Abel-François Villemain

1859

Essais sur le génie de Pindare et sur la poésie lyrique

2016
Abel-François Villemain, Essais sur le génie de Pindare et sur la poésie lyrique dans ses rapports avec l’élévation morale et religieuse des peuples, Paris, Firmin-Didot frères, fils et Cie, 1859, in-8º, 614 p. Source : Gallica. Graphies modernisées.
Ont participé à cette édition électronique : Stella Louis (Édition TEI).

Première partie. §

Chapitre premier. §

Caractère général du génie de Pindare. — Quel type moderne peut en donner l’idée. — Ses analogies avec la sublimité oratoire de Bossuet.

L’Académie française, dans le désir d’exciter les fortes études de lettres et la hardiesse sévère du goût, avait proposé, il y a quelques années, un prix extraordinaire pour la meilleure traduction en prose ou en vers de Pindare. C’est une réparation qu’elle devait au génie de ce grand poëte, trop négligé en France, même au dix-septième siècle.

Il semble, en effet, qu’alors l’Écriture sainte, associée, avec tant de grandeur, aux cérémonies du culte, aux solennités funèbres et à tous les triomphes de la parole chrétienne, ait fait tort, même auprès des imaginations les plus savantes, à la poésie du chantre de Thèbes. Naturellement, ce n’est pas lui, mais Moïse, David, Isaïe et tout le chœur des prophètes, que prit pour modèles Racine, si harmonieux lyrique, mais n’osant pas imiter la grande poésie d’Athènes jusqu’à porter sur notre théâtre, même dans les sujets grecs, avec la mélopée tragique, les intermèdes chantés de Sophocle et d’Euripide. Plus tard, quand Boileau, par esprit général de dévouement à l’antiquité, mais avec plus de foi que d’amour, voulut venger Pindare des plaisanteries et des contre-sens de Perrault, il fit cette bonne œuvre d’une manière un peu timide, un peu faible. À ses yeux, « les beautés de ce poëte consistent principalement dans le nombre, dans l’arrangement des paroles ». Il s’extasie, au début de la première olympique sur « tant de sublimes figures qui se s’y trouvent réunies1, la métaphore, l’apostrophe, la métonymie », et définit Pindare « un génie qui, pour mieux entrer dans la raison, sort de la raison même ».

Au fond, il paraîtrait ne le goûter qu’à demi, l’admirer surtout par respect humain, et peut-être ne l’avoir pas lu tout entier ; car, dans la suite de ses réponses à Perrault sur la controverse homérique, il n’emprunte rien, ni pour l’histoire conjecturale des premiers poëtes grecs, ni pour l’analyse du sentiment poétique, à bien des traits originaux, à bien des témoignages précieux de Pindare, qui partout, dans ses hymnes, se montre le premier croyant à l’authenticité d’Homère et comme le prêtre de son temple.

Même dans les détails d’érudition qu’il rassemble, il paraît ignorer ce qu’un hymne de Pindare aurait dû lui apprendre : s’indignant qu’on ait pu croire les chants du poëte grec un amas de chansons « cousues ensemble, et par là même nommées rapsodies », il répond avec autorité : « Ce mot ne vient point de ῥάπτειν, qui signifie joindre, coudre ensemble, mais de ῥάϐδος, qui veut dire une branche ; et les livres de l’Iliade et de l’Odyssée furent ainsi appelés, parce qu’il y « avait autrefois des gens qui les chantaient, une branche de laurier à la main, et qu’on appelait à cause de cela les Chantres de la branche. » À la bonne heure ! Mais, en réfutant de si haut les malencontreux partisans de la première étymologie, Boileau, pour être juste, n’aurait pas dû laisser en oubli ce curieux début de la deuxième Néméenne, où sont désignés les homérides, comme des chanteurs de vers épiques recousus :

expression qui semble amener le nom de Rapsodes, en même temps que la pensée de Pindare réduit évidemment au rôle de récitateurs errants ces hommes, dont un paradoxe moderne a prétendu faire les inventeurs fortuits de la grande épopée.

Enfin on peut s’étonner que, si Boileau préférait l’autre étymologie plus gracieuse du mot rapsode, il n’ait pas ailleurs emprunté de Pindare une allusion directe à cette coutume antique de chanter les vers d’Homère, un rameau de laurier à la main. Pourquoi, parmi tant de souvenirs de l’Iliade repris et entraînés dans les flots du poëte thébain, n’a-t-il pas cité, du moins en preuve de l’unité d’Homère, un des plus beaux témoignages qui aient été jamais rendus par le génie à sa propre puissance, pour flétrir l’injustice et faire durer la gloire ? « Vous savez la force meurtrière d’Ajax2, et comment, à une heure avancée de la nuit, se perçant de son propre glaive, il mit un reproche éternel sur tous les enfants des Hellènes venus il Troie ; mais Homère l’a honoré parmi les hommes ; et, en relevant toute la vertu d’Ajax, il a ordonné, de par le rameau de feuillage, au reste du monde, de se plaire toujours à ses chants inspirés ; car, si quelqu’un dit quelque chose en beaux vers, cette parole, une fois proférée, chemine toujours vivante ; et sur la terre et à travers les mers le rayon de la gloire a marché, sans s’éteindre jamais ! »

Certes, à part même le sublime de l’expression que ma prose n’a pu détruire, il y avait là, sous une date bien antique, tout ce que Boileau voulait revendiquer pour Homère et pour la grande poésie. Si donc, disputant avec Perrault sur Homère et sur les Rapsodes, et lui citant à toute force Vitruve, Elien, et le commentaire d’Eustache, Boileau n’a pas étourdi son adversaire de cet éclatant témoignage, où l’existence d’Homère est personnifiée dans l’immortalité de ses chants, je suis tenté de croire qu’il ne le connaissait pas, ou l’avait trop peu remarqué. Autrement, diront tous les amis des vers, il l’eût traduit d’enthousiasme ; et il n’eut rien ajouté.

Une autre preuve peut-être que Boileau, qui parfois a si bien compris et rendu le Traite du sublime de Longin, avait trop peu étudié le sublime dans Pindare et n’admirait pas assez le génie de ce grand poëte, c’est qu’il a cru de bonne foi l’avoir imité, dans son ode sur la prise de Namur, ville trop tôt reprise par le roi Guillaume, et ode parodiée alors si plaisamment par le poëte anglais Prior, chargé plus tard d’une ambassade à la cour de France, où Fénelon goûtait beaucoup son entretien, et où Boileau a dû le rencontrer quelquefois. Mais, je m’arrête : je voulais indiquer un fait dans l’histoire du goût, et non médire de Boileau qui, dans son domaine, était grand poëte aussi.

Quoi qu’il en soit, l’érudition proprement dite de notre dix-septième siècle ne fut pas non plus fort attentive à la poésie de Pindare. Cette érudition, d’un goût excellent de style dans sa sobriété, était un peu timide dans ses jugements. Quoique très familière avec l’antiquité, elle n’y portait pas l’investigation méthodique et la pénétrante curiosité de la philologie moderne. L’abbé Massieu et l’abbé Fraguier ne prétendaient pas reconstruire les strophes de Pindare, aussi témérairement que M. Boeck l’a essayé de nos jours ; mais aussi, on doit l’avouer, ils ne les entendaient pas avec la même sagacité, la même précision de sens hellénistique ; ils savaient le grec plus bonnement, plus naïvement : leur science n’avait pas autant pénétré dans la société grecque et n’en connaissait pas aussi bien tous les usages et toutes les formés ; et, d’autre part, leur goût s’alarmait de ces formes étrangères. Ils croyaient avoir besoin d’adoucir ce qui s’éloignait trop de nos idées et de nos mœurs ; ils le voilaient, par discrétion, et le gâtaient un peu par zèle. Ainsi, le savant abbé Massieu, d’une pureté attique dans le langage de sa dissertation, veut-il, devant l’Académie des inscriptions et belles-lettres, représenter fidèlement la poésie de Pindare, il a soin de la traduire dans une prose si bien paraphrasée qu’il n’y reste pas le moindre souffle lyrique ; et il ne manque pas cependant de s’excuser des témérités qu’il croit y voir encore, et d’en demander grâce pour l’original.

Nous donne-t-il, par exemple, comme échantillon pindarique, la douzième olympique, l’ode à la Fortune, cette hymne courte et sublime, chantée à l’occasion de la victoire, qu’est venu chercher dans les fêtes des grandes cités de la Grèce un Crétois, chassé par une faction de Gnosse, sa patrie, où il avait langui longtemps dans les querelles obscures d’une petite démocratie, il se garde bien d’être simple et uni comme le poëte grec : il ne nomme pas ce coq guerroyant au logis, auquel Pindare compare son jeune héros, avant qu’il eut été délivré par l’exil et jeté par ce coup du sort en Sicile, pour y devenir citoyen paisible de la ville opulente d’Himère, et de là, vainqueur à Olympie : « Je n’ai osé, dit-il, me servir de ce mot de coq3, qui produirait un mauvais effet en français, et qui suffirait pour gâter la plus belle ode du monde. On ne doit cependant rien conclure de cela contre Pindare. Les noms des animaux domestiques » ; et il traduit un peu longuement, mais noblement : « Cet oiseau domestique, dont le chant annonce le jour et qui n’a que son pailler pour théâtre de ses exploits. » Le docte traducteur oubliait qu’au siècle d’Auguste Horace conseillait de tirer du milieu commun le poëme original :

Tantum de medio sumptis accedit honoris !

Enfin, il oubliait que dans son siècle, même à l’époque du grand goût, Corneille, Bossuet, Pascal, et souvent même Boileau et la Bruyère, avaient à propos nommé les choses par leurs noms, et qu’ils avaient enchâssé les mots les plus simples dans des vers et des lignes énergiques ou sublimes. Cet oubli d’un homme de goût marquait bien le déclin commencé du style.

Il semble qu’aujourd’hui on se ferait un point d’honneur tout contraire à celui de l’abbé Massieu. On ne craindrait nullement de conserver, dans la traduction de cette ode grecque il la Fortune, l’image des vicissitudes que voyait t’œil du poëte, et de porter dans l’expression cette alternative de haut et de bas qui fait le sujet même. La voix, dont les hardis préludes chantant, il y a plus d’un quart de siècle, la grandeur du conquérant de l’Europe en cellule il Sainte-Hélène, célébraient cet aigle qui, abattu et captif,

Manque d’air dans la cage, où l’exposent les rois ;

cette voix, aujourd’hui proscrite par un contrebas de la fortune, ne serait pas embarrassée pour rendre l’expression littérale et l’accent même du poëte thébain, pour nommer l’oiseau domestique, non moins que sa cage ; et, sans avoir besoin de l’aigle, personnage noble en tout temps, elle dirait ce coq guerroyant au logis (ἐνδομάχης), dont s’effrayait le bon abbé Massieu.

Dans tous les cas, et sans empiéter sur les droits et usurper la langue du poëte français, banni maintenant comme l’exilé de Crète, il nous semble qu’en prose du moins, l’essai le plus naturel serait de traduire à peu près ainsi, pour donner quelque faible idée de l’élévation et des contrastes du lyrique thébain :

À Ergotèle, vainqueur a la double course.

« Je t’en supplie, fille de Jupiter libérateur, veille autour (le la puissante Himère, Fortune préservatrice. Par toi sont gouvernés sur mer les légers navires, sur terre les turbulents combats et les assemblées qui délibèrent ; et, tantôt soulevées, tantôt abaissées, au travers de vains mensonges, roulent les espérances des hommes. Nul des habitants de la terre n’a encore reçu des dieux un gage assuré de l’événement futur ; mais, sur l’avenir, les âmes ont été frappées d’aveuglement. Bien des choses adviennent aux hommes contre leur attente et pour leur déplaisir ; et quelques-uns aussi, après s’être aheurtés à d’affreuses tempêtes, ont vu tout à coup le mal se changer pour eux en souverain bonheur. Fils de Phalanor, et toi aussi, comme un coq guerroyant au logis, tu voyais au coin du foyer domestique se perdre, feuille flétrie, la gloire de tes pieds rapides, si une sédition meurtrière ne t’eut chassé de Gnosse, ta patrie. Maintenant couronné à Olympie, et deux fois encore, à Delphes et dans l’isthme, Ergotèle, tu vantes les bains tièdes des nymphes de Sicile, hôte familier de ces campagnes devenues tiennes. »

Dans cette fin de notre dix-septième siècle toujours curieuse de l’antiquité, mais ne sachant plus en réfléchir la splendeur, aux bords de ce couchant déjà moins éclairé, l’imitation de Pindare fut fort essayée, et sa grande poésie admise, en quelque sorte, à correction. Mais les strophes mesquines et dures, que Lamotte adaptait à la lyre thébaine, en faisaient crier les cordes ; et, au lieu de le louer intrépidement, avec Voltaire, de faire de belles odes, on aurait dû lui dire avec le jeune officier, plus digne que lui de traduire Pindare et d’animer d’une grâce nouvelle les noms mythologiques :

Quoi ! de l’ode, dont Polymnie
À ses amants nota les airs,
Tu peux abjurer l’harmonie,
Qu’elle doit aux charmes des vers !
Pindare, Anacréon, Horace
Ont donc abusé le Parnasse
De leurs immortelles chansons ?
J’entends Malherbe qui soupire
De voir qu’on ose de sa lyre
Dédaigner les aimables sons.

La traduction poétique de Lamotte, en effet, lors même qu’il était assez content de l’original et voulait seulement l’orner un peu, devenait une parodie. Veut-il, par une singulière fantaisie, imiter, en l’honneur du duc de Vendôme, cette ode si élégante, si pure à la divinité favorite des Hellènes, aux Grâces, que Pindare invoquait, au nom d’un jeune vainqueur à la course, enfant de la belliqueuse ville d’Orchomène, où elles avaient un temple, Lamotte n’approche pas plus cette fois du tour noble et léger et de la dignité sereine du poëte, qu’il n’en avait ailleurs atteint la sublime grandeur. Son froid ciseau gâtait l’Apollon, comme le Jupiter Olympien. Une traduction toute littérale pourrait mieux sauver quelque chose du modèle. Ce serait du moins le plâtre de la statue.

À Asopique d’Orchomène4.

« Héritières des eaux du Céphise, qui habitez la terre des beaux coursiers, ô Grâces, reines toujours célébrées de la brillante Orchomène, protectrices des antiques Minyens, écoutez, lorsque je prie. Avec vous, toute chose aimable et douce vient aux mortels, soit la sagesse, soit la beauté, soit la gloire : et les dieux mêmes ne président pas, sans les Grâces majestueuses, aux danses et aux banquets ; mais, intendantes de tout ce qui se fait aux Cieux, sur leurs trônes qu’elles ont placés près d’Apollon à l’arc d’or, elles adorent l’éternelle gloire du père de l’Olympe. Noble Aglaé, Euphrosine qui te plais aux mélodies, soyez aujourd’hui propices : et toi aussi, Thalie, amoureuse du chant, vois cette fête s’avancer, sons une heureuse fortune. Car, pour chanter sur le mode lydien Asopique dans mes vers, je suis venu. Minyas, vainqueur à Olympie, l’est par toi. Va, maintenant, Écho, dans la noire demeure de Plu ton, porter au père une glorieuse nouvelle ; et voyant Cléodème, dis-lui son fils, et comment, aux vallons de la célèbre Pise, il a couronné sa jeune chevelure des ailes de la victoire athlétique. »

Dans ce mot à mot qui ne déplaît pas, on aperçoit du moins quelque chose de l’original, son trait court et rapide, son mouvement facile et sa brièveté, sinon sa grâce. Mais, Lamotte, qui a tant abrégé Homère, se croyait obligé cette fois d’allonger Pindare. Le nom de Minyas lui inspirait une petite digression sur les Argonautes. Il ajoutait des ornements à cette poésie concise comme la perfection du goût. Il paraphrasait les idées, selon le juste reproche que lui fait l’abbé Massieu, qui se contente, lui, de paraphraser les mots.

Vers le même temps cependant, une main plus habile, formée du moins à l’école de la tradition classique, dont elle recueillait les nobles artifices, s’essaya sur le génie qu’Horace avait nommé jadis inimitable. Rousseau s’inspirait de Pindare, comme de David, sans beaucoup plus de foi à l’un qu’à l’autre. Il en reçut, non l’âme poétique qui ne se donne pas, mais de belles parures de langage, quelques grains d’or pur, qu’il étendit en feuilles minces et brillantes dans le tissu de sa diction laborieuse. Avec plus de génie, il eut imité de plus près un tel modèle. Il lui emprunte surtout, comme dans son ode célèbre au comte du Luc, ce qui est le plus passager et tient le moins au cœur de l’homme, les souvenirs mythologiques, l’enveloppe de la fiction, le manteau et non la voix du prophète. Mais il ne lui prit jamais, et il ne sut produire, à son exemple, ni ces maximes de calme et de profonde sagesse qui rayonnent d’un éclat pur, au milieu des splendeurs poétiques, ni ces mouvements d’âme, ces rapides évolutions de pensées les plus vives qu’il y ait au monde, ni cette précision singulière en contraste avec l’abondance des images, ni ce mélange, ce choc rapide du sublime et du simple, du terme magnifique et du terme familier, ni cette propriété toute-puissante qui rend présent à tout ce que le poëte a vu dans son plus rare délire. Tout cela était loin de Rousseau, et du siècle nouveau qui s’annonçait.

À vrai dire, et pour faire notre aveu complet, même dans le grand siècle qui venait de finir, un seul homme nous semblerait avoir réuni en soi de tels dons et en offrir l’idée à l’homme de goût qui, n’ayant pas le temps de chercher Pindare dans sa langue, et ne le retrouvant pas dans nos versions modernes, voudrait à tout prix le concevoir et se le figurer par quelque frappante analogie, à peu près comme Saunderson, aveugle-né, voyait l’éclat de la pourpre dans le bruit retentissant du clairon. Ce type héréditaire de Pindare ce gardien de l’enthousiasme lyrique au dix-septième siècle, n’était pas un poëte ; c’était un prêtre, un orateur sacré, Bossuet. Ce rapport a déjà frappé plus d’un lecteur intelligent ; et il est indiqué dans un des meilleures études publiées de nos jours sur Pindare. Mais, on s’est contenté d’appuyer cette ressemblance sur quelques rapprochements d’expression. Il fallait aller plus loin, pour être juste envers le poëte et pour toucher aux sources profondes de l’art. La ressemblance, l’affinité ne tient pas ici à quelques imitations littérales, ou à quelques rencontres accidentelles de langage : elle est plus générale et plus intime. Elle est dans le mouvement inné des deux âmes et dans certaines dispositions d’esprit qui leur sont communes, en dépit de la prodigieuse différence des temps et de tous les renouvellements du monde.

Elle frappe dans l’ensemble, dans les détails, malgré tout ce qui sépare le majestueux évêque français, fils de magistrat, magistrat lui-même, reçu dans la cour et le conseil d’État d’un grand roi, le théologien profond, l’orateur incomparable, dont la voix illustrait les grandes funérailles, et l’harmonieux Trouvère de la Grèce idolâtre, le fils d’un musicien de Béotie, habitant une petite maison de Thèbes, poëte et chanteur, et, à ce titre, hôte bien voulu dans les cités de la Grèce, dans les palais des rois de Syracuse, d’Agrigente, d’Etna, de Cyrène, et souvent aussi, dans la maison et à la table de riches citoyens, dont il célébrait, pour des présents ou par amitié, les triomphes dans les jeux sacrés de la Grèce. Eh bien ! malgré toutes ces oppositions de fortune et de pensée, un trait dominant, le style, cette physionomie de l’âme, rapproche tellement ces deux hommes qu’une page de l’évêque de Meaux est le plus fidèle crayon du poëte olympique, et que la prose française de Bossuet, quand il est sublime, est ce qui ressemble le plus à la poésie grecque de Pindare.

Plus d’une cause explique cette conformité singulière ; mais la première est dans ce fonds religieux et lyrique qui formait l’imagination du grand orateur et qu’avait nourri son ardente étude des livres saints, sa fréquentation solitaire du Liban et du Carmel. Dès l’enfance il est enthousiaste des psaumes de David, dont saint Jérôme avait dit5 : « C’est notre Simonide, notre Pindare, notre Alcée ; c’est aussi Horace, Catulle et Sérénus. Il sonne sur la lyre le nom du Christ ; et, aux accents de son luth à dix cordes, il fait lever de l’enfer les ressuscités. »

Interprète passionné des autres chants de victoire ou de deuil semés dans les livres saints, pieusement charmé du Cantique des cantiques, où il ne voit que l’idéal d’un mystique amour, tout en le comparant pour les images et la poésie au brûlant épithalame de Théocrite sur les noces infidèles de Ménélas et d’Hélène, Bossuet semble plus épris encore de cette concise et poétique philosophie des Hébreux, de ces courts axiomes, de ces symboles parlants qui remplissent les livres de Salomon et ceux du fils de Sirach.

Par toutes ces préférences, Bossuet, le plus grand lettré, comme le plus grand inspiré des siècles nouveaux de l’Église, et le moderne du génie le plus antique, touchait intimement, sans le vouloir, à cette poésie lyrique et gnomique, dont Pindare fut l’Homère. Malgré le grand creux qu’il trouvait, dit-il quelque part, dans l’antiquité profane, il était en intelligence, en harmonie de l’âme avec cette poésie morale venue de Pythagore et déclarée sainte par Platon, toute pleine d’éclatantes peintures et de graves pensées, et souvent si chaste et si haute, que les premiers pères de l’Église l’accusaient d’avoir dérobé la parole de Dieu, comme Israël les vases d’Égypte, et que Clément d’Alexandrie en particulier prétendait noter dans Pindare bien des traits empruntés aux chants de David et à la sagesse de Salomon. Mais de telles ressemblances, dont nous parlerons ailleurs, n’étaient prises peut-être qu’au trésor inépuisable des sentiments humains, et à ces rencontres du génie, perpétuelle révélation que Dieu donne à l’homme.

Une autre disposition encore rapprochait naturellement le langage de l’évêque moderne et celui du chantre thébain. C’était un instinct de la grandeur sous toutes les formes, un goût pour les choses éclatantes, depuis les phénomènes de la nature jusqu’aux pompes de la puissance et de la richesse humaines ; c’était aussi ce ferme jugement, en contraste avec l’imagination éblouie, ce retour sévère et triste qui abat ce qu’elle avait d’abord admiré et se donne le spectacle de deux grandeurs également senties, celle du monument et celle de la ruine. La splendeur du soleil, la magnificence des rois, les merveilles des arts, les palais, les fêtes, la solennité des sacrifices, la guerre avec ses terribles images et sa sanglante parure, les casques d’airain, les aigrettes flottantes plaisent également aux deux poëtes et leur reviennent d’un attrait si vif que ce qui semblerait parfois image vulgaire brille toujours nouveau sous leurs paroles de feu.

Pindare avait de plus pour lui les cieux éclatants de l’Europe orientale et le voisinage de l’Asie, les tremblements de l’Etna, ses flammes réfléchies dans la nuit sur la mer de Sicile, les peuples barbares inondant la Grèce héroïque et repoussés par elle. Mais ces grands spectacles de terreur et de bruit, que nos régions tempérées n’offraient pas à l’évêque de Meaux, il les voyait en souvenir ; et la Bible lui ouvrait tout l’Orient. « Où sont ces marteaux d’armes tant vantés et ces arcs qu’on ne vit jamais tendus en vain ? Ni les chevaux ne sont vites, ni les hommes ne sont adroits, que pour fuir devant le vainqueur. » Est-ce Pindare, est-ce Bossuet, qui parle ainsi ? Est-ce le pontife, dans l’éloge de la princesse Palatine et dans le récit des guerres sauvages de Pologne, ou le poëte, dans sa joie triomphante de Marathon et de la fuite des Perses aux arcs recourbés ? Ce n’est pas seulement le même cri de guerre, le même accent d’une âme belliqueuse ; le vêtement et comme l’armure a passé d’un monde à l’autre.

Et, dans un autre ordre de pensées tout contemplatif, tout spirituel, est-ce Bossuet, est-ce Pindare qui a dit : « Êtres éphémères, qui existe ? qui n’existe pas ? l’homme, rêve d’une ombre6 ! » Puis, dans un retour aux mouvements impétueux de la vie, est-ce Pindare, est-ce Bossuet, qui, frappé du sillon d’éclair de l’aigle, que sa pensée a tant de fois suivi dans les cieux, dit d’un guerrier qu’il admire : « Comme une aigle qu’on voit toujours, soit qu’elle vole au milieu des airs, soit qu’elle se pose sur quelque rocher, porter de tous côtés ses regards perçants et tomber si sûrement sur sa proie qu’on ne peut éviter ses ongles non plus que ses yeux ; aussi vifs étoient les regards, aussi vite et impétueuse était l’attaque, aussi fortes et inévitables étaient les mains du prince de Condé. » Un seul mot vient ici littéralement de Pindare, et avant lui, d’Homère : χεῖρας ἀφύκτους. Mais l’image entière, le tableau appartient à l’ordre de leur génie ; et c’est leur voix qu’on entend dans ces paroles de Bossuet.

Ces exemples pourraient être multipliés sans fin et descendre à des détails de diction, qui surprendraient parfois et donneraient en même temps la seule idée vraie de l’expression de Pindare, dans ses nombres sans loi.

On verrait des deux côtés le même mélange de la plus haute élévation et du langage le plus simple, et une sorte de naïveté dans la magnificence. On y verrait ce même art, ou plutôt cette création spontanée, cette création par le verbe du génie, sans matière préexistante, qui tire de soi la grandeur que les choses n’ont pas, en même temps que, d’instinct et sans hausser la voix, elle s’égale par la parole à tout ce qui est sublime dans la nature, ou dans l’homme. L’évêque de Meaux n’a pas toujours pour inspiration et pour appui la gloire d’un Condé, les calamités d’une Henriette d’Angleterre ou de France. Qui de vous, bienveillants lecteurs, connaît messire Henri de Gornay, seigneur de Talange, chevalier non moins obscur de son temps que ne le sont aujourd’hui bien des vainqueurs de Pise et d’Olympie ? Eh bien, c’est dans l’éloge funèbre de ce bon gentilhomme que, mettant à la place de l’individu, qui n’est rien, la grandeur et la misère de l’humanité, Bossuet se complaît à dire : « Toutes les rivières ont cela de commun qu’elles viennent d’une commune origine, que, dans le progrès de leur course, elles routent leurs flots en bas par une chute continuelle, et qu’elles vont perdre leurs noms, avec leurs eaux, dans le sein immense de l’Océan, où l’on ne distingue plus le Rhin ni le Danube7 d’avec les rivières les plus inconnues. Ainsi tous les hommes commencent par les mêmes infirmités : dans le progrès de leur âge, leurs années se poussent les unes les autres, comme les flots ; leur vie roule et descend sans cesse à la mort par sa pesanteur naturelle ; et enfin, après avoir fait comme des fleuves un peu plus de bruit, et traversé un peu plus de pays les uns que les autres, ils vont tous se confondre dans ce gouffre infini du néant, où on ne trouve plus ni rois, ni princes, ni capitaines, ni tous ces noms qui nous séparent les uns des autres, mais la corruption et les vers, la cendre et la pourriture qui nous égalent. »

C’est ainsi, c’est avec un semblable regard mélancolique et vaste, que souvent, à l’occasion d’une prouesse vulgaire et d’un nom sans souvenir, le poëte thébain suscite une émotion profonde par quelque leçon sévère sur la faiblesse de l’homme et les jeux accablants du sort. Car ce poëte, ce musicien, est un sage, un disciple immédiat de l’école philosophique la plus pure avant Socrate et Platon, de cette école pythagoricienne qui, mêlant l’ardeur ascétique à la science, inspira les premiers martyrs de la vérité morale et forma plus tard le héros le plus honnête homme de l’antiquité, Épaminondas, élève du chanteur Olympiodore et du philosophe Lysis, en même temps que le plus agile coureur de la lice thébaine8, Épaminondas, grand homme, sans les vices trop fréquents des héros antiques et les défauts ordinaires des hommes.

Par-là, et non pas seulement par de belles formes d’imagination, le poëte de Dircé s’élève ; il est lui-même un prêtre et, selon toute apparence, le prêtre du culte plus épuré que, sous la forme mythologique, la raison commençait à démêler, à travers les traditions confuses et les nombreux symboles du polythéisme. Mais, de tant d’œuvres du grand poëte, il n’est resté que la portion presque la plus profane.

Ses hymnes à Jupiter, ses paeans ou hymnes à Apollon et à Diane, ses dithyrambes, ses hymnes à Cérès et au dieu Pan, ses prosodies ou chants de procession, ses enthronismes ou chants d’inauguration sacerdotale, ses hymnes pour les vierges, ses hyporchèmes ou chants mêlés aux danses religieuses, ses élégies funèbres, toute sa liturgie poétique enfin s’est perdue dès longtemps, sans doute dans la ruine même de l’ancien culte ; et il ne s’en est conservé que d’imperceptibles fragments. Et cependant, jusque dans ces faibles reliques conservées par le hasard de quelques citations grammaticales, on peut encore, plus que dans les odes sur les quatre grands jeux de la Grèce, reconnaître le caractère profondément religieux du poëte. Ce n’est pas, comme dans l’arrière-saison du culte et de la poésie mythologique, comme dans les hymnes officiels de Callimaque et les extases savantes de Proclus, un effort de travail ou d’abstraction rêveuse. On sent la foi candide d’une imagination pieuse éclairée par une sublime morale ; c’est Pythagore épurant Homère. C’est déjà la pleine lumière de ce bel âge de la Grèce qui commence à Eschyle et que couronne Platon, âge où le sublime, soit de la passion, soit même de la réflexion, a toujours la forme et l’accent de la poésie.

Dans Pindare, et plus qu’ailleurs, ce ton religieux du poëte, si différent des formules d’invocation de l’épicurien Horace, n’est pas seulement l’expression d’une sincère croyance, mais le signe même du sacerdoce. Pindare, évidemment, appartient au culte ; il est desservant de l’autel, où ce culte était le plus puissant et le plus vénéré. Il aurait pu dire de Delphes comme le jeune Ion, dans la tragédie d’Euripide, dont s’est inspiré l’auteur d’Athalie : « J’adore le temple qui m’a nourri : Τὸν θρέψαντα ναὸν προσκύνω. »

C’est une tradition, en effet, que Pindare, né dans soixantième olympiade, et homme fait, au temps de l’invasion de Xerxès dans la Grèce, recevait il Delphes, dont les oracles furent si patriotiques, pendant cette guerre, une part accordée par les prêtres sur les victimes immolées dans le temple ; et, du temps de Pausanias, aux jours de la conquête romaine, on montrait encore, dans ce temple, près de la statue du dieu, la chaire de fer, où le poëte s’était assis pour chanter ses hymnes9. Un court fragment, que tous les traducteurs ont négligé, confirme ce souvenir et semble le salut d’entrée du génie venant frapper à la porte du temple et offrir son aide, pour la défense de la patrie commune. « Par Jupiter Olympien, je t’en supplie, ô déesse à la couronne d’or et aux prédictions éclatantes ! reçois-moi dans ta divine enceinte, moi pontife renommé des Muses10. »

On croit entendre le serment d’alliance de la religion et de la poésie, à la veille du combat, où le poëte Eschyle allait chasser devant lui les Perses vaincus. Et ailleurs, dans un vers isolé, faible parcelle de cette couronne d’or que le temps a brisée : « Sois l’oracle, ô Muse ! moi, je serai le prophète11. » Mais cette piété active et guerrière recevait en même temps de la pureté pythagorique un caractère plus doux. « Ce que je dois faire pour te plaire, ô dieu de la foudre, fils de Cronos, pour être aimé des Muses et pour rester sous la garde du calme heureux de l’âme, voilà ce que je demande de toi12. »

Une telle foi, un tel amour devaient inspirer d’autres images que les souvenirs de la fable, un autre sublime que celui d’Homère. Ainsi, dans un débris de ses hymnes, nommant Apollon, Pindare dit encore : « D’un pas, il a franchi la terre et les mers ; et, sur les hauts sommets des monts, il s’est arrêté ; et il a ébranlé les abîmes, en jetant les fondements de ses bois sacrés13. » N’y a-t-il pas là, dans l’idolâtrie même, comme l’accent d’une loi nouvelle et plus douce ? Mais c’est surtout par la croyance à l’âme immortelle et à l’avenir des méchants et des justes, que ce caractère du poëte se montre, soit dans les trop rares fragments de ses cantiques perdus, soit même dans les odes consacrées aux jeux athlétiques, où il ramène un sentiment, dont son cœur surabonde.

Il n’offre pas seulement ces descriptions terrestres d’une autre vie, communes à la poésie grecque, ces plaisirs de l’Élysée semblables aux chasses, que se figure le sauvage dans le séjour des âmes. Sa pensée poétique est empreinte d’une gravité sainte, qui annonce presque cette foi pieuse que l’apôtre a définie « la réalité des choses qu’on espère et l’évidence des choses qu’on ne voit pas ». « Tous », disait-il dans un hymne, dont le reste a péri, « arrivent par une fatalité heureuse à l’issue qui termine les maux. Le corps, chez tous, suit la loi de la mort irrésistible ; mais il reste de nous une image vivante du principe éternel : car seule, elle vient des dieux. Elle sommeille, durant l’activité du corps ; mais souvent, aux hommes endormis, elle révèle en songe le partage de joies ou de peines qui les attend14. »

Et ailleurs il avait chanté, avec plus de ferveur encore, sans doute dans le sanctuaire d’un temple : « Au-dessous de la voûte céleste, à l’entour de la terre, volent les âmes des impies dans de cruelles douleurs, sous l’étreinte de maux qu’on ne peut fuir. Mais, habitantes du ciel, les âmes des justes chantent harmonieusement dans des hymnes le grand bienheureux15. »

Cette dernière expression, qui n’a point été remarquée ni traduite, n’aurait-elle pas pu sortir de la bouche de Bossuet même, lorsqu’il parle de ces justes « jouissant de Dieu dans une bienheureuse paix qui réunit en lui tous leurs désirs, et le contemplant avec une insatiable admiration de ses grandeurs », ou bien encore, lorsqu’il se figure « les élus tombant, à la vue de Dieu, dans un tel ravissement d’amour qu’il leur faut toute l’éternité pour en revenir » ?

Certes, ce grand bienheureux ainsi nommé par le poëte, n’est pas le Jupiter corrupteur et profane, le dieu de la fable et du vice : c’est plutôt la pure et suprême intelligence que, deux siècles après, concevait Aristote, accusé d’athéisme dans son temps, mais loué par Bossuet pour avoir parlé divinement de l’âme. C’est la perfection de la béatitude spirituelle, dans la souveraine intelligence ; ce sont ces incomparables joies, dont le philosophe voyait, ose-t-il dire, comme une image ici-bas dans les ravissants plaisirs de la pensée savante16.

C’est de la contemplation d’une telle béatitude que Pindare dit encore ces mots si simples : « La félicité des justes n’est pas fugitive. » Ces idées sublimes, dont Platon a félicité le poëte thébain, étaient-elles une leçon recueillie dans ces mystères d’Éleusis désignés parfois comme le dépôt d’antiques et saintes vérités ? Pindare semblait en juger ainsi, dans ces deux vers qu’a conservés Clément d’Alexandrie : « Heureux qui a vu les mystères d’Éleusis, avant d’être mis sous terre ! il connaît les fins de la vie et le commencement donné de Dieu17. »

Mais ailleurs il avait dit : « Qu’est-ce que Dieu ? qu’est-ce que le Tout ? » Ce qui pour lui cependant résolvait le problème, c’était un autre principe de philosophie, l’idée présente d’une Loi souveraine, d’un destin moral, pour ainsi dire, au lieu de cette fatalité aveugle qu’on reproche à l’antiquité, et dont elle ne peut guère se justifier que par exception.

Montesquieu, qui, dans ses saillies de critique et de goût, mêlées aux libres peintures des Lettres persanes, traitait assez légèrement la poésie lyrique et la nommait une harmonieuse extravagance, emprunte cependant à Pindare une définition de la loi, qu’il place dans le début de son grand ouvrage. Voltaire n’a pas manqué de trouver cette autorité poétique frivole et peu concluante. Qu’eût-il dit cependant, si, au lieu de la citation tronquée que donne Montesquieu, il eût considéré les fermes paroles du texte original, qu’on doit traduire exactement ainsi :

« Roi de toutes les choses mortelles et immortelles, la loi, établit d’une main toute-puissante la contrainte suprême de la justice18 ? »

Ce n’est rien moins que le fait d’une morale primitive, d’une vérité absolue, c’est-à-dire la base même de tout droit. De là découle toute la philosophie religieuse et civile du poëte thébain. À ses yeux, ce n’est ni la force du nombre, ni la puissance populaire, ni la liberté même qui doit prévaloir : c’est une équité souveraine, analogue à la Providence divine elle-même.

Par là, sa pensée si hardiment poétique se rapproche encore davantage de la gravité calme et de l’esprit paisible et réglé du prêtre chrétien. Par là, si nous pressons les termes du parallèle, se découvrirait encore plus d’une ressemblance entre la politique du poëte thébain et celle que Bossuet a parfois tirée des Livres saints, non pour imposer aux peuples le pouvoir absolu, mais pour imposer au pouvoir une absolue justice. Pindare appartenait à cette race dorienne qui, parmi les mobiles cités de la Grèce, tenait à un principe de consistance et de durée, avait des rois héréditaires et un sénat dans Lacédémone, des rois dans la Sicile et dans la Cyrénaïque, et semblait en tout opposée au génie démocratique de la brillante Athènes. Il n’a pas seulement, comme le dit Horace, chanté les dieux et les rois issus des dieux : il a aimé cette forme de puissance ; il l’a louée, en la voulant soumise aux lois. On dirait qu’il a devancé ce vœu, tant soit peu contradictoire, que l’impatience des folies populaires arrachait à Platon : « Un bon tyran aidé d’un bon législateur. »

C’est ainsi que, dans la grande ode à Arcésilas, roi de la Cyrénaïque, au milieu des traditions de la fable sur les origines de cette colonie dorienne, il profère ces graves paroles, dont la vérité littérale appartient à tous les temps : « Ébranler une cité est chose facile, même aux plus misérables ; mais la rasseoir sur le sol est un rude labeur, à moins que tout à coup quelque dieu ne se fasse le gouverneur de ceux qui conduisent.19 »

La gloire même des temps où il vécut, cette gloire si réelle et si célébrée de Platée, de Mycale, de Salamine, cet amour d’une liberté si bien défendue contre les barbares d’Asie, et dont le triomphe, enlevé surtout par le courage des matelots d’Athènes, accroissait si puissamment l’orgueil démocratique, le laissa fidèle à sa préférence pour des Institutions plus paisibles.

Sans doute il célébra dans ses vers l’illustre Athènes, le rempart de la Grèce (eh ! quel poëte, quelle âme généreuse aurait pu s’en taire ?) ; il la célébra jusqu’à mériter la jalouse colère des siens, qui lui infligèrent une amende de dix mille drachmes, que les Athéniens lui restituèrent au double, avec une statue dans Athènes, sur cette place publique qu’il avait nommée quelque part industrieuse et glorieuse, pour désigner sans doute ses monuments et sa tribune. Mais, son cœur resta dorien et monarchique, si cet anachronisme de langage est permis. Il aime Lacédémone, d’où sa famille était issue ; il aime cette ville où règnent, dit-il, « la sagesse des vieillards et les lances des jeunes hommes, et les chœurs harmonieux, et la muse et la douce allégresse20 ».

Revient-il vers Athènes, qui brillait par-dessus toute la Grèce, et dont Eschyle alors doublait la gloire, en mettant sur la scène cette gloire toute sanglante encore, et en répétant au théâtre, dans les fêtes de sa patrie victorieuse, les chants de douleur d’Ecbatane sur Xerxès fugitif qui repasse la mer dans une barque, avec un carquois vide, il semble plutôt un conseiller qu’un flatteur de la cité triomphante. Il veut la louer surtout d’avoir élevé dans la divine Delphes le dôme admirable du temple d’Apollon Pythien. On dirait même qu’il ne ménage pas les orateurs de la grande cité, dans cette Néméenne où, rappelant l’innocence calomniée d’Ajax, il s’écrie : « Une odieuse éloquence s’élevait déjà entourée d’un cortège de flatteuses paroles, armée de ruses et faisant le mal par l’insulte. C’est elle qui fait violence à la vérité, et sur des noms obscurs jette une gloire corrompue21. »

Sa complaisance de cœur semble être pour l’île d’Égine, la conquête et l’auxiliaire d’Athènes, grande dans l’imagination poétique par le nom des Éacides, et mêlant, comme Athènes, la guerre, la marine et les arts. Et cependant, lorsqu’il la célèbre, au nom d’un de ses enfants, Aristomène, vainqueur aux jeux olympiques, ce qu’il loue en elle, c’est l’amour de l’équité civile, et ce qu’il lui recommande, c’est la haine des troubles populaires.

« Douce tranquillité, dit-il alors, fille de la justice, toi qui agrandis les cités, tenant dans tes mains les clefs des conseils et des guerres, reçois pour Aristomène l’honneur de la palme pythique ; car tu sais donner le bonheur et en jouir à propos. Mais aussi, c’est toi qui, lorsque la rébellion intraitable est lancée dans les cœurs, terrible, à ton tour, fais face au pouvoir des méchants et refoules la violence au fond de sa sentine ! Porphyrion ne te connaît pas, dans ses révoltes contre le droit suprême. Le gain le plus précieux, c’est celui qui s’obtient de la volonté libre ; mais la violence fait trébucher tôt ou tard même le plus superbe. Le monstre cilicien aux cent têtes, Typhon, ne s’en sauva pas, ni le roi des géants ; ils furent domptés par le tonnerre et par les flèches de ce dieu Apollon, qui, d’un cœur bienveillant, a reçu le fils de Xénarque, revenant de Cirrha, couronné de l’herbe du Parnasse et des chants doriques22. »

Et il poursuit cet éloge de la paix domestique, de la tranquille discipline des cités, dans la patrie de l’impétueux Achille : tant il semble surtout vouloir armer les hommes contre ce géant aux cent têtes, ce monstre populaire, dont la force brise tout, si la loi ne l’arrête !

Cet esprit dorien va même dans Pindare jusqu’à consacrer par ses éloges des princes, que la liberté grecque nommait des tyrans. Ce n’est point-là cependant l’apothéose servile que Rome prodigua plus tard, de Virgile à Lucain. Pindare ne divinise pas ces maîtres, dont il aime le stable pouvoir ; il n’adore pas leurs passions, mais la paix de leur règne et cette magnificence qui fait de l’éclat du trône la splendeur du peuple. Sa louange est un conseil de justice et de clémence ; et par là, cette mission du poëte lyrique se rapproche encore de celle du prêtre, dans un autre temps. Si on oubliait qu’il s’agit d’un des petits rois, entre lesquels se partageait la Sicile, du roi d’Agrigente ou du roi d’Etna, on croirait parfois entendre l’éloge d’un des héritiers de ces maisons souveraines qui, du moyen âge à nos jours, ont régné sur quelque grand peuple, à travers les révolutions et les guerres. Tel est le langage magnifique de l’ode à Théron, roi d’Agrigente, vainqueur à la course des chars :

« Hymnes qui régnez sur la lyre, quel dieu, quel héros ou quel homme allons-nous célébrer ? Pise est à Jupiter. Hercule fonda les jeux olympiques des prémices de la guerre. Mais Théron, vainqueur à la course des chars, il faut le proclamer équitable, hospitalier, rempart d’Agrigente, sage ordonnateur des villes, fleur d’une tige d’aïeux honorés.

« Après beaucoup de maux fortement supportés, ils occupèrent le sol sacré du fleuve, et furent l’œil de la Sicile. Le temps suivit prospère, apportant richesse et faveur, pour prix des vertus de leur race.

« Ô fils de Saturne et de Rhée, qui tiens sous ta loi le seuil de l’Olympe, la couronne des jeux et le cours de l’Alphée, daigne, adouci par nos chants, transmettre leur héritage à toute leur lignée ! Des choses accomplies, selon la justice ou contre la justice, le temps ne peut faire que ce qui est œuvre consommée ne le soit pas ; mais l’oubli vient à la suite d’un retour de bonheur. Sous des joies salutaires meurt vaincu le ressentiment de la souffrance passée, alors que la faveur de Dieu envoie d’en haut une prospérité supérieure. Cette parole va bien aux royales filles de Cadmus : elles souffrirent grandement, mais le poids de leur douleur tomba devant des félicités pins grandes23. »

N’y a-t-il pas là toute la solennité pathétique dont l’éloquence sacrée rehaussait les vicissitudes de la royauté, proscrite, ou rappelée dans cette île britannique plus agitée en sa terre et dans ses ports que l’Océan qui l’environne ? C’est la maison des Adrastides, au lieu de celle des Stuarts. Et, si on songe que tout le reste de cette ode est rempli par une peinture du bonheur de l’autre vie pour ceux qui se complairont au respect du serment et auront su garder leur âme de toute injustice, qu’à ce prix seul le poëte les voit cheminant, par la route de Jupiter, jusqu’au palais de Saturne, où les brises de l’Océan soufflent autour de l’île des bienheureux, où des fleurs d’or étincellent, et où ils tressent de leurs mains des guirlandes et des couronnes, ne reconnaît-on pas encore là ce génie religieux qui, en voulant l’unité du pouvoir pour l’ordre stable des États, la réglait en espérance sur l’immortelle justice de la Cité céleste, dont il proposait le bonheur pour récompense aux vertus des puissants et des rois ?

Ce rapprochement de Pindare avec Bossuet n’a été pour nous, on le voit, ni un paradoxe ni une prétention à des vues nouvelles, mais un cadre abrégé où se plaçaient d’eux-mêmes les principaux traits de la physionomie du poëte grec. Ce ne sont pas, en effet, seulement quelques formes d’imagination, quelques beautés de style, qui se rencontrent dans ce parallèle. On peut y suivre avec étonnement le cours souvent semblable de deux sources si éloignées l’une de l’autre. Cette première étude peut d’ailleurs nous aider à juger ce que Pindare fut pour l’antiquité, et comment Cicéron a dit : « Parmi les poëtes, je parle des Grecs24, on ne nomme pas seulement Homère, ou Archiloque, ou Sophocle, ou Pindare, mais aussi les seconds après eux, ou même ceux qui sont inférieurs aux seconds. » Le grand orateur romain avait senti l’âme éloquente du poëte ; et lui, qui dit ailleurs qu’il faut avoir du temps à perdre pour lire les poëtes lyriques », il ne conçoit le rang de Pindare qu’à côté d’Homère.

Chapitre II. Quelques traditions sur Pindare. §

Nous avons essayé de rendre manifeste, par un type présent et familier pour nous, ce génie du poëte thébain si difficile à expliquer et à traduire : ajoutons-y quelques souvenirs de l’antiquité sur sa vie. La Grèce savante avait élevé un temple à Homère ; mais elle ne se vantait pas de posséder sa statue, et l’image authentique de ses traits n’existait nulle part. Thèbes n’avait pas la statue de Pindare, mais seulement son tombeau. Né cent soixante-quatre ans avant la naissance d’Alexandre, il appartenait à l’âge le plus florissant de la Grèce, aux commencements de cette époque, sans égale pour la durée comme pour la grandeur, qui va du génie d’Eschyle et de Sophocle au génie d’Aristote.

L’histoire avait cessé d’être fabuleuse, et ce qui pouvait se rencontrer de merveilleux dans les souvenirs liés au poëte thébain ne tenait qu’à l’excès de l’admiration populaire. On raconta que, dès sa première jeunesse, allant à Thespies dans la plus grande chaleur de l’été, il fut pris de fatigue et de sommeil25. Il s’endormit à terre, un peu au-dessus de la route. Dos abeilles, qui volaient sur lui, déposèrent du miel autour de ses lèvres, et depuis il eut le don des vers et chanta.

Horace s’est souvenu de cette légende, lorsqu’il raconte « que sur le Vultur Apulien, en dehors de la terre d’Apulie, sa nourrice, comme il gisait enfant, accablé par le jeu et le sommeil, de fabuleuses colombes le couvrirent d’un vert feuillage. Ce fut merveille, dit-il, pour tous les habitants de cette Achérontia, suspendue comme un nid, et pour ceux des bois de Bantium et des vallées fertiles de Forente, de me voir dormir, en sûreté contre les vipères et les ours, sous les ombrages enlacés du laurier divin et du myrte, enfant magnanime que j’étais, non sans l’aide des Dieux26 ».

Horace, vous le voyez, badine sur sa prédestination poétique ; et il emprunte à Pindare jusqu’au tour et au moindre détail de son expression :

Non sine dis animosus infans.

Oύκ ἄνευ θεῶν, avait dit le poëte thébain, bien qu’il ne racontât point lui-même le reste du prodige, que croyaient ses contemporains.

Dans la réalité, Pindare, né d’un père dont le nom est rapporté diversement, Daïphante ou Scopelinos, fut dès l’enfance formé par lui à l’art de la musique, et plus tard élève de Lasos d’Hermione, le plus renommé de son temps pour la lyre et le chant. Il reçut aussi les leçons ou partagea les études d’une femme célèbre, Myrto ; mais ce nom s’efface devant celui de Corinne, la gloire presque unique d’une ville voisine de Thèbes, Tanagre, que fréquentait Pindare.

Près de Corinne, Pindare semble avoir reçu des conseils de goût, encore plus que des inspirations musicales. Le voyant enorgueilli de ses premiers essais et du beau langage qui lui venait sans effort, Corinne lui aurait dit « qu’il manquait aux muses, en ne sachant pas employer les fictions, ce qui est le grand œuvre de la poésie, tandis que les expressions, les figures de style, la mélodie, le rhythme, ne sont qu’un agrément ajouté aux choses mêmes ». Le jeune homme, averti, commence un nouveau chant sur ce ton : Vais-je chanter Ismène, ou Mélias aux fuseaux d’or, ou Cadmus, ou la race sacrée des hommes nés des dents de serpents, ou la force toute-puissante d’Hercule, ou… » Comme il récitait ce début à Corinne : « Il faut semer par pincées », dit-elle avec un sourire, et non renverser tout le sac27. » C’était bien juger ce luxe de souvenirs mythologiques et d’épithètes sonores, dont le génie de Pindare ne s’est pas toujours assez défendu.

Quoi qu’il en soit, élève ou non de Corinne, Pindare paraît avoir été quelquefois son rival, et même il aurait été vaincu par elle dans un ou plusieurs concours de poésie. Un témoignage très authentique nous l’affirme, celui de Pausanias, l’exact voyageur sachant déjà étudier en antiquaire les monuments de sa glorieuse patrie, devenue romaine. Après avoir remarqué, dans sa description de Tanagre, que les habitants de cette ville ont su le mieux, parmi les Grecs, régler ce qui concerne le culte divin, toujours attentifs à placer les temples à part, dans un lieu pur, loin de l’habitation des hommes, il ajoute, apparemment par cette liaison d’idées naturelle entre le culte et la poésie : « Le tombeau de Corinne28, qui seule, à Tanagre, a fait des hymnes, est placé dans le lieu le plus découvert de la ville. Il y a aussi dans le gymnase un portrait de Corinne, la tête couronnée de bandelettes, pour la victoire qu’elle avait rem portée au concours de poésie, sur Pindare, à Thèbes. Elle vainquit, ce me semble, à la faveur de son dialecte, ne se servant pas de la forme dorique comme Pindare, mais de celle que les Éoliens devaient mieux saisir, et aussi parce qu’elle était la plus belle femme d’alors, comme on peut le supposer d’après son portrait. »

Ne le cédant qu’à une telle rivale, le poëte thébain n’en passa pas moins pour inspiré. On racontait qu’Apollon l’aimait et lui donnait des marques de cette faveur divine. Le soir, disait-on, le prêtre, au moment où il fermait les portes du temple de Delphes, l’appelait à haute voix par ces mots : « Pindare le poëte est invité au souper du Dieu. »

Cette vocation religieuse semblait attachée de naissance il la personne du poëte, venu au monde durant une des fêtes du Dieu, comme l’attestent quelques mots d’un de ses hymnes perdus29 : « C’était la fête qui revient tous les cinq ans, où, pour la première fois, je fus nommé, enfant chéri dans les langes. » Et, selon le commentaire ancien qui cite ces paroles, elles rappellent le cri Évoé, qui commençait les mystères d’un autre Dieu.

On racontait encore que, dans la vallée entre le Cithéron et l’Hélicon, le dieu Pan s’était montré chantant lui-même un hymne de Pindare ; et on trouvait une réponse du poëte à cet insigne honneur, dans un hymne dont il ne reste que ce vers : « Ô Pan, protecteur de l’Arcadie et gardien des asiles sacrés. » De là même, d’anciens vers rappelant plusieurs souvenirs merveilleux de la jeunesse du poëte : « Autant le clairon retentit plus haut que des flûtes d’ossements légers, autant, Pindare, ta lèvre domine par l’accent toutes les autres. Ce n’est pas en vain qu’autour de ta bouche délicate un essaim d’abeilles composa son miel. J’en atteste le dieu du Ménale, chantant un hymne, ton ouvrage, et oubliant sa flûte pastorale30. »

Entre ces fables populaires, la longue vie du poëte paraît s’être écoulée dans le culte des dieux et les succès de son art, renommé par toute la Grèce. Il alla souvent à la cour de Hiéron, roi de Syracuse, et sans doute aussi à celle de ses fils, souverains moins puissants de villes fondées par eux.

Il y connut deux poëtes, Simonide et Bacchylide, le premier plus âgé que lui, l’autre plus jeune, et son concurrent trop inférieur pour n’être pas son ennemi.

Ce qui nous reste des poésies de Pindare le montrera, plus que nous ne l’avons dit encore, généreux et sensé dans les conseils qu’il donnait à quelques chefs des cités de Sicile et de la colonie grecque de Cyrène. La faveur qu’il trouvait chez ces princes, la conserva-t-il au même degré dans les villes libres de la Grèce et parmi ses propres concitoyens ? Nous avons déjà répondu à ce doute, au sujet d’Athènes, qu’il nommait « la brillante et courageuse Athènes, le boulevard de la Grèce ». Il n’avait pas moins honoré le courage de Sparte ; et les Lacédémoniens s’en souvinrent, lorsque, vainqueurs dans un combat contre Thèbes et maîtres de la ville, ils s’abstinrent de la seule maison qui portait pour inscription : Ne brûlez pas le toit du poëte Pindare. » Générosité facile qu’Alexandre imita plus tard et dont il fut trop vanté !

Dans cette petite maison, dont Pausanias marque la place sur le bord de la fontaine Dircé, et d’où le poëte entendait, la nuit, les prières chantées tout auprès dans le temple de Cybèle, Pindare passa des jours paisibles et purs, comme l’affirme plus d’un témoignage exprimé dans ses vers. C’est de là qu’il bravait la calomnie des envieux, comme l’oiseau de Jupiter les cris des oiseaux babillards31 ; c’est là qu’il s’approchait sans trouble des noirs confins de la vieillesse. Il avait, de son union avec Mégaclée, un fils du nom de Daïphante, inconnu dans l’histoire, et deux filles, Protomaque et Eumétis.

Parvenu à un âge avancé, il fréquentait encore, dans les principales villes de la Grèce, ces solennités populaires tant célébrées par sa voix. On rapporte qu’il mourut tout à coup, au milieu même des jeux publics d’Argos. Cette mort, suivant un autre récit, n’était pas pourtant imprévue. Quelques jours auparavant, Proserpine était apparue au poëte endormi, et, se plaignant à lui d’être la seule divinité qu’il n’eut pas encore célébrée, elle avait ajouté qu’il, le ferait du moins lorsqu’il serait venu près d’elle. La prédiction fut accomplie avant dix jours. Il y avait à Thèbes une vieille femme, parente de Pindare, et accoutumée à répéter la plupart de ses hymnes. Pindare lui apparut aussitôt après sa mort, et, pendant le sommeil, lui chanta un hymne nouveau à Proserpine. La vieille femme, une fois éveillée, écrivit tout ce qu’elle avait entendu en songe ; et il fut dit que, dans cet hymne posthume, le poëte, parmi différents surnoms donnés à Pluton, l’avait appelé le conducteur aux rênes d’or, par une allusion manifeste à l’enlèvement de Proserpine.

Pausanias, en rapportant la remarque, n’ajoute rien, et n’affirme pas que le génie du poëte se retrouvât dans cette réminiscence de sa vieille parente. On peut y voir seulement la preuve du caractère merveilleux dont l’imagination des Grecs aimait toujours à entourer le nom du grand poëte qui les avait charmés. Nulle fiction semblable n’allait suivre la gloire de Sophocle ou de tel autre génie de la Grèce, devenue philosophe autant que guerrière et poétique.

Quelques vers grecs, d’une date inconnue mais ancienne, consacrent par de touchants détails la fin du poëte dans les fêtes d’Argos32 :

« Protomaque et Eumétis33 aux douces voix pleuraient, filles ingénieuses de Pindare, alors qu’elles revenaient d’Argos, rapportant dans une urne ses cendres retirées des flammes d’un bûcher étranger. »

La gloire du poëte grandit sur sa tombe, placée dans le lieu le plus remarquable de Thèbes, près de l’amphithéâtre des jeux publics. Son nom demeura consacré dans l’admiration de la Grèce, comme celui d’un de ses génies les plus grands et les plus rares, d’autant plus qu’Athènes elle-même, cette Athènes si renommée pour la poésie et l’éloquence, n’avait produit, selon Plutarque34, aucun poëte lyrique, mais seulement un faiseur obscur de dithyrambes, Cinésias, dont il cite le nom avec ironie. Plutarque, dans sa naïve jalousie pour la gloire de Thèbes, ne faisait-il pas une erreur étrange ? Il oubliait toute la poésie lyrique du théâtre d’Athènes.

Chapitre III. §

Essence de la poésie lyrique. — En quoi naturelle il l’homme. — Son caractère oriental. — Conjectures diverses sur les rencontres et les imitations du génie humain. — L’ode hébraïque.

Il est une belle manière de concevoir la naissance de la poésie lyrique : c’est de l’associer à la création même de la nature intelligente, c’est d’en faire la première voix de l’homme, jeté adulte dans le monde par un miracle sans lequel ne peut s’expliquer le miracle même du commencement des choses.

Un philosophe éloquent du dernier siècle a voulu surprendre et décrire l’entrée du premier homme dans la vie, son action instinctive, l’éveil de ses sensations, et ce qu’il nomme les plaisirs de sa grande et noble existence. Mais ces plaisirs, un peu longuement analysés par Buffon, sont tous de l’ordre physique : la perception de la lumière, le mouvement, le toucher, la satisfaction de l’odorat et du goût. Fallait-il, ô philosophe ! admettre l’avènement miraculeux de l’homme, le produire sans enfance, avec tous les dons de l’âge viril en naissant, pour n’essayer sur lui qu’une leçon de physiologie, développer sa vie matérielle, sans ouvrir son âme et l’inonder de lumière et de joie, sans un rayon du ciel ni un retour vers Dieu ?

Pour qui veut conjecturer ce passé ineffable, ne vaudrait-il pas mieux recourir à l’hymne que Milton fait chanter dans le paradis, et qui semble la reconnaissance du premier homme saluant son créateur avec la voix et dans l’idiome qu’il en a reçus ?

« Célébrez Jéhovah, vous, habitants des cieux ; célébrez-le sur les hauteurs célestes ; célébrez-le, vous tous ses anges ; célébrez-le, vous tous ses armées ! » Tel devait être, ce semble, à l’origine du genre humain, à l’envoi de ce spectateur et de ce maître sur la terre, le premier élan de la poésie : elle remontait à Dieu et lui présentait l’offrande du monde.

À travers des obscurités que la science moderne n’éclaircit pas toujours, deux contrées de l’Orient, habitées de bonne heure par l’espèce humaine, semblent avoir de temps immémorial conçu et répété de tels accents religieux. Seulement, sous le ciel de l’Inde, cet hymne antique s’adressait aux forces matérielles de la nature : Agni, ou le dieu du feu ; Siva, ou la puissance destructive. Dans la Judée, au contraire, le Dieu unique est seul célébré, et la pureté du culte, la grandeur et l’unité de l’Être divin éclatent avant tout, dans la magnificence des hommages qui lui sont adressés. Maintenant ces deux points de l’Asie, ces deux foyers de l’idolâtrie et du monothéisme, agissaient-ils au loin sur la croyance et l’imagination des hommes ?

La réponse, en ce qui concerne l’Inde, est obscure, lointaine, et suppose des recherches qui nous sont étrangères. Étudiés depuis à peine un siècle, de William Jones, à Lassen, à Burnouf, à Regnier, les hymnes des Védas peuvent, à travers la faiblesse des paraphrases, nous frapper encore par l’élévation mystique ; mais la singularité n’en est pas adoucie pour nous tout à la fois par l’habitude et par le respect ; nous y sentons la monotonie plutôt que la grandeur : et, dans l’immobilité même de cette foi antique des peuples de l’Inde, l’enthousiasme semble manquer, à force de croyance.

Ce culte, ces chants religieux, marqués d’un caractère si particulièrement indigène, ont-ils dépassé leur berceau et de bonne heure éveillé la poésie chez d’autres peuples ? C’est à la science des antiquités orientales de pénétrer dans ce problème encore peu avancé, même depuis que cette science nous a donné la traduction des grandes épopées de l’Inde, monument qui, s’il a précédé les poëmes homériques, ne saurait en expliquer ni en diminuer la grandeur originale.

Quoi qu’il en soit, sur cette influence de l’Inde, la découverte est à faire. Sur une autre influence du monde oriental, elle semblait, au contraire, déjà faite. Le progrès seul de la critique en a détruit ou déplacé les bases. On sait quelle part la science historique et religieuse, et même la philologie du seizième et du dix-septième siècle, donnait au génie hébraïque dans la formation des peuples païens. Non seulement l’érudition de cette époque affirmait, par des raisons qui subsistent toujours, l’antiquité comme la sublimité de nos livres saints ; mais elle y voyait l’origine presque unique et le type primordial des lettres profanes et du génie grec. Et ce ne sont pas de médiocres esprits, mais des Scaliger, des Grotius, des Selden, des Huet, qui poussèrent plus ou moins loin cette hypothèse, où se plaisait le génie savant et inspiré de Milton.

Bien avant que cette transmission devînt une arme dogmatique pour le Christianisme, elle avait été la prétention des Juifs visités par la conquête et les arts de la Grèce. Dégénérés de leur ancien génie et de leurs propres lois, ils aimèrent, en apprenant la langue et les sciences des Grecs, à y reconnaître la trace d’eux-mêmes et l’altération continue de leur ancienne histoire. Les livres de Philon, de Josèphe, les fragments de Nicolas de Damas, et, sous la même influence, d’autres écrits tout chrétiens, offrent partout cette idée, que Clément d’Alexandrie étendit jusqu’à ne faire du polythéisme et de la poésie des Hellènes qu’une contrefaçon et un plagiat de la Bible. Rien de moins fondé sans doute ; et, lorsque l’auteur des Stromates et de l’Exhortation aux Gentils prétend toujours découvrir dans les philosophes et les poëtes de la Grèce des traces du monothéisme hébraïque et des emprunts faits à sa législation, à son histoire, à ses prophètes, la preuve manque souvent et la préoccupation paraît excessive. N’y eut-il cependant aucune émanation de la Judée dans la Grèce, avant Alexandre ? Peut-on l’affirmer absolument, lorsqu’à l’origine et dans les premiers souvenirs des cités grecques on rencontre le nom des Phéniciens et l’influence présumée de leurs arts ? Un savant ouvrage du dix-septième siècle, tout chargé de grec et d’hébreu, sous ce titre : Delphes devenue Phénicienne35, retrouve dans Apollon une copie de Josué, dans le serpent Python un souvenir du roi Og, et dans les jeux pythiques, dans les chants qui les célèbrent, une tradition de la Judée. À l’appui de cette assertion étaient cités les livres saints eux-mêmes, puis les auteurs profanes. Au chapitre III des Machabées on empruntait ces mots : « Les nations tiraient du livre de la loi l’idée de leurs idoles. » Et Plutarque ayant rappelé l’usage consacré de l’exclamation ἐλελεῦ ! ἰοῦ ! ἰοῦ ! dans le chant du Pæan, on reconnaissait dans ces termes étrangers à l’idiome grec l’alleluia des Hébreux.

La même érudition croyait découvrir dans d’autres circonstances des fêtes et des jeux grecs une fréquente imitation de l’histoire et de la poésie d’Israël36 ; elle étendait cette hypothèse au mythe de Bacchus, dont elle trouvait le type dans Noé ; enfin elle supposait les Lacédémoniens une colonie des Juifs et dérivait leur nom même du mot hébreu lekadmoni.

Tout cela est aujourd’hui rejeté bien loin par une philologie plus précise et plus vaste ; mais on ne peut nier qu’il ne reste encore de singulières coïncidences entre les sources hébraïques et le génie des Hellènes. Un savant du dix-septième siècle a cherché principalement cette similitude dans les maximes de Platon comparées aux prescriptions de la loi mosaïque ; il indique en exemple : 1° la crainte affectueuse de Dieu ; 2° l’interdiction de se venger et de faire aucun mal à autrui ; 3° l’obligation de la prière, d’accord avec le précepte pythagoricien : « Commence tous tes actes par la prière, afin de pouvoir les achever » ; 4° le devoir pour les puissants et les princes de se conformer au Roi des rois, au Dieu unique, parfait modèle de toute sagesse et de toute justice.

Mais ces recommandations morales, ces saintes lois et d’autres encore, gravées sur les tables de pierre de Moïse, se retrouvent aussi et peuvent se lire sur la table intérieure et vivante du cœur humain, sur cette table rase en apparence, mais, comme un marbre jaspé, dit Leibniz, sillonnée de veines profondes, où réside l’instinct des vérités nécessaires que développe la croissance de l’âme.

La rencontre des mêmes notions dans l’homme atteste, non pas une transmission unique et directe, mais l’identité des âmes et leur affinité naturelle avec la vérité divine. Un autre ordre d’idées, qui appartient moins à l’instinct de la conscience qu’aux spéculations de l’esprit, pourrait faire supposer davantage une tradition reçue, un souvenir immédiat. On cite, par exemple, le passage où Platon, marquant divers degrés d’intelligence chez les hommes et le rang analogue qui leur est dû dans la Cité, exprime ces différences par les valeurs inégales des métaux. Cette théorie du philosophe est, disait-on, empruntée littéralement aux expressions allégoriques du prophète Ézéchiel : « Il m’a été fait, dans la maison d’Israël, des fils de l’homme mélangés tous de cuivre, d’étain, de fer ou de plomb. »

Cependant, ici même, la ressemblance prouve-t-elle l’imitation ? L’image rencontrée par le prophète et par le philosophe ne naissait-elle pas pour l’un et pour l’autre de la vue des mêmes objets ? Aussi de savants esprits se sont-ils attachés à des rapports plus généraux. Un d’eux a cru voir dans la République de Platon plusieurs traits distinctifs de la Cité judaïque, comme il reconnaît l’empreinte des prophètes hébreux dans l’idée que le sage Athénien se fait de Dieu et du bonheur des justes. Même simplicité de mœurs, dit-il ; même vie, même fin proposée chez le peuple de Moïse et dans la Cité de Platon. Le caractère même du chef politique retracé par le philosophe est modelé sur le législateur hébreu : c’est un naturel extraordinaire, une éducation miraculeuse, une égale aptitude à la vie contemplative et à la vie active. Ce type, Platon l’aurait recueilli dans son voyage d’Égypte, sur les souvenirs laissés par Moïse et par la fuite du peuple hébreu.

M. de Maistre, seul de nos jours, est allé plus loin dans cette conjecture, en prenant les mots μοῦσα φιλόσοφος pour le nom propre du philosophe Moïse, et en rapportant aux livres saints des Hébreux ce que Platon disait de sa Muse. Les premiers Pères, il est vrai, avaient noté dans la République comme imités de ces livres la recommandation exclusive et absolue de la poésie lyrique consacrée à la religion, le blâme de toute autre poésie, cette idée enfin de soumettre le chant et la musique à des juges désignés, aux conservateurs des lois, comme dans Israël, où des magistrats veillaient au choix des hymnes et au maintien des mêmes tons dans le chant. Clément d’Alexandrie appelait Platon « un Moïse attique ».

Il faut avouer du moins que certaines identités de pensées et d’images entre la Bible et les livres de Platon doivent étonner, si elles ne convainquent pas. Est-ce de réminiscence ou d’intuition que Platon, comme la Bible, a nommé Dieu Celui qui est » ? Platon même n’a-t-il pas reconnu que les Grecs avaient emprunté des barbares ce qui pour lui désignait tout l’Orient, la plupart des noms ? et n’a-t-il pas en même temps prétendu que cette première imposition des noms venait d’une nature divine et supérieure il l’homme ?

Irons-nous plus loin encore, et supposerons-nous que l’éloquent Athénien, en Égypte ou ailleurs, a connu quelques parties des livres saints d’Israël, qu’il en a recueilli des vérités, emprunté des couleurs, qu’il est poëte à leur exemple ? Dans le silence du philosophe sur une telle révélation, quelques rencontres de génie, quelques formes d’imagination, ne suffisent pas pour affirmer ce commerce d’intelligence.

À nos yeux, ces rapports accidentels, ces inventions fortuitement semblables, servent surtout à faire mieux comprendre le sublime des livres saints, ce sublime à part, supérieur aux choses mêmes qui lui ressemblent et qui le rappellent. J’étais ému d’admiration, la première fois que je lisais dans Platon ce témoignage sur l’omniprésence de Dieu et sur sa providence inévitable : « Quand vous seriez caché dans les plus profondes cavernes de la terre, quand vous prendriez des ailes et que vous vous envoleriez au haut des cieux, quand vous fuiriez aux confins du monde, quand vous descendriez au fond des enfers ou dans quelque lieu plus formidable encore, la providence divine y serait près de vous. » Cela me frappait d’une secousse plus vive que l’imagination d’Homère décrivant la marche de ses dieux, « en trois pas, au bout du monde » ; j’y sentais une grandeur morale qui dépasse toute force matérielle. Mais combien au-dessus de Platon et d’Homère m’apparaissait cette pensée, dans l’enthousiasme original du Psalmiste ! Où irai-je pour être hors de ton souffle ? « Où m’enfuirai-je de ta présence ? Si je monte au ciel, tu es là ; si je me couche dans les abîmes, je t’y trouve près de moi. Quand je prendrais les ailes de l’Aurore et que je porterais ma tente aux confins des mers, là même, c’est ta main qui me conduira sur la route, ta main qui m’établira. J’ai dit : Les ténèbres vont m’envelopper et la nuit me couvrir. Mais les ténèbres ne cachent pas de toi. Devant toi la nuit brillera comme le jour, l’obscurité comme la lumière. »

Sous ces feux d’une incomparable poésie, la pensée se sent éblouie ; et cette grande peinture dont Platon nous étonnait tout à l’heure, n’est plus qu’un reflet amoindri de la splendeur du jour, qu’un de ces seconds arcs-en-ciel où vont s’affaiblissant les plus éclatantes couleurs, qui d’abord, après l’orage, avaient couronné les voûtes célestes d’un premier cercle glorieux que bordaient les cimes des montagnes.

Certes, si cette poésie est venue d’un esprit d’homme, c’est d’un esprit transformé par la grâce divine, comme, à la descente du Sinaï, le visage de Moïse était encore resplendissant de la lumière qu’il avait vue.

Que cette poésie des Hébreux fût enfermée dans le sanctuaire, cachée dans les rangs d’une race choisie, ou qu’il en ait brillé quelque lueur au dehors, cette poésie fut admirable. Elle demeure aujourd’hui l’histoire et tout le génie de ce peuple, mort et vivant, à qui son culte sert de patrie. Et, chose extraordinaire, en même temps qu’elle conserve au plus haut degré l’empreinte d’une race particulière et séparée, elle est, par la force et la vérité des mouvements, par l’abondance de la passion, le langage qui parle le mieux au plus grand nombre des âmes humaines. Le monde oubliera-t-il jamais le cantique du passage de la mer Rouge ? Dans quel coin de l’univers agrandi par nos découvertes, dans quelles forêts défrichées de l’Amérique, sur quels plateaux de la haute Asie, cet hymne impérissable ne sera-t-il pas répété quelque jour ? On sait quelle était la puissance de ce souvenir chez le peuple d’Israël, et comment, après ses premières dispersions, ce chant se retrouvait en Égypte parmi les Thérapeutes et marquait leur filiation hébraïque. Dépouillé du spectacle dont il s’entourait alors, arrivé jusqu’à nous sous les couleurs affaiblies de versions successives, on y sent encore ce feu d’enthousiasme que l’art ne saurait feindre et qui atteste la grandeur du péril et de la délivrance.

Un pieux lettré, qui, à la fin du dix-septième siècle, commentait cette inspiration des premiers temps, disait « qu’au prix de ce cantique, Virgile lui paraissait tout de glace » ; malheureusement, il glaçait lui-même de ses analyses ce qu’admirait sa foi. L’ardeur de la passion ne s’explique pas plus que le principe de la vie ; elle meurt de même, avant d’être saisie par le scalpel qui la cherche. Le chant de Moïse a duré, comme la race hébraïque. Il est le trophée de son immortalité, persistante dans sa ruine. Essayons de loin d’en recueillir l’accent :

« Alors chanta Moïse, et avec lui les fils d’Israël, ce cantique à Dieu ; et ils disaient :

« Je chanterai pour le Seigneur, car il a fait éclater sa gloire. Cheval et cavalier, il les a précipités dans la mer.

« Ma force, la gloire de mon chant, c’est le Seigneur. C’est lui mon Dieu, je le célébrerai ; lui, le Dieu de mon père, je l’exalterai. Le Seigneur s’est levé comme un guerrier. Jéhovah est son nom.

« Le char de Pharaon, son armée, il les a jetés à la mer. Ses capitaines choisis, il les a noyés dans la mer Rouge ; le flot les a recouverts ; ils sont descendus au fond de l’abîme comme la pierre.

« Ta droite, ô Seigneur ! est glorifiée dans sa force ; ta droite, ô Seigneur ! a broyé tes ennemis. Par la grandeur de ta gloire, tu brises qui te résiste : tu envoies devant toi ta colère ; elle les a dévorés comme le chaume.

« Au souffle de tes narines, l’onde s’est partagée ; les flots se sont amoncelés en muraille au milieu de la mer.

« L’ennemi disait : Je les poursuivrai ; je les prendrai ; je partagerai leurs dépouilles ; j’assouvirai mon âme ; je les percerai de mon glaive ; ma main les tuera.

« Tu as envoyé ton souffle : la mer les a engloutis ; ils sont descendus comme un plomb sous les vagues houleuses.

« Qui est semblable à toi parmi les forts, ô Seigneur ? à toi glorifié dans les sanctuaires, loué avec terreur pour les miracles que tu fais !

« Tu as étendu ta main, et la terre les a consumés. Tu conduis par ta justice ce peuple que lu as délivré ; tu le mènes par ta force vers ton saint asile.

« Les nations l’ont appris, et elles ont tremblé ; l’angoisse a saisi les Philistins ; ils ont tressailli, les chefs d’Édom et les princes des Moabites ; et tous ceux de Chanaan se sont pâmés d’effroi.

« Tombe sur eux le trouble et l’épouvante ! que par la puissance de ton bras ils restent immobiles comme le pierre, jusqu’à ce que ton peuple, ô Seigneur ! ait passé, jusqu’à ce qu’il ait passé le peuple acquis à ta loi !

« Conduis-le, plante-le sur la montagne de ton héritage, dans la demeure que tu t’es bâtie, dans le sanctuaire, ô Seigneur ! que tes mains ont achevé.

« Que le Seigneur règne durant les siècles, sur les siècles et par-delà !

« Car le cheval de Pharaon, avec ses chariots et ses cavaliers, est entré dans la mer ; et le Seigneur a ramené les flots sur leurs têtes : mais les enfants d’Israël ont traversé à pied sec, au milieu de la mer. »

Cette nature de poésie, conforme à la tutelle divine dont les Hébreux se sentaient protégés, ils devaient la cultiver avec passion. C’étaient leurs annales, leurs prières publiques, la voix de leur peuple et de leurs prêtres. À l’origine même de la société hébraïque, avaient commencé les écoles des prophètes. On les voit du moins précéder le temps des rois, d’autant plus que nul autre pouvoir n’eut trouvé place entre le peuple choisi et le Dieu qu’il adorait. Là s’étudiaient, avec la religion, la musique et la poésie. Sous David et après lui, ces deux arts florissaient en Judée avec une magnificence qui peut étonner. Quatre mille chanteurs ou musiciens de l’ordre des lévites, rangés en vingt-quatre classes sous des maîtres nombreux, et attachés tour à tour pendant une semaine au service du temple, prenaient part à la célébration des hymnes sacrés.

« Par cet appareil, qui nulle part n’a été égalé, nous pouvons concevoir la splendeur de l’ode hébraïque », dit un éloquent interprète. « Souvenons-nous qu’il ne nous en est parvenu que des débris dépouillés de toute leur pompe et de leur vivant éclat, hormis ces lumières de la pensée et de l’expression, sur lesquelles encore le temps a jeté bien des obscurités a et des nuages. »

En résumant ainsi pour nous l’ode hébraïque, le docteur Lowth n’essayait pas de recherches sur la musique sacrée des Hébreux, sur le rhythme et ses rapports avec le chant, sur toute cette représentation enthousiaste et populaire qui devait porter si haut la puissance des cantiques sacrés.

Là où même difficulté se rencontre, même réserve nous est nécessaire, bien plus qu’au savant docteur. Comme les hymnes hébraïques, et sans que cette ressemblance fût une imitation, les odes de Pindare étaient accompagnées de voix et d’instruments. Elles offraient un spectacle célébré dans l’enceinte d’un temple, le péristyle d’un palais, ou parfois sous le portique décoré de la maison d’un vainqueur couronné dans les jeux. On conçoit que la pompe lyrique et musicale, que la mise en scène, ne fussent pas les mêmes pour l’annonce d’une victoire lointaine, apportée d’Olympie au roi de Syracuse, dans le luxe de sa cour, ou pour le jeune athlète qu’au sortir de la lice une fête civique accueillait à la voix du poëte.

Pindare nous avertit de ces différences ; et parfois, selon le génie de cette Grèce où tout ce qui servait aux arts était noble, où le comédien et le joueur de flûte n’étaient exclus d’aucune dignité, il se montre lui-même disposant le concert et ordonnant le chœur, dont les lyres et les voix vont soulever dans les airs le vol de sa strophe nouvelle. C’est ainsi que, dans la simplicité enthousiaste des mœurs hébraïques, le Roi prophète avait présidé au chant de ses hymnes et réglé les concerts des Lévites. Aujourd’hui nulle érudition n’oserait déterminer la vraie forme du vers hébreu et le rhythme, non plus que le chant de cette poésie sublime.

Gardons-nous cependant de conclure que son génie nous échappe, et que Bossuet lui-même, en la célébrant, ait admiré des contresens. Malgré ce que l’exacte sagacité des modernes et leur subtile esthétique peuvent ajouter à l’intelligence du texte antique, ne croyons pas que ces Hellènes judaïsants du second ou du premier siècle avant notre ère, que les Septante, que plus tard un Origène d’Alexandrie, qu’un saint Jérôme, entre les docteurs de Béthleem, et les pieuses Romaines qui chantaient pour lui les psaumes dans la langue hébraïque, n’aient pas entendu ce texte que rendait avec tant de force une nouvelle diction grecque ou romaine. Faisons la part de ce qui est perdu, et celle de ce qui est immortel.

Oui, pour la poésie de David et pour tout le lyrisme hébraïque, encore plus que pour Pindare, si témérairement reconstruit de nos jours, la science moderne ne peut rien démontrer en ce qui touche la forme du mètre, l’exacte mesure des strophes, le mécanisme enfin et l’ensemble de la mélodie.

Mais telle était la force de beauté répandue dans l’original qu’elle se conserve pour nous, malgré cette ignorance des lois qui la régissent et de quelques-uns des charmes qui lui servaient à plaire. C’est ainsi que cette poésie sacrée des Hébreux, demi-voilée dans les obscures ellipses de sa langue antique, ignorée dans ses mètres, dépouillée de son harmonie, souvent transmise dans des versions informes ou faibles, n’en a pas moins, depuis quinze siècles, défrayé de sublime l’imagination des hommes.

Malgré cette limite imposée à l’étude et à l’investigation même des plus habiles, on a su retrouver dans le dessin, dans le simple tracé des chants hébraïques, les types principaux, les types naturels de la beauté lyrique à tous ses degrés : la naïve allégresse, la douceur gracieuse, la force tempérée, la dignité pure et sévère, le sublime dans sa concision et sa magnificence. Essayons de surprendre d’abord à leur source, dans les livres saints, ces courants divers de l’antique poésie, comme l’historien sacré nous montre jaillissant de l’Éden ces grands fleuves qui traversent l’Orient et l’embellissent de leurs eaux.

Si cette poésie n’est jamais légère et profane, elle se pare cependant des affections douces et des images gracieuses, l’amour, le regret tendre, l’espoir, la joie contenue et la douleur aussi ; car l’une et l’autre peuvent avoir un charme de réserve, qui en est comme la pudeur.

Cette beauté est fréquente dans les poésies bibliques, et rend leur simplicité merveilleuse, comme par exemple dans ce psaume, où le Dieu redoutable est peint sous l’image la plus naïve de la vie paisible des champs : « Jéhovah est mon pasteur ; rien ne peut me manquer. C’est dans les herbages abondants qu’il me fera reposer et près des eaux doucement ruisselantes qu’il me conduira. » Et ailleurs, avec plus d’étendue, dans un de ces cantiques nommés cantiques d’ascension que le peuple chantait en montant les degrés du temple :

« Oh ! voici venir la joie et la douceur d’habiter ensemble, comme des frères ! Tel le parfum délire cieux qui, du sommet de la tête, s’étend sur la barbe d’Aaron et touche jusqu’aux bords de son vêtement.

« Telle la rosée d’Hermon qui descend sur les montagnes de Salem. Le Seigneur a mis là ses bénédictions et la vie pour les siècles à venir. »

Ne peut-on pas reconnaître ou présumer ici le type le plus antique et le plus saint de cette douceur majestueuse, de cette gravité sacerdotale qui devait inspirer, parmi les chants de Pindare, ceux qu’on nommait Marches et Hyporchèmes, et dont quelque trace se retrouve encore dans la seule forme de poésie qui nous reste de lui ?

À cette expression de la paix et de l’allégresse des âmes, à cette sérénité naïve qui va si bien aux accents de la poésie chantante, le Psalmiste mêle souvent une élévation paisible qui nous rappelle ce que la Grèce a montré, ce qu’elle a aimé et ce qu’elle désigne par ce nom d’Olympien réservé pour un de ses orateurs : le calme dans la force, la majesté imposante avec grâce. Ce caractère, ce genre de diction, je ne veux pas dire tempéré, comme l’ont nommé quelques hébraïsants trop classiques, mais unique, mais original, et semblable, pour ainsi dire, à une inspiration si divine qu’elle ne coûte aucun effort, qu’elle n’agite pas le prophète, qu’elle ne trouble pas le son de sa voix et qu’elle tombe doucement de ses lèvres, nous en avons de nombreux exemples dans Pindare ; mais une gracieuse image s’en retrouve aussi dans l’ode charmante d’Horace :

Quem tu, Melpomene, semel
Nascentem placido lumine videris,
Illum non labor Isthmius
Clarabit pugilem, etc.

Ce mode adouci de la poésie lyrique n’en admet pas moins ces rapides passages, ces changements de sujet ou d’émotion que d’ordinaire on attribue seulement à l’ardeur de l’enthousiasme. Une part des cantiques hébreux est en cela merveilleuse. Elle n’a pas les digressions lointaines, quoique vraisemblables, du poëte thébain. Elle est renfermée dans des souvenirs plus saintement limités ; écho de la prière, elle est contenue dans l’enceinte du temple ; mais, là même, elle trouve la variété poétique dans la succession rapide des sentiments, tour à tour élevés jusqu’aux cieux, ou atterrés par la douleur et la honte. Ce n’est plus ici quelque ressemblance inévitable, quelque rencontre accidentelle de génie, que nous chercherons entre le Psalmiste et le poëte de Dircé : c’est une élévation de nature à part, c’est quelque chose d’inimitable, que nous opposons d’un côté pour attester ce qui manque de l’autre :

« Ma voix monte vers Dieu, et je m’écrie sans cesse. Toujours ma voix vers Dieu, afin qu’il m’entende. Dieu voudra-t-il me rejeter éternellement ? ne se montrera-t-il plus jamais exorable ?

« Sa clémence est-elle morte pour l’éternité ? sa promesse est-elle épuisée, dans la durée des âges ?

« Dieu a-t-il oublié sa pitié ? ou a-t-il enchaîné sa miséricorde dans sa colère ?

« Ô Dieu, tes conseils sont tout divins. Quel dieu est comparable à la majesté de Dieu ?

« Tu es le Dieu qui fais les miracles : tu as fait connaître aux nations ta puissance.

« Tu as de ton bras revendiqué ton peuple, la postérité de Jacob et de Joseph.

« Les flots t’ont vu, ô Dieu ! les flots t’ont vu, et ils ont tremblé ; les abîmes mêmes se sont troublés.

« Les nuées ont débordé en orages ; le ciel a retenti : alors tes flèches ont couru dans les airs,

« Et la voix de ton tonnerre dans le tourbillon ; les foudres ont éclaté sur le monde ; et la terre tremblante s’est émue. »

Ce degré suprême de force dans le calme de l’expression, ces passages de la terreur à l’espérance, cette peinture simple d’une grandeur infinie, ce sont là des beautés que nous citons ici, non pour les comparer, mais pour les dire incomparables ; c’est une poésie au-delà des poésies humaines, comme le Dieu de Moïse est, pour l’imagination même, au-dessus de tous les dieux que l’imagination avait faits et que les passions adoraient.

Il est une autre forme encore du cantique hébreu, celle même que le docteur Lowth, dans son admiration un peu scolastique, rapporte au genre sublime, où le parallèle est plus acceptable, quoique la supériorité ne soit point douteuse. C’est qu’il ne s’agit plus là de la sublimité morale proprement dite, de cette sérénité de la raison révélée qui donne un caractère ineffable à quelques-uns des hymnes hébraïques. Il s’agit surtout de ce qui éclate dans beaucoup d’autres, la magnificence des images, l’excès de la passion, le tour extraordinaire de la pensée, ces choses admirables, mais humaines, parce qu’elles ne semblent que le suprême effort et le plus haut degré des dons qui sont en nous. Tel nous paraît ce psaume, ou, dans la pureté du théisme judaïque, l’idée de Dieu est entourée d’un pompeux appareil, comme pouvait l’entrevoir l’enthousiasme orphique, dans ces mystères d’Eleusis dont Pindare avait connu la grandeur :

« Jéhovah, le Dieu des dieux a parlé ; et il a convoqué la terre, de l’orient du soleil à son couchant.

« Des sommets de Sion s’est levé le Dieu de la beauté suprême. Il viendra notre Dieu, et il ne se taira pas. Un feu dévorant marchera devant lui ; et un tourbillon s’amassera dans le cercle de sa présence.

« Il appellera d’en haut les cieux et la terre, et il entrera lui-même en débat avec son peuple.

« Assemblez-moi mes saints ; qu’ils s’unissent à moi, en scellant un traité, quand ils immolent leurs victimes !

« Et les cieux annonceront sa justice, et que Dieu est un juge.

« Écoute, mon peuple, et je parlerai ; écoute, Israël, et je témoignerai devant toi. Je suis Dieu, je suis ton Dieu.

« Je ne t’accuserai pas sur tes offrandes : tes holocaustes sont toujours devant moi.

« Je ne recevrai pas les veaux de ton bercail, ou les boucs de tes troupeaux ;

« Car toutes les bêtes des forêts sont à moi, et les troupeaux de la montagne et les taureaux.

« Je connais tous les oiseaux du ciel ; et tout ce qui rampe sur la terre m’appartient.

« Si j’avais faim, je ne te le dirais pas ; car le monde est à moi, avec tout ce qu’il renferme dans son sein.

« Est-ce que je mangerai la chair des taureaux, ou boirai le sang des boucs ?

« Immole en holocauste à Dieu une offrande de louange, et paye au Très-Haut un sacrifice de prières.

« Invoque-moi, au jour de l’angoisse ; et je te sauverai, et tu m’adoreras.

« Mais à l’impie Dieu a dit : Pourquoi racontes-tu mes lois, et de tes lèvres publies-tu mon traité d’alliance ?

« Car tu hais ma discipline, et tu rejettes mes paroles.

« Si tu vois un voleur, tu cours à ses côtés ; et ta place est avec les adultères.

« Tu emploies ta bouche à la fraude ; et ta langue machine des tromperies.

« Tu parles une et plusieurs fois contre ton frère, et tu jettes le déshonneur sur le fils de ta mère.

« Tu as fait ces choses, et j’ai gardé le silence. Tu as cru que je serais semblable à toi ; mais je te conte vaincrai, et je mettrai ton compte sous tes yeux.

« Comprenez aujourd’hui ces vérités, vous qui oubliez Dieu ; et craignez que je ne vous saisisse, et qu’il n’y ait personne pour vous délivrer.

« Celui qui m’offre un holocauste de louange servira ma gloire ; et je lui montrerai la voie du salut, la voie de Dieu37. »

Quel que soit le sublime de cette mythologie, pour ainsi dire orthodoxe, où Jéhovah est nommé le Dieu des dieux, elle offre dans l’éclat du langage plus d’un rapport avec l’accent religieux du poëte thébain. Sous les images de l’infinie grandeur, elle enveloppe la loi morale ; et elle n’éblouit les yeux que pour parler à la conscience.

Cette forme vraiment magnifique de l’ode n’a dû, chez les Hébreux eux-mêmes, atteindre à toute sa hauteur que lorsqu’elle se mêlait à une cérémonie sainte dont elle était la voix ; comme, par exemple, sous David, dans la translation de l’arche sainte au sommet de la montagne de Sion, entre les pompes d’un concert triomphal où tout Israël était associé.

Alors, ce semble, apparut l’enthousiasme lyrique dans sa plus haute expression : élévation du sujet, immensité du chœur, sublimité du langage. Alors retentit cet hymne incomparable : « À Jéhovah la terre et tout son appareil, le globe et ceux qui l’habitent ; car il l’a fondée sur les mers, et l’a élevée au-dessus des fleuves. Qui osera gravir la montagne de Jéhovah, et s’arrêter dans sa sainte demeure ? L’homme aux mains innocentes et au cœur pur, qui n’a pas mis sa confiance en de vaines divinités, et qui n’a pas juré, avec le dessein de tromper : celui-là remportera la bénédiction de Jéhovah, et la justice des mains de Dieu, son Sauveur. Telle puisse être la nation qui le cherche, et qui voit la face du Dieu de Jacob ! »

Ainsi chantant, la fête religieuse montait vers le nouveau tabernacle, sur la cime de Sion ; et, comme elle approchait, le peuple musical des lévites, divisé en deux chœurs, éclatait en ces accents : « Élevez vos fronts, ô Portes ! Enorgueillissez-vous, Portes éternelles ! le roi de gloire est près d’entrer. Quel est ce roi de gloire ? Jéhovah, le Dieu fort et puissant ; Jéhovah, le maître de la guerre. Élevez vos fronts, Portes éternelles ! Le roi de gloire est près d’entrer. Quel est ce roi de gloire ? Jéhovah, le maître de la guerre ; c’est lui, le roi de gloire. »

Une des conditions du sublime, la brièveté, anime ce chant. Il n’est donné à l’esprit de l’homme de luire à cette hauteur que par éclairs. Ce que l’on a nommé l’inspiration, c’est ce moment où l’âme, ravie au-dessus d’elle-même, épuise le dernier degré de douleur, de joie, d’amour, qu’il lui soit possible d’atteindre sans briser sa faible enveloppe et s’échapper d’ici-bas. La continuité du sublime serait une extase plus forte que la vie terrestre, comme le témoigne parfois l’apparition trop courte d’une de ces âmes élevées, délicates, brûlantes, que la foi divine a saisies et qu’elle consume. Vous l’avez vue, peut-être.

Rien n’égalait sa pureté nourrie de ferveur. Les soins et les bonheurs apparents de la vie, les émotions même de la charité, se perdaient pour elle dans une pensée plus haute de contemplation divine. Elle voyait Dieu en imagination ; elle l’associait à ses douleurs par la prière, et ne descendait pas de cette région d’amour et d’espérance dont l’ardeur satisfait seule certaines âmes, mais dévore promptement cette vie mortelle qui les entoure et qui les gêne. Elle a passé vite sur cette terre, parce qu’elle était du ciel et qu’elle avait hâte d’y revenir.

L’âme humaine, par son origine et sa destinée, est capable d’extase, mais pour un moment : elle y atteint, elle n’y reste pas. C’est tout ensemble la marque et la borne de sa grandeur ici-bas, que, dans la foi, dans la passion, dans le génie, elle ne puisse entrevoir et soutenir le sublime que par intervalle. Au-delà est cette vie divine que l’antiquité, même idolâtre, avait conçue, dont elle entendait quelque chose dans le recueillement intérieur de l’âme, qu’elle recherchait dans les initiations de ces mystères, dont Pindare a dit : « Que l’homme n’en aurait pu contempler toute la lumière dévoilée, sans mourir. »

Mais revenons au seul domaine de l’imagination et de l’art. Quelle place y doit prendre encore la foi surnaturelle ? Ce n’est pas seulement dans les chants du Psalmiste que se rencontrent les plus sublimes inspirations de poésie lyrique. Elles sont éparses ailleurs, et jusque dans le récit historique, témoin, au chapitre xxxii du Deutéronome, ce chant de Moïse où Dieu semble plaider contre son peuple, l’accuser, lui répondre, entre la vive expression des images présentes et la vue prophétique d’un avenir non moins éclatant aux yeux.

Si l’esprit ne devait pas se défier des parallèles cherchés trop loin, le chant du législateur hébreu en réponse à l’ingrate anxiété de son peuple, ce gouvernement des hommes par l’enthousiasme poétique, nous rappellerait l’élégie de Solon récitée au peuple athénien, et comment, avec des accents poétiques, il changeait les résolutions et apaisait ou enflammait les âmes.

Mais, malgré ce rapport dans les faits, la distance est trop grande entre les deux influences, comme entre les deux sociétés. D’une part, on a le langage de ce prophète illuminé de Dieu, que le ciseau de Michel-Ange nous représente avec des cornes de feu : d’une autre part, les premières expressions mêmes du poëte vous annoncent un messager du dieu Mercure, un adroit orateur pour l’intelligente et indocile Athènes.

Dans cette Athènes, cependant, la poésie lyrique devait aussi bientôt jeter sa flamme, quand l’invasion et la défaite des Perses auraient animé l’ardeur des matelots du Pirée et de Salamine, et quand le théâtre, nouvellement créé, serait devenu avec Eschyle la représentation et comme la musique militaire des triomphes de la patrie.

Mais, loin dans l’antiquité, avant ces merveilles de la muse attique, contemporaines et toutes voisines des grandeurs du génie dorien dans Thèbes et dans Syracuse, ne peut-on pas reconnaître, à travers les obscurités et les défigurements du langage, une forme de poésie enracinée dans le cœur d’un peuple, et toute inspirée de ses périls et de ses délivrances ? Demandons encore aux livres saints, même avant David, un exemple de cette poésie religieuse et populaire, animée des passions de l’Orient. Entendez-vous Débora, prophétesse et guerrière ?

Jamais le sublime de la confiance en Dieu n’aura mieux apparu dans un hymne de reconnaissance et dans un chant de victoire :

« Ô Jéhovah ! lorsque tu sortais de Séir et que tu t’avançais des campagnes d’Idumée, la terre a tressailli, les cieux ont pleuré, les nuages se sont fondus en eaux, les montagnes ont disparu devant la face de Jéhovah, et le Sinaï lui-même, devant la face de Jéhovah, Dieu d’Israël. »

« Jéhovah, j’ai entendu ton message, et j’ai tremblé. Accomplis ton œuvre, ô Jéhovah ! dans le cours des ans ; rends-la manifeste dans le temps ; et, dans ta colère, souviens-toi de ta miséricorde. Dieu est sorti de Canaan, et le Saint s’est avancé des monts Paranéens ; sa gloire a voilé les cieux, et la terre a été inondée de sa lumière. »

Tel était le langage que le zèle de la religion, l’amour de la patrie, la joie de la victoire et de la délivrance, mettaient dans la bouche d’une femme, chez ce petit peuple hébreu, encore presque ignoré du monde qu’il devait renouveler.

Mais il n’est pas douteux que, là encore, à part ces inspirations accidentelles que l’amour de la patrie pourrait exciter dans la première âme venue, il y avait, plus qu’en aucun autre pays, un foyer continu de tradition et d’enthousiasme. Humainement parlant, on ne peut expliquer d’autre sorte ces écoles perpétuées dans Israël, ces prophètes, voix du peuple et conseils du souverain, accusateurs publics de toute violence et de toute fraude, hérauts et messagers, scellant de leur sang la vérité de leurs reproches et de leurs prédictions.

L’érudition critique peut rapprocher et finement approfondir ce qui nous reste de notions appréciables sur les diverses formes de pouvoir théocratique établies chez les différents peuples. Prêtres égyptiens, Mages de la Perse, Hiérophantes des mystères helléniques, Patriciat pontifical de Rome, Collège des Druides de la Gaule, nulle part il n’apparaîtra moins de superstition et plus de grandeur, un dégagement aussi complet de toute fraude, de tout intérêt, de toute faiblesse, que chez les prophètes hébreux, saintes victimes de la patrie judaïque, consacrés au Dieu de vérité, nourris dans l’étude de sa loi, venant, en son nom, avertir les rois coupables, instruire le peuple égaré, se jeter entre lui et ses oppresseurs, et mourir sous les instruments de torture de ses ennemis.

Nul doute qu’une éducation à part, la plus sévère, la plus abstinente, la plus morale, la plus poétique, préparait ces hommes ; et, si quelquefois le même don de sagesse et d’enthousiasme, que l’éducation développait en eux, se trouvait ailleurs perdu et comme enfoui dans une existence grossière, là encore parfois il s’éveillait, sous quelque coup du sort et quelque ressentiment des maux de la patrie, comme nous l’atteste l’exemple du prophète Amos, enlevé à ses travaux rustiques pour avertir un roi corrompu d’Israël et protester contre l’idolâtrie de Damas et le schisme de Samarie.

L’action de ces hommes, dans les combats de la Judée avec la Phénicie, l’Assyrie, la Perse, est la plus grande peut-être que l’intelligence dévouée et passionnée ait exercée contre le nombre et la force. Ils furent l’âme du peuple hébreu, sa cymbale de guerre, le luth de son deuil et de ses afflictions, sa vie durable dans la captivité, alors que, démembré par les discordes, expatrié par la servitude, ses lieux saints, ses tombeaux, sa langue natale, lui étaient arrachés, et qu’il ne lui restait plus que sa foi dans le passé et dans l’avenir. Pour l’observateur historique, l’unité du peuple hébreu, sa persistance invincible, est dans le livre des prophètes, d’Isaïe à Zacharias et à Malachias. On y voit en symbole et en action le culte de Dieu, l’amour de la patrie juive, la persuasion des promesses divines, la certitude de la délivrance, l’immutabilité de la foi primordiale et l’extension future de ses rameaux transformés. C’est la lampe inextinguible qui brûle dans les sépulcres, mais où s’allume la torche que se passeront l’un à l’autre les peuples nouveaux.

Quelle ne fut pas, en effet, la puissance de ces paroles de feu des anciens prophètes, lorsqu’elles jaillirent dans le monde avec la parole évangélique, dont elles semblaient tantôt le mystérieux prélude, tantôt la sanction pénale ! Et plus tard, et toujours, quand la Bible devient la principale nourriture des âmes, combien ce langage, approprié sans cesse par la passion aux hommes qui s’en servaient, n’eut-il pas de pouvoir sur l’esprit et la volonté ! Les terribles guerres civiles d’où sortirent la réforme et la grandeur de l’Europe, s’entretenaient aux sources de cette parole biblique dont le Psalmiste et les prophètes sont les coryphées ; et l’imagination des chrétiens d’Europe et d’Amérique en garda longtemps le rayon et l’empreinte.

Si donc, lecteur qui parcourez ces pages par une étude de spéculation et de goût, vous ne voulez jamais oublier le côté sérieux des arts, ce qui touche à l’énergie de l’âme, à la passion du devoir et du sacrifice, à la liberté morale, même pour bien juger les grâces et la puissance du lyrisme hellénique, vous aimerez à réfléchir sur une beauté plus sévère : vous contemplerez cette originalité plus étrangère, plus lointaine pour nous, et cependant incorporée dans notre culte religieux et partout présente, que nous apporte la poésie des prophètes hébreux, de ces prophètes nommés par le Christ à côté de la loi, dont ils étaient, en effet, l’interprétation éclatante et figurée.

Mais comment, à si longue distance, susciter en nous l’image de cette poésie sublime, extraordinaire, transmise dans de faibles versions, demeurée pour nous plus insolite qu’admirée, et aujourd’hui délaissée de cette flamme, de cette vie croyante qui donnait tant de force à ces chants, dans leur origine inspirée, et lorsqu’ils étaient répétés par la première ferveur du culte évangélique les divinisant de nouveau ? Bossuet seul et Racine ont retrouvé tout entier ce feu, couvert sous la parole des prophètes d’Israël : ou bien aussi parfois, dans le coin d’une église, quelque âme pieuse, en extase sur la leçon du jour, aura senti, dans la plus simple version de quelques fragments épars d’Isaïe, l’accent divin que lui aura révélé sa foi.

Pour nous, tâchons seulement ici de ne pas détruire par l’expression ce que l’âme seule peut rendre, ce que l’âme seule peut saisir, ce qu’a senti le Prophète, devant la chute du roi de Babylone. C’est peut-être le plus beau chant de la lyre hébraïque :

« Comment a cessé l’oppresseur et s’est arrêtée la main qui arrachait l’or ?

« Jéhovah a brisé la verge des impies, le sceptre des tyrans.

« Celui qui frappait cruellement les peuples d’une plaie irrémissible et dominait les nations avec colère est abattu sans obstacle.

« Toute la terre repose ; elle est tranquille, ou elle éclate en chants d’allégresse.

« Les pins mêmes se réjouissent de sa chute, et les cèdres du Liban, qui disent : Depuis que tu es gisant, le bûcheron n’a pas gravi pour nous émonder.

« L’enfer s’est ému soudainement pour venir au-devant de toi. Il a réveillé pour toi les décédés et tous les anciens de la terre ; il fait lever de leurs trônes tous les princes des nations.

« Tous répondent, et ils te disent : Toi aussi, tu es blessé comme nous ; tu es devenu semblable à nous.

« Ton orgueil a été abaissé jusqu’aux enfers ; ton cadavre y est descendu : la pourriture sera ta couche et les vers ton vêtement,

« Comment es-tu tombée des cieux, étoile qui te levais au matin ! Comment es-tu abattu la face contre terre, toi qui brisais les peuples,

« Et qui disais dans ton cœur : Je gravirai les cieux ; au-dessus des astres de Dieu j’élèverai mon trône ; je m’assoirai sur la montagne de l’alliance, aux flancs du Septentrion ; je monterai sur la hauteur des nuages ; je serai semblable au Très-Haut !

« C’est dans les bas-lieux que tu descendras, dans les profondeurs de l’abîme. Ceux qui t’avaient vu se pencheront vers toi, te regarderont de haut : Est-ce là cet homme qui troublait la terre et secouait les empires, qui rendait le globe désert, qui détruisit les villes et n’ouvrit pas à ses captifs la porte de leur prison ? »

« Tous les rois des nations ont dormi avec honneur, chacun dans sa tombe.

