A Sa Majesté l’Empereur de toutes les Russies. §
La double faveur que je viens de recevoir de votre Majesté Impériale, a pénétré mon cœur de la plus vive reconnoissance. Non seulement elle me permet de lui dédier mon ouvrage, mais elle daigne ajouter encore à cette grâce, celle de le faire imprimer à mon bénéfice. Cet honneur sait aux arts mériteroit d’être célébré par tous les artistes de nos jours. Sire, le cœur sensible de votre Majesté Impériale, a voulu sans doute récompenser les sentimens du Sr. Le Picq, mon élève par un bienfait que [n.p.]mes foibles talens n’auroient jamais osé solliciter.
Mais telles sont les jouissances qu’ambitionne votre Majesté Impériale, elle semble n’être élevée au rang suprème que pour jouir du privilège de faire des heureux. Ce spectacle consolant embellit mes derniers jours, et me fait regretter de ne voir qu’en perspective cette Cour brillante, où l’on rencontre la science parée de toutes les graces de l’esprit ; où la philosophie toujours [n.p.]associée à la raison ne cherche point à tromper les hommes par des impostures insidieuses et des promesses mensongères ; où les arts et les talens se développent paisiblement à l’ombre d’un trône que la gloire environne et dont les vertus du Monarque relévent la splendeur. Sire, les artistes qui ont besoin d’être encouragés, iront se réfugier dans votre empire et s’empresseront de consacrer dans leurs ouvrages la générosité du nouvel Alexandre, qui les protège d’une manière si éclatante.
[n.p.]Daignez recevoir, Sire, avec cette indulgente bonté qui vous caractérise, l’hommage de mon immortelle reconnoissance.
Je suis avec le plus profond respect,
Sire,
DE VOTRE MAJESTÉ IMPÉRIALE
Noverre.
Avant-propos. §
Lorsque je me proposai d’écrire sur un art, objet constant de mes études et de mes réflexions, j’étois loin de prévoir le succès et l’effet de mes lettres sur la danse ; quand elles parûrent en 1760, Elles fûrent accueillies avec intérêt par les gens de lettres et par les personnes de goût ; mais en même temps avec un sentiment de dépit et d’humeur de la part de celles pour qui elles étoient principalement composées. Elles soulevèrent presque tous les danseurs des spectacles de l’Europe, et notamment ceux de l’opéra de Paris, spectacle qui étoit, qui est, et qui sera long-temps le premier et le plus magnifigue des temples de Therpsicore, mais celui dont les prêtres ont le plus de prétention et d’irritabilité. On cria à l’anathême, on me traita d’innovateur, et l’on me regarda comme un homme d’autant plus dangereux, que j’attaquois des principes consacrés par leur ancienneté.
Lorsqu’on a vieilli dans un art dont on a dès l’enfance adopté et pratiqué les rubriques, on se détermine difficilement à retourner à l’ecole : la paresse et l’amour-propre se trouvent également blessés ; il en coûte autant pour oublier ce qu’on a {p. II}sû, que pour apprendre ce qu’on ne sait pas encore. L’amertume et le dégoût dans ce qui tient aux révolutions, de quelque genre qu’elles soient, sont pour les personnes d’un âge fait : Ce n’est jamais que les générations suivantes qui jouissent de ce qu’elles peuvent avoir d’utile ou d’agréable.
Briser des masques hideux, bruler des perruques ridicules, supprimer les paniers incommodes, bannir les hanches plus incommodes encore, substituer le goût à la routine, indiquer un costume plus noble, plus vrai et plus pittoresque ; exiger de l’action et du mouvement dans les scènes, de l’ame et de l’expression dans la danse ; marquer l’intervalle immense qui sépare le mécanisme du métier, du génie qui le place à côté des arts imitateurs ; c’étoit m’exposer à la mauvaise humeur de tous ceux qui respectoient et vénéroient les anciens usages quelque barbares et ridicules qu’ils pûssent être. Aussi lorsque d’un côté je recueillois les éloges et les suffrages des artistes de tout genre, j’étois de l’autre en butte à l’envie et à la satyre de ceux pour qui j’écrivois.
Cependant, comme dans tous les arts les observations et les principes puisés dans la nature finissent toujours par l’emporter, en criant que j’avois tort, en combattant mes idées, on {p. III}les adoptoit par dégrès, on se rapprochoit de moi pas à pas, on faisoit insensiblement des réformes ; et je me vis bientôt secondé par des artistes dont le goût et l’imagination étant au dessus de leur art, se trouvèrent bien supérieurs au sentiment de l’envie et de la jalousie.
M. Bocquet qui avoit saisi et adopté mes vües, M. Dauberval, mon élève qui lutta constamment contre les préjugés, l’habitude et le mauvais goût, M. Vestris lui-même qui fut frappé à son tour des vérités que j’avois enseignées, lorsqu’il les vit en pratique à Stuttgard, tous ces artistes devenus depuis si célèbres, cedèrent à l’évidence, et se rangèrent alors sous mes drapeaux. L’opéra prit bientôt une nouvelle forme quant au costume à la pompe et à la variété des ballets ; et la danse de ce spectacle, qui, quoique susceptible encore de perfection, est devenue néanmoins la plus brillante de l’Europe, sortit enfin à cette époque de sa longue enfance ; elle apprit à parler le langage des passions qu’elle n’avoit pas encore balbutié.
Si l’on réfléchit sur ce qu’étoit l’opéra en 1760, et sur ce qu’il est aujourd’hui, il sera difficile de ne pas reconnoitre l’effet qu’on produit mes lettres. Aussi ont-elles été traduites {p. IV}en Italien, en Allemand et en Anglois. La gloire de mon art, mon âge, et d’assez nombreux et brillans succès, me permettent de dire que j’ai fait dans la danse une révolution aussi frappante et aussi durable que celle que Gluck a operée depuis dans la musique. Les succès même qu’obtiennent aujourd’hui mes imitateurs sont le plus grand éloge des principes que j’ai posés dans mon ouvrage.
Mes lettres n’étoient pourtant que le frontispice du monument que je me proposois d’élever à la danse en action, et que les Grecs avoient nommée pantomime.
En la renfermant dans l’acception seule du mot, la danse n’est que l’art de former avec grâce, précision et facilité des pas sur des temps et des mesures donnés par la musique, comme la musique elle-même n’est que l’art de combiner des sons et des modulations propres à flatter agréablement l’oreille. Mais le musicien doué de génie ne se renferme pas dans ce cercle borné et l’espace qu’il parcourt au delà est immensément plus étendu que le cercle lui-même. Il étudie le caractère et l’accent des passions et les fait passer dans ses compositions. De son coté, le maître de ballets s’élançant au de là des bornes du matériel de son art, cherche dans ces mêmes {p. V}passions, les mouvemens et les gestes qui les caractérisent, et liant de la même chaîne les pas, les gestes et l’expression de la figure aux sentimens qu’il veut exprimer, il trouve dans la réunion de tous ces moyens, celui d’opérer les effets les plus étonnans. On sait jusqu’où les Pantomimes anciens poussèrent l’art d’émouvoir par le geste.
Je me permettrai même à cet égard une réflexion qui trouve ici tout naturellement sa place, puisqu’elle naît du sujet que je traite ; je la soumets et l’abandonne au jugement des personnes instruites, et qui se sont fait une habitude d’analyser nos sentimens.
A la représentation d’une pièce écrite, la sensibilité de chaque spectateur en reçoit une force et une intensité proportionnée à sa plus ou moins grande disposition à être émû ; de sorte que depuis le spectateur le moins sensible jusqu’à celui que l’est le plus, il se trouve une foule de nuances dont chacune est propre à chacun des spectateurs, il doit arriver de là une chose qui me paroit toute naturelle : c’est que l’expression du dialogue de l’auteur doit se trouver au dessus ou au dessous de la mesure de sensibilité du plus grand nombre des spectateurs. L’homme froid, et peu susceptible d’émotion, {p. VI}doit, presque toujours trouver l’expression de l’auteur exagerée et même gigantesque, tandis que le spectateur facile à être émû et même a être exalté, doit trouver le plus souvent l’expression foible et languissante : d’où je conclus que les expressions du poète se trouvent rarement à l’unisson de la sensibilité du spectateur ; à moins que l’on ne suppose que le charme de la diction ne mette tous les spectateurs au même unisson ; effet que j’ai de la peine à me persuader.
La pantomime, suivant moi, n’a point cet inconvénient. Elle ne fait qu’indiquer par des pas, des gestes, des mouvemens, et par l’expression de la physionomie la situation et les sentimens de chaque personnage ; et elle laisse à chaque spectateur le soin de lui prêter un dialogue qui est d’autant plus juste qu’il est toujours en mesure avec l’émotion que l’on a reçue.
Cette réflexion m’a porté à examiner avec une scrupuleuse attention ce qui se passe à la représentation d’un ballet pantomime et à celle d’une pièce parlée (en les supposant chacun dans leur genre d’un mérite égal). Il m’a toujours paru que dans la pantomime l’effet est plus général et plus uniforme, {p. VII}et, si jose le dire, plus en harmonie avec l’ensemble des sensations que le spectacle produit.
Je ne pense pas que cette idée soit pûrement métaphysique. Elle m’a toujours semblé offrir une vérité matérielle dont il est aisé de se rendre compte. Il y a sans doute une foule de choses que la pantomime ne peut qu’indiquer, mais dans les passions il est un dégré d’expression que les paroles ne peuvent atteindre, ou plutôt, pour le quel il n’est plus de paroles. C’est alors que la danse en action triomphe. Un pas, un geste, un mouvement et une attitude disent ce que rien ne peut exprimer : plus les sentimens que l’on a à peindre sont violens, moins il se trouve de mots pour les rendre. Les exclamations qui sont comme le dernier terme où le langage des passions puisse monter deviennent insuffisantes et alors elles sont remplacées par le geste.
D’après ces réflexions on saisira les rapports sous les quels j’envisageai la danse, dès l’instant que je m’en occupai, et combien mes premières idées sur cet art étoient déjà loin de celles qu’on en avoit alors ; mais semblable à l’homme qui gravit le sommet des montagnes, et qui voit l’horison s’étendre et se développer devant lui ; à mesure que j’avançois dans la {p. VIII}carrière que je venois de m’ouvrir, je la vis s’agrandir, pour ainsi dire, à chaque pas : je sentis que la danse en action pouvoit s’associer tous les arts imitateurs et le devenir elle-même.
Dèslors, avant de choisir des airs pour y adapter des pas ; avant d’étudier des pas pour en former ce que l’on appelloit dans ce temps là un ballet, je cherchai, soit dans la fable, soit dans l’histoire, soit enfin dans mon imagination, des sujets, qui, non seulement présentâssent l’occasion d’y placer à propos des danses et des fêtes etc. mais qui offrissent encore dans leur développement une action et un intérêt gradués, mon poème une fois conçu, j’etudiai tous les gestes, tous les mouvemens et toutes les expressions qui pouvoient rendre les passions et les sentimens que mon sujet faisoit naître. Ce n’étoit qu’aprés ce travail que j’appelois la musique à mon secours. En mettant sous les yeux du musicien les différens détails du tableau que je venois d’esquisser, je lui demandois alors une musique adoptée à chaque situation et à chaque sentiment. Au lieu d’écrire des pas sur des airs notés, comme on fait des couplets sur des airs connus, je composois, si je puis m’exprimer ainsi, le dialogue de mon ballet, et je faisois faire la musique pour chaque phrase et chaque idée.
{p. IX}Ce fut ainsi que je dictai à Gluck l’air caractéristique du ballet des sauvages dans Iphigénie en Tauride : les pas, les gestes, les attitudes, les expressions des différens personnages que je lui dessinai, donnèrent à ce célèbre compositeur le caractère de la composition de ce beau morceau de musique.
Mes idées ne s’arreterent pas là. La pantomime étant plus encore le spectacle des yeux que celui des oreilles, je conçus qu’elle devoit s’associer avec les arts qui flattent le plus la vüe. La peinture, l’architecture, la perspective et l’optique devinrent l’objet de mes études. Je ne composai plus un ballet que les règles de ces différens arts n’y fûssent scrupuleusement observées, chaque fois que l’occasion se présentoit de les employer. On sent bien que j’ai dû faire beaucoup de réflexions sur chacun d’eux séparément, et sur les rapports généraux qui les lient les uns aux autres. Je couchois sur le papier les idées qui naissoient de mes études ; elles fûrent l’objet d’une correspondance dans la quelle je passai en revüe les différens arts qui ont des rapports avec la danse en action.
Cette correspondance me donna lieu de parler des acteurs qui avoient enrichi de leurs talens les différens théatres de l’Europe. Mais tous ces matériaux confiés à l’amitié eûssent {p. X}été vraisemblablement perdus pour le public et pour les arts, sans une circonstance aussi honorable qu’imprevue qui me permet aujourd’hui de les réunir et de les rendre publics.
Semblable à ces navigateurs intrépides qui affrontent les orages et les tempêtes pour découvrir des terres inconnues d’où ils rapportent des objets précieux propres à enrichir les sciences et les arts, le commerce et l’industrie, mais que des obstacles invincibles arrêtent au milieu de leurs courses ; j’avoue que comme ceux j’ai été forcé de suspendre la mienne. Mes élans et mes efforts ont été superflus ; je n’ai pû franchir la barrière élevée par l’impossibilité, et sur la quelle il étoit écrit : tu n’iras pas plus loin.
Je parlerai de ces obstacles, et je prouverai qu’ils ne peuvent être vaincus. Ils sont à l’art des ballets en action ce que les colonnes d’Hercule étoient autrefois aux navigateurs.
Lettres sur la danse. §
Lettre première. §
La poésie, la peinture, et la danse, ne sont, Monsieur, ou ne doivent être qu’une copie fidèlle de la belle nature. C’est par la vérité de l’imitation que les ouvrages des Corneilles et des Racines, des Raphaëls, et des Michel-Anges ont passé à la postérité, après avoir obtenu (ce qui est assez rare) les suffrages même de leur siècle. Que ne pouvons-nous joindre aux noms de ces grands hommes, ceux des maîtres de ballets qui se sont rendus célébres dans leurs temps ! mais à peine les connoît-on ; est-ce la faute de l’art ? est-ce la leur ?
Un ballet est un tableau, ou plutôt une suite de tableaux liés entre eux par l’action qui fait le sujet du ballet ; la scène est, pour ainsi dire, la toile sur laquelle le compositeur rend ses idées ; le choix de la musique, la décoration, le costume en sont le coloris ; le compositeur est le peintre. Si la nature lui a donné ce feu et cet enthousiasme, ame de tous les arts imitateurs, l’immortalité ne peut-elle pas lui être assurée ? Pourquoi ne connoissons-nous aucuns maîtres de ballets ? C’est que les ouvrages de ce genre ne durent qu’un instant, et sont effacés presqu’aussitôt que l’impression, qu’ils ont produite ; c’est qu’il ne reste aucuns vestiges des plus sublimes productions des Batiles {p. 2}et des Pylades. A peine conserve-t-on une idée de ces pantomimes si célébres dans le siècle d’Auguste.
Du moins si ces grands compositeurs ne pouvant transmettre à la postérité leurs tableaux fugitifs, nous eussent au moins transmis leurs idées, leurs principes sur leur art. S’ils eussent tracé les règles d’un genre dont ils étoient créateurs, leurs noms et leurs écrits auroient traversé l’immensité des âges, et ils n’auroient pas consacré leurs peines, et leurs veilles pour la gloire d’un moment. Ceux qui les ont suivis auroient eu des principes, et l’on n’auroit pas vu périr l’art de la pantomime, et du geste, portés jadis à un point qui étonne encore l’imagination.
Depuis la perte de cet art, personne n’a cherché à le retrouver, ou à le créer, pour ainsi dire, une seconde fois. Effrayés des difficultés de cette entreprise, mes prédécesseurs y ont renoncé, n’ont même fait aucune tentative, et ont laissé subsister un divorce qui paroissoit devoir être éternel, entre la danse purement dite et la pantomime.
Plus hardi qu’eux, peut-être avec moins de talens, j’ai osé deviner l’art de faire des ballets en action ; de réunir l’action à la danse ; de lui donner des caractères, des idées ; j’ai osé me frayer des routes nouvelles, l’indulgence du public m’a encouragé ; elle m’a soutenu dans des crises capables de rebuter l’amour-propre ; et mes succès semblent m’autoriser à satisfaire votre curiosité sur un art que vous chérissez, et auquel j’ai consacré tous mes momens.
{p. 3}Depuis le règne d’Auguste jusqu’à nos jours les ballets n’ont été que de foibles esquisses de ce qu’ils peuvent être encore. Cet art enfant du génie, et du goût peut s’embellir, se varier à l’infini. L’histoire, la fable, la peinture, tous les arts se réunissent pour tirer leur frère, de l’obscurité, où il est enseveli ; et l’on s’étonne que les compositeurs ayent dédaigné des secours si puissans.
Les programmes des ballets, qui ont été donnés, il y a un siècle ou environ, dans les différentes cours de l’Europe, feroient soupçonner que cet art (qui n’étoit rien encore) loin d’avoir fait des progrès, s’est de plus en plus affoibli. Ces sortes de traditions, il est vrai, sont toujours fort suspectes. Il en est des ballets comme des fêtes en général ; rien de si beau, de si séduisant sur le papier, et souvent rien de si maussade et de si mal entendu à l’exécution.
Je pense, Monsieur, que cet art n’est resté dans l’enfance, que parce qu’on en a borné les effets à celui de ces feux d’artifice, faits simplement pour amuser les yeux ; quoiqu’il partage avec les meilleurs drames l’avantage d’intéresser, d’émouvoir et de captiver le spectateur par le charme de l’intérêt et de l’illusion, on ne l’a pas soupçonné de pouvoir parler à l’âme.
Si nos ballets sont foibles, monotones, languissans, s’ils sont dénués d’intentions, d’expression et de caractère, c’est moins, je le répète, la faute de l’art, que celle de l’artiste : ignore-t-il que la danse unie à la pantomime est un art d’imitation ? Je serois tenté de le croire, puisque le plus grand nombre des {p. 4}compositeurs se borne à copier servilement un certain nombre de pas et de figures dont le public est rebattu depuis des siècles ; de sorte que les ballets de Phaéton, ou de tout autre opéra, remis par un compositeur moderne, diffèrent si peu de ceux qui avoient été faits dans la nouveauté, que l’on s’imagineroit que ce sont toujours les mêmes.
En effet il est rare, pour ne pas dire impossible, de trouver du génie dans les plans, de l’élégance dans les formes, de la légèreté dans les grouppes, de la précision et de la netteté dans les chemins qui conduisent aux différentes figures ; à peine connoit-on l’art de déguiser les vieilles choses, et de leur donner un air de nouveauté.
Il faudroit que les maîtres de ballets consultâssent les tableaux des grands peintres ; cet examen les rapprocheroit sans doute de la nature ; ils éviteroient alors, le plus souvent qu’il leur seroit possible, cette symétrie dans les figures, qui faisant répétition d’objets, offre sur la même toile deux tableaux semblables.
Dire que je blâme généralement toutes les figures symétriques ; penser que je prétende en abolir totalement l’usage, ce seroit cependant mal interpréter mes idées.
L’abus des meilleures choses est toujours nuisible ; je ne désapprouve que l’usage trop fréquent et trop répété de ces sortes de figures ; usage dont mes confrères sentiront le vice, lorsqu’ils s’attacheront à copier fidèlement la nature, et à peindre sur la scène les {p. 5}différentes passions, avec les nuances et le coloris que chacune d’elles exige en particulier.
Les figures symétriques de la droite à la gauche ne sont supportables, selon moi, que dans les corps d’entrée, qui n’ont aucun caractère d’expression, et qui, ne disant rien, sont faits uniquement pour donner le temps aux premiers danseurs de reprendre leur respiration, elles peuvent avoir lieu dans un ballet général, qui termine une fête ; elles peuvent encore passer dans des pas d’exécution, de quatre, de six, etc. quoique, à mon sens, il soit ridicule de sacrifier dans ces sortes de morceaux l’expression et le sentiment à l’adresse du corps, et à l’agilité des jambes ; mais la symétrie doit faire place à la nature dans les scènes d’action. Un exemple, quelque foible qu’il soit, me rendra peut-être plus intelligible, et suffira pour étayer mon sentiment.
Une troupe de nymphes à l’aspect imprevû d’une troupe de jeunes Faunes, prend la fuite avec autant de précipitation que de frayeur ; les Faunes, au contraire, poursuivent les nymphes avec cet empressement que donne ordinairement l’apparence du plaisir : tantôt ils s’arrêtent pour examiner l’impression qu’ils font sur les nymphes ; celles-ci suspendent en même tems leur course ; elles considèrent les Faunes avec crainte, cherchent à démêler leur desseins, et à s’assurer par la fuite un asyle qui puisse les garantir du danger qui les menace ; les deux troupes se joignent ; les nymphes résistent, se défendent et s’échappent avec une adresse égale à leur legèreté, etc.
{p. 6}Voilà ce que j’appelle une scène d’action, où la danse doit parler avec feu, avec énergie ; où les figures symétriques et compassées ne peuvent être employées sans altérer la vérité sans choquer la vraisemblance, sans affoiblir l’action et refroidir l’intérêt. Voilà, dis-je, une scène, qui doit offrir un beau désordre, et où l’art du compositeur ne doit se montrer que pour embellir la nature.
Un maître de ballets, sans intelligence et sans goût, traitera ce morceau de danse machinalement, et le privera de son effet, parce qu’il n’en sentira pas l’esprit. Il placera sur plusieurs lignes paralelles les nymphes et les Faunes ; il exigera scrupuleusement que toutes les nymphes soient posées dans des attitudes uniformes, et que les Faunes ayent les bras élevés à la même hauteur ; il se gardera bien, dans sa distribution, de mettre cinq nymphes à droite, et sept nymphes à gauche ; ce seroit pécher contre les vieilles règles de l’opéra ; mais il fera un exercice froid et compassé d’une scène d’action qui doit être pleine de feu.
Des critiques de mauvaise humeur, et qui ne connoissent point assez l’art pour juger de ses différents effets, diront que cette scène ne doit offrir que deux tableaux ; que le desir des Faunes doit tracer l’un, et la crainte des nymphes peindre l’autre. Mais que de nuances différentes à ménager dans cette crainte et ce desir ! que d’oppositions, que de gradations, et de dégradations à observer, pour que, de ces deux {p. 7}sentimens il résulte une multitude de tableaux, tous plus animés les uns que les autres !
Les passions étant les mêmes chez tous les hommes, elles ne diffèrent qu’à proportion de leur sensibilité ; elles agissent avec plus ou moins de force sur les uns que sur les autres, et se manifestent au dehors avec plus ou moins de véhémence et d’impétuosité. Ce principe posé, et que la nature démontre tous les jours, on doit diversifier les attitudes, répandre des nuances dans l’expression, et dèslors l’action pantomime de chaque personnage cesse d’être monotone. Ce seroit être aussi fidèle imitateur qu’excellent peintre, que de mettre de la variété dans l’expression des têtes, de donner à quelques-uns des Faunes de la férocité ; à ceux-là moins d’emportement ; à ceux-ci un air plus tendre ; aux autres enfin un caractère de volupté, qui suspendroit ou qui partageroit la crainte des nymphes. L’esquisse de ce tableau détermine naturellement la composition de l’autre : je vois alors des nymphes qui flottent entre le plaisir et la crainte ; j’en apperçois d’autres qui me peignent par le contraste de leurs attitudes, les différents mouvemens dont leur âme est agitée ; celles-ci sont plus fières que leurs compagnes ; celles-là mêlent à leur frayeur un sentiment de curiosité, qui rend le tableau plus piquant ; cette diversité est d’autant plus séduisante, qu’elle est l’image de la nature. Convenez donc avec moi, Monsieur, que la symétrie doit toujours être bannie de la danse en action.
{p. 8}Je demanderai à tous ceux qui ont des préjugés d’habitude, s’ils trouveront de la symétrie dans un troupeau de brebis qui veut échapper à la dent meurtrière des loups, ou dans des paysans qui abandonnent leurs champs et leurs hameaux, pour éviter la fureur de l’ennemi qui les poursuit ? non, sans doute ; mais l’art est de savoir déguiser l’art. Je ne prêche point le desordre et la confusion ; je veux au contraire, que la régularité se trouve dans l’irrégularité même ; je demande des grouppes ingénieux, des situations fortes, mais toujours naturelles, une manière de composer qui dérobe aux yeux toute la peine du compositeur. Quant aux figures, elles ne sont en droit de plaire que lorsqu’elles sont présentées avec rapidité, et dessinées avec autant de goût que d’élégance.
Lettre II. §
Je ne puis m’empêcher, Monsieur, de désapprouver les Maîtres de ballets, qui ont l’entêtement ridicule de vouloir que les figurants, et les figurantes se modèlent exactement d’après eux, et compassent leurs mouvemens, leurs gestes et leurs attitudes d’après les leurs : cette singulière prétention ne doit-elle pas s’opposer au développement des graces naturelles des exécutans, et étouffer en eux le sentiment d’expression qui leur est propre ?
Ce principe me paroît d’autant plus dangereux, qu’il est rare de trouver des maîtres de ballets qui sentent ; il y en a si peu qui soient excéllents comédiens, et qui possédent l’art de peindre, par les gestes, les mouvemens de l’ame ! Il est dis-je, si difficile de rencontrer parmi nous des Batyles, et des Pylades, que je ne saurois me dispenser de condamner tous ceux qui, par l’idée qu’ils ont d’eux-mêmes, prêtendent à se faire imiter. S’ils sentent foiblement, ils exprimeront de même ; leurs gestes seront froids, leur physionomie sans caractère, leurs attitudes sans passions. N’est-ce pas induire les figurans à erreur, que de leur faire copier du médiocre ? n’est-ce pas perdre son ouvrage que de le faire exécuter gauchement ? peut-on dailleurs donner des préceptes fixes pour l’action pantomime ? les gestes ne sont-ils pas l’ouvrage de l’âme, et les interprètes fidèles de ses mouvemens ?
{p. 10}Un maître de ballets sensé doit faire, dans cette circonstance, ce que font la plupart des poëtes, qui, n’ayant ni les talens, ni les organes propres à la déclamation, font lire leur pièce, et s’abandonnent entiérement à l’intelligence des comédiens pour la représenter. Ils assistent, direz-vous, aux répétitions, j’en conviens ; mais ils donnent moins de préceptes, que de conseils. Cette scène me paroit rendue foiblement ; vous ne mettez pas assez de débit dans telle autre ; celle-ci n’est pas jouée avec assez de feu, et le tableau qui résulte de cette situation me laisse quelque chose à desirer : voila le langage du poète. Le maître de ballets, à son exemple, doit faire recommencer une scène en action, jusqu’à ce qu’enfin ceux qui l’exécutent ayent rencontré cet instant de naturel inné chez tous les hommes ; instant précieux qui se montre toujours avec autant de force que de vérité, lorsqu’il est produit par le sentiment.
Le ballet bien composé est une peinture vivante des passions, des mœurs, des usages, des cérémonies et du costume de tous les peuples de la terre : conséquemment il doit être pantomime dans tous les genres, et parler à l’âme par les yeux ; est-il dénué d’expression, de tableaux frappants, de situations fortes, il n’offre plus alors qu’un spectacle froid et monotone. Ce genre de composition ne peut souffrir de médiocrité ; à l’exemple de la peinture, il exige une perfection d’autant plus difficile à atteindre, qu’il est subordonné à l’imitation fidelle de la nature, et qu’il est mal-aisé, pour ne pas dire impossible, de saisir {p. 11}cette sorte de vérité séduisante qui dérobe l’illusion au spectateur, qui le transporte, en un instant, dans le lieu, où la scène a dû se passer ; qui met son âme dans la même situation, où elle seroit, s’il voyoit l’action réelle, dont l’art ne lui présente que l’imitation. Quelle précision ne faut-il pas encore avoir, pour n’être pas au dessus, ou au dessous de l’objet que l’on veut imiter ? il est aussi dangereux de trop embellir son modèle que de l’enlaidir : ces deux défauts s’opposent également à la ressemblance : l’un exagère la nature, l’autre la dégrade.
Les ballets etant des représentations, ils doivent réunir les parties du drame. Les sujets que l’on traite en danse sont, pour la plupart, vides de sens, et n’offrent qu’un amas confus de scènes aussi mal consues que désagréablement conduites ; cependant il est, en général, indispensable de se soumettre à de certaines règles. Tout sujet de ballet doit avoir son exposition, son nœud et son dénouement. La réussite de ce genre de spectacle dépend en partie du bon choix des sujets et de leur distribution.
L’art de la pantomime est sans doute plus borné de nos jours qu’il ne l’étoit sous le règne d’Auguste ; il est quantité de choses qui ne peuvent se rendre intelligiblement par le secours des gestes. Tout ce qui s’appelle dialogue tranquille, ne peut trouver place dans la pantomime. Si le compositeur n’a pas l’adresse de retrancher de son sujet ce qui lui paroit froid et monotone, son ballet ne fera aucune sensation. Si le spectacle de M. Servandoni ne réussissoit pas, ce {p. 12}n’étoit pas faute de gestes ; les bras de ses acteurs n’étoient jamais dans l’inaction ; cependant ses représentations pantomimes étoient de glace ; à peine une heure et demie de mouvemens et de gestes, fournissoit-elle un seul instant au peintre.
Diane et Actéon, Diane et Endimion, Apollon et Daphné, Titon et l’Aurore, Acis et Galathée, ainsi que tous les sujets de cette espèce, ne peuvent fournir à l’intrigue d’un ballet en action, sans le secours d’un génie vraiment poëtique. Télémaque dans l’isle de Calypso offre un plan plus vaste, et fera le sujet d’un très-beau ballet, si toutefois le compositeur a l’art d’élaguer du poème, tout ce qui ne peut servir au peintre ; s’il a l’adresse de faire paroitre Mentor à propos, et le talent de l’éloigner de la scène, dès l’instant qu’il pourroit la refroidir.
Si les licences que l’on prend journellement dans les compositions théatrales ne peuvent s’étendre au point de faire danser Mentor dans le ballet de Télémaque. C’est une raison plus que suffisante pour que le compositeur ne se serve de ce personnage qu’avec beaucoup de ménagement. Ne dansant point, il devient étranger au ballet ; son expression dailleurs étant dépourvue des graces que la danse prête aux gestes et aux attitudes, paroît moins animée, moins chaude et conséquemment moins intéressante. Il est permis aux grands talens d’innover, de sortir des règles ordinaires, et de frayer des routes nouvelles, lorsqu’elles peuvent conduire à la perfection de leur art.
{p. 13}Mentor, dans un spectacle de danse, peut et doit agir en dansant ; cela ne choquera ni la vérité, ni la vraisemblance, pourvû que le compositeur ait l’art de lui conserver un genre de danse et d’expression analogue à son caractère, à son âge, et à son emploi. Je crois, Monsieur, que je risquerois l’avanture, et que de deux maux j’éviterois le plus grand, l’ennui, personnage qui ne devroit jamais trouver place sur la scène.
C’est un défaut bien capital que celui de vouloir associer des genres contraires, et de mêler sans distinction, le sérieux avec le comique, le noble avec le trivial, le galant avec le burlesque. Ces fautes grossiéres, mais communes chez beaucoup de maîtres, décèlent la médiocrité de l’esprit ; elles affichent le mauvais goût et l’ignorance du compositeur. Le caractère et le genre d’un ballet ne doivent point être défigurés par des épisodes d’un genre et d’un caractère opposés, les métamorphoses, les transformations et les changemens qui s’emploient communement dans les pantomimes angloises des danseurs de corde, ne peuvent être employés dans des sujets nobles ; c’est encore un autre défaut, que de doubler et de tripler les objets : ces répétitions de scènes refroidissent l’action, et appauvrissent le sujet.
Une des parties essentielles au ballet, est, sans contredit, la variété ; les incidens, et les tableaux qui en résultent, doivent se succèder avec rapidité : si {p. 14}l’action ne marche avec promptitude, si les scènes languissent, si le feu ne se communique également par-tout ; que dis-je, s’il n’acquiert de nouveaux degrés de chaleur à mesure que l’intrigue se dénoue, le plan est mal conçu, mal combiné ; il péche contre les regles du théâtre, et l’exécution ne produit alors d’autre sensation sur le spectateur, que celle de l’ennui qu’elle traîne après elle.
J’ai vu, le croiriez-vous, Monsieur, quatre scènes semblables dans le méme sujet ; j’ai vu des meubles faire l’exposition, le nœud et le dénouement d’un grand ballet ; j’ai vu enfin associer des incidens burlesques à l’action la plus noble et la plus voluptueuse ; la scène se passoit cependant dans un lieu respecté de toute l’Asie ; de pareils contre-sens ne choquent-ils pas le bon goût ? en mon particulier, j’en aurois été foiblement étonné, si je n’avois connu le mérite du compositeur ; cela m’a prèsque persuadé qu’il y a plus d’indulgence dans la capitale que par-tout ailleurs.
Tout ballet compliqué et diffus, qui ne me tracera pas, avec netteté et sans embarras, l’action qu’il représente, dont je ne pourrai deviner l’intrigue qu’un programme à la main ; tout ballet dont je ne sentirai pas le plan, et qui ne m’offrira pas une exposition, un nœud et un dénouement, ne sera plus, suivant mes idées, qu’un simple divertissement de danse, plus ou moins bien exécuté, et qui ne m’affectera que {p. 15}médiocrement, puisqu’il ne portera aucun caractère, et qu’il sera denué d’action et d’intérêt.
Mais la danse de nos jours est belle ; elle est, dira-t-on, en droit de séduire et de plaire, dégagée même du sentiment et de l’esprit dont vous voulez qu’elle se décore. Je conviendrai que l’exécution mécanique de cet art est portée à un dégré de perfection qui ne laisse rien à desirer : j’ajouterai même qu’elle a souvent des graces, de la noblesse ; mais ce n’est qu’une partie des qualités qu’elle doit avoir.
Les pas, l’aisance et le brillant de leur enchainement, l’à plomb, la fermeté, la vitesse, la légéreté, la précision, les oppositions des bras avec les jambes, voilâ ce que j’appelle le mécanisme de la danse. Lorsque le génie ne dirige pas tous ces mouvemens, et que le sentiment et l’expression ne leur prêtent pas des forces capables de m’émouvoir et de m’intéresser, j’applaudis alors à l’adresse, j’admire l’homme-machine, je rends justice à sa force, à son agilité ; mais il ne me fait éprouver aucune agitation ; il ne m’attendrit pas, et ne me cause pas plus de sensation que l’arrangement de mots suivans :
Fait.. pas.. le.. la.. honte.. non.. crime.. et.. l’échafaud.
Cependant ces mots arrangés par le poète, composent ce beau vers du Comte d’Essex :
Le crime fait la honte, et non pas l’échafaud.
Il faut conclure de cette comparaison, que la danse renferme en elle tout ce qui est nécessaire au {p. 16}beau langage, et qu’il ne suffit pas d’en connoitre l’alphabet. Qu’un homme de génie arrange les lettres, forme et lie les mots, elle cessera d’être muette, elle parlera avec autant de force que d’ênergie ; et les ballets partageront alors avec les meilleures pièces du théatre la gloire de toucher, d’attendrir, de faire couler des larmes, d’amuser, de séduire et de plaire dans les genres moins sérieux. La danse embellie par le sentiment et conduite par le talent, recevra enfin avec les éloges et les applaudissemens que toute l’Europe accorde à la poèsie, et à la peinture, les récompenses glorieuses dont on les honore.
Lettre III. §
Si les grandes passions conviennent à la tragédie, elles ne sont pas moins nécessaires au genre pantomime. Notre art est assujetti, en quelque façon, aux règles de la perspective ; les petits détails se perdent dans l’éloignement. Il faut, dans les tableaux de la danse, des traits marqués, de grandes parties, des caractères vigoureux, des masses hardies, des oppositions et des contrastes aussi frappans qu’artistement ménagés.
Il est bien singulier que l’on ait comme ignoré jusqu’à présent, que le genre le plus propre aux expressions de la danse, est le genre tragique ; il fournit de grands tableaux, des situations nobles, et des coups de théatre heureux ; dailleurs les passions étant plus fortes et plus décidées dans les héros que dans les hommes ordinaires, l’imitation en devient plus facile, et l’action du pantomime plus chaude, plus vraie, et plus intelligible.
Un habile maître doit pressentir d’un coup-d’œil l’effet général de toute la machine, et ne jamais sacrifier le tout à la partie.
Sans oublier les principaux personnages de la représentation, il doit penser au plus grand nombre ; fixe-t-il toute son attention sur les premiers danseurs, et les premières danseuses, l’action devient froide, la marche des scènes se ralentit, et l’exécution est sans effet.
{p. 18}Les principaux personnages de la tragédie de Mérope sont, Mérope, Polifonte, Egiste, Narbas ; mais quoique les autres acteurs ne soient point chargés de rôles aussi importants, ils ne concourent pas moins à l’action générale et à la marche du drame, qui seroit coupée et suspendue, si l’un de ces personnages manquoit à la représentation de cette pièce.
Il ne faut point d’inutilité au théâtre ; conséquemment on doit bannir de la scène ce qui peut y jetter du froid, et n’y introduire que le nombre exact de personnages nécessaires à l’éxecution du drame.
Un ballet en action doit être une pièce de ce genre ; il doit être divisé par scènes et par actes ; chaque scène en particulier doit avoir, ainsi que l’acte, un commencement, un milieu, et une fin ; c’est-à-dire, son exposition, son nœud et son dénouement.
J’ai dit que les principaux personnages d’un ballet ne devoient pas faire oublier les subalternes ; je pense même, qu’il est moins difficile de faire jouer des rôles transcendans à Hercule et Omphale, à Ariane et Bacchus, à Ajax et Ulisse, etc. qu’à vingt quatre personnes qui seront de leur suite. S’ils ne disent rien sur la scène, ils y sont de trop, et doivent en être bannis ; s’ils y parlent, il faut que leur conversation soit toujours analogue à celle des premiers acteurs.
L’embarras n’est donc pas de donner un caractère dominant et distinctif à Ajax et Ulisse, puisqu’ils l’ont naturellement, et qu’ils sont les héros de la scène ; la difficulté consiste à y introduire les figurans avec décence ; à leur donner des rôles plus, ou moins forts ; {p. 19}à les associer aux actions de nos deux héros ; à placer adroitement des femmes dans ce ballet ; à faire partager à quelqu’une d’elles la situation d’Ajax ; à faire pencher enfin le plus grand nombre en faveur d’Ulisse. Le triomphe de celui-ci, et la mort de son rival présentent à l’artiste une foule de tableaux plus piquans, plus pittoresques les uns que les autres, et dont les contrastes et le coloris doivent produire les plus vives sensations. Il est aisé de concevoir, d’après mes idées, que le ballet pantomime doit toujours être action, et que les figurans ne doivent prendre la place de l’acteur qui quitte la scène, que pour la remplir à leur tour, non pas simplement par des figures symétriques et des pas compassés, mais par une expression vive et animée, qui tienne le spectateur toujours attentif au sujet que les acteurs précédens ont exposé.
Mais, par un malheureux effet de l’habitude, ou de l’ignorance, il est peu de ballets raisonnés ; on danse pour danser ; on s’imagine que le tout consiste dans l’action des jambes, dans les sauts élevés, et qu’on a rempli l’idée, que les gens de goût se forment d’un ballet, lorsqu’on le charge d’exécutans qui n’éxecutent rien ; qui se mêlent, qui se heurtent, qui n’offrent que des tableaux froids et confus, dessinés sans goût, groupés sans grace, privés de toute harmonie, et de cette expression, fille du sentiment, qui seule peut embellir l’art, en lui donnant la vie.
Il faut convenir néanmoins que l’on rencontre quelquefois dans ces sortes de compositions, des beautés de détail, et quelque éteincelles de génie ; mais il en {p. 20}est très-peu qui forment un tout et un ensemble. Le tableau péchera ou par la composition, où par le coloris ; ou s’il est dessiné correctement, il n’en sera peut-être pas moins sans goût, sans grâce et sans imitation.
Ne concluez pas de ce que j’ai dit plus haut, sur les figurans et sur les figurantes, qu’ils doivent jouer des rôles aussi marqués que les premiers sujets ; mais comme l’action d’un ballet est tiède, si elle n’est générale, je soutiens qu’il faut qu’ils y participent avec autant d’art que de ménagement ; car il est important que les sujets chargés des principaux rôles conservent de la force et de la supériorité sur les objets qui les environnent. L’art du compositeur est donc de rapprocher et de réunir toutes ses idées en un seul point, afin que les opérations de l’esprit et du génie y aboutissent toutes. Avec ce talent les caractères paroitront dans un beau jour, et ne seront ni sacrifiés, ni effacés par les objets qui ne sont faits que pour leur prêter de la vigueur et des ombres.
Un maître de ballets doit s’attacher à donner à tous les acteurs dansans une action, une expression et un caractère différens ; ils doivent tous arriver au même but par des routes diverses, et concourir unanimement et de concert, à peindre, par la vérité de leurs gestes, et de leur imitation, l’action que le compositeur a pris soin de leur tracer. Si l’uniformité règne dans un ballet, si l’on ne découvre pas cette diversité d’expression, de forme, d’attitude et de caractère, que l’on rencontre dans la nature ; si ces nuances {p. 21}délicates, mais vraies, qui peignent les mêmes passions avec des traits plus ou moins marqués et des couleurs plus ou moins vives, ne sont point ménagées avec art, et distribuées avec goût et intelligence, alors le tableau est à peine une copie médiocre d’un excellent original ; et comme il ne présente aucune vérité, il n’a la force, ni le droit d’émouvoir ni d’affecter.
Ce qui me choqua il y a quelques années dans le ballet de Diane et Endimion que je vis exécuter à Paris, est moins l’exécution mécanique que la mauvaise distribution du plan. Quelle idée de saisir pour l’action, l’instant, où Diane est occupée à donner à Endimion des marques de sa tendresse ? Le compositeur est-il excusable d’associer des paysans à cette déesse, et de les rendre témoins de sa foiblesse, et de sa passion, et peut-on pécher plus grossièrement contre la vraisemblance ? Diane, suivant la fable, ne voyoit Endimion, que lorsque la nuit faisoit son cours, et dans le tems où les mortels sont livrés au sommeil : cela ne doit-il pas exclure toute suite ? L’amour seul pourroit être de la partie ; mais des paysans, des nymphes, Diane à la chasse : quelle licence ! quel contre-sens ! ou, pour mieux dire, quelle ignorance ! on voit aisément que l’auteur n’avoit qu’une idée confuse et imparfaite de la fable ; qu’il a mêlé celle d’Actéon ou Diane est dans le bain avec ses nymphes, à celle d’Endimion. Le nœud de ce ballet étoit singulier ; les nymphes y jouoient le personnage de la chasteté ; elles vouloient massacrer l’Amour et le Berger ; mais Diane, moins vertueuse qu’elles, et emportée par sa {p. 22}passion, s’opposoit à leur fureur, et voloit au devant de leurs coups. L’Amour, pour les punir de cet excès de vertu, les rendoit sensibles. De la haine elles passoient avec rapidité à la tendresse, et ce dieu les unissoit aux paysans. Vous voyez, Monsieur, que ce plan est contre toutes les règles, et que la conduite en est aussi peu ingénieuse qu’elle est fausse. Je comprends que le compositeur a tout sacrifié à l’effet, et que la scène des fléches en l’air prêtes à percer l’Amour, l’avoit séduit ; mais cette scène étoit déplacée. Nulle vraisemblance dailleurs dans le tableau ; on avoit prêté aux nymphes le caractère et la fureur des Bacchantes qui déchirèrent Orphée ; Diane avoit moins l’éxpression d’une amante que d’une furie ; Endimion peu reconnoissant, et peu sensible à la scène qui se passoit en sa faveur, paroissoit moins tendre qu’indifférent : L’Amour n’étoit qu’un enfant craintif, que le bruit intimide, et que la peur fait fuir : tels sont les caractères manqués qui affoiblissoient le tableau, qui le privoient de son effet, et qui attestoient l’inéptie du compositeur.
Que les maîtres de ballets qui voudront se former une idée juste de leur art, jettent attentivement les yeux sur les batailles d’Alexandre, peintes par le Brun ; sur celles de Louis XIV. peintes par Vander-Meulen : ils verront que ces deux héros, qui sont les sujets principaux de chaque tableau, ne fixent point seuls l’œil admirateur. Cette quantité prodigieuse de combattans, de vaincus et de vainqueurs, partage agréablement les regards, et concourt unanimement à la beauté, et à la perfection de ces chefs d’œuvre ; chaque tête a son {p. 23}expression, et son caractère particulier ; chaque attitude a de la force et de l’énergie ; les groupes, les terrassemens, les renversemens sont aussi pittoresques, qu’ingénieux : tout parle, tout intéresse, parce que tout est vrai ; parce que l’imitation de la nature est fidelle ; en un mot, parce que tout concourt à l’effet général. Que l’on jette ensuite sur ces tableaux un voile qui dérobe à la vûe les sièges, les batailles, les trophées, les triomphes ; que l’on ne laisse voir enfin que les deux héros ; l’intérêt s’affoiblira : il ne restera que les portraits de deux grands princes.
Les tableaux exigent une action, des détails, un certain nombre de personnages, dont les caractères, les attitudes et les gestes doivent être aussi vrais et aussi naturels qu’expressifs. Si le spectateur éclairé ne démêle point, au premier coup-d’œil, l’idée du peintre ; si le trait d’histoire dont il a fait choix ne se retrace pas à l’imagination du spectateur avec promptitude, la distribution est défectueuse, l’instant mal choisi, et la composition obscure et de mauvais goût.
