Jacques Bonnet

Pierre Michon Bourdelot

1724

Histoire générale de la danse sacrée et profane [graphies originales]

2018
Jacques Bonnet [et Pierre Michon Bourdelot], Histoire générale de la danse sacrée et profane ; ses progrès et ses révolutions, depuis son origine jusqu’à présent. Avec un Supplément de l’histoire de la musique, et le Parallèle de la peinture et de la poésie. Dédiée à S. A. R. Monseigneur le Duc d’Orléans, petit-fils de France. Par M. Bonnet, ancien payeur des gages au Parlement, Paris, d’Houry fils, 1724, XL-269-[3] p. ; in-12. PDF : Internet Archive.
Ont participé à cette édition électronique : Eric Thiébaud (Stylage sémantique) et Wordpro (Numérisation et encodage TEI).

A
son altesse royale
Monseigneur
le duc d'Orléans,
petit-fils de France. §

[v]MONSEIGNEUR,

Le goût universel queVotre Altesse Royalea toujours marqué pour les Sciences & les Arts, & la protection dont Elle favorise [vi]ceux qui les cultiveni, me fit prendre la liberté de lui présenter il y a quelques années l’Histoire de la Musique, un des Arts pour lequel Elle semble avoir eu une préference d’inclination.

L’Ouvrage s’est ressenti de son acceuil favorable, auquel j’ai certainement plus attribué le succès qu’il a eu dans le Public, qu’à tout autre mérite ; ce qui fera peut-être trouver extraordinaire àVotre Altesse Royale, qu’au lieu de me contenter de lui en venir [vij]témoigner mon humble reconnoissance, j’ose lui faire observer une espece d’engagement auquel Elle ne s’attendoit pas, & qu’elle a néanmoins pris en faveur de l’Histoire de la Danse, comme sœur de la Musique : c’est une cadette qui n’a pas besoin d’une protection moindre que celle que vous avez accordée à l’aînée, pour paroître avec agrément dans le monde. Permettez-lui donc, MONSEIGNEUR, de se présenter à vous parée des auspices de votre Auguste [viij]Nom, pour qu’il n’y ait point de jalousie entre elles.

Elles ne pouvoient l’une & l’autre se montrer dans une circonstance de tems plus convenable, que celle de la paix que vous avez fait régner dans l’Europe entre tous les Princes Chrétiens, dès le moment que vous avez pris le gouvernail ; & quel bonheur ne devons-nous pas attendre d’un regne dont le Monarque parvenu à l’âge de gouverner par lui-même, se repose encore sur la sagesse & la prudence de vos conseils !

[ix]

Ni cette grandeur qui vous environne, ni la gravité attachée à l’importance des affaires qui vous occupent, ni le caractere de Héros que vous soutenez déja depuis long-tems, ne rendent point cette Histoire indigne de votre protection, lorsque vous sçavez, MONSEIGNEUR, que l’exercice qui en fait le sujet, a servi aux Rois les plus sages & aux Héros les plus illustres de l’Antiquité, à signaler leur joye dans les plus grandes occasions de Fêtes & de réjouissances publiques.

[x]

Il est vrai que ce Traité auroit reçû plus de brillant d’une jeune plume, que de celle d’un Auteur presque octogenaire ; mais personne ne s’étant avisé de l’entreprendre, il pourra trouver de l’indulgence par la nouveauté de la matiere, par le nom respectable du Protecteur, & par le zele infini, & le profond respect avec lequel il est,

MONSEIGNEUR,
De Votre Altesse Royale,
Le très-humble & très-obéissant serviteur, Bonnet.

Préface. §

[xj]La liaison qui est entre la Danse & la Musique, m’a jetté insensiblement dans la nécessité de donner l’Histoire de l’une, après avoir publié celle de l’autre ; & comme il me paroît à propos de prévenir mon Lecteur sur l’ordre que j’ai gardé dans ce Traite, je le fais ici en peu de mots.

Je vas d’abord chercher l’origine de la Danse dans les tems les plus reculez & [xij]chez les peuples les plus anciens, & je trouve qu’elle y a fait une cérémonie du culte de leur Religion ; ce qui commence à faire connoître une Danse Sacrée qu’on doit regarder comme la plus ancienne de toutes.

Les Egyptiens sont les premiers parmi les Payens, dont les Prêtres ayent exprimé par des danses caractérisées les Mysteres de leur Religion : les Grecs ont encheri sur eux en ce point, comme on le voit dans l’histoire de leurs Corybantes ; & les Romains [xiij]les ont imitez, en faisant entrer les danses dans la célébration de leurs Fêtes & dans leurs Sacrifices.

Les Juifs, à en juger par les Livres Saints, ont regardé leur danse Sacrée comme un don de Dieu, au culte duquel ils l’ont employée, quoique suivant les sentimens des Peres de l’Eglise, leur danse devant le veau d’or ait passé pour le même culte que les Egyptiens rendoient au Dieu Apis.

Nous voyons néanmoins que dans la primitive Eglise, les Chrétiens avoient [xiv]conservé une telle vénération pour la cérémonie de la danse Sacrée des Juifs, qu’ils s’en sont long-tems servi, à l’exemple de David & des Lévites ; mais l’Eglise ayant reconnu les abus qui s’étoient glissez sous les apparences de ce rite, en a défendu l’usage dans le treiziéme siécle, de même que des danses Baladoires : en quoi nos Rois se sont conformez dans leurs Ordonnances au sentiment de l’Eglise pour les abolir.

De cette danse Sacrée, je reviens à celle des Lace-démoniens [xv]instituée par Licurgue, à celle des Saliens par Numa Pompilius, à celle qu’a l’exemple des Prophetes, les Mahométans celebrent encore aujourd’hui pour les porter à l’entousiasme : je passe delà à celles qui subsistent en Espagne, en Portugal, & même encore dans quelques Provinces de France, malgré les défenses de l’Eglise & contre les Ordonnances de nos Rois ; ce qui dans les Synodes a donné lieu à agiter si l’on devoit séparer les Maîtres à danser de la Communion des [xvj]Fidéles, comme on a fait les Comédiens ; séparation qui auroit eu lieu, si l’on n’eût jugé l’éxercice de la Danse d’une vraye utilité pour l’éducation de la jeunesse & pour la politesse des mœurs de la vie civile.

De la danse Sacrée, je viens à la Danse Astronomique, qui a pris naissance chez les Egyptiens ; elle fut inventée par les plus anciens Astronomes, tels que Prométhée, Atlas, Prothée, Endimion, &c. & consistoit, au rapport de Lucien, à donner une idée des mouvemens des corps [xvij]célestes, & de la puissance des influences des Astres sur le monde élémentaire : son usage passa chez les Caldéens, les Grecs, & les Persans, qui joignirent ses préceptes à ceux de la danse Sacrée pour le culte des Planetes, après les avoir déifiées Ces sortes de danses étoient si majestueuses & si graves, qu’elles imprimoient dans l’esprit des Peuples des sentimens de respect pour les Dieux.

On peut juger du pouvoir qu’elles avoient sur l’esprit des Payens, par l’effet des danses des Bacchantes, [xviij]dont Bacchus employa les charmes plutôt que la force pour subjuguer les Indiens : il établit à son retour en Egypte la Danse des Festins, qui a rapport à nos Bals de cérémonie pour les réjouissances publiques ; quoique Philostrate en attribue l’invention à Comus, comme Dieu des Festins, desquels le Bal faisoit l’accomplissement de la fête chez les Grecs Diodore l’attribue aussi à Terpsicore, la premiere Danseuse des Muses.

On regarde encore les Egyptiens comme les premiers [xix]inventeurs de l’Orchesographie, ou art de décrire par divers caracteres toutes sortes de danses sur le papier, comme les Musiciens ont fait les airs par des notes de différentes valeurs.

Après la mort de Bacchus, les Bacchantes en qualité de ses Prêtresses, sous prétexte de rendre à ce Dieu des honneurs convenables, instituerent, à ce que dit Hérodote, Livre second, les Bacchanales, qui étoient des Fêtes où les Danses Lascives prirent leur origine.

[xx]

Les Grecs dont les mœurs étoient très-corrompues, les adopterent bientôt ; & un de leurs Prêtres qui connut dans les Toscans beaucoup d’agilité, se servit d’une troupe de gens de cette nation de l’un & de l’autre sexe, qui excelloient déja dans les danses lascives, pour aller porter à Rome, dans un faubourg de laquelle ils s’établirent, les cérémonies prophanes de cette Fête. Tite-Live nous apprend qu’on la célebroit la nuit aux flambeaux tous les mois de l’année, & que les hommes & [xxj]les femmes qui y étoient admis, & qui avoient encore quelques restes de pudeur, y alloient masquez. Mais le Sénat informé par la suite du tems des désordres qui se commettoient dans la célébration de cette fête, l’abolit sous peine de mort l’an 668 de la Fondation de Rome.

Un semblable motif fit abolir sous l’empire de Tibere, les Saturnales, instituées en l’honneur de Saturne, parce que les danses qui s’y étoient introduites étoient devenues trop licentieuses ; & l’on bannit [xxij]de Rome tous les Maîtres de Danse, pour avoir composé des Danses Nuptiales, qui exprimoient toutes les libertez de l’amour : ce qui a fait dire à Cornelius-Nepos que dès le tems d’Auguste les Romains regardoient déja la Danse comme un art qui peut contribuer au deréglement des mœurs, en quoi ils ne s’accordoient pas, dit il, avec les Grecs, qui l’estimoient nécessaire pour la politesse de la vie civile & l’exercice du corps.

Je fais voir que les Romains, pour se dédommager [xxiij]des suppressions de ces fêtes, inventerent sous l’empire de Néron, des Mascarades ou des Bals masquez, dont nous avons retenu l’usage pendant le Carnaval, & y avons ajouté des regles pour éviter les désordres qui peuvent arriver dans les assemblées nocturnes : je fais aussi quelques descriptions des Bals de céremonie donnez dans les Cours de l’Europe, avec des preceptes pour leur usage, comme je les ai vû observer en France & dans les Cours Etrangeres.

[xxiv]

Et comme les Instituteurs des differentes danses, leur avoient donné ou leurs noms propres, ou ceux des choses qu’elles exprimoient ; ce sont des circonstances que je n’oublie point dans leur histoire, parce qu’elles en font le fondement.

C’est ainsi que j’apprens ce que c’étoit que les Orgyes parmi les Danses Bacchiques, ce que c’étoit que la Danse du Pressoir parmi les Vendangeurs ; comment Cerès enseigna les Danses Rustiques convenables aux Laboureurs pour lui rendre [xxv]des honneurs divins, & pour les délasser de leurs travaux par des fêtes innocentes après les sémailles & la moisson : comment le Dieu Pan & les Faunes apprirent aux Bergers les Danses Champêtres au son de la flute & des chalumeaux, qui firent depuis partie de la cérémonie des fêtes célébrées en l’honneur de ces Dieux.

Je rapelle chez les Lacédémoniens l’invention de la Danse Militaire qui se pratiquoit au son de la flute, danse dont ils furent redevables à Castor & Pollux, & par [xxvj]laquelle ils s’étoient rendus invincibles, jusqu’au tems qu’Epaminondas Général de l’armée des Thébains, leur en eût enseigné l’usage, pour vaincre à leur tour les Lacédémoniens.

Et je fais voir comment les contre-danses qui sont comme les contre-fugues dans la Musique, furent trouvées par Dédale ; il en donna les premiers préceptes à Ariane ; ce qu’Homere décrit dans les cartouches du Bouclier d’Achile, parce qu’elles servoient de son tems de divertissement aux peuples de la Grece, [xxvij]où il s’étoit formé à l’exemple de Dédale, des Maîtres de Danses, qui établirent des régles & des preceptes pour perfectioner les danses publiques.

C’est du mélange de toutes ces danses que les Grecs composerent la Théâtrale & les Balets, dans le motif que leurs représentations serviroient à la correction des mœurs, par des caracteres qu’ils donnoient à ces danses, par le moyen desquels, à ce que nous apprennent Platon & Lucien, ils exprimoient toutes les actions humaines, [xxviij]comme un Peintre auroit pû les représenter dans un tableau ; ce qui étoit parvenu chez eux à un tel dégré de perfection, que leurs Pantomimes représentoient en dansant & par des gestes, des histoires toutes entieres très sensibles aux spectateurs.

Je descends de-là dans les raisons qui ont porté les Peres de l’Eglise à condamner les danses ; la principale étoit le rapport qu’elles avoient avec les cérémonies, les coutumes, & les dissolutions du Paganisme ; mais surtout les [xxix]danses Baladoires, contre lesquelles l’Eglise ne s’est récriée, que parce qu’elles occupoient les jours de Fêtes la populace dans les places publiques, à passer un tems qui devoit être consacré au Service divin, & qu’elles étoient presque toujours animées par des chansons impudiques, & des postures indécentes.

Ce sont ces abus qui ont fait tort à la noblesse & à la réputation de l’Art de la danse grave, sérieuse & Théâtrale.

L’art des Danseurs de corde a aussi sa place dans cette [xxx]Histoire, tant par rapport au goût du tems, que parce qu’il paroît avoir été le premier spectacle public représenté chez les Grecs, qui appeloient ces Danseurs Schoënobates, & qui les avoient introduits dans leurs Foires pour attirer chez eux une quantité d’étrangers qui augmentassent leur commerce. Cette utilité me conduit de-là à celle que cet exercice a dans la Gymnastique, pour l’agilité & la santé du corps ; à l’occasion de quoi je fais mention des sauts périlleux qui étoient en [xxxi]usage parmi les Géans avant le Déluge, au rapport de Bérose, & même des danses Gigantesques.

Et je termine mon Traité par la Danse naturelle de quelques Elémens & de quelques animaux qui trépignent au son des instrumens, indépendament de ce qu’on en a dit d’Orphée & d’Amphion.

L’histoire de la Danse Sacrée en particulier auroit demandé une meilleure plume, par la dignité de son sujet qui n’a point encore été traité.

Pytagore, Platon, Lucien, [xxxij]& Athénée nous ont donné seulement une idée generale de la Danse ; Meursius en a plus parlé dans son Traité de l’Orchestre : mais cela est fort différent d’une Histoire suivie de cet Art, de laquelle j’aurai eu au moins le mérite de l’invention.

Approbation
De M. l’AbbéRichard, Doyen des Chanoines de l’Eglise Royale & Collégiale de Ste Opportune à Paris, Prieur-Seigneur de l’Hôpital, &c. Censeur Royal. §

[xxxiij]J’ai lu par ordre de Monseigneur le Garde des Sceaux un Manuscrit qui a pour titre Histoire Generale de la Danse Sacrée & Prophane, son origine, ses progrès, & ses révolutions, avec le Paralele de la Peinture & de la Poésie, & le Supplément de l’Histoire de la Musique, par M. Bonnet, ancien Payeur des Gages du Parlement.

On est aujourdhui si fort prévenu contre la Danse, à cause des désordres qu’elle a faits dans la succession des tems, & par la corruption des mœurs, que personne ne s’est encore avisé d’en donner l’Histoire, de peur de paroître les autoriser : on ne fait même aucune distinction de la Danse Sacrée d’avec la Danse prophane. Mais quand on veut remonter à son origine, on revient bientôt de l’idée que l’on a prise ; on trouve que la Danse a été inventée chez les Egyptiens pour représenter le mouvement des Astres, & chez les Juifs pour rendre plus vénérable le culte de la Religion. Il n’y a personne qui ne sache que David suivi d’une troupe de Lévites qui dansoient avec lui, accompagna ainsi l’Arche d’Alliance [xxxiv]depuis la maison d’Obédédon où elle étoit en dépôt, jusque dans Jérusalem. L’usage en a passé dans la Loi de grace ; l’on a dansé dans les Fêtes des Agapes & dans l’Eglise Grecque & Latine, jusqu’au XIII siécle qu’il fut aboli à cause des abus qui s’y glisserent. Le Cardinal Ximenès le fit revivre dans la Cathédrale de Tolede, en rétablissant la Messe des Musarabes avec leurs cérémonies. On danse encore en Italie, en Espagne & en Portugal, dans les Eglises & aux Processions les jours de grandes Fêtes & de réjouissances publiques ordonnées par les Souverains. Pareilles cérémonies se pratiquent par des personnes de l’un & de l’autre sexe en Provence & en Languedoc, avec toute sorte d’instrumens qui accompagnent la Musique. Les plus grands Rois du monde se sont fait un plaisir de danser quelquefois sur le Théâtre, même avec leurs sujets.

Ces beaux traits qui annoblissent la Danse, méritent bien d’être écrits dans un corps d’histoire. Il n’est pas étonnant que l’Auteur de ce Manuscrit, après avoir rapporté tant de choses singulieres & très-curieuses, ait aussi déploré l’abus qui s’est glissé dans la suite. Comme il n’a oublié aucune notable particularité, il a crû qu’après avoir donné l’histoire de la Danse Sacrée des Egyptiens, des Grecs, des Juifs & de l’Eglise Latine, il devoit bien donner aussi l’Histoire de la Danse prophane, de la Danse Théâtrale, des Fêtes Baladoires, & généralement de tous les différens artifices [xxxv]que les Pantomimes & autres gens de cette profession ont inventez pour avoir de l’argent. Il ne lui restoit plus qu’à faire l’éloge de la piété & du zéle des Communautez Ecclesiastiques Séculieres & Régulieres, qui ne souffrent qu’avec peine l’ancien usage de louer des halles & des places publiques à des troupes de Danseurs de corde, Baladins, Saltinbanques, Farceurs, & autres Bouffons condamnez par les Conciles, par les Ordonnances de nos Rois, & par les Arrests des Cours ; parce que le Magistrat plus humain, toujours attentif au bien public, les tolere, seulement ad duritiam cordis, pour des raisons de politique nécessaires au gouvernement. M. Bonnet n’en parle qu’en Historien ; il n’entre point dans cette discution, il la laisse aux Casuistes Etant obligé de rendre mon jugement sur son Livre, j’ai eu la même attention.

Le caractere que j’ai l’honneur de porter, m’auroit empêché de le faire, si j’avois crû que le témoignage que je rends sur cet Ouvrage, eût tiré à consequence contre la bienséance & la circonspection que je ne dois jamais perdre de vûe. L’Auteur a ajouté à l’Histoire de la Danse, un Paralele de la Peinture & de la Poésie, avec un Supplément à l’Histoire de la Musique, qu’il a donnée il y a quelques années. Ces agréables productions de son génie ont beaucoup de rapport avec la Danse, & méritent d’être imprimées dans le même volume, s’il plaît à Monseigneur le Garde des Sceaux [xxxvj]d’en accorder le Privilege A Paris le vingt-deux May 1723.

L’AbbéRichard, Censeur Royal.

Privilege du roy. §

Louis par la grace de Dieu Roy de France & de Navarre ; A nos Amés & féaux Conseillers les Gens tenans nos Cours de Parlement, Maîtres des Requêtes ordinaires de notre Hôtel, Grand Conseil, Prevost de Paris, Baillifs, Senechaux, leurs Lieutenans Civils, & autres nos Justiciers qu’il appartiendra, Salut. Notre bien amé le sieur Jacques Bonnet Nous ayant fait remontrer qu’il souhaiteroit faire imprimez & donner au Public un ouvrage de sa composition qui a pour titre : Histoire générale de la Danse, depuis son origine jusqu’à présent, s’il Nous plaisoit lui accorder nos Lettres de Privilege sur ce necessaires. A ces Causes, voulant favorablement traiter ledit Sieur Exposant, Nous lui avons permis & permettons par ces Présentes de faire imprimer ledit Ouvrage ci-dessus énoncé en tels volumes, forme, marge, caracteres, conjointement ou séparément, & autant de fois que bon lui semblera, & de le vendre, faire vendre & debiter par tout notre Royaume, pendant le tems de dix années consecutives, à compter du jour de la datte desdites Presentes. Faisons défenses à toutes sortes de personnes, de quelque qualité & condition [xxxvij]qu’elles soient, d’en introduire d’impression étrangere dans aucun lieu de notre obéissance ; comme aussi à tous Libraires, Imprimeurs & autres, d’imprimer, faire imprimer, vendre, faire vendre, debiter ni contrefaire ledit Ouvrage ci-dessus spécifié en tout ni en partie, ni d’en faire aucuns extraits sous quelque prétexte que ce soit, d’augmentation, correction, changement de titre, ou autrement, sans la permission expresse & par écrit dudit sieur Exposant, ou de ceux qui auront droit de lui, à peine de confiscation des exemplaires contrefaits, de quinze cens livres d’amende contre chacun des contrevenans, dont un tiers à Nous, un tiers à l’Hôtel-Dieu de Paris, l’autre tiers audit sieur Exposant, & de tous dépens, dommages & interêts. A la charge que ces Presentes seront enregistrées tout au long sur le Registre de la Communauté des Libraires & Imprimeurs de Paris, & ce dans trois mois de la datte d’icelles ; que l’impression de ce Livre sera faite dans notre Royaume, & non ailleurs, en bon papier & en beaux caracteres, conformément aux Reglemens de la Librairie ; Et qu’avant que de l’exposer en vente, le Manuscrit ou Imprimé qui aura servi de copie à l’impression dudit Ouvrage sera remis, dans le même état où l’approbation y aura été donnée, és mains de notre tres-cher & féal Chevalier Garde des Sceaux de France le sieur Fleuriau d’Armenonville, & qu’il en fera ensuite remis deux Exemplaires dans notre Bibliothéque publique, un dans celle de notre Château du [xxxviij]Louvre & un dans celle de notre tres-cher & féal Chevalier Garde des Sceaux de France le sieur Fleuriau d’Armenonville ; le tout à peine de nullité des Présentes. Du contenu desquelles vous mandons & enjoignons de faire jouir ledit sieur Exposant ou ses ayans cause, pleinement & paisiblement, sans souffrir qu’il leur soit fait aucun trouble ou empêchement. Voulons que la copie desdites Presentes qui sera imprimée tout au long au commencement ou à la fin dud. Livre, soit tenue pour dûement signifiée, & qu’aux copies collationnées par l’un de nos amés & feaux Conseillers & Secretaires, foi soit ajoutée comme à l’Original : Commandons au premier notre Huissier ou Sergent de faire pour l’execution d’icelles tous Actes requis & necessaires, sans demander autre permission, & nonobstant clameur de Haro, Charte Normande, & Lettres à ce contraires ; Car tel est notre plaisir. Donné à Paris le quattriéme jour du mois de Juin l’an de grace 1723, & de notre Regne le 8e. Par le Roy en son Conseil, Signé, CARPOT.

Registré sur le Registre V. de la Communauté des Libraires & Imprimeurs de Paris, page 274,  550, conformément aux Reglemens, & notament à l’Arrest du Conseil du 13 Aoust 1703. A Paris le 19 Juin 1723. BALLARD, Syndic.

Histoire generale de la danse sacrée et prophane :
son origine, ses progrès & ses révolutions. §

Chapitre premier.
De la Danse en général, suivant l’opinion des Anciens. §

{p. 1}Il n’y a point d’Histoire touchant les Sciences & les Arts, qui ne renferme quelques instructions avantageuses pour la société civile. C’est dans cet esprit que je traite de {p. 2}celle de la Danse, dont nous n’avons eu jusqu’à présent qu’une connoissance très-confuse : ce qui fait qu’on ne la regarde plus aujourd’hui que comme un art simplement utile au divertissement public ; & même, suivant l’opinion de l’Eglise, comme un art contraire aux bonnes mœurs. Cependant je vais faire voir qu’elle doit son origine à plusieurs Divinitez & aux plus grands hommes de l’Antiquité la plus reculée ; les premiers Législateurs s’en sont servi pour la perfection des mœurs, les Sacrificateurs & les grands Prêtres ont employé la Danse sacrée au culte le plus considérable de la Religion, comme nous le voyons encore aujourd’hui dans celles des Juifs & des Mahométans, & les plus grands Héros de l’Antiquité l’ont regardée comme le premier élément de l’art de la Guerre.

Ce n’est pas la faute des Inventeurs de l’art de la Danse, si par succession de tems son usage a été corrompu par les attraits du luxe & par la corruption des mœurs ; ce qui fait que l’Eglise l’a regardée depuis comme un art plus digne {p. 3}de la molesse des femmes que du courage des hommes.

Néanmoins Homere, pour nous prouver combien les Dieux aimoient la Danse, dit que Vulcain forgea des Automates, ou figures d’or, qui dansoient toutes seules ; ce que Dédale imita depuis en bronze : on le croit aussi l’inventeur des Contre-danses.

La Danse est tellement unie à la Musique, qu’on ne peut faire en général un beau spectacle, si elle n’est de la partie. C’est un art auquel les Grecs ont donné le nom de Chorographie propre à exprimer les actions & les passions humaines, par des pas composez, par des sauts cadencez, & par tous les mouvemens du corps, soutenus de bonne grace, & conforme à la cadence des instrumens. C’est aussi une des premieres instructions que l’on donne à la jeunesse, pour former le corps & réveiller l’esprit ; elle peut aussi tenir son rang parmi les premiers élémens de la vie civile : les Anciens l’ont même regardée dans son origine, comme une espece de mistere & de cérémonie, puisque Lucien {p. 4}assure que parmi les Egyptiens & les Grecs, il n’étoit ni fête ni cérémonie complette où la Danse ne fût admise.

Platon nous apprend même, en traçant l’idée d’une République parfaite, qu’il falloit qu’on donnât ses premiers soins à régler le corps, avant que de former l’esprit par l’étude des Sciences ; qu’on apprit la Musique pour régler la voix, & la Danse pour donner à toutes ses actions un air noble, dégagé, & une grace qu’on ne peut acquérir sans cet exercice.

Il ajoute que la jeunesse étant ordinairement emportée, parce qu’elle a le sang chaud & des esprits de feu, il est bon de lui donner de l’inclination pour la Danse, & de régler par la justesse de l’harmonie les saillies qu’il seroit mal-aisé de retenir sans les preceptes de ces deux arts. Ainsi Platon les considéroit comme un remede ou discipline pour parvenir à la vertu, parce qu’il prétendoit qu’ils servoient encore à modérer quatre passions les plus dangereuses, sçavoir la joie, la colere, la crainte, & la mélancolie : les deux premieres se temperent en {p. 5}adoucissant leurs saillies par des mouvemens composez, suivant les régles de l’art ; les deux autres passions, en rendant le corps souple & léger. Ainsi la Danse prophane n’a pas seulement passé chez les Anciens pour un simple divertissement, mais aussi pour une espece d’étude & d’aplication nécessaire, pour régler tous nos mouvemens & même nos passions les plus dominantes. Il ajoûte que les Législateurs introduisirent des fêtes, des festins, des spectacles, des feux de joie, & des jeux innocens, pour augmenter les réjouissances publiques, entretenir les peuples dans la soumission, & délasser quelquefois l’esprit des Princes & des Magistrats de leurs occupations sérieuses. Il dit encore que c’est pour cela que les Dieux mêmes instituerent des jours de fêtes, afin que les peuples pussent joindre des divertissemens honnêtes au culte qu’ils leur rendoient ; & qu’ils leur avoient envoyé Apollon, Venus, Mercure, Cerès, Bacchus, & les Muses, pour leur apprendre à danser, surtout les Danses sacrées. Cet exercice étoit si {p. 6}estimé chez les Anciens, qu’une personne de l’un ou de l’autre sexe qui ne sçavoit pas danser, passoit pour n’avoir point eu d’éducation dans sa jeunesse : c’est pourquoi les Législateurs ne regarderent point non plus la Danse comme un simple amusement.

Les Egyptiens qui passent pour l’un des plus anciens peuples du monde, & pour avoir eu les premiers la connoissance des Sciences & des Arts, firent de leurs Danses des hiéroglifes d’action, dont les caracteres semblent avoir été imitez dans le Traité de la Chorographie de Feuillet Maistre de Danse, imprimé à Paris en 1700. Ils en avoient aussi de figurées, pour exprimer leurs misteres. Platon qui fut leur disciple & leur admirateur, ne put assez louer le génie de celui qui le premier avoit mis en concert & en danse l’harmonie de l’Univers & tous les mouvemens des astres, exprimez par la danse astronomique : il conclut de-là qu’il devoit être un Dieu ou un homme divin.

Les Interpretes de Sophocle, d’Euripide & d’Aristophane, qui sont les {p. 7}premiers Poëtes, qui ont introduit chez les Grecs des chœurs de Musique & des Entrées de Balet dans les Entractes, nous ont découvert les misteres que Platon n’avoit pas expliquez sur ce sujet ; ils disent même que les Egyptiens avoient des danses qui représentoient les mouvemens célestes & l’harmonie de l’Univers. C’est aussi l’opinion de Lucien sur l’origine de la danse astronomique : il ajoute que c’est pour cela qu’ils dansoient en rond autour des autels, parce que tous ses mouvemens sont circulaires ; & considérant les autels comme le Soleil placé au milieu du ciel, ils tournoient autour pour représenter le Zodiaque ou le cercle des Signes, dans lequel le Soleil fait son cours journalier & annuel.

Ce fut aussi de-là que les Grecs tirerent l’origine des Strophes & des Antistrophes de leurs anciennes Tragédies. Les chœurs dans ces Tragédies dansoient en rond, de droit à gauche, au son des instrumens, pour exprimer les mouvemens des Cieux qui se font du levant au couchant, qu’ils {p. 8}appeloient Strophes ; ils se tournoient après de gauche à droite, pour représenter les mouvemens des Planetes, qu’ils nommoient Antistrophes ou Retours : après les deux danses ils s’arrétoient pour chanter, & ces chants fixes se nommoient Epodes, parce qu’ils représentoient la fermeté & l’immobilité de la terre, suivant l’opinion des anciens Astronomes.

Nous voyons par-là que les Anciens ont porté la Danse bien plus loin que nous, puisque le culte de la Religion, la connoissance de l’Astronomie, les preceptes pour les mœurs & pour l’art de la Guerre, étoient ses premiers emplois, surtout chez les Egyptiens, les Grecs & les Perses, d’un tems immémorial.

Outre qu’un seul danseur avec des masques & des habits differens, pouvoit représenter une Comédie, ils joignoient aussi à la Danse le Pantomime, qui sçavoit imiter par ses gestes toutes sortes d’actions & de personnes. La Toscane & la Sicile en ont aussi produit d’excellens.

La Danse étoit si recommandable {p. 9}dans les premiers tems, que Lucien dit qu’elle ne fut point admise dans les jeux Olympiques, parce que les Grecs ne crurent pas avoir des prix dignes d’elles ; mais que dans la suite des tems, les habitans de la Colchide l’ajouterent à leurs jeux publics : ce qui passa en usage chez les Grecs, chez les Romains, & presque dans toutes les villes du monde.

L’on attribue à Pylade & à Batylle fameux Pantomimes, l’invention des Ballets pour les Tragédies & les Comédies : ceux de Pylade étoient graves, touchans & patétiques ; & ceux de Batylle étoient plus gais & plus divertissans.

Elle faisoit une partie presque essentielle des misteres & du culte de la Religion, comme je l’ai déja dit, principalement chez les Occidentaux, qui adoroient le Soleil & la Lune, ou les Elémens : cela se pratique encore aujourd’hui dans une partie des Isles Philippines, & chez les Indiens idolâtres.

Nous la voyons même en usage dans les cérémonies du Corps du Parlement de Paris, & d’autres Tribunaux {p. 10}du Royaume, où l’on pratique les révérences & les pas, qui marquent son antiquité ; elles paroissent tirées de l’Aréopage & du Sénat des Romains. En l’an 2545 du Monde, les Magistrats faisoient des sacrifices en l’honneur de Thémis Déesse de la Justice, par des danses caractérisées qui exprimoient les attributs de cette Déesse : ces sortes de danses étoient composées par les Pontifes ou les grands Sacrificateurs, & son usage étoit seulement réservé au Sacerdoce & à la Justice.

Pausanias a crû que les Musiciens, les Pantomines & les Danseurs ont été les premiers Comédiens chez les Grecs : il y a aussi eu des femmes excellentes Pantomimes, entre autres Thymele à Rome, du tems de Domitien.

L’on tient même que Rhea ou Cerès fut la premiere qui se plut à cet exercice, & qu’elle l’enseigna pour son culte à ses Prêtres, qu’on nommoit Curetes & Corybantes, tant en Crete, qu’en Phrygie, & que cette danse de fracas & de tumulte ne leur fut pas inutile ; car en sautant & dansant {p. 11}au son des cimbales & des clairons, ils sauverent la vie à Jupiter, parce que Saturne qui dévoroit ses enfans, n’entendit pas ses cris lors de sa naissance.

On attribue encore à Minverve ou Pallas l’invention d’une danse appelée Memphitique, pour célébrer la défaite des Titans : Athénée nous apprend que c’étoit une danse guerriere au son des instrumens militaires ; elle se faisoit en frapant des épées & des javelots contre les boucliers. Pindare dit aussi qu’Apollon fut nommé le Sauteur par excellence, & que Bubo, Cratine & Callian ont aussi passé dans l’Antiquité pour de fameux Danseurs & Sauteurs.

Par la suite des tems les plus honnêtes gens cultiverent la simple Danse en Crete, convenable à la société civile : il se forma des Maîtres pour l’instruction de cet Art ; desorte que la Danse devint le passe-tems non seulement des personnes de condition, mais aussi du peuple. L’on tient que ce fut une grande louange pour Mérion d’avoir été appelé bon Danseur par {p. 12}Homere, pour marquer ses grands exploits dans les combats ; car il y étoit si sçavant, qu’il en étoit estimé, non seulement des Grecs, mais encore des Troyens ses ennemis.

Pyrrhus acquit encore beaucoup de gloire par l’invention de la danse Pyrrique, qui se faisoit au son des trompettes, des tambours, des cimbales, ou choc des boucliers & des javelots ; elle servit aussi d’instruction aux jeunes guerriers pendant le siége de Troie.

Les Lacédémoniens qui ont été les plus belliqueux de toute la Grece, après avoir appris l’art de la danse militaire de Castor & Pollux, la cultiverent avec tant de soin, qu’ils n’alloient plus à la guerre qu’en dansant au son de la flute ; desorte que l’on peut dire qu’ils doivent une partie de leur gloire à la Danse & à la Musique : la jeunesse ne s’y exerçoit pas moins qu’aux armes ; la Danse finissoit tous les exercices : car alors un joueur de flute se mettant au milieu d’eux, commençoit le branle en jouant & dansant ; ils le suivoient en bel ordre {p. 13}avec cent postures guerrieres & amoureuses ; la chanson même qu’ils chantoient, empruntoit son nom de Mars & de Venus, comme s’ils eussent été de la partie.

Il y avoit une autre danse attribuée à Venus, où il paroît qu’elle disoit, Avancez le pied, mes enfans, & trépignez à qui mieux mieux ; comme si Venus eût voulu donner à la jeunesse des preceptes de ce bel Art. La même chose se pratiquoit à la danse qu’on appelle Hormus, qui étoit un branle composé de filles & de garçons, où le garçon menoit la danse avec une contenance fiere, & les filles le suivoient avec des pas plus doux & plus modestes, comme pour faire une harmonie de deux vertus, qui marquent la force & la tempérance. Ils avoient encore une autre danse de filles qui se faisoit nuds pieds, pour ne pas dire toutes nues, qui étoit celle de l’innocence, & qui fut cause du premier enlevement d’Helene par Thésée l’an 2854 du Monde, pour satisfaire son amour.

Les Grecs avoient dès ce tems-là l’usage des Contre-danses, qu’Homere {p. 14}rapporte dans le bouclier d’Achille : l’on y voit Dédale qui semble y exercer la belle Ariane, & deux Sauteurs qui sont à la tête, qui font des sauts périlleux : une autre troupe de jeunes gens danse encore au même endroit la danse de l’hymen, comme étant à une noce ; desorte qu’il semble que l’inventeur de ce bouclier n’a pû rien dépeindre de plus excellent que cet exercice.

Les Phéaques étoient des peuples si voluptueux, qu’on ne s’étonne pas qu’Homere les peigne si adonnez à la Danse ; aussi Ulisse admire principalement leur adresse en cet Art : néanmoins je doute qu’ils ayent surpassé les Arcadiens, qui passent encore aujourd’hui pour la nation la plus agile à tous les exercices du corps, vû qu’ils s’exerçoient à la Danse dans les salles publiques depuis l’âge de cinq ans, jusqu’à trente, comme on le verra ci-après.

Les Thessaliens faisoient tant d’état de la Danse, que leurs principaux Magistrats en empruntoient le nom, & s’appeloient Proorquestres, comme {p. 15}qui diroit Meneurs de Danses : cette Inscription se lisoit sous leurs statues, aussi-bien que celle-ci, à l’honneur d’un tel, pour avoir bien dansé au combat ; terme équivalant à celui d’avoir bien fait à la bataille.

