Abel-François Villemain

1846

Études de littérature ancienne et étrangère

2015
Abel-François Villemain, Études de littérature ancienne et étrangère, Paris, Didier, 1846, 389 p. Source : Gallica. Graphies modernisées.
Ont participé à cette édition électronique : Perrine Coudurier (Stylage sémantique) et Stella Louis (Numérisation et encodage TEI).

Hérodote et de la manière de le traduire1 §

Un homme de beaucoup d’esprit, qui savait supérieurement le grec, et qui avait fait de notre langue une étude particulière et curieuse, a traduit avec soin la moitié d’un livre d’Hérodote, et n’a pas réussi : voilà certes un préjugé tout fait et un argument a priori, contre toute entreprise pareille. Cependant, si l’entreprise manquée par M. Courier2 le fut, pour ainsi dire, à dessein ; si l’écrivain ni la langue n’ont failli, mais seulement le système, alors l’exemple n’est plus décisif. Le savant et spirituel helléniste, le Swift de l’érudition, et le Lucien du pamphlet politique avait cela de singulier, parmi les érudits, qu’il connaissait à fond tous les tours et tous les détours de notre langue, qu’il l’avait, pour ainsi dire, apprise par cœur, comme une langue morte, et la savait d’instinct, comme une langue vivante : mais cette connaissance profonde, et si rare de nos jours, lui avait donné le goût du vieux langage, des formes surannées, des idiotismes. Comme ces tours anciens ont quelque chose de naïf, il avait pensé que l’emploi en paraîtrait toujours naturel, et il écrivait artificiellement avec des paroles simples, négligées, à la vieille française.

Quelque chose manquait à ce naturel, puisqu’il n’était pas involontaire : l’auteur, qui avait trop d’esprit pour ne pas se clouter de cela, crut avec raison qu’il pourrait bien user de ce vieux langage appris, de cette langue morte ressuscitée, en l’appliquant à une traduction, œuvre d’imitation et d’industrie. Sur ce plan, il réussit à merveille à restaurer en gothique le Daphnis et Chloé d’Amyot, auquel les lecteurs français étaient déjà faits, et qu’il corrigea, revit, augmenta, rendit plus agréable à lire, plus naïf, et, s’il se peut même, plus français. La naïveté de ce joli roman est, comme on le sait, toute d’Amyot, qui a jeté ses tours simples, ses locutions un peu traînantes mais gracieuses, sur les descriptions arrangées et les subtilités élégantes du romancier grec. Courier acheva cette bonne œuvre, en traduisant du même style le fragment qu’il avait découvert, et en revoyant tout le reste de la version d’Amyot, souvent inexacte, fautive, altérée par des éditeurs. Mais cet heureux travail qu’il avait fait sur la traduction d’un ouvrage, artificiel dans son origine, et, chose unique, rendu naturel par la traduction, il a voulu le tenter, de prime abord, sur le plus naturel des écrivains, sur un écrivain vraiment simple, sur Hérodote.

Il s’est dit que le français de notre temps, et, en remontant plus haut, que le français de cour et d’académie n’était nullement propre, avec ses formules de politesse, sa pompe et sa bienséance, à rendre les libres récits, les tours irréguliers, et les paroles expressives du vieux historien de la Grèce ; il s’est moqué de Larcher, qui a traduit Hérodote dans un français moderne selon lui, et, selon nous, d’aucune époque, idiome froid, insipide, sans date ni caractère. Partant de là, il a voulu opposer notre naïveté refaite à la naïveté d’Hérodote, notre gaulois à son grec ; et, comme il possédait Rabelais, Comines et tous nos vieux auteurs, il a mis Hérodote en leur langue, prenant non pas seulement les vives allures de leur langage, mais imitant jusqu’à leurs entorses, et, s’il faut le dire, boitant comme eux. « Hérodote, disait-il, a peint le monde encore dans les langes : son style dut avoir, et, de fait, a cette naïveté bien souvent un peu enfantine, que les critiqués appelèrent innocence de la diction, unie avec un goût du beau et une finesse de sentiment qui tenait à la nation grecque. »

Cela est très bien dit, mais ne conclut pas ; car notre moyen âge, et notre langue et nos mœurs d’alors n’ont rien de semblable. Les temps décrits par Hérodote, les temps où il vivait et dont il dépose par ses récits, et plus encore par son langage, étaient simples, peu cultivés même, dans le sens moderne ; mais ils étaient poétiques : les nôtres étaient barbares ; nulle liberté, peu de grandeur, une rusticité bourgeoise, et non cette belle simplicité qui respire dans les pages d’Hérodote.

Voyons les faits : je sais bien qu’à la place Maubert, le cordelier Jean Petit, monté sur un tréteau, les grands et le peuple assemblés, prononçait une longue harangue, entremêlée de mots latins, pour justifier l’assassinat du duc d’Orléans, le tout dans un jargon digne de sa logique. Mais cela peut-il me donner quelque idée de cette assemblée de la Grèce aux plaines d’Olympie, de cette fête du patriotisme et de la poésie, où, parmi les courses de chars, les jeux, les hymnes, Hérodote vient réciter aux Grecs les livres de son histoire, qu’ils applaudissent avec transport, et qu’ils nomment du nom des muses ? À cette fête, un jeune homme jeté dans la foule se fait remarquer, dans l’ivresse commune, par son ardeur, et les larmes qu’il verse en écoutant l’historien de la Grèce ; quelqu’un lui dit alors : « Fils d’Oluros, « et toi aussi, tu seras grand, puisque tu répands de si nobles larmes. » Ce jeune homme devint Thucydide. Je voudrais bien savoir si, au pied de l’échafaud où déclamait le cordelier Jean Petit, il y avait quelque historien ou quelque orateur qui reçût l’enthousiasme en l’écoutant. Monstrelet ou le religieux de Saint-Denis ont-ils jamais eu spectacles pareils à ceux de la Grèce ? et leur langage, fut-il vrai pour nous, peut-il être bon pour traduire Hérodote ?

Sans doute la langue courtisanesque du grand siècle, quoiqu’elle soit assez fière dans Pascal, dans Corneille et dans Bossuet, n’est pas très conforme aux mœurs du moyen âge de la Grèce. Mais notre moyen âge, avec sa grossièreté bourgeoise, ses serfs, ses corporations de métiers, ses hommes d’armes et son commun peuple, ses savants et ses tribunaux qui parlaient latin, n’est pas fait non plus pour rendre le langage simple mais poétique, les tournures élégantes et pittoresques d’un historien formé par Homère, et qui forma Thucydide.

Ce n’est pas sans doute qu’il n’y ait dans quelques monuments de notre vieille histoire de précieuses couleurs que l’on pourrait assortir, pour rendre quelques traits du pinceau des Grecs. Nos temps barbares ont eu leur poésie ; car ils ont eu leur merveilleux. Joinville et Froissart sont des poètes à leur manière, et ont plus d’un rapport avec Hérodote ; ils racontent ce qu’ils ont vu, ou ce qu’on leur a conté ; ils n’ont rien derrière eux ; ils ne savaient que leur langue, et avaient échappé au latin. Froissart surtout est admirable dans son langage, moins vieux que son temps, et plein d’expressions si justes et si vives, qu’elles ne passeront pas ; sa vie aventureuse, son servage à la cour des princes, ses courses lointaines l’ont élevé au-dessus des habitudes étroites du clerc qui vivait dans son cloître, ou de l’échevin qui restait dans sa ville ; il a voyagé comme Hérodote, pour voir et pour faire des récits. En route, et conduisant deux lévriers au seigneur de Foix, il s’est enquis près du chevalier Espaing du Lions, comme Hérodote s’enquérait près du grand prêtre de Memphis. Son principal récit est, comme dans Hérodote, celui d’une grande invasion ; il a ses héros, et, non moins impartial que l’historien grec, il les prend dans les deux partis : le Prince Noir, Talbot, Clisson, Duguesclin, Charles V.

Hérodote commence son histoire avec une sorte de simplicité poétique et majestueuse, à peu près en ces mots : « Hérodote d’Halicarnasse raconte ainsi les recherches qu’il a faites, afin que les actions des hommes ne s’oublient pas dans la durée du temps, et que les œuvres grandes et merveilleuses accomplies, les unes par les Grecs, les autres par les Barbares, ne restent pas sans gloire. » Le chroniqueur français dit avec plus de vivacité : « Pour tous nobles cœurs encourager, et leur montrer exemple en matière d’honneur, je, sire Jean Froissard, commence à parler. » Puis il raconte, avec cet agréable babil du moyen âge, comment il est venu au monde en même temps que les faits et aventures, et y a toujours pris grande plaisance, plus qu’à autre chose ; comment les grands seigneurs, ducs, comtes, barons et chevaliers de quelque nation qu’ils fussent, l’aimoient et le voyoient volontiers, etc. ; et comment à leur côté il a recherché la plus grande partie de la chrétienté.

Hérodote, dans le second livre de son histoire, fait intervenir les prêtres d’Héliopolis, qui lui racontent les traditions de l’Égypte ; il paraît prendre lui-même quelque chose de la gravité mystérieuse de ceux qu’il a consultés : « Ce qu’ils m’ont appris, dit-il, sur les choses divines, je n’ai pas l’intention de le publier, hormis les noms des dieux, parce que je crois que tous les hommes en sont également instruits. Quant à ce que je pourrais dire des dieux mêmes, je ne le dirai qu’entraîné par le discours. »

Les témoins de Froissart sont moins imposants, et son récit plus familier ; il vous dit : « Or advint qu’un écuyer d’Angleterre, ayant vu le livre que j’avois présenté au roi, imagina, comme je vis par ses paroles, que j’étois un historien. — Messire Jehan, avez-vous point encore trouvé, en ce pays, et la cour du roi, qui vous ait dit ni parlé du voyage que le roi a fait, en cette saison, en Irlande, et la manière comment quatre rois d’Irlande sont venus en obéissance du roi d’Angleterre ? et je répondis, pour mieux avoir matière de parler : Nenny. — Et je vous le dirai, dit l’écuyer, afin que vous le mettiez en mémoire perpétuelle, quand vous serez retourné en votre pays, et que vous aurez le loisir et la plaisance de ce faire. De cette parole, je fus tout réjoui, et répondis : Grand merci. Lors commença le chevalier de parler, et dit… »

Il est inutile de multiplier les exemples, pour montrer que cet enjouement de troubadour, cette insouciance gaie ne ressemble pas au langage homérique de l’historien grec. Que si l’on quitte Froissart pour regarder nos autres chroniqueurs, la différence est plus sensible encore. Prenez les beaux récits d’Hérodote : la mort du fils de Crésus, le voyage de Solon chez le roi de Lydie, l’entrée de Xercès dans la Grèce, la bataille de Salamine ; ce sont des fragments d’Homère ; Thémistocle parle comme Achille. Quelques-unes même des narrations d’Hérodote ont l’air d’une allégorie morale, plutôt que d’un récit exact. Ailleurs, quand les faits sont contés avec plus de détails, cette exactitude est poétique, ces détails sont des images tracées pour un peuple qui a fait son éducation dans les poètes, et ne retient que les choses dont il est ému. Sans faire tort à la vieille France, il faut avouer que les châtelains, les clercs, les bonnes villes et les serfs, n’avaient pas dans leurs mœurs cet éclat de la Grèce orientale qui respire dans l’idiome d’Hérodote. Les deux langues ne sont donc pas faites pour se traduire réciproquement ; ce n’est pas le même naturel, ni le même tour d’imagination. Les mots répétés dans Hérodote, les phrases simples, les maximes courtes et de morale commune, annoncent sans doute un peuple qui n’est encore ni subtil ni rhéteur ; mais tout le reste annonce un peuple libre et passionné pour les arts. Quand Hérodote écrivit, on avait applaudi sur le théâtre d’Athènes les Perses d’Eschyle, cet hymne du patriotisme et de la gloire, où la poésie prodigue ses plus riches couleurs. Les âmes des Grecs s’étaient élevées à cette espèce d’idéal poétique qu’ils portaient dans leurs actions comme dans leurs ouvrages. Il y a de grandes choses dans notre moyen âge, mais rien de semblable à cela. Quelques caractères furent héroïques ; quelques arts même furent cultivés avec un rare génie : l’architecture surtout fit des choses admirables. Elle rendit, si l’on peut parler ainsi, de grandes idées avant que la parole sût les exprimer. La pensée principale de ces temps, la religion fut plus éloquente dans les monuments que dans les écrits. La construction de quelques églises gothiques est sublime de hardiesse et de majesté ; mais les drames appelés mystères que l’on composait au même temps sont pitoyables. Les arts de l’esprit n’avaient encore aucune grandeur. Le xive siècle a produit l’Avocat patelin, farce admirable que Pasquier avait raison de préférer à Plaute ; mais vous ne trouverez pas dans la langue de cette époque une scène grave et forte. Cette langue même n’avait rien de fixe et changeait rapidement, parce que nul type frappé au coin du génie ne restait encore dans la mémoire. Hérodote, au contraire, dans la liberté de ses expressions, parle cependant la langue d’Homère, c’est-à-dire, de toute une école poétique qui avait marqué le premier âge de la civilisation grecque.

Avant lui, et jusqu’à lui, grand nombre d’auteurs avaient écrit l’histoire dans tous les dialectes de la Grèce, Eugéon de Samos, Eudème de Paros, Hécatée de Milet, Acusilaüs d’Argos, Charon de Lampsaque, Amelesagoras de Chalcédoine.

Parmi les devanciers ou contemporains d’Hérodote, on compte encore Hellanicus de Lesbos, Damase de Sigée, Xenomède de Chio, Xantus de Lydie, et beaucoup d’autres, tous perdus pour nous. Voici l’idée que Denys d’Halicarnasse nous en donne : « Ils étaient conduits, dit-il3, par le même dessein, dans le choix de leurs sujets ; et leur talent était à peu près semblable. Les uns écrivirent les histoires des Grecs, les autres celles des Barbares ; mais ils ne lièrent pas ces récits entre eux ; ils les divisèrent par nation et par ville, et les publièrent séparément, n’ayant qu’un seul et même but, de recueillir les monuments et les écritures conservés par les habitants de chaque pays et de chaque cité, soit dans les temples, soit dans les lieux profanes, et de les porter à la connaissance publique, comme ils les avaient trouvés, sans y rien ajouter, sans y rien ôter. Il s’y mêlait quelques fables, auxquelles on avait foi depuis longtemps, et quelques catastrophes de théâtre qui paraissaient des contes puérils aux hommes de notre siècle. Quant à la diction, elle est presque généralement la même chez tous ceux d’entre eux qui ont adopté le même dialecte : c’est un parler clair, usuel, simple, court, accommodé aux choses, et où l’on ne voit paraître aucun arrangement artificiel. Une certaine fleur de jeunesse brille sur leurs ouvrages, et une grâce plus vive chez les uns, moindre chez les autres, mais sensible chez tous ; c’est par elle que leurs écrits subsistent encore. »

Quelques traits de ce jugement pourraient se rapporter à nos chroniqueurs, l’uniformité de langage, la naïveté, la crédulité ; mais, sans compter cette grâce dont parle le critique grec, et dont notre moyen âge n’approchait guère, il faut se souvenir que ces chroniqueurs de la Grèce sont fort loin d’Hérodote. Ce fut lui qui, suivant l’expression de Denys d’Halicarnasse, agrandit et illustra l’histoire, ne se bornant pas à raconter les traditions d’une seule ville ou d’un seul peuple, mais embrassant dans un seul récit tous les événements de l’Europe et de l’Asie, et enrichissant son discours de toutes les beautés de style inconnues à ses prédécesseurs.

La diction d’Hérodote, dit ailleurs le même critique, est à la fois gracieuse et belle. Puis il décompose un récit familier du vieil historien, pour montrer que ses paroles, simples par elles-mêmes, ont reçu de l’arrangement et de l’harmonie un charme merveilleux. Rien ne ressemble moins à l’élocution inculte de nos chroniqueurs ; et ce n’est pas le hasard du talent qui produit cette différence ; elle tient à l’état même de la société, à la culture des esprits, et méritait par là d’être remarquée.

Du poème de Lucrèce sur la nature des choses4 §

Lucrèce (Titus Lucretius Carus), l’un des plus grands poètes latins, né l’an de Rome 659, était d’une famille noble, et dont le nom se retrouve plusieurs fois dans l’histoire du temps. Il fut ami de Memmius, l’un des meilleurs citoyens et l’un des esprits les plus éclairés de cette époque, où Rome, troublée par les rivalités de ses grands hommes et toute pleine de passions furieuses, s’occupait cependant d’attirer les arts de la Grèce, et mêlait la gloire, les voluptés et les lettres. Lucrèce vit les proscriptions de Marius et de Sylla, et vécut dans les horreurs de la guerre civile, au milieu de cette corruption hideuse où germait Catilina, parmi ces mœurs encore rudes pour la barbarie, mais polies pour le vice, parmi les crimes des factions, les longues vengeances de l’aristocratie, les frénésies populaires, le mépris de toute religion, de toute loi, de toute pudeur, et surtout du sang humain ; enfin, dans cette époque où l’ancienne Italie étalait toutes les grandeurs du crime, comme l’Italie du xve siècle en reproduisit toutes les bassesses.

On sait peu de chose de sa vie. Il la passa certainement loin des affaires publiques, suivant l’axiome et le conseil d’Épicure, confondu dans les rangs des chevaliers. On ignore s’il fit le voyage d’Athènes, et s’il visita lui-même les écoles de la philosophie qu’il a chantée. Un de nos premiers écrivains a fortement indiqué un rapport vraisemblable entre les temps horribles où vécut Lucrèce et les doctrines désolantes dont ce poète a fait choix. « Lucrèce, dit M. de Fontanes, comme presque tous les athées fameux, naquit dans un siècle d’orages et de malheurs ; témoin des guerres civiles de Marius et de Sylla, n’osant attribuer à des dieux justes et sages les désordres de sa patrie, il voulut détrôner une providence qui semblait abandonner le monde aux passions de quelques tyrans ambitieux. Il emprunta sa philosophie aux écoles d’Épicure ; et, maniant un idiome rebelle, qui, né parmi les pâtres du Latium, s’était élevé peu à peu jusqu’à la dignité républicaine, il montra dans ses écrits plus de force que d’élégance, plus de grandeur que de goût. » On ne peut douter d’ailleurs, en lisant son poème, qu’il n’eût fait une profonde étude de la langue, de la philosophie et des mœurs grecques. Ce fut l’occupation de ses nuits, comme il le dit lui-même. Une tradition fort incertaine suppose que son poème sur la nature des choses fut composé dans les intervalles lucides d’une folie causée par un philtre amoureux, qu’il avait reçu d’une maîtresse jalouse. Il paraît certain qu’il se donna lui-même la mort à l’âge de quarante-quatre ans, dans un accès de délire ; maison peut douter que son poème soit sorti du milieu des rêves d’une raison habituellement égarée. La folie du Tasse n’a point précédé son génie ; la Jérusalem n’a pas été conçue dans l’hospice de Ferrare : si quelquefois dans ces vives intelligences, dans ces imaginations enthousiastes qui ont le plus honoré l’humanité, l’excès de la force touche à la faiblesse ; si, comme le disait Sénèque, il n’y a point de grand esprit sans une nuance de folie ; si cette fatigue des organes qui ont trop souffert de l’ardente activité de l’âme vient à obscurcir le rayon divin de la pensée, ce n’est point du milieu de ces nuages que sort la lumière ; et l’éclipse de la raison peut devenir le terme, mais non l’intervalle du génie.

Le poème de Lucrèce, dans la longue erreur de ses raisonnements, offre d’ailleurs une méthode, une force d’analyse qui ne permet pas de supposer que l’auteur n’ait eu que des moments passagers de calme et de raison. Bien qu’on y voie briller les éclairs d’une verve admirable, ce qu’on y sent beaucoup, et quelquefois jusqu’à la fatigue, c’est l’ordre philosophique, c’est l’effort du raisonnement porté sur des notions incohérentes et fausses, mais suivi avec beaucoup de précision et de vigueur ; et c’était sans doute ce mérite qui attachait le philosophe Gassendi à la lecture du porte épicurien. La découverte récemment annoncée des écrits d’Épicure, si elle se vérifie, pourra donner lieu de juger jusqu’à quel point Lucrèce s’est montré l’interprète fidèle de ce philosophe, qu’il invoque avec tant d’enthousiasme, et dont il expose si longuement les principes. Ce système, dans les vers du poète, paraît, il faut l’avouer, très logiquement absurde, en même temps qu’il est fondé sur la physique la plus ignorante et la plus fausse. Mais, ce qui nous séduit dans Lucrèce, c’est le talent du grand poète, talent plus fort que les entraves d’un faux système, et que l’aridité d’une doctrine qui semble ennemie des beaux vers comme de toutes les émotions généreuses. Un grand poète athée, voilà sans doute un singulier phénomène. Ce sera même une singularité de plus, que ce grand poète ait fleuri dans les commencements d’une littérature, à cette première époque où la poésie semble plus rapprochée de son origine naturelle et plus voisine des dieux. Mais la corruption si hâtive des Romains et l’influence de la Grèce sur la littérature latine peuvent expliquer cette bizarrerie. Rome, empruntant tousses arts et toutes ses opinions de la Grèce, et les prenant au point où elle les trouvait chez un peuple vieilli, reçut en même temps les chants d’Homère et les incrédulités philosophiques d’Athènes.

L’imagination de Lucrèce, frappée à la fois de ces deux impressions, les mêla dans ses vers, sans que la verve, toute nouvelle et toute vive encore, d’un Romain naissant aux beaux-arts ait pu s’éteindre sous les froides théories du scepticisme.

Ainsi, son génie trouva des accents sublimes pour attaquer toutes les inspirations du génie, la divinité, la providence, l’immortalité de l’âme : dans sa verve malheureuse, il fait du néant même une chose poétique ; il insulte à la gloire ; il jouit de la mort ; il triomphe de montrer la destruction de la pensée et du génie dans le néant de cet Homère, qui, dit-il, a surpassé le genre humain par l’intelligence, et a éteint la lumière de tous les autres esprits, comme le soleil efface toutes les étoiles. Du fond de ce scepticisme, il s’élance par moments à une hauteur d’enthousiasme et de poésie qui n’a de rivale que dans la sublimité d’Homère lui-même. Il détruit tous ces dieux, dont les poètes avaient peuplé l’univers embelli ; il raille ces doctrines, si saintement philosophiques, et si chères à l’imagination comme à la vertu, qui promettent une autre vie et d’autres récompenses ; il supprime toutes les espérances, toutes les craintes. Retrouvant une poésie nouvelle par le mépris de toutes les croyances poétiques, il paraît grand de tous les appuis qu’il refuse, et semble s’élever par la seule force d’une verve intérieure, et d’un génie qui s’inspire lui-même.

Le seul endroit de son poème où il n’ait pas renié tous ces dieux de l’imagination et de la poésie, sa sublime et gracieuse invocation à Vénus, n’est encore qu’une allégorie d’un poète physicien, qui voit dans la fécondité le principe de la nature. Mais les admirables couleurs dont il peint sa déesse, annoncent qu’il aurait pu conserver et rajeunir tous les dieux d’Homère. Ces grandes beautés qui éclatent dans le poème de Lucrèce ont de tout temps excité l’admiration, et frappent d’autant plus, qu’elles sont un des premiers efforts de la muse romaine. Cicéron, suivant une tradition peu vraisemblable rapportée par Eusèbe, avait publié et revu le poème de Lucrèce. Il est remarquable, cependant, qu’amateur de tous les anciens poètes de Rome, et curieux de leurs vers, Cicéron, dans tous ses ouvrages, ne cite qu’une seule fois le nom de Lucrèce, à qui d’ailleurs il reconnaît de l’art et du génie. Virgile le désigne dans ses Géorgiques avec une sorte d’admiration jalouse, et il l’a souvent imité avec ce soin de détail qui décèle une étude profonde. Ovide lui promet l’immortalité en termes magnifiques :

Carmina sublimis tunc sunt peritura Lucreti,
Exitio terras quum dabit una dies.

Velléius le place parmi les génies éminents ; Quintilien le juge avec moins de faveur ; et, paraissant surtout préoccupé du mérite de la poésie dans ses rapports avec l’éloquence, il ne croit pas Lucrèce utile pour former le style de l’orateur ; restriction qui n’est pas une censure. Stace vanta la sublime fureur de Lucrèce, Hans la décadence de la littérature romaine, les premiers apologistes du christianisme ont souvent cité Lucrèce, soit pour s’appuyer de son incrédulité, soit pour combattre son matérialisme, et en respectant toujours sa renommée de grand poète.

Cette vertu poétique fait lire son ouvrage, en dépit de la répugnance et quelquefois même de l’ennui qui s’attache à sa mauvaise philosophie. Au premier abord, les vers de Lucrèce semblent rudes et négligés ; les détails techniques abondent ; les paroles sont quelquefois languissantes et prosaïques. Mais qu’on le lise avec soin, on y sentira une expression pleine de vie, qui non seulement anime de beaux épisodes et de riches descriptions, mais qui souvent s’introduit même dans l’argumentation la plus sèche, et la couvre de fleurs inattendues. C’est une richesse qui tient à la fois aux origines de la langue latine et au génie particulier du poète. C’est une abondance d’images fortes et gracieuses, une sensibilité, toute matérialiste il est vrai, mais touchante et expressive.

On a dit, pour rabaisser Lucrèce, qu’ayant à décrire les ravages de la peste sur les hommes, il avait paru, dans un sujet si voisin de nous, moins pathétique et moins touchant que Virgile dans la peinture d’un bercail frappé du même fléau. La justice de ce blâme et l’infériorité de Lucrèce s’expliquent naturellement par l’influence de la philosophie qu’il a chantée. Dans toutes les descriptions de la nature matérielle, son épicuréisme lui laissait cette vivacité d’imagination dont le poète ne peut se défaire ; mais quand il s’agissait de l’homme, qu’avait-elle à lui donner, cette philosophie étroite et malheureuse ? Comment pouvait-elle l’élever au-dessus de cette émotion toute sensitive et de ces larmes vulgaires qu’excite le spectacle du mal physique ? Quelles nouvelles cordes pouvait-elle ajouter à sa lyre, pour lui inspirer, sur les souffrances de l’homme, des accents plus tendres que ceux qu’il accordait à la victime immolée, à la matière animée et souffrante ? Ainsi, Lucrèce, qui plus d’une fois, par des vers pleins d’harmonie, a égalé Virgile lui-même dans l’art de peindre, avec une douce mélancolie, les douleurs des animaux et les affections que leur prête la poésie, lui est prodigieusement inférieur lorsque venant aux douleurs de l’homme, il ne trouve rien au-delà des émotions matérielles, et s’épuise dans d’affreux détails, sans pouvoir saisir aucun de ces traits de sentiment qui blessent l’âme et l’élèvent en l’attendrissant ; c’est là que le poète sceptique est abandonné de son génie, seul dieu qui lui restât.

On sait l’estime que Molière faisait de Lucrèce, et la charmante imitation qu’il a donnée de quelques-uns de ses vers, imitation qui n’était qu’un fragment d’un long travail sur le poème de la Nature. Voltaire, dans les Lettres de Memmius et dans quelques autres écrits, parle souvent de Lucrèce avec une vive admiration. Il paraît même que, dans sa métaphysique peu sérieuse, il avait été frappé des arguments que Lucrèce accumule avec beaucoup de poésie contre l’immatérialité de l’âme.

« Il y a dans Lucrèce, dit-il, un admirable troisième chant que je traduirai, ou je ne pourrai. » Promesse qu’il n’a pas remplie, et tâche difficile dont Racine le fils s’est en partie acquitté, en traduisant dans son poème de la Religion quelques-uns des plus éloquents blasphèmes de Lucrèce, et en leur opposant de belles réponses, où tout son talent si pur s’est animé de la verve du spiritualisme qu’il défend. Quelques-uns des écrivains du xviiie siècle, qui ont eu pour le matérialisme la funeste préférence si éloquemment combattue par Rousseau, et quelquefois par Voltaire, ont exclusivement admiré Lucrèce, et souvent recueilli dans son poème de vieux sophismes aussi décriés que leur cause, et témoins incontestables de ce cercle uniforme d’absurdités auquel est condamné l’athéisme. Le baron d’Holbach en a hérissé son Système de la Nature. Diderot, qui avait encore plus d’enthousiasme que de scepticisme, a senti et loué Lucrèce comme un poète mérite de l’être, avec beaucoup de feu et de goût. La Harpe en a parlé dans son Cours de Littérature avec une rapidité superficielle, et trop peu digne d’un critique si habile.

Mais nulle part le caractère poétique de Lucrèce n’a été mieux saisi, jugé avec un goût plus sûr et plus élevé, avec une expression plus éloquente, que dans le discours qui précède la traduction de l’Essai sur l’Homme de Pope.

« Si nous examinons les beautés de Lucrèce, dit M. de Fontanes, que de formes heureuses, d’expressions créées, lui emprunta l’auteur des Géorgiques ! Quoiqu’on retrouve dans plusieurs de ses vers l’âpreté des sons étrusques, ne fait-il pas entendre souvent une harmonie digne de Virgile lui-même ? Peu de poètes ont réuni à un plus haut degré ces deux forces, dont se compose le génie, la méditation qui pénètre jusqu’au fond des sentiments ou des idées dont elle s’enrichit lentement, et cette inspiration qui s’éveille à la présence des grands objets. En général, on ne connaît guère de son poème que l’invocation à Vénus, la prosopopée de la nature sur la mort, la peinture énergique de l’amour et celle de la peste. Ces morceaux, qui sont les plus fameux, ne peuvent donner une idée de tout son talent. Qu’on lise son cinquième chant sur la formation de la société, et qu’on juge si la poésie offrit jamais un plus riche tableau. M. de Buffon en développe un semblable dans la septième des époques de la nature. Le physicien et le poète sont dignes d’être comparés : l’un et l’autre remontent au-delà de toutes les traditions, et, malgré ces fables universelles dont l’obscurité cache le berceau du monde, ils cherchent l’origine de nos arts, de nos religions et de nos lois, ils écrivent l’histoire du genre humain, avant que la mémoire en ait conservé des monuments. Des analogies, des vraisemblances les guident dans ces ténèbres ; mais on s’instruit plus en conjecturant avec eux, qu’en parcourant les annales des nations. Le temps, dans ses vicissitudes connues, ne montre point de plus magnifique spectacle que ce temps inconnu, dont leur seule imagination a créé tous les événements. »

Notice sur Cicéron5 §

Cicéron (Marcus Tullius) naquit à Arpinum, patrie de Marius, la même année que le grand Pompée, le 3 janvier 647 de la fondation de Rome. Il sortait d’une famille anciennement agrégée à l’ordre équestre, mais qui s’était toujours tenue loin des affaires et des emplois. Sa mère s’appelait Helvia. Son père, vivant à la campagne, sans autre occupation que l’étude des lettres, conservait d’honorables liaisons avec les premiers citoyens de la république. De ce nombre était le célèbre orateur Crassus, qui voulut bien présider lui-même à l’éducation du jeune Cicéron et de son frère Quintus, leur choisit des maîtres et dirigea leurs études. Cicéron, comme presque tous les grands hommes, annonça de bonne heure la supériorité de son génie, et prit dès l’enfance l’habitude des succès et de la gloire. Il fut admiré dans les écoles publiques, honoré par ses condisciples, visité par leurs parents. La lecture des écrivains grecs, la passion de la poésie, la rhétorique, la philosophie occupèrent les premières années de sa jeunesse. Il écrivit beaucoup en grec, exercice qu’au rapport de Suétone il continua jusqu’à l’époque de sa préture. Ses vers latins, trop méprisés par Juvénal, trop loués par Voltaire, sont loin de l’éloquence de Virgile, et n’ont pas la force de Lucrèce. Ni la poésie ni l’éloquence n’étaient encore formées chez les Romains, et il suffisait à Cicéron d’être le plus grand orateur de Rome. On conçoit à peine les travaux immenses qu’il entreprit pour se préparer à cette gloire.

Cependant il fit une campagne sous Sylla, dans la guerre des Marses. De retour à Rome, il suivit avec ardeur les leçons de Philon, philosophe académicien, et de Molon, rhéteur célèbre, et pendant quelques années il continua d’enrichir son esprit de cette variété de connaissances que depuis il exigea de l’orateur.

Les cruautés de Marius et de Cinna, les proscriptions de Sylla passèrent ; et la république, affaiblie et sanglante, resta paisible sous le joug de son impitoyable dictateur. Cicéron, alors âgé de vingt-six ans, fort de ses études et de son génie, parut au barreau, qui venait de s’ouvrir après une longue interruption. Il débuta dans quelques causes civiles, et entreprit une cause criminelle, dont le succès promettait à l’orateur beaucoup d’éclat et de péril, la défense de Roscius Amérinus, accusé de parricide. Il fallait parler contre Chrysogonus, affranchi de Sylla. Cette protection terrible épouvantait les vieux orateurs. Cicéron se présente avec le courage de la jeunesse, confond les accusateurs, et force les juges d’absoudre Roscius. Son discours excita l’enthousiasme ; aujourd’hui même c’est une des harangues de l’orateur que nous lisons avec le plus d’intérêt. On y sent une chaleur d’imagination, une audace mêlée de prudence et même d’adresse, et souvent un excès d’énergie, une surabondance de richesse, qui plaît et entraîne. Cicéron, plus âgé, releva lui-même, dans ce premier ouvrage, quelques fautes de goût, et sans doute il s’est montré depuis plus pur et plus grand écrivain ; mais il avait déjà toute son éloquence.

Après ce brillant succès, il passa encore une année dans Rome, et se chargea même d’une autre cause qui devait aussi déplaire au dictateur ; mais sa santé affaiblie par des travaux excessifs, et peut-être la crainte d’avoir trop bravé Sylla, le déterminèrent à voyager. Il se rendit à Athènes, qui semblait toujours la métropole des lettres ; et, logé chez un philosophe académicien, recherché des philosophes de toutes les sectes, assistant aux leçons des maîtres d’éloquence, il y passa six mois avec son cher Atticus, dans les plaisirs de l’étude et des savants entretiens. On rapporte à cette même époque son initiation aux mystères d’Éleusis. À la mort de Sylla, il quitta la Grèce et prit la route de l’Asie, s’entourant des plus célèbres orateurs asiatiques et s’exerçant avec eux. À Rhodes, il vit le fameux Possidonius, et retrouva Molon, qui lui donna de nouvelles leçons, et s’attacha surtout à corriger sa trop grande abondance. Un jour, déclamant en grec dans l’école de cet illustre rhéteur, il emporta les applaudissements de tout l’auditoire. Molon, seul, resta silencieux et pensif. Questionné par le jeune orateur : « Et moi aussi, répondit-il à Cicéron, je te loue et je t’admire ; mais j’ai pitié de la Grèce, quand je songe que le savoir et l’éloquence, les deux seuls biens qui nous étaient demeurés, sont par toi conquis sur nous et transportés aux Romains. » Cicéron revint en Italie, et ses nouveaux succès firent sentir le prix de la science des Grecs, qui n’était pas encore assez estimée dans Rome. Parmi différentes causes, il plaida pour le célèbre comédien Roscius, son ami et son maître dans l’art de la déclamation. Enfin, parvenu à l’âge de trente ans, se voyant au terme de son glorieux apprentissage, ayant tout reçu de la nature, ayant tout fait par le travail pour réaliser en lui l’idée du parfait orateur, il entra dans la carrière des charges publiques. Il sollicita la questure, office qui donnait immédiatement la dignité de sénateur. Nommé à la questure de Sicile dans un temps de disette, il eut besoin de beaucoup d’habileté pour faire passer à Rome une grande partie des blés de cette province, sans trop déplaire aux habitants. Du reste, son administration et les souvenirs qu’en gardèrent les Siciliens prouvent que, dans les conseils admirables qu’il a depuis donnés à son frère Quintus, il ne faisait que rappeler ce qu’il avait pratiqué lui-même.

Sa mission expirée, il revint à Rome, véritable théâtre de ses talents. Il continua d’y paraître comme orateur, défendant les causes des particuliers sans autre intérêt que la gloire. Ce fut sans doute un jour honorable pour Cicéron que celui où les ambassadeurs de la Sicile vinrent lui demander vengeance des concussions et des crimes de Verres. Il était digne de cette confiance d’un peuple affligé. Il entreprit la cause de la Sicile contre son indigne spoliateur, alors tout-puissant à Rome, appuyé du crédit de tous les grands, défendu par l’éloquence d’Hortensius, et pouvant avec le fruit de ses brigandages en acheter l’impunité.

Après avoir fait un voyage dans la Sicile pour y recueillir les preuves des crimes, il les peignit des plus vives couleurs dans ses immortelles harangues : elles sont au nombre de sept ; les deux premières seulement furent prononcées. L’orateur s’aperçut que les amis de Verrès cherchaient à reculer la décision du procès jusqu’à l’année suivante, où le consulat d’Hortensius devait assurer un grand secours au coupable ; il n’hésita point à sacrifier l’intérêt de son éloquence à celui de sa cause ; il s’occupa uniquement de multiplier le nombre des témoins et de les faire tous entendre. Hortensius resta muet devant la vérité des faits, et Verrès, effrayé, s’exila lui-même. L’ensemble des harangues de Cicéron est demeuré comme le chef-d’œuvre de l’éloquence judiciaire, ou plutôt comme le monument d’une illustre vengeance exercée contre le crime par la vertueuse indignation du génie.

À l’issue de ce grand procès, Cicéron commença l’exercice de son édilité ; et dans cette magistrature onéreuse, quoique sa fortune fût peu considérable, il sut par une sage magnificence se concilier la faveur du peuple. Ses projets d’élévation lui rendaient ce secours nécessaire, mais il fallait y joindre l’amitié des grands. Cicéron se tourna vers Pompée, alors le chef de la noblesse, et le premier citoyen de Rome libre. Il se fit le panégyriste de ses actions et le partisan le plus zélé de sa grandeur. Quand le tribun Manilius proposa de lui confier la conduite de la guerre contre Mithridate, en lui accordant un pouvoir qui effrayait les républicains éclairés, Cicéron, alors préteur, parut à la tribune pour appuyer la loi nouvelle de toute la force de son éloquence. Cette même année il plaida plusieurs causes. Il prononça son plaidoyer pour Cluentius, dans une affaire criminelle. À cette époque, Catilina, rejeté du sénat, commençait à tramer contre la république, et s’essayait à une révolution. Ce factieux, accusé de concussions dans son gouvernement d’Afrique, fut sur le point d’avoir Cicéron pour défenseur ; mais bientôt la haine éclata entre ces deux hommes si peu faits pour être unis.

Cicéron, qui, après sa préture, au lien d’accepter une province, suivant l’usage, s’était mis sur les rangs pour le consulat, se vit compétiteur de Catilina, qui s’était fait absoudre à prix d’argent. Insulté par cet indigne rival, il le repoussa par une éloquente invective prononcée dans le sénat. Cicéron avait à combattre l’envie de beaucoup de patriciens qui voyaient en lui un parvenu, un homme nouveau : son mérite et la crainte des projets de Catilina l’emportèrent. Il fut élu premier consul, non pas au scrutin, suivant l’usage, mais à haute voix et par les acclamations unanimes du peuple romain.

Le consulat de Cicéron est la grande époque de sa vie politique. Rome se trouvait dans une situation incertaine et violente. Catilina était de nouveau sur les rangs pour briguer le prochain consulat. En même temps il augmentait le nombre des conjurés, et faisait lever des troupes sous les ordres d’un certain Mallius. Cicéron pourvut à tout. Il importait d’abord de gagner à la république son collègue Antoine, secrètement uni avec les conjurés ; il s’assura de lui par la cession de sa province consulaire. Une autre précaution non moins salutaire fut de réunir le sénat et l’ordre équestre dans l’intérêt d’une défense commune. Attentif à ménager le peuple, Cicéron ne se montra pas moins hardi à maintenir les vrais principes du gouvernement ; et dès les premiers jours de son consulat, il attaqua le tribun Rullus qui, par le projet d’une nouvelle loi agraire, confiait à des commissaires un pouvoir alarmant pour la liberté. La politique de Cicéron fut ici tout entière dans son éloquence. À force d’adresse et de talent, il fit rejeter par le peuple même une loi toute populaire.

Affectant de se regarder comme le consul du peuple, mais fidèle aux intérêts des grands, il fit maintenir le décret de Sylla qui interdisait les charges publiques aux enfants des proscrits. On ne peut douter que cette habileté du consul à ménager les trois ordres de l’État, et à s’en faire également aimer, n’ait été l’arme puissante qui seule put vaincre Catilina. Toute la république étant réunie, et se confiant à un seul homme, les conjurés, malgré leur nombre, se trouvèrent hors de l’État, et furent désignés comme ennemis publics. Le vigilant consul, entretenant des intelligences parmi cette foule d’hommes pervers, était averti de leurs projets, et assistait, pour ainsi dire, à leurs conseils. Le sénat rendit le décret fameux qui, dans les grands dangers, investissait les consuls d’un pouvoir égal à celui de dictateur. Cicéron doubla les gardes, et prit quelques mesures extérieures ; ensuite il se rendit aux comices pour présider à l’élection des nouveaux consuls. Catilina fut exclu une seconde fois, et n’eut plus d’autre ressource que le meurtre et l’incendie. Il assemble ses complices, les charge d’embraser Rome, et déclare qu’il va se mettre à la tête des troupes de Mallius. Deux chevaliers romains promettent d’assassiner le consul dans sa propre maison ; Cicéron est instruit de tous les détails par Fulvie, maîtresse de Curius, un des conjurés. Deux jours après, il assemble le sénat au Capitole. Ce fut là que Catilina, qui dissimulait encore, ayant osé paraître comme sénateur, le consul l’accabla de sa foudroyante et soudaine éloquence. Catilina, troublé, sortit du sénat en vomissant des menaces, et dans la nuit partit pour l’Étrurie avec trois cents hommes armés. Le lendemain, Cicéron convoque le peuple au Forum, l’instruit de tout, et triomphe d’avoir ôté aux conjurés leur chef et réduit le chef lui-même à faire une guerre ouverte.

Au milieu de cette crise violente, ce grand homme trouvait encore le loisir d’exercer son éloquence dans une cause privée. Il défendit Muréna, consul désigné, que Caton accusait de brigue et de corruption. Son plaidoyer est un chef-d’œuvre d’éloquence et de fine plaisanterie. Le stoïque Caton, ingénieusement raillé par l’orateur, dit ce mot connu : « Nous avons un consul fort gai. » Mais ce consul si gai veillait toujours sur la patrie menacée, et suivait tous les mouvements des conjurés. Instruit que Lentulus, chef des factieux restés à Rome, cherchait à séduire les députés des Allobroges, il engagea ceux-ci à feindre, pour obtenir la preuve complète du crime. Les députés furent saisis au moment où ils sortaient de Rome avec Vulturcius, un des conjurés. On produisit dans le sénat les lettres de Lentulus ; la conjuration fut évidente. Il ne s’agissait plus que de la punition. Plusieurs lois défendaient de punir de mort un citoyen romain ; César les fit valoir avec adresse. Caton demanda hautement le supplice des coupables. C’était l’avis que Cicéron avait exprimé avec plus d’art. Ils furent exécutés dans la prison, quoique le consul prévît qu’un jour ils auraient des vengeurs. Il préféra l’État à sa sûreté. Peut-être aurait-il pu se mettre à l’abri en faisant prononcer la sentence par le peuple ; c’est ainsi qu’autrefois Manlius avait été condamné. Mais Cicéron craignit qu’on n’enlevât les conjurés ; il voulut se presser, et par timidité il fit une imprudence que dans la suite il expia cruellement.

Cependant Rome fut sauvée ; tous les Romains proclamèrent Cicéron le Père de la patrie. La défaite de Catilina, qui suivit bientôt, fit assez voir qu’en préservant la ville, on avait porté le coup mortel à la conjuration ; et cette gloire appartenait au vigilant consul. Déjà l’envie l’en punissait. Un tribun séditieux ne lui permit pas de rendre compte de son administration ; et Cicéron, en quittant le consulat, ne put prononcer que ce noble serment, répété par tout le peuple romain : « Je jure que j’ai sauvé la république. »

César lui était toujours contraire ; et Pompée, uni d’intérêts avec César et Crassus, redoutait un citoyen zélé, trop ami de la liberté pour être favorable aux triumvirs. Cicéron vit son crédit tomber insensiblement, et sa sûreté même menacée pour l’avenir. Il s’occupa plus que jamais de la culture des lettres. Ce fut alors qu’il publia les Mémoires de son consulat, écrits en grec, et qu’il fit sur le même sujet un poème latin en trois livres. Ces louanges qu’il se donnait à lui-même ne durent pas diminuer l’envie qu’excitait sa gloire. Enfin, l’orage éclata par la furieuse animosité de Clodius ; et ce consulat tant célébré par Cicéron, devint le moyen et le prétexte de sa ruine. Clodius fit passer une loi qui déclarait coupable de trahison quiconque aurait fait périr des citoyens romains avant que le peuple les eût condamnés. L’illustre consulaire prit le deuil, et, suivi du corps entier des chevaliers et d’une foule de jeunes patriciens, il parut dans les rués de Rome, implorant le secours du peuple. Clodius, à la tête de satellites armés, l’insulta plusieurs fois, et osa même investir le sénat. Cette querelle ne pouvait finir que par un combat ou par un éloignement volontaire de Cicéron. Les deux consuls servaient la fureur de Clodius, et Pompée abandonnait son ancien ami. Mais tous les honnêtes gens étaient prêts à défendre le sauveur de la patrie ; Cicéron, par faiblesse ou par vertu, refusa leur secours, et, s’exilant lui-même, il sortit de Rome après avoir consacré au Capitole une petite statue de Minerve, avec cette inscription : « Minerve, protectrice de Rome. »

Il erra quelque temps dans l’Italie, et se vit fermer l’entrée de la Sicile par un ancien ami, gouverneur de cette province. Enfin, il se réfugia chez Plancus, à Thessalonique. Sa douleur était excessive, et la philosophie, qui, dans ses malheurs, servit souvent à occuper son esprit, n’avait alors le pouvoir ni de le consoler ni de le distraire. Clodius poursuivait insolemment son triomphe ; par de nouveaux décrets, il fit raser les maisons de campagne de Cicéron, et, sur le terrain de sa maison de Rome, il consacra un temple à la liberté. Une partie de ses meubles fut mise à l’encan, mais il ne se présenta point d’acheteurs ; le reste devint la proie des deux consuls, qui s’étaient associés à la haine de Clodius.

La femme même et les enfants de Cicéron furent exposés à l’insulte et à la violence. Ces désolantes nouvelles venaient sans cesse irriter l’affliction du malheureux exilé, qui, perdant toute espérance, se déliait de ses amis, se plaignait de sa gloire, et regrettait de ne s’être pas donné la mort, montrant qu’un beau génie et même une grande âme ne préservent pas toujours de la plus extrême faiblesse.

Cependant il se préparait à Rome une heureuse révolution en sa faveur. L’audace de Clodius, s’élevant trop haut et s’étendant à tout, devenait insupportable à ceux mêmes qui l’avaient protégée. Pompée encouragea les amis de Cicéron à presser son rappel. Le sénat déclara qu’il ne s’occuperait d’aucune affaire avant que le décret du bannissement ne fût révoqué. Clodius redoubla vainement de fureur et de violence. Dès l’année suivante, par le zèle du consul Lentulus, et sur la proposition de plusieurs tribuns, le décret de rappel passa dans l’assemblée du peuple, malgré un sanglant tumulte où Quintus, frère de Cicéron, fut dangereusement blessé. On vota des remerciements aux villes qui avaient reçu Cicéron, et les gouverneurs de province eurent ordre d’assurer son retour.

C’est ainsi qu’après dix mois d’exil il revint en Italie avec une gloire qui lui parut à lui-même un dédommagement de son malheur. Le sénat, en corps, l’attendit aux portes de la ville, et son entrée fut un triomphe. La république se chargea de faire rétablir ses maisons ; il n’eut à combattre que pour démontrer la nullité de la consécration faite par Clodius. Au reste, ce retour devint pour Cicéron, comme il l’avoue lui-même, l’époque d’une vie nouvelle, c’est-à-dire d’une politique différente. Il diminua sensiblement l’ardeur de son zèle républicain, et s’attacha plus que jamais à Pompée, qu’il proclamait son bienfaiteur. Il sentait que l’éloquence n’était plus dans Rome une puissance assez forte par elle-même, et que le plus grand orateur avait besoin d’être protégé par un guerrier.

Le fougueux Clodius s’opposait à force ouverte au rétablissement des maisons de Cicéron, et l’attaqua plusieurs fois lui-même. Milon, mêlant la violence et la justice, repoussa Clodius par les armes, et en même temps l’accusa devant les tribunaux. Rome était souvent un champ de bataille ; cependant Cicéron passa plusieurs années dans une sorte de calme, s’occupant à la composition de ses traités oratoires, et paraissant quelquefois au barreau, où, par complaisance pour Pompée, il défendit Vatinius et Gabinius, deux mauvais citoyens qui s’étaient montrés ses implacables ennemis. Valère Maxime cite ce fait comme l’exemple d’une générosité extraordinaire. À l’âge de cinquante-quatre ans, Cicéron fut reçu dans le collège des Augures. La mort du turbulent Clodius, tué par Milon, le délivra de son plus dangereux adversaire. On connaît la belle harangue qu’il lit pour la défense du meurtrier, qui était son ami et son vengeur ; mais il se troubla en la prononçant, intimidé par l’aspect des soldats de Pompée et par les cris des partisans de Clodius.

À cette même époque, un décret du sénat nomma Cicéron au gouvernement de Cilicie. Dans cet emploi, nouveau pour lui, il lit la guerre avec succès, repoussa les troupes des Parthes, s’empara de la ville de Pindenissum, et fut salué par ses soldats du nom d’Imperator, titre qui le flatta singulièrement, et dont il affecta de se parer, même en écrivant à César, vainqueur des Gaules. Cette petite vanité lui fit briguer les honneurs du triomphe, et il porta la faiblesse jusqu’à se plaindre de Caton, qui, malgré ses instantes prières, avait refusé d’appuyer ses prétentions. Quelque chose de plus estimable et peut-être de plus réel que sa gloire militaire, ce fut la justice, la douceur et le désintéressement qu’il montra dans toute son administration. Il refusa les présents forcés que l’on avait coutume d’offrir aux gouverneurs romains, réprima tous les genres de concussions, et diminua les impôts. Une semblable conduite était rare dans un temps où les grands de Rome, ruinés par le luxe, sollicitaient une province pour rétablir leur fortune par le pillage.

Quelque plaisir que Cicéron trouvât dans l’exercice bienfaisant de son pouvoir, il souffrait impatiemment d’être éloigné du centre de l’empire, que la rupture de César et de Pompée menaçait d’un grand événement. Il partit aussitôt que sa mission fut achevée, et retrouva dans sa patrie l’honorable accueil qui l’attendait toujours ; mais, comme il le dit lui-même, à son entrée dans Rome il se vit au milieu des flammes de la discorde civile. Il s’était empressé de voir et d’entretenir Pompée, qui commençait à sentir la nécessité de la guerre, sans croire encore à la grandeur du péril, et qui, résolu de combattre César, opposait avec trop de confiance le nom de la république et le sien aux armes d’un rebelle. Cicéron souhaitait une réconciliation, et se nourrissait de la flatteuse pensée qu’il pourrait en être le médiateur. Cette illusion peut s’expliquer par l’amour de la patrie autant que par la vanité. Le sage consulaire envisageait la guerre civile avec horreur ; mais il aurait dû sentir que, si le mal était affreux, il était inévitable. Du reste, ne cherchons pas un sentiment faible et bas dans le cœur d’un grand homme, et ne le soupçonnons pas d’avoir voulu ménager César, puisqu’enfin il suivit Pompée.

César marcha vers Rome, et son imprudent rival lut réduit à fuir avec les consuls et le sénat ; Cicéron, qui n’avait pas prévu cette soudaine invasion, se trouvait encore en Italie, par irrésolution et par nécessité ; César le vit à Formies, et ne put rien sur lui. Cicéron, convaincu que le parti des rebelles était le plus sûr, ayant pour gendre Dolabella, un des confidents de César, alla cependant rejoindre Pompée : ce fut un sacrifice fait à l’honneur ; mais il eut le tort d’apporter dans le camp de Pompée les craintes qui pouvaient l’empêcher d’y venir. Il se hâta de désespérer de la victoire, et, dans son propre parti, il laissa entrevoir cette défiance du succès qui ne se pardonne pas, et cette prévention défavorable contre les hommes et contre les choses, qui choque d’autant plus qu’elle est exprimée par d’ingénieux sarcasmes. Cicéron ne modérait pas assez son penchant à l’ironie ; et, sur ce point, il paraît avoir souvent manqué de prudence et de dignité.

Après la bataille de Pharsale et la fuite de Pompée, il refusa de prendre le commandement de quelques troupes restées à Dyrrachium, et, renonçant à tout projet de guerre et de liberté, il se sépara de Caton pour rentrer dans l’Italie, gouvernée par Antoine, lieutenant de César. Ce retour parut peu honorable, et fut mêlé d’amertumes et de craintes, jusqu’au moment où le vainqueur écrivit lui-même à Cicéron ; bientôt après, il l’accueillit avec cette familiarité qui devenait une précieuse faveur. Cicéron, réduit à vivre sous un maître, ne s’occupa plus que de littérature et de philosophie. Le dérangement de ses affaires domestiques, et sans doute de légitimes sujets de plainte, le déterminèrent à quitter sa femme Terentia, pour épouser une belle et riche héritière dont il était le tuteur ; mais ce besoin de fortune, qui lui fit contracter une alliance que l’on a blâmée, ne le détermina jamais à encenser la puissance souveraine6 ; il se tint même dans un éloignement affecté, raillant les adulateurs de César, et leur opposant l’Éloge de Caton. Il est vrai que, sous le magnanime dictateur, on pouvait beaucoup oser impunément ; et d’ailleurs cette hardiesse consolait l’amour-propre du républicain, plus qu’elle n’était utile à la république ; mais le mécontentement de Cicéron ne put tenir contre la générosité de César pardonnant à Marcellus. L’orateur, ravi d’un acte de clémence qui lui rendait un ami, rompit le silence, et prononça cette fameuse harangue qui renferme autant de leçons que d’éloges.

Peu de temps après, défendant Ligarius, il fit tomber l’arrêt fatal des mains de César, aussi sensible au charme de la parole qu’à la douceur de pardonner. Dans l’esclavage de la patrie, Cicéron semblait reprendre une partie de sa dignité pal la seule force de son éloquence ; mais la perte de sa fille Tullie, le frappant du coup le plus cruel, vint le plonger dans le dernier excès de l’abattement et du désespoir. Il écrivit un traité de la Consolation, moins pour affaiblir ses regrets que pour en immortaliser le souvenir, et il s’occupa même du projet de consacrer un temple à cette fille chérie. Sa douleur, qui lui faisait un besoin de la retraite, le livrait tout entier à l’étude et aux lettres.

On a peine à concevoir combien d’ouvrages il écrivit pendant ce long deuil. Sans parler des Tusculanes et du traité de Legibus, que nous avons encore, très mutilé, il acheva dans la même année son Hortensius, si cher à saint Augustin, ses Académiques, en quatre livres, et un Éloge funèbre de Porcia, sœur de Caton. Si l’on réfléchit à cette prodigieuse facilité, toujours unie à la plus sévère perfection, la littérature ne présente rien de plus étonnant que le génie de Cicéron.

Le meurtre de César, en paraissant d’abord tout changer, ouvrit à l’orateur une carrière nouvelle. Cicéron se réjouit de cette mort, dont il fut témoin, et sa joie fait peine, quand on songe aux éloges pleins d’enthousiasme et de tendresse que tout à l’heure encore il prodiguait à César dans sa Défense du roi Dejotarus ; mais Cicéron croyait qu’avec la liberté commune il allait recouvrer lui-même un grand crédit politique ; les conjurés, qui ne l’avaient pas associé à l’entreprise, lui en communiquaient la gloire. Il était républicain et ambitieux, et moins il avait agi dans la révolution, plus il voulait y participer en l’approuvant.

Cependant le maître n’était plus ; mais il n’y avait pas de république. Les conspirateurs perdaient leurs succès par l’irrésolution ; Antoine faisait régner César après sa mort, en maintenant toutes ses lois et en succédant à son pouvoir. Cicéron vit la faute du sénat ; mais, seul, il ne pouvait pas arrêter Antoine.

Dans cette année d’inquiétudes et d’alarmes, il composa le traité de la Nature des Dieux, dédié à Brutus, et ses traités de la Vieillesse et de l’Amitié, tous deux dédiés à son cher Atticus. On conçoit à peine cette prodigieuse vivacité d’esprit, à laquelle toutes les peines de l’âme ne pouvaient rien ôter. Il s’occupait, à la même époque, d’un travail qui serait piquant pour notre curiosité, les Mémoires de son siècle ; enfin il commençait son immortel traité des Devoirs, et achevait ce traité de la Gloire, perdu pour nous, après avoir été conservé jusqu’au xive siècle. Le projet qu’il conçut alors de passer en Grèce avec une légation libre l’aurait éloigné du théâtre des affaires et des périls ; il y renonça, et revint à Rome. C’est là que commencent ses admirables Philippiques, qui mirent le sceau à son éloquence et signalèrent si glorieusement son patriotisme. La seconde, la plus violente de toutes, fut écrite peu de temps après son retour ; il ne la prononça point. Irréconciliable ennemi d’Antoine, il crut devoir élever contre lui le jeune Octave. Montesquieu blâme cette conduite, qui remit sous les yeux des Romains César, qu’il fallait leur faire oublier. Cicéron n’avait pas d’autre asile. Il ne fut pas aussi dupe qu’on le pense de la modération affectée d’Octave ; mais il crut que ce jeune homme serait toujours moins dangereux qu’Antoine. Le mal était fait dans la faiblesse de la république, qui ne pouvait plus se sauver d’un maître qu’en se donnant un protecteur, c’est-à-dire un autre maître. Cicéron fit au moins tout ce qu’on devait attendre d’un grand orateur et d’un citoyen intrépide. Il inspira toutes les résolutions vigoureuses du sénat, dans la guerre que les consuls et le jeune César firent, au nom de la république, contre Antoine. On en trouve la preuve dans ses Philippiques. Lorsqu’après la mort des deux consuls, Octave se fut emparé du consulat, et qu’ensuite il fit alliance avec Antoine et Lépide, tout le pouvoir du sénat et de l’orateur tomba devant les armes des triumvirs. Cicéron, qui ménageait toujours Octave, qui même proposait à Brutus de se réconcilier avec l’héritier de César, vit enfin qu’il n’y avait plus de liberté. Les triumvirs s’abandonnant l’un à l’autre le sang de leurs amis, sa tête fut demandée par Antoine.

Cicéron, retiré à Tusculum avec son frère et son neveu, apprit que son nom était sur la liste des proscrits. Il prit le chemin de la mer dans une grande irrésolution. Il s’embarqua près d’Asture ; le vaisseau étant repoussé par les vents, Plutarque assure qu’il eut la pensée de revenir à Rome, et de se tuer dans la maison d’Octave, pour faire retomber son sang sur la tête de ce perfide. Pressé par les prières de ses esclaves, il s’embarqua une seconde fois, et bientôt reprit terre pour se reposer dans sa maison de Formies. C’est là qu’il résolut de ne plus faire d’efforts pour garantir ses jours. « Je mourrai, dit-il, dans cette patrie que j’ai sauvée plus d’une fois. »

Ses esclaves, sachant que les lieux voisins étaient remplis de soldats des triumvirs, essayèrent de le porter dans sa litière ; mais bientôt ils aperçurent les assassins qui venaient sur leurs traces ; ils se préparèrent au combat : Cicéron, qui n’avait plus qu’à mourir, leur défendit toute résistance, et tendit sa tête à l’exécrable Popilius, chef des meurtriers, autrefois sauvé par son éloquence. Ainsi périt ce grand homme, à l’âge de soixante-quatre ans, souffrant la mort avec plus de courage qu’il n’avait supporté le malheur, et sans doute assez comblé de gloire pour n’avoir plus rien faire ni à regretter dans la vie. Sa tête et ses mains furent portées à Antoine, qui les fit attacher à la tribune aux harangues, du haut de laquelle l’orateur, suivant l’expression de Tite Live, avait fait entendre une éloquence que n’égala jamais aucune voix humaine.

Cicéron fut peu célébré sous l’empire d’Auguste. Horace et Virgile n’en parlent jamais. Dès le règne suivant, Patercule ne prononce son nom qu’avec enthousiasme. Il sort du ton paisible de l’histoire pour apostropher Marc-Antoine et lui reprocher le sang d’un grand homme. Cicéron a bien mérité le témoignage que lui rendit Auguste : « C’était un bon citoyen qui aimait sincèrement son pays. » On peut même lui donner un titre qui s’unit trop rarement à celui de grand homme, le nom d’homme vertueux ; car il n’eut que des faiblesses de caractère, sans aucun vice, et il chercha toujours le bien pour le bien même, ou pour le plus excusable des motifs, la gloire. Son cœur s’ouvrait naturellement à toutes les nobles impressions, à tous les sentiments purs et droits, la tendresse paternelle, l’amitié, la reconnaissance, l’amour des lettres. Il gagne à cette difficile épreuve d’être vu de près. On s’accoutume à sa vanité, toujours aussi légitime que franche, et l’on est forcé de chérir tant de grands talents ornés de tant de qualités aimables.

Lorsque le goût se corrompît à Rome, l’éloquence de Cicéron, quoique mal imitée, resta l’éternel modèle. Quintilien en développa dignement les savantes beautés. Pline le Jeune n’en parle dans ses lettres qu’avec la plus vive admiration, et se glorifie, sans beaucoup de droit, il est vrai, d’en être le constant imitateur. Pline l’Ancien célèbre avec transport les prodiges de cette même éloquence. Enfin les Grecs, qui goûtaient peu la littérature de leurs maîtres, placèrent l’orateur romain à côté de Démosthène.

À la renaissance des lettres, Cicéron fut le plus admiré des auteurs anciens ; dans un temps où l’on s’occupait surtout de l’étude de la langue, l’étonnante pureté de son style lui donnait un avantage particulier. On sait que l’admiration superstitieuse de certains savants alla jusqu’à ne point reconnaître pour latin tout mot qui ne se trouvait pas dans ses écrits. Érasme, qui n’approuvait pas ce zèle excessif, avait un enthousiasme plus éclairé pour la morale de Cicéron, et la jugeait digne du christianisme. Ce grand homme n’a rien perdu de sa gloire en traversant les siècles ; il reste au premier rang comme orateur et comme écrivain. Peut-être même, si on le considère dans l’ensemble et dans la variété de ses ouvrages, est-il permis de voir en lui le premier écrivain du monde ; et, quoique les créations les plus sublimes et les plus originales de l’art d’écrire, appartiennent à Bossuet et à Pascal, Cicéron est peut-être l’homme qui s’est servi de la parole avec le plus de science et de génie, et qui, dans la perfection habituelle de son éloquence et de son style, a mis le plus de beautés et laissé le moins de fautes.

C’est l’idée qui se présente en parcourant ses productions de tout genre : ses harangues réunissent au plus haut degré toutes les grandes parties oratoires : la justesse et la vigueur du raisonnement, le naturel et la vivacité des mouvements, l’art des bienséances, le don du pathétique, la gaieté mordante de l’ironie, et toujours la perfection et la convenance du style. Que l’élégant et harmonieux Fénelon préfère Démosthène, il accorde cependant à Cicéron toutes les qualités de l’éloquence, même celles qui distinguent le plus l’orateur grec, la véhémence et la brièveté. Il est vrai toutefois que la richesse, l’élégance et l’harmonie dominent plus particulièrement dans l’élocution oratoire de Cicéron, que même il s’en occupe quelquefois avec un soin minutieux. Ce léger défaut n’était pas sensible pour un peuple amoureux de tout ce qui tenait à l’éloquence, et qui recherchait avec avidité la mélodie savante des périodes nombreuses et prolongées. Pour nous, il se réduit à certaines cadences trop souvent affectées par l’orateur. Du reste, que de beautés nos oreilles étrangères ne reconnaissent-elles pas encore dans cette harmonie enchanteresse ! Elle n’est d’ailleurs qu’un ornement de plus, et ne sert jamais à dissimuler le vide des pensées. Ce serait une ridicule prévention de supposer qu’un orateur philosophe et homme d’État, dont l’esprit était également exercé par les spéculations de la science et l’activité des affaires, eût plus d’harmonie que d’idées. Les harangues de Cicéron abondent en pensées fortes, ingénieuses et profondes ; mais la connaissance de son art l’oblige à leur donner toujours ce développement utile pour l’intelligence et la conviction de l’auditeur ; et le bon goût ne lui permet pas de les jeter en traits saillants et détachés. Elles sortent moins au-dehors, parce qu’elles sont, pour ainsi dire, répandues sur toute la diction. C’est une lumière brillante, mais égale ; toutes les parties s’éclairent, s’embellissent et se soutiennent, et la perfection générale nuit seule aux effets particuliers.

