt, cantonnée dans les limites d’un repas historique, d’un prix à décerner, d’un testament à exécuter (à la manière de M. Deibler) ne saurait évidemment la suppléer dans cette fonction, et n’y prétend pas. Reste, en dehors de ces académies officielles, une académie spontanée, que j’appellerais volontiers la petite académie, et qui se consacre, sans mandat du dehors, sans conscience organique intérieure, à la tâche primitive délimitée par le fondateur de l’académie française : le bon usage, la correction du parler.

Tels les rognons brochette, gloire autrefois du café riche, et dont le Petit riche, lorsque le grand est devenu une banque, a su garder l’honnête tradition.

Dans le Français langue morte (où M. Thérive, à la manière du gaulois de la sculpture qui tue sa femme pour lui conserver l’honneur, proposait de garder la pureté de notre langue en en faisant une langue résolument morte), l’auteur souhaitait discrètement l’institution de cette petite académie spécialisée : des hommes de lettres de tendance puriste, Mm Abel Hermant et André Beaunier, des médiévistes, des journalistes. Les candidatures de Mm Jacques et Marcel Boulenger, de M. Marsan, de M. Dubech, de M. Thérive lui-même, seraient sans doute mises en avant et adoptées. Plusieurs de ces noms figurent d’ailleurs au tableau d’avancement pour l’académie française : la petite académie et la grande ne s’excluent pas comme la grande et la Goncourt.

Une petite académie bénévole, discrète, où la seule patte blanche à montrer serait un goût public et notoire de la langue pure, où ne serait admis nul soin autre que celui du langage, certes je ne dis pas qu’il faudrait en faire un grand plat, ni lui épargner les minces ironies dont se nourissent allègrement ses aînés ; mais enfin je l’accueillerais avec intérêt et plaisir, j’en lirais avec zèle et fruit le bulletin, je lui ferais attentivement sa place dans mon paysage littéraire, et, quand j’écrirais, il est probable que je respecterais généralement ses décisions. On ne sait plus où est le bon usage. Cela en tiendrait provisoirement lieu ; ce provisoire durerait peut-être ; et enfin on verrait bien.

En attendant, Xavier ou les entretiens sur la grammaire française de M. Abel Hermant nous tracent un léger crayon de ce que pourrait être la petite académie. M. Hermant a eu la bonne idée de donner à sa grammaire la forme d’entretiens, de causeries, qui se passent dans le vallon de Port-Royal, — le dernier vallon où l’on cause, contemporain de l’académie Conrart et de l’hôtel de Rambouillet. Il nous apporte, avec le précepte, l’exemple de la bonne conversation, et aussi l’illusion que nous revenons à la rhétorique en plein air du Phèdre et du Gorgias. Le Phèdre de M. Hermant est un jeune aviateur, et la rhétorique à Xavier ferait pendant, à peu près, à la rhétorique à Françoise où se plaît M. Marcel Prévost. Je songe aussi à ces petits livres dorés pour sacs à main, que donna jadis M. Salomon Reinach : Eulalie ou le grec sans larmes, Cornélie ou le latin sans pleurs. Ils étaient dépourvus du docte flirt qu’on en eût attendu, et ce flirt il y en a évidemment davantage dans les entretiens sur la grammaire française, pour lesquels il faudrait, s’il n’existait pas, inventer le mot d’élégant. Le public aime cette élégance, et l’édition de luxe, à cent francs le volume, de Xavier, a été épuisée en un moment.

La petite académie arbitrerait la correction comme, dans le salon voisin, une académie de mode arbitrerait l’élégance, et plusieurs de ses membres feraient partie des deux conseils.

Et précisément, j’avoue que je reste parfois un peu hésitant devant les élégances dont M. Abel Hermant nous donne l’exemple, et devant son art exquis du bien-parler. Est-ce même bien parler qu’il faut dire ? M. Hermant, dans son dialogue, ne parle pas parlé, il parle écrit, ce qui n’est pas la même chose. Ni en matière de dialogue, ni en quelque autre, il ne faut évidemment écrire comme on parle, mais ce n’est pas à dire qu’il faille y parler comme on écrit. Parler parlé est vulgaire, parler écrit est scolaire. Ce qu’il faut, je crois, c’est écrire parlé. On sentira ce que je veux dire en comparant les dialogues de Mm Hermant et Lancelot avec les dialogues de Jérôme Coignard. (J’écris ceci l’avant-veille de la vente des vins des hospices de Beaune. Que de génitifs ! Mais aussi que de souvenirs ! Dans les caves, le long des futailles, la tasse d’argent… voyez, j’y suis !) Coignard ne parle pas comme M. France écrit, pas plus que M. France n’écrit comme M. France parle, mais M. France écrit comme Coignard parle. La transposition chez lui va du parlé à l’écrit, rebondit ensuite de l’écrit sur le parlé, et donne de l’écrit à mouvement parlé, alors qu’elle s’arrête chez M. Hermant au sec et au brillant de l’écrit. Le style de M. Hermant a deux dimensions tandis que celui de M. France en a trois, la troisième étant faite d’une parole possible. M. France appartiendrait certainement à la petite académie. Mais il est encore plus certain qu’il ferait comme pour la grande : il n’irait jamais.

Quand je dis que M. Hermant parle écrit, je pourrais dire aussi bien qu’il parle classique.

C’est moins dans son temps que dans une tradition qu’il trouve le bon usage, et Vaugelas, secrétaire de l’usage, le désapprouverait parfois dans la mesure même où il approuve Vaugelas. À deux reprises je lui vois employer l’archaïsme malpropre dans le sens d’Alceste, celui de peu propre à. Un archaïsme peut être gracieux, ou piquant, ou puéril. Celui-là est assez désagréable. « Monsieur, jouez-vous bien au tennis ? — mademoiselle, j’y suis malpropre. » Si Xavier, appliquant les leçons de son maître, manque, pour cette réponse, un beau mariage, il n’aura que ce qu’il mérite.

Ce n’est d’ailleurs point la seule leçon de M. Hermant, que l’inspecteur d’académie-de la petite académie-pourrait critiquer. À la page 284, M. Hermant cite comme expression usuelle, correcte et recommandée je doute qu’il n’y retourne, et remarque qu’« ici le ne est un peu plus qu’explétif et un peu moins que négatif ». Ici, le ne n’a absolument rien à faire. Douter ne comporte ne qu’au sens interrogatif : doutez-vous que l’Euxin ne me porte en deux jours aux lieux où le Danube y voit finir son cours ? ou au sens négatif ne doutez pas, seigneur, que ce coup ne la frappe. Mais jamais au sens affirmatif. Tout le monde dit et doit dire, écrit et doit écrire : je doute qu’il y retourne. Et c’est bien ainsi que M. Hermant, toujours si correct, parle et écrit, parce qu’il a derrière lui plus d’un demi-siècle d’entraînement à bien parler et bien écrire. Mais ce n’est pas ce que M. Hermant enseigne, parce que M. Hermant s’est mis à enseigner sur le tard, et qu’il y porte une certaine gaucherie, laquelle n’est pas sans charme.

