Auguste Baron

1853

De la rhétorique, ou De la composition oratoire et littéraire (2e éd.)

2019
Auguste Baron, De la rhétorique, ou De la composition oratoire et littéraire, 2e éd., Bruxelles, librairie polytechnique d’A. Decq, 1853, in-12, 408 p. PDF : Internet Archive.
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[n.p.]

PRÉFACE. §

La première édition de ce livre n’avait ni préface, ni avant-propos. Il me semblait que mon intention, en le composant, s’expliquait assez d’elle-même, et je voulais que le public et ceux surtout auxquels l’ouvrage est plus spécialement destiné pussent se prononcer sur sa valeur sans apologie ni commentaire préalable.

L’édition a été rapidement épuisée ; un jury composé des hommes les plus compétents lui a décerné le prix quinquennal de littérature française, et le conseil de perfectionnement de l’enseignement moyen l’a adopté comme livre classique.

D’autre part, quelques personnes ont paru n’en avoir pas bien compris le dessein, et lui ont adressé des reproches plus ou moins fondés.

Pour répondre à l’honneur que m’ont fait et mes juges et mes critiques, je crois devoir faire précéder cette édition nouvelle de quelques lignes d’explication.

{p. 2}Trente ans de ma vie se sont écoulés dans les fonctions de professeur de rhétorique. Cette longue expérience m’a permis, au moins je le pense, de bien connaître la nature et les besoins intellectuels des jeunes gens qui suivent ce cours.

Une remarque m’a frappé, et j’en appelle ici aux souvenirs de tous ceux qui ont passé par les écoles publiques, c’est que l’immense majorité de ces jeunes gens éprouve une invincible répugnance pour les Manuels, Traités, Cours, et en général pour tous les écrits élémentaires sur l’art qu’ils apprennent.

Cette répugnance a deux causes : presque tous ces ouvrages affectent une forme sèche et exclusivement didactique, qui rebute l’élève. On dirait qu’aux yeux de leurs auteurs dépouiller un instant la robe doctorale et se faire quelque peu de leur temps pour la forme ou pour le fond soit une sorte de sacrilège.

En second lieu, reproduisant des préceptes déjà connus, la plupart négligent d’en faire ressortir le vrai sens, l’application réelle et présente. Assurément un traité de géométrie n’est pas une lecture plus récréative qu’un traité de rhétorique, mais l’élève comprend toujours la nécessité du premier, rarement il voit aussi nettement celle de l’autre.

Ainsi, ennuyeux et inutile : voilà les deux griefs qu’articulent contre les traités de rhétorique ceux même auxquels ils sont destinés.

Et notez qu’il ne s’agit pas ici d’espiègles écoliers que tout livre didactique ennuie par lui-même et quelle qu’en {p. 3}soit la forme ; mais de jeunes gens qui comparent, distinguent, choisissent, s’intéressent à ce qui est vraiment intéressant. Combien de fois n’en ai-je pas eu la preuve ? Combien de fois n’ai-je pas retrouvé, dans la vie, d’anciens élèves, devenus hommes, qui se rappelaient et me rappelaient avec délices non pas les récréations et les plaisirs, mais les leçons et les travaux de la rhétorique ?

Avant tout donc ce livre, dans mon idée, devait être composé de façon que la lecture en fût, sinon amusante, du moins intéressante. Non pas que je sois de l’avis de M. Cousin, lorsqu’il disait, en sa qualité de ministre et dans une circulaire officielle : « La rhétorique actuelle doit être un cours de littérature générale. » Je ne confonds point avec la théorie d’un art l’histoire universelle de cet art. Ce que j’aime en un traité de ce genre, c’est une méthode régulière, mais se détournant à dessein en quelques digressions rapides, et s’écartant, sans s’égarer, des limites rigoureuses ; c’est l’exposition des préceptes consacrés, mais en les expliquant, en les modernant, comme disent les architectes, en donnant toujours le cui bono actuel, en présentant une causerie avec des lecteurs, plutôt qu’une dictée à des élèves ; c’est un style didactique, sans doute, mais animé quand le sujet le comporte, fleuri avec réserve, et qui garde cette couleur individuelle, seul moyen de donner du relief et de la vie aux produits de l’art.

Voilà ce que j’ai voulu ; à d’autres de dire si je l’ai fait. Mais je l’ai voulu d’autant mieux que, dans ma pensée, ce livre n’est pas exclusivement destiné aux rhétoriciens {p. 4}et que je ne vois pas pourquoi les étudiants des universités, les jeunes avocats, les hommes du monde n’y pourraient pas trouver plaisir et profit.

Comme cependant l’ouvrage est rédigé, avant tout, pour la jeunesse des écoles, j’ai voulu aussi avant tout qu’il fût moral et fécond en bonnes et saines inspirations ; je n’aurais pu le vouloir autre. Mais entendons-nous bien, et que personne ne s’y trompe. Je comprends par moralité celle du citoyen, de l’homme d’honneur, de l’homme actif et pratique destiné à vivre et à communiquer avec les autres hommes, celle qui nous donne une idée saine de nos droits comme de nos devoirs, qui inspire l’amour de la vérité, de la justice, de l’humanité, et cette dignité de bon goût qui repousse également la pruderie hypocrite et les sophismes de l’impudeur. Je n’ai point reculé devant certaines idées, certains faits et certains hommes. On trouvera dans ce livre, à côté des noms de Platon, de Cicéron, de Pascal, de Bossuet, de Massillon, de Fléchier, ceux d’Aristophane, de Catulle, de Molière, de Voltaire, de Jean Jacques, de Béranger et de bien d’autres ; parce que, selon moi, il est ridicule pour un homme bien élevé d’ignorer et de blâmer ce que ces derniers ont de bien, comme il lui serait honteux de rechercher et de louer ce qu’ils ont de mal ; parce qu’il vaut mieux que l’élève voie de telles choses avec le professeur qui saisira l’occasion de lui apprendre ce qui est à fuir et ce qui est à suivre, que de les voir seul ; parce qu’un système absolu de réticence, de dissimulation et de mensonge est, dans l’éducation publique, le plus pernicieux, à mon gré, de tous les {p. 5}systèmes. Car ce que vous croyez cacher à votre élève de dix-huit ans, il le sait déjà, ou le saura demain ; mais, comme vous ne serez plus là, il s’en fera juge, et là est le danger. Que le professeur montre à l’élève le mal comme le bien, mais qu’il se réserve d’apprécier et de lui faire apprécier l’un et l’autre, et l’élève s’en rapportera à lui, si le professeur est ce qu’il doit être, c’est-à-dire honnête, franc et habile.

Après cela, je n’ignore pas que cette franchise même demande de la discrétion et de la mesure ; mais, cette mesure, l’ai-je gardée ? En définitive, le jeune homme sortira-t-il de cette lecture avec de meilleurs sentiments et un plus vif désir d’être homme de bien ? Je m’en rapporte là-dessus avec pleine confiance aux juges impartiaux et de bonne foi, les seuls que j’accepte, les seuls qui ont droit de prononcer.

Qu’il me soit permis maintenant d’ajouter à ce peu de mots quelques réflexions qui terminaient la première édition, et auxquelles je n’ai rien à changer.

Je sais bien qu’il manque encore beaucoup à ce livre, qu’il répond mal au travail que j’y ai dépensé, qu’en un mot, comme bien d’autres choses humaines, institutions, révolutions et plaisirs, il ne vaut pas ce qu’il a coûté. Je m’en console en disant avec Quintilien qu’il suffit à l’honnête homme d’avoir cherché à apprendre aux autres ce qu’il savait : id viro bono satis est, docuisse quod sciret.

Il y a ici peu de propositions réellement neuves, mais où trouver du neuf aujourd’hui ? Notre âge innove {p. 6}beaucoup dans les faits, l’ignorance seule s’imaginerait qu’il innove dans les idées. Pour moi, en exposant ce que je savais, je n’ai point, je l’avoue, cherché à innover, et cela pour trois motifs. D’abord, je ne prétendais pas écrire pour ceux qui savent, mais avant tout pour ceux qui apprenuent : nos institutionem professi non solum scientibus ista, sed etiam discentibus tradimus. Ensuite, que bien des choses aient été dites, si je les ai pensées également, si surtout elles sont utiles et oubliées, pourquoi ne pas les redire ? Rappelons-nous le mot de la Bruyère : « Horace ou Despréaux l’a dit avant vous. — Je le crois sur votre parole, mais je l’ai dit comme mien. Ne puis-je pas penser après eux une chose vraie, et que d’autres encore penseront après moi ? » Enfin, il est des sujets fort anciens de leur nature, dans lesquels il n’est pas seulement très-difficile, mais très-hasardeux d’être neuf. Dans celui qui m’occupe, après avoir lu bien des anciens et des modernes, je me suis aperçu que ceux-ci suivaient presque toujours ceux-là, et que, lorsqu’ils s’en écartaient, le plus souvent ils faisaient fausse route. Un critique a loué Montesquieu en disant : il fut assez profond pour n’être pas novateur. En certaines matières, si l’on ne veut pas s’égarer, l’innovation ne doit consister que dans une disposition différente, et dans les additions que réclament les besoins de l’époque. « Il y a des gens, dit Pascal, qui voudraient qu’un auteur ne parlât jamais des choses dont les autres ont parlé, autrement on l’accuse de ne rien dire de nouveau. Mais si les matières qu’il traite ne sont pas nouvelles, la disposition en est {p. 7}nouvelle. J’aimerais autant qu’on l’accusât de se servir des mots anciens : comme si les mêmes pensées ne formaient pas un autre corps de discours par une disposition différente, aussi bien que les mêmes mots forment d’autres pensées par les différentes dispositions. »

Mais si je n’aspire pas au renom d’inventeur, j’ai voulu, et d’une volonté ardente et profonde, rappeler des doctrines que je crois vraies et saines à tous ceux qui s’occupent des travaux de l’intelligence et surtout aux jeunes gens, et appuyer tous mes préceptes sur la nécessité de fortes et solides études.

La maladie dominante de notre âge, et dont les funestes symptômes se reproduisent partout, c’est l’impatient désir de triompher avant de combattre et de cueillir les fruits qu’on n’a pas semés. Tout contribue, sous ce rapport, à gâter la jeunesse, et c’est par là que dépérit entre ses mains ce trésor littéraire dont elle n’a hérité que pour le conserver et l’agrandir.

La famille gâte la jeunesse, en l’initiant trop tôt au spectacle énervant et enivrant du monde ; les pères se laissent aller à l’entrainement général, et oublient de quel immense avantage ont été pour eux-mêmes les habitudes de travail sérieux et retiré.

L’école gâte la jeunesse, en faisant la part encore trop large à l’imagination et à la facilité superficielle ; elle aussi suppose trop souvent qu’on peut tout apprendre et bien apprendre en apprenant vite, et donne des primes au charlatanisme intéressé qui, pour flatter ses goûts, lui présente chaque jour de menteuses recettes.

{p. 8}Le publie gâte la jeunesse. Épouvanté, et on le serait à moins, de la pénurie toujours croissante de premiers sujets dans tous les genres, il jette à pleines mains bouquets et couronnes à tout débutant qui laisse percer la moindre lueur de talent ; il décerne au plus mince succès de collége l’ovation et le vin d’honneur ; les fumées de cette gloire précoce montent au cerveau des lauréats et les étourdissent à tout jamais. Examinez ceux qui se sont acquis depuis un quart de siècle un nom dans les lettres et même dans les arts, et vous remarquerez que le plus souvent leur premier succès a été le signal d’une décadence graduelle. Ils entraient bravement en liee, leur premier assaut était hardi et vigoureux ; mais le cirque a applaudi trop fort et trop longtemps, et la tète leur a tourné ; ils ont voulu redoubler, et comme leur corps n’était pas assez endurci, ni leur pied assez affermi par l’exercice, nous les avons vus bientôt plier et défaillir. C’était le contraire aux deux siècles précédents.

Enfin, surtout et avant tout, les événements actuels gâtent la jeunesse. D’abord elle sent ce besoin de hâtiveté, pour ainsi dire, dont je viens de parler, et qui est un des caractères universels et dominants du siècle. Car l’âge présent, il faut bien le reconnaître, n’est pas celui des méditations prolongées et des travaux pleinement mûris ; le temps n’est plus où l’écrivain consumait des dix et vingt années sur un livre, bien sûr d’arriver toujours à propos. Au milieu des événements qui se poussent l’un l’autre et des étourdissantes volte-face qui nous secouent sans cesse, à peine a-t-on le temps de voir, où trouver celui {p. 9}d’apprendre ? à peine le temps d’agir, où trouver celui de penser ? Les morts vont vite, disait la ballade allemande ; maintenant ce sont les vivants qui vont vite. La dernière feuille encore humide de la presse, on se hâte de la jeter au public ; le public de demain sera-t-il celui d’aujourd’hui ? Ainsi s’en vont les études sérieuses, et les arts, qui ne peuvent fleurir qu’avec elles, périssent en germe dans l’atmosphère glacée dont les enveloppent l’apathie générale et les préoccupations exclusives de la politique.

D’autre part, la jeunesse voit la fortune des révolutions de toute nature élever parfois d’un tour de roue des héros imberbes, qui ne semblaient, ni par le génie, ni par le travail, mériter mieux que tant d’autres ses faveurs ; chacun dès lors réclame aussi pour soi les bénéfices de cet heureux hasard, chacun se croit aussi le droit d’être porté au faite sans peine et sans effort, et de ceux qui ne peuvent dès les premiers pas gravir la montée ou percer la foule, les uns se découragent et s’asseyent nonchalamment aux bords de la route, les autres maudissent l’humanité et se jettent dans le désespoir, les derniers enfin, médiocrités vaniteuses, se consolent en appelant leur siècle ingrat et leur génie incompris.

Un tel état de choses vaut la peine d’y songer sérieusement.

Assurément je ne m’inscris pas en faux contre la doctrine du progrès humanitaire, mais je pense que la voie en est longue, embarrassée, sinueuse, se dérobant parfois à notre vue bornée ; je pense qu’à chaque époque l’humanité avance, recule, s’arrête avant de reprendre sa course, {p. 10}d’après une loi générale, que j’ai désignée ailleurs1 par les noms d’action, de réaction et de transaction.

Si cette opinion est fondée, l’examen attentif des idées et des faits présents peut faire croire que la jeunesse actuelle, après tant de folies et d’inconséquences, est destinée à assister à une période que j’appellerais la réaction de la raison.

En dépit donc des séductions et des sophismes qui l’attirent, qu’elle se prépare à cet avenir par des études graves et substantielles ; qu’elle soit bien convaincue que, à l’exception de quelques natures éminemment privilégiées, et l’on sait combien elles sont rares, le travail est indispensable à tous ; que, à l’exception de quelques natures complètement déshéritées, et le nombre en est peut-être moindre encore, le travail est facile et fructueux pour tous, sous deux conditions, la volonté et la méthode. Par la volonté, on fait beaucoup ; par la méthode, on fait bien.

Jeunes gens, vous surtout à qui s’adresse spécialement ce livre, vous qu’attendent les carrières de l’intelligence, écrivains et orateurs de l’avenir, croyez au travail, à sa nécessité, à sa puissance, aux prodiges qu’il a opérés dans tous les siècles, et qu’il doit opérer encore. Il en est de la rhétorique comme de la morale, le premier pas vers la pratique du bien, c’est la foi au bien, brevis est institutio vitœ honestœ beatœque, si credas. Cette foi au travail vous rendra avares de ce trésor de votre âge, que {p. 11}vous croyez inépuisable et qui s’épuise si vite, le temps. Elle soutiendra votre courage, elle ranimera vos défaillances, elle vous montrera un but que vous ne perdrez plus de vue dès que vous serez convaincus qu’on peut l’atteindre ; qui croit, espère ; habenda fides est vel in hoc ut, qui crediderit, et speret. Et quand enfin, éclairés par la théorie et fortifiés par la pratique, vous arriverez à la vie active et militante, ne faites pas alors de vos études métier et marchandise, que la plume et la parole ne soient jamais pour vous un instrument d’échange et de commerce, ou une arme d’ambition, de cupidité et d’égoïsme. Faites-vous une plus haute idée de la mission de l’écrivain et de l’orateur. Je ne vous dis pas assurément de dédaigner les avantages matériels et positifs du talent ; la fortune et les honneurs qu’atteignent si souvent l’intrigue, le savoir-faire, la médiocrité étroite et tenace, doivent à plus forte raison être le prix de l’intelligence loyale et laborieuse. Mais acceptez-les, ne les cherchez pas ; ne courez pas à eux, ils viendront à vous ; qu’ils soient dans votre vie un accident, prévu, naturel, mais un accident, jamais le but. N’écrivez, ne parlez que par amour de l’art, par amour du vrai, par amour de vos semblables. Sans doute, les préceptes formulés dans ce livre et les exercices qu’il recommande sont indispensables à l’écrivain, mais comme préparation ; une fois à l’œuvre, c’est à ce triple amour qu’il doit demander l’inspiration, c’est de lui seul que viennent les grandes pensées et les dignes paroles, c’est lui seul qui donne la solide gloire et les palmes toujours vivantes. Foi au travail, espoir du succès, {p. 12}amour de l’idéal, de la vérité, de l’humanité ; la doctrine littéraire, comme la doctrine religieuse, se résume dans ces trois mots : foi, espoir et amour.

{p. 13}

Chapitre premier.

de la rhétorique en général §

Une des branches les plus importantes de l’éducation intellectuelle est l’art de communiquer et de faire partager aux autres nos idées et nos sentiments, à l’aide de la parole ou de l’écriture.

Cet art se nomme Rhétorique.

Comment parvenir à persuader, à instruire, à attendrir, à récréer, selon les divers sujets, et toujours à intéresser l’auditeur ou le lecteur : voilà le problème qu’il se propose.

Mais le problème a-t-il une solution ? Cette solution n’est-elle pas antérieure à la rhétorique ? En d’autres termes, qui nous donne les idées et leur expression, la nature ou l’art ?

La question n’est pas d’hier. C’est la même que posait Horace à propos de la poésie :

Natura fieret laudabile carmen, an artc
Quæsitum est…

Et aujourd’hui, comme alors, l’unique réponse {p. 14}péremptoire est celle d’Horace, quand il exige la collaboration, pour ainsi dire, de l’art et de la nature :

… ego nec studium sine divite vena,
Nec rude quid possit video ingenium ; alterius sic
Altera poscit opem res…

On dit de l’écrivain ou de l’orateur qui entraîne, qui charme, qui intéresse, qu’il a du génie ou de l’esprit. Mais en quoi consistent réellement l’esprit et le génie ?

Si l’on y réfléchit bien, on verra que ce n’est rien autre chose que la faculté de saisir, de combiner et d’exprimer des rapports inaperçus par le grand nombre, et que ce qu’on nomme communément pensée, style, n’est en général qu’une perception et une combinaison de rapports2.

Il est d’heureuses natures qui, de bonne heure, sentent, imaginent et formulent vivement : c’est le très-petit nombre. Il est, au contraire, des natures ingrates qui semblent radicalement inhabiles à sentir, à imaginer et à exprimer : c’est encore le très-petit nombre. L’immense majorité de l’espèce humaine s’échelonne entre ces deux extrêmes. C’est pour elle qu’est faite la rhétorique.

En outre, quelle que soit notre nature, il arrive, par intervalles, que l’action de nos facultés est spontanément provoquée, soit par un sentiment, un intérêt, un souvenir, soit par la présence d’un objet extérieur destiné à mettre en jeu ces facultés. Ce phénomène intellectuel se nomme la passion. Rare dans le plus grand nombre des individus et des circonstances, quand il survient, il illumine aussi vivement parfois que l’organisation la plus heureuse. L’éclat est le même, seulement il est passager ; car la passion, c’est la nature accidentellement surexcitée. « La nature, dit Voltaire, rend les hommes éloquents dans les grands intérêts et dans les {p. 15}grandes passions. Quiconque est vivement ému voit les choses d’un autre œil que les autres hommes. »

Or, pourquoi la faculté de saisir et de formuler les rapports, commune à divers degrés, organiquement ou accidentellement, à tous les hommes, ne pourrait-elle pas, comme les autres, se développer par l’exercice ? L’œil s’exerce à connaître l’étendue et la distance dans les corps, l’alliance et les contrastes dans les couleurs ; l’oreille, à distinguer le plus ou moins d’éloignement, d’intensité, d’harmonie ou de discordance des sons ; le goût et le tact, à apprécier la nature et les degrés de la saveur, l’aspérité ou le mœlleux des surfaces ; tout le monde convient qu’il faut longtemps regarder pour voir, et écouter pour entendre. Eh bien, la loi du sens physique est celle du sens intellectuel. Lui aussi s’habitue par l’usage à saisir des rapports inappréciables pour les masses, à les combiner, à les exprimer ; il s’exerce réellement à l’esprit et au génie. De là l’axiome si souvent cité : le génie n’est que la patience. L’histoire des grands écrivains ne confirme-t-elle pas cette vérité ? Il est bien rare qu’aucun d’eux ait débuté par son chef-d’œuvre. Et quand la chose arrive, nous sommes presque portés à les blâmer. Il nous semble, quelque heureusement doués qu’ils fussent, et si loin qu’ils aient été, qu’ils auraient pu gagner encore par le temps, la pratique et la réflexion.

Une méthode qui aide à la perception et à la manifestation des rapports, ou, en d’autres termes, à la découverte et à l’expression des idées, est donc presque toujours applicable. Aiguillon des organisations paresseuses, frein salutaire pour les esprits mieux partagés, elle est le guide de tout le reste. Elle empêche les uns de désespérer d’eux-mêmes, les autres, de s’égarer et de se perdre ; elle trace la carrière, pose les limites, ramène dans la voie ; saisissant dans leur vol, pour les soumettre à l’analyse, les inspirations les plus heureuses de la nature et de la passion, parfois elle leur arrache leur secret, et parvient à reproduire, à force de patience, les merveilles de la spontanéité.

Les orateurs et les poëtes ont précédé, il est vrai, les {p. 16}poétiques et les rhétoriques ; mais ce fait ne prouve pas contre l’utilité de ces dernières. Si des génies exceptionnels les ont devinées, ce n’est pas un motif, pour ceux qui viennent ensuite, de ne pas les étudier, de ne pas mettre à profit, dans leur intérêt, les mérites et même les défauts de leurs prédécesseurs. Les pères de la pensée et du style sont des géants, sans doute, et nous, rhéteurs, des enfants. Mais, bien qu’on ait abusé de la comparaison, il n’en est pas moins vrai que, quand le géant a pris l’enfant sur ses épaules, celui-ci, malgré son imbécillité, voit plus loin que l’Hercule qui le porte, et peut indiquer à ceux qui suivent et le but, et les détours, et les écueils du chemin. « Ce n’est point aux traités de rhétorique, dit Quintilien, qu’on doit l’invention des arguments ; ils ont tous été connus avant les règles : la rhétorique n’est qu’un recueil d’observations faites sur ce qui existait déjà ; et la preuve, c’est que les rhéteurs ne se servent que d’exemples plus vieux que leurs traités, et empruntés aux orateurs, sans rien dire de nouveau et qui n’ait été pratiqué avant eux. Les véritables auteurs de l’art sont donc les orateurs ; mais nous devons pourtant quelque reconnaissance à ceux qui ont aplani les difficultés ; car toutes les vérités que, grâce à leur génie, les orateurs ont découvertes une à une, les rhéteurs nous ont épargné la peine de les chercher et les ont rassemblées sous nos yeux. »

Tous ceux qui écrivent reconnaissent d’ailleurs qu’il est dans leur art, comme dans tous les autres, certains procédés de composition, certains secrets de métier, une sorte de mécanisme littéraire, que l’on ne devine point, que l’on n’apprend qu’à l’user, après bien des essais et des tâtonnements. « C’est un métier de faire un livre, comme de faire une pendule, disait la Bruyère ; il faut plus que de l’esprit pour être auteur3. » La rhétorique n’eût-elle d’autre résultat {p. 17}que d’aplanir les difficultés de cet apprentissage, ceux qui aspirent à devenir praticiens ne devraient pas la négliger.

La rhétorique est donc utile, parce que, l’intelligence humaine étant perfectible, l’art, c’est-à-dire les méthodes rationnelles de perfectionnement, peut efficacement venir en aide à la nature, c’est-à-dire aux dispositions innées. La nature, premier et indispensable élément, inégalement distribué entre les divers individus ; l’art, élément secondaire, mais d’une utilité d’autant moins contestable, qu’il peut se modifier d’après les natures différentes.

