[Chapitre XII. Extrait] §
Passons maintenant à l’Opéra.
L’établissement d’une Académie royale de musique à Paris date du seizième siècle. Jean-Antoine Baïf, né à Venise, pendant que son père y était ambassadeur, fut le premier parmi les Français qui tenta l’accord de la poésie française avec la musique. Malheureusement il se trompa dans l’exécution ; à l’exemple des anciens, il voulut introduire des vers français composés d’iambes, de dactyles, de spondées, etc. ; tentative absurde et tout à fait contraire au génie de notre langue. Baïf établit dans sa maison, située rue des Fossés-Saint-Victor, une Académie de musique autorisée par lettres-patentes de Charles IX, qui s’en déclara le protecteur et le premier auditeur. Baïf étant mort en 1589, cette académie fut transférée chez son associé Mauduit, lequel chercha à la ranimer par le projet d’une autre académie, qu’il appela Confrérie de Sainte-Cécile, et dont le succès ne fut pas très-brillant.
L’abbé Perrin, attaché à Gaston d’Orléans, frère de Louis XIII, hasarda, en
1659, une pastorale que Lambert, beau-père de Lulli, mit en musique. Cette pièce
obtint le plus grand succès et fut d’abord représentée à Issy, ensuite à
Vincennes devant le roi. Les auteurs applaudis s’associèrent alors avec le
marquis de Sourdéac, homme fort riche et très-habile comme machiniste. Des
lettres-patentes du 28 juin 1669 {p. 105}accordèrent aux
trois associés la permission d’établir des académies de musique, pour chanter en
public des pièces de théâtre pendant douze années consécutives. En 1672, Lulli,
surintendant et compositeur de Sa Majesté, obtint un privilége qui lui accordait
l’autorisation d’établir une Académie royale de musique, composée
de tel nombre et qualité de personnes qu’il aviserait, et que le roi
choisirait et arrêterait sur le rapport du directeur-compositeur
. Les
lettres-patentes portaient que l’Académie royale de musique était érigée sur le
pied des académies d’Italie, où les gentilshommes et les demoiselles pouvaient
chanter et danser aux pièces et représentations, sans qu’ils fussent censés
déroger au titre de noblesse ni à leurs priviléges, charges et immunités. On ne
s’étonnera pas de cette clause si étrange, si l’on songe qu’à cette époque le
roi, les plus grands seigneurs et les plus grandes dames de la cour figuraient
dans les ballets sur le théâtre de Versailles. Bizarre contradiction !
pendant que la puissance sacerdotale frappait d’excommunication l’acteur qui
récitait les vers de Corneille, de Racine, de Molière, celui-là n’en était pas
atteint qui chantait sur les planches les stances voluptueuses et souvent
érotiques de Quinault !
Devenu seul directeur privilégié de l’Académie royale de musique, Lulli transféra son théâtre de la rue Mazarine au jeu de paume du Bel-Air, dans la de Vaugirard. Puis, à la mort de Molière, la salle rue du Palais-Royal fut donnée aux chanteurs et aux danseuses.
Il serait fastidieux de suivre l’Académie royale de musique à travers toutes ses phases. En 1781, au moment où le prix du parterre venait d’être porté de quarante à quarante-huit sous, le théâtre du Palais-Royal fut détruit par un incendie. Plusieurs personnes périrent, et le feu dura pendant huit jours.
Le lendemain matin, le peuple contemplait les affreux ravages de cet incendie, lorsqu’une voiture chargée de costumes échappés aux flammes traversa la place du Palais-Royal. Un crocheteur qui se trouvait dessus s’avisa de placer sur sa tête un casque de théâtre, puis s’affubla d’un manteau royal. Immédiatement la consternation fit place aux hourras et à la gaieté. Le public ne songea plus qu’à saluer de ses éclats de rire le monarque improvisé. Quelques jours plus tard, il y avait des étoffes très à la mode couleur de feu d’Opéra.
L’Académie royale de musique, chassée par l’incendie du Palais-Royal, alla s’installer au théâtre des Tuileries ; puis l’administration obtint du roi la permission de jouer des opéras en un acte sur le théâtre des Menus-Plaisirs, rue Bergère.