Le style des écrits philosophiques, dégagé de la magnificence oratoire, respire cet élégant atticisme que quelques contemporains de Cicéron auraient exigé même dans ses harangues. On reconnaît cependant l’orateur à la forme du dialogue, beaucoup moins vif et moins coupé que dans Platon ; les développements étendus dominent toujours ; soit qu’un seul personnage instruise presque continuellement les autres, soit que les différents personnages exposent tour à tour leur opinion, le fond des choses est emprunté aux Grecs, et quelques passages sont littéralement traduits d’Aristote et de Platon. Ces ouvrages n’ont pas tous, à nos yeux, le même degré d’intérêt. Le traité de la Nature des Dieux n’est qu’un recueil des erreurs de l’esprit humain, qui s’égare toujours plus ridiculement dans les plus sublimes questions ; mais l’absurdité des différents systèmes n’empêche pas d’admirer l’élégance et la clarté des analyses ; et les morceaux de description restent d’une vérité et d’une beauté éternelles.

Les Tusculanes se ressentent des subtilités de l’école d’Athènes ; on y trouve, du reste, la connaissance la plus approfondie de la philosophie des Grecs. Le traité de Finibus Bonorum et Malorum appartient encore à cette philosophie dogmatique un peu trop sèche et trop savante ; heureusement, l’aridité de la discussion ne peut vaincre ni lasser l’inépuisable élégance de l’écrivain ; toujours harmonieux et facile, il éprouve souvent le besoin de se ranimer par des morceaux d’une éloquence élevée. Plusieurs passages du traité des Maux et des Biens peuvent avoir servi de modèle à Rousseau pour cette manière brillante et passionnée d’exposer la morale, et pour cet art heureux de sortir tout à coup du ton didactique par des mouvements qui deviennent eux-mêmes des preuves.

Enfin, le seul mérite qu’on désirerait au style philosophique de Cicéron est celui qui n’a pu appartenir qu’à la philosophie moderne, l’exactitude des termes inséparablement liée au progrès de la science, et à cette justesse d’idées si difficile et si tardive. Les écrits de Cicéron sur la morale pratique ont conservé tout leur prix, malgré les censures de Montaigne, auteur trop irrégulier pour goûter une méthode sage et noble, mais un peu lente ; le livre des Devoirs demeure le plus beau traité de vertu inspiré par la sagesse purement humaine ; enfin, personne n’a t’ait mieux sentir que Cicéron les plaisirs de l’amitié et les consolations de la vieillesse.

Le traité de la République, dont il ne restait depuis tant de siècles que quelques phrases éparses, et le beau fragment sur le Songe de Scipion, ont été retrouvés en partie de nos jours. Les traits presque effacés d’anciens palimpsestes nous ont rendu enfin bien des pages de ce traité fameux, et nous ont permis, malgré bien des lacunes encore, d’en juger la suite, le caractère et le but.

Le traité de la Divination et le traité des Lois, sont de curieux monuments d’antiquité, qu’un style ingénieux et piquant rend d’agréables ouvrages de littérature. Le goût des études philosophiques suivit Cicéron dans la composition de ses traités oratoires, surtout du plus important, le de Oratore. Après les harangues de Cicéron, c’est l’ouvrage qui nous donne l’idée la plus imposante du talent de l’orateur dans les républiques anciennes. Ce talent devait tout embrasser, depuis la connaissance de l’homme jusqu’aux détails de la diction figurée et du rythme oratoire ; l’art d’écrire était, pour ainsi dire, plus compliqué que de nos jours. Mais en lisant l’Orateur, les Illustres Orateurs, les Topiques, les Partitions, on ne doit pas s’attendre à trouver beaucoup d’idées applicables à notre littérature, excepté quelques préceptes généraux qui nulle part n’ont été mieux exprimés, et qui sont également de tous les siècles.

À tant d’ouvrages que Cicéron composa pour sa gloire, il faut joindre celui de tous qui, peut-être, intéresse le plus la postérité, quoiqu’il n’ait pas été fait pour elle, le recueil des Lettres familières, et les Lettres à Atticus. Cette collection ne forme qu’une partie des lettres que Cicéron avait écrites seulement depuis l’âge de quarante ans. Aucun ouvrage ne donne une idée plus juste et plus vive de la situation de la république. Ce ne sont pas, quoi qu’en ait dit Montaigne, des lettres comme celles de Pline, écrites pour le public ; il y respire une inimitable naïveté de sentiments et de style. Si l’on songe que l’époque où vivait Cicéron est la plus intéressante de l’histoire romaine, par le nombre et l’opposition des grands caractères, les changements des mœurs, la vivacité des crises politiques, et le concours de cette foule de causes qui préparent, amènent et détruisent une révolution ; si l’on songe en même temps quelle facilité Cicéron avait de tout connaître, et quel talent pour tout peindre, on doit sentir aisément qu’il ne peut exister de tableau plus instructif et plus animé.

Continuel acteur de cette scène, ses passions, toujours intéressées à ce qu’il raconte, augmentent encore son éloquence ; mais cette éloquence est rapide, simple, négligée ; elle peint d’un trait ; elle jette, sans s’arrêter, des réflexions profondes ; souvent les idées sont à peine développées ; c’est un nouveau langage que parle l’orateur romain. Il faut un effort pour le suivre, pour saisir toutes ses allusions, entendre ses prédictions, pénétrer sa pensée, et quelquefois même l’achever. Ce que l’on voit surtout, c’est l’âme de Cicéron, ses joies, ses craintes, ses vertus, ses faiblesses. On remarquera que ses sentiments étaient presque tous extrêmes, ce qui appartient, en général, au talent supérieur, mais ce qui est une source de fautes et de malheurs. Sous un autre rapport, on peut puiser dans ce recueil une foule de détails curieux sur la vie intérieure des Romains, les mœurs et les habitudes des citoyens, et les formes de l’administration. C’est une mine inépuisable pour les érudits ; le reste des lecteurs y retrouve cette admirable justesse de pensées, cette perfection de style, enfin cette continuelle union du génie et du goût, qui n’appartient qu’à peu de siècles et à peu d’écrivains, et que personne n’a portée plus loin que Cicéron.

Notice sur Tibère7 §

Tibère (Claudius Nero), empereur romain, naquit à Rome, le 16 novembre de l’an 34 avant notre ère, de Tiberius Nero, grand pontife, et de Livia, fille de Drusus Claudianus. Tous deux descendaient également de l’illustre famille des Appius. Dans les troubles qui suivirent la mort de César, Tiberius Nero, longtemps attaché à la fortune du dictateur, courut de grands périls. Réfugiée dans divers lieux de l’Italie, sa femme manqua deux fois d’être décelée par les cris de son fils au berceau. Étant passée en Grèce, elle se retira quelque temps à Lacédémone ; et Tibère, enfant, fut confié à la foi publique des descendants de Léonidas.

Emmené, de nuit, hors de cette ville, il faillit périr, en traversant une forêt, où le feu avait pris, et d’où sa mère n’échappa que les vêtements et les cheveux à demi brûlés. Cette périlleuse destinée fut bientôt fixée : Livie, de retour à Rome, plut aux regards du triumvir Octave, déjà tout-puissant. Elle était alors enceinte ; mais ce ne fut point un obstacle. Son mari la fiança lui-même au nouveau maître de Rome. Tibère fut élevé avec soin dans la famille impériale. À l’âge de neuf ans, il prononça, du haut de la tribune, l’éloge de son père, qui venait de mourir. Quelque singulier que nous paraisse ce fait, d’autres exemples le rendent vraisemblable, et il s’explique par l’éducation hâtive que recevaient les jeunes Romains d’une illustre naissance.

Les vices du jeune Tibère ne furent pas moins prématurés que son esprit. Un Grec savant, qui lui servait de précepteur, avait coutume de dire de lui que c’était de la boue détrempée avec du sang. Sous ce maître habile et si clairvoyant, Tibère apprit la langue grecque et s’exerça soigneusement à l’éloquence latine. Ses essais étaient marqués par une imitation du vieux langage et un goût d’expressions antiques dont Auguste se moquait.

Ce prince lui montrait d’ailleurs une affection paternelle, soit par faiblesse pour Livie, soit pour relever aux yeux du peuple tout ce qui était allié à la maison des Césars. Dans le triomphe célébré pour la victoire d’Actium, Tibère parut à cheval, à côté du char d’Auguste. Il présida aux jeux qui suivirent le triomphe ; et dans les jeux troyens donnés par Auguste, il commandait les plus âgés des jeunes combattants. Lorsqu’il eut pris la robe virile, il donna deux fois des spectacles de gladiateurs, toujours avec une grande magnificence, et par la libéralité d’Auguste.

Il avait épousé Agrippine, petite-fille de Pomponius Atticus, l’ami de Cicéron ; mais quoiqu’il l’aimât et qu’il en eût un fils, il la répudia dans la suite, pour s’attacher de plus près à la maison des Césars, en épousant Julie, fille d’Auguste. Tibère était dès lors un des appuis du pouvoir impérial. Dès l’âge de dix-neuf ans, Auguste l’avait nommé questeur ; et il s’occupa de l’intendance des vivres avec beaucoup d’habileté. En même temps, suivant le système de l’éducation romaine, il s’exerçait à plaider. Il défendit, au tribunal de l’empereur, dans des causes diverses, le roi Archélaüs, les Tralliens et les Thessaliens ; il porta la parole dans le sénat, en faveur de quelques villes d’Asie qui avaient été affligées par un tremblement de terre ; enfin, ce qui paraît un augure plus remarquable, il remplit le rôle d’accusateur, et fit condamner, pour crime de lèse-majesté, Fannius Cépio, prévenu d’avoir conspiré contre l’empereur.

Il aurait voulu dès lors communiquer au gouvernement d’Auguste quelque chose de soupçonneux et de tyrannique, dont la froide modération de ce prince crut n’avoir pas besoin. Il s’irritait de la liberté de quelques écrits contre Auguste, qui circulaient impunément dans Rome. L’empereur, en réponse aux plaintes amères que Tibère faisait de cette indulgence, lui disait, dans une lettre citée par Suétone : « N’en croyez pas là-dessus, mon cher Tibère, l’emportement de votre âge ; et ne vous fâchez pas trop si quelqu’un dit du mal de moi ; c’est assez que personne ne puisse m’en faire. »

Les travaux militaires devaient se mêler à cet apprentissage de la vie civile et sénatoriale. Tibère y était disposé par la vigueur de son tempérament et son activité. Il fit d’abord, comme tribun militaire, la guerre des Cantabres, rude et ancienne école de la jeunesse romaine. Tibère avait le courage, mais non la tempérance des anciens généraux. Il était adonné aux excès du vin ; et les soldats, pour s’en moquer, parodiaient son nom par celui de Biberius Mero.

Ensuite, il fut envoyé dans l’Orient, subjugua l’Arménie, occupée par un prince que l’on appelait usurpateur, parce qu’il était l’ennemi des Romains ; et il rendit le trône à Tigrane, auquel il mit lui-même le diadème sur la tête du haut de son tribunal. Ce fut à lui que le roi des Parthes renvoya les aigles romaines enlevées sur Crassus, hommage çà la puissance romaine dont Horace a fait tant de bruit. Ensuite, il gouverna pendant un an la Gaule nommée Chevelue. Il soumit les Rhètes et les Vindéliciens, dans les Alpes, et fit la guerre avec succès dans la Germanie, la Pannonie et la Dalmatie. Il perdit alors son frère Drusus, qu’Auguste avait élevé au consulat, et qui mourut dans cette guerre ; il ramena son corps à Rome, en suivant à pied le char funèbre.

Il retourna combattre les Germains, les vainquit, et, pour mieux les assujettir, en transporta quarante mille dans les Gaules, au-delà du Rhin. Il entra dans Rome avec les honneurs de l’ovation, mais revêtu des ornements du grand triomphe, privilège jusque-là sans exemple. Il fut alors créé consul et décoré de la puissance tribunitienne pour cinq ans. Dans cette élévation, il se détermina tout à coup à quitter Rome et les affaires. Ses motifs, mal connus il y a dix-huit siècles, ne seront guère devinés aujourd’hui. Était-ce répugnance pour sa femme Julie, dont les débauches devenaient la fable de Rome, et qui, fille de l’empereur, ne pouvait être aisément répudiée ? Était-ce un calcul pour se rendre nécessaire en s’éloignant ? Était-ce enfin désespoir d’arriver à l’empire, en voyant les deux fils d’Agrippa qu’Auguste avait adoptés, grandir et occuper la seconde place ?

Quoi qu’il en soit, Tibère n’obtint qu’avec peine la permission de se retirer. Auguste se plaignit dans le sénat d’être abandonné. Tibère partit, laissant à Rome sa femme et son fils. Ayant appris, sur la route, une indisposition d’Auguste, il ralentit son voyage ; mais le bruit s’étant répandu qu’il tardait à dessein, et pour une grande espérance, il s’embarqua brusquement et passa dans l’île de Rhodes, agréable colonie grecque, renommée par la douceur et la salubrité du climat. Il y vécut en simple particulier, habitant à la ville et à la campagne une maison modeste, fréquentant les écoles des sophistes et les gymnases, sans gardes, sans licteurs. Il n’avait près de lui qu’un seul ami du rang de sénateur, quelques confidents obscurs, associés à ses débauches, et un astrologue qu’il consultait sur sa destinée. Cependant les proconsuls et les lieutenants de l’empereur, qui se rendaient en Asie, ne manquaient guère de le visiter au passage ; car la cause de sa disgrâce était obscure, et son crédit pouvait renaître.

On conçoit, du reste, quelle devait être la déférence des habitants pour un Romain de si grand nom. Un matin, Tibère, qui sans doute s’ennuyait de son loisir, avait dit qu’il voulait visiter tous les malades de la ville. Le mot fut mal compris par quelques courtisans ; on se hâta de transporter tous les malades sous une galerie publique, et de les ranger par ordre. Tibère fut embarrassé de ce singulier spectacle, qui n’attestait que le servile empressement des peuples pour le caprice présumé d’un Romain. Il fit le tour de la galerie, s’excusant auprès de chaque malade, même du plus pauvre et du plus inconnu.

Il gardait habituellement cette feinte douceur dans son commerce avec les habitants de l’île. Une fois seulement que, dans une école, deux sophistes se trouvaient aux prises, l’un d’eux ayant accusé Tibère de partialité pour son adversaire, l’orgueil du Romain et du prince impérial reparut tout à coup ; et le pauvre sophiste fut jeté en prison.

Tibère apprit dans sa retraite la condamnation de sa femme Julie, et le divorce prononcé par l’empereur ; dans la joie de cette nouvelle, il affecta cependant d’écrire plusieurs lettres à Auguste, pour radoucir en faveur de sa fille ; et il le supplia de lui laisser tous les dons qu’elle tenait de son époux. Lorsque le temps de son tribunat fut expiré, il sollicita son retour à Rome, ne pouvant plus craindre, disait-il, ce qu’il avait voulu surtout prévenir, une apparence de rivalité avec le fils de l’empereur. Auguste ne goûta pas ces ambiguïtés, et répondit par un refus. Sa retraite devint un exil, dans lequel il traînait obscurément le titre de lieutenant de l’empereur ; on l’appelait en Italie l’exilé de Rhodes. Il vécut dès lors, non seulement en homme privé, mais en homme suspect et menacé, se retirant au milieu des terres, cherchant la solitude, et évitant les hommages des officiers romains qui passaient par l’île de Rhodes.

Il fit un voyage à Samos, au-devant de Caïus, qui se rendait en Orient ; mais ce jeune prince, aigri par Lollius, son gouverneur, ne lui montra que haine et défiance. On l’accusa d’avoir voulu gagner quelques centurions. Auguste l’avertit lui-même des plaintes et des soupçons qu’il excitait ; et Tibère ne cessa dès lors de demander un surveillant de sa conduite et de ses discours ; ce que probablement il avait déjà, sans le savoir. En même temps, il abandonna l’exercice des armes et du cheval ; et, quittant l’habit romain, il se réduisit au manteau et aux sandales grecs, comme pour se réfugier dans le rôle obscur d’un sophiste. Là même il était ou se croyait menacé ; il demanda de nouveau son rappel avec d’instantes prières, que Livie appuya de sa tendresse et de son pouvoir.

Auguste se laissa fléchir, de l’aveu de Caïus, auquel il destinait l’empire du monde ; et Tibère, après huit ans d’éloignement, revint à Rome pour y vivre d’abord aussi retiré et aussi modeste que dans son île. Il conduisait au barreau son fils Drusus. Il avait quitté le quartier de la cour et la maison de Pompée, et il habitait aux Esquilies, dans les jardins de Mécène. Il y vivait paisible, ne se mêlant d’aucune affaire publique. Mais la mort prématurée de Caïus et de son frère Lucius vint tout changer. Auguste, qui cherchait des appuis et des héritiers de son pouvoir, fut obligé de reporter les yeux sur Tibère.

Il est aussitôt adopté par l’empereur, en même temps qu’Agrippa, dernier frère de Caïus. Il est de nouveau revêtu de la puissance tribunitienne et mis à la tête des légions de Germanie. Son esprit inquiet et ardent, qui avait dévoré l’ennui d’une si longue inaction, reparut tout à coup avec une nouvelle vigueur. Il revoyait le théâtre de sa gloire ; il reprenait le chemin de l’empire. On peut croire même, sur la foi du flatteur Velléius, qu’il fut accueilli par les transports et les acclamations des soldats : « Nous te revoyons, général, disaient-ils, nous te retrouvons sain et sauf. » Puis il entendait de toutes parts ces mots : « Moi, général, j’ai servi avec toi dans l’Arménie ; moi, dans la Rhétie ; moi, j’ai été décoré de ta main dans la Vindélicie ; moi, dans la Pannonie ; moi, dans la Germanie. »

Tibère justifia cet enthousiasme par des victoires : il soumit plusieurs peuples de la Germanie, jusqu’au Wéser, qu’il traversa ; puis il laissa son armée en quartiers d’hiver aux sources de la Lippe, et revint auprès d’Auguste, jusqu’au printemps et à la campagne nouvelle. Elle fut marquée par des succès ; et Tibère revint encore à Rome surveiller la santé d’Auguste et l’héritage de l’empire. Il vainquit les Marcomans, que leur chef Maroboduus avait disciplinés presque à la manière romaine, et dont la résistance fut aidée par les Pannoniens et les Dalmates.

On ne doit lire qu’avec défiance les récits de Velléius, témoin oculaire, mais témoin corrompu, ayant à la fois l’engouement d’un officier pour son général, l’abjection d’un courtisan, et l’emphase d’un rhéteur. Toutefois on ne peut douter que Tibère ne fut un général habile. Tacite et Suétone conviennent de sa réputation à cet égard. Il conduisit avec prudence et vigueur la guerre contre les Pannoniens et les Dalmates, et soumit la belliqueuse province d’Illyrie. Velléius porte jusqu’à huit cent mille hommes les forces des peuplades confédérées que Tibère eut à combattre. Cependant cet historien, au milieu de ses hyperboles, ne rapporte aucune grande bataille gagnée par Tibère, ni aucun trait mémorable de sa part. Il s’extasie sur sa douceur, sur le soin qu’il avait des officiers malades, sur la bonté avec laquelle il prêtait sa litière, comme je l’ai éprouvé moi-même, dit-il, ainsi que beaucoup d’autres.

La défaite de Varus, qui survint à la même époque, fit encore ressortir la fortune et le talent du fils adoptif de l’empereur. Cette nouvelle arriva cinq jours après que Tibère eut terminé la guerre de Pannonie et de Dalmatie. Il se rendit sur-le-champ près d’Auguste, différa son triomphe, par égard pour le deuil public, et repartit au printemps pour repousser les Germains, vainqueurs de Varus. Il porta dans cette guerre un nouvel effort de vigilance et d’activité. Tout était délibéré dans un conseil et réglé d’avance, la discipline sévèrement observée, la mollesse proscrite. Le général lui-même souvent n’avait pas de tente, bivaquait sur le gazon, et était prêt à toute heure de nuit. Malgré sa prudence habituelle, il livrait bataille lorsque, durant sa veille nocturne, il avait vu la lumière de sa lampe baisser et s’éteindre d’elle-même.

Il paraît qu’une fois son armée se trouva surprise dans un défilé par un chef pannonien ; mais Tibère séduisit ce général, que, dans la suite, il récompensa par un établissement et des terres en Italie. Sorti de ce péril, il acheva de soumettre la Germanie, et revint à Rome pour triompher. Auguste présida la cérémonie, et reçut les hommages de Tibère, qui descendit du char, et fléchit les genoux devant lui avant de monter au Capitole.

Peu de temps après, il fut décidé par une loi que Tibère partagerait avec Auguste le gouvernement des provinces réservées à l’empereur, et qu’il célébrerait la cérémonie du Cens. Après s’être acquitté de ce dernier soin, il partit pour faire encore la guerre en Illyrie. Auguste, malgré son âge et le déclin de sa santé, l’accompagna jusqu’à Bénévent, et ensuite reprit la route de Nole, où il fut saisi d’une grande défaillance. Tibère averti revint à la hâte, trouva l’empereur qui respirait encore, et demeura un jour enfermé avec lui. Selon le flatteur Velléius, Auguste, environné des empressements de Tibère, rassuré désormais sur l’avenir, et même un moment ranimé par la présence et l’entretien de ce fils chéri, rendit au ciel son âme divine. Suivant Suétone, Auguste, peu satisfait de cette dernière conversation, laissa échapper ces mots, lorsque Tibère fut sorti : Malheureux le peuple romain, de se trouver sous cette pesante mâchoire !

Quoi qu’il en soit, tout avait été préparé ; toutes les issues étaient gardées, pour que le peuple apprît du même coup la mort d’Auguste et l’avènement de Tibère. Le dernier fils d’Agrippa, le jeune Agrippa Posthume, déjà relégué loin de la cour par les intrigues de Livie, reçut la mort dans sa prison par les mains d’un centurion, contre lequel il se défendit longtemps. Ce meurtre, dit Tacite, fut le premier crime du nouveau règne. Lorsque le tribun militaire vint rendre compte de l’accomplissement de cet ordre, Tibère dit qu’il n’avait rien ordonné de semblable, et que le tribun rendrait compte au sénat. Mais cette menace hypocrite tomba d’elle-même, et fut oubliée dans les soins nombreux qui suivirent.

Tibère, par le droit de la puissance tribunitienne, convoqua le sénat ; mais à peine eut-il commencé de parler qu’il s’arrêta, comme accablé de sa douleur, et souhaita de perdre la parole et même la vie ; puis il donna son discours à lire à son fils Drusus ; ensuite les vestales apportèrent le testament d’Auguste, dont un affranchi donna lecture. Dans cet acte solennel, Auguste semblait agir comme particulier, et non comme prince : il disposait de sa fortune, et non de l’empire ; mais il était entendu par la servilité commune que l’une de ses expressions supposait l’autre. Telles étaient les premières paroles du testament : « Puisque la fortune ennemie m’a enlevé Caïus et Lucius, mes fils, que Tibère César soit mon héritier pour les deux tiers de ma succession. » Les autres dispositions ne renfermaient que des legs et des libéralités pour le peuple romain.

Après cette lecture commença le singulier débat de servitude et d’hypocrisie si énergiquement dépeint par Tacite, et où Tibère, qui possédait la réalité du pouvoir, le palais, la garde, le trésor, se fit supplier d’accepter l’empire. Après avoir résisté longtemps aux arguments et aux fausses larmes des sénateurs, il céda enfin, comme par violence, et finit par ces mots : « Au moins que je puisse arriver à un temps où vous jugerez équitable d’accorder quelque repos à ma vieillesse ! » Cette comédie étonnera moins, si l’on songe que l’établissement impérial n’avait encore été confirmé par aucune transmission, et qu’Auguste lui-même avait feint de n’en jouir que pour dix ans.

Indépendamment de sa résistance publique, Tibère, même dans le secret du palais, exprima son anxiété, tantôt en reprochant à ses amis de ne pas savoir quel monstre, c’était que l’empire, tantôt en avouant avec plus de franchise qu’il tenait le loup par les oreilles. En effet, plusieurs provinces étaient agitées. En Germanie, les légions mutinées offraient l’empire à Germanicus, qui le refusait avec une indignation trop vertueuse pour être comprise par Tibère. En Illyrie, la sédition se bornait à des demandes de paye et de congés ; mais elle n’était pas moins violente. On parlait aussi d’un rassemblement formé par un esclave du malheureux Agrippa ; et l’on pouvait craindre des complots parmi les grands de l’empire.

Tout céda bientôt. Germanicus calma les légions, et les conduisit à de nouvelles victoires, au nom de l’empereur. Les légions d’Illyrie s’apaisèrent également par la présence et les promesses de Drusus. Tibère eut un pouvoir aussi vaste que paisible. Il parut d’abord en user avec modération, refusa les honneurs entassés à ses pieds par le sénat, et ne voulut ni prêtre, ni temples, ni statues. Il ne permit pas de jurer par ses actes, de donner le nom de Tibère à l’un des mois de l’année. Il ne prit que rarement le nom d’Auguste, et refusa toujours le surnom d’Imperator. Il affectait en même temps une grande déférence pour le sénat, et quelquefois une apparence de soumission qui devait faire trembler les sénateurs. Ainsi, dans un discours au sénat, il proféra ces paroles littéralement conservées : « Je l’ai dit, pères conscrits, et maintenant, et dans d’autres occasions, un bon et utile prince que vous avez entouré d’une puissance si grande et si libre doit être le serviteur du sénat et des citoyens, souvent de chacun d’eux eu particulier : je ne me repens pas de l’avoir dit ; car j’ai trouvé et je trouve encore en vous des maîtres bons et équitables. »

Quelques autres traits particuliers semblaient indiquer de la modération et des égards pour le peuple romain. Tibère avait fait transporter dans sa chambre8 une statue précieuse, placée devant les Thermes d’Agrippa, et qui représentait un homme se frottant au sortir du bain. Le peuple romain, si peu sensible à la perte de sa liberté, réclama contre cette fantaisie du prince ; et de grands cris éclatèrent au théâtre pour redemander le rétablissement de la statue dans un lieu public. Tibère la fit replacer ; mais il supprima les comices, dont Auguste avait conservé l’image, et qui s’étaient assemblés encore pendant toute la durée de son règne. Cette grande révolution, qui détruisait la dernière forme de la liberté populaire, est appelée dans Velléius par un de ces euphémismes communs à tous les temps de servitude, l’organisation des comices (comitiorum ordinatio). Des paroles hautaines, des traits de despotisme se mêlaient à tous les actes de Tibère, et annonçaient la dureté farouche de son règne. Un ancien ami lui disait, dans les premiers jours de son élévation : « Vous souvenez-vous, César ? » et il allait rappeler quelques souvenirs de leur liaison. « Je ne me souviens pas de ce que j’ai été », lui répondit Tibère. Il différait à payer les legs d’Auguste au peuple romain. Un homme, rencontrant un convoi funèbre, dit tout haut que le défunt devrait bien se charger de prévenir Auguste de cet oubli. Le plaisant est arrêté, conduit à Tibère, qui lui fait donner aussitôt sa part du legs, et ordonne qu’il soit pendu, afin d’aller avertir Auguste.

Insensiblement il marqua davantage son pouvoir, se montra surveillant sévère de la justice, et même réformateur des mœurs. Il venait assister aux jugements des tribunaux ; et, s’il croyait apercevoir faveur ou corruption dans les juges, il les réprimandait : mais ce qu’il faisait ainsi pour la justice, il pouvait le faire au profit de la tyrannie ; et il ne tarda pas. Il avait d’abord refusé de punir les libelles, et écarté les accusations de lèse-majesté ; il parut bientôt disposé à les accueillir. Ce fut surtout après la mort de Germanicus qu’il laissa voir tous ses vices. La vertu du jeune prince le contenait ; et il avait peur de sa gloire.

Il l’éloigna d’abord des provinces voisines de l’Italie, et l’envoya commander en Orient ; mais l’amour et les vœux des Romains suivaient partout Germanicus. On comparait son affabilité, sa douceur, à la dureté de Tibère. On espérait en lui, comme on avait autrefois espéré dans son père Drusus. La haine de Tibère s’en irritait ; Germanicus mourut en Orient, après une courte maladie. Suétone n’affirme pas l’empoisonnement de Germanicus ; et, dans les temps modernes, Voltaire, avec ce scepticisme qui devient quelquefois trop favorable aux méchants, a rejeté, comme une fable, les soupçons de Tacite. Mais les plaintes de Germanicus mourant, les accusations répétées par sa femme et ses amis, le mécontentement de Tibère, qu’on eût montré le corps du jeune prince, ses cruautés contre la veuve et les enfants de Germanicus : voilà des motifs de soupçonner un premier crime attesté par tant d’autres crimes.

La conduite de Tibère pendant le procès de Pison n’est pas moins remarquable. Rome et l’empire accusaient le gouverneur de Syrie, et demandaient sa mort. Il fallait une satisfaction. On dirait que Tibère eut voulu d’abord la détourner. Un accusateur aposté se présente afin de substituer une accusation de commande aux voix énergiques des amis de Germanicus. Ceux-ci ne voulurent pas se désister de leur pieuse vengeance. Le sénat leur fut ouvert. Tibère, dans un discours ambigu, parut laisser quelque espérance à Pison, pleura Germanicus, et blâma le zèle trop ardent de ses amis. Lorsque les débats s’animèrent, et que Pison, sans être convaincu sur le crime d’empoisonnement, fut accablé par la véhémence de ses adversaires, le prince parut si froid, si impénétrable, que Pison sortit du sénat sans espérance : on le trouva mort dans la nuit.

Selon quelques récits du temps, répétés par Tacite, cette mort eût été violente, et prévint le désespoir de Pison, qui, dépositaire des ordres secrets de l’empereur contre Germanicus, était résolu de les produire au sénat. L’imagination, qui aime le dramatique dans l’histoire, se figure Tibère présidant au jugement de son complice, redoutant un aveu, dernière défense de l’accusé, le retardant quelques jours par de fausses promesses, et s’assurant à la fin le silence par un meurtre secret. Cependant les dernières paroles écrites par Pison, et apportées dans le sénat, démentent cette conjecture. Pison se plaint de succomber à la conspiration de ses ennemis. Il n’accuse ni l’indifférence ni les ordres du prince ; il lui rappelle seulement une ancienne amitié qu’il invoque pour ses enfants. Mais on sait que l’horrible loi des confiscations pouvait faire redouter à un Romain quelque chose après la mort. D’autres victimes de la tyrannie des Césars semblaient la bénir dans leur testament ou dans leurs derniers adieux, afin de sauver par cette flatterie de mourant le patrimoine de leur famille.

Il reste donc vraisemblable que Pison avait été l’agent de Tibère dans mille persécutions contre Germanicus. Plancine, son épouse, plus particulièrement soupçonnée de l’empoisonnement de Germanicus, fut sauvée à la demande du prince. Du reste, après la mort de Pison, Tibère eut égard à ses dernières prières ; il fit réduire les amendes, et conserva la plus grande partie de ses biens à ses enfants. Mais en même temps il récompensa les accusateurs par des places et des honneurs.

Soit que Tibère se sentit délivré par la mort de Germanicus, soit que son orgueil fût ulcéré par les regrets qui la suivirent, il est certain que son gouvernement, jusque-là mêlé de quelque bien, devint, depuis cette époque, chaque jour plus tyrannique et plus cruel. Il avait déjà pour principal ministre Séjan, qui, par une circonstance remarquable, s’attira tant de haine, sans diminuer celle que l’on portait au prince. Il admettait en même temps Drusus dans le gouvernement, l’associait au consulat, et ne paraissait pas jaloux de son pouvoir.

Cette même année, il quitta Rome pour habiter la Campanie. La paix de l’empire était faiblement troublée par quelques guerres dans l’Afrique ou dans la Thrace, et quelques révoltes dans les Gaules. Tibère, du fond de sa retraite, donnait des ordres ; et il annonçait au sénat ces troubles passagers lorsqu’ils étaient apaisés par le courage des généraux romains. Les principaux événements de ce règne sont donc l’avilissement du sénat, ses iniques sentences et ses lâches délations, qui frappèrent tant de victimes, depuis les ennemis de Tibère jusqu’à ses favoris. On conçoit avec peine quelques-unes de ces barbaries légales, dont le sénat se montrait l’exécuteur docile avec un zèle tantôt blâmé, tantôt loué par Tibère. Drusus étant tombé malade, un chevalier romain, Lutorius Priscus, avait préparé des vers sur la mort du jeune prince. Drusus guérit ; mais le poète, ayant lu son ouvrage dans quelques cercles de femmes, fut dénoncé pour crime de lèse-majesté. Le sénat le jugea digne de mort ; et il fut exécuté dans sa prison.

Tibère, en trouvant la peine rigoureuse, approuva cependant le zèle des sénateurs à venger les injures du prince ; mais, comme si l’on eut fait tort à sa clémence, il ordonna qu’à l’avenir les arrêts de mort ne seraient exécutés qu’après un délai de dix jours. La bassesse du sénat n’en fut pas moins ardente à multiplier les victimes, sur un soupçon, sur un prétexte. Le progrès de la servitude était continu. Un général vainqueur n’osait pas, sans l’ordre du prince, accorder la couronne civique à un soldat. Tous les gouverneurs de provinces tremblaient devant les accusations, que l’on rendait mortelles, en y joignant le crime de lèse-majesté. Les premiers citoyens de Rome, possesseurs de ces immenses richesses, de ces palais, de ces vastes domaines, de ces armées d’esclaves, qu’ils tenaient de leurs aïeux, vivaient dans tous les excès du luxe. Ils en étaient moins suspects au prince. On avait proposé dans le sénat de nouvelles lois somptuaires. Tibère les désapprouva par une lettre ; et l’on se réduisit à prescrire quelques réformes dans les plus obscures tavernes. L’empereur conservait au sénat un simulacre, de pouvoir dans des sujets semblables. Il lui laissait discuter longuement les titres sur lesquels se fondait le droit d’asile réclamé pour les temples de quelques villes d’Ionie.

Après deux ans de séjour dans la Campanie, Tibère fut rappelé à Rome par une maladie d’Augusta, sa mère. Le sénat prodigua les offrandes, les prières publiques et les sacrifices. Tibère, sans affection pour sa mère, respectait en elle cependant la veuve d’Auguste, et redoutait la vieillesse encore ambitieuse de cette femme, à laquelle il devait l’empire. Jaloux de le perpétuer dans sa maison, il demanda le tribunat pour son fils, comme lui-même l’avait reçu d’Auguste. Le sénat répondit en votant des arcs de triomphe et des actions de grâces aux dieux. Tibère parut quelques moments tempérer la rigueur du pouvoir. Sur les rôles des accusations inscrites devant le sénat, il raya le nom d’un citoyen prévenu d’avoir fait fondre une image du prince, pour la transformer en une vaisselle d’usage. Mais le sénat trouvait alors en soi quelques forces de résistance : c’était une des bassesses ingénieuses du temps. Un sénateur, jurisconsulte célèbre, Asinius Capito, accusa Tibère d’abus de pouvoir, pour avoir ainsi soustrait à la justice du sénat un homme coupable de lèse-majesté.

Dans ce despotisme si grand et si peu contesté, Tibère se laissait lui-même dominer par Séjan ; et cette faiblesse était portée si loin, que le grave Tacite n’y trouve d’autre explication que le caprice du sort et la colère des dieux contre Rome. Commandant des cohortes prétoriennes, ministre principal de l’empereur, qui le nommait en public le compagnon de ses travaux, Séjan voulut arriver à l’empire. Drusus, fils de l’empereur, élevait une barrière à son ambition. Séjan séduisit la femme de ce jeune prince, et le fit périr par le poison.

Pendant la courte maladie de Drusus, et dans les premiers jours qui suivirent sa mort, Tibère ne cessa point de paraître au sénat. Il réprima les larmes réelles ou feintes des sénateurs ; et il fit présenter au sénat les deux fils aînés de Germanicus, comme les héritiers désignés de l’empire. Rien n’était plus conforme aux vœux des Romains ; et quand Tibère, selon l’usage, prononça, sur la place publique, l’éloge funèbre de son fils Drusus, une joie secrète se cachait sous le deuil apparent du peuple. On peut croire que le vieux prince pénétra sans peine cette hypocrisie de la douleur publique, et qu’il ne tarda pas à reprendre ses défiances et ses haines contre la maison de Germanicus.

Il regrettait peu son fils ; il trouvait mauvais qu’on lui rappelât un souvenir qu’il avait si vite oublié. Les envoyés d’Ilion venant un peu tard le haranguer sur cette porte, il leur répondit qu’il leur faisait aussi son compliment de condoléance sur la mort d’Hector, leur illustre concitoyen. Mais Agrippine l’offensait par son orgueil et par sa vertu, et le sénat lui-même, par son imprévoyante flatterie, se hâtait trop d’honorer les fils de Germanicus, que lui avait recommandés Tibère.

Séjan, dont le premier crime était inutile si de nouveaux héritiers remplaçaient Drusus, dénonçait à Tibère l’élévation et les espérances des jeunes princes. Dès lors les anciens amis de Germanicus furent la proie désignée aux délateurs. Ces hommes, protégés par Tibère, devinrent le fléau de l’empire. Déchaînés, par des ordres secrets, contre tous ceux qui pouvaient déplaire, ils semblaient, dans leur servile impudence, imiter l’énergie et réclamer le droit de ces libres accusations, usitées dans la république. Ainsi Rome, et ce fut la science d’Auguste perfectionnée par Tibère, s’enfonçait dans l’esclavage par l’abus des mêmes choses qui jadis l’avaient rendue libre. Le tribunal était devenu l’inviolabilité de la tyrannie ; les accusations publiques, l’instrument des soupçons et de la servitude commune ; le sénat, le greffe de toutes les vengeances de l’empereur on de ses favoris.

Ainsi périrent plusieurs amis illustres de Germanicus : ainsi l’on vit un père dénoncé par son fils ; ainsi Crémutius Cordus, historien illustre, accusé d’avoir loué, dans ses livres, les grands hommes de la république, fut forcé de se donner la mort. Tibère, dissimulé surtout le reste, protégeait ouvertement les délateurs. Il ne voulait pas permettre qu’on leur ôtât leur salaire, dans le cas où l’accusé se tuait avant le jugement, pour prévenir la confiscation de ses biens ; et il les fit payer alors de l’argent du trésor.

Séjan, qui dirigeait, par ses clients, toutes les accusations de lèse-majesté, mit sa faveur à l’épreuve, en demandant à Tibère la permission d’épouser la veuve de Drusus. L’empereur refusa ; et, ce qui doit surprendre, le crédit de Séjan n’en fut point affaibli. Tibère vieillissait ; et sans doute il lui paraissait pénible de changer sa confiance et l’ordre qu’il avait établi pour les affaires de l’empire. Le ministre profita de cette disposition. Rome fatiguait Tibère. Il ne pouvait supporter aucune ombre de liberté ; et son esprit amer et juste était dégoûté de la servitude.

Il refusait les temples qu’on voulait lui dédier. Il se plaignait, en sortant du sénat, de la bassesse des sénateurs. D’autres fois il était choqué des vérités qu’il entendait, par le zèle des accusateurs à reproduire tous les discours offensants qu’ils imputaient à leurs victimes. D’ailleurs, à Rome, il était lassé des prières et du crédit de sa mère. Il était importuné par la hauteur et les plaintes d’Agrippine ; et pour la frapper, ainsi que ses enfants, il aimait mieux s’éloigner.

Ce fut ainsi qu’il quitta Rome, pour se rendre d’abord dans la Campanie, sous prétexte de dédier le temple de Jupiter à Capoue, et celui d’Auguste à Noie. Au commencement de ce voyage, le pouvoir de Séjan sur son maître s’accrut encore par un incident fortuit. Tibère dînait dans une grotte sauvage, dont une partie s’écroula pendant le repas. Tout le monde fuit. Séjan, couvrant Tibère de son corps, soutint l’effort de la chute, et fut trouvé dans cette situation par les soldats qui vinrent au secours. Plus assuré que jamais de la fidélité de son favori, Tibère ne s’en fia qu’à lui du soin de l’empire. En partant pour la Campanie, il avait défendu par un édit qu’on vînt troubler son repos ; mais il voulut un asile plus solitaire, et il passa dans l’île de Caprée, où il fit construire douze maisons de plaisance, dans lesquelles il cachait son ennui, ses vices et ses plaisirs infâmes.

Il fut un moment rappelé par deux grands désastres publies, la chute de l’amphithéâtre de Fidènes, où périrent plus de vingt mille Romains, et l’incendie d’un quartier de Rome. Mais après avoir donné quelques ordres et quelques secours, il rentra dans son île, connue si Caprée fût devenue la capitale du monde romain. Il avait près de lui quelques sénateurs, l’astrologue Thrasylle, qu’il avait éprouvé pendant son séjour à Rhodes, et quelques lettrés ou beaux esprits grecs. Il protégeait particulièrement cette classe de sophistes, dont il aimait la langue et l’érudition frivole. On a conservé même une lettre de recommandation qu’il donnait à l’un de ses courtisans grecs qui retournait à Mitylène, dans sa patrie. Les termes de cette espèce de firman sont assez curieux. « Si quelqu’un ose faire tort à Potamon, fils de Lesbonax, qu’il ait à voir auparavant s’il est en état de me faire la guerre. »

Il n’en fut pas moins quelquefois très cruel pour ces pauvres sophistes, qu’il accablait habituellement de questions pédantesques et capricieuses sur la mythologie. L’un d’eux s’informant près des esclaves du prince quels livres il lisait le soir, afin de juger par là des questions du lendemain, Tibère offensé l’exila d’abord, et bientôt après le fit mourir. Il s’était toujours occupé de minuties grammaticales, s’excusant au sénat d’avoir employé le mot de monopolium, et proscrivant d’autres termes tirés du grec, pour ne faire usage que de termes bien latins ; mais dans son oisive retraite ce pédantisme augmenta. Tibère parut négliger même les affaires. Il laissa pendant plusieurs années des places vacantes, des provinces sans gouverneur. Mais c’était plutôt par défiance que par inertie ; car en même temps il écrivait assidûment au sénat, accueillait toutes les délations, et désignait toutes les victimes.

Du fond de ce repaire de débauche, la tyrannie pesait sur Rome, et de Rome sur l’univers. Le sénat continuait ses bassesses, comme sous les yeux du prince. Tout ce qui restait d’amis fidèles à la mémoire de Germanicus était poursuivi par les délateurs ; sa veuve et ses fils étaient entourés d’espions et de gardes. Cependant le sénat dressait des autels à la Clémence et à l’Amitié, et les entourait des images de Tibère et de Séjan. En même temps, il suppliait le prince et son favori de revenir à Rome ; et ce vœu pouvait être sincère, car il y avait quelque chose de plus terrible dans cette puissance qu’on ne voyait pas, et qui de loin ordonnait de mourir.

Mais Tibère ne voulut pas quitter son asile, même pour assister aux derniers moments de sa mère. Cette mort parut enlever une dernière protection aux Romains. Peu de temps après, Tibère accusa, dans une lettre au sénat, Agrippine et son fils. Cependant telle était la puissance du nom de Germanicus, que la bassesse des sénateurs hésita. Le peuple en foule, portant les images d’Agrippine et de son fils, entourait l’assemblée. On accusait Séjan ; on suppliait Tibère. Les séances du sénat étaient secrètes ; mais on répandit dans le public, sous le nom de quelques sénateurs, des discours que l’on supposait prononcés contre Séjan.

Du fond de son île, Tibère réprimanda le peuple par un édit, et se plaignit des sénateurs ; mais la perte de la famille de Germanicus parut quelque temps ajournée. C’est vers cette époque, dans la dix-huitième année de l’empire de Tibère, que se place le plus grand événement des annales humaines, le martyre du divin législateur. Quelques écrivains ecclésiastiques ont même avancé que Tibère fut attentif aux miracles qui s’accomplissaient dans la Judée. « Tibère, écrivait Tertullien dans le second siècle, fit rapport au sénat des choses qu’il avait apprises de Palestine sur la vérité de ce dieu nouveau, et il l’appuya de son suffrage. Le sénat, n’ayant pas vérifié le fait par lui-même, refusa. Tibère persista dans son opinion, en menaçant du supplice les accusateurs des chrétiens. »

À l’appui de cette anecdote, on cite une lettre de Pilate à Tibère, conservée par Hégésippe, et désignée par Eusèbe et Augustin. Mais9 cette lettre fort courte, dans laquelle Pilate cite l’autorité des Écritures et raconte les miracles et la divine mission de Jésus Christ, ne peut raisonnablement être admise comme le rapport du gouverneur romain à l’empereur. C’est la fiction naïve d’un chrétien qui n’a pas su même contenir sa foi, et modérer ses paroles, pour donner plus de vraisemblance au témoignage qu’il mettait sous le nom d’un étranger païen ou sceptique.

Ne croyons donc pas que le christianisme naissant ait été recommandé par Tibère ; ne plaçons pas sous de tels auspices une religion pure et sublime.

Au rapport de Suétone, Tibère souffrit quelquefois que des décisions contraires à son avis fussent prises par le sénat ; mais c’était en choses indifférentes ; et peut-on supposer une résistance du sénat, lorsque Tibère menaçait ? Est-il vraisemblable d’ailleurs que Tibère, ennemi de toute nouveauté, et sévère inquisiteur des cultes étrangers, eût favorisé, contre tous les préjugés romains, une croyance venue de la Judée et du peuple le plus méprisé de Rome ? Nous voyons, au contraire, dans Suétone, que Tibère réprima les cérémonies étrangères, les rites égyptiens et juifs, qu’il força les sectateurs de ces croyances à brûler les vêtements et tous les objets qui servaient à leur culte. Tacite nous dit également que l’on s’occupa, sous Tibère, d’expulser les superstitions égyptiennes et judaïques, qu’il fut fait un sénatus-consulte pour déporter en Sardaigne quatre mille hommes de familles affranchies, livrés à cette superstition, et que les autres furent condamnés à sortir de l’Italie, s’ils ne renonçaient pas, avant un terme fixé, à leurs rites profanes. Ces paroles, rapprochées d’une autre expression de Tacite, feraient plutôt supposer que, si le christianisme, à cette époque, était déjà parvenu jusqu’au centre de l’empire, il se cachait et fut frappé parmi la foule de ces malheureux fils d’esclaves que Tibère envoyait mourir en Sardaigne. En effet, ce n’est pas la religion juive en elle-même, mais les sectes dissidentes, les sociétés secrètes et nouvelles que cet empereur paraît avoir persécutées. Fidèle d’ailleurs à l’ancienne politique du sénat, il respecta les religions nationales dans les pays sujets ou dépendants de Rome ; et le culte judaïque sur son propre territoire ne fut pas excepté de cette tolérance. Jérusalem, sous le joug des Romains, restait encore la ville sainte, que ne devait profaner aucune image des dieux étrangers. Pilate, haï des Juifs pour son avarice et sa dureté, ordonna, pour les humilier, de placer à l’entrée de l’ancien palais d’Hérode douze boucliers dédiés à l’empereur. La profanation était légère ; car ces boucliers ne portaient aucune effigie des dieux, et n’étaient entourés d’aucun symbole d’idolâtrie.

Toutefois les principaux d’entre les Juifs réclamèrent avec chaleur contre cette nouveauté sacrilège : « L’empereur, disaient-ils, n’a pas besoin d’être honoré par le mépris des lois ; Tibère ne veut pas que l’on profane nos rites ; montrez son édit, sa lettre, ses ordres, ou permettez-nous d’invoquer l’empereur lui-même par une députation10. »

Alors, malgré le mécontentement de Pilate, ils adressèrent une supplique à l’empereur, pour se plaindre de l’insulte faite à leur religion. Tibère, irrité, écrivit une lettre de reproche à Pilate, en lui donnant l’ordre de retirer sur-le-champ les boucliers. Ils furent en effet transportés à Césarée, ville toute romaine, et placés dans un temple dédié à Auguste. On ne peut douter de ce fait, allégué dans le palais même des Césars, peu de temps après la mort de Tibère, par les députés juifs qui venaient supplier l’insensé Caligula de ne pas les forcer à recevoir sa statue dans leurs temples.

Parmi les crimes qui souillèrent les dernières années de Tibère, il n’en est pas de plus lâche et de plus hideux que la lente agonie infligée à deux des enfants de Germanicus. Le sénat fut encore le premier instrument de cette barbarie. Il déclara d’abord Agrippine et Néron coupables, sans désigner leur crime.

Agrippine fut reléguée dans une maison de campagne, près d’Herculanum, sous la garde d’un centurion féroce qui la frappait, et lui arracha même un œil par ces horribles outrages ; ensuite Tibère la fit conduire dans l’île de Pandataire, comme pour avilir cette vertueuse princesse par le même exil que Julie.

Le jeune Néron, relégué dans l’île de Ponce, y périt de faim, ou se donna la mort pour échapper aux tortures étalées devant lui. Velléius enveloppe ces horreurs de vagues expressions. « De quelle douleur, dit-il, ces trois dernières années n’ont-elles pas déchiré l’âme de l’empereur ! Quel tourment secret a dévoré son cœur par le chagrin, par l’indignation, par la honte que lui ont causés sa bru et son petit-fils ! » On voit que le lâche ne sait comment accuser de si nobles victimes.

Drusus, le second fils de Germanicus, restait près de Tibère, et avait, dit-on, applaudi par ambition à la perte de son frère ; mais il fut bientôt suspect, dénoncé devant le sénat et renfermé dans la prison du Capitole. Il paraît qu’alors Séjan, à son tour, fut l’objet des soupçons de Tibère. À travers les lacunes de l’histoire, il est difficile de juger s’il forma réellement une conspiration ; dans ce cas, elle eût été bien lente ; mais son immense pouvoir suffisait pour le rendre coupable, dès que Tibère commencerait à se défier de lui. Le vieux prince prépara de longue main la chute de son favori. Il le nomma consul avec lui. Le sénat ne vit rien de mieux que de proroger ce consulat pour cinq ans. Mais Tibère écrivit à son cher collègue qu’un décret semblable était contraire aux anciennes lois, et qu’il fallait se démettre du consulat. Séjan obéit, et le sénat le consola par des honneurs presque divins. Tibère se plaignit pour lui-même de ce culte profane que l’on prodiguait à des hommes. Il essayait, pour ainsi dire, d’ébranler le crédit de Séjan, puis il le raffermissait par des éloges publics : tantôt il annonçait dans ses lettres au sénat qu’il était accablé de vieillesse et près de mourir, tantôt qu’il allait se rendre à Rome. Il demandait au sénat la dignité d’augure et de pontife pour le jeune Caïus, dernier fils de Germanicus, et en même temps il faisait accorder le même honneur à Séjan et à son fils.

Dans cette sourde guerre qu’il faisait à son favori, Tibère s’appuyait sur un nouveau confident, Macron, officier du prétoire, aussi pervers que Séjan, et plus fidèle. Quelles furent les tentatives de Séjan ? quelles forces avait-il réunies ? quel coup devait-il porter ? L’histoire mutilée nous apprend peu de chose à cet égard. Ses projets ou ses mécontentements furent dénoncés par un des plus vils agents de son ancien pouvoir, Satrius, celui qui avait demandé au sénat le sang de Cremutius Cordus. Cet homme instruisit de tout Antonia, mère de Germanicus et belle-sœur de Tibère. Antonia fit avertir l’empereur par l’affranchi Pallas.

Le vieux tyran, réfugié derrière les rochers de son île, prépara tout pour la perte de Séjan. Macron se rend à Rome avec une lettre du prince au sénat, et des ordres secrets pour l’un des consuls et pour le préfet des cohortes urbaines. Il convient avec eux du rôle qu’ils vont jouer. Le sénat est convoqué dans le temple d’Apollon, pour entendre la dépêche de l’empereur, qui doit annoncer, dit-on, la nomination de Séjan au tribunat, c’est-à-dire un partage de l’inviolabilité impériale, et presque une désignation à l’empire. Séjan arrive plein de confiance au sénat. Macron lui répète que l’empereur a voulu le surprendre par cette faveur, et ne lui a pas écrit à lui-même, afin que son élévation lui fût annoncée dans le sénat et de la bouche des consuls. Puis il se retire, et emmène avec lui les cohortes prétoriennes, sous prétexte de leur distribuer dans leur camp, hors des murs de Rome, une gratification de l’empereur. Le poste qu’elles viennent de quitter près le sénat est aussitôt rempli par les cohortes urbaines et Lacon, leur général.

La séance est ouverte, et chaque sénateur, en passant auprès de Séjan, se hâte de le féliciter sur les nouveaux honneurs qu’il va recevoir, et de faire remarquer sa joie d’une chose si juste. Le consul déroule la lettre de l’empereur, et en commence la lecture. Tibère s’étendait en longs détails, en vagues digressions qui n’arrivaient pas au sujet attendu par tout le monde : enfin, le nom de Séjan se présente, avec un blâme, léger, il est vrai. L’empereur passait à autre chose ; puis il revenait à Séjan, pour le blâmer encore ; puis bientôt, il lui donnait quelques louanges, et s’écartait encore de ce sujet, pour le reprendre et le laisser avec une alternative de blâme ou d’approbation, jusqu’au moment où, sur la fin de cette longue lettre, les expressions deviennent plus amères, les reproches continus. À l’étonnement succède un sentiment nouveau. Les bancs les plus rapprochés de Séjan sont bientôt déserts. Le consul, qui poursuivait sa lecture, arrive enfin aux paroles décisives, à l’ordre d’arrêter Séjan comme un conspirateur ; et, se hâtant d’obéir : « Lève-toi, Séjan », dit-il. Frappé de ce coup inattendu, Séjan demeurait immobile, paraissant ne pas entendre l’ordre réitéré du consul. Il se lève enfin au milieu des injures et des cris du sénat, qui rampait tout à l’heure à ses pieds. Il est saisi par les licteurs, entraîné hors de la salle, et, sous la garde des cohortes urbaines, conduit dans la prison.

Tibère, qui avait calculé à dessein la longueur de sa lettre, pour donner à Macron le temps d’éloigner les cohortes prétoriennes dévouées à Séjan, n’avait pas moins soigneusement médité toutes les parties de son plan : si Séjan résistait, si quelques cohortes se déclaraient pour lui, Macron avait l’ordre de tirer de prison le jeune Drusus, pour le présenter aux Romains. Tibère avait fait approcher de son île la flotte de Misène, afin d’y monter au moindre péril, et de se réfugier en Orient. Il avait fait disposer sur la route de nombreux signaux pour être averti de l’événement ; et lui-même se tenait en observation sur la tour la plus élevée de son île.

Tant de précautions ne furent pas nécessaires. La joie du peuple, à la disgrâce de Séjan, éclate en mille transports. On brise, on renverse ses statues : l’idole est détruite. Le sénat, réuni de nouveau dans le temple de la Concorde, condamne Séjan à l’unanimité ; et le même jour il meurt étranglé dans sa prison.

Cette justice du tyran contre un de ses ministres ne fut que le commencement de cruautés nouvelles ; et Séjan lut fatal, après sa mort, comme pendant sa vie. Les enfants de Séjan furent d’abord condamnés ; on n’épargna pas même sa fille à peine sortie de l’enfance ; et, comme la loi défendait le supplice d’une vierge, elle fut violée par le bourreau avant d’être mise à mort. Cette infamie, renouvelée pour d’autres victimes, était commandée par Tibère.

La femme de Séjan, séparée de lui par un divorce, n’ayant pas survécu au supplice de ses enfants, révéla, dit-on, avant de mourir, un ancien crime de son mari, l’empoisonnement de Drusus. Tibère se vit à l’aise pour punir et faire couler le sang. On n’entendit plus parler que de la trahison et des complices de Séjan ; et, sous ce prétexte, une foule de victimes furent frappées. La bassesse devint crime d’État : on était coupable d’avoir connu, d’avoir salué le favori. Tibère se chargea lui-même d’une partie des poursuites, et fit torturer les prévenus sous ses yeux. Le sénat, complice tout entier d’un long dévouement à Séjan, se justifiait en se décimant par des délations et des supplices.

Tibère, comme pour surveiller le zèle des bourreaux, sortit alors de Caprée, s’avança jusqu’à Sorrente, et visita même ses jardins aux portes de la ville : mais il n’entra pas dans Rome, et bientôt se retira, comme un banni, dans les rochers de son île.

On a dit plus d’une fois, pour expliquer la longue patience des Romains, que la tyrannie des Césars pesait sur le sénat, que leurs cruautés, quelque grandes qu’on les suppose, tombaient sur un petit nombre d’hommes rapprochés du pouvoir par leur ambition et leurs intrigues ; que le reste des citoyens reposait en pleine sécurité, et qu’ainsi ces règnes odieux dans l’histoire ont pu n’être pas malheureux pour les peuples. Cette explication est mal fondée, même pour Tibère, le plus habile, et partant le plus modéré de ces despotes qui opprimèrent les Romains avec une férocité semblable à la démence. Sa tyrannie s’étendait dans toute l’Italie et dans les provinces : de riches citoyens de la Gaule, de l’Espagne et de la Grèce, étaient injustement condamnés, l’un parce qu’il avait des mines d’or que le prince confisquait à son profit, un autre parce qu’il était suspect, un autre parce qu’il déplaisait.

Non seulement les défiances, mais les infâmes passions de Tibère cherchaient des victimes dans tous les rangs et pénétraient dans les familles. La beauté, la jeunesse étaient enlevées par des satellites, pour être souillées par un monstre impur. La résistance ou les plaintes des parents étaient châtiées ; et, suivant l’expression de Tacite, on exerçait sur les Romains, comme sur des captifs, le rapt, la violence et tous les caprices du plus fort.

Du milieu de ces infamies inexprimables pour une plume moderne, Tibère ne relâchait pas son inquisition politique ; il se repaissait de cruautés, comme de débauches. Un monument authentique semblerait faire croire qu’une sorte de délire, un marasme de dégoût et d’horreur pour soi-même, se mêlait par intervalle à ses crimes et à ses vices. Une de ses lettres au sénat commençait par ces mots : « Que vous écrirai-je, pères conscrits ? ou comment vous écrirai-je ? ou que ne vous écrirai-je pas en ce temps ? Que les dieux et les déesses me tuent plus cruellement que je ne me sens chaque jour dépérir, si je le sais ! »

Mais il reprenait bientôt son activité malfaisante, attentif à recevoir les délations, dirigeant le sénat par ses lettres ironiques et impérieuses, suivant de loin toutes les délibérations de l’assemblée, blâmant l’un, excitant l’autre, s’occupant d’un détail relatif aux livres sibyllins, et d’une sédition pour la cherté de blés, s’offensant d’une proposition qui pouvait flatter les gardes prétoriennes, se moquant d’une flatterie qu’on lui adressait, confisquant les biens des condamnés, et créant une espèce de caisse publique, pour prêter de l’argent aux citoyens obérés.

Au milieu de ces soins, il poursuivait les complices de Séjan : les prisons en étaient remplies ; et Tibère, quelle que fût la docilité du sénat, lassé de tant de procès, les fit tous égorger. « Ce fut, dit Tacite11, une immense boucherie de tout sexe, de tout âge, gens illustres ou inconnus : ils gisaient çà et là, par cadavres isolés, ou par monceaux. Il n’était point permis aux parents ou amis d’en approcher, de leur donner des larmes, ou même de les regarder longtemps. Des gardes apostés à l’entour, attentifs à la douleur de chacun, veillaient sur ces corps putréfiés, jusqu’à ce qu’ils fussent traînés dans le Tibre, où tantôt flottant sur l’onde, tantôt rejetés au rivage, personne n’osait ni les réduire en cendres ni même les toucher. Toute communauté de sentiments humains était interrompue par la terreur ; et, plus la cruauté s’acharnait, plus la compassion était interdite. »

En poursuivant avec cette fureur le souvenir de Séjan, Tibère n’en fut pas moins cruel pour les anciennes victimes de son favori. Le jeune Drusus, prisonnier dès longtemps, exposé à mille outrages, mourut de faim, en dévorant la bourre de son matelas. Tibère publia lui-même ces affreux détails. Il fit lire dans le sénat le registre tenu par les gardes et les espions de Drusus. « Rien, dit Tacite, ne sembla plus atroce. Que l’aïeul de Drusus ait pu entendre, ait pu lire de pareils faits, qu’il les publiât lui-même, on le concevait à peine ; mais les lettres du centurion Actius et de l’affranchi Didyme indiquaient par leurs noms quels esclaves, lorsque Drusus sortait de sa chambre, l’avaient frappé, l’avaient fait reculer d’épouvante. Le centurion citait  de plus avec orgueil ses propres paroles, pleines d’outrages, et les expressions du mourant, qui d’abord, sous une apparence de délire, avait laissé échapper quelques paroles funestes contre Tibère, et bientôt, désespérant de la vie, avait prononcé des malédictions longues et méditées, souhaitant que celui qui, par le meurtre de sa bru, de son neveu, de son petit-fils, avait couvert de sang sa maison tout entière, satisfit par son propre supplice à la vengeance de ses aïeux et de ses descendants. Les sénateurs troublaient, en murmurant, cette lecture, connue par indignation de tels blasphèmes ; mais au fond des âmes pénétraient la crainte et l’étonnement que cet homme autrefois rusé, et qui couvrait ses crimes de ténèbres, en fût venu à cet excès d’impudence, d’abattre, pour ainsi dire, les murailles, et de montrer son petit-fils, sous le fouet d’un centurion, sous les coups des esclaves, implorant en vain les plus vils aliments, pour soutien d’une vie mourante. »

La mort d’Agrippine suivit celle de Drusus : cette illustre Romaine périt de faim dans sa prison. Tibère, selon le génie des plus vils tyrans, outragea par des calomnies la mémoire de sa victime. Il accusa d’impudicité cette femme renommée pour ses vertus, et supposa qu’elle s’était donné la mort par douleur de la perte de Gallus, consulaire récemment condamné. Il ajouta, comme une chose heureuse et mémorable, qu’elle avait péri à pareil jour que Séjan, deux années après lui ; et il se vanta qu’elle, n’avait été ni étranglée, ni exposée aux gémonies. Le sénat lui en rendit grâce, et décréta que tous les ans, le xv des calendes de novembre, jour de cette double mort, un don serait consacré à Jupiter. Tandis que Rome et le sénat étaient plongés dans cet avilissement de servitude, un souverain étranger, Artaban, roi des Parthes, écrivit à Tibère pour lui reprocher ses infamies, ses meurtres, ses parricides, sa vieillesse inutile et souillée.

Tibère n’avait nulle envie d’entreprendre une guerre lointaine contre les Parthes ; mais il fomenta des troubles dans leur empire. Il attira jusqu’à Rome des chefs barbares, qu’il excita contre Artaban ; il lui donna pour compétiteur Phraate, du sang des Arsacides, et depuis longtemps otage des Romains. Phraate étant mort, il suscita l’ambition d’un autre chef qui, fort d’un grand parti dans la nation, et secondé par les légions de Vitellius, gouverneur de la Syrie, parvint à chasser Artaban du trône, et le repoussa jusqu’aux déserts de l’Hyrcanie. Ainsi la vengeance de Tibère atteignait partout ; et du fond de son île, il destituait les rois barbares qui osaient lui dire la vérité, dans le silence de Rome. À Rome on acquérait le même droit en se donnant la mort.

Un consulaire, Fulcinius Trio, se tua, laissant un testament rempli de sarcasmes et d’insultes contre Tibère : celui-ci le fit lire dans le sénat, comme pour étaler sa propre infamie. Les supplices ou les suicides des accusés se multiplièrent, à mesure que le prince vieillissait. Ce qui peut étonner, c’est que le désespoir de tant d’hommes qui se donnaient la mort n’ait armé le bras d’aucun d’eux contre la vie de Tibère. Il avait cependant quitté son ile inaccessible, et il venait jusqu’aux portes de Rome exciter les cruautés serviles du sénat.

La dernière année de sa vie fut marquée par un désastre public, et par les efforts qu’il fit pour le réparer. Le feu ayant détruit un quartier de Rome, il secourut les citoyens par un don de cent mille sesterces. Le sénat lui vota de nouveaux honneurs ; mais déjà, comme pour expier le bien qu’il avait fait, Tibère demandait de nouveaux supplices. On peut s’étonner qu’au milieu de tant de barbaries, ses soupçons aient épargné Caïus, un fils de Germanicus, élevé près de lui, et menaçant de lui succéder. Une puissance plus forte que la volonté du vieillard protégea Caïus : c’était Macron, qui espérait perpétuer son pouvoir sous le jeune César, auquel il avait livré sa femme Ennia.

Caïus d’ailleurs, par sa bassesse, par sa profonde indifférence sur le sort cruel des siens, désarmait Tibère ; et lorsque ensuite les soupçons du prince se ranimèrent, il était tard pour frapper. Tibère avait un autre héritier plus près de lui, Gemellus, fils de Drusus, et à peine sorti de l’enfance. Un jour qu’il le tenait dans ses bras, il surprit un regard féroce que lui lançait Caïus : « Tu le tueras, dit-il à Caïus, et un autre te tuera. » Malgré cette prévoyance, rassuré par l’astrologue Thrasylle, qui lui promettait à lui-même plusieurs années de vie, Tibère ajourna la mort de Caïus. Peut-être craignait-il ensuite de n’être pas obéi : du moins, dans ses derniers jours, il reprochait à Macron, par une allusion assez intelligible, d’abandonner le soleil couchant, et de se tourner vers le levant.