La rhétorique est utile, parce que, le sens intellectuel, auquel elle s’adresse, ayant pour objet les idées et leur expression, c’est-à-dire la perception et l’appréciation de certains rapports, de la même manière que le sens physique perçoit et apprécie des rapports d’un autre ordre, il est évident que si l’observation et l’exercice contribuent à perfectionner celui-ci, ils contribueront également à perfectionner celui-là.

Maintenant, en quoi consiste la rhétorique ? et a-t-elle été comprise de même en tout temps et par tous les rhéteurs ?

Considérée dans son étymologie, la rhétorique n’est que l’art de parler ; mais la signification de ce mot, comme celle de beaucoup d’autres, s’est modifiée et étendue en passant de l’antiquité aux âges modernes.

Jusqu’après la guerre du Péloponèse, la Grèce ne connut et n’employa guère que la parole pour produire et répandre au dehors les productions de l’intelligence. La scène, la tribune, le barreau étaient déjà ce qu’ils sont encore, des lieux où le poëte et l’orateur communiquaient oralement leurs idées et leurs impressions à leurs concitoyens assemblés. Mais l’usage de la voix, comme manifestation de la pensée littéraire, ne s’arrêtait pas là. La poésie épique, l’élégie, l’ode, l’histoire elle-même se chantaient et se récitaient par les rues, sur les places, aux jeux d’Olympic et de Némée. Il n’est pas jusqu’à la philosophie qui ne présentât ses doctrines sous la forme dramatique du dialogue ; le lien de la scène était un portique, une promenade, un jardin, la prison de Socrate ou le promontoire de Sunium.

{p. 18}Les premiers rhéteurs grecs, les sophistes, purent donc, sans mentir à l’étymologie, renfermer dans l’art de parler toutes les règles de l’art d’écrire. Et quoique la philosophie, la poésie et l’histoire se fussent successivement retirées du domaine de la littérature orale, ceux qui vinrent plus tard ne changèrent rien au mode consacré. Nous les voyons, jusque sous les empereurs, donner, dans leurs Rhétoriques élémentaires, des préceptes et des exemples sur tous les genres, sur l’apologue, la narration, les sentences, les éloges, les lieux communs, etc. Il suffit de parcourir les Exercices d’Aphthonius. La folie des sophistes, ce fut de toucher au fond, quand ils devaient se borner à la forme, et, si j’ose employer cette expression, de composer la recette, quand on ne leur demandait que la manière de s’en servir. C’est ainsi que les Gorgias, les Prodicus, les Hippias se vantaient de pouvoir traiter, comme les ergoteurs du moyen âge, de omni re scibili, et qu’un Phormion osait discourir de l’art de la guerre devant Annibal.

Les Romains s’aperçurent bien vite de ce ridicule : moins artistes que les Grecs, ils méprisèrent dans l’enseignement tout ce qui ne leur paraissait que jeux d’imagination et amusements de vaincus ; plus pratiques surtout et plus positifs, ils ne voulurent s’occuper que de la partie de la rhétorique à laquelle les institutions démocratiques donnaient une importance réelle dans la vie active et publique. Ils revinrent donc à l’étymologie, fondirent l’art de bien écrire dans l’art de bien dire, et considérèrent connue code unique et universel du style les préceptes de l’éloquence.

Pour se faire une idée de la puissance de la parole à Rome, qu’on lise ce que disent Aper et Maternus dans cet excellent Dialogue des orateurs, chef-d’œuvre de raison et de style, qu’il soit de Tacite, de Quintilien, ou de tout autre, préface naturelle de tout ouvrage où il est question d’éloquence, et dont plusieurs pages semblent écrites d’hier, tant il y a de rapprochements entre notre état social et politique actuel et celui de Rome aux derniers temps de la République et aux premiers de l’Empire. Ce magnifique tableau du pouvoir et {p. 19}des avantages de l’art oratoire explique parfaitement comment il est arrivé que, chez les rhéteurs romains, chez Cicéron surtout et Quintilien, cet art, par sa souveraine importance, ait absorbé en lui seul toute la rhétorique.

Mais les choses se sont modifiées dans les âges modernes ; et même en obéissant à l’idée romaine, au principe d’utilité positive et pratique, il est nécessaire de revenir aujourd’hui à cette universalité de préceptes applicables à tous les genres littéraires, dont les Grecs avaient donné l’exemple, et que la plupart des rhéteurs ont en tort d’abandonner pour se borner, à l’exemple des Romains, aux règles de l’éloquence.

Sans doute, la tribune et le barreau ont conservé beaucoup de leurs anciennes prérogatives ; l’éloquence de l’avocat en tout pays, et celle du représentant, dans les gouvernements constitutionnels, sont encore une des voies les plus rapides et les plus sûres pour arriver à la fortune, aux hautes dignités, à la considération nationale, à la célébrité européenne ; enfin la société moderne a vu naître et fleurir une troisième branche d’éloquence inconnue à l’antiquité, celle de la chaire.

Mais la supériorité d’intelligence manifestée par des écrits, quels qu’ils soient, conduit souvent au même but que l’éloquence proprement dite, et, sous bien des rapports, le pouvoir de la presse a succédé à celui de la parole. Destinée jadis à se transmettre, comme par tradition, d’une oreille à l’autre, ou consignée seulement dans quelques manuscrits, dont le haut prix interdisait l’acquisition à la grande majorité du publie, la pensée de l’écrivain vole maintenant d’un bout à l’autre de l’univers avec les livres, les pamphlets, les journaux. Le plaidoyer même et le discours que l’avocat ou le représentant semble n’adresser qu’aux juges ou à ses collègues, saisis par la sténographie, ont bientôt franchi les murs de la chambre ou de la salle d’audience, pour pénétrer dans les provinces les plus reculées.

La presse ! voilà donc l’instrument qu’il importe le plus de savoir manier pour celui-là même à qui le nom d’orateur semblerait mieux convenir que le nom d’écrivain. Aujourd’hui, {p. 20}en effet, il a pour juge le tribunal, demain il aura peut-être la nation ; aujourd’hui sa parole n’est entendue que de quelques centaines d’individus, demain elle sera lue par l’Europe entière.

Cela ne signifie pas qu’il doive entièrement oublier ses auditeurs pour ne songer qu’à ses lecteurs. Il ne perdra pas de vue que la barre et la tribune sont, en définitive, le premier théâtre de ses combats et de ses victoires, le point de départ de sa parole ; il s’exercera à acquérir la spontanéité d’idées et d’expressions nécessaire aux luttes journalières où il est engagé ; il travaillera son organe, il ne négligera ni l’énergie, ni la grâce de l’action. Mais, attendu la diversité des temps et des mœurs, il n’attachera pas à l’improvisation, au débit et au geste, la haute importance qu’y mettait l’antiquité romaine. Et c’est pour cela, et aussi parce que ces trois objets, pour être traités à fond, demanderaient un autre livre tout entier, qu’il n’en est pas question dans celui-ci, et que cet ouvrage est plutôt l’art d’écrire que l’art de parler.

Il suit de ce que je viens de dire, que la rhétorique embrasse aujourd’hui un plus vaste objet qu’autrefois ; on ne lui demande plus seulement les règles nécessaires pour discuter les questions politiques, administratives et judiciaires, mais les préceptes de l’art d’écrire appliqués à tous les sujets. Le style, quelque matière que l’on traite d’ailleurs, lettres, récits, dialogues, descriptions, dissertations, résumés, drames, mœurs, passions, polémique, est de son ressort ; elle ne doit pas craindre même d’aborder la poésie, du moins en ne la considérant que sous les faces qui lui sont communes avec la prose, et sans empiéter sur le domaine de la poétique proprement dite.

Ces distinctions établies, avant d’entrer dans les détails, ne perdons pas de vue les observations suivantes :

1° La rhétorique n’étant point une science, mais un art, elle exige avant tout et surtout la pratique. Méthode, préceptes, théories, quelque savantes qu’elles soient, tout est subordonné à l’exercice de la composition. Fit fabricando faber, voilà le premier axiome de la rhétorique, comme de la poétique, de la musique, du dessin, de tous les arts. « La nature est riche, {p. 21}dit Vico dans ses Institutions oratoires, l’art pauvre, l’exercice et le travail invincibles… Aussi, ajoute-t-il, les peintres qui veulent devenir excellents ne s’arrêtent pas aux longues et subtiles discussions sur leur art, mais ils passent des années entières à copier les tableaux des grands maîtres. » La meilleure leçon pour l’écrivain est l’étude approfondie des bons modèles, et les travaux qui ont pour but de reproduire les formes de leur style. Sans le travail, et un travail obstiné, point d’écrivain. On sait combien Horace appuie sur cette idée dans son Art poétique. Un vieux critique français, J. du Bellay, l’a énergiquement reproduite dans sa Défense et illustration de la langue françoise. « Qu’on ne m’allègue point, s’écrie-t-il, que les poëtes naissent. Certainement, ce seroit chose trop facile, se faire éternel par renommée, si la félicité de nature étoit suffisante pour faire chose digne de l’immortalité. Qui veut voler par les mains et les bouches des hommes, doit longuement demeurer en sa chambre ; et qui désire vivre en la mémoire de la postérité doit, comme mort en soi-même, suer et trembler maintes fois, et endurer la faim, la soif et de longues veilles. Ce sont les ailes dont les écrits des hommes volent au ciel. » Et, pour passer du xvie siècle au xixe, car j’aime à montrer les préceptes réellement utiles et solides maintenus à travers les âges, en dépit des changements d’idées et des caprices de la mode : « Je voudrais, dit le héros d’un roman moderne, m’exprimer de prime abord, sans fatigue, sans effort, comme l’eau murmure et comme le rossignol chante. » Et le raisonneur du livre lui répond avec un grand sens : « Le murmure de l’eau est produit par un travail, et le chant du rossignol est un art. N’avez-vous jamais entendu les jeunes oiseaux gazouiller d’une voix incertaine et s’essayer difficilement à leurs premiers airs ? Toute expression d’idées, de sentiments et même d’instincts exige une éducation. »

La pratique est d’autant plus nécessaire, que la théorie, quelque profonde et variée qu’on la suppose, ne peut embrasser toutes les applications et prévoir toutes les hypothèses. Le maître n’enseignera jamais tout ce que l’art peut produire. {p. 22}L’analogie fait le reste. « Quel est le peintre, dit Quintilien, qui ait appris à représenter tout ce qui existe dans la nature ? Il y parvient cependant par l’exercice. Il y a des choses qui s’apprennent, quoiqu’elles ne s’enseignent pas. » N’oubliez pas, d’autre part, que si la vertu des préceptes est singulièrement puissante pour rectifier les erreurs, améliorer les qualités naturelles, et tracer des limites à leurs développements, elle l’est beaucoup moins pour nous donner les mérites qui nous manquent. Le précepte corrige plutôt qu’il ne produit ; la pratique crée en même temps qu’elle améliore.

2° Les préceptes n’ont pas tous le même degré d’intérêt. Les uns sont essentiels et généraux ; ils tiennent à la nature même de l’art, viennent à propos en toute matière, et se retrouvent dans tous les siècles et sous toutes les latitudes :

Avant donc que d’écrire, apprenez à penser…
Tout ce qu’on dit de trop est fade et rebutant… etc.

Les autres sont spéciaux ou locaux, ne s’appliquent qu’à certains genres, ou ne sont vrais que chez certains peuples et à certaines conditions préalables :

Soyez riche et pompeux dans vos descriptions…
Gardez qu’une voyelle, à courir trop hâtée,
Ne soit d’une voyelle en son chemin heurtée… etc.

La plupart des règles de l’harmonie, l’usage des euphémismes, des litotes, de l’hyperbole, du pléonasme, des expressions métaphoriques et proverbiales se rattachent à cette classe.

Quelques-uns enfin pourraient se nommer historiques. D’une vérité contestable ou d’une médiocre portée, si l’on en fait mention, c’est qu’ils ont été admis antérieurement, et qu’à défaut de la raison, ils ont pour eux l’autorité. Dans cette classe doivent se ranger plusieurs des définitions et des subdivisions adoptées par les rhéteurs ; on peut les exposer, mais non sans les discuter et les estimer à leur valeur. C’est au maître à observer ces différences, à les faire ressortir, et à {p. 23}mesurer l’attention de l’élève à l’importance du précepte.

3° C’est encore au maître à lui apprendre comment il faut, dans l’occasion, savoir s’écarter des règles, et obéir, en dépit d’elles, aux inspirations du goût, c’est-à-dire de cette faculté, moitié d’instinct, moitié de culture, qui nous fait discerner et sentir le beau, en dehors même des lois générales et des prévisions de l’art. « Quoique les règles, dit parfaitement bien Condillac, soient le fruit de l’expérience et de la réflexion, quelques écrivains les ont combattues, comme si elles n’étaient que de vieux préjugés. Ils ont cru établir des opinions nouvelles, en renouvelant les erreurs des premiers artistes, et en rappelant les arts à leur première grossièreté. Ce n’est pas rendre un service aux génies que de les dégager de l’assujettissement à la méthode ; elle est pour eux ce que les lois sont pour l’homme libre. » Seulement j’ajouterai avec Montesquieu : « Comme les lois sont toujours justes dans leur être général, mais presque toujours injustes dans l’application, de même les règles, toujours vraies dans la théorie, peuvent devenir fausses dans l’hypothèse. Quoique chaque effet dépende d’une cause générale, il s’y mêle tant d’autres causes particulières, que chaque effet a, en quelque façon, une cause à part. Ainsi l’art donne les règles, et le goût les exceptions ; le goût nous découvre en quelles occasions l’art doit soumettre, et en quelles occasions il doit être soumis. » Le maître peut donc traiter de la nature du goût, mais ne lui en demandez pas les règles ; ce serait le plus souvent lui demander les règles de l’exception.

Concluons de ce qui précède que trois éléments concourent à la formation de l’écrivain : la nature, l’art et l’exercice. C’est la doctrine d’Aristote et de Cicéron4.

{p. 24}

Chapitre II.

division de la rhétorique. — de l’invention §

L’homme mental est doué de trois grandes puissances, le sentiment, la volonté, l’intelligence, dont la réunion forme l’identité mystérieuse qu’on appelle l’âme. Ces trois puissances, dont le concours est indispensable pour que l’homme communique efficacement avec l’homme, sont perfectibles par l’éducation ; mais c’est surtout l’intelligence que nous employons pour transmettre aux autres nos pensées, et c’est elle aussi que l’éducation peut le mieux développé au moyen de la science et de l’art.

L’intelligence, à son tour, a trois facultés capitales, la mémoire, le jugement, l’imagination ; et bien qu’elle soit en jeu tout entière dans la communication des idées, il est facile de constater que chacune de ces facultés s’y est réservé, en quelque sorte, un rôle spécial. C’est principalement la mémoire qui conserve et retrouve les idées ; l’homme invente peu, il se rappelle ; le jugement est plus utile pour les comparer, les choisir, les coordonner ; l’imagination, pour les manifester, les embellir, les vivifier5.

De là trois parties de la rhétorique, éternellement les {p. 25}mêmes depuis Aristote jusqu’à nous, parce qu’elles sont fondées sur l’essence subjective et objective de l’intelligence : l’invention, la disposition, l’élocution. Par l’invention, la mémoire retrouve le fond des idées ; par la disposition, le jugement établit l’ordre dans les idées ; par l’élocution, l’imagination donne la forme aux idées.

Cela posé, on conçoit que si l’écrivain veut parvenir à communiquer et à faire partager ses opinions et ses sentiments, il doit acquérir certaines connaissances et suivre une méthode raisonnée de travaux pratiques, qui puissent exercer simultanément, et, autant que possible, au même degré, la mémoire, le jugement et l’imagination.

De tous les exercices propres à agrandir et à fortifier les facultés intellectuelles, le plus efficace est cet ensemble d’études dont la base est celle des langues anciennes, et auquel nos pères ont donné par excellence le nom d’humanités. Les humanités ! croit-on que ce titre si emphatique, cette dénomination si ambitieuse ait été adoptée à la légère, et que l’étymologie ne soit ici qu’une lettre morte ? Nos pères, en consacrant cette expression, avaient compris et témoigné que de toutes les études qui peuvent occuper la jeunesse, de toutes les gymnastiques intellectuelles, celle-ci est la plus puissante pour développer en même temps et à un égal degré les trois facultés essentielles de l’esprit humain.

Cet ensemble d’études commence par celle de la langue nationale. La langue nationale est l’instrument à l’aide duquel l’écrivain communique avec ses lecteurs. Avant de s’essayer à composer sur cet instrument, il faut nécessairement le connaître, le posséder, en avoir compris toutes les ressources.

Toute langue est un fait actuel qui continue un fait antérieur. Elle doit donc être étudiée sous deux points de vue : méthodiquement, comme disaient les anciens, ou dans le présent ; historiquement, ou dans le passé.

D’abord, l’étude du présent, c’est-à-dire de la langue usuelle et courante ; cette étude est plus facile, mieux définie, d’une utilité plus immédiate. Elle considère les mots actuels selon le vocabulaire et selon la grammaire ; d’un côté les {p. 26}éléments matériels, de l’autre, les principes et les lois d’affinité d’après lesquels ils se lient et se combinent ; elle fixe leur valeur précise, leur signification propre ou métaphorique, leurs accidents, leur synonymie, les règles qui les modifient et les coordonnent.

Ensuite, l’étude du passé, non-seulement historique, dans l’ordinaire acception du mot, mais philosophique, c’est-à-dire partant de l’étymologie des vocables et les suivant dans toutes leurs phases et leurs transformations, ne se contentant pas de constater et d’enregistrer les faits accomplis, mais les expliquant, distinguant l’immuable du muable, et pouvant aider, s’il en est besoin, à conclure l’avenir même de la langue.

L’étude de la langue nationale commence au berceau ; aussi l’appelle-t-on également langue maternelle. Rien n’est à négliger ici, et les plus grands maîtres n’ont dédaigné aucun détail. Les minuties apparentes qui se rencontrent dans ce travail ne nuisent, comme le remarque Quintilien, qu’à ceux qui s’y arrêtent, et non à ceux qui les traversent pour aller plus loin. Il faut se former, et dès le principe, à la prononciation, à l’accentuation, à la ponctuation, à l’orthographe, à la grammaire.

L’étude de la grammaire doit réunir les avantages de l’analyse à ceux de la synthèse. On commencera par la méthode analytique. Dans un système de lectures habilement graduées, l’élève étudiera les vocables individuellement, en quelque sorte ; il en observera la nature, les ressemblances et les différences6 ; il cherchera à apprécier non-seulement les lois, mais les habitudes qui déterminent leurs relations réciproques. En un mot, il se fera à lui-même sa grammaire.

Non pas qu’il doive s’arrêter là, et que je bannisse les {p. 27}grammaires généralement adoptées ; je veux seulement que ces ouvrages synthétiques ne viennent que lorsque l’étude analytique en aura bien fait comprendre la signification réelle. Dans les sciences de faits, on n’apprend bien que par l’analyse, on ne retient bien que par la synthèse. Les formules de la synthèse dégagent les groupes d’idées, les déterminent et les fixent. Quand l’élève a bien remarqué dans vingt circonstances que le mot qui exprime la qualité se met au même genre et au même nombre que les noms qu’il qualifie, quand il a parfaitement compris tous les éléments de ce fait grammatical, qu’alors la règle : l’adjectif s’accorde avec le substantif en genre et en nombre, ou les deux mots, Deus sanctus, viennent résumer ces observations multipliées, et leur donner un corps ; que l’élève apprenne cette règle littéralement, comme une formule algébrique, comme le texte d’un article de loi ; alors seulement il ne l’oubliera plus.

Dans les lectures graduées que je recommande, j’insiste sur le précepte de Quintilien, qui demande qu’on s’adresse, dès le principe, aux auteurs de premier ordre, et qu’on relise souvent les mêmes livres, si l’on veut former pour la suite sa pensée et son style. Plus tard, quand le jugement est bien assis, on peut sans doute aborder des écrivains douteux et inférieurs, mais avec précaution et sous la direction d’un maître habile. Ces lectures se feront, autant que possible, à haute voix, pour habituer à une prononciation correcte. Quant au genre de commentaires qu’elles comportent, on en trouvera d’excellents modèles dans le Traité des Etudes de Rollin, et dans la Chrestomathie française de M. Vinet, le meilleur livre que je connaisse en ce genre. A l’imitation de ces habiles professeurs, le maître fera saisir les applications des règles précédemment formulées, et les détails philologiques qui seront, à leur tour, les éléments de nouvelles synthèses ; il s’arrêtera sur les homonymes, sur les homographes, sur toutes les difficultés de l’orthographe usuelle et raisonnée, sur toutes les variétés de la proposition grammaticale et de la proposition logique, faisant toujours précéder la théorie de la pratique, proscrivant les cacographies, détestable méthode, {p. 28}qui apprend à la jeunesse des fautes dont elle ne se doutait pas. Il s’occupera des expressions figurées, des synonymes, des multisenses, etc. ; enfin, et comme complément obligé des travaux précédents, de l’étude historique de la langue.

Qui apprend le grec ne se borne pas aux époques de Périclès et d’Alexandre ; il remonte à Homère, pour redescendre ensuite jusqu’aux derniers pères de l’Eglise ; il suit l’idiome pendant ses quinze siècles de vie. Pourquoi n’en serait-il pas de même du français ? Pourquoi l’étude de la langue nationale n’embrasserait-elle pas tout l’espace qui sépare Villehardouin de M. Thiers ; le roi de Navarre, de Béranger ? En effet, où commence le français ? où s’arrête le gaulois ? Quelle solution de continuité assez tranchée pour dire : Là est la borne, et l’on ne va pas plus loin ? Ferez-vous, par exemple, partir de Molière la langue de la plaisanterie ? Mais Molière donne la main à Regnier, qui touché à Marot, qui imite Villon, qui se rattache à Rutebeuf.

On a justement remarqué que la philologie satisfait mieux aux premiers besoins de l’intelligence et à la première culture de l’homme. Que notre élève s’applique donc d’abord à la philologie ; mais comme il n’est point de philologie sérieuse et approfondie sans la connaissance des langues anciennes, qu’il s’attache surtout à cette partie essentielle des humanités. Nulle autre étude ne peut la remplacer ; et de tous les exercices, celui-ci est le mieux fait pour développer au plus haut degré la mémoire, le jugement et l’imagination.

Quant aux méthodes d’enseignement de ces langues, il existe une foule de bons livres spéciaux sur la matière. On peut les consulter. Seulement, qu’on ne perde pas de vue le but de cette étude. Elle est destinée surtout à exercer les diverses facultés. On conçoit que, pour la diriger en ce sens, il s’agit de chercher à bien comprendre et à bien rendre les écrivains anciens, plutôt que de prétendre lutter avec eux, en composant dans leur idiome, soit en prose, soit en vers. Ainsi beaucoup de grammaire, de lectures, de traductions en langue maternelle, peu de traductions ou de compositions {p. 29}en grec ou en latin, et, si l’on s’en occupe, qu’on leur donne pour principe l’imitation et presque la reproduction littérale des formes de l’antiquité.

L’étude approfondie de la langue maternelle, celle des langues anciennes, voilà donc les travaux préparatoires à la rhétorique ; mais bien qu’ils soient les premiers et d’indispensable nécessité, ils ne sont assurément pas les seuls.

L’invention n’étant autre chose que l’acquisition des idées, ou du moins la recherche d’un procédé qui en facilite l’acquisition, que l’élève, tout en s’appliquant à l’étude de la langue maternelle et des langues anciennes, s’exerce à saisir les rapports des choses à lui et des choses entre elles ; qu’il apprenne, à mesure que ses facultés s’étendront, à s’observer lui-même, à observer la nature et les hommes qui l’entourent ; qu’il s’interroge souvent sur ses propres impressions ; qu’il s’habitue à s’en rendre compte, à chercher en tout les causes et les effets, à ne point voir d’un esprit distrait et avec indifférence les objets même les plus indifférents en apparence ; car tout ce qui peut occuper l’homme appartient à l’écrivain, et lui est, à l’occasion, sujet de composition ;

Quidquid agunt homines, votum, timor, ira, voluptas,
Gaudia, discursus, nostri est farrago libelli.

On sera surpris des résultats que produira, proportionnellement à l’âge de l’élève, cette méthode suivie avec persévérance et discernement. Ainsi :

Premier moyen de parvenir à l’invention : observation attentive, assidue, et, autant que possible, intelligente, de soi, des hommes et des choses.