Cette différence du tableau au portrait devroit être également reçue dans la danse. Le ballet, comme je le sens, et tel qu’il doit être, se nomme à juste titre ballet ; ceux, au contraire, qui sont monotônes et sans expression, qui ne présentent que des copies tiédes et imparfaites de la nature, ne doivent s’appeller que des divertissemens fastidieux et inanimés.
Le ballet est l’image d’un tableau bien composé s’il n’en est l’original. Vous me direz, peut-être, {p. 24}qu’il ne faut qu’un seul trait au peintre, et qu’un seul instant pour caractériser le sujet de son tableau ; mais que le ballet est une continuité d’actions, un enchainement de circonstances, qui doit en offrir une multitude. Nous voilà d’accord ; et pour que ma comparaison soit plus juste, je metterai le ballet en action, en paralelle avec la galerie du Luxembourg peinte par Rubens : chaque tableau présente une scène ; cette scène conduit naturellement à une autre ; de scène en scène on arrive au dénouement, et l’œil lit sans peine et sans embarras l’histoire d’un prince dont la mémoire est gravée par l’amour et la reconnoissance, dans le cœur de tous les français.
Je crois décidement, Monsieur, qu’il n’est pas moins difficile à un peintre et à un maître de ballets de faire un poème ou un drame en peinture et en danse, qu’il ne l’est à un poète d’en composer un ; car, si le génie manque, on n’arrive à rien ; ce n’est point avec les jambes que l’on peut peindre ; tant que la tête des danseurs ne conduira pas leurs pieds, ils s’égareront toujours, et leur exécution sera machinale : et qu’est-ce que l’art de la danse quand il se borne à tracer quelques pas avec une froide régularité.
Lettre IV. §
La danse et les ballets sont, Monsieur, la folie du jour ; ils sont suivis avec une espèce de fureur, et jamais art ne fut plus encouragé par les applaudissemens que le nôtre. La scène Française, la plus riche de l’Europe en drames de l’un et de l’autre genre, et la plus fertile en grands talens a été forcée, en quelque façon, pour satisfaire au goût du public, et se mettre à la mode, d’associer les danses à ses représentations.
Le goût vif et déterminé pour les ballets est général ; tous les souverains en décorent leurs spectacles, moins pour se modeler d’après nos usages, que pour satisfaire l’empressement qu’excite cet art. La plus petite troupe de province traîne après elle un essaim de danseurs et de danseuses ; que dis-je ? les farceurs, et les marchands d’orviétan comptent beaucoup plus sur la vertu de leurs ballets, que sur celle de leur baume ; c’est avec des entrechats qu’ils fascinent les yeux de la populace ; et le débit de leurs remèdes augmente on diminue à proportion que leurs divertissemens sont plus ou moins nombreux.
L’indulgence avec la quelle le public applaudit à de simples ébauches, devroit, ce me semble, engager l’artiste à chercher la perfection. Les éloges doivent encourager et non éblouir au point de persuader qu’on a tout fait, et qu’on a atteint au but, au quel on peut parvenir. La sécurité de la plupart des maîtres, le {p. 26}peu de soins, qu’ils se donnent pour aller plus loin, me feroient soupçonner qu’ils imaginent qu’il n’est rien au delà de ce qu’ils savent, et qu’ils touchent aux bornes de l’art.
Le public, de son côté, aime à se faire une douce illusion, et à se persuader que le goût et les talens de son siècle sont fort au dessus de ceux des siècles précédens ; il applaudit avec fureur aux cabrioles de nos danseurs, et aux minauderies de nos danseuses. Je ne parle point de cette partie du public, qui en est l’ame et le ressort, de ces hommes sensés qui, dégagés des prejugés de l’habitude, gémissent de la dépravation du goût, qui écoutent avec tranquillité, qui regardent avec attention, qui pèsent avant de juger, et qui n’applaudissent jamais que lorsque les objets les remuent, les affectent et les transportent : ces battemens de mains prodigués au hazard ou sans ménagement, perdent souvent les jeunes gens qui se livrent au théatre. Les applaudissemens sont les alimens des arts, je le sais ; mais ils cessent d’être salutaires, s’ils ne sont distribués à propos, une nourriture trop forte, loin de former le tempérament le dérange et l’affoiblit : Les commençans au théâtre sont l’image des enfans que l’amour trop aveugle et trop tendre de leurs parents perd sans ressource. On apperçoit les défauts et les imperfections, à mesure que l’illusion s’efface, et que l’enthousiasme de la nouveauté diminue.
La peinture et la Danse ont cet avantage sur les autres arts, qu’ils sont de tous les pays, de toutes les {p. 27}nations ; que leur langage est universellement entendu, et qu’ils font par-tout une égale sensation.
Si notre art, tout imparfait qu’il est, séduit et enchaîne le spectateur ; si la danse denuée des charmes de l’expression, cause quelque fois du trouble, de l’émotion, et jette notre âme dans un dèsordre agréable ; quelle force et quel empire n’auroit-elle pas sur nos sens, si ses mouvemens étoient dirigés par l’esprit, et ses tableaux esquissés par le sentiment ! Il n’est pas douteux que les ballets ne deviennent rivaux de la peinture, lorsque ceux qui les exécutent seront moins automates, et que ceux qui les composent seront mieux organisés.
Un beau tableau n’est qu’une copie de la nature ; un beau ballet est la nature même, embellie de tous les charmes de l’art. Si de simples images m’entrainent à l’illusion ; si la magie de la peinture me transporte ; si je suis attendri à la vue d’un tableau ; si mon âme séduite est vivement affectée par ce prestige ; si les couleurs et le pinceau dans les mains du peintre habile, se jouent de mes sens au point de me montrer la nature, de la faire parler, de l’entendre et de lui repondre ; quelle sera ma sensibilité, que deviendrai-je, et quelle sensation n’éprouverai-je pas à la vue d’une représentation encore plus vraie, d’une action rendue par mes semblables ? quel empire n’auront pas sur mon imagination des tableaux vivans et variés ? rien n’intéresse si fort l’humanité que l’humanité même. Oui, Monsieur, il est honteux que la danse renonce à l’empire qu’elle peut avoir sur l’âme, et quelle ne {p. 28}s’attache qu’a plaire aux yeux. Un beau ballet est jusqu’à présent un être imaginaire ; c’est le phenix, il ne se trouve point.
En vain espérera-t-on de lui donner une forme nouvelle, tant que l’on sera esclave des vieilles méthodes et des anciennes rubriques de l’opéra. Nous ne voyons sur nos théatres que des copies très imparfaites des copies qui les ont précédées ; n’exerçons point simplement des pas ; étudions les passions. En habituant notre âme à les sentir, la difficulté de les exprimer s’évanouira ; alors la physionomie recevra toutes ses impressions de l’agitation du cœur ; elle se caractérisera de mille manières différentes ; elle donnera de l’énergie aux mouvemens extérieurs, et peindra avec des traits de feu, le désordre des sens, et le tumulte qui règnera au dedans de nous-mêmes.
Il ne faut à la danse qu’un beau modèle, un homme de génie, et les ballets changeront de caractère. Qu’il paraisse ce restaurateur de la vraie danse, ce réformateur du faux goût, et des habitudes vicieuses qui ont appauvri l’art ; mais qu’il paroisse dans la capitale. S’il veut persuader, qu’il dessille les yeux trop fascinés des jeunes danseurs, et qu’il leur dise : « Enfans de Terpsichore, renoncez aux cabrioles aux entrechats, et aux pas trop compliqués ; abandonnez la minauderie pour vous livrer aux sentimens, aux graces naïves et à l’expression ; appliquez-vous à la pantomime noble ; n’oubliez jamais quelle est l’âme de votre art ; mettez de l’esprit et du raisonnement dans vos pas de deux ; que la {p. 29}volonté en caractèrise la marche, et que le goût en distribue toutes les situations ; quittez ces masques froids, copies imparfaites de la nature ; ils dérobent vos traits ; ils éclipsent, pour ainsi dire, votre âme, et vous privent de la partie la plus nécessaire à l’expression ; défaites-vous de ces perruques énormes, et de ces coeffures gigantesques, qui font perdre à la tête les justes proportions qu’elle doit avoir avec le corps ; secouez l’usage de ces paniers roides et guindés, qui privent l’exécution de ces charmes, qui défigurent l’élégance des attitudes, et qui effacent la beauté des contours que le buste doit avoir dans ses différentes positions.
« Renoncez à cette routine servile qui retient l’art à son berceau ; voyez tout ce qui est relatif à votre talent ; soyez original ; faites-vous un genre d’après les études que vous aurez faites ; copiez, mais ne copiez que la nature ; c’est un beau modèle, elle n’égare jamais ceux qui l’ont suivie.
« Et vous, jeunes gens, qui voulez faire des ballets, et qui croyez que, pour y réussir, il ne s’agit que d’avoir figuré deux ans sous un homme de talent, commencez par en avoir. Sans feu, sans esprit, sans imagination, sans goût et sans connoissances, osez-vous vous flatter d’être peintres ? vous voulez composer d’après l’histoire, et vous l’ignorez ; d’après les poètes, et vous ne les connoissez pas : appliquez-vous à les étudier ; que vos ballets soient des poèmes ; apprenez l’art d’en faire un beau choix. N’entreprenez jamais de grands dessins, sans en {p. 30}avoir fait un plan raisonné ; jettez vos idées sur le papier, relisez les cent fois ; divisez votre drame par scènes ; que chacune d’elles soit intéressante, et conduise successivement sans embarras, sans inutilités, à un dénouement heureux ; évitez soigneusement les longueurs ; elles refroidissent l’action et en ralentissent la marche : Songez que les tableaux et les situations, sont les plus beaux momens de la composition : faites danser vos figurans et vos figurantes, mais qu’ils parlent, et qu’ils peignent en dansant ; qu’ils soient pantomimes, et que les passions les métamorphosent à chaque instant. Si leurs gestes et leurs physionomies sont sans cesse d’accord avec leur âme, l’expression qui en résultera sera celle du sentiment, et vivifiera votre ouvrage. N’allez jamais à la répétition la tête pleine de figures et vide de bon sens ; soyez pénétrés de votre sujet ; l’imagination vivement frappée de l’objet que vous voudrez peindre, vous fournira les traits, les pas et les gestes convenables. Vos tableaux auront du feu de l’énergie ; ils seront pleins de vérité, lorsque vous serez affectés, et remplis de vos modèles. Portez l’amour de votre art jusqu’à l’enthousiasme. On ne réussit dans les compositions théatrales qu’autant que le cœur est agité, que l’âme est vivement émue, que l’imagination est embrâsée.
« Etes-vous tièdes, au contraire ? votre sang circule-t-il paisiblement dans vos veines ? votre cœur est-il de glace ? votre âme est elle insensible ? renoncez au théatre ; abandonnez un art, qui n’est {p. 31}pas fait pour vous. Livrez vous à un métier, où les mouvemens de l’âme soient inutiles, où le génie n’a rien à faire, et ou il ne faut que des bras et des mains. »
Ces avis donnés et suivis, Monsieur, délivreroient la scène d’une quantité innombrable de mauvais danseurs, de mauvais maîtres de ballets, et enrichiroient les forges et les boutiques des artisans d’un très grand nombre d’ouvriers plus utiles aux besoins de la société, qu’ils ne l’étoient à ses amusemens et à ses plaisirs.
Lettre V. §
Pour vous convaincre, Monsieur, de la difficulté qu’il y a d’exceller dans nôtre art, je vais vous faire l’esquisse des connoissances que nous devrions avoir ; connoissances, qui tout indispensables quelles sont, ne caractérisent cependant pas distinctement le maître de ballets ; car on pourroit les posséder sans être capable de composer le moindre tableau, de créer le moindre groupe, et d’imaginer la moindre situation.
A en juger par la quantité prodigieuse des maîtres en ce genre, qui se trouvent répandus dans l’Europe, on seroit tenté de croire que cet art est aussi facile qu’il est agréable ; mais ce qui prouve clairement qu’il est mal-aisé d’y réussir et de le porter à la perfection, c’est que ce titre de maître de ballets, si légèrement usurpé, n’est que trop rarement mérité. Nul d’entre eux ne peut exceller, s’il n’est véritablement favorisé par la nature. De quoi peut-on être capable sans le secours du génie, de l’imagination et du goût ? Comment surmonter les obstacles, applanir les difficultés, et franchir les bornes de la médiocrité, si l’on n’a reçu en partage le germe de son art ? Si l’on n’est enfin doué de tous les talens que l’étude ne donne point, qui ne peuvent s’acquerir par l’habitude, et qui, innés dans l’artiste, sont les forces qui lui prêtent des ailes, et qui l’élevent d’un vol rapide au plus haut point de perfection et au plus haut dégré de son art.
{p. 33}Si vous consultez Lucien, vous apprendrez de lui, Monsieur, toutes les qualités qui distinguent, et qui caractérisent le grand maître de ballets, et vous verrez que l’histoire, la fable, les poëmes de l’antiquité et la science des temps exigent toute son application. Ce n’est en effet que d’après d’exactes connoissances dans toutes ces parties, que nous pouvons espérer de réussir dans nos compositions. Réunissons le génie du poète et le génie du peintre, l’un pour conçevoir, l’autre pour exécuter.
Une teinture de géométrie ne peut être encore que très avantageuse : elle répandra de la netteté dans les figures, de l’ordre dans les combinaisons, de la précision dans les formes, en abrégeant les longueurs elle prêtera de la justesse à l’exécution.
Le ballet est une espèce de machine plus ou moins compliquée, dont les différents effets ne frappent et ne surprénent qu’autant qu’ils sont prompts et multipliés ; ces liaisons et ces suites de figures, ces mouvemens qui se succédent avec rapidité, ces formes qui tournent dans les sens contraires, ce mélange d’enchainemens, cet ensemble et cette harmonie qui règnent dans les temps et dans les développemens, tout ne vous peint-il pas l’image d’une machine ingénieusement construite ?
Les ballets, au contraire, qui trainent après eux le désordre et la confusion, dont la marche est inégale, dont les figures sont brouillées, ne ressemblent-ils pas à ces ouvrages de mécanique mal combinés, qui, chargés d’une quantité immense de roues et de {p. 34}ressorts, trompent l’attente de l’artiste, et l’espérance de public, parce qu’ils péchent également par les proportions et la justesse.
Nos productions tiennent souvent encore du merveilleux. Plusieurs d’entre elles exigent des machines : il est par exemple, peu de sujets dans Ovide, que l’on puisse rendre sans y associer les changemens, les vols, les métamorphoses, etc. Il faut donc qu’un maître de ballets renonce aux sujets de ce genre, s’il n’est machiniste lui-même. On ne trouve malheureusement en province que des manœuvres ou des garçons de théatre, que la protection comique éléve par dégrés à ce grade ; leurs talens consistent et se renferment dans la science de lever les lustres qu’ils ont mouchés long-tems, ou dans celles de faire descendre par saccades une gloire mal équipée. Les théatres d’Italie ne brillent point par les machines ; ceux de l’Allemagne construits sur les mêmes plans, sont également privés de cette partie magique du spectacle ; en sorte qu’un maître de ballets se trouve fort embarrassé sur ces théatres, s’il n’a quelque connoissance du mécanisme, s’il ne peut développer ses idées avec clarté, et construire à cet effet de petits modèles, qui servent toujours plus à l’intelligence des ouvriers, que tous les discours, quelque clairs, et quelque précis qu’ils puissent être.
Les théatres de Paris et de Londres sont ceux où l’on trouve dans ce genre les plus grandes ressources. Les Anglais sont ingénieux ; leurs machines de théatre sont plus simplifiées que les nôtres ; aussi {p. 35}les effets en sont ils aussi prompts que subtils. Chez eux, tous les ouvrages qui concernent la manœuvre sont d’un fini et d’une délicatesse admirables ; cette proprété, ce soin et cette exactitude qu’ils emploient dans les plus petites parties, peuvent contribuer sans doute à la vitesse et à la précision. C’est principalement dans leurs pantomimes, genre trivial, sans goût, sans intérêt, d’une intrigue basse, que les chefs-d’œuvre du mécanisme se déploient. On peut dire que ce spectacle, qui entraîne après lui des dépenses immenses, n’est fait que pour des yeux que rien ne peut blesser, et qu’il réussiroit médiocrement sur nos théatres, où l’on n’aime la plaisanterie qu’autant qu’elle est associée à la décence, qu’elle est fine et délicate, et qu’elle ne blesse ni les mœurs ni le goût.
Un compositeur qui veut s’élever au dessus du commun, doit étudier les peintres, et les suivre dans leurs différentes manières de composer et de faire. Son art a le même objet à remplir que le leur, soit pour la ressemblance, le mélange des couleurs, le clair-obscur ; soit pour la manière de grouper et de draper les figures, et les poser dans des attitudes élégantes, de leur donner enfin du caractère, du feu de l’expression : or, le maître de ballets pourra-t-il réussir s’il ne réunit les parties, et les qualités qui constituent le grand peintre ?
Je pars de ce principe, pour oser croire que l’étude de l’Anatomie jettera de la netteté dans les préceptes qu’il donnera aux sujets qu’il voudra former : il demêlera dès-lors aisément les vices de conformation, {p. 36}et les défauts d’habitude qui s’opposent si souvent aux progrès des éléves. Connoissant la cause du mal, il y remédiera facilement ; dirigeant ses leçons et ses préceptes d’après un examen sage et exact, ils ne porteront jamais à faux. C’est au peu d’application que les maîtres apportent à dévoiler la conformation de leurs écoliers, (conformation, qui varie tout autant que les physionomies), que l’on doit cette nuée de mauvais danseurs, qui seroit moindre sans doute, si on avoit eu le talent de les placer dans le genre qui leur étoit propre.
M. Bourgelat, Ecuyer du Roi, chef de l’académie de Lyon, aussi cher aux étrangers qu’à sa nation, ne s’est pas borné à exercer des chevaux une grande partie de sa vie ; il en a soigneusement recherché la nature ; il en a reconnu jusqu’aux fibres les plus déliées. Ne croyez pas que les maladies de ces animaux ayent été l’unique but de ses études anatomiques ; il a forcé, pour ainsi dire, la nature à lui avouer ce qu’elle avoit constamment refusé de révéler jusqu’à lui ; la connoissance intime de la succession harmonique des membres du cheval dans toutes ses allures, et dans tous les Airs, ainsi que la découverte de la source, du principe, et des moyens de tous les mouvemens dont l’animal est susceptible, l’ont conduit à une méthode unique, simple, facile, qui tend à ne jamais rien exiger du cheval que dans des temps justes, naturels et possibles ; temps qui sont les seuls où l’exécution n’est point pénible à l’animal, et où il ne sauroit se soustraire à l’obéissance.
{p. 37}Le peintre n’étudie point aussi l’Anatomie pour peindre des squelettes ; il ne dessine point d’après l’écorché de Michel-Ange, pour placer ces figures hideuses dans ses tableaux ; cependant ces études lui sont absolument utiles pour rendre l’homme dans ses proportions, et pour le dessiner dans ses mouvemens et dans ses attitudes.
Si le NU doit se faire sentir sous la draperie, il faut encore que les os se fassent sentir sous les chairs. Il est essentiel de discerner la place que chaque partie doit occuper : l’homme enfin doit se trouver sous la draperie, l’écorché sous la peau, et le squelette sous les chairs, pour que la figure soit dessinée dans la vérité de la nature, et dans les proportions raisonnées de l’art.
Le dessin est trop utile aux ballets, pour que ceux qui les composent ne s’y attachent pas sérieusement. Il contribuera à l’agrément des formes ; il répandra de la nouveauté et de l’élégance dans les figures, de la volupté dans les groupes, des graces dans les positions du corps, de la précision et de la justesse dans les attitudes. Néglige-t-on le dessin, on commet des fautes grossières dans la composition. Les têtes ne se trouvent plus placées agréablement et contrastent mal avec les effacemens du corps ; les bras ne sont plus posés dans des situations aisées ; tout est lourd, tout annonce la peine, tout est privé d’ensemble et d’harmonie.
Le maître de ballets qui ignorera la musique phrasera mal les airs ; il n’en saisira pas l’esprit et le caractère ; il n’ajustera pas les mouvemens de la {p. 38}danse à ceux de la mesure avec cette précision, et cette finesse d’oreille qui sont absolument nécessaires, à moins qu’il ne soit doué de cette sensibilité d’organe que la nature donne plus communément que l’art, et qui est fort au dessus de celle que l’on peut acquérir par l’application et l’exercice.
Le bon choix des airs est une partie aussi essentielle à la danse, que le choix des mots et le tour des phrases l’est à l’éloquence. Ce sont les mouvemens et les traits de la musique, qui fixent et déterminent tous ceux du danseur. Le chant des airs est-il uniforme et sans goût, le ballet se modèlera sur ce chant ; il sera froid et languissant.
Par le rapport intime qui se trouve entre la musique et la danse, il n’est pas douteux, Monsieur, qu’un maître de ballets retirera des avantages certains de la connoissance-pratique de cet art ; il pourra communiquer ses idées au musicien ; et s’il joint le goût, au savoir, il composera ses airs lui-même, ou il fournira au compositeur les principaux traits qui doivent caractèriser son action : ces traits étant expressifs et variés, la danse ne pourra manquer de l’être à son tour. La musique bien faite doit peindre, doit parler : la danse, en imitant ses sons sera l’echo qui répétera tout ce qu’elle articulera. Est-elle muette, au contraire, ne dit-elle rien au danseur, il ne peut lui répondre ; et dés lors tout sentiment, toute expression sont bannis de l’exécution.
Rien n’étant indifférent au génie, rien ne doit l’être au maître de ballets. Il ne peut se distinguer {p. 39}dans son art, qu’autant qu’il s’appliquera à l’étude de ceux dont je viens de parler : exiger qu’il les posséde tous dans un dégré de supériorité qui n’est réservé qu’à ceux qui se livrent particulièrement à chacun d’eux, ce seroit demander l’impossible ; mais s’il n’en a pas la pratique, il doit en avoir l’esprit.
Je ne veux que des connoissances générales, qu’une teinture de chacune des sciences qui, par le rapport qu’elles ont entre elles, peuvent concourir à l’embellissement et à la gloire de la nôtre.
Tous les arts se tiennent par la main, et sont l’image d’une famille nombreuse, qui cherche à s’illustrer, l’utilité dont ils sont à la société, excite leur émulation ; la gloire est leur but ; ils se prêtent mutuellement des secours pour y atteindre. Chacun d’eux prend des routes opposées, comme chacun d’eux a des principes différens ; mais on y trouve cependant certains traits frappans, certain air de ressemblance, qui annonce leur union intime et le besoin qu’ils ont les uns des autres pour s’élever, pour s’embellir, et pour se perpétuer.
De ce rapport des arts, de cette harmonie qui règne entre eux, il faut conclure, Monsieur, que le maître de ballets dont les connoissances seront les plus étendues, et qui aura le plus de génie et d’imagination, sera celui qui mettra le plus de feu, de vérité, d’esprit et d’intérêt dans ses compositions.
Lettre VI. §
Si les arts s’entr’aident, Monsieur, s’ils offrent des secours à la danse, la nature semble s’empresser à lui en présenter à chaque instant de nouveaux ; la cour et le village, les élémens, les saisons, tout concourt à lui fournir les moyens de se varier et de plaire.
Un maître de ballets doit donc tout voir, tout examiner, puisque tout ce qui existe dans l’univers peut lui servir de modèle.
Que de tableaux diversifiés ne trouvera-t-il pas chez les artisans ! chacun d’eux a des attitudes différentes relativement aux positions, et aux mouvemens que leurs travaux exigent. Cette allure, ce maintien, cette façon de se mouvoir toujours analogue à leur métier, et toujours comique, doivent être saisis par le compositeur ; elle est d’autant plus facile à imiter, qu’elle est inéffaçable chez les gens de métier, eûssent-ils même fait fortune, et abandonné leurs professions ; effets ordinaires de l’habitude lorsqu’elle est contractée par le temps, et fortifiée par les peines et les travaux.
Que de tableaux bisarres et singuliers ne trouvera-t-il pas encore dans la multitude de ces oisifs agréables, de ces petits-maîtres subalternes, qui sont les singes et les caricatures des ridicules de ceux à qui l’âge, le nom ou la fortune semblent donner des priviléges de frivolité, d’inconséquence et de fatuité !
{p. 41}Les embarras des rues, les promenades publiques, les guinguettes, les amusemens et les travaux de la campagne, une noce villageoise, la chasse, la pêche, les moissons, les vendanges, la manière rustique d’arroser une fleur, de la présenter à sa bergère, de dénicher des oiseaux, de jouer du chalumeau, tout lui offre des tableaux pittoresque, et variés, d’un genre et d’un coloris différens.
Un camp, des évolutions militaires, les exercices, les attaques et les deffenses des places, un port de mer, une rade, un embarquement, et un débarquement ; voilà des images qui doivent attirer nos regards, et porter notre art à sa perfection, si l’exécution en est naturelle.
Les chefs-d’œuvre des Racine, des Corneille, des Voltaire, des Crébillon, ne peuvent-ils pas encore servir de modèles à la danse dans le genre noble ? Ceux des Molière, des Regnard, et de plusieurs auteurs célèbres ne nous présentent-ils pas des tableaux d’un genre moins élevé ? Je vois le peuple dansant se récrier à cette proposition ; je l’entends qui me traite d’insensé : mettre des tragédies et des comédies en danse, quelle follie ! y a-t-il de la possibilité ? Oui, sans doute : resserez l’action de l’Avare, retranchez de cette pièce tout dialogue tranquille, rapprochez les incidens, réunissez tous les tableaux épars de ces drames, et vous réussirez.
Vous rendrez intelligiblement la scène de la Bague, celle où l’Avare fouille la flêche, celle ou Frosine l’entretient de sa maitresse ; vous peindrez le désespoir {p. 42}et la fureur d’Harpagon avec des couleurs aussi vives, que celles que Molière a employées si toute fois vous avez une ame. Tout ce qui peut servir à la peinture, doit servir à la danse : que l’on me prouve que les pièces des auteurs que je viens de nommer sont dépourvues de caractères, dénuées d’intérêt, privées de situations fortes, et que les Bouchers, et les Vanloos ne pourront jamais imaginer d’après ces chefs-d’œuvre, que des tableaux froids et désagréables ; alors, je conviendrai que ce que j’ai avancé n’est qu’un paradoxe : mais s’il peut résulter de ces pièces une multitude d’excellens tableaux, j’ai gain de cause ; ce n’est plus ma faute si les peintres pantomimes nous manquent, et si le génie ne fraye point avec nos danseurs.
Batyle, Pilade, Hylas ne succédèrent-ils pas aux comédiens, lorsque ceux-ci furent bannis de Rome ? ne commencérent-ils pas à représenter en Pantomime, les scènes des meilleures pièces de ce tems ? encouragés pas leurs succès, ils tentèrent de jouer des actes séparés et la réussite de cette entreprise les détermina enfin à donner des pièces entières, qui furent reçues avec des applaudissemens universels.
Mais ces pièces, dira-t-on, étoient généralement connues ; elles servoient, pour ainsi dire, de programme, aux spectateurs, qui, les ayant gravées dans la mémoire, suivoient l’acteur sans peine, et le devinoient même avant qu’il s’exprimât. N’aurons nous pas les mêmes avantages, lorsque nous mettrons en {p. 43}danse les drames les plus estimés de notre théatre ? serions-nous moins bien organisés que les danseurs de Rome ? et ce qui s’est fait du temps d’Auguste, ne peut-il se faire aujourd’hui ? Ce seroit avilir les hommes que de le penser, et dépriser le goût et l’esprit de notre siècle que de le croire.
Revenons à mon sujet, il faut qu’un maître de ballets connoisse les beautés et les imperfections de la nature. Cette étude le déterminera toujours à en faire un beau choix ; ces peintures dailleurs pouvant être tour à tour historiques, poètiques, critiques, allégoriques et morales, il ne peut se dispenser de prendre des modèles dans tous les rangs, dans tous les états, dans toutes les conditions. A-t-il de la célébrité, il pourra, par la magie et les charmes de son art, ainsi que le peintre et le poète, faire détester et punir les vices, récompenser et chérir les vertus.
Si le maître de ballets doit étudier la nature, et en faire un beau choix ; si le choix des sujets qu’il veut traiter en danse, contribue en grande partie à la réussite de son ouvrage, ce n’est qu’autant qu’il aura l’art et le génie de les embellir, de les disposer et de les distribuer d’une manière noble et pittoresque.
Veut-il peindre, par exemple, la jalousie, et tous les mouvemens de fureur et de désespoir qui la suivent, qu’il prenne pour modèle un homme dont la férocité et la brutalité naturelle soit corrigée par l’éducation ; un porte-faix seroit dans son genre un modèle aussi vrai, mais il ne seroit pas si beau ; le {p. 44}bâton dans ses mains suppléeroit au défaut d’expression ; et cette imitation, quoique prise dans la nature, révolteroit l’humanité, et ne traceroit que le tableau choquant de ses imperfections. Dailleurs l’action d’un crocheteur jaloux sera moins pittoresque que celle d’un homme dont les sentimens seront élevés. Le premier se vengera dans l’instant, en faisant sentir le poids de son bras ; le second, au contraire, luttera contre les idées d’une vengeance aussi basse que déshonorante ; ce combat intérieur de la fureur et de l’elévation de l’ame prêtera de la force et de l’énergie à sa démarche à ses gestes, à ses attitudes, à sa physionomie, à ses regards : tout caractérisera sa passion ; tout décèlera la situation de son cœur : les efforts qu’il fera sur lui-même pour modérer les mouvements dont il sera tourmenté, ne serviront qu’à les faire éclater avec plus de véhémence et de vivacité : plus sa passion sera contrainte plus la chaleur sera concentrée, et plus l’effet sera attachant.
L’homme grossier et rustique ne peut fournir au peintre qu’un seul instant ; celui qui suit sa vengeance est toujours celui d’une joie basse et triviale. L’homme bien né lui en présente au contraire une multitude ; il exprime sa passion et son trouble en cent manières différentes, et l’exprime toujours avec autant de feu que de noblesse. Que d’oppositions et de contrastes dans ses gestes ! que de gradations et de dégradations dans ses emportemens ! que de nuances et de transitions différentes sur sa physionomie ! que de vivacité dans ses regards ! quelle expression, quelle {p. 45}énergie dans son silence ! L’instant où il est détrompé, offre encore des tableaux plus variés, plus séduisans, et d’un coloris plus tendre et plus agréable. Ce sont tous ces traits que le maître de ballets doit saisir.
Les compositeurs célèbres, ainsi que les poètes et les poëtes et les peintres illustres se dégradent toujours lorsqu’ils emploient leur tems et leur génie à des productions d’un genre bas et trivial. Les grands hommes ne doivent créer que de grandes choses, et abandonner toutes celles qui sont puériles à ces êtres subalternes, à ces demi-talens, dont l’existence ne marque que le ridicule.
La nature ne nous offre pas toujours des modèles parfaits ; il faut donc avoir l’art de les corriger, de les placer dans des disposions agréables, dans des jours avantageux, dans des situations heureuses, qui dérobant aux yeux ce qu’ils ont de défectueux, leur prêtent encore les graces et les charmes qu’ils devroient avoir pour être vraiment beaux.
Le difficile, comme je l’ai déjà dit, est d’embellir la nature, sans la défigurer ; de savoir conserver tous ses traits, et d’avoir le talent de les adoucir ou de leur donner de la force. L’instant est l’âme des tableaux ; il est mal-aisé de le saisir, encore plus mal-aisé de le rendre avec vérité. La nature ! la nature ! et nos compositions seront belles : renonçons à l’art, s’il n’emprûnte ses traits, s’il ne se pare de sa simplicité ; il n’est séduisant qu’autant qu’il se {p. 46}déguise, et il ne triomphe véritablement que lorsqu’il est méconnu, et qu’on le prend pour elle.
Je crois, Monsieur, qu’un maître de ballets qui ne sait point parfaitement la danse, ne peut composer que médiocrement. J’entends par danse, le sérieux ; il est la base fondamentale du ballet. En ignore-t-on les principes, on a peu de ressources ; il faut dèslors renoncer au grand, abandonner l’histoire, la fable, les genres nationaux, et se livrer uniquement à ces ballets de paysans, dont on est rebattu et ennuyé depuis Fossan, cet excellent danseur comique, qui apporta en France la fureur de sauter, je compare la belle danse à une mère-langue ; les genres mixtes et corrompus qui en dérivent, à ces jargons que l’on entend à peine et qui varient à proportion que l’on s’éloigne de la capitale, où règne le langage épuré.
Le mélange des couleurs, leur dégradation, et les effets quelles produisent à la lumière, doivent fixer encore l’attention du maître de ballets ; ce n’est que d’après l’expérience que j’ai senti le relief que ces effets donnent aux figures, la netteté qu’ils répandent dans les formes, de l’élégance qu’ils prêtent aux groupes. J’ai suivi dans les jalousies, ou les fétes du serrail, la dégradation des lumières que les peintres observent dans leurs tableaux ; les couleurs fortes et entières tenoient la première place, et formoient les parties avancées de celui-ci ; les couleurs moins vives et moins éclatantes étoient employées ensuite. J’avois réservé les couleurs tendres et vaporeuses pour les fonds ; la même dégradation étoit observée encore {p. 47}dans les tailles. L’exécution se ressentit de cette heureuse distribution ; tout étoit d’accord, tout étoit tranquille ; rien ne se heurtoit, rien ne se détruisoit ; cette harmonie séduisoit l’œil, qui embrassoit toutes les parties sans se fatiguer ; mon ballet eût d’autant plus de succès, que dans celui que j’ai intitulé le Ballet Chinois, et que je remis à Lyon1, le mauvais arrangement des couleurs et leur mélange choquant, blessoit les yeux ; toutes les figures papillotoient et paroissoient confuses, quoique dessinées correctement ; rien enfin ne faisoit l’effet qu’il auroit dû faire. Les habits tuèrent, pour ainsi dire, l’ouvrage, parce qu’ils étoient dans les mêmes teintes que la décoration : tout étoit riche, tout étoit brillant en couleurs ; tout éclatoit avec la même prétention ; aucune partie n’étoit sacrifiée, et cette égalité dans les objets privoit le tableau de son effet, parce que rien n’étoit en opposition, l’œil du spectateur fatigué ne distinguoit aucune forme. Cette multitude de danseurs qui trainoient après eux le brillant de l’oripeau, et l’assemblage bizarre des couleurs, éblouissoient les yeux, sans les satisfaire. La distribution des habits étoit telle, que l’homme cessoit de paroitre dès l’instant, qu’il cessoit de se mouvoir ; cependant ce ballet fût rendu avec toute la précision possible. La beauté du théatre lui donnoit une élégance et une netteté qu’il ne pouvoit avoir à Paris, sur celui de {p. 48}M. Monnet ; mais, soit que les habits et la décoration n’aient pas été d’accord, soit enfin que le genre que j’ai adopté l’emporte sur celui que j’ai quitté, je suis obligé de convenir que de tous mes ballets, c’est celui qui a fait ici le moins de sensation.
La dégradation dans les tailles et dans les couleurs des vêtemens est inconnue au théatre ; ce n’est pas la seule partie qu’on y néglige : mais cette négligence ne me paroit pas excusable dans de certaines circonstances, surtoût, à l’opéra, théâtre de la fiction ; théâtre, où la peinture peut déployer tous ses trésors ; théâtre, qui souvent dénué d’action forte et privé d’intérêt vif, doit être riche en tableaux de tous les genres, ou du moins devroit l’être.
Une décoration de quelqu’espèce qu’elle soit, est un grand tableau préparé pour reçevoir des figures. Les actrices et les acteurs, les danseurs et les danseuses sont les personnages qui doivent l’orner et l’embellir ; mais pour que ce tableau plaise, et ne choque point la vue, il faut que de justes proportions brillent également dans les différentes parties qui le composent.
Si dans une décoration représentant un temple ou un palais or et azur, les habillemens des acteurs sont bleu et or, ils détruiront l’effet de la décoration, et la décoration à son tour, privera les habits de l’éclat qu’ils auroient eu sur un fond plus tranquille. Une telle distribution dans les couleurs éclipsera le tableau le tout ne formera qu’un Camaïeu ; et ce {p. 49}coup d’œil monotone fatiguera bientôt l’œil, et prêtera son uniformité et sa froideur à l’action.
Les couleurs des draperies et des habillemens doivent trancher sur la décoration ; je la compare à un beau fond : s’il n’est tranquille, il n’est harmonieux, si les couleurs en sont trop vives et trop brillantes, il détruira le charme du tableau ; il privera les figures du relief quelles doivent avoir ; rien ne se détachera, parce que rien ne sera ménagé avec art, et le papillotage qui résultera de la mauvaise entente des couleurs, ne présentera qu’un panneau de découpures enluminé sans goût et sans intelligence.
Dans les décorations d’un beau simple, et peu varié de couleurs, les habits riches et éclatants peuvent être admis, ainsi que tous ceux qui seront coupés par des couleurs vives et entières.
Dans les décorations de goût et d’idée, comme Palais Chinois, Place publique de Constantinople, ornés pour une fête, genre bizarre qui ne soumet la composition à aucune règle sevère, qui laisse un champ libre au génie, et dont le mérite augmente à proportion de la singularité que le peintre y répand ; dans ces sortes de décorations, dis-je, brillantes en couleurs, chargées d’étoffes rehaussées d’or et d’argent, il faut des habits drapés dans le Costume, mais il les faut simples et dans des nuances entièrement opposées à celles qui éclatent le plus dans la décoration si l’on n’observe exactement cette règle, tout se détruira faute d’ombres et d’oppositions ; tout doit être d’accord, tout doit être harmonieux au théâtre : {p. 50}Lorsque la décoration sera faite pour les habits, et les habits pour la décoration, le charme de la représentation sera complet.
Les artistes surtoût et les gens de goût sentiront la justesse et l’importance de cette observation.
La dégradation des tailles ne doit pas être observée moins scrupuleusement dans les instants où la danse fait partie de la décoration. L’Olimpe, où le Parnasse sont du nombre de ces morceaux où le ballet forme et compose les trois quarts du tableau ; morceaux qui ne peuvent séduire et plaire, si le peintre et le maître de ballets ne sont d’accord sur les proportions, la distribution et les attitudes des personnes.
Dans un spectacle aussi riche en ressources que celui de notre opéra, n’est-il pas choquant et ridicule de ne point trouver de dégradations dans les tailles, lorsqu’on s’y attache et qu’on s’en occupe dans les morceaux de peinture qui ne sont qu’accessoires au tableau ? Jupiter, par exemple, au haut de l’Olimpe, ou Apollon au sommet du Parnasse, ne devroient-ils pas paroitre plus petits, à raison de l’eloignement, que les Divinités et les Muses, qui étant au dessous d’eux, sont plus rapprochés du spectateur ? si pour faire illusion, le peintre se soumet aux règles de la perspective, d’où vient que le maître de ballets, qui est peintre lui-même, ou qui devroit l’être, en secoue le joug ? Comment les tableaux plairont-ils, s’ils ne sont vraisemblables, s’ils sont sans proportion, et s’ils péchent contre les règles que l’art à puisées dans la nature par la comparaison des objets ? C’est dans les {p. 51}tableaux fixes et tranquilles de la danse que la dégradation doit avoir lieu ; elle est moins importante dans ceux qui varient et qui se forment en dansant. J’entends par tableaux fixes tout ce qui fait groupe dans l’éloignement, tout ce qui est dépendant de la décoration, et qui, d’accord avec elle, forme une grande machine bien entendüe.
Mais comment, me direz vous, observer cette dégradation ? si c’est un Vestris qui danse Apollon, faudra-t-il priver le ballet de cette ressource, et sacrifier tout le charme qu’il y répandra, au charme d’un seul instant ? non, Certes ; mais on prendra pour le tableau tranquille, un Apollon proportionné aux différentes parties de la machine ; un jeune homme de quinze ans, que l’on habillera de même que le véritable Apollon : il descendra du Parnasse, et, à l’aide des ailes de la décoration, on l’escamotera, pour ainsi dire, en substituant à sa place la taille élégante, et le talent supérieur.
C’est par des épreuves réiterées que je me suis convaincu des effets admirables que produisent les dégradations. Le premier essai que j’en fis, et qui me réussit, fut dans un ballet de chasseurs ; et cette idée, peut-être neuve dans les ballets, fut enfantée par l’impression que me fit une faute grossière de M. Servandoni ; faute d’inattention et qui ne peut détruire le mérite de cet artiste : c’étoit, je crois, dans la représentation de la forêt enchantée, spectacle plein de beauté, et tiré du Tasse. Un pont fort éloigné étoit placé à la droite du théatre ; un grand nombre {p. 52}de cavaliers défiloient ; chacun d’eux avoit l’air et la taille gigantesques, et paroissoit beaucoup plus grand que la totalité du pont ; les chevaux postiches étoient plus petits que les hommes, et ces défauts de proportions choquérent les yeux même des moins exercés. Ce pont pouvoit avoir de justes proportions avec la décoration, mais il n’en n’avoit pas avec les objets vivans qui devoient le passer : il falloit donc, ou les supprimer, ou leur en substituer de plus petits ; des enfans, par exemple, montés sur des chevaux modèlés, proportionnés à leur taille et au pont, qui, dans cette circonstance, étoit la partie qui devoit règler et déterminer le décorateur, auroit produit l’effet le plus séduisant et le plus vrai.
J’essayai donc, dans une chasse, d’exécuter ce que j’avois désiré dans le spectacle de Servandoni ; la décoration représentoit une forêt, dont les routes étoient parallelles au spectateur. Un pont terminoit le tableau, en laissant voir derrière lui un paysage fort éloigné. J’avois divisé cette entrée en six classes toutes dégradées ; chaque classe étoit composée de trois chasseurs et de trois chasseresses, ce qui formoit en tout le nombre de trente-six figurans ou figurantes : les tailles de la première classe traversoient la route la plus proche du spectateur ; celles de la seconde les remplaçoient en parcourant la route suivante ; et celles de la troisième leur succédoient en passant à leur tour sous la troisième route, ainsi du reste, jusqu’à ce qu’enfin la dernière classe composée de petits enfants, termina cette course, en passant sur le pont. La {p. 53}dégradation étoit si correctement observée que l’œil s’y trompoit ; ce qui n’étoit qu’un effet de l’art et des proportions, avoit l’air le plus vrai et le plus naturel : la fiction étoit telle, que le public n’attribuoit cette dégradation qu’à l’éloignement des objets, et qu’il s’imaginoit que c’étoit toujours les mêmes chasseurs et les mêmes chasseresses qui parcouroient les différens chemins de la forêt. La musique avoit la même dégradation dans les sons, et devenoit plus douce à mesure que la chasse, s’enfonçoit dans la forêt qui étoit vaste et peinte de bon goût.
Je ne saurois vous dire le plaisir que me procura cette idée mise en exécution, dont l’exécution surpassa même mon attente, et qui fut généralement sentie.
Voilà, Monsieur, l’illusion que produit le théatre, lorsque toutes les parties en sont d’accord, et que les artistes prennent la nature pour leur guide et leur modèle.
Je crois que j’aurai à peu-près rempli l’objet que je me suis proposé dans cette lettre, en vous faisant faire encore une observation sur l’entente des couleurs. Les jalousies ou les fêtes du serrail vous ont offert l’esquisse de la distribution qui doit règner dans les quadrilles des ballets ; mais comme il est plus ordinaire d’habiller les danseurs et les danseuses uniformément, j’ai fait une épreuve qui m’a réussi, et qui ôte à l’uniformité des habits le ton dur et monotone qu’ils ont ordinairement ; c’est la dégradation exacte de la même couleur, divisée dans toutes les {p. 54}nuances, depuis le bleu foncé jusqu’au bleu le plus tendre ; depuis le rose vif jusqu’au rôse pâle ; depuis le violet jusqu’au lilas clair : cette distribution donne du jeu et de la netteté aux figures ; tout se détache et fuit dans de justes proportions ; tout enfin a du relief et se découpe agréablement de dessus les fonds.
Si dans une décoration représentant un autre de l’enfer ; le maître de ballets veut que la levée du rideau laisse voir, et ce lieu terrible, et les tourmens des Danaïdes, des Ixion, des Tentale, des Sisyphes, et des différents emplois des Divinités Infernales ; s’il veut enfin offrir au premier coup-d’œil un tableau mouvant et effrayant des supplices des enfers, comment réussira-t-il dans cette composition momentanée, s’il n’a l’art de distribuer les objets, et de les ranger dans la place que chacun d’eux doit occuper ; s’il n’a le talent de saisir l’idée première du peintre, et de subordonner toutes les siennes au fond que celui ci lui a préparé ? ce sont des rochers obscurs et lumineux, des parties éteintes, des parties brillantes de feu ; c’est une horreur bien entendue qui doit règner dans le tombeau ; tout doit être affreux ; tout enfin doit indiquer le lieu de la scène, et annoncer les tourmens et les douleurs de ceux qui la remplissent. Les habitans des enfers, tels qu’on les représente au théatre, sont vêtus de toutes les couleurs qui composent les flammes ; tantôt le fond de leur habit est noir, tantôt il est ponceau, ou couleur de feu ; ils emprûntent enfin toutes les teintes qui sont employées dans la décoration. L’attention que doit avoir le maître de {p. 55}ballets, c’est de placer sur les parties obscures de la décoration les habits les plus clairs et les plus brillants, et de distribuer sur toutes les masses de clair, les habits les plus sombres et les moins éclatans ; de ce bon arrangement naîtra l’harmonie : La décoration servira, si j’ose m’exprimer ainsi, de repoussoir au ballet : Celui-ci, à son tour, augmentera le charme de la peinture, et lui prêtera toutes les forces capables de séduire, d’emouvoir, et de faire illusion au spectateur.