L’ouverture eut lieu le 14 août 1781, par le Devin du Village, cet opéra de Jean-Jacques Rousseau, et Myrtil et Lycoris. On continua d’y jouer jusqu’à ce que la nouvelle salle construite près de la porte Saint-Martin eût été achevée.
Frappé de la stérilité et du vide d’intérêt des poëmes destinés à l’Académie de musique, Louis XVI fonda un prix annuel pour le meilleur ouvrage de ce genre. De seize ouvrages envoyés au concours en 1788, aucun ne fut jugé digne de l’admission.
L’Académie royale de musique fut appelée Opéra en 1791, et depuis, le public n’a cessé de lui donner ce nom.
Mademoiselle Montansier avait fait bâtir dans la rue Richelieu, sur l’emplacement de l’ancien hôtel de Louvois, un théâtre qui se nommait Théâtre-National. Le gouvernement en fit l’acquisition, et les acteurs de l’Opéra y jouèrent, pour la première fois, le 28 juillet 1794.
En 1807, un décret organisa l’Opéra, qui prit le nom d’Académie impériale de musique. Depuis 1792, ce théâtre a successivement porté les noms suivants : Académie de musique, Opéra-National, Théâtre de la République et des Arts, Théâtre de l’Opéra, Théâtre des Arts, Académie impériale de musique, Académie royale de musique, Théâtre de la Nation, Académie nationale de musique. Chaque gouvernement a voulu tenir ce théâtre sur les fonts de baptême.
Le duc de Berry ayant été assassiné, le 13 février 1820, à la sortie de l’Opéra, la salle de la rue Richelieu fut fermée, puis démolie. On éleva alors dans la rue Lepeletier une salle qui est, depuis trente ans, provisoire. Ce monument de plâtre, bâti d’après les dessins de l’architecte Debut, n’a pas coûté moins de trois millions.
La salle de l’Opéra est simplement décorée ; elle est circulaire, mais elle a un immense avantage sur toutes les autres salles de Paris : elle est très-sonore.
Nous ne sommes plus au foyer de son altesse sérénissime la Comédie-Française : ici plus de discussions littéraires, pas la moindre conversation sur l’État. La muse n’a pas élu domicile dans les coulisses de l’Académie de musique, et ne fait pas encore partie du corps des ballets.
Que viendrait-elle chercher, en effet, au milieu de ces jambes légères, de ces cœurs fragiles et de ces estomacs toujours prêts à engloutir le champagne frappé ? Figurez-vous un grave académicien entrant dans ce foyer de la danse, dans ce foyer tout {p. 106}constellé de faciles sourires, tout plein de pieds mutins, de mains étourdies et d’indulgents regards.
La toile vient de se baisser ; nous sommes au moment de l’entr’acte. C’est
l’heure où le lion se met en chasse, Quærens quam devoret
. Il
s’élance de la stalle d’orchestre ou de l’avant-scène dans les coulisses ;
il rôde un instant, flaire à droite et à gauche, puis gagne le foyer, attiré par
l’odeur de la chair fraîche. Le foyer de la danse est son antre préféré ;
là le lion secoue fièrement sa crinière, aiguise ses griffes, se met en arrêt,
et attend sa proie.
En ce moment, le lion, ainsi que vous le pouvez voir, est dans son quart d’heure de repos et d’humanité ; il ne mord pas, il roucoule comme s’il n’était qu’une simple colombe. Sur le premier plan, un lion d’un âge mûr, dans l’attitude mélancolique du bipède qui se sent devenir vieux. Plus loin, trois lionceaux debout, se confondant en douceurs et en politesses pour une des gazelles de l’endroit : ce sont des lions à peine émancipés, des lions à leur premier coup de dent, si j’en crois leur attitude guindée et leur tournure respectueuse. Therpsycore s’en aperçoit et les écoute d’un air légèrement maussade ; Therpsycore n’aime pas les lions conscrits. Parlez-moi du lion qui est là-bas, à droite, assis négligemment sur un canapé, les pattes croisées. Celui-là est un rude lion rompu aux armes, j’en atteste cet air penché, ce victorieux et satisfait sourire. Cependant, au fond de l’antre, lions et gazelles se cherchent et se confondent : c’est un concert de rugissements et de soupirs. Les propos y sont lestes comme cette péri, cette sylphide ou cette willi au jupon court qui s’élance, bondit et provoque le parquet de son pied agaçant… Mais, hélas ! le foyer des danseuses a beaucoup dégénéré depuis que le prince russe et le milord y sont devenus rares, et que les ambassadeurs ont fait place à la tourbe des dandys aux existences hypothétiques.