Second moyen : la science, c’est-à-dire l’observation dans le passé, l’étude de ce qui nous a précédés, ajoutée à celle de ce qui nous entoure.

Condorcet dit avec raison : « Sur quelque genre que l’on s’exerce, celui qui a dans un autre des lumières étendues et profondes aura toujours un avantage immense. Ce n’est pas seulement en augmentant le nombre des idées que ces études {p. 30}étrangères sont utiles, elles perfectionnent l’esprit même, parce qu’elles en exercent d’une manière plus égale les diverses facultés. »

Chaque science éclaire l’esprit sur l’objet dont elle s’occupe, et l’esprit éclairé sur un point aperçoit mieux tous les autres. Célestes sœurs, les Muses se donnent la main quand elles descendent sur la terre, et leur chœur harmonieux ne tarde pas à pénétrer tout entier dans l’asile ouvert à l’une d’elles.

Ensuite, chaque science est une collection d’idées laborieusement accumulées et coordonnées par les générations successives. Plus on aura acquis de sciences diverses, plus on aura ouvert de sources à l’invention. « Connaître, a dit madame de Staël, sert beaucoup pour inventer. » Et Buffon : « L’esprit humain ne produit qu’après avoir été fécondé par l’expérience et la méditation ; ses connaissances sont les germes de ses productions. » Une nouvelle science acquise est une somme de pensées ajoutées à celles que l’on possédait déjà.

On peut en dire autant des langues étrangères ; des lectures de toute espèce, si l’on se borne, avare de son temps, aux ouvrages instructifs ou originaux en leur genre ; des voyages, quand l’occasion s’en présente, si l’on sait les utiliser, voir, écouter, étudier la nature et ses merveilles, l’homme, ses mœurs et ses ouvrages. Tout cela fournit des faits, des observations, des images à combiner, et l’invention n’est rien autre chose ; plus riche est la mine, plus l’exploitation est facile et productive. Ne craignez point que plus tard l’individualité de vos idées perde quelque chose à cette étude. Une telle crainte n’est qu’une excuse de la paresse. L’érudition dirigée avec intelligence n’a jamais nui à l’originalité. Sans parler des écrivains anglais, italiens, allemands surtout, dont un si grand nombre peut se placer parmi les véritables savants, je citerai en France Rabelais et Montaigne, Bossuet et Pascal, et à une époque plus voisine, Cuvier, Courier, Nodier, Thierry. Eu comptez-vous beaucoup qui aient un caractère mieux marqué d’originalité ? eu comptez-vous beaucoup de plus réellement érudits ?

{p. 31}Je sais quelle objection on peut me faire, et Rousseau l’a fort bien formulée. « Je pense, dit-il, que quand ou a une fois l’entendement ouvert par l’habitude de réfléchir, il vaut toujours mieux trouver de soi-même les choses qu’on trouverait dans les livres ; c’est le vrai secret de les bien mouler à sa tête et de se les approprier ; au lieu qu’en les recevant telles qu’on nous les donne, c’est presque toujours sous une forme qui n’est pas la nôtre. »

Jean Jacques a raison, mais nous n’avons pas tort. En appuyant sur la nécessité de l’érudition, je demande que vous mettiez assez de choix et d’ordre dans vos matériaux pour que votre intelligence ne soit pas perdue dans ses propres richesses et écrasée sous le faix ; qu’au contraire, elle le porte avec aisance, et maintienne son caractère individuel au milieu de toutes ces acquisitions étrangères. Fénelon appuie tout ce que je viens de dire. « Il n’est pas temps de se préparer, dit-il, trois mois avant que de faire un discours public : ces préparations particulières, quelque pénibles qu’elles soient, sont nécessairement très-imparfaites, et un habile homme eu remarque bientôt le faible ; il faut avoir passé plusieurs années à se faire un fond abondant. Après cette préparation générale, les préparations particulières coûtent peu ; au lieu que, quand on ne s’applique qu’à des actions détachées, on en est réduit à payer de phrases et d’antithèses ; on ne traite que des lieux communs ; on ne dit rien que de vague ; on coud des lambeaux qui ne sont point faits les uns pour les autres ; on ne montre point les vrais principes des choses ; on se borne à des raisons superficielles et souvent fausses ; on n’est pas capable de montrer l’étendue des vérités, parce que toutes les vérités générales ont un enchaînement nécessaire, et qu’il faut les connaître presque toutes pour en traiter solidement une en particulier. »

Mais de toutes les études préliminaires de l’écrivain, la plus importante est celle de la philosophie et surtout de la logique, qui enseigne la nature, les lois et les formes du raisonnement. Aussi voudrais-je, au rebours de ce qui se fait dans nos écoles, qu’une année de logique et de philosophie {p. 32}élémentaire précédât la rhétorique. Je ne sais pourquoi ceux qui applaudissent au vers d’Horace,

Scribendi recte sapete est et principium et sons ;

et à la traduction de Boileau :

Avant donc que d’écrire, apprenez à penser ;

ne réalisent pas dans la pratique ce qu’ils approuvent dans la théorie7.

Le mot de Buffon : « La méditation féconde l’esprit humain ; » et celui de Rousseau : « L’habitude de réfléchir ouvre l’entendement, » nous conduisent au troisième élément de l’invention, la méditation.

Pour inventer, apprenez à méditer. La méditation s’apprend comme tout le reste. Habituez-vous d’abord à vous faire une idée vive et précise du sujet que vous aller traiter. Puis, quand vous l’avez dégagé de tout ce qui n’est pas lui, attachez-vous, obstinez-vous à sa contemplation, de façon que rien ne vous en puisse distraire, qu’il absorbe toutes vos facultés, qu’il devienne une de ces pensées dominantes, produites parfois en nous, soit par une passion, soit par un événement qui met en jeu notre existence ou nos plus chers intérêts : on ne sait pas assez ce que peut cette habitude de s’identifier avec un sujet. Quand l’esprit se l’est ainsi assimilé, pour ainsi dire, qu’il en a fait comme une partie de sa substance, alors il s’éprend pour lui d’un amour presque fanatique ; et ce qu’on appelle vaguement l’inspiration, n’est rien que cet amour, et cet amour, secondé par les circonstances, crée des prodiges. Combien ne cite-t-on pas d’écrivains qui se sont élevés dans certains sujets, et, quelquefois du premier bond, à une hauteur qu’il ne leur a été donné d’atteindre {p. 33}qu’une fois ? On crie alors à l’inspiration. Mais que l’on en soit bien convaincu, le secret de cette heureuse chance a été le plus souvent la méditation, instinctive peut-être, mais dominante et obstinée ; par elle l’imagination a été émue, le cœur échauffé, l’âme exaltée jusqu’à l’état de passion ; un travail infinie, mystérieux, puissant, a fécondé le sujet. Quand vient alors ce qu’on appelle l’inspiration, elle n’est que le coup de hache sur le front de Jupiter. Elle signale le point précis de maturité de la pensée. Le coup de hache fait sans doute jaillir Minerve, grande, adulte, armée de toutes pièces ; mais avant ce coup décisif, c’est la méditation qui avait conçu, nourri, équipé, en quelque sorte, ce mythe puissant de la pensée dans la tête endolorie du Dieu.

Tandis que l’élève s’habituera de lui-même à cette science de la méditation, que le professeur mette entre ses mains les livres, les discours, les traités les plus remarquables ; qu’il lui fasse observer et comprendre les divers mérites et l’artifice de la composition, non-seulement sous le rapport de la pensée, mais sous celui de l’ordre et du style ; que souvent il le ramène sur ses pas, soit pour se rendre un compte plus exact des intentions de l’écrivain, soit pour mieux retenir l’ensemble et les détails ; que, dans les discussions politiques, judiciaires, philosophiques, il lui présente, autant que possible, le pour et le contre, surtout si la question a été traitée par deux rivaux dignes l’un de l’autre. C’est après avoir lu Eschine contre Ctésiphon, qu’on suit avec plus d’intérêt et de fruit la défense de Démosthène ; Fox gagne au voisinage de Pitt, comme de nos jours M. Guizot à celui de M. Thiers, et réciproquement.

Que l’élève, de son côté, s’exerce à analyser, c’est-à-dire à ressaisir, par la décomposition, les sentences capitales, les idées mères, et à les dégager successivement de tout ce qui ne sert qu’à les développer et à les embellir. Ce premier travail fait avec conscience et intelligence, il fermera le livre original pour le refaire à son tour ; il s’efforcera de reconstruire ainsi l’édifice, dont il n’aura plus rien sous les yeux, si ce n’est les fondements qu’il vient de découvrir.

{p. 34}Encore quelques avis sur ces travaux préparatoires qui servent d’exercice au jeune écrivain et remplissent ce que l’on nomme dans les colléges l’année de rhétorique. Quand l’élève a beaucoup lu et analysé, qu’il s’essaye a composer lui-même. Il commencera par ce que j’appellerai exercices d’imitation. On lui présente la description d’un incendie, par exemple, et il calque sur ce tableau celui d’une inondation ; d’un lever de soleil il fait un coucher de soleil ; ou encore d’après un portrait de la colère, prenant le contre-pied de chaque idée, de chaque période, il trace celui de la douceur. Et ainsi pour la narration, la dissertation, le discours. Par là il se familiarise avec la forme, et apprend à couler ses idées dans un moule donné. Il a soin, au commencement surtout, de se renfermer strictement dans les limites du modèle. Si celui-ci, en effet, est bien choisi, l’élève comprendra par cette étude en quoi consiste la plénitude d’un développement, et comment, la borne une fois atteinte, tout ce qui la dépasse est hors-d’œuvre et luxe inutile. Il passera de là à des compositions originales, tantôt en n’ayant que le titre du sujet à traiter, plus souvent en s’aidant d’une matière ou argument qui indique les idées principales et trace la marche à suivre. Ces thèmes de composition seront variés ; on prévient ainsi l’ennui d’un travail monotone, et l’on fournit en même temps l’occasion de modifier la pensée et le style, selon le caractère des genres divers. Narrations historiques ou fictives, mêlées parfois d’allocutions et de discours, descriptions, portraits, parallèles, lettres, dialogues, développement d’une pensée morale ou d’un mot profond, dissertations philosophiques ou littéraires, éloges, critiques, celles-ci plus rarement, discussions parlementaires ou judiciaires d’une question réelle ou supposée, etc. : voilà les exercices que recommandent les professeurs les plus expérimentés. Mais de tous ces genres d’étude, celui qu’ils affectionnent le plus, et avec raison, c’est l’éloquence historique. Elle développe l’imagination, sans prêter, comme la fiction, au romanesque et à l’excentrique ; elle présente la méthode la plus efficace pour connaître à fond les annales des peuples anciens et modernes, à leurs plus {p. 35}brillantes époques ; en s’appuyant sur des faits, des caractères, des mœurs, des passions réelles, elle éloigne du vague et du lieu commun, et le jeune homme accoutume son âme à comprendre le grand, et à penser lui-même comme les illustres personnages qu’il fait parler.

Au reste, quand l’élève est arrivé à ce point, il peut se développer plus librement et lâcher les rênes à sa fantaisie ; nous ne nous plaindrons pas si cette jeune séve déborde et pousse de droite et de gauche des branches parasites. Les rhéteurs romains aimaient dans l’adolescence ce luxe de végétation qui trahit les natures riches et vigoureuses. Ils redoutaient les maturités précoces, et préféraient avoir d’abord à émonder et à sareler8.

Mais comprenez-les bien. S’abandonner à une exubérance parfois même téméraire ne signifie pas faire vite et négligemment. Avant tout, songez à bien faire, et non pas rapidement et beaucoup ;

Scribendi recte, nam ut multum, nil moror…

Soyez bien convaincu que la facilité de bon aloi ne s’acquiert que par un travail sévère et obstiné. « En écrivant vite, dit Quintilien, on n’apprend pas à bien écrire ; en écrivant bien, on apprend à écrire vite. » Ainsi, après le premier élan, revenez sur votre travail, polissez et repolissez, corrigez beaucoup,

Ajoutez quelquefois et souvent effacez9.

{p. 36}Pourvu toutefois que vous sachiez en finir, car la correction interminable est aussi un vice. Parfois le premier jet était le meilleur, et à force d’aiguiser la lame, on la réduit à rien. Boileau vous a dit :

Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage ;

j’y consens ; mais ne l’y remettez pas cent fois. Je ne sais, en définitive, quel est le pire, de trouver bon tout ce qu’on écrit, ou de le trouver mauvais. Il est des hommes qui pourraient produire d’excellentes choses, et qui, dans la crainte de mal faire, finissent par ne rien faire du tout. Ceux-là assurément n’ont pas besoin de nos préceptes.

J’accorde également qu’on doive laisser dormir quelque temps son ouvrage. L’esprit y revient plus frais, il voit bien des choses sous un jour nouveau, et rencontre des idées échappées à un premier travail. Mais je ne suis pas pour le nonum prematur in annum, et ne partage en aucune façon l’avis de Malherbe qui avait besoin de noircir une main de papier pour mener une ode à bonne fin, et soutenait qu’après avoir écrit un poëme de cent vers ou un discours de trois feuilles, il fallait se reposer dix ans. Il y a toujours un milieu entre l’excès et le défaut.

Quatrième moyen d’invention : Étude analytique et synthétique des ouvrages bien pensés et bien écrits ; exercices de composition graduellement distribués.

Plus tard viendra en aide tout ce que fournissent d’idées l’expérience personnelle du monde, la participation active à la vie civile et sociale, et toujours les retours sur soi-même et les méditations solitaires. Tant d’éléments sont nécessaires, dans notre état actuel de société, à la formation d’un penseur, d’un écrivain inventif10. Schlegel voulait voir réunis, dans {p. 37}le littérateur, l’érudition du savant, le coup d’œil prompt et la décision sûre de l’homme actif, l’enthousiasme sérieux de l’artiste solitaire, et cet échange facile et rapide des impressions intellectuelles, celte indéfinissable finesse d’esprit qu’on ne trouve et qu’on n’apprend à trouver que dans la société.

Sans espérer que notre élève sera un de ces phénix qui suffit à la gloire d’un demi-siècle, nous croyons que, bien dirigé dans la voie tracée plus haut, il aura singulièrement ajouté à la somme de génie inventif que lui a départie la nature. Le voilà en état de traiter un sujet.

{p. 38}

Chapitre III.

du choix du sujet. §

Le sujet est donné par les circonstances, ou l’écrivain le tire de son propre fond.

Dans le premier cas, c’est une nécessité qu’il faut subir ; il ne reste plus qu’à le traiter dignement.

Dans le second, vous êtes libre, et alors le choix est-il indifférent ? Assurément, répondent quelques auteurs de notre siècle. « Nous ne reconnaissons pas à la critique, disent-ils11, le droit de questionner l’écrivain sur sa fantaisie, et de lui demander pourquoi il a choisi tel sujet, broyé telle couleur, cueilli à tel arbre, puisé à telle source. L’ouvrage est-il bon ou est-il mauvais ? Voilà tout le domaine de la critique. Du reste, ni louanges, ni reproches pour les couleurs employées, mais seulement pour la façon dont elles sont employées. A voir les choses d’un peu haut, il n’y a ni bons ni mauvais sujets, mais de bons et de mauvais écrivains. D’ailleurs, tout est sujet, tout relève de l’art. Ne nous enquérons donc pas du motif qui vous a fait prendre ce sujet triste ou gai, horrible ou gracieux, éclatant ou sombre, étrange ou simple, plutôt que cet autre. Examinons comment vous avez travaillé, non sur quoi et pourquoi. »

Nous ne saurions admettre cette théorie ; nous ne {p. 39}songerions pas même à la réfuter, si nous ne pensions que, soutenue par l’autorité de quelques hommes d’un mérite réel, elle peut égarer les jeunes gens dont elle flatte les caprices et l’irréflexion.

Non, la question du choix du sujet n’est pas interdite à la critique. Lorsque le génie peut élever et épurer nos âmes, nous faire aimer la vertu, la gloire, la patrie, la liberté, il serait défendu de lui demander pourquoi il se gaspille lui-même dans des sujets insignifiants, ou se prostitue à des sujets ignobles ! Le talent n’est-il pas le bloc de marbre entre les mains du statuaire ? Depuis quand n’a-t-on plus le droit d’interroger le statuaire sur la fantaisie qui lui fait tirer de ce marbre si blane et si pur un vase, par exemple, quelque admirable qu’en soit le travail, plutôt que la tête de Jupiter ? Avant que l’écrivain mette la main à l’œuvre, ne se rappelle-t-il pas le monologue du sculpteur :

Qu’en fera, dit-il, mon ciseau ?
Sera-t-il Dieu, table ou cuvette ?

Et celui qui répond : « Il sera cuvette ou table, » a-t-il, tout mérite d’exécution à part, les mêmes droits à notre estime et à notre admiration que l’homme qui, sentant la haute mission de l’artiste, s’écrie :

Il sera Dieu ! même je veux
Qu’il ait dans sa main le tonnerre… ?

Supposez le pinceau de Teniers égal à celui de Raphaël : mettrez-vous sur la même ligne les magots de l’un et la Transfiguration de l’autre ? Que l’inventeur de l’Iliade invente aussi la Batrachomyomachie, je le veux bien ; mais si, devant se prononcer entre les deux sujets, il eût choisi le second à l’exclusion du premier, le lui aurait-on pardonné ? L’éloge de la folie ou de la paresse, la diatribe contre la goutte ou la peste, tant d’autres sujets favoris des savants et des moines {p. 40}du xvie siècle, supposez-les écrits par Cicéron même, nous intéresseront-ils autant que l’éloge de Caton ou les Philippiques ?

Le sur quoi et le pourquoi interdits à la critique ! Mais une fois cette idée admise, qui pourrait, en bonne logique, reprocher à l’écrivain le choix d’un sujet même contraire à la morale, au patriotisme, au désintéressement, à tout ce qu’il y a de grand et de pur parmi les hommes ?

Sans doute, il faut une grande latitude à l’artiste ; sa carrière doit être vaste et variée, ses allures franches et libres ; il est presque toujours le meilleur juge de sa capacité et de sa spécialité ; généralement nul ne sait mieux que lui

… Quid ferre recusent,
Quid valeant humeri ?…

Je vais plus loin. On pardonnera bien des rêves à l’imagination, bien des débauches à l’esprit,

Scimus, et hane veniam petimusque damusque vicissim.

Mais que ce soit une faveur, veniam, et non pas un droit. Vous appelez l’art une religion ; soit. Mais le fanatisme ne vaut pas mieux dans celle-là que dans toute autre. Des autels, des fleurs, de l’encens pour l’art, mais qu’on n’aille pas le cacher par delà les nuages, au-dessus de tout contrôle humain, en dehors de toute société humaine. J’adopte bien la formule de M. Cousin, l’art pour l’art, mais pourvu que l’art lui-même soit bien compris, pourvu que l’on sache bien que, sous peine de mentir à sa nature, il doit offrir, comme conséquence de ses œuvres, la vérité, la moralité, la beauté.

En vain nous crie-t-on que « l’on ne sait pas en quoi sont faites les limites de l’art ; que de géographie précise du monde intellectuel, on n’en connaît pas ; qu’on n’a pas encore vu les cartes routières de l’art avec les frontières du possible et de {p. 41}l’impossible tracées en rouge et en bleu ; qu’enfin on a fait cela parce qu’on a fait cela. »

Sophismes ! l’art a ses limites. Les maîtres les lui ont tracées, et leur voix ne fut que l’écho de la raison et de la justice éternelle.

« L’homme digne d’être écouté, dit Fénelon, est celui qui ne se sert de la parole que pour la pensée, et de la pensée que pour la vérité et la vertu. »

Le sujet doit donc être moral, ou du moins n’avoir rien de contraire à la moralité. Nous pouvons dire du sujet ce que la Bruyère dit de l’ouvrage : « Quand une lecture vous élève l’esprit et qu’elle vous inspire des sentiments nobles et courageux, ne cherchez pas une autre règle pour juger de l’ouvrage : il est bon et fait de main d’ouvrier. » Le mot de la Bruyère explique ce que j’entends par moralité. Le sujet d’une fable, d’un roman, d’un drame, d’une comédie, peut avoir ce mérite de moralité. Quelle moralité plus haute que celle du Prométhée, de l’Œdipe à Colone, du Cid, d’Athalie, d’Alzire ? plus touchante que celle du Vicaire de Wakefield, de Jeannot et Colin, de Paul et Virginie, de Picciola ? « Je me souviens, dit quelque part Montesquieu, qu’en sortant d’une pièce intitulée Esope à la cour, je fus si pénétré du désir d’être plus honnête homme que je ne sache pas avoir formé une résolution plus forte. » Honneur à Boursault qui sut choisir un sujet assez moral pour inspirer un si beau désir à une si belle âme !

Une grave erreur de plusieurs écrivains actuels, mais dont, pour l’honneur du siècle, j’aime mieux accuser leur esprit que leur cœur, c’est de s’imaginer que le crime est un élément nécessaire d’intérêt pour tout drame et toute fiction ; qu’il n’est point d’admiration possible pour le héros, ou d’attendrissement pour la victime, si on ne les entoure, en façon de repoussoir, d’une bande de scélérats, et quels scélérats ! quelque chose de monstrueux, d’excentrique, d’inimaginable, à faire reculer les plus intrépides d’horreur et de dégoût. C’est une grande faute ; même littérairement parlant, je crois la vertu plus intéressante que le crime. Les drames et les {p. 42}romans anciens et modernes, que j’ai cités plus haut, me semblent plus attachants, je ne dis pas supérieurs comme œuvres d’art, cela va de soi, je dis plus attachants, que toutes les productions byroniques et sataniques des trente dernières années.

Cependant les aberrations même de ces écrivains prouvent qu’ils ne regardent pas le choix du sujet comme indifférent. Ils pensent, comme nous, que le sujet doit intéresser par lui-même et indépendamment de la manière dont il est traité. Qu’ils se trompent sur les sources de cet intérêt, c’est ce que je viens de reconnaître, mais ils admettent avec raison le principe. Et, en effet, le sujet ne doit pas seulement être moral, il doit être intéressant. Un auteur n’écrit que pour être lu ; par là même il contracte une dette envers celui qui prend la peine de le lire, et il n’a qu’un moyen de s’acquitter, c’est de lui offrir un sujet qui puisse l’amuser, l’instruire ou le toucher, qui parle à son imagination, à son intelligence ou à son cœur. Quelques hommes, ceux-là sont les maîtres ! sont parvenus à en créer qui réunissent ces trois éléments. Mais s’il s’agit de choisir entre eux, ne croyez pas que je les mette tous trois sur la même ligne. Les vrais artistes demandent au moins le second, à défaut du dernier, le plus énergique de tous. Quant au premier, c’est à lui que s’attachent principalement le vulgaire et les oisifs ; ce n’est donc qu’au vulgaire et aux oisifs qu’ont paru vouloir plaire certains écrivains de notre siècle, les romanciers surtout, qui en forment malheureusement la grande majorité. La plupart d’entre eux n’ont songé qu’à réveiller l’intérêt d’imagination, ou plutôt l’intérêt de curiosité. Ils croyaient avoir atteint le but, lorsque la complication de l’intrigue, la nouveauté, l’étrangeté même des incidents tenaient le lecteur en haleine jusqu’à la lin. Le plus bel éloge à leur goût, c’était que, une fois la lecture commencée, on ne pût la quitter qu’à la dernière page. Distribuaient-ils leur récit en feuilletons, une des modes, par parenthèse, les plus fatales à la saine littérature, ils n’oubliaient jamais de suspendre la narration au moment où la curiosité était le plus vivement piquée, le plus {p. 43}avidement inquiète. C’est un mérite, si l’on veut, mais un mérite d’un ordre inférieur dans l’appréciation critique. Aussi qu’arriva-t-il ? C’est qu’en effet on lut ces ouvrages d’un bout à l’autre avec une ardeur fiévreuse, en passant toutefois presque toujours par-dessus tout ce qui ne satisfaisait pas directement la curiosité ; mais le livre fini, nul ne s’avisait d’y revenir. On relit Don Quichotte, Gil Blas, Ivanhoe, le Vicaire de Wakefield, tout ce qui parle à l’esprit et au cœur ; mais à quel homme ingénieux est-il venu en tête de relire un roman d’Anne Radcliffe, par exemple ? j’aime mieux ne parler que des morts. Et pourtant ce même homme eût maudit de grand cœur quiconque, à la première lecture, lui eût ôté le livre des mains avant la fin du quatrième tome. L’intérêt de ces ouvrages est celui d’une énigme ; qui songe encore à une énigme dont il a le mot ? Comment finira tout cela ? par quels moyens s’en tireront-ils ? Questions secondaires dans les œuvres de l’intelligence, pauvre mérite quand il est seul.