« Mais toi, tu as été rejeté de ton sépulcre comme une branche inutile, et roulé avec ceux que le glaive a tués et qui descendent au fond de l’abîme, cadavres infects.

 

« Tu n’auras pas avec eux même la société de la tombe ; car tu as ruiné ton pays, tué ton peuple ; et la semence des méchants ne sera pas nommée dans l’éternité.

« Réservez ses fils à la destruction, pour l’iniquité de leur père. Ils ne se relèveront pas ; ils n’auront pas la terre en héritage ; ils ne couvriront pas de villes la surface du monde.

« Je m’élèverai contre eux, dit Jéhovah, dieu des armées. De Babylone je détruirai et le nom et les restes, et le germe et la postérité, dit Jéhovah.

« Je la mettrai au pouvoir du hérisson ; je la changerai en marais ; je la nettoierai en la détruisant, dit Jéhovah.

« Le Seigneur des armées a juré et a dit : Il en sera comme j’ai pensé et comme j’ai voulu dans mon âme.

Il Assur sera brisé sur ma terre et foulé aux pieds sur mes montagnes ; son joug sera écarté loin d’eux, et ce poids détourné de leurs épaules.

« Voilà le dessein que j’ai résolu pour toute la terre, la main que j’ai étendue sur tous les peuples. Le Seigneur, Dieu des armées, a résolu cela : qui peut l’infirmer ? Sa main est étendue : qui peut la replier38 ? »

Au lyrisme grec, si varié dans ses formes depuis l’hymne dogmatique ou enthousiaste jusqu’à l’élégie, on pourrait comparer quelques chants de douleur, comme la plainte de David, à la mort de Saül et de Jonathas :

« Ô gloire d’Israël tuée sur tes montagnes, comment sont tombés les vaillants ?

« On a entendu mes gémissements ; et il n’est personne qui me console ; tous mes ennemis ont entendu mes douleurs ; et ils ont grande joie, ô Dieu, que tu m’affliges ainsi.

« Ne portez pas cette nouvelle à Gaza ; ne la publiez pas dans les rues d’Ascalon. Que les filles des Philistins n’en aient pas la joie ! qu’elles ne triomphent pas, les filles des incirconcis !

« Ô montagnes de Gelboë, que sur vous ne tombent plus la rosée ni la pluie ! »

Ce délire qui se prend à tout, s’irrite contre les lieux, contre les choses insensibles, se retrouve dans la poésie grecque. Ainsi, dans quelques restes d’un vieux chant guerrier, le poëte s’écriait :

« Hélas ! hélas ! aride et perfide coteau ! quels hommes tu nous as tués ! Valeureux soldats et nobles citoyens, qui montrèrent alors de quels pères ils étaient nés39 ! »

Mais disons de la poésie hébraïque qu’elle est incomparable dans la tendresse comme dans la haine, dans la bénédiction comme dans l’anathème : poésie la plus humaine de toutes, quel que soit le merveilleux de son origine, parce qu’elle exprime plus qu’aucune autre la passion et les mouvements du cœur ! Poésie patriotique aussi, et d’autant plus éloquente qu’elle gémit sur de plus grands maux, et que la servitude de son peuple est, à ses yeux, non pas seulement une oppression, mais un sacrilège !

Tel était donc, trois siècles avant les luttes de la Grèce contre l’Asie barbare, le degré de sublime où, devant les maux de la patrie juive et la chute espérée de son oppresseur, s’élevait la voix d’Isaïe, d’un homme de race sacerdotale et royale, de celui qui plus tard paya sa dette à la tyrannie, et, dans sa patrie délivrée du joug étranger, subit, sous un roi ingrat et féroce, le supplice d’être scié par le milieu du corps.

Ainsi les prophètes hébreux, sous des tortures plus atroces, rencontraient déjà le sort réservé plus tard aux orateurs d’Athènes. Ils représentaient, avec le rayon de feu sur le front, ce même combat de l’intelligence et de la vertu contre l’invasion homicide du dehors et la tyrannie homicide du dedans. Ils étaient aussi les chefs de la lutte, les otages de la paix et les victimes propitiatoires de la servitude. Comme toutes les grandes choses se touchent dans le monde, comme une même ardeur de dévouement et de courage s’éveille, à certaines époques, chez les peuples le plus séparés d’origine et d’histoire, ne semble-t-il pas que la lyre patriotique et guerrière va trouver, presque à la même heure, le même office à remplir dans Athènes que dans la Judée ? Ce chant d’Isaïe sur la ruine du roi de Babylone, cette réponse à d’insolentes menaces, cet orgueil du roi des rois brisé de si haut, ne nous conduisent-ils pas, comme par un même souvenir, aux grands jours de la Grèce, à l’invasion de Xerxès, à l’abandon d’Athènes, à la retraite victorieuse des Athéniens sur mer, à la fuite du barbare repassant l’Hellespont, à toutes ces merveilles, enfin, qu’a partagées et qu’a chantées le tragique Eschyle, contemporain du lyrique-Pindare, et, sous une autre forme, enfant du même génie ?

Après avoir cherché dans la vieille Asie les plus hautes inspirations de l’enthousiasme lyrique, après en avoir contemplé la vertu guerrière dans les luttes d’un coin de terre monothéiste et civilisé contre l’Assyrie barbare et idolâtre, on est mieux préparé à le reconnaître dans l’immortelle victoire de cette petite péninsule de la Grèce, ingénieuse et libre, sur l’Orient despotique de Suse et d’Ecbatane, traînant à sa suite les descendants des anciens esclaves des rois et jusqu’à des milices de ce peuple juif tombé, du joug de Babylone sous celui de la Perse.

Chapitre IV. §

Du lyrisme grec avant Pindare. — Des hymnes d’Homère. — De la poésie lyrique dans l’Iliade. — Archiloque ; quelques débris de son génie.

En Grèce, comme ailleurs, la conjecture la plus naturelle fait remonter la poésie lyrique à l’origine même de l’art. On l’a vu pour l’Orient : la poésie lyrique se confond avec la prière, et l’une et l’autre semblent le premier élan spirituel de l’âme. Mais l’antiquité de ce mode d’expression n’en suppose pas dès le commencement la variété savante et l’habile artifice.

Avant que la poésie lyrique s’alliât dans les fêtes à toutes les puissances de l’harmonie, elle employait surtout la forme simple du vers héroïque. Ces chanteurs introduits dans l’action de l’Odyssée, ce chantre aveugle qui se fait entendre à la table hospitalière du roi Alcinoüs, leurs hymnes aux dieux, ne s’éloignent en rien, pour l’expression et le rhythme, de tout le reste du récit.

Enfin lorsque, dans l’Iliade, au dernier combat d’Hector le poëte fait succéder, comme pour l’apothéose d’une telle victoire, l’acclamation soudaine des vainqueurs : « Nous avons remporté une grande gloire, nous avons tué le vaillant Hector » ; rien n’est changé dans la forme des vers ; et le majestueux hexamètre se plie et se replie à ces violentes saillies de la joie guerrière.

Ne soyez donc pas étonné que, dans les hymnes placés sous le nom d’Homère et, ce semble, d’une langue contemporaine ou rapprochée de celle de ses deux grands poëmes, le mètre appliqué au mouvement lyrique demeure uniforme et simple : c’est la simplicité même du culte se communiquant à l’art.

J’en croirai d’autant plus l’Hymne à Apollon fort authentique, sinon quant à l’auteur, au moins quant à l’ancienneté. Je vois Thucydide40, le grave historien, qui cherche dans les poëmes homériques la preuve d’un événement ou d’un usage antique, réputer cet hymne l’œuvre d’Homère, et, il faut ajouter, la seule œuvre où il se soit désigné lui-même. En effet, rappelant les hymnes des jeunes filles de Délos, servantes d’Apollon, le poëte s’écrie : « Ô Latone, Apollon et Diane, salut à vous ! Mais, vous aussi, souvenez-vous de moi à jamais. Toutes les fois qu’un des habitants de la terre, qu’un voyageur malheureux vous demandera dès l’abord : Ô jeunes filles, quel homme, pour vous le plus cher parmi les poëtes et le plus agréable par ses chants, habite ici ? répondez-lui toutes, notre nom : C’est un homme aveugle ; il a pour patrie l’île montagneuse de Chio ; tous ses chants seront les premiers dans l’avenir ; et nous porterons sa gloire sur la terre, partout où nous rente contrerons des villes habitées. »

Ce langage, consacré dans des vers antérieurs à Thucydide, était-il, non le signalement du poëte, donné par lui-même, mais une fiction sur l’origine des chants populaires déjà répandus dans la Grèce ? Il n’importe ; on voit ici, dans l’unité de ton des hymnes religieux et des récits épiques, l’antiquité même de cette poésie lyrique.

Tout semble l’attester d’ailleurs, le naturel et l’abondance des images, la simplicité des symboles. Soit que cette poésie des hymnes homériques célèbre les grands spectacles de la nature, soit qu’elle rappelle les traditions du culte mythologique, jamais rien de subtil, comme dans les hymnes savants de Proclus, ou dans les réminiscences tardives placées sous le nom d’Orphée. On pourrait plutôt reconnaître dans le langage de ces chants une sorte de piété panthéiste analogue à celle qui, dans des temps plus reculés, et chez des ancêtres oubliés de la race grecque, avait inspiré quelques accents des Védas. Tel est le caractère de l’hymne homérique à la Terre, à cette déité matérielle que, sous le beau ciel de l’Inde, célébraient les poëtes, et qu’ils montrent dans leurs vers féconde et inépuisable, ruisselante de fleuves et pavée de montagnes.

« Je chanterai la Terre, mère universelle, base inébranlable, qui nourrit toute chose ici-bas. Tout ce qui, en effet, marche sur le sol, ou traverse la mer, ou vole dans les airs, tire sa nourriture de toi et de ta richesse ! C’est par loi que la famille est prospère en beaux enfants et en belles moissons, ô déesse ! C’est de toi qu’il dépend de donner et de conserver la vie aux périssables humains. Fortuné celui que lu honoreras de ta faveur ! à lui tout vient en abondance. Pour ceux-là foisonnent les guérets chargés d’épis, les troupeaux croissent dans les champs et la maison se remplit de biens. Ils gouvernent par de sages lois leurs villes ornées de belles femmes. Le bonheur et la richesse les suivent en tout. Leurs fils s’enorgueillissent d’une gaieté fraîche et nouvelle ; et leurs jeunes filles, se jouant avec allégresse en chœurs couronnés de guirlandes, dansent parmi les fleurs de la prairie : les fils et les filles de ceux que tu veux honorer, sainte déesse, inépuisable génie ! Salut, mère des dieux, épouse du ciel étoilé ! en retour de mes chants, accorde-moi par ta faveur une vie fortunée. J’aurai souvenir de toi, et je m’occuperai d’un autre chant. »

La plupart de ces hymnes, bornés à quelques vers, ne semblent que des formules d’invocation, dont il serait difficile d’assigner la date. Mais l’hymne à Apollon, cité par Thucydide, et quelques autres à Mercure, à Vénus, à Cérès, mêlés de récits et de prières, marquent bien le rapport de la poésie narrative au chant lyrique. On sait que l’hymne à Cérès ne fut découvert qu’à la fin du siècle dernier, dans la poussière d’un couvent de Moscou. La critique verbale y reconnut la langue et la diction des autres hymnes réputés les plus anciens. Le goût sentit, dans la fiction et le récit, cet accent naïf qui ne trompe pas et qu’on ne peut guère simuler. Nulle part, la fable ingénieuse et symbolique de Cérès et de Proserpine n’a été contée avec autant de charme religieux et de pathétique. La douleur irritée de Cérès, la vengeance dont elle menace les humains en laissant la terre inculte, est vaincue par les prières de Rhéa, sa mère, et par la promesse qu’elle reverra sa fille et passera désormais avec elle dans l’Olympe les deux tiers de l’année.

« La déesse l’a dit41 : Cérès à la belle couronne n’a plus de défiance. Soudain elle a laissé libres les fruits naissants des guérets fertiles : la vaste terre a regorgé de feuilles et de fleurs. Cérès, s’avançant, montre au roi, chef de la justice, à Triptolème, à Dioclès, qui maîtrise les coursiers, au puissant Eumolpe, à Célée, pasteur des peuples, les saints rites de ses autels : elle leur enseigne à tous les divins mystères, à Triptolème, à Polyxène, à Dioclès, ces mystères terribles qu’il n’est permis ni de pénétrer, ni de savoir, ni de redire ; car une grande crainte des dieux enchaîne ici la voix. Heureux celui des hommes qui les a vus ! Mais celui qui n’a ni le secret, ni le partage de ces choses sacrées, n’a pas semblable chance de bonheur, après le trépas et dans le ténébreux séjour. »

Ces majestueuses paroles, on le voit, respirent même piété, même confiance que le fragment de Pindare sur les mystères d’Éleusis. Un tel langage appartient à ces temps de la Grèce, où le courage et le génie du peuple étaient le plus liés aux croyances et aux fêtes du culte religieux. Dans la suite, les mystères d’Éleusis furent symboliquement expliqués par les sages ; et, plus tard encore, ils furent empruntés ou contrefais par une sorte de Théurgie, dernier sacerdoce du paganisme. Mais alors cette croyance n’était plus qu’une imposture, où la poésie manquait comme l’enthousiasme.

Quoi qu’il en fut des formes simples de l’hymne primitif, le rhythme dut varier bientôt et se prêter à tous les mouvements que l’élan de l’imagination, l’émotion du chant, le concert des voix, le tressaillement de la foule qui leur répond, pouvaient imprimer au poëte. L’hymne sacré, d’abord inculte comme la forêt dont il avait frappé les voûtes sauvages, puis longtemps rude et simple comme les pierres massives des premiers temples, s’embellit avec eux et déploya toutes les variétés, tous les calculs de l’harmonie. Le mètre poétique s’assouplit à ces changements. L’élégie, la plainte funèbre, eut alternativement un vers brisé, comme pour exprimer par le son l’effort et la tristesse. La colère s’arma de l’ïambe aux syllabes aiguës et rapides. La poésie morale, ce correctif de toutes les autres, qui d’abord semblait réduite au mètre élégiaque de Théognis, se joua dans des rhythmes divers et parcourut toutes les cordes de la lyre.

Parmi ceux qui étendirent ainsi la poésie grecque, après Homère et avant les tragiques, il n’est pas de nom plus célèbre qu’Archiloque. Nuls chants n’étaient plus familiers dans les places publiques et sous les portiques de l’ancienne Athènes ; nul buste, dans les Musées des Lagides, n’était plus rapproché de celui d’Homère.

Mais, de nos jours, comment, avec quelques rares débris, quelques épaves fortuites échappées aux naufrages du temps, refaire ou deviner cette poésie ? Comment retrouver les feux et les reflets du diamant réduit en poussière ?

À part l’admiration dont Archiloque frappa les Grecs, nous savons qu’il fut un des modèles d’Horace, et que l’art si studieux et si vif du lyrique romain était tout parsemé de réminiscences d’Archiloque, d’Alcée, de Stésichore, de Sapho. Mais cela même laissait apparaître bien des différences entre l’impétueux génie, la licence effrénée d’Archiloque, et la grâce à la fois épicurienne et savante d’Horace.

Né dans l’île de Paros, vers la dix-septième olympiade, six siècles avant notre ère, Archiloque courut toutes les aventures de la vie civilisée d’alors, tout ensemble poëte et guerrier, diffamé dans ses mœurs, redouté pour ses vers, implacable ennemi domestique, faible défenseur de ses concitoyens, et couvrant de son impudence encore plus que de son génie sa désertion dans le combat, et la perte de ce bouclier avec lequel ou sur lequel un Spartiate devait revenir du champ de bataille.

Il s’était nommé dans ses vers le serviteur de Mars, roi de la guerre, et le disciple instruit au don gracieux des Muses42. Ailleurs, se faisant aussi guerrier que le Crétois Hybrias dans une vieille chanson, il disait43 : « Avec la lance, je trouve le pain pétri pour moi ; avec la lance, je recueille la vendange d’Ismare ; avec la lance, j’ai de quoi boire à mon aise couché. » Mais cette prouesse ne se soutint pas ; et, par une justice du sort, l’aveu de sa faiblesse a survécu dans le petit nombre de vers qui nous sont restés de lui. Archiloque le poëte, raconte Plutarque44, se trouvant à Sparte, les Lacédémoniens le chassèrent à l’heure même, pour avoir dit dans ses vers qu’il valait mieux jeter bas ses armes que mourir. »

Puis, l’historien ajoutait cette fâcheuse citation du poëte : « Un Thrace s’enorgueillit maintenant du bouclier que moi j’ai laissé bien intact, au coin d’un buisson, contre mon gré sans doute ; mais par là j’évitais la mort. Bonsoir à ce bouclier. Un autre j’aurai, qui ne sera pas plus mauvais. ».

Maintenant, le poëte qui se moquait ainsi de lui-même trouvait ailleurs des accents pleins d’élévation et de force, pour encourager la constance et la lutte contre l’infortune. C’est lui qui dit dans de beaux vers ïambiques45 :

« Il n’est dans les choses humaines rien d’inespérable, rien qu’on doive nier, rien qui puisse surprendre : car Jupiter, le maître des dieux, fait du plein midi sortir la nuit, quand il a voilé la lumière du soleil resplendissant ; et une froide terreur est descendue sur les hommes. Après cela, tout est à croire et à espérer pour les mortels ; et personne de vous ne doit s’étonner, s’il voit les animaux féroces échanger avec les dauphins leurs forêts contre les profondes vallées de la mer, et les uns préférer les flots retentissants à la terre, tandis que les autres se plairaient désormais sur la montagne. »

Ailleurs le poëte proteste, avec non moins de force, contre les mécomptes de la vie, et ne conseille pas, comme fait parfois Horace, d’y opposer l’insouciance et le plaisir, mais la fermeté d’âme. Il adresse ce langage à un Périclès antérieur de plus de deux siècles à celui de l’histoire46 :

« Nul de nos citoyens, ô Périclès, ne voudra distraire par des fêtes nos gémissants regrets : la ville ne le voudra pas. De même qu’il est des hommes submergés par le flot bruyant de la mer, ainsi nous sentons notre cœur noyé sous le chagrin. Mais à des maux extrêmes, ô ami, les dieux ont donné pour remède la ferme hardiesse de l’âme. Tantôt l’un, tantôt l’autre éprouve ces maux. Aujourd’hui ils sont tombés sur nous, et nous voilà tout haletants de notre plaie sanglante ; ensuite ils passeront à d’autres. Rendez-vous fort au plus vite, en chassant loin de vous la plainte efféminée. »

On le voit, avec la mobilité du génie grec, cet Archiloque, banni de Sparte pour avoir plaisanté du courage, savait l’inspirer par ses vers et s’en armait contre le mépris excité par ses fautes47 : « Ô mon âme, dit-il, battue de maux intolérables, souffre avec fermeté ; et, la poitrine jetée au-devant des ennemis, repousse-les, en restant inflexible sous leurs coups : victorieuse, ne t’enorgueillis pas ; et vaincue, ne demeure pas dans l’ombre à pleurer ; mais, dans le bonheur et dans les revers, triomphe ou afflige-toi modérément ; puis reconnais quel courant fatal entraîne les hommes. »

Le poëte capable de ces mâles et sévères accents pouvait redire les hauts faits. Aussi fut-il couronné à Olympie pour un hymne à Hercule, dont le chant demeura célèbre, bien qu’une corde accidentellement rompue à la lyre eut altéré l’harmonie du début48 : « Ô victorieux, salut, roi Hercule, et toi, Iolas, vaillant guerrier ! »

Par là sans doute, et par cette complaisance du peuple artiste de la Grèce pour le génie qui le charmait, Archiloque, malgré la licence de sa vie et de ses vers, eut un nom honoré des hommes et des dieux, selon le langage païen.

Ce nom continua de vivre dans la mémoire poétique de la Grèce, souvent blâmé par les philosophes, mais cité, chanté dans toutes les fêtes : et, lorsque la Grèce libre et parlant à la tribune et sur le théâtre eut cessé, lorsque sa langue et son génie ne furent plus qu’un luxe de cour et une étude de cabinet dans Alexandrie et les villes grecques d’Asie, nul monument de l’art antique ne fut plus imité, plus commenté que le hardi génie d’Archiloque.

Sa licence s’oublia, devant son art profond de langage ; on le médita comme Pindare et comme Homère lui-même ; et, dans cette riche série de modèles que le génie grec, à ses âges divers, offrit au goût laborieux des Romains, il fut l’objet de l’émulation des plus habiles. Horace se pénétra de cette poésie hasardeuse et correcte, ardente et philosophique, dont il avait peut-être entendu les refrains, aux jours de sa studieuse jeunesse dans Athènes, et qu’il retrouvait partout célébré, d’Aristote aux critiques d’Alexandrie. Nul doute qu’il ne lui ait emprunté souvent de ces inventions de langage, de ces grâces originales qui sont le charme d’une poésie savante et pourtant naturelle.

Avec la différence des temps, la modération de désir recommandée par le fougueux satirique de Paros sert d’exemple à celle d’Horace49 : « Je ne me soucie nullement, avait dit Archiloque, des trésors de l’opulent Gygès ; jamais je ne fus pris du sentiment de l’envie ; je n’ambitionne pas les grandeurs des Dieux, ni je n’aspire aux pompes de la tyrannie ; je la laisse bien loin en arrière de mes regards. »

À cette modération se joint l’abandon au destin, ou à la Providence. On sait comment Horace se console ou se moque, dans sa philosophie, des caprices du sort. Il avait lu dans Archiloque50 : « Confiez tout aux Dieux. Souvent, du milieu des maux, ils relèvent les hommes abattus sur le sol noir de la terre ; souvent ils renversent et courbent, la tête en bas, ceux qui prospéraient ; puis arrivent de nouvelles misères ; et l’homme vague au hasard entre la vie qui lui manque et la raison d’où il s’écarte. »

Ailleurs, c’est seulement un éclat d’images qui rappelle la forte poésie d’Horace et ses allégories si courtes et si vives : « Regarde, avait dit Archiloque51 : la mer profonde est soulevée dans ses flots. Sur le sommet des mâts un nuage s’est arrêté tout droit, signe de la tempête ; puis vient la terreur qui suit un danger subit. »

Quelquefois encore, ces restes brisés de la couronne du poëte grec ne sont que des traits rapides et simples, une parole délicate et passionnée, un coup de pinceau qui ne s’oublie pas52 : La jeune fille triomphait, tenant à la main une branche de myrte et une fleur de rosier ; et ses cheveux épars lui couvraient le visage et le col » ; ou bien encore, avec moins de simplicité, cette autre peinture qui rappelle celle de Sapho : « Semblable passion d’amour, pénétrant au cœur, répandit un nuage épais sur les yeux et déroba l’âme attendrie. » Horace, dans sa vive étude des Grecs, avait sans doute gardé bien d’autres souvenirs d’Archiloque ; et quelques-unes de ses odes, son dithyrambe à Bacchus et d’autres, ne doivent être qu’une étude d’art et de goût substituée au tumulte des anciennes orgies, où le poëte de Paros se mêlait, en chantant : « Le cerveau foudroyé par le vin, je sais combien il est beau d’entonner le dithyrambe, mélodie du roi Bacchus. »

Archiloque, s’il faisait des hymnes, devait être, ce semble, le poëte lyrique des Furies et non des Dieux.

On vanta cependant, nous l’avons dit, son hymne à l’honneur d’Hercule. Il en avait fait la musique comme les paroles, et le chanta lui-même aux fêtes olympiques, où il obtint la palme vers la quinzième olympiade, près de deux siècles avant Pindare, au temps duquel ce poëme se redisait encore à l’ouverture des jeux.

Né sous une date certaine, attestée par les marbres officiels de Paros, sa patrie, Archiloque fut un témoin immortel de la corruption précoce, comme de l’éclat du génie grec. « La rage, dit Horace, l’arma de l’ïambe qu’il avait forgé. » Sa fureur de calomnie donnait la mort ; et la poésie ancienne est remplie d’allusions au suicide de Lycambe et de sa fille, qui avaient osé le refuser pour gendre et pour époux. Quoi qu’il en soit, de son vivant et après lui, sa renommée fut grande parmi les Grecs, sans être mêlée d’obscurités et de fables, comme celle des Thamyris, des Olèn, des Orphée, des Linus, de ces chantres des anciens mystères, à qui la crédulité des initiés devait prêter si volontiers le génie dont manquaient leurs vers.

D’Archiloque, au contraire, tout est historique et vrai, jusqu’à l’impudence de sa vie. Il donna par sa verve et par ses vices, par la pureté de son art et la licence de son génie le premier exemple de ce que serait un jour la comédie d’Aristophane, dans la démocratie d’Athènes.

Une seule tradition merveilleuse mêlée à son souvenir témoigne bien de l’idolâtrie des Grecs pour les dons de l’esprit, au préjudice de tout intérêt de justice ou même de vengeance. Cet homme haï de ses concitoyens, mais admiré, ayant péri dans un combat par la main de Callondas, surnommé le Corbeau, lorsque celui-ci voulut faire une offrande à Delphes, la Pythie le rejeta comme un sacrilège qui avait tué le serviteur des Muses et le sien. Le coupable, à force de prières et d’excuses, obtint cependant une seconde réponse de l’Oracle. Cette fois, il lui fut ordon d’aller à un temple près du promontoire de Ténare, et là, d’apaiser par des expiations et des sacrifices l’âme du poëte.

L’antiquité ne nous dit rien de plus sur l’effet de cette pénitence. Mais tous les témoignages constatent la renommée croissante d’Archiloque, malgré les reproches attachés à sa mémoire. L’anniversaire de sa naissance resta longtemps célébré dans toute la Grèce, comme celui de la naissance d’Homère ; et la critique souvent réunit ces deux noms : c’est que le génie des écrivains, et non le genre des ouvrages, prévaut dans la postérité. Mais, en dépit de cette admiration, la licence de mœurs que les païens mêmes reprochaient au poëte de Paros, nuisit sans doute à la durée de ses vers. Nous voyons l’empereur Julien, dans sa défense et sa réforme du polythéisme, interdire la lecture d’Archiloque, dont il admire d’ailleurs la force d’âme à lutter, en se servant de la poésie, dit-il, pour alléger, par l’opprobre jeté sur ses ennemis, les maux que lui faisait le sort. » L’esprit chrétien fut encore plus sévère au poëte impur et diffamateur. Et entre ces deux blâmes, les monuments de génie d’Archiloque, suspects et peu reproduits, se perdirent dans le passage de l’ancien monde à la renaissance.

Chapitre V. §

Des traditions orphiques. — De la poésie venue d’Asie, même à Sparte : Alcman. — Arion de Méthymne.

Les poésies homériques, incontestables d’antiquité et de génie, quel qu’en soit l’auteur, supposent, avant elles, un monde déjà poétique, des fêtes religieuses, des chants, des oracles, tout ce mouvement lyrique naturel à l’âme humaine quand elle s’élève ou se passionne. Cet âge, antérieur aux deux grands poëmes homériques, revivait pour l’imagination grecque sous le nom d’Orphée. Suivant une hypothèse du célèbre Huet, cet Orphée n’était autre qu’un souvenir lointain de Moïse, reçu et altéré par les Grecs. Pour les anciens mêmes, c’était un symbole de l’antique poésie plutôt qu’un législateur véritable et un poëte. Aristote, nous dit Cicéron, affirme qu’il n’exista jamais de poëte Orphée53. Toutefois, du temps d’Aristote, il circulait des chants orphiques, et lui-même en discute un passage sur la nature de l’âme. Platon, dans le Cratyle, nomme aussi le poëte Orphée et en cite un vers.

Que le personnage ait été fabuleux ou vrai, il y avait donc fort anciennement des vers répandus sous son nom. Et cette fiction, qui se renouvela souvent et dans les commencements de notre ère, remonte sans doute au premier âge de la poésie grecque. Comment l’idée d’un poëte sacré, dominant par l’harmonie jusqu’aux bêtes féroces et aux rochers, n’aurait-elle point apparu dans cette Grèce, où nous voyons, aux époques historiques, un vrai législateur chanter en vers élégiaques, sur la place publique d’Athènes, les conseils qu’il donne à ses concitoyens ? Sans affirmer l’existence ni l’époque précise d’un seul Orphée, croyons qu’il dut s’en élever plusieurs, à la naissance de cette société grecque sortant de la barbarie par la guerre et la gloire, et de bonne heure humanisée par les arts.

De là se forma dans l’imagination du peuple ce type d’Orphée, guide harmonieux des Argonautes, époux d’Eurydice, vainqueur de la barbarie, et même de l’enfer, s’il n’eut pas été lui-même vaincu par l’amour. Et Pindare, dans une de ses pythiques, ne manque pas de le célébrer parmi d’autres héros dont il évoque les images : « Là, dit-il, de par Apollon, vint aussi le maître de la lyre, le père des chants sacrés, le sujet de nos louanges à toujours, Orphée54. »

Dès lors, le nom d’Orphée avait pris place dans la mythologie des Grecs. Aussi, quels détails lui consacre le voyageur Pausanias, dans ses antiquités de la Grèce et sa revue des monuments de la Béotie ! « Dans le bois sacré près de l’Hélicon, dit-il, après les statues des Muses, après celles d’Apollon et de Mercure, de Thamyris aveugle, la main sur une lyre brisée, on voyait une statue d’Orphée, ayant près de lui debout Télète, comme symbole de l’initiation aux mystères, et entouré d’animaux en marbre et en bronze, attentifs à ses chants55. »

D’après ces monuments, Pausanias, sans croire qu’Orphée ait été le fils de la Muse Calliope, ni qu’il soit descendu vivant aux enfers pour redemander sa femme, suppose du moins qu’il avait surpassé dans l’art des vers tous ses devanciers, et qu’il avait acquis un grand pouvoir par la science des mystères divins et des expiations, des maladies et des remèdes qui détournent la colère des dieux.

Le docte voyageur recueille d’autres souvenirs, qui marquent combien avait été répandue cette tradition d’Orphée, religieuse plus encore que poétique. On racontait qu’il avait été jadis foudroyé par les dieux, pour avoir révélé aux hommes, dans les mystères, des choses inouïes jusqu’alors. On disait aussi qu’il était allé consulter en Thesprotie un oracle des morts, dans l’espoir de se faire suivre par l’âme de son épouse Eurydice, et que, cet espoir déçu, il s’était tué.

On montrait sa tombe en Thrace ; et les habitants assuraient que les rossignols qui avaient eu leurs nids sur cette tombe chantaient avec plus de douceur. Dans la Macédoine, près du mont Olympe, s’élevait une colonne avec un cippe de marbre, qui avait reçu, disait-on, les restes d’Orphée, tué près de ce lieu par les femmes de Thrace. Un accident naturel servait de preuve à ces fables. Le fleuve Hélicon, après un cours de quelques lieues, s’abîme et semble se perdre sous terre pendant vingt-deux stades, pour renaître sous un autre nom qu’il porte jusqu’à la mer : les habitants racontaient que cette disparition datait du jour où, devant les meurtrières du poëte, qui voulaient laver le sang dont elles étaient souillées, le fleuve s’était enfui d’horreur pour ne pas servir à purifier le crime.

Il y avait encore en Macédoine d’autres légendes d’Orphée. Un pâtre, endormi sur sa tombe, s’était mis à chanter dans le sommeil ; et les bergers accourus pour l’entendre, ayant, de leur foule tumultueuse, renversé la colonne qui portait l’urne funèbre, le soleil avait vu les restes d’Orphée. La nuit suivante, un torrent débordé de l’Olympe engloutit la ville de Libèthre, sans doute pour n’avoir pas mieux protégé 1 es cendres du poëte, qui furent emportées alors dans une autre ville de Macédoine. Voilà ce que Pausanias, au second siècle de notre ère, entendait raconter par son hôte de Larisse. Lui-même ajoute, en prenant il témoin les curieux amateurs de l’ancienne poésie, qu’il restait d’Orphée des hymnes très courts et en petit nombre. « Les Lycomèdes, dit-il, les savent par cœur et les chantent dans les sacrifices. Ces hymnes, pour l’élégance des vers, ne sauraient venir qu’après ceux d’Homère ; mais ils leur sont supérieurs pour le caractère religieux56. »

Cela même peut expliquer la renommée singulière d’Orphée et cette gloire poétique, sans ouvrages qui la consacrent. Mystérieuse, quoique populaire, elle se conservait dans le souvenir de quelques familles sacerdotales ; et plus tard elle se renouvela, en se chargeant de vers apocryphes, selon le goût et le génie du temps.

Dans la réalité, ce qui donne quelque prix à cette fiction, c’est qu’elle dément le cours ordinaire des choses, quant à l’origine de la poésie. Ce n’est pas d’un point septentrional de l’Europe, mais des côtes de l’Asie, que la poésie était venue dans la Grèce avec les chants d’Homère. Selon toute vraisemblance, elle continua de venir du même côté. On peut en donner pour preuve les premiers vers lyriques de l’idiome dorien, sous une date certaine. Alcman, le maître de la lyre à Sparte, celui qui fit entendre dans cette rude et guerrière cité la seule harmonie que, permettaient ses magistrats, était Lydien de naissance et semblait apporter à Lacédémone, vers le milieu du septième siècle avant notre ère, un art dont la ville de Lycurgue aurait dû se défier.

On sait quelle était, dans l’antiquité, la renommée des mœurs lydiennes et la douceur efféminée du mode musical auquel la Lydie donnait son nom. Sans doute Alcman, esclave étranger venu de Lydie, ou né d’une Lydienne dans la maison du Spartiate Agésilas, en gardant de son origine le goût et le charme de l’art, sut y mêler l’accent qui plaisait aux âmes belliqueuses de Sparte. Les fragments parvenus jusqu’à nous attestent du moins l’emploi de quelques formes du dialecte laconien, plus âpre que les autres idiomes de la Grèce ; mais on s’étonne d’y trouver, dans les sujets choisis par le poëte, bien des choses qui contredisent les traditions adoptées sur Lacédémone. On se demande comment des allusions peu philosophiques, non pas même aux plaisirs de la médiocrité dorée,-mais aux excès du luxe, pouvaient se mêler à des chants accueillis dans cette société sobre et pauvre, d’où Lycurgue avait banni jusqu’aux métaux précieux.

On s’étonne que, par opposition au brouet noir de Sparte ; Alcman recommande des mets recherchés et des vins délicieux, comme pourrait le faire Archestrate ou tel autre des beaux esprits alexandrins cités par Athénée. Apparemment, le poëte eut deux époques dans sa vie et dans son art ; ou bien il faut supposer que, son nom étant devenu célèbre, on le chargea dans les siècles suivants de vers qui ne lui appartenaient pas.

Quoi qu’il en soit, Sparte, loin de châtier la licence de quelques-uns de ces vers avec la sévérité dont elle punit l’insolente lâcheté d’Archiloque, honora le poëte lydien qui adaptait sa lyre aux mâles accents du langage laconien. Elle se souvint que Lycurgue avait recueilli les poëmes homériques, malgré les peintures gracieuses qui s’y mêlent à l’horreur des combats, et qu’il avait fait régler dans sa ville le chant et l’harmonie par un musicien de l’ile de Crète. Elle y ajouta les grâces nouvelles d’Alcman.

Cette poésie lyrique d’Alcman, là où, perdant sa teinte originelle d’Asie, elle était devenue toute laconienne, semble du reste avoir été grave et calme comme le son de la flûte57, qui, chez les Crétois et les Spartiates, réglait même les mouvements impétueux du combat. Ce caractère devait être surtout marqué dans les sujets qui s’y prêtaient d’eux-mêmes, dans les hymnes de reconnaissance aux dieux, les Péans, les Prosodies, les Parthénies. On ne peut en juger assez par quelques vers que le hasard nous a transmis ; mais la conjecture est vraisemblable.

Comme la contemplation de la nature est une des choses qui répondent le mieux à cette paix de l’âme et à ce ton moyen de la poésie, nul doute qu’elle n’eût souvent place dans les vers d’Aleman. Un des moins courts fragments qui nous en soient parvenus met sous nos yeux, à cet égard, ce qu’ont décrit d’autres poëtes célèbres, le silence d’une nuit d’été dans les beaux climats de Grèce et d’Italie. Virgile, imitant un poëte d’Alexandrie, mais avec une sensibilité tout originale, nous semblait lui devoir en partie ces vers d’un charme sans égal, où le repos de la nature est dépeint à côté du trouble de Didon :

Nox erat, et placidum carpebant fessa soporem
Corpora per terras ; silvæque et sæva quierant
Æquora, cum medio volvuntur sidera lapsu ;
Cum tacet omnis ager ; pecudes pictæque volucres,
Quæque lacus late liquidos, quæque aspera dumis
Rura tenent, somno posita sub nocte silenti,
Lenibant curas et corda oblita laborum ;
At non infelix animi Phœnissa.

Voltaire lui-même, le moins lyrique des poëtes, était saisi d’admiration à ce contraste si prolongé du sommeil de tous les êtres avec l’agitation d’un cœur tourmenté.

Le poëte de Lacédémone, bien avant Apollonius, avait-il préparé une inspiration à Virgile et surtout pressenti l’opposition qui donne tant de pathétique à cette peinture ? Le sens interrompu des vers qui nous restent de lui ne permet de rien affirmer. Mais ce que ces vers décrivent nous frappe du moins par une vérité de couleur qu’atteste un voyageur érudit, plein des souvenirs du même lieu. C’est bien la nuit, sous le ciel brillant de la Grèce, mais dans l’austère canton de Lacédémone et en vue des pics blancs et glacés du Taygète :

                                                      O ubi campi,
Sperechiusque, et virginibus bacchata Lacænis
Taygeta !

« Tout dort cependant », avait dit le poëte grec, « et les cimes et les gorges des monts, et les promontoires et a les ravins, et les plantes et les reptiles que nourrit le sein noir de la terre, et les animaux féroces des montagnes, et la race des abeilles, et les monstres dans les profondeurs de la mer azurée. Elles dorment aussi les tribus des oiseaux qui déployaient leurs ailes58. »

Ne suffit-il pas de ce fragment de quelques vers, comme d’un débris d’inscription mutilée, pour donner à l’esprit curieux qui nous lira l’idée de cette poésie perdue ? Quel homme de goût, sur ce peu de mots conservés, ne rêvera pas plus que nous ne saurions dire ? Cette poésie avait dû prendre bien d’autres caractères, toucher bien d’autres sujets, probablement sous cette forme lyrique ou gnomique, mais toujours concise, qui, ce semble, était le mieux assortie à l’esprit sévère et occupé de Sparte.

Là où nulle représentation dramatique n’était admise, bien qu’il y eût un théâtre, là où les vers d’Homère, apportés par Lycurgue, n’avaient point inspiré d’imitation épique, la poésie ne devait être qu’un instrument passager de discipline morale et d’enthousiasme. Les Spartiates n’avaient, comme Léonidas aux Thermopyles, qu’un moment pour sacrifier aux Muses, en se couronnant de fleurs, avant de mourir.

La poussière des débris qui nous restent encore des inspirations d’Alcman semble partout indiquer cet emploi. Il avait dans ses hymnes chanté la Fortune, divinité inconnue au temps d’Homère ; mais il l’avait supposée fille de la Prudence et sœur du Bon Gouvernement. Ainsi, dans la fiction du poëte, paraissait la pensée du citoyen d’un État libre. Ailleurs il avait montré la sage hardiesse du philosophe réduisant les plus menaçantes fictions du polythéisme à des symboles moraux, et, par exemple, faisant du rocher suspendu sur Ixion la terreur imminente du remords. Tel apparaît, dans quelques faibles restes, ce poëte antérieur à Pindare, mais qu’on ne peut nommer qu’après lui, par rapport à lui et dans d’imparfaites conjectures.

Lus et relus, les vers épars conservés sous son nom jusqu’à nous semblent comme un indice de cette poétique ardeur qui couvait partout dans la Grèce. Nous y retrouvons, avec quelques formes un peu rudes, ce dialecte dorien que Pindare allait orner de tant de magnificence. Mais nous y remarquons aussi, par le choix de l’auteur ou peut-être par les altérations de l’usage et du temps, cette variété de dialectes dont Homère avait usé pour parler à toute la Grèce, et que, dans une autre société, reproduisit le Dante pour parler à toute l’Italie.

Apparemment ce premier lyrique de Sparte, tout en fortifiant de l’accent laconien les sons qu’il apportait de la côte d’Asie, ne dominait pas assez pour imposer sa diction à la Grèce. À Pindare seul devait appartenir de faire de son dialecte thébain la langue de la poésie lyrique, comme le théâtre et la tribune d’Athènes feraient de leur dialecte la langue du drame et de l’éloquence.

Ce feu de poésie, que n’avait pas éteint la sévère discipline de Lacédémone, rayonnait de tous les rivages de la Grèce. Quelle est celle de ses îles, baignées par la brillante mer d’Ionie, qui n’ait pas eu son poëte comme elle avait ses théories et ses concerts ? Chios, Délos, Lesbos, étaient autant de cités poétiques dans la commune patrie. Les fables même qu’on en raconte attestent un fond de vérité dans le génie attribué dès lors à toutes les variétés du nom grec.

Que le poëte Alcman, naturalisé à Sparte, ait eu à Lesbos un disciple dont l’harmonie merveilleuse, sans attendrir les pirates, enchantait jusqu’aux dauphins des mers, c’est un récit aussi gracieux dans les pages d’Hérodote que douteux en lui-même ; mais la tradition lyrique dans la Grèce est certaine du moins ; et, soit Arion, soit Amphion, jusqu’aux fables, tout dépose de cette puissance d’imagination et de mélodie, qui, des lieux où naquirent les chants homériques, circulait vers Thèbes et vers Athènes. Le soin même d’Hérodote59 à noter avec détail ce souvenir d’Arion, à quelque distance de l’admirable récit de l’invasion des Perses, témoigne de la grande place que la poésie occupait dès lors dans la vie des Grecs.

Les âges suivants ajoutèrent des fictions à ce souvenir. On parla d’une statue votive consacrée par Arion dans le temple de Saturne, sur le promontoire de Ténare. On forgea des vers antiques sous le nom du musicien de Lesbos, comme sous le nom d’Orphée de Thrace. Pausanias60, si studieux explorateur de la Grèce, au temps des Antonins, a décrit, sans exprimer de doute, le monument d’Arion, du moins fort ancien, s’il n’était vrai ; et, dans le siècle suivant, un polygraphe assez judicieux, Élien, citait une ode de ce poëte fabuleux sur la merveille de son sauvetage inespéré. On sait combien ces fabrications antidatées, que la science moderne même ne prévient pas parmi nous, étaient communes dans les derniers âges du monde grec et romain. Alors même elles ont cependant une antiquité relative et une valeur poétique dont il ne faut pas faire dédain. Tel est cet hymne d’actions de grâces que le chantre Arion, sauvé des flots par un dauphin, aurait adressé au dieu Neptune :

« Dieu de la mer, ô le plus grand des dieux, Neptune au trident d’or, toi qui de tes ondes embrasses la terre ! autour de toi, les monstres nageant et respirant dans les flots se forment en cercle, bondissant d’un saut léger, monstres à la crête terrible, chiens de mer à la course rapide, dauphins épris de la musique, nourrissons des déesses Néréides dont Amphitrite est la mère. C’est vous qui m’avez conduit vers la terre de Pélops, au rivage de Ténare, perdu que j’étais sur la mer de Sicile, et qui m’avez porté sur vos dos inclinés, fendant sur votre passage la plaine de Nérée, par un chemin que nulle trace ne sillonne ! Des hommes perfides du haut de la nef m’avaient jeté dans les flots soulevés du courant61. »

À part les désinences doriques affectées par l’original, ne sent-on pas ici, jusque dans la simplicité des tons, le calcul d’un art plus moderne, comme nous le sentons, pour le moyen âge, dans quelques ballades récentes en vieux langage de France, d’Espagne ou d’Angleterre ?

Laissons donc pour ce qu’elle vaut la citation d’Élien, et contentons-nous de croire, avec Hérodote et Plutarque, que le musicien Arion avait excellé sur le mode Orthien et le mode Pythien, les plus grandes puissances de l’antique mélodie, et que le jour où, charmant par ses accords les matelots âpres à sa dépouille, il eut le temps de sauter du milieu de ces brigands sur un dauphin préservateur, il avait employé au soutien de ses vers et de sa voix suppliante ces deux modes harmoniques, dont Platon a vanté la vertu pour adoucir tes âmes et calmer, sur place, même une sédition politique.

Chapitre VI. §

L’ode politique et guerrière : Alcée. — La poésie passionnée, dans la mythologie et dans l’amour : Sapho. — Perfection de l’art grec.

La plus grande merveille du génie grec, c’est que ce feu, longtemps unique sur un seul point du monde, étincelait de plusieurs foyers, épars à courte distance et variés dans leur éclat. Sur cette zone privilégiée, les originalités natives dans la grandeur commune, les formes diverses d’imagination et de goût se marquaient par un ou deux degrés de latitude, quelques vallées ou quelques chaînes de montagnes, quelques stades d’intervalle du continent aux îles ou d’une île à l’autre.

Par là, grâce à cette souple richesse de la nature morale, dans cet heureux pays, les proportions ordinaires du génie au nombre étaient absolument changées. Un canton de la Grèce, une île de quelques lieues de tour, donnait parfois plus de rares talents, plus d’artistes inspirés que n’en porte ailleurs un grand pays, même civilisé.

Telle était la vie puissante, l’émulation féconde de ces petits États, homogènes et rivaux, qui se multipliaient des côtes maritimes de l’Asie mineure aux campagnes de la Sicile, semblables à ces signaux de flamme que le poëte Eschyle nous montre se succédant et se répétant, des hauteurs du mont Ida au promontoire de Sunium, pour annoncer partout la victoire des Hellènes.

Tout s’explique dans ce prodige, non pas seulement par l’heureuse condition du climat et de la race, mais aussi par les accidents de la vie sociale et par la Culture que recevait l’homme. Pourquoi, tout près des côtes riantes d’Asie, Lesbos, cette île de quinze lieues de long et de cinq de large, n’aurait-elle pas été comme une école de poëtes ? Elle était une république ; elle avait des institutions libres, des partis politiques, des guerres civiles ; et, quand elle fut lasse de tant d’épreuves, elle eut pour maîtres, d’abord un sage, puis, longtemps après, le peuple athénien, qui, dans sa victoire, l’admit au partage de ses lois généralement humaines et modérées, et lui rendit plus, en exemples de grandeur, en amour du travail et de la gloire, qu’il ne lui ôtait en stérile indépendance.

Mais, avant cette dernière révolution de Lesbos, liée désormais aux destins d’Athènes et lui donnant son peintre de mœurs, Théophraste, que de passions violentes et frivoles avaient agité cette île, l’avaient remplie de violences et de corruption, sans y diminuer l’éclat des arts ! Fils d’une famille noble de Mytilène, le poëte Alcée, dont le nom demeure un des symboles du génie lyrique, paraît avoir été tour à tour le champion d’une aristocratie qui se flattait d’illustrer le pays qu’elle gouvernail, et l’adversaire opiniâtre de l’homme puissant sorti des luttes publiques, pour commander également à tous, au nom du peuple. Il fut tour à tour un chef attaqué par la foule et un banni protestant contre la dictature ; et, dans ces vicissitudes qui remplirent sa vie, il mêla l’invective à la guerre, la poésie aux armes, les plaisirs aux entreprises hardies, et devint à la fois le héros et le poëte d’une longue guerre civile.

Malheureusement pour le succès et la gloire d’Alcée, le vainqueur dont il eut à combattre la dictature était un sage, dit-on, et en a gardé le titre dans la postérité. Aux jours de son pouvoir, et lorsqu’il résistait aux démagogues de Lesbos, Alcée avait eu contre un d’eux d’implacables mépris, dont il nous est resté quelques vers. Mais les injures violentes, les noms de débauché nocturne, de ventru, de pied-bot, qu’il jeta plus tard au sage Pittacus, furent sans puissance, comme ses armes :

« Répète un chant romain, nous dit Horace, ô lyre modulée d’abord par le citoyen de Lesbos, qui, forcené pour la guerre, savait pourtant, soit au milieu des armes, soit quand son navire battu des flots reprenait le rivage, chanter Bacchus et les Muses, Vénus et l’enfant qui la suit toujours62. » Puis ailleurs, lorsque, échappé à un danger de mort, Horace, qui a cru voir de près l’Élysée, y place le belliqueux Alcée, comme Virgile osait y mettre Caton : « De combien peu, dit-il, nous avons failli voir l’empire de la sombre Proserpine, et le tribunal d’Éaque, et les demeures réservées des âmes pieuses, et Sapho sur la lyre éolienne se plaignant des jeunes filles ses compatriotes, et toi aussi, Alcée, redisant plus haut sur ton luth d’or les maux de la tempête, les maux de l’exil, les maux de la guerre ! Ces deux voix qui racontent des choses dignes d’être ouïes dans un mystérieux silence, les ombres les admirent ; mais la foule serrée écoute davantage, et d’une oreille avide, les combats et la défaite des tyrans63. »

Cette ardeur inattendue d’Horace, cette préférence qu’il attribue à la foule, même des ombres, pour les vers belliqueux et les cris de guerre d’Alcée, n’est-elle pas un précieux témoignage au moins de la verve du poëte banni de Lesbos, et chantant ses vicissitudes, à mesure qu’il les éprouvait ? Ce tressaillement d’admiration de l’épicurien Horace, cette complicité de faveur pour les bannis de Lesbos, dans celui qui regrette si peu les vaincus de Pharsale, n’est pas une louange vulgaire pour Alcée. En effet, parmi le peu de vers épars qui nous restent de lui, rien de plus éclatant que ses allusions et ses souvenirs de guerre. Le reflet des armes illumine ses vers, lorsqu’on l’entend s’écrier : « La maison resplendit d’airain, et tout le lambris est orné pour Mars de casques étincelants, d’où pendent des crinières à décorer les têtes des guerriers. À des clous cachés sont suspendus des brodequins d’airain, forte défense contre les dards, des cuirasses tissues d’un lin nouveau, et les creux boucliers éprouvés par le tranchant des épées de Chalcis, et les baudriers nombreux, et les tuniques de guerre64. »

Le poëte parlait ainsi, ayant déjà paru, dans l’action, moins ferme qu’il n’était épris de ce luxe des armes. Ailleurs, se plaisant à décrire une devise de bouclier, il comptait avant tout sur la vaillance et la célébrait comme le meilleur rempart des villes, dans des paroles que Platon lui emprunte, lorsqu’il cherche les conditions de sa république idéale.

Et cependant toute cette ardeur guerrière d’Alcée échoua contre la modération habile ou généreuse de Pittacus. Vaincu dans une descente à Lesbos et fait prisonnier, le poëte reçut sa liberté et renonça désormais à troubler sa patrie. Selon diverses notions de sa vie, moins connue que ses vers, il visita l’Égypte, et partagea la fortune d’un frère aventureux comme lui, qui servait dans les armées du roi d’Assyrie.

C’est parmi tant de vicissitudes que le poëte de Lesbos ne cessa d’écrire. Mêlant ses combats, ses naufrages, ses factions, ses amours, il avait composé plusieurs livres de courtes poésies, satiriques par le fond, lyriques par la passion et la forme. Quelques sentiments généreux et purs, quelques nobles élans du cœur, entraient-ils dans cette verve de haine ou cette ivresse de plaisirs ?

On ne saurait en juger au peu qui nous reste ; mais on doit le présumer, sur la renommée du poëte. Dans ses vers d’amour, à part ce qu’il faut rejeter avec dégoût, on ne peut méconnaître autant de grâce que de passion, lorsqu’il s’adresse à la jeune fille aux yeux noirs, au teint sans tache et au doux sourire. Par là, sans doute, il mérita d’être imité de l’antiquité latine, plus que nous ne le savons ; car, si le hasard de quelques petits fragments dispersés, si quelques grains de cette poudre d’or conservés dans les scoliastes, nous offrent tantôt un vers entier, tantôt une image allégorique, tantôt un mot heureux qu’a dérobé l’abeille de Tibur, combien d’autres larcins nous aurait décelés l’œuvre grecque entière, que lisait Horace !

Ce qu’il imita le moins sans doute, et ce qui semble avoir été un des caractères originaux d’Alcée, c’était une hardiesse non plus de mouvement et d’images, mais d’invention dans les hymnes religieux. Évidemment le poëte libre et persécuté porta dans ce travail, un peu monotone pour d’autres, quelque chose de son caprice et de sa fougue. Le champ même assez vaste de la mythologie homérique ne le retint pas. Voyageur en Asie et chez les peuples qu’on appelait hyperboréens, il en rapporta dans la Grèce des traditions nouvelles.

Ainsi, autant que nous en pouvons juger par un extrait affaibli, pour célébrer Apollon, il avait dans un hymne introduit toute une légende inconnue et charmante, où cependant les souvenirs de Delphes gardaient leur place : « Le jeune dieu65, à sa naissance, recevait de Jupiter une lyre, un diadème d’or, et était envoyé sur un char traîné par des cygnes à ce temple de Delphes, nombril de l’univers, disait-on, pour y rendre des oracles. Mais, infidèle à cet honneur, il avait tourné le vol de son char vers la terre des Hyperboréens, et il s’était attardé dans ce séjour. Cependant, à Delphes, ses adorateurs, désespérés de ce retard, célébraient des solennités et des danses autour du trépied sacré, pour appeler la présence propice du dieu. Enfin il avait paru au milieu de l’été, entre les chants des rossignols et la plus grande splendeur de la nature épanouie. »

La timidité même de notre goût moderne découvre quel trésor d’harmonie, quel éclat d’images, quel renouvellement de la liturgie poétique cette fiction devait amener, sous les mètres nombreux et souples de la muse éolienne.

Ailleurs, Alcée innovait encore dans l’histoire d’un autre dieu, de l’Amour, ce premier-né du Chaos, selon la tradition d’Hésiode. Alcée le faisait naître de Zéphire et d’Iris ; et d’autres gracieux détails animaient cette généalogie peu connue. Enfin, traitant les dieux comme les hommes, Alcée, dans un autre hymne à Mercure, tel que celui peut-être où s’égaye Horace, avait raconté, d’après Homère, les tromperies les plus piquantes du dieu.

Quelle que fût la faible orthodoxie d’un tel écrivain et le peu de respect attaché à sa vie d’audace et de licence, son nom garda le rang le plus élevé dans la tradition littéraire de la Grèce. Les critiques alexandrins, Aristophane, Aristarque66, en firent un de leurs sujets favoris d’étude ; et, comme il arrive au génie, ses hardiesses originales, ses brusques fantaisies, devinrent des beautés classiques servilement imitées. Son nom même consacra un des mètres les plus heureux de la poésie lyrique, dans la langue du peuple nouveau qui domptait et imitait les Grecs.

Nul doute, comme nous le voyons par Horace, que l’influence de cette vieille et libre poésie ne se soit mêlée à l’art alexandrin, dans les premières leçons d’élégance grecque et de poésie qu’un Lucrèce, un Gallus, un Catulle, rapportaient de Grèce et d’Égypte. Mais cette gloire poétique n’est plus qu’un symbole ; il ne reste de ce génie que quelques lettres éparses de l’inscription brisée sur son tombeau perdu. Et n’est-ce pas le triomphe de la beauté de l’art que si peu de paroles si fortuitement sauvées suffisent pour assurer un immortel souvenir ?

Le même prodige de célébrité se renouvelle pour un autre nom que nous a transmis la Grèce. Le rhéteur le plus docte et le plus froidement technique de l’âge des Antonins, Denys d’Halicarnasse nous a conservé quelques strophes passionnées de Sapho ; et l’éloquent Longin n’a trouvé nulle poésie supérieure à ces vers d’une femme qu’Aristote avait nommée à côté d’Homère et d’Archiloque.

Platon, ce qui étonne davantage, avait voulu voir en elle un sage autant qu’un poëte ; et, quand il lui donnait ce nom de dixième et dernière Muse, qu’une flatterie banale a répété pour tant d’autres bouches gracieuses, sans doute l’idée de quelque chose de divin, dans l’union du talent et de la beauté, s’attachait pour lui à cette expression ; et, plus tard, chez d’autres écrivains moins curieux de l’art et de la forme, on sent que le même nom réveille le même souvenir d’admiration idolâtre et de culte mystérieux. On dirait que Sapho était devenue pour l’imagination grecque un symbole où apparaissaient, à leur plus haut degré, la grâce, l’enthousiasme et le génie de la femme.

Par là même, sa vie réelle est peu connue ; et son histoire semble une légende mythologique. Ses poésies, qui sans doute auraient daté et éclairci divers incidents de sa destinée, ont péri pour nous ; et c’est récemment que quelques vers cités par un grammairien sur un papyrus d’Égypte nous ont apporté un second témoignage de son cœur de mère et de sa tendresse pour sa fille.

Avant ces nouveaux détails, il n’y avait sur sa vie que la tradition de Leucade et l’épître romanesque d’Ovide sur cette tradition ancienne, si elle n’est vraie. On ne peut douter qu’il n’y ait eu, dans le plus bel âge de la Grèce, d’autres souvenirs encore de Sapho. Car aucun nom n’était plus mêlé à toutes les œuvres de l’art.

À part deux comédies, sous le titre de Phaon, l’une de Platon le poëte, l’autre d’Antiphane ; il part une comédie, la Leucadienne, par Ménandre, et une pièce d’Antiphane, le Leucadien, on joua dans Athènes six comédies de différents auteurs, portant toutes le titre de Sapho, et pleines d’allusions à sa gloire poétique et aux événements fabuleux ou vrais de sa vie. Ce qui touche à l’histoire de l’art, c’est que, née dans Lesbos, à Mytilène : ou dans le bourg d’Érèse, plus tard la patrie de Théophraste, Sapho fut une Athénienne de la côte d’Asie. Orpheline dès l’âge de six ans, elle eut plusieurs frères, dont un, plus jeune qu’elle, est nommé par Hérodote comme un de ces marchands qui allaient vendre en Égypte les vins délicieux des îles grecques.

Dans ses voyages, le jeune Lesbien se serait épris de passion pour une fille de Thrace, Rhodope, alors esclave dans la colonie grecque de Naucratis, en Égypte. L’ayant achetée de son maître, il l’aurait follement épousée, malgré les éloquents et poétiques reproches dont Sapho avait flétri cette faiblesse, qu’elle se promettait sans doute alors de ne pas imiter.

Dans une telle vie cependant, toute aux arts, mais à des arts faits pour entretenir la passion, le seul intérêt touchant, la seule dignité qui pût ennoblir les transports d’une âme agitée sans cesse par la musique et la poésie, c’était la piété maternelle, la tendresse pour une fille, cette Cléis que le philosophe Maxime de Tyr avait nommée, et dont quelques vers retrouvés de Sapho nous parlent aujourd’hui : « J’ai, dit-elle, une belle jeune fille semblable, dans sa forme élégante, aux fleurs dorées, Cléis, ma chère Cléis. En échange d’elle, je ne voudrais pas de la Lydie, ni de l’aimable Ionie67. »

Quelle fut la destinée de cette jeune fille, gardée par une telle tendresse, mais née sous un tel exemple ?

L’érudition ne nous en dit rien. Deux vers isolés cependant offrent peut-être la trace, non d’une fiction poétique, mais d’un tourment réel : « Ma douce mère, je ne puis tisser ma toile, toute vaincue que je suis par la pensée de ce jeune homme, grâce à l’entraînante Aphrodite. »

D’autres fragments bien courts, et par lit d’un sens douteux, pourront faire croire que Sapho vit le mariage de sa fille chérie, et chanta pour elle : « Heureux gendre, l’union que tu souhaitais s’est accomplie, tu as la vierge que tu aimais ! »

Enfin un fragment, douteux encore dans sa tristesse, ferait supposer que Sapho eut la douleur de survivre à sa fille ; et on voudrait qu’il n’y eût pas eu plus grand deuil dans sa vie. Mais là, comme pour le reste, nous sommes réduits aux conjectures des savants sur de rares et faibles indices.

L’Allemagne, qui étudie si bien l’antiquité, et la refait quelquefois à plaisir, comme un texte de manuscrit altéré, s’est amusée, par la main de quelque docte critique, à rétablir contre le préjugé vulgaire le caractère moral de Sapho, comme parmi nous une femme célèbre avait indirectement ennobli celui de Corinne. Non seulement le reproche du vice a été repoussé loin de sa mémoire, mais une érudition candide, à l’aide de quelques mots épars dans l’antiquité, a tout épuré dans la passion qu’elle n’a pu méconnaître, et s’est fait de la belle Lesbienne une irréprochable image.

Nous lisons chez un de ces doctes apologistes68 : « Dans Sapho, une ardente et profonde sensibilité, une pureté virginale, la douceur de la femme et la délicatesse du sentiment et de l’émotion s’alliaient avec la probité native et la simplicité du caractère ionien ; et, quoique douée d’une exquise perfection des choses belles et brillantes, elle préférait la naïve et consciencieuse rectitude de l’âme à toute autre source de jouissance humaine. »

À la bonne heure ! Mais quelle preuve en avez-vous ? Il ne suffit pas pour cela de la sévérité de son dialogue avec Alcée, tel que le cite Aristote69 : « Je veux », disait le hardi poëte, « te dire quelque chose ; mais la pudeur m’empêche. » Et Sapho de répondre : « Si tu avais le désir de choses nobles et belles, ni ta langue ne serait liée de peur de dire le mal, ni la pudeur ne retiendrait tes regards ; mais tu parlerais librement de ce qui est légitime. » Rien de mieux raisonné, sans doute ; mais tant d’autres témoignages nous la montrent différente !

On envie Horace d’avoir pu dire : « Ils vivent encore les feux confiés à la lyre de la jeune Éolienne :

… Spirat adhuc amor,
Vivuntque commissi calores
Æoliæ fidibus puellæ70,

et de ces feux on retrouve encore quelques rayons épars dans les décombres des scoliastes. Il semble qu’avec ou après la passion de l’amour, Sapho avait eu celle de la gloire. L’espérance de cette gloire, l’orgueil, non plus de la beauté, mais du génie, éclate dans quelques vers d’une pièce perdue71 :

« Morte, tu seras gisante », dit la Muse lesbienne à quelque femme ennemie ou rivale ; « il ne restera de toi nulle mémoire dans l’avenir ; car tu ne touches pas aux roses de la montagne des Piérides ; mais tu iras, obscure, visiter les demeures d’Adès, t’envolant sur le sol des aveugles morts. »

Une autre fois, devant des femmes qui, riches et belles, semblaient enivrées de leur destinée, elle parut plus fière encore, en disant « que les Muses lui donnaient, à elle, le vrai bonheur et le seul digne d’envie ; car, même dans la mort, elle ne serait jamais oubliée ». Elle disait vrai. Son nom vivra, comme l’amour.

Il est vrai que, pour nous, ce qu’elle décrit, c’est moins l’émotion délicate de l’âme que le trouble des sens et comme la fièvre du cœur. Le témoignage s’en trouve dans cette anecdote du médecin Érasistrate surprenant la passion secrète du fils de Séleucus pour sa belle-mère Stratonice, par l’observation même des signes qu’avait sentis et marqués sur elle-même Sapho saisie d’amour : « Les symptômes, dit Plutarque, étaient les mêmes, la perte de la voix, l’expression des regards, la sueur brûlante, l’ataxie de la fièvre et le trouble dans les veines, enfin l’abattement de l’âme, l’abandon, la stupeur et la pâleur. » Telle est en effet, dans son expressive vérité, l’analyse médicale de cette ode profane, de ce crime élégant de la pensée dont Catulle avait égalé la force, mais non la grâce, et que voici, dans la lettre morte de la prose :

« Il est pour moi égal aux dieux l’homme qui s’assied en face de toi et t’écoute doucement parler et doucement sourire. Cela m’a fait tressaillir le cœur de t’avoir vue, et il ne me vient plus de voix ; mais ma langue est liée ; et sous le tissu éteint de la peau je sens circuler une flamme. Les yeux n’ont plus de regards, et des bruits remplissent les oreilles ; une sueur glacée se répand, un tremblement m’agite : je deviens plus pâle que l’herbe flétrie ; et, près d’expirer, je demeure sans haleine. »

Nous ne voudrions pas d’autre réponse que cette nosologie de l’amour à la bonne foi des critiques allemands qui rêvent une Sapho tout idéale. Non ; il faut, en admirant le génie du poëte, reconnaître ses égarements et les imputer à ce culte matériel et corrupteur, à cette ivresse des sens où l’âme était plongée sous le beau ciel des Cyclades, entre les charmes de la nature et de l’art, devant les théories gracieuses qui déployaient leurs voiles blanches sur cette mer d’azur, et les processions de jeunes filles qui s’avançaient, en chantant, du rivage au temple de la belle déesse..

Que de maux seront soufferts, que de ruines entassées, que de monuments et d’idées s’écrouleront dans le monde, pour que ces souvenirs soient expiés aux mêmes lieux qui les consacrent, que la pénitence épure cette terre de volupté, qu’une église de martyrs s’élève à la place d’un bocage sacré, et que la prière d’une humble vierge au pied de la croix ou le dévouement de quelque religieux dans un lazaret remplace, aux mêmes lieux, les hymnes chantés à Vénus ! Le monde a vu cette révolution morale, cette dignité croissante de l’être humain ; et il hésite encore à la reconnaître et à la protéger ! La barbarie musulmane accable encore de son ignorante apathie une part de ces îles jadis si brillantes sous l’idolâtrie des arts, et où la civilisation chrétienne, enfin maîtresse, amènerait si vite le progrès moral et le bonheur, comme l’atteste déjà l’exemple des îles Ioniennes, même sous un protectorat sévère et un joug étranger.

Mais recueillons encore quelques parcelles de cette poussière dorée des âges antiques. Sapho fut-elle prêtresse de Vénus ? En fut-elle victime ? et la tradition du rocher de Leucade est-elle un souvenir ou une allégorie ? L’érudition ici, sans pouvoir rien affirmer, a rencontré du moins de curieux détails. Nul doute que la chute de Leucade ne fût un reste des temps barbares, où la Grèce avait eu des sacrifices humains. L’usage se maintint et s’adoucit ; et les pénitents de l’amour, ceux que cette passion conduisait à Leucade, avaient fini par tenter cette épreuve célèbre, avec des secours qui préservaient la vie et ramenaient au rivage la victime guérie de son mal ou de son désespoir.

Des listes de ces suicides ou réels ou apparents se conservaient ; et un scoliaste grec nous en offre encore une, où manque précisément le nom de Sapho. Il n’y a donc plus qu’à douter du dénouement comme du reste, peut-être, de la vie de Sapho. Vint-elle en Sicile pour y suivre Phaon ? Connut-elle les poëtes dont elle partagea la renommée, Archiloque, Simonide ? Nous l’ignorons ; mais il nous reste à deviner dans de maladroites analyses ou à sentir dans un seul chef-d’œuvre le génie dont elle fut inspirée. Après les élans et les aveux de son propre cœur, ses amours, ses jalousies, elle eut pour sujet de ses vers la louange des dieux, les fêtes de famille de la Grèce, les épithalames, les chants funèbres.

Suivant le témoignage d’un rhéteur, tous les poëtes cédaient à Sapho le soin de célébrer le culte de l’amour. « C’est elle qui prépare et anime la fête, orne de guirlandes la chambre nuptiale72, dépeint la beauté des jeunes vierges, fait avancer Aphrodite sur le char des Grâces entouré du chœur des Amours, attache avec une tige d’hyacinthe les cheveux de la déesse qui se partagent sur ses tempes, et laisse flotter les autres au souffle de l’air. Puis, en avant des roues, elle a placé d’autres Amours aux ailes et à la ceinture dorées, conduisant le char et agitant des torches élevées. » La louange des époux se mêlait à ces gracieuses images.

« C’étaient deux roses du printemps nées dans la même prairie et s’épanouissant à la fois. L’affinité de leurs âmes était merveilleuse ; tous deux purs, de mœurs délicates, et divers dans leurs travaux, selon la loi de la nature : elle, par son fuseau, s’élevant à l’art de Minerve, et lui, dans ses labeurs, recueillant les dons du dieu Mercure ; elle ayant sa lyre, et lui passionné pour les livres ; elle aimée d’Aphrodite, et lui d’Apollon ; lui le premier des jeunes gens ; elle privilégiée parmi les filles. » Enfin Sapho, dans des paroles perdues dont s’est inspiré Catulle, comparait la jeune fille à ce fruit défendu, et « conservé dans sa fleur pour celui qui doit le cueillir ».

Tout cela, si nous l’avions encore dans sa grâce originale, serait pour nous un modèle de goût et d’élégance, trésor de poésie, chef-d’œuvre de style embelli par la passion. Mais, chose curieuse, à l’époque où de maladroits rhéteurs brisaient ces délicats chefs-d’œuvre pour en émailler leurs discours, ce qu’ils cherchaient encore c’était le charme mythologique à opposer au triomphe du christianisme. On eut dit qu’ils se défendaient dans leurs écoles, comme plus tard Bélisaire dans Rome, en mutilant, pour lancer quelques traits de plus, les frises des temples et les statues des dieux.

Mais, avant ce changement du monde, lorsque le paganisme régnait dans la paix de l’empire romain, lorsqu’il n’y avait plus ni liberté, ni gloire patriotique, ni grande éloquence, et que la culture de l’esprit n’était plus qu’un amusement de la servitude, un savant critique, Denys d’Halicarnasse, celui qui a tant raisonné sur Thucydide et sur Démosthène, sans comprendre leurs âmes, sauvait au moins pour l’avenir, dans un traité de rhétorique, une ode entière de Sapho à sa déesse favorite.

« Déesse au trône à mille couleurs73, immortelle Aphrodite, fille insidieuse de Jupiter, je t’en supplie, sainte déesse ! n’accable pas mon âme de tourments et d’ennuis.

« Mais viens de ce côté, si jamais tu écoutas ma voix dominée par l’amour, et si, quittant la maison de ton père, tu descendis avec ton char attelé, alors que de beaux cygnes te portaient d’un vol léger, agitant à coups pressés, autour du point noir de la terre, leurs ailes dans le milieu des airs. Bien vite ils arrivaient ; et toi, déesse, souriant de bouche divine, tu demandais quel mal j’ai souffert, pourquoi je t’appelle et ce que je veux qui soit fait pour ma folle ardeur, quelle persuasion, quels filets à captiver l’amour je veux avoir. — Qui donc, ô Sapho ! t’a fait injure ? S’il fuit maintenant, il poursuivra bientôt ; s’il n’a pas accepté de dons, il en offrira ; s’il n’aime pas, bientôt il aimera, même en dépit des refus. — Viens à moi encore aujourd’hui, ô déesse ! délivre-moi de cruels soucis. Tout ce que mon cœur souhaite de faire, fais-le pour moi, combattant toi-même à mon aide. »

Autour de ces paroles éteintes, sous les changements du temps et des idiomes, rêvez le ciel de Lesbos, l’harmonie des vers et celle de la lyre, l’accent passionné de la voix, dans le silence des nuits limpides, ou dans le calme sonore d’un jour brûlant d’été : et vous aurez entrevu quelque chose du gracieux délire dont la poésie et la musique, l’imagination et les sens, l’idéal et l’amour, ont parfois enchanté l’âme humaine.

Chapitre VII. §

Poésie lyrique sous forme élégiaque. — Chants politiques de Solon. — Chants guerriers de Callinos et de Tyrtée. — Stésichore.

Nul doute que ce génie lyrique, si cher il la Grèce, ne s’y trouve et ne puisse parfois se reconnaître sous des formes où la théorie moderne ne le chercherait guère. Chez une race mobile, enthousiaste, charmée des fêtes et des plaisirs comme de la gloire, ce génie prend part à tout : il commence où cesse le récit épique ; il donne à l’hexamètre majestueux l’accompagnement d’un second vers plus court, et, gravant ainsi la pensée, soutient le son poétique par l’accent musical.

Il invoque également et les dieux et les hommes, persuade un peuple, anime un bataillon, parle en législateur ou en guerrier. Il a tour à tour la voix de Solon et celle de Tyrtée. N’est-ce pas, en effet, un hymne religieux et moral que ces vers élégiaques du législateur d’Athènes ?

« Postérité brillante de Mnémosyne et de Jupiter Olympien74, Muses Piérides, écoutez ma prière ! Accordez-moi la riche abondance qui vient des dieux immortels, et donnez-moi d’obtenir toujours de tous les hommes bonne renommée, d’être ainsi doux à ceux que j’aime, amer à mes ennemis, respectable à ceux-ci, terrible à ceux-là.

« Je désire avoir des richesses ; mais y atteindre par l’injustice, je ne le veux pas. Toujours l’heure vengeresse arrive à la suite. La richesse que donnent les dieux demeure stable, des fondements jusqu’au faite ; celle que convoitent les hommes s’enlève par la force, sans égard au droit. Attirée par d’injustes manœuvres, elle suit contre son gré, et bientôt se perd sous la malédiction. Le commencement est peu de chose, comme dans un incendie faible d’abord, lamentable à la fin ; car, chez les mortels les œuvres de la violence ne durent pas. Jupiter voit le terme de tout. Comme un vent du printemps dissipe soudain les nuages, puis, remuant les profondeurs de la mer tumultueuse et stérile, et, sur la terre chargée d’épis, ravageant les beaux sillons de l’homme, monte jusqu’à la demeure inaccessible des dieux et éclaircit la face du ciel, tandis que l’éclat du soleil reluit sur la terre fertile et ne laisse plus de vapeurs visibles aux yeux ; ainsi marche la vengeance de Jupiter. Il n’est pas chaque fois prompt à la colère, comme un homme mortel. »

Dans le calme de cette poésie, quelle autorité puissante ! Dans la leçon morale, quelle grandeur poétique ! Cette comparaison des prospérités coupables et passagères avec les nuées dont le ciel est obscurci, cette tempête du printemps qui les dissipe, et, au prix de quelques maux, rend la sérénité au ciel et une lumière féconde à la terre ; ce sont là des images dont la plus belle invention lyrique aimerait à se parer. On y sent cette haute gravité qui élève la poésie gnomique à l’enthousiasme des prophètes.

Ailleurs cette poésie plus simple nous donnera déjà l’image de la vie, comme la peignit chez les Hébreux le livre de la Sagesse, et comme la décrira quelque jour, dans une société plus raffinée, l’ingénieux Horace. Le poëte moral du siècle d’Auguste, le lyrique élégant et moqueur, n’est-il pas en effet devancé par ces vers du législateur d’Athènes dénombrant les occupations diverses des hommes ?

« Celui-ci, sur des navires, court à travers les mers, dans l’ardeur de rapporter son gain au logis, battu de vents terribles et n’ayant nul soin de sa vie. Un autre, fendant la terre couverte d’arbres, est asservi pour l’année au maître des charrues recourbées ; un autre, avec l’art de Minerve et de l’inventif Vulcain, de ses deux mains durcies au travail, gagne sa vie ; un autre, instruit par les dons des muses olympiennes, sait la juste mesure de l’aimable sagesse. Cet autre, Apollon l’a fait prophète, Apollon, le roi qui lance ses flèches au loin ; et il prévoit le mal qui de loin vient à l’homme : car les dieux communiquent avec lui. Mais ce que veut le destin, ni les augures ni les cérémonies saintes ne le détourneront. »

D’autres traits épars dans les poésies de Solon frappent sur les erreurs de la vie publique, l’avidité des citoyens à s’enrichir, l’injustice des chefs du peuple, le pillage des domaines sacrés et du trésor public, la corruption amenant l’esclavage qui ramène la sédition et réveille la guerre endormie. La prévoyance de ces maux et l’effort du législateur pour les combattre lui inspirent quelques vers dignes de cette sagesse politique dont Pindare redira les maximes.

« De la nuée, disait Solon, sort le jet impétueux de la neige et de la grêle. De l’éclair jaillit la foudre. Sous le coup des vents la mer est bouleversée, elle, quand rien ne l’agite, la plus uniforme de toutes les choses. Par les hommes puissants la cité périt. Le peuple, par imprévoyance, tombe sous l’oppression d’un seul.

« — J’avais donné au peuple le pouvoir qui lui suffit, n’abaissant et n’élevant trop personne. À ceux qui avaient la force et primaient par la richesse, j’avais prescrit d’éviter tout excès. Je couvrais d’un bouclier chacun des deux partis ; et je ne laissais d’injuste victoire ni à l’un ni à l’autre. »

Quelque singulier que puisse paraître à la rudesse d’un autre temps ce pouvoir modérateur exercé par la poésie, il faut bien le reconnaître dans Solon quand on le voit attesté par l’histoire. Le peuple athénien, ayant perdu l’île de Salamine dans une guerre malheureuse, avait défendu, sous peine de mort, tout écrit et tout discours qui en proposerait de nouveau la conquête. Solon, comme s’il eût prévu de quel appui et de quelle gloire Salamine serait un jour pour Athènes, vient, non pas comme un poëte, mais comme un malade dont l’esprit est troublé, sur la place publique ; et, bravant une loi tyrannique, il commence par ces paroles célèbres : Je viens, messager de l’aimable Salamine, avec le chant pour parure à mes paroles, en guise de harangue. » Et, sans être interrompu, il récite en cent vers un appel aux Athéniens, qui se terminait par ce cri de guerre75 : « Allons à Salamine combattre pour la possession de cette île aimable, ayant, chassé loin de nous le poids insupportable de la honte. »

Jamais poésie n’eut tant d’empire : la loi est abrogée, la guerre décrétée et le poëte élu général. Ce fut alors même qu’un ambitieux déjà prédit par Solon, Pisistrate, parut s’associer à lui, le combla de louanges et le suivit dans l’expédition, qui fut heureuse et courte. Le poëte, le législateur, n’en fut pas moins dans la suite vaincu par Pisistrate, ami des vers aussi, puisqu’il recueillit pour Athènes les chants homériques, mais habile surtout dans cet art ancien et toujours applicable de fonder le pouvoir absolu par la démocratie.

Solon du moins, après avoir retardé ce dénouement, et sans y céder jamais, n’eut pas le tort de regretter ce qu’il n’avait pas voulu, ni de souhaiter en théorie le despotisme pour lui-même, comme s’il affectait par lit de le justifier dans autrui. Entouré d’amis qui lui conseillaient de prendre le pouvoir, il avait refusé en disant : « C’est un beau pays que la royauté ; mais ce pays n’a pas d’issue. » Et plus tard, amusant son repos avec ce charme de la poésie dont il avait appuyé ses lois, il répétait : « Si j’ai épargné ma patrie, et n’ai pas voulu m’en rendre maître, ni m’élever par la force, en déshonorant la gloire que j’avais obtenue d’ailleurs, je n’ai honte ni repentir de cette modération : au contraire, c’est le côté par où j’ai surpassé les autres hommes. »

Le législateur d’Athènes, celui dont les lois, dans quelques maximes éparses, offrent encore de mémorables leçons, résista jusqu’à la fin à la lente usurpation de Pisistrate, dénonça ses menées populaires, protesta contre sa garde, et, enhardi par la vieillesse, vécut libre, même sous un maître qu’il avait pressenti et bravé. Il ne conseillait plus au peuple ni la guerre ni la résistance ; mais il racontait en vers les traditions de l’île Atlantide, cette contrée bien lointaine, si elle n’est fabuleuse, où déjà les sages plaçaient la justice et la liberté, qu’ils n’espéraient plus auprès d’eux. Ainsi vécut et mourut ce sage, dont l’œuvre, étouffée de son vivant, devait revivre après lui dans la gloire, le patriotisme et le génie d’Athènes.

Solon, poëte si élevé et si pur, dans le petit nombre de vers conservés comme des dates principales de sa vie, était contemporain de Thespis et n’assista qu’au premier réveil poétique d’Athènes. Son exemple dut recommander d’autant plus l’art nouveau dont il s’était servi avant qu’Hérodote, cet Homère de la prose, vînt charmer les Hellènes par sa grâce ionienne et la peinture de leurs exploits. Sous la première inspiration des chants guerriers recueillis par Lacédémone comme par Athènes, la poésie, dans sa forme élégiaque et lyrique, restait la conseillère des peuples, et, après les oracles, la première voix qu’ils écoutaient.

À ce titre, on doit placer vers les temps qui précédèrent la guerre persique et les agitations des villes grecques d’Asie un poëte d’Éphèse, Callinos, un de ces élégiaques comme Alcman, dont le vers brisé respire tour à tour l’ardeur de la guerre ou la passion de l’amour. Est-ce pour une ville d’Ionie, ou quelqu’une de ces colonies grecques soulevées contre les satrapes, que Callinos entonna son cri de guerre ? Est-ce pour Athènes, près de laquelle se pressaient volontiers les peuples du nom grec ? On croirait qu’il s’agit de l’Ionie, quand on voit les reproches amers mêlés par le poëte à son appel aux armes ; on incline pour Athènes, devant cette apothéose de la gloire que chante le poëte, et dont son cœur est plein.

Jugez vous-même, lecteur, par ce fragment conservé dans les pages d’un moine de Byzance :

« Jusques à quand restez-vous abattus76 ? Quand aurez-vous un cœur belliqueux, ô jeunes gens ? N’avez-vous pas honte de cette mollesse devant les peuples voisins ? Vous semblez assis en paix ; et la guerre est partout en votre pays, etc.

« Que chacun de vous, en mourant, darde encore son dernier javelot ! C’est l’honneur et la gloire de l’homme de combattre pour son pays, ses enfants, sa jeune épouse, contre l’ennemi. La mort viendra, le jour où les Parques auront filé l’écheveau. Mais que chacun marche droit, l’épée haute et le bouclier ct tendu sur la poitrine, quand la mêlée commence. Il n’est pas dans la destinée que l’homme échappe à la mort, quand même pour aïeux il a des immortels. Souvent celui qui, à travers la bataille et le bruit des traits, a passé sain et sauf, la mort le surprend à son foyer. Celui-là n’est pas cher au peuple ; il n’en est pas regretté : mais cet autre, petits et grands le pleurent s’il succombe. L’homme de courage met en deuil le peuple par sa mort ; et, vivant, il est l’égal des demi-dieux. On le contemple des yeux comme un rempart, car seul il vaut un grand nombre. »

Tyrtée, dont l’âge, déterminé par son action dans la guerre de Messénie, se rapporte au sixième siècle avant notre ère, est contemporain des sept sages de la Grèce et antérieur à Eschyle. La mâle énergie de ses chants recommandait par-dessus tout, et de préférence même aux jeux guerriers et brillants de la Grèce, la pratique des armes.

— « Je ne tiendrais pas en estime un homme77 pour son agilité à la course ou sa vigueur à la lutte, ni s’il avait la taille et la force des Cyclopes, ni s’il devançait la vitesse de l’aquilon, ni s’il était plus gracieux de visage que Tithon ou plus riche que Midas et Cinyre, ni s’il était plus roi que Pélops, fils de Tante tale, ni s’il avait la langue mélodieuse d’Adraste, ni quand il aurait toute gloire, hormis la force guerrière.

« Il n’y a pas d’homme, en effet, redoutable à la guerre, s’il n’est endurci à regarder le carnage sanglant et s’il n’aspire à serrer de près l’ennemi. Voilà le courage ; voilà le prix le plus grand parmi les hommes, la plus belle gloire à remporter pour le jeune guerrier. Une force publique pour la cité, pour le peuple entier, c’est un homme en avant sur le front du bataillon, n’ayant pas l’idée de la fuite honteuse et jetant au péril son courage et sa vie.

« Qu’ainsi ferme à son rang, il excite encore son voisin à mourir ! Voilà l’homme puissant à la guerre ! Bientôt il a renversé les âpres phalanges des ennemis acharnés, et il domine par son ardeur les flots du combat. Lorsque, tombant au premier rang, il a perdu la vie, il comble de gloire la ville, ses concitoyens et son père ; car, à travers la poitrine, le bouclier et la cuirasse, il est percé de coups par devant.

« Sur lui gémissent ensemble jeunes et vieux ; et toute la ville, dans un douloureux regret, soigne ses funérailles. Sa tombe et ses enfants restent glorieux parmi les hommes, et les enfants de ses enfants et sa postérité. Jamais ne meurent sou noble souvenir ni son nom ; mais, sous la terre qui le couvre, il est immortel celui que, dans le feu de la victoire, de la résistance, du combat pour la patrie et la famille, le terrible Mars a frappé. Que s’il échappe au lot de la mort somnolente, et, vainqueur, emporte l’honneur du combat, tous, jeunes et anciens, le vénèrent : et, après de grandes joies éprouvées, il descend chez Adès. Vieillissant, il est illustre parmi les citoyens ; et personne ne veut le blesser ni dans sa dignité ni dans son droit. Dans les assemblées, tous ensemble, les jeunes et ceux qui sont du même temps, lui cèdent la place, et ceux qui sont plus anciens aussi. Qu’on s’efforce donc d’arriver à ce comble de la vertu, en ne laissant pas son cœur s’énerver pour la guerre ! »

Sous la gravité douce du mètre élégiaque, cet amour de la gloire, et les vertus dont il se nourrit, le culte de la patrie, la pitié pour les faibles, le devoir de les défendre, enflamment Tyrtée d’un enthousiasme contenu qui n’a pas moins de puissance que l’accent plus lyrique. C’est, dans les formes de l’art, l’image de cette marche régulière et terrible dont les Crétois abordaient lentement, au son de la flute et de la lyre, les bataillons ennemis. Telle est l’ardeur calme et vraie de cette poésie guerrière.

« Il est beau de mourir78 tombant au premier rang, en homme de courage qui combat pour la patrie. Mais, loin de sa ville et des campagnes fécondes qui l’entourent, mendier errant, avec une mère chérie, un vieux père, des enfants, une jeune épouse, c’est plus déplorable des misères. Celui-là est importun il ceux qu’il vient supplier, cédant au malheur et à l’affreuse pauvreté : il déshonore sa race ; il dément la noblesse de ses traits. Partout le suivent le découragement et le chagrin. Pour un homme ainsi banni nul souci de lui-même, nulle pudeur sur son nom dans l’avenir.

« Combattons de tout cœur pour cette patrie ! mourons pour nos enfants, sans ménager en rien nos vies. Ô jeunes gens ! combattez serrés les uns contre les autres, et ne donnez l’exemple ni de la fuite ni de la peur ; mais faites-vous un cœur grand et invincible, et n’épargnez pas votre vie, quand vous combattez contre des hommes. Vos anciens, les vieillards, dont les genoux ne sont plus agiles, ne les délaissez pas par votre fuite. C’est une honte, en effet, que, tombé au premier rang, un vieillard soit gisant à terre, en avant des jeunes, avec une tête blanchie, une barbe grise, exhalant sur la poussière son âme courageuse, couvrant de ses mains les blessures sanglantes, hideuses, de son corps à nu : mais aux jeunes tout sied bien, tant qu’ils ont la fleur brillante du bel âge. Alors, le guerrier est beau à voir vivant ; il est aimé des femmes ; et il est encore beau tombé au premier rang. Mais que chacun, ayant pris le pas, se tienne affermi sur ses deux jarrets, serrant sa lèvre de ses dents ! »

Une autre de ces exhortations guerrières porte bien avec elle sa marque et son emploi. Le premier vers désigne les Spartiates par le dieu même dont ils se croyaient descendus ; le reste exprime la grandeur du danger et le dernier effort du désespoir animant la discipline.

« Vous êtes, dit le poëte79, la race invincible d’Hercule ; prenez cœur. Le regard de Jupiter n’est pas encore détourné de vous. N’ayez ni inquiétude ni terreur de la foule des ennemis ; mais que chacun, bouclier en avant, aille droit aux agresseurs, tenant la vie en haine et préférant les affres de la mort au doux éclat du jour. Vous connaissez combien rudes sont les travaux de Mars, qui fait couler tant de pleurs ; vous savez la violence de l’impitoyable guerre : et, soit vaincus et fuyant, soit vainqueurs acharnés, ô jeunes gens ! vous avez connu l’une et l’autre épreuve. Car de ceux qui, serrés l’un contre l’autre, ont d’eux-mêmes affronté les premiers abords, il n’en meurt qu’un petit nombre ; et ils sauvent le peuple derrière eux. Mais des guerriers qui se troublent ont perdu toute force. Nul ne saurait exprimer par la parole que de maux adviennent à ceux qui souffrent la honte. C’est opprobre de frapper par derrière l’homme qui fuit dans le combat.

« Honte à celui qui tombe mort sur la poussière, le dos percé de la pointe du fer ! mais que chacun reste ferme en avant, de ses deux pieds pressant la terre et serrant sa lèvre des dents, les cuisses, les jambes, la poitrine et les épaules couvertes d’un large bouclier ! Que de sa dextre il darde les coups impétueux de sa lance, et qu’il agite sur sa tête une menaçante aigrette ! que, par de vigoureux exploits, il s’exerce à la guerre, et ne se tienne pas, sous le bouclier, à distance des traits-ennemis ; mais qu’abordant de près et frappant avec la javeline ou l’épée, il prenne le guerrier captif ! Que dans le rang, pied contre pied, le bouclier s’appuyant au bouclier, l’aigrette à l’aigrette, le casque même au casque et les poitrines s’entrechoquant, il combatte l’ennemi, la poignée du glaive ou la longue lance à la main ! Et vous, jeunes vélites, çà et là tressaillant sous vos boucliers, combattez, lancez de forts cailloux ; et, dardant vos flèches légères, restez près du bataillon de vos hommes d’armes. »

Vraie poésie lyrique du patriotisme et du courage, qu’un grand écrivain de nos jours compare à la Marseillaise !

De tels débris sont encore des statues. Le génie, comme le courage d’une noble race, est vivant et debout dans ces courtes élégies de Tyrtée. L’imagination qui en est saisie ne peut se défendre de regretter tant de choses qu’elle a perdues, de la même inspiration et du même temps. Que nous reste-t-il de Stésichore, dont Horace célébrait la forte muse, et auquel il emprunte un célèbre apologue ? Quelques vers épars et sans liaison, à peine un distique complet. C’est cependant le grand poëte, le puissant lyrique, dont, un siècle après Horace, Quintilien disait encore : « La force de son génie se montre dans le choix même de ses sujets. Chante tant les plus mémorables guerres et les plus illustres généraux, il soutient sur la lyre tout le poids de l’œuvre épique. Il donne à ses personnages dans l’action et dans le discours toute la dignité qui leur est séante : s’il se modérait, il semblerait fait pour être l’émule le plus rapproché d’Homère. Mais il déborde, il s’égare ; ce qui est un tort sans doute, mais le tort de la puissance80. »

Nous apprenons aussi, par quelques témoignages anciens, que ce poëte fut un courageux citoyen. Né en Sicile, de race dorienne, il lutta contre la tyrannie qui, d’Agrigente, s’étendit sur la ville d’Himère, sa patrie. Longtemps après lui, l’âme belliqueuse répandue dans ses vers plaisait au génie d’Alexandre, et ce héros rangeait ses poésies parmi les lectures qui conviennent aux rois.

Stésichore cependant s’était toujours montré peu docile à ce pouvoir suprême, personnifié de son temps, il est vrai, par un odieux oppresseur dont les crimes et le nom semblent fabuleux, tant ils font horreur ! S’il faut en croire Aristote, c’est contre les premières usurpations de Phalaris que Stésichore cherchait à prémunir les habitants d’Himère, en leur contant la fable du Cheval qui veut se venger du cerf, et qui, pour cela, subit sans terme le frein, le cavalier et les éperons.

Le grand et durable renom du poëte donna tant d’éclat à cette tradition anecdotique qu’elle suggéra, dans le déclin du génie grec, la composition de sophiste la plus étrange, un recueil de lettres dans lequel l’impitoyable Phalaris, tout en étalant ses vengeances, y compris le taureau d’airain enflammé où il brûlait ses victimes, se montre plein d’admiration pour Stésichore, déclare ce poëte un objet sacré, comble d’honneurs sa vieillesse, et, à sa mort, presse les Himériens de lui élever un temple81.

On reconnaît bien, dans cet ouvrage apocryphe, l’illusion de l’esprit grec, dans le dernier âge de l’antiquité. À la même époque, les Romains, à la fois instruments et victimes du pouvoir absolu, connaissaient mieux la haine instinctive que ce pouvoir porte au génie des lettres. La mort du poëte Lutorius, du poëte Lucain, de Sénèque, de l’historien Crémutius Cordus, et, les nombreux exils de ces philosophes dont une femme romaine, Sulpicia, décrit la persécution, avertissaient Rome qu’il n’y a rien de plus antipathique au despotisme militaire que la liberté de penser.

C’était vers ce temps que l’esprit énergique et curieux de Pline l’Ancien s’était réduit à composer un livre de grammaire, un traité sur les façons de parler douteuses. Ce n’était pas le moment d’imiter ni d’interpréter, à Rome, la poésie généreuse et virile de l’ancien Stésichore. Les monuments de ce génie furent négligés et s’oublièrent, et sa renommée servit seulement de prétexte à des jeux frivoles de rhéteurs grecs. Des vingt-six livres de poésies que ce grand lyrique avait composés, il est resté seulement quelques vers épars, trop isolés pour offrir autre chose que des échantillons d’élégance verbale et d’harmonie.

Stésichore cependant, outre la guerre et la liberté, les grandes épreuves et les grandes passions de l’homme, avait aussi chanté les aspects de la nature et quelques-uns des phénomènes célestes. Pline le Naturaliste cite les génies sublimes des poëtes Stésichore et Pindare, comme attestant par leur exemple la misère et l’effroi de l’âme humaine devant une de ces éclipses de soleil où elle croyait voir, soit le présage de quelque grand crime82, soit la mort même des astres.

Chapitre VIII. §

Hymnes philosophiques. — Xénophane. — Parménide. — Empédocle. — École pythagoricienne.

Parmi les inspirations de la poésie grecque qui touchent à la forme lyrique, il faut placer anciennement ce qui se retrouvera dans une époque plus récente, et sous l’influence de l’extrême politesse sociale. La philosophie, dans la Grèce, est presque de même date que la poésie ; et, de bonne heure, ces deux, forces de l’intelligence s’étaient inspirées l’une l’autre, ou parfois s’étaient mêlées.

De même que, sous le beau climat de l’Ionie et de la Grèce orientale, le spectacle éblouissant de la terre et des cieux suscitait des hymnes de louanges, et, en quelque sorte, une apothéose de la nature, ainsi l’étude réfléchie de ses merveilles, la recherche de leurs causes, l’interprétation de leurs symboles, firent naître un autre enthousiasme, qui prit bientôt le même langage.

Thalès, Phérécyde, Épiménide, Xénophane, Parménide, Empédocle, appartiennent à cet âge de la philosophie unie à l’imagination. C’est l’âge des philosophes qu’Aristote83 a nommés, les uns physiciens, les autres théologiens, pour marquer les deux objets de contemplation qu’ils se partageaient, et qu’ils essayaient parfois de réunir.

Le système de Thalès, dont la trace est visible dans plus d’un souvenir de Pindare, n’était qu’une tradition reçue de l’Orient par un Grec d’Ionie. Son disciple Phérécyde semble également avoir emprunté à la Chaldée le dogme de l’immortalité de l’âme, si marqué dans le livre arabe de Job ; mais rien ne s’est conservé en original de cette transmission antique. C’est avec Xénophane que la philosophie grecque nous parlé pour la première fois la langue de la poésie. Les vestiges qui nous en restent ne répondent pas aux conceptions hardies dont ce nom a gardé le tort ou la gloire ; dans les annales de la philosophie. Ce sont des vers élégiaques, où il ne s’agit ni de ce panthéisme reproché à Xénophane, ni de cette unité spirituelle84 qu’il reconnaissait, dit-on, dans la première cause.

Par un autre côté, cependant, les fragments de poésies conservés sous son nom intéressent nos recherches. On y trouve une censure amère de ces jeux guerriers liés aux mœurs, à la religion des Grecs, et que Pindare devait célébrer. Xénophane les dénombre tous, et déclare que le plus heureux vainqueur de Pise ne vaut pas un philosophe, « car, dit-il85, notre sagesse est plus précieuse que la vigueur des hommes ou que celle des chevaux. En effet, qu’un homme puissant au pugilat vienne chez un peuple, eût-il la supériorité dans les cinq combats, fut-il le premier à la lutte et à la course, ce qui est le suprême degré de force dans les jeux, la ville, pour cela, n’en sera pas mieux gouvernée. C’est une petite joie pour elle qu’un de ses citoyens soit athlète vainqueur aux rivages de Pise, car cela n’enrichit pas le trésor de la ville ».

Xénophane faisait bien d’autres reproches encore à l’inutilité et à la dépense des jeux. La durée de l’institution devait lui répondre et montrer comment ces jeux armaient le courage et préparaient la résistance que rencontra Xercès.

Le philosophe qui les dédaignait ainsi était lui-même un Grec d’Asie, conservant quelque chose de la mollesse élégante que le voisinage de la Lydie et l’heureuse ressemblance avec ce climat donnaient aux habitants du rivage ionien, « dans ces villes où », dit-il lui-même, « lorsqu’elles n’avaient pas encore subi la hideuse tyrannie, ou allait par milliers à l’assemblée publique, avec des robes artistement travaillées, et une parure de longs cheveux liés et parfumée d’encens ».

Ce n’est pas là, sans doute, ce qu’approuvait Xénophane venu, par son choix, de cette Grèce asiatique, bientôt opprimée des Mèdes, dans la Grèce d’Europe, non moins ingénieuse et plus forte. Sans doute, il s’y souvient encore et du penchant au plaisir, et des libres idées de sa première patrie ; mais il y mêle un sentiment moral, que relève l’accent de la poésie, pt qu’on n’attendrait pas d’un prétendu devancier du matérialisme moderne. Dans la description d’un de ces banquets de fête familiers aux riches citoyens de Colophon et d’Éphèse, il disait en vers d’un tour lyrique : « Au centre, cependant, est un autel86, de toutes parts chargé de fleurs ; et les chants et l’allégresse font retentir la maison entière. Des hommes animés d’une joie saine doivent chanter d’abord Dieu, d’après de pieuses traditions et avec de chastes paroles, puis demander par libations et prières le pouvoir d’accomplir la justice. Car c’est lit ce qu’il faut préférer, et non la violence ; puis on boira de manière à revenir au logis sans guide, quand on n’est pas tout à fait vieux. Il faut aussi louer l’homme qui, en buvant, ne décèle rien que d’honnête, dont la mémoire et la pensée s’entretiennent de vertu, et ne pas redire, d’ailleurs, les combats des Titans ou des Géants, ni l’histoire des Centaures, fictions des vieux temps, et toutes ces rixes où il n’y a rien d’utile, mais avoir toujours présente la providence des dieux. »

Ce langage n’est-il pas d’un sage et religieux réformateur, plutôt que d’un panthéiste ou d’un sceptique ? ne semble-t-il pas rentrer dans ce trésor de sentiments et d’images qui, chez les Grecs, faisaient de la philosophie même une seconde poésie ?

En recueillant ces précieux débris des âges antiques, on conçoit mieux comment, avec la subtilité des systèmes, l’émotion poétique arrivait à Lucrèce. Après Xénophane, Parménide, son disciple dans la ville d’Élée, sur la côte grecque d’Italie, n’était pas bon poëte, nous dit Cicéron, du moins pour la forme et le tour des vers. Mais la nouveauté des sujets qu’il traite élève sa pensée. Avait-il, comme l’indique un rhéteur du quatrième siècle, composé des hymnes en l’honneur de la nature, ὕμνους φυσιολογικούς, c’est-à-dire des chants de louange et d’admiration sur les éléments et les principes des choses, tels que la science novice les concevait alors ? On ne peut l’affirmer. Platon nomme d’ailleurs Parménide à côté d’Hésiode, comme tous deux ayant raconté d’anciennes histoires des dieux. Cette idée même se concilie facilement avec les débris qui nous restent d’un poëme de Parménide sur la Nature. Une partie de ce poëme avait pour objet la vérité, τὰ πρὸς ἀλήθειαν ; une autre, ce qui se rapporte à l’opinion, il la croyance, τὰ πρὸς δόξαν.

Sous ces deux titres on peut concevoir ce que, bien des siècles plus tard, et dans une science toute formée des traditions grecques, nous retrouvons sous la plume de Varron, divisant la théologie en mythologique, naturelle, et civile : « La première, ajoutait-il, faite pour le théâtre, la seconde pour l’univers, la troisième pour Rome. »

Il paraît, d’après les courtes analyses de saint Augustin, que Varron touchait dans sa seconde théologie à cet antique panthéisme, à cette idée d’une nature éternellement vivante et par là divine, qui semble le fondement des cultes antiques de l’Inde. Une interprétation semblable était-elle déjà cette vérité première, que Parménide avait prétendu célébrer, par opposition aux croyances humaines ? Ou plutôt de la contemplation de la nature n’avait-il pas détaché le principe d’un Dieu tout spirituel, d’une intelligence absolue et suprême ? On ne saurait avoir de doute à cet égard. Parménide a pu pécher, comme Berkeley, par excès d’idéalisme. Il a pu croire aux idées plus qu’à la matière et ramener le doute par sa foi trop vive à l’abstraction. Mais cela même atteste un ordre d’élévation intellectuelle et mystique lié de près à la poésie, et que nous retrouvons à différents âges de l’esprit humain. Un premier fragment conservé de Parménide nous semble marqué de ce caractère.

Le style en est simple, mais la poésie nouvelle, même après Homère :

« Les cavales87 qui m’entraînent se sont élancées aussi loin que le cœur me poussait, puisqu’elles m’ont porté sur la voie glorieuse de la divinité, qui place l’homme éclairé au milieu de tous les mystères. C’était le but de ma course ; c’était là que m’emporteraient les intelligents coursiers attelés à mon char. Des vierges dirigeaient la route, les vierges du soleil, quittant les demeures de la nuit pour la lumière, et de la main écartant les voiles de leurs fronts. L’essieu enflammé dans le moyeu jetait un sifflement ; car il était entraîné par le double tourbillon des roues, tandis que les chevaux précipitaient leur course.

« Là sont les portes des chemins de la nuit et du jour, roulant entre leur linteau et leur seuil de granit : élevées dans l’éther, elles se ferment par d’immenses battants ; et la Justice laborieuse en garde les doubles clefs. Les vierges, l’ayant interpellée de douces paroles, lui persuadèrent adroitement de retirer des portes sans délai le lourd verrou. Aussitôt emportés les battants laissèrent vide un large espace, en faisant rouler des deux côtés dans les écrous les gonds d’airain incrustés au bois par des barres et des chevilles ; et soudain, par ces portes, les vierges lancèrent le char et les coursiers. La déesse bienveillante m’accueillit ; et, de sa main, elle me prit la main droite ; et elle me dit ces mots :

« Ô jeune homme, qui fais route avec des conductrices immortelles, dont les coursiers t’amènent dans ma demeure, réjouis-toi88 ; car ce n’est pas une mauvaise destinée qui t’a fait prendre cette route, en dehors de la voie battue des hommes ; c’est Thémis elle-même et la Justice. Il faut que tu apprennes à connaître toutes choses et le fond réel de la vérité persuasive, et les opinions des mortels qui reposent non sur une foi véridique, mais sur l’erreur ; et tu connaîtras ainsi, comment il faut marcher prudemment à travers le tout, en faisant l’épreuve de toute chose. »

En tête de cette philosophie poétique dont la Grèce allait recueillir les leçons, il reste à placer le personnage demi-fabuleux de Pythagore. Ce qu’il semble avoir emprunté aux doctrines religieuses de l’Inde devient original en lui. Né à Samos, voyageur en Orient et législateur de villes grecques en Italie, sa science des nombres, sa théorie morale de la musique, et la part qu’il lui donnait dans l’ordre même du monde céleste, attestent dès l’origine quelle influence l’imagination devait prendre sur la civilisation des Grecs. Pythagore, dont il n’est demeuré qu’une tradition et un souvenir, partagea l’empire des esprits avec ces chants homériques répétés des côtes d’Asie dans toutes les villes de l’ancienne Grèce.