Le personnel de l’Opéra s’élevait en 1713 à cent vingt-six artistes et employés, et coûtait chaque année 67,050 livres. Les premiers sujets du chant recevaient chacun 1,500 livres par an ; les premiers danseurs avaient 1,000 livres, et les premières danseuses 900 livres. Aujourd’hui, près de six cents artistes, employés, ouvriers, sont attachés à l’Opéra. Le chiffre des traitements des premiers ténors varie de 50 à 70,000 francs, et la somme de tous les appointements réunis dépasse 1,100,000 francs. Il y a progrès… dans les appointements.
L’Opéra a une armée de chanteurs, de chanteuses, de danseuses et même de danseurs, sans compter messieurs les marcheurs et mesdemoiselles les marcheuses. Marcheurs et marcheuses sont les figurants et les figurantes du ballet : ils ne disent pas pendant dix minutes « Allons, marchons, courons », en continuant de rester en place ; ils ne crient pas à tue-tête et avec accompagnement de cymbales et de trompettes, « Retirons-nous sans bruit » ; ils se contentent de faire les évolutions élémentaires, et ils forment tous les cortéges. C’est ordinairement parmi les marcheuses que se trouve le rat, cet animal rongeur, très-peu sentimental de sa nature, qui préfère un cachemire à la déclaration d’amour la plus galamment troussée, et qui se nourrit, autant que possible, de homards et de billets de banque. Quand le lion est pris dans un filet, tenez pour certain que jamais le rat de l’Académie de musique ne songera, comme celui de la fable, à ronger les mailles du filet. Cet animal sauvage, quoique très-apprivoisé, se rassasie difficilement : on en a vu dont les dents pointues grignotaient jusqu’à vingt {p. 107}mac. Quand le rat a dévoré plusieurs beaux fils opulents, il passe à l’état de panthère, et il appartient alors à la grande famille des carnassiers.
Les protecteurs du rat, et en général de tous les brillants animaux femelles de l’Académie de musique, sont messieurs les abonnés de la loge infernale, composée de la fleur des pois des élégances… du boulevard, de lions à tous crins, de spéculateurs enrichis, de quarts d’agents de change, vieux jeunes gens pour la plupart. Cette loge infernale (ah ! la jolie qualification !) fait le succès ou la chute des débutantes ; il faut, si elle veut réussir et voir tomber à ses pieds es couronnes, que toute néophyte de la danse ou du chant jette préalablement le mouchoir à celui-ci ou à celui là, parmi les souverains dispensateurs des fleurs et des épines ; alors la route s’aplanira d’elle-même, alors la nouvelle arrivée, pour peu qu’elle soit jeune et belle, n’aura qu’à paraître sur la scène, et elle entendra résonner à son oreille le concert des brava. Quelques-unes, nous devons le dire, ont résisté à ce despotisme, et ont gagné en appel la cause perdue devant le tribunal de première instance de messieurs les gants jaunes infernaux ; mais quelle force de volonté et quelle vertu ne faut-il pas avoir, quand on est actrice, pour ne pas abréger, même au prix d’une complète abdication de sa personne le fatigant chemin qui conduit au triomphe !
Et puisqu’il s’agit d’actrices, deux mots, s’il vous plaît, sur ces dames en passant. Pour tout jeune homme, ce mot d’actrice entrebâille aussitôt la porte d’un paradis sans fruit défendu : l’actrice a été le premier amour de tous les débutants dans la vie, et cependant, en fin de compte, on ne sait guère ce qu’on aime quand on aime une actrice. Est-ce la femme ou le rôle ? Est-ce Ophélia, Desdémone, Phèdre, Marinette ou mademoiselle trois étoiles ? Mais qu’importe ? cela dure ce que durent toutes les chimères heureuses. Puis, un beau jour, on rencontre son idole descendue de son piédestal, on la voit passer dans la rue sans fard, sans mise en scène, dans la tenue d’une simple mortelle donnant le bras à quelque riche lourdeau : l’illusion, cet oiseau passager, fuit à tire d’ailes, et tout est dit.