Encore un avis d’une utilité non moins directe : que le sujet soit fécond. Quel fruit tirer d’un sol aride ? On y perd son capital, son temps et ses sueurs.

En délayant une anecdote, en dialoguant un paradoxe étroit et subtil, vous croyez arriver à un drame, à une comédie, à un roman ; à peine aviez-vous la matière d’un feuilleton ou d’un vaudeville. Et, d’autre part, j’ai lu tel article de journal, où l’auteur, resserré dans les mesquines proportions des trois colonnes quotidiennes, étranglait une pensée qui eût mérité les développements de l’in-8°. Car dans le choix du sujet est compris celui de la forme, qui appelle également toute l’attention de l’écrivain. Parfois un bon sujet de drame, délayé dans un roman, a perdu tout son intérêt, et souvent une idée féconde a échoué dans un drame, qui eût réussi dans le cadre plus vaste du roman.

Enfin le sujet doit être en rapport avec le talent de l’écrivain. Tout le monde connaît la maxime d’Horace :

Sumite materiam vestris, qui scribitis, æquam
Viribus…

{p. 44}Ce précepte est surtout dans l’intérêt du jeune auteur. La vieille allégorie d’Icare ne trouve que trop d’applications. Sans parler de notre siècle, où les Ailes d’Icare ne sont pas seulement un roman, mais l’histoire de chaque jour, Boileau, oubliant ses propres préceptes, ne méconnaissait-il pas son génie, ne s’ignorait-il pas lui-même, quand il composait l’Ode sur la prise de Namur ; Molière, quand il se faisait le panégyriste du Val de Grâce ; la Fontaine, quand il chantait le quinquina ou la captivité de Saint-Malc ; Corneille, quand il luttait contre Racine, dans Tite et Bérénice, ou contre le mystique anonyme du moyen âge, dans la traduction en vers de l’Imitation de Jésus-Christ ?

Ainsi, moral, intéressant, fécond, proportionné aux forces de l’écrivain et à la forme adoptée, qualités souveraines du sujet, auxquelles on pourrait en ajouter d’autres. Sans elles, le plus beau talent échouera souvent contre la matière.

L’auteur des Remarques sur le style et la composition littéraire, M. Francis Wey, a consacré plus de soixante pages de son livre aux préceptes sur le choix du sujet, et ce n’est pas trop, si l’on admet cet axiome que je regarde comme fondamental en rhétorique : Autant vaut le sujet, autant vaut le style. Vous prétendez que la critique ne doit juger que de l’emploi des matériaux et non des matériaux eux-mêmes. Mais il est des matériaux tout à fait rebelles à la forme, permettez-nous au moins de dire qu’il ne faut jamais les employer.

Parmi ces sujets incompatibles avec la grâce ou la puissance du style, je signalerai avec M. Wey, et en résumant ce qu’il a développé sur cette matière :

1° Les sujets qui n’ont pas un caractère bien tranché. Un poëme épique, une tragédie, un drame, un roman qui appartiennent à une époque ou à un pays que l’auteur connaît mal ou ne peut connaître, dont le but n’est pas franc et bien déterminé, où les oppositions ne sont point senties et manquent de relief, amènent infailliblement un style vague, incolore, maigre, sans originalité ou sans variété.

2° Les sujets qui impliquent la confusion des genres. Soit {p. 45}que le sujet admette par sa nature même deux genres opposés, comme le tragique et le comique, le roman et l’histoire, la prose et la poésie, la dissertation et la narration, soit qu’il y ait disparate entre le genre d’esprit de l’auteur et le genre du sujet, le résultat pour le style est un défaut d’unité, de naturel, de solidité.

3° Les sujets qui reposent sur une donnée fausse ou puérile. La donnée est-elle fausse, paradoxale même, le langage sera pénible, embarrassé, et le néologisme, obligé pour rendre des idées excentriques, augmentera l’obscurité de l’ensemble. Est-elle puérile, la puérilité du fond rendra la forme plate et niaise, ou pédantesque et alambiquée.

4° Les sujets qui ne présentent pas un intérêt assez général. Un homme, un pays, un fait sont inconnus de tous, excepté de l’auteur et de sa coterie ; ou encore l’auteur se prend lui-même pour sujet, dans des élégies, des poésies intimes, des autobiographies, des mémoires signés ou anonymes ; ou enfin son livre n’éveille qu’un sentiment de curiosité, sans attacher par l’importance des choses et des personnes. Si le style est en rapport avec le sujet, il est sec et mesquin ; ambitieux et boursouflé, s’il veut se mettre trop en relief ; monotone dans tous les cas.

Mais, répondra-t-on, tout le monde est d’accord. Seulement, vous voulez qu’on dise : sujet immoral, ou stérile, ou inconciliable, soit avec le talent de l’écrivain, soit avec l’élégance ou l’énergie du style ; et nous, nous disons : ouvrage pernicieux, manière sèche, développement défectueux, style pâle et flasque.

Ceci devient une logomachie, et de toute façon la raison est encore de mon côté. La critique en effet ne doit pas seulement formuler sa sentence, elle doit la motiver. Il ne s’agit pas de dire à un auteur : votre ouvrage est mauvais ; il faut ajouter le pourquoi ; et le choix du sujet est un des plus puissants éléments de ce pourquoi. Vous qui savez, dira la critique, combien la moralité, outre sa valeur intrinsèque, contribue puissamment à l’effet d’un écrit, pourquoi vous être privé de cet énergique élément de succès ? ou bien : Vous {p. 46}avez de l’imagination, mais quelle imagination, si brillante qu’on la suppose, pourrait tirer quelque chose d’un argument si sec et si maigre ? quelles sont les qualités de style admissibles en un pareil sujet ? ou encore : Vous ne manquez pas de talent, mais vous n’êtes pas à la hauteur de la question que vous avez traitée. Un sujet moins élevé eût été plus à votre portée.

Assurément un tel langage ne peut nous être interdit.

{p. 47}

Chapitre IV.

des topiques ou lieux. — lieux applicables a l’ensemble du sujet. §

Le sujet une fois choisi ou imposé par les circonstances, comme il arrive presque toujours à la tribune, au barreau, dans l’histoire, dans la polémique, l’écrivain n’a encore que l’idée mère, le premier germe de sa composition. Il lui reste à le développer.

On conçoit d’abord que tous les préliminaires indiqués pour l’invention du sujet, observation, connaissances, méditation, préparent également à celle des développements. Mais l’art peut y ajouter encore.

Lorsqu’il ne s’agit que d’exposer un fait, de tracer un tableau rapide, de s’abandonner à un sentiment, dans certaines questions même politiques ou judiciaires, il arrive quelquefois que les développements se présentent à l’imagination en même temps que l’idée première, et marchent de front avec elle, ou en découlent tout naturellement. Le seul travail alors est la disposition et l’expression des pensées.

Mais quand le sujet est vaste, compliqué, d’un ensemble malaisé à saisir au premier coup d’œil, ou bien quand il faut l’aborder et le poursuivre dans ses détails, avant de l’avoir assez longtemps et assez complétement étudié, il ne sera peut-être pas inutile de recourir à une méthode qui aplanisse les difficultés et aide à la découverte des développements.

C’est là le but de ce que les anciens appelaient topiques, c’est-à-dire lieux ou lieux communs.

D’après le point de vue sons lequel ils considéraient la {p. 48}rhétorique, les lieux chez eux ne s’appliquaient guère qu’à l’art oratoire. Ce sont des sources où l’on peut puiser des arguments pour convaincre, plutôt que des moyens d’arracher en quelque sorte à une idée tout ce qu’elle renferme.

Cicéron appelait la topique, ars topica, l’art de trouver des arguments, disciplina inveniendorum argumentorum.

Il divisait les lieux en internes ou intérieurs, pris dans le sujet même et ressortant uniquement de l’examen de l’idée ; et extrinsèques ou externes, qui, sans être étrangers au sujet, n’en proviennent point d’une manière aussi directe, mais lui arrivent en quelque sorte du dehors. Il désignait aussi ces derniers sous le nom de témoignages. Les témoignages sont divins ou humains : les oracles, les augures, les livres prophétiques ou sacerdotaux, voilà la première classe ; les lois, les titres, les contrats, les dépositions, les aveux, les bruits publics, voilà la seconde. Quant aux lieux internes, ils répondaient à peu près aux catégories de la philosophie d’Aristote. Le rhéteur classait toutes les manières d’être possibles, tous les phénomènes de l’idée, l’essence, l’expression, les parties, les contraires, les semblables, les accessoires, le genre, l’espèce, etc., et quand il avait appris à rapprocher un sujet de tous les articles de cette nomenclature, à appliquer toutes les faces d’une idée à ce type commun, à bien voir ce que chacun de ces universaux pourrait fournir, il croyait, et avec raison, ce me semble, avoir facilité l’invention.

Ajoutez que les anciens demandaient aussi à l’orateur de meubler sa mémoire d’un recueil de pensées, de réflexions, de sentences, qu’il pût appliquer à propos aux sujets à traiter, pour les embellir et leur donner de la force ; de se faire, en quelque sorte, une provision d’exordes et de péroraisons ; d’avoir même des discours entiers faits d’avance et préparés pour l’occasion, sauf à laisser en blanc, pour ainsi dire, les noms et les circonstances. Les œuvres complètes de Démosthène contiennent un certain nombre d’exordes détachés qui n’étaient probablement que des exercices de cette espèce.

Telle est en deux mots la doctrine des anciens sur les topiques.

{p. 49}On s’est beaucoup récrié contre cette méthode ; on a fait du lieu commun un objet de blâme et de risée ; on a dit que la topique était un art qui apprend à discourir sans jugement des choses qu’on ne sait pas ; que sans doute elle donne à l’esprit quelque fécondité, mais que cette fécondité est de mauvais aloi : qu’enfin la seule topique admissible est la connaissance sérieuse et approfondie du sujet spécial qu’on doit traiter.

Examinons pourtant les choses sans prévention hostile ni favorable ; nous arriverons, me paraît-il, à apprécier la méthode d’Aristote et de Cicéron à sa juste valeur, et, sans l’exalter par-delà ses mérites, à en reconnaître l’utilité réelle.

En quoi consiste-t-elle en définitive ? En trois points :

Etudes générales pour préparer aux spécialités ;

Lieux externes ;

Lieux internes.

Et d’abord, quand jamais a-t-on défendu, je ne dis pas aux dessinateurs novices, aux apprentis peintres, mais même à l’artiste passé maître, de s’exercer à reproduire des têtes, des jambes, des mains, des pattes, des ailes, des troncs, des branches, des tours, des toits, sans dessein prémédité de les appliquer à tel paysage donné, à tel sujet d’histoire ou de genre ? Quand a-t-on blâmé l’artiste de multiplier, en un mot, ses études et ses cartons ?

Eh bien, le littérateur ne eut-il pas avoir, lui aussi, des cartons et des études ? ne peut-il pas traiter ici de la justice ou de la liberté de la presse, là d’un lever ou d’un coucher de soleil, plus loin d’une émeute populaire, etc. ; élaborer pour un roman ou un discours imaginaire un exorde, une péroraison, un récit, une description, tous les détails enfin que le hasard, sa fantaisie ou un plan suivi d’études générales lui auront suggérés ? Il y aurait, sans doute, inhabileté et maladresse à prétendre utiliser par la suite toutes ces esquisses, et les faire entrer de gré ou de force dans des tableaux réels. Mais cela n’empêche pas ces travaux préliminaires d’aider l’écrivain, comme le peintre, à inventer dans l’occasion, et dussent-ils n’avoir aucune application {p. 50}rigoureusement spéciale, ils auront du moins exercé le coup d’œil et assoupli la main.

La justification de l’étude des lieux externes n’est pas moins aisée.

Que faut-il entendre, en effet, par lieux externes ? Tout ce qui peut contribuer au développement de l’idée en dehors de l’examen de cette idée elle-même. Or, si nous étions en droit de demander l’observation, la science, l’érudition, comme préparation indispensable à la composition littéraire en général, nous ne pouvons faillir en recommandant l’acquisition des connaissances préalables pour chaque genre d’écrit, l’érudition spéciale à chaque sujet.

Ces témoignages divins et humains, dont parle Cicéron, l’avocat les trouvera d’abord dans ce qu’on nomme les pièces du procès, puis dans les livres où sont traitées ex professo les questions de droit qui se rattachent à sa cause, et dans les commentaires que ces ouvrages ont groupés autour d’eux ; l’historien, dans les chroniques, les mémoires, les pamphlets, les journaux, les œuvres philosophiques et littéraires du pays et du siècle qu’il a choisis ; l’orateur politique, dans les fastes parlementaires, dans les records, dans les annales de la tribune en France, en Angleterre, aux Etats-Unis, à Rome même et en Grèce ; le prédicateur, dans l’Ecriture sainte, les Pères, les écrivains ecelésiastiques ; le philosophe, le romancier, le poëte, les trouveront partout.

Voyez de quel secours les Pères et l’Ecriture ont été, par exemple, à Bossuet, le plus original assurément de tous les orateurs de la chaire et le plus riche de son propre fond ! Avec quel art et quelle puissance il s’empare des idées des Chrysostôme, des Augustin, des Tertullien ! Comme il les fond dans ses propres conceptions, si bien qu’on ne saurait plus les en détacher, et que le bien des autres semble lui appartenir à aussi bon droit qu’à ceux même qu’il a dépouillés !

Quelque sujet donc que vous traitiez, historique, oratoire, didactique, lisez et lisez attentivement et complétement, si faire se peut, tout ce que d’autres ont écrit sur la même matière. Cette étude vous sera d’un grand secours dans {p. 51}l’invention. Ignorez-vous ce qui vous a précédé ? Vous vous hasardez à mériter le reproche adressé par Boileau à ces poëtes riches d’imagination, mais pauvres d’études préliminaires,

Dont le feu, dépourvu de sens et de lecture,
S’éteint à chaque pas, faute de nourriture.

Si la métaphore est peu correcte, la pensée n’en est pas moins juste. Alors aussi vous tombez dans le lieu commun, pris ici dans la pire acception du mot, le lieu commun trop ordinaire à nos jeunes écrivains, qui croient faire du neuf, parce qu’ils n’ont rien vu de ce qui a été fait ; plagiaires innocents, dont la risible assurance donne pour des créations ce qui, à leur insu, traîne, depuis des siècles, dans tous les carrefours de l’intelligence.

Vous n’avez pas à craindre, je l’ai déjà prouvé, de nuire ainsi à la spontanéité de vos idées ; mais vous restât-il quelque scrupule à cet égard, il est un moyen facile d’éviter dans les applications particulières les inconvénients de l’érudition. Avant de lire ce que d’autres ont écrit sur la matière qui vous occupe, méditez-la vous-même et jetez sur le papier toutes les idées qui naîtront en vous de cette méditation originelle. Par là, vous ne vous inspirez que de vous, et quand vous passez ensuite aux autres, ils ne servent plus qu’à amplifier ou corriger votre pensée native ; celle-ci reste vôtre, au milieu des transformations que ce second travail peut lui faire subir.

Considérez aussi quelle puissance d’argumentation vous donnera, dans les choses de discussion, tout ce qui se rapproche, comme lieux externes, de l’opinion que vous émettez, de la thèse que vous soutenez : exemples tirés de l’histoire, de la fable, des traditions, inductions, précédents, si vivaces en politique et en législation, autorités, proverbes même12. A la chambre comme au barreau, dans les {p. 52}questions philosophiques ou dans la critique littéraire, eussiez-vous cent fois raison, mais de vous-même, sans appui, seul dans l’arène, souvent notre amour-propre regimbe, car vous n’êtes en définitive qu’un des nôtres, unus e multis. Mais mettez la vérité sous le patronage d’un grand nom, d’une autorité imposante, elle ne sera pas plus vraie, sans doute, mais elle sera plus vraisemblable, et n’aura pas à vaincre, avec l’erreur, la vanité et l’envie. Ipse dixit est parfois un argument bien fort, surtout si cet ipse est un mort ou un étranger. Où ai-je lu que le cardinal de Retz, voulant entraîner le parlement, et voyant toute son éloquence près d’échouer : « Eh, Messieurs, s’écria-t-il tout à coup, si mes paroles ne suffisent pas pour vous convaincre, du moins ne récuserez-vous pas celles de l’orateur romain, dans une circonstance pareille » ? Et sur ee, le voilà improvisant des périodes de Cicéron, qui sont couvertes d’applaudissements et emportent le vote. De retour chez eux, les savants conseillers cherchent dans tout Cicéron le merveilleux passage qui leur avait échappé ; ils le cherchèrent fort longtemps.

Ainsi donc, sans aveugle erédulité dans les prescriptions des rhéteurs anciens, on peut admettre les lieux externes, et recommander dans ee but l’étude attentive et complète de {p. 53}tous les objets extérieurs qui ont rapport au sujet, et la lecture de tous les livres qui peuvent en éclaircir l’ensemble ou les détails.

Nous voici maintenant au troisième point, aux lieux internes, sur lesquels porte surtout la discussion.

Si la doctrine des lieux internes est une chimère, il faut avouer qu’elle a un puissant attrait pour l’intelligence, et qu’on ne doit pas s’étonner si, depuis Aristote jusqu’à Raymond Lulle13, une foule d’esprits ingénieux se sont occupés des catégories. Emmagasiner, pour ainsi dire, toutes les idées que peut enfanter l’esprit humain, les classer régulièrement, en attachant à chaque compartiment son étiquette, en sorte que, une fois les ressources et la distribution de l’entrepôt bien connues, l’écrivain puisse les retrouver selon les exigences du sujet, et s’approvisionner au fur et à mesure des besoins, c’est là évidemment une utopie décevante, une conception singulièrement heureuse, si elle était réalisable. Mais si l’infinie variété des idées, selon les modifications des sujets, des temps, des lieux, des personnes, s’oppose à ce qu’on puisse les discipliner et les classer rigoureusement, si même il serait à regretter qu’on parvînt jamais à les enregistrer, comme on fait des mots dans un lexique, elles ont cependant un certain nombre de caractères communs qui, présents à la mémoire et saisis à propos, contribuent assurément à leur développement rationnel : par exemple, elles ont toutes un sens, donc on peut les définir ; elles ont toutes une expression, donc on peut en discuter le signe : presque toutes en renferment plusieurs autres, donc on peut les analyser ; et ainsi de suite. Eh bien, c’est l’ensemble de tous ces caractères que j’appelle, avec Cicéron, lieux internes.

Cicéron en effet met au premier rang de ces lieux, comme applicables à l’ensemble du sujet : 1° la définition ; 2° ce qu’il appelle notatio, et que l’on peut traduire par étymologie ; {p. 54}3° l’ énumération des parties, que nous nommons aussi analyse.

Cherchons maintenant à faire comprendre aux jeunes gens comment ils peuvent développer un sujet, en l’envisageant sous ces trois aspects.

Vous avez, par exemple, à parler de la république. Vous définirez l’idée dont le mot république est le signe : voilà la définition ; on vous définirez le mot dont l’idée république est le sens, voilà la notation ou l’étymologie.

La première, sans doute, est tout autrement importante que l’autre ; celle-ci cependant n’est point dépourvue d’intérêt, ni inutile au développement. Dans l’exemple cité, vous comprenez quel parti vous pourrez tirer du mot république (res publica) ; « c’est la chose publique, le bien de tous, l’intérêt commun… Ce n’est pas sans motif que les anciens, si prudents et si ingénieux, ont voulu que ce nom servît à désigner une forme particulière de gouvernement, exclusivement à toute autre… c’était donc la seule où se rencontrât le bien commun, la chose de tous, etc… » Il en est de même des mots humanités au second chapitre de ce livre, philosophie, amour-propre, religion, etc. Il y a une vingtaine d’années, quelques individus qui croyaient avoir découvert un nouveau lien social et humanitaire jugèrent convenable de se poser apôtres d’une nouvelle religion ; mais n’ayant dans le fait aucune idée de dogme et de culte nouveau, et ne pouvant donner une définition de chose, ils s’arrêtèrent à une définition de mot, et par un subterfuge, si l’on veut, de rhétorique, ils appuyèrent surtout, pour développer et confirmer leur pensée, sur l’étymologie du mot religion. « Religion, disaient-ils, vient de religare, lier de nouveau ; vouloir unir, relier, par une sympathie commune, les hommes divisés par l’égoïsme et l’antagonisme, c’est donc prêcher une nouvelle religion. » On sent très-bien que le développement par l’étymologie est souvent insuffisant. Vous en avez la preuve à propos de la rhétorique même, au commencement de ce traité. « Le nom d’amour-propre, dit Nicole, ne suffit pas pour nous faire connaître sa nature, puisqu’on se peut aimer en bien {p. 55}des manières. Il faut y joindre d’autres qualités pour s’en faire une véritable idée. » Dans ce cas, la pensée se développe en combattant l’étymologie, comme elle se développait tout à l’heure en l’adoptant. Au lieu du pour, vous prenez le contre. Toujours est-il que vous avez trouvé une source d’invention dans le lieu étymologie.

On sent encore que, en bien des circonstances, ce développement est tout près du sophisme. Mais il en est ainsi de beaucoup d’observations et de préceptes. Là, comme ailleurs, l’abus est frère de l’usage. Ce n’est pas un motif au rhéteur pour s’abstenir.

Je dis au rhéteur, remarquez, et non pas à l’écrivain. Le rhéteur est forcé d’indiquer, sauf restriction préalable, tout élément de bien, lors même qu’il peut devenir élément de mal. Il n’en va pas ainsi de l’écrivain. Le danger des fausses définitions, soit de mots, soit de choses, est incalculable. Je ne puis assez recommander aux jeunes gens d’examiner avec la raison la plus scrupuleuse et la plus difficile les définitions qu’ils rencontreront dans certains écrivains, de bien voir si elles sont adéquates, c’est-à-dire parfaitement en rapport avec l’objet défini tout entier et avec lui seul. Une définition erronée une fois admise entraîne souvent aux plus absurdes conséquences. Voyez l’histoire des dernières années. Les définitions données par quelques contemporains des mots république, bourgeoisie, peuple, oisif, capital, propriété, travail, et de tant d’autres, ont été et seront peut-être longtemps encore la source des plus épouvantables catastrophes.

Quant à la définition, si vous ne voulez qu’exposer et instruire, sans plaider une cause, sans soutenir une opinion, votre définition ne doit avoir que les qualités exigées en logique ; il suffit que le lecteur puisse saisir nettement l’idée, la distinguer de toute autre, l’embrasser dans son ensemble. Les modèles sous ce rapport se trouvent dans les ouvrages scientifiques. Mais si vous écrivez, non pour exposer, mais pour prouver, il n’en est pas de même. Le précepte de la logique, qui ne demande à la définition que la réunion du genre prochain et de la différence spécifique ou numérique, est insuffisant. {p. 56}A quoi en effet devez-vous tendre alors ? Non plus à présenter l’idée dans sa réalité complète et sous toutes ses faces, mais à réunir et à mettre dans leur jour les traits favorables à l’opinion que vous soutenez, en laissant dans l’ombre les côtés opposés et même voisins. Les orateurs, les poëtes, les écrivains de toute espèce vous fourniront de nombreux exemples de cette sorte de définition.

Fléchier veut relever le mérite d’un général par les difficultés à vaincre dans le commandement. Il emprunte son développement au lieu définition. Il définit l’idée, Armée. Mais il choisit les éléments de sa définition de manière que chaque proposition soit une des prémisses d’un syllogisme qui ait pour conclusion : donc il est difficile de commander une armée.

« Qu’est-ce qu’une armée ? C’est un corps animé d’une infinité de passions différentes qu’un homme habile fait mouvoir pour la défense de la patrie ; c’est une troupe d’hommes armés qui suivent aveuglément les ordres d’un chef dont ils ne savent pas les intentions ; c’est une multitude d’âmes pour la plupart viles et mercenaires, qui, sans songer à leur propre réputation, travaillent à celle des rois et des conquérants ; c’est un assemblage confus de libertins qu’il faut assujettir à l’obéissance, de lâches qu’il faut mener au combat, de téméraires qu’il faut retenir, d’impatients qu’il faut accoutumer à la confiance. »

Vous pressentez la conclusion, et vous voyez comment la définition de l’idée armée sert de développement à cette proposition : le commandement est chose difficile. Vous comprenez aussi que, tout en aidant beaucoup au développement, la définition est en même temps une source d’argumentation dans les sujets qui exigent le raisonnement. Et cette observation, comme vous pouvez le prévoir, s’applique à tous les topiques qui suivront.