Ces peuples avoient encore des danses particulieres en certaines fêtes, & d’autres solemnitez instituées par des Législateurs, qui étoient d’excellens Danseurs & Musiciens, comme Orphée, Linus, Musée, Licurgue. Il y a eu des Pontifes dans l’Antiquité, qui ne croyoient pas qu’on pût être initié dans les misteres, sans la Danse & la Musique, surtout pour la célébration des Orgies en l’honneur de Bacchus, dont les misteres ne devoient point être revélez au peuple : on appeloit aussi Dessauteur celui qui les revéloit.

Toutes les fêtes de Bacchus commençoient par des danses & des sauts composez & soutenus en cadence, telles que les Peintres les ont représentées dans les Baccanales : c’est par-là que l’on croyoit qu’il avoit dompté les Lydiens, les Tyrrhéniens & les Indiens.

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Les trois danses les plus nobles dont les Baccantes & les Satyres se servoient dans leurs conquêtes, étoient le Cordace, le Cycinnis, & l’Emmelie : elles ont même pris leur nom des Satyres les plus fameux attachez à la suite de Bacchus.

Le Cordace répond à nos Gaillardes, Voltes, Passepieds, & Gavottes ; le Cycinnis répond à nos danses entremélées de gravité & de gaieté, comme la Bourée, la Duchesse, & nos Branles ; & l’Emmelie répond à nos danses graves & sérieuses, comme la Courante, la Pavanne, la Sarabande, qui expriment la noblesse de la Danse.

Strabon nous apprend aussi que dans l’île de Délos on ne faisoit point de sacrifices sans y employer la Danse & la Musique ; on y voyoit des chœurs de jeunes garçons, où les principaux menoient la danse au son de la flute, ou de la lyre.

Les Indiens qui adoroient le Soleil dans l’Orient, & dans une partie des Indes Occidentales, n’avoient point d’autre culte que la Danse au chant des hymnes, pour marquer leurs respects {p. 17}à leur Divinité, au lever & au coucher du Soleil, comme s’ils vouloient imiter par-là le branle de ce bel astre : ces sortes de danses étoient caractérisées selon les principes de l’Astronomie.

Ce qui se pratique encore aujourd’hui dans quelques Isles de la mer du Sud, où les insulaires adorent la Lune, & changent leurs chants & leurs danses en lamentations, quand ils la voïent obscurcie par les nuages, & surtout dans le tems des éclipses.

Les Ethiopiens alloient au combat en dansant au son des trompettes & des cimbales ; & avant de tirer leurs fléches, qui étoient rangées autour de leurs têtes en forme de rayons, ils sautoient & dansoient, comme pour étonner l’ennemi.

On croit que les Egyptiens en inventant la fable de Prothée Roi, ou fameux Devin d’Egypte, ont voulu représenter un excellent danseur qui faisoit cent postures différentes, & dont le corps souple & l’esprit ingénieux sçavoit tout contrefaire & tout imiter si adroitement, qu’il sembloit {p. 18}devenir ce qu’il imitoit. Les Egyptiens ont fait aussi consister le véritable caractere d’un bon Pantomine ou d’un parfait Danseur, dans l’imitation de Prothée : nous n’en trouvons point dans l’histoire qui l’ayent surpassé.

Il y a aussi apparence qu’Empuse dont il est parlé dans Suidas & Aristophane, étoit une Danseuse excellente, & qui changeoit comme de figure par des attitudes & les mouvemens surprenans de sa danse : c’est pourquoi Eustathius l’a fait passer aussi pour une espece de phantôme.

La fable de Priape nous apprend qu’il étoit un Dieu belliqueux & fameux Danseur, qui ayant reçû le Dieu Mars des mains de Junon, étant fort jeune, mais rustique, grossier, & très vigoureux, lui apprit l’art de la Danse avant l’exercice des armes, pour un prélude de la guerre ; & qu’en récompense on consacroit dans le temple de Priape la dixme des dépouilles vouées au Dieu Mars, après le gain des batailles.

D’ailleurs il semble, dit Lucien, que les Dieux ont voulu distinguer toutes {p. 19}choses en deux, en la paix & en la guerre, & faire de la Danse & de la Musique le simbole de la paix.

Socrate, le plus sage de son tems, au jugement des Dieux mêmes, n’a pas seulement loué la Danse, comme une chose qui sert beaucoup à donner la bonne grace, mais il voulut encore l’apprendre dans sa vieillesse, d’Aspasie célébre Danseuse & très-versée dans les sciences ; tant il admiroit cet exercice, quoiqu’elle ne fût pas de son tems dans la perfection où elle est parvenue après : il souhaittoit l’avoir appris dès son enfance ; il enjoignoit aux peres de donner cette instruction à leurs enfans, comme un des premiers élémens de la vie civile. Ce n’est pas qu’avant son tems il n’y ait eu des Corographes & des Auteurs qui eussent écrit sur ce sujet, & rapporté l’origine de toutes sortes de Danses, les noms des compositeurs, & ceux des Danseurs, qui avoient excellé aux spectacles, dans la pratique de cet Art ; mais qui ne sont point venus jusqu’à nous, comme bien d’autres sur les Sciences & les Arts, qui ont été perdus {p. 20}par le malheur des tems & par l’invasion des Barbares : ce qui se confirme par le Dictionnaire historique de M. de Furetiere, à la lettre orc. Il y a, dit-il, un Traité curieux fait par Thoinet Arbeau, imprimé à Langres en 1588, intitulé Orchesographie : c’est le premier ou peut-être le seul qui a noté & figuré les pas de la Danse de son tems par des caracteres, de la même maniere qu’un Musicien note le chant & les airs ; on ne le trouve plus, ou du moins il est devenu fort rare ; à plus forte raison ceux qui ont été faits sur cette matiere depuis trois ou quatre mille ans par les Egyptiens, les Grecs & les Latins : mais j’ose dire qu’il est surprenant que M. de Furetiere qui a lû les œuvres de Platon, n’ait pas fait mention de ce qu’il rapporte au sujet des caracteres hiéroglifiques inventez par les Egyptiens pour la description de la Danse, comme on les trouve dans la Corographie de Feuillet, dont je parlerai plus amplement. Il est bon de sçavoir que Thoinet Arbeau étoit Chanoine à Langres, à ce que m’a dit M. de la Monnoye, {p. 21}de l’Académie, qui a eu ce Livre en sa Bibliothéque assez long-tems ; il croit qu’il a passé dans la Bibliothéque du Roi.

On trouve encore quelques Auteurs qui parlent de la Danse de la Grue, inventée par Thésée, après avoir tué le Minotaure qui gardoit l’entrée du labyrinthe du Roi Minos : on la nomma ainsi, parce que les danseurs se suivoient file à file en faisant des évolutions, comme font les grues quand elles volent par bandes.

On croit aussi que la danse des Lapithes ou Phrigiens, qui se faisoit dans la débauche au son de la flute, pour célébrer quelque victoire, fut inventée par Pirithoüs ; comme elle étoit trop pénible, elle ne se pratiquoit plus que par les Paysans dès le tems de Lucien.

La danse des Matassins ou des Boufons est encore des plus anciennes ; les danseurs étoient vêtus avec des corcelets, des moirons dorez, des sonnettes aux jambes, avec l’épée & le bouclier à la main : ils dansoient avec des contorsions belliqueuses : on {p. 22}nous en a donné quelques représentations dans des Entrées à l’Opéra.

Platon, dans ses loix, en parlant des Danses, approuve les unes & condamne les autres : il les divise en utiles & agréables ; il en bannit les deshonnètes, comme celle des Toscans, composées de postures lascives & indécentes, que l’on dansoit aux fêtes Saturnales & Baccanales, & telles que les danses Nuptiales chez les Romains du tems de Tibere.

Il dit encore qu’il y a trois parties dominantes dans l’homme ; l’irascible, le concupiscible, & le raisonnable : que le Pantomine les représente toutes trois ; l’irascible, quand il contrefait le furieux ; le concupiscible, quand il fait l’amant passionné ; & le raisonnable, quand il exprime une passion modérée.

Les Romains, à l’exemple des Anciens, avoient coutume d’aller souhaiter la bonne année aux grans Seigneurs, avec des accompagnemens de musique, des danseurs & des danseuses ; il y avoit une danse particuliere pour ce jour-là, au dire de Virgile : {p. 23}chaque fête avoit la sienne. Elles étoient accompagnées de festins & d’illuminations publiques, avec toute sorte d’instrumens ; elles étoient suivis de grandes libertez nocturnes, qui tenoient des Saturnales, des Orgies, & des Baccanales.

Celle du premier jour de Mai fut ensuite célébrée par toute l’Italie : la jeunesse de l’un & de l’autre sexe sortoit des villes en dansant au son des instrumens, pour aller chercher des rameaux verds ; ils les posoient devant les portes de leurs parens & de leurs amis, qui les attendoient avec des tables garnies dans toutes les rues, qui étoient illuminées le soir, où l’on dansoit des danses publiques ; desorte que ce jour-là il n’étoit pas permis, sur peine d’amende, aux gens de quelque âge & de quelque qualité qu’ils fussent, de paroître sans avoir quelque fleur ou quelque branche de verdure sur soi. Mais comme ces sortes de fêtes causerent quelque désordre dans Rome, elles furent abolies sous le régne de Tibere ; ce que l’Eglise a regardé aussi dès ce tems-là comme une {p. 24}partie de l’origine des danses baladoires.

La danse sacrée des Saliens ou des Prêtres de Mars, ne laissa pas de subsister encore long-tems dans le temple de Mars ; j’en parlerai plus au long dans son lieu.

Tibere fit encore chasser tous les Maîtres de Danses par un Arrêt du Sénat, à cause des danses lascives & licentieuses qui corrompoient les mœurs de ce tems-là ; surtout la danse Nuptiale, qui exprimoit toutes les libertez de l’amour conjugal.

Domitien chassa même du Sénat quelques Sénateurs, pour avoir publiquement dansé de ces sortes de danses ; par rapport au respect que les Romains avoient encore pour la danse Sacrée, & les danses graves & sérieuses.

Cicéron reprocha à Gabinius homme Consulaire, d’avoir dansé en public : ce qui fait voir que dès ce tems, la Danse avoit déja perdu sa réputation originelle dans Rome, autant par la prophanation des danses Sacrées, que par la corruption des danses publiques ; {p. 25}& l’on vit chez les Romains toutes les Danses vitieuses triompher de la pureté & de l’innocence des premieres Danses des Juifs, des Egyptiens & des Grecs.

Ce n’étoit pas seulement à bien danser que les Anciens faisoient consister l’art de la Danse, mais en ce que l’Oracle de la Pythie avoit prononcé, qu’il falloit qu’un bon Danseur ou qu’un bon Pantomime se fît entendre aux spectateurs par ses mouvemens, de même que si le Comédien parloit : ce qui fut prouvé devant Démétrius Philosophe Cynique, qui disoit que ce n’étoit qu’une suite de la Musique, à laquelle on avoit ajoûté des gestes & des postures, pour faire entendre ce qu’elle jouoit ; mais qu’elles étoient le plus souvent vaines & ridicules, & qu’on se laissoit tromper à la mine & à l’habit, aidé des gestes & de l’harmonie. Alors un fameux Pantomime du tems de Néron, qui avoit le corps souple & les gestes excellens, pria Démétrius de ne le point condamner sans l’avoir vu jouer son personnage ; desorte qu’ayant fait cesser les voix & {p. 26}les instrumens dans le spectacle, il représenta devant lui l’adultere de Venus & de Mars, où étoit exprimé le Soleil qui les découvroit, Vulcain qui leur dressoit des embuches, les Dieux qui accouroient au spectacle, Venus toute confuse, Mars étonné & suppliant, & le reste de la fable représenté avec tant d’art & d’expression, que le Philosophe s’écria qu’il croyoit voir la chose même, & non pas sa représentation, & que ce Pantomime avoit le corps & les mains parlantes, comme un Comédien qui s’exprime par la voix.

Lucien rapporte qu’un Prince de Pont étant venu à la Cour de Néron, & s’étant trouvé à un spectacle où ce fameux Danseur représentoit les Travaux d’Hercule, encore qu’il n’entendît rien de ce qu’on chantoit, il ne laissa pas de comprendre tout le récit par l’action & par les gestes du Pantomime : il pria même l’Empereur, en prenant son congé, de lui en faire présent ; & comme Néron s’étonnoit de cette demande, c’est, dit-il, que j’ai pour voisins des Barbares dont personne {p. 27}n’entend la Langue, & votre Pantomime me servira de truchement pour leur faire entendre par gestes mes intentions. Il est à croire que ce fameux Pantomime étoit Sicilien, cette nation ayant excellé pour les gestes, comme on le verra ci-après.

Ainsi la perfection de cet art est de contrefaire si bien ce que l’on joue, qu’on ne fasse ni gestes ni postures qui n’ayent du rapport à la chose qu’on représente, & surtout qu’on garde le caractere de la personne, soit d’un Prince, ou de quelqu’autre que ce soit ; ce qui fit dire encore à un étranger de considération qui n’avoit jamais assisté à ces sortes de spectacles, ne voyant qu’un seul Danseur avec des masques & des habits differens pour représenter un Ballet, qu’il falloit que dans un seul corps il y eût plusieurs ames. J’ai vû dans un spectacle à la Foire S. Germain, un Pantomime Toscan qui changea son visage dans cinq ou six Entrées, conforme aux caracteres de ses danses, & plus naturellement que s’il avoit eu des masques faits exprès.

{p. 28}

En un mot cet art, dans l’Antiquité, consistoit à exprimer les mœurs & toutes les passions humaines, & à contrefaire le joyeux, le triste, le pacifique, l’emporté, & les deux contraires, dans la représentation d’une Piéce tragique ou comique sur le Théâtre ; car le Pantomime est tout seul plusieurs choses, & se change comme un Prothée.

Eunapius Historien a crû, aussi-bien que quelques autres, que Hieron Roi de Siracuse & de Sicile, dans la LXXV. Olympiade, donna occasion aux danses figurées & aux gestes de Pantomimes dans l’Italie ; parce que ce Prince soupçonneux ayant défendu aux Siciliens de se parler, de peur qu’ils ne conspirassent contre lui, il les accoutuma insensiblement à faire entendre par des gestes, des mouvemens, & des figures, ce qui ne leur étoit pas permis de se dire les uns aux autres : du-moins voyons-nous encore aujourd’hui que les Siciliens passent pour les meilleurs Pantomimes de toute l’Italie. L’usage de se faire entendre par signes est devenu fort {p. 29}familier à la Cour du Grand-Seigneur & à celle d’Espagne, où il se fait souvent des dialogues fort intelligibles par les doigts seulement.

Le même Eunapius a dit agréablement que l’ame dansoit dans les yeux, parce qu’il est peu de passions qui ne s’expriment par leurs mouvemens & qui ne deviennent sensibles. Les Grecs appeloient les habiles Danseurs les sages des pieds & de la main, parce qu’ils exprimoient par leurs gestes les misteres de la nature.

Athenée, Livre 14, rapporte que les Arcadiens qui ont passé pour des peuples fort sages, avoient coutume d’exercer la jeunesse à la Danse jusqu’à l’âge de trente ans. Dès l’enfance ils leur faisoient apprendre la Musique & les exercices, à chanter les hymnes de leurs Dieux & les louanges des héros, pour les former de bonne heure à la pieté & à la vertu : après ces hymnes & ces chansons on leur apprenoit à danser sur les modes de Timothée & de Philoxene ; & tous les ans, aux Orgies, ils dansoient sur des Théâtres publies des Balets au son {p. 30}des flutes, pour faire voir qu’ils profitoient en ces exercices. Les Entrées de ces Balets étoient proportionnées à l’âge & aux forces de chacun ; desorte qu’il n’est pas surprenant que cette nation ait passé pour produire les meilleurs Danseurs de la Gréce.

Quant aux perfections du corps pour bien exprimer la danse, les Anciens vouloient que le Danseur ou le Pantomime ne fût ni trop gras ni trop maigre, qu’il eût le corps ferme & souple tout ensemble, pour se pouvoir arrêter tout court ou tourner en un instant, & qu’il eût beaucoup de présence d’esprit pour l’execution du sujet qu’il représente ; tel que nous l’avons vû de nos jours dans un nommé Dolivet, qui dansoit dans les premiers Balets du tems de Louis XIV.

Mais pour celui qui compose les Balets, il faut, disent les Anciens, qu’il soit d’une profonde imagination, versé dans l’Histoire comme dans la fable, & grand Naturaliste ou bon Physicien, pour caractériser les passions, comme il est rapporté plus au long dans Lucien, au chapitre {p. 31}de la Danse, où les curieux peuvent le voir. Ils trouveront, au dire de cet Auteur, qu’il faut être universel pour exceller dans la composition des Balets. La suite nous fera voir que les Auteurs qui ont parlé de l’art de la Danse, n’ont point porté leur imagination au-delà de l’étendue de son excellence, à la considerer dans toutes ses parties ; ce qui paroîtra fort opposé à l’opinion du vulgaire.

Mursius rapporte dans son Traité d’Orchesographie, qu’il y avoit deux cens sortes de danses en usage chez les Grecs.

Voilà à peu près ce que l’Histoire nous a conservé sur l’origine de la Danse des Anciens, & ce qui m’a servi de canevas pour en composer l’Histoire générale, que j’ai tâché de mettre en ordre par Chapitres, pour la rendre aussi complette qu’intelligible : j’ai crû faire plaisir au Lecteur, en lui donnant d’abord une idée génerale des danses de l’Antiquité ; sans quoi j’aurois commencé le premier Chapitre par la danse Sacrée, comme la plus respectable, surtout par rapport {p. 32}à celle des Juifs, qu’ils ont regardée comme un don de Dieu pour l’employer à son culte ; & ce qui a même passé, au sentiment des Anciens, pour l’origine de toutes les Danses tant sacrées que prophanes, qui ont été inventées depuis la création du Monde, comme je vais le faire voir.

Chapitre II.
De la Danse Sacrée des Hébreux, des Chrétiens dans la primitive Eglise, & des Payens, depuis son origine jusqu’à présent. §

J’ose avancer ici, après Pitagore & Lucien, que la danse Sacrée a été inventée autant pour représenter en quelque maniere le mouvement des Astres, que pour le culte de la Religion, d’un tems immémorial. Les Sacrificateurs ou Grands-Prêtres des Juifs, des Egiptiens, des Caldéens & des Grecs, furent les premiers qui composerent des danses caractérisées, pour les employer au culte de la Religion, suivant les attributs des Divinitez {p. 33}qu’ils adoroient : alors les grands Sacrificateurs à la tête du Sacerdoce, dansoient une danse caractérisée au chant d’un hymne qui exprimoit les vœux du peuple.

L’Histoire sainte nous fait voir combien la danse Sacrée étoit en véneration chez les Juifs ou les Hébreux, pour la célébration de leurs fêtes, suivant la loi qu’ils en avoient reçue de Dieu : elle consistoit parmi eux à danser des danses caractérisées aux chants des Cantiques, des Hymnes & des Pseaumes à la louange de Dieu, composez par le Sacerdoce. C’est ce qui a fait dire à S. Grégoire de Nazianse, en parlant de la danse de David quand on porta l’Arche d’Alliance, qu’elle étoit un mistere qui nous exprimoit la joie & l’agilité avec laquelle nous devons aller, quand il s’agit de la gloire de Dieu.

Le premier acte de Religion où les Hébreux employerent la danse Sacrée, fut après le passage de la mer Rouge, l’an 2545 du Monde. Moïse & sa sœur Marie formerent deux grands chœurs de Musique, l’un d’hommes & l’autre de femmes, & {p. 34}des troupes de Danseurs & de Danseuses, pour danser une maniere de Balet ou d’action de grace, sur l’air d’un Cantique contenu au 15 chapitre de l’Exode, pour remercier Dieu d’avoir délivré son peuple de la persécution des Egyptiens, & de la défaite de l’armée de Pharaon au passage de la mer rouge ; ce ne fut pas le premier miracle que Dieu eût fait en leur faveur.

Depuis ce tems-là ils instituerent quantité de fêtes pieuses où la danse étoit admise, entre autres celle des Tabernacles qui se célébroit tous les ans, sous des feuillées dressées dans la campagne : cette fête étoit en grande vénération parmi eux, comme il paroît au chapitre 21 de l’Exode : ils la célébrent encore à présent ; chacun dresse sa tente dans son jardin, s’il en a, faute d’avoir un temple aujourd’hui dans nul endroit du monde.

Il n’y a point de danse qui ait fait plus de bruit dans l’univers par rapport au culte de la Religion, que celle que firent les Israélites dans le désert, pour honorer le Veau d’or, ou l’idole qu’ils avoient faite des joyaux d’or du peuple, à l’exemple des Egyptiens qui {p. 35}adoroient l’idole ou le bœuf Apis, qui passoit chez ces peuples pour une Divinité : c’est ce qui a fait dire à S. Grégoire que plus la danse faite pour l’adoration du Veau d’or, a été considérable parmi les Israélites, plus elle a passé pour être criminelle devant Dieu, parce qu’elle étoit faite à l’imitation de celle des idolâtres. L’on sçait aussi avec quelle rigueur Moïse punit les auteurs de cette profanation.

On trouve dans le second Livre des Rois, chap. 6, que David se fit un honneur d’accompagner l’Arche d’alliance, en dansant avec la troupe des Lévites depuis la maison d’Obédédom où l’Arche étoit en dépôt, jusqu’à Jérusalem ; cette marche se fit avec sept corps de Danseurs au son des harpes & de tous les instrumens de Musique qui étoient en usage chez les Juifs, & dont on trouve la description & les figures dans le premier tome des Commentaires de la Bible du P. Calmet Bénédictin.

Il paroît par le Pseaume CXLIX. combien ce peuple connoissoit les emplois que l’on pouvoit faire de la danse Sacrée, par rapport au culte de {p. 36}la Religion, par l’invocation que le Psalmiste fait à Dieu, & pour inviter son peuple à l’honorer par des danses pieuses. Il est dit encore dans le Pseaume CL. Laudate eum in timpano & choro, laudate eum in chordis & organo.

Le chapitre 31 des Prophéties de Jérémie, nous apprend que Dieu promet à son peuple, qu’après les peines de l’exil qu’il a souffert durant tant d’années en Babilone, il rétablira non seulement Jérusalem, mais qu’il lui remettra ses anciennes fêtes, ses chants, ses cérémonies, & ses danses.

Les Juifs célébroient entre autres trois fêtes dans l’année, où la danse Sacrée faisoit le principal de la cérémonie avant leur captivité. La premiere étoit au mois de Mai, pour rendre graces à Dieu des fruits qu’il leur avoit donnez, dont ils lui offroient les prémices dès le lendemain de la fête de Pâques.

La seconde, à la fin de Juillet, après les moissons ; & la troisiéme au mois de Septembre, qui étoit celles des Tabernacles qui duroit huit jours, avec des jeûnes très-austeres, en mémoire {p. 37}de la sortie d’Egypte & du passage de la mer Rouge ; c’est pourquoi on la célébroit à la campagne sous des feuillées, comme je l’ai déja dit.

Après leur captivité, ils instituerent celle de Lancenie, c’est-à-dire de dédicace ou restauration, qui étoit une fête célébre chez les Juifs ; elle fut instituée par Judas Machabée l’an 3889 du Monde, en l’honneur du rétablissement du Temple de Jérusalem, suivant Joseph, Liv. 12, qui dit que cette fête fut célébrée pendant huit jours comme une réjouissance publique, qui consistoit en danses aux chants des Cantiques & des Hymnes à la louange de Dieu, avec des festins publics, & autres plaisirs honnêtes, pour l’accomplissement d’une fête si solemnelle. Les Juifs l’ont célébrée tous les ans le 25 Novembre, jusqu’à la destruction du Temple de Jérusalem par Tite, l’an 172 de Jesus-Christ. Cela fait voir que la danse Sacrée étoit en grande vénération parmi les Juifs & les Hébreux.

Il est fait mention dans les description des Temples des Juifs, dont on a {p. 38}vû jusqu’à trois, celui de Jérusalem, celui de Garisim ou de Samarie, & celui qui fut bâti à Aléxandrie par le Grand-Prêtre Onias ; qu’il y avoit une espece de Théâtre qu’ils, appeloient Chœur, & qui étoit destiné pour les Musiciens & les Danseurs dans l’exercice de la Religion.

Le nom de Chœur est demeuré à cette partie des Eglises Romaines où les Prêtres chantent & font leurs cérémonies, & où l’on dansoit aussi quelquefois il n’y a pas fort longtems, aux chants des Cantiques & des Hymnes de réjouissance : cet usage avoit commencé dès la primitive Eglise. Le Pere Menetrier rapporte même avoir vû dans quelques Cathédrales les Chanoines danser en rond avec les les enfans de Chœur, surtout le jour de Pâques. Scaliger nous apprend encore que c’est par rapport à la danse Sacrée que les premiers Prélats furent nommez en Langue Latine Præsules à præsiliendo, parce qu’ils commençoient la danse dans le chœur de leurs Eglises, comme faisoient dans les Jeux publics chez les Grecs, ceux {p. 39}qui menoient le branle de la danse aux fêtes de cérémonies.

L’Histoire des Ordres Monastiques du Pere Héliot nous donne encore une certitude de l’origine de la danse sacrée dans la primitive Eglise ; il dit qu’il s’établit plusieurs Congrégations d’hommes & de femmes au commencement de la Religion Chrétienne, qui se retiroient dans les deserts, à l’exemple des Thérapeutes, pour éviter la persécution des Empereurs Romains ; & que les premiers Chrétiens s’assembloient dans les hameaux les Dimanches & les Fêtes, pour danser en rond en chantant des Pseaumes, des Hymnes & des Cantiques à la louange de Dieu ; ce qui se confirme aussi par l’apologie que Tertulien fit en faveur des premiers Chrétiens, au sujet de ces Danses Sacrées.

Nous voyons encore que S. Grégoire de Nazianze ne reprochoit à Julien l’Apostat que le mauvais usage qu’il faisoit de l’exercice de la danse Sacrée avant son apostasie, lui disant au contraire : S’il faut que tu danses aux réjouissances publiques, danse {p. 40}tant que tu voudras, mais danse comme David pour honorer Dieu ; & ne danse pas des danses dissolues, comme celle d’Hérodias & des Païens.

Les danses contre lesquelles S. Chrisostome & quelques autres Péres de l’Eglise ont déclamé avec tant de chaleur, étoient ou des danses payennes instituées pour le culte des fausses Divinitez, où les Chrétiens ne se pouvoient trouver sans sacrilege ; ou des danses scandaleuses qui inspiroient le vice & la débauche : ce sont celles que nous connoissons aujourd’hui sous le nom de danses Baladoires, & contre lesquelles les Payens mêmes ont déclamé ouvertement ; ce qui est bien different des danses graves & sérieuses qui impriment le respect dans l’ame des spectateurs. C’est pourquoi j’ose dire après un Auteur célébre, qu’il faut être bien de mauvaise humeur pour écrire, comme ont fait quelques Auteurs, que c’est un crime à un Chrétien que de danser, même des danses modestes, puisque l’Ecriture-Sainte n’en condamne que l’abus. Les danses graves & innocentes ont toujours {p. 41}été admises aux réjouissances publiques & aux spectacles, & elles ont paru même très-utiles pour l’éducation de la jeunesse chez toutes les Nations, pour perfectionner la vie civile.

La fête des Agapes ou festins de charité, fut encore instituée dans la primitive Eglise, en mémoire de la Cêne de Jesus-Christ avec ses Apôtres, avant sa mort, & pour cimenter l’alliance des Chrétiens convertis du Judaïsme, avec ceux qui venoient du Paganisme, les faire manger ensemble, & diminuer insensiblement par-là l’aversion qu’ils avoient eue les uns pour les autres : les riches en faisoient la dépense, & y convioient les pauvres ; quelques saints Docteurs les ont regardées comme les noces de l’Eglise. Il est vrai qu’il s’y étoit glissé des abus dès le tems même de S. Paul, comme il paroît II. Chor. chap. 2, où l’on voit qu’il travailla à les supprimer : mais les abus ayant recommencé, cette cérémonie fut abolie presque partout le Sacerdoce, l’an 320, par le Concile de Gangres, ou du moins {p. 42}réformée jusqu’au Pontificat de Grégoire le Grand, qui les supprima entierement au Concile de Carthage, au grand regret des pauvres Chrétiens qui regardoient cette fête comme une consolation dans leurs miseres : l’on ne laissa pas de la faire encore à Guéret le Jeudi-saint, mais sans aucun des abus que S. Paul a condamnez.

Après la construction des premieres Eglises Chrétiennes, les Chrétiens les plus zélez avoient coutume de s’assembler la nuit, la veille des grandes fêtes, au-devant des Eglises, pour danser en rond au chant des Hymnes & des Cantiques du Saint dont l’on solemnisoit la fête, & particulierement aux quatre fêtes solemnelles de l’année : mais dans la suite des tems les Chefs de l’Eglise s’apperçurent des désordres & du scandale que les assemblées nocturnes causoient à la Religion ; de même que les danses qui se faisoient dans les Cimmetieres sur la fosse des morts, outre les danses baladoires employées pour les premiers jours de l’an, & du mois de Mai, dont j’ai parlé dans le chapitre précedent, {p. 43}qui tendoient à la corruption des mœurs, & causoient beaucoup de désordre parmi la populace. Le Pape Zacharie l’an 744 fit le Décret que je rapporte ici pour les abolir dans toute l’étendue de l’Eglise Romaine, & toutes les danses qui se faisoient sous les apparences de la danse Sacrée.

Decret du Pape contre les danses Baladoires.

« Quiconque les premiers jours de Janvier & de Mai, suivant la coutume & superstition des Gentils, festoyera les calendes dudit mois de Janvier, à cause du nouvel an, ou la fête du premier Mai à cause du renouvellement du Printems, ou dressera la table dans sa maison, avec force viandes & lampes, ou cierges allumez, ou quiconque osera louer des Chantres ou Joueurs d’instrumens, & former des danses par les rues & les places publiques, qu’il soit excommunié & regardé comme un impie. »

Néanmoins par succession de tems ces sortes de danses & les danses Sacrées {p. 44}ne laisserent pas de reprendre racine en France : l’abus s’en trouva si considérable, que les Evêques firent des constitutions Sinodales dans le douziéme siecle, pour les abolir autant qu’il fut possible ; comme nous le voyons par la constitution de Odon Evêque de Paris, qui fit un commandement exprès aux Curez & aux Prêtres de son Diocese, d’abolir l’usage des danses nocturnes, & d’en empêcher la pratique dans les Eglises, dans les Cimmetieres & aux Processions publiques.

Ces constitutions ont été plusieurs fois appuyées par des Edits de nos Rois, & pour la défense des danses Baladoires qui se faisoient par les peuples les Fêtes & Dimanches dans les places publiques, aussi-bien que la danse des Brandons qui se faisoit autour des feux le premier Dimanche de Carême, dont l’origine vient du Paganisme. Néanmoins malgré les soins de l’Eglise pour détruire ces abus, l’on voyoit encore vers le milieu du siecle précedent à Limoges, à la fête de S. Martial Apôtre du Limousin, le peuple {p. 45}danser en rond dans le chœur de l’Eglise de ce Saint, & qu’à la fin de chaque Pseaume, au lieu de chanter Gloria Patri, ils chantoient le langage du pays, Saint Marcean pregas per nous, & nous épingaren per vous ; c’est-à-dire, S. Martial, priez pour nous, & nous danserons pour vous : cette coutume s’est depuis abolie.

Limoges n’est pas le seul lieu en France où l’usage de la danse Sacrée subsiste encore, surtout en Provence, aux Processions solemnelles ; quoiqu’il semble que Dieu même ait voulu réformer cet abus par une punition divine, sous le regne de Charles V, l’an 1373, au rapport de Mezeray, qui dit qu’en France le peuple fut attaqué d’une passion maniaque ou phrénésie inconnue à tous les siécles précedens : ceux qui en étoient atteints se dépouilloient tout nuds, se mettoient une couronne de fleurs sur la tête, & se tenant les mains par bandes, alloient dansant dans les rues & dans les Eglises, chantant & tournoyant avec tant de roideur, qu’ils en tomboient par terre hors d’haleine ; {p. 46}ils s’enfloient si fort par cette agitation, qu’ils eussent crevé sur la place, si on n’eût pris le soin de leur serrer le ventre avec de bonnes bandes. Ce qui est encore surprenant, c’est que ceux qui les regardoient avec attention, étoient bien souvent épris de la même phrénesie, que le vulgaire, dit Mezeray, nomma la danse de S. Jean. On crut aussi qu’il y avoit de l’opération du diable, parce que les éxorcismes les soulageoient : la plûpart de ces gens-là n’étoient néanmoins que de la lie du peuple, de l’un & de l’autre sexe ; le mal fut plus grand en Flandres qu’ailleurs. Cette punition a bien anéanti en France les danses qui se faisoient les Dimanches & les Fêtes devant les Eglises ; joint à l’Arrest de la Cour du Parlement du 3 Septembre 1667, que je rapporte ici pour faire voir l’attention de nos Rois pour la suppression des fêtes & des danses Baladoires en France.

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ARREST de la Cour de Parlement, portant que conformément aux Ordonnances, & à l’Arrest donné en la Cour des grands jours le 14 Décembre 1665, les danses publiques appellées fêtes baladoires, & autres semblables, demeureront supprimées : avec défenses à tous Seigneurs hauts Justiciers, tant Ecclesiastiques que Seculiers, & à leurs Officiers, de les permettre, ni souffrir que les Foires & Marchez soient tenus ès Fêtes solemnelles. A Paris l’an 1667.

Extrait des Registres de Parlement.

« Sur ce qui a été remontré à la Cour par le Procureur Géneral du Roy, que suivant & conformément aux Ordonnances, par Arrest donné en la Cour des grands jours le 14 Décembre 1665, les danses publiques & fêtes appelées baladoires introduites par quelques Seigneurs hauts Justiciers pour avoir prétexte d’en tirer un tribut honteux de leurs Justiciables pour la permission d’icelles, auroient été {p. 48}entierement supprimées pour les désordres qui s’y commettoient ordinairement, & défenses faites de tenir Foires & Marchez dans l’étendue du ressort desdits grands Jours ès jours du Dimanche, Fêtes du Patron, & autres Fêtes annuelles & solemnelles : & comme la qualité des jours desdites Fêtes annuelles & solemnelles n’auroit été reglé par ledit Arrest, les Commissaires départis ès Provinces desdits grands Jours pour l’exécution des Arrests qui y avoient été donnez, auroient trouvé que sous prétexte de ce l’on continuoit en quelques endroits desdites Foires & Marchez ès mêmes jours qu’auparavant ; requerant y être par la Cour pourvû, & que ce qui avoit été reglé par ledit Arrest pour le ressort de la Cour des grands Jours, fût exécuté dans tout le ressort de la Cour. Veu ledit Arrest du 14 Décembre 1665, & le Procès verbal de Maistre Jean Nau Conseiller en ladite Cour, Commissaire député ès Provinces de Lyonnois, Forests, {p. 49}Beaujollois & Mâconnois ; la matiere mise en délibération. LA COUR a ordonné & ordonne que ledit Arrest du 14 Décembre 1665 sera exécuté dans tout le ressort d’icelle ; ce faisant, conformément aux Ordonnances, seront & demeureront les danses publiques appelées Fêtes Baladoires & autres semblables, supprimées : Fait défenses à toutes personnes d’en faire aucunes, & à tous Seigneurs hauts-Justiciers, tant Ecclésiastiques que Séculiers, & à leurs Officiers de les permettre, ni de souffrir que les Foires & Marchez soient tenus ès Fêtes Solemnelles de Pâques, Pentecôte, de tous les Saints, Noël, S. Sacrement, de la Vierge, de l’Ascension, Circoncision, Epiphanie, Dimanches, & Fête du Patron, à peine de cent livres d’amende, tant contre chacun des contrevenans, que les Seigneurs qui les auront souffert, & les Officiers qui ne les auront empêchez ; & si aucunes Foires & Marchez écheent èsdits jours, seront remises à autres subsequens : {p. 50}Et à cet effet sera le présent Arrest lû & publié aux Prônes des Messes Paroissiales de chacune Eglise du ressort de la Cour : Enjoint à tous Curez d’en faire les publications, & aux Substituts du Procureur Géneral des lieux d’y tenir la main, & d’en certifier la Cour dans le mois. Fait en Parlement le 3 Septembre 1667. Signé, Robert. »

Mais l’Espagne & le Portugal ont retenu jusqu’à présent l’usage des danses Sacrées dans leurs Eglises, & surtout aux Processions les plus Solemnelles ; il y a même des Théâtres exprès pour ces représentations. Le Cardinal Ximenès rétablit de son tems dans la Catédrale de Tolede l’ancien usage des Messes solemnelles des Musarabes, nation Arabe, & qui furent les premiers Chrétiens en Espagne qui mirent la danse Sacrée en grande véneration pendant le Service divin.