Nul doute qu’il ne format des poëtes, comme des sages. Car l’un des deux plus grands poëtes, depuis le chantre de l’Iliade, Eschyle, était initié à la secte de Pythagore, partageait son horreur du sang des animaux, et alliait également aux spéculations sur le système de l’univers l’enthousiasme de la vertu.

Séparé de Pythagore à peine par un demi-siècle, Eschyle reçut cette doctrine de ses premiers disciples ; et sans doute il avait pratiqué comme eux cette vie pure, solitaire, rigoureuse, si favorable à la force d’âme et à l’imagination poétique. Tandis que le vaillant soldat de Marathon portait sur le théâtre agrandi quelques rayons de cette philosophie, au risque d’être accusé de sacrilège, d’autres poëtes devaient la célébrer, attirés par le même prestige d’une harmonie céleste.

Pindare allait être le chantre inspiré de cette philosophie pythagoricienne, la plus pure doctrine de l’antiquité avant Platon, spiritualiste jusqu’à l’erreur de la métempsycose, morale jusqu’aux plus sévères abstinences, poétique et lyrique, pour prendre plus d’empire sur les âmes, et les épurer par l’enthousiasme. La sagesse dont il était le disciple, les croyances qu’il avait recueillies sur l’essence divine de l’âme et la vérité absolue, fortifiées de sa puissante parole, trouvaient près de lui d’autres maîtres pour les enseigner, d’autres poëtes pour les chanter. Nommons d’abord, à ce titre, un philosophe né dans les lieux qu’habita souvent Pindare, et mêlé dans sa jeunesse aux fêtes que le poëte avait illustrées. Empédocle, en effet, né dans Agrigente, avait, nous apprend Aristote, rem porté le prix de la course équestre dans les jeux de la soixante-onzième olympiade. Quoiqu’il n’eût pas été disciple de Pythagore, il reçut la tradition récente encore de ses leçons : il y joignit les voyages en Orient, dont profita de bonne heure le génie grec, à part la supériorité que ses lois et ses arts lui donnaient sur les peuples que la Grèce appelait barbares. On ne peut douter qu’Empédocle n’ait visité surtout l’Égypte, d’où Hérodote et Platon devaient tirer des faits certains en histoire, et, ce qui n’est pas moins précieux, des vérités en morale.

Au retour de ses voyages, et sous le renom célèbre de sa secte, Empédocle fut accueilli dans les villes libres de Sicile comme un sage, un enchanteur, un poëte, un musicien tout-puissant. Très grande de son vivant, sa célébrité s’accrut avec le temps dans l’imagination des Grecs ; et, après le grand siècle des arts et de la science, lorsque le monde polythéiste fut troublé et divisé par une lumière nouvelle, le nom d’Empédocle, les légendes sur sa vie, les prodiges attribués à sa science magique, furent un des secours dont s’étayait l’ancienne croyance. La légende païenne lui attribuait d’avoir dissipé des contagions funestes, ressuscité des morts, et, ce qui était plus vraisemblable, guéri par l’harmonie des mélancoliques et des insensés.

Mais cette renommée posthume, que le déclin superstitieux de la Grèce devait attacher un jour à ce philosophe jugé par Aristote plus physicien que poëte, n’est qu’un témoignage imparfait de l’empire bienfaisant qu’il avait eu, dans l’heureuse civilisation de la Grèce. Nous en avons pour preuve des fragments non douteux de ses ouvrages, ce qu’il dit de soi dans ses vers, et même l’écho qui s’en est prolongé dans les vers de Lucrèce.

Jeté en effet parmi ces villes de Sicile que la fertilité du territoire, le commerce, la liberté, livraient à toutes les corruptions du luxe, il en fut l’habile réformateur. Il ne le fut pas seulement par l’appareil dont il s’entourait, parcourant les campagnes sur un char, aux sons d’une musique préparée pour adoucir et charmer les esprits ; il enseigna dans ses vers la plus haute métaphysique, celle que le polythéisme n’affirmait pas ; l’essence immortelle de l’âme, et la plus pure morale, celle que la mythologie démentait par ses profanes exemples. Comme l’école pythagoricienne, et dans les mêmes termes, il promettait que l’homme deviendrait dieu après la mort. Le pieux orgueil d’un tel espoir s’entretenait, chez le philosophe, par l’idée d’une vie conforme à l’origine de Famé et qui la conservât pure au milieu des contagions de la terre. Ainsi peut s’expliquer le langage inspiré, l’enthousiasme d’Empédocle parlant de lui-même et invoquant la foi docile de ses concitoyens. Parfois il se montre à eux comme un banni du ciel, obligé de regagner par ses épreuves ici-bas le séjour divin qu’il a perdu, et leur frayant lui-même la route qu’il leur conseille.

« C’est une loi de la nécessité89, un antique décret des Dieux. Si par égarement quelque génie a souillé de sang sa substance, parmi ceux-là même qui ont en partage la vie céleste, il est, pendant trois mille saisons, banni loin des bienheureux. C’est ainsi que moi-même aujourd’hui je suis transfuge du ciel et voyageur errant. »

Cette fiction cependant et bien des vers çà et là conservés par Aristote, sur la puissance des éléments et les passions allégoriques dont Empédocle anime la matière, ne nous permettraient pas de le ranger parmi ceux qu’on a nommés ingénieusement les prophètes de la science.

Ce n’est pas là, nous dirait-on, l’enthousiasme d’une intuition divinatrice : ce sera, si vous voulez, le langage de ceux qu’Aristote appelle des naturalistes théologiens.

On peut alléguer, à l’appui de ce jugement, toute l’idée du poëme d’Empédocle appelé l’Expiation, ces accents sévères du poëte, ces pénitences prescrites, et en même temps cet éclat d’images et d’harmonie qui adoucit la menace, en la rendant plus persuasive. « Ô mes amis90, disait-il, vous qui habitez la grande cité, les hauteurs de la blonde Agrigente, vous, zélateurs des bonnes œuvres, vous, asile ouvert aux étrangers, vous, ignorants du mal, salut ! Je viens à vous, dieu immortel, non plus homme ; je me mêle à la foule qui m’honore, paré, comme je le suis, de bandelettes et de guirlandes de fleurs. Là où j’arrive dans une ville peuplée, je suis vénéré des hommes et des femmes. Ils me suivent par milliers, demandant où est le sentier battu qui conduit au bonheur, les uns sollicitant des prédictions, les autres la guérison des maux divers qui les affligent. »

Ces promesses d’Empédocle lui donnaient un caractère d’oracle ou de magicien : « Quel secours, disait-il91, peut écarter les maux et la vieillesse ? Tu l’apprendras, puisque pour toi je garde en dépôt de tels secrets. Tu feras tomber la fougue des vents indomptés, qui, lancés sur la terre, tuent les moissons de leur souffle ; et de nouveau, si tu le veux, lu ranimeras leur violence. D’un nuage pluvieux et sombre tu feras sortir la chaleur et la lumière : et, sous les ardeurs de l’été, tu feras jaillir des ruisseaux, dont la fraîcheur nourrira d’humides vapeurs les racines des arbres. Tu rappelleras de « l’enfer l’âme de l’homme dissous par la mort ».

Hormis le mensonge des dernières paroles, les merveilles dont se vante ici le poëte physicien n’excèdent pas ce que l’observation et, sur quelques points, la prescience des phénomènes de la nature pouvaient lui suggérer de conseils utiles aux laboureurs et aux pâtres de Sicile. Mais à cette divination de l’expérience il voulait joindre un ascendant plus mystérieux, dont le prestige se confondait avec son inspiration même de poëte. En même temps que, dans ses vers, il se donnait pour un être surnaturel, ou du moins pour un être humain rendu de nouveau à la terre, après avoir passé par les cieux, tout son langage recommandait le culte des dieux et le respect de la vertu. Dans son explication des forces vives de la nature, dans son double principe d’affinité et d’antipathie, de réunion et de séparation, d’où il fait sortir l’harmonie et la durée de l’univers, il paraît avoir affecté de combattre ceux qu’on appelait dès lors les athées, et qui réduisaient tout à la matière.

Sans doute, dans quelques vers épars d’Empédocle sur les premières ébauches de création fortuite, on pourrait voir ce panthéisme où, depuis tant de siècles, ont abouti souvent la fausse imagination et la fausse science ; mais il semble, au contraire, malgré les éloges de Lucrèce, que le poëte d’Agrigente était spiritualiste au plus haut degré dans sa Cosmogonie comme dans sa morale. Sa peinture des grossiers essais de formation échappés aux seules forces de la nature était le démenti d’une semblable origine pour l’homme ; et on peut supposer que c’est contre une telle erreur qu’il proteste dans un des plus poétiques débris qui nous restent de ses vers :

« Mais, ô dieux92, écartez de ma langue la folie de ces hommes, et faites sortir pour moi de quelques bouches saintes des eaux salutaires. Et toi, Muse aux mille souvenirs, vierge aux bras blancs, je sollicite de toi ce qu’il est permis d’apprendre dans cette vie passagère. Envoie vers moi, sous la conduite de la piété qui le guide, un char docile, etc. » Puis, s’animant à cet espoir d’un appui céleste et d’une vérité descendue d’en haut, le poëte disait tout à la fois dans un esprit de confiance et de doute : « Ose, et alors tu pourras librement courir sur les hautes cimes de la sagesse. Mais considère et touche du doigt le côté certain de chaque chose ; et, pour avoir vu de tes yeux, ne te confie pas plus que pour avoir toi-même entendu : ne crois pas un vain bruit plus que le raisonnement, ni quoi que ce soit, là où il y a place pour la réflexion. Écarte le témoignage des sens. Juge par l’esprit ce qu’il y a de manifeste en chaque chose. »

Sublime par le ton, enthousiaste par la doctrine, cette poésie d’Empédocle, tout en peignant avec force la misère de l’homme, n’a rien du triste découragement de Lucrèce ; elle aspire à Dieu, comme Lucrèce aspire au néant. Un peu enveloppée de nuages, comme l’était la philosophie ancienne, elle semble se proposer une espérance encore plus haute qu’elle ne l’exprime et avoir pour dernier terme ce qui élève bien plus que ce qui abaisse l’humanité. Loin donc de triompher, comme Lucrèce, de la faiblesse de l’homme, de ses souffrances physiques, de son déclin moral, de sa mort successive et complète, elle se plaît à montrer quelque chose au-delà de ces ruines qu’elle décrit : Des mains, dit-il, propres à l’action, sont adaptées au reste du corps ; mais surviennent de rudes accidents qui hébètent l’intelligence. Mortels éphémères ! ayant devant eux le petit lot d’une vie à peine vitale, emportés dans l’air comme la fumée, assurés seulement de la chose où chacun d’eux s’est heurté, et poussés çà et là vers toute a chose ! Il est un tout cependant qu’on souhaite de découvrir, bien qu’il soit formé de ce que l’homme ne voit pas, n’entend pas, ne peut saisir par la pensée. Si tu le cherches avec ardeur, il te sera donné d’apprendre jusqu’où peut s’élever la pensée mortelle. »

Cette révélation ainsi promise n’était autre que celle d’un Dieu suprême, l’espérance de s’unir à lui et la menace des peines réservées aux méchants. Virgile, dans le sixième chant de l’Énéide, a touché cette doctrine empruntée aux mystères d’Éleusis, le purgatoire de l’antiquité : il l’expose en quelques vers, ou, comme chez Empédocle, les éléments mêmes de la nature sont les instruments de l’expiation prescrite : « Entre les âmes coupables, les unes volent légères, suspendues à tout vent ; pour d’autres, la souillure du vice est lavée sous la vaste mer, ou brûlée par la flamme. » Mais là rien n’égale ce que l’imagination du poëte sicilien avait réservé pour quelques âmes coupables, dont il décrit ainsi le supplice sans repos. « Le souffle impétueux de l’air93 les chasse vers la mer. La mer les a revomies sur le sol de la terre. La terre les a lancées vers le radieux foyer du soleil infatigable, qui les renvoie au tourbillon de l’éther ; chaque élément les reçoit rejetées par un autre, et tous en ont horreur. »

Une découverte récente nous a fait connaître encore quelques débris de cette antique poésie, dont la philologie moderne rétablit quelquefois à grand hasard les mètres décomposés. Un livre aujourd’hui fort célèbre en Europe, la Réfutation des hérésies par Origène, cite un beau passage d’anciennes poésies grecques sur la naissance spontanée de l’homme. Est-ce Empédocle ou Pindare dont les paroles altérées sont là reproduites ? On pourrait supposer Empédocle, d’après quelques vers de ses descriptions imitées par Lucrèce ; mais nulle trace du rhythme connu de ses poëmes ne se trouve dans le fragment cité ; et ce fragment, au contraire, sous la main d’un habile éditeur germanique, s’emboîte, avec peu de changements, dans les libres circuits de la strophe pindarique :

Nous terminerons ici une étude trop incomplète sur cette haute poésie philosophique et religieuse puisée aux mêmes sources que celles du poëte thébain et s’animant parfois de la même ardeur.

« Ce fut la terre94 qui d’abord produisit l’homme, portant ainsi sa plus noble parure et voulant être la mère d’une race paisible et amie des dieux. Il est malaisé d’ailleurs de découvrir si le premier homme levé du sol fut Alcomène, chez les Béotiens, au-dessus des eaux du Céphise, ou si ce furent les Curètes d’Ida, race divine, ou les Corybantes de Phrygie, que le soleil vit alors éclore les premiers, enfantés par la tige des arbres, ou si l’Arcadie donna naissance à Pélasge, plus ancien que la Lune, ou Éleusis à son premier habitant Diaulos, ou si Lemnos, féconde en beaux enfants, mit au monde le Cabire des mystères ineffables, ou si Pallène fit naître Alcione de Phlégra, l’aîné des superbes géants. Les Libyens, au contraire, disent que le puissant Iarbas sortit, sur leur sol, du sein des plaines brûlantes fécondées par Jupiter. Aujourd’hui même, en Égypte, le Nil, engraissant de sa chaleur humide la matière qu’il rend charnue, produit des êtres animés. »

Empédocle, malgré quelques traditions fabuleuses attachées à sa mémoire, donne une date certaine à ses écrits. Il n’en est pas ainsi des Fers dorés transmis sous le nom de Pythagore. Sont-ils de sa main, ou du moins de sa première école ? Faut-il les ranger parmi ces fictions d’un âge savant qui tâchait, à la fois, d’imiter et de transformer certaines traditions antiques ? Nous n’affirmons rien à cet égard.

Le commentaire d’Hiéroclès, à la fin du quatrième siècle, cet effort pour opposer les maximes d’un ancien philosophe à celles du Christ, suppose sans doute un monument païen de quelque autorité, mais n’en témoigne pas l’authenticité absolue. Quant aux Vers dorés en eux-mêmes, saint Jérôme s’accuse d’en avoir confondu quelques passages avec des versets de l’Écriture sainte. La morale en est haute, il est vrai, l’accent austère et simple95 :

« Plus que devant tout autre, rougis devant toi-même. — Honore ton père et ta mère, tes parents les plus proches ; et, parmi tous les autres, choisis, dans l’ordre de la vertu, le meilleur pour ton ami. »

Ce sont là des maximes belles dans tous les temps ; une part d’enthousiasme s’y mêle. Après avoir montré les mortels emportés et roulant çà et là sous les coups du malheur, le poëte dit : « Homme, prends courage96 cependant : les mortels sont une race divine à qui la nature sacrée révèle toute chose. — Abstiens-toi des aliments défendus ; et, pour les expiations et la délivrance de l’âme, sois juge toi-même, et considère toutes choses avec la raison pour guide au-dessus de toi. Lorsque, séparé du corps, tu viendras dans le milieu libre de l’air, tu seras dieu impérissable, incorruptible, non plus soumis à la mort. »

Quelle que soit l’élévation de cette morale, on sent cependant ce qui peut y manquer. Plus humaine que le Portique, l’école de Pythagore exalte aussi l’orgueil de l’âme, pour en maintenir la pureté. Elle donne à la vertu l’intérêt propre pour principe ; elle prescrit à l’homme de ne pas se blesser lui-même, bien plus que de travailler au salut d’autrui. Ce n’est pas encore la loi de justice et d’amour qui devait enflammer le monde, et y répandre une nouvelle poésie.

Chapitre IX. §

Chants populaires de l’ancienne Grèce. — Anacréon. — Simonide.

Plus tard, dans ce bel âge de poésie que commencera Pindare, nous retrouverons encore l’accent lyrique se mêlant à la philosophie chez un peuple amoureux des arts. Il nous reste à suivre, avant cette époque, le jeu de la lyre dans les soins, les passions, les plaisirs familiers de la vie.

En quel pays plus que la Grèce dut-il se rencontrer une poésie anonyme et populaire ? Là où le génie sortait, en se dégageant, comme une flamme plus vive d’un milieu tout spirituel, la foule même étincelait. De là souvent une licence de langage qu’excitait la corruption même du culte ; mais, souvent aussi, une noble poésie, dans l’expression même de ce que la vertu devait condamner. Nous ne rassemblons pas ici le reste des refrains épars de ce peuple poétique, chants de guerre ou de fête, chants du marin ou du moissonneur ; mais, l’histoire ne peut oublier ce qui sert à l’expliquer et fit battre des cœurs généreux, même en les égarant.

L’antiquité n’a jamais nommé l’auteur de la chanson d’Harmodius et Aristogiton. C’était le peuple athénien. La même passion sanglante, la liberté revendiquée au prix du meurtre, n’aurait pas ailleurs trouvé la même illusion de tangage :

« Sous des rameaux de myrte je porterai le glaive97, comme Harmodius et Aristogiton, lorsqu’ils tuèrent le tyran et qu’ils firent Athènes libre sous les lois.

« Cher Harmodius, tu n’as pas cessé de vivre ! Mais, on assure que tu habites les îles des bienheureux, où est le rapide Achille et, dit-on, le fils de Tydée, Diomède.

« Sous des rameaux de myrte je porterai le glaive, comme Harmodius et Aristogiton, alors que, dans les fêtes d’Athènes, ils tuèrent le tyran Hipparque.

« Votre gloire durera toujours dans les siècles, cher Harmodius et Aristogiton, parce que vous avez tué le tyran et fait Athènes libre sous les lois. »

La poésie grecque, et surtout celle qui parlait de myrte, n’avait pas toujours cette humeur farouche et ces souvenirs implacables.

Anacréon et même Simonide prenaient fort en patience le pouvoir des petits despotes de Sicile et le luxe de leurs cours. On sait la célébrité d’Anacréon ; il n’est pas de nom grec plus connu.

L’immortalité littéraire tient à l’art bien plus qu’aux sujets dont il s’occupe. C’est la magie du poëte de transformer ce qu’il touche ; c’est l’honneur de la pensée d’être plus précieuse que tout ce qu’elle décrit.

Horace nous l’a dit, non sans retour sur lui-même, on peut le croire :

Nec, si quid olim lusit Anacreon,
Delevit ætas.

La prédiction était juste, bien que, pour une grande part, démentie par l’événement. Il est resté quelques traits de flamme confiés à la lyre de la jeune Éolienne. Maintenant ils sont impérissables ; et, si nous n’avons pas l’Anacréon que lisait Horace, le nom du moins et quelque chose du poëte vivront toujours.

À la vue du petit recueil anacréontique, publié pour la première fois et traduit en vers latins par Henri Estienne, l’érudition d’abord avait eu quelques doutes. Était-ce là ce chantre célèbre des Muses et des Grâces chez le peuple le plus ingénieux de la terre, cet Athénien de l’île de Téos, attiré avec de si grands honneurs à la cour du tyran de Samos et de Pisistrate, usurpateur d’Athènes ? Ce style gracieux, mais inégal, ces mètres faciles et simples, nous rendent-ils la poésie hardie et savante de celui que les anciens avaient rangé parmi leurs grands lyriques ? Cicéron, il est vrai, nous dit que la poésie d’Anacréon roulait toute sur l’amour. » Mais un docte et ingénieux Hellène, l’empereur Julien98, désignait Anacréon comme ayant fait beaucoup de poésies, les unes sérieuses et graves, les autres agréables et riantes ; et il le nommait à côté d’Alcée et d’Archiloque, avec la seule différence de sa vie prospère et voluptueuse aux rudes épreuves, aux passions violentes ressenties par les deux poëtes de Lesbos et de Paros.

On remarque encore que les seuls chants d’Anacréon parvenus jusqu’à nous n’ont été nulle part imités par Horace, ce qui laisse douter si ce sont les mêmes qu’on connaissait à Rome, et si nous n’avons pas seulement l’œuvre d’une époque plus récente, et la tradition affaiblie plutôt que l’inspiration du vieillard de Téos. Enfin, à l’appui de ce doute, on rappelle quelques strophes, quelques images vraiment d’Anacréon, citées par d’anciens auteurs, et d’un tour bien autrement poétique et hardi que le recueil d’Henri Estienne, placé par Voltaire au-dessous des madrigaux et des chansons du marquis de Saint-Aulaire,

N’exagérons rien, cependant. Peut-être n’avons-nous d’Anacréon que ses poésies les plus durables, parce qu’elles étaient les plus vulgaires ; peut-être ont-elles été mêlées, dans les âges suivants, de quelques copies inférieures au modèle. Mais il ne semble pas que ce modèle ait été lui-même beaucoup plus qu’un poëte buveur et frivole jusque dans la vieillesse.

Pausanias, dans une de ses revues de la statuaire grecque, remarque sous un portique d’Athènes, tout près de Xanthippe, un des glorieux combattants de Mycale, Anacréon de Téos, le premier qui, après Sapho, dit-il, ait fait sur l’amour le plus grand nombre de ses vers. Son attitude, ajoute-t-il, est celle d’un homme qui chante dans l’ivresse. Voilà bien de quoi laisser à l’ancien Anacréon quelques petites pièces du recueil posthume : il en est digne, s’il ne les a pas faites.

Nul doute cependant qu’il n’ait fait aussi des hymnes, ce qui suffit pour expliquer l’épithète de « sérieuses et graves » donnée par Julien à quelques œuvres du poëte de Téos. Il ne dérogeait pas sans doute à sa licence habituelle, lorsqu’il chantait les orgies de Bacchus. Mais il se conserve encore de lui le début d’un hymne à Diane, moins gracieux que les vers d’Euripide, mais d’un ton chaste et noble :

« Je suis à tes genoux, puissante chasseresse, blonde fille de Jupiter, Artémis, reine des hôtes sauvages des forêts, soit que maintenant, près des flots tourbillonnants du Léthé, tu regardes avec joie la ville habitée par des hommes aux cœurs courageux ; car tu n’es pas la bergère d’un peuple féroce, soit que… »

Le goût peut se plaire à recueillir ces moulures tombées des fresques antiques du véritable Anacréon, et à les comparer aux ornements et aux grâces du recueil moderne. Il peut aussi admirer çà et là dans ce recueil quelques pièces charmantes, et que la Fontaine seul pouvait embellir. Mais tout cela, renommée vulgaire à part, nous laisse bien loin du charme poétique réveillé par le nom du vieillard de Téos.

Un autre poëte lyrique, d’un nom plus grave, tromperait moins notre espérance, si le temps nous avait laissé de son heureux génie quelques parcelles de plus. Simonide, né 458 ans avant notre ère, et mort, diton, après une vie de cent dix années, aurait été postérieur à Solon et en partie contemporain de Pindare.

En parcourant ce second âge des monuments et des ruines éclatantes du génie grec, nous approchons par degrés du grand poëte qui devait en porter si haut la gloire dans ses chants sublimes et populaires. Simonide est un précurseur de Pindare, dans ce culte de la gloire publique si bien assortie à l’imagination des cités libres de la Grèce ; il est le chantre des jeux guerriers et des athlètes vainqueurs ; il écrit en vers l’épitaphe de Léonidas et des siens. S’il passe une partie de sa longue vie à la cour des tyrans de Syracuse, maîtres bons ou mauvais, généreux ou cruels, mais toujours amis des arts, s’il n’a rien du caractère héroïque d’un Eschyle, que nous voyons cependant aller aussi chercher asile à Syracuse, Simonide, du moins, avait senti en poëte cette gloire des armes qu’il ne partageait pas. Rien de plus beau que son épitaphe de Léonidas99 :

« Aux morts des Thermopyles une fortune glorieuse, une belle destinée, pour tombeau un autel, monument de leurs ancêtres, une calamité qui est une gloire. Cette épitaphe de vaillants hommes, ni la rouille ni le temps destructeur n’en éteindra l’éclat : cette tombe a réuni la renommée des enfants de la Grèce ; Léonidas l’atteste, le roi de Sparte, qui a transmis au monde un grand exemple de vertu, une gloire impérissable. »

Ailleurs, sur ce même sujet, et faisant parler les Spartiates eux-mêmes, il disait100 : « Nous, les trois cents, pour Sparte, notre patrie, engagés contre les nombreux enfants d’Inachus, à l’entrée de la Grèce, sans tourner la tête, là où nous avions une fois empreint la trace de nos pas, nous avons laissé notre vie. Le bataillon resté enseveli sous le belliqueux carnage du fils d’Othryas proclame, ô Jupiter ! cet exploit des Lacédémoniens. Si quelqu’un des Argiens a fui cette épreuve, il descendait d’Adraste. Pour Sparte, la mort, ce n’est pas de mourir, c’est d’avoir fui. » C’était encore Simonide qui avait consacré au même souvenir cette inscription, la meilleure de toutes, parce qu’elle est la plus simple. « Ô étranger101 ! va dire à Lacédémone que nous sommes morts ici, en obéissant à ses lois. »

Ailleurs c’est encore la même pensée, avec des formes plus poétiques, cette première résistance sur le seuil de la Grèce étant comme l’exemple toujours présent à la nation102 :

« Ces hommes, en donnant à leur patrie une gloire ineffaçable, se sont plongés eux-mêmes dans la nuit du trépas ; mais dans la mort ils ne mouraient pas, puisque du séjour d’Adès leur vertu triomphante les ramène au grand jour. »

Ou bien encore : « La terre glorieuse a couvert, ô Léonidas ! ceux qui avec toi sont morts ici, roi de Sparte aux belles fêtes, ayant soutenu l’assaut de flèches innombrables, de coursiers rapides et du peuple Mède103. »

Après les Thermopyles, après Sparte, Athènes, Salamine enlève le cœur du poëte. C’est avec le même accent qu’il dit, en l’honneur des Corinthiens : « Ô étranger ! nous habitions autrefois la belle ville de Corinthe ; maintenant l’île d’Ajax, Salamine, nous retient ; et de là, vainqueurs des vaisseaux phéniciens, des Perses et des Mèdes, nous avons préservé le sol sacré de la Grèce104. »

Puis encore, et pour mieux expliquer cette présence des Grecs de Corinthe dans l’île de Salamine, c’est-à-dire la sépulture qui conservait sur ce rivage les restes d’une partie d’entre eux, Simonide disait avec une familière énergie : « Quand la Grèce entière se tenait sur la lame d’un couteau, au prix de nos vies, nous l’avons délivrée, nous ensevelis ici. Nous avons frappé les Perses au cœur, les accablant de maux, souvenir de leur affreuse défaite sur mer. Salamine garde nos ossements ; et notre patrie, Corinthe, pour prix de notre fidèle service, a élevé ce monument. »

Ailleurs, sur la lyre du même poëte, c’est la Grèce entière qui est célébrée, soit dans la dédicace d’un temple à Jupiter Libérateur, soit dans l’éloge de la part que même les tyrans grecs de Sicile avaient prise à la lutte commune contre les barbares :

« Depuis, dit le poëte, que la mer a séparé l’Europe de l’Asie, et que l’impétueux Mars excite les guerres des mortels, jamais il ne fut fait ici-bas par les hommes plus grand effort qu’aujourd’hui, et sur le continent et sur mer. Ceux, en effet, qui avaient tué sur terre des milliers de Mèdes ont pris sur mer cent navires phéniciens chargés d’hommes. L’Asie poussa un long gémissement, se sentant ainsi t’rappée à deux mains par la guerre. »

On le croira sans peine, ce n’était pas seulement par ces courtes épitaphes que devait se marquer l’admiration du poëte pour la gloire de son pays. Souvent il ne nous est resté qu’un échantillon, qu’un refrain détaché de ce que répétait la Grèce. Je le croirai, par exemple, pour quelques vers qui ne me semblent que le début d’un hymne à la gloire d’Athènes :

« Salut, braves105, vous qui avez remporté le grand honneur de la guerre, enfants d’Athènes, habiles cavaliers qui jadis, pour votre patrie aux belles fêtes, avez consumé votre jeunesse, en suivant un parti contraire à celui du plus grand nombre des Grecs ! »

Simonide aussi donna l’exemple de cette poésie domestique qui célébrait des victoires dans les jeux publics, ou des joies et des douleurs de famille. En cela il devançait Pindare, ce semble, avec plus de simplicité. Poëte lyrique, il se servait de mètres moins variés, où ne se marquaient pas la strophe, l’antistrophe, l’épode et tout l’appareil musical de la lyre thébaine. Ces pièces, cependant, d’un tour simple et délicat, étaient aussi des odes et doivent être comptées parmi les modèles que suivit Horace. Tantôt c’était une méditation sur les chagrins et la brièveté de la vie, tantôt une tradition de la Fable, racontée avec cette douceur émue que le poëte portait dans ses propres souvenirs de regrets et ses consolations d’amitié. Telle est cette ode sur Danaé :

« Comme le vent frémissait106, soufflant sur le coffre artistement travaillé, et que les flots agités augmentaient la crainte, les joues baignées de larmes, elle jeta sa main autour de Persée et dit : “Mon fils, que j’ai de peine ! Mais toi, avec le calme de ton esprit enfantin, tu dors dans cette triste demeure scellée de clous d’airain, à cette lueur nocturne, dans cette sombre obscurité. Le flot qui passe au-dessus de ton épaisse chevelure ne te cause pas de souci, ni les bruits du vent, pendant que tu reposes dans ta robe de pourpre, cher enfant ! Si ce danger était danger pour toi, tu prêterais ta gentille oreille à mes discours. Je te le dis, dors, petit enfant ; dorme aussi la mer, dorme la calamité sans mesure ! qu’on voie ici seulement un projet insensé, grâce à toi, Jupiter ! Je le dis hardiment : j’invoque par mon fils justice pour moi.” »

Chapitre X. §

Eschyle contemporain de Pindare. Affinités des deux poëtes ; rapprochements et différences. Grandeur et variété du lyrisme d’Eschyle.

Eschyle, le grand Eschyle ! non, jamais il n’y eut chantre plus animé de la verve lyrique. Jamais cette poésie de l’hymne religieux ou de l’hymne guerrier, de l’adoration divine ou de l’ardeur patriotique, n’éclata dans des vers plus hardis, d’un tour plus extraordinaire et plus libre. Par un art nouveau, que le poëte créait comme ses acteurs et son théâtre, par un secret qui n’est qu’à lui, son hymne est un drame, son accent inspiré passe à ses personnages ; et vous avez à la fois sous les yeux le délire de l’enthousiasme et l’action vraie de la scène. C’est bien Eschyle qu’on peut appeler le prophète du polythéisme, l’homme doué d’une seconde vue, sublime, énergique, terrible, et, avec les événements et les hommes de l’histoire, faisant apparaître les visions de son âme.

Pindare n’aurait pas eu plus grand précurseur, s’ils n’étaient tous deux contemporains ; et, dans l’époque qui les réunit, Pindare n’a pas eu d’autre rival.

Ce rapport de dates est marqué dans un fragment d’une ancienne chronique en vers grecs107. « Au temps, est-il dit, où parurent à Marathon et à Salait mine les Perses homicides et Datis à la voix sauvage, alors même vivait Pindare, pendant qu’Eschyle florissait dans Athènes. » Belle manière de noter une époque par le synchronisme de deux victoires et de deux grands poëtes ! Mais soyons plus précis encore : les marbres de Paros fixent à la dernière année de la soixante-sixième olympiade, sous l’archonte Ménon, la naissance du poëte Eschyle, cinq cent vingt-cinq ans avant notre ère.

D’autre part, un témoignage antique place la représentation de la tragédie des Perses à la quatrième année de la soixante-quinzième olympiade, dix ans après Marathon, et l’année même de Salamine, deux journées où le poëte, qui célébrait ainsi la seconde, avait également combattu. Au temps de Salamine, nous dit encore un témoignage authentique, le poëte thébain Pindare atteignait sa quarantième année. Ainsi, d’après ces dates glorieuses, Marathon, Salamine, Eschyle et Pindare étaient nés à cinq ans l’un de l’autre ; et ils auraient pu se rencontrer rivaux d’héroïsme et de génie sur le champ de bataille et au théâtre, s’il n’y avait eu, dans l’instinct même de grandeur qui les rapprochait, quelques différences marquées de vocation comme de patrie.

En effet, de même qu’à Marathon et à Salamine ce fut Athènes qui repoussa surtout le poids de l’invasion barbare, ainsi c’était dans Athènes seule qu’avait commencé et que s’était rapidement agrandie la merveille de l’art antique. Cet éclat extraordinaire que jetait dès lors la tragédie, et qui faisait d’un succès dramatique un événement des fastes nationaux, cette illustration du génie poétique sous la forme la plus vivante, était renfermée dans la cité de Minerve. C’était au pied de l’acropole d’Athènes qu’un art nouveau, et si grand déjà, faisait accourir les autres citoyens de la Grèce comme spectateurs et non comme rivaux. C’était là qu’apparaissait, dans sa plus haute puissance, cette invention du théâtre parée de tous les arts qui faisaient cortège à la poésie, cette tragédie, créée depuis un demi-siècle, relief des festins d’Homère, disait Eschyle, y mêlant le spectacle, la musique et le chant, image sublime des temps fabuleux de la Grèce, mais encore assortie à son âge politique et guerrier ; école d’héroïsme comme de génie, où les vainqueurs, en se célébrant eux-mêmes, s’engageaient de nouveau à vaincre pour leur pays. C’est là que, pour juges de ce prix de l’art dramatique décerné, aux applaudissements d’un peuple idolâtre, la tragédie naissante avait eu les dix généraux de l’armée de Marathon. C’est là que, plus tard, pour chorège d’un drame donné par le poëte Phrynicus, elle avait eu Thémistocle. C’est là que, spectacle majestueux, desservi par tous les talents à la fois, spectacle pathétique, répondant à toutes les passions du cœur et épuisant toutes les misères de la vie, et aussi spectacle rare, extraordinaire, elle appelait, à quelques grands jours seulement, un effort de génie toujours nouveau, et, dans le peuple, une ardeur d’admiration que la satiété n’émoussait pas. C’est à ce prix que, l’année même de Salamine, après d’autres succès d’Eschyle, elle avait atteint, dans le drame des Perses, cette élévation que devait soutenir et tempérer le majestueux Sophocle, et qui n’a pas été surpassée dans la suite des siècles, non plus que la grandeur de la statuaire antique.

Mais plus le théâtre d’Athènes, bâti non loin de sa tribune, était naturellement inspiré, moins il laissait place à l’émulation des autres cités de la Grèce. Cette gloire dramatique d’Athènes, suscitée du milieu de sa gloire guerrière et libératrice, était si bien le propre domaine de la cité de Minerve que, parmi les citoyens des autres villes de la Grèce, nul, pendant plus d’un siècle, ne s’avisa d’y prétendre. La palme théâtrale disputée dans les Dionysiaques et dans les Panathénées semblait une distinction toute athénienne, privilège de pays et presque de famille. Par une singularité dont il n’existe pas d’exemple ailleurs, les premiers poëtes tragiques, Phrynicus, Eschyle, Sophocle, eurent pour successeurs immédiats au théâtre leurs fils, oubliés de l’avenir, mais plusieurs fois couronnés par les contemporains. Aristophane lui-même ne plaisanta point de cette hérédité ; et son fils Araros se fit applaudir, après lui, pour des comédies de la même école, sinon du même génie. Cette prédominance exclusive du théâtre d’Athènes, à l’époque même où le drame ressemblait le plus au dithyrambe, explique assez comment Pindare, contemporain d’Eschyle, dut chercher une autre voie et s’abstenir du théâtre, malgré l’erreur du compilateur Suidas, qui, en dénombrant ses ouvrages, lui attribue dix-sept tragédies.

Comment, dirons-nous, si le grand poëte lyrique, né sur ce territoire thébain, qui a tant fourni à l’horreur tragique, avait composé lui-même ce grand nombre de tragédies, comment, si Pindare avait été l’émule d’Eschyle, avait mis comme lui sur la scène des chœurs de Danaïdes ou de captives persanes, pas un souvenir anecdotique n’en serait-il resté ? On sait tout ce qui a péri de l’antiquité, tout ce qui manque de chefs-d’œuvre et d’études critiques faites pour le théâtre grec, depuis Aristote et Théophraste jusqu’au roi Juba, ce mari d’une fille de Cléopâtre, qui écrivait dans sa cour de Mauritanie un traité complet de l’art dramatique. Mais, à part ces lacunes de l’histoire littéraire, comment ne lirait-on pas ailleurs que dans Suidas, quelques mois sur Pindare, auteur tragique ? Comment Platon, qui blâme dans le pathétique de la tragédie grecque une peinture de douleurs ou de crimes mauvaise pour les âmes, n’aurait-il pas eu quelque louange d’exception ou quelque regret marqué pour le poëte dont il aime d’ailleurs la gravité religieuse, et qu’il n’avait pas banni comme Homère de sa république idéale ?

Comment, plus tard, le minutieux Denys d’Halicarnasse, Longin, et ce qui reste d’élégants sophistes, Aristide, Dion, Thémiste, Libanius, Julien ; comment nul de ces Pères si lettrés, depuis Clément d’Alexandrie jusqu’à saint Basile, dans son traité du Profit à tirer de la poésie païenne ; comment nul scoliaste, depuis les fragments d’Aristarque jusqu’aux volumes d’Eustathe, n’auraient-ils jamais emprunté une citation, un fait, une parole, aux dix-sept tragédies du grand poëte lyrique ? Il faudrait donc le supposer là tout à fait inférieur à lui-même, et croire que cette partie de son œuvre se serait, du vivant même de l’antiquité grecque, abaissée dans l’ombre et n’aurait pas duré même jusqu’aux lettrés romains, qui, dès le temps de Scipion et d’Ennius, s’étaient si fort occupés de la poésie de la Grèce, et ne cessaient de traduire et d’imiter son théâtre ? Cicéron, si jaloux de rendre en iambes latins des monologues de Sophocle, pouvait-il oublier le poëte grec qui aurait uni à l’enthousiasme de l’ode la puissance du drame tragique ?

Tant de motifs, le silence de Quintilien, comme celui d’Horace, ou plutôt le silence de toute l’antiquité, hormis Suidas, ne confirment-ils pas l’opinion si vraisemblable que le génie dorien de Pindare ne fut pas appelé à cette gloire nouvelle du théâtre, ouverte dans Athènes, et qu’il trouva plus près de lui, à Delphes, à Olympie, la seule inspiration qui, sur des tons variés, domina son génie ?

Si on songe, d’ailleurs, à cette orchestique, ou danse mêlée de chants, qui formait une des représentations de la scène antique, et si d’autre part on remarque, dans la liste non contestée des chants du poëte thébain, un ordre de poésies lié, sous le nom d’Hyporchèmes, aux danses religieuses et guerrières, on concevra sans peine que, dans la critique indigeste de Suidas, ce titre ait pu se confondre avec l’idée du drame orchestique, et que la mention en ait ainsi créé, par double emploi, un théâtre de Pindare dont l’antiquité n’avait pas ouï parler.

L’hypothèse contraire, fut-elle moins dénuée de témoignages, serait peu vraisemblable. Dans ces beaux jours du génie des Hellènes, à ce second âge, c’est-à-dire à cette pleine jeunesse d’une poésie déjà savante, mais surtout naturelle et passionnée, le poëte n’aspirait pas à l’universalité, à la primauté dans les genres divers.

En même temps que poëte, il pouvait être guerrier de terre et de mer comme Eschyle ou Sophocle, par la condition générale du dévouement à la patrie ; mais, d’ordinaire, il n’était poëte que dans une seule des grandes et simples divisions de l’art, la tragédie, la comédie, le poëme lyrique ou gnomique.

Le poëte tragique, en particulier, était à l’aise et suffisamment inspiré, dans cette vaste enceinte et cette infinie variété de la représentation tragique, telle que l’esprit la concevait alors, pouvant essayer tous les spectacles, depuis les splendeurs des rois jusqu’à la mendicité des bannis, depuis la terreur la plus éloquente jusqu’à la bouffonnerie, depuis la majesté d’Agamemnon et le délire religieux de Cassandre jusqu’à la fureur d’Oreste et au sommeil des Euménides trompées par Apollon, depuis les Choéphores jusqu’au Cyclope, Le poëte tragique, avec cette fécondité d’un art nouveau, multipliait ses œuvres pour les grandes fêtes de chaque année ; mais il ne s’exerçait pas ailleurs et pour une moindre occasion que les Panathénées et que la Grèce accourue dans Athènes.

Eschyle, d’autre part, ne paraît pas avoir composé d’hymnes, en dehors du chœur aux cent voix qui redisait les strophes guerrières ou funèbres de ses tragédies ; et, dans des genres qui se touchaient de si près et que même la simplicité du drame primitif semblait confondre en un seul, il ne passait pas de sa vocation de poëte tragique à celle de chantre lyrique, ailleurs du moins qu’au théâtre.

Il s’est conservé même à ce sujet une belle et modeste réponse de ce grand poëte. Les frères d’Eschyle, les deux guerriers dignes de son nom par leur courage, comme son courage à lui-même était digne de son génie, le pressaient un jour d’écrire un hymne à l’honneur d’Apollon ; il leur répondit « que la chose était faite dès longtemps, et pour le mieux, par le poëte Tynnichos ; que si à l’œuvre de celui-ci il opposait maintenant une œuvre nouvelle et sienne, elle aurait même fortune que les statues récentes des dieux, en présence de leurs statues antiques : c’est-à-dire que celles-là, rudes et simples, sont réputées divines, et que les autres, plus jeunes et travaillées avec plus d’art, sont admirées, mais qu’elles ont moins du dieu en elles. »

Devant Eschyle, son ancien de si peu d’années, Pindare dut raisonner de même ; et, content de sa gloire lyrique renouvelée sous tant de formes, liée à tant de faits royaux et domestiques, il n’avait pas à essayer cette autre gloire du théâtre élevée si haut dans Athènes. C’est plus tard, c’est quand la poésie devient une science littéraire, que, dans le Musée d’Alexandrie, dans la cage des oiseaux chanteurs nourris par les Ptolémées, loin des religieux anniversaires qui ramenaient l’offrande sacrée de la muse tragique, loin des triomphes patriotiques qui inspiraient sa voix, Callimaque, Apollonius, Lycophron, maîtres experts au métier de la poésie, feront indifféremment des hymnes aux dieux, des cantates aux rois, des tragédies, des épigrammes, et ne craindront pas même de reprendre en sous-œuvre et de versifier de nouveau ces grands sujets que s’était appropriés le génie aux jours de sa jeunesse créatrice, les Pélopides, Œdipe, Agamemnon, toute une part du répertoire d’Eschyle et de Sophocle.

Mais, sans anticiper ici sur l’histoire de cette décadence que nous rencontrerons plus tard, essayons de marquer par quelques autres détails ce qui dut inspirer et retenir dans le cercle lyrique la vocation du poëte thébain.

Entre ces deux villes, Thespies et Tanagre, que visitait Pindare tout jeune, et dans les campagnes fertiles et boisées qui les séparaient, tout était parsemé d’autels, de statues des dieux et de symboles poétiques, depuis le souvenir du chantre religieux venu de Lydie, Olen, jusqu’à des vers d’Hésiode que, du temps de Pausanias, on lisait encore, à demi-effacés, sur des lames de plomb gardées dans un temple du village d’Ascra, au pied de la montagne des Muses. C’étaient peut-être les vers mêmes, que nous retrouvons, au début de la Théogonie108 : « Ayons les Muses en tête de nos chants, les Muses qui habitent le grand et fertile sommet d’Hélicon, et dansent de leurs pieds légers autour de la fontaine bleuâtre et de l’autel du puissant fils de Saturne ; les Muses qui, lavant aux sources du Permesse leur beauté délicate, auprès de l’Hippocrène, ou sur le divin sommet d’Holmios au plus haut de l’Hélicon, forment des chœurs gracieux, sous leurs pas tressaillants ; puis, élancées de là, sous le voile d’un épais nuage, ont marché dans la nuit, jetant d’harmonieuses clameurs, en hymnes à Jupiter porte-égide, à la sainte Junon, reine d’Argos aux brodequins dorés, à la fille du dieu porte-égide, Minerve aux yeux pers, à Phébus Apollon, à Diane chasseresse, à Neptune qui enceint la terre et l’ébranlé, à la vénérable Thémis, à Vénus aux roulantes prunelles, à Hébé parée d’une couronne d’or, à la belle Dioné, à l’Aurore, au Soleil immense, à la Lune brillante, à Latone, à Japet, au ténébreux Saturne, à la Terre, au vaste Océan, à la Nuit sombre et à la race sacrée des autres dieux : célébrons ces Muses, qui enseignaient une si belle chanson à Hésiode, occupé de paître ses agneaux, aux bords de l’Hélicon divin. »

Cette poésie brillante et gracieuse, non moins ancienne que les chants homériques, mais indigène en Béotie, offerte aux yeux et gravée dans les temples de cette religieuse contrée, suffisait à dénouer la langue du jeune homme, né pour les vers, qui vivait dans ces lieux. Pindare dut y joindre encore une noble émulation excitée par l’exemple de Corinne, qui, seule dans Tanagre, nous dit Pausanias, avait fait des hymnes.

Il voulut d’ailleurs, et lui-même l’avoue dans une de tes Olympiques, relever ses concitoyens du préjugé qui pesait sur eux, et qu’entretenait la raillerie des autres Grecs, surtout la malignité des poëtes comiques d’Athènes. Cratinus, avant Aristophane, n’avait pas craint de traduire en plein théâtre, sous un terme de composition grotesque, ce qu’il nommait la race porco-béotienne, portant des robes ornées de franges. Comment le renom du poëte Hésiode, cet éveil du génie grec, dans le pauvre et froid village d’Ascra, non moins que sur les bords enchantés du Mélès, n’avait-il pas justifié la Béotie, et revendiqué pour elle une première part dans la gloire poétique de la Grèce ? L’antiquité ne nous en dit rien ; et nous voyons la prévention antibéotienne, à travers une autre langue, passer dans les vers d’Horace si charmé du génie de Pindare.

« Bœotum in crasso jurares aere natum109 »

Elle se conserve, elle se répète par-delà l’époque où elle était si fort démentie par le savoir et l’inventive sagacité de Plutarque, dans le déclin de l’esprit grec.

La cause ancienne de cette opinion tenait sans doute à une sorte de rudesse des hommes de la Béotie, n’ayant pas eu, comme ceux d’Athènes, l’activité du commerce et des arts, vivant d’une vie plus simple, laboureurs et bergers, et ne pratiquant pas, comme les Spartiates, leurs voisins, cette forte discipline, cette vertueuse et austère pauvreté qui, seule aux yeux des Grecs, soutenait le parallèle avec la magnificence et le bon goût d’Athènes.

Enfin il y avait encore cette différence, au désavantage des Thébains, que, tandis que des sages, et des sages puissants, des philosophes législateurs s’étaient élevés dans toutes les parties de la Grèce, même de cette Grèce extérieure qui entamait les bords de l’Asie et se prolongeait en Sicile et jusqu’en Italie, Lycurgue à Sparte, Périandre à Corinthe, Solon dans Athènes, Thalès à Milet, Minos en Crète, Zaleucus et Charondas dans cette péninsule nommée la Grande Grèce, nul titre semblable n’avait illustré le territoire ou la ville de Thèbes.

Pour tout dire enfin, le sentiment du patriotisme grec fléchissait dans Thèbes, à l’heure même où il allait se montrer si grand dans toutes les autres cités de la Grèce. Cela même portait le jeune poëte de Thèbes à prendre pour unique objet de ses chants ce qui pouvait surtout animer et servir la Grèce entière, le culte de ses Dieux protecteurs et l’émulation fortifiante de ses jeux guerriers. Déjà ce n’était plus l’âge du poëme épique et de ses longs cycles d’aventures. La Grèce, si polie dans ses arts, si républicaine dans ses lois, et menacée d’épreuves si terribles et si proches, voulait l’histoire pour témoin et la lyre pour auxiliaire.

Une autre poésie s’était élevée, depuis plus d’un siècle, puissance bien assortie aux troubles des états libres, n’épargnant ni le vice ni la vertu, et promenant de Paros à Corinthe son fouet injurieux. C’était, nous l’avons dit, cette satire effrénée d’Archiloque, ce dithyrambe de la haine, qui souvent portait une sorte d’enthousiasme dans les passions mauvaises, l’orgueil, la convoitise, l’envie ; pouvoir odieux, mais plus faible que la liberté, le talent et la vertu réunis. Cette renommée d’Archiloque, alors toute vive et toute sanglante, pour ainsi dire, ne pouvait tenter l’âme élevée du poëte thébain. Une fois, nous l’avons vu, il avait rappelé et enlacé dans un de ses hymnes deux vers de ce poëte ; mais ailleurs il maudit, il abhorre les exemples de ce génie plus habile à diffamer les hommes qu’à chanter les Dieux. « Pour moi, dit-il110, ma loi est de m’abstenir de ces âpres morsures, de ces médisantes paroles. J’ai vu, quoique de bien loin, dans les angoisses du désespoir, l’outrageux Archiloque engraissé du profit de ses haines calomnieuses. Le meilleur, c’est la richesse unie à la modération. »

En dehors de cette poésie funeste à ses auteurs, bien d’autres formes restaient au génie de Pindare et se liaient à la pompe des rites religieux, à l’éducation belliqueuse des cités libres du Péloponèse, aux magnificences des rois de Sicile : Pindare les cultiva toutes, sans approcher du théâtre, cette couronne privilégiée d’Athènes. Panégyriste des rois de Sicile près desquels se retira plus tard le poëte Eschyle, Pindare ne les loua que de leurs vertus, et au profit du commun salut de la Grèce, dont ces rois défendaient aussi la cause contre d’autres barbares alliés de la Perse.

« J’ai sous le bras, dans mon carquois », dit-il avec sa forme originale, « bien des traits qui parlent aux intelligences, mais qui, pour la foule, ont besoin d’interprètes. — 111 Tends ton arc vers le but, ô mon âme ! Qui frapperons-nous de ces flèches étincelantes, dardées d’un cœur ému ? Visant d’abord Agrigente, je ferai d’une âme sincère le serment que, depuis cent années, cette ville n’a pas vu homme d’un cœur plus bienfaisant et d’une main plus libérale que Théron. L’orgueil cependant s’est élevé contre sa louange, lui faisant obstacle sans justice, et voulant par des bouches insensées avoir parlé, et attacher ainsi quelque tare secrète aux vertus des bons. Mais, puisque le sable des mers échappe au calcul, qui pourrait dénombrer combien de joies cet homme a données aux autres hommes ? »

Voilà, certes, une belle et touchante image de la royauté ! et Voltaire, à Potsdam, aurait pu la citer à Frédéric, que tout bas il accusait de rappeler Denys de Syracuse, à double titre de despote et de mauvais poëte. Mais l’antiquité était peu comptée alors. Voltaire, qui, selon notre savant ami, le traducteur de Théocrite, avait beaucoup travaillé sur Pindare et chargé de notes un texte grec du grand lyrique, ne voit en lui qu’un chantre de combats à coups de poing, le premier violon du roi de Sicile. Ailleurs même il l’appelle « cet inintelligible et boursouflé Thébain, auquel M. de Chabanon veut bien prêter, en le traduisant, de l’ordre et de la clarté », au lieu de faire de son chef quelque tragédie nouvelle, ou quelque opéra.

Cette opinion devait être celle de la critique française au dix-huitième siècle, époque où les lettres grecques, cette grande source du génie, de la philosophie sublime et de la belle poésie, n’étaient étudiées, pour le fond des choses et pour la pensée, que de Montesquieu et de Rousseau, qui s’en trouvèrent bien. On sait comment d’ailleurs elles étaient, pour la langue et l’art, négligées de presque tous, hormis quelques rares érudits, jusqu’à la renaissance poétique tentée par André Chénier. Mais nous sommes ici bien loin de ces injustes dédains d’un siècle trop raffiné ; nous essayons de comprendre, à la lumière du passé, Pindare comme Eschyle, et de les expliquer l’un par l’autre : car ils se touchent et se ressemblent.

Vu à cette lumière, ce qui nous reste de Pindare ne doit pas encourir le reproche de monotonie tant répété par la critique vulgaire. Ses odes ne paraîtront plus, comme on les appelait, de pompeuses digressions sur des sujets stériles. Le sujet commun à toutes, c’est la gloire de la Grèce et les épreuves viriles qui préparent cette gloire.

Les épisodes, ce sont les souvenirs des aïeux sans cesse rappelés, comme une obligation pour les fils et un titre d’orgueil pour les citoyens. Le poëte lyrique, avec son autorité sainte, dans les fêtes et les jeux sacrés de la Grèce, est le conseiller de la patrie commune, le messager d’alliance entre les villes de même origine, de même noblesse hellénique, entre les métropoles et les colonies devenues indépendantes et souveraines à leur tour. Il va, ou plutôt, il envoie ses vers de Ténédos à Rhodes, de Thèbes à Syracuse et jusqu’au temple de Jupiter Ammon. N’oublions pas ce qu’atteste l’histoire : ces jeux de force, de vaillance et d’agilité, ces quatre grandes écoles d’Olympie, de Delphes, de l’Isthme et de Némée préparaient et inspiraient la race des vainqueurs de l’Asie. Les âmes s’y fortifiaient, non moins que les corps. Au temps où Xercès s’avançait au-delà des Thermopyles, avec son amas d’hommes armés, quelques transfuges d’Arcadie lui sont amenés. On leur demande, autour du roi, ce que font les Grecs. Sur leur réponse, que les Grecs célèbrent les fêtes d’Olympie et regardent des combats d’athlètes et des courses de chevaux, un des seigneurs perses demande quel était le prix disputé dans ces luttes. Les transfuges répondent : « Une couronne d’olivier. » Ce fut alors que, renouvelant le triste pronostic112 de l’oncle même du roi sur l’entreprise de Xercès, un des Perses s’écria : « Malheur, malheur, ô Mardonius ! et contre quels hommes nous avais-tu menés combattre, des hommes qui luttent ensemble, non pour des richesses, mais pour la vertu ! » Ces paroles, qui rappelaient un ancien désastre, en même temps qu’elles en assignaient la cause, en disent assez sur les jeux de la Grèce.

L’effroi qu’avaient laissé aux vainqueurs par le nombre l’audace et la mort de Léonidas, s’accrut encore de cette magnanime attente du reste des Hellènes.

On le sait, cependant : à cette seconde invasion des Perses, Thèbes déserta la cause de la Grèce ; et la trahison d’un Thébain avait indiqué, dit-on, le passage par où furent livrés Léonidas, ses trois cents Spartiates et les Béotiens de Thespies. Le poëte de Thèbes eut il supporter cette douleur, dans la joie publique de la victoire qui suivit bientôt l’immortelle défaite des Thermopyles. Lui qui avait dit, sans doute dans une meilleure espérance : « Ô Thèbes, ô ma mère, il n’est pas de travail que je n’abandonne pour te célébrer ! » il devait maintenant se taire, ou gémir sur elle. Désormais, quelle que soit la gloire des Hellènes, quelles que soient les allusions qu’il y fait encore, on sent comme une sorte de réserve et une pudeur douloureuse mêlées à l’enthousiasme dont il est saisi. C’est, je crois, un des plus beaux traits qu’il soit possible d’enlever à cette sublime poésie, et de rendre sensible et vivant pour nous, en le détachant de l’ode sur la victoire athlétique de Cléandre, enfant d’Égine, la cité favorite de Pindare, parmi les glorieux confédérés de la liberté grecque.

Une fête domestique commence l’hymne triomphal. Pindare vient, au milieu des concitoyens et des amis, saluer le jeune vainqueur, dans la maison de son père, riche citoyen d’Égine ; et tout aussitôt la pensée du poëte s’élève à la joie du patriotisme commun, comme pour y perdre le souvenir de la faute et du malheur de Thèbes.

« Pour Cléandre et sa mâle vigueur, en glorieux salaire de ses peines, ô jeunes gens ! sous le brillant portique de son père Télésarque, qu’un de vous aille éveiller le chant joyeux du Chœur, prix de sa victoire dans l’isthme, et de la force qu’il a trouvée aux combats de Némée ! Et nous, quoique affligés dans a l’âme, ô Muse aux paroles d’or, délivrés de grandes douleurs, ne restons pas comme abattus et sans couronne ; ne cultive pas en nous la tristesse : cessons des tourments inutiles ; laissons-nous vaincre à quelque plaisir. Ce rocher de Tantale, menaçant au-dessus de nos têtes, l’épouvantable calamité de la guerre, un dieu l’a détourné. La crainte, en s’éloignant, a emporté mon cruel souci. Mieux vaut toute jours, en tout, regarder la chose présente à nos pieds. Car sur nous est suspendu le temps insidieux qui a déroulé le cours incertain de la vie. Mais, avec la liberté, ces maux-là même, les mortels peuvent les a adoucir. Il faut seulement garder au cœur bonne espérance : il faut aussi que le nourrisson favori de Thèbes donne en tribut une fleur des grâces à la belle et vaillante Égine ; car Égine et Thèbes sont filles jumelles du même père113. »

Je ne sais si ma passion de traducteur m’abuse en ce moment ; mais combien cette joie réservée du poëte, cette tristesse du Thébain mêlée au triomphe des Hellènes, sont patriotiques et touchantes ! Quelle fierté fidèle, et en même temps quel art délicat dans ce souvenir du poëte, qui, se nommant avec orgueil le nourrisson favori de la ville de Thèbes, alors tant répudiée par les Grecs, revendique en même temps pour elle la parenté de la vaillante Égine, naguère l’ennemie, et aujourd’hui la glorieuse alliée d’Athènes ! Dans le langage elliptique du poëte, ce qui est exprimé fait ressortir avec éclat tant d’autres souvenirs sous-entendus et présents ! C’est la réponse au menaçant outrage du monument qu’Athènes venait de consacrer par cette inscription sur un immense trophée d’armes enlevées aux barbares :

LES ATHÉNIENS ET LES GRECS,
APRÈS LA DÉFAITE DES PERSES ET DES THÉBAINS.

Grâce à la poésie et à la gloire, Pindare n’était pas compris dans cet anathème de sa ville natale. Son génie avait combattu pour la Grèce ; et ses chants n’avaient cessé d’inspirer dès longtemps ceux qui venaient de vaincre pour elle.

Eschyle, plus heureux, faisait plus encore : il avait contribué de son bras à la victoire qu’il célébrait ; et plus tard, dans l’épitaphe qu’il s’était faite, il oubliait ses poëmes immortels, pour ne se souvenir que de ses services guerriers : « Ci-gît Eschyle, fils d’Euphorion, Athénien mort dans la fertile contrée de Géla. Le bois de Marathon dira sa vaillance bien renommée, que connaît le Mède à l’épaisse chevelure114. »

Cette vaillance même était l’âme de sa poésie. De là, l’instinct de grandeur qui double en lui l’enthousiasme et l’imagination. Tous les tons de la lyre lui obéissent ; tous les accents de pitié, de terreur, de triomphe et d’allégresse accourent, dès qu’il a préludé. La tragédie des Perses115 semble d’abord un hymne élégiaque, talles que les malédictions et les déplorations des prophètes hébreux.

Quel hymne chanté à deux parties, quel chœur lamentable égala jamais l’ouverture de cette tragédie, ce réveil sinistre du palais de Xercès, cette présence de sa mère, de la veuve de Darius, au milieu des vieillards de sa suite et de ses femmes ? Quelle ode triomphale surpassa jamais ce témoignage de la bouche des vaincus, ce tribut de douleur et d’effroi ? C’est, avec plus de grandeur, et dans toutes les magnificences de l’Orient, le désespoir de la mère de Sisara, telle que la montrent les versets de la Bible, alors qu’elle épie la poussière de la route et le bruit des cavaliers, attendant le retour de son fils.

Vieillie dans la pompe et l’oisive majesté de la cour, Atossa ne prévoit rien des maux qui vont l’accabler ; et son ignorance fait frémir, la pensée d’Athènes, sur laquelle cette reine interroge les esclaves qui l’entourent. Ô peuple antique d’Athènes, tant loué par vous-même et par tous les peuples, élite ingénieuse du monde, avez-vous jamais senti plus grande ivresse que le jour où, dans votre ville reconquise par vos matelots, en face de vos temples conservés en ruines et tout noircis encore des feux allumés pour les détruire, vous vous pressiez à la grande fête de la destruction ries Perses étalée en drame sur votre théâtre, et vous entendiez retentir, comme l’hymne de votre délivrance, ces cris de douleur de l’Asie vaincue ?

« Ô mes amis116 », dit la reine troublée, « au lever du jour, par les songes funestes de sa nuit, cette Athènes, en quel lieu de la terre dit-on qu’elle soit placée ?

LE CHŒUR.

« Au loin, vers le couchant, sous les derniers feux du soleil-roi.

ATOSSA.

« Et c’est la ville dont mon fils a si grand désir de faire la conquête ?

LE CHŒUR.

« Aussitôt après, toute la Grèce serait soumise au roi.

ATOSSA.

« Ont-ils donc une si grande armée ?

LE CHŒUR.

« Une armée assez grande pour avoir fait aux Mèdes bien des maux.

ATOSSA.

« Et avec cela, ont-ils autre chose encore, assez de richesses dans leurs demeures ?

LE CHŒUR.

« Une source d’argent leur est ouverte, trésor de la terre.

ATOSSA.

« Est-ce de l’arc et de la flèche que leurs deux mains sont armées ?

LE CHŒUR.

« Nullement ; ils ont l’airain de la lance tendue, et l’abri du bouclier.

ATOSSA.

« Quel est le pasteur de ce troupeau ? quel est le maître de cette armée ?

LE CHŒUR.

« De nul homme vivant ils ne sont esclaves ni sujets.

ATOSSA.

« Comment oseraient-ils attendre les ennemis étrangers qui leur arrivent ?

LE CHŒUR.

« De même qu’ils ont détruit la belle et nombreuse armée de Darius.

ATOSSA.

« Tu donnes tristement à réfléchir aux mères de ceux qui sont partis.

LE CHŒUR (à la vue d’un messager qui entre).

« Tu vas, je crois, savoir toute la vérité : c’est l’heure d’apprendre de cet homme ce que fait la Perse ; il apporte assurément quelque bonne ou fatale nouvelle.

LE MESSAGER.

« Ô citadelle de toute la terre d’Asie ! ô terre de la Perse ! ô vaste confluent de richesses ! Comment, sous un seul coup, s’est abattue cette immense grandeur ! Comment a péri la fleur de la Perse ! Hélas ! malheur à moi, de raconter le premier tant de maux ! Mais il faut cependant dévoiler toute la calamité des Perses : toute l’armée barbare est anéantie ! »

Entendez-vous l’écho prodigieux de ces paroles sur les parois de marbre et les vases retentissants de l’amphithéâtre, que couronnait le soleil de Marathon et de Salamine ? Quelle poésie dans ce langage ! Quelles acclamations du peuple répondant à l’hymne de triomphe chanté par un des siens ! Quelle explication de sa victoire dans l’idée que ses ennemis mêmes ont de sa liberté ! Quel oubli de tout, hormis l’orgueil de la patrie commune et la joie de sa gloire, dans cette distraction du poëte qui met le mot de barbares à la bouche même des Perses, comme se reconnaissant une race inférieure et vaincue !

Alors se renouvelle, ce qu’Athènes ne pouvait jamais assez entendre, le myriologue, l’élégie funèbre de ses ennemis sur eux-mêmes117 :

« Ô roi Jupiter ! maintenant, de ces Perses à la tête altière, aux bataillons nombreux, tu as détruit l’armée : tu as couvert des ténèbres du deuil la ville de Suse et celle d’Ecbatane. Bien des femmes de leurs faibles mains déchirent leurs voiles, mouillent leur sein de larmes, dans la douleur qu’elles partagent.

« Les Persanes en pleurs, souhaitant de voir l’hymen récent de leurs maris et les tissus moelleux de leur couche, plaisirs de la gracieuse jeunesse désormais perdus pour elles, se consument de gémissements sans fin ; et moi, je célèbre, comme je le dois, le sort lamentable de ceux qui ont déjà péri.

« Maintenant, toute la terre d’Asie gémit dépeuplée. Xercès les a emmenés, hélas ! Xercès les a perdus. Xercès a tout conduit follement pour ses flottes.

« Était-ce ainsi qu’autrefois Darius fut pour les citoyens un chef irréprochable, un chef aimé de Suse ?

« Fantassins et soldats de mer, les navires aux ailes noires les avaient amenés, hélas ! et les navires les ont perdus, les navires fatalement heurtés l’un contre l’autre. Échappé aux mains des Ioniens, à peine le roi lui-même, comme nous l’avons appris, a-t-il fui a à travers les plaines de la Thrace et ses routes funestes ? »

Que pouvait-il s’ajouter à ce chant de douleur, à ce témoignage des vaincus ? le drame dans l’ode, l’évocation des mânes de Darius, à la voix de son peuple et au nom de sa veuve en pleurs. Rien de plus beau que cette puissante prière, qui fait apparaître l’ombre de Darius dans le palais désolé de son fils :

« Ô femme royale118, dit le chœur, vénérable aux Perses, envoie tes offrandes dans les demeures souterraines : et nous, nous allons demander, dans nos hymnes, la faveur des Dieux qui sont les conducteurs des défunts sous la terre !

« Ô vous ! chastes divinités des lieux souterrains, Terre et Mercure, et toi, roi des enfers, envoyez d’en bas cette âme à la lumière ! car, si elle connaît quelque chose de plus dans nos malheurs, seule elle nous en dira le terme pour les mortels.

« M’entend-il ce roi, dans sa béatitude et dans son sort égal aux dieux ? M’entend-il poussant des sons barbares, discords, lamentables, confus ? Je crierai ces douloureux malheurs. M’entend-il du fond de l’abime ?…

« Dieu du sombre Adès, dieu conducteur, renvoie à la lumière Darius ! Quel roi que ce Darius ! celui-là ne perdit pas les hommes dans le désastre d’une guerre meurtrière ; et il fut nommé par les Perses le confident des dieux ; et il était lui-même bien conseillé par les dieux, puisqu’il conduisait heureusement notre armée. — ô seigneur antique, ô Baal ! viens, avance, montre à l’extrémité de la tombe la semelle empourprée de tes pieds ; et dévoilant l’éclat de ta royale tiare, viens, ô père, ô tutélaire Darius, afin d’entendre nos nouveaux, nos derniers malheurs ; et apparais-nous comme le maître du monde. Hélas ! du Styx une sombre vapeur s’est répandue sur nous. Notre jeunesse a péri toute entière. Viens, ô père, ô Darius sauveur ! ô toi qui mourus tant pleuré de tes amis ! comment ces fautes renouvelées, ces fautes contre ta patrie pourront-elles finir ? Nos trirèmes ont péri ; nos vaisseaux ne sont plus. »

Le merveilleux d’une telle apparition était le triomphe du chant lyrique. C’était, avec des proportions plus grandes, la pythonisse d’Endor faisant lever l’ombre de Samuel. Mais, si on pense que ce Darius invoqué par les Perses, que ce protecteur cherché dans le tombeau n’avait pu lui-même entamer la Grèce, qu’il avait vu l’élite de ses soldats dispersée à Marathon, qu’il n’avait enfin sur son insensé successeur que l’avantage d’un moindre désastre, quel devait être pour l’orgueil tout récent des vainqueurs de Salamine et de Mycale l’effet magique de cette conjuration dernière proférée par le désespoir de leurs ennemis vaincus !

Jamais fête de l’imagination et de la gloire ne dut être plus éclatante. Il ne manquait plus à l’action lyrique et dramatique d’un tel spectacle que le retour même de Xercès ; et le voilà bientôt qui, lui-même vivant, apparaît avec un carquois vide. Il vient, pour ainsi dire, faire sa partie dans ce chœur funèbre de son empire ; et il s’associe par la forme et par l’accent de ses paroles aux lamentations dont il est accueilli. Rien de plus terrible que cette contagion de deux douleurs s’accroissant l’une l’autre et formant la scène finale de la tragédie des Perses :

« Hélas, ô roi119 ! ô vaillante armée ! splendeur de l’empire persan, gloire des guerriers, grandeur qu’a moissonnée le dieu ! La terre pleure la jeunesse née de son sein, et qu’a tuée Xercès, pourvoyeur de l’abime, tant de guerriers serrés en bataillons, fleur de la patrie, formidables archers ! Toute une nombreuse génération d’hommes a péri.

XERCÈS.

« Hélas ! hélas ! malheureuse armée !

LE CHŒUR.

« La terre d’Asie, ô roi, demeure sous ce coup désastreux tristement agenouillée.

XERCÈS.

« Malheur à moi ! hélas ! hélas ! sujet de larmes à la nation, je suis né pour le mal de la patrie… »

Et ces cris de détresse, ces échos de mutuelle douleur, se continuent, s’entrechoquent, durant une longue scène. La monotonie du drame en fait ici le pathétique. La défaite des Perses, cette défaite trop voisine et trop sanglante pour la perspective du théâtre, prend une sorte de grandeur fatale et mystérieuse, en apparaissant au loin dans Suse. Là s’applique le mot si juste de Racine : « Ce qui se passe à deux mille lieues de nous semble presque se passer à deux mille ans. »

Tel dut être pour l’imagination de la Grèce ce lendemain de sa victoire, contemplé dans le deuil même de ses ennemis, au-delà des mers, au milieu de leurs villes dépeuplées et de leurs palais tremblants. Ce jour-là, dans les fêtes d’Athènes, le génie de la liberté et de la poésie jetait, un siècle d’avance, les fondements de la grandeur d’Alexandre et commençait la conquête de l’Orient. Quelle devait être sur les peuples de la Grèce accourus aux pompes sacrées d’Athènes la puissance de ces hymnes de gloire et de ces plaintes funèbres, apothéose et prophétie de la destinée diverse de deux mondes ; du monde civilisé et du monde barbare ! Ce jour-là, le poëte tragique d’Athènes était plus grand que le poëte même de Delphes et d’Olympie.

Chapitre XI. §

Conjectures et détails sur la Trilogie de Prométhée. — Lyrisme dramatique et merveilleux d’Eschyle. — Du rapport de ses Chœurs à ceux de Sophocle et d’Euripide. — De l’ode dans la comédie grecque.

La forme lyrique, si naturellement appelée dans la tragédie des Perses, n’apparaît pas avec moins de grandeur dans les six autres tragédies qui nous restent d’Eschyle, sans parler de celles qui ont péri, et dont quelques-unes devaient être des hymnes religieux en action. Un de ces drames représentait l’apothéose de la poésie elle-même, c’est-à-dire la vie d’Orphée, sa mort, ses restes dispersés par les Bacchantes, recueillis et ensevelis par les Muses. Un pareil poëme ne pouvait être qu’une sorte de dithyrambe en action, où des pompes, des sacrifices, des tumultes entremêlés de chants et de discours, remplissaient le théâtre et ravissaient le peuple. Même caractère devait s’attacher presque toujours à ces pièces qu’Eschyle se vantait d’avoir tirées de l’Iliade et taillées dans le marbre d’Homère. Chose singulière ! le récit épique des vieux temps s’était tenu plus près de la sévérité future du drame que ne le faisait le premier grand inventeur tragique. La perfection du dialogue dramatique est en effet toute entière dans l’Iliade, dans les discours du premier livre, dans l’Ambassade du neuvième.

Au théâtre d’Athènes, toute une pompe lyrique venait surcharger et embellir pour la foule la grandeur même d’Homère, non sans l’altérer quelquefois. Ainsi, dans la tragédie des Phrygiens, une belle conception d’Homère, l’isolement de Priam au milieu du camp des Grecs, son tête-à-tête avec Achille, pour racheter des mains du vainqueur le corps même d’Hector, était remplacé par la présence d’un chœur de Troyens suivants du vieux roi, ou déjà captifs de ses ennemis : la conjecture des savants a varié sur ce point. Mais, quel que fût l’effet du spectacle, ici l’éclat lyrique nuisait à la grandeur du drame, si pathétique entre deux personnages.

Il est, au contraire, d’autres sujets où la puissance de la musique et du chant devait singulièrement rehausser l’action théâtrale et soutenir les âmes dans cette région mystique favorable à la poésie. Telle était la Trilogie de Prométhée, dont il ne nous est parvenu que le Prométhée enchaîné, le temps nous ayant ravi le commencement et la fin de ce cycle tragique, le Prométhée porte-flamme, et le Prométhée délivré.

Pour qui a respiré, même sur des ruines, le souffle créateur de la Grèce, quelle doit paraître en idée la magnificence d’un tel spectacle, la grandeur et la succession de ces trois états de la vie humaine personnifiés dans un témoin immortel ! et si, dans la pensée du poëte, cette fiction était l’image des combats que soutient ici-bas la vérité contre la violence, si le Prométhée d’Eschyle représentait l’être supérieur qui se dévoue pour éclairer les hommes, qui d’abord en porte la peine, sous la torture des fers et de l’inaction, puis est délivré, reprend son œuvre et la voit accomplie ; si l’enseignement moral de cette gradation tragique paraissait tellement vraisemblable que plus d’un père de l’Église a cru pouvoir, sans profanation, reconnaître dans les souffrances de Prométhée un type précurseur de celles du Christ, quelle ne devait pas être l’illusion pathétique de ces trois drames humains, dans leur ensemble et leur péripétie dernière !

Quel chant de triomphe et de gloire, quel rayon de poésie et d’espérance, quelle aube d’un jour céleste levée sur la Grèce d’Europe et d’Asie devaient animer les chœurs du Prométhée porte-flamme ! Quant à la grandeur passive du Prométhée enchaîné, quant à la fiction qui forme l’intérêt de ce drame immobile, nous n’avons rien à conjecturer : « l’œuvre originale est sous nos yeux ; et il nous est donné de sentir, dans cette œuvre extraordinaire, à la fois l’enthousiasme de l’hiérophante et la raison élevée du philosophe. Jamais la hardiesse de la lyre ne s’est élevée plus haut. Et, si quelques traits de ce poëme furent le prétexte ou la cause de l’accusation de sacrilège intentée contre Eschyle et repoussée par son frère Aminyas, au nom de leurs blessures communes, jamais l’instinct de la conscience contre un culte faux, jamais le cri de l’humanité contre la force n’aura été plus poétique ni plus grand.

Une autre scène de ce tableau cependant, une autre épreuve de cette vie symbolique portée sur le théâtre d’Athènes, avait besoin d’un enthousiasme plus audacieux encore : c’était le Prométhée délivré. Que faut-il concevoir sous ce titre ? Était-ce une apothéose du Pouvoir par la clémence, un triomphe du génie sur la force, l’inauguration d’un âge nouveau de la Grèce affranchie des invasions barbares et embellie de monuments immortels ? On hésite, entre quelques vers épars détachés de cette œuvre perdue. Ce qui nous frappe seulement, d’après un débris conservé dans un reste de traduction latine, c’est que ce dernier Prométhée d’Eschyle présentait au plus haut degré une de ces péripéties, que réclame Aristote.

« Le demi-dieu martyr120 paraissait attaché aux pointes aiguës du rocher, comme un navire amarré contre un écueil, dans l’horreur de la nuit, entre les cris d’épouvante des matelots et le bruit retentissant de la tempête.

« Dans ce camp des Furies où il habite (Castrum Furiarum incolo), sur cette cime où il est cloué, servant de pâture toujours renaissante à l’aigle de Jupiter, il était visité par d’autres vaincus, d’autres persécutés ; il entendait des chants de consolation et d’espérance. Veuf de lui-même, selon la parole du poëte, cherchant la fin de ses maux dans un désir passionné de la mort, mais repoussé de la mort par l’inexorable puissance de Jupiter, il est tout à coup délivré par le fils même de ce dieu, et il peut s’écrier : Ô fils pour moi très cher d’un père abhorré ! »

Ce libérateur, c’était Hercule, le fabuleux symbole du courage et du génie des Grecs, de leurs migrations victorieuses, de leurs conquêtes et de leurs arts. L’imagination peut rêver sans terme l’allégresse triomphale et l’enthousiasme lyrique de ce dénouement, où le libérateur posait une couronne sur la tête du porte-flamme de l’humanité, en même temps qu’il le déliait de ses chaînes. N’était-ce pas, après Platée, Mycale et Salamine, après la fuite des Pisistratides et des Perses, comme une avant-scène de l’âge immortel de Périclès, et comme l’entrée magnifique de ces temps de gloire où, libre, savante et fi ère, avec ses marins, son aréopage, sa tribune, Athènes vit pendant un demi-siècle se presser sur un coin de terre toutes les merveilles du génie, depuis Sophocle jusqu’à Platon, depuis Thucydide jusqu’aux derniers combats de Démosthène et il la grandeur d’Alexandre ?

Dans la perte de l’œuvre d’Eschyle, dans l’insuffisance des témoignages qui la rappellent, on ne peut attribuer au Prométhée délivré d’autre caractère que cette élévation philosophique, émanée de Pythagore, qui nous a frappé dans Pindare, et qui semblait une tentative de réforme du polythéisme. Par ses maximes sur l’éternelle justice, la providence divine, la pitié pour les faibles, la punition des méchants, Eschyle est, avec Pindare et Sophocle, le poëte le plus moral de l’antiquité, le poëte ami du droit et de la vertu contre la force et le vice. C’est par là, comme par la magnificence de l’imagination, qu’il est un sublime lyrique.

À ce titre, on doit juger bien fausse la restitution qu’un savant et capricieux génie de notre siècle a tentée, sur l’idée vague de ce poëme allégorique d’Eschyle. Nous avons un Prométhée délivré121, de la main du poëte anglais Shelley, composition bizarrement mélangée, symbolique et violente, mystique et matérialiste, effusion de colère contre l’ordre établi dans le monde, et sombre prophétie d’une liberté sans mesure et sans frein.

Ce jeune Shelley, mélancolique ennemi d’une société où il était né heureux et riche, et où il vivait libre, ce poëte sceptique qui, sur le registre des moines hospitaliers du mont Saint-Bernard inscrivait ironiquement son nom de visiteur, en y ajoutant l’épithète Ἄθεος, dans son rêve du passé et sa folle anticipation de l’avenir, faisait, sous le titre antique de Promet fiée délivré, une sorte de dithyrambe pour l’âge de raison de Thomas Payne, vaine tentative méditée par des esprits faux, dès l’abord noyée dans le sang par des furieux, stérilement reprise par des plagiaires insensés, et dont l’apparente menace ne sert qu’au pouvoir absolu, qu’elle arme d’un prétexte étayé sur la peur publique !

À cette école appartient le Prométhée délivré de Shelley. On ne peut comparer cette œuvre posthume du poëte qu’à sa sépulture même, aux funérailles païennes que lui firent quelques amis, recueillant après une tempête son corps jeté au rivage, et le brûlant avec le bitume et l’encens sur un coin de bruyère déserte, au milieu de lugubres adieux, sans prières et sans espérance.

Heureusement, vers la même époque, la poésie moderne, un moment si égarée par le dédain ou par la contrefaçon bizarre de l’antique, allait rentrer dans des voies plus hautes. Nous l’y retrouverons, vers la fin de cette étude, sous les auspices de la France et de l’Amérique, à la voix de Lamartine et d’Heredia. Mais, à cette heure, comment quitter encore ce sublime Eschyle, d’une âme si haute, d’une imagination si forte, d’un langage si magnifique, grand jusqu’à l’excès, dit un ancien, et offrant le passage du cantique céleste et de la prophétie à l’entretien des hommes ?

Les rares débris de ses pièces perdues nous laissent voir encore çà et là bien des effluves de ce feu lyrique dont il inondait l’âme des Grecs. Sa Trilogie des Danaïdes, qui ne nous est connue que par les Suppliantes devait être, avec toutes les vicissitudes de la passion et de la terreur, un hymne tragique repris sans cesse. Sa Trilogie des Argonautes devait rassembler, à côté des passions humaines, toutes les puissances de la magie et de la religion, depuis les incantations de Médée jusqu’à l’avènement des dieux Cabires amenés dans la Grèce. Nul doute que, dans cette sève brûlante d’Eschyle, dans cette lave tragique coulant à pleins bords, la puissance lyrique ne dominât toujours, et sous les deux formes les plus naturelles, l’imagination et la morale, la description et la maxime.

C’était aux chœurs d’Eschyle, comme aux hymnes de Pindare, que les premiers chrétiens faisaient le plus d’emprunts, à l’appui de leur foi. L’évêque d’Antioche Théophile citait, pour inspirer la crainte de Dieu, ces vers du poëte tragique : Tu vois la justice muette, inaperçue pendant le sommeil, le voyage, le séjour. Mais elle suit sans interruption, marchant à côté, quelquefois en arrière. La nuit ne cache pas les actions mauvaises. Ce que tu fais, songe que plusieurs dieux le voient122. » Bien d’autres exemples pourraient nous revenir ici. Mais, sans nous arrêter à quelques restes mutilés des pièces perdues d’Eschyle, comme à des Cénotaphes du génie grec, ne suffit-il pas des drames conservés du poëte, pour nous émerveiller de sa puissance lyrique ? À part même les Perses, quels accents religieux, quels dithyrambes guerriers ne remplissent pas les autres drames d’Eschyle ! L’Agamemnon tout entier est un hymne triomphal et funèbre. La poésie lyrique en fait l’ensemble et la forme ; l’enthousiasme prophétique en est l’âme et le merveilleux.

Dans la combinaison dramatique et jusque dans les mètres de cette œuvre, on peut remarquer un caractère particulier, au-delà des formes de la tragédie accoutumée. Le vers ïambique s’y trouve rarement, et n’appartient guère qu’au langage simple du gardien qui veille sur les signaux de la tour, et au langage froid et bref des deux époux ennemis qui s’observent. Autour d’eux, en dehors de leur défiant et sinistre langage, tout, dans l’expression et dans le rhythme, est entraîné, interrompu, coupé, comme la joie et la douleur. Cassandre représente à elle seule le chœur des captives. Et on ne saurait, je crois, imaginer un plus grand effet de poésie lyrique et tragique à la fois, que la rencontre de cette prophétesse solitaire, portant le deuil de sa famille et de son peuple, avec la foule triomphante des femmes de la maison grecque et royale, où sa présence amène la jalousie et la mort. Et, pour que rien ne manque il la terreur de cette scène, c’est Clytemnestre elle-même qui introduit Cassandre à la fête lustrale préparée dans le palais d’Agamemnon, et bientôt ensanglantée par sa mort.

Le silence et l’immobilité de la captive, devant les ordres réitérés de la reine, la pitié du chœur pour cette étrangère qui lui paraît une bête sauvage récemment prise aux filets, ce n’est là qu’un prélude à l’incomparable scène où la prophétesse effarée voit et dénonce, sur le lieu même et à quelques heures de distance, le crime près de s’accomplir :

LE CHŒUR.

« J’ai pitié de toi et n’aurai pas de colère123.Viens, ô infortunée ! et, descendue de ce char, cédant à la nécessité, fais l’apprentissage de la servitude.

CASSANDRE.

« Hélas ! hélas ! ô terre ! Ô Apollon, Apollon !

LE CHŒUR.

« Pourquoi as-tu poussé ces cris, au nom du dieu ? Il n’est pas là pour entendre tes gémissements.

CASSANDRE.

« Hélas ! hélas ! ô terre ! ô Apollon, Apollon !

LE CHŒUR.

« Avec de funestes paroles, elle appelle le dieu qui ne veut pas l’entendre.

CASSANDRE.

« Apollon ! Apollon ! dieu des chemins publics, auteur de ma perte ! Car tu m’as perdue volontairement une seconde fois.

LE CHŒUR.

« Elle va prophétiser sur ses propres malheurs. L’inspiration divine est restée à son âme asservie par l’esclavage.

CASSANDRE.

« Apollon ! Apollon ! dieu des chemins publics, auteur de ma perte, où m’as-tu conduite ? vers quelle demeure ?

LE CHŒUR.

« Vers celle des Atrides. Si tu l’ignores, je te l’apte prends ; et tu ne diras pas que c’est un mensonge.

CASSANDRE.

« Eh bien ! tu me conduis vers une ennemie des dieux, la confidente des assassinats domestiques, la meurtrière d’un époux ; tu me conduis sur un sol sanglant. »

Quelle puissance dramatique dans cette prophétie, non pas régulière et prévue comme celle de Joad, mais éclatant du fond de l’esclavage et du désespoir, et relevant soudain la captive au-dessus de ses maîtres ! Après de sinistres retours sur la maison des Atrides, la prophétesse, animée par les interruptions du chœur, devient plus intelligible.

CASSANDRE.

« Hélas ! malheur ! malheur ! quel est cet appareil ? Est-ce quelque filet d’enfer ? Le filet, c’est l’épouse auxiliaire de la mort. Ô chœur ! poussez sur cette race d’inépuisables gémissements, pour un si coupable sacrifice. »

Gagné par la contagion de cette prophétique fureur, le chœur à son tour s’écrie :

« Quelle furie m’ordonnes-tu d’évoquer dans cette maison ! J’ai senti remonter à mon cœur cette effluve rougeâtre qui, dégouttant jusqu’à terre le long du fil de la lance, emporte avec elle le rayon de la vie qui s’éteint. Mais le supplice vengeur est prompt.

CASSANDRE.

« Ah ! ah ! la voici ! Écarte de la vache le taureau furieux. Enveloppée dans des voiles, elle le frappe perfidement d’une corne noirâtre ; il tombe dans le bassin rempli d’eau. Je le révèle ce bain homicide. »

À cette vision de mort se mêle tout à coup un retour de poésie, un ravissant souvenir de Troie, dans la bouche de Cassandre : « Ô noces de Pâris, fatales à ses amis ! ô fleuve paternel du Scamandre ! alors, sur tes rivages, infortunée, je grandissais nourrie par tes eaux. Maintenant, je pense aller bientôt prophétiser aux bords du Cocyte et de l’Achéron. »

Puis, excité par les reproches du chœur, que troublent ces paroles, le délire mélancolique de Cassandre devient plus expressif encore : « Déjà, dit-elle, la prophétie ne regarde plus, à travers les voiles, comme une jeune fiancée : mais elle se découvre tout éclate tante et pressée de paraître à la pleine lumière du soleil levant. » Alors commence et se précipite à torrent tine nouvelle prédiction de la captive sur Agamemnon, sur Clytemnestre, sur Oreste et sur elle-même. On reste muet d’admiration, à ce mélange de merveilleux délire et de pathétique, devant ce personnage demi-surnaturel de Cassandre, et devant la pitié, la crainte tout humaine, exprimées par les femmes grecques qui l’entendent. Rien ne reproduit plus fortement l’ode en action, le mélange de l’oracle et du drame, du délire religieux et des passions humaines. Rien ne montre mieux l’horizon poétique ouvert de toutes parts au poëte thébain, et les feux de génie qui sillonnaient le ciel de la Grèce.

L’ode, avec sa magnificence, l’ode, planant sur Olympie, sur Cirrha, sur Cyrène, l’ode, chantée et représentée sous les portiques du temple de Delphes ou du palais de Syracuse n’était qu’un fragment du spectacle lyrique d’Athènes, un rayon de cette splendide lumière. Mais l’ode était partout ; elle éclatait, à chaque nom célèbre couronné dans les jeux guerriers de la Grèce ; elle allait du continent aux îles, de Corinthe à Rhodes, de Syracuse à Lesbos : et, quand elle était tenue haute par le génie du poëte, en tout lieu retentissante, elle excitait sans cesse cette ardeur des âmes, cet amour de la vertu et de la gloire, cet enthousiasme de l’imagination, que deux fois dans l’année seulement, aux fêtes de Bacchus et de Minerve, le théâtre d’Athènes secouait sur la Grèce.

Insisterons-nous encore sur la partie purement lyrique de ce théâtre ? Comment s’éloigner de ces monuments sublimes, ou même de ces ruines qui confondent l’admiration ? Comment ne pas marquer les différences et les beautés morales que le génie, aidé par le temps, ajoutait encore à cette poésie ? Non que la première et terrible sainteté en ait été jamais dépassée. Eschyle demeura toujours le poëte des Euménides, le persécuteur ardent du crime, le chantre des malédictions. Mais, après lui, la gravité morale du Chœur paraîtra plus majestueuse encore, plus calme, plus rapprochée de la hauteur des cieux qu’elle invoquait, moins menaçante enfin et plus instructive pour tes humains, dont elle plaignait les maux et les fautes. Après Sophocle, et au-dessous de lui, la lyre d’Euripide vint tour à tour se mêler au drame par la passion, et reposer un peu les âmes par le charme pur de la mélodie poétique. Enfin, après ces grands hommes, et tout ce qui nous manque de leurs créations si nombreuses, et tout ce qui s’est perdu devant leur gloire, quoique sans doute inspiré par elle, nous aurons encore à chercher le sillon lyrique dans celui qui fut leur ennemi, leur juge et leur immortel parodiste..

Que leur mémoire nous pardonne ! Mais, avec les hymnes de Pindare, les chants de prophétie et d’anathème mêlés aux Choéphores et aux Euménides, avec les cantiques sublimes et gracieux où s’élève Sophocle, où se complaît Euripide, nous n’aurions pas épuisé tout le trésor des poëtes lyriques de la Grèce, si nous ne tombions à genoux devant le profanateur même de leur gloire, en plaçant à côté de leurs graves et touchantes mélodies quelques chansons d’Aristophane.

Eschyle était pour la Grèce l’image de cette poésie patriotique et guerrière, célébrant Salamine victorieuse, comme, un siècle auparavant, elle en avait décidé la conquête au profit d’Athènes. Sophocle fui un autre Eschyle, non plus un soldat de Platée ou de Salamine, mais un général, un commandant (le flotte, descendant de ses honneurs militaires, non pour siéger au rang des juges qui décernaient la couronne dramatique, mais pour la remporter lui-même. Il n’y eut que la Grèce pour offrir au génie cette éducation de la gloire assaillant les âmes, et ce spectacle du beau qui partout les environne.

Né vingt-huit ans après Eschyle, Sophocle cependant avait vu les mêmes grandeurs. Si, trop jeune, il n’avait pas combattu à Salamine, il avait paru dans le chœur d’adolescents qui chanta l’hymne de cette grande journée sur la place publique d’Athènes. Quatorze ans plus tard, et déjà célèbre par ses services de guerre et la faveur du peuple, il remportait, aux grandes Panathénées, la palme sur Eschyle ; et ce triomphe commençait une carrière de chefs-d’œuvre dramatiques soutenue jusqu’à l’extrême vieillesse.

Sous un tel maître, la scène tragique devait rester majestueuse et sainte. « Sophocle, dit un scoliaste, avait écrit des élégies et des péans, et une dissertation sur l’emploi du chœur, dans laquelle il contredisait Thespis et Chérile. » Cela même indique qu’il ne blâmait pas l’élévation lyrique d’Eschyle, bien qu’ailleurs il ait témoigné l’intention de ne pas suivre la hardiesse de ses plans et le caractère de son style.

Quoi qu’il en soit, un autre souvenir rapide, jeté par Plutarque, nous laisse un regret. Sophocle avait fait une ode adressée à Hérodote, sans doute l’immortel historien, celui dont les récits lus à Olympie excitaient les larmes jalouses du jeune Thucydide. Quel intérêt n’aurait pas pour nous, postérité lointaine, un témoignage décerné à l’historien Hérodote par ce même Sophocle, dont Thucydide a cité le nom dans les incidents de la guerre du Péloponèse, sans paraître même penser à son génie poétique !

Aujourd’hui, à travers les débris du temps, le poëte seul a survécu pour nous ; et sept drames conservés lui font une immortelle couronne. On sait ce que fut pour l’antiquité le génie dramatique de Sophocle :

Sola Sophocleo tua carmina digna cothurno.

C’est la perfection du naturel et de l’art, la grandeur simple et la pureté sublime. Par là, Sophocle étonne moins qu’Eschyle, sans être moins créateur et moins original. S’il en est ainsi dans le dialogue, cela est encore plus vrai du génie lyrique des deux poëtes. Toutefois, l’accent du dithyrambe n’a pas disparu dans Sophocle, et revient selon le sujet. Voyez l’Ajax furieux ; près du héros, dont la tristesse annonce l’égarement, ne croit-on pas entendre l’éclat joyeux d’une fête ? Et quel pathétique dans ce contraste !

« J’ai frémi d’amour124 ; je me suis laissé ravir à la joie. Ô dieu Pan, ô dieu Pan ! ô Pan, qui marches sur la mer, apparais-nous des cimes rocheuses de Cyllène couvert de neige ; apparais-nous, ô roi des chœurs, et viens avec moi disposer les libres danses de Nysa et de Gnosse ! Aujourd’hui, je n’ai souci que des danses. Traversant la mer d’Icare, vienne le roi Apollon de Délos, heureusement visible, et pour moi toujours favorable ! Mars a détourné de nos yeux le fléau cruel. Et maintenant, ô Jupiter ! il est temps pour les vaisseaux agiles volant sur les flots a d’aborder, sous une heureuse étoile, alors qu’Ajax, derechef oublieux du mal, accomplit toutes les offrandes aux Dieux, les adorant avec grande piété. Le temps use toutes choses ; et je n’en crois aucune invraisemblable, puisque pour les Atrides Ajax est revenu de son désespéré courroux et de sa grande querelle. »

Dans ce drame d’Ajax, si tragique et si simple, le chœur avait encore un autre emploi, ces lamentations funèbres où avait excellé Simonide. Laissé près de la veuve et du jeune enfant d’Ajax, le Chœur les protège de sa plainte, tandis que l’enfant lui-même garde le corps de son père.

« Quelle sera125 la dernière de ces laborieuses années qui m’apportent sans cesse la malédiction des combats, sous cette Troie aux larges portes, fatale honte des Hellènes ? Oh ! que ne s’est-il plutôt abîmé dans le vide des airs, ou dans le vaste sein d’Adès, l’homme qui fit connaître à tous les Grecs Mars aux armes affreuses ! Ô souffrances, prémices de souffrances ! Celui-là porta la ruine chez les hommes ; celui-là ne m’a laissé le plaisir ni de me couronner de fleurs, ni de savourer la coupe profonde, ni de prolonger la douce harmonie des flûtes et les joies de la nuit. Il a chassé les amours, hélas ! Auparavant, contre les alarmes de la nuit et les traits lancés j’avais un rempart, l’impétueux Ajax ; maintenant, il a été donné en proie à un funeste démon. Quel plaisir désormais peut se rencontrer pour moi ? Puissé-je être aux bords où, chargé de forêts, le promontoire battu des flots domine la mer agitée sous la crête élevée de Sunium ! Et puisse, de là, notre voix saluer les murs sacrés æ Athènes ! »

Ainsi, la pensée morale du poëte, le vœu de la paix, l’horreur de la guerre, l’amour de la patrie se fait jour, à travers les crises sanglantes du drame ; et l’éclat du génie lyrique adoucit, en s’y mêlant, les terreurs de la scène. Ailleurs, au contraire, l’action de l’hymne vengeur ou prophétique vient aggraver ces terreurs, au lieu d’en distraire.

Dans l’Œdipe-Roi, ce chef-d’œuvre de Sophocle que Voltaire avait cru perfectionner, l’abaissement de la puissance, le châtiment des fautes dont elle est coupable, même sans le savoir, toute cette leçon vivante dans le drame est résumée par le chœur en axiomes sublimes.

« Puisse, dit-il126, la fortune m’assister dans mon soin de garder toujours la pureté des paroles et des actions, les soumettant aux lois suprêmes, filles célestes, dont l’Olympe seul est le père, que nulle origine mortelle n’a enfantées, et que l’oubli n’endormira jamais ! Un grand Dieu a inspiré ces lois ; et il ne vieillit pas. L’orgueil enfante le tyran, l’orgueil, lorsqu’il est vainement rassasié de succès, sans à-propos et sans fruit. Monté au sommet, il s’est brisé contre la nécessité, là où le pied lui manque. L’épreuve qui vient heureusement pour cette ville, je supplie le Dieu de ne pas l’éloigner. Je ne cesserai pas d’avoir le Dieu pour guide. Si quelqu’un chemine avec insolence en actes ou en discours, sans crainte de la justice, sans respect pour les autels des Dieux, que la mauvaise fortune le saisisse, pour prix de ses misérables joies ! et pareillement, s’il fait des gains injustes, s’il entreprend des œuvres impies, s’il profane les choses sacrées !

« Quel homme, ainsi coupable, se flatte d’écarter de son âme les traits de la colère divine ? Si de tels actes sont honorés, faut-il encore mener des Chœurs ? Non, je n’irai plus porter mon offrande au centre sacré de la terre, ni au temple d’Abis, ni à Olympie, si la vérité de ces choses ne se fait pas toucher du doigt à tous les mortels. Mais, Ô maître souverain ! si tu es justement nommé, ô Jupiter ! le roi de toutes choses, que ceci n’échappe pas à tes regards et à ton éternel empire ! Les oracles stériles de Laïus sont une cause de ruine. Apollon ne se reconnaît plus à ses honneurs : les Dieux s’en vont. »

Cette invocation devant le peuple d’Athènes, cet appel à l’éternité de la loi morale, cette demande aux Dieux de manifester leur justice, n’était-ce pas l’hymne sacré dans toute sa puissance, transporté sur le théâtre et y continuant l’instruction commencée dans les temples ? Mais l’œuvre conservée de Sophocle où le caractère religieux du chœur paraît avec le plus de majesté, c’est le second Œdipe, l’Œdipe à Colone.

Je ne chercherai pas, en ce moment, quel âge avait Sophocle, quand il fit cette pièce, et, qu’accusé de folie par ses fils, il récita, pour toute réponse, le commencement du Chœur des vieillards de Colone127 : « Ô étranger ! tu es venu vers le magnifique haras de cette terre féconde en coursiers, vers cette, Colone à la blancheur argentée, où le rossignol soupire ses mélodieux accents sous le vert feuillage. » Mais, si les juges voulurent écouter encore avant d’absoudre Sophocle, jamais ode plus charmante n’avait célébré le ciel, la terre, les souvenirs d’Athènes :

« Cette contrée où Bacchus, toujours en fête, se promène entouré du cortège de ses divines nourrices, où, sous une céleste rosée, le narcisse verdoyant se pare chaque jour de gracieuses guirlandes, le narcisse, antique couronne des déesses, et le safran aux fruits dorés, les inépuisables sources du Céphise ne se lassent pas d’y répandre leurs ondes. Ce ruisseau coule incessamment sur la terre qu’il féconde ; et les chœurs des a Muses ne sont pas ennemis de cette terre, ni Vénus tenant ses rênes d’or. Ici encore, ce que je n’entends pas nommer sur le sol d’Asie, ni dans l’île dorienne de Pélops, ce qui n’est pas semé d’une main morte telle, ce germe né de lui-même, qui fait peur aux épées, et qui fleurit surtout dans cette terre, ici croît la feuille de l’olivier, nourrice de la jeunesse, cette feuille que ni jeune ni vieux général ne déracinera de sa main : car toujours la regarde l’œil de Jupiter, maître du destin, et la prunelle de Minerve. Mais, j’ai encore à célébrer une autre gloire de cette ville, le don magnifique d’un Dieu puissant, l’orgueil de cette terre si riche de ses coursiers, de ses jeunes poulains et des flots de la mer. Ô fils de Saturne ! tu l’as élevée toi-même à cette gloire, en ayant, pour la première fois, forgé dans ses rues le mors qui dompte les coursiers. Et cependant, sur la mer, la nef garnie de rames, poussée par nos bras, s’élance rivale des Néréides aux cent pieds. »

C’est, comme dans Eschyle, l’apothéose d’Athènes, mais une autre apothéose ; non plus celle de sa grandeur naissante et de ses premiers efforts contre les barbares, mais celle de ses arts et de son génie florissant par la paix.

À part cette richesse poétique des Chœurs, l’érudition moderne a cherché s’il n’avait pas existé, chez les Grecs et dans la perfection de leur art, une tragédie toute lyrique et une forme de comédie qui serait notre opéra-comique. Le docte Bœck, le spirituel Lobeck, le pénétrant Müller, le savant et sagace M. Thiersch, ont soutenu l’affirmative. Mais Hermann128 a tout réfuté, en expliquant mieux des inscriptions antiques, où, dans la série des vainqueurs aux jeux d’Orchomène, on avait cru reconnaître des poëtes et des chanteurs affectés à une forme toute lyrique de drame sévère ou gai.

Hermann démontre qu’il ne s’agit dans ces listes que des représentations de l’ancien et du nouveau répertoire, c’est-à-dire des acteurs et des chanteurs appliqués aux œuvres de l’ancien théâtre, puis des poëtes, acteurs et chanteurs des pièces nouvelles, comme on continuait d’en faire et d’en jouer, d’après l’ancien modèle plus ou moins altéré. Au vrai, sans chercher un autre genre de tragédie lyrique chez les Grecs que leurs premiers essais tragiques, il faut reconnaître que pour eux le drame, à tous les degrés, depuis la tragédie surnaturelle, l’allégorie fantasque, jusqu’aux Silles et aux parodies bouffonnes, garda toujours beaucoup de l’instinct lyrique et parcourait tous les tons de l’hymne religieux, du chant de victoire, de la plaintive élégie ou de la chanson insultante. Ce caractère tenait si bien au génie même du théâtre grec, qu’en baissant, après Eschyle et Sophocle, le ton de la tragédie, Euripide n’en est pas moins lyrique.

Malgré cette simple douceur d’expression, à laquelle il se plaît, et ces personnages plus humains, dont il nous occupe, l’accent lyrique lui revient souvent ; mais il semble que, tempéré par la flûte, cet accent serve pour lui, non pas à l’effet redoublé du drame, mais à la diversion, au repos de l’âme du spectateur. C’est par là que ce poëte, nommé le plus tragique, a tant de charme et des tons si variés dans son art. La part plus grande qui nous reste de son nombreux théâtre permettrait sur lui seul toute une étude des formes lyriques. Il n’est plus le prophète qui maudit, ou l’Euménide qui menace ; mais il est à la fois le chantre religieux dans le temple et le poëte de l’amour, de la pitié, de la douleur, dans la vie commune. Un naturel plus touchant lui donne moins d’éclat et d’art ; souvent même il n’emprunte pas ces détours impétueux de la strophe et ce vol hardi de Sophocle ou d’Eschyle. Le vers familier du dialogue suffit à son élan poétique. Et quel hymne dépassa jamais cette invocation d’Hippolyte à Diane, dans le Chœur joyeux et pur par où commence avec tant de grâces la tragédie sanglante de Phèdre ? Rien ne saurait mieux unir le charme lyrique à l’action de la scène. C’est la prière précédant le sacrifice :

HIPPOLYTE.

« Allons, suivez en chantant, suivez la fille céleste de Jupiter, Artémis129, dont le soin nous protège.

LES COMPAGNONS.

« Sainte déesse, auguste race de Jupiter, salut, salut encore, ô fille de, Latone et de Jupiter ! Artémis, la plus belle des vierges qui dans le vaste Olympe habitent la cour paternelle, le palais d’or du roi des dieux.

HIPPOLYTE.

