Articles pour l’Encyclopédie
Louis de Cahusac, Écrits sur la danse. §
Louis de Cahusac, né en 1706, mort en 1759, est surtout connu aujourd’hui comme l’un des principaux librettistes de ballets de Rameau — avec qui il n’a réalisé qu’une seule tragédie : Zoroastre, créée en 1749. Il a rédigé un important traité sur la danse, intitulé La Danse ancienne et moderne, publié à la fin de l’année 1753 chez Jean Néaulme à La Haye (et daté, conformément à l’usage, de 1754).
Cahusac était également membre de l’équipe des rédacteurs de l’Encyclopédie dirigée par Denis Diderot et Jean Le Rond d’Alembert, et chargé des articles sur la danse, le ballet, l’opéra et les fêtes. Pour la musique et le chant, il est parfois associé dans le même texte avec Jean-Jacques Rousseau, en charge des questions de musique, et pour les termes d’orchestique, il travaille avec un auteur qui ne signe pas et que nous n’avons à ce jour pas identifié.
Entre 1751 et 1757, paraissent les sept premiers volumes de l’Encyclopédie. Les avanies de toutes sortes qui s’abattent sur le projet entraînent une interruption importante de la publication en octobre 1758. Elle ne reprend qu’en 1766 avec le tome VIII (les volumes de planches commencent à paraître en 1762 seulement). Entre temps, Cahusac a perdu la tête et a été enfermé aux Petits-Maisons à Charenton, où il est mort en 1759. Il n’a donc pu terminer les articles qu’il avait prévu de rédiger, qui apparaissent de deux manières : dans les renvois prévus depuis les articles publiés, mais aussi dans son traité où le matériau préparatoire a été en partie reversé.
Nous publions ensemble pour la première fois ces divers textes théoriques. Pour plus de clarté, les articles ont été classés de manière thématique. Le projet de cette édition en ligne consiste à mettre en lien le traité de Cahusac et l’ensemble de ses articles pour l’Encyclopédie. Les renvois vers le traité ont été réalisés par nos soins, tandis que les renvois internes à l’Encyclopédie respectent les termes prévus par Cahusac. Ils permettent surtout faire apparaître ainsi les articles qui n’ont pas été rédigés ou pas publiés, qui ont été pris en charge par d’autres rédacteurs ou sont restés tout simplement lettre morte, figurant ainsi, « en creux », l’originalité de la pensée de notre auteur et mettant en valeur les conflits internes à l’Encyclopédie sur les questions de musique et de spectacle.
Cette édition a été établie en collaboration avec Vincent Jolivet, et le partenariat du projet ARTFL de l’université de Chicago :
Elle comprend :
∙ une nouvelle édition du traité La Danse ancienne et moderne, ou Traité historique de la danse, non annotée : http://obvil.sorbonne-universite.fr/corpus/danse/cahusac_danse-ancienne-et-moderne/ ;
∙ une édition des articles rédigés par Cahusac, seul ou en collaboration, contenant les renvois vers ses propres textes et les autres articles publiés dans l’Encyclopédie, rédigés par d’autres auteurs : http://obvil.sorbonne-universite.fr/corpus/danse/cahusac_articles-encyclopedie/.
Ces deux ensembles complètent l’édition critique établie avec l’aide de Nathalie Lecomte et Jean-Noël Laurenti, publiée en 2004 aux éditions Chantal Desjonquères avec le soutien du CND.
Articles pour l’Encyclopédie §
Sur la danse et le ballet §
Ballet §
Ballet, s. m. danse figurée exécutée par plusieurs personnes qui représentent par leurs pas et leurs gestes une action naturelle ou merveilleuse, au son des instruments ou de la voix.
Tout ballet suppose la danse, et le concours de deux ou de plusieurs personnes pour l’exécuter. Une personne seule, qui en dansant représenterait une action, ne formerait pas proprement un ballet ; ce ne serait alors qu’une sorte de pantomime. Voyez Pantomime [Article de Jaucourt]. Et plusieurs personnes qui représenteraient quelque action sans danse, formeraient une comédie, et jamais un ballet.
La danse, le concours de plusieurs personnes, et la représentation d’une action par les gestes, les pas, et les mouvements du corps, sont donc ce qui constitue le ballet. Il est une espèce de poésie muette qui parle, selon l’expression de Plutarque ; parce que sans rien dire, elle s’exprime par les gestes, les mouvements et les pas. Clausis faucibus, dit Sidoine Apollinaire, et loquente gestu, nutu, crure, genu, manu, rotatu, toto in schemate, vel semel latebit. Sans danse il ne peut point exister de ballet : mais sans ballet il peut y avoir des danses. Voyez Danse.
Le ballet est un amusement très ancien. Son origine se perd dans l’antiquité la plus reculée. On dansa dans les commencements pour exprimer la joie ; et ces mouvements réglés du corps, firent imaginer bientôt après un divertissement plus compliqué. Les Egyptiens firent les premiers de leurs danses des hiéroglyphes d’action, comme ils en avaient de figurés en peinture, pour exprimer tous les mystères de leur culte. Sur une musique de caractère, ils composèrent des danses sublimes, qui exprimaient et qui peignaient le mouvement réglé des astres, l’ordre immuable, et l’harmonie constante de l’univers.
Les Grecs dans leurs tragédies introduisirent des danses, et suivirent les notions des Égyptiens. Les chœurs qui servaient d’intermèdes, dansaient d’abord on rond de droite à gauche, et exprimaient ainsi les mouvements du ciel qui se font du levant au couchant. Ils appelaient cette danse strophes ou tours.
Ils se tournaient ensuite de gauche à droite pour représenter le cours des planètes, et ils nommaient ces mouvements antistrophes ou retours ; après ces deux danses, ils s’arrêtaient pour chanter : ils nommaient ces chants épodes [voir « Apodes »] Par-là ils représentaient l’immobilité de la terre qu’ils croyaient fixe. Voyez Chœur.
Thésée changea ce premier objet de la danse des Grecs ; leurs chœurs ne furent plus que l’image des évolutions et des détours du fameux labyrinthe de Crète. Cette danse inventée et exécutée par le vainqueur du Minotaure et la jeunesse de Délos, était composée de strophes et d’antistrophes, comme la première, et on la nomma la danse de la grue, parce qu’on s’y suivait à la file, en faisant les diverses évolutions dont elle était composée, comme font les grues lorsqu’elles volent en troupe. Voyez [Danse de la] Grue.
Les ballets furent constamment attachés aux tragédies et aux comédies des Grecs ; Athénée les appelle danses philosophiques ; parce que tout y était réglé, et qu’elles étaient des allégories ingénieuses, et des représentations d’actions, ou des choses naturelles qui renfermaient un sens moral. [Voir Traité historique, IIe partie, livre III, chap. 5, « Établissement de l’Opéra Français »]
Le mot ballet vient de ce qu’originairement on dansait en jouant à la paume. Les anciens, attentifs à tout ce qui pouvait former le corps, le rendre agile ou robuste, et donner des grâces à ses mouvements, avaient uni ces deux exercices ; en sorte que le mot ballet est venu de celui de balle : on en a fait bal, ballet, ballade, et baladin ; le ballar et ballo des Italiens, et le bailar des Espagnols, comme les Latins en avaient fait ceux de ballare, et de ballator, etc.
Deux célèbres danseurs furent en Grèce les inventeurs véritables des ballets, et les unirent à la tragédie et à la comédie.
Batile [Bathylle] d’Alexandrie inventa ceux qui représentaient les actions gaies, et Pylade introduisit ceux qui représentaient les actions graves, touchantes, et pathétiques. [Voir Danse théâtrale]
Leurs danses étaient un tableau fidèle de tous les mouvements du corps, et une invention ingénieuse qui servait à les régler, comme la tragédie en représentant les passions, servait à rectifier les mouvements de l’âme.
Les Grecs avaient d’abord quatre espèces de danseurs qu’on nommait hylarodes, simodes [Articles non rédigés], magodes [Article de Jaucourt], et lysiodes [Article non rédigé]. ; ils s’en servaient pour composer les danses de leurs intermèdes. Voyez ces mots aux différents articles.
Ces danseurs n’étaient proprement que des bouffons ; et ce fut pour purger la scène de cette indécence, que les Grecs inventèrent les ballets réglés, et les chœurs graves que la tragédie reçut à sa place.
Les anciens avaient une grande quantité de ballets, dont les sujets sont rapportés dans Athénée ; mais on ne trouve point qu’ils s’en soient servis autrement que comme de simples intermèdes. Voyez Intermède [Article non signé]. Aristote, Platon, etc. en parlent avec éloge, et le premier est entré, dans sa Poétique, dans un très grand détail au sujet de cette brillante partie des spectacles des Grecs.
Quelques auteurs ont prétendu que c’était à la cruauté d’Hiéron tyran de Syracuse, que les ballets devaient leur origine. Ils disent que ce prince soupçonneux ayant défendu aux Siciliens de se parler, de peur qu’ils ne conspirassent contre lui ; la haine et la nécessité, deux sources fertiles d’invention, leur suggérèrent les gestes, les mouvements du corps et les figures, pour se faire entendre les uns aux autres : mais nous trouvons des ballets, et en grand nombre, antérieurs à cette époque ; et l’opinion la plus certaine de l’origine des danses figurées, est celle que nous avons rapportée ci-dessus.
Le ballet passa des Grecs chez les Romains, et il y servit aux mêmes usages ; les Italiens et tous les peuples de l’Europe en embellirent successivement leurs théâtres, et on l’employa enfin pour célébrer dans les cours les plus galantes et les plus magnifiques, les mariages des rois, les naissances des princes, et tous les événements heureux qui intéressaient la gloire et le repos des nations. Il forma seul alors un très grand spectacle, et d’une dépense immense, que dans les deux derniers siècles on a porté au plus haut point de perfection et de grandeur.
Lucien qui a fait un traité de la danse, entre dans un détail fort grand des sujets qui sont propres à ce genre de spectacle : il semble que cet auteur ait prévu l’usage qu’on en ferait un jour dans les cours les plus polies de l’Europe. [Voir Traité historique, Ire partie, livre III, chap. 4, « Fragment de Lucien »]
On va donner une notion exacte de ces grands ballets, aujourd’hui tout à fait hors de mode ; on a vu quelle a été leur origine, et leur succès ; on verra dans la suite leurs changements, leur décadence, et le genre nouveau qu’elle a produit : des yeux philosophes trouvent partout ces commencements, ces progrès, ces diminutions, ces modifications différentes, en un mot, qui sont dans la nature : mais elles se manifestent d’une manière encore plus sensible dans l’histoire des Arts.
Comme dans son principe, le ballet est la représentation d’une chose naturelle ou merveilleuse, il n’est rien dans la nature, et l’imagination brillante des Poètes n’a pu rien inventer, qui ne fût de son ressort.
On peut diviser ces grands ballets en historiques, fabuleux, et poétiques.
Les sujets historiques sont les actions connues dans l’histoire, comme le siège de Troie, les victoires d’Alexandre, etc.
Les sujets fabuleux sont pris de la fable, comme le jugement de Paris, les noces de Thétis et Pelée, la naissance de Vénus, etc.
Les poétiques, qui sont les plus ingénieux, sont de plusieurs espèces, et tiennent pour la plupart de l’histoire et de la fable.
On exprime par les uns les choses naturelles, comme les ballets de la nuit, des saisons, des temps, des âges, etc. d’autres sont des allégories qui renferment un sens moral, comme le ballet des proverbes, celui des plaisirs troublés, celui de la mode, des aveugles, de la curiosité, etc.
Il y en a eu quelques-uns de pur caprice, comme le ballet des postures, et celui de Bicêtre ; quelques autres n’ont été que des expressions naïves de certains événements communs, ou de certaines choses ordinaires. De ce nombre étaient les ballets des cris de Paris, de la foire Saint-Germain, des passe-temps, du carnaval, etc. Enfin l’histoire, la fable, l’allégorie, les romans, le caprice, l’imagination, sont les sources dans lesquelles on a puisé les sujets des grands ballets. On en a vu de tous ces genres différents réussir, et faire honneur à leurs différents inventeurs.
Ce spectacle avait des règles particulières, et des parties essentielles et intégrantes, comme le poème épique et dramatique.
La première règle est l’unité de dessein. En faveur de la difficulté infinie qu’il y avait à s’assujettir à une contrainte pareille, dans un ouvrage de ce genre, il fut toujours dispensé de l’unité de temps et de l’unité de lieu. L’invention ou la forme du ballet est la première de ses parties essentielles : les figures sont la seconde : les mouvements la troisième : la Musique qui comprend les chants, les ritournelles, et les symphonies, est la quatrième : la décoration et les machines sont la cinquième : la Poésie est la dernière ; elle n’était chargée que de donner par quelques récits les premières notions de l’action qu’on représentait.
Leur division ordinaire était en cinq actes, et chaque acte était divisé en 3, 6, 9, et quelquefois 12 entrées.
On appelle entrée une ou plusieurs quadrilles de danseurs, qui par leur danse représentent la partie de l’action dont ils sont chargés. Voyez Entrée.
On entend par quadrille, 4, 6, 8, et jusqu’à 12 danseurs vêtus uniformément, ou de caractères différents, suivant l’exigence des cas. Voyez Quadrille [Article de Jaucourt] Chaque entrée était composée d’une ou plusieurs quadrilles, selon que l’exigeait le sujet.
Il n’est point de genre de danse, de sorte d’instruments, ni de caractère de symphonie, qu’on n’ait fait entrer dans les ballets. Les anciens avaient une singulière attention à employer des instruments différents à mesure qu’ils introduisaient sur la scène de nouveaux caractères ; ils prenaient un soin extrême à peindre les âges, les mœurs, les passions des personnages qu’ils mettaient devant les yeux.
A leur exemple dans les grands ballets exécutés dans les différentes cours de l’Europe, on a eu l’attention de mêler dans les orchestres, les instruments convenables aux divers caractères qu’on a voulu peindre ; et on s’est attaché plus ou moins à cette partie, selon le plus ou le moins de goût de ceux qui en ont été les inventeurs, ou des souverains pour lesquels on les a exécutés.
On croit devoir rapporter ici en abrégé deux de ces grands ballets, l’un pour faire connaître les fonds, l’autre pour faire apercevoir la marche théâtrale de ces sortes de spectacles. C’est du savant traité du P. Ménestrier Jésuite, qu’on a extrait le peu de mots qu’on va lire.
Le gris de lin était le sujet du premier ; c’était la couleur de Madame Chrétienne de France, duchesse de Savoie, à laquelle la fête était donnée.
Au lever de la toile l’Amour déchire son bandeau ; il appelle la lumière, et l’engage par ses chants à se répandre sur les astres, le ciel, l’air, la terre, et l’eau, afin qu’en leur donnant par la variété des couleurs mille beautés différentes, il puisse choisir la plus agréable.
Junon entend les vœux de l’Amour, et les remplit ; Iris vole par ses ordres dans les airs, elle y étale l’éclat des plus vives couleurs. L’Amour frappé de ce brillant spectacle, après l’avoir considéré, se décide pour le gris de lin, comme la couleur la plus douce et la plus parfaite ; il veut qu’à l’avenir il soit le symbole de l’amour sans fin. Il ordonne que les campagnes en ornent les fleurs, qu’elle brille dans les pierres les plus précieuses, que les oiseaux les plus beaux en parent leur plumage, et qu’elle serve d’ornement aux habits les plus galants des mortels.
Toutes ces choses différentes animées par la danse, embellies par les plus éclatantes décorations, soutenues d’un nombre fort considérable de machines surprenantes, formèrent le fonds de ce ballet, un des plus ingénieux et des plus galants qui aient été représentés en Europe.
On donna le second à la même cour en 1634, pour la naissance du cardinal de Savoie. Le sujet de ce ballet était la Verita nemica della apparenza sollevata dal tempo.
Au lever de la toile on voyait un chœur de Faux Bruits et de Soupçons, qui précédaient l’Apparence et le Mensonge.
Le fond du théâtre s’ouvrit. Sur un grand nuage porté par les vents, on vit l’Apparence vêtue d’un habit de couleurs changeantes, et parsemé de glaces de miroir, avec des ailes, et une queue de paon ; elle paraissait comme dans une espèce de nid d’où sortirent en foule les Mensonges pernicieux, les Fraudes, les Tromperies, les Mensonges agréables, les Flatteries, les Intrigues, les Mensonges bouffons, les Plaisanteries, les jolis petits Contes.
Ces personnages formèrent les différentes entrées, après lesquelles le temps parut. Il chassa l’Apparence, il fit ouvrir le nuage sur lequel elle s’était montrée. On vit alors une grande horloge à sable, de laquelle sortirent la Vérité, et les Heures. Ces derniers personnages, après différents récits analogues au sujet, formèrent les dernières entrées, qu’on nomme le grand ballet.
Par ce court détail, on voit que ce genre de spectacle réunissait toutes les parties qui peuvent faire éclater la magnificence et le goût d’un souverain ; il exigeait beaucoup de richesse dans les habits, et un grand soin pour qu’ils fussent toujours du caractère convenable. Il fallait des décorations en grand nombre, et des machines surprenantes. Voyez Décoration et Machine [Article de Mallet]
Les personnages d’ailleurs du chant et de la danse en étaient presque toujours remplis par les souverains eux-mêmes, les seigneurs et les dames les plus aimables de leur cour ; et souvent à tout ce qu’on vient d’expliquer, les princes qui donnaient ces sortes de fêtes ajoutaient des présents magnifiques pour toutes les personnes qui y représentaient des rôles ; ces présents étaient donnés d’une manière d’autant plus galante, qu’ils paraissaient faire partie de l’action du ballet. Voyez Sapate [Article non rédigé : voir Traité historique de la danse, IIe partie, livre I, chap. VI : « Des Ballets Moraux »].
En France, en Italie, en Angleterre, on a représenté une très grande quantité de ballets de ce genre : mais la cour de Savoie semble l’avoir emporté dans ces grands spectacles sur toutes les cours de l’Europe. Elle avait le fameux comte d’Aglié, le génie du monde le plus fécond en inventions théâtrales et galantes. Le grand art des souverains en toutes choses est de savoir choisir ; la gloire d’un règne dépend presque toujours d’un homme mis à sa place, ou d’un homme oublié.
Les ballets représentés en France jusqu’en l’année 1671, furent tous de ce grand genre. Louis XIV en fit exécuter plusieurs pendant sa jeunesse, dans lesquels il dansa lui-même avec toute sa cour. Les plus célèbres sont le Ballet des Prospérités des armes de la France, dansé peu de temps après la majorité de Louis XIV [voir Traité historique, IIe partie, livre III, chap. 1, « Des Fêtes dont la Danse a été le fond à la Cour de France, depuis l’année 1610 jusqu’en l’année 1643 »]. Ceux d’Hercule amoureux, exécuté pour son mariage ; d’Alcidiane, dansé le 14 Février 1658 ; des Saisons, exécuté à Fontainebleau le 23 Juillet 1661 ; des Amours déguisés, en 1664, etc.
Les ballets de l’ancienne cour furent pour la plupart imaginés par Benserade. Il faisait des rondeaux pour les récits ; et il avait un art singulier pour les rendre analogues au sujet général, à la personne qui en était chargée, au rôle qu’elle représentait, et à ceux à qui les récits étaient adressés. Ce poète avait un talent particulier pour les petites parties de ces sortes d’ouvrages ; il s’en faut bien qu’il eût autant d’art pour leur invention et pour leur conduite. [voir Traité historique, IIe partie, livre III, chap. 3, « Fêtes de Louis XIV relatives à la Danse, depuis l’année 1643 jusqu’en l’année 1672 »]
Lors de l’établissement de l’opéra en France, on conserva le fond du grand ballet : mais on en changea la forme. Quinault imagina un genre mixte, dans lequel les récits firent la plus grande partie de l’action. La danse n’y fut plus qu’en sous-ordre. Ce fut en 1671, qu’on représenta à Paris les Fêtes de Bacchus et de l’Amour, cette nouveauté plût ; et en 1681, le Roi et toute sa cour exécutèrent à Saint-Germain le Triomphe de l’Amour, fait par Quinault, et mis en musique par Lully : de ce moment il ne fut plus question du grand ballet, dont on vient de parler. La danse figurée, ou la danse simple reprirent en France la place qu’elles avaient occupée sur les théâtres des Grecs et des Romains ; on ne les y fit plus servir que pour les intermèdes ; comme dans Psyché, le Mariage forcé, les Fâcheux, les Pygmées, le Bourgeois Gentilhomme, etc. Le grand ballet fut pour toujours relégué dans les collèges. Voyez Ballets de Collège. A l’Opéra même le chant prit le dessus. Il y avait plus de chanteurs que de danseurs passables ; ce ne fut qu’en 1681, lors qu’on représenta à Paris le Triomphe de l’Amour, qu’on introduisit pour la première fois des danseuses sur ce théâtre.
Quinault qui avait créé en France l’opéra, qui en avait aperçu les principales beautés, et qui par un trait de génie singulier avait d’abord senti le vrai genre de ce spectacle (Voyez Opéra [Article de Jaucourt]) n’avait pas eu des vues aussi justes sur le ballet. Il fut imité depuis par tous ceux qui travaillèrent pour le théâtre lyrique. Le propre des talents médiocres est de suivre servilement à la piste la marche des grands talents.
Après sa mort on fit des opéras coupés [voir Coupe] comme les siens, mais qui n’étaient animés, ni du charme de son style, ni des grâces du sentiment qui était sa partie sublime. On pouvait l’atteindre plus aisément dans le ballet, où il avait été fort au-dessous de lui-même ; ainsi on le copia dans sa partie la plus défectueuse jusqu’en 1697, que La Motte, en créant un genre tout neuf, acquit l’avantagé de se faire copier à son tour. [voir Traité historique, IIe partie, livre III, chap. 9, « Du Ballet moderne »]
L’Europe Galante est le premier ballet dans la forme adoptée aujourd’hui sur le théâtre lyrique. Ce genre appartient tout à fait à la France, et l’Italie n’a rien qui lui ressemble. On ne verra sans doute jamais notre opéra passer chez les autres nations : mais il est vraisemblable qu’un jour, sans changer de musique (ce qui est impossible) on changera toute la constitution de l’opéra Italien, et qu’il prendra la forme nouvelle et piquante du ballet Français.
Il consiste en 3 ou 4 entrées précédées d’un prologue.
Le prologue et chacune des entrées forment des actions séparées avec un ou deux divertissements mêlés de chants, et de danses.
La tragédie lyrique doit avoir des divertissements de danse et de chant, que le fonds de l’action amène. Le ballet doit être un divertissement de chant et de danse, qui amène une action, et qui lui sert de fondement, et cette action doit être galante, intéressante, badine, ou noble suivant la nature des sujets.
Tous les ballets qui sont restés au théâtre sont en cette forme, et vraisemblablement il n’y en aura point qui s’y soutiennent, s’ils en ont une différente. Le Roi Louis XV a dansé lui-même avec sa cour, dans les ballets de ce nouveau genre, qui furent représentés aux Tuileries pendant son éducation.
Danchet, en suivant le plan donné par La Motte, imagina des entrées comiques ; c’est à lui qu’on doit ce genre, si c’en est un. Les Fêtes Vénitiennes ont ouvert une carrière nouvelle aux Poètes et aux Musiciens, qui auront le courage de croire, que le théâtre du merveilleux est propre à rendre le comique.
Les Italiens paraissent penser que la musique n’est faite que pour peindre tout ce qui est de plus noble ou de plus bas dans la nature. Ils n’admettent point de milieu.
Ils répandent avec profusion le sublime dans leurs tragédies, et la plus basse plaisanterie dans leurs opéras bouffons, et ceux-ci n’ont réussi que dans les mains de leurs musiciens les plus célèbres. Peut-être dans dix ans pensera-t-on comme eux. Platée, opéra bouffon de M. Rameau, qui est celui de tous ses ouvrages le plus original et le plus fort de génie, décidera sans doute la question au préjudice des Fêtes Vénitiennes et des Fêtes de Thalie, peu goûtées dans leurs dernières reprises.
Peut-être La Motte a-t-il fait une faute en créant le ballet. Quinault avait senti que le merveilleux était le fond dominant de l’opéra. Voyez Opéra [Article de Jaucourt]. Pourquoi ne serait-il pas aussi le fond du ballet ? La Motte ne l’a point exclu : mais il ne s’en est point servi. Il est d’ailleurs fort singulier qu’il n’ait pas donné un plus grand nombre d’ouvrages d’un genre si aimable. On n’a de lui que l’Europe galante qui soit restée au théâtre ; il a cru modestement sans doute que ce qu’on appelle grand opéra, était seul digne de quelque considération. Son esprit original l’eût mieux servi cependant dans un genre tout à lui. Il n’est excellent à ce théâtre que dans ceux qu’il a créés. Voyez Pastorale [Article non rédigé] et Comédie-Ballet.
Il y a peut-être encore un défaut dans la forme du ballet créé par La Motte. Les danses n’y sont que des danses simples ; nulle action relative au sujet ne les anime ; on danse dans L’Europe galante pour danser. Ce sont à la vérité des peuples différents qu’on y voit paraître : mais leurs habits plutôt que leurs pas annoncent leurs divers caractères ; aucune action particulière ne lie la danse avec le reste de l’acte.
De nos jours on a hasardé le merveilleux dans le ballet, et on y a mis la danse en action : elle y est une partie nécessaire du sujet principal. Ce genre, qui a plu dans sa nouveauté, présente un plus grand nombre de ressources pour l’amusement du spectateur, des moyens plus fréquents à la poésie, à la peinture, à la musique, d’étaler leurs richesses ; et au théâtre lyrique, des occasions de faire briller la grande machine, qui en est une des premières beautés : mais il faut attendre la reprise des Fêtes de l’Hymen et de l’Amour, pour décider si ce genre est le véritable.
De tous les ouvrages du théâtre lyrique, le ballet est celui qui paraît le plus agréable aux Français. La variété qui y règne, le mélange aimable du chant et de la danse, des actions courtes qui ne sauraient fatiguer l’attention, des fêtes galantes qui se succèdent avec rapidité, une foule d’objets piquants qui paraissent dans ces spectacles, forment un ensemble charmant, qui plaît également à la France et aux étrangers.
Cependant parmi le grand nombre d’auteurs célèbres qui se sont exercés dans ce genre, il y en a fort peu qui l’aient fait avec succès : on a encore moins de bons ballets que de bons opéras, si on en excepte les ouvrages de M. Rameau, du sort desquels on n’ose décider, et qui conserveront, ou perdront leur supériorité, selon que le goût de la nation pour la musique se fortifiera, ou s’affaiblira par la suite. Le théâtre lyrique qui peut compter à peu-près sur huit ou dix tragédies dont la réussite est toujours sûre, n’a pas plus de trois ou quatre ballets d’une ressource certaine ; l’Europe galante, les Eléments, les Amours des Dieux, et peut-être les Fêtes Grecques et Romaines. D’où vient donc la rareté des talents dans un pareil genre ? Est-ce le génie ou l’encouragement qui manquent ? Plutarq. Sid. Appoll. Athén. Arist. Poétique. Platon. Hist. de la danse par Bonnet. Lucien. L. P. Ménestrier, Jés. Traité des Ballets, etc. (B)
Ballets de chevaux §
Dans presque tous les carrousels, il y avait autrefois des ballets de chevaux qui faisaient partie de ces magnifiques spectacles. Pluvinel, un des écuyers du roi, en fit exécuter un fort beau dans le fameux carrousel de Louis XIII. Les deux qui passent pour avoir été les plus superbes, sont ceux qui furent donnés à Florence, le premier en 1608, le dernier en 1615.
On lit dans Pline, que c’est aux Sybarites que l’on doit l’invention de la danse des chevaux : le plaisir était le seul objet de ce peuple voluptueux ; il était l’âme de tous ses mouvements, et de tous ses exercices. Athénée, d’après Aristote, rapporte que les Crotoniates, qui faisaient la guerre à ce peuple, s’étant aperçu du soin avec lequel on y élevait les chevaux, firent secrètement apprendre à leurs trompettes les airs de ballet que les Sybarites faisaient danser à ces animaux dociles. Au moment de la charge, lorsque leur cavalerie s’ébranla, les Crotoniates firent sonner tous ces airs différents, et dès-lors les chevaux Sybarites, au lieu de suivre les mouvements que voulaient leur donner les cavaliers qui les montaient, se mirent à danser leurs entrées de ballet ordinaires, et les Crotoniates les taillèrent en pièces.
Les Bisaltes, peuples de Macédoine, se servirent du même artifice contre les Cardiens, au rapport de Charon de Lampsaque.
Les ballets de chevaux sont composés de quatre sortes de danse ; la danse de terre à terre, celle des courbettes, celle des cabrioles, et celle d’un pas et un saut.
La danse de terre à terre est formée de pas, et de mouvements égaux, en avant, en arrière, à volte sur la droite ou sur la gauche, et à demi-volte ; on la nomme terre à terre, parce que le cheval ne s’y élève point.
La danse des courbettes est composée de mouvements à demi élevés, mais doucement, en avant, en arrière, par voltes et demi-voltes sur les côtés, faisant son mouvement courbé, ce qui donne le nom à cette espèce de danse.
La danse des cabrioles n’est autre chose que le saut que fait le cheval en cadence à temps dans la main, et dans les talons, se laissant soutenir de l’un, et aider de l’autre, soit en avant en une place, sur les voltes et de côté : on n’appelle point cabrioles tous les sauts ; on nomme ainsi seulement ceux qui sont hauts et élevés tout d’un temps.
La danse d’un pas et d’un saut est composée d’une cabriole et d’une courbette fort basse ; on commence par une courbette, et ensuite, raffermissant l’aide des deux talons, et soutenant ferme de la main, on fait faire une cabriole, et lâchant la main et chassant en avant, on fait faire un pas : on recommence après si l’on veut, retenant la main et aidant des deux talons, pour faire faire une autre cabriole.
On a donné le nom d’airs à ces différentes danses, ainsi on dit air de terre à terre, etc.
Dans ces ballets, on doit observer, comme dans tous les autres, l’air, le temps de l’air, et la figure.
L’air est le mouvement de la symphonie qu’on exécute, et qui doit être dansée. Le temps des airs sont les divers passages que l’on fait faire aux chevaux en avant, en arrière, à droite, à gauche : de tous ces mouvements se forment les figures, et quand d’un seul temps sans s’arrêter, on fait aller le cheval de ces quatre manières, on appelle cette figure faire la croix.
Ces passages, en termes de l’art, s’appellent passades.
Les trompettes sont les instruments les plus propres pour faire danser les chevaux, parce qu’ils ont le loisir de prendre haleine lorsque les trompettes la reprennent, et que le cheval, qui est naturellement fier et généreux, en aime le son ; ce bruit martial l’excite et l’anime. On dresse les chevaux encore à danser au son des cors de chasse, et quelquefois aux violons : mais il faut de ces derniers instruments un fort grand nombre, que les symphonies soient des airs de trompettes, et que les basses marquent fortement les cadences.
Selon la nature des airs on manie les chevaux terre à terre, par courbettes, ou par sauts.
Il n’est pas étonnant qu’on dresse des chevaux à la danse, puisque ce sont les animaux les plus maniables, et les plus capables de discipline ; on a fait des ballets de chiens, d’ours, de singes, d’éléphants, ce qui est bien plus extraordinaire. Voyez Danse. Elien, Martial, Athénée, Pline, Aristote, Charon de Lampsaque, etc.
Ballets aux chansons §
Ballets aux chansons ce sont les premiers ballets qui aient été faits par les anciens. Eriphanis, jeune Grecque, qui aimait passionnément un chasseur nommé Ménalque, composa des chansons par lesquelles elle se plaignait tendrement de la dureté de son amant. Elle le suivit, en les chantant, sur les montagnes et dans les bois : mais cette amante malheureuse mourut à la peine. On était peu galant, quoi qu’en disent les Poètes, dans ces temps reculés. L’aventure d’Eriphanis fit du bruit dans la Grèce, parce qu’on y avait appris ses chansons ; on les chantait, et on représentait sur ces chants les aventures, les douleurs d’Eriphanis, par des mouvements et des gestes qui ressemblaient beaucoup à la danse.
Nos branles sont des espèces de ballets aux chansons. Voyez Branle. A l’opéra on peut introduire des ballets de ce genre. Il y a une sorte de pantomime noble de cette espèce dans la troisième entrée des Talents Lyriques, qui a beaucoup réussi, et qui est d’une fort agréable invention. La danse de Terpsichore, du prologue des Fêtes Grecques et Romaines, doit être rangée aussi dans cette classe. Le P. Ménestrier, Traité des Ballets.
Ballets de collège §
Ballets de collège, ce sont ces spectacles qu’on voit dans les collèges lors de la distribution des prix. Dans celui de Louis le Grand, il y a tous les ans la tragédie et le grand ballet, qui tient beaucoup de l’ancien, tel qu’on le représentait autrefois dans les différentes cours de l’Europe, mais il est plus chargé de récits, et moins rempli de danses figurées.
Il sert pour l’ordinaire d’intermèdes aux actes de la tragédie ; en cela il rend assez l’idée des intermèdes des Anciens.
Il y a plusieurs beaux ballets imprimés dans le second volume du P. Le Jay Jésuite. On trouve le détail de beaucoup de ces ouvrages dans le Père Ménestrier, qui en a fait un savant traité, et qui était l’homme de l’Europe le plus profond sur cette matière. (B)
Boutade §
Boutade, s. f. on donnait ce nom autrefois à des petits ballets, qu’on exécutait, ou qu’on paraissait exécuter impromptu. Ils étaient composés pour l’ordinaire de quatre entrées, d’un récit, et d’une entrée générale ; c’était le grand ballet en raccourci : Idée des spectacles anciens et nouveaux de l’abbé de Pure, imprimé à Paris en 1667. Voyez Ballet. (B)
Danse §
Danse, s. f. (Art et Hist.) mouvements réglés du corps, sauts, et pas mesurés, faits au son des instruments ou de la voix. Les sensations ont été d’abord exprimées par les différents mouvements du corps et du visage. Le plaisir et la douleur en se faisant sentir à l’âme, ont donné au corps des mouvements qui peignaient au-dehors ces différentes impressions : c’est ce qu’on a nommé geste. Voyez Geste.
Le chant si naturel à l’homme, en se développant, a inspiré aux autres hommes qui en ont été frappés, des gestes relatifs aux différents sons dont ce chant était composé : le corps alors s’est agité, les bras se sont ouverts ou fermés, les pieds ont formé des pas lents ou rapides, les traits du visage ont participé à ces mouvements divers, tout le corps a répondu par des positions, des ébranlements, des attitudes aux sons dont l’oreille était affectée : ainsi le chant qui était l’expression d’un sentiment (Voyez Chant) a fait développer une seconde expression qui était dans l’homme qu’on a nommée danse. Et voilà ses deux principes primitifs.
On voit par ce peu de mots que la voix et le geste ne sont pas plus naturels à l’espèce humaine, que le chant et la danse ; et que l’un et l’autre sont, pour ainsi dire, les instruments de deux arts auxquels ils ont donné lieu. Dès qu’il y a eu des hommes, il y a eu sans doute des chants et des danses ; on a chanté et dansé depuis la création jusqu’à nous, et il est vraisemblable que les hommes chanteront et danseront jusqu’à la destruction totale de l’espèce.
Le chant et la danse une fois connus, il était naturel qu’on les fît d’abord servir à la démonstration d’un sentiment qui semble gravé profondément dans le cœur de tous les hommes. Dans les premiers temps où ils sortaient à peine des mains du Créateur tous les êtres vivants et inanimés étaient pour leurs yeux des signes éclatants de la toute-puissance de l’Être suprême, et des motifs touchants de reconnaissance pour leurs cœurs. Les hommes chantèrent donc d’abord les louanges et les bienfaits de Dieu, et ils dansèrent en les chantant, pour exprimer leur respect et leur gratitude. Ainsi la danse sacrée est de toutes les danses la plus ancienne, et la source dans laquelle on a puisé dans la suite toutes les autres. (B)
Danse théâtrale §
Danse théâtrale. On croit devoir donner cette dénomination aux danses différentes que les anciens et les modernes ont portées sur leurs théâtres. Les Grecs unirent la danse à la Tragédie et à la Comédie, mais sans lui donner une relation intime avec l’action principale ; elle ne fut chez eux qu’un agrément presqu’étranger. Voyez Intermède [Article non signé].
Les Romains suivirent d’abord l’exemple des Grecs jusqu’au règne d’Auguste ; il parut alors deux hommes extraordinaires qui créèrent un nouveau genre, et qui le portèrent au plus haut degré de perfection. Il ne fut plus question à Rome que des spectacles de Pylade et de Batyle. Le premier, qui était né en Cilicie, imagina de représenter par le seul secours de la danse, des actions fortes et pathétiques. Le second, né à Alexandrie, se chargea de la représentation des actions gaies, vives et badines. La nature avait donné à ces deux hommes le génie et les qualités extérieures ; l’application, l’étude, l’amour de la gloire, leur avaient développé toutes les ressources de l’art. Malgré ces avantages nous ignorerions peut-être qu’ils eussent existé, et leurs contemporains auraient été privés d’un genre qui fit leurs délices, sans la protection signalée qu’Auguste accorda à leurs théâtres et à leurs compositions.
Ces deux hommes rares ne furent point remplacés ; leur art ne fut plus encouragé par le gouvernement, et il tomba dans une dégradation sensible depuis le règne d’Auguste jusqu’à celui de Trajan, où il se perdit tout à fait.
La danse ensevelie dans la barbarie avec les autres arts, reparut avec eux en Italie dans le quinzième siècle ; l’on vit renaître les ballets dans une fête magnifique qu’un gentilhomme de Lombardie nommé Bergonce de Botta, donna à Tortone pour le mariage de Galéas duc de Milan avec Isabelle d’Aragon. Tout ce que la poésie, la musique, la danse, les machines peuvent fournir de plus brillant, fut épuisé dans ce spectacle superbe ; la description qui en parut étonna l’Europe, et piqua l’émulation de quelques hommes à talents, qui profitèrent de ces nouvelles lumières pour donner de nouveaux plaisirs à leur nation. C’est l’époque de la naissance des grands ballets, voyez Ballet, et de l’opéra, voyez Opéra [Article de Jaucourt]. (B) [voir Traité historique, IIe partie, livre I, chap. 2, « Origine des ballets »]
Sur la danse ancienne §
Cordace §
Cordace, s. f. danse des Grecs. Elle a pris son nom d’un des suivants de Bacchus, qui en fut l’inventeur. Elle était gaie, vive, et du caractère de nos passe-pieds, de nos gavotes légères, et de nos tambourins, etc. Bonnet, Hist. de la danse. Voyez Danse. (B)
Cycinnis §
Cycinnis, s. f. danse des Grecs. Elle avait retenu le nom de son inventeur, qui était un des satyres suivants de Bacchus : elle était moitié grave, moitié gaie, et réunissait ces deux caractères ; telles sont à-peu-près nos chaconnes, dont le majeur a pour l’ordinaire des couplets légers, forts et fiers, et le mineur des couplets tendres, doux, et voluptueux. Voyez Chaconne. Bonnet, dans son Hist. de la danse, croit qu’elle était du caractère de nos bourrées [Voir Bourrée], de nos branles [Voir Branle], etc. Ce n’est pas la seule erreur dans laquelle cet auteur est tombé ; son ouvrage en est plein. Le branle et la bourrée sont en entier d’un genre vif, léger, et gai. La cycinnis ne pouvait donc pas être d’un pareil genre, puisqu’elle était moitié grave, moitié gaie. Voyez Danse. (B)
Danse sacrée §
Danse sacrée, c’est la danse que le peuple Juif pratiquait dans les fêtes solennelles établies par la loi, ou dans des occasions de réjouissance publique, pour rendre grâces à Dieu, l’honorer, et publier ses louanges. [Voir Traité historique, Ire partie, livre I, chap. 6, « Définition, et Division de la Danse sacrée »]
On donne encore ce nom à toutes les danses que les Egyptiens, les Grecs, et les Romains avaient instituées à l’honneur de leurs faux dieux, et qu’on exécutait ou dans les temples, comme les danses des sacrifices, des mystères d’Isis, de Cérès, etc. ou dans les places publiques, comme les bacchanales ; ou dans les bois, comme les danses rustiques, etc.
On qualifie aussi de cette manière les danses qu’on pratiquait dans les premiers temps de l’église dans les fêtes solennelles, et en un mot toutes les danses qui dans les différentes religions faisaient partie du culte reçu.
Après le passage de la mer Rouge, Moïse et sa sœur rassemblèrent deux grands chœurs de musique, l’un composé d’hommes, l’autre de femmes, qui chantèrent et dansèrent un ballet solennel d’actions de grâces. Sumpsit ergo Maria prophetissa soror Aaron tympanum in manu sua. Egressæque sunt omnes mulieres cum tympanis et choris, quibus precinebat, dicens : cantemus Domino, quoniam gloriose magnificatus est ; equum et ascensorem dejecit in mare, etc.
Ces instruments de musique rassemblés sur le champ, ces chœurs arrangés avec tant de promptitude, la facilité avec laquelle les chants et la danse furent exécutés, supposent une habitude de ces deux exercices fort antérieure au moment de l’exécution, et prouvent assez l’antiquité reculée de leur origine.
Les Juifs instituèrent depuis plusieurs fêtes solennelles, dont la danse faisait une partie principale. Les filles de Silo dansaient dans les champs suivant l’usage, quand les jeunes gens de la tribu de Benjamin, à qui on les avait refusées pour épouses, les enlevèrent de force sur l’avis des vieillards d’Israël. Lib. Jud. cap. ult.
Lorsque la nation sainte célébrait quelque événement heureux, où le bras de Dieu s’était manifesté d’une manière éclatante, les Lévites exécutaient des danses solennelles qui étaient composées par le sacerdoce. C’est dans une de ces circonstances que le saint roi David se joignit aux ministres des autels, et qu’il dansa en présence de tout le peuple Juif, en accompagnant l’arche depuis la maison d’Obededon jusqu’à la ville de Bethléem.
Cette marche se fit avec sept corps de danseurs, au son des harpes et de tous les autres instruments de musique en usage chez les Juifs. On en trouve la figure et la description dans le premier tome des Commentaires de la Bible du P. Calmet.
Dans presque tous les psaumes on trouve des traces de la danse sacrée des Juifs. Les interprètes de l’Ecriture sont sur ce point d’un avis unanime. Existimo (dit l’un des plus célèbres) in utroque psalmo nomine chori intelligi posse cum certo instrumento homines ad sonum ipsius tripudiantes ; et plus bas : de tripudio seu de multitudine saltantium et concinentium minime dubito. Lorin, in psalm. cxljx. v. 3.
On voit d’ailleurs dans les descriptions qui nous restent des trois temples de Jérusalem, de Garisim, ou de Samarie, et d’Alexandrie, bâti par le grand-prêtre Onias, qu’une des parties de ces temples était formée en espèce de théâtre, auquel les Juifs donnaient le nom de chœur, Cette partie était occupée par le chant et la danse, qu’on y exécutait avec la plus grande pompe dans toutes les fêtes solennelles. [voir Traité historique, Ire partie, livre I, chap. 7, De la Danse sacrée des Juifs »]
La danse sacrée telle qu’on vient de l’expliquer, et qu’on la trouve établie chez le peuple Hébreu dans les temps les plus reculés, passa sans doute avec les notions imparfaites de la divinité chez tous les autres peuples de la terre. Ainsi elle devint parmi les Egyptiens, et successivement chez les Grecs et les Romains, la partie la plus considérable du culte de leurs faux dieux.
Celle que les prêtres d’Egypte inventèrent pour exprimer les mouvements divers des astres, fut la plus magnifique des Egyptiens. Voyez Danse astronomique. Et celle qu’on inventa en l’honneur du bœuf Apis fut la plus solennelle.
C’est à l’imitation de cette dernière, que le peuple de Dieu imagina dans le désert la danse sacrilège autour du veau d’or. Saint Grégoire dit que plus cette danse a été nombreuse, pompeuse, et solennelle, plus elle a été abominable devant Dieu, parce qu’elle était une imitation des danses impies des idolâtres. [voir Traité historique, Ire partie, livre I, chap. 8, « De la Danse sacrée des Égyptiens »]
Il est aisé de se convaincre par ce trait d’histoire de l’antiquité des superstitions égyptiennes, puisqu’elles subsistaient longtemps avant la sortie du peuple Juif de l’Egypte. Les prêtres d’Osiris avaient d’abord pris des prêtres du vrai Dieu une partie de leurs cérémonies, qu’ils avaient ensuite déguisées et corrompues. Le peuple de Dieu à son tour entraîné par le penchant de l’imitation si naturel à l’homme, se rappela après sa sortie de l’Egypte les cérémonies du peuple qu’il venait de quitter, et il les imita.
Les Grecs durent aux Egyptiens presque toutes leurs premières notions. Dans le temps qu’ils étaient encore plongés dans la plus stupide ignorance, Orphée qui avait parcouru l’Egypte et qui s’était fait initier aux mystères des prêtres d’Isis, porta, à son retour, dans sa patrie leurs connaissances et leurs erreurs. Aussi le système des Grecs sur la religion n’était-il qu’une copie de toutes les chimères des prêtres d’Egypte.
La danse fut donc établie dans la Grèce pour honorer les dieux, dont Orphée instituait le culte ; et comme elle faisait une des parties principales des cérémonies et des sacrifices, à mesure qu’on élevait des autels à quelque divinité, on inventait aussi pour l’honorer des danses nouvelles, et toutes ces danses différentes étaient nommées sacrées.
Il en fut ainsi chez les Romains, qui adoptèrent les dieux des Grecs. Numa, roi pacifique, crut pouvoir adoucir la rudesse de ses sujets, en jetant dans Rome les fondements d’une religion ; et c’est à lui que les Romains doivent leurs superstitions, et peut-être leur gloire. Il forma d’abord un collège de prêtres de Mars ; il régla leurs fonctions, leur assigna des revenus, fixa leurs cérémonies, et il imagina la danse qu’ils exécutaient dans leurs marches pendant les sacrifices, et dans les fêtes solennelles. Voyez Danse des Saliens.
Toutes les autres danses sacrées qui furent en usage à Rome et dans l’Italie, dérivèrent de cette première. Chacun des dieux que Rome adopta dans les suites eut des temples, des autels, et des danses. Telles étaient celles de la Bonne déesse [Article de Diderot], les Saturnales [Article du Chevalier de Jaucourt] celles du premier jour de Mai, etc. Voyez-les à leurs articles.
Les Gaulois, les Espagnols, les Allemands, les Anglais, eurent leurs danses sacrées. Dans toutes les religions anciennes, les prêtres furent danseurs par état ; parce que la danse a été regardée par tous les peuples de la terre comme une des parties essentielles du culte qu’on devait rendre à la divinité. Il n’est donc pas étonnant que les Chrétiens, en purifiant par une intention droite une institution aussi ancienne, l’eussent adoptée dans les premiers temps de l’établissement de la foi.
L’Eglise en réunissant les fidèles, en leur inspirant un dégoût légitime des vains plaisirs du monde, en les attachant à l’amour seul des biens éternels, cherchait à les remplir d’une joie pure dans la célébration des fêtes qu’elle avait établies, pour leur rappeler les bienfaits d’un Dieu sauveur.
Les persécutions troublèrent plusieurs fois la sainte paix des Chrétiens. Il se forma alors des congrégations d’hommes et de femmes, qui à l’exemple des Thérapeutes se retirèrent dans les déserts : là ils se rassemblaient dans les hameaux les dimanches et les fêtes, et ils y dansaient pieusement en chantant les prières de l’Eglise. Voyez l’histoire des ordres monastiques du P. Heliot.
On bâtit des temples lorsque le calme eut succédé aux orages, et on disposa ces édifices relativement aux différentes cérémonies, qui étaient la partie extérieure du culte reçu. Ainsi dans toutes les églises on pratiqua un terrain élevé, auquel on donna le nom de chœur : c’était une espèce de théâtre séparé de l’autel, tel qu’on le voit encore à Rome aujourd’hui dans les églises de Saint-Clément et de Saint-Pancrace.
C’est là qu’à l’exemple des prêtres et des lévites de l’ancienne loi, le sacerdoce de la loi nouvelle formait des danses sacrées en l’honneur d’un Dieu mort sur une croix pour le salut de tous les hommes, d’un Dieu ressuscité le troisième jour pour consommer le mystère de la rédemption, etc. Chaque mystère, chaque fête avait ses hymnes et ses danses ; les prêtres, les laïcs, tous les fidèles dansaient pour honorer Dieu ; si l’on en croit même le témoignage de Scaliger, les évêques ne furent nommés præsules, dans la langue latine a præsiliendo, que parce qu’ils commençaient la danse. Les Chrétiens d’ailleurs les plus zélés s’assemblaient la nuit devant la porte des églises la veille des grandes fêtes ; et la pleins d’un zèle saint, ils dansaient en chantant les cantiques, les psaumes, et les hymnes du jour.
La fête des agapes ou festins de charité, instituée dans la primitive église en mémoire de la cène de Jésus-Christ, avait ses danses comme les autres. Cette fête avait été établie, afin de cimenter entre les Chrétiens qui avaient abandonné le Judaïsme et le Paganisme une espèce d’alliance. L’Eglise s’efforçait ainsi d’affaiblir d’une manière insensible l’éloignement qu’ils avaient les uns pour les autres, en les réunissant par des festins solennels dans un même esprit de paix et de charité. Malgré les abus qui s’étaient déjà glissés dans cette fête du temps de saint Paul, elle subsistait encore lors du concile de Langres en l’année 320, où on tâcha de les réformer. Elle fut ensuite totalement abolie au concile de Carthage, sous le pontificat de Grégoire le Grand en 397.
Ainsi la danse de l’Eglise, susceptible comme toutes les meilleures institutions, des abus qui naissent toujours de la faiblesse et de la bizarrerie des hommes, dégénéra après les premiers temps de zèle en des pratiques dangereuses qui alarmèrent la piété des papes et des évêques : de-là les constitutions et les décrets qui ont frappé d’anathème les danses baladoires [voir Baladoire] celles des brandons. voir [Brandons]. Voyez ces deux mots à leurs articles. Mais les PP. de l’Eglise, en déclamant avec la plus grande force contre ces exercices scandaleux, parlent toujours avec une espèce de vénération de la danse sacrée. Saint Grégoire de Nazianze prétend même que celle de David devant l’arche sainte, est un mystère qui nous enseigne avec quelle joie et quelle promptitude nous devons courir vers les biens spirituels ; et lorsque ce père reproche à Julien l’abus qu’il faisait de la danse, il lui dit avec la véhémence d’un orateur et le zèle d’un chrétien : Si te ut letæ celebritatis et festorum amantem saltare oportet, salta tu quidem, sed non inhonestæ illius Herodiadis saltationem quæ Baptistæ necem attulit, verum Davidis ob arcæ requiem.
Quoique la danse sacrée ait été successivement retranchée des cérémonies de l’Eglise, cependant elle en fait encore partie dans quelques pays catholiques. En Portugal, en Espagne, dans le Roussillon, on exécute des danses solennelles en l’honneur de nos mystères et de nos plus grands saints. Toutes les veilles des fêtes de la Vierge, les jeunes filles s’assemblent devant la porte des églises qui lui sont consacrées, et passent la nuit à danser en rond et à chanter des hymnes et des cantiques à son honneur. Le cardinal Ximenès rétablit de son temps dans la cathédrale de Tolède l’ancien usage des messes mozarabes, pendant lesquelles on danse dans le chœur et dans la nef avec autant d’ordre que de dévotion : en France même on voyait encore vers le milieu du dernier siècle, les prêtres et tout le peuple de Limoges danser en rond dans le chœur de Saint-Léonard, en chantant : sant Marciau pregas per nous, et nous epingaren per bous. Voyez Brandons. Et le P. Ménestrier Jésuite, qui écrivait son Traité des ballets en 1682, dit dans la préface de cet ouvrage, qu’il avait vu encore les chanoines de quelques églises qui le jour de Pâques prenaient par la main les enfants de chœur, et dansaient dans le chœur en chantant des hymnes de réjouissance. [voir Traité historique, Ire partie, livre I, chap. 10, « De la Danse sacrée des Chrétiens »]
C’est de la religion des Hébreux, de celle des Chrétiens, et du Paganisme, que Mahomet a tiré les rêveries de la sienne. Il aurait donc été bien extraordinaire que la danse sacrée ne fût pas entrée pour quelque chose dans son plan : aussi l’a-t-il établie dans les mosquées, et cette partie du culte a été réservée au seul sacerdoce. Entre les danses des religieux Turcs, il y en a une surtout parmi eux qui est en grande considération : les dervis l’exécutent en pirouettant avec une extrême rapidité au son de la flûte. Voyez Moulinet [Article non rédigé], Traité histoire de la danse, Ière partie, livre I, chap. 12, « De la danse sacrée des Turcs ».
La danse sacrée qui doit sa première origine, ainsi que nous l’avons vu, aux mouvements de joie et de reconnaissance qu’inspirèrent aux hommes les bienfaits récents du Créateur, donna dans les suites l’idée de celles que l’allégresse publique, les fêtes des particuliers, les mariages des rois, les victoires, etc. firent inventer en temps différents ; et lorsque le génie, en s’échauffant par degrés, parvint enfin jusqu’à la combinaison des spectacles réguliers, la danse fut une des parties principales qui entrèrent dans cette grande composition. Voyez Danse théâtrale. On croit devoir donner ici une idée de ces danses différentes, avant de parler de celles qui furent consacrées aux théâtres des anciens, et de celles qu’on a porté sur nos théâtres modernes. Mursius en fait une énumération immense, que nous nous garderons bien de copier. Nous nous contentons de parler ici des plus importantes. (B)
Danse armée §
Danse armée ; c’est la plus ancienne de toutes les danses profanes : elle s’exécutait avec l’épée, le javelot, et le bouclier. On voit assez que c’est la même que les Grecs appelaient memphitique. Ils en attribuaient l’invention à Minerve. Voyez [Danse] Memphitique.
Pyrrhus qui en renouvela l’usage, en est encore tenu pour l’inventeur par quelques anciens auteurs.
La jeunesse grecque s’exerçait à cette danse, pour se distraire des ennuis du siège de Troie. Elle était très propre à former les attitudes du corps ; et pour la bien danser il fallait des dispositions très heureuses, et une très grande habitude.
Toutes les différentes évolutions militaires entraient dans la composition de cette danse, et l’on verra dans les articles suivants qu’elle fut le germe de bien d’autres. (B)
Danse astronomique §
Danse astronomique. Les Egyptiens en furent les inventeurs : par des mouvements variés, des pas assortis, et des figures bien dessinées, ils représentaient sur des airs de caractère l’ordre, le cours des astres, et l’harmonie de leur mouvement. Cette danse sublime passa aux Grecs, qui l’adoptèrent pour le théâtre. Voyez Strophe [Article non signé], Epodes, etc.
Platon et Lucien parlent de cette danse comme d’une invention divine. L’idée en effet en était aussi grande que magnifique : elle suppose une foule d’idées précédentes qui font honneur à la sagacité de l’esprit humain. (B)
Danses bachiques §
Danses bachiques ; c’est le nom qu’on donnait aux danses inventées par Bacchus, et qui étaient exécutées par les Satyres et les Bacchantes de sa suite. Le plaisir et la joie furent les seules armes qu’il employa pour conquérir les Indes, pour soumettre la Lydie, et pour dompter les Tyrrhéniens. Ces danses étaient au reste de trois espèces ; la grave qui répondait à nos danses terre à terre ; la gaie qui avait un grand rapport à nos gavotes légères, à nos passe-pieds, à nos tambourins ; enfin la grave et la gaie mêlées l’une à l’autre, telles que sont nos chacones et nos autres airs de deux ou trois caractères. On donnait à ces danses les noms d’emmelie, de cordace, et de cycinnis. Voyez ces trois mots à leurs articles. (B)
Danses champêtres §
Danses champêtres ou rustiques. Pan, qui les inventa, voulut qu’elles fussent exécutées dans la belle saison au milieu des bois. Les Grecs et les Romains avaient grand soin de les rendre très solennelles dans la célébration des fêtes du dieu qu’ils en croyaient l’inventeur. Elles étaient d’un caractère vif et gai. Les jeunes filles et les jeunes garçons les exécutaient avec une couronne de chêne sur la tête, et des guirlandes de fleurs qui leur descendaient de l’épaule gauche, et étaient rattachées sur le côté droit. (B)
Danse des Curètes §
Danse des Curètes et des Corybantes. Selon l’ancienne mythologie, les curètes et les corybantes qui étaient les ministres de la religion sous les premiers Titans, inventèrent cette danse : ils l’exécutaient au son des tambours, des fifres, des chalumeaux, et au bruit tumultueux des sonnettes, du cliquetis des lances, des épées, et des boucliers. La fureur divine dont ils paraissaient saisis, leur fit donner le nom de corybantes. On prétend que c’est par le secours de cette danse qu’ils sauvèrent de la barbarie du vieux Saturne le jeune Jupiter, dont l’éducation leur avait été confiée. (B)
Danse des festins §
Danse des festins. Bacchus les institua à son retour en Egypte. Après le festin le son de plusieurs instruments réunis invitait les convives à de nouveaux plaisirs ; ils dansaient des danses de divers genres : c’étaient des espèces de bals où éclataient la joie, la magnificence et l’adresse.
Philostrate attribue à Comus l’invention de ces danses ; et Diodore prétend que nous la devons à Terpsichore. Quoi qu’il en soit, voilà l’origine des bals en règle qui se perd dans l’antiquité la plus reculée. Le plaisir a toujours été l’objet des désirs des hommes ; il s’est modifié de mille manières différentes, et dans le fond il a toujours été le même. (B)
Danse des funérailles §
Danse des funérailles. « Comme la nature a donné à l’homme des gestes relatifs à toutes ses différentes sensations, il n’est point de situation de l’âme que la danse ne puisse peindre. Aussi les anciens qui suivaient dans les arts les idées primitives, ne se contentèrent pas de la faire servir dans les occasions d’allégresse ; ils l’employèrent encore dans les circonstances solennelles de tristesse et de deuil.
Dans les funérailles des rois d’Athènes, une troupe d’élite vêtue de longues robes blanches commençait la marche ; deux rangs de jeunes garçons précédaient le cercueil, qui était entouré par deux rangs de jeunes vierges. Ils portaient tous des couronnes et des branches de cyprès, et formaient des danses graves et majestueuses sur des symphonies lugubres.
Elles étaient jouées par plusieurs musiciens qui étaient distribués entre les deux premières troupes.
Les prêtres des différentes divinités adorées dans l’Attique, revêtus des marques distinctives de leur caractère, venaient ensuite : ils marchaient lentement et en mesure, en chantant des vers à la louange du roi mort.
Cette pompe était suivie d’un grand nombre de vieilles femmes couvertes de longs manteaux noirs. Elles pleuraient et faisaient les contorsions les plus outrées, en poussant des sanglots et des cris. On les nommait les pleureuses, et on réglait leur salaire sur les extravagances plus ou moins grandes qu’on leur avait vu faire.