Cinna, dans Corneille, pour déterminer Auguste à garder le pouvoir absolu, définit l’état populaire. Comparez à ce morceau celui où Voltaire, dans Brutus, traite la même question par la bouche du courtisan Aruns. Rien de plus utile que ces {p. 57}rapprochements. On voit comment le caractère, la position et le but divers des interlocuteurs modifient leur façon de considérer et de définir les choses.

On pourra remarquer, dans ces deux derniers exemples, que la définition s’est agrandie et développée. Nous voici au troisième lieu, l’ énumération des parties.

Ce topique se confond souvent avec le précédent, et, en effet, à parler exactement, qu’est-ce que la définition ? L’énumération, dans un ordre régulier, de tous les éléments dont se compose l’objet défini. On n’a point eu tort, cependant, de distinguer ces deux lieux ; car on emploie le second dans les cas même où le sens et le signe de l’idée également connus ne demandent ni définition, ni étymologie. On l’emploie, parce que de tous les modes de développement, celui-ci est de l’application la plus fréquente et de la plus riche fécondité, ou plutôt parce qu’il les résume tous en lui seul.

L’énumération n’est autre chose que cette analyse philosophique, ce travail de décomposition et de recomposition des idées, si hautement apprécié, si fréquemment recommandé par Condillac, partie inattaquable de sa doctrine, et qui a survécu à tout le reste.

La rhétorique, comme la logique, peut comparer le sujet ou l’idée à traiter à cette campagne dont parle Condillae, que l’on embrasse, il est vrai, d’un coup d’œil, mais que l’on ne peut ni bien connaître soi-même, ni expliquer aux autres, si, semblable à des hommes en extase, on continue de voir à la fois cette multitude d’objets différents, sans étudier chaque partie l’une après l’autre. On sent, comme le philosophe, que pour avoir une connaissance de cette campagne, il faut arrêter ses regards successivement d’un objet sur un autre, observant d’abord ceux qui appellent plus particulièrement l’attention, qui sont plus frappants, qui dominent, autour desquels et pour lesquels les autres semblent s’arranger ; ensuite, quand on a la situation respective des premiers, passant successivement à tous ceux qui remplissent les intervalles ; enfin, ne décomposant ainsi que pour recomposer, afin qu’une fois les connaissances acquises, les choses, au lieu d’être successives, {p. 58}aient dans l’esprit le même ordre simultané qu’elles ont au dehors.

« L’analyse de la pensée, ajoute Condillac, se fait de la même manière que l’analyse des objets sensibles. On décompose de même ; on se retrace les parties de sa pensée dans un ordre successif pour les rétablir dans un ordre simultané ; on fait cette décomposition et cette recomposition en se conformant aux rapports qui sont entre les choses, comme principales et comme subordonnées, et parce qu’on n’analyserait pas une campagne, si la vue ne l’embrassait pas tout entière, on n’analyserait pas sa pensée, si l’esprit ne l’embrassait pas tout entière également. »

Analyser n’est donc autre chose qu’exposer dans un ordre successif les parties dont se compose une idée, et leur rendre ensuite l’ordre simultané dans lequel elles coexistent dans l’esprit.

L’analyse étant un des principaux moyens de nous instruire réellement nous-mêmes, il doit ètre aussi l’un des plus puissants pour communiquer aux autres nos idées. On suivra, dans l’analyse que j’appellerai littéraire, le procédé recommandé par Condillae pour l’analyse philosophique ; seulement il y aura, entre ces deux sortes d’analyse, la différence déjà observée à propos de la définition. Généralement, l’énumération littéraire, au lieu d’être complète, s’arrête aux membres d’idée qui se rapportent le mieux à l’objet que l’on traite, au dessein qu’on a en vue.

Il y a plusieurs manières de procéder au développement par énumération :

1° On commence par une synthèse, c’est-à-dire on expose d’abord l’idée sommaire, la pensée dans son ensemble, puis on passe à l’énumération ou analyse. Le commencement de l’Emile de Rousseau appartient à cette forme :

« Tout est bien, sortant des mains de l’auteur des choses ; tout dégénère entre les mains de l’homme. » Voilà la synthèse. Voici l’analyse qui suit immédiatement : « Il force une terre à nourrir les productions d’une autre, un arbre à porter les fruits d’un autre ; il mêle et confond les climats, les {p. 59}éléments, les saisons ; il mutile son chien, son cheval, son esclave ; il bouleverse tout, il défigure tout ; il aime la difformité, les monstres ; il ne veut rien tel que l’a fait la nature, pas même l’homme ; il le faut dresser pour lui comme un cheval de manége ; il le faut contourner à sa mode comme un arbre de son jardin. »

Massillon, dans son discours sur le petit nombre des élus, veut prouver que bien peu de chrétiens méritent le salut par leur innocence ; il parcourt tous les états, toutes les conditions, toutes les occupations de l’homme. Ce morceau est un modèle d’énumération.

2° L’analyse paraît en premier lieu, la synthèse ensuite. C’est ainsi qu’Eudore, dans les Martyrs de M. de Chateaubriand, décrit la Rome des Empereurs :

« Analyse : Que de fois j’ai visité ces thermes ornés de bibliothèques, ces palais, les uns déjà croulants, les autres à moitié démolis pour servir à construire d’autres édifices ! La grandeur de l’horizon romain se mariant aux grandes lignes de l’architecture romaine ; ces aqueducs qui, comme des rayons aboutissant à un même centre, amènent les eaux au peuple-roi sur des arcs de triomphe ; le bruit sans fin des fontaines, ces innombrables statues qui ressemblent à un peuple immobile au milieu d’un peuple agité ; ces monuments de tous les âges et de tous les pays ; ces travaux des rois, des consuls, des Césars ; ces obélisques ravis à l’Egypte, ces tombeaux enlevés à la Grèce ; je ne sais quelle beauté dans la lumière, les vapeurs et le dessin des montagnes ; la rudesse même du cours du Tibre ; les troupeaux de cavales demi-sauvages qui viennent s’abreuver dans ses eaux ; cette campagne que le citoyen de Rome dédaigne maintenant de cultiver, se réservant de déclarer chaque année aux nations esclaves quelle partie de la terre aura l’honneur de le nourrir ; — Synthèse : que vous dirai-je enfin ? Tout porte à Rome l’empreinte de la domination et de la durée. »

L’aspect de la campagne qui environne la Rome moderne est dépeint de même dans l’ Itinéraire de Paris à Jérusalem. {p. 60}Le rapprochement est curieux entre ces deux descriptions du même pays à deux époques différentes.

3° Fort souvent enfin, l’analyse, renfermée entre deux synthèses, développe la première et se résume dans la seconde. En voici un exemple tiré de l’Oraison funèbre de Turenne, par Fléchier :

« Synthèse : Que de soupirs alors, que de plaintes, que de louanges retentissent dans les villes, dans les campagnes ! — Analyse : L’un, voyant croître ses moissons, bénit la mémoire de celui à qui il doit l’espérance de sa récolte ; l’autre, qui jouit encore en repos de l’héritage qu’il a reçu de ses pères, souhaite une éternelle paix à celui qui l’a sauvé des désordres et des cruautés de la guerre. Ici on offre le sacrifice adorable de Jésus-Christ pour l’âme de celui qui a sacrifié sa vie et son sang pour le bien public ; là on lui dresse une pompe funèbre où on s’attendait à lui dresser un triomphe. Chacun choisit l’endroit qui lui paraît le plus éclatant dans une si belle vie : tous entreprennent son éloge, et chacun, s’interrompant lui-même par ses soupirs et par ses larmes, admire le passé, regrette le présent et tremble pour l’avenir. — Synthèse : Ainsi tout le royaume pleure la mort de son défenseur, et la perte d’un seul homme est une calamité publique. »

La première méthode est préférable, lorsque, dans un sujet vaste et compliqué, il s’agit de communiquer une science faite, ou de présenter dès l’abord, pour le bien faire saisir, le dessein général, l’idée première d’un ouvrage. Mais on court risque, pour peu que cette idée soit paradoxale, ou seulement originale, d’indisposer ou d’effaroucher le lecteur. Le passage cité de Rousseau vient à l’appui de cette remarque. « Tout dégénère entre les mains de l’homme : » — présentée avec un caractère d’universalité si tranchant, une telle proposition révolte l’esprit, qui pouvait être amené doucement à la même conclusion par une analyse préalable.

La seconde méthode est celle qui plaisait tant à Socrate ; c’est un plus puissant moyen d’obtenir l’assentiment, mais souvent elle peut traîner en longueur et fatiguer la patience {p. 61}du lecteur, surtout du lecteur français toujours avide de toucher le but.

La troisième est la plus fréquente. Sans formuler positivement la conclusion dès le principe, elle en donne, pour ainsi dire, un avant-goût ; et la synthèse finale, en couronnant l’analyse, achève cette conclusion, sans la répéter. Encore un seul exemple, c’est Racine qui me le fournira :

« Synthèse :

Faut-il, Abner, faut-il vous rappeler le cours
Des prodiges fameux accomplis en nos jours,
Des tyrans d’Israël les célèbres disgrâces,
Et Dieu trouvé fidèle en toutes ses menaces ?

Analyse :

L’impie Achab détruit, et de son sang trempé
Le champ que par le meurtre il avait usurpé ;
Près de ce champ fatal Jézabel immolée,
Sous les pieds des chevaux cette reine foulée,
Dans son sang inhumain les chiens désaltérés,
Et de son corps hideux les membres déchirés ;
Des prophètes menteurs la troupe confondue,
Et la flamme du ciel sur l’autel descendue ;
Elie aux éléments parlant en souverain,
Les cieux par lui fermés et devenus d’airain,
Et la terre trois ans sans pluie et sans rosée ;
Les morts se ranimant à la voix d’Elisée.

Synthèse :

Reconnaissez, Abner, à ces traits éclatants
Un Dieu tel aujourd’hui qu’il fut dans tous les temps ;
Il sait, quand il lui plaît, faire éclater sa gloire,
Et son peuple est toujours présent à sa mémoire. »

Quoi qu’il en soit de ces diverses formes, je ne puis assez insister sur l’énumération, l’analyse, la décomposition et la recomposition des idées. Que le professeur la recommande sans cesse à ses élèves ; que l’élève s’y applique {p. 62}continuellement. Dans les compositions qui lui servent d’exercice, qu’il songe moins à ajouter des idées à la matière donnée, pour peu que cette matière soit bien faite, qu’à développer par l’analyse celles qui y sont contenues ; que, sans tomber dans la prolixité et la redondance, il poursuive chacune d’elles dans ses derniers résultats, et ne l’abandonne qu’après l’avoir forcée de rendre, pour ainsi dire, tout ce qu’elle contient. L’importance de ce précepte est universelle. De l’énumération relève tout l’artifice des descriptions, des tableaux, des portraits, des parallèles, une grande partie de la narration, de la confirmation et de la réfutation oratoires, j’ai presque dit toute l’invention de détail. Quintilien, au VIIIe livre, explique les avantages de l’analyse par un exemple où il met toute l’éloquence qui fait si souvent de ce rhéteur un orateur remarquable. « Sans doute, dit-il, celui qui se borne à dire qu’une ville a été prise embrasse dans ce seul mot toutes les horreurs que comporte un pareil sort ; mais il ne remue pas les entrailles, et a l’air d’annoncer purement et simplement une nouvelle : mais développez tout ce qui est renfermé dans ce mot, alors on verra les flammes qui dévorent les maisons et les temples ; alors on entendra le fracas des toits qui s’abîment, et une immense clameur formée de mille clameurs ; on verra les uns fuir à l’aventure, les autres étreindre leurs parents dans un dernier embrassement ; d’un côté, des femmes et des enfants qui gémissent, et de l’autre, des vieillards qui maudissent le sort qui a prolongé leur vie jusqu’à ce jour ; puis, le pillage des choses profanes et sacrées, les soldats courant en tout sens pour emporter ou pour chercher leur proie, chacun des voleurs poussant devant soi des troupeaux de prisonniers chargés de chaînes, des mères s’efforçant de retenir leurs enfants, enfin les vainqueurs eux-mêmes se battant entre eux à la moindre apparence d’un plus riche butin. Tout cela, comme je l’ai dit, est renfermé dans l’idée d’une ville prise d’assaut, mais on dit moins en disant le tout en gros qu’en énumérant les parties. »

{p. 63}

Chapitre V.

des topiques ou lieux. — lieux applicables aux parties du sujet §

On conçoit quel parti l’on peut tirer, pour le développement de l’idée, de l’examen de sa nature ou de la définition ; de l’examen du signe qui la représente ou de l’étymologie ; de l’examen des éléments qui la composent ou de l’analyse. Ces sources épuisées, d’autres se présentent.

L’idée que vous exploitez peut se rattacher à une idée plus générale, elle peut renfermer en soi un plus ou moins grand nombre d’idées spéciales et individuelles ; étudiez-la donc sous le rapport du genre, sous le rapport de l’espèce.

Revenons, par exemple, à l’idée république. L’idée république est comprise dans l’idée gouvernement, état, société. Le développement de celle-ci aidera puissamment à traiter celle-là. Puis viendront les diverses espèces de républiques : aristocratique, démocratique, oligarchique, fédérative, une et indivisible ; république de Sparte, d’Athènes, de Rome, de Venise, de Suisse, des Etats-Unis ; république de l’antiquité avec les esclaves, du moyen âge avec la féodalité, de 93 avec la terreur, et bien d’autres encore.

Ce n’est pas tout. Comment une république peut-elle naître et subsister, ou dégénérer et périr ? Quels sont, quels peuvent être les résultats des diverses phases de son existence ? Voilà les causes, les effets, les antécédents, les conséquents, les circonstances.

Si nous ne saisissons pas bien ce que peut être une {p. 64}république, nous le comprendrons mieux en voyant ce qu’elle n’est pas. — Ce n’est, diront ses partisans, ni le despotisme capricieux d’un seul, ni la tyrannie plus capricieuse encore d’une aveugle multitude, ni… etc. Elle obéit à la loi, invisible et toute-puissante, comme le vaisseau à la force irrésistible de la vapeur qu’il cache dans ses flancs, comme l’univers au pouvoir occulte et suprême qui le dirige dans sa marche, comme… etc. — Les adversaires de la république trouveront d’autres ni et d’autres comme ; et ici nous entrons dans les similitudes, les différences, les comparaisons, les contraires.

Voyez-vous comme, à l’aide des lieux, un sujet qui peut-être vous semblait aride et borné au premier coup d’œil, s’agrandit, se féconde, se développe à l’infini ?

Ici, je ne puis m’empêcher de revenir sur les objections. Science dangereuse, a-t-on dit, semblable à celle des anciens sophistes, qui apprend à soutenir indifféremment le pour et le contre. N’est-ce pas là, en effet, comme agissent Aristote, par exemple, quand il dit, à propos des contraires : « si l’on vous allègue les lois, appelez-en à la nature, et si l’on fait parler la nature, rangez-vous du côté des lois ; » et Quintilien, quand il développe la théorie et les règles du mensonge oratoire, qu’il appelle, par euphémisme, une couleur, colorent ? — Sans doute ; mais remarquez d’abord qu’Aristote et Quintilien enseignent à argumenter dans une cause, et non simplement à développer une idée, ce qui n’est pas tout à fait la même chose : et puis, nous l’avouons, la rhétorique n’est pas l’art de se faire des opinions justes sur les choses et les hommes, c’est l’art de faire partager aux autres l’opinion quelconque que l’on s’est faite. Nous ne cesserons d’exhorter à la bonne foi et à la vertu, nous la regardons comme une des conditions sine quâ non du vrai talent ; nous sommes persuadé que, avant tout, il faut que chacun pense ce qu’il dit, que les avocats des deux parties ont l’un et l’autre l’intime conviction que la raison est de leur côté, que le fauteur de la république est aussi sincère dans son credo politique que celui de la monarchie ; mais, encore une fois, notre affaire n’est pas de leur inspirer des sentiments, mais {p. 65}uniquement de leur apprendre à communiquer aux autres ceux qu’ils ont. La rhétorique est cette langue d’Esope, la meilleure ou la pire des choses, selon l’emploi qu’on en fait ; mais toujours à l’abri elle-même de toute responsabilité, quel que soit ou l’usage ou l’abus. Ne nous demandons pas plus que nous ne promettons. Ceci ne contredit pas, au reste, ce que nous avons dit plus haut à propos de la moralité du sujet. On peut être de bonne foi en défendant une opinion erronée, ou ne l’est jamais en soutenant une cause immorale.

L’objection que se fait le docteur Blair est plus spécieuse ; je l’ai déjà touchée au chapitre précédent. « N’a-t-on d’autre but, dit-il, que d’étaler une faconde insupportable, que l’on ait recours aux lieux, que l’on s’empare de tous les moyens qu’ils présentent, et l’on pourra, avec la connaissance la plus superficielle de la matière, discourir à perte de vue sur tous les sujets ! Mais de telles compositions auront toujours quelque chose de faible et de commun. Pour être réellement énergique et persuasif, il faut étudier longtemps son sujet et le méditer profondément. Ceux qui indiquent aux jeunes gens d’autres sources d’invention les abusent, et en voulant donner trop de perfection à la rhétorique, ils en font, en réalité, une étude insignifiante et puérile. »

Nous avouons avec Blair, et nous l’avons posé en principe, que la méthode d’invention la plus féconde est l’examen approfondi du sujet ; qu’il y aurait puérilité à multiplier les lieux, à les faire entrer tous, de gré ou de force, dans chaque matière. Nous sommes convaincu que la méditation fait jaillir des sources imprévues et qui seraient restées rebelles à toutes les baguettes divinatoires de la rhétorique. Quintilien l’a dit lui-même : « N’allez pas croire qu’il faille, sur chaque sujet, sur chaque pensée, interroger tous les lieux communs, les uns après les autres, et frapper, pour ainsi dire, à leur porte, pour voir s’ils ne répondraient pas aux besoins de la question ; ce ne serait prouver ni expérience ni facilité. » A l’exemple de Quintilien, Vico compare ingénieusement les lieux à l’alphabet. « Ce sont, dit-il, les éléments, les lettres de l’argumentation. Qui veut s’en servir, et ne connaît pas à fond son {p. 66}sujet, ou ne possède pas une érudition vaste et variée, est semblable à celui qui sait les lettres, mais ne sait pas les réunir en mots. Et de même, qui prétend les utiliser tous dans chaque argument fait l’effet de celui qui voudrait faire entrer toutes les lettres dans chaque mot. »

Mais il n’en est pas moins vrai que l’emploi des lieux, indispensable quand les circonstances ne permettent pas de creuser profondément une matière, ouvre, dans tous les cas, une vaste carrière à l’esprit. Les écrivains même les plus indépendants et les plus méditatifs y ont recours. Sans doute, ils ne se disent pas, avant de composer : Je vais appeler en aide d’abord les similitudes, puis les contraires, ensuite la cause et l’effet, les antécédents, etc., mais ils le font d’habitude et à leur insu, comme ils obéissent aux règles de la logique, de la grammaire, de la poétique, sans se les remémorer toutes, avant de prendre la plume, et sans s’être formulé une résolution préalable de suivre chacune d’elles. Ouvrez quelque livre que ce soit, et vous verrez que le développement de chaque idée rentre dans un des lieux indiqués par les anciens. Aussi, tout en dispensant d’y avoir recours plus tard, croyons-nous utile d’habituer à ce genre de travail les jeunes gens qui commencent, de les accoutumer à traiter tel sujet par les circonstances, tel autre par le genre et l’espèce, et ainsi de suite. « L’esprit, dit avec raison M. Leclerc, exercé par ces méthodes artificielles, saura en profiter dans l’occasion, même à son insu, et les mettre en pratique sans y songer. »

Outre les trois topiques dont j’ai parlé dans le chapitre précédent, Cicéron et Quintilien en comptent treize autres que l’on peut réduire aux suivants :

Le genre et l’espèce ;
Les antécédents et les conséquents ;
La cause et l’effet ;
Les circonstances ou accessoires ;
Les semblables et les contraires.

On verra que, en adoptant ces expressions, nous n’y attachons pas tout à fait la même idée que les rhéteurs anciens.

Le genre et l’espèce. Vous voulez exhorter à une vertu {p. 67}spéciale, recommandez la vertu en général, vous développerez par le lieu genre.« Si toute vertu mérite notre admiration et nos éloges, pourquoi mépriser et blâmer celui qui oublie une injure reçue ? Cette charité, dans son excès même, n’est-elle pas une vertu ? »

L’idée, — les soldats français sont braves, — servira à la fois de développement et de preuve à celle-ci : tous les Français sont braves. « Sparte, modèle de frugalité, de tempérance et des plus hautes vertus, a disparu, et nous espérons que nos empires seront éternels ! » Ce sera le lieu espèce.

Massillon pense que la première tentation à laquelle les grands soient exposés est le plaisir. Les grands sont une espèce relativement au genre humain ; il établit d’abord que le plaisir est le premier piége tendu par le démon aux hommes en général.

« Le premier écueil de notre innocence, c’est le plaisir. Les autres passions plus tardives ne se développent et ne mûrissent, pour ainsi dire, qu’avec la raison ; celle-ci la prévient, et nous nous trouvons corrompus, avant presque d’avoir pu connaître ce que nous sommes. Ce penchant infortuné, qui souille tout le cours de la vie des hommes, prend toujours sa source dans les premières mœurs : c’est le premier trait empoisonné qui blesse l’âme ; c’est lui qui efface sa première beauté, et c’est de lui que coulent ensuite tous les autres vices. Mais ce premier écueil de la vie humaine devient comme l’écueil privilégié de la vie des grands…, etc. »

On voit que ce lieu rentre, sous plusieurs rapports, dans l’énumération. C’est une observation que vous aurez occasion de répéter à l’égard de quelques autres. Ils se touchent souvent de si près qu’on peut les confondre aisément. Cette confusion d’ailleurs ne présente pas le moindre inconvénient. Peu importe le mot, pourvu que vous compreniez bien la chose.

Les antécédents et les conséquents. Saint-Réal, dans son Histoire de la conjuration des Espagnols contre Venise, suppose un discours de Renault aux principaux conjurés. Il veut leur prouver que le ciel protége, ordonne même cette {p. 68}entreprise, et qu’ainsi la crainte des maux passagers qu’elle occasionnera ne doit pas les en détourner. La première partie de la proposition est développée et démontrée par les antécédents, la seconde par les conséquents. Tout l’édifice de l’admirable allocution d’Auguste à Cinna, dans Corneille, dépend de l’emploi des mêmes topiques. Depuis les premiers vers :

Tu vois le jour, Cinna, mais ceux dont tu le tiens
Furent les ennemis de mon père et les miens…

jusqu’à ce mot si énergique de situation,

Cinna, tu t’en souviens, et veux m’assassiner !

le poëte a procédé uniquement par les antécédents. C’est par les conséquents, depuis :

Quel était ton dessein et que prétendais-tu… ? etc.

jusqu’à la fin, qu’il développe l’absurdité des projets de Cinna.