« Salut, ô la plus belle des vierges de l’Olympe, Artémis ! À toi, reine, j’apporte cette couronne tissue des fleurs d’une prairie sacrée, où jamais le pâtre n’oserait conduire ses troupeaux, où le fer n’a pas pénétré, mais où l’abeille voltige, au printemps, sur la verdure inaltérable, que la pudeur solitaire nourrit des bienfaisantes ondées du ruisseau. À ceux dont la vertu n’est pas une science d’emprunt, mais à qui par nature est départie la modération en tout, il appartient de cueillir ces couronnes. Les méchants n’y ont pas droit. Mais, ô reine chérie, accepte pour ta blonde chevelure ce réseau donné par une main pieuse. Seul, j’ai cette faveur, parmi tous les mortels ; je suis avec toi ; j’échange avec toi des paroles ; je puis ouïr ta voix ; mais je n’aperçois pas ton visage. Puissé-je, à mon déclin, terminer ma vie comme je la commence ! »

Ô Racine ! comment n’avez-vous pas renouvelé, dans votre admirable langage, ce qui se devine à peine ici du charme si pur de l’original ? Pourquoi ces discours d’un gouverneur de prince, au lieu du souvenir de cette invisible et divine maîtresse, dont l’innocent Hippolyte croit entendre la voix dans le silence des forêts ? — Faut-il maintenant un contraste à cette mélodie délicieuse ? Quelle prophétique menace dans les accents du chœur, témoin des égarements de Phèdre, et, à cette vue, demandant, pour fuir au loin, les ailes de la colombe !

« Que ne suis-je sous l’abri des rochers brûlés des feux du soleil130, et qu’un dieu ne m’a-t-il fait oiseau léger, parmi les hôtes de l’air ! Je m’envolerais vers les flots amers de l’Adriatique et les bords de l’Éridan, où, parmi les ondes du fleuve qui leur a donné le jour, a les sœurs attendries de Phaéthon versent en brillante rosée l’ambre de leurs larmes ; j’irais jusqu’au fertile rivage des chanteuses hespérides, où le dominateur de la mer empourprée n’accorde plus passage aux matelots, les arrêtant à la limite du ciel, que soutient Atlas. Ô nef de Crète, à la blanche voilure, qui, traversant les flots bruyants de la mer, amenas ma souveraine de son fortuné palais aux plaisirs d’un funeste a hymen ! car, de ces deux régions, ou de la Crète du moins, elle a volé, fatal oiseau, vers l’illustre Athènes. Au rivage de Munychium furent attachés les câbles, pour descendre ; et dès lors, sous le coup d’impures amours, elle a été frappée dans l’âme de la terrible maladie d’Aphrodite ; et, soumise à un cruel malheur, elle attachera elle-même aux voûtes nuptiales le cordon fatal qui va serrer son cou d’albâtre, par effroi de l’implacable déesse, par désir jaloux de bonne renommée, et pour écarter de son âme les peines de l’amour. »

Sous les détours, et comme sous les plis onduleux de cette poésie, le dénouement même prédit ne semble-t-il pas se voiler à demi, avec cet art suprême des Grecs de ne pas épuiser l’horreur et de garder toujours la dignité et presque la grâce austère dans la douleur ?

À combien de touchantes peintures ou de courageuses leçons cet art se reconnaît, dans les Chœurs d’Euripide, dans l’Andromaque, dans les deux Iphigénies, dans les Héraclides, dans Ion, dans Électre ! N’essayons pas même ici d’analyser ce charme de la poésie grecque. Il suffit de quelques souvenirs, pour en rappeler la puissance. Les Chœurs d’Euripide renouvelaient pour la Grèce l’antique poésie des Homérides. Quand la flotte d’Athènes, brisée devant Syracuse, laissa tant de captifs et de blessés en Sicile, le soutien de leur vie, leur droit à l’hospitalité fut d’aller par les villes, chantant les chœurs d’Euripide. Quand Lysandre, vainqueur à la tête de nombreux alliés, voulait achever la guerre du Péloponèse par la destruction d’Athènes, au banquet même de ces ennemis implacables, des larmes de pitié furent versées, aux premières paroles chantées d’un chœur d’Euripide : Fille d’Agamemnon, Électre ! je suis venu vers ta rustique demeure. ‘Enfin, l’attrait de cette poésie ne régna pas seulement sur la Grèce et sur ses colonies d’Europe et d’Afrique ; elle pénétra plus loin chez les barbares : elle leur parut le plus bel ornement de cette civilisation que saisissaient, comme une proie, les cours voluptueuses des Syriens et des Parthes. Et c’était le Chœur des Bacchantes d’Euripide qui, dans le palais de Sapor, devait un jour mêler une sorte de délire poétique à la joie des barbares vainqueurs d’une armée romaine. C’est en dire assez sur la flamme de passions diverses, depuis le patriotisme et la pitié jusqu’à la fureur, dont cette poésie lyrique de la tragédie grecque agita l’ancien monde.

Malgré le ton moins élevé de la comédie d’Athènes, l’accent lyrique ne pouvait lui manquer, surtout dans son premier âge de liberté sans borne. Aristophane continuait Archiloque sur la scène ; et, bien que la satire animât partout le dialogue, elle jaillissait plus vive dans les Chœurs. La preuve en est dans la réforme légale qui, pour modérer le théâtre comique d’Athènes, y retrancha l’action du chœur.

                                           Chorusque
Turpiter obticuit131, sublato jure nocendi.

Mais Aristophane n’avait pas connu cette entrave ; et, prodiguant la poésie comme le sarcasme dans tout le jeu de ses personnages, il avait réservé pour ses Chœurs des élans tout lyriques, même des hymnes à la louange des dieux, là où il ne s’en moquait pas. Entendez-vous, dans les Chevaliers, la chanson du Chœur, amère au début, comme une épode d’Horace, et finissant par cette prière ?

« Ô Reine de la ville de Pallas132, toi qui protèges cette terre sacrée supérieure à toutes, et par la guerre, et par les poëtes, et par la force, viens à nous ; et, ayant pris avec toi dans les camps et les batailles notre alliée, la victoire, qui se plaît à nos chansons et nous sert à mettre en fuite l’ennemi, apparais-nous ici ; car il faut que tu donnes la victoire à ces hommes aujourd’hui, si jamais. »

Nulle part, on le sait, cette fantaisie lyrique du poëte comique d’Athènes n’a plus libre carrière que dans ses pièces fabuleuses, les Nuées, les Oiseaux. Enthousiasme et bouffonnerie, il peut tout mêler : sa gaieté respire l’ivresse des bacchanales ; et, du milieu de la parodie, il est emporté jusqu’au Dithyrambe. Quelle poésie légère, insaisissable, dans ce chœur des Nuées :

« Nuées éternelles133, élevons-nous, dans notre mobile et vaporeuse essence, du sein paternel de l’Océan tumultueux, sur les cimes ombragées des hautes montagnes, d’où nous voyons au-dessous de nous de lointaines perspectives, et la terre sacrée fertile en moissons, et les frémissements des fleuves divins, et la mer bruyante ; car l’œil infatigable de l’éther brille d’une éclatante lumière ; et, quand nous avons écarté l’ombre épaisse des pluies, nous donnons à nos regards qui percent au loin, pour vision éternelle, la terre….

« Vierges chargées d’orages, allons, sur la terre fertile de Pallas, voir cette contrée de Cécrops, virile et pleine de charme, où sont célébrés les mystères ineffables, où la demeure sacrée s’ouvre, au milieu des cérémonies saintes, et où les offrandes des dieux, les temples, les statues, les processions à l’honneur des immortels, les victimes couronnées de fleurs et l’allégresse des festins se succèdent, à toutes les heures, et, au printemps, la joie de Bacchus, les inspirations bruyantes des chœurs et l’harmonie grave des flûtes ! »

N’y a-t-il pas là comme l’image chantante de ce peuple d’Athènes, entre sa place publique et son théâtre, les fêtes de ses temples et les discours de ses orateurs ?

Après les dieux, et plus que les dieux, ce peuple, dont se moque souvent Aristophane, est le véritable héros de ses chants. C’est pour lui que le poëte a ses plus heureuses saillies de verve lyrique, parfois à l’improviste, sans même l’élan des strophes et dans la simplicité rapide du mètre ïambique. En est-il plus merveilleux exemple que ce Chœur des Guêpes s’adressant aux spectateurs, et, après mille coups d’aiguillon, leur bourdonnant cet hymne de gloire ?

« Si quelqu’un de vous134, ô spectateurs, regardant comme je suis faite, s’étonne de me voir amincie et par le milieu, ou se demande que veut cet aiguillon, je l’en instruirai, fut-il tout à fait ignare. Nous a qui portons par derrière cette trompe aiguë, nous et sommes les seuls Attiques, les vrais nobles et les indigènes du pays, race belliqueuse et qui servit puissamment Athènes dans la guerre, quand vint le barbare, étouffant de fumée la ville et brûlant les campagnes, dans sa rage de nous enlever de force les rayons de la ruche.

« Aussitôt nous courûmes, avec la lance, avec le bouclier, pour le combattre, le cœur gonflé de fureur, hommes contre hommes, les rangs serrés, et nous mordant la lèvre de colère, alors que, sous l’amas pressé des dards, on ne pouvait voir le ciel. Et cependant, grâce aux dieux, nous eûmes tout chassé vers le soir. La chouette, avant le combat, avait volé sur notre armée ; puis nous les poursuivîmes, les perçant comme des Thons jetés dans les filets. Ils fuyaient piqués de nos dards aux joues, au front, de sorte que, chez les barbares, partout, et encore aujourd’hui, rien ne passe pour plus guerrier qu’une guêpe de l’Attique. »

La verve du poëte l’emporte sur sa fiction même. C’est Tyrtée qu’il imite, et dont il prend l’ordre de bataille, comme la fureur guerrière. Il oublie un mo ment l’aiguillon de la guêpe, pour montrer partout les barbares blessés, vaincus, fuyant sur terre et sur mer, devant les lances et les trirèmes. Eschyle lui-même, le poëte et le soldat de Marathon, ne dépasse pas cette verve aiguë comme le dard lancé par l’abeille.

Ce génie est aussi parfois simple, populaire comme la voix de la foule. Tel est, dans la comédie intitulée la Paix, le chant d’un Chœur de laboureurs, à la vue de la déesse qu’ils attendaient depuis longtemps135 :

« Salut ! salut ! combien tu nous arrives à propos pour nos souhaits, ô bien-aimée ! j’étais tourmenté du regret de ton absence, voulant, par-dessus tout, revenir au sillon ; tu nous faisais grand profit, ô déesse désirée ! Car seule tu nous viens en aide, à nous qui menons le rude labeur des champs. Nous avions auparavant par toi une foule d’avantages précieux et sans frais : tu étais pour les laboureurs le breuvage et la santé. Aussi les vignes, les jeunes figuiers et nos plantes de toutes sortes sont heureuses et riante tes du bonheur de te revoir. »

Mais la plus libre, la plus singulière de ces effusions lyriques, est sans doute celle qui se mêle aux scènes fabuleuses de la comédie des Oiseaux. Quelle est ici l’intention du poëte ? Est-ce de fronder l’humeur légère d’Athènes ? Est-ce de railler les réformateurs ? Est-ce de se moquer des hommes en général, ou seulement d’amener dans une fiction bouffonne les noms et la satire de quelques ennemis politiques et de quelques poëtes ses rivaux ? Il y a de tout cela dans l’œuvre du poëte et dans la chanson principale du Chœur136 :

« Ô cher, ô gracieux, ô le plus aimable des oiseaux ! toi qui accompagnes tous mes chants, Rossignol, te voici, te voici ! Tu apparais à la vue, m’apportant de mélodieux accords. Mais toi qui fais si bien résonner sur la lyre les doux sons du printemps, commence pour nous des anapestes :

« Ô vous, hommes, plongés dans les ténèbres de la vie, semblables à une génération de feuilles, êtres imbéciles, fange animée, foule insaisissable et pareille à une ombre, êtres éphémères sans plumes, misérables mortels, hommes qui ressemblez à des rêves, songez à nous, race immortelle, à nous, vivant toujours dans notre vie aérienne, exempte de vieillesse, contemplateurs des choses éternelles : et, de la sorte, ayant une fois appris de nous la vérité sur le monde céleste, connaissant à fond par moi l’essence des oiseaux, la filiation des dieux et des fleuves, de l’Érèbe et du Chaos, vous direz de ma part à Prodicus de désespérer du reste.

« Il existait le chaos et la nuit, et, au commencent ment, le noir Érèbe et le Tartare ; mais ni la terre, ni l’air, ni le ciel, n’étaient encore. Dans le cercle infini de l’Érèbe, avant tout, la Nuit aux ailes noires produisit un œuf non couvé, d’où, par la révolution du temps, jaillit l’Amour, père des Désirs, battant son dos de ses ailes dorées, et semblable lui-même aux tourbillons de la tempête. Accouplé au Chaos volatil et ténébreux, dans la profondeur du Tartare, il enfanta notre espèce, et, pour la première, fois, la produisit au jour.

« Il n’y avait pas, en effet, une race d’immortels, avant que l’Amour eût tout rapproché, et que des uns mêlés avec les autres fussent nés le Ciel, l’Océan, la Terre et la race incorruptible des dieux immortels ainsi nous sommes les plus anciens de tous les êtres divins. »

Ce qui suit cette étrange cosmogonie, ce qui s’y mêle d’allégories fantasques et de parodies bouffonnes, ne pourrait parfois se traduire ; mais il suffisait de retrouver ici, au début solennel de ce cantique, la majesté des hymnes grecs, dans ce hardi langage où le moqueur public d’Athènes, maître de tous les tons de la lyre, se joue des caprices de son génie et des perfections de sa langue, tour à tour sublime et bouffon, grave et licencieux, mais toujours poëte et s’égalant aux plus grands poëtes, soit qu’il les raille, soit qu’il les imite.

Aristophane, en effet, ne ménage personne, pas plus les auteurs de dithyrambes que les généraux d’armée. S’agit-il des importuns et des originaux qui viennent visiter sa ville nouvelle bâtie dans l’air, il ne manque pas de mettre dans le nombre un poëte, qui s’annonce par ce lieu commun lyrique137 : « Je suis le chantre aux harmonieuses paroles, le serviteur empressé des Muses, d’après Homère. » Et puis, ce qui nous rappelle encore mieux d’illustres exemples : « J’ai fait un chant sur votre ville de Néphélococcygias, beaucoup d’élégants dithyrambes et des parthénies à la manière de Simonide. » Le poëte, enfin, qui se charge de célébrer les villes nouvelles, et qui compare l’essor de la voix des Muses à la vitesse des plus rapides coursiers, demande un présent pour sa Muse, et offre des vers de Pindare en retour : cela fait, il emporte manteau et tunique venus fort à propos dans cette région froide de l’air. « Je m’éloigne, dit-il enfin ; et je vais composer mon chant à l’honneur de cette ville. Célèbre, ô dieu assis sur un trône d’or, la tremblante et glaciale cité, et descends sur ces campagnes couvertes de neige. Alala ! »

À travers ces fougues de l’ivresse poétique, la moqueuse comédie court au dénouement, qui n’est rien moins que le mariage d’Hercule avec la fille du fondateur de la cité nouvelle ; et le Chœur, entonnant un péan joyeux, rappelle ce refrain de Ténella vainqueur, que Pindare lui-même avait emprunté d’Archiloque.

Chapitre XII. §

Déclin de l’imagination poétique, sous l’empire d’Alexandre. — Grandeur qui reste encore à l’esprit grec. — Lyrisme philosophique. Hymne d’Aristote. — École stoïque. Hymne religieux de Cléanthe. — Soumission et abaissement d’Athènes. — Les deux Démétrius. Apothéose du second.

Les trois grands tragiques et leur parodiste créateur étaient loin, vous le savez, d’avoir épuisé la veine théâtrale d’Athènes. D’autres poëtes, nommés par Aristote, nous disent assez quelle riche moisson le théâtre dut offrir longtemps encore à l’imagination lyrique. Pindare, après une longue vie de triomphes, entre les fêtes sacrées et les jeux guerriers de la Grèce, s’éteignit, sans rival dans son art. Mais les mœurs poétiques de la Grèce, sa passion des lettres et de l’éloquence, la variété croissante de son génie, durèrent plus d’un siècle après lui. Platon, dont le génie s’essaya dans des dithyrambes avant d’avoir entendu Socrate, gardait évidemment plus d’un souvenir de la poésie dorienne de Pindare ; et, alors même qu’il eut renoncé à cette ambition poétique de sa jeunesse et jeté au feu ses premiers vers, il en retint cette inspiration lyrique dont il a parfois animé les débuts ou les épilogues de ses entretiens philosophiques.

Ami des philosophes pythagoriciens et des arts de la Sicile, attiré par un despote corrompu à cette cour de Syracuse où, un siècle auparavant, Pindare avait été l’hôte favori d’un roi généreux, Platon aimait les hautes pensées et la majesté religieuse du grand lyrique thébain. Le goût du philosophe pour les institutions lacédémoniennes, son penchant à les imiter dans sa République idéale, la place qu’il y donne aux jeux guerriers et à une sorte d’éducation héroïque de l’âme et du corps, devaient lui rendre précieuse cette magnifique parole du poëte, qu’il cite parfois à l’égal des traditions antiques dont il aime il s’autoriser.

Dans le philosophe et dans le poëte, en effet, ce n’est pas seulement la même élévation morale, le même mélange de raison et d’enthousiasme ; c’est, sur un grand point, le gouvernement des sociétés, le même amour de la justice, le même dégoût de la tyrannie sans pudeur et de l’anarchie sans frein. Ce vœu de Platon, que les philosophes deviennent rois, ou que les rois deviennent philosophes, résume ce que le poëte thébain avait conseillé aux rois grecs de Syracuse, d’Agrigente, d’Etna, de Cyrène, et ce que Xénophon décrivit dans sa Cyropédie. Par là doit s’expliquer, à côté de l’admiration pour le génie, la faveur encore attachée longtemps au nom de Pindare, dans le changement des lois et des mœurs de la Grèce, et dans l’acheminement des esprits vers la soumission à un conquérant qui rendrait le nom grec maître de l’Asie.

Aristote, préparant le génie d’Alexandre, ne dut pas sans doute moins recommander à son élève la poésie morale de Pindare que les chants belliqueux d’Homère. Et le futur dominateur de l’Orient, qui refusait de disputer des prix à Olympie, parce qu’il n’y rencontrait pas de rois pour rivaux, ne pouvait cependant méconnaître l’influence populaire de ces palmes qu’il dédaignait. Il savait que le roi Philippe, si habile séducteur de l’esprit des Grecs, avait compté pour trois prospérités ‘égales qui lui étaient échues le même jour, la défaite des Triballiens rebelles, une victoire à la course des chars, et la naissance du fils que lui donnait Olympias. Enfin, sur les monnaies de Macédoine, Alexandre voyait la tête de ce roi, son puissant prédécesseur, ornée des palmes remportées dans les grands jeux de la Grèce.

Lui-même, toutefois, ne parut jamais favoriser ces jeux, ancienne et rude école de la liberté grecque. Dans les fêtes de sa cour, il affectait de proposer des prix aux poëtes, aux maîtres du luth ou de la lyre ; mais rarement il admit d’autres jeux ; et, parmi les cruautés de son règne, il fit mourir un athlète, dont le seul crime était d’avoir terrassé en public, par son agile vigueur et sans armes, un Macédonien tout armé.

Cette défiance et cette aversion des jeux patriotiques de la Grèce n’empêchèrent pas Alexandre de porter grand honneur à la poésie sublime et au nom consacré de Pindare. Lorsque, pour prélude de son entreprise sur l’Asie, en souvenir de l’ancienne défection de Thèbes et contre sa résistance nouvelle, il vint, avant de passer l’Hellespont, écraser cette malheureuse ville comme une victime expiatoire, et que, dans sa fureur, semblable aux Thraces demi-barbares qui remplissaient son armée, il fit tuer la garnison et rasa de fond en comble les murailles et les maisons, il ne se borna pas à épargner, comme on l’a vulgairement répété, cette maison de Pindare dont Pausanias, quatre siècles plus tard, notait les ruines saintes encore. Il fit une exception de plus : en ordonnant de vendre comme esclaves, au nombre d’environ trente mille âmes, les habitants demeurés dans Thèbes, il réserva libres les prêtres, les hôtes des Macédoniens, les adversaires du décret qui avait décidé le soulèvement de la ville, et enfin les descendants du poëte Pindare.

Après cette amnistie personnelle au milieu d’une telle vengeance, Alexandre, qui dans sa fougue cruelle ne négligeait aucun prestige religieux, voulut emporter en Asie quelques-unes de ces réponses de Delphes jadis venues si à propos dans la guerre médique, et dont Pindare avait été l’inspirateur et l’écho.

Plutarque a raconté comment l’impatience du jeune prince ne s’arrêtant pas, pour consulter l’oracle, à la distinction de jours favorables ou néfastes, il entraîna de force la Pythie dans le sanctuaire, et comment alors, sur le cri de la prêtresse, « ô mon fils, on ne peut te résister », il ne voulut pas attendre d’autre prédiction, et partit pour accomplir celle-là.

Quelles merveilles suivirent, quel monde nouveau s’ouvrit à l’imagination des Hellènes, quelle gloire consola leur défaite intérieure et leur asservissement, quel simulacre de liberté leur resta, par l’absence chaque jour plus lointaine de leur puissant vainqueur, qui semblait leur général délégué dans l’Asie, il n’appartient pas à notre sujet de multiplier ici ces grands souvenirs d’une prodigieuse fortune.

Deux choses à remarquer, cependant : le siècle d’Alexandre, si l’on peut appeler ainsi la course de dix ans du jeune héros, et les fondations d’empires qui, jetées sur son passage, s’achevèrent après lui, le siècle d’Alexandre fut bien loin d’atteindre, dans l’ordre des arts et du génie, à la gloire du siècle de Périclès, ou plutôt d’Athènes, dans sa période la plus étendue, de la naissance d’Eschyle à la mort de Platon. C’est là pour l’esprit humain le temps privilégié qui reste incomparable, et qui, dominant plusieurs époques, n’a été surpassé ni peut-être égalé par aucune. Alexandre, passionné pour la poésie, comme pour toutes les grandes choses, avait recueilli les tragédies d’Eschyle, de Sophocle, d’Euripide, toutes les œuvres des grands poëtes du même âge ; mais il ne leur faisait pas naître de rivaux. Il enviait Homère à Achille ; mais il était obligé de se contenter pour lui-même des vers de Chérile. Il lui était plus aisé de se faire dieu que de susciter un grand poëte ; et, quand il voulut des hymnes pour son apothéose, il n’obtint que les vers emphatiques du sophiste Anaxarque.

Lorsque, dans les fêtes de ses triomphes, au retour d’Égypte et de Phénicie, il fit célébrer de grandes représentations avec des chœurs de musique, ce n’était pas l’invention, mais le spectacle qui était l’objet des prix. La palme n’était disputée qu’entre les acteurs. Les arts du dessin, que la domination d’un maître gêne moins, semblaient mieux garder leur génie ; et Alexandre était plus heureux à trouver des peintres, ou des statuaires que des poëtes dignes de lui. Il semble, cependant, par un souvenir de son règne, que là même, l’ostentation orgueilleuse de la puissance, et ce je ne sais quoi d’asiatique et de barbare qu’Alexandre recevait du contact de ses ennemis vaincus, venaient altérer, dans les arts qui touchent à l’expression matérielle de la grandeur, la sublime pureté du génie grec. Ce mont Athos138, que l’architecte favori du roi devait tailler en statue colossale, avec une ville dans la paume d’une main, et un fleuve s’épanchant de l’autre main, rappelle la gigantesque monstruosité des temples et des dieux indiens, venant remplacer les lignes sublimes du Parthénon et la Minerve de Phidias.

À vrai dire, et sauf cette merveilleuse souplesse du génie grec qui lui permit plusieurs retours et plusieurs Renaissances avant sa ruine, l’empire d’Alexandre, où il ne resta qu’un grand esprit, pour analyser tout ce que le monde avait su et fait jusque-là, fut à la fois la date de l’agrandissement démesuré de la Grèce et de son déclin moral. On passa dans les lettres, de l’invention à la critique, et de l’inspiration à la science. La morale, l’histoire, la poésie didactique et comique, furent encore cultivées avec un art habile, une finesse savante, ou un heureux éclat. Il y eut encore un Théophraste, un Éphore, un Théopompe. Il dut s’élever un Ménandre, pour porter sur la scène, à défaut des peintures de feu et des fantaisies d’Aristophane, l’observation d’Aristote et de ses élèves. Mais la grande inspiration tragique, lyrique, philosophique ne paraissait plus. Les chefs-d’œuvre qu’elle avait laissés, ces marbres antédiluviens que la génération moderne ne pouvait reproduire, n’en étaient que plus admirés ; et on sait quelle gloire obtenait, en les interprétant, l’esprit encyclopédique d’Aristote. Lui-même cultivait parfois, sous la forme la plus sévère, cet art poétique dont il a donné les lois. Un vers isolé dans quelque commentaire nous atteste ‘qu’il avait composé des hymnes aux dieux ; et les siècles, à travers tant de ruines, ont conservé son hymne à la Vertu, souvenir de reconnaissance à la mémoire de son ami, l’eunuque Hermias, gouverneur d’une ville d’Asie.

« Vertu139, laborieuse épreuve de la race humaine, toi, la plus noble poursuite de la vie ! pour la beauté, ô vierge, c’est un sort envié dans la Grèce et de mourir et d’affronter d’insurmontables travaux. Si grande est la douceur que tu jettes dans l’âme, immortelle récompense plus précieuse que l’or, que la noblesse du sang et que le charme du sommeil ! Pour toi, le fils de Jupiter, Hercule, et les fils de Léda ont grandement souffert, et témoigné de ta puissance par leurs œuvres. Pour l’amour de toi, Achille et Ajax ont abordé les infernales demeures. Pour ta beauté qui lui était chère, le nourrisson d’Atarné a quitté la lumière du jour : aussi sera-t-il à jamais célébré ; et les Muses, filles de Mnémosyne, augmenteront son immortel renom, attentives à célébrer en lui le culte de Jupiter hospitalier, et la gloire de l’amitié fidèle. »

Ces courtes paroles littéralement traduites ne semblent-elles pas garder encore la marque ineffaçable du grave et lumineux esprit qui leur avait donné la mélodie de sa langue et celle des vers ? Et si on voulait rêver pour Aristote une émotion lyrique, en pourrait-on supposer une plus naturelle et meilleure ?

À mesure que s’étendait l’horizon de l’empire grec, et que le génie de la liberté se perdait dans l’unité de la puissance, la grande poésie, l’audace de l’imagination et l’ardeur de la passion durent insensiblement diminuer et disparaître. La philosophie, non plus cosmogonique, mais morale, reparut encore cependant et fut comme la dernière liberté de la Grèce. Il y eut des écoles et des sectes, à défaut de patrie. Lorsqu’il n’y avait plus de peuple héroïque, il se forma encore par la réflexion et la science des âmes invincibles à la douleur et au plaisir. Plus tard, on regrettera que cette vertu contemplative dégénère aussi, comme la vertu civique, et qu’elle s’égare par le sophisme, se corrompe par la mollesse. Mais il est beau de voir, même sous la conquête macédonienne, ce qui restait de dignité morale à la philosophie, et quel langage elle savait prendre, entre la servitude du peuple civilisé et les apothéoses que se décernaient les généraux grecs conquérants des barbares.

C’est un demi-siècle après Alexandre, à travers les dominations tyranniques issues de sa grandeur, qu’un des fondateurs de cette école stoïque, sanctuaire de l’indépendance humaine survivant à la liberté, le philosophe Cléanthe, résumait son culte et sa foi dans un hymne au Dieu suprême. C’était une nouvelle forme de la poésie lyrique, l’élan réfléchi de l’âme, la force morale sans enthousiasme apparent, mais contenue et invincible devant l’erreur et les menaces du monde. Ecrit en majestueux hexamètres, sans les détours impétueux de la strophe et les variétés du rhythme, avec des paroles simples et de grandes images, cet hymne, chanté sans doute sur les tons de quelque ancienne et austère mélodie, nous semble le plus beau démenti des abaissements où se laissait réduire la Grèce, comme des erreurs brillantes qui l’avaient jadis égarée.

« Ô le plus glorieux des immortels140, nommé de plusieurs noms, tout-puissant toujours, Jupiter, principe de la nature, gouvernant tout avec justice, salut ! car il est permis à tous les mortels de t’invoquer. Nous sommes, en effet, une race issue de toi, ayant par privilège le signe imitatif de la voix, entre tous les êtres mortels qui vivent et rampent sur la terre. Aussi, je te célébrerai, et je chanterai ta force éternelle. À toi cet univers, roulant autour de la terre, obéit sous l’impulsion que tu lui donnes ; et il est soumis volontiers à ta puissance. Sous tes mains invincibles, tu tiens asservi le tonnerre à deux tranchants, tout de feu, toujours vivant. À son atteinte, toutes les choses de la nature ont frissonné ; et par lui tu établis le niveau de la raison commune qui réside dans tout, se mêlant aux grandes et aux petites intelligences, raison si puissante qui est le suprême roi partout.

« Et il ne se fait pas sur la terre une œuvre, en dehors de toi, ô Dieu ! ni dans le cercle immense de l’éther divin, ni sur la mer, hormis ce que font les méchants dans l’égarement de leurs âmes ; et tu mets la règle où était le désordre, et les choses ennemies te sont amies.

« Ainsi, tu as partout harmonisé le bien au mal, de sorte qu’il existe pour tous une seule loi, toujours la même, que désertent par leur fuite tous ceux des mortels qui deviennent méchants ; infortunés qui, désirant toujours la possession des biens, n’aperçoivent pas la loi générale de Dieu, n’écoutent pas cette loi, à laquelle s’ils obéissaient, ils auraient, avec l’intelligence, le bonheur et la vie ! Mais, loin de là, ils courent, sans souci du beau, à des termes divers, les uns poursuivant la gloire avec une hâtive ardeur, les autres tournés à l’avidité du gain, sans nulle pudeur, les autres à la mollesse et aux plaisirs du corps, recherchant ainsi le contraire même de ce que poursuivent les premiers.

« Mais, ô Jupiter ! dispensateur suprême, ceint de sombres nuages et roi du tonnerre, délivre les hommes de leur funeste ignorance : écarte-la de leur âme, ô père ! et donne-leur d’atteindre à la pensée sur laquelle tu t’appuies, pour tout régir avec justice ; afin qu’ainsi nous-mêmes honorés, nous te rendions honneur en retour, célébrant tes œuvres, dans nos hymnes sans interruption, comme il convient à l’être mortel ; puisqu’il n’y a pas pour les humains, ni même pour les dieux, autre emploi plus grand que de célébrer, en esprit de justice, la loi générale du monde. »

Cette élévation vous semble-t-elle abstraite et froide ? Supportez, si vous le pouvez, ce qu’à côté de ce langage balbutiait la tradition païenne aggravée par la servitude.

Athènes, qui ne pouvait cesser d’être la ville des arts, Athènes, qu’Alexandre avait ménagée comme le théâtre où se donnaient les couronnes de la renommée, n’était plus que suspecte et tremblante sous les soldats macédoniens, devenus rois tour à tour, après le conquérant de l’Asie. Tous ces hommes ne furent pas des tyrans féroces, comme le fils d’Antipater, Cassandre, meurtrier d’Olympias ; mais tous avilirent Athènes par les hommages qu’ils en recevaient. Après quelques années d’une soumission assez douce et d’un loisir encore illustré par les arts, sous la domination de Démétrius de Phalère, ce Périclès dégénéré comme le peuple qu’il gouvernait, Athènes, en se croyant délivrée, tomba dans les dernières bassesses de la servitude. Elle se prostitua plus qu’elle ne se soumit à Démétrius Poliorcète, saluant l’entrée triomphale de ce nouveau maître par une servile cantate postérieure de quelques années à l’hymne religieux de Cléanthe. Cette fois la philosophique Athènes est redevenue tout idolâtre. Seulement, au souvenir de la bonne déesse, Déméter ou Cérès, elle associe par un jeu de mots puéril l’apothéose du fils d’Antigone, dont elle subit avec joie la protection et les débauches.

« Oh ! comme les plus grands141 et les plus aimés des Dieux sont les bienvenus dans Athènes ! Voici que ce jour nous amène Déméter et Démétrius. Elle vient, pour célébrer les solennels mystères de sa fille : et lui, propice comme il sied à un Dieu, il apparaît souriant et beau. Majestueux spectacle de sa présence, tous les amis en cercle, et lui-même au milieu, comme si les amis étaient les astres, et lui le soleil !

« Salut, fils du puissant dieu Neptune et de la déesse Aphrodite ! Les autres dieux, ou sont trop éloignés, ou n’ont pas d’oreilles : ils n’existent pas ; ou ils ne s’occupent pas de nous. Mais toi, nous te voyons présent, non pas sous un simulacre de bois ou de pierre, mais en réalité. Nous t’adressons nos prières. Et d’abord, assure-nous la paix, dieu chéri ! par tu en es le maître. Puis, le Sphinx qui tyrannise, non plus Thèbes, mais la Grèce entière (j’entends cet Éolien qui, blotti sur des rochers, comme l’antique Sphinx, enlève et pille hommes et biens, sans que je puisse le repousser), frappe-le toi-même, je t’en supplie : sinon, trouve-nous quelque Œdipe qui précipite ce monstre, ou le fasse mourir en l’affamant ! »

« Tout cela, dit Athénée, qui nous a conservé ces tristes vers, était chanté par les vainqueurs de Marathon, non pas seulement en public, mais dans les familles, par ceux qui jadis avaient puni de mort le prosternement d’adoration devant le roi de Perse, et tué des myriades de barbares. »

Chapitre XIII. §

Diffusion et abaissement des arts grecs par la conquête macédonienne. — Règne des Ptolémées. — Littérature artificielle. Callimaque. Hymnes du faux Orphée. Vraie renaissance poétique. Théocrite.

Certes, si l’on voulait marquer les deux extrêmes d’élévation et de bassesse chez un peuple poli, on ne pourrait en mieux choisir les termes que de prendre, d’une part, quelques strophes des grands tragiques à la gloire d’Athènes, ou cet hymne que Pindare vint chanter à ses fêtes, et d’autre part, la cantate à Démétrius Poliorcète. Là, en effet, on trouve, non plus ce contraste facile que peuvent offrir deux mondes différents, deux cultes ennemis ; mais, sur le même sol, dans le même sanctuaire, pour ainsi dire, la dernière profanation de ce qui avait été le plus saint, le dernier opprobre de ce qui avait été le plus pur ; au lieu de la louange des Athéniens libérateurs, le culte servile d’un despote étranger, et, sur l’autel de la chaste Minerve, une courtisane amenée par Démétrius142.

Ainsi se dégradent les arts, dans l’abaissement de fortune et l’avilissement de cœur que souffrent les peuples. Ce n’était pas l’implacable Antipater, voulant se faire livrer Démosthène réfugié au temple de Neptune, et ne s’emparant que de son cadavre glacé par le poison, ce n’était pas le fils d’Antipater, roi survivant de Macédoine, dans la maison déserte d’Alexandre, qui pouvait entretenir les arts de l’esprit dans la Grèce. Et cette protection du pouvoir, si souvent oppressive et rapetissante, ne fut jamais plus inquiète et plus farouche que sous ces princes indignement parvenus. C’est alors que périt l’orateur athénien Démade, comme un instrument de liberté, moins noble et moins pur, qu’on brise et qu’on jette en morceaux, après s’en être servi, pour la calomnier elle-même.

Toutefois, à part l’interrègne élégant de Démétrius de Phalère, terminé par la licencieuse apothéose de son homonyme, la Grèce, avec sa colonie indépendante de Sicile, ses villes asservies du Péloponèse, son émigration conquérante en Asie, ses royautés de Macédoine, d’Alexandrie, de Séleucie, demeurait, au milieu des crimes de cour qui composent la sanglante et monotone histoire des successeurs d’Alexandre, le pays des sciences et des lettres, l’école et le modèle du monde.

Plus quelques-uns de ses monuments poétiques avaient été liés à la liberté de ses villes, à leurs fêtes religieuses, à leur ancien héroïsme, plus ils restaient admirés, en paraissant désormais impossibles à imiter. Plus le présent était déchu et privé de tels exemples, plus on les adorait dans le passé, comme l’œuvre d’un monde meilleur.

Ainsi commença cette époque des Ptolémées, qu’il ne faut pas nommer un siècle nouveau, comme celui des Médicis ou de Louis XIV, mais qui, avec moins de gloire et de génie, dans une durée plus longue, eut un caractère précieux à noter dans les annales humaines.

Par deux points, ce souvenir touche à notre sujet : par l’influence de la tradition littéraire, et par l’effort de la rénovation poétique. Nulle part le génie de la Grèce dorienne, ionienne et attique ne fut plus admiré, plus finement étudié, plus imité que dans Alexandrie ; nulle part tous les trésors de science, d’art inventif et d’imagination populaire, que laissaient après soi plusieurs générations héroïques et inspirées, ne pouvaient être aussi bien recueillis. Alexandrie fut et demeura longtemps le dépôt et le refuge de la Grèce, son lycée le plus actif et le plus complet.

Puis, à côté de l’étude, vint l’émulation ; et, pendant plusieurs règnes, sous l’abri d’une domination qui, avec l’Égypte, embrassait Cyrène et la Syrie, dans le mouvement d’un peuple, sinon libre, au moins curieux, savant et voyageur, sous la protection d’une cour fastueuse, toute possédée du goût et du luxe des arts, tous les talents où s’était illustrée la Grèce, hormis l’éloquence politique et l’histoire, furent cultivés avec autant d’habileté que d’ardeur. L’épopée même, que n’avait plus osée le second âge de création de la Grèce, l’âge des Eschyle et des Pindare, fut reprise avec une industrie d’imagination que devait imiter Rome ; et, dans l’arrière-saison de sa langue, Apollonius de Rhodes sut donner à la passion de Médée une verve de poésie et d’amour, dont les couleurs enrichissaient plus tard l’idiome jeune encore et le génie de Virgile.

Ce n’est pas tout : par une témérité qui n’a pas laissé de monuments, le Muséum d’Alexandrie ne craignait pas de remanier les grands sujets et de refaire les grandes œuvres des poëtes tragiques d’Athènes.

Sous cette forme, avec cette émulation de l’antiquité, et sans doute aussi sur des souvenirs plus récents, Lycophron avait composé plus de quarante tragédies ; ce qui lui valut, dans les vers d’Ovide, l’épithète de porteur de cothurne143 :

Utque cothurnatum cecidisse Lycophrona narrant.

De tant de tragédies, il ne s’est conservé que quatre vers des Pélopides, où se rencontre une forte et mélancolique image :

« Les infortunés144, quand la mort est loin, l’appellent de leurs vœux ; mais, lorsque vient sur nous le dernier flot de la vie, nous souhaitons de vivre : on n’a jamais satiété de la vie. »

Que si, d’après la seule œuvre de ce poëte qui lui ait survécu, on augure mal de son génie ; si la subtile et bizarre emphase du poëme d’Alexandra ne permet de lui attribuer, ni la libre éloquence nécessaire au drame, ni la splendeur lyrique, n’oublions pas cependant qu’il fut, pour les contemporains, l’égal d’Apollonius de Rhodes, d’Aratus et de Théocrite, formant avec eux et d’autres plus obscurs la pléiade poétique du ciel alexandrin.

« L’or et la boue sont confondus pendant la vie de l’artiste, et la mort les sépare », dit la Bruyère, parlant de ces faux parallèles que fait, à toutes les époques, la vue partiale et confuse des témoins du temps. Il est certain que la belle, la naturelle poésie était encore possible au siècle des Ptolémées, puisque Théocrite de Sicile a traversé impunément leur cour et qu’il a écrit son éloquente idylle de la Magicienne. Mais on ne peut douter qu’après lui, quand un souvenir naïf de mœurs étrangères, quand une passion vraie ne montait pas au cœur de l’écrivain, l’érudition et la recherche, la science du style poussée jusqu’au raffinement, la prétention de l’art, devenue comme une manie superstitieuse, ne jetassent le talent même dans le bizarre et le ténébreux.

Telle fut la destinée de Lycophron. Tel il nous apparaît, dans sa prédiction d’Alexandra, dernier excès, et par là même, involontaire parodie de cette poésie sublime, de cette magnificence de langage, dont les chœurs des tragiques et les hymnes de Pindare avaient offert le modèle à la fois extraordinaire et naturel.

Ce serait une étude technique de noter, dans les vers de l’Alexandra, les mouvements, les images, les formes de style, empruntés ou détournés d’Eschyle ou de Pindare. On y verrait, avec le faux goût d’une époque tardive et d’une littérature transplantée, à quel point cette belle imagination des temps héroïques de la Grèce avait mis son empreinte sur les esprits studieux du Muséum.

Mais, nous le dirons, dans un tel travail, l’inégalité des œuvres est, pour ainsi dire, en proportion de leur ressemblance affectée : l’éclat éblouissant devient obscurité semée d’éclairs, la hardiesse, bizarrerie, et la grandeur, monstruosité.

Ces défauts du langage ultralyrique de Lycophron, assez habilement conservés dans une traduction moderne en vers anglais, offriraient une étude piquante sur le grand art d’écrire, et sur ce point extrême, où, dans le génie de l’orateur et du poëte, comme dans la fortune du conquérant, on peut exactement dire : « Du sublime au ridicule il n’y a qu’un pas. » Ce pas, Lycophron l’a souvent franchi ; et toutefois, à part les emprunts raffinés de langage, les enchères d’audace métaphorique, il y a quelques beautés à recueillir dans cette suite de prophéties nuageuses de Cassandre, du haut de la tour où le poëte la suppose prisonnière, avant le départ de Paris, dont elle contemple dans l’avenir l’adultère, la fuite et la punition.

Mais cette vue de l’Iliade, que plus tard Horace concentrait, comme sous le miroir brûlant d’Archimède, au foyer de quelques strophes, l’artiste érudit du Muséum l’a obscurcie de quinze cents hexamètres, où sont prodiguées, avec toutes les raretés de la mythologie, les plus difficiles curiosités du langage. La rencontre la plus frappante, c’est d’y voir, au moment où décline le génie grec, croître et s’élever les Romains que, d’après d’anciens oracles déjà répandus dans la Grèce italique, le poëte nomme les maîtres futurs du monde et les vengeurs de Troie.

N’est-ce pas une autre singularité, que, deux siècles après, quand la prédiction du poëte était en effet accomplie, Horace, qui, n’aimant avec passion qu’Homère, Sophocle, Platon et toute leur famille, n’ignorait cependant aucun de ces poëtes alexandrins imités par Catulle et Virgile, ait construit une belle ode sur cette origine troyenne de Rome et ce devoir de venger Troie, sans la relever cependant ? L’empire des Césars transféré sur la côte d’Asie, c’eût été, quatre siècles plus tôt, la révolution que fit Constantin. Que si maintenant on relit, au sombre crépuscule du poëte d’Alexandrie, cette prophétie de la grandeur romaine, à côté des chants de l’Iliade, des strophes guerrières d’Eschyle, du chœur héroïque d’Aristophane dans les Guêpes, des digressions triomphales de Pindare sur la Sicile et la Grèce délivrées, et enfin des vers de Virgile et d’Horace célébrant la durée des grandeurs romaines, comment ne pas reconnaître quelle place les arts d’imagination avaient dans l’antiquité, et quelle puissance ils ont exercée sur ses destinées ?

Que l’esprit ne craigne donc pas de se plaire et de s’arrêter à ces charmantes études, qui renferment une si grande part de l’histoire des peuples ! Lors même qu’elles ne s’élèvent qu’au milieu des naufrages de la société, elles sont le phare qui l’éclairé. Mais, en même temps, la domination des Ptolémées, cette longue orgie de voluptés oiseuses, de fêtes et de crimes, ne semble avoir été tolérée que pour montrer combien la science et le goût des belles études, la magnificence qui les protège et la paix qui les assure, sont impuissants à rien faire de grand, s’il n’existe un principe de vertu, de justice, de liberté, dans le souverain et dans le peuple.

Ce que les trois Ptolémées, Ptolémée Lagus, le lieutenant et l’historien d’Alexandre, Ptolémée Philadelphe, et Ptolémée le Bienfaisant, firent pour l’encouragement des lettres étonnerait même notre politesse moderne. Jamais il ne fut préparé à l’étude plus vaste enceinte et plus riche mobilier que le Muséum et la Bibliothèque d’Alexandrie : et, à cet effort si constant, à cette protection si empressée, on ne peut pas dire même que le génie ait fait entièrement défaut. Bien des chances lui étaient offertes dès lors, et dans le siècle suivant, par la dispersion de la Grèce sur tant de points du monde, par cet appel qu’une langue, une civilisation savante et victorieuse venaient faire aux intelligences diverses de tant d’indigènes d’Europe, d’Asie et d’Afrique, rapprochés par la conquête d’Alexandre.

En même temps, sous les formes du pouvoir absolu auxquelles était partout ramenée la race hellénique, par l’étendue même de ses victoires et son mélange avec les nations esclaves d’Asie, toute cette part d’esprit et de feu qui, chez ce peuple le plus ingénieux de la terre, s’était longtemps exhalée en débats de cités rivales, en luttes jalouses de grands orateurs, en procès publics et privés, semblait n’avoir désormais qu’une seule ambition et qu’une seule issue, la culture savante des esprits, l’activité et la gloire de l’étude. Mais là paraissait bien cette vérité tant de fois éprouvée : qu’il faut aux lettres une âme bien plus qu’une protection, et que nul loisir, nulle faveur, ne vaut pour elles l’agitation d’un temps libre et glorieux.

Une grande inégalité se marqua dans le mouvement d’étude et de savoir qui suivit la conquête macédonienne, et qui fut la seule grandeur-morale laissée à l’homme déchu désormais de cette noble liberté, de cette souveraineté de soi-même, qu’avait tant aimée la Grèce.

Dans les sciences qui dépendent surtout de l’observation et du temps, les esprits avancèrent, depuis Euclide et depuis Conon divinisant par une flatterie astronomique la chevelure de la reine Bérénice, jusqu’aux grands travaux d’Hipparque et de Ptolémée.

Il n’en fut pas de même pour les arts du goût, bien que cultivés avec non moins de faveur et de zèle. Empreints par leur date et l’état du monde gréco-barbare d’un caractère de curiosité savante et de subtilité, ils gagnaient surtout à se rapprocher et à s’étayer de quelques découvertes de la science. Ils embrassèrent, avec la vue du ciel, des notions plus exactes de la terre ; ils appliquèrent même la poésie aux phénomènes célestes, à la géographie, aux sciences naturelles, à l’ait de guérir. Mais ils prétendirent moins heureusement à l’imagination.

Dans Alexandrie cependant, le passage et le marché du monde, au bord de cette Égypte dont les monuments projetaient leur ombre mystérieuse sur les arts transplantés de la Grèce, parmi ces influences du monde oriental aboutissant de toutes parts à la ville nouvelle, entre ces ferments de culte divers qui s’amassaient dans cette cité cosmopolite, il semble que plus d’une inspiration devait s’offrir à la pensée de l’écrivain et du poëte. Nul doute que, dès le temps de Ptolémée, fils de Lagus, trois siècles avant notre ère, déjà l’antique Orient ne se découvrît à l’esprit grec, comme la statue d’Isis se dévoilait aux initiés.

Disons-le donc. Dans ce faubourg de Bruchium, où, loin du bruit des deux ports de la cité marchande, s’étendaient les galeries du Muséum, dans ce quartier paisible que surmontait sous un ciel si pur la haute tour de l’Observatoire, entre ces philosophes antiquaires ou mystiques, ces grammairiens, ces critiques occupés de recherches sur toutes les formes de l’imagination et de la poésie grecque, il devait se produire, selon l’esprit du temps, un effort nouveau de la veine poétique et s’ouvrir une mine inexplorée. Callimaque fut le Pindare de cette reprise d’enthousiasme, ne célébrant plus des jeux guerriers que les Grecs n’avaient pas portés dans leurs conquêtes d’Orient, ne vantant plus ces lois équitables et cette liberté tempérée qui convenaient seulement à la royauté des races doriques, mais chantant avec une docile adoration la puissance des princes dominateurs de l’Égypte, et lui cherchant un modèle dans le pouvoir et la prudence du plus grand des dieux.

Callimaque de Cyrène était fils d’un Grec nommé Battos, et prétendait, par l’analogie même de ce nom, descendre des anciens rois de la Cyrénaïque. D’après les occasions de commerce et d’affinité si fréquentes alors entre la Sicile et l’Égypte, il épousa, jeune, la fille d’un Syracusain, Euphrate. Mais, retenu dans Alexandrie, comme dans sa patrie de prédilection, il vécut, sous Ptolémée Philadelphe et sous son fils Évergète, jusque vers la 125e olympiade ; il enseigna les lettres dans des cours publics ouverts au bourg d’Éleusis, quartier d’Alexandrie. Auteur de plus de quatre-vingts ouvrages, imitateur ingénieux de toutes les formes de l’antiquité, érudit, mythologue, dramatiste, satirique, lyrique, il ne nous est connu que par de courts fragments et par des hymnes d’autant plus précieux, qu’à part même le talent poétique, ils offrent un intérêt historique, en donnant, par la pompe et par la froideur du langage, une idée de l’état où était tombé le culte païen.

Mais essayerons-nous de marquer le caractère de cette poésie, contemporaine de l’époque où les chants du Psalmiste hébreu entraient dans la langue grecque et étaient familiers à cette foule de Juifs, recrue de l’armée des Lagides, ou mêlés à la population grecque et indigène d’Alexandrie ? Le culte chanté par le poëte est tout politique. À l’invocation du dieu, au récit savant, pour être plus religieux, de son antique légende, succède cette pensée que Jupiter est particulièrement le dieu des rois ; et de là, un tableau pompeux de la royauté même.

« Ce n’est pas le destin, dit le poëte145, qui t’a fait maître des dieux, mais ton bras, la force et la puissance placées debout près de ton trône. Tu as pris, en même temps, le premier des oiseaux pour messager de tes oracles. Puisses-tu les faire briller propices à tes amis ! Tu as choisi, pour être sous ta tutelle ceux qui excellent entre les hommes, non pas les trafiquants par mer, non pas le porteur de bouclier, non pas même le poëte. Tout cela, comme secondaire, tu l’as volontiers laissé à des dieux inférieurs ; mais tu l’es réservé pour toi les conducteurs des villes, qui ont sous leurs mains le laboureur, le guerrier, le rameur, tous enfin ; car qui n’est pas rangé sous la puissance du souverain ?

« Notre voix consacre à Vulcain les forgerons, il Mars les hommes d’armes, à Diane aux bras nus les chasseurs, à Phébus ceux qui savent les secrets de la lyre. Mais de Jupiter relèvent les rois. Car rien de plus divin que les rois, enfants de Jupiter. Aussi toi-même tu leur as départi ta puissance : tu leur as donné la garde des fortes villes ; et tu résides toi-même sur les hautes citadelles, attentif à ceux qui gouvernent le peuple par d’iniques décrets ou selon la voie droite ; tu leur donnes à tous, par surcroît, la richesse et la prospérité, mais non dans une mesure égale.

« L’exemple en est visible par notre souverain. Il s’est au loin étendu ; il voit accompli le soir ce qu’il a projeté au lever du jour ; le soir, les grandes choses ; les moindres, à l’instant où il les conçoit. Les autres n’achèvent même celles-ci que dans une année ; et ils ont besoin de plus d’un an pour les premières. Ô Jupiter, tu as éloigné de ces princes la puissance de faire, et tu as troublé leurs conseils.

« Salut cent fois, tout-puissant fils de Saturne, donateur de tous les biens et préservateur des maux ! Qui pourrait dignement célébrer tes œuvres ? Il n’est pas né celui-là ; il ne naîtra pas. Qui chantera les œuvres de Jupiter ? Salut, ô Père ! Salut encore ! Donne la vertu et la richesse. Car, sans la vertu, la richesse ne saurait élever les hommes ; ni la vertu, sans la richesse. Donne donc et la vertu et la richesse. »

De ce langage plus solennel que grand, de cette gravité calme et non sans grâce, quelques traits de lumière ne semblent-ils pas se réfléchir sur l’état de langueur et la réforme abstraite du polythéisme d’alors ? Dans les vers qui précédaient ceux que nous avons traduits, le poëte érudit avait corrigé bien des choses de l’ancienne tradition sur la naissance de Jupiter ; en cela, il s’éloignait d’Homère et de Pindare. Il s’en éloigne plus encore, dans l’idée qu’il se fait de la royauté toute-puissante. Vous n’avez plus ici le roi de Syracuse et la table hospitalière autour de laquelle, disait Pindare : Nous autres hommes jouons avec la poésie, dont lui-même se pare. » Tout semble ici plus fastueux et plus sévère. Le dieu des rois est à part, comme eux. Il a près de lui ses deux ministres, la Force et la Puissance, les mêmes que, dans la Grèce libre, Eschyle représente comme présidant à la vengeance exercée sur un dieu bienfaiteur de l’homme, sur le dieu philanthrope, dit le poëte, qui s’est avisé de donner au genre humain le feu et la science.

Le poëte alexandrin assigne au dieu protecteur des rois l’attribut qu’il leur souhaite à eux-mêmes, la domination sur les hautes citadelles. Au lieu de ce sceptre équitable, de ce soin de cueillir la fleur des plus hautes vertus, de cette patience à supporter la plainte, de cet amour de la justice et des arts, dont Pindare félicitait Hiéron, au lieu de ces lois justes et de cette liberté paisible qu’il attendait du roi d’Etna, fils d’Hiéron, ce que Callimaque célèbre dans Ptolémée, c’est la rapidité de la puissance arbitraire, ce sont ces images, empruntées à l’Orient, d’une volonté suprême aussi promptement obéie que connue.

Toutefois, au milieu de ce déchet de la dignité humaine chez les Grecs, dans cet abaissement de la vertu civile qui suivit la conquête d’Alexandre et marqua la domination de ses indignes successeurs en Macédoine, en Égypte, en Syrie, il semble incontestable que, dans l’ordre moral, dans la forme et l’action du sentiment religieux, quelques clartés nouvelles avaient lui, quelques vérités de plus agissaient sur le monde. Malgré les traditions mythologiques curieusement recueillies par le poëte d’Alexandrie, ce Jupiter, si supérieur à tout, que les destinées n’ont pas établi, qui frappe d’impuissance les rois et dissipe leurs vains conseils, semble se rapprocher des idées plus pures de la Divinité que déjà la lumière entrevue des livres hébraïques répandait dans l’Orient. Sous le nom de Jupiter, c’est le Dieu des Juifs qui est adoré ici, ce Dieu qui donne la vertu et la richesse, et qui, même par les biens terrestres, anticipe sur les promesses éternelles, selon les images fréquentes dans les livres de l’ancienne loi. Jusqu’à cette idée moins haute des bénédictions temporelles à joindre aux biens de l’âme, et accordées par le Dieu tout-puissant lorsqu’on les lui demande en même temps que la vertu, tout semble ici reproduit du charnel et du divin, des ombres et des clartés de la loi mosaïque, telle que la comprenait une grande partie de ses adorateurs, et telle que tous les Juifs de Palestine, de Syrie et d’Égypte, actifs, industrieux, navigateurs, commerçants, guerriers même, devaient la propager par leur exemple et leur succès.

Combien ce langage était supérieur à la tradition païenne et aux mœurs d’Alexandrie ! L’idée de la justice absolue dans le pouvoir était rappelée à cette cour détestable, où le vice préludait au crime, où des enfants pervers avaient hâte de régner, et où, pendant deux siècles, l’inceste et le parricide servaient d’accompagnement à l’hérédité royale. Certes, la morale du poëte était bien au-dessus de ces impurs exemples. Elle eût mérité de les flétrir : mais sa voix était trop artificielle pour être forte et surtout populaire. Bien que, longtemps après et dans le déclin du polythéisme, les hymnes de Callimaque se soient conservés comme une dernière réminiscence d’un culte mourant, on peut douter que ces hymnes aient été jamais familiers au peuple et chantés par la foule.

Une trace d’imitation est reconnaissable encore dans d’autres hymnes de Callimaque, qui semblent, à la première vue, tout mythologiques. Là même, l’idolâtrie s’est empreinte du monothéisme hébreu. Dans Pindare, Apollon est le dieu de Delphes, le dieu des athlètes vainqueurs et des poëtes. Il se plaît aux amours des nymphes qu’il poursuit, et aux merveilles des arts qu’il inspire. Dans Callimaque, soit qu’il s’agisse d’un libre chant médité par le poëte, ou d’un hymne destiné à quelque fête de l’ancien culte, aux Thesmophories, à l’inauguration des Bains de Pallas ou aux processions de Délos transplantées sur les bords du Nil, le langage est plus abstrait et plus austère, la croyance plus pure et mêlée d’une influence nouvelle.

Vous n’avez plus ici ni Delphes, ni Olympie, ni cette tradition des lieux, ces temples, cette terre sacrée qui ravissait le poëte et lui donnait l’enthousiasme, en même temps que la lyre. Mais un art nouveau prête un sens moral aux pompes et aux symboles d’une solennité presque étrangère.

« Comme la branche de laurier d’Apollon, comme le sanctuaire entier a tressailli ! Arrière tout criminel ! Oui, Phébus d’un pied favorable a touché le seuil. Ne voyez-vous pas ? Le palmier de Délos s’est doucement incliné tout à coup, et le cygne fait entendre un mélodieux accent dans les airs. Panneaux des portes, tombez, et vous aussi, verrous qui les fermez ! car le dieu n’est pas loin. Mais vous, enfants ! montez la mélopée sur le ton du chœur. Apollon n’apparaît pas à tous, mais à quiconque est vertueux. Qui l’a vu est grand ; qui ne le voit pas reste petit. Nous te verrons, ô dieu puissant au loin ! et nous ne serons jamais au dernier rang. Qu’ils n’aient ni lyres muettes ni pas silencieux, les enfants, s’ils doivent un jour être initiés à l’hymen, raser leur tête devenue blanche et élever des murailles sur d’antiques fondements !

« J’admirais ces enfants, tandis que leurs lyres ne restaient pas oisives. Et vous, faites silence pour entendre le chant sur Apollon ! La mer même fait silence lorsque les poëtes célèbrent ou la lyre, ou les flèches, armes d’Apollon cher à Lycoris. Et Thétis, la malheureuse mère, ne pleure plus Achille sitôt qu’elle a entendu le péan : ô triomphe ! ô triomphe ! Et il interrompt ses douleurs, ce rocher lamentable qui, dans la Phrygie, s’est formé de larmes durcies, marbre qui remplace une femme transformée au milieu de son cri de désespoir. Hélas ! hélas ! il est mauvais de quereller contre les dieux146. »

À part l’intention morale du poëte, qui peut sembler imitée du langage des antiques mystères, on remarque ici plus d’un souvenir biblique. Et, en vérité, au milieu de cette Alexandrie où, dès le premier siècle de sa fondation, le culte d’Israël, dans plus d’une synagogue, se célébrait en langue grecque, pour l’usage d’une partie du moins des transplantés et des prosélytes, le prodige serait que nul accent de la lyre hébraïque n’eût retenti en dehors du temple, que rien de cette poésie si forte ne fut arrivé jusqu’aux oreilles des savants et de la foule.

Admettons plutôt que, dès cette époque, et dans les siècles qui suivirent jusqu’à l’avènement du christianisme, à part la version des Septante, il dut se faire dans le monde grec oriental une infiltration constante des idées juives. Comment supposer en effet que, dans cette immense bibliothèque, où non seulement les chefs-d’œuvre des beaux temps de la Grèce, les plus précieux manuscrits de l’Attique et de la Sicile étaient recueillis, mais où s’accumulaient aussi les monuments des langues persane et chaldéenne, les livres de religion et d’astrologie apportés de Babylone, il n’y eût pas de bonne heure une place pour les écrits de ce peuple juif à demi indigène de l’Égypte, ramené par sa défaite au foyer de son ancien esclavage, et maintenant employé par les successeurs d’Alexandre au soutien de leur domination sur le reste du pays.

Introduit par les rois grecs, mais incorporé aux antiques croyances de l’Égypte, le culte de Sérapis domina dans Alexandrie. Son temple devint la dernière citadelle du paganisme, et, selon l’expression d’un Romain du quatrième siècle147, le Capitole religieux de l’Orient. Mais, à part ces conséquences lointaines de la politique adoptée par les Ptolémées dans la fondation de leur éphémère empire, il faut reconnaître dans la science et l’esprit d’Alexandrie une autre influence religieuse que celle du polythéisme égyptien ou grec. Le grand nombre des Juifs y dut avoir une action morale très étendue. Mêlés par le commerce, le partage de la milice, le service public des princes, à toute la vie du peuple conquérant, ils adoptèrent des idées, des systèmes de philosophie qu’ils exposèrent à leur tour dans la langue nouvelle dont ils se servaient pour l’exercice même de leur culte : ainsi, beaucoup de leurs croyances durent se répandre autour d’eux et se communiquer au dehors.

Sans doute, ces émanations de l’esprit judaïque étaient surtout accueillies, selon le rapport plus ou moins grand qu’elles offraient avec les idées païennes. Peut-être les vives peintures du Cantique des Cantiques, ces images d’une poésie si sensuelle que l’ancienne synagogue en interdisait la lecture, furent-elles ce qui d’abord intéressa l’esprit grec. On pourrait le supposer, en trouvant dans un jeu poétique de Théocrite, dans l’Épithalame d’Hélène, une rencontre si heureuse, ou plutôt une si visible imitation des brûlantes images du voluptueux monarque de Judée. Mais nul autre souffle de la poésie hébraïque ne vint-il toucher les lyres grecques d’Alexandrie ? De ces temples juifs multipliés dans la haute ville, où, dans l’office religieux des jours consacrés, les prières et sans doute les homélies à la foule étaient faites en langue grecque, rien ne dépassait-il l’enceinte du sanctuaire ? N’en devait-il pas sortir quelque chose de ces belles maximes de la sagesse divine ou de ces chants sublimes du prophète, de ces images lamentables ou de ces prophéties triomphantes, dont Israël dispersé nourrissait en tous lieux la foi de ses enfants ?

L’isolement absolu, le secret prolongé des croyances et des idées hébraïques, quand l’obstacle du langage avait disparu, serait bien peu vraisemblable : il s’accorderait bien peu avec le fréquent prosélytisme que dès lors exercèrent les Juifs. Nul doute que, sans les lacunes faites par la barbarie dans l’héritage des lettres grecques, les traces même purement littéraires de la colonie juive d’Alexandrie ne fussent visibles dans bien des monuments de l’époque Lagide, dans cette foule d’hymnes, de chants religieux et moraux, de poëmes descriptifs qui signalèrent l’imagination laborieuse de ce temps. Les titres seuls de certains ouvrages perdus justifieraient cette conjecture ; et on peut l’appliquer également aux débris qui nous restent.

Ainsi, dans l’hymne de Callimaque à Apollon, ce dieu privilégié de la cour savante de Ptolémée, l’érudition moderne a relevé, comme une imitation du Psalmiste, ces vers pieusement adulateurs : « Qui lutte avec les dieux soit en guerre avec mon roi ! qui résiste à mon roi soit en guerre avec Apollon ! Apollon, si ce chœur chante à son gré, le comblera d’honneurs : il en a le pouvoir, car il est assis à la droite de Jupiter148. »

Mais on peut remarquer aussi que cette forme judaïque et devenue chrétienne avait reçu des applications plus anciennes. Un lettré païen du second siècle, appelé déjà à mêler tous les souvenirs par syncrétisme littéraire, dit, dans un hymne en prose à Minerve : « Pindare nous enseigne qu’assise à la main droite du père, elle reçoit ses commandements, pour les transmettre aux dieux ; car elle est au-dessus d’un ange, et c’est elle qui aux divers anges transmet les ordres divins qu’elle a recueillis de la bouche du Père149. »

Avec cette littérature bigarrée de souvenirs, cette mosaïque savante que travaillait Alexandrie, il y a donc souvent à hésiter sur les vraies sources de l’imitation, et la première apparence peut tromper. Nul doute cependant que des écrits apocryphes et de médiocre valeur peut-être, mais justement reportés à cette date et fort accrédités, dans les temps qui suivirent, ne trahissent une visible empreinte de la croyance et de la poésie judaïques. Tels sont en particulier ces hymnes mis sous le nom d’Orphée, fabrication ancienne, puisque Platon en cite quelques vers, mais évidemment reprise et accrue plusieurs fois, à l’époque des trois premiers Ptolémées, et dans cette ville d’Alexandrie, où Clément et saint Justin martyr les recueillirent plus tard comme un germe antique de la foi naturelle, qu’on aimait alors à rapprocher des vérités de la foi révélée. Tels sont, par exemple, ces graves accents redits par saint Justin, et qu’Eusèbe, avec quelques variantes, tirait des livres du Juif Aristobule adressés au second Ptolémée :

« Je parlerai pour ceux qui ont le droit d’entendre150. Fermez les portes à tous les profanes également. Et toi, écoute, fils de la Lune porte-flambeau, ô Musée ! car j’énonce la vérité, et il ne faut pas que ce qui avait auparavant apparu à ton esprit le prive d’une ère nouvelle et propice. Les yeux attachés au Verbe divin, repose-toi sur lui. Réglant le fonds intellectuel de ton cœur, monte heureusement aussi par la route détournée, et contemple l’unique roi de l’univers. Il est un, né de lui-même ; il a enfanté de lui seul toute chose ; et il circule lui-même dans tous les êtres ; et nul des mortels ne le voit ; et lui-même, il les voit tous. C’est lui qui, du milieu du bien, envoie le mal aux hommes, et la guerre avec ses frissons glacés, et les douleurs abondantes en larmes. Il n’en existe pas un autre semblable, en dehors du grand Roi. Je ne le vois pas, car un nuage s’est arrêté alentour, et tous les mortels n’ont dans leurs yeux que des prunelles mortelles, et ils n’ont pas la force de regarder le Dieu souverain de tous. Car lui-même, au sommet d’airain des cieux, est inébranlablement fondé sur un trône d’or ; et de ses pieds il marche sur la terre, et il étend sa main droite juste qu’aux bornes de l’Océan. Alentour tremblent les grandes montagnes, et les fleuves, et la profondeur de la mer blanchissante et bleuâtre. »

Dans l’élévation incontestable de ce fragment, avec une imitation générale, un reflet des grandes images de la Bible hébraïque, ne sent-on pas comme une exagération volontaire et calculée de ce sublime modèle ? N’y a-t-il pas ici, sous quelques rapports, un artifice, un effort de grandeur, symptôme des œuvres faussement archaïques, et qui rappelle Ossian comparé à Homère ? Cela paraît encore plus dans une seconde variante de la même œuvre autrement interpolée. Après les premiers vers fidèlement reproduits :

« Gravis heureusement, dit ce nouveau texte151, par une voie détournée, et contemple face à face l’unique Fabricateur du monde, l’Immortel. Une antique tradition l’environne de sa lumière ; il est un, fait par lui-même, et toutes choses sont faites par le lui ; et lui-même est répandu dans elles, et nulle des substances mortelles ne le voit, mais il est vu par l’esprit. Lui-même, du milieu des biens, n’envoie pas le mal aux mortels. Seulement, à sa suite marchent la grâce et la haine, la guerre et la fait mine, et les douleurs abondantes en larmes. Et ce Dieu gouverne les vents dans les airs et sur l’Océan ; et il suscite l’éclat de la foudre toute-puissante. Lui-même, au sommet du grand ciel, il est assis sur un trône d’or ; et ses pieds marchent sur la terre, et il a étendu sa main droite jusqu’aux bornes de l’Océan ; et la base de la terre a tremblé et ne peut supporter son courroux.

« Il est lui-même placé souverainement au faîte des cieux ; et il accomplit toutes choses sur la terre, ayant en soi le commencement, le milieu et la fin. »

Bien des observations d’histoire et de goût peuvent naître de la différence de ces deux fragments. Le second n’est pas seulement une surcharge lyrique du premier : on y sent aussi ce travail anonyme de la pensée morale dans un peuple. Ce caractère doit frapper surtout dans le passage où le chantre orphique, l’imagination frappée sans doute des menaces du Seigneur dans les livres saints et des maux si fréquemment déchaînés par sa colère, s’était plu à montrer son grand Dieu, qui, du milieu des biens, envoie tous les désastres aux hommes. Évidemment, sur cet écho malheureux des paroles de Jéhovah et de ses prophètes, le scrupule a pris plus tard aux compilateurs poétiques d’Alexandrie. Ils se sont inquiétés à l’idée de faire le Dieu de bonté auteur du mal.

Par ce mélange de croyances diverses qui étaient alors le trésor commun de l’esprit poétique, ils se sont souvenus de la belle prière du stoïcien Cléanthe, disant à son Jupiter : « Nulle œuvre ne se fait sur la a terre en dehors de toi, ô Dieu, ni dans les vastes conte tours du céleste éther, ni sur la mer, hormis ce que les méchants peuvent enfanter dans leur âme. »

Évidemment, sous l’impression de ces nobles élans de l’antique spiritualisme païen, le nouveau réviseur de l’hymne orphique dit précisément ici le contraire des premières paroles, qu’il transcrit et qu’il développe. Son Dieu, du milieu des biens, n’envoie pas le mal aux mortels. Seulement, à l’aspect du monde physique et moral, le pieux contemplateur est bien obligé de reconnaître qu’à la suite de Dieu marchent la guerre et la famine, tous ces maux si communs dans l’univers, et qui, selon l’expression du livre des Machabées, après la mort d’Alexandre se multipliaient sur la terre.

Mais, satisfait de cette restriction, il ne pénètre pas plus avant dans le problème du mal physique et moral à faire coexister avec la bonté divine, et dans celui de la liberté de l’homme à concilier avec la prescience suprême.

Ces grandes difficultés, qui devaient, quelques siècles plus tard, tant occuper le génie d’Augustin, n’apparaissent pas à la méditation rêveuse du poëte, encore occupé des souvenirs de la philosophie grecque, devant les menaces des prophètes hébreux. Plus tard, ce problème reviendra et s’éclaircira dans la pensée humaine, qui, sans faire Dieu l’auteur du mal, comprendra qu’il a dû le permettre sous ses deux formes extrêmes, la douleur et le vice ; car, sans cette double épreuve, les deux lois et les deux grandeurs de l’homme, le travail et la vertu, n’auraient plus où se prendre ici-bas.

Mais n’épuisons pas ici le faux lyrisme de ces hymnes orphiques : il n’y a là qu’une curiosité pour l’histoire des opinions plutôt que pour celle de l’art. Le vrai phénomène d’alors, c’était, dans une cour semi-asiatique et près d’un musée d’érudits, le naturel et la passion rendus à la poésie.

Théocrite prouva ce qu’attestent d’autres exemples. Ces lois de décadence graduelle qui, dans les langues, assignent à certaines époques certains caractères d’élégance travaillée, de politesse subtile ou pompeuse, ne sont pas inflexibles. Un tour de génie particulier, quelques accidents heureux d’imitation, quelques mouvements nouveaux de l’âme, peuvent toujours y échapper.

Dans l’arrière-saison de la poésie grecque, contemporain de Callimaque et de Lycophron, venu de la monarchie modérée de Syracuse dans cette cour d’Alexandrie tout infectée des intrigues et des crimes de la succession d’Alexandre, Théocrite a retracé, sous cette impure atmosphère, les plus naïves images de la vie pastorale et les plus brûlantes peintures de l’amour, à peu près comme Bernardin de Saint-Pierre et André Chénier ont écrit leurs pages délicieuses et leurs beaux vers, entre les corruptions sceptiques de la vieille royauté mourante et les crimes de la révolution.

Là comme ici, le génie propre de l’homme a surmonté l’influence du temps ; ou peut-être, dans l’une et l’autre époque, il s’en est également aidé par cet esprit de résistance et de contraste, qui est aussi une inspiration pour le talent.

Les grammairiens, les eunuques, les gens de cour, tout le faste industrieux d’Alexandrie, ont pu rejeter une âme poétique vers les simples pensées de deux pauvres pécheurs, ou les gracieux souvenirs des bergers de Sicile, comme Versailles et les courtisanes du dix-huitième siècle ont pu faire rêver le désert de Paul et Virginie, et comme les cachots de la Terreur ont inspiré les vers divins à la Jeune Captive.

Quoi qu’il en soit de ces rapports, parfois mystérieux, des événements publics et du génie particulier de quelques hommes, diverses nuances originales sont à recueillir aujourd’hui pour nous dans Théocrite, l’invention ou l’imitation lointainement reprise des mœurs pastorales, la forme mythologique, plus ou moins altérée par une lumière nouvelle apparue dans le monde, la couleur du temps enfin, et le reflet de la splendeur d’Alexandrie sur cette poésie que la passion fait paraître naïve, mais dont l’art savant égale au moins la passion.

Théocrite était un Grec d’Europe ; il le rappelle dans une inscription, où il se distingue lui-même d’un autre poëte du même nom. « Il y a, dit-il152, un autre Théocrite, de l’île de Chio. Moi, Théocrite, qui écrivis ces vers, je suis du peuple de Syracuse, fils de Proxagoras et de l’illustre Philine ; et je n’ai jamais détourné vers moi la gloire d’une muse étrangère. »

Né sous le règne de Hiéron jeune, au temps du déclin de la Grèce, devant la fortune croissante de Rome, il trouvait dans Syracuse de grands souvenirs des lettres, l’hospitalité donnée à Pindare, à Platon, la comédie d’Épicharme ; et il se sentit de bonne heure sans doute appelé à renouveler, sous une autre forme, cette gloire poétique. Mais la protection lui manqua, comme la liberté, sous le long règne de Hiéron II ; et il tourna son espérance vers cette cour nouvelle d’Alexandrie, qui de toutes parts recueillait les savants et les livres. Chose remarquable même ! ce restaurateur de la naïveté homérique, ce peintre des champs et de la vie pastorale fut d’abord un poëte de cour. C’était un sujet étrange pour la poésie que l’apothéose d’un roi mari de sa sœur et fratricide. Rien peut-être ne montrera mieux l’illusion que peut faire le talent, et ce langage trompeur qui se compose d’un grand souvenir de gloire, d’une flatterie présente et d’une reconnaissance intéressée. Le poëte, dans cet éloge de Ptolémée, sur un accent tout lyrique, imite au début Aratus, cet autre poëte de la même cour, qui chantait les merveilles des cieux.

« Que Jupiter commence et finisse nos chants, ô Muses153 ! alors que nous célébrons le plus grand des Immortels. Qu’ainsi Ptolémée, parmi les hommes, soit nommé dans nos vers, au commencement, au milieu et à la fin ! Car il est le plus parfait des hommes. Les héros qui jadis sont issus des demi-dieux, pour prix de leurs hauts faits, ont trouvé des chantres habiles. Ainsi moi, puissé-je avec ma science de bien dire, célébrer Ptolémée ! Les hymnes rehaussent même les dieux. »

Ce ton de panégyriste enthousiaste, rappelant d’abord la grandeur des Ptolémées, leur faste royal, leur palais, près duquel repose Alexandre, divinité terrible aux Perses ornés de la mitre, se soutient par l’idolâtrie des louanges prodiguées au monarque et à Bérénice, son épouse et sa sœur. Cette adulation même prend un accent élevé, pour décrire la puissance réelle du roi d’Égypte :

« Il règne sur une vaste contrée154, sur une vaste mer, sur de nombreux continents. Des peuples nombreux entassent pour lui des moissons grandies sous les eaux du ciel ; mais aucun sol n’en produit autant que la basse terre d’Égypte, quand le Nil débordé vient émietter les glèbes humides. Aucun ne possède autant de villes, monuments de l’industrie des hommes, etc. Ptolémée le Magnifique domine également une part de la Phénicie, de l’Arabie, de la Syrie et des noirs Éthiopiens. Il règne sur la Pamphylie entière, sur les Ciliciens guerriers, les Lyciens, les Cariens belliqueux, et sur les îles Cyclades. Car pour lui des navires, excellents voiliers, traversent l’étendue de la mer. La terre et les fleuves bruyants obéissent à Ptolémée. Maint cavalier, maint homme de pied, couverts de leurs boucliers, frémissent serrés « sous l’airain éclatant de richesse ; tant, chaque jour, il arrive de trésors dans sa riche demeure ! Et cependant les peuples en paix sont occupés de leurs travaux. Nul ennemi, descendant sur les bords du Nil IC peuplé de crocodiles, n’a soulevé dans ces villages qui lui sont inconnus un cri de guerre et d’effroi. Nul homme armé n’a sauté des nefs rapides sur le rivage d’Égypte, pour enlever des troupeaux. Tel est le prince qui règne sur ces campagnes ouvertes, Ptolémée à la blonde chevelure, habile à manier la lance, mais ayant surtout à cœur de maintenir inviolable l’héritage paternel, et sachant y joindre de nouvelles conquêtes. Et cependant l’or ne reste pas inutilement amassé dans son palais, comme l’épargne de la fourmi laborieuse. Les temples des dieux en reçoivent une grande part. C’est par eux qu’il commence toujours. Il donne beaucoup aussi à des rois courageux, beaucoup aux villes, beaucoup à de braves compagnons de guerre ; et, dans les lices sacrées que protège Bacchus, il n’est pas venu d’homme habile à moduler des airs, que ce roi ne lui ait donné un digne loyer de son art. Aussi, les interprètes des Muses chantent Ptolémée pour sa munificence… »

Puis, rappelant avec un luxe d’apothéose et de servilité les offrandes et l’encens partout consacrés au dieu présent, au prince qui règne, le poëte s’arrête à ces mots : « Salut, ô roi Ptolémée ! Je me souviendrai de toi, à l’égal des autres demi-dieux. Je t’offrirai des vers qui, je le crois, ne seront pas dédaignés de l’avenir. Mais c’est de Jupiter que j’attends la vertu. »

Rien, ce semble, de plus élégant que le style de l’original, dans cet hymne de cour. Le bon goût du langage est en lutte avec l’idolâtrie de l’éloge. La puissance des Ptolémées, leurs possessions en Asie et dans la mer Ionienne, tout cet héritage du génie grec, destiné à tomber bientôt sous la main guerrière de Rome, sont noblement décrits. Les vers surtout qui retracent le repos de l’Égypte, sa paix féconde et son vaste commerce, semblent d’une beauté durable ; mais là même apparaît tout entier le vice de cette monarchie née de la poussière d’Alexandre. Nulle vertu civile, nul souvenir de gloire et de liberté n’est rappelé, dans cette langue encore si pure, à ce peuple grec transplanté depuis moins d’un siècle. Ces fils de conquérants sont déjà confondus avec les habitants du sol conquis deux fois depuis Cambyse ; ils ont l’indigénat de la servitude.

En expiation de cette poésie, le même Théocrite avait chanté les bergers de Sicile sur des accents passionnés et nouveaux. L’origine de la pastorale dans la poésie grecque semble se reporter, soit à l’influence de l’Asie Mineure, au temps du poëte Bion, soit à celle de l’Égypte, au temps de Ptolémée et de Théocrite. Mais l’Égypte remonte à la Chaldée. Suivant Strabon, « l’histoire de la création avait été transmise aux Égyptiens par un berger de Chaldée ».

La différence entre la poésie pastorale et la poésie rurale des Géorgiques, c’est la peinture de l’amour et l’expression dramatique dans la vie la plus simple. L’Orient avait eu bien des essais de ce genre, perdus dans l’incendie de la bibliothèque d’Alexandrie. De là se forma chez les Grecs cet âge tardif de la poésie naturelle, l’âge de Théocrite. Les Grecs, modèles pour Rome et pour nous de l’idylle champêtre, n’étaient cette fois que des imitateurs.

Bien auparavant, Homère avait réfléchi dans ses vers ce même feu d’Orient ; et l’analogie de beaucoup de ses images avec celles de l’Ancien Testament est plus orientale que directement hébraïque.

Théocrite, Moschus, Bion, durent aussi, et plus artificiellement, imiter les Orientaux. Lorsque la traduction des Septante était faite à la demande et sous le patronage de Ptolémée Philadelphe, on ne peut s’étonner si Théocrite, accueilli longtemps à la cour de ce prince, emprunta quelques-unes de ses images pastorales à la poésie du livre saint des Hébreux.

On peut, je crois, difficilement douter que le poëte sicilien n’ait eu sous les yeux quelques expressions du prophète Isaïe, quand il écrivait : « Maintenant, buissons, portez la violette ; portez l’acanthe ! que le beau narcisse fleurisse sur les épines ! Que le pin porte des poires, et que le daim fasse sa proie des chiens ! »

L’occasion de ces phénomènes hyperboliques est autre dans le poëte grec, autre dans le poëte d’Israël. L’un les employait pour une naissance ; l’autre, pour une mort ; mais la singularité du mouvement de passion ainsi reproduit semble attester l’imitation.

Théocrite paraît avoir imité aussi le Cantique des cantiques, dans son épithalame sur le mariage d’Hélène. L’ouverture du poëme grec est dans l’esprit du chant hébraïque. L’imitation est plus sensible encore dans le portrait d’Hélène. C’est autre chose que la poésie sicilienne ; c’est l’Orient même.

Essayons de marquer ces nuances dans nos faibles proses, et de montrer au moins sur le papier les linéaments et les contours de la fleur desséchée : « Dans Sparte, jadis, près du blond Ménélas, les vierges, portant le vert hyacinthe mêlé dans leur chevelure, s’étaient arrêtées, formant un chœur, devant la chambre nuptiale peinte à neuf. Elles étaient douze, les premières de la ville, trésor des filles laconiennes. Alors que le plus jeune des fils d’Atrée, heureux époux, enfermait avec soi Hélène, la fille chérie de Tyndare, toutes chantaient, applaudissant en cadence du mouvement de leurs pas entrelacés ; et la maison retentissait du cri de l’hymen : — As-tu sommeillé jusqu’au point du jour, ô gendre bien-aimé ? ou tes membres sont-ils trop engourdis ? ou aimes-tu trop le sommeil ? ou avais-tu goûté trop de vin, lorsque tu t’es jeté sur la couche du repos ? ayant besoin de sommeil, en effet, il te fallait dormir et laisser la jeune fille, avec ses compagnes, jouer auprès de sa mère chérie jusqu’au point du jour, puisque, et le matin, et à l’aurore, et d’années en années, ô Ménélas, elle est ton épouse.

« Comme l’aurore naissante a montré son beau visage, lorsque s’en va la nuit sainte, comme paraît le blanc printemps, quand l’hiver se retire, ainsi Hélène aux cheveux d’or a brillé parmi nous, forte et grande. Comme le sillon s’est avancé dans la campagne, ou le cyprès dans le jardin, ou le coursier thessalien à la tête du char, ainsi Hélène, au teint de rose, est la parure de Lacédémone. »

En vain les souvenirs helléniques se mêlent à ces vers, et plus loin, les noms de. Jupiter, de Minerve et de Vénus y sont ramenés. Le charme en est pris d’ailleurs, non plus sur les bords de l’Eurotas, que ne foulaient plus alors les vierges libres et pures de Lacédémone. Ce charme est emprunté à la poésie plus antique, aux images plus simples encore de l’Orient ; il vient de cette poésie primitive de la Judée : et c’est ainsi que, par la puissance de l’imitation sur un heureux génie, par l’idéal qu’elle lui fait sentir dans les lointaines images d’un temps dissemblable du sien, un lettré de Syracuse et d’Alexandrie, un poëte de cour, chez un peuple vieilli de luxe et de servitude, a pu trouver cette gracieuse mélodie des idylles grecques, et ajouter, si tard, des fleurs fraîches écloses à la couronne d’Homère, de Simonide et d’Anacréon.

Ce merveilleux retour sur le passé, ces affinités de l’hellénisme, il son avant-dernier âge, avec la grande poésie de l’Orient, avaient frappé Bossuet, et lui font nommer Théocrite un poëte dont la douceur naïve sert à mieux comprendre l’antiquité plus sublime de la Bible. « Nous lisons, dit-il encore, chez Théocrite155, une très élégante idylle sur les noces de Ménélas et d’Hélène, où vous trouverez beaucoup de choses venues des mœurs antiques dans celles des Grecs. Des vierges du même âge que la fiancée sont présentes. Sur le nombre, douze sont choisies de noble race, gloire de Lacédémone, qui le soir, dans la chambre nuptiale, chanteront l’épithalame et mèneront les chœurs de danse. Vous pouvez voir en elles ces compagnes de l’épouse, tant de fois rappelées par Salomon. Ainsi paraissent dans le drame sacré l’époux, l’épouse, le chœur des compagnes, ou de toutes autres jeunes filles de Jérusalem et des autres contrées. »

On conçoit que, parmi les traditions de la poésie hébraïque divulguées en langue grecque, ce chant gracieux, dont la lecture était défendue à la jeunesse israélite, ait attiré surtout la curiosité des païens charmés de ces voluptueuses images, et bien éloignés d’y voir le sens mystique et les allusions pieuses qu’on y a cherchés plus tard. Elles sont bien détournées, en effet, et, comme dit Bossuet : « Le chant de Salomon est tout délice ; partout des fleurs, des fruits, la douceur du printemps, les jardins verdoyants et arrosés, les eaux courantes, les puits, les fontaines, les parfums composés avec art, ou nés du sein de la terre ; et encore, les colombes, la mélodie des tourterelles, le miel, le lait, le vin : puis, dans les deux sexes, la dignité et la grâce ; des amours aussi pures que charmantes : et, si quelque horreur s’y mêle, les rochers, l’aspect sauvage des montagnes, l’antre des lions, c’est encore afin de plaire, et comme un contraste pour varier et rehausser l’éclat du tableau. »

Le pieux évêque, en résumant ainsi le Cantique des cantiques, y supprime des libertés de langage bien plus vives, et qui cependant n’excluent pas cet idéal religieux que, dans une poésie plus moderne, l’Orient a souvent allié aux attraits du plaisir et de la passion. Si les amours du rossignol et de la rose, et tant d’autres images du poëte Hafiz, ont pu sembler de mystiques symboles à l’ascétisme musulman, un culte tout autrement idéal ne devait-il pas spiritualiser la tendresse plus ardente de l’épithalame hébraïque ?

Chapitre XIV. §

De la poésie lyrique chez les Latins. — Premiers chants religieux et domestiques dans Rome. — Imitations de la Grèce. — Chœurs et effets lyriques du théâtre romain.

La beauté de l’art grec nous entraînait ; nous l’avons suivi jusque dans sa première éclipse et ses premiers retours. Plus tard, nous le retrouverons dans ses transformations dernières et ses migrations les plus lointaines. Mais il faut auparavant jeter quelques regards en dehors de sa terre natale et de ses grandes colonies, par-delà cet horizon couronné d’une si éclatante lumière, qui commençait à Syracuse et que fermaient les Cyclades, la côte d’Asie et la terre d’Égypte.

Nous avons à chercher comment ce génie lyrique, souverain des âmes dans la Grèce, se reproduisait, ailleurs. Il n’est pas indifférent d’en étudier la puissance chez une nation moins musicale que les Hellènes, moins née pour la spéculation et la poésie, mais partageant le même culte, attirée par la même gloire, et demeure le dernier modèle antique sur lequel devait se greffer et croître à l’avenir le génie moderne. Là sans doute se réfléchit et se prolonge un rayon de la Grèce, mais avec ces nuances diverses qui laissent à l’esprit romain sa part de nouveauté native et sa teinte originale. Pour en bien juger et les saisir à la source même, nous aurons à remonter un peu dans la chronologie littéraire.

Nous pourrions, en suivant l’histoire de la poésie dans la Grèce, et avec elle la tradition des faits helléniques, attendre les Romains à Corinthe ; nous les y verrions, libérateurs apparents de la Grèce, c’est-à-dire conquérants sous une autre forme. Mais la Grèce, même à ce jour de folle joie, dans l’amphithéâtre des jeux Isthmiques156, n’était plus qu’une affranchie et ne retrouvait pas l’inspiration en sortant de la servitude. Cherchons plutôt cette inspiration sur le sol à demi sauvage de ses affranchisseurs, dans ce rude Latium, témoin de leurs premiers combats. Empruntons aux monuments grossiers de leur ancien culte quelques vestiges de flamme poétique.

Le hasard même, qui a tant mutilé la statue du passé, sera d’accord ici avec les conjectures de la raison. La plus antique parcelle conservée d’un hymne romain se rapportera toute à la simplicité rustique, au travail des champs de ce peuple guerrier. Ce seront quelques mots de la prière des frères Arvales, de cette courte antienne qu’à certains jours, au sortir du temple, après avoir prié les dieux du foyer et frotté d’huile leurs images, les laboureurs romains chantaient en dansant, répétant trois fois chaque verset :

« Ô Dieux lares, soyez-nous en aide ! Ne laisse pas, ô Mars ! la contagion frapper sur la foule ; sois rassasié, ô Mars !157 touche du pied le seuil et cesse de frapper. Dieux, qui êtes entre le ciel et la terre, venez tous. Et toi, Mars, sois-nous en aide ! Triomphe ! triomphe ! »

Les deux passions de la vie romaine, le labourage et la guerre, s’exprimaient dans cette rude antienne ; et, soit qu’elle nous arrive dans un texte déjà rajeuni, soit que plusieurs mots de ce texte demeurent inexpliqués pour nous, soit toute autre hypothèse, l’accent général cependant n’est pas douteux ; et cette voix nous rappelle bien la dureté laborieuse et le courage de l’ancienne Rome.

Plus célèbres que l’hymne des Arvales, mais encore plus détruits pour nous, les chants des prêtres saliens devaient avoir cette même âpreté des fêtes du Latium. La rudesse des tons y répondait sans doute à l’austérité du culte ; et c’est la remarque curieuse d’un ancien annaliste romain, que, dans ces chants religieux, Vénus n’était nommée nulle part. Varron, à l’appui de ce témoignage, ajoutait que, chez les Romains du temps des rois, cette déesse n’était connue, ni sous le nom grec, ni sous l’appellation latine qu’elle reçut plus tard. Mais, en retour, un dieu tout italique, ignoré de la Grèce, Janus, était appelé le dieu des dieux dans ces hymnes saliens dont Horace devait se moquer un jour.

Pour nous, studieux collecteurs des reliques de l’antiquité, réduits souvent à la deviner sur de bien faibles indices, nous croyons, avec un de ses plus beaux génies, que chez les Grecs, innover dans la musique, c’était bouleverser l’État ; nous voyons la constitution de Sparte garantie par ce magistrat qui coupe deux cordes nouvelles ajoutées à la lyre d’Alcman ; et nous supposons, en revanche, sur le théâtre et dans les fêtes d’Athènes une musique aussi hardie, aussi diverse que les orages de la démocratie.

Rien de pareil, sous la forte institution des premiers Romains, sous cette institution sévèrement gardée par la pauvreté, le travail et la guerre. Et toutefois ce peuple, par son climat, par son origine, avait, on ne peut en douter, plus d’une affinité naturelle avec la Grèce. Mais son premier gouvernement, dont il lui resta toujours quelque chose de rapide et d’impérieux, son patriciat sacerdotal et militaire, ses habitudes d’épargne et d’avidité, en faisaient un peuple politique, et nullement artiste comme les Grecs.

Ce n’est pas à dire toutefois que ces mœurs âpres et laborieuses, cet esprit appliqué à l’art de la guerre, cette ambition de la patrie commune et de chaque citoyen n’aient eu leur enthousiasme et, partant, leur poésie. Mais cette poésie, on peut le dire, faisait partie de l’action même ; elle était comme l’appareil et le langage sacramentel du patriotisme et du courage. C’est ainsi que le consul Décius, jaloux de ranimer l’ardeur des légions, s’était, au milieu du champ de bataille, solennellement dévoué, vêtu d’un manteau pontifical, les pieds posés sur le fer d’un javelot, proférant des paroles sacrées, chantant l’hymne de sa mort158, puis s’élançant à travers les rangs les plus épais des ennemis pour accomplir son vœu par leurs mains.

Nul doute que, dans les combats et dans les fêtes triomphales de Rome, il n’ait ainsi de bonne heure apparu quelque reflet éclatant de poésie, comme l’étincelle jaillit des cailloux du sol sous le pied ferré du coursier. Puis survint, non pas encore l’art harmonieux, mais la tradition religieuse des Grecs, et avec elle des oracles, des exhortations ou des menaces, dont usait la politique des chefs de Rome. C’est ainsi que ce mont Albain, où, selon la plaisanterie d’Horace159, les Muses avaient dicté de vieilles prédictions dont il trouvait le style fort barbare, voyait chaque année le retour de fêtes religieuses favorables du moins à l’inspiration poétique.

Des prédictions en vers circulaient, au temps de la guerre punique. On lisait celle d’un certain Marcius, que Tite-Live appelle un devin illustre ; et, dans la citation rajeunie qu’il en fait, on peut reconnaître cette ancienne voix du sanctuaire que nous avons entendue de la bouche de Pindare. Tout est romain par l’allusion présente, mais tout est grec par le souvenir. C’était, dans la forme, un conseil prophétique, divulgué seulement après le désastre qu’il eût épargné à Rome.

« Postérité des Troyens, disait le poëte160, fuis le fleuve et le rivage de Cannes, ô Romain. Ne te laisse pas contraindre par des étrangers à croiser le fer dans a les prairies de Diomède. Mais tu ne croiras pas, avant d’avoir inondé ces plaines de ton sang, et jusqu’à ce que ce fleuve apporte des milliers de tes morts dans la vaste mer, à l’extrémité de la terre fertile, et que ta chair serve de pâture aux poissons, aux oiseaux, et aux bêtes féroces qui habitent ces terres. »

Puis, de cette réminiscence homérique appliquée si tragiquement aux blessures récentes de Rome, la même prédiction, le même texte mystérieux, passait à d’autres révélations plus consolantes :

« Romains, disait-il, si vous voulez chasser l’ennemi et ce chancre dévorant qui vous est venu de loin, il faut, c’est mon avis, consacrer des jeux qui, chaque année, se renouvellent pieusement pour Apollon, le peuple en acquittant une partie et les citoyens le reste, chacun pour soi. À ces jeux présidera le préteur qui sera chargé de rendre la justice à tout le peuple et aux plébéiens. Des décemvirs sacrifieront les victimes, selon le rite des Grecs. Si vous faites exactement cela, vous serez toujours prospères, et votre grandeur s’accroîtra ; car ce Dieu exterminera vos ennemis, qui maintenant dévorent à leur aise vos campagnes. »

Chose remarquable, et bien conforme à la nature sérieuse et appliquée du peuple romain : ces premiers contacts de l’imagination et de la poésie grecques ne lui venaient pas en délassement et en parure de l’esprit, mais comme un secours de politique et de guerre, un encouragement à la défense, une arme du patriotisme et de la liberté. C’était au sénat même qu’était porté le fragment de cet hymne ; c’était là qu’on en délibérait, et qu’on instituait solennellement ces jeux Apollinaires, dont la dédicace et le dieu devaient annuellement ramener pour la rudesse romaine des chants de reconnaissance et un luxe d’hommages rapprochés de l’élégante mythologie de la Grèce.

En même temps que le culte public des Romains essayait d’emprunter quelque chose à l’imagination hellénique, les mêmes arts pénétraient dans la vie privée, d’abord si rude et si simple. Cicéron, studieux amateur de l’ancienne poésie de Rome, parle des hymnes, des éloges en vers chantés aux repas funèbres et conservés dans le pieux souvenir des familles, à la suite des obsèques de quelques grands citoyens.

Enfin, tout en se mêlant surtout aux choses réelles, à la majesté du culte, aux devoirs de la piété domestique, l’art des Grecs introduisit à Rome ces œuvres de l’esprit qui faisaient partie des fêtes de la Grèce, la mythologie dramatique, et jusqu’à la mélopée du théâtre d’Athènes, mais bien déchues de leur poétique grandeur.

Cette différence ne tenait pas à une infériorité native, à l’inégalité de l’Italie devant la Grèce, mais surtout à l’âge de civilisation différent des deux peuples. Évidemment, lorsque la tragédie, sortant guerrière et parée des mains d’Eschyle, avait déployé son vol lyrique, l’avait soutenu si haut dans les chœurs majestueux de Sophocle et dans les hymnes gracieux d’Euripide, tous les arts à la fois s’empressaient autour d’elle pour la rehausser et l’embellir. L’architecture, la statuaire, la musique, florissaient au même degré dans Athènes. Plus qu’au moment même où Pindare l’avait célébrée, Athènes était le temple de la Grèce.

Rome était bien loin de ce progrès et de cet accord heureux des arts, lorsqu’elle commença d’imiter la poésie grecque, et d’introduire, après les jeux sanglants du cirque, ou parfois à leur place, quelques chants mêlés à des scènes dramatiques. Bien que cette nouveauté fût dès l’origine, et sous la main de Livius Andronicus, comme sous celle d’Ennius, importée de l’idiome grec, elle était bien loin d’en renouveler l’éclat lyrique. Bien de cette puissance de mélodie, de ce chœur aux cent voix, de ce dithyrambe en action foi marqué dans Eschyle, n’était possible aux rudes essais du théâtre romain.

Ce qu’à cet égard nous supposons avec certitude pour les premiers temps de Rome, est confirmé par un témoignage précis, pour l’époque même de sa grandeur et de son luxe. Vitruve le remarquait au siècle d’Auguste : « Dans les théâtres de Rome, la scène proprement dite (pulpitum) était plus vaste que celle des Grecs, parce que toute la représentation s’y concentrait, l’orchestre étant occupé par les sièges des sénateurs161. »

Nous croyons presque lire ici ce que dit Voltaire avec humeur de ces banquettes occupées par de jeunes seigneurs à l’ancien Théâtre-Français, et restreignant la scène de manière à gêner tout grand appareil de spectacle et à faire manquer souvent l’effet dramatique.

Que s’il en était ainsi sur ces vastes théâtres élevés par la rivalité magnifique de Pompée et de César, combien les premiers essais de drames avaient-ils du se produire à Rome avec moins de pompe encore, et plus dénués d’éclat lyrique et d’harmonie ! Ainsi, lorsque ce Romain, presque Grec de naissance, Ennius, venu de la Calabre colonisée par la Sicile, voudra montrer aux Romains l’Iphigénie d’Euripide, et leur rendre familiers sur la scène ces noms et ces souvenirs, dont les entretenait déjà sa traduction d’Homère, ne croyez pas qu’il renouvelle la pompe et la poésie du drame joué dans Athènes. Avec les rares fragments qui nous restent de son œuvre, nous avons la preuve du contraire. Le poëte romain n’avait rien gardé du contraste charmant et tout lyrique qui formait en partie l’exposition du drame d’Euripide, rien de ce chœur de jeunes Chalcidiennes venues au camp des Grecs pour attendre la souveraine de Mycènes, et accueillir de leurs saluts et de leurs chants le char où paraît Iphigénie près de sa mère, qui tient sur ses genoux le petit Oreste endormi.

À ces contrastes de guerre et de douceur domestique, à cette harmonie de voix virginales célébrant une reine, Ennius, pour ses spectateurs romains, laboureurs et soldats, substituait, non pas un chœur, mais un dialogue de soldats grecs ennuyés de leur station en Aulide, et répétant avec ce cliquetis de mots qu’affecte le rhythme grossier des premiers temps : « Qui ne sait user du loisir162 a dans le repos plus d’affaires que l’homme affairé à son affaire. Celui qui a son œuvre, à cette œuvre s’applique ; il s’y met tout entier ; il y délecte son esprit et son âme. Mais, dans le loisir oiseux, l’âme ne sait plus ce qu’elle veut. C’est là notre fait : nous ne sommes maintenant ni à la moisson, ni au camp ; nous allons là ; de là, ici ; et là venus, l’esprit bat la campagne. On vit à côté de la vie. »

On croirait entendre une réprimande du vieux Caton à des oisifs, un de ces axiomes martelés pesamment pour être mieux retenus. On est bien loin des strophes légères du poëte Euripide, chantant la beauté d’Hélène par la voix de jeunes filles grecques, sur ce même rivage où reste encore enchaînée la vengeance qui poursuit le ravisseur d’Hélène.

Ce seul exemple suffit à montrer combien, dans les premières imitations latines, la tragédie grecque devait perdre de sa magnificence et de son harmonie. Ce n’étaient pas, on peut le croire, des bienséances plus sévères, des scrupules de goût qui faisaient ces suppressions. C’était surtout le défaut d’élévation lyrique, et, pour la muse encore rustique du Latium, l’impuissance d’atteindre à ces grâces majestueuses et libres de la muse d’Athènes.

Cette rudesse cependant devait s’adoucir, cette simplicité se rapprocher chaque jour davantage de l’élégance des modèles grecs. Nous ne pouvons douter de ce progrès rapide, pour la comédie latine du moins. Quelle poétique énergie, quelle vivacité d’expression dans les prologues et dans bien des scènes de Plaute ! quelle douceur de langage, quelle pure élégance dans les six comédies conservées de Térence ! Mais ce côté du théâtre romain n’avait rien de lyrique. Cette comédie de si bonne heure florissante à Rome n’imitait que le second ou le troisième âge de la comédie grecque, l’âge de Philémon, de Diphile, de Ménandre : elle ne remontait pas aux fabuleux caprices, aux élans lyriques d’Aristophane, non plus qu’à son impétueuse satire ; elle élevait la voix, comme dit Horace, mais pour gronder dans le cercle étroit des passions domestiques : elle n’avait rien du dithyrambe, ni enthousiasme ni colère.

La tragédie, à Rome, eut-elle toujours aussi la même timidité ? Son imitation des Grecs ne devint-elle pas quelquefois plus hardie, en étant plus fidèle ? On peut le conclure de la vraisemblance et de quelques traits épars qui nous restent. Une circonstance même des essais dramatiques, à Rome, favorisait cet essor de la tragédie. C’était, à part la pompe si réduite du chœur, l’emploi de certains monologues, ou passages d’un rhythme plus fort et plus varié, qui par moment dominaient la scène : on les nommait Cantiques163.

On a remarqué justement un rapport entre ces Cantica et les stances célèbres du Cid ou de Polyeucte. Seulement, le retour en était plus fréquent sur le théâtre antique ; et cette forme, que goûtaient les spectateurs, dut rendre enfin à la tragédie latine, dans les sujets imités de l’art grec, quelques accents d’inspiration lyrique. Cela même y jeta parfois cette variété de mélodie, ces nombres impétueux et divers qu’avait connus l’ode grecque, et qui seuls pouvaient suivre par la musique, comme par l’expression, toutes les secousses de l’âme.

C’est ainsi que dans Andromaque, inspirée de tout Euripide plutôt qu’imitée d’une de ses pièces, Ennius prêtait à la veuve d’Hector ces pathétiques paroles, dont le chant lugubre semblait retentir encore dans l’âme de Cicéron, loin du Forum et du théâtre, et lui faisaient dire :

« Ô le grand poëte, bien qu’il soit dédaigné par ces chanteurs qui fredonnent les airs d’Euphorion ! »

« Quel secours demander ? Que faire et sur quoi m’appuyer, dans l’exil ou la fuite ? Sans défense, sans asile, où me réfugier ? à qui m’adresser, moi ? Les autels des dieux ne sont plus debout dans ma patrie. Ils gisent brisés et dispersés ; les sanctuaires ont péri sous le feu ; il reste de hautes murailles brûlées, hideuses, avec des poutres noircies. Ô mon père ! ô ma patrie ! ô maison de Priam ! ô temple coute vert d’un dôme retentissant ! je t’ai vu, dans l’abondance de tes richesses d’Orient, sous des lambris d’or et d’ivoire, royalement paré ; et tout cela, je l’ai vu ravagé par la flamme, la vie arrachée à Priam, l’autel de Jupiter souillé du sang de Priam et les restes du roi à demi consumés, ses ossements à nu déchirés en lambeaux sur la fange sanglante. J’ai vu, j’ai souffert le supplice de voir Hector traîné à la queue d’un char il quatre chevaux, et le fils d’Hector précipité des remparts164. »

Ce n’est point là sans doute la tendre et touchante Andromaque de Racine, cette création mi-partie chrétienne par l’anachronisme involontaire du poëte mêlant sa religion à son art ; ce n’est pas non plus la conception un peu déclamatoire de Sénèque, celle d’une Andromaque bravant avec fierté la mort, quand elle croit avoir sûrement caché son fils dans le tombeau d’Hector. C’est quelque chose de plus tragique, la peinture des maux affreux de la guerre, et l’affliction sans terme et sans espoir.