Les funérailles des particuliers formées sur ce modèle, étaient à proportion de la dignité des morts, et de la vanité des survivants : l’orgueil est à peu près le même dans tous les hommes ; les nuances qu’on croit y apercevoir sont peut-être moins en eux-mêmes, que dans les moyens divers de le développer que la fortune leur prodigue ou leur refuse ». Traité historique de la danse, tome I. liv. II. chap. VI. [« De la danse des funérailles »] (B)
Danse des Lacédémoniens §
Danse des Lacédémoniens. Lycurgue, par une loi expresse, ordonna que les jeunes Spartiates dès l’âge de sept ans commenceraient à s’exercer à des danses sur le ton phrygien. Elles s’exécutaient avec des javelots, des épées et des boucliers. On voit que la danse armée a été l’idée primitive de cette institution ; et le roi Numa prit la danse des Saliens de l’une et de l’autre. Voyez Danse des Saliens.
La gymnopédie fut de l’institution expresse de Lycurgue. Cette danse était composée de deux chœurs, l’un d’hommes faits, l’autre d’enfants : ils dansaient nus, en chantant des hymnes en l’honneur d’Apollon. Ceux qui menaient les deux chœurs étaient couronnés de palmes. Voyez Gymnopédie.
La danse de l’innocence était très ancienne à Lacédémone : les jeunes filles l’exécutaient nues devant l’autel de Diane, avec des attitudes douces et modestes, et des pas lents et graves. Hélène s’exerçait à cette danse lorsque Thésée la vit, en devint amoureux, et l’enleva. Il y a des auteurs qui prétendent que Paris encore prit pour elle cette violente passion qui coûta tant de sang à la Grèce et à l’Asie, en lui voyant exécuter cette même danse. Lycurgue en portant la réforme dans les lois et les mœurs des Lacédémoniens, conserva cette danse, qui cessa dès-lors d’être dangereuse.
Dans cette république extraordinaire, les vieillards avaient des danses particulières qu’ils exécutaient en l’honneur de Saturne, et en chantant les louanges des premiers âges. [voir Traité historique, Ire partie, livre II, chap. 12, « Des Danses des Lacédémoniens »]
Dans une espèce de branle qu’on nommait hormus, un jeune homme leste et vigoureux, et d’une contenance fière, menait la danse ; une troupe de jeunes garçons le suivait, se modelait sur ses attitudes, et répétait ses pas : une troupe de jeunes filles venait immédiatement après eux avec des pas lents et un air modeste. Les premiers se retournaient vivement, se mêlaient avec la troupe des jeunes filles, et représentaient ainsi l’union et l’harmonie de la tempérance et de la force. Les jeunes garçons doublaient les pas qu’ils faisaient dans cette danse, tandis que les jeunes filles ne les faisaient que simples ; et voilà toute la magie des deux mouvements différents des uns et des autres en exécutant le même air. Voyez Hormus [Article du Chevalier de Jaucourt] (B)
Danse des Lapithes §
Danse des Lapithes : elle s’exécutait au son de la flûte à la fin des festins, pour célébrer quelque grande victoire. On croit qu’elle fut inventée par Pirithoüs. Elle était difficile et pénible, parce qu’elle était une imitation des combats des Centaures et des Lapithes : les différents mouvements de ces monstres moitié hommes et moitié chevaux, qu’il était nécessaire de rendre, exigeaient beaucoup de force ; c’est par cette raison qu’elle fut abandonnée aux paysans. Lucien nous apprend qu’eux seuls l’exécutaient de son temps. (B)
Danse de l’Archimime §
Danse de l’Archimime, dans les funérailles des Romains. « On adopta successivement à Rome toutes les cérémonies des funérailles des Athéniens ; mais on y ajouta un usage digne de la sagesse des anciens Egyptiens.
Un homme instruit en l’art de contrefaire l’air, la démarche, les manières des autres hommes, était choisi pour précéder le cercueil ; il prenait les habits du défunt, et se couvrait le visage d’un masque qui retraçait tous ses traits : sur les symphonies lugubres qu’on exécutait pendant la marche, il peignait dans sa danse les actions les plus marquées du personnage qu’il représentait.
C’était une oraison funèbre muette, qui retraçait aux yeux du public toute la vie du citoyen qui n’était plus.
L’archimime, c’est ainsi qu’on nommait cet orateur funèbre, était sans partialité ; il ne faisait grâce, ni en faveur des grandes places du mort, ni par la crainte du pouvoir de ses successeurs.
Un citoyen que son courage, sa générosité, l’élévation de son âme, avaient rendu l’objet du respect et de l’amour de la patrie, semblait reparaître aux yeux de ses concitoyens ; ils jouissaient du souvenir de ses vertus ; il vivait, il agissait encore ; sa gloire se gravait dans tous les esprits ; la jeunesse Romaine frappée de l’exemple, admirait son modèle ; les vieillards vertueux goûtaient déjà le fruit de leurs travaux, dans l’espoir de reparaître à leur tour sous ces traits honorables quand ils auraient cessé de vivre.
Les hommes indignes de ce nom, et nés pour le malheur de l’espèce humaine, pouvaient être retenus par la crainte d’être un jour exposés sans ménagement à la haine publique, à la vengeance de leurs contemporains, au mépris de la postérité.
Ces personnages futiles, dont plusieurs vices, l’ébauche de quelques vertus, l’orgueil extrême, et beaucoup de ridicules, composent le caractère, connaissaient d’avance le sort qui les attendait un jour, par la risée publique à laquelle ils voyaient exposés leurs semblables.
La satyre ou l’éloge des morts devenait ainsi une leçon utile pour les vivants. La danse des archimimes était alors dans la Morale, ce que l’Anatomie est devenue dans la Physique ». Traité historique de la danse, tome I. liv. II. ch. VII. [« Emploi de l’Archimime dans les funérailles des Romains »] (B)
Danses lascives §
Danses lascives. On distinguait ainsi les différentes danses qui peignaient la volupté. Les Grecs la connaissaient, et ils étaient dignes de la sentir ; mais bientôt par l’habitude ils la confondirent avec la licence. Les Romains moins délicats, et peut-être plus ardents pour le plaisir, commencèrent d’abord par où les Grecs avaient fini. Voyez Danse nuptiale.
C’est aux bacchanales que les danses lascives durent leur origine. Les fêtes instituées par les bacchantes pour honorer Bacchus, dont on venait de faire un dieu, étaient célébrées dans l’ivresse et pendant les nuits ; de là toutes les libertés qui s’y introduisirent : les Grecs en firent leurs délices, et les Romains les adoptèrent avec une espèce de fureur, lorsqu’ils eurent pris leurs mœurs, leurs arts, et leurs vices. (B)
Danse de l’Hymen §
Danse de l’Hymen. Une troupe légère de jeunes garçons et de jeunes filles couronnés de fleurs exécutaient cette danse dans les mariages, et ils exprimaient par leurs figures, leurs pas, et leurs gestes, la joie vive d’une noce. C’est une des danses qui étaient gravées, au rapport d’Homère, sur le bouclier d’Achille. Il ne faut pas la confondre avec les danses nuptiales dont on parlera plus bas ; celle-ci n’avait que des expressions douces et modestes. Voyez sur cette danse et son origine le I. tome du Traité de la danse. [livre II, chap. 4, « De quelques danses des Grecs »] (B)
Danse des Matassins §
Danse des Matassinsoudes Bouffons. Elle était une des plus anciennes danses des Grecs. Les danseurs étaient vêtus de corselets ; ils avaient la tête armée de morions dorés, des sonnettes aux jambes, et l’épée et le bouclier à la main : ils dansaient ainsi avec des contorsions guerrières et comiques, sur des airs de ces deux genres. Cette sorte de danse a été fort en usage sur nos anciens théâtres : on ne l’y connaît plus maintenant, et les délices des Grecs sont de nos jours relégués aux marionnettes. Thoinot Arbeau a décrit cette danse dans son Orchésographie. (B)
Danse memphitique §
Danse memphitique. Elle fut, dit-on, inventée par Minerve, pour célébrer la victoire des dieux et la défaite des Titans. C’était une danse grave et guerrière, qu’on exécutait au son de tous les instruments militaires. Voyez Memphitique [Article non rédigé]. (B)
Danses militaires §
Danses militaires. On donnait ce nom à toutes les danses anciennes qu’on exécutait avec des armes, et dont les figures peignaient quelques évolutions militaires. Plusieurs auteurs en attribuent l’invention à Castor et Pollux ; mais c’est une erreur qui est suffisamment prouvée par ce que nous avons déjà dit de la danse armée. Ces deux jeunes héros s’y exercèrent sans doute avec un succès plus grand que les autres héros leurs contemporains ; et c’est la cause de la méprise.
Ces danses furent fort en usage dans toute la Grèce, mais à Lacédémone surtout ; elles faisaient partie de l’éducation de la jeunesse. Les Spartiates allaient toujours à l’ennemi en dansant. Quelle valeur ne devait-on pas attendre de cette foule de jeunes guerriers, accoutumés dès l’enfance à regarder comme un jeu les combats les plus terribles! (B)
Danse nuptiale §
Danse nuptiale. Elle était en usage à Rome dans toutes les noces : c’était la peinture la plus dissolue de toutes les actions secrètes du mariage. Les danses lascives des Grecs donnèrent aux Romains l’idée de celle-ci, et ils surpassèrent de beaucoup leurs modèles. La licence de cet exercice fut poussée si loin pendant le règne de Tibère, que le sénat fut forcé de chasser de Rome par un arrêt solennel tous les danseurs et tous les maîtres de danse.
Le mal était trop grand sans doute lorsqu’on y appliqua le remède extrême, il ne servit qu’à rendre cet exercice plus piquant : la jeunesse Romaine prit la place des danseurs à gages qu’on avait chassés ; le peuple imita la noblesse, et les sénateurs eux-mêmes n’eurent pas honte de se livrer à cet indigne exercice. Il n’y eut plus de distinction sur ce point entre les plus grands noms et la plus vile canaille de Rome. L’empereur Domitien enfin, qui n’était rien moins que délicat sur les mœurs, fut forcé d’exclure du sénat, des pères conscrits qui s’étaient avilis jusqu’au point d’exécuter en public ces sortes de danses. (B)
Danse pyrrhique §
Danse pyrrhique ; c’est la même que celle que l’on nommait armée, que Pyrrhus renouvela, et dont quelques auteurs le prétendent l’inventeur. Voyez Danse armée. (B)
Danse du premier jour de Mai §
Danse du premier jour de Mai. A Rome et dans toute l’Italie, plusieurs troupes de jeunes citoyens des deux sexes sortaient de la ville au point du jour ; elles allaient en dansant au son des instruments champêtres, cueillir dans la campagne des rameaux verts ; elles les rapportaient de la même manière dans la ville, et elles en ornaient les portes des maisons de leurs parents, de leurs amis ; et dans les suites, de quelques personnes constituées en dignité. Ceux-ci les attendaient dans les rues, où on avait eu le soin de tenir des tables servies de toutes sortes de mets. Pendant ce jour tous les travaux cessaient, on ne songeait qu’au plaisir. Le peuple, les magistrats, la noblesse confondus et réunis par la joie générale, semblaient ne composer qu’une seule famille ; ils étaient tous parés de rameaux naissants : être sans cette marque distinctive de la fête, aurait été une espèce d’infamie. Il y avait une sorte d’émulation à en avoir des premiers ; et de-là cette manière de parler proverbiale en usage encore de nos jours, on ne me prend point sans vert.
Cette fête commencée dès l’aurore et continuée pendant tout le jour, fut par la succession des temps poussée bien avant dans la nuit. Les danses, qui n’étaient d’abord qu’une expression naïve de la joie que causait le retour du printemps, dégénérèrent dans les suites en des danses galantes, et de ce premier pas vers la corruption, elles se précipitèrent avec rapidité dans une licence effrénée. Rome, toute l’Italie étaient plongées alors dans une débauche si honteuse, que Tibère lui-même en rougit, et cette fête fut solennellement abolie. Mais elle avait fait des impressions trop profondes : on eut beau la défendre, après les premiers moments de la promulgation de la loi, on la renouvela, et elle se répandit dans presque toute l’Europe. C’est là l’origine de ces grands arbres ornés de fleurs, qu’on plante dès l’aurore du premier jour de Mai dans tant de villes, au-devant des maisons de gens en place. Il y a plusieurs endroits où c’est un droit de charge.
Plusieurs auteurs pensent que c’est de la danse du premier jour de Mai que dérivèrent ensuite toutes les danses baladoires [voir Baladoire] frondées par les Pères de l’Eglise, frappées d’anathème par les papes, abolies par les ordonnances de nos rois, et sévèrement condamnées par les arrêts des parlements. Quoi qu’il en soit, il est certain que cette danse réunit à la fin tous les différents inconvénients qui devaient réveiller l’attention des empereurs et des magistrats. (B)
Danse des Saliens §
Danse des Saliens. Numa Pompilius l’institua en l’honneur du dieu Mars. Ce roi choisit parmi la plus illustre noblesse, douze prêtres qu’il nomma saliens, du sautillage et pétillement du sel qu’on jetait dans le feu lorsqu’on brûlait les victimes. Ils exécutaient leur danse dans le temple pendant le sacrifice et dans les marches solennelles qu’ils faisaient dans les rues de Rome, en chantant des hymnes à la gloire de Mars. Leur habillement d’une riche broderie d’or, était couvert d’une espèce de cuirasse d’airain : ils portaient le javelot d’une main et le bouclier de l’autre.
De cette danse dérivèrent toutes celles qui furent instituées dans les suites pour célébrer les fêtes des dieux. (B) [voir Traité historique, Ire partie, livre I, chap. 9, « De la Danse sacrée des Grecs et des Romains »]
Dessauteur §
Dessauteur, s. m. (Hist. anc.) c’est le nom que les Grecs donnaient à ceux qui révélaient les mystères des Orgies de Bacchus, qui ne devaient point être connus du peuple. Voyez Orgies [Article du Chevalier de Jaucourt] (B).
Emmelie §
Emmelie, s. f. (Hist. anc.) danse des Grecs. Un des suivants de Bacchus, dans sa conquête des Indes, l’inventa et lui donna son nom ; elle était grave et sérieuse. Telles sont nos sarabandes, nos grands airs de caractères que nous appelons danses nobles et terre à terre. Bonnet, Hist. de la Danse. Il y a sur l’emmelie théâtrale un doute ; on ne sait si c’était une danse qui s’exécutait dans les tragédies anciennes, ou si c’était quelque sorte de mélodie dont elles étaient accompagnées. Voyez Danse. (B)
Grue, la Danse de la §
Grue, (la danse de la) c’est un ballet des anciens, par lequel ils représentaient les divers détours du labyrinthe de Crète. Il fut inventé par Thésée, après la défaite du Minotaure. Il l’exécuta lui-même avec la jeunesse de Délos ; et cette danse passa dans les tragédies des Grecs, pour y servir d’intermèdes. Elle fut mise à la place des ballets qui représentaient le mouvement des astres, etc.
La danse de la grue fut nommée ainsi, parce que tous les danseurs s’y suivaient à la file, comme sont les grues lorsqu’elles volent en troupe. Plutarque, dans la Vie de Thésée. Voyez Ballet. (B)
Sur la danse moderne §
Baladin §
Baladin, s. m. danseur farceur, bouffon, qui en dansant, en parlant ou en agissant, fait des postures de bas comique. Le bon goût semblait avoir banni des spectacles de France ces sortes de caractères, qui y étaient autrefois en usage, L’Opéra Comique les y avait fait revivre. La sagesse du gouvernement en abolissant ce spectacle, aussi dangereux pour les mœurs que préjudiciable au progrès et à la perfection du goût, les a sans doute bannis pour jamais. Voyez Opéra Comique [Article non signé] (B)
Baladoire §
Baladoire, adj. danse baladoire, il se décline : ce sont les danses contre lesquelles les saints canons, les Peres de l’Eglise et la discipline ecclésiastique se sont élevés avec tant de force : les Païens mêmes réprouvaient ces danses licencieuses. Les danseurs et les danseuses les exécutaient avec les pas et les gestes les plus indécents. Elles étaient en usage les premiers jours de l’an et le premier jour de Mai. Voyez Danse.
Le pape Zacharie en 744 fit un décret pour les abolir, ainsi que toutes les danses qui se faisaient sous prétexte de la danse sacrée.
Il y a plusieurs ordonnances de nos Rois qui les défendent, comme tendantes à la corruption totale des mœurs. Recueil d’édits, ordonnances et déclarations des Rois de France. (B)
Bocane §
Bocane, s. f. danse grave, ainsi nommée de Bocan, maître à danser de la reine Anne d’Autriche, qui en fut l’inventeur. On commença à la danser en 1645 : elle n’est plus d’usage. (B)
Brandons §
Brandons, danse des brandons ; on exécutait cette danse dans plusieurs villes de France, le premier dimanche de carême, autour des feux qu’on allumait dans les places publiques ; et c’est de là qu’on leur avait donné le nom de brandons. Voyez Danse sacrée. Les ordonnances de nos rois ont sagement aboli ces danses, ainsi que les baladoires [voir Baladoire] les nocturnes, et celles qui se faisaient dans nos églises : cet usage était si fort enraciné, que malgré les sages précautions des évêques et des magistrats, il subsistait opiniâtrement dans quelques villes du royaume. A la fête de saint Martial, apôtre du Limousin, le peuple dansait encore vers le milieu du dernier siècle dans le chœur de l’église, dont ce saint est le patron. A la fin de chaque psaume, au lieu de chanter le Gloria Patri, tout le peuple chantait en langage du pays : san Marceau pregats per nous, è nous epingaren per bous ; c’est-à-dire, saint Martial priez pour nous, et nous danserons pour voue. Cette coutume est abolie. Bonnet, Histoire de la danse. (B)
Bourrée — avec l’auteur des termes d’orchestique §
Bourrée, s. f. terme d’Orchestique. Il y a des pas qu’on nomme pas de bourrée. Voyez plus bas.
Il y a une danse qu’on nomme la bourrée : elle est gaie, et on croit qu’elle nous vient d’Auvergne : elle est en effet toujours en usage dans cette province. Elle est composée de trois pas joints ensemble, avec deux mouvements. On la commence par une noire en levant.
Mouret a fait de jolies bourrées ; il a porté ce genre d’airs et de danse dans ses ballets.
On l’a peu suivi, cette danse ne paraissant pas assez noble pour le théâtre de l’opéra. (B)
La bourrée est à deux temps, et composée de deux parties, dont il faut que chacune ait quatre mesures, ou un nombre de mesures multiple de quatre. Elle diffère peu du rigaudon. Voyez Rigaudon [Article non signé].
Bourrée, (Pas de) ce pas est composé de deux mouvements ; savoir d’un demi-coupé avec un pas marché sur la pointe du pied, et d’un demi-jeté : je dis un demi-jeté, parce qu’il n’est sauté qu’à demi ; et comme ce pas est coulant, son dernier pas ne doit pas être marqué si fort : on en a adouci l’usage, parce qu’il demande beaucoup de force dans le coup-de-pied ; on y a donc ajouté le fleuret [voir Fleuret]. Voyez la définition de ce pas.
Pas de Bourréeavec fleuret dessus et dessous. Ces pas se font en revenant du côté gauche, le pied droit étant à la première position. On plie sur le pied gauche en ouvrant les genoux, et étant plié on croise le pied devant soi jusqu’à la cinquième position, et l’on s’élève dessus. On porte ensuite le pied gauche à côté à la seconde position, et le droit se croise derrière à la cinquième, ce qui sait l’étendue du pas.
Ceux qui se font dessous et dessus ne diffèrent du premier, qu’en ce que le demi-coupé se croise derrière, et le troisième se croise devant.
Quant à ceux qui se font de côté en effaçant l’épaule, le corps étant posé sur le pied gauche, on plie dessus, ayant le pied droit en l’air près du gauche, et on le porte à côté en s’élevant sur la pointe, et en retirant l’épaule droite en arrière : mais la jambe gauche suit la droite, et se pose derrière à la troisième position, les genoux étendus sur la pointe, et pour le troisième on laisse glisser le pied droit devant à la quatrième position, en laissant poser le talon à terre, ce qui finit ce pas. Le corps étant posé sur le droit, on peut plier dessus, et en faire un autre du gauche.
Pas de Bourrée ouvert ; si on prend ce pas du pied droit, l’ayant en l’air à la première position, on plie sur le gauche, et l’on porte le droit à la seconde position, ou l’on s’élève sur ce pied, en faisant ce pas de la sorte : la jambe gauche suit la droite, en s’approchant à la première position, et dans le même temps le droit se pose entièrement, et de suite le gauche se pose à côté à la seconde position, en laissant tomber le talon le premier : lorsque le corps se pose sur ce pied, on s’élève sur la pointe ; par cette opération on attire la jambe droite, dont le pied se glisse derrière le gauche jusqu’à la troisième position, et le pas est terminé. Si l’on en veut faire un autre du pied gauche, il faut porter le talon droit à terre, plier dessus, et porter le pied gauche à côté, en observant les mêmes règles.
Pas de Bourrée emboîté ; ce pas s’appelle ainsi, parce qu’il s’arrête au second pas à l’emboîture. Il faut faire le demi-coupé en arrière, en portant le pied à la quatrième position. Le second pas se porte vite à la troisième, et l’on reste un peu dans cette position sur la pointe des pieds, les jambes étendues ; puis on laisse glisser le pied qui est devant jusqu’à la quatrième position. Ce mouvement se fait en laissant plier le genou de la jambe de derrière, qui renvoie par son plié le corps sur le pied de devant, ce qui fait l’étendue de ce pas. [Cette analyse des pas est d’un auteur inconnu.]
Branle §
Branle, s. m. terme d’Orchestique ou de danse ; c’est un pas composé de plusieurs personnes qui dansent en rond en se tenant par la main, et en se donnant un branle continuel.
On commençait autrefois tous les bals par un grand branle : on les commence aujourd’hui ordinairement par les menuets.
Il y a le branle simple, et le branle double : le premier consiste en trois pas et un pied joint, qui se font en quatre mesures. On les répète pour faire le branle double. [Ce paragraphe n’est sans doute pas de Cahusac.]
Il n’y a guère de nom de province qu’on n’ait donné à quelqu’un des branles Français ; il y a des branles de Bourgogne, du Barrois, et de Bretagne.
Il y avait autrefois le branle des Lavandières, des sabots ; des chevaux, des pois, des ermites, de la torche, etc. les branles morgués, gesticulés, de la moutarde, etc. tous ces branles se réduisent à présent à un seul genre qu’on nomme branle à mener. Dans cette espèce de branle, chacun mène la danse à son tour, et se met après à la queue. C’est pour l’ordinaire aux chansons que l’on danse les branles. Orchésographie de Thoinot Arbeau. (B)
Chaconne §
Chaconne, s. f. (Danse.) elle tient de la danse haute, et de la danse terre à terre, et s’exécute sur une chaconne, ou sur un air de ce mouvement. Voyez Chaconne en Musique [Article de Rousseau et d’Alembert].
On a porté fort loin de nos jours ce genre de danse. Le fameux M. Dupré n’en a guère exécuté d’autre.
Comme les chaconnes sont composées de divers couplets ; que dans ceux du majeur on met ordinairement des traits de symphonie forts et fiers, et dans ceux du mineur, des traits doux, tendres, et voluptueux, ce danseur trouvait dans cette variété les moyens de développer sa précision et ses grâces.
Il y a une chaconne en action dans le premier acte de Naïs. Sur ce grand air de violons, on dispute les prix de la lutte, du ceste, et de la course. M. Dupré jouait dans ce ballet le rôle principal : il recevait des mains de Naïs le prix du vainqueur, et de celles du parterre les applaudissements que mérite le plus grand talent en ce genre qu’on ait encore vu en Europe. (B)
Contredanse §
Contredanse, s. f. danse qui s’exécute à quatre, à six et à huit personnes. L’invention en est moderne : elle est composée de pas différents, selon la nature des airs sur lesquels on danse. Au bal de l’Opéra on danse dans les deux bouts de la salle des contredanses différentes. On n’exécute guère dans les bals ni dans les assemblées, la Bretagne, l’Allemande, la Mariée, etc. qui étaient autrefois à la mode. La contredanse est plus gaie ; elle occupe plus de monde, et l’exécution en est aisée : il n’est pas étonnant qu’elle ait prévalu sur toutes les autres. On fait des contredanses sur tous les airs nouveaux qui ont de la gaieté. Celle des Fêtes de Polymnie, ballet de M. Rameau, représenté en 1745, fut si goûtée, qu’on n’a guère fait depuis de ballet sans contredanse ; c’est par-là qu’on termine pour l’ordinaire le dernier divertissement, afin de renvoyer le spectateur sur un morceau de gaieté. (B)
Courante — avec Jean-Jacques Rousseau et l’auteur des termes d’orchestique §
Courante, s. f. (Musique et Danse.) ancienne espèce de danse dont l’air est lent, et se note ordinairement en triple de blanches avec deux reprises. (S)
La courante est composée d’un temps, d’un pas, d’un balancement, et d’un coupé. On la danse à deux. [Auteur inconnu.]
C’est par cette danse qu’on commençait les bals anciennement. Elle est purement française. Les menuets ont pris la place de cette danse, qu’on n’exécute presque plus.
Il y a le pas de courante qu’on fait entrer dans la composition de plusieurs danses.
Dans les premiers temps qu’on trouva la courante, on en sautait le pas ; dans la suite on ne la dansa que terre à terre. (B)
Pas de courante. Ses mouvements, quoique la courante ne soit plus en usage, sont si essentiels, qu’ils donnent une grande facilité pour bien exécuter les autres danses.
On nomme ce pas temps, parce qu’il est renfermé dans un seul pas et un seul mouvement, et qu’il tient la même valeur que l’on emploie à faire un autre pas composé de plusieurs mouvements. Voici comment ce pas s’exécute.
On place le pied gauche devant, et le corps est posé dessus. Le pied droit est derrière à la quatrième position, le talon levé prêt à partir. De là on plie en ouvrant le pied droit à côté ; et lorsque l’on est élevé et les genoux étendus, on glisse le pied droit devant jusqu’à la quatrième position, et le corps se porte dessus entièrement. Mais à mesure que le pied droit se glisse devant, le genou gauche se détend, et le talon se lève, ce qui renvoie avec facilité le corps sur le pied droit, et du même temps l’on s’élève sur la pointe. On baisse ensuite le talon en appuyant tout le pied à terre, ce qui termine le pas, le corps étant dans son repos par le pied qui pose entièrement.
On en peut faire un autre du pied gauche, en observant les mêmes précautions. [Auteur inconnu.]
Entrechat — avec l’auteur des termes d’orchestique §
Entrechat, s. m. (Danse.) c’est un saut léger et brillant, pendant lequel les deux pieds du danseur se croisent rapidement, pour retomber à la troisième position. Voyez Position [Article non signé].
L’entrechat se prend en marchant, ou avec un coupé. Le corps s’élance en l’air, et les jambes passent également à la troisième position.
Il n’est jamais entrechat qu’il ne soit formé à quatre ; on le passe à six, à huit, à dix, et on a vu des danseurs assez vigoureux pour le passer à douze.
Ce dernier n’est point, et ne saurait jamais être théâtral ; on n’use pas même au théâtre de celui à dix. Quelque vigueur qu’on puisse supposer au danseur, les passages alors sont trop rapides pour qu’ils pussent être aperçus par les spectateurs.
Les excellents danseurs se bornent pour l’ordinaire à six, et le passent rarement à huit. Dupré se bornait à six.
L’entrechat emploie deux mesures ; la première sert au coupé ; la seconde à l’élancement du corps, au battement et au tomber.
Il se fait de face, en tournant, et de côté ; et on lui donne alors ces noms différents.
Deruel danseur de l’opéra du dernier siècle, faisait la cabriole en montant, et l’entrechat en tombant.
Peu de danseurs, même fameux alors, faisaient l’entrechat, pas même celui à quatre, qu’on appelle improprement demi-entrechat.
J’ai vu naître les entrechats des danseuses ; mademoiselle Sallé ne l’a jamais fait sur le théâtre ; mademoiselle Camargo le faisait d’une manière fort brillante à quatre ; mademoiselle Lany est la première danseuse en France qui l’ait passé au théâtre à six.
J’ai entendu dans les commencements de grands murmures sur l’agilité de la danse moderne : Ce n’est pas ainsi, disait-on, que les femmes devraient danser. Que devient la décence ? O temps ! ô mœurs ! Ah, la Prévost ! la Prévost… ! Elle avait les pieds en dedans et des jupes longues, que nous trouverions encore aujourd’hui trop courtes. (B)
Gargouillade — avec l’auteur des termes d’orchestique §
Gargouillade, s. f. (Danse). Ce pas est consacré aux entrées de vents, de démons, et des esprits de feu ; il se forme en faisant du côté que l’on veut, une demi-pirouette sur les deux pieds. Une des jambes, en s’élevant, forme un tour de jambe en-dehors, et l’autre un tour de jambe en-dedans, presque dans le même temps. Le danseur retombe sur celle des deux jambes qui est partie la première, et forme cette demi-pirouette avec l’autre jambe qui reste en l’air. Voyez Tour de jambe [Article non rédigé].
Ce pas est compose de deux tours. Il est rare qu’on puisse faire ce tour également bien des deux côtés. [Ces deux paragraphes ne sont sans doute pas de Cahusac.]
Le célèbre Dupré faisait la gargouillade très bien lorsqu’il dansait les démons ; mais il lui donnait une moindre élévation que celle qu’on lui donne à présent : on l’a vue plus haute et de la plus parfaite prestesse dans le quatrième acte de Zoroastre.
Mlle Lyonnois qui y dansait le rôle de la Haine, et qui y figurait avec le Désespoir, est la première danseuse qui ait fait ce pas brillant et difficile.
Dans les autres genres nobles la gargouillade est toujours déplacée ; et fût-elle extrêmement bien faite, elle dépare un pas, quelque bien composé qu’il puisse être d’ailleurs.
Dans la danse comique on s’en sert avec succès, comme un pas qu’on tourne alors en gaieté ; au lieu qu’il ne sert qu’à peindre la terreur dans les entrées des démons, etc. (B)
Geste §
Geste, s. m. mouvement extérieur du corps et du visage ; une des premières expressions du sentiment données à l’homme par la nature. Voyez Chant, Voix [Article de Rousseau], Danse, Déclamation. L’homme a senti, dès qu’il a respiré ; et les sons de la voix, les mouvements divers du visage et du corps, ont été les expressions de ce qu’il a senti ; ils furent la langue primitive de l’univers au berceau ; ils le sont encore de tous les hommes dans leur enfance ; le geste est et sera toujours le langage de toutes les nations : on l’entend dans tous les climats ; la nature, à quelques modifications près, fut et sera toujours la même.
Les sons ont fait naître le chant, et sont par conséquent la cause première de toutes les espèces de Musique possibles. Voyez Chant, Musique [Article de Rousseau]. Les gestes ont été de la même manière la source primitive de ce que les anciens et nous avons appelé danse. Voyez l’article suivant [Geste (Danse)]. Pour parler du geste d’une manière utile aux Arts, il est nécessaire de le considérer dans ses points de vue différents. Mais de quelque manière qu’on l’envisage, il est indispensable de le voir toujours comme expression : c’est là sa fonction primitive ; et c’est par cette attribution, établie par les lois de la nature, qu’il embellit l’art dont il est le tout, et celui auquel il s’unit, pour en devenir une principale partie. (B)
Geste (Danse) §
Geste, (Danse.) la Danse est l’art des gestes ; on a expliqué à cet article dans les volumes précédents l’objet et l’origine de cet art. Voyez Danse. Il ne reste ici qu’une observation à faire pour aider ses progrès, et pour employer utilement les moyens qu’elle a sous sa main, et que cependant elle laisse oisifs depuis qu’elle existe.
Cette observation sera peu du goût de nos artistes ; ils sont dans une routine contraire ; et la routine est en général la boussole des artistes modernes qui ont acquis quelque réputation dans la danse du théâtre.
Observer, réfléchir, lire, leur paraissent des distractions nuisibles aux mouvements du corps, où ils se livrent par préférence ; leurs bras, leurs positions croissent en agrément, et l’art reste sans progrès. C’est donc à l’amour de l’art à ne se point rebuter contre une ancienne obstination qui lui est très nuisible. Le moment viendra peut-être où l’esprit de réflexion entrera en quelque société avec la facture mécanique des sauts et des pas. En attendant, la vérité se trouvera écrite.
Il est certain que les mouvements extérieurs du visage sont les gestes les plus expressifs de l’homme : pourquoi donc tous les danseurs se privent-ils sur nos théâtres de l’avantage que leur procurerait cette expression supérieure à toutes les autres ?
Les Grecs et les Romains avaient une raison très puissante pour s’aider du secours du masque, non-seulement dans la Danse, mais encore dans la déclamation chantée de leurs représentations tragiques et comiques. Les places immenses où s’assemblaient les spectateurs, formaient de si grands éloignements, qu’on n’aurait entendu la voix ni distingué aucun des traits du visage, si on n’avait eu recours à l’invention des masques qu’on changeait dans la même représentation, selon les divers besoins de l’action théâtrale.
Le masque ne leur fit rien perdre, et il leur procura les deux avantages dont l’éloignement les aurait privés. Nous sommes dans la situation contraire : le masque nous nuit toujours, et n’est utile presque jamais.
1°. Malgré l’habitude qu’on a prise de s’en servir, il est impossible qu’il ne gêne pas la respiration ; 2°. Il diminue par conséquent les forces ; et c’est un inconvénient considérable dans un pareil exercice, que la gêne et l’affaiblissement.
En considérant que le masque, quelque bien dessiné et peint qu’on puisse le faire, est toujours inférieur à la teinte de la nature, ne peut avoir aucun mouvement, et ne peut être jamais que ce qu’il a paru d’abord ; peut-on se refuser à l’abolition d’un abus si nuisible à la Danse ? L’habitude dans les Arts doit-elle toujours prévaloir sur les moyens sûrs d’un embellissement qu’on perd par indolence ? quel honneur peut-on trouver à imiter servilement la conduite et la manière des danseurs qui ont précédé ? ne se convaincra-t-on jamais que tout leur savoir ne consistait qu’en quelques traditions tyranniques que le talent véritable dédaigne, et que la médiocrité seule regarde comme des lois ?
Les danseurs qui méritent qu’on leur réponde, m’ont opposé 1°. Que la danse vive demande quelquefois des efforts qui influent d’une manière désagréable sur le visage du danseur ; 2°. Que n’étant pas dans l’usage de danser à visage découvert, on n’a point pris d’enfance, comme les femmes, le soin d’en ajuster les traits avec les grâces qu’elles ont naturellement, et que leur adresse sait proportionner aux différentes entrées de danse qu’elles exécutent.
Ces deux raisons ne sont que des prétextes ; les grâces du visage sont en proportion du sentiment ; et l’expression marquée par les mouvements de ses traits, sont les grâces les plus désirables pour un homme de théâtre. On convient qu’il y a quelques caractères qui exigent le masque ; mais ils sont en petit nombre ; et ce n’est pas à cause des efforts prétendus qu’il faut faire pour les bien danser, que le masque devient nécessaire, mais seulement parce qu’un visage humain y serait un contre-sens ridicule. Tels sont les vents, les satyres, les démons : tous les autres sont ou nobles ou tendres ou gais ; ils gagneraient tous à l’expression que leur prêteraient les traits du visage.
Au surplus, l’art des Laval et des Marcel, qui ont senti l’un et l’autre ce que la Danse devait être, est un aide sûr pour la belle nature ; le geste qu’elle anime trouve dans leurs pratiques mille moyens de s’embellir ; ils ont étudié les ressorts secrets de la nature humaine ; ils en connaissent les forces, les possibilités, la liaison. Les routes que peut leur indiquer une pareille connaissance, sont plus que suffisantes pour rendre les différents mouvements du corps, flexibles, rapides, brillants et moelleux. C’est sous de tels maîtres que la danse française peut acquérir cette expression enchanteresse qui lui donne, sans parler, autant de charmes qu’en étalent la bonne poésie et l’excellente musique. Les pas de deux, sur tout de galanterie ou de passion ; les pas seuls de grâce, les beaux développements des bras et des autres parties du corps qui se font sous un masque insensible, recevront enfin quelque jour, par les soins de nos excellents maîtres, la vie qui leur manque, qui peut seule ranimer la Danse et satisfaire pleinement les vrais amateurs. (B) [voir Traité historique, IIe partie, livre IV, chap. 6, « Preuves de la possibilité de la Danse en action »]
Sur la poétique du ballet et de l’opéra §
Comédie-ballet §
Comédie-ballet : on donne ce nom au théâtre Français, aux comédies qui ont des intermèdes, comme Psyché, La Princesse d’Elide, etc. Voyez Intermède [Article non signé]. Autrefois, et dans sa nouveauté, George Dandin et le Malade imaginaire étaient appelés de ce nom, parce qu’ils avaient des intermèdes.
Au théâtre lyrique, la comédie-ballet est une espèce de comédie en trois ou quatre actes, précédés d’un prologue.
Le Carnaval de Venise de Regnard, mis en musique par Campra, est la première comédie-ballet qu’on ait représentée sur le théâtre de l’opéra : elle le fut en 1699. Nous n’avons dans ce genre que le Carnaval et la Folie, ouvrage de La Motte, fort ingénieux et très bien écrit, donné en 1704, qui soit resté au théâtre. La musique est de Destouches.
Cet ouvrage n’est point copie d’un genre trouvé. La Motte a manié son sujet d’une manière originale. L’allégorie est le fond de sa pièce, et c’est presque un genre neuf qu’il a créé. C’est dans ces sortes d’ouvrages qu’il a imaginés, où il a été excellent. Il était faible quand il marchait sur les pas d’autrui, et presque toujours parfait, quelquefois même sublime, lorsqu’il suivait le feu de ses propres idées. Voyez Pastorale [Article non rédigé] et Ballet. (B)
Coupe §
Coupe, (Belles-lettres.) on donne ce nom à l’arrangement des diverses parties qui composent un poème lyrique. C’est proprement le secret de l’art, et l’écueil ordinaire de presque tous les auteurs qui ont tenté de se montrer sur le théâtre de l’opéra.
Un poème lyrique paraît fort peu de chose à la première inspection : une tragédie de ce genre n’est composée que de 600 ou 700 vers ; un ballet n’en a pour l’ordinaire que 500. Dans le meilleur de ces sortes d’ouvrages on voit tant de choses qui semblent communes ; la passion est si peu poussée dans les premiers, les détails sont si courts dans les autres ; quelques madrigaux dans les divertissements, un char qui porte une divinité, une baguette qui fait changer un désert en un palais magnifique, des danses amenées bien ou mal, des dénouements sans vraisemblance, une contexture en apparence sèche, certains mots plus sonores que les autres, et qui reviennent toujours ; voilà à quoi l’on croit que se bornent la charpente et l’ensemble d’un opéra. On s’embarque, plein de cette erreur, sur cette mer, qu’on juge aussi tranquille que celles qu’on voit peintes à ce théâtre : on y vogue avec une réputation déjà commencée ou établie par d’autres ouvrages décidés d’un genre plus difficile : mais à peine a-t-on quitté la rive, que les vents grondent, la mer s’agite, le vaisseau se brise ou échoue, et le pilote lui-même perd la tête et se noie. Voyez Couper.
Le poète dans ces compositions ne tient que le second rang dans l’opinion commune. Lully a joui pendant la vie de Quinault, de toute la gloire des opéras qu’ils avaient faits en société. Il n’y a pas vingt ans qu’on s’est aperçu que ce poète était un génie rare ; et malgré cette découverte tardive, on dit encore plus communément : Armide est le chef-d’œuvre de Lully, que Armide est un des chefs-d’œuvre de Quinault. Comment se persuader qu’un genre pour lequel en général on ne s’est pas accoutumé encore à avoir de l’estime, est pourtant un genre difficile ? Boileau affectait de dédaigner cette espèce d’ouvrages ; la comparaison qu’il faisait à la lecture d’une pièce de Racine avec un opéra de Quinault, l’amitié qu’il avait pour le premier, son antipathie contre le second, une sorte de sévérité de mœurs dont il faisait profession, tout cela nourrissait dans son esprit des préventions qui sont passées dans ses écrits, et dont tous les jeunes gens héritent au sortir du collège.
Si l’on doit juger cependant du mérite d’un genre par sa difficulté, et par les succès peu fréquents des plus beaux génies qui l’ont tenté, il en est peu dans la poésie qui doive avoir la préférence sur le lyrique. Aussi la bonne coupe théâtrale d’un poème de cette espèce suppose seule dans son auteur plusieurs talents, et un nombre infini de connaissances acquises, une étude profonde du goût du public, une adresse extrême à placer les contrastes, l’art moins commun encore d’amener les divertissements, de les varier, de les mettre en action ; de la justesse dans le dessein, une grande fécondité d’idées, des notions sur la peinture, sur la mécanique, la danse, et la perspective, et surtout un pressentiment très rare des divers effets, talent qu’on ne trouve jamais que dans les hommes d’une imagination vive et d’un sentiment exquis ; toutes ces choses sont nécessaires pour bien couper un opéra ; peut-être un jour s’en apercevra-t-on, et que cette découverte détruira enfin un préjugé injuste, qui a nui plus qu’on ne pense au progrès de l’art. Voyez Opéra [Article de Jaucourt] (B) [Voir Traité historique, IIe partie, livre III, chap. 5, « Établissement de l’Opéra Français », et chap. 6, « Défauts de l’exécution du Plan primitif de l’Opéra Français »]
Couper §
Couperun opéra. Il faut couper un opéra bien différemment de tous les autres ouvrages dramatiques. Quinault a coupé tous ses poèmes pour la grande déclamation : il ne pouvait pas alors avoir une autre méthode, parce qu’il n’avait que des sujets propres à la déclamation ; que d’ailleurs on connaissait à peine la danse de son temps, et qu’elle n’occupait qu’une très petite partie de la représentation.
Ce ne fut qu’au ballet du Triomphe de l’Amour qu’on introduisit en France des danseuses dans les représentations en musique ; il n’y avait auparavant que quatre ou six danseurs qui formaient tous les divertissements de l’opéra, et qui n’y portaient par conséquent que fort peu de variété et un agrément très médiocre ; en sorte que pendant plus de dix ans on s’était passé à ce théâtre d’un plaisir qui est devenu très piquant de nos jours. Tous les ouvrages antérieurs à 1681 furent donc coupés de manière à pouvoir se passer de danseuses ; et le pli était pris, si on peut s’exprimer ainsi, lorsque le corps de danse fut renforcé : ainsi Persée, Phaéton, Amadis de Gaule, Roland et Armide, poèmes postérieurs à cette époque, furent coupés, comme l’avaient été Cadmus, Thésée, Atys, Isis, Alceste et Proserpine qui l’avaient précédée.
Quinault, en coupant ainsi tous ses opéras, avait eu une raison décisive ; mais ceux qui l’ont suivi, avaient un motif aussi fort que lui pour prendre une coupe contraire. La danse naissait à peine de son temps, et il avait pressenti qu’elle serait un des principaux agréments du genre qu’il avait créé : mais comme elle était encore à son enfance, et que le chant avait fait de plus grands progrès ; que Lully se contentait de former ses divertissements de deux airs de violons, de trois tout au plus, quelquefois même d’un seul ; qu’il fallait cependant remplir le temps ordinaire de la représentation, Quinault coupait ses poèmes de façon que la déclamation suffît presque seule à la durée de son spectacle : trois quarts d’heure à peu près étaient occupés par les divertissements, le reste devait être rempli par la scène.
Quinault était donc astreint à couper ses poèmes de façon que le chant de déclamation (alors on n’en connaissait point d’autre, voyez Coupe, Exécution, Déclamation, Opéra [Article de Jaucourt]) remplît l’espace d’environ deux heures et demie ; mais à mesure qu’on a trouvé des chants nouveaux, que l’exécution a fait des progrès, qu’on a imaginé des danses brillantes, que cette partie du spectacle s’est accrue ; depuis enfin que le ballet (genre tout entier à la France, le plus piquant, le plus vif, le plus varié de tous) a été imaginé et goûté, toutes les fois qu’on a vu un grand opéra nouveau coupé comme ceux de Quinault (et tous les auteurs qui sont venus après lui, auraient cru faire un crime de prendre une autre coupe que la sienne), quelque bonne qu’ait été la musique, et quelque élégance qu’on ait répandu dans le poème, le public a trouvé du froid, de la langueur, de l’ennui. Les opéras même de Quinault, malgré leur réputation, le préjugé de la nation, et le juste tribut de reconnaissance et d’estime qu’elle doit à Lully, ont fait peu à peu la même impression ; et il a fallu en venir à des expédients, pour rendre agréable la représentation de ces ouvrages immortels. Tout cela est arrivé par degrés, et d’une façon presqu’insensible, parce que la danse et l’exécution ont fait leurs progrès de cette manière.
Les auteurs qui sont venus après Quinault, n’ont point senti ces différents progrès, mais ils ne sont point excusables de ne les avoir pas aperçus ; ils auraient atteint à la perfection de l’art, en coupant leurs ouvrages sur cette découverte. Voyez Coupe.
La Motte qui a créé le ballet, est le seul qui ait vu ce changement dans le temps même qu’il était le moins sensible ; il en a profité, en homme d’esprit, dans son Europe galante, dans Issé, et dans le Carnaval et la Folie, trois genres qu’il a créés en homme de génie. Voyez Ballet, Comédie-ballet et Pastorale [Article non rédigé]. On ne conçoit pas comment après un vol pareil vers la perfection, il a pu retomber après dans l’imitation servile. Tous ses autres ouvrages lyriques sont coupés sur l’ancien patron, et on sait la différence qu’on doit faire de ses meilleurs opéras de cette dernière espèce, avec les trois dont on vient de parler.
En réduisant donc les choses à un point fixe qui puisse être utile à l’art, il est démontré, 1°. Que la durée d’un opéra doit être la même aujourd’hui qu’elle l’était du temps de Quinault : 2°. Les trois heures et un quart de cette durée qui étaient remplies par deux heures et demie de récitatif, doivent l’être aujourd’hui par les divertissements, les chœurs, les mouvements du théâtre, les chants brillants, etc. sans cela l’ennui est sûr, et la chute de l’opéra infaillible. Il ne faut donc que trois quarts d’heure à peu près de récitatif, par conséquent un Opéra doit être coupé aujourd’hui d’une manière toute différente de celle dont s’est servi Quinault. Heureux les auteurs qui, bien convaincus de cette vérité, auront l’art de couper les leurs comme Quinault, s’il vivait aujourd’hui, les couperait lui-même. Voyez Ballet, Coupe, Déclamation, Débit, Divertissement, Opéra [Article de Jaucourt], Récitatif [Article de Rousseau], etc. (B)
Divertissement §
Divertissement, (Belles-Lettres.) c’est un terme générique, dont on se sert également pour désigner tous les petits poèmes mis en musique, qu’on exécute sur le théâtre ou en concert ; et les danses mêlées de chant, qu’on place quelquefois à la fin des comédies de deux actes ou d’un acte.
La Grotte de Versailles. L’Idylle de Sceaux, sont des divertissements de la première espèce.
On donne ce nom plus particulièrement aux danses et aux chants, qu’on introduit épisodiquement dans les actes d’opéra. Le triomphe de Thésée est un divertissement fort noble. L’enchantement d’Amadis est un divertissement très agréable ; mais le plus ingénieux divertissement des opéras anciens, est celui du quatrième acte de Roland.
L’art d’amener les divertissements est une partie fort rare au théâtre lyrique ; ceux mêmes, pour la plupart, qui paraissent les mieux amenés, ont quelquefois des défauts dans la forme qu’on leur donne. La grande règle est qu’ils naissent du sujet, qu’ils fassent partie de l’action, en un mot qu’on n’y danse pas seulement pour danser. Tout divertissement est plus ou moins estimable, selon qu’il est plus ou moins nécessaire à la marche théâtrale du sujet : quelque agréable qu’il paraisse, il est vicieux et pèche contre la première règle, lorsque l’action peut marcher sans lui, et que la suppression de cette partie ne laisserait point de vide dans l’ensemble de l’ouvrage. Le dernier divertissement, qui pour l’ordinaire termine l’opéra, paraît ne pas devoir être assujetti à cette règle aussi scrupuleusement que tous les autres ; ce n’est qu’une fête, un mariage, un couronnement, etc. qui ne doit avoir que la joie publique pour objet.
Si les divertissements des grands opéra sont soumis à cette loi établie par le bon sens, qui exige que toutes les parties d’un ouvrage y soient nécessaires pour former les proportions de l’ensemble ; à combien plus forte raison doit-elle être invariable dans les ballets?
Des divertissements en action sont le vrai fond des différentes entrées du ballet : telle est son origine. Le chant, dans ces compositions modernes, occupe une partie de la place qu’occupait la danse dans les anciennes : pour être parfaites, il faut que la danse et le chant y soient liés ensemble, et partagent toute l’action. Rien n’y doit être oisif ; tout ce qu’on y fait paraître d’inutile, et qui ne concourt pas à la marche, au progrès, au développement, n’est qu’un agrément froid et insipide. On peut dire d’une entrée de ballet, ce qu’on a dit souvent du sonnet : la plus légère tache défigure cette espèce d’ouvrage, bien plus difficile encore que le sonnet même, qui n’est qu’un simple récit ; le ballet doit être tout entier en action.
La grande erreur sur cette partie dramatique est que quelques madrigaux suffisent pour la rendre agréable. L’action est la dernière chose dont on parle, et celle à laquelle on pense le moins : c’est pourtant l’action intéressante, vive, pressée, qui fait le grand mérite de ce genre.
Il faut donc pour former une bonne entrée de ballet, 1°. Une action : 2°. Que le chant et la danse concourent également à la former, à la développer, à la dénouer : 3°. Que tous les agréments naissent du sujet même. Tous ces objets ne sont rien moins qu’aisés à remplir : mais que de beautés résultent aussi dans ces sortes d’ouvrages de la difficulté vaincue! Voyez Ballet, Coupe, Danse, Opéra [Article de Jaucourt]. (B) [voir Traité historique, IIe partie, livre IV, chap. 11, « Des actions épisodiques en danse »]
Enchantement §
Enchantement, (Belles-Lettres) terme d’opéra. Le merveilleux est le fonds de l’opéra français. Cette première idée que Quinault a eue en créant ce genre, est le germe des plus grandes beautés de ce spectacle. (Voyez Opéra [Article de Jaucourt]). C’est le théâtre des enchantements ; toute sorte de merveilleux est de son ressort, et on ne peut le produire que par l’intervention des dieux de la fable et par le secours de la féerie ou de la magie.
Les dieux de la fable développent sur ce théâtre la puissance surnaturelle que l’antiquité leur attribuait. La féerie y fait voir un pouvoir surprenant sur les créatures sans mouvement, ou sur les êtres animés : la magie par ses enchantements y amène des changements qui étonnent, et tous ces différents ressorts y produisent des beautés qui peuvent faire illusion, lorsqu’ils sont conduits par une main habile.
Il y a un enchantement dans l’opéra d’Amadis, qui est le fonds d’un divertissement très bien amené, et fort agréable ; il a été copié dans Tancrède, et la copie est bien au-dessous de l’original. Amadis, dans le premier, croit voir dans une magicienne Oriane qu’il adore ; il met à ses pieds ses armes, et l’enchantement produit un effet raisonnable et fondé sur la passion de ce héros. [voir Traité historique, IIe partie, livre IV, chap. 2, « Division de la danse théâtrale »]
Des nymphes paraissent dans Tancrède ; elles dansent autour de lui, et les armes lui tombent des mains, sans autre motif apparent aux yeux du spectateur. Suffit-il de danser pour enchaîner la valeur d’un héros, bien sûr d’ailleurs dans cette occasion que tout ce qu’il voit n’est qu’un enchantement ? Car il est dans la forêt enchantée, et les flammes qui l’ont retenu sont un enchantement, à ce qu’il dit lui-même, etc.
Cette critique sur un ouvrage très estimable d’ailleurs, et dont l’auteur n’est plus, a pour seul motif le progrès de l’art. Quelque peu fondés en raison que soient les enchantements, quoiqu’ils soient contradictoires avec le bon sens, et qu’enfin, sans être trop philosophe, on puisse avec confiance en nier la possibilité, l’opinion commune suffit pour donner la liberté aux poètes de les introduire dans un genre consacré à la fiction ; mais ils ne doivent s’en servir qu’en leur conservant les motifs capables de les occasionner, et les effets qu’ils produiraient réellement s’ils étaient possibles.
Tout enchantement qui ne naît pas du sujet qu’on traite, qui ne sert point au développement de la passion, et qui n’en est pas l’effet, est donc vicieux, et ne saurait produire qu’une beauté hors de place ; cette espèce de merveilleux ne doit être employé à l’opéra qu’à propos. Il n’est qu’un ressort de plus dans la main du poète pour faire agir la passion, et pour lui faire créer des moyens plus forts d’étonner, d’ébranler, de séduire, de troubler le spectateur. Voyez Féerie, Magie [Article de Polier de Bottens], Opéra [Article de Jaucourt]. (B)
Enchanteur §
Enchanteur, s. m. terme d’opéra. Il y a des rôles d’enchanteur. Tous ceux qui font des enchantements, ne sont pas appelés de ce nom ; on leur donne plus communément celui de magiciens, et on les fait basse-tailles. Voyez Magicien [Article de Polier de Bottens].
Dans Tancrède il y a un enchanteur au prologue, qui est haute-contre. Danchet a donné le nom d’enchanteur à son Isménor. « De l’enchanteur le trépas est certain. » [Tancrède, I, 2]. M. de Montcrif appelle ainsi Zélindor, roi des Sylphes. Voyez Féerie.
En général, le nom d’enchanteur ne convient qu’aux rôles de magiciens bienfaisants. On appelle magiciens tous les autres. Voyez Enchantement, Magicien [Article de Polier de Bottens], Féerie, Opéra [Article du Chevalier de Jaucourt]. (B)
Entracte §
Entracte, s. m. (Belles-Lett.) est en général l’espace de temps qui sépare deux actes d’une pièce de théâtre, soit qu’on remplisse cet espace de temps par un spectacle différent de la pièce, soit qu’on laisse cet espace absolument vide.
Entracte, dans un sens plus limité, est un divertissement en dialogue ou en monologue, en chant ou en danse, ou enfin mêlé de l’un et de l’autre, que l’on place entre les actes d’une comédie ou d’une tragédie. L’objet de ce divertissement isolé et de mauvais goût, est de varier l’amusement des spectateurs, souvent de donner le temps aux acteurs de changer d’habits, et quelquefois d’allonger le spectacle ; mais il n’en peut être jamais une partie nécessaire : par conséquent il n’est qu’une mauvaise ressource qui décèle le manque de génie dans celui qui y a recours, et le défaut de goût dans les spectateurs qui s’en amusent.
Les Grecs avaient des entractes de chant et de danse dans tous leurs spectacles : il ne faut pas les en blâmer. L’art du théâtre, quoique traité alors avec les plus belles ressources du génie, ne faisait cependant que de naître ; ils ne l’ont connu que dans son enfance, mais c’était l’enfance d’Hercule qui jouait avec les lions. [Voir Ballet]
Les Romains, en adoptant le théâtre des Grecs, prirent tous les défauts de leur genre, et n’atteignirent à presqu’aucune de leurs beautés. En France, lorsque Corneille et Molière créèrent la tragédie et la comédie, ils profitèrent des fautes des Romains pour les éviter ; et ils eurent assez de génie et de goût pour se rendre propres les grandes beautés des Grecs, et pour en produire de nouvelles, que les Sophocles et les Aristophanes n’auraient pas laissé échapper, s’ils avaient vécu deux mille ans plus tard.
Ainsi le théâtre français, dans les mains de ces deux hommes uniques, ne pouvait pas manquer d’être à jamais débarrassé d’entractes et d’intermèdes. Voyez Intermède [Article non signé].
L’entracte à la comédie française, est composé de quelques airs de violons qu’on n’écoute point.
A l’opéra le spectacle va de suite ; l’entracte est une symphonie que l’orchestre continue sans interruption, et pendant laquelle la décoration change. Cette continuité de spectacle est favorable à l’illusion, et sans l’illusion il n’y a plus de charme dans un spectacle en musique. Voyez Illusion [Article de Diderot].
Le grand ballet sert d’entracte dans les drames de collège. Voyez Ballet de Collège.
L’opéra italien a besoin d’entractes ; on les nomme en Italie intermezzi, intermèdes. Oserait-on le dire ? aurait-on besoin de ce malheureux secours dans un opéra qu’un intérêt suivi ou qu’une variété agréable soutiendraient réellement? On parle beaucoup en France de l’opéra italien : croit-on le connaître ? Voyez Opéra [Article du Chevalier de Jaucourt]. Les Italiens eux-mêmes, toujours amoureux et jaloux de ce spectacle, l’ont-ils jamais examiné? On avance ici une proposition que l’expérience seule ne nous a pas suggérée ; elle nous a été confirmée par des personnes sages et instruites, dont aucune nation ne peut récuser le suffrage. Il n’y a pas un homme en Italie qui ait écouté de suite une seule fois en sa vie tout l’opéra italien. On a eu recours aux intermèdes de bouffons ou à des danses pantomimes, pour combattre l’ennui presque continuel de plus de quatre heures de spectacle ; et cette ressource est un défaut très grand du génie, comme il sera démontré à l’article Intermède [Article non signé].(B)
Entrée §
Entrée, (Danse.) air de violon sur lequel les divertissements d’un acte d’opéra entrent sur le théâtre. On donne aussi ce nom à la danse même qu’on exécute. Ce sont ordinairement les chœurs de danse qui paraissent sur cet air ; c’est pour cette raison qu’on les nomme corps d’entrée. Ils en dansent un commencement ; un danseur ou une danseuse danse un commencement et une fin, et les chœurs reprennent la dernière fin. Chaque danse qu’un danseur ou une danseuse exécute, s’appelle aussi entrée. On lui donne encore le nom de pas. Voyez Pas [Article non signé] Un maître fort supérieur avec qui j’ai conféré souvent sur cette matière, m’a confié un résultat de ses observations, qui peut être fort utile à l’art. Le voici.
Dans toute entrée de danse, le danseur, à qui on suppose de la vigueur et de l’habileté, a trois objets principaux et indispensables à remplir. Le premier, les contrastes perpétuels de la force et de la grâce, en observant que la grâce suive toujours les coups de vigueur. Le second, l’esprit de l’air que ses pas doivent rendre ; car il n’est point d’air de danse, quelque plat que le musicien puisse le faire, qui ne présente une sorte d’esprit particulier au danseur qui a de l’oreille et du goût. Le troisième, de former toujours sa danse de pas, et de ne les sacrifier jamais aux sauts : ceux-ci sont plus aisés à faire que les autres. Le mélange sage de tous les deux, forme la danse agréable et brillante.
Chaque partie séparée des ballets anciens était nommée entrée. Dans les modernes, on a conservé ce nom à chacune des actions séparées de ces poèmes. Ainsi on dit : l’entrée de Tibulle dans les Fêtes grecques et romaines est fort ingénieuse, c’est une des meilleures entrées de ballet que nous ayons à l’opéra. Voyez Ballet.