C’est encore un usage qui subsiste en Espagne & en Portugal, toutes les veilles des Fêtes de la Vierge ; les filles s’assemblent le soir devant les portes {p. 51}des Eglises de Notre-Dame, & y passent les nuits à danser en rond, en chantant des Hymnes & des Cantiques en l’honneur de la Vierge ; ce qui étoit fort commun parmi les Chrétiens dans la primitive Eglise, comme je l’ai déja dit.

C’est en partie du culte de la Religion des Hébreux & de celle des Idolâtres, que Mahomet a établi l’usage de la danse Sacrée dans la sienne, parce qu’elle n’est exercée dans les Mosquées que par le Sacerdoce, comme on la voit encore aujourd’hui observer par les Dervis & autres Religieux Turcs ; entre autres la danse du Moulinet, qui se fait en tournant d’une si grande vitesse au son de la flute, qu’on les voit tomber dans leurs Mosquées comme s’ils étoient yvres morts : cependant ils observent cette cérémonie avec beaucoup de dévotion, pour imiter leur fondateur nommé Ménélaüs, dont l’histoire fabuleuse dit qu’il tourna miraculeusement de cette sorte pendant quatorze jours de suite, au son de la flute de Hansé son compagnon, & tomba dans une {p. 52}extase qui lui produisit des révélations admirables, pour l’établissement de l’Ordres de Dervis. Ceux qui ont lû l’Alcoran, sçavent qu’il est rempli d’une infinité de fables qui ne sont pas mieux fondées ni moins incroyables que l’origine de leurs danses Sacrées, Néanmoins d’autres prétendent que cette danse Sacrée des Dervis est regardée parmi eux comme la discipline que se donnent nos Religieux, parce qu’elle est aussi pénible que violente.

Les Perses & les Indiens qui adoroient le Soleil, ne faisoient point de cérémonies pieuses où la danse Sacrée ne fût admise ; ce qui est encore confirmé par Averani Florentin, suivant qu’il est rapporté dans la Bibliothéque choisie de M. Leclerc, Tome XXII. pages 28, 29, 33, & suivantes, qui nous assure que la danse Prophane tire aussi son origine de la danse Sacrée, par rapport à ses mouvemens, ses cadences & ses figures, énoncez dans le premier Chapitre, dont le peuple par la suite des tems se servit pour composer des danses convenables aux réjouissances publiques.

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Il est encore à présumer que c’est de la danse Sacrée & tumultueuse des Corybantes ou Prêtres de Cibelle, que les Bacchantes & les Satyres ont tiré leurs danses Bacchanales en l’honneur de Bacchus, ayant beaucoup de rapport à celle des Corybantes, qui, au dire des Poëtes anciens, favoriserent la conservation de Jupiter lors de sa naissance ; ce qui marque aussi la profonde antiquité de la danse Sacrée des Idolâtres ou des Payens.

Pitagore qui paroît avoir eu quelque idée d’une Divinité incrée, a crû que l’origine de la danse Sacrée étoit fondée sur ce que Dieu étoit regardé par les Grands-Prêtres comme un nombre mistérieux, & comme une harmonie qui vouloit être honorée par des cadences mesurées : c’est sur ce fondement que les Sacrificateurs étoient persuadez que la Divinité qu’ils adoroient en dansant, les agitoit intérieurement par de certains trémoussemens qu’ils appeloient fureur sacrée ; de même que les Prophetes, qui par le son des instrumens se sentoient quelquefois inspirez de l’Esprit divin.

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Ces sortes de danses consistoient à tourner & retourner en cadence autour des Autels qui étoient isolez ; d’autres se faisoient en rond autour des Trépieds sacrez qui servoient aux oracles & aux sacrifices qui se faisoient en l’honneur des Divinitez : c’est pourquoi les Latins donnerent à la danse Sacrée les noms de Saltatio & Tripudium.

La danse des Processions se faisoit avec une marche cadencée au chant des Cantiques, en conduisant les victimes à l’autel pour les sacrifices : alors le grand Sacrificateur à la tête du Sacerdoce, dansoit une danse caractérisée au chant d’une Hymne qui exprimoit les vœux du peuple.

Les Perses & les Indiens qui adoroient le Soleil, comme je l’ai déja dit, n’avoient point d’autre culte pour honorer cet Astre, que la danse qui se faisoit sur de petites montagnes au lever & au coucher du Soleil, à l’imitation de son branle & de ses mouvemens harmoniques, comme il paroît en parcourant le Zodiaque.

Virgile rapporte dans son Enéïde, {p. 55}Liv. IV. que dans l’île de Délos on ne faisoit point de sacrifice à Apollon sans la danse, & que cette Divinité venoit souvent se mêler dans la danse parmi les Prêtres, pour témoigner sa satisfaction : mais l’on peut bien juger que c’étoit une ruse des Sacrificateurs pour séduire les peuples, comme il paroît dans Apulée en parlant des danses qui se faisoient en l’honneur de Venus, où il fait danser cette Déesse au son de la flute & de la lyre, à la célébration des noces de Psiché. On sçait aussi que les Philosophes & les Poëtes de l’antiquité formoient ces fictions pour rendre ces sortes de cérémonies plus respectables aux peuples.

La danse Sacrée étoit encore admise dans les funérailles des Payens, comme on le voit dans Platon, Livre 12 de ses Loix, en parlant de la pompe funébre des Gouverneurs d’Athenes : il dit que ceux qui formoient le convoi étoient vétus de blanc ; il y avoit autour du cerceuil deux rangs de quinze filles qui dansoient, & une autre troupe de jeunes garçons qui {p. 56}précedoient le corps, en dansant au son des flutes & d’autres instrumens à l’usage des pompes funébres ; les Prêtres chantoient alternativement des Hymnes & des Cantiques en l’honneur du défunt : il y avoit dans ces convois des femmes d’une extrême vieillesse & vétues lugubrement, qui faisoient les pleureuses ; elles étoient payées à proportion des larmes qu’elles répandoient.

Danse Sacrée des Saliens.L’histoire Romaine nous fait voir que Numa Pompilius, après avoir été déclaré Roi des Romains l’an 40 de Rome, institua une danse Sacrée en l’honneur du Dieu Mars, par l’établissement de douze Prêtres danseurs qu’on nomma Saliens, qui furent choisis parmi la noblesse la plus illustre ; ils avoient pour habillement des hocquetons en broderie, & un plastron d’airain par-dessus, tenant des boucliers d’une main & des javelots de l’autre, lorsqu’ils alloient en dansant par la ville de Rome une danse composée exprès, & chantant des hymnes en l’honneur de Mars. Ils jouissoient d’un revenu très-considérable, {p. 57}au rapport de Titelive, Livre premier. Quelques Auteurs ont crû qu’on leur donna le nom de Saliens, à cause du sel qu’ils jettoient dans le feu, qui sautoit & petilloit sur l’autel, lorsqu’on brûloit les victimes.

Toutes les danses Sacrées des Payens, dit encore Platon, n’étoient pas seulement des actes de Religion parmi eux ; elles étoient aussi mistérieuses, parce qu’elles exprimoient les caracteres des Divinitez pour qui elles se faisoient, & dont le culte étoit en grande vénération.

Pour finir ce chapitre, je dirai que la danse Sacrée des Hébreux consistoit à danser des danses composées au chant des cantiques, & des hymnes à la louange de Dieu, ainsi que les premiers Chrétiens l’ont fait à leur imitation dans la primitive Eglise, & que pour celle des Payens elle passoit pour un acte mistérieux dans le culte qu’ils rendoient à leurs Divinitez ; c’est-pourquoi elle n’étoit exercée que par ceux qui avoient caractere pour les cérémonies de la Religion.

Pour la danse Astronomique, elle {p. 58}a été confondue dans les premiers tems avec la danse Sacrée, parce que les Sacrificateurs dans l’antiquité étoient aussi profonds dans l’Astrologie que dans l’Astronomie, qui servoient de fondemens à la Théologie des Payens, surtout parmi les Caldéens, les Egyptiens, les Perses, & les Grecs.

Chapitre III.
Des mouvemens de la Danse par rapport aux actions humaines, suivant les préceptes des Egyptiens & des Grecs. §

Les Anciens qui ont jugé que la représentation des Balets étoit une maniere d’instruction pour la régle des mœurs, en imitant par les mouvemens de la Danse toutes les actions humaines, ont donné des préceptes pour les caractériser par la différence des mouvemens que les passions nous inspirent.

C’est ce qui a fait dire à Plutarque que le Balet est une Poésie muette, {p. 59}qui parle ; parce que sans rien dire, il s’exprime par les gestes & par les mouvemens : c’est ce qui s’appelle sçavoir parler aux yeux, & toucher le cœur par des expressions patétiques & muettes.

Voici ce qu’en dit encore Sidonius Appollinaris : Clausis faucibus & loquente gestu, nutu, crure, genu, manu, rotatu, toto in schemate vel semel latebit.

Cela nous apprend encore la différence qu’il y a entre la danse des Balets & la simple danse, qui n’exprime rien, & qui observe seulement une juste cadence au son des instrumens, par des pas ou par des passages simples ou figurez, soutenus de bonne grace, suivant les régles de l’art.

Théophraste, dans son Traité de la Musique, a dit qu’il y a en nous trois principes des mouvemens de la danse ; le plaisir, la douleur, & un instinct divin. Le plaisir & la douleur produisent des mouvemens au-dehors ; comme la fureur divine qui est un mouvement surnaturel, est obligée de se faire sentir par des transports extraordinaires, {p. 60}l’ame ne la pouvant recevoir qu’elle ne se répande sur le corps : c’est pour cela que les anciens avoient des airs & des chants convenables aux passions.

Ce sont ces mouvemens qui font le plaisir, dit encore Plutarque, parce que bien que naturellement nous n’aimions pas à voir les emportemens des furieux, ni le désespoir, & les actions violentes des personnes à qui la douleur fait s’arracher les cheveux, ni les extravagances des fous & de ceux qui sont pris de vin ; néanmoins nous aimons à les voir représenter par des Balets & dans un tableau, parce que l’imitation a pour nous un charme secret, qui fait que la peinture des choses les plus horribles & les plus monstrueuses, qui seroient capables de nous éfrayer si nous les voyions au naturel, nous plaît & nous touche agréablement, sans faire ces mauvais effets : les enfans même en qui la raison n’agit pas encore, sont touchez de ces imitations. Aussi est-ce jusqu’à l’ame que passe le plaisir qui vient de la représentation ; & c’est ce {p. 61}qui fait que l’homme seul est capable d’être touché des spectacles.

C’est le propre de la Peinture & du Balet d’imiter & de représenter toutes sortes de sujets : mais le Balet a cet avantage sur la Peinture qui n’a jamais qu’un mouvement, toutes ces figures demeurant toujours dans la même situation ; au lieu que le Balet est une suite de mouvemens successifs : tous les personnages d’un tableau sont immobiles ; & s’ils semblent se mouvoir par les charmes de la Peinture, néanmoins ils n’ont qu’une seule action.

Les Anciens ont aussi distingué trois sortes de mouvemens dans les Balets, qui sont les ports du corps, les figures, & les expressions. Les ports du corps sont les mouvemens harmoniques ou les pas, & les actions de la danse ; comme couper en avant, en arriere, tourner, pirouetter, caprioler, le battement, sauter, s’élever, &c. Les expressions sont les actions qui marquent, comme les forgerons, les rameurs, les endormis, des personnes prises de vin, des luteurs, &c. Et les figures sont les diverses dispositions {p. 62}des danseurs, qui dansent de front, dos contre dos, en rond, en quarré, en croix, en sautoir, en croissant, sur une ligne, en évolution, en se poursuivant, en fuyant, ou en s’entre-lassant les uns dans les autres ; ensorte que le compositeur du Balet peur former autant de danses qu’il y a de figures dans la Géométrie.

C’est par les expressions que les Balets se distinguent des autres danses, qui ne sont que de simples portemens du corps, ajustez à la cadence & au son des instrumens, dont on marque seulement les tems par la différence des pas & par la chute du corps : & presque toutes les danses que l’on danse au Bal & aux assemblées, sont sans aucune expression ; si ce n’est la Sarabande Espagnole avec les castagnettes, ou la Gigue d’Angleterre, comme la Courante marque la gravité de la danse Françoise.

Plus les expressions sont naturelles, plus elles sont agréables. La danse des Vents doit être légere & précipitée ; celle des Forgerons doit avoir des tems, & des intervales à fraper sur l’enclume.

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La danse des Fous & des Yvrognes doit être irréguliere & chancelante, aussi-bien que celle des aveugles qui doivent chercher & tâtonner ; celle des Paysans doit être grossiere & rustique : ainsi chacune dans son genre ou dans sa maniere, doit avoir des mouvemens différens.

Plus ces actions sont violentes, plus elles causent de plaisir, parce qu’elles arrêtent davantage l’imagination : c’est ce qui fait que les Entrées de Luteurs, de Gladiateurs, de Rameurs, de Forgerons, de Jardiniers, de Matelots, de Faucheurs, &c. réüssissent mieux dans les Balets que d’autres où il y a moins de mouvemens ou moins d’action.

L’amour demande des empressemens & des tendresses, un visage doux & serein, qui se trouble néanmoins quelquefois, & qui prend autant de de formes qu’il y a de mouvemens au cœur capables de l’altérer. Il faut qu’il paroisse de la contrainte dans un amour naissant, de la hardiesse dans ses progrès, & beaucoup de transport dans ses succès : enfin il faut lui donner {p. 64}toutes les couleurs que les Naturalistes ont remarquées ; que tout parle en lui ; que ses yeux, ses gestes, ses pas, sa mine, ses mouvemens fassent connoître ce qu’il est & ce qu’il sent.

La colere qui est une passion fougueuse, s’emporte avec impétuosité ; elle n’a rien de réglé ; tous ses mouvemens sont violens ; & pour l’exprimer par la danse, les pas doivent être précipitez, avec des chutes & des cadences inégales ; il faut battre du pied, aller par élancemens, menacer de la tête, des yeux de la main, jetter des regards farouches & furieux.

La crainte a des pas lents dans les approches, & précipitez dans la retraite, une démarche tremblante & suspendue, une vue égarée, les bras embarassez, & une contenance incertaine. Ceux qui sont affligez, baissent la tête, ont les yeux languissans ; ils croisent les bras, ils paroissent ensevelis dans la tristesse.

Enfin ce sont ces sortes de mouvemens que les Grecs nomment démonstrations, pareilles aux figures de l’éloquence, {p. 65}qui semblent mettre sous les yeux les choses dont l’Orateur parle. Il y en a, dit Plutarque, qui ne dansent que pour danser, & dont toute l’adresse ne consiste qu’à faire une belle cadence & de grands portemens de corps ; ce qu’il appelle danser plus proprement que sçavamment : car comme une chanson, ajoute-t-il, a des tons & des tems pour l’air, le Balet a aussi des mouvemens, des figures, ou des démonstrations, pour le distinguer de la simple danse. C’est ce que le sieur Beauchamps a sort bien observé dans la composition des Balets qu’il nous a donnez depuis l’établissement de l’Opéra en France, & que le sieur Pecourt son éleve a continué avec succès depuis sa mort. Le sieur Blondy nous a donné aussi des Balets pour danser aux Tragédies des Jésuites, qui ont été fort estimez.

Les Anciens aimoient si fort ces représentations & ces démonstrations dans les spectacles du Théâtre, que quand il faloit représenter le supplice ou la mort violente de quelqu’un, ils prenoient des criminels, pour se faire {p. 66}le plaisir cruel de voir naturellement représenter ces violences. C’est sur ce sujet que Martial a fait tant d’épigrammes, & particulierement celle de la constance de celui qui représentant Scevola, se brûla effectivement la main dessus un brasier.

Le P. Radere Jésuite, qui a travaillé sur les épigrammes de ce Poëte, dit qu’on vit sur le Théâtre des Romains les personnages de Dédale, de Laureolus & d’Orphée, dont l’un étoit mangé par un ours, l’autre attaché à une croix pour être déchiré par des vautour, & le dernier mis en piéces par les Bacchantes.

Tertulien parle encore de ceux que l’on condamnoit à paroître avec une chemise brûlante, pour représenter la mort d’Hercule : & au Traité qu’il adresse aux Martyrs, il parle de ceux qui se louoient aux Pantomimes pour porter durant quelque tems cette chemise brûlante sur le Théâtre. Corneille Tacite nous apprend que Néron fit aussi servir les Chrétiens à de semblables spectacles, après l’embrasement de Rome, pour tâcher de se disculper {p. 67}de l’incendie par lequel il avoit détruit une partie de cette superbe ville.

On peut encore dans une même Entrée exprimer des mouvemens différens, pourvû qu’ils ayent quelque rapport : les uns peuvent donner des coups de sabre ou des coups de massue, & les autres les parer avec des boucliers ; un Magicien peut invoquer des ombres, des fantômes, & faire des cercles avec sa baguette enchantée, tandis que ces ombres ou les démons feront diverses postures ; des amours peuvent forger des dards, & d’autres s’amuser à percer des cœurs, &c.

Les Anciens firent servir tous ces différens mouvemens pour former l’adresse du corps aux exercices des danses militaires, & pour les autres actions de la vie civile : ainsi le Balet leur servoit d’une espece d’Académie où ils s’exerçoient aux actions généreuses, & à faire de bonne grace ce qu’ils étoient obligez de représenter dans les cérémonies, ou dans les autres actions de la vie.

C’est pour cela que les Princes & les personnes de qualité ont jugé que cet exercice n’avoit rien d’indécent {p. 68}pour eux, & au contraire étoit très propre à les distinguer dans les occasions.

Depuis que les Balets ont été rétablis en France, nos Rois, nos Reines & les grands Seigneurs n’ont pris que des personnages illustres de Divinitez, de Héros ou d’Héroïnes, convenables à leur dignité.

Athénée a encore remarqué une infinité de mouvemens que les Anciens observoient dans leurs Balets, selon la diversité des choses qu’ils vouloient représenter. Toutes ces danses diversifiées de gestes, d’actions & de mouvemens, avoient leur nom particulier, qu’il seroit difficile de rapporter du Grec en notre Langue, pour les faire bien entendre : on peut avoir recours à l’Auteur, si l’on est curieux de les avoir.

A l’égard des figures arbitraires de la danse, ce sont les diverses situations que prennent les danseurs dans les Entrées, selon le nombre des personnes qui dansent ; ce qui dépend de l’imagination ou du caprice du compositeur.

Néanmoins quelques idées que l’on {p. 69}puisse avoir des préceptes de la danse des Anciens, qu’ils ont établis apparemment sur les expériences de leurs Pantomimes & de leur fameux danseurs ; j’ai peine à croire qu’ils l’ayent emporté sur ceux que nous avons vûs depuis quarante ans en France, & sur les Danseurs & les Danseuses que nous voyons aujourd’hui à l’Opéra. Il ne faut que voir danser une Entrée de Chaconne par Ballon, une Entrée des Vents ou des Furies par Blondy, une Entrée grave & sérieuse par Lestang, une de Paysans par Dumoulins, & la danse du Caprice par la Prevost, pour juger qu’on ne peut porter plus loin la perfection de la danse Théâtrale ; sans parler d’une infinité d’autres qui charment les spectateurs. Mais l’on peut avouer que les principes de la danse des Anciens ont beaucoup servi à perfectionner la nôtre ; desorte qu’il n’est point de nation qui puisse se vanter aujourd’hui de l’emporter sur les François pour le caractere de toutes fortes de danses, tant pour la composition que pour l’exécution.

Chapitre IV.
De la Danse des Balets des Anciens & des Modernes, avec quelques descriptions des plus singulieres, & de l’origine de la danse Théâtrale. §

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On peut juger par ce que j’ai dit de la danse, qu’elle doit son origine au culte de la Religion, à l’Astronomie & à l’art de la Guerre, plutôt qu’aux spectacles & aux fêtes publiques ; mais elle doit sa perfection aux danses des réjouissances publiques, & aux représentations des Balets de la danse Théâtrale dont les Grecs sont les premiers inventeurs ; à laquelle on peut dire que les François ont plus excellé depuis plus d’un siécle, que pas une des nations du monde : les Etrangers mêmes ne le contestent pas.

L’Opéra est une sorte de Comédie composée de cinq actes en musique, accompagnez de danses convenables au sujet, qu’on nomme divertissemens, & dont nous sommes redevables aux {p. 71}Italiens pour l’invention ; Perrin en 1659 la mit en usage en France : mais l’on sçait aussi que les Italiens n’ont imaginé l’Opéra que sur les représentations des Balets des Grecs, & que l’invention de ceux d’Italie n’est trouvée que depuis deux ou trois siécles. Comme je ne prétens pas rappeler dans l’Histoire de la Danse ce que j’ai dit dans celle de la Musique, où j’ai traité suffisamment de l’Opéra, je l’abandonne entierement pour ne parler ici que des Balets.

Le Balet, communément parlant, est une maniere de Poëme dramatique composé en trois actes, comme nous l’avons vû quelquefois pratiquer en France depuis le régne de François premier.

En 1582 il fut fait au Louvre un Balet comique par l’ordre de la Reine Louise, pour la solemnité du mariage du Duc de Joyeuse avec Mademoiselle de Vaudémont sœur de cette Reine ; toute la Cour, hommes & femmes, danserent dans les Entrées. On attribue à un Duc de Némours, sous le régne de Louis XIII. l’invention de {p. 72}tous les Balets, où le Roi dansa au Louvre avec toute sa Cour.

Ce Duc étoit fort sujet à la goutte ; & comme il aimoit la danse passionnément, il composa un Balet de Gouteux, & se fit apporter dans un fauteuil, ayant la goutte, & une canne à la main, pour tenir son rang parmi les danseurs, en 1630.

Après la minorité de Louis XIV. on fit un Balet de la prospérité des armes de la France, dans lequel le Roi devoit danser masqué avec toute sa Cour ; mais comme depuis long-tems on n’avoit point vû de Rois danser sur le Théâtre à Paris, ou peut-être point du tout, le Cardinal Mazarin qui étoit un Ministre très-habile, fit publier le sujet de ce Balet, avec l’avertissement que je rapporte ici.

« Après avoir reçû cette année tant de victoires du Ciel, ce n’est pas assez de l’avoir remercié dans les Temples, il faut encore que le ressentiment de nos cœurs éclate par des réjouissances publiques : C’est ainsi que l’on célebre de grandes Fêtes ; une partie du jour {p. 73}s’emploie à louer Dieu, & l’autre aux passe-tems honnêtes. Cet hyver doit être comme une longue fête, après de longs travaux : non seulement le Roi & son grand Ministre qui ont tant veillé & travaillé pour l’agrandissement de l’Etat, & tous ses vaillans Guerriers qui ont si valeureusement exécuté ses nobles desseins, doivent prendre du repos & du divertissement ; mais encore tout le peuple doit se réjouir, qui après ses inquiétudes dans l’attente des grands succès, ressent un plaisir aussi grand des avantages de son Prince, que ceux mêmes qui ont le plus contribué pour son service & pour la gloire de ses armes. » Cette convocation a fait beaucoup d’honneur à la danse.

Au mariage du Roi en 1659, il dansa avec tous les Seigneurs & Dames de la Cour, au Balet des Amours d’Hercule : le Cardinal Mazarin fit venir exprès d’Italie l’Auteur Italien, pour le faire représenter avec tous ses agrémens, de même qu’il avoit été représenté à Venise.

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Le Roi en 1664 fit encore faire un Balet, dont le sujet fut les Amours déguisez, par rapport à ses nouvelles amours : il fut représenté au Louvre ; le Roi y dansa encore masqué dans les trois Entrés, avec les principaux Seigneurs de sa Cour, & les plus fameux Maîtres à danser. Ce Monarque figuroit avec Messieurs Legrand, le Maréchal de Villeroy & la Rochefoucault ; & l’on peut dire qu’il l’emportoit de beaucoup sur les autres, ayant passé pour le danseur le plus gracieux de son tems.

A l’égard des Balets des Anciens, ils étoient de quatre especes ; les tragiques, les comiques, les satyriques, & les tymeliques. Les Balets tragiques étoient graves & sérieux, leurs sujets se prenoient dans l’Histoire ou dans la Fable : les comiques étoient plaisans & bouffons ; les satyriques étoient libres & indécens ; & c’étoit particulierement dans ces deux-là que les Pantomimes faisoient voir leur habileté, par les figures, les mouvemens, & les gestes, qui sont les trois moyens de s’exprimer sans parler. A l’égard {p. 75}des Balets tymeliques, ils étoient allégoriques & très-ingénieux, dans lesquels un nommé Boccus excelloit parfaitement.

Toutes ces especes de Balets avoient des regles pour leur conduite, dont Platon, Aristote, Lucien, Athenée, & bien d’autres nous ont laissé des préceptes.

Au premier Livre de Lantologie Grecque, il est parlé d’un Pylade excellent compositeur de Balets tragiques ; il en fit aussi un de Bacchus montant au Ciel, mangeant & dansant avec les Satyres & les Bacchantes, où il observa exactement toutes les loix du Balet.

Nous voyons dans Athenée & dans Julius Pollux, que les Anciens avoient autant d’instrumens différens, qu’ils avoient de diverses danses ; que les filles dansoient au son des instrumens les plus doux ; que ceux qui servoient aux Balets des hommes étoient plus forts & plus patétiques ; & ceux au son desquels dansoient les vieillards, étoient plus graves & plus temperez : le tout pour exprimer les {p. 76}mouvemens de l’ame, suivant les sexes, & la différence des âges.

Les Grecs ont aussi passé pour être les plus habiles à exprimer par ces mouvemens les habitudes de l’ame, les mœurs, les passions & les actions naturelles, puisque suivant Platon & Lucien, ils croyoient la danse une chose divine & mistérieuse, qui se pratiquoit en l’honneur des Dieux & par les Dieux mêmes, à qui ils en attribuoient l’origine.

Ces deux Auteurs vouloient aussi que le compositeur des Balets, les Pantomimes & les Danseurs sçussent la Poésie, la Géometrie, la Musique, la Phisique, & même la Philosophie : la Poésie, pour composer & inventer les sujets ; la Géometrie, pour les figures & les mouvemens ; la Musique, pour les airs, les cadences, les accords & les mouvemens harmoniques ; la Phisique, pour la connoissance de la nature ; & la Philosophie, pour l’imitation naturelle des passions, des mœurs, & des affections de l’ame, qui regnent le plus dans le commerce des hommes & dans les usages de la {p. 77}vie civile ; & qu’ils empruntassent même de la Peinture & de la Sculpture, pour juger des atitudes pour la variété des danses, comme nous le voyons dans les Bacchanales des plus fameux Peintres, où sont exprimées les danses gracieuses des Bacchantes & l’impudicité des Satyres, & de cent autres sujets qui conviennent à la représentation & à la perfection des Balets.

Néanmoins j’ose dire, malgré l’opinion des Grecs, qu’un génie heureux, avec quelques principes pour les Spectacles, peut réussir sans posseder toutes ces Sciences, comme nous l’avons vû dans Messieurs Moliere & de Lully, Quinault & de Beauchamps, dont les œuvres ont fait l’admiration de nos jours.

L’opinion la plus commune sur l’origine des Ballets, est qu’ils se danserent d’abord aux chansons, dont la plûpart étoient des prieres aux Dieux pour leur demander du secours dans nos besoins, des historiettes ou des fables, des chants de triomphe, des lamentations, des plaintes, que les chanteurs & chanteuses accompagnoient {p. 78}de gestes & de mouvemens conformes à ce que l’on chantoit ; ce qui fut les premiers essais des représentations des Pantomimes.

Ainsi la spirituelle Eriphanis passionnée pour un chasseur nommé Ménalque, composa une chanson par laquelle elle se plaignoit aux arbres, aux rochers & aux forêts, de la dureté & de l’insensibilité de son amant ; elle le suivit même par les montagnes & dans les forêts en chantant cette chanson, dans laquelle elle témoignoit que les bêtes moins cruelles que Ménalque, s’attendrissoient à ses plaintes ; que les rochers sembloient y devenir sensibles, & que tout pleuroit avec elle : enfin cette chanson courut quelque tems après par toute la Grece ; en la chantant on exprimoit la passion d’Eriphanis par des mouvemens qui tenoient beaucoup de la danse.

Aristoxene dans son Traité de la Musique, dit que les femmes de Grece chantoient & dansoient une chanson qu’elles nommoient Calycé : une fille de ce nom étant devenue amoureuse d’un jeune homme nommé Evatius, {p. 79}demande à Venus pour toute faveur de l’épouser ou de mourir : si elle ne peut vaincre par l’intercession de la Déesse, l’indifférence du mortel, ses vœux n’étant point exaucez, elle se précipite de désespoir dans la mer : ce sujet fut encore un canevas pour l’invention des Balets tragiques dès ce tems-là.

L’avanture du jeune Boreus aussi beau qu’Adonis, qui en puisant de l’eau à une fontaine, disparut & fut enlevé par les Nymphes, donna lieu à une chanson tendre & lamentable, qui, au rapport de Mimphis Auteur Grec de la Ville d’Héraclée, se chantoit encore de son tems, avec des gestes & des mouvemens pleins de compassion & de pitié, qui exprimoient la douleur de la famille de Boreus, dont il étoit tendrement aimé.

Ce ne furent pas seulement ces chansons historiques ou fabuleuses, qui contribuerent à l’invention des Balets ; mais encore la coutume introduite dans les Fêtes & dans les festins, où des Musiciens chantoient & dansoient les Poésies d’Homere : car {p. 80}Aristocles écrivant des Chœurs de la Tragédie, mêlez de chants & de danses, donne le nom d’Homéristes à ces Rapsodeurs, qui chantoient les vers de l’Illiade & de l’Odyssée, avec une espece de représentation. Lysanias, au Traité qu’il a fait des Poëtes Iambiques, dit qu’un nommé Mnassion, un de ces Chantres rapsodeurs, récita ou chanta en Pantomime des vers de Simonides avec beaucoup de succès.

Démétrius Phalereus fut le premier qui amena les Chantres Homéristes sur le Théâtre, & à son imitation on y fit paroître des Hilarodes, des Simodes, des Mogodes, des Lysiodes, qui furent des chantres danseurs, & qui ne servoient qu’à divertir les spectateurs, en chantant & dansant d’une maniere plaisante, qu’ils temperisoient de quelques apparence de gravité & d’ordre dans leurs représentations, à cause des vers d’Homere, d’Hésiode, d’Archilogue, de Minnerme, & de Phocylide, tous Poëtes sérieux.

Pour les Hilarodes, ils entroient sur la scêne vêtus de blanc, avec une couronne d’or ; les Simodes avoient {p. 81}ce nom d’un Simon qui a passé pour habile chantre & très-bon danseur ; les Magodes se déguisoient en femmes, dansoient, chantoient & représentoient des choses extraordinaires qui tenoient du prodige, comme les enchantemens des Magiciens ; & les Lysiodes étoient des femmes qui se déguisoient en hommes, pour chanter & pour danser : ce qui introduisit insensiblement de grandes licences sur le Théâtre, qui tendoient à la corruption des mœurs, & contraires aux préceptes de la danse Théâtrale. Tous ces chantres & ces danseurs n’étoient aussi, à bien prendre, que des Saltimbanques & des boufons ; & ce fut pour purger le Théâtre de ces spectacles indécens, que les Grecs eurent recours aux Balets sérieux & réglez, dont l’usage a passé depuis dans la plus grande partie des Cours de l’Europe.

Saint Augustin rapporte dans son Traité de la Doctrine Chrétienne, Liv. 2, que les représentations de Balets à Carthage étoient composées avec si peu d’art, que l’on avoit été contraint de placer sur un bout du Théâtre un {p. 82}homme, qui à haute voix déclaroit au commencement de chaque Entrée, ce qu’on alloit représenter ; de même que des Peintres qui étoient si mal habiles dans les premiers tems à imiter les choses qu’ils peignoient, qu’ils étoient obligez de mettre sous leurs figures les noms de ce qu’ils prétendoient avoir peint : ce qui fait voir que tous les Arts dans leur origine n’ont eu à peine que la forme.

Mais depuis ce tems-là les Balets se sont bien perfectionnez, puisqu’il n’est point de sujets dont on n’en puisse faire une représentation aussi agréable que convenable au Théâtre ; ce qu’on pourra connoître par le Catalogue que je rapporte de ceux qui ont été faits dans toutes les Cours de l’Europe, du moins jusqu’à la fin du siécle précédent ; sans parler de ceux qui se sont faits de nos jours en France depuis l’établissement de l’Opéra, dont ceux de l’Europe galante, des Arts & des quatre Saisons n’ont pas été des moindres.

{p. 83}

TABLE des Balets représentez dans les Cours de l’Europe, depuis la restauration des spectacles environ l’an 1450, jusqu’en 1723.

Balet des prosperitez des armes de la France.

L’Autel de Lyon, consacré à Auguste.

Les destinées de Lyon.

Le Château de Bissêtre.

Les Invalides.

Les Crieurs de Paris.

La Foire S. Germain.

Les Petites-Maisons, ou logement des fous.

Les Quinzevints, ou les Aveugles.

Le jeu de Cartes.

Sur la couleur de gris-de-lin.

La vérité ennemie des apparences.

La conquête du char de la gloire.

Le Lys sacré des fleurs.

Le mariage du Lys & de l’Impériale.

L’Arc-en-ciel fils du Soleil.

La Cour du Soleil.

La Curiosité.

Le Palais d’Alcide.

Les Montagnards.

Les Philosophes.

{p. 84}Les Alchimistes.

Qu’il est plus aisé de terminer les diférens par la Religion que par les armes.

Balet de Postures.

De la Mode.

Les Songes.

Les Jeux.

Le Tabac.

Les Quolibets & le Landi.

Le triomphe de Minerve.

Le Temple d’honneur.

La sortie d’Achille du Palais de Licomede.

Téthis en Fête.

La félicité des sens.

Balet de nuit.

Balet à cheval des Elémens.

Les moyens de parvenir.

Balet des Néréïdes, représenté dans l’eau.

Le triomphe d’amour sur la guerre.

Le mariage forcé.

Balet comique de la Reine Louise.

Prométhée.

Balet de l’illusion.

L’Empire du Soleil.

Balet des Cometes.

{p. 85}La destinée de Monseigneur le Dauphin.

La Moglie Odiata.

Ereole in Tebe.

Le Printems victorieux de l’hyver.

Balet de chevaux.

Balet d’Eléphans.

Balet des Passions, dansé devant le Roi.

Balet du Tems, dansé par le Roi.

Balet des Plaisirs, dansé par le Roi.

Les Plaisirs troublez, Mascarade donnée au Roi par M. le Duc de Guise.

L’Amour malade, Balet du Roi dansé par Sa Majesté.

Balet dansé par le Roi.

Balet d’Alcibiade, dansé par le Roi.

Balet de la Raillerie, dansé par Sa Majesté.

Balet de Vincennes dansé par le Roi.

Balet d’Hercule, dansé au mariage du Roi.

Balet des Amours déguisez, dansé par le Roi.

Balet de Flore, dansé par le Roi.

Pomone.

Les peines & les plaisirs d’amour.

Les Fêtes de l’Amour & de Bacchus.

{p. 86}Cadmus.

Alceste.

Thésée.

Le Carnaval Mascarade, Balet.

Atis.

Isis.

Psichée.

Bellérophon.

Proserpine.

Le triomphe de l’Amour.

Persée.

Phaéton.

Amadis de Gaules.

Roland.

L’Idile de Sceaux.

Le Temple de la Paix, dansé à Fontainebleau.

Armide.

Asis & Galathée.

Achile, le premier acte de M. de Lully, le reste de M. Colasse.

Zéphir & Flore.

Thétis & Pelée.

Orphée.

Enée & Lavinie.

Coronis.

Astrée.

Balet de Livry.

{p. 87}Balet de Chantilly.

Balet de Villeneuve-Saint-George.

Alcide.

Didon.

Médée.

Céphal & Procris.

Circée.

Téagene & Cariclée.

Les Amours de Momus.

Balet des Saisons.

La Toison d’or, Jason.

Arianne & Bacchus.

La naissance de Venus.

Méduse.