La cause. On conçoit quelle abondante variété de développements découle de l’examen des causes premières ou secondes, essentielles ou accidentelles, intimes ou extérieures, brutes ou intelligentes, de tout ce qui peut être l’objet de la pensée humaine. Décrirez-vous les merveilles de la nature, l’ordre éternellement nouveau de l’univers, sans chercher à remonter aux causes contingentes et à la cause première de ces prodiges si réguliers ? Parlerez-vous des révolutions des empires, sans tenter de les faire comprendre par l’exposé des motifs qui les ont amenées ? Accuserez-vous un coupable, exalterez-vous un grand homme, sans expliquer les raisons qui ont déterminé les crimes de l’un, les vertus de l’autre ? Bourdaloue a raconté les hauts faits et les victoires du prince de Condé ; il en trouve la cause dans les éminentes qualités de son héros :

{p. 69}« J’appelle le principe de ces grands exploits, cette ardeur martiale, qui, sans témérité ni emportement, lui faisait tout oser et tout entreprendre ; ce feu qui, dans l’exécution, lui rendait tout possible et tout facile ; cette fermeté d’âme que jamais nul obstacle n’arrêta, que jamais nul péril n’épouvanta, que jamais nulle résistance ne lassa ni ne rebuta ; cette vigilance que rien ne surprenait ; cette prévoyance à laquelle rien n’échappait ; cette étendue de pénétration avec laquelle… ; cette promptitude à prendre son parti que… ; cette science qu’il pratiquait si bien et qui le rendait si habile à… ; cette activité… ; ce sang-froid… ; cette tranquillité… ; cette modération et cette douceur pour les siens… ; cet inflexible oubli de sa personne qui… ; etc. Car tout cela est le vif portrait que chacun de vous se fait du prince que nous avons perdu, et voilà ce qui fait les héros. »

L’effet. Lieu merveilleusement utile quand vous voulez à la fois développer et démontrer une vérité. Bernardin de Saint-Pierre, dans les Études de la nature, cherche-t-il à prouver que le sentiment de la Divinité est nécessaire à l’homme ? « Avec le sentiment de la Divinité, s’écrie-t-il, tout est grand, noble, invincible dans la vie la plus étroite ; sans lui, tout est faible, déplaisant et amer au sein même de la grandeur… » Et il continue à faire comprendre ainsi la nécessité de cette opinion consolatrice, par ses effets dans l’une et l’autre hypothèse.

Voulez-vous amplifier cette pensée : « Les hommes doivent croire en un Dieu rémunérateur et vengeur » ? Exposez quels seraient les effets de leur incrédulité sur un point si essentiel ; cet autre : « Tout ne meurt pas avec nous » ? Dites-nous les conséquences de cette opinion ; ou encore, en réunissant deux topiques, celles de l’opinion contraire. Ainsi fait Voltaire ; ainsi Massillon, dans son sermon sur la vérité d’un avenir.

« Otez aux hommes, dit Voltaire, l’opinion d’un Dieu rémunérateur et vengeur, Sylla et Marius se baignent alors avec délices dans le sang de leurs concitoyens ; Auguste, Antoine et Lépide surpassent les fureurs de Sylla ; Néron ordonne de sang-froid le meurtre de sa mère. Il est certain que la {p. 70}doctrine d’un Dieu vengeur était alors éteinte chez les Romains. L’athée, fourbe, ingrat, calomniateur, brigand, sanguinaire, raisonne et agit conséquemment, s’il est sûr de l’impunité de la part des hommes. Car s’il n’y a pas de Dieu, ce monstre est son Dieu à lui-même ; il s’immole tout ce qu’il désire, ou tout ce qui lui fait obstacle ; les prières les plus tendres, les meilleurs raisonnements ne peuvent pas plus sur lui que sur un loup affamé. »

« Si tout meurt avec nous, dit Massillon, les annales domestiques et la suite de nos ancêtres ne sont donc plus qu’une suite de chimères, puisque nous n’avons point d’aïeux et que nous n’aurons point de neveux. Les soins du nom et de la postérité sont donc frivoles ; l’honneur qu’on rend à la mémoire des hommes illustres, une erreur puérile, puisqu’il est ridicule d’honorer ce qui n’est plus ; la religion des tombeaux, une illusion vulgaire ; les cendres de nos pères et de nos amis, une vile poussière qu’il faut jeter au vent et qui n’appartient à personne ; les dernières intentions des mourants, si sacrées parmi les peuples les plus barbares, le dernier son d’une machine qui se dissout,… etc. »

Ce lieu se rapproche du conséquent comme le lieu cause de l’antécédent. La différence est qu’il sert plutôt à prouver, et le conséquent à développer ; celui-ci est plutôt le post hoc, celui-là le propter hoc.

Les circonstances ou accessoires. Ce lieu est encore plus vaste que tous les autres ; son principal domaine est l’éloquence judiciaire. C’est là surtout qu’il s’agit d’examiner la personne, la chose, le lieu, les facilités, les motifs, la manière, le temps, en un mot, tous les éléments d’analyse que les anciens rhéteurs avaient renfermés dans le fameux vers technique :

Quis, quid, ubi, quibus auxiliis, cur, quomodo, quando.

Le discours de Cicéron pour Milon est l’exemple le plus complet peut-être et le plus remarquable que nous offrent les annales du barreau de l’emploi de ce lieu. Mais là ne se {p. 71}borne pas son influence sur l’invention. Après l’énumération des parties même du sujet, c’est sur celle des circonstances que roulent presque tout entiers les tableaux, les descriptions, les récits, que le fond en soit réel ou fictif, les portraits des hommes fameux en quelque genre que ce soit, etc. Quel intérêt n’acquiert pas une narration des circonstances du lieu et du temps où la scène se passe ! Combien ces accessoires ne servent-ils pas à l’éclaircir en même temps qu’à la développer ! Pour faire connaître le chameau, Buffon décrira l’Arabie ; il peindra le printemps pour y placer la fauvette.

Nos romanciers modernes ont en général porté ce moyen d’intérêt si loin que chez eux l’accessoire, en mainte occasion, étouffe le principal. Quoi qu’il en soit, ils l’emploient continuellement, comme ils font du reste de beaucoup d’autres secrets de rhétorique, qu’ils ont usés, pour ainsi dire, jusqu’à la corde, tout en paraissant en faire fi. Les exemples qu’on pourrait tirer de leurs écrits sont innombrables ; et plusieurs, il faut l’avouer aussi, sont dignes du parallèle avec les meilleurs des siècles précédents.

Les semblables et les contraires. Le nom de ces lieux suffit pour les définir. Aux semblables se rattachent les comparaisons, les similitudes, du plus au moins, du moins au plus, du même au même, les apologues, les paraboles, les allégories, etc. Car si ces divers points appartiennent plus spécialement, par leur forme, au titre de l’élocution, nous devons constater dès à présent leur importance pour l’invention, par les développements d’idées qu’ils suggèrent.

Les contraires comprennent tout ce que les anciens appelaient repugnantia, contraria, opposita, dissimilia. Rien de plus fréquent dans les orateurs et les poëtes que l’usage des contraires et des semblables.

Bourdalouc s’adresse aux semblables pour développer l’inconséquence de celui qui nie la Providence dans le gouvernement de l’univers : « Il croit qu’un Etat ne peut être bien gouverné que par la sagesse et le conseil d’un prince ; il croit qu’une maison ne peut subsister sans la vigilance et {p. 72}l’économie d’un père de famille ; il croit qu’un vaisseau ne peut être bien conduit sans l’attention et l’habileté d’un pilote ; et quand il voit ce vaisseau voguer en pleine mer, cette famille bien réglée, ce royaume dans l’ordre et dans la paix, il conclut, sans hésiter, qu’il y a un esprit, une intelligence qui y préside ; mais il prétend tout autrement à l’égard du monde entier, et il veut que, sans Providence, sans prudence, sans intelligence, par un effet du hasard, ce grand et vaste univers se maintienne dans l’ordre merveilleux où nous le voyons. »

Racine fait de même pour démontrer qu’en remettant Joas à Athalie, on concourt peut-être à l’accomplissement des secrets desseins de Dieu sur cet enfant :

Pour obéir aux lois d’un tyran inflexible,
Moïse, par sa mère au Nil abandonné,
Se vit, presque en naissant, à périr condamné ;
Mais Dieu, le conservant contre toute espérance,
Fit par le tyran même élever son enfance.
Qui sait ce qu’il réserve à votre Eliacin ?…

Fléchier veut exprimer l’active capacité de M. le Tellier ; il dira ce qu’il n’était pas, pour mieux expliquer ce qu’il était, et cette ombre fera en même temps ressortir les jours de son tableau. « M. le Tellier ne ressemble pas à ces âmes oisives qui n’apportent d’autre préparation à leurs charges que celle de les avoir désirées ; qui mettent leur gloire à les acquérir et non pas à les exercer ; qui s’y jettent sans discernement et s’y maintiennent sans mérite, et qui n’achètent ces titres vains d’occupations et de dignités, que pour satisfaire leur orgueil et pour honorer leur paresse : il se fit connaître au public par l’application à ses devoirs, la connaissance des affaires, l’éloignement de tout intérêt. »

A ces exemples connus la littérature contemporaine pourrait en ajouter beaucoup d’autres. Les semblables et les contraires sont aussi des lieux favoris des écrivains de notre époque. Ouvrez Lamartine, ouvrez Victor Hugo, les Harmonies surtout et les Feuilles d’automne.

{p. 73}Mais, dit-on, ni l’un ni l’autre n’ont songé, en composant leurs vers, aux classifications de la rhétorique. La chose est possible, et même fort probable ; mais il n’en est pas moins vrai qu’ils ont employé les lieux communs, et que l’emploi de ces lieux a contribué au développement de leur pensée. Il n’en est pas moins vrai, comme je l’ai dit plus haut, que, si vous citez un passage quelconque d’un écrit ancien ou moderne, pour peu qu’il ait quelque étendue, il rentrera infailliblement dans un ou plusieurs des lieux définis par les rhéteurs.

J’ai cherché à bien m’expliquer au commencement du chapitre précédent : les lieux assurément ne sont pas les idées, et je ne les présente pas comme tels ; mais, s’il m’est permis de revenir, à cause de son exactitude, sur une comparaison tirée d’objets purement matériels, je dirai : Les compartiments d’une boutique ne sont pas non plus les marchandises, et cependant si le marchand est privé de ce secours, si les matériaux de son commerce gisent confusément entassés autour de lui, il perdra un temps précieux avant de mettre la main sur la denrée demandée. Souvent même, quoique présente, la cherchera-t-il vainement.

La rhétorique, qu’on ne l’oublie pas, ne donne point les idées ; elle indique où et comment on peut les découvrir, les disposer, les mettre en œuvre, les retrouver au besoin. Les lieux sont, en quelque sorte, les cases étiquetées où dorment les idées acquises. Vienne l’habitude, l’écrivain y recourra instinctivement et sans peine, comme le marchand expérimenté retrouve, les yeux fermés, les divers objets de son commerce, selon les diversités de la demande.

{p. 74}

Chapitre VI.

des mœurs §

Je ne dois pas quitter le titre de l’invention, sans parler des passions et des mœurs. Les observations à cet égard ayant pour objet la nature et l’homme dans un temps, un lieu et des circonstances données, il est évident qu’elles peuvent féconder ces deux principaux éléments du travail de l’écrivain, l’aider ainsi à inventer. Il s’agit d’abord de bien fixer le sens que j’attache à ces mots.

Les anciens rhéteurs entendaient par mœurs les qualités et les moyens à l’aide desquels l’orateur parvient à se concilier la faveur, l’estime, l’affection de ses auditeurs. Quintilien nomme quatre qualités principales que dans ce but l’orateur doit posséder ou feindre : la probité, la bienveillance, la modestie, la prudence.

Par passions ils comprenaient les qualités et les moyens à l’aide desquels l’orateur parvient à exciter dans l’âme de ses auditeurs un mouvement vif et irrésistible, qui l’emporte vers un objet ou qui l’en détourne. Ainsi ils donnent des règles pour allumer ou éteindre la joie ou la douleur, l’admiration ou le mépris, la crainte ou l’espérance, l’honneur ou la honte, la pitié ou la terreur, en un mot, l’amour ou la haine.

Sans doute, l’importance de ces préceptes est incontestable, et l’on ne s’étonnera pas que les mœurs et les passions, l’ithos et le pathos, occupent une si grande place dans les écrits des anciens, et qu’Aristote, par exemple, y ait consacré {p. 75}presque tout le second livre de sa Rhétorique ; mais nous aurions tort aujourd’hui de placer dans l’ invention les passions et les mœurs, si nous les prenions dans l’acception antique.

Pour les anciens, avons-nous dit, la rhétorique est l’art de persuader des auditeurs ou des juges. Il s’agit donc d’apprendre d’abord à les convaincre par des arguments. La science des arguments devient le premier paragraphe du titre Invention. La rhétorique commence par un traité de logique. A défaut d’arguments, ou pour ajouter à leur énergie, l’orateur doit employer l’autorité du caractère, se concilier les auditeurs par ses mœurs réelles ou oratoires, c’est-à-dire par les qualités qu’il possède effectivement ou que son langage peut faire supposer en lui. Enfin, si tout cela est inutile ou insuffisant, il faut entraîner en excitant les passions. La marche des anciens était conforme à la nature et à la raison.

Notre but n’étant pas le même, notre plan a dû se modifier. C’est pour cela d’abord que nous ne parlerons pas ici des arguments. La logique formelle, à laquelle ils appartiennent, ne fait point partie de l’invention. Non-seulement elle ne donne pas plus d’idées que la rhétorique, mais elle n’indique pas même, comme elle, des sources d’idées. Elle apprend seulement à lier les idées entre elles, et à les revêtir des formes irrésistibles du raisonnement, pour les faire pénétrer dans les esprits. Ses développements appartiennent plutôt à la disposition. La vertu, les mœurs, ne donnent guère plus d’idées que la logique ; mais, par elles, après avoir distingué le bien du mal, pour adopter l’un et rejeter l’autre, nous ajoutons à nos idées cette autorité et ce charme qui naissent de l’alliance de la moralité et du talent, et dont nous avons parlé à propos du choix du sujet. La passion, elle, donne des idées ; et si la rhétorique, comme nous ne le nions pas, ne donne point la passion, elle enseigne, en recommandant l’observation, à reproduire ses actes et à imiter son langage. Il n’est donc pas inopportun, tout en abandonnant à la logique les arguments, de conserver à la rhétorique le chapitre des passions et même {p. 76}celui des mœurs, mais dans un autre sens que l’antiquité, et en tant qu’elles contribuent à l’invention.

Nous avons dit que l’invention dépend surtout de l’observation et de la méditation qui la féconde. Or, deux sujets immenses par leur étendue et leur variété s’offrent sans cesse à l’écrivain, l’homme et la nature, l’un et l’autre éternellement les mêmes considérés sous une de leurs faces, éternellement inconstants sous l’autre, séparés en mille rencontres et se touchant par mille points. Ce sont eux dont il faut observer et méditer les mœurs, les passions, la couleur locale.

Si vous étudiez la nature, vous remarquerez partout deux caractères essentiels, double élément de la beauté : l’un, c’est la variété dans l’unité, l’autre, la convenance des moyens avec la fin et des parties entre elles. Ce sont là, si je l’ose dire, les mœurs de la nature. Le résultat de vos observations à cet égard sera un vif désir de connaître et un profond sentiment d’admiration, qui ne peuvent manquer d’agrandir et de multiplier vos idées. Puis, par intervalles, surgiront des phénomènes irréguliers, au moins en apparence, qui vous pénétreront d’amour ou d’effroi : ici des vallées de Tempé ou de Campan, des îles Borromées, des oasis au milieu des sables : là des volcans, des avalanches, des cataractes, les tempêtes des flots et les tremblements de la terre. M’est-il permis d’appeler tout cela les passions de la nature ? Enfin, à ces deux grands caractères généraux, éthique et pathétique, encore une fois qu’on me passe ces mots, viendra se joindre la prodigieuse diversité des climats et des produits, qui donnera à chaque coin de terre, à chaque subdivision des eaux, aux animaux, aux plantes, selon les lieux et les saisons différentes, aux métaux même et aux minéraux façonnés par la main de la nature ou de l’homme, une physionomie sui generis, une couleur locale, féconde en idées neuves pour celui qui observe longtemps avant de prendre la plume.

Il en est ainsi de l’homme. Mais, pour inventer, quand il s’agit des mœurs ou des passions humaines, l’écrivain doit d’abord s’observer lui-même et bien examiner ce qu’il a été et ce qu’il a fait, ce qu’il pourrait être ou faire dans telle ou {p. 77}telle hypothèse dounée. « C’est moi que j’étudie, disait Fontenelle, quand je veux connaître les autres. » Car c’est en nous surtout qu’il nous est pleinement loisible d’apprécier et de suivre la nature ; chez les autres, elle s’enveloppe souvent d’un voile que leur volonté jette autour d’elle, et dont il ne nous est pas toujours donné de la dégager.

Cependant, bien que chaque individu ait en lui quelque chose de typique, et soit, comme on l’a dit, un microcosme, il n’est pas seul au monde, et, tout en s’étudiant soi-même, il ne doit point perdre de vue les autres, dans les diverses modifications que peuvent leur faire subir le climat, l’âge, le sexe, le tempérament, le pays, le siècle, la religion, les institutions politiques et sociales, les relations de famille, l’éducation, les occupations enfin, et les habitudes journalières.

Quelques remarques donc sur les divers éléments que je viens d’énumérer comme modifiant le caractère général de l’humanité. Les deux plus puissants sont l’âge et le sexe.

Aristote, Horace, Scaliger, Vida, la Fresnaie-Vauquelin, Regnier, Boileau, toutes les poétiques et les rhétoriques ont présenté une image plus ou moins fidèle des modifications successives que l’âge apporte à nos mœurs :

Ætatis cujusque uotandi sunt tibi mores.

Il est à peu près inutile de s’y arrêter. Qu’on relise les vers où Regnier et Boileau ont imité Horace.

« Le temps, dit Boileau,
Le temps, qui change tout, change aussi nos humeurs,
Chaque âge a ses plaisirs, son esprit et ses mœurs.
Un jeune homme, toujours bouillant dans ses caprices,
Est prompt à recevoir l’impression des vices ;
Est vain dans ses discours, volage en ses désirs,
Rétif à la censure, et fou dans les plaisirs.
L’âge viril plus mûr inspire un air plus sage,
Se pousse auprès des grands, s’intrigue, se ménage ;
Contre les coups du sort songe à se maintenir,
Et loin dans le présent regarde l’avenir.
La vieillesse chagrine incessamment amasse,
Garde, non pas pour soi, les trésors qu’elle entasse ;
{p. 78}Marche en tous ses desseins d’un pas lent et glacé,
Toujours plaint le présent et vante le passé ;
Inhabile aux plaisirs dont la jeunesse abuse,
Blâme en eux les douceurs que l’âge lui refuse.
Ne faites point parler vos acteurs au hasard,
Un vieillard en jeune homme, un jeune homme en vieillard. »

Les théoriciens ne se sont pas aussi généralement arrêtés sur l’influence du sexe. Le sujet était moins saisissable de première vue, les nuances plus délicates, et puis les mœurs des anciens ne leur permettaient pas de l’analyser aussi complétement, et les modernes mettent presque toujours leurs pas dans les vestiges des anciens. Marmontel a exposé avec une assez grande justesse les distinctions morales entre les deux sexes.

« La différence la plus marquée dans les mœurs sociales, dit-il, est celle qui distingue les caractères des deux sexes. Elle tient d’un côté à la nature, de l’autre à l’institution. Ce qui dérive de la faiblesse et de l’irritabilité des organes : la finesse de perception, la délicatesse de sentiment, la mobilité des idées, la docilité de l’imagination, les caprices de la volonté, la crédulité superstitieuse, les craintes vaines, les fantaisies et tous les vices des enfants ; ce qui dérive du besoin naturel d’apprivoiser un être sauvage, fier et fort, par lequel on est dominé : la modestie, la candeur, la simple et timide innocence, ou, à leur place, la dissimulation, l’adresse, l’artifice, la souplesse, la complaisance, tous les raffinements de l’art de séduire et d’intéresser ; enfin, ce qui dérive d’un état de dépendance et de contrainte, quand la passion se révolte et rompt les liens qui l’enchaînent : la violence, l’emportement, et l’audace du désespoir : voilà le fond des mœurs du côté du sexe le plus faible, et par là le plus susceptible de mouvements passionnés.

« Du côté de l’homme, un fond de rudesse, d’âpreté, de férocité même, vices naturels de la force ; plus de courage habituel, plus d’égalité, de constance ; les premiers mouvements de la franchise et de la droiture, parce que, se sentant plus libre, il est moins craintif et moins dissimulé ; un {p. 79}orgueil plus allier, plus impérieux, plus ouvertement despotique, mais un amour-propre moins attentif et moins adroit à ménager ses avantages ; un plus grand nombre de passions, et chacune moins violente, parce que, moins captive et moins contrariée, elle n’a point, comme dans les femmes, le ressort que donne la contrainte aux passions qu’elle retient : voilà le fond des mœurs du sexe le plus fort. »

La plupart de ces remarques sont d’une vérité évidente. Mais si l’on admet ces théories générales sur les mœurs d’après le sexe, on verra que les plus grands écrivains eux-mêmes ont souvent donné l’exception pour la règle. Pour ne parler que des femmes, voyez ces femmes toutes viriles de Corneille, que Balzac appelait d’ adorables furies, et dans Racine, ces la Vallière égarées à la cour du roi de Pont et des empereurs de Rome ; parcourez ensuite les femmes idéales et vaporeuses du drame allemand ou anglais ; passez aux romanciers, depuis Richardson, peintre si souvent fidèle, et qu’en dépit de la fastidieuse minutie de ses détails d’intérieur, on a eu tort de condamner à un complet oubli, jusqu’aux belles et chastes figures de Walter Scott, jusqu’aux portraits si chaudement et si spirituellement faux de la plupart des romanciers français de notre âge. Dans cette innombrable multitude de types gracieux, terribles, délirants, résignés, célestes et infernaux, quel écrivain nous montre la femme tout entière, comme Homère, par exemple, a montré l’homme tout entier, jeune dans Achille, mûr dans Ulysse, vieux dans Nestor, fils dans Télémaque, père dans Priam ? Homère lui-même n’a pas voulu aborder la femme ; Andromaque et Pénélope ne sont que l’épouse. Les anciens ne pouvaient guère aller plus loin. Les modernes ont mieux réussi, assurément ; le christianisme, qui assigne à la femme son véritable rang, les a mieux éclairés sur sa nature, et c’est chez eux qu’on la retrouverait tout entière, si l’on recueillait çà et là les traits les plus exquis et les plus énergiques de leurs écrits, de ceux surtout où le peintre et le modèle appartiennent au même sexe.

Si vous voulez agir sur un homme par la parole ou le représenter aux autres, il ne sera pas non plus inutile de joindre {p. 80}aux données précédentes celle du tempérament, de la constitution physique. Adressons-nous ici à la physiologie. Les physiologistes distinguent quatre espèces de tempéraments, rarement absolues et exclusives l’une de l’autre dans le même individu, mais s’alliant en général à divers degrés et d’après certaines lois : le tempérament lymphatique, le sanguin, le bilieux et le nerveux. Le premier est marqué par la faiblesse et la lenteur de la circulation. Les fonctions vitales y ont moins d’animation, ou du moins leur animation est momentanée. Le cerveau, organe manifeste de l’intelligence, participe à cette habitude générale du système, et tous les actes intellectuels s’exécutent sous la même influence. Le second suppose, au contraire, l’activité de la circulation ; les personnes qui en sont douées sont vives et ardentes, le cerveau doit partager cette ardeur et cette vivacité. Dans le bilieux et le nerveux, toutes les fonctions s’exécutent avec une énergie ici plus capricieuse et plus irritable, là plus rude et plus obstinée, et les fonctions de l’intelligence ont dans l’un et l’autre une vigueur proportionnée. On comprend que, pour exercer sur un individu l’influence de la parole, ou le mettre convenablement en scène, le langage qu’on lui adresse ou qu’on lui prête doit subir certaines modifications sous le point de vue du tempérament. Et ceci est tout à la fois un des mille arguments en faveur de l’utilité littéraire des sciences, de celles même qui paraissent le plus étrangères à l’art du style proprement dit.