Ce nom qu’on donne encore aux diverses parties de ces sortes d’ouvrages, doit faire connaître aux commençants et quelle est l’origine de ce genre difficile, et quelle doit être leur coupe pour qu’ils soient agréables au public ; c’est surtout cette mécanique très peu connue qui paraît fort aisée, et qui fourmille de difficultés qu’il faut qu’ils étudient. Voyez Coupe.
Il serait ridicule que l’on y fît commencer l’action dans un lieu, et qu’on la dénouât dans un autre. Le temps d’une entrée de ballet doit être celui de l’action même. On ne suppose point des intervalles ; il faut que l’action qu’on veut représenter se passe aux yeux du spectateur, comme si elle était véritable. Quant à sa durée, on juge bien que puisque le ballet exige ces deux unités, il exige à plus forte raison l’unité d’action : c’est la seule qu’on regarde comme indispensable dans le grand opéra ; on le dispense des deux autres. L’entrée de ballet, au contraire, est astreinte à toutes les trois. Voyez Ballet, Opéra [Article de Jaucourt], Poème lyrique [Article de Grimm] (B)
Féerie §
Féerie, s. f. On a introduit la féerie à l’opéra, comme un nouveau moyen de produire le merveilleux, seul vrai fond de ce spectacle. Voyez Merveilleux [Article non signé], Opéra [Article de Jaucourt]
On s’est servi d’abord de la magie. Voyez Magie [Article de Polier de Bottens]. Quinault traça d’un pinceau mâle et vigoureux les grands tableaux des Médée, des Arcabonne, des Armide, etc. les Argines, les Zoraïdes, les Phéano, ne sont que des copies de ces brillants originaux.
Mais ce grand poète n’introduisit la féerie dans ses opéras, qu’en sous-ordre. Urgande dans Amadis, et Logistille dans Roland, ne sont que des personnages sans intérêt, et tels qu’on les aperçoit à peine.
De nos jours le fond de la féerie, dont nous nous sommes formés une idée vive, légère et riante, a paru propre à produire une illusion agréable, et des actions aussi intéressantes que merveilleuses.
On avait tenté ce genre autrefois ; mais le peu de succès de Manto la fée, et de la Reine des Péris, semblait l’avoir décrédité. Un auteur moderne, en le maniant d’une manière ingénieuse, a montré que le malheur de cette première tentative ne devait être imputé ni à l’art ni au genre.
En 1733, M. de Montcrif mit une entrée de féerie dans son ballet de l’Empire de l’Amour ; et il acheva de faire goûter ce genre, en donnant Zélindor roi des Sylphes.
Cet ouvrage qui fut représenté à la cour, fit partie des fêtes qui y furent données après la victoire de Fontenoy. Voyez Fêtes de la Cour.
MM. Rebel et Francœur qui en ont fait la musique, ont répandu dans le chant une expression aimable, et dans la plupart des symphonies un ton d’enchantement qui fait illusion : c’est presque partout une musique qui peint, et il n’y a que celle-là qui prouve le talent, et qui mérite des éloges. (B)
Fête §
Fête, est le nom à l’opéra de presque tous les divertissements. La fête que Neptune donne à Thétis ; dans le premier acte, est infiniment plus agréable que celle que Jupiter lui donne dans le second. Un des grands défauts de l’opéra de Thétis, est d’avoir deux actes de suite sans fêtes ; il était peut-être moins sensible autrefois, mais il a paru très frappant de nos jours, parce que le goût du public est décidé pour les fêtes.
L’art d’amener les fêtes, de les animer, de les faire servir à l’action principale, est fort rare : cependant, sans cet art, les plus belles fêtes ne sont qu’un ornement postiche. Voyez Ballet, Coupe, Couper, Divertissement.
Il semble qu’on se serve plus communément du terme de fête pour les divertissements des tragédies en musique, que pour ceux des ballets. C’est un plus grand mot consacré au genre, que l’opinion, l’habitude et le préjugé paraissent avoir décidé le plus grand. Voyez Opéra [Article de Jaucourt] (B)
Sur l’artiste §
Décorateur §
Décorateur, s. m. (Spectacle.) homme expérimenté dans le dessein, la peinture, la sculpture, l’architecture, et la perspective, qui invente ou qui exécute et dispose des ouvrages d’architecture peinte, et toutes sortes de décorations, soit pour le théâtre, soit pour les fêtes publiques, les pompes funèbres, les processions, etc.
Il y a un décorateur à l’opéra de Paris : on ne saurait choisir pour cet emploi un homme trop intelligent ; c’est là où le génie, l’expérience, et la fécondité seraient extrêmement nécessaires. Ce n’est point par le défaut de dépense que cette partie est défectueuse à ce spectacle. Voyez Décoration. (B)
Enthousiasme §
Enthousiasme, s. m. (Philosophie, et Belles-Lettres). Nous n’avons point de définition de ce mot parfaitement satisfaisante : je crois cependant utile au progrès des beaux-arts qu’on en cherche la véritable signification, et qu’on la fixe, s’il est possible. Communément on entend par enthousiasme, une espèce de fureur qui s’empare de l’esprit et qui le maîtrise, qui enflamme l’imagination, l’élève, et la rend féconde. C’est un transport, dit-on, qui fait dire ou faire des choses extraordinaires et surprenantes ; mais quelle est cette fureur et d’où naît-elle ? quel est ce transport, et quelle est la cause qui le produit ? C’est là, ce me semble, ce qu’il aurait été nécessaire de nous apprendre, et dont on a cependant paru s’occuper le moins.
Je crois d’abord que ce mouvement qui élève l’esprit et qui échauffe l’imagination, n’est rien moins qu’une fureur. Cette dénomination impropre a été trouvée de sang-froid, pour exprimer une cause dont les effets (quand on est dans cet état paisible) ne sauraient manquer de paraître fort extraordinaires. On a cru qu’un homme devait être tout à fait hors de lui-même, pour pouvoir produire des choses qui mettaient réellement hors d’eux-mêmes ceux qui les voyaient ou qui les entendaient : ajoutez à cette première idée l’enthousiasme feint ou vrai des prêtres du Paganisme, que la charlatanerie les engageait à charger de grimace et de contorsion, et vous trouverez l’origine de cette fausse dénomination. Le peuple avait appelé ce dernier enthousiasme, fureur prophétique ; et les pédants de l’antiquité (autre partie du peuple peut-être encore plus bornée que la première) donnèrent à leur tour à la verve des poètes, dont il n’est pas donné aux esprits froids de pénétrer la cause, le nom superbe de fureur poétique.
Les poètes flattés qu’on les crût des êtres inspirés, n’eurent garde de détromper la multitude ; ils assurèrent dans leurs vers, au contraire, qu’ils l’étaient en effet, et peut-être le crurent-ils de bonne-foi eux-mêmes.
Voilà donc la fureur poétique établie dans le monde comme un rayon de lumière transcendante, comme une émanation sublime d’en-haut, enfin comme une inspiration divine, toutes ces expressions en Grèce et à Rome étaient synonymes aux mots dont nous avons formé en français celui d’enthousiasme.
Mais la fureur n’est qu’un accès violent de folie, et la folie est une absence ou un égarement de la raison ; ainsi lorsqu’on a défini l’enthousiasme, une fureur, un transport, c’est comme si l’on avait dit qu’il est un redoublement de folie, par conséquent incompatible pour jamais avec la raison. C’est la raison seule cependant qui le fait naître ; il est un feu pur qu’elle allume dans les moments de sa plus grande supériorité. Il fut toujours de toutes ses opérations la plus prompte, la plus animée. Il suppose une multitude infinie de combinaisons précédentes, qui n’ont pu se faire qu’avec elle et par elle. Il est, si on ose le dire, le chef-d’œuvre de la raison. Comment peut-on le définir, comme on définirait un accès de folie ?
Je suppose que, sans vous y être attendu, vous voyez dans son plus beau jour un excellent tableau. Une surprise subite vous arrête, vous éprouvez une émotion générale, vos regards comme absorbés restent dans une sorte d’immobilité, votre âme entière se rassemble sur une foule d’objets qui l’occupent à la fois ; mais bientôt rendue à son activité, elle parcourt les différentes parties du tout qui l’avait frappée, sa chaleur se communique à vos sens, vos yeux lui obéissent et la préviennent : un feu vif les anime ; vous apercevez, vous détaillez, vous comparez les attitudes, les contrastes, les coups de lumière, les traits des personnages, leurs passions, le choix de l’action représentée, l’adresse, la force, la hardiesse du pinceau ; et remarquez que votre attention, votre surprise, votre émotion, votre chaleur, seront dans cette circonstance plus ou moins vives, selon le différent degré de connaissances antérieures que vous aurez acquis, et le plus ou le moins de goût, de délicatesse, d’esprit, de sensibilité, de jugement, que vous aurez reçu de la nature.
Or ce que vous éprouvez dans ce moment est une image (imparfaite à la vérité, mais suffisante pour éclaircir mon idée) de ce qui se passe dans l’âme de l’homme de génie, lorsque la raison, par une opération rapide, lui présente un tableau frappant et nouveau qui l’arrête, l’émeut, le ravit, et l’absorbe.
Observez que je parle ici de l’âme d’un homme de génie ; parce que j’entends par le mot génie, l’aptitude naturelle à recevoir, à sentir, à rendre les impressions du tableau supposé. Je le regarde comme le pinceau du peintre, qui trace les figures sur la toile, qui les crée en effet, mais qui est toujours guidé par des inspirations précédentes. Dans les livres, comme dans la conversation, on commence à partir du pinceau, comme s’il était le premier moteur. Le style figuré chez des peuples instruits, tels que le nôtre, devient insensiblement le style ordinaire ; et c’est par cette raison que le mot génie, qui ne désigne que l’instrument indispensable pour produire, a été successivement employé pour exprimer la cause qui produit.
Observez encore que je n’ai point employé le mot imagination, qu’on croit communément la source unique de l’enthousiasme ; parce que je ne la vois dans mon hypothèse que comme une des causes secondes, et telle (pour m’aider encore d’une comparaison prise de la Peinture), telle, dis-je, qu’est la toile sous la main du peintre. L’imagination reçoit le dessein rapide du tableau qui est présenté à l’âme, et c’est sur cette première esquisse que le génie distribue les couleurs.
Je parle enfin, dans la définition que je propose, d’un tableau nouveau ; car il ne s’agit point ici d’une opération froide et commune de la mémoire. Il n’est point d’homme à qui elle ne rappelle souvent les différents objets qu’il a déjà vus : mais ce ne sont là que de faibles esquisses qui passent devant son entendement, comme des ombres légères, sans surprendre, affecter, ou émouvoir son a me, ne supposent que quelques sensations déjà éprouvées, et point de combinaisons précédentes. Ce n’est là peut-être qu’un des apanages de l’instinct ; j’entends développer ici un des plus beaux privilégies de la raison.
Il s’agit donc d’un tableau qui n’a point encore été vu, d’un tableau que la raison vient de créer, d’une image toute de feu qu’elle présente tout-à-coup à une âme vive, exercée, et délicate ; l’émotion qui la saisit est en proportion de sa vivacité, de ses connaissances, de sa délicatesse.
Or il est dans la nature que l’âme n’éprouve point de sentiment, sans former le désir prompt et vif de l’exprimer ; tous ses mouvements ne sont qu’une succession continue de sentiments et d’expressions ; elle est comme le cœur, dont le jeu machinal est de s’ouvrir sans cesse pour recevoir et pour rendre : il faut donc qu’à l’aspect subit de ce tableau frappant qui occupe l’âme, elle cherche à répandre au-dehors l’impression vive qu’il fait sur elle. L’impulsion qui l’a ébranlée, qui la remplit, et qui l’entraîne, est telle que tout lui cède, et qu’elle est le sentiment prédominant. Ainsi, sans que rien puisse le distraire, ou l’arrêter, le peintre saisit son pinceau, et la toile se colore, les figures s’arrangent, les morts revivent ; le ciseau est déjà dans la main du sculpteur, et le marbre s’anime ; les vers coulent de la plume du poète, et le théâtre s’embellit de mille actions nouvelles qui nous intéressent et nous étonnent ; le musicien monte sa lyre, et l’orchestre remplit les airs d’une harmonie sublime ; un spectacle inconnu, que le génie de Quinault a créé, et qu’elle embellit, ouvre une carrière brillante aux Arts divers qu’il rassemble ; des masures dégoûtantes disparaissent, et la superbe façade du Louvre s’élève ; des jardins réguliers et magnifiques prennent la place d’un terrain aride, ou d’un marais empoisonné ; une éloquence noble et mâle, des accents dignes de l’homme, font retentir le barreau, nos tribunes, nos chaires ; la face de la France change ainsi rapidement comme une belle décoration de théâtre ; les noms des Corneille, des Molière, des Quinault, des Lully, des Le Brun, des Bossuet, des Perrault, des Le Nôtre, volent de bouche en bouche, et l’Europe entière les répète et les admire : ils sont désormais des monuments immuables de la gloire de notre nation et de l’humanité.
L’enthousiasme est donc ce mouvement impétueux, dont l’essor donne la vie à tous les chefs d’œuvre des Arts, et ce mouvement est toujours produit par une opération de la raison aussi prompte que sublime. En effet, que de connaissances précédentes ne suppose-t-il pas ? que de combinaisons l’instruction ne doit-elle pas avoir occasionnées ? que d’études antérieures n’est-il pas nécessaire d’avoir faites ? de combien de manières ne faut-il pas que la raison se soit exercée, pour pouvoir créer tout-à-coup un grand tableau auquel rien ne manque, et qui paraît toujours à l’homme de génie, à qui il sert de modèle, bien supérieur à celui que son enthousiasme lui fait produire ? D’après ces réflexions puisées dans une métaphysique peu abstraite, et que je crois fort certaine, j’oserais définir l’enthousiasme une émotion vive de l’âme à l’aspect d’un tableau neuf et bien ordonné qui la frappe, et que la raison lui présente.
Cette émotion, moins vive à la vérité, mais du même caractère, se fait sentir à tous ceux qui sont à portée de jouir des diverses productions des beaux-arts. On ne voit point sans enthousiasme une tragédie intéressante, un bel opéra, un excellent morceau de peinture, un magnifique édifice, etc. ainsi la définition que je propose paraît convenir également, et à l’enthousiasme qui produit, et à l’enthousiasme qui admire.
Je crains peu d’objections de la part de ceux que l’expérience peut avoir éclairés, sur le point que je traite ; mais ce tableau spirituel, cette opération rapide de la raison, cet accord mutuel entre l’âme et les sens duquel naît l’expression prompte des impressions qu’elle a reçues, paraîtront chimériques peut-être à ces esprits froids, qui se souviennent toujours, et qui ne créeront jamais.
Pourquoi, diront-ils, dénaturer les choses? à quoi bon des systèmes nouveaux ? on a cru jusqu’ici l’enthousiasme une espèce de fureur, l’idée reçue vaut bien la nouvelle ; et quand l’ancienne serait une erreur, quel désavantage en résulterait-il pour les Arts ? Les grands poètes, les bons peintres, les musiciens excellents qu’on a cru et qui se sont crus eux-mêmes des gens inspirés, ont été aussi loin sans tant de métaphysique : on refroidit l’esprit, on affaiblit le génie par ces recherches incertaines ou au moins inutiles des causes ; contentons-nous des effets. Nous savons que les gens de génie créent ; que nous importe de savoir comment ? Quand on aura découvert que la raison est le premier moteur des opérations de leur âme, et non l’imagination, qu’on en a cru chargée jusqu’à présent, pense-t-on qu’on donnera du génie ou du talent à ceux à qui la nature aura refusé un don si rare ?
A ces objections générales je répondrai 1°. Qu’il n’est point d’erreur dans les Arts, de quelque nature qu’elle soit, qu’il ne paraisse évidemment utile de détruire.
2°. Que celle dont il s’agit est infiniment préjudiciable aux Artistes et aux Arts.
3°. Que c’est aplanir des routes qui sont encore assez difficiles, que de chercher, de trouver, d’établir les premiers principes. Les règles n’ont été faites que sur le mécanisme des Arts ; et en paraissant les gêner, elles les ont guidés jusqu’au point heureux où nous les voyons aujourd’hui. Que s’il est possible de porter des lumières nouvelles sur leur partie purement spirituelle, sur le principe moteur duquel dérivent toutes leurs opérations, elles deviendront dès lors aussi sûres que faciles. Il en est des Arts comme de la Navigation ; on ne courait les mers qu’en tâtonnant avant la découverte de la boussole.
4°. Ne craignons point d’affaiblir l’esprit, ou de refroidir le génie en les éclairant. Si tout ce que nous admirons dans les productions des Arts est l’ouvrage de la raison, cette découverte élèvera l’âme de l’artiste, en lui donnant une opinion plus glorieuse encore de l’excellence de son être ; et de cette élévation attendez de nouveaux miracles, sans en craindre un plus grand orgueil. La vanité n’est le grand ressort que des petites âmes ; le génie en suppose toujours une supérieure.
5°. Les mots d’imagination, de génie, d’esprit, de talent, ne sont que des termes trouvés pour exprimer les différentes opérations de la raison : il en est d’eux à-peu-près comme des divinités inférieures du paganisme : elles n’étaient aux yeux des sages, que des noms commodes pour exprimer les divers attributs d’un Dieu unique ; l’ignorance seule de la multitude leur fit partager les honneurs de la divinité.
6°. Si l’enthousiasme, à qui seul nous sommes redevables des belles productions des Arts, n’est dû qu’à la raison comme cause première ; si c’est à ce rayon de lumière plus ou moins brillant, à cette émanation plus ou moins grande d’un Être suprême, qu’il faut rapporter constamment les prodiges qui sortent des mains de l’humanité, dès-lors tous les préjugés nuisibles à la gloire des beaux-arts sont pour jamais détruits, et les Artistes triomphent. On pourra désormais être poète excellent, sans cesser de passer pour un homme sage ; un musicien sera sublime, sans qu’il soit indispensablement réputé pour fou. On ne regardera plus les hommes les plus rares comme des individus presqu’inutiles, peut-être même s’imaginera-t-on un jour qu’ils peuvent penser, vivre, agir comme le reste des hommes. Ils auront alors plus d’encouragement à espérer, et moins de dégoûts à soutenir. Ces têtes légères, orgueilleuses et bruyantes, ces automates lourds et dédaigneux qui décident en maîtres dans la société, seront peut-être à la fin persuadés qu’un artiste, qu’un homme de lettres tiennent dans l’ordre des choses un rang supérieur à celui d’un intendant qui les a subjugués et qui les ruine, d’un vil complaisant qui les amuse et qui les joue, d’un caissier qui leur refuse leur argent pour le faire valoir à son profit, même d’un secrétaire qui fait mal leur besogne, et très adroitement sa fortune.
Au reste soit que la vérité triomphe enfin de l’erreur, soit que le préjugé plus puissant demeure le tyran perpétuel des opinions contemporaines, que nos illustres modernes se consolent et se rassurent : les ouvrages du dernier siècle sont regardés maintenant sans contradiction, comme des chefs-d’œuvre de la raison humaine, et il n’est pas à craindre qu’on ose prétendre qu’ils ont été faits sans enthousiasme : tel sera le sort, dans le siècle prochain, de tous ces divers monuments glorieux aux Arts et à la patrie, qui s’élèvent sous nos yeux. La multitude en est frappée, il est vrai, sans les apprécier, les demi connaisseurs les discutent sans les sentir : on s’en occupe moins longtemps aujourd’hui que d’une parodie sans esprit, dont on n’a pas honte de rire : qu’importe, en seront-ils moins un jour l’école et l’admiration de tous les esprits et de tous les âges?
Mais la définition que je propose convient-elle à toute sorte d’enthousiasme et à toutes les espèces de talents? Quel est le tableau, dira-t-on peut-être, que la raison peut offrir à peindre à l’art du musicien? Il ne s’agit là que d’un arrangement géométrique de tons, etc. L’éloquence d’ailleurs est sublime sans enthousiasme, et il faut supprimer de cet article tout ce qui a été dit des orateurs du siècle dernier.
Je réponds 1°. qu’il n’existe point de musique digne de ce nom, qui n’ait peint une ou plusieurs images : son but est d’émouvoir par l’expression, et il n’y a point d’expression sans peinture. Voyez la question plus au long aux articles Expression, Musique [Article de Rousseau], Opéra [Article du Chevalier de Jaucourt].
2°. Mettre en doute l’enthousiasme de l’orateur, c’est vouloir faire douter de l’existence de l’éloquence même, dont l’objet unique est de l’inspirer. Ce discours qui vous émeut, qui vous intéresse ou qui vous révolte ; ces détails, ces images successives qui vous attachent, qui ouvrent votre cœur d’une manière insensible à celui des sentiments que l’on veut vous inspirer, tout cela n’est et ne peut être que l’effet de l’émotion vive qui a précédé dans l’âme de l’orateur celle qui se glisse dans la vôtre. On fait une déclamation, une harangue, peut-être même un discours académique sans enthousiasme ; mais ce n’est que de lui qu’on peut attendre un bon sermon, un plaidoyer transcendant, une oraison funèbre qui arrache des larmes. Voyez Elocution.
Je finis cet article par quelques observations utiles aux vrais talents, et que je supplie tous ceux qui s’érigent en juges souverains des Arts de me permettre.
Sans enthousiasme point de création, et sans création les Artistes et les Arts rampent dans la foule des choses communes. Ce ne sont plus que de froides copies retournées de mille petites façons différentes : les hommes disparaissent ; on ne trouve plus à leur place que des singes et des perroquets.
J’ai dit plus haut qu’il y a deux sortes d’enthousiasme ; l’un qui produit, l’autre qui admire ; celui-ci est toujours la suite et le salaire du premier, et la preuve certaine qu’il a été un enthousiasme véritable.
Il y a donc de faux enthousiasmes. Un homme peut se croire des talents, du génie, et n’avoir que des réminiscences, une facilité malheureuse, et un penchant ridicule, qui en est presque toujours la suite, pour tel genre ou tel art.
Il n’est point d’enthousiasme sans génie, c’est le nom qu’on a donné à la raison au moment qu’elle le produit ; ni sans talents, autre nom qu’on a donné à l’aptitude naturelle de l’âme à recevoir l’enthousiasme et à le rendre. Voyez Génie [Article non signé].
L’enthousiasme plonge les hommes privilégiés qui en sont susceptibles, dans un oubli presque continuel de tout ce qui est étranger aux arts qu’ils professent. Toute leur conduite est en général si peu ressemblante avec ce que nous regardons comme les manières d’être, adoptées dans la société, qu’on se trouve porté, presque sans le vouloir, à les regarder comme des espèces singulières ; ce n’est rien moins qu’à la raison qu’on attribue ce qu’on appelle leurs bizarreries ou leurs écarts, de-là tous les préjugés établis, et que l’instruction a bien de la peine à détruire. Mais a-t-on vu encore quelque espèce d’hommes parfaite ? en trouve-t-on beaucoup qui portent une raison supérieure dans plusieurs genres ? qu’il nous suffise de dire qu’on rencontre communément dans les vrais talents une bonne foi comme naturelle, une franchise de caractère, et surtout l’antipathie la plus décidée pour tout ce qui a l’air d’intrigue, d’artifice, de cabale. Pense-t-on que ce soit là un des moindres ouvrages de la raison ? Aussi lorsque vous verrez un homme de lettres, un peintre, un musicien souple, rampant, fertile en détours, adroit courtisan, ne cherchez point chez lui ce que nous appelons le vrai talent. Peut-être aura-t-il des succès : il en est de passagers que la cabale procure. Ne soyez point surpris de le voir envahir toutes les places de son état, et celles même qui paraissent lui être le plus étrangères ; il a la sorte de mérite qui les donne : mais un nom illustre, une gloire pure et durable, cette considération flatteuse, apanage honorable des talents distingués, ne seront jamais son partage. La charlatanerie trompe les sots, entraîne la multitude, éblouit les grands ; mais elle ne donne que des jouissances de peu de durée. Pour produire des ouvrages qui restent, pour acquérir une gloire que la postérité confirme, il faut des ouvrages et des succès qui résistent aux efforts du temps, et à l’examen des sages ; il faut avoir senti un enthousiasme vrai, et l’avoir fait passer dans tous les esprits ; il faut que le temps l’entretienne, et que la réflexion, loin de l’éteindre, le justifie.
Il est de la nature de l’enthousiasme de se communiquer et de se reproduire ; c’est une flamme vive qui gagne de proche en proche, qui se nourrit de son propre feu, et qui loin de s’affaiblir en s’étendant, prend de nouvelles forces à mesure qu’elle se répand et se communique.
Je suppose le public assemblé pour voir la représentation d’un excellent ouvrage ; la toile se lève, les acteurs paraissent, l’action marche, un transport général interrompt tout-à-coup le spectacle ; c’est l’enthousiasme qui se fait sentir, il augmente par degrés, il passe de l’âme des acteurs dans celle des spectateurs ; et remarquez qu’à mesure que ceux-ci s’échauffent, le jeu des premiers devient plus animé ; leur feu mutuel est comme une balle de paume que l’adresse vive et rapide des joueurs se renvoie ; c’est là où nous devons toujours être sûrs d’avoir du plaisir en proportion de la sensibilité que nous montrons pour celui qu’on nous donne.
Dans ces spectacles magnifiques, au contraire, que le zèle le plus ardent prépare, mais où le respect lie les mains, vous éprouvez une espèce de langueur à-peu-près vers le milieu de la représentation ; elle augmente par degrés jusqu’à la fin, et il est rare que l’ouvrage le plus fait pour émouvoir ne vous laisse pas dans un état tranquille. La cause de cette sorte de phénomène est dans l’âme de l’acteur et du spectateur. On ne verra jamais de représentation parfaite, sans cette chaleur mutuelle qui entretient la vivacité de celui qui représente, et le charme de ceux qui l’écoutent ; c’est un mécanisme constant établi par la nature. L’enthousiasme de ce genre le plus vif s’éteint, s’il ne se communique.
Il y a en nous une analogie secrète entre ce que nous pouvons produire et ce que nous avons appris. La raison d’un homme de génie décompose les différentes idées qu’elle a reçues, se les rend propres, et en forme un tout, qui, s’il est permis de s’exprimer ainsi, prend toujours une physionomie qui lui est propre : plus il acquiert de connaissances, plus il a rassemblé d’idées ; et plus ses moments d’enthousiasme sont fréquents, plus les tableaux que la raison présente à son âme sont hardis, nobles, extraordinaires, etc.
Ce n’est donc que par une étude assidue et profonde de la nature, des passions, des chefs-d’œuvre des Arts, qu’on peut développer, nourrir, réchauffer, étendre le génie. On pourrait le comparer à ces grands fleuves, qui ne paraissent à leur source que de faibles ruisseaux : ils coulent, serpentent, s’étendent ; et les torrents des montagnes, les rivières des plaines se mêlent à leur cours, grossissent leurs eaux, ne font qu’un seul tout avec elles : ce n’est plus alors un léger murmure, c’est un bruit imposant qu’ils excitent ; ils roulent majestueusement leurs flots dans le sein de l’océan, après avoir enrichi les terres heureuses qui en ont été arrosées. Voilà l’examen philosophique de l’enthousiasme ; voyez à l’article Eclectisme [Article de Diderot] surtout à la page 276, un abrégé historique de quelques-uns de ses effets. (B) [Voir Traité historique, IIe partie, livre IV, chap. 12, « Règles générales à observer dans les actions de Danse »]
Sur les artistes de l’opéra §
Chanteur, Chanteuse §
Chanteur, euse, s. (Musicien.) acteur de l’opéra, qui récite, exécute, joue les rôles, ou qui chante dans les chœurs des tragédies, et des ballets mis en musique.
Les chanteurs de l’opéra sont donc divisés en récitants et en choristes, et les uns et les autres sont distingués par la partie qu’ils exécutent ; il y a des chanteurs hautes-contre [Article « Haute-contre » de Barthez], tailles, basses-tailles [Basse-taille] ; des chanteuses premiers et seconds-dessus [Dessus]. Voyez tous ces différents mots, et l’article Parties [Article « Partie de musique » de Rousseau].
Parmi ceux qui exécutent les rôles, il y a encore une très grande différence entre les premiers chanteurs, et ceux qui en leur absence (par maladie ou défaut de zèle) les remplacent, et qu’on nomme doubles [Voir Double].
Les chanteurs qui jouent les premiers rôles sont pour l’ordinaire les favoris du public ; les doubles en sont les objets de déplaisance. On dit communément : cet opéra n’ira pas loin, il est en double.
L’opéra de Paris est composé actuellement de dix-sept chanteurs ou chanteuses récitants, et de plus de cinquante chanteurs et chanteuses pour les chœurs. Voyez Chœur. On leur donne communément le nom d’acteurs et d’actrices de l’opéra ; et ils prennent la qualité d’ordinaires de l’académie royale de Musique. Les exécutants dans l’orchestre et dans les chœurs prennent aussi la même qualité. Voyez Opéra [Article de Jaucourt] et Orchestre [Article de Jaucourt].
Nous jouissons de nos jours d’un chanteur et d’une chanteuse qui ont porté le goût, la précision, l’expression, et la légèreté du chant, à un point de perfection qu’avant eux on n’avait ni prévu ni cru possible. L’art leur est redevable de ses plus grands progrès ; car c’est sans doute aux possibilités que M. Rameau a pressenties dans leurs voix flexibles et brillantes, que l’opéra doit ces morceaux saillants, dont cet illustre compositeur a enrichi le chant Français. Les petits Musiciens se sont d’abord élevés contre ; plusieurs admirateurs du chant ancien, parce qu’ils n’en connaissaient point d’autre, ont été révoltés, en voyant adapter une partie des traits difficiles et brillants des Italiens, à une langue qu’on n’en croyait pas susceptible ; des gens d’un esprit étroit, que toutes les nouveautés alarment, et qui pensent orgueilleusement que l’étendue très bornée de leurs connaissances est le nec plus ultrà des efforts de l’art, ont tremblé pour le goût de la nation. Elle a ri de leurs craintes, et dédaigné leurs faibles cris : entraînée par le plaisir, elle a écouté avec transport, et son enthousiasme a partagé ses applaudissements entre le compositeur et les exécutants. Les talents des Rameau, des Jélyote, et des Fel, sont bien dignes en effet d’être unis ensemble. Il y a apparence que la postérité ne s’entretiendra guère du premier, sans parler des deux autres. Voyez Exécution.
En conformité des lettres-parentes du 28 Juin 1669, par lesquelles l’académie royale de Musique a été créée, et des nouvelles lettres données le mois de Mars 1671, les chanteurs et chanteuses de l’opéra ne dérogent point. Lorsqu’ils sont d’extraction noble, ils continuent à jouir des privilèges et de tous les droits de la noblesse. Voyez Danseur.
Les chanteurs et les chanteuses qui exécutent les concerts chez le Roi et chez la Reine, sont appelés ordinaires de la Musique de la chambre du Roi. Lorsque Louis XIV donnait des fêtes sur l’eau, il disait, avant qu’on commençât le concert : je permets à mes Musiciens de se couvrir, mais seulement à ceux qui chantent.
Il y a à la chapelle du Roi plusieurs castrati qu’on tire de bonne heure des écoles d’Italie, et qui chantent dans les motets les parties de dessus. Louis XIV avait des bontés particulières pour eux ; il leur permettait la chasse dans ses capitaineries, et leur parlait quelquefois avec humanité. Ce grand roi prenait plaisir à consoler ces malheureux de la barbarie de leurs pères. Voyez Castrati [Article de d’Alembert], Chant, Chantre, Exécution, Opéra [Article de Jaucourt] (B)
Chœurs §
Chœurs, (les) qui se dit toujours au pluriel : on appelle ainsi en nom collectif les chanteurs et les chanteuses qui exécutent les chœurs de l’opéra. Ils sont placés en haie sur les deux ailes du théâtre ; les hautes-contre et les tailles forment une espèce de demi-cercle dans le fond. Les chœurs remplissent le théâtre, et forment ainsi un fort agréable coup d’œil ; mais on les laisse immobiles à leur place : on les entend dire quelquefois que la terre s’écroule sous leurs pas, qu’ils périssent, etc. et pendant ce temps ils demeurent tranquilles au même lieu, sans faire le moindre mouvement.
L’effet théâtral qui est résulté des actions qu’on leur a fait faire dans l’entrée d’Osiris, des fêtes de l’Hymen et de l’Amour, doit faire sentir quelles grandes beautés naîtraient de leurs mouvements, si on les exerçait à agir conformément aux choses qu’on leur fait chanter. Voyez Opéra [Article de Jaucourt]. (B) [voir Doubler]
Chœurs, les chœurs de danse. On les appelle plus communément corps d’entrées, ou figurants. Voyez Corps d’entrée et Figurant. (B)
Choriste §
Choriste, s. m. chanteur qui chante dans les chœurs de l’opéra ou dans ceux des motets au concert spirituel, et dans les églises. Voyez Chanteur et Chantre, voyez aussi Chœur. (B)
Corps d’Entrée §
Corps d’Entrée, (Danse.) Ce sont les chœurs de danse qui figurent dans un ballet, et qu’on nomme aussi figurants. Le corps d’entrée est ordinairement composé de huit danseurs et danseuses ; quelquefois ils sont jusqu’à seize. Voyez Entrée, Figurant, et Quadrille [Article de Jaucourt] (B)
Coryphée §
Coryphée, s. m. (Spectacle.) Les anciens nommaient ainsi le chef de la troupe dont leurs chœurs étaient composés ; il vient d’un mot grec qui signifie le sommet de la tête.
On donne ce nom dans quelques-uns de nos opéras à un acteur principal, lorsqu’il chante des morceaux avec les chœurs. (B)
Danseur, Danseuse §
Danseur, danseuse, subst. nom générique qu’on donne à tous ceux qui dansent, et plus particulièrement à ceux qui font profession de la danse.
La danse de l’opéra de Paris est actuellement composée de huit danseurs et de six danseuses qui dansent des entrées seuls, et qu’on appelle premiers danseurs. Les corps d’entrée sont composés de douze danseurs et de quatorze danseuses, qu’on nomme figurants ; et la danse entière, de quarante sujets. Voyez Figurant.
Dans les lettres patentes d’établissement de l’opéra, le privilège de non dérogeance n’est exprimé que pour les chanteurs et chanteuses seulement. Voyez Chanteur, Danse, Opéra [Article de Jaucourt]. (B)
Double §
Double, s. m. On appelle de ce nom, à l’opéra, les acteurs en sous-ordre, qui remplacent les premiers acteurs dans les rôles qu’ils quittent par maladie ou défaut de zèle, ou lorsqu’un opéra est sur ses fins, et qu’on en prépare un autre. On dit de l’acteur en sous ordre qui prend le rôle que remplissait le premier, il a doublé, il double un tel rôle.
Chaque première actrice et chaque premier acteur ont leurs doubles, et ceux-ci ont les leurs à leur tour ; en sorte que l’opéra à Paris, quelque accident qui survienne, est représenté constamment pendant toute l’année aux jours marqués.
Il y a aussi des doubles dans la danse. Les premiers danseurs sont doublés par d’autres, lorsqu’ils sont hors d’état de danser leurs entrées.
Le nombre des sujets dont l’opéra de Paris est composé, son établissement stable, ses ressources, ses revenus, et le goût des Français pour ce spectacle, sont de grands moyens pour le porter à un point de perfection et de magnificence auquel il n’est point encore parvenu, et qui semble ne dépendre maintenant que de très peu de circonstances. Voyez Opéra [Article de Jaucourt]. (B) [voir Traité historique, IIe partie, livre IV, chap. 3, « Obstacles au Progrès de la Danse »]
Doubler §
Doubler, v. act. (Spectacle.) pour prendre la place, ou pour tenir la place, terme d’opéra. Les premiers acteurs sont doublés par les seconds, et ceux-ci par les troisièmes ; en sorte que quelque accident qui arrive, l’opéra de Paris est toujours représenté.
Les acteurs en sous-ordre ne paraissent guère que dans ces occasions, c’est-à-dire que ceux qui auraient le plus de besoin d’exercer leur talent pour le développer, sont précisément ceux qui sont les plus oisifs ; c’est pourtant par le travail, par l’exemple, par l’exercice, qu’il est possible de former des acteurs. En supposant quelque talent dans les sujets, il faudrait donc 1°. Les forcer au travail, leur offrir perpétuellement les modèles qu’ils doivent suivre, et les exercer pour les rompre au théâtre : 2°. Tirer un avantage de ce nombre d’acteurs, presque toujours inutiles, pour l’embellissement réel du spectacle.
Les chœurs sont toujours sans action sur le théâtre ; et le moyen de procurer le plus grand plaisir au spectateur, serait de les faire agir suivant les choses qu’ils chantent. Voyez Chœurs. Mais l’expédient sûr et d’embellir le spectacle, et de donner du mouvement aux chœurs, est de mettre à leur tête, et en avant, tous les doubles hommes et femmes. Plus rompus à l’action que la multitude des choristes, il serait aisé de leur faire faire les mouvements nécessaires. Les chœurs les suivraient comme une compagnie de soldats suit les mouvements de ses officiers.
Ces acteurs se rompraient eux-mêmes chaque jour davantage à l’action, et présents forcément à la représentation, ils auraient sans cesse devant les yeux les modèles sur lesquels ils peuvent se former. Leurs habits plus distingués que ceux des chœurs, ajouteraient à la magnificence du spectacle, et cet ordre rendrait toutes les belles idées qu’on veut peindre, lorsque les chœurs se rassemblent sur le théâtre. Les difficultés à vaincre sur cette partie, doivent être bien faibles à côté de l’autorité, du désir de l’embellissement du spectacle, et du besoin qu’on a toujours de former des sujets. Voyez Double, Spectacle [Article de Jaucourt]. (B)
Figurant, Figurante §
Figurant, figurante, adj. terme d’opéra ; c’est le nom qu’on donne aux danseurs qui figurent dans les corps d’entrées, parce que le corps d’entrée dessine dans sa danse des figures diverses.
Les maîtres de ballets ont senti eux-mêmes combien les figures étaient nécessaires à leurs corps d’entrée. N’ayant pour l’ordinaire rien à dessiner dans les compositions, ils ont recours à l’imagination, et ils font figurer leurs danseurs trois à trois, quatre à quatre, etc. Quelque fertile cependant que soit l’imagination d’un compositeur en ce genre, il faut nécessairement qu’il se répète bientôt, lorsqu’il ne peut employer des danseurs que pour danser. Il faut des actions pour animer la danse ; elle perd la plus grande partie de son agrément, et cesse d’être dans sa nature, lorsqu’elle n’exprime rien et qu’elle ne fait que des pas. Voyez Ballet, Danse, Pantomime [Article de Jaucourt]. (B)
Figurer §
Figurer, v. act. terme de Danse : il y a des danseurs qui figurent à l’opéra. Les danseuses du corps d’entrée ne dansent point seules, elles ne font que figurer : on appelle les uns figurants, et les autres figurantes.
La plupart des danseurs qui figurent à l’opéra, sont de très bons maîtres à danser, qui savent fort bien la danse. Qu’on conçoive par-là ce qu’on pourrait leur faire faire, si on s’appliquait à ne donner que des ballets en action. Voyez Ballet, Danse, Figurant, Pantomime [Article de Jaucourt]. (B)
Sur l’interprétation du chanteur §
Chanter — avec Jean-Jacques Rousseau §
Chanter, c’est faire différentes inflexions de voix agréables à l’oreille, et toujours correspondantes aux intervalles admis dans la Musique, et aux notes qui les expriment.
La première chose qu’on fait en apprenant à chanter, est de parcourir une gamme en montant par les degrés diatoniques jusqu’à l’octave, et ensuite en descendant par les mêmes notes. Après cela on monte et l’on descend par de plus grands intervalles, comme par tierces, par quartes, par quintes ; et l’on passe de cette manière par toutes les notes, et par tous les différents intervalles. Voyez Echelle [Article de Rousseau et d’Alembert], Gamme [Article de Rousseau et d’Alembert], Octave [Article de Rousseau].
Quelques-uns prétendent qu’on apprendrait plus facilement à chanter, si au lieu de parcourir d’abord les degrés diatoniques, on commençait par les consonances, dont les rapports plus simples sont plus aisés à entonner. C’est ainsi, disent-ils, que les intonations les plus aisées de la trompette et du cor sont d’abord les octaves, les quintes, et les autres consonances, et qu’elles deviennent plus difficiles pour les tons et semi-tons. L’expérience ne paraît pas s’accorder à ce raisonnement ; car il est constant qu’un commençant entonne plus aisément l’intervalle d’un ton que celui d’une octave, quoique le rapport en soit bien plus composé : c’est que, si d’un côté le rapport est plus simple, de l’autre la modification de l’organe est moins grande. Chacun voit que si l’ouverture de la glotte, la longueur ou la tension des cordes gutturales est comme 8, il s’y fait un moindre changement pour les rendre comme 9, que pour les rendre comme 16.
Mais on ne saurait disconvenir qu’il n’y ait dans les degrés de l’octave, en commençant par ut, une difficulté d’intonation dans les trois tons de suite, qui se trouvent du fa au si, laquelle donne la torture aux élèves, et retarde la formation de leur oreille. Voyez Octave [Article de Rousseau] et Solfier [Article de Rousseau]. Il serait aisé de prévenir cet inconvénient en commençant par une autre note, comme serait sol ou la, ou bien en faisant le fa dièse, ou le si bémol. (S)
On a fait un art du chant ; c’est-à-dire que des observations sur des voix sonores qui chantaient le plus agréablement, on a composé des règles pour faciliter et perfectionner l’usage de ce don naturel, Voyez Maître à chanter [Article non rédigé] ; mais il paraît par ce qui précède, qu’il y a encore bien des découvertes à faire sur la manière la plus facile et la plus sûre d’acquérir cet art.
Sans son secours, tous les hommes chantent, bien ou mal, et il n’y en a point qui en donnant une suite d’inflexions différentes de la voix, ne chante ; parce que quelque mauvais que soit l’organe, ou quelque peu agréable que soit le chant qu’il forme, l’action qui en résulte alors est toujours un chant.
On chante sans articuler des mots, sans dessein formé, sans idée fixe, dans une distraction, pour dissiper l’ennui, pour adoucir les fatigues ; c’est de toutes les actions de l’homme celle qui lui est la plus familière, et à laquelle une volonté déterminée a le moins de part.
Un muet donne des sons, et forme par conséquent des chants : ce qui prouve que le chant est une expression distincte de la parole. Les sons que peut former un muet peuvent exprimer les sensations de douleur ou de plaisir. De là il est évident que le chant a son expression propre, indépendante de celle de l’articulation des paroles. Voyez Expression.
La voix d’ailleurs est un instrument musical dont tous les hommes peuvent se servir sans le secours de maîtres, de principes ou de règles. Une voix sans agrément et mal conduite distrait autant de son propre ennui la personne qui chante, qu’une voix sonore et brillante, formée par l’art et le goût. Voyez Voix [Article de Rousseau]. Mais il y a des personnes qui par leur état sont obligées à exceller dans la manière de se servir de cet organe. Sur ce point, comme dans tous les autres arts agréables, la médiocrité, dont les oreilles peu délicates se contentent, est insupportable à celles que l’expérience et le goût ont formées. Tous les chanteurs et chanteuses qui composent l’académie royale de Musique sont dans cette position.
L’opéra est le lieu d’où la médiocrité, dans la manière de chanter, devrait être bannie ; parce que c’est le lieu où on ne devrait trouver que des modèles dans les différents genres de l’art. Tel est le but de son établissement, et le motif de son érection en académie royale de Musique.
Tous les sujets qui composent cette académie devraient donc exceller dans le chant, et nous ne devrions trouver entre eux d’autres différences que celles que la nature a pu répandre sur leurs divers organes. Que l’art est cependant loin encore de cette perfection! Il n’y a à l’opéra que très peu de sujets qui chantent d’une manière parfaite ; tous les autres, par le défaut d’adresse, laissent dans leur manière de chanter une infinité de choses à désirer et à reprendre. Presque jamais les sons ne sont donnés ni avec la justesse, ni avec l’aisance, ni avec les agréments dont ils sont susceptibles. On voit partout l’effort ; et toutes les fois que l’effort se montre, l’agrément disparaît. Voyez Chant, Chanteur, Maître à chanter [Article non rédigé], Voix [Article de Rousseau].
Le poème entier d’un opéra doit être chanté ; il faut donc que les vers, le fond, la coupe d’un ouvrage de ce genre, soient lyriques. Voyez Coupe, Lyrique [Article non signé], Opéra [Article de Jaucourt]. (B)
Débit §
Débit, s. m. (Musique.) manière rapide de rendre un rôle de chant. Le débit ne doit jamais prendre sur l’articulation ; il est une grande partie du chant français : sans le débit, la scène la mieux faite languit et paraît insipide.
La lenteur est un des grands défauts du chant français de scène, qu’on nomme aussi déclamation. Il faut cinq minutes pour débiter en expression trente vers, voyez Récitatif [Article de Rousseau]. On parle ici pour les chanteurs qui possèdent le mieux le débit. Voilà le principe de l’ennui que cause une trop grande quantité de récitatif. Quelque bien modulé qu’on le suppose, s’il a quelquefois en sa faveur l’expression, il a aussi contre lui une sorte de monotonie dont il ne saurait se défaire, parce que les traits de chant qui le composent sont peu variés. Le plaisir et l’ennui ont toujours des causes physiques : dans les arts agréables, le moyen sûr de procurer l’un et d’éviter l’autre, est de rechercher ces causes avec soin, et de se régler en conséquence lorsqu’on les a trouvées.
Le débit diminue la langueur du chant, et jette du feu dans l’expression ; mais il faut prendre soin d’y mettre beaucoup de variété. Le débit sans nuances est pire que la lenteur qu’on aurait l’art de nuancer. Mademoiselle Le Maure n’avait point de débit, la lenteur de son chant était excessive ; mais l’éclat, le timbre, la beauté de son organe, la netteté de son articulation, la vérité, le pathétique, les grâces de son expression, dédommageaient de cette lenteur. Récitatif [Article de Rousseau]. (B)
Débiter §
Débiter, verbe act. (Musique.) terme d’opéra ; rendre avec vivacité, nuances et précision un rôle de déclamation.
Le débit est le contraire de la lenteur ; ainsi débiter est chanter un rôle avec rapidité, en observant les temps, en répandant sur le chant l’expression, les nuances nécessaires ; en faisant sentir les choses de sentiment, de force, de tendresse, de vivacité, de noblesse, et tout cela sans manquer à la justesse et à l’articulation, et en donnant les plus beaux sons possibles de sa voix. Voyez Débit, Temps [Article de Rousseau], Déclamation.
La scène d’opéra languit, si elle n’est pas débitée ; l’acteur qui ne sait point débiter, quelque bien qu’il chante, en affaiblit l’intérêt et y répand l’ennui.
Il faut bien cependant se garder de croire que rendre un rôle avec rapidité, sans le nuancer, sans y mettre des temps, etc. soit la même chose que le débiter. Une actrice qui n’est plus, et dont on peut maintenant parler sans scrupule, parce que la vérité, qui ne saurait plus nuire à sa personne, peut servir au progrès de l’art, chantait très rapidement ses rôles, faisait faire à ses bras de très grands mouvements, et malgré tout cela ne débitait point, parce qu’elle ne nuançait point son chant, et qu’elle manquait de justesse.
Elle a fait pendant longtemps sur ce point illusion au gros du public ; on la louait sur cette partie qu’elle n’avait point, parce qu’elle chantait avec beaucoup de rapidité, mais sans aucun agrément et sans nulle sorte de variété. Si Thévenard débitait, comme on ne saurait le disputer ; que ceux qui ont vu l’acteur et l’actrice, et qui doivent être maintenant de sang-froid sur ces points, jugent s’il est possible qu’elle débitât.
Mais comme l’actrice dont on parle était supposée débiter, en conséquence de cette prévention on la donnait pour modèle. Tel est le pouvoir de l’habitude, que sa figure mal dessinée, colossale et sans grâces, passait pour théâtrale : on prenait pour de la noblesse, une morgue insupportable ; pour gestes d’expression, des mouvements convulsifs qui n’étaient jamais d’accord avec les choses qu’elle devait exprimer ; et pour une voix propre à la déclamation, des sons durs, presque toujours forcés, et souvent faux. De toutes ces erreurs, que d’inconvénients n’ont pas dû naître!
On s’accoutume par degrés aux disgrâces des acteurs que l’on voit tous les jours ; on les juge souvent corrigés des mêmes défauts qui avaient d’abord choqué, qu’ils ont encore, et dont ils ne se déferont jamais, parce que les spectateurs ont eu la bonté de s’y faire. Les étrangers cependant arrivent de sang-froid, nous leur parlons de notre opéra, et ils y courent ; mais ils ouvrent en vain les yeux et les oreilles, ils n’y volent et n’y entendent rien de ce que nous croyons y voir et y entendre : ils se parlent, nous examinent, nous jugent, et prennent pour défaut d’esprit et pour prévention, quelquefois même pour orgueil, ce qui n’est réellement l’effet que de l’habitude, de l’indifférence pour le progrès de l’art, ou peut-être d’un fond de bonté naturelle pour les personnes qui se dévouent à nos plaisirs.
Débiter est donc à l’opéra une partie essentielle à l’acteur ; et débiter est rendre un rôle de chant avec rapidité, justesse, expression, grâce et variété. Prodiguons des éloges et des applaudissements aux acteurs qui par leur travail auront acquis cette partie très rare. Par cette conduite nous verrons infailliblement l’art s’accroître, et nos plaisirs devenir plus piquants. Voyez Chanteur, Débit, Déclamation, Récitatif [Article de Rousseau]. (B)
Déclamation §
Déclamation, (Musiq.) c’est le nom qu’on donne au chant de scène que les Musiciens ont appelé improprement récitatif. Voyez Récitatif [Article de Rousseau]. Cette espèce de déclamation n’est et ne doit être autre chose que l’expression en chant du sentiment qu’expriment les paroles. Voyez Expression.
Les vieillards attachés aux beaux vers de Quinault, qu’ils ont appris dans leur jeunesse avec le chant de Lully, reprochent aux opéras modernes qu’il y a trop peu de vers de déclamation. Les jeunes gens qui ont savouré le brillant, la variété, le feu de la nouvelle Musique, sont ennuyés de la trop grande quantité de déclamation des opéras anciens. Les gens de goût qui savent évaluer les choses, qu’aucun préjugé n’entraîne, et qui désirent le progrès de l’art, veulent que l’on conserve avec soin la belle déclamation dans nos opéras, et qu’elle y soit unie à des divertissements ingénieux, à des tableaux de musique, à des chants légers, etc. et enfin ils pensent que la déclamation doit être la base et comme les gros murs de l’édifice, et que toutes les autres parties doivent concourir pour en former les embellissements.
Le succès des scènes de déclamation dépend presque toujours du poète : on ne connaît point de scène bien faite dans ce genre qui ait été manquée par un musicien, quelque médiocre qu’il ait été d’ailleurs. Le chant de celles de Médée et Jason a été fait par l’abbé Pellegrin, qui n’était rien moins que musicien sublime.
L’effort du génie a été d’abord de trouver le chant propre à la langue et au genre : il en est de cette invention comme de presque toutes les autres ; les premiers rayons de lumière que l’inventeur a répandus ont suffi pour éclairer ceux qui sont venus après lui : Lully a fait la découverte ; ce qui sera prouvé à l’article Récitatif [Article de Rousseau]. (B)
Effort §
Effort, (Voix.) défaut qui est dans le Chant, le contraire de l’aisance. On le fait par une contraction violente de la glotte : l’air poussé hors des poumons s’élance dans le même temps, et le son alors semble changer de nature ; il perd la douceur dont il était susceptible, acquiert une dureté fatigante pour l’auditeur, défigure les traits du chanteur, le rend vacillant sur le ton, et souvent l’en écarte.
C’est de tous les défauts qu’on peut contracter dans le chant le plus dangereux, et celui dont on revient le moins dès qu’on l’a une fois contracté. Il ne faut pas même dissimuler que c’est celui vers lequel on a plus de motifs de pencher dans notre chant dramatique ; tels sont les cris au théâtre de la Comédie Française.
Le volume, les grandes voix sont à-peu-près tout ce qu’applaudit la multitude ; elle est surprise par un grand son, comme elle est ébranlée par un cri. Les acteurs médiocres crient pour lui plaire, les chanteurs communs forcent leurs voix pour le surprendre.
On reviendra tôt ou tard, en France, de l’erreur des grandes voix ; mais il faut attendre que le chant du théâtre ait pris les accroissements dont il est susceptible. Dès qu’il cessera d’être lourd, il faudra bien qu’on croie qu’il n’y a de vraies voix que celles qui sont légères. Voyez Récitatif [Article de Rousseau], Légèreté [Article non rédigé]. (B)
Egalité §
Egalité, (Voix.) c’est une des qualités les plus essentielles la voix. Il n’en est point qu’on puisse appeler belle, si tous les sons qu’elle peut rendre dans l’étendue qui lui est propre, ne sont entre eux dans une parfaite égalité. C’est ainsi que la nature a donné à l’homme l’organe qu’elle a destiné au chant et aux oreilles françaises que la satiété n’a point encore gâtées, la faculté de le sentir et de l’apprécier. L’art, qui ne doit que l’embellir, et qui quelquefois l’exagère, n’a pas encore porté en France la manie de forcer la voix humaine par delà les sons qui constituent sa beauté. Voyez Etendue.
L’égalité est un don rare de la nature ; mais l’art peut y suppléer, lorsqu’il s’exerce de bonne heure sur un organe que l’âge n’a pas raidi. Voyez Maître à chanter [Article non rédigé], Etendue, Voix [Article de Rousseau]. (B)
Etendue §
Etendue, (Voix.) La nature a donné à la voix humaine une étendue fixe de tons ; mais elle en a varié le son à l’infini, comme les physionomies.
De la même manière qu’elle s’est assujettie à certaines proportions constantes dans la formation de nos traits, elle s’est aussi attachée à nous donner un certain nombre de tons qui nous servissent à exprimer nos différentes sensations ; car le chant est le premier langage de l’homme. Voyez Chant.
Mais ce chant formé de sons qui tiennent de la nature l’expression du sentiment qui leur est propre, a plus ou moins de force, plus ou moins de douceur, etc. le volume de la voix qui le forme, est ou large ou étroit, lourd ou léger : l’impression qu’il fait sur notre oreille, a des degrés d’agrément ; il étonne ou flatte, il touche ou il égaie. Voyez Son [Article de Rousseau]. Or dans toutes ces différences il y a dans la voix bien organisée qui les produit, un nombre fixe de tons qui forment son étendue, comme dans tous les visages il y a un nombre constant de traits qui forme leur ensemble. Lorsque le chant est devenu un art, l’expérience a décomposé les voix différentes de l’homme, pour en établir la qualité et en apprécier la valeur. Nos Musiciens en France n’ont consulté que la nature, et voici la division qui leur sert de règle.
Dans les voix des femmes, le premier et le second dessus : ce dernier est aussi appelé bas-dessus. On donne le même nom et on divise de la même manière les voix des enfants avant la mue. Voyez Mue [Article non rédigé].
Les voix d’homme sont tailles ou hautes-contre, ou basses-tailles ou basses-contre. Nous regardons comme inutiles les concordants et les faussets.
Nous n’admettons donc en France dans la composition de notre musique vocale, que six sortes de voix, deux dans les femmes, et quatre dans les hommes. La connaissance de leur étendue est nécessaire aux compositeurs : on va l’expliquer par ordre.
Premier dessus chantant : clé de sol sur la seconde ligne, parcourt depuis l’ut au-dessous de la clé, jusqu’au la octave au-dessus de celui de la clé ; ce qui fait diatoniquement dix tons et demi.
Second dessus, ou bas-dessus chantant : clé d’ut sur la première ligne, donne le sol en bas au-dessous de la clé, et monte jusqu’au sa octave de celui de la clé ; ce qui fait diatoniquement onze tons.
Cette espèce de voix est très rare ; on en donne mal à propos le nom à des organes plus volumineux et moins étendus que les premiers dessus ordinaires, parce qu’on ne sait quel nom leur donner.
Je dois au surplus avertir que je parle ici, 1° des voix en général : il y en a de plus étendues ; mais c’est le très petit nombre, et les observations dans les arts ne doivent s’arrêter que sur les points généraux : les règles ont des vues universelles, les cas particuliers ne forment que des exceptions sans conséquence. 2° Qu’en fixant diatoniquement l’étendue ordinaire des voix, on les suppose au ton de l’opéra, par exemple. Il n’y en a point qui, en prenant le ton qui lui est le plus favorable, ne parcoure sans peine à peu près deux octaves. Mais elles se trouvent resserrées ou dans le haut ou dans le bas, lorsqu’elles sont obligées de s’assujettir au ton général établi ; et c’est de ce ton général qu’il est nécessaire de partir pour se former des idées exactes des objets qu’on veut faire connaître.
La haute-contre : clé d’ut sur la troisième ligne. Son étendue doit être depuis l’ut au-dessous de la clé, jusqu’à l’ut au-dessus ; ce qui fait deux octaves pleines, ou douze tons. Voyez Haute-Contre [Article de Barthez].
Taille : clé d’ut sur la quatrième ligne. Elle doit donner l’ut au-dessous de la clé, et le la au-dessus ; ce qui fait diatoniquement dix tons et demi.
Cette espèce de voix est la plus ordinaire à l’homme ; on s’en sert peu cependant pour nos théâtres et pour notre musique latine. On croit en avoir aperçu la cause, 1° dans son étendue, moindre que celle de la haute-contre et de la basse-taille : 2° dans l’espèce de ressemblance qu’elle a avec elles. La taille ne forme point le contraste que les sons de la basse-taille et de la haute-contre ont naturellement entre eux ; ce qui donne au chant une variété nécessaire.
Basse-taille : clé de fa sur la quatrième ligne, donne le sol au-dessous de la clé, et le fa au-dessus : diatoniquement onze tons et demi. Voyez Basse-taille.
Basse-contre : même clé et même portée en bas que la basse-taille, mais ne donne que le mi en-haut. Le volume plus large, s’il est permis de se servir de cette expression, en fait une seconde différence. On fait usage de ces voix dans les chœurs ; elles remplissent et soutiennent l’harmonie : on en a trop peu à l’opéra, l’effet y gagnerait. Voyez Instruments [Article de Diderot].
On a déjà dit que le concordant et le fausset étaient regardés comme des voix bâtardes et inutiles. Le premier est une sorte de taille qui chante sur la même clé, et qui ne va que depuis l’ut au-dessous de la clé, jusqu’au fa au-dessus : huit tons et demi diatoniquement.
On voit par le seul exposé, combien on a abusé de nos jours de l’ignorance de la multitude à l’égard d’une voix très précieuse que nous avons perdue. On veut parler ici de celle du sieur Lepage, qu’on disait tout-haut n’être qu’un concordant, et qui était en effet la plus légère, la mieux timbrée et la moins lourde basse-taille que la nature eût encore offerte en France à l’art de nos Musiciens. Ce chanteur parcourait d’une voix égale et aisée, plus de tons que n’en avaient encore parcouru nos voix de ce genre les plus vantées. Il avait de plus une grande facilité pour les traits de chant, qui seuls peuvent l’embellir et le rendre agréable. On lui refusait l’expression, l’action théâtrale, les grâces de la déclamation : peut-être en effet n’était-il que médiocre dans ces parties ; mais quelle voix ! et il faut premièrement chanter, et avoir de quoi chanter à l’opéra.