De telles émotions, de telles images allaient bien il la rudesse romaine ; et ne nous étonnons pas si, dans un autre sujet, emprunté encore à la haute poésie de la Grèce et tout brûlant de la flamme d’Eschyle, le vieil Ennius donna parfois à ses drames la hauteur divine de l’enthousiasme lyrique. Le sujet sera pris encore d’Homère et du théâtre d’Athènes ; la pièce s’appellera du nom d’Alexandre qu’avait porté Paris ; et là sans doute, comme dans l’Agamemnon d’Eschyle, l’héroïne du drame sera Cassandre, prophétesse, amante et victime dévouée. Croyons encore ici un admirateur comme Cicéron. Il avait vu au théâtre de Rome ce personnage renouvelé par le poëte, avec des nuances plus pures et plus douces, qui le faisaient s’écrier : « Ô poésie touchante ! délicieuse morale ! » Il avait entendu ces vers, mêlés sans doute à la terreur de la prédiction qui tout à coup éclatait dans le palais de Priam :

HÉCUBE.

« Pourquoi cette soudaine frayeur et ces yeux enflammés ? Où est cette jeune fille naguère si calme, dans sa modestie virginale ?

CASSANDRE.

« Ô mon excellente mère, la meilleure des femmes ! Je suis envoyée pour des révélations mystérieuses. Ce n’est ni dans la folie ni malgré moi qu’Apollon m’appelle à dire le destin. Les vierges de mon âge se sont troublées de ce que je fais, à cause de mon père, cet homme si vertueux. Ma mère, j’ai pitié de toi et honte de moi-même. La meilleure postérité de Priam, à tes yeux, c’est une autre que moi : ma douleur, c’est que je sois importune et eux utiles, que je gêne et qu’ils plaisent. »

Bientôt, d’une douleur en apparence résignée, la jeune fille, emportée par sa terreur prophétique, s’élève à ce langage :

« La voici, la voici la torche enveloppée de flamme er et de sang : elle resta cachée, longues années. À l’aide, citoyens, accourez l’éteindre. » Puis, avec ce rhythme court et rompu, comme les tressaillements de l’alerte militaire : « Déjà, sur la grande mer, se déploie la flotte rapide ; la guerre vole avec la mort ; la troupe féroce arrive, et sous ses vaisseaux ailés elle a couvert les rivages. »

Nul doute que, même transporté, traduit, dépaysé, le pathétique de ce rôle ne dût être contagieux pour la foule. L’âme des spectateurs en restait émue. Ces accents de poésie, ces effrois de l’imagination, étaient comme assortis aux crises dernières de la liberté de Rome. On sent ce contrecoup et cette puissance dans le trouble avoué de Cicéron, à qui ces vers remettent aussitôt sous les yeux la défaite de Pharsale, la fuite de ses amis, le pillage de Dyrrachium et la république abandonnée par ses défenseurs et ses alliés.

Ainsi, cette rude poésie des vieux âges de Rome, quoique imitée en partie de la Grèce, était une voix vivante qui parlait aux âmes romaines, voix trop forte pour être soufferte, quand viendrait l’empire. Mais auparavant, il est curieux pour l’histoire et pour l’art de recueillir certains effets soudains et populaires de cette poésie des Ennius, des Pacuvius, des Accius.

Nous en avons surtout pour témoin un amateur passionné de ces vieux poëtes, Cicéron, qui leur devait bien quelque chose, si nous l’en croyons lui-même, et pour quelques-uns des plus flatteurs souvenirs de sa noble vie. Quel triomphe, eh effet, quelles acclamations, à la suite d’un char et entre des files de captifs enchaînés, valurent jamais ces transports dont retentissait le colossal amphithéâtre de Rome, an souvenir de Cicéron exilé, alors que le comédien Ésope suscita ce nom dans toutes les âmes, en représentant l’Ajax Télamon d’Accius ?

« Sur la nouvelle du sénatus-consulte de rappel, qui venait de passer au sénat réuni dans le temple de la Vertu, ce grand artiste, dit Cicéron165, toujours au niveau des premiers rôles dans la république comme sur la scène, les yeux en pleurs, avec un rayon de joie mêlé de douleur et de regret, défendit ouvertement ma cause, par des paroles plus puissantes que je n’aurais pu en trouver moi-même. Il mettait à rendre le génie du poëte, non seulement tout son art, mais sa propre douleur.

« Quoi ! disait-il, celui qui d’une âme si ferme étayait la république et l’affermissait, le rempart des Grecs, celui qui, dans les chances douteuses, n’hésita jamais d’offrir sa vie, n’épargna jamais ses jours, ce grand ami dans une si grande crise, cet homme doué d’un si grand génie, ô ingrats Argiens ! ô Grecs frivoles, oublieux des bienfaits ! vous l’abandonnez dans l’exil ; vous l’avez laissé chasser ; vous souffrez qu’il reste banni. »

Et ces paroles, que l’acteur rehaussait, enflammait par le débit, étaient interrompues ou suivies par les applaudissements, les acclamations, les sanglots étouffés d’une foule immense. Ce jour-là, le sauveur de Rome contre Catilina était rappelé par la voix publique, avant le vote des comices populaires.

Une autre fois, dans le Brutus du même poëte Accius, le nom même de Cicéron parut désigné par ces mots que prononçait l’auteur : « Tullius qui avait fondé la liberté de Rome166. »

Et ce témoignage ainsi arraché ne restait pas stérile, comme plus tard, lorsque ces mêmes Romains, aux fêtes d’Apollon, même dans la tragédie mythologique de Térée, applaudissaient Brutus absent, mais ne s’armaient ni pour lui ni pour eux-mêmes. Il faut donc le reconnaître : dans une œuvre d’imitation, dans l’ébauche encore incomplète du théâtre tragique chez les Romains, quelque chose restait de cette ardeur première, de cette puissance lyrique dont Eschyle avait passionné les âmes. Ennius avait été soldat, comme Eschyle : et il osait se dire à lui-même : « Salut ! poëte Ennius167, qui verses aux mortels, jusque dans la moelle des os, la flamme de tes chants. »

À part ce qu’il avait perdu ou retranché du luxe musical de ses modèles, nul doute qu’entouré de leurs richesses, renouvelant leurs poétiques sujets, l’Andromède, le Cresphonte, la Médée, les Euménides, l’Iphigénie, le Thyeste, le Néoptolème, il n’ait eu de grands effets dramatiques et lyriques.

Quant à ses successeurs, Horace même, si dédaigneux pour ces vieux temps, a cité l’art savant de Pacuvius et l’élévation d’Accius. Chercher la trace de ces hautes qualités dans quelques vers, dans quelques expressions, lorsque nous en avons constaté la puissance par des souvenirs liés à l’histoire, ce serait stérile épreuve. On peut dire cependant pour Accius que, là même où il n’était que traducteur, et dans le hasard qui nous conserve à peine quelques parcelles ode ses strophes imitées de Sophocle, on rencontre une vigueur digne de l’original. Telle est cette plainte désespérée de Philoctète, qu’il faut lire seulement à côté des vers grecs :

Heu ! quis salsis fluctibus
Mandet me ex sublimi vertice saxi ?
Jamjam absumor : conficit animam
Vis vulneris, ulceris æstus168.

Enfin un curieux témoignage à la gloire de ce vieux poëte de la république, c’est le brillant abréviateur de l’histoire romaine, le flatteur de l’empire, Velléius Paterculus, écrivant, à une des dates mémorables de son récit : « Dans le cours de cette même époque169, parurent les rares génies d’Afranius dans la comédie romaine, de Pacuvius et d’Accius dans la tragédie, d’Accius élevé jusqu’à l’honneur de la comte paraison avec les Grecs, et digne de se faire une si grande place parmi eux qu’il soit presque impossible de ne pas reconnaître, chez eux plus de perfection, et chez lui plus de verve. »

Alors même que cet éloge expressif était arraché au bon goût de Velléius, l’éclat du siècle d’Auguste, l’urbanité nouvelle et aussi les précautions politiques de son règne avaient, selon toute apparence, bien éloigné de la mémoire et de la vue des spectateurs romains les drames de la vieille école. Cela devrait dater déjà de près d’un demi-siècle. Horace, qui ne s’en plaint pas, et qui reproche même aux bons aïeux des Romains leur indulgence pour les vers négligés et les saillies de Plaute, constate cependant avec un peu de dédain à quel degré les spectacles matériels, les marches, les revues, avaient envahi la scène et défrayaient aisément la curiosité du public :

                          Migravit ab aure voluptas
Omnis ad incertos oculos et gaudia vana170.

Ce genre d’exposition muette dut prospérer de plus en plus ; et le peu de nouvelles œuvres tragiques citées sous Auguste, le Thyeste de Varius, la Médée d’Ovide, par les sujets mêmes, traités tant de fois à Rome, ne donnent l’idée que d’un drame d’autant plus bienséant sous l’empire qu’il était plus mythologique et plus loin de la réalité des passions humaines.

Quant à Pollion, que Virgile comparait à Sophocle, nous ne connaissons de ses drames que le conseil d’Horace lui disant : « Laisse quelque temps la Muse sévère de la tragédie manquer au théâtre171. » Et rien, dans les monuments trop rares de cette époque, ne nous apprend que cette interruption ait cessé. La justice envers le passé, la liberté de souvenirs que Pollion avait, à ce qu’il semble, portées dans l’histoire, auraient paru sans doute trop hardies sur la scène. Cet ami de César, d’abord allié d’Antoine, puis accueilli par Octave et, dans sa retraite littéraire, resté du moins impartial envers le parti qu’il avait combattu, ne pouvait mettre sur la scène ni ces grands caractères romains qu’il honora dans son histoire, ni les héros plus anciens qui les auraient rappelés.

Sous la courte dictature du premier César, il y avait à Rome un théâtre grec confié particulièrement à la protection du jeune Octave. D’autre part, l’histoire nous a conservé les amères allusions dont le poëte Labérius semait les vers de la pièce où César l’avait forcé de prendre lui-même un rôle ; et on sait quelle faveur avaient les Mimes, ou petites comédies latines.

Cette liberté diminua fort sous Auguste, et on peut croire qu’il n’en resta rien sous Tibère. Dans ces jours de servitude, où des vers élégiaques non publiés et lus seulement par l’auteur à quelques cercles de femmes, étaient punis de mort, quel poëte aurait osé porter sur la scène les crimes ou les revers de la tyrannie ? quels acteurs auraient pu jouer les scènes des vieux drames interprétées par la terreur ou la haine présente ?

Ne soyons donc pas étonnés que, sauf les éloges donnés à la Médée d’Ovide et au Thyeste de Varius, il n’y ait aucun souvenir de la tragédie latine sous les premiers Césars. L’attention était lasse et la crédulité refroidie sur les demi-dieux et les héros de la Fable. On les aimait mieux en parodie, dans ces représentations burlesques des Trois Hercules faméliques, ou de Diane fouettée, dont parle plus tard Tertullien : et quant aux grands hommes de l’histoire, leurs images étaient bannies de la scène et ne pouvaient pas plus y paraître qu’elles n’osaient se produire même aux funérailles de leurs descendants.

Chapitre XV. §

Autres essais de poésie lyrique à Rome en dehors de la scène, mais toujours à l’exemple des Grecs. — Art savant de Catulle. — Lucrèce. Grande poésie avant le règne d’Auguste.

Il faut donc le reconnaître, l’inspiration lyrique s’était peu rencontrée dans les premiers efforts du génie romain. Elle n’y prenait pas une place à part ; elle n’avait pas su attacher aux traditions religieuses et aux fêtes nationales quelques empreintes immortelles d’imagination et d’art, ; elle n’était pas entrée dans la vie des Romains, moins poétique et moins libre que celle des Grecs : et, si elle s’était mêlée parfois à ces œuvres artificielles du théâtre que Rome victorieuse chercha comme une distraction, elle n’avait eu, sous cette forme, qu’un rôle secondaire, dont le cadre même devenait difficile et rare sous le pouvoir absolu d’Auguste.

Et toutefois peut-on nier quelle force de naturel et de grâce, quelle perfection animée la poésie allait prendre dans cet âge mémorable, ouvert et terminé par tant de crimes et de hontes ?

Comment ce qui semblait manquer aux beaux jours de la république, à l’époque où elle avait produit de si grands hommes, lui fut-il donné sous le joug d’un maître habile mais sans grandeur, indigne par ses premiers crimes des éloges qu’à mérités la modération prudente de ses dernières années ? Là se remarque bien cette action générale de l’esprit d’un peuple conduit par degré à un point plus élevé de puissance et de culture sociale. Évidemment, son premier progrès de politesse avait anticipé, de longue date, sur l’époque nommée le siècle d’Auguste.

Par la vérité, la raison fine, la justesse élégante et parfois la délicatesse morale, Térence avait devancé les écrivains de cette époque. Ami des Scipions, il avait trouvé pour l’art et pour le goût, dans le commerce de quelques nobles âmes, ce que la culture plus générale des esprits devait un jour étendre et renouveler sous le règne d’Auguste.

Gardons-nous, soit d’exagérer, soit de méconnaître le principe dominant de cette époque mémorable. Ce principe, ce ne fut ni la volonté créatrice, ni la dictature d’un homme : ce fut la rencontre heureuse de l’état moral des Romains avec l’intérêt de leur chef, cette trêve de Dieu sur le monde qui permit à la nation conquérante, toute pleine encore de jeunesse et de génie, et aux nations assujetties qu’elle éleva bientôt jusqu’à elle, de se reposer dans une paix active de quarante années, embellie par la richesse et les arts. À ce titre, le siècle d’Auguste ne fit que recueillir l’héritage de la république, dont il n’a point réellement surpassé le grand poëte et dont il n’égala point le grand orateur. À part tout ce que le temps nous a ravi des premiers siècles de Rome, à part cette suite d’orateurs, cette voix publique de Rome, dont le souvenir s’est comme enseveli sous la ruine des Institutions qu’elle avait animées, Lucrèce et Cicéron, l’ami de Memmius et l’immortelle victime d’Antoine, demeurent sur les confins de la république à l’empire, comme ces débris de quelque admirable portique, ces colonnes impérissables qui précèdent et dominent les constructions belles encore, mais plus timides, des siècles suivants.

Lucrèce, nous ne voulons parler ici que de poésie, pour la verve, la grandeur, la magnificence, demeure le premier poëte de Rome. Mais ce poëte, si puissant de sève natale et de génie, s’est formé sous l’influence de l’âge philosophique des Grecs. Il en a reçu l’incrédulité aux Dieux et la négation de l’âme spirituelle, le culte de la matière et l’indifférence sur la vertu, toutes les croyances en un mot qui sont ennemies de l’enthousiasme et devraient éteindre l’imagination comme le cœur. Que cependant l’âme de Lucrèce, que sa vive impression des spectacles de la nature et des souffrances glorieuses de Rome, que son effroi de la vie publique, son amour de la retraite et de la contemplation solitaire lui aient inspiré d’admirables accents, on ne peut le méconnaître.

Mais le raisonnement chez Lucrèce a retenu l’essor du génie. Une imagination, égale peut-être à celle d’Homère, s’arrête captive dans les lacets subtils de la dialectique argutieuse qu’avait tissée l’oisiveté d’Athènes. Sous cette entrave cependant, la lumière sortie de l’âme du poëte s’échappe, et brille au moins par les bords du nuage qui la couvre. De là ces traits de feu, ces grâces ravissantes jetées çà et là dans les chants du poëme de Lucrèce ; de là cette fréquente contradiction de son art et de son système, ce retour involontaire au polythéisme qu’il maudit, ces nouvelles apothéoses substituées aux idoles qu’il renverse, et cet hymne de louange et d’amour qu’il semble près d’exhaler sans cesse, et dont il cherche l’objet en dédaignant tous les anciens cultes de la terre.

Là même, vous le savez, une émotion poétique, plus forte que son abstraite doctrine, le ramène aux crédulités du culte national. Au moment où, conduit par une rêverie savante à ce matérialisme épicurien dont César devait abuser en factieux quelques années après, Lucrèce allait expliquer la formation spontanée du monde, l’action exclusive de la matière, l’intelligence passagère qui en résulte et la mortalité absolue de l’être humain, il élève ses regards vers les cieux ; il y voit briller un astre cher à la superstition romaine ; il en retrouve le souvenir et le nom dans les origines de Rome, et il ouvre son poëme antimythologique et antiplatonique par cette invocation incomparable à la déesse de la fécondité dans la nature, à cette déesse de la beauté et de l’amour, qu’il supplie de désarmer le dieu de la force et de la guerre :

« Mère des enfants d’Énée, charme des hommes et des dieux, bienfaisante Vénus ! qui, du milieu des astres circulant au ciel, peuples la mer chargée de vaisseaux et la terre couverte de moissons ; car c’est par toi que toute race vivante est conçue, et visite en naissant la lumière du jour : ô déesse ! devant toi les vents fuient ; devant toi, devant ton approche, les nuages du ciel disparaissent ! pour toi la terre diaprée épanouit ses fleurs ; pour toi sourit la face de l’Océan, et le ciel apaisé brille de flots de lumière. Car, sitôt que s’est rouvert l’éclat des jours de printemps et que le souffle délivré du Zéphire a repris sa puissance féconde, d’abord les oiseaux de l’air t’annoncent, ô déesse ! ils ont senti ton retour, atteints au cœur de ta flamme. Effarouchés, les troupeaux bondissent à travers les riants pâturages et passent les fleuves rapides. Tant, saisie par ta grâce et les douces amorces, toute nature animée te suit avec ardeur, où que tu veuilles la conduire ! et, par les mers, les monts, les fleuves impétueux, les retraites ombragées des oiseaux et les vertes campagnes, jetant l’attrait de l’amour dans tous les cœurs, tu donnes à tous les êtres l’ardeur de perpétuer leur race.

« Aussi, puisque seule tu gouvernes la nature, que sans toi rien ne s’élève jusqu’aux rivages célestes du jour, que rien d’heureux, rien d’aimable ne peut naître sans toi, j’aspire à t’avoir pour associée dans les vers que je vais écrire, ces vers sur la Nature, auxquels je travaille pour notre cher Memmius, que toi, déesse, tu as voulu toujours orner de tous les dons ! Accorde d’autant plus à mes paroles, ô déesse, une éternelle grâce.

« Fais, dans l’intervalle, que sur les mers et par toute la terre les rudes travaux des armes sommeillent et reposent. Seule tu peux assurer une tranquille paix aux mortels : car les rudes travaux de la guerre sont sous la loi de Mars tout-puissant, qui souvent se jette sur ton sein, comme enchaîné par la blessure d’un immortel amour ; et, les yeux élevés vers toi, la tête mollement renversée en arrière, nourrit d’amour ses regards avides, aspirant à toi, ô déesse ! et l’âme suspendue à tes lèvres. Mais toi, ô déesse ! tandis qu’il repose sur tes membres sacrés, l’enveloppant de toi-même, prodigue-lui de ta bouche de douces paroles, et demande pour les Romains le bonheur de la paix. Car nous, durant les maux de la patrie, nous ne pouvons achever notre œuvre avec un esprit assez libre ; et l’illustre descendant de Memmius ne pourrait non plus, pour être attentif à pareille chose, manquer au salut public. »

Mais ce magnifique essor du poëte, à l’ouverture de ses chants, est à la fois son premier salut et son adieu à l’enthousiasme lyrique. Sous le joug de sa fatale doctrine, pareils accents ne lui reviendront plus. Il sera subtil, éloquent, pathétique même ; il trouvera, pour peindre quelques phénomènes du monde physique, avec de fausses applications, d’admirables couleurs ; il épuisera tour à tour l’énergie et la grâce. Mais, destructeur des idoles sans rien adorer à leur place, il aura desséché la poésie tout en triomphant par elle.

Que n’a-t-il su, que n’a-t-il osé combattre le polythéisme, non par Épicure, ‘mais par Anaxagore et Platon ? Quelle grandeur alors auraient eue ses tableaux, épurés de cette mythologie qu’il méprise, mais remplis de cette présence divine que ses yeux trompés n’ont pas aperçue dans l’univers ! Quelle sanction sublime auraient reçue les fragments de vérité, les éclairs de sentiment moral, les premiers cris de justice et d’humanité mêlés souvent aux erreurs de sa philosophie et aux pernicieux exemples de son siècle corrompu ! Cette condition seule peut-être a manqué pour donner dès-lors au Latium, dans un autre ordre de génie, une gloire égale à celle d’Homère.

Mais, loin de là, passant de l’incrédulité païenne à l’athéisme, ne décréditant les déités sans nombre dont l’imagination avait peuplé l’univers que pour nier aussi la divinité même de l’âme, que pour abaisser l’homme à la condition de la brute, n’accusant la superstition crédule et barbare que pour ôter en même temps au crime ses barrières et ses terreurs, Lucrèce s’est arraché lui-même la plus belle part de son génie. Sa verve n’est pas éteinte sans doute ; elle semble se nourrir de réflexions et de regrets, de pitié pour la douleur et d’amour pour la vérité : mais elle n’a qu’un enthousiasme mélancolique qui touche au désespoir, l’enthousiasme du néant, et par là du repos, l’hymne à la destruction. Et cependant, sous cette glace d’un désolant système, quelle tendresse émue dans les vers du poëte, lorsqu’après avoir affermi l’homme par l’indifférence sur le sort futur de ses restes matériels devenus insensibles à la souffrance, il affecte de répondre par le même espoir d’impassibilité à d’autres craintes et à d’autres douleurs !

« Il est vrai172, tu ne te verras plus accueilli d’une Il famille joyeuse et d’une excellente épouse : ils n’accourront plus, ces chers enfants, se disputer tes baisers et remplir ton cœur d’un charme secret : tu ne pourras plus, par ton courage, prêter force à toi-même et aux tiens. Malheur à toi, malheur à toi ! dit-on : tous ces biens de la vie, un seul jour ennemi te les enlève. »

Jusqu’ici, je sens l’âme du poëte ; je jouis de sa compassion ; je bénirais en mourant son espérance, s’il en avait une à me donner. Mais il reprend avec froideur, d’abord :

« On n’ajoute pas ici que, ces mêmes choses enlevées, il n’en reste pas le regret après elles. Si les hommes voyaient cela nettement et s’en appliquaient les conséquences, ils se délivreraient d’une grande angoisse de douleur et de crainte. Tel que tu es endormi par la mort, tel tu seras, dans la suite de la durée, exempt de toute douleur. Mais nous, lorsque tu seras devenu cendre, près de ton bûcher funèbre, nous te pleurerons, et jamais le temps n’effacera ce deuil de notre âme. Il reste à demander qu’y a-t-il donc là de si amer, si tout se réduit au sommeil et au repos ? Qu’y a-t-il là, pour se consumer d’une éternelle affliction ? Ainsi raisonnent les hommes, quand, à l’alentour d’une table, souvent ils tiennent la coupe, et que, couronnant leur tête de fleurs, ils disent volontiers : Ce plaisir n’a qu’un moment pour les pauvres humains ; tout à l’heure il aura passé, et il ne sera pas permis de le rappeler jamais. »

Cette fois encore un prélude avait retenti, non pas sans doute de la lyre sacrée, mais de cette corde mélancolique et douce que devait bientôt toucher Horace avec plus d’insouciance que de triste certitude, et en égayant son âme par les douceurs de la vie sans prétendre la convaincre qu’elle doit à jamais mourir. Lucrèce, sous une inspiration moins heureuse, rompt tout à coup le charme commencé de ses vers par cette singulière explication qu’il donne de l’ivresse de ses convives :

« Comme si, dit-il173, dans la mort, la plus grande peine pour eux devait être une soif ardente qui les brûle et les dévore, ou quelque autre besoin qui les obsède. »

O grand poëte, qu’êtes-vous devenu ? sur quel néant fondez-vous votre orgueil ? À quoi réduisez-vous vos imaginations et notre espérance ? Vous n’avez plus d’autre argument que de multiplier les ruines, en preuve de la destruction universelle qui nous attend, d’autre consolation que de nommer tour à tour les rois, les grands hommes, les poëtes, les sages, dont la mort a précédé celle que vous déclarez pour chacun de nous aussi absolue qu’elle est inévitable ; vous dites éloquemment :

« Scipion, ce foudre de guerre, la terreur de Carthage, a laissé ses ossements à la terre comme le plus infime esclave. Ajoutez encore les inventeurs de la science et des grâces ; ajoutez les amis des Muses, entre lesquels Homère, unique souverain, est endormi du même sommeil que les autres. Enfin Démocrite, lorsque le déclin de l’âge l’avertit que son esprit commençait à languir, vint par un choix volontaire se livrer à la mort. Epicure lui-même est mort, au terme de la carrière, lui qui par le génie surpassa l’espèce humaine et couvrit toutes les renommées de son éclat, comme le soleil dans les airs éteint toutes les étoiles. Et toi, tu craindras174 et tu t’indigneras de mourir ! »

Certes, l’accent d’une telle voix est bien élevé ; il touche au sublime ; mais il y touche une dernière fois, pour se perdre dans le néant. Le poëte saisit une grande image terrestre ; mais il n’a plus rien au-delà, et s’arrête au bord de l’infini, sans amour et sans espérance.

Ce qui manquait si fort, nous le voyons, au premier grand poëte de Rome, ce qui glaçait pour lui l’enthousiasme lyrique, pouvons-nous le trouver dans d’autres génies du même temps, nourris au milieu des mêmes corruptions, et n’ayant pas peut-être cette mélancolie mêlée de pitié qui rend si éloquent même le scepticisme de Lucrèce ? Fénelon, dans la chasteté de son âme et de son goût, a pu louer la simplicité passionnée de Catulle, et citer de lui quelques mouvements d’une poésie ravissante. Ce jeune Romain, formé aux deux écoles des Grecs, nourri de la plus belle antiquité comme de la plus fine élégance, et corrigeant Callimaque par Sapho, avait, on peut le croire, une âme meilleure que sa vie et que les mœurs de son temps. Fils d’un personnage consulaire, ami de César, il ne fut esclave ni de la puissance ni des vices du dictateur ; et il s’honora par sa fidélité à des amis malheureux, et par ses regrets pour un frère dont il alla, dans un long et dangereux voyage, honorer les restes ensevelis eu Asie. Et toutefois, dans le dégoût que donnent quelques poésies impures conservées sous le nom de Catulle, on ne sera guère tenté de chercher près de lui l’étincelle lyrique, telle du moins qu’elle nous plaît. Songeons, pour être justes, en dépit des grossières peintures échappées au chantre délicat du Moineau de Lesbie, que du même foyer est sorti le grand lyrique de Rome, demeuré tel pour le monde moderne. Aussi peut-on, je crois, essayer déjà sur Catulle quelques-uns des blâmes mérités par Horace.

Nous ne saurions juger, d’après des œuvres trop mutilées, toute la verve satirique de Catulle. Ce que Suétone appelle d’immortels stigmates infligés par ce poëte à César, nous paraît surtout bassement obscène ; et il semble que la probité fière et libre du jeune patricien, revenu de Bithynie sans emploi et sans trésor, aurait dû lancer sur la corruption et les vices dont s’entourait César d’autres traits plus pénétrants et plus durables. Mais quel charme parfois, quel accent rapide et vrai dans les moindres souvenirs de son voyage d’Asie !

« Déjà le printemps ramène sa fraîche tiédeur ; déjà l’impétueuse violence du ciel équinoxial se tait sous Ct la douce haleine du Zéphire. Vite, quittons, ô Catulle, les plaines de la Phrygie et le fertile terroir de la brûlante Nicée : courons vers les villes fameuses d’Asie. Déjà ma pensée tressaille, impatiente de partir et d’errer ; déjà, dans leur ardeur, trépignent mes pieds agiles. Adieu175, réunions aimables de compagnons, qui, sortis ensemble du pays, y retournez également par des chemins divers ! »

Ceci n’est rien sans doute, quand le charme des vers a disparu, quand l’harmonie s’est envolée ; et toutefois, on y sent cette grâce naturelle, cette vérité vive qui charmait Fénelon. En sera-t-il de même, quand Catulle voudra rendre quelques-uns des sentiments publics que Rome affectait encore, mais qui n’avaient plus racine dans les âmes, et surtout dans celle du poëte licencieux et voyageur ?

Qu’en effet Catulle, ou par un jeu d’esprit, ou par déférence officielle pour une fêle qui revenait à Rome au mois d’août chaque année, ait composé un hymne à Diane, nous y sentirons, sinon la même ironie, du moins la même froideur que dans quelques odes demi-religieuses d’Horace. Ici donc l’imitation lyrique de la Grèce commençait par le plus entier oubli de cette foi candide qui seule aurait pu l’inspirer. Ce n’était pas non plus la poésie subtile et savante des hymnes de Callimaque, mais une simple liturgie chantée par deux chœurs de jeunes filles et de jeunes garçons.

« Nous sommes au service de Diane176, jeunes filles et jeunes adolescents ; jeunes garçons et jeunes filles, chantons Diane.

« Ô fille de Latone ! grand rejeton du très grand Jupiter, que ta mère a déposée près du laurier de Délos,

« Pour te laisser souveraine des montagnes, des vertes forêts, des gorges abritées et des fleuves retentissants !

« Pour les épouses en travail d’enfant, tu es Lucine Junon ; tu es aussi la puissante Trivia, et la Lune brillante d’une lumière empruntée.

« Par ton décours d’un mois, ô déesse ! mesurant la route de l’année, tu remplis de précieuses moissons les toits rustiques du laboureur.

« Sois consacrée, sous quelque nom que tu préfères ; et cette race antique de Romulus, préserve-la, selon ta coutume, par ton salutaire appui ! »

Dans d’autres occasions, Catulle nous rend l’image de cette poésie grecque mêlée si souvent aux fêtes de la vie privée, au luxe de la richesse. Son chant sur les Noces de Julie et de Manlius devait avoir plus d’une ressemblance avec les épithalames de cette muse lesbienne dont ailleurs il a si bien imité le brûlant délire. Le mètre en est court et rapide, l’expression plus libre que passionnée, la mythologie moins inventive que celle de Sapho. Le poëte invoque ce dieu de l’hymen dont le culte et les symboles, conservés jusque dans la ruine du paganisme, devaient effrayer bientôt les mœurs chrétiennes, ou parfois même les altérer de son hardi mélange dans les pompes nuptiales de quelques riches néophytes : tant une licence consacrée d’âge en âge conservait d’empire !

Chez les Romains et dans les vers de Catulle, cette licence s’égare jusqu’aux plus impurs souvenirs ; et cependant le poëte connaît toutes les grâces, même celle de la pudeur.

« Sans toi, dit-il177, ô hymen ! nulle maison ne peut donner d’enfants, nul père avoir postérité : on le peut avec toi. Qui oserait se comparer il tel dieu ?

« La terre, privée de tes cérémonies saintes, ne pourrait donner de gardiens à ses frontières. Elle le peut, grâce à toi. Qui oserait se comparer il tel dieu ? »

Puis à ces graves paroles en succèdent d’autres, pures du moins et délicates :

« Ouvrez les portes ; la vierge paraît. Vois-tu comme les torches agitent leur flamboyante chevelure ? Mais tu t’arrêtes, et le jour s’éloigne ; avance, nouvelle épouse. Une candide pudeur la retient ; et cependant, docile, elle pleure d’être obligée d’aller plus loin. Mais tu tardes, et le jour s’éloigne ; avance, nouvelle épouse.

« Cesse de pleurer178. Pour toi, jeune vierge ! il n’est pas à craindre que femme plus belle ait vu la lumière du jour sortir du sein de l’Océan.

« Telle, dans le verger à mille couleurs d’un maître opulent, paraît la fleur d’hyacinthe. Mais tu tardes, et le jour s’éloigne ; avance, nouvelle épouse.

« Avance, s’il te plaît, et je le crois ainsi ; et entends nos paroles. Vois-tu comme les torches agitent leur chevelure dorée ? avance, nouvelle épouse. »

Une autre poésie de Catulle, différente par la forme, sur le même sujet, devait, ce semble, reproduire cette pompe musicale et ces chœurs que disposait Pindare. C’est la poésie lyrique en action ; et nulle part, à nos yeux, elle n’aura montré plus de grâce noble et naïve. Rappelez-vous ce que Pindare aimait quelquefois à dessiner dans ses vers, la demeure splendide d’un riche citoyen, les élégants portiques, l’appareil de la fête, la joie des amis et l’empressement de la foule. Ici, soit que l’hommage s’adresse à Manlius et à Julia, ou à d’autres grands noms de la noblesse romaine, on entend aussitôt la voix du chœur de jeunes hommes, auquel répond un chœur de jeunes filles :

« L’étoile du soir approche, ô jeunes gens ; l’étoile du soir, dans l’Olympe, achève à peine de montrer sa lumière si fort attendue. Il est temps de vous lever et de quitter ce riche banquet. La jeune vierge va venir ; le dieu d’hymen va s’avancer. Accours, ô Hymen ! accours, ô dieu de l’hyménée !

CHŒUR DE JEUNES FILLES.

« Voyez-vous, ô vierges, ces jeunes gens ? Levez-vous aussi, quand l’astre de la nuit couronne de lumière le sommet de l’Œta. Voyez comme ils se sont précipités à la hâte. Et pourquoi cet élan rapide ? Ils vont chanter ce qu’il leur est donné de voir. Hymen, ô dieu de l’hyménée ! viens à nous ; Hymen, ô dieu de l’hyménée !

CHŒUR DE JEUNES HOMMES.

« Une palme facile, ô amis, ne se prépare point pour nous. Voyez comme ces vierges pensives ont médité leurs chants ! Et leur effort n’est pas vain : elles disent des choses dignes de mémoire. Et il ne faut s’en étonner, voyant qu’elles y mettent toute leur âme. Nous, notre esprit est d’un côté, et nos oreilles ailleurs. Donc, à bon droit, nous serons vaincus. La victoire veut qu’on travaille pour elle. Ainsi, à cette heure, tenez du moins vos esprits attentifs. Elles commenceront le chant ; et il vous appartiendra de répondre : Hymen, ô dieu de l’hyménée ! viens à nous ; Hymen, ô dieu de l’hyménée !

CHŒUR DE JEUNES FILLES.

« Astre du soir ! quelle flamme se lève plus impitoyable dans les cieux que toi, qui du sein d’une mère peux arracher sa fille, l’arracher aux embrassements dont la mère la retient, et livrer à l’ardeur d’un jeune homme cette vierge pudique ? Que feraient de plus cruel des soldats ennemis dans une ville emportée d’assaut ? Hymen, ô dieu de l’hyménée ! viens à nous ; Hymen, ô dieu de l’hyménée !

CHŒUR DE JEUNES GENS.

« Astre du soir, quel feu brille au ciel plus aimable que toi, qui de ta flamme confirmes les alliances jurées, ce qu’ont promis les hommes, ce qu’ont réglé les pères, ces unions qui ne sont pas scellées avant que ta lumière se lève à l’horizon ? Qu’est-il accordé par les dieux de plus envié que cette heure propice ? Hymen, ô dieu de l’hyménée ! viens à nous, Hymen, ô dieu de l’hyménée !

CHŒUR DE JEUNES FILLES.

« L’astre du soir, amies, a ravi l’une de nous. À ton approche, astre du soir, la garde est toujours vigilante. La nuit cache les voleurs, que toi, dans ton retour, tu surprends les mêmes sous un autre nom.

CHŒUR DE JEUNES HOMMES.

« Il plaît aux jeunes filles de te poursuivre d’une plainte mensongère. Que sera-ce, si elles accusent celui qu’au fond de l’âme elles souhaitent ? Hymen, ô dieu de l’hyménée ! viens à nous ; Hymen, ô dieu de l’hyménée !

CHŒUR DE JEUNES FILLES.

« Telle qu’une fleur solitaire est née dans l’enclos d’un jardin, à l’abri des troupeaux, loin du soc de la charrue, caressée par les souffles de l’air, fortifiée par le soleil, nourrie des eaux du ciel, objet d’envie qu’ont souhaité bien des enfants et des jeunes filles ; et puis, s’est-elle fanée sous le doigt léger qui la cueille, nuls enfants, nulles jeunes filles ne l’ont plus souhaitée : telle la vierge, tant qu’elle reste pure, est chérie des siens. A-t-elle perdu la chaste fleur de sa beauté, elle n’est plus aimable aux yeux des adolescents, ni chère aux jeunes filles.

CHŒUR DE JEUNES HOMMES.

« Telle une vigne qui naît isolée dans une campagne nue, ne s’élève jamais, ne porte jamais de grappes mûres, mais, inclinant sous son propre poids sa tige délicate, touche de sa racine le faîte de ses branches, et n’attire près d’elle nuls laboureurs et nuls troupeaux. La même vigne est-elle unie à l’orme qui la protège bien des laboureurs, bien des troupeaux s’en approchent ; telle la vierge, tant qu’elle reste seule, vieillit sans culture. Mais, lorsqu’elle a trouvé dans la saison naturelle un lien assorti, elle est plus chère à son époux et plus agréable à sa mère. Pour toi, ne Lutte pas contre un tel mari, ô vierge ! Il ne convient pas de repousser celui à qui t’ont donnée le père et la mère auxquels tu dois obéissance. Ne résiste pas à la volonté de tous deux ; avec ta dot, ils ont transmis leurs droits à ton époux. Hymen, ô dieu de l’hyménée, viens à nous ; Hymen, ô dieu de l’hyménée ! »

Il y a sans doute un charme de poésie et même de pureté dans ce second Épithalame, réduit aux chants alternatifs de ces deux chœurs d’élite, qui souvent représentaient la jeunesse romaine aux fêtes des dieux. Quelque chose de la gravité patricienne semble ici modérer la passion, ou la licence de la muse grecque ; mais c’est en oubliant sa gracieuse mythologie. Nul doute cependant que, formé par l’étude de plusieurs âges de la poésie grecque, Catulle n’en ait retrouvé et mêlé habilement les couleurs dans une autre œuvre de son art, dans un autre souvenir qu’Hésiode lui-même179 avait chanté, l’épithalame de Thétis et de Pélée. Depuis Hésiode et depuis Homère, l’art grec avait dû bien des fois reprendre ce souvenir voisin des Argonautes et de la guerre de Troie. Il n’en était pas de plus favorable à la poésie de tradition, à cette toile de Pénélope que tissaient les ingénieux travailleurs d’Alexandrie. Quelques siècles auparavant, Pindare avait dit de Pélée : « Il a vu le cercle magnifique180 où s’étaient assis les rois du ciel et de la mer, faisant apparaître les dons et la puissance qu’ils destinaient à sa race. »

Depuis lors, cette image des noces de Thétis et de Pélée avait souvent occupé la peinture comme la poésie : c’était un des thèmes favoris de l’art grec, aussi familier que le voyage des Argonautes, la vengeance de Médée, ou l’abandon d’Ariane.

La pensée studieuse de Catulle devait en être tentée. C’était, pour la rudesse romaine, une moisson à cueillir dans les champs fleuris de la Grèce. Catulle s’inquiète peu de l’ordre à mettre dans cette richesse, et du soin qui en lierait les diverses parties : il jette des vers admirables de description ou de passion, comme autant de couleurs dérobées aux maîtres de l’art hellénique.

C’est une étude de grand peintre, plutôt qu’une œuvre originale et librement conçue. Concevrait-on autrement que la fable si poétique d’Ariane n’occupe qu’un coin du tableau, et figure dans le récit comme une légende retracée sur les tapisseries qui paraient la salle de noces des deux époux ? Toutefois, dans cette étude même, le poëte romain a trouvé place pour des accents lyriques ; il s’anime du feu d’Homère, et, par une fiction vraiment grande, il transforme la fête qu’il semble décrire. Il fait de l’épithalame une prophétie d’héroïsme et de gloire. Ce sont les Parques présentes à la fête qui chantent l’hymne conjugal :

« Ô soutien glorieux, qui par tes vertus agrandis et protèges la puissance de l’Épire, père illustre par ton fils, apprends ce que les sœurs du Destin mettent au grand jour pour toi ; entends leur véridique oracle.

« Et vous, pour en retracer la suite, courez, fuseaux, courez en tissant vos trames.

« Elle va venir l’étoile du soir, apportant les joies désirées des époux ; elle va venir, avec l’astre favorable, l’épouse qui pénétrera ton âme de son impérieux amour et partagera près de toi la langueur de ton doux sommeil, ses bras gracieux passés sous ton col héroïque. Courez, fuseaux, courez en tissant vos trames.

« Nulle maison jamais ne cacha sous ses toits de telles amours. Nul amour jamais ne réunit deux âmes par un accord tel que le sent Thétis, tel que le sent Pélée. Courez, fuseaux, courez en tissant vos trames.

« Il naîtra pour vous un Achille au-dessus de la crainte, dont l’ennemi ne verra jamais que le front et la poitrine hardie, et qui souvent, vainqueur aux jeux de la course, passera de bien loin les traces enflammées de la biche légère. Courez, fuseaux, courez en tissant vos trames.

« Nul héros ne pourra se comparer à lui dans la mêlée, quand les fleuves de Phrygie déborderont de sang troyen, et que, sous les coups d’une guerre lointaine, le troisième héritier du parjure Pélops ravagera les murs de Troie. Courez, fuseaux, courez en tissant vos trames.

« Ses éclatantes prouesses, ses faits glorieux, souvent les mères les attesteront aux funérailles de leurs fils, alors qu’on les verra laisser flotter sur la cendre leurs cheveux blanchis, et de leurs faibles mains meurtrir leurs seins livides. Courez, fuseaux, courez en tissant vos trames.

« Comme le moissonneur, abattant de sa faux les épis serrés sous un ardent soleil, dépouille les blondes campagnes, il abattra de son glaive ennemi les ce corps des Troyens. Courez, fuseaux, courez en Lissant vos trames.

« À ses grands exploits rendra témoignage l’onde du Scamandre, qui va se verser dans l’Hellespont rapide, par une route rétrécie sous l’amas des cadavres dont le sang par sa main échauffera le lit du fleuve. Courez, fuseaux, courez en tissant vos trames181. »

Avec la majesté de l’hexamètre latin, on sent ici le souffle de la muse grecque, et aussi comme un reste de la barbarie première dans l’image de Polyxène immolée sur le tombeau d’Achille. Mais le génie de Catulle et le caractère de son siècle se marquent surtout dans l’épilogue du poëme. À la tradition poétique, à l’imitation des écoles d’Athènes et d’Alexandrie, succède la douleur d’un citoyen sur les maux et les vices de Rome. C’est presque le langage de Lucrèce, de l’ami de Memmius, retrouvant les fables et les monstres de l’enfer dans les crimes et les souffrances dont était affligée la terre.

« Ainsi prophétisant, jadis les Parques avaient chanté l’heureux hymne du destin de Pélée. Car, dans les chastes maisons des hommes, les dieux alors avaient pour usage de descendre et de se montrer aux yeux mortels, la piété n’ayant pas encore cessé d’être en honneur. Souvent le père des dieux, dans la splendeur du temple, visitant les saints mystères dont les fêtes étaient venues, assista sur la terre à la course des chars. Souvent le dieu du vin, errant au sommet du Parnasse, excita lui-même les bacchantes aux longs cheveux épars, alors que les Delphiens, élancés hors des murs de leur ville, accueillaient le dieu par l’encens de leurs autels. Souvent, aux luttes sanglantes de la guerre, Mars, ou Pallas, ou la vierge Némésis anima de sa présence les bataillons armés. Mais, depuis que la terre s’est imprégnée de meurtres criminels, et que les hommes ont chassé la justice de leurs âmes avides, des frères ont souillé leurs mains du sang de leurs frères. Le fils a cessé de pleurer la mort de ses parents ; le père a souhaité le trépas d’un fils premier-né, pour jouir sans contrainte des attraits d’une jeune marâtre. La mère sacrilège, se prostituant à son fils trompé, n’a pas craint de rendre complices de son crime les dieux domestiques. Dès lors, le bien, le mal, confondus par un malfaisant délire, ont repoussé loin de nous l’attention tutélaire des dieux. Ils ne daignent plus visiter de telles réunions d’hommes, et ne se laissent plus voir dans une pleine lumière182. »

Ce triste retour convient au temps où Catulle vécut, ami de Cicéron et amnistié par César. Mais, entre les rêves sanglants de Catilina et les cruautés des Triumvirs, quelle que fut encore la jeunesse de l’idiome et du génie romain, il n’y avait guère de place pour l’enthousiasme du beau et la puissance des arts. Lucrèce, presque seul, fut inspiré et égaré par ces temps affreux, alors qu’il passait du juste mépris d’un culte aussi corrompu que ses adorateurs à la négation d’une Providence qui permettait tant de crimes, et à l’apothéose du plaisir comme seul dédommagement des misères de l’homme. Mais, pour le génie même, cette veine était étroite et bientôt épuisée. Elle pouvait entretenir, sous quelque obscur abri, le rêveur solitaire, le sage égoïste, au milieu des tumultes de la guerre ou du silence imposé par la proscription. Elle ne réveillait ni le courage actif au bien, ni la pitié pour le malheur, ni l’ambition de la gloire : elle n’aspirait point vers le ciel désert et fermé ; elle ne consolait point la terre ; elle n’était pas plus capable de courageux dévouement que d’indignation vertueuse. Par l’ordre des idées, elle ne parlait point à la foule ; par la disposition même du poëte, elle s’adressait rarement à l’âme, et ne pouvait lui donner ni passion, ni grandeur ; elle n’était pas lyrique. Seulement, il nous reste à chercher ce que deviendra cette poésie, lorsqu’à l’horreur des guerres civiles et de l’anarchie succéderont la modération habile d’un maître et la monotone sécurité d’un long esclavage. Les rudes imitations ou les élans patriotiques des vieux poëtes de la tragédie romaine ne retentiront plus au théâtre, ne plairont plus aux esprits élégants et seront comptés parmi les admirations surannées qu’on reprochait à Cicéron en fait de poésie. La force et la mélancolie de Lucrèce ne se renouvelleront pas, non plus que son audacieuse incrédulité, qui ne sera plus professée dans le sénat par un Jules César.

Mais cette étude profonde de la poésie grecque, ce sentiment du beau qui remonte, non pas au type divin, mais aux copies sublimes de l’art, ce second enthousiasme, né de l’admiration et du goût, continuera de suivre la trace marquée par Catulle. Et, grâce à des jours plus heureux, sans mœurs plus sévères, la poésie lyrique pourra fleurir à Rome. À la passion de la liberté et de la gloire elle viendra substituer le culte de la fortune, l’idolâtrie de la victoire ; puis, par un contraste séduisant et vrai, elle célébrera l’amour du repos, la passion de l’insouciance. Elle profitera de la solitude du forum et de la paix discrète du sénat, pour élever la voix dans cette Rome magnifiquement parée des dépouilles du monde. Ce que les souvenirs mythologiques de la Grèce, les héros fondateurs de ses jeux, les origines fabuleuses de ses cités avaient été pour le grand poëte lyrique de Thèbes, quelques noms glorieux et lointains de l’ancienne Rome le seront pour le chantre du siècle d’Auguste.

Il n’aura pas respiré, il n’aura pas souhaité même l’horizon lumineux du poëte grec, l’âge héroïque de la Muse, les jours à jamais glorieux du triomphe de l’Europe sur l’Asie, de la liberté sur le despotisme barbare. Tel est pourtant le privilège du génie raffiné par le goût, que son nom et ses vers traverseront les siècles et plairont à jamais aux esprits délicats, dans ce monde déjà tant renouvelé et qui change toujours. Mais il faut nous recueillir un peu et bien étudier le prix du naturel dans l’art, pour parler aujourd’hui d’Horace.

Chapitre XVI. §

Horace poëte lyrique. — Son art imitateur et original. Son étude des plus anciens Grecs et son esprit nouveau. Grandeur des sujets. — Timidité des sentiments. — Perfection du style et du goût ; inspiration rare, hors celle du plaisir. — Charme puissant et longue durée de cette poésie.

De toute l’antiquité, Horace est pour nous le plus imposant témoin du génie de Pindare. Il avait sous les yeux et dans la mémoire tous les chants du poëte thébain, tous les modes variés de sa lyre. Peut-être, dès la première jeunesse, les avait-il murmurés sous les platanes de l’Académie d’Athènes, quand le hasard le jeta dans une cause qu’il ne devait pas suivre longtemps. Plus tard, du moins, lorsqu’il voulut être l’artiste de la lyre romaine, comme il s’appelle, Romanæ fidicen lyræ, il médita les harmonieux lyriques de la Grèce avec la même ardeur qu’il étudiait Homère, Archiloque, Platon, et la comédie ancienne et nouvelle. Lui-même, dans une ode admirable de l’ordre critique, si on peut parler ainsi, a dénombré tout ce qu’il avait pu lire de Pindare, trésor en grande partie disparu pour nous, les dithyrambes irréguliers du poëte, ses autres hymnes sacrés, ses élégies, et enfin ses chants pour les vainqueurs dans les quatre grands Jeux de la Grèce. Jamais l’idolâtrie de l’art ne parut plus vive que dans cet hommage au poëte thébain. C’est l’enthousiasme d’un disciple, c’est le ravissement d’un esprit délicat sous l’impression de beautés étrangères qu’il est découragé d’atteindre et dont il n’approche que par l’admiration.

Horace cependant nous apprend quelque part que, de son temps, à Rome le poëte grec avait d’autres émules. « Parlerai-je de Titius, dit-il183, destiné bientôt à retentir dans les bouches romaines, lui qui n’a pas craint d’aborder la pleine source de Pindare, par dégoût des lacs immobiles et des courants ouverts à tous ? » Quel était ce Titius promis à tant de gloire ? Personne n’en a parlé depuis ; et les ravages du temps ne sont pas sans doute la seule cause de cet oubli. Ovide même, le gracieux Ovide, si disposé dans son malheur à l’indulgence ou à l’admiration pour autrui, n’a pas un mot pour Titius.

« Souvent, dit-il184, Properce me raconta ses feux, dans l’intimité du commerce qui nous unissait. Ponticus, célèbre par le vers épique, Bassus par l’ïambe, furent les compagnons de ma vie. L’harmonieux Horace tint mes oreilles attentives, alors que sur la lyre ausonienne il frappait ses vers achevés. Virgile, je n’ai fait que le voir ; et le destin avare a laissé peu de temps Tibulle jouir de mon amitié. Il te succédait, Gallus ! Properce le remplaça ; et, dans l’ordre du temps, je vins en quatrième après eux. »

Ailleurs enfin Ovide, plus malheureux et plus découragé que jamais, semble épuiser, dans une dernière élégie, la suite des grands poëtes dont il se félicite d’être le contemporain, Marsus, Rabirius, Macer, vingt autres encore. Il a même cette fois sur sa liste un poëte lyrique : mais ce poëte n’est pas Titius ; c’est Rufus, nom tout à fait inconnu comme le précédent, et nouvel exemple de l’erreur fréquente des admirations contemporaines.

                                                     Et una
Pindarici fidicen tu quoque, Rufe, lyræ185.

Ainsi, sous ce règne d’Auguste, si favorable aux arts, dit-on, dans cette heureuse maturité de l’idiome et du génie romain secondée par la paix de l’empire, chez ce peuple où se réfléchit alors le génie de la Grèce, parmi des conditions tout à la fois d’affinité naturelle et d’imitation, la poésie lyrique, cette belle parure du théâtre d’Athènes et des fêtes d’Olympie, cette voix antique de la religion et de la patrie, n’eut qu’un seul interprète, plus ingénieux que grand, plus ami du plaisir que de la vertu, de la fortune que de la gloire.

La cause en est facile à trouver dans l’histoire morale et civile de la société romaine. Jamais époque ne fut moins faite pour l’enthousiasme. On peut rêver à plaisir le pouvoir absolu ; on peut le prétendre un mal nécessaire, dans certain état du monde. On l’a vu quelquefois personnifié dans un héros puissant sur l’imagination des peuples. Rien de tel ne se rencontre sous la domination d’Octave, ni dans le génie des temps où il a régné. Ces temps étaient marqués par une affreuse corruption où la cruauté s’alliait à la mollesse. Octave lui-même, durant son partage du Triumvirat, avait été complice et quelquefois principal auteur de barbaries et d’iniquités dont il hérita seul. Le mépris des anciennes mœurs dans ce qu’elles avaient eu de simple et d’austère, la dérision de toute croyance à la loi morale, le recours suprême à la force, l’ambition impitoyable dans les chefs, toutes les convoitises serviles, le parjure, la perfidie, la bassesse dans les instruments, c’était le spectacle qu’avait eu devant les yeux le jeune Octave ; c’était l’école où il se forma pour l’empire. La profonde hypocrisie dont il couvrit d’abord la seule passion honorable de son âme, son alliance avec les meurtriers de César jusqu’à l’heure de les combattre, plus tard sa complaisance aux cruautés d’Antoine, son profit dans les crimes d’autrui, et son art d’épuiser tous les avantages de la proscription et de la violence avant de revenir à quelque ombre de justice et d’humanité, rien de tout cela sans doute n’était fait pour attirer sur son nom le respect et l’amour.

On avait pu sentir l’effroi devant Octave. On le conçoit même : sous la dépravation d’un culte qui plaçait dans les cieux les forfaits et les vices, la foule pouvait être tentée de voir un dieu dans un si méchant homme. Mais ce qui doit étonner la raison, c’est que des hommes nourris aux grandes traditions de la Grèce, de pénétrants et gracieux génies aient été les chantres de cette apothéose, aient consacré par leurs louanges ce que flétrissaient leurs maximes.

Alexandre, mêlant à une véritable grandeur d’âme et à des actions incomparables quelques accès de fureur, avait vu autour de lui le silence, même sur sa gloire ; et son règne, marqué par autant de fondations que de conquêtes, n’avait pas su produire un grand poëte, un grand historien. Octave, cruel sans passion, souillé de crimes et de perfidies dans la jeunesse, sans grandeur dans la victoire et portant même dans la politique moins de génie que d’astuce, fut célébré par les plus rares esprits de son temps et transformé par leurs louanges, au point d’avoir ébloui et en partie trompé le jugement de l’avenir. Il est certain que, grâce à cette illusion de la poésie, Octave Cépias déguisé en Auguste n’a plus été pour la postérité le sanglant triumvir, et que cette erreur ou cet oubli commença même sous son règne.

On ne peut l’expliquer que par la dégradation même des mœurs romaines, l’abaissement et la dureté des âmes. Des actes odieux d’Octave, des actes de tyran ou plutôt de bourreau, en souillant ses mains, ne flétrirent pas son nom, et n’empêchèrent pas que, lorsque son ambition assouvie se contenta de l’obéissance, sans prendre les biens et la vie, une acclamation de reconnaissance s’éleva presque dans tout l’empire. L’histoire nous transmet à cet égard un témoignage populaire que, bien des siècles après, la flatterie savante renouvelait pour Richelieu. « Auguste, dit Suétone, monté sur une galère, traversant le golfe de Naples et longeant la ville de Pouzzoles, fut salué de tous les points du rivage par les passagers et les matelots d’un navire venu d’Alexandrie, qui, tous couronnés de fleurs, s’écriaient, au milieu de l’encens des sacrifices : Par toi, César, nous vivons ; par toi, César, nous naviguons ; par toi, César, nous sommes libres et riches. »

L’adulateur moderne qui renouvelait ce souvenir pour l’inexorable cardinal, ajoutait : « Aux paroles de ces hommes obscurs, proférées sans contrainte et sans flatterie, César fut si touché que, par comparaison, il comptait pour peu les plus honorifiques décrets du sénat, les noms inscrits des nations subjuguées, les trophées qu’on lui élevait et ses propres triomphes. »

On le croira sans peine : le pouvoir d’Octave était fondé sur la réalité de la dictature et l’apparence de la démocratie. Par l’extension illimitée du droit de suffrage et la substitution des tribus aux centuries, il avait, sur la trace de Marius et de César, noyé la liberté sous le nombre, abaissé le patriciat après l’avoir proscrit, et substitué au vœu libre des citoyens les clameurs serviles de la foule. Cela, sans doute, n’aurait pas dû absoudre la domination d’Auguste aux yeux du philosophe, et encore moins du partisan de l’ancienne république ; mais le poëte pouvait prendre cette joie ou cette ignorance publique pour une excuse des louanges qu’il prodiguait à l’ancien prescripteur, dont lui-même n’avait éprouvé que les bienfaits.

On peut croire cependant que pareil hommage ne s’était pas fréquemment renouvelé pour Auguste : car l’empereur, alors vieux et malade, en parut charmé et voulut récompenser un si bon exemple. Il distribua des pièces d’or à toute sa suite, en faisant promettre à chaque courtisan d’employer ce qu’il recevait en achats de marchandises d’Alexandrie.

C’était, comme on le voit, à l’égard de ces étrangers sujets de Rome, le procédé dont usèrent les empereurs envers les habitants de Rome, panem et circenses. Et bientôt les plus méchants empereurs allaient satisfaire d’autant mieux à ce besoin que leurs crimes et leurs vices seraient des fêtes populaires, et que dans le meurtre et la spoliation des anciennes familles ils trouveraient aisément de quoi gratifier le peuple et l’armée. Octave lui-même en avait donné l’exemple. Avec les triumvirs, il avait proscrit pour confisquer, et confisqué pour donner. Mais, quand il se vit seul maître survivant, sans complice ni rival, il cessa des violences dont il eut porté seul le blâme ; et ses cruautés anciennes s’oublièrent, sous l’allégement du joug et l’abaissement continu des âmes.

L’extinction du sentiment moral dans la foule, la peur et l’égoïsme, voilà le secret de l’apothéose d’Octave par la voix de Virgile et d’Horace et jusqu’au milieu de l’exil d’Ovide. Mais la faiblesse d’âme n’élève pas le génie. Ne cherchez pas l’enthousiasme lyrique dans les hymnes dont Auguste est le dieu.

C’est assez d’avoir pu rallier à ce nom, par un art délicat et charmant, les images de la poésie grecque et jusqu’au souvenir de l’antique vertu romaine. Le lyrique romain n’a pas la candeur de Pindare, quoi qu’il en ait parfois la majesté. Vous n’avez pas oublié le poëte de Thèbes préludant pour le roi de Syracuse : « Hymnes qui régnez sur la lyre, quel dieu ou quel héros allons-nous célébrer ? » Le reste est du même ton. La flatterie s’efface dans la gravité religieuse du témoignage. Il n’en est pas ainsi du poëte romain. Il semble presque se jouer de tout ce qu’il invoque :

« Quel homme, ou quel héros, ou quel dieu choisis-tu de célébrer, ô Clio, sur la lyre ou sur la flûte guerrière ? De qui la folâtre image de la voix redira-t-elle le nom, sur les hauteurs ombragées d’Hélicon, ou sur le Pinde, ou sur le frais Hémus ? »

Mais il faut quelque chose de plus grave aux oreilles romaines que cette mythologie pittoresque, et le poëte reprend alors :

« Que dirai-je avant la louange tant répétée du Père souverain, qui régit les choses humaines et divines, l’Océan, la terre et le monde, dans l’ordre varié des saisons, immortel principe, d’où ne sort rien de plus grand que lui, et près de qui ne s’élève rien de semblable ou d’approchant. Après lui, toutefois, Pallas a les premiers honneurs. »

Ce qui manque au poëte de crédulité naïve et religieuse, il le remplace par une raison plus haute, par cette noble et précise image, sinon du Dieu unique, au moins du Dieu suprême. Sous cette invocation, quelques vers à Bacchus, Diane, Apollon, Hercule, et aux enfants de Léda, ne sont qu’un jeu de son art imité des Grecs ; mais il semble presque un Romain d’avant l’empire lorsqu’il s’écrie :

« Après les dieux186, dirai-je Romulus, ou le règne paisible de Numa, ou les faisceaux superbes de Tarquin, ou le noble trépas de Caton ?

« Régulus, et les deux Scaurus, et Paul Emile, prodigue de sa glorieuse vie devant le Carthaginois vainqueur, voilà ce que ma reconnaissance redira dans des vers célèbres, et avec eux Fabricius ;

« Et lui, et Curius aux cheveux hérissés, la rude pauvreté les enfanta pour la guerre, sur le petit domaine et près du foyer de leurs pères. »

Le poëte d’Auguste n’a pas craint ces grandes images, usurpées par l’empire avec l’ancienne gloire de Rome.

« Comme un arbre s’accroît par le cours insensible du temps, ainsi grandit la renommée de Marcellus ; l’astre des Jules brille entre tous les astres, comme la a lune parmi tous les feux inférieurs du ciel.

« Père et gardien de la race humaine, fils de Saturne ! à toi les destins ont confié la tutelle du grand César : règne, avec César au-dessous de toi.

« C’est lui qui, soit qu’il ait traîné à son légitime triomphe les Parthes menaçants pour Rome, ou sur la rive orientale les Sères et les Indiens, régira de ses lois équitables le vaste univers. Toi, de ton char redouté lu ébranleras l’Olympe ; toi, sur les bois sacrés qu’on profane tu lanceras les foudres vengeurs. »

Cette seconde place, que tout à l’heure le poëte n’admettait pas dans le ciel après le dieu suprême, il la réserve pour Auguste ; et il la lui donne sur terre, au nom des glorieux souvenirs de Rome, dont il l’entoure.

Horace se faisait le chantre d’Auguste, comme Simonide ou Pindare avait été celui du roi de Syracuse. Mais cette fois l’éloge était plus difficile, et demandait plus de choix et d’art. Il fallait oublier beaucoup de la vie première d’Auguste ; et ce qu’on pouvait louer dans la suite avait plus d’utilité que d’éclat : c’était le repos dans la servitude. L’esprit merveilleux d’Horace se joua de cet obstacle. Il vit dans Auguste le maître habile et modéré d’un peuple trop corrompu pour être libre ; et il servit de ses louanges ce maître, dont il recevait les bienfaits.

Succédant à l’anarchie de la guerre civile et à la licence cruelle du triumvirat, Octave, parmi ses soins réparateurs, avait compris le culte des dieux. « J’ai, dit-il lui-même dans le sommaire de sa vie, rétabli, à titre de consul et par décret du sénat, quatre-vingts temples dans Rome. » Une autre phrase dénombre les temples qu’il fit bâtir, les lieux nouveaux qu’il consacra dans l’enceinte du Capitole et du palais ; et on ne peut douter, à travers les lacunes des Tables d’Ancyre, que le même zèle n’ait réparé bien d’autres anciens monuments religieux de l’Italie, puisqu’on voit Auguste noter dans un autre passage de cette inscription le soin qu’il avait eu, même dans la Grèce et dans l’Asie, de rendre à tous les temples dépouillés pendant la guerre leurs ornements et leurs richesses.

À l’appui de cette piété politique, nous avons encore un témoignage de Tite-Live, parlant de la victoire d’un général romain, Cossus. Il le croit consul, sur la foi de César Auguste, le fondateur ou le restaurateur de tous les temples, qui, dans sa visite du temple de Jupiter Férétrius, dont il releva la ruine amenée par le temps, avait lu ce nom, disait-il, sur la cuirasse de lin formant partie du trophée élevé par le vainqueur :

« Je me serais cru presque sacrilège187 », s’écrie l’historien flatteur, « de ne point laisser à Cossus, en preuve de ses glorieuses dépouilles, l’attestation de César, le fondateur du temple même. »

De tels souvenirs, un tel langage, suffisent à nous montrer quel prestige de grandeur et de respect public pouvait encore, dans les mœurs romaines, s’attacher au zèle affecté d’Auguste pour effacer une des traces de la violence et de l’incurie destructive reprochées à la guerre civile. Le disciple de la Grèce et d’Épicure dira sur le ton de Pindare :

« Les crimes de tes aïeux, ô Romain, tu dois les expier, même sans être coupable, jusqu’à ce que tu aies réparé les temples, les demeures croulantes des dieux et leurs images souillées de poudre.

« En te faisant petit devant les dieux, tu commandes aux nations : c’est là le principe de tout ; là tu dois tout ramener. Les dieux, mis en oubli, ont frappé de grands malheurs la déplorable Hespérie.

« Déjà deux fois Monésès, deux fois la troupe de Pacorus brisa nos efforts mal propices ; et elle triompha d’ajouter à ses petits colliers une nouvelle proie.

« Rome, obsédée de séditions, faillit être détruite par le Dace et l’Éthiopien, l’un redoutable par sa flotte, l’autre plus puissant par ses flèches rapides.

« Le siècle coupable a profané d’abord le mariage, la famille, le foyer. Jaillissant d’une telle source, le mal s’est répandu sur le pays et sur le peuple.

« La vierge nubile apprend avec joie les danses a ioniennes ; elle assouplit son corps avec art ; déjà, dans un âge tendre, elle médite d’incestueuses amours.

« Bientôt elle cherche de jeunes adultères à la table même de son mari ; et elle ne choisit guère à qui a elle accordera quelque furtive faveur, quand on emporte les flambeaux.

« Mais, sur un signe impérieux, elle se lève, non sans la complicité d’un époux, à l’appel de quelque commerçant, ou de quelque armateur d’une nef espagnole achetant la honte d’autrui.

« Elle n’était pas née de semblables parents cette jeunesse qui rougit la mer de sang carthaginois, et abattit Pyrrhus, le grand Antiochus et l’implacable Annibal.

« Elle était la mâle postérité de rustiques soldats, accoutumée de retourner la glèbe sous les hoyaux sabins, et, au gré d’une mère sévère, d’emporter à dos un faix de bois coupé, à l’heure où le soleil allongeait l’ombre des montagnes, et ôtait le joug aux bœufs fatigués, en amenant, avec son char qui se retire, le temps du repos.

« Quelles ruines ne fait pas le temps destructeur ! a Le siècle de nos pères, pire que nos aïeux, nous a produits plus méchants encore, pour donner une descendance plus vicieuse que nous188. »

Quelle que fût la bonne intention d’Horace pour la gloire d’Auguste, peut-on, dans le tour original même de cette ode, ne pas apercevoir ce qui manquait à cette gloire ? Le début est noble et grave, comme une strophe du poëte thébain ; mais bientôt le spectacle vrai du temps va démentir l’illusion ou l’effort du poëte. Il peindra de vives couleurs la corruption romaine ; et, singulier hasard ! ce petit tableau d’impudence conjugale qu’il trace en quelques vers, cette femme qui se lève de table, à l’ordre du riche et du puissant, non sans la connivence du mari, rappellera trait pour trait une anecdote de la vie d’Auguste189, du pieux réformateur qu’Horace avait entrepris de célébrer.

La vraie beauté de cette ode, c’est même, dans la bouche du chantre épicurien de l’empire, le retour aux grands souvenirs de la liberté romaine, à cette vaillante jeunesse née de soldats laboureurs ; c’est, avec une admirable concision, l’abrégé des victoires de la république ; puis la dernière strophe semble aujourd’hui pour nous une prédiction trop vraie arrachée au poëte, comme à ce prophète de l’ancienne loi qui maudit en voulant bénir. Ce progrès en mal d’une génération sur l’autre, cette enchère de perversité dans les âges qui devaient suivre, de César à Auguste et d’Auguste au dernier des Césars, n’était-ce pas l’horoscope de l’empire et la fatalité de cette puissance sans droit et sans barrière ?

Parfois Horace est plus ouvertement flatteur, et il ose célébrer Octave comme le héros de Rome. Mais, alors même, un retour enjoué sur lui-même vient corriger la monotonie ou le mensonge de la louange. L’hymne commencé n’est plus qu’une chanson, et le poëte, un ami du repos et du plaisir qui rend grâce au protecteur de la paix publique. Cet art ingénieux est tout entier, ce semble, dans une ode à la plèbe de Rome, à cette multitude dont César était aimé et que nourrissaient ses successeurs.

« Celui qui naguère, à l’exemple d’Hercule, ô peuple, allait, dit-on, chercher la gloire au prix de la mort, César, de la rive espagnole, revient vainqueur dans ses foyers.

« Que l’épouse heureuse d’un époux sans égal vienne à sa rencontre, après les sacrifices aux dieux, et avec elle la sœur de l’illustre chef, et, sous une parure de pieuses bandelettes, les mères des jeunes filles et des jeunes hommes sauvés par sa victoire ! Vous, ô jeunes gens, et vous, jeunes filles qui connaissez l’hymen ! évitez toute plainte de mauvais augure.

« Ce jour, vraiment jour de fête pour moi, doit emporter les noirs soucis. Moi, je ne craindrai ni trouble ni mort violente, alors que César gouverne la terre.

« Va chercher des parfums, enfant ! et des couronnes, et du vin qui date de la guerre des Marses, si quelque amphore a pu échapper aux courses de Spartacus.

« Va dire à la chanteuse Néère qu’elle se hâte de nouer sa chevelure parfumée de myrrhe ; si l’odieux gardien de sa porte te fait attendre, reviens vite.

« Les cheveux grisonnants modèrent la vivacité des esprits et l’humeur querelleuse. Je n’aurais pas souffert cela dans le feu de la jeunesse, sous le consulat de Plancus190. »

Le poëte était-il vrai tout à l’heure, dans sa triomphale apothéose du vainqueur de l’Espagne ? Je veux le croire ; mais il faut convenir que bien vite, des pieuses actions de grâce de Livie et d’Octavie, il descend à la chanteuse Néère et à son portier. Cela nous dit que le temps et le sujet de l’enthousiasme lyrique étaient passés. Et cependant un merveilleux esprit d’imitation rendra parfois cet enthousiasme au poëte, mais à condition d’être un moment tout à fait Hellène et de traduire ces modèles dont il était ravi. Nous avons en grec la brusque entrée d’un dithyrambe : À moi, Bacchus ; à moi de chanter ; à moi d’errer sur les montagnes, en y sacrifiant avec les naïades ! Horace refait l’hymne entier :

« Où m’entraînes-tu191 plein de toi, Bacchus ? Dans quelles forêts, dans quels antres s’envole mon âme transformée ? Dans quelles grottes entendra-t-on mes préludes associant aux astres et aux conseils de Jupiter la gloire éternelle de l’illustre César ? Je vais dire une chose grande et nouvelle, que n’a dite aucune autre bouche. Comme, du haut des collines, la bacchante sans sommeil regarde au loin l’Hèbre, la Thrace blanchie sous les neiges et le Rhodope foulé d’un pied barbare, ainsi, qu’il m’est doux de m’égarer admirant les rivages et le bois solitaire ! Ô maître des naïades et des bacchantes, dont les fortes mains brisent les plus hauts frênes, je ne dirai rien de petit ou de faible, rien qui soit d’un mortel. C’est un doux péril, ô Bacchus, de suivre le dieu qui ceint sa tête du pampre verdoyant. »

Ce sont les fêtes, ou plutôt c’est la poésie de la Grèce qui respire dans ce caprice savant d’Horace ; c’est la veillée des bacchantes d’Euripide : on voit les mille bras qui ont saisi la tige du frêne et l’ont arrachée de la terre. Dans l’accent le plus vrai de son délire, Horace imite cette fois encore Pindare, sans atteindre à sa sobre gravité. Pindare en effet se bornait à dire : « Une parole immortelle, c’est une parole bien dite. »

Horace, dans son orgueil poétique, affecte plus d’ivresse. Mais qu’est-ce autre chose qu’un artifice de langage, un jeu de celui qui se vante d’avoir assoupli le premier les chants éoliens à la cadence des mètres italiques ? Cette fois il imite le délire des orgies de la Thrace, comme ailleurs il imitera les écarts du poëte thébain et les épisodes jetés dans ses hymnes. Il ne lui suffit pas, en effet, pour flatter Auguste, de redire sans cesse la paix de l’Italie, le temple de Janus fermé, et le repos du laboureur sous la garde toute-puissante de César : le poëte aspire plus haut. On lui demande, pour un des héritiers de l’empire, pour un des fils de Livie, cette gloire des armes qui avait fait la grandeur de Rome. Drusus, celui que l’espérance trompée du peuple romain avait regardé comme un libérateur futur, venait d’écraser quelques peuplades demi-sauvages des Alpes germaniques, aux portes de l’Italie. Horace, par l’ordre d’Auguste, va grandir cet exploit pour en faire un titre à la famille impériale :

« Les barbares ont compris ce que pouvait une âme, fi une nature nourrie dans un fortuné sanctuaire, et le pouvoir du cœur paternel d’Auguste sur les jeunes Nérons.

« Les braves naissent des braves et des bons : dans les taureaux et les coursiers se conserve la vertu des pères ; et ce n’est pas l’aigle belliqueuse et qui engendre la colombe timide.

« Le travail vient ensuite accroître la vigueur native. Une saine culture fortifie les âmes ; quand les mœurs manquent, les mieux nés se déshonorent par des fautes. »

Ce ne sont pas cependant les odes politiques et religieuses d’Horace qui pour nous signalent le poëte que le monde lettré lira toujours. Lui-même192, se promettant une gloire sans terme, associait la durée de ses chants à celle du culte de Vesta et des processions du pontife montant au Capitole. C’était trop peu dire. Le polythéisme a péri comme l’empire. Le faux enthousiasme dont Horace les avait flattés l’un et l’autre serait devenu bien froid pour l’avenir, sans le charme philosophique mêlé par le poëte à ses flatteries mêmes. Le prestige éternel d’Horace, c’est la peinture attachante de l’homme, et l’instinct poétique dans la vie privée.

Pour éblouir et pour émouvoir, pour plaire à l’imagination, parfois même pour élever et fortifier l’âme, il n’a pas besoin des souvenirs de Delphes et d’Olympie, ni de ces fêtes romaines qu’il avait sous les yeux. Un salut d’allégresse à l’ami longtemps exilé qu’il revoit, un adieu plus tendre à l’ami qui s’éloigne, une consolation au malheur, un conseil à la prospérité, un éloge, une plainte, un lieu commun de prudence mondaine, sont pour cet heureux génie autant d’inspirations originales. Créateur de l’ode philosophique sans théâtre et sans appareil, inventeur d’une poésie concise comme la pensée, brillante comme la passion, il a trouvé ce qui charmera toujours les esprits délicats, quels que soient les changements extérieurs du monde. Il a touché le fond du cœur de l’homme, non par les plus grands côtés, il est vrai, mais par des points sensibles qui ne peuvent s’effacer. Assez ami du courage et de la vertu, par imagination au moins, ami plus efficace du bon sens, du désintéressement, des désirs modérés, il représente la moyenne de l’humanité, et par là peut-être il instruit mieux qu’un précepteur plus sévère.

Sans doute, en écartant des poésies lyriques d’Horace ce que le temps a convaincu de mensonge, ce qui blesse la pudeur, ce qui touche moins la raison que les sens, on réduit beaucoup ce précieux écrin de purs et limpides diamants, trésor de l’art hellénique retravaillé par le génie romain. Mais il ne reste rien que d’exquis pour le goût et la vivacité des couleurs : il n’y manquerait pas même l’enthousiasme, le mens divinior, ce qu’Horace demandait au poëte, et ce qu’il a trouvé pour lui-même, parfois sans y prétendre. De là le jugement du critique ancien qui nous dit : « Des a poëtes lyriques, Horace est presque le seul digne d’être lu ; car il s’élève par moment, il est plein d’enjouement et de grâce, et, dans la variété de ses images et de ses expressions, il déploie la plus heureuse audace. Si vous voulez citer un autre nom, ce sera celui de Cæsius Bassus, que nous avons connu naguère ; mais il est aujourd’hui bien dépassé par des génies encore vivants. »

Flatteuse espérance, que les contemporains ne se refusent pas, qui vaut mieux que les détractions de l’envie, mais qui souvent ne trompe pas moins ! Après Horace, en effet, à peine verrons-nous briller quelque lueur du génie lyrique sous la forme païenne ; et il faudra le renouvellement, d’abord de la croyance, puis des races humaines, pour que, de siècle en siècle, se ranime la poésie.

Chapitre XVII. §

Derniers chants du polythéisme romain. — Pervigilium Veneris. — Sénèque. — Stace.

Parmi les derniers et trop rares débris de la poésie lyrique chez les Romains, il faut placer un poëme, de date incertaine peut-être, d’origine mélangée, et décelant, sur un même sujet et sur un sujet populaire, la touche reconnaissable de deux époques : c’est le Pervigilium Veneris, la Veillée des fêtes de Vénus. Quelques traits, en effet, de l’hymne qui nous est parvenu sous ce titre, et en particulier le refrain du chœur :

Cras amet qui nunquam amavit !
Quique amavit cras amet !

sont du meilleur goût de langue et de poésie, et semblent appartenir à l’âge de Catulle et d’Horace. Mais, d’autre part, des surcharges de style, de fausses couleurs et quelques expressions douteuses renverraient l’ouvrage aux temps de décadence. Delà, le jugement hardi d’un moderne, qui a vu deux œuvres distinctes dans le texte conservé : une première œuvre antique, pure, délicate, n’offrant que la fleur du sujet, vingt-deux vers en tout ; puis une refonte, une paraphrase, formant le reste du poëme et pouvant s’en détacher. Il faut avoir l’oreille et la main bien sûres, pour faire ainsi les parts dans un monument antique. Nous ne l’essayerons pas, tout en supposant volontiers le poëme altéré et interpolé, précisément parce qu’il était populaire et plus d’usage que le Carmen sæculare d’Horace.

Que le fond du poëme soit de date ancienne, comment pourrait-on en douter, après la magnifique invocation de Lucrèce à Vénus, mère des fils d’Énée, mère du peuple de Mars, et en songeant à ce temple qui lui était consacré dans Rome au-dessus de l’amphithéâtre, à cette statue de Vénus armée, à cet attribut si étranger au dogme mythologique des Grecs, et qui, pour ainsi dire, la personnifiait romaine ?

Il serait bien peu vraisemblable que, dès le temps où ces images étaient incessamment sous les yeux des Romains, la fête de Vénus, placée par la tradition à une des époques les plus riantes de l’année, à la saison des belles nuits et des aurores matinales, n’ait pas été embellie du charme des vers, ou même qu’on n’ait eu, pour célébrer ces gracieux souvenirs, que quelque vieux débris du rituel païen.

L’influence si naturelle des mœurs sur le culte devait, avec le progrès de la grandeur et de la politesse romaines, accréditer de préférence les autels de la déesse dont César prétendait descendre.

J’imagine donc que, pendant ces fêtes de Vénus où Pline le Naturaliste commençait à deux heures de nuit sa journée de travail, les temples, les bois sacrés des villes d’Italie, retentirent souvent de quelques strophes de l’hymne qui nous est parvenu, sans doute altéré par le temps, et moins peut-être par l’imagination de la foule que par le savoir prétentieux de quelque lettré :

« Qu’il aime demain, celui qui n’a jamais aimé ! et celui qui a déjà aimé, qu’il aime encore demain !

« Voici le printemps nouveau, le printemps harmonieux, la renaissance du printemps pour le monde. Au printemps, les amours sont d’intelligence ; au printemps, les oiseaux s’unissent, et la forêt, avivée par des pluies fécondes, déploie sa chevelure. Demain celle qui unit les amours entre les ombrages des arbres formera des huttes de verdure avec des branches de myrte entrelacées ; demain Dioné donne des lois du haut de sa couche de reine.

« Qu’il aime demain, celui qui n’a jamais aimé ! et celui qui a déjà aimé, qu’il aime encore demain !

« Alors, d’un effluve des cieux et d’un globe d’écume, l’Océan, au milieu des troupes bleuâtres et des chevaux à deux pieds, fit sortir Dioné.

« Qu’il aime demain, celui qui n’a jamais aimé ! et celui qui a aimé, qu’il aime encore demain !

« C’est elle qui de l’éclat des fleurs peint l’année purpurine, elle qui, sous l’haleine du zéphir, soulève le sein gonflé de la terre en moelleux tapis, elle qui disperse ces ondes de rosée limpide que laisse le souffle de la nuit, larmes radieuses dans leur chute tremblotante.

« Qu’il aime demain, celui qui n’a jamais aimé ! et celui qui a aimé, qu’il aime encore demain !

« La déesse elle-même a dit à ses nymphes d’entrer dans le bois sacré de myrtes. L’enfant accompagne les jeunes filles ; mais, on ne peut croire que l’amour soit au repos, tant qu’il porte ses flèches. Allez, nymphes ! il a déposé ses armes : l’Amour est au repos. Il lui est ordonné d’aller désarmé, afin que de son arc, de sa flèche, de ses feux, il ne fasse nulle blessure.

« Qu’il aime demain, celui qui n’a jamais aimé ! et celui qui a déjà aimé, qu’il aime encore demain ! Vénus, ô Diane ! envoie vers toi des vierges touchées de la même pudeur. Nous ne demandons qu’une seule grâce, disent-elles, ô vierge de Délos ! que le bois ne soit pas ensanglanté par les chasseurs ! Vénus te prierait de venir toi-même, s’il était séant à ta virginité de voir, pendant trois nuits, des confréries en fête courir dans les bocages, entre des guirlandes de fleurs et des cabanes de myrte. Ni Cérès, ni Bacchus ne manque, ni le dieu des poëtes. Ils sont retenus ici. Toute la nuit sera célébrée par des chants. Que Dioné règne dans les forêts ! toi, déesse de Délos, cède la place !

« Qu’il aime demain, celui qui n’a jamais aimé ! et celui qui a déjà aimé, qu’il aime encore demain !

« La déesse a prescrit de tenir séance sur un lit de fleurs d’Hybla. Elle-même prononcera les arrêts ; les Grâces l’assisteront. Hybla, épandez toutes les fleurs qu’apporte l’année ; Hybla, brisez les corolles des fleurs dans toute la vallée de l’Etna. Là seront les filles des champs et les filles des montagnes, et celles qui habitent les forêts, les bois sacrés, les collines. La mère de l’enfant ailé a ordonné la présence de toutes : et elle ordonne aussi aux jeunes filles de ne croire en rien l’Amour.

« Qu’il aime demain, celui qui n’a jamais aimé ! et celui qui a déjà aimé, qu’il aime encore demain !

« C’est Vénus qui a conduit dans le Latium les descendants des Troyens, et a donné à son fils pour épouse une jeune fille de Laurente, et bientôt à Mars une vierge pudique enlevée du sanctuaire. C’est elle qui a fait les noces du peuple de Romulus avec les Sabines, d’où elle a tiré les Rhamnes et les Quirites, et pour postérité de Romulus, le père et la génération des Césars.

« Qu’il aime demain, celui qui n’a jamais aimé ! et celui qui a déjà aimé, qu’il aime encore demain ! »

À travers nos suppressions, ce petit monument d’ordre composite ressemble à ces œuvres d’architecture étayées et retouchées à des époques diverses. Quelques parties conservent une grâce antique : le reste a pris le faux goût de chaque mode passagère, et contracté les vices du temps. Que devenait Rome, en effet, après Auguste ? et quel ferment de poésie, quelle étincelle d’enthousiasme pouvait-elle garder, parmi les folies de la toute-puissance et les abjections de la foule ? Ce n’était pas sans doute que la passion et le luxe des arts fissent défaut dans Rome ; mais cette passion était désordonnée ; ce luxe infâme, cruel, meurtrier. Le poëte lyrique du temps, ce fut Néron, chantant du haut d’une tour la ruine de Troie, à la lueur de l’incendie qu’il avait fait allumer dans Rome. Les fureurs de ce hideux artiste plaisaient à l’imagination corrompue des Romains : et, comme jadis la pompe lyrique et musicale avait été, dans Athènes délivrée, l’inspirante apothéose des exploits héroïques, elle était aujourd’hui, dans le cirque et les jardins de César, le poison excitant de la rage et du meurtre. Car les arts qui parlent aux sens peuvent être pervertis, s’ils ne remontent sans cesse à la source divine de l’âme ; et l’image impérieuse du beau moral les protège autant qu’elle les élève. Loin de ce tumulte impur des fêtes de Néron, si l’âme poétique palpitait encore, c’était dans quelques vers obscurs et mélancoliques de Perse, mort à trente ans, ou dans quelques indiscrets élans de Lucain, tué, plus jeune encore, par la tyrannie qu’il avait cru pouvoir impunément flatter.

Un autre martyr du même temps, un autre témoin des règnes de Claude et de Néron, Sénèque, dans la variété de ses ambitions et de ses talents, n’eut-il pas quelque lueur de poésie lyrique ? Philosophe avec plus d’imagination que de force d’âme, il devait se plaire et d’abord s’appuyer quelque peu à ces arts élégants, préludes et distractions d’une cour homicide. Tacite193 a peint cette soirée du palais impérial, où le jeune Britannicus, sommé par pénitence de chanter à haute voix, commence un cantique d’allusion à sa chute et à ses malheurs, peut-être quelque fragment imité d’Euripide, quelque myriologue d’Astyanax sur lui-même. L’émotion des auditeurs est extrême, dans la liberté de l’ivresse ; et Néron, qui a compris la plainte, n’a plus qu’à l’étouffer par une prompte mort.

Sénèque, écrivant les Troades, pouvait-il oublier cette scène de famille, plus terrible que les fictions tragiques ? Elle nous explique la mélancolie profonde de quelques accents, le pathétique de quelques pensées, dans ces drames attribués à l’infortuné précepteur de Néron, dans ces œuvres déclamatoires qui certainement ne parurent pas sur le théâtre romain. Vous y sentez, non l’image des temps héroïques, mais l’oppression de l’empire. Le chœur est une voix gémissante qui témoigne du danger des grandeurs, du besoin de l’obscurité, sous la tyrannie. De là, quelques paroles d’une tristesse vraiment poétique, dans la tragédie de Thyeste :

« Est roi celui qui ne craint pas, est roi celui qui ne forme pas de désir. Cette royauté, on se la donne à soi-même. Monte qui voudra sur le faîte, sur le sommet glissant de la cour ! Moi, que je me rassasie de repos ! que, sous un humble abri, je jouisse de la paix ! que ma vie s’écoule en silence ignorée des citoyens ! Et lorsque ainsi mes jours auront passé sans bruit, que je meure vieillard plébéien ! Le poids de la mort est lourd à celui qui, trop connu de tous, meurt sans se connaître lui-même. »

Rien de moins fécond et de plus monotone que cette passion du repos et de l’oubli sur la terre, quand elle ne se tourne pas en aspiration vers le ciel. Là où seule elle domine, l’enthousiasme de l’art s’éteint, comme celui de la vertu. Ainsi mourait le génie romain, glacé par la terreur et avili par la servitude. Il n’est pas sans intérêt cependant de le voir jeter encore quelque éclat poétique, quand il se reprend aux grands souvenirs qui avaient autrefois fait battre de nobles cœurs.

Le poëte qui eut le malheur d’être accueilli par Domitien, et dont les vers, dans leur énergie monstrueuse, ont emprunté quelque chose à la folie du pouvoir qu’ils adulaient, a trouvé de purs et derniers accents pour honorer la mémoire de Lucain et célébrer dans la maison de sa veuve l’anniversaire de sa naissance. C’était peut-être sous le règne si court de Titus, dans cette trêve d’un moment accordée par l’empire. Plusieurs règnes avaient passé, depuis Néron et ses nombreuses victimes. On avait vu s’élever ensemble ou se succéder Galba, Othon, Vitellius, Vespasien, si glorieux pour Rome, et cruel seulement pour Helvidius, le fils adoptif de Thraséas. Les amis du poëte Lucain, ceux qui dans l’étude des lettres cherchaient encore la liberté, le culte des vertus anciennes et l’espoir de l’avenir, sont réunis à Rome près de la veuve du poëte, restée fidèle à son nom et à son amour. C’est devant elle qu’est célébrée la naissance de celui qu’elle pleure :

« Nous chantons Lucain194 ; prêtez-nous favorable silence : c’est ici votre jour, ô Muses ! soyez-nous propices, alors que celui qui vous entraîna par le double charme de l’éloquence et des vers, le maître sacré des cantiques romains, est célébré.

« Heureuse et trop fortunée région, qui vois à la surface de l’Océan les derniers pas du soleil incliné, et entends frémir la roue de son char abaissé dans les flots, toi, Bétique ! dont les moelleux tissus défient l’art d’Athènes inspiré par Minerve, tu peux te vanter de Lucain ! Tu peux t’enorgueillir de lui, plus que d’avoir donné Sénèque au monde, ou d’être mère de l’aimable Gallion. Que le fleuve Bétis élève juste qu’aux cieux ses ondes plus illustres que celles du Mélès ! Et toi, Mantoue, ne prétends pas être sa rivale. À peine était-il né, et, rampant sur terre, avait-il jeté un faible cri, que dans son sein Calliope le reçut, et dépouilla pour la première fois le long deuil d’Orphée : Enfant, dit-elle, consacré désormais aux Muses, et bientôt supérieur aux poëtes antiques, ce ne sont ni les fleuves, ni les bêtes féroces, ni les forêts gétiques, que tu remueras de ta lyre ; mais les Sept Collines, le Tibre du dieu Mars, les chevaliers et le sénat vêtu de la pourpre, tu les entraîneras par l’éloquence de ton chant. »

Le poëte alors rappelait ces premiers essais de Lucain qui lui valurent la jalousie de Néron, et ce poëme inachevé qui lui mérita la mort.

« Enhardi par le feu de la jeunesse, bientôt, s’écriait-il, tu diras les champs de Philippe blanchis sous les ossements italiques, et la bataille de Pharsale, ce coup de foudre entre les exploits du vainqueur divinisé, et Caton, grand par la sainte liberté, et Pompée, ce chef populaire. »

La Muse prolonge en vers élégants cette apothéose du poëte, et n’est arrêtée que par ses larmes, à la pensée du tyran qui l’a frappé. Mais alors même Stace, reprenant avec une verve plus simple, trouve de belles et dernières paroles vraiment dignes de la lyre.

« Ô toi, dit-il, soit que, porté à travers les cieux sur le char de la gloire, à la hauteur où montent les grandes âmes, tu dédaignes la terre et te ries des tombeaux, soit que tu habites, aux bords élyséens, le bocage de paix où s’assemblent les guerriers de Pharsale, et que les Pompée et les Caton accompagnent ton noble chant ; soit que, fière et sacrée, ton ombre ignore le Tartare, et que tu entendes de loin les supplices des méchants, et n’aperçoives que derrière toi Néron, pâle sous le regard irrité de sa mère, apparais-nous dans ton éclat ! et, à la voix de Polla, obtiens, je t’en supplie, un jour, par la grâce des dieux infernaux… loin d’ici la mort ! ici la source d’une vie toute puissante. Que le deuil affreux s’éloigne ! Que sur le visage coulent des larmes douces enfin, et que la douleur, devenue triomphale, adore maintenant tout ce qu’elle avait pleuré ! »

À ce dernier écho des fables païennes, mêlé d’une tristesse plus sérieuse, celle de l’esclavage, il est temps d’arrêter les souvenirs de la lyre antique, et de chercher ailleurs une autre inspiration.

Deuxième partie. §

Chapitre XVIII. §

Ère nouvelle. — Ses commencements au milieu de l’ancien monde. — Poésie des liturgies chrétiennes. — Lyrisme populaire et lyrisme savant.

L’Évangile nous montre plus d’une fois les apôtres, à l’issue de leurs premières réunions, chantant un hymne avant de se séparer. Le proconsul de Bithynie, Pline le Jeune195, dans sa lettre à Trajan sur les chrétiens, qu’il a interrogés par la torture et fait conduire à la mort quand ils refusaient d’abjurer, après avoir noté le secret de leurs assemblées et l’innocente sobriété de leurs repas, a soin d’ajouter, d’après leurs déclarations, qu’ils chantent en chœur un hymne au Christ, comme à un Dieu.

À ce témoignage des persécuteurs on peut joindre celui d’un chrétien du premier siècle, dont une phrase, conservée par Eusèbe comme indice de l’antiquité du dogme, en atteste aussi la commémoration sous forme lyrique et musicale. Les cantiques », dit Caïus, suivant la version grecque d’Eusèbe, et tous les chants des frères écrits dès l’origine par quelques-uns des fidèles célèbrent le verbe de Dieu, le Christ, en le nommant Dieu lui-même. » Beaucoup de ces chants, première effusion de la foi populaire, ont péri sans doute par les précautions mêmes dont cette foi s’enveloppait ; mais la part de la poésie, dans le culte nouveau, n’est pas douteuse. Ainsi toujours monta vers Dieu la prière publique. Comme pour approcher de l’autel le prêtre idolâtre s’était paré d’un vêtement plus précieux et avait ceint sa tête de bandelettes, de même il avait relevé son langage par le mètre et l’harmonie. Le culte mosaïque n’était que chant et poésie. La pureté chrétienne, plus contemplative, ne pouvait négliger cette puissance du rhythme, ce concert des voix, qui parle le mieux aux âmes et semble à la fois les dominer et les unir.

Seulement elle n’y mêlait plus rien de sanglant et de profane. Elle n’avait plus de victime que la divine Eucharistie ; elle n’aurait plus permis, même à titre de symbole, ces danses réputées religieuses où se plaisaient des peuples sensuels et guerriers. La marche lente d’une procession pieuse, la blancheur des vêtements, la vapeur de l’encens, le son mesuré des voix, la douceur poétique des paroles et par-dessus tout l’enthousiasme des âmes, la vénération du récent martyr, l’aspiration aux mêmes souffrances, faisaient la grandeur de la liturgie nouvelle.

La trace de ces influences se retrouve dans quelques débris des anciens offices de l’Église grecque. Vers la fin du second siècle, on chantait, aux prières du soir de la réunion chrétienne, un hymne cité plus tard, en preuve de l’antique foi au Saint-Esprit, comme au Verbe divin : « Gracieuse lumière de la sainte béatitude196, Fils du Père immortel, céleste et bienheureux, ô Christ ! venus, au coucher du soleil, devant la clarté affaiblie du jour, nous célébrons le Père, le Fils et l’Esprit-Saint de Dieu ; car il sied bien de te célébrer, à toutes les heures, par le concert des voix, ô Fils de Dieu, toi qui donnes la vie. »

Au quatrième siècle, saint Basile nommait comme auteur de cet hymne le martyr Athénagène, qui périt dans la persécution de l’empereur Sévère. Une autre tradition désignait Sophronius, patriarche de Jérusalem. Mais la véritable inspiration de telles paroles, c’était la foi même de la foule, et ce sentiment qui faisait dire à saint Basile : « Il a plu à nos pères de ne pas recevoir en silence le bienfait de la lumière du soir, mais, quand elle paraît, de rendre grâces. Quel est l’auteur de cet hymne qui retentit lorsque les lampes s’allument ? Nous ne pouvons le dire. Le peuple répète des paroles antiques, et jamais on ne soupçonne d’impiété ces foules qui s’écrient : Nous louons le Père, le Fils et le Saint-Esprit de Dieu. Vous tous qui connaissez l’hymne d’Athénagène, cet adieu qu’il laissait à ses compagnons au moment de les quitter pour s’élancer dans la flamme, vous connaissez aussi la croyance des martyrs sur l’Esprit-Saint ! »

Quoi qu’il en soit, cette mélopée religieuse et populaire, qui remplaçait pour les affiliés du christianisme tant d’autres plaisirs de l’imagination, tant d’autres attraits des yeux et du cœur, dut avoir une grande puissance dans l’Église et dans la famille. Aussi, de bonne heure, la science s’en occupa comme l’instinct populaire. Clément d’Alexandrie, ce chrétien érudit qui mêlait à la tradition hébraïque une vaste connaissance de la philosophie et de la poésie grecques, composa dès le second siècle des hymnes à la fois dogmatiques et familiers. Un de ces hymnes, qu’il cite dans son livre du Pédagogue comme une leçon à donner aux néophytes, se rapproche un peu de la simplicité monotone de nos litanies :

« Frein des jeunes chevaux indociles197, aile des oiseaux qui ne s’égarent pas dans leur vol, vrai guide des enfants, pasteur des brebis royales, réunis tes fils innocents, pour qu’ils louent dans leur piété et chantent avec candeur de leur bouche ingénue le Christ conducteur de l’enfance !

« Roi des saints ! Verbe tout-puissant du Père suprême, maître de la sagesse, soutien des travaux, possesseur de l’éternité, Sauveur de la race humaine, Jésus, pasteur, laboureur, gouvernail et frein, aile céleste du saint troupeau, pêcheur d’hommes pour leur salut ! toi qui, de la turbulence de la mer et de la fureur des flots, retires les poissons purs séduits par une douce aurore, conduis-nous, Pasteur du troupeau spirituel ! conduis-nous, saint roi de la chaste enfance ! ô toi, vestige du Christ, voix céleste, verbe éternel, temps infini, lumière continue, source de piété, règle de vertu, vie sainte des adorateurs de Dieu, Christ Jésus, lait céleste répandu des mamelles de la grâce divine, c’est-à-dire des sources de la sagesse ! nous, petits enfants, nourris de la rosée de cette mamelle spirituelle, chantons ensemble de simples louanges, des hymnes véridiques au Christ-Roi ! En retour de la doctrine de vie, chantons ingénument le petit Enfant tout-puissant ! Chœur pacifique, né du Christ, peuple modeste et sage, chantons ensemble le Dieu de la paix ! »

À côté de ces mètres faciles, l’instinct du premier prosélytisme multipliait des hymnes plus simples encore à la Trinité sainte, au Christ et surtout à la Vierge. C’étaient des proses semblables pour la rudesse aux chants des bas siècles de Rome. Cette harmonie des Hellènes, si mélodieuse dans ses formes les plus connues, si complexe dans la variété de ses strophes, se réduisait à de simples versets de longueur à peu près égale. Mais, dans cette perte de l’art et de sa gracieuse élégance, on sent parfois encore palpiter l’âme poétique :

« Toi qui reçus la salutation de l’Ange et enfantas le Créateur198, ô Vierge ! sauve ceux qui t’adorent.

« Ton autel, ô mère de Dieu, est apparu comme le lieu de guérison de tous les maux et l’asile des âmes affligées.

« Qui s’est réfugié vers ton temple, ô mère de Dieu ! et n’a pas éprouvé soudain un allégement de l’âme et du corps ?

« Ô Dieu de miséricorde, invoqué par les saints et par les chœurs des anges, soyez adouci pour moi par l’intercession de votre mère !

« Salut, Vierge propitiatoire au monde ! salut, source de la manne divine, langue d’or de la lumière céleste, épouse de Dieu !

« Ô Vierge, qui as enfanté le Sauveur et le maître du monde, supplie-le de sauver nos âmes ! »

Il y a loin sans doute des accents uniformes de ce cantique naïf à la scène merveilleuse où la chaste Diane, consolatrice d’Hippolyte mourant, reçoit et lui rend ses adieux. Mais pourtant, quelle dignité dans ce langage encore, quelle simplicité douce et tendre ! Cet hymne à la Panagia, cet hymne avec ses variantes, tel qu’à travers la barbarie et l’esclavage il s’est conservé sous la tente du berger, dans les forêts du Klephte, à bord de la frêle barque du pêcheur, et tel qu’il se murmure encore dans les pauvres villages des Grecs d’Asie, n’est-il pas, pour vous, le gage saint et touchant de la durée vivace de ce peuple opprimé ! Ne peut-on pas appliquer ici à la tradition lyrique du génie grec ce qu’on a dit de la race même ? Le voyageur, sur le seuil de huttes à demi ruinées, à travers quelque chemin défoncé de la Morée, reconnaissait parfois, dans de pauvres jeunes femmes asservies à quelque tâche grossière, la stature et la beauté de ces filles de la Grèce retracées sur les bas-reliefs antiques, telles qu’elles avaient paré les fêtes des dieux. Ne retrouve-t-on pas également ici, sous les humbles refrains de la prière chrétienne, un souffle du génie qui dans ces mêmes fêtes avait animé jadis la voix et la lyre ?

Avec la liberté du christianisme devait s’accroître, non pas la poésie des âmes religieuses, mais celle du culte, la pompe et l’éclat du chœur, l’ordonnance des voix qui se distribuaient le chant des hymnes. Il se conservait de plus, comme un reste des temps de persécution et de solitude, certaines prières assignées à diverses heures du jour. C’était le chant par lequel l’ardent initié marquait et soutenait son œuvre. La prière du matin, celle de la troisième heure du jour, celle du soir, semblaient autant de degrés de cette vie laborieuse toujours aspirant à Dieu et à la vertu. La solennité de la prière publique était plus expressive encore, entre le prêtre, le diacre, le chœur, le peuple, les catéchumènes. Dans la messe grecque dite de saint Jean Chrysostome, la liturgie formait un drame lyrique, où, pendant la prière à demi-voix récitée par le prêtre, la voix du peuple éclatait par cet hymne :

« Dieu saint qui reposes dans le sanctuaire199, chanté trois fois par les séraphins, glorifié par les chérubins, et adoré par toute vertu céleste ! toi qui du néant as élevé toute chose à la vie, ayant créé l’homme à ton image et à ta ressemblance ! toi qui donnes, quand on les demande, la sagesse et l’intelligence ! toi qui ne méprises pas le pécheur, mais, pour le sauver, lui accordes la pénitence, et nous as prescrit, à nous, tes faibles et indignes serviteurs, de venir à cette heure devant la gloire de ton saint tabernacle et de t’apporter l’adoration qui t’est due, ô toi, Seigneur ! accueille de notre bouche pécheresse l’hymne trois fois saint, et pardonne-nous nos fautes irréfléchies ou volontaires. »

Dans cette forme du divin sacrifice, après la prière des catéchumènes, au moment où le prêtre prenait la céleste offrande, le diacre disait : « Vous tous, catéchumènes, sortez ; qu’il ne reste pas un seul de vous ! et nous, fidèles, prions et prions encore dans la paix du Seigneur. » Et alors s’élevait cet hymne de reconnaissance :

« Nous te rendons grâces, Seigneur, Dieu des vertus ! de nous avoir jugés dignes d’assister, aujourd’hui même, près de ton tabernacle, et de supplier la miséricorde pour nos péchés et pour les ignorances du peuple. Accueille notre prière, ô Dieu ! et nous que tu as appelés à ton service, fais-nous, par la vertu de l’Esprit-Saint, des cœurs sans reproche et de toute et innocence, qui puissent t’invoquer en tout temps, en tout lieu, afin que, nous écoutant, tu nous favorises au gré de ton infinie bonté ! »

Venait ensuite l’hymne des chérubins, cri populaire et prolongé dont retentissait l’église, pieuse extase d’une foule fidèle qui semblait imiter et croyait entendre le concert même des cieux saluant le Créateur. Quand le culte même était si poétique, quand la prière publique était un hymne et l’auditoire une assemblée de néophytes enthousiastes, aisément devait renaître et se détacher de la foule une poésie plus haute et vraiment inspirée. Ce fut un des caractères de l’Église grecque. Surnommé le théologien de l’Orient, Grégoire de Nazianze en est aussi le poëte. On ne saurait étudier dans toute leur étendue le sujet et la forme de ses chants, sans être frappé de l’affinité naturelle qui, à des époques éloignées, sous des conditions sociales fort différentes, a souvent réuni dans la même personne, pour la même croyance et pour les mêmes admirateurs, le prêtre, le philosophe et le chantre lyrique.

Déjà nous avaient apparu ces sages de la haute antiquité, ces physiciens spiritualistes de la Grèce ancienne, qu’Aristote nomme théologiens, et qui, tels que les fabuleux Orphée, Linus, Musée, et plus réellement Parménide, Empédocle, célébraient en vers leurs dogmes sur la formation du monde, leurs ravissements d’amour au spectacle de la nature, et les recommandations morales qu’ils adressaient à l’homme. D’autre part, à l’autre extrémité du champ qu’a parcouru l’esprit humain, dans une durée de deux mille ans, des bords de l’Asie Mineure et de l’Europe orientale à l’Italie deux fois couronnée par les arts, nous verrons s’élever cette grande physionomie du Dante, sur le tombeau duquel l’admiration des contemporains écrivit pour suprême éloge :

Theologus Dantes, nullius dogmatis expers.