Venus & Adonis.

Aricie.

L’Europe galante, Balet.

Issé.

Les Fêtes galantes, Balet.

Le Carnaval de Venise, Balet.

Marthésis.

Le triomphe des Arts, Balet.

Picus & Canente.

Hésionne.

Aréthuse.

Sylla.

Omphal.

Fragmens de M. de Lully, Balet.

Tancréde.

{p. 88}Ulysse.

Les Muses, Balet.

Le Carnaval & la Folie, Balet.

Iphigénie.

Télémaque.

Alcimie.

La Vénitienne, Balet.

Philomelle.

Alcionne.

Cassandre.

Polixenne & Pyrrhus.

Bradamante.

Hyppodamie.

Gheta.

Semelé.

Télephe.

Arion.

Thalie, Balet.

Les plaisirs de la Paix, Balet.

Théonoé.

Les Fêtes de l’Eté.

Ariane.

Le jugement de Paris.

Les Ages, Balet.

Hypermeneste.

Les Fêtes Venitiennes.

Les plaisirs de la Campagne, Balet.

Polidor.

{p. 89}Prothée, Balet.

Les Elémens, Balet.

La Provençale, Balet.

Les Fêtes de Villercoterets, Balet.

Balet de Chantilly.

Renauld.

Pirithoüs.

Les Fêtes Grecques & Romaines.

Mais outre ces Balets, qui se représentent ordinairement dans les Palais des Souverains & sur les Théâtres publics, il y en a encore d’une autre composition, qu’on appelle Balets ambulatoires, qui se jouent de place en place dans les Villes, à l’occasion des Fêtes publiques.

A qui Appien Aléxandrin donne encore le nom de Pompe Thirrhénique, dont l’invention est attribuée aux Thirrhéniens ; il dit que ces Balets sont d’une institution très-ancienne : les danseurs étoient de jeunes gens, dont les habits étoient retroussez ; ils portoient des couronnes ou des guirlandes d’or sur leurs têtes, & alloient chantant & dansant dans les places publiques, avec autant d’ordre que de méthode : ce spectacle étoit en vénération {p. 90}parmi cette nation.

Stace & Martial nous apprennent encore que l’usage de ces cadences & de ces Balets ambulatoires passa d’Italie en Espagne & en Portugal, où ils sont demeurez jusqu’à présent.

Les Jésuites firent en Espagne une représentation d’un Balet ambulatoire, pour la solemnité de la béatification de St Ignace de Loyola leur Fondateur : le sujet du Balet représentoit les principaux événemens du siége de Troie. Le premier acte fut joué devant la porte de l’Eglise de Notre-Dame de Lorette, où il parut d’abord une machine de bois d’une grandeur prodigieuse, qui représentoit le cheval de Troie : ce cheval commença dès lors à se mouvoir par des ressorts secrets, tandis qu’autour de ce cheval se représentoient en Balets des actions considérables de la guerre de Troie, accompagnées d’une simphonie très-nombreuse ; après quoi on alla avec cette machine mouvante, à la place de S. Roch, où est l’Eglise de la Maison Professe des Jésuites. Une partie de cette place étoit ornée d’une décoration {p. 91}qui représentoit la Ville de Troie, avec ses tours & ses murailles : aux approches du cheval, une partie des murailles tomba ; les Soldats Grecs sortirent de cette machine, & les Troïens de leur Ville, couverts de feux d’artifice, avec lesquels ils firent un combat de danse merveilleux : le cheval jettoit des feux d’artifice contre la Ville, & la ville contre le cheval. Mais ce qui fut plus digne d’admiration, c’est dix-huit grands arbres tous chargez de feux d’artifice, qui formoient en l’air des figures extraordinaires.

Le lendemain après le dîné, parurent sur la mer au quartier de Pampuglia, quatre Brigantins richement parez, peints & dorez, avec quantité de banderoles & de grands chœurs de Musique : quatre Ambassadeurs aux noms des quatre parties du monde, ayant appris la béatification d’Ignace de Loyola, venoient pour reconnoître les bienfaits qu’elles avoient reçûs de lui, & lui rendre hommage, lui offrir des présens, avec les respects des Royaumes & des Provinces dépendantes {p. 92}de chacune de ces parties. Toutes les Galeres & tous les Vaisseaux du port saluerent ces Brigantins par une d’Artilerie, en arrivant à la Place de la Marine : les Ambassadeurs descendirent, & monterent en même tems sur un char superbement orné, & accompagnez de trois cens Cavaliers vétus à la Grecque, s’avancerent vers le College, précédez de plusieurs trompettes & timbales ; après quoi des peuples de divers nations, chacun vétu à la maniere de son pays, danserent un Balet très-agréable, composant quatre troupes ou quadrilles pour les quatre parties du monde.

Les Royaumes & les Provinces représentez par autant de génies, marchoient avec ces nations devant les chars des Ambassadeurs de l’Europe, de l’Asie, de l’Afrique, & de l’Amérique, dont chacun étoit escorté de soixante & dix Cavaliers. La troupe de l’Amérique étoit la premiere ; & entre ces danses il y en avoit une composée de jeunes enfans déguisez en singes, en guenons, & en perroquets : {p. 93}devant ce char étoient encore douze nains montez sur de petites hacquenées. Le char de l’Afrique étoit tiré par un dragon ; le char de l’Asie étoit tiré par deux éléphans harnachez à la Persienne ; & celui de l’Europe, par six beaux chevaux atelez très-superbement : la diversité & la richesse des habits ne faisoient pas le moindre ornement de la singularité de ce Balet ambulatoire.

Au commencement du quinziéme siécle, la composition des Balets n’étoit guéres connue en France ; il y avoit peu d’imagination en la plûpart de ceux qui s’y dansoient, & l’on prenoit le plus souvent des sujets ingrats & ridicules, comme les Quolibets, le Landi Foire de S. Denis, le Château de Bissêtre, ou le Balet des gueux, les cris de Paris, & les Petites-Maisons : tels Balets furent dansez à la Cour de Louis XIII. pendant le Carnaval. Mais depuis les Poëtes, les Musiciens & les Maîtres de Danses ont eu plus d’élévation d’esprit, & en ont composé de fort beaux, à l’imitation des Italiens : ce qui donna lieu à {p. 94}la Cour de France de danser dans quelques-uns, ce qu’on n’avoit point vû depuis la Reine Louise-Catherine de Médicis, & le régne de Henri III. Mais le Balet des amours d’Hercule se trouva si beau, que Louis XIV. y dansa masqué avec une partie de sa Cour en 1654, en faveur de la prospérité des armes de la France. Celui des amours déguisez, qu’on appela par excellence le grand Balet du Roy, qui fut représenté au Louvre en 1664, je le rapporte ici par préférence aux autres.

L’ouverture fut un Prologue chanté par Venus, Pallas & Mercure : ces trois Divinitez se chargerent de la conduite des intrigues des amours déguisez.

Le premier acte représenta d’abord la grotte de Vulcain, d’où sortirent huit Amours si bien déguisez en Forgerons, qu’on ne les pouvoit reconnoître que par l’application qu’ils avoient à former des dards & des fléches, plûtôt que d’autres armes, quoiqu’ils eussent leurs bandeaux, qu’ils sembloient n’avoir retenus que {p. 95}pour se garentir de l’éclat du feu, du bruit des marteaux & des enclumes : ils firent une Entrée de Balet d’une composition très-ingénieuse. Ensuite le Théâtre représenta une mer, avec un combat naval en éloignement ; & Venus fit voir Marc-Antoine, qui pour suivre Cléopatre, quittoit l’espoir de la victoire qu’il alloit remporter contre César, & fit remarquer à Mercure que les Rameurs qui emportoient ce Romain avec tant de vitesse, n’étoient pas des Rameurs ordinaires, mais des Amours déguisez.

Après cette entrée des Amours Rameurs, Venus fit encore paroître aux yeux de Mercure, les jardins de Cérès, & une troupe d’Amours, qui pour livrer plus aisément Proserpine à la passion de Pluton, avoient pris la figure & l’habit de ses compagnes, & sous-prétexte d’une promenade, l’avoient fait sortir d’un château soigneusement fermé par sa mere : d’autres Amours, qui pour le même dessein avoient pris la ressemblance des Jardiniers de Cerès, cachant adroitement leurs fléches sous des fleurs {p. 96}qui ornoient le parterre, présenterent à Proserpine des bouquets, dont la vertu secrette l’endormit sur un gazon. Alors Pluton se servant d’une occasion si favorable, sortit des Enfers pour enlever cette belle Nymphe endormie. Mais Venus fit remarquer à Mercure que ce Dieu souterrain craignant que les Démons qui l’accompagnoient ne sçussent pas garder tout le respect du aux beautez de Proserpine, avoit emprunté six Amours qu’elle avoit fait vétir de sa livrée, pour favoriser cet enlévement.

Aussi-tôt après, dans l’avenue du Palais enchanté d’Armide, des Amours déguisez en Bergers, tâcherent par leurs chants, leurs danses & le son de leurs instrumens, de retenir Regnaud auprès de la beauté dont il étoit aimé : mais ce guerrier détrompé par la gloire qui l’appelle, suit constamment les deux valeureux Chevaliers qui le sont venus délivrer de cette agréable prison. Une autre bande d’amours, sous l’habit des Nymphes de Flore, se présentent dans la même intention, & n’ont pas un meilleur {p. 97}succès, quoiqu’elles étalent à l’envi leur beauté & l’agrément de leur danse. Armide voyant tous ces enchantemens inutiles, devient furieuse ; & pressée de douleur, de honte & de désespoir, se plaint & s’emporte contre les Amours qui l’ont si mal servie, & les chasse de son Palais enchanté, qu’elle détruit en un moment. Une troupe de petits Amours effrayez d’un accident si surprenant, sortent avec précipitation des ruines du Palais, & retiennent une partie des déguisemens qu’ils n’ont pas eu le tems de dépouiller tout-à-fait : les uns ont encore les plumages des oiseaux, d’autres une partie des habits des Nymphes & danseurs, qu’ils avoient pris pour servir la passion d’Armide ; ce qui termina le Balet. Une partie des Entrées fut dansée par le Roi ; les Princes & les Princesses, avec les plus grands Seigneurs de la Cour, étoient de ces Entrées. Comme le Roi en avoit fait la dépense, rien ne fut épargné pour l’embellissement du spectacle, pour les machines, les décorations, & la magnificence des habits.

{p. 98}

L’année suivante, on fit un Balet Poétique pour le mariage de feu Monsieur, avec Madame Henriette d’Angleterre ; & attendu qu’elle avoit passé la mer pour venir en France, le sujet fut la naissance de Venus, par rapport à l’arrivée de cette Princesse.

L’ouverture du Théâtre commença par faire voir Neptune & Thétis, suivis de plusieurs Tritons qui composoient le corps de Musique, & qui firent entendre par leur récit, la gloire qu’ils avoient, qu’une Déesse d’une incomparable beauté, qui devoit régner dans tout l’Univers, fût née dans leur Empire. Neptune commença ainsi :

     Taisez-vous, flots impétueux ;
     Vents, devenez respectueux :
La mere des Amours sort de mon vaste Empire :

THÉTIS.

Voyez comme elle est belle en s’élevant si haut ;
Jeune, aimable, charmante, & faite comme il faut,
Pour imposer des loix à tout ce qui respire.
{p. 99}

LES TRITONS.

     Quelle gloire pour la mer,
D’avoir ainsi produit la merveille du monde :
Cette Divinité sortant du sein de l’onde,
N’y laisse rien de froid, n’y laisse rien d’amer ;
     Quelle gloire pour la mer ?

Alors l’on vit Venus sortir de la mer, sur un Trône de nacre, environné de Néréïdes, & peu après être enlevée au Ciel par Phosphore & les Heures. Les Dieux Marins & les Déesses Marines se pressent de la voir ; les Vents arriverent au bruit ; Eole qui craint les désordres qu’ils ont coutume de faire, les resserre dans leur caverne ; Castor & Pollux assurent qu’en faveur de cette naissance, la navigation sera désormais heureuse : des Capitaines de Navires, des Marchands & des Matelots se réjouissent à leur vûe ; les Zéphirs qui avoient quitté les autres vents pour porter sur terre cette heureuse nouvelle, en {p. 100}font la premiere part au Printems, aux jeux, aux ris, & tous ensemble se devouent à cette nouvelle Divinité. Flore & Pallas, avec une troupe de Bergers & de Bergeres, protestent de ne recevoir jamais d’autres loix que les siennes. Le Balet de la naissance de Venus finissoit-là, car la seconde partie concernoit sa puissance.

Les Graces en firent le récit, & publierent que la puissance de cette Déesse s’étendoit par tout l’Univers.

Toute l’invention de ce Balet allégorique composé pour feue Madame, ne consistoit qu’en une douzaine d’Entrées des Amours, de Jupiter, d’Apollon & de Bacchus, de Sacrificateurs, de Philosophes, de Poëtes, de Héros, d’Héroïnes, soumis à l’empire de la beauté, aussi-bien qu’Orphée, qui va chercher son Euridice jusque dans les Enfers, dont j’ai supprimé les récits, crainte d’être ennuyeux. Toutes ces Entrées furent presque exécutées par des danseurs & des danseuses de profession, & de la composition de Beauchamps, sur les airs de M. de Lully, qui étoient deux {p. 101}génies excellens pour ces sortes de représentations.

Après le rétablissement du Roi Charles sur le Trône d’Angleterre, la Chambre des Pairs fit faire un Balet allégorique, pour faire voir que la vérité de la Religion s’étoit retirée dans l’Isle d’Angleterre, où toutes les Nations du monde vinrent en ordre par la Tamise, jusqu’au Palais du Roi, pour rendre leurs hommages à la vérité. C’est un des plus grands sujets que l’on puisse traiter pour la composition d’un Balet, puisqu’il fallut plus de trois cens personnes pour l’exécution. Pour cela on feignit qu’Atlas ne pouvant plus soutenir le fardeau du monde, dont il étoit chargé depuis long-tems, venoit le remettre entre les mains d’Alithie, qui passe pour la Déesse de la vérité.

La scêne représentoit au premier acte, le grand globe du monde, marqué de toutes les Provinces, comme elles sont sur les Globes, la Vérité étant couchée auprès. Les Muses vétues en Vestales, firent l’ouverture & chanterent ces Vers au Roy.

{p. 102}
Le monde te vient faire hommage,
Grand Roy, de sa fertilité,
Puisqu’ici loge la beauté,
Et l’amour l’honneur de notre âge ;
Il vient chercher la Vérité
Chez vous, où son temple est planté.

Après quoi Atlas se plaignant de sa lassitude, dit qu’ayant appris d’Archimede que si on pouvoit lui donner un point ferme, il enleveroit toute la masse du monde, qui lui avoit donné tant de peine à porter, il étoit venu dans l’Isle Britannique, où étoit ce point fixe, pour se décharger d’un si pesant fardeau sur Alithie qui demeuroit dans cette Isle où le Roi l’avoit reçûe si favorablement. Ayant fini son récit, il s’aprocha du Globe, qui étoit aussi accompagné de trois Muses seulement, qui étoient Uranie, Clio, & Terpsicore, qui chanterent encore ces Vers.

Sortez Europe la premiere,
Puisque vous avez plus reçû
Des rayons de la lumiere
{p. 103}
Que le Saint Esprit a conçu :
Amenez ici vos Princesses,
Pour en recevoir les adresses.

Aussitôt la partie du Globe, ou l’Europe étoit décrite, s’ouvrit, l’Europe en sortit vêtue en Reine avec cinq de ses filles, la France, l’Espagne, l’Allemagne, l’Italie & la Gréce, l’Ocean, & la Mer Méditerranée, avec la Loire, le Gua d’Alquinir, le Rhin, le Tibre, & Archéloüs : chaque Princesse avoit trois Pages à sa suite ; la France, un Basque, un Bas-Breton & un Lorrain ; l’Espagne, un Portugais, un Arrragonois & un Catalan ; l’Allemagne, un Hongrois, un Bohémien & un Danois ; l’Italie, un Napolitain, un Vénitien & un Bergamasque ; la Gréce, un Turc, un Albanois & un Bulgare, chacun habillé à la maniere de son Pays, & portant chacun un flambeau allumé en main, avec lequel ils danserent un avant-Balet, selon l’usage de ces tems-là, où l’on ne manquoit jamais d’introduire des Pages ou des Esclaves, qui dansoient aux {p. 104}Balets avec des flambeaux. Après cet avant-Balet, des Princes & des Princesses de ces quatre Parties de l’Europe, sortirent du Globe, & danserent une Entrée majestueuse & digne de la grandeur de leurs Empires.

Atlas prit ensuite trois autres Muses, Calliope, Melpomene, & Erate, & les faisant chanter auprès du Globe, ils en firent sortir la Reine d’Asie avec ses filles, la Syrie, la Palestine, la Mésopotamie, la Caldée, l’Arabie, la Perse ; le Golphe de Bengala, la Mer Rouge, la Mer Caspienne, la Grande Tartarie, avec le Tibre, l’Inde, le Gange, l’Euphrate, le Jourdain & le Tanaïs, firent diverses Entrées, avec autant de divers airs d’instrumens : les Pages de la suite des Princesses étoient vétus à la Moscovite, à la Tartare, à la Turque, à l’Indienne, à la Juive, à l’Egyptienne, à la Phrygienne, &c. chacun avoit aussi un flambeau à la main, comme les précédens ; ils danserent aussi leur avant-Balet.

Au troisiéme acte, Atlas avec les trois autres Muses, firent sortir l’Afrique {p. 105}du Globe, en chantant ces Vers.

Sortez Afrique monstrueuse
En erreurs plus qu’en animaux ;
Et cherchez en cette Isle heureuse
Le repos à tous vos travaux :
C’est ici que la Verité
Veut que son Temple soit planté.

L’Afrique sortit aussi-tôt accompagnée de quatre Princesses, la Numidie, la Barbarie, la Lybie, & l’Ethiopie ; l’Ocean Atlantique & l’Ethiopique les escortoient, avec le Nil, le Zambre, le Niger l’Agaise : les Pages étoient du Brésil de Madagascar, de la Guinée, de Thunis, de Fez, d’Alger, de la Moravie, & du Mozambique, vétus à la maniere de leurs pays ; chaque Nation fit autant d’Entrées de Balet, & chaque mer, chaque fleuve apporta des présens à la Déesse de la verité, pour orner son temple ; ce qui finit ce beau spectacle. On ne peut disconvenir qu’il n’y ait beaucoup de grandeur & d’imagination dans la composition de ce Balet, dont l’exécution {p. 106}n’a pû se faire sans une grande dépense.

Après avoir fait voir que les plus grands sujets peuvent servir de matiere pour la composition d’un Balet, je veux pour servir de contraste à ce grand spectacle, rapporter ici le Balet qui fut dansé à la Cour de Savoie en 1653, dont le sujet étoit le gris de lin, qui étoit la couleur favorite de Madame Chrétienne de France Duchesse de Savoie : ce sujet paroît d’abord assez ingrat ; mais l’invention dont se servit M. le Comte d’Aglie auteur de ce Balet, le rendit d’une agréable représentation.

L’Auteur feignit que l’Amour qui a toujours un bandeau sur les yeux, s’ennuyant d’être ainsi comme aveugle dans le monde, appelle la lumiere à son secours, & la prie de se répandre sur les Astres, sur le Ciel, sur l’air, sur l’eau, sur la terre, & généralement sur toutes choses, afin que leur donnant un nouvel éclat & mille beautez différentes par la variété des couleurs, il puisse choisir celle qui lui agréera le plus. Junon qui est la Déesse {p. 107}de l’air, pour satisfaire les désirs de l’Amour, envoie Iris sa messagere étaler dans l’air ces couleurs par plusieurs bandes : l’Amour, après les avoir considérées, choisit le gris de lin comme la couleur la plus belle & la plus parfaite, & veut qu’elle signifie un amour sans fin, faisant de cette couleur la devise de cet amour constant & persévérant : il ordonne en même tems que les campagnes en parent les fleurs, que les oiseaux la portent en leurs plumages, que les pierreries en brillent, & que l’on en fasse dans le monde les ornemens des habits ; desorte que les ordres de l’Amour donnerent occasion à plusieurs Entrées, qui firent l’accomplissement du Balet de gris de lin.

Il y a environ quatre-vingt ans que l’on fit à Lisbone le Balet du Tabac.

La scêne représentoit l’Isle de Tabago, d’où le tabac tire son nom. Une troupe d’Indiens fit le prologue, en chantant les avantages du Tabac, & le bonheur des peuples à qui les Dieux avoient-donné cette plante. La premiere Entrée fut de quatre Sacrificateurs {p. 108}de cette nation, qui tiroient du tabac en poudre de certaines boëtes d’or, qu’ils portoient pendues à leurs ceintures, & jettoient cette poudre en l’air, pour appaiser les vents & les tempêtes ; puis avec de longues pipes, ils fumoient autour d’un autel, marchant en pas graves & cadencez, & faisant de leur tabac en fumée, une espece de sacrifice à leurs fausses Divinitez. Deux Indiens mettoient en corde les feuilles de tabac, & deux autres le hachoient pour la seconde Entrée : deux autres le piloient dans des mortiers pour le réduire en poudre, & deux autres le rapoient, faisant la troisiéme Entrée. La quatriéme Entrée étoit des preneurs de tabac en poudre, qui éternuoient, & qui se le présentoient les uns aux autres, le prenant par pincée, avec des gestes & des cérémonies plaisantes. La cinquiéme étoit une troupe de fumeurs assemblez dans une Tabagie, ou lieu destiné à fumer : des Turcs, des Maures, des Espagnols, des Portugais, des Allemands, des François, des Polonois, & d’autres nations recevoient {p. 109}le tabac des Indiens & s’en servoient diversement : ils finirent le spectacle.

Ainsi je ne doute pas que sur l’idée du Balet du Tabac, l’on n’en puisse faire un sur le Café, & dont les assemblées qui se font aux Cafez de Paris, pourroient fournir un jeu de Théâtre assez singulier, en y joignant tout ce qui convient au sujet.

Au mariage de M. le Duc de Nemours en 1657, M. Clement, homme fort entendu pour les représentations des spectacles, fit le Balet de la nuit, qui a passé pour l’un des plus accomplis : je ne le rapporterai néanmoins ici que succintement, pour en faire voir la variété, par les caracteres de toutes sortes de personnes, des Divinitez, des Héros, des Chasseurs, des Bergers & des Bergeres, des Bandits, des Marchands, des Coquettes, des Galans, des Egyptiens & des Egyptiennes, des Gagnepetits, des Allumeurs de lanternes, des Bourgeois, des Bourgeoises, des gueux, des estropiez, & des bossus, les personnages Poétiques, les Parques, la Tristesse, {p. 110}la Vieillesse, des Pages, des Paysans, des Astrologues, des Monstres, des Démons, des Forgerons, des Gazetiers, des Vendeurs d’eau-de-vie, Oublieurs, Cuisiniers, des Spadacins, &c. Enfin l’on voyoit dans cette représentation Bal, Balet, Comédie, Festins, Concert, sabat, toutes sortes de passions, des curieux, des mélancoliques, des furieux, des amans passionnez, des amoureux transis, une maison en feu, des personnes allarmées ; desorte qu’il seroit difficile de représenter rien de plus accompli en matiere de Balet ; aussi n’en a-t-on point vû de pareils depuis ce tems-là.

Il suffit d’avoir vû par ce que j’en rapporte, qu’il n’y a rien dans la Nature, dans la Religion, dans la Philosophie morale, dans la Fable, dans l’Histoire, dans les Romans, dans les Poétes, dans la Peinture, & dans le Caprice, que l’on ne puisse imiter sous des figures naturelles, feintes, ou allégoriques, & qui par conséquent ne puisse servir de sujet pour la composition d’un Balet, quand ceux qui s’en mêlent sont assez profonds pour {p. 111}employer tout ce qui convient à ces spectacles.

Au Palais du grand Duc de Toscane, il se fait tous les ans le jour de S. Jean, dans une grande Salle, une danse de Paysans & de Paysannes qui viennent danser en présence du grand Duc : ce Prince donne le prix de la danse à celui ou à celle qui a le mieux réussi. Le grand Duc y reçoit aussi l’hommage de tous ses Vassaux, qui doivent se présenter ce jour-là devant lui, avec leurs armes & leurs bannieres. Voyez les Délices de l’Italie, 12, à Leyde 1706, vol. premier, page 151.

Chapitre V.
De l’usage de la Danse grave & sérieuse, convenable aux Bals de cérémonie. §

{p. 112}Il est difficile de prouver précisément l’origine des Bals de cérémonie, qui se font à l’occasion des réjouissances publiques, ou des fêtes particulieres, si ce n’est à Bacchus pour celébrer ses conquêtes, à son retour en Egypte. Les Grecs l’ont aussi attribuée à Terpsicore, comme la meilleure danseuse de son tems, ou parce qu’elle présidoit à la danse des neuf Muses, au son de la lyre d’Apollon. L’on peut présumer encore que l’usage en est aussi ancien que celui des festins, dont le bal termine ordinairement la fête : comme il est dit dans l’Exode, que le peuple s’assit pour boire & pour manger, & se leva pour se divertir, c’est-à-dire pour danser, comme nous le voyons encore pratiquer aujourd’hui.

Le bal de cérémonie a ses régles & {p. 113}ses préceptes, que nous tenons des Anciens par la tradition, ce qu’ils en ont écrit n’étant pas venu jusqu’à nous.

Pline, Liv. 7, dit seulement que les Curétiens furent les inventeurs du bal de la guerre, & qu’il fut perfectionné par Pyrrhus qui inventa la danse Moresque, ou le Passepied : Aquilon ne sçauroit donner d’autre application qu’à la Pyrrhique.

Mezeray rapporte aussi que nos premiers Rois donnoient des festins & des bals militaires à leurs Officiers Généraux dans leurs camps, pendant les quartiers d’hyver.

Philostrate nous aprend encore dans son troisiéme Tableau, & Cartari dans son Traité des Images des Dieux, que les Anciens ont regardé Comus, comme la Divinité du bal & des festins, & l’ont représenté dans un Salon superbement illuminé, avec un visage riant, la tête couverte d’un chapeau de fleurs, tenant de la main gauche un flambeau allumé, qu’il laisse pancher nonchalamment pour brûler plus vîte, & paroissant comme {p. 114}enyvré de plaisirs, appuyé sur un épieu qu’il tient de la main droite : on voit encore dans ce Salon, dont le parquet est parsemé de fleurs, une partie des conviez qui festinent autour d’une longue table proprement garnie, d’autres qui dansent un branle, & quantité de spectateurs rangez sous la Tribune, sur laquelle il y a une symphonie nombreuse ; desorte qu’il est aisé de comprendre par ce grand appareil, que les Anciens ont voulu nous faire entendre que les bals & les festins sont des dépenses qui se doivent faire avec autant de profusion que de sumptuosité ; & que ces sortes de divertissemens sont de l’appanage des grands Seigneurs, pour s’attirer la bienveillance des peuples, ou pour faire remarquer leur grandeur & leurs magnificences.

Les Romains qui se sont fait une gloire de surpasser toutes les nations par leurs prodigalitez, ont ajoûté quelquefois des Loteries aux festins & aux bals, dont les lots noires étoient distribuez gratis aux conviez de ces sortes d’assemblées ; surtout à la {p. 115}célébration des mariages, où l’on dansoit des danses nuptiales fort licentieuses, qu’ils tenoient des Latins & des Toscans, & qui avoient beaucoup de rapport à celles des Baccantes & des Satyres, c’est-à-dire très impudiques : comme elles tendoient à la corruption des mœurs, elles furent abolies par l’Empereur Tibere, qui réforma autant qu’il put le luxe des Romains pendant son régne.

L’Histoire remarque que dès le tems de Socrate & de Platon, les plus sévéres Philosophes ne dédaignoient pas d’aller au bal, & d’y danser après le festin, au rapport de Diogene, qui dit que Socrate y dansoit ordinairement une danse qu’on nommoit la Memphitique, qu’il aimoit fort. Malchus assure que Pithagore se faisoit honneur de danser en public, & d’y passer pour bon danseur, s’étant perfectionné dans cet art pendant son séjour en Egipte, quoique le plus grave & le plus sérieux de tous les Philosophes. C’est pourquoi Platon fut blâmé d’avoir refusé de danser à un bal que Denis Roi de Syracuse donna après un grand festin, {p. 116}où il y avoit plusieurs Philosophes, vû même que Platon avoit avoué au second Livre de ses Loix, qu’un homme qui n’a pas les élémens de la Danse, passe pour être sans discipline & sans science. Ainsi on ne doit pas croire que le refus que fit Platon de danser devant Denis, fut manque de sçavoir bien danser : l’on doit plutôt croire qu’il ne voulut pas donner cette satisfaction à ce Roi, qui passoit pour le Tiran de Siracuse ; au lieu qu’Aristipe qui étoit un des conviez, quitta son manteau de Philosophe pour mieux danser, & se fit une gloire de bien suivre la cadence des instrumens, & de danser devant ce Roi une danse convenable à son caractere ; ce qui lui attira l’applaudissement de l’assemblée. L’Histoire Romaine fait aussi mention que Caton le Censeur prit un Maître à danser à l’âge de 59 ans, pour recorder ses danses.

Le bal réglé passoit chez les Anciens pour un divertissement très respectable, & d’où la licence des bals masquez étoit absolument interdite, crainte d’en troubler l’ordre, comme {p. 117}on le va voir ci-après, au rapport d’Athénée, Liv. 5, qui dit qu’Antiochus Roi de Syrie, surnommé Epiphane, donna un jour à toute sa Cour un repas superbe, qui fut suivi d’un bal de cérémonie, dont la magnificence répondoit à la grandeur de ce Monarque. Une heure après que le bal fut commencé, Antiochus se sentant échaufé de vin, s’avisa d’en sortir sécretement, pour se faire rapporter en dés-habillé au milieu de l’assemblée, enveloppé dans un drap, d’où se levant tout-à-coup, il dansa une Entrée d’Endormi avec tant d’extravagance, que tout ce qu’il y eut de personnes de considération sortirent du bal, comme par mépris pour le Roi, ne pouvant soufrir cette indignité dans un bal de cérémonie, où la bienséance doit toujours être observée ; ce qui est bien différent d’un bal masqué, où la licence est tolérée, comme je le ferai voir dans son lieu.

Les Historiens, comme Hérodote & Strabon, & les Poëtes, comme Homere & Hésiode, qui ont traité des faits des Héros de l’Antiquité, {p. 118}rapportent que les plus grands Héros se faisoient un honneur de bien danser en public, aux fêtes solemnelles, entre autres Bacchus, Osiris, Cadmus, Thésée, Castor, Pollux, Achille, Pyrrhus, Hercule, Enée, Bellérophon, Aléxandre, Epaminondas, & Scipion ; mais que tous ces Héros conservoient la majesté de leurs caracteres dans leurs danses, quand ils dansoient publiquement : ce qui nous fait voir que la danse, parmi ces grands hommes, étoit une action aussi héroïque que sérieuse.

Comme je ne prétens rapporter ici que quelques faits historiques, qui concernent les bals de cérémonie, je passe d’Antiochus à Louis XII, qui étant à Milan, se trouva dans un bal, avec les Cardinaux de Narbonne & de Saint-Severin, qui ne firent point de difficulté d’y danser devant Sa Majesté ; parce qu’on ne peut se dispenser d’obéïr à une Dame qui vient vous prendre : on doit du moins se présenter pour faire la révérence avec elle, la remener en sa place, & ensuite aller prendre une autre Dame, pour en {p. 119}faire encore autant ; afin de ne point interrompre l’ordre du bal, & pour ne pas passer pour un homme qui n’a pas l’usage du monde : c’est ce qui a fait dire à Pibrac dans l’un de ses quatrins, N’aille au bal qui n’y voudra danser.

Ce n’est pas qu’un Cavalier n’y puisse aller par curiosité, incognito, c’est-à-dire enveloppé d’un manteau, & une Dame en écharpe ; car alors il est contre les régles du bal de les prendre pour danser : comme fit Dom Juan d’Autriche, dans le tems qu’il étoit Vice-Roi des Pays-Bas, qui vint exprès à Paris, pour voir incognito danser Marguerite de Valois à un bal de cérémonie, parce que cette Princesse passoit pour la danseuse la plus accomplie de l’Europe. Ce qui me fait souvenir d’une avanture qui arriva il y a environ quarante ans, chez Madame la Présidente ***, qui donnoit un bal au mariage de sa fille.

Quatre jeunes Seigneurs de la Cour, après avoir soupé aux Bons-Enfans, s’aviserent d’aller incognito à ce bal, mais d’une maniere fort surprenante, puisqu’ils étoient tout nuds, enveloppez {p. 120}de manteaux d’écarlate, doublez de velours, des chapeaux garnis de grands bouquets de plumes, bien chaussez, & sans masques, parce que dans ce tems-là on ne se masquoit que pendant le cours du Carnaval ; ils avoient leurs épées cachées sous leurs bras : desorte qu’il ne fut pas difficile de les reconnoître pour ce qu’ils étoient. La mariée qui ne sçavoit pas les régles du bal, crut qu’il étoit de la bienséance d’en aller prendre un pour danser ; elle s’adressa à M. le Marquis de B … il s’en excusa autant qu’il put, disant qu’il n’étoit pas en habit décent, & qu’étant incognito, il ne pouvoit répondre à l’honneur qu’elle lui faisoit : plus il s’excusoit, plus elle redoubloit ses instances ; il l’avertit même que s’il dansoit avec elle, elle pourroit se repentir de ses empressemens. Enfin n’en voulant point démordre, & le Cavalier ne sçachant plus que lui répondre, entra dans le centre du bal ; & laissant tomber son manteau, il fit voir à la mariée un corps de Satyre au naturel : ce qui scandalisa toute l’assemblée ; les Dames {p. 121}eurent recours à leurs éventails, les hommes coururent à leurs épées, & criérent qu’on fermât les portes ; mais ces jeunes Seigneurs se doutant bien de ce qu’il en pourroit arriver, avoient eu la précaution d’ordonner à leurs valets de s’en emparer : ils mirent tous l’épée à la main, aussi-bien que leurs Maîtres ; desorte qu’ils se firent jour pour sortir, sans coup férir. Cette histoire fit grand bruit dans Paris, le Roi la sçut ; & sans la faveur, il eût envoyé à la Bastille les auteurs de cette indécence : ils s’excuserent néanmoins sur les régles du bal, pour ceux qui y vont incognito.

Le Cardinal Pallavicin rapporte que Philippe II. Roi d’Espagne s’étant trouvé au Concile de Trente en 1562, où le Cardinal Hercule de Mantoue présidoit, tous les Chefs du Concile par délibération convinrent de donner au Roi une fête galante, & digne de la magnificence d’une assemblée si considérable : les Dames les plus distinguées de la Ville de Trente, y parurent avec beaucoup d’éclat. La somptuosité du festin fut suivie d’un {p. 122}bal de cérémonie, dans le goût d’Italie, dont le pompeux appareil mérita l’applaudissement de Philippe II, qui y dansa avec autant de liberté que de modestie, de même que les Cardinaux & autres grands Prélats qui se trouverent dans le cercle du bal. On peut inférer de-là que l’Eglise ne condamne pas absolument l’usage de la danse, mais bien les abus qu’on en peut faire ; sans quoi le Cardinal Pallavicin n’auroit pas rapporté un fait si favorable pour elle, dans son histoire du Concile de Trente.

On ne trouve point de régnes en France où les bals de cérémonie ayent été plus en vogue que sous Charles IX. & Henri III. & surtout pendant la Régence de Catherine de Médicis. Outre que cette Reine avoit beaucoup de goût pour les fêtes de réjouissance, elle sçavoit encore s’en servir pour parvenir à ses fins, suivant sa politique, comme les Historiens l’ont rapporté, au sujet du voyage qu’elle fit à Bayonne, avec toute la Cour : ce fait est confirmé par les Mémoires de la Reine de Navarre, qui disent {p. 123}qu’elle avoit ménagé l’entrevûe de sa fille Reine d’Espagne & femme de Philippe II. & qu’elle y vint accompagnée du Duc d’Albe Gouverneur des Pays-bas, politique aussi dangereux que la Reine Régente ; l’on prétend que ce fut dans cette occasion qu’ils tramerent le massacre de la S. Barthélemi, auquel Charles IX. ne consentit qu’à leur persuasion. Quoi qu’il en soit, la Cour se trouva très-florissante à Bayonne, par l’arrivée des Ducs de Savoie & de Lorraine, & de quantité de Princes & de Princesses étrangers ; desorte que la Régente ne songeoit qu’à les engager dans ses interests, par des divertissemens continuels, qui consistoient en festins, en bals deux fois le jour, & en spectacles ; elle leur donna entre autres une superbe fête, dans une petite Isle située sur le bord de la Riviere de Bayonne, où il sembloit que la nature avoit formé un Salon exprès dans le milieu d’un beau Bois de Futaye, pour la célébrité de cette fête : la Reine y fit couper & étayer des arbres, pour former treize berceaux qui étoient illuminez par {p. 124}des lustres suspendus aux branches des arbres, & sous lesquels il y avoit des tables de douze couverts chacune : celle du Roi, des Reines, des Princes & des Princesses du Sang, étoit disposée de maniere, qu’elle répondoit à toutes les autres tables, afin qu’ils pussent voir d’un coup d’œil toute l’assemblée pendant le repas. Les filles d’honneur des Reines vêtues très également, partie en Nymphes, partie en Naïades ; elles avoient le soin de ranger les plats sur les tables, de donner à boire à la table Royale : des Satyres sortant du Bois, leur apportoient tout ce qui convenoit pour le service ; desorte qu’il sembloit que la fête étoit ordonnée par quelque Divinité champêtre, & que Comus y présidoit.