Sa langueur augmentait ; il s’efforçait en vain de la cacher par la fermeté d’âme, et même par la débauche. Méprisant l’art trompeur des médecins, s’il fut cruel et soupçonneux, comme Louis XI, il n’eut pas ce pusillanime amour de la vie qui faisait ramper Louis XI devant son médecin. Il avait coutume de se moquer des hommes qui, passé l’âge de trente ans, avaient besoin des conseils d’un autre pour connaître les choses utiles ou contraires à leur tempérament. Un médecin grec nommé Chariclès, admis près de lui, ne découvrit, dit-on, que par adresse le danger prochain de Tibère. Au moment où il prenait congé du prince, qui séjournait alors près de Misène, dans une maison de campagne qu’avait possédée Lucullus, en serrant sa main pour la baiser, il lui tâta le pouls. Tibère le devina, et, peut-être pour mieux cacher le dépit qu’il en avait, il retint Chariclès et prolongea le repas. Ensuite, selon sa coutume, il se tint debout dans la salle, un licteur à ses côtés, recevant le salut de chaque convive, qu’il appelait par son nom.

Averti cependant par sa faiblesse, et mécontent d’apprendre que le sénat avait renvoyé quelques accusés, même sans les entendre, il voulait retourner dans son île, afin d’être cruel en sûreté ; il fut retenu, par le mauvais temps et par la violence du mal, dans la maison de Lucullus.

Macron, sur les avis de Chariclès, attendait l’événement, et avait tout préparé pour faire régner Caïus. Le vieux tyran tomba dans une défaillance que l’on prit pour la mort ; déjà Caïus sortait avec un grand appareil pour se montrer au peuple ; tout à coup Tibère se ranime, appelle ses esclaves, et demande quelque nourriture. La terreur saisit toute sa cour : Caïus, précipité de son espérance, reste immobile, n’envisageant plus que sa dernière heure.

Macron, sans se troubler, fait étouffer le vieil empereur sous des amas de couvertures, et ordonne que tout le monde se retire. Selon d’autres récits, la mort de Tibère fut naturelle ; et, au moment où, après avoir inutilement appelé ses esclaves, il faisait effort pour se lever, il expira le 16 mars de l’an 37 de notre ère, dans la soixante-dix-huitième année de son âge.

À Rome, cette nouvelle excita de tels transports de joie, que l’on courait en foule, les uns disant qu’il fallait le jeter dans le Tibre, les autres suppliant la Terre et les dieux Mânes de ne donner asile à son ombre que parmi les impies ; d’autres demandaient le croc et les gémonies pour son cadavre. Toutefois on n’osa pas suspendre l’exécution de quelques condamnés. Leurs gardes, pour ne rien faire contre l’ordre établi, les étranglèrent dans la prison ; horrible exactitude des bourreaux, qui, dans notre révolution, s’est reproduite à la mort du plus vil des tyrans démagogues.

Le corps de Tibère fut apporté à Rome par des soldats, et brûlé publiquement. Son testament, écrit deux ans avant sa mort, se trouva en double copie, l’une de sa main, et l’autre de celle d’un affranchi. Il y avait fait apposer le sceau même de ses derniers esclaves. Il instituait ses petits-fils Caïus et Gemellus ses héritiers pour moitié, en les substituant l’un à l’autre. Il faisait aussi des legs aux vestales, à tous les soldats, à chaque citoyen, et aux magistrats de chaque quartier. Il laissa un trésor de plus de cinq cents millions qui furent promptement dissipés par l’insensé Caligula. Tibère avait régné vingt-trois ans.

Tacite résume ainsi son caractère et son règne : « Une vie et une réputation honorable tant qu’il fut homme privé ou qu’il commanda sous Auguste ; du secret et de la ruse pour contrefaire des vertus, tant que Germanicus et Drusus vivaient encore. Mêlé de bien et de mal jusqu’à la mort de sa mère ; détestable par sa cruauté, mais caché dans ses débauches, tant qu’il aima Séjan ou qu’il en eut peur ; enfin il se précipita tout ensemble dans les crimes et dans les infamies, depuis que, libre de honte et de crainte, il n’agissait plus que par son propre génie. » Tibère avait écrit, sur sa vie, des Mémoires fort abrégés, et pleins de la même hypocrisie que ses discours. Il y disait que la haine de Séjan pour les fils de Germanicus avait été la seule cause de la perte de ce favori. Domitien n’avait pas d’autre lecture que les Mémoires et les actes de Tibère.

Notice sur Plutarque12 §

Les écrits de Plutarque, dit Montaigne, à les bien savourer, nous le découvrent assez ; et je pense le connoître jusque dans l’âme ; si voudrois-je que nous eussions quelques mémoires de sa vie.

Ne serait-on pas curieux, en effet, d’étudier la vie de ce grand peintre des hommes, et satisfait de pouvoir distinguer sûrement dans ses ouvrages ce qu’il reçut de l’expérience, et ce qu’il apprit par la réflexion ? Montaigne eût voulu savoir sur Plutarque, ce que Plutarque lui-même nous apprend sur tant de grands hommes, ces petits détails, ces traits de mœurs qui font revivre la nature humaine dans l’histoire. Si cette description minutieuse plaît singulièrement par le contraste, lorsqu’il s’agit des grands acteurs de la scène du monde, elle fait tout l’intérêt des conditions obscures, ou qui n’ont eu que le paisible éclat des lettres et de la philosophie.

Les temps où a vécu Plutarque donneraient plus de prix encore à cette connaissance de sa vie privée. Comment, sous le double joug de la conquête et du despotisme, dans la Grèce esclave de cette Rome qui devenait elle-même la vile esclave des Domitien, s’est formée cette âme libre et fière qui comprenait si bien les vertus des républiques ? La philosophie de Plutarque n’offre pas moins de problèmes à l’esprit. Elle fut témoin de la décadence du polythéisme ; elle fut contemporaine des premiers efforts d’une religion sainte qui, prêchée d’abord par des Juifs et des Grecs, semblait, au milieu de sa nouveauté sublime, résumer les plus belles spéculations de la philosophie, emprunter au platonisme quelque chose de ses dogmes, au stoïcisme ses rigides abstinences, à quelques républiques anciennes leur communauté de biens, et leur fraternelle démocratie.

Plutarque, l’un des écrivains de l’antiquité le plus connu, le plus cité, et, pour ainsi dire, le plus populaire, naquit en Béotie, dans la petite ville de Chéronée, qu’il ne faut pas confondre avec cette autre Chéronée, trop fameuse par la victoire de Philippe et l’asservissement de la Grèce.

On ignore l’année précise de la naissance de Plutarque ; mais il nous apprend lui-même qu’il suivait à Delphes les leçons d’Ammonius au temps du voyage de Néron dans la Grèce ; ce qui se rapporte à l’an 66 de notre ère. Ainsi l’on peut conjecturer qu’il naquit dans les dernières années de l’empire de Claude, vers le milieu du premier siècle. Plutarque sortait d’une famille honorable, où le goût de l’étude et des lettres était héréditaire. Dans son enfance il vit à la fois son père, son aïeul et son bisaïeul ; et il fut élevé sous cette influence des vieilles mœurs, et dans cette douce société de famille, qui sans doute contribua pour quelque chose au caractère de droiture et de bonté que l’on aime dans ses écrits.

Il avait conservé souvenir de son bisaïeul Nicarchos, et des vives peintures que ce bon vieillard lui avait souvent faites des malheurs de sa patrie, lorsque le triumvir Antoine, dans sa lutte contre Octave, ayant amené la guerre sur les mers de la Grèce, épuisa de contributions tous les pays voisins, et força les habitants de Chéronée d’apporter sur leurs épaules, jusqu’au rivage, des blés pour sa flotte. Il rappelle avec complaisance son grand-père Lamprias, dont il admirait l’éloquence, la brillante imagination et la gaieté, le verre à la main, dans un petit cercle de vieux amis. Il rapporte même un mot que Lamprias aimait à dire et à justifier par le fait : « C’est que la vapeur du vin opère sur l’esprit, comme le feu sur l’encens, dont il détache et fait évaporer la partie la plus subtile et la plus exquise. »

Quant à son père, Plutarque le vante beaucoup pour la vertu, la modestie, la connaissance des choses sacrées, l’étude de la philosophie et des poètes ; et il cite avec respect plus d’un bon conseil qu’il avait reçu de lui dans sa jeunesse. Plutarque eut aussi deux frères qu’il aima tendrement, Lamprias et Tinon. Dans l’école d’Ammonius, qu’il suivit fort jeune, et où il se lia d’amitié avec un descendant de Thémistocle, il apprit les mathématiques et la philosophie. Sans doute il avait également étudié, sous des maîtres habiles, toutes les parties des belles-lettres. Ses ouvrages montrent assez que la lecture des poètes avait rempli sa mémoire.

Il paraît que, fort jeune encore, il fut employé par ses concitoyens à quelques négociations avec des villes voisines. Le même motif le conduisit à Rome, où tous les Grecs doués de quelque industrie et de quelque talent venaient régulièrement, depuis plus d’un siècle, chercher la réputation et la fortune, en s’attachant à quelques hommes puissants, ou en donnant des leçons publiques de philosophie et d’éloquence. Plutarque, on ne peut en douter, ne négligea pas ce dernier moyen d’acquérir de la célébrité. Il avoue lui-même que, pendant ses voyages en Italie, il ne put trouver le temps d’apprendre assez à fond la langue latine, à cause des affaires publiques dont il était chargé, et des conférences qu’il avait sur les matières philosophiques avec les hommes instruits qui venaient le consulter et l’entendre. Il parlait, professait dans sa propre langue, suivant le privilège qu’avaient conservé les Grecs d’imposer leur idiome à leurs vainqueurs, et d’en faire la langue naturelle de la philosophie et des lettres.

Ces leçons publiques, ces déclamations furent évidemment la première origine, la première occasion des nombreux traités moraux de Plutarque. Le philosophe de Chéronée exerça dans Rome cette profession de sophiste dont le nom est devenu presque injurieux, et dont l’existence seule semble indiquer une décadence littéraire, mais qui fut plus d’une fois illustrée dans Rome par de grands talents et par la persécution. On sait que, sous les mauvais empereurs, dans l’esclavage public, la philosophie était le seul asile où se réfugiait la liberté bannie du forum et du sénat. La philosophie avait servi jadis à perdre la république ; elle n’était alors qu’un vain scepticisme, dont abusaient les ambitieux et les corrupteurs. Par une vocation meilleure, elle devint plus tard une espèce de religion qu’embrassaient les âmes fortes. Il fallait le secours d’une sagesse qui apprît à mourir : on invoqua le stoïcisme.

Plutarque, le plus constant et le plus dédaigneux ennemi des doctrines épicuriennes ; Plutarque, l’admirateur de Platon et son disciple dans la croyance de l’immortalité de l’âme, de la justice divine et du bien moral, enseignait des vérités moins pures que le christianisme, mais qui convenaient au besoin le plus pressant des âmes élevées. Il nous apprend lui-même quels illustres Romains assistaient à ses leçons. « Un jour, dit-il, que je déclamais à Rome, Arulenus Rusticus, celui que Domitien fit mourir pour l’envie qu’il portait à sa gloire, était présent et m’écoutait. Au milieu de la leçon, il entra un soldat, qui lui remit une lettre de l’empereur. Il se fit un silence ; et moi-même je m’arrêtai, pour lui donner le temps de la lire ; mais il ne le voulut pas, et n’ouvrit point la lettre avant que j’eusse achevé mon discours, et que l’auditoire se fût séparé. » Cet Arulenus est celui que Tacite a tant loué, celui que Pline le Jeune nomme souvent, avec une religieuse admiration, l’ami de Thraséas et d’Helvidius, et digne de mourir comme ces deux grands hommes.

On ne sait si Plutarque prolongea son séjour en Italie, jusqu’à l’époque où Domitien bannit, par un décret, tous les philosophes. Les savants ont pensé qu’il alla plusieurs fois à Rome, mais qu’aucun de ces voyages n’eut lieu depuis le règne de cet empereur. Ce qui paraît assuré, c’est que Plutarque revint, jeune encore, se fixer dans sa patrie, et qu’il y resta dès lors sans interruption, par une sorte de patriotisme, et pour faire jouir ses concitoyens de l’estime et de la faveur qui pouvaient s’attacher à son nom. Il s’était marié, et avait choisi sa femme dans une des plus anciennes familles de Chéronée : elle s’appelait Timoxène. Il parle de sa famille avec cette effusion de tendresse qu’une âme douce et pure ajoute encore à la force du sentiment paternel. Deux de ses enfants et sa fille moururent presque au berceau.

Plutarque en a éternisé le souvenir dans une lettre de consolation qu’il écrivit à sa femme, et où respirent cette vérité et cette simplicité de douleur qui sied si bien aux esprits les plus élevés ; il trace un portrait des vertus d’une épouse et d’une mère, en y mêlant cette teinte de mœurs antiques et ces allusions poétiques qui donnent un si grand attrait à la lecture de ses écrits.

Plutarque, qui a composé un traité sur l’amour conjugal, et qui seul des anciens nous a transmis l’admirable histoire d’Éponine et de Sabinus, paraît avoir connu, dans toute sa pureté, le bonheur de cet amour dont il a célébré les devoirs et l’héroïsme.

On trouve, à ce sujet, dans ses ouvrages une anecdote charmante, et qui semble bien plus digne de l’ancien âge d’or de la Grèce que du siècle de fer de Domitien. Plutarque, peu de temps après son mariage, eut quelques démêlés avec les parents de sa femme, gens difficiles, ou intéressés peut-être, ce que nous nous gardons bien de juger. La jeune femme, inquiète de ces petits débats, et craignant la plus légère atteinte à la douce union où elle vivait avec son mari, le pressa de venir sur le mont Hélicon, faire un sacrifice à l’amour, qui, dans la gracieuse théologie de l’antiquité, n’était pas seulement, comme on le croit d’ordinaire, le dieu des amants et le gardien des serments passagers, mais qui étendait son pouvoir à tous les liens de famille, à tous les sentiments affectueux, et était même chargé de maintenir dans le monde physique la concorde et l’harmonie.

Plutarque consentit à ce pieux voyage, et accompagna sa femme, avec quelques-uns de ses amis. Ils sacrifièrent sur l’autel du dieu, et revinrent avec cette douce paix du cœur que le voyage seul était bien fait pour inspirer. De tels récits s’accordent peu avec une anecdote que raconte Aulu-Gelle.

Plutarque, selon ce récit, faisait battre de verges un esclave coupable de quelque faute. L’esclave, au milieu de ses gémissements, s’avisa de reprochera à son maître que cette violence prouvait eu lui peu de philosophie, et de lui objecter un beau traité contre la colère, qu’il avait composé, et dont il se souvenait si mal.

« Comment, malheureux ! lui dit Plutarque d’un ton calme, me crois-tu en colère, parce que je te fais punir ? Mon visage est-il enflammé ? M’échappe-t-il aucun mot dont je doive rougir ? Ce sont là les signes de cette colère que j’ai interdite au sage. » En même temps le philosophe, se tournant vers l’exécuteur du châtiment, lui dit, suivant le récit d’Aulu-Gelle : « Mon ami, pendant que cet homme et moi nous discutons, continue toujours ton office. » Il y aurait dans ce bon mot plus d’esprit que d’humanité.

Plutarque semble nous apprendre lui-même qu’il n’avait ni tant de patience ni tant de rigueur. « Je m’étais, dit-il, emporté plusieurs fois contre mes esclaves ; mais à la fin je me suis aperçu qu’il valait mieux les rendre pires par mon indulgence que de me gâter moi-même par la colère, en voulant les corriger. »

Nous préférons croire à cet aveu, et il s’accorde davantage avec le caractère universel de bienveillance, avec cette espèce de tendresse d’âme que Plutarque montre dans ses écrits, et qu’il étend jusqu’aux animaux. Celui qui disait de lui-même, qu’il n’aurait voulu pour rien au monde vendre un bœuf vieilli à son service, pouvait-il plaisanter sur le supplice d’un esclave ?

Plutarque, pendant le long séjour qu’il fit dans sa patrie, fut sans cesse occupé d’elle. Jaloux avec passion de l’ombre de liberté qui restait à ses concitoyens, sous l’abri de la conquête romaine, il les invitait à terminer leurs affaires et leurs procès par la juridiction de leurs propres magistrats, sans jamais recourir à la liante justice du proconsul ou du préteur. Pour leur donner l’exemple, il remplit lui-même avec zèle, dans Chéronée, toutes les fonctions, toutes les charges publiques de ce petit gouvernement municipal que Rome laissait aux vaincus. Non seulement il fut archonte, ce qui était la première dignité de la ville ; mais il exerça longtemps avec exactitude et avec joie un office inférieur, une certaine inspection de travaux publics, qui lui donnait le soin, nous dit-il, de mesurer de la tuile, et d’inscrire sur un registre les quantités de pierres qu’on lui présentait. Tout cela se rapporte fort peu à la supposition d’un auteur ancien, que Plutarque fut honoré du consulat, sous Trajan. Ce conte de Suidas est assez démenti par le silence de l’histoire et par les usages des Romains.

Une autre tradition plus récente, qui fait Plutarque précepteur de Trajan, ne semble pas mieux fondée ; il a seulement dédié un ouvrage à ce prince. Mais un emploi que Plutarque paraît avoir rempli pendant longues années, c’est la prêtrise d’Apollon Pythien. « Tu sais, dit-il dans un de ses traités, qu’il y a déjà plusieurs pythiades que j’exerce le sacerdoce d’Apollon. Toutefois ô je pense que tu ne voudrais pas me dire : Plutarque, tu as assez sacrifié ; tu as conduit assez de processions, assez mené les danses autour de l’autel ; maintenant que tu es vieux, il est temps de quitter la couronne que tu as sur la tête, et d’abandonner l’oracle, à cause de ton âge avancé. » Plutarque s’était aussi fait initier, avec sa femme, à la confrérie de Bacchus, mystique réunion où l’on enseignait le dogme de l’immortalité de l’âme et celui des peines et des récompenses avenir.

L’époque de la mort de Plutarque n’est pas exactement connue ; mais probablement il vécut et philosopha jusqu’à la vieillesse, comme l’indiquent et le caractère de quelques-uns de ses écrits, et plusieurs anecdotes qu’il y raconte.

On aime à se le représenter, plein de jours et d’expérience, au milieu de ses concitoyens émus, racontant les traditions de l’ancienne Grèce et les exploits des héros avec ces paroles abondantes et cette gravité douce que nous admirons dans ses écrits.

Les ouvrages de Plutarque, par leur étendue autant que par la variété des objets qu’ils embrassent, présentent le plus vaste répertoire de faits, de souvenirs et d’idées que nous ait transmis l’antiquité. Produits dans des jours de décadence littéraire, ils sont cependant remarquables par le style et l’éloquence. On y sent renaître par intervalle le beau génie de la Grèce antique. On l’y sent à toutes ses époques, avec tous ses caractères de naïveté, d’élégance et de force, car l’imagination de Plutarque est contemporaine de tout ce qu’il raconte.

Ce n’est pas que tous les écrits de Plutarque nous paraissent avoir la même valeur, et, pour ainsi dire, renfermer la même substance. Quelques-uns de ses traités de morale sont d’un intérêt médiocre, d’une philosophie commune, et même un peu déclamatoire. C’est l’influence, ou de la première jeunesse, ou de cette profession de sophiste, qui devait perpétuer, jusque dans un âge plus avancé, les défauts de la jeunesse. Mais si l’on se reporte au temps où écrivait Plutarque, on concevra qu’il lui a fallu une force admirable de bon sens pour n’avoir pas cédé plus souvent au faux goût si universel dans son siècle, et pour s’être rendu surtout remarquable par le naturel et la vérité. Sans doute le fond des meilleurs traités de Plutarque est emprunté à tous les philosophes de la Grèce, dont il n’est, pour ainsi dire, que l’abréviateur. Mais la forme lui appartient. Les doctrines qu’il expose ont reçu l’empreinte de son âme, et ses compilations mêmes ont un cachet d’originalité.

La morale de ces traités, sans être haute et roide comme celle des stoïciens, ni purement spéculative et enthousiaste comme celle de Platon, est généralement pure, courageuse et praticable. Sans cesse appuyée par les faits, presque toujours embellie par des images heureuses, de vives allégories, elle parle au cœur et à la raison. Quelques-unes même de ces petites dissertations de Plutarque sont des chefs-d’œuvre, où l’on trouverait le germe de gros livres. Le traité sur l’éducation a fourni à l’éloquent Rousseau les vues les plus solides et quelques-unes des belles inspirations de son Émile.

Nulle part le nom de chrétien n’est prononcé dans ces œuvres morales, où Plutarque a parlé de tant de choses. Cependant, à cette époque, une province voisine de la Grèce, le Pont, était, au rapport de Pline, remplie d’une foule de chrétiens. Le christianisme avait depuis longtemps pénétré dans Athènes et dans les cantons même les plus sauvages de la Grèce.

À Rome il avait excité cette terrible persécution que Tacite a constatée avec une sorte d’indifférence, dont le témoignage n’est que plus expressif. Pendant le séjour même de Plutarque en Italie, la cruauté de Domitien13, si acharnée contre les philosophes, fit périr quelques disciples secrets du culte nouveau ; car toute conviction forte, toute croyance capable d’enthousiasme inquiète également la tyrannie. Enfin le philosophe Ammonius, dont Plutarque reçut les leçons dans sa jeunesse, né dans Alexandrie, l’un des foyers du christianisme, avait adopté, ou du moins connaissait la foi nouvelle.

On peut donc s’étonner que Plutarque, si attentif aux mœurs et aux opinions des hommes, n’ait rien dit du culte dont Lucien, quelques années plus tard, parlait avec cette violente amertume où respire la jalousie des sophistes détrônés par un nouveau pouvoir.

Plutarque a-t-il ignoré le spectacle extraordinaire placé si près de lui ? On a cru voir dans le moraliste Sénèque une allusion détaillée aux tortures que subissaient les premiers chrétiens. Plutarque, écrivant trente ans plus tard, n’avait-il rien observé de semblable ? La réponse que nous cherchons se trouvera dans la vie même du philosophe de Chéronée. Nous avons vu qu’il appartenait tout à fait par les mœurs et par les études à la vieille Grèce, aux mœurs antiques : son père était un païen religieux, instruit des choses divines. Il fut toujours occupé lui-même des poètes, des philosophes, des grands hommes de la Grèce polythéiste. Il remplissait avec soin les fonctions de la prêtrise. Il n’avait pas voyagé dans la Grèce asiatique et dans la Syrie. Il se tenait paisiblement dans les montagnes de la Béotie, où le culte du pays était conservé par la simplicité même des mœurs. Il ne faut donc pas s’étonner qu’il se soit peu enquis d’une religion nouvelle, qui cachait encore avec soin ses dogmes et ses livres sacrés ; il paraît même n’avoir eu que des notions fort superficielles sur les Juifs ; il n’en parle que pour se moquer de leur exactitude à garder le repos du sabbat, et pour raconter sur leur culte une fable populaire, également recueillie par Tacite. Homme des siècles passés par son génie et par ses mœurs, naïf observateur des anciennes coutumes, Plutarque a dû par cela même rester indifférent à cette grande nouveauté religieuse qui se répandait sourdement dans l’univers, et que les Tacite et les Pline, du haut de leur fierté romaine, ont jugée avec un dédain si frivole et si cruel.

Les ouvrages philosophiques de Plutarque sont sans doute le plus vaste et le plus amusant répertoire de la sagesse antique ; mais les vies de ses grands hommes ont un mérite de plus : elles peignent la nature humaine avec une admirable naïveté. Là, cependant, nous trouvons encore, dans la conception générale de ses plans, quelques traces des habitudes de fausse éloquence, empruntée aux écoles sophistiques de la Grèce et de Rome.

Plutarque intitule son grand ouvrage les Vies Parallèles ; et dans ce cadre, l’histoire abrégée de chaque grand homme de la Grèce a pour suite et pour pendant la vie d’un grand homme romain, laquelle est terminée par une comparaison, où les deux héros sont rapprochés trait pour trait, et pesés dans la même balance. Cette manie ne semble-t-elle pas rappeler d’abord les thèses un peu factices des écoles, et les jeux d’esprit de l’éloquence ?

L’histoire peut-elle en effet offrir toujours à point nommé ces rapports, ces symétries, que le talent oratoire saisit quelquefois entre deux destinées, deux caractères célèbres ? L’exactitude ne doit-elle pas souvent manquer à ces rapprochements essayés sur une longue série de grands hommes ? Et l’écrivain ne sera-t-il pas conduit à fausser les traits, pour créer des ressemblances, et à subtiliser, pour expliquer les différences ? Enfin, un peu de monotonie ne s’attache-t-il pas à cette méthode, qui établit, dans l’histoire de deux peuples, des correspondances si régulières, et emboîte les grands hommes de deux pays dans ces étroits compartiments ? Peut-être, pour justifier ce système de composition adopté par Plutarque, faut-il se souvenir qu’il était Grec, et que, dans l’esclavage de son pays, il trouvait une sorte de consolation à balancer la gloire des vainqueurs, en opposant à chacun de leurs grands hommes un héros qui fût né dans la Grèce.

L’érudition fait à Plutarque historien beaucoup d’autres reproches ; on l’a souvent accusé, et même convaincu de graves inexactitudes, d’oublis, d’erreurs dans les faits, dans les noms, dans les dates, de contradictions avec lui-même. On a découvert chez lui des fautes qui, dans les scrupules de notre exacte critique, compromettraient la renommée d’un historien, mais qui n’ôtent rien à son génie.

Plutarque, qui a tant écrit sur Rome, savait, de son propre aveu, fort imparfaitement la langue latine. On conçoit d’ailleurs combien, dans l’antiquité, toute investigation historique était lente, difficile, incertaine. Aidée par l’imprimerie, la patience moderne, en rapprochant les textes, les monuments, a pu rectifier les erreurs des anciens eux-mêmes ; mais qu’importe que Plutarque ait écrit que Tullie, fille de Cicéron, n’avait eu que deux maris, et qu’il ait oublié Crassipes ? Qu’importe qu’il se soit trompé sur un nom de peuple ou de ville, ou même qu’il ait altéré le sens d’un passage de Tite Live ? Ces petites découvertes de l’érudition laissent aux récits de l’historien tout leur charme et tout leur prix. On peut s’étonner davantage qu’il se contredise quelquefois lui-même ; et que, dans deux vies, il raconte le même fait avec d’autres noms ou d’autres circonstances. Tout cela, sans doute, indique une composition plus oratoire que critique, plus attentive aux peintures et aux leçons de mœurs qu’à la précision des détails : c’est en général la manière des anciens.

Au reste, malgré ces défauts, il n’en faut pas moins reconnaître que, même pour la connaissance des faits, les Vies de Plutarque sont un des monuments les plus instructifs et les plus précieux que l’érudition ait pu recueillir, dans l’état incomplet où nous est parvenue la littérature antique. Une foule de faits, et les noms même de beaucoup d’écrivains, ne nous sont connus que par Plutarque. Indépendamment des grands hommes de l’histoire de la Grèce, qu’il a écrite avec des notions plus certaines et plus étendues, flans les vies mêmes des personnages romains, il a jeté grand nombre d’anecdotes qui ne sont point ailleurs. Il a rappelé des passages de Tite Live que le temps nous a ravis ; et il cite une foule d’écrits latins qu’il avait lus et dont il a seul révélé quelque chose à notre curiosité : par exemple les harangues de Tibérius Gracchus, les lettres de Cornélie à ses deux fils, les mémoires de Sylla, les mémoires d’Auguste, etc.

La critique savante qui a relevé les inexactitudes de Plutarque, a voulu quelquefois lui ôter aussi le mérite de ses éloquents récits. On a supposé qu’il était plutôt un adroit compilateur qu’un grand peintre, et qu’il avait copié ses plus beaux passages dans d’autres historiens. Le reproche paraît peu vraisemblable. Dans les occasions où Plutarque pouvait suivre Thucydide, Diodore, Polybe, ou traduire Tite Live et Salluste, nous le voyons toujours donner aux faits l’empreinte qui lui est propre, et raconter à sa manière. Dans la vie de Nicias même, il regrette l’obligation désavantageuse où il se trouve de lutter contre Thucydide, et de recommencer les tableaux tracés par un si grand maître. Laissons donc à Plutarque la gloire d’une originalité si bien marquée par la forme même de ses récits, par le mélange d’élévation et de bonhomie qui en fait le caractère, et qui décèle l’influence de ses études oratoires et la simplicité de ses mœurs privées.

On a souvent célébré, défini, analysé, le charme prodigieux de Plutarque, dans ses Vies des hommes illustres.

« C’est le Montaigne des Grecs, a dit Thomas ; mais il n’a point comme lui cette manière pittoresque et hardie de peindre ses idées, et cette imagination de style que peu de poètes même ont eue comme Montaigne. »

Cette restriction est-elle juste ? Plutarque, dont la hardiesse disparaît quelquefois dans l’heureuse et naïve diffusion d’Amyot, n’a-t-il pas au contraire au plus haut degré l’expression pittoresque et l’imagination de style ?

Quels plus grands tableaux, quelles peintures plus animées que l’image de Coriolan au foyer d’Attilius, que les adieux de Brutus et de Porcie, que le triomphe de Paul Émile, que la navigation de Cléopâtre sur le Cydnus, que le spectacle si vivement décrit de cette même Cléopâtre, penchée sur la fenêtre de la tour inaccessible où elle s’est réfugiée, et s’efforçant de hisser et d’attirer vers elle Antoine vaincu et blessé, qu’elle attend pour mourir ! Combien d’autres descriptions d’une admirable énergie ! Et à côté de ces brillantes images, quelle naïveté de détails vrais, intimes, qui prennent l’homme sur le fait, et le peignent dans toute sa profondeur, en le montrant avec toutes ses petitesses !

Peut-être ce dernier mérite, universellement reconnu dans Plutarque, a-t-il fait oublier en lui l’éclat du style et le génie pittoresque ; mais c’est ce double caractère d’éloquence et de vérité qui l’a rendu si puissant sur toutes les imaginations vives. En faut-il un autre exemple que Shakspeare, dont le génie fier et libre n’a jamais été mieux inspiré que par Plutarque, et qui lui doit les scènes les plus sublimes et les plus naturelles de son Coriolan et de son Jules César ? Montaigne, Montesquieu, Rousseau, sont encore trois grands génies sur lesquels on retrouve l’empreinte de Plutarque, et qui ont été frappés et colorés par sa lumière. Cette immortelle vivacité du style de Plutarque, s’unissant à l’heureux choix des plus grands sujets qui puissent occuper l’imagination et la pensée, explique assez le prodigieux intérêt de ses ouvrages historiques. Il a peint l’homme, et il a dignement retracé les plus grands caractères et les plus belles actions de l’espèce humaine. L’attrait de cette lecture ne passera jamais ; elle répond à tous les âges, à toutes les situations de la vie ; elle charme le jeune homme et le vieillard ; elle plaît à l’enthousiasme et au bon sens.

De la corruption des lettres romaines sous l’Empire14 §

Un écrivain du siècle de Tibère a fait d’ingénieuses réflexions sur ce hasard uniforme qui réunit et concentre, dans un intervalle d’assez courte durée, presque tous les génies dont s’honore une nation. Comparant son époque à celle qui avait précédé, et qu’il fait remonter jusqu’à Térence, il se demande pourquoi l’heureuse abondance de ce premier temps est suivie d’une longue stérilité. Il essaie d’en indiquer les causes :

« L’émulation15, dit-il, nourrit les talents ; et tantôt la rivalité, tantôt l’admiration excite à imiter. Ce que l’on poursuit avec ardeur, on le conduit bientôt à la perfection : c’est un point où l’on peut difficilement s’arrêter ; et, par un effet naturel, ce qui n’avance plus rétrograde.

« D’abord nous sommes enflammés d’ardeur pour atteindre ceux que nous croyons les premiers ; mais quand nous ne pouvons plus nous promettre de les dépasser, ou de les égaler, le zèle languit avec l’espérance ; et ce qu’il ne peut atteindre, il cesse de le poursuivre. Laissant la place qui semble prise par d’autres, et négligeant les sujets où nous ne pouvons exceller, nous voulons en découvrir où nous puissions faire effort. Il arrive que cette fréquente mobilité est le plus grand obstacle à la perfection d’un ouvrage. »

Ainsi c’était seulement de la forme du travail, et de l’ambition plus ou moins sage de l’écrivain, que Velléius faisait sortir les causes de la décadence des lettres. Il n’osait pas en indiquer une bien autrement funeste, qu’il nommait par son silence, et qu’il devait sentir en lui-même, quand il flattait Tibère.

Le maintien et le progrès du despotisme, l’abaissement des esprits par l’esclavage, telle est en effet la cause la plus active qui, chez tous les peuples civilisés, a toujours restreint l’essor du génie ou précipité sa décadence. Tous les raisonnements fondés sur la difficulté d’atteindre un premier modèle, sur le besoin et le danger de chercher la nouveauté, n’expliquent pas le problème que se proposait Velléius ; car les applications de la pensée sont infinies : et, si elle est libre de porter partout ses regards, l’homme de génie découvrira toujours la carrière où il doit s’élancer. Que l’on y regarde bien, jamais chez une nation qui a joui de la liberté, les lettres ne se sont abaissées qu’avec cette liberté même.

L’empire d’Auguste fut une grande époque de splendeur dans les arts, parce qu’il hérita d’une foule de génies nés sous la république, et qu’il leur donna plutôt le repos que la servitude. Comparé en effet aux récentes fureurs de la proscription et aux tyrannies de Marius et de Sylla, le gouvernement d’Auguste semblait un retour aux lois. Le nom du sénat était encore puissant ; les formes de la république étaient conservées ; il y avait des élections populaires ; l’usurpation impériale se déguisait, et se désavouait elle-même. Auguste annonçait qu’il ne voulait l’empire que pour dix ans. Il répétait souvent cette promesse ; il semblait s’y complaire. « Je sais, écrivait-il au sénat longtemps avant le terme fixé pour son abdication, que ces choses16 seraient plus belles à faire qu’à promettre ; mais mon impatience de voir ce temps si désiré pour moi, me presse, lorsque la réalité tarde encore, de chercher une sorte de plaisir dans la douceur des paroles qui l’expriment. »

Cette élégante hypocrisie, et ces raffinements délicats sur le bonheur de perdre le pouvoir trompaient sans doute fort peu de monde dans le sénat ; et tous les ambitieux ne manquaient pas d’engager Auguste à prendre patience et à garder l’empire. Mais il n’en est pas moins vrai que ces prétextes, que cette timide dissimulation, et ces subterfuges du maître devaient entretenir quelque sentiment de liberté dans les âmes. Cette situation même d’un pouvoir nouveau, qui agit par ruse plutôt que par menace, qui croit avoir besoin de ménagements et d’excuses, est favorable à l’activité des esprits.

Si d’ailleurs Auguste mentait dans ses promesses d’abdication, il avait dans toutes ses habitudes privées et dans sa vie familière et simple quelque chose qui le rapprochait des autres citoyens. Il gardait presque l’égalité républicaine ; il refusait ce titre de seigneur qui, cinquante ans plus tard, fut donné dans Rome même aux moins importants personnages. Il n’avait aucun faste de cour, aucune imitation des despotes d’Asie. L’empire était pour Auguste une sorte de fonction publique, hors de laquelle il remplissait tous les devoirs d’homme et de citoyen.

Les principaux de Rome l’appelaient à leurs affaires et à leurs fêtes. Il assistait à des assemblées domestiques17, à des conseils de famille, où il opinait le dernier. Respectant tous les usages anciens, tous les droits des anciennes mœurs, il laissait même au sénat et au barreau une grande liberté d’opinion et de langage.

Voilà les causes qui, plus puissantes que la protection de Mécène, permirent aux lettres de fleurir sous Auguste. Il y avait encore de l’élévation dans les esprits ; et l’imagination se complaisait sans péril aux souvenirs du passé.

La grande éloquence seule, l’éloquence du forum, n’était plus. Auguste, dit un ancien, avait pacifié l’éloquence comme tout le reste18. Pacifier l’éloquence, c’est l’éteindre. Le mot par lui-même est assez expressif ; mais il indique en même temps qu’aucune idée d’oppression violente ne s’attachait alors dans les esprits à ce changement de l’état politique.

La gloire de Rome, l’immensité de son empire, cette soumission paisible de tant de peuples flattait l’orgueil des Romains. Ils se croyaient moins les sujets d’Auguste que les maîtres des autres nations ; et Virgile, par un ingénieux détour, ne pouvant plus les appeler le peuple libre, les appelait le peuple roi.

Ainsi, avec les éléments de génie qu’avait laissés la république, devait se former dans Rome une littérature élégante et majestueuse. Auguste mit tous ses soins à la favoriser, à la séduire. On eût dit qu’il voulait substituer à l’ancienne agitation de la république le mouvement paisible des lettres.

Pollion19, favori de l’empereur, fit don de sa bibliothèque aux Romains, et la consacra dans le temple de la liberté, qu’il avait fait reconstruire avec les trésors enlevés sur l’ennemi. Les lettres semblaient mises sous la protection de la gloire et de la liberté.

Auguste réservait les dons et les honneurs pour les hommes qui suivaient sa fortune ; mais il souffrit l’indépendance des autres. Le zèle de ses partisans et de ses flatteurs en parut plus sincère. On chercha seulement à décréditer les fortes vertus d’un autre âge ; mais on ne les persécuta point. Le courtisan Horace, par un trait jeté en passant, désignait Labéon20 comme un fou parmi les sages ; mais ce savant jurisconsulte continuait à défendre hautement les anciennes lois du pays, à maintenir la liberté, au moins par le droit civil, et à jouir en paix d’une renommée populaire. Cent ans plus tard, les écrivains n’osaient le nommer qu’en l’accusant d’un esprit de liberté excessif et extravagant ; mais sous Auguste il fut seulement écarté du consulat21.

Quoique la fatigue des guerres civiles et le souvenir de tant de maux eût porté les Romains vers la domination d’Auguste, et que par les séductions de quelques beaux génies, gagnés à son pouvoir, l’obéissance eût un air d’urbanité, cependant il y avait dans Rome un parti de mécontents, qui tenait peu de compte de la faveur ou de la disgrâce de César ; et quelquefois le public entier était de leur avis.

« Timagène22, auteur de livres d’histoire, nous dit Sénèque, avait lancé quelques sarcasmes contre sa femme et sa famille entière. Il n’avait pas perdu ses paroles ; car rien ne circule plus vite et n’est plus répété qu’une hardiesse spirituelle. L’empereur l’avertit souvent d’être plus réservé dans son langage ; et sur la récidive, il lui interdit son palais.

« Depuis, Timagène vécut jusqu’à la fin de ses jours commensal de Pollion ; toute la ville se l’arrachait. Exclu de la maison de César, aucune autre porte ne fut fermée pour lui. »

Timagène, au temps de sa faveur, avait écrit le journal de la vie d’Auguste ; il le lut en public, et le brûla : sorte de vengeance plus pénible peut-être pour l’historien que pour l’empereur ; mais, comme dit un ancien : « Timagène refusa son esprit à celui qui lui avait refusé sa maison23. »

Quoi qu’il en soit, ces anecdotes montrent un état de mœurs et une indépendance d’esprit bien éloignés de l’abjection où Rome tomba dans la suite. On sait que même le courtisan Horace évita d’être le secrétaire d’Auguste. Il allégua sa santé, son repos ; bref, il ne voulut pas servir celui qu’il voulait bien célébrer. Auguste lui écrivait quelque temps après : « Tu pourras apprendre de Septimius, notre ami, quel souvenir j’ai gardé de toi ; car j’ai eu occasion d’en parler devant lui ; et si tu as dédaigneusement repoussé notre amitié, nous ne te rendons pas pour cela la pareille24. »

Ailleurs il lui écrivait, avec un badinage où perçait peut-être quelque remords du passé : « Je veux que tu saches ma colère de ce que tu ne m’as pas choisi de préférence pour m’adresser la plupart de tes épîtres : crains-tu qu’il ne soit déshonorant pour toi, dans la postérité, de paraître avoir été notre ami25 ? »

On a cent fois cité le surnom de Pompéien, qu’Auguste donnait à Tite Live ; et l’ouvrage de ce grand écrivain porte la marque de son admiration pour les hommes de la république.

Ainsi, et les adroits ménagements d’Octave, et les restes encore vivants des anciennes mœurs, et l’admiration accordée au génie, tout allégea d’abord le poids de la dictature.

Les lettres, remplaçant presque la liberté de la tribune populaire, furent regardées par Auguste comme une distraction plus douce qu’il donnait aux Romains. Il crut avoir beaucoup gagné de souffrir quelques souvenirs patriotiques, quelques nobles élans d’imagination vers le passé, au lieu d’avoir à redouter des harangues tribunitiennes. Il laissa même Virgile appeler Brutus un vengeur, et placer Caton dans l’Élysée, satisfait de ne plus rencontrer de tels hommes sur la terre. On peut le dire sans faux rapprochement, le sentiment spéculatif de la liberté, l’admiration de l’ancienne république fut, pour les écrivains du siècle d’Auguste, ce que la roideur un peu stoïque d’une secte chrétienne fut pour quelques-uns des beaux génies de la France au xve siècle ; elle leur laissa quelque chose de fier et d’élevé sous un pouvoir absolu, et jusqu’au milieu des complaisances de la flatterie.

Cependant, combien n’est-il pas à croire que même alors la course du génie lut entravée par ces chaînes que les Horace et les Virgile portaient avec tant de grâce ? Horace est admirable dans la poésie familière et l’ironie de cour ; mais, dans ses odes héroïques, ne sent-on pas qu’il manque quelque chose de l’ancienne âme de Rome ? Et quand il plaisante de sa fuite et de sa honte, peut-il être poète comme Tyrtée ? Lucrèce, tout corrompu qu’il est par les dogmes d’Épicure, nous fait sentir dans sa nerveuse poésie une inspiration que n’ose avoir Virgile.

Repoussé d’ailleurs de la vie publique, sans occasions, sans combats, le génie se reportait vers les travaux solitaires et paisibles, où l’imitation des Grecs devait nécessairement occuper une grande place. La littérature, au lieu d’être une action, devenait une étude ; elle passait du forum dans le cabinet. Le poète même n’avait pour s’inspirer aucune de ces solennités éclatantes et patriotiques qui ravissaient la Grèce. La tragédie n’était pas une fête religieuse, mais une imitation de quelques pièces grecques, un peu froide pour des Romains qui ne tardèrent pas à préférer les combats du cirque. Les jeux séculaires, solennité unique dans un siècle, étaient devenus une pompe monarchique, assez froidement célébrée par Horace. Il ne restait donc à la poésie que le champ de l’imitation et des souvenirs.

Ce fut là cependant qu’elle éleva ces monuments admirables, bâtis avec les marbres et le ciseau de la Grèce. Ce n’est point parce que l’étude de ces chefs-d’œuvre a préoccupé notre enfance, c’est pour leur beauté même qu’ils plairont toujours aux esprits délicats. Admiré tant que dura l’empire, Virgile fut, dans les siècles les plus barbares, toujours connu, toujours cité. On en faisait un magicien, un prophète, une espèce de dieu. Apparaissant comme une vision céleste au génie de Dante, il le guida dans le chaos de l’enfer et du moyen âge. Il anima les poètes du siècle de Léon X. Une studieuse métempsycose le fit renaître dans les vers de Racine, aux jours les plus florissants d’une société polie. Et maintenant, parmi cette libre et riche variété de tant de littératures modernes, Virgile n’a pas perdu sa puissance. Il est toujours renommé comme le modèle de la parole poétique ; et sans doute sa gloire et ses vers ne mourront jamais, non plus que le souvenir de Rome.

La poésie du siècle d’Auguste, quoique savante et artificielle, rencontre souvent l’expression la plus vraie du bon sens et du cœur ; voilà le charme d’Horace et de Tibulle.

Cependant cet éclat des lettres, né de tant de causes qui tempéraient le pouvoir d’Auguste, s’altéra même sous son empire. L’affectation et le faux goût, qui semblent inséparables des mœurs serviles, commencèrent à gâter l’esprit des Romains. Mécène n’était pas moins corrupteur de l’éloquence par son style, qu’il en était ennemi par sa politique. Il énerva par de fausses grâces un heureux naturel. Il prenait plaisir à porter dans ses écrits la mollesse de ses mœurs. Il efféminait la langue énergique des Romains. On trouve des traces de cette corruption dans les plus grands poètes de ce temps, dans cet Ovide, si ingénieux, si facile, admirable conteur de fables mythologiques de la Grèce, et peintre voluptueux des mœurs romaines. Pour étudier même dans un seul homme les progrès de cet abaissement que la servitude impose au génie, il suffirait de relire les longues élégies d’Ovide exilé.

Si ce déclin prématuré des lettres se montre dans l’éclat même du siècle d’Auguste, combien ne devrait-il pas être rapide sous ses successeurs ? On le voit, en effet, se hâter, pour ainsi dire, du même pas que la tyrannie. C’est une chose remarquable que la haine dont tous ces mauvais empereurs étaient animés contre les lettres. Les plus insensés avaient, à cet égard, le même instinct que les plus habiles. Tibère, en remplaçant la dictature modérée d’Auguste par un despotisme sanguinaire, porta le premier coup mortel au génie romain.

Après la condamnation de l’historien Crémutius et du poète Lutorius, il ne fut plus sûr de penser, ni même de flatter. Si Phèdre écrivit alors, ses ouvrages supprimés restèrent sans doute longtemps inconnus ; et cela même explique comment Sénèque a pu dire que les Romains n’avaient pas de fabuliste26.

Il ne fut permis d’écrire qu’au flatteur Velléius ; et son ouvrage, gâté par une adulation emphatique et une précision souvent subtile, montre déjà ce qu’avaient perdu même les esprits les plus heureux.

Le despotisme, en même temps qu’il faisait taire les lettres par l’esclavage, devait en quelque sorte les corrompre, leur ôter tout sentiment de bien et de mal par les spectacles continus de crime et de bassesse dont il remplissait Rome. Et plus tard sous Caligula, sous Claude, sous Néron, lorsque ce despotisme, au lieu d’être froidement pervers, s’emportait en frénésie barbare, l’imagination des écrivains prit quelque chose de cette folie désordonnée et de ces affreux caprices qu’ils avaient devant les yeux.

Il y avait dans tous ces princes une haine de la pensée et de la gloire, qui, bien qu’elle se produisît parfois sous les apparences de la folie, n’en avait pas moins quelque chose de calculé. Que Caligula fit abattre les statues des hommes illustres placées par Auguste dans le champ de Mars, qu’il proscrivît les ouvrages d’Homère, qu’il voulût exclure des bibliothèques Tite Live comme un infidèle et mauvais historien, cela ne paraît qu’un absurde caprice. Mais Caligula montrait plus d’aversion encore pour les jurisconsultes, il voulait supprimer leur science comme inutile27 ; et il répétait souvent qu’il ferait en sorte que l’on n’aurait à consulter personne, excepté lui. Cela se comprend mieux, et révèle la portée du despotisme.

Plus faible et plus dépravé que stupide, Claude n’était pas ennemi des sciences, et les cultivait lui-même ; mais il suffit de parcourir les écrits datés de son règne pour y saisir l’action funeste du pouvoir impérial sur l’esprit des Romains. À cette époque brillait déjà un génie rare et facile, né pour l’éloquence, la philosophie et les études variées. Sénèque avait vu les dernières années de Tibère, le court et violent passage de Caïus, et il fut exilé sous Claude. Sa première jeunesse avait été élevée dans les pratiques de la secte de Pythagore ; son imagination était faite pour sentir l’éclat des grandes actions et des nobles dévouements. Il avait célébré dignement la mémoire de Crémutius Cordus ; et cependant tout ce que la flatterie peut entasser de mensonges et de serviles apothéoses remplit un traité qu’il adressait, du fond de son exil, à l’affranchi Polybe, l’un des ministres de l’empereur. Le subtil, le faux, l’emphatique règnent dans son style et dans ses pensées. On le sent à la lecture de cet ouvrage : ce n’est pas l’école des rhéteurs, c’est la crainte et la servitude qui ont gâté l’éloquence.

Les adulations de Sénèque furent exaucées ; il quitta les rochers de l’île de Corse pour le palais d’Agrippine. Une nouvelle puissance s’élevait pour soutenir les lettres et tempérer la tyrannie. Les sectes grecques, depuis longtemps répandues dans Rome, conseillaient la vertu, la vérité, le courage : c’était une transformation de la liberté proscrite par les Césars ; mais le mal du despotisme était trop profond. La philosophie se corrompit elle-même, au lieu d’instruire.

Sénèque eut Néron pour élève ; et peut-on s’en étonner, lorsque dans les livres du philosophe pour l’empereur, on aperçoit toute l’abjection de la servitude asiatique ? Pour l’inviter à la clémence, Sénèque lui accorde, en termes pompeux, la puissance de tout tuer, de tout détruire ; il met, pour ainsi dire, en contraste sa force avec la faiblesse de l’univers ; il cherche à lui inspirer de la pitié par orgueil. Alors sous le règne de Néron se forma une éloquence, une poésie analogue, pour ainsi dire, aux frénésies du pouvoir absolu. Lucain, flatteur de Néron avant de conspirer contre lui, Lucain, qui, dans sa vie comme dans ses ouvrages, ne put soutenir l’élévation de ses propres idées, Lucain, assez lâche pour dénoncer sa propre mère, après avoir été assez hardi pour s’associer à Thraséas, fut le premier poète de cette école nouvelle ; mais il n’est grand que par secousse et par effort : son enthousiasme est une sorte d’ivresse, mélange de bouffissure et d’élévation, d’élégance pompeuse et d’images révoltantes : sa poésie ressemble à ce palais de marbre et d’or que Néron bâtit sur les cendres de Rome.

Néron, qui, dans les premiers moments où il préludait à ses crimes par tous les caprices, était acteur, musicien et poète, avait accueilli d’abord les talents de Lucain ; il le fit questeur, augure, le combla de faveurs, et voulut même l’honorer de sa rivalité. Dans les jeux littéraires que l’empereur avait établis, Lucain chanta la descente d’Orphée aux enfers, et Néron la métamorphose de Niobé ; on ajoute que Lucain remporta le prix, sans qu’il soit aisé de concevoir l’audace des juges. Il est douteux cependant que cette préférence ait seule causé la haine de Néron pour le poète qu’il avait protégé. Il y a dans la Pharsale un autre délit plus impardonnable. Lucain pouvait-il flatter assez Néron pour s’absoudre des sentiments généreux répandus dans son ouvrage ? Les malédictions lancées contre César et contre ceux dont la faiblesse ou la défaite trahit la république, ces seules expressions :

« …… Quid meruere Nepotes
In regnum nasci ? »

pouvaient-elles rester impunies ? On peut dire que Lucain a par moments toute l’élévation de la liberté, comme Sénèque tout le sublime du stoïcisme : et cependant le vice d’une société dégradée par la plus abjecte servitude se communique à leurs écrits, et souvent égare ou rapetisse leur génie. Nul exemple peut-être n’atteste mieux la fatale influence d’un mauvais siècle ; tous deux renièrent la tyrannie, et furent ses victimes ; ils n’ont pas cependant, même à ce prix, évité sa contagion. Cette influence est si puissante, qu’elle agit sur les esprits les plus opposés, et leur donne en quelques points une déplorable conformité. Sénèque et Pétrone se ressemblent : on sent qu’ils datent tous deux du règne de Néron. Le philosophe, dans les questions naturelles, a écrit des pages où les plus obscurs raffinements du vice sont détaillés avec une science honteuse ; et le cynique auteur du Satyricon a mêlé à ses impurs tableaux des sentences déclamatoires, et des vers emphatiques qui rappellent et exagèrent la fausse grandeur de Sénèque.

Lorsque Sénèque, dans une de ses lettres, s’évertue à prouver que les philosophes ne sont pas séditieux et ennemis de la puissance, il ne prévoyait pas encore la grande persécution qui frappa plus tard ce nom de philosophe. Elle commença sous un prince élevé à l’empire par ses talents, et modéré autant qu’un despote peut l’être. Chose étrange, Vespasien continua l’ouvrage de Néron ; déjà l’imagination, flétrie par tant de tyrannie, avait cessé de produire ; le sentiment du grand et du beau était détruit ; la vivacité des âmes émoussée ; mais il restait encore ces traditions philosophiques venues de la Grèce, que plus tard Marc-Aurèle porta sur le trône. Elles étaient dans le sénat la consolation de quelques esprits généreux.

Vespasien fut blessé de la liberté des philosophes, et surtout de la fermeté d’Helvidius. Les délateurs, cortège impérial depuis Tibère, accusèrent Helvidius de regretter la république. Vespasien le bannit d’abord, et le fit tuer dans son exil.

Cependant Vespasien voulait être favorable aux lettres ; il dota richement les écoles des rhéteurs grecs et latins, il encouragea les poètes, il enrichit les acteurs tragiques ; mais le prescripteur d’Helvidius ne pouvait rendre aux lettres l’âme qui leur manquait. Un homme seul, à cette époque, éleva dans les sciences un monument durable. Pline, en écrivant l’histoire du monde matériel et de tous les produits des arts, fut secondé par la protection de Vespasien, sans être gêné par son absolu pouvoir. Pline, dans une autre époque, pour ne pas effaroucher l’empereur, s’était réduit à composer un ouvrage sur les manières douteuses de parler ; admis dans la faveur de Vespasien, il lui dédia son vaste et brillant tableau de la nature ; et l’empereur accueillit un ouvrage qui détournait les Romains d’eux-mêmes, pour les occuper de l’univers.

On sent à plus d’une parole de Pline que son âme a quelque chose de celle des Thraséas et des Helvidius : c’est là qu’il prend l’éloquence. On démêle aussi chez lui un sentiment d’humanité qui semble tenir au progrès de quelque idée nouvelle mêlée à la servitude romaine. Mais la décadence du goût, le faste des paroles altèrent souvent son génie. Curieux compilateur de tout ce qu’on savait alors, esprit énergique, élevé, il ne lui manque, pour être sublime, que des temps plus libres.

Cependant on ne peut douter que les vertus de Vespasien, la gloire qu’il rendit à l’empire, n’aient favorablement agi sur les lettres ; mais les délateurs n’avaient pas disparu ; et ils veillaient sur la pensée. Maternus, avocat célèbre et poète, avait fait applaudir, dans des cercles nombreux, une tragédie de Caton ; les oreilles des puissants, nous dit Tacite, furent blessées du bruit de ce succès ; et Maternus fut obligé de retoucher beaucoup son ouvrage pour le rendre, non pas meilleur, mais moins suspect.

On voit cependant par le dialogue où Tacite déplore la chute de l’éloquence romaine, qu’à cette époque elle comptait encore d’heureux génies ; mais cette espèce de trêve que le despotisme accordait aux lettres allait cesser.

Sous Domitien, la culture de la philosophie morale fut de nouveau proscrite avec plus de rigueur : Domitien, qui fut un Tibère plus jeune et plus féroce, rabaissa les Romains au-dessous de leur ancienne servitude ; tout fut frappé de terreur, toute idée généreuse, et même toute image du vrai fut interdite.

« Ô Calliope ! s’écriait, dans de beaux vers, une femme de ce temps, que médite le père des dieux ? Veut-il bouleverser la terre et les races humaines ? Nous enlève-t-il, dans notre agonie, ces arts qu’il nous donna jadis ? et veut-il que, silencieux et privés d’intelligence comme aux premiers jours où nous sommes nés, nous allions nous courber de nouveau pour le gland sauvage et l’eau pure des fontaines28 ! »

Ailleurs elle représente

« De sages vieillards errants au loin, et forcés de détruire eux-mêmes leurs livres, comme un fardeau funeste29. »

Des éloges donnés à la vertu de Thraséas et d’Helvidius furent punis de mort. L’imagination ne pouvait plus être libre, qu’à condition de s’égarer dans des fables monstrueuses et surannées ; les lettres n’étaient plus qu’un travail de mots, et une recherche d’images capricieuses. Tel fut le génie de Stace, qui, lorsqu’il ne s’épuise pas à célébrer le bronze gigantesque du cheval de Domitien, raconte en vers forcés la vieille histoire de la Thébaïde. Les poètes, chez qui se conservait un goût plus sobre et plus timide, allaient également chercher pour sujet de leurs vers des fables lointaines, qu’ils versifiaient avec un travail subtilement artificiel ; ils chantaient les Argonautes, sous l’invocation de Domitien, qu’ils proclamaient le bienfaiteur du monde.

Une chose remarquable, c’est que la poésie de Stace, encore plus que celle de Lucain, a de singuliers rapports avec la poésie espagnole du temps de Philippe II :

Quasque dedit quondam morientibus eripit artes ?
Nosque jubet tacitos, et jam rationis egenos,
Non aliter, primo quam quum surreximus ævo,
Glandibus et puræ rursus procumbere lymphæ ? »
Sulpiciæ Satyra.

c’est la même pompe vide et sonore, le même besoin d’échapper au péril de penser, par la bizarre obscurité des expressions. À quinze siècles de distance, sous des religions et des civilisations différentes, la même tyrannie dégrade et fausse également les talents.

Les temps de Domitien virent cependant naître un ouvrage que l’on a coutume de citer comme le modèle du goût le plus pur. Nourri de l’étude des Grecs et de Cicéron, curieux amateur des beautés du langage, Quintilien prétendit rendre à l’éloquence sa grandeur par de sages conseils sur la manière d’écrire. Mais dans son livre, trop scolastique, la plus haute destination de l’éloquence lui échappe ou l’effraie ; il en parle comme d’un art ingénieux et difficile, que l’on apprend à force de soin, en joignant au talent naturel le travail et la probité ; mais, à ce qu’il paraît, cette probité n’est pas celle d’une âme libre. Quintilien prodigue à l’odieux despote de Rome les plus vils éloges ; non seulement il en fait un Dieu, il le loue même d’être un grand poète, ce qui devait coûter davantage à sa conscience de critique ; il le félicite aussi d’avoir banni les philosophes ; il s’indigne que ces hommes se soient crus plus sages que les empereurs, et les accuse dans les mêmes termes, dont les délateurs s’étaient servis contre Thraséas. Faut-il s’étonner, après cela, que Quintilien, si habile maître d’éloquence, ait composé lui-même de froides et emphatiques déclamations ? Son goût si juste et si délicat dans l’analyse des anciens orateurs l’abandonnait alors, ou ne lui servait pas ; car il lui manquait la grande inspiration de l’éloquence, sans laquelle les leçons du goût ne sont rien. Qu’importe, en effet, que l’on étudie l’art des paroles, que l’on calcule l’élégance et l’harmonie, quand tout mouvement lier et libre est interdit à l’âme ? Que pouvaient apprendre les conseils de Quintilien aux hommes abattus par la cruelle et soupçonneuse tyrannie qu’il flattait devant eux ?

À la vérité, les esprits qui survivent à cette oppression, et qui ne sont pas flétris par elle, y prennent un surcroît de vigueur et d’originalité. L’empire de Domitien, plus court et plus violent que celui de Tibère, ne corrompit pas autant les âmes. Tacite eut le bonheur d’écrire sous Trajan avec les souvenirs profonds et l’indignation longtemps étouffée des tyrannies précédentes ; l’histoire est pour lui comme une tardive vengeance ; l’oppression qu’il a soufferte l’a rendu contemporain de toutes les autres oppressions ; elle le fait remonter jusqu’à Tibère ; il écrit, avec le souvenir de ce qu’il a senti, le passé qu’il n’a pas vu : aussi jamais ouvrage ne fut plus vrai par les couleurs. Tacite a l’air d’un témoin d’autant plus fidèle, qu’il est encore ému. Quand on lit dans Pline le Jeune l’anecdote de ce Romain, qui, tourmenté d’un mal sans remède, diffère de se donner la mort, pour survivre à Domitien, on conçoit le génie de Tacite et sa longue impatience. Mais si le passage d’un affreux despotisme à la douceur des règnes de Nerva et de Trajan, si la joie de survivre à la tyrannie, si l’espoir d’en prévenir le retour en la flétrissant, si l’émotion du citoyen et l’austérité du sage donnent au livre de Tacite un caractère inimitable, on ne peut supposer cependant que, même sous Nerva et sous Trajan, le champ du génie fût aussi vaste que dans l’ancienne liberté grecque. Le pouvoir de Trajan était un despotisme réparateur et doux ; il permettait la censure des tyrans, il ne pouvait la redouter pour lui-même. La simplicité de ses manières, sa modération allégeaient le joug de l’empire, mais ne l’ôtaient pas : une si longue habitude, ces reprises de tyrannies si fréquentes et si cruelles avaient d’ailleurs énervé la force des âmes.

Hormis l’histoire portée si haut par Tacite, cette époque ne vit fleurir que l’érudition et les panégyriques. Dans les lettres ingénieuses de Pline, consul sous Trajan, on aperçoit la petitesse des intérêts laissés aux citoyens ; on y parle beaucoup de poésies lues dans des cercles, de déclamations entendues dans les écoles, de plaidoyers élégants et fort applaudis. C’est une chose curieuse que l’air de triomphe avec lequel Pline s’attache à quelques faibles simulacres de liberté permis par Trajan. « Le sénat, dit-il, ne s’est séparé qu’à la nuit ; il a été convoqué trois jours ; il a siégé trois jours : noble spectacle et digne de l’antiquité30 ! »

Dans ces joies enfantines d’une imagination républicaine, on surprend le secret que tout Romain éclairé portait au fond du cœur. Mais lorsqu’on lit une lettre où Trajan refuse d’autoriser une petite association pour réparer les bains d’une ville d’Asie, parce que, dit-il, toute réunion, toute société d’intérêts privés est une chose contraire à notre empire, on reconnaît le vice du pouvoir absolu. Beaux esprits, rhéteurs brillants, ingénieux panégyristes, cette époque en produisit un grand nombre qui ne sont point parvenus jusqu’à nous ; mais elle n’eut qu’un génie original, Tacite. En lui seul étaient la voix du peuple, la liberté du sénat et la conscience du genre humain.

Cependant le sentiment qui avait inspiré Tacite, l’indignation, en passant dans une âme moins forte et moins pure, a fait aussi le talent de Juvénal. Ce n’est point parce qu’il fut élevé dans les cris de l’école, c’est parce qu’il se sent libre, au moins contre le passé, que Juvénal s’emporte en expressions si véhémentes ; il traîne aux gémonies les anciens tyrans, les Tibère, les Domitien, les Séjan, les Messaline : ses vers ont tout le cynisme de la vengeance populaire ; il lui doit aussi son énergie mâle et terrible : c’est le plus grand poète des lettres romaines en décadence, parce que ce fut le plus libre. Malheureusement toutes les souillures de l’antiquité, redoublées par la longue domination des Césars, infectent les chants de sa muse effrontée.

Cependant, à cette époque de corruption si profonde, et sous ce gouvernement si absolu, lors même qu’il se montrait modéré, une grande et sublime nouveauté cheminait dans le monde, à travers les ruines mal soutenues de l’ancienne société romaine. Du fond de l’Assyrie, de ville en ville, sur cette longue traînée de civilisation grecque, répandue dans l’Asie Mineure, un culte inconnu gagnait de proche en proche ; on le voit partout jeter sur son passage de petites colonies pleines d’une pureté enthousiaste, et libres, comme on l’est, quand on veut mourir.

Aussi combien étaient puissantes les paroles de ces premiers apôtres ! que leur mission était nouvelle et grande ! Tandis que l’on déclame à Rome, que l’on fait des vers et des panégyriques, quelle est cette éloquence qui agit comme un glaive, coupe tous les liens de l’ancien monde, en forme de nouveaux, réunit le Grec et le Barbare, le juif et le gentil, brave les édits des empereurs, la jalousie des prêtres païens, les préjugés d’un peuple féroce, et suscite tout à coup une société immense et nouvelle au milieu de cet empire, où Trajan n’avait pas voulu souffrir une réunion de quelques ouvriers ! C’était le christianisme à sa naissance ; c’était la liberté morale réfugiée dans la religion.

Essai sur les Romans grecs31 §

Préface §

On a cru pouvoir réimprimer ici quelques recherches sur un sujet bien frivole en apparence, mais qui ne s’en rapporte pas moins à l’histoire de la civilisation byzantine : c’est un Essai sur les Romans grecs. Il ne sera pas sans intérêt de voir, dans cet écrit, à quel point était tombée une nation qui cependant conservait le dépôt des arts, et qui devait, après une décadence de plusieurs siècles terminée par un abrutissant esclavage, sortir énergique et nouvelle de sa décrépitude héréditaire. Quelle peut donc être l’influence d’un mauvais gouvernement, pour qu’une race ingénieuse, et qui continuait à cultiver son esprit, soit descendue si bas, et ait langui si longtemps dans un marasme social qui lui ôtait la force et lui laissait l’intelligence ?

L’empire grec avait ce caractère particulier parmi tous les États de l’Europe, de n’offrir aucune interruption entre l’ancien monde et le monde moderne, et de n’avoir pas éprouvé le passage de la barbarie. Tandis que, dans le reste de l’Europe civilisée, de grandes invasions détruisaient partout la vieille société, et la recommençaient avec un sang nouveau, l’empire grec, à dater de Constantin, garda ses lois, ses mœurs et la forme de sa souveraineté. Les Turcs seuls ont été pour lui la barbarie. Aussi, maintenant que le peuple grec, conquérant de son propre sol, envahit sa terre natale, comme les populations du nord envahissaient la Gaule et l’Italie, il a toute la vigueur et toute la durée d’une race nouvelle, il commence un empire.