Lettre VII. §
Que dites-vous, Monsieur, de tous les titres dont on décore tous les jours ces mauvais divertissemens destinés en quelque façon à l’ennui, et que suivent toujours le froid et le dégoût ? on les nomme tous ballets pantomimes, quoique dans le fond ils ne disent rien. La plupart des danseurs ou des compositeurs auroient besoin d’adopter l’usage que les peintres suivoient dans les siècles d’ignorance ; ils substituoient à la place du masque des rouleaux de papier qui sortoient de la bouche des personnages ; et sur ces rouleaux, l’action, l’expression et la situation que chacun d’eux devoit rendre étoit écrite. Cette précaution utile, qui mettoit le spectateur au fait de l’idée et de l’exécution imparfaite du peintre, pourroit seule l’instruire aujourd’hui de la signification des mouvemens mécaniques et indéterminés de nos pantomimes. Le dialogue des pas de deux, les réflexions des entrées seules, et les conversations des figurans es des figurantes de nos jours seroient au moins expliqués. Un bouquet, un rateau, une cage, une vielle, ou une guitarre ; voilà à peu près ce qui fournit l’intrigue de nos superbes ballets ; voilà les sujets grands et vastes qui naissent de l’imagination de nos compositeurs. Avouez, Monsieur, qu’il faut avoir un talent bien éminent et bien supérieur, pour les traiter avec quelque distinction. Un petit pas tricoté mal adroitement sur le coup de pied sert d’exposition de nœud et de dénouement à {p. 57}ces chefs d’œuvre ; cela veut dire voulez-vous danser avec moi ? et l’on danse ; ce sont là les drames ingénieux dont on nous répaît ; c’est ce qu’on nomme des ballets d’invention, de la danse pantomime.
Fossan, le plus agréable et le plus spirituel des danseurs comiques, a fait tourner la tête aux éléves de Terpsychore ; tous ont voulu le copier, mais sans l’avoir vu. On a sacrifié le beau genre au trivial ; on a secoué le joug des principes ; on a dédaigné et rejetté toutes les règles ; on s’est livré à des sauts, à des tours de force ; on a cessé de danser, et l’on s’est crû pantomime : comme si l’on pouvoit être déclaré tel, lorsqu’on manque totalement par l’expression ; lorsqu’un ne peint rien ; lorsque la danse est totalement défigurée par des charges grossières, lorsqu’elle se borne à des contorsions hideuses, lorsque le masque grimace à contre-sens, enfin, lorsque l’action, qui devoit être accompagnée et soutenue par la grace, est une suite d’effets répétés, d’autant plus désagréables pour le spectateur, qu’il souffre lui-même du travail pénible et forcé de l’exécutant. Tel est cependant, Monsieur, le genre dont le théâtre est en possession ; et il faut convenir que nous sommes riches en sujets de cette espèce. Cette fureur d’imiter ce qui n’est pas imitable, fait et fera la perte d’un nombre infini de danseurs, et de maîtres de ballets. La parfaite imitation demande que l’on ait en soi le même goût, les mêmes dispositions, la même conformation, la même intelligence et les mêmes organes que l’original qu’on se propose d’imiter : or, comme {p. 58}il est rare de trouver deux êtres également ressemblans en tout, il est aussi rare de trouver deux hommes dont les talens, le genre et la manières soient exactement semblables. Le mélange que les danseurs ont fait de la cabriole avec la belle danse, a altéré son caractère, et dégradé sa noblesse ; c’est un alliage qui diminue sa valeur, et qui s’oppose ainsi que je le prouverai dans la suite, à l’expression vive et à l’action animée qu’elle pourroit avoir, si elle se dégageoit de toutes les inutilités qu’elle met au nombre de ses perfections. Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on donne le titre de ballet à des danses figurées que l’on ne devroit appeler que du nom de divertissement ; on prodigua jadis ce titre à toutes les fêtes éclatantes, qui se donnèrent dans les différentes cours de l’Europe. L’examen que j’ai fait de toutes ces fêtes, me persuade que l’on a eu tort de le leur accorder, je n’y ai jamais vû la danse en action ; les grands récits étoient mis en usage au défaut de l’expression des danseurs, pour avertir le spectateur de ce qu’on alloit représenter ; preuve très claire et très convaincante de leur ignorance ainsi que du silence et de l’inéfficacité de leurs mouvemens. Dès le troisième siècle, on commençoit à s’appercevoir de la monotonie de cet art, et de la négligence des artistes. Saint Augustin lui-même, en parlant des ballets, dit qu’on étoit obligé de placer sur le bord de la scène un homme qui expliquoit à haute voix l’action qu’on alloit peindre. Sous le règne de Louis XIV, les récits, les dialogues et les monologues ne servoient-ils pas {p. 59}également d’interprêtes à la danse ? elle ne faisoit que bégayer. Ses sons foibles et inarticulés avoient besoin d’être soutenus par la musique et d’être expliqués par la poësie, ce qui équivaut sans doute à l’espèce de héraut d’armes du théâtre, au crieur public dont je viens de vous parler. Il est en vérité bien étonnant, Monsieur, que l’époque glorieuse du triomphe des beaux arts, de l’émulation et des progrès des artistes n’ait point été celle d’une révolution dans la danse et dans les ballets ; et que nos maîtres, non moins encouragés et non moins excités alors par les succès qu’ils pouvoient se promettre dans un siècle où tout sembloit élever et seconder le génie, soient demeurés dans la langueur et dans une honteuse médiocrité. Vous savez que le langage de la peinture, de la poèsie, et de la sculpture étoit déjà celui de l’éloquence et de l’énergie. La musique, quoiqu’encore au berceau commençoit à s’exprimer avec noblesse ; cependant la danse étoit sans vie, sans caractère et sans action. Si le ballet est le frère des autres arts, ce n’est qu’autant qu’il en réunira les perfections ; mais on ne sauroit lui déférer ce titre glorieux dans l’état pitoyable où il se trouve ; et convenez avec moi, Monsieur, que ce frère, fait pour faire honneur à la famille, est un sujet déplorable, sans goût, sans esprit, sans imagination, qui mérite à tous égards d’être méconnu.
Nous connoissons parfaitement le nom des hommes illustres, qui se sont distingués alors ; nous n’ignorons pas même ceux des sauteurs qui brilloient par leur souplesse et leur agilité ; et nous n’avons qu’une idée {p. 60}très imparfaite du nom de ceux qui composoient les ballets : quelle sera donc celle que nous nous formerons de leurs talents ? je considère toutes les productions de ce genre dans les différentes cours de l’Europe, comme des ombres incomplettes de ce qu’elles sont aujourd’hui, et de ce qu’elles pourront être un jour, j’imagine que c’est à tort que l’on a donné ce nom à des spectacles somptueux, à des fêtes éclatantes qui réunissoient tout à la fois la magnificence des décorations, le merveilleux des machines, la richesse des vêtemens, la pompe du costume, les charmes de la poésie, de la musique et de la déclamation, le séduisant des voix, le brillant de l’artifice et de l’illumination, l’agrément de la danse, et des divertissemens, l’amusement des sauts périlleux et des tours de force : toutes ces parties détachées forment autant de spectacles différens ; ces mêmes parties réunies en composent un, digne des plus grands Rois. Ces fêtes étoient d’autant plus agréables qu’elles étoient diversifiées, que chaque spectateur pouvoit y savourer ce qui étoit relatif à son goût et à son génie, mais je ne vois pas dans tout cela ce que je dois trouver dans le ballet. Dégagé des préjugés de mon état et de tout enthousiasme, je considère ce spectacle compliqué comme celui de la variété et de la magnificence, ou comme la réunion intime des arts aimables ; ils y tiennent tous un rang égal ; ils ont dans les programmes les mêmes prétentions ; je ne conçois pas néanmoins comment la danse peut donner un titre à ces divertissemens puisqu’elle n’y est point en action, {p. 61}qu’elle n’y dit rien, et qu’elle n’a nulle transcendance sur les autres arts, qui concourent unanimement et de concert aux charmes à l’élégance et au merveilleux de ces représentations.
Le ballet est, suivant Plutarque, une conversation muette, une peinture parlante et animée, qui exprime par les mouvemens, les figures et les gestes. Ses figures sont sans nombre, dit cet auteur, parce qu’il y a une infinité de choses que le ballet peut exprimer. Phrynicus, l’un des plus anciens auteurs tragiques, dit que le ballet lui fournissoit autant de traits et de figures différentes, que la mer a de flots aux grandes marées d’hiver.
Conséquemment un ballet bien fait peut se passer du secours des paroles : j’ai même remarqué qu’elles refroidissoient l’action, et qu’elles affoiblissoient l’intérêt. Lorsque les danseurs animés par le sentiment, se transformeront sous mille formes différentes avec les traits variés des passions ; lorsqu’ils seront des Prothée, et que leur physionomie, et leurs regards traceront tous les mouvemens de leur âme ; lorsque leurs bras sortiront de ce chemin étroit que l’école leur a prescrit, et que, parcourant avec autant de grace que de vérité un espace plus considérable, ils décriront par des positions justes les mouvemens successifs des passions ; Lorsqu’enfin ils associeront l’esprit et le génie à leur art, ils se distingueront ; les récits dès lors deviendront inutiles ; tout parlera, chaque mouvement sera expressif, chaque attitude peindra une situation, chaque geste dévoilera une intention, {p. 62}chaque regard annoncera un nouveau sentiment ; tout sera séduisant, parceque tout sera vrai, et que l’imitation sera prise dans la nature.
Si je refuse le titre de ballet à toutes ces fétes ; si la plupart des danses de l’opéra quelqu’agréables qu’elles me paroissent, ne se présentent pas à mes yeux avec les traits distingués du ballet, c’est moins la faute du célèbre maître qui les compose que celle des poètes.
Le ballet, dans quelque genre qu’il soit, doit avoir suivant Aristote, ainsi que la poèsie, deux parties différentes, qu’il nomme partie de qualité et partie de quantité. Il n’y a rien de sensible qui n’ait sa matière, sa forme et sa figure, conséquemment le ballet cesse d’exister, s’il ne renferme ces parties essentielles qui caractérisent et qui désignent tous les êtres, tant animés qu’inanimés. Sa matière, est le sujet que l’on veut représenter, sa forme, est le tour ingénieux qu’on lui donne, et sa figure se prend des differentes parties qui le composent : la forme constitue donc les parties de qualité, et l’étendue, celles de quantité. Voilà, comme vous voyez, les ballets subordonnés en quelque sorte aux règles de la poèsie ; cependant ils différent des tragédies et des comédies, en ce qu’ils ne sont point assujettis à l’unité de lieu, à l’unité de temps et à l’unité d’action ; mais ils exigent absolument unité de dessin, afin que toutes les scènes se rapprochent et aboutissent au même but. Le ballet est donc le frère du poème ; il ne peut souffrir la contrainte des règles étroites du drame ; ces entraves que {p. 63}le génie s’impose dans les ouvrages soutenus des beautés du style, anéantiroient totalement la composition du ballet, et le priveroient de cette variété qui en est le charme.
Il seroit, peut être avantageux, Monsieur, aux auteurs de secouer un peu le joug, et de diminuer la gêne, si toutefois ils avoient la sagesse de ne pas abuser de la liberté, et d’éviter les piéges qu’elle tend à l’imagination ; piéges dangereux dont les poètes Anglais les plus célèbres n’ont pas eu la force de se garantir. Cette différence du poème au drame ne conclut rien contre ce que je vous ai dit dans mes autres lettres, puisque ces deux genres de poèsie doivent également avoir une exposition, un nœud, et un dénouement.
En rapprochant toutes mes idées, en réunissant ce que les anciens ont dit des ballets, en ouvrant les yeux sur mon art, en examinant ses difficultés, en considérant ce qu’il fut jadis, ce qu’il est aujourd’hui et ce qu’il peut être si l’esprit vient à son aide ; je ne puis m’aveugler au point de convenir que la danse sans action, sans règles sans esprit et sans intérêt, forme un ballet, ou un poème en danse. Dire qu’il n’y a point de ballets à l’opéra, seroit une fausseté. L’acte des Fleurs, l’acte d’Eglé dans les talens lyriques, le prologue des fêtes Grecques et Romaines, l’acte Turc de l’Europe galante, un acte entre autres de Castor et Pollux, et quantité d’autres où la danse est ou peut être mise en action avec facilité, et sans effort de génie de la part du compositeur, m’offrent véritablement des ballets agréables et très-intéressans ; {p. 64}mais ces danses figurées qui ne disent rien, qui ne présentent aucun sujet, qui ne portent aucun caractère, qui ne me tracent point une intrigue suivie et raisonnée ; qui ne font point partie du drame, et qui tombent, pour ainsi dire, des nues, ne sont à mon sens, comme je l’ai déjà dit, que de simples divertissemens de danse, et qui ne déploient que les mouvemens compassés et les difficultés mécaniques de l’art. Tout cela n’est que de la matière : c’est de l’or, si vous voulez, mais dont la valeur sera toujours bornée, si l’esprit ne le met pas en œuvre, et ne lui prête mille formes nouvelles. La main habile d’un artiste peut attacher un prix inestimable aux choses les plus viles, et, d’un trait hardi, donner à l’argile la moins précieuse le sceau de l’immortalité.
Concluons, Monsieur, qu’il est véritablement peu de ballets raisonnés ; que la danse est une belle statue agréablement dessinée ; qu’elle brille également par les contours, les positions gracieuses, la noblesse de ses attitudes, mais qu’il lui manque une ame. Les connoisseurs la regardent avec les mêmes yeux que Pigmalion, lorsqu’il contemploit son ouvrage ; ils font les mêmes vœux que lui, et ils désirent ardemment que le sentiment l’anime, que le génie l’éclaire, et que l’esprit lui enseigne à s’exprimer.
Lettre VIII. §
La composition des ballets de l’opéra, exige, à mon gré, une imagination féconde et poètique. Corriger souvent le poème, lier la danse à l’action, imaginer des scènes analogues aux drames, les adapter adroitement aux sujets, suppléer à ce qui est échappé au génie du poète, remplir enfin les vides et les lacunes qui font languir souvent leurs productions : voilà l’ouvrage du compositeur ; voilà ce qui doit fixer son attention, ce qui peut le tirer de la foule, et le distinguer de ces maitres, qui croient être au dessus de leur état, lorsqu’ils ont arrangé des pas, et formé des figures dont le dessin se borne à des ronds, des carrés, des lignes droites, des moulinets et des chaînes.
L’opéra n’est guéres fait que pour les yeux et les oreilles ; il est moins le spectacle du cœur et de la raison, que celui de la variété et de l’amusement. On pourroit cependant lui donner une forme et un caractère plus intéressant ; mais cette matière étant étrangère à mon art, et au sujet que je traite, je l’abandonne aux auteurs ingénieux qui peuvent remédier à la monotonie de la Féerie, et à l’ennui que le merveilleux traine après lui. Je dirai simplement que la danse dans ce spectacle devroit être placée dans un jour plus avantageux ; j’avancerai seulement que l’opéra est son élément, que c’est là que l’art devroit prendre de nouvelles forces, et paroitre avec le plus d’avantage ; mais, par un malheur qui nait {p. 66}de l’entêtement des poètes, ou de la mal-adresse des maitres de ballets, la danse à ce spectacle ne tient à rien et ne dit rien ; elle est dans mille circonstances si peu analogue au sujet, et si indépendante du drame, que l’on pourroit la supprimer, sans affoiblir l’intérêt, sans interrompre la marche des scènes et sans en refroidir l’action. La plupart des poètes modernes se servent des ballets comme d’un ornement de fantasie, qui ne peut ni soutenir l’ouvrage, ni lui prêter de la valeur ; et dans le fait, ils n’ont pas tort, parce que les compositeurs n’ont pas senti qu’il falloit que les ballets tinssent au sujet, et que les auteurs les ont regardés comme des hors-d’œuvre imaginés pour remplir le vide des entre actes : mais ils auroient dû apperçevoir que ces accessoires, et ces épisodes étrangers à l’action, nuisent à l’ouvrage ; ces objets contraires et toujours désunis, ce cahos de choses mal cousües partagent l’attention, et fatiguent bien plus l’imagination qu’ils ne la satisfont : dèslors le plan de l’auteur disparoît, le fil échappe, la trame se brise, l’action s’évanouit, l’intérêt diminue, et le plaisir s’envole. Tant que les ballets de l’opéra ne seront pas étroitement unis au drame, et qu’ils ne concourront pas à son exposition, à son nœud et à son dénouement, ils seront froids et dèsagréables. Chaque ballet devroit, à mon sens, offrir une scène qui enchaînât, et qui liât intimement le premier acte avec le second, le second avec le troisième etc. ces scènes, absolument nécessaires à la marche du drame, seroient vives et animées ; les danseurs seroient forcés d’abandonner {p. 67}leur allure, et de prendre une ame pour les rendre avec vérité et avec précision ; ils seroient contraints d’oublier en quelque sorte leurs pieds et leurs jambes, pour penser à leur physionomie et à leurs gestes ; chaque ballet seroit le complément de l’acte, et le termineroit heureusement ; ces sujets puisés du fond même du drame, seroient écrits par le poète ; le musicien seroit chargé de les traduire avec fidélité, et les danseurs, de les réciter par le geste, et de les expliquer avec énergie. Par ce moyen, plus de vide, plus d’inutilité, plus de longueur et plus de froid dans la danse de l’opéra ; tout seroit saillant et animé, tout marcheroit au but et de concert ; tout séduiroit parce que tout seroit spirituel, et paroitroit dans un jour plus avantageux ; tout enfin feroit illusion et deviendroit intéressant, parce que tout seroit d’accord, et que chaque partie tenant la place qu’elle doit occuper naturellement, elles s’entre-aideroient et se préteroient réciproquement des forces.
J’ai toujours regretté, Monsieur, que Rameau n’ait pas associé son génie à celui de Quinault. Tous deux créateurs et tous deux pleins de génie, ils auroient été faits l’un pour l’autre ; mais le préjugé, le langage des connoisseurs sans connoissances ; de ces demi-savans, qui ne savent rien, mais qui se font suivre de la multitude, tout a dégouté Rameau et lui a fait abandonner les grandes idées qu’il avoit. Ajoutez à cela les désagrémens que tout auteur essuie des directeurs de l’opéra. On leur paroît sans goût, si l’on n’est aussi gothique qu’eux : ils traitent d’ignorans {p. 68}ceux qui n’adoptent point avec bonhommie les vieilles lois de ce spectacle, et les anciennes rubriques aux quelles ils sont attachés de père en fils. A peine est-il permis à un maitre de ballets de faire changer le mouvement d’un air ancien ; on a beau leur dire que nos prédécesseurs avoient une exécution simple, que les airs lents s’ajustoient à la tranquillité et au flégme de leur exécution ; vains efforts ! ils connoîssent les anciens mouvemens, ils savent battre la mesure ; mais ils n’ont que des oreilles, et ne peuvent céder aux représentations que l’art agrandi peut leur faire ; ils regardent tout du but, où ils sont restés, et ne peuvent pénétrer dans la carrière immense que les talens ont parcourue. La danse cependant encouragée, applaudie et protégée s’est dégagée depuis quelque tems des entraves que la musique vouloit lui donner. Non seulement M. Lany fait exécuter les airs dans le vrai goût ; mais il en ajoute de modernes aux vieux-opéra, et substitue aux chants simples et monotones de la musique de Lulli, des morceaux pleins d’expression et de variété.
Les Italiens ont été à cet égard bien plus sages que nous. Moins constans pour leur ancienne musique, mais plus fidéles à Métastasio, ils l’ont et le font mettre encore tous les jours en musique par tous les maîtres de chapelle qui ont des talens. Les cours d’Allemagne, d’Espagne, de Portugal et d’Angleterre ont conservé pour ce grand poète la même vénération ; la musique varie à l’infini, et les paroles, quoique toujours les mêmes, ont toujours le prix de {p. 69}la nouveauté ; chaque maître de musique donne à ce poète une nouvelle expression, une nouvelle grace ; tel sentiment négligé par l’un, est embelli par l’autre ; telle pensée affoiblie par celui-ci, est rendue avec énergie par celui-là ; tel beau vers énervé par Graun1, est rendu avec chaleur par Hasse2. L’avantage sans doute eut été certain, non seulement pour la danse, mais encore pour les autres arts qui concourent aux charmes et à la perfection de l’opéra, si le célèbre Rameau avoit pû, sans offenser les Nestor du siècle, et cette foule de gens qui ne voient rien au dessus de Lulli, mettre en musique les chefs-d’œuvre du père et du créateur de la poèsie lyrique. Cet homme, d’un génie vaste, embrassoit toutes les parties à la fois dans ses compositions ; tout est beau, tout est grand, tout est harmonieux : chaque artiste peut, en entrant dans les vües de cet auteur, produire des chefs-d’œuvre différens. Maîtres de musique et de ballets, chanteurs et danseurs, chœurs, tous également peuvent avoir part à sa gloire. Ce n’est pas que la danse, dans tous les opéra de Quinault, soit généralement bien placée, et toujours en action ; mais il seroit facile de faire ce que le poète a négligé, et de finir ce qui de sa part ne peut être envisagé que comme des ébauches.
Dussai-je me faire une multitude d’ennemis sexagénaires, je dirai que la musique dansante de Lully {p. 70}est froide, langoureuse et sans caractère ; elle fut composée à la vérité dans un temps, où la danse étoit tranquille, et où les danseurs ignoroient totalement ce que c’est que l’expression. Tout étoit donc à merveille ; la musique étoit faite pour la danse, et la danse pour la musique ; mais ce qui se marioit alors, ne peut plus s’allier aujourd’hui ; les pas sont multipliés ; les mouvemens sont rapides et se succédent avec promptitude ; les enchainements, et le mélange des tems sont sans nombre ; les difficultés, le brillant, la vitesse, les repos, les indécisions, les attitudes, les positions variées ; tout cela, dis-je, ne peut plus s’ajuster avec cette musique tranquille et ce chant uniforme qui règne dans la composition des anciens maîtres. La danse sur de certains airs de Lully me fait une impression semblable à celle que j’éprouve dans la scène des Deux Docteurs du Mariage forcé de Molière. Ce contraste d’une volubilité extrême, et d’un flegme inébranlable produit sur moi le même effet, des contraires aussi choquans ne peuvent en vérité trouver place sur la scène ; ils en détruisent le charme et l’harmonie et privent les tableaux de leur ensemble.
La musique est à la danse ce que les paroles sont à la musique : ce paralèlle ne signifie autre chose, si ce n’est que la musique dansante est ou devroit être le poème écrit, qui fixe et détermine les mouvemens et l’action du danseur ; celui-ci doit donc le réciter, et le rendre intelligible par l’énergie et la vivacité de ses gestes, par l’expression vive et animée de sa {p. 71}physionomie : conséquemment la danse en action est l’organe qui doit rendre et qui doit expliquer clairement les idées écrites de la musique.
Rien ne seroit si ridicule qu’un opéra sans paroles : jugez-en je vous prie, par la scène d’Antonin Caracalla dans la petite pièce de la Nouveauté ; sans le dialogue qui la précède, comprendroit-on quelque chose à l’action des chanteurs ? eh bien, Monsieur, la danse sans musique, n’est pas plus expressive que le chant sans paroles : c’est une espèce de folie ; tous ses mouvemens sont extravagans, et n’ont aucune signification, faire des pas hardis et brillans, parcourir le théatre avec autant de vitesse que de légèreté sur un air froid et monotone, voilà ce que j’appelle une danse sans musique. C’est à la composition variée et harmonieuse de Rameau ; c’est aux traits et aux conversations spirituelles qui régnent dans ses airs, que la danse doit tous ses progrès, elle a été reveillée, elle est sortie de la léthargie où elle étoit plongée, dès l’instant que ce créateur d’une musique savante, mais toujours agréable et toujours voluptueuse, a paru sur la scène. Que n’eût-il pas fait, si l’usage de se consulter mutuellement eût règné à l’opéra, si le poète et le maître de ballets lui avoient communiqué leurs idées, si l’on avoit eu soin de lui esquisser l’action de la danse, les passions qu’elle doit peindre successivement dans un sujet raisonné, et les tableaux quelle doit rendre dans telle ou telle situation ! C’est pour lors que la musique auroit porté le caractère du poème, qu’elle auroit tracé les idées du poète, qu’elle {p. 72}auroit été parlante et expressive, et que le danseur auroit été forcé d’en saisir les traits, de se varier et de peindre à son tour. Cette harmonie qui auroit règné dans deux arts si intimes, auroit produit l’effet le plus séducteur et le plus admirable ; mais, par un malheureux effet de l’amour-propre, les artistes, loin de se connoître et de se consulter, s’évitent scrupuleusement. Comment un spectacle aussi composé que celui de l’opéra peut-il réussir, si ceux qui sont à la tête des différentes parties qui lui sont essentielles, opérent sans se communiquer leurs idées ?
Le poète s’imagine que son art l’élève au dessus du musicien : celui-ci craindroit de déroger, s’il consultoit le maître de ballets ; celui-là ne se communique point au dessinateur ; le peintre décorateur ne parle qu’aux peintres en sous-ordre ; et le machiniste enfin, souvent méprisé du peintre, commande souverainement aux manœuvres du théatre. Pour peu que le poète s’humanisât, il donneroit le ton, et les choses changeroient de face ; mais il n’écoute que sa verve ; dédaignant les autres arts, il ne peut en avoir qu’une foible idée ; il ignore l’effet que chacun d’eux peut produire en particulier, et celui qui peut résulter de leur union et de leur harmonie. Le musicien, à son exemple, prend les paroles, il les parcourt sans attention, et, se livrant à la fertilité de son génie, il compose de la musique qui ne signifie rien, parce qu’il n’a pas entendu le sens de ce qu’il n’a lu que des yeux, ou qu’il sacrifie au brillant de son art et à l’harmonie qui le flatte, l’expression vraie qu’il devroit {p. 73}attacher au récitatif. Fait-il une ouverture ? elle n’est point relative à l’action qui va se passer ; qu’importe après tout ? n’est-il pas sur de la réussite, si elle fait grand bruit ? Les airs de danse sont toujours ceux qui lui coutent le moins à composer ; il suit à cet égard les vieux modèles ; ses prédécesseurs sont ses guides ; il ne fait aucun effort pour répandre de la variété dans ces sortes de morceaux, et pour leur donner un caractère neuf ; ce chant monotone dont il devroit se défier, qui assoupit la danse et qui endort le spectateur, est celui qui le séduit, parce qu’il lui coûte moins de peine à saisir, et que l’imitation servile des airs anciens n’exige ni un goût, ni un talent, ni un génie supérieur.
Le peintre-décorateur, faute de connoitre parfaitement le drame, donne souvent dans l’erreur ; il ne consulte point l’auteur, mais il suit ses idées, qui, souvent fausses, s’opposent à la vraisemblance qui doit se trouver dans les décorations, à l’effet d’indiquer le lieu de la scène. Comment peut-il réussir, s’il ignore l’endroit où elle doit se passer ? ce n’est cependant que d’après les connoissances exactes de l’action et des lieux qu’il devroit agir ; sans cela, plus de vérité, plus de costume, plus de pittoresque.
Chaque peuple a des lois, des coutumes, des usages, des modes et des cérémonies opposées ; chaque nation diffère dans ses goûts, dans son architecture, dans sa manière de cultiver les arts ; celui d’un habile peintre est donc de saisir cette variété ; son pinceau {p. 74}doit être fidèle ; s’il n’est de tous les pays, il cesse d’être vrai et n’est plus en droit de plaire.
Le dessinateur pour les habits ne consulte personne ; il sacrifie souvent le costume d’un peuple ancien à la mode du jour, ou au caprice d’une danseuse ou d’une chanteuse en réputation.
Le maître de ballets n’est instruit de rien : on le charge d’une partition ; il compose les danses sur la musique qui lui est présentée ; il distribue les pas particuliers, et l’habillement donne ensuite un nom et un caractère à la danse.
Le machiniste est chargé du soin de présenter les tableaux du peintre dans le point de perspective, et dans les différens jours qui leur conviennent ; son premier soin est de ranger les morceaux de décoration avec tant de justesse qu’ils n’en forment qu’un seul bien entendu et bien d’accord ; son talent consiste à les présenter avec vitesse, et à les dérober avec promptitude. S’il n’a pas l’art de distribuer les lumières à propos, il affoiblit l’ouvrage du peintre, et il détruit l’effet de la décoration. Telle partie du tableau qui doit être éclairée, devient noire et obscure ; telle autre qui demande à être privée de lumière, se trouve claire et brillante. Ce n’est pas la grande quantité de lampions jettés au hazard ou arrangés symétriquement qui éclaire bien un théatre et qui fait valoir la scène ; le talent consiste à savoir distribuer les lumières par parties, ou par masses inégales, afin de forcer les endroits qui demandent un grand jour, de ménager ceux qui en exigent peu, et de {p. 75}négliger les parties qui en sont moins susceptibles. Le peintre étant obligé de mettre des nuances et des dégradations dans ces tableaux, pour que la perspective s’y rencontre, celui qui doit l’éclairer, devroit, ce me semble, le consulter, afin d’observer les mêmes nuances et les mêmes dégradations dans les lumières. Rien ne seroit plus mauvais qu’une décoration peinte dans le même ton de couleur et dans les mêmes nuances ; il n’y auroit n’y lointain, ni perspective : de même, si les morceaux de peinture divisés pour former un tout, sont éclairés avec la même force, il n’y aura plus d’entente, plus de masses, plus d’opposition, et le tableau sera sans effet.
Permettez moi, Monsieur, une digression ; quoiqu’étrangère à mon art, elle pourra peut-être devenir utile à l’opéra.
La danse avertit en quelque façon le machiniste de se tenir prêt au changement des décorations ; vous savez en effet que le divertissement terminé, les lieux changent. Comment remplit-on ordinairement l’intervalle des actes, intervalle absolument nécessaire à la manœuvre du théatre, au repos des acteurs, et au changemens d’habits de la danse et des chœurs ? que fait l’orchestre ? il détruit les idées que la scène vient d’imprimer dans mon âme ; il joue un passe-pied ; il reprend un rigaudon, ou un tambourin fort gai, lorsque je suis vivement emu et fortement attendri, par l’action sérieuse qui vient de se passer ; il suspend le charme d’un moment délicieux ; il efface de mon cœur les images qui l’intéressoient ; il étouffe et amortit {p. 76}le sentiment dans le quel il se plaisoit ; ce n’est pas tout encore, et vous allez voir le comble de l’inintelligence : cette action touchante n’a été qu’ebauchée ; l’acte suivant doit la terminer et me porter les derniers coups ; or, de cette musique gaie et triviale, on passe subitement à une ritournelle triste et lugubre : quel contraste choquant ! s’il permet encore à l’auteur de me ramener à l’intérêt qu’il m’a fait perdre, ce ne sera qu’à pas lents ; mon cœur flottera longs tems entre la distraction qu’il vient d’éprouver, et la douleur à la quelle on tente de le rappeller : le piège que la fiction me présente une seconde fois, me paroit trop grossier ; je cherche à l’éviter et à m’en deffendre machinalement et malgré moi, il faut alors que l’art fasse des efforts inouis pour m’en imposer et pour me faire succomber de nouveau. Vous conviendrez que cette vieille méthode, si chére encore à nos musiciens, blesse toute vraisemblance, ils ne doivent pas se flatter de triompher de moi au point d’exciter à leur gré et subitement dans mon ame tous ces ébranlemens divers. Le premier instant me disposoit à céder à l’impression qui devoit résulter des objets qui m’étoient offerts : Le second détruit totalement ce premier effet, et la nouvelle sensation qu’il produit sur moi est si différente et si distante de celle à la quelle je m’étois d’abord livré, que je ne saurois y revenir sans une peine extrême ; surtoût lorsque mes fibres ont naturellement plus de propension et plus de tendance à se déployer dans le dernier sens ou elles viennent d’être mues ; en un mot, Monsieur, {p. 77}cette chûte soudaine, ce brusque passage du pathétique à l’enjoué, du diatonique enharmonique, ou du chromatique enharmonique à une gavotte, ou à une sorte de Pont-neuf, ne me semble par moins discordant, qu’un air qui commenceroit dans un ton et qui finiroit dans un autre(1). J’ose croire qu’une pareille disparate blessera toujours ceux que le plaisir de sentir conduit au spectacle ; car elle peut n’être pas apperçue par les originaux qui n’y vont que par air, et qui, tenant une énorme lorgnette à la main, préférent la satisfaction d’étaler leurs ridicules, de voir et d’être vus, à celle de goûter le plaisir que les arts réunis peuvent procurer.
Que les poëtes descendent du sacré Vallon ; que les artistes chargés des différentes parties qui composent l’opéra agissent de concert et se prêtent mutuellement des secours, ce spectacle alors aura le plus grand succès. Les talens réunis réussiront toujours. Il n’y a qu’une basse jalousie, et qu’une {p. 78}mésintelligence indigne des talens, qui puissent flétrir les arts, avilir ceux qui les professent, et s’opposer à la perfection d’un ouvrage qui exige autant de détails et de beautés différentes que l’opéra.
J’ai toujours regardé un opéra comme un grand tableau qui doit offrir le merveilleux et le sublime de la peinture dans tous les genres, dont le sujet doit être dessiné par le poète, et peint ensuite par des peintres habiles dans des genres opposés, qui tous animés par l’honneur et la noble ambition de plaire, doivent terminer le chef-d’œuvre avec cet accord, cette intelligence qui annoncent et qui caractérisent les vrais talens. C’est du poëte premiérement que dépend le succès, puisque c’est lui qui compose, qui place, qui dessine et qui met à proportion de son génie plus ou moins de beautés plus ou moins d’action, et parconséquent plus ou moins d’intérêt dans son tableau. Les peintres qui secondent son imagination sont, le maître de musique, le maître de ballets, le peintre-décorateur, le dessinateur pour le costume des habits, et le machiniste : tous cinq doivent également concourir à la perfection et à la beauté de l’ouvrage, en suivant exactement l’idée primitive du poète qui à son tour doit veiller soigneusement sur le tout. L’œil du maître est un point nécessaire ; il doit entrer dans tous les détails. Il n’en est point de petits et de minutieux à l’opéra ; les choses qui paroissent de la plus foible conséquence choquent, blessent et déplaisent lorsqu’elles ne sont pas rendues avec exactitude et avec précision. Ce spectacle ne {p. 79}peut donc souffrir de médiocrité ; il ne séduit qu’autant qu’il est parfait dans toutes ses parties. Convenez, Monsieur, qu’un auteur qui abandonne son ouvrage aux soins de cinq personnes qu’il ne voit jamais, qui se connoissent à peine et qui s’évitent toutes, ressemble assez à ces pères, qui confient l’éducation de leurs fils à des mains étrangères, et qui, par dissipation ou par esprit de grandeur, croiroient déroger s’ils veilloient à leurs progrès. Que résulte-t-il d’un prejugé si faux ? tel enfant, né pour plaire, devient maussade et ennuyeux. Voilà l’image du poète dans celui du père, et l’exemple du drame dans celui de l’enfant.
Vous me direz peut-être, que je fais d’un poète un homme universel ? non, Monsieur ; mais un poète doit avoir de l’esprit et du goût. Je suis du sentiment d’un auteur qui dit que les grands morceaux de peinture, de musique et de danse qui ne frappent pas à un certain point un ignorant bien organisé, sont ou mauvais ou médiocres.
Sans être musicien, un poéte ne peut-il pas sentir si tel trait de musique rend sa pensée ; si tel autre n’affoiblit pas l’expression ; si celui-ci prête de la force à la passion et donne des grâces et de l’énergie au sentiment ? sans être peintre-décorateur, ne peut-il pas conçevoir si telle décoration qui doit représenter une forêt de l’Afrique, n’emprûnte pas la forme de celle de Fontainebleau ? si tel autre qui doit offrir une rade de l’Amérique, ne ressemble pas à celle de Toulon ? Si celle-ci qui doit montrer le palais de {p. 80}quelque empereur du Japon, ne se rapproche pas trop de celui de Versailles ? et si la dernière, qui doit tracer les jardins de Semiramis, n’offre pas ceux de Marly ? Sans être danseur et maitre de ballets, il peut également s’apperçevoir de la confusion qui y régnera, du peu d’expression des exécutans ; il peut, dis-je, sentir si son action est rendue avec chaleur ; si les tableaux en sont assez frappans, si la pantomime est vraie, et si le caractère de la danse répond au caractère du peuple et de la nation quelle doit représenter. Ne peut-il pas encore sentir les défauts qui se rencontrent dans les vêtemens par des négligences ou un faux goût qui, l’eloignant du costume, détruit toute illusion ? a-t-il besoin enfin d’être machiniste, pour s’appercevoir que telle machine ne marche point avec promptitude ? rien de si simple que d’en condamner la lenteur, ou d’en admirer la précision et la vitesse. Au reste, c’est au machiniste à remédier à la mauvaise combinaison qui s’oppose à leurs effets, à leur jeu et à leur activité.
Un compositeur de musique devroit savoir la danse, ou du moins connoître le temps et la possibilité des mouvemens qui sont propres à chaque genre, à chaque caractère, et à chaque passion, pour pouvoir ajuster des traits convenables à toutes les situations que le danseur peut peindre successivement ; mais, loin de s’attacher aux premiers élémens de cet art, et d’en apprendre la théorie, il fuit le maître de ballets, il imagine que son art l’éléve et lui donne le pas sur la danse ; je ne le lui disputerai pas, quoiqu’il {p. 81}n’y ait que la supériorité, et non la nature du talent qui puisse mériter des préséances et des distinctions.
La plupart des compositeurs suivent, je le repéte, les vieilles rubriques de l’opéra ; ils font des passe-pieds, parce que Mademoiselle Prévot les couroit avec élégance ; des musettes, parce que Mademoiselle Sallé, et M. Dumoulin les dansoient avec autant de grâce que de volupté ; des tambourins, parce que c’étoit le genre où Mademoiselle Camargo excelloit ; des chaconnes enfin et des passacailles, parce que le célèbre Dupré s’étoit comme fixé à ces mouvemens qui s’ajustoient à son goût, à son genre et à la noblesse de sa taille : mais tous ces excéllens sujets n’y sont plus ; ils ont été remplacés, et au de là dans des parties, et ne le seront peut-être jamais dans les autres. Mademoiselle Lany a effacé toutes celles qui brilloient par la beauté, la précision et la hardiesse de leur exécution ; c’est la première danseuse de l’univers ; mais on n’a point oublié l’expression naïve de Mademoiselle Sallé ; ses graces sont toujours présentes, et la minauderie des danseuses de ce genre n’a pu éclipser cette noblesse et cette simplicité harmonique des mouvemens tendres, voluptueux, mais toujours décens de cette aimable danseuse. Personne n’a encore succédé à Monsieur Dumoulin ; il dansoit les pas de deux avec une supériorité que l’on aura de la peine à atteindre ; toujours tendre, toujours gracieux, tantôt papillon, tantôt zéphir, un instant inconstant, un autre instant fidèle, toujours animé par un sentiment nouveau, il rendoit avec {p. 82}volupté tous les tableaux de la tendresse. Monsieur Vestris a remplacé le célèbre Dupré, c’est faire son éloge ; mais nous avons M. Lany, dont la supériorité excite l’admiration, et l’éléve au dessus de ceux que je pourrois lui prodiguer. Nous avons des danseurs et des danseuses qui mériteroient ici une apologie, si cela ne m’éloignoit pas trop de mon but. Nous avons enfin des jambes et une exécution que nos prédécesseurs n’avoient point : cette raison devroit déterminer, ce me semble, les musiciens à se varier dans leurs mouvemens, et à ne plus travailler pour ceux qui n’existent que dans la mémoire du public, et dont le genre est presqu’éteint. La danse de nos jours est neuve ; il est absolument nécessaire que la musique le soit aussi.
On se plaint que les danseurs ont du mouvement sans action, des graces sans expression ; mais ne pourroit on par remonter à la source du mal ? Dévoilez-en les causes, vous l’attaquerez avec avantage, et vous emploierez alors les remèdes propres à la guérison.
J’ai dit que la plupart des ballets de ce spectacle étoient froids, quoique bien dessinés et bien exécutés, est-ce uniquement la faute du compositeur ? lui seroit-il possible d’imaginer tous les jours de nouveaux plans, et de mettre la danse en action à la fin de tous les actes de l’opéra ? non, sans doute, la tâche seroit trop pénible à remplir ; un tel projet dailleurs ne peut s’exécuter sans des contradictions infinies, à moins que les poètes ne se prêtent à cet arrangement, et ne {p. 83}travaillent de concert avec le maître de ballets sur tous les projets qui auront la danse pour but.
Voyons ce que fait habituellement le maître de ballets à ce spectacle, et examinons l’ouvrage qu’on lui distribue. On lui donne une partie de répetition ; il l’ouvre et il lit : Prologue : passepied pour les jeux et les plaisirs ; gavotte pour les ris, et rigaudon pour les songes agréables. Au premier acte :air marqué pour les guérriers ; second air pour les mêmes, musette pour les prêtresses. Au second acte : loure pour les peuples ; tambourin et rigaudon pour les Matelots. Au troisième acte, air marqué pour les Démons, air vif pour les mêmes. Au quatrième acte, entrée des Grecs et chaconne, sans compter les vents, les tritons, les Naïades, les heures, les signes du zodiaque, les Bacchantes, les zéphirs, les ondins et les songes funestes ; car cela ne finiroit jamais. Voilà le maître de ballets bien instruit ! le voilà chargé de l’exécution d’un plan bien magnifique et bien ingénieux ! qu’exige le poète ? que tous les personnages du ballet dansent, et on les fait danser : de cet abus naissent les prétentions ridicules.
Monsieur, dit le premier danseur au maître de ballets, je remplace un tel et je dois danser tel air, par la même raison, Mademoiselle une telle se reserve les passe-pieds ; l’autre les musettes ; celle-ci les tambourins ; celui-là les loures ; celui-ci la chaconne ; et ce droit imaginaire, cette dispute d’emplois et de genres, fournissent à chaque opéra, vingt entrées seules, qui sont dansées avec des habits d’un goût {p. 84}et d’un genre opposés, mais qui ne différent ni par le caractère, ni par l’esprit ni par les enchaînemens de pas, ni par les attitudes ; cette monotonie prend sa source de l’imitation machinale. M. Vestris est le premier danseur, il ne danse qu’au dernier acte ; c’est la règle : elle est au reste conforme au proverbe qui astreint à conserver les meilleures choses pour les dernières. Que font les autres danseurs de ce genre ? ils estropient l’original, ils le chargent et n’en prennent que les défauts ; car il est plus aisé de saisir les ridicules, que d’imiter les perfections : Tels les courtisans d’Alexandre, qui ne pouvant lui ressembler par sa valeur et ses vertus héroïques, portoient tous le cou de côté pour imiter le défaut naturel de ce prince. Voilà donc de froides copies qui multiplient de cent manières différentes l’original, et qui le défigurent continuellement. Ceux d’un autre genre sont aussi maussades et aussi ridicules ; ils veulent saisir la précision, la gaité et la belle formation des enchainemens de M. Lany, et ils sont détestables. Toutes les femmes veulent danser comme Mademoiselle Lany, et toutes les femmes en ce cas ont des prétentions très-ridicules. Enfin, Monsieur, l’opéra est, si j’ose m’exprimer ainsi, le spectacle des singes. L’homme s’évite ; il craint de se montrer avec ses propres traits ; il en emprunte toujours d’étrangers, et il rougiroit d’être lui : aussi faut-il acheter le plaisir d’admirer quelques bons originaux, par l’ennui de voir une multitude de mauvaises copies qui les précédent. Que veulent dire dailleurs cette quantité {p. 85}d’entrées seules, qui ne tiennent et ne ressemblent à rien ? que signifient tous ces corps sans âme, qui se promènent sans graces, qui se déploient sans goût, qui pirouettent sans à plomb, sans fermeté, et qui se succèdent d’acte en acte avec le même froid ? Pourrons-nous donner le titre de monologues à ces sortes d’entrées dépourvües d’intérêt et d’expression ? non, sans doute, car le monologue tient à l’action ; il marche de concert avec la scène ; il peint, il retrace il instruit. Mais comment faire parler une entrée seule, me direz-vous ? rien de si facile, Monsieur, et je vais vous le prouver clairement.