La singularité de l’illumination de cette Isle, la faisoit paroître comme une Isle enchantée par les Fées ; outre que tout le ceintre du Salon étoit orné de pampres, de festons, de guirlandes, de fleurs artistement attachées aux arbres ; tout cela étoit accompagné d’un concert de voix & de toutes sortes d’instrumens. Pendant le repas, des {p. 125}troupes de danseurs & de danseuses des Provinces voisines, qui étoient venus à Bayonne au bruit de la fête, y danserent à la maniere de leur pays : les Poitevins, avec la cornemuse ; les Provençaux, au son d’un tambourin que le Ménétrier bat de la main droite, & de la gauche s’en sert pour jouer du flageolet ; les Bourguignons & les Champenois, avec le petit hautbois & le tambourin ; les Bretons y danserent les Passepieds & les branles gais, au son des violons ; & les Biscayens, à la Moresque, avec le tambour de basque. Toutes ces nations firent un spectacle assez divertissant pendant une partie du repas ; on forma ensuite un grand cercle dans le centre du Salon, pour le bal de cérémonie, où toute la Cour se distingua par la gravité & la noblesse des danses sérieuses, qui étoient en usage dans ce tems-là, entre autres la Pavanne d’Espagne, le Pazzemeno d’Italie, les Courantes de France, la Bourée, le Passepied, la Sissonne, &c. Mais par malheur, avant la fin du bal, le Ciel jaloux d’une fête si complette, envoya un orage si soudain {p. 126}& si furieux, que toute la Cour fut obligée de se séparer en désordre, & que toutes les parures de l’un & de l’autre sexe furent considérablement endommagées. Le Lecteur pourra juger, par la description de cette fête, du goût de Catherine de Médicis, pour engager le plus qu’elle pourroit, de grands Seigneurs dans son parti ; outre que l’amour sembloit toujours être d’intelligence avec elle, pour favoriser ses desseins, dans toutes les fêtes qu’elle imaginoit.

C’est un usage en France, qu’à toutes les occasions des réjouissances publiques, l’Hôtel de Ville de Paris donne une fête qui consiste en festins, en bals, & en grands feux d’artifice, dont la dépense est très-considérable. L’Histoire remarque que du tems d’Henri IV. les treize Cantons avoient envoyé un très-grand nombre de Bourguemestres à Paris, pour renouveler leurs alliances ; ce qui se fait depuis tous les cinquante ans. L’Hôtel de Ville avoit envie de les régaler avec grand appareil ; mais n’ayant pas de fonds dans ce tems-là pour {p. 127}survenir à cette dépense ; le Gouverneur de Paris, le Prevôt des Marchands & les Echevins s’aviserent de présenter un Mémoire au Roi, pour le prier de leur accorder un petit droit sur les Robinets des Fontaines publiques de la Ville, pour régaler les Cantons. Henri IV. ayant lû le Mémoire, leur dit : Messieurs, il n’appartient qu’à Dieu de changer l’eau en vin ; cherchez quelque autre fonds, qui ne soit point à charge aux Parisiens, pour bien régaler mes Alliez. Une réponse si sage fait bien voir la bonté que ce Roy avoit pour son peuple.

J’ai vu en 1664 la fête qu’on leur donna à l’Hôtel de Ville en pareille occasion, où les festins, les bals & les feux de joie répondoient à la magnificence du régne de Louis XIV. Comme mon pere étoit Capitaine de son Quartier, il fut prié de la fête, & m’y mena : j’y dansai une Entrée à la Suisse, que Saint-André m’avoit montrée ; les Bourguemestres batirent des mains, & me firent boire razade dans un petit verre, à la santé des Cantons.

{p. 128}

Après la maladie du Roi en 1684, Sa Majesté voulant venir à Notre-Dame pour rendre graces à Dieu de sa guérison, le Gouverneur de Paris & le Prevôt des Marchands allerent prier le Roi d’honorer l’Hôtel de Ville de sa présence, pour y dîner à son retour : le Roi l’accepta, & y fut régalé avec toute la Cour, d’une somptuosité surprenante. Le dîné fut suivi d’un bal de cérémonie ; Monseigneur fut Roi du bal, & Madame la Dauphine la Reine : cette Princesse y dansa avec toutes les graces & la noblesse possible, de même que Madame la Princesse de Conty, qui faisoit aussi un des principaux ornemens du bal. Quoique ce fût en plein jour, la magnificence de l’assemblée ne laissa pas de le rendre très-éclatant. Cette fête est une époque immortelle à l’honneur de l’Hôtel de Ville : l’on en a peint la représentation dans un grand tableau, de la main du fameux Largilliere.

J’ai passé sous silence le régne de Louis XIII. parce que l’histoire de son régne ne nous fournit rien d’extraordinaire, {p. 129}touchant les bals de cérémonie, ni des bals masquez : je dirai seulement que ce fut alors qu’on établit des Maîtrises pour les Maîtres de Danses & les Joueurs de violon : il en donna le privilege à un nommé Baumanoir. Enfin je ne puis donner au Lecteur une plus noble idée d’un bal de cérémonie, que de celui que j’ai vû à Versailles, au mariage de Monsieur le Duc de Bourgogne, dont l’ordre & la magnificence peuvent servir de modele à toutes les Cours de l’Europe.

Le Roi fit partager en trois la Galerie de Versailles, par deux balustrades de quatre pieds de hauteur ; la partie du milieu faisoit le centre du bal : il y avoit une esttrade de deux marches, couverte des plus beaux tapis des Gobelins, sur laquelle on rangea dans le fond, des fauteuils de velours cramoisi, garnis de grandes crépines d’or, pour placer les Rois de France & d’Angleterre, avec la Reine, Madame de Bourgogne, tous les Princes & les Princesses du Sang ; les trois autres côtez étoient bordez au premier rang, de fauteuils fort riches, pour placer {p. 130}les Ambassadeurs, les Princes, les Princesses Etrangeres, les Ducs, les Duchesses, & les autres grands Officiers de la Couronne ; d’autres rangs de chaises derriere ces fauteuils, pour les personnes de considération de la Cour & de la Ville ; à droite & à gauche du centre du bal, étoient des amphithéâtres pour placer les spectateurs. Mais pour éviter la confusion, on n’entroit que par un moulinet, l’un après l’autre. Il y avoit encore un petit amphithéâtre séparé, pour placer les vingt-quatre Violons du Roi, avec six Haubois & six Flutes douces.

Toute la Galerie étoit illuminée par de grands lustres de cristal, & quantité de girandoles garnies de grosses bougies. Le Roi avoit fait prier par billets tout ce qu’il y a de personnes les plus distinguées de l’un & de l’autre sexe, de la Cour & de la Ville, avec ordre de ne paroître au bal qu’en habits décens, des plus riches & des plus propres, pour rendre l’assemblée plus brillante ; desorte que les moindres habits d’hommes coutoient jusqu’à trois à quatre cens pistoles : les uns {p. 131}étoient de velours brodez d’or & d’argent, & doublez d’un brocard, qui coutoit jusqu’à cinquante écus l’aulne ; d’autres étoient vêtus de drap d’or ou d’argent. Les Dames n’étoient pas moins parées ; l’éclat de leurs Pierreries faisoit aux lumieres un effet admirable.

Comme j’étois appuyé sur une balustrade, vis-à-vis l’estrade où étoit placé le Roi, je comptai que cette magnifique assemblée pouvoit être composée de sept à huit cens personnes, dont les différentes parures formoient un spectacle digne d’admiration. Monsieur & Madame de Bourgogne ouvrirent le bal par une Courante : ensuite Madame de Bourgogne prit le Roi d’Angleterre pour danser ; lui, la Reine d’Angleterre ; elle, le Roi, qui prit Madame de Bourgogne ; elle prit Monseigneur ; il prit Madame, qui prit Monsieur le Duc de Berri : ainsi successivement tous les Princes & les Princesses du Sang danserent chacun selon son rang. Monsieur le Duc de Chartres, aujourd’hui Régent, y dansa un Menuet & une Sarabande de si {p. 132}bonne grace, avec Madame la Princesse de Conti, qu’ils s’attirerent l’admiration de toute la Cour. Comme les Princes & les Princesses du Sang étoient en grand nombre dans ce tems-là, cette premiere cérémonie fut assez longue, pour que le bal fît une pause, pendant laquelle des Suisses précédez des premiers Officiers de la Bouche, apporterent six tables ambulatoires, superbement servies en ambigus, avec des buffets chargez de toutes sortes de rafraîchissemens, qui furent placez dans le milieu du bal, où chacun eut la liberté d’aller manger & boire à discrétion pendant une demi-heure.

Outre ces tables ambulantes, il y avoit une grande chambre à côté de la Galerie, qui étoit garnie sur des gradins, d’une infinité de bassins remplis de tout ce qu’on peut s’imaginer pour composer une superbe colation, dressée d’une propreté enchantée. Monsieur, & plusieurs Seigneurs & Dames de la Cour vinrent voir cet appareil, pour s’y rafraîchir pendant la pause du bal ; je les suivis aussi : ils prirent seulement {p. 133}quelques grenades, citrons, oranges, & quelques confitures séches ; mais sitôt qu’ils furent sortis, tout fut abandonné à la discrétion du public : tout ce grand appareil fut pillé en moins d’un demi-quart-d’heure, pour ne pas dire dans un moment.

Il y avoit dans une autre chambre deux grands buffets garnis, l’un de toutes sortes de vins, & l’autre de toutes sortes de liqueurs & d’eaux rafraichissantes : les buffets étoient séparez par des balustrades, & en dedans une infinité d’Officiers du Gobelet avoient le soin de donner à qui en vouloit tout ce qu’on leur demandoit pour rafraichissemens, pendant tout le tems du bal qui dura toute la nuit, quoique le Roi en sortît à onze heures, avec le Roi d’Angleterre, la Reine, & tous les Princes du Sang, pour aller souper ; mais pendant que le Roi y fut, on n’y dansa que des danses graves & sérieuses, où la bonne grace & la noblesse de la danse parut dans tout son lustre.

Je ne crois pas que dans quelque Cour que ce puisse être, on pût voir {p. 134}un bal de cérémonie plus superbe, plus brillant, mieux ordonné, & plus accompli.

Depuis le mariage de Monsieur le Duc de Bourgogne, on a vû que les danses nobles & sérieuses se sont abolies d’année en année, comme la Boccanne, les Canaries, le Passepied, la Duchesse, & bien d’autres, qui consistoient à faire voir la bonne grace & le bon air de la danse grave, comme il se pratiquoit du tems de la vieille Cour : à peine a-t-on conservé le Branle, la Courante, & le Menuet ; les jeunes gens de la Cour ayant substitué en la place les contre-danses, dans lesquelles on ne reconnoît plus la gravité ni la noblesse des anciennes : telles sont la Jalousie, le Cotillon, les Manches vertes, les Rats, la Cabarretiere, la Testard, le Remouleur, &c. desorte que par la suite du tems on ne dansera plus dans les assemblées de cérémonie, que des danses baladines. Cela va à la destruction des danses sérieuses, & confirme avec raison le reproche de l’humeur changeante des François, qui en cela, comme en {p. 135}bien d’autres choses, sacrifient souvent le bon au plaisir de la nouveauté.

J’ai oui dire à nos fameux Danseurs que l’usage des contre-danses nous vient d’un Maître à danser d’Angleterre, arrivé en France il y a douze ou quinze ans ; elles passent chez cette nation pour des danses de contrée : mais dans leur origine, elles passoient chez les Anciens pour des danses renversées, comme nous avons dans la Musique l’usage de la fugue & de la contre-fugue. C’est ce que les Anciens ont attribué à Dédale, comme je l’ai dit ci-devant, & ce que les Danseurs modernes ignorent, comme bien d’autres choses qui concernent l’origine de la Danse.

Voici ce qu’un fameux Poëte de nos jours nous en a dit.

Momus, avec la jeunesse,
Rafine sur ses leçons ;
Leur caprice ou leur adresse
Les varie en cent façons.
Leurs pas, leur course inégale
{p. 136}
Représentant le Dédale
De la fille de Minos :
Jeux que sur l’airain docile
Des armes du jeune Achille
Traça le Dieu de Lemnos.

Cette strophe tirée d’une Ode faite sur la Danse à l’Académie Françoise en 1714, nous fait voir l’origine des contre-danses, que Dédale apprenoit à la belle Ariane, au dire d’Homere.

Le Passepied est encore une danse des plus anciennes, puisque Pline nous assure qu’elle tire son origine de la Pyrique, & que cette danse est fort convenable à la jeunesse pour dénouer le corps, & lui donner la bonne grace quand il se présente dans une assemblée.

Je doute fort que l’on trouve dans les contre-danses d’aujourd’hui les mêmes préceptes qui sont renfermez dans nos anciennes danses, autant pour la perfection du corps, que pour la bonne grace. C’est pourquoi les plus fameux Maîtres de Danse répugnent {p. 137}aujourd’hui à montrer à leurs Ecoliers les contre-danses, qui n’ont que le caprice pour tout principe.

Les jeunes Seigneurs de la Cour ont encore établi des bals champêtres, qui se font l’Eté dans le grand rond du Cours, pendant le clair de Lune, où chacun danse à sa guise.

Je finirai ce Chapitre par ce que nous apprend Gafarel dans ses Curiositez inouies, ch. 3, au sujet des bals : il dit qu’Aléxandre III. Roi d’Ecosse fut averti du jour de sa mort dans un bal de cérémonie, par un spectre ou fantôme qui y dansa au vû & au grand étonnement de toute l’assemblée : le Lecteur en croira aussi ce qui lui plaira ; mais j’ose dire, parce qu’il m’est arrivé en 1712, que cela n’est pas incroyable.

{p. 138}

ODE DE LA DANSE,
Qui a remporté le premier prix à l’Académie en 1714, par M. le Roy.

Sur la trompette héroïque
Je n’accorde point mes airs,
La sagesse du Portique
N’appesantit point mes vers.
Muse de la Danse.Viens, Terpsicore riante,
Ce sont des jeux que je chante,
Qui te doivent leurs appas ;
Viens, danse au son de ma lyre,
Et rends les airs que j’en tire,
Aussi legers que tes pas.
*
 Venez Dieux, venez Déesses,
Danses Sacrées.La Danse au pied des autels
Mena jadis vos Prêtresses,
Offrir les vœux des mortels :
Soleil, par ce seul langage
Danse des Bracmanes, peuple des Indes, en l’honneur du Soleil.L’Indien rendoit hommage
A ta féconde clarté :
{p. 139}
Prêtres de Mars.Des Saliens sous les armes
Les Danses, Dieu des allarmes,
Plaisoient même à ta fierté.
*
 Du temple viens sur la scêne,
Danse, viens-y disputer
Aux efforts de Melpoméne
L’honneur de nous enchanter.
Non, que tes charmes s’unissent
Aux vers, aux chants qui remplissent
L’Opéra.Le Spectacle que je vois :
Vous n’avez de ressemblance
Que la loi de la cadence,
Qui vous asservit tout trois.
*
 Mercure du sombre Empire
A-t-il traversé les flots ?
Son caducée en retire
Sujets & personnages des Balets.Une foule de Héros,
Une puissance soudaine
Leur rend l’amour ou la haine,
{p. 140}
Dont ils furent agitez :
Mouvemens qui dans moi-même,
Par un prestige que j’aime,
Seront bientôt transportez.
*
Danses de caractere.Tout ce que la langue exprime
Saisit lentement l’esprit ;
Par la Danse tout s’anime,
En un instant tout est dit ;
Ses gestes, ses pas agiles,
Ses caracteres mobiles
Décrivent nos sentimens ;
Et ces vivantes peintures
Changent d’autant de figures
Que le cœur de mouvemens.
*
 La crainte pâle & tremblante
Traîne des pas languissans ;
La colere étincelante
Roule des pas bondissans :
Agité par intervales,
{p. 141}
Tombe à chutes inégales
Le désespoir plein d’horreurs ;
La libre & vive allégresse
Coule avec plus de mollesse
Que Zéphire sur les fleurs.
*
Danses des Pantomimes.Grece, féconde en miracles,
Chez toi cet Art séducteur
Fit admirer des spectacles
Formez par un seul acteur ;
Ses attitudes parlantes,
Ses pas, ses mains éloquentes
Tracent une histoire aux yeux :
Fécond, il se multiplie,
C’est Télephe qui supplie,
C’est Oreste furieux.
*
 Toi qui prêtes à l’Histoire
Ton masque & tes ornemens,
Fable, dis moi, dois-je-croire
Prothée & ses changemens ?
{p. 142}
Je commence à mieux connoître
Ce mortel qui sembloit être
Ce qu’il vouloit imiter,
Admirable Pantomime,
Que la surprise unanime
Au rang des Dieux fit monter.
*
Pas d’un amant & d’une amante.Quel couple aimable s’avance ?
Ce sont deux amans heureux :
J’interprete leur silence ;
Et j’entens parler leurs feux :
Ils se suivent, ils s’évitent,
Ils se joignent, ils se quittent,
Feinte pleine de douceur ;
L’un devant, l’autre s’arrête,
S’applaudit de sa conquête,
Ou rend gloire à son vainqueur,
*
Chœurs des Danses.D’une troupe plus nombreuse,
Muse régle les accords,
D’une joie impétueuse
{p. 143}
Rends dociles les transports,
Chaconne.Forme une danse nouvelle,
Et de mille autres en elle
Confonds la variété :
Amusante sans bassesse,
Sérieuse sans tristesse,
Et vive avec majesté.
*
Contredanses.Momus, avec la jeunesse,
Rafine sur tes leçons,
Leur caprice ou leur adresse
Les varie en cent façons ;
Leurs pas, leur course inégale
Représentent le Dédale
De la fille de Minos :1
Jeux que sur l’airain docile
Des armes du jeune Achille
Traça le Dieu de Lemnos.
*
{p. 144}
Le Carnaval.Mais pressons les Dieux propices
D’amener ces jours si chers,
Où ton culte & tes délices
Occupent tout l’Univers :
Alors les graces renaissent,
Les ris, les jeux reparoissent,
Enfans d’un loisir heureux :
Zéphire, que l’hyver glace,
Fuis l’amour, viens à sa place
Nous ranimer par ses feux.
*
Les Mascarades.C’est l’amour qui nous redonne
Cet art trompeur & charmant,
Qui sçut séduire Pomone
En faveur de son amant :
Déguisant le sexe & l’âge
Aux yeux d’un jaloux sauvage :
Il dérobe nos secrets ;
Et s’il nous cache à nos belles,
C’est pour nous rendre auprès d’elles
Plus hardis & plus discrets.
*
{p. 145}
Minerve dansa la Pyrique au triomphe de Iupiter sur les Titans.Timide amant de la gloire,
Et caché pour l’acquérir,
J’attendrai que la victoire
Vienne enfin me découvrir.
Déja Minerve s’avance,
Son air riant & sa danse
Calment mes esprits flotans :
Prit-elle un autre langage
Pour applaudir au courage
Du vainqueur des fiers Titans ?

Chapitre VI.
De l’origine des Bals masquez. §

{p. 146}Les Fêtes Saturnales chez les Romains, avoient tant de rapport à la licence de notre Carnaval, qu’on ne peut pas douter que ce ne soit de-là que le bal masqué tire son origine.

Tite-Live nous apprend que les Fêtes Saturnales furent célébrées à Rome pour la premiere fois, sous le Consulat de Simpronius & de Mincius, & que Janus premier Roi d’Italie, l’an 2722 du Monde, en fut l’inventeur, par rapport au tems de l’âge d’or, en l’honneur du régne de Saturne, pendant lequel tems tous les peuples vivoient dans une indépendance absolue : cette fête se célébroit encore sous le régne d’Auguste, dans le mois de Décembre, pendant huit ou dix jours seulement.

C’étoit un tems de réjouissance, où les Maîtres & les Valets se déguisoient ; chacun vivoit dans une entiere {p. 147}liberté, comme on le trouve plus au long dans Macrobe, & dans le Traité que Lipse en a fait, Livre premier.

Mais depuis Auguste, l’Empereur Tibere voulant réformer le luxe de Rome, & les fêtes licentieuses qu’on y célébroit de son tems, abolit entre autres celle des Saturnales, où il se commettoit des crimes effroyables pendant la nuit, dans des lieux souterrains faits exprès pour cette solemnité.

Cependant les Romains ne voulant pas perdre entierement l’usage de leurs plaisirs, pendant ce tems de réjouissance, s’aviserent d’inventer des mascarades nocturnes ; chacun alloit déguisé chez ses amis, où il y avoit festin ou assemblée, y portoient des Momons, comme je l’ai vû pratiquer il y a trente ou quarante ans, dans Paris ; d’autres couroient les rues la nuit & le jour, ainsi qu’il est rapporté dans Pétrone, au sujet de Néron, qui se plaisoit d’insulter les passans. Mais par la suite des tems l’on s’avisa d’établir des bals nocturnes, où l’on {p. 148}n’entroit que masqué après minuit, pour laisser la liberté aux Maîtres du bal de souper & d’assembler leurs amis, parce que les masques semblent se rendre les maîtres du bal, sitôt qu’ils y sont entrez, à moins que ce ne soit chez un Prince ou chez un Particulier d’une grande distinction. C’est pourquoi il ne convient pas à tous de donner ce divertissement au Public, sans s’exposer à la discrétion des masques : c’est un usage qui s’est toujours conservé depuis, pour éviter les inconvéniens.

On sçait aussi qu’il n’est pas permis de démasquer un masque au bal, quelque personne que ce puisse être : ce qui fait connoître que ceux qui ont établi le bal masqué, n’ont pas manqué d’y joindre quelques préceptes, & des régles pour y conserver un ordre convenable aux mœurs de la nation.

Le masque a même la liberté de prendre la Reine du bal pour danser, quand ce seroit une Princesse du Sang, quoique non masquée ; comme je l’ai vû arriver dans un bal que {p. 149}le Roi donnoit à Versailles, par un masque déguisé en paralitique, & envelopé d’une vieille couverture, qui eut la hardiesse d’aller prendre Madame la Duchesse de Bourgogne ; elle eut aussi la complaisance de l’accepter, pour ne pas rompre l’ordre du bal : on sçut depuis que ce masque n’étoit qu’un simple Officier de la Cour ; cependant il n’en fut point blâmé, parce que c’est une licence que le bal masqué autorise.

L’entrée du bal doit être libre à tous les masques, pendant le Carnaval, surtout après minuit. L’usage que les grands Seigneurs ont pris depuis quelque tems, de ne laisser entrer les masques que par billets, est très-contraire à la liberté publique & à l’institution des bals masquez, parce que le plaisir du déguisement consiste à n’être point connu, & d’y entrer aussi librement qu’aux bals magnifiques que feu Monsieur donnoit au Palais Royal, où tout Paris se faisoit un plaisir d’aller superbement masqué, outre que les rafraîchissemens y étoient en abondance ; il y avoit cinq {p. 150}ou six bandes de Violons distribuez dans les appartemens,

Je me souviens, à propos de la liberté de l’entrée du bal pendant le Carnaval, d’un incident qui arriva au Roi chez M. le Président de N.… qui donnoit un bal dans le cul-de-sac de la rue des Blancs-Manteaux, au sujet du mariage d’un de ses fils, il y a près de cinquante ans.

Le Roi qui se plaisoit quelquefois à courre le bal incognito, fut à celui du Président de N.… avec un cortege de trois Carossées de Dames & de Seigneurs de la Cour ; toute la Livrée étoit en surtout gris, pour n’être pas reconnue. Mais les Suisses qui avoient ordre de ne laisser entrer les masques que par billets, refuserent l’entrée à la bande du Roi, quoiqu’il fût une heure après minuit. Sur ce refus, il ordonna de mettre le feu à la porte : aussi-tôt la Livrée alla chercher une douzaine de fagots chez le premier Fruitier, que l’on dressa contre la grande porte, & que l’on alluma avec des flambeaux. Les Suisses épouvantez de cette hardiesse, allerent en {p. 151}avertir M. de N.… qui ne balança pas d’ordonner aux Suisses d’ouvrir toutes les portes, se doutant bien qu’il falloit que ce fût des personnes de la premiere qualité, pour faire une action si hardie.2 Tout le cortege entra dans la cour, & l’on vit paroître dans le bal une bande de douze masques magnifiquement parez, avec une infinité de grisons masquez, tenant un flambeau d’une main, & l’épée de l’autre ; desorte que cela imprima le respect à toute l’assemblée : M. de Louvois qui étoit de la troupe du Roi, tira M. de N … à part ; & s’étant démasqué, lui dit qu’il étoit le moindre de la Compagnie. C’en fut assez pour obliger M. de N … à réparer la faute ; il fit apporter dans le bal de grands bassins de confitures séches & de dragées : mais Mademoiselle de Montpensier qui dansoit dans ce tems-là, donna un coup de pied dans l’un des bassins, qui le fit sauter en l’air. Cette {p. 152}action allarma encore M. de N … mais le mal n’alla pas plus loin, par la prudence du Roi, qui calma le ressentiment des Princes & des Princesses, du refus de l’entrée du bal ; desorte qu’ils sortirent sans se faire connoître, après avoir dansé autant qu’ils le voulurent.

Le lendemain ce fait fut rapporté au dîner du Roi & de la Reine mere, par gens qui ignoroient qu’il eût été de la partie : ils approuverent l’action des masques, & dirent qu’il falloit que les entrées d’un bal fussent libres aux masques dans le tems du Carnaval, après minuit ; & que si l’on ne vouloit se commettre, qu’il ne falloit pas s’exposer à en donner du tout. Cette décision a passé comme une espece de loi.

Il est de la prudence d’un Prince & des grands Seigneurs, quand ils veulent courir le bal incognito ou à l’ordinaire, d’être masquez noblement, & toujours d’un air qui les distingue du commun, pour n’être pas exposez à cent incidens qui en peuvent arriver ; quoiqu’ils le fassent quelquefois {p. 153}pour rendre leurs divertissemens plus agréables & plus libres ; comme je l’ai rapporté au sujet d’un bal donné par Antiochus à toute sa Cour. L’Histoire nous en a conservé quelques autres exemples que voici.

Athénée, Livre 5, parlant de la Danse, rapporte que Plancus Lucius Proconsul des Gaules, l’an 160 de Jesus-Christ, étant à Lyon, & voulant aller à un bal masqué, s’avisa de se déguiser en Glaucus Dieu Marin, que les Peintres représentent comme un monstre marin, ayant une grande queue de poisson : il y dansa sur ses genoux & d’une maniere fort extravagante ; ce qui augmenta la curiosité de l’assemblée, pour sçavoir qui il étoit : il s’attira par l’indécence de ce déguisement, le mépris des principaux Officiers de l’armée des Gaules, dont il étoit le Général.

Mezeray, dans son Histoire de France, Tome IV. dit que le 29 Janvier 1393, la Duchesse de Berry donna un bal dans son Palais aux Gobelins, à l’occasion de la noce d’une Dame de la Reine, où toute la Cour étoit. Il y {p. 154}vint une bande de masques vêtus en sauvages, du nombre desquels étoit Charles VI. depuis peu relevé d’une maladie qui lui avoit altéré l’esprit : le Duc d’Orleans prit un flambeau pour les regarder au nez, & mit par malheur le feu à leur peau de lin collé dessus avec de la poix ; la Salle fut aussitôt pleine de flammes, & remplie d’effroi & de cris ; tout le monde s’étoufoit pour sortir ; quelques-uns crioient sauve le Roi : la Duchesse de Berry qui étoit avertie de cette Mascarade, reconnut le Roi, le couvrit de sa robbe, & le préserva bien du feu ; mais l’appréhension dont il fut saisi, le réduisit en un état pire que devant : le Comte de Jouy, le Bâtard de Foix furent misérablement grillez ; le jeune Nantouillet s’avisa de se jetter dans une cuve pleine d’eau, qui le garantit de l’incendie.

Les Parisiens, dit Mezeray, en voulurent un mal mortel au Duc d’Orleans, comme si c’eût été un coup prémédité, si bien qu’il n’osa paroître dans Paris de plusieurs jours. Mais pour expier cette faute, il fit bâtir une {p. 155}Chapelle aux Célestins, & y fonda un Service pour ceux qui étoient morts de cet accident.

Ces exemples font assez connoître qu’il est de la prudence des Princes & des grands Seigneurs de ne point sortir de leur caractere dans leurs divertissemens.

Il y a de l’apparence que l’usage des bals masquez pendant le Carnaval, est aussi ancien en France que l’établissement de la Monarchie, & que nous le tenons des Romains qui ont gouverné les Gaules jusqu’à l’an 420. Mais l’on peut dire que la magnificence des bals masquez n’a jamais paru plus superbe que sous le régne de Louis XIV. où le luxe semble avoir monté au suprême dégré : c’est pourquoi, sans parler de ceux qu’on a vû à Versailles, à Marly, au Palais Royal & à Sceaux ; nous avons vû aussi des Princes Etrangers & des Ambassadeurs donner des bals masquez qui coutoient jusqu’à dix ou douze mille écus : témoin ceux que le Prince Emanuel de Portugal a donnez au Public au mois de Juin 1715, à l’Hôtel de {p. 156}Bretonvilliers, dans l’Isle, avec un feu d’artifice sur la riviere : l’on y vit encore trois piramides de feu, dressées dans le jardin, dont la nouveauté surprit tous les masques. Rien ne manquoit d’ailleurs pour les rafraichissemens ; il y avoit des bandes de Violons & des Haubois dans cinq ou six chambres.

M. le Duc de Baviere en a donné aussi plusieurs à Surennes, qui n’ont pas été moins magnifiques : la somptuosité de ces bals masquez, & la dureté des tems, sont cause que les Particuliers n’ont plus osé se hazarder d’en donner à Paris ; l’on n’en vit pas une douzaine pendant le cours du Carnaval de 1714.

Mais comme depuis la mort de Louis XIV. toute la Cour s’est renfermée dans Paris, S.A.R. Monseigneur le Régent a permis d’établir un bal public dans la Salle de l’Opéra, trois fois la Semaine, pendant le cours du Carnaval, en payant un écu de cent sols pour l’entrée de chaque masque, de l’un & de l’autre séxe. Comme la Salle est ornée superbement, {p. 157}avec une nombreuse simphonie, & que l’ordre y est fort bien observé, outre la défense du port d’armes aux masques ; ce divertissement s’est trouvé si fort au goût du Public & des Etrangers, que chaque jour de bal a produit jusqu’à mille écus, à ceux qui en ont le privilege. Ce grand profit a fait tant d’envie aux Comédiens François, qu’ils en ont aussi obtenu un pareil, pour donner le bal dans la Salle de la Comédie Françoise, alternativement à ceux de la Salle de l’Opéra. Il est à souhaiter que cet établissement n’étende point trop par la suite la corruption des mœurs de la jeunesse, veu l’origine des bals masquez pendant le Carnaval. Il y a à la fin des Arrests du Parlement d’Amours, une belle Requête donnée par les maris jaloux, contre les masques.

Je me souviens à propos du Carnaval, d’une critique que l’on trouve dans le cinquiéme tome des Mémoires de l’Espion Turc, sur l’usage que tous les Catholiques font de ce tems de réjouissance : il dit que ceux qui professent la Religion Romaine, ont un {p. 158}mois dans l’hyver où la plûpart du peuple de l’un & de l’autre séxe, même des gens du premier ordre, se masquent, les uns pour courre le bal la nuit, d’autres pour courre le jour dans les rues, comme des fous ; & que leur folie finit le Mercredi des Cendres, où tout le peuple va le matin dans les Eglises, se mettre à genoux devant des Prêtres qui leur font une croix au front avec une cendre qui a la vertu de les remettre dans leur bon sens. Mais quoi qu’en dise cet Auteur, que je n’approuve point parce qu’il attaque les Cérémonies de notre Religion, nous voyons peu de nations qui n’ayent leurs marottes pour se délasser l’esprit des travaux de la vie, dans les tems de réjouissances.

Les Protestans chez qui tous les tems sont égaux par rapport à l’abstinence, ne se donnent pas plus de plaisir au Carnaval qu’en un autre tems. En 1700 une bande de Comédiens François établirent un Théâtre à Francfort pendant la Foire ; elle n’eut pour spectateurs à la Comédie que des Catholiques : le Rabbi des Juifs permit {p. 159}d’y aller une seule fois ; il s’y en trouva plus de quatre cens.

Je me souviens qu’en l’année 1671 j’accompagnois quelquefois une jeune Huguenote aux Prêches du Ministre Claude à Charenton, & qu’il censuroit avec autant de force & de véhémence que font nos Prédicateurs, l’usage des bals masquez : cependant je ne laissai pas d’y mener mon Huguenote à deux ou trois, entre autres à un qui se fit à l’Hôtel de Condé, qui étoit de la derniere magnificence, malgré les défenses du Ministre Claude. Il fit aussi ce qu’il put pour m’attirer à sa Religion, me disant que j’avois un Saint de ma famille parmi eux ; c’est Théodore de Beze, mon grand oncle maternel : je lui dis que j’avois vu une Lettre de ce Saint écrite à ma grand’mere, où il lui mandoit de rester dans la Religion Romaine, & que pour lui, il avoit eu des raisons d’embrasser la Religion Protestante. Dans ce tems-là l’on sacrifioit souvent le culte extérieur aux interêts & aux passions humaines, ce qui est un grand mal.

Je finirai l’histoire de la Danse par {p. 160}une singularité que nous rapporte encore l’Espion de la Cour des Princes.

Il dit qu’un fameux Peintre nommé Hecmokerke mourut à Harlan l’an 1574, âgé de 76 ans, sans heritiers, & que ne sçachant à qui laisser un bien considérable qu’il avoit amassé par son travail, il s’avisa, pour éterniser sa mémoire, de faire une fondation pour marier un garçon & une fille de son Village, deux fois l’année, à perpétuité ; à condition que le jour des noces, le marié, la mariée, & tous les conviez viendroient danser à l’entour de sa fosse, avec six violons & six haubois, sur laquelle fosse il y a une grande croix de cuivre, pour marquer la Religion du Fondateur : il assure aussi que depuis le tems de cette Fondation, l’exécution n’en a point été interrompue, bien que les habitans du lieu ayent changé de Religion ; ce qui marque la vénération qu’ils ont pour la mémoire de ce fameux Peintre natif de leur Village, dont il portoit le nom, qui est mort bon Catholique. Je crois ne pouvoir mieux finir ce Chapitre, qu’en laissant le Lecteur à la noce.

Chapitre VII.
Des Spectacles des Danseurs de corde, & de l’Art Gymnastique, & des sauts périlleux. §

{p. 161}J’ai crû devoir employer dans l’Histoire générale de la Danse, ce qui concerne celle des Danseurs de corde, après avoir eu connoissance du Livre d’Archange Tuccaro Professeur en l’Art Gymnastique, qui traite de cet Art, ou des Exercices du corps, dédié au Roi de Naples, & imprimé à Paris en 1599, que M. Boyvin, de la Bibliothéque Royale, m’a prêté, sçachant que je travaillois à l’Histoire de la Danse. C’est pourquoi on peut regarder ce Chapitre comme un Supplément, qui renferme aussi quantité de faits historiques sur la Danse, qui m’étoient échapez dans la recherche que j’en ai faite. C’est aussi dans cet esprit que le Cardinal Duperron ne regardoit que comme un canevas la premiere édition d’un Livre, pour peu {p. 162}que la matiere fût neuve & étendue, & telle qu’on peut regarder celle dont je traite.