C’est dans l’intervalle des premiers jours de la prédication évangélique à l’avènement de l’Homère chrétien, que parut l’effusion lyrique de la loi nouvelle, depuis ces hymnes murmurés dans les cénacles chrétiens de Bithynie, jusqu’aux cantiques savants de quelques pontifes d’Alexandrie, de Constantinople ou de Ptolémaïs, et depuis ces proses mesurées, dont le chant ravissait le jeune Augustin, jusqu’à ces hymnes latins, mais à demi barbares, inspirés encore dans quelque église d’Italie, au milieu de la croissance des idiomes nouveaux et la veille peut-être du baptême de Dante.

Nul doute que, dans la Grèce indigène ou transplantée, de Corinthe à Alexandrie, d’Antioche aux sept villes aperçues par l’apôtre, le génie même de la langue grecque, excité par le zèle religieux, n’ait singulièrement multiplié les chants à l’honneur du culte chrétien, de ses dogmes, de ses fêtes, de ses martyrs.

À part même le service de l’autel, c’était presque toute la littérature du peuple chrétien, le lien des confréries secrètes ou publiques, l’encouragement des fidèles, le triomphe dans les délivrances, l’œuvre d’émulation poétique dans la lutte contre les écoles païennes après la persécution sanglante.

Cette destination nouvelle, cet emploi public et privé de la poésie et du chant, donnait un intérêt de plus à l’antique tradition du génie grec ; et lorsque Julien, dans sa haine de sophiste comme de fanatique contre les chrétiens, imagina de leur interdire l’enseignement des lettres et l’étude publique des monuments de l’antique poésie, cette jalouse prohibition ne fil que précipiter dans les canaux de la foi nouvelle les flots harmonieux de l’idiome hellénique.

Ce fut alors qu’un rhéteur célèbre de Béryte et de Laodicée, devenu prêtre de l’Évangile après la mort d’une femme qui lui laissait un fils né comme lui pour l’enthousiasme et les arts, employa son ardeur, sa facilité de génie à dépouiller, pour ainsi dire, l’ancienne imagination grecque au profit d’une autre croyance, se servant de chacune de ces belles formes de l’art païen, comme d’un vase précieux qu’il dérobât pour y verser le vin nouveau de la foi.

Ainsi, dit-on, il entreprit de composer, à force de studieuses réminiscences, un Homère chrétien, un Pindare chrétien, et même un Ménandre chrétien, par une pieuse imitation des grâces de langage, et de la tendresse naturelle au style de l’amant de Glycère. Le temps n’a pas conservé ces œuvres d’industrie littéraire, et pour nous il importe peu, car l’intention même était un démenti à la vérité de l’art. Si, par un minutieux travail appliqué à des productions du génie auxquelles contribue la matière, une œuvre du pinceau est parfois, de nos jours, détachée de la toile usée ou du bois vermoulu qui en avait reçu l’empreinte, et si elle est adroitement déposée, par écailles légères, sur un fond nouveau qui la conserve, pareil procédé ne va pas aux œuvres divines de la parole humaine. On ne peut ainsi les transposer, car en elles rien n’est corps : elles sont un idéal qui sort de l’aine et parle aux âmes ; elles ne sauraient servir à exprimer un autre enthousiasme que celui qui les a fait naître. Vouloir, par un calque minutieux et servile, prendre les images et les couleurs de Pindare ou de Sophocle afin d’en couvrir la simplicité évangélique, c’était un faux travail, un sacrilège pour le goût plus encore que pour la foi.

Mais un meilleur dessein de ce même sophiste grec et de son fils, des deux Apollinaire et de leurs disciples, c’était de vulgariser dans la langue grecque le génie hébraïque, d’où sort, en partie, le christianisme même ; c’était d’enrichir la Grèce, en lui apportant un nouveau reflet des couleurs et des feux de l’Orient. Traduire les chants du Psalmiste, non plus en prose littérale, comme avaient fait les premiers interprètes alexandrins, mais en vers ; et, sans rechercher avec un laborieux archaïsme les anciennes images de la poésie grecque, la forcer elle-même à recevoir, en se troublant quelque peu, ce torrent de hardiesses étrangères, c’était là, ce semble, une bien autre variante pour la lyre, un rajeunissement plus naturel et plus vrai pour cette imagination érudite qui se recopiait sans cesse elle-même depuis les Callimaque et les Apollonius de Rhodes.

Aussi cette version des psaumes hébreux en hexamètres grecs, plus originale que les créations factices d’Alexandrie, a-t-elle survécu à travers les temps et la barbarie. On la lisait autrefois, dans l’Orient chrétien ; et on peut la lire aujourd’hui, et reconnaître, sous la mesure trop uniforme de l’hexamètre, l’originalité affaiblie, mais présente d’un modèle inimitable. Si en effet ce rhythme pompeux, que l’ancienne poésie grecque a rarement fait servir à l’inspiration lyrique, est loin de pouvoir, aussi bien que l’impétueuse diversité du dithyrambe, suivre tous les mouvements de la muse hébraïque et s’élancer ou se briser comme elle, il nous semble cependant que cette paraphrase est encore toute frémissante d’une poésie qui doit tenir beaucoup du texte hébreu. La prose seule de saint Jérôme, cette prose latine d’un Dalmate naturalisé en Orient, cette prose savante encore, mais qui est comme forcée et emportée par la violence du souffle qu’elle voudrait contenir, nous étonne davantage et nous fait croire par moment que nous entendons la voix du Psalmiste interdite à notre ignorance.

Toutes ces magnifiques images, ces secousses de la pensée, ces élans de tendresse ou de douleur, ces dialogues de Dieu avec l’âme et de l’âme avec elle-même, toutes ces surprises, toutes ces épouvantes du drame lyrique de David, ne se retrouvent pas sans doute dans les hexamètres d’Apollinaire ; et cependant là même, ces belles hymnes, dont les premiers versets latins sont, pour ainsi dire, le titre vulgaire connu de ceux même qui ne le comprennent pas : Quare fremuerunt gentes ? — Cervus ut ad fontem ; — Super flumina Babylonis sedimus et flevimus, cum recordaremur Sion ; — Lauda, Jerusalem, Dominum ! ces refrains religieux de l’univers chrétien conservent un éclat, une force de beauté, dont semble parfois s’étonner la langue grecque, et qui lui vient comme une grâce nouvelle, étrange et un peu sauvage.

Sous l’influence qui multipliait ces échos de la lyre hébraïque, le savant pontife de Constantinople, Grégoire de Nazianze, entreprit de célébrer dans des hymnes du même rhythme lent et grave, d’abord les dogmes du christianisme, puis les craintes, les espérances, les joies et comme les passions de l’âme chrétienne.

Certes, ce beau génie d’une époque de décadence, cet orateur qui, s’il est permis de mêler deux termes contraires, nous semble un Isocrate passionné, se laisse entraîner parfois, dans ses discours mêmes, à des mouvements d’une vivacité presque lyrique : témoin ses adieux à sa tribune patriarcale de Constantinople, à son peuple, à son auditoire, au sanctuaire qu’il a défendu, aux fidèles qu’il a charmés, à la terre, au ciel, à la Trinité même. Mais, lorsqu’à l’éclat de la faveur publique, ou même de la disgrâce célèbre encore et bruyante, eut succédé pour Grégoire de Nazianze l’obscurité de la retraite, non plus l’humilité volontaire au milieu d’un palais, mais la solitude de la cellule et du désert, ce fut sous d’autres formes plus graves que dans sa tristesse parut toute son âme de poëte.

Avec l’attrait de curiosité qui nous fait épier et réunir les mille rayons épars, à longues distances, dans les vastes cieux de l’imagination, il nous serait aisé d’apercevoir un rapport d’émotions entre ces élans de mystique amour et les prières de plus d’un pieux sectaire moderne. Si je voulais, par exemple, comparer quelque chose aux chants rêveurs du mélancolique Cowper, dans sa vie de contemplatif et de pénitent, à ses hymnes d’Olney, je relirais les poésies du solitaire retiré au village d’Arianze, et j’y trouverais, non pas la magnificence, mais la douce gravité du génie lyrique. Je croirais entendre, non l’hymne triomphal d’un martyr, mais la voix solennelle du prêtre consécrateur.

Tel est, par exemple, ce chant où, dans l’hexamètre de l’Hymne à Jupiter du philosophe Cléanthe, Grégoire énonce la vérité sublime et touchante, et, comme disait un Père de l’Église, la tendresse intérieure renfermée dans le théisme chrétien. Mais il ne faut pas oublier qu’ici l’effusion même de la croyance était une arme de défense, et une réponse à la doctrine d’Arius.

« Chantons d’abord le Fils200, dans notre saint respect, pour le sang expiateur de nos fautes. Il est besoin que même le mortel vienne au secours des cieux, devant la langue insensée qui fait outrage à la Divinité, en nous dégradant aussi nous-mêmes. Rien n’existait, avant le Père souverain. Il renferme tout en soi. Rien de plus grand que le Père. Du grand Dieu le Père est né le Verbe, le Fils éternel, image archétype, essence égale à son auteur ; car la grandeur du Fils est la gloire du Père, et il a brillé d’une gloire telle que la conçoit le Père seul, ou celui qui resplendit égal au Père. Il n’est en effet rien qui approche de la Divinité. »

Ne diriez-vous pas, à ce langage, qu’une nouvelle poésie, méditative et profonde, semblable au regard mélancolique du solitaire penché sur l’abîme, sortait des obscurités mêmes de la foi chrétienne ? Nous entendons encore retentir dans notre mémoire quelques vers harmonieux d’Horace sur la primauté de Jupiter par-dessus tous les dieux :

Quid prius dicam solitis Parentis
Laudibus ? etc.
Unde nil majus generatur ipso,
Nec viget quidquam simile aut secundum.

L’expression en est grave et noble, et rachète un moment les doutes du poëte épicurien et les puériles crédulités de la foule. Mais, s’il y a là quelque chose pour la raison philosophique, pour la conception spéculative de l’essence divine, il n’y a rien pour le cœur ; rien de cette touchante médiation et de cette mystérieuse unité qui fait quelque peu comprendre la Divinité, par l’infini même des différences que sa miséricorde a comblées pour l’homme, en s’assimilant, par une naissance humaine, à l’être faible et déchu qu’elle voulait sauver.

Nous ne discutons pas ici ces contrastes donnés par la foi même, ce chaos de grandeur et de misère. Mais comment ne pas voir avec surprise le magnifique idiome de Pindare et de Sophocle se pliant à ces nouveautés étranges pour lui, et les parant encore de sa grâce poétique ? Ainsi, dans des hymnes sans exemple, rêveurs et dogmatiques, pleins d’imagination et de foi, le christianisme était chanté par le solitaire, comme il était fixé par les conciles et consacré sur les autels.

Après le Père et le Fils, Grégoire de Nazianze célèbre l’Esprit-Saint, et en même temps leur triple essence avec l’enthousiasme d’un poëte et la précision d’un docteur.

« La raison éclairée201, dit-il, remonte à l’Être qui n’a pas eu de commencement ; mais elle ne scinde pas la Divinité. Elle veut que lu aies un seul maître, et non plusieurs à adorer. De l’Unité sort la Triade, et de la Triade l’Unité ; non pas de la même manière que la source, le ruisseau, le fleuve, ne forment qu’une seule onde chassée en trois jets différents sur la terre ; non pas comme la flamme du bûcher s’en détache et revient s’y réunir ; non pas comme la parole s’élance de l’esprit, et pourtant y demeure ; non pas comme des eaux frappées par les traits du soleil jaillit une splendeur réfléchie sur les murailles, çà et là mobile, qui fuit au moment d’approcher, et se rapproche à l’instant où elle va fuir.

« La nature de Dieu n’est pas changeante, ne se dissipe pas, pour se rassembler ensuite. La consistance immuable est l’attribut de Dieu. La Triade que j’adore n’a qu’une même force, une même pensée, une même gloire, une même puissance. Par là son unité ne s’écoule jamais, possédant une incomparable grandeur dans l’harmonie de sa divine essence. Voilà ce qu’à mes yeux la Trinité même a dévoilé de splendeurs, derrière les ailes célestes et le voile divin du temple, sous lequel est cachée la souveraine nature de Dieu. S’il y a quelque chose de plus visible pour les chœurs des anges, c’est la Trinité qui le sait. »

Si, dans ce qui touche aux vérités de la religion, l’imagination de saint Grégoire est sévèrement contenue par sa foi, il n’en trouve pas moins dans la philosophie même qui s’attache au christianisme un essor nouveau pour la poésie, une sorte d’élévation métaphysique et rêveuse bien rare dans l’antiquité, et qui tient lieu parfois de l’enthousiasme poétique non moins rare parmi nous. Là, en effet, où le ciel est moins beau, la nature moins riche, la vie moins extérieure et moins libre, la cité moins retentissante de fêtes et de triomphes, l’homme moins jeune, moins ardent, moins passionné de patrie et de gloire, la voix la plus expressive, n’ayant pas pour s’animer les grands spectacles du dehors, aura besoin des méditations les plus intérieures de l’âme ; et l’élévation, la contemplation abstraite et lyrique devra naître surtout de la solitude.

À ce titre, et dans cet ordre de sentiments, ce que le poëte thébain avait peine à rencontrer au travers de l’éclat des fêtes, ce que le voluptueux Horace cherchait encore moins, sera dans la poésie le feu sacré de l’évêque des premiers temps. Il méditera sur l’âme. À côté du dogme qu’il définit avec scrupule et crainte, il osera davantage dans cette métaphysique qu’il a reçue de Platon et que la religion permet en la sanctifiant. Il la confondra presque dans la même croyance, l’embrassera du même amour ; et une veine inconnue d’émotion et de poésie naîtra de ce culte de l’âme, qui n’est pas l’orgueil idéal du stoïcien s’égalant à Dieu, mais qui se compose de foi, d’amour et d’espérance. Voici ce langage nouveau : « L’âme est un souffle de Dieu ; elle a, quoique céleste, admis le mélange de l’élément terrestre, lumière enfouie dans un antre obscur, mais divine et immortelle. »

Parmi bien d’autres effusions poétiques de Grégoire de Nazianze, toutes pleines de l’esprit, souvent des expressions littérales de l’Écriture sainte, se rencontrent aussi de véritables hymnes, offrandes de l’évêque à son église, ou pieuses exclamations de sa solitude. Telle est cette courte invocation à Dieu :

« Ô toi, supérieur à tout202 ! car de quel autre nom est-il permis de te saluer ? Comment la parole le louera-t-elle, toi qui es ineffable ? Comment l’esprit te verra-t-il ? car tu ne saurais être saisi par aucune intelligence. Tu es seul inexprimable, toi qui as créé tout ce que la parole exprime ; tu es seul impossible à connaître, toi qui as créé tout ce que perçoit l’intelligence. Toutes choses parlantes ou muettes te célèbrent ; toutes choses intelligentes ou non le rente dent gloire.

« Toutes les misères, toutes les douleurs s’adressent à toi ; tous te supplient. Tout ce qui songe que tu existes élève, même dans le silence, un hymne vers toi. Seul tu es immuable : tout vers toi se précipite ; tu es la fin de tout, tu es unique. Tu es toutes choses, et tu n’es aucune de ces choses. Tu n’es pas l’unité, tu n’es pas le tout. Toi qui as tous les noms, de quel nom t’appeler, être ineffable ? Mais ces voûtes au-dessus des nuages, quel esprit olympien pourrait les pénétrer ? Sois-nous propice, ô toi, supérieur à tout ! car de quel autre nom est-il permis de te saluer ? »

Il y a dans la gravité laborieuse de ces vers, dans ces distinctions subtiles peut-être, qui sont comme les degrés d’une réflexion plus profonde, il y a dans ce travail de méditation un accent vrai d’enthousiasme, une ardeur et une souffrance de foi qui persuade. Cet effort désespéré, cet élancement de l’âme et du langage, pour pénétrer les cieux, à la poursuite du Dieu qu’on adore, fait penser à la phrase tombée de la rêverie mélancolique de Pascal : Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraye » ; mais là je crains d’avoir surpris, dans la contemplation même, le trouble involontaire du doute ; ici je sens la certitude et la consolation de la foi, sous l’obscurité et l’impuissance des paroles.

Cet hymne toutefois, en lents hexamètres, peut n’avoir été que la prière propre, l’action de grâces solitaire de l’ancien évêque, au lever du jour, dans son petit village d’Arianze. Mais un autre hymne au même Dieu a dû, par la rapidité du mètre et la simplicité des images, se mêler dans le culte public aux chants populaires de l’Église.

« Donne-nous203 de te célébrer, immortel roi ! donne-nous de te chanter, roi et seigneur ! par qui viennent les hymnes, par qui l’adoration, par qui les chœurs des anges, par qui l’infinie durée des siècles, par qui resplendit le soleil, et s’accomplit le décours de la lune, et reluit la grande beauté des astres, par qui l’homme ennobli a reçu le privilège de connaître le divin, en étant lui-même un être raisonnable.

« Tu as créé toutes choses, donnant à chacune sa place, et les gouvernant toutes par ta providence.

« Tu as produit au dehors le Verbe ; et la création a existé.

« Le Verbe est Dieu. Il est ton Fils, car il est de la même nature. Il est en honneur égal au Père ; car il a ordonné toutes choses, pour régner sur elles. Mais, enveloppant aussi toutes choses, l’Esprit-Saint, qui est Dieu, les maintient par sa sagesse. Je te nomme la Trinité vivante, seul et unique monarque ! essence inaltérable, nature sans déclin et sans commencement, substance inexplicable, inaccessible pensée de la sagesse suprême, inébranlable vertu des cieux, invisible lumière qui vois tout et à qui nulle profondeur n’est cachée, de la terre jusqu’à l’abime !

« Ô Père, sois-moi propice ; donne-moi d’observer toujours ce grand culte ; écarte loin de moi les fautes, le en épurant ma conscience de toute mauvaise pensée, afin que je rende gloire à Dieu, levant vers lui des mains innocentes, que je bénisse le Christ, et qu’agenouillé, je le supplie de me recevoir pour serviteur, quand il viendra comme roi.

« Ô Père, sois-moi propice, pour me faire trouver miséricorde et grâce. À toi la gloire et la reconnaissance, à travers le temps infini ! »

Là aussi, sans doute, la précision du dogme, la mystérieuse hauteur des termes sacrés dominent, à travers l’éclat des images. C’était la loi de cet âge du christianisme, l’esprit de la religion même accueillie par l’ingénieux enthousiasme de ces Hellènes d’Asie. Ils aimaient, dans la ferveur de leurs cantiques, à ne point séparer de l’hommage au Très-Haut la sévère justesse de langage qu’avait prescrite le concile de Nicée, et que rendaient plus précieuse et plus inviolable la haine des dissidents et les persécutions tour à tour infligées ou souffertes.

Dans sa fidélité à la rigueur du dogme, la parole du poëte n’en était que plus puissante sur ces foules chrétiennes qui peuplaient la Grèce orientale, les îles de la mer Égée et toute l’Asie Mineure. Partout, de Constantinople au village d’Arianze, chez ces artisans laborieux des villes que saint Basile nous montre si intelligents de la parole sainte et si curieux des merveilles de la nature, dans ces bourgades hautes semées sur des plaines fécondes, dans les pieuses panégyries, les assemblées, les processions fréquentes que le christianisme ramenait pour ces hommes, de tout temps amis des jeux et des solennités, n’entendez-vous pas, sous ce beau ciel des deux continents qui se rapprochent, parmi les chœurs chantants de cette race heureuse alors, retentir dans le passé cette poésie sainte et pure ? Écoutez-la, comme l’hymne d’un siècle qui va finir ; écoutez-la, avant que ces beaux climats, mal défendus par le despotisme inerte de l’empire, mais préservés longtemps des Scythes et des Goths, tombent sous l’invasion musulmane, tombent pour des siècles, restent enfoncés, jusqu’à nos jours de civilisation matérielle et de politique surtout commerciale.

Entré dans cette voie d’une humble et assidue présence devant Dieu, le poëte, l’orateur des conciles et des cours n’était plus, ne voulait plus être qu’un fidèle qui prie : toutes ses pensées, dédaigneuses du monde, remontaient au Créateur ; tous les actes de sa vie ordinaire, toutes ses épreuves, tous ses regrets, toutes ses douleurs, n’étaient que des occasions de culte et d’actions de grâces.

C’est ainsi que, dans les nombreuses poésies de Grégoire de Nazianze, on peut noter trois formes principales, diversement lyriques : la méditation ascétique du philosophe, l’hymne orthodoxe et populaire de l’évêque, la prière du simple chrétien, toujours sous le regard de Dieu.

Cela seul peut être nous fait bien comprendre la vie fervente de ces temps, et les prodiges d’imagination et de force, de grandeur et d’humilité, qui sortaient de cette extase presque ininterrompue, dont l’exemple, donné par quelques âmes supérieures, se reproduisait dans une foule obscure, non sans y susciter de grandes choses aussi.

Pour Grégoire de Nazianze, et dès lors pour ses disciples, la lecture même de l’Écriture sainte était comme une initiation que devait précéder une prière dont il avait tracé la formule à son usage et à celui des autres :

« Entends204 », disait-il avant d’ouvrir l’Évangile, « entends, Père du Christ qui vois tout, mon humble prière ; accorde à ton serviteur la grâce de la parole céleste. Il peut porter ses pas jusqu’aux sentiers dite vins, celui-là qui reconnaît un Dieu né de soi-même dans le monde des vivants, un Christ sauveur des mortels, qui eut un jour pitié des maux de l’espèce humaine, et se fit mortel, étant Dieu, jusqu’à ce qu’il eût délivré par son sang tous ceux qui gémissaient dans l’enfer.

« Viens maintenant, chrétien ! et, dans ce livre saint et pur, nourris ton âme de paroles inspirées ; car là tu entendras les ministres de la vérité annonçant la vie future avec la voix même de Dieu. »

Ailleurs, s’agit-il pour Grégoire de Nazianze, pour le prêtre missionnaire, l’évêque persécuté, de quelque effort à tenter, d’un voyage à faire, l’invocation à Dieu sera plus ardente encore ; elle rappellera toutes les traditions miraculeuses dont s’animait contre la tyrannie des princes et contre la corruption des hommes cet âge héroïque du christianisme.

« Ô Christ205 ! » disait Grégoire au moment de partir pour Constantinople ou pour l’exil, « toi qui es tous les biens pour les humains que tu as sauvés ! à toi qui es partout la voie droite, qui as guidé l’armée fidèle ou par la nuée obscure ou par le feu, qui as frayé la route à tes amis entre les flots ouverts, et enseveli Pharaon sous les ondes ! toi qui as envoyé du ciel un pain nouveau, et du rocher as fait jaillir la source vive dans le désert ! toi qui as brisé la force des ennemis furieux, alors que Moïse, étendant les bras, offrit la figure de la croix, cette arme puissante ! tu as enfin montré toi-même aux hommes la route du ciel. À l’ancienne voie tu as joint une voie nouvelle, quand, Dieu et homme tout ensemble, venu sur la terre, tu t’es élevé de nouveau dans les cieux, pour en redescendre un jour plus visible à ceux qui t’appellent.

« Toi-même, tu as marché sur la mer ; et le flot s’est abaissé sous tes pieds, tout gonflé qu’il était par les vents. Mais, ô bienheureux immortel ! sois mon compagnon de route, quand je t’invoque aujourd’hui. Accorde-moi voyage prospère, et bon ange pour guide et pour défenseur, afin qu’à l’abri des périls de la nuit et du jour, donnant à mes fatigues un terme favorable, parti sain et sauf de la maison, il m’y ramène de même, près de mes proches, de mes amis semblables à moi, et que, nuit et jour, libre et tranquille, je te prie en paix, dans une vie sans mélange de mal, tendant vers toi sans cesse les ailes de mon âme, ô lumière de la vie ! jusqu’à ce que j’aie achevé la route suprême et commune, et que j’arrive à la demeure, terme des souffrances pour les vrais adorateurs ! Pour toi je vis, pour toi je parle ; pour toi je m’arrête, ô Christ roi ! pour toi je pars, parce que ta main me protège. Conduis-moi, aujourd’hui même, au but de ma route. »

On le comprend, au reste : quelque belle que soit par moment cette poésie, les tons doivent en être peu variés ; la tristesse religieuse qui en est l’âme en fait l’uniformité. Mais l’art n’était pas l’objet du poëte : il épanchait ses craintes, ses douleurs, ses méditations chrétiennes de chaque jour, et s’inquiétait peu des fréquentes répétitions, qui n’étaient que l’écho de sa foi.

Sous cette forme, Grégoire de Nazianze a été poëte original ; et, dans le volumineux recueil de ses vers, y a quelques méditations élégiaques d’un charme impérissable. Et cependant ce génie contemplatif, qui ne trouvait toute sa grandeur que dans le repos, sous la main de Dieu, dans la tristesse solitaire, avait été bien des années en butte au choc des passions humaines, entre les grands et le peuple, admiré, applaudi, calomnié, battu de toutes les agitations des conciles, ce forum du monde chrétien. Le contrecoup de tant de luttes et comme le long souvenir de ces vives douleurs se retrouve aussi dans ses poésies, langage familier de son âme, non moins naturel pour lui que la prédication ou la prière.

Ce reste des blessures du siècle le suivra, le tourmentera dans la retraite, soit cette retraite passagère et troublée qu’il se faisait parfois au milieu des splendeurs de sa métropole, soit cette solitude profonde et sans retour où il ensevelit ses dernières années.

Comme les poëtes lyriques de l’antiquité profane, l’évêque persécuté ou même le solitaire aura donc des vers accusateurs contre ses envieux, de touchants appels à ses anciens amis, et parfois même des cris de colère et d’anathème, des ïambes de pieuse indignation.

Choisissons de préférence les regrets qu’il adresse à son Église d’Anastasie, non dans le mécompte d’une grandeur déchue, mais dans la longue douleur d’une affection trompée :

« Je te désire206, disait-il, peuple bien-aimé ! je te désire ; je ne le nierai pas, toi la génération de mes paroles, peuple de ma chère Anastasie, qui ressuscitas sous un enseignement nouveau la foi jadis éteinte par des instructions meurtrières ! toi du milieu de qui ma parole jaillissait comme une étincelle illuminant toutes les Églises, quel est aujourd’hui le possesseur de la beauté et de mon trône ? comment suis-je isolé, sans enfants, lorsque mes enfants vivent encore ? Ô Dieu de paix, gloire à toi, quand même j’aurais pis à souffrir ! Peut-être punis-tu ma franchise téméraire. Mais quelle voix maintenant te proclamera sans crainte, ô Trinité ! »

Et dans d’autres vers, animés de l’amertume et des menaces du prophète : Les chemins de Sion pleurent », dit-il207, regrettant le peuple adorateur de la loi sainte, dans les jours de solennité : je pleure aussi, du regret qu’on ne voie plus ce peuple accourant à mes discours, comme faisait autrefois Constantinople et tout ce qu’elle avait d’habitants étrangers que la Trinité sainte éclairait de sa lumière. Maintenant, comme le lion rugissant, je gémis de loin. D’autres peut-être obsèdent mes enfants, me les dérobent par d’insidieuses paroles. Oh ! si la force me revenait comme jadis, Trinité sainte ! et que mon rugissement retentît pour toi, les bêtes féroces s’enfuiraient de nouveau ! »

Et ailleurs, s’adressant encore à ceux qu’il a quittés, dont il se plaint, mais qu’il ne veut pas maudire dans leur ingratitude avec la colère païenne d’un Archiloque ou d’un Hipponax :

« Ô vous, s’écrie-t-il, prêtres208 qui offrez à Dieu des hosties non sanglantes, adorateurs de la grande Unité dans la Triade ! ô loi sainte ! ô monarque orné de piété ! ô fondation illustre du grand Constantin ! seconde Rome, aussi supérieure aux autres villes que le ciel étoilé l’emporte sur la terre, je vous prends à témoin de tout ce que l’envie m’a fait, de quelle manière elle m’a séparé de mes religieux enfants, après mes longues luttes, après la lumière que j’avais apportée par les enseignements célestes, après les eaux limpides que j’avais fait jaillir du rocher ! Quelle justice, grand Dieu, de m’accabler de maux et de craintes, parce qu’une ville a reçu de moi le sceau de la piété chrétienne ! Quelle justice qu’un autre charme sa pensée du spectacle de mes souffrances, en montant lui-même au trône pontifical, qu’il occupe sans droit, et où j’avais été promu par Dieu et les vrais serviteurs de Dieu ! Voilà le mal ! voilà ce que les fidèles de Dieu, dans la guerre lamentable qu’ils se font l’un à l’autre, ont machiné contre moi, parce que je ne voulais pas être l’athlète d’un parti, ni mettre quelque chose avant le Christ !

« Ma faute, c’est de n’avoir pas fait la même faute que d’autres, et de n’avoir pas voulu attacher ma barque aux flancs d’un grand navire. Ainsi j’ai encouru la haine des hommes légers, qui ont livré sans scrupule la chaire pontificale aux amis de la fortune a et du temps. Mais que l’abîme de l’oubli couvre tout cela ! Une fois éloigné, je goûterai la vie paisible, laissant là tout ensemble, et la cour, et les villes, et les prêtres, comme je le souhaitais jadis. Ainsi, avec joie, j’échappe à l’envie ; et, sorti d’une grande tempête, j’ai jeté le câble dans le port, où désormais, élevant mon cœur par d’innocentes pensées, j’offrirai à Dieu mon silence, comme autrefois ma parole. C’est Grégoire qui le dit, celui qu’avait nourri la terre de Cappadoce et qui s’est fortifié de toute science pour le Christ. »

Dans ce regret, dans cet adieu, dans cette joie prétendue, dans cet espoir d’oubli, vous sentez, n’est-ce pas, les dernières passions d’une âme chrétienne mais humaine ? On peut le croire : cette offrande du silence, cette résignation à l’obscurité, cet abandon si absolu de la gloire, mais aussi de l’apostolat, n’était pas sans repentir, sans désaveu secret, pour le brillant orateur si touché des grâces de la parole et si puissant par elles. À quelques égards, et dans la différence des temps et des mœurs, son éloignement de Constantinople était la disgrâce de Fénelon au dix-septième siècle : c’était plus encore, car il était banni de son église comme de la cour ; il était, non pas exilé dans son diocèse, mais relégué comme inutile dans un obscur village. La piété même, le regret du bien à faire ; de la foi à défendre, venaient au secours des faiblesses de l’orgueil humain et s’y mêlaient pour les couvrir, s’il en restait encore dans cette âme enthousiaste et candide. De là, les accents de vraie poésie élégiaque, admirés dans Grégoire de Nazianze, mais qui ne devaient pas nous faire oublier son génie lyrique.

Grégoire de Nazianze, archevêque et poëte, tantôt remplissant de ses homélies ou du chant populaire de ses hymnes les basiliques de Byzance, tantôt, par des méditations rêveuses et des élans vers Dieu, occupant sa solitude délaissée dans un village de Cappadoce, avait offert une belle transformation de l’art grec sous l’influence du christianisme. Né vingt ans après et arrivé tard dans l’Église, l’évêque de Ptolémaïs, le disciple et le fidèle ami de la savante Hypatie, le seul grand lettré de l’Église, depuis Origène, qui, dans ces temps de fondation fervente, n’ait pas reçu le nom de saint, le platonicien Synésius mérite aussi d’être étudié comme poëte philosophe et religieux.

Moins théologien, moins éloquent que saint Grégoire, Synésius a pourtant de grands traits de similitude avec lui, la même science et le même amour des lettres profanes, le même goût de l’élégance et de l’harmonie, et, ce qui vaut mieux, la même élévation de cœur, la même fierté sensible et délicate, à travers tout l’effort de l’humilité chrétienne. Les différences sont nombreuses aussi, cependant. Né sous un autre ciel, n’ayant vu que la solitude et la ruine des écoles d’Athènes, que Grégoire avait fréquentées aux jours de leur éclat renaissant, Synésius tient plus d’Alexandrie et des doctrines abstraitement mystiques de l’Égypte grecque. Il n’est Athénien que de réminiscence lointaine, par l’étude passionnée de Platon. Sa vie d’ailleurs, comme sa libre philosophie, ne l’a pas jeté dès la jeunesse sur les mêmes traces que le jeune et ardent lévite de Nazianze. Il n’appartient pas au christianisme dès le berceau ; il n’est pas né du mariage d’un sectaire chrétien, devenu plus tard orthodoxe et pontife, et élevant son jeune fils sous l’aile d’une mère honorée comme sainte, à l’ombre d’une église qu’il gouverna quarante ans.

Synésius, au contraire, celui que Bossuet appelle le grand Synésius, n’a respiré dans sa jeunesse que l’atmosphère païenne et philosophique. Issu d’une noble et riche famille, dans la belle colonie grecque de Cyrène, il a senti de bonne heure l’orgueil de sa race, la tradition patriotique des sentiments de ses ancêtres ; et, entre les missions difficiles que lui confiaient ses concitoyens à la cour des empereurs chrétiens, et les heureux loisirs qu’il goûtait dans ses vastes domaines de Libye, il a cultivé les lettres avant tout ; il les a cultivées d’abord, sans autre foi que la science même, sans autre pratique religieuse qu’un reste de polythéisme spiritualisé par la raison.

Que si, plus tard, cette liberté illimitée de l’âme lui a trop pesé, si, dans ce vide et cette absence d’un culte positif, l’autorité croissante du christianisme a fini par l’entrainer, le charmer de ses merveilleux triomphes, le retenir par la grandeur même des problèmes qu’elle résolvait devant lui ; si enfin, au milieu de ses recherches et de ses progrès de croyance, en dépit même de ses réserves sur quelques points, la main d’un impérieux docteur, de l’archevêque Cyrille, est venue le saisir et l’enchaîner à la religion par les plus grands honneurs qu’elle puisse offrir, on le concevra sans peine, Synésius, ainsi parvenu à la chaire épiscopale, n’y portera pas les agitations et les souffrances du patriarche de Constantinople. Moins inquiet, dans une moindre église, éloigné de la controverse et des intrigues de cour, il gardera plus librement le goût de ses premières études, comme il a conservé les tendresses domestiques de sa première union, et son espérance naïvement exprimée, d’en voir naître de nombreux enfants.

Et cependant telle était pour l’imagination et le cœur l’autorité puissante des mystères de l’Évangile : celui qui, d’abord et longtemps, avait chanté les solitudes pittoresques de la Cyrénaïque, appelée jadis par Pindare le jardin de Vénus, et les nuits lumineuses de ces beaux climats, où il étudiait les phénomènes célestes en disciple des astronomes d’Alexandrie, Synésius n’entretient plus sa lyre que des vérités sévères de la foi. Seulement deux choses se mêlent sans cesse à cette théologie, un souvenir, un regret de la poésie païenne, toujours présente, quoique abjurée, un spiritualisme néo-platonicien qui pénètre le dogme et l’enveloppe tout entier.

C’est donc, pour ainsi dire, une variante de la poésie chrétienne à sa naissance, un mysticisme plus abstrait et plus libre sans vouloir être moins orthodoxe. Et, ce qui peut étonner, le naturel et l’enthousiasme subsistent dans ce mélange. La ferveur naît, pour ainsi dire, du travail prolongé de la méditation ; et le coloris est donné par l’abstraction même, comme on a dû parfois de nos jours en faire la remarque sur plus d’un métaphysicien poëte, inspiré par la contemplation solitaire et la liberté de quelque secte dissidente, dans l’ample sein du christianisme moderne.

Pour faire juger cette poésie, dont nous avons ailleurs, dans une intention plus générale, détaché quelques fragments, nous ne pouvons hésiter que sur le choix. Sans avoir la riche variété des mètres de Pindare ni l’audace de son langage, partout elle est élégante, neuve, singulière avec grâce, pleine du sentiment de la nature, et çà et là de quelques reflets égarés de l’imagination des sectaires orientaux. Tel est ce lever du jour chanté par le poëte :

« De nouveau la lumière, de nouveau l’aurore ; de nouveau brille le jour, après les ténèbres errantes de la nuit209. De nouveau chante, ô mon âme ! dans ton hymne matinal, le Dieu qui a donné la splendeur à l’aube, qui a donné à la nuit les étoiles, chœur circulant autour du monde. Sur le dos de la matière flottante s’est étendu l’éther, appuyé à la flamme montante du feu, dans la région où la lune radieuse coupe par la moitié le bas de l’univers.

« Au-delà cependant de la huitième sphère des orbes étoilés, un monde sans étoiles, entraînant sous lui des masses mues d’un mouvement contraire, tourne autour de la grande âme qui couvre sous ses blanches ailes les bords extrêmes du grand univers.

« Plus loin, le silence de la béatitude enveloppe l’heureuse union des êtres intelligents et des choses intelligibles.

« Source unique, racine unique, là resplendit la triple forme de Dieu. Là, en effet, où réside la profondeur du Père, là est le glorieux Fils, enfantement de ses entrailles et sagesse ouvrière du monde ; et là brille aussi la lumière médiatrice du Saint-Esprit.

« Cette source unique, cette unique racine a produit l’abondance des biens et la génération surnaturelle éclose des ardeurs créatrices ; et elle projette les merveilleuses splendeurs des saints enfantés pour la béatitude. De là, descendu dans le monde, le chœur des rois immortels célèbre la gloire du Père et le premier-né, sa divine image ; elle le célèbre, cette armée des anges qui ne vieillit pas ; et tantôt, les regards fixés sur l’intelligence suprême, elle se repaît à la source de la beauté, tantôt, regardant les sphères, elle gouverne les profondeurs de l’univers, s’abaissant du monde supérieur jusqu’à l’infime matière, où la nature, à son plus bas degré, enfante la tourbe bruyante et insidieuse des démons, d’où le héros divin, d’où l’esprit céleste, répandu à l’entour de la terre, en a vivifié les parties sous des formes diverses.

« Mais toutes choses sont contenues dans sa volonté. Tu es la racine du présent, du passé, de l’avenir. Tu es le père ; tu es la mère ; tu es mâle et femelle ; tu es la voix ; tu es le silence ; tu es l’essence qui as enfanté la nature ; tu es le roi ; tu es l’éternité du temps, autant qu’il est permis de te nommer. Salut, racine du monde ! salut, centre des êtres, unité des nombres immortels, des trônes invisibles ! salut, long salut à toi ! car c’est en Dieu qu’est la joie suprême.

« Prête une oreille favorable à l’allégresse de mes hymnes ; dévoile à mes yeux l’éclat de la sagesse ; verse-moi le bonheur. Accorde-moi la splendide faveur d’une vie tranquille, éloignant à la fois la pauvreté et le terrestre fléau de la richesse. Écarte de mon corps les maladies210 ; et puisses-tu écarter de ma vie l’assaut irrégulier des passions et les soucis qui rongent la pensée, afin que les ailes de mon âme ne retombent pas sous la malédiction de la terre, mais qu’élevant leur libre vol, je mène la danse sacrée, parmi les ineffables mystères de ton Fils ! »

Cet hymne doit étonner sans doute par le mélange des traditions et des croyances les plus disparates. Tout en invoquant la Trinité sainte, Dieu le Père, la parole divine et l’Esprit-Saint, le poëte semble tenir à la doctrine de ces sectaires à peine chrétiens qui donnaient place dans leur cosmogonie à deux puissances allégoriques ou mystiques, l’Abîme et le Silence, Βυθὸς καὶ Σιγή.

Par le langage même, par une couleur d’expression toute païenne, Synésius, sous une réminiscence involontaire, s’éloigne encore plus du christianisme qu’il professe. Le mot d’orgie, ὄργια, qu’employait le prêtre idolâtre aux fêtes de Bacchus, est celui même que l’évêque poëte applique aux béatitudes où il espère être admis par le Christ ; enfin sa morale, sans être accusable, est toute séculière, toute profane, et moins élevée, sur un point, que le stoïcisme. C’est le goût du bonheur terrestre, du repos honoré, de l’heureuse médiocrité, le vœu de l’épicurien Horace ; c’est la crainte et l’aversion de la pauvreté, que bénissait l’Évangile ; c’est sans doute aussi la crainte des troubles et des vices, mais par sobriété philosophique et par sagesse mondaine.

On peut le croire : l’âme contemplative, la noble imagination si charmée des arts de la Grèce avait encore pénétré bien peu dans la sévérité du dogme chrétien, lorsque lui échappaient ces vers.

Reste pour nous le spectacle même de l’état des âmes décelé par cette poésie : la ferveur dans une foi confuse encore, le jeu de la fantaisie dans l’abstraction même ; quelque chose enfin de semblable aux rêves de Proclus, ramenant les vieilles fables du polythéisme vers une sorte d’allégorie morale, vers un mystique amour de la science et de la vertu.

On ne peut douter, du reste, qu’à partir de son épiscopat Synésius n’ait bien vite avancé dans la connaissance et l’adoration de cette foi qui devenait un devoir sacré pour lui. Quelques autres de ses hymnes en portent le témoignage. Sa parole se teignit davantage de l’empreinte des livres saints ; son âme s’attacha tout entière à son culte nouveau ; et le pur enthousiasme de la vertu chrétienne se réfléchit bientôt dans ses vers, en même temps que cette vertu pratiquée excitait son courage à braver les menaces d’un préteur romain, pour la défense de son Église et de son peuple. Ce caractère de dévouement intrépide, cette magnanimité religieuse, nous paraît dominer dans un hymne assez long, où le poëte de Cyrène reproduisait le mètre court et rapide de quelques anciens lyriques, de Stésichore et d’Alcée.

« Allons, mon âme211 ! t’élançant par de saints cantiques, assoupis les agitations du corps et fortifie les mouvements de l’être intelligent. Au roi des dieux nous offrons une couronne, une victime non sanglante, la libation de nos chants.

« C’est toi que sur la mer, toi que sur le continent, toi que dans les îles, toi que sur les âpres sommets, toi que dans les campagnes je chante, ô bienheureux Créateur du monde ! Vers toi la nuit m’amène pour te célébrer, ô Roi céleste ! À toi mes hymnes du jour ! à toi mes hymnes de l’aurore ! à toi mes hymnes du soir !

« J’en ai pour témoins les splendeurs des astres et le cours de la lune ; j’en ai pour témoin le soleil, chef des étoiles et saint dépositaire des âmes heureuses.

« Vers ta cour suprême, vers ton sein, j’élève mon vol allégé à mesure qu’il fuit plus loin de la matière, dans la joie d’arriver à tes célestes parvis. Tantôt je me suis approché en suppliant des temples saints de ton culte vénéré ; tantôt, sur la crête des montagnes, je suis venu prier ; tantôt je suis descendu dans cette grande vallée de la Libye déserte, au midi, là où nul souffle impie ne pénètre, où n’est point imprimée la trace des hommes affairés de nos villes. Je voulais que de là mon âme, pure de passions, dégagée de désirs, reposée de fatigues, délivrée de douleurs, ayant rejeté loin d’elle la colère, la contention, tous ces maux intérieurs, acquittât d’une bouche innocente et d’un cœur sanctifié l’hymne d’amour qu’elle te doit.

« Que le ciel et la terre soient en paix ! que la mer s’arrête ! que l’air soit immobile ! Cessez, souffles des vents divers ; cessez, mouvements des flots soulevés, cours des fleuves, chutes des fontaines ! que le silence occupe les régions du monde, pendant que je célèbre le sacrifice des pieux concerts ! etc. Ô Père, ô bienheureux ! écarte de moi les soucis dévorants ; écarte-les de mon âme, de ma prière paisible, de ma vie, de mes œuvres ! Et puisse l’offrande de mon cœur occuper le soin de tes glorieux serviteurs, des sages messagers qui te portent les hymnes pieux ! »

Ici vient un torrent d’expressions abstraites, où se laisse emporter le poëte pour atteindre jusqu’au Dieu qu’il adore, père et fils de lui-même, unité antérieure à l’unité même, origine et centre de tous les êtres. Partout la pensée semble subtile, les distinctions presque insaisissables ; et pourtant le sentiment est vrai, l’émotion, intime et profonde : le philosophe naguère attaché à la terre, y souhaitant, y croyant trouver encore la gloire et la paix, n’aspire plus qu’aux béatitudes éternelles. Je ne sais si c’est tout à fait le chrétien ; mais c’est déjà l’homme enlevé, comme Polyeucte, vers un autre monde.

« Il m’ennuie », dit le poëte, naguère amoureux des nobles plaisirs, « il m’ennuie de cette vie terrestre. Arrière, fléau des mortels privés de Dieu, magnificence des villes ! Arrière, malédictions charmantes, grâces funestes, par lesquelles la terre attire l’âme séduite et la tient esclave, alors que, grandement malheureuse, elle a bu l’oubli de ses biens naturels pour se jeter sur le mauvais partage ! Car l’insidieuse matière en renferme deux : l’homme qui, étendant la main sur la table, a touché la potion douce, regrettera le breuvage amer, sous les poids contraires dont il est lui-même entraîné.

« Telle est, en effet, la nécessité terrestre imposée comme loi. De deux vases différents, la destinée verse la vie aux humains. Le breuvage pur, le bien sans mélange, c’est Dieu et les choses de Dieu. Enivré à la coupe de la douce liqueur, j’ai effleuré les bords du mal ; j’ai heurté contre le piège ; j’ai senti la malédiction de Prométhée ; mais le dégoût m’a pris dans ces conditions changeantes.

« Accourant vers les prairies tranquilles du Père, je hâte mes pas fugitifs loin du domaine douteux de la matière. Regarde-moi, ô dispensateur de la vie spirituelle ! regarde cette âme suppliante qui est à toi, et qui, du milieu de la terre, tente l’ascension des hauteurs idéales.

« Je suis une goutte céleste répandue sur la terre. Rends-moi à la source d’où je suis tombée fugitive et errante ici-bas. Permets-moi de me confondre dans la lumière créatrice ; permets que, sous ta garde paternelle, avec le chœur céleste, je t’offre des hymnes saintement spirituels ! Permets, ô Père, que, réunie à la lumière, je ne retombe plus dans les souillures de la terre ! mais, tandis que je demeure dans les liens de la vie corporelle, puissé-je, Père, goûter un sort paisible ! »

Sans doute l’empreinte profane et surtout homérique n’a pas tout à fait disparu de ces vers. Vous y reconnaissez, dans une allusion rapide, jusqu’à ces deux cratères d’où le maître de l’Olympe versait les biens et les maux, antique symbole que le philosophe Thémiste avait déjà rajeuni, dans un discours sur les devoirs et la double puissance de la royauté. Mais, en dépit de ces souvenirs que Synésius ne peut dépouiller, vous sentez désormais en lui l’inspiration chrétienne ; et le poëte a pu devenir évêque, surtout à cette époque d’une foi plus ardente et d’un formulaire moins rigoureux, où l’Église enveloppait dans sa communion des prosélytes parfois hétérodoxes sur quelques points, comme un vaste empire, aux premiers jours de ses victorieux agrandissements, reçoit et tolère dans son sein des cités et des territoires auxquels il laisse d’anciens usages et quelques libertés dissidentes de la règle d’obéissance commune.

Cette confiance de l’Église ne sera pas trompée par Synésius. Catéchumène depuis longtemps sans doute, il entre dans le sacerdoce chrétien avec des réserves exprimées sur le dogme et la discipline. Il garde une opinion à part, et longtemps laissée libre, sur l’époque de la création des âmes ; il partage le dissentiment d’Origène quant à l’éternité des peines. Enfin il avoue et retient les droits du mariage dans le ministère ecclésiastique ; et le deuil cruel qui plus tard désola sa vie, la mort prématurée des trois enfants issus de cette union, qu’au moment même de son inauguration épiscopale il rappelle avec amour, rien de ces malheurs et des plaintes qu’ils lui arrachent dans ses lettres ne fait supposer ni repentir ni doute sur la liberté qu’il avait gardée. Mais, et ses chants l’attestent, il embrasse d’une foi vive les plus hauts mystères du christianisme, comme il en pratique les vertus secourables. Sur le dogme, il devient adversaire zélé de la secte arienne : il adore le Fils coéternel au Père, et divin Rédempteur des fautes et des souffrances humaines.

Comme Grégoire de Nazianze lui-même, aux distinctions subtiles sous lesquelles l’école d’Arius enveloppait la doctrine future des Sociniens et des Unitaires, le théisme philosophique, il oppose ce qui est l’âme du christianisme, ce qui en est la métaphysique et la morale, l’adoration du Dieu fait homme, le culte du Christ ; il est disciple fervent de la foi de Nicée, comme de l’Évangile ; il a l’enthousiasme du dogme, comme de la charité.

Ce sera sans doute une curieuse étude dans l’histoire des lettres que de voir cet art, cette harmonie de l’ancienne poésie grecque, transportés sur les abstractions de la croyance chrétienne, et se plaisant à les décrire :

« Avec la source divine en elle-même et féconde par-dessus les unités ineffables212, je couronnerai des fleurs spirituelles de la lyre le Dieu, Fils glorieux du Dieu immortel, seul né du Père suprême, sorti du travail incompréhensible de la pensée paternelle, et jaillissant des profondeurs de son sein pour mettre au jour les trésors cachés du Père. Dans la source divine demeure encore ce qui en est sorti, la sagesse du Père, la splendeur de la beauté suprême ; mais à toi qu’il enfante le Père a donné d’enfanter : tu es du Père même la puissance génératrice et cachée ; car il t’a donné pour créateur au monde, en te chargeant de tirer des types intellectuels les formes des corps : c’est toi qui diriges le cercle intelligent des deux, toi qui es le pasteur du troupeau des astres !

« Ô Roi ! tu commandes et aux chœurs angéliques et aux phalanges des démons ; tu gouvernes la nature mortelle, tu environnes la terre de ton souffle invisible, et tu réunis sans cesse à la source divine ce que tu as reçue d’elle, délivrant les mortels de la nécessité de la mort. Sois propice à l’offrande de ces hymnes, en accordant le calme de la vie au chantre qui te les consacre ; suspens pour lui les orages de l’Euripe, et, séchant les flots pernicieux de la matière, détourne les maladies de l’âme et du corps ; assoupis le trouble funeste des passions ; écarte de moi les inconvénients de la richesse et ceux de la pauvreté. Attire à nos œuvres glorieux ce témoignage et bonne renommée parmi les hommes.

« Couronne-moi des fleurs de la douce persuasion. Que mon âme, délivrée des orages, goûte la paix et ne gémisse pas dans les soins terrestres ! mais que, puisant aux fleuves aériens de tes ondes célestes, ô Dieu, je la rafraîchisse et la pénètre des dons de la sagesse ! »

Une teinte profane, sans doute, s’attache encore à ces derniers vœux du poëte. Au lieu de souhaiter chrétiennement la souffrance et la résignation, il demande encore à Dieu la gloire et les belles fleurs de la douce persuasion, comme aurait fait Pindare. Son imagination est moins convertie que son cœur. Il tient aux anciennes félicités du sage, non pas seulement cette paisible constance que peut remplacer la paix évangélique, mais aux récompenses terrestres du talent et de la vertu ; il désire le calme, l’aisance heureuse, et, comme poëte, sans doute la gloire.

Mais, vous le voyez, il comprend, il exprime le dogme aussi bien que le ferait Athanase lui-même. Et, quant à cette puissance de création transmise directement au Fils, pour mieux marquer, sans doute, l’inséparable identité des Personnes divines, l’orthodoxie chrétienne est encore là d’accord avec l’imagination du poëte. Ce ne sera pas, sans doute, au point de vue théologique, une réprobation pour cette image sublime, que le génie de Milton l’ait recueillie, et gravée il jamais dans le poëme immortel où il montre le Fils de Dieu, il la voix du Père, formant l’univers, dont il doit racheter les habitants déchus, et créateur de la race humaine comme il en sera la rançon divine.

Pour qui connaît la vaste lecture du poëte anglais, sa familiarité avec l’Orient hébraïque, l’empreinte d’hellénisme partout répandue sur ses vers, il n’est pas douteux que Milton, dans son épopée si souvent lyrique, ne se soit inspiré de Synésius, comme ailleurs de saint Justin, de saint Éphrem et de saint Jérôme.

Chez l’évêque de Ptolémaïs, cette conception dominante de la foi nouvelle, cette adoration fervente du Christ semble avoir encore suscité d’autres hymnes ; elle revient dans ses chants, avec une intention marquée d’enseignement populaire et de protestation orthodoxe.

« Le premier, s’écrie-t-il213, pour toi, ô bienheureux Immortel, ô Fils glorieux de la Vierge, Jésus de Solyme ! j’ai trouvé un chant, sur des mètres nouveaux qui font vibrer les cordes de la lyre.

« Sois-moi propice, ô Roi ! et accueille la mélodie de ces pieux concerts. Nous chanterons l’impérissable Dieu, glorieux Fils du Dieu père de tous les siècles, le Fils créateur du monde, essence universelle, sagesse infinie, Dieu parmi les êtres célestes, et mort parmi les habitants du monde souterrain.

« Lorsque, du sein d’une mortelle, tu jaillis sur la terre, la science des mages, devant une étoile levée dans les cieux, s’arrêta stupéfaite, se demandant quel était ce nouveau-né, quel serait ce Dieu inconnu : un Dieu, un mort ou un roi ?

« Allons, apportez les présents, les saintes prémices de la myrrhe, l’offrande de l’or, les pures vapeurs de l’encens ! Tu es Dieu ; reçois l’encens. Tu es roi ; je t’offre l’or : la myrrhe conviendra pour ta tombe. — Ta présence a purifié la terre, et les flots de la mer, et les routes où passa le démon, les plaines liquides de l’air et les profonds abîmes de la terre. Tu viens au secours des morts, Dieu descendu dans l’enfer ! sois propice, ô Roi ! et accueille la mélodie des pieux concerts. »

Voilà bien l’accent lyrique, sinon avec le torrent d’harmonie, le labyrinthe de souvenirs et d’images où nous entraîne Pindare, du moins avec la marche libre et mesurée de ces autres génies grecs imités par Horace, et dont il reste çà et là des tons brisés et des vers épars. Quelque chose de leurs accents altiers ou gracieux semble se retrouver ici, pour un ordre de croyances et d’émotions si peu soupçonné de ces poëtes et si nouveau pour le monde. Rien de plus heureux, ce semble, que le soudain passage de la sublime définition du Dieu, Fils et créateur, à l’adoration des Mages, et à ce mouvement du poëte, comme du coryphée de la scène antique : « Allons ! apportez les présents. »

Combien le sens expliqué de ces présents devait toucher l’âme chrétienne et la remplir d’un mystique amour, il la pensée du Dieu victime et sauveur ! L’évêque porte se complaît dans ce culte, lors même qu’il y mêle encore quelque souvenir des choses de la terre et d’une philosophie plus humaine :

« Aux accents doriens des cordes attachées à l’ivoire de la lyre214, j’élèverai ma voix sonore, pour toi, bienheureux Immortel, Fils glorieux de la Vierge ! Conserve-moi des jours exempts de maux, ô Roi ! une vie fermée, nuit et jour, à la douleur. Fais briller à mon âme une lumière échappée de la source spirituelle ; donne à ma jeunesse la vigueur d’un corps sain et robuste, et la gloire de bien faire. Accorde-moi des ans fortunés, jusqu’aux derniers plaisirs de la vieillesse, en faisant croître en moi la prudence avec la santé.

« Ô Immortel ! conserve-moi mon frère, que naguère, lorsqu’il était près de passer les portes de la mort, tu nous as ramené, dissipant ainsi mes inquiétudes, mes pleurs et l’agitation de mon âme. Tu l’as retiré des ombres de la mort, par pitié pour ton suppliant, ô mon Père !

« Conserve aussi ma sœur et le couple de ces jeunes enfants, et cache toute cette maison paisible sous l’abri tutélaire de ta main ! La compagne de mon lien conjugal, ô Roi ! garde-la-moi saine et sauve, sans maladie, sans affliction, toujours aimée, toujours unie à moi de cœur, mon épouse toujours avouée, ne sachant pas avoir avec moi de furtives amours ! Qu’elle a suive de préférence la loi d’un saint hymen, inviolable et pur, inaccessible à tout criminel désir ! Et pour moi, mon âme dégagée des terrestres entraves, délivre-la des maux et des malédictions de la vie, et donne-lui d’élever, parmi les chœurs des saints, ces hymnes à la gloire de ton Père et à ta puissance, ô bienheureux ! De nouveau je chanterai pour toi ; je monterai ma lyre sur tous les tons de l’harmonie. »

Synésius, quoiqu’il ait certainement péri par la contagion ou le fer, à la tête de son troupeau, dans la ruine de Ptolémaïs, n’a pas reçu l’apothéose chrétienne. Son exemption du célibat, ses souvenirs de la philosophie, son amour de la poésie, devaient lui faire, dans la sévérité de l’orthodoxie croissante avec la victoire du christianisme, une place à part et douteuse. Bien qu’il n’ait été frappé d’aucun blâme, d’aucune censure, comme Tertullien, Origène et tant d’autres, il ne resta point, comme eux, une autorité célèbre et citée souvent. Il appartient à l’art, en quelque sorte, plus qu’à la religion ; et cependant cet art, qu’il aimait, et auquel les épreuves et les émotions de sa vie le ramenaient sans cesse, ne nous a laissé que des chants religieux : ni les maux de sa patrie ni ses douleurs privées ne se retrouvent dans ses vers. C’est toujours un platonicien, qui ne chante plus que le Christ.

« Ô très glorieux et très aimé ! s’écrie-t-il, divin Fils de la vierge de Solyme215, je te célèbre, toi qui as chassé des jardins du Père le serpent terrestre, insidieux ennemi descendu sur la terre ! Voyageur chez les humains, tu as plongé jusqu’au Tartare, où la mort tenait sous sa loi des multitudes d’âmes. L’antique Adès a frissonné devant toi, et le chien dévorant s’est retiré du seuil. Et toi, ayant délivré de leurs chaînes des foules d’âmes pieuses, avec ce saint cortège, tu élevais tes hymnes vers Dieu.

« Tandis que tu remontais, ô Roi ! devant toi tremblaient les tribus des démons dispersées dans les airs, le chœur immortel des astres était frappé de stupeur, le ciel souriait. À ce sourire, l’Ether, père de l’harmonie, tira de sa lyre à sept cordes le chant triomphal. L’étoile du matin sourit ; et l’étoile dorée du soir, l’astre de Cythérée, la lune, qui remplit l’orbe de son disque d’effluves étincelants, marchait la première, comme la conductrice des dieux nocturnes. Mais, au loin, le soleil déployait sa chevelure brillante, sous les pas divins : il avait reconnu le Fils de Dieu, l’intelligence qui est la grande ouvrière, et la source même du feu dont il est animé.

« Mais toi, élevant tes ailes, tu as franchi les voûtes bleues du ciel, et tu t’es arrêté dans le milieu le plus limpide des sphères intellectuelles, à l’origine du bien suprême, là où le ciel est silencieux, où n’existent plus ni le temps inépuisable, infatigable, attirant dans son cours tout ce qui vient de la terre, ni les maux sortis du vaste sein de la matière, mais seulement l’éternité exempte de vieillesse, ou plutôt jeune et vieille à la fois, distribuant aux êtres divins leur part du bienheureux séjour. »

Le pontife chrétien, le défenseur, le père du peuple de Ptolémaïs, est ici redevenu le disciple enthousiaste de Platon. Il semble contempler avec lui les idées éternelles ; il y aspire encore, et ne les sépare pas de cette immuable durée qui succède au temps périssable. Mais cet enthousiasme, dernière forme de la poésie antique, il l’exhale d’un cœur ému, sous l’invocation, sous la présence du Christ. Pour lui, la pensée spéculative, la vue de l’idéal divin se confond avec les ardeurs de la charité secourable et la passion du sacrifice. Il veillera jour et nuit sur Ptolémaïs ; il refusera de la quitter, dans les horreurs d’un siège ; il la protégera, il la bénira jusqu’à la dernière heure. Il s’ensevelira sous les ruines de sa patrie, sans qu’il y soit réservé à sa mémoire même une pierre funèbre. Il aura rempli son saint ministère d’évêque, comme il le concevait, comme il l’exprimait dans un de ses discours, non moins poétique, non moins élevé que ses hymnes.

« Je resterai à ma place dans l’église ; je mettrai devant moi les vases sacrés ; j’embrasserai les colonnes du sanctuaire qui soutiennent la table sainte.

« Je m’y tiendrai vivant ; j’y tomberai mort. Je suis ministre de Dieu. Et peut-être faut-il que je lui fasse l’oblation de ma vie. Dieu jettera quelque regard favorable sur l’autel arrosé par le sang du pontife. »

Cela même, cette résolution qui fut accomplie, relève singulièrement le caractère du poëte dans l’évêque. Synésius n’est pas un imitateur de formes élégantes, un travailleur industrieux en poésie, comme il s’en rencontre dans les siècles de décadence. Sa lyre est l’instrument de son âme, de sa rêverie studieuse, de sa foi mystique. Elle ne le distrait pas des devoirs sérieux de la vie : elle l’excite à les remplir ; elle aide à son enthousiasme de prêtre et de défenseur public.

C’est par là que ces hymnes grecs doivent se distinguer à nos yeux de tant d’autres vers du même siècle ou du siècle suivant. L’auteur était un sage, avec une imagination élevée et gracieuse ; et il montra, dans les dernières épreuves, un dévouement héroïque à ses concitoyens. Il mourut, comme saint Augustin, dans sa ville épiscopale assiégée par les barbares ; et, sans être jamais devenu complètement orthodoxe, il fut martyr.

Pour achever la peinture de ces temps extraordinaires, il resterait à montrer, près du poëte chrétien, sublime de courage et de charité, une dernière image du poëte païen, hiérophante et rêveur. Telle est la lente extinction des anciennes croyances : lors même qu’une foi jeune et pure en consume les restes du souffle de sa flamme, elles s’agitent sous la cendre ; elles jettent des lueurs encore vives, que fait ressortir le temps nouveau qui les entoure. Ainsi, près des hymnes de l’évêque chrétien se réveillait l’opiniâtre enthousiasme de Proclus, adorant Minerve et les Muses au bruit de la chute des temples.

Sans doute, dans les vers de Proclus, la liberté lyrique s’embarrasse sous les entraves de l’archaïsme et du symbole. L’inspiration souffre de ce travail érudit ; mais l’amour des lettres était devenu pour ces demeurants du polythéisme une passion à la fois subtile et sacrée, dont le langage a sa poésie comme sa sincérité.

« Chantons216, célébrons la divine lumière des mortels, les neuf filles harmonieuses du grand Jupiter, les Muses, qui, purifiant les âmes égarées sur l’océan de la vie, par la vertu mystérieuse des livres, soutien de la pensée, les préservent des terrestres douleurs, et leur apprennent à franchir le fleuve profond de l’oubli, et à monter, exemptes de souillure, dans l’astre fraternel d’où ces âmes étaient jadis déchues, quand elles descendirent aux rivages de la vie, éprises de passion pour les biens de la matière.

« Mais, ô déesses ! calmez en moi cette impétueuse ardeur ; enivrez-moi des leçons intellectuelles des sages, et que la voix des hommes superstitieux ne me détourne pas de cette route divine et salutaire !

« Du milieu des flots tumultueux de la vie, attirez vers la pure lumière mon âme ramenée, qui s’est remplie de vos livres inspirateurs, et qui possède en elle la gloire de cette douce éloquence, consolatrice de la pensée. Écoutez, ô dieux ! guides souverains de la sainte sagesse, vous qui, par le contact d’un feu divin, attirez vers les immortels les âmes arrachées à cette ténébreuse prison, en les épurant par l’ineffable expiation de la prière ! Écoutez, grands sauveurs ! faites jaillir sur moi, des livres saints, un rayon de pure lumière, et dissipez le nuage, afin que je discerne le Dieu immortel et l’homme, que le démon, auteur du mal, ne me retienne pas à jamais sous les flots du Léthé, loin du séjour des bienheureux, et qu’une punition cruelle n’enchaîne pas dans les liens de la vie mon âme tombée sur les froides ondes de la naissance, où elle ne veut pas errer plus longtemps. Mais, ô dieux ! maîtres de la lumineuse sagesse, écoutez-moi ; et, quand je me hâte vers la céleste route, révélez-moi les vertus et les mystères des paroles sacrées ! »

Chapitre XIX. §

Lyrisme latin sous l’inspiration chrétienne. — Prudence. — Saint Paulin, évêque de Nole.

Nous retrouvons en Occident ce que l’Orient nous offrait, la transformation chrétienne s’appliquant à tout, à la poésie comme à la vie réelle. Mais d’abord imitatrice du passé, cette poésie, dans sa nouveauté même, gardera les formes de l’art, les règles de l’harmonie, que l’ignorance populaire et l’invasion barbare devaient plus tard confondre et détruire. Ce n’est pas à Rome que cette école, déjà chrétienne, mais classique, parut avec le plus d’éclat. Porté si loin par la conquête, l’idiome romain recevait de points fort opposés ses orateurs et ses poëtes. La belliqueuse Espagne, cette contrée qu’une affinité méridionale avait mêlée de bonne heure au génie de ses maîtres italiques, célébrait sur la lyre latine le culte nouveau. Comme elle avait donné jadis Lucain et Martial à la monstrueuse grandeur et aux vices de Rome, elle offrait aux vertus de l’Église sortant des catacombes un chantre harmonieux et pur.

Né dans la province de Tarragone vers l’an 348 de notre ère, tour-à-tour avocat, juge, préfet, puis appelé par ses talents à Rome et à la cour de Théodose, Prudence, dans sa vie toute laïque, ne pouvait atteindre à l’autorité et à la gloire des grands évêques dont s’honorait alors l’Église. Il était au quatrième siècle ce qu’avait été Minutius Félix au second, un mondain néophyte servant de sa parole la foi de ses frères, et célébrant la Rome nouvelle avec la tradition littéraire d’un ancien Romain. Poëte lyrique, mais non pontife inspiré, Prudence décrit d’abord la vie chrétienne dans ses devoirs de chaque jour et dans ses plus glorieux souvenirs. Comme l’évêque de Ptolémaïs, sous l’impression du spectacle de la nature mis en rapport avec le cœur de l’homme, il marquait par des hymnes les principales heures et les divisions du temps.

Le charme de ces préludes était dans leur sainteté, dans le rappel de l’âme à elle-même, dans le contraste de cette pureté religieuse avec les vices du monde profane, et enfin dans les espérances de la vie spirituelle supérieure à tous les sentiments de l’existence ici-bas. Tel est, ce semble, cet hymne matinal composé sur un des mètres élégants d’Horace :

« Ô nuit, ténèbres217, sombres vapeurs, confus et trouble apanage du monde ! le jour se lève, le ciel blanchit, le Christ vient ; disparaissez. L’obscurité de la terre se dissipe sous le dard enflammé du soleil ; et la couleur est rendue aux objets, avec la lumière de l’astre étincelant.

« Ainsi notre propre nuit, l’obscurité de nos cœurs complices de la fraude, bientôt mise à découvert, pâlira devant le règne de Dieu. Alors ne pourra plus se cacher ce que chacun médite de noirceur ; mais, il cette aube nouvelle, brilleront les secrets dévoilés de l’âme.

« Avant le jour, le voleur pèche impunément, sous le honteux abri des ténèbres ; mais la lumière, ennemie de la fraude, ne permet plus de cacher le larcin.

« Voici venir le soleil enflammé : maintenant, regret, honte, repentir. Personne, devant la lumière, n’a la même fermeté dans le mal.

« Maintenant, maintenant, vie laborieuse. À cette heure, nul ne s’avise de jouer ; tous colorent d’un aspect sérieux même leurs soins les plus frivoles.

« Cette heure, utile à tous, appelle chacun à faire ce qu’il sait, le soldat, le magistrat, le nautonier, l’artisan, le laboureur.

« La gloire du barreau séduit l’un : le clairon fatal entraine l’autre. Ici le marchand, là le métayer, poursuivent leurs avares profits.

« Mais nous, ignorants du gain et de l’usure, étrangers à l’art de la parole, non redoutés dans l’art de la guerre, nous ne connaissons que toi seul, ô Christ !

« Avec une âme pure et simple, une voix pieuse, agenouillés devant toi, nous apprenons à t’invoquer par les larmes et les chants.

« C’est le prix de nos journées ; c’est l’art dont nous vivons ; c’est notre première œuvre, quand le soleil ranimé se lève. »

Les strophes suivantes languissent et deviennent bizarres, dans quelques détails sur la lutte nocturne de Jacob contre un ange. La parabole est ici mêlée d’une sorte d’indécence mystique. Mais bientôt l’élévation morale reparaît dans le vœu du chrétien, pour que le nouveau jour qui lui est accordé passe irréprochable, que la langue n’y fasse pas de mensonge, que la main, que les yeux n’y pèchent pas. « Un surveillant nous assiste d’en haut, et chaque jour voit tous nos actes, de l’aube jusqu’au soir. C’est le spectateur et le juge de tout ce que conçoit l’âme humaine : personne ne trompe ce témoin. »

L’hymne du soir, pour demander une nuit paisible, l’éloignement des songes et la pureté de l’âme, n’est pas d’un tour moins naturel. Après une invocation au Père et à la Trinité, le poëte dit en strophes alcaïques enlacées avec art :

« Le labeur du jour est passé218, l’heure du repos revenue ; et le sommeil à son tour détend les corps « harassés.

« L’âme, troublée d’orages et blessée de soucis, boit à pleine gorge la coupe de l’oubli.

« Un calme puissant pénètre tous les membres, et ne laisse aux malheureux nul sentiment de douleur.

« C’est la loi donnée de Dieu à notre fragile nature, que ce plaisir qui guérit et tempère la souffrance.

« Le repos salutaire circule dans les veines, et calme par la fraîcheur du sommeil le cœur dégagé de soucis ; mais l’intelligence s’échappe d’un rapide essor, et sous des images diverses elle voit les choses cachées.

« Une fois libre de soins, l’âme, née du ciel, et dont l’éther est la source pure, ne saurait languir oisive.

« Elle se fait à elle-même, par imitation, de multiples fantômes, et, les parcourant à la hâte, retrouve une sorte d’activité.

« Celui que la pureté de ses mœurs a rarement laissé faillir, un éclatant rayon le frappe et lui montre les choses invisibles.

« Mais celui qui souilla son cœur de la contagion des vices, jouet de frayeurs sans nombre, voit de menaçantes images. »

D’autres incidents de la vie étaient consacrés par les chants du poëte. On sait ce qu’avaient été chez les Hellènes la plainte et la prière funèbres. Rome en avait exagéré l’expression par ses pleureuses à gages, aux obsèques des puissants et des riches. La poésie la plus élégante, dans le siècle poli qui succédait aux proscriptions romaines, ne s’était pas refusé ce langage du deuil dans l’élégie et dans l’ode, et les noms d’Ovide et d’Horace nous le disent assez. Il n’est besoin de rappeler ce que même l’épicurien Horace a trouvé de touchant sur la brièveté de la vie et les regrets de l’amitié qui survit. Sa poésie moqueuse devient douce et charmante. La mélancolie qu’elle inspire, sans être la vertu, fortifie du moins les âmes par la résignation.

Mais combien cette philosophie manque à la fois de grandeur et de tendresse ! combien elle ôte à l’imagination et au cœur ! S’agit-il du noble orgueil de l’esprit, dans sa croyance à l’immortalité, quel mécompte devaient lui donner ces vers d’Horace sur un sage illustre : « Ô toi qui mesurais la mer, et la terre, et le sable infini, Archytas, te voilà réduit à un peu de poussière, sur le rivage de Matine ! il ne te sert de rien d’avoir abordé les régions de l’éther, et promené dans le cercle des cieux ton esprit qui devait mourir ! »

S’agit-il des meilleurs sentiments de l’homme, de la fidélité des souvenirs, le poëte n’attend pour l’ami qu’il a perdu qu’un perpétuel sommeil219. Ailleurs il ne se promet-il lui-même qu’une première larme sur sa cendre tiède encore. Tout cela est bien peu pour soutenir l’âme à la dernière heure, et l’inspirer durant la vie. Mieux vaut, même dans les ruines du génie des Romains, recueillir une de ces épitaphes qu’avaient laissées les martyrs. Mieux vaut entendre de la bouche du lyrique chrétien sa belle invocation au Créateur, foyer des âmes humaines, et sa confiance dans la vie éternelle qui leur est promise :

« La mort220, ô Dieu ! tu es prêt à la détruire pour tes serviteurs ; et tu leur montres l’inaltérable voie par où le corps même doit renaître.

« Viennent seulement les temps où Dieu doit accomplir toute espérance ! il faudra, ô terre ! que tu me rendes l’image que je te livre. Quand même la carie des âges aurait dispersé la poudre de mes ossements et n’en laisserait qu’une poignée de cendre, quand même les eaux courantes des fleuves, les souffles épars dans l’air, auraient emporté mes fibres avec ma poussière, l’homme ne pourra périr.

« Mais tandis, ô Dieu ! que tu rappelles et que tu recomposes ce corps dispersé, où feras-tu reposer l’âme innocente ? Recueillie dans le sein du bienheureux patriarche, sera-t-elle, comme Lazare, entourée de fleurs, sous les yeux du riche consumé par les flammes ?

« Nous croyons les paroles, Ô Rédempteur ! alors que, triomphant de la mort, tu appelles à ta suite le larron associé à ta croix. Voici ouverte aux fidèles la voie brillante du paradis. Il est permis à l’homme d’entrer dans ce bois, que le serpent lui avait ravi. Je t’en supplie, divin guide ! reçois et sanctifie l’âme ce pieuse dans la demeure natale, qu’elle avait quittée pour l’exil et l’égarement. — Nous cependant, nous couvrirons ces restes de violettes et de verdure ; et nous arroserons de parfums l’épitaphe et la froide pierre. »

À ces élévations religieuses, à cette métaphysique chrétienne qui est une poésie, Prudence avait allié les souvenirs récents du martyre. Plusieurs héros de la foi sont célébrés dans ses hymnes puissantes sur les contemporains, mais longues et parfois étranges pour nous. Sa palme lyrique, la fleur inaltérable de son génie, ce sont quelques vers touchants et naïfs sur le premier martyre, celui des enfants innocents immolés par Hérode :

Salvete, flores martyrum,
Quos, lucis ipso in limine,
Christi insecutor sustulit,
Ceu turbo nascentes rosas :

Vos prima Christi victima,
Grex immolatorum tener,
Aram ante ipsam simplices,
Palma et coronis luditis.

Ces vers, on peut le dire, ne périront jamais, et seront chantés sur la dernière terre barbare que le christianisme aura conquise et bénie.

Quelques années après la naissance du poëte de Tarragone, un autre chantre de la foi chrétienne s’élevait dans ces provinces méridionales de la Gaule, la conquête et la continuation de l’Italie ; c’était Paulin, l’élève, l’ami, le contradicteur d’Ausone, et associé comme lui quelque temps aux dignités de l’empire. Par une affinité de plus avec le poëte Prudence, Paulin, jeune encore, avait reçu la foi dans cette province d’Espagne si passionnée pour elle. Il vécut là plusieurs années, s’y maria dans une opulente famille chrétienne, et fut converti par l’exemple et les prières de sa femme, impatiente de le gagner tout à fait à son culte, et de se délivrer, ainsi que lui, des richesses qu’elle lui avait apportées en dot. Docile à cette voix aimée, Paulin, quittant le sénat de Rome, vendit ses vastes domaines pour en distribuer le prix aux malheureux et entrer dans la pauvreté religieuse.

On craint presque d’associer tes idées de littérature et d’art à ces œuvres d’une vertu si fervente ; mais oublier ce mélange serait altérer la vérité. Paulin (son débat poétique avec Ausone nous l’atteste) était un esprit élégant, nourri des plus gracieux souvenirs de la poésie profane. Seulement ce qui était pour Ausone une idolâtrie n’était pour lui qu’une distraction, aimée longtemps et combattue. Paulin d’ailleurs ne s’arrêtait pas, pour ainsi dire, à la grandeur extérieure de la foi pour la célébrer : il s’en faisait l’humble et zélé ministre. Et quand il deviendra quelque jour évêque, il consacrera, dans son inépuisable charité, au rachat des captifs, et les vases de son église et sa propre liberté. Merveilleuse légende ! soit qu’elle rappelle un fait véritable, soit qu’elle atteste une croyance populaire que tant de vertu avait rendue vraisemblable.

Mais empruntons d’abord quelques souvenirs d’imagination et d’harmonie à cette vertu chrétienne, digne de lutter contre l’invasion barbare. Est-ce le chrétien, le poëte, l’époux séparé mais tendre, qui se montre le plus dans ces vers de Paulin à Thérésia :

« Viens, compagne inséparable de mon sort ! cette vie tremblante et courte, dédions-la toute au Seigneur. Tu vois les jours passer en tourbillons rapides, et les éléments de ce monde périssable s’user, mourir, disparaître. Tout échappe de nos mains, et ce qui prend fin n’a pas de retour. De vaines images trompaient nos âmes avides et légères. Où est maintenant cette apparence de grandeur ? où sont les richesses des puissants ? »

Consacré prêtre en Espagne, revenu en Italie pour se rapprocher de quelques amis, en commerce avec saint Jérôme et Augustin, Paulin passa seize années aux portes de la ville de Noie, dans une petite métairie, près du tombeau de l’ancien évêque saint Félix. Ce fut là que le vœu du peuple de Noie l’élut évêque. C’est pour la fête du martyr, dont il occupait la chaire épiscopale, qu’il revint aux goûts poétiques de sa jeunesse, et exprima dans un des mètres d’Horace ces sentiments d’un ordre si nouveau.

Les strophes de Paulin s’adressaient à un prêtre comme lui, à Nicétas, évêque de Dacie, venu pour assister à la fête funèbre d’un saint d’Italie, et retournant à ses climats glacés et barbares. Rien ne marque mieux l’union hospitalière qui rapprochait alors tant d’âmes inspirées par la même espérance. Quel charme sévère dans ces strophes d’adieu :

« T’en vas-tu déjà, nous délaissant à la hâte, dans cette contrée solitaire, nous qui sommes unis à toi pour jamais ?

« Pars-tu déjà, rappelé par la terre lointaine dont tu es le pasteur ? Ah ! tu restes encore ici : nos cœurs te possèdent.

« Va, plein de notre souvenir ! laisse en ce lieu quelque chose de toi, présent par l’esprit, et en revanche emporte avec toi nos âmes.

« Ô trop heureux les pays et les peuples que tu aborde ras en nous quittant, et que le Christ visitera de tes pas et de ta parole !

« Tu iras chez les Daces, au Septentrion ; et, à travers les flots de la mer Égée, tu toucheras Thessalonique.

« Qui me donnera les ailes de la colombe, pour me mêler vite à ces chœurs, dont les voix, à ton exemple, célébreront le Christ Dieu ?

« Retenus que nous sommes par les entraves du corps, nos âmes s’envolent après toi ; et avec toi nous chantons les hymnes du Seigneur.

« Liés à toi, à ta vie intérieure, nous éclatons au dehors par la prière et le chant.

« À partir du rivage qu’elle effleure, l’Adriatique soumise te portera sur ses flots paisibles ; et tes voiles s’enfleront d’un doux zéphir.

« Tu glisseras sur la mer aplanie, et, triomphant, du haut de la poupe armée de la croix, tu vogueras il l’abri des flots et des vents. Les matelots chanteront l’antienne accoutumée, en vers modulés comme des hymnes ; et, par leurs pieux accents, ils appelleront des souffles favorables.

« En avant de toutes les voix sonnera, comme un clairon, la voix de Nicétas célébrant le Christ ; et, sur la mer, répondra David et sa harpe221. »

C’étaient les Argonautes et l’Orphée de ces temps nouveaux. La poésie renaissait avec l’enthousiasme. La lyre, associée à des offrandes plus pures, à l’amour de Dieu et de l’humanité, retrouvait d’austères et gracieux accents. Mais les flots de la barbarie, mal contenus par le despotisme usé du vieux monde, allaient pour un temps tout submerger et tout détruire, sauf les croix immortelles des églises, qui apparaîtraient encore çà et là sur l’abîme.

Chapitre XX. Le Dante, poëte lyrique. §

Quand la poésie lyrique s’est-elle réveillée dans le midi de l’Europe, en dehors de la langue et de l’Église romaines ? quand devint-elle autre chose que l’élan de la prière et de la foi ? La critique moderne a cherché cette date, pour en faire honneur à la Sicile ou à la Provence. Mais ici toute prétention exclusive est vaine ; la poésie lyrique est née partout, avec les premiers et les plus vifs sentiments de l’âme. Si notre Montaigne croyait la reconnaître dans la chanson du cannibale Iroquois célébrant une couleuvre, dont il voudrait dérober les vives couleurs pour en parer le collier de sa maîtresse, si ce chant barbare semble au philosophe français tout anacréontique, même passion, même fantaisie ne dut-elle pas cent fois se produire dans les épreuves de la vie du moyen âge ? L’élégance manquait il l’art, comme aux mœurs. Le goût, le choix, ne faisaient pas vivre cette poésie. Mais, partie souvent du cœur, elle en eut la puissance. À elle appartenait ce premier âge des troubadours, qui sécularisa l’esprit en Europe, suscita devant l’Église une autre puissance d’opinion, commença le débat de la pensée libre contre le plus fort, et forma dans le midi de la France une race de chanteurs hardis et de poëtes populaires.

Ce qui domine la foule devient bientôt un instrument pour le pouvoir. Dans cette société inégale du moyen âge, le prince, le seigneur châtelain, le chevalier, touchèrent par un côté aux plaisirs les plus délicats du peuple ; ils firent des chansons pour lui.

La hiérarchie des rangs se retrouvait dans celle des esprits. Souvent le noble troubadour, le trouvère, parcourant les villes et les châteaux, avait avec lui son chanteur subalterne, comme le chevalier avait son écuyer, et comme jadis dans la Grèce le poëte avait eu son rapsode.

Ainsi, non par l’imitation d’exemples ignorés, mais par une rencontre naturelle, la politesse sociale renaissait parmi nous, sous ces mêmes influences de chants et de poésie que les anciens regardaient comme ayant civilisé le monde. Un seigneur guerrier, Guillaume, comte de Poitiers, commençait dans sa cour féodale ces chansons d’amour qu’un autre châtelain, plus belliqueux encore, Bertrand de Born, devait renouveler avec tant d’éclat et assortir aux tons variés d’une lyre pins savante.

Sous cette forme nouvelle, allait renaître ce que nous avons çà et là recueilli dans les débris de l’art grec, la poésie militante, tour à tour enthousiaste et amère, animant le courage, flétrissant l’injustice et la tyrannie, soulevant les passions à sa voix, et plus puissante à les soulever qu’à les apaiser. Bertrand de Born, ce châtelain de Hautefort, en guerre avec ses voisins, en alliance avec le fils rebelle du roi d’Angleterre, est un poëte de la famille du séditieux Alcée ou de l’injurieux Archiloque. Il a comme le premier la passion de la guerre, l’amour des belles armes et du luxe dans les combats : il est implacable comme le second ; et ses sirventes ne font pas des morsures moins profondes que les ïambes du poëte grec. Enfin, pour justifier ce parallèle, le troubadour du douzième siècle, celui que devait un jour citer et imiter le Dante, avait su plier sa langue naissante à tous les artifices de la mélodie, mêler dans ses sanglants tableaux les teintes graves et douces, être élégiaque enfin comme il était lyrique.

Ce dernier caractère est surtout reconnaissable dans le chant funèbre qu’il a consacré à la mémoire du jeune prince anglais dont il avait excité l’ambition et voulu partager les périls. On croirait entendre un de ces myriologues où se plaisait le poétique génie de la Grèce, mais que la mâle douleur d’un guerrier et d’un ami empreint cette fois d’un pathétique plus attendrissant que les larmes.

La poésie lyrique, cette Heur native de la vie humaine, tour à tour sauvage et cultivée, la poésie lyrique, couronne de la victoire et du cercueil, avait reparu, du jour où le rude guerrier de Limoux avait exhalé sa joie, aux approches du combat, plus doux à ses yeux qu’une journée de printemps, et bientôt après, avait répandu sa douleur, à la mort prématurée du jeune prince d’Angleterre. Le feu de la poésie éclatait là tout entier ; le génie de l’art avait été retrouvé par la passion.

Ailleurs, vers le même temps, sous un autre ciel, mais dans une langue analogue, un guerrier bien autrement célèbre et redoutable, l’héritier d’un des puissants monarques de la croisade, le petit-fils de Frédéric Barberousse, l’empereur Frédéric II, allait protéger la poésie par son exemple autant que par ses bienfaits. Maître à la fois de l’Allemagne, du royaume de Naples et de la Sicile, savant lui-même dans les langues anciennes et dans l’arabe, curieux d’Aristote comme d’Averroès, il fondait à Palerme une académie pour la langue vulgaire ; il y inscrivait et lui-même et ses deux fils, Enze et Mainfroy, tous deux faisant des vers, sans que le génie politique du dernier fût moins perfide et moins cruel.

Ainsi commençait la lumière dans le chaos du moyen âge ; ainsi l’esprit de Dieu, la science et la poésie étaient portées sur les grandes eaux de la barbarie. Mais, par là même, tout demeurait confus ; et souvent, à côté de l’éclair du vrai génie paraissait seulement l’essai maladroit d’un art grossier, qu’on admirait, par inexpérience, autant que le génie même.

Je suis tenté, je l’avoue, de ranger à cette place inférieure ce qui nous est parvenu des chants lyriques de l’empereur Frédéric II et de son chancelier Pierre Desvignes. Tous deux étaient savants ; et Pierre Desvignes, sacrifié, après une longue faveur, aux impitoyables soupçons de Frédéric, semble avoir renouvelé le tragique souvenir de Boèce et de Théodoric. Mais la science ne donne pas l’accent poétique. Dans ce qui nous reste du malheureux ministre de Frédéric II, on ne saurait voir que l’imitation déjà factice de ce langage d’amour dont Pétrarque lui-même devait abuser.

Quant à l’empereur Frédéric, à ce terrible pupille d’Innocent III, qui, maître une fois de l’empire, brava si hardiment les pontifes de Rome, une tendre chanson qu’on lui attribue nous étonne par une humilité langoureuse, mais elle n’a rien de la grâce ni de l’ardeur lyrique ; et c’est ailleurs qu’il faut chercher ces germes de poésie nouvelle déjà semés dans l’Europe, couvés sous les feux du Midi, recueillis dans les cours, et que bientôt allait concentrer dans le miroir ardent de son génie l’Homère du moyen âge.

Singulière fatalité de cette époque qui naissait chargée de tant de souvenirs ! les sentiments subtils, les raffinements du langage précédèrent, dans la poésie nouvelle, l’accent de la passion et les élans de l’âme. À peine la langue italienne, sortant toute vive des ruines de l’idiome romain, fut-elle balbutiée par des chanteurs vulgaires, que toutes les affectations de la pensée, toutes les fadeurs de la fausse passion, vinrent gâter l’art des vers : il semblait que la scolastique pesât même sur l’amour. Nous n’avons pas les chansons qu’Abélard fit pour Héloïse, et qui, répétées sur les places publiques et dans les écoles, trahirent les deux amants. Celle qui en était l’objet en a loué seulement avec orgueil la douceur passionnée et le charme musical ; c’étaient pour elle des odes, comme Horace en adressait à Lydie.

Ce titre poétique d’Abélard s’est perdu dans ses querelles, ses malheurs et sa pénitence. Il n’en est pas ainsi de ses contemporains d’Italie. Leurs chants d’amour se conservaient accueillis par l’admiration ; leur art était déjà célèbre et tenait lieu de naturel et de Vérité. Des chefs de parti, des hommes mêlés aux factions de Florence, vainqueurs ou dans l’exil, chantaient les douleurs et les joies d’une passion qu’on pourrait souvent croire imaginaire, tant les expressions en sont discrètes jusqu’à l’obscurité. Ce n’est pas l’élégance et l’harmonie de Pétrarque ; c’est déjà quelquefois sa recherche d’esprit. Guinicelli, Guido Cavalcanti, n’ont de lyrique dans leurs canzoni que la forme des stances et l’enlacement des vers.

L’art, du reste, a tué la passion ; et il semble que ces natures si vives, si guerrières, soient soumises à toutes les gênes d’une science technique et raffinée. C’est là, surtout, l’infériorité du moyen âge devant le monde antique : il raisonne trop, et le faux goût de la décadence a devancé pour lui l’éveil du génie.

Voici venir ce génie, cependant ; et, sans avoir secoué tout à fait la poussière du temps, il réunira bien des vertus poétiques : il aura l’accent du drame et de la satire, comme celui de la poésie lyrique et de l’enthousiasme. Il appellera Comédie son œuvre immense, mêlée, turbulente comme le moyen âge. Il aura, dans son langage habilement extrait de tous les dialectes vulgaires de l’Italie, l’énergie populaire et la sublimité, ou la douceur mystique ; il empruntera sans cesse à la riche nature dont il est entouré, au spectacle des champs, au souvenir de ses fuites à travers tous les lieux et parmi toutes les conditions humaines, à ses combats, à ses souffrances, bien des images de la vie réelle et des mœurs de son temps et il sera pourtant, à certaines heures de son inspiration, le plus idéal et le plus recueilli des poëtes religieux. Lui qui tenait dans ses mains la malédiction des prophètes et la lançait au gré de sa haine ou de sa justice, il trouvera les accents les plus purs qui jamais aient retenti sur la lyre, pour porter jusqu’à Dieu la prière et l’espérance humaines.

Mais c’est là, dans le voyage miraculeux du Dante, le plus haut point où il soit parvenu ; et notre admiration doit le chercher d’abord au-dessous de ces invisibles grandeurs. Sa première étude de poésie, ses premières pensées, étaient celles de ses contemporains. Avec eux, à l’exemple des Provençaux, il faisait des sonnets subtils sur l’amour ; comme eux, il était raffiné et parfois bizarre. Il n’eut pas seulement un prédécesseur de son nom, auteur de quelques froids sonnets, et cependant admiré jusqu’à la passion par une jeune fille poëte, qui voulut se nommer la Nina di Dante : il crut, dans sa jeunesse, avoir quelques rivaux de poésie, et ne laissa que bien tard échapper l’aveu qu’il espérait les effacer tous, comme le peintre Cimabué surpassait Giotto.

Pardonnons à cette candeur du génie. Sa première forme était celle de son temps. Il avait, peut-être à un plus haut degré, les mêmes études de langue latine, de poésie provençale et de philosophie ; il composait une thèse sur la terre et l’eau considérées comme premiers éléments ; il était venu écouter dans Paris, rue du Fouarre, un grand maître de scolastique, et il avait lui-même discuté contre tout venant. Mais son génie partait de plus haut. Dante, presqu’au sortir de l’enfance, a senti l’amour pur, vrai, profond ; il en a rendu les illusions et la douleur, avec une force qui rejette bien loin toute la poésie convenue et le langage affecté du siècle ; il en a gardé l’ineffaçable souvenir, comme un sceau de Dieu sur lui ; il a été consacré poëte par la religion et par l’amour.

À cette originalité première du Dante, à cet amour, à ce deuil, à ce culte de Béatrix, craindrons-nous d’ajouter une autre inspiration, qui dément toute une théorie de la critique moderne ? Il faut oser le redire : le poëte créateur du moyen âge est l’élève de l’antiquité. C’est qu’en dépit de la division systématique soutenue dans quelques ouvrages célèbres, il n’y a pas deux mondes distincts pour l’imagination, il n’y a pas deux grandes écoles égales et contraires ; il y a moins et plus. Le génie, sorti par élans de quelques sources qui ne changent pas, a d’infinis détours et des variétés sans fin. Le caractère du Dante, ce grand novateur, fut d’adorer Virgile, ce maître d’un langage si classique et si pur ; et il ne l’adora pas seulement, comme avait fait Stace, en l’imitant mal, en exagérant son élégance, en gâtant sa simplicité, en altérant sa passion. Tout pénétré de cette lumière, tout enchanté de cette poésie, il en réfléchit les rayons dans un idiome naissant à peine, et qu’il façonnait sous ce puissant modèle. L’art savant et passionné de Virgile répandu sans effort dans le langage royal et populaire que le nouveau poëte recueille de tous les coins de l’Italie, voilà l’inimitable beauté de la diction du Dante !

Mais, par là-même, cette diction si variée, si libre, souvent calme et sublime, parfois bizarre, toujours précise et nerveuse, faite pour le cœur et la pensée, ne devait rien avoir des langueurs et de la monotonie de ces premiers chanteurs d’amour qui éveillèrent l’imagination en Italie. Lors même que Dante les imitera et prendra, comme eux, les couleurs de sa Dame, on sentira que c’est une autre voix ; et le titre de son premier écrit célèbre, Vita nuova, n’est pas moins le signe d’un art nouveau que la révélation d’une âme transformée par l’amour.

Ainsi liée aux formes musicales des troubadours, mais animée d’une passion bien autrement mélancolique et sévère, la première poésie du Dante sera toute lyrique. Elle le sera sur des tons variés, parfois simple et naïve, parfois grave et passionnée, gracieuse comme Anacréon, philosophique comme Horace.

Ce terrible Dante, cet implacable vengeur, dont le visage altier et la sombre tristesse semblent, aux yeux du peuple, marquer son mystérieux commerce avec l’enfer, l’auriez-vous pressenti jamais, dans quelques-uns des premiers vers qu’il essaya, peut-être en s’accompagnant sur la lyre de son ami, le musicien Casella ? Quelle mélodieuse douceur, quelle tendresse et quelle innocence dans ce premier chant prêté sans doute à Béatrix enfant : « Je suis jeune fille, belle et toute nouvelle ; et je suis descendue, pour me montrer à vous, des splendeurs du lieu d’où je viens. J’étais au ciel, et j’y dois retourner encore, pour donner à d’autres le charme de ma lumière. Qui me voit et ne se sent pas amoureux, n’aura jamais l’intelligence de l’amour. Car aucune grâce ne me fut refusée, quand la nature me demanda à celui qui a voulu, ô femmes, m’associer à vous pour compagne. Chaque étoile a versé dans mes yeux quelque chose de sa lumière et de sa vertu. Mes beautés sont nouvelles pour le monde, m’étant venues de là-haut ; et elles ne peuvent être comprises que de l’homme en qui l’amour règne déjà, sous l’attrait d’une autre. »

Ainsi, la passion des troubadours était déjà une divine extase pour la poésie de leur successeur. D’autres accents lyriques la rendront plus expressive encore. Je ne crois pas que, dans le langage des sentiments privés, il y ait rien de plus touchant que la prière du poëte à la Mort, pendant la maladie de Béatrix. La douleur d’Horace sur la perte d’un ami, son effort pour consoler dans un autre une affliction non moins grande que la sienne, attendrit et charme par la pureté des sentiments et la tristesse mélodieuse des paroles. Mais tout se terminait à l’aride résignation de ceux qui n’ont pas d’espérance, comme devait le dire un jour l’Apôtre.

Quelle douleur plus pathétique dans la prière du poëte, suppliant à plusieurs reprises et par toutes les inventions du cœur cette inflexible Mort, et lui disant enfin, dans le culte chrétien de son amour : « Ô Mort ! ne diffère pas d’accorder merci, si tu le peux ; car je vois déjà le ciel s’ouvrir, et les anges de Dieu venir dans ce bas monde pour emporter l’âme sainte. »

On sait combien cette image de Béatrix occupa la pensée du Dante, et revient partout dans ses premiers vers, avant d’être divinisée dans son grand poëme. Parmi les canzoni éparses, les complaintes douloureuses et fières dont il sema sa route, il y a surtout une pièce doublement lyrique par la fiction et par le langage. C’est un témoignage du poëte sur lui-même : « Trois dames », dit-il, « me sont venues, s’approchant de mon cœur et s’arrêtant au dehors, parce qu’au dedans est entré l’amour qui règne sur ma vie. Leurs vêtements sont déchirés ; la douleur, peinte sur leurs visages. On voit que tout leur manque à la fois, et que la noblesse, comme la vertu, leur est inutile. Il fut un temps où, selon leur récit, elles étaient adorées ; mais aujourd’hui elles sont pour tous objet de haine ou d’indifférence. »

Ces trois femmes mystérieuses, que l’amour interroge sur leurs noms, c’étaient la Justice, la Générosité et la Tempérance, persécutées désormais par les hommes et réduites à une vie errante et pauvre. « Et moi », s’écrie le poëte, « moi qui, dans ce divin langage, entends la consolation et la plainte de si nobles bannies, je tiens à honneur l’exil qui m’est imposé. Souffrir avec la vertu est un destin digne de louange. »

Il n’est pas vrai, toutefois, que ces premières chansons du Dante, ces odes passionnées avec diffusion, eussent élevé déjà le grand poëte au-dessus de tous ses contemporains. Cette gloire n’appartient qu’à la grande œuvre du Dante ; et là même, malgré ce nom de Cantique appliqué par lui-même il cette œuvre, ce n’est pas l’inspiration lyrique qui domine le plus. Protée du moyen âge, revêtant toutes les formes du monde civilisé et du monde barbare, prodiguant tour à tour le raisonnement, l’imagination, la subtilité des allégories, l’invective et la plaisanterie, Dante n’aura que rarement, dans la première partie de son poëme, la pureté de l’accent lyrique. Et pourtant, si nous voulons, après Pindare, après Horace, donner une image de cette poésie sublime et calme qui retraçait, pour les anciens, les révolutions capricieuses du sort et les met tait au-dessous du courage et de la vertu, c’est au poëte de la Divine Comédie qu’il faudrait demander cet exemple. Quelle ode à la Fortune égale l’image et la leçon contenues dans ces vers :

« Maintenant, ô mon fils, tu peux voir la coupe remplie de tous les biens pour lesquels se tourmente la race humaine. Tout l’or qui se rencontre sous la lune, ou qui a jamais appartenu à ces âmes harassées de fatigue, ne pourrait procurer à une seule d’elles un instant de repos.

« Maître, lui dis-je, quelle est cette Fortune, dont tu m’as dit un mot ? Qu’est-elle, pour tenir ainsi le monde dans ses mains ? » Il me répondit alors : « Ô créatures insensées ! quelle ignorance vous égare ! Il faut que je vous instruise. Celui dont la science surpasse tout, a fait les cieux et en a réglé l’ordonnance, de sorte que, sous la splendeur d’une lumière également distribuée, chaque partie est visible pour une autre. De même, il a donné aux grandeurs du monde un régulateur et un chef qui transfère à propos ces biens frivoles, d’un peuple à un autre et d’un sang à un autre sang, malgré tout l’effort des conseils humains. C’est ainsi qu’un peuple s’élève et qu’un autre languit, au gré de cette Puissance qui se cache, comme le serpent sous l’herbe. Votre savoir n’a pas de force contre elle : elle pourvoit, elle juge ; elle règle son empire, comme les autres divinités disposent du leur. Ses changements ne s’arrêtent jamais. La nécessité lui donne une course si rapide, que souvent elle atteint le vainqueur ; c’est elle qui est mise en croix par ceux-mêmes qui devraient la célébrer et qui la maudissent à tort. Mais elle, dans sa béatitude, n’entend pas de tels cris. Avec une joie égale à celle des autres créatures du premier ordre, elle roule sa sphère et jouit de son bonheur. »

Vous avez présent cet hymne d’Horace à la divinité d’Antium, à cette Fortune dont les Romains avaient cru sentir les puissantes faveurs, dans les calamités qu’eux-mêmes infligeaient aux vaincus. Vous avez admiré dans le poëte l’appareil de terreur et de vengeance qu’il fait marcher devant elle :

Te semper anteit sæva Necessitas,
Etc., etc.

Quelques autres images du poëte de Tibur, cette courtisane, ces amis qui, fuyant avec la Fortune, disparaissent quand l’amphore est vide, vous faisaient songer seulement à d’humbles catastrophes de la vie privée sous les Césars. Mais la brusque succession des empires, les avènements de peuples nouveaux, tout ce travail de l’Europe depuis la chute de Rome, sont présents au poëte chrétien et grandissent pour lui le symbole païen qu’il emploie.

Une telle poésie ressemble à la chose même qu’elle décrit. Comme le moyen âge, elle hérite de tout le passé : elle le reçoit obscurci, brisé, confondu ; elle le dément tour à tour et le répète ; elle lui prend ses fictions et les éclaire d’une vérité nouvelle ; elle lui prend ses vérités, et les rend plus pathétiques et plus vastes ; elle bâtit Saint-Pierre de Rome avec les débris des temples païens, mais elle place au sommet la coupole de Michel-Ange.

L’ensemble de la Divine Comédie nous offrirait souvent des marques de ce progrès du temps et du génie, malgré les accessoires barbares qui s’y mêlent. Mais à d’autres appartient cette étude, dans sa variété vraiment inépuisable. Qu’il nous suffise ici de retrouver çà et là et de suivre à la trace les blanches lueurs de cette grande poésie, que nous avions admirée dans la Grèce et qui revient, à longs intervalles, pour le monde, comme ces astres dont le poëte a vu

Flammarum longos a tergo albescere tractus.

C’est au sortir du plus célèbre, mais non pas du plus étonnant des poëmes du Dante, que cette lumière apparaîtra le plus souvent à nos yeux. Peut-être deviendra-t-elle parfois monotone, et trop éblouissante pour l’âme qui veut s’en éclairer. Mais, par là même, sous cette voûte resplendissante que le poëte élève au-dessus de vos têtes, vous entendrez mieux la voix de l’admiration et de la foule monter en majestueux accents jusqu’à Dieu. Le Purgatoire du Dante est une aspiration vers le ciel ; le Paradis est l’hymne de reconnaissance de l’imagination, pour un bonheur infini comme son espérance.

Jamais la pensée humaine n’osa si prodigieuse invention, et ce qui en est le défaut en est aussi la merveille : je veux dire la longueur de cette invention et l’inépuisable emploi de la même pensée, l’idéal de la grandeur divine et l’idéal de l’amour humain. Merveilleux et tendresse, sublimité des images et profonde émotion du cœur, il y aura donc là ce que la poésie la plus vraie, la plus naturelle, avait pu concevoir de plus grand, à la pensée de Dieu et sous les rayons de la plus éclatante nature ; et là devait se rencontrer aussi ce que l’âge plus avancé du monde, ce que l’expérience plus triste de la vie, ce que les malheurs réitérés des siècles, auront appris à l’âme humaine.

Je ne m’étonnerais donc pas que le chef-d’œuvre de la poésie lyrique, l’hymne religieux, ou même l’ode philosophique au plus haut degré d’enthousiasme et de grandeur se retrouvât dans les chants de la Divine Comédie du Dante. Ici le Dante aura eu pour précurseurs, non ces poëtes profanes dont il était accueilli, à l’entrée de l’Enfer, mais les poëtes hébreux, le Psalmiste et les Prophètes. Dans la féconde originalité du Dante reconnaissons, en effet, la double inspiration qu’il a reçue. Ce génie créateur a derrière lui l’Orient et l’ancienne Italie. Comme il parle de tout ce qu’il sait, et qu’il n’a point nommé Pindare, Eschyle ni Sophocle, je croirais que, peu versé dans leur langue, de la poésie grecque il ne connaissait guère qu’Homère, le poëte souverain. Mais le génie lyrique dans son ardeur, dans sa passion, lui arrivait avec la parole sainte et les prières de l’Église : c’est là qu’il trouvait à la fois le surnaturel et l’enthousiasme.