Le fausset est une voix de dessus factice ; elle parcourt avec un son aigre les mêmes intervalles que les voix de dessus. Il y a des chanteurs qui se le donnent, en conservant la voix qu’ils avaient avant la mue. Voyez Mue [Article non rédigé]. D’autres l’ajoutent à leur voix naturelle, et c’est une misérable imitation de ce que l’art a la cruauté de pratiquer en Italie.
C’est là qu’un ancien usage a prévalu sur l’humanité ; une opération barbare y produit des voix de dessus, qu’on croit fort supérieures aux voix que la nature a voulu faire ; et de ce premier écart on a passé bientôt à un abus dont les inconvénients surpassent de beaucoup les avantages qu’on en retire.
On a vu plus haut quelle est l’étendue déterminée par la nature des voix de dessus. Les musiciens d’Italie ont trouvé cette étendue trop resserrée ; ils ont travaillé dès l’enfance les voix des castrati, et à force d’art ils ont cru en écarter les bornes, parce qu’ils ont enté deux voix factices et tout à fait étrangères, sur la voix donnée. Mais ces trois voix de qualités inégales, laissent toujours sentir une dissemblance qui montre l’art à découvert, et qui par conséquent dépare toujours la nature.
L’étendue factice des voix procurée par l’art, ne pouvait pas manquer d’exciter l’ambition des femmes, qui se destinant au chant, n’avaient cependant qu’une voix naturelle. Dès qu’un dessus artificiel fournissait (n’importe comment) plusieurs tons dans le haut et dans le bas, qui excédaient l’étendue d’un dessus naturel, il s’ensuivait que celui-ci paraissait lui être inférieur, et devenait en effet moins utile. Les compositeurs resserrés dans les bornes de dix tons et demi, prescrites par la nature, se trouvaient bien plus à leur aise avec des voix factices, qui leur donnaient la liberté de se jouer d’une plus grande quantité d’intervalles, et qui rendaient par conséquent leurs compositions beaucoup plus extraordinaires et infiniment moins difficiles. Les voix de femme, si bien faites pour porter l’émotion jusqu’au fond de nos cœurs, n’étaient plus dans leur état naturel qu’un obstacle aux écarts des musiciens ; et ils les auraient abandonnées à perpétuité pour se servir des castrati (qu’on a d’ailleurs employés de tous les temps en femmes sur les théâtres d’Italie), si elles n’avaient eu l’adresse et le courage de gâter leurs voix pour s’accommoder aux circonstances.
Ainsi à force d’art, de travail et de constance, elles ont calqué sur leurs voix plusieurs tons hauts et bas au-dessus et au-dessous du diapason naturel. L’art est tel dans les grands talents, qu’il enchante les italiens habitues à ces sortes d’écarts, et qu’il surprend et flatte même les bonnes oreilles françaises. Avec cet artifice les femmes se sont soutenues au théâtre, dont elles auraient été bannies, et elles y disputent de talent et de succès avec ces espèces bizarres que l’inhumanité leur a donné pour rivales. Voyez Chanteur, Chantre.
A la suite de ces détails, qu’il soit permis de faire deux réflexions. La première est suggérée par les principes de l’art. Il n’est et ne doit être qu’une agréable imitation de la nature ; ainsi le chant réduit en règles, soumis à des lois, ne peut être qu’un embellissement du son de la voix humaine ; et ce son de la voix n’est et ne doit être que l’expression du sentiment, de la passion, du mouvement de l’âme, que l’art a intention d’imiter : or il n’est point de situation de l’âme que l’organe, tel que la nature l’a donné, ne puisse rendre.
Puisque le son de la voix (ainsi qu’on l’a dit plus haut, et qu’on le prouve à l’article Chant) est le premier langage de l’homme, les différents tons qui composent l’étendue naturelle de sa voix, sont donc relatifs aux différentes expressions qu’il peut avoir à rendre, et suffisants pour les rendre toutes. Les tons divers que l’art ajoute à ces premiers tons donnés, sont donc, 1° superflus ; 2° il faut encore qu’ils soient tout à fait sans expression, puisqu’ils sont inconnus, étrangers, inutiles à la nature. Ils ne sont donc qu’un abus de l’art, et tels que le seraient dans la Peinture, des couleurs factices, que les diverses modifications de la lumière naturelle ne sauraient jamais produire.
La seconde réflexion est un cri de douleur et de pitié sur les égarements et les préjugés qui subjuguent quelquefois des nations entières, et qui blessent leur sensibilité au point de leur laisser voir de sang-froid les usages les plus barbares. L’humanité, la raison, la religion, sont également outragées par les voix factices, qu’on fait payer si cher aux malheureux à qui on les donne. C’est sur les noirs autels de l’avarice que des pères cruels immolent eux-mêmes leurs fils, leur postérité, et peut-être des citoyens qu’on aurait vu quelque jour la gloire et l’appui de leur patrie.
Qu’on ne croie pas, au reste, qu’une aussi odieuse cruauté produise infailliblement le fruit qu’on en espère ; de deux mille victimes sacrifiées au luxe et aux bizarreries de l’art, à peine trouve-t-on trois sujets qui réunissent le talent et l’organe : tous les autres, créatures oisives et languissantes, ne sont plus que le rebut des deux sexes ; des membres paralytiques de la société ; un fardeau inutile et flétrissant de la terre qui les a produits, qui les nourrit, et qui les porte. Voyez Egalité, Son [Article de Rousseau], Voix [Article de Rousseau], Maître à chanter [Article non rédigé]. (B)
Geste (Chant du théâtre) §
Geste, (Chant du théâtre.) l’opéra français a pour objet de séduire l’esprit, de charmer les sens, de transporter l’âme dans des régions enchantées. Voyez Opéra [Article de Jaucourt] : si les ressorts de cette aimable séduction sont rudes, gauches, grossiers, l’esprit ne peut être entrainé, le goût l’arrête ; le froid et la distraction succèdent rapidement aux premiers moments d’attention et de chaleur.
J’entends des sons mélodieux ; je vois un lieu orné de tout ce qui peut flatter les regards d’un spectateur avide ; le jour qui l’éclaire est celui que j’imagine dans les jardins délicieux de l’Olympe. Mes yeux tombent sur le personnage dont l’apparition, par sa majesté et par ses grâces, doit remplir la première idée qui m’a séduit ; je ne vois qu’une figure rude qui marche d’un pas apprêté, qui remue au hasard deux grands bras qu’un mouvement monotone de pendule agite ; mon attention cesse ; le froid me gagne ; le charme a disparu, et je ne vois plus qu’une charge ridicule d’un dieu ou d’une déesse, à la place de la figure imposante qu’un si beau prélude m’avait promis.
Le contresens du geste passe rapidement au théâtre de la comédie ; l’attention y court de pensée en pensée, et l’acteur n’a pas le temps de s’appesantir sur la faute qui lui échappe quelquefois.
Il n’en est pas ainsi au théâtre du chant ; les détails y sont ralentis et répétés par la musique ; et c’est là que le contresens, quand il y est une fois amené, a tout le temps d’assommer le spectateur.
On a déjà dit, en parlant de la danse, que les traits du visage formaient les gestes les plus expressifs : ils sont en effet dans l’acteur, lorsqu’ils sont vrais, l’ouvrage sublime de l’art, parce qu’ils paraissent l’image vivante de la nature : mais l’art seul et sans elle, ne peut rien sur cette partie de la figure humaine ; il n’a que l’avantage d’un masque dont l’œil découvre bientôt l’imposture. [Voir Geste (Danse)]
Il faut, pour peindre sur cette toile animée et changeante, un sentiment juste, le tact fin et prompt, le talent enfin qui seul peut peindre, parce qu’il peut seul exprimer. Ce grand ressort dans l’acteur, qui le possède, pose, détermine, arrange toutes les parties sans que l’art s’en mêle ; les bras, les pieds, le corps, se trouvent d’eux-mêmes dans les places, dans les mouvements où ils doivent être. Tout suit l’ordre avec l’aisance de l’instinct. Voyez Grâce [Article de Watelet], Chant.
Mais souvent le talent est égaré par l’esprit ; alors il fait toujours plus mal, pour vouloir mieux faire. Ainsi à ce théâtre il arrive quelquefois que les acteurs les plus estimables abandonnent l’objet qui les amène, pour jouer sur les mots, et pour peindre en contre-sens ce qu’ils chantent. On en a vu faire murmurer les ruisseaux dans l’orchestre et dans le parterre ; les y suivre des yeux et de la main ; aller chercher les zéphyrs et les échos dans les balcons et dans les loges où ils ne pouvaient être ; et laisser tranquillement pendant toute la lente durée de ces beaux chants, les berceaux et l’onde pure qu’offraient les côtés et le fonds du théâtre, sans leur donner le moindre signe de vie. (B)
Geste (Déclamation) §
Geste, (Déclamation.) Le geste au théâtre doit toujours précéder la parole : on sent bien plutôt que la parole ne peut le dire ; et le geste est beaucoup plus preste qu’elle ; il faut des moments à la parole pour se former et pour frapper l’oreille ; le geste que la sensibilité rend agile, part toujours au moment même où l’âme éprouve le sentiment.
L’acteur qui ne sent point et qui voit des gestes dans les autres, croit les égaler au moins par des mouvements de bras, par des marches en avant et par de froids reculements en arrière ; par ces tours oisifs enfin toujours gauches au théâtre, qui refroidissent l’action et rendent l’acteur insupportable. Jamais dans ces automates fatiguant l’âme ne fait agir les mouvements ; elle reste ensevelie dans un assoupissement profond : la routine et la mémoire sont les chevilles ouvrières de la machine qui agit et qui parle.
Baron avait le geste du rôle qu’il jouait : voilà la seule bonne manière de les adapter sur le théâtre aux différents mouvements du caractère et de la passion. Voyez Déclamation.
Nous voyons au théâtre français des gestes et des mouvements qui nous entraînent ; s’ils nous laissaient le temps de réfléchir, nous les trouverions désordonnés, sans grâce, peut-être même désagréables : mais leur feu rapide échauffe, émeut, ravit le spectateur ; ils sont l’ouvrage du désordre de l’âme ; elle se peint dans cette espèce de dégingandage, plus beau, plus frappant que ne pourrait l’être toute l’adresse de l’art : osons le dire, c’est le sublime de l’agitation de l’actrice ; c’est la passion elle-même qui parle, qui me trouble, et qui fait passer dans mon âme tous les sentiments que son beau désordre me peint. (B)
Gras §
Gras, s. m. parler, chanter gras, défaut qui vient plus souvent de l’éducation que de l’organe. Voyez la grammaire de Restaut, sur la lettre R.
Il est rare que les enfants ne parlent pas gras, il est rare aussi qu’avec des soins on ne vienne pas à-bout de les guérir d’un défaut de prononciation aussi désagréable. Voyez Grasseyer, Grasseyement. (B)
Grasseyement §
Grasseyement, s. m. (Voix.) Défaut de l’organe qui gâte la prononciation ordinaire, celle que nous désirons dans la déclamation et dans le chant, surtout dans celui du théâtre. Voyez Grasseyer. On parle gras, on chante gras, lorsqu’on donne le son r comme si elle était précédée d’un c ou d’un g, et qu’on dit l comme si elle était un y, surtout quand elle est double. Ainsi le mot race dans la bouche de ceux qui grasseyent, sonne comme le mot grâce ou trace dans celle des gens qui parlent ou chantent bien ; et au lieu de dire carillon, groseille, on prononce niaisement caryon, groseye. Voyez les articles B et L.
Le grasseyement sur les autres lettres de la langue sont au-moins aussi insupportables. Il y en a sur le c qu’on prononce comme s’il était un t. On a mis sur le théâtre des personnages de ce genre qui y ont beaucoup grasseyé et fait rire. Il y a eu un motif raisonnable de ridiculiser ce défaut, rarement naturel, et qui presque toujours n’est produit que par l’affectation ou la mignardise.
On a vu sur le théâtre lyrique une jeune actrice qui aurait peut-être distrait les spectateurs de ce défaut, si sa voix avait secondé son talent. Elle arriva un jour sur la scène par ce monologue qu’on eut la maladresse de lui faire chanter :
Déesse des amours, Vénus, daigne m’entendre, Sois sensible aux soupirs de mon cœur amoureux.
Il est rare que dans les premiers ans on ne puisse pas corriger les enfants de ce vice de prononciation, qui ne vient presque jamais du défaut de l’organe : celui de r, par exemple, n’est formé que par un mouvement d’habitude qu’on donne aux cartilages de la gorge, et qui est poussé du dedans au-dehors. Ce mouvement est inutile pour la prononciation de r : il est donc possible de le supprimer. Tout le monde peut aisément en faire l’expérience : car on grasseye quand on veut.
Ce défaut est laissé aux enfants, surtout aux jeunes filles lorsqu’elles paraissent devoir être jolies, comme une espèce d’agrément qui leur devient cher, parce que la flatterie sait tout gâter.
On a un grand soin d’arrêter le grasseyement sur le c, le d et le double l, qui est le tic de presque tous les enfants, parce qu’il donne un ton pesant et un air bête. Il serait aussi facile de les guérir de celui qui gâte la prononciation de r ; quoiqu’il soit plus supportable, il n’en est pas moins un défaut.
Lorsqu’il est question du chant, le grasseyement est encore plus vicieux que dans le parler. Le son à donner change, parce que les mouvements que le grasseyement emploie sont étrangers à celui que forment pour rendre R les voix sans défaut.
Sur le théâtre on ne passe guère ce défaut d’organe qu’à des talents supérieurs, qui ont l’adresse de le racheter ou par la beauté de la voix, ou par l’excellence de leur jeu. Telle fut la célèbre Pélissier, qui dans le tragique surtout employait toutes les ressources de l’art pour rendre ce défaut moins désagréable. (B)
Grasseyer §
Grasseyer, v. neut. (Chant. Voix.) C’est changer par une prononciation d’habitude ou naturelle, le son articulé de la voix : ainsi on grasseye, lorsqu’on prononce les c, les d, en t, les doubles ll en y ; ou lorsqu’on croasse de la gorge la lettre r, en sorte qu’on la fait précéder d’un c ou d’un g. Voyez Grasseyement. C’est le plus souvent par l’habitude qu’on acquiert ce défaut très désagréable.
Les enfants ont presque tous le grasseyement du c et du d, ainsi que celui des doubles l ; ils le quittent cependant avec facilité, et l’on ne dit plus, lorsqu’on est bien élevé, tompagnie pour compagnie, ni Versayes pour Versailles. Voyez l’article L [Article de Beauzée]. Les soins des précepteurs, quand ils le veulent, réparent sans peine le vice qu’ont donné ou laissé les complaisances des gouvernantes : on n’est pas si attentif sur le grasseyement de r, surtout pour les filles, dont on espère de l’agrément ; on le regarde alors en les gâtant, comme une mignardise, et on ne corrige point ce défaut, par la fausse persuasion qu’il est un surcroît de grâces. Voyez Grasseyement, et l’article R [Article de Beauzée].
Mais il faut toujours en revenir aux principes : la prononciation ne peut être bonne, que lorsqu’elle est sans défaut. Ainsi dans l’éducation des enfants, on ne peut trop veiller à la correction des défauts de la voix, de la prononciation, et du ton que leurs organes prennent souvent de leurs différents entours : dans ces moments, le plus petit défaut devient successivement un désagrément ; et dans un âge plus avancé, lorsqu’on entre dans le monde, le ton qu’on a pris dans les premiers ans produit des effets presque aussi prompts que ceux qu’on voit produire au premier abord à certaines physionomies. (B)
Sur la musique ancienne §
Epodes §
Epodes, (Musique.) chant des anciens chœurs des Grecs, qu’ils exécutaient sans se mouvoir, pour représenter l’immobilité de la terre qu’ils croyaient fixe. Voyez Ballet, Chœurs, Danse. (B)
Sur la musique moderne §
Basse-contre §
Basse-contre, s. f. acteur qui dans les chœurs de l’opéra et autres concerts chante la partie de bassecontre.
Il y a peu de basses-contre à l’opéra ; l’harmonie des chœurs y gagnerait, s’il y en avait un plus grand nombre. (B)
Basse-taille §
Basse-taille, s. m. acteur de l’opéra ou d’un concert qui chante les rôles de basse-taille. Voyez Basse [Article non signé]
Ces rôles ont été les dominants ou en sous-ordre, dans les opéras, selon le plus ou le moins de goût que le public a montré pour les acteurs qui en ont été chargés.
La basse-taille était à la mode pendant tout le temps que Thévenard a resté au théâtre : mais les compositeurs d’à présent font leurs rôles les plus brillants pour la haute-contre.
Les rôles de Roland, d’Egée, d’Hidraot, d’Amadis de Grèce, etc. sont des rôles de basse-taille.
On appelle Tancrède l’opéra des basse-tailles, parce qu’il n’y a point de rôles de haute-contre, et que ceux de Tancrède, d’Argant et d’Ismenor sont des rôles fort beaux de basse-taille.
Les Magiciens, les Tyrans, les Amants haïs sont pour l’ordinaire des basses-tailles ; les femmes semblent avoir décidé, on ne sait pourquoi, que la haute-contre doit être l’amant favorisé, elles disent que c’est la voix du cœur ; des sons mâles et forts alarment sans doute leur délicatesse. Le sentiment, cet être imaginaire dont on parle tant, qu’on veut placer partout, qu’on décompose sans cesse sans l’éprouver, sans le définir, sans le connaître, le sentiment a prononcé en faveur des hautes-contre. Lorsqu’une basse-taille nouvelle se sera mise en crédit, qu’il paraîtra un autre Thévenard, ce système s’écroulera de lui-même, et vraisemblablement on se servira encore du sentiment pour prouver que la haute-contre ne fut jamais la voix du cœur. Voyez Haute-Contre [Article de Barthez]. (B)
Canevas §
Canevas : on donne ce nom à des mots sans aucune suite, que les Musiciens mettent sous un air, qu’ils veulent faire chanter après qu’il aura été exécuté par l’orchestre et la danse. Ces mots servent de modèle au Poète pour en arranger d’autres de la même mesure, et qui forment un sens : la chanson faite de cette manière, s’appelle aussi canevas ou parodie. Voyez Parodie [Article non signé]
Il y a de fort jolis canevas dans l’opéra de Tancrède ; aimable vainqueur, etc. d’Hésione, est un canevas ancien. Ma bergère fuyait l’amour, etc. des Fêtes de l’hymen, en est un moderne ; presque toutes les chaconnes de Lully, ainsi que ses passacailles ont été parodiées par Quinault ; c’est dans ces canevas que l’on trouve des vers de neuf syllabes, dont le repos est à la troisième ; ce Poète admirable ne s’en est servi que dans ces occasions.
Les bons Poètes lyriques ne s’écartent jamais de la règle qui veut que les rimes soient toutes croisées, hors dans les canevas seulement. Il y en a tel qui forcément doit être en rimes masculines, tel autre en demande quatre féminines de suite. Il y en a enfin, mais en petit nombre, dont toutes les rimes sont de cette dernière espèce.
La correction dans l’arrangement des vers, est une grande partie du Poète lyrique ; les vers de douze syllabes, ceux de dix, de sept, et de six, adroitement mêlés, sont les seuls dont il se sert ; encore observe-t-il de n’user que très sobrement de ceux de sept. Il faut même alors que dans le même morceau où ils sont employés, il y en ait au moins deux de cette mesure. Les vers de cinq, de quatre, de trois syllabes sont réservés au canevas ; la phrase de Musique qu’il faut rendre donne la loi ; une note quelquefois exige un sens fini, et un vers par conséquent d’une seule syllabe.
Les canevas les mieux faits sont ceux dont les repos et les sens des vers répondent aux différents repos, et aux temps des phases de la Musique. Alors le redoublement des rimes est un nouvel agrément : il n’est point d’ouvrage plus difficile, qui exige une oreille plus délicate, et où la prosodie Française doive être plus observée. Le Poète qui est en même temps Musicien, a dans ces sortes de découpures un grand avantage sur celui qui n’est que Poète. (B)
Aussi, comme l’observe M. Rousseau, il y a bien des canevas dans nos opéras qui, pour l’ordinaire, n’ont ni sens ni esprit, et où la prosodie Française se trouve ridiculement estropiée.
Cantate – avec l’abbé Mallet et Jean-Jacques Rousseau §
Cantate, s. f. (Belles-Lettres.) petit poème fait pour être mis en musique, contenant le récit d’une action galante ou héroïque : il est composé d’un récit qui expose le sujet ; d’un air en rondeau ; d’un second récit, et d’un dernier air contenant le point moral de l’ouvrage.
L’illustre Rousseau est le créateur de ce genre parmi nous. Il a fait les premières cantates Françaises ; et dans presque toutes, on voit le feu poétique dont ce génie rare était animé : elles ont été mises en musique par les Musiciens les plus célèbres de son temps.
Il s’en faut bien que ses autres poèmes lyriques aient l’agrément de ceux-ci. La Poésie de style n’est pas ce qui leur manque : c’est la partie théâtrale, celle du sentiment, et cette coupe rare que peu d’hommes ont connue, qui est le grand talent du théâtre lyrique, qu’on ne croit peut-être qu’une simple mécanique, et qui fait seule réussir plus d’opéras que toutes les autres parties. Voyez Coupe. (B)
La cantate demande une poésie plutôt noble que véhémente, douce, harmonieuse ; parce qu’elle doit être jointe avec la musique, qui ne s’accommode pas de toutes sortes de paroles. L’enthousiasme de l’ode ne convient pas à la cantate : elle admet encore moins le désordre ; parce que l’allégorie qui fait le fonds de la cantate, doit être soutenue avec sagesse et exactitude, afin de cadrer avec l’application qu’en veut faire le poète. Princ. pour la lect. des Poèt. tom. I. (G)
On appelle aussi cantate, la pièce de Musique vocale accompagnée d’instruments, composée sur le petit poème de même nom dont nous venons de parler, et variée de deux ou trois récitatifs, et d’autant d’ariettes.
Le goût de la cantate aussi-bien que le mot, nous est venu d’Italie. Plusieurs bons auteurs, les Berniers, les Campras, les Montéclairs, les Batistins, en ont composé à l’envi : mais personne en cette partie n’a égalé le fameux Clérambault, dont les cantates doivent par leur excellent goût être consacrées à l’immortalité.
Les cantates sont tout à fait passées de modes en Italie, et elles suivent en France le même chemin. On leur a substitué les cantatilles. (S)
Chanson — avec Jean-Jacques Rousseau §
Chanson, s. f. (Litt. et Mus.) est une espèce de petit poème fort court auquel on joint un air, pour être chanté dans des occasions familières, comme à table, avec ses amis, ou seul pour s’égayer et faire diversion aux peines du travail ; objet qui rend les chansons villageoises préférables à nos plus savantes compositions.
L’usage des chansons est fort naturel à l’homme : il n’a fallu, pour les imaginer, que déployer ses organes, et fixer l’expression dont la voix est capable, par des paroles dont le sens annonçât le sentiment qu’on voulait rendre, ou l’objet qu’on voulait imiter. Ainsi les anciens n’avaient point encore l’usage des lettres, qu’ils avaient celui des chansons : leurs lois et leurs histoires, les louanges des dieux et des grands hommes, furent chantées avant que d’être écrites ; et de-là vient, selon Aristote, que le même nom grec fut donné aux lois et aux chansons. (S)
Les vers des chansons doivent être aisés, simples, coulants, et naturels. Orphée, Linus, etc. commencèrent par faire des chansons : c’étaient des chansons que chantait Eriphanis en suivant les traces du chasseur Ménalque : c’était une chanson que les femmes de Grèce chantaient aussi pour rappeler les malheurs de la jeune Calycé, qui mourut d’amour pour l’insensible Evaltus : Thespis barbouillé de lie, et monté sur des tréteaux, célébrait la vendange, Silène et Bacchus, par des chansons à boire : toutes les odes d’Anacréon ne sont que des chansons : celles de Pindare en sont encore dans un style plus élevé ; le premier est presque toujours sublime par les images ; le second ne l’est guère souvent que par l’expression : les poésies de Sapho n’étaient que des chansons vives et passionnées ; le feu de l’amour qui la consumait, animait son style et ses vers. (B)
En un mot toute la poésie lyrique n’était proprement que des chansons : mais nous devons nous borner ici à parler de celles qui portaient plus particulièrement ce nom, et qui en avaient mieux le caractère.
Commençons par les airs de table. Dans les premiers temps, dit M. de la Nauze, tous les convives, au rapport de Dicearque, de Plutarque, et d’Artemon, chantaient ensemble et d’une seule voix les louanges de la divinité : ainsi ces chansons étaient de véritables péans ou cantiques sacrés.
Dans la suite les convives chantaient successivement, chacun à son tour tenant une branche de myrte, qui passait de la main de celui qui venait de chanter à celui qui chantait après lui.
Enfin quand la Musique se perfectionna dans la Grèce, et qu’on employa la lyre dans les festins, il n’y eut plus, disent les trois écrivains déjà cités, que les habiles gens qui fussent en état de chanter à table, du moins en s’accompagnant de la lyre ; les autres contraints de s’en tenir à la branche de myrte, donnèrent lieu à un proverbe grec, par lequel on disait qu’un homme chantait au myrte, quand on le voulait taxer d’ignorance.
Ces chansons accompagnées de la lyre, et dont Terpandre fut l’inventeur, s’appellent scolies, mot qui signifie oblique ou tortueux, pour marquer la difficulté de la chanson, selon Plutarque, ou la situation irrégulière de ceux qui chantaient, comme le veut Artemon : car comme il fallait être habillé pour chanter ainsi, chacun ne chantait pas à son rang, mais seulement ceux qui savaient la musique, lesquels se trouvaient dispersés çà et là, placés obliquement l’un par rapport à l’autre.
Les sujets des scolies se tiraient non seulement de l’amour et du vin, comme aujourd’hui, mais encore de l’histoire, de la guerre, et même de la morale. Telle est cette chanson d’Aristote sur la mort d’Hermias son ami et son allié, laquelle fit accuser son auteur d’impiété.
« O vertu, qui malgré les difficultés que vous présentez aux faibles mortels, êtes l’objet charmant de leurs recherches! vertu pure et aimable ! ce fut toujours aux Grecs un destin digne d’envie, que de mourir pour vous, et de souffrir sans se rebuter les maux les plus affreux. Telles sont les semences d’immortalité que vous répandez dans tous les cœurs ; les fruits en sont plus précieux que l’or, que l’amitié des parents, que le sommeil le plus tranquille : pour vous le divin Hercule et les sils de Léda essuyèrent mille travaux, et le succès de leurs exploits annonça votre puissance. C’est par amour pour vous qu’Achille et Ajax allèrent dans l’empire de Pluton ; et c’est en vue de votre aimable beauté que le prince d’Atarne s’est aussi privé de la lumière du soleil ; prince à jamais célèbre par ses actions! les filles de mémoire chanteront sa gloire toutes les fois qu’elles chanteront le culte de Jupiter hospitalier, ou le prix d’une amitié durable et sincère ».
Toutes leurs chansons morales n’étaient pas si graves que celle-là : en voici une d’un goût différent, tirée d’Athénée.
« Le premier de tous les biens est la santé ; le second, la beauté ; le troisième, les richesses amassées sans fraude ; et le quatrième, la jeunesse qu’on passe avec ses amis ».
Quant aux scolies qui roulent sur l’amour et le vin, on en peut juger par les soixante et dix odes d’Anacréon qui nous restent : mais dans ces sortes de chansons même on voyait encore briller cet amour de la patrie et de la liberté dont les Grecs étaient transportés.
« Du vin et de la santé, dit une de ces chansons, pour ma Clitagora et pour moi, avec le secours des Thessaliens ». C’est qu’outre que Clitagora était Thessalienne, les Athéniens avaient autrefois reçu du secours des Thessaliens contre la tyrannie des Pisistratides.
Ils avaient aussi des chansons pour les diverses professions : telles étaient les chansons des bergers, dont une espèce appelée bucoliasme, était le véritable chant de ceux qui conduisaient le bétail ; et l’autre, qui est proprement la pastorale, en était l’agréable imitation : la chanson des moissonneurs, appelée le lytierse, du nom d’un fils de Midas qui s’occupait par goût à faire la moisson : la chanson des meuniers, appelée hymëe ou épiaulie, comme celle-ci tirée de Plutarque : Moulez, meule ; moulez ; car Pittacus qui règne dans l’auguste Mytilene, aime à moudre ; parce que Pittacus était grand mangeur : la chanson des tisserands, qui s’appelait eline : la chanson jule des ouvriers en laine : celle des nourrices, qui s’appelait catabaucalese ou nunnie : la chanson des amans, appelée nomion : celle des femmes, appelée calycé, et harpalyce celle des filles ; ces deux dernières étaient aussi des chansons d’amour.
Pour des occasions particulières, ils avaient la chanson des noces, qui s’appelait hyménée, épithalame : la chanson de Datis, pour des occasions joyeuses : les lamentations, l’ialéme et le linos, pour des occasions funèbres et tristes : ce linos se chantait aussi chez les Egyptiens, et s’appelait par eux maneros, du nom d’un de leurs princes. Par un passage d’Euripide cité par Athénée, on voit que le linos pouvait aussi marquer la joie.
Enfin il y avait encore des hymnes ou chansons en l’Honneur des dieux et des héros : telles étaient les jules de Cérès et de Proserpine, la philélie d’Apollon, les upinges de Diane, etc. (S)
Ce genre passa des Grecs aux Latins ; plusieurs des odes d’Horace sont des chansons galantes ou bachiques. (B)
Les modernes ont aussi leurs chansons de différentes espèces selon le génie et le caractère de chaque nation : mais les Français l’emportent sur tous les peuples de l’Europe, pour le sel et la grâce de leurs chansons : ils se sont toujours plus à cet amusement, et y ont toujours excellé ; témoin les anciens Troubadours. Nous avons encore des chansons de Thibaut comte de Champagne. La Provence et le Languedoc n’ont point dégénéré de leur premier talent : on voit toujours régner dans ces provinces un air de gaieté qui les porte au chant et à la danse : un provençal menace son ennemi d’une chanson, comme un Italien menacerait le sien d’un coup de stylet ; chacun a ses armes. Les autres pays ont aussi leurs provinces chansonnières : en Angleterre, c’est l’Ecosse ; en Italie, c’est Venise.
L’usage établi en France d’un commerce libre entre les femmes et les hommes, cette galanterie aisée qui règne dans les sociétés, le mélange ordinaire des deux sexes dans tous les repas, le caractère même d’esprit des Français, ont dû porter rapidement chez eux ce genre à sa perfection. (B)
Nos chansons sont de plusieurs espèces ; mais en général elles roulent ou sur l’amour, ou sur le vin, ou sur la satire : les chansons d’amour sont les airs tendres, qu’on appelle encore airs sérieux : les romances, dont le caractère est d’émouvoir l’âme par le récit tendre et naïf de quelque histoire amoureuse et tragique ; les chansons pastorales, dont plusieurs sont faites pour danser, comme les musettes, les gavottes, les branles, etc. (S)
On ne connaît guère les auteurs des paroles de nos chansons françaises : ce sont des morceaux peu réfléchis, sortis de plusieurs mains, et que pour la plupart le plaisir du moment a fait naître : les musiciens qui en ont fait les airs sont plus connus, parce qu’ils en ont laissé des recueils complets ; tels sont les livres de Lambert, de Dubousset, etc.
Cette sorte d’ouvrage perpétue dans les repas le plaisir à qui il doit sa naissance. On chante indifféremment à table des chansons tendres, bachiques, etc. Les étrangers conviennent de notre supériorité en ce genre : le Français débarrassé de soins, hors du tourbillon des affaires qui l’a entraîné toute la journée, se délasse le soir dans des soupers aimables de la fatigue et des embarras du jour : la chanson est son égide contre l’ennui ; le vaudeville est son arme offensive contre le ridicule : il s’en sert aussi quelquefois comme d’une espèce de soulagement des pertes ou des revers qu’il essuie ; il est satisfait de ce dédommagement ; dès qu’il a chanté, sa haine ou sa vengeance expirent. (B)
Les chansons à boire sont assez communément des airs de basse, ou des rondes de table. Nous avons encore une espèce de chanson qu’on appelle parodie ; ce sont des paroles qu’on ajuste sur des airs de violon ou d’autres instruments, et que l’on fait rimer tant bien que mal, sans avoir d’égard à la mesure des vers.
La vogue des parodies ne peut montrer qu’un très mauvais goût ; car outre qu’il faut que la voix excède et passe de beaucoup sa juste portée pour chanter des airs faits pour les instruments : la rapidité avec laquelle on fait passer des syllabes dures et chargées de consonnes, sur des doubles croches et des intervalles difficiles, choque l’oreille très désagréablement. Les Italiens, dont la langue est bien plus douce que la nôtre, prodiguent à la vérité les vitesses dans les roulades ; mais quand la voix a quelques syllabes à articuler, ils ont grand soin de la faire marcher plus posément, et de manière à rendre les mots aisés à prononcer et à entendre. (S)
Chant — avec Jean-Jacques Rousseau §
Chant, s. m. (Musique.) est en général une sorte de modification de la voix, par laquelle on forme des sons variés et appréciables. Il est très difficile de déterminer en quoi le son qui forme la parole, diffère du son qui forme le chant. Cette différence est certaine ; mais on ne voit pas bien précisément en quoi elle consiste. Il ne manque peut-être que la permanence aux sons qui forment la parole, pour former un véritable chant : il paraît aussi que les diverses inflexions qu’on donne à sa voix en parlant, forment des intervalles qui ne sont point harmoniques, qui ne font point partie de nos systèmes de Musique, et qui par conséquent ne peuvent être exprimés en notes.
Chant, appliqué plus particulièrement à la Musique, se dit de toute musique vocale ; et dans celle qui est mêlée d’instruments, on appelle partie de chant toutes celles qui sont destinées pour les voix. Chant se dit aussi de la manière de conduire la mélodie dans toutes sortes d’airs et de pièces de musique. Les chants agréables frappent d’abord ; ils se gravent facilement dans la mémoire : mais peu de compositeurs y réussissent. Il y a parmi chaque nation des tours de chant usés, dans lesquels la plupart des compositeurs retombent toujours. Inventer des chants nouveaux, n’appartient qu’à l’homme de génie ; trouver de beaux chants, appartient à l’homme de goût. (S)
Le chant est l’une des deux premières expressions du sentiment, données par la nature. Voyez Geste.
C’est par les différents sons de la voix que les hommes ont dû exprimer d’abord leurs différentes sensations. La nature leur donna les sons de la voix, pour peindre à l’extérieur les sentiments de douleur, de joie, de plaisir dont ils étaient intérieurement affectés, ainsi que les désirs et les besoins dont ils étaient pressés. La formation des mots succéda à ce premier langage. L’un fut l’ouvrage de l’instinct, l’autre fut une suite des opérations de l’esprit. Tels on voit les enfants exprimer par des sons vifs ou tendres, gais ou tristes, les différentes situations de leur âme. Cette espèce de langage, qui est de tous les pays, est aussi entendu par tous les hommes, parce qu’il est celui de la nature. Lorsque les enfants viennent à exprimer leurs sensations par des mots, ils ne sont entendus que des gens d’une même langue, parce que les mots sont de convention, et que chaque société ou peuple a fait sur ce point des conventions particulières.
Ce chant naturel dont on vient de parler, s’unit dans tous les pays avec les mots : mais il perd alors une partie de sa force ; le mot peignant seul l’affection qu’on veut exprimer, l’inflexion devient par là moins nécessaire, et il semble que sur ce point, comme en beaucoup d’autres, la nature se repose, lorsque l’art agit. On appelle ce chant, acceru. Il est plus ou moins marqué, selon les climats. Il est presqu’insensible dans les tempérés ; et on pourrait aisément noter comme une chanson, celui des différents pays méridionaux. Il prend toujours la teinte, si on peut parler ainsi, du tempérament des diverses nations. Voyez Accent [Article de Dumarsais].
Lorsque les mots furent trouvés, les hommes qui avaient déjà le chant, s’en servirent pour exprimer d’une façon plus marquée le plaisir et la joie. Ces sentiments qui remuent et agitent l’âme d’une manière vive, durent nécessairement se peindre dans le chant avec plus de vivacité que les sensations ordinaires ; de-là cette différence que l’on trouve entre le chant du langage commun, et le chant musical.
Les règles suivirent longtemps après, et on réduisit en art ce qui avait été d’abord donné par la nature ; car rien n’est plus naturel à l’homme que le chant, même musical : c’est un soulagement qu’une espèce d’instinct lui suggère pour adoucir les peines, les ennuis, les travaux de la vie. Le voyageur dans une longue route, le laboureur au milieu des champs, le matelot sur la mer, le berger en gardant ses troupeaux, l’artisan dans son atelier, chantent tous comme machinalement ; et l’ennui, la fatigue, sont suspendus ou disparaissent.
Le chant consacré par la nature pour nous distraire de nos peines, ou pour adoucir le sentiment de nos fatigues, et trouvé pour exprimer la joie, servit bientôt après pour célébrer les actions de grâces que les hommes rendirent à la Divinité ; et une fois établi pour cet usage, il passa rapidement dans les fêtes publiques, dans les triomphes, et dans les festins, etc. La reconnaissance l’avait employé pour rendre hommage à l’Être suprême ; la flatterie le fit servir à la louange des chefs des nations, et l’amour à l’expression de la tendresse. Voilà les différentes sources de la Musique et de la Poésie. Le nom de Poète et de Musicien furent longtemps communs à tous ceux qui chantèrent et à tous ceux qui firent des vers.
On trouve l’usage du chant dans l’antiquité la plus reculée. Enos commença le premier à chanter les louanges de Dieu, Genèse 4, et Laban se plaint à Jacob son gendre, de ce qu’il lui avait comme enlevé ses filles, sans lui laisser la consolation de les accompagner au son des chansons et des instruments. Genèse 31.
Il est naturel de croire que le chant des oiseaux, les sons différents de la voix des animaux, les bruits divers excités dans l’air par les vents, l’agitation des feuilles des arbres, le murmure des eaux, servirent de modèle pour régler les différents tons de la voix. Les sons étaient dans l’homme : il entendit chanter ; il fut frappé par des bruits ; toutes ses sensations et son instinct le portèrent à l’imitation. Les concerts de voix furent donc les premiers. Ceux des instruments ne vinrent qu’ensuite, et ils furent une seconde imitation : car dans tous les instruments connus, c’est la voix qu’on a voulu imiter. Nous en devons l’invention à Jubal fils de Lamech. Ipse fuis pater canentium citharâ et organo. Genèse 4. Dès que le premier pas est fait dans les découvertes utiles ou agréables, la route s’élargit et devient aisée. Un instrument trouvé une fois, a dû fournir l’idée de mille autres. Voyez-en les différents noms à chacun de leurs articles.
Parmi les Juifs, le cantique chanté par Moïse et les enfants d’Israël, après le passage de la mer Rouge, est la plus ancienne composition en chant qu’on connaisse.
Dans l’Egypte et dans la Grèce, les premiers chants connus furent des vers en l’honneur des dieux, chantés par les poètes eux-mêmes. Bientôt adoptés par les prêtres, ils passèrent jusqu’aux peuples, et de-là prirent naissance les concerts et les chœurs de Musique. Voyez Chœurs et Concert.
Les Grecs n’eurent point de poésie qui ne fût chantée ; la lyrique se chantait avec un accompagnement d’instruments, ce qui la fit nommer mélique. Le chant de la poésie épique et dramatique était moins chargé d’inflexions, mais il n’en était pas moins un vrai chant ; et lorsqu’on examine avec attention tout ce qu’ont écrit les anciens sur leurs poésies, on ne peut pas révoquer en doute cette vérité. Voyez Opéra [Article de Jaucourt]. C’est donc au propre qu’il faut prendre ce qu’Homere, Hésiode, etc. ont dit au commencement de leurs poèmes. L’un invite sa muse à chanter la fureur d’Achille ; l’autre va chanter les Muses elles-mêmes, parce que leurs ouvrages n’étaient faits que pour être chantés. Cette expression n’est devenue figure que chez les Latins, et depuis parmi nous.
En effet, les Latins ne chantèrent point leurs poésies ; à la réserve de quelques odes et de leurs tragédies, tout le reste fut récité. César disait à un poète de son temps qui lui faisait la lecture de quelqu’un de ses ouvrages : Vous chantez mal si vous prétendez chanter ; et si vous prétendez lire, vous lisez mal : vous chantez.
Les inflexions de la voix des animaux sont un vrai chant formé de tons divers, d’intervalles, etc. et il est plus ou moins mélodieux, selon le plus ou le moins d’agrément que la nature a donné à leur organe. Au rapport de Juan Christoval Calvete (qui a fait une relation du voyage de Philippe II. roi d’Espagne, de Madrid à Bruxelles, qu’on va traduire ici mot à mot), dans une procession solennelle qui se fit dans cette capitale des Pays-Bas en l’année 1549, pendant l’octave de l’Ascension, sur les pas de l’archange saint Michel, couvert d’armes brillantes, portant d’une main une épée, et une balance de l’autre, marchait un chariot, sur lequel on voyait un ours qui touchait un orgue : il n’était point composé de tuyaux comme tous les autres, mais de plusieurs chats enfermés séparément dans des caisses étroites, dans lesquelles ils ne pouvaient se remuer : leurs queues sortaient en haut, elles étaient liées par des cordons attachés au registre ; ainsi à mesure que l’ours pressait les touches, il faisait lever ces cordons, tirait les queues des chats, et leur faisait miauler des tailles, des dessus, et des basses, selon les airs qu’il voulait exécuter. L’arrangement était fait de manière qu’il n’y eût point un faux ton dans l’exécution : y hazien cousus aullidos altos y baxos una musica ben entonada, che era eosa nueva y mucho de ver. Des singes, des ours, des loups, des cerfs, etc. dansaient sur un théâtre porté dans un char au son de cet orgue bisarre : una gratiosa dansa de monos, ossos, lobos, ciervos, y otros animales salvajes dançando delaute y detras de una granjaula che en un carro tirava un quartago. Voyez Danse.
On a entendu de nos jours un chœur très harmonieux, qui peint le croassement des grenouilles, et une imitation des différents cris des oiseaux à l’aspect de l’oiseau de proie, qui forme dans Platée un morceau de musique du plus grand genre. Voyez Ballet et Opéra [Article de Jaucourt].
Le chant naturel variant dans chaque nation selon les divers caractères des peuples et la température différente des climats, il était indispensable que le chant musical, dont on a fait un art longtemps après que les langues ont été trouvées, suivît ces mêmes différences ; d’autant mieux que les mots qui forment ces mêmes langues n’étant que l’expression des sensations, ont dû nécessairement être plus ou moins forts, doux, lourds, légers, etc. selon que les peuples qui les ont formés ont été diversement affectés, et que leurs organes ont été plus ou moins déliés, roides, ou flexibles. En partant de ce point, qui paraît incontestable, il est aisé de concilier les différences qu’on trouve dans la Musique vocale des diverses nations. Ainsi disputer sur cet article, et prétendre par exemple que le chant Italien n’est point dans la nature, parce que plusieurs traits de ce chant paraissent étrangers à l’oreille, c’est comme si l’on disait que la langue Italienne n’est point dans la nature, ou qu’un Italien a tort de parler sa langue. Voyez Chantre, Exécution, Opéra [Article de Jaucourt].
Les instruments d’ailleurs n’ayant été inventés que pour imiter les sons de la voix, il s’ensuit aussi que la Musique instrumentale des différentes nations doit avoir nécessairement quelque air du pays où elle est composée : mais il en est de cette espèce de productions de l’Art, comme de toutes les autres de la nature. Une vraiment belle femme, de quelque nation qu’elle soit, le doit paraître dans tous les pays où elle se trouve ; parce que les belles proportions ne sont point arbitraires. Un concerto bien harmonieux d’un excellent maître d’Italie, un air de violon, une ouverture bien dessinée, un grand chœur de M. Rameau, le Venite exultemus de M. Mondonville, doivent de même affecter tous ceux qui les entendent. Le plus ou le moins d’impression que produisent et la belle femme de tous les pays, et la bonne musique de toutes les nations, ne vient jamais que de la conformation heureuse ou malheureuse des organes de ceux qui voient et de ceux qui entendent. (B)
Chantre §
Chantre, s. m. ecclésiastique, ou séculier qui porte alors l’habit ecclésiastique, appointé par les chapitres pour chanter dans les offices, les récits, ou les chœurs de musique, etc. On ne dit jamais chanteur, que lorsqu’il s’agit du chant profane (Voyez Chanteur ; et on ne dit jamais chantre, que lorsqu’il s’agit du chant d’église. Les chantres de la musique des chapitres sont soumis au grand-chantre, qui est une dignité ecclésiastique : ils exécutent les motets, et chantent le plain-chant, etc. On donnait autrefois le nom de chantres aux musiciens de la chapelle du roi : ils s’en offenseraient aujourd’hui ; on les appelle musiciens de la chapelle.
Ceux mêmes des chapitres qui exécutent la musique, ne veulent point qu’on leur donne ce nom ; ils prétendent qu’il ne convient qu’à ceux qui sont pour le plain-chant, et ils se qualifient musiciens de l’église dans laquelle ils servent : ainsi on dit les musiciens de Notre-Dame, de la sainte-Chapelle ; etc.
Pendant le séjour de l’empereur Charlemagne à Rome en l’an 789, les chantres de sa chapelle qui le suivaient ayant entendu les chantres Romains, trouvèrent leur façon de chanter risible, parce qu’elle différait de la leur, et ils s’en moquèrent tout haut sans ménagement : ils chantèrent à leur tour ; et les chantres Romains, aussi adroits qu’eux pour le moins à saisir et à peindre le ridicule, leur rendirent avec usure toutes les plaisanteries qu’ils en avaient reçues.
L’empereur qui voyait les objets en citoyen du monde, et qui était fort loin de croire que tout ce qui était bon sur la terre fut à sa cour, les engagea les uns et les autres à une espèce de combat de chant, dont il voulut être le juge ; et il prononça en faveur des Romains. Le P. Daniel, Hist. de Fr. tome I. p. 472.
On voit par-là combien les Français datent de loin en fait de préventions et d’erreurs sur certains chapitres : mais un roi tel que Charlemagne n’était pas fait pour adopter de pareilles puérilités ; il semble que cette espèce de feu divin qui anime les grands hommes, épure aussi leur sentiment, et le rend plus fin, plus délicat, plus sûr que celui des autres hommes. Personne dans le royaume ne l’avait plus exquis que Louis XIV, le temps a confirmé presque tous les jugements qu’il a portés en matière de goût.
On dit chantre, en Poésie, pour dire poète : ainsi on désigne Orphée sous la qualification de chantre de la Thrace, etc. On ne s’en sert que rarement dans le style figuré, et jamais dans le simple. (B)
Chœur — avec Jean-Jacques Rousseau §
Chœur, est, en Musique, un morceau d’harmonie complète, à quatre parties ou plus, chanté à la fois par toutes les voix, et joué par tout l’orchestre. On cherche dans les chœurs un bruit agréable et harmonieux qui charme et remplisse les oreilles : un beau chœur est le chef-d’œuvre d’un habile compositeur. Les Français passent pour réussir mieux dans cette partie qu’aucune autre nation de l’Europe.
Le chœur s’appelle quelquefois grand-chœur, par opposition au petit-chœur qui est seulement composé de trois parties ; savoir, deux dessus, et la hautecontre qui leur sert de basse. On fait entendre de temps en temps séparément ce petit chœur, dont la douceur contraste agréablement avec la bruyante harmonie du grand. (S)
Le grand chœur est composé de huit basses, qui sont en haut des deux côtés de l’orchestre. La contrebasse est du grand chœur, ainsi que les violons, les hautbois, les flûtes, et les bassons. C’est l’orchestre entier qui le forme. Voyez Orchestre [Article de Jaucourt]. (B)
On appelle encore petit chœur, dans l’orchestre de l’opéra, un petit nombre des meilleurs instruments de chaque genre, qui forme comme un orchestre particulier autour du clavecin et de celui qui bat la mesure. Ce petit chœur est destiné pour les accompagnements qui demandent le plus de délicatesse et de précision.
Il y a des musiques à deux ou plusieurs chœurs qui se répondent et chantent quelquefois tous ensemble : on en peut voir un exemple dans l’opéra de Jephté. Mais cette pluralité de chœurs qui se pratique assez souvent en Italie, n’est guère d’usage en France ; on trouve qu’elle ne fait pas un bien grand effet, que la composition n’en est pas fort facile, et qu’il faut un trop grand nombre de musiciens pour l’exécuter. (S)
Il y a de beaux chœurs dans Tancrède ; celui de Phaéton, Allez répandre la lumière, etc. a une très grande réputation, quoiqu’il soit inférieur au chœur O l’heureux temps, etc. du prologue du même opéra. Mais le plus beau qu’on connaisse maintenant à ce théâtre, est le chœur Brillant soleil, etc. de la seconde entrée des Indes galantes. M. Rameau a poussé cette partie aussi loin qu’il semble qu’elle puisse l’être : presque tous ses chœurs sont beaux, et il en a beaucoup qui sont sublimes. (B)
Concert– avec Jean-Jacques Rousseau §
Concert, s. m. (Musique.) assemblée de voix et d’instruments qui exécutent des morceaux de musique. On le dit aussi pour exprimer la musique même qu’on exécute. Les Indes galantes sont gravées en concert, c’est-à-dire qu’elles sont disposées dans la gravure pour former des concerts. (B)
On ne se sert guère du mot concert que pour une assemblée d’au moins quatre ou cinq musiciens, et pour une musique à plusieurs parties, tant vocales qu’instrumentales. Quant aux anciens, comme il paraît qu’ils ne connaissaient pas la musique à plusieurs parties, leurs concerts ne s’exécutaient probablement qu’à l’unisson ou à l’octave. (S)
On fait des concerts d’instruments sans voix, dans lesquels on n’exécute que des symphonies. Dans quelques villes considérables de province, plusieurs particuliers se réunissent pour entretenir à leurs dépens des musiciens qui forment un concert. On dit le concert de Marseille, de Toulouse, de Bordeaux, etc. Celui de Lyon est établi en forme par lettres patentes, et a le titre d’académie royale de Musique. Il est administré par des directeurs élus par les particuliers associés, et c’est un des meilleurs qu’il y ait en province. Par un des statuts de cet établissement, chaque concert doit finir par un motet à grand chœur. Il n’est guère de ville en Europe où on ait tant de goût pour les Arts, dont les habitants soient aussi bons citoyens, et où les grands principes des mœurs soient si bien conservés : l’opulence ne les a point détruits, parce qu’elle n’y fleurit que par le travail et l’industrie. Le Commerce seul fait la richesse de la ville de Lyon, et la bonne foi est le grand ressort de cette utile et honnête manière d’acquérir.
Le 24 Août, veille de Saint-Louis, on élève auprès de la grande porte des Tuileries, du côté du jardin, une espèce d’amphithéâtre : tous les symphonistes de l’opéra s’y rendent ; et à l’entrée de la nuit on forme un grand concert composé des plus belles symphonies des anciens maîtres Français. C’est un hommage que l’académie royale de Musique rend au Roi. On ignore pourquoi l’ancienne musique, beaucoup moins brillante que la nouvelle, et par cette raison moins propre aujourd’hui à former un beau concert, est pourtant la seule qu’on exécute dans cette occasion : peut-être croit-on devoir la laisser jouir encore de cette prérogative, dans une circonstance où personne n’écoute. (B)
Concert Spirituel §
Concert spirituel, (Histoire moderne) spectacle public dans lequel on exécute, pendant les temps que tous les autres spectacles sont fermés, des motets et des symphonies. Il est établi dans la salle des suisses des Tuileries. On y a fait construire des loges commodes et un grand orchestre ; et ce spectacle a été plus ou moins fréquenté, selon le plus ou moins d’intelligence des personnes qui en ont été chargées.
Anne Daveau, dit Philidor, ordinaire de la musique du Roi, en donna l’idée en 1725. C’est un spectacle tributaire de l’académie royale de Musique : elle l’a régi pendant quelque temps elle-même ; et il est actuellement affermé à M. Royer, maître à chanter des Enfants de France.
C’est le plus beau concert de l’Europe, et il peut fort aisément devenir le meilleur qu’il soit possible d’y former, parce que par son établissement il n’est point borné à de simples symphonies ou à des motets ; on y peut faire exécuter des cantates, des airs Italiens des excellents maîtres, des morceaux de chant neufs et détachés, etc. En 1727 on y donna avec succès la cantate du Retour des dieux sur la terre, dont les paroles sont de M. Tanevot, et la musique de M. Colin de Blamont ; et en 1729, la cantate qui a pour titre la Prise de Lerida et plusieurs ariettes Italiennes y attirèrent beaucoup de monde.
Lorsqu’il paraît à Paris quelque joueur d’instruments de réputation, ou quelque cantatrice ou chanteur étrangers, c’est là qu’on est sûr de les bien entendre. Le nombre de bons instruments dont ce concert est composé, les chœurs qui sont choisis parmi les meilleurs musiciens des églises de Paris, les actrices de l’opéra les plus goûtées du public, et les voix de la chapelle et de la chambre du Roi les plus brillantes qu’on a le soin d’y faire paraître, le rendent fort agréable aux amateurs de la Musique ; et lorsqu’on a l’art de varier les morceaux qu’on y exécute, le public y court en foule.
Ce n’est que là, au reste, et à la chapelle du Roi, qu’on peut jouir des beaux motets de M. Mondonville. Ce célèbre compositeur dans ce genre de Musique est au concert spirituel, ce que M. Rameau est à l’opéra : il a saisi dans ses compositions sacrées la grande manière que cet illustre artiste a portée dans ses ouvrages dramatiques ; mais il l’a saisie en homme original ; il a vu la lumière dès qu’elle a paru ; et il a composé de façon qu’on juge sans peine qu’il était capable de se frayer de nouvelles routes dans son art, quand même M. Rameau ne les aurait pas ouvertes avant lui. Voyez Chant. (B)
Dessus §
Dessus, (Opéra.) voyez l’article précédent [Article « Dessus (Musique) » de Rousseau] On dit d’une actrice de l’opéra et d’une chanteuse de concert, c’est un beau dessus, pour dire une belle voix de dessus. Les chœurs de femmes à l’opéra sont composés de dessus et de bas-dessus ; les premières sont placées du côté du Roi, les autres du côté de la Reine. Voyez Chœurs. La partie des dessus à la chapelle du Roi, est chantée par des castrati. Voyez Chanteur. (B)
Exécution §
Exécution, s. f. (Opéra) on se sert de ce terme pour exprimer la façon dont la musique vocale et instrumentale sont rendues. Il est difficile de bien connaître une composition musicale de quelque espèce qu’elle soit, si on n’en a pas entendu l’exécution. C’est de cet ensemble que dépend principalement l’impression de plaisir, ou d’ennui. La meilleure composition en musique paraît désagréable, insipide, et même fatigante, avec une mauvaise exécution.
En 1669 l’abbé Perrin et Cambert rassemblèrent tout ce qu’ils purent trouver de musiciens à Paris, et ils firent venir des voix du Languedoc pour former l’établissement de l’opéra. Lully qui par la prévoyance de M. Colbert, fut bientôt mis à leur place, se servit de ce qu’il avait sous sa main. Le chant et l’orchestre étaient dans ces commencements ce que sont tous les Arts à leur naissance. L’opéra italien avait donné l’idée de l’opéra français : Lully qui était Florentin, était musicien comme l’étaient de son temps les célèbres compositeurs de delà les monts, et il ne pouvait pas l’être davantage. Les exécutants qui lui auraient été nécessaires, s’il l’avait été plus, étaient encore loin de naître. Ses compositions furent donc en proportion de la bonne musique de son temps, et de la force de ceux qui devaient les exécuter.
Comme il avait beaucoup de génie et de goût, l’art sous ses yeux, et par ses soins, faisait toujours quelques progrès ; et à mesure qu’il le voyait avancer, son génie aussi faisait de nouvelles découvertes, et créait des choses plus hardies. Despotique sur son théâtre et dans son orchestre, il récompensait les efforts, et punissait à son gré le défaut d’attention et de travail. Tout pliait sous lui : il prenait le violon des mains d’un exécutant qu’il trouvait en faute, et le lui cassait sur la tête sans que personne osât se plaindre ni murmurer.
Ainsi l’exécution de son temps fut poussée aussi loin qu’on devait naturellement l’attendre ; et la distance était immense de l’état où il trouva l’orchestre et le chant, à l’état où il les laissa.
Cependant ce que nous nommons très improprement le récitatif (voyez Récitatif [Article de Rousseau]) fut la seule partie de l’exécution qu’il porta et qu’il pouvait porter jusqu’à une certaine perfection ; il forma à son gré les sujets qu’il avait, dans un genre que personne ne pouvait connaître mieux que lui ; et comme il avait d’abord saisi une sorte de déclamation chantante qui était propre au genre et à la langue, il lui fut loisible de rendre suffisante pour son temps l’exécution de cette partie, sur un théâtre dont il était le maître absolu, et avec des sujets qu’il avait formés, qui tenaient tout de lui, et dont il était à la fois le créateur et l’oracle suprême.
Mais l’exécution de la partie instrumentale et du chant devait s’étendre dans la suite aussi loin que pouvait aller l’art lui-même ; et cet art susceptible de combinaisons à l’infini, ne faisait alors que de naître. Par conséquent l’orchestre de Lully, quoiqu’aussi bon qu’il fût possible, n’était encore lorsqu’il mourut qu’aux premiers éléments. On a beau quelquefois sur cet article employer la charlatanerie pour persuader le contraire, tout le monde fait que du vivant de Lully, les violons avaient besoin de recourir à des sourdines pour adoucir dans certaines occasions ; il leur fallait trente répétitions, et une étude pénible, pour jouer passablement des morceaux qui paraissent aujourd’hui aux plus faibles écoliers sans aucune difficulté. Voyez Orchestre [Article de Jaucourt].
Qu’on ne m’oppose point les sourdines dont on se sert quelquefois dans les orchestres d’Italie. Ce n’est point pour faire les doux qu’on y a recours. C’est pour produire un changement de son, qui fait tableau dans certaines circonstances, comme lorsqu’on veut peindre l’horreur d’un cachot sombre, d’une caverne obscure, etc.
De même le chant brillant, léger, de tableau, de grande force, les chœurs de divers desseins, et à plusieurs parties enchaînées les unes aux autres, qui produisent de si agréables effets, ces duo, ces trio savants et harmonieux, ces ariettes qui ont presque tout le saillant des grands aria d’Italie, sans avoir peut-être aucuns des défauts qu’on peut quelquefois leur reprocher ; toutes ces différentes parties enfin de la musique vocale trouvées de nos jours, ne pouvaient venir dans l’esprit d’un compositeur qui connaissait la faiblesse de ses sujets. Le récitatif d’ailleurs, la grande scène suffisait alors à la nation à laquelle Lully devait plaire. Les poèmes immortels de Quinault étaient tous coupés pour la déclamation : la cour et la ville étaient contentes de ce genre ; elles n’avaient ni ne pouvaient avoir l’idée d’un autre.