Je dirai donc que les Danseurs de corde sont devenus depuis un tems si agréables au Public, par l’embellissement de leurs Jeux & par la propreté de leurs Théâtres, que je suis persuadé qu’on sera bien-aise de sçavoir l’origine de leur établissement : on peut même le regarder comme le premier spectacle public qui ait paru chez les Grecs, puisqu’il étoit en usage bien auparavant les Jeux Olimpiques.

Boulanger, dans son Traité du Théâtre, dit que les Danseurs de corde étoient connus chez les Grecs sous le nom de Scocnobates, & chez les Latins sous celui de Hinambulus ; ce qui renfermoit chez les Anciens quatre sortes de ces danseurs. Les premiers étoient ceux qui voltigeoient autour d’une corde, comme une roue qui tourne autour de son essieu, & qui se suspendoient par le cou ou par les pieds : les seconds étoient ceux qui se couloient du haut en bas sur une corde, appuyez sur l’estomac, ayant les {p. 163}bras & les jambes étendues : les troisiémes étoient ceux qui couroient sur une longue corde tendue en droite ligne, & même sur une autre tendue du haut en bas, ce qui paroissoit fort périlleux ; & les quatriémes étoient ceux qui dansoient naturellement sur une corde tendue, avec le contre-poids, comme nous le voyons familierement aujourd’hui. Mais par la suite des tems ils joignirent à leur troupe des Sauteurs pour les sauts périlleux, que les Grecs appeloient Cubistes, & des femmes qui sautoient au-travers des cerceaux garnis de pointes d’épées en dedans, & qui faisoient quantité de tours de souplesses & d’agilitez très-surprenans ; ce qui rendit aussi leurs spectacles plus divertissans & plus estimables.

Spon nous apprend encore dans sa Recherche curieuse de l’Antiquité, que l’art des Danseurs de corde est des plus anciens, & dont l’origine commença dès l’établissement des Foires de Ville en Ville, pour l’utilité du Commerce, & qu’ils dressoient leurs Théâtres dans les Places publiques, {p. 164}pour assembler le peuple, & pour servir de divertissement aux Marchands Forains. Ils avoient encore parmi eux des Saltinbanques ou Charlatans, pour vendre leur mithridat ; & sur la fin du spectacle, quelques-uns de leur troupe alloient faire la quête parmi les spectateurs, qui mettoient ce qu’ils vouloient dans la tirelire, comme je l’ai vû pratiquer dans ma jeunesse les Fêtes & Dimanches à la Place de Nesles, où l’on a bati depuis le Collége des Quatre-Nations. Mais les Curez de Paris voyant que ce divertissement public attiroit & détournoit le peuple du Service divin, en firent abolir l’usage, & réduisirent les Danseurs de corde à ne jouer plus qu’aux Foires de Saint Germain & de Saint Laurent, suivant le Réglement de 1560, énoncé dans le Traité de la Police du Commissaire de la Marre, qui réduit les Danseurs de corde à ne jouer dans les Villes du Royaume que dans le tems des Foires, & à découvert dans les Places publiques. C’est apparamment sur les remontrances des Curez, que {p. 165}les Danseurs de corde n’ont plus joué qu’en champ clos, où je me souviens d’avoir donné seize sols aux premieres loges, & les autres places étoient à proportion. Il est vrai aussi que dans ce tems-là les hommes & les femmes un peu de mise n’alloient à ces spectacles qu’avec une espéce de honte.

Pausanias rapporte aussi que les Grecs refuserent d’admettre les Danseurs de corde, aux représentations des Jeux Olimpiques, parce qu’ils n’avoient point d’actions ni de préceptes dans leurs Jeux, qui tendissent à la perfection des mœurs, ni à aucune vertu morale ni physique : leurs Jeux ne consistoient qu’en des exercices violens, & souvent en danger de perdre la vie.

Ceux de nos jours n’ayant pas la liberté de parler dans leurs Piéces de Théâtre, imiterent pendant un tems l’art des Pantomimes, qui s’exprimoient par les gestes, & ensuite par le chant & par des tableaux. Mais les Comédiens François & l’Opéra s’étant toujours opposez à l’embellissement de leurs spectacles, les ont à la {p. 166}fin contraint de s’abonner avec eux pour un tems, en payant, je crois, dix mille écus ; moyennant quoi ils ont joint à leurs représentations des Piéces comiques qui peuvent passer pour une maniere de critique burlesque contre les mœurs du tems, qui sont assez au goût des gens de la Cour & de la Ville ; joint aux belles décorations de leur Théâtre. C’est pourquoi ils font payer les places à présent sur le même pied qu’à la Comédie ; ce qui me fait souvenir de rapporter ce qui arriva un jour à Térence dans Rome, au sujet des Danseurs de corde.

Il fait mention dans le Prologue de la Comédie intitulée D’heigra, qu’étant prêt de faire jouer cette piéce sur le Théâtre de Rome, l’an 586 de sa Fondation, partie des places étant même déja remplies, il se répandit un bruit dans le Parterre, que des Danseurs de corde, accompagnez d’une troupe d’Athlétes & de Gymnastes pour les sauts périlleux, avoient dressé leur Théâtre dans une Place publique, & qu’ils alloient commencer {p. 167}leurs Jeux pour la premiere fois ; aussitôt les spectateurs qui étoient venus pour voir la premiere représentation de sa Comédie, sortirent file à file, sans même redemander leur argent, & préférerent, au grand regret de Térence, la nouveauté du spectacle des Danseurs de corde, à celui de sa Piéce. Il plut si fort aux Romains, que Capitolin l’Historien dit que le Sénat en ordonna un qui fut représenté dans le Circle, pour honorer le triomphe des Empereurs Marc-Aurele & de Lucius Verus, où ils assisterent en habits de triomphes ; & qu’ils firent mettre des matelats étendus sous la corde, parce qu’un petit garçon de la troupe s’étoit laissé tomber en dansant devant eux : ce qui fut cause aussi que jusqu’au régne de Dioclétien, on tendit toujours des filets sous la corde, crainte de pareil accident, surtout quand les Empereurs honoroient les Danseurs de corde de leur présence. Capitolin rapporte encore qu’au tems de Néron, un Chevalier Romain parut à un de ces spectacles, monté sur un éléfant, {p. 168}qui marchoit en cadence sur la corde : ce qui fait voir que les Danseurs de corde étoient dans ce tems-là en quelque réputation pour les spectacles publics : les Empereurs Romains y assistoient aussi pour se rendre plus familiers au peuple. Il faut que leurs Jeux ayent bien dégénéré depuis ces tems-là, ayant toujours été regardez en France comme un spectacle puérile & convenable à la populace, si ce n’est depuis huit ou dix ans.

Je n’ai point vû dans mes voyages de Danseurs de corde plus hardis ni plus expérimentez que les Anglois, les Turcs & les Chinois : j’ai vû entre autres un Chinois en Hollande, monté sur des échasses aussi hautes que le toit des maisons, qui alloit annoncer par la Ville les Jeux que sa troupe devoit représenter. Il dansoit aussi sur la corde d’une élévation admirable, & faisoit des tours de souplesse surprenans. Ceux qui ont lû les Relations des Voyages de la Chine, sçavent que cette nation disloque les membres de leurs enfans, pour leur rendre le corps aussi souple & aussi dispos que {p. 169}celui d’un singe, surtout ceux qui font profession de gagner leur vie aux représentations des Jeux publics.

J’ai vû à Naples un Turc danser sans contrepoids, sur une corde qui traversoit une rue fort large, & attachée aux fenêtres d’un cinquiéme étage ; il ne paroissoit qu’un enfant à ceux qui le regardoient de la rue : aussi avoit-il pour se rassurer, des matelats sur le pavé, de la longueur de la corde. Néanmoins il arrive souvent que la tête leur tourne en dansant, & qu’il leur en coûte la vie, comme il est arrivé à un Turc que j’ai vû à la Foire de Saint Germain, il y a plus de trente ans : il montoit tout droit le long d’une corde qui étoit attachée de haut en bas au bout d’un grand mât, & dont le sommet alloit jusqu’au plafond du Jeu de paume ; & quand il étoit monté, il attachoit son contrepoids au sommet du mât, sur lequel il y avoit un rond de bois large comme une assiette, & y dansoit en tournant de tous côtez, ensuite il y dansoit sur la tête & les pieds en haut, & y faisoit quantité de mouvemens conformes à {p. 170}la cadence des violons, & puis il descendoit tout debout sur la corde, quoique tendue de haut en bas. Je puis dire aussi que les spectateurs ne le regardoient qu’en tremblant pour sa vie, comme il lui arriva quelque tems après de la perdre dans une représentation qu’il fit à la Foire de Troyes en Champagne, dont on a soupçonné un Anglois fameux Danseur de la troupe, qui jaloux de la réputation du Turc, graissa un endroit de la corde pendant qu’il étoit en haut ; il ne put s’en appercevoir, parce qu’il descendoit à reculon & ayant les pieds nuds, ce qui fut cause de sa chute. Il est assez ordinaire de voir de pareils attentats contre ceux qui excellent dans les Arts : l’Histoire nous en fournit quantité d’éxemples, surtout pour la Peinture & la Sculpture.

La Danseuse qu’on appelloit la belle Tourneuse, a fait trop de bruit sur le Théâtre des Danseurs de corde, pour n’en pas faire mention : je crois même qu’à moins de l’avoir vue, on aura peine à croire ce que j’en vais rapporter.

{p. 171}

Elle paroissoit d’abord sur le Théâtre d’un air imposant, & y dansoit seule une Sarabande avec tant de grace, qu’elle charmoit tous les spectateurs ; ensuite elle demandoit des épées de longueur aux Cavaliers, qui vouloient bien lui présenter pour faire sa seconde représentation : ce qu’il y a de surprenant, c’est qu’elle s’en picquoit trois dans chaque coin de l’œil, qui se tenoient aussi droites que si elles avoient été picquées dans un poteau ; elle prenoit son mouvement de la cadence des violons qui jouoient un air qui sembloit exciter les vents, & tournoit d’une vitesse si surprenante pendant une quart-d’heure, que tous ceux qui la regardoient attentivement en demeuroient tout étourdis, ainsi qu’il m’est arrivé ; ensuite elle s’arrêtoit tout court, & retiroit ses épées nues l’une après l’autre du coin de ses yeux, avec autant de tranquilité que si elles les eût tirées du foureau. Néanmoins quand elle me rendit la mienne, dont la garde étoit fort pesante, je remarquai que la pointe étoit un peu ensanglantée. Cela n’empêcha pas {p. 172}qu’elle ne dansât encore d’autres danses tenant deux épées nues dans ses mains, dont elle mettoit les pointes tantôt sur sa gorge, & tantôt dans ses narines, sans se blesser. J’aurois crû que ces danses auroient été surnaturelles, si l’Abbé Archambaut qui a beaucoup d’érudition, ne m’avoit fait souvenir qu’elles tiroient leur origine de la danse Sacrée des Saliens Prêtres de Mars, instituée chez les Romains, que j’ai rapportée dans son lieu ; comme celle des Balets des Suisses, qui se fait au bruit & au cliquetis des sabres, tire son origine de la danse Pyrrique.

Nous avons vû sur le même Théâtre en 1714 un Pantomime Toscan danser plusieurs Entrées de danses caractérisées ; son visage représentoit au naturel tous les sujets de ses danses, entre autres celle d’un insensé, faisant agir toutes les parties de son corps en cadence, & qui paroissoient aussi disloquées que celles d’un squelete dont les os sont attachez avec du fil d’archal : son Entrée de Paysan avec des sabots, étoit d’une légereté & d’une naïveté sans pareille.

{p. 173}

Mais ce qui acheva de lui donner une approbation générale, ce fut son Entrée d’un Suisse pris de vin, avec son hallebarde qui servoit à le soutenir dans tous les mouvemens, les gestes & les faux-pas d’un yvrogne, accompagnez de tous les agrémens les plus surprenans & les plus ingénieux que l’art de la Danse puisse imaginer dans ce genre-là.

J’étois à ce spectacle auprès d’un des plus fameux Danseurs de l’Opéra, qui m’avoua que toutes les Entrées de ce Pantomime étoient inimitables ; ce qui peut confirmer la bonne opinion que les Anciens ont eue des Toscans, pour les danses caractérisées les plus convenables au Théâtre pour exprimer les passions.

Les Danseurs de corde, pour rendre leurs spectacles plus complets, ont joint encore à leur troupe celle des Alards, qui sont connus autant par l’agilité des sauts périlleux, que par la perfection des Entrées de Scaramouches & d’Arlequins, où ils ont même paru à quelques Opéras avec applaudissement.

{p. 174}

Archange Tuccaro Napolitain, Professeur en l’art Gymnastique, nous apprend que lorsque les Danseurs de corde commencerent à paroître chez les RomainsOrigine des premiers abus de la danse., ils joignirent à leur troupe celle des Archimomons, qui étoient les chefs des Bateleurs, des Bouffons, & des Baladins, & qu’ils sont les premiers qui ont corrompu & abusé sur leur Théâtre de l’art de la Danse, par des gestes, des mouvemens impudiques & dissolus, ne l’ayant osé entreprendre chez les Grecs, à cause de la vénération qu’ils avoient pour cet art, & dont l’origine leur a toujours paru très-respectable pour l’éducation de la jeunesse pour la danse Théâtrale, & pour les bals de cérémonie.

L’art Gymnastique dont Tuccaro faisoit profession, étoit selon lui le plus noble exercice des Héros de l’Antiquité, & le plus célébre aux Jeux Olimpiques ; ses fonctions consistoient dans la danse grave & sérieuse, à voltiger sur le cheval de bois, faire des armes, le saut, la lute, tirer de l’arc, lancer le dard, le javelot, {p. 175}jetter le palet, la course & la longue Paume : les Cubistes étoient ceux qui s’attachoient à faire les sauts périlleux ; mais de tous ces exercices, ceux qui convenoient à l’art de la Guerre, étoient les plus estimez : c’étoit aussi ces sortes d’éxercices qui composoient les Jeux Olimpiques.

Les Grecs avoient des Académies publiques qu’on appeloit Gymnastes, d’où nos Colléges & les Académies ont tiré leur origine ; les Républiques y entretenoient des Professeurs pour l’éducation de la jeunesse dès l’âge de sept ans : les Citoyens y alloient jusqu’à l’age de soixante ans, pour s’entretenir dans leurs exercices. On appeloit aussi, au dire de Quintilien, les Maîtres de l’Art Gymnastique Palestricos, & les Disciples Palestritas.

Quoiqu’il semble n’être permis qu’à Moïse de parler de ce qui s’est passé avant le Déluge universel, néanmoins Béroce nous assure que l’art du saut & de la lute étoit en usage dans la ville d’Enos ou de Caen, proche la montagne du Liban, où les Géans s’éxerçoient avant le Déluge, étant {p. 176}un art convenable à leur force gigantesque. On peut aussi juger de-là que Iphitus, non plus qu’Hercule, n’ont pas été les premiers inventeurs de l’art Gymnastique, mais qu’ils en ont été les restaurateurs, pour l’employer aux Jeux Olimpiques : quoi qu’il en soit, cela fait toujours voir que l’exercice de la lute & du saut sont aussi anciens que le monde.

Tuccaro rapporte aussi que Galien, ce fameux Médecin de l’Antiquité, voulant s’éxercer à la lute dans le Gymnaste d’Athénes, s’y démit l’épaule à l’âge de trente ans, & n’osa plus se commettre à cet exercice ; ce qui fut cause qu’il s’appliqua depuis à la connoissance de la Médecine, où il a si bien réussi.

Platon se faisoit au contraire un plaisir de s’aller exercer dans ces Jeux, parce qu’il passoit pour un bon Athléte, avant que de s’attacher à la Philosophie ; il étoit du devoir des bons Citoyens des Républiques, de paroître de tems en tems aux Gymnastes, pour en connoître les progrès, & même d’en continuer l’exercice jusqu’à {p. 177}soixante ans, qui étoit le tems où l’on étoit dispensé d’aller à la guerre pour la défense de sa patrie.

Virgile nous apprend aussi qu’après que les Perses & les Romains eurent affoibli la grandeur des Grecs, qu’ils envoyerent leurs enfans en Toscane pour les former à tous les exercices du corps, où cette Nation excelloit autant que les Grecs l’avoient pû faire dans le tems de leur splendeur ; de même qu’aujourd’hui tous les grands Seigneurs de l’Europe viennent en France pour se perfectionner dans les exercices convenables à la Noblesse.

J’ai trouvé dans Tuccaro trois ou quatre traits historiques concernant la Danse, qui méritent d’être rapportez ici comme un Supplément.

Il dit entre autres que les Juifs célébrerent une fête de réjouissance publique, qui consistoit en festins & en danses, pour remercier Dieu & marquer leur joie de la levée du siége de Béthulie, que Holopherne Général de l’armée des Assiriens tenoit assiégée, à qui Judith par une inspiration divine alla couper la tête dans son lit : après {p. 178}cette action mémorable, les Magistrats de la Ville menerent Judith en pompe au bal où la fête étoit préparée ; elle y dansa la premiere comme la Reine du bal. Cette illustre veuve étant sans ostentation, elle vêcut après chez elle comme une simple particuliere ; mais les Juifs pour célébrer sa mémoire, ont depuis continué cette fête tous les ans, jusqu’à la destruction de Jérusalem.

C’étoit un usage établi parmi les Juifs, de danser à toutes les fêtes de réjouissance & aux noces : les conviez se faisoient honneur de danser avec la mariée ; & si Notre-Seigneur ne dansa pas aux noces de Cana, du-moins y convertit-il l’eau en vin, pour témoigner sa reconnoissance à la mariée, & pour en prolonger le divertissement.

Lucien fait mention que Sylene étoit un aussi bon danseur que grand Philosophe parmi les Egyptiens, & qu’il dansa la Cordace au son de la lyre d’Apollon, dans un festin qui fut fait en l’honneur des Dieux ; ce qui fut aussi cause que les Egyptiens le choisirent par préférence pour l’éducation {p. 179}de Bacchus, dont il fit aussi un excellent danseur. C’est une erreur, dit Lucien, de nous représenter Sylene comme le pere des yvrognes : Bacchus fut aussi l’inventeur de la danse de la Volte ; il surmonta les Toscans & les peuples de Lydie au saut & à la danse. C’est pourquoi on peut regarder Sylene & Bacchus comme des excellens danseurs de l’Antiquité, de même, dit Pindare, qu’Apollon fut nommé Sauteur par admiration, & que les nommez Bulbo, Cratine & Callian ont aussi passé pour de très-fameux danseurs & sauteurs chez les Grecs ; c’étoit des qualitez fort estimables chez les Egiptiens, les Grecs & les Toscans dans l’Antiquité.

Tuccaro, comme je l’ai déja dit, attribue la corruption de la danse Théâtrale aux Danseurs de corde, qui joignirent à leur troupe des danseurs, des bouffons & des farceurs, pour représenter sur leur Théâtre des danses qui tendoient à la corruption des mœurs, & surtout par des danses aussi impudiques qu’indécentes, qui {p. 180}furent si fort au goût de la jeunesse Romaine, que les Maîtres de Danses établirent dans Rome pour leur plaire, les danses Nuptiales pour la célébration des noces, qui étoient très-licentieuses, & dont les mouvemens exprimoient les devoirs maritals ; ce qui dura jusqu’au régne de Tibere, qui pour en réformer les abus, fit bannir de Rome par un Arrest du Sénat, la troupe des Danseurs de corde, & tous les Maîtres de Danses qui étoient établis dans Rome depuis un fort long-tems pour l’éducation de la jeunesse ; desorte que la danse y fut interdite jusqu’au régne de Caligula qui succéda à l’Empire. Mais cet Empereur ayant une passion violente pour la Danse, donna ses premiers soins pour la rétablir dans Rome, malgré l’Arrest du Sénat : il fit venir secrétement dans son Palais les meilleurs Maîtres de Danses qui s’étoient réfugiez dans les Villes d’Italie, & leur fit composer des Entrées de Balet, & fit faire des habits convenables pour l’éxécution de son dessein, à l’insçu du Sénat ; & quand tout fut disposé, il le {p. 181}convia à un festin pour le soir dans son Palais, sous prétexte d’avoir une affaire importante à lui communiquer : le soupé se passa sans que l’Empereur eût parlé du sujet de son mandement, il fit passer l’assemblée dans une grande Salle préparée pour l’exécution des Entrées de Balet, qui durerent jusqu’à la pointe du jour. Alors Caligula leur dit : Vous avez vû & entendu, Messieurs les Sénateurs, le sujet qui vous a fait mander ici, & dont je suis persuadé que vous êtes contens ; j’ai encore à vous dire que vous avez eu trop de complaisance pour Tibere, en bannissant de Rome des gens dont la Profession étoit aussi utile à la jeunesse, que convenable au divertissement de la grandeur Romaine. Le Sénat lui répondit qu’il ne l’avoit fait que par rapport aux danses licentieuses & indécentes, qui tendoient à la corruption des mœurs, & qu’ils espéroient qu’il n’en souffriroit plus l’usage, auquel cas ils consentoient volontiers le rétablissement des Maîtres de Danses : ce qui fut confirmé par un Arrest du Sénat, qui fit refleurir la {p. 182}Danse dans Rome plus que jamais. Mais il ne daigna pas faire mention des Danseurs de corde, dont les jeux furent regardez depuis comme un spectacle convenable à la populace ; ce qui a duré jusqu’à la fin du siécle précédent, où ils ont rétabli leur réputation à Paris, comme je l’ai rapporté ci-devant.

Quoiqu’ils semblent négliger les jeux d’où ils tirent leur origine, pour celui des Comédies, qui font aujourd’hui le plus essentiel de leur spectacle, aussi ne voit-on plus de ces fameux Danseurs de corde & Voltigeurs, que l’on regardoit avec admiration, & qui faisoient trembler les spectateurs, qui ne sçavent pas qu’ils mâchent d’une racine qu’on nomme dormit, qui a la vertu d’empêcher les étourdissemens de tête ; ce qu’ils tiennent des Bouctins & des Chamois, qui en broutent les feuilles auparavant de monter sur les sommets des montagnes & des monts Pyrénées, où ces animaux sont fort communs.

Chapitre VIII.
De la Musique naturelle attribuée à Dieu comme l’Auteur de la Nature.

Pour servir de Supplément à l’Histoire de la Musique, imprimée en 1715. §

{p. 183}Quoique cette matiere soit toute Théologique & Physique, & par conséquent fort abstraite pour ceux qui n’ont pas une parfaite connoissance des Sciences sublimes ; je hazarde néanmoins d’en parler, parce qu’elle fait partie de mon sujet, pour tâcher d’en donner seulement une légere idée au Lecteur.

Les Peres de l’Eglise & les plus profonds Philosophes de l’Antiquité prétendent que c’est sur les principes de cette Musique naturelle, que Dieu a créé l’Univers, & qu’il en a formé l’arrangement avec la premiere matiere : c’est ainsi sur ce fondement qu’ils le qualifient quelquefois de grand Musicien & d’Architecte du monde.

{p. 184}

Saint Augustin, dans son Traité de la Musique vocale & instrumentale, & Saint Thomas, disent que la Musique naturelle est renfermée dans l’ordre de l’harmonie universelle.

Les premiers Philosophes & Musiciens de l’Antiquité, tels que Mercure, Trismegiste, Thales, Pytagore, Platon & Aristoxene, qui ont reconnu un être souverain Auteur de la Nature, ont aussi crû qu’il a réglé les mouvemens des Cieux & des Planetes, par les accords sonores de l’harmonie, & que ces mouvemens forment un concert à la gloire de leur Créateur, dont il a donné la clef aux Intelligences célestes, & qu’il y en a de préposées pour le gouvernement de tous les élémens. Ces Philosophes prétendent encore que tout ce qui se meut dans la nature n’agit que sur les principes de cette Musique naturelle, & qu’elle régle tous les mouvemens de l’Univers, dont les effets néanmoins sont aussi imperceptibles à notre esprit qu’à nos sens, & par conséquent très-difficiles à concevoir, & dont nous n’avons que des preuves {p. 185}littérales & artificielles, je veux dire simplement écrites par des anciens Poëtes & Musiciens, qui ne sont pas suffisantes pour une conviction incontestable. Mais sans entrer dans la discution de ces sentimens, je me contenterai de dire que si on s’en rapporte à l’Ecriture-Sainte, on y trouvera quantité d’éxemples qui peuvent persuader que les Anges sont les Ambassadeurs de Dieu, desquels il se sert quelquefois pour nous annoncer ses volontez sur la terre, par l’usage de la voix ordinaire, ou mélodieuse, comme celle que l’on entendit dans les airs, lors de la naissance de Jésus-Christ, & tant d’autres éxemples dont l’Ecriture est remplie. Ce sont à la vérité des faits miraculeux, ausquels néanmoins nous devons soumettre notre jugement, par rapport aux effets de la voix & de la Musique céleste, qui passe pour être émanée de l’idée de Dieu, suivant le sentiment de S. Denis l’Aréopage, dans son Traité de la Hiérarchie, & ce que les anciens Philosophes ont nommé Musique divine ou Musique naturelle.

{p. 186}

Cette matiere m’engage à mêler des faits naturels tirez des Auteurs profanes, à des autoritez sacrées ; je respecte celles-ci, & je ne rapporte les autres, que sur la garentie des Auteurs qui en ont écrit ; pour faire voir autant qu’il est possible, que la Musique est composée visiblement dans la nature, par un effet de la Providence divine, qui a voulu par ce moyen en donner la connoissance aux hommes dès la création du monde, sur les principes de la Musique céleste ou naturelle, d’où les premiers Philosophes prétendent que la Musique vocale s’est établie, & qu’elle en tire son origine. Quoique ces preuves soient fort obscures vû leur antiquité, je vais néanmoins en rapporter quelques-unes qui pourront fortifier cette opinion, sans m’arrêter à celle des anciens Payens, qui attribuent l’origine de la Musique aux faussez Divinitez ou à leurs Législateurs.

Pline nous apprend dans son Histoire naturelle, que quelques Grecs coupant de certains roseaux appellez Bonbiscins, il en sortit un son mélodieux, {p. 187}& ils étoient organisez à proportion de leur grosseur & de leur hauteur, dont Antigenes fameux Musicien fit faire des flutes excellentes ; desorte que c’est par les effets de ces roseaux harmonieux, que l’on a pû trouver l’invention des Orgues : ce son mélodieux est, ce me semble, une preuve de la résidence de la Musique dans la nature. Pline, Liv. 16, chap. 36.

Solin dit aussi qu’en Sicile il y a une fontaine dont les eaux se meuvent au son de la flute, & bouillonnent si haut, qu’elles semblent danser en cadence aussi long-tems que l’on en joue ; ce qui est confirmé par différens Auteurs. Solin, chap. 5.

Mais sans aller chercher si loin, les curieux en peuvent faire l’expérience, comme l’Abbé Brossard auteur du Dictionnaire de la Musique, m’a dit l’avoir fait avec un bon joueur de flute, en faisant mettre un sceau d’eau de fontaine dans une grande terrine, exposée au Soleil pendant deux ou trois heures, afin que l’eau soit bien reposée : alors le fluteur s’assit auprès {p. 188}de la terrine, préludant sur sa flute le plus tendrement qu’il est possible, pour trouver le ton qui peut émouvoir l’eau, ce qu’il fit en un quart-d’heure ; & la voyant émue, il prit l’essort sur sa flute, en fit danser cette eau aussi long-tems qu’il voulut, comme si cette eau avoit été poussée par de petits tuyaux, pour la faire rejaillir.

Mais comme les eaux des fontaines sont de differente nature, le ton qui convient à l’une pour la faire danser, ne convient pas à l’autre ; c’est au joueur de flute à le trouver : il faut aussi qu’il soit des plus habiles, pour jouer tendrement ces beaux airs de flute des Operas de Lully, qui émeuvent la nature ; & quand l’eau est bien agitée, elle danse au son des Menuets, de la Gigue, & sur des tons patétiques : cette expérience peut convaincre les plus incrédules sur les effets de la Musique naturelle.

C’est ce que les Anciens ont voulu nous faire entendre, par ce qu’ils ont rapporté des Orphée, Amphion, Marsyas, & de tant d’autres fameux Musiciens dans la premiere antiquité, qui {p. 189}émouvoient des corps insensibles par la douceur de l’harmonie des instrumens.

L’Histoire naturelle des Isles Antiltes de l’Amérique, ch. 19, nous apprend que l’on trouve dans la mer de grandes coquilles que l’on appelle Musicales, parce qu’elles portent sur leur dos des lignes noirâtres, sur lesquelles les notes de Musique sont marquées ; & l’on voit une espece de clef comme pour mettre en chant ; desorte que l’on diroit qu’il ne manque que la lettre à cette tablature : ce qui est encore plus surprenant, c’est que chaque coquille est chargée de notes différentes, suivant les remarques que nos Curieux en ont faites à Paris sur celles qu’ils ont dans leurs cabinets : j’en ai vû deux chez M. Morin, & une chez Madame Gatelier, qui confirment ce que j’en rapporte.

Cardan nous donne encore une idée de la Musique naturelle, par l’examen qu’il a fait de la composition du corps humain, qui n’agit, à ce qu’il dit, que sur les principes de cette Musique.

{p. 190}

Il prétend que le corps humain est un instrument harmonieux, orné d’une voix fléxible & sonore, composé de la main de Dieu, avec la matiere la plus pure des quatre élémens, sur les principes de la Musique naturelle, dont les quatre humeurs dominantes sont comme quatre clefs qui servent de régles pour faire agir de concert les 242 parties principales dont le corps humain est composé, & que le poulx y est établi comme le Musicien ou Maître de chœur qui bat la mesure dans un concert, & qu’il y régle par un mouvement ou battement égal, toutes les facultez corporelles, lequel battement doit être de quatre mille fois dans une heure, quand toutes les parties du corps sont bien organisées ; ce qui l’entretient dans une santé parfaite jusqu’à l’age décrépite, qui est le tems que ces organes se relâchent, comme les cordes d’un instrument, ce qui cause sa destruction.

Socrate, dans son Traité de l’immortalité de l’ame, dit encore que l’ame est une harmonie qui combat les passions du corps, ou qui les accorde, {p. 191}comme un Musicien fait raisonner les cordes de sa lyre ou du luth, pour en trouver les accords suivant les regles de l’art.

C’est peut-être sur la connoissance que les Anciens avoient de la Musique naturelle, & de sa conformité avec l’organisation du corps humain, que les Médecins dans l’antiquité étoient obligez de sçavoir la Musique pour l’éxercice de leur Profession. Pline dit que Hérophilus, aussi fameux Médecin que Musicien, fut des premiers qui mit en usage la méthode de guérir les maladies par l’étude des battemens du poulx, suivant les différens âges des malades. Haffenreffer Musicien & Médecin d’Allemagne a fait un Traité de l’harmonie du poulx, qui prouve l’opinion des Anciens.

La Mothe le Vayer, dans son Discours sceptique sur la Musique, rapporte que dans l’Amérique on trouve fort communément un animal qu’on appelle Unau, ou le Paresseux par les Amériquains, lequel chante naturellement six fois cette particule ha, sur {p. 192}le même ton que nous entonnons en France celles de la sol fa mi re ut ; & c’est peut-être ce qui a donné lieu à quelques Auteurs de soutenir que Gui Larétin n’étoit pas l’inventeur de ces six tons, & de les attribuer aux effets de la Musique naturelle.

On trouve encore dans les Antiquitez de Fauchet, Liv. 8, chap. 7, que près la Ville d’Autun, environ la saint Jean, il se fit un orage si prodigieux, qu’il tomba des nuées un glaçon de vingt à vingt-cinq pieds de longueur, de sept pieds de large, & de deux pieds d’épaisseur, sur lequel, disent quelques anciennes Chroniques, l’on vit des raies & des caracteres comme des notes, qui sembloient marquer l’impression des sons du tonnerre, comme sur un papier de Musique ; ce qui a été regardé comme un prodige, mais qui peut faire croire que la Musique naturelle réside & produit ses effets dans tous les élémens.

Quelques Rabins ont prétendu que le flux & le reflux de la mer se faisoit sur les principes de la Musique naturelle, {p. 193}fondez sur ce que Dieu a dit qu’il avoit réglé ses bornes ; du moins peut-on croire que cette Musique existe dans tous les élémens. Le P. Mércenne, dans son Traité de l’harmonie universelle, assure que les vents imitent les sons de toutes sortes d’instrumens.

Mais comme tous les faits que je rapporte de cette présupposée Musique céleste, ou naturelle, ou élémentaire, paroissent les uns miraculeux, & les autres naturels ; je n’entreprendrai pas d’en rien dire de décisif : cette sublime matiere est au-dessus de ma connoissance ; il faut s’en rapporter aux Physiciens & aux sentimens de ceux qui cultivent ces hautes sciences, pour sçavoir ce qu’on en doit croire.

J’oserai dire encore que la surprenante Machine de Marly peut donner une idée & même une espece de preuve du mouvement harmonieux des Planetes ; laquelle auroit été encore plus sensible, si l’Inventeur de cette merveilleuse Machine, avoit pensé d’ajoûter à son mouvement des tuyaux d’orgue, qui auroient pû former un {p. 194}Jeu d’orgue hidraulique, comme on en voit en Italie ; ce qui est encore faisable, si le Roi vouloit rendre ce grand chef-d’œuvre plus digne d’admiration. Ce n’est pas que son mouvement prodigieux & cadencé ne produise une espece d’harmonie qu’on appelle patétique, parce qu’elle a la faculté d’émouvoir l’ame la premiere fois que l’on l’entend ; j’en ai vû & fait plusieurs fois l’expérience. Ainsi il a été facile à Dieu de donner aux Planetes un mouvement harmonieux, sur les principes de cette Musique naturelle, comme l’a crû Pitagore.

C’est en ce sens que ceux qui veulent, comme les Philosophes Pitagoriciens, que tout soit Musique dans l’Univers, nous disent qu’il y en a une Divine, une Angélique, une Elémentaire ou naturelle, la mondaine ou l’artificielle. Je vais faire voir en quoi les Philosophes de l’Antiquité ont fait encore consister la Musique élémentaire & celle des Oracles.

Chapitre IX.
De la Musiqué Elémentaire attribuée aux Esprits Aëriens & aux Oracles de l’Antiquité. §

{p. 195}Il s’agit de faire voir en quoi les anciens Philosophes ont fait consister cette Musique : la matiere en pourra paroître fabuleuse à ceux qui n’ont nulles notions des anciens Auteurs, parce qu’elle s’est trouvée abolie depuis la naissance de Jésus-Christ, par la lumiere de l’Evangile, qui a désabusé une partie du genre humain des erreurs & de la confiance qu’il avoit dans la puissance des fausses Divinitez, qui expliquoient leurs volontez par l’organe des Oracles, dont l’éxistance a été reconnue de toute l’Antiquité. Thalès, Platon & Hérodote nous apprennent qu’ils rendoient souvent leurs réponses très ambigues, & même quelquefois musicalement, pour imprimer plus de respect à ceux qui les consultoient, {p. 196}étant secondez par la fourberie & subtilité des Sacrificateurs & des Prophétesses, qui étoient établis dans les Temples pour le culte de leurs Dieux & de leurs Idoles, dont ils tiroient souvent des profits considérables aux dépens de la crédulité des plus puissans Rois, des Princes, & des peuples qui les alloient consulter comme des Dieux, pour sçavoir l’avenir.

Ces Philosophes & bien d’autres parlent aussi des concerts que l’on entendoit dans les Isles inhabitées & dans les Forests, dont le Lecteur néanmoins croira tout ce qu’il lui plaira, ne rapportant ce que j’en ai trouvé dans ces Auteurs, que par rapport au sujet que je traite.