Deux bergers, par exemple, épris d’une bergère, la pressent de se décider et de faire un choix : Thémire, c’est le nom de la bergère, hésite, balance, elle n’ose nommer son vainqueur : sollicitée vivement, elle céde enfin à l’amour, et donne la préférence à Aristée ; elle fuit dans le bois pour cacher sa défaite ; mais son vainqueur, la suit pour jouir de son triomphe. Tircis abandonné, Tircis méprisé peint son trouble et sa douleur : bientôt la jalousie et la fureur s’emparent de son cœur ; il s’y livre tout entier, et il m’avertit par sa retraite qu’il court à la vengeance et qu’il veut immoler son rival. Celui-ci paroît un instant après ; tous ses mouvemens me tracent l’image du bonheur ; ses gestes, ses attitudes, sa physionomie, ses regards, tout me présente le tableau du sentiment et de la volupté. Tircis au desespoir cherche son rival, et il l’apperçoit dans le moment où il exprime la joye la plus délicieuse et {p. 86}la plus pure. Voilà des contrastes simples, mais naturels : le bonheur de l’un augmente la peine de l’autre. Tircis désespéré n’a d’autre ressource que celle de la vengeance ; il attaque Aristée avec cette fureur et cette impétuosité qu’enfante la jalousie et le dépit de se voir méprisé : celui-ci se défend ; mais, soit que l’excés du bonheur énerve le courage, soit que l’amour satisfait soit enfant de la paix, il est prêt à succomber sous les efforts de Tircis ; ils se servent pour combattre de leurs houlettes ; les fleurs et les guirlandes composées par l’amour et destinées pour la volupté, deviennent les trophées de leur vengeance : tout est sacrifié dans cet instant de fureur ; le bouquet même dont Thémire a décoré l’heureux Aristée, ne sauroit échapper à la rage de l’amant outragé. Cependant Thémire paroît ; elle apperçoit son amant enchainé avec la guirlande dont elle l’avoit orné ; elle le voit terrassé aux pieds de Tircis ; quel désordre ! quelle crainte ! elle frémit du danger de perdre ce qu’elle aime : tout annonce sa frayeur, tout caractérise sa passion. Fait-elle des efforts pour dégager son amant ? c’est l’amour en courroux qui les lui fait faire. Furieuse, elle se saisit d’un dard égaré à la chasse ; elle s’élance sur Tirsis, et l’en frappe de plusieurs coups ; à ce tableau touchant, l’action devient générale ; des bergers et des bergères accourent de toutes parts. Thémire désesperée d’avoir commis une action aussi noire, veut s’en punir et se percer le cœur ; les bergères s’opposent à un dessin si cruel ; Aristée partagé entre l’amour et l’amitié vole vers {p. 87}Thémire, la prie, la presse et la conjure de conserver ses jours ; il court à Tircis et s’empresse de lui donner du secours ; il invite les bergers à en prendre soin. Thémire désarmée, mais accablée de douleur, fait un effort pour s’approcher de Tircis ; elle embrasse ses genoux et lui donne toutes les marques d’un repentir sincère ; celui-ci, toujours tendre, toujours amant passionné, semble chérir le coup qui va le priver de la lumière. Les bergères attendries arrachent Thémire de ce lieu, théatre de la douleur et de la plainte : elle tombe evanouie dans leurs bras. Les bergers de leur coté, entrainent Tircis ; il est près d’expirer, et il peint encore la douleur qu’il ressent d’être séparée de Thémire, et de ne pouvoir mourir dans ses bras. Aristée, ami tendre, mais amant fidèle, exprime son trouble et sa situation de cent manières différentes ; il éprouve mille combats, il veut suivre Thémire, mais il ne veut pas quitter. Tircis ; il veut consoler l’amante, mais il veut secourir l’ami. Cette agitation est suspendue ; cette indécision cruelle cesse enfin : un instant de réflexion fait triompher dans son cœur l’amitié ; il s’arrache enfin de Thémire pour voler à Tircis.
Ce plan peut paraitre mauvais à la lecture, mais il fera le plus grand effet sur la scène ; il n’offre pas un instant que le peintre ne puisse saisir ; les situations et les tableaux multipliés qu’il présente ont un coloris, une action et un intérêt toujours nouveau ; l’entrée seule de Tircis et celle d’Aristée sont pleines de passions ; elles peignent, elles expriment, {p. 88}elles sont de vrais monologues. Les deux pas de trois, sont l’image de la scène dialoguée dans deux genres différens ; et le ballet en action qui termine ce petit Roman, intéressera toujours très-vivement tous ceux qui auront un cœur et des yeux ; si toutefois ceux qui l’exécutent ont une ame et une expression de sentiment aussi vive qu’animée.
Vous concevez, Monsieur, que pour peindre un action où les passions sont variées, et où les transitions de ces mêmes passions sont aussi subites que dans le programme que je viens de vous tracer, il faut de toute nécessité que la musique abandonne les mouvemens et les modulations pauvres qu’elle emploie dans les airs destinés à la danse. Des sons arrangés machinalement et sans esprit ne peuvent ni servir le danseur, ni convenir à une action vive, il ne s’agit donc point d’assembler simplement des notes suivant les règles de l’école : la succession harmonique des tons, doit, dans cette circonstance, imiter ceux de la nature, et l’inflexion juste de sons présenter l’image du dialogue.
Je ne blâme point généralement, Monsieur, les entrées seules de l’opéra ; j’en admire les beautés souvent dispersées, mais j’en voudrois moins. Le trop en tout genre devient ennuyeux ; je désirerois encore plus de variété dans l’exécution : car rien n’est si ridicule que de voir danser les bergers de Tempé, comme les divinités de l’Olimpe. Les habits et les caractères étant sans nombre à ce spectacle, je souhaiterois que la danse ne fut pas toujours la même : {p. 89}cette uniformité choquante disparoîtroit sans doute, si les danseurs étudioient le caractère de l’homme qu’ils doivent représenter, s’ils saisissoient ses mœurs, ses usages et ses coutumes. Ce n’est qu’en se substituant à la place du héros et du personnage qu’on joue, que l’on peut parvenir à le rendre et à l’imiter parfaitement. Personne ne rend plus justice que moi aux entrées seules, dansées par les premiers sujets ; ils y déployent toutes les beautés mécaniques des mouvemens harmonieux du corps : mais desirer et faire des vœux pour que ces mêmes sujets faits pour s’illustrer, mêlent quelquefois aux graces de corps les mouvemens de l’ame ; ambitionner de les admirer sous une forme plus séduisante, et de n’être pas borné enfin à les contempler uniquement comme de belles machines bien combinées et bien proportionnées, ce n’est pas, je crois, mépriser leur exécution, avilir leur talent et décrier leur genre ; c’est exactement les engager à l’embellir et à l’anoblir.
Passons au vêtement, la variété et la vérité dans le costume y sont aussi rares que dans la musique, dans les ballets, et dans la danse simple. L’entêtement est égal dans toutes les parties de l’opéra ; il préside en souverain à ce spectacle. Grec, Romain, Berger, Chasseur, Guerrier, Faune, Sylvain, Jeux, Plaisirs, Ris, Tritons, Vents, Feux, Songes, Grand Prêtre, et sacrificateurs, tous les habits de ces personnages sont coupés sur le même patron, et ne différent que par la couleur et les embellissemens que la profusion bien plus que le goût jette au hazard. {p. 90}L’Oripeau brille partout : le paysan, le matelot et le héros en sont également chargés. Plus un habit est garni de colifichets, de paillettes, de gaze et de réseau, et plus il a de mérite aux yeux de l’acteur et du spectateur sans goût. Rien n’est si singulier que de voir à l’opéra une troupe de guérriers qui viennent de combattre, de disputer et de remporter la victoire. Trainent-ils après eux l’horreur du carnage ? leur physionomie paroit-elle animée ? Leurs regards sont-ils encore terribles ? leurs cheveux sont-ils épars et dérangés ? non, Monsieur, rien de tout cela ; ils sont parés avec le dernier scrupule, et ils ressemblent plutôt à des hommes éffeminés sortant des mains du baigneur, qu’à des guerriers échappés à celles de l’ennemi. Que devient la verité ? où est la vraisemblance ? d’où naîtra l’illusion ? et comment n’être pas choqué d’une action si fausse et si mal rendue ? il faut de la décence au théatre, j’en conviens ; mais il faut, avant tout, de la vérité et du naturel dans l’action, du nerf et de la vigueur dans les tableaux et un désordre bien entendu dans tout ce qui en éxige. Je ne voudrois plus de ces tonnelets roides, qui, dans certaines positions de la danse, placent pour ainsi dire, la hanche à l’épaule, et qui en éclipsent tous les contours. Je bannirois tout arrangement symétrique dans les habits ; arrangement froid qui désigne l’art sans goût et qui n’a nul grace. J’aimerois mieux des draperies simples et légères, contrastées par les couleurs, et distribuées de façon à me laisser voir la taille du danseur. Je les voudrois légères, sans {p. 91}cependant que l’étoffe fut ménagée ; de beaux plis, de belles masses, voilà ce que je demande ; et l’extrémité de ces draperies voltigeant et prenant de nouvelles formes, à mesure que l’exécution deviendroit plus vive et plus animée, tout auroit l’air svelte. Un élan, un pas vif, une fuite, agiteroient la draperie dans des sens différens ; voilà ce qui nous rapprocheroit de la peinture, et par conséquent de la nature : voilà ce qui prêteroit de l’agrément aux attitudes et de l’élégance aux positions ; voilà enfin ce qui donneroit au danseur cet air leste qu’il ne peut avoir sous le harnois gothique de l’opéra. Je diminuerois des trois quarts des paniers ridicules de nos danseuses ; ils s’opposent également à la liberté, à la vitesse, et à l’action prompte et animée de la danse ; ils privent encore la taille de son élégance et des justes proportions qu’elle doit avoir ; ils diminuent l’agrément des bras ; ils entérrent pour ainsi dire, les graces ; ils contraignent et gênent la danseuse à un tel point, que le mouvement de son panier l’occupe quelquefois plus sérieusement que celui de ses bras et de ses jambes. Tout acteur au théatre doit être libre : il ne doit pas même reçevoir des entraves du rôle et du personnage qu’il a à représenter, si son imagination est partagée, si la mode d’un costume ridicule le gêne au point d’être accablé par son habit d’en sentir le poids, et d’oublier son rôle, de gémir enfin sous le faix qui l’assomme, peut-il avoir de l’aisance et de la chaleur ? il doit dèslors se délivrer d’une mode qui appauvrit l’art, et qui empêche le {p. 92}talent de se montrer. Mademoiselle Clairon, actrice inimitable, faite pour secouer les usages adoptés par l’habitude, supprima les paniers, et les supprima sans préparation, et sans ménagement. Le vrai talent sait s’affranchir des lois de la routine. Le même goût qui porta l’art de cette grande actrice à un si haut dégré de perfection, lui fit sentir le ridicule de ces anciens costumes du théatre ; et cherchant à rendre, à imiter la nature dans son jeu, elle pensa, avec raison, qu’il falloit la suivre dans les habillemens. Le caprice ne conduisit point Mademoiselle Clairon, lorsqu’elle se dépouilla d’un ornement aussi ridicule qu’embarrassant ; c’est qu’elle avoit étudié toutes les parties de son art, et cherché à les rapprocher de la perfection. La raison, l’esprit, le bon sens et la nature l’ont guidée dans cette réforme : elle a consulté les anciens, et elle s’est imaginée que Medée, Electre et Ariane n’avoient point l’air, le ton, l’allure et l’habillement de nos petites-maîtresses ; elle a senti qu’en s’éloignant de nos usages, elle se rapprocheroit de ceux de l’antiquité ; que l’imitation des personnages, qu’elle représente, seroit plus vraie, plus naturelle ; que son action dailleurs étant vive et animée, elle la rendroit avec plus de feu et de vivacité, lorsqu’elle se seroit débarrassée du poids et degagée de la gêne d’un vêtement ridicule ; elle s’est persuadée enfin que le public ne mesureroit pas ses talens sur l’immensité de son panier. Il est certain qu’il n’appartient qu’au mérite supérieur d’innover, et de changer en un instant la forme des choses aux quelles {p. 93}l’habitude, bien moins que le gout et la réflexion nous avoient attachés. M. Chassé, acteur unique, qui avoit l’art de mettre de l’intérêt dans des scènes froides, et d’exprimer par le geste les pensées les moins frappantes, secoua pareillement les tonnelets, ou ces paniers roides, qui otoient toute aisance à l’acteur, et qui en faisoient, pour ainsi dire, une machine mal organisée ; les casques et les habits symétriques fûrent aussi proscrits par lui ; il substitua aux tonnelets guindés, des draperies bien entendues, et aux panaches antiques, des plumes distribuées avec goût et élégance. Le simple, le galant et le pittoresque composoient sa parure.
M. le Kain, excéllent tragique suivit l’exemple de M. Chassé ; il fit plus encore ; il sortit du tombeau de Ninus, dans la Semiramis de M. de Voltaire, les manches retroussées, les bras ensanglantés, les cheveux hérissés et les yeux égarés. Cette peinture forte, mais naturelle, frappa, intéressa, jetta le trouble et l’horreur dans l’âme du spectateur. La réflexion et l’esprit de critique succédérent un instant après à l’émotion, mais il étoit trop tard ; l’impression étoit faite, le trait étoit lancé, l’acteur avoit touché le but, et les applaudissemens fûrent la récompense d’une action heureuse, mais hardie, qui sans doute, auroit échouée, si un acteur subalterne et moins accueilli eût tenté de l’entreprendre.
M. Boquet, chargé des dessins et du costume des habits de l’opéra, a remédié en partie aux défauts qui règnent dans cette partie si essentielle à l’illusion, {p. 94}il est à desirer qu’on lui laisse la liberté d’agir, et qu’on ne s’oppose point à des idées qui tendront toujours à porter les choses à leur perfection.
Quant aux décorations, Monsieur, je ne vous en parlerai point ; elles ne péchent pas par le goût à l’opéra ; elles pourroient même être belles, parce que les artistes qui sont employés dans cette partie, ont réellement du mérite ; mais la cabale et une économie mal entendue bornent le génie des peintres, et étouffent leurs talens. Dailleurs, ce qui paroît en ce genre à l’opéra, ne porte jamais le nom de l’auteur, au moyen de cet arrangement, il y a fort peu d’émulation, et par conséquent fort peu de décorations qui ne laissent une infinité de choses à desirer.
Je finirai cette lettre par une réflexion qui me paroît bien simple. La danse à ce spectacle à trop de caractères idéaux, trop de personnes chimériques et trop d’êtres de fantaisie à rendre, pour qu’elle puisse les représenter tous avec des traits et des couleurs différentes : moins de féerie, moins de merveilleux, plus de vérité, plus de naturel, et la danse paroîtra dans un plus beau jour. Je serois fort embarrassé, par exemple, de donner de l’intention à la danse d’une Comête, à celle des signes du Zodiaque, des heures, etc. Les interprètes de Sophocle, d’Euripide et d’Aristophane, disent cependant que les danses des Egyptiens représentoient les mouvemens célestes et l’harmonie de l’univers ; ils dansoient en rond autour d’un autel qu’ils regardoient comme le soleil ; et cette figure, qu’ils décrivoient en {p. 95}se tenant par les mains, désignoit le Zodiaque ou le cercle des signes ; mais tout cela n’étoit, ainsi que bien d’autres choses, que des figures et des mouvemens de convention, aux quels on attachoit une signification invariable. Je crois donc, Monsieur, qu’il nous seroit plus facile de peindre nos semblables ; que l’imitation en seroit plus naturelle et plus séduisante ; mais c’est aux poètes, comme je l’ai dit, à chercher les moyens de faire paroître des hommes sur le théatre de l’opéra. Où en seroit l’impossibilité ? Ce qui s’est fait une fois peut se répéter mille autres avec succès. Il est sûr que les pleurs d’Andromaque, que l’amour de Junie et de Britannicus, que la tendresse de Mérope pour Egiste, que la soumission d’Iphigénie, et l’amour maternel de Clytemnestre toucheront bien davantage que toute notre magie d’opéra. La Barbe-bleüe, et le Petit-Poucet n’attendrissent que les enfans ; les tableaux de l’humanité sont les seuls qui parlent hautement à l’âme, qui l’affectent, qui l’ébranlent et qui la transportent. On s’intéresse foiblement aux divinités fabuleuses, parce qu’on est persuadé que leur puissance, et toute l’intelligence qu’elles montrent, leur sont prêtées par le poète : on n’est nullement inquiet sur la réussite ; on sait qu’ils viendront à bout de leur dessein, et leur pouvoir diminue en quelque sorte, à mesure que notre confiance augmente. Le cœur et l’esprit ne sont jamais la dupe de ce spectacle ; il est rare, pour ne pas dire impossible, que l’on sorte de l’opéra avec ce trouble, {p. 96}cette émotion et ce désordre enchanteur que l’on éprouve à une tragédie ou à une comédie touchante. La situation où elles nous jettent nous suivroit long tems, si les images gaies de nos petites pièces ne calmoient notre sensibilité et n’essuyoient nos larmes.
Lettre IX. §
C’est, comme vous le savez, Monsieur, sur le visage de l’homme, que les passions s’impriment, que les mouvemens et les affections de l’ame se déploient, et que le calme, l’agitation, le plaisir, la douleur, la crainte et l’espérance se peignent tour-à-tour. Cette expression est cent fois plus animée, plus vive et plus précieuse, que celle qui résulte du discours le plus véhément. Dépouillé de la pantomime du visage de celui qui le débite, il faut un temps pour articuler sa pensée, il n’en faut point à la physionomie pour la rendre avec énergie : c’est un éclair qui part du cœur, qui brille dans les yeux, et qui, répandant sa lumière sur tous les traits, annonce le bruit des passions, et laisse voir, pour ainsi dire, l’âme à nu. Tous nos mouvemens sont purement automatiques et ne signifient rien, si la face demeure muette en quelque sorte, et si elle ne les anime et ne les vivifie. La physionomie est donc la partie de nous-même la plus utile à l’expression ; or, pourquoi l’éclipser au théatre par un masque, et préférer l’art grossier à la belle nature. Comment le danseur peindra-t-il, si on le prive des couleurs les plus essentielles ? comment fera-t-il passer dans l’ame du spectateur les mouvemens qui agitent la sienne, s’il s’en ôte lui-même les moyens, et s’il se couvre d’un morceau de carton et d’un visage postiche, triste et uniforme, froid et immobile. Le visage est l’organe de la scène muette, {p. 98}il est l’interprête fidèle de tous les mouvemens de la pantomime : en voilà assez pour bannir les masques de la danse, cet art d’imitation, dont l’action doit tendre uniquement à tracer, à séduire et à toucher par la naïveté et la vérité de ses peintures.
Je serois fort embarrassé de démêler l’idée d’un peintre, et de conçevoir le sujet qu’il auroit voulu jeter sur la toile, si toutes les têtes de ses figures étoient uniformes comme le sont celles de l’opéra, et si les traits et les caractères n’en n’étoient pas variés. Je ne pourrois dis-je, comprendre, ce qui engage tel personnage à lever le bras, tel autre à avoir la main à la garde de son sabre ; il me seroit impossible de discerner le sentiment qui fait lever la tête et les bras à celui-ci, et reculer celui-la : Toutes les figures fûssent-elles dessinées dans les règles de l’art et les proportions de la nature, il me seroit malaisé de saisir l’intention de l’artiste ; je consulterois en vain toutes les physionomies, elles seroient muettes ; leurs traits monotones ne m’instruiroient pas ; leurs regards sans feu, sans passion, sans énergie, ne me diroient rien ; je ne pourrois me dispenser enfin de regarder ce tableau comme une copie fort imparfaite de la nature, puisque je ne rencontrerois pas cette variété qui l’embellit et qui la rend toujours nouvelle.
Le public s’appercevra-t-il plus facilement de l’idée et du dessein d’un danseur, si sans cesse il lui cache sa physionomie sous un corps étranger ; s’il {p. 99}enfouit l’esprit dans la matière, et s’il substitue aux traits variés de la nature ceux d’un plâtre mal dessiné et enluminé de la manière la plus dèsagréable ? Les passions pourront-elles se montrer et percer le voile que l’artiste met entre le spectateur et lui ? parviendra-t-il à répandre sur un seul de ces visages artificiels les caractères innombrables des passions ? lui sera-t-il possible de changer la forme que le moule aura imprimé à son masque ? Car un masque, de quelque genre qu’il soit, est froid ou plaisant, sérieux ou comique, triste ou grotesque. Le Modeleur, ne lui prête qu’un caractère permanent et invariable : S’il réussit aisément à bien rendre les figures hideuses et contrefaites et toutes celles qui sont purement d’imagination, il n’a pas le même succès lorsqu’il abandonne la charge, et qu’il cherche à imiter la belle nature ; cesse-t-il de faire grimacer ? il devient froid ; ses moules sont de glace ; ses masques sont sans caractère et sans vie ; il ne peut saisir les finesses des traits, et toutes les nuances imperceptibles, qui grouppant, pour ainsi dire, la physionomie, lui prêtent mille formes différentes, quel est le modeleur qui puisse entreprendre de rendre les passions dans toutes leurs dégradations ? Cette variété immense qui échappe quelquefois à la peinture, et qui est la pierre de touche du grand peintre, peut-elle être rendue avec fidélité par un faiseur de masques ? Non, Monsieur, le magasin de Ducreux ne fût jamais celui de la nature ; ses masques en offrent la charge et ne lui ressemblent point.
{p. 100}Il faudroit, pour autoriser l’usage des masques dans la danse en action, en mettre autant de différentes espèces sur sa physionomie, que Dom Japhet d’Arménie met de calottes de diverses couleurs sur sa tête, les ôter et les mettre successivement, suivant les circonstances et les mouvemens opposés que l’on éprouveroit dans un pas de deux. Mais on est attaché à un usage plus facile, on garde une face emprûntée qui ne dit rien, et la danse qui s’en ressent nécessairement ne parle pas mieux ; elle est totalement inanimée.
Ceux qui aiment les masques, qui y sont attachés par ancienneté d’habitude, et qui croiroient que l’art degénéreroit, si l’on secouoit le joug des vieilles rubriques de l’opéra, diront, pour autoriser leur mauvais goût, qu’il est des caractères au théatre qui exigent des masques ; comme les Furies, les Tritons, les Vents, les Faunes etc. cette objection est ridicule ; elle est fondée sur un préjugé aussi facile à combattre qu’à détruire, je prouverai premièrement que les masques dont on se sert pour ces sortes de caractères, sont mal modelés, mal peints, et qu’ils n’ont aucune vraisemblance ; secondement, qu’il est aisé de rendre ces personnages avec vérité sans aucun secours étranger. J’appuierai ensuite ce sentiment par des exemples vivans que l’on ne pourra rejetter, si l’on est enfant de la nature, si la simplicité séduit, si le vrai semble préférable à cet art grossier qui détruit l’illusion, et affoiblit le plaisir du spectateur.
{p. 101}Les caractères que je viens de vous nommer sont idéaux, et purement d’imagination ; ils ont été crées et enfantés par les poètes ; les peintres leur ont donné ensuite une réalité par des traits et des attributs différents, qui ont varié à mesure que les arts se sont perfectionnés, et que le Flambeau du goût a éclairé les artistes. On ne peint plus, ni on ne danse plus, les vents, avec des soufflets à la main, des moulins à vent sur la tête, et des habits de plumes pour caractériser leur légèreté : on ne peindroit plus le monde, et on ne le danseroit plus avec une coiffure, qui formeroit le mont Olympe, avec un habit représentant une carte de Géographie ; on ne garnira plus son vêtement d’inscriptions ; on n’écrira plus en gros caractères sur le sein, et du côté du cœur, Gallia ; sur le ventre, Germania ; sur une jambe, Italia ; sur le derrière, Terra Australis incognita ; sur un bras, Hispania, etc.
On ne caractérisera plus la musique avec un habit rayé à plusieurs portées, et chargé de croches et de triples croches ; on ne la coiffera plus avec les clefs de G-ré-sol, de C-sol-ut, et de F-ut-fa ; on ne fera plus enfin danser le mensonge avec une jambe de bois, un habit garni de masques et une lanterne sourde à la main ; ces allégories grossières ne sont plus de notre siècle : mais ne pouvant consulter la nature à l’égard de ces êtres chimériques, consultons du moins les peintres ; ils représentent les Vents, les Furies et les Démons sous des formes humaines ; les Faunes et les Tritons ont la partie supérieure {p. 102}du corps semblable aux hommes, la partie inférieure tient du bouc et du poisson.
Les masque des Tritons sont verts et argent ; ceux des Démons, couleur de feu et argent ; ceux des Faunes d’un brun noirâtre ; ceux des Vents sont bouffis, et dans l’action de quelqu’un qui fait des efforts pour souffler : tels sont nos masques. Voyons présentement, en les comparant avec les chefs-d’œuvre de la peinture, s’ils ont quelque ressemblance. Je vois dans les tableaux les plus précieux des Tritons dont les physionomies ne sont point vertes ; j’apperçois des Faunes et des Satyres d’un teint rougeâtre et basané, mais un brun sombre n’est pas répandu également sur tous les traits ; je cherche des physionomies couleur de feu et argent, mais inutilement ; les Démons ont un teint rougeâtre qui emprûnte sa couleur de l’élément qu’ils habitent ; je sens la nature, et je la vois partout ; elle ne se perd point sous l’épaisseur de la couleur, et sous la pésanteur de la grosse brosse ; je distingue la forme de tous les traits ; je les trouve, si vous voulez, hideux, chargés ; tout me paroît outré ; mais tout me montre l’homme, non comme il est, mais comme il peut-être sans choquer la vraisemblance. Dailleurs, la différence de l’homme et de ces êtres engendrés de la fiction du cerveau des poètes, n’est-elle pas nécessaire, et les habitants des éléments ne doivent-ils pas différer en quelque chose de l’humanité ? Les masques des Vents sont ceux qui ressemblent le mieux aux originaux que les peintres nous ont donnés ; {p. 103}et si l’on a besoin d’un masque au théatre, c’est sans doute de celui-lâ. Deux raisons me le feroient adopter : premièrement, la difficulté de conserver longtems cette physionomie boursoufflée ; secondement, le peu d’expression de ce genre. Il ne dit rien, il tourne avec rapidité, il a beaucoup de mouvement et peu d’action ; c’est un tourbillon de pas sans goût et souvent estropiés, qui éblouissent, sans satisfaire, qui surprennent sans intéresser ; ainsi le masque ne dérobe rien. Je trouve, Monsieur, ce genre si froid et si ennuyeux, que je consentirai même que le danseur en mette plusieurs, s’il imagine pouvoir amuser par ce moyen ceux qui les aiment. Si l’on en excépte Borée dans le ballet ingénieux des Fleurs, je ne connois à l’opéra que des Vents aussi fatigants qu’incommodes.
En supprimant les masques ne seroit-il pas possible de déterminer les danseurs à s’ajuster d’une manière plus pittoresque et plus vraie ? ne pourroient-ils pas suppléer aux dégradations du lointain, et, par le secours de quelques teintes légères et de quelques coups de pinceau distribués avec art, donner à leurs physionomies le caractère principal qu’elle doit avoir ? On ne peut rejetter cette proposition, sans ignorer ce que la nature peut produire lorsqu’elle est aidée et embellie des charmes de l’art ; on ne peut, dis-je, me condamner, qu’en ignorant totalement l’effet séduisant qui résulte de cet arrangement et les métamorphoses intéressantes qu’il opère sans éclipser la nature, sans la défigurer, sans affoiblir ses traits, sans {p. 104}la faire grimacer : un exemple étayera cette vérité ; il lui donnera la force de persuader les gens de goût, et de convaincre une foule d’ignorans incrédules dont le théatre est infecté.
M. Garrick, célèbre comédien Anglais, est le modèle, que je vais proposer. Il n’en est pas de plus beau, de plus parfait et de plus digne d’admiration ; il a pû être regardé comme le Prothée de nos jours, car il réunissoit tous les genres, et les rendoit avec une perfection et une vérité qui lui attirérent non seulement les applaudissemens et les suffrages de sa nation, mais qui excitent encore l’admiration et les éloges de tous les étrangers. Il étoit si naturel ; son expression avoit tant de vérité ; ses gestes, sa physionomie et ses regards étoient si éloquents et si persuasifs, qu’ils mettoient au fait de la scène ceux mêmes qui n’entendoient point l’Anglois. On le suivoit sans peine : il touchoit dans le pathétique ; il faisoit éprouver dans le tragique les mouvemens successifs des passions les plus violentes ; et, si j’ose m’exprimer ainsi, il arrachoit les entrailles du spectateur, il déchiroit son cœur, il perçoit son âme, et lui faisoit répandre des larmes de sang. Dans le comique noble, il séduisoit et il enchantoit ; dans le genre moins élevé, il amusoit et s’arrangeoit au théatre avec tant d’art, qu’il étoit souvent méconnu des personnes qui vivoient habituellement avec lui. Vous connoissez la quantité immense des caractères que présente le théatre Anglais ; il les jouoit tous avec la même supériorité ; il avoit, pour ainsi dire, un visage différent {p. 105}pour chaque rôle ; il savoit distribuer à propos et suivant que les caractères l’exigeoient, quelques coups de pinceau sur les endroits où la physionomie doit se groupper, et faire tableau : l’âge, la situation, le caractère, l’emploi et le rang du personnage qu’il devoit représenter, déterminoient ses couleurs et ses pinceaux. Ne pensez pas que ce grand acteur fut bas, trivial, et grimacier : fidèle imitateur de la nature, il en sût faire le plus beau choix ; il la montra toujours dans des positions heureuses et dans des jours avantageux ; il conserva la décence que le théatre exige dans les rôles même les moins susceptibles de graces et d’agrémens ; il ne fut jamais au dessous ni au dessus du personnage qu’il faisoit ; il saisissoit ce point juste d’imitation, que les comédiens manquent presque toujours : ce tact heureux qui caractérise le grand acteur et qui le conduit à la vérité, est un talent rare que M. Garrick possédoit ; talent d’autant plus estimable, qu’il empêche l’acteur de s’égarer et de se tromper dans les teintes, qu’il doit employer dans ses tableaux ; car on prend souvent le froid pour la décence, la monotonie pour le raisonnement, l’air guindé pour l’air noble, la minauderie pour les grâces, le poumon pour les entrailles, la multiplicité des gestes pour l’action, l’imbécillité pour la naïveté, la volubilité sans nuances pour le feu, et les contorsions de la physionomie, pour l’expression vive de l’ame. Ce n’étoit point tout cela chez M. Garrick ; il étudioit ses rôles, et plus encore les passions. Fortement attaché à son état, il se renfermoit en lui-même, {p. 106}et se déroboit à tout le monde, les jours qu’il jouoit des rôles importants. Son génie l’élevoit au rang du prince qu’il devoit représenter ; il en prenoit les vertus et les foiblesses ; il en saisissoit le caractère, et les goûts ; il se transformoit ; ce n’étoit plus Garrick à qui l’on parloit, ce n’étoit plus Garrick que l’on entendoit : la métamorphose une fois faite, le comédien disparoissoit et le héros se montroit ; il ne reprenoit sa forme naturelle que lorsqu’il avoit rempli les devoirs de son état. Vous concevez, Monsieur, qu’il étoit peu libre, que son âme étoit toujours agitée, que son imagination travailloit sans cesse, qu’il étoit les trois quarts de sa vie dans un enthousiasme fatiguant, qui altéroit d’autant plus sa santé, qu’il se tourmentoit et se pénétroit d’une situation triste et malheureuse, vingt quatre heures avant de la peindre et de s’en délivrer. Rien de si gai que lui au contraire, les jours, où il devoit représenter un poète, un artisan, un homme du peuple, un nouvelliste, un petit-maitre ; car cette espèce règne aussi en Angleterre, sous une autre forme, à la vérité, que chez nous : Le génie, différera, si vous le voulez, mais l’expression du ridicule et de l’impertinence est égale : Dans ces sortes de rôles, dis-je, sa physionomie se déployoit avec naïveté ; son âme y étoit toujours répandue ; ses traits laissoient voir à chaque instant de nouveaux sentimens peints avec la plus grande vérité. On peut, sans partialité, le regarder comme le Roscius de l’Angleterre, puisqu’il réunissoit à la diction, au débit, au feu, au naturel, à l’esprit {p. 107}et à la finesse, cette pantomime et cette expression rare de la scène muette, qui caractérisent le grand acteur et le parfait comédien, je ne dirai plus qu’un mot au sujet de cet acteur distingué, et qui fera connoitre la supériorité de ses talens. Je lui ai vû représenter une tragédie à la quelle il avoit retouché ; car il joignoit au mérite d’exceller dans la comédie, celui d’être un des poètes les plus agréables de sa nation ; je lui ai vu, dis-je, jouer un tyran, qui, effrayé de l’énormité de ses crimes, meurt déchiré de ses remords. Le dernier acte n’étoit employé qu’aux regrets et à la douleur ; l’humanité triomphoit des meurtres et de la barbarie ; le tyran sensible à sa voix détestoit ses crimes ; ils devenoient par gradation ses juges et ses bourreaux ; la mort à chaque instant s’imprimoit sur son visage ; ses yeux s’obscurcissoient ; sa voix se prêtoit à peine aux efforts qu’il faisoit pour articuler sa pensée : Ses gestes, sans perdre de leur expression, caractérisoient les approches du dernier instant ; ses jambes se déroboient sous lui, ses traits s’alongeoient ; son teint pâle et livide portoit l’emprunte de la douleur et du repentir ; il tomboit enfin ; dans cet instant, ses crimes se retraçoient à son imagination sous des formes horribles ; effrayé des tableaux hideux que ses forfaits lui présentoient, il luttoit contre la mort ; la nature sembloit faire un dernier effort. Cette situation faisoit frémir : il grattoit la terre, il creusoit en quelque façon son tombeau ; mais le moment approchoit, on voyoit réellement la mort : tout peignoit cet instant qui raméne à l’égalité ; {p. 108}il expiroit enfin : le hoquet de la mort et les mouvemens convulsifs de la physionomie des bras et de la poitrine, donnoient le dernier coup à ce tableau terrible.
Voilà ce que j’ai vû, Monsieur, et ce que les comédiens devroient voir. En imitant ce grand acteur, il ne seroit pas difficile d’abolir les masques, parce qu’alors les physionomies seroient parlantes et animées, et que l’on posséderoit le talent de les caractériser avec autant d’esprit et d’art que Garrick lui-même.
Plusieurs personnes prétendent que les masques servent à deux usages : premiérement, à l’uniformité ; secondement, à cacher les tics ou les grimaces produites par les efforts d’un exercice pénible. Il n’est dabord question que de savoir si cette uniformité est un bien ; pour moi, je l’envisage tout différemment ; je trouve qu’elle altère la vérité et qu’elle détruit la vraisemblance. La nature est elle uniforme dans ses productions ? quel est le peuple de la terre à qui elle a donné une exacte ressemblance ? tout n’est-il pas varié ? tout ce qui existe dans l’univers n’a-t-il pas des formes, des couleurs et des teintes différentes ? Le même arbre produit-il deux feuilles semblables, deux fleurs pareilles, deux fruits égaux ? non, sans doute, les gradations et les dégradations des productions de la nature sont infinies ; leur variété est immense et incompréhensible. Si l’on trouve rarement des Ménechmes, si l’uniformité des traits et la conformité de la ressemblance est admirée dans deux jumeaux, {p. 109}comme un jeu de la nature, quelle doit être ma surprise, lorsque je verrai à l’opéra, douze hommes qui n’auront à eux tous qu’un même visage ! et quel sera mon étonnement, lorsque je trouverrai dans les Grecs, dans les Romains, dans les Bergers, dans les Matelots, dans les jeux, dans les Ris, dans les Plaisirs, dans les Prêtres, dans les sacrificateurs enfin, une seule et même physionomie ! quelle absurdité ! surtout dans un spectacle, où tout varie, où tout est en mouvement, où les lieux changent, où les nations se succédent, où les vêtemens différent à chaque instant, tandis que les physionomies des danseurs ne sont qu’une. Nulle diversité dans les traits, nulle expression, nul caractère : tout languit, et la nature gémit sous un masque mort et désagréable. Pourquoi laisser aux acteurs et aux chanteurs des chœurs leurs physionomies, dès qu’on la dérobe à ceux qui, privés de la parole et de l’usage de la voix, en auroient encore plus besoin qu’eux ? quel contre-sens que celui qu’offre le dieu Pan et une partie des Faunes et des Silvains de sa suite, avec des visages blancs, tandis que l’autre partie porte des masques bruns ! Les Démons dansans sont couleur de feu, et ceux qui sont à coté d’eux, ont un teint pâle et livide. Les Dieux marins, les Tritons, les Fleuves, les Ondins ont la physionomie semblable à la nôtre lorsqu’ils chantent. Les fait-on danser ? Ce sont des visages vert-de-pré, qui passeroient à peine dans une mascarade uniquement destinée au déguisement. Voilà cette uniformité prétendue absolument détruite. Est-elle nécessaire ? que l’on {p. 110}masque généralement tout le monde. Cesse-t-elle de l’être ? que l’on brise les masques : car les raisons qui en interdisent l’usage aux acteurs, sont les mêmes que celles qui doivent le proscrire dans la danse. Vous voyez, Monsieur, que toutes les physionomies bizarres ne sont faites que pour choquer tous ceux qui sont amis du vrai, du simple et du naturel.
Mais passons aux Tics ; c’est une objection si foible qu’elle ne mériteroit peut-être pas de réponse. Les Tics, les contorsions et les grimaces prennent moins naissance de l’habitude, que des efforts violens que l’on fait pour sauter ; efforts qui contractant tous les muscles, font grimacer les traits de cent manières différentes, et aux quels je ne peux reconnoitre qu’un forçat, et non un danseur et un artiste. Tout danseur qui altère ses traits par des efforts, et dont le visage est sans cesse en convulsion, est un mauvais danseur qui ignore les premiers élémens de son art, qui ne s’attache qu’à la partie grossière de la danse, et qui n’en a jamais senti l’esprit. Un tel homme est fait pour aller faire le saut périlleux : Le Tramplain(1) et la Batoude doivent être son théatre, puisqu’il a sacrifié l’imitation, le génie et les charmes de son art à une routine qui l’avilit ; puisqu’au lieu de s’attacher à peindre et à sentir, il ne s’est appliqué qu’à la mécanique de son talent ; puisqu’enfin sa physionomie ne montre que la peine et la contrainte, {p. 111}lorsqu’elle ne devroit me tracer que l’aisance et la liberté ; un tel homme enfin n’est qu’un mal-adroit, dont l’exécution pénible est toujours désagréable. Eh ! qui peut nous flatter davantage, Monsieur, que la grace qui nait de la facilité ? les difficultés ne sont en droit de plaire que lorsqu’on ne les sent pas, et qu’elles empruntent enfin cet air noble et aisé, qui, dérobant la peine, ne laisse voir que la légèreté. Les danseuses de nos jours, ont, proportion gardée, plus d’exécution que les hommes ; elles font tout ce qu’il est possible de faire. Je demanderai donc pourquoi les danseuses conservent les graces de leur physionomie dans les instants les plus violens de leur exécution ? Pourquoi les muscles du visage ne se contractent-ils pas, lorsque toute la machine est ébranlée par des secousses violentes et des efforts réitérés ? Pourquoi, dis-je, les femmes naturellement moins nerveuses, moins musculeuses, et moins fortes que nous, ont elles la physionomie tendre et voluptueuse, vive et animée, et toujours expressive, lors même que les ressorts et les muscles qui coopérent à leurs mouvemens sont dans une contention forcée, et qui contraint la nature ? D’où vient enfin ont-elles l’art de dérober la peine, de cacher le travail du corps, et les impressions désagréables et de substituer à la grimace qui nait des efforts, la finesse de l’expression la plus délicate et la plus tendre ? C’est qu’elles apportent une attention particulière à l’exercice ; qu’elles savent qu’une contorsion enlaidit la figure, et change le caractère de la physionomie ; c’est qu’elles sentent que {p. 112}l’ame se déploie sur le visage, qu’elle se peint dans les yeux, qu’elle anime les traits ; c’est qu’elles sont persuadées enfin que la physionomie est, ainsi que je l’ai dit, la partie de nous-même où toute l’expression se rassemble, et qu’elle est le miroir fidèle de nos sentimens, de nos mouvemens et de nos affections. Aussi mettent-elles plus d’ame, plus d’expression et plus d’intérêt dans leur exécution que les hommes. En apportant le même soin qu’elles, nous ne serons ni affreux ni désagréables, nous ne contracterons plus d’habitude vicieuse ; nous n’aurons plus de tics, et nous pourrons nous passer d’un masque qui, dans cette circonstance, aggrave le mal, sans le détruire : C’est un emplâtre qui dérobe aux yeux des imperfections, pour en offrir une constante et plus désagréable. Le rémède ne pourra s’appliquer, si l’on cache continuellement sa physionomie. En effet, quel conseil peut-on donner à un masque ? il seroit toujours froid et maussade en dépit des bons avis. Que l’on dépouille la physionomie de ce corps étranger, que l’on abolisse cet usage qui cache le jeu de l’âme et qui l’empêche de se déployer sur les traits ; alors on jugera le danseur, on estimera son expression. Celui qui joindra aux difficultés et aux grâces de l’art cette pantomime vive et animée et cette expression rare de sentiment, recevra avec le titre d’excellent danseur, celui de bon comédien : les éloges l’encourageront ; les avis et les conseils des connoisseurs le conduiront à la perfection de son art. On lui diroit alors : « Votre physionomie étoit trop froide dans tel {p. 113}endroit ; dans tel autre, vos regards n’étoient pas assez animés ; le sentiment que vous aviez à peindre étant foible au dedans, n’a pu se manifester au dehors avec assez de force et d’énergie ; aussi vos gestes et vos attitudes se sont ils ressentis du peu de feu que vous avez mis dans l’action : Livrez vous donc davantage une autre fois ; pénétrez-vous de la situation que vous avez à rendre, et n’oubliez jamais que pour bien peindre, il faut sentir, mais sentir vivement. » De tels conseils, Monsieur, rendroient la danse aussi florissante que la pantomime l’étoit chez les anciens, et lui donneroient un lustre, qu’elle n’atteindra jamais, tant que l’habitude prévaudra sur le bon goût.
Permettez moi donc de donner la préférence aux physionomies vives et animées. Leur variété nous distingue ; elle indique ce que nous sommes, et nous sauve enfin de la confusion générale, qui règneroit dans l’univers, si elles se ressembloient toutes comme à l’opéra.
Vous m’avez dit plusieurs fois que pour abolir les masques, il faudroit nécessairement que tous les danseurs eûssent une physionomie théatrale. Je suis de ce sentiment, et je ne fais pas plus de cas d’un visage triste, froid et inanimé, que d’un masque ; mais comme il y a trois genres de danse réservés à des tailles et à des physionomies différentes, les danseurs, en s’examinant avec soin, et en se rendant justice, pourront tous se placer avantageusement ; leur objet est égal ; dans quelque genre que ce soit, ils {p. 114}doivent imiter, ils doivent être pantomimes, il n’est donc question que de faire parler à la danse un langage plus ou moins élevé, suivant la dignité du sujet et l’espèce de genre.
La danse sérieuse et héroïque porte en soi le caractère de la tragédie ; la mixte ou demi-sérieuse, que l’on nomme communément demi-caractère, celui de la comédie noble, autrement dit le haut-comique ; la danse grotesque emprûnte ses traits de la comédie d’un genre comique, gai et plaisant. Les tableaux d’histoire du célèbre Vanloo sont l’image de la danse sérieuse ; ceux du galant et de l’inimitable Boucher, celle de la danse demi-caractère ; ceux enfin de l’incomparable Téniers, celle de la danse comique. Le génie des trois danseurs qui embrasseront particulièrement ces genres, doit être aussi différent que leur taille, leur physionomie, et leur étude. L’un sera grand, l’autre galant, et le dernier plaisant. Le premier puisera ses sujets dans l’histoire et la fable ; le second dans la pastorale ; et le troisième dans l’état grossier et rustique. Et tout homme, s’il en existe un qui ne puisse donner aucun caractère à son visage, doit quitter le théatre pour jamais.
Il n’est pas moins nécessaire que ces trois genres de danseurs aient de l’esprit, du goût et de l’imagination, ainsi que trois grands peintres dans des genres opposés. Ils doivent saisir cet instant de vérité et cette imitation juste qui place la copie au rang de l’original et montre l’objet réel dans l’objet imité.
{p. 115}La taille qui convient au sérieux est sans contredit la taille noble et élégante. Ceux qui se livrent à ce genre, ont sans doute plus de difficulté à surmonter et plus d’obstacles à combattre pour arriver à la perfection. C’est avec peine qu’ils se dessinent agréablement : plus les parties ont d’étendue, plus il est difficile de les arrondir, et de les développer avec grace, tout est séduisant, tout est charmant dans les petits enfans ; leurs gestes, leurs attitudes sont pleins de graces ; les contours en sont admirables. Si ce charme diminue, si tel enfant cesse de plaire, si ses bras paroissent moins bien dessinés, si la tête n’a plus cet agrément qui séduisoit le spectateur, c’est qu’il grandit, que ses membres en s’alongeant, perdent de leur gentillesse, et que les beautés réunies dans un petit espace, frappent davantage que lorsqu’elles sont éparses. L’œil aime à voir et n’aime point à chercher.
La taille qui est propre au demi-caractère et à la danse voluptueuse, est sans contredit la moyenne ; elle peut réunir toutes les beautés de la taille élégante. Qu’importe la hauteur, si d’agréables proportions brillent également dans toutes les parties du corps, et rendent cette grâce et cette expression sans art qui regne au village ?
La taille du danseur comique exige moins de perfections : plus raccourcie, elle prêtera plus de grace, plus gentillesse et de naïveté à l’expression.
Les physionomies ainsi que les tailles doivent différer. Une figure noble, de grands traits, un {p. 116}caractère fier, un regard majestueux, voilà le masque du danseur sérieux.
Des traits moins grands, une figure aussi agréable qu’intéressante, un visage composé pour la volupté et la tendresse forment la physionomie propre au demi-caractère et au genre pastoral.
Une physionomie plaisante et toujours animée par l’enjouement et la gaîté, est la seule qui convient aux danseurs comiques. Ils doivent imiter cette simplicité, cette joye franche de la nature en belle humeur.