Ce n’est pas en effet une seule imagination humaine, quelque riche qu’on la suppose, qui a pu construire ces idéales hiérarchies de douleurs, d’expiations et de béatitudes, où se complaît le poëte de la Divine Comédie ; c’est la pensée chrétienne qui travaillait, depuis des siècles, sur quelques versets de l’Évangile, sur quelques cantiques d’Isaïe ou de saint Jean. Un siècle et demi avant le Dante, quand l’italien à peine naissant ne s’écrivait pas encore, quand la prédication et la poésie étaient encore toutes latines en Italie, un des grands hommes de l’Église, Pierre Damien, ce pur et austère génie, parfois en lutte même contre Grégoire VII, et osant le nommer mon saint tentateur, mon saint satan, avait chanté dans un hymne la gloire du paradis. Et, ce qui n’est pas indigne de remarque, cet hymne, dans une sorte de vers latins mesurés par le nombre de syllabes, non par le rhythme, sauf un ïambe final, se composait de tercets rimés et semblait chercher ainsi dans les décombres du langage romain un relief dont l’Italie nouvelle allait revêtir son idiome populaire. Voici cette ébauche de la transformation commencée :

« Vers la source de l’éternelle vie aspire mon âme altérée : ces barrières de la chair, mon âme captive cherche à les briser : elle se lève, elle travaille, elle lutte dans l’exil, pour retrouver la patrie, en gémissant sous le poids des afflictions et des maux. Cette gloire que lui a ravie le péché, elle la contemple encore. Le mal présent accroît la mémoire du bien a perdu. Qui pourrait dire quelles sont les joies de la paix suprême, là où s’élèvent des palais de vivantes escarboucles, des toits resplendissants de lames d’or, des salles rayonnantes ? Des pierres précieuses forment tout l’édifice ; un or pur, limpide comme le verre, jonche les rues de la cité ; nulle fange, nulle corruption, nulle impureté ne la souille. »

Ad perennis vitæ fontem mens sitivit arida.
Claustra carnis præsto frangi clausa quærit anima ;
Gliscit, ambit, eluctatur exul frui patria.

Etc., etc.

Et cette forme de tercets rimés continue, sauf quelques interruptions, à reproduire en foule les images que la foi rendait vulgaires sans les rendre moins poétiques.

Encore un peu de temps, et les dialectes vulgaires, à peine dégagés des ruines romaines, allaient s’emparer de cette thèse inépuisable, que la religion rendait présente aux cœurs de la foule, et que le beau ciel de l’Italie animait de sa lumière. Ici viennent à nous encore, comme des précurseurs du Dante, ou du moins comme des initiateurs de la langue qu’allait parler son génie, ces poëtes franciscains dont un rare talent de nos jours, un éloquent érudit, a retrouvé d’heureux échos.

Cette fois, ce n’est plus le chant profane et travaillé des troubadours, cette poésie artificielle lors même qu’elle est passionnée, qui aura précédé le grand poëte, lui ouvrira la route, et, par cela même, pourra souvent égarer son mâle et fier génie : ce sera la religion même, par les voix les plus candides et les plus simples ; ce sera le spectacle de la piété populaire, au milieu de la belle nature de l’Italie, alors que, dans la tiède sérénité du soir, après un jour brûlant de Toscane, un humble religieux, frère Pacifique, faisait doucement retentir de simples paroles italiennes, répétées en chœur par le peuple agenouillé dans une vaste plaine des bords de l’Arno.

Un de ces chants était, dit-on, de saint François lui-même, et n’en est pas indigne par la ferveur de l’émotion dans l’abondance négligée des paroles. C’est un hymne à Dieu ; c’est une paraphrase populaire du chant sublime où le Psalmiste appelait tous les objets de la nature à célébrer le Créateur. Rien sans doute ne saurait atteindre à cette voix primitive du prophète hébreu, à ce grand témoignage de l’unité divine proclamée par toutes ces substances matérielles que le monde avait adorées à la place de leur Créateur ; nuis la glose vulgaire de cette vérité sublime est belle encore.

Né vers la fin du douzième siècle, dans un village de cette Ombrie dont l’épicurien Horace avait célébré les vertes forêts et les ruisseaux limpides, François d’Assise, mort dès 1226 consumé de la fièvre ardente de l’enthousiasme et de la charité, avait, dans la courte durée de son apostolat, tout employé pour parler au peuple, depuis la poésie jusqu’aux miracles. Parmi les rudes laboureurs et les pâtres des Apennins, il avait été l’Orphée de ces esprits encore sauvages ; et c’était pour eux qu’un de ses disciples chantait, sur un air simple et puissant comme sa parole, ces strophes à peine distinctes de la prose :

« Très-haut Seigneur ! à vous les louanges ; à vous la gloire et les honneurs ; à vous doivent se reporter toutes les actions de grâces, et nul homme n’est digne de vous nommer. Soyez loué, ô Dieu ! soyez exalté, ô mon Seigneur ! par toutes les créatures et particulièrement par le soleil, votre ouvrage, Seigneur, lui qui fait resplendir le jour, dont nous sommes éclairés. Car, en beauté et en splendeur, il est votre image. Soyez aussi loué par la blanche lune et les étoiles errantes que vous avez répandues dans les cieux ! Que Notre-Seigneur soit loué par le feu, dont les rayons illuminent la nuit, par le feu brillant, rapide, magnifique, inépuisable !

« Que Notre-Seigneur soit loué par l’eau, l’élément le plus salutaire aux mortels, humble, pur, limpide ! que Notre-Seigneur soit loué par la terre notre mère, qui nous porte et qui nous entretient d’une si féconde variété de fleurs et de fruits ! Que Notre-Seigneur soit loué de qui pardonne, en amour de lui, et de qui souffre les peines du corps avec patience, et la maladie avec allégresse d’esprit ! Que Notre-Seigneur soit loué par la mort, dont nul ici-bas ne peut éviter l’atteinte ! Pitié pour ceux qui meurent en péché mortel ! Bienheureux ceux qui, à l’heure suprême, se trouveront dans votre grâce, pour avoir obéi à votre sainte volonté ! ils ne verront pas la seconde mort, celle des peines éternelles. Louez, remerciez Notre-Seigneur : soyez-lui reconnaissantes et servez-le, vous toutes, ô créatures, avec l’humilité que vous lui devez ! »

De cette naïve abondance d’images et de prières redites par un peuple, à la voix d’un saint homme, la poésie allait monter aux cieux mystiques du Dante, à ce monde idéal tout parsemé de splendeurs, tout retentissant de voix célestes, mais où les merveilles de l’esprit dominent toujours celles de la matière. C’est là l’incomparable grandeur du poëte. Quels que soient les spectacles dont son imagination nous éblouit, c’est à la pensée pure qu’il emprunte son dernier coup de pinceau. Que sont, en effet, les images extérieures de l’empyrée, les rayons, les flammes, les étoiles, toute la magnificence des cieux ? beaucoup moins qu’un seul sentiment de l’âme élevée jusqu’à Dieu. Toutes les merveilles semées sur la route du poëte, dans son voyage surnaturel, s’effacent devant l’ascension de son âme, qui, regardant les yeux de Béatrix attirée elle-même par l’astre du jour, monte sous cette invincible puissance, et vérifie la parole de l’Écriture : L’amour est plus fort que la mort.

Dans cette Jérusalem céleste, qu’avaient décrite les prophètes et qu’une secte chrétienne, les millénaires, attendait de siècle en siècle sous les nuits lumineuses du désert, le poëte avait ainsi jeté la vie nouvelle de l’amour pur. Cette ardeur de l’aine pouvait-elle ne pas donner l’enthousiasme lyrique ? Le génie transporté par une vraie passion ne doit-il pas atteindre toutes les hauteurs de l’art ? Platon l’eût affirmé ; et sa Diotime, cette image de la sagesse et de l’amour, dont il a fait l’inspiratrice de Socrate, était moins divine que Béatrix.

L’écueil ne se rencontrera que dans la grandeur continue de la fiction, dans cette élévation tout idéale rêvée si longtemps, dans cette uniformité d’éblouissement et d’enthousiasme. Le sublime lyrique, nous a-t-on dit, est un élan rapide, un éclair de l’âme. Mais, sur la route du ciel et dans le ciel même, l’admiration mystique n’a pas de repos, et l’enthousiasme ne peut passer ni renaître. De là, sans doute, l’intérêt moins grand qui s’attache au Purgatoire et au Paradis du Dante. Son génie a pu tout faire, hormis de varier la perfection morale et de passionner la béatitude. Sous les flots de cette poésie rayonnante, sous la monotonie de cet art merveilleux, on finit par demeurer plus étonné qu’ému.

Et toutefois de cette éclatante uniformité la mémoire peut détacher des beautés qu’on n’oublie pas, les plus neuves de la poésie moderne, bien que toutes remplies encore de l’imagination antique. Tour à tour calme et forte, extraordinaire et grave, cette poésie est tantôt un récit, tantôt un hymne. Écoutez le poëte :

« Le soleil déjà touchait l’horizon qui, vers midi, environne d’un cercle lumineux tout Jérusalem ; et la Nuit, a toujours opposée à cet astre, s’élevait en dehors du Gange, avec le signe de la Balance qui lui tombe de la main quand c’est elle qui règne. Les joues vermeilles de la blanche Aurore brunissaient, sous les feux d’un été trop ardent.

« Nous étions encore près de la mer, tels que le voyageur qui songe au départ, et déjà marche dans la pensée, mais demeure immobile : tout à coup, de même qu’au malin, à travers de lourdes vapeurs, Mars vers le couchant reluit d’un rouge écarlate, au-dessus de l’Océan ainsi se leva, et puissé-je la voir encore ! une lumière qui courait sur la mer si vite que nul oiseau n’eût égalé son vol.

« Ayant un peu détourné les yeux pour consulter mon guide, je la revis plus éclatante et plus grande. À chaque côté m’apparaissait je ne sais quoi de blanc ; et de là sortaient peu à peu d’autres couleurs. Mon maître ne dit rien, jusqu’au moment où ces premières blancheurs parurent des ailes. Alors, reconnaissant le messager, il s’écria : Tombe, tombe à genoux ; voici l’ange de Dieu. Croise les mains ; désormais tu rencontreras tel secours. Vois ; il dédaigne les instruments humains : il ne veut d’autre rame ni d’autres voiles que ses ailes, à travers de si lointains rivages ; vois comme il les tient droites vers le ciel, battant l’air de ses plumes immortelles, qui ne changent pas, comme les chevelures des hommes.

« Après qu’il se fut davantage approché de nous, l’oiseau divin parut plus brillant ; et l’œil, n’en pouvant soutenir l’éclat, s’abaissait ébloui. L’ange aborda le rivage, sur une barque svelte et légère qui à peine effleurait l’onde. À la poupe se tenait le céleste nocher, pareil à un bienheureux ; et plus de cent âmes étaient assises dans la barque ; et toutes ensemble chantaient d’une seule voix : Israël, à sa sortie d’Égypte. »

Ces images peuvent nous rappeler ce que nous avons admiré dans Pindare, et ce que Dante n’avait pas ln, ces îles des bienheureux, où abordent les âmes choisies, où la lumière ne s’éteint jamais, où le souffle léger du zéphir agite les rameaux odorants des arbres. Cette peinture, dans Pindare, efface bien la rudesse de l’Élysée d’Homère ; mais elle est encore tout extérieure ; elle est le charme des sens ; elle n’est pas le bonheur de l’âme. C’est à peindre ce bonheur que s’est complu le banni de Florence, le chef de parti vaincu, le poëte errant forcé d’apprendre « combien est amer au goût le pain de l’étranger, et combien est rude à monter et à descendre l’escalier d’autrui ».

De ce contraste même entre le poëme et l’homme, entre les contemplations de la pensée religieuse et les épreuves de la vie soufferte, de ce contraste sort le pathétique humain qui se mêle à cet idéal. Le poëte nous ramène à la terre par ses douleurs, comme il nous élève à Dieu par son génie ; mais il est théologien, il argumente, il déclame, il accuse, il est implacable dans le ciel.

Par là encore, cette poésie extraordinaire du Dante renouvela et dépassa, dans le moyen âge, un des caractères qu’avait eus la poésie grecque, cette voix éclatante de la passion aidée par l’harmonie. Elle fut l’hymne religieux de Pindare, léchant guerrier de Tyrtée, l’ïambe vengeur d’Archiloque. Elle flétrit Te vice, comme elle exaltait la vertu ; elle mit sur les actions des hommes le stigmate de la honte ou la lumière de la gloire, et fit elle-même, dans cette vie, les rétributions pénales qu’elle a décrites pour l’autre.

Elle ne nous représente pas seulement le chœur antique, ce long hymne de la tragédie grecque ; elle renouvelle cette épode rapide et sanglante, ce sévère anathème du génie, que lançait la muse irritée et qui ressemblait à la terrible marche de guerre des Crétois, sous le son de la lyre.

Quelques-unes des plus grandes beautés éparses dans la Divine Comédie sont empruntées à ce caractère militant de l’enthousiasme poétique. La poésie antique avait été parfois homicide. La poésie du Dante alla plus loin : tel homme pervers, qu’elle avait désigné, n’osa se tuer, par effroi même des peintures du poëte, mais traîna la vie sous la damnation de ses remords, dans la solitude que lui faisait la juste horreur de ses concitoyens.

Ce poëte, inexorable pour le vice, la cruauté, la bassesse, est un peintre sublime des plus douces vertus : il est, par moments, le moraliste mélodieux que charment l’innocence de la vie, la simplicité des champs, la pureté des mœurs antiques. Sa douce extase devant de telles images suspend sa colère et ses haines ; et la lyre est, sous ses doigts, pleine de tendresse et de pureté naïves. Quelle ode d’Horace, sur les premiers temps de Rome, égale ce tableau de l’ancienne Florence, dans le xve chant du Paradis :

« Florence, au milieu de cette enceinte antique d’où elle compte encore les heures du jour, vivait en paix, dans la sobriété et la pudeur. Les femmes n’avaient ni chaîne d’or, ni couronne, ni ceinture qui fut à regarder plus que la personne. La fille, en naissant, ne faisait pas peur au père, par l’idée de la fuite rapide du temps et de l’accroissement sans mesure de la dot. Il n’y avait pas de maison sans famille, et Sardanapale n’en était pas venu à montrer ce qui peut s’oser dans une chambre. Devant nos palais ne s’abaissait pas encore le monte Mario, qui, s’il est vaincu en hauteur, n’en sera pas pour cela plus dédaigné. J’ai vu Bellincion Berti marcher ceint a d’une pauvre casaque en cuir, et sa femme s’éloigner du miroir sans s’être peint le visage. J’ai vu un Nerli, un del Vecchio, se contenter d’un simple vêtement de peau, et leurs femmes occupées du fuseau et du rouet. Heureuses femmes ! chacune était assure rée de sa sépulture, et nulle n’était délaissée pour la France. L’une veillait aux soins du berceau, et, pour consoler l’enfant, usait de ce langage qui ravit de joie les pères et les mères. Une autre, en filant la laine sur la quenouille, devisait avec sa famille des Troyens, de Fiésoles et de Rome. Alors une Cianghella, un Lapo Salterello, auraient passé pour un prodige, tels que le seraient aujourd’hui un Cincinnatus et une Cornélie. Dans cette vie si calme, dans cette belle vie de citoyen, dans cette communauté si pure, dans ce doux hospice, me fit naître Marie invoquée à grands cris ; et, sur votre antique baptistère, je reçus à la fois les noms de chrétien et de Cacciaguida »,

À ces traits naïfs, trop altérés dans toute traduction, à ce langage d’une si maligne et si poétique candeur, on peut comparer les regrets et la verve moqueuse d’Horace, ses louanges des vieux Romains et de leurs chastes épouses, son âpre censure des mœurs dégénérées et de la danse ionienne. Si le poëte lyrique de l’Empire est là plein de grâce et de verve, dans ses admirations ou dans ses colères, a-t-il pour nous cette perfection de naturel, et cette naïve nouveauté de langage qui ne vieillira jamais ?

Chapitre XXI. §

Lyrisme italien. — Pétrarque, Médicis, Politien. — Veine lyrique dans le génie espagnol. — Herréra, Luis de Léon, Rioja, sainte Thérèse. — Érudition et réveil poétique de la France. — Faux lyrisme de Ronsard. — Quelques heureux préludes de grâce et d’harmonie.

Le Dante n’avait pas épuisé la richesse du sol italien rajeuni ; ou du moins, lorsqu’il eut enlevé sa triple moisson, si la terre, comme brûlée de ses feux, dut reposer deux siècles, à côté de lui, au souffle de son génie, une autre flamme était née, brillante et légère. Pétrarque n’est pas moins immortel que le Dante. Il n’a de commun, cependant, avec cette austère physionomie que les teintes de douceur et de pathétique gracieux qui, par moment, surprenaient en elle. Mais il les a dans une perfection de langage qui les élève au niveau d’une œuvre plus grande. Ainsi, de Virgile à Dante, s’est formé Pétrarque, mélodieux et concis, trouvant la pureté dans la brièveté, le naturel dans la délicatesse de l’art.

Ce n’était pas l’enthousiasme de l’ode que vous pouviez attendre d’un tel poëte, Il fut à la muse lyrique de l’antiquité ce que l’Italie du moyen âge était aux cités glorieuses de l’ancienne Grèce, Il représenta cette vie plus oisive que libre, plus agitée que forte, où l’Italie du quatorzième siècle souffrit et lutta, sans rien faire de grand au dehors, et sans s’affranchir elle-même. Il excella dans la peinture des sentiments privés, bien plus que dans l’expression des grands devoirs et des vertus civiques. Il fut le plus ingénieux et le dernier des troubadours, plutôt qu’un Pindare ou un Stésichore.

Ne l’oublions pas, toutefois : si l’Italie elle-même avait alors porté ses pensées plus haut, Pétrarque était digne de lui servir d’interprète. Chantre de la beauté, il ne fut pas le flatteur intéressé de la puissance injuste. Il aima son pays ; il le servit de ses efforts, pour la concorde au dedans et contre l’étranger. Il le voulait libre, aussi bien que florissant par les arts ; et il ne déshonora d’aucune lâche faiblesse cette couronne de poëte qu’il reçut au Capitole.

Non qu’il ait jamais donné une vie actuelle et puissante aux grands souvenirs qui font la gloire et l’illusion de l’Italie. Il partagea l’espérance prolongée tant de siècles après lui. Il crut un moment même à l’audace et à la fortune de Rienzi. Il félicita, dans une belle ode, le jeune Étienne Colonna d’être nommé sénateur, et rêva, sous ses auspices, la renaissance de Rome. Surtout il maudit ce que les grands papes du moyen âge avaient tant combattu, et ce que Milan avait imprudemment réclamé, l’invasion ou le secours des armes étrangères ; nobles et vains accents, qu’il suffit de redire :

« Italie, ma chère Italie ! bien que la parole soit impuissante contre les mortelles blessures que je vois si pressées sur ton beau corps, je veux exhaler des soupirs tels que les attend le Tibre, l’Arno et le Pô, dont j’habite les rives, douloureux et pensif. Roi du ciel ! je prie que la pitié, qui t’a conduit sur la terre, te fasse prendre en gré cette fertile contrée. Vois, Dieu bienfaisant ! quelle guerre cruelle, sur quel léger prétexte ! Ces cœurs qu’endurcit le farouche Mars, ouvre-les, Dieu paternel ! et attendris-les… — Vous à qui la fortune a mis en main le gouvernement de ces belles contrées, dont il semble que vous n’ayez nulle pitié, que font ici tant d’épées étrangères ? »

« La nature avait sagement pourvu à notre indépendance », disait encore le poëte, « lorsqu’elle avait élevé les Alpes entre nous et la rage tudesque. » Puis, se lamentant sur cet obstacle inutile et franchi tant de fois, il s’écriait, avec plus de douleur que de force : « N’est-ce pas ici le sol que j’ai touché d’abord ? N’est-ce pas le nid où je fus nourri si doucement ? N’est-ce pas cette patrie, à laquelle je me confie, mère tendre et pieuse, dont le sein recouvre ceux qui m’ont donné le jour ? Au nom de Dieu, que cela touche votre âme ! et regardez en pitié les larmes d’un peuple malheureux qui attend son repos de vous seul, après Dieu. Pour peu que vous donniez quelque signe de pitié, le courage s’armera contre la fureur ; et le combat sera court : car l’antique vigueur n’est pas morte encore dans les cœurs italiens. »

Je ne puis relire sans émotion cet ancien témoignage, qui rappelle des accents presque semblables échappés, de nos jours, dans une prose toute poétique, au cœur de Rossi222 et à son espérance de ranimer le cadavre de la belle Italie, au moment où lui-même allait tomber sous le poignard d’un assassin.

Impuissante illusion ! l’Italie de Pétrarque n’était déjà plus capable de s’affranchir elle-même ; elle s’appuyait au joug de cette Germanie que Rome avait autrefois vaincue. Mais une gloire renaissait pour elle, dans son malheur, et la trompait sur sa propre faiblesse : c’était la gloire des arts, l’inspiration et la science sortant de l’Église et des tombeaux, l’éclat prochain d’un âge tout littéraire. Pétrarque servit noblement à cette œuvre d’élégance ingénieuse, bien plus que de grandeur virile et de force véritable. L’entendez-vous, dans son langage devenu lyrique, invoquer une croisade, en appelant à son aide la puissance de l’empereur d’Allemagne et le zèle des évêques de France ?

Il n’armera pas de nouveau l’Occident ; il ne sollicitera pas un second âge héroïque de la chrétienté. Mais il prélude à la naissance du Tasse, et il marque sur la lyre ces modes brillants et gracieux dont l’Italie va charmer l’Europe encore à demi-barbare. À la poésie grecque, à l’inspiration d’Eschyle et de Pindare il avait appartenu d’être à la fois idéale et vivante, de parer l’intelligence et d’animer le courage, de faire du génie d’un homme la vertu publique d’un peuple. La Renaissance, ne visait pas si haut ; son poëte n’était qu’un artiste ému qui plaisait à l’imagination, sans exalter les courages.

« Ô toi », disait-il en beaux vers223 à l’évêque de Lombez, « heureuse et belle âme espérée dans les cieux, qui marches revêtue et non appesantie de notre humanité, pour que les chemins te soient plus faciles, servante fidèle et bien-aimée de Dieu, voici que ta barque, déjà détournée de ce monde aveugle vers un meilleur port, reçoit le souffle d’un vent occidental, qui, par cette sombre vallée où nous pleurons nos fautes et celles d’autrui, la conduira dégagée des écueils antiques à cet Orient où elle aspire. »

Rien de plus animé que ces images, dans la langue du poëte ; rien de plus guerrier que son espérance et son appel : « Tout homme », s’écrie-t-il, « entre la Garonne et les monts, entre le Rhône, le Rhin et les flots de la mer, suit le drapeau chrétien. Quiconque, des Pyrénées aux dernières bornes de l’horizon, estime le vrai courage, va laisser déserts l’Aragon et l’Espagne. L’Angleterre, les îles que baigne l’Océan, entre la Grande Ourse et les Colonnes d’Hercule, aussi loin que retentit la voix de l’Hélicon, tous ces peuples divers de langues, d’armes et de vêtements, la charité divine les précipite à cette grande entreprise. Quelles légitimes et saintes amours, quelles filles, quelles femmes ne seraient pas sacrifiées à si noble devoir ? »

Mais ce langage du poëte n’avait déjà sur les hommes d’un siècle nouveau rien de la puissance qu’exerçaient jadis la rude parole de Pierre l’Ermite, ou l’éloquence passionnée de saint Bernard. À travers ses souffrances, l’Italie, de toute part enrichie par le commerce, s’embellissait, s’éclairait, retrouvait çà et là quelque liberté, mais non l’unité ni l’indépendance. Honorons-la surtout de ce qu’elle fit alors, pour le goût et les arts ! voyons en elle le premier musée de l’Europe moderne ; n’en espérons pas ces élévations de génie qui tiennent à l’énergie des âmes, à la grandeur des vertus civiles. Le progrès et le déclin, l’élégance et la corruption, eurent en Italie même date. Par là, tout en l’admirant, on ne peut la proposer pour modèle, ni surtout y chercher, en dehors des arts du dessin, cet enthousiasme moral qui est le sublime du génie. Ce sublime a jailli du ciseau de Michel-Ange sur le front inspiré de sa statue de Moïse : il n’a point passé dans cette poésie du Tasse ou d’Arioste, gracieuse, variée, brillante, égale à tout hormis ce qu’il y a de plus pathétique et de plus grand.

Que maintenant, parmi les fêtes et les chefs-d’œuvre des galeries de Florence, Médicis, nourri des pensées de Platon, les ait redites parfois en strophes élégantes ; que Politien ait retrouvé, dans ses deux langues natales, quelque chose de l’harmonie d’Horace et de sa curieuse hardiesse d’expression, ce sont des plaisirs délicats pour le goût, des sujets pour l’étude, mais non de grandes influences qui aient agi sur la pensée et pris place dans l’histoire des lettres.

Au seizième siècle cependant, malgré le poids de l’érudition et de la controverse, le poëte pouvait encore paraître appelé à son rôle antique de conseiller du peuple, de chantre du courage et de la délivrance. Un grand péril menaçait alors l’Europe déchirée par tant de divisions intérieures. Car enfin, il y a moins de trois siècles, les Turcs, maîtres absolus des plus beaux climats de l’Occident, dominaient la Méditerranée, menaçaient ses rivages, et, délivrés de Charles-Quint, semblaient ne plus compter d’adversaires en Europe.

L’imagination peut à peine concevoir l’horreur des peuples chrétiens du seizième siècle, à l’approche de Soliman ou de Sélim. L’empire des Turcs était encore dans le cours impétueux de sa croissance, et sous l’élan de cette politique atroce qui semblait la condition de sa grandeur. Une succession au trône régulièrement cimentée par des meurtres de famille, un gouvernement de sérail discipliné par la mort, à la moindre faute, au moindre revers, un trésor enrichi par les confiscations et le pillage, une armée de janissaires recrutés dans l’élite du sang chrétien pris et fanatisé dès l’enfance, puis cette autre armée de possesseurs turcs payant du service guerrier le domaine qui leur était échu, et défendant le sol comme une proie, tout cela rendait les armes ottomanes égales au moins à celles de l’Europe ; et, devant les divisions et les troubles des États chrétiens, elles semblaient supérieures.

De ce génie des arts, déjà levé sur l’Occident, la Turquie n’empruntait encore que des instruments de force matérielle, l’artillerie, la construction des forts et quelques notions de marine appliquées par des renégats ; mais, loin que la confiance des Turcs fut diminuée par ce besoin de secours étrangers, elle devenait plus ambitieuse et plus hautaine, comme se sentant prédestinée à prendre captive la chrétienté tout entière, avec ses richesses et ses arts.

On n’avait pas oublié le débordement de la conquête turque sous Mahomet II, et comment de Constantinople le sultan menaçait déjà Rome quand la mort l’arrêta. Le long règne de Soliman II accrut ce danger, prit Rhodes, ravagea la Hongrie, humilia l’Autriche, et pesa sur l’Europe comme sur l’Orient. Même sous son obscur successeur Sélim, surnommé l’Ivrogne, l’empire turc, encore dans le torrent de son invasion, allait enlever Chypre aux Vénitiens.

C’est alors que, devant la force barbare et les envahissements de la Turquie, malgré la connivence de Charles IX, qui préludait par cette lâcheté au grand crime intérieur de son règne, entre l’inaction calculée de l’Angleterre, la timidité de l’Autriche, l’épuisement de l’a Pologne en guerre avec la Moscovie sauvage encore, on vit apparaître le réveil du génie chrétien et resplendir l’étoile d’Occident.

À qui l’honneur de cette résistance et des représailles victorieuses qu’exerçait enfin la chrétienté ? Nommons d’abord un pape, Pie V, le religieux dominicain parvenu de la plus humble origine au siège pontifical, prêtre austère et zélé, d’un esprit violent, a-t-on dit, mais ayant de la grandeur et de la prévoyance.

C’est ce pontife qui, dès la première menace des Turcs contre l’île de Chypre, sollicita vivement une ligue de quelques États chrétiens. Prêcher la croisade n’était plus possible dans l’Europe divisée par les ambitions des princes et le schisme religieux. Mais, si le pape ne pouvait plus entraîner toute l’Europe à une guerre sainte, que Luther avait blâmée comme injuste et inhumaine, il pouvait du moins y prendre part et donner à sa souveraineté temporelle le plus glorieux emploi.

Rien n’arrêta, dans celle œuvre, le zèle du généreux pontife, pas même les lenteurs égoïstes et la froide astuce du monarque dont il devait le plus espérer le secours. Philippe II, en effet, impitoyable pour les débris de mahométisme épars encore dans ses États, hésitait à lutter contre la puissance des Turcs et surtout à défendre contre eux Venise, dont il enviait le riche commerce. Invoqué avant tout autre, dans la ligue projetée contre Sélim, il s’était fait concéder par le pape un tribut annuel extraordinaire, à lever sur les biens ecclésiastiques, dans toute l’étendue de ses royaumes. Mais cette amorce même devenait cause de retard, l’avare et rusé monarque différant les préparatifs, multipliant les obstacles et les lenteurs avant la guerre, pour jouir plus longtemps du privilège arraché. Peut-être aussi, dans ses craintes jalouses, répugnait-il à donner au fils de Charles-Quint et d’une femme inconnue, à son frère bâtard, l’héroïque don Juan, une si grande occasion de gloire.

C’est ainsi que, malgré la confédération résolue, et devant la flotte des alliés, maîtresse de la mer, l’île de Chypre fut subjuguée, après les sièges opiniâtres et la prise de ses deux capitales, Nicosie et Famagouste, sans aucune diversion tentée dans l’intervalle.

Cette victoire était odieuse, et faite pour soulever l’indignation de l’Europe. À Nicosie, les Turcs, entrés par capitulation, avaient massacré la garnison entière ; à Famagouste, le pacha, reçu également à conditions, sur des ruines, devant une garnison exténuée de misère et de faim, avait, dans un transport de colère, violé toute promesse, fait égorger les nobles vénitiens et écorcher vif l’héroïque gouverneur de la place. Puis le joug de fer des Turcs, aggravé par la foule de pillards asiatiques qu’avait attirés la longueur du siège, s’était étendu sur la malheureuse île.

Pie V en versa des larmes, et fit retentir dans l’Europe troublée le cri de son affliction. Rien de comparable à l’ardeur dont il pressa l’exécution du traité déjà conclure ralliement de la flotte confédérée, et la vengeance, puisque le secours arrivait trop tard. La plus grande marque de cette ardeur était dans la présence même, inouïe jusque-là, d’une escadre et d’une armée pontificales. Pie V en avait remis le commandement à un Colonna, de cette ancienne famille romaine longtemps suspecte à la papauté. Mais tout cédait alors, aux yeux du pape, devant la grandeur du devoir et du péril. Cet exemple parlait plus haut que tous les appels faits à la chrétienté ; et, de presque tous les États d’Italie, des vaisseaux de guerre et des troupes s’étaient réunis, avec les galères de Rome, à la flotte vénitienne, dans l’automne de 1571.

Ainsi, cinq mois après la conquête de Chypre, s’avançait sur la Méditerranée cet armement chrétien, formé de deux cents hautes galères, d’une foule de navires, et portant cinquante mille hommes de troupes. La journée de Lépante ! il n’est pas plus beau souvenir historique dans l’Europe du seizième siècle. Ce fut le dimanche, 7 octobre 1571, dans cet ancien golfe de Corinthe qui se prolonge entre la côte de l’Albanie et la presqu’île de Morée, près du détroit où s’était livrée la bataille d’Actium, que le génie romain gagnait, au profit d’un maître, contre l’amas confus et les pavillons barbares de l’Orient.

La flotte ottomane, forte de plus de deux cents galères poussées par les rames d’esclaves chrétiens, et traînant à sa suite une foule de navires, s’était embossée au rivage. La flotte chrétienne longea, du nord au sud, la côte d’Albanie, marchant à l’ennemi précédée de six galéasses vénitiennes, ou grands vaisseaux, dont les hauts bords et les feux étaient irrésistibles.

Là commandait don Juan, résolu de vaincre et négligeant les conseils timides et jaloux de quelques généraux de Philippe II. Sa grande force en navires et en soldats était italienne, ou plutôt italienne et grecque ; car c’est un fait aujourd’hui vérifié, qu’à part les douze galères du pape, les galères de Savoie, de Gènes, et de quelques villes ou même de quelques généreux citoyens d’Italie, les Vénitiens avaient seuls cent quatre galères, et, sur cette escadre, un grand nombre de Grecs, soit réfugiés de Morée, soit recrutés de Candie, de Corfou et des îles où flottait encore le pavillon de Saint-Marc. Selon les défiances de la politique vénitienne, aucun de ces sujets de la république n’avait de commandement maritime ni de grade militaire ; mais ils combattirent avec courage sous ce drapeau, que teignirent de leur sang quinze capitaines vénitiens et leur premier amiral.

Don Juan d’Autriche avait disposé lui-même l’ordre du combat et parcouru l’avant-garde et les côtés de la flotte, debout sur un esquif, un crucifix à la main, exhortant du geste et de la voix tous les confédérés, dont il avait mêlé les pavillons, pour ne faire qu’un seul peuple ; puis, remonté à son bord, où l’entourait une élite de jeunes nobles castillans et de soldats sardes, après que les grands navires vénitiens eurent porté les premiers coups et fait une large trouée, il s’acharna lui-même à l’attaque du vaisseau amiral turc, et, par cette prise et la mort de l’amiral, hâta la victoire.

Comme il était arrivé jadis aux Romains, dans leurs premiers combats de mer contre Carthage, les galères des deux partis se heurtant et s’accrochant avec des crampons de fer, le combat était devenu souvent un duel de pied ferme et corps à corps, où les vieilles bandes d’Espagne, les Italiens et les Grecs vainquirent, après cinq heures de mêlée.

Le désastre des Ottomans fut immense, dans l’enceinte resserrée de ce détroit tout couvert de débris fumants et de cadavres. Cent trente galères turques tombèrent aux mains des vainqueurs ; un grand nombre se brisèrent au rivage, ou furent incendiées. On porta jusqu’à trente mille hommes le nombre des Turcs tués ou prisonniers ; cinq mille esclaves chrétiens furent délivrés des fers et de la rame : et leur cri de joie semble retentir encore, dans plus d’un éloquent souvenir de cet immortel Cervantès, qui combattait, soldat obscur alors, sur la flotte espagnole.

Dans ce désastre, aggravé par l’imprévoyance ottomane, il n’échappa guère, à la faveur de la nuit, qu’une section de la flotte turque, l’escadre d’Alger, commandée par le dey lui-même, indépendant du pacha turc, et manœuvrant de hardis navires habitués aux écueils de ces mers, et non moins alertes à la fuite qu’au pillage.

Ce fut même ce prince, sujet de la Porte, qui vint rassurer, ou épouvanter Constantinople, et montrer à Sélim, comme un dernier secours, les seuls vaisseaux ottomans échappés à la ruine commune.

La saison avancée, les pertes des alliés, et surtout la politique secrète de Philippe II, docilement respectée du jeune vainqueur quand la vue de l’ennemi n’entraînait plus son courage, ne laissèrent pas les chrétiens user de leur succès comme ils auraient dû, assaillir à coups pressés l’empire ottoman, et lui reprendre du moins sa récente conquête. Abrités d’abord dans la rade de Corfou, les confédérés s’y partagèrent le butin de la victoire, les galères, les pièces d’artillerie, les captifs, donnant à l’Espagne cinquante-huit galères turques, trente-neuf à Venise et dix-neuf au pape, mais n’essayant plus rien contre le joug à demi brisé des barbares.

Aux efforts passionnés du pape, à ses bulles triomphales, à ses ambassades, pour presser la guerre et pour étendre l’alliance, Philippe II répondit seulement par la promesse de laisser sa flotte hiverner en Italie, afin d’en protéger les rivages. Il avouait d’ailleurs que, pour son compte, il redoutait moins aujourd’hui les Turcs que les dissidents religieux de Belgique. L’empereur d’Allemagne, Maximilien, persistait dans sa neutralité, jusqu’au terme de la trêve, qu’il se promettait bien d’ailleurs de renouveler avec la Porte.

Tel n’était pas sans doute l’esprit des peuples d’Espagne et d’Italie. Leur joie de la défaite des Turcs fut grande ; le Te Deum retentissait dans toutes les églises. Des voûtes de Saint-Pierre aux mosquées bénies et transformées de Grenade, une poésie pieuse et guerrière célébrait le triomphe de la Croix et réclamait la délivrance de l’Orient chrétien. Ces sentiments, parés du plus beau langage, éclataient alors dans les vers, non pas d’un poëte de cour (Philippe II n’en avait pas), mais d’un Espagnol de Séville exprimant avec enthousiasme la joie religieuse et l’orgueil national de son pays.

Une première ode toutefois, en célébrant don Juan d’Autriche, est trop savante de mythologie, trop imitée de Pindare, trop chargée du souvenir d’Encelade, de Mars et des Muses. Ce n’étaient pas les Olympiques, c’était le chant du passage de la mer Rouge qui convenait à l’art du poëte et devait l’inspirer. Aussi nous le voyons, sous cette forme, s’élever bientôt après avec le prophète, et en imiter sinon la brièveté rapide, du moins la grandeur :

« Chantons le Seigneur, qui, sur la face de la vaste mer, a vaincu le Thrace cruel. Toi, Dieu des batailles ! tu es notre droite, notre salut et noire gloire. Tu as brisé les forces et l’altière audace de Pharaon, guerrier cruel. Ses chefs choisis ont couvert de leurs débris l’abime de la mer ; ils sont, comme la pierre, descendus jusqu’au fond. Ta colère les a soudain dévorés, comme le feu dévore la paille sèche.

« Ce superbe tyran, plein de confiance en l’appareil de ses navires, qui tient courbées les têtes de nos frères et fait travailler leurs mains au service injuste de sa puissance, abat de ses bras redoutables les cèdres à la plus haute cime et l’arbre qui se dresse le plus droit, buvant des eaux étrangères et foulant avec audace notre territoire inviolable.

« Les faibles, éperdus, ont tremblé de sa fureur impie. Il a haussé le front contre toi, Seigneur Dieu ! et, d’un visage insolent, étendant ses deux bras armés, il a remué sa tête furieuse. Il a fortifié son cœur d’une ardente colère contre les deux Hespéries que baigne la mer, parce que, assurées en toi, elles lui résistent et qu’elles se revêtent des armes de ta foi et de ton amour. Il a dit, dans son arrogance et son mépris : Ignorent-elles, ces contrées-là, mon courroux, et les exploits de mes aïeux ? Ont-elles osé leur faire face, avec le Hongrois timide, et dans la guerre de la Dalmatie et de Rhodes ? qui les a pu délivrer ? qui, de leurs mains, a pu sauver ceux d’Autriche et les Germains ? Leur Dieu pourra-t-on par hasard aujourd’hui les préserver de ma main vengeresse ?

Leur Rome, tremblante et humiliée, convertit ses cantiques en larmes. Elle et ses fils affligés attendent ma colère et la mort après la défaite. La France est brisée de discordes ; et, en Espagne, l’affreuse mort menace quiconque honore les bannières du croissant. Ces nations belliqueuses sont occupées à se défendre elles-mêmes ; et, ne le fussent-elles pas, qui peut me faire offense ?

Toi, Seigneur ! qui ne souffres pas que ta gloire soit usurpée par celui qui mesure sa propre force au gré de son orgueil et de sa colère. Ce superbe ennemi, vois comme il a, dans sa victoire, dégradé tes autels ! Ne souffre pas qu’il opprime ainsi les tiens, qu’il nourrisse de leurs cadavres les bêtes féroces, qu’il atteste sa haine dans leur sang répandu, et, qu’après cet outrage, il dise : Où est le Dieu de ces hommes ? de qui se cache-t-il ? »

Le beau mouvement par où débute cette strophe ne peut échapper au lecteur. Le poëte continue :

« Pour la gloire méritée de ton nom, pour la juste vengeance de ton peuple, pour les gémissements de tant de malheureux, tourne ton bras redoutable contre celui qui s’indigne d’être homme… et, trois et quatre fois, frappe d’un châtiment rigoureux ton ennemi : et que l’injure faite à ton nom soit l’erreur fatale de sa vie !…

« Il a levé la tête, ce puissant qui te porte si grande haine ; il a tenu conseil pour notre ruine, et contre nous ont machiné ceux qui assistaient à ce conseil : Venez, ont-ils dit ; et, sur la mer houleuse, faisons un grand lac de leur sang ; détruisons cette race et le nom du Christ avec elle ; et, partageant leurs dépouilles, rassasions nos yeux de leur mort.

« De l’Asie et de la merveilleuse Égypte sont venus des Arabes, des Africains légers, et ceux que la Grèce leur a mal associés, guerriers à la fière encolure, d’une grande force et en nombre infini. Ils ont osé promettre d’incendier nos frontières, de mettre à mort par l’épée notre jeunesse, de prendre nos jeunes enfants et nos vierges, et de souiller la gloire, la pureté de celles-ci.

« Ils ont occupé les golfes de la mer, la terre demeurant muette et frappée de terreur ; et nos braves sont restés silencieux et indécis, jusqu’à ce que, le Seigneur opposant à la furie des Sarrasins un ennemi nouveau, devant eux se soit levé le noble jeune homme d’Autriche, avec l’illustre et vaillant Espagnol ; car Dieu ne souffre pas que dans Babylone vive toujours esclave sa cité chérie de Sion. »

Le noble jeune homme d’Autriche, voilà, ce semble, un digne langage pour le modeste vainqueur de Lépante ! Peut-être ici le goût du poëte fut heureusement aidé par la crainte de blesser un despotisme jaloux ; nulle vaine pompe n’a surchargé l’éloge du héros. Selon le génie des prophètes hébreux, Dieu seul a tout fait, Dieu seul a paru.

« Les grands se sont troublés ; les forts, les puissants, se sont rendus avec effroi ; et toi, ô Dieu, comme la roue du vanneur jette les barbes de l’épi au souffle impétueux du vent, tu as livré ces méchants, qui, fugitifs par milliers, se pâmaient devant un seul homme. Tel qu’un feu embrase les forêts et sur leurs épaisses cimes a répandu sa flamme, tel, dans ta colère et tes foudres, tu les as suivis, et tu as couvert leur face de honte. »

Cet aspect du Dieu des armées, ces images empruntées aux souvenirs bibliques, sont dignes de la verve du poëte. Malheureusement il y mêle un ingrat et injuste anathème contre cette race grecque décimée par la servitude, mais dont une partie alors même combattait les barbares. Puis, sans plus songer à elle, il croit l’Asie vaincue ; et, apostrophant, comme le prophète, la nouvelle Tyr et ses vaisseaux détruits, il s’écrie :

« Ceux qui ont vu ta force brisée et la mer libre et dégagée des forêts de navires qui troublaient ses ondes, en voyant ta mort honteuse, diront de tes débris errants : Qui donc a eu tant de puissance contre la terrible Asie ? Le Seigneur, qui a montré sa forte main pour la foi de son prince chrétien, et qui, pour la gloire de son saint nom, accorde à son Espagne ce triomphe.

« Bénie soit ta grandeur, ô Seigneur ! pour avoir, après tant de maux soufferts, après nos fautes et nos châtiments, brisé l’antique orgueil de l’ennemi ! Que tes élus t’adorent, ô Seigneur ! que tout ce que le vaste ciel enserre confesse ton nom, ô notre Dieu et notre appui ! et que la tête condamnée du rebelle périsse dans les flammes ! »

On a depuis nommé la victoire de Lépante vaine et stérile : elle ne porta pas tous ses fruits, en effet. Gâtée par la jalousie de Philippe Il contre ses alliés et ses proches, elle s’arrêta, pour laisser aux Turcs, dans un lâche traité de paix, tout ce qu’ils avaient conquis. Déjà ce peuple couvrait la Méditerranée d’une flotte nouvelle de deux cents galères. Tant sa barbarie, prompte à se remettre d’un désastre, était alors armée de vigueur et d’activité ! Que n’eût-elle pas osé, sans la victoire de Lépante, ce premier exemple de nos journées modernes de Tchesmé et de Navarin ? Honorons, dans les vers d’Herréra, cette voix du peuple qui ne trompe pas sur la vraie politique d’un temps, et cet instinct généreux trop lent parfois à renaître et à triompher.

Au fond, c’était déjà l’antipathie de la civilisation contre la barbarie, de l’Europe éclairée contre l’Orient féroce et dissolu, l’impatience d’un contact odieux et d’une dégradante usurpation des plus belles contrées qui nous environnent. C’était, sous le coup d’un vrai péril, l’élan spontané de quelques États chrétiens, pour couvrir l’Italie, en écarter l’esclavage, le meurtre et la peste, et, en rejetant les Turcs de l’Occident, effacer la dernière trace des invasions barbares.

C’est ce que l’instinct de l’humanité a poursuivi, depuis lors, malgré bien des fautes de spéculation et des mécomptes d’égoïsme ; c’est l’œuvre que notre siècle verra s’accomplir ; c’est l’œuvre que l’occupation des îles Ioniennes depuis 1800, la délivrance de l’Attique et de la Morée, la conquête de l’Algérie, la garantie donnée aux provinces danubiennes, acheminent incessamment vers un terme encore obscur et désavoué.

L’immense et contradictoire incident qui nous a montré naguère l’empire turc protégé par une croisade partielle de l’Occident, le langage que l’orthodoxie même a pris quelquefois dans cette cause, par défiance d’un schisme bien moins éloigné d’elle que la barbarie du Coran, tout cela n’est qu’un retard et point un obstacle à l’œuvre inévitable du temps, à la dette sacrée de la Providence, à l’épuration des frontières orientales de l’Europe, au défrichement nouveau des rivages de l’Asie-Mineure, de cette banlieue de l’Europe si fertile jadis sous la liberté grecque et même sous l’empire romain. Ne l’oublions jamais ; supplions la science et la poésie, tout ce qui reste d’organes à la raison publique de le redire sans cesse : ces beaux climats de l’Ionie, ces deux rives du Bosphore, cette ceinture asiatique de l’Europe, n’attendent pour revivre que le souffle et les arts du monde chrétien. Ce seraient-là nos colonies les plus proches et les plus sûres. C’est pour l’Europe le dédommagement tout préparé à la séparation, il la croissance du nouveau monde, qui lui est échappé sans retour.

Dans la tradition moderne, et entre ses instincts nationaux maintenus à degrés divers, il n’est pas de vérité plus sentie que l’aversion pour la barbarie mahométane, et ce besoin de l’éloigner de l’Europe, partout attesté dans l’histoire. Ce que la religion seule avait d’abord réclamé, ce que toute grande politique devait ambitionner, la civilisation, le bon sens, la nécessité, l’accompliront dans un terme prévu ; et le poëte illustre qui, de nos jours, avait des premiers invoqué et promis cette délivrance, malgré sa rétractation qui nous afflige, aura été, nous l’espérons, non pas rêveur, mais prophète.

Un compatriote d’Herréra, du même temps, et d’un plus rare génie, c’est un religieux de Grenade, Luis de Léon, qui mourut à Madrid, en août 1591, avec la renommée de grand prédicateur et de grand poëte. Luis de Léon dément la prévention de recherche et d’emphase attachée à son pays. C’est l’Espagnol classique ; et chez personne, cependant, l’imagination religieuse n’eut plus d’enthousiasme et de libre ferveur. Mais l’étude des grands modèles avait réglé cette vive et heureuse nature. L’hébreu, le grec, lui étaient familiers comme les œuvres récentes de l’Italie ; et rien ne lui manqua de ce qui peut fortifier et ennoblir le talent. Professeur à l’université de Salamanque, Luis de Léon, sur l’accusation d’avoir traduit pour un ami le Cantique des cantiques, fut persécuté par le saint office, et subit cinq ans de pénitence et de prison. Rendu enfin à la lumière du jour et à sa chaire, devant un immense auditoire, il reprit ainsi son enseignement : « Je vous disais, à notre dernière séance… » Puis il rappela simplement quelque précepte littéraire, quelque vérité déjà connue, comme si tout autre souvenir de sa longue séquestration eût disparu de sa mémoire.

À l’abri sous cette paisible fermeté d’âme, Luis de Léon cependant n’eut jamais, dans la suite, aucune part aux dignités de l’Église, aux faveurs de la cour. Il écrivit avec éloquence des Méditations pieuses ; et ses poésies, imitées des anciens ou originales, furent admirées, sans être aussi populaires que les vieilles romances du pays et les chants irréguliers du théâtre. Il y avait en lui veine lyrique par l’imagination et l’harmonie. Ce n’est pas d’une ode de Pindare élégamment traduite que nous savons gré à Luis de Léon ; ce n’est pas même de sa belle imitation de l’ode d’Horace sur la Prédiction de Nérée. L’art de ce poëte est partout exquis et brillant ; mais son charme est surtout religieux. Je ne sais si cette poésie des premiers temps chrétiens, à laquelle nous nous sommes arrêtés, offrit émotion plus naïve, le lendemain des miracles et du martyre, que ne la ressent, après tant de siècles, le poëte inspiré par sa foi. Jamais solitaire n’entrevit davantage le ciel. On croirait entendre la surprise et les vœux des apôtres, dans cet hymne pour la fête de l’Ascension :

« Délaisses-tu donc, saint Pasteur, ton troupeau dans cette vallée profonde, obscure, avec la solitude et les regrets ! Et toi même, brisant la barrière limpide des airs, t’en vas-tu vers l’immortel asile ? Ceux qui naguère avaient le bon partage, et qui maintenant sont tristes et abattus, les fils de ton cœur, dépossédés de toi, où porteront-ils désormais leur amour ?

« Leurs yeux, qui virent la beauté de ta face, que regarderont-ils encore, qui ne leur soit ennui ? Le disciple qui a entendu la douceur de ta voix, quel son ne lui semblera pas disgracieux et sourd ?

« La mer turbulente, qui lui donnera désormais un frein ? Qui pourra calmer le courroux des vents déchaînés ? Quand tu as disparu, quelle étoile polaire guidera la nef vers le port ?

« Ah ! nuée trop envieuse de cette courte joie, pourquoi te presses-tu ? Où t’envoles-tu si vite ? Quel trésor tu emportes ! Combien pauvres et aveugles tu nous laisses ici-bas ! »

Le même tour d’imagination, la même ferveur mystique anime d’autres chants de Luis de Léon, et en fait le poëte illuminé par la grâce divine, comme on l’a été de nos jours par la mélancolie et la satiété du cœur. Telle est cette méditation lyrique, la Nuit sereine, à don Oloarte :

« Quand je contemple le ciel paré d’innombrables flambeaux, et que je ramène mes regards sur la terre enveloppée de la nuit et livrée au sommeil et à l’oubli, l’amour et la tristesse réveillent en mon cœur une ardente inquiétude ; des flots de larmes s’échappent de mes yeux, et je dis enfin, d’une voix brisée :

« Ô divine demeure, temple de lumière et de beauté, cette âme qui naquit pour ton sublime séjour, quelle malencontre la retient dans cette prison basse et obscure ? Quel mortel, aliéné de lui-même, rejette si loin de soi la vérité qu’oublieux de tes dons célestes, il s’égare à la poursuite de l’ombre d’un faux bien ?…

« Ah ! levez les yeux vers la sphère éternelle ; vous dédaignerez les aspects de cette vie menteuse, et tout ce qu’elle craint, et tout ce qu’elle espère. Est-ce autre chose qu’un point fugitif, ce sol abject et misérable, comparé à la grande région où vit transformé, sous une même splendeur, ce qui est, ce qui sera et ce qui fut pour nous ?…

« Là règne la joie suprême, là domine la paix ; là, reposé dans un saint asile, respire l’amour divin entouré de gloire et de délices ; là l’infinie beauté se dévoile tout entière ; là resplendit dans tout son éclat ce jour pur auquel jamais ne succède la nuit ; là fleurit le printemps des cieux. Ô vertes campagnes ! ô prés embellis d’une immortelle fraîcheur, secrètes vallées de mille biens remplies ! »

La langue du poëte, même pour redire ce bonheur céleste, ne saurait trouver que des images mortelles ; mais la passion dont il est inspiré est toute spirituelle et tout idéale. On peut nommer cette poésie le chant de l’amour pur.

« Quand, dit-il dans une autre méditation, libre de ce cachot, pourrai-je m’envoler aux cieux, et, sur le char qui fuira le plus loin d’ici-bas, contempler la vérité sans faux mélange ? Associé à sa vie divine, transformé moi-même en lumière éclatante, je verrai, à la fois distinct et confondu, ce qui est, ce qui a été, et l’essence intime et cachée de toute chose… »

Dans cette rêverie même, le pieux Espagnol rencontrait les enthousiasmes d’une autre poésie, ces élans de Lucrèce et de Virgile pour admirer les phénomènes de la nature et pour en pénétrer le mystère. Il les imite d’abord ; mais sa foi naïve lui donne sur ce monde des cieux d’autres accents d’une douceur incomparable, et le charme de l’amour divin élève encore l’inspiration même du talent par cette idée des béatitudes célestes qui lui est présente et familière :

« Douce et lumineuse contrée, dit-il, prés fleuris que ne brûlent ni la gelée ni le soleil, sol fertile qui produis la consolation éternelle ! la tête couronnée de pourpre et d’une blanche auréole, le

bon Pasteur conduit vers vous, sans écart, son troupeau chéri. Il va, et ses heureuses brebis le suivent là où il les nourrit de roses immortelles et d’une fleur qui s’épanouit plus abondante, plus elle est cueillie ; il les conduit à la montagne du bien suprême ; il les baigne dans la source de l’immortelle joie ; il leur donne la pleine moisson, le pasteur et le pâturage, le seul parfait bonheur.

« Et lorsqu’au zénith est monté le soleil, ce bon Pasteur repose entouré de son troupeau. Il charme de sons harmonieux l’oreille des saints…

« Ô voix paisible ! Puissent quelques parcelles en venir jusqu’à moi, enlever mon âme hors d’elle-même, et la confondre avec toi, céleste amour ! là où l’intelligence, délivrée de cette prison mortelle, vivrait unie à ta lumière, libre, sans être errante ! »

À cette tendresse d’âme, à cette ardeur mystiquement idéale Luis de Léon joignait une sève de souvenirs antiques non moins reconnaissable dans quelques autres poëtes de son temps et de son pays. Nulle part ce caractère n’est plus expressif et plus heureux que dans l’ode célèbre de Francisco Rioja, les Ruines d’Italica.

Ce n’est plus l’Espagne de Pélage et des Maures, du Cid et des Abencerrages : c’est l’Espagne romaine retrouvée dans les débris de ses monuments ; c’est l’ombre de Rome évoquée sur une de ses plus nobles conquêtes par la foi chrétienne, qui lui a succédé. Le poëte adresse à un ami cette majestueuse complainte, où la grandeur est décrite sans emphase, et le néant des efforts humains déploré sans faiblesse :

« Ces champs, ô douleur ! où tu vois maintenant un désert, une lugubre vallée, furent jadis la fameuse Italica. Ici fut la victorieuse colonie de Scipion. Voici gisant à terre l’orgueil de ses redoutés remparts ; et il n’y a plus qu’une lamentable relique de son peuple invincible. Voici seulement des inscriptions funèbres, là où passèrent des ombres glorieuses. Cette plaine fut un forum. Ici fut un temple ; et de tout il a reste quelques vestiges à peine. Des cendres éparses couvrent le gymnase et les thermes royaux. Les tours, dont la hauteur défiait les airs, ont cédé sous leur propre poids.

« Ce cirque démoli, jadis offrande sacrilège à des dieux qu’insultent quelques herbes sauvages, représente, théâtre tragique ouvert au drame du temps, quelle fut autrefois sa propre splendeur, et quelle est sa ruine. Pourquoi, dans le vaste cercle de son arène déserte, le grand peuple ne fait-il aucun bruit ? Il y a des bêtes féroces ; où donc est le gladiateur nu ? où est le courageux athlète ? Tout a disparu. Le Destin a changé les cris d’allégresse en muet silence. Mais, dans ces débris mêmes, le temps étale aux yeux de formidables spectacles ; et, devant ces images confuses, l’âme a entendu des cris de douleur.

« Ici naquit ce foudre de guerre, père de la patrie, honneur de l’Espagne, le pieux, l’heureux, le triomphateur Trajan, devant qui se prosternèrent dans le silence et la terre qui voit le lever du soleil et celle que baignent les flots, vaincus aussi, de la mer de Cadix. Ici, d’Adrien, du divin Théodose on remua les berceaux ornés de marbre et d’or ; ici on vit couronnés de lauriers et de jasmins les vergers qui ne sont plus que des buissons et des marais. Le palais bâti pour César n’est plus, hélas ! que le vil repaire des reptiles. Les palais, les jardins, les Césars, ont péri ; et aussi les pierres qui parlaient d’eux.

« Fabius, si les pleurs n’offusquent tes regards, promène ta vue attentive sur ces longues allées détruites ; vois ces marbres et ces arcs de triomphe abattus ; vois ces statues superbes qu’a renversées Némésis, couchées dans la poussière, et les maîtres qu’elles représentent, enterrés dans un profond oubli. Tels je me figure Troie et son antique rempart : telle aussi toi-même, Rome, à qui ton nom reste à peine, ô patrie des dieux et des rois ! telle encore toi à qui la sagesse de tes lois n’a pas servi, toi le monument de Minerve, savante Athènes, hier le modèle envié des siècles, aujourd’hui cendre et a vaste solitude ! Car le Destin et la Mort ne vous ont épargnées, ni l’une pour sa science, ni l’autre pour son courage.

« Mais pourquoi mon esprit va-t-il chercher au loin un nouveau sujet de tristesse ? Un moindre exemple en dit assez. Il suffit du présent. Ici se voient la fumée et la flamme ; ici retentissent encore aujourd’hui les gémissements et les rauques accents. Ce fantôme ou cette pieuse croyance domine les habitants du voisinage. Ils racontent que dans la nuit on entend une voix lamentable s’écrier entre des pleurs : Italica n’est plus ! Et le lugubre écho répète : Italica ! dans l’épaisse forêt qui s’élève en face. Italica ! à ce grand nom prononcé, les nobles ombres de cette grande ruine renouvellent leurs gémissements, et le peuple aussi les partage. »

Ce chant si poétique était composé pour la fête d’un ancien évêque, réputé jadis martyr dans Italica. La poésie en Espagne est amoureuse et guerrière ; mais elle est plus pieuse encore. C’est à ce titre qu’une sainte célèbre, qu’une fondatrice de monastères de femmes a été nommée quelquefois le plus grand poëte de l’Espagne. Sans doute, on n’entendait pas désigner seulement quelques sonnets pleins de ferveur, inspirés aux pieds de la croix : c’étaient l’extase contemplative et la charité passionnée de la sainte qu’on voulait exprimer par ce mot de poésie. N’est-ce pas elle, en effet, qui, toute ravie d’amour divin, s’écrie dans un cantique : « Je vis, sans vivre en moi-même ; j’aspire à une vie si haute, je la sens si proche, que je meurs de ne pas mourir ! » Dans ce dégoût de la terre, dans cette soif d’agonie et de bonheur céleste, les pensées de la sainte, ses stations forcées ici-bas, ses ardeurs d’espérance, sont des hymnes d’amour divin, comme n’en rêva jamais la poésie profane.

Un sceptique du siècle dernier, Diderot, trouvait dans les Torrents de madame Guyon une éloquence incomparable. Qu’aurait-il dit d’une autre imagination jugée sainte et pure par ce grand Bossuet si sagement inflexible pour les folles rêveries de madame Guyon ? Il faut l’avouer cependant : la différence saisie par un tel maître échappe à des yeux plus faibles ; et, dans cette périlleuse carrière du mysticisme, la suspension de l’âme humaine pour laisser place à Dieu seul, l’amour contemplatif porté jusqu’à l’extase, sans tomber dans le quiétisme, sont pour nous une douteuse énigme. Si la pureté même de la foi peut avoir son délire, la sublimité de la source devrait du moins se reconnaître encore au cours limpide de la pensée. Plus l’âme se détache des sens pour contempler le juste et le beau, plus elle mériterait de n’entrevoir que l’image de l’idéal divin. C’est là ce qui manque trop à l’amour mystique, par une erreur que ne prévient pas le génie même de sainte Thérèse. Souvent elle retombe sous cette loi des images sensibles, qu’elle voudrait fuir et dédaigner. Son expression trop vive matérialise le type qu’elle adore ; et, sous les noms d’amour et d’époux, le charme d’un culte tout spirituel, pour une beauté toute céleste, disparaît dans le trouble d’une passion qui semble trop humaine.

Laissons à la religion ses mystères, à la poésie son délire ; et ne nous plaignons pas qu’au seizième siècle le génie de la Renaissance ait épargné cet alliage à la raison et au goût. Ainsi se prépara pour l’avenir une grande et sévère école, qui devait un jour égaler l’antiquité par de libres imitations et de fécondes différences. Mais bien de maladroits efforts se consumaient dans la première épreuve. L’érudition surchargeait les esprits, avant de les inspirer. L’admiration même nuisait à la liberté du génie ; et l’instinct poétique, au lieu de s’animer par la passion présente, chancelait confondu sous l’amas des souvenirs. De là ces erreurs de goût, cette fausse poésie et ces faux jugements d’un siècle, parfois si puissant par le naturel et la vigueur qu’il portait dans la philosophie, la critique savante, la controverse, l’histoire. Quelle beauté d’éloquence et de style, quel tour original d’expression n’éclate point déjà dans notre Montaigne ! où la langue française a-t-elle plus d’imagination vraie et de hardiesse heureuse ! Ne semble-t-il pas étrange que, tout près de ce grand écrivain, Ronsard ait passé pour un si grand poëte, et que Montaigne lui-même l’ait cru et nous dise « que les Français de son temps avaient monté la poésie au plus haut degré, où elle sera jamais, et que Ronsard et du Bellay ne sont guère éloignés de la perfection antique ».

Cette singulière méprise ne peut, je crois, s’expliquer à la gloire de Ronsard ni se justifier par aucune théorie sur le génie poétique, la différence des temps et l’indépendance arbitraire du goût. Les odes et les hymnes de Ronsard, ses grandes tentatives pindariques, demeurent avec raison les plus illisibles de ses poëmes. Jamais l’imitation de Pindare ne fut plus fatale au talent. Sous l’amas des épithètes et la barbarie d’un néologisme tout grec et tout latin, le poëte perd cette veine française et ces tours nerveux et naïfs que Malherbe plus tard recueillait dans le parler vivant de la foule, en les ennoblissant par le nombre et l’harmonie. Plus ambitieux, avec un instinct moins sûr, Ronsard avait été trompé par l’éclat de la Renaissance et par l’éblouissement dont les chefs-d’œuvre antiques frappaient leurs studieux lecteurs.

Le génie de Pindare brillait au premier rang, parmi ces astres retrouvés à l’horizon. Dès le milieu du seizième siècle, dans la ville de Tubinge en Allemagne, un cours public attirait de nombreux élèves pour entendre expliquer les hymnes du chantre thébain ; et le professeur allemand, élève des réfugiés de Byzance, célébrait lui-même dans des strophes grecques la belle poésie qu’il interprétait.

En France, où le zèle nouveau de l’antiquité n’était pas moins puissant et comptait des prosélytes passionnés dans tous les rangs, Pindare était commenté, admiré, depuis les ateliers d’Henri Étienne jusqu’aux doctes chambres du parlement de Paris. Un magistrat de cette cour suprême, le Sueur, traduisait en strophes latines d’une rare élégance tous les chants conservés du grand lyrique grec ; et, dédiant les diverses parties de ce travail au roi Henri III, au président de Thou, au conseiller Hurault de Cheverny, il opposait, non sans éloquence, à la cruauté stérile et raffinée des duels du temps la vertu patriotique des anciens jeux de la Grèce. Ses préfaces et ses vers avaient pour juge un public nombreux, dont le suffrage, sous la plume de quelques jeunes magistrats, s’exprimait en distiques grecs224 à la louange de Pindare et de son harmonieux interprète.

Ajoutons-le : dans cette inégale mais forte civilisation du seizième siècle, où la vie était partout et s’accroissait par la division même, une ville de province, justement citée aujourd’hui pour son École de cavalerie, avait alors son éditeur de Pindare, Jean Benoist, docteur en médecine, professeur de langue grecque à l’Académie royale de Saumur. Un docte volume sorti par ses soins des presses de cette ville, en 1570, nous donne, avec une paraphrase et une métaphrase, un texte déjà correct, entouré de notes précieuses. La science partout éveillait l’émulation, et pouvait parfois tromperie talent sur le moment venu d’oser en poésie, et sur l’audace permise à notre langue.

Vainement Ronsard voulut forcer tout à coup l’idiome de Marot à la majesté des chœurs antiques, ou même à l’élégant artifice des poëtes alexandrins. Il n’avait pas assez d’enthousiasme naturel pour une œuvre si haute, ni l’art français d’alors assez de maturité savante pour bien rendre sous sa main. Cependant, comme on l’a remarqué finement de nos jours, ce faux grand poëte, ce malheureux parodiste de Pindare et même de Callimaque, était capable de naïveté, de grâce et de douceur dans les petits sujets, et à son insu peut-être. Le génie propre de la langue et, sans doute aussi, l’éclair d’un sentiment vrai dissipaient cette fois le nuage, et laissaient paraître le poëte.

Mignonne, allons voir si la rose
Qui, ce matin, avoit desclose
Sa robe de pourpre au soleil,
A point perdu, ceste vesprée,
Les plis de sa robe pourprée,
Et son teint au vostre pareil.

Las ! voyez comme, en peu d’espace,
Mignonne, elle a dessus la place,
Las, las ! ses beautés laissé cheoir !
O vrayment marastre nature,
Puisqu’une telle fleur ne dure
Que du matin jusques au soir !

Donc, si vous m’en croyez, mignonne,
Tandis que vostre âge fleuronne
En sa plus verte nouveauté,
Cueillez, cueillez vostre jeunesse :
Comme à ceste fleur, la vieillesse
Fera ternir vostre beauté.

D’autres échantillons du même art, de la même délicatesse naïve et poétique, sont connus, et relevés dans un travail où le paradoxe était corrigé par le savoir et l’esprit. Ainsi, de ce poëte laborieux enseveli sous un in-folio, il a survécu, par le choix du goût, quelques vers charmants, de même que le temps et le hasard avaient sauvé quelques parcelles de la couronne d’or de Simonide ou d’Alcée. Et, chose remarquable, bien que le langage et le rhythme de Ronsard offrent çà et là des beautés savantes, ce qui plaira le plus en lui, c’est quelque retour fortuit de langage expressif et simple. La Fontaine eût-il mieux dit que ces vers du poête orgueilleux trébuché de si haut :

Quand le bœuf est, au soir, du labeur deslié,
Il met près de son joug le travail oublié,
Et dort sans aucun soin, jusqu’à tant que l’aurore
Le réveille, au malin, pour travailler encore ;
Mais nous, pauvres chétifs, soit de jour, soit de nuit,
Tousjours quelque tristesse épineuse nous suit.

Malgré les défauts du poëte, l’art même était trouvé : il ne s’agissait plus que de le rendre durable, et, pour ainsi dire, assuré. Ce fut la gloire, et ce doit être l’immortalité de Malherbe. Ce n’est pas assez de dire avec Boileau :

Par ce sage écrivain la langue réparée
N’offrit plus rien de rude à l’oreille épurée.

Malherbe attestait au plus haut degré ce qu’on a remarqué de la langue française : « qu’elle est riche en beaux mots, mais qu’elle veut être extrêmement travaillée ». À la mort de Ronsard, Malherbe avait trente ans ; et il était déjà maître de ce pur et nerveux langage dont il usait avec épargne et qu’il posséda jusqu’à la fin de ses jours. À lui, on peut le dire, appartient le premier modèle de perfection du style français, le plus ancien mélange de force élégante et d’irréprochable pureté, de naturel et d’éclat. Ce sont quelques paraphrases d’un psaume, quelques vers que Fénelon lui-même, si rigoureux à notre poésie, sera forcé d’admirer comme une œuvre antique ; ce sont aussi quelques accents vraiment lyriques, nés de la passion présente et d’un travail ardent de l’esprit. Là cependant, admirable dans quelques strophes, Malherbe est inégal, même pour un effort de courte durée : tant cette flamme de génie, prodiguée sous le ciel de la Grèce, était départie d’une main plus avare à nos climats tempérés ; et tant ce génie moderne, qui renaissait laborieusement, avait à la fois à s’aider et à se dégager d’un amas de souvenirs ! Ainsi, dans l’ode sur un des meurtres tentés contre Henri IV, après ce début vraiment inspiré :

Que direz-vous, races futures,
Si quelquefois un vrai discours
Vous récite les aventures
De nos abominables jours ?

quelques strophes semblent surchargées ou faibles, malgré de grandes beautés ; la rouille du siècle se mêle encore au rayon naissant de la poésie ; et comme si, par une rencontre bien rare, le mouvement commun de la langue et des esprits, l’élan donné, à partir de Henri IV, au génie français, apportait plus à l’âme du poëte que le froid des années ne pouvait lui ôter, c’est vingt ans plus tard, et déjà tout vieux et tout chenu, que Malherbe enfantera, pour l’honneur de Louis XIII et de Richelieu, la belle ode.

Donc un nouveau labeur à tes armes s’apprête,

et la fin vraiment sublime et naïve de ce chant poétique. Désormais la poésie lyrique était possible en France.

Peut-être même, pour la force et la simplicité, pour la magnificence du nombre et le naturel du langage, avait-elle atteint déjà une perfection que notre plus grand siècle ne devait pas dépasser. Pour exprimer, en effet, l’orgueil et l’art du poëte antique, pour trouver dans nos langues modernes un écho de l’harmonie des Hellènes, je ne sais si notre poésie peut donner rien de préférable à ces vers du vieux Malherbe :

Apollon, à portes ouvertes,
Laisse indifféremment cueillir
Ces belles feuilles toujours vertes
Qui gardent les noms de vieillir :
Mais l’art d’en faire des couronnes
N’est pas su de toutes personnes ;
Et trois ou quatre seulement,
Au nombre desquels on me range,
Peuvent donner une louange
Qui demeure éternellement.

Ces vers, bien récités, ne vous semblent-ils pas, comme un orgue mélodieux, prolonger les sons du Psalmiste : Cogitavi dies antiquos, et annos æternos in mente habui ; et cette perfection de langage ne donnait-elle pas dès lors à la pensée l’immortalité qu’elle lui promettait ?

Un autre signe heureux du progrès de l’art, c’est la puissance qu’il exerce par l’imitation. Ces tons élevés et purs, rencontrés par Malherbe, allaient susciter d’autres accents pareils ; Racan, Maynard et d’autres oubliés aujourd’hui trouvaient çà et là, dans quelques vers, la douceur et la majesté du mode lyrique, et cette mélodie, cette voix émue de l’âme solitaire, qui, moins naturelle au dix-septième siècle que l’éloquence du drame, devait cependant s’y mêler, pour jeter parfois sur cette éloquence d’admirables éclairs.

Chapitre XXII. §

Poésie lyrique dans le Nord ; omissions forcées. — Étude de cette poésie, sous le type britannique. — Chants originaux ; essais artificiels. — Marlowe, Shirley, Milton, Cowley. — Poésie savante de Gray.

Cette antiquité, que nous avons suivie avec tant de prédilection, était tout asiatique, ou du moins méridionale. La primauté de l’Orient pour les choses d’imagination semble si naturelle qu’elle fut longtemps exclusive, et qu’on ne songeait pas même à en faire la remarque. Du Jourdain aux bords de l’Oronte et de l’Euphrate, des fleuves de Babylone aux rives de l’Alphée, du Nil au Tibre, des plaines brûlantes de la Cyrénaïque à Tagaste ou à Carthage, nous avons recueilli les veines éparses de l’esprit poétique, sans le chercher ailleurs. Et cependant ce partage inégal était-il vrai de l’ancien monde ? est-il possible pour les âges modernes ?

Un des indices de la jeunesse relative du monde et de son éducation croissante, c’est le progrès des nations plus septentrionales et le lever tardif de la poésie dans le Nord. Pour l’humanité naissante, l’Orient seul était habitable ; de l’Orient seul l’antiquité nous a transmis un art, une poésie.

Haud alios, prima crescentis origine mundi,
Illuxisse dies aliumve babuisse tenorem
Crediderim : ver illud erat ; ver magnus agebat
Orbis.

Avec la chute de l’ancienne civilisation apparut pour la première fois le génie septentrional, mais tout inculte et grossier, jetant sur le Midi son empreinte barbare, et ternissant d’abord ce qu’il devait rajeunir. C’est ainsi que, dans quelques pâles récits du Bas-Empire romain, il nous est montré avec effroi parmi les hordes des Huns leurs poëtes, dont la voix ne pouvait retentir entre les chariots du camp qu’on ne vit aussitôt les hommes courir aux armes, et les enfants verser des pleurs d’impatience et de rage.

Bien avant cette grande irruption du Nord, Tacite avait rappelé l’instinct poétique des Germains autant que leur courage, le belliqueux bardit dont ils s’inspiraient, en marchant au combat, leurs hymnes à leurs dieux, leurs chants à l’honneur d’Arminius.

Plusieurs siècles après Arminius et Tacite, sous de nouvelles invasions du Nord dans l’Asie grecque, l’Europe méridionale et l’Afrique romaine, se retrouvait encore un ferment de poésie apporté par les destructeurs eux-mêmes. L’ardeur de la charité chrétienne l’adoucit et l’épura quelquefois. La barbarie gothique ou scandinave venait incessamment le rallumer au feu des villes incendiées. C’est aux plus anciens souvenirs de cet apostolat farouche du Nord sur le Midi que Charlemagne, devenu patrice romain et chef civilisé des barbares, empruntait un nouvel enseignement pour son peuple. Il recueillait et faisait traduire les chants des vieux Germains225, en même temps qu’il écrasait les héritiers de leur courage dans les forêts de la Saxe et les montagnes du Hartz. Bientôt ce feu d’audace et de génie, dont il avait ramassé les charbons éteints, s’éleva contre lui des âpres rivages de la Norwége et de l’Islande ; et les dernières alarmes de l’empereur d’Occident s’arrêtaient sur les légers esquifs et les voiles déployées de quelques rois de mer, pirates et poëtes, assiégeant l’embouchure de la Seine.

Les anciennes Sagas d’Islande, la Voluspa, le poëme des Niebelungen, sont les rameaux immortels de cette minière poétique du Nord : nous n’avons pas essayé d’y pénétrer. L’idiome, l’accent indigène, fait partie trop essentielle de la poésie pour qu’il soit permis de la juger quand ce secours nous manque. Laissons ce privilège à qui, jeune, connut bien les langues du Nord. C’était, dans nos recherches de la poésie lyrique, une omission prévue. Pour goûter l’inspiration, il faut entendre la voix et saisir du même coup le sens et l’harmonie. Les hymnes mélancoliques de l’Edda, les chants guerriers de Sigurd, l’Aatla-mal et les Niebelungen ont été jugés, parfois reproduits avec autant d’exact savoir que de vigueur et de coloris. La filiation de cette poésie jusqu’à nos temps les plus modernes, la tradition tour à tour naïve ou raffinée qu’ont exploitée dans l’Europe du Nord tant de talents célèbres, les nouvelles créations ou du moins les nouvelles théories sorties de cette libre étude, ont trouvé d’habiles interprètes et d’habiles critiques. Nous ne savons ni n’osons raisonner sur un hymne de la Messiade, sur un chant guerrier de Gleim ou sur un chœur de Schiller, après madame de Staël, M. de Barante, M. Saint-Marc Girardin, M. Ampère, et sans être soutenu comme eux par l’original.

Le seul travail permis à notre scrupule, c’est de chercher un reflet de l’inspiration septentrionale dans ce génie puissant et mixte de l’Angleterre, où la veine du Nord est demeurée si forte. On le sait, ce génie, dès qu’il se tourna vers les arts, aima l’Italie, en étudia, en imita la poésie. Cette part est grande dans Chaucer, plus grande encore dans Shakspeare, c’est-à-dire dans la poésie anglaise elle-même. Nous sentons partout ce que le souvenir de l’Italie jeta de douceur dans les vieux poëtes de la rude Albion, dans les sonnets de Daniel, dans Surrey, dans Spencer, dans Waller, dans le grand Milton lui-même.

Puis, à part ce souffle méridional, nous savons combien, par l’esprit de secte et de méditation, par la controverse et la lecture de la Bible, l’Orient a possédé l’imagination anglaise, mais tout cela, sous une première loi de formation du langage et des mœurs, très marquée dans le type anglais. Cette poésie qui plus tard a parcouru tant de climats, a réfléchi tant d’horizons divers, s’est colorée de tant de feux et nourrie de tant d’instincts profonds du cœur, est, avant tout, une poésie du Nord, éprise avec passion des beautés naturelles, et, sous son ciel natal, ni rassasiée de leurs douceurs, ni trop éblouie et comme fatiguée de leur éclat, mais s’élevant avec joie du monde visible vers l’infini, curieuse surtout de l’âme humaine, et tout à la fois contemplative et violente.

Sous ces influences diverses, que domine l’étoile du Septentrion, la poésie lyrique pouvait-elle ne pas naître chez le peuple anglais ? Fallait-il ne la demander qu’à la tradition incertaine de ces bardes gallois qu’un roi cruel fit périr au neuvième siècle ? Ne devait-on en retrouver la trace que dans quelques ballades populaires ? Ne plaît-elle pas au génie anglais dans son studieux travail, comme dans son libre essor ? La réponse est partout, depuis la chanson d’amour vraiment lyrique de Marlowe, cet Eschyle anglais, jusqu’aux chœurs des derniers élèves de Shakspeare. Il suffit de rappeler cette monodie de Shirley, dans son Ajax furieux :

« Les gloires de notre vie mortelle sont des ombres, non des réalités ; il n’y a pas d’armure à l’épreuve du destin. La mort étend sa main glacée sur les rois ; le sceptre et la couronne tombent à terre et gisent dans la poudre, confondus avec la pauvre faucille et la bêche. Quelques-uns moissonnent de l’épée les campagnes, et sèment des lauriers à la place où ils ont donné la mort ; mais la vigueur de leurs muscles doit céder enfin. Ils abattent encore un ennemi ; puis, tôt ou tard, ils succombent, et, se traînant pâles captifs, rendent à la mort le dernier soupir. Les guirlandes se fanent au front couronné : ne vous vantez plus de vos faits d’armes ! Sur l’autel sanglant de la mort le vainqueur est immolé en sacrifice. Seules, les actions du juste exhalent un doux parfum, et fleurissent dans la cendre du tombeau226. »

Récitées devant Cromwell, ces strophes le troublèrent, dit-on, jusqu’à la terreur. Il sortit brusquement, comme, au chant guerrier de Timothée, Alexandre avait saisi ses armes. Et cependant ce n’était pas encore la poésie anglaise donnant l’image la plus rapprochée du génie lyrique des peuples libres.

Dans les temps agités qui suivirent le règne glorieux d’Élisabeth, dans ces jours de sombre enthousiasme et d’énergie guerrière, entre le fanatisme de la religion et celui de l’honneur, l’imagination savante n’avait, en étudiant Pindare, réussi qu’à le parodier gravement et à gâter son audace par de froides affectations. Cowley lui-même, celui qui, dans une vision en prose sur Cromwell, a rencontré quelques images dignes de Milton ou de Bossuet, n’a tiré du moule pindarique, chauffé à grand renfort de souffle, que de grossières scories ; et, pour trouver dans ce temps même d’obsession biblique un écho, et comme dit Horace, une image de la lyre thébaine, il faut chercher loin de la foule l’abri suspect et solitaire de l’aveugle Milton, et là, pieusement écouter quelques-uns des accents dont il fait la prière des anges en présence de Dieu, ou qu’il chante lui-même à l’entrée du bocage nuptial d’Éden.

En dehors de cette poésie unique et sublime comme ce qu’elle a décrit, tout était faux, subtil, emphatique et faible dans ce courant de vibrations pindariques. Dryden seul (et quel grand poëte pour l’invective et la satire !) se démêla de ce déluge de métaphores et d’hyperboles, et en sortit, une belle ode à la main, pour célébrer sainte Cécile et le pouvoir divin de la musique : et combien encore, dans cette ode, sous le jeu brillant des images et les marches précipitées du rhythme, un art trop visible dément-t-il l’inspiration, pour laisser voir un calcul de contrastes qui descend quelquefois jusqu’à la puérilité !

Ce fut bien pis après Dryden, lorsque le lyrisme ne parut plus qu’une forme de poésie affectée de droit à l’imagination anglaise. Jamais ce goût hardi, qui, sur d’autres points, s’est également bien aidé de l’originalité native ou de la science classique, ne toucha moins heureusement que cette fois au grand domaine de l’antiquité, soit que l’élégant Congrève, en invoquant l’immortelle Muse, fille de Mémoire, célèbre en strophes prétendues pindariques la reine Anne et la sagesse du grand trésorier Godolphin, soit que le mélancolique Young, par une autre imitation doublement pindarique, compare aux courses d’Olympie les promenades en calèche de ce même lord Godolphin, et le remercie pompeusement d’avoir fait couler dans le domaine aride de la poésie les flots d’or de la munificence royale.

Il n’était pas besoin de ce prosaïsme d’une reconnaissance solliciteuse pour que l’assimilation des promenades du noble lord aux courses de Pise parût bien étrange. Mais le nom de l’auteur des Nuits, inscrit au bas de ces fades louanges, en accroit encore le ridicule.

Disons cependant que cette imitation si aventureuse du poëte thébain s’est parfois rencontrée, chez Young, avec un sentiment vrai et un sujet inspirateur : témoin l’ode sur l’Océan, où respire l’orgueil de l’Angleterre et la prophétie de sa grandeur. Là le génie de Young a retrouvé cette voix de la patrie, ces cris de cœur d’une nation belliqueuse qui avaient retenti jusque dans les accents du courtisan Waller, et inspiré de si beaux vers à Thompson. Un autre temps et un autre génie devaient donner à l’Angleterre l’idée, ou du moins la forme artificielle, mais vivante encore, de l’enthousiasme lyrique.

Ni le spectacle des événements, ni la passion politique, ne la firent naître cette fois. Elle sortit de l’étude et de la méditation, dans une vie obscure, mais libre et fière. Elle produisit peu : car cette inspiration intérieure, qui n’est pas l’écho du monde, qui ne s’anime et ne se nourrit qu’à sa propre flamme, s’éveille plus tard et dure moins longtemps. Ce fut celle de Gray, parvenu à une gloire éminente, dans le siècle dernier, avec de rares et courts essais de poésie, et célèbre encore de nos jours, après le grand éclat de poésie moderne qui lui a succédé et qui semblait devoir l’ensevelir.

C’est que Gray, avec la science et le goût profond de l’antiquité, eut une manière originale de sentir et de rendre sa pensée. Dans un siècle d’innovation philosophique et d’ambition active, il ne vécut que pour la perfection de l’art, la curiosité de l’étude et la paix solitaire du cœur. Cette belle poésie grecque, si négligée alors, hormis par quelques éditeurs allemands, si mal jugée et si défigurée dans les préfaces ou les imitations tragiques de Voltaire, il la connut à fond, en antiquaire, en artiste, en poëte. Ce moyen âge, alors aussi peu loué que peu compris, cette antiquité des siècles gallo-romains et celtiques, il la connut également, dans ses langues, son architecture, ses arts, son imagination et ses ruines : et de cette étude si vaste, si variée, entretenue par les voyages et la rêverie, il ne tira qu’un petit nombre de vers, profondément sentis, lentement travaillés, après d’assidues lectures de Pindare et de Sophocle, devant les sites escarpés et sombres des forêts d’Écosse, ou dans les recoins solitaires des Hébrides, ou dans les humbles allées de quelque cimetière de village.

Parti d’abord pour le continent, avec un jeune lord dont il pouvait plus tard redevenir l’ami, mais ne voulait pas être le compagnon inégal, il avait vu la France et l’Italie en amateur passionné des lettres, écrivant la langue des Romains comme un érudit du seizième siècle et avec la pensée mélancolique d’un moderne.

Dans un siècle de scepticisme, il était religieux ; dans un siècle d’orgueil et de bruit, modeste et retiré. Près de Grenoble, il inscrivit sur le livre de la Grande Chartreuse, dans quelques strophes latines d’un mode et d’un tour horaciens, le vœu et comme le soupir d’une âme pieuse pour la retraite.

De retour dans sa patrie, dans la philosophique et opulente Angleterre, à l’époque même où les lettres accréditées y conduisaient au pouvoir, où les hommes d’État étaient de grands orateurs, William Pitt, Fox, Burke, où les lettrés se mêlaient partout aux affaires, Gibbon, Shéridan, Glover, Macpherson, il vécut loin du parlement, loin du monde, dans la modeste chambre d’un collège, où il semblait perpétuer la vie laborieuse d’étudiant, et d’où il s’échappait quelques mois, chaque année, pour voyager dans son pays, en étudier les beautés naturelles, les vieux monuments, et renouveler en soi la religion de la patrie comme celle de la science.

Est-il besoin de dire ce qu’une telle vie, dans le siècle des grandes prétentions et des petites choses, dut nourrir de feu poétique et de verve originale au cœur du poëte anglais ? Il ne fut qu’un contemplateur studieux ; il n’entretint jamais le beau monde de ses pensées ou de ses passions intimes, dans un temps où le génie faisait volontiers de ses petits secrets personnels des événements publics. Il aima et soigna tendrement sa mère et deux sœurs de sa mère, et passa près de trente années dans une chambre des bâtiments de l’université de Cambridge, d’abord à Peter-House, puis dans un autre collège de la même corporation. Voilà, sauf ses souvenirs de voyage, tous les incidents de sa vie. Nommé tard, et sans l’avoir demandé, professeur à la chaire de langues et d’histoire modernes fondée depuis 1723 à Cambridge, il ne fit pas même une première leçon, tout occupé qu’il était d’immenses études préparatoires, et retenu par cet embarras toujours croissant d’un début tardif.

Il n’en demeure pas moins un des rares talents, une des âmes poétiques du dix-huitième siècle. Il n’aura pas, comme Byron, couru le monde barbare et voluptueux de l’Asie pour y ramasser des images, et, s’il est possible, des accidents nouveaux de la nature et du cœur. Il n’aura pas à plaisir désordonné sa vie pour la rendre poétique, et tiré des nuits de Venise, des conciliabules de Ravenne ou des orages de l’Épire quelque rajeunissement pour l’imagination. Il n’a pas eu non plus cette glorieuse fin de Byron, qui rachète ses fautes et absout sa vie : celle de Gray a été simple, unie, obscure, indifférente aux hommes, qu’elle n’a scandalisés d’aucun tort, agités d’aucune ambition, étonnés ou avertis par aucun grand effort. Elle n’a pas été inutile, cependant ; elle n’a point passé stérilement sur la terre : elle y a donné à qui saura le chercher l’exemple de l’amour des lettres dans son pur et noble idéal ; elle y a relevé le culte de l’art, la statue de la grande poésie. Aussi cette mémoire ne périra pas. La glaire bruyante et mêlée de Byron, sa personnalité mixte de modèle et de peintre, ses aventures et son génie, ses velléités d’héroïsme, ses caprices effrénés d’abandon et de licence, Child-Harold, Lara, le Corsaire, son épopée sardonique de Don Juan et son Mystère de Caïn, n’effaceront pas l’Ode au collège d’Eton, l’Ode à l’Adversité, le Barde, les Fatales Sœurs, et l’Élégie écrite dans un cimetière de village.

Telle est la puissance du vrai beau et de la poésie durable. On sait que Gray, déjà classiquement érudit, et plein du spectacle et des souvenirs littéraires de la France et de l’Italie, avait passé six années dans la lecture assidue des écrivains grecs, projetant une édition critique de Platon, puis de Strabon, philologue, métaphysicien, historien, géographe, et alliant la patience continue des recherches aux rares saillies de l’enthousiasme. On sait aussi que nul poëte n’avait plus curieusement étudié sa langue, n’en connaissait mieux les filons natifs, le métal indigène et les types frappés de la main du génie. C’est sur ce fonds si riche d’études et de souvenirs que passa par moment le souffle de la fantaisie, pour agiter la feuille d’or :

Sic leni crepitabat bractea vento.

Il n’y aura pas sans doute ici ce qui semble avoir été le caractère de Pindare, cette abondance naturelle de génie, cette âme ouverte de toutes parts à la poésie et retentissante comme le sanctuaire harmonieux d’Apollon. Le poëte anglais, cependant, était musicien aussi. Il avait, dans la variété de ses études, compris la théorie de cet art, et il chantait avec goût ; mais il ne chantait que pour lui-même et la Muse. Rien ne ressemble moins à la mission publique du poëte thébain, dans les fêtes et les périls de la Grèce, que le chant solitaire et rare du studieux reclus de Cambridge. Nul doute cependant sur la grande étude que l’un avait faite de l’autre, et sur quelques traits d’affinité qui les rapprochent.

Un savant helléniste a célébré, à ce titre, quelques pièces lyriques de Gray, plus fortement que nous ne l’oserions. « Elles ont, dit-il, une beaucoup plus grande ressemblance avec les hymnes du poëte thébain qu’aucune œuvre du même genre, dans la langue anglaise, et probablement dans toute autre langue. L’étrangeté de la pensée et l’irrégularité du vers ont été jugées d’ordinaire le seul moyen de ressembler à Pindare. Dans le fait, les beautés caractéristiques de la poésie de Pindare sont le sublime de la pensée, la hardiesse de la métaphore, la dignité du style, le mouvement de la composition, la magnificence du langage. Si un sérieux jugement peut se fonder sur les échantillons trop peu nombreux que nous a laissés le ravage du temps, Pindare, pour la grandeur des images et la majesté, est surpassé par M. Gray. » L’helléniste capable d’une telle préférence était un Anglais.

Dans l’ode de Gray sur la poésie, malgré l’effort trop tendu et la solennité un peu énigmatique de quelques vers, on reconnaît une voix digne de la lyre et un front touché du rayon de feu. Mais ce n’est encore que l’étude contemplative de l’artiste ; ce n’est pas l’ode épique et dramatique, comme Pindare l’a conçue dans son récit du voyage des Argonautes et de la fondation de Cyrène, ou dans ses allusions au combat de Salamine. Cette forme admirable de l’imagination, l’enthousiasme mêlé au récit, la brièveté tout à la fois dans le sublime et dans le pathétique, la poésie passant comme un météore sur un lieu, sur un nom qu’elle illustre à jamais, cette ambition ne pouvait manquer dans les rares et studieux efforts du poëte anglais. Elle lui inspira son second chef-d’œuvre, le Barde, cette ode qu’il a lui-même nommée pindarique, et dont le sujet, la passion, les détails, sont tous empreints de ce goût d’antiquité indigène et de poésie du Nord qui partageait avec la littérature classique ses recherches assidues et sa contemplation rêveuse. De ce fond sortit un chant et la gloire des anciens bardes calédoniens, où brille bien mieux que dans l’Ossian de Macpherson lu flamme vraie du patriotisme et de la poésie. Écoutons un moment cette création de l’art, qui ressemble à l’action spontanée du génie :

« Tombe sur toi la ruine, impitoyable roi ! que la confusion s’attache à tes bannières, bien que, sous le vent des ailes rouges de la victoire, elles insultent les airs de leur pompe oiseuse ! Le casque, ni l’émail croisé du haubert, ni même ta vaillance, ô tyran, ne réussiront à préserver en secret ton âme des terreurs nocturnes et des malédictions de Cambria, des pleurs de Cambria.

« Tels étaient les accents qui sur l’orgueilleux cimier du premier Edouard jetèrent l’effarement et la peur, tandis que, sur les escarpements de la côte ombragée du Snodon, il déployait, en laborieux détours, sa longue file armée. L’altier Glocester s’arrêta troublé sous un frisson muet : Aux armes ! cria Mortimer, et il étendit sa lance frémissante.

« Sur un roc, dont le faîte sourcilleux se hérisse au-dessus des flots écumants de Conway, couvert du noir vêtement de la calamité, les yeux hagards, le poëte était debout : sa barbe épandue et sa blanche chevelure flottaient comme un météore, au souffle de l’air agité ; et, d’une main de maître, avec le feu d’un prophète, il éveillait les gémissements profonds de la lyre : — Écoute comme chacun des chênes géants et des antres déserts soupire, à la voix formidable du torrent qui se précipite au-dessous d’eux. Ils exhalent le cri de vengeance sur toi, dans des murmures plus terribles encore ; car ils ne parlent plus depuis la journée de Cumbria, fatale à la harpe de l’illustre Hoël, et à la voix du mélodieux Lewellin.

« Elle est glacée la langue de Cadwalto qui faisait taire l’orageux océan ; le brave Urien dort sur sa couche de rocher. Montagnes, vous pleurez en vain Modred, dont le chant magique forçait le Plinlimmon de baisser sa tête vêtue de nuages !

« Sur le redoutable rivage d’Avon, ils gisent souillés de sang et pâles à faire peur. Loin, bien loin, traversent les vautours effrayés. L’aigle affamé pousse un cri et passe auprès.

« Chers compagnons de mon art mélodieux, chers à moi comme la lumière qui visite ces tristes yeux, comme les gouttes de sang qui réchauffent mon cœur, vous êtes morts au milieu des cris de notre patrie mourante ; je ne pleure plus. Ils ne sont pas ensevelis dans le sommeil de la tombe. Sur ces collines, là-bas, je les vois siéger, terrible bande, bien que languissants encore : vengeurs de leur terre natale, ils se joignent à moi dans un redoutable concert ; et ils tressent de leurs mains sanglantes la trame de ta lignée : filez le rouet et tissez la toile enroulée de la race d’Édouard ; donnez-lui grande étendue et assez de marge pour y tracer les caractères infernaux.

« Marquez l’année et marquez la nuit où la Severn répétera avec épouvante les râles de mort qui bruis• sent à travers les voûtes de Berkley, les râles d’un roi agonisant…..

« Remplissez jusqu’au bord la coupe étincelante ; apprêtez le riche repas : privé d’une couronne, il peut encore prendre place au festin ; tout près du siège royal, la soif amère et la famine jettent de côté un lugubre sourire sur leur hôte bafoué. Avez-vous entendu bruire le tocsin de la bataille, lances contre lances, coursiers contre coursiers ? De longues années de désastres précipitent leur cours fatal, et s’ouvrent passage entre des escadrons de guerriers du même sang. Vous, tours de Jules César, opprobre durable de Londres, nourries de meurtres hideux, à l’heure de minuit, respectez la vertu fidèle de sa compagne, la renommée de son père ; épargnez la tête sainte d’un usurpateur clément. Au-dessus, nous avons étendu la rose blanche comme neige, enlacée à sa rougissante ennemie. Le sanglier hérissé se vautre dans le sang de l’enfance, sous l’abri d’un buisson d’épines. Maintenant, frères, courbés sur sa trame maudite, enfonçons-y notre vengeance, et consommons sa ruine.

« Édouard ! à soudaine mort nous filons ta toile ; la trame est achevée. À soudaine mort nous dévouons la moitié de ton corps. Le tissu est filé, l’ouvrage est fini. Arrête, oh ! arrête ! ne me laisse pas ainsi abandonné, sans bénédiction, sans pitié, à cette place, me lamenter en deuil.

« Là-bas, sur ce point brillant qui enflamme les astres d’Orient, les fantômes s’effacent, s’évanouissent de mes yeux. Mais quelle marche solennelle, descendant des cimes du Snowdon, déploie ses brillantes armures ? Visions de gloire, épargnez ma vue souffrante ! Et vous, siècles encore à naître, ne venez pas en foule obséder mon âme ! Nous no pleurons plus notre Arthur dès longtemps perdu. Salut, vous tous, rois nationaux ! lignée de la Bretagne, salut ! Entourés de maints barons hardis, ils portent haut leurs fronts parés d’étoiles ; et l’on voit apparaître belles dames, et vieux hommes d’État aux barbes majestueuses. Dans le milieu est une beauté divine ; son œil la proclame de descendance bretonne, et son port de lion, son visage commandant le respect, et mêlé avec douceur d’une grâce virginale. Quelles cordes harmonieuses ont tressailli dans l’air ? Quels sons de mélodie vocale se jouent autour d’elle ? Écoutez-les du fond de la tombe ; écoute, grand Thaliessin : ils respirent une âme à ranimer ta poussière.

« L’enthousiasme t’appelle ; et, tandis qu’il chante dans son brillant essor, à l’œil des cieux il déploie ses ailes aux mille couleurs. Que la poésie orne de nouveau la guerre terrible et l’amour fidèle, et la vérité sévère parée des fictions de la féerie !

« Faites marcher en brodequins sur la scène le pâle chagrin, et la souffrance qui plaît, et l’horreur, maîtresse tyrannique de l’âme palpitante.

« Une voix, comme échappée du chœur des anges, est apportée par un souffle venu des bords fleuris de l’Éden ; et de lointains murmures qui la répètent l’ont adoucie pour mon oreille, et perdus, vont expirer dans le lointain avenir. Homme follement impie, crois-tu que ce nuage de sang qui, là-bas, se forme de ton haleine, a couvert l’orbe du jour ? Demain, l’astre renouvelle ses Ilots d’or, et réchauffe les peuples d’un redoublement de lumière. Je vois avec allégresse la fin différente que nos destinées nous amènent : à toi le désespoir et les soucis du sceptre ; à moi, de triompher et de mourir. »

« Il dit ; et, la tête en bas, lancé du haut de la montagne dans le cours mugissant du torrent, il plongea jusqu’à la nuit éternelle. »

Voilà, sous la langueur de la prose, cette ode célèbre qui fit tressaillir l’imagination anglaise, et qui suffit, depuis un siècle, à la gloire nationale d’un poëte ! Elle offre, dans son éclat d’expression, quelques allusions obscures, quelques souvenirs que l’esprit ne saisit pas assez vite ; mais la terreur du ton prophétique n’en est pas affaiblie.

On peut se demander encore si tout est juste dans ce langage du vieux barde, dernier survivant de ses frères immolés par la jalouse tyrannie d’Édouard. Un critique célèbre avait jugé plus heureux le premier plan que l’auteur s’était proposé, et qu’il résumait ainsi dans une courte note :

« L’armée d’Édouard Ier, comme elle cheminait dans le creux d’une profonde vallée, est tout à coup arrêtée à la vue d’une majestueuse figure apparaissant au haut d’une montagne inaccessible, reprochant au roi, d’une voix plus qu’humaine, les misères et la désolation qu’il a apportées sur cette terre, lui prédisant les malheurs de la race normande, et, par inspiration prophétique, annonçant que toute sa cruauté n’éteindra jamais l’ardeur du génie poétique dans cette île, et qu’il ne manquera pas d’hommes pour célébrer la vraie vertu et la valeur par des accents immortels, flétrir le vice et l’infâme volupté, et censurer hardiment l’oppression. Ce chant fini, il se précipite du sommet de la montagne, et disparaît englouti par la rivière qui coule à ses pieds. »

« Dans la réalité, dit le critique, ce plan était plus beau ; mais le poëte n’a pu le remplir, parce que les exemples d’élévation et de liberté dont il aurait eu besoin lui manquaient. La race des dominateurs normands a pu s’éteindre et faire place au retour du sang anglais sur le trône ; mais la race des bardes patriotes, anéantie par la cruelle précaution d’Édouard, ne s’est pas ranimée.

« Le vieux Spencer, dans l’harmonie de ses stances savantes, demeura poëte allégorique et poëte de cour. Shakespeare, avec son merveilleux génie pour tout peindre, ne fut pas le poëte courageux qui se charge de flétrir le vice et la mollesse.

« Parfois même, il se plut à les faire applaudir dans son ignoble Falstaff ; et, peintre admirable des mœurs, il n’en est pas le peintre moral. Mit ton a gardé, pour la prose de ses controverses, ce feu de liberté trop ardent qui tourmenta sa vie, et parfois égara sa noble conscience ; et il n’en a reporté dans ses vers que quelques lointains reflets, étant là, par son inspiration même, moins occupé de la terre que du ciel, et moins citoyen que mystique. On dirait même que, sans le vouloir et par instinct de poëte, il ne s’est souvenu des débats de la liberté anglaise et des passions de l’indépendance, qu’en leur donnant l’enfer pour séjour, et les démons pour interprètes.

« Dryden, par la facilité de son génie complaisant et vénal, pouvait encore moins entrer dans la revue prophétique du barde mourant et consoler son sacrifice. Ni Pope lui-même, ni Addison, plus patriote, mais bien moins poëte, ne répondaient à la première pensée de Gray, et ne pouvaient figurer parmi ces inflexibles vengeurs du droit et de la vérité, dont le barde mourant aurait espéré le retour. »

À dire vrai, les martyrs immolés par Édouard, tels du moins que la tradition nous les vante, ne furent pas remplacés dans leur mission de patriotisme lyrique. Ils n’ont pas eu besoin de l’être, Dieu merci pour l’Angleterre, qui, tant de fois envahie dans les commencements du moyen âge, n’a pas vu, depuis sept siècles, la fumée d’un bivouac ennemi ; il n’y a pas eu pour elle l’occasion de cette verve de délivrance nationale, qui, du dix-huitième siècle jusqu’à nous, de Gleim à Körner, a fait revivre dans l’Allemagne moderne les bardes du Nord.

Retranchée derrière son océan et ses flottes, l’Angleterre a été trop heureuse pour être si poétique. Elle a eu l’orgueil de son bien-être, la joie de sa sécurité, inaccessible à l’invasion, et redisant avec Waller : « Les chênes de nos forêts ont pris racine dans les mers ; et nous marchons de pied ferme sur la vague houleuse. »

Ou bien encore : « Comme les anges du ciel, nous pouvons, d’un vol rapide, descendre où il nous plaît ; mais personne, sans notre gré, ne peut arriver sur nos bords. »

Quant à des créations lyriques liées seulement aux débats intérieurs de la liberté anglaise, nous n’en connaissons pas, à moins que ce ne soient les vers rudes et négligés du vieux Daniel de Foe, et cet hymne au pilori, que l’honnête et pieux auteur de Robinson, puni comme libelliste, fit jaillir du fond de sa conscience indignée.

Mais, si quelque étincelle du feu divin de l’âme était là, cette poésie de la geôle cependant ne faisait guère penser à l’art sublime de la Grèce ; elle ne renouait pas, non plus, la tradition brisée et bien fabuleuse pour nous de ces bardes héroïques aperçus dans les nuages par le génie de Gray, rêvant aux pieds des montagnes d’Écosse.

Chapitre XXIII. §

Déclin de la poésie française dans le dix-huitième siècle. — Contrecoup de la Révolution sur les imaginations françaises et étrangères. — Lebrun. — André Chénier. — Coleridge. — Génie anglais dans l’Inde. — L’évêque de Calcutta.

Nous venons d’essayer, dans cette étude, ce que souvent se plaît à faire l’impartiale curiosité de l’esprit français. Nous avons quitté par la pensée notre glorieuse patrie, pour chercher et admirer ailleurs, comme assurés de découvrir quelque veine féconde et nouvelle. Mais, ne l’oublions pas, rien du dehors n’a dépassé les splendeurs intellectuelles de la France au dix-septième siècle. De Corneille à la Fontaine, quels tons de poésie sublime et naïve n’avait-elle pas créés ou reproduits ! Que lui avait-il manqué, même d’enthousiasme lyrique, du moins par instants et par éclairs ? Et le plus grand de ses orateurs, n’était-il pas un autre poëte incomparable, un Milton orthodoxe et paisible ?

Seulement, plus cette prééminence du génie français avait été grande et variée, plus le déclin parut d’abord irrésistible. Il semblait dans les mœurs comme dans la destinée de la nation : elle ne tendait plus au grand ; elle n’aimait plus ni la religion, ni la gloire, sans doute pour avoir abusé de l’une et de l’autre. L’art lui restait encore, mais dénué de cette passion sérieuse qui est l’âme de la parole. C’était là sans doute pour la poésie un arrêt fatal ; et, dans l’alternative du scepticisme ou du faux zèle, la licence hardie de l’abbé de Chaulieu devait parfois sembler plus lyrique peut-être que la pompe religieuse de Rousseau.