L’art s’est depuis développé : les progrès qu’il a faits en France sont en proportion avec ceux qu’il a faits en Italie, où l’on a naturellement une plus grande aptitude à la musique ; et comme les compositions de Pergolèse, de Haendel, de Leo, etc. sont infiniment au-dessus de celles du Carissimi, de Corelli, etc. de même celles de nos bons maîtres français d’aujourd’hui sont fort supérieures à celles qu’on admirait sur la fin du dernier siècle. L’exécution a suivi l’art dans ses différentes marches ; leurs progrès ont été et dû être nécessairement les mêmes. Les routes trouvées par les compositeurs ont dû indispensablement s’ouvrir pour les exécutants ; à mesure que l’art de la navigation a pris des accroissements par les nouvelles découvertes qu’on a faites, il a fallu aussi que la manœuvre devînt plus parfaite. L’une a été une suite nécessaire de l’autre.
Ainsi en examinant de sang-froid et avec un peu de réflexion les différences successives d’un genre destiné uniquement pour le plaisir ; en écartant les déclamations que des intérêts secrets animent ; en se dépouillant enfin des préjugés que l’habitude, et l’ignorance seules accréditent, on voit qu’il n’est rien arrivé de nos jours sur la Musique, qui ne lui soit commun avec tous les autres arts. La Peinture, la Poésie, la Sculpture, dans toutes leurs différentes transmigrations des Grecs chez les Romains, de chez les Romains dans le reste de l’Italie, et enfin dans toute l’Europe, ont eu ces mêmes développements. Mais ces arts ont avancé d’un pas plus rapide que la Musique, parce que leur perfection dépendait du génie seul de ceux qui ont composé. La Musique au contraire ne pouvait parvenir à la perfection, que lorsque l’exécution aurait été portée à un certain point, et il fallait au génie le concours d’un très grand nombre d’artistes différents que le temps pouvait seul former. M. Rameau a saisi le moment : il a porté l’exécution déjà préparée en France par le travail et l’expérience de plus de soixante ans, à un degré de perfection égal à celui de ses compositions dramatiques. Voyez Chanteur, Orchestre [Article de Jaucourt], Opéra [Article de Jaucourt]. (B)
Expression §
Expression, (Opéra.) C’est le ton propre au sentiment, à la situation, au caractère de chacune des parties du sujet qu’on traite. La Poésie, la Peinture et la Musique sont une imitation. Comme la première ne consiste pas seulement en un arrangement méthodique de mots, et que la seconde doit être tout autre chose qu’un simple mélange de couleurs, de même la Musique n’est rien moins qu’une suite sans objet de sons divers. Chacun de ces arts a et doit avoir une expression, parce qu’on n’imite point sans exprimer, ou plutôt que l’expression est l’imitation même.
Il y a deux sortes de Musique, l’une instrumentale, l’autre vocale, et l’expression est nécessaire à ces deux espèces, de quelque manière qu’on les emploie. Un concerto, une sonate, doivent peindre quelque chose, ou ne sont que du bruit, harmonieux, si l’on veut, mais sans vie. Le chant d’une chanson, d’une cantate, doit exprimer les paroles de la cantate et de la chanson, sinon le musicien a manqué son but ; et le chant, quelque beau qu’il soit d’ailleurs, n’est qu’un contre-sens fatiguant pour les oreilles délicates.
Ce principe puisé dans la nature, et toujours sûr pour la Musique en général, est encore plus particulièrement applicable à la musique dramatique ; c’est un édifice régulier qu’il faut élever avec raison, ordre et symétrie : les symphonies et le chant sont les grandes parties du total, la perfection de l’ensemble dépend de l’expression répandue dans toutes ses parties.
Lully a presque atteint à la perfection dans un des points principaux de ce genre. Le chant de déclamation, qu’il a adapté si heureusement aux poèmes inimitables de Quinault, a toujours été le modèle de l’expression dans notre musique de récitatif. Voyez Récitatif [Article de Rousseau]. Mais qu’il soit permis de parler sans déguisement dans un ouvrage consacré à la gloire et au progrès des Arts. La vérité doit leur servir de flambeau ; elle peut seule, en éclairant les Artistes, enflammer le génie, et le guider dans des routes sûres vers la perfection. Lully qui a quelquefois excellé dans l’expression de son récitatif, mais qui fort souvent aussi l’a manquée, a été très fort au-dessous de lui-même dans l’expression de presque toutes les autres parties de sa musique.
Les fautes d’un faible artiste ne sont point dangereuses pour l’art ; rien ne les accrédite, on les reconnaît sans peine pour des erreurs, et personne ne les imite : celles des grands maîtres sont toujours funestes à l’art même, si on n’a le courage de les développer. Des ouvrages consacrés par des succès constants, sont regardés comme des modèles ; on confond les fautes avec les beautés, on admire les unes, on adopte les autres. La Peinture serait peut-être encore en Europe un art languissant, si en respectant ce que Raphaël a fait d’admirable, on n’avait pas osé relever les parties défectueuses de ses compositions. L’espèce de culte qu’on rend aux inventeurs ou aux restaurateurs des Arts, est assurément très légitime ; mais il devient un odieux fanatisme, lorsqu’il est poussé jusqu’à respecter des défauts que les génies qu’on admire auraient corrigés eux-mêmes, s’ils avaient pu les reconnaître.
Lully donc, qui en adaptant le chant français déjà trouvé, à l’espèce de déclamation théâtrale qu’il a créée, a tout d’un coup saisi le vrai genre, n’a en général répandu l’expression que sur cette seule partie : ses symphonies, ses airs chantants de mouvement, ses ritournelles, ses chœurs, manquent en général de cette imitation, de cette espèce de vie que l’expression seule peut donner à la Musique.
On sait qu’on peut citer dans les opéras de ce beau génie des ritournelles qui sont à l’abri de cette critique, des airs de violon et quelques chœurs qui ont peint, des accompagnements même qui sont des tableaux du plus grand genre. De ce nombre sont sans doute le monologue de Renaud, du second acte d’Armide ; l’épisode de la haine, du troisième ; quelques airs de violon d’Isis, le chœur, Atys lui-même, etc. Mais ces morceaux bien faits sont si peu nombreux en comparaison de tous ceux qui ne peignent rien et qui disent toujours la même chose, qu’ils ne servent qu’à prouver que Lully connaissait assez la nécessité de l’expression, pour être tout à fait inexcusable de l’avoir si souvent négligée ou manquée.
Pour faire sentir la vérité de cette proposition, il faut le suivre dans sa musique instrumentale et dans sa musique vocale. Sur la première il suffit de citer des endroits si frappants, qu’ils soient seuls capables d’ouvrir les yeux sur tous les autres. Tel est, par exemple, l’air de violon qui dans le premier acte de Phaéton sert à toutes les métamorphoses de Protée ; ce dieu se transforme successivement en lion, en arbre, en monstre marin, en fontaine, en flamme. Voilà le dessein brillant et varié que le poète fournissait au musicien. Voyez l’air froid, monotone et sans expression, qui a été fait par Lully. [voir Traité historique, IIe partie, livre III, chap. 6, « Défauts de l’exécution du Plan primitif de l’Opéra Français »]
On regarde comme très défectueux le quatrième acte d’Armide ; on se demande avec surprise depuis plus de 60 ans, comment un poète a pu imaginer un acte si misérable. Serait-il possible que sur ce point, si peu contesté, on fût tombé dans une prodigieuse erreur? et quelqu’un oserait-il prétendre aujourd’hui que le quatrième acte d’Armide, reconnu généralement pour mauvais, aurait paru peut-être, quoique dans un genre différent, aussi agréable que les quatre autres, si Lully avait rempli le plan fourni par Quinault ? Avant de se récrier sur cette proposition (que pour le bien de l’art on ne craint pas de mettre en avant), qu’on daigne se ressouvenir qu’il n’y a pas trente ans qu’on s’est avisé d’avoir quelque estime pour Quinault ; qu’avant cette époque, et surtout pendant la vie de Lully, qui jouissait de la faveur de la cour et du despotisme du théâtre, toutes les beautés de leurs opéras étaient constamment rapportées au musicien ; et que le peu de vices que le défaut d’expérience des spectateurs y laissait apercevoir, était sans examen rejeté sur le poète. On sait que Quinault était un homme modeste et tranquille, que Lully n’avait pas honte de laisser croire à la cour et au public, fort au-dessous de lui. Après cette observation, qu’on examine Armide ; qu’on réfléchisse sur la position du poète et du musicien, sur le dessein donné, et sur la manière dont il a été exécuté.
L’amour le plus tendre, déguisé sous les traits du dépit le plus violent dans le cœur d’une femme toute puissante, est le premier tableau qui nous frappe dans cet opéra. Si l’amour l’emporte sur là gloire, sur le dépit, sur tous les motifs de vengeance qui animent Armide, quels moyens n’emploiera pas son pouvoir (qu’on a eu l’art de nous faire connaître immense) pour soutenir les intérêts de son amour ? Dans le premier acte, son cœur est le jouet tour-à-tour de tous les mouvements de la passion la plus vive : dans le second elle vole à la vengeance, le fer brille, le bras est prêt à frapper ; l’amour l’arrête, et il triomphe. L’amant et l’amante sont transportés au bout de l’univers ; c’est là que la faible raison d’Armide combat encore ; c’est là qu’elle appelle à son secours la haine qu’elle avait cru suivre, et qui ne servait que de prétexte à l’amour. Les efforts redoublés de cette divinité barbare cèdent encore la victoire à un penchant plus fort. Mais la haine menace : outre les craintes si naturelles aux amans, Armide entend encore un oracle fatal qui, en redoublant ses terreurs, doit ranimer sa prévoyance. Telle est la position du poète et du musicien au quatrième acte.
Voilà donc Armide livrée sans retour à sa tendresse. Instruite par son art de l’état du camp de Godefroy, jouissant des transports de Renaud, elle n’a que sa fuite à craindre ; et cette fuite, elle ne peut la redouter qu’autant qu’on pourra détruire l’enchantement dans lequel sa beauté, autant que le pouvoir de son art, a plongé son heureux amant. Ubalde cependant et le chevalier Danois s’avancent ; et cet épisode est très bien lié à l’action principale, lui est nécessaire, et forme un contre-nœud extrêmement ingénieux. Armide, que je ne puis pas croire tranquille, va donc développer ici tous les ressorts, tous les efforts, toutes les ressources de son art, pour arrêter les deux seuls ennemis qu’elle ait à craindre. Tel est le plan donné, et quel plan pour la musique! Tout ce que la magie a de redoutable ou de séduisant, les tableaux de la plus grande force, les images les plus voluptueuses, des embrasements, des orages, des tremblements de terre, des fêtes brillantes, des enchantements délicieux ; voilà ce que Quinault demandait dans cet acte : c’est là le plan qu’il a tracé, que Lully aurait dû suivre, et terminer en homme de génie par un entr’acte, dans lequel la magie aurait fait un dernier effort terrible, pour contraster avec la volupté qui devait régner dans l’acte suivant.
Qu’on se représente cet acte exécuté de cette manière, et qu’on le compare avec le plat assemblage des airs que Lully y a faits ; qu’on daigne se ressouvenir de l’effet qu’a produit une fête très peu estimable par sa composition, qui y a été ajoutée lors de la dernière reprise, et qu’on décide ensuite s’il est possible à un poète d’imaginer un plus beau plan, et à un musicien de le manquer d’une façon plus complète. [voir Traité historique, IIe partie, livre III, chap. 6, « Défauts de l’exécution du Plan primitif de l’Opéra Français »]
C’est donc le défaut seul d’expression dans la musique de cette partie d’Armide, qui l’a rendue froide, insipide, et indigne de toutes les autres. Telle est la suite sûre du défaut d’expression du musicien dans les grands desseins qui lui sont tracés : c’est toujours sur l’effet qu’on les juge ; exprimés, ils paraissent sublimes ; sans expression, on ne les aperçoit pas, ou s’ils font quelque sensation, c’est toujours au désavantage du poète.
Mais ce n’est pas seulement dans ses symphonies que Lully est répréhensible sur ce point ; ses chants, à l’exception de son récitatif, dont on ne parle point ici, et qu’on se propose d’examiner ailleurs (voyez Récitatif [Article de Rousseau], n’ont aucune expression par eux-mêmes, et celle qu’on leur trouve n’est que dans les paroles auxquelles ils sont unis. Pour bien développer cette proposition, qui heurte de front un préjugé de près de quatre-vingts ans, il faut remonter aux principes.
La Musique est une imitation, et l’imitation n’est et ne peut être que l’expression véritable du sentiment qu’on veut peindre. La Poésie exprime par les paroles, la Peinture par les couleurs, la Musique par les chants ; et les paroles, les couleurs, les chants doivent être propres à exprimer ce qu’on veut dire, peindre ou chanter.
Mais les paroles que la Poésie emploie, reçoivent de l’arrangement, de l’art, une chaleur, une vie qu’elles n’ont pas dans le langage ordinaire ; et cette chaleur, cette vie doivent acquérir un chant, par le secours d’un second art qui s’unit au premier, une nouvelle force, et c’est là ce qu’on nomme expression en Musique. On doit donc trouver dans la bonne Musique vocale, l’expression que les paroles ont par elles-mêmes ; celle qui leur est donnée par la poésie ; celle qu’il faut qu’elles reçoivent de la musique ; et une dernière qui doit réunir les trois autres, et qui leur est donnée par le chanteur qui les exécute.
Or, en général, la musique vocale de Lully, autre, on le répète, que le pur récitatif, n’a par elle-même aucune expression du sentiment que les paroles de Quinault ont peint. Ce fait est si certain, que sur le même chant qu’on a si longtemps cru plein de la plus forte expression, on n’a qu’à mettre des paroles qui forment un sens tout à fait contraire, et ce chant pourra être appliqué à ces nouvelles paroles, aussi bien pour le moins qu’aux anciennes. Sans parler ici du premier chœur du prologue d’Amadis, où Lully a exprimé éveillons-nous comme il aurait fallu exprimer endormons-nous, on va peindre pour exemple et pour preuve un de ses morceaux de la plus grande réputation.
Qu’on lise d’abord les vers admirables que Quinault met dans la bouche de la cruelle, de la barbare Méduse :
Je porte l’épouvante et la mort en tous lieux,Tout se change en rocher à mon aspect horrible.Les traits que Jupiter lance du haut des cieux,N’ont rien de si terribleQu’un regard de mes yeux.
Il n’est personne qui ne sente qu’un chant qui serait l’expression véritable de ces paroles, ne saurait servir pour d’autres qui présenteraient un sens absolument contraire ; or le chant que Lully met dans la bouche de l’horrible Méduse, dans ce morceau et dans tout cet acte, est si agréable, par conséquent si peu convenable au sujet, si fort en contre-sens, qu’il irait très bien pour exprimer le portrait que l’amour triomphant ferait de lui-même. On ne représente ici, pour abréger, que la parodie de ces cinq vers, avec les accompagnements, leur chant et la basse. On peut être sûr que la parodie très aisée à faire du reste de la scène, offrirait partout une démonstration aussi frappante.
Il n’y a donc évidemment, ni dans le chant de ce morceau, ni dans les accompagnements qui n’en sont qu’une froide répétition, rien qui caractérise l’affreux personnage qui parle, et les paroles fortes qu’il dit : l’expression, en un mot, y est totalement manquée.
D’où vient donc ce prestige ? car il est certain que ce morceau et tout l’acte produisent un fort grand effet. L’explication de ce paradoxe est facile, si l’on veut bien remonter aux sources. Dans les commencements on n’a point aperçu le poète dans les opéras de Lully : ce musicien n’eut point de rival à combattre, ni de critique lumineuse à craindre. Quinault était déchiré par les gens de lettres à la mode, et on se gardait bien de croire que ses vers pussent être bons. On entendait des chants qu’on trouvait beaux, le chanteur ajoutait l’expression de l’action à celle des paroles, et toute l’impression était imputée au musicien, qui n’y avait que très peu ou point de part.
Cependant par l’effet que produit l’acte de Méduse, dépouillé, comme il est réellement, de l’expression qu’il devait recevoir de la musique, qu’on juge de l’impression étonnante qu’il aurait faite, s’il avait eu cet avantage qui lui manque absolument. Quelques réflexions sur ce point sont seules capables de rendre très croyable ce qu’on lit dans l’histoire ancienne de la musique des Grecs : plusieurs de leurs poésies nous restent ; leur musique leur prêtait sûrement une nouvelle expression, les spectateurs d’Athènes n’étaient pas gens à se contenter à moins ; et par les parties de leurs spectacles que nous admirons encore, il est facile de nous convaincre combien devait être surprenante la beauté de leur ensemble.
Comment se peut il, dira-t-on peut-être, qu’en accordant l’expression à Lully dans presque tout son récitatif, en convenant même qu’il l’a poussée quelquefois jusqu’au dernier sublime, on la lui refuse dans les autres parties qu’il connaissait sans doute aussi-bien que celle qu’il a si habilement maniée?
On pourrait ne répondre à cette conjecture que par le fait : mais il est bon d’aller plus avant, et d’en développer la cause physique. La scène et le chant de déclamation étaient l’objet principal de Lully : tel était le genre à sa naissance. Lorsque l’art n’était encore qu’au berceau, Quinault n’avait pas pu couper ses opéras, comme il les aurait sûrement coupés de nos jours, que l’art a reçu ses accroissements. Voyez Exécution. Ainsi Lully appliquait tous les efforts de son génie au récitatif, qui était le grand fond de son spectacle ; ses airs de mouvement, pour peu qu’ils fussent différents de la déclamation ordinaire, faisaient une diversion agréable avec la langueur inséparable d’un trop long récitatif ; et par cette seule raison, ils étaient constamment applaudis : les acteurs les apprenaient d’ailleurs sans beaucoup de peine, et le public les retenait avec facilité. En fallait-il davantage à un musicien que la cour et la ville louaient sans cesse, qui pour soutenir son théâtre, se trouvait sans doute pressé dans ses compositions, et qui marchait au surplus en proportion des forces de ses exécutants et des connaissances de ses auditeurs.
Mais est-il bien sûr que le chant doit avoir par lui-même une expression, qui ajoute une nouvelle chaleur à l’expression des paroles ? cette prétention n’est-elle pas une chimère ? ne suffit-il pas qu’un chant pour être bon, soit beau, facile, noble, et qu’il fasse passer agréablement à l’oreille des paroles, qui par elles-mêmes expriment le sentiment?
On répond, 1°. que la musique étant une imitation, et ne pouvant point y avoir d’imitation sans expression, tout chant qui n’en a pas une par lui-même, pèche évidemment contre le premier principe de l’art. 2°. Cette prétention est si peu chimérique, que dans Lully même on trouve, quoiqu’en petit nombre, des symphonies, des chœurs, des airs de mouvement qui ont l’expression qui leur est propre, et qui par conséquent ajoutent à l’expression des paroles. 3°. Que cette expression est répandue en abondance sur les compositions modernes ; que c’est là précisément ce qui fait leur grand mérite aujourd’hui, et qui dans leur nouveauté les faisait regarder comme barbares, parce qu’elles étaient en contradiction entière avec celles qui en manquaient, et qu’on était en possession d’admirer. 4°. Un chant, quelque beau qu’il soit, doit paraître difforme, lorsqu’appliqué à des paroles qui expriment un sentiment, il en exprime un tout contraire. Tel est le premier chœur du prologue d’Amadis dont on a déjà parlé ; qu’à la place de ces mots éveillons-nous, on chante ceux-ci endormons-nous, on aura trouvé une très belle expression : mais avec les premières paroles on ne chante qu’un contre-sens, et ce chant très beau devient insoutenable à qui sait connaître, distinguer, et réfléchir. Le contre-sens et la lenteur de ce chœur sont d’autant plus insupportables, que le réveil est causé par un coup de tonnerre. 5°. Je demande ce qu’on entend par des chants faciles ? La facilité n’est que relative au degré de talent, d’expérience, d’habileté de celui qui exécute. Ce qui était fort difficile il y a quatre-vingts ans, est devenu de nos jours d’une très grande aisance ; et ce qui n’était que facile alors, est aujourd’hui commun, plat, insipide. Il en est des spectateurs comme des exécutants ; la facilité est pour eux plus ou moins grande, selon leur plus ou moins d’habitude et d’instruction. Les Indes galantes, en 1735, paraissaient d’une difficulté insurmontable ; le gros des spectateurs sortait en déclamant contre une musique surchargée de doubles croches, dont on ne pouvait rien retenir. Six mois après, tous les airs depuis l’ouverture jusqu’à la dernière gavote, furent parodiées et sus de tout le monde. A la reprise de 1751, notre parterre chantait Brillant soleil, etc. avec autant de facilité que nos pères psalmodiaient Armide est encore plus aimable, etc.
C’est donc dans l’expression que consiste la beauté du chant en général ; et sans cette partie essentielle, il est absolument sans mérite. Il reste maintenant à examiner en quoi consiste en particulier l’expression du chant de déclamation (c’est ce qu’on expliquera à l’article Récitatif [Article de Rousseau]), et celle que doit encore y ajouter l’acteur qui l’exécute.
Quoique ce que nous nommons très improprement récitatif doive exprimer réellement les paroles, et qu’il ne puisse pas porter trop loin cette qualité importante, il doit cependant être toujours simple, et tel à-peu-près que nous connaissons la déclamation ordinaire : c’est la manière dont un excellent comédien débiterait une tragédie, qu’il faut que le musicien saisisse et qu’il réduise en chant. Voyez Récitatif [Article de Rousseau]. Et comme il est certain qu’un excellent comédien ajoute beaucoup à l’expression du poète par sa manière de débiter, il faut aussi que le récitatif soit un surcroît d’expression, en devenant une déclamation notée et permanente.
Mais l’acteur qui doit le rendre ayant par ce moyen une déclamation trouvée, de laquelle il ne saurait s’écarter, quelle est donc l’expression qu’il peut encore lui prêter ? Celle que suggère une âme sensible, toute la force qui naît de l’action théâtrale, la grâce que répandent sur les paroles les inflexions d’un bel organe, l’impression que doit produire un geste noble, naturel, et toujours d’accord avec le chant.
Si l’opéra exige de l’expression dans tous les chants et dans chacune des différentes symphonies, il est évident qu’il en demande aussi dans la danse. Voyez Ballet, Danse, Chant, Débit, Débiter, Maître à chanter [Article non rédigé], Déclamation, Exécution, Opéra [Article de Jaucourt], Récitatif [Article de Rousseau], et Rôle [Article non rédigé]. (B)
Sur les fêtes modernes §
Branle §
Branlede Saint-Elme, (Hist. mod.) fête qui se célébrait autrefois à Marseille la veille de S. Lazare. On choisissait les plus beaux garçons et les filles les mieux faites ; on les habillait le plus magnifiquement qu’on pouvait : cette troupe représentait les dieux de la fable, les différentes nations, etc. et était promenée dans les rues au son des violons et des tambours. Cette mascarade s’appelait le branle de saint Elme.
Festins royaux §
Festins Royaux. On n’a point dans cet article le vaste dessein de traiter des festins royaux que l’histoire ancienne nous a décrits, encore moins de ceux de tant de princes d’Europe qui, pendant les siècles obscurs qui ont suivi la chute de l’Empire, ne se sont montrés magnifiques dans les occasions éclatantes, que par une profusion déplacée, une pompe gigantesque, une morgue insultante. Ces assemblées tumultueuses, presque toujours la source des vaines disputes sur le rang, ne finissaient guère que par la grossièreté des injures, et par l’effusion du sang des convives. V. Hist. de France de Daniel, et Mezeray, etc.
Les festins, dégoûtants pour les siècles où la politesse et le goût nous ont enfin liés par les mœurs aimables d’une société douce, n’offrent rien qui mérite qu’on les rappelle au souvenir des hommes ; il suffit de leur faire apercevoir en passant que, c’est le charme et le progrès des arts qui seul en a successivement délivré l’humanité
Par le titre de cet article nous désignons ces banquets extraordinaires que nos Rois daignent quelquefois accepter dans le sein de leur capitale ou en d’autres lieux, à la suite des grandes cérémonies, telle que fut celle du sacre à Reims en 1722, le mariage de S. M. en 1725, etc.
C’est un doux spectacle pour un peuple aussi tendrement attaché à son Roi, de le voir au milieu de ses magistrats s’entretenir avec bonté dans le sein de la capitale, avec les personnages établis pour représenter le monarque et pour gouverner les sujets.
Ces occasions sont toujours l’objet d’une réjouissance générale, et l’Hôtel-de-ville de Paris y déploie, pour signaler son zèle, sa joie et sa reconnaissance, le goût le plus exquis, les soins les plus élégants, les dépenses les mieux ordonnées.
Tels furent les arrangements magnifiques qui se déployèrent le 15 Novembre 1744, jour solennel où le Roi, à son retour de Metz, vint jouir des transports d’amour et de joie d’un peuple qui venait de trembler pour ses jours.
Nous donnons le détail de ces festins, 1°. parce qu’ils ont été occasionnés par les événements les plus intéressants ; 2°. parce que les décorations qui les ont accompagnés appartiennent à l’histoire des Arts ; 3°. enfin parce qu’il est bon de conserver le cérémonial observé dans ces sortes d’occasions.
Décoration générale pour le festin royal du 15 Novembre 1744.
La décoration de la place devant l’Hôtel-de-ville, était
Un arc de triomphe placé entre la maison appelée le coin du roi, et la maison qui fait encoignure sur la place du côté du quai.
Cet arc de triomphe avait 70 pieds de face sur 87 pieds d’élévation, et d’un ordre d’architecture régulier, représentant un grand portique. Il était orné de quatre colonnes groupées, d’ordre ionique, sur la principale face : et de quatre colonnes isolées sur les deux retours ; un grand attique au-dessus de l’entablement, sur lequel était un groupe de relief de 48 pieds de face sur 28 pieds de haut, représentait le Roi couronné de laurier par une renommée placée debout dans un char tiré par quatre chevaux, dont le Roi tenait les rênes d’une main, et un bâton de commandant de l’autre. Plusieurs trophées de guerre et de victoire ornaient la face et le retour de cet attique.
Quatre figures allégoriques étaient placées sur les piédestaux, entre les colonnes.
Les deux sur la face principale, représentaient la paix et la victoire ayant ces mots écrits au-dessous, aut hœc, aut illa.
Le grand édifice était construit en relief, et peint de différents marbres.
Au-devant de l’attique et au-dessous du Roi, étaient écrits en lettres d’or sur un fond de marbre, en deux lignes, Ludovico redivivo, Ludovico triumphatori.
Le pourtour de la place de l’Hôtel-de-ville était décoré par une colonnade divisée en quinze groupes d’ordre ionique et de relief, montés sur des socles et piédestaux, et couronnés de leur entablement : au-dessus de ces groupes étaient dressés des trophées dorés, représentant différents attributs de guerre et de victoire.
Cette colonnade était peinte de différents marbres, dont les bases et chapiteaux étaient dorés. Les fûts des colonnes étaient ornés de guirlandes de lauriers. D’un groupe à l’autre de cette colonnade partaient des guirlandes pareilles, qui formaient un entablement à l’autre.
Les fonds des piédestaux étaient ornés de trophées peints en bronze doré, et représentaient différents attributs de victoire.
La face extérieure de l’Hôtel-de-ville avait été nettoyée et reblanchie en toute sa hauteur, y compris les pavillons et les cheminées ; le cadran peint à neuf et redoré, ainsi que les inscriptions ; la statue équestre d’Henri IV rebronzée, et la porte principale peinte et redorée.
Au-dessus et au-dehors de la croisée du milieu, était placée une grande couronne royale en verre transparent et de couleur, ornée de pentes de gaze d’or et de taffetas cramoisi, qui descendaient jusque sur l’appui de cette croisée.
Au milieu de la place ordinaire aux canons, au bas du quai Pelletier, était représenté par des décorations un corps de fontaine dont l’architecture était traitée en pierre, et d’une construction rustique.
La calotte et le dessus de l’entablement étaient ornés de trophées et attributs convenables à la fontaine et à l’objet de la fête.
Dans l’intérieur de cette fontaine était placée une grande cuve qui avait été remplie de douze muids de vin, qui fut distribué au peuple par trois faces de cette fontaine : elle commença à couler au moment de l’arrivée du Roi à l’Hôtel-de-ville, et ne cessa qu’après son départ.
A côté de cette fontaine, et adossé au mur du quai, était dressé un amphithéâtre par gradins, orné de décorations, sur lequel étaient placés des musiciens qui jouèrent de toutes espèces d’instruments toute la journée et bien avant dans la nuit.
Aux deux côtés de cet amphithéâtre étaient disposés deux espèces de balcons ornés de décorations ; et c’était par-là que se faisait la distribution au peuple, du pain et des viandes.
La place au centre de laquelle était cette fontaine, était entourée de plusieurs poteaux qui formaient un parc de toute l’étendue de la place, sur lesquels étaient des girandoles dorées, garnies de forts lampions.
Ces poteaux étaient ornés et entourés de laurier, dont l’effet formait un coup d’œil agréable, pour représenter des arbres lumineux.
D’une tête de poteau à une autre étaient suspendus en festons à double rang, une quantité considérable de lampes de Suresnes1, qui se continuaient au pourtour de la place.
Le pourtour de la barrière de l’Hôtel-de-ville était fermé de cloisons de planches peintes en pierres, pour empêcher le peuple d’entrer dans l’intérieur du perron.
Les murs de face de la cour, les inscriptions et armoiries ont été blanchis, ainsi que le pourtour du péristyle, les murs, voûtes, escaliers, corridors et passages de dégagement.
Sur le palier du milieu du grand escalier étaient deux lustres de cristal, et plusieurs girandoles en cire le long des murs des deux rampes.
La grande salle n’avait point de pièce qui la précédât : on construisit une antichambre ou salle des gardes, de plain-pied à la grande salle ; on la prit sur la cour, et le dessous forma par cet ordre un péristyle au rez-de-chaussée de la cour.
Cette salle des gardes était construite d’une solide charpente et maçonnerie, elle procurait une entrée à la grande salle par son milieu ; et loin de gâter la symétrie et l’ordonnance de la cour, elle la rendait plus régulière.
Les sept fenêtres de la grande salle furent garnies de grandes croisées neuves à grands carreaux et à deux battants, avec des espagnolettes bronzées.
Le pourtour de la salle était décoré d’un lambris d’appui : les cadres et les panneaux en étaient dorés.
Les murs, trumeaux, embrasements et plafonds des croisées de cette salle, ainsi que le pourtour des tableaux, étaient recouverts de damas cramoisi en toute la hauteur, bordé d’un double galon d’or.
Le dessus de la nouvelle porte d’entrée était orné d’un grand panneau d’étoffe cramoisi, enrichi d’un grand cartouche qui renfermait le chiffre du Roi.
Toutes les croisées étaient garnies de rideaux de taffetas cramoisi, bordé d’un galon d’or, avec frange au pourtour.
Les portières ouvertes et feintes étaient de damas cramoisi, et garnies d’un double galon d’or.
La peinture et dorure de ces portes avaient été renouvelées, et toutes les ferrures des portes et des croisées étaient bronzées.
La salle était garnie de banquettes cramoisi : sur la cheminée, du côté de la chambre qui était destinée au Roi, était placé un riche dais, sur la queue duquel était le portrait de S. M.
Ce dais était de damas cramoisi, chargé de galons d’or, et des aigrettes de plumes blanches au-dessus.
Le buste du Roi, en marbre blanc, était placé au-dessous de ce tableau, sur une console dorée.
Les trumeaux des fenêtres étaient garnis chacun de trois girandoles de cristal, posées sur des consoles richement sculptées et dorées.
Le mur opposé aux trumeaux était pareillement garni de girandoles disposées avec symétrie.
Dans la longueur de la grande salle pendaient quatorze beaux lustres de forts cristaux disposés en rangs en des dispositions variées, mais relatives entre eux, et d’une symétrie fort élégante.
Dans cette grande salle était dressé, dans l’angle à côté de la cheminée, un amphithéâtre en gradins, sur lequel étaient placés-soixante musiciens qui devaient exécuter des morceaux de musique pendant le festin du Roi.
Cet amphithéâtre était couvert tout-autour de damas cramoisi galonné d’or.
Le grand buffet de vermeil de la ville était dressé dans l’angle de l’autre cheminée, vis-à-vis de l’amphithéâtre où était la symphonie.
Les deux cheminées étaient garnies de grandes grilles neuves, ornées de belles et grandes figures de bronze doré.
Le plancher de la salle était couvert de tapis de Turquie, et d’un double tapis de Perse à l’endroit où le Roi devait se mettre à table.
La table pour le festin du Roi, que S. M. avait permis que l’on dressât avant son arrivée, était placée dans cette grande salle. Elle avait trente pieds de longueur sur huit pieds de large ; elle était composée de neuf parties, sur quatre pieds brisés en forme de pieds de biche : elle avait été faite pour trente-deux couverts.
Les appartements destinés pour le Roi, pour la Reine, pour Monseigneur le Dauphin, pour Mesdames, étaient décorés avec la plus grande magnificence ; mais la Reine et Mesdames ne vinrent point à l’Hôtel-de-ville.
Décoration de la cour de l’Hôtel-de-ville.
Aux deux côtés de la statue de Louis XIV étaient deux grands lis de fer-blanc, garnis d’un grand nombre de forts lampions.
Au-devant de chaque colonne du premier ordre étaient des torches dorées, portant chacune des girandoles dorées à neuf branches, garnies de bougies.
Le surplus de ces colonnes, jusqu’à leurs chapiteaux, était garni de deux panneaux de lampions, dont le supérieur formait un cœur.
Au centre de chaque arcade était suspendu un lustre de cristal, au-dessus duquel était une agrafe dorée, d’où sortaient des festons et chutes de fleurs d’Italie.
Les embrasements de chaque arcade étaient garnis de girandoles dorées à cinq branches. L’architecture de ce premier ordre était garnie d’un fil de lampions au pourtour.
Le dessus de l’entablement était garni de falots. Les colonnes du second ordre étaient décorées et garnies chacune d’un génie de ronde bosse d’or, portant d’une main une girandole dorée à sept branches, et de l’autre main tenant une branche de laurier qui montait en tournant autour du fût de la colonne jusqu’au chapiteau : cette branche de laurier était dorée.
Dans la frise de l’entablement, au-dessus des colonnes, étaient des médaillons d’or à fond d’azur, avec fleurs-de-lis et chiffres alternativement rehaussés d’or.
Au centre de chacune des croisées cintrées était placé un lustre de cristal, suspendu par un nœud doré.
Au-dessus de chaque lustre était une grande agrafe dorée, d’où sortaient des festons aussi dorés.
Au-dessus de l’entablement du second ordre étaient placées des lanternes de verre, formant pavillons au-dessus des colonnes, et festons au-dessus des croisées cintrées.
Au-devant de la lucarne, au-dessus de la statue du roi, était un tableau transparent, avec une inscription portant ces mots : Recepto Cæsare felix. Le nouveau péristyle était orné de lustres de cristal, et de girandoles dorées sur les colonnes et les embrasements des arcades.
L’ancien péristyle était orné de cinq lustres de cristal, dont celui du milieu en face du premier escalier, était à vingt-quatre-branches, avec festons et chutes de fleurs d’Italie qui formaient un pavillon.
Sur le palier du milieu du grand escalier était un lustre, aussi bien que dans le vestibule et dans tous les corridors.
Marche du Roi.
Sur les deux heures le Roi partit du château des Tuileries, ayant devant et derrière ses carrosses les gendarmes, chevau-légers, les deux compagnies des mousquetaires, et ses gardes-du-corps.
Comme la route de sa Majesté était par la rue Saint-Honoré, celle du Roule, et celle de la Monnaie, la ville avait fait élever pour son passage une fontaine de vin à la croix du Trahoir, et on y distribuait au peuple du vin et de la viande. Sa Majesté étant au commencement du quai de Gesvres, les boîtes et les canons de la ville firent une décharge, et le conduisirent à ce bruit jusque dans l’Hôtel-de-ville.
Sa Majesté étant arrivée dans la place, y trouva les gardes françaises et suisses ; les gendarmes et les chevau-légers filèrent du côté de la rue du Mouton, et les mousquetaires allèrent par-dessus le port pour se poster à la place aux Veaux.
Lorsque le Roi fut arrivé près la barrière de l’Hôtel-de-ville avec ses gardes-du-corps, il fut reçu à la descente de son carrosse par le prévôt des marchands et les échevins, qui mirent un genou à terre : ils furent présentés par M. le duc de Gesvres comme gouverneur, et conduit par M. Desgranges maître des cérémonies.
M. le prévôt des marchands complimenta sa Majesté, laquelle répondit avec sa bonté naturelle ; et sa Majesté s’étant mise en marche pour monter l’escalier, les prévôts des marchands et échevins passèrent avant sa Majesté, laquelle trouva sur le haut de l’escalier les gardes-du-corps en haie et sous les armes.
Elle fut conduite dans la grande salle en passant par la salle des gardes, et de-là dans son appartement, dont la porte était gardée par les huissiers de la chambre, et qui avaient sous leurs ordres des garçons, que la ville avait fait habiller de drap bleu galonné en argent, pour servir de garçons de la chambre, tant chez le Roi que dans l’appartement de Monseigneur le Dauphin.
Monseigneur le Dauphin qui était arrivé avec le Roi, de même que les princes et autres seigneurs, le suivirent dans son appartement.
Les prévôts des marchands et échevins s’étaient tenus dans la grande salle ; le Roi ordonna de les faire entrer, et M. le gouverneur les présenta à sa Majesté tous ensemble, et chacun en particulier.
Quelque temps après M. le prévôt des marchands eut l’honneur de présenter un livre relié en maroquin bleu sur vélin et en lettres d’or, à sa Majesté, à Monseigneur le Dauphin, et aux princes. Il contenait une ode faite pour la circonstance, et qui fut exécutée en musique pendant le festin de sa Majesté.
Sur les trois heures M. le prévôt des marchands, qui était sorti un instant de l’appartement du Roi, y rentra, et eut l’honneur de dire à sa Majesté qu’elle était servie. Le Roi sortit de son appartement, passa dans la grande salle, et se mit à table.
Pendant le festin, l’ode qui avait été présentée au Roi fut exécutée ; et il y eut d’autres morceaux de musique exécutés par la symphonie. Pendant le festin, M. le prévôt des marchands eut l’honneur de servir le Roi.
Outre la table de sa Majesté, il y avait plusieurs tables pour les seigneurs et les personnes de considération, qui n’avaient pas été nommées pour la table du Roi. Il y avait aussi des tables pour les personnes de la suite du Roi, pour les gardes-du-corps, les pages, etc.
Après le festin, le Roi et Monseigneur le Dauphin passèrent dans leur appartement. Le Roi regarda par ses croisées l’illumination de la place.
Toutes les parties principales de l’architecture de l’arc de triomphe étaient dessinées et représentées en illumination et en relief, suivant leurs saillies et contours ; ce qui composait environ quatorze mille lumières, tant en falots qu’en lampes à plaque.
Les entablements de la colonnade autour de la place, étaient garnis de falots ; les fûts des colonnes étaient couverts de tringles, portant un grand nombre de lampes à plaque ; les couronnements des piédestaux étaient pareillement garnis de falots.
Le corps de la fontaine qui était dans le milieu de la place ordinaire des canons, était décoré d’un grand nombre de lumières en falots ou lampes à plaque, qui traçaient la principale partie de la décoration et ses saillies.
Tout le pourtour de cette fontaine qui formait une salle de lumières, et les poteaux, étaient illuminés par des lustres de fil-de-fer, avec lampes de Suresnes ; et les doubles guirlandes de lampes qui joignaient chaque poteau ou pied d’arbre, faisaient un effet admirable.
Au-dehors et sur les retours de la barrière de l’Hôtel-de-ville, étaient quatre grands ifs de fer en consoles bronzées, portant chacun cent cinquante fortes lampes.
La face extérieure de l’Hôtel-de-ville était illuminée de cette manière.
Les deux lanternes du clocher étaient garnies de lampes à plaque, qui figuraient les cintres des arcades, avec festons de lumières au-devant des appuis.
Le pourtour du piédestal et du grand socle était orné de forts lustres de fil-de-fer, garnis de lampes de Suresnes, et leurs corniches avec des falots.
Le grand comble du milieu était orné à ses extrémités, de deux grandes pyramides circulaires, garnies de lampes de Suresnes.
Le faîte et les arêtiers étaient bordés de falots. La face principale de ce comble et celle des deux pavillons, était garnie en plein de lampes à plaque.
Les entablements de deux pavillons, l’acrotère du milieu, et le grand entablement, étaient bordés de falots.
L’illumination de la cour était telle qu’elle est décrite ci-devant.
Après avoir considéré quelque temps l’illumination de la place, le Roi sortit de son appartement avec Monseigneur le Dauphin, descendit dans la cour ; il regarda quelque temps l’illumination, et monta dans son carrosse.
On croit devoir ajouter à ces premiers détails, la description du souper du Roi à l’Hôtel-de-ville, le 8 Septembre 1745, après les mémorables victoires de la France.
Le cérémonial de tous ces festins est toujours le même ; mais les préparatifs changent, et forment des tableaux nouveaux qui peuvent ranimer l’industrie des Arts : les articles de ce genre ne peuvent donc être faits dans l’Encyclopédie avec trop de zèle et de soin. Puissent-ils y devenir des archives durables de la magnificence et du goût d’une ville illustre, dont le bon ordre et l’opulence attirent dans son sein tous les Arts, et qui par le concours immense des plus excellents artistes de l’Europe, est unanimement regardée comme l’école de l’Univers !
Souper du Roi en banquet royal dans l’Hôtel-de-ville, le 8 Septembre 1745.
Sur les sept heures du soir, leurs Majestés, avec toute la famille royale, entrèrent dans la place de l’Hôtel-de-ville, précédées des détachements des deux compagnies des mousquetaires, des chevau-légers, des gardes-du-corps, et des gendarmes. Les gardes françaises et suisses bordaient la place des deux côtés.
Le carrosse de sa Majesté étant devant la barrière de l’Hôtel-de-ville, MM. de la ville s’avancèrent de dix pas au-dehors de la barrière de l’Hôtel-de-ville. M. le duc de Gesvres les ayant présentés aussi-têt que sa Majesté fut descendue de carrosse, ils mirent un genou à terre, et M. le prévôt des marchands fit un discours au Roi.
Ces messieurs qui étaient vêtus de leurs robes de velours, prirent aussitôt le devant, et conduisirent le Roi, la Reine, Monseigneur le Dauphin, Madame la Dauphine, et Mesdames, dans la grande salle, et de-là à l’appartement du Roi, où ils eurent l’honneur d’être encore présentés au Roi par M. le duc de Gesvres.
Sur les huit heures et demie du soir, M. le prévôt des marchands demanda l’ordre du Roi pour faire tirer le feu d’artifice. On commença par faire une décharge des boîtes et des canons ; ensuite on tira les fusées volantes, et différentes pièces d’artifice qui parurent d’une forme très nouvelle. Le feu d’abord forma une brillante illumination, et au haut de l’artifice était un Vive le Roi, dont le brillant et la nouveauté frappa d’admiration tous les spectateurs. L’artifice était disposé de façon qu’il s’embrasa tout à coup, et que les desseins ne perdirent rien à sa rapidité. Le Roi qui parut fort satisfait, vit tirer ce feu à la croisée du milieu de la grande salle ; les deux croisées à côté étaient distinguées et renfermées dans une estrade de la hauteur d’une marche, entourée d’une balustrade dorée : elle était couverte, ainsi que toute l’étendue de la salle, d’un tapis. Il y avait un dais au-dessus de ladite croisée du milieu, sans queue ni aigrette ; et au-dehors de cette croisée sur la place, était un autre dais très riche avec aigrette et queue.
La Reine y était aussi. Il y avait deux fauteuils pour leurs Majestés ; et la famille royale et toute la cour, étaient sur cette estrade sur des banquettes.
Après le feu, leurs Majestés passèrent dans la salle des gouverneurs, qui avait été décorée en salle de concert. On y exécuta une ode sur le retour de sa Majesté. Les vers étaient de M. Roy ; MM. Rebel et Francœur en avaient fait la musique.
Pendant le concert, on avait ôté l’estrade de la grande salle et les tapis, pour dresser la table.
Le Roi, après le concert, rentra dans son appartement ; la Reine et la famille royale l’y suivirent, et M. le prévôt des marchands eut l’honneur de dire au Roi que sa Majesté était servie : alors le Roi, la Reine et toute la famille royale, allèrent se mettre à table.
La table contenait quarante-deux couverts. Le Roi et la Reine se mirent à table au bout du côté de l’appartement du Roi, dans deux fauteuils ; et sur le retour à droite, était sur un pliant Monseigneur le Dauphin ; à gauche sur le retour, Madame la Dauphine ; à droite, après Monseigneur le Dauphin, était madame première ; à gauche, après Madame la Dauphine, était madame seconde ; à droite, après madame première, était madame la duchesse de Modène, et tout de suite après elle était mademoiselle de la Roche-sur-Yon ; et de l’autre côté, après madame seconde, était madame la princesse de Conti, et ensuite toutes les dames de la cour.
Le Roi et la Reine et la famille royale furent servis en vaisselle d’or, et les princesses en vaisselle de vermeil. M. le prévôt des marchands eut l’honneur de servir le Roi.
La salle était remplie de personnes de la première considération qui étaient entrées par des billets, des officiers des gardes-du-corps, du premier gentilhomme de la chambre de M. le duc de Gesvres.
La décoration de la grand salle était telle.
Etant d’usage d’appuyer les planchers lorsque le Roi honore de sa présence l’Hôtel-de-ville, il avait été mis quatorze forts poteaux sous la portée des poutres, au-devant des trumeaux des croisées sur la place, et à l’opposé, et deux autres près des angles. Ces seize poteaux étaient recouverts et ornés de thermes ou cariatides, sur des piédestaux ; ils représentaient les dieux et déesses de la Victoire, avec leurs attributs. Le corps des figures était en blanc, pour imiter le marbre, et les gaines étaient en marbre de couleur rehaussé d’or, ainsi que les piédestaux. Le plafond était tendu d’une toile blanche au-dessous des poutres, encadrée d’une bordure dorée, faisant ressaut au-dessus des cariatides. Les embrasements des croisées sur la place étaient ornés de chambranles dorés, et les traverses cintrées embellies de guirlandes sur les montants et au-dessous des traverses.
La face opposée aux croisées était répétée de symétrie, et figurait des croisées feintes. Les portes ouvrantes et feintes étaient pareillement ornées de chambranles. Les fonds et les embrasements étaient garnis de taffetas cramoisi, enrichi de galons d’or, et ils formaient des panneaux et des compartiments dessinés avec goût. Les deux cheminées avaient été repeintes, les ornements redorés, ainsi que les draperies des figures.
Cette salle, à laquelle la décoration donnait la forme d’une galerie, était ornée et éclairée par quatorze beaux lustres qui pendaient du plafond, disposés à quatre rangs, d’une position variée, pour l’alignement et la hauteur. Les retours de chacun des seize piédestaux étaient ornés de deux girandoles à cinq branches, formant des bouquets de lis. Au-devant de chacune des gaines des cariatides était une guirlande à sept branches, composée de branches de fleurs. Au-devant de la cheminée, du côté de la chambre du Roi, était dressé un riche dais avec une queue, sur laquelle était le portrait du Roi. Le buste de marbre du Roi était au-dessous, sur une console dorée, posée sur le chambranle de la cheminée. La cheminée opposée du côté de la chambre de la Reine, avait été de même repeinte et redorée ; et pour l’éclairer, il avait été fait deux consoles dorées, qui paraissaient être tenues par les deux figures couchées sur le chambranle pour porter deux girandoles de cristal.
L’orchestre où s’exécutait le concert pendant le souper, était à un des côtés de cette cheminée ; il était composé de cinquante instruments, et recouvert de taffetas cramoisi galonné d’or.
Le buffet de la ville était dressé dès le matin dans la partie de cette salle, auprès de la cheminée du côté de la chambre du Roi.
Au bas, pour le souper, il y avait un petit buffet particulier pour le Roi et la Reine, et la famille royale.
Après le souper, qui dura deux heures, le Roi passa avec la Reine et la famille royale dans son appartement. Ils virent par les fenêtres l’illumination de la place.
Illumination de la Place.
Le pourtour de la place était décoré par quinze piédestaux carrés, qui portaient des drapeaux entrelacés de lauriers, et entouraient le pied d’un groupe de lumières ; treize autres pieds triangulaires portaient des pyramides ou ifs de lumières, et chacune de ces vingt-huit pièces portait quatre-vingt et cent grosses bougies, ce qui faisait environ trois mille lumières. Le contour du feu d’artifice était illuminé, en sorte que cela faisait tableau pour les quatre faces.
Après avoir examiné l’illumination de la place, leurs Majestés et la famille royale quittèrent les appartements, et descendirent dans la cour.
L’enceinte de la cour était ornée d’une chaîne de guirlandes de fleurs, qui formaient des festons d’une colonne à l’autre, avec de belles chutes au-devant des colonnes, et sur les lustres des croisées du second ordre. Au-dessus de ces lustres étaient des couronnes de feuilles de laurier. Au-devant du bas de chaque colonne du second ordre, était une girandole formant des branches de roseau. Au-devant des pieds droits des croisées cintrées, étaient d’autres girandoles qui figuraient des bouquets de roses. Au rez-de-chaussée les arcades étaient ornées de lustres, couronnées d’un trèfle de fleurs, avec des cordons soie et or, chutes ; d’où les lustres pendaient. Au-devant du bas de chaque colonne était une girandole dorée à fleurs-de-lis. Les embrasements étaient garnis de filets de terrines. Aux côtés de la statue de Louis XIV étaient deux grands lis de fer-blanc, garnis de forts lampions. La grande couronne royale transparente était placée sur l’entablement supérieur, au-dessus de la croisée du milieu de la nouvelle salle des gardes : au-dessous de cette couronne étaient des pentes de rideaux de taffetas bleu, avec galons et franges d’or, retroussés en forme de pavillon, sous lequel était le chiffre du Roi en fleurs : au-dessous et sur l’entablement du premier ordre, étaient les armes de France et de Navarre, soutenues par des génies aux deux côtés de la couronne. Sur l’entablement étaient posés des groupes d’enfants, badinant avec des guirlandes qui se joignaient à la couronne et aux guirlandes du pourtour de la cour.
Le grand escalier, le vestibule du premier et du rez-de-chaussée étaient ornés de lustres et de girandoles de fer-blanc : le tout garni de grosses bougies.
Le clocher de l’Hôtel-de-ville était entièrement illuminé, ainsi que le comble de la grande salle.
Leurs Majestés regardèrent quelque temps cette illumination, et ensuite descendirent le grand escalier pour monter dans leurs carrosses, avec Monseigneur le Dauphin, Madame la Dauphine, et Mesdames. MM. de la ville les avaient reconduits jusqu’à leurs carrosses.
Il a été donné par la ville de Paris plusieurs autres festins au Roi, à la Reine, à la famille royale.
Jamais monarque n’a gouverné ses peuples avec autant de douceur ; jamais peuples aussi n’ont été si tendrement attachés à leur roi. (B)
Fête (Beaux-Arts) §
Fête, (Beaux-Arts) solennité ou réjouissance, et quelquefois l’une et l’autre, établie ou par la religion, ou par l’usage, ou occasionnée par quelque événement extraordinaire, qui intéresse un état, une province, une ville, un peuple, etc.
Ce mot a été nécessaire à toutes les nations : elles ont toutes eu des fêtes. On lit dans tous les historiens, que les Juifs, les Païens, les Turcs, les Chinois ont eu leurs solennités et leurs réjouissances publiques. Les uns dérivent ce mot de l’hébreu אשרח, qui signifie feu de Dieu : les autres pensent qu’il vient du mot latin feriari : quelques savants ont écrit qu’il tirait son origine du grec ἑστία, qui veut dire foyer, etc.
Toutes ces étymologies paraissent inutiles : elles indiquent seulement l’antiquité de la chose que notre mot fête nous désigne.
Nous passerons rapidement sur les fêtes de solennité et de réjouissance des Juifs, des Païens, et de l’Eglise. Il y en a qui furent établies par les lois politiques, telles que celles qu’on célébrait en Grèce. Celles des Juifs émanaient toutes de la loi de Moïse ; et les réjouissances ou solennités des Romains, tenaient également à la religion et à la politique.
On les connaîtra successivement dans l’Encyclopédie, si on veut bien les chercher à leurs articles. Voyez Bacchanales [Article de Mallet], Saturnales [Article de Jaucourt], Tabernacles [Article de Jaucourt], etc. et les articles précédents : Fête-Dieu [Article de Mallet], Fête des Anes [Article de Mallet], Fête des Fous [Article de Jaucourt], Fête des Innocents [Article de Mallet], et Fêtes des Hébreux [Article de Mallet], Fêtes des Païens [Article de Mallet], Fêtes des Mahométans [non signé], Fêtes des Chinois [Article de Mallet], Fêtes des Chrétiens [Article de Faiguet].
Il ne sera point question non plus des fêtes de notre sainte religion, dont les plus considérables sont ou seront aussi détaillées sous les mots qui les désignent. On se borne ici à faire connaître quelques-unes de ces magnifiques réjouissances qui ont honoré en différents temps les états, les princes, les particuliers même, à qui les Arts ont servi à manifester leur goût, leur richesse, et leur génie.
Les bornes qui me sont prescrites m’empêcheront aussi de parler des fêtes des siècles trop reculés : les triomphes d’Alexandre, les entrées des conquérants, les superbes retours des vainqueurs romains dans la capitale du monde, sont répandus dans toutes nos anciennes histoires. Je ne m’attache ici qu’à rassembler quelques détails, qui forment un tableau historique des ressources ingénieuses de nos Arts dans les occasions éclatantes. Les exemples frappent l’imagination et l’échauffent. On peint les actions des grands hommes aux jeunes héros, pour les animer à les égaler ; il faut de même retracer aux jeunes esprits, qu’un penchant vif entraîne vers les Arts, les effets surprenants dont ils ont avant nous été capables : à cette vue, on les verra prendre peut-être un noble essor pour suivre ces glorieux modèles, et s’échauffer même de l’espoir tout puissant de les surpasser quelque jour.
Je prends pour époque en ce genre des premiers jets du génie, la fête de Bergonce de Botta, gentilhomme de Lombardie ; il la donna dans Tortone vers l’année 1480, à Galéas duc de Milan, et à la princesse Isabelle d’Aragon sa nouvelle épouse.
Dans un magnifique salon entouré d’une galerie, où étaient distribués plusieurs joueurs de divers instruments, on avait dressé une table tout à fait vide. Au moment que le duc et la duchesse parurent, on vit Jason et les argonautes s’avancer fièrement sur une symphonie guerrière ; ils portaient la fameuse Toison d’or, dont ils couvrirent la table après avoir dansé une entrée noble, qui exprimait leur admiration à la vue d’une princesse si belle, et d’un prince si digne de la posséder.
Cette troupe céda la place à Mercure. Il chanta un récit, dans lequel il racontait l’adresse dont il venait de se servir pour ravir à Apollon qui gardait les troupeaux d’Admette, un veau gras dont il faisait hommage aux nouveaux mariés. Pendant qu’il le mit sur la table, trois quadrilles qui le suivaient exécutèrent une entrée.
Diane et ses nymphes succédèrent à Mercure. La déesse faisait suivre une espèce de brancard doré, sur lequel on voyait un cerf : c’était, disait-elle, un Actéon qui était trop heureux d’avoir cessé de vivre, puisqu’il allait être offert à une nymphe aussi aimable et aussi sage qu’Isabelle.
Dans ce moment une symphonie mélodieuse attira l’attention des convives ; elle annonçait le chantre de la Thrace ; on le vit jouant de sa lyre et chantant les louanges de la jeune duchesse.
« Je pleurais, dit-il, sur le mont Apennin la mort de la tendre Eurydice ; j’ai appris l’union de deux amans dignes de vivre l’un pour l’autre, et j’ai senti pour la première fois, depuis mon malheur, quelque mouvement de joie ; mes chants ont changé avec les sentiments de mon cœur ; une foule d’oiseaux a volé pour m’entendre, je les offre à la plus belle princesse de la terre, puisque la charmante Eurydice n’est plus ».
Des sons éclatants interrompirent cette mélodie ; Atalante et Thésée conduisant avec eux une troupe leste et brillante, représentèrent par des danses vives une chasse à grand bruit : elle fut terminée par la mort du sanglier de Calydon, qu’ils offrirent au jeune duc en exécutant des ballets de triomphe.
Un spectacle magnifique succéda à cette entrée pittoresque. On vit d’un côté Iris sur un char traîné par des paons, et suivie de plusieurs nymphes vêtues d’une gaze légère, qui portaient des plats couverts de ces superbes oiseaux.
La jeune Hébé parut de l’autre, portant le nectar qu’elle verse aux dieux ; elle était accompagnée des bergers d’Arcadie chargés de toutes les espèces de laitages, de Vertumne et de Pomone qui servirent toutes les sortes de fruits.
Dans le même temps l’ombre du délicat Apicius sortit de terre ; il venait prêter à ce superbe festin les finesses qu’il avait inventées, et qui lui avaient acquis la réputation du plus voluptueux des Romains.
Ce spectacle disparut, et il se forma un grand ballet composé des dieux de la mer et de tous les fleuves de Lombardie. Ils portaient les poissons les plus exquis, et ils les servirent en exécutant des danses de différents caractères.
Ce repas extraordinaire fut suivi d’un spectacle encore plus singulier. Orphée en fit l’ouverture ; il conduisait l’Hymen et une troupe d’amours : les grâces qui les suivaient entouraient la foi conjugale, qu’ils présentèrent à la princesse, et qui s’offrit à elle pour la servir.
Dans ce moment Sémiramis, Hélène, Médée, et Cléopâtre interrompirent le récit de la foi conjugale, en chantant les égarements de leurs passions. Celle-ci indignée qu’on osât souiller, par des récits aussi coupables, l’union pure des nouveaux époux, ordonna à ces reines criminelles de disparaître. A sa voix, les amours dont elle était accompagnée fondirent, par une danse vive et rapide, sur elles, les poursuivirent avec leurs flambeaux allumés, et mirent le feu aux voiles de gaze dont elles étaient coiffées.
Lucrèce, Pénélope, Thomiris, Judith, Porcie et Sulpicie, les remplacèrent en présentant à la jeune princesse les palmes de la pudeur, qu’elles avaient méritées pendant leur vie. Leur danse noble et modeste fut adroitement coupée par Bacchus, Silène et les Egipans, qui venaient célébrer une noce si illustre ; et la fête fut ainsi terminée d’une manière aussi gaie qu’ingénieuse.