Une autre réflexion naît de ce contraste entre le présent et le passé, c’est que la tyrannie théologique a fait autant de mal à l’empire de Byzance que la religion fait aujourd’hui de bien aux peuplades de la Grèce : la première tue, et l’autre vivifie. Si l’on parcourt, en effet, les longues annales des Césars de Byzance et cette série monotone d’usurpations, de fourberies, de meurtres qui souillèrent leur trône, parmi tant de fléaux, on trouve au premier rang le fléau des intrigues monacales et des querelles religieuses : c’est là le poison de l’empire. Pendant plusieurs siècles, on voit des souverains qui avaient un peuple à rendre heureux, mesquinement occupés à remettre ou à ôter des images, à gagner des moines, à concilier deux patriarches rivaux, à doter des monastères déjà trop riches. On voit un empereur qui laisse envahir par les Sarrasins la plus belle province de l’empire, tandis qu’il emploie les soldats de sa flotte à construire une église. On voit Byzance agitée perpétuellement par de mystiques arguties, tandis que les Barbares sont à ses portes, et viennent enlever les enfants et les femmes dans les campagnes de son territoire. On voit, sur tous les points de la Grèce, le christianisme abandonné, sanglant, livré aux chaînes et au sabre des Turcs, tandis que la théologie contentieuse et l’égoïsme monacal triomphent dans l’enceinte rétrécie de Byzance.

Malgré ces vices de l’empire grec, on ne peut nier qu’il n’ait conservé jusqu’à sa chute une civilisation dont profita le reste de l’Europe.

Dans la barbarie du moyen âge la science de Constantinople était un phénomène. On ne trouverait rien, à cette époque, dans l’Occident, qui puisse donner l’idée du vaste savoir et de l’esprit philosophique de Photius. Ce patriarche, d’une profonde érudition et d’une infatigable activité pour les affaires, homme de cour et de solitude, austère intrigant, passionné pour les lettres, ayant quelque chose de saint Ambroise et du cardinal de Retz, est un personnage prodigieux dans le ixe siècle, et qui semble appartenir, par la politesse, le génie et les vices, à une époque de splendeur sociale.

Anne Comnène, ambitieuse et savante, faisant des conspirations de palais pour arriver au trône, et se consolant de la vie privée par le plaisir de présider des cercles philosophiques, n’offre pas, dans sa vie et dans ses ouvrages, un exemple moins remarquable de la civilisation moderne, anticipée dans la Grèce du xiie siècle. Que l’on compare les récits élégants et les mensonges adroits de cette femme spirituelle aux traditions naïves de nos chroniqueurs de la même époque, on se croirait à plusieurs siècles d’intervalle.

Lorsque les croisés français virent pour la première fois Constantinople, ils éprouvèrent la même surprise que des Tartares qui seraient transportés aujourd’hui à Londres ou à Paris. Constantinople faisait alors seule tout ce qu’il y avait de commerce dans le monde. Le palais de l’empereur était brillant d’un luxe asiatique, et les Français contemplaient, avec une avide stupeur, des chambres remplies d’or et d’étoffes précieuses. La foule des courtisans et des grands dignitaires de l’empire ne les étonnait pas moins. Il ne manquait à Constantinople que des soldats ; aussi les Français, tentés par l’occasion, s’emparèrent-ils de cette ville avec une singulière facilité.

On voyait de jeunes Barbares, venus de Champagne et de Bourgogne, se promener dans les rues de Byzance avec des robes orientales, portant une écritoire et du parchemin, comme pour parodier les savants de Constantinople. Si la conquête pouvait jamais aviver un peuple, ce passage d’une dynastie française à Constantinople aurait dû rendre aux Grecs les habitudes de la guerre : mais il n’en fut pas ainsi. Les vainqueurs gardaient le privilège des armes, comme gage de la puissance. Ils donnaient des tournois dans l’hippodrome ; mais ils ne laissaient pas descendre les Grecs du banc des spectateurs. Ils avaient établi dans la Morée des seigneuries féodales à la façon de leur pays ; mais on voit, par une chronique récemment publiée, qu’ils n’employaient pas les Grecs dans leurs expéditions de guerre, et ne daignaient pas même les faire tuer pour eux. On peut remarquer aussi qu’ils contractaient peu de mariages avec les femmes de la nation assujettie. Ainsi l’empire latin établi à Constantinople, ne s’étant pas fondu dans le peuple, disparut après soixante années ; et la vieille civilisation byzantine, réfugiée quelque temps dans l’Asie avec une portion de la famille impériale, revint au milieu du peuple grec, qui voyait passer tant de vainqueurs, en gardant son schisme religieux et ses mœurs indigènes. Il ne resta plus de l’irruption des Français dans Byzance que la puérile prétention de quelques familles qui avaient cherché pendant la conquête leurs généalogies dans nos romans chevaleresques, et qui prétendaient descendre de Roland ou des pairs de Charlemagne. Mais le fond du génie grec, malheureusement dégradé par le despotisme de cour et l’esprit monacal, prédomina bientôt sur ces restes d’une influence étrangère. On reprit les querelles théologiques interrompues par la conquête des Latins. On en inventa de nouvelles ; et ce rétablissement de l’empire ne fut que le sursis de sa destruction.

Cependant, à cette époque même, les trésors de savoir entassés dans les bibliothèques de Byzance, l’usage de cette belle langue grecque qui se maintenait presque dans sa pureté, la tradition, et, si l’on veut, je ne sais quelle routine de vie intellectuelle conservée par l’étude des lettres au milieu d’une nation abattue par l’esclavage et le monachisme, tout cela donnait encore aux Grecs une physionomie remarquable au milieu du reste de l’Europe. On lisait, on écrivait, on raisonnait à Byzance plus que partout ailleurs ; il ne manquait à ce travail que l’imagination et la force, c’est-à-dire la jeunesse et la virilité, deux choses qui ne reviennent pas dans les individus, et qui ne se conservent dans les nations que par la liberté.

Les moines controversistes opprimaient la science des lettrés, et troublaient le bon sens du peuple.

Toutefois, il y a dans l’enthousiasme, lors même qu’il est destitué du secours et du spectacle de la vie active, une telle vertu, qu’au milieu des théologiens, des historiographes et des romanciers de Byzance, qui tous attestaient l’épuisement d’idées où était tombée la civilisation grecque, quelques esprits se relevèrent par le culte passionné des lettres et de la philosophie. Mais ces exemples étaient rares, isolés : de futiles disputes occupaient le plus grand nombre des savants ; et le peuple grec, épars dans la Thrace, la Macédoine, l’Épire, la Morée, les îles, séparé sans être affranchi, opprimé par ses maîtres, sans être défendu contre l’étranger, languissait entre la civilisation et la barbarie, sans avoir les arts de l’une ni l’énergie de l’autre.

Ainsi le gouvernement impérial, faible et absolu, cruel et superstitieux, laissait tout dépérir. Les Turcs, qui le pressaient depuis trois siècles, s’agrandissaient chaque jour, et enveloppaient de toutes parts la race indigène, qui n’avait plus de patrie, mais que sa religion suivait dans son esclavage. Il est merveilleux que dans une telle misère sociale et politique, et parmi les vaines querelles qui consumaient à Byzance le génie subtil et fécond des Grecs, on ait vu dans cette ville la civilisation se ranimer en approchant de sa ruine. Un empereur tel que Cantacuzène, un savant tel que Emmanuel Chrysoloras, étonnent dans le xve siècle. Car si le reste de l’Europe commençait à sortir du chaos, les souffrances et la pénurie de l’empire grec s’accroissaient d’une manière effrayante, et sa civilisation devait être vaincue par son malheur.

Cependant il y avait alors un mouvement de renaissance dans la partie la plus éclairée de la nation. Au milieu du xve siècle, la veille de la chute de l’empire, à côté de ces moines non moins ambitieux qu’imbéciles, qui disputaient sur la lumière du mont Thabor, il y avait quelques esprits élevés et prévoyants, quelques hommes d’État habiles, et un empereur plein de dévouement et de courage. Constantinople périt lorsqu’elle méritait de vivre ; et les services que quelques hommes échappés de ses ruines rendirent aux lettres dans l’Europe, attestent que, si la vie s’éteignait en elle, ses cendres du moins n’étaient pas stériles.

Essai sur les Romans grecs §

Dans le siècle le plus grave de notre littérature, un pieux évêque n’a pas dédaigné de faire une dissertation sur l’origine des romans ; il caractérisait cependant cette sorte d’ouvrage par une définition dont sa sévérité aurait pu s’inquiéter, s’il n’avait pas eu trop de véritable vertu pour s’aviser d’un tel scrupule. « Ce que l’on appelle proprement romans, dit-il, sont des fictions d’aventures amoureuses, écrites en prose avec art pour le plaisir et l’instruction du lecteur. » Cette définition est sans doute fort incomplète, et bien éloignée de comprendre tous les caractères d’un genre de composition que le besoin de lire et la paresse d’esprit ont si prodigieusement diversifié dans notre Europe moderne. Ni Don Quichotte, ni Gil Blas, ni les Puritains d’Écosse, ne peuvent être ramenés à ce cadre étroit ; mais le savant évêque ne prévoyait pas la perfectibilité indéfinie du roman. Il avait vécu dans la cour galante et polie de Louis XIV ; il était contemporain et admirateur de mademoiselle de Scudéri, dont les romans sont bâtis, comme chacun sait, sur un échafaudage de sentiments amoureux, auxquels n’échappent pas même Brutus et Scævola. De plus, sa dissertation sur les romans devait servir de préface à la Zaïde de madame de La Fayette, c’est-à-dire à un ouvrage qui n’est nourri que de la plus pure essence de tous les sentiments tendres et délicats. Son érudition même ne lui présentait dans les romans grecs parvenus jusqu’à nous que des modèles assez conformes à cette définition. Je ne parle pas seulement de Daphnis et Chloé, que le français d’Amyot avait rendu populaire ; mais Théagène et Chariclée, fort imité par nos prolixes romanciers du xviie siècle, Leucippe et Clitophon, etc., ne sont, en effet, que des fictions d’aventures amoureuses écrites en prose avec art, quoique ce ne soit pas toujours pour le plaisir ou l’instruction du lecteur.

Il faut l’avouer d’ailleurs, ce que le savant évêque désignait comme la source unique des romans en est toujours la source la plus féconde et la plus heureuse. On ne peut inventer rien de mieux que l’amour ; et de nos jours l’admirable Walter Scott, dans ses créations si éclatantes et si nombreuses, dans cette vie nouvelle qu’il a donnée au monde romanesque, en le rendant quelquefois plus vrai que l’histoire, emprunte encore ses plus touchantes inspirations à la peinture de cette passion, qui a si longtemps occupé les crayons des romanciers et des poètes.

Le docte Huet, en attribuant l’origine des romans à l’imagination des peuples asiatiques, suppose qu’ils furent importés assez tard dans la Grèce, et qu’ils y passèrent comme un fruit de la conquête de l’Orient. Les ouvrages qui nous restent sous le titre de romans grecs sembleraient justifier cette opinion, puisqu’ils appartiennent tous à des âges postérieurs à celui d’Alexandre, et sont nés dans la décadence littéraire de la Grèce. Mais il ne faut pas tirer de cette première apparence une induction trop exclusive. Peut-on supposer en effet qu’aucun genre d’imagination, qu’aucune forme de l’esprit ait été étrangère aux beaux jours de cette civilisation grecque si inventive et si raffinée ? Non, sans doute. Mais la fiction romanesque se produisit alors sous des formes plus sévères et plus nobles, et se trouva bornée dans ses applications par l’état social des peuples et par la supériorité même de leur instinct poétique.

La Cyropédie de Xénophon est un véritable roman philosophique, comme le remarque Cicéron. Les faits y sont supposés ou distribués pour faire ressortir une instruction morale ; c’est le Télémaque réduit aux formes de l’histoire, et sans intervention mythologique. La belle fiction de l’Atlantide, dans Platon, présente un caractère à peu près semblable, et n’offre qu’un merveilleux puisé dans la tradition et les récits fabuleux des voyageurs. Mais on concevra sans peine que cette invention romanesque, qui ne fut pas négligée par deux philosophes éloquents, dans les plus beaux siècles d’Athènes, n’ait pas dû s’étendre alors à beaucoup d’autres sujets. Tout l’empire de la fiction était, pour ainsi dire, envahi par le polythéisme ingénieux des Grecs. Cette croyance devait suffire aux imaginations les plus vives ; elle satisfaisait ce besoin de fables et de merveilleux si naturel à l’homme. Chaque fête, en rappelant les aventures des dieux, occupait les âmes curieuses par des récits qui ne laissaient point de place à d’autres étonnements. Le théâtre, dont les solennités n’étaient point affaiblies par l’habitude, frappait les esprits par ce mélange d’intervention divine et d’histoire héroïque, qui faisait son merveilleux et sa terreur. De plus, chez une nation si heureusement née pour les arts, la fiction appelait naturellement les vers ; et l’on ne serait point descendu de ces belles fables, si bien chantées par les poètes, à des récits en prose qui n’auraient renfermé que des mensonges vulgaires. Remarquons d’ailleurs combien tout était public et occupé dans la vie de ces petites et glorieuses nations de la Grèce ; il n’y avait pour personne de distraction privée ni de solitude. L’État se chargeait, pour ainsi dire, d’amuser les citoyens. Toute la Grèce courait aux jeux olympiques pour entendre Hérodote lire son histoire. À Athènes, les fonds du théâtre étaient faits avant ceux de la flotte ; et les affaires de la république, après avoir occupé les assemblées où tout homme libre prenait part, étaient régulièrement mises en comédie par Aristophane. Les fêtes sacrées, les jeux de la gymnastique, les délibérations politiques, les réunions de l’académie, les orateurs, les rhéteurs et les philosophes, se succédaient sans interruption, et tenaient les citoyens toujours animés et réunis. Deux écrivains célèbres reprochent aux nations de l’antiquité de n’avoir pas connu le genre rêveur et mélancolique. Je le crois bien ; elles étaient trop occupées pour cela ; elles parlaient, elles agissaient au grand air ; elles jouissaient de la liberté comme on jouit de la vie. Dans cette existence si vive, il n’y avait ni satiété ni langueur.

Sous d’autres rapports, cette forme de société fournissait peu à l’imitation des mœurs privées et à la fiction romanesque. La civilisation, quoique prodigieusement spirituelle et corrompue, était plus simple que la nôtre. L’esclavage domestique formait une première et grande uniformité ; le reste de la vie des citoyens se passant sur la place publique, était trop ouvert à tous les yeux, pour que l’on y pût supposer avec vraisemblance quelque aventure extraordinaire, quelque grande singularité de caractère ou de destinée ; enfin la condition inférieure des femmes, leur vie retirée, affaiblissaient la puissance de cette passion qui joue un si grand rôle dans les romans modernes.

Puisque nous avons perdu Ménandre, nous ne saurions dire assez nettement jusqu’à quel point la vie privée des Athéniens pouvait offrir des nuances originales à l’époque où ce poète écrivait, c’est-à-dire après la destruction du gouvernement populaire, et sous l’influence de la conquête macédonienne. La comédie, telle que Ménandre paraît l’avoir conçue, touche de trop près au roman moral, pour ne pas croire qu’une société qui a pu inspirer l’une, pouvait aussi servir de texte à l’autre. Si nous conjecturons le génie de Ménandre d’après Térence, son imitateur, la fiction dans les choses de la vie commune était alors peu variée ; l’amour ne s’adressait qu’à des courtisanes ; et le nœud romanesque était presque toujours l’exposition ou l’enlèvement d’un enfant qui finit par retrouver ses parents. Cependant, pour ne choisir qu’un exemple, la pièce de Térence intitulée l’Heautontimorumenos, cette situation d’un père qui, d’abord injuste parce qu’il fut trompé, regrette son fils qu’il a éloigné, et se punit de sa faute par une vie dure et solitaire, présenterait un récit plein de naturel et d’intérêt. Marmontel en a tiré le plus touchant de ses contes moraux. Il est difficile de croire que, dans l’antiquité, le siècle où la nouvelle comédie, c’est-à-dire la comédie des mœurs, fut cultivée par Ménandre, par Philémon et par d’autres, n’ait pas vu naître plusieurs productions ingénieuses écrites en prose, et destinées à peindre pour les lecteurs, et sous la forme d’un récit, des personnages fictifs et des mœurs véritables, tels qu’on les représentait sur le théâtre.

Un genre de fiction romanesque dans lequel il n’est pas douteux du moins que les Grecs se soient exercés, c’est l’allégorie. Plutarque nous apprend qu’Héraclide avait composé, sous le nom du fabuleux Abaris, un livre dans lequel les opinions des philosophes sur la nature de l’âme se trouvaient mêlées à des contes faits à plaisir. Une autre production que l’on peut regarder comme une dépendance des romans, ce furent les fables milésiennes. C’étaient de petites fictions assez semblables à nos fabliaux, et qui respiraient toutes la mollesse de mœurs entretenue par le beau climat de l’Ionie. Un certain Aristide de Milet avait écrit dans ce genre un recueil célèbre. Cette corruption, qui, du reste, ne devait sembler guère nouvelle aux spectateurs des comédies d’Aristophane, gagna toute la Grèce, et fut portée dans l’Italie encore républicaine. L’historien Sisenna avait traduit en latin le livre d’Aristide ; et Plutarque nous raconte qu’après la défaite de Crassus, le général des Parthes trouva cet ouvrage dans le bagage militaire d’un officier romain, et qu’il le fit porter à Séleucie, pour le montrer à l’assemblée de la nation, comme une preuve de la décadence et des vices de leurs ennemis.

Ces fables milésiennes étaient fort vantées pour les grâces et la naïveté du style. Le nom en resta dans la langue latine, pour exprimer des récits enjoués et libres. Un empereur romain peu connu dans l’histoire, Albinus, avait écrit dans ce genre, déjà cultivé par beaucoup d’écrivains, quelques contes, dont le succès dura même après son règne. Il est douteux que toute cette littérature ait jamais produit quelque chose de plus ingénieux et de plus délicat que la fable de Psyché, qui fut pourtant écrite dans la barbarie commencée du ive siècle, et à laquelle Apulée donne aussi le nom de fable milésienne, soit qu’il fût l’inventeur, ou le traducteur de ce charmant récit.

Il nous est resté un petit recueil composé sous l’empire d’Auguste par un Grec, Parthénius de Nicée, qui paraît avoir puisé dans les récits de conteurs plus anciens. Mais le style de ce Grec et le choix de ses histoires ne peuvent donner qu’une bien faible idée des originaux perdus avec tant de chefs-d’œuvre d’un caractère plus grave et plus digne de nos regrets. Parthénius est un abréviateur assez maladroit. Il a cependant conservé, parmi plusieurs contes mythologiques d’un intérêt médiocre, quelques historiettes d’une origine vraiment milésienne, ce qui doit paraître d’un grand prix aux curieux amateurs de l’antiquité. Malheureusement ces historiettes sont très courtes ; et pour le style et l’enjouement du récit, on concevrait peut-être davantage ce que devaient être ces fables milésiennes tant vantées, en lisant un petit conte en prose que Bussy-Rabutin a traduit du latin moderne de Théophile, pour l’offrir à madame de Sévigné, qui lui répondit avec une indulgence très méritoire : « Votre petit conte, mon cousin, est habillé si modestement, qu’on peut le louer sans rougir. »

Mais laissons là ces fables milésiennes, sur lesquelles nous sommes réduits à des conjectures, et parlons des romans grecs conservés jusqu’à nous. Le plus ancien qui nous soit nettement connu, au moins par un abrégé, est plus nouveau que le siècle d’Alexandre. Le patriarche Photius, dans sa bibliothèque, donne l’extrait fort court de cet ouvrage, écrit par Antoine Diogènes, qui se composait de vingt-quatre livres comme l’Iliade, et avait pour titre : Des choses incroyables que l’on voit au-delà de Thulé. C’est une suite d’aventures extraordinaires et de courses lointaines et merveilleuses, au milieu desquelles se soutient le nœud d’un amour entre la jeune Dercyllis Tyrienne, et l’Arcadien Dinias. Cette histoire ressemblait assez, à ce qu’il paraît, au Recueil des voyages imaginaires et au roman de Cyrano de Bergerac. Dinias va même aussi dans la lune, qu’il rencontre de plain-pied en s’avançant jusqu’à l’extrémité des pays du nord. Le nom d’Alexandre est mêlé à ces folies ; et l’auteur suppose que ce conquérant a découvert le manuscrit de cette histoire dans une cassette près des tombeaux qui renfermaient les restes de Dercyllis et de Dinias. Voilà les fictions que les Grecs dégénérés faisaient succéder à leurs belles fables poétiques.

On conçoit, en effet, que la lointaine expédition d’Alexandre, étant venue saisir ces imaginations si longtemps fécondes, et qui commençaient à se lasser de produire, leur ait inspiré le goût d’un nouveau genre de merveilleux, que favorisait encore l’ignorance générale de la géographie. Aussi paraît-il certain que les récits de voyages fabuleux et l’emploi de ce romanesque surnaturel, qui est le plus facile et le moins estimable de tous les genres, furent à l’excès multipliés. L’Histoire véritable de Lucien ne semble écrite que pour tourner en ridicule, par l’exagération même de la folie, toutes ces narrations fabuleuses dont la Grèce était inondée.

Il faut ranger dans une autre classe le second roman dont Photius a donné l’analyse, les Babyloniques, ou les Amours de Rhodanes et de Sinonis. Cet ouvrage, pour la contexture, se rapproche assez de nos romans du xvie siècle, dans lesquels, après des enlèvements, des combats, des aventures incroyables, on épousait une belle princesse, et l’on devenait empereur ou roi. Il n’y a du reste dans tout cela nulle passion vraie, nulle peinture de mœurs, nulle imitation de la nature, mais quelquefois un mouvement singulier d’imagination. Ce n’est pas le roman tel qu’il est entré dans le domaine du génie moderne. L’auteur des Babyloniques, nommé Jamblique, et Syrien d’origine, vivait sous le règne de Marc-Aurèle, au milieu du iie siècle.

La même époque vit naître un ouvrage singulier, qu’il faudrait placer parmi les plus fabuleux romans, si son principal caractère n’était point d’être écrit avec une bonne foi de superstition, avec un délire de crédulité, qui en fait le plus curieux témoignage de l’état où était alors tombé l’esprit humain, et lui donne, sous ce rapport, l’importance d’un tableau de mœurs. C’est la Vie d’Apollonius de Thyanes, par Philostrate. Jamais tant de visions bizarres ne furent rassemblées par un écrivain ; jamais contes si puérils ne furent débités avec un ton plus doctoral. Philostrate annonce cependant qu’il a travaillé sur des mémoires authentiques, et pour satisfaire la juste curiosité de l’impératrice Julie. L’intention morale du livre d’ailleurs n’est pas douteuse. Des idées d’humanité, de bienfaisance, de justice, sortent du milieu de ce fatras de révélations et de récits merveilleux. On sent l’influence de cette philosophie théurgique qui, dans la Grèce dégénérée, remplaça les pures et sublimes leçons de l’école de Socrate. C’est une espèce de roman moral sur la magie ; c’est la Cyropédie de l’illuminisme. Un pareil ouvrage n’appartient pas aux romans grecs ; il prend un rang plus haut dans les archives de la littérature, quoique l’on doive le placer sur les tablettes particulièrement consacrées aux folies de l’esprit humain. C’est un monument fort peu honorable pour la raison ; mais, par cela même peut-être, c’est un véritable monument historique.

Au reste, depuis Jamblique jusqu’à Héliodore, qui fut contemporain de Théodose le Grand, nous trouvons une longue lacune, dans laquelle on ne place aucune composition romanesque. Les Amours de Théagène et de Chariclée forment donc le plus ancien monument complet qui nous soit parvenu d’un récit d’aventures supposées, mais vraisemblables, écrites en prose avec art pour le plaisir et l’instruction du lecteur. C’est le premier type du roman d’amour. On sait qu’Héliodore fut évêque de Tricca (aujourd’hui Triccala), ville de Thessalie. Un ancien historien a même raconté que le synode de la province, mécontent de l’ouvrage d’Héliodore, lui enjoignit de le supprimer, ou de quitter l’épiscopat, et que l’auteur préféra son livre à son évêché. Le sévère Boileau plaisante sur cette anecdote, dont il fait une application peu généreuse à l’archevêque de Cambrai et à son immortel Télémaque. Mais Bayle, et il faut lui en savoir gré, a fort bien réfuté cet ancien conte d’un évêché sacrifié pour un roman. Il a montré que le refus n’avait pas eu lieu, parce que la proposition était impossible, Héliodore n’ayant aucun moyen de supprimer son livre, dont les copies étaient, dès longtemps, répandues dans la Grèce.

Cette apologie s’accorde avec le récit de Socrate, historien ecclésiastique, qui place la composition des Amours de Théagène et de Chariclée dans la première jeunesse d’Héliodore. Du reste, l’espèce de singularité que ce fait peut offrir dans toutes les suppositions s’explique assez par l’état de l’ancien monde, qui se débattait entre les restes usés du polythéisme et les bienfaits nouveaux du christianisme. Dans cette crise des opinions humaines, les talents étaient une conquête que les deux partis en présence se disputaient et cherchaient mutuellement à se ravir. Ainsi, tel disciple des écoles profanes, nourri dans la douceur des mensonges d’Homère ; venait tout à coup chercher dans la loi chrétienne d’austères et sublimes vérités, et apportait avec lui, dans son passage, les arts et les séductions de sa première croyance.

Le philosophe Thémiste se plaignait en mourant de ne pouvoir léguer son école au jeune Chrysostome, qui avait été longtemps son plus brillant élève. « J’avais espéré, disait-il, le consacrer aux Muses ; mais les chrétiens me l’ont ravi par un sacrilège. » Chrysostôme devint bientôt le plus sublime et le plus touchant orateur de l’Église primitive.

Au reste, le roman d’Héliodore, bien qu’il soit rempli d’allusions aux croyances mythologiques, est écrit sous l’influence des mœurs nouvelles ; et l’on ne peut douter qu’Héliodore, évêque ou non, lorsqu’il le composa, ne fût au moins initié dès lors dans les idées chrétiennes. On le sent à une sorte de pureté morale qui contraste avec la licence habituelle des fables grecques ; et le style même, suivant la remarque du savant Coray, est empreint des formes de l’éloquence chrétienne, et renferme beaucoup d’expressions familières aux écrivains ecclésiastiques. Ce style est d’ailleurs pur, poli, symétrique ; le langage de l’amour y prend un caractère de délicatesse et de réserve fort rare dans les écrivains de l’antiquité. On conçoit la vive impression que cette lecture avait faite sur l’imagination du plus tendre de nos poètes, de Racine, dans sa première jeunesse, étudiant la langue grecque à Port-Royal. L’élégance des tours avait dû lui plaire ; le sujet encore davantage, en lui offrant de nouveaux sentiments qui répondaient « à son instinct poétique, et dont les graves lectures qu’il faisait avec ses maîtres ne lui avaient point donné l’idée. Telle était la respectable sollicitude de ces pieux solitaires, que, dans les éditions toutes grecques, qu’ils confiaient à leurs élèves, ils avaient eu soin d’effacer les moindres passages qui pouvaient blesser la plus parfaite innocence de mœurs. Ils étendaient ce soin même aux textes grecs des historiens les plus graves. Ce roman d’Héliodore, surpris dans les mains du jeune Racine, devait être un grand scandale. Un premier, un second exemplaire, furent jetés au feu ; et Racine, pour se mettre à l’abri de ces confiscations, prit le parti d’apprendre par cœur le livre proscrit : sorte de désobéissance qui n’était pas d’un usage facile, et que le sévère Lancelot dut presque lui pardonner.

Quoi qu’il en soit, il paraît certain que cette première passion tant traversée alla jusqu’à lui inspirer une tragédie, dont le roman d’Héliodore avait fourni le plan, les caractères, et probablement les principales situations. Racine choisit bientôt de meilleurs modèles et des sujets plus dignes du théâtre ; mais l’erreur du jeune poète s’explique par le fond d’intérêt qui règne dans Théagène et Chariclée. « Il avait conçu dès l’enfance, nous dit Racine le fils, une passion extraordinaire pour Héliodore ; il admirait son style et l’artifice merveilleux avec lequel sa fable est conduite. » Ce dernier éloge doit nous paraître sans doute fort exagéré. La fable d’Héliodore est bien éloignée de la savante intrigue de nos bons romans. Des pirates, des combats, des enlèvements, des captivités, des reconnaissances, voilà tous les ressorts de l’ouvrage. Mais ce que l’on doit le plus regretter dans le roman d’Héliodore, c’est qu’il ne fait point connaître un état de la société, et qu’à l’exception de cette lueur d’humanité chrétienne que l’on y voit percer, il n’offre que des mœurs fictives, et ne représente ni un siècle ni un peuple. On ne pourrait indiquer, d’après l’ouvrage, à quelle époque les personnages sont placés. Sous ce rapport, ce roman ressemble beaucoup à nos prolixes romans du xviie siècle, où l’on faisait consister l’imagination à ne rien peindre suivant la nature. Ainsi Héliodore promène longtemps ses personnages dans l’Égypte ; mais cette Égypte n’est ni l’ancienne Égypte, ni l’Égypte des Perses, ni celle des Ptolémées, ni celle des Romains. Il met sous nos yeux les fêtes et les assemblées publiques d’Athènes ; mais il n’emploie que des traits vagues qui ne montrent ni Athènes libre ni Athènes conquise. Le roi d’Éthiopie, qui figure dans son ouvrage, ressemble tout à fait à ces rois de Perse ou d’Arménie, dont mademoiselle Scudéri faisait grand usage, et qui n’étaient d’aucun temps ni d’aucun pays. Cette manière d’écrire est une grande perte pour la curiosité du lecteur. De quel prix seraient des ouvrages antiques où les aventures fictives s’uniraient à la peinture vraie des mœurs et de l’état social ! Mais la littérature sophistique du Bas-Empire ne s’est point élevée si haut. Héliodore n’est point un Walter Scott ; son livre doit paraître toutefois un monument précieux, je dirai même respectable, comme étant la source la plus ancienne de cet art du roman, qui a tant amusé notre Europe moderne.

On ne saurait le lire que dans l’original ou dans la traduction d’Amyot, dont le style un peu diffus est toujours naturel, ingénieux et élégant à sa manière.

Les Amours de Leucippe et de Clitophon viennent après ceux de Théagène et de Chariclée, et ne les valent pas sous un rapport. Je ne sais à quoi pensait le bon empereur Léon le Philosophe de faire un petit madrigal en vers grecs à la louange de ce livre, pour en recommander la lecture aux amis des bonnes mœurs. Il est bien vrai que l’héroïne Leucippe, captive et sans secours, conserve une irréprochable pureté et une parfaite constance ; mais les peintures les plus libres et les traces les plus choquantes de l’infamie des mœurs antiques se rencontrent dans ce roman. L’auteur, Achille Tatius, finit, au rapport de Suidas, par embrasser le christianisme, et devint évêque. Le savant Huet, qui a jugé son ouvrage avec une grande mais juste sévérité, paraît douter de cette circonstance ; et l’on doit croire au moins qu’il y eut un long intervalle entre le roman et la promotion à l’épiscopat.

Il faut avouer au reste qu’indépendamment de l’extrême liberté de quelques images, le livre entier est écrit sous une influence toute païenne, et dans une allusion continuelle aux fables voluptueuses de la mythologie. Sous ce point de vue, il est infiniment curieux, ainsi que plusieurs autres de ces romans grecs ; il marque bien à quel point l’ancien système religieux avait préoccupé les esprits et les sens, et quelle force il conservait encore au milieu du ive siècle. Il semblait, pour ainsi dire, que ce système fût lié à tout mouvement de l’imagination, et que l’esprit ne pût se jouer sans retomber dans les liens de ces fables trop flatteuses. C’est un des traits les plus frappants de l’histoire si intéressante de l’esprit humain, pendant les premiers siècles de la régénération chrétienne.

Au reste, le roman d’Achille Tatius, épuré comme il doit l’être, paraîtra l’un des plus agréables ouvrages de la collection romanesque des Grecs. L’auteur est sophiste ; et pouvait-il ne pas l’être au temps où il écrivit ? Mais les aventures qu’il raconte offrent une variété assez piquante ; la succession des événements est rapide ; le merveilleux, naturel ; le style, un peu affecté, n’est pas sans éclat. Photius, du reste assez rigoureux pour cet ouvrage, en loue beaucoup l’élégance et l’harmonie ; il observe que les périodes de l’auteur sont précises, claires, agréables à l’oreille, et qu’enfin il fait surtout un fréquent et habile usage d’une figure appelée l’épitrope. Ce dernier mérite n’intéressera guère la foule des lecteurs ; mais, ce qui vaut mieux peut-être pour eux, le livre est court, et il amuse.

Immédiatement après cet ouvrage, Huet a placé parmi les romans grecs et a longuement analysé un récit des Aventures de Théagène et de Charide, qui porte pour titre, Du vrai et du parfait amour, et que le docte évêque croit pouvoir attribuer à l’ancien Athénagoras, philosophe d’Athènes, et l’un des premiers défenseurs du christianisme. Il est certain que ce roman n’est pas sans mérite, et qu’il respire surtout une sorte d’élévation et de spiritualisme. S’il venait de l’antiquité, ce serait un monument curieux. Mais le manuscrit original ne s’est jamais trouvé, et l’on ne doute plus aujourd’hui que l’ouvrage entier ne soit une fiction du prétendu traducteur. C’est même le premier modèle de toutes ces suppositions de romans traduits du grec, genre de travestissement facile et souvent insipide, que Montesquieu n’a pas dédaigné d’emprunter dans le Temple de Gnide.

Les Amours d’Abrocome et d’Anthia, dont Huet ne parle pas, sont bien autrement respectables ; car ils ont une origine certaine et vraiment grecque. L’auteur, Xénophon d’Éphèse, écrit avec art ; son livre ne présente, suivant le défaut général de tous ces romans, que des mœurs vagues et fictives et des aventures communes ; mais il y a de la grâce dans quelques détails. Le romancier n’a pas craint de commencer par un début qui ressemble à un dénouement. Dès les premières pages le bel Abrocome et la belle Anthia, l’ornement de la ville d’Éphèse, sont heureux amants et heureux époux ; mais il arrive bientôt de cruelles séparations et de longues traverses, qui ne servent qu’à développer davantage la fidélité d’Abrocome et la vertu d’Anthia, jusqu’au moment d’une paisible réunion. Ce petit livre, à tout prendre, est d’une lecture agréable, et, pour le fond des aventures, aussi neuf que beaucoup de romans modernes.

Entre ces différents romanciers et ceux qui les suivent encore, la série chronologique se marque, pour ainsi dire, par une décadence progressive. À chacun de ces ouvrages, cette admirable littérature grecque, dont ils sont le faible et dernier produit, semble baisser d’un degré. Comme les auteurs ne prennent rien dans la nature, comme ils imitent ce qui les a précédés, et n’ont pas l’air de sentir le temps où ils vivent, ils deviennent successivement des copistes de copistes. Toute couleur disparaît ; les traits mêmes s’effacent ; et les plus récents de ces ouvrages semblent quelque épreuve de gravure sortie la dernière d’une planche usée. C’est l’idée qui se présente involontairement, lorsque l’on passe d’Abrocome et d’Anthia aux Amours de Chéréas et de Callirhoé, ouvrage que le docte Larcher a traduit, mais qu’il n’a pu rendre amusant.

Mais à quelle époque de cette décadence, sur quel point de cette ligne qui aboutit au néant, faut-il donc placer la jolie pastorale de Longus, cette peinture de Daphnis et Chloé tant célébrée pour la naïveté ? Les savants n’en disent mot. On ne sait rien sur Longus, ni sa vie, ni son siècle, ni même s’il a existé ; car le nom latin de Longus est assez singulièrement placé en tête d’un ouvrage écrit en grec. Le style de cet ouvrage, quel que soit du reste l’auteur, ne peut donner que de faibles probabilités sur le temps où il a été écrit. Ce style, hâtons-nous de le dire, n’est rien moins que naïf. Amyot seul a trompé le lecteur. La diction de l’original est d’une élégance curieuse, ingénieusement concise, habilement symétrique ; rien n’est perdu pour l’art. Chaque épithète, chaque mot est placé dans une intention fine et délicate. Les termes sont employés dans les acceptions les plus justes et les plus expressives ; le rapport des sons est adroitement ménagé : c’est un petit chef-d’œuvre de clarté, de propriété, de finesse et de coquetterie, plutôt que de grâce. Photius ne le désigne pas dans sa Bibliothèque ; mais il est impossible que cette exquise élégance soit d’une époque plus rapprochée de nous que le siècle de Photius, et ait pu naître dans le mauvais goût et l’ennuyeuse scolastique du viiie siècle.

Du reste, Longus est-il du iie, du iiie ou du ive siècle ? c’est ce qu’on ne peut même conjecturer. Il semblerait, par la pureté de son élocution, appartenir de droit à l’époque la plus ancienne : mais les Grecs étaient de studieux imitateurs des formes du style ; et, dans quelques-uns des plus modernes, le bon goût et le choix de cette imitation peut tromper sur la date de leurs écrits. Ce qui ne saurait se feindre, c’est une première fleur de naturel qui appartient aux langues jeunes encore, et que l’art ne peut ni leur conserver ni leur rendre. Le peintre de Daphnis et Chloé est sans doute le plus élégant et le plus gracieux des sophistes ; mais il est encore sophiste. On le sent, on le voit à l’élégance travaillée de ses descriptions, et quelquefois même à un certain luxe de naïveté qui n’est pas la nature. Il faut l’avouer cependant, le sujet si heureusement choisi par Longus corrige, pour ainsi dire, l’artifice trop visible de son langage. Il y a dans cet amour qui ne se connaît pas lui-même, dans cette première ignorance du cœur et des sens, un charme infini dont la peinture souvent essayée plaira toujours à l’imagination. C’est le charme qui se retrouve dans le Premier Navigateur de Gessner, dans les scènes de Shakspeare entre Ferdinand et Miranda, enfin et surtout dans Paul et Virginie ; car nous ne parlons pas du conte où Marmontel a gâté la grâce native de ce sujet par une lourde indécence et des puérilités doctorales.

Le romancier grec n’a pas évité l’écueil d’un pareil récit, les images trop libres ; et le hardi français d’Amyot les fait encore ressortir. On y trouve même quelques souillures de mœurs grecques, qui déparent indignement un tableau tracé quelquefois par la main d’Albane. Cependant on ne peut nier que Daphnis et Chloé n’ait servi de modèle à Paul et Virginie. À travers les changements de costume, de croyance et de climat, l’imitation est sensible dans le langage des deux jeunes amants ; les mêmes naïvetés passionnées sortent de la bouche de Daphnis et de celle de Paul : mais la supériorité de l’auteur français, ou plutôt des sentiments qui l’ont inspiré, se montre partout, et fait de son ouvrage l’une des plus charmantes rêveries de l’imagination moderne. Cette supériorité ne tient pas seulement à une diction plus simple, à un goût plus ami du naturel et du vrai ; elle tient surtout à la pureté morale et à l’espèce de pudeur chrétienne qui règne dans Paul et Virginie. Le tableau de Longus n’est que voluptueux ; celui de l’auteur français est chaste et passionné.

Un écrivain célèbre, dans le parallèle ingénieux qu’il établit entre les littératures ancienne et moderne, et leurs manières diverses de concevoir des sujets semblables, a choisi pour opposer aux plus heureuses scènes de Paul et Virginie quelques passages des idylles de Théocrite. On peut regretter qu’il n’ait pas voulu faire usage du roman de Longus. Ce choix eût mieux servi le dessein que l’auteur se proposait par ces comparaisons littéraires, et fait ressortir davantage cette idée de perfectionnement moral qu’il attribue à l’influence du christianisme, et qu’il recherche dans les monuments de la société et dans toutes les productions de la littérature et des arts chez les nations modernes. L’objet de la comparaison est frivole sans doute ; mais nulle part les différences n’auraient paru plus marquées et plus à l’honneur de la civilisation nouvelle. Que renferme en effet la jolie pastorale de Longus ? une peinture plus vive que touchante des premières émotions, des premiers sentiments de deux jeunes amants élevés dans la simplicité d’une vie champêtre et protégés contre eux-mêmes par la seule ignorance. Du reste, nulle idée de bonté morale ne se mêle à ce tableau et ne vient l’épurer et l’embellir. Daphnis et Chloé sont innocents, et non pas vertueux. L’intérêt même de cette innocence ne se conserve pas longtemps ; et l’épisode de la courtisane Lycénion, si choquant sous le rapport du goût, fait disparaître la moitié du charme. Un merveilleux mythologique assez ridicule vient terminer le seul incident qui sépare les jeunes amants. Enfin Daphnis et Chloé, longtemps nourris par des bergers, retrouvent leurs parents qui les avaient fait autrefois exposer ; le père de Daphnis, parce qu’il avait déjà deux autres enfants ; et le père de Chloé, parce qu’il avait éprouvé des revers de fortune : les deux amants sont unis et heureux.

Quelle distance de cette barbare exposition des enfants négligemment racontée comme une aventure commune, de ces premières années de l’adolescence si librement décrites, de ces mœurs impures dans leur innocence même, de cette passion sans combat et sans sacrifice ; quelle distance de tout ce matérialisme d’amour à la sublime chasteté dame qui règne dans Paul et Virginie, à cette piété filiale, à cette active charité, à ces vertus religieuses groupées comme autant de compagnes inséparables autour d’une innocence qu’elles défendent et qu’elles embellissent ! Combien la naïve tendresse des deux jeunes amants est rendue plus intéressante par leur bonté pour les autres ! Que Virginie est touchante lorsqu’elle va demander à un maître barbare la grâce de la pauvre négresse ! Quelle sublimité dans cet héroïsme de la pudeur qui termine les jours de la jeune fille, plus vierge encore qu’amante ! Il faut l’avouer, tous ces sentiments délicats et tendres sont prodigieusement supérieurs aux jolies descriptions du sophiste grec. C’est un nouvel ordre moral ; c’est un monde meilleur ; et je ne connais pas, dans la littérature ancienne et moderne, de terme de comparaison où l’avantage poétique de la civilisation chrétienne se fasse mieux sentir.

La pastorale de Longus n’en mérite pas moins des lecteurs ; c’est le seul de tous ces romans grecs où l’on remarque un caractère d’originalité. Le naturel est d’ailleurs une chose si admirable et si rare, que, dût-on n’en retrouver que quelques traits perdus dans mille défauts, il faut en tenir un compte infini. Quelques pages de Daphnis et Chloé sont marquées de cette heureuse empreinte, que le style d’Amyot rend plus vive encore et plus vraie. Sa traduction est un monument de la langue française. Un savant et spirituel helléniste, habile imitateur de notre vieux français, a complété et embelli cette traduction en y joignant la version d’un fragment qui manquait à toutes les éditions de Longus, et qu’il a découvert dans une bibliothèque de Florence. On peut donc lire aujourd’hui Longus, et le juger à coup sûr ; on lui rendra justice en le préférant aux pastorales italiennes, où l’on trouve les mêmes jeux d’esprit, les mêmes affectations de langage, avec moins de passion et de vérité.

Après avoir parlé de Longus, nous pouvons descendre, sans nous arrêter, dans les derniers abîmes de la décadence littéraire des Grecs ; il n’y a plus rien sur notre passage qui mérite attention. Les Amours d’Ismène et d’Isménias réunissent tout ce qu’il y a de vulgaire et de mauvais dans les ouvrages précédents. On peut remarquer seulement que dans ce roman le personnage principal raconte lui-même son histoire ; forme dont les modernes ont fait beaucoup d’usage, mais qui ne se retrouve guère parmi les anciens que dans la Métamorphose de Lucius, et dans le trop fameux Satyricon de Pétrone. Cet ouvrage est intitulé, dans l’original, Drame d’Eustathe sur Isménias et Ismène. Eustathe est désigné par du Cange comme protonobilissime et grand-archiviste. Son ouvrage est bien digne de ce misérable Bas-Empire, sous lequel ces dénominations de la cour de Byzance avertissent qu’il faut placer l’auteur. On y sent l’épuisement d’idées, l’espèce d’appauvrissement intellectuel qui caractérise cette époque de l’histoire. Il peut être lu avec curiosité sous ce rapport ; ce sont les médailles d’un siècle de décadence, médailles mal frappées, mais précieuses et véridiques par leur imperfection même.

Les Amours de Rhodanthe et de Dosiclès sont du même temps, ou même moins anciens. Le romancier, qui vivait au xie siècle, annonce qu’il est illettré, nouvellement revêtu de la bure, et l’un de ces humbles moines qui ne possèdent rien sur la terre. Il a cependant de l’érudition et quelque rhétorique ; et même il a écrit sa narration en vers, c’est-à-dire dans une espèce d’ïambes peu réguliers, alors fort en usage, et nommés vers politiques. C’est dans la même forme que sont écrits les Amours de Drosille et de Chariclès, par Nicétas Eugénianus, le dernier ouvrage de cette série. Il semble que les auteurs de ces fades romans, copiés de tous ceux qui les avaient précédés, aient été à la fin saisis eux-mêmes d’une sorte de pudeur, en voyant la stérilité de leurs inventions, et qu’ils aient essayé de couvrir une telle indigence par cette parure des vers qui, dans les premiers jours de la civilisation grecque, avait embelli la fable et l’histoire, et semblait presque inséparable de la parole même. Mais les vers, accent naturel de l’imagination inspirée, ne sont rien par eux-mêmes, quand l’imagination est éteinte : ils n’ont pas une vertu magique qui ranime des cendres :

« Carmina non possunt Erebo deducere manes. »

Nicétas Eugénianus avait langui bien des années dans la poudre des manuscrits. Un savant célèbre, M. Boissonnade, l’en a tiré ; et il a fait disparaître, pour les érudits du moins, la nullité du texte, sous des notes dictées par la philologie la plus curieuse et la plus variée. Mais le roman, laissé à lui-même, n’en est pas moins l’insipide redite de ces amours de convention, de ces infortunes triviales, de ces vaines descriptions que l’on a vues partout, et qui reviennent comme des importuns cent fois rencontrés et toujours inévitables. Ce sont des brigands, des tempêtes, des pirates. Il serait impossible de tirer de là une peinture fidèle, un sentiment vrai, une seule expression naturelle et vive. C’est une littérature morte, image d’une société détruite par le malheur et la servitude. Il y a des sons, des phrases, des formes de style, des apparences, et, s’il est permis de le dire, des ombres de pensées ; mais il n’y a plus d’âme, plus de vie. On dirait de ce guerrier d’Arioste qui, tué dans un combat, continua de combattre quelque temps par habitude, avant de s’apercevoir qu’il était mort. Ce roman n’offre aucune des curiosités de mœurs, aucun des traits ingénieux qui, dans les ouvrages précédents, balancent et rachètent bien des défauts, et doivent encore exciter l’intérêt. Il mérite un anathème sans réserve.

On éprouve un sentiment de douleur en voyant cette admirable littérature grecque, si variée, si brillante, disparaître et se perdre ainsi dans les sables. Longtemps féconde sur son propre sol, heureusement transplantée en Sicile, en Égypte, en Asie, il semblait qu’elle fût douée d’une vie immortelle. Seule, dans les annales du monde civilisé, on l’avait vue jouir du privilège de se renouveler plusieurs fois avec la même splendeur, et de se conserver florissante pendant plus de mille années. Combien de siècles d’intervalle, combien de révolutions de temps et de mœurs entre Homère et saint Jean Chrysostome ! Et tout cet espace avait été marqué, de distance en distance, par de grands génies, poètes, philosophes, orateurs, qui avaient enrichi l’héritage de l’esprit humain. Enfin la chaîne s’est rompue, sans pouvoir se renouer ; le sol inépuisable a cessé de produire ; et le xie siècle, l’époque la plus barbare et la plus malheureuse de notre Occident, nous montre aussi dans l’Orient le génie grec réduit presque aux misérables productions d’Eustathe et de Nicétas. Car les chroniqueurs de Byzance, dans ce siècle et les âges suivants, ne valent guère mieux que ses romanciers. La fiction et l’histoire attestent également la décrépitude où était tombé l’esprit humain.

La conquête musulmane est venue surcharger d’un poids épouvantable cet affaissement de la nation la plus ingénieuse de la terre. Cette langue qui avait reçu le dépôt de tant de grandes pensées, et qui, même dans les faibles et dernières productions que nous venons d’analyser, conservait encore ses formes inimitables, a fini par se déconstruire et s’altérer. Non qu’elle soit devenue méconnaissable dans l’idiome qui lui a succédé, et qui porte le nom de romaïque. Ses éléments étaient trop indestructibles ; ils ont été seulement déplacés, confondus, entremêlés de quelques termes barbares, à peu près comme ces débris des statues de Phidias, ces précieux bas-reliefs, ces fûts de colonnes, ces fragments de marbre et de granit, qui, après avoir décoré les temples des dieux, servent, dans cette même Grèce conquise et subjuguée, à étayer de grossiers ouvrages, et se sont conservés dans un bain turc ou dans le vestibule mal orné d’un pacha. Ainsi, le grec moderne, s’il a perdu les savantes combinaisons et l’ingénieuse économie de l’ancien hellénisme, en a gardé littéralement presque tous les mots et les sons ; et le Philoctète de Sophocle s’écrierait encore en les écoutant : « Ô voix chérie ! qu’il est doux d’entendre et de reconnaître de tels accents ! » Ὦ φίλτατον φώνημα !

Cette ineffaçable ressemblance qui a survécu à tant de maux, cette filiation conservée dans la langue et dans les usages, est aujourd’hui bien mieux attestée par les efforts des Grecs pour briser un joug impie et détestable. Les Grecs ont encore quelque chose de leurs aïeux. Depuis les premiers jours de leur révolution si récente32, et la plus légitime que les hommes aient jamais entreprise, on ne peut voir sans admiration tous les traits d’héroïsme et de dévouement national qui ont honoré leur cause si digne des regards et des secours de l’Europe civilisée. Tout à l’heure nous recherchions péniblement les traces de leur ancienne décadence dans les monuments de leur littérature jusqu’au xiie siècle ; et cette futile stérilité d’esprit qui caractérisait leurs dernières productions nous semblait une prédiction et une image de l’apathie servile où ils ont langui pendant plusieurs siècles. Portons les yeux plus haut. Cherchons les Grecs sur cette scène où le monde les voit reparaître avec toute la vigueur d’une nation nouvelle, et je ne sais quelle tradition d’enthousiasme antique. Leurs évêques se sont montrés, comme aux siècles de l’église primitive, défenseurs des peuples, hommes d’État et martyrs. La nation tout entière s’est levée contre les barbares, avec cet orgueil de la supériorité morale qui animait les anciens Hellènes, et qui redoublait en eux la vertu guerrière ; et, il ne sera pas inutile de le dire, les lettres avaient préparé dès longtemps ce mouvement sublime. Les nombreux lycées qui, depuis vingt-cinq ans, s’étaient formés dans la Grèce asiatique et dans les îles, ont fourni des officiers aux milices courageuses de la Morée. Le petit sénat de Calamata compte dans son sein de savants religieux nourris dans les traditions historiques et dans l’ancienne langue de leur patrie. Nos sciences modernes même ne sont pas tout à fait étrangères aux Grecs ; et elles ont concouru à leur noble entreprise, en leur donnant dans la marine une supériorité relative, qui seule a pu leur permettre de lutter sans folie contre le nombre et la puissance des Turcs. Il y a donc chez ces hommes, naguère si opprimés, tous les éléments d’une société forte et éclairée. Le sentiment de la patrie surtout les domine au plus haut degré ; il s’est soutenu dans leur esclavage, il s’est nourri de leurs malheurs ; il est maintenant à découvert, trahi par l’espérance, enflammé par le succès, et ne peut être comprimé que par la destruction entière d’une race chrétienne. Puisse donc cette nation, qui ne saurait plus être abandonnée aux Turcs sans être anéantie, puisse cette nation, si longtemps malheureuse, être enfin rendue à la civilisation de l’Europe, et trouver dans la protection des grandes puissances une paix qu’elle n’a point connue sous les violences arbitraires de l’esclavage, et qui lui donne enfin le loisir de cultiver tous les arts où l’appelle son heureux génie ! Gloire au prince qui accomplira ce grand ouvrage, et qui se fera, pour ainsi dire, honneur de la destinée, en hâtant et surtout en rendant moins sanglante33 l’inévitable libération d’un peuple chrétien ! Pour la première fois l’ambition mériterait d’être remerciée au nom de l’humanité.

Vies des principaux poètes anglais34 §

Cet Essai, publié il y a quinze ans, et plusieurs fois réimprimé, a été traduit en anglais par le docteur Drake, l’homme qui a le mieux étudié la vie, le génie et l’époque littéraire de Shakspeare. Encouragé par cette approbation, l’auteur, profitant des remarques de son célèbre traducteur, et de quelques recherches récentes du savant Collier, a cru devoir corriger et étendre son premier travail : il en a fait un ouvrage plus complet, et en grande partie nouveau, qu’il offre aux admirateurs étrangers et nationaux du poète anglais.

Shakspeare §

La gloire de Shakspeare parut d’abord en France un paradoxe et un scandale. Plus tard, elle menaça presque la vieille renommée de notre théâtre ; et aujourd’hui elle la partage, dans l’opinion de beaucoup de juges éclairés. Cette révolution du goût fait supposer sans doute une connaissance plus répandue, une étude plus attentive de la langue et des ouvrages du poète anglais ; mais elle tient surtout aux changements de l’état social et des mœurs. Les grandes choses que nous avons souffertes et vues depuis un demi-siècle, la chute de l’ancien ordre et de l’ancienne élégance, nos tragédies royales et domestiques, plus terribles que celles du théâtre, nos frénésies populaires, la dureté de la guerre et de l’empire, et enfin la rudesse toujours inséparable d’un peu de démocratie, nous ont successivement préparés à mieux comprendre, à goûter davantage le génie extraordinaire de Shakspeare. Et cela soit dit en général, à part les engouements des artistes imitateurs, et les admirations par système et par théorie, qui n’ont jamais qu’une influence assez bornée. Hors de ce cercle, il est incontestable que le progrès de la liberté moderne, qui nous éloigne si fort du moyen âge, nous a donné cependant une plus vive intelligence de sa littérature énergique et sans frein. Shakspeare, qui est le couronnement du moyen âge, qui en reproduit avec tant de force l’imagination et la barbarie, devait gagner à cette disposition nouvelle, choquer moins, plaire davantage, subjuguer d’abord les esprits par la grandeur de ses créations irrégulières, et enfin leur laisser une admiration sérieuse et durable.

Voltaire a tour à tour appelé Shakspeare un grand poète et un misérable farceur, un Homère et un Gilles. Dans sa jeunesse, revenant d’Angleterre, il rapporta son enthousiasme pour quelques scènes de Shakspeare, comme une des nouveautés hardies qu’il introduisait en France : quarante ans plus tard, il prodigua mille traits de sarcasme à la barbarie de Shakspeare ; et il choisit particulièrement l’Académie, comme une sorte de sanctuaire, pour y fulminer ses anathèmes. Je ne sais si l’Académie serait aujourd’hui propre au même usage ; car les révolutions du goût pénètrent dans les corps littéraires, comme dans le public. Voltaire se trompait, en voulant ravaler le génie de Shakspeare ; et toutes les citations moqueuses qu’il entasse ne prouvent rien contre l’enthousiasme que lui-même avait partagé. C’est dans la vie, le siècle et l’originalité native de Shakspeare, qu’il faut chercher, sans système et sans humeur, la source de ses fautes bizarres, et du grand caractère de ses drames et de sa poésie.

Shakspeare (William) naquit le 23 avril 1564, à Stratford sur Avon, petite bourgade de douze ou quinze cents âmes, dans le comté de Warwick. On ne sait rien avec certitude sur les premières années de cet homme si célèbre ; et, malgré les recherches minutieuses de l’érudition biographique, excitée par l’intérêt d’un si grand nom et par l’amour-propre national, les Anglais n’ont recueilli que peu de détails sur sa vie. On n’a pu, même chez eux, déterminer bien nettement s’il était catholique ou protestant ; et on y discute encore sur la question de savoir s’il n’était pas boiteux, comme le plus fameux poète et comme le premier romancier anglais de notre siècle.

Il paraît que Shakspeare se trouva le fils aîné d’une famille de dix enfants. Son père, occupé d’un commerce de laines, avait successivement rempli dans la corporation de Stratford les fonctions d’alderman et celles de grand-bailli, jusqu’au moment où des pertes de fortune lui firent abandonner une charge honorifique dont il n’était plus en état de payer les frais. D’après une autre tradition, il joignait à son commerce de laines l’état de boucher ; et le jeune Shakspeare, brusquement rappelé de l’école publique de la ville, où ses parents ne pouvaient plus le soutenir, fut employé de bonne heure aux travaux les plus durs de cette profession. S’il faut en croire un témoignage contesté, lorsque Shakspeare était chargé de tuer un veau, il faisait cette exécution avec une sorte de pompe, et ne manquait pas de prononcer un discours devant les voisins assemblés. La curiosité littéraire pourra, si elle veut, chercher quelque rapport entre ces harangues du jeune apprenti et la vocation tragique du poète ; mais on doit avouer que de semblables prémices nous jettent bien loin des brillantes inspirations du théâtre grec. Si Thespis, barbouillé de lie, promenait sur un tombereau les acteurs de ses drames consacrés à Bacchus, c’est aux champs de Marathon et dans les fêtes d’Athènes victorieuse qu’Eschyle entendit la voix des Muses, et fut appelé par elles.

Quoi qu’il en soit de ces premières et obscures occupations, Shakspeare fut marié de très bonne heure. À dix-huit ans et demi, il épousa la fille d’un riche fermier du voisinage, Anna Ataway, qui avait alors vingt-six ans. Il eut d’elle, la première année de son mariage, une fille, baptisée le 16 mai 1583 sous le nom de Suzanne, puis, l’année suivante, deux enfants jumeaux, Samuel, qui mourut au sortir de l’enfance, et Judith, qui survécut, ainsi que sa sœur aînée. Rien n’annonce d’ailleurs que cette union précoce ait été un mariage d’amour, ni que cette femme, dont le nom ne reparaît que trente ans plus tard, dans le testament de Shakspeare, ait occupé beaucoup de place dans son cœur. Sans faire un aveu naïf, comme notre vieux Corneille,

Ce que j’ai de renom, je le dois à l’amour,

Shakspeare a dit quelque part : « Jamais poète n’osa toucher une plume pour écrire, avant que son encre n’ait été mélangée des larmes de l’amour35. » Mais le génie du poète était encore loin à l’époque de son mariage, qui paraît lui avoir laissé toutes les allures d’une vie assez aventureuse ; car c’est deux ans après que, chassant la nuit avec quelques braconniers dans le parc de Folbrook, domaine du chevalier Thomas Lucy, shérif du comté de Warwick, il fut pris en flagrant délit. Détenu d’abord dans la maison du garde, sur une petite colline que les curieux vont visiter de nos jours, il fut, d’après la plainte de sir Thomas, condamné à la réprimande publique, peine qui pouvait paraître assez légère dans la rigueur des vieilles lois anglaises sur la chasse. Blessé de cet affront, le jeune homme se vengea par des vers, en affichant à la porte du parc une ballade injurieuse, dont les critiques modernes ont retrouvé deux stances, pleines de plaisanteries assez grossières sur le nom propre de sir Lucy, et sur les soins inutiles qu’il prend pour garder ses daims et sa femme. Le seigneur, doublement offensé, voulant poursuivre de nouveau le braconnier satirique, Shakspeare quitta brusquement Stratford, et vint se réfugier à Londres. On ne peut douter de l’anecdote ; le poète l’a mise lui-même sur la scène ; et c’est une tradition reçue et vraisemblable, qu’en composant sa comédie des Commères de Windsor, il a fait figurer sir Thomas Lucy dans le personnage ridicule de Robert Shallow, écuyer et juge de paix, qui se plaint que Falstaff a battu ses gens, tué son daim, et forcé la loge de son parc.

Arrivé à Londres, Shakspeare se vit-il réduit, comme on l’a conté, à garder, à la porte d’un théâtre, les chevaux des curieux, ou fut-il tout d’abord engagé, pour quelque emploi subalterne, dans une troupe de comédiens ? Voilà ce qu’il est difficile d’affirmer à coup sûr. Un fait, du moins, indique comment la ressource du théâtre devait s’offrir de préférence à l’esprit du jeune aventurier, tombé sans asile et sans argent au milieu d’une grande ville. Il y avait alors à Londres trois comédiens natifs de Stratford ou des villages voisins, Heminge, qui fut trente ans plus tard un des deux éditeurs de Shakspeare ; Thomas Green, qui fut acteur célèbre jusqu’à l’extrême vieillesse ; Burbage enfin, qui devait bientôt prêter au génie du poète la puissance d’un jeu longtemps renommé pour le naturel et l’énergie. On peut supposer que la rencontre et l’appui de ses compatriotes ouvrirent promptement à Shakspeare la carrière où l’appelait son génie. Ses premiers pas y furent assez obscurs, quoique, dès 1592, on le voie attaqué dans un pamphlet comme acteur et comme auteur dramatique. Sa première grande création tragique, Roméo et Juliette, ne date que de 1595, c’est-à-dire de sa trente et unième année, l’âge où Corneille fit le Cid.

C’est dans cet intervalle, entre la ballade contre sir Thomas Lucy et la scène ravissante des adieux de Roméo, qu’il faut chercher l’éducation du poète, la naissance, la culture, les essais de son génie : car l’admiration ne doit pas supposer que tout soit hasard ou invention en lui ; et, quoiqu’on ait tant reproché à Shakspeare sa barbarie, il ne faut pas en conclure qu’il a tout tiré de lui-même, et que son âme poétique, ensevelie sous l’ignorance, sans modèle, sans secours, a jailli soudainement à la lumière des cieux.

Sans doute Shakspeare, quoique dans un siècle fort érudit, n’avait pas fait d’études classiques, et, comme dit Ben Johnson, il savait peu de latin, et encore moins de grec ; mais il connut l’antiquité par Plutarque déjà traduit dans sa langue, et par Montaigne qu’il lisait dans la nôtre. À la forme de ses premiers ouvrages, j’ai peine à croire qu’il ne sût pas l’italien, cet heureux écho de l’antique harmonie, dont l’influence régnait alors sur d’autres idiomes de l’Europe, et communiqua tant de douceur aux vers de Fairfax et de Surrey. N’oublions pas, en effet, dans notre enthousiasme pour Shakspeare, qu’autour de lui, et même avant lui, la poésie anglaise avait déjà pris un heureux essor. Spenser, né vingt ans plus tôt que Shakspeare, avait écrit en stances harmonieuses les premiers chants de son poème de la Reine des Fées, et prodigué, dans cet ouvrage et dans ses Pastorales, les richesses d’un style ingénieux, poli jusqu’à l’affectation, mais souvent créateur, et digne d’être un jour imité par Milton36. Enfin, deux siècles auparavant, dès le premier adoucissement de la barbarie, Chaucer, imitateur de Boccace, avec plus de poésie, avait offert, dans son vieux style plein de grâce et de force, grande abondance d’images naïves et d’expressions heureuses. Puis, à côté de ce trésor d’élégance indigène, une langue plus savante s’était formée, langue un peu prétentieuse et roide, mais abondante, énergique et claire.

C’était surtout depuis le règne de Henri VIII, et la révolution religieuse, qu’un grand mouvement avait été donné aux esprits, que l’imagination l’était échauffée, et que la controverse avait répandu dans la nation le besoin des idées nouvelles. La Bible seule, rendue populaire par les versions des puritains, encore inactifs, mais déjà passionnés, la Bible seule était une école de poésie pleine d’émotions et d’images ; elle remplaça presque, dans la mémoire du peuple, les légendes et les ballades du moyen âge. Les psaumes de David, traduits en vers rudes, mais pleins de feu, étaient le chant de guerre de la réformation, et donnaient à la poésie, qui jusque-là n’avait été qu’un passe-temps subalterne dans l’oisiveté des châteaux et de la cour, quelque chose d’enthousiaste et de sérieux.

En même temps, l’étude des langues anciennes ouvrait une source abondante de souvenirs et d’images, qui prenaient une sorte d’originalité en étant à demi défigurés par les notions un peu confuses qu’en recevait la foule. Sous Élisabeth, l’érudition grecque et romaine était le bon ton de la cour. Beaucoup d’auteurs anciens étaient traduits. La reine elle-même avait mis en vers l’Hercule furieux de Sénèque ; et cette version, peu remarquable d’ailleurs, suffit pour expliquer le zèle littéraire des seigneurs de sa cour. On se faisait érudit pour plaire à la reine, comme, dans un autre temps, on s’est fait philosophe ou dévot.

Cette érudition des beaux esprits de la cour n’était pas sans doute partagée par le peuple ; mais il s’en répandait quelque chose dans les fêtes et dans les jeux publics. C’était une mythologie perpétuelle. Quand la reine visitait quelque grand de sa cour, elle était reçue et saluée par les dieux Pénates, et Mercure la conduisait dans la chambre d’honneur. Toutes les métamorphoses d’Ovide figuraient dans les pâtisseries du dessert. À la promenade du soir, le lac du château était couvert de tritons et de néréides, et les pages déguisés en nymphes. Lorsque la reine chassait dans le parc, au lever du jour, elle était rencontrée par Diane, qui la saluait comme le modèle de la pureté virginale. Faisait-elle son entrée solennelle dans la ville de Norwich, l’Amour, apparaissant au milieu des graves aldermen, venait lui présenter une flèche d’or, qui, sous l’influence de ses charmes puissants, ne pouvait manquer le cœur le plus endurci ; présent, dit un chroniqueur37, que sa majesté, qui touchait alors à la quarantaine, recevait avec un gracieux remerciement.