Parlez maintenant d’une actrice à une mère de famille : celle-ci va évoquer l’existence la plus fantastique, les séductions les plus dangereuses, si bien que toute jeune fille devant cette chaste indignation de sa mère, se prendra à rêver un monde d’amours, de coquetteries, de chants, de parfums à faire descendre un saint du ciel pour se damner dans un boudoir.
Maintenant si l’on veut savoir la vérité, la voilà.
Les seules femmes du monde qui ne peuvent pas avoir d’intrigue, ce sont les actrices.
Les seules créatures qui n’aient pas le temps d’aimer, ce sont les actrices.
La vie de l’actrice n’est pas murée comme celle de toute autre femme. Libres de toute hypocrisie, pourquoi se donnerait-elle la gênante vanité de l’intrigue, elle qui peut congédier en souriant l’amant de la veille devant l’amant du jour ?
S’il est une carrière prosaïque et cerclée d’ennuis pour une femme, c’est la carrière du théâtre. Quel esclave, je vous le demande, est rivé à une chaîne plus courte que celle qui attache l’actrice au public ? et que de maîtres, sans compter le public ! L’actrice doit plaire et sourire à tous, heureuse encore quand il ne lui en coûte qu’un sourire : elle doit plaire à l’auteur, qui, sans cela, ne lui confierait pas de rôles ; elle doit plaire au directeur, pour qu’il la mette en vue ; elle doit plaire, non pas à un seul mais à douze journalistes ; enfin, voyez-la le lendemain d’une première représentation, à son petit lever, inquiète, agitée, dévorant les journaux : celui-ci la proclame charmante, celui-là trouve qu’elle est affreuse ; cet autre dit qu’elle est une grande comédienne, un quatrième affirme qu’elle n’a aucun talent. Pas de joie sans tristesse, pas d’éloges sans blâme ; toujours un revers à la médaille. Et puis quelle vie ! toujours des rôles à étudier, toute la journée des vers ou de la prose à dévorer, et souvent quels vers et quelle prose ! Puis ce sont des costumes qu’il faut essayer, des poses qu’il faut prendre devant la glace pour préparer l’effet de la représentation du soir ; puis viennent encore les questions d’amour-propre. Dans cette triste profession, il ne suffit même pas de triompher, il ne faut pas encore qu’une rivale triomphe à côté de soi : tout succès obtenu par celle-ci est un coup de poignard pour celle-là ! Comment voulez-vous que ces malheureuses trouvent le temps d’aimer au milieu de tant de labeurs, de fatigues et de préoccupations. Encore une fois, l’actrice la plus grande, la plus célèbre, la plus riche, la plus enviée, n’est pas une femme, c’est un esclave. Aussi fait-elle payer son esclavage le plus chèrement possible. Son insouciance pour la fortune consiste à vendre son talent au plus haut enchérisseur, et sa légèreté ne l’entraîne jamais à faire que des folies d’un excellent rapport. Sans parler de la cause de leur beauté, qu’elles plaident chaque soir devant la rampe, les actrices poussent souvent l’amour de la justice jusqu’à plaider à tout propos, et signent toujours dans leur désintéressement, moins de billets doux que de papiers timbres.
Depuis quelque temps, du reste, la moralité s’est glissée sur les planches, et l’art, il faut bien le dire, a été quelque peu supplanté par le pot-au-feu. Aujourd’hui une actrice se marie à un véritable arrondissement, et si elle a encore des amants après son mariage, c’est dans un simple but d’économie domestique. Vous voyez bien que les hétaïres de {p. 108}notre temps, loin d’être folles et dissipées, comme on le suppose, sont des personnes fort sensées, beaucoup plus occupées de leurs intérêts que de leurs plaisirs, et moins jalouses de leurs plus belles amours que de leur moindre rôle.