Il n’est donc question, Monsieur, pour se passer de masque et pour réussir, que de s’étudier soi-même. Consultons souvent notre miroir ; c’est un grand maître qui nous dévoilera toujours nos défauts et qui nous indiquera les moyens de les pallier ou de les détruire, lorsque nous nous présenterons à lui dégagés d’amour-propre et de toutes les préventions ridicules. Le caractère de la beauté est beaucoup moins nécessaire à la physionomie que celui de l’esprit : Toutes celles qui, sans être régulières, sont animées par le sentiment, plaisent bien davantage que celles qui sont belles, sans expression et sans vivacité. Le théatre dailleurs est avantageux à l’acteur ; les lumières donnent ordinairement de la valeur aux traits, et les physionomies qui sont spirituelles gagnent toujours à être vues sur la scène. Au reste, Monsieur, les danseurs, qui pèchent par la taille, par la figure et par l’esprit, et qui ont des défauts visibles et rebutans, doivent renoncer au théatre, et prendre, comme je l’ai déja dit, un métier qui n’exige aucune perfection {p. 117}dans la structure ni dans les traits. Que tous ceux au contraire que sont favorisés de la nature, qui ont un goût vif et décidé pour la danse, et qui sont comme appellés à la pratique de cet art, apprennent à se placer et à saisir le genre qui leur est véritablement propre. Sans précaution, plus de réussite, plus de supériorité. Molière n’auroit point eu de succès, s’il eut voulu aspirer à être Corneille, et Racine ; il n’auroit jamais été un Molière.
Si Préville n’a pas pris les rôles de Rois, c’est que le caractère plaisant et enjoué de sa figure auroit fait rire au lieu d’en imposer ; et s’il excelle dans son emploi, c’est qu’il a su le choisir comme celui qui lui convenoit le mieux, et pour le quel il étoit né. Lany, par la même raison, s’est livré à la danse comique, parce que ce genre sembloit être fait pour lui, ou plutôt parce qu’il étoit fait pour ce genre : il eût été déplacé et n’auroit pas été supérieur, s’il eût adopté celui du célèbre Dupré, etc.
M. Sarrazin enfin n’auroit pas trouvé en lui ce qu’il faut pour jouer les niais, et tous les rôles de charges attachés à cet emploi. L’élévation de son âme, le caractère respectable de sa physionomie, ses organes disposés à rendre le pathétique et à faire verser des larmes, n’auroient pu convenir à des caractères bas, qui exigent aussi peu de talens que de perfection. M. Vestris, à son exemple, à laissé le burlesque pour se livrer à la danse noble et au grand sérieux, genre dans le quel il a été le modèle le plus parfait.
{p. 118}Pour élever la danse au dégré de sublimité qui lui manque, et qu’elle peut atteindre aisément, il seroit à propos que les maîtres de danse suivissent dans leurs leçons, la même conduite que les peintres observent dans celle qu’ils donnent à leurs éléves. Ils commencent par leur faire dessiner l’ovale, ils passent ensuite aux parties de la physionomie, et les réunissent enfin pour former une tête, ainsi des autres parties du corps. Lorsque l’éléve est parvenu à mettre une figure ensemble, le maître lui enseigne la façon de l’animer, en y répandant de la force et du caractère ; il lui apprend à connoitre les mouvemens de la nature ; il lui indique la manière de distribuer avec art ces coups de crayon qui donnent la vie, et qui impriment sur la physionomie les passions et les affections dont l’âme est pénétrée.
Le maître de danse, ainsi que le peintre, après avoir enseigné à son éléve les pas, la manière de les enchainer les uns avec les autres, les oppositions des bras, les effacemens du corps, et les positions de la tête, devroit encore lui montrer à y donner de la valeur et de l’expression par le secours de la physionomie. Il ne faudroit, pour y réussir, que lui régler des entrées, dans les quelles il y auroit plusieurs passions à rendre. Il ne seroit pas suffisant de lui faire peindre ces mêmes passions dans toute leur force ; il faudroit encore qu’il lui enseignât la succession de leurs mouvemens, leurs gradations, leurs dégradations, et les différens effets qu’elles produisent sur les traits. De telles leçons feroient parler la danse {p. 119}et raisonner le danseur ; il apprendroit à peindre en apprenant à danser, et ajouteroit à notre art un mérite qui le rendroit beaucoup plus estimable.
Mais dans l’état où sont les choses une bonne peinture m’affecte plus qu’un ballet. Ici je vois de la conduite et du raisonnement, de la précision dans l’ensemble, de la vérité dans le costume, de la fidélité dans le trait historique, de la vie dans les figures, des caractères frappans et variés dans les têtes, et de l’expression partout ; c’est la nature qui m’est offerte pas les mains habiles de l’art : mais là, je ne vois que des tableaux aussi mal composés que dèsagréablement dessinés. Voilà mon sentiment ; et si l’on suivoit exactement la route que je viens de tracer, on briseroit les masques, on fouleroit aux pieds l’idole, pour se vouer à la nature, et la danse produiroit des effets si frappans, que l’on seroit forcé de la placer au niveau de la peinture et de la poësie1.
Si nos maitres de ballets étoient des auteurs ingénieux, si nos danseurs étoient excéllents comédiens, où seroit la difficulté de diviser la danse par emploi, et de suivre l’usage que la comédie s’est imposé ? les ballets étant des poèmes, ils exigeroient ainsi que les ouvrages dramatiques, un certain nombre de personnages pour les représenter : dèslors l’on ne diroit {p. 120}plus, tel danseur excelle dans la chaconne, tel autre brille dans la loure ; telle danseuse est admirable dans les tambourins ; celle-ci est unique pour les passe-pieds, et celle-là est supérieure dans les musettes : mais on pourroit dire alors, (et cet éloge seroit plus flatteur), tel danseur est inimitable dans les rôles tendres et voluptueux ; tel autre est excellent dans les rôles de tyrans, et dans tous ceux qui exigent une action forte ; telle danseuse séduit dans les rôles d’Amoureuses ; telle autre est incomparable dans les rôles de fureur ; celle-ci enfin rend les scènes de dépit avec une vérité singulière.
Je conçois qu’un tel arrangement ne peut avoir lieu si les compositeurs se renferment dans un seul genre, et si les danseurs ne quittent cette fureur de remuer machinalement les jambes et les bras.
Tel est le caractère de la belle danse, qu’il faut y substituer le raisonnement à l’imbécillité, l’esprit aux tours de force, l’expression aux difficultés, les tableaux aux cabrioles, les graces aux minauderies, le sentiment à la routine des pieds, et les caractères variés de la physionomie à ces masques tiédes qui n’en portent aucun.
On pourroit m’alléguer encore que le masque sérieux porte un caractère de noblesse ; qu’il ne dérobe point les yeux du danseur, et qu’on peut lire dans leurs regards les mouvemens qui les affectent, je répondrai premiérement, qu’une physionomie qui n’a qu’un caractère, n’est pas une physionomie théatrale ; secondement, que le masque ayant une {p. 121}épaisseur, et résultant d’un moule dont la forme diffère de celle des physionomies qui s’en servent, il est impossible qu’il emboite exactement les traits ; non seulement il grossit la tête et lui fait perdre ses justes proportions, mais il enterre, il étouffe encore les regards. En supposant même qu’il ne prive point les yeux de l’expression qu’ils doivent avoir, ne s’oppose-t-il pas à l’altération que les passions produisent sur les traits et sur la couleur du visage ? le public peut-il les voir naître, s’appercevoir de leurs progrès et suivre le danseur dans tous ses mouvemens ? Les yeux sont-ils les seuls organes du sentimens ?
L’imagination, diront les défenseurs du masque, supplée à ce qui nous est caché ; et lorsque nous voyons les yeux étincellans de jalousie, nous croyons voir le reste de la physionomie allumé du feu de cette passion. Non, Monsieur, l’imagination quelque vive qu’elle soit, ne se prête point à des contre-sens de cette espèce : des yeux expriment la tendresse, tandis que les traits peindront la haine, des regards pleins de fureur, lorsque la physionomie sera gaie et enjouée, sont des contrastes, qui ne se rencontrent point dans la nature, et qui sont trop révoltans pour que l’imagination, quelque complaisante qu’elle soit, puisse les concilier. Voilà pourtant l’effet que produit le masque sérieux ; il est toujours gracieux et ne peut changer de caractère, lorsque les yeux en prennent à chaque instant de nouveaux.
Il y a plus de deux mille ans, diront les Apologistes, du masque, que les visages postiches sont en {p. 122}usage ; mais il y a deux mille ans qu’on est dans l’erreur à cet égard : cette erreur pardonnable aux anciens, ne peut l’être chez les modernes.
Les spectacles autrefois étoient autant pour le peuple que pour les gens d’un certain ordre. Pauvres, riches, tout le monde y étoit admis : il falloit donc de vastes enceintes pour contenir un nombre infini de spectateurs qui n’auroient point trouvé le plaisir qu’ils venoient chercher, si l’on n’eût eu recours à des masques énormes, à un ventre, à des mollets postiches et à des cothurnes fort exhaussés
Mais aujourd’hui que nos salles sont resserrées, qu’elles ont peu d’étendue, que la porte est fermée à quiconque ne paye pas, on n’a pas besoin de suppléer aux gradations du lointain : L’acteur et le danseur doivent paroître sur la scène dans leurs proportions naturelles ; le masque leur devient étranger, il ne fait que cacher les mouvemens de leur âme ; il est un obstacle aux progrès et à la perfection de leur art.
Cependant, dira-t-on encore, les masques ont été imaginés pour la danse. Qu’est-ce que cela prouveroit ? mais il n’y a rien de certain là-dessus, Monsieur, et il y a même plus d’apparence qu’ils l’ont été pour la tragédie et la comédie. Pour en être plus surs, et pour nous en convaincre, remontons, s’il est possible, à leur origine.
Orphée et Linus, suivant Quintillien, en parloient dans leurs poèsies : mais à quoi servoient-ils {p. 123}dans ce tems-là au théatre ? on ne les connoissoit pas encore.
Therpsis, qui vint après eux,……… fut le premier qui, barbouillé de liepromena par les Bourgs cette heureuse folie,et d’acteurs mal ornés chargeant un Tombereau,amusa les passans d’un spectacle nouveau.Eschyle lui succèda, et……… dans les chœurs jetta les personnagesd’un masque plus honnête habilla les visages,sur les ais d’un théatre en public exhaussé,fit paroitre l’acteur d’un Brodequin chaussé.
Voilà donc des masques ; mais étoient-ils faits pour les danseurs ? Les auteurs ne s’expliquent point, et ne parlent que des acteurs.
Sophocle et Euripide, après eux, n’introduisirent rien de nouveau ; ils perfectionnèrent seulement la tragédie, et ne changèrent aux masques d’Eschyle que la forme dont ils avoient besoins, pour les différents caractères de leurs pièces.
A peu près, dans le même temps parut Cratés, à l’exemple d’Epicharmus et de Phormis, poëtes Siciliens ; il donna à la comédie un théatre plus décent et dans un ordre plus régulier. L’histoire ne dit rien de ce qu’ils firent pour les masques : peut-être différencièrent-ils les masques comiques d’avec les tragiques.
Je consulte encore Aristophane et Ménandre, mais ils ne m’instruisent de rien ; je vois que ce premier donne Socrate en spectacle dans sa pièce des {p. 124}Nuées, et qu’il fait sculpter un masque qui, en excitant la risée de la populace, n’offroit sans doute que la charge des traits de ce grand philosophe.
Je passe chez les Romains : Plaute et Térence ne me parlent point des masques destinés aux pantomimes. Je vois dans les anciens manuscrits, sur les pierres gravées, sur les médailles et à la tête des comédies de Térence, des masques tout aussi hideux que ceux dont on se servoit à Athènes.
Roscius et AEsopus m’éblouissent, mais ce sont des acteurs et non des danseurs. Je tâche en vain de découvrir le tems de l’origine des masques à Rome ; recherche inutile. Dioméde dit bien que ce fût un Roscius Gallus qui le premier s’en servit pour cacher un défaut qu’il avoit dans les yeux ; mais il ne me dit pas dans quel tems ce Roscius vivoit : ce qui n’avoit été employé dabord que pour dérober une difformité, devint par la suite absolument nécessaire, vû l’immensité des théatres ; et l’on fit, ainsi qu’à Athènes, des masques énormes. Grands yeux de travers, bouche large et béante, lèvres pendantes, pustules au front, joues bouffies ; tels étoient les masques des anciens.
On ajoutoit encore à ces masques une espèce de cornet ou de porte-voix, qui portoit les sons avec fracas aux spectateurs les plus éloignés ; ils furent incrustés d’airain. On employa ensuite une espèce de Marbre que Pline nommoit calcophonos ou son d’airain, parce qu’il rendoit un son semblable à celui de ce métal.
{p. 125}Les anciens avoient encore des masques à deux visages ; le profil du côté droit étoit gai, celui du coté gauche étoit triste et de mauvaise humeur. L’acteur avoit soin, selon l’exigence des cas et la situation, où il se trouvoit, de présenter le coté de la physionomie dont le caractère étoit analogue à l’action qu’il avoit à rendre.
On faisoit enfin des masques critiques ; on se donnoit la liberté de jouer les citoyens, et les sculpteurs, chargés de l’exécution des masques, imitoient la ressemblance de ceux qu’on donnoit en spectacle.
Ces masques énormes étoient sculptés en bois, et d’une pésanteur considérable ; ils enveloppoient toute la tête, et ils avoient pour base les épaules. Je vous laisse à penser, Monsieur, s’il est possible d’imaginer que de pareils fardeaux aient été crées pour la danse ; ajoutez encore l’attirail, le ventre, les mollets, les cuisses postiches et les échasses, et vous verrez qu’il n’est pas probable que cet accoûtrement ait été imaginé pour un art enfant de la liberté, qui craint les entraves d’une mode embarrassante, et qui cesse de se montrer dès qu’il cesse d’être libre.
Ce costume étoit si gênant et si incommode que l’acteur recitant ne faisoit aucun mouvement. La déclamation étoit souvent partagée entre deux personnes ; l’un faisoit les gestes tandis que l’autre déclamoit.
On seroit presque tenté de croire que les anciens n’avoient aucune idée de la danse analogue à celle {p. 126}de nos jours : car, comment concilier notre exécution vive et brillante avec l’attirail lourd des Grecs et des Romains ?
Il est vrai, dit Lucien, que les masques des pantomimes étoient moins difformes que ceux des acteurs, que leur équipage étoit propre et convenable ; mais les masques étoient-ils moins grands ? Les danseurs avoient-ils moins besoin de s’enfler et de se grossir ? devoient-ils moins ménager le lointain que les acteurs ? il y auroit de l’absurdité à le penser : ceux-ci auroient donc été des colosses, et les autres des pygmées.
Voilà, Monsieur, le seul passage qui puisse faire penser que les pantomimes se servoient du masque ; mais dans les auteurs anciens, ni dans les auteurs modernes qui ont traité de cette matière, il n’en n’est aucun qui me convainque que ces figures colossales aient été enfantées pour la danse.
Enfin, Monsieur, la comédie Française à secoué cet usage, non par frivolité, mais par raison. On a senti que ces ombres inanimées et imparfaites de la belle nature s’opposoient à la vérité et à la perfection des comédies.
L’Opéra, qui, de tous les spectacles, est celui qui se rapproche le plus de celui des Grecs, n’a adopté les masques que pour la danse seulement, preuve convainquante que l’on n’a jamais soupçonné cet art de pouvoir parler. Si l’on s’étoit imaginé qu’il pût imiter, on se seroit bien gardé de lui mettre un {p. 127}masque, et de le priver des sécours les plus utiles au langage sans parole, et à l’expression vive et animée des mouvemens de l’âme désignés par les signes extérieurs.
Que l’on continue à danser comme on danse ; que les ballets ne soient en usage à l’opéra que pour donner le tems aux acteurs essoufflés de reprendre leur respiration ; qu’ils n’intéressent pas davantage que les entr’actes monotones de la comédie, et l’on pourra sans danger conserver l’usage de ces visages mornes aux quels on ne peut préférer une physionomie morte et inanimée. Mais si l’art se perfectionne, si les danseurs s’attachent à peindre et à imiter, il faut alors quitter la gêne, abandonner les masques et en briser les moules, la nature ne peut s’associer à l’art grossier ; ce qui l’éclipse et ce qui la dégrade doit être proscrit par l’artiste éclairé.
Il est aussi difficile, Monsieur, de démêler l’origine des masques, que de se former une idée juste des spectacles et de la danse des anciens. Cet art, ainsi que quantité de choses précieuses, a été, pour ainsi dire, enterré dans les ruines de l’antiquité. Il ne nous reste de tant de beautés que de foibles esquisses aux quelles chaque auteur prête des traits et des couleurs différentes ; chacun d’eux leur donne le caractère qui flatte son goût et son génie. Les contradictions continuelles qui règnent dans ces ouvrages, loin de nous éclairer nous replongent dans notre première obscurité. L’antiquité, à certains {p. 128}égards est un chaos qu’il nous est impossible de débrouiller ; c’est un monde dont l’immensité nous est inconnue ; chacun prétend-y voyager sans s’égarer et sans se perdre. Cette multitude de choses qui se présentent à nous dans l’éloignement le plus reculé, est l’image d’une perspective trop étendue : L’œil s’y perd et ne distingue qu’imparfaitement ; mais l’imagination vient au secours et supplée à la distance et à la foiblesse des regards ; l’enthousiasme rapproche les objets, il en crée de nouveaux, il s’en fait des monstres ; tout lui paroit grand, tout lui semble gigantesque, l’on pourroit appliquer ici ces vers de Molière dans les femmes savantes.
……………… j’ai vu clairement des hommes dans la lune……………………………………………………………………………………Je n’ai point encore vu d’hommes comme je crois ;Mais j’ai vû des Clochers tout comme je vous vois.
Telle est la vicissitude des choses et leur instabilité. Les arts ainsi que les empires sont sujets à révolution : ce qui brille aujourd’hui avec le plus d’eclat, dégénère ensuite et tombe au bout de quelque tems dans une langueur et une obscurité profonde. Quoiqu’il en soit, (et les sentimens à cet égard sont uniformes), les anciens parloient avec les mains ; le climat, le tempérament et l’application que l’on apportoit à perfectionner l’art du geste, l’avoient porté à un dégré de sublimité, que nous n’atteindrons jamais, si nous ne nous donnons les mêmes soins qu’eux pour nous distinguer dans cette partie. La dispute de Cicéron et Roscius à qui rendroit mieux la {p. 129}pensée, Cicéron par le tour et l’arrangement des mots, et Roscius parle mouvement des bras et l’expression de la physionomie, prouve très clairement que nous ne sommes à cet égard que des enfans, que nous n’avons que des mouvemens machinaux et indéterminés, sans signification, sans caractère et sans vie.
Les anciens avoient des bras, et nous avons des jambes : réunissons, Monsieur, à la beauté de notre exécution, l’expression vive et animée des pantomimes ; détruisons les masques, ayons une âme, et nous serons les premiers danseurs de l’univers.
Lettre X. §
J’ai dit, Monsieur, que la danse étoit trop composée, et le mouvement symétrique des bras trop uniforme, pour que les tableaux pussent avoir de la variété, de l’expression et du naturel : il faudroit donc, si nous voulons rapprocher notre art de la vérité, donner moins d’attention aux jambes, et plus de soins aux bras ; abandonner les cabrioles pour l’intérêt des gestes ; faire moins de pas difficiles, et jouer davantage la physionomie ; ne pas mettre tant de force dans l’exécution, mais y mêler plus d’esprit ; s’écarter avec grâces des règles étroites de l’école, pour suivre les impressions de la nature, et donner à la danse l’ame et l’action qu’elle doit avoir pour intéresser. Je n’entends point au reste par le mot d’action, celle qui ne consiste qu’à se remuer, à se donner de la peine, à faire des efforts et à se tourmenter comme un forcené, pour sauter, ou pour montrer une âme que l’on n’a pas.
L’action en matière de danse est l’art de faire passer par l’expression vraie de nos mouvemens, de nos gestes et de la physionomie, nos sentimens et nos passions dans l’ame des spectateurs. L’action n’est donc autre chose que la pantomime. Tout doit peindre, tout doit parler chez le danseur ; chaque geste, chaque attitude, chaque port de bras doit avoir une expression différente. La vraie pantomime suit la nature dans toutes ses nuances : S’en écarte-t-elle {p. 131}un instant, elle fatigue, elle révolte. Que les danseurs qui commencent ne confondent pas cette pantomime noble dont je parle, avec cette expression basse et triviale que les Bouffons d’Italie ont apportée en France, et que le mauvais goût semble avoir adoptée.
Je crois, Monsieur, que l’art du geste est resserré dans des bornes trop étroites pour produire de grands effets. La seule action du bras droit que l’on porte en avant pour décrire un quart de cercle, pendant que le bras gauche qui étoit dans cette position rétrograde par la même route pour s’étendre de nouveau, et former l’opposition avec la jambe, n’est pas suffisante pour exprimer des passions : tant qu’on ne variera pas davantage les mouvemens des bras, ils n’auront jamais la force d’emouvoir ni d’affecter. Les anciens étoient nos maîtres à cet égard, ils connoissoient mieux que nous l’art du geste ; et c’est dans cette partie seule de la danse, qu’ils l’emportoient sur les modernes. Je leur accorde avec plaisir ce qui nous manque, et ce que nous posséderons lorsqu’il plaira aux danseurs de secouer des règles qui s’opposent à la beauté, et à l’esprit de leur art.
Le port de bras devant être aussi varié que les différents sentimens que la danse peut exprimer ; les règles reçues deviennent presqu’inutiles ; il faudroit les enfreindre et s’en écarter à chaque instant, ou s’opposer, en les suivant exactement, aux mouvemens de l’âme, qui ne peuvent se limiter par un nombre déterminé de gestes.
{p. 132}Les passions varient et se divisent à l’infini : il faudroit donc autant de préceptes qu’il y a chez elles de modifications. Où est le maître qui voulut entreprendre un tel ouvrage !
Le geste est un trait qui part de l’âme ; il doit faire un prompt effet et toucher au but, lorsqu’il est vrai.
Instruits des principes fondamentaux de notre art, suivons les mouvemens de nôtre ame ; elle ne peut nous trahir lorsqu’elle sent vivement ; et si dans ces instants elle entraîne le bras à tel ou tel geste, il est toujours aussi juste que correctement dessiné, et son effet est sûr. Les passions sont les ressorts qui font jouer la machine ; quels que soient les mouvemens qui en résultent, ils ne peuvent manquer d’être expressifs. Il faut conclure d’après cela que les préceptes stériles de l’école doivent disparoitre dans la danse en action, pour faire place au sentiment de la nature.
Rien n’est si difficile à ménager que ce qu’on appelle bonne grâce ; c’est au goût à l’employer, et c’est un défaut de courir après elle, et d’en répandre également partout. Peu de prétentions à en montrer, une négligence bien entendue à la dérober quelque fois, ne la rend que plus piquante, et lui prête un nouvel attrait. Le goût en est le distributeur, c’est lui qui donne aux graces de la valeur et qui les rend aimables ; marchent-elles sans lui ? elles perdent leur nom, leurs charmes et leur effet ; ce n’est plus que de la minauderie dont la fadeur devient insupportable.
{p. 133}Il n’appartient pas à tout le monde d’avoir du goût ; la nature seule le donne ; l’éducation le raffine et le perfectionne : toutes les règles que l’on établiroit pour en donner, seroient inutiles. Il est né avec nous, ou il ne l’est pas ; s’il l’est, il se manifestera de lui-même ; s’il ne l’est pas, le danseur sera toujours médiocre.
Il en est de même des mouvemens des bras ; la bonne grace est à ces derniers, ce que le goût est à la bonne grace : on ne peut réussir dans l’action pantomime, sans être également servi par la nature ; lorsqu’elle nous donne les premières leçons les progrès sont toujours rapides.
Concluons que l’action de la danse est trop restreinte ; que l’agrément et l’esprit ne peuvent se communiquer également à tous les êtres ; que le goût et les graces ne se donnent point. En vain cherche-t-on à en prêter à ceux qui ne sont point nés pour en avoir, c’est semer son grain sur un terrain pierreux : quantité de charlatans en vendent ; une plus grande quantité de dupes en achètent ; mais le profit est au vendeur, et la sottise à l’acheteur.
Les Romains avoient cependant les écoles où l’on enseignoit l’art de la Saltation, ou, si vous voulez, celui du geste et de la bonne grâce ; mais les maîtres etoient-ils contents de leurs écoliers ? Roscius ne le fut que d’un seul, que la nature sans doute avoit servi ; encore y trouvoit-il toujours quelque chose à reprendre.
{p. 134}Que les maîtres de ballets se persuadent que j’entends par gestes les mouvemens expressifs des bras, soutenus par les caractères frappans et variés de la physionomie. Les bras d’un danseur auront beau parler, si son visage ne joue point, si l’altération que les passions impriment sur les traits n’est pas sensible, si ses yeux ne déclament point et ne décèlent pas la situation de son cœur, son expression dèslors est fausse, son jeu est machinal, et l’effet qui en résulte pèche par le dèsagrément et par le défaut de vérité et de vraisemblance.
Je ne puis mieux le comparer qu’à ce que l’on voit dans les bals masqués, ou il y a des jeux publics, mais principalement à Vénise pendant le carnaval. Figurez vous autour d’une table immense, quantité de joueurs portant tous des masques plus ou moins grotesques, mais en général tous rians. En ne regardant que les physionomies, tous les joueurs ont l’air content et satisfait ; on diroit que tous gagnent ; mais que vos regards se fixent sur leurs bras, leurs attitudes et leurs gestes, vous voyez d’un coté l’attention immobile de l’incertitude, de la crainte ou de l’espérance ; de l’autre le mouvement impétueux de la fureur et du dépit ; là, une bouche qui sourit et un poing fermé qui menace le ciel ; ici, vous entendez sortir d’une bouche qui semble rire aux éclats, des imprécations terribles : enfin cette opposition de la figure avec le geste produit un effet étonnant, plus facile à concevoir qu’à décrire. Tel est le danseur {p. 135}dont la figure ne dit rien, tandis que ses gestes ou ses pas expriment le sentiment vif dont il est agité.
On ne peut se distinguer au théatre que lorsqu’on est aidé par la nature ; c’étoit le sentiment de Roscius. Selon lui, dit Quintillien, l’art du pantomime consiste dans la bonne grace, et dans l’expression naïve des affections de l’âme ; elle est au dessus des règles et ne se peut enseigner ; la nature seule la donne.
Pour hater les progrès de notre art et le rapprocher de la vérité, il faut faire un sacrifice de tous les pas trop compliqués ; ce que l’on perdra du côté des jambes se retrouvera du côté des bras : plus les pas seront simples, et plus il sera facile de leur associer de l’expression et des graces. Le goût fuit toujours les difficultés, il ne se trouve jamais avec elles : que les artistes les reservent pour l’étude, mais qu’ils apprennent à les bannir de l’exécution ; elles ne plaisent point au public ; elles ne font même qu’un plaisir médiocre à ceux qui en sentent le prix. Je regarde les difficultés multipliées de la musique et de la danse comme un jargon qui leur est absolument étranger : leurs voix doivent être touchantes ; c’est toujours au cœur qu’elles doivent parler ; le langage qui leur est propre est celui du sentiment ; il séduit universellement, parce qu’il est entendu universellement de toutes les nations.
Tel violon est admirable, me dira-t-on ; cela se peut, mais il ne me fait aucun plaisir, il ne me flatte point, il ne me cause aucune sensation. C’est qu’il {p. 136}a un langage, me repondra l’amateur que vous n’entendez point ; c’est une conversation qui n’est pas à la portée de tout le monde, continuera-t-il, mais elle est sublime pour quiconque peut la comprendre et la sentir ; et ses sons sont autant de sentimens qui séduisent et qui affectent lorsque l’on conçoit son langage.
Tant pis pour ce grand violon, lui dirai-je, si son mérite ne se borne uniquement qu’à plaire au petit nombre. Les arts sont de tous les pays ; qu’ils empruntent la voix qui leur est propre, ils n’auront pas besoin d’interprêtes, et ils affecteront également et le connoisseur et l’ignorant : leur effet ne se borne-t-il au contraire qu’à frapper les yeux sans toucher le cœur, sans remuer les passions, sans ébranler l’âme, ils cessent dèslors d’être aimables et de plaire : la voix de la nature et l’expression fidelle du sentiment porteront toujours l’émotion dans les âmes les moins sensibles ; le plaisir est un tribut que le cœur ne peut refuser aux choses qui le flattent et qui l’intéressent.
Un grand violon d’Italie arrive-t-il à Paris, tout le monde le court et personne ne l’entend ; cependant on crie au miracle. Les oreilles n’ont point été flattées de son jeu, ses sons n’ont point touché, mais les yeux se sont amusés ; il a démanché avec adresse ; ses doigts ont parcouru le manche avec légèreté ; que dis-je ? il a été jusqu’au chevalet ; il a accompagné ces difficultés de plusieurs contorsions qui {p. 137}étoient autant d’invitations, et qui vouloient dire ; Messieurs, regardez moi, mais ne m’écoutez pas : ce passage est diabolique ; il ne flattera pas votre oreille, quoiqu’il fasse grand bruit ; mais il y a vingt ans que je l’étudie. L’applaudissement part ; les bras et les doigts méritent des éloges ; et on accorde à l’homme-machine et sans tête, ce que l’on refusera constamment de donner à un violon Français qui réunira au brillant de la main, l’expression, l’esprit, le génie et les graces de son art.
Les danseurs Italiens ont pris depuis quelque tems le contre-pied des musiciens. Ne pouvant occuper agréablement la vue, et n’ayant pu hériter de la gentillesse de Fossan, ils font beaucoup de bruit avec les pieds en marquant toutes les notes ; de sorte qu’on voit jouer avec admiration les violons de cette nation, et qu’on écoute danser avec plaisir leurs pantomimes. Ce n’est point-là le but que les beaux arts se proposent ; ils doivent peindre, ils doivent imiter, mais avec des moyens naturels, simples, ingénieux. Le goût n’est pas dans les difficultés ; il tient de la nature ses agrémens.
Tant que l’on sacrifiera le goût aux difficultés, que l’on ne raisonnera pas, que l’on fera consister la danse en tours de force, en voltige, l’on fera un métier vil d’un art agréable : la danse, loin de faire des progrès, dégénérera, et rentrera dans l’obscurité, et j’ose dire dans le mépris ou elle étoit il n’y a pas un siècle.
{p. 138}Ce ne seroit pas m’entendre que de penser que je cherche à abolir les mouvemens ordinaires des bras, tous les pas difficiles et brillans, et toutes les positions élégantes de la danse ; je demande plus de variété et d’expression dans les bras ; je voudrois les voir parler avec plus d’énergie : ils peignent le sentiment et la volupté, mais ce n’est pas assez ; il faut encore qu’ils peignent la fureur, la jalousie, le dépit, l’inconstance, la douleur, la vengeance, l’ironie, toutes les passions de l’homme, et que, d’accord avec les yeux, la physionomie et les gestes, ils me fassent entendre le sentiment de la nature. Je veux encore que les pas soient placés avec autant d’esprit que d’art, et qu’ils répondent à l’action et aux mouvemens de l’ame du danseur ; j’exige que dans une expression vive, on ne forme point de pas lents ; que dans une scène grave on n’en fasse point de légers ; que dans les mouvemens de dépit on sache éviter tous ceux qui, ayant de la légèreté, trouveroient place dans un moment d’inconstance ; je voudrois enfin que l’on cessât, pour ainsi dire, d’en faire dans les instans de désespoir et d’accablement : c’est au visage seul à peindre ; c’est aux yeux à parler ; les bras mêmes doivent être immobiles ; et le danseur, dans ces sortes de scènes, ne sera jamais aussi excellent que lorsqu’il ne dansera pas, ou que sa danse n’aura pas l’air d’en être une. C’est là où l’art et l’imagination du maître de ballets doivent agir. Toutes mes vues, toutes mes idées ne tendent uniquement qu’au bien, et à l’avancement des jeunes danseurs, et des maîtres de ballets : {p. 139}qu’ils pésent mes idées, qu’ils se fassent un genre neuf ; ils verront alors que tout ce que j’avance peut se mettre en pratique et réunir tous les suffrages.
Quant aux positions, tout le monde sait qu’il y en a cinq ; on prêtend même qu’il y en a dix, divisées assez singulièrement en bonnes et en mauvaises, en fausses ou en vraies. Le compte n’y fait rien et je ne le contesterai pas ; je dirai simplement que ces positions sont bonnes à savoir, et meilleures encore à oublier, et qu’il est de l’art du grand danseur de s’en écarter agréablement. Au reste, toutes celles, ou le corps est ferme et bien dessiné sont excellentes ! je n’en connois de mauvaises que lorsque le corps est mal grouppé, qu’il chancèle et que les jambes ne peuvent le soutenir. Ceux qui sont attachés à l’alphabet de leur profession, me traiteront d’innovateur et de fanatique ; mais je les renverrai à l’école de peinture et de sculpture, et je leur demanderai ensuite s’ils approuvent ou s’ils condamnent la position du beau gladiateur et celle de l’hercule ? les dèsapprouvent-ils ? j’ai gain de cause, ce sont des aveugles : les approuvent-ils ? ils ont perdu, puisque je leur prouverai que les positions de ces deux statues, chefs-d’œuvre de l’antiquité, ne sont pas des positions adoptées dans les principes de la danse.
La plus grande partie de ceux qui se livrent au théâtre, croient qu’il ne faut avoir que des jambes pour être danseur, de la mémoire pour être comédien, et de la voix pour être chanteur, en partant d’un principe aussi faux, les uns ne s’appliquent qu’à {p. 140}remuer les jambes, les autres qu’a faire des efforts de mémoire, et les derniers qu’à pousser des cris ou des sons ; ils s’étonnent après plusieurs années d’un travail pénible, d’être jugés détestables ; mais il n’est pas possible de réussir dans un art sans en étudier les principes, sans en connoitre l’esprit et sans en sentir les effets. Un bon Ingénieur ne s’emparera pas des ouvrages les plus foibles d’une place, s’ils sont commandés par des hauteurs capables de les deffendre et de l’en déloger, l’unique moyen d’assurer sa conquête est de se rendre maître des principaux ouvrages et de les emporter ; parce que ceux qui leur sont inférieurs ne feront plus alors qu’une foible résistance, ou se rendront d’eux-mêmes. Il en est des arts comme des places et des artistes comme des Ingénieurs ; il ne s’agit pas d’éffleurer ; il faut approfondir ; ce n’est pas assez que de connoitre les difficultés, il faut les combattre et les vaincre. Ne s’attache-t-on qu’aux petites parties, ne saisit-on que la superficie des choses ? on languit dans la médiocrité et dans l’obscurité.
Je ferai d’un homme ordinaire un danseur comme il y en a mille, pourvû qu’il soit passablement bien fait ; je lui enseignerai à remuer les bras et les jambes, et à tourner la tête ; je lui donnerai de la fermeté, du brillant et de la vitesse ; mais je ne pourrai le douer de ce feu, de cet esprit, de ces graces et de cette expression de sentiment qui est l’âme de la vraie pantomime : La nature fut toujours au dessus de l’art ; il n’appartient qu’à elle de faire des miracles.
{p. 141}Le défaut de lumières et de goût qui règne parmi la plupart des danseurs prend sa source de la mauvaise éducation qu’ils reçoivent ordinairement. Ils se livrent au théatre, moins pour s’y distinguer, que pour secouer le joug de la dépendance ; moins pour se dérober à une profession plus tranquille, que pour jouir des plaisirs qu’ils croient rencontrer à chaque instant dans celle qu’ils embrassent : ils ne voient dans ce premier moment d’enthousiasme que les roses du talent qu’ils veulent acquérir. Ils apprennent la danse avec fureur ; leur goût se ralentit à mesure que les difficultés se font sentir et qu’elles se multiplient ; ils ne saisissent que la partie grossière de l’art ; ils sautent plus ou moins haut ; ils s’attachent à former machinalement une multitude de pas ; et, semblables à ces enfans qui disent beaucoup de mots sans idées et sans suite, ils font beaucoup de pas sans motifs, sans goût et sans graces.
Ce mélange innombrable de pas enchainés plus où moins mal, cette exécution difficile, ces mouvemens compliqués, ôtent, pour ainsi dire, la parole à la danse, plus de simplicité, de douceur et de moëlleux dans les mouvemens procureroient au danseur la facilité de peindre et d’exprimer, il pourroit se partager entre le mécanisme des pas et les mouvemens qui sont propres à rendre les passions ; la danse alors délivrée des petites choses, pourroit se livrer aux plus grandes. Il est constant que l’essoufflement qui résulte d’un travail si pénible, ôte les moyens au danseur ; que les entrechats et les cabrioles altérent le {p. 142}caractère de la belle danse ; et qu’il est moralement impossible de mettre de l’ame, de la vérité et de l’expression dans les mouvemens, lorsque le corps est sans cesse ébranlé par des secousses violentes et réiterées, et que l’esprit n’est exactement occupé qu’à le préserver des accidens et des chûtes qui le menacent à chaque instant.
On ne doit pas s’étonner de trouver plus d’intelligence et de facilité à rendre le sentiment parmi les comédiens, que parmi les danseurs. La plupart des premiers reçoivent plus communément plus d’éducation que les derniers, leur état dailleurs les porte à un genre d’étude propre à donner, avec l’usage du monde et le ton de la bonne compagnie, l’envie de s’instruire et d’étendre leurs connoissances au-delà des bornes du théatre ; ils s’attachent à la littérature ; ils connoissent les poëtes, les historiens ; et plusieurs d’entre eux ont prouvé par leurs ouvrages qu’ils joignoient au talent de bien dire, celui de composer agréablement, si toutes ces connoissances ne sont pas exactement analogues à leurs profession, elles ne laissent pas de contribuer à la perfection à la quelle ils parviennent. De deux acteurs également servis par la nature, celui qui sera le plus éclairé, sera, sans contredit, celui qui mettra le plus d’esprit et de légèreté dans son jeu.
Les danseurs devroient s’attacher ainsi que les comédiens à peindre et à sentir, puisqu’ils ont le même objet à remplir. S’ils ne sont vivement affectés de leurs rôles, s’ils n’en saisissent le caractère avec vérité, ils ne peuvent se flatter de réussir et de plaire : ils doivent également enchainer le public par la force {p. 143}de l’illusion, et lui faire éprouver tous les mouvemens dont ils sont animés. Cette vérité, cet enthousiasme qui caractérise le grand acteur, et qui est l’âme des beaux arts, est si j’ose m’exprimer ainsi, l’image du coup électrique ; c’est un feu qui se communique avec rapidité, qui embrâse en un instant l’imagination des spectateurs, qui ébranle leur ame et qui ouvre leur cœur à la sensibilité.
Le cri de la nature et les mouvemens vrais de l’action pantomime doivent également toucher : le premier attaque le cœur par l’oüie, le dernier par la vue ; ils feront l’un et l’autre une impression aussi forte, si cependant les images de la pantomime sont aussi vives aussi frappantes et aussi animées que celles du discours.
Il n’est pas possible d’imprimer cet intérêt en récitant machinalement de beaux vers, et en faisant tout simplement de beaux pas ; il faut que l’ame, la physionomie, le geste et les attitudes parlent toutes à-la-fois, et qu’elles parlent avec autant d’énergie que de vérité. Le spectateur se mettra-t-il à la place de l’acteur, si celui-ci ne se met à celle du héros qu’il représente ? Peut-il espérer d’attendrir et de faire verser des larmes, s’il n’en répand lui-même ? sa situation touchera-t-elle, s’il ne la rend touchante, et s’il n’en est vivement effecté ?
Vous me direz peut-être que les comédiens ont sur les danseurs, l’avantage de la parole, la force et l’énergie du discours. Mais ces derniers n’ont ils pas les gestes, les attitudes, les pas et la musique, que l’on {p. 144}doit regarder comme l’organe et l’interprète des mouvemens successifs du danseur ?
Pour que notre art parvienne à ce degré de sublimité, que je demande et que je lui souhaite, il est indispensablement nécessaire que les danseurs partagent leurs temps et leur étude entre l’esprit et le corps, et que tous les deux soient ensemble l’objet de leur application ; mais on donne malheureusement tout au dernier, et l’on refuse tout à l’autre. La tête conduit rarement les jambes ; et comme l’esprit et le goût ne résident pas dans les pieds, on s’égare souvent ; l’homme intelligent disparoit ; il n’en reste qu’une machine mal combinée, livrée à la stérile admiration des sots, et au juste mépris des connoisseurs
Etudions donc, Monsieur, cessons de ressembler à ces marionnettes, dont les mouvemens dirigés par des fils grossiers n’amusent et ne font illusion qu’au peuple. Si notre âme détermine le jeu et l’action de nos ressorts, dès lors, les pieds, les jambes, le corps, la physionomie et les yeux seront mus dans des sens justes, et les effets résultants de cette harmonie et de cette intelligence, intéresseront également le cœur et l’esprit.
Lettre XI. §
Il est rare, Monsieur, pour ne pas dire impossible, de trouver des hommes exactement bienfaits ; et par cette raison, il est très commun de rencontrer une foule de danseurs construits dèsagréablement, et dans les quels on n’apperçoit que trop souvent des défauts de conformation que toutes les ressources de l’art ont peine à déguiser, seroit-ce par une fatalité attachée à la nature humaine, que nous nous éloignons toujours de ce qui nous convient, et que nous nous proposons si communément de courrir une carrière dans la quelle nous ne pouvons ni marcher ni nous soutenir ? C’est cet aveuglement, c’est cette ignorance dans la quelle nous sommes de nous-mêmes, qui produit la foule immense de mauvais poètes, de peintres médiocres, de plats comédiens, de musiciens bruyans, de danseurs et de baladins détestables, que sais-je, Monsieur, d’hommes insupportables dans tous les genres. Ces mêmes hommes placés où il devroient être, auroient été utiles ; mais, hors du lieu et du rang, qui leur étoient assignés, leur véritable talent est enfoui, et celui d’être à l’envi, plus ridicules les uns que les autres lui est substitué.
La première considération à faire lorsqu’on se destine à la danse, dans un âge du moins où l’on est capable de réfléchir, est celle de sa construction. Ou les vices naturels qu’on observe en soi sont tels que rien ne peut y remédier ; en ce cas, il faut perdre {p. 146}sur le champ et totalement de vüe l’idée que l’on s’étoit formée de l’avantage de concourir aux plaisirs des autres ; ou ces vices peuvent être réformés par une application, par une étude constante, et par les conseils et les avis d’un maître instruit et éclairé ; et dèslors il importe essentiellement de ne négliger aucuns des efforts, qui peuvent remédier à des imperfections dont on triomphera, si l’on prévient le tems où les parties ont acquis leur dernier dégré de force et de consistance, où la nature a pris son pli, et où le défaut à vaincre s’est fortifié par une habitude trop longue et trop invétérée, pour pouvoir être détruit.
Malheureusement il est peu de danseurs capables de ce retour sur eux-mêmes. Les uns, aveuglés par l’amour-propre imaginent être sans défauts ; les autres ferment, pour ainsi dire les yeux sur ceux que l’examen le plus léger leur feroit découvrir : or, dèsqu’ils ignorent ce que tout homme qui a quelques lumières est en droit de leur reprocher, il n’est pas étonnant qu’ils manquent leur but. L’arrangement disproportionné des parties s’oppose sans cesse en eux au jeu des ressorts, et à l’harmonie qui devroit former un ensemble : plus de liaison dans les pas ; plus de moëlleux dans les mouvemens ; plus d’élégance dans les attitudes, et dans les oppositions ; plus de proportions dans les déploiemens et par conséquent plus de fermeté ni d’à-plomb. Voilà, Monsieur, où se réduit l’exécution des danseurs qui s’aveuglent sur leur conformation, et qui craignent de s’envisager eux-mêmes {p. 147}dans le moment de leur étude et de leurs exercices. Nous pouvons, sans les offenser, et en leur rendant la justice, qui leur est duë, les nommer mauvais danseurs.
Vraisemblablement si les bons maîtres étoient plus communs, les éléves ne seroient pas si rares ; mais les maîtres qui sont en état d’enseigner ne donnent point de leçons et ceux qui en devroient prendre ont toujours la fureur d’en donner aux autres. Que dirons-nous de leur négligence et de l’uniformité avec la quelle ils enseignent ? La vérité n’est qu’une, s’écriera-t-on, j’en conviens ; mais n’est-il qu’une manière de la démontrer et de la faire passer aux écoliers aux quels on s’attache, et ne doit-on pas nécessairement les conduire au même but par des chemins différens ? J’avoue, que pour y parvenir il faut une sagacité réelle ; car, sans réflexion et sans étude, il n’est pas possible d’appliquer les principes selon les genres divers de conformation, et les dégrés différens d’aptitude : on ne peut saisir d’un coup d’œil ce qui convient à l’un, ce qui ne sauroit convenir à l’autre, et l’on ne varie point enfin ses leçons à proportion des diversités que la nature ou que l’habitude, souvent plus rébelle que la nature même, nous offre et nous présente.
C’est donc essentiellement au maître que le soin de placer chaque éléve dans le genre, qui lui est propre, est reservé. Il ne s’agit pas à cet effet de posséder seulement les connoissances les plus exactes de l’art ; il faut encore se déffendre soigneusement {p. 148}de ce vain orgueil qui persuade à chacun que sa manière d’exécuter est l’unique, et la seule qui puisse plaire ; car un maître qui se propose toujours comme un modèle de perfection, et qui ne s’attache à faire de ses écoliers qu’une copie dont il est le bon ou mauvais original, ne réussira à en former de passables que lorsqu’il en rencontrera qui seront doués des mêmes dispositions que lui, et qui auront la même taille, la même conformation et la même intelligence enfin la même aptitude.
Parmi les défauts de construction, j’en remarque communément deux principaux ; l’un est d’être jarreté, et l’autre d’être arqué. Ces deux vices de conformation sont presque généraux, et ne différent que du plus au moins : aussi voyons nous très-peu de danseurs qui en soient exempts.