Cet assemblage de tableaux en action, assez peu relatifs peut-être l’un à l’autre, mais remplis cependant de galanterie, d’imagination, et de variété, fit le plus grand bruit en Italie, et donna dans la suite l’idée des carrousels réguliers, des opéras, des grands ballets à machines, et des fêtes ingénieuses avec lesquelles on a célébré en Europe les grands événements. Voyez le Traité de la danse [II], liv. I. ch. II. [« Origine des ballets »,] pag. 2, et les articles Ballet, Opéra [Article de Jaucourt], Spectacles [Article de Jaucourt].
On aperçut dès-lors que dans les grandes circonstances, la joie des princes, des peuples, des particuliers même, pouvait être exprimée d’une façon plus noble, que par quelques cavalcades monotones, par de tristes fagots embrasés en cérémonie dans les places publiques et devant les maisons des particuliers ; par l’invention grossière de tous ces amphithéâtres de viandes entassées dans les lieux les plus apparents, et de ces dégoûtantes fontaines de vin dans les coins des rues ; ou enfin par ces mascarades déplaisantes qui, au bruit des fifres et des tambours, n’apprêtent à rire qu’à l’ivresse seule de la canaille, et infectent les rues d’une grande ville, dont l’extrême propreté dans ces moments heureux, devrait être une des plus agréables démonstrations de l’allégresse publique.
Dans les cours des rois on sentit par cet exemple, que les mariages, les victoires, tous les événements heureux ou glorieux, pouvaient donner lieu à des spectacles nouveaux, à des divertissements inconnus, à des festins magnifiques, que les plus aimables allégories animeraient ainsi de tous les charmes des fables anciennes ; enfin que la descente des dieux parmi nous embellirait la terre, et donnerait une espèce de vie à tous les amusements que le génie pouvait inventer ; que l’art saurait mettre en mouvement les objets qu’on avait regardés jusqu’alors comme des masses immobiles, et qu’à force de combinaisons et d’efforts, il arriverait au point de perfection dont il est capable.
C’est sur ce développement que les cours d’Italie imitèrent tour-à-tour la fête de Bergonce de Botta ; et Catherine de Médicis en portant en France le germe des beaux-arts qu’elle avait vu renaître à Florence, y porta aussi le goût de ces fêtes brillantes, qui depuis y fut poussé jusqu’à la plus superbe magnificence et la plus glorieuse perfection.
On ne parlera ici que d’une seule des fêtes de cette reine, qui avait toujours des desseins, n’eut jamais de scrupules, et qui sut si cruellement se servir du talent dangereux de ramener tout ce qui échappait de ses mains, à l’accomplissement de ses vues.
Pendant sa régence, elle mena le roi à Bayonne, où sa fille reine d’Espagne, vint la joindre avec le duc d’Albe, que la régente voulait entretenir : c’est là qu’elle déploya tous les petits ressorts de sa politique vis-à-vis d’un ministre qui en connaissait de plus grands, et les ressources d’une fine galanterie vis-à-vis d’une foule de courtisans divisés, qu’elle avait intérêt de distraire de l’objet principal qui l’avait amenée.
Les ducs de Savoie et de Lorraine ; plusieurs autres princes étrangers, étaient accourus à la cour de France, qui était aussi magnifique que nombreuse. La reine qui voulait donner une haute idée de son administration, donna le bal deux fois le jour, festins sur festins, fête sur fête. Voici celle où je trouve le plus de variété, de goût, et d’invention. Voyez les Mémoires de la reine de Navarre. [voir Traité historique, IIe partie, livre II, chap. 4, « Des Bals »]
Dans une petite île située dans la rivière de Bayonne, couverte d’un bois de haute-futaie, la reine fit faire douze grands berceaux qui aboutissaient à un salon de forme ronde, qu’on avait pratiqué dans le milieu. Une quantité immense de lustres de fleurs furent suspendus aux arbres, et on plaça une table de douze couverts dans chacun des berceaux.
La table du roi, des reines, des princes et des princesses du sang, était dressée dans le milieu du salon ; en sorte que rien ne leur cachait la vue des douze berceaux où étaient les tables destinées au reste de la cour.
Plusieurs symphonistes distribués derrière les berceaux et cachés par les arbres, se firent entendre dès que le roi parut. Les filles d’honneur des deux reines, vêtues élégamment partie en nymphes, partie en naïades, servirent la table du roi. Des satyres qui sortaient du bois, leur apportaient tout ce qui était nécessaire pour le service.
On avait à peine joui quelques moments de cet agréable coup d’œil, qu’on vit successivement paraître pendant la durée de ce festin, différentes troupes de danseurs et de danseuses, représentant les habitants des provinces voisines, qui dansèrent les uns après les autres les danses qui leur étaient propres, avec les instruments et les habits de leur pays.
Le festin fini, les tables disparurent : des amphithéâtres de verdure et un parquet de gazon furent mis en place comme par magie : le bal de cérémonie commença, et la cour s’y distingua par la noble gravité des danses sérieuses, qui étaient alors le fond unique de ces pompeuses assemblées.
C’est ainsi que le goût pour les divers ornements que les fables anciennes peuvent fournir dans toutes les occasions d’éclat à la galanterie, à l’imagination, à la variété, à la pompe, à la magnificence, gagnait les esprits de l’Europe depuis la fête ingénieuse de Bergonce de Botta.
Les tableaux merveilleux qu’on peut tirer de la Fable, l’immensité de personnages qu’elle procure, la foule de caractères qu’elle offre à peindre et à faire agir, sont en effet les ressources les plus abondantes. On ne doit pas s’étonner si elles furent saisies avec ardeur et adoptées sans scrupule, par les personnages les plus graves, les esprits les plus éclairés, et les âmes les plus pures.
J’en trouve un exemple qui fera connaître l’état des mœurs du temps, dans une fête publique préparée avec toute la dépense possible, et exécutée avec la pompe la plus solennelle. Je n’en parle que d’après un religieux aussi connu de son temps par sa piété, que par l’abondance de ses recherches et de ses ouvrages sur cette matière. C’est à Lisbonne que fut célébrée la fête qu’il va décrire.
« Le 31 Janvier (1610)2, après l’office solennel du matin et du soir, sur les quatre heures après midi, deux cents arquebusiers se rendirent à la porte de Notre-Dame de Lorette, où ils trouvèrent une machine de bois d’une grandeur énorme, qui représentait le cheval de Troie.
Ce cheval commença dès lors à se mouvoir par de secrets ressorts, tandis qu’au tour de ce cheval se représentaient en ballets les principaux événements de la guerre de Troie.
Ces représentations durèrent deux bonnes heures, après quoi on arriva à la place Saint-Roch, où est la maison professe des Jésuites.
Une partie de cette place représentait la ville de Troie avec ses tours et ses murailles. Aux approches du cheval, une partie des murailles tomba ; les soldats grecs sortirent de cette machine, et les Troyens de leur ville, armés et couverts de feux d’artifice, avec lesquels ils firent un combat merveilleux.
Le cheval jetait des feux contre la ville, la ville contre le cheval ; et l’un des plus beaux spectacles fut la décharge de dix-huit arbres tous chargés de semblables feux.
Le lendemain, d’abord après le dîner, parurent sur mer au quartier de Pampuglia, quatre brigantins richement parés, peints et dorés, avec quantité de banderoles et de grands chœurs de musique. Quatre ambassadeurs, au nom des quatre parties du monde, ayant appris la béatification d’Ignace de Loyola, pour reconnaître les bienfaits que toutes les parties du monde avaient reçus de lui, venaient lui faire hommage, et lui offrir des présents, avec les respects des royaumes et des provinces de chacune de ces parties.
Toutes les galères et les vaisseaux du port saluèrent ces brigantins : étant arrivés à la place de la marine, les ambassadeurs descendirent, et montèrent en même temps sur des chars superbement ornés, et accompagnés de trois cents cavaliers, s’avancèrent vers le collège, précédés de plusieurs trompettes.
Après quoi des peuples de diverses nations, vêtus à la manière de leur pays, faisaient un ballet très agréable, composant quatre troupes ou quadrilles pour les quatre parties du monde.
Les royaumes et les provinces, représentés par autant de génies, marchaient avec ces nations et les peuples différents devant les chars des ambassadeurs de l’Europe, de l’Asie, de l’Afrique et de l’Amérique, dont chacun était escorté de soixante-dix cavaliers.
La troupe de l’Amérique était la première, et entre ses danses elle en avait une plaisante de jeunes enfants déguisés en singes, en guenons, et en perroquets. Devant le char étaient douze nains montés sur des haquenées ; le char était tiré par un dragon.
La diversité et la richesse des habits ne faisaient pas le moindre ornement de cette fête, quelques-uns ayant pour plus de deux cents mille écus de pierreries ». [voir Traité historique, IIe partie, livre II, chap. 1, « Des ballets ambulatoires »]
Les trois fêtes qu’on a mis sous les yeux des lecteurs, doivent leur faire pressentir que ce genre très peu connu, et sur lequel on a trop négligé d’écrire, embrasse cependant une vaste étendue, offre à l’imagination une grande variété, et au génie une carrière brillante.
Ainsi pour donner une idée suffisante sur cette matière, on croit qu’une relation succincte d’une fête plus générale, qui fit dans son temps l’admiration de l’Angleterre, et qui peut-être pourrait servir de modèle dans des cas semblables, ne sera pas tout à fait inutile à l’art.
Entre plusieurs personnages médiocres qui entouraient le cardinal de Richelieu, il s’était pris de quelque amitié pour Durand, homme maintenant tout à fait inconnu, et qu’on n’arrache aujourd’hui à son obscurité, que pour faire connaître combien les préférences ou les dédains des gens en place, qui donnent toujours le ton de leur temps, influent peu cependant sur le nom des artistes dans la postérité. [voir Traité historique, IIe partie, livre III, chap. 2, « Des Fêtes du même genre dans les autres Cours de l’Europe »]
Ce Durand, courtisan sans talents d’un très grand ministre, en qui le défaut de goût n’était peut-être que celui de son siècle, avait imaginé et conduit le plus grand nombre des fêtes de la cour de Louis XIII. Quelques Français qui avaient du génie trouvèrent les accès difficiles et la place prise : ils se répandirent dans les pays étrangers, et ils y firent éclater l’imagination, la galanterie et le goût, qu’on ne leur avait pas permis de déployer dans le sein de leur patrie.
La gloire qu’ils y acquirent rejaillit cependant sur elle ; et il est flatteur encore pour nous aujourd’hui, que les fêtes les plus magnifiques et les plus galantes qu’on ait jamais données à la cour d’Angleterre, aient été l’ouvrage des Français.
Le mariage de Frédéric cinquième comte Palatin du Rhin, avec la princesse d’Angleterre, en fut l’occasion et l’objet. Elles commencèrent le premier jour par des feux d’artifice en action sur la Tamise ; idée noble, ingénieuse, et nouvelle, qu’on a trop négligée après l’avoir trouvée, et qu’on aurait dû employer toujours à la place de ces desseins sans imagination et sans art, qui ne produisent que quelques étincelles, de la fumée, et du bruit.
Ces feux furent suivis d’un festin superbe, dont tous les dieux de la fable apportèrent les services, en dansant des ballets formés de leurs divers caractères3. Un bal éclairé avec beaucoup de goût, dans des salles préparées avec grande magnificence, termina cette première nuit.
La seconde commença par une mascarade aux flambeaux, composée de plusieurs troupes de masques à cheval. Elles précédaient deux grands chariots éclairés par un nombre immense de lumières, cachées avec art aux yeux du peuple, et qui portaient toutes sur plusieurs groupes de personnages qui y étaient placés en différentes positions. Dans des coins dérobés à la vue par des toiles peintes en nuages, on avait rangé une foule de joueurs d’instruments ; on jouissait ainsi de l’effet, sans en apercevoir la cause, et l’harmonie alors a les charmes de l’enchantement.
Les personnages qu’on voyait sur ces chariots étaient ceux qui allaient représenter un ballet devant le roi, et qui formaient par cet arrangement un premier spectacle pour le peuple, dont la foule ne saurait à la vérité être admise dans le palais, mais qui dans ces occasions doit toujours être comptée pour beaucoup plus qu’on ne pense.
Toute cette pompe, après avoir traversé la ville de Londres, arriva en bon ordre, et le ballet commença. Le sujet était le temple de l’honneur, dont la justice était établie solennellement la prêtresse.
Le superbe conquérant de l’Inde, le dieu des richesses, l’ambition, le caprice, cherchèrent en vain à s’introduire dans ce temple ; l’honneur n’y laissa pénétrer que l’amour et la beauté, pour chanter l’hymne nuptial des deux nouveaux époux
Rien n’est plus ingénieux que cette composition, qui respirait partout la simplicité et la galanterie.
Deux jours après, trois cents gentilshommes représentant toutes les nations du monde, et divisés par troupes, parurent sur la Tamise dans des bateaux ornés avec autant de richesse que d’art. Ils étaient précédés et suivis d’un nombre infini d’instruments, qui jouaient sans cesse des fanfares, en se répondant les uns les autres. Après s’être montrés ainsi à une multitude innombrable, ils arrivèrent au palais du roi où ils dansèrent un grand ballet allégorique.
La religion réunissant la Grande-Bretagne au reste de la terre4 était le sujet de ce spectacle.
Le théâtre représentait le globe du monde : la vérité, sous le nom d’Alithie, était tranquillement couchée à un des côtés du théâtre. Après l’ouverture, les Muses exposèrent le sujet.
Atlas parut avec elles ; il dit qu’ayant appris d’Archimède que si on trouvait un point fixe, il serait aisé d’enlever toute la masse du monde, il était venu en Angleterre, qui était ce point si difficile à trouver, et qu’il se déchargerait désormais du poids qui l’avait accablé, sur Alithie, compagne inséparable du plus sage et du plus éclairé des rois.
Après ce récit, le vieillard accompagné de trois muses, Uranie, Terpsichore, et Clio, s’approcha du globe, et il s’ouvrit.
L’Europe vêtue en reine en sortit la première suivie de ses filles, la France, l’Espagne, l’Italie, l’Allemagne, et la Grèce : l’Océan et la Méditerranée l’accompagnaient, et ils avaient à leur suite la Loire, le Guadalquivir, le Rhin, le Tibre, et l’Acheloüs.
Chacune des filles de l’Europe avait trois pages caractérisés par les habits de leurs provinces. La France menait avec elle un Basque, un Bas-Breton ; l’Espagne, un Aragonais et un Catalan : l’Allemagne, un Hongrois, un Bohémien, et un Danois ; l’Italie, un Napolitain, un Vénitien, et un Bergamasque ; la Grèce, un Turc, un Albanais, et un Bulgare.
Cette suite nombreuse dansa un avant-ballet ; et des princes de toutes les nations qui sortirent du globe avec un cortège brillant, vinrent danser successivement des entrées de plusieurs caractères avec les personnages qui étaient déjà sur la scène.
Atlas fit ensuite sortir dans le même ordre les autres parties de la terre, ce qui forma une division simple et naturelle du ballet, dont chacun des actes fut terminé par les hommages que toutes ces nations rendirent à la jeune princesse d’Angleterre, et par des présents magnifiques qu’elles lui firent.
L’objet philosophique de tous les articles de cet Ouvrage, est de répandre, autant qu’il est possible, des lumières nouvelles sur les différentes opérations des Arts ; mais on est bien loin de vouloir s’arroger le droit de leur prescrire des règles, dans les cas mêmes où ils opèrent à l’aventure, et où nulle loi écrite, nulle réflexion, nul écrit, ne leur a tracé les routes qu’ils doivent suivre. L’honneur de la législation ne tente point des hommes qui ne savent qu’aimer leurs semblables ; ils écrivent moins dans le dessein de les instruire, que dans l’espérance de les rendre un jour plus heureux.
C’est l’unique but et la gloire véritable des Arts. Comme on doit à leur industrie les commodités, les plaisirs, les charmes de la vie, plus ils seront éclairés, plus leurs opérations, répandront d’agréables délassements sur la terre ; plus les nations où ils seront favorisés auront des connaissances, et plus le goût fera naître dans leur âme des sentiments délicieux de plaisir.
C’est dans cette vue qu’on s’est étendu sur cet article. On a déjà dû apercevoir, par le détail où on est entré, que le point capital dans ces grands spectacles, est d’y répandre la joie, la magnificence, l’imagination, et surtout la décence : mais une qualité essentielle qu’il faut leur procurer avec adresse, est la participation sage, juste, et utile, qu’on doit y ménager au peuple dans tous les cas de réjouissance générale. On a démêlé sans peine dans les fêtes de Londres, que les préparatifs des spectacles qu’on donna à la cour, furent presque tous offerts à la curiosité des Anglais. Outre les feux d’artifice donnés sur la Tamise, on eut l’habileté de faire partir des quartiers les plus éloignés de Londres, et d’une manière aussi élégante qu’ingénieuse, les acteurs qui devaient amuser la cour. On donnait ainsi à tous les citoyens la part raisonnable qui leur était due des plaisirs qu’allaient prendre leurs maîtres.
Le peuple, qu’on croit faussement ne servir que de nombre, nos numerus sumus, etc. n’est pas moins cependant le vrai trésor des rois : il est, par son industrie et sa fidélité, cette mine féconde qui fournit sans cesse à leur magnificence ; la nécessité le ranime, l’habitude le soutient, et l’opiniâtreté de ses travaux devient la source intarissable de leurs forces, de leur pouvoir, de leur grandeur. Ils doivent donc lui donner une grande part aux réjouissances solennelles, puisqu’il a été l’instrument secret des avantages glorieux qui les causent. Voyez Fêtes de la Cour, de la Ville, des Princes de France, etc. Festins royaux, Illuminations [Article non rédigé], etc. Feu d’Artifice.(B)
Fêtes de la Cour de France §
Fêtes de la Cour de France. Les tournois et les carrousels, ces fêtes guerrières et magnifiques, avaient produit à la cour de France en l’année 1559 un événement trop tragique pour qu’on pût songer à les y faire servir souvent dans les réjouissances solennelles. Ainsi les bals, les mascarades, et surtout les ballets qui n’entraînaient après eux aucun danger, et que la reine Catherine de Médicis avait connus à Florence, furent pendant plus de 50 ans la ressource de la galanterie et de la magnificence française.
L’aîné des enfants de Henri II ne régna que dix-sept mois ; il en coûta peu de soins à sa mère pour le distraire du gouvernement, que son imbécillité le mettait hors d’état de lui disputer ; mais le caractère de Charles IX, prince fougueux, qui joignait à quelque esprit un penchant naturel pour les Beaux-Arts, tint dans un mouvement continuel l’adresse, les ressources, la politique de la reine : elle imagina fêtes sur fêtes pour lui faire perdre de vue sans cesse le seul objet dont elle aurait dû toujours l’occuper. Henri III devait tout à sa mère ; il n’était point naturellement ingrat ; il avait la pente la plus forte au libertinage, un goût excessif pour le plaisir, l’esprit léger, le cœur gâté, l’âme faible. Catherine profita de cette vertu et de ces vices pour arriver à ses fins : elle mit en jeu les festins, les bals, les mascarades, les ballets, les femmes les plus belles, les courtisans les plus libertins. Elle endormit ainsi ce prince malheureux sur un trône entouré de précipices : sa vie ne fut qu’un long sommeil embelli quelquefois par des images riantes, et troublé plus souvent par des songes funestes.
Pour remplir l’objet que je me propose ici, je crois devoir choisir parmi le grand nombre de fêtes qui furent imaginées durant ce règne, celles qu’on donna en 1581 pour le mariage du duc de Joyeuse et de Marguerite de Lorraine, belle-sœur du roi. Je ne fais au reste que copier d’un historien contemporain les détails que je vais écrire.
« Le lundi 18 Septembre 1581, le duc de Joyeuse et Marguerite de Lorraine, fille de Nicolas de Vaudémont, sœur de la reine, furent fiancés en la chambre de la reine, et le dimanche suivant furent mariés à trois heures après midi en la paroisse de Saint-Germain de l’Auxerrois.
Le roi mena la mariée au moutier, suivie de la reine, princesses, et dames tant richement vêtues, qu’il n’est mémoire en France d’avoir vu chose si somptueuse. Les habillements du roi et du marié étaient semblables, tant couverts de broderie, de perles, pierreries, qu’il n’était possible de les estimer ; car tel accoutrement y avait qui coûtait dix mille écus de façon : et toutefois, aux dix-sept festins qui de rang et de jour à autre, par ordonnance du roi, furent faits depuis les noces, par les princes, seigneurs, parents de la mariée, et autres des plus grands de la cour, tous les seigneurs et dames changèrent d’accoutrements, dont la plupart étaient de toile et drap d’or et d’argent, enrichi, de broderies et de pierreries en grand nombre et de grand prix.
La dépense y fut si grande, y compris les tournois, mascarades, présents, devises, musique, livrées, que le bruit était que le roi n’en serait pas quitte pour cent mille écus.
Le mardi 18 Octobre, le cardinal de Bourbon fit son festin de noces en l’hôtel de son abbaye Saint-Germain-des-Prés, et fit faire à grands frais sur la rivière de Seine, un grand et superbe appareil d’un grand bac accommodé en forme de char triomphant, dans lequel le roi, princes, princesses, et les mariés devaient passer du Louvre au pré-aux-clercs, en pompe moult solennelle ; car ce beau char triomphant devait être tiré par-dessus l’eau par d’autres bateaux déguisés en chevaux marins, tritons, dauphins, baleines, et autres monstres marins, en nombre de vingt-quatre, en aucun desquels étaient portés à couvert au ventre desdits monstres, trompettes, clairons, cornets, violons, hautbois, et plusieurs musiciens d’excellence, même quelques tireurs de feux artificiels, qui pendant le trajet devaient donner maints passe-temps, tant au roi qu’à 50000 personnes qui étaient sur le rivage ; mais le mystère ne fut pas bien joué, et ne put-on faire marcher les animaux, ainsi qu’on l’avait projeté ; de façon que le roi ayant attendu depuis quatre heures du soir jusqu’à sept, aux Tuileries, le mouvement et acheminement de ces animaux, sans en apercevoir aucun effet, dépité, dit, qu’il voyait bien que c’étaient des bêtes qui commandaient à d’autres bêtes ; et étant monté en coche, s’en alla avec la reine et toute la suite, au festin qui fut le plus magnifique de tous, nommément en ce que ledit cardinal fit représenter un jardin artificiel garni de fleurs et de fruits, comme si c’eût été en Mai ou en Juillet et Août.
Le dimanche 15 Octobre, festin de la reine dans le Louvre ; et après le festin, le ballet de Circé et de ses nymphes ». [voir Traité historique, IIe partie, livre II, chap. 2, « Des Fêtes de la Cour de France, depuis 1560 jusqu’en l’année 1610 »]
Le triomphe de Jupiter et de Minerve était le sujet de ce ballet, qui fut donné sous le titre de Ballet comique de la reine ; il fut représenté dans la grande salle de Bourbon par la reine, les princesses, les princes, et les plus grands seigneurs de la cour.
Balthazar de Boisjoyeux [Beaujoyeux], qui était dans ce temps un des meilleurs joueurs de violon de l’Europe, fut l’inventeur du sujet, et en disposa toute l’ordonnance. L’ouvrage est imprimé, et il est plein d’inventions d’esprit ; il en communiqua le plan à la reine, qui l’approuva : enfin tout ce qui peut démontrer la propriété d’une composition se trouve pour lui dans l’histoire. D’Aubigné cependant, dans sa vie qui est à la tête du Baron de Fœneste, se prétend hardiment auteur de ce ballet. Nous datons de loin pour les vols littéraires.
« Le lundi 16, en la belle et grande lice dressée et bâtie au jardin du Louvre, se fit un combat de quatorze blancs contre quatorze jaunes, à huit heures du soir, aux flambeaux.
Le mardi 17, autre combat à la pique, à l’estoc, au tronçon de la lance, à pied et à cheval ; et le jeudi 19, fut fait le ballet des chevaux, auquel les chevaux d’Espagne, coursiers, et autres en combattant s’avançaient, se retournaient, contournaient au son et à la cadence des trompettes et clairons, y ayant été dressés cinq mois auparavant.
Tout cela fut beau et plaisant : mais la grande excellence qui se vit les jours de mardi et jeudi, fut la musique de voix et d’instruments la plus harmonieuse et la plus déliée qu’on ait jamais ouïe (on la devait au goût et aux soins de Baïf) ; furent aussi les feux artificiels qui brillèrent avec effroyable épouvantement et contentement de toutes personnes, sans qu’aucun en fût offensé ».
La partie éclatante de cette fête, qui a été saisie par l’historien que j’ai copié, n’est pas celle qui méritait le plus d’éloges : il y en eut une qui lui fut très supérieure, et qui ne l’a pas frappé.
La reine et les princesses qui représentaient dans le ballet les naïades et les néréides, terminèrent ce spectacle par des présents ingénieux qu’elles offrirent aux princes et seigneurs, qui, sous la figure de tritons, avaient dansé avec elles. C’étaient des médailles d’or gravées avec assez de finesse pour le temps : peut-être ne sera-t-on pas fâché d’en trouver ici quelques-unes. Celle que la reine offrit au roi représentait un dauphin qui nageait sur les flots ; ces mots étaient gravés sur les revers : delphinum, ut delphinum rependat, ce qui veut dire : Je vous donne un dauphin, et j’en attends un autre.
Madame de Nevers en donna une au duc de Guise, sur laquelle était gravé un cheval marin avec ces mots : adversus semper in hostem, prêt à fondre sur l’ennemi. Il y avait sur celle que M. de Genevois reçut de madame de Guise un Arion avec ces paroles : populi superat prudentia fluctus ; Le peuple en vain s’émeut, la prudence l’apaise.
Madame d’Aumale en donna une à M. de Chaussin, sur laquelle était gravée une baleine avec cette belle maxime : cui sat, nil ultrà ; Avoir assez, c’est avoir tout.
Un physite, qui est une espèce d’orque ou de baleine, était représenté sur la médaille que madame de Joyeuse offrit au marquis de Pons ; ces mots lui servaient de devise : sic famam jungere famæ ; Si vous voulez pour vous fixer la renommée, Occupez toujours ses cent voix.
Le duc d’Aumale reçut un triton tenant un trident, et voguant sur les flots irrités ; ces trois mots étaient gravés sur les revers : commovet et sedat ; Il les trouble et les calme.
Une branche de corail sortant de l’eau, était gravée sur la médaille que madame de l’Archant présenta au duc de Joyeuse ; elle avait ces mots pour devise : eadein natura remansit ; Il change en vain, il est le même.
Ainsi la cour de France, troublée par la mauvaise politique de la reine, divisée par l’intrigue, déchirée par le fanatisme, ne cessait point cependant d’être enjouée, polie et galante. Trait singulier et de caractère, qui serait sans doute une sorte de mérite, si le goût des plaisirs, sous un roi efféminé, n’y avait été poussé jusqu’à la licence la plus effrénée ; ce qui est toujours une tache pour le souverain, une flétrissure pour les courtisans, et une contagion funeste pour le peuple.
On ne s’est point refusé à ce récit, peut-être trop long, parce qu’on a cru qu’il serait suffisant pour faire connaître le goût de ce temps, et que moyennant cet avantage il dispenserait de bien d’autres détails. Les règnes suivants prirent le ton de celui-ci. Henri IV aimait les plaisirs, la danse, et les fêtes. Malgré l’agitation de son administration pénible, il se livra à cet aimable penchant ; mais par une impulsion de ce bon esprit, qui réglait presque toutes les opérations de son règne, ce fut Sully, le grave, le sévère, l’exact Sully, qui eut l’intendance des ballets, des bals, des mascarades, de toutes les fêtes, en un mot, d’un roi aussi aimable que grand, et qui méritait à tant de titres de pareils ministres. [voir Traité historique, IIe partie, livre III, chap. 1, « Des Fêtes dont la Danse a été le fond à la Cour de France, depuis l’année 1610 jusqu’en l’année 1643 »]
Il est singulier que le règne de Louis XIII et le ministère du plus grand génie qui ait jamais gouverné la France, n’offrent rien sur cet article, qui mérite d’être rapporté. La cour pendant tout ce temps ne cessa d’être triste, que pour descendre jusqu’à une sorte de joie basse, pire cent fois que la tristesse. Presque tous les grands spectacles de ce temps, qui étaient les seuls amusements du roi et des courtisans français, ne furent que des froides allusions, des compositions triviales, des fonds misérables. La plaisanterie la moins noble, et du plus mauvais goût, s’empara pour lors sans contradiction du palais de nos rois. On croyait s’y être bien réjoui, lorsqu’on y avait exécuté le ballet de maître Galimathias, pour le grand bal de la douairière de Billebahaut, et de son Fanfan de Sotteville.
On applaudissait au duc de Nemours, qui imaginait de pareils sujets ; et les courtisans toujours persuadés que le lieu qu’ils habitent, est le seul lieu de la terre ou le bon goût réside, regardaient en pitié toutes les nations qui ne partageaient point avec eux des divertissements aussi délicats.
La reine avait proposé au cardinal de Savoie, qui était pour lors chargé en France des négociations de sa cour, de donner au roi une fête de ce genre. La nouvelle s’en répandit, et les courtisans en rirent. Ils trouvaient du dernier ridicule, qu’on s’adressât à de plats montagnards, pour divertir une cour aussi polie que l’était la cour de France.
On dit au cardinal de Savoie les propos courants. Il était magnifique, et il avait auprès de lui le comte Philippe d’Aglié. Voyez Ballet. Il accepta avec respect la proposition de la reine, et il donna à Monceaux un grand ballet, sous le titre de Gli habitatori di monti, ou Les Montagnards. [voir Traité historique, IIe partie, livre III, chap. 1, « Des Fêtes dont la Danse a été le fond à la Cour de France, depuis l’année 1610 jusqu’en l’année 1643 »]
Ce spectacle eut toutes les grâces de la nouveauté ; l’exécution en fut vive et rapide, et la variété, les contrastes, la galanterie dont il était rempli, arrachèrent les applaudissements et les suffrages de toute la cour.
C’est par cette galanterie ingénieuse, que le cardinal de Savoie se vengea de la fausse opinion que les courtisans de Louis XIII avaient pris d’une nation spirituelle et polie, qui excellait depuis longtemps dans un genre que les Français avaient gâté.
Telle fut la nuit profonde, dont le goût fut enveloppé à la cour de Louis XIII. Les rayons éclatants de lumière, que le génie de Corneille répandait dans Paris, n’allèrent point jusqu’à elle : ils se perdirent dans des nuages épais, qui semblaient sur ce point séparer la cour de la ville.
Mais cette nuit et ses sombres nuages ne faisaient que préparer à la France ses plus beaux jours, et la minorité de Louis XIV y fut l’aurore du goût et des Beaux-Arts.
Soit que l’esprit se fût développé par la continuité des spectacles publics, qui furent, et qui seront toujours un amusement instructif ; soit qu’à force de donner des fêtes à la cour, l’imagination s’y fût peu-à-peu échauffée ; soit enfin que le cardinal Mazarin ; malgré les tracasseries qu’il eut à soutenir et à détruire, y eût porté ce sentiment vif des choses aimables, qui est si naturel à sa nation, il est certain que les spectacles, les plaisirs, pendant son ministère, n’eurent plus ni la grossièreté, ni l’enflure, qui furent le caractère de toutes les fêtes d’éclat du règne précédent.
Le cardinal Mazarin avait de la gaieté dans l’esprit, du goût pour le plaisir dans le cœur, et dans l’imagination moins de faste que de galanterie. On trouve les traces de ce qu’on vient de dire dans toutes les fêtes qui furent données sous ses yeux. Benserade fut chargé, par son choix, de l’invention, de la conduite, et de l’exécution de presque tous ces aimables amusements. Un ministre a tout fait dans ces occasions qui paraissent, pour l’honneur des états, trop frivoles, et peut-être même dans celles qu’on regarde comme les plus importantes, lorsque son discernement a su lui suggérer le choix qu’il fallait faire.
La fête brillante que ce ministre donna dans son palais au jeune roi, le 26 Février 1651, justifia le choix qu’il avait fait de Benserade. On y représenta le magnifique Ballet de Cassandre. C’est le premier spectacle où Louis XIV parut sur le théâtre : il n’avait alors que treize ans : il continua depuis à y étaler toutes ses grâces, les proportions marquées, les attitudes nobles, dont la nature l’avait embelli, et qu’un art facile et toujours caché, rendait admirables, jusqu’au 13 Février 1669, où il dansa pour la dernière fois dans le Ballet de Flore. [voir Traité historique, IIe partie, livre III, chap. 3, « Fêtes de Louis XIV relatives à la Danse, depuis l’année 1643 jusqu’en l’année 1672 »]
Sa grande âme fut frappée de ces quatre vers du Britannicus de Racine :
Pour toute ambition, pour vertu singulière,Il excelle à conduire un char dans la carrière,A disputer des prix indignes de ses mains,A se donner lui-même en spectacle aux Romains.
On ne s’attachera point à rapporter les fêtes si connues de ce règne éclatant ; on sait dans les royaumes voisins, comme en France, qu’elles furent l’époque de la grandeur de cet état, de la gloire des Arts, et de la splendeur de l’Europe : elles sont d’ailleurs imprimées dans tant de recueils différents ; nos pères nous les ont tant de fois retracées, et avec des transports d’amour et d’admiration si expressifs, que le souvenir en est resté gravé pour jamais dans les cœurs de tous les Français. On se contente donc de présenter aux lecteurs une réflexion qu’ils ont peut-être déjà faite ; mais au moins n’est-elle, si l’on ne se trompe, écrite encore nulle part.
Louis XIV qui porta jusqu’au plus haut degré le rare et noble talent de la représentation, eut la bonté constante dans toutes les fêtes superbes, qui charmèrent sa cour et qui étonnèrent l’Europe, de faire inviter les femmes de la ville les plus distinguées, et de les y faire placer sans les séparer des femmes de la cour. Il honorait ainsi, dans la plus belle moitié d’eux-mêmes, ces hommes sages, qui gouvernaient sous ses yeux une nation heureuse. Que ces magnifiques spectacles doivent charmer un bon citoyen, quand ils lui offrent ainsi entremêlés dans le même tableau, ces noms illustres qui lui rappellent à la fois et nos jours de victoire, et les sources heureuses du doux calme dont nous jouissons! Voyez les mémoires du temps, et les diverses relations des fêtes de Louis XIV, surtout de celle de 1668.
La minorité de Louis XV fournit peu d’occasions de fêtes : mais la cérémonie auguste de son sacre à Reims, fit renaître la magnificence qu’on avait vue dans tout son éclat, sous le règne florissant de Louis XIV. Voyez Fêtes des Princes de la Cour de France, etc.
Elle s’est ainsi soutenue dans toutes les circonstances pareilles ; mais celles où elle offrit ce que la connaissance et l’amour des Arts peuvent faire imaginer de plus utile et de plus agréable, semblent avoir été réservées au successeur du nom et des qualités brillantes du cardinal de Richelieu. En lui mille traits annonçaient à la cour l’homme aimable du siècle, aux Arts un protecteur, à la France un général. En attendant ces temps de trouble, où l’ordre et la paix le suivirent dans Gênes, et ces jours de vengeance, où une forteresse qu’on croyait imprenable devait céder à ses efforts, son génie s’embellissait sans s’amollir, par les jeux riants des Muses et des Grâces.
Il éleva dans le grand manège la plus belle, la plus élégante, la plus commode salle de spectacle, dont la France eût encore joui. Le théâtre était vaste ; le cadre qui le bordait, de la plus élégante richesse, et la découpure de la salle, d’une adresse assez singulière, pour que le Roi et toute la cour pussent voir d’un coup d’œil le nombre incroyable de spectateurs qui s’empressèrent d’accourir aux divers spectacles qu’on y donna pendant tout l’hiver.
C’est là qu’on pouvait faire voir successivement et avec dignité les chefs-d’œuvre immortels qui ont illustré la France, autant que l’étendue de son pouvoir, et plus, peut-être, que ses victoires. C’était sans doute le projet honorable de M. le maréchal de Richelieu. Une salle de théâtre une fois élevée le suppose. La fête du moment n’était qu’un prétexte respectable, pour procurer à jamais aux Beaux-Arts un asile digne d’eux, dans une cour qui les connaît et qui les aime.
Une impulsion de goût et de génie détermina d’abord l’illustre ordonnateur de cette fête, à rassembler, par un enchaînement théâtral, tous les genres dramatiques.
Il est beau d’avoir imaginé un ensemble composé de différentes parties, qui, séparées les unes des autres, forment pour l’ordinaire toutes les espèces connues. L’idée vaste d’un pareil spectacle, ne pouvait naître que dans l’esprit d’un homme capable des plus grandes choses : et si, à quelques égards, l’exécution ne fut pas aussi admirable qu’on pouvait l’attendre, si les efforts redoublés des deux plus beaux génies de notre siècle, qui furent employés à cet ouvrage, ont épuisé leurs ressources sans pouvoir porter ce grand projet jusqu’à la dernière perfection, cet événement a du moins cet avantage pour les Arts, qu’il leur annonce l’impossibilité d’une pareille entreprise pour l’avenir.
La nouvelle salle de spectacle, construite avec la rapidité la plus surprenante, par un essor inattendu de mécanique, se métamorphosait à la volonté en une salle étendue et magnifique de bal. Peu de moments après y avoir vu la représentation pompeuse et touchante d’Amide, on y trouvait un bal le plus nombreux et le mieux ordonné. Les amusements variés et choisis se succédaient ainsi tous les jours ; et la lumière éclatante des illuminations, imaginées avec goût, embellies par mille nouveaux desseins, relatifs à la circonstance, et dont la riche et prompte exécution paraissait être un enchantement, prêtait aux nuits les plus sombres tous les charmes des plus beaux jours. Voyez Salle de spectacle [Article non rédigé], Illumination [Article non rédigé], Feu d’Artifice, etc.
Le ton de magnificence était pris, et les successeurs de M. le maréchal de Richelieu avaient dans leur cœur le même désir de plaire, dans leur esprit un fonds de connaissances capables de le bien soutenir, et cette portion rare de goût, qui dans ces occasions devient toujours comme une espèce de mine abondante de moyens et de ressources.
M. le duc d’Aumont, premier gentilhomme de la chambre, qui succéda à M. le maréchal de Richelieu, tenta une grande partie de ce que celui-ci avait courageusement imaginé ; mais il eut l’adresse de recourir au seul moyen qui pouvait lui procurer le succès, et il sut éviter l’obstacle qui devait le faire échouer. Dans un grand théâtre, avec d’excellents artistes, des acteurs pleins de zèle et de talents, que ne peut-on pas espérer du secours du merveilleux, pourvu qu’on sache s’abstenir de le gâter par le mélange burlesque du comique? Sur ce principe, M. le duc d’Aumont fit travailler à un ouvrage, dont il n’y avait point de modèle. Un combat continuel de l’art et de la nature en était le fond, l’amour en était l’âme, et le triomphe de la nature en fut le dénouement.
On n’a point vu à la fois sur les théâtres de l’Europe un pareil assemblage de mouvements et de machines, si capables de répandre une aimable illusion, ni des décorations d’un dessein plus brillant, plus agréable et plus susceptible d’expression. Les meilleurs chanteurs de l’opéra ; les acteurs de notre théâtre les plus sûrs de plaire ; tous ceux qui brillaient dans la danse française, la seule que le génie ait inventée, et que le goût puisse adopter, furent entremêlés avec choix dans le cours de ce superbe spectacle. Aussi vit-on Zulisca amuser le roi, plaire à la cour, mériter les suffrages de tous les amateurs des Arts, et captiver ceux de nos meilleurs artistes.
Le zèle de M. le duc de Gesvres fut éclairé, ardent, et soutenu, comme l’avait été celui de ses prédécesseurs ; il semblait que le Roi ne se servit que de la même main pour faire éclater aux yeux de l’Europe son amour pour les Arts, et sa magnificence.
Le 2nd mariage de M. le Dauphin en 1747 ouvrit une carrière nouvelle à M. le duc de Gesvres, et il la remplit de la manière la plus glorieuse. Les bals parés et masqués donnés avec l’ordre le plus désirable, de brillantes illuminations, voyez Illumination [Article non rédigé] ; les feux d’artifice embellis par des desseins nouveaux, voyez Feu d’Artifice ; tout cela préparé sans embarras, sans confusion, conservant dans l’exécution cet air enchanteur d’aisance, qui fait toujours le charme de ces pompeux amusements, ne furent pas les seuls plaisirs qui animèrent le cours de ces fêtes. Le théâtre du manège fournit encore à M. le duc de Gesvres des ressources dignes de son goût et de celui d’une cour éclairée.
Outre les chefs-d’œuvre du théâtre français, qu’on vit se succéder sur un autre théâtre moins vaste d’une manière capable de rendre leurs beautés encore plus séduisantes, les opéras de la plus grande réputation firent revivre sur le théâtre du manège l’ancienne gloire de Quinault, créateur de ce beau genre, et de Lully, qui lui prêta tous ces embellissements nobles et simples qui annoncent le génie et la supériorité qu’il avait acquise sur tous les musiciens de son temps.
M. le duc de Gesvres fit plus ; il voulut montrer combien il désirait d’encourager les beaux-arts modernes, et il fit représenter deux grands ballets nouveaux, relatifs à la fête auguste qu’on célébrait, avec toute la dépense, l’habileté, et le goût dont ces deux ouvrages étaient susceptibles. L’Année galante fit l’ouverture des fêtes et du théâtre ; les Fêtes de l’hymen et de l’amour furent choisies pour en faire la clôture.
Ainsi ce théâtre, superbe édifice du goût de M. le maréchal de Richelieu, était devenu l’objet des efforts et du zèle de nos divers talents ; on y jouit tour-à-tour des charmes variés du beau chant français, de la pompe de son opéra, de toutes les grâces de la danse, du feu, de l’harmonieux accord de ses symphonies, des prodiges des machines, de l’imitation habile de la nature dans toutes les décorations.
On ne s’en tint point aux ouvrages choisis pour annoncer par de nobles allégories les fêtes qu’on voulait célébrer ; on prit tous ceux qu’on crut capables de varier les plaisirs. M. le maréchal de Richelieu avait fait succéder à La Princesse de Navarre, Le Temple de la Gloire, et Jupiter vainqueur des Titans, spectacle magnifique, digne en tout de l’auteur ingénieux et modeste (M. de Bonneval, pour lors intendant des menus-plaisirs du Roi), qui avait eu la plus grande part à l’exécution des belles idées de M. le maréchal de Richelieu. Il est honorable pour les gens du monde, qu’il se trouve quelquefois parmi eux, des hommes aussi éclairés sur les Arts.
On vit avec la satisfaction la plus vive Zélindor, petit opéra dont les paroles et la musique ont été inspirées par les grâces, et dont toutes les parties forment une foule de jolis tableaux de la plus douce volupté.
C’est là que parut pour la première fois Platée, ce composé extraordinaire de la plus noble et de la plus puissante musique, assemblage nouveau en France de grandes images et de tableaux ridicules, ouvrage produit par la gaieté, enfant de la saillie, et notre chef-d’œuvre de génie musical qui n’eut pas alors tout le succès qu’il méritait.
Le ballet de La Félicité, allégorie ingénieuse de celle dont jouissait la France, parut ensuite sous l’administration de M. le duc d’Aumont, et Zulisca, dont nous avons parlé, couronna la beauté des spectacles de l’hiver 1746. On a détaillé l’année 1747.
Les machines nouvelles qui, pendant le long cours de ces fêtes magnifiques, parurent les plus dignes de louange, furent, 1°. celle qui d’un coup d’œil changeait une belle salle de spectacle en une magnifique salle de bal : 2°. celle qui servit aux travaux et à la chute des Titans, dans l’opéra de M. de Bonneval, mis en musique par M. de Blamont surintendant de celle du Roi, auteur célèbre des Fêtes grecques et romaines : 3°. les cataractes du Nil et le débordement [voir Débordement] de ce fleuve. Le vol rapide et surprenant du dieu qui partait du haut des cataractes, et se précipitait au milieu des flots irrités en maître suprême de tous ces torrents réunis pour servir sa colère, excita la surprise, et mérita le suffrage de l’assemblée la plus nombreuse et la plus auguste de l’univers. Cette machine formait le nœud du second acte des Fêtes de l’Hymen et de l’Amour, opéra de MM. de Cahusac et Rameau, qui fit la clôture des fêtes de cette année.
Elles furent suspendues dans l’attente d’un bonheur qui intéressait tous les Français. La grossesse enfin de Madame la Dauphine ranima leur joie ; et M. le duc d’Aumont, pour lors premier gentilhomme de la chambre de service, eut ordre de faire les préparatifs des plaisirs éclatants, où la cour espérait de pouvoir se livrer.
Je vais tracer ici une sorte d’esquisse de tous ces préparatifs, parce qu’ils peuvent donner une idée juste des ressources du génie français, et du bon caractère d’esprit de nos grands seigneurs dans les occasions éclatantes.
On a vu une partie de ce qu’exécuta le goût ingénieux de M. le duc d’Aumont dans son année précédente. Voyons en peu de mots ce qu’il avait déterminé d’offrir au roi, dans l’espérance où l’on était de la naissance d’un duc de Bourgogne. L’histoire, les relations, les mémoires, nous apprennent ce que les hommes célèbres ont fait. La Philosophie va plus loin ; elle les examine, les peint, et les juge sur ce qu’ils ont voulu faire.
M. le duc d’Aumont avait choisi pour servir de théâtre aux différents spectacles qu’il avait projetés, le terrain le plus vaste du parc de Versailles, et le plus propre à la fois à fournir les agréables points de vue qu’il voulait y ménager pour la cour, et pour la curiosité des Français que l’amour national et la curiosité naturelle font, courir à ces beaux spectacles.
La pièce immense des Suisses était le premier local où les yeux devaient être amusés pendant plusieurs heures par mille objets différents.
Sur les bords de la pièce des Suisses, en face de l’orangerie, on avait placé une ville édifiée avec art, et fortifiée suivant les règles antiques.
Plusieurs fermes joignant les bords du bassin, élevées de distance en distance sur les deux côtés, formaient des amphithéâtres surmontés par des terrasses ; elles portaient et soutenaient les décorations qu’on avait imaginées en beaux paysages coupés de palais, de maisons, de cabanes même. Les parties isolées de ces décorations étaient des percées immenses que la disposition des clairs, des obscurs, et des positions ingénieuses des lumières devaient faire paraître à perte de vue.
Tous ces beaux préparatifs avaient pour objet l’amusement du Roi, de la famille royale, et de la cour, qui devaient être placés dans l’orangerie, et de la multitude qui aurait occupé les terrasses supérieures, tous les bas-côtés de la pièce des Suisses, etc.
Voici l’ingénieux, l’élégant, et magnifique arrangement qui avait été fait dans l’orangerie.
En perspective de la pièce des Suisses et de toute l’étendue de l’orangerie, on avait élevé une grande galerie terminée par deux beaux salons de chaque côté, et suivie dans ses derrières de toutes les pièces nécessaires pour le service. Un grand salon de forme ronde était au milieu de cette superbe galerie : l’intérieur des salons, de la galerie, et de toutes les parties accessoires, était décoré d’architecture d’ordres composés. Les pilastres étaient peints en lapis ; les chapiteaux, les bases, les corniches étaient rehaussées d’or ; et la frise peinte en lapis était ornée de guirlandes de fleurs.
Dans les parties accessoires, les panneaux étaient peints en brèche violette, et les bords d’architecture en blanc veiné. Les moulures étaient dorées, ainsi que les ornements et les accessoires.
On avait rassemblé dans les plafonds les sujets les plus riants de l’Histoire et de la Fable : ils étaient comme encadrés par des chaînes de fleurs peintes en coloris, portées par des groupes d’amours et de génies jouants, avec leurs divers attributs.
Les trumeaux et les panneaux étaient couverts des glaces les plus belles ; et on y avait multiplié les girandoles et les lustres, autant que la symétrie et les places l’avaient permis.
C’est dans le salon du milieu de cette galerie que devait être dressée la table du banquet royal.
L’extérieur de ces édifices orné d’une noble architecture, était décoré de riches pentes à la turque, avec portiques, pilastres, bandeaux, architraves, corniches, et plusieurs groupes de figures allégoriques à la fête. Tous les ornements en fleurs étaient peints en coloris ; tous les autres étaient rehaussés d’or : au tour intérieur de l’orangerie, en face de la galerie, on avait construit un portique élégant dont les colonnes séparées étaient fermées par des cloisons peintes des attributs des diverses nations de l’Europe. Les voûtes représentaient l’air, et des génies en groupes variés et galants, qui portaient les fleurs et les fruits que ces divers climats produisent. Dans les côtés étaient une immense quantité de girandoles cachées par la bâtisse ingénieuse, à différents étages, sur lesquels étaient étalés des marchandises, bijoux, tableaux, étoffes, etc. des pays auxquels elles étaient censées appartenir.
Dans le fond était élevé un théâtre ; il y en avait encore un dans le milieu et à chacun des côtés : aux quatre coins étaient des amphithéâtres remplis de musiciens habillés richement, avec des habits des quatre parties de l’Europe. Tout le reste était destiné aux différents objets de modes, d’industrie, de magnificence, et de luxe, qui caractérisent les mœurs et les usages des divers habitants de cette belle partie de l’univers.
Au moment que le roi serait arrivé, cinquante vaisseaux équipés richement à l’antique, de grandeurs et de formes différentes ; vingt frégates et autant de galères portant des troupes innombrables de guerriers répandus sur les ponts et armés à la grecque, auraient paru courir à pleines voiles contre la ville bâtie : le feu de ces vaisseaux et celui de la ville était composé par un artifice singulier, que la fumée ne devait point obscurcir, et qui aurait laissé voir sans confusion tous ses desseins et tous ses effets. Les assaillants après les plus grands efforts, et malgré la défense opiniâtre de la ville, étaient cependant vainqueurs ; la ville était prise, saccagée, détruite ; et sur ses débris s’élevait tout-à-coup un riche palais à jour. Voyez Feu d’Artifice.
Le festin alors devait être servi ; et comme un changement rapide de théâtre, toutes les différentes parties de l’orangerie, telles qu’on les a dépeintes, se trouvaient frappées de lumière ; le palais magique du fond de la pièce des Suisses, les fermes qui représentaient à ses côtés les divers paysages, la suite de maisons, les coupures de campagne, etc. qu’on a expliquées plus haut, se trouvaient éclairés sur les divers desseins de cette construction, ou suivant les différentes formes des arbres dont la campagne était couverte.
Les deux côtés du château, toute la partie des jardins qui aboutissait en angle sur l’orangerie et sur la pièce des Suisses, étaient remplis de lumières qui dessinaient les attributs de l’amour et ceux de l’hymen. Des ruches couvertes d’abeilles figurées par des lampions du plus petit calibre et multipliées à l’infini, offraient une allégorie ingénieuse et saillante de la fête qu’on célébrait, et de l’abondance des biens qui devaient la suivre. Les trompettes, les timbales, et les corps de musique des quatre coins de l’orangerie, devaient faire retentir les airs pendant que le Roi, la Reine, et la famille royale, dans le salon du milieu, et toute la cour, à vingt autres tables différentes, jouiraient du service le plus exquis. Après le souper, le premier coup d’œil aurait fait voir cette immensité de desseins formés au loin par la lumière, et cette foule de personnages répandus dans l’enceinte de l’orangerie représentant les différentes nations de l’Europe, et placés avec ordre dans les cases brillantes où ils avaient été distribués.
On devait trouver, au sortir de la galerie, en jouissant de la vue de toutes les richesses étrangères, qui avaient été rassemblées sous les beaux portiques, un magnifique opéra, qui, au moment de l’arrivée du roi, aurait commencé son spectacle.
Au sortir du grand théâtre, la cour aurait suivi le Roi sous tous les portiques : les étoffes, le goût, les meubles élégants, les bijoux de prix, auraient été distribués par une loterie amusante et pleine de galanterie, à toutes les dames et à tous les seigneurs de la cour.
Le magnifique spectacle de ce séjour, après qu’on aurait remonté le grand escalier, et qu’on aurait aperçu l’illumination du bassin, de l’orangerie, des deux faces du château, et des deux parties des jardins qui y répondent, aurait servi de clôture aux fêtes surprenantes de ce jour tant désiré.
L’attente de la nation fut retardée d’une année ; et alors des circonstances qui nous sont inconnues lièrent sans doute les mains zélées des ordonnateurs. Sans autre fête qu’un grand feu d’artifice, ils laissèrent la cour et la ville se livrer aux vifs transports de joie que la naissance d’un prince avait fait passer dans les cœurs de tous les Français. Voyez Fêtes de la Ville de Paris.
Les douceurs de la paix et un accroissement de bonheur, par la naissance de Monseigneur le duc de Berry, firent renaître le goût pour les plaisirs. M. le duc d’Aumont fut chargé en 1754 des préparatifs des spectacles. Le théâtre de Fontainebleau fut repris sous œuvre, et exerça l’adresse féconde du sieur Arnoult, machiniste du roi, aidée des soins actifs de l’ordonnateur et du zèle infatigable des exécutants. On vit représenter avec la plus grande magnificence, six différents opéras français qui étaient entremêlés les jours qu’ils laissaient libres des plus excellentes tragédies et comédies de notre théâtre.
L’ouverture de ce théâtre fut faite par La Naissance d’Osiris, prologue allégorique à la naissance de monseigneur le duc de Berry ; on en avait chargé les auteurs du ballet des Fêtes de l’hymen et de l’amour, qui avaient fait la clôture des fêtes du mariage : ainsi les talents modernes furent appelés dans les lieux même où les anciens étaient si glorieusement applaudis. Le petit opéra d’Anacréon, ouvrage de ces deux auteurs ; Alcimadure, opéra en trois actes précédé d’un prologue, et en langue languedocienne, de M. Mondonville, eurent l’honneur de se trouver à la suite de Thésée, cet ouvrage si fort d’action ; d’Alceste, le chef-d’œuvre du merveilleux et du pathétique ; enfin de Thétis, opéra renommé du célèbre M. de Fontenelle. On a vu ce poète philosophe emprunter la main des grâces pour offrir la lumière au dernier siècle. Il jouit à la fois de l’honneur de l’avoir éclairé, et des progrès rapides que doivent à ses efforts les Lettres, les Arts, et les Sciences dans le nôtre.
M. Blondel de Gagny, Intendant pour lors des menus-plaisirs du Roi, seconda tout le zèle de l’ordonnateur. Par malheur pour les Arts et les talents, qu’il sait discerner et qu’il aime, il a préféré le repos aux agréments dont il était sûr de jouir dans l’exercice d’une charge à laquelle il était propre. Tous les sujets différents qui pendant cinquante jours avaient déployé leurs talents et leurs efforts pour contribuer au grand succès de tant d’ouvrages, se retirèrent comblés d’éloges, encouragés par mille attentions, récompensés avec libéralité. (B)
Fêtes de la Ville de Paris §
Fêtes de la Ville de Paris. On a vu dans tous les temps le zèle et la magnificence fournir à la capitale de ce royaume des moyens éclatants de signaler son zèle et son amour pour nos rois. L’histoire de tous les règnes rappelle aux Parisiens quelque heureuse circonstance que leurs magistrats ont célébrée par des fêtes. Notre objet nous borne à ne parler que de celles qui peuvent honorer ou éclairer les Arts.
Le mariage de Madame, infante, offrit à feu M. Turgot une occasion d’en donner une de ce genre ; on croit devoir la décrire avec quelque détail. L’administration de ce magistrat sera toujours trop chère aux vrais citoyens, pour qu’on puisse craindre à son égard d’en trop dire.
Le Roi, toute la famille royale lui firent espérer d’honorer ses fêtes de leur présence ; il crut devoir ne leur offrir que des objets dignes d’eux.
On était en usage de prendre l’Hôtel-de-ville pour le centre des réjouissances publiques. Les anciennes rubriques, que les esprits médiocres révèrent comme des lois sacrées, ne sont pour les têtes fortes que des abus ; leur destruction est le premier degré par lequel ils montent bientôt aux plus grandes choses. Telle fut la manière constante dont M. Turgot se peignit aux Français, pendant le cours de ses brillantes prévôtés. Il pensa qu’une belle fête ne pouvait être placée sur un terrain trop beau, et il choisit l’éperon du Pont-Neuf sur lequel la statue d’Henri IV est élevée, pour former le point de vue principal de son plan.
Ce lieu, par son étendue, par la riche décoration de divers édifices qu’il domine et qui l’environnent, surtout par le bassin régulier sur lequel il est élevé, pouvait faire naître à un ordonnateur de la trempe de celui-ci, les riantes idées des plus singuliers spectacles. Voici celles qu’il déploya aux yeux les plus dignes de les admirer.
On vit d’abord s’élever rapidement sur cette espèce d’esplanade un temple consacré à l’Hymen ; il était dans le ton antique ; ses portiques étaient de cent-vingt pieds de face, et de quatre-vingt pieds de haut, sans y comprendre la hauteur de l’appui et de la terrasse de l’éperon, qui servait de base à tout l’édifice, et qui avait quarante pieds de hauteur.
Le premier ordre du temple était composé de trente-deux colonnes d’ordre dorique, de quatre pieds de diamètre et trente-trois pieds de fût, formant un carré long de huit colonnes de face, sur quatre de retour.
Elles servaient d’appui à une galerie en terrasse de cent cinq pieds de long, ornée de distance en distance de belles statues sur leurs piédestaux. Au dessus de la terrasse, et à l’aplomb des colonnes du milieu, s’élevait un socle antique formé de divers compartiments ornés de bas-reliefs, et couronné de douze vases.
Deux massifs étaient bâtis dans l’intérieur, afin d’y pratiquer des escaliers commodes. Le socle au reste formait une seconde terrasse de retour avec les bases, chapiteaux, entablements, et balustrades, servant d’appui à une galerie en terrasse de cent cinq pieds de long, divisée par des piédestaux. Au-dessus de cette terrasse, et à l’aplomb des colonnes du milieu, s’élevait un socle en attique, formé de compartiments ornés de bas-reliefs, et couronné de douze vases ; deux corps solides étaient construits dans l’intérieur, dans lesquels on avait pratiqué des escaliers.
Toute la construction de cet édifice était en relief, ainsi que les plafonds, enrichis de compartiments en mosaïque, guillochés, rosettes, festons, etc. à l’imitation des anciens temples, et tels qu’on le voit au panthéon, dont on avait imité les ornements ; à la réserve cependant des bases que l’on jugea à propos de donner aux colonnes, pour s’accommoder à l’usage du siècle : elles y furent élevées sur des socles d’environ quatre pieds de haut, servant comme de repos aux balustrades de même hauteur qui étaient entre les entre-colonnements. C’est la seule différence que le nouvel édifice eût avec ceux de l’antiquité, où les colonnes d’ordre dorique étaient presque toujours posées sur le rez-de-chaussée, quoique sans base. A cela près, toutes les proportions y furent très bien gardées. Ces colonnes avaient huit diamètres un quart de longueur, qui est la véritable proportion que l’espace des entre-colonnements exige de cette ordonnance : il devait y avoir un second ordre ionique ; mais le temps trop court pour l’exécution, força de s’en tenir au premier ordre dorique, qui se groupant avec le massif, pour monter au haut de l’édifice, formait un très beau carré long.