Enseigner c’est un métier, celui des pédants ; la petite académie aimerait peu les pédants en particulier ; elle n’estimerait guère les métiers en général. L’honnête homme resterait pour elle la valeur suprême, et si le malheur des temps veut qu’il se mue trop souvent en homme de lettres, contraint à l’article quotidien, cet homme de lettres tournerait aussi résolument le dos au nouvel honneur de M. Pierre Hamp qu’au on vous cause de la téléphoniste. « Monsieur, disait à Gosseline Maximilien De Coutras, je n’aime pas les ouvriers. » Et Gosseline confirmait avec énergie son disciple dans cette horreur spontanée. Mais, dans Monsieur Bergeret à Paris, nous apprenons que M. Bergeret, lui, aimait les ouvriers et se plaisait à causer avec eux. Aussi M. France est-il socialiste, tandis que la petite académie formerait un bloc réactionnaire. Ce n’est pourtant pas de politique qu’il s’agit ici. C’est de langue. D’aimer les ouvriers, cela donne aussi peut-être à la langue et au style de M. France un peu de leur suc, de leur saveur, de leur verdeur parisienne, de cette troisième dimension, de cette grasse couleur où il y a de la circulation et de l’air. M. Bergeret lui-même a tiré sa philosophie de l’humble métier pédagogique auquel s’exerce aujourd’hui M. Hermant… appelons à l’être, avec une délicate sollicitude, la petite académie. Confions-lui certaines valeurs en péril, d’attention à la pureté (du langage seulement bien entendu), d’élégance, d’écriture, de tradition. Établissons-la dans des fonctions d’agent de liaison avec le passé.

Attribuons-lui dans les affaires de langue et de style une tâche un peu analogue à celle de la cour des comptes dans l’ordre financier. La cour examine la comptabilité publique en général après une période de cinq à six ans. Quand elle découvre un compte irrégulier, il y a beau temps que la dépense est faite, la recette manquée, ou bien perçue à tort, et que tout cela roule dans la circulation générale, se balance plus ou moins en profits et pertes. Il est trop tard pour y remédier, mais il n’est pas trop tard pour le signaler. L’ordre social reçoit une satisfaction platonique, et si on n’a pas fait ce qu’on aurait dû faire, on sait au moins de source officielle qu’on aurait dû le faire. À la fois la logique du droit et la vie irrationnelle, mais réelle, reçoivent satisfaction. Elles y ont titre égal, et tout va bien.

27. Le tournoi du latin §

les distributions de prix ont donné lieu, comme il était naturel, à des tournois sur les questions d’enseignement qui sont à l’ordre du jour politique et littéraire. Le peuple français, convoqué au mois de mai dans ses comices, avait été appelé à se prononcer, entre toutes sortes de problèmes, sur celui du latin, et un circuit compliqué avait fait qu’en votant contre le double décime l’électeur affranchissait de cette langue, pour quatre ans au moins, les élèves de l’enseignement b. Et à leur tour les discours de distributions de prix se sont trouvés entraînés dans la ronde de la bataille électorale.

Un discours de M. Ferdinand Brunot à la distribution des prix du collège Chaptal, publié en partie dans le Temps, a attiré sur le combatif doyen une volée de mitraille. Les électeurs lui ayant donné la majorité contre M. Léon Bérard, M. Brunot poursuivait en ces termes ses avantages contre le latin : « ce n’est tout de même pas, j’imagine, une injustice que de considérer les œuvres latines comme immensément inférieures à celles que nous pouvons mettre en ligne. On fait la part belle aux anciens en égalant Cicéron à Jules Favre, Tite-Live à M. Thiers, Tacite à Montesquieu, Salluste à Augustin Thierry, Lucrèce à Buffon, Horace à Alfred De Musset, Plaute à Labiche, Térence à Émile Augier, Juvénal à Auguste Barbier, Lucain à D’Aubigné, César à Saint-Simon et Justin à Victor Duruy. Mais je cherche en vain l’équivalent latin de Rabelais, Ronsard, Montaigne, Descartes, Corneille, Pascal, Molière… etc. » et les autres, poètes, romanciers, nouvellistes, historiens, écrivains scientifiques, critiques.

Conclusion : « nous n’avons qu’à puiser. Quantité et qualité, rien ne manque ; nous avons le nombre et la splendeur. » C’est la querelle des anciens et des modernes. M. Brunot conclut agressivement en faveur des modernes, — et par conséquent de la culture moderne, des fameuses humanités modernes.

La bataille, qui dure depuis deux ans, et que nous sommes appelés à voir se développer pendant longtemps, comporte donc deux théâtres d’opération : l’un qui est littéraire (les modernes valent plus ou moins que les anciens), — l’autre qui est pédagogique (les modernes contribuent plus ou moins que les anciens à la formation de l’esprit). Abordons-les l’un après l’autre.

Laissons de côté un parallélisme dont M. Brunot, cet ennemi des anciens, tient évidemment le goût de Plutarque et de son éducation classique (vous comparerez… ainsi commençaient trois fois sur quatre nos sujets de dissertation). Certes, la comparaison, le rapprochement, sont, en critique surtout, des opérations utiles, mais à condition d’être sans cesse corrigées par le sentiment de l’individualité et de l’unique, de procéder par allusions rapides et rectifications prudentes, de suivre une courbe vivante et de fuir la tendance au parallélisme. Les parallèles de M. Brunot ont été considérés comme une œuvre d’humoriste, et M. Souday a évoqué le chat noir de notre jeunesse.

Ce qui me frappe davantage c’est leur égocentrisme.

Cicéron et Tite-Live comparés à Jules Favre et à M. Thiers, cela signifie simplement qu’au temps où M. Brunot faisait ses études, Jules Favre passait pour notre plus grand avocat, et Thiers pour « notre grand historien national ». Ces mots que je mets entre guillemets sont ceux du message impérial de 1860, par lequel Auguste, qui préparait alors la vie de César, désignait à l’auteur de la vie de Napoléon, jusque-là cantonné dans une opposition cicéronienne et dans le tusculum académique, la place de Tite-Live. De sorte que je crois bien entendre bourdonner une abeille impériale dans le coup de clairon de notre doyen radical.

Malheureusement l’œuvre de M. Thiers, qui fut utile, est morte, et celle de Tite-Live vit encore.