Nous disons qu’un homme est jarreté, lorsque ses hanches sont étroites et en dedans, ses cuisses rapprochées l’une de l’autre, ses genoux gros et si serrés qu’ils se touchent et se collent étroitement, quoique ses pieds soient distans l’un de l’autre ; ce qui forme à peu près la figure d’un triangle depuis les genoux jusqu’aux pieds ; j’observe encore un volume énorme dans la partie intérieure de ses chevilles, une forte élévation dans le cou-de-pied ; et le tendon d’Achille est non seulement en lui grêle et mince, mais il est fort éloigné de l’articulation.
Le danseur arqué est celui en qui on remarque le défaut contraire. Ce défaut règne également depuis {p. 149}la hanche jusqu’aux pieds ; car ces parties décrivent une ligne qui donne en quelque sorte la figure d’un arc : en effet, les hanches sont évasées, les cuisses et les genoux sont ouverts, de manière que le jour qui doit se rencontrer naturellement entre quelques unes de ces portions des extrémités inférieures lorsqu’elles sont jointes, perce dans la totalité, et paroit beaucoup plus considérable qu’il ne devroit l’être. Les personnes ainsi construites ont d’ailleurs le pied long et plat, la cheville extérieure saillante, et le tendon d’Achille gros et rapproché de l’articulation. Ces deux défauts diamétralement opposés l’un à l’autre prouvent avec plus de force que tous les discours, que les leçons qui conviennent au premier seroient nuisibles au second, et que l’étude de deux danseurs aussi différens par la taille et par la forme, ne peut-être la même. Celui qui est jarreté doit s’appliquer continuellement à éloigner les parties trop resserrées : Le premier moyen pour y réussir est de tourner les cuisses en déhors, et de les mouvoir dans ce sens, en profitant de la liberté du mouvement de rotation du Fémur, dans la cavité cotyloïde des os des hanches. Aidés par cet exercice les genoux suivront la même direction et rentreront, pour ainsi dire, dans leur place. La rotule, qui semble destinée à limiter le rejet du genou trop en arrière de l’articulation, tombera perpendiculairement sur la pointe du pied ; et la cuisse et la jambe ne sortant plus de la ligne, en décriront alors une droite qui assurera la fermeté et la stabilité du tronc.
{p. 150}Le second reméde à employer, est de conserver une flexion continuelle dans l’articulation des genoux, et de paroitre extrémement tendu sans l’être en effet : c’est là Monsieur, l’ouvrage du temps et de l’habitude : lorsqu’elle est fortement contractée, il est comme impossible de reprendre sa position naturelle et vicieuse, sans des efforts qui causent dans ces parties un engourdissement et une douleur insupportable. J’ai connu des danseurs qui ont trouvé l’art de dérober ce défaut à tel point qu’on ne s’en seroit jamais apperçu, si l’entrechat droit et les temps trop forts ne les avoient décelés. En voici la raison : la contraction des muscles dans les efforts du saut roidit les articulations et force chaque partie à rentrer dans sa place et à revenir de sa forme naturelle : les genoux ainsi forcés se portent donc en dedans, ils reprennent leur volume ; ce volume met un obstacle aux battemens de l’entrechat : plus ces parties ce joignent, plus celles qui leur sont inférieures l’eloignent ; les jambes ne pouvant ni battre ni croiser, restent comme immobiles au moment de l’action des genoux qui roulent désagréablement l’un sur l’autre, et l’entrechat n’étant ni coupé, ni battu, ni croisé par le pas, ne sauroit avoir la vitesse et le brillant qui en font le mérite. Rien n’est si difficile, à mon sens, que de masquer ces défauts, surtoût dans les instans d’une exécution forte, où toute la machine est ébranlée, où elle reçoit des secousses violentes et réitérées, et où elle se livre à des mouvemens contraires et à des efforts continuels et variés. Si l’art peut alors l’emporter {p. 151}sur la nature, de quels éloges le danseur ne se rend-il pas digne ?
Celui qui sera ainsi construit renoncera aux entrechats, aux cabrioles et à tous tems durs et compliqués, avec d’autant plus de raison qu’il sera infailliblement foible ; car ses hanches étant étroites, ou, pour parler le langage des anatomistes, les os du bassin étant en lui moins évasés, ils fournissent moins de jeu aux muscles qui s’y attachent, et dont dépendent en partie les mouvemens du tronc ; mouvemens et inflexions beaucoup plus aisés, lorsque ces mêmes os ont beaucoup plus de largeur, parce qu’alors les muscles aboutissent ou partent d’un point plus éloigné du centre de gravité. Quoiqu’il en soit, la danse noble, et terre à terre est la seule qui convienne à de pareils danseurs. Au reste, Monsieur, ce que les danseurs jarretés perdent du côte de la force, ils semblent le regagner du côté de l’adresse. J’ai remarqué qu’ils étoient moëlleux, brillants dans les choses les plus simples, aisés dans les difficultés qui ne demandent point d’efforts propres à leur exécution, et que leur percussion est toujours opérée avec grace, parce qu’ils se servent et qu’ils profitent et des pointes et des ressorts qui font mouvoir le cou-de-pied. Voilà des qualités qui les dédommagent de la force qu’ils n’ont pas ; et, en matière de danse, je préfererai toujours l’adresse à la force.
Ceux qui sont arqués ne doivent s’attacher qu’à rapprocher les parties trop distantes, pour diminuer {p. 152}le vide qui se rencontre principalement entre les genoux : ils n’ont pas moins besoin que les autres de l’exercice qui meut les cuisses en dehors, et il leur est même moins facile de déguiser leurs défauts. Communément ils sont forts et vigoureux ; il ont par conséquent moins de souplesse dans les muscles, et leurs articulations jouent avec moins d’aisance. On comprend au surplus que si ce vice de conformation venoit de la difformité des os, tout travail seroit inutile et les efforts de l’art impuissans. J’ai dit, que les danseurs jarretés doivent conserver une petite flexion dans l’éxécution ; ceux-ci par la raison contraire, doivent être exactement tendus, et croiser leurs temps bien plus étroitement afin que la réunion des parties puisse diminuer le jour ou l’intervalle qui les sépare naturellement. Ils sont nerveux, vifs et brillants dans les choses qui tiennent plus de la force que de l’adresse ; nerveux et légers, attendu la direction de leurs faiseaux musculeux, et vû la consistance et la résistance de leurs ligamens articulaires ; vifs, parce qu’ils croisent plus du bas que du haut, et qu’ayant par cette raison peu de chemin à faire, pour battre les tems, ils les passent avec plus de vitesse ; brillants, parce que le jour perce entre les parties qui se croisent, et se décroisent. Ce jour est exactement, Monsieur, le clair-obscur de la danse : car, si les tems de l’entrechat ne sont ni coupés, ni battus, et qu’ils soient au contraire frottés et roulés, l’un sur l’autre, il n’y aura point de clair qui fasse valoir les ombres, et les jambes trop réunies n’offriront {p. 153}qu’une masse indistincte et sans effet1 ; ils ont peu d’adresse, parce qu’ils comptent trop sur leurs forces, et que cette même force s’oppose en eux à la souplesse et à l’aisance. Leur vigueur les abandonne-t-elle un instant, ils sont gauches ; ils ignorent l’art de dérober leur situation par des temps simples qui, n’exigeant aucune force, donnent toujours le tems d’en reprendre de nouvelles ; ils ont de plus très-peu d’élasticité, et percutent rarement de la pointe.
Je crois en découvrir la véritable raison, lorsque je considère la forme longue et plate de leurs pieds. Je compare cette partie à un levier de la seconde espèce, c’est à dire à un levier, dans le quel le poids est entre l’appui et la puissance, tandis que l’appui et la puissance sont à ses extrémités. Ici le point fixe ou l’appui se trouve à l’extrémité du pied, la résistance ou le poids du corps porte sur le cou-de-pied, et la puissance qui éléve et soutient ce poids, est appliquée au talon par le moyen du tendon d’Achille : or, comme le levier est plus grand dans un pied long et plat, le poids du corps est plus eloigné du point d’appui, et plus près de la puissance : donc la pesanteur du corps doit augmenter, et la force du tendon d’Achille diminuer en proportion égale. {p. 154}Je dis donc que cette pésanteur n’étant pas dans une proportion aussi exacte dans les danseurs arqués, qu’elle l’est dans les danseurs jarretés qui ont extraordinairement le cou-de-pied élevé et fort ; ces premiers ont nécessairement moins de facilité à se hauser sur l’extremité des pointes.
J’ai observé encore, Monsieur, que les défauts qui se rencontrent depuis les hanches jusqu’aux pieds, se font sentir depuis l’épaule jusqu’à la main : le plus souvent l’épaule suit la conformation des hanches ; le coude celle du genou ; le poignet, celle du pied. Une legère attention vous convaincra de cette vérité, et vous verrez qu’en général les défauts de conformation provenans de l’arrangement vicieux de quelques articulations, s’étendent à toutes. Ce principe posé, l’artiste doit suggérer, relativement aux bras, des mouvemens différens à ses éléves. Cette attention est très importante à faire ; les bras courts n’exigent que des mouvemens proportionnés à leur longueur ; les bras longs ne peuvent perdre de leur étendue que par les rondeurs qu’on leur donne. L’art consiste à tirer parti de ces imperfections, et je connois des danseurs qui, par le moyen des effacemens du corps, dérobent habilement la longueur de leurs bras ; ils en font fuir une partie dans l’ombre.
J’ai dit que les danseurs jarretés étoient foibles, ils sont minces et déliés ; les danseurs arqués, plus vigoureux sont gros et nerveux. On pense assez communément qu’un homme gros et trapu doit être lourd : ce principe est vrai quant au poids réel du corps, {p. 155}mais il est faux en ce qui concerne la danse ; car la légèreté ne naît que de la force des muscles. Tout homme qui n’en sera aidé que foiblement, tombera toujours avec pésanteur. La raison en est simple : Les parties foibles ne pouvant résister dans l’instant de la chûte aux plus fortes, c’est a dire, au poids du corps, qui acquiert, à proportion de la hauteur, dont il tombe, un nouveau dégré de pésanteur, cèdent et fléchissent ; et c’est dans ce moment de relachement et de fléxion que le bruit de la chûte se fait entendre, bruit qui diminue considérablement, et qui peut même être insensible quand le corps peut se maintenir dans une ligne exactement perpendiculaire, et lorsque les muscles et les ressorts ont la force de s’opposer à la force même, et de résister avec vigueur au choc qui pourroit les faire succomber.
La nature n’a pas exempté le beau sexe des imperfections donc je vous ai parlé ; mais l’artifice et la mode des jupes sont heureusement venus au secours de nos danseuses. Le panier cache une multitude de défauts, et l’œil curieux des critiques ne monte pas assez haut pour décider. La plupart d’entre elles dansent les genoux ouverts comme si elles étoient naturellement arquées. Grace à cette mauvaise habitude et aux jupes, elles paroissent plus brillantes que les hommes, parce que, comme je l’ai dit, ne battant que du bas de la jambe, elles passent leurs temps avec plus de vitesse que nous, qui ne dérobant rien au spectateur, sommes obligés de le battre tendus, et de les faire partir primordialement de la hanche ; et {p. 156}vous comprenez qu’il faut plus de tems pour remuer un tout qu’une partie. Quant au brillant qu’elles ont, la vivacité y contribue, mais cependant bien moins que les jupes, qui, en dérobant la longueur des parties, fixent plus attentivement les regards, et les frappent davantage ; tout le feu des battemens étant, pour ainsi dire, réuni dans un point, paroit plus vif et plus brillant ; l’œil l’embrasse tout entier ; il est moins partagé et moins distrait à proportion du peu d’espace qu’il a à parcourir.
Dailleurs, Monsieur, une jolie physionomie, de beaux yeux, une taille élégante et des bras voluptueux sont des écueils inévitables contre les quels la critique va se briser, et des titres puissans à l’indulgence du spectateur, dont l’imagination substitue au plaisir qu’il n’a pas, celui qu’il pourroit avoir hors de la scène.
LETTRE XII. §
Rien n’est si nécessaire, Monsieur, que le tour de la cuisse en déhors, pour bien danser ; et rien n’est si naturel aux hommes que la position contraire ; nous naissons avec elle : il est inutile, pour vous convaincre de cette vérité, de vous citer pour exemples les levantins, les affricains et tous les peuples qui dansent, ou plutôt qui sautent et qui se meuvent sans principes, sans aller si loin, considérez les enfans ; jettez les yeux sur les habitans de la campagne, et vous verrez que tous ont les pieds en dedans. La situation contraire est donc de pure convention ; et une preuve non équivoque que ce défaut n’est qu’imaginaire, c’est qu’un peintre pécheroit autant contre la nature que contre les règles de son art, s’il plaçoit son modèle les pieds tournés comme ceux d’un danseur. Vous voyez donc, Monsieur, que pour danser avec élégance, marcher avec grace et se présenter avec noblesse, il faut absolument renverser l’ordre des choses, et contraindre les parties par une application aussi longue que pénible, à prendre une toute autre situation que celle quelles ont primordialement reçue.
On ne peut parvenir à opérer ce changement d’une nécessité absolue dans nôtre art, qu’en entreprenant de le produire dès le temps de l’enfance ; c’est le seul moment de réussir, parce qu’alors toutes les parties sont souples, et qu’elles se prêtent facilement à la direction qu’on veut leur donner.
{p. 158}Un jardinier habile ne s’aviseroit sûrement pas de mettre un vieux arbre de plein-vent en espalier ; ses branches trop dûres n’obéiroient pas, et se briseroient plutôt que de céder à la contrainte qu’on voudroit leur imposer. Qu’il prenne un jeune arbrisseau, il parviendra facilement à lui donner telle forme qu’il voudra ; ses branches tendres se plieront, se placeront à son gré ; le temps en fortifiant ses rameaux, fortifiera la pente que la main du maitre aura dirigée, et chacun deux s’assujettira pour toujours à l’impression et à la direction que l’art lui aura prescrites.
Vous voyez, Monsieur, que voilà la nature changée ; mais cette opération une fois faite, il n’est plus permis à l’art de faire un second miracle, en rendant à l’arbre sa première forme. La nature dans certaines parties, ne se prête à des changemens qu’autant qu’elle est foible encore. Le tems lui a-t-il donné des forces ? elle résiste, elle est indomptable.
Concluons delà que les parens sont ou du moins devroient être les premiers maîtres de leurs enfans. Combien de défectuosités ne rencontrons nous point chez eux, lorsqu’on nous les confie ? C’est, dira-t-on, la faute des nourrices ; raisons foibles, excuse frivole, qui loin de justifier la négligence des pères et des mères, ne servent qu’à les condamner. En supposant que les enfans aient été mal emmaillotés. C’est un motif de plus pour exciter leur attention, puisqu’il est certain que deux ou trois ans de négligence de la part des nourrices, ne peuvent prévaloir sur huit ou neuf années de soin de la leur.
{p. 159}Mais revenons à la position en dedans. Un danseur en dedans est un danseur mal-adroit et dès-agréable. L’attitude contraire donne de l’aisance et du brillant ; elle répand des graces dans les pas, dans les positions et dans les attitudes.
On réussit difficilement à se mettre en dehors parce qu’on ignore souvent les vrais moyens qu’il faut employer pour y parvenir. La plupart des jeunes gens qui se livrent à la danse, se persuadent qu’ils parviendront à se tourner, en forçant uniquement leurs pieds à se placer en dehors. Je sais que cette partie peut se prêter à cette direction par sa souplesse, et la mobilité de son articulation avec la jambe ; mais cette méthode est d’autant plus fausse qu’elle déplace les chevilles, et quelle n’opère rien sur les genoux ni sur les cuisses.
Il est encore impossible de jetter les premières de ces parties en dehors, sans le secours des secondes, les genoux en effet n’ont que deux mouvemens, celui de fléxion, et celui d’extension ; l’un détermine la jambe en arrière, et l’autre la détermine en avant : or, ils ne pourroient se porter en dehors d’eux-mêmes ; et tout dépend essentiellement de la cuisse, puisque c’est elle qui commande souverainement aux parties qu’elle domine et qui lui sont inférieures, elle les tourne conséquemment au mouvement de rotation dont elle est douée ; et dans quelque sens quelle se meuve, le genou, la jambe et le pied sont forcés à la suivre.
{p. 160}Je ne vous parlerai point d’une machine que lon nomme tourne-hanche, machine mal imaginée, et mal combinée, qui loin d’opérer efficacement, estropie ceux qui s’en servent, en imprimant dans la ceinture un défaut beaucoup plus dèsagréable que celui qu’on veut détruire.
Les moyens les plus simples et les plus naturels sont toujours ceux que la raison et le bon sens doivent adopter lorsqu’ils sont suffisans, il ne faut donc, pour se mettre en dehors, qu’un exercice modéré, mais continuel. Celui des ronds ou tours de jambes en dedans ou en dehors, et des grands battements tendus partant de la hanche, est l’unique et le seul à préférer.
Insensiblement il donne du jeu, du ressort, et de la souplesse, au lieu que la boite ne sollicite qu’à des mouvemens qui se ressentent plutôt de la contrainte que de la liberté qui doit les faire naître.
En gênant les doigts de quiconque joue d’un instrument, parviendra-t-on à lui donner un jeu vif et une cadence brillante ? non, sans doute ; ce n’est que l’usage libre de la main et des jointures qui peut lui procurer cette vitesse, ce brillant et cette précision qui sont l’âme de l’exécution. Comment donc un danseur réussira-t-il à avoir toutes ces perfections s’il passe la moitié de sa vie dans des entraves ? oui, Monsieur, l’usage de cette machine est pernicieux. Ce n’est point par la violence que l’on corrige un défaut inné ; c’est l’ouvrage du tems, de l’étude et de l’application.
{p. 161}Il est encore des personnes qui commencent trop tard, et qui prennent la danse dans l’âge où l’on doit songer à la quitter. Vous comprenez que dans cette circonstance les machines n’opérent pas plus efficacement que le travail.
J’ai connu des hommes qui se donnoient une question d’autant plus douloureuse, que tout en eux étant formé, ils étoient privés de cette souplesse qui se perd avec la jeunesse. Un défaut de trente-cinq ans est un vieux défaut ; il n’est plus temps de le détruire, ni de le pallier.
Ceux qui naissent de l’habitude sont en grand nombre. Je vois tous les enfans occupés en quelque sorte à déranger et à défigurer leur construction, les uns se déplacent les chevilles par l’habitude qu’ils contractent de n’être que sur une jambe, et de jouer, pour, ainsi dire, avec l’autre en portant continuellement le pied sur le quel le corps n’est point appuyé, dans une position dèsagréable et forcée mais qui ne les fatigue point, parce que la foiblesse de leurs ligamens et de leurs muscles se prête à toutes sortes de mouvements ; d’autres faussent leurs genoux par les attitudes qu’ils adoptent de préférence à celles qui leur sont naturelles. Celui-ci par une suite de l’habitude qu’il prend de se tenir de travers et d’avancer une épaule, se déplace une omoplate ; celui-là enfin répétant à chaque instant un mouvement en une situation contrainte, jette son corps tout d’un coté, et parvient à avoir une hanche plus grosse que l’autre.
{p. 162}Je ne finirois point, si je vous parlois de tous les inconvéniens qui prennent leur source d’un mauvais maintien. Tous ces défauts, mortifians pour ceux qui les ont contractés, ne peuvent s’éffacer que dans leur commencement. L’habitude qui nait de l’enfance se fortifie dans la jeunesse, s’enracine dans l’âge viril ; elle est indestructible dans la vieillesse.
Les danseurs devroient, Monsieur, suivre le même régime que les Athlètes, et user des mêmes précautions dont ils se servoient, lorsqu’ils alloient lutter et combattre ; cette attention les préserveroit des accidens qui leur arrivent journellement ; accidens aussi nouveaux sur le théatre que les cabrioles, et qui se sont multipliés à mesure que l’on a voulu outrer la nature, et la contraindre à des actions le plus souvent au dessus de ses forces. Si notre art exige avec les qualités de l’esprit la force et l’agilité du corps, quels soins ne devrions nous pas apporter pour nous former un tempérament vigoureux ! pour être bon danseur, il faut être sobre ; les chevaux anglais (qu’on me permette la comparaison) destinés aux courses rapides, auroient-ils cette vitesse et cette agilité qui les distingue, et qui leur fait donner la préférence sur les autres chevaux, s’ils étoient moins bien soignés ? tout ce qu’ils mangent est pesé avec la plus grande exactitude ; tout ce qu’ils boivent est scrupuleusement mesuré ; le tems de leur exercice est fixé, ainsi que celui de leur repos. Si ces précautions opèrent efficacement sur des animaux robustes, combien une vie sage et réglée n’influeroit-elle pas sur des êtres {p. 163}naturellement foibles, mais appellés à un exercice violent et pénible, qui exige la complexion la plus forte et la plus robuste ?
La rupture du tendon d’Achille et de la jambe, le déboitement du pied, en un mot la luxation des parties quelconques, sont communément occasionnées dans un danseur par trois choses ; 1°. par les inégalités du théatre, par une trappe mal assurée, par du suif, ou quelqu’autre chose semblable qui, se trouvant sous son pied, occasionnent souvent sa chûte ; 2°. par un exercice trop violent et trop immodéré, qui, joint à des excès d’un autre genre, affoiblissent et relachent les parties : dèslors il y a peu de souplesse ; les ressorts n’ont qu’un jeu forcé ; tout est dans une sorte de désséchement. Cette rigidité dans les muscles, cette privation des sucs et cet épuisement, conduisent insensiblement aux accidens les plus funestes ; 3°. par la mal-adresse, et par les mauvaises habitudes que l’on contracte dans l’exercice ; par les positions défectueuses des pieds qui, ne se présentant point directement vers la terre, lorsque le corps retombe, tournent, ploient et succombent sous le poids qu’ils reçoivent.
La plante du pied est la vraie base sur la quelle porte toute notre machine. Un sculpteur courroit risque de perdre son ouvrage, s’il ne l’étayoit que sur un corps rond et mouvant ; la chûte de sa statue seroit inévitable ; elle se romproit et se briseroit infailliblement. Le danseur, par la même raison, doit se servir de tous les doigts de ses pieds, comme {p. 164}d’autant de branches dont l’écartement sur le sol augmentant l’espace de son appui, affermit et maintient son corps dans l’équilibre juste et convenable ; s’il néglige de les étendre, s’il ne mord en quelque façon la planche pour se cramponner et se tenir ferme, il s’ensuivra une foule d’accidens, le pied perdra sa forme naturelle ; il s’arrondira et vacillera sans cesse et de côté, du petit doigt au pouce, et du pouce au petit doigt : cette espèce de roulis occasionné par la forme convexe que l’extrémité du pied prend dans cette position, s’oppose à toute stabilité ; les chevilles chancélent et se déplacent ; et vous sentez, Monsieur, que dans le tems où la masse tombera d’une certaine hauteur, et ne trouvera pas dans sa base un point fixe capable de la recevoir et de terminer sa chûte, toutes les articulations seront blessées de ce choc et de cet ébranlement ; et l’instant où le danseur tentera de chercher une position ferme et où il fera les plus violens efforts pour se dérober au danger, sera toujours celui où il succombera, soit ensuite d’une entorse, soit ensuite de la rupture de la jambe ou du tendon. Le passage subit du relachement à une forte tension, et de la fléxion à une extention violente, est donc l’occasion d’une foule d’accidens qui seroient sans doute moins fréquens, si l’on se prêtoit, pour ainsi dire, à la chûte, et si les parties foibles ne tentoient pas de résister contre un poids, qu’elles ne peuvent ni soutenir ni vaincre ; et l’on ne sauroit trop se précautionner contre les fausses positions, puisque les suites en sont funestes.
{p. 165}Les chutes occasionnées par les inégalités du théatre, et autres choses semblables ne sauroient être attribuées à notre mal-adresse. Quant à celles qui proviennent de notre foiblesse et de notre abattement après un excès de travail, et ensuite d’un genre de vie qui nous conduit à l’épuisement, elles ne peuvent être prévenues que par un changement de conduite, et par une exécution proportionnée aux forces qui nous restent. L’ambition de cabrioler est une ambition folle qui ne mêne à rien. Un Bouffon arrive d’Italie ; sur le champ le peuple dansant veut imiter ce sauteur en liberté ; les plus foibles sont toujours ceux qui font les plus grands efforts pour l’égaler et même pour le surpasser. On diroit, à voir gigotter nos danseurs, qu’ils sont atteints d’une maladie, qui demande pour être guérie, de grands sauts, d’enormes gambades. Je crois voir, Monsieur, la grenouille de la fable : elle crève en faisant des efforts pour s’enfler, et les danseurs se rompent et s’estropient en voulant imiter l’Italien fort et nerveux.
Il est un auteur dont j’ignore le nom, et qui s’est trompé grossièrement en faisant insérer dans un livre qui fera toujours autant d’honneur à notre nation qu’à notre siècle, que la fléxion des genoux et leur extension étoit ce qui élevoit le corps. Ce principe est totalement faux ; et vous serez convaincu de l’impossibilité physique de l’effet annoncé par ce système anti-naturel, si vous pliez les genoux et si vous les étendez ensuite. Que l’on fasse ces divers mouvemens soit avec célérité, soit avec lenteur, soit avec {p. 166}douceur, soit avec force ; les pieds ne quitteront point terre : cette fléxion et cette extension ne peuvent élever le corps, si les parties essentielles à la réaction ne jouent pas de concert. Il auroit été plus sage de dire que l’action de sauter dépend des ressorts du cou-de-pied, des muscles de cette partie, et du jeu du tendon d’Achille s’ils opérent une percussion ; car on parviendroit en percutant à une légère élévation sans le secours de la fléxion, et par conséquent de la détente des genoux.
Ce seroit encore une autre erreur que de se persuader qu’un homme fort et vigoureux doit s’élever davantage qu’un homme foible et délié : l’expérience nous prouve tous les jours le contraire. Nous voyons d’une part des danseurs qui coupent leurs temps avec force, qui les battent avec autant de vigueur que de fermeté, et qui ne parviennent cependant qu’à une élévation perpendiculaire fort médiocre, car l’élévation oblique ou de côté doit être distinguée. Elle est, si j’ose le dire, feinte et ne dépend entièrement que de l’adresse. D’un autre côté, nous avons des hommes foibles dont l’exécution est moins nerveuse, plus propre que forte, plus adroite que vigoureuse, et qui s’élévent prodigieusement. C’est donc, Monsieur, à la forme du pied, à sa conformation, à la longueur du tendon, à son élasticité, que l’on doit primitivement l’élévation du corps ; les genoux, les reins et les bras coopèrent unanimement et de concert à cette action. Plus la pression est forte, plus la réaction est grande, et, par conséquent plus le saut a d’élévation. {p. 167}La fléxion des genoux et leur extension participent aux mouvemens du cou-de-pied et du tendon d’Achille, que l’on doit regarder comme les ressorts les plus essentiels. Les muscles du tronc se prêtent à cette opération et maintiennent le corps dans une ligne perpendiculaire, tandis que les bras qui ont concouru imperceptiblement à l’effort mutuel de toutes les parties, servent, pour ainsi dire, d’ailes et de contre-poids à la machine. Considérez, Monsieur, tous les animaux qui ont le tendon mince et alongé, les cerfs, les chevreuils, les moutons, les chats, les singes etc. et vous verrez que ces animaux ont une vitesse et une facilité à s’élever, que les animaux différemment construits ne peuvent avoir.
On peut assez communément croire que les jambes battent les temps de l’entrechat lorsque le corps retombe. Je conviens que l’œil qui n’a pas le temps d’examiner nous trompe souvent ; mais la raison et la réflexion nous dévoilent ensuite ce que la vitesse ne lui permet point d’analyser. Cette erreur naît de la précipitation avec la quelle le corps descend : quoiqu’il en soit l’entrechat est fait lorsque le corps est parvenu à son dégré d’élévation ; les jambes dans l’instant imperceptible qu’il emploie à retomber, ne sont attentives qu’à recevoir le choc et l’ébranlement que la pésanteur de la masse leur prépare ; leur immobilité est absolument nécessaire ; s’il n’y avoit pas un intervalle entre les battemens et la chûte, comment le danseur retomberoit-il ? et dans quelle position ses pieds se trouveroient-ils ? En admettant la possibilité {p. 368}de battre en descendant, on retranche l’intervalle nécessaire à la préparation de la retombée : or, il est certain, que si les pieds rencontroient la terre dans le moment que les jambes battent encore, ils ne seroient pas dans une direction propre à recevoir le corps, ils succomberoient sous le poids qui les écraseroit et ne pourroient se soustraire à l’entorse ou au déboîtement.
Il est néanmoins beaucoup de danseurs qui s’imaginent faire l’entrechat en descendant ; et conséquemment bien des danseurs errent et se trompent. Je ne dis pas qu’il soit moralement impossible de faire faire un mouvement aux jambes par un effort violent de la hanche ; mais un mouvement de cette espèce ne peut être regardé comme un temps de l’entrechat ou de la danse, je m’en suis convaincu par moi-même, et ce n’est que d’après des expériences réitérées que je hasarde de combattre une idée à la quelle on ne seroit point attaché, si la plus grande partie des danseurs ne s’appliquoit uniquement qu’à étudier des yeux.
Je suis monté en effet, et plusieurs fois, sur une planche dont les extrémités étoient élevées de terre, lorsque je m’appercevois du coup que l’on alloit donner à la planche pour la dérober de dessous mes pieds, la crainte alors m’engageoit à faire un mouvement qui, en esquivant la chute, m’élevoit un peu au dessus de la planche, et me faisoit parcourir une ligne oblique au lieu d’une ligne droite. Cette action en rompant la chute donnoit à mes jambes la facilité de se mouvoir, {p. 169}parce que je m’étois élevé au dessus de la planche, et qu’un demi-pouce d’élévation, lorsqu’on a de la vitesse, suffit pour battre l’entrechat.
Mais si, sans être prévenu, on cassoit ou on déroboit la planche, alors je tombois perpendiculairement ; mon corps s’affaissoit sur les parties inférieures ; mes jambes étoient immobiles ; et mes pieds tendant directement vers la terre, étoient sans mouvement, mais dans une position propre à recevoir et à soutenir la masse.
Si l’on admet de la force dans l’instant que le corps tombe, et que l’on croie qu’il lui soit possible d’opérer une seconde fois sans un nouvel effort et un nouveau point d’appui contre le quel les pieds puissent lutter par une pression plus au moins forte, je demanderai pourquoi le même pouvoir n’existe pas dans un homme qui s’élance pour sauter un fossé ? D’où vient ne peut-il passer le but qu’il a fixé ? Doù vient, dis-je, ne peut-il changer en l’air la combinaison qu’il a faite de la distance et de la force qu’il lui falloit pour la franchir ? pourquoi enfin celui qui a combiné mal-adroitement, et qui se voit prêt à tomber dans l’eau, pour n’avoir pas sauté deux pouces plus loin, ne peut-il réitérer l’effort, et porter son corps, par une seconde secousse, au delà du fossé ? S’il y a de l’impossibilité à faire ce mouvement, combien plus y en aura-t-il à en faire un autre qui éxige de la grace, de l’aisance, et de la tranquillité.
Tout danseur qui fait l’entrechat, sait à combien de temps il le passera, l’imagination devance toujours {p. 170}les jambes : on ne peut le battre à huit, si l’intention n’étoit que de le passer à six ; sans cette précaution il y auroit autant de chûtes que de pas.
Je soutiens donc que le corps ne peut opérer deux fois en l’air, lorsque les ressorts de la machine ont joué, et que leur effet est déterminé.
Deux défauts s’opposent encore aux progrès de notre art ; premièrement les disproportions qui règnent communément dans les pas ; secondement, le peu de fermeté des Reins.
Les disproportions dans les pas prennent leur source de l’imitation et du peu de raisonnement des danseurs. Les déploiemens de la jambe et les temps ouverts convenoient sans doute à Dupré ; l’élégance de sa taille et la longueur de ses membres s’associoient à merveille aux temps développés et aux pas hardis de sa danse ; mais ce qui lui alloit, ne peut être propre aux danseurs d’une taille médiocre ; cependant tous vouloient l’imiter : les jambes les plus courtes s’efforçoient de parcourrir les mêmes espaces et les mêmes cercles que celles de ce célèbre danseur ; dèslors plus de fermeté ; les hanches n’étoient jamais à leur place, le corps vacilloit sans cesse, et l’exécution étoit ridicule.
L’étendue et la longueur des parties doivent déterminer les contours et les déploiemens, sans cette précaution, plus d’ensemble, plus d’harmonie, plus de tranquillité et plus de graces ; les parties sans cesse désunies et toujours distantes jetteront le corps dans des positions fausses et désagréables, et la danse {p. 171}dénuée de ses justes proportions, ressemblera à l’action de ces pantins, dont les mouvemens ouverts et disloqués n’offrent que la charge grossière des mouvemens harmonieux que les bons danseurs doivent avoir.
Ce défaut est, Monsieur, fort à la mode parmi ceux qui dansent le sérieux ; et comme ce genre règne à Paris plus que partoût ailleurs, il est très-commun d’y voir danser le nain dans des proportions gigantesques et ridicules. J’ose même avancer que ceux qui sont doués d’une taille majestueuse abusent quelquefois de l’étendue de leurs membres et de la facilité qu’ils ont d’arpenter le théatre et de détacher leurs temps ; ces déploiemens outrés altérent le caractère noble et tranquille que la belle danse doit avoir, et privent l’exécution de son moëlleux, et de sa douceur.
Le contraire de ce que je viens de vous dire est un défaut qui n’est pas moins désagréable. Des pas serrés, des temps maigres et rétrécis, une exécution enfin trop petite, choquent également le bon goût. C’est donc, je le repète, la taille et la conformation du danseur qui doivent fixer et déterminer l’étendue de ses mouvemens, et les proportions que ses pas et ses attitudes doivent avoir pour être dessinés correctement et d’une manière brillante.
On ne peut être excéllent danseur, sans être ferme sur ses reins, eût-on même toutes les qualités essentielles à la perfection de cet art. Cette force est, sans contredit, un don de la nature. N’est-elle pas cultivée par les soins d’un maître habile ? elle cesse {p. 172}dèslors d’être utile. Nous voyons journellement des danseurs forts et vigoureux qui n’ont ni à-plomb, ni fermeté, et dont l’exécution est déhanchée. Nous en rencontrons d’autres, au contraire, qui n’étant point nés avec cette force, sont, pour ainsi dire, assis solidement sur leurs hanches ; qui ont la ceinture assurée et les reins fermes. L’art chez eux a supplée à la nature, parce qu’ils ont eu le bonheur de rencontrer d’excellents maîtres, qui leur ont demontré que, lorsqu’on abandonne les reins, il est impossible de se soutenir dans une ligne droite et perpendiculaire ; que l’on se dessine de mauvais goût ; que la vacillation et l’instabilité de cette partie s’oppose à l’à-plomb et à la fermeté ; qu’ils impriment un défaut désagréable dans la ceinture ; que l’affaissement du corps ôte aux parties inférieures la liberté dont elles ont besoin pour se mouvoir avec aisance ; que le corps, dans cette situation, est comme indéterminé dans ses positions ; qu’il entraine souvent les jambes ; qu’il perd à chaque instant le centre de gravité, et qu’il ne retrouve enfin son équilibre, qu’après des efforts et des contorsions qui ne peuvent s’associer aux mouvemens gracieux et harmonieux de la danse.
Voilà, Monsieur, le tableau fidèle de l’exécution des danseurs qui n’ont point de reins, ou qui ne s’appliquent point à faire un bon usage de ceux qu’ils ont. Il faut, pour bien danser, que le corps soit ferme et tranquille, qu’il soit immobile et inébranlable dans le temps des mouvemens des jambes. Se prête-t-il au contraire à l’action des pieds, il fait autant de {p. 173}grimaces et de contorsions qu’il exécutera de pas différens ; l’exécution dèslors est denuée de repos, d’ensemble, d’harmonie, de précision, de fermeté, d’à-plomb et d’équilibre ; enfin elle est privée des graces et de la noblesse, qui sont les qualités sans les quelles la danse ne peut plaire.
Quantité de danseurs s’imaginent, qu’il n’est question que de plier les genoux très bas pour être liant et moëlleux ; mais ils se trompent à coup sûr, car la fléxion trop outrée donne de la sécheresse à la danse. On peut être très dur et saccader tous les mouvemens, en pliant bas, comme en ne pliant pas. La raison en est simple, naturelle et évidente, lorsque l’on considère que les temps et les mouvemens du danseur sont exactement subordonnés aux temps et aux mouvemens de la musique. En partant de ce principe, il n’est pas douteux que fléchissant les genoux plus bas qu’il ne le faut relativement à l’air sur le quel l’on danse, la mesure alors traîne, languit et se perd. Pour regagner le temps que la fléxion lente et outrée a fait perdre, et pour le ratrapper, il faut que l’extension soit prompte ; et c’est ce passage subit et soudain de la fléxion à l’extension, qui donne à l’exécution une sécheresse et une dureté tout aussi choquante et aussi désagréable que celle qui résulte de la roideur.
Le moëlleux dépend en partie de la fléxion proportionnée des genoux, mais ce mouvement n’est pas suffisant ; il faut encore que les cou-de-pieds fassent ressort, et que les reins servent, pour ainsi dire, de {p. 174}contre-poids à la machine, pour que ces ressorts baissent et haussent avec douceur. C’est cette harmonie rare dans tous les mouvemens, qui à mérité au célèbre Dupré, le titre de dieu de la danse. En effet, cet excellent danseur avoit moins l’air d’un homme que d’une divinité ; le liant, le moëlleux et la douceur qui règnoient dans tous ses mouvemens, la correspondance intime qui se rencontroit dans le jeu de ses articulations, offroient un ensemble admirable ; ensemble qui résulte de la belle conformation, de l’arrangement juste, de la proportion bien combinée des parties, et qui, dépendant bien moins de l’étude et du raisonnement que de la nature, ne peut s’acquérir que lorsque l’on est servi par elle.
Si les danseurs même les plus médiocres sont en possession d’une grande quantité de pas (mal cousûs à la vérité, et liés la plupart à contre-sens et de mauvais goût) il est moins commun de rencontrer chez eux cette précision d’oreille, avantage rare mais inné, qui caractèrise la danse, qui donne de l’esprit et de la valeur aux pas, et qui répand sur tous les mouvemens un sel qui les anime, et qui les vivifie.
Il y a des oreilles fausses et insensibles aux mouvemens les plus simples et les plus saillans ; il y en a de moins dures qui sentent la mesure, mais qui ne peuvent en saisir les finesses ; il y en a d’autres enfin qui se prêtent naturellement et avec facilité aux mouvemens des airs les moins sensibles. Mlle. Camargo, et M. Lany jouissoient de ce tact précieux et de cette précision exacte qui prêtent à la danse un esprit, une {p. 175}vivacité et une gaité que l’on ne rencontre point chez les danseurs qui ont moins de sensibilité et de finesse dans cet organe. Il est cependant constant que la manière de prendre les temps en contribuant à la vitesse, ajoute en quelque sorte à la délicatesse de l’oreille ; je veux dire, que tel danseur peut avoir un très-beau tact et ne le pas rendre sensible aux spectateurs, s’il ne possède l’art de se servir avec aisance des ressorts qui font mouvoir le cou-de-pied. La maladresse s’oppose donc à la justesse ; et tel pas qui auroit été saillant, et qui auroit produit son effet, s’il eût été pris avec promptitude et à l’extrémité de la mesure, paroit froid et inanimé, si toutes les parties opérent à-la-fois. Il faut plus de temps pour mouvoir toute la machine, qu’il n’en faut pour en mouvoir une partie. La fléxion et l’extension du cou-de-pied est bien plus prompte et bien plus subite, que la fléxion et l’extension générale de toutes les articulations. Ce principe posé, la précision manque à celui qui ayant de l’oreille, ne sait pas prendre ses temps avec vitesse. L’élasticité du cou-de-pied, et le jeu plus ou moins actif des ressorts, ajoutent à la sensibilité naturelle de l’organe, et prêtent à la danse de la valeur et du brillant. Ce charme, qui nait de l’harmonie des mouvemens de la musique et des mouvemens du danseur, entraîne ceux même qui ont l’oreille la plus ingrate et la moins susceptible des impressions de la musique.
Il est des pays, où les habitans jouissent généralement de ce tact inné qui seroit rare en France, {p. 176}si nous ne comptions au nombre de nos provinces la Provence, le Languedoc et l’Alcace.
Le Palatinat, le Würtemberg, la Saxe, le Brandebourg, l’Autriche et la Bohême fournissent aux orchestres des princes Allemands une quantité d’excellens musiciens, et de grands compositeurs. Les peuples de la Germanie naissent avec un goût vif et déterminé pour la musique ; ils portent en eux le germe de l’harmonie ; et il est on ne peut pas plus commun d’entendre dans les rues et dans les boutiques des artisans des concerts pleins de justesse et de précision. Chacun chante sa partie et compte ses temps avec exactitude ; ces concerts dictés par la simple nature et exécutés par les gens les plus vils ont un ensemble que nous avons de la peine à faire saisir à nos musiciens Français, malgré le bâton de mesure et les contorsions de celui qui en est armé. Cet instrument, ou, pour mieux dire, cette espèce de férule décèle l’ecole, et retrace la foiblesse et l’enfance dans la quelle notre musique étoit plongée il y a soixante ans. Les étrangers accoutumés à entendre des orchestres bien plus nombreux que les nôtres, bien plus variés en instrumens, et infiniment plus riches en musique savante et difficultueuse, ne peuvent s’accoutumer à ce bâton, sceptre de l’ignorance qui fut inventé pour conduire des talens naissans. Ce hochet de la musique au berceau, paroît inutile dans l’adolescence de cet art. L’orchestre de l’opéra est, sans contredit, le centre et la réunion des musiciens habiles ; il n’est plus nécessaire de les avertir comme {p. 177}autrefois qu’il y a des dièses à la clef. Je crois donc, Monsieur, que cet instrument sans doute utile dans des temps d’ignorance ne l’est plus dans un siècle où les beaux arts tendent à la perfection. Le bruit désagréable et dissonnant qu’il produit, lorsque le préfet de la musique entre dans l’enthousiasme, et qu’il brise le pupitre, distrait l’oreille du spectateur, coupe l’harmonie, altère le chant des airs et s’oppose à toute impression.
Ce goût naturel et inné pour la musique entraîne après lui celui de la danse. Ces deux arts sont frères et se tiennent par la main ; les accents tendres et harmonieux de l’un excitent les mouvemens agréables et expressifs de l’autre ; leurs effets réunis offrent aux yeux et aux oreilles, des tableaux animés ; ces sens portent au cœur les images intéressantes qui les ont affectés ; le cœur, les communique à l’ame, et le plaisir qui résulte de l’harmonie et de l’intelligence de ces deux arts, enchaîne le spectateur et lui fait éprouver ce que la volupté a de plus séduisant.
La danse est variée à l’infini dans toutes les provinces de la Germanie. La manière de danser qui règne dans un village est presqu’étrangère dans le hameau voisin. Les airs mêmes destinés à leurs réjouissances ont un caractère et un mouvement différents, quoiqu’ils portent tous celui de la gaité, leur danse est séduisante, parce qu’elle tient tout de la nature ; leurs mouvemens ne respirent que la joye {p. 178}et le plaisir ; et la précision avec la quelle ils exécutent donne un agrément particulier à leurs attitudes, à leurs pas et à leurs gestes. Est-il question de sauter ? Cent personnes autour d’un chêne ou d’un pilier, prennent leurs temps dans le même instant, s’élévent avec la même justesse et retombent avec la même exactitude. Faut-il marquer la mesure par un coup de pied ? Tous sont d’accord pour le frapper ensemble. Enlévent-ils leurs femmes ? On les voit toutes en l’air à des hauteurs égales, et ils ne les laissent tomber que sur la note sensible de la mesure.
Le contre-point qui sans contredit, est la pierre de toûche de l’oreille la plus délicate, est pour eux ce qu’il y a de moins difficile ; aussi la danse est-elle animée, et la finesse de leur organe jette-t-elle dans leur manière de se mouvoir une gaité et une variété que l’on ne trouve point dans nos contredanses Françaises.
Un danseur sans oreille est l’image d’un fou qui parle sans cesse, qui dit tout au hazard, qui n’observe point de suite dans la conversation, et qui n’articule que des mots mal-cousus et dénués de sens commun. La parole ne lui sert qu’à indiquer aux gens sensés sa folie et son extravagance. Le danseur sans oreille, ainsi que le fou, fait des pas mal-combinés, s’égare à chaque instant dans son exécution, court sans cesse après la mesure et ne l’attrape jamais. Il ne sent rien ; tout est faux chez lui ; sa danse n’a ni {p. 179}raisonnement ni expression ; et la musique qui devroit diriger ses mouvemens, fixer ses pas et déterminer ses temps, ne sert qu’à déceler son insuffisance et ses imperfections.
L’étude de la musique peut, comme je vous l’ai déja dit, remédier à ce défaut, et donner à l’organe moins d’insensibilité et plus de justesse.
Je ne vous ferai pas, Monsieur, une longue description de tous les enchainemens de pas dont la danse est en possession. Ce détail seroit immense ; il est inutile d’ailleurs de m’étendre sur le mécanisme de mon art ; cette partie est portée à un si haut dégré de perfection, qu’il seroit ridicule de vouloir donner de nouveaux préceptes aux artistes, une pareille dissertation ne pourroit manquer d’être froide et de vous déplaire ; c’est aux yeux et non aux oreilles que les pieds et les jambes doivent parler.