Appollonius, Zamblique, Porphire, & Michel Psellus, tous grands Philosophes, mais un peu suspects de magie, au sentiment du peuple, & non pas de Saint Jérôme, assurent qu’il y a quatre sortes de Démons ou d’Esprits élémentaires, dont l’explication se trouve dans le Livre du Comte de Gabalis ; c’est un récit parfait de tout ce qui se peut dire de {p. 197}plus plaisant sur cette matiere, pour tâcher de persuader l’éxistance des Esprits élémentaires, de même que la réalité des apparitions des phantômes, à laquelle néanmoins beaucoup de gens bien sensez n’ont point de foi, & encore moins ceux qui se picquent d’esprits forts, non plus qu’aux apparitions diaboliques, quoiqu’il y ait quantité d’Auteurs qui prétendent qu’elles étoient assez communes au tems du Paganisme ; témoin l’éxemple qu’on en trouve dans Elian, Liv. 8. Pausanias & Apollonius disent aussi être arrivé aux yeux de toute la Gréce, dans la LXXVII. Olympiade, entre Euthryme fameux Athlete, & l’ombre de l’un des Compagnons d’Ulysse chez les Thémésiens, lequel fut assassiné dans la Ville de Thémese par les habitans, en revenant du siége de Troie : les Dieux leur envoyerent pour punition une maladie épidémique, ce qui obligea les Thémésiens d’avoir recours à l’Oracle pour leur guérison, lequel prononça que pour appaiser les menaces de ce Héros, il faloit lui offrir pour victime tous les {p. 198}ans une fille vierge dans le temple au jour de sa mort, ce que les Thémésiens accomplirent pour un tems, & jusqu’à ce que Euthryme fameux Athlete les eût affranchi de ce tribut, en revenant des Jeux Olympiques où il avoit emporté le prix du combat avec des corroyes de cuir de bœuf, dont il se servit pour combattre le phantôme, qui étoit venu dans le temple pour enlever sa victime, laquelle fut donnée à cet Athlete, après l’avoir contraint au bruit des acclamations du peuple, de s’aller précipiter dans la riviere, en faisant des gémissemens épouventables. Et l’éxemple de Cléomede natif de l’Isle d’Astipalée, aussi célébre chez les Grecs pour la force du corps, que Samson le fut parmi les Hébreux, en faveur duquel l’Oracle de Delphes prononça que le dernier des Héros étoit Cléomede. Ce sont des faits qui prouvent que les Oracles s’énonçoient par l’usage de la voix, si on pouvoit donner quelque créance aux Auteurs qui rapportent tant de fables.

Suétone rapporte dans la vie de Jules-César, {p. 199}qu’étant sur les bords du fleuve Rubicon, incertain s’il le passeroit ou non, attendu que ce passage étoit contraire aux ordres du Sénat, un prodige ou phantôme ressemblant à un homme, fort haut & beau par excellence, s’apparut à lui jouant d’un chalumeau fait de canne ; plusieurs Bergers y accoururent, & des soldats abandonnerent leurs postes pour l’ouir, entre autres les trompettes, à qui ce phantôme en arracha une, & se jetta dans la riviere qu’il passa à la nage, en sonnant l’allarme d’une grande force avec cette trompette ; il parut pendant quelque tems sur l’autre bord de la riviere : alors César dit à son armée, allons où les prodiges des Dieux nous appellent ; cette résolution, dit Suétone, lui procura l’Empire.

Il est encore fait mention dans le Recueil des Histoires prodigieuses, Tome 2, ch. 6, de celles des Satyres qui apparurent à S. Jérôme & à St Antoine dans les deserts, confirmées par les Ecrits du premier, & par St Athanase dans la vie du second : je {p. 200}sçai bien que l’on répond à cela que Dieu pouvoit permettre ces sortes d’apparitions avant la naissance de Jésus-Christ.

L’on voit aussi dans les Annales de Nuremberg, qu’un certain jour qui est marqué, il passa dans cette grande Ville une espece de phantôme ou de grand homme, d’une figure prodigieuse, qui jouant du flageolet, parcourut toutes les rues, & tous les enfans qui l’entendirent, se mirent à le suivre comme par enchantement ; il en assembla jusqu’à 800 des deux séxes, & les conduisit hors de la Ville : ils se perdirent ensuite si absolument, que quelques diligences que purent faire les parens de ces enfans, l’on n’a jamais sçû ce qu’ils étoient devenus ; mais l’on a depuis trouvé au milieu de la Hongrie une Ville assez belle, dont les habitans ont le langage & toutes les manieres des Bourgeois de Nuremberg, mais fort différentes de celles des autres Hongrois ; ce qui fait présumer qu’ils proviennent de cet enlévement.

La mort du grand Pan annoncée {p. 201}au Pilote Thamus, du tems de l’Empereur Tibere, semble encore prouver que les Démons ont l’usage de la voix ; joint à ce que dit Aristote, que dans l’une des sept Isles d’Eloüs, qui étoit inhabitée, on entendoit souvent un concert très-harmonieux ; ce qui fit croire dans ce tems-là que c’étoit le lieu d’assemblée pour les réjouissances des Esprits aëriens ou des Satyres.

Olaüs magnus dit qu’en bien des endroits peu habitez du Septentrion, l’on entendit souvent des concerts. Pline & Solin assurent qu’au mont Atlas on entendoit aussi des bruits d’instrumens, comme de tambours & de cimbales, qui sembloient former une espece de concert. Hist. du Septentrion, ch. 2.

Lucrece dit encore que ces sortes d’Esprits font leur retraite au milieu des montagnes & des forêts, entourez de rochers & dans les plus sombres solitudes, & que ces lieux sont les sujets ordinaires des fables que font les habitans d’alentour, qui disent que c’est la demeure sacrée des Satyres, des Nymphes, & des Faunes ; ils assurent {p. 202}que la plupart du tems le silence de la nuit est troublé par le bruit de leurs jeux, & qu’ils entendent les cordes mélodieuses des instrumens, aussi-bien que les sons des flutes dont les accords sont très-harmonieux. Ils racontent encore plusieurs choses de cette nature, qui ne paroissent pas moins surprenantes que fabuleuses, afin qu’on ne s’imagine pas que ces lieux solitaires qu’ils n’habitent point, soient privez de la présence des Dieux Champêtres. Ces sortes d’habitans, dit Lucrece tome 2., se plaisent à augmenter ces merveilles, par la maniere dont ils les récitent ; & ils sont toujours écoutez favorablement, par l’avidité qu’ont les hommes de sçavoir tout ce qui leur est nouveau, soit vrai ou fabuleux, quoique généralement contraire aux opinions des Physiciens, qui n’admettent que ce qui est naturellement possible & conforme au bon sens ; c’est aussi le sentiment des Philosophes modernes.

Fauchet, dans ses Antiquitez, rapporte après Aventin, que Charlemagne ayant entrepris de faire faire un {p. 203}canal pour communiquer le Rhin au Danube, il vint exprès à Wormes avec toute sa Cour, pour presser l’éxécution de cette grande entreprise ; les Niveleurs & les Ingénieurs l’assurerent du succès, mais que la dépense en seroit immense : l’Empereur s’y résolut, dans l’espérance d’en être indemnisé par la conquête du Royaume de Hongrie, qu’il préméditoit pouvoir faire aisément par le moyen de ce canal, qui fourniroit de vivres à son armée.

Les Entrepreneurs commencerent cet ouvrage avec quantité de travailleurs ; mais cette grande entreprise fut troublée par des prodiges extraordinaires : entre autres on entendoit les nuits des voix qui sortoient de dessus les travaux, qui faisoient des mugissemens épouventables ; d’autres voix qui sortirent du fond du canal, dont les tons étoient fort agréables & fort harmonieux, ce qui étonna tous les travailleurs qui campoient autour du canal. Charlemagne qui étoit sçavant dans les Lettres, traita cela de chimere, & ordonna de continuer les travaux {p. 204}le lendemain : mais quand les ouvriers voulurent ouvrir la terre, il se forma un orage si prodigieux, accompagné d’éclairs, de tonnerre, de vents, de grosse grêle, & de pluie, que les ouvriers furent contraints de se retirer dans leurs cabannes toute la journée ; cet orage fut si violent, qu’il renversa tous les travaux ; l’Empereur attribua encore cet événement aux effets ordinaires de la nature, & ordonna de les recommencer le lendemain, quoiqu’on entendît encore les mêmes voix de ces esprits souterrains pendant toute la nuit, bien que le tems fût fort serein : mais aussitôt que les travailleurs voulurent se mettre à l’ouvrage, l’orage recommença comme le jour précédent, ce qui obligea les Entrepreneurs de venir faire leur remontrance à l’Empereur, & lui faire entendre que cette entreprise étoit apparemment désagréable à Dieu qui avoit réglé l’ordre de la nature dans le tems de sa création. Ce prodige est aussi confirmé par Aventin fameux Historien, qui dit que Ptolomée Roy d’Egypte voulant faire un {p. 205}canal pour aller du Nil dans la mer Rouge, qu’il arriva approchant la même chose. C’est aussi ce que Cléopatre ni les Romains n’ont jamais pû éxécuter : ce qui fait voir qu’il n’appartient pas aux hommes de vouloir réformer la nature sans la participation de son Créateur.

Ce n’est pas que les Romains n’ayent quelquefois réüssi dans de pareilles entreprises ; il y en a aussi d’autres qu’ils ont abandonnées par les effets de la Providence. Mais les Philosophes qui se mêlent de vouloir pénétrer dans les secrets de Dieu par l’Etude de la Théologie sécrete, attribuent ces événemens singuliers & ces sortes de voix aux Esprits élémentaires.

Ainsi les Esprits accoutumez aux fables croiroient volontiers que les voix que l’on entendit la nuit sur le canal, sont celles des Gnomes, qui sont, dit le Comte de Gabalis, composez des plus subtiles parties de la terre qu’ils habitent ; & que les Nymphes sont composées des parties les plus déliées de l’eau ; les Salamandres {p. 206}sont formées par l’action du feu universel, & les Sylphes sont composez des plus purs atomes de l’air. C’est en partie sur ces idées imaginaires, que les Philosophes que j’ai déja citez au commencement de ce Chapitre, ont fondé leur sistême de cette prétendue Musique élémentaire.

Fauchet, Antiquitez, Liv. 7, ch. 4, Aventin, le Comte de Gabalis, Pausanias, Tacite, & Strabon, disent encore que la statue de Memnon de Thebes, faite d’airain, rendoit quelquefois ses Oracles musicalement, quand les rayons du Soleil dardoient à plomb sur sa tête ; ce qui n’est pas plus surprenant que ce que nous rapporte Tite-Live du buste d’Apollon, qui pleura trois jours & trois nuits dans la citadelle de Cumes, sous le Consulat d’Hostilius, Décade V.

D’autres Historiens disent qu’au temple de Daphné, les Prêtres portoient quelquefois leurs Idoles en procession sur leurs épaules, en chantant des hymnes en musique à leur louange, & que ces Idoles répondoient musicalement. Ils font aussi {p. 207}mention des chênes de la Forêt de Dodonne, qui rendoient des Oracles en musique ; ils disent que l’agitation de ces arbres causée par les vents, faisoit entendre une espece de mélodie : c’est pourquoi il étoit défendu d’en couper une seule branche, sur peine de la vie.

Je trouve qu’il s’en faut beaucoup que l’Auteur de l’Histoire des Oracles, faite en 1686, ait appris au Public tout ce que son élégante plume auroit pû écrire sur ce sujet, puisqu’il ne parle pas des magnificences de leurs Temples, comme celui de Jupiter Hammon, situé dans les déserts de la Lybie, qui a passé pour l’une des sept merveilles du monde, construit par l’ordre de Bacchus à son retour de la conquête des Indes, & dont la statue étoit faite d’une seule émeraude, & la corne de bélier qu’il avoit sur sa tête, étoit d’une pierre très précieuse de couleur d’or, qui produisoit, selon Quinte-Curce & Diodore, des effets merveilleux ; & de la fontaine appelée l’Eau du Soleil, qui se trouva près de ce Temple, dont les eaux sont tiédes {p. 208}le matin, froides à midi, & toujours bouillantes à minuit. Ce Temple étoit rempli de richesses immenses des offrandes des Rois & des Conquérans, comme Aléxandre.

Celui de Delphes étoit encore plus rempli de richesses, puisqu’il a donné lieu à Xercès & à Pirrhus de mettre des armées sur pied pour l’aller piller : Néron en enleva en une seule fois cinq cens statues de cuivre, faites par les meilleurs statuaires de l’Antiquité.

Le Temple de Jupiter Olympien n’a pas été moins considérable, puisque la figure de cette Divinité étoit d’or, & de cinquante pieds de hauteur, assise dans un Trône d’or & d’ivoire, fait par le fameux Phidias, dont le travail étoit plus estimé que la matiere : la couverture de ce Temple étoit de marbre taillé en forme de thuiles, qui a également passé pour un chef-d’œuvre de l’art.

Quinte-Curce, dans l’Histoire d’Aléxandre le Grand, dit que quand Jupiter Hammon rendoit ses Oracles, les Prêtres le portoient dans une nef d’or garnie de quantité de coupes d’argent {p. 209}qui pendoient des deux côtez, & qu’ils étoient suivis d’une longue troupe de femmes vénérables, & de jeunes vierges qui dansoient & qui chantoient à la mode du pays certains cantiques grossiers à la louange de Jupiter ; ils croyoient par-là le rendre favorable à leurs demandes, & en tirer des réponses claires, certaines, & d’un ton harmonieux. Liv. 4, fol. 313.

Enfin quelques anciens Philosophes ont prétendu que le mot d’Oracle veut dire langage des Dieux, & qu’il y en avoit qui s’expliquoient quelquefois par la Musique, qu’ils appellent élémentaire.

Outre que Platon demeure d’accord, après avoir bien approfondi cette matiere, qu’elle n’est pas moins difficile à connoître qu’à persuader : son sentiment a beaucoup de rapport à celui d’Hérodote, ce fameux Historien de l’Antiquité, parlant des Oracles dans son Liv. VIII. puisqu’il dit précisément qu’il les trouve si clairs & si formels, après leur accomplissement, qu’il n’ose ni les accuser d’être {p. 210}faux, ni souffrir qu’on les en accuse, n’y même qu’on refuse d’y ajouter foi. Cet Auteur étoit de leur tems, puisqu’il vivoit 450 ans avant la naissance de Jesus-Christ ; il est à présumer qu’il n’a pas manqué de preuves pour appuyer son opinion sur l’éxistance des Oracles.

On trouve encore que Cicéron qui vivoit l’an 706 de Rome, a fait un Traité de la nature des Dieux, & qu’il dit avec Plutarque & d’autres fameux Auteurs, que les Oracles avoient cessé bien du tems avant eux ; ils ont crû que leur fin venoit de ce que les Démons & les Esprits élémentaires ne sont pas immortels, & que leur tems a pû être limité par le Créateur de l’Univers : mais qu’il en peut renaître aussi comme des hommes, suivant l’opinion des Cabalistes : j’oserai dire en passant que j’ai lieu de le croire plus qu’un autre.

Je crois avoir assez éclairci cette matiere, pour faire connoître en quoi les anciens Auteurs qui en ont parlé, ont fait consister cette prétendue Musique élémentaire & magique, & dont {p. 211}je n’ai traité, malgré toutes ces preuves, que par raport à l’Histoire Générale de la Musique ; sçachant bien que toutes ces opinions qui ont rapport aux fables de l’Antiquité, ne sont plus du goût du siécle, qui est entierement désabusé de toutes ces erreurs : mais il est bon de tout sçavoir.

FIN.

Catalogue
Des Danses dont je fais mention dans cette Histoire. §

  • De la danse Sacrée des Hébreux.
  • De la danse Sacrée dans la primitive Eglise.
  • De la danse Sacrée des Payens.
  • De la danse Astronomique.
  • De la danse des festins, pour les réjouissances publiques.
  • De la danse des Fêtes Saturnales.
  • De la danse des Fêtes Baccanales.
  • De la danse des Orgies.
  • De la danse Pyrrique des Grecs.
  • De la danse militaire des Lacédémoniens.
  • {p. 212}
  • De la danse des Saliens.
  • De l’origine de la danse Théâtrale.
  • De la danse des Pantomimes.
  • De la danse des Satyres & des Faunes.
  • De la danse des Laboureurs.
  • De la danse champêtre des Bergers & des Bergeres.
  • De la danse des Vendangeurs.
  • De l’origine des contre-danses attribuée à Dédale.
  • Des mouvemens de la danse par rapport aux actions humaines.
  • De la Danse des Balets.
  • De la danse des Opéras.
  • De l’origine de la danse des Danseurs de corde, & de l’art Gymnastique & des sauts périlleux.
  • De la danse des Bals de cérémonie.
  • De la danse des Bals masquez.
  • De l’origine des danses Baladoires.
  • De la danse naturelle de quelques élémens & animaux qui dansent au son des instrumens, indépendamment de ce que les Poëtes nous ont dit d’Orphée & d’Amphion.

Fin du Catalogue des Danses.

Paralele
DE
LA PEINTURE
ET DE
LA POESIE. §

{p. 213}Mon dessein n’est pas de soutenir que la Peinture l’emporte absolument sur la Poésie.

Je n’ai jamais douté que ces deux Arts ne soient d’une égale considération, ni que l’un & l’autre ne méritassent les mêmes honneurs : j’en parle dans ce sens-là ; & je ne fais que suivre le sentiment des Auteurs les plus célébres qui ont traité cette matiere, & par rapport à la convenance que ces deux Arts ont avec la Musique.

{p. 214}

Mais comme les hommes ne s’accordent pas toujours sur les choses mêmes les mieux établies, je trouve aujourd’hui des personnes d’érudition qui témoignent de la répugnance à placer la Peinture à côté de la Poésie. Quelque inclination que j’aye à suivre leur avis, je suis bien-aise d’éxaminer cette matiere avec toute l’application dont je serai capable : car si je suis obligé de me rendre à leur opinion, ils ne désaprouveront pas que je ne le fasse qu’après m’être désabusé moi-même. Il est vrai que les Anciens ont regardé les Poëtes & les Peintres d’un même œil, puisqu’ils étoient dispensez de rendre compte aux Juges des effets de leurs imaginations, & que la Satyre leur étoit permise pour corriger les vices : c’est pourquoi nous voyons qu’Homere attaque hardiment les Dieux, de même que les Peintres les ont tournez en ridicule, en les représentant sous la figure de plusieurs animaux, que l’on prétendoit qu’ils avoient prise pour satisfaire leurs passions.

Mon but est seulement de ne rien {p. 215}dire que l’on ne trouve établi dans les Ecrivains anciens & modernes, qui ont parlé du sujet de cette Dissertation ; je crois cependant qu’il est bon d’avertir qu’en parlant comme je fais de la Poésie & de la Peinture, je les suppose toujours dans le plus haut dégré de perfection où elles puissent arriver.

Ce n’est donc pas la Poésie que j’entreprens d’attaquer ; c’est la Peinture que je veux défendre.

Quand à force d’éxercice & de réfléxions, la Peinture & la Poésie se furent enfin montrées dans leur plus grand lustre, des hommes d’un génie extraordinaire donnerent au Public des ouvrages & des régles en l’un & l’autre genre, pour servir de guides à la postérité, & donner une idée de leur perfection : cependant ces Arts ont été malheureusement négligez depuis la décadence de l’Empire Romain jusque à ces derniers siécles, que Corege, Michel-Ange, Léonard Vinci, Raphael, le Titien, Paul Veronese & Rubens ont paru pour la Peinture ; comme Pétrarque, Dante, le {p. 216}Tasse, Pindare, Marote, Corneille, Moliere, Racine, Boileau, l’Abbé Genest, la Fontaine, la Mothe & Rousseau ont excellé dans la Poésie ; que poussez d’un même esprit, ils ont fait tous leurs efforts pour ressusciter ces deux arts, & les porter à leur premiere perfection : & l’on peut même dire que la Piéce de Théâtre d’Inès de Castro de M. de la Mothe, a couronné ses œuvres, & peut l’emporter sur les plus beaux ouvrages de Raphael & du Titien.

Il y a néanmoins cette différence, que la Poésie n’a fait que disparoître en Italie, & qu’elle s’est conservée toute pure dans les ouvrages d’Homere, d’Eschille, Sophocle, d’Euripide, d’Aristophanes, & dans les régles qu’Aristote & Horace nous en ont laissées.

Ainsi il est constant que la route qu’ont suivi les Poëtes qui sont venus depuis ce tems-là, étoit toute marquée, & que la véritable idée de la Poésie ne s’est point perdue ; ou du-moins il étoit aisé de la retrouver, en recourant aux ouvrages & aux régles {p. 217}infaillibles dont je viens de parler : au lieu que la Peinture a été entierement anéantie pendant un fort long-tems, soit par la perte de quantité de volumes qui, au rapport de Pline, en avoient été composez par les Grecs, soit par la privation des ouvrages dont les Auteurs de ces tems-là nous ont dit tant de merveilles ; car je ne compte que pour très peu de choses quelques restes de peinture antique que l’on voit à Rome : comme en effet l’Histoire remarque qu’en 1240 l’Italie étoit si dénuée de Peintres, que quelques Princes en ayant besoin pour embellir leurs Palais, ils en firent venir de la Gréce, qui étoient même assez grossiers ; mais qu’un nommé Cimabué, natif de noble famille de Florence, se trouva un génie si porté à la Peinture, qu’il en fut le restaurateur, & que Giotto son disciple le surpassa de beaucoup par les conseils & les pensées que le Dante Poëte fameux de ce tems-là lui donnoit, lorsqu’il s’agissoit de peindre de grands sujets de fables de l’Antiquité ; de même qu’un Simon Memmy fut un excellent {p. 218}Peintre pour les portraits : il peignit Pétrarque & la belle Laure son amie.

Si donc il ne s’est rien conservé qui puisse nous donner une idée juste de la Peinture, comme elle se pratiquoit anciennement, c’est-à-dire dans le tems que les Arts étoient dans leur plus grande perfection ; il est certain que la Poësie se faisant voir encore aujourd’hui dans tout son lustre, peut jetter dans l’esprit de ceux qui y sont le plus attachez, une prévention qui les porte à lui donner la préférence sur la Peinture.

Car il faut avouer qu’il y a beaucoup de gens d’esprit, qui loin de regarder la Peinture du côté de la perfection & de l’estime où elle étoit chez les Grecs, n’ont pas même donné la moindre attention à cet Art, tel que nous le possedons aujourd’hui, & que les derniers siécles l’ont fait renaître ; & si ces mêmes personnes font tant que de regarder quelques ouvrages de peinture, elles jugent de l’art par le tableau, au lieu qu’elles devroient juger du tableau par l’idée de l’art.

{p. 219}

Cependant quoique nous n’ayions pas encore recouvré l’idée de la Peinture dans toute son étendue, & que dans son rétablissement elle n’ait pû avoir pour guides des principes aussi certains, & des ouvrages aussi parfaits qu’étoient ceux de la Poésie, rien n’empêche que nous ne puissions en concevoir une idée assez juste sur les ouvrages des meilleurs Peintres qui l’ont renouvellée, & sur ce que nous en ont dit ceux mêmes qui nous ont donné les régles de la Poésie, comme Aristote & Horace : le premier assure dans sa Poétique que la Tragédie est plus parfaite que le Poëme épique, parce qu’elle fait mieux son effet & donne plus de plaisir.

Et dans un autre endroit il dit que la Peinture cause une extrême satisfaction : la raison qu’il en rend, c’est qu’elle arrive si parfaitement à sa fin, qui est l’imitation, qu’entre toutes les choses qu’elle imite, celles mêmes que nous ne pourrions voir dans la nature sans horreur, nous font en peinture un fort grand plaisir ; il ajoute à cette raison que la peinture instruit, {p. 220}& qu’elle donne matiere de raisonner non seulement aux Philosophes, mais à tout le monde.

Dans ce raisonnement Aristote qui mesure la beauté de ces deux arts par le plaisir qu’ils donnent, par la maniere dont ils instruisent, & par celle dont ils arrivent à leur fin, dit que la Peinture donne un plaisir infini, qu’elle instruit plus généralement, & qu’elle arrive très-parfaitement à sa fin.

Ce Philosophe est donc fort éloigné de préférer la Poésie à la Peinture.

Pour Horace, il déclare nettement que la Peinture & la Poésie ont toujours marché de pas égal, & qu’elles ont eu dans tous les tems le pouvoir de nous représenter tout ce qu’elles ont voulu.

Mais quand nous n’aurions pas ces autoritez, nos sens & la raison nous disent assez que la Poésie ne fait entendre aucun événement, que la Peinture ne puisse faire voir : il y a longtems qu’elles ont été reconnues pour deux sœurs qui se ressemblent si fort {p. 221}en toutes choses, qu’elles se prêtent alternativement leur office & leur nom ; on appelle communément la Peinture une Poésie muette, & la Poésie une Peinture parlante.

Elles demandent toutes deux un génie extraordinaire, qui les emporte plutôt qu’il ne les conduit : nous voyons que la nature par une douce violence a engagé les fameux Peintres & les grands Poëtes dans leurs professions, sans leur donner le tems de délibérer & d’en faire choix ; si nous voulons pénétrer dans leurs excellens ouvrages, nous y trouverons une sécrete influence, qui pourroit avoir quelque chose de plus qu’humain. Il y a un Dieu au-dedans de nous-mêmes, dit Ovide parlant des Poëtes, lequel nous échauffe en nous agitant ; & Suidas dit que le fameux Sculpteur Phidias, & Zeuxis le Peintre incomparable, tous deux transportez par un antousiasme, ont donné la vie à leurs ouvrages. On remarque aussi que les plus grands Peintres se faisoient honneur de cultiver l’amitié des Poëtes qui étoient en réputation, pour profiter de leurs avis.

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La Peinture & la Poësie tendent à même fin, qui est l’imitation : il semble, dit un sçavant Auteur, que non contentes d’imiter ce qui est sur la terre, elles ayent été jusque dans le Ciel observer la majesté des Dieux, pour en faire part aux hommes, comme elles peignent les hommes pour en faire des demi-Dieux : c’est ce qu’on a dit des ouvrages du Guide & de Lalbane, sur l’idée de la Beauté.

C’est aussi dans ce sens-là que Charles-Quint faisoit gloire, non seulement de s’être rendu des Provinces tributaires, mais d’avoir obtenu trois fois l’immortalité par les mains du Titien.

Toutes les deux sont occupées du soin de nous imposer ; & pourvû que nous voulions leur donner notre attention, elles nous transportent, comme par un effet de magie, d’un pays dans un autre.

Leurs proprietez sont de nous instruire en nous divertissant, de former nos mœurs, & de nous exciter à la vertu, en représentant les Héros & les grandes actions : c’est ce qui fait {p. 223}dire à Aristote que les Sculpteurs & les Peintres nous enseignent à former nos mœurs par une méthode plus courte & plus efficace que celle des Philosophes ; & qu’il y a des tableaux & des sculptures aussi capables de corriger les vices, que tous les préceptes de la morale, comme il y en a de capables de les corrompre, témoin l’Eunuque de Térence.

Toutes deux conservent exactement l’unité du lieu, du tems, & de l’objet.

Toutes les deux sont fondées sur la force de l’imagination pour bien inventer leurs productions, & sur la solidité du jugement pour les bien conduire : elles ne sçavent choisir que des sujets qui soient dignes d’elles, & se servir des circonstances & des accidens qui les font valoir ; comme elles sçavent rejetter tout ce qui leur est contraire, ou qui ne mérite pas d’être représenté.

Enfin la Peinture & la Poésie partent du même lieu, tiennent la même route, arrivent à la même fin, & tirent leur plus grande estime des premiers {p. 224}tems, où la magnificence & la délicatesse ont le plus éclaté.

Les Poëtes de ces tems-là ont reçû des honneurs & des récompenses infinies ; ils ont été excitez par des prix que l’on donnoit à ceux dont les Piéces avoient un succès plus heureux que celles de leurs concurrens ; tous les genres de la Poésie ont eu leurs louanges & leurs protecteurs.

On a vû Virgile & Horace comblez de bienfaits par Auguste ; Térence en commerce d’amitié avec Lélius & Scipion le vainqueur de Carthage : l’on prétend même qu’ils ont eu part à sa composition ; Ennius chéri de Scipion l’Africain, & enterré dans le sépulcre des Scipions, sur lequel on lui éleva une Statue.

Euripide tant de fois applaudi de toute la Grece, élevé aux premiers honneurs par Archilaüs Roi de Macédoine, & regreté des Athéniens par un deuil public : Homere révéré de toute l’Antiquité, & souvent honoré par des autels & des sacrifices : Aléxandre visitant le tombeau d’Achille ; heureux, s’écria-t-il, d’avoir pû trouver {p. 225}une Homere qui chanta ses louanges.

Ce Prince ne marchoit jamais sans les œuvres d’Homere ; il les lisoit incessamment, & il les plaçoit même sous son chevet en se mettant au lit. Un jour qu’on présenta une cassette d’un prix inestimable (bijoux le plus précieux de la dépouille de Darius) ses Courtisans lui demanderent à quel usage il la destinoit ; à renfermer les ouvrages d’Homere, leur répondit-il.

Mais que n’a point fait ce même Aléxandre pour les Peintres ? quelles marques d’estime & d’amour ne leur a-t-il point données ? Il ordonna que la Peinture tiendroit le premier rang parmi les Arts libéraux ; qu’il ne seroit permis qu’aux nobles de l’exercer, & que dès leur plus tendre jeunesse ils commenceroient leurs exercices par apprendre à dessiner : il regardoit en cela le dessein comme la chose la plus capable de disposer l’esprit au bon goût, à la connoissance des autres arts, & à juger de la beauté de tous les objets du monde ; il visitoit {p. 226}souvent les Peintres, & prenoit plaisir à s’entretenir avec Appellès des choses qui regardoient la Peinture. Pline dit que touché de la beauté de l’une de ses Esclaves appelée Compespé, qu’il aimoit éperdument, il la fit peindre par Appellès ; & s’étant apperçu qu’elle avoit frapé le cœur du Peintre, du même trait dont il se trouvoit lui-même atteint, il lui en fit un présent, ne pouvant récompenser plus dignement cet ouvrage, qu’en se privant de ce qu’il aimoit avec passion.

Cicéron rapporte que si Aléxandre défendit à tout autre Peintre qu’à Appellès de le peindre, & à tout autre Sculpteur qu’à Lisippe de faire sa statue, ce ne fut point seulement par l’envie d’être bien représenté, mais pour ne rien laisser de lui qui ne fût digne de l’immortalité, & par l’estime singuliere qu’il avoit pour ces deux Arts.

Lucien, au chapitre d’Hérodote, dit que de son tems Actyon excellent Peintre fut admis aux jeux Olimpiques, pour disputer les premiers prix contre les Poëtes & les Musiciens, en {p. 227}exposant le tableau qu’il avoit fait des amours de Roxane & d’Aléxandre, qui lui acquit tant de gloire, que celui qui présidoit aux jeux Olimpiques, lui donna sa fille en mariage, comme un prix digne de son tableau, & dont Lucien fait la description. Il en est presque arrivé la même chose au garçon Maréchal d’Anvers, pour la récompense de son tableau que j’ai vû chez les Jésuites de cette Ville, qui en sçavent l’histoire par tradition.

On trouve encore dans Lucien, qu’Appellès ayant été accusé par un Peintre jaloux de sa gloire, d’avoir conjuré contre le Roi Ptolomé, ce Prince après l’avoir comble de bien-faits, prit tellement feu là-dessus, que sans considérer la jalousie qui est ordinaire entre les personnes de même Profession, il lui eût fait soufrir le dernier suplice, si un des complices ne l’eût déchargé à la question. Mais lorsque le Roi eut appris son innocence, il fut touché d’un tel repentir de ce qu’il lui avoit fait souffrir, qu’il lui donna cent talens, & lui mit entre {p. 228}les mains son accusateur, pour en faire ce qu’il lui plairoit. Appellès lui pardonna ; mais pour se vanger de la calomnie qui lui avoit fait un si mauvais tour, il fit le tableau dont voici la description.

Il peignit un Prince avec de grandes oreilles d’âne, comme on peint Midas, assis sur un trône, environné du soupçon & de l’ignorance : en cet état il tend de loin la main à la calomnie, qui s’avance vers lui, le visage tout en feu, avec des attraits & des charmes extraordinaires ; elle tient de la main gauche un flambeau, & traîne de l’autre par les cheveux un jeune innocent, qui éléve les mains au Ciel pour implorer son assistance ; devant lui marche l’envie, au visage havre & aux yeux louches, accompagnée de la fraude & de l’artifice, qui parent & ajustent la calomnie pour la rendre plus agréable ; après vient le repentir sous la figure d’une Dame vêtue de deuil, avec ses habits tout déchirez, qui tourne la tête vers la vérité, & pleure de regret & de honte d’avoir servi la calomnie pour opprimer l’innocent. {p. 229}Appellès est dans un coin du tableau, qui attend le jugement de Ptolomée. Je ne crois pas qu’un Poëte puisse mieux exprimer un pareil sujet.

Aussi ne ferai-je point ici de différence entre la Peinture & la Sculpture ; car celle-ci n’a rien que la Peinture ne doive bien entendre pour être parfaite : ce que la Sculpture a de plus beau, lui est commun avec la Peinture.

Ces deux Arts se sont maintenus de tous les tems dans un même dégré de perfection.

Les Peintres & les Sculpteurs ont toujours vêcu dans une louable jalousie sur la beauté & sur l’estime de leurs ouvrages, comme ils font encore aujourd’hui. Si les Sculptures antiques ont été l’admiration des Anciens, comme elles font l’étonnement des Modernes, que peut-on concevoir de la Peinture de ces mêmes tems-là ? puisqu’avec le goût & la régularité de son dessein, elle a dû s’attirer toutes les louanges que méritent les effets de son coloris.

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Mais si nous voulons remonter au-delà du tems d’Aléxandre, nous trouverons que Dieu même rendit cet art honorable, en faisant part de son intelligence, de son esprit & de sa sagesse à Beseleel & Ooliab, qui devoient embellir le Temple de Salomon, & le rendre respectable par leurs ouvrages.

Si nous regardons la maniere dont la Peinture a été récompensée, nous verrons que les tableaux des excellens Peintres étoient achetez à pleines mesures de piéces d’or, sans compte & sans nombre ; d’où Quintilien infere que rien n’est plus noble que la Peinture, puisque la plûpart des autres choses se marchandent & ont un prix fixe, au lieu que la Peinture n’en a point. L’Histoire remarque entre autres que Mirsillus-Roi de Lidie, acheta au poids de l’or un grand tableau de la façon de Bularchus, où étoit représenté la bataille des Magnésiens. Ce Peintre mourut l’an du monde 3260.

Une seule statue de la main d’Aristide, fut vendue 375 talens ; une autre {p. 231}de Policlete, 120000 sesterces : & le Roi de Nicomédie voulant affranchir la ville de Guide de plusieurs tributs, pourvû qu’elle lui donnât cette Vénus de la main de Praxitelle, qui y attiroit toutes les années un concours infini de gens ; les Guidiens aimerent mieux demeurer toujours tributaires, que de lui donner une statue qui faisoit le plus grand ornement de leur Ville. Il s’est même trouvé d’excellens Peintres & de très-habiles Sculpteurs, qui pénétrez du mérite de leur art, consacrerent aux Dieux leurs ouvrages, croyant que les hommes en étoient indignes. La Gréce touchée de reconnoissance envers le célébre Polignote, qui lui avoit donné des tableaux que tout le monde admiroit, lui fit des Entrées magnifiques dans les Villes où il avoit fait quelque ouvrage. Un décret du Sénat d’Athenes ordonna qu’il seroit défrayé aux dépens du Public, dans tous les lieux où il passeroit.

Aussi la Peinture étoit alors si honorée, que les habiles Peintres de ces tems-là ne peignoient sur aucune chose {p. 232}qui ne pût être transportée d’un lieu à un autre, & qu’on ne put garantir d’un embrasement.

Ils se seroient bien gardez, dit Pline, de peindre contre un mur qui n’auroit pû appartenir qu’à un maître, qui seroit toujours demeuré dans un même lieu, & qu’on n’auroit pû dérober à la rigueur des flammes : il n’étoit pas permis de retenir comme en prison la peinture sur les murailles, elle demeuroit indifféremment dans toutes les Villes ; un Peintre étoit un bien commun à toute la terre.

L’on portoit même jusqu’au respect l’honneur qu’on rendoit à cet Art : le Roi Démétrius en donna des marques mémorables au siége de Rhodes, où il ne put s’empêcher d’employer une partie du tems qu’il devoit aux soins de son armée, à visiter Protogenes qui faisoit alors le tableau de Jalisus. Cet ouvrage, dit Pline, empêcha le Roi Démétrius de prendre Rhodes, dans l’appréhension qu’il avoit de brûler les tableaux de ce grand Peintre ; & ne pouvant mettre le feu dans la Ville par un autre côté que celui où étoit le {p. 233}Cabinet de cet homme illustre, il aima mieux épargner la Peinture, que de recevoir la victoire qui lui étoit offerte.

Protogene, poursuit le même Pline, travailloit dans un jardin hors de la Ville, près du camp des ennemis, & il achevoit assidument les ouvrages qu’il avoit commencez, sans que le bruit des armes fût capable de l’interrompre ; mais Démétrius l’ayant fait venir, & lui ayant demandé avec quelle confiance il osoit travailler au milieu des ennemis, le Peintre répondit qu’il sçavoit fort bien que la guerre qu’il avoit entreprise étoit contre les Rhodiens, & non pas contre les Arts ; ce qui obligea le Roi de lui donner des Gardes pour sa sureté, étant ravi de pouvoir conserver la main qu’il avoit sauvé de l’insolence des soldats.