On écrira volontiers : « il faut lire dans Tite-Live… » on n’écrira plus : « il faut lire dans M. Thiers… » par tout le monde civilisé de race blanche, des milliers d’hommes cultivés relisent les Verrines. Qui consentirait aujourd’hui à lire un plaidoyer de Jules Favre ? Cette mémoire infortunée ne subsiste même que par trois attitudes ridicules : des larmes dont se gaussa Bismarck, — pas une pierre de notre territoire, pas un pouce de nos forteresses — et cet oubli de l’armée de l’est dans l’armistice, qui n’a d’égal que celui du père Ubu lorsqu’il part pour la guerre : « j’oubliais de te dire que je te confie la régence. » Laissons dormir Jules Favre, ou plutôt n’éveillons son souvenir que pour désigner à des politiques une image de ce qui restera d’eux.

La méthode de Charles Perrault, qui consiste à prendre des anciens pour les opposer aux modernes, nous fournit un bon type de faux problème. Établir ces parallèles, c’est placer dans un espace abstrait et géométrique ce qui n’a existé que dans une procession, dans une succession irréversible et une durée vivante. Ces auteurs latins considérés isolément, disposés parallèlement à des auteurs français, c’est une fiction oratoire. Ce qui existe réellement, ce qui vit et ce qui dure, c’est une suite, la suite classique des écrivains grecs, latins et français, qui, sans procéder littéralement les uns des autres, sans former un arbre généalogique proprement dit, prennent pourtant figure de famille unique, de maison, comme on disait la maison de France et la maison d’Autriche, — la plus ancienne famille intellectuelle, la plus vieille maison littéraire de l’humanité. N’oublions jamais, dans nos façons de penser, une des précieuses acquisitions du XIXe siècle, le sentiment de la durée. Il ne nous viendrait plus à l’esprit de traiter la question de la tragédie au XVIIe siècle par le fameux parallèle Corneille-Racine. On ne dit plus à un étudiant : « comparez Corneille et Racine. » On lui dit : « montrez comment la tragédie a évolué de Corneille à Racine. » On pose les problèmes littéraires en termes de durée. Et il semble bien qu’il y ait là une révolution enregistrée, un gain définitif, analogue à ceux des mathématiques après les découvertes de Leibnitz et de Newton. Cette méthode des fluxions s’applique à une réalité continue qui dure. La méthode des parallèles (d’ailleurs aimée des grecs et sœur de leur géométrie : les Vies de Plutarque comportent un postulatum d’Euclide oratoire) s’applique à une juxtaposition dans un espace conventionnel. Ce qui est juste de la suite Corneille-Racine, et s’entend de ce degré limité de méridien, est vrai de la suite Homère-Anatole France, ce méridien presque entier qui va d’un pôle à l’autre. Circulons librement le long de ce méridien entier, appliquons-lui l’intelligence même que sa durée a déposée et nourrie, et redisons les vers de Sainte-Beuve : les latins, les latins, il n’en faut pas médire ; c’est la chaîne, l’anneau, c’est le cachet de cire, odorant, et par où, bien que si tard venus, à l’art savant et pur nous sommes retenus. À la bonne heure ! Pareil à Tartarin au retour de port-Tarascon, le doyen a tiré sur la mère-grand.

Chez les tarasconnais de l’entrepont, grand tumulte, où l’on distingue, comme de juste, la voix de Léon Daudet.

Nous n’avons pas à considérer les œuvres latines comme inférieures ou supérieures à celles que nous pouvons mettre en ligne. La vraie ligne est mise hors de nous, par la continuité qui réunit les œuvres latines, en amont aux œuvres grecques, et en aval aux nôtres. Nous ne sentons vraiment les œuvres latines et grecques que dans une durée française. Nous ne sentons les œuvres françaises que dans une durée latine et grecque. Tel est l’axe de notre sentiment, de notre goût, de notre civilisation.

Il est vrai que nous pouvons tout démolir, et qu’il y a des démolitions finalement utiles. Mais alors appelons-les par leurs noms, et prenons, comme dada, un parti franc.

La seconde question est plus délicate, et je serais plus embarrassé pour trancher. Mais précisément il n’y a rien à trancher, et nous abordons un domaine assez large pour qu’anciens et modernes y puissent coexister et rivaliser à l’aise.

Commençons par nettoyer toute la fumée électorale qui obscurcit et alourdit la question. Depuis longtemps, depuis l’époque où feu Émile Combes débuta comme ministre de l’instruction publique et se sentit des entrailles de père pour l’expérience éphémère de l’enseignement moderne, humanités modernes et enseignements démocratiques ont été couplés comme deux termes corrélatifs. Cela ne signifie pas grand’chose. Il n’y a pas d’enseignement qui soit par lui-même démocratique ou aristocratique.

Taine a vu dans l’enseignement classique et dans les vieilles humanités la source de l’esprit révolutionnaire. Personne ne croit plus à ce rapport artificiel. Il serait aussi vain de penser avec tel instituteur que le latin, langue des curés, ne saurait que véhiculer une influence cléricale. Et pareillement que les langues et les sciences contiennent une vertu démocratique. Aussi bien n’introduit-on à peu près raisonnablement les idées de démocratie et de nature démocratique que dans la question de recrutement, le latin mettant obstacle au passage de l’école primaire au lycée, et la largeur de ce passage étant censée correspondre à l’ouverture du compas démocratique. C’est là un problème d’organisation, dont la solution n’est pas trop malaisée, et que je laisse de côté.

La vraie question paraît celle-ci : les humanités classiques sont-elles seules propres à former l’élite directrice d’un pays moderne ?

Si nous la posons en ces termes, l’expérience nous oblige à répondre : non. Les élites directrices du monde sont faites d’éléments très complexes, où les esprits façonnés par les disciplines classiques occupent une place encore considérable, mais bien moindre qu’il y a cinquante ou soixante ans. On pourra dire, il est vrai, que c’est précisément la raison pour laquelle les éléments dirigeants ont cessé d’être de vraies élites. Mais si, au lieu d’appeler élites ceux qui dirigent réellement, nous voulons entendre par là ceux qui mériteraient de diriger, nous ouvrirons la porte à toutes les discussions interminables et inefficaces sur le vrai mérite.

L’importance des techniques, des problèmes économiques, du machinisme et de la façon de penser machine et mouvement, a fait entrer dans les élites, de partout, des esprits qui dès leur jeunesse avaient abordé directement par cette porte la vie et la réalité. Il est donc tout naturel que l’enseignement, les techniques d’éducation, après avoir résisté et freiné, aient dû se conformer à cette pente. Personne d’ailleurs, ne conteste ces nécessités d’adaptation. La discussion, la lutte, concernent ce qu’on appelle l’égalité des sanctions, la totalité des carrières ouvertes à tous les types d’éducation secondaire, classiques ou modernes.