« J’ai fait connaissance hier, écrit de Vienne lady Montague, avec le fameux poëte Rousseau, qui vit sous la protection particulière du prince Eugène et subsiste de ses libéralités. Il passe ici pour un libre penseur, et ce qui est pis, à mon sens, pour un homme dont le cœur ne sent pas ce qu’il dit dans ses poëmes à la louange de la vertu et de la gloire. Je goûte infiniment ses odes ; elles sont bien supérieures à toutes les productions lyriques de nos poëtes anglais. » Lady Montague jugeait là comme le monde du temps ; elle croyait Rousseau peu honnête homme et grand poëte, conditions qui s’excluent devant la postérité.

Malgré l’élégance habile et l’harmonie de sa diction, le client du prince Eugène, le commensal de l’aventureux comte de Bonneval, libre penseur à Vienne et dévot correspondant de Rollin, n’avait pas dans ses vers la flamme durable du génie plus que celle de la foi. Assez haï d’abord pour paraître calomnié, trop vanté plus tard en détraction de Voltaire, il est descendu à ce milieu de renommée qui n’excite plus ni enthousiasme ni démenti. Son art éclatant, mais non sans faux goût, n’arrêtait pas une décadence que précipitait, dans le cours du dix-huitième siècle, le génie même qui la rendait si piquante et si populaire.

Nous ne voulons pas tomber tout à la fois dans le paradoxe et dans le lieu commun qui faisaient de Voltaire le Sénèque de la poésie moderne. Rien de moins vrai que d’imputer à ce facile génie, à cet esprit si juste et si naturel, les torts de l’affectation et de la subtilité. Disons plutôt que, pour le sens droit et vif, pour le bon goût dans l’art, il avait suspendu la décadence et fait remonter les esprits de la finesse trop ingénieuse de Fontenelle à la rapide brièveté d’une élégance plus saine et plus simple. C’est là le titre de gloire de Voltaire dans sa prose, et dans cette partie de ses poésies que le sujet, le temps, la libre humeur du peintre, pouvaient rendre quelque peu prosaïques, sans les laisser moins originales.

Il n’en fut pas ainsi, pour lui, dans la grande et forte poésie. Jamais l’auteur octogénaire de l’incomparable Épître à Horace n’avait, même dans sa plus ardente jeunesse, retrouvé sur la lyre les touches vives et savantes du poëte romain.

Aussi se moquait-il fort de Pindare, nous l’avons vu, à peu près comme de Sophocle, que du moins il imitait mieux. Là même, cependant, son vers pompeux ou négligé, empruntant de Racine l’élégance plutôt que l’audace, laissait voir le déclin de l’art sous le prestige même du succès.

Vainement, poëte de théâtre et de cour, Voltaire prétendait-il à la palme de l’opéra. Le seul accent lyrique échappé de sa verve, ce sont quelques vers de son âge déjà mur, mais après rude épreuve et dans la joie d’une chaîne brisée et d’une liberté reconquise : ce sont ses vers au lac de Genève, à la Suisse, à sa retraite présente, à son indépendance actuelle et future.

Mon lac est le premier ; c’est sur ses bords heureux
Qu’habite des humains la déesse éternelle,
L’âme des grands travaux, l’objet des nobles vœux,

La Liberté. J’ai vu cette déesse altière,
Avec égalité répandant tous les biens,
Descendre de Morat en habit de guerrière,
Les mains teintes du sang des fiers Autrichiens
Et de Charles-le-Téméraire.

Cette Liberté-là valait mieux pour la poésie que la licence souvent impure dont le philosophe de Ferney égaya son vieil âge. Sous ce dernier exemple, l’enthousiasme et l’art se perdaient à la fois ; et c’était ailleurs, dans la prose éloquente, dans la prose pittoresque et passionnée, qu’on les retrouvait encore, pour l’honneur du siècle. Hors de là, une autre influence qui dominait aussi, une influence de scepticisme et de philanthropie, de précision mathématique et de déclamation, était si peu poétique par elle-même que c’est surtout pour la combattre qu’on vit se ranimer quelque feu de poésie. Est-ce par hasard, en effet, que l’auteur de la médiocre tragédie de Didon a rencontré quelques strophes immortelles ? Et ce jeune satirique, suicide en délire, mourant à l’hôpital, Gilbert, ne fallait-il pas la consolation de la foi, dans l’agonie de l’extrême malheur, pour lui inspirer la pure et navrante mélodie de ses derniers vers ?

Mais, dira-t-on, malgré ces rares exemples, la flamme manquait au foyer. Trop raffinée, trop amollie dans ses premiers rangs, trop inégale, trop disparate dans son assemblage, aussi forte par les lumières que faible par les mœurs, la société française était énervée pour l’invention, et avait besoin d’être rajeunie par des événements nouveaux. Voici venir cette grande épreuve. Sans doute, il est juste d’y suivre et d’y reconnaître, parmi d’affreux conflits, une touchante physionomie de poëte, une tête de héros et de victime, André Chénier, saluant avec l’hymne de l’espérance l’Assemblée nationale, puis frappant de l’anathème d’Archiloque la trahison sanguinaire, ou pleurant comme Simonide sur l’innocence et le malheur. Noble soldat de la muse lyrique, poëte de la liberté, de la vertu courageuse et de l’amour, fils du génie grec et de la France, non, les louanges données à ton nom, dans notre âge récent de poésie, n’étaient ni vaines ni forcées ! ta lumière si tôt évanouie brillera sur l’entrée de cet âge que devaient illustrer Chateaubriand, Byron, Lamartine et l’exilé de Guernesey !

André Chénier, ce martyr de l’humanité et de la poésie, n’avait pas été le seul qui, dans ces premiers jours, en eût éprouvé la puissance. Si la Révolution, en se précipitant, roulait avec elle tout un torrent de scories impures et de flammes, parfois elle avait suscité, dans quelques esprits vulgaires en apparence, un accent de grandeur imprévue. Ce prodige qu’avait vu l’antiquité, ce Tynnichos, dont l’âme un jour inspirée produisit un hymne sublime et rentra dans le sommeil, se renouvela sous nos yeux. Quand la France se soulevait de sa base antique pour repousser les armées étrangères, quand le cri d’alarme avait retenti du Nord au Midi, sous les flammèches qui sortaient de toutes les bouches, le feu prit au cerveau d’un jeune conscrit ; et, dans une nuit, il fit ce chant de la Marseillaise, dont les paroles, la musique et l’action sur les champs de bataille peuvent nous dire ce qu’était la poésie grecque.

Quelle que fût toutefois cette trombe violente qui emportait alors les âmes et leur donnait son souffle pour génie, malgré tout le pathétique de ces tragédies des camps et de la rue, le contrecoup en était pour l’art plus accablant qu’inspirateur. Cette zone de la Tireur était inhabitable à l’imagination paisible. Ce qu’il y avait, par moment, d’énergique grandeur était trop mêlé de mal et de crime pour laisser à la pensée son pur éclat poétique : une fureur turbulente et souvent factice en prit la place, et parut en avoir la puissance.

C’est à ce titre qu’un poëte, d’abord de l’école alexandrine, sous l’ancienne royauté, puis de l’école frénétique sous l’anarchie, Lebrun, affecta les écarts d’une veine à la fois savante et forcenée, n’étant d’ailleurs qu’un artiste en paroles, sans libre invention, comme sans principe moral, et d’autant plus impétueux qu’il était plus servile sous la passion ou le pouvoir du moment. Ainsi dominé, jusque dans sa fougue, le talent appartient moins à l’art qu’à la politique et demeure un symptôme du temps plutôt qu’une distinction originale.

On l’éprouva toutefois, ces torches de liberté conquérante et d’ambition, agitées en France, éblouissaient au loin et suscitaient ailleurs soit les mêmes passions, soit de plus vives résistances. Sous les effluves de feu qui jaillissaient de la tribune et des clubs de Paris, ce fut un grand spectacle que l’Angleterre orageuse et contenue, frémissante et maîtresse d’elle-même, tentée par l’anarchie et défendue contre l’anarchie par la liberté.

Toute cette ardeur d’indépendance, qui bouleversait la France de fond en comble, plaisait théoriquement à bien des imaginations en Europe. On avait applaudi comme une belle œuvre d’art le Guillaume Tell de Schiller : mais sa tragédie des Brigands charmait aussi beaucoup d’esprits faux en Allemagne, comme autorisant la révolte contre une société où ils ne croyaient pas avoir assez bonne part.

Dans la liberté d’écrire qui était dès longtemps le droit commun des Anglais, et parmi les hommes d’étude et de talent dont elle faisait la force, on rêvait volontiers quelque chose au-delà de cette liberté bien acquise et peu gênée. Les livres un moment célèbres de Thomas Paine, de Godwin, de Mistress Macaulay, en sont la preuve : et cette exagération des publicistes devenait aussi celle des poëtes. Alors, en effet, se formait une école de poëtes démocrates, mécontents de la liberté anglaise, et projetant une révolution dans leur patrie ou une république nouvelle en Amérique.

Le mieux inspiré de ces visionnaires était Coleridge, longtemps célèbre avant Byron, et qui lui a survécu. Ses premiers élans de poésie avaient célébré la prise de la Bastille. Son enthousiasme avait résisté à bien des attentats couverts du nom de liberté : ses malédictions s’attachèrent aux tentatives des coalisés contre la France et surtout à l’alliance de l’Angleterre avec l’impure et despotique souveraine de la Russie. Et ce n’est pas là toutefois, malgré la passion du poëte, que parut sa vraie grandeur. Comme Alfieri, comme Monti, comme d’autres étrangers enivrés du premier vin de la Révolution française, il est plus déclamateur qu’éloquent, il a plus d’emphase que de poésie. Les beautés vraiment lyriques où il s’est élevé, ce sont ses souvenirs des Alpes et de l’Allemagne, des paysages magnifiques et des vertus simples de la Suisse ; c’est enfin sa douleur, quand il voit la liberté de ce peuple menacée par l’invasion républicaine de la France ; c’est son indignation, sa fureur de résistance, quand il craint pour l’Angleterre la même menace et la même profanation.

Coleridge n’est pas pour nous le grand lyrique de l’antiquité, le modérateur des âmes par l’harmonie. Il est plein de trouble et de passion : il a quelque chose de cette fougue effrénée qu’à certaines époques le talent affecte de se donner par système. S’il est permis de rappeler ici une habitude de sa vie qui, tout en excitant sa verve, affaiblit et consuma sa raison, il ressemblait dans son désordre poétique à ces soldats des avant-gardes turques enivrés d’opium, s’élançant avec une audace qui tenait du délire, et tombant vainqueurs, mais épuisés. Par-là Coleridge, très admiré de son temps, surtout dans son pays, poëte extraordinaire plutôt que grand poëte, assorti dans sa maladie même aux imaginations effarées par la guerre et la Terreur, a p^ du dans l’estime d’une époque plus calme ; mais il est encore un témoin éclatant du passé, l’image d’une grande puissance exercée sur les âmes, l’exemple salutaire d’un retour à la justice et à la raison, inspiré par le spectacle même des abus de la force et des iniquités de la conquête.

À ce titre, essayons de traduire la protestation, plus anglaise encore que cosmopolite, que lui inspira l’invasion de la Suisse en 1798. Le poëte est là tout entier dans ses rêves de liberté sans limites, sa haine de la tyrannie sous toutes les formes, les démentis de son espérance, sa tristesse aussi profonde que sa confiance avait été aveugle et trompée :

« Ô vous, nuages, qui, au loin sur ma tête, flottez et vous arrêtez, vous dont nul mortel ne peut régler la marche dans l’espace sans route ; vous, ondes de l’Océan, qui, vers quelque plage que vous rouliez, n’obéissez qu’aux lois éternelles ; vous, forêts, qui écoutez le chant de l’oiseau de nuit penché sur l’écorce d’une branche inclinée, hormis quand vous-mêmes, secouant vos rameaux, vous formez ce majestueux concert des vents devant lequel, comme un inspiré de Dieu, à travers des détours que nul homme des bois n’a jamais foulés, j’ai tant de fois égaré, parmi les herbes sauvages en fleurs, ma course éclairée de la lune, sous l’aspect ou l’écho de chaque image informe qui m’apparaissait, de chaque bruit insaisissable retentissant au désert !

« Ô vous, bruyantes vagues et vous, hautes forêts, et vous, nuages, qui prenez votre essor si loin au-dessus de moi ; toi, soleil levant, toi, ciel bleu qui charmes les regards, toute chose, enfin, qui êtes et qui voulez être libres, rendez-moi témoignage, où que vous soyez, et dites de quel culte profond j’ai toujours adoré le génie de la divine liberté !

« Quand la France en colère leva ses bras gigantesques, et que, jurant ce serment dont la fureur ébranle l’air, la terre et les mers, elle frappa de son pied vigoureux et dit qu’elle voulait être libre, rendez-moi témoignage combien j’eus d’espoir et d’inquiétude, et avec quel transport je chantai sans crainte mes fières actions de grâces au milieu d’une foule servite ! Et quand, pour accabler cette nation Il désabusée, les rois, comme des démons mis en ligne par la baguette d’un enchanteur, marchèrent au combat dans un mauvais jour, et que la Grande-Bretagne se joignit au funeste armement, quoique bien des amitiés, bien de jeunes amours, eussent soulevé en moi l’émotion patriotique et fait briller sur nos collines et nos forêts une magique lumière, cependant ma voix non changée dénonça défaite à tous ceux qui braveraient la lance levée contre les tyrans, et prédit la honte à leur retraite impuissante et tardive. Car jamais, ô liberté ! je n’ai, dans un intérêt de parti, offusqué ta lumière ou étouffé ta sainte flamme ; mais je bénissais les armes triomphales de la France délivrée, et je baissais la tête et je pleurais au nom de la Grande-Bretagne.

« Et qu’importe, disais-je, quand même le cri du blasphème lutterait avec cette douce harmonie des chants de délivrance, quand même toutes les passions violentes et enivrées mèneraient une danse plus folle que ne le fut jamais le rêve du maniaque ! Vous-mêmes, tempêtes qui vous amassez autour des feux naissants de l’aurore, le soleil se lève, quoique vous cachiez sa lumière. Et lorsque, pour calmer mon âme qui espérait et qui tremblait, la discorde cessait, et que tout semblait paisible et brillant, lorsque la France couvrait son front cicatrisé et sanglant sous des palmes de gloire, et qu’avançant irrésistible, son bras se jouait des guerriers en ligne, à l’heure où, jetant de timides regards de haine, la trahison domestique effaçait, en l’écrasant, sa trace fatale, et, comme un dragon blessé, se repliait dans son sang, alors j’accusais mes craintes qui ne voulaient pas se dissiper. Bientôt, disais-je, la sagesse fera pénétrer ses leçons dans les humbles cabanes de ceux qui travaillent et gémissent ; et, conquérante par l’exemple de son bonheur, la France forcera les nations d’être libres, jusqu’à ce que l’amour et la joie paraissent à l’entour et nomment la terre leur domaine.

« Pardonne-moi, ô liberté ! pardonne ces rêves : j’entends ta voix, j’entends ta forte plainte sortir des cavernes glacées de la blanche Helvétie ; j’entends tes soupirs versés sur les fleuves teints de sang. Héros qui pour votre pacifique contrée avez péri, et vous qui, fuyant, avez taché de vos blessures les neiges de vos montagnes, pardonnez-moi d’avoir jamais nourri en moi une pensée de bénédiction pour vos ennemis !

« Semer la rage et le crime avec toutes ses trahisons là où la paix avait élevé sa discrète demeure, déshériter une race citoyenne de tout ce qui lui rendait si chères ses orageuses solitudes, souiller d’un inexpiable esprit de vengeance l’innocente liberté du montagnard des Alpes, ô France qui te moques du ciel, adultère, aveugle, et patriote seulement pour détruire, sont-ce là tes triomphes, athlète de l’espèce humaine ? Est-ce de te mêler aux rois dans l’abjecte convoitise du pouvoir, d’aboyer à la même chasse et de partager la proie, de profaner le sanctuaire de la liberté en y recélant les dépouilles arrachées à des hommes libres, et ces hommes, de les tenter, puis de les trahir ?

« Les esprits sensuels et ténébreux se soulèvent en vain, asservis qu’ils sont par leur propre poids. Ils brisent leurs menottes ; et ils portent bientôt le nom de liberté gravé sur une chaîne plus lourde. Ô liberté ! je t’ai poursuivie d’un stérile effort pendant bien des heures inquiètes. Mais ce n’est pas toi qui enfles la voix du vainqueur ; tu n’inspires pas ton âme aux représentants de la puissance humaine. La multitude même, bien qu’elle te loue, ne te retient a ni par prière, ni par fastueux hommage.

« Également éloignée des avides favoris d’un artificieux sacerdoce et des esclaves plus pervers encore du blasphème anarchique, tu fuis sur tes ailes rapides, devançant la course des vents au désert, et rivale des flots. C’est là que je t’ai sentie, moi, sur la pointe de cette haute falaise, dont les pins, battus il leurs sommets par la brise, forment un seul murmure avec les vagues lointaines. Oui, pendant que debout je regardais ébloui, la tête nue, et que je lançais au loin mon âme sur la terre, l’Océan, les airs, maître de toutes choses par la puissance du plus ardent amour, là je t’ai sentie, ô liberté ! »

Je ne sais : mais cette poésie, même en lui rendant l’à-propos de la passion populaire, l’accent national, l’éclat de l’harmonie, ne devait pas avoir la vertu de la lyre antique. Dans le désordre même, on y sent plus d’apprêt que d’enthousiasme.

Coleridge, excessif dans ses opinions, inégal et rêveur dans sa vie, était un élève de la Muse allemande : il en avait aimé le tour vague et mystique, l’abondance descriptive, avant d’y mêler les passions de la liberté. C’est à cette école qu’il avait nourri d’abord un plus paisible enthousiasme, rêvant au pied du mont Chamouni, comme plus tard il habita les bords agrestes des lacs d’Écosse. Peut-être cette première inspiration lui convenait mieux, était plus vraie pour lui que celle qui suivit ; mais l’une et l’autre en ont fait un poëte qu’on ne peut oublier.

La grandeur politique de l’Angleterre, son génie voyageur, son ambition cosmopolite, devaient, même dans un temps de déclin pour les arts, ouvrir à ses enfants plus d’une source poétique. Il fut poëte aussi, cet autre démocrate anglais de 1789, non moins passionné pour la liberté que pour la science, intègre et généreux magistrat, voulant rendre aux Hindous l’usage de leurs antiques lois et célébrant lui-même dans des vers anglais les traditions de leur culte. Citait Williams Jones, l’auteur des Études sur la poésie asiatique. C’est à un autre nom cependant, à une âme plus chrétienne et plus inspirée, que nous demanderons, dans nos jours d’activité matérielle et technique, un reflet de l’Église primitive, un écho des chants lyriques de Grégoire de Nazianze ou de Synésius.

En 1823, un jeune ministre anglican, brillant élève de Cambridge et déjà célèbre par quelques poésies grecques, latines, anglaises, était envoyé à Calcutta, pour diriger, à titre d’évêque, les établissements religieux du Bengale. C’était un ministre protestant qui avait l’âme de Fénelon, et ce même goût d’antiquité, ce même attrait de culture élégante et d’imagination émue. Sa jeune femme, le petit enfant qu’elle amenait d’Europe, le luxe officiel dont sa charité même ne pouvait le délivrer, tout cela ne choque pas plus dans les Mémoires de sa vie que ne nous blessent dans l’histoire ecclésiastique les équipages de chasse et les études mondaines de l’évêque de Ptolémaïs, au quatrième siècle et sous le ciel de la Cyrénaïque.

Réginald Héber n’a pas moins d’élévation philosophique et de douceur chrétienne que Synésius. Il n’est pas époux moins tendre, poëte moins gracieux ; et, ce qu’il y a d’immense dans cette puissance anglaise dont il était un des modérateurs, cet, empire absolu sur tant de millions d’hommes aussi opiniâtres dans leurs cultes indigènes que longtemps résignés dans leur obéissance, cette visite pastorale de Calcutta jusqu’à Bombay, parmi les souverainetés détruites, les idoles tolérées dans les temples et les anciens sultans reclus dans leurs palais, tout ce spectacle sans exemple dans le monde donne au pieux et charitable évêque une grandeur singulière. Européens, mahométans, Hindous de castes diverses, il est pour tous un être supérieur en sagesse et en bonté.

Le vertueux évêque souffrait surtout, dans sa douloureuse indignation, à la vue des crimes religieux qu’il ne pouvait prévenir. Il était obligé d’entendre les raisonnements de légistes et même de missionnaires anglais qui croyaient nécessaire de permettre encore les immolations volontaires des veuves, pour ne pas rendre plus fréquents ces affreux sacrifices. Chrétien fervent et convaincu, il invoque parfois le simple déisme comme un port plus facile contre tant de vices, dont il voudrait à tout prix retirer les âmes. Sectaire tolérant, il embrasse dans sa pieuse fraternité toutes les formes de christianisme, tous les genres d’apostolat.

Ce beau caractère de prosélytisme, allié dans Réginald Héber à toute l’étendue du savoir, à toute la délicatesse du goût le plus exquis, ne pouvait que l’inspirer heureusement pour la poésie comme pour l’éloquence. Cette poésie eut deux formes : tantôt l’hymne religieux, tantôt l’ode descriptive et passionnée. L’hymne religieux peut naître dans tous les pays, et à ce titre la plupart des chants chrétiens d’Héber, inspirés par ses études, sa vocation simple, ses contemplations de la foi, avaient précédé son séjour dans l’Inde. Il y continua les mêmes accents sous un ciel plus favorable et dans l’ardeur d’un apostolat plus impérieux : mais en même temps il y fut poëte de la nature et de la vie privée ; il y fut poëte inspiré par les lieux comme par les souvenirs, mêlant ses joies de famille à ses épreuves de missionnaire, son amour humain à ses espérances célestes. Tel est le charme de ces stances à la femme qui portait son nom, et qui d’Europe le suivit en Orient, où elle resta seulement séparée de lui durant quelques missions plus périlleuses :

« Si tu étais à mon côté, ô mon amour227 ! combien, sous les bosquets de palmiers du Bengale, la soirée passerait vite à écouter le rossignol !

« Si toi, ô mon amour ! tu étais à mon côté, mes petits enfants sur mes genoux, combien notre barque glisserait joyeuse sur cette mer du Gange !

« Je te cherche à l’aube naissante, lorsque, penché sur le tillac, j’étends mon corps dans un oublieux repos et que j’aspire la fraîcheur de la brise.

« Je te cherche, lorsque sur le vaste sein du fleuve

je dirige ma course dans le crépuscule ; mais plus encore, sous le pâle rayon de la lune, je m’aperçois que tu manques à mon côté.

« Je dispose mes livres, j’essaye mon pinceau, pour charmer les heures languissantes du midi : mais il me manque ton œil doucement approbateur, ton oreille attentive avec indulgence.

« Seulement, lorsque l’étoile du matin et celle du soir me voient m’agenouiller, je sens que, malgré la grande distance qui nous sépare, tes prières, à la même heure, montent aux cieux pour moi.

« En avant donc, en avant ! Où le devoir m’appelle, que là se précipitent mes pas, sur les brûlantes prairies de l’Hindoustan, sur les froides hauteurs d’Armora !

« Que ni les portes royales de Delhi, ni la terre sauvage des Malais, ne me retiennent ! car le suprême bonheur nous attend tous deux là-bas, près de l’Océan occidental.

« Tes tours, ô Bombay ! s’élèvent resplendissantes au-dessus de la bleuâtre obscurité de la mer ; mais il n’y eut jamais cœurs si contents et si heureux qu’il s’en rencontrera bientôt dans tes murs. »

Ne reconnaissez-vous pas, sinon l’évêque, du moins le chrétien dans le poëte ? Et quand on pense que l’objet de cette passion, la courageuse compagne de cette vie si dévouée, si charitable et terminée si vite, partageait la science comme les vertus du généreux apôtre, qu’elle rassembla les feuilles échappées de sa main mourante, que souvent elle les éclaircit, les acheva, voudrait-on se défendre d’un affectueux respect, même pour ce qui peut causer l’étonnement ou le sourire, dans l’intimité d’une si tendre union ? Ne craignons pas d’en recueillir encore le pur et gracieux témoignage dans d’autres vers, où le même amour est entouré et comme pénétré de cette douce et brûlante vapeur de l’Inde. Cette fois les deux époux ne sont pas séparés, et ils respirent d’une même haleine ce délicieux climat où Réginald Héber devait bientôt laisser sa vie. Hâtez-vous, assistez un moment à son repos du soir :

« Notre tâche du jour est achevée. Sur le sein du Gange, le soleil incliné s’abaisse pour le repos. Amarrée sons les bosquets de tamarin, notre barque a trouvé son asile aujourd’hui, Avec sa voile repliée et ses flancs décorés de peintures, vois s’avancer la petite frégate ; sur sa poupe, aux clartés du charbon, le souper savoureux du musulman bouillonne, tandis qu’à l’écart, dans l’ombre du bois, l’Hindou prépare sa nourriture plus simple.

« Viens errer avec moi à travers la forêt. Si le chasseur de là-bas nous a dit vrai, au loin, dans le désert marécageux et sauvage, le tigre a établi sa solitude ; et averti, à son récent dommage, d’éviter la foudre des fusils anglais, de ses rares, mais cruelles attaques, il ne revient plus ensanglanter le hameau. Avance hardiment. Le venimeux serpent ne s’abrite pas sous un si frais bocage : fils du soleil, il aime à reposer sur une couche de feu allumé par la nature, un sol sec et brûlant, entre quelques débris de tours écroulées, au-dessus desquels le pepel étend son ombre ; ou bien, autour d’une tombe, il enlace ses écailles, gardien naturel des portes de la mort. Avance encore ; non, arrête-toi. Regarde maintenant sous les rameaux du bambou courbés en arc, là où, semant d’étincelles cette obscurité sainte, la fleur écarlate du géranium resplendit aux yeux, et notre sentier s’égare entre maints berceaux d’arbres odorants et de fleurs gigantesques, tandis que l’éclat rougissant du ceiba se déploie au-dessus de l’ombrage plus modeste du plantain aux larges feuilles et sur les rangées de l’ananas rugueux. Pendant que sur le bocage, le bétel si sauvage et si beau agite sa cime dans l’air, le faisan magnifique, avec sa queue traînante et ses ailes étendues, s’élance d’un rapide essor, et aussi le volatile aux cent couleurs, dont les dames d’Ava prisent tant le plumage. »

Peut-être, lecteur français, ces noms étrangers, cet amas de vives couleurs, vous semblent-ils monotones, comme les cieux qu’ils rappellent ; mais l’âme du poëte va reparaître dans quelques vers tout anglais de sentiment et de paysage :

« Jamais si riches ombrages et pelouses, si verdoyantes n’ont tressailli aux pas de nos danses britanniques. Et pourtant, qui de nous s’est arrêté sous les berceaux indiens, et n’a pas aussitôt songé aux vertes forêts de l’Angleterre, et sous l’ombre des palmiers n’a pas béni les noisetiers de la terre natale, sa clairière d’aubépine, et soupiré la prière, tant de fois inutile, de pouvoir encore contempler les chênes de ses bois ?

« Mais trêve à cette pensée. Le cri du chacal retentit comme l’écho d’une orgie sauvage ; et, à travers les arbres, le rayon là-bas pâlissant prête un faible secours à guider notre marche. Regarde cependant : à mesure que s’efface l’éclat des astres d’en haut, chaque bouquet de bois ouvre sur nous des milliers de regards, en face, à nos côtés, sur nos têtes ; la mouche de feu promène sa flamme d’amour, et, dans sa fuite, sa poursuite, son vol en bas, en haut, explore l’obscurité du bois, tandis que, sous un souffle plus frais, le datura, se dévoilant, ouvre son large sein d’une senteur embaumée et d’une virginale blancheur, tel qu’une perle suspendue autour des boucles de la nuit….

« Assez, assez ! Déjà le bruissement des arbres annonce une pluie, à la suite de la brise ; les flammèches d’un ciel d’été ont pris une teinte plus profonde et plus rouge : la lampe qui là-bas tremblote sur le fleuve projette de notre cabine son rayon vers nous ; et il nous faut reposer de bonne heure, pour trouver au réveil le vent salubre du matin. Oh ! mais nous devons avouer que même ici peut se trouver le bonheur, et que celui qui est le maître bienfaisant nous a donné sa paix sur la terre, et son espérance pour le ciel. »

Le pieux ministre, qui, même dans les effusions de sa tendresse domestique, avait toujours la sévère douceur de la pensée chrétienne, ne la perdait guère, on peut le croire, dans ses travaux et ses études. Les poésies de sa jeunesse nous offrent en vers élégants quelques versions de Pindare, des bardes du Nord ou des poëtes d’Asie ; mais les grands souvenirs de la Bible et les fêtes de l’Église chrétienne sont sa plus touchante inspiration.

À quinze siècles de distance, la tendresse chrétienne qui inspira l’hymne délicieux : Salvete, flores martyrum ! reparaît dans ces vers pour le jour des Saints Innocents :

« Oh ! ne pleure pas sur la tombe de tes enfants, Rachel ; ne pleure pas. Le bourgeon naissant est cueilli par le martyre : la fleur s’épanouira dans les cieux.

« Prémices de la foi, le couteau du meurtrier a perdu sur vous sa plus mortelle atteinte ! Le Dieu pour lequel ils ont donné leur vie est venu s’offrir pour eux.

« Bien que leurs jours aient été courts et faibles, baptisés dans le sang et la souffrance, il les connaît, ce Dieu qu’ils n’ont jamais connu ; et ils sont assurés de revivre.

« Ne pleure donc pas sur la tombe de tes enfants, ô Rachel ! le bourgeon naissant est cueilli par le martyre ; la fleur s’épanouira dans les cieux. »

C’est ainsi que presque tous les pieux souvenirs du christianisme, les mystères de la foi, les fêtes du culte, les noms des saints consacrés, furent célébrés par l’évoque-poëte. Correct et gracieux génie, il a pour nous, dans une langue du Nord, tantôt l’élégante douceur de l’hellénisme, tantôt la simplicité naïve de quelques anciens chants de l’Église. L’un et l’autre caractère respirent dans cette hymne pour le jour de Saint-Étienne :

« Le Fils de Dieu s’avance à la guerre, pour gagner une royale couronne. Sa bannière rouge de sang flotte au loin dans les airs. Quel suivant figure dans son cortège ?

« Celui qui savoure le mieux sa coupe d’amertume et qui triomphe de l’affliction, celui qui porte avec patience la croix ici-bas, celui-là est du cortège du Christ.

« C’est là le premier martyr, dont l’œil sut pénétrer au-delà du tombeau, qui aperçut son maître dans les cieux, et l’invoqua pour être sauvé.

« Comme lui, le pardon sur les lèvres, au milieu des souffrances d’une angoisse mortelle, il pria pour ses bourreaux. Quel suivant marche après lui ?

« Une troupe glorieuse, ce petit nombre d’élus sur lesquels est descendu l’esprit de Dieu, douze saints courageux, sûrs de leur espérance et bravant la croix et le bûcher.

« Ils virent en face le glaive du tyran, la crinière ensanglantée du lion ; ils inclinèrent leurs têtes pour recevoir la mort. Quels suivants marchent après eux ?

« Une noble armée, hommes et enfants, la mère et la jeune fille, entourant le trône du Seigneur, triomphent, parés de vêtements de lumière.

« Ils ont gravi la rude montée des cieux à travers le péril, le labeur et la peine. Ô Dieu ! puisse nous être accordée la grâce de venir à leur suite ! »

N’est-ce pas ici, au milieu des splendeurs de la conquête britannique, la voix charitable, la douce ferveur du missionnaire anglais des premiers temps, de ce Winfried, le prédicateur venu d’Irlande dans la Germanie sauvage ? L’état du monde, la science de l’apôtre, le lieu de sa mission, la forme de son sacrifice, tout est bien changé, bien divers : ce sont les horizons de feu, les diamants de Golconde, le luxe de Calcutta, les palais des princes déchus, au lieu des huttes éparses sur les bords du Rhin et dans les forêts de la Thuringe ; mais l’âme du charitable apôtre est la même. On le sent, aux cris de douleur qui lui échappent sur les vices inhumains mêlés à l’idolâtrie des Hindous, et sur tous les maux dont il faudrait les guérir pour les élever jusqu’à la foi. Le spectacle et le désespoir d’une telle mission détruisirent bientôt les forces d’Héber. Ni la grandeur ni la politique du pouvoir ‘anglais dans l’Inde ne permettaient qu’il y eût un péril de martyre pour l’évêque, dont le zèle curieux parcourut même les contrées les moins soumises encore de ce vaste empire ; mais le sacrifice était dans cet effort même, dans les tristesses et l’activité dévorante de ce zèle trop faible encore pour tant de misères humaines.

La vie de Réginald Héber s’épuisa vite sous le ciel brûlant île l’Inde. Cet aimable et vertueux génie fut enlevé au monde, à ses compatriotes, dont il adoucissait la puissance, à ces millions d’hommes qui, dans leur abaissement et leur ignorance, avaient appris à prononcer son nom, et supposaient vaguement quelque sainteté dans une religion dont il était l’apôtre. Mais ce zèle même, si consumant pour la faiblesse du corps, cette ferveur ingénue qui semblait un don de l’Église primitive, s’alliaient en lui aux vues les plus hautes sur le mouvement de la race humaine ici-bas et le progrès nécessaire de l’Évangile. Tous les peuples du monde étaient présents à sa charité ; et ce pieux enthousiasme anticipait de quelques siècles, à ses yeux, le travail des peuples civilisés, ce travail de salut spirituel incessamment servi par les guerres, le commerce, les arts, l’ambition de puissance et de gain des nations de l’Europe. Un simple prélude qu’on lui avait demandé, pour une quête en faveur de missions évangéliques, devient un hymne sur la future conversion du monde :

« Des montagnes glacées du Groënland, des rivages de corail de l’Inde jusqu’aux lieux de l’Afrique, où des sources brûlantes roulent leur sable d’or, de la rive des fleuves, du fond des plaines ombreuses, les hommes nous appellent pour les délivrer d’esclavage.

« Bien que des brises parfumées passent avec douceur sur l’île de Ceylan, bien que chaque horizon y charme les yeux, et que l’homme seul y soit dégradé, en vain les dons de Dieu sont là répandus avec une prodigue bonté : l’idolâtre, dans son aveuglement, s’agenouille devant le bois et la pierre.

« Pouvons-nous, lorsque nos âmes sont éclairées de la sagesse d’en haut, pouvons-nous, à ces hommes demeurés dans les ténèbres, refuser la lampe de vie, le salut ?

« Oh ! le salut ! faites retentir ce mot d’allégresse jusqu’au jour, jusqu’au lieu où le peuple le plus lointain aura reçu le nom du Christ.

« Ô vous, souffles des vents, portez ce souvenir, et vous, vagues roulantes, entraînez-le dans votre cours, de sorte qu’il s’étende, comme une surface lumineuse, d’un pôle à l’autre, jusqu’au moment où l’Agneau immolé pour les pécheurs, le Rédempteur, le Roi, le Créateur, rétablira sur notre nature sauvée son règne béni ! »

Ce pieux élan et bien d’autres affections du même cœur n’étaient pas, comme on l’a dit quelquefois, le langage d’un politique servant de ses vertus la domination anglaise dans l’Inde. Comme chez Fénelon, il y avait dans Réginald Héber, à côté du charme des lettres, de la persuasion habile et gracieuse, de la prévoyance et de la sagacité mondaine, le don naturel de l’enthousiasme, le goût de l’élévation spéculative, l’amour de Dieu et de l’humanité, et par là le génie du poëte dans son plus noble essor. Ce caractère, marqué dans les essais mêmes de sa jeunesse, dans un poëme sur la Palestine et dans presque tous ses hymnes, anima toute sa vie, comme il sanctifia sa mort. Consumé par les fatigues de son zèle et par le regret de ses stériles efforts, Héber succomba de bonne heure il l’épreuve dévorante du ciel de l’Inde. Il mourut à trente-sept ans. Sa jeune femme, initiée aux mêmes études, rapporta en Angleterre ses ouvrages, qu’elle a publiés en y joignant sa vie.

Son nom est demeuré célèbre et surtout aimé dans toutes les communions protestantes. L’Amérique du Nord réimprime ses vers ; et dans un des États-Unis de formation récente, près des chutes du Niagara, deux églises ont été bâties, avec des inscriptions consacrées à sa mémoire. Voilà les honneurs rendus à ce noble et gracieux génie, qui, dans la foi romaine, aurait mérité d’être un saint, et qui a laissé, chez les dominateurs de l’Inde, la renommée d’un sage et d’un poëte. Puisse, sous un autre ciel et parmi d’autres descendants de ses compatriotes, l’invocation religieuse de son nom adoucir un peu la rudesse de l’extrême démocratie ! Puisse le pieux souvenir et la vertu chrétienne d’un tel homme, d’accord avec d’autres voix évangéliques, inspirer un peu de honte à ces barbares civilisés, qui fondent la liberté de quelques districts du Septentrion américain sur l’esclavage, et naguère maintenaient l’inviolabilité de l’esclavage par l’oppression et l’assassinat des contradicteurs !

Puisse enfin le nom et l’exemple de Réginald Héber revenir aujourd’hui sans cesse à la mémoire de ses compatriotes dans l’Inde, pour calmer leur esprit de vengeance, pour humaniser leur victoire, et leur faire expier, par une modération et une justice croissantes, les cruautés que leur a coûtées tant de puissance !

Chapitre XXIV. §

Réveil poétique de l’Europe méridionale. — L’Italie : ses deux derniers lyriques. — La poésie lyrique en France, au dix-neuvième siècle. — La poésie espagnole au Mexique et en Espagne.

Italiam, Italiam !

Seconde patrie des arts, foyer de notre Occident moderne, vous que la France de 1800 aurait dû délivrer, quels événements et quelles leçons vous avez offerts, au début de ce siècle ! quel réveil de grands talents ! quel espoir de liberté ! et même, après cet espoir trompé, quelle vertu guerrière, quelle effusion de sang généreux au profit d’un maître !

Là, plus qu’ailleurs, se sont marqués les rapides contrecoups de la France sur l’imagination et la pensée des hommes : d’abord, l’action des lettres françaises et de cette liberté spéculative reçue avec tant d’ardeur par les Italiens, depuis le noble philanthrope Beccaria jusqu’au noble poëte Alfieri ; bientôt après, un sentiment tout opposé, l’inquiétude, la résistance, soulevées dans quelques âmes du moins par les instincts de liberté et de justice contre le despotisme de la conquête et de l’opinion ; enfin, comme un dédommagement de tout, l’association plus ou moins apparente ou réelle du peuple assujetti dans les grandeurs du peuple conquérant assujetti lui-même.

La nation ingénieuse, jadis si forte, qui depuis tant de siècles a perdu son indépendance, n’avait pu sentir si près d’elle un exemple de nouveauté et d’audace comme celui de la France, sans être tentée de reprendre toutes les ambitions de la vie publique. Au premier aspect, l’invasion française de 1796 était pour l’Italie, non pas un joug étranger de plus, mais une renaissance nationale et politique. Bientôt le chef nouveau de l’invasion dut paraître un vengeur indigène ramené par la fortune des révolutions dans sa première patrie. Le pouvoir qu’il attaquait était odieux et suranné ; les étrangers qu’il avait à combattre, les cinq armées germaniques vaincues l’une après l’autre sur tous les points de l’Italie, semblaient un dernier reste de ces anciennes irruptions du Nord, que rejetait au-delà des monts quelque général romain revenu à la hâte de la Gaule Narbonnaise ou de la Grèce, un Marius, un Bélisaire.

Ne soyons pas étonnés de l’illusion enthousiaste qui se fit alors dans les esprits : reportons-nous à la grandeur de ce spectacle, tel que l’a décrit celui même qui en était le héros. Alors se conçoit tout ce que rêva l’Italie, tout ce que dirent ses poëtes, jusqu’aux malédictions et aux apothéoses du fougueux et variable Monti. Cet ennemi acharné des Français à Rome était sincère, je le crois, dans le Barde de la Forêt Noire, dans la Vision, alors qu’il célébrait en beaux vers l’affranchissement espéré de l’Italie sous le Consulat et même sous l’Empire. L’histoire explique assez ce qui manquait à cette œuvre, inaugurée par la suppression arbitraire d’un État libre, et par la création factice de démocraties nominales, puis promptement réduite à ce pouvoir absolu qui exploite les bras d’un peuple, mais ne le ranime pas.

Et toutefois cette : courte épreuve ne pouvait être sans gloire pour l’Italie. Monti, Pindemonte, Manzoni, combien de noms encore honorèrent les arts dans ce beau pays, sinon reconstitué, du moins relevé par le maître de la France !

Entre ces noms célèbres, un seul nous paraît, plus que Monti, représenter la gloire poétique de l’Italie, et avoir donné par la noblesse de l’âme une vérité durable à l’éclat du talent. C’est le même homme qui, silencieux depuis vingt-cinq ans, vit paisible et triste sous la domination étrangère, dans sa ville natale, l’illustre Manzoni ; homme d’imagination et de foi, généreux patriote et chrétien résigné, poëte artificiel peut-être dans l’irrégularité de son théâtre, mais vraiment lyrique dans ses odes religieuses et dans celle que lui inspira le plus grand nom et la plus tragique destinée de ce siècle ! Déjà imitée dans notre langue, et dépouillée de ses plus belles strophes par quelques vers de Lamartine, cette ode peut résister même à la faiblesse de la prose. On y sent l’âme poétique :

« Il n’est plus ! De même qu’immobile, après le dernier soupir exhalé, son corps gisait insensible, privé d’un si grand souffle ; ainsi la terre, frappée à cette nouvelle, reste dans la stupeur. Elle est muette, en pensant à la dernière heure de cet homme fatal ; et elle ne sait pas quand pareille empreinte d’un pied mortel marquera sa poussière ensanglantée.

« Foudroyant sur le trône je l’ai vu, et me suis tu. Alors que, dans une vicissitude continue, il tombait, se relevait, retombait encore, au bruit de mille voix je n’ai pas mêlé la mienne.

« Pure d’un servile hommage et de lâches insultes, elle se réveille maintenant, émue à la soudaine extinction de cette grande lumière ; et elle déploie devant l’urne funèbre les strophes d’un chant qui peut-être ne mourra pas.

« Des Alpes aux Pyramides, du Mançanarès au Rhin, il tenait sa foudre prête derrière l’éclair ; et son regard portait de Scylla au Tanaïs, et de l’une à l’autre mer.

« Etait-ce vraie gloire ? À la postérité ce difficile jugement. Pour nous, inclinons la tête devant le Très-Haut, qui voulut laisser sur cet homme la plus vaste empreinte de son esprit créateur.

« L’orageuse et tremblante joie d’un grand dessein, l’anxiété d’un cœur qui bouillonne indomptable sous la pensée de l’empire, il les sentit en soi, et il tint dans ses mains un prix qu’il y avait folie d’espérer. Il éprouva tout : la gloire, plus grande après l’extrême danger, la fuite et la victoire, le palais des rois et l’exil ; deux fois dans la poussière, deux fois sur l’autel !

« Deux siècles, l’un contre l’autre armés, se tournèrent avec soumission vers lui, comme attendant le destin ; il leur imposa le silence, et il s’assit arbitre entre les deux.

« Il a disparu ; et il a clos ses jours en paix, dans des termes si courts, objet d’immense envie et de pitié profonde, de haine inextinguible et d’insurmontable affection.

« Comme sur la tête du naufragé le flot s’est amassé et pèse, tel sur cette âme l’amas des souvenirs est descendu.

« Oh ! combien de fois il a entrepris de se raconter lui-même à l’avenir ! et sa main fatiguée est retombée sur les pages éternelles.

« Oh ! combien de fois, au silencieux déclin d’une inerte journée, les foudres de ses yeux abaissés vers la terre, les bras croisés sur sa poitrine, il s’est arrêté, assailli du souvenir des jours qui ne sont plus ! Il a songé dans sa pensée aux tentes mobiles, aux retranchements forcés, à la lance flamboyante des escadrons, au torrent des coursiers qui s’élancent, au commandement rapide et à la prompte obéissance.

« Ah ! peut-être sous ce grand désastre, en lui s’abattait l’esprit hors d’haleine ; et il désespérait. Mais une main puissante s’est étendue des cieux, et, secourable, elle l’a transféré dans une atmosphère plus douce, et l’a conduit, par les sentiers de l’espérance, aux campagnes éternelles, vers le prix qui comble nos désirs, là où la gloire passée n’est plus que nuit et silence.

« Parmi les triomphes qu’a remportés la belle, l’immortelle, la bienfaisante foi, j’inscris encore celui-ci. Réjouis-toi que cette superbe grandeur ne soit jamais descendue à insulter le Golgotha !

« Et toi, devant ces cendres malheureuses, renonce à toute parole accusatrice. Le Dieu qui terrasse et qui relève, qui abat et qui console, l’a placé près de lui dans un solitaire asile. »

Élégiaque autant que lyrique, plus semblable à la bénédiction qu’à l’apothéose, et inspirée surtout par la pensée de l’heure suprême et en souvenir des souffrances de celui qui avait si peu épargné l’espèce humaine, cette ode est belle comme la prière que prononça Pie VII à la mort de Napoléon. Elle vivra comme un témoignage des grandeurs de la religion et de la vertu devant l’iniquité de la force doublée de génie.

Au terme de nos courses diverses dans le passé, avant de quitter tant de grands souvenirs, n’avons-nous pas quelques regards à jeter sur le monde actuel et ce qu’il offre encore d’imagination élevée et d’enthousiasme, au-delà du cercle d’or et de fer dont il semble de toutes parts s’environner ? N’y a-t-il plus rien de poétique désormais que les merveilles de l’industrie et les inventions du mécanisme habile ? N’avons-nous à contempler dans les arts que la masse et le nombre des ouvrages, achevés à la hâte comme si le temps devait toujours manquer aux fondateurs ? N’y a-t-il plus nulle part la voix légère d’Ariel, et son chant limpide et sonore qui monte vers les deux ? Pouvons-nous oublier du moins que nous les avons entendus ? et ne devons-nous pas honorer d’un regret et chercher encore sur quelques lyres étrangères cette inspiration poétique dont notre patrie fut animée vingt ans, à l’écho du malheur et de la gloire, au bruit de la liberté légale, et parmi tous les progrès du droit public, du travail et de la richesse ?

Ce reflet glorieux de 1789 et de nos grandes guerres, ces spectacles d’illusion enthousiaste et d’ambition sans bornes, qu’avaient reçus de nous, au prix même de tant de défaites et de sacrifices, l’Allemagne et l’Angleterre, cet éclat qu’ont reproduit leurs poëtes, ne pouvaient être stériles pour les nôtres. La chute et les légendes héroïques de l’Empire ouvrirent une source nouvelle aux imaginations françaises ; et, sans partialité contemporaine, il faut, dans l’époque qui suivit, reconnaître un âge poétique. Tour à tour populaire ou savant, moqueur ou mélancolique, sceptique ou religieux, ce fond de poésie, sous des mains diverses, occupa vivement la France. On sait, et l’histoire même ne l’oubliera pas, ce que fut Béranger, le trouvère artistement familier, le tacticien politique de la prétendue chanson des Bonnes gens, le poëte élégant et passionné de plus d’un noble souvenir, le panégyriste de l’orgueil national, ingénieux à charmer ou plutôt à aigrir par ses chants la plaie toujours vivante de tant de gloire inutile et de tant de triomphés perdus par la faute d’un homme.

Béranger n’a été, quoi que vous puissiez dire, ni un sage et grand publiciste, ni un utile ami de la liberté ; mais il a rencontré dans son art l’accent lyrique, et il a su toucher la passion de la foule en plaisant au goût des habiles. Les chants tardifs et posthumes qu’il a laissés sur Sainte-Hélène n’ajouteront pas aux chansons de la Grand’ Mère ou du Vieux Sergent ; mais ces chansons-là vivront comme l’esprit français, dont elles ont la puissance.

Et cependant, à l’heure même où triomphait cette verve militaire et moqueuse, devant ce culte du drapeau et cette dérision du froc, aux accents calculés de cette muse parfois cynique pour se montrer plus patriote, quelle autre voix enchantait surtout les oreilles et les cœurs ? C’était une chaste harmonie, mélodieuse sans art, émue sans passion terrestre, presque monotone et toute charmante ; c’étaient les premiers et les délicieux vers de M. de Lamartine : l’Isolement, le Soir, le Vallon, le Lac, la Foi, le Temple, les Étoiles ; tous ces échos de douce rêverie, dont nuls sons ne pouvaient être détachés et retentir dans les vastes auditoires des cours publics, sans faire éclater les mille applaudissements d’une jeunesse idolâtre.

Bientôt cette voix, plus austère et plus forte, atteignit à la grandeur de l’ode politique, à l’autorité de l’anathème moral fulminé même contre la gloire par une éloquente poésie. N’ajoutons pas un mot. Toutes les mémoires nous préviennent, à la pensée des vers sur d’Enghien et sur Napoléon. Un poëte lyrique était né pour la France, avec des nuances admirables de douceur élégiaque et de tendre mélancolie. Qu’il ait trop multiplié peut-être, ou laissé parfois tomber avec négligence les accents de sa voix musicale ; qu’il ait porté depuis sur trop de sujets les plus divers sa seconde vue trop rapide ou trop distraite, il n’importe : la langue et l’esprit français n’oublieront jamais quelques-uns des premiers et des grands dons que cet heureux génie leur a faits.

Un des caractères éminents de sa gloire, un des privilèges de son inspiration sera d’avoir échappé à la loi du temps, à ce raffinement du goût, à ce travail artificiel qui marque les époques un peu tardives de l’imagination, les retours et les arrière-saisons des lettres. Ce grand poëte était d’abord un poëte naturel, prodiguant les images et l’harmonie avec cette facilité qui ajoute la grâce à la puissance, d’une pureté admirable quand il était inspiré, et alors, fidèle à la perfection, même dans les hasards du caprice et de la rêverie.

La même époque, un peu plus avancée, le même état du ciel allaient éveiller une autre âme poétique. Né d’un vaillant général de l’Empire et d’une mère vendéenne, élevé dès l’enfance au bruit du canon et des bulletins, dans les places d’armes de l’ennemi vaincu, souvent au soleil d’Espagne, dans l’école militaire de sa jeune noblesse ou parmi les pages de sa cour exotique, Victor Hugo reçut l’éducation la mieux faite pour lui, libre, fière, éclatante. L’Espagne, avec son ciel, ses monuments, sa langue sonore, était comme une seconde patrie où il se reconnaissait : son esprit s’en colorait ; sa voix harmonieuse et forte en prenait tous les accents.

À ces impressions du premier âge et de la guerre, aux vicissitudes de la vie privée, allaient se mêler, pour cette forte imagination, les grands spectacles de la fortune et les dernières convulsions de la gloire. C’était à quinze ans, l’âme déjà nourrie de Tacite, que l’enfant de génie assistait à ces leçons de la Providence. Quelle en fut l’action sur son cœur et sur son art ! Quel éclatant essor, depuis les premiers vers notés avec admiration, dans un concours d’Académie, par M. Raynouard, jusqu’aux Orientales ! La riche variété des tons lyriques élancés de cette jeune âme se rapportait cependant à quelques sources principales : les souvenirs d’enfance et de premier séjour, la passion du soleil, du bruit et de la renommée, bientôt l’amour paternel et ses vives tendresses, partout l’éblouissement prolongé de l’Empire et de l’Empereur. Quel que soit le hasard ou le calcul qui réglait ce mélange, c’étaient là les semences de feu que, dans cette fournaise où il forgeait sa pensée, le poëte remuait incessamment et revêtait de mille formes, comme Virgile a peint ces ouvriers divins, lançant pêle-mêle, pour former la foudre, trois jets de pluie tordue, trois rayons du rapide Auster, et la colère avec les flammes qui la suivent :

Tres imbris torti radios, tres alitis Austri
Miscebant operi, flammisque sequacibus iras.

Ainsi, dans les premières Odes, dans les Orientales, dans les Feuilles d’Automne, dans les Voix intérieures ou dans les Chants du Crépuscule, sous la diversité de tous ces noms, et avec les nuances mobiles de l’époque et de la volonté, le torrent lyrique s’épanche et jaillit à grands flots. L’onde est quelquefois plus mêlée, plus trouble dans son cours ; mais elle sort toujours d’une source profonde et brûlante, dont le poëte a pu dire sans trop d’orgueil :

Tout souffle, tout rayon, ou propice ou fatal,
Fait reluire ou briller mon âme de cristal,
Mon âme aux mille voix, que le Dieu que j’adore
Mit au centre de tout, comme un éclat sonore.

Lorsque le talent devance ainsi la réflexion et se confond avec l’éveil même de la pensée par les sens, il aura plus d’images que d’idées ; et ces idées, soudains éclairs du dehors, pourront quelquefois passer vite pour lui-même, tout en éblouissant au loin. Mais le don de Dieu déposé dans cette âme n’en est pas moins magnifique et rare. Plût au ciel seulement qu’elle eût brillé sur une de ces époques de droit durable et de liberté garantie, où la dignité du caractère, la puissance du talent, n’ont qu’à persister, à travers des obstacles prévus, dans une voie laborieuse, mais régulière et sans précipices !

Quoi qu’il en soit, avant ces épreuves trop violentes qu’impriment aux plus nobles caractères nos révolutions si rapides et nos fantaisies sociales trop réitérées, combien avaient été souvent heureuses les hardiesses d’imagination de ce talent jeune et libre, alors qu’on le voyait, comme il l’a dit lui-même :

Jeter le vers d’airain qui bouillonne et qui fume
Dans le rhythme profond, moule mystérieux
D’où sort la strophe ouvrant ses ailes dans les cieux.

Cet emprunt à la matière qu’affecte ici le poëte, pour nous éblouir des effets éclatants de son art, peut en être un symbole visible, mais n’en exprime pas toute la grandeur et la grâce parfois naïve. Sous le feu de la forge, sous la rayonnante ciselure, que d’émotion encore dans l’âme du poëte, quel charme nouveau dans sa peinture de l’enfance, dans sa plainte d’être dérangé, dans sa joie d’être inspiré par les jeux et les bruits de ses petits enfants ! La rigueur du sort a passé depuis sur cette famille, réduite de nombre, errante, exilée ; mais de quelle brillante auréole l’entourait et devait la protéger le génie du poëte, alors qu’il disait :

Oh ! que j’aime bien mieux ma joie et mon plaisir,
Et toute ma famille, avec tout mon loisir,
Que la gloire ingrate et frivole,
Dussent mes vers, troublés de ces cris familiers,
S’enfuir, comme devant un essaim d’écoliers,
Une troupe d’oiseaux s’envole !

Mais non : au milieu d’eux rien ne s’évanouit ;
L’Orientale d’or, plus riche, épanouit
Ses fleurs peintes et ciselées ;
La Ballade est plus fraiche, et, dans le ciel grondant
L’Ode ne pousse pas d’un souffle moins ardent
Le groupe des strophes ailées.

Je les vois reverdir dans leurs jeux éclatants,’
Mes hymnes parfumés comme un chant de printemps.
Ô vous dont l’âme est épuisée,
Ô mes amis, l’enfance aux riantes couleurs
Donne la poésie à nos vers, comme aux fleurs
L’aurore donne la rosée !

Venez, enfants. À vous jardins, cours, escaliers ;
Ébranlez et planchers, et plafonds, et piliers.
Que le jour s’achève ou renaisse,
Courez en bourdonnant, comme l’abeille aux champs :
Ma joie et mon bonheur, et mon âme, et mes chants,
Iront où vous irez, jeunesse !

La douce magie de ces vers s’accroît par le contraste avec la destinée même de l’auteur. Mais que d’autres beautés grandes et fortes naissaient de sa puissance d’impressions ! Ce n’est pas en vain qu’il ramène toujours ses yeux vers l’astre éclatant, dont il s’est dit le Memnon. Il en est vraiment inspiré, quelquefois pour le louer, sans mesure et sans prévoyance, mais aussi pour attacher, jusque sur les pompes de son sacre carlovingien, cette inscription méritée :

Il voulut recevoir son sanglant diadème
Des mains d’où le pardon descend.

À travers ces revanches du sentiment moral, l’imagination de nos poëtes servait à l’apothéose de la force : le monde, après avoir eu le spectacle d’une prodigieuse fortune, subissait le contrecoup et partageait souvent l’illusion des talents que cette fortune avait d’abord éblouis. Le sillon de feu partait de la France, réveillait jusqu’à l’Espagne, enflammait la Grèce et brillait sur les deux Amériques. Au-delà de l’Océan, dans les deux idiomes transplantés d’Espagne et d’Angleterre, on imitait avec ardeur les Méditations, les Orientales, les Messéniennes, et tel autre chant de notre court trajet de liberté politique.

Cet écho dure encore, et se renouvelle sous la parole élégante de Longfellow, comme il éclata dans quelques vers de la jeune Maria Davidson. Ne négligeons pas ce reflet de la France, et ce nouvel empire qu’elle avait obtenu. Cet ascendant parut là même où la puissance de ses armes avait échoué. Le monde sait quel fut le sort de cette grande monarchie et de cette grande race espagnole, après le seizième siècle qu’elle avait rempli de sa splendeur. Ce qui restait de cet éclat réfléchi sur la première moitié de l’âge suivant ne jeta plus, après Rocroi, qu’une pâle et funèbre lueur, sous ces voûtes de l’Escurial où s’endormit plus tard une race française, également déchue de son origine et de sa conquête.

Perdre la domination au dehors, le droit national au dedans, l’indépendance dans la justice, la libre pensée dans la vie privée, plier sous la défaite, le despotisme et l’inquisition, c’était trop à la fois pour un peuple. Les âmes les plus fières, les esprits les plus inventifs, y succombent.

Ainsi dut s’abaisser, avec la puissance, l’inspiration du peuple espagnol. Ainsi parut épuisée cette littérature si forte dans sa surabondance, tour à tour enthousiaste et moqueuse, prodiguant à pleines mains la poésie et concentrant avec précision la pensée, capable de tout, même d’un correct et ingénieux bon sens, si aventureuse dans son théâtre, et classique avec tant de grâce dans les vers de don Luis de Léon, si admirable enfin, pour la peinture des mœurs et la vie de l’histoire, dans Cervantès, dans Quevedo, dans Hurtado de Mendoza.

Si, depuis cet éclat du génie de l’Espagne égal à la grandeur même de sa politique, il y eut de longues stérilités, ce n’est pas à dire que le fond de la race ait changé et qu’elle n’ait pas pour les arts une puissance originale, dont les traits se retrouvent jusque dans le génie maniéré de Gongora. Le dix-huitième siècle la vit sommeiller cependant ; et ce n’est qu’après 1800, après le spectacle de nos violences intérieures et de nos triomphes au loin, après l’alliance impérieuse de Napoléon, après l’humble soumission devant sa gloire, après la révolte désespérée contre sa trahison, ce ne fut qu’après tous ces calices épuisés qu’un grand mouvement de religion et de liberté, de patriotisme et de talent, reparut en Espagne.

Chose remarquable, qui se retrouve, à degrés presque égaux, dans les époques les plus distantes ! ce qui était imposé de souffrance et d’énergie à la vie active rendit une force nouvelle à la pensée. Au milieu même de la guerre et de l’anarchie, les études se ranimèrent, comme une arme de plus pour l’esprit du peuple qu’une main de fer voulait plier à son gré. Des talents qui s’ignoraient dans l’oisiveté d’une vie stagnante furent saisis d’une ardeur inattendue. Des hommes éloquents, des chefs par la parole, sortirent d’un monastère pris d’assaut, d’une cathédrale ruinée, d’un barreau dispersé devant une commission militaire.

Aux premières cortès de Cadix, en 1809, parmi les incohérences d’une constitution délibérée entre l’admiration aveugle de 1789 et les feux des batteries françaises, il se dit des choses admirables de sagesse comme de grandeur, il s’éleva des caractères dignes des jours les plus glorieux, luttant contre l’anarchie du même cœur dont l’Espagne résistait à l’occupation étrangère. Certes, cette session législative pour les droits d’un peuple, au milieu de l’attente silencieuse du continent, ce second parlement libre et hardi dans ses remparts assiégés, comme le parlement d’Angleterre l’était dans son île, c’était là un grand exemple pour le monde. Là commence une époque nouvelle pour l’Espagne, malgré bien des espérances avortées, bien de monotones retours des mêmes violences interrompant les mêmes rêves de liberté ou les mêmes abus de pouvoir. Du mouvement que suscita cette assemblée date un quart de siècle auquel se rapportent les noms de Quintana, du duc de Rivas, de Gallego, de Zorilla, de Pastor Dias, d’Arguelez, de Martinez de la Rosa.

Ce réveil du génie espagnol ne se bornait pas à l’Europe : il passait l’Atlantique, il agitait Cuba et le Mexique. Déjà, dans le siècle dernier, ces lointains climats nous avaient envoyé plus d’un témoignage de l’influence qu’y prenait l’esprit français. Olavidez, jeune magistrat de la ville de Lima dans le Pérou, avait occupé Paris de ses luttes contre l’Inquisition dans les deux mondes, de ses disgrâces et des efforts heureux de son active industrie. Maintenant l’Amérique méridionale recevait elle-même, avec les idées de l’Europe, le contrecoup des tyrannies contradictoires qui se succédaient dans sa métropole. La séparation des colonies, entreprise contre le roi Joseph, s’achevait contre le roi Ferdinand.

Un souffle de feu, sous le nom de liberté, parcourait ces vastes régions livrées à tous les hasards (te la théorie, de l’ambition et de la guerre civile. C’est là que grandit un poëte né à Cuba, au commencement du siècle, d’un père jurisconsulte et partisan des idées modernes. L’enfant qui devait illustrer le nom d’Heredia était malingre, difforme, à demi paralysé ; mais la vigueur de son esprit surmonta tous les obstacles du corps. Étudiant à la fois les langues savantes et les philosophes français, Homère et Raynal, bientôt il se sentit poëte. Conduit à Caracas, où son père devenait président de l’audience royale, respirant l’air de la première république proclamée à Venezuela, il ne rêva plus que le rôle de Tyrtée du nouveau monde. Dans cette espérance, il revit Cuba en 1824, essaya d’y conspirer par ses entretiens et par ses vers, fut poursuivi, trahi, sauvé, et réussit à passer dans l’Amérique du Nord, où il trouvait triomphante toute la liberté qu’il avait conçue.

Jusque-là le poëte n’avait redit dans ses chants que les souffrances et les privations de sa vie sans amour, sans liberté, sans gloire. Pour la première fois, il se sentait à l’aise sur le sol libre et paisible de New-York ; il y voyait son malheur secouru et ses vers accueillis.

Ce séjour sous un ciel plus tempéré, dans une société moins violente, devait lui inspirer d’autres chants. La nature surtout le frappa de ses merveilles. Il vit la cataracte du Niagara, cette pyramide vivante du désert, alors entourée de bois immenses. L’hymne où il la célèbre, avec les nombres sonores de son idiome natal, répandit tout à coup son nom dans les États-Unis, que flattait cet hommage aux phénomènes de leurs solitudes sauvages encore.

Heredia, dans une lettre publiée par les journaux américains, avait raconté d’abord ce que ses vers ne pouvaient agrandir : « Mes regards, écrivait-il, se sont assouvis à contempler un des prodiges de la création.

« L’immense cours d’eau passait en rugissant devant moi, et tombait presque à mes pieds, lancé de si haut. Les ondes, éparses en rosée légère sous la violence du coup, remontaient pressées en colonnes qui parfois s’étendaient à toute la largeur de l’abîme et cachaient une part de l’horizon…

« Ce qui m’étonna le plus, c’est qu’à l’abord du précipice, les vagues résistent en sens contraire et s’entrechoquent comme pour échapper ‘à l’impulsion qui les précipite, jusqu’au moment où, vaincues, elles s’abattent dans l’abîme avec un tonnerre souterrain, et font jaillir dans les airs d’immenses colonnes de nuées sur lesquelles l’arc d’Iris réfléchit ses plus éblouissantes couleurs. »

C’est l’esquisse du voyageur, de l’émigré des Andes accoutumé à la puissante nature du monde américain, et la trouvant dépassée dans ce désert. Maintenant, voici l’effort et l’appareil du poëte :

« Impétueux Niagara, toi seul, phare sublime, tu pourrais m’élever jusqu’aux dons célestes que me déroba la main cruelle de la douleur !

« Dissipe, par moments, la nuit qui m’environne. Laisse-moi regarder ton éclatante lumière ; et que mon âme, saisie d’un pur enthousiasme, soit digne de te contempler ! Toujours dédaigneux de ce qui est vulgaire et petit, j’ai travaillé pour le sublime et le terrible. Aux coups de l’ouragan furieux, aux rejaillissements de l’éclair sur mon front, je palpitais de joie. J’ai vu l’Océan, soulevé par l’astre des tempêtes, assaillir ma barque et m’ouvrir ses abîmes. J’en aimais le péril ; mais la colère de l’Océan n’a pas laissé dans mon âme l’impression que me fait ta grandeur.

« Tu cours limpide et majestueux ; et soudain, brisé sur d’âpres rochers, tu t’élances, indomptable comme le destin. Quelle voix humaine pourrait décrire la terrible lumière de cette syrte mugissante ? Mon âme se confond à méditer sur ce torrent, que ma vue le troublée cherche en vain à suivre, aux bords étroits du précipice : mille vagues, dont la vitesse dépasse a toute pensée, se choquent et se combattent ; mille autres vagues les atteignent, et, entre l’écume et le bruit, disparaissent à mesure qu’elles arrivent.

« L’abîme engloutit ces torrents. Au-dessus se croisent des arcs-en-ciel sans nombre, et les bords assourdis prolongent un bruit épouvantable. Heurtant les rochers, l’eau se brise et rebondit. Un nuage de vapeurs qui remontent couvre l’abîme, s’arrondit en coupole, s’élève aux cieux en pyramide, et, planant sur les forêts d’alentour, épouvante le solitaire chasseur. »

Dans l’original, cette peinture est pleine d’éclat ; mais elle n’a pas la beauté sévère que le grand lyrique de l’antiquité portait dans la description des phénomènes de la Sicile. Devant l’Etna et ses jets de feu nocturnes enflammant au loin la mer de Sicile, Pindare ne songe pas à lui-même ; il ne mêle pas les mécomptes de l’orgueil poétique à ces terreurs de la nature. Le poëte mexicain ramène ici sa jeunesse aux prises avec les angoisses du cœur, sa flamme éteinte et la souffrance interne qui obscurcit son front. « Jamais, s’écrie-t-il, je n’ai senti comme aujourd’hui mon abandon, ma solitude, mon lamentable manque d’amour. »

Un art plus heureux du poëte, c’est de ne point s’arrêter aux seules grandeurs de la matière, tout étonnantes qu’elles soient, mais de remonter à la pensée divine.

« Dieu de vérité, dit-il, sous d’autres climats j’ai vu de faux sages, osant fouiller tes mystères, insulter ta providence et pousser à l’impiété les malheureux humains. Pour cela même mon âme t’a cherché toujours dans le silence des solitudes. Aujourd’hui elle s’est ouverte devant toi ; je sens ta main dans cette immensité, et ta voix retentit jusqu’à mon cœur dans le tonnerre éternel de ce fleuve qui tombe.

« Ténébreux torrent, combien ta vue élève ma pensée !… Où est ton origine ? Qui a nourri durant tant de siècles ta source inépuisable ? Qui peut faire que, sous le poids des flots dont tu le charges sans cesse, l’Océan débordé ne couvre pas la terre ? »

À ces demandes le poëte répond comme un inspiré :

« Le Seigneur a étendu sa main toute-puissante ; il a revêtu de nuées ta lumière ; il a donné sa voix à tes flots déchaînés, et paré de son arc ton front terrible. »

Après ces grandeurs de la nature, après le soleil de Cuba, les forêts de la Virginie, ce qui possède l’âme d’Heredia, ce qui la fortifie et l’élève, c’est l’amour de la liberté, mais aussi de la justice, de la modération, de tout ce qui manquait aux révolutions du Mexique, tour à tour célébrées et maudites par le poëte. Il revint toutefois sur cette brûlante arène, car la patrie lui manquait encore plus que la liberté.

« Patrie, disait-il dans quelques vers harmonieux, nom triste et cher au pèlerin misérable jeté loin du sol où il est né, quand viendra l’ombre de l’arbre paternel rafraîchir ma tête brûlante ? Quand viendront, au souffle de la nuit, les frémissements des palmiers et des platanes apaiser et enchanter ma vie ? »

La nuit, entre les rauques mugissements de la mer, s’élève l’hymne douloureux de l’expatrié :

« Oh ! si l’Océan, immobile sous les ténèbres muettes, s’endormait durant les calmes de juin ou de juillet, je croirais entendre dans la brise lointaine la voix des roseaux et des palmiers de Cuba !

« Oh ! ne me condamnez pas à gémir ici, comme dans une serre se flétrit, enfermée entre des verres qui la réchauffent, la plante désormais stérile d’un autre climat. »

Cet impérieux souvenir de la patrie, cet amour du soleil rappelait Heredia. Il revint à Mexico, fut d’abord avocat, puis élevé aux honneurs de la magistrature. Marié et devenu père de famille, l’orageuse instabilité de l’Orient américain l’épouvanta d’autant plus. On lit des vers de lui où il invoquait la main d’un Sylla et bénissait cette sanglante tutelle. L’imagination sait rarement se modérer dans sa confiance ou dans son effroi : elle espère trop de la liberté, et elle en a trop peur ; elle invoque alors la dictature, et retrouve parfois les mêmes orages sous un autre nom.

Quoi qu’il en soit, la renommée poétique d’Heredia demeurait grande parmi tous les changements de ces républiques équinoxiales. Rapproché maintenant de Cuba, il gémissait de la voir encore soumise à la monarchie espagnole, et non moins privée d’indépendance que de liberté. Un voyage qu’il y fit impunément lui laissa peu d’espérance ; et, de retour à Mexico, il se vit déchu de sa magistrature inamovible par une loi nouvelle et inexorable, comme en portent parfois les républiques. Jeune encore, mais infirme et malheureux, le poëte succomba sous tant de maux. Il mourut, le 7 mai 1839. Sa mémoire, célébrée dans les journaux des deux Amériques, ne fut pas honorée de moins d’hommages dans l’Espagne, redevenue constitutionnelle à cette époque. Elle y trouvait, pour panégyriste et pour interprète de ce patriotisme espagnol qui mesure tant de degrés, depuis Mexico jusqu’à Cadix, un autre talent lyrique également né sous le ciel de Cuba, mais européen par le séjour autant que par l’étude.

Alors, en effet, brillait à Madrid une jeune femme dont la renommée ne s’est pas affaiblie avec la première séduction de la surprise et un autre attrait plus puissant encore et non moins passager. Quelques détails de sa vie diront comment se forma cette âme poétique.

Dona Gertrude Gomez de Avellaneda est une Espagnole de l’Orient américain. Comme Heredia, elle naquit à Cuba, en 1806, au Port-au-Prince, dont son père, Manuel Gomez, originaire de Séville, était préfet maritime. Sa mère était une fille du pays, mais de race espagnole. Élevée dans ce séjour colonial, sans école et sans théâtre, la jeune Gomez s’instruisit et s’inspira seule par la lecture de quelques poëtes espagnols et la vue de cet horizon du tropique, « le plus splendide pavillon, dit un poëte, que Dieu lui-même ait pu jeter sur les fêtes de son culte divin ». Dès l’enfance, elle fit des vers pour célébrer ce qu’elle voyait. Très jeune, elle perdit son père. Lorsqu’elle n’avait encore que quatorze ou quinze ans, sa mère, s’étant remariée à un colonel espagnol, partit pour l’Europe avec elle et son nouvel époux. Descendue d’abord en France, elle passa quelques mois à Bordeaux, et vint ensuite dans la Corogne, patrie de son beau-père. Le midi de la France, l’Espagne septentrionale, tout cela était presque le Nord pour cette enfant du tropique accoutumée aux cieux éclatants et aux nuits lumineuses de Cuba. La jeune Gomez languit longtemps de ce mal du pays plus sensible aux exilés de l’Orient qu’aux voyageurs partis de l’Europe. Elle entra plus avant dans l’Espagne, habita Cadix et Séville, et sentit dans les beaux printemps de l’Andalousie quelque souffle de son climat natal ; elle retrouvait avec le soleil l’enthousiasme et la poésie.

À travers mille hommages recueillis à Grenade, à Cordoue, elle vint plus tard dans le monde agité de Madrid. Brillante d’une beauté qui semblait le voile transparent de son génie, parée pour les yeux espagnols d’une grâce à la fois nationale et demi-étrangère, respirant surtout dans son talent la grandeur et la force, mais y mêlant ce goût de pureté, cette correction sévère trop rare en Espagne pour ne pas sembler originale, elle étonna, elle charma tous ceux qui l’entendirent. Sous le nom de Tula, que lui donnaient quelques amis, elle fut aussi célèbre que toutes les espérances de bonheur et de liberté dont se flattait alors l’Espagne.

Ses poésies lyriques, publiées dans les deux années suivantes, furent populaires d’abord dans les salons et partout répétées. Une première tragédie qu’elle fit représenter à Madrid, Alphonse Munio, fut applaudie avec transport. Des couronnes de fleurs tombèrent aux pieds de l’auteur ; des sérénades la suivirent à sa demeure, et on la nomma la Melpomène castillane. Triomphante sur la scène, admirée dans les académies, entourée d’hommages dans les réunions qu’animait sa voix, exposée peut-être aux médisantes jalousies du monde et aux calomnies des partis, la belle Gomez de Avellaneda ne donnait place dans ses vers qu’aux sentiments de patrie, de vertu, de gloire.

Dans sa trentième année cependant, touchée de l’attachement profond que ressentait pour elle un jeune et célèbre député des cortès, élevé par la révolution au titre de chef politique de Madrid, elle lui donna sa main ; mais ce choix ne devait être que la consolation et l’orgueil d’un mourant. Pedro Sabater, que dona Gomez acceptait pour époux, consumé dans les luttes de tribune et les rudes fatigues d’une ambition aux prises avec l’anarchie, touchait au dernier terme d’un mal de poitrine. La femme illustre qui s’unissait à lui ne lui apportait que la sollicitude et les veilles d’une sœur, selon le sang, et les bénédictions d’un ange, devant Dieu. Après la perte de cet époux et dans un long deuil, ce cœur, qui s’était refusé longtemps à l’amour et ne l’avait souffert que près d’un tombeau, s’est dévoué tout entier à la religion. Le génie de don Luis de Léon et de sainte Thérèse a reparu sous le voile funèbre de Gomez d’Avellaneda.

Maintenant cette poésie, séparée de son ciel, de son idiome, de la voix qui en est, pour ainsi dire, l’instrument natal et sonore, gardera-t-elle le même charme et la même puissance ? Ne paraîtra-t-elle pas souvent, jusque dans son abondance native, une imitation de notre art moderne, et ne nous rendra-t-elle pas comme une image affaiblie de notre dernier âge poétique ? J’aime à le dire aujourd’hui : Lamartine, Victor Hugo, disputent aux cieux de la Havane, à la lumière de l’Andalousie, l’honneur d’avoir éveillé cette vive imagination et suscité une seconde gloire digne de la leur.

La belle ode de Napoléon à Sainte-Hélène, ce mélange d’apothéose et d’anathème, cette juste sentence portée par la poésie contre l’abus de la force et du génie, revit presque entière dans la traduction en strophes de forme inégale qu’en avait faite à vingt-deux ans la jeune Gomez ; et un des beaux chants de Victor Hugo, traduit de plus près encore et dans un mètre plus sévère, le chant intitulé le Poëte, rend à la langue espagnole avec naturel et passion ce que notre illustre compatriote lui avait pris de pompe et de splendeur.

Là ne se bornent pas les emprunts de cette muse étrangère que notre poésie nouvelle était allée chercher sous ces palmiers indigènes et dans les nuits étincelantes du tropique : d’autres vers de Lamartine et de Victor Hugo, une pièce même de Parny, tout innocente il est vrai, se trouvent mêlés aux inspirations de dona Gomez. Lors même qu’elle se reporte à son pays natal, qu’elle y retourne en pensée pour répandre des pleurs sur un tombeau et célébrer son jeune devancier déjà mort, le poëte Heredia, elle met pour devise à son chant funèbre deux vers de Lamartine :

Le poëte est semblable aux oiseaux de passage,
Qui ne bâtissent pas leurs nids sur le rivage.

Ces chants et d’autres encore pouvaient paraître d’heureux échos d’une harmonie connue, des reflets d’enthousiasme dont l’ardeur même atteste plutôt l’émotion du souvenir que la soudaine création du génie. Mais dona Gomez, avec la maturité de l’âge et de la douleur, trouva mieux encore dans son âme, et l’indépendance même de la pensée vint donner à ses vers un accent original. Ainsi, à l’époque où fut délibéré en France le rappel, par transaction amiable, des restes glorieux de Napoléon, lorsque cette idée, aussi peu politique qu’elle était peu poétique, occupa le gouvernement et les assemblées législatives de notre patrie, dans le torrent de louanges et d’apothéoses qui par des modes différents ramenaient le culte toujours dangereux de la force, dona Gomez fit entendre ce noble avis d’une bouche étrangère :

À la France, sur la translation des restes de Napoléon à Paris.

« Qu’elle te suffise, ô France, la gloire dont cet homme a rempli tes contrées ! Qu’il te suffise de voir dans l’histoire son grand nom uni au tien ! Qu’il te suffise de ce monument où sa puissante main a le gravé sur le bronze une trace immortelle ! Laisse, laisse au monde ce sépulcre isolé, austère, où le destin rigoureux garde le colosse de l’ambition et de l’orgueil, entre des roches arides et désertes, tandis que la mer, avec un bruissement confus, vient briser à ses pieds les vagues écumantes.

« Laisse-le là. Ni chants ni prières ne retentissent pour lui, sur cet âpre rocher, autour de sa tombe solitaire, mais éloquente dans son silence. Laisse-le là ! Sans cortège, enfermé seul, qu’il dorme sur son roc stérile et sombre, le roi sans dynastie, et qu’il ne vienne pas, enterré à l’étroit dans le Panthéon, entendre, ô Paris ! tes folles clameurs.

« Sa tombe est Sainte-Hélène. Les noms de Wagram, d’Austerlitz, de Marengo et d’Iéna ne viennent pas y troubler son ombre mélancolique : ni la colonne altière ne protège de ses aigles cette tombe, ni le clairon ne sonne, ni le canon ne retentit auprès ; mais là le monde le contemple, et, plus que de ses victoires, est épouvanté de sa chute. Sur cet écueil même le colossal fantôme, voilé en silence de son manteau de gloire, voyant passer les révolutions et les lois, demeure pour les peuples et les princes un formidable enseignement. »

Un discours de M. de Lamartine, à la même date, avait quelque chose de cette raison profonde cachée sous la poésie. Mais dona Gomez ne l’avait pas entendu, et, sous la forme lyrique, elle se rencontrait de génie avec une des inspirations de la tribune française. Cherchons ailleurs toutefois des perspectives plus hautes encore.

Il n’est besoin de redire où la veuve de Pedro Sabater a dû placer les siennes, mais dans la prière même elle trouvait la poésie ; de là, son Hymne à la Croix. La sainte majesté du sujet, la gravité de l’affliction chrétienne, élèvent ici le talent du poëte et lui donnent, dans l’expression et dans la mélodie, un calme de douleur et de foi dont la simplicité presque intraduisible semble une voix mystique entendue dans un songe, mais qu’on ne peut retrouver. À quinze siècles de distance, la poésie de l’évêque de Ptolémaïs reparaît sur les lèvres d’une Espagnole d’Amérique. Quelle propagande pour l’Évangile ! Quelle rapidité dans l’infini du temps, et comme ce chant nouveau s’en est inspiré !

« Je chante la croix. Que le monde se réveille ! Peuples et rois, écoutez ! Que l’univers se taise à nos accents ! Et toi, suprême auteur de l’harmonie, qui donnes des sons à la mer, au vent, à l’oiseau, prête une force virile à mes accents, et accorde-moi de redire, dans une sévère poésie, la puissance de la croix.

« Élevez, élevez votre drapeau de gloire, ô vous, sublimes champions de la foi ! et qu’à son ombre, les peuples célèbrent sa victoire ! Élevez-le, pour qu’à sa hauteur ne puisse monter le bruit des pas de l’impiété

« Élevez, élevez le royal étendard dont l’aspect précipita les dieux de l’ancien paganisme du haut de leur Olympe dans l’abîme. Élevez-le, tel que Constantin le fit resplendir sur son front impérial, en alliant les aigles de Rome au labarum divin.

« Élevez-le, tel que l’admirèrent, puissant et stable au-dessus des faisceaux de l’empire, les barbares triomphant au milieu de la ruine des peuples et des lois. Ils foulaient sous les pieds de leurs coursiers la splendeur de l’Europe, rassasiés qu’ils étaient de combats et d’exploits. Mais, devant les sacrés autels de la croix, le vaincu apprit au vainqueur à prier.

« Élevez-le, tel qu’il apparut, pacifique et beau, pour ennoblir par la douceur du joug ceux qu’il plaît à la Providence d’émanciper dans la haute Amérique. Le temps a fait un pas, et, sous le coup de ses vicissitudes, qui délivrent aussi promptement qu’elles accablent, déjà un monde n’est plus tributaire d’un autre monde ; mais le soleil des Incas et des Aztèques illumine la colonne immuable du Calvaire.

« Élevez-le ; car la chancelante humanité a besoin de son appui. Ne vois-tu pas comme elle cherche, et, tout ensemble inquiète et orgueilleuse, s’agite incertaine ? Son désir audacieux s’épouvante de sa faiblesse ; et, arrêtée par un profond vertige, elle épuise sa force en convulsions, déprimant aujourd’hui ce qu’hier elle exaltait, et faisant inutilement trembler le monde. »

Nous n’osons suivre le poëte dans toute sa pieuse ferveur, ne pouvant lui emprunter le charme de son harmonie. Mais ne sent-on pas une raison à la fois enthousiaste et haute dans ce noble salut adressé à l’Amérique chrétienne et libre, et n’y a-t-il pas quelque grandeur ici, comme dans les vers de Réginald Héber, à pressentir et à vouloir l’avènement de l’Évangile sur le monde entier :

« Fleuris, arbre sacré ! que l’astre de l’éternelle vérité t’illumine et que le ruisseau de la céleste grâce nourrisse ton immense racine ! Fleuris ; étends tes rameaux ; que la race fatiguée d’Adam repose à ton ombre sainte, d’un bout du monde à l’autre !

« Que les siècles en passant t’adorent, et que tu les présides immobile ! Que le ciel, la terre, l’abîme, s’inclinent sitôt que ton nom retentit ! Tu montres Dieu fait homme ; tu élèves l’homme jusqu’à Dieu. »

Chapitre XXV. Avenir de la poésie lyrique. §

Cette revue, conduite si près de nous, s’arrête à un dernier problème posé quelquefois. L’âge de l’enthousiasme et de l’imagination est-il passé pour les peuples, ou même épuisé pour l’homme ? L’Europe, où l’astre des arts, depuis cinq siècles, n’a jamais quitté l’horizon, est-elle menacée de perdre cette divine lumière ? Ne devrait-elle plus attendre qu’une de ces époques déjà signalées dans le monde, où la science des choses matérielles avait détruit le sentiment de l’idéal, où la force et le travail tenaient enchaînées dans un vulgaire bien-être des millions d’intelligences éteintes à l’amour de la liberté civile et des arts ? Faudrait-il supposer même que, métropole puissante de l’univers, le sillonnant de ses colonies, l’Europe lui ait envoyé avec son sang une vieillesse anticipée, et que, sur ces territoires de l’Amérique septentrionale qui s’étendent sans cesse, dans ces villes qui poussent si vite, notre civilisation n’ait jeté partout, avec son expérience de plusieurs siècles et ses plus récentes inventions, que le bon sens pratique, l’intelligente âpreté au gain, et cette active distribution du travail, cet emploi technique et pressé de la vie, qui laisse si peu de temps aux plaisirs délicats de l’âme et du goût ? Faudrait-il conjecturer enfin pour unique avenir, pour dernier progrès du monde civilisé, le triomphe de ce que l’on a nommé la science sociale, de cette égalité utilitaire, que les uns, rêveurs sans imagination, fanatiques sans culte, prétendraient réaliser par un niveau démocratique asservi à des règlements de vie commune et de salaire, et que d’autres seraient prêts à représenter plus commodément et plus vite par la simple action du despotisme militaire et civil ?

Les théoriciens ne manquent pas, pour recommander cette dernière utopie. On a vanté gravement la domination des Césars de Rome, comme une ère d’égalité sociale dont l’état de nos mœurs nous rapproche et que nous pourrions nous promettre.

Hâtez-vous de répondre à ces sophismes d’une science intéressée que le fait, invoqué à défaut du droit, est inexact et trompeur. Cet heureux matérialisme, où se serait complu l’espèce humaine sous le joug égal de Rome, ce sommeil des âmes dans une servitude affermie, n’exista jamais. À part les révolutions de palais qui interrompaient le cours régulier de cet ordre de choses et en changeaient les principaux personnages, en dehors de ces accidents naturels et de ces sinistres compensations du pouvoir absolu, il y avait, durant toute cette époque dont votre théorie préconise la salutaire immobilité, il y avait alors sans cesse la plus active rébellion du sentiment moral, le plus ardent foyer pour les intelligences et les cœurs.

C’était l’époque même de l’enthousiasme en action et de la foi portée jusqu’à l’héroïsme. N’essayez donc pas de prétendre, ne vous flattez pas, même dans le passé, qu’il ait pu jamais exister un grand état de société humaine dépouillé de tout instinct d’agitation généreuse, déchu de l’indépendance sous toutes ses formes, s’enfermant avec quiétude et bonheur dans le cercle de la conquête, et n’aspirant qu’au pain du jour, dans l’égalité de l’esclavage. Vous avec lu surtout les rescrits des Césars ; vous n’avez pas entendu les cris des opprimés, leurs apologies, leurs hymnes, leurs prières.

C’est alors en effet que, de toutes parts, dans ces chambres hautes où ils s’assemblaient, dans ces catacombes où ils se cachaient, dans ces mines qu’ils étaient condamnés à fouiller, des hommes chantaient un hymne à Dieu et se fortifiaient de la maxime de l’Évangile : « L’homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole sortie de la bouche de Dieu. » C’est-à-dire que, rejetant pour eux-mêmes le partage d’un grossier bien-être acheté par le silence et la servitude, ils aspiraient à tous les biens de l’âme, à la profession publique de leur culte, au soulagement de leurs frères, à la flétrissure du vice et de l’oppression, à la réforme, à la conquête morale du monde.

Ainsi la paix apparente et servi le de l’ancienne cité romaine couvrait de son immobilité et de ses ombres le travail le plus actif d’une cité nouvelle. Loin d’avoir abandonné le monde, l’enthousiasme, l’ardeur de l’âme, autrefois dispersés sur les intérêts nombreux de la vie publique et souvent corrompus par les mauvaises passions qui s’y mêlent, s’étaient épurés, et brillaient d’une flamme plus vive dans le foyer caché du sanctuaire.

Ce secours qui n’a point manqué aux jours de la décadence, ce flambeau de l’imagination et du cœur qui ne s’est pas éteint dans le passage de l’ancien monde au nouveau, devrait-il donc pâlir et disparaître dans les jours futurs du monde ? La perte de l’enthousiasme, l’inutilité de la poésie, seraient-elles un progrès que nous devions attendre des perfectionnements successifs de la vie matérielle ? Seraient-elles une punition que doit encourir notre intelligence trop attentive à cet intérêt seul, et par là trop semblable à cet ange cupide que Milton nous représente, dans les cieux mêmes, devenant épris des splendeurs de l’or foulé sous ses pas, et dès lors infidèle à Dieu et déchu de sa lumière ?

Non, il n’en sera pas ainsi. Tout ce qui ajoute extérieurement aux forces de l’homme, tout ce qui d’abord double pour lui le temps ou abrège l’espace, doit à la longue profiter au retour de l’âme sur elle-même ; car l’homme, à tout prendre, n’est grand que de ce qu’il a conçu par la pensée et senti par le cœur.

Aimons donc à le dire : dans la religion, dans la science, dans les arts, dans la vertu politique enfin, ce dernier but de la société civile, il reste encore, il se reproduira sans cesse un levain précieux d’enthousiasme.

N’est-il pas visible en effet, malgré les lenteurs et les doutes des puissances humaines, que l’époque de l’extension du christianisme sur de nouveaux points du monde s’approche à grands pas, qu’elle est de toutes parts appelée, secondée par la force des armes, du commerce et des arts ? Regardez d’abord votre Europe ; voyez comme, sur la limite orientale, la barbarie se resserre et s’efface, en attendant qu’elle disparaisse. Les crimes de palais, la politique sanguinaire, les massacres en masse, qui étaient encore il y a trente ans le droit commun de la Turquie, lui sont désormais interdits. Elle ne dure qu’à condition de paraître devenir un État civilisé analogue, dans ses usages nouveaux, à la pratique de ses hauts protecteurs. Les ravageurs de l’ile de Scio, les massacreurs du clergé grec de 1825, protestaient naguère contre l’agression étrangère qui avait confondu dans le désastre de leur flotte les habitants d’une de leurs villes maritimes ; ils invoquaient le droit et l’humanité, au milieu de l’esclavage domestique et du renfort de barbarie qu’ils tirent de leurs hordes asiatiques : chaos bizarre qui ne peut durer, et qui prépare un changement du monde !

Ainsi, sur cette vieille terre d’Europe si remuée et si travaillée, dans cette minière où sont usés tant de bras, un mouvement irrésistible, amené de loin et vainement attardé, fraye une voie nouvelle au triomphe de la religion et des arts. L’œuvre commencée par l’insurrection des villes grecques, par l’incendie de Navarin, par la délivrance de la Morée, par la prise d’Alger, s’achemine à travers les contradictions de la politique. Nous avons passé le milieu du dix-neuvième siècle : avant que le terme en soit atteint, la barbarie musulmane sera chassée de l’Europe. Ces belles contrées entre le Danube et la côte d’Asie seront laissées aux races chrétiennes ; Sainte-Sophie sera redevenue chrétienne ; cette ville de Constantinople, cette entrée orientale de l’Europe lâchement livrée aux Turcs il y a quatre siècles, conquise de leurs mains par droit de massacre, restée désormais sous leur joug par droit de stupidité, d’après ce titre d’être la nation la plus propre à posséder inutilement un grand empire, sera rendue à la fédération chrétienne d’Europe. Ou ville libre et neutralisée, ou capitale d’un État grec, ou conquête disputée entre de grandes puissances, Constantinople, si près de Malte et de Marseille, dans la vitesse actuelle des forces civilisées, ne peut longtemps appartenir à un autre monde, à un autre génie que l’Europe chrétienne.

Candie, cette terre admirable par le commerce et les arts, cette compensation dans un partage inévitable, ne peut rester barbare ; et ces changements qui s’apprêtent, ces révolutions suspendues sur l’orient de l’Europe, conduiront à la plus grande œuvre que puisse se proposer l’esprit moderne, à la renaissance de ces belles contrées, de ces riches cultures, qui, du golfe de Clazomène au mont Olympe d’Asie, et des sept villes de l’Apôtre aux murs d’Antioche et de Nicomédie, formaient, sous le nom de province d’Asie, un si fertile empire. Les ruines désertes et les pierres brisées des inscriptions nous apprennent ce que cette terre admirable pourrait redevenir, non plus seulement sous la domination active d’une race d’Europe, mais sous la puissance électrique des arts nouveaux et de la science moderne.

C’était le rêve de Fourier, l’illustre secrétaire de l’Académie des sciences. « La Syrie, disait-il, l’Ionie, la Cilicie, la Troade ! La tête tourne de songer ce que deviendrait ce pays, travaillé par nos machines, et sous les eaux et les feux dont nous disposons. Il y aurait là pour nous, à volonté, avec les produits de nos plus belles contrées méridionales, toutes les richesses des tropiques. L’Asie Mineure est une autre Amérique, à la porte de l’Europe. » Et ce grand esprit, qui n’avait pas dédaigné de tracer le modèle d’un travail de statistique usuel pour Paris, mais qui, dans sa profonde science mathématique, gardait et laissait voir un instinct d’élévation morale, était inépuisable dans ce qu’il disait alors de cette renaissance d’un monde oriental annexé à l’Europe et gouverné par ses arts et son humanité.

On le voit donc : loin que cette puissance d’action, ce spectacle des réalités éclatantes, qui est l’âme de la spéculation, soit épuisé pour nous, l’Europe est plus que jamais à portée de faire de grandes choses, de s’ouvrir de nouveaux horizons, de féconder des terres nouvelles et de recueillir des fruits mûrs qui l’attendent. Disons-le même : à cet emploi de sa force, à cette extension graduelle du christianisme et de la civilisation vers nos confins orientaux d’Asie et d’Afrique, est attaché le véritable équilibre du monde, la prédominance glorieuse et durable du génie de l’Europe devant cet immense continent américain qu’elle a découvert et peuplé.

Qu’avec la culture élevée des sciences et sous leurs auspices, les applications puissantes des arts, les vertus civiles et les notions généreuses qui en sont la source s’étendent à l’orient de l’Europe ; que le droit public chrétien y soit la règle de la force, que la servitude domestique, que la captivité et la vente de l’homme n’y soient plus souffertes sur aucun point du territoire ; que la civilisation européenne, portée si loin par nos vaisseaux, rayonne autour de son foyer et gagne les riches contrées qui l’entourent, à la distance d’un détroit de quelques lieues : et l’Europe n’aura rien à craindre de ces millions d’hommes multipliés si vite dans l’Amérique du Nord, et qui vont s’étendant de déserts en déserts sur celle du Midi.

Là même, cependant, quelle vaste carrière et quelles inspirations offertes à l’activité morale de l’homme ! Dès aujourd’hui, que de souvenirs, que d’imitations, que de glorieux vestiges de l’ancien monde, de ses monuments, de ses capitales, de ses grands noms de tout genre, de ses arts, de quelques-unes de ses traditions antiques et de ses plus récentes inventions ! Et en même temps, quelles proportions plus régulières dans ces reproductions faites d’un seul coup ! Quelle grandeur plus gigantesque et plus libre dans ces applications des arts étendues, pour ainsi dire, sur l’échelle d’une nature plus vaste et d’une croissance de nations si rapide qu’elle semble illimitée !

Nous savons tout ce qu’on a dit, tout ce que les Américains disent parfois eux-mêmes sur leur vie trop aride et trop positive, sur cette rudesse de mœurs sans illusions élégantes, et ce tracas assidu de leurs villes, cette laborieuse activité de leurs réunions, qui ressemble aux coups de hache réitérés de leurs pionniers dans le désert. La rigueur du niveau démocratique ajoute encore à cette froide activité du bon sens aiguisée par l’intérêt personnel et le besoin d’un bien-être égal.

On croit voir reproduite et centuplée cette astucieuse et rude société décrite par le vieux satirique romain, où, du matin au soir, dans le forum, aux comices, au prétoire, les citoyens étaient sans cesse aux prises comme si tous étaient ennemis de tous. Et cependant, sur cette laborieuse arène des intérêts privés, quel souffle commun de patriotisme rapproche soudainement tous les cœurs américains ! Comme l’Union parut grande lorsqu’elle fut menacée ! Comme le souffle de la liberté commune anima tous ces âpres égoïsmes, et comme le génie naissant de la jeune Amérique accueillit rudement sur ses rivages l’attaque, injuste alors, d’étrangers envahisseurs !

On ne peut donc en douter : à cette race sans nom, et ce peuple multiple et mêlé qui s’étend si loin du nord au sud de l’Amérique, appartient déjà le meilleur des enthousiasmes patriotiques, celui qui tient à la liberté comme au sol, et qui a respiré l’amour des lois avec l’air natal. Et puis, à cette race fière de sa force, ne pouvant presque supporter d’autre joug que le péril et le travail, un frein salutaire est apporté par la religion, par l’ardeur de la foi et la discipline du culte. Ce puritanisme qui avait renversé dans le sang les distinctions et les pouvoirs de la vieille société anglaise, est devenu de bonne heure le ciment et le lien de l’égalité américaine. Il a, sur cette vaste terre, suppléé par le scrupule moral et la contrainte volontaire à la rare et timide intervention d’une force officielle ; il a gouverné religieusement ces hommes si difficiles à maîtriser par l’autorité humaine ; et ainsi, à cette société active et calme, irrésistible et presque incontrôlable dans son droit populaire, il avait donné pour contrepoids et pour modérateur le droit évangélique228, la loi suprême de justice et de charité.

Sans doute, par l’imperfection humaine et l’imperfection démocratique, il a été, en Amérique, bien dérogé à cette loi divine, au milieu de l’empire qu’on affectait de lui reconnaître. La terre où le sentiment chrétien a tant de ferveur, où la règle religieuse a tant de puissance, est aussi le pays où, comme dans l’Asie et dans l’Europe chrétienne des premiers siècles, l’esclavage domestique, la vente, l’asservissement physique de l’homme sont encore maintenus.

Mais la liberté, qui permet bien des erreurs et bien des abus, a du moins ce salutaire effet de ne point les laisser en repos, de les inquiéter sans cesse par la contradiction et le blâme, de soulever au besoin contre eux la conscience humaine, et, tôt ou tard, de corriger la loi par l’instinct moral.

N’avons-nous pas sous les yeux aujourd’hui même le gage de cette vérité consolante ? Que, dans un district de l’Union, dans un des plus opulents et des plus endurcis par l’orgueil du bien-être et de la domination, une humble et pieuse femme ait élevé la voix contre l’usage impie et tout-puissant de l’esclavage domestique ; qu’elle ait attaqué du même coup la loi, le préjugé, l’avarice, la volupté, toutes les passions humaines coalisées sous le sceau de la coutume, du bon sens et de la fierté même d’un peuple libre : eh bien, cette faible voix, qu’anime un saint enthousiasme, a partout retenti ; des millions d’échos la répètent dans le monde américain et la renvoient au-delà des mers ; une ardeur nouvelle d’humanité a enflammé les prêches des temples et les congrégations de fidèles. L’œuvre avance, au nom de la foi et de l’humanité : on s’engage à poursuivre l’abolition de l’esclavage, comme l’accomplissement même de l’Évangile ; et, malgré les résistances de l’intérêt, les raisons spécieuses de la politique, malgré la difficulté du remède accrue par l’excès du mal, on peut prédire que celle souillure sera un jour écartée du monde américain ; on peut dire au zèle de l’humanité marchant à l’ombre de la croix : In hoc signo vinces.

Quand de telles œuvres sont réservées à l’action de la parole humaine, quand le pur enthousiasme du bien demeure un ressort journalier de réformes sociales, ne craignons pas pour un peuple ni pour une époque le dessèchement des sources de la vie morale : ce n’est point-là ce progrès du calcul matériel et de la force, qui ne prolongerait la durée d’une nation qu’en atrophiant son âme.

Non : les mœurs changent, les formes politiques s’altèrent, les langues se détruisent, et la transplantation des races peut accroître et hâter toutes ces mutations inévitables ; mais l’âme humaine, avec ses points divers et ses touches sonores de sensibilité, de jugement et d’imagination, ne change pas, ne dégénère pas, ne perd aucune des conditions de sa puissance. Quand la force tombe, quand le flambeau se déplace, quand une nation, usée de lassitude et de souffrance, ne sent plus palpiter en elle les grandes fibres de la vie sociale, un autre peuple a déjà recueilli son héritage. Quand un idiome a vieilli sur son sol natal, ou que, défiguré dans son passage sous un ciel nouveau, il a perdu l’instinct délicat de sa forme première, sa grâce ou son énergie ; qu’il n’est plus en rapport avec le monde troublé et nouveau dont il est entouré, il n’importe : l’éclair de l’esprit, l’émotion de l’âme se fait jour par toute voie laissée à l’intelligence ; et le génie de l’architecte brille encore dans l’imperfection des matériaux mutilés ou à peine dégrossis qu’il emploie.

Telle fut la grandeur, le caractère original de ces hymnes que la foi chrétienne, que la pitié, que l’espérance prodiguaient au milieu des misères du monde romain expirant ; telle était cette source de ferveur pure et sublime, cette Aréthuse chrétienne qui ne cessait point d’épandre quelques filets limpides sous les flots de la barbarie. Gardons-nous de croire qu’elle ait à rencontrer plus terrible épreuve, ni qu’elle puisse tarir jamais !

De ces temples nombreux que l’Amérique du Nord bâtit, sur toutes les limites du désert, au Dieu de la miséricorde et de la souffrance, s’élèvera sans fin cet hosanna que prédisait Milton, comme la dette éternelle de l’homme envers les cieux. De ces prêches que l’unité de ferveur, dans la liberté de croyance, multiplie parmi les sectes chrétiennes d’Amérique, il jaillira toujours des paroles de feu qui entretiendront l’enthousiasme de la charité dans les âmes. Au milieu de ce grand peuple accru des dépouilles de l’ancien monde et des inventions puissantes de chaque jour, parmi ces ouvriers de la onzième heure qui achèvent si vite leur tâche et reçoivent un plein salaire, dans cette nation rude et savante, nouvellement née et pleine d’expérience, enorgueillie de sa force comme de la magnifique nature subjuguée par ses arts, la poésie de l’âme, nourrie par la religion, la patrie, la famille, ne peut manquer un jour d’avoir son Orient et son Midi.

Sera-ce seulement dans la langue de Shakspeare et de Milton, au milieu de ces riches cités où fleurissent tous les arts, où s’élève déjà plus d’un penseur et d’un historien ? sera-ce près du temple consacré à Dieu sous l’invocation de Réginald Héber, d’un si lointain compatriote des Anglais d’Amérique ? sera-ce à l’extrémité du nouveau monde, dans l’idiome sonore d’Ercilla et de ce poëte errant de nos jours, de ce proscrit de Cuba dont nous avons redit quelques vers ? L’œuvre poétique du nouveau monde sortira-t-elle du milieu d’un grand peuple uni dont elle semblerait l’hymne de reconnaissance et de triomphe ? Sera-t-elle le cri libérateur de quelque partie de ce grand peuple, se séparant du reste au nom de quelque impérieux devoir de religion et de justice ? Cette puissance de création littéraire enfin, qui manque encore à l’Amérique, sera-t-elle longtemps attardée et comme étouffée sous le poids du progrès actif de tous et du mouvement de chaque jour, par un effet presque analogue à cette loi de la discipline et du grand nombre, qui, dans la masse des immenses armées modernes et leurs efforts savamment simultanés sous les feux qu’elles bravent, laisse moins entrevoir la part de l’héroïsme et de l’inspiration individuelle ?

Nous ne saurions le dire. Mais, dans le génie comme dans la foi, il y a toujours des élus de Dieu : et tant que l’enthousiasme du beau moral ne sera pas banni de tous les cœurs, tant qu’il aura pour soutiens toutes les passions honnêtes de l’âme, il suscitera par moments l’éclair de la pensée poétique ; il éveillera ce qu’avaient senti les prophètes hébreux aux jours de l’oppression ou de la délivrance, ce que sentait ce roi de Sparte, lorsqu’à la veille d’une mort cherchée pour la patrie, il offrait, la tête couronnée de fleurs, un sacrifice aux Muses. Religion, liberté, patriotisme, culte des lois, amour des arts, où que vous soyez, il peut toujours, quand vous êtes, s’élever un poëte lyrique !

FIN