Je me contenterai donc de dire que ces enchaînemens sont innombrables, que chaque danseur a sa manière particulière d’allier et de varier ses temps. Il en est de la danse comme de la musique, et des danseurs comme des musiciens : Notre art n’est pas plus riche en pas fondamentaux que la musique l’est en notes ; mais nous avons des octaves, des rondes, des blanches, des noires, des croches, des doubles croches et des triples croches, des temps à compter et une mesure à suivre ; ce mélange d’un petit {p. 180}nombre de pas, et d’une petite quantité de notes offre une multitude d’enchainemens et de traits variés : Le goût et le génie trouvent toujours une source de nouveautés en arrangeant et en retournant cette petite portion de notes et de pas de mille sens et de mille manières différentes ; ce sont donc ces pas lents et soutenus, ces pas vifs, précipités, et ces temps plus ou moins ouverts, qui forment cette diversité continuelle.
Lettre XIII. §
La Chorégraphie1 dont vous voulez que je vous entretienne, Monsieur, est l’art d’écrire la danse à l’aide de différens signes, comme on écrit la musique à l’aide de figures ou de caractères désignés par la dénomination des notes, avec cette différence qu’un bon musicien lira deux cens mesures dans un instant, et qu’un excellent chorégraphe ne dêchiffrera pas deux cens mesures de danse en deux heures. Ces signes représentatifs se conçoivent aisément ; on les apprend vîte, on les oublie de même. Ce genre d’écriture particulier à notre art, et que les anciens ont peut-être ignoré, pouvoit être nécessaire dans les premiers momens où la danse a été asservie à des principes. Les maîtres s’envoyoient réciproquement de petites contredanses et des morceaux brillants et difficiles, tels que le Menuet d’Anjou, la Bretagne, la Mariée, le Passepied ; sans compter encore les {p. 182}folies d’Espagne, la Pavonne, la Courrante, la bourrée d’Achille, et l’Allemande. Les chemins ou la figure de ces danses, étoit tracée ; les pas étoient ensuite indiqués sur ces chemins par des traits et des signes démonstratifs et de convention ; la cadence, ou la mesure étoit marquée par de petites barres posées transversalement, qui divisoient les pas et fixoient les temps ; l’air sur le quel ces pas étoient composés, se notoit au dessus de la page, de sorte que huit mesures de Chorégraphie équivaloient à huit mesures de musique. Moyennant cet arrangement on parvenoit à épeler la danse, pourvû que l’on eût la précaution de ne jamais changer la position du livre et de le tenir toujours dans le même sens. Voilà, Monsieur, ce qu’étoit jadis la Chorégraphie. La danse étoit simple et peu composée, la manière de l’écrire étoit par conséquent facile, et l’on apprenoit à la lire fort aisément. Mais aujourd’hui les pas sont compliqués, ils sont doublés et triplés ; leur mélange est immense : il est donc très difficile de les mettre par écrit, et encore plus difficile de les déchiffrer, cet art au reste est très imparfait ; il n’indique exactement que l’action des pieds ; et s’il nous désigne les mouvemens des bras, il n’ordonne ni les positions ni les contours qu’ils doivent avoir ; il ne nous montre encore ni les attitudes du corps, ni ses effacemens ni les oppositions de la tête, ni les situations différentes, nobles et aisées, nécessaires dans cette partie ; et je le regarde comme un art inutile, puisqu’il ne peut rien pour la perfection du nôtre. Je demanderois {p. 183}à ceux qui se font gloire d’être inviolablement attachés à la Chorégraphie, et que peut-être je scandalise, à quoi cette science leur a servi ? quel lustre a-t-elle donné à leurs talens ? quel vernis a-t-elle répandu sur leur réputation ? Ils me répondront, s’ils sont sincères, que cet art n’a pu les élever au dessus de ce qu’ils étoient, mais qu’ils ont en revanche tout ce qui a été fait de beau en matière de danse depuis cinquante ans. « Conservez, leur dirai-je, ce recueil précieux ; votre cabinet renferme tout ce que les Dupré, les Camargo, les Lany et peut-être même les Blondi ont imaginés d’enchainemens et de temps subtils, hardis ou ingénieux ; et cette collection est sans doute très-belle ; mais je vois avec regret que toutes ces richesses réunies n’ont pu vous sauver de l’indigence dans la quelle vous êtes des biens que vous auriez tirés de votre propre fonds. Entassez, tant qu’il vous plaira, ces foibles monumens de la gloire de nos danseurs célèbres ; je n’y vois, et l’on n’y verra que le premier trait, ou la première pensée de leurs talens ; je n’y distinguerai que des beautés éparses, sans ensemble, sans coloris ; les grands traits en seront effacés ; les proportions, les contours agréables ne frapperont point mes yeux ; j’appercevrai seulement des vestiges et des traces d’une action dans les pieds, que n’accompagneront ni les attitudes du corps, ni les positions des bras, ni l’expression des têtes ; en un mot, vous ne m’offrirez qu’une toile sur la quelle vous aurez conservé quelques traits épars de différens maîtres. »
{p. 184}J’ai appris, Monsieur, la Chorégraphie, et je l’ai oubliée ; si je la croyois utile à mes progrès, je l’apprendrois de nouveau. Les meilleurs danseurs et les maîtres de ballets les plus célèbres la dédaignent, parce qu’elle n’est pour eux d’aucun secours réel. Elle pourroit cependant acquérir un dégré d’utilité, et je me propose de vous en entretenir, après vous avoir fait part d’un projet né de quelques réflexions sur l’académie de danse, dont l’établissement n’a eu vraisemblablement d’autre objet, que celui de parer à la décadence de notre art et d’en hâter les progrès.
La danse et les ballets prendroient, sans doute une nouvelle vie, si des usages établis par un esprit de crainte et de jalousie, ne fermoient en quelque sorte le chemin de la gloire à tous ceux qui pourroient se montrer avec quelqu’avantage sur le théatre de la capitale, et convaincre par la nouveauté de leur genre, que le génie est de tous les pays, et qu’il croît et s’éléve en province avec autant de facilité que partout ailleurs.
Ne croyez pas, Monsieur, que je veuille déprimer les danseurs que la faveur, ou si vous voulez, une étoile propice et favorable a conduits à une place à la quelle de vrais talens les appelloient. L’amour de mon art, et non l’amour de moi-même, est le seul qui m’anime ; et je me persuade que sans blesser quelqu’un, il m’est permis de souhaiter à la danse les prérogatives dont jouit la comédie. Or, les comédiens de province n’ont-ils pas la liberté de débuter {p. 185}à Paris, et d’y jouer trois rôles différens et à leur choix ? Oui, sans doute, me dira-t-on ; mais ils ne sont pas toujours reçus. Eh ! qu’importe à celui qui réussit et qui plaît généralement, d’être reçu ou de ne pas l’être ? Tout acteur qui triomphe par ses talens de la cabale comique, et qui s’attire sans bassesse les suffrages unanimes d’un public éclairé, doit être plus que dédommagé de la privation d’une place qu’il doit moins regretter lorsqu’il sait qu’il la mérite légitimement.
La peinture n’auroit certainement pas produit tant d’hommes illustres dans tous les genres qu’elle embrasse, sans cette émulation qui règne dans son académie. C’est là, Monsieur, que le vrai mérite peut se montrer sans crainte ; il place chacun dans le rang qui lui convient ; et la faveur fut toujours plus foible à la galerie du Louvre, qu’un beau pinceau qui la force au silence.
Si les ballets sont des tableaux vivans, s’ils doivent réunir tous les charmes de la peinture, pourquoi n’est-il pas permis à nos maîtres d’exposer sur le théatre de l’opéra, trois morceaux de ce genre, l’un tiré de l’histoire, l’autre de la fable, et le dernier de leur propre imagination ? si ces maîtres réussissoient, on les reçevroit membres de l’académie, ou on les agrégeroit à cette société. De cette marque de distinction et de cet arrangement naitroit à coup sur l’émulation (aliment précieux des arts) ; et la danse encouragée par cette récompense, quelque chimérique qu’elle puisse être, se placeroit d’un vol rapide à coté des autres. {p. 186}Cette académie devenant dailleurs plus nombreuse, se distingueroit peut-être davantage ; les efforts des provinciaux exciteroient les siens ; les danseurs qui y seroient agrégés, serviroient d’éguillon à ses principaux membres ; la vie tranquille de la province faciliteroit à ceux qui y sont répandus, les moyens de penser, de réflechir et d’écrire sur leur art ; ils adresseroient à la société des mémoires souvent instructifs ; l’académie, à son tour, seroit forcée d’y repondre ; et ce commerce littéraire en répandant sur nous un jour nouveau, nous tireroit peu à peu de notre langueur et de notre obscurité. Les jeunes gens qui se livrent à la danse machinalement et sans principes, s’instruiroient encore infailliblement ; ils apprendroient à connoitre les difficultés, ils s’efforceroient de les surmonter ; et la vüe des routes sûres les empêcheroit de se perdre et de s’égarer.
On a prétendu, Monsieur, que notre académie est le séjour du silence, et le tombeau des talens de ceux qui la composent. On s’est plaint de n’en voir sortir aucun écrit ni bon, ni mauvais, ni médiocre, ni satisfaisant, ni ennuyeux ; on lui reproche de s’être entièrement écartée de sa première institution, de ne s’assembler que rarement, ou par hazard, de ne s’occuper en aucune manière des progrès de l’art qui en est l’objet, ni du soin d’instruire les danseurs et de former des elèves. Le moyen que je propose feroit inévitablement taire la calomnie ou la médisance, et rendroit à cette société la considération et le nom que plusieurs personnes lui refusent peut-être injustement. {p. 187}J’ajouterai que ses succès, si elle se déterminoit à prendre des disciples, seroient infiniment plus assurés ; elle auroit, du moins à une multitude de maîtres avides d’une réputation qu’ils n’ont pas méritée, la ressource de s’attribuer les progrès des élèves, et la liberté d’en rejetter les défauts sur ceux dont ils ont reçus les premières leçons. Ce danseur, disent-ils, a reçu primitivement de mauvais principes ; s’il a des défauts, ce n’est pas ma faute ; j’ai tenté l’impossible. Les parties dans les qu’elles il se distingue m’appartiennent, elles sont mon ouvrage. C’est ainsi, Monsieur, qu’on se ménage adroitement, en se refusant aux peines de l’état, une réponse courte en cas de critique, et une sorte de crédit et de confiance en cas d’applaudissemens. Vous conviendrez cependant que la perfection de l’ouvrage dépend en partie de la beauté de l’ébauche ; mais un écolier que l’on présente au public est comme un tableau qu’un peintre expose au sallon ; tout le monde l’admire et l’applaudit ou tout le monde le blame et le censure. Figurez-vous donc l’avantage que l’on a d’être constamment à l’affût des sujets agréables formés dans la province, dès qu’on peut se faire honneur des talens qu’on ne leur a pas donnés. Il ne s’agit que de débiter d’abord que l’éléve a été indignement enseigné, que le maître l’a totalement perdu, que l’on a eu une peine inconcevable à détruire cette mauvaise danse de campagne, et à remédier à des défauts étonnants. Il faut ensuite ajouter que l’éléve a du zèle, qu’il répond aux soins qu’en se donne, qu’il travaille nuit et jour, et le faire {p. 188}débuter un mois après. Allons voir (dit on) danser ce jeune homme ; c’est l’écolier d’un tel ; il étoit détestable, il y a un mois. Oui, répond celui-ci, il étoit insoutenable et du dernier mauvais. L’éléve se présente, on l’applaudit avant qu’il danse. Cependant il se déploie avec grace, il se dessine avec élégance ; ses attitudes sont belles, ses pas bien écrits ; il est brillant en l’air, il est vif et précis terre-à-terre, quelle surprise ! on crie miracle. Le maître est étonnant ! avoir formé un danseur en vingt leçons ! cela ne s’est jamais fait, en honneur, les talens de notre siècle sont surprenans.
Le maître reçoit ces louanges avec une modestie qui séduit, tandis que l’écolier, ébloui du succès et étourdi des applaudissemens, se voue à l’ingratitude la plus noire ; il oublie jusqu’au nom de celui à qui il doit tout ; tout sentiment de reconnoissance est pour jamais effacé de son âme ; il avoue, il proteste effrontément qu’il ne savoit rien, comme s’il étoit en état de se juger lui-même ; et il encense le charlatanisme par le quel il imagine que les éloges lui ont été prodigués.
Ce n’est pas tout : ce même élève fait un nouveau plaisir toutes les fois qu’il paroît ; bientôt il donne de la jalousie et de l’ombrage à son maître ; celui-ci lui refuse alors des leçons, parce que son genre est le même, et qu’il craint que son écolier ne le surpasse et ne le fasse oublier. Quelle petitesse ! peut-on se persuader qu’il n’y ait point de gloire à un habile homme d’en faire un plus habile que lui ? {p. 189}Est-ce avilir son mérite et flétrir sa réputation, que de faire revivre ses talens dans ceux d’un écolier ? eh ! Monsieur, le public pourroit-il savoir mauvais gré à Jéliote1, s’il eût formé un homme qui l’egalât ? en seroit-il moins Jéliote ? non, sans doute ; de pareilles craintes ne troublent point le vrai mérite et n’allarment que les demi-talens.
Mais revenons à l’académie de danse. Que de mémoires excellents ! que d’observations neuves, et combien de traités instructifs sortiroient de la société, si l’émulation des membres étoit éguillonnée et réveillée par les travaux qui leur seroient offerts !
Il eût été à souhaiter, Monsieur, que les académiciens et le corps même de l’académie eûssent fourni à l’Encyclopédie tous les articles qui concernent l’art de la danse. Cet objet eût été mieux rempli par des artistes éclairés que par M. de Cahusac. La partie historique appartenoit à ce dernier ; mais la partie mécanique devoit, ce me semble, appartenir de droit aux danseurs. Ils auroient éclairé le public et les danseurs ; et en illustrant l’art, ils se seroient illustrés eux-mêmes. Les productions ingénieuses que la danse enfante si souvent à Paris, et dont ils auroient pû donner au moins quelques exemples, auroient été consacrées dans des planches différentes de ces tables {p. 190}chorégraphiques, qui, comme je l’ai dit, n’apprennent rien, ou n’apprennent que très-peu de chose. Je suppose en effet que l’académie eût associé à ses travaux deux grands hommes, Boucher et M. Cochin ; qu’un académicien chorégraphe eût été chargé du soin de tracer les chemins et de dessiner les pas ; que celui qui étoit en état d’écrire avec plus de netteté, eût expliqué tout ce que le plan géométral n’auroit pu présenter distinctement ; qu’il eût rendu compte des effets que chaque tableau mouvant auroit produits, et de celui qui résultoit de telle ou telle situation ; qu’enfin il eût analysé les pas, leurs enchainemens successifs ; qu’il eût parlé des positions du corps, des attitudes, et qu’il n’eût rien omis de ce qui peut expliquer et faire entendre le jeu muet, l’expression pantomime, et les sentimens variés de l’âme par les caractères variés de la physionomie ; alors Boucher, d’une main habile, eût dessiné tous les groupes et toutes les situations vraiment intéressantes ; et M. Cochin, d’un burin hardi, auroit multiplié les esquisses de Boucher. Avouez, Monsieur, qu’avec le secours de ces deux hommes célèbres, nos académiciens feroient aisément passer à la postérité le mérite des maîtres de ballets et des danseurs habiles dont le nom est à peine conservé parmi nous, et qui ne nous laissent, après qu’ils ont abandonné le théatre, qu’un souvenir confus des talens qui nous forçoient à les admirer. La Chorégraphie deviendroit alors intéressante. Plan géométral, plan d’élévation, description fidèle de ces plans, tout se présenteroit à l’œil, tout instruiroit {p. 191}des attitudes du corps, de l’expression des têtes, des contours des bras, de la position des jambes, de l’élégance du vêtement, de la vérité du costume ; en un mot un tel ouvrage soutenû du crayon et du burin de ces deux illustres artistes, seroit une source où l’on pourroit puiser, et je le regarderois comme les archives de tout ce que notre art peut offrir de lumineux, d’intéressant et de beau.
Quel projet, me direz vous ! quelle dépense immense ! quel livre volumineux ! Il me sera facile de vous répondre. 1°. Je ne propose pas deux mercenaires, mais deux artistes qui traiteront l’académie avec ce dèsinteressement qui est la marque et la preuve des vrais talens. 2°. Je ne leur destine que des choses absolument dignes d’eux et de leurs soins, c’est à dire, des choses excéllentes, pleines de feu et de génie, de ces morceaux rares, exactement neufs et qui inspirent par eux-mêmes. Ainsi voilà les dépenses épargnées, et sûrement des planches en très-petit nombre. Plus sensible que qui que ce soit à la gloire d’une académie alors véritablement utile, que ne puis-je, Monsieur, voir déja ce projet mis à exécution ! et quel moyen plus sûr pour elle et pour les danseurs qu’elle croiroit devoir célèbrer, de voler à l’immortalité, que celui d’emprûnter les aîles de deux artistes faits pour graver à jamais au temple de mémoire, et leurs noms, et celui des personnages, qu’ils voudront illustrer ? Une telle entreprise sembloit leur être reservée ; et j’ose croire que nos académiciens trouveroient en eux toutes les ressources qu’ils {p. 192}pourroient desirer, lorsqu’ils leur présenteroient des modèles dont la capitale, qui est le centre et le point de réunion de tous les talens, fourmille sans doute, et que je n’ai ni la hardiesse ni la témérité de leur indiquer.
Voilà, Monsieur, ce qui me paroitroit devoir être substitué à la Chorégraphie de nos jours, à cet art aujourd’hui si compliqué, que les yeux et l’esprit sy perdent ; car ce qui n’étoit que le rudiment de la danse, en est devenu insensiblement le Grimoire. La perfection même que l’on a voulu donner aux signes qui désignent les pas et les mouvemens n’a servi qu’à les embrouiller et les rendre indéchiffrables, plus la danse l’embellira, plus les caractères se multiplieront, et plus cette science sera inintelligible. Jugez en, je vous prie, par l’article Chorégraphie inséré dans l’Encyclopédie ; vous regarderez sûrement cet art comme l’algèbre des danseurs, et je crains fort que les planches ne répandent pas un jour plus clair sur les endroits obscurs de cette dissertation.
Je conviens, me repliquerez vous peut-être, que le fameux Blondy lui-même interdisoit cette étude à ses élèves ; mais avouez du moins que la Chorégraphie est nécessaire aux maîtres de ballets. Non, Monsieur, c’est une erreur que de penser qu’un bon maître de ballets puisse tracer et composer son ouvrage au coin de son feu. Ceux qui travaillent ainsi, ne parviendront jamais qu’à des combinaisons misérables. Ce n’est pas la plume à la main que l’on fait marcher les figurans. Le théatre est le parnasse des compositeurs {p. 193}ingénieux ; c’est là que, sans chercher, ils rencontrent une multitude de choses neuves ; tout s’y lie, tout y est plein d’ame, tout y est dessiné avec des traits de feu. Un tableau ou une situation, le conduit naturellement à un autre ; les figures s’enchaînent avec autant d’aisance que de grace ; l’effet général se fait sentir sur le champ ; car telle figure élégante sur le papier, cesse de l’être à l’exécution ; telle autre qui le sera pour le spectateur, qui la verra en vue d’oiseau, ne le sera point pour les premières loges et le parterre. C’est donc pour les places les moins élevées que l’on doit principalement travailler, puisque telle forme, tel groupe et tel tableau, dont l’effet est sensible pour le parterre, ne peut manquer de l’être dans quelqu’endroit de la salle que l’on se place. Vous observez dans les ballets des marches, des contre-marches, des repos, des retraites, des évolutions, des groupes, ou des pelotons. Or, si le maître n’a pas le talent de faire mouvoir la grande machine dans des sens justes ; s’il ne demêle au premier coup d’œil les inconvéniens qui peuvent résulter de telle opération ; s’il n’a l’art de profiter du terrain ; s’il ne proportionne pas les manœuvres à l’étendue plus ou moins vaste et plus ou moins limitée du théatre ; si ses dispositions sont mal conçues ; si les mouvemens qu’il veut imprimer sont faux ou impossibles ; si les marches sont on trop vives ou trop lentes, ou mal dirigées ; si la mesure et l’ensemble ne règnent pas ; que sais-je ? Si l’instant est mal choisi, on n’apperçoit que confusion, qu’embarras, que tumulte ; {p. 194}tout se heurte ; il n’y a, et il ne peut y avoir ni netteté, ni accord, ni exactitude, ni précision ; et les huées et les sifflets sont la juste récompense d’un travail aussi monstrueux et aussi mal entendu. La conduite et la marche d’un grand ballet bien dessiné exige, Monsieur, des connoissances, de l’esprit, du goût, de la finesse, un tact sûr, un prévoyance sage et un coup-d’œil infaillible ; et toutes ces qualités ne s’acquièrent pas en déchiffrant, en en écrivant la danse chorégraphiquement ; le moment seul détermine la composition ; l’habileté consiste à le saisir, et à en profiter heureusement.
Il est cependant de prétendus maîtres, qui composent leurs ballets après avoir mutilé ceux des autres, à l’aide du cahier et de certains signes qu’ils adoptent, et qui forment pour eux une Chorégraphie particulière ; (car la façon de dessiner les chemins est toujours la même et ne varie que par les couleurs) ; mais rien de plus insipide et de plus languissant qu’un ouvrage médité sur le papier ; il se ressent toujours de la contention et de la peine. Il seroit plaisant de voir un maître de ballets de l’opéra, un in-folio à la main, se casser la tête pour remettre les ballets des Indes galantes, ou de quelqu’autre opéra chargé de danses. Que de chemins différens ne faudroit-il pas écrire pour un ballet nombreux ! ajoutez ensuite sur vingt-quatre chemins, tantôt réguliers, tantôt irréguliers, tous les pas compliqués à faire ; et vous aurez, Monsieur, si vous le voulez, un écrit très-savant, mais chargé d’une si grande abondance, et d’un mélange {p. 195}si informe de lignes, de traits, de signes et de caractères, que vos yeux en seront offusqués, et que toutes les lumières que vous espériez d’en tirer, seront, pour ainsi dire, absorbées par le noir dont sera tissu ce répertoire. Ne croyez pas au surplus qu’un maître de ballets, après avoir composé ceux d’un opéra à la satisfaction du public, soit obligé nécessairement d’en conserver l’idée précise, pour les remettre cinq ou six ans après. S’il dédaigne un pareil secours, il ne les composera de nouveau qu’avec plus de goût ; il réparera même les fautes qui pouvoient y règner, (car le souvenir de nos fautes est celui qui s’efface le moins) ; et s’il prend le crayon, ce ne sera que pour jetter sur le papier le dessin géométral des formes principales et des figures les plus saillantes ; il négligera sûrement de tracer toutes les routes diverses qui conduisoient à ces formes, et qui enchainoient ces figures ; et il ne perdra pas son temps à écrire les pas, ni les attitudes diverses, qui embellissoient ces tableaux. Oui, Monsieur, la Chorégraphie amortit l’imagination ; elle affoiblit, elle eteint le goût du compositeur qui en fait usage ; il est lourd et froid, il est incapable d’invention ; de créateur qu’il étoit, ou qu’il auroit été, il devient ou il n’est plus qu’un plagiaire ; il ne produit rien de neuf et tout son mérite se borne à défigurer les productions des autres. Tel est l’effet de l’engourdissement et de l’espèce de léthargie dans les quelles cette méthode jette l’esprit, que j’ai vû plusieurs maîtres de ballets obligés de quitter leur répétition, parce qu’ils avoient égaré leurs {p. 196}cahier, et qu’ils ne pouvoient faire mouvoir leurs figurans, sans avoir sous les yeux le mémorial de ce que les autres avoient composé. Je le repète, Monsieur, et je le soutiens ; rien de plus pernicieux qu’une méthode qui rétrécit nos idées, ou qui ne nous en permet aucunes, à moins qu’on ne sache se garantir du danger que l’on court en s’y livrant. Du feu, du goût, de l’imagination, des connoissances, voilà ce qui est prèferable à la Chorégraphie ; voilà, Monsieur, ce qui suggère une multitude de pas, de figures, de tableaux et d’attitudes nouvelles ; voilà les sources inépuisables de cette variété immense qui distingue le véritable artiste du Chorégraphe.
Lettre XIV. §
Vous exigez de moi, Monsieur, que je vous entretienne de mes ballets ; c’est avec peine que je cède à vos instances. Toutes les descriptions que l’on peut faire de ces sortes d’ouvrages ont ordinairement deux défauts ; elles sont an dessous de l’original, lorsqu’il est passable, ou au dessus lorsqu’il est médiocre.
On ne peut ni juger d’un cabinet de peinture par le catalogue des tableaux qu’il renferme, ni décider du prix d’un ouvrage de littérature, par la préface ou par le Prospectus. Il en est de même des ballets ; il faut nécessairement les voir, et les voir plusieurs fois. Un homme d’esprit fera d’excellens programmes, et fournira à un peintre les plus grandes idées ; mais le mérite consiste dans la distribution et dans l’exécution. Qu’on ouvre le Tasse, l’Arioste, et quantité d’auteurs du même genre ; on y puisera des sujets admirables à la lecture ; rien ne coutera sur le papier ; les idées se multiplieront, tout sera facile, et quelques mots arrangés avec art présenteront à l’imagination une foule de choses agréables, mais qui ne seront plus telles dès que l’on essayera de les rendre : et c’est alors que l’artiste connoitra l’immensité de la distance du projet à l’exécution.
Je vais satisfaire néanmoins votre curiosité, dans la persuasion où je suis que vous ne me jugerez pas sur l’esquisse mal crayonnée de quelques ballets reçus par le public avec les applaudissemens, qui ne m’ont {p. 198}point fait oublier que son indulgence fut toujours fort au dessus de mes talens.
Je suis très éloigné de prétendre que mes productions soient des chefs-d’œuvre ; des suffrages flatteurs pourroient me persuader quelles ont quelque mérite, mais je suis encore plus convaincu qu’elles ne sont pas sans défaut. Quoiqu’il en soit, et ce peu de mérite et ces défauts m’appartiennent entièrement. Jamais je n’ai eu sous les yeux ces modèles excellens qui élèvent et qui inspirent. Si j’eûsse été à portée de voir, peut-être aurois-je pu saisir. J’aurois du moins étudié l’art d’ajuster et d’accommoder à mes traits les agrémens des autres ; et je me serois efforcé de me les rendre propres, ou du moins de m’en parer sans devenir ridicule. Cette privation d’objets instructifs, à cependant excité en moi une émulation vive dont je n’aurois peut-être pas été animé, si j’avois eu la facilité de n’être qu’un imitateur froid et servile. La nature est le seul modèle que j’ai envisagé, et que je me suis proposé de suivre. Si mon imagination m’égare quelque fois. Le goût, ou si l’on veut, une sorte d’instinct m’éclaire sur mes écarts et me rappelle au vrai. Je détruis sans regret ce que j’ai crée avec le plus de peine, et mes ouvrages ne m’attachent que lorsqu’ils m’affectent véritablement. Il n’en est point, Monsieur, qui me fatiguent autant que la composition des ballets de certains opéras. Les passepieds, et les menuets me tuent ; la monotonie de la musique m’engourdit, et je deviens aussi pauvre qu’elle. Une musique au contraire expressive, {p. 199}harmonieuse et variée, telle que celle sur la quelle j’ai travaillé1 depuis quelque temps, me suggère mille idées et mille traits ; elle me transporte, elle m’élève, elle m’enflamme ; et je dois aux différentes impressions qu’elle m’a fait éprouver, et qui ont passé jusque dans mon âme, l’accord, l’ensemble, le saillant, le neuf, le feu, et cette multitude de caractères frappans et singuliers que des juges impartiaux ont crû pouvoir remarquer dans mes ballets ; effets naturels de la musique sur la danse, et de la danse sur la musique lorsque les deux artistes se concilient et lorsque les deux arts se marient, se réunissent, et se prêtent mutuellement des charmes pour séduire et pour plaire.
Il seroit inutile sans doute de vous entretenir des métamorphoses Chinoises, des réjouissances Flamandes, de la Mariée du Village, des Fêtes du Vauxhall, des Recrues Prussiennes, du Bal paré, et d’un nombre considérable, peut-être trop grand de ballets comiques presque dénués d’intrigues, destinés uniquement à l’amusement des yeux, et dont tout le mérite consiste dans la nouveauté des formes, dans la variété et dans le brillant des figures. Je ne me propose point aussi de vous parler de ceux que j’ai cru devoir traiter dans le grand, tels que les ballets {p. 200}que j’ai intitulé la mort d’Ajax, le jugement de Paris, la Descente d’Orphée aux Enfers, Renaud et Armide etc. Et je me tairai même encore sur ceux de la Fontaine de Jouvence et des caprices de Galathée1, persuadé de vos bontés et de l’intérêt que vous voulez bien prendre à tout ce qui me touche, je pense, Monsieur, que la description des ouvrages que me {p. 201}doivent entièrement le jour, et que vous pouvez regarder comme le fruit unique de mon imagination, vous plaira davantage ; et je commence par celui de la toilette de Venus, ou des ruses de l’Amour, ballet heroï-pantomime.
Le théatre représente un sallon voluptueux ; Vénus est à sa toilette et dans le deshabillé le plus galant ; les jeux et les plaisirs lui présentent à l’envi tout ce qui peut servir à sa parure ; les Graces arrangent ses cheveux ; l’Amour lace un de ses brodequins ; de jeunes Nymphes sont occupées, les unes à composer des guirlandes, les autres à arranger un casque pour l’amour ; celles-ci à placer des fleurs sur l’habit et sur la mante, qui doit servir d’ornement à sa mère. La toilette finie, Venus se retourne du côté de son fils, elle semble le consulter : le petit Dieu applaudit à sa beauté, il se jette avec transport dans ses bras ; et cette première scène offre ce que la volupté, la coquetterie et les graces ont de plus séduisant.
La seconde est uniquement employée à l’habillement de Vénus ; les Graces se chargent de son ajustement ; une partie des Nymphes s’occupe à ranger la toilette, pendant que les autres apportent aux Graces les ajustemens nécessaires ; les jeux et les plaisirs, non moins empressés à servir la Déesse, tiennent, ceux-ci la boîte à rouge, ceux-là la boité à mouches, le bouquet, le collier, les bracelets etc. L’Amour, dans une attitude élégante, se saisit du {p. 202}Miroir, et voltige ainsi continuellement autour des Nymphes, qui pour se venger de sa legèreté, lui arrachent son carquois et son bandeau : il les poursuit, mais il est arrêté dans sa course par trois de ces mêmes Nymphes qui lui présentent un casque et un miroir ; il se couvre, il se mire ; il vole dans les bras de sa mère, et il médite en soupirant le dessein, de se venger de l’espèce d’offense qui lui a été faite ; il supplie, il presse Vénus de l’aider dans son entreprise, en disposant leur âme à la tendresse par la peinture de tout ce que la volupté offre de plus touchant. Vénus alors déploie toutes ses graces ; ses mouvemens, ses attitudes, ses regards, sont l’image des plaisirs de l’amour même. Les Nymphes vivement émues s’efforcent de l’imiter, et de saisir toutes les nuances qu’elle employe pour les séduire. L’Amour témoin de l’impression, profite de l’instant ; il leur porte le dernier coup ; et dans une entrée générale il leur fait prendre toutes les passions qu’il inspire. Leur trouble croit et augmente sans cesse ; de la tendresse, elles passent à la jalousie, de la jalousie à la fureur, de la fureur à l’abattement, de l’abattement à l’inconstance ; elles éprouvent, en un mot, successivement tous les sentimens divers dont l’âme peut être agitée, et il les rappelle toujours à celui du bonheur, ce Dieu satisfait et content de sa victoire, cherche à se séparer d’elles ; il les fuit, elles le suivent avec ardeur ; mais il s’échappe et disparoit ainsi que sa mère et les Grâces ; et les Nymphes courent et volent après le plaisir qui les suit.
{p. 203}Cette scène, Monsieur, perd tout à la lecture ; vous ne voyez ni la Deêsse, ni le Dieu, ni leur suite, vous ne distinguez rien ; et dans l’impossibilité où je suis de rendre ce que les traits, la physionomie, les regards et les mouvemens des Nymphes exprimoient si bien, vous n’avez, et je ne vous donne ici que l’idée la plus imparfaite et la plus foible de l’action la plus vive et la plus variée.
Celle qui la suit, lie l’intrigue. L’Amour paroît seul ; d’un geste et d’un regard il anime la nature. Les lieux changent ; ils représentent une forêt vaste et sombre ; les Nymphes qui n’ont point perdu le Dieu de vue, entrent précipitamment sur la scène ; mais quelle est leur crainte ! elles ne voient ni Vénus, ni les Graces ; l’obscurité de la forêt, le silence qui y règne, les glacent d’effroi. Elles reculent en tremblant ; l’Amour aussitôt les rassure, il les invite à le suivre ; les Nymphes s’abandonnent à lui ; il semble les défier par une course légère. Elles courent après lui ; mais à la faveur de plusieurs feintes, il leur échappe toujours, et dans l’instant où il paroit être dans l’embarras le plus grand et où les nymphes croient l’arrêter, il fuit comme un trait, et il est remplacé avec promptitude par douze Faunes. Ce changement subit et imprevû fait un effet d’autant plus grand, que rien n’est aussi frappant que le contraste qui résulte de la situation des Nymphes et des Faunes. Les Nymphes offrent l’image de l’innocence ; les Faunes, celle de la férocité. Les attitudes de ceux-ci sont pleines de fierté et de vigueur ; les positions de {p. 204}celles-là n’expriment que la frayeur qu’inspire le danger. Les Faunes poursuivent les Nymphes qui fuient devant eux, mais ils s’en saisissent bientôt. Quelques-unes d’entre elles, profitant cependant d’un instant de mèsintelligence que l’ardeur de vaincre a jettée parmi eux, prennent la fuite et leur échappent ; il n’en reste que six aux douze Faunes ; alors il s’en disputent la conquête, nul d’entre eux ne veut consentir au partage, et la Fureur succédant bientôt à la jalousie, ils luttent et combattent. Celles-ci tremblantes et effrayées passent à chaque instant des mains des uns dans les mains des autres ; car ils sont tour à tour vainqueurs et vaincus. Cependant au moment où les combattans paroissent n’être occupés que de la défaite de leurs rivaux, elles tentent de s’échapper. Six Faunes s’élancent après elles et ne peuvent les arrêter, parce qu’ils sont eux-mêmes retenus par leurs adversaires qui les poursuivent. Leur colère s’irrite alors de plus en plus. Chacun court aux arbres de la forêt ; ils en arrachent les branches avec fureur, et ils se portent de part et d’autre des coups terribles. Leur adresse à les parer étant égale, ils jettent loin deux ces inutiles instrumens de leur vengeance et de leur rage ; et s’élançant avec impétuosité les uns sur es autres, ils luttent avec un acharnement qui tient du délire et du désespoir ; ils se saisissent, se terrassent, s’enlevent de terre, se serrent, s’étouffent, se pressent et se frappent ; et le combat n’offre pas un seul instant qui ne soit un tableau. Six de ces Faunes sont enfin victorieux ; ils foulent d’un pied {p. 205}leurs ennemis terrassés, et lèvent le bras pour leur porter le dernier coup. Lorsque six Nymphes conduites par l’Amour les arrêtent, et leur présentent une couronne de fleurs. Leurs compagnes sensibles à la honte et à l’abattement des vaincus, laissent tomber à leurs pieds celles qu’elles leur destinoient : ceux-ci dans une attitude qui peint ce que la douleur et l’accablement ont de plus affreux, sont immobiles ; leur tête est abattue, leurs yeux sont fixés sur la terre. Vénus et les Graces touchées de leurs peines, engagent l’Amour à leur être propice : ce Dieu voltige autour d’eux, et d’un souffle léger il les ranime et les rappelle à la vie : On les voit lever insensiblement des bras mourans, et invoquer le fils de Vénus, qui, par ses attitudes et ses regards, leur donne, pour ainsi dire, une nouvelle existence. A peine en jouissent-ils, qu’ils apperçoivent leurs ennemis occupés de leur bonheur, et folatrant autour des Nymphes. Un nouveau dépit s’empare d’eux ; leurs yeux étincellent de feu ; ils les attaquent, les combattent, et en triomphent à leur tour : peu contens de cette victoire s’ils n’en remportent les trophées, ils leur enlèvent et leur arrachent les couronnes de fleurs dont ils se glorifioient ; mais par un charme de l’Amour ces couronnes se partagent en deux : cet évennement rétablit parmi eux la paix et la tranquillité ; les nouveaux vainqueurs et les nouveaux vaincus reçoivent également le prix de la victoire ; les Nymphes présentent la main à ceux qui viennent de succomber, et l’Amour unit enfin les Nymphes aux Faunes. Là, le ballet symétrique {p. 206}commence ; les beautés mécaniques de l’art se déploient sur une grande chaconne, dans la quelle l’Amour, Vénus, les Graces, les Jeux et les Plaisirs dansent les principaux morceaux. Ici, je pouvois craindre le ralentissement de l’action ; mais j’ai saisi l’instant où Vénus ayant enchainé l’Amour avec des fleurs, le mène en lesse pour l’empêcher de suivre une des Graces à la quelle il s’attache : et pendant ce pas plein d’expression, les plaisirs et les jeux entrainent les Nymphes dans la forêt. Les Faunes les suivent avec empressement ; et pour sauver les bienséances et ne pas rendre trop sensibles les remarques que l’Amour fait faire à sa mère sur cette disparition, je fais rentrer un instant après ces mêmes Nymphes et ces mêmes Faunes. L’expression de ceux-ci, l’air satisfait de celles-là peignent avec des couleurs ménagées dans un passage bien exprimé de la chaconne, les tableaux de la volupté coloriés par le sentiment et la décence.
Ce ballet, Monsieur, est d’une action chaude et toujours générale, il a fait, et je puis m’en glorifier, une sensation que la danse n’avoit pas produite jusqu’alors. Ce succès m’a engagé à abandonner le genre au quel je m’étois attaché, moins, je l’avoue, par goût, que par connoissance et que par habitude. Je me suis livré dès cet instant à la danse expressive et en action ; je me suis attaché à peindre dans une manière plus grande et moins léchée ; et j’ai senti que je m’étois trompé grossièrement en imaginant que la danse n’étoit faite que pour les yeux, et que cet organe étoit la barrière ou se bornoit sa puissance et {p. 207}son étendue, persuadé qu’elle peut aller plus loin, qu’elle a des droits incontestables sur le cœur et sur l’ame, je m’efforcerai désormais de la faire jouir de tous ses avantages.
Les Faunes étoient sans tonnelets, et les Nymphes, Vénus, et les Graces sans paniers : j’avois proscrit les masques qui se seroient opposés à toute expression. La méthode de M. Garrick m’a été d’un grand secours On lisoit dans les yeux et sur la physionomie de mes Faunes, tous les mouvemens des passions qui les agitoient. Une laçure et une espèce de chaussure imitant l’écorce d’arbre, m’avoient semblé préférables à des escarpins ; point de bas ni de gants blancs, j’en avois assorti la couleur à la teinte de la carnation de ces habitans des forêts ; une simple draperie de peau de tigre couvroit une partie de leurs corps, tout le reste paroissoit nu ; et pour que le costume n’eût pas un air trop dur, et ne contrastât pas trop avec l’habillement élegant des Nymphes, j’avois fait jetter sur les draperies une guirlande de feuillages mélés de fleurs.
J’avois encore imaginé des silences dans la musique et ces silences produisoient l’effet le plus flatteur : L’oreille du spectateur cessant tout à coup d’être frappée par l’harmonie, son œil embrassoit avec plus d’attention tous les détails des tableaux, la position et le dessin des groupes, l’expression des têtes, et les différentes parties de l’ensemble ; rien n’échappoit à ses regards. Cette suspension dans la musique et dans les mouvemens du corps, répand un calme et un {p. 208}beau jour ; elle fait sortir avec plus de feu les morceaux qui la suivent : ce sont des ombres, qui ménagées avec art et distribuées avec goût, donnent un nouveau prix et une valeur réelle à toutes les parties de la composition : mais le talent consiste à les employer avec économie : elles deviendroient aussi funestes à la danse qu’elles le sont quelquefois à la peinture, lorsqu’on en abuse.
Passons aux Fêtes, ou aux Jalousies du Serrail. Ce ballet et celui dont je viens de vous parler, ont partagé le goût du public ; ils sont néanmoins dans un genre absolument opposé, et ne peuvent être mis en comparaison l’un avec l’autre.
Le théatre représente une des parties du Sérail ; un péristile orné de cascades et de jets d’eau, forme l’avant-scène. Le fond du théatre une colonade circulaire en charmille ; les intervalles de cette colonade sont couronnés de guirlandes de Fleurs, et enrichis de groupes, et de jets d’eau. Le morceau le plus éloigné qui termine la décoration, présente une cascade de plusieurs nappes, qui se perd dans un bassin, et qui laisse découvrir derrière elle un paysage et un lointain. Les femmes du sérail sont placées sur de riches sophas et sur des carreaux ; elles s’occupent à différens ouvrages en usage chez les Turcs.
Des Eunuques blancs et des Eunuques noirs superbement habillés, paroissent et présentent aux Sultanes, le sorbet, le café ; d’autres s’empressent de leur offrir des fleurs, des fruits et des parfums. Une d’entre elles plus occupée d’elle-même que ses compagnes, {p. 209}refuse tout pour avoir un miroir ; un esclave lui en présente un. Elle se mire, elle s’examine avec complaisance ; elle arrange ses gestes, ses attitudes et sa démarche. Ses compagnes jalouses de ses graces cherchent à imiter tous ses mouvemens ; et de là, naissent plusieurs entrées, tant générales que particulières, qui ne peignent que la volupté, et le désir ardent que toutes ont également de plaire à leur maître.
Aux charmes d’une musique tendre et du murmure des eaux, succède un air fier et marqué, dansé par des muets, par des Eunuques noirs et des Eunuques blancs, qui annoncent l’arrivée du Grand-Seigneur.
Il entre avec précipitation, suivi de l’Aga, d’une foule de Janissaires, de plusieurs Bostangis et de quatre Nains. Dans cet instant les Eunuques et les Muets tombent à genoux ; toutes les femmes s’inclinent, et les Nains lui offrent dans des corbeilles, des fleurs et des fruits. Il choisit un bouquet, et il ordonne, par un seul geste à tous les esclaves de disparoitre.
Le Grand-Seigneur seul au milieu de ses femmes, semble indéterminé sur le choix qu’il doit faire ; il se promène autour d’elles avec cet air indécis que donne la multiplicité des objets aimables. Toutes ces femmes s’efforcent de captiver son cœur, mais Zaïre et Zaïde semblent devoir obtenir la préférence. Il présente le bouquet à Zaïde ; et dans l’instant qu’elle l’accepte, un regard de Zaïre suspend son choix : il l’éxamine, il promène de nouveau ses regards, il revient ensuite à Zaïde ; mais un sourire enchanteur de {p. 210}Zaïre le décide entièrement, il lui donne le bouquet ; elle l’accepte avec transport. Les autres sultanes peignent par leurs attitudes le dépit et la jalousie. Zaïre jouit malignement de la confusion de ses compagnes et de l’abattement de sa rivale. Le Sultan s’appercevant de l’impression que son choix vient de faire sur les femmes du Sérail, et voulant ajouter au triomphe de Zaïre, ordonne à Fatime, à Zima et à Zaïde d’attacher à la Sultane favorite le bouquet dont il l’a décorée. Elles obéissent à regret ; et malgré l’empressement avec le quel elles semblent se rendre aux ordres du Sultan, elles laissent échapper des mouvemens de dépit et de désespoir, qu’elles étouffent en apparence lorsqu’elles rencontrent les yeux de leur maître.
Le Sultan danse un pas-de-deux voluptueux avec Zaïre, et se retire avec elle.
Zaïde, à qui le Grand-Seigneur avoit feint de présenter le bouquet, confuse et désesperée se livre, dans une entrée seule, à la rage et au dépit le plus affreux. Elle tire son poignard, elle veut s’arracher la vie ; mais ses compagnes arrêtent son bras et se hatent de la détourner de ce dessein barbare.
Zaïde est prête à se rendre lorsque Zaïre reparoit avec fierté ; sa présence rappelle sa rivale à toute sa fureur ; celle-ci s’élance avec précipitation sur elle pour lui porter le coup qu’elle se destinoit ; Zaïre l’esquive adroitement ; elle se saisit de ce même poignard, et lève le bras pour en frapper Zaïde. Les femmes du Sérail se partagent alors, elles accourent {p. 211}à l’une et à l’autre ; Zaïde désarmée profite de l’instant où son ennemie a le bras arrêté, elle se jette sur le poignard que Zaïre porte à son côté pour s’en servir contre elle ; mais les Sultanes attentives à leur conservation, parent le coup. Dans l’instant les Eunuques appellés par le bruit entrent dans le Sérail ; ils voyent le combat engagé de façon à leur faire craindre de ne pouvoir rétablir la paix, et ils sortent précipitamment pour avertir le Sultan. Les Sultanes dans ce moment entraînent et séparent les deux rivales qui font des efforts incroyables pour se dégager ; elles y réussissent. A peine sont-elles libres quelles s’élancent l’une sur l’autre avec fureur. Toutes les femmes effrayées volent entre elles pour arrêter leurs coups. Dans le moment le Sultan se présente : le changement que produit son arrivée est un coup de théatre frappant. Le plaisir et la tendresse succèdent sur le champ à la douleur et à la rage. Zaïre, loin de se plaindre, montre par une générosité ordinaire aux belles âmes, un air de sérénité qui rassure le Sultan, et qui calme les craintes qu’il avoit de perdre l’objet de sa tendresse. Ce calme fait renaître la joye dans le Sérail, et le Grand-Seigneur permet alors aux Eunuques de donner une fête à Zaïre ; la danse devient générale.