« Nous avons droit, disent avec M. Brunot les humanités modernes, à un régime d’égalité où le nouvel admis soit assuré de l’indépendance, s’appartienne, cesse de se sentir perpétuellement menacé, et vive auprès de l’enseignement voisin comme doivent vivre en pleine harmonie, respectueuses l’une de l’autre, deux institutions égales, dont l’évolution ne dégénère jamais en rivalité. » C’est parfaitement juste, encore que l’attaque du doyen contre les écrivains latins, le ravalement de Cicéron jusqu’à Jules Favre, sentent furieusement la rivalité, et qu’on songe à la brochure de Sieyès.

Le maintien indéfini du primat des études classiques, l’étiquette « première zone » conférée officiellement à leurs produits, ne seraient plus en harmonie avec notre courant de civilisation. D’autre part la disparition des études classiques, l’effacement de la tradition gréco-latine marqueraient indubitablement une conquête de la barbarie. Le jour où personne ne sentirait plus la distance qu’il y a, comme disait Paul Louis, de Pontoise à Tivoli, de Gonesse à Albano, de M. Thiers à Tite-Live, d’Émile Augier à Térence, la question que posait il y a trois ans l’Esprit nouveau : « faut-il brûler le Louvre ? » serait résolue par l’affirmative. M. Brunot approche son allumette du musée des antiques comme M. Vandérem tend sa torche menaçante du côté de la Sorbonne. Nous ne les suivrons pas.

Mais sans doute la question de l’Esprit nouveau signifiait-elle : faut-il brûler l’étape du Louvre ? Comme un mécanicien d’express brûle Fontainebleau. À quoi je répondrai oui, à condition de remplacer le faut-il par le peut-on ? oui, on peut brûler l’étape du Louvre. Oui, il peut y avoir des humanités modernes qui brûlent l’étape des humanités anciennes.

Ce qui se passe dans le monde de la littérature et de l’art nous ouvre un jour sur ce qui se passera dans l’ordre de la formation générale des élites. Il y a une littérature qui s’inspire surtout de la tradition dans le temps, et dont Anatole France nous donne aujourd’hui le type le plus complet. Il y a une littérature qui s’inspire seulement de l’actuel et du vivant dans l’espace, et elle porte un nom depuis les Goncourt : c’est le modernisme. La question du moderne s’est posée dans l’enseignement cinquante ou soixante ans après s’être posée en littérature : c’est dans l’ordre. À moi, qui lis par goût et par profession toutes sortes de livres, vous demanderez peut-être : laquelle des deux littératures que vous distinguez vaut-elle le mieux ? Pour laquelle combattez-vous ? Je répondrai : pour aucune. Elles sont l’une et l’autre nécessaires. Elles contribuent à la fois à assurer dans le prestige littéraire les puissances de conservation et de renouvellement. Elles ne viennent pas des mêmes auteurs. Elles ne s’adressent pas au même public. Je verrais les questions et les rivalités d’enseignement posées sur un champ pas trop différent de celui-là.

En même temps que le discours de M. Brunot dans le Temps, j’en lisais un autre de M. René Bazin dans la Croix. M. Bazin, parlant à des élèves d’un collège religieux de l’Anjou, les félicitait d’être éduqués et instruits « dans une maison où la religion, le sens commun et le latin tiennent les trois premières places ». Et il ajoutait que de son temps c’était encore mieux, puisqu’on y récitait en latin les leçons de philosophie. Voilà un délicieux collège : il mériterait d’être encadré par les pampres de Brézé et de Saint-Barthélemy, et j’imagine que M. Maurice Brillant a dû y faire quelque peu ses premières études. Je joins donc de grand cœur, en vieil ami de l’Anjou, mes félicitations à celles de l’éminent académicien.

Mais, dans ses propos aux jeunes gens du collège Urbain-Mongazon, je lis ceci : « on vous montre la voie droite : vous n’avez qu’à suivre. C’est vrai pour la religion, c’est vrai pour la discipline de l’esprit, pour l’habitude de raisonner qui fut toujours en honneur à Mongazon ; c’est vrai aussi pour le latin. » Bien ! Seulement voilà qui montre combien Pierre a besoin d’être relayé par Paul, le classique par le moderne, celui à qui l’on montre la voie droite par le pionnier des voies nouvelles, l’élève qui n’a qu’à suivre par l’indépendant qui ne veut pas suivre.

M. René Bazin parle peut-être en académicien, en représentant d’une tradition littéraire qui a toujours tendance à dire : « on vous montre la voie droite, vous n’avez qu’à suivre. » Et l’on sait que le fondateur de la maison reprochait à Corneille de n’avoir pas l’esprit de suite… Il est dès lors naturel, et d’un bon équilibre, d’entendre M. Brunot bucciner de son estrade de Chaptal : apprenons aux enfants à regarder les hommes, la vie, la matière, à y appliquer leur réflexion. Faisons-les voyager à travers les villes et les campagnes, initions-les aux divers pays et aux différents milieux sociaux.

Peut-être les professeurs y seront-ils un peu malhabiles, et faudra-t-il rectifier ce conseil par un : apprenons des enfants à regarder les hommes, la vie, la matière. Mais enfin il est bon que derrière les drapeaux oratoires s’affirme la diversité nécessaire à un pays sain, à une époque complexe, à des possibilités multiples. On nous a assommés autrefois, dans la chaleur communicative du veau froid, avec des palabres sur les deux jeunesses. Deux, quatre, six, il n’y en aura jamais trop.

Est-ce d’ailleurs qu’il faille tout mettre sur le même rang, dans une molle indifférence ? Non. Il y a certainement un point de perfection où se combineraient et s’associeraient, comme dans les vins des grandes années, les qualités de la tradition et celles du renouvellement, de la fraîcheur et de la vie, — le corps et le bouquet.

Mais ce point ne serait atteint que dans un monde de culture désintéressée, et les questions d’enseignement se posent sur un terrain plus modeste et plus pratique, qui d’ailleurs est appelé aussi à servir de champ d’expériences : car nous ne vivons pas à une époque de chemins tout tracés, où il n’y ait qu’à suivre ; nous sommes obligés à des inventions, à des adaptations qui comportent des risques.