Vingt-huit statues isolées, de ronde bosse, de dix pieds de proportion, représentant diverses divinités avec leurs symboles et attributs, étaient posées sur les piédestaux de la balustrade, à l’aplomb des colonnes.
On préféra pour tout cet édifice et pour ses ornements, la couleur de pierre blanche à celle des différents marbres qu’on aurait pu imiter ; outre que la couleur blanche a toujours plus de relief, surtout aux lumières et dans les ténèbres, la vraisemblance est aussi plus naturelle et l’illusion plus certaine : aussi ce temple faisait-il l’effet d’un édifice réel, construit depuis longtemps dans la plus noble simplicité de l’antique sans ornement postiche, et sans mélange d’aucun faux brillant. Telle renaîtra de nos jours la belle et noble Architecture ; nous la reverrons sortir des mains d’un moderne qui manquait à la gloire de la nation : le choix éclairé de M. le marquis de Marigny a su le mettre à sa place. C’est là le vrai coup de maître dans l’ordonnateur. Le talent une fois placé, les beautés de l’art pour éclore en foule n’ont besoin que du temps.
La terrasse en saillie qui portait le temple, était décorée en face d’une architecture qui formait trois arcades et deux pilastres en avant-corps dans les angles : on voyait aussi dans chacun des deux côtés, une arcade accompagnée de ses pilastres. Toute cette décoration était formée par des refends et bossages rustiques, et elle était parfaitement d’accord avec le temple. Tous les membres de l’architecture étaient dessinés par des lampions ; et l’intérieur des arcades, à la hauteur de l’imposte, étaient préparées pour donner dans le temps une libre issue à des cascades, des nappes, des torrents de feu, qui firent un effet aussi agréable que surprenant.
Sur la terrasse du temple s’élevait un attique porté par des colonnes intérieures, et orné de panneaux chargés de bas-reliefs : des vases ornés de sculpture étaient posés au haut de l’attique, à l’aplomb des colonnes.
Les corps solides des escaliers étaient ornés d’architecture et de bas-reliefs, de niches, de statues, etc.
Aux deux côtés de cet édifice s’élevaient, le long des parapets du Pont-Neuf, trente-six pyramides, dont dix-huit de quarante pieds de haut, et dix-huit de vingt-six, qui se joignaient par de grandes consoles, et qui portaient des vases sur leur sommet. Cette décoration, préparée particulièrement pour l’illumination, accompagnait le bâtiment du milieu ; elle était du dessein de feu M. Gabriel, premier architecte du Roi : la première était du chevalier Servandoni.
Décoration de la Rivière, illumination, etc.
Dans le milieu du canal que forme la Seine, et vis-à-vis le balcon préparé pour leurs Majestés, s’élevait un temple transparent, composé de huit portiques en arcades et pilastres, avec des figures relatives au sujet de la fête. Il formait un salon à huit pans, du milieu desquels s’élevait une colonne transparente qui avait le double de la hauteur du portique, et qui était terminée par un globe aussi transparent, semé de fleurs-de-lis et de tours. Tous les châssis de ce temple, qui semblait consacré à Apollon, étaient peints, et présentaient aux yeux mille divers ornements : il paraissait construit sur des rochers, entre lesquels on avait pratiqué des escaliers qui y conduisaient.
Ce salon disposé en gradins, et destiné pour la musique, était rempli d’un très grand nombre des plus habiles symphonistes. Le concert commença d’une manière vive et bruyante, au moment que le Roi parut sur son balcon ; il se fit entendre tant que dura la fête, et ne fut interrompu que par les acclamations réitérées du peuple.
Entre le temple et le Pont-Neuf étaient quatre grands bateaux en monstres marins ; il. y en avait quatre autres dans la même position entre le temple et le Pont-Royal, et tout-à-coup on jouit du spectacle de divers combats des uns contre les autres. Ces monstres vomissaient de leurs gueules et de leurs narines, des feux étincelants d’un volume prodigieux et de diverses couleurs : les uns traçaient en l’air des figures singulières ; les autres tombant comme épuisés dans les eaux, y reprenaient une nouvelle force, et y formaient des pyramides et des gerbes de feu, des soleils, etc.
Une joute commença la fête. Il y avait deux troupes de jouteurs, l’une à la droite, et l’autre à la gauche du temple. Chacune était composée de vingt jouteurs et de trente-six rameurs. Les maîtres de la joute étaient dans des bateaux particuliers. Tous les jouteurs étaient habillés de blanc uniformément, et à la légère ; leurs vêtements, leurs bonnets et leurs jarretières étaient ornés de touffes de rubans de différentes couleurs, avec des écharpes de taffetas, etc. Ils joutèrent avec beaucoup d’adresse, de force et de résolution, et avec un zèle et une ardeur admirables. La ville récompensa les deux jouteurs victorieux par un prix de la valeur de vingt pistoles chacun, et d’une médaille.
A la première obscurité de la nuit on vit paraître l’illumination ; elle embellissait les mouvements de la multitude, en éclairant les flots de ce peuple innombrable répandu sur les quais. On jouissait à la fois des lumières qui éclairaient les échafauds, de celles qui brillaient aux fenêtres, aux balcons, et sur des terrasses richement et ingénieusement ornées ; ce qui se joignant à la variété des couleurs des habits, et à la parure recherchée et brillante des hommes et des femmes, dont la clarté des lumières relevait encore l’éclat, faisait un coup d’œil et divers points de perspective dont la vue était éblouie et séduite.
L’illumination commença par le temple de l’Hymen, dont tout l’entablement était profilé de lumières, ainsi que les balustrades, sur lesquelles s’élevaient de grands lustres ou girandoles en ifs dans les entrecolonnes, formés par plus de cent lumières chacun. Toute la suite des pyramides et pilastres chantournés, avec leurs piédestaux réunis par des consoles, dont on a parlé, élevés sur les parapets du pont à droite et à gauche, était couverte d’illuminations, ainsi que toute la décoration de la terrasse en saillie, dont les refends et les cintres étaient profilés, et chargés de gros lampions et de terrines.
Ce qui répondait parfaitement à la magnificence de cette illumination, c’était de voir le long des deux quais, sur le Pont-Neuf et le Pont-Royal, des lustres composés chacun d’environ quatre-vingt grosses lumières, suspendus aux mêmes endroits où l’on met ordinairement les lanternes de nuit.
Mais voici une illumination toute nouvelle. Quatre-vingts petits bâtiments de différentes formes, dont la mâture, les vergues, les agrès et les cordages étaient dessinés par de petites lanternes de verre, et mouvantes, au nombre de plus de dix mille, entrèrent dans le grand canal du côté du Pont-Neuf ; et après diverses marches figurées, elles se divisèrent en quatre quadrilles, et bordèrent les rivages de la Seine entre le Pont-Neuf et le Pont-Royal.
Un même nombre de bateaux de formes singulières, et chargés de divers artifices, se mêlèrent avec symétrie aux premiers ; le salon octogone, transparent, paraissait comme au centre de cette brillante et galante fête, et semblait sortir du sein des feux et des eaux.
On ne s’aperçut point de la fuite du jour ; la nuit qui lui succéda, était environnée de la plus brillante lumière.
Le signal fut donné, et dans le même instant le temple de l’Hymen, tous les édifices qui bordent des deux côtés les quais superbes qui servaient de cadre à ce spectacle éclatant, le Pont-Royal et le Pont-Neuf, les échafauds qui étaient élevés pour porter cette foule de spectateurs, les amphithéâtres qui remplissaient les terrains depuis les bords de la Seine jusqu’à fleur des parapets, tout fut illuminé presqu’au même moment : on ne vit plus que des torrents de lumière soumis à l’art du dessein, et formant mille figures nouvelles, embellies par des contrastes, détachées avec adresse les unes des autres, ou par les formes de l’architecture sur lesquelles elles étaient placées, ou par l’ingénieuse variété des couleurs dont on avait eu l’habileté d’embellir les feux divers de la lumière.
Feu d’artifice.
Le bruit de l’artillerie, le son éclatant des trompettes, annoncèrent tout-à-coup un spectacle nouveau. On vit s’élancer dans les airs de chaque côté du temple de l’hymen, un nombre immense de fusées qui partirent douze à douze des huit tourelles du Pont-Neuf ; cent quatre-vingts pots à aigrette et plusieurs gerbes de feu leur succédèrent. Dans le même temps on vit briller une suite de gerbes sur la tablette de la corniche du pont ; et le grand soleil fixe, de soixante pieds de diamètre, parut dans toute sa splendeur au milieu de l’entablement. Directement au-dessous on avait placé un grand chiffre d’illumination de couleurs différentes, imitant l’éclat des pierreries, lequel, avec la couronne dont il était surmonté, avait trente pieds de haut ; et aux côtés, vis-à-vis les entrecolonnes du temple, on voyait deux autres chiffres d’artifice de dix pieds de haut, formant les noms des illustres époux, en feu bleu, qui contrastait avec les feux différents dont ils étaient entourés.
On avait placé sur les deux trottoirs du Pont-Neuf, à la droite et à la gauche du temple, au-delà de l’illumination des pyramides, deux cents caisses de fusées de cinq à six douzaines chacune. Ces caisses tirées cinq à la fois, succédèrent à celles qu’on avait vu partir des tourelles, à commencer de chaque côté, depuis les premières, auprès du temple, et successivement jusqu’aux extrémités à droite et à gauche.
Alors les cascades ou nappes de feu rouge sortirent des cinq arcades de l’éperon du Pont-Neuf ; elles semblaient percer l’illumination dont les trois façades étaient revêtues, et dont les yeux pouvaient à peine soutenir l’éclat. Dans le même temps un combat de plusieurs dragons commença sur la Seine, et le feu d’eau couvrit presque toute la surface de la rivière.
Au combat des dragons succédèrent les artifices dont les huit bateaux de lumières étaient chargés. Au même endroit, dans un ordre différent, étaient trente-six cascades ou fontaines d’artifice d’environ trente pieds de haut, dans de petits bateaux, mais qui paraissaient sortir de la rivière.
Ce spectacle des cascades, dont le signal avait été donné par un soleil tournant, avait été précédé d’un berceau d’étoiles produit par cent soixante pots à aigrettes, placés au bas de la terrasse de l’éperon.
Quatre grands bateaux servant de magasin à l’artifice d’eau, étaient amarrés près des arches du Pont-Neuf, au courant de la rivière, et quatre autres pareils du côté du Pont-Royal. L’artifice qu’on tirait de ces bateaux, consistait dans un grand nombre de gros et petits barils chargés de gerbes et de pots, qui remplissaient l’air de serpenteaux, d’étoiles et de genouillières. Il y avait aussi un nombre considérable de gerbes à jeter à la main, et de soleils tournant sur l’eau.
La fin des cascades fut le signal de la grande girande sur l’attique du temple, qui était composée de près de six mille fusées. On y mit le feu par les deux extrémités au même instant ; et au moment qu’elle parut, les deux petites girandes d’accompagnement, placées sur le milieu des trottoirs du Pont-Neuf, de chaque coté, composées chacune d’environ cinq cents fusées, partirent, et une dernière salve de canon termina cette magnifique fête.
Tout l’artifice était de la composition de M. Elric, saxon, capitaine d’Artillerie dans les troupes du roi de Prusse.
Le lendemain, 30 Août, M. Turgot voulut encore donner un nouveau témoignage de zèle au Roi, à madame Infante, et à la famille royale. Il était un de ces hommes rares qui ont l’art de rajeunir les objets ; ils les mettent dans un jour dont on ne s’était pas avisé avant eux, ils ne sont plus reconnaissables. Telle sut la magie dont se servit alors feu M. Turgot. Il trouva le secret de donner un bal magnifique qui amusa la Cour et Paris toute la nuit, dans le local le moins disposé peut-être pour une pareille entreprise. M. le maréchal de Richelieu parut en 1745 avoir hérité du secret de ce magistrat célèbre. Voyez Fêtes de la Cour de France.
Bal de la ville de Paris, donné dans son hôtel la nuit du 30 Août 1739.
Trois grandes salles dans lesquelles on dansa, avaient été préparées avec le plus de soin, et décorées avec autant d’adresse que d’élégance. L’architecture noble de la première, qu’on avait placée dans la cour, était composée d’arcades et d’une double colonnade à deux étages, qui contribuaient à l’ingénieuse et riche décoration dont cette salle fut ornée. Pour la rendre plus magnifique et plus brillante par la variété des couleurs, toute l’architecture fut peinte en marbre de différentes espèces ; on y préféra ceux dont les couleurs étaient les plus vives, les mieux assorties, et les plus convenables à la clarté des lumières et aux divers ornements de relief rehaussés d’or, qui représentaient les sujets les plus agréables de la fable, embellis encore par des positions et des attributs relatifs à l’objet de la fête.
Au fond de cette cour changée en salle de bal, on avait construit un magnifique balcon en amphithéâtre, qui était rempli d’un grand nombre de symphonistes. L’intérieur de toutes ces arcades était en gradins, couvets de tapis en forme de loges, d’une très belle disposition, et d’une grande commodité pour les masques, auxquels on pouvait servir des rafraîchissements par les derrières. Elle était couverte d’un plafond de niveau, et éclairée d’un très grand nombre de lustres, de girandoles et de bras à plusieurs branches, dont l’ordonnance décelait le goût exquis qui ordonnait tous ces arrangements.
La grande salle de l’Hôtel-de-ville, qui s’étend sur toute la façade, servait de seconde salle ; elle était décorée de damas jaune, enrichi de fleurs en argent : on y avait élevé un grand amphithéâtre pour la symphonie. Les embrasures et les croisées étaient disposées en estrades et en gradins, et la salle était éclairée par un grand nombre de bougies.
La troisième salle était disposée dans celle qu’on nomme des gouverneurs ; on l’avait décorée d’étoffe bleue, ornée de galons et gaze d’or, ainsi que l’amphithéâtre pour la symphonie : elle était éclairée par une infinité de lumières placées avec art.
On voyait par les croisées de ces deux salles, tout ce qui se passait dans la première : c’était une perspective ingénieuse qu’on avait ménagée pour multiplier les plaisirs. On communiquait d’une salle à l’autre par un grand appartement éclairé avec un art extrême.
Auprès de ces trois salles on avait dressé des buffets décorés avec beaucoup d’art, et munis de toutes sortes de rafraîchissements, qui furent offerts et distribués avec autant d’ordre et d’abondance que de politesse.
On compte que le concours des masques a monté à plus de 12000 depuis les huit heures du soir, que le bal commença, jusqu’à huit heures du matin. Toute cette fête se passa avec tout l’amusement, l’ordre et la tranquillité qu’on pouvait désirer, et avec une satisfaction et un applaudissement général.
Les ordres avaient été si bien donnés, que rien de ce qu’on aurait pu désirer n’y avait été oublié. Les précautions avaient été portées jusqu’à l’extrême, et tous les accidents quelconques avaient dans des endroits secrets, les remèdes, les secours, les expédients qui peuvent les prévenir ou les réparer. La place de Grève et toutes les avenues furent toujours libres, en sorte qu’on abordait à l’Hôtel-de-ville commodément, sans accidents et sans tumulte. Des falots sur des poteaux, éclairaient la place et le port de la Grève, jusque vers le Pont-Marie, où l’on avait soin de faire défiler et ranger les carrosses ; il y avait des barrières sur le rivage, pour prévenir les accidents.
Toutes les dispositions de cette grande fête ont été conservées dans leur état parfait pendant huit jours, pour donner au peuple la liberté de les voir.
Les grands effets que produisit cette merveilleuse fête, sur plus de 600000 spectateurs, sont restés gravés pour jamais dans le souvenir de tous les Français. Aussi le nom des Turgots sera-t-il toujours cher à une nation sensible à la gloire, et qui mérite plus qu’une autre de voir éclore dans son sein les grandes idées des hommes. Voyez Illumination [Article non rédigé], Feu d’Artifice, etc.
Il y a eu depuis des occasions multipliées, où la ville de Paris a fait éclater son zèle et sa magnificence ; ainsi la convalescence du plus chéri de nos Rois, son retour de Metz (voyez Festins royaux), nos victoires, les deux mariages de Monseigneur le Dauphin, ont été célébrés par des fêtes, des illuminations, des bals, des feux d’artifice ; mais un trait éclatant, supérieur à tous ceux que peuvent produire les arts, un trait qui fait honneur à l’humanité, et digne en tout d’être éternisé dans les fastes de l’Europe, est l’action généreuse qui tint lieu de fête à la naissance de monseigneur le duc de Bourgogne.
Six cents mariages faits et célébrés aux dépens de la ville, furent le témoignage de son amour pour l’état, de son ardeur pour l’accroissement de ses forces, de l’humanité tendre qui guide ses opérations dans l’administration des biens publics.
Dans tous les temps cette action aurait mérité les louanges de tous les gens de bien, et les transports de reconnaissance de la nation entière. Une circonstance doit la rendre encore plus chère aux contemporains, et plus respectable à la postérité.
Au moment que le projet fut proposé à la ville, les préparatifs de la plus belle fête étaient au point de l’exécution. C’est à l’hôtel de Conti que devait être donné le spectacle le plus ingénieux, le plus noble, le moins ressemblant qu’on eût imaginé encore. Presque toutes les dépenses étaient faites. J’ai vu, j’ai admiré cent fois tous ces magnifiques préparatifs. On avait pris des précautions infaillibles contre les caprices du temps, l’événement aurait illustré pour jamais et l’ordonnateur, et nos meilleurs artistes occupés à ce superbe ouvrage. Le succès paraissait sûr. La gloire qui devait le suivre fut sacrifiée, sans balancer, au bien plus solide de donner à la patrie de nouveaux citoyens. Quel est le vrai Français qui ne sente la grandeur, l’utilité, la générosité noble de cette résolution glorieuse ? Quelle admirable leçon pour ces hommes superficiels, qui croient se faire honneur de leurs richesses en se livrant à mille goûts frivoles ! Quel exemple pour nos riches modernes, qui ne restituent au public les biens immenses qu’ils lui ont ravis, que par les dépenses superflues d’un luxe mal entendu, qui, en les déplaçant, les rend ridicules !
Toutes les villes considérables du royaume imitèrent un exemple aussi respectable ; et l’état doit ainsi à l’Hôtel-de-ville de sa capitale, une foule d’hommes nés pour l’aimer, le servir, et le défendre. (B)
Fêtes des grandes Villes du Royaume de France §
Fêtes des grandes Villes du Royaume de France. C’est ici qu’on doit craindre les dangers d’une matière trop vaste. Rien ne serait plus agréable pour nous, que de nous livrer à décrire par des exemples aussi honorables que multipliés les ressources du zèle de nos compatriotes, dans les circonstances, où leur amour pour le sang de leurs rois a la liberté d’éclater. On verrait dans le même tableau la magnificence constante de la ville de Lyon embellie par le goût des hommes choisis qui la gouvernent, toujours marquée au coin de cet amour national, qui fait le caractère distinctif de ses citoyens. A côté des fêtes brillantes, qui ont illustré cette ville opulente, on serait frappé des ressources des habitants de nos beaux ports de mer, dans les circonstances où le bonheur de nos rois, ou la gloire de la patrie, leur ont fourni les occasions de montrer leur adresse et leur amour. On trouverait dans le cœur de la France, sous les yeux toujours ouverts de nos Parlements, des villes plus tranquilles, mais moins opulentes, suppléer dans ces moments de joie, à tous les moyens faciles qu’offre aux autres la fortune par l’activité, l’élégance, les nouveautés heureuses, les prodiges imprévus que fournit à l’industrie et au bon esprit la fécondité des talents et des arts. Telles seraient les fêtes de Toulouse, de Rennes, de Rouen, de Dijon, de Mets, etc. que nous pourrions décrire ; mais on s’attache ici au nécessaire. Les soins qu’on a pris à Bordeaux, lors du passage de notre première Dauphine dans cette ville, sont un précis de tout ce qui s’est jamais pratiqué de plus riche, de plus élégant dans les différentes villes du royaume ; et les arts différents, qui se sont unis pour embellir ces jours de gloire, ont laissé dans cette occasion aux artistes plusieurs modèles à méditer et à suivre.
On commence cette relation du jour que Madame la Dauphine arriva à Bayonne ; parce que les moyens qu’on prit pour lui rendre son voyage agréable et facile, méritent d’être connus des lecteurs qui savent apprécier les efforts et les inventions des arts.
Madame la Dauphine arriva le 15 Janvier 1745 à Bayonne. Elle passa sous un arc de triomphe de quarante pieds de hauteur, au-dessus duquel étaient accolées les armes de France et celles d’Espagne, soutenues par deux dauphins, avec cette inscription : Quam bene perpetuis sociantur nexibus ambo! De chaque côté de l’arc de triomphe régnaient deux galeries, dont la supérieure était remplie par les dames les plus distinguées de la ville, et l’autre l’était par cinquante-deux jeunes demoiselles habillées à l’espagnole. Toutes les rues par lesquelles Madame la Dauphine passa, étaient jonchées de verdure, tendues de tapisseries de haute-lisse, et bordées de troupes sous les armes.
Une compagnie de basques qui était allée au-devant de cette princesse à une lieue de la ville, l’accompagna en dansant au son des flûtes et des tambours jusqu’au palais épiscopal, où elle logea pendant son séjour à Bayonne.
Dès que le jour fut baissé, les places publiques, l’Hôtel-de-ville et toutes les rues furent illuminées ; le 17 Madame la Dauphine partit de Bayonne, et continua sa route.
En venant de Bayonne, on entre dans la généralité de Bordeaux par les landes de captioux, qui contiennent une grande étendue de pays plat, où on n’aperçoit que trois ou quatre habitations dispersées au loin, avec quelques arbres aux environs.
L’année précédente, l’intendant de Guyenne prévoyant le passage de l’auguste princesse que la France attendait, fit au travers de ces landes aligner et mettre en état un chemin large de quarante-deux pieds, bordé de fossés de six pieds.
Vers le commencement du chemin, dans une partie tout à fait unie et horizontale, les pâtres du pays, huit jours avant l’arrivée de Madame la Dauphine, avaient fait planter de chaque côté, à six pieds des bords extérieurs des fossés, 300 pins espacés de 24 pieds entre eux ; ils formaient une allée de 1200 toises de longueur, d’autant plus agréable à la vue, que tous ces pins étaient entièrement semblables les uns aux autres, de 8 à 9 pieds de tige, de 4 pieds de tête, et d’une grosseur proportionnée. On sait la propriété qu’ont ces arbres, d’être naturellement droits et toujours verts.
Au milieu de l’allée on avait élevé un arc de triomphe de verdure, présentant au chemin trois portiques. Celui du milieu avait 24 pieds de haut sur 16 de large, et ceux des côtés en avaient 17 de haut sur quatre de large. Ces trois portiques étaient répétés sur les flancs, mais tous trois de hauteur seulement de 17 pieds, et de 9 de largeur : le tout formant un carré long sur la largeur du chemin, par l’arrangement de 16 gros pins, dont les têtes s’élevaient dans une juste proportion au-dessus des portiques. Les cintres de ces portiques étaient formés avec des branchages d’autres pins, de chênes verts, de lierres, de lauriers et de myrtes, et il en pendait des guirlandes de même espèce faites avec soin, soit pour leurs formes, soit pour les nuances des différents verts. Les tiges des pins, par le moyen de pareils branchages, étaient proprement ajustées en colonnes torses : de la voûte centrale de cet arc de triomphe champêtre, descendait une couronne de verdure, et au-dessus du portique du côté que venait Madame la Dauphine, était un grand cartouche vert, où on lisait en gros caractères : A la bonne arribado de noste dauphino.
On voyait sur la même façade cette autre inscription latine ; les six mots dont elle était composée furent rangés ainsi :
Jubet amor, Fortuna negat, Natura juvat.
Les pâtres, au nombre de trois cents, étaient rangés en haie entre les arbres, à commencer de l’arc de triomphe du côté que venait Madame la Dauphine ; ils avaient tous un bâton, dont le gros bout se perdait dans une touffe de verdure. Ils étaient habillés uniformément comme ils ont coutume d’être en hiver, avec une espèce de surtout de peau de mouton, fournie de sa laine, des guêtres de même, et sur la tête, une toque appelée vulgairement barret, qui était garnie d’une cocarde de rubans de soie blanche et rouge.
Outre ces trois cents pâtres à pied, il y en avait à leur tête cinquante habillés de même, montés sur des échasses d’environ 4 pieds. Ils étaient commandés par un d’entre eux, qui eut l’honneur de présenter par écrit à Madame la Dauphine, leur compliment en vers dans leur langage.
Le compliment fut terminé par mille et mille cris de vive le Roi, vive la Reine, vive Monseigneur le Dauphin, vive Madame la Dauphine.
Les députés du corps de ville de Bordeaux vinrent à Castres le 26. Ils furent présentés à Madame la Dauphine, et le lendemain elle arriva à Bordeaux sur les trois heures et demie du soir, au bruit du canon de la ville et de celui des trois forts. La princesse trouva à la porte Saint-Julien un arc de triomphe très beau, que la ville avait fait élever.
Le plan que formait la base de cet édifice, était un rectangle de 60 pieds de longueur et de 18 pieds de largeur, élevé de soixante pieds de hauteur, non compris le couronnement. Ses deux grandes faces étaient retournées d’équerre sur le grand chemin, ornées d’architecture d’ordre dorique, enrichies de sculpture et d’inscriptions. Il était ouvert dans son milieu par une arcade de plein cintre, en chacune de ses deux faces, qui étaient réunies entre elles par une voûte en berceau, dont les naissances portaient sur quatre colonnes isolées, avec leurs arrière-pilastres, ce qui formait un portique de 14 pieds de largeur sur 30 pieds de hauteur.
Les deux côtés de cet édifice en avant-corps formaient deux carrés, dont les angles étaient ornés par des pilastres corniers et en retour, avec leurs bases et chapiteaux portant un entablement qui régnait sur les quatre faces de l’arc de triomphe. La frise était ornée de ses triglyphes et métopes, enrichis alternativement de fleurs-de-lis et de tours en bas-relief. La corniche l’était de ses mutules, et de toutes les moulures que cet ordre prescrit.
Au-dessus de cet entablement s’élevait un attique, où étaient les compartiments qui renfermaient des inscriptions que nous rapporterons plus bas.
A l’aplomb de huit pilastres, et au-dessus de l’attique, étaient posés huit vases, quatre sur chaque face, au milieu desquelles étaient deux grandes volutes en adoucissement, qui servaient de support aux armes de l’alliance, dont l’ensemble formait un fronton, au sommet duquel était un étendard de 27 pieds de hauteur sur 36 de largeur, avec les armes de France et d’Espagne.
Les entre-pilastres au pourtour étaient enrichis de médaillons, avec leurs festons en sculpture : au bas desquels et à leur aplomb étaient des tables refouillées, entourées de moulures ; l’imposte qui régnait entre deux, servait d’architrave aux quatre colonnes et aux quatre pilastres, portant le cintre avec son archivolte.
Cet édifice, qui était de relief en toutes ses parties, était feint de marbre blanc. Il était exécuté avec toute la sévérité des règles attachées à l’ordre dorique.
Sur le compartiment de l’attique, tant du côté de la campagne que de celui de la ville, était l’inscription suivante : Anagramma numericum. Unigenire regis silio Ludovico, et augustæ principi Hispaniæ, connubio junctis, civitas Burdigalensis et sex viri erexerunt5.
Au-dessous de cette inscription et dans la frise de l’entablement, était ce vers tiré de Virgile.
Ingredere, et votis jam nunc assuesce vocari6.
Les médaillons en bas-relief des entre-pilastres, placés au-dessus des tables refouillées et impostes ci-dessus décrits, renfermaient les emblèmes suivants.
Dans l’un, vers la campagne, on voyait la France tenant d’une main une fleur-de-lis, et de l’autre une corne d’abondance.
Elle était habillée à l’antique, avec un diadème sur la tête et un écusson des armes de France à ses pieds. L’Espagne était à la gauche, en habit militaire, comme on la voit dans les médailles antiques, avec ces mots pour âme, concordia œterna, union éternelle ; dans l’exergue était écrit, Hispania, Gallia ; l’Espagne, la France.
Dans l’autre, aussi vers la campagne, la ville de Bordeaux était représentée par une figure, tenant une corne d’abondance d’une main, et faisant remarquer de l’autre son port. Derrière elle on voyait son ancien amphithéâtre, vis-à-vis la Garonne, qui était reconnaissable par un vaisseau qui paraissait arriver : l’inscription, Burdigalensium gaudium, et dans l’exergue ces mots, adventus Delphinæ 1745 ; l’arrivée de Madame la Dauphine remplit de joie la ville de Bordeaux.
Du côté de la ville, l’emblème de la droite représentait un miroir ardent qui reçoit les rayons du soleil, et qui les réfléchit sur un flambeau qu’il allume ; et pour légende, cœlesti accenditur igne, le feu qui l’a allumé vient du ciel.
Dans l’autre, on voyait la déesse Cybèle assise entre deux lions, couronnée de tours, tenant dans sa main droite les armes de France, et dans sa gauche une tige de lis. Pour légende, ditabit olympum nova Cybeles, cette nouvelle Cybèle enrichira l’olympe de nouveaux dieux.
Sur les côtés de cet arc de triomphe, étaient deux médaillons sans emblème. Au premier, felici adventui, à l’heureuse arrivée. Au second, venit expectata dies, le jour si attendu est arrivé.
Madame la Dauphine trouva auprès de cet arc de triomphe le corps de ville qui l’attendait. Le comte de Ségur était à la tête. Le corps de ville eut l’honneur d’être présenté à Madame la Dauphine par M. Desgranges, et de la complimenter : le comte de Ségur porta la parole.
Le compliment fini, le carrosse de Madame la Dauphine passa lentement sous l’arc de triomphe, et entra dans la rue Bouhaut. Toutes les maisons de cette rue, qui a plus de deux cents toises de long en ligne presque droite, et que l’Intendant avait eu soin de faire paver de neuf, pour que la marche y fût plus douce, étaient couvertes des plus belles tapisseries.
Au bout de la rue Madame la Dauphine vit la perspective du palais que l’on y avait peint. De la porte de Saint-Julien on découvre du fond de la rue Bouhaut, à la distance d’environ deux cents toises, les faces des deux premières maisons qui forment l’embouchure de la rue du Cahernan, qui est à la suite et sur la même direction que la précédente. Celle de la droite, qui est d’un goût moderne et fort enrichie d’architecture, présentait un point de vue agréable, bien différent de celle de la gauche, qui n’était qu’une masure informe.
Pour éviter cette difformité et corriger le défaut de symétrie, on y éleva en peinture le pendant de la maison de la droite ; et entre les deux on forma une grande arcade, au-dessus de laquelle les derniers étages de ces deux maisons étaient prolongés, de façon qu’ils s’y réunissaient, et que par leur ensemble elles présentaient un palais de marbre lapis et bronze, richement orné de peintures et dorures, avec les armes de France et d’Espagne accompagnées de plusieurs trophées et attributs relatifs à la fête.
Ce bâtiment, dont le portique ou arcade faisait l’entrée de la rue du Cahernan, produisait un heureux effet ; le carrosse de Madame la Dauphine tourna à droite pour entrer sur les fossés où était le corps des six régiments des troupes bourgeoises. Elle passa sous un nouvel arc de triomphe, placé vis-à-vis les fenêtres de son appartement.
La rue des Fossés est très considérable, tant par sa longueur, qui est de plus de 400 toises, que par sa largeur, d’environ 80 pieds : on s’y replie sur la droite dans une allée d’ormeaux, qui règne au milieu et sur toute la longueur de la rue.
On avait élevé dans cette allée un superbe corps de bâtiment isolé, de 32 pieds en carré, sur 48 pieds de hauteur, qui répondait exactement aux fenêtres de l’appartement préparé pour Madame la Dauphine.
L’avantage de cette situation avait animé l’architecte à rendre ce morceau d’architecture digne des regards de l’auguste princesse pour laquelle il était destiné.
Cet ouvrage, qui formait un arc de triomphe, était ouvert en quatre faces par quatre arcades, chacune de 32 pieds de hauteur sur 16 pieds de largeur, dont les opposées étaient réunies par deux berceaux qui perçaient totalement l’édifice, et formaient par leur rencontre une voûte d’arête dans le milieu.
Ce bâtiment, quoique sans colonnes et sans pilastres, était aussi riche qu’élégant. Les ornements y étaient en abondance, et sans confusion ; le tout en sculpture de relief et en dorure, sur un fond de marbre de différentes couleurs.
Ces ornements consistaient en seize tables saillantes, couronnées de leurs corniches, et accompagnées de leurs chutes de festons.
Seize médailles entourées de palmes, avec les chiffres en bas-relief de Monseigneur le Dauphin et de Madame la Dauphine.
Quatre impostes avec leurs frises couronnaient les quatre corps solides sur lesquels reposait l’édifice, et entres lesquels étaient les arcades ou portiques, dont les voûtes étaient enrichies de compartiments de mosaïque, parsemés de fleurs-de-lis, et de tours de Castille dorées.
On avait suspendu sous la clé de la voûte d’arête une couronne de six pieds de diamètre, et de hauteur proportionnée, garnie de lauriers et de fleurs, avec des guirlandes dans le même goût : ouvrage que Madame la Dauphine pouvait apercevoir sans cesse de ses fenêtres.
Au-dessus des impostes et à côté de chaque archivolte, étaient deux panneaux refouillés et enrichis de moulures.
L’entablement qui couronnait cet édifice, était d’ordre composite, avec architrave, frise et corniche, enrichie de ses médaillons et rosettes, dont les profils et saillies étaient d’une élégante proportion.
Quatre écussons aux armes de France et d’Espagne étaient posés aux quatre clés des cintres, et s’élevaient jusqu’au haut de l’entablement. Ces armes étaient accompagnées de festons et chutes de fleurs.
L’édifice était terminé par des acrotères ou piédestaux couronnés de leurs vases, posés à l’aplomb des quatre angles, dont les intervalles étaient remplis de balustrades qui renfermaient une terrasse de 30 pieds en carré, sur quoi était élevée une pyramide de 40 pieds de hauteur, pour recevoir l’appareil d’un feu d’artifice qui devait être exécuté le soir de l’arrivée de Madame la Dauphine.
Cet édifice avait environ 86 pieds d’élévation, y compris la pyramide.
Madame la Dauphine entra enfin dans la cour de l’Hôtel-de-ville destiné pour son palais, pendant le séjour qu’elle ferait à Bordeaux.
A l’entrée de la cour, était l’élite d’un régiment des troupes bourgeoises, dont les jurats avaient composé la garde de jour et de nuit.
Les gardes de la porte et ceux de la prévôté occupaient la première salle de l’Hôtel-de-ville ; la porte de cette salle était gardée au-dehors par les troupes bourgeoises.
Les cent-suisses occupaient la seconde salle ; les gardes-du-corps la troisième.
Dans la quatrième, il y avait un dais garni de velours cramoisi, avec des galons et des franges d’or ; le ciel et le dossier étaient ornés dans leurs milieux des écussons des armes de France et d’Espagne, d’une magnifique broderie en or et argent ; sous ce dais, un fauteuil doré sur un tapis de pied, avec un carreau, le tout de même velours, garni de galons, glands, et crépines d’or.
La chambre de Madame la Dauphine était meublée d’une belle tapisserie, avec plusieurs trumeaux de glace, tables en consoles, lustres et girandoles ; on n’y avait pas oublié, non plus que dans la pièce précédente, le portrait de Monseigneur le Dauphin.
Les jurats revêtus de leurs robes de cérémonie, vinrent recevoir les ordres de Madame la Dauphine, et lui offrir les présents de la ville.
A l’entrée de la nuit il fut fait une illumination générale, tant dans la ville que dans les faubourgs ; et sur les huit heures on tira un feu d’artifice. On servit ensuite le souper de Madame la Dauphine, pendant lequel plusieurs musiciens placés dans une chambre voisine, exécutèrent des symphonies italiennes.
Le 28 la ville offrit des présents aux dames et aux seigneurs de la cour de Madame la Dauphine, et aux principaux officiers de sa maison.
A midi Madame la Dauphine se rendit à l’église métropolitaine, accompagnée des dames et seigneurs de sa cour, et des principaux officiers de sa maison.
Elle entra dans cette église par la porte royale, dont le parvis était jonché de fleurs naturelles.
On avait aussi fait orner cette porte de guirlandes de fleurs semblables, et on y avait mis les armes de France et d’Espagne, et de Monseigneur le Dauphin, celles du chapitre au-dessous.
Cette princesse fut haranguée par le doyen du chapitre, et conduite processionnellement jusqu’au milieu du chœur ; et quand la messe fut finie, le chapitre qui s’était placé dans les stalles, en sortit pour aller au milieu du chœur prendre Madame la Dauphine, et la précéder processionnellement jusqu’à la porte royale.
Ce jour elle reçut les compliments de toutes les cours : elle alla ensuite à l’opéra ; l’amphithéâtre était réservé pour cette princesse et sa cour.
On avait fait au milieu de la balustrade, sur la longueur de huit pieds, un avancement en portion de cercle de trois pieds de saillie ; Madame la Dauphine se plaça dans un fauteuil de velours cramoisi, sur un tapis de pied vis-à-vis cette saillie circulaire, qui était aussi couverte d’un tapis de pareil velours bordé d’un galon d’or.
Il y eut d’abord un prologue à l’honneur de Monseigneur le Dauphin et de Madame la Dauphine7 : ensuite on joua deux actes des Indes galantes, celui des Incas, et celui des Fleurs, et on y joignit deux ballets pantomimes ; et cette princesse sortant de l’opéra et rentrant par la principale porte de l’Hôtel-de-ville, trouva un nouveau spectacle : c’était un palais de l’Hymen illuminé.
Dans le fond de l’Hôtel-de-ville, en face de la principale entrée qui est sur la rue des Fossés, on avait construit un temple d’ordre ionique. Ce temple qui désignait le palais de l’Hymen, avait 90 pieds de largeur sur 45 pieds de hauteur, non compris le sommet du fronton.
Le porche était ouvert par six colonnes isolées, qui formaient un hexastyle.
Aux deux extrémités se trouvaient deux corps solides, flanqués par deux pilastres de chaque côté.
Les six colonnes et les quatre pilastres avec leurs entablements, étaient couronnés par un fronton de 71 pieds de long.
On montait dans ce porche de 61 pieds 6 pouces de long, sur 9 pieds de large, par sept marches de 59 pieds de long.
Les colonnes avaient 27 pieds de hauteur, 3 pieds de diamètre, et 6 pieds d’entrecolonne, appelé systyle.
La porte et les croisées à deux étages étaient en face des autres colonnes.
Le plafond du porche que portaient les colonnes, était un compartiment régulier de caisses carrées, coupées par des plates-bandes, ornées de moulures dans le goût antique.
Cet ouvrage était exécuté avec toute la sévérité et l’exactitude des règles de l’ordre ionique. Les colonnes, leurs bases, leurs chapiteaux, l’entablement, le fronton et le tympan enrichi de sculpture, représentaient les armes de France et d’Espagne ornées de festons : le tout en général était de relief, avec une simple couleur de pierre sur tous les bois et autres matières employées à la construction de ce palais. Les chambranles des croisées et de la porte, leurs plates-bandes et appuis ornés de leurs moulures, imitaient parfaitement la réalité ; les châssis des mêmes croisées étaient à petit bois, garnies de leurs carreaux de verre effectif, avec des rideaux couleur de feu qui paraissaient au derrière. Les deux vantaux de la porte étaient d’assemblage, avec panneaux en saillie sur leurs bâtis, les cadres avec leurs moulures de relief, pour recevoir des emblèmes qui furent peints en camaïeu. Tout était si bien concerté, que cet ouvrage pouvait passer pour un chef d’œuvre.
Au milieu de l’entablement de ce palais était une table avec un cadre doré, qui occupait en hauteur celle de l’architrave et de la frise, et en largeur celle de quatre colonnes. Elle renfermait en lettres dorées, l’inscription suivante : Ad honorem connubii augustissimi et felicissimi Ludovici Delphini Franciæ, et Mariæ Theresia Hispaniæ, hoc ædificium erexit et dedicavit civitas Burdigalensis8.
En face de l’édifice sur chacun des deux corps solides, était un médaillon renfermant un emblème. Celui de la droite représentait deux lis, qui fleurissent d’eux-mêmes et sans culture étrangère ; ce qui faisait allusion au prince et à la princesse, en qui le sang a réuni toutes les grâces et toutes les vertus. Cela était exprimé par l’inscription, nativo cultu florescunt.
L’emblème de la gauche représentait deux amours qui soutenaient les armes de France et d’Espagne, avec ces mots, propagini imperii gallicani, à la gloire de l’empire français.
Un troisième médaillon qui couronnait la porte d’entrée du palais, renfermait un emblème qui représentait deux mains jointes tenant un flambeau allumé, avec l’inscription, fides et ardor mutuus, l’union et la tendresse mutuelle de deux époux.
Sur les retours des corps solides, dans l’intérieur du porche, étaient deux autres médaillons sans emblème : au premier, amor aquitanicus : au second, fidelitas aquitanica : l’amour et la fidélité inviolables de la Guyenne.
La façade sous le porche était éclairée d’un grand nombre de pots-à-feu non apparents, et attachés près-à-près au derrière des colonnes, depuis leur base jusqu’à leur chapiteau ; ce qui lui donnait un éclat très brillant. Les corniches du fronton et celles de tout l’entablement, étaient aussi illuminées de quantité de terrines, dont les lumières produisaient un fort bel effet.
Lorsque la princesse fut dans son appartement, elle vit l’illumination de l’arc de triomphe, placé vis-à-vis ses fenêtres. On fit les mêmes illuminations les vendredi, samedi, et dimanche suivants, et chaque fois dans un goût différent.
Après le souper de Madame la Dauphine, il y eut un bal dans la salle de spectacle ; et comme cette salle fait partie de l’Hôtel-de-ville, elle s’y rendit par la porte de l’intérieur.
Le 29 Madame la Dauphine, suivie de toute sa cour, sortit de l’Hôtel-de-ville en carrosse à huit chevaux, pour se rendre sur le port de Bordeaux, et y voir mettre à l’eau un vaisseau percé pour 22 canons, du port d’environ 350 tonneaux.
Sur le chemin que cette princesse devait faire pour aller au port, à l’extrémité de la rue des Fossés, à quelque distance de la porte de la ville, on avait élevé une colonne d’ordre dorique de 6 pieds de diamètre, de 50 pieds de hauteur compris sa base et son chapiteau.
Le piédestal qui avait 18 pieds de hauteur, était orné, sur les quatre angles de sa corniche, de quatre dauphins et autres attributs ; ses quatre faces étaient décorées de tables avec moulures, qui renfermaient quatre inscriptions ; la première en français, la seconde en espagnol, la troisième en italien, et la quatrième en latin.
Au haut du chapiteau, un amortissement de 8 pieds de haut, sur lequel était posé un globe de 6 pieds de diamètre : ce globe était d’azur, parsemé de fleurs de lis et de tours de Castille.
On avait placé au-dessus de ce globe un étendard de 20 pieds de hauteur, sur 30 pieds de largeur, où étaient les armes de France et d’Espagne.
Cette colonne était feinte de marbre blanc veiné, ainsi que le piédestal ; les moulures, ornements, vases, et chapiteaux, étaient en dorure, et toutes ces hauteurs réunies formaient une élévation de 102 pieds.
Madame la Dauphine s’arrêta auprès de cette colonne, tant pour la considérer que pour lire les quatre inscriptions composées en quatre différentes langues.
Elle alla ensuite sur le port, et fut placée dans un fauteuil sous une espèce de pavillon tapissé, couvert d’un voile, dont les bords étaient garnis d’une guirlande de laurier.
Le vaisseau ayant été béni, Madame la Dauphine lui donna son nom, et sur le champ il fut lancé à l’eau.
Madame la Dauphine, après avoir admiré quelque temps ce point de vue, fut conduite dans une salle où les officiers de la bouche avaient préparé sa collation.
La princesse se retira ensuite aux flambeaux, et se rendit à l’Hôtel des Fermes du roi.
Cet hôtel compose une des façades latérales de la place royale, construite sur le bord de la Garonne ; il avait été fait pour en illuminer les façades extérieures et intérieures ; de grands préparatifs ne purent réussir ce jour-là, quant à la façade extérieure, parce qu’un vent de nord violent qui y donnait directement, éteignait une partie des lampions et des pots-à-feu à mesure qu’on les allumait. La même raison empêcha que l’illumination des vaisseaux que les jurats avaient ordonnée, et que Madame la Dauphine devait voir de cet hôtel, ne pût être exécutée.
Quant à la façade intérieure, comme elle se trouvait à l’abri du vent, l’illumination y eut un succès entier.
Les préparatifs n’avaient pas été moindres pour le dedans de la maison ; on avait garni les piliers des voûtes, les escaliers, les plafonds, et les corridors d’une infinité de placards à double rang, portant chacun deux bougies.
Les appartements du premier étage destinés pour recevoir Madame la Dauphine et toute sa cour, étaient richement meublés et éclairés par quantité de lustres qui se répétaient dans les glaces.
Dans une chambre à côté de celle de la princesse, étaient les plus habiles musiciens de la ville, qui exécutèrent un concert dont Madame la Dauphine parut satisfaite.
On avait servi une collation avec des rafraîchissements, dans une autre chambre de l’appartement.
La princesse qui était arrivée vers les six heures à l’Hôtel des Fermes, y resta jusqu’à huit heures.
Le soir Madame la Dauphine alla au bal, habillée en domino bleu ; elle se plaça dans la même loge et en même compagnie que le jour précédent, et honora l’assemblée de sa présence pendant plus de deux heures.
Le même jour la princesse honora pour la seconde fois de sa présence l’opéra ; elle était placée comme la première fois, et les mêmes personnes eurent l’honneur d’être admises à l’amphithéâtre : on joua l’opéra d’Issé sans prologue, et à cette représentation parut une décoration qui venait d’être achevée sur les desseins et par les soins du chevalier Servandoni.
Le 31 Janvier elle y alla pour la troisième fois, et l’on représenta l’opéra d’Hippolyte et Aricie.
Le soir il fut déclaré qu’elle partirait sûrement le lendemain à 6 heures et demie précises du matin.
Le lendemain, au moment que Madame la Dauphine sortait de son appartement, les jurats revêtus de leurs robes de cérémonie, eurent l’honneur de lui rendre leurs respects, et de la supplier d’accepter la maison navale, que la ville avait fait préparer pour son voyage, et que cette princesse eut la bonté d’accepter.
Cette maison navale était en forme de char de triomphe ; le corps de la barque, du port de quarante tonneaux, était enrichi de bas-reliefs en dorure sur tout son pourtour ; la proue l’était d’un magnifique éperon, représentant une renommée d’une attitude élégante ; les porte-vergues étaient ornées de fleurs-de-lis et de tours ; le haut de l’étrave terminé par un dauphin ; la poupe décorée sur toute la hauteur et la largeur, des armes de France et d’Espagne, avec une grande couronne en relief ; les bouteilles étaient en forme de grands écussons aux armes de France, dont les trois fleurs-de-lis étaient d’or sur un fond d’azur, le tout de relief ; les préceintes formaient comme de gros cordons de feuilles de laurier, aussi en bas-relief en dorure ; le restant de la barque jusqu’à la flottaison, était doré en plein et chargé de fleurs-de-lis et de tours en relief.
La chambre de 20 pieds de longueur sur 10 pieds de largeur, était percée de huit croisées garnies de leurs châssis à verre, à deux rangs de montants ; il y avait trois portes aussi avec leurs châssis, pareils à ceux des croisées ; tout l’intérieur, ainsi que le dessous de l’impériale, était garni de velours cramoisi enrichi de galons et de crépines d’or, avec un dais placé sur l’arrière, sur une estrade de 8 pieds de profondeur et de la largeur de la chambre, du surplus de laquelle elle était séparée par une balustrade dorée en plein, ouverte dans son milieu pour le passage.
Le ciel et le dossier du dais étaient enrichis dans leur milieu de broderie ; il y avait sous ce dais un fauteuil et un carreau aussi de velours cramoisi, avec des glands et galons d’or.
Le dessus de l’impériale était d’un fond rouge parsemé de fleurs-de-lis et de tours de relief, toutes dorées ; ce qui formait une mosaïque d’une beauté singulière.
Les deux épis étaient ornés d’amortissements en sculpture, et les quatre arêtiers l’étaient de quatre dauphins, dont les têtes paraissaient sur l’aplomb des quatre angles de l’entablement, et leurs queues se réunissaient aux deux épis : le tout de relief et dorure.
Les trumeaux d’entre les croisées et portes étaient ornés extérieurement de chutes de festons ; le dessus des linteaux, tant des croisées que des portes, ornés aussi d’autres festons, le tout de relief et dorés en plein ; une galerie de 2 pieds 6 pouces de largeur, bordée d’une balustrade, dont les balustrades, le socle, et l’appui étaient également dorés en plein, entourait la chambre qui était isolée ; ce qui ajoutait une nouvelle grâce à ce bâtiment naval, dont la décoration avait été ménagée avec prudence et sans confusion.
Il était remorqué par quatre chaloupes peintes ; le fond bleu, les préceintes, et les carreaux dorés.
Dans chaque chaloupe étaient vingt matelots, un maître de chaloupe, et un pilote, habillés d’un uniforme bleu, garni d’un galon d’argent, ainsi que les bonnets qui étaient de même couleur.
Les rames étaient peintes, le fond bleu, avec des fleurs-de-lis en or et des croissants en argent, qui font partie des armes de la ville.
Il y avait aussi une chaloupe pour la symphonie, qui était armée comme celles de remorque.
Enfin dans la maison navale il y avait deux premiers pilotes, quatre autres pour faire passer la voix, et six matelots pour la manœuvre.
Avant sept heures Madame la Dauphine se rendit sur le port dans sa chaise ; elle fut portée jusque sur un pont préparé pour faciliter l’embarquement. Les jurats y étaient en robes de cérémonie, avec un corps de troupes bourgeoises.
Cette princesse étant sortie de sa chaise, le comte de Rubempré, alors malade, prit sa main gauche, et elle donna sa main droite à M. de Ségur sous maire de Bordeaux. Elle entra ainsi suivie de toute sa cour dans la maison navale, dans laquelle étaient l’intendant de la province et sa suite, le corps de ville, l’ordonnateur de la marine, etc.
Au départ de la princesse, l’air retentit des vœux que faisait pour elle une multitude prodigieuse de peuple, répandu sur le rivage, dans les vaisseaux et dans les bateaux du port.
Une batterie de canon, que les jurats avaient fait placer environ cent pas au-dessous du lieu de l’embarquement, fit une salve qui servit de signal pour celle du premier vaisseau ; celle-ci pour celle du second, et successivement jusqu’au dernier : ces vaisseaux, tant français qu’étrangers, tous pavoisés, pavillons et flammes dehors, étaient rangés sur deux lignes : ces salves différentes furent réitérées, aussi bien que celles des trois châteaux, qui furent faites chacune en son temps.
Une chaloupe remplie de symphonistes, tournait sans cesse autour de la maison navale ; mais ce n’était pas le seul bateau qui voltigeait ; il y en avait autour d’elle quantité d’autres de toute espèce, et différemment ornés, qui faisaient de temps en temps des salves de petits canons.
Dans la distance qu’il y a du Bout des Chartreux à la Traverse de Lormont, le temps était si calme et la marée si belle, qu’on se détermina à continuer la route de la même manière jusqu’à Blaye.
La navigation continua ainsi par le plus beau temps du monde : on arriva insensiblement au lieu appelé le Bec d’Ambés, où les deux rivières, de Garonne et Dordogne, se réunissent, et où commence la Gironde ; l’eau était très calme, Madame la Dauphine alla sur la galerie, et y demeura près d’un quart d’heure à considérer les différents tableaux dont la nature a embelli cet admirable point de vue.
Lorsque Madame la Dauphine fut rentrée, les députés du corps de ville de Bordeaux lui demandèrent la permission de lui présenter un dîner que la ville avait fait préparer, et d’avoir l’honneur de l’y servir ; ce que Madame la Dauphine ayant eu la bonté d’agréer, suivant ce qui s’était pratiqué lors du passage de sa Majesté catholique, père de cette princesse, la cuisine de la ville aborda la maison navale, et celle de la bouche qui avait suivi depuis Bordeaux, se retira.
Au signal qui fut donné, les chaloupes de remorque levèrent les rames, soutenant seulement de la chaloupe de devant, pour tenir les autres en ligne.
M. Cazalet eut l’honneur d’entrer dans l’intérieur de la chambre de Madame la Dauphine, séparée du reste par une balustrade, de mettre le couvert, et de présenter le pain ; les deux autres députés se joignirent à lui, et ils eurent l’honneur de servir ensemble Madame la Dauphine, et de lui verser à boire.
On se trouva au port à la fin du dîner, après l’abordage la princesse sortit sur un pont que les jurats de Bordeaux avaient fait construire ; le comte de Rubempré tenant sa main gauche, M. Cazalet ayant l’honneur de tenir la droite, elle se mit dans sa chaise pour se rendre à l’hôtel qui lui était préparé.
On voit par ces détails ce que le génie et le zèle peuvent unis ensemble. On ne vit à Bordeaux, pendant le séjour de Madame la Dauphine, que des réjouissances et des acclamations de joie ; ce n’était que fêtes continuelles dans la plupart des maisons. Le premier président du parlement et l’intendant donnèrent l’exemple ; ils tinrent soir et matin des tables aussi délicatement que magnifiquement servies.
Le corps de ville de Bordeaux tint aussi matin et soir des tables très délicates, et tout s’y passa avec cette élégance aimable, dont le goût sait embellir les efforts de la richesse. (B)
Fêtes des Princes de France §
Fêtes des Princes de France. Nos princes, dans les circonstances du bonheur de la nation, signalent souvent par leur magnificence leur amour pour la maison auguste dont ils ont la gloire de descendre, et se plaisent à faire éclater leur zèle aux yeux du peuple heureux qu’elle gouverne.
C’est cet esprit dont tous les Bourbons sont animés, qui produisit lors du sacre du Roi en 1725, ces fêtes éclatantes à Villers-Cotterêts, et à Chantilly, dont l’idée, l’exécution et le succès furent le chef-d’œuvre du zèle et du génie. On croit devoir en rapporter quelques détails qu’on a rassemblés d’après les mémoires du temps.
Le Roi après son sacre partit de Soissons le 2 de Novembre 1722 à dix heures du matin, et il arriva à Villers-Cotterêts sur les trois heures et demie, par la grande avenue de Soissons. On l’avait ornée dans tous les intervalles des arbres, de torchères de feuillée portant des pots à feu. L’avenue de Paris, qui se joint à celle-ci dans le même alignement, faisant ensemble une étendue de près d’une lieue, était décorée de la même manière.
Première journée. Après que Sa Majesté se fut reposée un peu de temps, elle parut sur le balcon qui donne sur l’avant-cour du château.
Cette avant-cour est très vaste, tous les appartements bas étaient autant de cuisines, offices et salles à manger ; ainsi pour la dérober à la vue, et à trois toises de distance, on avait élevé deux amphithéâtres longs de seize toises sur vingt pieds de hauteur, distribués par arcades, sur un plan à pan coupé et isolé. Les gradins couverts de tapis, étaient placés dans l’intervalle des avant-corps ; les parois des amphithéâtres étaient revêtues de feuillées, qui contournaient toutes les architectures des arcades, ornées de festons et de guirlandes, et éclairées de lustres, chargés de longs flambeaux de cire blanche. Des lumières arrangées ingénieusement sous différentes formes, terminaient ces amphithéâtres.
Au milieu de l’avant-cour on avait élevé entre les deux amphithéâtres une espèce de terrasse fort vaste, qui devait servir à plusieurs exercices, et on avait ménagé tout autour des espaces très larges pour le passage des carrosses, qui pouvaient y tourner partout avec une grande facilité. A six toises des quatre encoignures, on avait établi quatre tourniquets à courir la bague, peints et décorés d’une manière uniforme.
Pour former une liaison agréable entre toutes ces parties, on avait posé des guéridons de feuillées chargées de lumières, qui conduisaient la vue d’un objet à l’autre par des lignes droites et circulaires. Ces guéridons lumineux étaient placés dans un tel ordre, qu’ils laissaient toute la liberté du passage.
Quand le Roi fut sur son balcon, ayant auprès de sa personne une partie de sa cour, le reste alla occuper les fenêtres du corps du château, qui, aussi bien que les ailes, était illuminé avec une grande quantité de lampions et de flambeaux de cire blanche : ces lumières rangées avec art sur les différentes parties de l’architecture, produisaient diverses formes agréables et une variété infinie.
L’arrivée de Sa Majesté sur son balcon, fut célébrée par l’harmonie bruyante de toute la symphonie, placée sur les amphithéâtres, et composée des instruments les plus champêtres et les plus éclatants : car dans cet orchestre, qui réunissait un très grand nombre de violons, de hautbois et de trompettes marines, on comptait plus de quarante cors de chasse. Les tourniquets à courir la bague, occupés par des dames supposées des campagnes et des châteaux voisins, et par des cavaliers du même ordre, divertirent d’abord le Roi. Les danseurs de corde commencèrent ensuite leurs exercices, au son des violons et des hautbois : dans les vides de ce spectacle, les trompettes-marines et les cors de chasse se joignaient aux violons et aux hautbois, et jouaient les airs de la plus noble gaieté. La joie régnait souverainement dans toute l’assemblée, et les sauteurs pendant ce temps l’entretenaient par leur souplesse et par les mouvements variés de la plus surprenante agilité.
Après ce divertissement, le Roi voulut voir courir la bague de plus près ; alors les tourniquets furent remplis de jeunes princes et seigneurs, qui briguèrent l’emploi d’amuser Sa Majesté, parmi lesquels le duc de Chartres, le comte de Clermont, le grand-Prieur et le prince de Valdeik, le duc de Retz, le marquis d’Alincourt, le chevalier de Pesé, se distinguèrent.
Après avoir été témoin de leur adresse, le Roi remonta et se mit au jeu. Des que la partie du Roi fut finie, les Comédiens-Italiens donnèrent un impromptu comique, composé des plus plaisantes scènes de leur théâtre, que Lélio avait rassemblées, et qui réjouirent fort Sa Majesté.
Tous les gens de goût sont d’accord sur la beauté de l’ordonnance du parc et des jardins de Villers-Cotterêts : le parterre, la grande allée du parc, et les deux qui sont à droite et à gauche du château, furent illuminées par une quantité prodigieuse de pots-à-feu. Tous les compartiments, dessinés par les lumières, ne laissaient rien échapper de leurs agréments particuliers.
Sa Majesté descendit pour voir de plus près l’effet de cette magnifique illumination. Tout d’un coup l’attention générale fut interrompue par le son des hautbois et des musettes ; les yeux se portèrent aussitôt où les oreilles avertissaient qu’il se présentait un plaisir nouveau. On aperçut au fond du parterre, à la clarté de cent flambeaux, portés par des faunes et des satyres, une noce de village, qui avançait en dansant vers la terrasse, sur laquelle le Roi était ; Thévenard marchait à la tête de la troupe, portant un drapeau. La noce rustique était composée de danseurs et de danseuses de l’Opéra. Dumoulin et la Prévost représentaient le marié et la mariée. Ce petit ballet fut suivi du souper du Roi et de son coucher.