Ces inventions de courtisan, cette mythologie officielle des chambellans et des ministres, qui était à la fois une flatterie pour la reine et un spectacle pour le peuple, répandait l’habitude des fictions ingénieuses de l’antiquité, et les rendait presque familières aux plus ignorants, comme on le voit dans les pièces mêmes où Shakspeare semble le plus écrire pour le peuple de ses contemporains.

D’autres sources d’imagination étaient ouvertes, d’autres matériaux de poésie étaient préparés dans les restes de traditions populaires et de superstitions locales, qui se conservaient dans toute l’Angleterre. À la cour l’astrologie, dans les villages les sorciers, les fées, les génies, étaient une croyance encore toute vive et toute-puissante. L’imagination toujours mélancolique des Anglais retenait ces fables du Nord comme un souvenir national. En même temps venaient s’y mêler, pour les esprits plus cultivés, les fictions chevaleresques de l’Europe méridionale, et tous ces récits merveilleux des muses italiennes, adoptés par la langue anglaise. Ainsi, de toutes parts et en tous sens, par le mélange des idées anciennes et étrangères, par la crédule obstination des souvenirs indigènes, par l’érudition et par l’ignorance, par la réforme religieuse et par les superstitions populaires, se formaient mille perspectives pour l’imagination ; et, sans approfondir davantage l’opinion des écrivains qui ont appelé cette époque l’âge d’or de la poésie anglaise, on peut dire que l’Angleterre, sortant de la barbarie, agitée dans ses opinions, sans être troublée par la guerre, pleine de passions et de souvenirs, était alors le champ le mieux préparé où pût s’élever un grand poète.

Le théâtre anglais, en particulier, était dès lors bien moins stérile et moins inculte qu’on le suppose. Avant Shakspeare, il avait déjà reçu de la protection de la reine et du talent de quelques hommes une inspiration tour à tour érudite et barbare, qui n’était pas sans poésie. C’est même une chose à remarquer et à dire, que cette abondance de verve théâtrale, répandue dans toute une époque dont Shakspeare est resté pour l’avenir le seul et immortel représentant. Si son nom a prévalu sur toutes les autres renommées dramatiques du même temps, s’il les a seul obscurcies de sa lumière, il n’en est pas moins vrai qu’un peu avant lui et autour de lui, chez des auteurs anglais inconnus à l’Europe, on peut saisir quelques traces d’une verve tragique analogue à la sienne, et comme des effluves du même génie.

Apparemment, dans les grandeurs historiques de cette époque, dans ses catastrophes sanglantes, depuis l’échafaud des femmes de Henri VIII jusqu’à l’échafaud de Marie Stuart et d’Essex, enfin dans la personne même d’Élisabeth, implacable et tendre, sévère et passionnée, aimant les fêtes connue une femme, la politique et la guerre comme un grand roi, il y avait quelque pose qui suscitait particulièrement cette imagination sérieuse, âme de la tragédie. Peut-être aussi les grands effets d’un art mêlé de barbarie sont-ils, à tout prendre, plus accessibles et plus communs que la perfection du génie. Je le croirais volontiers, quand je vois, à côté du minerai d’or de Shakspeare, d’autres veines précieuses sillonner le même fonds. Le phénomène de son génie en paraîtra moins surprenant, mais il sera mieux compris. À cette demande : « Quels furent les maîtres de Shakspeare ? » on pourra répondre : « Ses contemporains » ; et quelques-uns n’étaient pas indignes de l’être.

En Angleterre, comme dans le reste de l’Europe au moyen âge, le premier essai de représentations dramatiques avait été tout religieux ; là, comme ailleurs, l’imagination rude et crédule avait commencé par ces mystères que de nos jours Byron a pris pour dernier cadre de sa poésie savante et sceptique. Peut-être ces pieux amusements remontaient-ils par tradition aux premiers temps de la prédication chrétienne dans l’Angleterre et l’Irlande ; mais, une chose certaine du moins, c’est que l’usage en devint très fréquent dans ces deux îles, après la conquête normande.

D’abord jouées en français pour les vainqueurs, la plupart des scènes de la passion et de la vie des saints furent bientôt traduites dans la langue indigène et mixte des anciens habitants du pays. Jeoffroy, docteur de l’Université de Paris, qui, appelé en Angleterre pour tenir une école, devint plus tard abbé de Saint-Albans, lit jouer à Dunstable un mystère de sainte Catherine ; et nous lisons dans un biographe anglais du xiie siècle que la ville de Londres, « au lieu des spectacles profanes de l’antiquité, avait des jeux plus saints, la représentation des miracles qu’ont opérés les saints confesseurs, et celle des souffrances qui ont illustré le courage des martyrs ».

Ces représentations se multiplièrent au xiiie siècle dans les principales villes d’Angleterre ; et il s’est conservé, entre autres, deux collections des mystères joués dans les villes de Chester et de Coventry. Ces pièces, en langue vulgaire mêlée parfois de latin et de français, étaient écrites par des prêtres ; mais c’étaient des ouvriers ou des marchands qui les représentaient. Chaque corps de métier avait sa pièce d’affection ou ses rôles favoris, dans les nombreux drames tirés de la Bible et de la Vie des Saints.

Ce plaisir du peuple était aussi un luxe de cour. Lorsque l’empereur Sigismond vint visiter Henri V en 1416, il eut, parmi les fêtes de sa réception à Windsor, le spectacle du mystère de Saint George de Cappadoce en trois parties ; plus tard les évêques anglais, membres du concile de Constance, firent représenter devant les magistrats de cette ville un mystère de la Nativité du Sauveur, comprenant l’arrivée des mages et le massacre des innocents38.

Cependant l’esprit de réforme, que ce concile n’abattit pas, et qui s’agitait en Angleterre depuis Wiclef, goûtait peu ces représentations religieuses souvent mêlées de désordre et d’ivresse. Ainsi, dans le Credo de Pierre le Laboureur, vieil essai d’indépendance anglaise, l’auteur fait dire à un moine tant soit peu réformé : « Nous ne hantons pas les tavernes, et nous ne nous mêlons jamais sur les marchés aux représentations de miracles. »

Ces représentations cependant continuèrent en présence de la réforme et jusque dans la cour de Henri VIII. Quelquefois on les fit servir à la propagation même de la nouvelle doctrine et à la dérision de l’ancienne. Le jeune roi Édouard VI avait écrit un mystère sous le titre de la Prostituée de Babylone, et un prélat fort zélé pour le schisme, Bale, évêque d’Ossory, en Irlande, composa plusieurs mystères, dont un, la Tentation du Christ, en vers rimés de quatorze syllabes, est une attaque contre l’Église romaine. « Quels ennemis sont ces hommes, dit l’évêque, qui veulent écarter du peuple les Écritures de Dieu, l’arme la plus puissante que le Christ ait ici-bas laissée pour sauver les âmes de l’enfer, et qui les jettent ainsi tête baissée dans le domaine infernal ? Si ce ne sont pas là des démons, je dis qu’il n’y a pas de démons. Ils apportent le jeûne, mais ils laissent de côté la loi écrite. Ils donnent de la craie au lieu d’or ; de tels amis sont ceux de la bête39. »

Voilà le langage hardi de la réforme introduit dans les mystères.

Une proclamation de la reine Marie interdit ce langage, et les anciens mystères reprirent sous son règne une nouvelle faveur. La Passion du Christ fut alors jouée plusieurs fois à Londres devant le lord maire, le conseil privé et les grands du royaume ; elle le fut dans les jours solennels, et notamment le jour de la déclaration de guerre contre la France, en 1557. Moins favorisées sous Élisabeth, les représentations des mystères se reproduisirent encore ; et, lorsque cette reine, quelques années après son avènement, visita l’université de Cambridge dans l’été de 1564, les étudiants du collège royal jouèrent devant elle un mystère d’Ézéchias. Malgré la faveur croissante des théâtres profanes, ces représentations, assez fréquentes dans quelques provinces, se prolongèrent jusque sous le règne de Jacques Ier, qui fit jouer pour la dernière fois à la cour, devant l’ambassadeur espagnol Goudomar, le mystère de la Passion, et en fut vivement blâmé par le zèle amer des nouveaux puritains.

Depuis un demi-siècle alors, la curiosité anglaise avait cherché d’autres spectacles, d’abord bien grossiers. À l’avènement d’Élisabeth, en 1558, il n’existait à Londres même pas un seul théâtre régulier. Des troupes errantes de comédiens prenaient accidentellement pour salle la cour intérieure de quelque ; auberge, dont les fenêtres et les corridors de bois servaient de loges aux spectateurs.

Quelques années plus tard, la reine permit l’établissement fixe d’un théâtre dans l’ancien monastère des moines noirs ; et elle donna à une compagnie d’acteurs, au service du comte d’Essex, l’autorisation de jouer toutes comédies, tragédies, intermèdes et pièces de théâtre, autant pour l’amusement de nos bien-aimés sujets, que pour notre consolation et plaisir, dit la patente royale. Bientôt ces permissions se multiplièrent ; et sans parler des enfants de chœur de la chapelle royale, de la cathédrale de Saint-Paul et de l’abbaye de Westminster, qui jouaient pour la cour, sans doute dans des représentations de mystères, il y eut à Londres plusieurs théâtres destinés au public, le Globe, construit sur le bord de la Tamise, ouvert seulement l’été et alors desservi par les acteurs de Black-Friars, le Jardin de Paris, le Rideau, le Taureau rouge, etc. À la vérité les premiers privilèges qu’avait accordés la reine ne permettaient de représentation que le samedi, et hors des heures de la prière publique. Mais cette condition fut mal observée, et les prédicateurs puritains se plaignirent bientôt que les comédiens faisaient quatre ou cinq samedis par semaine ; tant le public de la ville avait pris goût à cet amusement et le préférait même aux combats de taureaux, conservés encore pour les plaisirs de la reine, dit une ordonnance d’Élisabeth.

Ces premiers théâtres n’étaient que des constructions en bois, sur le modèle des auberges qui avaient d’abord servi d’asile aux acteurs ambulants. Deux étages de loges et de galeries s’élevaient en demi-cercle autour d’un espace découvert qui gardait le nom de cour, et dont une moitié était occupée par la scène, et le reste par des spectateurs debout, comme ceux de notre ancien parterre. La scène était elle-même divisée en deux parties inégalement exhaussées. Une vaste toile l’abritait dans le mauvais temps ; et le plancher en était garni de paille. Mais quand on jouait la tragédie, les murs étaient tendus de noir. La représentation avait lieu le jour, et commençait à une heure après-midi. Jouer de nuit était un luxe réservé aux théâtres particuliers de la cour et de quelques grands seigneurs. Du reste, les troupes dramatiques n’étaient jamais composées que d’hommes : la sévérité anglaise et puritaine n’eût pas souffert de femmes sur la scène. Dans les divertissements de la cour, comme à la ville, les rôles de femmes étaient confiés aux plus jeunes acteurs.

C’est ainsi qu’à diverses époques plusieurs tragédies, comédies, ou pastorales mythologiques, furent jouées devant la reine par les enfants de chœur de la cathédrale ou des châteaux royaux, par les étudiants du Temple, et par les jeunes maîtres ès arts de Cambridge et d’Oxford.

Le premier de ces ouvrages, dans l’ordre de date, est la tragédie de Gorboduc, représentée à la cour en 1562, deux ans avant la naissance de Shakspeare. Le principal auteur de cette pièce, lord Buckurst, le même qui présida le procès de Marie Stuart, s’entendait mieux sans doute à préparer, par un crime de cour, un sujet sanglant pour la tragédie, qu’à composer et versifier les scènes d’un drame ; car je ne connais œuvre plus déclamatoire, et plus insipide au milieu de l’horreur, que cette tragédie de Gorboduc, dont Voltaire a donné une plaisante et véridique analyse.

La même année, on avait joué devant la reine Damon et Pithias, Palamon et Arcite, deux drames de sir Édouard Richard, surnommé le Phénix du siècle. Peu de temps après, les Phéniciennes d’Euripide, traduites en vers par George Gascoyne, avaient excité l’enthousiasme savant de la cour. On ne peut douter que beaucoup d’autres essais dramatiques, oubliés ou perdus, ne se soient succédé sans interruption depuis cette époque. On voit, dans quelques-uns de ces ouvrages, le passage des Moralités allégoriques à la tragédie, et le mélange des deux formes. Tel est un drame d’Appius et Virginie, où la Conscience et la Justice figurent comme personnages. Mais d’autres pièces, un Cambyse, un Vespasien, une Zénobie, un Guillaume le Conquérant, les Infortunes d’Arthur, les fameuses Victoires de Henri V, étaient toutes historiques, sauf les disparates de bouffonnerie dont s’indignait sir Philip Sidney. La comédie ou satirique ou romanesque naissait aussi. Une traduction des Jumeaux supposés de l’Arioste avait paru à la cour et à la ville ; et, dès 1578, la pièce de Promos et Cassandra offrait le sujet et quelques-unes des situations que Shakspeare a empruntés dans sa jolie comédie de Mesure pour Mesure. Parmi les réminiscences de l’antiquité, une seule pièce, jouée devant la reine en 1584, le Jugement de Pâris, par George Peel, annonçait un poète. Quelques scènes de ce drame, citées par un critique anglais de nos jours, ont un charme exquis de naturel et d’élégance. George Peel traita aussi dans la suite quelques sujets de l’histoire nationale, et fut un des rivaux de Shakspeare.

Vers le même temps, John Lilly portait au théâtre un langage prétentieux, subtil, mais non sans éclat poétique. Sa tragi-comédie d’Alexandre et Campaspe, ses comédies de Sapho et Phaon, d’Endymion, de Galatée, de Midas, ouvrages artificiels et faux pour le dialogue, renferment çà et là quelques morceaux lyriques pleins de grâce et de douceur. Il fut, je n’en doute pas, un des modèles de Shakspeare, pour l’élégance comme pour le faux goût.

Robert Greene, qui, mort dès 1592, laissa plusieurs ouvrages de théâtre, doit être aussi compté parmi les précurseurs du poète. Le premier il mit en scène cette gracieuse féerie d’Obéron qu’a immortalisée Shakspeare.

À la même époque, le théâtre espagnol commençait à prendre sur la scène anglaise l’influence qu’il eut pendant un siècle. Quoique Lope de Vega, de deux ans seulement plus jeune que Shakspeare, ne fût qu’au début de son inépuisable génie, plusieurs pièces anglaises de ce temps sont, pour le sujet et la forme, imitées du théâtre espagnol.

Enfin, du milieu des poètes lettrés qui, depuis trente ans, multipliaient les essais de leur talent sur les théâtres de Londres et de la cour s’était élevé un homme doué de génie, celui que Philip a nommé une espèce de second Shakspeare ; c’est Christophe Marlowe, dont le théâtre sauvage, désordonné comme sa vie, renferme d’éclatantes beautés, et une hardiesse mélancolique qui n’a pas été perdue pour Shakspeare. On ne le croirait pas, en jetant les yeux sur le premier drame de Marlowe, Tamerlan, ou le Berger scythe, en deux parties, dont l’exposition nous montre plusieurs rois, le mors à la bouche, attelés au char du conquérant, qui les accable de coups de fouet et d’injures déclamatoires. Malgré cette pièce, Marlowe avait un talent hardi, vigoureux, et capable de naturel dans les grandes choses. Échappé d’Oxford pour entrer au théâtre, sa vie, perdue dans les excès de tout genre, fut terminée par un coup de poignard qu’il reçut d’un indigne adversaire, dans une taverne de village ; et sa mémoire resta, dans un siècle religieux, entachée du reproche d’impiété, encore plus que de mauvaises mœurs. Il avait écrit, dit-on, contre la Trinité ; mais je ne doute pas que sa renommée d’incrédule n’ait tenu surtout au caractère d’une de ses fictions tragiques. Le Faust de Marlowe, comparé à celui de Goethe, est moins élégant, moins artistement bizarre, surtout moins ironique ; mais ce qui pouvait faire le pathétique d’un semblable sujet, la fièvre du doute dans une imagination superstitieuse, l’audace de l’impiété dans un cœur au désespoir, donnent à cet ouvrage de grands traits d’éloquence. La scène où Faust, touchant au terme de son bail avec le démon, attend son heure fatale, produit une illusion de terreur dont il semble que le poète ait été obsédé lui-même.

« Faust ! tu n’as plus qu’une misérable heure à vivre ; et, après, tu dois être damné éternellement ! Arrêtez-vous, sphères toujours mouvantes du ciel ; arrêtez-vous, afin que le temps puisse cesser, et que minuit n’arrive jamais !

« Les astres suivent leur cours ; le temps se précipite ; l’horloge va sonner ; le démon va venir, et Faust sera damné. Oh ! je me sauverai vers le ciel ! quelle main me rejette en bas ? Regarde sur quel point le sang du Christ brille au firmament : une goutte de ce sang me sauvera. Oh ! mon Christ !… Ne me déchire pas le cœur pour avoir nommé le Christ ; je veux l’appeler encore. Oh ! épargne-moi, Lucifer ! Où est-il maintenant ? est-il parti ?… Voilà son bras menaçant, et son visage ennemi. Montagnes et collines, venez, venez ; écroulez-vous sur moi, et cachez ma tête à la colère du ciel !… Rien !… Je veux m’enfoncer dans les entrailles de la terre. Terre, ouvre-toi ! Non… oh ! non, elle ne veut pas me recevoir. Vous, étoiles qui présidâtes à ma naissance, vous qui m’avez départi pour lot la mort et l’enfer, attirez vers vous Faust, comme une vapeur légère pompée dans les flancs du nuage qui grossit au loin ; afin que, lorsque vous me vomirez dans les airs, mes membres déchirés tombent de votre bouche fumante, mais que vous laissiez mon âme monter et atteindre aux cieux !

(L’horloge sonne.)

« Oh ! la demi-heure est passée ; l’heure entière le sera bientôt. Oh ! si mon âme doit souffrir pour mon péché, mettez quelque terme à ma punition ! que Faust vive en enfer mille ans, cent mille ans, et qu’à la fin il soit sauvé ! Il n’est point accordé de terme aux âmes condamnées !… Pourquoi n’es-tu pas un être créé sans âme ? ou pourquoi est-elle immortelle, cette âme que tu as ? Ô Pythagore, si la métempsycose était vraie, cette âme sortirait de moi, et je serais transformé en quelque bête brute. Les bêtes sont heureuses, car à l’instant où elles meurent, leurs âmes aussitôt se dissipent, et rentrent dans les éléments ; mais la mienne doit vivre encore, pour être tourmentée dans l’enfer. Maudits soient les parents qui m’ont engendré !

(L’horloge sonne minuit.)

« Voilà l’heure ! voilà l’heure ! Maintenant, ô mon corps, disparais dans l’air, ou le démon va t’emporter dans le fond de l’enfer ! Oh ! mon âme, change-toi en quelque goutte d’eau, et tombe dans l’Océan, pour n’être jamais retrouvée ! »

(Le tonnerre éclate, et les démons entrent.)

Le reste n’est pas indigne de cette scène : çà et là brillent de sombres lueurs qui semblent s’être réfléchies sur Hamlet ; et Milton, ce génie original, qui a tant imité, n’a peut-être surpassé nulle part la définition idéale que Marlowe donne des enfers, dans cet ouvrage tout plein de leur puissance. Faust demande où est l’enfer : « L’enfer, lui répond Méphistophélès, n’a pas de limites, et n’est pas circonscrit à un lieu particulier. Où nous sommes, là est l’enfer ; où est l’enfer, là nous devons toujours être. Enfin, pour tout dire en un mot, quand l’univers se dissoudra, et que chaque créature sera jugée, seront enfer tous les lieux qui ne sont pas le ciel. »

Marlowe donna aussi l’exemple de l’horreur tragique poussée au dernier degré ; et, à cet égard encore, il doit avoir agi sur le caractère du drame anglais dans Shakspeare. Sa tragédie de l’Empire du Vice est un ramas de tableaux hideux, tels que pourrait à peine les rassembler l’imagination artificielle d’une littérature blasée. Marlowe semble se jouer de ces horreurs, en se faisant, comme dit un de ses personnages, « une lyre toute composée d’ossements de morts espagnols ! » Mais, ce qui était plus difficile, et ce qui importe plus aux annales de l’art, Marlowe, le fantastique et horrible Marlowe, a su trouver avant Shakspeare les fortes et simples couleurs du drame historique moderne. Sa tragédie de la Mort d’Édouard II ouvre cette source tragique de l’histoire d’Angleterre, où a puisé le peintre de Richard III. La scène de l’emprisonnement d’Édouard, celle de son abdication, celle de sa mort enfin sont d’une grande énergie ; et si, dans ce dernier tableau, la situation ramène le poète il son goût naturel pour les spectacles de souffrance matérielle et d’angoisse funèbre, il y porte du moins une éloquence pathétique. On nous excusera de citer cette scène.

Le château de Berkley. Le roi est resté seul avec Lightborn.

Édouard.

Qui est là ? quelle est cette lumière ? pourquoi viens-tu ?

Lightborn.

Pour vous consoler, et vous apporter de joyeuses nouvelles.

Édouard.

Le pauvre Édouard trouve peu de consolation dans tes yeux, méchant. Je sais que tu viens pour me tuer.

Lightborn.

Pour vous tuer ! mon gracieux seigneur. Il est loin de mon cœur de vous faire mal. La reine m’a envoyé pour voir comment vous êtes traité, car elle est sensible à votre misère. Et quels yeux peuvent s’empêcher de répandre des larmes, en voyant un roi dans ce déplorable état !

Édouard.

Pleures-tu déjà ? Écoute-moi quelque temps ; et alors ton cœur, fût-il, comme celui de Gurney et de Matrevis, taillé dans le roc, se fondrait de lui-même avant que j’aie achevé mon histoire. Ce donjon dans lequel ils me retiennent est une sentine, où les immondices de tout le château se déchargent.

Lightborn.

Oh ! les misérables !…

Édouard.

Et là, dans la fange et l’ordure, je suis resté debout l’espace de ces dix jours ; et, de peur que je ne dorme, on bat continuellement du tambour. Ils me donnent du pain et de l’eau, à moi qui suis roi ! Par le défaut de sommeil et de nourriture, mon esprit est troublé, mon corps engourdi ; et je ne sens plus mes membres. Oh ! que mon sang ne peut-il sortir goutte à goutte de chacune de mes veines, comme cette eau tombe de mes vêtements souillés ! que ne peut-il crier jusqu’à la reine Isabelle, et lui rappeler que j’étais autre, alors que pour elle je courus la joute en France, et désarçonnai le duc de Clermont !

Lightborn.

Oh ! n’en dites pas davantage, mylord ; cela brise le cœur. Couchez-vous sur ce lit, et reposez-vous un moment.

Édouard.

Ces regards ne peuvent rien recéler que la mort. Je vois ma fin tragique écrite sur ton front. Attends du moins quelques moments ; retiens un peu ta main sanglante, et laisse-moi voir le coup, avant qu’il ne vienne, afin qu’à l’instant même où je perdrai la vie, mon âme puisse être plus fermement occupée de mon Dieu.

Lightborn.

Que veut donc Votre Altesse, pour se défier ainsi de moi ?

Édouard.

Que veux-tu donc, toi, pour dissimuler ainsi avec moi ?

Lightborn.

Ces mains ne furent jamais tachées du sang innocent ; elles ne seront pas aujourd’hui teintes de celui d’un roi.

Édouard.

Pardonne-moi d’avoir eu cette pensée. Il m’est resté un diamant, reçois-le. Pardonne-moi cette pensée. Je crains encore, et je ne sais quelle en est la cause ; mais chacune de mes jointures tremble pendant que je te donne cela. Oh ! si tu renfermes le meurtre dans ton cœur, puisse ce présent changer ton dessein et sauver ton âme ! Sache que je suis un roi. Oh ! à ce nom je sens un enfer de douleurs. Où est ma couronne ?… perdue ! perdue ! Et moi, je vis encore…

Lightborn.

Vous êtes épié, mylord. Couchez-vous, et reposez.

Édouard.

Mais la douleur me tient éveillé. Je devrais dormir ; car, depuis ces dix jours, mes paupières ne se sont pas fermées. Maintenant, tandis que je parle, elles tombent de fatigue ; et cependant la crainte me les fait rouvrir. Oh ! pourquoi es-tu assis là ?

Lightborn.

Si vous vous méfiez de moi, je m’en irai, seigneur.

Édouard.

Non, non ! car si tu as le dessein de me tuer, tu reviendras. Ainsi donc, reste.

Lightborn.

Il dort !…

Édouard.

Oh ! ne me fais pas mourir. Reste cependant ; oh ! reste quelque temps.

Lightborn.

Comment, mylord ?

Édouard.

Quelque chose bourdonne à mes oreilles, et me dit que, si je m’endors, je ne m’éveillerai jamais. Voilà l’idée qui me fait trembler ainsi ; mais, dis-moi donc, pourquoi es-tu venu ?

Lightborn.

Pour te débarrasser de la vie ! Ici, Matrevis, ici.

Édouard.

Je suis trop malade et trop faible pour résister. Assiste-moi, mon Dieu, et reçois mon âme !…

Un homme qui pouvait écrire et sentir ainsi la tragédie, existait déjà quand Shakspeare vint à Londres. Et ce qu’on doit remarquer encore, cet homme avait popularisé la forme poétique qui convenait le mieux à la tragédie anglaise, le vers non rimé, mais soutenu par le rythme et l’expression. Marlowe, dans ses derniers ouvrages, avait fait de ce vers l’emploi le plus heureux pour l’effet de la scène et la vérité du dialogue.

C’est au milieu de ces premiers trésors de la littérature nationale, que Shakspeare, animé d’un merveilleux génie, forma promptement ses expressions et son langage. Ce fut le premier mérite qu’on vit éclater en lui, le caractère qui frappa d’abord ses contemporains ; on le voit par le surnom de poète à la langue de miel40, qui lui fut donné, et que l’on retrouve dans toutes les littératures naissantes, comme l’hommage naturel décerné à ceux qui les premiers font sentir plus vivement le charme de la parole, l’harmonie du langage.

Ce génie de l’expression, qui fait aujourd’hui le grand caractère et la vie durable de Shakspeare, fut, on ne peut en douter, ce qui saisit d’abord son siècle. Comme notre Corneille, il créa l’éloquence des vers, et fut puissant par elle.

N’ayant d’autre éducation que l’exemple de ses contemporains, et l’esprit poétique déjà familier parmi eux, il paraît que Shakspeare ne se livra pas d’abord, ou du moins ne se livra pas uniquement à des essais dramatiques. Dès 1589, on voit son nom figurer41 parmi ceux des comédiens de Black-Friars, dans une supplique où leur compagnie représente au chancelier qu’elle n’a jamais donné sujet de plainte, en portant sur la scène des matières d’État et de religion. Chargé de modestes rôles, Shakspeare dut s’employer de bonne heure à corriger, à remanier ces pièces souvent anonymes, qui étaient alors la propriété d’une troupe de comédiens, et dont elle disposait à son gré. On peut croire même que son instinct de génie se montra dans ce travail, et qu’il excita bientôt la jalousie de ses camarades, puisque, dès 1592, antérieurement à la date certaine d’aucune de ses pièces originales, il est accusé, dans un écrit du temps, d’être un parvenu plein de suffisance, une corneille parée des plumes d’autrui, et de se croire le seul ébranle-scène du pays. Ces paroles satiriques de Robert Greene, qui mourut la même année, font supposer que Shakspeare, comme acteur et comme poète, avait déjà réussi. Shakspeare, fort blessé de cette attaque, se plaignit amèrement d’un poète nommé Chetle, qui s’était fait l’éditeur du pamphlet posthume de Greene ; et il en obtint des excuses, qui sont assez remarquables. « J’ai apprécié moi-même, dit Chetle, ses manières, non moins civiles que son talent est supérieur ; et des personnes considérables m’ont parlé de la droiture de ses procédés, qui atteste son honnêteté, et de sa grâce facile, qui prouve son art. » Shakspeare, toutefois, en publiant, l’année suivante, un poème de Vénus et Adonis, appelle cet ouvrage le premier-né de son imagination, soit qu’il attachât peu de prix à sa part de travail dans des drames anonymes, soit plutôt qu’avant ce travail, et pour s’y préparer, il eut composé depuis quelques années le poème dont il offrait alors la dédicace à lord Southampton, l’un des plus aimables seigneurs de la cour galante d’Élisabeth.

L’année suivante, Shakspeare dédiait encore à ce seigneur son poème de Lucrèce, aussi sévère que l’autre est libre, mais empreint également d’élégance et d’affectation italienne. Un recueil de quelques sonnets mythologiques, et d’autres vers d’amour publiés sons le titre du Pèlerin passionné, semblent compléter ces premières études poétiques de Shakspeare, qui furent entremêlées sans doute à la composition de ses plus anciennes pièces : Périclès, la Peine d’Amour perdue, les trois parties de Henri VI, et les deux Gentilshommes de Vérone.

On remarque, en effet, un rapport, une affinité entre ces premiers drames et les poèmes de Shakspeare, pour l’emploi fréquent de la rime et pour certaines formes de style. Le poème d’Adonis respire cette afféterie voluptueuse, ces grâces maniérées qui dans Roméo et Juliette se mêlent encore à une passion ravissante. On y sent l’inspiration de Fairfax et de Spenser, et un effort souvent habile pour transporter dans une langue du Nord quelque chose de la douceur et du charme de la langue italienne. Le poème du Ravissement de Lucrèce, sans être moins mêlé de faux goût, marque un progrès de force et de gravité dans le langage ; et il est à remarquer que ces deux ouvrages furent les premiers titres de la gloire naissante de Shakspeare. À cette époque, et longtemps après, Shakspeare, dans la liberté d’une vie obscure, livré sans doute aux goûts de son âge et de sa profession, répandit souvent les sentiments de son cœur dans des Sonnets recueillis plus tard, mais qui dès lors étaient fort lus et fort admirés des sociétés du temps. Il essayait cette forme poétique sur l’heureux modèle que lord Surrey avait emprunté naguère à l’Italie.

Il faut lire ces sonnets, pour juger l’art savant de langage que Shakspeare mêlait à sa rudesse. Le plus grand nombre est adressé à lord Southampton. Ce jeune seigneur, à peine âgé de vingt-trois ans, et célèbre par ses grâces chevaleresques, comme plus tard il le fut par son courage et sa fidélité à l’infortuné comte d’Essex, était alors exposé à la tendresse jalouse ou au caprice impérieux d’Élisabeth, qui lui interdisait la main de miss Varnon, belle et noble Anglaise dont il était aimé. Il semble que Shakspeare, protégé par lord Southampton, n’était pas seulement pour lui un chantre reconnaissant, un admirateur idolâtre, mais qu’avec ce langage de tendresse mystique alors autorisée, il entra dans les secrets du cœur de son jeune patron, en le pressant de se marier au nom de la gloire de sa maison42, et par les douces images de la famille et de la paternité. Southampton suivit ce conseil que lui donnait son amour. Il épousa miss Varnon, au prix de quelques mois de prison qu’Élisabeth irritée fit subir aux deux amants. Nulle allusion à cette disgrâce dans les vers de Shakspeare ; mais il continua ses sonnets au jeune lord, sur un ton de tendresse humble et passionnée, quelquefois si étrange, qu’on a cru y reconnaître l’expression d’un amour mystérieux pour Élisabeth, cachée sous le nom de Southampton. Cette supposition de commentateur que tant de choses démentent, et qui s’accorde si mal avec la prison du jeune lord à cette époque, n’est nullement nécessaire pour expliquer l’exagération sentimentale du poète : c’était une imitation de Pétrarque, une élégance platonique empruntée à l’Italie, un langage convenu, auquel seulement Shakspeare a mêlé parfois des traits de sensibilité profonde et des retours mélancoliques sur lui-même. On voit que la plupart de ces sonnets se rapportent aux premiers temps de sa carrière, lorsqu’il luttait contre le malheur et l’humiliation de son état. C’est ainsi que s’adressant à Southampton il lui dit en vers élégants :

« Comme un père décrépit43 prend plaisir à voir son enfant agile faire des actions de jeune homme, ainsi moi, rendu boiteux par l’opiniâtre rancune du sort, je tire ma consolation de ton mérite et de ta constance. Beauté, naissance, richesse, esprit, que chacune de ces choses, ou que toutes ensemble, et plus encore, forment ton attribut et soient couronnées en toi ! J’attache et je greffe mon amour sur ce trésor ; et alors je ne suis plus estropié, pauvre, ni méprisé. L’illusion me donne une telle réalité, que dans ta richesse je trouve ce qui me suffit, et que d’une part de ta gloire je vis. »

Un mot pris à la lettre, dans ces vers, a fait croire que le poète était boiteux, et se plaignait d’une infirmité naturelle ajoutée pour lui aux maux de la fortune et de l’opinion. Mais un autre passage peu remarqué de ces mêmes sonnets ramène encore la même expression dans un sens évidemment figuré. « Dis que tu m’as abandonné pour quelques fautes, écrit-il à son ami44 et j’appuierai moi-même le reproche. Parle de mon infirmité ; et aussitôt je boiterai, n’ayant pas de défense contre tes raisons. »

Shakspeare trouvait dans le jeune lord non seulement une protection libérale, mais des conseils utiles à son talent. « Sois, lui dit-il, fier de mes écrits45 ; ils sont inspirés sous ton influence, ils sont nés de toi. Dans les ouvrages des autres tu corriges le style seulement ; et leur art est embelli par tes grâces ; mais tu es mon art, à moi ; et tu élèves ma rude ignorance aussi haut que le pourrait la science. » Cette amitié si tendre n’était pourtant pas sans orages. Quelquefois le poète se plaignait de l’oubli de son noble patron ; quelquefois il craignait de mériter sa disgrâce par des torts de conduite, dont il semble rougir. Il parle de la longue histoire de ses fautes cachées ; mais ce qui semble lui peser davantage, c’est sa profession même : « Oh ! pour mon honneur, dit-il, reprochez à la fortune, cette déité coupable de mes méfaits46, de n’avoir pas pourvu à ma vie par quelque chose de meilleur que le métier public qui entretient la corruption publique. De là vient que mon nom reçoit une marque flétrissante. De là ma nature est presque rabaissée au niveau de la tâche où elle est mise. »

Ce retour humiliant sur lui-même n’est pas un jeu de poète, et paraît avoir tourmenté son âme : c’est pour remercier l’amitié ou l’amour de l’avoir défendu contre le découragement de la honte, qu’il trouve les expressions les plus tendres et les plus heureuses. « Votre amour et votre pitié47, dit-il quelque part, effacent la marque qu’une calomnie vulgaire avait empreinte sur mon front, etc., etc. Vous êtes mon univers ; et je ne dois attendre que de votre bouche ma condamnation ou ma louange. »

Le même sentiment lui inspire ce sonnet charmant :

« Lorsqu’en disgrâce avec la fortune et les hommes48, tout seul je pleure sur ma condition de banni, que j’importune le ciel de mes cris inutiles, que je me regarde moi-même et maudis ma destinée, souhaitant de ressembler à quelqu’un plus riche en espérances, d’être beau comme lui, comme lui pourvu d’amis, enviant l’adresse de celui-ci, le succès de celui-là, parmi ces pensées me méprisant presque moi-même, par bonheur je songe à toi ; et alors, comme l’alouette, qui, au premier éclat du jour, s’élance du sol grossier de la terre, mon sort relevé monte en chantant vers les portes du ciel : car le souvenir de ton doux amour m’apporte de tels biens, que je dédaigne alors de changer ma fortune contre celle des rois. »

Du reste, dans ce recueil, curieuse mais obscure confession de Shakspeare, on surprend bien peu de chose de sa vie. Il gémit parfois de son exil ; mais il ne dit rien de sa famille ou de son pays. Il pleure quelque part de précieux amis, cachés dans la nuit interminable de la mort49 ; mais il n’en nomme aucun : il rougit de sa profession d’acteur, mais il ne parle d’aucune de ses pièces de théâtre. Ce n’est pas qu’il paraisse toujours ignorant ou insouciant de sa gloire, comme on l’a cru. Dans un de ses premiers sonnets, il disait tristement à Southampton : « Si tu survis au jour heureux pour « moi où la mort couvrira mes os de poussière, et que « par hasard tu regardes encore une fois ces pauvres vers incorrects de ton ami défunt, compare-les avec les meilleurs du temps ; et, bien qu’ils soient surpassés par tout le monde, garde-les, à cause de ma tendresse et non de leur mérite. » Mais plus tard il compte sur la gloire, et la promet. « Votre nom recevra d’ici une immortelle vie50, dit-il au courtisan d’Élisabeth. Vous aurez pour monument ma douce poésie, que liront des yeux qui ne sont pas encore ; et des voix à naître rediront, d’après moi, votre existence, quand tous vos frères de ce siècle seront morts. »

Au milieu de cet orgueil et de ce beau langage, le poète revient sur les soupçons ou les reproches dont sa vie est l’objet. Alors lui échappent quelques expressions amères, bien différentes de la parure poétique habituelle à ses sonnets. « Mieux vaut51, dit-il, être vil que réputé vil, recevant le reproche d’être ce qu’on n’est pas, etc. Pourquoi les yeux faux et menteurs d’autrui signaleraient-ils les écarts de mon sang trop vif ? Pourquoi mes fragilités ont-elles des espions plus fragiles eux-mêmes, qui, dans leurs dires, racontent comme mauvais ce que je crois bon ? Non, je suis ce que je suis ; et que ceux qui tirent sur mes fautes comptent les  leurs. Je puis être droit, quoiqu’ils soient eux-mêmes crochus ; ce n’est pas dans leurs mauvaises pensées qu’on doit chercher mes actions. »

Quel que fût ce blâme, rejeté avec tant d’énergie, on peut croire que la vie de Shakspeare devait être celle d’un comédien, dans les mœurs de ce temps, obscure et libre, se dédommageant de l’anathème par les plaisirs.

Un poète anglais qui, né dans le siècle suivant, put recueillir quelques souvenirs traditionnels de Shakspeare, a dit qu’il fut fort estimé de son temps, et que son excessive candeur, son bon naturel avaient dû certainement porter la plus aimable moitié de l’espèce humaine à l’aimer, comme la force de son esprit obligeait les hommes les plus savants à l’admirer. Les sonnets de Shakspeare confirment ce témoignage. « L’amour est mon péché52 », dit-il quelque part, comme aurait pu dire Molière ; et, à côté d’un portrait de femme, délicat et charmant, il fait dans quelques vers de tels reproches à celle qu’il aime, qu’on doit supposer que, s’il obtint quelques faveurs de grande dame, il eut à rougir de plus d’un choix indigne de lui. Ainsi coulèrent ses jours, presque ignorés, laissant après eux des monuments immortels.

Chaque année, Shakspeare donnait une ou deux pièces de théâtre. Sans pouvoir en assigner la date précise, on est à peu près d’accord sur l’ordre dans lequel elles se succédèrent ; et cet ordre indique un progrès de génie, depuis Périclès, où il n’y a guère qu’une belle scène, jusqu’à Macbeth, Othello, la Tempête. Quelques-uns de ses ouvrages, Roméo et Juliette, Hamlet, les Commères de Windsor, ont été remaniés à deux reprises par lui, et augmentés presque du double. Il ne s’est conservé que peu de souvenirs de son jeu théâtral. Son chef-d’œuvre, dit-on, était le rôle du spectre dans Hamlet ; et encore un pamphlet du temps se moque de sa voix, et compare au cri d’une marchande d’huîtres son cri sépulcral, Vengeance ! Hamlet ! Il jouait aussi, dans sa jolie pièce Comme il vous plaira, le rôle du vieil Adam. Il remplissait sans doute beaucoup d’autres rôles du répertoire de ce temps. Ce n’est pas aujourd’hui une curiosité sans intérêt que de voir, sur les listes d’acteurs qui précèdent de vieilles éditions de drames anglais, le grand nom de Shakspeare figurer modestement parmi tant de noms obscurs, en tête d’un ouvrage oublié.

Shakspeare eut des rivaux ; et, indépendamment de cette confusion que fait souvent le suffrage contemporain entre des talents fort inégaux, quelques-uns de ces prétendus émules de Shakspeare, qui se produisirent avec une ardeur sans relâche pendant un demi-siècle, n’étaient pas sans génie, au milieu de leur élégance affectée ou de leur verve barbare. Fletcher, le plus poétique de tous ; Beaumont, son associé dans quelques ouvrages ; l’ingénieux et facile Massinger ; le pédantesque et pourtant inventif Ben Johnson ; Webster, peintre énergique de révoltantes horreurs ; Ford, qui a eu quelques grands traits de terreur tragique ; Chapman, le traducteur d’Homère et l’auteur énergique d’une tragédie des Guises ; Midleton, Decker, et surtout Heywood, qui, dans sa facilité vraiment espagnole, avait fait, en tout ou en partie, deux cent quarante pièces de théâtre, où se trouvent éparses quelques scènes d’un pathétique admirable ; voilà sans doute la preuve d’un singulier mouvement dramatique, excité par Shakspeare, et dont il profita.

À cette liste pourraient s’ajouter encore plusieurs noms, et entre autres celui de John Marston, auteur de quelques pièces dont Shakspeare ne dédaigna pas d’être l’éditeur, lui qui négligeait de publier ses propres ouvrages.

Retenu à Londres par son état de comédien et d’auteur, Shakspeare ne perdait pas cependant tout souvenir de sa ville natale, tout soin de la jeune famille qu’il avait si promptement quittée. Chaque année, dit-on, et c’est un des rares détails donnés sur lui par ses contemporains, il allait, dans la belle saison, passer quelque temps à Stratford, près de sa femme, de ses enfants et de son vieux père. Il avait été rejoint par un de ses frères, que son exemple sans doute entraîna vers le théâtre, et qui n’est connu que par ces mots : Edmond Shakspeare, comédien, inscrits sur le registre mortuaire de l’église de Saint-Sauveur, dans la paroisse de Southwark, où William Shakspeare était logé.

Le goût du poète pour les beautés de la nature, son impression si vive des frais paysages de l’Angleterre, indiqueraient seuls qu’il devait chercher le repos des champs. On a supposé toutefois de son temps un autre motif à ses fréquents voyages ; on a conté que, sur la route de son pays, il aimait à s’arrêter dans la ville d’Oxford, à l’auberge de la Couronne, dont l’hôtesse, remarquable par l’élégance et la beauté, devint mère du poète Davenant. Shakspeare, familier dans la maison, fut parrain de cet enfant, qui lui appartenait, dit-on, de plus près, et qui, dans la suite, mit un singulier amour-propre à se vanter de cette descendance. On concevra mieux, d’après cela, le zèle du royaliste Davenant pour le républicain Milton : c’était sans doute, à ses yeux, une double dette de parenté poétique.

Quoi qu’il en soit, il semble que des motifs plus sérieux conduisaient Shakspeare dans le comté de Warwick, et que, malgré les distractions de la vie comique, il eut de bonne heure cet esprit de retour qui lui fit quitter Londres à cinquante ans, pour se retirer dans sa ville natale et dans sa famille. On le voit, dès 1597, acquérir à Stratford une grande maison qu’il fit en partie rebâtir, en la nommant New-Place. En 1602, il achète, sur la paroisse de Stratford, un lot de cent sept acres de terre qui venait rejoindre sa maison. Plus tard, il prend, pour une somme assez forte, la moitié du bail des dîmes de la même paroisse. Il possédait, en outre, plusieurs petits domaines, vergers, jardins, non seulement à Stratford, mais à Bushaxton et à Welcombe, villages du comté de Warwick. Selon toute apparence, il avait ainsi transporté dans son pays le produit de sa fortune théâtrale, et des libéralités qu’il avait reçues de quelques grands de la cour, et surtout de lord Southampton.

De nouveaux liens cependant semblaient fixer le poète à Londres. Sa célébrité s’était accrue. Malgré les nombreuses productions dramatiques du temps, malgré les rivalités et les critiques, son génie dominait au théâtre. On sait qu’Élisabeth s’amusa beaucoup du personnage de Falstaff, dans Henri V, et qu’elle voulut que le poète le mît une troisième fois en scène dans un nouvel ouvrage. Il semble à notre délicatesse moderne que l’admiration d’Élisabeth aurait pu mieux choisir ; et celle que Shakspeare appelle la belle Vestale, couronnée par l’Occident, devait trouver autre chose à louer dans le plus grand peintre des révolutions d’Angleterre. Ce qui semble plus méritoire de la part de cette princesse, c’est l’heureuse liberté que garda Shakspeare pour le choix de ses sujets. Sous le pouvoir absolu d’Élisabeth, il dispose à son gré des événements du règne de Henri VIII, retrace sa tyrannie avec une simplicité tout historique, et peint des plus touchantes couleurs les vertus et les droits de Catherine d’Aragon, chassée du trône et du lit de Henri VIII, pour faire place à la mère d’Élisabeth. Les dernières années de la reine, attristées par la vieillesse et la vengeance, la rendirent sans doute plus indifférente aux amusements du théâtre ; mais son successeur, Jacques Ier, dans ses prétentions de savoir et d’esprit, se piqua de protéger l’art dramatique. Par une de ses premières ordonnances, en date du 19 mai 1603, il accorda aux comédiens du Globe, qui n’étaient jusque-là que les serviteurs du lord chambellan, le titre de Comédiens du roi, et conféra ce privilège à Laurence Fletcher et à William Shakspeare nommément. Le poète fut dès lors associé à la direction du théâtre, d’abord avec Fletcher, puis avec Richard Burbage, le célèbre acteur.

À ce titre, Shakspeare eut à défendre sa compagnie dans un procès curieux pour l’histoire des mœurs, et dont quelques détails inconnus ont été récemment découverts parmi de vieux papiers de la chancellerie anglaise. La corporation de la ville de Londres, de tout temps ennemie des comédiens par sévérité puritaine, voyait avec impatience que le quartier de Black-Friars, où était leur principal établissement, fût considéré comme hors de son enceinte, et soustrait à sa juridiction. Elle était surtout offensée qu’on se permît d’y jouer parfois sur la scène la gravité bourgeoise des aldermen et la vertu de leurs épouses. Ce grief d’ancienne date s’envenima ; et vers 1608 le lord-maire présenta requête au chancelier pour faire cesser les immunités de Black-Friars, et ramener ce lieu privilégié sous l’autorité du Conseil commun. La ville, si sa prétention avait été reconnue, ne voulait rien moins que chasser les comédiens et supprimer le théâtre. Les comédiens ne pouvaient se sauver, qu’en prouvant par la coutume et l’usage que la juridiction réclamée ne s’était jamais étendue sur Black-Friars.

Burbage et Shakspeare parurent à cet effet devant lord Ellesmere, l’ancien garde des sceaux d’Élisabeth, resté chancelier de Jacques II. Ils se présentèrent à lui avec une lettre de recommandation, dont le langage et la signature en initiales semblent indiquer la main de Southampton. Après quelques mots de politesse familière, l’auteur de cette lettre prie le chancelier d’être, autant qu’il le peut, bon aux pauvres comédiens de Black-Friars, menacés par le lord-maire et les aldermen de Londres de la perte de leurs moyens d’existence, par la destruction de leur salle de spectacle, qui est un théâtre privé, et n’a jamais donné sujet de plainte par aucun désordre. « Les porteurs de la présente, ajoute-t-il, sont deux des principaux de la compagnie. L’un est Richard Burbage, qui invoque humblement le favorable appui de votre seigneurie. Il est homme célèbre, notre Roscius anglais, et celui qui sait le plus admirablement adapter l’action aux paroles et les paroles à l’action53, etc. L’autre est un homme non moins digne de faveur et mon ami particulier54, en dernier lieu acteur fort compté dans sa compagnie, dont il est aujourd’hui sociétaire, et auteur de quelques-unes de nos meilleures pièces anglaises, de celles qui, comme votre seigneurie ne l’ignore pas, étaient le plus particulièrement goûtées de la reine Élisabeth, quand la compagnie était appelée à jouer devant Sa Majesté aux fêtes de Noël et de la Chandeleur, etc. Cet autre a nom William Shakspeare ; et ils sont tous deux du même comté et presque de la même ville, tous deux vraiment fameux dans leur genre, bien qu’il ne soit pas séant à la gravité et à la sagesse de votre seigneurie de fréquenter les lieux où ils ont l’habitude de charmer l’oreille du public. Leur supplique a pour objet de n’être point molestés dans leur profession, qui leur sert non seulement à se soutenir et à faire vivre leurs femmes et leurs familles (étant tous deux mariés et de bonne réputation), mais à secourir aussi les veuves et les orphelins de quelques-uns de leurs camarades décédés. »

Lord Ellesmere, s’il n’allait pas aux spectacles publics, avait, quelques années auparavant, fait jouer par Burbage et sa troupe la tragédie d’Othello à son château d’Harefield, où, dans l’été de 1602, il reçut en grande pompe la reine Élisabeth et sa cour. Soit souvenir de cette époque, soit influence de la recommandation présentée, soit enfin que Shakspeare eût plaidé sa cause et soutenu les franchises de Black-Friars avec cette intelligence des termes de la loi qu’on a remarquée dans quelques-unes de ses pièces, lord Ellesmere paraît avoir donné raison aux comédiens contre la ville. On le voit par un effort qu’elle fit, peu de temps après, pour acheter ce qu’elle n’avait pu détruire. La négociation échoua, comme le procès. On peut conclure seulement des offres de la ville et des prétentions de la comédie que Shakspeare était, après Burbage, le plus intéressé dans Black-Friars55. Il demandait, pour son droit de propriété dans le mobilier du théâtre et pour quatre parts de sociétaire, la somme considérable alors de 1,400 livres sterling.

Il paraît qu’indépendamment de son influence sur le théâtre de Black-Friars, Shakspeare fut encore chargé, par le roi Jacques, de la direction d’une troupe particulière destinée aux amusements de la cour. Ce prince fut charmé des prédictions flatteuses pour les Stuarts d’Écosse introduites dans la terrible tragédie de Macbeth ; et il écrivit, dit-on, au poète une lettre de sa main pour l’en remercier. On peut douter de l’anecdote. Mais un contemporain dont le témoignage n’est pas équivoque, Ben Johnson, atteste l’estime du roi pour le poète : « Doux cygne de l’Avon56, s’écrie-t-il, quel spectacle ce fut pour nous de te voir apparaître dans nos eaux, et prendre, sur les bords de la Tamise, ce vol heureux qui charmait Elisa et notre roi Jacques ! » J’imagine cependant que le docte souverain devait préférer les pièces de Ben Johnson, toutes chargées d’imitations du latin et du grec. Shakspeare avait surtout pour lui le suffrage publie.

Quoique attaqué souvent par les allusions de Ben Johnson et de Fletcher, il vivait en amitié avec eux et d’autres lettrés du temps, entre autres le docteur Donne, célèbre par l’amertume de ses satires. On se réunissait au club de la Sirène, et on s’y raillait librement. La lutte était souvent assez vive entre Ben-Johnson et Shakspeare. Le premier, dit un contemporain, semblait un lourd et solide galion d’Espagne, assailli par une frégate vive et légère. « Que de choses nous avons vues naître à la Sirène ! Que de mots nous avons entendus, si fins et si remplis d’une subtile flamme, que chacun, en les lançant, semblait avoir mis dans un trait son esprit tout entier ! » Voilà comme un écrivain du temps, affilié de la Sirène, peint ces libres entretiens où s’égayait Shakspeare, entre les noirs fantômes d’Othello et du Roi Lear.

Le poète, en s’éloignant de la jeunesse, en descendant au fond de cette vallée des ans dont parle Othello, n’était pas devenu insensible à d’autres plaisirs que ceux du club de la Sirène. « À trente-cinq ans j’aimais encore », a dit Montesquieu. Shakspeare aima plus tard ; et, dans ses sonnets, qui sont, à tout prendre, les seuls mémoires de sa vie, il se plaint de vieillir en se laissant tromper. « Croyant faussement qu’elle me croit jeune, dit-il, bien qu’elle sache que les meilleurs de mes jours sont passés, j’ajoute foi naïvement à sa langue menteuse, et des deux côtés on fausse la vérité. » Quand cinquante ans arrivèrent cependant, le poète, dans toute la force de son génie, dit adieu à ces beautés qui lui cachaient son âge, et, se dégageant de la direction du théâtre, il partit pour Stratford, où quelques années auparavant il était allé marier sa fille Suzanne, et avait planté, dans le jardin de New-Place, un mûrier longtemps célèbre. Selon toute apparence, c’est dans l’année 1614 que Shakspeare quitta ainsi tout à fait Londres ; car, depuis lors, il n’est plus nommé comme propriétaire du Globe ; et, cette année même, Fletcher donna sur ce théâtre sa comédie de la Dame dédaigneuse, où le monologue d’Hamlet et les dernières paroles d’Ophélie sont malignement parodiés.

Shakspeare, rentré dans sa ville natale, auprès de sa femme, si longtemps et si souvent quittée, et de ses deux filles, semblait destiné à jouir du repos dans une heureuse aisance : mais ce repos fut court ; et il en est resté encore moins de souvenirs que des autres années du poète. Il fut, dit-on seulement, bien accueilli des gentilshommes du voisinage, alla quelquefois à la taverne de Stratford, et fit une épigramme sur un de ses voisins, riche et vieux gentilhomme, fort de ses amis, mais un peu usurier. On voit encore, par les actes publics du temps, qu’il eut un procès avec la commune de Stratford pour une question de clôture, et qu’en 1616 il maria sa seconde fille Judith, qui avait passé trente ans. Cette même année, le 23 avril, jour anniversaire de sa naissance, Shakspeare mourut, à cinquante-deux ans révolus. Ce même jour 23 avril 1616, expirait un autre moraliste inventeur, Cervantes, vieux et pauvre, et près de sa dernière heure implorant pour sa famille, par une lettre qu’il n’acheva pas, les aumônes de son protecteur, le comte de Lémos.

Shakspeare, quoique la mort paraisse l’avoir surpris, laissait un testament écrit de sa main, « en parfaite santé de corps et d’esprit », dit-il au commencement de cet acte daté du 25 mars 1616. Dans ce testament fait au nom de Dieu, il déclare d’abord qu’espérant et croyant avec certitude participer à la vie éternelle, par les seuls mérites de Jésus-Christ son sauveur, il confie son âme aux mains de Dieu son créateur, et son corps à la terre, d’où il est formé ; puis il dispose, en bon gentilhomme anglais, de son bien, assez considérable pour le temps. Après avoir complété la dot de sa fille Judith, fait divers legs d’argent et de meubles à sa sœur Jeanne, aux enfants de sa sœur et à quelques amis, donné dix livres sterling aux pauvres de Stratford, il laissa la grande part de ses biens, sa maison et toutes ses terres, à sa fille aînée Suzanne, et, après elle, au fils aîné de Suzanne, puis aux héritiers mâles de ce fils ; puis, à leur défaut, au second fils mâle de Suzanne, et aux héritiers mâles de ce fils, renouvelant cette disposition conditionnelle jusqu’à sept fois ; et, à défaut de tout héritier mâle, substituant ensuite lesdits biens à sa nièce Hall, au fils de cette nièce, et enfin à sa seconde fille Judith. Deux dispositions sont encore à remarquer dans cet acte : l’une est un souvenir de Shakspeare pour son ancienne profession de comédien, l’autre pour sa femme : « Je donne et lègue, dit-il, à mes camarades John Heminge, Richard Burbage et Henri Condell, trente-six schellings pour leur acheter des bagues. » Et plus bas : « Je donne à ma femme mon meilleur lit de couleur avec la garniture. » Enfin Shakspeare institue pour exécuteurs testamentaires son gendre John Hall et sa fille Suzanne. Hall, auquel Shakspeare avait marié sa fille bien-aimée, était un médecin qui devint célèbre dans la suite, et qui publia une espèce de Clinique, longtemps estimée, où, dans mille cas de pratique énumérés et décrits par lui, on ne chercherait aujourd’hui qu’un seul cas, dont malheureusement il ne parle pas, la maladie de son beau-père Shakspeare. Mais souvent l’homme de génie n’est pas deviné par les siens ; et souvent aussi l’homme qui écrit ne se doute pas de quoi la postérité serait curieuse.

La réputation de Shakspeare a surtout grandi dans les deux siècles qui suivirent sa mort, et dans la moitié, bientôt parcourue, du siècle présent. C’est pendant ce long période que l’admiration pour son génie est devenue, pour ainsi dire, un culte national, et que sa gloire, sortant de son pays, a graduellement conquis les suffrages de l’Europe. Mais, dans son siècle même, sa perte avait été vivement ressentie, et honorée des plus éloquents regrets.

Ben Johnson, le poète érudit et le fécond quoique trop faible rival de Shakspeare, lui rendit hommage dans des vers dont l’élévation poétique atteste la sincérité ; c’était cinq ans après la mort de Shakspeare, et pour mettre en tête de l’édition de ses œuvres, recueillies par les deux comédiens, Heminge et Condell, que le poète de Stratford avait nommés dans son testament, sans leur recommander ses ouvrages, qu’il oublie tout à fait dans le compte minutieux de ses biens.

« Âme de notre siècle, s’écrie Ben Johnson dans ce libre et dernier témoignage, ô toi, l’applaudissement, le délice, la merveille de notre théâtre, lève-toi, mon Shakspeare ; je n’irai pas te loger à côté de Chaucer ou de Spencer, ni dire à Beaumont de reposer un peu plus loin pour te faire une place ; tu es un monument et n’as pas besoin de tombeau ; tu es vivant toujours, tant que vivent tes ouvrages et que nous aurons des intelligences pour te lire et des louanges à te donner. J’ai mon excuse pour ne pas te mêler ainsi à des génies grands, il est vrai, mais sans proportion avec toi. Si je croyais que mon jugement fut déjà celui des siècles, je te mettrais avec confiance aux prises avec tes égaux ; je dirais de combien tu surpasses en éclat notre Lilly, et l’ingénieux Kind et le vers puissant de Marlow ; et, quoique tu aies su peu de latin et moins de grec encore, ce n’est pas ici que, pour t’honorer, je voudrais chercher des noms rivaux. J’appellerais à nous pour cela le foudroyant Eschyle, Euripide et Sophocle, Pacuvius, Accius, le poète défunt de Cordoue ; je les ressusciterais pour leur faire entendre le pas de ton cothurne sur la scène ébranlée57 et, quand tu y es debout, pour te laisser seul en face de tout ce que la Grèce et Rome ont mis au jour, et de tout ce qui, depuis elles, est sorti de leurs cendres.

Triomphe, ma Bretagne, tu peux montrer un homme à qui tous les théâtres d’Europe doivent hommage ; il n’appartenait pas à un siècle, mais au temps tout entier, etc. La nature elle-même était fière de ses pensées, et se plaisait à porter la parure de ses vers brillants d’un éclat si riche, et si bien tissus, que depuis, elle n’a plus accordé le même don. La gaieté grecque, le trait piquant d’Aristophane, la netteté de Térence, l’esprit de Plaute ne plaisent plus ; surannés maintenant, ils gisent oubliés comme s’ils n’étaient pas les enfants de la nature. Et, cependant, je n’attribue pas tout à la nature ; ton art, mon gracieux Shakspeare, doit avoir une grande part. Quoique la nature soit la matière du poète, c’est l’art qui donne la forme, et celui qui veut écrire en vers durables comme les tiens, doit suer et frapper une seconde fois sur l’enclume des Muses. Le bon poète se forme, et ne naît pas seulement : tel tu as été. Voyez comme le visage du père revit dans ses enfants : ainsi la trempe d’esprit et d’âme de Shakspeare reluit dans ses vers bien tournés et brillants d’un éclat si vrai. Doux cygne de l’Avon, quel spectacle ce fut de te voir apparaître dans nos eaux, et prendre sur les bords de la Tamise cet essor qui charmait Elisa et notre roi Jacques !

Maintenant je te vois élevé dans l’hémisphère, et devenu pour nous une constellation. Brille, étoile des poètes ; que ton astre, irrité ou favorable, gourmande ou ranime le théâtre languissant qui, depuis ton départ d’ici-bas, languit dans le deuil et la nuit, et désespère du jour, sauf la lumière qui jaillit de tes ouvrages. »

En dédiant leur publication à deux seigneurs de la cour, le comte de Pembroke, lord-chambellan, et le comte de Montgommery, son frère, gentilhomme de la chambre, ils expriment la crainte « que leurs Grandeurs ne puissent descendre à lire de semblables bagatelles. Toutefois, disent-ils, vos seigneuries ayant compté ces bagatelles pour quelque chose, et honoré les œuvres et l’auteur vivant de tant de faveur, nous espérons que vous userez envers elles de la même indulgence qu’envers leur père. » Puis ils ajoutent, avec une humilité vraiment touchante : « Nous les avons recueillies, comme par un pieux office à l’égard du mort, afin de procurer tutelle à ces orphelins, sans ambition de profit ni de renommée, et seulement pour conserver la mémoire d’un aussi digne ami et d’un aussi bon compagnon que notre Shakspeare58. »

La gloire de ces bagatelles cependant s’accrut sans cesse. Quelque défectueuse que fût cette édition, l’Angleterre y reconnut le grand poète dont elle devait s’honorer ; et quoique, dans le milieu du xviie siècle, l’intolérance puritaine et la guerre civile, en proscrivant les jeux du théâtre, aient interrompu cette tradition perpétuelle d’une gloire adoptée par l’Angleterre, on en retrouve partout le souvenir. Milton l’a consigné dans une épitaphe en beaux vers, mêlés d’une affectation qui ne détruit pas l’enthousiasme.

« Quel besoin a mon Shakspeare59, pour ses os vénérés, de pierres entassées par le travail d’un siècle ? Quel besoin que ses saintes reliques soient cachées sous une pyramide qui monte jusqu’aux cieux ? Fils chéri de la mémoire, grand héritier de la renommée, que t’importent ces faibles témoignages de ton nom ! Toi-même, dans notre admiration et dans notre stupeur, tu t’es bâti un monument de longue vie, tandis qu’à la honte de l’art qui travaille lentement, tes nombres coulaient faciles, et que chacun, dans les pages de ton livre sans prix, recueillait avec une impression profonde ces vers inspirés. Alors toi, dans l’étourdissement dont tu frappais notre imagination, tu nous as rendus marbre par trop d’effort pour concevoir ; et, ainsi enseveli, tu reposes dans une telle pompe, que les rois, pour un tombeau semblable, ambitionneraient de mourir ! »

On voit, par ces témoignages et par d’autres qu’il serait facile de réunir, que le culte de Shakspeare, quelque temps affaibli dans la frivolité du règne de Charles II, n’a pas cependant été en Angleterre le fruit d’une lente théorie, ni le calcul tardif d’une vanité nationale. Il suffit, d’ailleurs, d’étudier le théâtre de cet homme extraordinaire pour comprendre sa prodigieuse influence sur l’imagination de ses compatriotes ; et cette même étude y fait voir d’assez grandes beautés pour mériter l’admiration de tous les peuples.

La liste des pièces non contestées de Shakspeare renferme trente-six ouvrages produits dans un espace de vingt ou vingt-cinq ans, depuis les premières années de son séjour à Londres jusqu’en 1614. Ce n’est donc pas ici la fécondité prodigieuse et folle d’un Lope de Vega, de cet intarissable auteur dont les drames se comptent par milliers. Quoique Shakspeare, au rapport des deux comédiens ses éditeurs, et de Ben Johnson, écrivît avec rapidité et ne raturât jamais ce qu’il avait écrit, on voit, par le nombre borné de ses compositions, qu’elles ne s’entassèrent pas confusément dans sa pensée, et qu’elles n’en sortirent pas sans méditation et sans effort. Les pièces des poètes espagnols, ces pièces faites en vingt-quatre heures, comme disait l’un d’eux, semblent toujours une improvisation favorisée par la richesse de la langue, plus encore que par le génie du poète. Elles sont, la plupart, pompeuses et vides, extravagantes et communes. Les pièces de Shakspeare, au contraire, réunissent à la fois les accidents soudains du génie, les saillies de l’enthousiasme, et les profondeurs de la méditation. Le théâtre espagnol a souvent l’air d’un rêve fantastique, dont le désordre détruit l’effet, et dont la confusion ne laisse aucune trace. Le théâtre de Shakspeare, malgré ses défauts, est le travail d’une imagination vigoureuse, qui laisse d’ineffaçables empreintes, et donne la réalité et la vie même à ses plus bizarres caprices.