Une des causes déterminantes du tempérament en général, c’est le climat. « Quel est celui de vous, disait M. Cousin aux auditeurs de son Cours d’histoire de la philosophie, quel est celui de vous qui pense que les lieux, la terre qu’il habite, l’air qu’il respire, les montagnes ou les fleuves qui l’avoisinent, le climat, le chaud, le froid, toutes les impressions qui en résultent, en un mot, que le monde extérieur lui est indifférent et n’exerce sur lui aucune influence ?… Pensez-vous, quelqu’un a-t-il jamais pensé que l’homme des montagnes ait et puisse avoir les mêmes habitudes, le même caractère, les mêmes idées, que l’homme de la plaine, que le riverain, que {p. 81}l’insulaire ? Croyez-vous, par exemple, que l’homme que consument les feux de la zone torride ait les mêmes passions, les mêmes mœurs, et par conséquent le même langage que celui qui habite les déserts glacés de la Sibérie ? Eh bien, ce qui est vrai des deux extrémités, de la zone glacée et de la torride, doit l’être également des lieux intermédiaires et de toutes les latitudes. Jusqu’ici la raison a l’avantage de s’accorder avec le préjugé, et c’est beaucoup pour elle. Oui, messieurs, donnez-moi la carte d’un pays, sa configuration, son climat, ses eaux, ses vents, et toute sa géographie physique ; donnez-moi ses productions naturelles, sa flore, sa zoologie, etc., et je me charge de vous dire a priori quel sera l’homme de ce pays, non pas accidentellement, mais nécessairement, non pas à telle époque, mais dans toutes. »

Tout en approuvant les idées de M. Cousin, j’y aurais désiré cependant quelques modifications. En effet, quand vous étudierez les mœurs de l’homme sous le rapport du climat, vous remarquerez que son influence opère plus sur l’homme inculte que sur l’homme civilisé, sur l’homme physique que sur l’homme moral, sur le vieillard que sur le jeune homme. Marmontel différencie aussi avec assez de bonheur les résultats du climat sur les mœurs humaines. Ce qu’il dit à ce sujet est généralement vrai, exceptis excipiendis, bien entendu, et plutôt aussi, me semble-t-il, dans le passé que dans le présent. La multiplicité des communications, la facilité des modes d’échange matériels et intellectuels altèrent par une action lente, mais continue, les effets du climat. Chaque jour la civilisation étend ses conquêtes sur la nature. Les chemins de fer sont destinés à opérer plus d’une révolution dans la rhétorique, comme dans tout le reste.

Quoi qu’il en soit, l’étude de l’homme, considéré géographiquement, en quelque sorte, sous le rapport du climat, des races, des localités, contribue à l’invention14. Voyez quel {p. 82}caractère d’originalité elle a donné à l’histoire, sous la plume de Montesquieu, de Niebuhr, de Thierry ; et si parfois l’imagination a entraîné l’un ou l’autre de ces écrivains au delà de la vérité historique, l’excès ou le défaut dans l’application n’altère point la valeur du précepte que Boileau a formulé dans l’art poétique :

Des siècles, des pays étudiez les mœurs,
Les climats font souvent les diverses humeurs.

L’action de la religion et de la constitution politique rentre évidemment dans le titre Pays et siècle. En s’alliant aux influences des temps et des lieux, elle les modifie singulièrement. Le Français, par exemple, que vous voulez persuader ou représenter, conserve bien toujours quelque chose de ce caractère français qui a traversé tous les âges depuis Hugues Capet jusqu’à Louis-Napoléon ; mais il est bien évident en même temps qu’il obéit à d’autres influences. Calvin le Picard ressemble plus à Jérôme de Prague, et le due de Richelieu à Buckingham, qu’un huguenot farouche et républicain du xvie siècle au grand seigneur esprit fort et libertin de la cour de Louis XV.

Il faut tenir compte, sous ce rapport, des moindres accidents ; et ici les arts du dessin viennent, comme tout à l’heure la physiologie, en aide à la rhétorique. Quelles théories, quelle collection de faits et d’observations pourraient être plus utiles à l’écrivain que les réflexions solitaires de quelques heures passées, je suppose, dans le musée de Versailles ? Les pensées que fait naître cette infinie variété de physionomies, de costumes, de poses, ne sont-elles pas plus fertiles en instruction réelle que tous les livres et toutes les leçons possibles ? Voici, par exemple, une série de portraits, tous français, il {p. 83}y a plus, tous appartenant à la même famille, aux Montmorency. Eh bien, suivez toutes ces figures, depuis ce guerrier à barbe blanche et tout bardé de fer, jusqu’au gentleman relevant par sa distinction native le frac noir et bourgeois de notre âge. Arrêtez-vous tour à tour sur la grâce artistique et chevaleresque du contemporain de François Ier, sur l’ampleur grave et quelque peu emphatique du costume de Louis XIV, sur les oripeaux et l’élégant débraillé du siècle suivant. La contemplation intelligente de ces portraits présentera toute une étude de mœurs ; elle aura, pour les siècles passés, le mérite des voyages quand il s’agit des contemporains, et sera souvent plus féconde en révélations et en idées que toutes les lectures. Une seule visite aux salles des Antiques du Louvre fait mieux connaître les mœurs grecques et romaines que le dépouillement de vingt in-folio.

Ce ne sont pas, en effet, les livres sur les variétés caractéristiques des siècles et des nations qui nous manquent ; mais parfois l’esprit de flatterie, celui de dénigrement, les préjugés en un sens quelconque ont guidé les auteurs, ou bien ils ont tracé des portraits de fantaisie. Je doute qu’un Carthaginois ou un Germain, peint d’après Tite-Live ou Tacite, fût ressemblant. Dans tous les cas, il est rare que les écrivains suffisent pour pénétrer bien avant dans l’intimité, en quelque sorte, d’un peuple.

Une méthode préférable, à mon gré, serait d’étudier, pour chaque nation, non pas seulement les écrivains qui ont prétendu la peindre ex professo, mais aussi celui qui, instinctivement, a le mieux personnifié en lui ses concitoyens, et dont les œuvres, comme un miroir, les reflètent le plus complétement ; de chercher, par exemple, parmi les écrivains grecs, romains, français, anglais celui qui est le plus réellement et le plus complétement anglais, français, romain ou grec. En se pénétrant bien de l’esprit de ce type national, on comprendra et on expliquera mieux ses compatriotes.

Un exemple seulement pour montrer que d’idées et quelle variété d’idées et par là même d’expressions fait naître l’observation approfondie du caractère d’un peuple, modifié par {p. 84}l’opinion dominante, religieuse ou politique, de l’époque. A la veille d’une bataille, Marlborough comme Napoléon, Napoléon comme Souvarow, n’ont qu’une pensée à exprimer à leurs soldats : « Combattez en braves ; triomphez, si vous pouvez ; mourez, s’il le faut. » Voilà le programme solennel, la matière uniforme des trois ordres du jour. Mais les trois orateurs, par là même qu’ils étaient de grands capitaines, étaient de profonds rhétoriciens ; le génie, auquel ils devaient le secret du commandement et de la victoire, leur donnait aussi celui du langage qui convient et qui persuade. Et c’est parce que l’esprit de leur nation se résumait en eux, élevé, pour ainsi dire, à sa plus haute puissance, que l’un développait le sujet donné par les intérêts matériels et le souvenir de la vieille Angleterre, l’autre par l’amour-propre et l’honneur, le dernier par la religion et l’invocation à saint Nicolas. Et le langage, pour le même motif, était ici précis et palpable ; là, énergique et animé ; plus loin, trivial et pittoresque.

J’ai dit qu’Homère avait peint, dans l’Odyssée et l’Iliade, le père, le fils, l’épouse. L’étude des diverses relations naturelles ou sociales contribue puissamment à l’invention. Au xviiie siècle, le théâtre s’essaya à représenter ainsi, au lieu des passions, les rapports de famille ou de société. Le Père de famille, le Fils naturel de Diderot, beaucoup d’autres drames de cette époque, appartiennent à cet ordre d’idées qui n’était pas à dédaigner. De nos jours on a voulu y rentrer, dans plusieurs pièces, par exemple, du théâtre de Victor Hugo. Mais il y a presque toujours entre nous et nos prédécesseurs cette différence qui n’est pas à notre avantage : c’est qu’ils ne s’occupaient que des généralités, tandis que nous avons le tort de ne peindre d’ordinaire que les exceptions, exceptions le plus souvent monstrueuses, sans but moral, sans utilité pour l’exemple, sans profit pour la littérature. Cette remarque s’applique également à plusieurs des paragraphes de ce chapitre.

On comprend que l’éducation, le milieu dans lequel on se meut, les travaux et les habitudes journalières sont autant d’éléments qui modifient à l’infini les mœurs, les pensées, les {p. 85}expressions de chaque individu ; qu’ainsi l’orateur qui s’adresse aux hommes, aussi bien que l’historien, le romancier, le dramatiste, qui les mettent en scène, doivent étudier consciencieusement ces modifications qui leur viendront en aide pour l’invention, et ne jamais les perdre de vue, s’ils veulent conserver à leur pensée et à leur style deux mérites éminents, la vérité et la variété.

Ajoutez à l’observation de l’homme et de ses impressions physiques et morales celle de la nature qui l’environne, du ciel, du sol, des plantes, des édifices, des costumes, des meubles, des ustensiles, des idiotismes et formes de langage usités à telle époque et dans telle condition, transportez les résultats de ces observations dans vos écrits et dans vos paroles, et vous obtiendrez ce qu’on appelle la couleur locale. Ce mérite, négligé pendant plusieurs périodes littéraires, ne doit plus l’être une fois les connaissances assez généralement répandues pour que tous le comprennent et l’exigent. Racine, qui a si admirablement, j’ai presque dit si audacieusement, conservé la couleur locale dans l’Athalie, par exemple, parce que la pensée et le langage bibliques étaient familiers à son parterre, n’a pas osé agir de même avec l’antiquité grecque. Et certes, il ne péchait point par ignorance ; nul ne l’avait aussi longtemps et aussi profondément étudiée ; mais il sentait que ses contemporains ne l’eussent pas comprise comme lui.

Deux écueils sont d’ailleurs à éviter dans la couleur locale. L’un est de donner par elle au style cette forme plastique, sculpturale, tout extérieure, qu’on peut reprocher à Walter Scott lui-même, souvent plus peintre que poëte. N’oublions pas que la partie intime de l’homme doit toujours avoir le pas, dans la pensée des écrivains, sur son revêtement extérieur ; l’âme et l’esprit doivent les occuper plus que le corps.

Le second défaut est de supposer que tout est dit quand on a fixé l’attention sur certaines spécialités extérieures de l’individu. Plusieurs de nos écrivains ont porté cette manière à l’abus le plus intolérable. Ils se sont imaginé que quand un homme a parlé de son pourpoint tailladé et de sa bonne dague {p. 86}de Tolède, le xvie siècle est épuisé ; que Henri IV ou Louis XI sont connus à fond, quand l’un a juré ventre-saint-gris, et que l’autre a baisé les saints en plomb de son chapeau. De même que l’on a dit de certaines gens qu’ils sont plus catholiques que le pape et plus royalistes que le roi, il y a des écrivains qui, entraînés par ce désir outré de courir après des particularités presque toujours matérielles, se montrent plus Espagnols ou plus Romains que les Romains et les Espagnols eux-mêmes.

Evitons ces excès ridicules. N’oublions pas, comme je l’ai dit ailleurs15, qu’au fond de toutes les spécialités locales ou temporaires repose toujours l’humanité identique et universelle ; qu’avant d’être l’homme de telle période et de telle latitude, on est l’homme ; qu’exprimer ces caractères génériques, ces passions, ces mœurs, aussi vieilles que le monde, ces vérités non moins anciennes, qui forment le fond commun de l’humanité, est la condition essentielle de tout écrit digne d’être lu ; que plus un écrivain conserve de points de contact avec l’humanité en général, plus il obéit à sa nature ; que plus il pénètre avec profondeur et sagacité dans le domaine de tous, plus il est fidèle à sa mission.

Remarquez enfin que l’orateur ou l’écrivain ne doit pas seulement apprécier les mœurs dans leurs rapports avec l’auditeur ou le lecteur, mais s’appliquer à lui-même la plupart des considérations que nous avons fait valoir. Sans parler, en effet, de l’expression, il est bien des idées qui n’auront rien de déplacé dans la bouche ou sous la plume d’un homme, d’un quadragénaire, d’un soldat, d’un bourgeois, et dont une femme, un jeune homme, un magistrat, un prêtre, devront s’abstenir. Ce parfait accord de l’âge, du sexe, de la position de l’auteur avec le sujet qu’il traite, les circonstances où il se trouve, l’auditoire ou la classe de lecteurs à qui il s’adresse, constitue le quid deceat des anciens, ce que nous appelons les bienséances, et se rattache évidemment au chapitre des mœurs. Je ne puis qu’effleurer ce qu’il y aurait à dire à ce {p. 87}sujet, mais j’insiste d’autant plus vivement sur l’observation des bienséances qu’au milieu du bouleversement universel dont nous avons été témoins, le sentiment paraît s’en être perdu parmi nous. On a ri de la stupéfaction de ce maître des cérémonies de la cour de France, lorsqu’il vit, au commencement de la révolution, un ministre entrer chez le Roi avec des souliers à cordons ; c’est que cet oubli des convenances était pour lui le présage de la dissolution de la monarchie ; rie qui voudra, mais l’oubli des bienséances littéraires est pour moi le présage de la dissolution de la littérature. Le passé n’est pas si loin de nous pour que je ne puisse répéter ce que je disais il y a quelques années : puissent les jeunes écrivains de l’un et l’autre sexe bien comprendre que l’outrecuidance des prétentions, le ton rogue et magistral s’excusent à peine par l’autorité d’une virilité puissante ou d’une tête blanchie ; que les réformateurs au maillot ou en cornette font sourire les personnes sensées ; que le laisser aller du feuilleton ou l’échevelé, l’excentrique, le décousu des romans à la mode, il y a peu de temps encore, contrastent péniblement avec la dignité de certains sujets ; qu’il est des choses que certaines personnes doivent feindre d’ignorer, d’ignobles et hideux spectacles qu’elles ne doivent jamais se flatter d’avoir vus ; en un mot, que, si les bienséances ne sont pas la vertu, elles font supposer qu’on y croit encore, et que, si l’on a la folie de mépriser les autres, il faut au moins paraître se respecter soi-même.

{p. 88}

Chapitre VII.

des passions §

L’invention, nous venons de l’établir, trouvera donc de grandes ressources dans l’observation des mœurs, c’est-à-dire de l’individu considéré dans son état normal et habituel ; elle n’en trouvera pas moins dans celle des passions, c’est-à-dire de l’espèce considérée dans les accidents identiques qui l’affectent, en se modifiant d’après les circonstances individuelles.

Ne l’oublions pas, en effet, traiter des passions, ce n’est pas seulement, comme dans la rhétorique des anciens, enseigner combien il est important d’émouvoir celles de l’auditeur, et comment on y parvient, mais encore et surtout y voir des sources d’idées, des auxiliaires pour l’invention. Peindre la passion ou chercher à l’inspirer : voilà évidemment un des topiques de discours les plus féconds et les plus variés ; l’ajouter à un sujet quelconque, passionner le sujet, pour ainsi dire, voilà un des plus puissants moyens de le développer et d’en exprimer tout ce qu’il contient. Or ici, comme tout à l’heure à propos des mœurs, pour réussir, commencez par étudier profondément les passions, eu vous-même, si vous les éprouvez ; dans les autres, si vous ne les éprouvez pas.

Mais à ce dernier mot, presque tous les rhéteurs m’arrêtent et se récrient. Prétendre exprimer des passions qu’on {p. 89}n’éprouve pas ! n’est-ce point soutenir un paradoxe ? n’est-ce point se mettre en opposition avec les maîtres de l’art ? Tous ne sont-ils pas unanimes pour répéter le précepte d’Horace :

… Si vis me flere, dolendum est
Primum ipsi tibi…

vérité si incontestable aux yeux de Boileau, qu’il se contente de la traduire :

Pour me tirer des pleurs, il faut que vous pleuriez ;

et qu’ailleurs, après avoir accordé à l’amour une place dominante dans les écrits, comme dans les sentiments et les actions des hommes, il ajoute :

Mais pour bien exprimer ces caprices heureux,
C’est peu d’être poëte, il faut être amoureux.

Je réponds avec un ancien : Etsi omnes, ego non. Et pour ma part, je partage si peu l’avis de Boileau, que, si j’osais, je dirais, en retournant son vers :

C’est tout d’être poëte et rien d’être amoureux.

Quoi ! il faut que le poëte, le romancier, l’orateur éprouvent ou aient éprouvé toutes les passions qu’ils veulent communiquer ou exprimer ! Corneille, le plus pacifique des hommes, a dû ressentir la haine monstrueuse de Cléopâtre ; Molière, le plus généreux, les transes ridicules de l’avare ; Voltaire, le plus sceptique, le religieux enthousiasme de Lusignan ; Shakespeare enfin, toutes les passions, car en est-il une qui lui ait échappé ? Le cœur jaloux de Molière lui a révélé, me dit-on, la scène de jalousie du Misanthrope. Je le veux bien. Mais dites-moi, à votre tour, n’a-t-il pas aussi bien réussi dans le Tartufe ? et soutiendrez-vous que c’est à la même source qu’il a puisé l’abominable langage de l’hypocrisie ?

{p. 90}Sans doute la nature individuelle a d’admirables révélations, des inspirations sublimes ; mais pour être sûr de saisir et de conserver cette sublimité, il faut, en quelque sorte, l’arrêter au passage par la réflexion, la généraliser par l’abstraction, s’élancer au-delà des bornes étroites de l’individu, contempler un modèle plus grand et plus haut placé, pressentir enfin d’imagination et de génie la nature universelle, et la rendre par la combinaison de l’enthousiasme idéal et du sang-froid personnel.

On cite le De Oratore de Cicéron. « Il est impossible, dit Antoine à Crassus, que l’auditeur se livre à la douleur, à la haine, à l’indignation, à la crainte, à la pitié, si tous ces sentiments ne sont profondément imprimés dans l’âme de l’orateur. Pour moi, ajoute-t-il, je le proteste, je n’ai jamais essayé de les inspirer aux juges, que je n’aie personnellement ressenti les émotions que je voulais faire passer dans leur âme16. »

Malgré les protestations d’Antoine, je doute de sa véracité ; et ces protestations même prouvent que Crassus en doutait comme moi. Mais songez donc, ô Antoine, que vous donnez des préceptes pour soulever toutes les passions, bonnes ou mauvaises, jusqu’à l’envie, la plus avilissante, la plus hideuse de toutes. Eh bien, nous protesterez-vous que toutes ces passions vous aient agité, que votre noble cœur ait aussi connu l’envie, l’envie de l’autorité et de la fortune, potestatis atque fortunœ, méritées même par des services réels et honorables, tum si erunt honestiora merita atque graviora !

Mais je vais plus loin. L’avocat plaide, dans la même matinée, deux causes diverses ; le poëte, et remarquez que c’est là le ressort continuel de l’action scénique, introduit deux interlocuteurs opposés de sentiment comme d’intérêts ; le romancier, d’une page à l’autre, peint avec une égale énergie deux passions rivales. Soutiendrez-vous que l’écrivain ressente au même degré ces affections contraires ? qu’il soit {p. 91}à la fois misanthrope et philanthrope, Burrhus et Néron ? Et cependant de deux choses l’une : ou vous croyez qu’il éprouve à la fois des passions exclusives l’une de l’autre, puisqu’il les exprime également bien, et alors vous admettez l’impossible ; ou vous ne croyez pas qu’il les éprouve, quoiqu’il les exprime également bien, et alors votre précepte est obscur ou vide.

Je me rappelle avoir assisté un jour à une séance de la chambre des représentants. L’opposition avait poursuivi un ministre des plus graves reproches, des injures même les plus sanglantes. Emporté par une indignation véritable et sentie, celui-ci s’élance à la tribune. Il était rigoureusement alors dans les conditions exigées par Antoine : ses yeux étaient injectés, ses joues empourprées ; il veut parler, il balbutie, il pousse des cris confus, sa colère réelle le suffoque ; il touchait au ridicule. Mais en même temps, il ne manquait ni de talent, ni d’énergique volonté ; il sentit qu’il s’égarait, il commanda à sa passion, l’homme fit place à l’orateur, et l’assemblée émue lui prouva que, pour communiquer aux autres son indignation, il faut d’abord la dominer soi-même.

Non pas que je nie que, en certaines circonstances, la passion personnelle puisse inspirer une idée, un mouvement oratoire, un cri, un geste entraînant et irrésistible. Je viens de le dire, et je l’ai reconnu dès le premier chapitre de cet ouvrage, elle a parfois de soudaines illuminations, et révèle des rapports inaperçus dans l’état normal. Je soutiens seulement qu’elle n’est pas l’auxiliaire indispensable, la condition sine qua non de l’expression ; qu’il ne faut pas, de nécessité, être amoureux pour peindre l’amour, ni pleurer réellement pour arracher des larmes aux autres. Et grâces soient rendues à l’auteur de la nature qui l’a permis ainsi ; car on conçoit que, s’il en était autrement, la vie de l’écrivain et de l’orateur serait la plus intolérable existence qu’on pût imaginer.

La vérité, à mon avis, c’est que l’écrivain qui veut communiquer ou exprimer la passion doit, non pas la ressentir, mais {p. 92}la comprendre ; ce qui est bien différent. Sa devise sera le vers de Térence :

Homo sum, humani nihil a me alienum puto.

Il étudiera donc le cœur humain, non-seulement en lui, mais dans les autres ; il cherchera à s’expliquer, à s’assimiler tout ce qu’il y rencontrera, même de plus excentrique, de plus antipathique à sa propre nature17. Et cette seule nécessité d’observation, d’impartialité, de distraction de soi, en supposant une grande sensibilité théorique et générale, pour ainsi dire, détruit toute idée de sensibilité pratique et actuelle.

La passion comprise, l’écrivain saura la feindre lui-même ou la prêter aux autres. Et bien certainement, cette idée de fiction est au fond du précepte des anciens. Dans le dolendum est d’Horace, je ne vois point de larmes, mais plutôt cet air et ce langage triste qui doivent nous en arracher à nous spectateurs, auditeurs, lecteurs, troupe de pleureurs, comme les appelle Diderot, qu’il chasse de la scène pour les reléguer au parterre. Remarquez les mots suivants :

… male si mandata loqueris,
Aut dormitabo, aut ridebo…

C’est un mandat qu’ont accepté l’acteur et le poëte ; c’est une passion de commande dont ils doivent prendre le masque et les paroles, mais un masque d’une irréprochable fidélité, mais des paroles d’une rigoureuse convenance. N’est-ce pas Cicéron lui-même, ce grand champion de la passion réelle, qui a dit quelque part, en rapportant l’opinion des péripatéticiens : « Pour allumer la colère dans l’âme de l’auditeur, quand même on ne la ressentirait pas, il faut la feindre du moins par ses paroles et son action. » Relisez aussi le {p. 93}chapitre II du VIe livre de Quintilien, où il traite des passions ; vous verrez, quoi qu’il semble, que nous ne sommes pas loin de nous entendre. Tout se réduit à ce précepte : si vous n’avez point la passion, donnez-vous-la, à l’aide de cette faculté que les Grees appellent fantaisie, et nous imagination. Ai-je dit autre chose ?

Au reste, vous concevez bien que cette intelligence de la passion portée jusqu’à l’illusion est le comble de l’art ; vous concevez que, pour peindre avec une certaine perfection, ou pour soulever et calmer à son gré ces fièvres de l’âme, il faut à l’écrivain des études aussi obstinées, aussi diverses qu’au médecin pour reconnaître et guérir les maladies du corps. Je serais infini si je voulais présenter ici cette pathologie intellectuelle, décrire successivement les signes, les phases, les effets de toutes les passions, indiquer pour la reproduction de chacune d’elles les règles et les modèles à suivre. Je ne l’essaierai même pas. C’est au jeune écrivain à en rechercher les symptômes et les diagnostics dans les maîtres ; qu’il étudie avec soin la manière dont quelques grands copistes de la nature les ont présentées et nuancées, dont ils les ont fait ressortir par les contrastes et les repoussoirs. Démosthène, Cicéron, Bossuet, Massillon, Bourdaloue, Mirabeau, les tragiques anciens et modernes, nos grands poëtes, nos grands romanciers fourniraient mille modèles de la passion décrite, excitée ou calmée.

Mais, ainsi que le praticien s’instruit principalement dans les hôpitaux et au lit des malades, c’est surtout dans les assemblées politiques ou religieuses ; dans la place et la voie publique, au parterre des théâtres, dans la société intime où l’a placé la nature ou le hasard, que l’écrivain étudiera les passions :

Segnius irritant animos demissa per aurem,
Quam quæ sunt oculis subjecta fidelibus…

Un fait dont on a été témoin, un mot, un signe caractéristique, échappés d’instinct à la passion, que l’observation les recueille, {p. 94}que la méditation les mûrisse, et ce travail sera plus utile que tous les commentaires de la philosophie, que tous les modèles de la poésie et de l’éloquence.