28. Stendhal et Molière §

Les volumes des œuvres complètes de Stendhal, sortis tout doucement du quai Malaquais et de la vieille boutique de France Thibaut arrivent sur notre table comme les plats d’un restaurant où le service est lent, la cuisine parfaite, les vins admirables et l’atmosphère heureuse. La couverture neuve a le blanc de la pierre qui marque un jour favorable. Les raffinés ne permettent même pas que la poste leur apporte le volume nouveau avec le courrier des raseurs et les feuilles de contribution. — vous souvient-il de Jules Huret ? Huret, ayant vécu plusieurs mois, pour cause d’enquête, aux États-Unis, pris à la fois d’admiration et d’horreur devant le panchicaguisme, cherchait dans sa mémoire un souvenir ému auquel accrocher l’idée de ce qu’ils n’avaient pas — le ciel en soit loué ! — en Amérique. L’image lui vint alors d’un sage bourgeois qu’il avait connu dans la petite ville de son enfance, et qui, par les belles matinées d’été, passait sur le marché une heure ou deux à choisir son melon, flairait et soupesait les précieuses gourdes avec une expérience de trente ans, et n’eût laissé à nul subalterne la satisfaction de traverser la ville en rapportant sous le bras le lauréat du concours. Mon grand-père faisait de même, et rentrait, l’été, de sa promenade dans les rues de Cluny avec le meilleur melon de la ville abbatiale, repéré par l’œil du maître dans les paniers des jardinières. Il y avait là, d’ailleurs, une tradition de la vieille France, et je crois que, pareil à la profession de gentilhomme-verrier, le melon était, à l’exclusion de toute victuaille solide et de tout piot à humer, le seul objet dont un gentilhomme pût assumer publiquement le faix sans déroger. En est-il encore ainsi ? à la comtesse Riguidi, oracle mondain, de nous renseigner.

« La guerre, cette pâle image du rugby », disait vers 1912 un journaliste tué deux ans plus tard. Une figure approchée de la glorieuse queste du melon nous demeure encore. C’est, de la place saint-Michel à la gare d’Orsay, cette ligne des éventaires à bouquins, patine de l’intelligence sur le fleuve historique, et que ne connaissent ni la Tamise, ni le Tibre. Le chasseur des vieux livres, ou, mieux, le pêcheur à la ligne du passé, eût pu, en sa bouffée de souvenirs de la patrie lointaine, être associé par Huret au chercheur de bon melon.

Mais il est des moments où les livres neufs valent les vieux. Comme le bourgeois d’autrefois son melon, le sage d’aujourd’hui, dès que paraît un des volumes blancs de Stendhal nouveau, s’en va donc lui-même le chercher auprès d’Édouard Champion, l’extrait de la pile originelle comme on détache à Carrare un bloc de marbre de la carrière, remonte les quais avec son cher fardeau. Ce jour-là il fait beau, les jeunes yeux rencontrés sur le chemin sont gais, le paysage urbain vous dévoile au passage telle beauté près de laquelle vous étiez passé jusque-là sans la voir.

Beyle dans la rue marche à côté de vous ; en remontant vers le quartier du déjeuner, vous passez dans la rue Caumartin, et vous levez les yeux vers le numéro 8, où fut conçu le 3 septembre 1838 Fabrice Del Dongo. Vous essayez cette définition possible de Stendhal : « l’auteur des écrits qui ont le plus ajouté au plaisir qu’un français intelligent peut prendre à la vie. » Vous ne tardez d’ailleurs pas à l’effacer. Vous voyez les objections. Vous savez que la vie qui n’est que plaisir ne fait qu’une pellicule d’eau assez mince, et qu’il y a l’immensité de l’océan. Vous songez que le chef-d’œuvre de Stendhal, le Rouge et le noir, ne se développe pas du tout sur le registre du plaisir, mais sur celui de l’énergie, que c’est même l’œuvre littéraire qui nous impose le plus de la sentir et de la penser en valeurs nues d’énergétique. Vous avez au moins amorcé ce dialogue qui ne s’arrête jamais quand on pense à Stendhal, ou qu’on parle de lui.

Vous vous demandez si vous vous déclarerez beyliste ou bien stendhalien. Aucun des deux sans doute : vous êtes homme de goût, et vous vous défendez de vous accrocher à un nom illustre par ce harpon d’une désinence. À ce propos vous cherchez la différence d’un beyliste et d’un stendhalien. — la même assurément que celle qu’il y a entre un arouetiste et un voltairien. — mais encore ? — le beyliste est l’érudit qui s’intéresse aux détails de l’existence de Beyle-Stendhal, et qui en recherche patiemment la trace écrite. M. Arbelet passe aujourd’hui pour le prince des beylistes. Un stendhalien est un homme qui pense que Stendhal-Beyle a compris admirablement comment il faut vivre, et qui, moitié de son fonds original, moitié par conformité avec cet excellent modèle, vit, agit, écrit d’une manière qui participe de près ou de loin à la sienne : les écrivains français étaient récemment représentés aux fêtes de Civita-Vecchia par deux bons stendhaliens, M. Marcel Boulenger et M. Eugène Marsan. Chaque volume de l’édition Champion nous arrive avec une préface d’un stendhalien, et une introduction et des notes d’un beyliste. Cette façon logique de s’exprimer devrait être étendue aux autres écrivains.

Bernardin De Saint-Pierre ou George Sand sont couramment traités de rousseauistes par M. Seillière et par beaucoup d’autres, alors qu’il faudrait réserver cette appellation aux émules de Théophile Dufour et d’Alexis François : quant à Bernardin il est roussien, et George Sand roussienne. Je sais bien qu’en politique on appelle caillautistes et poincaristes non pas les futurs biographes de Mm Caillaux et Poincaré, mais leurs sectateurs parlementaires, et que de même on disait autrefois les jansénistes et les molinistes. Constatons simplement que notre vocabulaire de critique littéraire est meilleur que celui des politiciens et des théologiens. D’ailleurs tout cela ce sont les oignons du grammaire-club : ne nous en mêlons pas.

Reste qu’un beyliste est beaucoup plus facile à définir qu’un stendhalien. Qu’est-ce qu’un stendhalien ? Dans un Stendhaliana, où M. Émile Henriot vient de réunir divers articles très instructifs sur Stendhal (mais pas d’anas) je trouve cette définition : être stendhalien « cela consiste simplement à admirer Stendhal, à lire ses ouvrages, à le connaître, à le comprendre, quitte à le critiquer ». Définition en effet simple, et qui s’applique en partie au beyliste. Notons cependant qu’on ne saurait guère être dit stendhalien si l’on n’est pas un peu beyliste, et si l’on n’a pas lu non seulement Stendhal, mais les classiques du beylisme, depuis l’H.B. de Mérimée jusqu’à la Jeunesse de Stendhal de M. Arbelet. Et que pareillement on ne saurait faire un vrai beyliste sans quelque petite façon stendhalienne. Beyliste et stendhalien sont moins distincts qu’arouetiste et voltairien. Nous devons donc, nous aussi, savoir à l’occasion réunir les deux termes, après nous être efforcé de les distinguer.