Ces observations autorisent-elles à parler du système dramatique de Shakspeare, à regarder ce système comme justement rival du théâtre antique, et à le citer enfin comme un modèle qui mérite d’être préféré ? Je ne le crois pas. En lisant Shakspeare avec l’admiration la plus attentive, il m’est impossible d’y reconnaître ce système prétendu, ces règles de génie qu’il se serait faites, qu’il aurait suivies toujours, et qui remplaceraient pour lui la belle simplicité choisie par l’heureux instinct des premiers tragiques de la Grèce, et mise en principe par Aristote. Évitant les théories ingénieuses inventées après coup, remontons au fait. Comment Shakspeare trouva-t-il le théâtre, et comment le laissa-t-il ? De son temps, la tragédie était conçue simplement comme une représentation d’événements singuliers ou terribles, qui se succédaient sans unité ni de temps ni de lien. Les scènes bouffonnes s’y mêlaient, par une imitation des mœurs du temps, et de même qu’à la cour le fou du roi paraissait dans les plus graves cérémonies. Cette manière de concevoir la tragédie, plus commode pour les auteurs, plus étourdissante, plus variée pour le public, fut également suivie par tous les poètes tragiques du temps. Le savant Ben Johnson, plus jeune que Shakspeare, mais pourtant son contemporain, Ben Johnson, qui savait à fond le grec et le latin, a précisément les mêmes irrégularités que l’inculte et libre Shakspeare ; il produit également sur le théâtre les événements de plusieurs années ; il voyage d’un pays à l’autre ; il laisse la scène vide ou la déplace à chaque moment ; il mêle le pompeux et le bouffon, le pathétique et le trivial, les vers et la prose ; il a le même système que Shakspeare, ou plutôt l’un et l’autre n’avaient aucun système : ils suivaient le goût de leur temps. Mais Shakspeare, plein d’imagination, d’originalité, d’éloquence, jetait dans ces cadres barbares et vulgaires une foule de traits nouveaux et sublimes, à peu près comme notre Molière, recueillant ce conte ridicule du Festin de Pierre, qui courait tous les théâtres de Paris, le transforme, l’agrandit par la création du rôle de don Juan, et cette admirable esquisse de l’hypocrisie que lui seul a plus tard surpassée dans Tartuffe.

Tel est Shakspeare60 : il n’a point d’autre système que son génie, il met sous les yeux du spectateur, qui n’en demandait pas davantage, une foule de faits plus ou moins éloignés l’un de l’autre. Il ne raconte rien ; il jette tout en dehors, et sur la scène : c’était la pratique de ses contemporains. Dans leurs pièces, souvent cette excessive liberté semble un moyen vulgaire ; et, malgré l’incontestable talent de quelques-uns d’entre eux, ils n’auraient pas subjugué l’imagination de leurs compatriotes et de l’avenir. Leur art dramatique, capricieux et sans frein, devenait pourtant un lieu commun, dont les effets uniformes et prévus s’usent encore plus vite que ceux d’une composition régulière et correcte. Dans Shakspeare, les scènes brusques et sans liaison offrent quelque chose de terrible et d’inattendu. Ces personnages, qui se rencontrent au hasard, disent des choses qu’on ne peut oublier. Ils passent, et le souvenir subsiste ; et, dans le désordre de l’ouvrage, l’impression que fait le poète est toujours puissante. Ce n’est pas que Shakspeare soit toujours naturel et vrai. Certes, s’il est facile de relever dans notre tragédie française quelque chose de factice et d’apprêté ; si l’on peut blâmer dans Corneille un ton de galanterie imposé par son siècle, et aussi étranger aux grands hommes représentés par le poète qu’à son propre génie ; si, dans Racine, la politesse et la pompe de Louis XIV sont mises à côté des mœurs rudes et simples de la Grèce héroïque, combien ne serait-il pas facile de noter dans Shakspeare une impropriété de mœurs bien autrement choquante ! Souvent quelle recherche de tours métaphoriques ! quelle obscure et vaine affectation ! Cet homme, qui pense et s’exprime avec tant de vigueur, emploie sans cesse des locutions alambiquées et subtiles, pour énoncer laborieusement les choses les plus simples.

C’est ici surtout qu’il faut se rappeler le temps où écrivait Shakspeare, et la mauvaise éducation qu’il avait reçue de son siècle, seule chose qu’il étudia. Ce siècle, si favorable à l’imagination et si poétique, gardait en partie l’empreinte de la barbarie subtile et affectée des savants du moyen âge. Dans toutes les contrées de l’Europe, excepté l’Italie, le goût était à la fois rude et corrompu ; la scolastique et la théologie ne servaient pas à le réformer. La cour même d’Élisabeth avait quelque chose de pédantesque et de raffiné, dont l’influence devait s’étendre à toute l’Angleterre. Il faut l’avouer, quand on lit les étranges discours que le roi Jacques faisait à son parlement, on s’étonne moins du langage que Shakspeare a souvent prêté à ses héros et à ses rois.

Ce qu’il faut admirer, c’est que dans ce chaos il ait fait briller de si grands éclairs de génie. Au reste, il est difficile d’atteindre sur ce point à tout l’enthousiasme des critiques anglais. L’idolâtrie des commentateurs d’Homère a été surpassée. On a fait de Shakspeare un homme qui, ne sachant rien, avait tout créé, un profond métaphysicien, un moraliste incomparable, le premier des philosophes et des poètes. On a donné les explications les plus subtiles à tous les accidents de sa fantaisie poétique ; on a déifié ses fautes les plus monstrueuses, et regardé la barbarie même qu’il recevait de son temps comme une invention de son génie.

Déjà, dans le dernier siècle, Johnson, mistress Montaigu et lord Kaimes, piqués par les irrévérences et les saillies de Voltaire, avaient porté fort loin le raffinement de leur admiration souvent ingénieuse et vraie. Des critiques61 plus modernes reprochent aujourd’hui à ces illustres prédécesseurs de n’avoir pas senti l’idéal poétique réalisé par Shakspeare : ils trouvent que M. Schlegel seul approche de la vérité, lorsqu’il termine l’énumération de toutes les merveilles réunies dans Shakspeare par ces mots pompeux : « Le monde des esprits et la nature ont mis leurs trésors à ses pieds : demi-dieu en puissance, prophète par la profondeur de sa vue, esprit surnaturel par l’étendue de sa sagesse, plus élevé que l’humanité, il s’abaisse jusqu’aux mortels comme s’il n’avait pas le sentiment de sa supériorité, et il est naïf et ingénu comme un enfant. »

Mais ce n’est ni par la subtilité mystique du littérateur allemand, ni par les plaisanteries et surtout les traductions de Voltaire, qu’il faut juger le génie et l’influence de Shakspeare. Mistress Montaigu a relevé, dans la version si littérale de Jules César, de nombreuses inadvertances et l’oubli de grandes beautés : elle a repoussé les dédains de Voltaire par la critique judicieuse de quelques défauts du théâtre français ; mais elle ne pouvait pallier les énormes et froides bizarreries mêlées aux pièces de Shakspeare. « N’oublions pas, se borne-t-elle à dire, que ces pièces devaient être jouées dans une misérable auberge, devant une assemblée sans lettres et qui sortait à peine de la barbarie. »

Toutes les absurdes invraisemblances, toutes les bouffonneries que prodigue Shakspeare, étaient communes au grossier théâtre que nous avions à la même époque ; c’était la marque du temps : pourquoi voudrait-on admirer aujourd’hui dans Shakspeare les défauts qui sont profondément oubliés partout ailleurs, et qui n’ont survécu dans le poète anglais qu’à la faveur des grands traits dont il les entoure ? Il faut donc, en jugeant Shakspeare, rejeter d’abord l’amas de barbarie et du faux goût qui le surcharge, et qui souvent ne lui appartient pas, et n’est qu’une interpolation grossière d’acteurs ignorants. Il faut surtout aussi se garder de faire des systèmes applicables à notre temps, avec ces vieux monuments du règne d’Élisabeth. Si une forme nouvelle de tragédie devait sortir de nos mœurs actuelles et du génie de quelque grand poète, cette forme ne ressemblerait pas plus à la tragédie de Shakspeare qu’à celle de Racine. Que Schiller, dans un drame allemand, emprunte au Roméo de Shakspeare la vive et libre image d’une passion soudaine, et d’une déclaration d’amour qui commence presque par un dénouement, il manque à la vérité des mœurs encore plus qu’aux bienséances de notre théâtre ; il imite de sang-froid un délire d’imagination italienne. Que dans un poème dramatique, rempli des abstractions de notre époque, et qui retrace cette satiété de la vie et de la science, cet ennui ardent et vague, maladie de l’extrême civilisation, Goethe s’amuse à copier les chants sauvages et grossiers des sorcières de Macbeth, il fait un jeu d’esprit bizarre, au lieu d’une peinture naïve et terrible.

Mais, si l’on considère Shakspeare à part, sans esprit d’imitation et de système, si l’on regarde son génie comme un événement extraordinaire, qu’il ne s’agit pas de reproduire, que de traits admirables ! quelle passion ! quelle poésie ! quelle éloquence ! Génie fécond et nouveau, il n’a pas tout créé, sans doute, car presque toutes ses tragédies ne sont que des romans ou des chroniques du temps, distribués en scènes ; mais il a marqué d’un cachet original tout ce qu’il emprunte : un conte populaire, une vieille ballade, touchés par ce génie puissant, s’animent, se transforment, et deviennent des créations immortelles. Peintre énergique des caractères, il ne les conserve pas avec exactitude ; car ses personnages, à bien peu d’exceptions près, dans quelque pays qu’il les place, ont la physionomie anglaise, et pour lui le peuple romain n’est que la populace de Londres. Mais c’est précisément cette infidélité aux mœurs locales des diverses contrées, cette préoccupation des mœurs anglaises, qui le rend si cher à son pays. Nul poète ne fut jamais plus national. Shakspeare, c’est le génie anglais personnifié, dans son allure fière et libre, sa rudesse, sa profondeur et sa mélancolie. Le monologue d’Hamlet ne devait-il pas être inspiré dans le pays des brouillards et du spleen ? La noire ambition de Macbeth, cette ambition si soudaine et si profonde, si violente et si réfléchie, n’est-elle pas un tableau fait pour ce peuple où le trône fut disputé si longtemps par tant de crimes et de guerres ?

Combien cet esprit indigène n’a-t-il pas plus de puissance encore dans les sujets où Shakspeare envahit son auditoire de tous les souvenirs, de toutes les vieilles coutumes, de tous les préjugés du pays, avec les noms propres des lieux et des hommes, Richard III, Henri VI, Henri VIII ? Figurons-nous qu’un homme de génie, jeté à l’époque du premier débrouillement de notre langue et de nos arts, imprimant à toutes ses paroles une énergie sauvage, eût produit sur la scène, avec la liberté d’une action sans limites et la chaleur d’une tradition encore récente, les vengeances de Louis XI, les crimes du palais de Charles IX, l’audace des Guises, les fureurs de la Ligue ; que ce poète eût nommé nos chefs, nos factions, nos villes, nos fleuves, nos campagnes, non pas avec les allusions passagères et l’harmonieux langage de Nérestan et de Zaïre, non pas avec les circonlocutions emphatiques et la pompe moderne des vieux Français défigurés par du Belloy, mais avec une franchise rude et simple, avec l’expression familière du temps, jamais ennoblie, mais toujours animée par le génie du peintre ; de pareilles pièces, si elles étaient jouées, n’auraient-elles pas gardé une autorité immortelle dans notre littérature et un effet tout-puissant sur notre théâtre ? Et cependant nous n’avons pas, comme les Anglais, le goût de nos vieilles annales, le respect de nos vieilles mœurs, ni surtout l’âpreté du patriotisme insulaire.

Le théâtre d’ailleurs, il ne faut pas l’oublier, n’était pas en Angleterre un plaisir de cour, une jouissance réservée pour des esprits raffinés ou délicats : il fut et il est demeuré populaire. Le matelot anglais, au retour de ses longues courses et dans les intervalles de sa vie aventureuse, vient battre des mains au récit d’Othello contant ses périls et ses naufrages. En Angleterre, où la richesse du peuple lui donne le moyen d’acheter ces plaisirs du théâtre, que la Grèce offrait à ses citoyens libres, ce sont les hommes du peuple qui forment le parterre de Covent-Garden et de Drury-Lane. Cet auditoire est passionné pour le spectacle bizarre et varié que présentent les tragédies de Shakspeare ; il sent, avec une force indicible, ces mots énergiques, ces élans de passion, qui jaillissent du milieu d’un drame tumultueux. Tout lui plaît ; tout répond à sa nature, et l’étonne sans le heurter.

Dans un sens contraire, cette même représentation n’agit pas avec moins de puissance sur la portion la plus éclairée des spectateurs. Ces rudes images, ces peintures affreuses, et, pour ainsi dire, cette nudité tragique de Shakspeare, intéressent et attachent les classes élevées de l’Angleterre, par le contraste même qu’elles offrent avec les douceurs de la vie habituelle ; c’est une secousse violente qui distrait et réveille des âmes blasées par l’élégance sociale. Cette émotion ne s’use pas ; les tableaux les plus hideux l’excitent d’autant plus. Ne retranchez pas de la tragédie d’Hamlet le travail et les plaisanteries des fossoyeurs, comme l’avait essayé Garrick : assistez à cette terrible bouffonnerie ; vous y verrez la terreur et la gaieté passer rapidement sur un immense auditoire. À la lueur éblouissante, mais un peu sinistre, des gaz qui éclairent la salle, au milieu de ce luxe de parure qui brille aux premiers balcons, vous verrez les têtes les plus élégantes se pencher avidement vers ces débris funèbres étalés sur la scène. La jeunesse et la beauté contemplent avec une insatiable curiosité ces images de destruction et ces détails minutieux de la mort ; puis les plaisanteries bizarres, qui se mêlent au jeu des personnages, semblent de moment en moment soulager les spectateurs du poids qui les oppresse : de longs rires éclatent dans tous les rangs. Attentives à ce spectacle, les physionomies les plus froides tour à tour s’attristent ou s’égayent ; et l’on voit l’homme d’État sourire aux sarcasmes du fossoyeur, qui cherche à distinguer le crâne d’un courtisan et celui d’un bouffon.

Ainsi Shakspeare, même dans la partie de ses ouvrages qui choque le plus les convenances du goût, a, pour sa nation, un intérêt inexprimable. Il donne à l’imagination anglaise des plaisirs qui ne vieillissent pas : il agite, il attache ; il satisfait ce goût de singularité dont se flatte l’Angleterre ; il n’entretient les Anglais que d’eux-mêmes, c’est-à-dire de la seule chose à peu près qu’ils estiment ou qu’ils aiment : mais, séparé de sa terre natale, Shakspeare ne perd pas encore sa puissance. C’est le caractère d’un homme de génie, que les beautés locales, que les traits individuels dont il remplit ses ouvrages, répondent à quelque type général de vérité, et qu’en travaillant pour ses concitoyens, il plaise à tout le monde. Peut-être même les ouvrages les plus nationaux sont-ils ceux qui deviennent le plus cosmopolites. Tels furent les ouvrages des Grecs, qui n’écrivirent que pour eux, et sont lus par l’univers.

Élevé dans une civilisation moins heureuse et moins poétique, Shakspeare n’offre pas, dans la même proportion que les Grecs, de ces beautés universelles qui passent dans toutes les langues ; et c’est surtout un Anglais qui doit le mettre à côté d’Homère ou de Sophocle. Il n’est pas né sous cet heureux climat ; il n’a pas ce beau naturel d’enthousiasme et de poésie. La rouille du moyen âge le couvre encore. Sa barbarie tient quelque chose de la décadence ; elle est souvent gothique, plutôt que jeune et naïve. Malgré son ignorance, quelque chose de l’érudition du xvie siècle semble peser sur lui. Ce n’est pas cette aimable simplicité du monde naissant, comme dit quelque part Fénelon, parlant d’Homère ; c’est souvent un langage à la fois rude et contourné, où l’on sent le travail de l’esprit humain remontant péniblement les ressorts de cette civilisation moderne, si diverse et si compliquée, qui naissait déjà chargée de tant de souvenirs et d’entraves.

Mais lorsque Shakspeare touche à l’expression des sentiments naturels, lorsqu’il ne veut être ni pompeux ni subtil, lorsqu’il peint l’homme, il faut l’avouer, jamais l’émotion et l’éloquence ne furent portées plus loin. Ses personnages tragiques, depuis le méchant et hideux Richard III jusqu’au rêveur et fantastique Hamlet, sont des êtres réels, qui vivent dans l’imagination, et dont l’empreinte ne s’efface plus.

Comme tous les grands maîtres de la poésie, il excelle à peindre ce qu’il y a de plus terrible et de plus gracieux. Ce génie rude et sauvage trouve une délicatesse inconnue dans l’expression des caractères de femmes. Toutes les bienséances lui reviennent alors. Ophélie, Catherine d’Aragon, Juliette, Miranda, Cordelia, Desdemone, Imogène, Porcia, Jessica, figures touchantes et variées, ont des grâces inimitables et une pureté naïve que l’on n’attendrait pas de la licence d’un siècle grossier et de la rudesse de ce mâle génie. Le goût dont il est dépourvu trop souvent est alors suppléé par un instinct délicat, qui lui fait deviner même ce qui manquait à la civilisation de son temps. Il n’est pas jusqu’au caractère de la femme coupable qu’il n’ait su tempérer par quelques traits empruntés à l’observation de la nature, et dictés par des sentiments plus doux. Lady Macbeth, si cruelle dans son ambition et dans ses projets, recule avec effroi devant le spectacle du sang : elle inspire le meurtre, et n’a pas la force de le voir. Gertrude, jetant des fleurs sur le corps d’Ophélie, excite l’attendrissement malgré son crime.

Cette profonde vérité dans les caractères primitifs, et ces nuances de la nature et du sexe, si fortement saisies par le poète, justifient bien sans doute l’admiration des critiques anglais : mais faut-il en conclure avec eux que l’oubli des couleurs locales, si commun dans Shakspeare, soit une chose indifférente, et que ce grand poète, lorsqu’il confond le langage des diverses conditions62, lorsqu’il met un ivrogne sur le trône et un bouffon dans le sénat romain, n’ait fait que suivre la nature, en dédaignant les circonstances extérieures, comme le peintre qui, content de saisir les traits de la figure, ne soigne pas la draperie ?

Cette théorie faite après coup, ce paradoxe auquel n’a guère songé l’auteur original, n’excuse pas une faute trop répétée dans son théâtre, et qui s’y présente sous toutes les formes. Il est risible de voir un savant critique, dans l’examen d’une pièce de Shakspeare, s’extasier devant l’heureuse confusion63 du paganisme et de la féerie, des amazones et des sylphes de l’ancienne Grèce et du moyen âge, mêlés par le poète dans un même sujet. Il est plus singulier peut-être de voir, au xviiie siècle, un poète célèbre64 imiter, savamment et à dessein, ce bizarre amalgame, qui n’avait été dans Shakspeare que le hasard de l’ignorance ou le jeu d’un insouciant caprice. Louons un homme de génie par la vérité, non par les systèmes. Nous trouverons alors que, si Shakspeare viole souvent la vérité locale et historique, s’il jette sur presque tous ses tableaux la dureté uniforme des mœurs de son temps, il exprime d’ailleurs avec une admirable énergie les passions dominantes du cœur humain, la haine, l’ambition, la jalousie, l’amour de la vie, la pitié, la cruauté.

Il ne remue pas avec moins de puissance la partie superstitieuse de l’âme. Comme les premiers poètes grecs, il a recherché le tableau des douleurs physiques, et il a exposé sur la scène les angoisses de la souffrance, les lambeaux de la misère, la dernière et la plus effrayante des infirmités humaines, la folie. Quoi de plus tragique en effet que cette mort apparente de l’âme, qui dégrade une noble créature sans la détruire ? Shakspeare a souvent usé de ce moyen de terreur, et, par une combinaison singulière, il a représenté la folie feinte aussi souvent que la folie elle-même ; enfin il a imaginé de les mêler toutes deux dans le personnage bizarre d’Hamlet, et de joindre ensemble les éclairs de la raison, les ruses d’un égarement calculé, et le désordre involontaire de l’âme.

S’il a montré la folie naissant du désespoir, s’il a lié cette image a la plus poignante de toutes les douleurs, l’ingratitude des enfants, par une vue non moins profonde, il a souvent rapproché le crime de la folie, comme si l’âme était aliénée d’elle-même à mesure qu’elle devient coupable. Les songes terribles de Richard III, son sommeil agité des convulsions du remords, le sommeil plus effrayant encore de lady Macbeth, ou plutôt le phénomène de sa veille mystérieuse et hors de nature comme son crime, toutes ces inventions sont le sublime de l’horreur tragique, et surpassent les Euménides d’Eschyle.

On pourrait marquer plus d’une autre ressemblance entre le poète anglais et le vieux poète grec, qui ne connut pas non plus, ou qui respecta peu la loi sévère des unités. L’audace poétique est encore un caractère qui ne frappe pas moins dans Shakspeare que dans Eschyle : c’est, avec des formes plus incultes, la même vivacité, la même intempérance de métaphores et d’expressions figurées, la même chaleur d’imagination éblouissante et sublime ; mais les incohérences d’une société qui sortait à peine de la barbarie mêlent sans cesse dans Shakspeare la grossièreté à la grandeur ; et l’on tombe des nues dans la fange. C’est particulièrement pour les pièces d’invention que le poète anglais a réservé cette richesse de couleurs qui semble lui être naturelle. Ses pièces historiques sont moins disparates, plus simples, surtout dans les sujets modernes ; car, lorsqu’il met en scène l’antiquité, il a souvent défiguré tout à la fois le caractère national et les caractères individuels.

Le reproche que Fénelon faisait à notre théâtre, d’avoir donné de l’emphase aux Romains, s’appliquerait bien plus au Jules César du poète anglais. César, si simple par l’élévation même de son génie, ne parle presque dans cette tragédie qu’un langage fastueux et déclamatoire. Mais, en revanche, quelle admirable vérité dans le rôle de Brutus ! Comme il paraît, tel que le montre Plutarque, le plus doux des hommes dans la vie commune, et se portant par vertu aux résolutions hardies et sanglantes ! Antoine et Cassius ne sont pas représentés avec des traits moins profonds et moins distincts. J’imagine que le génie de Plutarque avait fortement saisi Shakspeare, et lui avait mis devant les yeux cette réalité que, pour les temps modernes, Shakspeare prenait autour de lui.

Mais une chose toute neuve, toute créée, c’est l’incomparable scène d’Antoine soulevant le peuple romain par l’artifice de son langage ; ce sont les émotions de la foule à ce discours, ces émotions toujours rendues d’une manière si froide, si tronquée, si timide dans nos pièces modernes, et qui là sont si vives et si vraies, qu’elles font partie du drame et le poussent vers le dénouement.

La tragédie de Coriolan n’est pas moins vraie et moins née de Plutarque. Le caractère hautain du héros, son orgueil de patricien et de guerrier, son dégoût de l’insolence populaire, sa haine contre Rome, son amour pour sa mère, en font le personnage le plus dramatique de l’histoire.

Il y a d’indignes bouffonneries dans la tragédie d’Antoine et Cléopâtre. Le caractère romain n’y paraît guère ; mais le cynisme d’une gloire avilie, ce délire de débauches et de prospérités, ce fatalisme du vice qui se précipite aveuglément à sa perte, y prennent une sorte de grandeur à force de vérité. Cléopâtre, sans doute, n’est pas une princesse de nos théâtres, pas plus qu’elle ne l’est dans l’histoire ; mais c’est bien la Cléopâtre de Plutarque, cette prostituée d’Orient, courant la nuit déguisée dans Alexandrie, portée chez son amant sur les épaules d’un esclave, folle de voluptés et d’ivresse, et sachant mourir avec tant de mollesse et de courage.

Les pièces historiques de Shakspeare sur des sujets nationaux sont plus vraies encore ; car jamais écrivain, comme nous l’avons dit, ne ressembla mieux à son pays. Peut-être cependant quelques-unes de ces pièces ne sont pas tout entières de Shakspeare, et furent seulement vivifiées par sa main puissante ; connue ces grands ouvrages de peinture, où le maître a jeté ses touches éclatantes et vigoureuses, au milieu du travail fait par des pinceaux subalternes, ne se réservant pour son compte que le mouvement et la vie.

Ainsi, dans la première partie de Henri VI brille la scène incomparable de Talbot et de son fils, refusant de se quitter l’un l’autre, et voulant mourir ensemble ; scène aussi simple que pathétique, où la sublimité des pensées, la mâle concision du langage se rapprochent tout à fait des passages les plus beaux et les plus purs de notre Corneille. Mais à cette scène, dont la grandeur est toute passive et toute morale, succède une action vive, telle que le permet la liberté du théâtre anglais ; et les accidents variés d’un combat multiplient sous toutes les formes l’héroïsme du père et du fils, sauvés d’abord l’un par l’autre, réunis, séparés, et tués enfin sur le même champ de bataille. Non, rien ne surpasse la véhémence et la beauté patriotique de ce spectacle. Le lecteur français souffre seulement d’y voir le caractère de Jeanne d’Arc indignement travesti par le préjugé brutal du poète. Mais ce sont là de ces fautes qui font partie de la nationalité de Shakspeare, et ne le rendaient que plus cher à ses contemporains.

Dans la deuxième partie de Henri VI, quelques traits d’un ordre non moins élevé se mêlent à la tumultueuse variété du drame. Telle est la scène terrible où l’ambitieux cardinal de Beaufort est visité, sur son lit de mort, par le roi dont il a trompé la confiance et opprimé les sujets. Le délire du mourant, son effroi de la mort, son silence quand le roi lui demande s’il espère être sauvé, tout ce tableau de désespoir et de damnation n’appartient qu’à Shakspeare. Un autre mérite de cet ouvrage, mérite inconnu et presque impossible sur notre scène, c’est l’expression des mouvements populaires ; c’est l’image toute vive d’un soulèvement, d’une sédition. Là, rien n’est du poète ; on entend les vraies paroles qui enlèvent la foule ; on reconnaît l’homme qui se fait suivre par elle.

Dans ses pièces historiques, Shakspeare réussit à créer des situations neuves. Il remplit par l’imagination ces lacunes que laisse l’histoire la plus fidèle, et voit ce qu’elle n’a pas dit, mais ce qui doit être vrai. Tels sont le monologue de Richard II dans sa prison, les détails de son horrible lutte avec ses assassins. Ainsi, dans la pièce absurde et si peu historique de Jean sans Terre, l’amour maternel de Constance est rendu avec une expression sublime ; et la scène du jeune Arthur, désarmant par ses prières et sa douceur le gardien qui veut lui crever les yeux, est d’un pathétique si neuf et si varié, que les affectations de langage, trop familières au poète, ne peuvent l’altérer.

Il faut avouer que, dans les sujets historiques, l’absence des unités65 et la longue durée du drame permettent des contrastes d’un grand effet, et qui font ressortir avec plus de force et de naturel toutes les extrémités de la condition humaine. Ainsi, Richard III empoisonneur, meurtrier, tyran, dans l’horreur des périls qu’il a suscités contre lui souffre des angoisses aussi grandes que ses crimes, est lentement puni sur la scène, et meurt comme il a vécu, misérable et sans remords. Ainsi, le cardinal Wolsey, que le spectateur avait vu ministre orgueilleux et tout-puissant, lâche persécuteur d’une reine vertueuse, après avoir réussi dans tous ses desseins, frappé de cette disgrâce royale, incurable plaie d’un ambitieux, meurt avec tant de douleur, qu’il fait presque pitié. Ainsi, Catherine d’Aragon, d’abord triomphante et respectée dans les pompes de la cour, puis humiliée par les charmes d’une jeune rivale, reparaît à nos yeux captive dans un château solitaire, consumée de langueur, mais courageuse, et reine encore ; et lorsque, près de mourir, elle apprend la fin cruelle du cardinal Wolsey, elle dit des paroles de paix sur sa mémoire, et semble éprouver quelque joie du moins de pouvoir pardonner à l’homme qui lui a fait tant de mal. Nos vingt-quatre heures sont trop courtes pour enfermer toutes les douleurs et tous les incidents de la vie humaine.

Quant aux irrégularités de Shakspeare, dans la forme même du style, elles ont aussi leur avantage et leur effet. Dans ce mélange de prose et de vers, quelque bizarre qu’il nous paraisse, presque toujours une intention de l’auteur a déterminé le choix entre ces deux langages, d’après le caractère du sujet et de la situation. La scène délicieuse de Roméo et de Juliette, le dialogue terrible entre Hamlet et son père, avaient besoin du charme ou de la solennité des vers : il ne fallait rien de cela pour montrer Macbeth causant avec les assassins dont il se sert. De grands effets de théâtre sont attachés à ces passages si brusques, à ces disparates si soudaines d’expressions, d’images, de sentiments ; quelque chose de profond et de vrai s’y retrouve. Les froides plaisanteries des musiciens, dans une salle voisine du lit de mort de Juliette, ces spectacles d’indifférence et de désespoir, si rapprochés l’un de l’autre, en disent plus sur le néant de la vie, que la pompe uniforme de nos douleurs théâtrales. Enfin, ce dialogue grossier de deux soldats montant la garde, vers minuit, dans un lieu désert, l’expression vive de leur effroi superstitieux, leurs récits naïfs et populaires, disposent l’âme du spectateur à des apparitions de spectres et de fantômes, bien mieux que ne le feraient tous les prestiges de la poésie.

Émotions puissantes, contrastes inattendus, terreur et pathétique poussés à l’excès, bouffonneries mêlées à l’horreur, et qui sont comme le rire sardonique d’un mourant : voilà les caractères du drame tragique de Shakspeare. Sous ces points de vue divers, Macbeth, Roméo, le Roi Lear, Othello, Hamlet, présentent des beautés à peu près égales. Un autre intérêt s’attache aux ouvrages dans lesquels il a prodigué les inventions de l’esprit romanesque. Tel est surtout Cymbeline, produit assez bizarre d’un conte de Boccace et d’un chapitre des Chroniques Calédoniennes, mais ouvrage plein de mouvement et de charme, où la clarté la plus lumineuse règne dans l’intrigue la plus compliquée. Enfin il est d’autres pièces qui sont comme les Saturnales de cette imagination si désordonnée et si libre. On admire beaucoup en Angleterre la pièce qu’un de nos critiques a le plus accablée de sa superbe raison. La Tempête paraît aux Anglais l’une des plus merveilleuses fictions de leurs poètes ; et n’y a-t-il pas en effet une énergie créatrice, un mélange singulièrement heureux de fantastique et de comique, dans ce personnage de Caliban, symbole de tous les penchants grossiers et bas, de la lâcheté servile, de l’abjection avide et rampante ? Et quel charme infini dans le contraste d’Ariel, de ce sylphe aimable et léger autant que Caliban est pervers et difforme ! Le personnage de Miranda appartient à cette galerie de portraits féminins si heureusement dessinés par Shakspeare ; mais cette innocence native, nourrie dans la solitude, le distingue et l’embellit.

Aux yeux des Anglais, Shakspeare n’excelle pas moins dans la comédie que dans la tragédie. Johnson trouve même ses plaisanteries et sa gaieté bien préférables à son génie tragique. Ce dernier jugement est plus que douteux ; et, sous aucun rapport, il ne peut devenir l’opinion des étrangers. On le sait, rien ne se traduit, ne se fait entendre dans une autre langue, moins aisément qu’un bon mot. La vigueur mâle et forcenée du langage, les éclats terribles et pathétiques de la passion retentissent au loin ; mais le ridicule s’évapore, et la plaisanterie perd sa force ou sa grâce. Cependant les comédies de Shakspeare, pièces d’intrigue plutôt que peintures de mœurs, conservent presque toujours, par le sujet même, un caractère particulier de gaieté. Du reste, nulle vraisemblance, presque jamais l’intention de mettre la vie réelle sur la scène ; et cela, pour le dire en passant, nous explique comment un célèbre enthousiaste de Shakspeare accuse dédaigneusement notre Molière d’être prosaïque, parce qu’il est trop vrai, trop fidèle imitateur de la vie humaine ; comme si copier la nature était le plagiat d’un esprit médiocre.

Shakspeare n’a pas ce défaut dans ses comédies : une complication d’incidents bizarres, une exagération, une caricature presque continuelle, un dialogue étincelant de verve et d’esprit, mais où l’auteur paraît plus que le personnage, voilà souvent ses effets comiques. À la fantasque bouffonnerie du langage, au caprice des inventions, on dirait quelquefois Rabelais faisant des comédies. L’originalité de Shakspeare se montre toujours dans ses pièces comiques. Timon d’Athènes est une des plus piquantes : elle a quelque chose du feu satirique d’Aristophane et de la malignité de Lucien. Un ancien critique anglais dit que les Commères de Windsor sont peut-être la seule pièce dans laquelle Shakspeare se soit donné la peine de concevoir et d’ordonner un plan. Il y a jeté du moins beaucoup de feu, de verve et de gaieté ; il s’est rapproché de l’heureux prosaïsme de Molière, en peignant de couleurs expressives les mœurs, les habitudes et la réalité de la vie.

Aucun personnage des tragédies de Shakspeare n’est plus admiré en Angleterre, et n’est plus tragique que celui de Shylock dans la comédie du Marchand de Venise. La soif inextinguible de l’or, la cruauté avide et basse, l’âpreté d’une haine ulcérée par les affronts, y sont tracées avec une incomparable énergie ; et l’un de ces caractères de femmes si gracieux sous la plume de Shakspeare jette dans ce même ouvrage, au milieu d’une intrigue romanesque, le charme de la passion. Les comédies de Shakspeare n’ont point de but moral : elles amusent l’imagination, elles piquent la curiosité, elles divertissent, elles étonnent ; mais ce ne sont point des leçons de mœurs plus ou moins détournées. Quelques-unes d’entre elles pourraient se comparer à l’Amphitryon de Molière ; elles en ont souvent la grâce, le tour libre et poétique. C’est à ce caractère de composition qu’il faut rapporter le Songe d’une nuit d’été, pièce inégale, mais charmante, où la féerie fournit au poète un merveilleux plaisant et gai.

Shakspeare qui, malgré son originalité, a pris partout des intentions et des formes, imite aussi la pastorale italienne du xvie siècle ; et il a su fort agréablement représenter ces bergeries idéales que l’Aminte du Tasse avait mises à la mode. Sa pièce intitulée As you like it (Comme il vous plaira) est pleine de vers charmants, de descriptions légères et gracieuses. Molière, dans la Princesse d’Élide, peut donner l’idée de ce mélange de passion sans vérité, et de peintures champêtres sans naturel. C’est un genre faux, agréablement touché par un homme de génie. Quoi qu’il en soit, ces productions si diverses, ces efforts d’imagination si variés, témoignent de la richesse du génie de Shakspeare. Elle n’éclate pas moins dans cette foule de sentiments, d’idées, de vues, d’observations de tout genre, qui remplissent indifféremment tous ses ouvrages, qui se pressent sous sa plume, et que l’on peut extraire de ses compositions, même les moins heureuses.

On a fait des recueils des pensées de Shakspeare ; on l’a cité à tous propos et sous toutes les formes ; et un homme qui a le sentiment des lettres ne peut l’ouvrir sans y retrouver mille choses qui ne l’oublient pas. Du milieu de cet excès de force, de cette expression démesurée qu’il donne souvent aux caractères, sortent des traits de nature qui font oublier toutes ses fautes. Ne nous étonnons donc pas que, chez une nation pensante et spirituelle, ses ouvrages soient comme le fond et la souche de la littérature. Shakspeare est l’Homère des Anglais ; il a tout commencé chez eux. Sa diction mâle et pittoresque, son langage enrichi de hardiesses et d’images, était le trésor où puisaient les élégants écrivains du siècle de la reine Anne. Ses peintures fortes et familières, son énergie souvent triviale, son imagination excessive et sans frein sont restées le caractère et l’ambition de la littérature anglaise. Malgré les vues nouvelles et la philosophie, le changement des mœurs et le progrès des lumières, Shakspeare subsiste au milieu de la littérature de son pays ; il l’anime et la soutient, comme, dans cette même Angleterre, les vieilles lois, les formes antiques, soutiennent et vivifient la société moderne. Quand l’originalité a diminué, on ne s’est reporté qu’avec plus d’admiration vers ce vieux modèle si fécond et si hardi. L’empreinte de ses exemples, ou même une analogie naturelle avec quelqu’un des traits de son génie, est visible dans les écrivains les plus célèbres de l’Angleterre ; et celui d’entre eux qui a le privilège d’amuser toute l’Europe, Walter Scott, bien qu’il observe, avec une fidélité d’antiquaire, ces différences de mœurs et de costumes que Shakspeare confondait souvent, doit être rangé dans son école ; il est nourri de son génie ; il a, par emprunt et par nature, quelque chose de sa plaisanterie ; il égale quelquefois son dialogue ; enfin, et c’est là le plus beau point de la ressemblance, il a plus d’un rapport avec Shakspeare dans ce grand art de créer des personnages, de les rendre vivants et reconnaissables par les moindres détails, et de mettre, pour ainsi dire, des êtres de plus dans le monde, avec un signalement qui ne s’efface pas, et que leur nom seul rappelle à la mémoire.

Voilà l’immortel caractère qui, depuis deux siècles, a fait croître et grandir la renommée de Shakspeare. Longtemps renfermée dans son pays, elle est depuis un demi-siècle un objet d’émulation pour les étrangers ; mais, sous ce rapport, son influence a moins de force et d’éclat. Copié par système, ou timidement corrigé, il ne vaut rien pour les imitateurs. Lorsqu’il est reproduit avec une affectation d’irrégularité barbare, lorsque son désordre est laborieusement imité par cette littérature expérimentale de l’Allemagne, qui a tour à tour essayé tous les genres, et tenté quelquefois la barbarie comme dernier calcul, il inspire souvent des productions froides et disparates, où le ton de notre siècle dément la rudesse simulée du poète.

Lorsque, même sous la main de l’énergique Ducis, il est réduit à nos proportions classiques et renfermé dans les entraves de notre théâtre, il perd, avec la liberté de son allure, tout ce qu’il a de grand et d’inattendu pour l’imagination. Les caractères monstrueux qu’il invente n’ont plus de place pour se mouvoir. Son action terrible, ses larges développements de passions ne peuvent s’encadrer dans les limites de nos règles. Il n’a plus sa fierté, son audace ; il a la tête attachée avec les fils innombrables de Gulliver. N’emmaillotez pas ce géant ; laissez-lui ses bonds hardis, sa liberté sauvage. Ne taillez pas cet arbre plein de jet et de vigueur, et n’ébranchez pas ses noirs et épais rameaux, pour équarrir sa tige dépouillée sur le modèle uniforme des jardins de Versailles.

C’est aux Anglais qu’appartient Shakspeare, et qu’il doit rester. Cette poésie n’était pas destinée, comme celle des Grecs, à présenter en modèle aux autres peuples les plus belles formes de l’imagination ; elle n’offre pas cette beauté idéale que les Grecs avaient portée dans les œuvres de la pensée, comme dans les arts du dessin. Shakspeare semblait donc fait pour jouir d’une renommée moins universelle ; mais la fortune et le génie de ses compatriotes ont étendu la sphère de son immortalité. La langue anglaise se parle dans la presqu’île de l’Inde, et dans toute la moitié du nouveau monde qui doit hériter de l’Europe. Le célèbre évêque James66 rapporte, en poussant un cri de douleur, que les enfants du collège hindou et du collège mahométan de Calcutta, auxquels, d’après le principe rigoureux de la tolérance anglaise, on s’abstient de donner aucun enseignement sur les vérités du christianisme, sont élevés dans le culte et l’admiration de Shakspeare, et que souvent, aux distributions annuelles des prix, ces jeunes sectateurs de Brahma ou de Mahomet, sous leur costume oriental, déclament en anglais, avec un succès d’enthousiasme, quelques scènes des tragédies du grand poète.

Quant aux peuples nombreux des États-Unis, qui n’ont eu longtemps d’autre littérature que les livres de la vieille Angleterre, ils n’ont pas encore d’autre théâtre national que les pièces de Shakspeare. On fait venir à grands frais, d’au-delà des mers, quelque célèbre acteur anglais, pour représenter aux habitants de New-York ces drames du vieux poète anglais, qui doivent être si puissants sur un peuple libre ; ils y excitent encore plus de frémissements et d’ivresse que dans les théâtres de Londres. Le bon sens démocratique de ces hommes si industrieux et si occupés saisit avec ardeur les pensées fortes, les profondes sentences dont Shakspeare est rempli ; ces gigantesques images plaisent à des esprits accoutumés aux plus magnifiques spectacles de la nature, et à l’immensité des forêts et des fleuves du nouveau monde. Sa rudesse inégale, ses grossièretés bizarres ne choquent pas une société qui se forme de tant d’éléments divers, qui ne connaît ni l’aristocratie ni les cours, et qui a plutôt les calculs et les armes de la civilisation, qu’elle n’en a la politesse et l’élégance.

Là, comme sur sa terre natale, Shakspeare est le plus populaire de tous les écrivains ; il est le seul poète peut-être dont quelques vers se mêlent parfois dans la simple éloquence et les graves discours du sénat d’Amérique. C’est surtout par lui que ce peuple, si habile et si actif aux travaux matériels, semble communiquer avec cette noble jouissance des lettres qu’il a longtemps négligée. À mesure que le génie des arts s’éveillera dans ces contrées d’un aspect si poétique, mais où la liberté n’a d’abord inspiré que le commerce, l’industrie et les sciences pratiques de la vie, à mesure que, dans les courts loisirs d’une société libre et puissante, les plaisirs de l’imagination et de la pensée prendront plus de place, l’autorité de Shakspeare et l’enthousiasme de ses exemples s’étendront sur cette littérature nouvelle.

Ce comédien du siècle d’Élisabeth, cet auteur réputé si inculte, qui n’avait pas lui-même recueilli ses ouvrages, rapidement composés pour d’obscurs et grossiers théâtres, sera le chef et le modèle d’une école poétique qui parlera la langue répandue dans la plus florissante moitié d’un nouvel univers. Il nourrira de sa sève puissante cet idiome transplanté ; il sera, sur cette terre nouvelle, l’antiquité et la mythologie de ce peuple immense, qui n’a pas d’aïeux indigènes ; il s’avancera avec lui du nord et du midi vers l’est, et viendra rejoindre et ranimer au Mexique ce génie espagnol, dont les inspirations l’avaient précédé en Europe, et qu’il a tant surpassé par le sérieux et la profondeur. Nous aimons, nous admirons le génie dramatique de la France, si fortement expressif sans barbarie, si vrai sans bassesse ; et, malgré le découragement trop désintéressé d’un illustre écrivain67, nous croyons à l’éternelle durée des monuments gracieux et sublimes de notre poésie. Cinna, Polyeucte, Athalie, ne périront jamais ; on lira toujours La Fontaine et Molière. Mais quand ce nouveau monde anglais d’Amérique, qui se défriche et s’élabore si vite, sera peuplé comme l’Europe, quand ses bateaux à vapeur traverseront l’isthme de Panama, percé par un canal, quelle immense étendue ne parcourra pas la parole de Shakspeare, dans quels lieux lointains, et ignorés de lui, ne seront pas lus ses ouvrages, et sur quels théâtres ne sera pas entendu ou imité son génie !

Milton §

Milton naquit à Londres, le 9 décembre 1608. Son père, homme instruit, passionné pour les arts, ayant même un talent distingué pour la musique, exerçait dans cette ville la profession de notaire. Le jeune Milton reçut l’éducation la plus savante ; et, dès l’âge de douze ans, son application à l’étude, et ses veilles prolongées avaient commencé d’affaiblir sa vue. Il suivit avec éclat les cours de l’université de Cambridge ; l’imagination de l’auteur du Paradis perdu s’annonçait par des poésies latines, où l’on ne peut méconnaître une élégance et une douceur, bien rares parmi les latinistes du Nord. Mais son humeur altière lui attira quelques inimitiés qui l’éloignèrent de Cambridge après cinq ans de séjour. Le ministère ecclésiastique avait été sa première vocation : il y renonça sans retour, incapable de plier son esprit sous le joug de l’Église établie, et voulant garder l’indépendance de la foi.

À l’âge de vingt-quatre ans, Milton revint près de son père, qui s’était retiré des affaires et habitait à la campagne. Il y passa plusieurs années dans l’ardeur de l’étude, et embrassa presque toutes les connaissances humaines, antiquités, langues modernes, histoire, philosophie, mathématiques. La poésie latine, qu’il aima et cultiva toujours, et la poésie anglaise, qu’il devait embellir d’une gloire nouvelle, servaient seules de diversion à ses travaux. C’est à cette époque, sans doute, qu’il faut reporter la composition de quelques pièces que Milton publia plus tard, et qui sont pour peu de chose dans sa renommée. Elles indiquent seulement les fortes études et le goût profond de l’antiquité, qui se mêlaient à son génie original, et qui semblent quelquefois le ralentir sous le poids de l’érudition et des souvenirs. Ses vers latins ont beaucoup de correction et d’harmonie : ses vers anglais, qu’il n’osait pas encore affranchir du joug de la rime, sentent l’effort et la contrainte. On a beaucoup vanté, parmi ses premiers essais, l’Allegro et le Penseroso, deux pièces où ne se trouve pas le contraste que promet l’opposition de leurs titres. Le génie de Milton semblait dès lors ami des idées tristes et élevées ; et le Comus, espèce de comédie-féerie qu’il fit à cette époque, à l’imitation des Italiens, présente plus de bizarrerie que de gaieté.

Après plusieurs années passées dans l’étude et la retraite, Milton, qui venait de perdre sa mère, partit pour un voyage en Italie. Il passa par la France, dont il connaissait la littérature, encore peu formée à cette époque, et se rendit à Florence, où il eut plusieurs fois occasion de voir le grand Galilée dans sa prison. Le beau ciel de l’Italie, le spectacle de cette contrée poétique, toute pleine des monuments des arts, et toute retentissante de la gloire du Tasse, charmaient l’imagination du jeune Anglais. Il visita deux fois Rome, où la hardiesse de ses discours sur les questions religieuses donna quelque sujet d’inquiétude à ses amis. Il fut cependant très favorablement accueilli par le cardinal Barberini ; et admis à ses concerts, il y entendit Léonora, musicienne fameuse, dont il a célébré la voix et la beauté dans quelques vers anglais et dans un sonnet italien. Familiarisé dès longtemps avec la littérature du Midi, Milton avait composé, dans le pur toscan, des vers qu’il lut avec succès aux académies d’Italie. Mais son ambition poétique était de polir sa langue maternelle, et d’être un jour, dans cette langue, l’interprète des pensées de ses concitoyens. Il était dès lors tourmenté de l’espérance d’élever quelque grand monument à la gloire de son pays. À Naples, il fortifia cette pensée par les entretiens qu’il eut avec le marquis de Villa Manso, vieillard ingénieux et enthousiaste, qui avait connu et beaucoup aimé le Tasse, et qui parlait de lui avec cette abondance de souvenirs et de précieux détails que laisse dans la mémoire l’intimité d’un homme illustre et malheureux. Milton se sentait inspiré en écoutant l’ami du Tasse. Il lui disait, dans des vers latins dignes du siècle d’Auguste : « Vieillard aimé des dieux, il faut que Jupiter ait protégé ton berceau, et que Phœbus l’ait éclairé de sa douce lumière ; car il n’y a que le mortel aimé des dieux dès sa naissance qui puisse avoir eu le bonheur de secourir un grand poète68. »

Milton souhaitait pour lui-même un tel ami, un tel défenseur de sa gloire, un aussi religieux dépositaire de sa cendre ; et il se promettait, à ce prix, de chanter un jour les antiquités nationales de l’Angleterre, les exploits du roi Arthur, et les héros de la chevalerie. Milton avait formé à Naples le dessein de parcourir la Sicile et la Grèce, lorsque le premier bruit des troubles de l’Angleterre, en flattant une passion de liberté qui n’était pas moins forte en lui que celle des vers, le rappela dans son pays qu’il voulait servir. Il quitta lentement l’Italie, en passant par Rome, Florence, Venise et Milan. D’après une anecdote rapportée par Voltaire, c’est dans cette dernière ville que Milton, ayant assisté par hasard à la représentation du drame italien d’un certain Andreini sur la chute du premier homme, vit la grandeur d’un tel sujet, et conçut le plan de son poème. L’amour-propre anglais a repoussé cette origine, et le docteur Johnson a vivement contredit Voltaire. Cependant l’anecdote est vraisemblable : le drame cité existe ; et même, ce que n’a pas dit Voltaire, la seconde scène du premier acte est un monologue de Lucifer apercevant la lumière du jour ; et l’on ne peut nier que le mouvement et les pensées de ce morceau ne soient un faible crayon de la sublime apostrophe de Satan au soleil. Mais qu’importent ces premières traces d’imitation effacées par l’enthousiasme du poète et perdues dans sa richesse ! An reste, un motif naturel de croire que Milton rapporta d’Italie quelques pressentiments, quelques ébauches de sa grande pensée, c’est que l’on retrouve cette pensée dans les écrits qu’il fit paraître à son retour, sur des sujets peu faits pour y préparer son esprit.

En effet, Milton, revenu à Londres, dans l’année 1640, au milieu des premiers frémissements de la révolution et des attaques violentes dirigées contre l’épiscopat, se jeta d’abord dans ces querelles où l’esprit républicain se cachait sons l’argumentation théologique. Il dirigeait en même temps l’éducation de plusieurs jeunes gens, parmi lesquels étaient ses deux neveux ; circonstance qui a produit beaucoup de débats entre ses panégyristes et ses détracteurs, sur la question de savoir s’il avait été maître d’école. Paraissant uniquement occupé de ces soins obscurs, et d’une controverse qui ne l’était guère moins, il publia un écrit sur l’Épiscopat, un autre sur le gouvernement de l’Église69, et un traité de la Réformation ecclésiastique. Mais, au milieu de disputes, on aperçoit que, sous la ferveur de parti dont Milton est obsédé, il nourrit une autre pensée, un autre enthousiasme. À travers les syllogismes de l’argumentation puritaine, il annonce qu’on entendra un jour un homme qui, dans un rythme sublime et nouveau, chantera les miséricordes et les jugements du Seigneur. Ailleurs, se livrant à une digression toute poétique, il rappelle les noms d’Homère, de Virgile, du Tasse ; il annonce que la religion peut inspirer quelque chose de plus grand que leurs poèmes ; il parle d’une dette qu’il lui reste à acquitter envers elle. « Dans peu d’années, dit-il, j’accomplirai cet engagement : il s’agit d’un ouvrage qui ne doit pas s’élever du milieu des feux de la jeunesse et des vapeurs du vin, comme ces vers qui coulent de la plume d’un amoureux vulgaire. L’œuvre que je médite ne sera point obtenue par une invocation à Mnémosyne et à ses filles séduisantes, mais par une ardente prière à cet esprit éternel qui peut nous enrichir de toute science et de toute éloquence, et qui envoie son séraphin avec un rayon sacré du feu de ses autels pour toucher et purifier les lèvres de celui qu’il a choisi. » Enfin, jetant un triste regard sur les querelles où il s’engage, il regrette de quitter sa douce et agréable solitude nourrie d’heureuses pensées, pour s’embarquer sur une mer turbulente, emporté loin de la brillante image de la vérité qu’il aimait à contempler dans l’atmosphère paisible et pure de ses études chéries.

Les égarements où fut entraîné Milton rendent ce regret plus juste et plus amer. L’enthousiasme de la liberté, une sorte de candeur et de violence, l’ignorance des hommes et de la vie ordinaire, l’illusion continuelle d’un esprit qui ne voit que ses propres pensées, tout ce qui, dans Milton, préparait un génie original, le disposait aux plus coupables erreurs, et le livrait en proie à la contagion des fanatiques et à l’ascendant des ambitieux qui bientôt mirent en feu l’Angleterre. Au milieu de ces controverses, Milton avait contracté un mariage qui servit de texte à de nouveaux écrits de sa part. Sa femme, née dans une famille attachée au roi, le quitta par haine de ses opinions. Milton publia successivement quatre dissertations violentes pour prouver la justice et la nécessité du divorce. Blâmé par les presbytériens, dont il avait jusque-là suivi d’assez près les maximes, il se jeta dans le parti des indépendants, et redoubla de haine contre tous les pouvoirs religieux et civils. Cette âme altière était pourtant ouverte à de plus douces émotions. Dans le malheur de la cause royale, sa femme ayant essayé de se rapprocher de lui, une entrevue ménagée par quelques amis ranima toute sa tendresse. Il reçut même dans sa maison la famille entière de sa femme, menacée par les proscriptions du parti vainqueur, et lui prodigua les soins les plus généreux.

Cependant la défaite de la cause royale, et la captivité de Charles, amenaient le grand crime qui a souillé la liberté anglaise. Le long parlement, si animé contre le monarque, mais capable d’un reste de justice et d’humanité, venait d’être violemment épuré par les soldats de Cromwell ; et quelques hommes furieux ou avilis allaient juger leur roi, sous les yeux du despote qui se faisait un marchepied de son échafaud. Milton ne fut point mêlé à cette scène d’horreur. Ami passionné de l’indépendance, il avait publié, sous le nom d’Areopagetica, un écrit plein de force en faveur de la liberté de la presse, que déjà Cromwell opprimait, parce que cette liberté s’élevait en faveur du roi. Milton s’était abstenu de mettre au jour, avant la fatale sentence, un autre écrit sur la responsabilité des magistrats et des rois, où respirent toutes les violences du puritanisme. Il paraît qu’un grand projet d’étude l’occupait encore, et qu’il avait entrepris d’écrire une histoire d’Angleterre. Mais ses talents et l’ardeur de ses opinions l’ayant désigné au choix de Cromwell, il fut nommé, près le conseil d’État, secrétaire-interprète pour la langue latine. Cromwell, par une sorte de politique altière qu’il appliquait à tout, voulait faire de cette langue le seul mode de communication avec les puissances étrangères. Milton fut jeté, plus que jamais, dans les passions des indépendants ; et, en partageant leur fanatisme, il s’égara jusqu’à justifier leurs attentats.

Un livre attribué à Charles Ier, et publié sous le titre de Portrait du roi, avait redoublé l’indignation publique contre le parlement et le tribunal régicide. Milton y répondit par une diatribe injurieuse. Nous l’avons dit70 ailleurs : « Ces attaques contre un roi qui n’était plus, ces poursuites au-delà du jugement, ces insultes au-delà de l’échafaud, avaient quelque chose d’abject et de féroce, que l’éblouissement du faux zèle cachait à l’âme enthousiaste de Milton. » On a souvent parlé du scandale à la fois odieux et bizarre de son débat contre Saumaise, qui avait publié, pour défendre la mémoire de Charles, un livre peu digne d’une cause si belle et d’une si grande infortune. La réponse de Milton est hérissée d’une sauvage érudition. C’est le génie pédantesque du xvie siècle, enflammé d’un implacable fanatisme de liberté, et mêlant les noms de Brutus, de Samuel et de Judith pour justifier le crime de Cromwell et de Bradshaw. Milton était presque aveugle lorsqu’il commença cet ouvrage ; et il se glorifiait de perdre la vue en achevant cette œuvre odieuse qu’il croyait patriotique. Aigri par les haines qu’il avait méritées, il fit paraître, en 1654, une nouvelle Défense du peuple anglais. C’était le titre qu’il donnait à l’apologie de quelques hommes, tyrans de l’Angleterre, et désavoués par elle ; enfin il mit au jour sa propre défense (Defensio auctoris), et l’on doit avouer que, s’il s’était emporté, dans ses attaques, à des violences odieuses, il se défend avec calme et dignité. En réponse à ses adversaires, qui lui avaient appliqué le vers de Virgile,

« Monstrum horrendum, informe, ingens, cui lumen ademptum »,

il donne une espèce de description de sa vie, et même de sa personne.

On voit par ce récit que les bassesses de l’intérêt ne se mêlèrent jamais aux passions politiques de Milton. Fanatique de bonne foi, il avait sacrifié sa médiocre fortune en dons patriotiques, pour la cause du parlement. Au républicanisme théologique de son siècle, il joignait d’autres illusions puisées dans ses études chéries et dans l’admiration de la belle antiquité. La scolastique violente des puritains, la dictature du long parlement, lui semblaient une imitation de l’éloquence et de la liberté romaines. Son imagination rêvait l’affranchissement de la Grèce71 par les armes de la république d’Angleterre. Il se livre surtout à cette espérance dans une lettre qu’il adresse à Philaras, savant Athénien, qui voyageait alors en Europe, fuyant la honte de son pays et la tyrannie des Turcs. Milton, qui, toujours préoccupé de l’antiquité littéraire, se regardait lui-même, en acceptant les bienfaits du parlement, comme un Grec nourri dans le Prytanée pour prix de ses services, aurait voulu inspirer aux Anglais la pensée d’aller secourir la véritable Athènes, et de ramener dans ses murs la liberté, la gloire et les arts. Mais Milton devait avoir peu de crédit sur les conseils de Cromwell ; et cet habile usurpateur trouvait sans doute plus facile et plus sûr de s’emparer de la Jamaïque.

Après l’expulsion du long parlement, Milton, comme beaucoup d’autres indépendants, conserva près de Cromwell l’emploi qu’il avait occupé sous la république ; et ce fougueux républicain se trouva le secrétaire d’un tyran. Le protectorat était établi lorsque Milton publia sa seconde Défense du peuple anglais. Déjà l’on pouvait juger que cette liberté, dont il voulait faire l’excuse ou le dédommagement de toutes les violences, se terminait au despotisme. Il n’en célèbre pas avec moins d’enthousiasme le destructeur du trône et des libertés de l’Angleterre. On peut croire que cette imagination ardente, mystique, élevée, étrangère au monde, fut frappée des exploits audacieux de Cromwell, et dupe de son hypocrisie. L’homme extraordinaire qui faisait de grandes choses et de grands crimes, toujours au nom de Dieu ; qui appuyait sur ses victoires le mensonge de sa mission ; qui jeûnait, priait, pleurait devant le peuple ; qui avait toujours à la bouche l’Évangile et la gloire de l’Angleterre ; qui, despote dans son pays, humiliait les rois étrangers avec une fierté toute républicaine ; ce fourbe, d’une conduite si haute et si ferme, cet imposteur qui paraissait si convaincu, ce Mahomet du Nord et de la scolastique, ce génie puissant et inégal, mêlant tous les contrastes de grandeur et de trivialité, de raison hardie et de singularité fantasque, Cromwell, enfin, par tous les accidents de sa fortune et de son caractère, était un héros assorti, pour ainsi dire, à l’imagination sublime et bizarre de Milton. Il devait à la fois l’inspirer et le dominer.

Il est juste, au reste, de remarquer une sorte de candeur et de courage jusque dans les flatteries que Milton adresse à Cromwell tout-puissant : « Respecte, lui disait-il, l’attente qu’on a fondée sur toi ; respecte la présence et les cicatrices de tant de vaillants hommes, qui, sous tes ordres, ont combattu pour la liberté ; respecte les mânes de ceux qui ont péri ; respecte l’opinion des autres peuples, et les grandes idées qu’ils se forment de cette république, que nous avons si glorieusement élevée, et qu’il serait si honteux de voir disparaître. » En même temps il le suppliait de rétablir la liberté de la presse : mais, le jour même où cet écrit fut présenté au protecteur dans son palais de Windsor, un des amis les plus chers de Milton et l’un des républicains les plus désintéressés, Overton, était conduit à la Tour ; et les républicains pouvaient apprendre quel maître ils s’étaient donné.

Milton vécut dans l’exercice obscur de son emploi : l’infirmité qui le privait de la vue l’éloignait du monde ; son mérite était peu connu ; son génie poétique n’était point soupçonné de Cromwell et de ses confidents ; et il ne les aurait guère intéressés. À l’occasion d’un traité de commerce qui se négociait à Londres entre la Suède et l’Angleterre, Whitelocke se plaint, dans ses Mémoires, qu’un certain Milton, chargé de traduire en latin le texte du traité, avançait fort lentement, parce qu’il était vieux et aveugle. Whitelocke était un politique habile, un des premiers conseillers de Cromwell : il se croyait sans doute fort supérieur au vieux secrétaire aveugle qu’il désigne si légèrement ; et cependant Whitelocke, et tous les négociateurs, tous les conseillers d’État, tous les hommes importants de cette époque, ont laissé bien peu de souvenirs, tandis que la gloire de Milton remplit le monde ; mais parmi ses contemporains, haï des uns, dédaigné des autres, il portait doublement la peine des services où il avait abaissé son génie.

Après la perte de sa première femme, qui lui laissa trois filles, Milton avait épousé une personne jeune et belle, qui mourut la seconde année de son mariage, et dont il a célébré la mémoire dans quelques vers d’une admirable douceur. Privé d’un appui également nécessaire à son cœur et à ses maux, il se maria de nouveau à une femme vertueuse, dont les soins adoucirent sa vieillesse. Alors seulement, et vers la fin de la dictature de Cromwell, il paraît qu’il commença son poème ; et, par un mélange assez bizarre, il travaillait en même temps à la composition d’un dictionnaire latin, et à une histoire d’Angleterre. Mais la mort du protecteur vint le distraire. Son âme, qui n’était guérie d’aucune illusion, s’enflamma de l’espérance de voir enfin la république. Il se hâta de publier un écrit intitulé : Moyen prompt et facile d’établir une société libre. Il avait préparé dans le même sens une lettre adressée au général Monk ; enfin il s’occupait d’attaquer encore les abus du clergé. Mais déjà le jeune Richard, vaine ombre de Cromwell, avait disparu ; et les parodies républicaines essayées dans Westminster sous la protection de l’armée, tombaient devant le retour désiré de Charles II.

Un nouveau parlement avait proclamé le roi, et se chargeait lui-même d’étendre sa sévérité sur les hommes qui s’étaient le plus signalés par leurs attentats et leur animosité contre le trône. La courte durée de la révolution, en rapprochant toutes les scènes de ce drame terrible, et en ne laissant vieillir aucune injure, donnait plus de vivacité à toutes les haines et à tous les désirs de punition et de vengeance. Les insultes si odieuses et encore si récentes que Milton avait proférées contre la royauté, son enthousiasme pour une liberté devenue sanguinaire, ses engagements dans le parti de Cromwell, son apologie du régicide, appelaient sur lui les regards du parlement. Il fut arrêté, le 13 septembre, par ordre extraordinaire de la chambre des communes. Mais on voit, par les registres, que la chambre le fit mettre en liberté deux mois après. On a expliqué l’issue prompte et favorable de cette poursuite par une anecdote touchante et qui mérite d’être vraie, Davenant, poète ingénieux, qui avait servi dans l’armée royale, étant tombé au pouvoir du parlement, en 1650, courait risque de la vie. Milton, puissant alors, obtint qu’il ne serait pas jugé, et le fit sortir de prison. Davenant, par son crédit à la cour de Charles II, rendit la pareille à Milton, et prépara, dit-on, la décision de la chambre. Une particularité minutieuse, mais singulière, marqua, dans cette circonstance même, et le caractère inflexible de Milton, et la force des habitudes légales que conservait dès lors l’Angleterre, au milieu des passions politiques.

L’officier des communes qui avait Milton en garde ayant voulu, d’après une de ces traditions d’arbitraire qui ne manquent jamais, taxer son prisonnier, pour quelques frais d’usage, Milton, à peine délivré, porta plainte devant la chambre, et fut renvoyé au comité des privilèges, qui lui rendit justice.

Milton, libre et oublié, poursuivit avec ardeur la composition de son sublime ouvrage. Il avait alors cinquante-six ans. Il était aveugle, et tourmenté de la goutte. Une vie étroite et pauvre, de nombreux ennemis, le sentiment amer de ses illusions démenties, le poids humiliant de la disgrâce publique, la tristesse de l’âme et les souffrances du corps, tout accablait Milton ; mais un génie sublime habitait en lui. Dans ses journées rarement interrompues, dans les longues veilles de ses nuits, il méditait des vers sur un sujet depuis si longtemps déposé dans son âme, et qu’avaient mûri, pour ainsi dire, tous les événements et toutes les passions de sa vie. Séparé de la terre par la perte du jour et par la haine des hommes, il n’appartenait plus qu’à ce monde mystérieux dont il racontait les merveilles. « Donne des yeux à mon âme », disait-il à sa muse : il voyait en lui-même, dans le vaste champ de ses souvenirs et de sa pensée. Les fureurs du fanatisme, l’enthousiasme de la révolte, les tristes joies des partis vainqueurs, les haines profondes de la guerre civile, avaient de toutes parts assailli et exercé son génie. Les chaires des églises d’Angleterre, les salles de Westminster, toutes pleines de séditions et de bruyantes menaces, lui avaient fait entendre ce cri de guerre contre la puissance, qu’il aimait à répéter dans ses chants, et dont il armait l’enfer contre la monarchie du ciel. La religion indépendante des puritains, leurs extases mystiques, leur ardente piété sans foi positive, leurs interprétations arbitraires de l’Écriture, avaient achevé d’ôter tout frein à son imagination, et lui donnaient quelque chose d’impétueux et d’illimité, comme les rêves du fanatisme.

À tant de sources d’originalité il faut joindre cette féconde imitation de la poésie antique, qui nourrissait la verve de Milton. Homère, après la Bible, avait toujours été sa première lecture ; il le savait presque par cœur, et l’étudiait sans cesse. Aveugle et solitaire, ses heures étaient partagées entre la composition poétique et le ressouvenir toujours entretenu des grandes beautés d’Isaïe, d’Homère, de Platon, d’Euripide. Il avait fait apprendre à ses filles à lire le grec et l’hébreu ; et l’on sait que l’une d’elles, longtemps après, récitait de mémoire des vers d’Homère qu’elle avait ainsi retenus, sans les comprendre. Chaque jour Milton, en se levant, se faisait lire un chapitre de la Bible hébraïque ; puis il travaillait à son poème, dont il dictait les vers à sa femme, ou quelquefois à un ami, à un étranger qui le visitait. La musique était une de ses distractions ; il touchait de l’orgue, et chantait avec goût. Au milieu de cette vie simple et occupée, le Paradis perdu, si longtemps médité, s’acheva promptement.