M. le régent, M. le duc de Chartres, et les grands officiers de leurs maisons, tinrent les différentes tables nécessaires à la foule de grands seigneurs et d’officiers qui formaient la cour de Sa Majesté ; il y eut pendant tout son séjour quatre tables de trente couverts, vingt-une de vingt-cinq, douze de douze, toutes servies en même temps et avec la plus exquise délicatesse.
On calcula dans le temps, que l’on servait à chaque repas, 5916 plats.
Seconde journée ; chasse du sanglier. Le mardi 3 Novembre, une triple salve de l’artillerie et des boîtes annonça le lever de Sa Majesté ; après la messe, elle descendit pour se rendre à l’amphithéâtre qui avait été dressé dans le parc, où S. M. devait prendre le plaisir d’une chasse de sanglier dans les toiles. Les princes du sang et les principaux officiers de S. M. le suivirent : l’équipage du Roi pour le sanglier, commandé par le marquis d’Ecquevilly, qui en est capitaine, devait faire entrer plusieurs sangliers dans l’enceinte qu’on avait formée près du jardin de l’orangerie.
Pour placer le Roi et toute sa cour, on avait construit trois galeries découvertes dans la partie intérieure de l’avenue, et sur son alignement, à commencer depuis la grille jusqu’à la contre-allée du parterre. La galerie du milieu préparée pour le Roi avait douze toises de longueur et trois de largeur ; on y montait sept marches par un escalier à double rampe qui conduisait à un repos, d’où l’on montait sept autres marches de front, qui conduisaient sur le plancher. Cette galerie était ornée de colonnes de verdure, dont les entablements s’unissaient aux branches des arbres de l’avenue, et formaient une architecture rustique plus convenable à la fête, que le marbre et les lambris dorés. Cette union des entablements et des arbres ressemblait assez à un dais qui servait de couronnement à la place du Roi. Le plancher était couvert de tapis de Turquie, ainsi que les balustrades ; un tapis de velours cramoisi, brodé de grandes crépines d’or, distinguait la place de S. M. Tout le pourtour de cet édifice, et les rampes des escaliers, étaient revêtus de feuillées.
Aux deux côtés, et à neuf pieds de distance de cette grande galerie, on en avait construit deux autres plus étroites et moins élevées pour le reste des spectateurs, qui ne pouvaient pas tous avoir place sur la galerie du Roi. Ces deux galeries étaient décorées de feuillages comme la grande, et toutes les trois étaient d’une charpente très solide, et dont l’assemblage avait été fait avec des précautions infinies, pour prévenir les moindres dangers.
Dès que le Roi fut placé, on lâcha l’un après l’autre cinq sangliers dans les toiles. Cette chasse fut parfaitement belle. Le comte de Saxe, le prince de Valdeik, et quelques autres seigneurs français y firent éclater leur adresse et leur intrépidité ; ils entrèrent dans les toiles armés seulement d’un couteau de chasse et d’un épieu.
Le comte de Saxe se distingua beaucoup dans cette chasse. Le Roi ayant blessé un sanglier d’un dard qu’il lui lança, le comte de Saxe l’arracha d’une main du corps de l’animal, que sa blessure rendait plus redoutable, tandis que de l’autre main il en arrêta la fureur et les efforts. Il en poursuivit ensuite un autre qu’il irrita de cent façons différentes : lorsqu’il crut avoir poussé sa rage jusqu’au dernier excès, il feignit de fuir ; le sanglier courut sur lui, il se retourna et l’attendit ; appuyé d’une main sur son épieu, il tenait de l’autre son couteau de chasse. Le sanglier furieux s’élance sur lui ; dans le moment l’intrépide chasseur lui enfonce son couteau de chasse au milieu du front, l’arrête ainsi et le renverse.
Cette chasse, qui divertit beaucoup S. M. et toute la cour, dura jusqu’à une heure après midi, que le Roi rentra pour dîner.
Chasse du cerf. Après le dîner, S. M. monta en calèche au bas de la terrasse ; les princes, toute la cour, le suivirent à cheval.
Le cerf fut chassé pendant plus de deux heures par la meute du Roi ; le comte de Toulouse, grand veneur de France, en habit uniforme, piquant à la tête. S. M. parcourut toutes les routes du parc : la chasse passa plusieurs fois devant sa calèche ; et le cerf, après avoir tenu très longtemps devant les chiens, alla donner de la tête contre une grille, et se tua.
Le Roi revint sur les cinq heures dans son appartement, et changea d’habit pour aller à la foire.
Salle de la foire. La foire que M. le duc d’Orléans avait fait préparer avec magnificence, était établie dans la cour intérieure du château ; elle est carrée et bâtie sur un dessein semblable à l’avant-cour.
Le lecteur ne sera peut-être pas fâché de trouver ici quelque détail de cette foire galante : l’idée en est riante et magnifique, et peut lui poindre quelques-uns de ces traits saillants du génie aussi vaste qu’aimable du grand prince qui l’avait imaginée.
On avait laissé de grands espaces qui avaient la forme de rues, tout autour de la cour, entre les boutiques et le milieu du terrain, qu’on avait parqueté et élevé seulement d’une marche : ce milieu était destiné à une salle de bal ; et on n’avait rien oublié de ce qui pouvait la rendre aussi magnifique que commode.
La salle n’était séparée de ces espèces de rue que par une banquette continue, couverte de velours cramoisi. Toute la cour qui renfermait cette foire était couverte de fortes bannes soutenues par des travées solides, qui servaient encore à suspendre vingt-quatre lustres. Toutes les différentes parties de cette foire étaient ornées d’une très grande quantité de lustres ; et ces lumières réfléchies sur de grands miroirs et trumeaux de glaces, étaient multipliées à l’infini.
On entrait dans cette foire par quatre passages qui répondaient aux escaliers du château ; ce lieu n’étant point carré, et se trouvant plus long que large, les deux faces plus étroites étaient remplies par deux édifices élégants, et les deux autres faces étaient subdivisées en boutiques, séparées au milieu par deux petits théâtres.
En entrant de l’avant-cour dans la foire, on rencontrait à droite le théâtre de la comédie italienne, qui remplissait seul une des faces moins larges de la cour. Il était ouvert par quatre pilastres peints en marbre blanc, cantonnés de demi-colonnes d’arabesque et de cariatides de bronze doré, qui portaient une corniche dorée, d’où pendait une pente de velours à crépines d’or, chargée de festons de fleurs : au-dessus régnait un piédestal en balustrade de marbre blanc à moulure d’or, orné de compartiments, de rinceaux de feuilles entrelacées et liées avec des girandoles chargées de bougies.
On voyait au haut de ce théâtre les armes du Roi groupées avec des guirlandes de fleurs ; le chiffre de S. M. figuré par deux L L entrelacées, paraissait dans deux cartouches qui couronnaient les deux ouvertures faites aux deux côtés du théâtre pour le passage des acteurs ; ces deux passages étaient doublés d’une double portière de damas cramoisi à crépines d’or, festonnant sur le haut. Ce théâtre élevé seulement de trois pieds du rez-de-chaussée représentait un temple de Bacchus dans un jardin à treillages d’or, couvert de vignes et de raisins. On voyait la statue du dieu en marbre blanc, qu’environnaient les satyres en lui présentant leurs hommages.
Le théâtre italien était occupé par deux acteurs et une actrice, Arlequin, Pantalon, et Silvia, qui, par des saillies italiennes et des scènes réjouissantes, commençaient les plaisirs qu’on avait répandus à chaque pas dans ce séjour.
Toutes les boutiques de cette foire brillante étaient séparées par deux pilastres de marbre blanc, de l’entre-deux desquels sortaient trois bras en hauteur, à plusieurs branches, garnis de bougies jusqu’au bas de la balustrade. Ces pilastres étaient cantonnés de colonnes arabesques, portants des vases de bronze doré, d’où paraissaient sortir des orangers chargés d’une quantité prodigieuse de fruits et de fleurs ; ils étaient alignés sur les galeries qui régnaient sur tout l’édifice autour de la foire.
Immédiatement au-dessus des boutiques, qui avaient environ huit pieds de profondeur et quinze à seize de hauteur, régnait tout autour la balustrade dont il a été parlé : à chaque côté des orangers, qui étaient deux à deux, il y avait une girandole garnie de bougies en pyramide ; et entre chaque groupe d’orangers et de girandoles, il y avait un ou plusieurs acteurs et actrices de l’Opéra, appuyés sur la balustrade, masqués en domino ou autre habit de bal, dont les couleurs étaient très éclatantes ; ce qui formait le tableau en même temps le plus surprenant et le plus agréable.
Chaque boutique était éclairée par quantité de bras à plusieurs branches et par deux lustres à huit bougies, qui se répétaient dans les glaces. A celles qui étaient destinées pour la bouche, il y avait de plus des buffets rangés avec art et garnis de girandoles. Toutes les boutiques avaient pour couronnement un cartouche qui contenait en lettres d’or le nom du marchand le plus connu de la cour, par rapport à la marchandise de la boutique. Les supports des cartouches étaient ornés des attributs qui pouvaient caractériser chaque négoce dans un goût noble. Les musiciens et musiciennes, danseurs et danseuses de l’Opéra, vêtus d’habits galants faits d’étoffes brillantes, et cependant convenables aux marchands qu’ils représentaient, y distribuaient généreusement et à tous venant leur marchandise. La première boutique était celle du pâtissier, sous le nom de Godart ; elle était meublée d’un cuir argenté : le fond séparé au milieu par un trumeau de glace, laissait voir dans ses côtés le lieu destiné au travail du métier, avec tous les ustensiles nécessaires ; la Thierry, danseuse, représentait la pâtissière ; elle avait pour garçons Malterre et Javilliers, qui habillés de toile d’argent, et portant des clayons chargés de ratons tout chauds, couraient vite les débiter dans la foire. Cette boutique était garnie de toute sorte de pâtisserie fine.
La boutique suivante avait pour inscription Perdrigeon ; elle était meublée d’une tenture de brocatelle de Venise, et de glaces, et garnie de dragonnes brodées en or et en argent, nœuds d’épée et de cannes, ceinturons et bonnets brodés richement ; les rubans de toutes sortes de couleurs et d’or et d’argent, les plus à la mode et du meilleur goût, y pendaient en festons de tous côtés : le maître et la maîtresse de la boutique étaient représentés par Dumoulin danseur, et par la Rey, danseuse.
La troisième boutique était un café ; on lisait dans le cartouche le nom de Benachi. Elle était tendue d’un beau cuir doré avec des buffets chargés de tasses, soucoupes, et cabarets du Japon et des Indes, et de girandoles de lumières qui se répétaient dans les trumeaux. Corbie et Julie, chanteur et chanteuse, déguisés en turc et turquesse, ainsi que Deshayes, chanteur, qui leur servait de garçon, distribuaient le café, le thé, et le chocolat.
La quatrième boutique élevée en théâtre d’opérateur, était inscrite, le docteur Barry. La forme de ce théâtre représentait une place publique et les rues adjacentes. Scapin en opérateur, Trivelin son garçon, Paqueti en aveugle, et Flaminia femme de l’opérateur, remplissaient ce théâtre, et contrefaisaient parfaitement le manège et l’éloquence des arracheurs de dents.
La cinquième boutique représentait un ridotto de Venise. Le meuble était de velours ; les trumeaux et les bougies y étaient répandus avec profusion. On voyait plusieurs tables de bassette et de pharaon, tenues par des banquiers bien en fonds, et tous masqués à la vénitienne : c’étaient des courtisans, qui se démasquèrent d’abord que le Roi parut.
La sixième, intitulée Ducreux et Baraillon, avait pour marchande la Duval, danseuse ; et pour marchandise, des masques, des habits de bal, et des dominos de toutes les couleurs et de toutes les tailles.
Dans la septième, où étaient Saint-Martin et la Souris la cadette, habillés à l’allemande, on montrait un tableau changeant, d’une invention et d’une variété très ingénieuse ; et un veau vivant ayant huit jambes. Cette loge était meublée de damas, et s’appelait cadet.
On se trouvait, en tournant, en face de la cour opposée à celle que remplissait le théâtre de la comédie italienne. Elle était décorée de la même ordonnance dans les dehors ; le dedans figurait une superbe boutique de faïencier, meublée de damas cramoisi, et remplie de tablettes chargées de cristaux rares et singuliers, et de porcelaines fines, des plus belles formes, de la Chine, du Japon et des Indes, qui faisaient partie des lots que le Roi devait tirer. Javilliers père, et la Mangot, en hollandais et hollandaise, occupaient cette riche boutique, qui avait pour inscription, Messager.
La première boutique après le magasin de porcelaine, en tournant toujours à droite, était la loge des joueurs de gobelets, habitée par eux-mêmes, et meublée de drap d’or, avec des glaces. Dans le cartouche étaient les noms de Baptiste et de Dimanche, fameux alors par leurs tours d’adresse.
La seconde, intitulée Lesgu et la Frenaye, et dont les officiers de M. le duc d’Orléans faisaient les honneurs, était la bijouterie ; elle était meublée de moire d’or, avec une pente autour, relevée en broderie d’or et ornée de glaces. Cette boutique était remplie de tout ce que l’on peut imaginer en bijoux précieux, exposés sur des tablettes ; d’autres étaient renfermés dans des coffres de vernis de la Chine, mêlés de curiosités indiennes.
La troisième, portant le nom de Fredoc, était l’académie des jeux de dés, du biribi et du hoca, meublée d’un gros damas galonné d’or.
La quatrième, faisant face au théâtre de l’opérateur, était un jeu de marionnettes qui avait pour titre, Brioché.
La cinquième, nommée Procope, était meublée d’un cuir argenté, et ornée de buffets, de trumeaux, de glaces et de girandoles ; elle était destinée pour la distribution de toutes les liqueurs fraîches, et des glaces. Buzeau en arménien, et la Pérignon en arménienne, présidaient à cette distribution.
La sixième, tendue de brocatelle, s’appelait Bréard ; Dumirail, danseur, en était le maître, et y débitait les ratafia, rossoli, et liqueurs chaudes de toutes les sortes.
La dernière, qui se trouvait dans l’encoignure, près du théâtre italien, était enfin intitulée, M. Blanche, et occupée par la Souris l’aînée, et la du Coudray, marchandes de dragées et de toutes sortes de confitures fines.
Un grand amphithéâtre paré de tapis et bien illuminé, régnait tout le long et au-dessus du théâtre de la comédie italienne : il était rempli par une quantité prodigieuse d’excellents symphonistes.
Le dessus de la loge intitulée Messager, située en face, était aussi couronné par un semblable amphithéâtre, où étaient placés les musiciens et musiciennes, danseurs et danseuses qui n’avaient point d’emploi dans les boutiques de la foire, déguisés en différents caractères sérieux, galants et comiques.
La galerie ornée d’orangers et de girandoles, qui avait bien plus de profondeur aux faces qu’aux ailes, servait comme de base et d’accompagnement à ces deux amphithéâtres, et rendait le point de vue d’une beauté et d’une singularité inexprimables. Tel est toujours l’effet des beaux contrastes.
Le Roi suivi de sa cour, entrant dans ce lieu enchanté, s’arrêta d’abord au théâtre de la comédie italienne, où Arlequin, Pantalon et Silvia ne firent pas des efforts inutiles pour divertir Sa Majesté : elle se rendit de-là aux marionnettes, et ensuite aux jeux ; s’y amusa quelque temps, et joua au hoca et au biribi. Après le jeu, le Roi alla au théâtre du docteur Barry : Scapin commença sa harangue, que Trivelin expliquait en français, pendant que Flaminia présentait au Roi, dans un mouchoir de soie, les raretés que lui offrait l’opérateur. Des tablettes garnies d’or, et d’un travail fini, furent le premier bijou qui lui fut offert ; Scapin l’accompagna de ce discours qu’il adressa au Roi :
Voilà des tablettes qui renferment le trésor de tous les trésors, Sa Majesté y trouvera l’abrégé de tous mes secrets ; le papier qui les contient est incorruptible, et les secrets impayables.
Flaminia eut encore l’honneur de présenter deux autres bijoux au Roi ; un cachet précieux et d’une gravure parfaite, composé d’une grosse perle ; et d’une antique, avec un petit vase d’une pierre rare, et garni d’or. Scapin fit à chaque présent un commentaire, à la manière des vendeurs d’orviétan. On distribua ainsi aux princes et aux seigneurs de la cour, des bijoux d’or de toute espèce.
Sa Majesté continua sa promenade et fit plusieurs tours dans la foire, pour jouir des divers tours et propos dont les marchands et les marchandes se servent à Paris pour attirer les chalands dans leurs boutiques. Leurs cris, en effet, et leurs empressements à étaler et à faire accepter leurs marchandises, imitaient parfaitement, quoiqu’en beau, le tumulte, le bruit et l’espèce de confusion qu’on trouve dans les foires Saint-Germain et Saint-Laurent, dans les temps où elles sont belles. Enfin le Roi, après avoir été longtemps diverti par la variété des spectacles et des amusements de la foire, entra dans la boutique de Lesgu et la Frenaye, et tira lui-même une loterie qui, en terminant la fête, surpassa toute la magnificence qu’elle avait étalée jusqu’à ce moment, en faisant voir l’élégance, la quantité et la richesse des bijoux qui furent donnés par le sort à toute la cour, et à toute la suite qu’elle avait attirée à Villers-Cotterêts.
Cette loterie, la plus fidèle qu’on ait jamais tirée, occupa Sa Majesté jusqu’à près de neuf heures du soir. Alors le Roi passa sur le parquet de la salle du bal, située au milieu de la foire, et se plaça dans un fauteuil vers le théâtre de la comédie italienne : les princes se rangèrent auprès de Sa Majesté. Les banquettes couvertes de velours cramoisi, qui entouraient cette salle, servaient de barrière aux spectateurs. La symphonie placée sur l’amphithéâtre, commença le divertissement par une ritournelle. La Julie représentant Terpsichore, accompagnée de Pécourt, compositeur de toutes les danses gracieuses et variées exécutées à Villers-Cotterêts ; et de Mouret, qui avait composé tous les airs de ces danses, chanta un récit au Roi.
Après ce récit la suite de Terpsichore se montra digne d’être amenée par une muse. Deux tambourins basques se mirent à la tête de la danse ; un tambourin provençal se rangea au fond de la salle, et on commença un petit ballet, sans chant, très diversifié par les pas et les caractères, qui fut exécuté par les meilleurs danseurs de l’Opéra.
Dès que la danse cessa, on entendit tout d’un coup un magnifique chœur en acclamations, mêlé de fanfares, et chanté par tous les acteurs et actrices masqués, placés sur les deux amphithéâtres et les deux galeries qui les accompagnaient ; ce qui causa une surprise très agréable.
Après ce chœur le Roi alla souper, et les masques s’emparèrent de la salle du bal. Ensuite on distribua à ceux qui se trouvaient alors dans la foire, tout ce qui était resté dans les boutiques des marchands, qui étaient si abondamment fournies, qu’après que toute la cour fut satisfaite, il s’en trouva encore une assez grande quantité pour contenter tous les curieux.
Ce serait ici le lieu de parler de la fête de Chantilly, donnée dans le même temps ; et de celle donnée à Saint-Cloud par S.A.S. Mgr. le duc d’Orléans pour la Naissance de Monseigneur le duc de Bourgogne ; mais on en trouvera un précis assez détaillé dans quelques autres articles. Voyez Sacre des Rois de France [Article non rédigé], Illumination [Article non rédigé], Feux d’Artifice, etc.
On terminera donc celui-ci, déjà peut-être trop long, par le récit d’une fête d’un genre aussi neuf qu’élégant, dont on n’a parlé dans aucun des mémoires du temps, qui mérite à tous égards d’être mieux connue, et qui rappellera à la cour de France le souvenir d’une aimable princesse, qui en était adorée.
On doit pressentir à ce peu de mots, que l’on veut parler de S. A. S. mademoiselle de Clermont, surintendante de la maison de la Reine. Ce fut elle, en effet, qui donna à S. M. cette marque publique de l’attachement tendre et respectueux qu’elle inspire à tous ceux qui ont le bonheur de l’approcher. Cette princesse, douée des dons les plus rares, et les mieux faits pour être bientôt démêlés, malgré la douceur modeste qui, en s’efforçant de les cacher, semblait encore les embellir, fit préparer en secret le spectacle élégant dont elle voulait surprendre la Reine. Ainsi le soir du 12 Juillet 1729, en se promenant avec elle sur la terrasse du château de Versailles, elle l’engagea à descendre aux flambeaux jusqu’au Labyrinthe.
L’entrée de ce bois charmant se trouva tout-à-coup éclairée par une illumination ingénieuse, et dont les lumières qui la formaient, étaient cachées par des transparents de feuillées.
Esope et l’Amour sont les deux statues qu’on voit aux deux côtés de la grille. Dès que la Reine parut, une symphonie harmonieuse se fit entendre ; et l’on vit tout-à-coup la fée des plaisirs champêtres, qui en était suivie. Elle adressa les chants les plus doux à la Reine, en la pressant de goûter quelques moments les innocents plaisirs qu’elle allait lui offrir. Les vers qu’elle chantait, étaient des louanges délicates, mais sans flatterie ; ils avaient été dictés par le cœur de mademoiselle de Clermont : cette princesse ne flatta jamais, et mérita de n’être jamais flattée.
La fée, après son récit, toucha de sa baguette les deux statues dont on a parlé. Au son touchant d’une symphonie mélodieuse elles s’animèrent, et jouèrent avec la fée une jolie scène, dont les traits légers amusèrent la Reine et la cour.
Après ce début, les trois acteurs conduisirent la Reine dans les allées du labyrinthe ; l’illumination en était si brillante, qu’on y lisait les fables qui y sont répandues en inscriptions, aussi aisément qu’en plein jour.
Au premier carrefour, la Reine trouva une troupe de jardiniers qui formèrent un joli ballet mêlé de chants et de danses. Cette troupe précéda la Reine en dansant, et l’engagea à venir à la fontaine qu’on trouve avant le grand berceau des oiseaux.
Là plusieurs bergers et bergères divisés par quadrilles, coururent en dansant au-devant de S. M. et ils représentèrent un ballet très court et fort ingénieux, dont le charme des plaisirs champêtres était le sujet.
On peut juger que les eaux admirables de tous ces jolis bosquets jouèrent pendant tout le temps que la Reine voulut bien y rester ; et la réflexion des coups de lumière qui partaient du nombre immense des lumières qu’on y avait répandues, augmentait et variait à tous les instants les charmes de cet agréable séjour.
La Reine, après le ballet, passa dans le berceau couvert ; il était embelli par mille guirlandes de fleurs naturelles, qui entrelacées avec une quantité immense de lustres de cristal et de girandoles dorées, formaient des espèces de berceaux aussi riches que galants.
Douze jeunes bouquetières galamment ajustées, parurent en dansant. Une encore mieux parée, et qui se distinguait de sa troupe par les grâces de ses mouvements et l’élégance de ses pas, présenta un bouquet de fleurs les plus belles à la Reine : les autres en offrirent à toutes les dames de la cour. Il y avait autour du berceau un grand nombre de tables de gazon, sur lesquelles on voyait des corbeilles dorées, remplies de toutes les sortes de fleurs, et dont tout le monde avait la liberté de se parer.
On passa d’allée en allée jusqu’au carrefour ; on y trouva sur un banc élevé en forme de théâtre, deux femmes qui paraissaient en grande querelle. Une symphonie assez longue pour donner à la cour le temps de s’approcher, finit lorsqu’on eut fait un grand demi-cercle autour de ce banc où elles étaient placées : on connut bientôt à leurs discours que l’une était la flatterie, et l’autre la critique. Celle-ci, après quelques courtes discussions qui avaient pour objet le bien qu’on avait à dire d’une si brillante cour, fit convenir la flatterie qu’on n’avait que faire d’elle pour célébrer les vertus d’une Reine adorée, qui comptait tous ses moments par quelque nouvelle marque de bonté.
Cette scène fut interrompue par une espèce d’allemand, qui perça la foule pour dire, à demi ivre, que c’était bien la peine de tant dépenser en lumières, pour ne faire voir que de l’eau. Un gascon qui passa d’un autre côté, dit : hé ! sandis, je meurs de faim ; on vit donc de l’air à la cour des rois de France? A ces deux originaux, en succédèrent quelques autres. Ils s’unirent tous à la fin pour chanter leurs plaintes, et ce chœur comique, finit d’une manière plaisante cette partie de la fête.
La reine et la cour arrivèrent dans la grande allée qui sépare le labyrinthe de l’île d’amour : on y avait formé une salle de spectacle de toute la largeur de l’allée, et d’une longueur proportionnée. La salle et le théâtre étaient ornés avec autant de magnificence que de goût. Les Comédiens-Français y représentèrent une pièce en cinq actes : elle avait été composée par feu Coypel, qui est mort premier peintre du Roi, et qui a laissé après lui la réputation la plus désirable pour les hommes qui, comme lui, ont constamment aimé la vertu.
Cette pièce, dont je n’ai pu trouver ni le sujet ni le titre, fut ornée de cinq intermèdes de danse, qui furent exécutés par les meilleurs danseurs de l’Opéra.
La reine, après la comédie, rentra dans le Labyrinthe, et le parcourut par des routes nouvelles, qu’elle trouva coupées par de jolis amphithéâtres, occupés par des orchestres brillants.
Elle se rendit ensuite à l’orangerie, qu’on avait ornée pour un bal paré : il commença et dura jusqu’à l’heure du festin, qui fut donné chez mademoiselle de Clermont, avec toute l’élégance qui lui était naturelle. Toute la cour y assista. Les tables, cachées par de riches rideaux, parurent tout-à-coup dans toutes les salles ; elles semblaient se multiplier, comme la multitude des plaisirs dont on avait joui dans la fête.
Croirait-on que tous ces apprêts, l’idée, la conduite, l’enchaînement des diverses parties de cette fête, furent l’ouvrage de trois jours? C’est un fait certain qui, vérifié dans le temps, fit donner à tous ces amusements le nom d’impromptu du labyrinthe. La Reine ignorait tout ce qui devait l’amuser pendant cette agréable soirée ; la cour n’était pas mieux instruite : hors le festin chez mademoiselle de Clermont, qui avait été annoncé sans mystère, tout le reste demeura caché, et fut successivement embelli du charme de la surprise.
Les courtisans louèrent beaucoup l’invention, la conduite, l’exécution de cette fête ingénieuse, et toute la cour s’intrigua pour en découvrir l’inventeur. Après bien des propos, des contradictions, des conjectures, les soupçons et les vœux se réunirent sur M. le duc de Saint-Aignan.
Le caractère des hommes se peint presque toujours dans les traits saillants de leurs ouvrages. Ce secret profond, gardé par tant de monde ; la prévoyance, toujours si rare dans la distribution des différents emplois ; le choix et l’instruction des Artistes ; l’enchaînement ingénieux des plaisirs, décelaient, malgré sa modestie, l’esprit sage et délicat, qui avait fait tous ces beaux arrangements.
Ces jeux légers, qu’une imagination aussi réglée que riante répandait sur les pas de la Reine la plus respectable, n’étaient que les prémices de ce que M. le duc de Saint-Aignan devait faire un jour pour servir l’état et pour plaire à son Roi.
M. de Blamont, chevalier de l’ordre de Saint-Michel, et surintendant de la musique de S. M. composa toutes les symphonies et les chants de cette fête. Il était déjà depuis longtemps en possession de la bienveillance de la cour, que sa conduite et ses talents lui ont toujours conservée. (B)
Feux d’Artifice §
Feux d’Artifice, composition de matières combustibles, faite dans les règles de l’art (Voyez Pyrotechnie [Article de Venel]), pour servir ou dans les grandes occasions de joie, ou dans la guerre, pour être employée comme arme offensive, ou comme moyen brillant de réjouissance.
Le mécanisme d’un feu d’artifice dans les deux genres ; la partie physique qui guide sa composition, la géométrique qui la distribue, sont des objets déjà traités dans l’article Artifice [Article non signé] ; dans les savants écrits de M. Frezier ; et, en 1750, dans un traité des feux d’artifice de M. Perrinet d’Orval, où la clarté, mille choses nouvelles, le désir d’en trouver encore beaucoup d’autres, l’indication des moyens pour y parvenir, montrent cette sagacité si utile aux progrès des Arts, cette étude assidue des causes et des effets, cette opiniâtreté dans les expériences, qui caractérisent à-la-fois une théorie profonde et une pratique sûre. Voyez l’article suivant [Article Feux d’Artifice (Artificier) non signé]
Je ne crois point devoir toucher à ces objets ; je n’ai cherché à les connaître qu’autant qu’ils m’ont paru liés aux grands spectacles que les rois, les villes, les provinces, etc. offrent aux peuples dans les occasions solennelles : ils m’ont paru dans ce cas tenir et devoir être soumis à des lois générales, qui furent toujours la règle de tous les Arts.
L’artificier doit donc, par exemple, avoir devant les yeux sans cesse, en formant le plan de différents feux qu’il fait entrer dans sa composition, non-seulement de les assortir les uns avec les autres, de faire ressortir leurs effets par des contrastes, d’animer les couleurs par les mouvements, et de donner à leur rapidité la plus grande ou la moindre vitesse, etc. mais encore de combiner toutes ces parties avec le plan général du spectacle que la décoration indique.
Cette loi primitive fait assez pressentir le point fixe où l’art a toujours voulu atteindre. Il est dans la nature de la chose même, que tout spectacle représente quelque chose : or on ne représente rien dans ces occasions, lorsqu’on ne peint que des objets sans action ; le mouvement de la fusée la plus brillante, si elle n’a point de but fixe, ne montre qu’une traînée de feu qui se perd dans les airs.
Ces feux d’artifice qui représentent seulement et comme en répétition, par les différents effets des couleurs, des mouvements, des brillants du feu, la décoration sur laquelle ils sont posés, fût-elle du plus ingénieux dessein, n’auront jamais que le frivole mérite des découpures. Il faut peindre dans tous les Arts ; et dans ce qu’on nomme spectacle, il faut peindre par les actions. Les exemples de ce genre de feux d’artifice sont répandus dans les différents articles de l’Encyclopédie qui y ont quelque rapport. Voyez Fêtes, Fêtes de la Ville de Paris, etc.
Les Chinois ont poussé l’art pour la variété des formes, des couleurs, des effets, jusqu’au dernier période. Les Moscovites sont supérieurs au reste de l’Europe, dans les combinaisons des figures, des mouvements, des contrastes du feu artificiel : pourquoi, dans le sein de la France, ne pourrions-nous pas, en adoptant tout ce que ces nations étrangères ont déjà trouvé, inventer des moyens, des secours nouveaux, pour étendre les bornes d’un art dont les effets sont déjà fort agréables, et qui pourraient devenir aussi honorables pour les inventeurs, qu’honorables pour la nation?
Y a-t-il eu encore rien d’aussi imposant en feu d’artifice, que le serait le combat des bons anges contre les méchants ? Les airs sont le lieu de la scène, indiqué par l’action même ? Les détails sont offerts par le sublime Milton. Dessinez à votre imagination, échauffée par cette grande image, l’attaque, le combat, la chute ; peignez-vous le spectacle magnifique de ce moment de triomphe des bons anges ; calculez les coups d’un effet sûr, qui naissent en foule de ce grand sujet.
Mais il faudrait donc employer à tous ces spectacles des machines? Et pourquoi non? A quoi destinera-t-on ces ingénieuses ressources de l’art, si on les laisse oisives dans les plus belles occasions? Sans doute qu’il faudrait donner à l’artifice du feu, dans ces représentations surprenantes, le secours des belles machines, qui en ranimant l’action, entretiendraient l’illusion qui est le charme le plus nécessaire. Les Arts ne sont-ils pas destinés à s’entre-aider et à s’unir ensemble ?
On vit à Paris, le 24 Janvier 1730, une fête aussi belle que toutes celles qu’on y avait données dans les occasions d’éclat. J’en vais donner l’esquisse, parce qu’elle servira de preuve à la proposition que j’ai avancée sur l’action que je souhaite dans les feux d’artifice, et aux principes que je propose plus haut sur leur composition. Voyez Fêtes de la Cour.
La naissance de Monseigneur le Dauphin fut le sujet de cette fête. MM. de Santa-Crux et de Barenechea, ambassadeurs du roi d’Espagne, en avaient été chargés par S. M. Catholique.
L’hôtel de Bouillon situé sur le quai des Théatins vis-à-vis le Louvre, servit d’emplacement à la scène principale ; il fut comme le centre de la fête et du spectacle.
Le 24 Janvier 1730, à 6 heures du soir, les illuminations préparées avec un art extrême, et dont on trouvera ailleurs la description (Voyez Illumination [Article non rédigé]), commencèrent avec la plus grande célérité, et la surface de la rivière offrit tout-à-coup un spectacle enchanteur ; c’était un vaste jardin de l’un à l’autre rivage du fleuve, qui à cet endroit a environ 90 toises de large, sur un espace de 70 dans sa longueur. La situation était des plus magnifiques et des plus avantageuses, étant naturellement bien décorée par le quai du collège des Quatre-Nations d’un côté, par celui des galeries du Louvre de l’autre, et aux deux bouts par le Pont-Neuf et par le Pont-Royal.
Deux rochers isolés ou montagnes escarpées, symbole des monts Pyrénées, qui séparent la France de l’Espagne, formaient le principal objet de cette pompeuse décoration au milieu de la rivière. Les deux monts étaient joints par leurs bases sur un plan d’environ 140 pieds de long, sur 60 de large, et séparés par leur cime de près de 40 pieds, ayant chacun 82 pieds d’élévation au-dessus de la surface de l’eau, et des deux grands bateaux sur lesquels tout l’édifice était construit.
On voyait une agréable variété sur ces montagnes, où la nature était imitée avec beaucoup d’art dans tout ce qu’elle a d’agreste et de sauvage. Dans un endroit c’étaient des crevasses, avec des quartiers de rochers en saillie : dans d’autres, des plantes et des arbustes, des cascades, des nappes et chutes d’eau imitées par des gazes d’argent, des antres, des cavernes, etc. Il y avait tout au pourtour, à fleur d’eau, des sirènes, des tritons, des néréides, et autres monstres marins
A une certaine distance, au-dessus et au-dessous des rochers, on voyait à fleur d’eau deux parterres de lumières qui occupaient chacun un espace de 18 toises sur 15, dont les bordures étaient ornées alternativement d’ifs et d’orangers, avec leurs fruits, de 12 pieds de haut, chargés de lumières. Le dessein des parterres était tracé et figuré d’une manière variée et agréable par des terrines, par du gazon et du sable de diverses couleurs.
Du milieu de chacun de ces parterres s’élevaient des espèces de rochers jusqu’à la hauteur de 15 pieds, sur un plan de 30 pieds sur 22. On avait placé au-dessus une figure colossale, bronzée en ronde bosse, de 16 pieds de proportion. A l’un c’était le fleuve du Guadalquivir, avec un lion au bas ; on lisait en lettres d’or, sur l’urne de ce fleuve ces deux vers d’Ovide : Non illo melior quisquam, nec amantior aqui Rex fuit, aut illa reverentior ulla dearum, et à l’autre parterre c’était la rivière de Seine avec un coq. On voyait sur l’urne, d’où l’eau du fleuve paraissait sortir en gaze d’argent, ces vers de Tibulle : Et longè ante alias omnes mitissima mater, Isque pater, quo non alter amabilior.
Aux deux côtés des parterres et des deux monts régnaient six plates-bandes sur deux lignes aussi à fleur d’eau, ornées et décorées dans le même goût des parterres. Les trois de chaque côté occupaient un espace de plus de cent pieds de long sur 15 de large.
Deux terrasses de charpente, à doubles rampes de 20 pieds de haut, étaient adossées aux quais des deux côtés, et se terminaient en gradins jusque sur le rivage. Elles régnaient sur toute la longueur du jardin, et occupaient un terrain de 408 pieds sur la même ligne, en y comprenant une suite de décorations rustiques, qui semblaient servir d’appui à ces deux grands perrons ; le tout était garni d’une si grande quantité de terrines, que les yeux en étaient éblouis, et les ténèbres de la nuit entièrement dissipées. Le mouvement des lumières, qui en les confondant leur donnait encore plus d’éclat, faisait un tel effet à une certaine distance, qu’on croyait voir des nappes et des cascades de feu.
Entre ces terrasses lumineuses et le brillant jardin, à la hauteur des deux montagnes, on avait placé deux bateaux de 70 pieds de long, sur 24 de large, d’une forme singulière et agréable, ornés de sculpture et dorés. Du milieu de chacun de ces bateaux, s’élevait une espèce de temple octogone, couvert en manière de baldaquin, soutenu par huit palmiers avec des guirlandes, des festons de fleurs, et des lustres de cristal. Les bateaux étaient remplis de musiciens pour les fanfares qu’on entendait alternativement.
Sur la partie la plus élevée du temple, placé du côté de l’hôtel de Bouillon, on lisait ce vers de Tibulle.
Omnibus ille dies semper natalis agatur
Pour inscription sur l’autre temple du côté du Louvre, on lisait cet autre vers du même Poète :
O quantùm felix, terque quaterque dies !
Le sommet de ces deux magnifiques gondoles était terminé par de gros fanaux et par des étendards, sur lesquels on avait représenté des dauphins et des amours.
Les quatre coins de ce vaste, lumineux, et magnifique jardin, étaient terminés par quatre brillantes tours, couvertes de lampions à plaque de fer blanc, qui augmentaient considérablement l’éclat des lumières, et qui pendant le jour faisaient paraître les tours comme argentées. Elles semblaient s’élever sur quatre terrasses de lumières, ayant 18 pieds de diamètre, sur 70 de haut, en y comprenant les étendards aux armes de France et d’Espagne, qu’on y avait arborés à un petit mât chargé d’un gros falot.
C’est du haut de ces tours que commença une partie de l’artifice de ce grand spectacle, après que le signal en eut été donné par une décharge de boîtes et de canons, placés sur le quai du côté des Tuileries, et après que les princes et princesses du sang, les ambassadeurs et ministres étrangers, et les seigneurs et dames de la cour, invités à la fête, furent arrivés à l’hôtel de Bouillon.
On vit partir en même temps de ces tours les fusées d’honneur, et ensuite quantité d’autres artifices, soleils fixes et tournants, gerbes, etc. après quoi commença le spectacle d’un combat sur la rivière, dans les intervalles et les allées du jardin, de douze monstres marins, tous différents, figurés sur autant de bateaux de plus de 20 pieds de long, d’où on vit sortir une grande quantité de serpenteaux, de grenades, ballons d’eau, et autres artifices qui plongeaient dans la rivière, et qui en ressortaient avec une extrême vitesse, prenant différentes formes, comme de serpents, etc.
Pour troisième acte de cet agréable spectacle, on fit partir d’abord du bas des deux montagnes, et ensuite par gradation, des saillies, des crevasses, des cavités, et enfin du sommet des deux monts, une très grande quantité d’artifice suivi et diversifié, ce qui formait comme deux montagnes de feu dont l’action n’était interrompue que par des volcans clairs et brillants, qui sortaient à plusieurs reprises de tous côtés et du sommet des rochers. Les intervalles des différents temps auxquels les volcans partaient, étaient remplis par des fougades très vives par le grand nombre et par la singularité des fusées. La fin fut marquée par plusieurs girandes. (B)
Sur les machines de théâtre §
Changement §
Changement, grande machine d’opéra, par le moyen de laquelle toute la décoration change dans le même moment, au coup de sifflet. Cette machine, qui est de l’invention du marquis de Sourdéac, a été adoptée par tous les théâtres de Paris. Elle est fort simple, et l’exécution en est aussi sure que facile. On en trouvera la figure, ainsi que la description des parties qui la composent, dans un des deux volumes de planches gravées. (B)
Chapelet §
Chapelet, machine d’opéra ; on appelle ainsi plusieurs petits châssis de formes différentes, peints en nuages, et enfilés à des cordes les uns après les autres, qu’on descend ou remonte par le moyen du contrepoids. Cette machine est fort simple, et fait illusion.
Le moment où elle remonte, et où elle est prête à se perdre dans les plafonds, est celui où elle paraît le plus agréable. Lorsque la nuit fait place à l’aurore naissante dans le prologue de Zaïs, la machine qui s’élève insensiblement et qui remonte, est composée de quatre chapelets de nuages.
Cette machine pourrait être fort utile à l’Opéra, si elle y était employée avec soin, et qu’on eût surtout attention à la façon de peindre les différents petits châssis dont elle est composée. Voyez Char. (B)
Char §
Char, machine d’opéra, espèce de trône qui sert pour la descente des dieux, des magiciens, des génies, etc. Il est composé d’un châssis de forme élégante sur le devant, d’un plancher sur lequel est un siège, et d’un châssis plus grand qui sert de dossier. Ces châssis sont couverts de toile peinte en nuages, plus ou moins éclairés selon les occasions. On peint sur la partie de devant, ou une aigle, si c’est le char de Jupiter ; ou des colombes, si c’est celui de Vénus, etc. Ce char est suspendu à quatre cordes qu’on teint en noir, et il descend ou remonte par le moyen du contrepoids.
C’est la machine la plus ordinaire à l’Opéra, et par cette raison sans doute la moins soignée. Pendant le temps qu’on exécute une ritournelle majestueuse, on voit descendre une divinité, l’illusion commence : mais à peine le char a-t-il percé le plafond, que les cordes se montrent, et l’illusion se dissipe.
Il y a plusieurs moyens très simples de dérober aux yeux du spectateur ces vilaines cordes, qui seules changent en spectacle ridicule le plus agréable merveilleux. Les chapelets de nuages placés avec art, seraient seuls suffisants, et on ne conçoit point pourquoi on ne les y emploie pas. Cette partie trop négligée jusqu’ici, suivra sans doute le sort de toutes les autres, par la sage administration de la ville de Paris, chargée désormais de ce magnifique spectacle. Voyez Opéra [Article de Jaucourt] et Chapelet.
Les Grecs se servaient des chars pour introduire leurs divinités sur le théâtre ; ils étaient d’un usage très fréquent dans les grands ballets et dans les carrousels. Voyez Machine [Article de Mallet], Décoration, Ballet.
On exécute plusieurs vols avec les chars : mais il manque presque toujours quelque partie essentielle à ces sortes de machines. Voyez Vol [Article non rédigé]. (B)
Châssis §
Châssis : on appelle de ce nom, a l’Opéra, tout ouvrage de menuiserie, composé de quatre règles de bois assemblées, carré, rond, ovale, ou de telle autre forme que l’usage qu’on en veut faire le demande ; qu’on couvre de toile, et qu’on peint ensuite pour remplir l’objet auquel on le destine. La ferme est un grand châssis. Voyez Ferme. On dit le premier, le second, et le troisième châssis : ce mot, et celui de coulisse en ce sens, sont synonymes. Voyez Coulisse.
Les deux premiers châssis de chacun des côtés du théâtre, ont pour l’ordinaire vingt-un pieds de hauteur ; les cinq autres à proportion, selon la pente du théâtre ou les gradations qu’on veut leur donner pour la perspective : ces gradations pour l’ordinaire sont de neuf pouces par châssis. Voyez Perspective [Article de Jaucourt], Décoration, Peinture [Article de Jaucourt], etc. (B)
Ciel §
Ciel, (Décoration théâtrale) on donne ce nom aux plafonds de l’Opéra, lorsque le théâtre représente un lieu découvert ; comme on dit le ciel d’un tableau. Lorsque le ciel est bien peint, qu’on y observe avec soin les gradations nécessaires, et qu’on a l’attention de le bien éclairer, c’est une des plus agréables parties de la décoration. L’effet serait de la plus grande beauté, si on y faisait servir la lumière à rendre aux yeux du spectateur les diverses teintes du jour naturel. Dans la représentation d’une aurore, d’un jour ordinaire, ou d’un couchant, ces teintes sont toutes différentes, et pourraient être peintes à l’œil par le seul arrangement des lumières. Les frais ne seraient pas plus considérables, peut-être même seraient-ils moindres. Cette beauté ne dépend que du soin et de l’art.
Les plafonds changent avec la décoration par le moyen du contrepoids. Voyez Décoration, Changement, Plafonds [Article non rédigé]. (B)
Cintre §
Cintre, (Décoration théâtrale) on donne ce nom à la partie du plancher de la salle de l’Opéra qui est sur l’orchestre. La partie du cintre qui est la plus près du théâtre, n’est composée que de planches qui tiennent l’une à l’autre par des charnières : on la lève pour aider le passage des vols qui se font du milieu du théâtre ou de sa partie la plus éloignée, et qui vont se perdre dans le cintre. Une balustrade de bois amovible sépare cette partie de l’autre : on y place de gros lampions pour éclairer le premier plafond. C’est sur le cintre que sont les grands treuils avec lesquels on fait les vols, la descente des chars. Voyez ces mots.
On y a pratiqué quatre petites loges, deux de {p. 458} chaque côté, qui se louent à l’année ; elles n’ont vue que sur le théâtre en plongeant, et n’ont aucune communication avec la salle.
La toile qui ferme le théâtre, se perd dans le cintre lorsqu’on la lève. Voyez Toile [Article non rédigé]. (B)
Contrepoids §
Contrepoids (le) des machines d’opéra, est un corps pesant qui, en se haussant ou se baissant, en fait hausser ou baisser un autre. C’est par ce moyen si simple que s’exécutent les descentes, les vols, etc. Voyez Vol [Article non rédigé]. Voyez Machine [Article de Mallet], etc. (B)
Tout le calcul des contrepoids se réduit à celui du levier [Article de d’Alembert], des moufles [Article de d’Alembert], des poulies [Article de d’Alembert], etc. Voyez ces machines à leurs articles.
Coulisse §
Coulisse, (Théâtre Lyrique) rainure faite au plancher du théâtre, dans laquelle est enfermé un châssis de décoration qui y coule. On donne aussi ce nom à des entaillures, pratiquées dans de gros chevrons posés horizontalement à huit pieds en dessous du théâtre, qui soutiennent les faux châssis sur lesquels sont posés les châssis, et dans lesquelles ils coulent. Voyez Faux-châssis.
Pendant le temps qu’un châssis avance sur le théâtre, celui qui était ou devant ou derrière coule en dedans, et c’est ainsi que se font en même temps les changements de décoration par le moyen d’une très belle machine. Voyez Changement.
On appelle aussi improprement de ce nom le châssis même. Voyez Châssis. L’actrice s’appuie sur la coulisse lorsqu’elle est accablée de douleur, comme dans la scène de Médée et d’Eglé de l’opéra de Thésée. On se sert aussi du même mot pour désigner l’espace qui est d’un châssis à l’autre ; un acteur entre sur le théâtre par la seconde coulisse, et il en sort par la cinquième, selon l’état de la scène.
Au théâtre de l’Opéra de Paris, il n’y a que six coulisses ou châssis de chaque côté du théâtre; par conséquent il n’y a jamais que les six premiers châssis de chaque côté qui changent par le moyen du contrepoids. Le changement des autres parties se fait à la main. Voyez Manœuvre [Article non rédigé].
Les coulisses ou rainures sont d’un très grand inconvénient à ce théâtre, elles avancent beaucoup plus que les châssis en dedans, et hors du théâtre; et cela paraît indispensable jusqu’à ce que leur forme soit changée, parce qu’il faut nécessairement qu’on puisse, suivant les occasions, élargir ou rétrécir le lieu de la scène ; que d’ailleurs la coulisse qui avance laisse la partie de la rainure qu’elle a occupée vide hors du théâtre, et que celle qu’on retire laisse vide aussi celle qu’elle occupait sur le devant. Ces rainures, qu’on ferme le plus vite qu’on le peut, ne le sont presque jamais assez vite; en sorte que les danseurs et les autres exécutants sont exposés à chaque instant à mettre le pied dans ces ouvertures, se blessent, prennent des entorses, etc. Il serait aisé de trouver des moyens pour prévenir ces inconvénients, qui assurément ne sont pas sans remède. Lorsque l’humanité parle, l’art sait trouver des ressources pour obéir. (B)
Débordement §
Débordement, grande et belle machine de la seconde entrée du ballet des Fêtes de l’Hymen et de l’Amour, dont on trouvera la figure et la description dans un des volumes de planches gravées. Voyez Merveilleux [Article non signé]. (B)
Décoration §
Décoration, (Opéra) ce spectacle est celui du merveilleux ; c’est là qu’il faut sans cesse éblouir et surprendre. La décoration commence l’illusion ; elle doit par sa vérité, par sa magnificence, et l’ensemble de sa composition, représenter le lieu de la scène et arracher le spectateur d’un local réel, pour le transporter dans un local feint. L’invention, le dessein et la peinture, en forment les trois principales parties. La première regarde le poète lyrique, et il doit avoir une connaissance fort étendue de la seconde et de la troisième, pour pouvoir avec fruit et sans danger donner une libre carrière à son imagination.
Rien n’est plus commun que d’imaginer une décoration en formant le plan d’un opéra ; on place les lieux différents dans lesquels se passeront ses différents actes. Ce point une fois décidé, on croit que le reste regarde le décorateur, et qu’il n’est question que de peindre mécaniquement les locaux, pour établir aux yeux du spectateur le lieu où se passe la scène.
Ce qui nous reste des ouvrages dramatiques des Grecs, montre assez qu’Eschyle, Euripide et Sophocle étaient mieux instruits, et mettaient une plus grande importance dans tout ce qui avait quelque rapport à la représentation de leurs tragédies.
Par les discours qui sont à la tête des pièces en machines de P. Corneille, et en parcourant les détails clairs et raisonnés qu’il y fait de tout ce qui regarde leur spectacle, il est aisé de se convaincre de la connaissance profonde que ce grand homme avait acquise de toutes ces grandes parties qu’on croit peut-être fort étrangères à la poésie.
Qu’on s’occupe à sonder avec quelque soin la marche, l’ordre et la mécanique des opéras de Quinault, malgré la modestie de ce poète, qui n’a cherché à nous donner ni par des explications, ni par des préfaces, ni par des détails raisonnés, aucune idée de ses études, de ses connaissances, de sa fécondité, de son invention et de ses travaux ; il est impossible de ne pas s’assurer qu’il possédait à fond toute cette matière, et que jamais homme peut-être avant lui n’avait su la mettre en pratique avec tant de méthode, d’intelligence, de variété et de goût.
Ces exemples seraient sans doute suffisants pour prouver qu’un poète lyrique ne peut acquérir trop de lumières sur les arts qui doivent concourir à rendre parfaite l’exécution de ses ouvrages. Ce que les Grecs, P. Corneille et Quinault ont cru nécessaire, eux qui avaient tant de talents divers, un si beau génie, un feu poétique si brillant, ne doit pas sans doute paraître inutile aux poètes qui viennent après eux, quelques talents qu’ils se flattent d’avoir d’ailleurs.
Mais pour le bien et le progrès de l’art, il faut qu’ils sachent encore les avantages que les connaissances de cette espèce peuvent leur procurer, et les inconvénients qu’ils ont à craindre, s’ils mettent le pied dans la carrière sans avoir pris la précaution de les acquérir.
La décoration à l’opéra fait une partie de l’invention. Ce n’est pas assez d’imaginer des lieux convenables à la scène, il faut encore varier le coup d’œil que présentent les lieux, par les décorations qu’on y amène. Un poète qui a une heureuse invention jointe à une connaissance profonde de cette partie, trouvera mille moyens fréquents d’embellir son spectacle, d’occuper les yeux du spectateur, de préparer l’illusion. Ainsi à la belle architecture d’un palais magnifique ou d’une place superbe, il fera succéder des déserts arides, des rochers escarpés, des antres redoutables. Le spectateur effrayé sera alors agréablement surpris de voir une perspective riante coupée par des paysages agréables, prendre la place de ces objets terribles. De là, en observant les gradations, il lui présentera une mer agitée, un horizon enflammé d’éclairs, un ciel chargé de nuages, des arbres arrachés par la fureur des vents. Il le distraira ensuite de ce spectacle par celui d’un temple auguste : toutes les parties de la belle architecture des anciens rassemblées dans cet édifice, formeront un ensemble majestueux ; et des jardins embellis par la nature, l’art et le goût, termineront d’une manière satisfaisante une représentation dans laquelle on n’aura rien négligé pour faire naitre et pour entretenir l’illusion. Les machines qui tiennent si fort à la décoration, lui prêteront encore de nouvelles beautés ; mais comment imaginer des machines, si on ignore en quoi elles consistent, la manière dont on peut les composer, les ressorts qui peuvent les faire mouvoir, et surtout leur possibilité ? Voyez Machine [Article de Mallet], Merveilleux [Article non signé].
Le décorateur, quelque génie qu’on lui suppose, n’imagine que d’après le plan donné. Que de beautés ne doivent pas résulter du concours du poète et de l’artiste ? Que de belles idées doivent naître d’une imagination échauffée par la poésie et guidée par l’instruction, et de la verve d’un peintre à qui le premier dessein est donné par une main sûre qui a su en écarter tous les inconvénients, et qui en indique tous les effets ? D’ailleurs, l’œil vigilant d’un poète plein de son plan général, doit être d’un grand secours au peintre qui en exécute les parties. Que de défauts prévenus! que de détails embellis ! que d’études et de réflexions épargnées !
Outre ces avantages, celui de se mettre à l’abri d’une foule d’inconvénients qu’on peut par ce seul moyen prévenir, doit paraître bien puissant à tous les poètes qui se livrent au genre lyrique.
Comment imaginer, comment se faire entendre, si on ignore et la matière sur laquelle il faut que l’imagination s’exerce, et l’art qui doit mettre en exécution ce qu’on aura imaginé ? Le goût seul peut-il suffire pour empêcher qu’on ne s’égare ? et le goût lui-même est-il autre chose qu’un sentiment exquis, que la connaissance des matières auxquelles il s’applique, la comparaison, l’expérience peuvent seules rendre sûr ?
La pompe, la variété, le contraste toujours juste et plein d’adresse de tous les opéras de Quinault, sont encore de nos jours un des points les moins susceptibles de critique de ces heureuses compositions. On dit plus : il n’y a point d’opéra de Quinault, dans lequel un homme de goût versé dans l’étude des différents arts nécessaires à l’ensemble de pareils spectacles, ne trouve à produire en machines et en décorations des beautés nouvelles, capables d’étonner les spectateurs et de rajeunir les anciens ouvrages. Qu’on juge par-là du fonds inépuisable sur lequel Quinault a travaillé.
Chez lui d’ailleurs l’effet, le service d’une décoration, ne nuisent jamais au service ni à l’effet de celle qui suit. Les temps de la manœuvre, les contrastes nécessaires pour attacher les spectateurs, l’ordre, l’enchaînement, les gradations, toutes ces choses y sont ménagées avec un art, une exactitude, une précision qui ne sauraient être assez admirées, et qui supposent la connaissance la plus étendue de toutes ces parties différentes.
Voilà le modèle : malheur aux poètes lyriques, eussent-ils même le génie de Quinault, s’ils négligent d’acquérir les connaissances qu’il a cru lui être nécessaires. Voyez Machine [Article de Mallet], Merveilleux [Article non signé], Opéra [Article de Jaucourt]. Voyez aussi l’article suivant Décoration, Architecture [Article de Blondel]. (B)
Escalade des Titans §
Escalade des Titans, grande et belle machine du prologue de Naïs, dont on trouvera la figure et la description dans un des volumes des Planches gravées. (B)
Faux-châssis §
Faux-châssis, s. m. terme d’opéra ; ce sont trois montants de bois carrés, de quatre pouces de diamètre, et de vingt-huit pieds de long, joints ensemble en-haut et en bas par deux pièces de bois du même calibre, et de la longueur de trois pieds et demi. A la hauteur de huit pieds, la moitié du faux-châssis est formée en échelle ; et l’autre moitié reste vide. Dans la partie inférieure en-dessous, et à ses deux extrémités, sont deux poulies de cuivre ; et au-dessus, deux anneaux de fer.
Le faux-châssis est placé sur une plate-forme, à huit pieds au-dessous du plancher du théâtre. Sur cette plate-forme est une rainure ou coulisse, sur laquelle coule le faux-châssis ; il passe par la rainure ou coulisse qui est faite au plancher du théâtre, et l’excède de vingt-un pieds de hauteur.
A hauteur du théâtre, à chacun des portants du faux-châssis, sont, du côté du parterre, des crochets de fer, sur lesquels on pose le châssis de décoration, et on l’assure par en-haut avec une petite corde qui tient au châssis, et qui est accrochée au faux-châssis.
Sur le côté opposé, on accroche les portants de lumière (Voyez Portants [Article non rédigé]) ; et la partie faite en échelle sert aux manœuvres pour aller assurer la décoration, et pour moucher les chandelles. Voyez Changements, Châssis, Coulisse. (B)
Ferme §
Ferme, (à l’Opéra) c’est la partie de la décoration qui ferme le théâtre, et c’est de-là qu’elle a pris son nom. La ferme au théâtre de l’Opéra de Paris, se place pour l’ordinaire après le sixième châssis : elle est partagée en deux. On pousse à la main chacune de ces deux parties sur deux chevrons de bois qui ont une rainure, et qui sont placés horizontalement sur un plan cher du théâtre. Des cordes qui sont attachées à l’un des côtés du mur, et qu’on bande par le moyen d’un tourniquet qui est placé du côté opposé, soutiennent la ferme par en haut. On donne à ces cordes le nom de bandage.
Cette manière de soutenir la ferme, qui a d’abord paru facile, entraîne plusieurs inconvénients, et ôte une partie du plaisir que ferait le spectacle. 1°. Les cordes d’un changement à l’autre sont jetées à la main, et troublent presque toujours la représentation. 2°. Elles restent quelquefois après que la ferme a été retirée, et cette vue coupe la perspective et ôte l’illusion. 3°. Le bandage étant d’une très grande longueur, il ne saurait jamais être assez fort pour que la ferme soit bien stable ; en sorte que pour peu qu’on la touche en passant, elle remue, et paraît prête à tomber. Il serait très aisé de remédier à tous ces inconvénients, et les moyens sont trouvés depuis longtemps. Une multitude de petites parties de cette espèce trop négligées, diminuent beaucoup le charme du spectacle ; mieux soignées, elles le rendraient infiniment plus agréable. La beauté d’un ensemble dépend toujours de l’attention qu’on donne à ses moindres parties. Voyez Machine [Article de Mallet], Décoration, etc. (B)
Herse §
Herse, terme d’opéra, ce sont deux liteaux de bois d’environ huit pouces de large, qu’on cloue en sens différents, en sorte qu’unis ils forment un demi-carré. On met sur la partie horizontale des espèces de lampions de fer blanc faits en forme de biscuits, et auxquels on donne ce nom ; l’autre partie couvre ces lumières, et on l’oppose au public ; en sorte que toute la lumière frappe la partie de la décoration où l’on veut porter un plus grand jour. Il y a de grandes et de petites herses : on les multiplie sur ce théâtre autant qu’on croit en avoir besoin ; on les sert à la main, et ce service fait partie de la manœuvre. Voyez Lumière [Article non rédigé]. (B)