Voici une question qui occupera également nos deux groupes : dans quelle mesure le beyliste peut-il critiquer, démolir et railler Stendhal sans affliger le stendhalien, sans cesser d’être lui-même un bon stendhalien ? Entendons-nous d’ailleurs. Je n’appelle pas beyliste quiconque écrit sur Stendhal, celui par exemple qui, comme Faguet, n’en parle que pour prouver qu’il n’y entend rien. Est beyliste qui s’intéresse longuement et pratiquement à la vie et aux écrits de Stendhal. Mais ce zèle beyliste va difficilement avec un zèle stendhalien qui impliquerait trop de foi et de dévotion en Stendhal.

Arthur Chuquet, à qui on ne contestera pas le titre de beyliste, aborde Stendhal avec une méfiance absolue, et dans cet écrivain qui s’est proposé surtout de se raconter, flaire à chaque page la possibilité, voire la probabilité de tromperie.

M. Arbelet, tout en blâmant chez son prédécesseur cette défiance systématique, appelle Stendhal dans sa préface « ce maître en supercheries, cet audacieux plagiaire, cet homme qui pour ses contemporains se plut à vivre masqué ». Et il ajoute : « je suis aussi loin de tenter une apologie vaine que d’entreprendre un dénigrement puéril. L’acharnement de ses ennemis, le pieux enthousiasme de ses adorateurs, obligent le critique impartial à défendre presque une attitude d’esprit en soi pourtant bien naturelle, et qui devrait paraître à tout stendhalien la seule méthode acceptable, car c’est la méthode de Stendhal lui-même. » Le contraire de la méthode hagiographique, plaie des biographies littéraires et historiques.

Voici un exemple de la mésentente entre le beyliste et le stendhalien. M. Arbelet, racontant par le menu l’éducation de Stendhal, constate, ou estime, que son éducation avait fait de lui « l’être le plus sournois » et qu’il le demeura toute sa vie.

M. Henriot s’indigne généreusement de ce jugement de M. Arbelet. La sournoiserie est un vilain défaut, et celle de Stendhal, en faveur de qui un stendhalien doit faire valoir « les arguments de l’indulgence, de la bienveillance », n’a pu venir dans cette belle nature que comme un fruit tout provisoire de la tyrannie raillane ; il a dû s’en guérir aussi rapidement que de telle autre mauvaise habitude d’enfance à laquelle fait allusion la vie d’Henri BrulardM. Henriot objecte comme « preuve » ces lignes de la dite Vie : « mon âme délivrée de la tyrannie commençait à prendre quelque ressort. Peu à peu je n’étais pas continuellement obsédé de ce sentiment si énervant, la haine impuissante. » C’est maigre.

Ce pli ne se défait pas si vite, il demeure toute la vie, et mon sentiment est celui de M. Arbelet. Au terme de sournois j’ajoute encore celui d’hypocrite. — Malheureux ! Qu’est-ce que les stendhaliens vont vous passer ! — Attendez. Le physionomiste Zopyre se flattait de deviner sur leur visage le caractère des gens. Les disciples de Socrate l’amenèrent vers leur maître. Il reconnut au philosophe le signe de tous les vices. Les jeunes gens ont alors beau jeu à se moquer de Zopyre. Socrate leur déclare que cet homme a raison, que sa nature était en effet vicieuse, mais qu’il l’a vaincue… précisément, Stendhal, lui, n’a pas vaincu son hypocrisie d’enfant, comme un Socrate (il n’a rien d’un philosophe moraliste) ; il n’a pas vaincu par elle comme Sixte-Quint (il n’a rien pu ni voulu obtenir de la société), il l’a utilisée en artiste, en romancier, dans une œuvre d’art, dans le Rouge et le noir. Quels sont, dans la réalité, les héros de Julien Sorel ? Napoléon et Rousseau. Quel est son modèle dans la fiction ? Tartuffe. La première défense de Tartuffe, c’est le Rouge et le noir. Stendhal parle, à propos de Julien Sorel, de « son maître Tartuffe, dont il savait le rôle par cœur ». Le vieux chirurgien de son enfance avait appris à Julien que tous les livres autres que les Confessions et le Mémorial « avaient été écrits par des fourbes pour avoir de l’avancement… » mais Julien a décidé qu’il aurait de l’avancement, et son manuel, ici, c’est le rôle du fourbe qui avance. Quand Mathilde lui donne son premier rendez-vous, il se demande si elle ne joue pas le rôle d’Elmire et ne l’attire pas dans un piège. « Tartuffe aussi, dit Julien, fut perdu par une femme, et il en valait bien un autre. » J’entends le lecteur qui se récrie. On lui ravale, on lui dépoétise Julien ! Les vrais hypocrites du Rouge, c’est le Valenod, qualifié de « plat hypocrite », ce sont les prêtres du séminaire de Besançon « hypocrites, méchants et sales ». Mais Julien ? — Julien est un hypocrite de grand style, à la Sixte-Quint. Il n’est ni plat, ni méchant, ni sale. Mais Tartuffe l’est-il ? Vous vous plaignez qu’on vous tartufie Julien. Soit. Sorelisons Tartuffe. Nettoyons le rôle de Tartuffe de toute la convention dont l’ont empâté les polémiques religieuses et les générations de spectateurs. Tartuffe n’est ni vieux, ni laid, ni malpropre. Dorine nous dit qu’il n’avait pas de souliers quand il vint chez Orgon. Mais à l’arrivée de Julien chez M. de Rénal, puis chez M. de La Môle, le premier soin de ces deux gentilhommes est de faire ce qu’a fait Orgon, de l’envoyer chez leur tailleur. Tartuffe nous est présenté comme un homme d’une trentaine d’années (ce n’est pas un damoiseau, mais on ne nous parle pas d’une disproportion choquante d’âge entre Marianne et lui), robuste, haut en couleur et de grand appétit.

Il n’est pas plus prêtre que Julien, mais, comme Julien, il manœuvre sur les frontières de l’état laïque et de l’état religieux.

Il tient chez Orgon un rôle de conseiller spirituel, mal défini. C’est le seul personnage littéraire du XVIIe siècle qui nous annonce la nouvelle Héloïse et le Rouge et le noir, l’homme pauvre ou déclassé, entré dans une maison bourgeoise sous un manteau intellectuel ou moral, celui de précepteur-secrétaire-directeur, etc…, séduisant la femme ou la fille, et symbolisant dans cette séduction un courant social de son temps. (Julien, c’est, dit M. Bourget, le plébéien en transfert de classe.) Direction d’ailleurs aussi vieille que le genre du roman lui-même, puisque Pétrone nous l’esquisse, à l’état d’anecdote, dans son conte milésien de l’écolier de Pergame. Jules Renard nous en a donné un état dans l’Écornifleur. Je ne parle pas du Disciple, dont le vrai sujet est tout différent.