À l’époque de la peste de 1665, Milton, qui avait quitté Londres, fit voir à Elvood, jeune quaker, son admirateur et son ami, une copie complète de son ouvrage, qui était alors partagé en dix chants. Deux ans après, il le vendit pour trente livres sterling, payables à des conditions qui indiquaient la défiance de l’éditeur. Le manuscrit du poème, soumis à l’épreuve d’une censure minutieusement tyrannique, n’en sortit pas sans difficulté. Un docteur Tomkyns, chargé de cet examen, voulait absolument supprimer le passage admirable et tout poétique où Milton, faisant allusion à une croyance superstitieuse de l’antiquité, compare la splendeur obscurcie de Satan à l’éclipse du soleil, qui jette un sinistre crépuscule sur une moitié de la terre, et trouble les monarques de la crainte des révolutions. Enfin l’ouvrage parut ; et ce poème, devenu l’orgueil de l’Angleterre, n’obtint d’abord aucun succès. Le nom de l’auteur était défavorable : le sujet qu’il avait choisi attirait peu l’attention. Les amis du trône et des lois repoussaient le défenseur fanatique du régicide. Les hommes voluptueux et légers qui peuplaient la cour de Charles, les beautés célèbres, amusées par les vers galants ou satiriques des Rochester et des Waller, et par les comédies licencieuses de Wicherley, ne pouvaient éprouver que du dédain et de l’ennui pour un sujet si grave et un poème si triste. Le frivole athéisme qui avait succédé aux fureurs des puritains, l’élégante corruption qui était alors une mode et presque un devoir, jetaient une sorte de dérision sur des chants religieux ; et le poète avait contre lui les préventions du vice, comme celles de la vertu.

Samuel Johnson, d’ailleurs sévère pour Milton, a voulu prouver qu’on avait exagéré la froideur de l’accueil que reçut le Paradis perdu : il allègue le suffrage de Dryden, qui s’en déclara l’admirateur. Mais, en dépit de ce suffrage, le génie de Milton fut méconnu par le public ; et son poème resta sans lecteurs. Milton poursuivit ses travaux, et publia, quelques années après, un Abrégé de l’Histoire d’Angleterre, remarquable par la simplicité, et la tragédie de Samson, mêlée de chœurs, à l’imitation de l’antiquité. On sent dans cette pièce que le poète aveugle et malheureux se met involontairement à la place de son héros, et souffre de toutes les douleurs qu’il exprime. C’est lui-même qu’il représente captif, pauvre, aveugle, et jouet de ses ennemis. Milton avait eu la pensée de mettre en tragédies un grand nombre de traits de l’histoire sainte. La tragédie de Samson fait peu regretter qu’il n’ait pas suivi ce dessein : elle manque à la fois de régularité et de mouvement dramatique. C’est une longue déclamation, où brillent quelques éclairs de génie. Ce génie ne reparaît plus dans le Paradis reconquis, poème en quatre chants, que Milton composa comme une suite à son grand ouvrage, et qui tomba d’abord dans l’oubli profond où il est resté. Milton revint alors à ses travaux d’érudition et à sa passion pour la controverse. L’année qui précéda sa mort, il publia une logique nouvelle d’après la méthode de Ramus, et un traité sur la vraie Religion, l’hérésie, la tolérance, et sur les moyens de prévenir les progrès du papisme. Ainsi cette passion de controverse qui avait possédé sa jeunesse, le suivit jusqu’à sa dernière heure ; et ce qu’il y a de plus sublime dans l’enthousiasme et de plus gracieux dans l’amour, la peinture du ciel et de l’Éden, semble luire comme un rayon passager sur cette vie toute plongée dans les noirs débats de la scolastique et de la guerre civile.

Milton, dans la dernière année de sa vie, réunit et publia quelques poèmes de sa jeunesse, et quelques lettres écrites en latin. Il mourut le 10 novembre 1674, à l’âge de soixante-cinq ans. Cette année, parut une seconde édition du Paradis perdu, avec quelques changements laissés par l’auteur, et une division nouvelle en douze livres. L’ouvrage fut réimprimé sous cette forme en 1678, et commença dès lors à devenir plus populaire ; il trouva quelques célèbres admirateurs. En 1688, on en publia une autre édition sous les auspices de Sommers ; et, quelques années après, Addison prouva méthodiquement, dans le Spectateur, ce que beaucoup de gens commençaient à soupçonner, c’est-à-dire que Milton était un génie auquel il n’avait manqué que le climat et la langue d’Homère. Il montra même que les grandes idées de la religion lui avaient donné une nouvelle espèce de sublime, qui souvent le place au-dessus de tout parallèle ; et il osa dire que, si l’on refusait à cet ouvrage le nom de poème épique, il faudrait l’appeler un poème divin. L’Angleterre, si orgueilleuse de tout ce qu’elle produit, se vanta de son Milton comme de son Shakspeare. Cet enthousiasme, justifié par de véritables beautés, ne lit que s’accroître. Un écrivain écossais, Lauder, eut la maladresse et la mauvaise foi d’accuser Milton de plagiat, en produisant, à côté de quelques vers que ce grand poète avait imités du jésuite allemand Mazenius, d’autres vers extraits d’une mauvaise traduction latine du Paradis perdu. L’Angleterre se souleva d’indignation : le faussaire fut solennellement convaincu ; et l’on admira plus que jamais le génie original de Milton.

Il est certain que Milton, dont l’imagination était nourrie par une immense lecture, a jeté dans son poème une foule d’imitations et de souvenirs. De même que l’on peut remarquer dans Homère une connaissance singulière de tous les objets naturels, Milton possédait au plus haut degré la science des livres ; et il y puise quelquefois sans réserve et sans goût. Mais il n’en reste pas moins un génie créateur. Les idées de l’homme sont si peu variées, que presque toujours l’originalité est seulement l’expression la plus heureuse et le sentiment le plus vif de ce qu’ont éprouvé les autres hommes. D’ailleurs, il ne faut pas s’y tromper, les premières notions du sujet choisi par Milton étaient, de son temps, une des idées les plus communes et les plus familières à tous les esprits. Le puritanisme religieux et politique en avait fait un objet perpétuel d’allusions. Les poètes latins, qui s’exerçaient dans les collèges et dans les cloîtres, traitaient de préférence ce texte sacré. Que Grotius, que Taubmannus aient, avant Milton, pesamment effleuré quelques parties de son sujet, ce sujet n’en est pas moins devenu la conquête exclusive du grand poète qui l’a saisi et pénétré tout entier ; et autant il était avant lui vulgaire et rebattu, autant il est devenu, sous sa main, sublime et nouveau.

Ainsi considéré, ce sujet paraîtra le plus grand que l’imagination ait eu jamais à choisir : il a pour premier caractère d’embrasser l’intérêt, non pas d’une famille ou d’un peuple, mais de l’humanité entière ; sorte de grandeur que l’imagination ne trouve dans aucune autre épopée. Addison a tort de vouloir admirer Milton par les règles et l’autorité d’Aristote. Ce qui constitue le Paradis perdu, c’est précisément le défaut de ressemblance avec tout modèle connu. Tandis que les autres poèmes sont fondés sur le mélange du merveilleux et de l’historique, le poème de Milton ne sort pas un moment des vastes limites du merveilleux chrétien. Soit que le poète habite les ténèbres ou la lumière de ce monde mystérieux, il faut que tout ce qu’il raconte soit créé par l’imagination et soutenu par elle. Le travail de son esprit, dans ce sujet tout idéal, ressemble à ce qu’il a lui-même admirablement décrit, au vol fantastique de Satan à travers les espaces du vide. Un essor si périlleux n’est pas, à la vérité, sans chutes et sans écarts. Les défauts du chantre du Paradis perdu sont grands, et le lecteur français doit en être plus blessé qu’aucun autre. Ce n’est pas que Milton présente fréquemment des traits de ce naturel bas et effréné qui heurte dans Shakspeare. Sa muse savante et mystique toucherait plutôt à l’autre extrémité du mauvais goût. Shakspeare, dans les élans de son cœur, tire parti de son ignorance. Il invente hors des règles et des faits qu’il ne sait pas. Il paraît d’autant plus neuf qu’il est plus inculte. C’est au contraire d’un amas de science et de souvenirs que Milton fait jaillir son originalité. Il est d’autant plus neuf que son imagination chargée de connaissances a fermenté par l’étude, et qu’elle invente au-delà de toutes les pensées humaines qui lui sont présentes. Mais l’abus est à côté de cette richesse : des suppositions bizarres et superflues, de fastidieux détails de géographie, de mythologie, des subtilités de controverse ; çà et là d’insipides plaisanteries ; quelquefois une foule d’expressions techniques et un défaut absolu de poésie : voilà ce qui obscurcit le génie de Milton, et diminue le ravissement qu’inspire d’abord son magnifique ouvrage.

Quoi qu’en dise l’ingénieux Addison, l’idée de rapetisser les démons pour les faire siéger à l’aise dans une espèce de parlement infernal est une ridicule fiction ; et l’épouvantable fiction du Péché et de la Mort renferme plus d’horreur que de génie. La Mort, qui lève la tête pour respirer l’odeur des cadavres futurs, est une atrocité anglaise, surchargée de mauvais goût italien. Les anges révoltés tirant du canon dans le ciel, Dieu prenant un compas pour circonscrire l’univers, les diables changés en serpents pour siffler leur chef, sont des inventions plus capricieuses que grandes. On ne peut nier non plus que Milton ne soit médiocrement inspiré dans le langage qu’il prête à Dieu, et qu’il ne le fasse souvent dogmatiser en théologien. Enfin, et ce défaut paraîtra plus grave, son poème, qui n’offre que deux personnages réels, et qu’un seul événement humain, ce poème, soutenu longtemps à force de génie, tombe au dixième chant, aussitôt après la désobéissance du premier homme ; et les deux derniers livres ne sont plus qu’une déclamation fatigante, mêlée de traits admirables.

Peut-être aussi manque-t-il au poète anglais quelque chose qui n’a été donné qu’aux heureux génies de la Grèce et de l’Italie, et qui ressemble à l’horizon limpide et pur dont ils étaient environnés. Peut-être dans ses mains la lyre hébraïque, appesantie par les cieux monotones du Nord, rend-elle des sons plus tristes et plus sourds. Et toutefois, quels jets de lumière, quelle poésie de l’Orient brillent à travers ces nuages et les colorent d’un éclat céleste ! On a souvent admiré qu’un poète d’un génie si fier et si sombre ait excellé dans les peintures gracieuses. Cette alliance des images douces et terribles n’est pas cependant particulière à Milton. C’est le caractère même de l’inspiration poétique : c’est la source de l’intérêt et de la variété. Depuis Homère jusqu’à Dante, depuis le Tasse jusqu’à Racine, l’âme du vrai poète a toujours mêlé ses tons divers. Mais comme jamais les contrastes ne furent plus marqués, jamais l’art du poète n’étonna davantage.

Toutefois, ce n’est pas dans la description même de l’Éden que Milton se montre le plus admirable. Ses images ne semblent pas saisies d’original sur le modèle vivant de la nature, pour être ensuite élevées par l’imagination jusqu’à l’idéal : il décrit d’après les livres. Cette fois, sa mémoire le gêne au lieu de l’enrichir. Le délicieux Éden est pour lui la vallée d’Henna, témoin des larmes de Proserpine ; et les fleurs de la poésie antique en font toute la parure. Mais Adam et Ève, leur nature fragile et presque divine, leur amour qui fait une partie de leur innocence, l’inexprimable nouveauté de leurs sentiments et de leur langage, cette création est toute au poète anglais. La muse épique n’avait rien inventé de semblable. Malgré le génie de Virgile et les pleurs dont saint Augustin s’accuse, Didon mourante n’égale pas ce tableau chaste et passionné. L’amour conjugal, retracé par Homère, n’atteint pas à cette pureté sublime. Ici la passion est la vertu même ; et la volupté semble un des biens célestes que l’homme a perdus.

Confident du charme prodigieux attaché à de telles images, Milton a su varier et prolonger les scènes d’un drame si admirablement simple. Il ne lui suffit pas d’avoir montré dans l’éclat de leur beauté, dans l’innocence de leur tendresse, ces deux créatures nouvelles ; il ne lui suffit pas d’avoir achevé ce tableau de pureté, de gloire et de bonheur, par le contraste d’un témoin invisible échappé de l’enfer, et tout ensemble jaloux et presque attendri de la félicité qu’il vient détruire. Après avoir fait succéder à ces couleurs naïves et gracieuses les gigantesques images du combat céleste et le spectacle sublime de la création, le poète, dans le récit que le premier homme fait à l’ange Raphaël, ramène la peinture d’Adam et d’Ève sortant des mains du créateur ; il arrête lentement l’imagination charmée sur ce premier amour naissant avec la vie ; et il semble recueillir avec un soin religieux toutes les traces du suprême bonheur qui va disparaître. Ce fatal dénouement du poème lui inspire encore des images, non plus animées d’une grâce majestueuse comme l’innocence, mais embellies d’une grâce touchante, comme la faiblesse unie à la beauté. Rien ne surpasse en pathétique la douleur d’Ève coupable et le pardon mutuel des deux époux. On raconte que le poète a consacré dans cette scène un trait de sa vie, sa réconciliation avec sa première femme. Le génie n’est jamais mieux inspiré que par les sentiments dont il a souffert.

Milton, d’ailleurs, ne s’interdit pas des allusions plus directes à lui-même et à ses malheurs : l’invocation à la lumière que ses yeux ne voient plus ; la prière à Uranie, pour qu’elle daigne visiter sa demeure solitaire et inspirer ses chants dans la nuit ; le morceau si poétique où il se représente tombé dans de mauvais jours, parmi des langues mauvaises, entouré de périls et de ténèbres, seul et redoutant le destin d’Orphée ; toutes ces digressions forment une des plus grandes beautés du Paradis perdu, et l’une de celles qui rapprochent le plus de notre nature ce poème trop continuellement idéal. Ce n’est pas que dans l’invention des personnages surnaturels, Milton n’ait montré une grande profondeur de génie, et surtout qu’il ne prête à leurs discours une admirable éloquence et une vérité relative, telle que l’imagination peut la concevoir. Satan est un des chefs-d’œuvre de l’invention poétique. Ce réveil de l’orgueil foudroyé, ce désespoir incapable de remords, cet amour du mal accepté pour consolation et pour vengeance ; enfin, l’hypocrisie, dernier trait d’une âme infernale, forment un tableau sublime d’horreur et de génie.

Quel que soit le peu d’intérêt qui s’attache à tant d’autres êtres fantastiques, dont Milton crayonne des portraits arbitraires, la plupart de ces portraits, comme types d’une passion ou d’un vice, sont d’admirables allégories ; et, malgré les deux vers de Boileau qui s’appliquent si bien à Milton :

Et quel objet enfin à présenter aux yeux,
Que le diable toujours hurlant contre les cieux !

il faut avouer que, dans ces discours infernaux, l’expression poétique est portée à un degré de force et d’énergie qu’aucune langue n’a peut-être égalé. Un écrivain célèbre reproche à Milton de n’avoir pas complété l’image de l’enfer, en mettant la division et la guerre parmi les anges rebelles, comme l’a fait Klopstock dans une belle fiction de sa Messiade. Mais dans le plan du poème anglais, rien n’est plus terrible que cette concorde du crime : elle accroît l’horreur des lieux qu’il habite. Milton avait approché ces niveleurs, qui couvrirent de sang l’Angleterre ; il avait vu ces âmes obstinées, féroces avec fanatisme, profondément unies par la haine : il les avait vues, et l’empreinte en restait sur son génie ; elle se communiquait involontairement à ses tableaux, et mêlait à toutes les images de terreur et d’effroi la fureur unanime et l’invariable complicité d’une faction.

Les ressources que le poète a d’ailleurs puisées dans son génie, pour peindre le séjour infernal, sont au rang des plus étonnants efforts de l’imagination humaine. Un critique anglais a dit que Milton avait connu sa force, en choisissant un sujet où l’esprit ne peut rien hasarder de trop, et où l’exagération est impossible. En effet, voyez, au premier chant, les voûtes de l’abîme s’ouvrir, et, à travers les ténèbres visibles, Satan apparaître sur l’étang de feu, avec la splendeur éclipsée d’un archange. Jamais poète n’a osé, dès l’abord, saisir l’imagination par de si grandes fictions. Cet enthousiasme anime tout le premier chant ; il se soutient dans le second par l’éloquence et la variété des discours. Il devient plus merveilleux dans le récit du voyage de Satan à travers le chaos, l’une des inventions où l’emploi de la langue humaine paraît le plus étonnant. L’inspiration s’élève et monte à son plus haut degré, en approchant d’Éden, où le beau feu du poète s’épure sans s’affaiblir, et jette une si douce lumière.

Si les autres parties du poème égalaient les cinq premiers chants, si ces ailes de feu soutenaient toujours le poète, l’imagination n’aurait rien produit de plus grand que le Paradis perdu. Et même, quelles que soient les langueurs et les disparates qui se fassent sentir dans le reste de l’ouvrage, il règne un genre de beauté qui rachète toutes les fautes : c’est le sublime. Nul poète, depuis Homère, n’a eu plus de ce vrai sublime qui consiste, soit dans la magnificence et la splendeur des images, soit dans le plus haut degré de grandeur et de simplicité réunies. Sans doute les livres saints ouvraient à Milton une source abondante et facile. Mais il semble plutôt inspiré qu’enrichi par ce qu’il emprunte ; et l’on voit que son génie tendait naturellement au grand et au sublime. Sous ce rapport, le Paradis perdu fournirait des exemples pour un traité tel que celui de Longin. Comme le style ne se sépare point du génie même de l’écrivain, on conçoit sans peine les différents caractères du style de Milton : il est hardi, nouveau, majestueux, excessivement poétique, quelquefois d’une extrême simplicité, et quelquefois bizarre, pénible et prosaïque. La recherche des termes vieillis, l’imitation des tours hébreux et helléniques lui donnent quelque chose d’antique et de solennel, qui convient à l’inspiration du barde sacré. Les règles vulgaires du langage y sont parfois violées. Notre langue, dit Addison, fléchissait sous son génie ; et Johnson va jusqu’à dire que du mélange de tous les idiotismes étrangers qu’il emprunte, Milton s’est formé une espèce de dialecte babylonien. Mais ce dialecte est celui d’un homme de génie ; il abonde en expressions d’une inimitable énergie, et quoique modifié sur le modèle des langues étrangères, il tient aux racines de la langue anglaise, qui nulle part ne paraît plus pompeuse et plus forte.

Cette influence des langues anciennes se fait sentir aussi dans la versification de Milton, non seulement par la suppression de la rime, liberté que la mesure et l’accent du vers anglais favorisent, mais surtout par les coupes suspendues, les mots rejetés, les longues périodes, et une marche généralement conforme au vers grec ou latin. Ces caractères étaient assortis à son sujet ; et l’absence de la rime, que Pope lui reprochait, semble donner à son poème un tour plus fier et plus libre. Les Anglais ont loué son harmonie ; et l’on peut remarquer souvent dans ses vers un soin curieux de tempérer l’âpreté des sons anglais par des noms propres d’origine italienne. Un critique habile72 lui reproche cependant d’avoir manqué souvent à cette harmonie première et véritable, qui reproduit dans les sons le caractère des idées, et qui est, pour ainsi dire, l’accent de la pensée. On aperçoit, dans le Paradis perdu, des traces fréquentes de fatigue et de négligence, qui peuvent expliquer ce défaut particulier, dont un étranger n’est pas juge. Ce n’est pas en vain, sans doute, que le poète, aveugle et malheureux, se plaignait d’être engourdi par le froid du climat et des ans. Il avait commencé tard son grand ouvrage : il se hâtait de finir ; et quand l’inspiration lui manquait, il laissait tomber ses vers, que son siècle n’examinait pas.

Voltaire fut le premier qui fit connaître en France le poème de Milton : il le jugea avec son goût exquis et moqueur ; et il en traduisit quelques vers, du style d’un poète. Dupré de Saint-Maur, longtemps après, fit paraître une traduction on prose du Paradis perdu. Le sage Rollin, sur cette version incomplète, mais élégante, conçut pour le poète anglais une admiration qu’il a exprimée dans le Traité des Études. Racine le fils, qui d’abord avait mis en vers faibles quelques passages de la traduction de Dupré de Saint-Maur, sentit le besoin d’étudier le poète dans sa langue ; et ce travail produisit une traduction du Paradis perdu, qui est fidèle, écrite avec goût, et accompagnée de notes instructives. D’autres traductions estimables ont paru de nos jours ; mais le monument qui a naturalisé parmi nous la gloire et le génie du poète anglais, c’est la traduction en vers de Delille. Nulle part Delille n’a montré un plus riche et plus heureux naturel, plus d’originalité, de chaleur et d’éclat. Les négligences, les incorrections même abondent, il est vrai, dans cet ouvrage, écrit avec autant de promptitude que de verve. Le caractère antique et simple de l’Homère anglais disparaît quelquefois sous le luxe du traducteur. Ce n’est pas toujours Milton : mais c’est toujours un poète. La vie de Milton a été écrite en anglais par Philips, son neveu, par le célèbre Johnson, et plus récemment par Hailey. On attribue, sans fondement, à Mirabeau un écrit sur Milton, publié en 1791, et qui n’est qu’un pamphlet démagogique, et une apologie assez peu voilée du régicide. L’auteur y traduit, par fragments, les traités politiques de Milton, qu’il propose à l’admiration. Malgré le pédantisme du style, et l’absurdité fréquente des raisonnements, ils sont en effet remarquables par un tour mâle et vigoureux. On conçoit à toute force que le génie violent et passionné qui les écrivait, soit devenu le sublime auteur du Paradis perdu. Mais la postérité, laissant ces diatribes dans l’oubli qu’elles méritent, ne cherche Milton que dans son poème, qui fait un éternel honneur à l’esprit humain. Les œuvres de Milton contiennent encore, sous le titre de Papiers d’État, le recueil des lettres diplomatiques qu’il rédigea comme secrétaire du parlement et du protectorat, et quoique cette correspondance ne renferme guère, suivant l’usage, que des mensonges officiels exprimés cette fois en beau latin, elle n’est pas sans intérêt pour l’histoire, et fait connaître l’audace altière et l’activité qui caractérisaient le despotisme de Cromwell.

Pope §

La poésie anglaise, si neuve et si libre dans Shakspeare, si savamment originale dans Milton, si facile et quelquefois si brillante sous les pinceaux de Dryden, a donné, dans les beaux ouvrages de Pope, l’exemple de cette élégance ingénieuse et noble, de cette pureté de formes que l’on a nommée le goût classique, et qui fut longtemps le goût français. Après avoir senti les créations immortelles de Shakspeare, après avoir étudié le sublime du génie anglais, dans ce grand poète né de lui-même, barbare et puissant comme son siècle, après avoir contemplé cette âme poétique de Milton, où l’enthousiasme était sans cesse nourri par les études et les souvenirs, on peut goûter encore les chefs-d’œuvre artistement travaillés de ces talents plus timides qui brillaient au milieu d’une civilisation plus avancée. On voit dans leurs écrits moins le génie personnel d’un homme que le savoir d’une époque ; leurs idées semblent un produit artificiel de la vie sociale. Mais si quelquefois ils reviennent à la nature par des accès d’humeur, s’ils ont les caprices d’une imagination froissée par le monde, alors un intérêt de surprise et de nouveauté s’attache à leurs ouvrages polis avec tant de soin : tel fut Pope, le plus correct des poètes anglais, et cependant original.

Pope (Alexandre) naquit à Londres, le 22 mai 1688, d’une famille catholique fort zélée pour la cause des Stuarts. De trois frères qu’avait eus sa mère, fille d’un gentilhomme du comté d’York, l’un avait péri en combattant pour Charles Ier, un autre était demeuré jusqu’à sa mort au service de ce prince, et le dernier, ayant émigré pendant l’usurpation de Cromwell, était devenu officier général en Espagne.

L’année même de la naissance de Pope, ses parents quittèrent le séjour de Londres, et vinrent se retirer, loin des affaires, à Binfield, dans la forêt de Windsor.

Son père, longtemps occupé de banque ou de commerce, avait vendu tout ce qu’il possédait ; et, ne voulant pas se fier au crédit du nouveau gouvernement, il mit dans un coffre vingt mille guinées, et vécut tranquillement sur cc petit trésor, qu’il entamait chaque année. Entourée des soins les plus tendres, l’enfance du jeune Pope fut très faible et très délicate ; sa voix avait une singulière douceur ; on l’appelait le petit rossignol. Il se montra studieux dès qu’il sut lire. Il apprit lui-même à écrire, en imitant d’abord les caractères des livres imprimés ; et il garda toute sa vie cette petite science, qu’il possédait dans une singulière perfection, quoique son écriture vulgaire, si l’on peut parler ainsi, fut assez mauvaise.

Vers l’âge de huit ans, il fut mis en pension chez un prêtre catholique, qui, par une méthode que l’on ne suit pas assez, lui donnait en même temps les premières notions du grec et du latin. Le jeune élève lisait aussi dans sa langue les versions poétiques d’Homère et d’Ovide. Il profita beaucoup, et fut bientôt après envoyé dans une école à Twyford, près de Winchester, et ensuite dans une autre école à Londres même, à l’entrée d’Hyde Park. Étant allé de là quelquefois au spectacle, il compila lui-même une espèce de drame tiré de la traduction de l’Iliade d’Ogylby, et mêlé de ses propres vers ; il fit représenter cet essai par ses camarades, avec le secours du jardinier de la maison, qui remplit le rôle d’Ajax.

Boileau, dans son enfance, avait également composé une tragédie avec des lambeaux de romans chevaleresques ; et malgré cette précoce ambition, ni l’un ni l’autre poète n’était né pour le théâtre.

Rappelé à Windsor, dès l’âge de douze ans, le génie naturel de Pope et son penchant pour la poésie achevèrent seuls, au milieu des inspirations de la campagne et de la solitude, une éducation plutôt faite par les livres que par les maîtres. Pope disait lui-même qu’il ne pouvait se souvenir du temps où il avait commencé à faire des vers. Son père, plus indulgent que ne l’avait été le père d’Ovide, encourageait un instinct poétique qui n’était pas moins irrésistible que celui du poète romain, et qui sans doute n’aurait pas cédé davantage à la contrainte. Le bon gentilhomme, sans être lui-même fort lettré, indiquait à son fils de petits sujets de poème, lui faisait plus d’une fois retoucher son ouvrage, et lui disait enfin, pour grand et dernier éloge, qu’il avait fait là de bonnes rimes.

Quelque minutieux que soient ces détails, ils expliquent peut-être comment le génie poétique, ainsi préparé, excité dès l’enfance, produisit dans Pope cette maturité précoce, et cette science des vers qui marquèrent ses premiers ouvrages, et que l’on retrouve dans une ode sur la solitude, qu’il écrivit dans sa douzième année. L’étude des modèles anglais et de la littérature latine se mêlait à ces jeux poétiques. Il s’exerçait à imiter, et quelquefois à corriger, à remanier, à reproduire sous une forme plus correcte et plus élégante, des vers du vieux Chaucer, ou de quelque poète brillant et négligé, comme Rochester. Ce genre de travail, ce goût d’exactitude et de pureté, singulier dans un enfant, ne semblait-il pas déjà révéler le caractère du génie de Pope, et cette manière d’écrire plus savante qu’inspirée, plus habile que féconde, plus faite pour imiter avec art que pour s’appliquer heureusement à des compositions originales ?

Cette étude attentive, et ce soin prématuré de la correction et de l’élégance, produisirent des ouvrages doublement remarquables par la perfection du style et par l’âge de l’auteur. Les essais de traduction et les pastorales, l’un des premiers fruits de sa jeunesse, ne portent presque aucune trace d’inexpérience : c’est la maturité d’un poète, mais ce n’est pas la mollesse heureuse et le divin naturel de Virgile ; Pope n’y parvint jamais.

Cependant, poète déclaré dès l’âge de seize ans, il vint quelquefois à Londres, et se lia d’amitié avec plusieurs beaux esprits du temps, qui lui donnèrent d’utiles conseils, et surtout des louanges, dont sa vanité était insatiable. Il fut accueilli par l’élégant et l’ingénieux Congrève ; et il devint le confident de Wycherley, auteur comique plein de verve, qui, dans sa jeunesse, avait été l’amant de la duchesse de Portsmouth à la cour de Charles II.

Le jeune poète revoyait sévèrement les ouvrages du vieux et libre Wycherley, auquel il ne pouvait apprendre la correction et la décence. Il recherchait en même temps l’amitié de Walsh, le plus habile critique de cette époque. Il avait encore pour ami un gentilhomme nommé Cromwell, et sir Trumball, ancien ambassadeur à Constantinople, qui s’était retiré à Windsor. Il les entretenait de ses lectures et de ses vers ; car il paraît n’avoir eu guère d’autre pensée. Il étudiait sans cesse les anciens, depuis Homère jusqu’à Stace, qu’il appelle le meilleur versificateur latin après Virgile73. Son admiration alla même jusqu’à traduire le premier livre de la Thébaïde, quoiqu’il relevât dans ce poème beaucoup d’hyperboles, d’extravagances, et même des fautes de géographie. Il avait appris l’italien et le français, étudiait La Rochefoucauld, et admirait fort l’harmonie de Malherbe. Quatre pastorales qu’il avait faites à seize ans furent le premier ouvrage qu’il publia. Dans la même année, en 1709, il mit au jour l’Essai sur la Critique, poème qui ne vaut pas l’Art Poétique de Boileau, mais production étonnante par la force de sagacité, la justesse et le goût qu’elle suppose dans un poète de vingt ans : là aussi se montraient cette amertume de satire, ces haines personnelles et violentes contre les mauvais auteurs, dont Pope fut toujours animé, et qui firent l’agitation et le chagrin de sa vie.

Né avec une constitution faible et maladive, plongé dès l’enfance dans les livres et l’étude, n’ayant guère connu que les émotions de la vanité poétique, Pope contracta de bonne heure une sorte d’irritabilité inquiète et jalouse. Il était de taille très chétive, presque bossu, et s’appelait lui-même la plus petite chose humaine qu’il y eût en Angleterre. Ces désavantages naturels lui attirèrent souvent de grossiers sarcasmes, mêlés à des critiques littéraires ; son humeur s’en aigrissait encore. Presque autant persécuté que Voltaire par les injustices de la satire, il en souffrit, et s’en vengea de même.

L’époque de Guillaume III et de la reine Anne, au milieu des luttes de la liberté publique, avait rendu cependant, à tous les arts de l’esprit, un intérêt que la vive préoccupation de la politique ne leur laisse pas toujours : de grands talents s’élevaient à la fois, et étaient assez également distribués entre les deux partis rivaux. Dryden n’était plus, mais Swift faisait la gloire et la force du parti des Torys, qu’il défendait avec une véhémence toute républicaine. L’élégant, le correct Addison, qui semblait né pour être un académicien du siècle de Louis XIV, combattait dans les rangs des Whigs, avec une amertume ingénieusement tempérée et une ironie d’homme de cour. Des écrivains diversement célèbres se réunissaient autour de ces chefs, Arbuthnot, Steele, Congrève, Gay, Walsh, et beaucoup d’autres.

Pope, qui par sa religion était, pour ainsi dire, Tory de naissance, resta cependant assez impartial entre les deux opinions qui se disputaient le bonheur de l’Angleterre et le plaisir de la gouverner. La passion exclusive de la poésie, et peut-être aussi trop d’indifférence ou trop peu de lumières sur les intérêts publics, favorisaient en lui cette modération, qui semblait peu d’accord avec son caractère. Probablement il inclinait poulies Whigs ou pour les Torys, suivant qu’il était plus ou moins blessé par les jugements littéraires de l’un ou de l’autre parti.

Le Spectateur, écrit dans l’intérêt des Whigs alors au pouvoir, célébra les premiers ouvrages de Pope, et même publia dans ses feuilles l’églogue sacrée du Messiah, qui suivit de près le poème sur la critique. Les beaux vers à la mémoire d’une femme infortunée, le joli poème de la Boucle de Cheveux enlevée, le poème de la Forêt de Windsor, l’épître d’Héloïse, se succédèrent promptement, et marquèrent la place de Pope au premier rang parmi les poètes anglais.

En 1710, le pouvoir était passé tout à fait dans les mains des Torys ; et le brillant ministère d’Oxford et de Bolingbroke favorisait les lettres par goût et par calcul. La cour même d’Angleterre, cédant à cette inclination secrète qui la reportait vers les exemples du siècle de Louis XIV, songeait à former une académie, sur le modèle de celle qu’avait fondée Richelieu. Swift avait esquissé le plan de cette réunion savante, et Pope était désigné parmi les hommes qui devaient en faire la gloire. Il était, après Swift, l’homme de lettres le plus estimé par Bolingbroke ; et peut-être ce ministre, dans les projets de son ambition, avait-il compté sur le secours qu’il pourrait tirer de la verve du jeune poète.

Mais Pope était d’humeur trop capricieuse et trop libre pour s’assujettir aux vues d’un ministre puissant, même son ami, et pour servir un parti, même le sien. Lorsque Addison, en 1713, pour lutter contre l’ascendant des Torys, voulut donner au théâtre sa tragédie républicaine de Caton, Pope, par un zèle de littérature et d’amitié, employa tous ses efforts et son crédit de royaliste pour faire jouer cette pièce ; il en composa même le prologue, dans lequel il jeta quelques vers très conformes à l’esprit de l’ouvrage, et qui s’adressaient aux passions que voulait exciter Addison. « Ici, dit-il, les pleurs couleront pour une cause plus généreuse, des pleurs tels que les patriotes en versent sur les lois mourantes : le poète ordonne à vos cœurs de s’animer de l’antique ardeur, et demande aux yeux anglais des larmes romaines74. » Au reste, Bolingbroke lui-même, tout ministre et Tory qu’il était75, affecta de s’associer au zèle de Pope, et d’applaudir les maximes de liberté proférées par Caton.

Cependant Pope, que sa religion éloignait des emplois, et qui n’était pas homme à s’enrichir par la faveur ministérielle, voulut chercher dans son talent une honorable indépendance. À l’âge de vingt-cinq ans, consommé dans tous les secrets de son art, mais averti peut-être que la gloire d’une grande composition originale lui était refusée, il forma le projet d’une traduction de l’Iliade. Si jeune encore, ayant fait presque lui-même son éducation par la lecture, et surtout en s’exerçant à composer des vers, Pope paraissait manquer de quelques-unes des connaissances que demandait une si vaste entreprise. Mais une étonnante application d’esprit et une facilité merveilleuse suppléèrent à tout. Les ennemis de son talent avaient publié qu’il ne savait pas le grec ; d’autres insinuaient qu’il était jacobite dans le cœur. Toutefois l’annonce de ce grand projet d’ouvrage fut accueillie par de nombreuses souscriptions de la ville et de la cour. Dans l’intervalle de cinq ans, Pope fournit la carrière qu’il s’était proposée ; et, à l’âge de trente ans, il eut publié cette traduction célèbre, le plus beau monument, peut-être, de la versification anglaise. On admira généralement un si grand travail, où l’immensité de l’entreprise n’avait rien ôté au soin des détails.

Addison, envieux, quoique honnête homme, devint le détracteur et voulut être le rival de Pope. Il fit paraître, sous le nom d’un poète subalterne, une traduction en vers du premier livre de l’Iliade, et la vanta comme un chef-d’œuvre.

Pope se vengea par d’excellentes satires contre le poète devenu ministre ; il accusait son despotisme jaloux, et le représentait comme un sultan qui s’entoure d’esclaves et de muets, et qui croit ne bien régner qu’en étranglant ses frères. Leurs amis voulurent en vain apaiser cette querelle ; Pope, en sortant d’une entrevue ménagée pour réunir les deux poètes, fit des vers contre Addison et les lui envoya.

Malgré cette caustique amertume dont il donna tant d’autres marques, Pope était singulièrement touché du plaisir de la vie champêtre. Il n’avait quitté la forêt de Windsor que vers la fin du ministère tory, à l’époque où le crime tenté par Preston fit remettre en vigueur les lois de surveillance contre les papistes. Sa fortune s’étant augmentée par le succès de sa traduction d’Homère, et les généreuses souscriptions de ses amis, il se hâta de chercher quelque agréable retraite.

En 1718, il acheta cette maison de Twickenham, illustrée comme le Tibur d’Horace, mais due tout entière à l’argent du public, qui vaut mieux que les largesses d’Auguste.

Ayant perdu son père, qu’il avait tendrement aimé, il se retira dans ce charmant asile avec sa mère, qu’il honora toujours d’un soin religieux et dont la vie se prolongea jusqu’à l’extrême vieillesse. Pope, qui n’avait voulu recevoir aucune faveur des ministres torys, fut fidèle à leur disgrâce. En publiant les œuvres de Parnell, son ami, il saisit l’occasion d’adresser à lord Oxford, persécuté par les Whigs, une dédicace en beaux vers.

Après l’Iliade, Pope entreprit de traduire l’Odyssée ; mais la patience et le courage lui manquèrent dans ce travail, et il en abandonna la seconde moitié à deux poètes subalternes, qui versifièrent à sa place. Il est superflu de dire que cette version parut fort inférieure à la précédente. On ne retrouve pas deux fois l’enthousiasme en traduisant.

Las de ce travail, qui fut moins bien accueilli, Pope, ayant toujours à se plaindre des critiques et des auteurs et, cette fois, étant aussi fort mécontent des libraires, réunit toutes ses animosités dans un poème célèbre, la Dunciade, monument de verve satirique, de mauvaise humeur, et souvent de mauvais goût, dans lequel figurent et le journaliste Dennis, et lord Harvey, et le libraire Lintot, et tant d’autres personnages bizarrement assemblés.   

Vers ce temps, Pope éprouva un accident qui faillit lui coûter la vie ; passant sur un pont de la Tamise, le carrosse où il était fut précipité dans le fleuve par les chevaux qui s’emportèrent. On retira Pope, en le faisant sortir par la glace brisée de l’une des portières. Voltaire, alors à Londres, lui écrivit avec un vif intérêt, et le visita. Mais Pope, à la fois grave et caustique, ne se plut pas à la brillante gaieté de Voltaire, et le trouva peu religieux.

Pope fit une noble diversion aux nouvelles haines qu’avait excitées la Dunciade, en publiant ses belles épîtres de l’Essai sur l’Homme, qui furent d’abord admirées, sans que l’on en connût l’auteur ; elles étaient le fruit des entretiens de Pope avec Bolingbroke, ce grand homme d’État, érudit, philosophe, incrédule et jacobite. Bolingbroke, écrivant à Pope, après la publication de la première épître, lui rappelle avec beaucoup de grâce les démonstrations philosophiques qu’il avait souvent faites, à la prière du poète, dans son petit jardin de Twickenham : « Champ, dit-il, désormais assez vaste pour mon ambition » ; et il le félicite de les avoir si fort embellies par le charme des vers. Pope paya noblement le secours de Bolingbroke par le magnifique hommage qu’il lui adressait à la fin de la quatrième épître. Ce qui relève encore cet hommage, c’est qu’il s’adressait à Bolingbroke, déchu tout à la fois de ses honneurs et de sa popularité, au moment où, revenu d’un exil injuste, ayant gâté son malheur par des fautes, il perdait aux yeux du public le mérite de ses grandes actions et celui de ses disgrâces.

Bolingbroke, en effet, poursuivi par la haine implacable des Whigs, pour cette paix d’Utrecht d’abord si glorieuse, accusé, peut-être sans motif, d’avoir voulu trahir la maison d’Hanovre, avait fui sa condamnation, et était venu en France fournir des preuves à ses ennemis, en se faisant secrétaire du prétendant, qu’il abandonna bientôt avec de lâches insultes, pour obtenir un rappel humiliant qui le ramenait en Angleterre sans rang politique, sans parti, et même sans persécution.

Dans une respectueuse pitié pour tant de génie et d’abaissement, Pope, voulant rendre à cette grande âme, abattue par ses fautes, la conscience d’elle-même, lui adressa ce pompeux éloge, cette apothéose vengeresse qui termine l’Essai sur l’Homme, et que l’on peut placer au rang des plus beaux vers qu’un noble sentiment ait jamais inspirés à un poète. On peut remarquer même que ce secours si généreux fut la date des nouveaux et heureux efforts de Bolingbroke pour reprendre, par ses ouvrages, de l’ascendant sur l’Angleterre, et pour retrouver l’estime publique à défaut du pouvoir.

Bolingbroke, en effet, ne rentra pas dans la chambre des pairs, d’où il avait été banni par cette espèce de coup d’État légal qui fait un peu de honte à la liberté anglaise ; mais il secoua le joug d’inaction que le rusé Walpole faisait peser sur lui par de fausses promesses. Il éleva dans des écrits publics une voix éloquente contre un ministère astucieux et corrupteur. Il ne fut plus jacobite ou tory, mais citoyen anglais. Repoussé vers la liberté par l’injustice, il défendit avec chaleur tous les vrais principes, tous les droits populaires qu’avaient méconnus les Stuarts. Il donna des leçons d’indépendance aux Whigs eux-mêmes ; et s’il ne renversa pas le pouvoir de Walpole fondé sur la base trop solide d’une servilité vénale, du moins il concourut puissamment à maintenir la constitution et l’honneur public ; il protesta par ses écrits contre la soumission intéressée de la chambre des communes ; il exerça constamment et il entretint par l’exercice cette liberté de la presse, sauvegarde de tous les droits, indispensable appui de toute constitution, tellement sacrée pour les Anglais, que dans une administration de vingt ans, Walpole lui-même n’osa jamais y porter la moindre atteinte, et que, ne pouvant l’acheter, il avoua qu’elle était plus forte que lui, et n’essaya pas de la détruire.

Pendant cette lutte difficile et longue, Bolingbroke n’avait pas d’ami plus fidèle, de confident plus intime que le poète de Twickenham. Il visitait souvent le modeste asile de l’Horace anglais ; il s’y reposait de la controverse politique par des entretiens de littérature et de philosophie. Dans ces allées irrégulières qu’il appelle lui-même la nouvelle Académie, il retrouvait au milieu de quelques amis le feu de son éloquence, et répandait avec profusion le trésor de ses idées et de ses souvenirs.

Pope lui avait consacré dans ce lieu une espèce de monument. C’était à l’extrémité de son jardin, en vue de la Tamise, une grotte formée par la nature et par l’art, traversée par un petit ruisseau, coulant sous une voûte de rocailles et de minerais, d’où pendaient quelques stalactites. Épris de cet asile, le poète l’a célébré dans une inscription en vers, qui en exagérait sans doute un peu les merveilles géologiques, mais où respire un sentiment profond de gloire et d’amitié.

« Toi qui t’arrêteras aux bords où la vague transparente de la Tamise brille comme un vaste miroir dans l’ombre de cette grotte, dont les voûtes minérales distillent des gouttes pétrifiées, où des pointes aiguës de cristal rompent le cours étincelant du ruisseau, où des diamants bruts ne rayonnent pas sur la beauté orgueilleuse, et des richesses cachées brillent innocemment ; approche, regarde avec soin la nature, viens épier la mine sans convoiter l’or ; approche, mais avec respect ; vois, c’est ici la grotte d’Égérie, où noblement pensif Bolingbroke s’assit et médita ; où il déroba les soupirs patriotiques de Windham mourant, et où la flamme en jaillit dans le cœur de Marchmont. Que ceux-là, ceux-là seuls foulent ce parvis sacré qui osent aimer leur patrie et rester pauvres ! »

L’Essai sur l’Homme suscita contre Pope un nouveau genre de critique. On accusa la philosophie chantée par le poète d’être irréligieuse, au moins dans les conséquences. Par bonheur, le savant et fougueux Warburton, jusque-là censeur assez amer de Pope, s’avisa de prendre parti pour les principes de l’Essai sur l’Homme, et défendit le disciple de Bolingbroke en le couvrant de son orthodoxie théologique et anglicane.

Pope, rassuré par un tel appui, continua, dans quelques épîtres, de s’exercer sur ces problèmes philosophiques auxquels la précision savante et les formes habiles de son style se prêtaient heureusement. On voit même, par une de ses lettres, qu’il avait formé le projet de parcourir, dans plusieurs poèmes, toutes les grandes questions de la métaphysique et de la morale.

Mais sa faible santé, détruite aux approches de la vieillesse, ne lui permit pas de suivre ce grand travail. Le plus cruel chagrin de sa vie fut la perte de sa mère, qui mourut à l’âge de quatre-vingt-treize ans ; cet homme, si capricieux et si chagrin, n’avait jamais eu pour sa mère que la plus inaltérable douceur, et l’âge si avancé où elle parvint avait transformé la tendresse de Pope en un culte presque religieux. Son cœur, trop accessible à la colère et à la haine, connut aussi l’amitié. Il paraît avoir aimé, de l’affection la plus constante, le poète Gay, esprit sage et doux, auteur de plusieurs ouvrages élégants, mais sans génie. Il le perdit presque en même temps que sa mère, et ne fit plus que languir, affaibli chaque jour, et découragé par les souffrances de l’âme et du corps.

Une autre affection qu’il avait éprouvée ne fut pas heureuse. Il aima longtemps une jeune et spirituelle Anglaise, miss Blount ; et les journaux satiriques du temps n’épargnaient pas les allusions sur cette tendresse, qui, sans doute, était fort pure. Dans les derniers temps de sa vie, lorsque Pope était déjà malade d’une hydropisie de poitrine, miss Blount négligea celui qui l’aimait depuis tant d’années. Elle vint enfin, à la prière des amis du poète. Lorsqu’elle parut sur la petite terrasse du jardin au fond duquel Pope était assis, il se leva avec empressement malgré sa faiblesse. Quelques amis s’avancèrent pour recevoir la jeune dame, qui laissa échapper quelques cruelles paroles sur son étonnement que Pope vécut encore.

Accablé d’infirmités et de vieillesse à l’âge de cinquante-six ans, Pope mourut le 2 mai 1744, pleuré de quelques amis, et surtout de Bolingbroke, dont l’esprit supérieur et l’âme ardente, mobile, capricieuse, paraissent avoir éprouvé pour Pope une affection à peu près invariable.

Pope méritait et sentait l’amitié. Une des dernières paroles qu’il dit avant de mourir fut celle-ci : « Il n’y a de méritoire que la vertu et l’amitié ; et en vérité, l’amitié est elle-même une partie de la vertu. » Par son testament, il disposait de sa fortune en faveur de miss Blount, et léguait quelques livres et d’autres marques de souvenir à ses principaux amis.

Les biographes anglais se sont attachés à nous transmettre beaucoup de particularités minutieuses sur la vie et la personne de Pope. Elles prouvent que ce grand poète fut sujet à bien des petitesses ; mais elles n’altèrent en rien l’idée qu’on aime à se former de la droiture et de l’honnêteté de son cœur. Il eut les impatiences et les caprices de l’amour-propre gâté par le succès, l’humeur irritable d’un poète et la malignité d’un homme d’esprit. Il vécut avec les grands ; mais il ne porta dans ce commerce ni calcul ni flatterie, et abusa même habituellement, avec tout l’égoïsme de la mauvaise santé, des complaisances qu’il trouvait dans le monde, et qui venaient à la fois d’admiration pour son talent et de pitié pour sa frêle existence. On rapporte qu’un jour, dans une réunion à table chez lui, il s’endormit pendant que le prince de Galles, son illustre convive, dissertait sur la poésie. La vie de Pope fut constamment tourmentée par des querelles littéraires ; on s’étonne de trouver parmi ses ennemis la spirituelle lady Montague, qui, pendant qu’elle voyageait en Orient, lui avait écrit des lettres charmantes. Mais la vanité du poète et sa capricieuse humeur se blessaient aisément.

Lady Montague se crut désignée par quelques allusions assez obscures, dans une des satires de Pope ; elle s’en vengea par une méprisante froideur. Pope, dans son dépit, l’attaqua dès lors en style de Juvénal ; et, ce qui peut nous surprendre sans justifier Pope, lady Montague répliqua sur le même ton, et accabla le poète des plus libres sarcasmes sur sa personne et sur sa taille.

Le déchaînement des ennemis de Pope ne lui épargnait aucune des humiliations de la satire. Il jouissait cependant d’une grande renommée dans le monde, et conservait d’illustres amis. La reine Caroline marqua plus d’une fois le désir de le visiter dans sa retraite ; et Pope évita cet honneur. Walpole lui-même respectait dans l’ami de Bolingbroke le plus grand poète de l’Angleterre ; et l’on assure que ce ministre, qui avait, comme on sait, beaucoup de crédit sur le cardinal Dubois, fit donner un évêché en France, à la recommandation de Pope ; dans tous les cas, au reste, cette recommandation était plus orthodoxe que celle dont s’était servi Dubois lui-même pour obtenir le cardinalat.

Le talent de Pope, si pur, si brillant et même si fécond, à l’invention près, semble avoir été mêlé de petitesses, comme son caractère. Uniquement occupé de vers et de style, il tenait note d’un mot, d’une expression : il mettait en réserve le moindre trait heureux qui lui échappait, il ne perdait rien de son temps ni de son esprit. Des critiques ont même prétendu qu’une étude attentive et une adroite imitation de tous les poètes qui l’ont précédé, était la source presque unique de son talent, et qu’on trouverait à peine dans ses vers, si habilement faits, une expression remarquable qui ne fût dérobée quelque part ; mais peu importe d’où viennent les mots ; le tissu de la fiction fait le grand écrivain ; et l’on ne peut nier que Pope, sous ce rapport, ne se place parmi les premiers modèles du style et du goût. Il appartient beaucoup plus, sans doute, à cette école savante et correcte dont Boileau fut le chef parmi nous, qu’à l’école irrégulière et brillante que Shakspeare a créée sans le savoir : mais la sève vigoureuse du génie anglais anime et colore la sagesse de son style.

Si on le rapproche de Boileau, dans les ouvrages où ces deux grands poètes ont traité des sujets analogues, l’avantage paraît du côté de l’auteur français. Sans comparer l’Art Poétique et l’Essai sur la Critique, c’est-à-dire un chef-d’œuvre et une première ébauche, le Lutrin nous semble avoir plus de feu, de naturel et de poésie que la Boucle de Cheveux enlevée. Les gnomes assez péniblement ramenés dans la fiction du poète anglais ne valent pas la charmante et malicieuse allégorie de la Mollesse ; et Pope met en scène de jolies femmes avec moins de grâce et d’enjouement que Boileau n’y met des chanoines. Enfin, la Dunciade, si on l’oppose aux satires de Boileau, est une inspiration de malice et de gaieté beaucoup moins heureuse, et parce qu’elle est plus longue, et parce qu’elle offre moins de force, de finesse et de variété. La satire À mon Esprit vaut mieux, à elle seule, que toute la Dunciade. Il ne semble pas non plus que Pope ait connu au même degré que Boileau cet art d’une louange noble et délicate, cette ingénieuse urbanité de langage qui rehausse même la flatterie.

Mais si le poète anglais est inférieur quand il veut imiter l’école française du xviie siècle, il a, sous d’autres rapports, une incontestable prééminence. L’épître d’Héloïse à Abailard, par la peinture naïve et libre de la passion, par une sorte de mélancolie amoureuse et mystique, alors nouvelle, et toujours difficile à bien rendre, est une des créations les plus heureuses de la poésie moderne. Dans un genre bien opposé, l’Essai sur l’Homme, par le caractère élevé, par le tour philosophique des pensées, par l’application heureuse et neuve de la poésie à la métaphysique, ne fait pas moins d’honneur au génie du poète anglais : mais le grand titre, le monument du talent de Pope, c’est la traduction de l’Iliade, vaste entreprise que dans notre langue Boileau et Racine avaient voulu tenter en commun, et qui les effraya bientôt.

Les critiques anglais ont exalté cet ouvrage, comme un trésor d’éloquence poétique : ils lui attribuent l’honneur d’avoir fixé l’harmonie de leur langue ; ils ont remarqué même qu’il n’existait pas une heureuse combinaison de leur idiome, pas une beauté de style, qui ne fût dans cette version. Il resterait peut-être à demander si le beau naturel, si la grande simplicité d’Homère s’y retrouvent également. La même question s’appliquerait à l’Odyssée, qui, dans quelques parties, n’est pas travaillée par le traducteur avec moins d’art et une élégance moins curieuse. En admettant, comme le veut Johnson, que les progrès du temps, le raffinement des mœurs ne permettaient pas de reproduire tout entier le caractère antique ; en convenant que Virgile est moins simple qu’Homère, il resterait encore le regret de voir tous les ornements, tous les artifices de la diction moderne parer cette belle statue grecque, si grande dans sa négligence.

On en conclurait que si la politesse plus raffinée du langage est inévitable, le choix d’un nouveau sujet devient alors nécessaire, et qu’il vaut mieux ne pas traduire, même avec génie, que d’altérer les mœurs et l’expression en gardant les personnages. Les traductions de Pope, et surtout son Iliade, n’en demeurent pas moins un beau monument de l’art d’écrire dans une langue perfectionnée. Toutefois la gloire de Pope, appuyée sur ce grand ouvrage, ne supposant pas le mérite de l’originalité, a subi plus d’une contradiction et plus d’une censure dans la patrie même de ce grand écrivain.

On lui a prodigué le reproche de timidité, de médiocrité ; et la nouvelle école littéraire, surtout, a paru le rejeter assez dédaigneusement. Il est à croire que la force, la pureté, l’élégance du style de Pope survivront à ces injustes dégoûts. Lord Byron déjà lui rend un hommage expiatoire. « La tourbe de nos poètes modernes, dit-il, demande l’ostracisme de Pope, parce qu’ils sont, comme l’Athénien, fatigués de l’entendre nommer le juste. Ils ont élevé une mosquée à côté d’un temple grec de la plus magnifique architecture. » Sans doute la postérité ne le mettra point au rang d’un Shakspeare ou d’un Milton ; mais il doit demeurer le type de la correction et de l’élégance poétique, dans une langue qui s’étend sur une vaste partie de l’univers.

Au talent de la poésie, Pope joignait celui d’écrire en prose avec beaucoup de pureté et de verve satirique. Le Traité de l’art de Ramper en poésie, et le Martin Scriblerus, ont la malicieuse énergie de Swift. Parmi les lettres nombreuses de Pope, il en est de charmantes, et qui semblent plus naturelles qu’on ne l’espérerait d’un écrivain si correct et si soigné.

Toutes les productions originales de Pope ont été traduites dans notre langue ; quelques-unes plusieurs fois. L’Essai sur l’Homme en particulier, déjà traduit par l’abbé Duresnel, a mérité les efforts et la noble concurrence de Delille et de Fontanes.

Le goût si pur, la poésie correcte de Fontanes, semblaient faits pour imiter Pope, mais ne pouvaient donner à l’Essai sur l’Homme ce qu’on y cherche en vain, l’intérêt et la variété.

Byron §

Le xixe siècle, qu’on accusait d’être peu poétique, a vu, dans ses premières années, s’élever un des hommes qui ont exercé le plus d’empire par l’imagination et le talent des vers. Cet homme est Byron. Jamais, avant lui, la gloire contemporaine d’un poète n’avait aussi rapidement parcouru l’Europe, et passé d’une nation chez toutes les autres. De son vivant, et dans une vie courte, il a eu l’honneur refusé longtemps aux plus grands poètes de son pays, celui d’être compris, admiré, traduit, imité chez tous les peuples civilisés.

Plusieurs causes ont concouru sans doute à cette destinée, et d’abord le commerce plus facile et plus prompt entre les diverses langues, la curiosité croissante poulies littératures étrangères, et le besoin d’émotions nouvelles en poésie. Mais la part du génie fut grande aussi dans ce succès cosmopolite d’un poète anglais, mort à trente-six ans. À ce don du génie il faut ajouter une singulière affinité avec les mœurs, les idées, les passions, les dégoûts du siècle où il a vécu. Sous ce rapport, on peut dire que, s’il est Anglais par le tour de l’expression et le génie, il est Européen par les idées. Il représente au plus haut degré ce qu’après de grandes destructions sociales les âmes devaient éprouver d’agitation et de doute. Il est le dernier type, mais le type éloquent du xviiie siècle, relevant le scepticisme par la mélancolie, et la philosophie sensuelle par l’imagination. De ce mélange d’impressions et de qualités diverses s’est formé un talent original, quoique un peu monotone : par là aussi, les âmes étaient préparées à le comprendre et à l’aimer dans ses rêveries romanesques, ses sombres peintures et ses héros toujours dessinés d’après lui-même. Il a ressemblé à son temps ; il en a été la vive et rayonnante image ; et comme dans son temps plusieurs nations étaient à la fois arrivées au même degré de raffinement et d’égoïsme, de lumière et de satiété, en étant l’homme de son temps, il a été le poète de ces diverses nations à la fois. Cette influence sera-t-elle aussi durable qu’elle a été rapide ? n’est-elle pas déjà même affaiblie et partagée ? ne doit-elle pas s’affaiblir encore ? La diversité des opinions à cet égard ne saurait diminuer l’admiration curieuse qui s’attache, pour l’ami des lettres, au génie de Byron ; elle ajoute au contraire à une question de goût l’intérêt sérieux d’un problème social. Mais si la renommée à venir de Byron dépend, pour ainsi dire, du bon sens futur de l’Europe, et doit gagner ou perdre en proportion des erreurs ou des vérités qui prévaudront chez les peuples, son talent en lui-même dépend surtout des passions de sa vie ; et sous ce rapport il n’est pas d’écrivain peut-être dont la biographie soit aussi nécessaire à l’intelligence de ses ouvrages, et pas de poète qu’il faille considérer davantage comme le héros de roman de ses propres écrits.

Byron (George Gordon) était issu, par son père, d’une famille dont l’ancienneté remonte à la conquête de Guillaume, et qui, nommée plusieurs fois dans l’histoire, enrichie par Henri VIII de la confiscation d’un monastère, dotée de la pairie par Charles Ier, avait compté, dans le xviiie siècle, un célèbre navigateur, le commodore Byron. Par sa mère, Byron était allié à la race des Stuarts, que ses ancêtres paternels avaient fidèlement servis ; ce nom antique, dont il était si fier, n’était pas venu sans tache jusqu’à lui. Son grand-oncle, lord Byron, avait comparu devant la chambre des pairs, pour homicide d’un de ses voisins dans un duel ; et, retiré du monde, il menait dans son fief de l’ancienne abbaye de Newstead, une vie solitaire et bizarre ; son père, le capitaine Byron, homme d’esprit et de désordre, avait enlevé une femme mariée, de haute noblesse, lady Camarthen, qu’il épousa, quand elle devint libre par un divorce. Elle mourut bientôt, lui laissant une fille. Jeune encore, il se remaria l’année suivante à miss Catherine Gordon de Gight, riche et noble héritière d’Écosse, qu’il séduisit par ses agréments et l’éclat de son nom. En peu d’années il la ruina, coupa ses bois, lui fit vendre ses terres, et l’abandonna, sans autre ressource qu’une rente substituée de cent cinquante livres sterling, dont ni lui ni elle n’avaient pu disposer. De cette union naquit à Londres, le 22 janvier 1788, George Gordon Byron Lady Byron, obligée par son peu de fortune de retourner en Écosse, vint vivre avec son enfant dans la ville d’Aberdeen. Elle y fut encore une fois visitée et rançonnée par son mari, qui s’éloigna d’elle enfin pour toujours, et passa sur le continent, où il mourut à Valenciennes, en 1791.

Lady Byron, qui paraît avoir eu dans le caractère beaucoup de passion et de violence, supporta ses malheurs avec courage, et s’occupa, dans une modeste retraite, d’élever son fils. Le jeune Byron, par un accident dont il ne se consola jamais, et qu’il reprochait, on ne sait pourquoi, à la pruderie de sa mère, avait été blessé en naissant ; et son pied tordu était resté légèrement boiteux. Ce mal et des remèdes inutiles tourmentèrent son enfance. Il grandit cependant, et se fortifia sous la tutelle un peu orageuse de sa mère. Vif et hautain, il eut, dès le bas âge, de ces saillies de caractère que tous les parents remarquent avec admiration, et qu’enregistrent les biographes des hommes célèbres.

Durant les premières études qu’il avait commencées à une petite école d’Aberdeen, étant tombé malade, il fut conduit par sa mère dans les montagnes d’Écosse, près du cours pittoresque de la Dee, et du sombre sommet de Loch-Na-Gar, que n’avait pas encore illustré la poésie. L’aspect sauvage de ces lieux, l’air libre, et les cimes azurées des montagnes, ne furent pas sans influence sur son imagination naissante. Son cœur ne fut pas moins précoce. Il fut amoureux au même âge que Dante, mais avec moins de constance : c’est à huit ans qu’il aima cette jeune Marie, dont le nom est revenu souvent se mêler aux rêves de ses autres passions.

De l’obscure retraite où il était élevé, Byron se vit, à dix ans, appelé à un titre qui était encore à cette époque le premier d’Angleterre. Son grand-oncle, lord William Byron, qui, depuis nombre d’années, vivait enfermé à Newstead, qu’il laissait tomber en ruine, et dont il avait abattu les beaux ombrages, en haine de son fils unique, perdit ce fils, et n’eut plus d’autre héritier de son domaine et de sa pairie que le jeune neveu qu’il n’avait jamais vu. Il mourut en 1798 ; et Byron fut salué jusque dans son école du titre de lord. L’enfant ressentit avec joie cette fortune nouvelle. Sa mère, heureuse et fière, se hâta de quitter Aberdeen et l’Écosse, et partit avec lui et sa vieille gouvernante pour le domaine de Newstead, dans le comté de Nottingham. C’était un grand château gothique, couvert d’un côté par un lac et par quelques fortifications en ruine. L’intérieur avait gardé la forme d’un cloître antique, ses nombreuses cellules, ses vastes salles délabrées. Les terres d’alentour, dépouillées par la bizarre malédiction du feu lord, semblaient stériles et désolées. L’aspect du lieu, les souvenirs du maître, les récits sur sa vie farouche et mystérieuse, le lac où, disait-on, il avait secrètement noyé sa femme, les sombres corridors, la vieille tour, la salle d’armes, et les armoiries des usurpateurs du cloître, tout cela frappa vivement les yeux et la pensée du jeune Byron, qui prit dès lors l’usage de porter sur lui des armes chargées, comme son grand-oncle, le feu lord.

Cependant il souffrait toujours de son pied boiteux. Sa mère essaya d’un nouveau traitement, et après avoir épuisé l’art d’un médecin de Nottingham, elle le fit partir pour Londres, et l’y plaça dans une école, où il recevait aussi les soins orthopédiques d’un célèbre médecin. Byron les contrariait par son impatience, et son ardeur aux exercices violents. Le régime, comme les études, lui était rendu difficile par les complaisances et la tendresse passionnée de sa mère. Toutefois, l’enfant fit quelques progrès à cette école, et lut avidement beaucoup de livres. À douze ans, épris de la beauté d’une jeune parente, il fit ses premiers vers. À treize ans il entreprit une tragédie76.

Cependant son éducation inégale et interrompue avançait peu. Sa mère, qui avait fondé de grandes espérances sur lui, désira le voir entrer à la célèbre école de Harrow, rendez-vous ordinaire de la jeune noblesse. Il y fut envoyé par lord Carlisle, tuteur d’office, qui lui avait été donné, selon le privilège de la pairie, et qui s’accordait peu dans sa direction avec la mère du jeune lord. Là, Byron portait quelques commencements d’études, beaucoup de lectures diverses, l’humeur sauvage d’un jeune habitant de Newstead, et les goûts capricieux d’un enfant hautain, tour à tour gâté par la tendresse, ou froissé par la violence. Il fut d’abord timide, ennuyé, solitaire, puis bruyant et chef de bande parmi ses camarades. Il travailla beaucoup, quoique inégalement, étudia les classiques grecs et latins, fit même des vers grecs, et réussit dans les déclamations publiques, où s’exerçaient les jeunes étudiants. Il était le concurrent inférieur, mais redouté de M. Peel. « J’étais toujours dans quelque mauvais pas, dit-il à ce sujet quelque part ; lui, jamais. Il savait toujours sa leçon ; moi, rarement ; mais quand je la savais, je la savais aussi bien que lui. »

Malgré son infirmité, nul n’était plus agile, plus hardi, plus querelleur ; mais il avait aussi de vives amitiés de collège, que son âme chagrine et dédaigneuse paraît avoir assez longtemps conservées.

Sa mère, empressée de l’avoir près d’elle, le conduisit pendant les vacances aux eaux de Bath, et de là dans le voisinage de Newstead, qu’elle avait loué pendant son absence à lord Grey de Ruthen. Là, Byron se prit de passion pour une seconde Marie, miss Maria Chaworth, de la famille de cet ancien ennemi qu’avait tué jadis le vieux lord, dont il était lui-même l’héritier. L’imagination de Byron n’était nullement attristée par ce souvenir ; et il paraît avoir passé quelques jours heureux dans la famille de cette jeune fille, qui, belle, spirituelle, plus âgée que lui de deux ans, s’amusait et ne se troublait pas de la passion d’un écolier. À seize ans, il lit pour elle des vers qui ne sont pas sans grâce. Elle se maria bientôt. Byron se crut dédaigné, et souffrit plus d’orgueil que d’amour. Son infirmité l’humiliait, quoique sa taille fût noble, et que son visage eût pris une expression de beauté dont il était fier.