De grands Personnages ont aimé la Peinture avec passion, & s’y sont exercez avec plaisir, entre autres Fabius, l’un de ces anciens Romains, qui au rapport de Cicéron, lorsqu’il eut goûté la Peinture & qu’il s’y fut exercé, voulut être appelé Fabius Pictor : par-là {p. 234}il vouloit donner un nouveau lustre à sa naissance, selon l’idée que l’on avoit alors de la Peinture ; car ce qui est admirable en cet art, dit Pline, c’est qu’il rend les nobles encore plus nobles, & les illustres encore plus illustres. Turpilius Chevalier Romain, Labeon Préteur & Consul, les Poëtes Ennius, Pacuvius, Socrate, Platon, Métrodore, Pirron, Néron, Commode, Adrien, Aléxandre, Severe, Antonin, Gordien, & plusieurs autres Empereurs & Rois, n’ont pas tenu au-dessous d’eux d’y employer une partie de leur tems. L’Histoire de René d’Anjou Roi de Naples, marque encore la passion qu’il avoit pour la Peinture : il peignoit une perdrix dans le tems qu’on lui vint annoncer la perte de son Royaume de Naples, cependant il continua son ouvrage avec la même tranquilité qu’il l’avoit commencé.

On sçait avec quel soin les grands Princes ont ramassé dans tous les tems quantité de tableaux des grands Maîtres, & qu’ils en ont fait un des plus précieux ornemens de leurs Palais ; {p. 235}on voit encore tous les jours combien ce plaisir est sensible aux grands Seigneurs, & aux gens d’esprit qui ont du goût pour les bonnes choses.

Témoin l’attention que S.A.R. a eu de faire revenir en France les sept Sacremens du Poussin, qui étoient sortis du Royaume en 1714, sous un Passeport du Prince Eugene, qu’un Négotiant de Roterdam avoit acheté secretement 25 mille écus, des heritiers de M. de Chanteloup Maître d’Hôtel du Roi. Ce Négociant en refusa 150 mille livres du Milord Malbouroug, sitôt qu’il fut arrivé à Roterdam, voulant les vendre 200 mille livres. Cependant S.A.R. les a fait revenir, pour cadrer aux sept tableaux des sept pechez mortels, peints par M. le Brun. Ces deux chefs-d’œuvres de Peinture peuvent bien être mis en paralele avec l’excellent Poëme des principes de la Philosophie de l’Abbé Genest.

On n’ignore pas aussi avec quelle distinction les habiles Peintres de ces derniers tems ont été traitez des Têtes couronnées, & à quel point le Titien {p. 236}& Léonard Vinci furent estimez des Princes qu’ils servoient : celui-ci mourut entre les bras de François I. & le Titien donna tant de jalousie aux Courtisans de Charles-Quint qui se plaisoit dans la conversation de ce Peintre, que cet Empereur fut contraint de leur dire qu’il ne manqueroit jamais de Courtisans, mais qu’il n’auroit pas toujours un Titien.

On sçait encore que ce Peintre ayant un jour laissé tomber un pinceau en faisant le portrait de Charles-Quint, cet Empereur le ramassa ; & que sur le remerciment & l’excuse que Titien lui en faisoit, il dit ces paroles : Titien mérite d’être servi par César.

Mais supposé que l’idée de la Peinture, à la considérer dans sa perfection, ne soit pas encore bien établie, si celle que l’on conçoit aujourd’hui n’avoit pas un fond de mérite, par toutes les connoissances qu’elle renferme, & pour tout ce qu’elle est capable de produire sur les esprits, d’où viendroit la passion qu’ont pour elle les grands Seigneurs & tant de gens {p. 237}d’esprit, & que ceux mêmes qui ont de l’indifférence pour cet art, n’oseroient l’avouer sans rougir.

C’est un mal, dit un Auteur grave, de n’aimer pas la Peinture, & de lui refuser l’estime qui lui est due : car celui qui le fait par ignorance, est bien malheureux de ne pouvoir discerner toutes les beautez qu’il y a dans le monde ; & celui qui le fait par mépris, est bien méchant de se déclarer ennemi d’un art qui travaille à honorer les Dieux, à instruire les hommes, & à leur donner l’immortalité.

Pour les effets que la Peinture & la Poësie font sur les esprits, il est certain que l’une & l’autre sont capables de remuer puissament les passions ; & si les bonnes Piéces de Théâtre ont tiré & tirent encore tous les jours des larmes des yeux de leurs spectateurs, la Peinture peut faire la même chose, quand le sujet le demande, & qu’il est comme nous le supposons, bien exprimé.

Saint Grégoire de Nice, après avoir fait une longue description du Sacrifice d’Abraham, dit ces paroles : « J’ai {p. 238}souvent jetté les yeux sur un tableau qui représente ce spectacle digne de pitié, & je ne les ai jamais retiré sans larmes ; tant la Peinture a sçu représenter la chose comme si elle se passoit effectivement. »

La fin de la Peinture comme de la Poésie, est de surprendre de telle sorte, que leurs imitations paroissent des véritez. Le tableau de Zeuxis où il avoit peint un garçon qui portoit des raisins, & qui ne fit point de peur aux oiseaux, puisqu’ils vinrent becqueter ses fruits, est une marque que la Peinture de ces tems-là avoit accoutumé de tromper les yeux en tous les objets qu’elle représentoit : cette figure ne fut en effet censurée par Zeuxis même, que parce qu’elle n’avoit pas assez trompé,

Voilà à peu près les rapports naturels que la Peinture & la Poésie ont ensemble, & qui ont de tout tems, comme dit Horace, permis également aux Peintres & aux Poëtes de tout oser.

Mais il ajoûte que cette liberté ne doit pas les porter à produire rien qui {p. 239}soit hors de la vrai-semblance, comme à joindre les choses douces avec les ameres, ni les tigres avec les agneaux.

Cette idée générale l’oblige ensuite à nous donner des moyens communs qui puissent conduire les Peintres & les Poëtes par les voies du bon sens & de la raison ; car l’on voit dans l’une de ses Satyres, qu’il aimoit extrémement la Peinture, & qu’il passoit pour un fin connoisseur.

Cependant les préceptes qu’il nous a laissez, ne regardent que la théorie de ces deux Arts, lesquels different seulement dans la pratique & dans l’exécution : cette pratique de la Poésie se remarque dans la diction & dans la versification, supposé que la versification soit de l’essence de la Poésie.

On pourroit y ajouter la déclamation, à cause qu’elle est le nerf de la parole, & que sans elle on ne sçauroit bien représenter les mœurs & les actions des hommes, ce qui est cependant la fin de la Poésie ; l’exécution de la Peinture consiste dans le dessein, le coloris, & l’imagination.

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Ces differentes manieres d’exécuter la Peinture & la Poésie, ont leurs prix & leurs difficultez : mais l’exécution de la Peinture demande beaucoup plus d’étude & de tems que celle de la Poésie ; car la diction s’acquiert par l’étude de la Grammaire & par le bon usage ; & cela est commun à tous les honnêtes gens, par l’obligation où ils sont de bien parler leur langue, quoique la facilité de s’exprimer purement, nettement & élégamment soit encore le fruit d’une étude très-sérieuse.

La déclamation, dont Quintilien traite fort exactement, sans laquelle, dit-il, l’imitation est imparfaite, & qui est l’ame de l’éloquence, dépend du peu de principes, & presque entierement des talens naturels ; la versification consiste dans la mesure harmonieuse, dans le tours du vers, & dans la rime : quoique ces choses demandent de la réfléxion, de la lecture, & de la pratique, elles s’apprennent néanmoins assez facilement par gens qui y ont de l’inclination.

Il n’en est pas de même du dessein {p. 241}& du coloris ; l’un & l’autre exigent une infinité de connoissances & une étude opiniâtrée.

Le dessein demande un exercice qui produise une si grande justesse de la vûe, pour connoître les differentes dimensions des objets visibles ; & une si grande habitude pour en former les contours, que le compas, comme disoit Michel Ange, doit être plutôt dans les yeux que dans les mains.

Le Dessein suppose la science du corps humain, non seulement comme il doit être pour être parfait, & selon la premiere intention de la nature ; il est fondé sur la connoissance de l’Anatomie, & sur des proportions tantôt sortes & robustes, & tantôt délicates & élégantes, selon qu’elles conviennent aux âges, aux séxes, & aux conditions différentes : cela seul demande des études & des réfléxions de beaucoup d’années.

Ce même Dessein oblige encore le Peintre à posséder parfaitement la Géométrie, pour pratiquer exactement la Perspective, dont il a un besoin indispensable dans toutes les opérations ; {p. 242}il éxige une habitude des racourcis & des contours, dont la variété est aussi grande que le nombre des attitudes est infini. Enfin le Dessein renferme encore la connoissance de la phisionomie & l’expression des passions de l’ame, partie si nécessaire & si estimable dans la Peinture ; tel que M. le Brun l’a fait voir dans les vingt-quatre portraits qu’il nous a donnez, où toutes les passions humaines sont admirablement exprimées.

Aristide fut aussi le premier Peintre qui se servit de la Morale dans sa Profession, & qui sçut peindre l’ame avec ses pensées, aussi-bien que le corps, par l’expression visible de tous les mouvemens interieurs ; & Pline nous aprend que Paulus, après avoir subjugué le dernier Roi de Macédoine, envoya demander aux Athéniens un Philosophe excellent pour l’instruction de ses enfans, & le meilleur Peintre : le Sénat lui envoya seulement le Peintre Métrodore, comme capable lui seul de satisfaire à tout ce que le Roi désiroit.

Le coloris regarde l’incidence des {p. 243}lumieres, l’artifice du clair obscur, les couleurs locales, la simpatie & l’antipatie des couleurs en particulier, l’accord & l’union qu’elles doivent avoir entre elles, leur perspective aërienne, & l’effet du tout ensemble dans les grandes décorations des spectacles ; toutes ces conoissances dépendent de la Phisique la plus fine & la plus abstraite.

Je n’aurois jamais fini, si je voulois parcourir tous les moyens qu’a la Peinture d’exprimer tout ce qu’elle médite : l’on voit assez par tout ce que je viens de dire, qu’elle ne manque pas de ressorts non plus que la Poésie, pour plaire aux hommes, pour leur imposer, & pour ébranler leurs esprits.

Mais quoique la Peinture & la Poésie soient deux sœurs qui se ressemblent en ce qu’elles ont de plus spirituel, on pourroit néanmoins attribuer à la Peinture plusieurs avantages sur la Poésie ; je me contenterai d’en toucher ici quelques-uns. En effet, si les Poëtes ont le choix des Langues, dès qu’ils se sont déterminez à quelqu’une {p. 244}de ces Langues, il n’y a qu’une nation qui les puisse entendre ; & les Peintres ont un langage, lequel, s’il m’est permis de dire, à l’imitation de celui que Dieu donna aux Apôtres, se fait entendre de tous les peuples de la terre.

D’ailleurs la Peinture se dévelope, & nous éclaire en se faisant voir tout d’un coup ; la Poésie ne va à son but & ne produit son effet qu’en faisant succeder une chose à une autre : or ce qui est serré est bien plus agréable, dit Aristote, & touche bien plus vivement que tout ce qui est diffus. Si la Poésie augmente le plaisir par la variété des épisodes & par le détail des circonstances, la Peinture peut en représenter tant qu’on voudra, & entrer dans tous les événemens d’une action, en multipliant ses tableaux ; & de quelque maniere qu’elle expose ses ouvrages, elle ne fait point languir son spectateur : le plaisir qu’elle donne est donc plus vif que celui de la Poésie.

On peut encore accorder cet avantage à la Peinture, qu’elle vient à {p. 245}nous par le sens le plus subtil, le plus capable de nous ébranler & d’émouvoir nos passions, je veux dire par la vûe ; car les choses, dit Horace, qui entrent dans l’esprit par les oreilles, prennent un chemin bien plus long que celles qui entrent par les yeux, qui sont des témoins plus fidéles & plus surs que les oreilles.

Si après ce premier mouvement on regarde les effets qu’elle produit sur l’esprit, il faut tomber d’accord que la Poésie, comme la Peinture, a la propriété d’instruire ; mais celle-ci le fait plus généralement ; elle instruit les ignorans aussi-bien que les doctes ; nous voyons même dans l’Histoire de la Conquête du Méxique, que ces peuples n’ayant pas l’usage de l’écriture, envoyoient des relations en peinture de ce qui se passoit dans le Royaume d’une Province à l’autre, par l’expression de la Peinture dont ils avoient l’usage au défaut de l’écriture ; desorte que sans ce secours il est difficile de bien pénétrer dans le reste des Arts, parce qu’ils ont besoin de figures démonstratives pour être bien entendus. {p. 246}Ce n’est que par la perte de ces mêmes figures, que les Livres de Vitruve & d’Héron l’ancien, qui a traité des machines, nous paroissent si obscurs. De quelle utilité n’est-elle pas dans les Livres de Voyages, & y a-t-il quelque science à laquelle son secours ne soit pas nécessaire pour sa parfaite intelligence ? La Topographie, les Médailles, les Devises, les Emblêmes, les Livres de Plantes & ceux des animaux, peuvent-ils se passer de l’utilité que la Peinture est toujours prête à leur donner ?

Fernand Cortez dans la Conquête du Méxique, ne connut l’Histoire ancienne de leurs Rois & de leurs Coutumes que par des tableaux faits avec des plumes ajustées si au naturel, qu’ils surpassoient la beauté de la peinture ordinaire : ils ont tant de patience pour ces sortes d’ouvrages, qu’un homme passera tout un jour à tourner une plume pour la mettre dans son jour. Il y a dans le Tresor de Lorette six tableaux de ces sortes d’ouvrages, que l’on ne montre que rarement, & qui enchantent pour la beauté.

{p. 247}

Pour commencer par l’Histoire-Sainte, quelle joie pleine de vénération n’aurions-nous pas, si la Peinture avoit pû nous conserver jusqu’à présent le Temple que Salomon avoit bâti dans sa magnificence ? Quel plaisir n’aurions-nous pas à lire l’Histoire de Pausanias, lequel nous décrit toute la Grece, & nous y conduit comme par la main, si son discours étoit accompagné de figures démonstratives ?

La principale fin du Poëte est d’imiter les mœurs & les actions des hommes. La Peinture a le même objet, mais elle y va d’une maniere bien plus étendue ; car on ne peut nier qu’elle n’imite Dieu dans sa toute-puissance, c’est-à-dire dans la création des choses visibles : le Poëte peut bien en faire la description par la force de ses paroles, mais les paroles ne seront jamais prises pour la chose même, & n’imiteront point cette toute-puissance qui d’abord s’est manifestée par des créatures visibles ; au lieu que la Peinture avec un peu de couleurs & comme de rien, forme & représente si bien toutes les choses qui sont sur la terre, sur {p. 248}les eaux, & dans les airs, que nous les croyons véritables ; car l’essence de la Peinture est de séduire nos yeux, & de nous surprendre par cent objets différens. C’est dans cet esprit-là qu’un Peinture habile m’a dit que quand il tenoit à la main sa palete chargée de couleurs, qu’il la regardoit comme le simbole du cahos, puisqu’ayant devant lui une toile préparée & son pinceau pour exprimer les effets de son imagination, il pouvoit donner une connoissance parfaite de la création du monde aux peuples les plus sauvages : c’est M. de Largiliere.

Je ne veux point ici obmettre une chose qui est en faveur de la Poésie : c’est que les épisodes font d’autant plus de plaisir dans la suite d’un Poëme, qu’elles y sont incréées & liées imperceptiblement ; au lieu que la Peinture peut bien représenter tous les faits d’une histoire par ordre, en multipliant ses tableaux ; mais elle n’en peut faire voir ni la cause ni la liaison.

Après avoir exposé le paralele de ces deux arts, il me reste encore à détruire {p. 249}quelques objections que l’on m’a faites.

On m’objecte donc que la Peinture emprunte de la Poésie ; qu’Aristote dit que les Arts qui se servent du secours de la main, sont les moins nobles : enfin que la Poésie est toute spirituelle ; au lieu que la Peinture est en partie spirituelle & en partie matérielle.

A quoi je répons que le secours naturel des Arts justifie qu’ils ne peuvent se passer l’un de l’autre : la Peinture n’emprunte pas plus de la Poésie, que la Poésie emprunte de la Peinture.

Cela est si vrai, que les fausses Divinitez qui ont donné lieux aux fables, n’ont été employées par les Poëtes dans leurs fictions, que parce que les Peintres & les Sculpteurs les avoient déja exposées aux yeux des Egiptiens pour les adorer.

Ovide, tout Poëte qu’il est, dit que Vénus, cette Déesse que la plume des Auteurs a rendue si célébre, seroit encore dans le fond des eaux, si le pinceau d’Appellès ne l’avoit fait connoître ; {p. 250}desorte qu’à cet égard si la Poésie a publié les beautez de Vénus, la Peinture en avoit tracé la figure & le caractere.

Horace qui avoit véritablement beaucoup de goût pour la Peinture, mais qui devoit sa fortune & sa réputation à la Poésie, dit que les Peintres & les Poëtes se sont toujours donné la permission de tout entreprendre ; ainsi il avoue qu’en matiere de fiction leur empire est de même étendue, parce qu’il est sans bornes & sans contrainte ; outre celles de la vrai-semblance, qu’ils sont également obligez de garder.

Si des Fables nous voulons passer à l’Histoire, qui est une autre source où les Peintres & les Poëtes puisent également, nous trouverons qu’à la réserve des Ecrivains sacrez, la plûpart des Auteurs ont écrit selon leur passion, ou selon les mémoires qu’on leur a donnez ; qu’ainsi ils nous ont laissé des doutes sur beaucoup de faits qu’ils ont souvent rapportez diversement.

Mais les faits historiques les plus {p. 251}constans au sentiment des habiles, sont ceux que nous voyons établis ou confirmez par les médailles & les bas-reliefs antiques, ou par les peintures dont les Chrétiens ont décoré les lieux souterrains où ils faisoient l’exercice de leur Religion, & ces lieux se trouvent à Rome & en d’autres lieux de l’Italie. Baronius dit que le peuple Romain ayant découvert une autre ville sous terre, fut ravi d’y voir représenté en peinture les choses qu’il avoit lues dans ses histoires.

En effet Bosius & Severan qui ont écrit de gros volumes de Rome souterraine, nous découvrent dans les peintures qui s’y sont conservées jusqu’aujourd’hui, l’antiquité de nos Sacremens, la maniere dont les Chrétiens faisoient leurs prieres, & dont ils enterroient les Martyrs, & plusieurs autres connoissances qui regardoient les misteres de notre Religion.

Que n’apprenons-nous pas des médailles & des sculptures antiques ? La diversité des Temples, des Autels, des victimes, des ornemens, du Pontificat, & de tout ce qui servoit aux sacrifices ; {p. 252}toutes les sortes d’armes, de chariots, de navires, les instrumens servans à la guerre pour attaquer & défendre les villes, toutes les couronnes différentes pour marquer les diverses sortes de dignitez & de victoires ; tant d’ornemens de tête pour les femmes, tant d’habits différens, selon les tems & les lieux, dans la paix & la guerre. Y a-t-il des lieux qui puissent nous donner des connoissances aussi certaines sur les coutumes & sur les autres choses qui étoient en usage chez les Romains, que celles que nous tirons des sculptures qui ont été faites de leurs tems ? Les bas-reliefs des colonnes Trajane & Antonine sont des Livres muets, où l’on ne trouve pas à la vérité les noms des choses, mais les choses mêmes qui servoient dans le commerce de la vie, du tems au moins des Empereurs dont les colonnes portent le nom.

Ceux qui ont écrit de la Religion des anciens Romains, de leur maniere de camper, des simboles allégoriques, de l’yconologie, & des images des Dieux, n’ont point eu de meilleures {p. 253}raisons, pour prouver ce qu’ils ont enseigné, que les monumens antiques des bas-reliefs & des médailles. Enfin ces ouvrages & les peintures anciennes dont on vient de parler, sont les sources de l’érudition la plus assurée ; & c’est de-là que nous voyons dans un grand nombre de sçavans cette vive curiosité des médailles, des pierres gravées, & de tout ce qui, dans les beaux Arts, porte le caractere de l’antiquité. Il s’ensuit donc de tout ce que je viens de dire touchant la Fable & l’Histoire, que la Poésie emprunte du moins autant de la Peinture, que la Peinture emprunte de la Poésie.

A l’égard de ce que dit Aristote, que les Arts qui se servent du secours de la main sont les moins nobles, & de ce que l’on a ajoûté que la Poésie est toute spirituelle, au lieu que la Peinture est en partie spirituelle & en partie matérielle ; on répond que la main n’est à la Peinture que ce que la parole est à la Poésie ; elles sont les ministres de l’esprit, & le canal par où les pensées se communiquent.

Pour ce qui est de l’esprit, il est {p. 254}égal dans ces deux arts : le même Horace qui nous a donné des régles si excellentes de la Poésie, dit qu’un tableau tient également en suspens les yeux du corps & ceux de l’esprit.

Ce qu’on veut appeller partie matérielle dans la Peinture, n’est autre chose que l’exécution de la partie spirituelle qu’on lui accorde, & qui est proprement l’effet de la pensée du Peintre, comme la déclamation est l’effet de la pensée du Poëte, dont la plume, l’encre & le papier sont les effets matériels de la Poésie.

Mais il faut bien un autre art pour exécuter la pensée d’un tableau, que pour déclamer une Tragédie : pour celle-ci, il y a peu de préceptes à ajouter aux talens extérieurs de la nature ; mais l’exécution de la Peinture demande beaucoup de réfléxion & d’intelligence : il suffit presque uniquement au déclamateur de s’abandonner à son talent, & d’entrer vivement dans son sujet : le Comédien Roscius s’en acquitoit avec tant de force, que pour cela seul il méritoit, dit Cicéron, d’être fort regreté des honnêtes gens, {p. 255}ou plutôt de vivre toujours.

Mais le Peintre ne doit pas seulement entrer dans son sujet quand il l’exécute ; il faut encore qu’il ait, comme nous l’avons déja dit, une grande connoissance du Dessein & du coloris, & qu’il exprime finement les différentes phisionomies & les différens mouvemens des passions, Un Poëte peut-il mieux exprimer par un Poëme épique ou dramatique en cinq actes, les Conquêtes d’Aléxandre sur Darius, que l’a fait M. le Brun par la représentation des cinq tableaux qu’il nous a donnez, où l’on voit d’un coup d’œil toute l’étendue de l’action exprimée par la force de l’imagination de cet excellent Peintre.

La main n’a aucune part à toutes ces choses, qu’autant qu’elle est conduite par la tête : ainsi à proprement parler, il n’y a rien dans la Peinture qui ne soit l’effet d’une profonde spéculation : il n’y a pas jusqu’au maniment du pinceau, dont le mouvement ne contribue à donner aux objets l’esprit & le caractere.

On m’oppose de plus la faculté de {p. 256}raisonner ; & l’on dit que ce précieux appanage de l’homme, qui se rencontre dans la Poésie avec tous ses ornemens, ne se trouve pas dans la Peinture.

Tout ce que je viens de dire seroit plus que suffisant pour satisfaire à cette objection ; mais il est bon de l’éclaircir pour y bien répondre.

Il est à remarquer que les arts n’étant que des imitations, le raisonnement qui est dans un ouvrage ne se passe que dans l’esprit de celui qui en juge : il est donc question de faire voir que le spectateur trouve du raisonnement dans la Peinture, comme l’Auditeur dans la Poésie.

On entend par le mot de raisonnement, ou la cause & la raison par laquelle l’ouvrage fait un bon effet, ou l’action de l’entendement qui connoît une chose par une autre, & qui en tire des consequences.

Si par le mot de raisonnement on entend la cause & la raison par laquelle l’ouvrage fait un bon effet, il y a autant de raisonnement dans la Peinture que dans la Poésie, parce {p. 257}qu’elles agissent l’une & l’autre en vertu de leurs principes.

Si par le mot de raisonnement on entend l’action de l’entendement qui infere une chose par la connoissance d’une autre, il se trouve également dans la Poésie & dans la Peinture, quand l’occasion s’en présente ; le plus sûr moyen de rendre cette vérité sensible, est de la démontrer dans des ouvrages qui soient sous nos yeux, & ausquels il soit aisé d’avoir recours : les tableaux de la Gallerie du Luxembourg, qui représentent la vie de Marie de Médicis, en seront autant de preuves ; je me servirai de celui où est peinte la naissance de Louis XIII. parce qu’il est le plus connu.

En voyant ce tableau on infere par éxemple que l’accouchement arriva le matin parce qu’on y remarque le Soleil qui s’éleve avec son char, & qui fait sa route en montant.

On infere aussi que cet accouchement fut heureux, par la constellation de Castor que le Peintre a mis au haut du tableau, & qui est le simbole des événemens favorables ; à côté du tableau {p. 258}est la fécondité, qui tournée vers la Reine, lui montre dans une corne d’abondance cinq petits enfans, pour donner à entendre que ceux qui naîtront de cette Princesse iront jusqu’à ce nombre : dans la figure de la Reine on juge facilement par la rougeur de ses yeux, qu’elle vient de soufrir dans son accouchement ; & par ces mêmes yeux amoureusement tournez du côté de ce nouveau Prince, joint aux traits du visage que le Peintre a divinement ménagez, il n’y a personne qui ne remarque une double passion, je veux dire un reste de douleur avec un commencement de joie, & qui n’en tire cette consequence, que l’amour maternel & la joie d’avoir mis un Daufin au monde, ont fait oublier à cette Princesse les douleurs de l’enfantement. Les autres tableaux de cette Gallerie, qui sont tous allégoriques, donnent lieu de tirer des conséquences par les simboles qui conviennent aux sujets & aux circonstances que le Peintre a voulu traiter.

La Gallerie du Palais Royal, peinte de nos jours par M. Coypel, dont le {p. 259}sujet est tiré de l’Enéïde de Virgile, est encore un ouvrage qui peut non seulement être mis en paralele contre tous les ouvrages des plus excellens Poëtes du tems, mais qui peut l’emporter sur eux comme un chef-d’œuvre de l’art de Peinture.

Il n’y a point d’habile Peintre qui ne nous ait fait voir de semblables raisonnemens, quand l’ouvrage s’est trouvé d’une nature à l’éxiger de la sorte ; car encore que les raisonnemens entrent dans la Poésie & dans la Peinture ; les ouvrages de ces deux arts n’en sont pas toujours mêlez ni toujours susceptibles ; les Métamorphoses d’Ovide qui sont des ouvrages de Poésie, ne sont la plupart que des descriptions.

Il est vrai que le raisonnement qui se trouve dans la Peinture, n’est pas pour toutes sortes d’esprits ; mais ceux qui ont un peu d’élévation, se font un plaisir de pénétrer dans la pensée du Peintre, & de trouver le véritable sens du tableau, par les simboles qu’on y voit représentez, en un mot d’entendre un langage d’esprit qui n’est fait que pour les yeux. Y a-t-il un {p. 260}Poëte qui vous représente plus agréablement les amours de Jupiter pour, Danaé & pour Léda, que les deux tableaux que le Corege a fait à Rome, & dont M. Alvarès m’a dit en avoir voulu donner vingt-cinq mille écus à la Reine de Suéde ?

La trop grande facilité que l’on trouve à découvrir les choses, affoiblit ordinairement les désirs ; les premiers Philosophes ont cru qu’ils devoient enveloper la vérité sous des fables & des allégories ingénieuses, afin que leur science fût recherchée avec plus de curiosité, ou qu’en tenant les esprits appliquez, elle y jettât des racines plus profondes ; car les choses font d’autant plus d’impression dans notre esprit & dans notre mémoire, qu’elles exercent plus agréablement notre attention : Jesus-Christ même s’est servi de cette façon d’instruire, afin que les comparaisons & les paraboles tinssent ses auditeurs plus attentifs aux véritez qu’elles signifioient.

On tire encore de la Peinture des inductions par les attitudes, par les {p. 261}expressions, & par les mouvemens des passions de l’ame. Il y a des tableaux qui nous représentent des conversations & des dialogues, où nous connoissons jusqu’au sentiment des figures qui paroissent s’entretenir. Dans l’Annonciation, par exemple, où l’Ange vient trouver Marie, le spectateur démêle facilement par l’expression & par l’attitude de la Sainte-Vierge, le moment que le Peintre a voulu choisir ; & l’on connoît si c’est lorsqu’elle fut troublée par une apparition imprévûe, ou si elle est étonnée, de la proposition de l’Ange, ou enfin si elle y consent, avec cette humilité, qui lui fit prononcer ces mots : Voilà la servante du Seigneur, &c.

Il paroît qu’Aristote même ne fait aucune difficulté d’accorder le raisonnement à la Peinture, quand il dit que cet art instruit, & qu’il donne matiere à raisonner, non seulement aux Philosophes, mais à tous les hommes. Quintilien avoue que la Peinture pénétre si avant dans notre esprit, & qu’elle remue si vivement nos passions, qu’il paroît qu’elle a plus de {p. 262}force que tous les discours du monde.

Mais la raison ne se trouve pas seulement dans les ouvrages de Peinture, elle s’y fait encore voir ornée d’une élégance & d’un tour agréable ; le sublime s’y découvre aussi sensiblement que dans la Poésie ; l’harmonie même qui les introduit toutes deux & qui leur produit un acceuil favorable, s’y rencontre indispensablement.

Car on tire des couleurs une harmonie par les yeux, comme on tire des sons par les oreilles.

Mais, me dira-t-on, quelque esprit que l’on puisse donner à la Peinture, elle n’exprimera jamais aussi nettement ni aussi fortement que la parole.

Je sçai bien que l’on peut attribuer à la parole des expressions que la Peinture ne peut suppléer qu’imparfaitement ; mais je sçai bien aussi que la Poésie est fort éloignée d’exprimer avec autant de vérité & d’éxactitude que la Peinture : tout ce qui tombe sous le sens de l’ouie, quelque soin qu’elle prenne de nous représenter la phisionomie, les traits, & la couleur {p. 263}d’un visage, ses portraits laissent toujours de l’obscurité & de l’incertitude dans l’esprit ; ils n’approcheront jamais de ceux que la Peinture nous expose. L’on a vu plusieurs Peintres qui ne pouvant donner par le moyen de la parole l’idée de certaines choses qu’il importoit de connoître, se sont servis de simples traits pour les dessiner, sans qu’on pût s’y méprendre.

Ceux mêmes dont la profession étoit de persuader, ont souvent appelé la Peinture à leur secours pour toucher les cœurs, parce que l’esprit, comme nous l’avons fait voir, est plutôt & plus vivement ébranlé par les choses qui frappent les yeux, que par celles qui entrent par les oreilles ; les paroles passent & s’envolent, comme on dit, & les éxemples touchent : c’est pour cela qu’au rapport de Quintilien qui nous a donné les régles de l’Eloquence, les Avocats dans les causes criminelles exposoient quelquefois un tableau qui représentoit l’événement dont il s’agissoit, afin d’émouvoir le cœur des Juges par l’énormité du fait. Les pauvres se servoient anciennement {p. 264}du même moyen pour se défendre contre l’oppression des riches, selon le témoignage du même Quintilien, parce que l’argent des riches pouvoit bien gagner les suffrages en particulier ; mais sitôt que la peinture du tort qui avoit été fait paroissoit devant toute l’assemblée, elle arrachoit la vérité du cœur des Juges en faveur des pauvres : la raison en est que la parole n’est que le signe de la chose, & que la Peinture qui représente plus vivement la réalité, ébranle & pénétre le cœur beaucoup plus fortement que le discours.

Enfin il est de l’essence de la Peinture de parler par les choses, comme il est de l’essence de la Poésie de peindre par les paroles.

Il n’est pas véritable, poursuivra-t-on, que la Peinture parle & se fasse entendre par les choses mêmes, mais seulement par l’imitation des choses.

On répond que c’est justement ce qui fait le prix de la Peinture, puisque par cette imitation, comme nous l’avons fait remarquer, la Peinture plaît davantage que les choses mêmes.

{p. 265}

J’aurois pû me prévaloir ici d’une infinité d’autoritez des Auteurs les plus célébres pour soutenir le mérite de la Peinture, si je n’avois appréhendé de rendre cette Dissertation trop longue.

Je me suis donc contenté de faire observer dans ce petit discours, combien l’idée qu’on avoit de la Peinture étoit imparfaite dans la plupart des esprits, & que de-là venoit la préférence que quelques-uns ont voulu donner à la Poésie ; j’ai taché de faire voir la conformité qui se rencontre naturellement dans ces deux arts, lesquels peuvent se raporter aussi à la Musique comme trois sœurs inséparables, par rapport aux arts qui sont communs pour la perfection des spectacles.

Les Hébreux ont prétendu que l’origine de la Poésie venoit d’une inspiration divine, comme nous le voyons dans Moïse, David, & Salomon ; c’est pourquoy les Grecs ont aussi regardé Orphée, Lin, Musée, Homere, & Hésiode comme des hommes divins ; ils donnoient aussi la qualité de saints {p. 266}aux Poëtes qui excelloient dans cet art.

Pour la Peinture, elle doit son origine au hazard, suivant l’opinion commune, par l’effet de l’ombre de l’homme & la clarté du Soleil, ou de l’ombre de la lumiere, & dont l’invention en est attribuée à une fille qui traça contre la muraille avec un charbon, les traits du visage de son amant qui étoit venu chez elle pour lui dire adieu ; desorte que par cet esquice elle en fit le portrait pour adoucir son absence : Philostrate, dans ses Tableaux, dit que Débutades Potier de terre à Corinthe, étoit pere de cette fille, & qu’il fit un modele de la figure que sa fille avoit tracée.

Quintilien, Livre X. dit que les premiers Peintres prirent les proportions de l’homme à l’ombre du Soleil, en tirant des lignes pour en marquer les dimensions, surtout pour la régularité du visage, & que Philade Peintre Egiptien, ou Cléante Peintre de Corinte, en furent les inventeurs.

Pline, Livre V. dit aussi que Giges {p. 267}Lidion fut le premier Peintre en Egipte, & que Perche cousin de Dédale, fut le premier Peintre en Grece ; que Polignote Athénien fut l’inventeur de la draperie transparente, & qu’il enseigna l’art d’ouvrir la bouche & de faire montrer les dents à ses portraits, quand le sujet le requéroit, & qui les affranchit de l’ancienne rudesse de la Peinture par l’adoucissement des traits.

Diodore, dans ses Antiquitez, attribue l’invention du pinceau à Apollodore Athénien, & dit que les premiers Peintres qui ont enseigné l’art de la Peinture, sont Adrien natif de Corinthe, & Téléphane Sicyonien, sans néanmoins qu’il eussent encore l’usage des couleurs, dont l’invention en est dûe à Cléophante de Corinthe. Polidore dit après bien d’autres, que les plus excellens Peintres de l’Antiquité sont Timagore, de Calcidé, Pichis, Polignote & Aglarphon, & à qui on est redevable des principes de ce bel art.

Mais malgré cette opinion, Polidore {p. 268}avoue après bien d’autres, que les Egyptiens se vantoient d’avoir inventé la Peinture plus de 6000 ans avant que les Grecs en eussent la connoissance, & que les Grecs même n’ont pû leur contester cet avantage sur eux ; ce qui fait voir que la profonde Antiquité nous laisse toujours quelques incertitudes sur l’origine des Sciences & des Arts.

C’est aussi par où je finis le Traité de la Peinture & de la Poésie, que je regarde comme deux sœurs, que la jalousie entretient dans la discorde depuis leur naissance, pour les prérogatives de leur art.

J’ajoûterai encore que si les Poëtes se vantent d’avoir Apollon pour l’inventeur de la Poésie, les Peintres peuvent s’attribuer aussi le Dieu Vulcain pour l’inventeur du dessein, si l’on en juge par les bas reliefs qu’il a faits sur les boucliers de Mars, de Pallas, d’Achille & d’Enée, & par les figures qui sont au-dessus de leurs casques, sans parler des deux Automates d’or qu’il forgea pour lui servir de servantes, au {p. 269}dire d’Homere ; ce qui prouve que Vulcain étoit aussi bon Statuaire que habile Dessinateur, & peuvent servir d’autorité pour lui faire mériter la qualité de l’inventeur du Dessein, aussi bien que celui de la Forge ; joint que tout ce qu’on en peut dire touchant son origine, paroît toujours fabuleux, faute de preuves plus certaines à cause de son antiquité.

FIN.