Tartuffe comme Julien est venu de sa « petite ville » de province pour faire fortune à Paris, en ne comptant que sur son habileté et sur la sottise humaine. Pas plus que son disciple Julien il ne fait figure d’hypocrite médiocre et plat. Son masque, il l’a sculpté d’une main d’artiste. Nous lui reconnaissons les trois grandes marques de Julien : le sang-froid, le caractère, la passion.

Le chef-d’œuvre de son sang-froid, il est réalisé dans la scène du IIIe acte avec Orgon et Damis, lorsque sa déclaration à Elmire vient d’être surprise. Son attitude est celle de Desaix sur le champ de bataille de Marengo : « la bataille est perdue, mais nous avons encore le temps d’en gagner une. » Il la gagne, et Mélas — je veux dire Damis — n’a plus qu’à fuir par la route où le précèdent les courriers qu’il avait envoyés à Vienne annoncer sa victoire. Mais Desaix succombe dans son triomphe, et c’est le succès même de ce Marengo qui oblige Elmire à préparer pour Tartuffe le Waterloo du IVe acte. Le Marengo et le Waterloo de Julien Sorel de la Vernaye ressembleront à ceux-là par leur conduite, et se suivront de même.

Tartuffe, comme Julien, c’est l’hypocrite avec du caractère. « L’hercule des temps modernes, dit Julien, c’est Sixte-Quint », la combinaison d’un grand caractère et d’une grande hypocrisie. Il n’y a qu’à comparer Tartuffe et Onuphre. La différence entre eux n’est pas seulement celle du personnage de théâtre et du type abstrait. L’hypocrisie d’Onuphre, parfaitement plate, ne cherche que les jouissances sensuelles qui comblent une vie rétrécie.

Il n’a rien, comme Tartuffe, d’un conquérant.

Tartuffe conquiert, lui, la maison d’un grand bourgeois, et le rideau se lève sur la suprême bataille qui lui assurera, avec la conquête morale de Madame Pernelle et d’Orgon, la conquête matérielle de Marianne, la conquête sentimentale d’Elmire, le mouchoir planté en drapeau tartuffien sur le sein de Dorine, l’expulsion du fils de la maison, la donation de l’immeuble, la contre-assurance des papiers d’Orgon, mis en sûreté comme la lettre de Mathilde envoyée à Fouqué par Julien.

L’hypocrisie de Tartuffe est d’un autre style que celle d’Onuphre. Mathilde De La Môle, qui a appris à connaître les hommes, est sensible à ces différences de style. Quand Julien fait la cour à la maréchale de Fervacques, se comportant en futur évêque qui n’a plus rien du séminariste, elle admire la perfection de cette fausseté : « quelle profondeur ! Se disait-elle ; quelle différence avec les nigauds emphatiques et les fripons communs, tels que M. Tanbeau, qui tiennent le même langage ! » certes Tartuffe n’atteint pas là : il lui manque la fréquentation de la cour. Et il n’a ni la jeunesse, ni le ressort, ni l’intéressante beauté de Julien.

La main qui retient sur la terrasse celle de Madame De Rênal et la main qui tâte le moelleux de la robe d’Elmire n’en sont évidemment pas au même point. Si l’un est le maître, l’autre le disciple, cependant le jeune disciple l’emporte sur le vieux maître, la beauté du diable sur la laideur du diable, mais un même art passe de l’un à l’autre.

Enfin et surtout l’hypocrisie prend chez tous deux cette figure de passion qui leur fera perdre le fruit de l’hypocrisie. Tartuffe aime Elmire, et il est perdu par la femme qu’il aime, remarque Julien.

Mais au fond ni Tartuffe, ni Julien, ces deux caractères passionnés, ne sont perdus, l’un par Elmire, l’autre par Mme De Rênal. Ils sont perdus l’un et l’autre par la passion de se venger de la femme qui a voulu les perdre, qui s’y est résolue malgré elle, puisqu’Elmire a dû céder devant la misère de Marianne, et que Mme De Rênal a été contrainte par son confesseur.

Faguet, dans son étude sur Stendhal, écrit ceci : « le dénouement de Rouge et noir est bien bizarre, et, en vérité, un peu plus faux qu’il n’est permis… (au moment où Julien va épouser Mlle De La Môle) une femme mariée écrit que Julien a été autrefois son amant. Dès lors tout est rompu, tout croule, tout est désespéré. Mlle De La Môle écrit et s’écrie : tout est perdu ! M. de La Môle ne veut plus rien entendre, ni se résigner à rien ; il retire tout ce qu’il a donné ; il devient implacable. Julien, l’homme de sang-froid effrayant et de volonté imperturbable, est le plus insensé de tous… etc. » Ne pourrait-on faire observer à Faguet qu’il doit dès lors porter la main sur l’arche sainte, et condamner la conduite de Tartuffe de la même manière et pour la même raison que celle de Julien.

Tartuffe vient d’être chassé. Lui aussi n’a qu’à attendre. Il faudra bien qu’Orgon revienne au sang-froid et se ressaisisse devant les nécessités de la situation, que Cléante prend d’ailleurs soin de mettre très clairement sous ses yeux. Tartuffe est le propriétaire légal de la maison. (Molière, partant de raisons scéniques, n’a pas voulu faire annuler la donation pour cause d’ingratitude, ce qui eût été légal.) Il a dans les mains les papiers qui peuvent perdre Orgon. Le voilà maître du champ de bataille, et il faudra en passer par où il voudra.

Tout cela disparaît de sa vue parce qu’il ne songe qu’à la vengeance. C’est à vous d’en sortir, vous qui parlez en maître… il a été humilié de façon atroce et publique par la femme qu’il aime, exactement comme Julien, que la lettre de Mme De Rênal fait passer pour un suborneur intéressé, et, surtout, professionnel (c’est cette identité apparente des deux situations chez les Rênal et chez les La Môle qui change toute la perspective et crée l’élément irréparable méconnu de Faguet). Et sa vengeance lui fait, comme à Julien, oublier tout son intérêt. Il chassera Elmire de sa maison. Il ira livrer sans profit des papiers qu’il pourrait revendre au poids de l’or à Orgon, et à Valère qui est riche, et qui nous arrive à la fin avec mille louis dans son carrosse.

Bien plus, avec son « long passé d’actions toutes noires » il court à la police, où il a son dossier et où on le recherche. L’exempt qui le ramène, c’est probablement Javert, qui l’a reconnu : M. Madeleine avait tout de même de meilleures raisons de se livrer. Stendhal parle de « l’état d’irritation physique et de demi-folie où Julien était plongé depuis son départ de Paris pour Verrières ». Tel devait être celui de Tartuffe entre le IVe et le Ve acte. M. de La Bruyère dans sa chambre de l’hôtel de Condé, et M. Émile Faguet dans son cabinet de la rue Monge ont beau jeu à se récrier et à invoquer les droits du sens commun.