Dans un pas-de-deux, Zaïre et Zaïde se reconcilient. Le Grand-Seigneur danse avec elles un pas-de-trois, dans le quel il marque toujours une préférence décidée pour Zaïre.
{p. 212}Cette fête est terminée par une contredanse noble. La dernière figure offre un groupe posé sur un trône élevé sur des gradins ; il est composé des femmes du Sérail et du Grand-Seigneur ; Zaïre et Zaïde sont assises à ses cotés. Ce groupe est couronné par un grand baldaquin dont les rideaux sont supportés par des esclaves. Les deux côtés du théatre offrent un autre groupe de Bostangis, d’Eunuques blancs, d’Eunuques noirs, de Muets, de Janissaires et de Nains prosternés au pied du trône du Grand-Seigneur.
Voilà, Monsieur, une description bien foible d’un enchaînement de scènes qui toutes intéressent réellement. L’instant ou le Grand-Seigneur se décide, celui où il emmene la Sultane favorite, le combat des femmes, le groupe qu’elles forment à l’arrivée du Sultan, ce changement subit, cette opposition de sentimens, cet amour que toutes les femmes témoignent pour elles-mêmes, et qu’elles expriment toutes différemment, sont autant de contrastes que je ne peux vous faire saisir. Je suis dans la même impuissance relativement aux scènes simultanées que j’avois placées dans ce ballet. La pantomime est un trait, les tableaux qui en résultent sont rapides comme l’éclair ; ils ne durent qu’un instant et font aussitôt place à d’autres. Or, Monsieur, dans un ballet bien conçu il faut peu de dialogue et peu de momens tranquilles ; le cœur doit y être toujours agité. Ainsi, comment décrire l’expression vive du sentiment et l’action animée de la pantomime ? C’est à l’âme à peindre et c’est à l’âme à saisir le tableau.
{p. 213}L’action des ballets dont je viens de vous parler est bien moins longue à l’exécution qu’à la lecture. Des signes extérieurs qui annoncent un sentiment, deviennent froids et languissans, s’ils ne sont subitement suivis d’autres signes indicatifs de quelques nouvelles passions qui lui succèdent ; encore est-il nécessaire de diviser l’action entre plusieurs personnages ; une même altération, des mêmes efforts des mêmes mouvemens, une agitation toujours continuelle fatigueroient et ennuieroient enfin et l’acteur et le spectateur ; il importe donc d’éviter les longueurs, si l’on veut laisser à l’expression la force qu’elle doit avoir, aux gestes leur énergie, à la physionomie son ton, aux yeux leur éloquence aux attitudes et aux positions leurs graces et leur verité.
Le ballet des Fêtes ou des Jalousies du Serail, diront peut-être les critiques versés dans la lecture des Romans, pèche contre le costume et les usages des Levantins ; ils trouveront qu’il est ridicule d’introduire des Janissaires et des Bostangis dans la partie du Sérail destinée aux femmes du Grand-Seigneur, et ils objecteront encore qu’il n’y a point de nains à Constantinople, et que le Grand Seigneur ne les aime pas.
Je conviendrai de la justesse de leurs observations et de l’étendue de leurs connoissances ; mais je leur répondrai que si mes idées ont choqué la vérité, elles n’ont point blessé la vraisemblance ; et dèslors j’aurai eu raison de recourir à des licences nécessaires que {p. 214}tous les auteurs se sont permis dans des ouvrages bien plus importants que des ballets.
En s’attachant scrupuleusement à peindre le caractère, les mœurs et les usages de certaines nations les tableaux seroient souvent d’une composition pauvre et monotone : aussi y auroit-il de l’injustice à condamner un peintre sur les licences ingénieuses qu’il auroit prises, si ces mêmes licences contribuoient à la perfection, à la variété et à l’élégance de ses tableaux.
Lorsque les caractères sont soutenus, que celui de la nation qu’on représente n’est point altéré, et que la nature ne se perd pas sous des embellissemens qui lui sont étrangers et qui la dégradent ; lorsqu’enfin l’expression du sentiment est fidèle, que le coloris est vrai, que le clair-obscur est ménagé avec art, que les positions sont nobles, que les groupes sont ingénieux, que les masses sont belles et que le dessin est correct, le tableau dèslors est excellent et produit son effet.
Je crois, Monsieur, qu’une fête Turque ou Chinoise ne plairoit point à notre nation, si on n’avoit l’art de l’embellir ; et je suis persuadé que la manière de danser de ces peuples ne seroit point en droit de séduire : Ce costume exact et cette imitation n’offriroient qu’un spectacle très plat, et peu digne d’un public, qui n’applaudit qu’autant que les artistes ont l’art d’associer la délicatesse et le goût aux différentes productions qu’on lui présente.
Si ceux qui m’ont critiqué sur la prétendue licence que j’avois prise d’introduire des Bostangis et {p. 215}des Janissaires au Sérail, avoient été témoins de l’exécution, de la distribution et de la marche de mon ballet, ils auroient vû que ces personnages, qui les ont blessé à cent lieues d’éloignement, n’entroient point dans la partie du Sérail ou se tiennent les femmes ; qu’ils ne paroissoient que dans le jardin, et que je ne les avois associés à cette scène que pour faire cortège, et pour rendre l’arrivée du Grand-Seigneur plus imposante et plus majestueuse.
Au reste, Monsieur, une critique qui ne porte que sur un programme tombe d’elle-même, parce qu’elle n’est appuyée sur rien. On prononce sur le mérite d’un peintre d’après ses tableaux, et non d’après son style ; on doit prononcer de même sur celui du maître de ballets d’après l’effet des groupes, des situations, des coups de théatre, des figures ingénieuses, des formes saillantes et de l’ensemble qui règnent dans son ouvrage. Juger de nos productions sans les voir, c’est croire pouvoir décider d’un objet sans lumières.
Lettre quinzième et dernière. §
Encore deux ballets, Monsieur, et mon objet sera rempli ; car il est temps que je finisse. J’en ai dit assez pour vous persuader de toutes les difficultés d’un art qui n’est aisé que pour ceux qui n’approfondissent rien, et qui imaginent que l’action de s’elever de terre d’un pouce plus haut que les autres, ou l’idée de quelques moulinets, ou de quelques ronds doivent leur attirer tous les suffrages. Dans quelque genre que ce soit, plus on approfondit, plus les obstacles se multiplient, et plus le but au quel on s’efforce d’atteindre paroit s’éloigner. Aussi, Monsieur, le travail le plus opiniâtre n’offre-t-il aux plus grands artistes qu’une lumière souvent importune qui les éclaire sur leur insuffisance, tandisque l’ignorant satisfait de lui-même au milieu des ténèbres les plus épaisses, croit qu’il n’est absolument rien au delà de ce qu’il se flatte de savoir.
Le ballet dont je vais vous entretenir a pour titre l’Amour Corsaire, ou l’Embarquement pour Cythère. La scène se passe sur le bord de la mer dans l’isle de Misogyne. Quelques arbres inconnus dans nos climats, embellissent cette isle. D’un côté du théatre on apperçoit un autel antique élevé à la divinité que les habitans adorent ; une statüe représentant un homme qui plonge un poignard dans le sein d’une femme, est élevée au dessus de l’autel. Les habitans de cette isle sont cruels et barbares ; leur coutume est d’immoler {p. 217}à leur divinité toutes les femmes jettées malheureusement pour elles sur ces côtes. Ils imposent la même loi à tous les hommes qui échappent à la fureur des flots. Le sujet de la première scène est l’admission d’un étranger sauvé du naufrage. Cet étranger est conduit à l’autel sur le quel sont appuyés deux grands prêtres. Une partie des habitans est rangée autour de ce même autel, tenant dans leurs mains des massues avec les quelles ils s’exercent, tandis que les autres insulaires célèbrent par une danse mystérieuse l’arrivée de ce nouveau prosélite. Celui-ci se voit forcé de promettre solemnellement d’immoler avec le fer dont on va l’armer, la première femme qu’un destin trop cruel portera dans cette isle ; à peine commence-t-il à proférer l’affreux serment dont il frémit lui-même, quoiqu’il fasse le vœu dans le fond de son cœur de desobéir au nouveau Dieu dont il embrasse le culte, que la cérémonie est interrompue par des cris perçans poussés à l’aspect d’une chaloupe que bat une horrible tempête, et par une danse vive qui annonce la joie barbare que fait naître l’espoir de saisir quelques victimes. On apperçoit dans cette chaloupe une femme et un homme qui lèvent les mains vers le ciel, et qui demandent du secours. Dorval (c’est le nom de l’étranger) croit reconnoître à l’approche de cette chaloupe sa sœur et son ami. Il regarde attentivement ; son cœur est pénétré de plaisir et de crainte ; il les voit enfin hors de danger : il se livre à l’excès d’une satisfaction inexprimable ; mais cette satisfaction et la joye qu’elle inspire sont {p. 218}bientôt balancées par le souvenir du lieu terrible qu’il habite, et ce retour funeste le précipite dans l’abattement et dans la douleur la plus profonde. L’empressement qu’il a dabord témoigné a fait prendre le change et en a imposé aux Misogyniens ; ils ont cru voir en lui du zèle et un attachement inviolable à leur loi. Cependant Clairville et Constance (c’est le nom des deux amans) abordent enfin ; la mort est peinte sur leur visage, leurs yeux s’ouvrent à peine, des cheveux hérissés annoncent leur effroi. Un teint pâle et mourant peint toute l’horreur du trépas qui s’est présenté mille fois à eux et qu’ils redoutent encore ; mais quelle est leur surprise, lorsqu’ils se sentent étroitement embrassés, ils reconnoissent Dorval, ils se jettent dans ses bras ; leurs yeux croient à peine ce qu’ils voient ; tous trois ne peuvent se séparer ; l’excès de leur bonheur est exprimé par toutes les démonstrations de la joye la plus pure ; ils s’inondent de leurs larmes, et ces larmes sont des signes non équivoques des sentimens divers qui les agitent. Ici leur situation change. Un sauvage présente à Dorval le poignard qui doit percer le cœur de Constance, et lui ordonne de le lui plonger dans le sein. Dorval indigné d’un ordre aussi barbare, saisit ce fer et veut en frapper le Misogynien ; mais Constance s’échappant des bras de son amant suspend le coup que son frère alloit porter : le sauvage saisit cet instrument il désarme Dorval et veut percer le sein de celle qui vient de lui sauver la vie. Clairville arrête le bras du perfide, il lui arrache le poignard. Dorval {p. 219}et Clairville également révoltés de la férocité et de l’inhumanité des habitans de cette isle, se rangent du côte de Constance ; ils la tiennent étroitement serrée dans leurs bras ; leurs corps sont un rempart qu’ils opposent à la barbarie de leurs ennemis, et leurs yeux animés et étincelans de colère semblent défier les Misogyniens. Ceux-ci furieux de cette résistance, ordonnent aux sauvages qui ont des massues, d’arracher la victime des bras de ces deux étrangers et de la traîner à l’autel. Dorval et Clairville encouragés par le danger dèsarment deux de ces cruels ; ils se livrent au combat avec fureur et avec audace, et viennent à chaque instant se rallier auprès de Constance ; ils ne la perdent pas un moment de vue. Celle-ci tremblante et desolée, craignant de perdre deux objets qui lui sont également chers, s’abandonne au dèsespoir. Les sacrificateurs aidés de plusieurs sauvages s’élancent sur elle ; et l’entrainent à l’autel. Dans ce moment elle rappelle tout son courage, elle lutte contre eux ; elle se saisit du poignard d’un des sacrificateurs, elle l’en frappe. Délivrée pour un instant elle se jette dans les bras de son amant et de son frère ; mais elle en est arrachée. Elle s’échappe de nouveau, et y revole encore. Cependant ne pouvant résister au nombre, Dorval et Clairville presque mourans et accablés sont enchainés ; Constance est entrainée au pied de cet autel, trône de la barbarie. Le bras se lève, le coup est prêt à tomber, lorsqu’un Dieu protecteur des amans arrête le bras du sacrificateur, en répandant un charme sur cette isle, qui en {p. 220}rend tous les habitans immobiles. Cette transition des plus grands mouvemens à l’immobilité, produit un effet étonnant. Constance évanouie aux pieds du sacrificateur, Dorval et Clairville voyant à peine la lumière, sont renversés dans les bras de quelques sauvages1.
Le jour devient plus beau, les flots irrités s’abaissent, le calme succéde à la tempête, plusieurs Tritons et plusieurs Naïades folatrent dans les eaux ; un vaisseau richement orné paroit sur la mer2.
Il aborde ; l’Amour fait jetter l’ancre, il descend de son bord ; les Nymphes, les Jeux et les Plaisirs {p. 221}le suivent ; et en attendant les ordres de ce Dieu, cette troupe légere se range en bataille. Les Misogyniens reviennent de l’extase et de l’immobilité dans les quelles l’Amour les avoit plongés. Un de ses regards rappelle à la vie. Constance. Dorval et Clairville ne doutant point alors que leur libérateur ne soit un Dieu, se prosternent à ses pieds. Les sauvages irrités de voir leur culte profané, lèvent tous leurs massues pour massacrer et les adorateurs et la suite de l’enfant de Cythère ; ils tournent même leur rage et leur fureur contre lui ; mais que peuvent les mortels, lorsque l’Amour commande ? un seul de ses regards suspend tous les bras armés des Misogyniens. Il ordonne que l’on renverse leur autel, que l’on brise leur infâme divinité ; les jeux et les plaisirs obéissent à sa voix, l’autel s’ébranle sous leurs coups, la statue s’écroule et se rompt par morceaux. Un nouvel autel paroit et prend la place de celui qui vient d’être détruit. Il est de marbre blanc ; des guirlandes de roses, de jasmins et de myrthes ajoutent à son élégance ; des colonnes sortent de la terre pour orner cet autel, et un baldaquin artistement enrichi, et porté par un groupe d’Amours, descend des cieux. Les extrémités en sont soutenues par des Zephirs qui les appuient directement sur les quatre colonnes qui entourent l’autel ; les arbres antiques de cette isle disparoissent, pour faire place aux myrthes, aux orangers, et aux bosquets de roses et de jasmins.
Les Misogyniens à l’aspect de leur divinité renversée et de leur culte profané entrent en fureur ; {p. 222}mais l’Amour ne leur permet de faire éclater leur colère que par intervalle ; il les arrête toujours lorsqu’ils sont près de frapper. Les instans du charme qui les rend immobiles, offrent une multitude de tableaux et de groupes qui différent tous par les positions, par la distribution, par la composition, mais qui expriment également ce que la fureur a de plus affreux. Les tableaux que présentent les Nymphes sont d’un goût et d’un coloris tout opposé. Elles ne parent les coups que les Misogyniens tentent de leur porter, qu’avec des graces et des regards pleins de tendresse et de volupté. Cependant l’Amour ordonne à celles-ci de combattre et de vaincre ces sauvages ; ceux-ci ne font plus qu’une foible résistance, s’ils ont la force de lever le bras pour porter un coup, ils n’ont pas le courage de le laisser tomber. Enfin leurs massues leurs échappent, elles tombent de leurs mains. Vaincus et sans déffense ils se jettent aux genoux de leurs vainqueurs, qui, naturellement tendres, leur accordent leur grâce en les enchainant avec des guirlandes de fleurs. L’Amour satisfait unit Clairville à Constance, les Misogyniens aux Nymphes, et donne à Dorval Zénéide, jeune Nymphe que ce Dieu a pris soin de former. Une marche de triomphe forme l’ouverture de ce ballet ; les Nymphes mènent en lesse les vaincus ; l’Amour ordonne des fêtes, et le divertissement général commence. Ce Dieu, Clairville et Constance, Dorval et Zenéide, les Jeux et les Plaisirs dansent les principaux morceaux. La contredanse noble de ce ballet se dégrade {p. 223}insensiblement de deux en deux, et tout le monde se place successivement sur le vaisseau. De petits gradins posés dans des sens différents et à des hauteurs diverses servent, pour ainsi dire, de piédestal à cette troupe amoureuse, et offrent un grand groupe distribué avec élégance ; on lève l’ancre, les Zéphirs enflent les voiles, le vaisseau prend le large, et poussé par des vents favorables il vogue vers Cythère1.
Je vais passer actuellement au Jaloux sans rival, ballet Espagnol ; et je vous préviens d’avance qu’il y a encore des combats et des poignards. On appelle le misanthrope, l’homme aux rubans verts : on me nommera peut-être l’homme aux poignards. Lorsque l’on réfléchira cependant sur l’art pantomime ; lorsque l’on examinera les limites étroites qui lui sont prescrites ; lorsque l’on considérera enfin son insuffisance {p. 224}dans tout ce qui s’appelle dialogue tranquille, et que l’on se rappellera jusqu’a quel point il est subordonné aux règles de la peinture, qui, comme la pantomime, ne peut rendre que des instans, on ne pourra me blamer de choisir tous ceux qui peuvent, par leurs liaisons et par leurs successions, remuer le cœur et affecter l’âme. Je ne sais si j’ai bien fait de m’attacher à ce genre, mais les larmes que le public a données a plusieurs scènes de mes ballets, l’émotion vive qu’ils ont causée, une persuadent que si je n’ai point encore atteint le but, du moins ai-je trouvé la route qui peut y conduire. Je ne me flatte point de pouvoir franchir la distance immense qui m’en éloigne et qui m’en sépare ; ce succès n’est réservé qu’à ceux à qui le génie prête des ailes ; mais j’aurai du moins la satisfaction d’avoir ouvert la voie. Indiquer le chemin qui mène à la perfection, est un avantage qui suffit à quiconque n’a pas eu la force d’y arriver.
Fernand est amant d’Inès ; Clitandre petit-maître François est amant de Béatrix, amie d’Inès : voilà les personnages sur les quels roule toute l’intrigue, Clitandre à propos d’un coup d’échec1 se brouille vivement avec Béatrix.
{p. 225}Inès cherche à raccommoder Clitandre et Béatrix : Celle-ci naturellement fière se retire ; Clitandre désesperé la suit ; ne pouvant obtenir son pardon, il revient un instant après, et conjure Inès de lui être favorable. Celle-ci lui promet de s’intéresser en sa faveur, mais elle lui expose le danger qu’elle court d’être seule avec lui ; elle craint la jalousie de Fernand. Le François toujours pétulant, et plus occupé de son amour que des inquiétudes d’Inès, se jette à ses genoux pour la presser de ne point oublier de parler à Béatrix. Fernand paroît et sans rien examiner ; il s’élance avec fureur sur Clitandre ; il lui saisit la main dans l’instant qu’il baise celle d’Inès et quelle fait des efforts pour s’en défendre ; et sur le champ il tire un poignard pour le frapper ; mais Inès pare le coup, et Béatrix attirée par le bruit couvre de son corps celui de son amant. L’Espagnol dès cet instant interprète les sentimens d’Inès à son dèsavantage ; il prend sa compassion pour de la tendresse, ses craintes pour de l’amour : excité par les images que la jalousie porte dans son cœur, il se dégage d’Inès et court sur Clitandre. La fuite précipitée de celui-ci le sauve du danger ; mais l’espagnol au désespoir ne n’avoir pu assouvir sa rage, se retourne avec promptitude vers Inès, pour lui {p. 226}porter le coup qu’il destinoit à son prétendu rival. Il veut la frapper, mais le mouvement qu’elle fait pour voler au devant du bras qui la menace, arrête le transport du jaloux, et lui fait tomber le fer de la main. Un geste d’Inès semble reprocher à son amant son injustice. Désesperée de survivre au soupçon qu’il a conçu de son infidélité, elle tombe sur un fauteuil. Fernand toujours jaloux, mais honteux de sa barbarie, se jette sur un autre siège. Les deux amans offrent l’image du désespoir et de l’amour en courroux. Leurs yeux se cherchent et s’évitent, s’enflamment et s’attendrissent. Inès tire une lettre de son sein, Fernand l’imite ; chacun y lit les sentimens de l’amour le plus tendre ; mais tous deux se croyant trompés, déchirent avec dépit ces premiers gages de leur amour, également piqués de ces marques de mépris, ils regardent attentivement les portraits qu’ils ont l’un de l’autre, et n’y voyant plus que les traits de l’infidélité et du parjure, ils les jettent à leurs pieds. Fernand exprime cependant par ses gestes et ses régards combien ce sacrifice lui déchire le cœur ; c’est par un effort violent qu’il se défait d’un portrait qui lui est si cher ; il le laisse tomber, ou pour mieux dire il le laisse échapper avec peine de ses mains. Dans cet instant il se jette sur son siège, et se livre à la douleur et au désespoir.
Béatrix témoin de cette scène, fait alors des efforts pour les raccommoder, et pour les engager l’un et l’autre à s’approcher réciproquement. Inès fait les premiers pas ; mais, s’appercevant que Fernand {p. 227}ne répond point à son empressement, elle prend la fuite : Béatrix l’arrête sur le champ ; et l’Espagnol voyant que sa maitresse veut l’éviter, fuit à son tour avec un air d’accablement et de dépit.
Béatrix persiste et veut toujours les contraindre à faire la paix. Pour cet effet, elle les oblige à se donner la main ; ils se font tirer l’un et l’autre ; mais elle parvient enfin à les rapprocher et à les réunir. Elle les considère ensuite avec un sourire malin. Les deux amans n’osant encore se regarder, malgré l’envie qu’ils en ont, se trouvent dos à dos ; insensiblement ils se retournent. Inès, par un regard, assure le pardon de Fernand, qui lui baise la main avec transport ; et ils se retirent tous trois pénétrés de la joie la plus vive.
Clitandre paroît sur la scène. Son entrée est un monologue ; elle emprûnte ses traits de la crainte et de l’inquiétude. Il cherche sa maîtresse ; mais appercevant Fernand, il fuit avec célérité. Celui-ci témoigne à Béatrix sa reconnoissance ; mais comme rien ne ressemble plus à l’amour que l’amitié, Inès qui le surprend tandis qu’il baise la main de Béatrix, en prend occasion pour se venger de la scène que la jalousie de son amant lui a fait essuyer, elle feint d’être jalouse à son tour. L’Espagnol la croyant réellement affectée de cette passion, cherche à la détromper en lui donnant de nouvelles assurances de sa tendresse ; elle y paroît insensible, et ne le regardant qu’avec des yeux troublés et menaçans, elle lui montre un poignard ; il frémit, il recule de frayeur ; s’élance {p. 228}pour le lui arracher, mais elle feint de s’en frapper ; elle chancèle et tombe dans les bras de ses suivantes. A ce spectacle, Fernand demeure immobile et sans sentiment, et n’écoutant soudain que son désespoir, il s’y livre tout entier, et tente de s’arracher la vie. Tous les Espagnols se jettent sur lui et le dèsarment. Furieux il lutte contre eux et cherche à résister à leurs efforts ; il en terrasse plusieurs, mais accablé par le nombre et par sa douleur, ses forces diminuent insensiblement, ses jambes se dérobent sous lui, ses yeux s’obscurcissent et se ferment, ses traits annoncent la mort, il tombe évanoui dans les bras des Espagnols.
Inès qui dans les commencemens de cette scène, jouissoit du plaisir d’une vengeance qu’elle croyoit innocente et dont elle ne prévoyoit point les suites, s’appercevant de ses tristes effets, donne les marques les plus convainquantes de la sincérité de son repentir ; elle vole à son amant, le serre tendrement dans ses bras, le prend par la main et s’éfforce de le rappeller à la vie. Fernand ouvre les yeux ; sa vue paroit troublée, il tourne la tête du côté d’Inès : mais quel est son étonnement ! il croit à peine ce qu’il voit ; il ne peut se persuader qu’Inès vive encore ; et doutant de son bonheur, il exprime tour à tour sa surprise, sa crainte, sa joye, sa tendresse et son ravissement ; il tombe aux genoux de sa maitresse, qui le reçoit dans ses bras avec les transports de l’amante la plus passionnée.
{p. 229}Les différens evénemens que cette scène à produits rendent l’action générale ; le plaisir s’empare de tous les cœurs il se manifeste par des danses ou Fernand, Inès, Béatrix et Clitandre président. Après plusieurs pas particuliers qui peignent l’enjouement et la volupté, le ballet est terminé par une contre-danse générale.
Il est aisé de s’appercevoir, Monsieur, que ce ballet n’est qu’une combinaison des scènes les plus saillantes de plusieurs drames de notre théatre. Ce sont des tableaux des meilleurs maîtres, que j’ai pris soin de réunir.
Le premier est pris de M. Diderot, le second offre un coup de théatre de mon imagination ; je veux parler de l’instant où Fernand lève le bras sur Clitandre. Celui qui le suit est tiré de Mahomet, lorsqu’il veut poignarder Irène et qu’elle lui dit en volant au devant du coup :
Ton bras est suspendu ! qui t’arrête ? ose tout ;Dans un cœur tout à toi laisse tomber le coup.
La scène de dépit, les lettres déchirées et les portraits rendus avec mépris, présentent la scène du dépit amoureux de Molière. Le raccommodement de Fernand et d’Inès n’est autre chose que celui de Mariane et de Valère du Tartuffe, ménagé adroitement par Dorine. La feinte jalousie d’Inès est une épisode de pure invention. L’égarement de Fernand, sa rage, sa fureur, son désespoir et son accablement sont l’image des fureurs d’Oreste de Racine. La reconnoissance enfin est celle de {p. 230}Rhadamiste et de Zénobie de M. Crébillon. Tout ce qui lie ces tableaux pour n’en former qu’un seul est de moi.
Vous voyez, Monsieur, que ce ballet n’est exactement qu’un essai que j’ai voulû faire pour sonder le goût du public, et pour me convaincre de la possibilité qu’il y a d’associer le genre tragique à la danse. Tout eût du succès dans ce ballet, sans en excepter même la scène du dépit, jouée partie assis et partie debout ; elle parut aussi vive, aussi animée et aussi naturelle que toutes les autres, il y a dix mois que l’on voit ce spectacle, et qu’on le voit avec plaisir ; effet certain de la danse en action ; elle paroit toujours nouvelle, parce qu’elle parle à l’ame, et qu’elle intéresse également le cœur et les yeux.
J’ai passé légèrement sur les parties de détail pour vous épargner l’ennui qu’elles auroient pû vous causer ; et je vais finir par quelques réflexions sur l’entêtement la négligence et la paresse des artistes, et sur la facilité du public à céder aux impressions de l’habitude.
Que l’on consulte, Monsieur, tous ceux qui applaudissent indifféremment, et qui croiroient avoir perdu l’argent qu’ils ont donné à la porte, s’ils n’avoient frappé des pieds, ou des mains ; qu’on leur demande, dis-je, comment ils trouvent la danse et les ballets ? « Miraculeux, repondront-ils, ils sont du dernier bien ; et les arts agréables sont étonnants. » Représentez leur qu’il y a des changemens à faire, que la danse est froide, que les ballets n’ont d’autre mérite que celui du dessein, que l’expression y est négligée, que la pantomime {p. 231}est inconnue, que les plans sont vides de sens, que l’on s’attache à peindre des sujets trop minces ou trop vastes, et qu’il y auroit une réforme considérable à faire au théatre ; ils vous traiteront de stupide et d’insensé ; ils ne pourront s’imaginer que la danse et les ballets puissent leur procurer des plaisirs plus vifs. » Que l’on continue, ajouteront-ils, à faire de belles pirouettes, de beaux entrechats ; que l’on se tienne long tems sur la pointe du pied pour nous avertir des difficultés de l’art ; qu’on remue toujours les jambes avec la même vitesse, et nous serons contens. Nous ne voulons point de changement ; tout est bien, et l’on ne peut rien faire de plus agréable. » Mais la danse, poursuivront les gens de goût, ne vous cause que des sensations médiocres, et vous en éprouveriez de bien plus vives, si cet art étoit porté au dégré de perfection où il peut atteindre. » « Nous ne nous soucions pas, répondront-ils, que la danse et les ballets nous attendrissent, qu’ils nous fassent verser des larmes ; nous ne voulons pas que cet art nous occupe sérieusement ; le raisonnement lui ôteroit ses charmes ; c’est moins à l’esprit à diriger ses mouvemens qu’à la folie ; le bon sens l’anéantiroit ; nous prétendons rire aux ballets, causer aux tragédies, et parler petites maisons, petits soupers ét équipages à la comédie. »
Voilà, Monsieur, un systême assez général. Est-il possible que le génie créateur soit toujours persécuté ? soyez ami de la vérité, c’est un titre qui révolte tous ceux qui la craignent. M. de Cahusac dévoile les beautés de notre art, il propose des embellissemens {p. 232}nécessaires ; il ne veut rien ôter à la danse, il ne cherche au contraire qu’à tracer un chemin sûr dans le quel les danseurs ne puissent s’égarer ; on dédaigne de le suivre. M. Diderot, ce philosophe ami de la nature, c’est à dire, du vrai et du beau simple, cherche également à enrichir la scène Française d’un genre qu’il a moins puisé dans son imagination que dans l’humanité ; il voudroit substituer la pantomime aux manières ; le ton de la nature au ton empoulé de l’art ; les habits simples aux colifichets et à l’oripeau ; le vrai au fabuleux ; l’esprit et le bon sens au jargon entortillé, à ces petits portraits mal peints qui font grimacer la nature, et qui l’enlaidissent ; il voudroit, dis-je, que la comédie Française méritât le titre glorieux de l’école des mœurs ; que les contrastes fûssent moins choquans et ménagés avec plus d’art ; que les vertus enfin n’eûssent pas besoin d’être opposées aux vices, pour être aimables et pour séduire, parce que ces ombres trop fortes loin de donner de la valeur aux objets et de les éclairer, les affoiblissent et les éteignent ; mais tous ses efforts sont impuissans.
Le traité de M. de Cahusac sur la danse est aussi nécessaire aux danseurs, que l’etude de la Chronologie est indispensable à ceux qui veulent écrire l’histoire ; cependant il a été critiqué des personnes de l’art, il a même excité les fades plaisanteries de ceux qui, par de certaines raisons, ne pouvoient ni le lire, ni l’entendre. Combien le mot pantomime n’a-t-il pas choqué tous ceux qui dansent le sérieux ? il seroit beau, disoient-ils, de voir danser ce genre {p. 233}en pantomime ! avouez, Monsieur, qu’il faut absolument ignorer la signification du mot, pour tenir un tel langage. J’aimerois autant que l’on me dit : je renonce à l’esprit ; je ne veux point avoir d’ame, je veux être brute toute la vie.
Plusieurs danseurs qui se récrient sur l’impossibilité qu’il y auroit de joindre la pantomime à l’exécution mécanique, et qui n’ont fait aucune tentative ni aucun effort pour y réussir, attaquoient encore l’ouvrage de M. de Cahusac avec des armes bien foibles. Ils lui reprochoient de ne pas connoître la mécanique de l’art, et concluoient de là que ses raisonnemens ne portoient sur aucuns principes. Quels discours ! Est-il besoin de savoir faire la gargouillade et l’entrechat, pour juger sainement des effets de ce spectacle, pour sentir ce qui lui manque et pour indiquer ce qui lui convient ? faut-il être danseur pour s’appercevoir du peu d’esprit qui règne dans un pas-de-deux, des contresens qui se font habituellement dans les ballets, du peu d’expression des exécutans, et de la médiocrité des talens des compositeurs ? Que diroit-on d’un auteur qui ne voudroit pas se soumettre au jugement du parterre, parceque ceux qui le composent n’ont pas tous le talent de faire des vers ?
Si M. de Cahusac s’étoit attaché aux pas de la danse, aux mouvemens compassés des bras, aux enchaînemens et aux mélanges compliqués des temps, il auroit couru les risques de s’égarer ; mais il a {p. 234}abandonné toutes ces parties grossières à ceux qui n’ont que des jambes et des bras. Ce n’est pas pour eux qu’il a prétendu écrire, il n’a traité que la poétique de l’art ; il en a saisi l’esprit et le caractère ; malheur à tous ceux qui ne peuvent ni le goûter ni l’entendre ! Disons la verité, le genre qu’il propose est difficile ; mais en est-il moins beau ? c’est le seul qui convienne à la danse et qui puisse l’embellir.
Les grands comédiens seront du sentiment de M. Diderot ; les médiocres seront les seuls qui s’élèveront contre le genre qu’il indique ; pourquoi ? c’est qu’il est pris dans la nature, c’est qu’il faut des hommes pour le rendre, et non pas des automates ; c’est qu’il exige des perfections qui ne peuvent s’acquérir, si l’on n’en porte le germe en soi-même, et qu’il n’est pas seulement question de débiter, mais qu’il faut sentir vivement et avoir de l’âme.
Il faudroit jouer, disois-je un jour à un comédien, le père de famille et le fils naturel. Ils ne feroient point d’effet au théatre, me repliqua-t-il. Avez-vous lu ces deux drames ? oui, me repondit-il. Eh bien, n’avez vous pas été émû ? votre ame n’a-t-elle point été affectée, votre cœur ne s’est-il pas attendri, et vos yeux ont-ils pu refuser des larmes aux tableaux simples mais touchans, que l’auteur a peints si naturellement ? j’ai eprouvé, me dit-il, tous ces mouvemens. Pourquoi donc, lui répondis-je, doutéz vous de l’effet que ces pièces produiroient au théatre, puisqu’elles vous ont séduit, quoique dégagées des {p. 235}charmes de l’illusion que leur prêteroit la scène, et quoique privées de la nouvelle force qu’elles acquéroient étant jouées par de bons acteurs ? Voilà la difficulté ; il seroit rare d’en trouver un grand nombre, continua-t-il, capable de jouer ces pièces : ces scènes simultanées seroient embarrassantes à bien rendre ; cette action pantomime seroit l’écueil contre le quel la plupart des comédiens échoueroient. La scène muette est épineuse, c’est la pierre de touche de l’acteur. Ces phrases coupées, ces sens suspendus, ces soupirs, ces sons à peine articulés démanderoient une vérité, une âme, une expression et un esprit qu’il n’est pas permis à tout le monde d’avoir ; cette simplicité dans les vêtemens, dépouillant l’acteur de l’embellissement de l’art, le laisseroit voir tel qu’il est ; sa taille n’étant plus relevée par l’elégance de la parure, il auroit besoin pour plaire de la belle nature ; rien ne masqueroit ses imperfections, et les yeux du spectateur n’étant plus éblouis par le clinquant et les colifichets, se fixeroient entièrement sur le comédien. Je conviens, lui dis-je, que l’uni en tous genres exige de grandes perfections ; qu’il ne sied qu’à la beauté d’être simple, et que le deshabillé ajoute même à ses grâces ; mais ce n’est ni la faute de M. Diderot ni celle de M. de Cahusac, si les grands talens sont rares ; ils ne demandent l’un et l’autre qu’une perfection que l’on pourroit atteindre avec de l’émulation ; le genre qu’ils ont traité est le genre par excellence ; il n’emprûnte ses traits et ses graces que de la nature.
{p. 236}Si les avis et les conseils de M. M. Diderot et de Cahusac ne sont point suivis ; si les routes qu’ils indiquent pour arriver à la perfection sont dédaignées, puis-je me flatter de réussir ? Non, sans doute, Monsieur, et il y auroit de la témérité à le penser.
Je sais que la crainte frivole d’innover arrête toujours les artistes pusillanimes ; je n’ignore point encore que l’habitude attache fortement les talens médiocres aux vieilles rubriques de leur profession ; je conçois que l’imitation en tous genres a des charmes qui séduisent tous ceux qui sont sans goût et sans génie ; La raison en est simple, c’est qu’il est moins difficile de copier que de créer.
Combien de talens égarés par une servile imitation ! Combien de dispositions étouffées, et d’artistes ignorés pour avoir quitté le genre et la manière qui leur étoient propres, et pour s’être efforcés de saisir ce qui n’étoit pas fait pour eux ! Combien de comédiens faux, et de parodistes détestables qui ont abandonné les accens de la nature, qui ont renoncé à eux-mêmes, à leur voix, à leur marche, à leurs gestes et à leur physionomie, pour emprunter des organes, un jeu, une prononciation, une démarche, une expression et des traits qui les défigurent, de manière qu’ils n’offrent que la charge ridicule des originaux qu’ils ont voulu copier ! Combien de danseurs de peintres et de musiciens se sont perdus en suivant {p. 237}cette route facile, mais pernicieuse, qui méneroit insensiblement à la destruction et à l’anéantissement des arts, si les siècles ne produisoient toujours quelques hommes rares, qui, prenant la nature pour modèle, et le génie pour guide, s’élèvent d’un vol hardi et de leurs propres aîles à la perfection !
Tous ceux qui sont subjugués par l’imitation oublieront toujours la belle nature, pour ne penser uniquement qu’au modèle qui les frappe et qui les séduit, modèle souvent imparfait et dont la copie ne peut plaire.
Questionnez les artistes ; demandez leur pourquoi ils ne s’appliquent point à être originaux, et a donner à leur art une forme plus simple, une expression plus vraie, un air plus naturel ; ils vous répondront pour justifier leur indolence et leur paresse, qu’ils craignent de se donner un ridicule, qu’il y a du danger à innover, à créer ; que le public est accoûtumé à telle manière, et que s’en écarter, ce seroit lui déplaire. Voilà les raisons sur les quelles ils se fonderont pour assujettir les arts au caprice et au changement, parce qu’ils ignoreront qu’ils sont enfans de la nature, qu’ils ne doivent suivre qu’elle et qu’ils doivent être invariables dans les règles qu’elle prescrit. Ils s’efforceront enfin de vous persuader qu’il est plus glorieux de végéter et de languir à l’ombre des originaux qui les éclipsent et qui les écrasent, que de se donner la peine d’être originaux eux-mêmes.
{p. 238}M. Diderot n’a eu d’autre but que celui de la perfection du théatre ; il vouloit ramener à la nature tous les comédiens qui s’en sont écartés. M. de Cahusac rappeloit également les danseurs à la vérité ; mais tout ce qu’ils ont dit a paru faux, parce que tout ce qu’ils ont dit ne présente que les traits de la simplicité. On n’a point voulu convenir qu’il ne falloit que de l’esprit pour mettre en pratique leurs conseils. Peut-on avouer qu’on en manque ? est-il possible de confesser que l’on n’a point d’expression ? ce seroit convenir que l’on n’a point d’âme. On dit bien : je n’ai point de poumons ; mais je n’ai jamais entendu dire : je n’ai point d’entrailles. Les danseurs avouent quelquefois qu’ils n’ont point de vigueur, mais ils n’ont pas la même franchise, lorsqu’il est question de parler de la stérilité de leur imagination. Enfin les maitres de ballets articulent avec naïveté qu’ils ne composent pas vite et que leur métier les ennuie ; mais ils ne conviennent point qu’ils ennuient à leur tour le spectateur, qu’ils sont froids, diffus, monotones, et qu’ils n’ont point de génie. Tels sont, Monsieur, la plupart des hommes qui se livrent au théatre ; ils se croyent tous parfaits. Aussi n’est-il pas étonnant que ceux qui se sont efforcés de leur dessiller les yeux, se dégoûtent et se repentent même d’avoir tenté leur guérison.
L’amour-propre est dans toutes les conditions et dans tous les états un mal incurable. En vain {p. 239}cherche-t-on à ramener l’art à la nature, la desertion est générale ; il n’est point d’amnistie qui puisse déterminer les artistes à revenir sous ses étendards et à se rallier sous les drapeaux de la vérité et de la simplicité. C’est un service étranger qui leur seroit trop pénible et trop dur. Il a donc été plus simple de dire que M. de Cahusac parloit en auteur et non en danseur, et que le genre qu’il proposoit, étoit extravagant. On s’est écrié par la même raison que le fils naturel et le père de famille n’étoient point des pièces de théatre, et il a été plus facile de s’en tenir là que d’essayer de les jouer ; au moyen de quoi les artistes ont raison, et les auteurs sont imbécilles. Leurs ouvrages ne sont que des rêves faits par des moralistes ennuyeux et de mauvaise humeur, ils sont sans prix et sans mérite. Eh ! comment pourroient-ils en avoir ? y voit-on tous les petits mots à la mode, tous les petits portraits, les petites épigrammes et les petites saillies ? car les infiniment petits plaisent souvent à Paris. J’ai vu un temps où l’on ne parloit que des petits enfans, que des petits comédiens, que des petits violons, que du petit Anglois, et que du petit cheval de la Foire.
Il seroit avantageux, Monsieur, pour la plus grande partie de ceux qui se livrent à la danse et qui s’adonnent aux ballets, d’avoir des maîtres habiles qui leur enseignassent toutes les choses qu’ils ignorent, et qui sont infiniment liées à leur état. La plupart dédaignent et sacrifient toutes les connoissances qu’il {p. 240}leur importoit d’avoir, à une oisiveté méprisable, à un genre de vie et de dissipation qui dégradent l’art, et avilissent l’artiste. Cette mauvaise conduite trop justement reprochée, est la base du préjugé fatal qui règne indifféremment contre les gens qui se consacrent au théatre ; préjugé qui se dissiperoit bientôt malgré la censure amére du très-illustre Cynique de ce siècle, s’ils cherchoient à se distinguer par les mœurs et par la supériorité des talens.
Fin du premier volume.
Errata du tome I. §
Page. ligne.
ii. 7. effacés : je sentis que.
id. 27. j’étois en but, lisés : j’étois en butte
iii. 3. dont le goût, lisés : dont le goût.
vii. 4. m’a toujours semblée, lisés : m’a toujours semblé.
viii. 5. adopter, lisés : adapter.
id. 18. adoptée, lisés : adaptée.
ix. 2. Thauride, lisés : Tauride.
10. 11. assés de jeu, lisés : assés de feu.
18. 3. les autres auteurs, lisés : les autres acteurs.
21. 25. qu’il a mélée, lisés : qu’il a mélé
25. 1. lettre V. lisés : lettre IV.
30. 13. leurs gestes es, lisés : leurs gestes et
33. 18. ne surprément, lisés : ne surprénent
42. 28. le devinoit, lisés : le devinoient.
46. 7. on a peu ressources, lisés : on a peu de ressources.
51. 13. Appollon proportionne, lisés : Appollon proportioné
53. 25. les quadrilles les ballets, lisés : les quadrilles des ballets.
56. 22. qui n’aissent, lisés : qui naissent.
58. 21. très convainquante, lisés : très convaincante.
64. 14. le secau de l’immortalité, lisés : le sceau de l’immortalité
65. 4. les adopter, lisés : les adapter
66. 14. ils auroint dus, lisés : ils auroient dû.
id. 18. et fatiquent, lisés : et fatiguent.
68. 14. ont parcourus, lisés : ont parcourue.
70. 9. les enchainement, lisés : les enchaînements.
71. 28. c’et pour lors, lisés : c’est pour lors
83. 14. entré des grecs, lisés : entrée des grecs.
84. 7. qui asterint, lisés : qui astreint.
90. 27. j’imerois mieux, lisés : j’aimerois mieux.
96. 3. nous suivroient, lisés : nous suivroit.
99. 26. etre vendue, lisés : etre rendue.
103. 19. et plus vrai, lisés : et plus vraie.
104. 21. remplacés le point qui est après ainsi, par une virgule.
112. 5. miroir fidel, lisés : miroir fidèle.
114. 23. existe un qni, lisés : existe un qui.
121. 19. la tendresce, lisés : la tendresse.
131. 1. elle fatique, lisés : elle fatigue.
132. 14. quelque soient, lisés : quels que soient.
133. 30. a rependre, lisés : a reprendre.
134. 16. plus au moins, lisés : plus, ou moins.
id. 24. et de dépit, lisés : et du dépit.
136. 12. besoin d’interpréter, lisés : besoin d’interprêtes.
{p. 242}Page. ligne.
139. 30. ne sappliquent, lisés : ne s’appliquent.
141. 17. de pas motifs, lisés : de pas sans motifs.
id. 23. procureroit, lisés : procureroient.
146. 4. etude constantes, lisés : étude constante.
148. 25. le coude-pied, lisés : cou-de-pied.
NB. Ce même mot est à corriger aux pages 151, 153, 154, 165, 166 et 175.
164. 3. dans léquilibre, lisés : dans l’équilibre.
169. 16. je demandrai, lisés : je demanderai.
171. 29. sans contre dit, lisés : sans contredit.
175. 26. enchaînent, lisés : entraîne.
182. 30. je demandrois, lisés : je demanderois.
184. 19. et qu’il croit, lisés : et qu’il croit.
185. 27. a coup sur. lisés : a coup sûr.
186. 23. entièrement ecarté, lisés : entièrement écartée.
note.
189. 4. excéllent auteur, lisés : excéllent acteur.
id. 14. eussent fournis, lisés : eussent fourni.
id. 19. devroit, ce me semble, lisés : devoit, ce me semble.
193. 1. s’est là que, lisés : c’est là que
195. 30. leur réputation, lisés : leur répétition.
196. 11. d’attitudes mouvelles, lisés : d’attitudes nouvelles.
206. 24. par connoissanse, lisés : par connoissance.
207. 12. m’avoient s’emblé, lisés : m’avoient semblé.
id. 13. ni de gantes, lisés : ni de gants.
210. 2. aves transport, lisés : avec transport.
212. 23. comme l’éclaire, lisés : comme l’éclair.
id. 26. peu de dialogues, lisés : peu de dialogue.
213. 12. l’on veut l’aisser, lisés : l’on veut laisser.
218. 9. leurs yeux, lisés : leurs yeux.
219. 18. s’alancent sur elle, lisés : s’élancent sur elle, note.
220. 19. le sentiment, lisés : de sentiment.
230. 30. celui du dessin(a), lisés : celui du dessein.
231. 24. petits maisons, lisés : petites maisons.
232. 3. les danseurs ne puisse, lisés : les danseurs ne puissent.
NB. Le pronom relatif lequel, réclame l’indulgence des lecteurs, dans tous les cas où il est employé, parcequ’on a séparé les articles, de l’adjectif qui le composent.