Après quatre ans de séjour à l’école de Harrow, où il avait peu régulièrement étudié, mais beaucoup lu, rêvé, disputé, il entra, au mois d’octobre 1805, à l’université de Cambridge, pour compléter le cours d’une éducation anglaise. Il allait de là passer les vacances chez sa mère, à Southwell, où il trouvait quelques sociétés spirituelles, et une bibliothèque dont il profita beaucoup. Son caractère impétueux commençait à se heurter vivement contre celui de sa mère. C’étaient souvent d’incroyables violences, d’amères ironies et de noirs soupçons dans deux imaginations également irritables. Un jour, après une vive querelle, la mère et le fils allèrent, chacun de son côté, chez le pharmacien de la ville, pour l’avertir de ne pas donner de poison à l’autre : tant ils craignaient de s’être blessés mutuellement jusqu’au désespoir ! Las de cette vie, et épris d’un goût très vif pour l’indépendance, Byron, à dix-sept ans, s’enfuit de chez sa mère, dont il raille impitoyablement, dans ses lettres à un ami, la colère et la douleur. Sa mère désolée le suivit à Londres, et ne put d’abord le ramener. Après une folle course de quelques semaines, le jeune lord revint cependant à Southwell, et y passa deux mois, jouant la comédie sur un théâtre de société, et composant des vers. Il en avait déjà un petit volume, qu’il faisait secrètement imprimer dans le voisinage, à Newark. Il paraît que, dans ce premier essai, l’imitation mal choisie de quelques poètes à la mode et l’habitude précoce du plaisir avaient fort multiplié les images licencieuses. Un homme d’esprit que Byron avait rencontré dans les sociétés de Southwell lui fit honte de ce mauvais goût ; et l’édition tout entière fut brûlée par le jeune poète, qui s’occupa bien vite d’en préparer une seconde plus irréprochable, mais dont la publicité fut encore bornée à quelques amis.

Byron avait atteint dix-neuf ans. Il était beau, riche, maître de ses actions, passionné pour le plaisir, et connaissant déjà l’ennui de la satiété. Froid et dur pour sa mère, ayant perdu par la mort deux amis, les seuls êtres qu’il ait aimés, dit-il, excepté les femmes, il écrivait dès lors : « Je suis un animal solitaire, et si parfaitement cosmopolite, qu’il m’est indifférent de passer ma vie dans la Grande-Bretagne ou le Kamtchatka. » L’idée de la gloire le flattait cependant ; il songeait à la postérité ; il ambitionnait la vie de Fox ou la mort de Chatam, et composait force vers pour épancher son âme et se rendre célèbre. En 1808, il les réunit dans un volume, sous ce titre : « Heures de Loisir, suite de poèmes originaux ou traduits par George Gordon, lord Byron, mineur. » Ce début d’un homme qui devait être si célèbre resta d’abord très obscur. Le jeune poète avait repris ses études, ou plutôt son séjour à Cambridge, où il conduisait ses chevaux, ses chiens, et même un ours, dont il s’était affolé, et qu’il voulait, disait-il, faire recevoir agrégé. Il menait la vie désordonnée des riches étudiants, buvait, jouait, et s’échappait souvent vers Londres pour y faire de plus grandes parties, et pour guetter, dans les boutiques des libraires, le succès de son livre. Nageur, boxeur, occupé de fantaisies bizarres, il écrivait une partie des nuits, lisait beaucoup, et raisonnait avec de jeunes camarades spirituels et fous comme lui. Son esprit mobile et curieux avait déjà touché à toutes les questions philosophiques et religieuses ; et le jeune poète n’avait guère moins de scepticisme dans ses opinions que de liberté dans ses mœurs. Il avait fait pour quelques mille livres sterling de dettes, mais il comptait sur Newstead et sur la baronnie de Rochdale, qui devait lui revenir à sa majorité. Avant cette époque, il s’établit à Newstead, que lord Ruthen avait quitté. Il y faisait de folles orgies en robe de moine, ainsi que ses amis, et se laissait appeler l’abbé. De là il retournait à Cambridge, à Brighton, et se faisait suivre dans ses courses par une jeune fille habillée en homme, semblable, à l’idéal près, au page de Lara.

Dans cette vie assez commune, où le jeune lord mettait seulement un peu d’ostentation de folie, se mêlait aussi un grand fonds de tristesse et de lugubre humeur. Aux soupers de Newstead circulait une large coupe formée d’un crâne que Byron avait déterré dans la vieille abbaye et fait ciseler avec art. On y buvait en bouffonnant ; on jouait, dans le vestibule du sombre manoir, quelque tragédie bien sanglante d’Young. Puis, aux amis d’étude, se mêlaient des maîtres boxeurs, et d’autres sociétés moins nobles encore.

Toute cette vie ne donnait à Byron ni satisfaction de lui-même, ni estime pour les autres. Il se piquait déjà de cette misanthropie dédaigneuse, qui n’est qu’un grand fonds d’égoïsme mécontent. Il affectait de n’aimer guère que son chien et son vieux domestique, qu’il mettait à peu près au même rang. Quand le premier mourut de la rage, il écrivait : « J’ai tout perdu, excepté le vieux Murray. » Cependant le jeune poète fut tiré de son ennui par une vive piqûre. La Revue d’Édimbourg parla des Heures de Loisir avec une ironie médiocrement spirituelle, mais fort dédaigneuse. Byron, irrité, trouva son vrai génie. Aux imitations un peu froides, à l’élégance maniérée, aux réminiscences ossianiques de son premier essai, il fit succéder une œuvre sienne, une œuvre d’orgueil blessé et de rancune amère, torrent de verve colérique et poétique. Byron vint à Londres pour publier sa pièce des Poètes anglais et des Critiques écossais ; et, tout en l’imprimant, il y jetait ce que l’accident du jour et l’humeur du moment ajoutaient à la première inspiration.

Ayant vingt-un ans révolus, il était alors occupé de sa réception à la chambre des lords, et fort impatient de quelques lenteurs préalables. Byron, malgré son orgueil de race, était, par la mauvaise renommée de son père, l’ancien isolement de son oncle, la vie provinciale de sa mère, un étranger dans la noblesse anglaise. Ses obscures sociétés d’études ou de plaisirs l’en éloignaient encore plus. Lord Carlisle, son tuteur, ne daignait lui marquer aucun intérêt ; et, à sa majorité, le jeune lord vint prendre séance à la chambre, sans un introducteur, sans un ami pour l’accueillir. Reçu par les huissiers, il prêta serment le 13 mars 1809, répondit sèchement à quelques paroles bienveillantes du chancelier, lord Eldon, s’assit un moment sur le banc de l’opposition, et sortit, fier et humilié tout ensemble. Quelques jours après, sa satire parut, et le noble tuteur du jeune lord y recevait quelques amers sarcasmes. Personne, au reste, n’était ménagé. Si les critiques d’Édimbourg étaient l’occasion et le premier objet de l’attaque, chemin faisant, le poète frappait avec une franchise de jeune homme sur Anglais et Écossais, Torys et Whigs, patrons et protégés, poètes indépendants ou poêles pensionnaires, tout cela dans un vers correct, précis, plein de feu. C’était presque la poésie et la rancune de Pope.

L’ouvrage fit grand bruit. Pressé de quitter l’Angleterre, Byron y laissait déjà l’opinion qu’un poète était né. C’était, à vrai dire, et malgré les flatteries de la critique contemporaine, toujours plus grandes que ses injustices, ce qui manquait à l’Angleterre. Dans l’orgueil de sa civilisation, de sa force, de sa lutte contre la France, ce pays, tout occupé de politique et de guerre, n’avait pas encore reçu dans les arts l’action ou le contrecoup de la révolution, qui, depuis vingt ans, ébranlait l’Europe. Aucun génie puissamment original ne s’était élevé sur son horizon. Elle avait en vers de pieux moralistes, prosaïques par la bassesse et l’uniformité des détails, poètes quelquefois par la pureté du sentiment moral et l’élan momentané vers le ciel. Elle avait Crabbe, dont la vie pauvre, errante, rebutée, fut tout à coup éclairée par le rayon d’une vive tendresse, et par une flamme de génie, que l’on vit s’éteindre sur la tombe de celle qu’il avait aimée. Elle avait eu Cowper, dont l’inspiration tardive et capricieuse avait, pour ainsi dire, fermenté durant un intervalle de souffrance et de folie où sommeillait son âme ; homme singulier plutôt que grand poète ; espèce de génie valétudinaire, qui prête à de curieuses expériences sur les maladies de la pensée, plutôt qu’il n’en fait admirer la grandeur et la force. Elle avait des métaphysiciens, raisonneurs sans invention, mélancoliques sans passion, qui, dans l’éternelle rêverie d’une vie étroite et peu agitée, n’avaient produit que des singularités sans puissance sur l’imagination des autres hommes. Tel était Woodsworth, et le subtil et non touchant Coleridge. Près d’eux se groupait la foule des poètes descriptifs, des peintres de lacs et de montagnes ; mais rien n’était moins nouveau après Thomson et tout ce qu’avaient décrit l’Allemagne et la France.

L’Angleterre avait encore la première gloire et la première imagination de Walter Scott, non cette imagination inventive et fidèle, dramatique et morale, qu’il a prodiguée dans ses beaux romans, mais une antre imagination érudite et laborieuse, qu’il faisait servir à la poésie, et qui ne suffit pas au poète. Avec elle, dans des vers négligés, il amassait mille curieux détails de mœurs chevaleresques et de gothiques peintures, et exploitait en antiquaire les temps de superstition et de féerie, à peu près connue la poésie grecque d’Alexandrie, dans son ingénieuse décadence, recherchait les plus curieux souvenirs et les plus rares anecdotes de cette mythologie grecque qu’elle ne croyait plus. L’Angleterre enfin venait de perdre de grands orateurs, dont la parole était égale aux luttes de la vie politique ; mais dans la partie la plus élevée des lettres, dans l’imagination et la poésie, le nouvel âge britannique n’avait encore produit aucune de ces œuvres qui représentent une époque et l’immortalisent, aucun de ces génies puissants et vrais qui ont le double caractère d’une pensée supérieure et d’une pensée nationale, qui résument les idées de leur temps en y donnant une expression sublime.

L’Angleterre du xixe siècle n’avait rien produit d’original et de grand comme René, le Génie du Christianisme, les Martyrs : elle attendait son poète. C’est à cette gloire que parut dès lors réservé Byron. Les juges les plus habiles remarquèrent cette verve soutenue, cette vigueur et cette précision de langage, ce facile et naturel usage de la langue de Pope, avec des impressions si personnelles et si vives.

Mais ce n’était pas dans une colère d’amour-propre blessé, dans une représaille littéraire, que ce génie devait se renfermer. Byron, pendant qu’on s’indignait, ou qu’on riait de son outrageuse satire, partait pour sa tournée d’Europe et d’Asie, en disant adieu à l’Angleterre par des stances mélancoliques où il se plaint d’aimer sans espoir et d’être seul dans la vie ; et il venait, écrit-il dans une lettre à la même date, de licencier son harem.

Quoi qu’il en fût, à cet égard, de l’idéal ou de la réalité, Byron, ayant écrit son testament et assuré le sort de sa mère, mit à la voile, de Falmouth, le 2 juillet 1809, avec l’impatiente curiosité d’un jeune homme qui se lance dans la vie. Il avait pour compagnon de voyage un autre jeune homme plein d’ardeur pour les lettres, et qui, depuis, s’est fait un nom dans la politique, M. Hobhouse. Le paquebot, en quatre jours, les porta sous le beau ciel de Lisbonne. Byron traversa en courant le Portugal, une partie de l’Espagne, Séville, Cadix, toucha Gibraltar, Malte, sans autre aventure que quelques commencements d’amours et un duel ébauché ; puis il partit de là pour l’Albanie, sauvage entrée de l’Orient. Il passa en vue de la bourgade, alors ignorée, de Missolonghi, et vint descendre à Prevesa. Il en partit aussitôt pour Janina, sous le sauf-conduit du nom anglais. Reçu et défrayé par les ordres du visir absent, il alla, sur les chevaux d’Ali, le chercher à Tebelen, sa maison de plaisance et son lieu natal. Ali lui fit grand accueil, comme à un noble seigneur, loua ses cheveux bouclés, ses mains petites et délicates, lui envoya plusieurs fois par jour des sorbets et des fruits, et enfin lui donna une garde choisie pour se rendre à Patras et dans la Morée, où commandait son fils aîné. C’est dans cette route que, séparé des siens, égaré par une nuit d’orage, où la pluie et l’ouragan battaient avec violence, au milieu de la confusion et de l’effroi, il rêva, s’appuyant contre un rocher, ses plus gracieux vers d’amour, en contraste avec la tempête et l’horreur qui l’entouraient. De là Byron, revenu à Prevesa, s’étant fait donner par le gouverneur turc une escorte d’Albanais, parcourut les bois et la côte sauvage de l’ancienne Acarnanie, s’arrêta quelques jours à Missolonghi, qu’il devait revoir, traversa la Morée, et vint passer l’hiver à Athènes.

Ses impressions de voyage étaient excitées par le charme des sites et du climat, bien plus que par les traditions de l’étude. Il cherchait et adorait la Grèce, non dans ses ruines savantes et dans ses arts, mais dans l’éclat de son soleil et l’azur de son horizon. Cette poésie sensible des lieux dominait en lui celle des souvenirs ; ou, parfois, les mêlant toutes deux dans ses vers, il avive et rajeunit l’antiquité par les grâces toujours présentes de la nature. Dans Athènes, cependant, Byron s’occupa de visiter les précieux monuments encore debout, que lord Elgin et la guerre ont plus tard dispersés ou détruits. Logé chez la veuve d’un consul anglais, dans une maison qu’on a visitée depuis comme un des souvenirs d’Athènes, il y rêva quelques beaux vers de description et d’amour. Il en partit au printemps pour Smyrne, et, après avoir exploré la Troade, toucha Constantinople, où le grand événement de son séjour fut de traverser l’Hellespont à la nage, et de vérifier par son exemple l’histoire poétique de Héro et Léandre. Il en repartit au mois de juillet, avec M. Hobhouse, sur le vaisseau qui ramenait l’ambassadeur anglais ; et, s’étant fait débarquer à l’île de Zéa, il revint passer l’hiver à Athènes et en Morée. Il y vit le célèbre voyageur Bruce, et une personne dont l’esprit original devina son génie, lady Esther, qui, dégoûtée de l’Angleterre depuis la mort de son oncle Pitt, émigrait vers l’Orient, et s’acheminait à sa royauté du désert. Byron eut quelque tentation de s’expatrier comme elle. Il songeait à s’établir dans l’Archipel, après avoir vendu son fief de Newstead, le seul lien qu’il eût avec sa patrie, écrivait-il à sa mère. En attendant, il voulait visiter l’Égypte. Puis, tout à coup, par ennui de son voyage, il se rembarqua pour l’Angleterre.

Si jeune encore, Byron revenait sans être corrigé ni changé. Mais son tempérament poétique s’était fortifié dans cette course de deux aimées. Son imagination s’était hâlée au soleil d’Orient. En même temps que ce jeune Anglais, à la taille élégante et frêle et aux traits délicats, avait pris quelque chose de plus nerveux et de plus coloré, sa pensée s’était empreinte de réflexion et de force. Le progrès paraît immense des premiers vers de Byron à ceux qu’il rapportait de son voyage, et on eût dit que, par un développement hâtif, son esprit avait atteint déjà toute sa croissance et toute sa vigueur. La poésie de Byron n’a rien produit de plus fort et de plus pur que les deux premiers chants du Pèlerinage de Childe Harold. Il avait cependant, à son arrivée, peu de confiance dans ces vers, rapidement ébauchés au milieu des émotions du voyage ; et il fut d’abord distrait du soin de les publier par une perte qu’il sentit avec force ; sa mère, tombée malade pendant qu’il s’arrêtait à Londres, lui fut enlevée avant qu’il pût la revoir. Il arriva pour l’ensevelir à Newstead, où, peu de jours après, il fut frappé d’une autre douleur, par la mort du plus remarquable de ses compagnons d’études, le jeune Mathews, qu’il paraît avoir tendrement aimé.

Byron sortit de cet accablement de tristesse pour la vie brillante de Londres, dans laquelle il commençait à être admis et recherché. Il parut à la chambre des lords, et fit un discours éloquent et populaire contre les dispositions rigoureuses appliquées aux émeutes d’ouvriers. Enfin, il publia Childe Harold. L’enthousiasme fut universel, et le jeune lord, salué grand poète, entouré d’un prestige romanesque et d’une gloire sérieuse, jouit quelque temps de l’enivrement de la faveur publique. Quelques stances du poème, qui, en rappelant les égarements du jeune Harold, semblaient une confession de l’auteur, donnaient, il est vrai, aux esprits sévères, des armes contre Byron ; mais l’éclat du talent avait tout effacé.

Ce n’est pas cependant que cet ouvrage n’offrît un des caractères qui marquent la décadence du goût et du génie, le défaut de composition. On peut remarquer qu’il n’y a pas plus d’art dans Childe Harold que dans l’Itinéraire de Rutilius, monument curieux et parfois éclatant du dernier âge des lettres romaines. C’est également un homme qui, sans ordre et sans but, se rappelle l’impression des lieux, et tour à tour décrit et déclame. Il y a même ce rapport entre les deux voyages, que tous deux se font à travers des ruines, dans un temps de révolution pour les croyances et pour les empires. Le Gaulois du ve siècle voit avec douleur s’écrouler le paganisme devant la foi nouvelle sortie de la Judée, et qui, déjà maîtresse à Rome, peuple de monastères les îles désertes de l’Italie. L’Anglais du xixe siècle croit voir tomber, en Espagne et en Portugal, les derniers asiles du christianisme romain. Comme Rutilius, il rencontre partout les vestiges de l’invasion et de la guerre. Napoléon est pour lui le nouvel Alaric, qui laisse partout sa trace sur le monde ravagé. Mais ce parallèle ne donne qu’une faible idée des couleurs dont Byron a peint ses souvenirs. La poésie descriptive, cette décadence de l’art, est ordinairement froide et dénuée de passion. Byron mêle à tout ce qu’il décrit son âme ardente et capricieuse. Tour à tour enthousiaste ou satirique, les lieux ne sont pour lui qu’un texte de sentiments ou d’idées, et le paysage est animé par la physionomie de son héros, ou plutôt par la sienne, par sa passion, par son caprice, par les vives émotions et les ardents dégoûts qu’il porte sur toutes choses. Quelques pages incomparables de René avaient, il est vrai, épuisé ce caractère poétique. Je ne sais si Byron les imitait ou les renouvelait de génie ; mais ses propres impressions, sa vue passionnée de la nature, son enivrement de la lumière et du soleil d’Orient, jettent dans ses peintures un charme original. On avait lu les vers élégants d’un autre Anglais sur les îles d’Ionie ; mais tout cela fut nouveau dans les vers de Byron. Au milieu de ce succès, pour accroître la curiosité sur lui-même, il détacha de ses souvenirs de voyage, non plus une description, mais un récit, une histoire touchante, qu’il publia toute mutilée et entrecoupée de lacunes qui semblaient des réticences. Cette histoire lui rappelait-elle quelque jeune fille turque sacrifiée à l’égoïsme de ses plaisirs ou sauvée par son courage ? Il n’importe ; le poème du Giaour est admirable, malgré cette affectation de mystère qui en détruit la simplicité.

Le moment où Byron intéressait si vivement par des vers la curiosité de ses compatriotes, semblait pourtant peu fait pour admettre une telle préoccupation. C’était la dernière crise de la grande guerre, le péril de l’Angleterre, attaquée par Napoléon jusqu’au fond de la Russie, et la catastrophe qui changea le sort du monde. Londres était dans une grande attente. Tous les esprits étaient fixés sur Moscou, sur la Bérézina, sur Dresde, et ces terribles secousses que le géant, près de tomber, donnait à l’Europe.

C’est au milieu de pensées si graves que le génie du poète se fit jour et fixa l’admiration. Lui-même, on doit l’avouer, prenait peu de part à ce grand spectacle ; c’est par là qu’il se montre jeune homme, n’étant occupé que de vers, de vanités d’auteur, et de plaisirs sans amour. Childe Harold et le Giaour respiraient toute la poésie de la Grèce moderne. Byron revint à ce thème favori dans la Fiancée d’Abydos et le Corsaire. Le Corsaire, c’est l’idéal de ces Klephtes de mer, dont le nom retentissait dans les Cyclades, avant que l’Europe connût Canaris. Seulement, à cette vie d’aventures, à cette joie d’une liberté sauvage qu’il avait à décrire, Byron a trop mêlé, d’après lui-même, une sorte de mélancolie rêveuse et de tristesse hautaine qui tient au dégoût de la vie sociale. Comme il s’était fait deviner dans Childe Harold, il s’est peint dans Conrad, auquel il donne ses traits, l’air de son visage, et jusqu’à ses habitudes de diète austère et de froid silence. Mais cela même ajoutait au charme du récit et à l’engouement public. Critiques et poètes contemporains avouaient également la supériorité de Byron. Moore, Rogers étaient ses premiers admirateurs ; et le chantre de Marmion et de la Dame du Lac, jusque-là si populaire, sentant bien qu’il ne pouvait lutter contre cette riche et neuve poésie, se réduisait au roman, pour sa gloire et notre plaisir.

Cependant Byron, enivré de louanges et de succès faciles, ennuyé de tout, et mécontent de sa fortune trop médiocre pour son rang et ses goûts, songea sérieusement à se marier. La jeune personne qu’il rechercha dans une noble maison avait un esprit rare autant que cultivé. Elle fut attirée par la gloire de Byron, malgré tout ce qui s’y mêlait de scandale et de frivolité aux yeux d’une pieuse famille. Belle, savante et prude, miss Milbanks se flatta de fixer Byron et de le corriger par l’amour. On sait combien cette union fut courte et troublée. Après un an de mariage, lady Byron avait mis au monde une fille ; mais peu de temps après elle se retira chez son père, et ne voulut plus revoir son époux. La persévérance de ses refus et la discrétion de ses plaintes accusent également Byron, qui, n’eût-il pas eu d’autres torts, appelait sur lui la malignité des oisifs par sa folle colère, et qui fit plus tard la faute impardonnable de tourner en ridicule celle qui portait son nom. Alors il fut frappé d’un de ces retours cruels qui suivent la faveur publique.

Sa dissipation, sa fortune dérangée, ses caprices et ses manies bizarres tirent accuser son cœur et sa raison. Le grand monde fut impitoyable dans ses scrupules ; et la foule même les partagea. Ce nom glorieux de Byron fut couvert de huées, et son souvenir fit siffler au théâtre une actrice célèbre, soupçonnée d’être complice d’une des infidélités du poète. Byron avait dès longtemps blessé le parti tory, plus triomphant que jamais. L’état du monde politique amenait alors eu Angleterre une reprise de cette gravité morale, qui s’irrite contre la licence des opinions et de la conduite. Torys et méthodistes, hommes graves et gens à la mode, grands seigneurs et journalistes, tout se réunit pour accabler Byron et donner gain de cause à la famille respectée qui se séparait de lui.

Ce fut en 1816 que Byron quitta sa patrie pour ne plus la revoir, et qu’il s’exila sur le continent, rouvert aux Anglais par la disparition de l’Empire. Sa première course fut en Belgique, où il visita le champ funeste de Waterloo avec une émotion mêlée d’orgueil et de douleur. De là il vint passer quelques mois à Genève et à Lausanne. Réuni à son ancien compagnon de voyage Hobhouse, il gravit avec lui les plus âpres glaciers des Alpes, où la nature lui offrait un ordre de beautés nouveau, après l’Orient et l’Albanie. Au bord du lac de Genève, il chercha surtout la trace des lieux qu’avait nommés Rousseau, songea peu à Ferney, dont il devait invoquer un jour le sardonique génie, et trouva dans Coppet, près de madame de Staël, cet accueil qui flatte et console un cœur blessé par la disgrâce du monde. À Genève, il évitait ses compatriotes, hormis un seul, frappé comme lui d’une sorte d’anathème, Shelley, ce poète rêveur et matérialiste, qui, par l’allégorie transparente et les notes clairement impies de sa Reine Mab, avait soulevé l’indignation des hommes religieux de l’Angleterre. Byron se prit de goût pour la conversation originale et savante de Shelley, dont il admirait les ouvrages. Ils se voyaient tous les jours. Courses aventureuses sur le lac, hardis entretiens de métaphysique, confidences antisociales entre deux âmes également froissées, et, chaque soir, longues veillées où les poètes sceptiques et leurs amis se troublaient à plaisir l’imagination par des contes de revenants, et croyaient au diable en doutant de Dieu ; telle fut la nouvelle étude de poésie que fit Byron dans la société de Shelley et de sa jeune épouse, fille de Godwin, et pénétrée des mêmes principes que son père et son mari. Esprit logiquement faux, de la race des Spinosa, Shelley, jacobin de méditation, était arrivé, par l’athéisme, aux dernières conséquences des anciens niveleurs, l’absolue démocratie, le partage des propriétés, la communauté des femmes. Trop jeune et trop peu mûr pour être le guide de personne, on ne peut douter cependant qu’il n’ait eu, par l’opiniâtreté de ses idées, une fâcheuse influence sur l’esprit de Byron, et qu’il n’ait contribué à fortifier cette teinte misanthropique et amère répandue dans ses écrits. Un autre Anglais, Lewis, vint mêler à ces entretiens sa fantasque imagination et sa littérature de sorcellerie. Fort instruit dans la poésie allemande, il traduisait de vive voix à Byron les plus étonnants passages du Faust de Goethe. Le jeune poète recueillait avidement, pour reproduire aussitôt, selon l’instinct de sa courte et hâtive destinée. Il avait repris, en courant, son odyssée de Childe Harold, et y fixait en beaux vers tout ce qui frappait ses yeux, depuis la plaine de Waterloo jusqu’aux bosquets de Clarens. Les ruines d’un vieux château sur les bords du lac lui inspiraient le Prisonnier de Chillon. Au sortir d’une rêverie misanthropique de Shelley, il décrivait, avec une illusion de terreur croissante, la nuit finale de l’univers. Enfin, en écoutant Lewis, il commençait son drame de Manfred. C’est de ce singulier ouvrage qu’il aurait dû dire ce qu’il a confessé seulement du troisième chant de Childe Harold : « J’étais à demi fou quand je le composai, entre la métaphysique, les montagnes, les lacs, un désir inextinguible, une souffrance inexprimable, et le cauchemar de mes propres égarements. »

On y sent, en effet, au plus haut degré, les tourments de l’âme et la plaie du remords : c’est la vérité de ce drame, d’ailleurs tout fantastique. Goethe en fut si frappé, qu’adoptant une calomnie populaire, il supposa son imitateur inspiré par une expérience personnelle de crime et de souffrance morale. À ce sujet, dans un article littéraire sur Manfred, il assura gravement qu’à Florence une jeune dame, aimée de Byron, avait été poignardée par son mari, et que, dans la même nuit, le mari avait été tué par une main facile à deviner ; que de là venaient la mélancolie et les sombres couleurs du peintre de Manfred. Étrange vanité du poète allemand, qui n’admettait pas qu’en fait de crime on ait pu ajouter à ses propres inventions autre chose que la réalité ! Heureusement cette explication est démentie par les faits. Byron, sous l’inspiration des Alpes et de Faust, avait en partie composé Manfred avant de voir l’Italie ; et il ne put faire de victimes à Florence, où il ne s’arrêta qu’un seul jour.

Il faut en convenir, même ses aventures en Italie n’eurent rien de tragique et qui rappelât les vengeances de l’ancienne jalousie. Byron ayant traversé Milan, à la fin de 1816, vint se plonger dans les faciles voluptés de Venise. La première année qu’il y passa, emporté par une frénésie de plaisir et de frivolité, ne fut cependant pas perdue tout entière pour le travail. Là, il acheva Manfred, esquissa le quatrième chant de Childe Harold, tout rempli des souvenirs de Venise, dont l’aspect désolé lui inspirait une ode sublime, et trouva le beau sujet de Faliero, le seul de ses drames où la conception et les caractères décèlent quelque veine de génie tragique. À ses inspirations il mêlait même de sévères études. Chaque matin, après les fatigues d’une nuit vénitienne, il conduisait en ramant lui-même sa gondole vers un îlot voisin de Venise, où est bâti le monastère arménien de Saint-Lazare, et passait quelques heures avec le père Paschali et d’autres savants religieux à déchiffrer la langue arménienne, se servant de cette âpre et difficile étude pour dompter les agitations de son âme, comme autrefois saint Jérôme, tourmenté de passions, s’était donné pour régime l’étude de l’hébreu. Il encourageait aussi les recherches qui conduisirent les bons pères à la précieuse découverte d’un fragment d’Eusèbe. Il les aidait dans la composition d’une grammaire anglo-arménienne, et traduisait sous leur dictée, d’après une version arménienne, deux épîtres de saint Paul aux Corinthiens, douteuses, mais antiques.

Cette étude, et surtout quelques extraits cosmogoniques de Moïse de Chorène ramenaient l’imagination du jeune poète à ces problèmes religieux, dont son scepticisme était souvent agité, et qui lui ont inspiré le mystère de Caïn ; car tout devenait substance de poésie pour Byron, depuis ses plus sévères études jusqu’à ses folles débauches. Dans la fougue d’un carnaval de Venise, « ce jeune extravagant d’Anglais », comme l’appelaient les gondoliers, au milieu des courses, des amours, des querelles, forgeait son inimitable talent :

« Tres ignis torti radios, tres alitis austri
Miscebant operi, flammisque sequacibus iras. »

La vie dissolue de Byron, à Venise, était citée par les voyageurs ; et les récits peut-être exagérés qu’on en reportait à Londres servirent à ranimer, dans la haute société, l’indignation, sincère ou prude, dont le jeune lord était l’objet, et qu’il bravait en la subissant avec douleur. Mécontent de tout le monde, il n’avait gardé que peu de relations avec son pays. En lisant ses lettres pleines de verve et d’esprit, on s’étonne du cercle étroit de sa correspondance. Il n’écrit guère qu’à M. Moore, son invariable admirateur, et au libraire Murray, qu’il traite avec une hauteur tant soit peu féodale, en lui vendant fort cher ses vers nouveaux. Le seul souvenir qui mêle quelque émotion douce à l’habituelle ironie et à la liberté cynique ou haineuse de ses lettres, c’est son amitié pour sa sœur Augusta Leigh, et sa reconnaissance pour le généreux témoignage que Walter Scott rendait publiquement à son génie. Du reste, au milieu de ses amusements de Venise, et de « la vie damnée » dont il se vante, on sent un ennui profond et un amer découragement. Ces accès de spleen ont jeté d’admirables teintes de poésie sur le quatrième chant de Childe Harold ; et cette frénésie de plaisirs a inspiré Don Juan, ouvrage qui semble réunir deux époques du génie de Voltaire, le coloris de sa plus vive et plus fraîche poésie, et le malin cynisme de sa vieillesse.

Ce séjour à Venise n’avait été interrompu que par une rapide excursion vers Rome ; et le poète était venu reprendre ses vulgaires plaisirs, lorsqu’il en fut tiré par une séduction plus noble, qui tint une grande place dans le reste de sa vie. Les faiblesses des écrivains célèbres étant de nos jours aussi connues que leurs ouvrages, et formant une partie en quelque sorte officielle de leur vie littéraire, tout lecteur de Byron connaît la comtesse Guiccioli. C’est à Venise que le poète anglais vit pour la première fois la belle et spirituelle Italienne, et la charma par les mille enchantements dont il était environné. De Venise, où elle passait, il la suivit à Ravenne, son séjour, l’y retrouva malade ; et, accueilli fort imprudemment par le comte Guiccioli, après avoir vécu quelque temps près d’elle, par une tolérance plus singulière, il obtint de la ramener, sous sa garde, à Venise, pour consulter les médecins. De là, il la conduisit dans une maison de campagne qu’il avait louée près de Padoue, la séparant ainsi publiquement de son mari, au grand et tardif scandale des mœurs italiennes, qui ne s’étaient pas offensées des autres libertés de Byron. Il reçut, dans cette retraite, la visite de son ami T. Moore, et, revenant avec un témoin de sa jeunesse sur quelques événements de sa vie, ce fut alors qu’il lui remit en partie ses Mémoires, pour être publiés après sa mort.

Les jours de Byron, jusqu’à la fin glorieuse qui devait les terminer, se traînèrent dans le cercle de son nouveau lien et dans les stériles agitations de la vie italienne. Il voulut retourner à Londres, revint à Ravenne, près des deux époux, un moment réunis ; et, quand le pape eut prononcé leur séparation, il se dévoua sans réserve à la comtesse, dont le père, le comte Gamba, persécute comme carbonaro, ferma les yeux sur un attachement qui donnait un défenseur de plus à sa cause.

En effet, Byron, qui avait espéré la république en 1815, et mêlait à ses préjugés nobiliaires une grande haine contre les gouvernements de l’Europe, saisit avec ardeur tous les projets d’émancipation italienne. Sa Prophétie de Dante, inspirée au lieu même où le poète toscan avait vécu proscrit, était un premier et sublime gage de ses vœux pour la liberté de l’Italie. Byron fit plus, il entra dans les associations secrètes formées en Romagne, donna de l’argent, acheta des armes ; et il attendait avec impatience un mouvement qui, suspendu, mal concerté, trahi, échoua par l’invasion autrichienne et l’inconcevable faiblesse des Napolitains. Ce beau rêve l’occupa de 1819 à 1821, et le préparait pour un autre dévouement qui fut plus célèbre et plus utile. Au milieu de ces soins de politique et d’amour, Byron n’avait pas cessé d’écrire et de cultiver par la réflexion et l’étude ce grand talent poétique qui était au fond le premier intérêt de sa vie. Il s’était rendu maître de la langue et de la littérature italiennes, et se promettait même de composer quelque jour un grand poème dans cet idiome qu’il aimait. En attendant, malgré les conseils de ses amis, il continuait Don Juan, et espérait bien promener par toute l’Europe les fantaisies licencieuses de son héros. Il s’occupait en même temps d’une controverse toute classique, pour défendre la gloire de Pope contre la littérature nouvelle de l’Angleterre.

Telles étaient encore les préoccupations mêlées à ses projets d’affranchissement et de guerre, pendant que les troupes autrichiennes approchaient des États romains, et que les carbonari venaient cacher leurs armes dans sa maison. Le Journal, de ses pensées, qu’il écrivait alors, est rempli de généreux sentiments et de minuties puériles, avec un grand fonds de scepticisme sur la liberté comme sur le reste.

L’insurrection de la Romagne ayant manqué, les exils et les proscriptions commencèrent. Byron se vit arracher ses amis et la famille à laquelle il était affilié par un lien d’amour et de parti. Le nom anglais le protégea seul lui-même et lui permit de prolonger son séjour à Ravenne. Il y revit Shelley, qui, par ses éloges, l’animait à continuer Don Juan, dont les premiers chants, publiés à Londres, n’obtenaient qu’un succès irritant et contesté. Il songeait dès lors à passer dans la Grèce, où venait d’éclater un soulèvement de religion et de liberté, plus sérieux que l’insurrection libérale de Naples. Mais l’attachement pour la femme qui lui avait tout sacrifié prévalait encore, et il vint la rejoindre à Pise.

Cette vie errante et inquiète n’ôtait rien à son travail de poète ; tout y servait en lui, lectures savantes et nouvelles du jour, complots politiques et chagrins de famille. Tout ce qui frappait sa pensée ou agitait sa vie devenait dans ses mains matière de poésie. Sous l’impression des découvertes antédiluviennes de Cuvier et des arguments manichéens de Shelley, il avait composé son mystère de Caïn. Une annonce de journal sur la réception de George IV en Irlande lui inspirait la plus virulente satire ; et, malgré son dédain pour les querelles politiques de son pays, il s’y jetait tout à coup avec l’âcreté d’un libelliste.

Cette irritabilité extrême, universelle, maladive, paraît avoir fait, en grande partie, le talent de Byron. Elle le livrait aux impressions les plus diverses ; et ce caractère si fantasque fut toujours plus ou moins dominé par ceux qui l’approchaient. Dans la dernière année de son séjour en Italie, il revit avec une grande effusion de tendresse un noble Anglais, son ancien compagnon d’études, dont l’amitié calma l’inquiétude de ses esprits ; et il fut visité par un des hommes les plus estimés en Angleterre, Rogers, aussi grave, aussi sage dans sa vie et dans ses opinions que dans sa poésie. Mais il n’en était pas moins obsédé par les noirs fantômes de la métaphysique de Shelley ; et il se laissait entraîner par lui dans un projet d’association littéraire avec un écrivain radical, dont il goûtait aussi peu le caractère que le talent.

Byron venait d’achever un nouveau mystère, lorsqu’il apprit qu’à Londres son drame de Caïn attirait une poursuite légale au libraire Murray, qui subit, pour l’auteur, quelques mois de prison. Cette sévérité aigrit l’amertume de Byron contre des croyances auxquelles il semblait quelquefois ramené par l’imagination, comme s’en plaignait l’incrédule Shelley. Il reprit le poème de Don Juan, son arme de guerre contre la société ; et, tout en respectant davantage les mœurs par égard pour la femme qu’il aimait, il redoubla de scepticisme et d’amertume politique. Deux pertes cruelles, dont l’une semblait un avertissement funèbre, vinrent se mêler à ce travail et non l’en distraire. Une fille naturelle qu’il élevait avec tendresse, et comme un dédommagement de l’absence de sa chère Ada, lui fut enlevée par la mort. Son ami Shelley, à l’âge de vingt-huit ans, périt presque sous ses yeux, avec un autre Anglais, dans une promenade de mer, sur le golfe de la Spezzia. Byron, aidé du capitaine Medwin et de quelques autres, vint recueillir les deux corps naufragés ; et se complaisant à une sorte de cérémonie païenne, il les brûla sur le rivage, avec le sel et l’encens, et ne garda que le cœur de Shelley, qui n’avait pu être consumé.

On ne peut dire, en lisant ses lettres, que sa douleur paraisse bien vive, et qu’il n’ait pas été plus frappé du spectacle sauvage et poétique de ce bûcher allumé par ses mains, qu’il n’était attendri sur la fin prématurée de Shelley et sur cette mort semblable à sa vie, sans consolation et sans culte :

                                        « Juvat ignibus atris
Inseruisse manus, constructoque aggere busti
Ipsum atras tenuisse faces. »

La famille de la comtesse Guiccioli ayant reçu l’ordre de quitter la Toscane, où Byron était lui-même suspect, il se rendit avec elle à Gênes, et continua d’y vivre occupé de projets politiques et de poésie. L’Italie le lassait, il voulait autre chose, une émigration lointaine en Amérique ou une occasion de gloire quelque part. Quant à l’Angleterre, sans vouloir y revenir, c’était toujours elle qu’il avait pour but, c’est pour elle qu’il écrivait. Non content de la charmer par ses vers, il se flatta d’y prendre une influence active par un journal ; et cette idée, qu’il avait eue souvent, lui fit donner son nom et ses vers au Libéral, que M. Hunt était venu rédiger en Italie et faisait paraître à Londres. Mais il eut le chagrin de voir cette publication blâmée, même par ses admirateurs.

Ce dégoût fut une crise pour cette âme ardente, qui, de bonne heure accoutumée à la célébrité, avait besoin de produire un effet toujours croissant. Son esprit se tourna vers une entreprise nouvelle. La lutte prolongée de la Grèce excitait l’admiration du continent. Une sympathie publique s’était formée en dehors des gouvernements ; l’Angleterre était peut-être de tous les pays d’Europe le moins favorable à la cause grecque. Londres avait cependant un comité philhellène qui, comme le comité de Paris, faisait passer aux Grecs des secours et des armes. La plus grande force de ces comités était leur influence morale, leur protestation permanente, la honte qu’ils faisaient à la politique inhumaine de quelques puissances.

Rien à cet égard ne pouvait être plus éclatant ni plus utile qu’un allié tel que Byron. Le comité grec de Londres le sentit, et lui fit demander son appui et sa présence en Grèce. Byron n’hésita plus à jeter dans cette guerre sa fortune et sa vie. Il ne se lit point d’illusions. Il avait accueilli et secouru quelques-uns des philhellènes revenus de la première expédition, il savait à quelles souffrances, à quelles difficultés insurmontables il devait s’attendre. Il jugeait avec sévérité le caractère des Grecs, et avait peu d’espérance de succès. Sa santé déjà détruite ajoutait au découragement de son esprit et à ses tristes pressentiments ; mais il voulut se dévouer pour une cause juste et pour sa gloire.

Prodiguant alors des sommes considérables, que, depuis quelques années, il avait amassées par une sévère épargne, il mit à la voile de Gênes, le 14 juillet 1823, emmenant avec lui le frère de la comtesse Guiccioli, et un Anglais intrépide, le corsaire Trelawney. Repoussé dans le port par la tempête, il ne quitta les côtes d’Italie que quelques jours plus tard, après avoir reçu des vers de Goethe sur sa noble entreprise. Il toucha Céphalonie, et il y trouva une lettre de Botzaris, pour hâter son secours et lui rendre grâce. Mais le lendemain, Botzaris, ce Léonidas de Souli, périssait, en pénétrant avec une poignée d’hommes au milieu du camp des Turcs, où il fit un grand carnage. Byron, voulant attendre et juger par ses yeux, demeura trois mois dans la colonie anglaise de Céphalonie. Son enthousiasme ne s’était pas accru. Il blâmait les fautes des Grecs ; et, loin de porter aucun zèle religieux dans la cause des martyrs de la croix, il occupa les heures de son loisir à discuter en public contre un pieux méthodiste, le docteur Kennedy, qui avait entrepris des conférences chrétiennes pour convertir quelques jeunes Anglais de la garnison. Il songeait à revenir en Italie. Cependant, pressé de toutes parts, il donna généreusement quatre mille livres sterling pour la flotte grecque ; et, lorsque Maurocordato eut pris le commandement de la Grèce occidentale, il consentit à aller le joindre à Missolonghi. Il s’y rendit à grand’peine, à travers mille périls gaiement supportés, et fut reçu comme un sauveur par la population confuse, pressée dans Missolonghi entre la guerre civile, la famine et les Turcs.

Byron jouit un moment de cet accueil, et se livra sur-le-champ à tout et à tout le monde, avec un mélange singulier de prudence et d’irritation maladive. Le gouvernement grec lui conféra le titre de général en chef ; et il devait commander une expédition pour s’emparer de Lépante. Mais toute la force qu’il pouvait espérer consistait dans une bande de Souliotes, soldés à grands frais, et dont la ville et lui subissaient la tyrannique insolence. Tout était autour de lui discorde, misère, anarchie. Il trouvait peu d’appui dans ses propres compatriotes. Un d’eux, le colonel Stanhope, brave officier, mais enthousiaste, inflexible et froid, ne rêvait que liberté illimitée de la presse, et voulait, au milieu de la Grèce à demi barbare et envahie, introduire, avant tout, l’exacte rigueur des principes libéraux et les théories de Bentham ; Byron jugeait plus pressant d’avoir du pain et des armes. La liberté de la presse, ce souffle épurateur des États constitués, lui semblait stérile ou funeste dans l’anarchie de la Grèce ; et, quant aux méthodes nouvelles, aux perfectionnements industriels ou sociaux, à tout le luxe de civilisation qui remplissait les pacotilles des comités philhellènes, il en trouvait l’essai prématuré, pour des hommes qui n’avaient qu’à combattre et à survivre, s’ils pouvaient. Toutes ses vues sur la Grèce étaient nettes, courageuses, pratiques. Chaque jour, il les soutenait vivement contre le colonel Stanhope, et travaillait à les appliquer, au milieu du chaos de Missolonghi. Animé par sa présence, un ingénieur anglais, Parry, avait organisé l’artillerie nécessaire pour l’expédition de Lépante. Mais les Souliotes, vrais condottieri de la Grèce, redoublaient leurs avares exigences. La moitié des soldats réclamait de hautes paies d’officier. C’étaient des scènes violentes d’altercation et de rupture entre le chef anglais et sa bande barbare.

Les forces de Byron ne pouvaient suffire à cette vie d’irritation et d’inquiétude. Un jour qu’après une crise nerveuse et un évanouissement il était sur son lit, malade et épuisé par des sangsues aux tempes, les Souliotes, qui la veille avaient menacé l’arsenal et tué un officier suédois, se précipitent à grands cris dans sa chambre en brandissant leurs armes. Le visage pâle et sanglant de Byron, à demi soulevé, imprima pourtant le respect à ces hommes farouches ; et quelques mots de sa bouche les firent sortir émus et un moment dociles. Mais on ne pouvait espérer d’eux ni service régulier ni soumission durable ; et leurs fureurs, leurs menaces, écartaient d’autres auxiliaires. Byron, qui les avait soldés à grands frais, s’occupa donc de négocier leur éloignement ; et, à prix d’argent, il aida Maurocordato à les mettre hors de Missolonghi, n’en gardant qu’une cinquantaine qui lui étaient particulièrement attachés, mais qui servaient à son cortège plutôt qu’à la cause commune. Trompé ainsi dans ses projets d’attaque contre la garnison turque de Lépante, il s’efforçait du moins d’humaniser la guerre au profit de tous. S’étant fait remettre un assez grand nombre de femmes et d’enfants musulmans, restes d’une ville saccagée par les Grecs, il les renvoya sans rançon à Prevesa. Dans quelques engagements autour de Missolonghi, il offrit une prime pour chaque prisonnier turc qui lui serait amené vivant. Ses dons en argent étaient continus, ses conseils utiles, son zèle infatigable. Il aidait Maurocordato à rétablir quelque ordre dans Missolonghi ; et, par l’éclat de son nom et de son sacrifice, il pouvait seul offrir une médiation entre les Grecs civilisés et ces chefs montagnards, tumultueux mais indispensable appui de la cause commune. Déjà Colocotroni lui avait promis, par un message, de se soumettre à son avis, si une assemblée nationale était convoquée, et s’il consentait à y paraître comme arbitre. D’autres chefs moraïtes, en proposant une réunion dans la ville de Salone, pressaient Byron de s’y rendre, pour sceller par sa présence la réconciliation des partis.

Malgré son peu d’illusion et le jugement sévère qu’il portait sur les Grecs, il eut alors un moment d’espérance. Se disposant à passer dans la Morée, il hâta de ses derniers conseils la défense de Missolonghi, contre laquelle il prévoyait avec raison que se porterait tout l’effort de la prochaine campagne. Il excita l’ingénieur Parry à relever, sur le sol marécageux et coupé de la ville, ces remparts de terre et ces fortifications informes qui arrêtèrent tant de mois l’armée turque, et donnèrent à l’Europe attentive le temps de la réflexion et de la pitié. Il retint d’autorité, pour munir ce poste avancé de la Grèce, l’artillerie que voulaient se faire donner Odyssée et les autres chefs moraïtes, et il affermit les habitants dans la pensée de s’ensevelir sous Missolonghi.

Quant à lui, l’assemblée de Salone étant retardée par les divisions politiques et les difficultés des chemins, son parti fut pris de ne pas quitter le coin de terre que les Turcs allaient assaillir au printemps. Depuis plusieurs mois, malgré son courage et sa continuelle activité, il se sentait défaillir. Il était troublé par de tristes pressentiments, et par ces frissons involontaires qui sont moins des symptômes de faiblesse morale que des avant-coureurs de mort. Il vit avec tristesse, dans les murs de Missolonghi, l’anniversaire de sa trente-sixième année. Il le pleura dans des vers admirables, ses derniers vers, où, disant adieu à la jeunesse et à la vie, il ne souhaitait plus que « la fosse du soldat » ; cette pensée lui revenait souvent. Il disait à un fidèle serviteur italien : « Je ne sortirai pas d’ici, les Grecs, les Turcs ou le climat y mettront bon ordre. » Dans ses lettres, il plaisantait encore sur les scènes de désordre et de misère dont il était le témoin ; mais sa mobile et nerveuse nature en souffrait profondément, et il y avait du désespoir dans son rire sardonique. Deux nobles sentiments soutenaient son âme, la gloire et l’amour de l’humanité. Mais son corps, vieilli de bonne heure, succombait. On lui écrivait des îles Ioniennes pour l’engager à quitter Missolonghi. Ses compatriotes, ses amis, le colonel Stanhope, le corsaire Trelawney partirent. Il resta dans ce « tombereau de boue », comme il disait énergiquement, au milieu des marais et des pluies insalubres de Missolonghi. Il en ressentit bientôt la mortelle influence.

Surpris par l’orage dans une promenade à cheval, et revenant trempé d’eau et de sueur, il monta dans une barque pour gagner sa demeure, et fut saisi d’une fièvre violente. Le lendemain, cependant, il parcourut encore à cheval un bois d’oliviers voisin de la ville, avec son fastueux cortège de Souliotes. Il rentra plus malade, se débattit deux jours contre les médecins, qui voulaient le saigner, et leur céda enfin, par crainte pour sa raison plutôt que pour sa vie.

Cette saignée n’arrêta point la fièvre, et ne prévint point le délire. On voulait faire venir de l’ile de Zante un médecin plus renommé ; mais le gros temps y mit obstacle. Byron, consolé seulement par un ou deux amis fidèles, et par les pleurs de son vieux domestique, était là gisant presque sans secours, dans une pauvre et tumultueuse demeure, dont sa garde de Souliotes occupait le rez-de-chaussée. C’était le jour de Pâques si joyeusement fêté par les Grecs, qui se répandent alors dans les rues, dans les places, en criant : « Le Christ est ressuscité ! le Christ est ressuscité ! » Ce jour, la ville fut moins bruyante. On alla tirer l’artillerie loin des murs ; et les habitants s’invitaient l’un l’autre au silence et au recueillement. Le soir, la tête de Byron s’embarrassa, sa langue ne put prononcer que des mots entrecoupés, et, après de vains efforts pour faire entendre ses dernières volontés à son vieux domestique anglais, Fletcher, il fut saisi de délire. Ayant pris une potion calmante, il eut encore un retour de raison, exprima des regrets obscurs, prononça quelques touchantes paroles sur la Grèce, et puis, en disant : « Je vais dormir », tomba dans une léthargie qui se termina le lendemain par la mort, au moment où un orage éclatait sur la ville et faisait dire aux Grecs : « Le grand homme se meurt ! » Le grand homme ! il l’était en effet pour ceux qu’il était venu défendre, et auxquels il avait si noblement sacrifié sa vie.

Le lendemain, le mardi de Pâques, on rendit à Byron les derniers honneurs, selon le rite grec. L’archevêque d’Anatolikon et l’évêque de Missolonghi étaient présents, avec tout leur clergé et tous les chefs militaires et civils. Un jeune Grec, Tricoupi, prononça l’éloge funèbre. Le cœur de Byron, renfermé dans une urne, fut seul porté jusqu’à l’église, et déposé dans le sanctuaire, au milieu des bénédictions. Le corps devait être ramené en Angleterre ; et l’on fit à Missolonghi des prières pour souhaiter à ces restes glorieux un passage favorable et le repos de la tombe dans la terre natale. Le navire chargé de ce dépôt toucha bientôt l’Angleterre. M. Hobhouse et un autre ami de Byron vinrent recevoir son corps pour le conduire à la sépulture de famille, près du domaine de Newstead, dans le caveau où reposait sa mère. Le rang du noble lord était marqué par la magnificence du cortège. Des constables et des hérauts d’armes marchaient en avant. Suivait un coursier de bataille couvert de velours noir, conduit par deux pages, et monté par un cavalier qui portait à demi renversée une couronne de pair d’Angleterre. Puis venait le char funèbre et une longue suite en deuil.

Ce triste appareil s’avançait sur la routa de Nottingham, lorsqu’il fut rencontré par une dame à cheval qu’accompagnait son mari. La curiosité les fit approcher. Cette femme se trouble en reconnaissant les armoiries de Byron ; elle tombe dans le délire, et est reportée mourante dans le château qu’elle habitait. Elle ne sortit d’une fièvre brûlante que par de longs accès de folie. Cette dame était lady Caroline Lamb, qui, autrefois abandonnée de Byron, l’avait peint sous les plus noires couleurs dans un roman satirique, et, se croyant guérie de l’amour par cette vengeance, avait, loin du monde, retrouvé la paix et l’affection de son mari. Troublée de cette funeste rencontre, sa tête ne revint pas ; elle expira d’une mort lente, en invoquant sans cesse le nom de celui qui lui avait ôté l’honneur et la raison.

Cette douloureuse anecdote, attachée encore à la mémoire de Byron, n’était pas faite pour affaiblir les préventions que sa conduite et ses écrits avaient excitées. Elles lui ont survécu, et ne lurent pas seulement, comme on l’a dit, une rancune du grand monde et de l’aristocratie, mais la réaction d’un sentiment moral que le poète a trop souvent blessé. Pour beaucoup d’âmes pieuses, Byron était en Angleterre une sorte de mauvais génie. Cette impression se mêlait à l’enthousiasme même qu’il avait inspiré parmi les femmes assez heureuses pour ne connaître de lui que son nom et ses vers : « Il en est qui priaient pour lui, comme Clarisse pour Lovelace. »

En cela, Byron portait la peine de son orgueil autant que de ses faiblesses. Il avait voulu frapper les esprits par une singularité hautaine et mystérieuse. Il avait affecté de donner quelques-uns de ses traits à ses héros fantastiques, pour se confondre lui-même avec eux, et se parer de leur audace. Il fut pris au mot, et soupçonné de noirceurs qui étaient loin de son âme. Bien ne prouve dans sa vie que son cœur fût corrompu : mais son imagination l’était à quelques égards.

Il n’a pas fait ce qu’il peint avec complaisance ; mais, plus d’une fois peut-être, il l’avait rêvé, comme une expérience à tenter, comme une émotion qui eût dissipé son ennui et réveillé son âme. Que, tout petit enfant, il se promît de commander à cent cavaliers noirs, appelés les Noirs de Byron, ou que, dans son âge viril, il fasse fabriquer des casques de chevalier pour son expédition de Grèce, on voit toujours le poète qui dessine ses actions d’après ses rêves. Qu’il veuille se peindre lui-même dans le Corsaire et dans Lara, il faut reconnaître là moins les aveux d’une vie coupable que les jeux d’une imagination mal réglée, qui se fait parfois des châteaux en Espagne de crimes et de remords. Il en résulte, indépendamment de toute question morale, un point de vue particulier sous le rapport de l’art ; c’est ce caractère de préoccupation personnelle, cet égoïsme de l’écrivain, cause puissante d’intérêt et de monotonie. On a vu de grands poètes, dont l’imagination a toujours travaillé, hors d’eux-mêmes et du cercle de leur vie, simples par les habitudes, sublimes par la pensée : tel Shakspeare, dont la personne disparaît, et qui existe tout entier dans ses inventions poétiques. Tels nos tragiques, Corneille, Racine. C’est là, quoi qu’on dise, la grande imagination. Elle crée ce qu’elle n’a pas vu ; elle entre par le génie dans un ordre de sentiments et d’idées dont elle n’a pas fait l’expérience, et qui ne naît pas pour elle des choses qui l’entourent. Corneille n’avait pas de Romains ni de martyrs sous les yeux ; il inventait ces types sublimes. Voilà le poète au plus haut degré.

Il est une autre sorte d’imagination plus restreinte et plus physique, pour ainsi dire, qui a besoin d’être excitée par les épreuves immédiates et les sensations de la vie. Le poète alors n’agit pas, ne crée pas ; il souffre et rend vivement sa souffrance. C’est le génie de quelques élégiaques : c’est le tour d’imagination rêveur, égoïste, douloureux, qui a coloré de si vives images la prose de Rousseau et de bernardin de Saint-Pierre. Byron appartient à cette école. Son imagination est inépuisable à le peindre lui-même, à découvrir toutes les plaies de son âme, toutes les inquiétudes de son esprit, à les approfondir, à les exagérer. Mais hors de lui, il invente peu. Parmi tant d’acteurs de ses poèmes, il n’a jamais conçu fortement qu’un seul type d’homme et un seul type de femme ; l’un, sombre, altier, dévoré de chagrin ou insatiable de plaisir, qu’il s’appelle Harold, Conrad, Lara, Manfred ou Caïn ; l’autre, tendre, dévouée, soumise, mais capable de tout par amour, qu’elle soit Julia, Haïdée, Juléika, Gulnare ou Médora. Cet homme, c’est lui-même ; cette femme, celle que voudrait son orgueil. Il y a dans ces créations uniformes moins de puissance que de stérilité. Et malheureusement, par un faux système, ou par une triste prétention dans ces personnages dont il est le modèle, le poète affecte d’unir toujours le vice et la supériorité. Il semble dire, comme le Satan de Milton : « Mal, sois mon bien. »

À cet égard, le goût n’est pas moins blessé que la morale dans les écrits de Byron. Le plus grand charme et la vraie richesse du génie, la variété lui manque. C’est un trait de ressemblance qu’il offre avec Alfieri, dont il a, dans son théâtre, imité la régularité sévère. Byron, en effet, hardi sceptique en morale et en religion, ou plutôt disciple involontaire de notre scepticisme, n’est pas novateur dans les questions d’art et de goût. Son innovation était toute dans l’originalité de ses impressions et de sa physionomie, et non dans une théorie littéraire. Par principe et par étude il tenait au goût ancien et aux plus purs modèles du siècle de la reine Anne, dont il possédait admirablement la langue expressive et savante. La pureté nerveuse du style, l’élégance, l’harmonie de l’expression sont en effet essentielles au talent de Byron.

Il n’aimait pas l’affectation subtile et le germanisme mystique de quelques-uns de ses contemporains. Il ne prétendait pas renouveler de fond en comble la langue poétique, tandis que le brillant et pompeux Moore, la bouquetière d’Orient, le hardi et métaphysique Shelley, le jeune et prétentieux Keats méprisaient Pope, comme un génie timidement classique, Byron le reconnaissait pour un désespérant modèle, et se moquai des nouveaux créateurs de hardiesses poétiques. S’accusant parfois de leur ressembler et de leur avoir ouvert la route, il disait avec une componction qui accablait ses amis : « Nous nous sommes embarqués dans un système de révolution poétique qui ne vaut pas le diable. » Byron revient souvent sur cette idée et sur l’éloge exclusif du goût classique, tel du moins que le conçoit un Anglais. Il composa même à ce sujet deux lettres critiques, d’une forme très piquante, où ses contemporains sont toujours traités comme des barbares « qui maçonnent de petites constructions de terre et de brique, au pied des beaux marbres de l’antiquité. »

Dans son zèle pour la pureté du goût, Byron va même jusqu’à juger sévèrement Shakspeare, Milton et les vieux dramatistes anglais, dont il trouve la langue admirable, mais les ouvrages absurdes. Il repousse également la naïve barbarie, l’énergique rudesse du xvie siècle, et la barbarie savante, la subtilité laborieuse de son temps, qui lui paraît tout claudien, dit-il.

En rejetant sur l’humeur et sur le caprice une partie de cet anathème, dont Byron ne s’exemptait pas, on avouera qu’il n’a pas tort dans le fond, et que les plus vantés de ses ouvrages portent l’empreinte de décadence qu’il voyait autour de lui. Son style, nerveux et brillant, a beaucoup de rapports avec la concision affectée, la roideur, la déclamation de Lucain. Comme lui, il exagère et il a cette emphase que l’imagination trop jeune prend pour de la force. Mais il peint des choses neuves, à commencer par lui-même, dont il décrit sans fin la fantasque et sombre nature. Par là, il cesse d’être rhéteur, en devenant original. Sa poésie, née d’une veine féconde et d’un art savant, n’est presque jamais que descriptive ou sentencieuse. Elle n’a rien de dramatique. Coleridge et quelques autres modernes l’accusent de négligence et de faiblesse. Mais cette poésie est pleine d’éclat et de mouvement ; elle choisit habilement et transforme la langue ; elle est logique et passionnée, régulière et neuve. Peu variée dans les conceptions, elle est infinie dans la forme, et parcourt rapidement toute l’échelle des tons harmoniques, depuis les plus gracieux jusqu’aux plus sévères.

Byron, malgré son entière misanthropie et le dédain qu’il affecte pour ses lecteurs, comme pour le reste des hommes, était singulièrement épris de la mode et docile au goût de la foule. De là ces formes bizarres et rapides pour réveiller la curiosité et ménager l’impatience d’un siècle sceptique et politique. Il n’entreprend point de longs poèmes pour un temps où Milton lui-même n’était pas lu, dit-il. Il ne compose pas avec art. De brillantes ébauches, ou même des fragments lui suffisent. Rien de plus heureux quand le poète a bien choisi ; car il n’y a pas d’inégalité dans sa composition, ni de lassitude pour sa verve. Qu’est-ce que son Mazeppa ? un poème, un trait d’histoire, un conte ? Il n’importe. Jamais plus vive peinture, jamais plus intime alliance de la description, de la passion, de l’harmonie, n’ont animé des vers. Mazeppa, œuvre sublime de poésie, finissant par une plaisanterie, c’est le chef-d’œuvre et le symbole de Byron. Ailleurs, que son imagination soit frappée de la mort et des obsèques militaires d’un général anglais, John Moore, tué en Espagne, il s’élève au ton de la plus austère simplicité, et il est lyrique comme Tyrtée. Aucune beauté de la poésie classique n’a donc été refusée à Byron ; il tendait même naturellement aux formes les plus élevées de l’art, et à la pompe savante du langage. Toutefois, à notre avis, son chef-d’œuvre, c’est le poème incomplet, moitié sérieux, moitié bouffon, où il a jeté pêle-mêle toutes ses fantaisies ; c’est Don Juan, poème sans règle et sans frein, comme le héros, mais plein de feu, d’esprit, de grâce et d’énergie. Au fond, ce héros est encore une variante de Byron lui-même ; c’est du moins l’idéal qu’il se proposait pour se distraire des mélancoliques dégoûts de Childe Harold. Cet ouvrage est le fruit du séjour de Byron en Italie, et marque en lui le triomphe de la vie molle et sensuelle sur les fortes passions et la tristesse amère. On ne peut le comparer qu’à l’épopée licencieuse de Voltaire ; mais on y trouve, avec moins de cynisme, une imagination plus amusante et une plus vive gaieté. De la diversité des aventures naît un charme singulier de poésie. Ce ne sont guère que faciles inventions de roman ; mais quel art dans le récit ! et quand l’auteur touche à l’histoire, quelle force poétique ! La peinture du siège d’Ismaïloff est un des plus sublimes tableaux de guerre qu’on ait tracés. Et cela vous saisit après des contes de sérail et quelques gracieuses aventures des îles grecques.

Quant à la satire des mœurs anglaises, qui occupe tant de place dans Don Juan, elle ne nous semble pas aussi ingénieuse qu’offensante. Le poète nous paraît tomber quelquefois dans le mauvais goût et les redites ennuyeuses ; mais il se relève par l’esprit. Nul poète n’en eut davantage, et du plus vif et du plus hardi, depuis Pope et Voltaire. Malheureusement cet esprit, par prétention ou par légèreté, a souvent l’impitoyable ironie du mauvais cœur, et diffame également la gloire, la vertu, l’infortune. Bien des choses peuvent donc choquer dans Don Juan ; mais nulle œuvre de Byron ne montre mieux la merveille de son talent. N’eût-il fait que Don Juan, la postérité s’en souviendrait comme d’un génie original.

Esprit indépendant, nourri d’émotions et d’études, Byron ne bornait pas aux vers son talent d’écrire. Sa prose est vive, étincelante, légère, comme l’est rarement la prose anglaise. Elle abonde en saillies d’amusante humeur et en expressions heureuses. On ne peut, à cet égard, trop regretter la perte des Mémoires qu’il avait donnés à Thomas Moore, et que le légataire a supprimés par scrupule, en y substituant une compilation de lettres originales, d’analyses et de lieux communs. Les lettres de Byron, qui, seules, surnagent dans ce recueil, nous laissent deviner combien les Mémoires mêmes, la confession entière écrite de cette main et avec cette verve, auraient offert une piquante lecture. Nous ne savons si la renommée morale de Byron a profité beaucoup de la suppression faite par son légataire ; mais sa gloire d’écrivain y perd un titre qui l’eût placé, parmi les prosateurs, entre Swift et Voltaire.

Ce qui survit de Byron, ce qui le représente aujourd’hui, c’est son génie de poète si hautement reconnu chez les deux grandes nations qui parlent la langue anglaise, et si admiré chez presque toutes les autres. Sans être réellement inventeur, et avec plus d’originalité dans la manière que dans les idées, Byron a beaucoup agi sur les talents contemporains, et excité par son exemple la hardiesse poétique qu’il réprouvait par ses doctrines littéraires. Les esprits les plus libres ont reçu quelque chose de lui. Les énergiques peintures d’un de ses poèmes n’ont pas été étrangères à la pensée de la belle ode française, où le supplice bizarre et le triomphe inattendu de Mazeppa revivent en traits de feu, comme le symbole et l’histoire même du génie. L’inspiration tout entière de Byron, sa poésie brillante et mélancolique n’a pas été sans influence sur les premiers essais du grand poète qui combattit son désolant scepticisme avec tant d’éclat et de pureté. Sa trace est encore partout dans l’imagination de notre siècle ; et il a pu beaucoup perdre de l’enthousiasme qu’il inspirait, sans cesser d’être admiré.

FIN.