Les deux critiques n’occupent cependant pas tout à fait la même position, non plus que les deux auteurs.

N’oublions pas que Tartuffe c’est du théâtre, et que cela même qui paraît invraisemblable à Faguet dans le Rouge ne le paraîtra pas au même degré dans une comédie, où l’on dispose d’une bien plus grande latitude de convention. Nous ne sommes pas choqués de voir Molière machiner son dénouement non pas du tout avec le Louis XIV de 1664, ni le roi de France d’aucun temps, mais avec une sorte de calife d’opérette, qui remplit lui-même les fonctions de lieutenant de police, et à qui la famille Orgon s’en va faire une visite de remerciements comme elle en ferait une à la tante qui l’aurait invitée à dîner.

Cela, qui passe parfaitement au théâtre, deviendrait ridicule dans tout roman autre qu’un feuilleton de bas étage. Il n’en est pas moins vrai que Poquelin et Beyle, l’un au théâtre, l’autre dans le roman, ont eu cure de créer des personnages vivants, des êtres de chair et de sang et il n’y a ni vie sans illogisme, ni chair sans mouvement, ni sang qui ne charrie de la passion. L’un et l’autre ont combiné avec l’hypocrisie les jeux de l’amour et de la vengeance. Mais le théâtre et le roman impliquaient tout de même bien chez Molière et chez Stendhal, chez Tartuffe et chez Julien, des différences profondes.

Quand Julien brise sa destinée par son coup de vengeance, le lecteur dit : « quel dommage ! » nous le pleurons avec les yeux de Mme De Rênal. Mais Sarcey, qui a vu jouer Tartuffe des centaines de fois, écrit que toujours, au moment où Tartuffe est démasqué, et à Ah ! Ah ! L’homme de bien ! Vous m’en vouliez donner ! « un rire s’élève de tous les coins de la salle ; un rire de vengeance, si vous voulez, un rire amer, un rire violent, peu importe ! » en réalité un rire de décompression. Et cela indique que Molière a dû donner à Tartuffe, pour les nécessités de la scène, un rôle haïssable (sous peine de pommes cuites), tandis que Stendhal, usant largement des privilèges du roman, pouvait y mettre toutes les nuances vivantes que comportent en Julien l’association de Tartuffe, de l’ancien séminariste Berthet, de Stendhal lui-même, sans oublier Julien.

Si Tartuffe a eu, comme c’est probable, un original, Molière a détesté cet original, l’hypocrite tout court. Stendhal a détesté les formes basses de l’hypocrisie, un Valenod ou un Castanède. Mais ce que les froissements de son enfance avaient déposé et laissé chez lui de vie secrète, de dissimulation obligée, d’hypocrisie imposée, le conduisait à solidariser avec les plus belles énergies ces fondations dissimulées et ces caves sournoises. Caves qui nous gardent après tout certaines des meilleures bouteilles stendhaliennes.

Ce sont d’ailleurs les spectateurs de Tartuffe qui ont fait non le succès, mais bien au contraire l’échec du roman de Stendhal. Stendhal était libéral, et l’on reconnaissait sous la restauration un bon libéral à ce qu’il réclamait Tartuffe au théâtre, allait applaudir Tartuffe, lisait Tartuffe, le savait même par cœur. Julien aussi sait le rôle de Tartuffe par cœur, mais parce que c’est son héros. M. Beyle, de qui vous moquez-vous ?

Et cela n’est pas fini. M. Arbelet ayant repéré tout de même ces caves de l’hypocrisie stendhalienne, où nous découvrons le romanée du rouge et noir, c’est le stendhalo-beyliste Henriot qui l’accuse de nous peindre Stendhal « sournois, morbide, fils indiscipliné, frère brutal, vaniteux, romanesque, méchant, haineux, dissimulateur, violent, dépravé. À ces traits charmants, reconnaissez-vous notre héros ? Ah ! M. Arbelet, que tant de parti-pris va vous aliéner de lecteurs ! » en s’aliénant tant de lecteurs, M. Arbelet n’en stendhalise que mieux. Stendhal, avec le rouge, s’est donné, de son temps, le plaisir de déplaire aussi bien à la congrégation qu’aux gens de gauche qui réclamaient Tartuffe. Tout cela n’est pas du tout incompatible avec l’impression de franchise et de naturel que nous donne Stendhal, à tel point que cet écrivain, en qui nous nous amusons à trouver des fonds sournois et hypocrites, à côté de lui il semble que la plupart des autres auteurs paraissent des hypocrites.

Il a été seul à apercevoir, dans le style à la mode de son temps, ce style Chateaubriand-Villemain-Cousin, le style même de l’hypocrisie. Il a pensé, non sans raison, qu’il fallait attendre jusqu’en 1880 pour que ce masque tombât.

Le rouge et le noir (et ici nous sommes loin de Molière) prend dès lors le caractère d’une confession : non d’une confession autobiographique qui porterait sur l’existence dans le temps, comme la vie d’Henri Brulard, mais d’une confession psychanalytique qui délivrerait quelque chose dans l’être durable de Stendhal, dans son caractère. Cet élève de Tartuffe qu’il amène, de ses profondeurs, à la pleine lumière du roman, ce n’est plus l’ancien Tartuffe.

Il est racheté par une conscience de classe-le plébéien pauvre qui doit faire son chemin. Il est racheté par le genre même du roman, qui a le temps d’expliquer, de plaider les circonstances atténuantes, de comprendre là où le théâtre condamne. Surtout il est racheté par l’amour. Tartuffe et Julien ne sont pas hypocrites en tant qu’ils veulent, ni en tant qu’ils aiment.

Mais Julien vit dans un roman où nous avons le temps de nous intéresser à sa volonté, de la voir démontée par un horloger savant. Et, tandis que Tartuffe, qui aime, n’est pas aimé, sinon par l’imbécile qu’il dupe, fait au contraire horreur aux femmes, Julien, lui, est aimé. Aimé d’amitié par Fouqué, et par les deux abbés jansénistes. Aimé d’amour par ses deux maîtresses. Il n’est haï que des coquins, comme Valenod. La ligne qui va de Tartuffe à Julien, du maître à l’élève, est une ligne vivante, où quelque chose change en fonction du genre littéraire (comédie et roman), de l’époque (chronique de 1664 et chronique de 1830), des deux auteurs (un Molière dont la vie est de plaire au public chaque soir, de donner sa mort même en représentation, et un Stendhal qui ne se soucie en aucune façon du public de son temps, écrit pour lui-même et pour les lecteurs de 1880, sans rien dans l’entre-deux).