J’ai dit qu’on féconde un sujet en le passionnant. Passionner un sujet, c’est l’animer en s’y attachant, c’est en faire sa chose, c’est soutenir une thèse avec autant d’ardeur que si nos plus chers intérêts se trouvaient compromis par le triomphe de l’opinion contraire. Essayez d’agir ainsi, même avec les sujets qui, au premier abord, vous paraissent les plus indifférents, peu à peu cette animation fictive, sous certains rapports, échauffe réellement ; on s’enthousiasme pour son idée, la fiction devient une vérité ; et cela sans contradiction avec ce qui précède, car cette passion volontaire ne prend plus au cœur et aux entrailles, elle réside toute dans l’imagination.

Les natures impressionnables sont excellentes ici. Parcourez de ce point de vue certaines pages de la Fontaine, de madame de Sévigné, de J. J. Rousseau et de son école. Ces écrivains passionnent toute chose, et l’intérêt tout personnel qu’ils semblent prendre aux moindres événements qu’ils racontent, aux moindres principes qu’ils établissent, leur donne des ressources infinies pour les développer en y intéressant aussi le lecteur. Ce dernier point est capital. N’employez que la raison, vos auditeurs ou vos lecteurs pourront approuver votre opinion ; mais arrivez à exciter la passion, ils voudront que votre opinion soit vraie, et ce qu’on veut, on le croit aisément. Dès qu’ils entrent dans nos passions, colère ou faveur, haine ou pitié, notre affaire devient la leur ; le torrent les emporte et ils se laissent aller.

Un exemple de ce que j’appelle passionner un sujet. Rien de plus avantageux à la poésie que l’emploi de la mythologie : voilà une opinion, juste ou erronée, peu importe pour le moment, qu’ont soutenue, entre autres, six poëtes de renom, J.-B. Rousseau, Delille, Boileau, Corneille, Voltaire et M. de Fontanes. Les six morceaux sont réunis dans les Leçons de littérature de Noël et de la Place. Comparez ces compositions l’une à l’autre, c’est un exercice que je recommande {p. 95}d’ailleurs aux jeunes gens, vous remarquerez que cette matière, purement didactique pour les deux premiers, est animée par l’attendrissement dans M. de Fontanes, par l’enthousiasme dans Voltaire, par l’indignation contre l’opinion contraire dans Boileau, et plus vivement encore dans Corneille. Eh bien, voyez, je ne dis pas précisément que d’idées neuves, mais quel art de rajeunir de vieilles idées ces quatre poëtes doivent à l’introduction de la passion dans leurs vers ; et comment, d’une autre part, si vous n’êtes pas convaincu, vous regrettez au moins de ne pas l’être.

Il serait difficile d’indiquer des sujets où il soit interdit à l’écrivain d’introduire la passion. C’est à peine si j’excepterais les plus sérieuses abstractions des sciences physiques et philosophiques. Tout dépend de la manière d’user et du soin de ne pas abuser. Les rhéteurs signalent ici quelques écueils, surtout dans les parages de l’éloquence.

D’abord toute matière oratoire ne comporte pas la passion. L’Intimé des Plaideurs, dépensant autant de mouvements pour son chien accusé du meurtré d’un chapon, que Cicéron contre Catilina, n’est plus qu’un personnage de comédie. C’est le dévot demandant à Jupiter son tonnerre pour foudroyer un insecte ; c’est l’enfant, dit Quintilien, qui veut chausser le cothurne et prendre le masque d’Hercule. Que l’orateur soit circonspect dans l’usage de la passion ; c’est ici surtout que du sublime au ridicule il n’y a qu’un pas.

Autre observation. Dans un livre, vous pouvez préparer le lecteur, l’amener peu à peu à prendre vos impressions, l’échauffer insensiblement sur les sujets même les plus indifférents au premier coup d’œil. Et puis, que vous n’y parveniez pas, il vous quitte sans se plaindre ; la faute n’en est pas à vous, mais à lui qui, d’humeur triste, a pris un livre gai, ou d’humeur gaie, un livre triste. Il n’en va pas ainsi de l’orateur. L’orateur est l’esclave de son auditoire ; il doit en étudier les dispositions, les flatter, les caresser d’abord, s’il veut ensuite les gouverner à son gré. Qu’il n’aille pas se jeter brusquement avec ses passions vraies ou feintes à la traverse des esprits. Cicéron le comparerait à l’homme ivre qui tombe {p. 96}inopinément au milieu d’une assemblée à jeun, vinolentus inter sobrios.

Enfin, pour maintenir son pouvoir, qu’il n’en abuse pas ; qu’il n’insiste pas trop sur le pathétique, surtout s’il s’agit des poignantes douleurs, des déchirements de la pitié, de toutes les passions tendres et énervantes. « Rien, dit Cicéron, qu’il faut toujours citer au chapitre des passions, rien ne sèche plus vite que les larmes, nil lacryma citius arescit. » Il répète deux fois cette sentence, dans le livre à Herennius et dans le De Inventione. L’émotion prolongée devient une fatigue. L’économie et la variété, ces deux vertus toujours opportunes du style, sont surtout nécessaires ici. Et c’est encore une objection contre la passion réelle, que son égoïsme exclusif rend presque toujours si loquace et si monotone, quand l’art ne vient pas en aide à la nature.

{p. 97}

Chapitre VIII.

de la disposition. — unité, enchainement des idées §

Les Grecs n’avaient qu’un seul mot, ϰόσμος, pour signifier le monde et l’ordre, c’est-à-dire la création et l’organisation. Les rhéteurs ne devraient peut-être en avoir qu’un seul pour exprimer l’invention et la disposition. Sans la disposition, qui établit dans les idées l’enchaînement nécessaire pour que chacune soit à sa place et produise son effet, l’invention n’est rien ; ce n’est plus le monde, c’est le chaos. Dieu n’a pas créé le chaos, il a créé le monde, qu’un ancien définissait : l’ordre dans la grandeur.

Si donc la disposition forme la seconde partie de la rhétorique, ce n’est, pour ainsi parler, qu’au point de vue chronologique ; sous le rapport de la valeur et de l’utilité, elle est assurément sur la même ligne que la première. C’est elle qui coordonne les pensées trouvées par l’invention ; qui révèle leur dépendance, leur déduction, leur génération successive ; qui descend d’un principe à ses dernières conséquences ; qui prépare, appuie, continue les idées l’une par l’autre du commencement à la fin de l’ouvrage, quelque long, quelque compliqué qu’il soit. Et tout cela, d’une façon si naturelle et si soutenue, que, se laissant aller à cette magie de la disposition, chaque lecteur se dise, « je ferais de même, » jusqu’à ce qu’il se mette à l’œuvre, et qu’après de longs et inutiles efforts, il reconnaisse la vanité de ses prétentions.

« L’ordre, dit Fénelon, est ce qu’il y a de plus rare dans les opérations de l’esprit. Et, en effet, il faut avoir tout vu, {p. 98}tout pénétré, tout embrassé, pour savoir la place précise de chaque mot. »

Les plus profonds rhéteurs du xviiie siècle semblent renfermer toute la rhétorique dans la disposition et l’élocution. Le style n’est, selon Condillac, que la liaison des idées ; selon Buffon, que l’ordre et le mouvement qu’on met dans ses pensées. On n’a rien écrit à ce sujet qui surpasse le discours prononcé par ce dernier à l’occasion de sa réception à l’Académie. Je ne puis que le rappeler. Pourquoi vouloir, en effet, quand on pense de même, dire autrement ce que bien évidemment on ne dira pas mieux ? Reperto quod est optimum, qui quœrit aliud, pejus vult.

« Avant de chercher, dit Buffon, l’ordre dans lequel on présentera ses pensées, il faut s’en être fait un autre, plus général et plus fixe, où ne doivent entrer que les premières vues et les principales idées ; c’est en marquant leur place sur ce premier plan qu’un sujet sera circonscrit, et que l’on en connaîtra l’étendue ; c’est en se rappelant sans cesse ces premiers linéaments, qu’on déterminera les justes intervalles qui séparent les idées principales, et qu’il naîtra des idées accessoires et moyennes qui serviront à les remplir. Par la force du génie, on se représentera toutes les idées générales et particulières sons leur véritable point de vue ; par une grande finesse de discernement, on distinguera les pensées stériles des idées fécondes ; par la sagacité que donne la grande habitude d’écrire, on sentira d’avance quel sera le produit de toutes ces opérations de l’esprit…

« Ce plan n’est pas encore le style, mais il en est la base ; il le soutient, il le dirige, il règle son mouvement et le soumet à des lois. Sans cela, le meilleur écrivain s’égare, sa plume marche sans guide, et jette à l’aventure des traits irréguliers et des figures discordantes. Quelque brillantes que soient les couleurs qu’il emploie, quelques beautés qu’il sème dans les détails, comme l’ensemble choquera, ou ne se fera pas assez sentir, l’ouvrage ne sera point construit… C’est par cette raison que ceux qui écrivent comme ils parlent, quoiqu’ils parlent bien, écrivent mal ; que ceux qui {p. 99}s’abandonnent au premier feu de leur imagination prennent un ton qu’ils ne peuvent soutenir ; que ceux qui craignent de perdre des pensées isolées, fugitives, et qui écrivent en différents temps des morceaux détachés, ne les réunissent jamais sans transitions forcées ; qu’en un mot il y a tant d’ouvrages faits de pièces de rapport, et si peu qui soient fondus d’un seul jet. »

Les interruptions, les repos, les sections peuvent être utiles au lecteur, elles le délassent et lui indiquent les temps d’arrêt, mais il ne doit pas y en avoir dans l’esprit de l’auteur. « Son dessein ne peut se faire sentir que par la continuité du fil, par la dépendance harmonique des idées, par un développement successif, une gradation soutenue, un mouvement uniforme, que toute interruption détruit ou fait languir. »

Ce discours de Buffon est, ce me semble, un admirable commentaire des quarante-cinq premiers vers si vrais et si féconds de la Poétique d’Horace. Je prie le lecteur de comparer les deux écrits, et surtout de méditer ces paroles :

… cui lecta potenter erit res,
Nec facundia deseret hunc, nec lucidus ordo,
Ordinis hæc virtus crit et venus… etc.

« Pour bien écrire, dit Buffon, il faut posséder pleinement son sujet, cui lecta potenter erit res, » c’est là le point essentiel. « Il faut y réfléchir assez pour voir clairement l’ordre de ses pensées, et en former une suite, une chaîne continue dont chaque point représente une idée ; et lorsqu’on aura pris la plume, il faudra la conduire successivement sur ce premier trait, sans lui permettre de s’en écarter, sans l’appuyer trop inégalement, sans lui donner d’autre mouvement que celui qui sera déterminé par l’espace qu’elle doit parcourir. »

Toutes les vertus du style, tous ses charmes naissent donc de cet ordre, qui en est lui-même le charme et la vertu suprême.

{p. 100}D’où vient que l’ordre sera la source de la chaleur, facundia, et de la lumière, lucidus ? Buffon va vous le dire, et, d’après ce qui précède, vous le comprendrez aisément.

« Rien ne s’oppose plus à la chaleur que le désir de mettre partout des traits saillants ; rien n’est plus contraire à la lumière, qui doit faire un corps et se répandre uniformément dans un écrit, que ces étincelles qu’on ne tire que par force, en choquant les mots les uns contre les autres, et qui ne nous éblouissent quelques instants, que pour nous laisser ensuite dans les ténèbres. Rien n’est encore plus opposé à la véritable éloquence, facundia, que l’emploi de ces pensées fines et la recherche de ces idées légères, déliées, sans consistance, et qui, comme la feuille du métal battu, ne prennent de l’éclat qu’en perdant de la solidité : aussi plus on mettra de cet esprit mince et brillant dans un écrit, moins il aura de nerf, de lumière et de chaleur . »

Chose singulière que cette identité de langage entre Horace et Buffon ; d’une part le poëte le plus brillant et le plus gracieux de l’antiquité, de l’autre le plus intraitable partisan de la prose qu’ait produit le siècle prosateur par excellence. C’est que Buffon, sans avoir jamais écrit un vers, fut, dans son immense ouvrage, un poëte sublime et varié ; c’est qu’Horace, en se laissant emporter au vol de Pindare, fut en même temps le génie le plus sensé de l’antiquité ; c’est qu’enfin tous deux se rencontraient ici sur leur terrain commun, la vérité et la raison.

Oui, quelque sujet qu’on traite, fût-ce le dithyrambe ou la lettre familière, les caprices de la fantaisie ou le délire de la passion, l’art exige une certaine unité, un certain enchaînement, une certaine harmonie, des proportions régulières, une gradation continue ; tout cela, si vous voulez, plus ou moins apparent, plus ou moins rigoureux, plus lâche ou plus serré ; mais, sans ces éléments, l’art n’existe plus, la nature même n’est plus représentée, sinon une nature malade, les rêves d’un fiévreux, velut œgri somnia18

{p. 101}Or comment arriver à la disposition ? Comme on est arrivé à l’invention. Pour disposer les idées, comme pour les trouver, le moyen le plus puissant et le plus efficace, c’est d’en faire l’objet d’une méditation constante et profonde. La méditation, en révélant les rapports des choses et des êtres entre eux, a grandement contribué à l’invention des idées ; en révélant les rapports des idées entre elles, elle contribue également à leur disposition.

« Pour peu que le sujet soit vaste ou compliqué, je reviens toujours à Buffon, il est bien rare qu’on puisse l’embrasser d’un coup d’œil, ou le pénétrer en entier d’un seul et premier effort de génie ; et il est rare encore qu’après bien des réflexions, on en saisisse tous les rapports. On ne peut donc trop s’en occuper ; c’est même le seul moyen d’affermir, d’étendre et d’élever ses pensées ; plus ou leur donnera de substance et de force par la méditation, plus il sera facile ensuite de les réaliser par l’expression. »

Le premier point à méditer dans la disposition d’un ouvrage, c’est l’unité. Voilà le précepte qu’Horace a mis en tête de l’Art poétique :

Denique sit quodvis simplex duntaxat et unum.

On a distingué plusieurs espèces d’unités : l’unité d’action, {p. 102}l’unité d’intérêt, l’unité de mœurs, spécialement recommandées toutes trois dans l’épopée, dans le drame, dans le roman ; l’unité de ton, partout nécessaire, qui rend le style soutenu, analogue au sujet, semblable à lui-même d’un bout à l’autre, mais qui tient plutôt à l’élocution qu’à la disposition ; enfin l’unité de dessein, la plus importante, qui consiste à établir dans un écrit un point fixe auquel tout se rapporte, un but unique vers lequel tout se dirige. Arrêtons-nous à cette souveraine unité.

De même que l’on entend aujourd’hui par les mots, unité humanitaire, unité sociale, la loi commune qui régit les individualités renfermées sous les noms collectifs, humanité, société, et l’objet où elles tendent toutes par des chemins divers, ainsi, dans un livre, l’unité de dessein indique la pensée commune qui régit, l’idée finale où tendent, sous des formes et par des voies différentes, toutes les pensées particulières. Elle fait apercevoir, entre des faits disparates au premier coup d’œil, le caractère général qui permet de les rapporter l’un à l’autre ; entre des personnages divers, le point de contact qui les groupe, comme amis ou comme ennemis, autour d’une même idée. Ce trait bien dégagé, cette idée énergiquement conçue devient, en quelque sorte, la séve qui circule jusque dans la moindre feuille, l’âme qui vivifie tout le corps de l’ouvrage, mens agitat molem.

« L’écrivain, dit Fénelon, doit remonter d’abord à un premier principe… De ce principe, comme du centre, se répandra la lumière sur toutes les parties de l’ouvrage, de même qu’un peintre place dans son tableau le jour, en sorte que d’un seul endroit il distribue à chaque partie son degré de lumière. Tout discours est un, il se réduit à une seule proposition mise au plus grand jour par des tours variés. Cette unité de dessein fait qu’on voit d’un seul coup d’œil l’ouvrage entier, comme on voit de la place publique d’une ville toutes les rues et toutes les portes, quand les rues sont droites, égales et en symétrie. Le discours est la proposition développée ; la proposition est le discours en abrégé. »

Mais là est la difficulté aussi bien que le mérite. Faire {p. 103}jaillir d’un sujet cette pensée unique qui en est l’âme n’appartient qu’au génie fécondé par la méditation, et non-seulement peu d’écrivains y parviennent, mais il n’est pas même donné à tout lecteur de saisir, là où elle se trouve, cette unité qui ajoute à l’ouvrage, quel qu’il soit, dramatique ou oratoire, historique ou philosophique, une haute valeur et un puissant intérêt.

Je m’explique.

La tragédie d’Athalie présente autour du personnage principal les caractères variés de Mathan, de Joad, d’Abner, de Josabeth, de Joas. Mais plus on en pénètre l’esprit, mieux on comprend qu’il y règne en outre, d’un bout à l’autre, une unité que le poëte a excellemment formulée dans les derniers vers :

Apprenez, roi des Juifs, et n’oubliez jamais
Que les rois dans le ciel ont un juge sévère,
L’innocence un vengeur, et l’orphelin un père.

Sur la terre, la lutte entre le bien et le mal, entre Joad et Athalie : voilà la variété d’incidents ; au ciel, l’œil de la Providence, incessamment ouvert, et d’où partent, comme autant de rayons glorieux, ses éternels décrets : voilà l’unité de dessein.

Bossuet l’a mise dans l’histoire, comme Racine sur le théâtre. Dominant du point de vue d’un père de l’Eglise tout l’ensemble des faits humains, et les enchaînant l’un à l’autre avec une merveilleuse puissance de génie, il leur assigna pour loi unique et éternelle leur concours à l’accomplissement des desseins de Dieu sur son Eglise. Si cette explication nous paraît contestable ou incomplète, si Vico, Herder et notre siècle cherchent ailleurs la clé des événements, l’idée de Bossuet, parfaitement en harmonie d’ailleurs avec l’opinion de son époque, était en même temps éminemment propre à donner à son livre l’unité littéraire. De là vient que, malgré l’immensité si variée de la matière, le Discours sur l’histoire universelle semble avoir été fondu d’un seul jet, tant toutes les parties sont étroitement liées. Et observez que cette {p. 104}fusion savante n’ôte à aucune des trois grandes divisions de l’ouvrage son caractère propre et spécial ; elles n’ont de commun, outre l’éclat et la majesté d’une expression qui répond toujours à l’élévation de la pensée, que cette précieuse unité de dessein.

Dans l’éloquence rappelez-vous le Discours de Cicéron pour Milon ; dans la philosophie, l’Essai de Locke sur l’entendement humain. Ici, tout se réduit à l’origine de nos idées ; là, à cette proposition : — « Le meurtre de Clodius fut un acte licite. » Nous avons blâmé la forme brusque et tranchante des premiers mots de l’Emile : « Tout est bien sortant des mains de l’Auteur des choses, tout dégénère entre les mains de l’homme. » Mais, d’autre part, de ce principe une fois bien posé découle l’idée unique qui circule jusqu’à la fin du volume : « L’éducation consiste donc à se rapprocher le plus possible de l’état de nature, à s’éloigner le plus possible de l’état de société. » Que cette proposition soit ou non un paradoxe, ce n’est ici le lieu ni de la justifier, ni de la combattre ; je ne prétends établir qu’une chose, c’est qu’elle communique au livre de Jean Jacques l’intérêt et la rapidité, en lui donnant, comme à l’éducation même, l’unité de dessein.

L’unité de dessein bien déterminée, il s’agit de distribuer les groupes d’idées, de les mettre chacun en sa place, d’après leur génération et leur dépendance, d’enchaîner l’un à l’autre tous les anneaux, à mesure qu’on les reconnaît, sinon de la même forme, au moins du même métal. Interrogez chaque idée qui se présente, examinez si elle se rattache au sujet, au but que vous vous proposez en le traitant, et si elle y mène par le plus court chemin.

Les idées principales sont celles qui démontrent et développent le mieux la pensée-mère, la proposition-résumé d’un écrit. Dès que vous les aurez nettement aperçues et dégagées, vous pouvez vous mettre à l’œuvre. Moins sévère que Buffon, je ne demande pas en effet que l’auteur, avant de prendre la plume, ait disposé son livre tout entier dans son cerveau. Il suffit qu’il puisse jeter sur le papier les idées premières ; une foule de détails viennent dans l’exécution.

{p. 105}Je n’exige pas non plus que, dans le travail spécial des diverses parties, il s’assujettisse à suivre à la rigueur l’ordre qu’il s’est tracé primitivement. Une fois le plan bien arrêté, il n’y a pas d’inconvénient à traiter tantôt une partie, tantôt l’autre, selon la fantaisie et l’attrait du moment.

« Il y a dans cette conduite, dit Condillac, une manière libre qui ressemble au désordre, sans en être un. Elle délasse l’esprit, en lui présentant des objets toujours différents, et elle lui laisse la liberté de se livrer à toute sa vivacité. Cependant la subordination des parties fixe des points de vue qui préviennent ou corrigent les écarts, et qui ramènent sans cesse à l’objet principal. On doit mettre son adresse à régler l’esprit, sans lui ôter sa liberté. Quelque ordre que les gens à talent mettent dans leurs ouvrages, il est rare qu’ils s’y assujettissent, lorsqu’ils travaillent. »

Mais, de quelque façon qu’ils s’y prennent, le résultat doit être tel que chaque idée engendre en quelque sorte l’idée suivante ; que celle-ci, en amenant à son tour une autre idée, serve en même temps à la précédente d’explication ou de développement. Ne perdez pas de vue, en effet, que toute proposition suppose trois questions à résoudre : la chose est-elle ? pourquoi est-elle ? comment est-elle ? Il faut établir, expliquer, développer. Cet ordre s’applique à tout. Un exemple mettra mieux cette doctrine en tout son jour.

Je choisis la première partie d’un des sermons de Massillon, dans le Petit Carême, celui sur les Tentations des grands, et je le choisis précisément parce que l’enchaînement des idées, en s’y développant presque d’un bout à l’autre avec l’exactitude et l’aisance ordinaires à Massillon, n’y est cependant pas absolument irréprochable19.

Le texte est tiré de l’évangile du jour : Jésus fut conduit par l’esprit dans le désert pour y être tenté par le diable.

Dès l’exorde, vous saisissez sans peine la pensée principale : « Les grands sont les premiers objets de la fureur du {p. 106}démon ; — ils doivent donc plus que tous autres se tenir en garde contre la tentation et la combattre. » Mais ce second membre de phrase, ce conséquent reste sous-entendu ; il sera aisé de le déduire de l’ensemble du discours. Il faut avant tout s’occuper de la preuve et du développement de l’antécédent.

D’où l’orateur conclut-il que les grands sont les premiers objets de la fureur du démon ? De la conduite de l’esprit à l’égard de Jésus, type éternel et universel des vérités morales, dans chacun des actes de sa vie terrestre. L’esprit, en effet, ne cherche à tenter Jésus que parce qu’il prévoit sa grandeur, parce que la naissance de Jésus, ses droits à la couronne, les prophéties qui l’annonçaient ne lui permettent pas d’en douter. Tout croyant admettra cette preuve sans difficulté. Puisque Jésus-Christ a été tenté, les grands peuvent donc l’être et le sont plus que d’autres.20 et 21

Maintenant, pourquoi les grands sont-ils les premiers objets de la fureur du démon ? — 1° Parce que leur position lui permet de les attaquer plus facilement et plus sûrement que les autres ; 2° parce que leur chute lui répond de celle de tous ceux presque qui dépendent d’eux. — Il semble, au premier aspect, que ce second motif, beaucoup plus puissant que l’autre, eût dû être présenté d’abord ; mais comme le but de l’orateur, déterminé par la nature de l’auditoire auquel il s’adresse, était de prévenir les chutes des grands, c’est sur la facilité de ces chutes et le danger des séductions à leur égard qu’il appuie principalement22.

{p. 107}Enfin, comment le démon tente-t-il les grands ? Comme il a tenté Jésus-Christ, d’abord par le plaisir, puis par l’adulation, en dernier lieu par l’ambition. Cette triple tentation formera le plan naturel du discours et le subdivisera en trois parties23 et 24. Ne nous occupons que de la première.

Est-il certain que le démon ait vu juste, et que le premier écueil de la vie des grands soit le plaisir ? Sans doute, car il est le premier écueil de tous les hommes : emploi du lieu genre. Comment cela ? C’est que les autres passions ne se développent qu’avec la raison ; celle-ci la prévient25. Mais le plaisir est-il la tentation en quelque sorte privilégiée des grands ? Sans doute, car, dans les autres hommes, cette passion, traversée par les obstacles, retenue par la crainte des discours publics, partagée par l’amour de la fortune, n’exerce qu’à demi son empire26.

1° Elle est traversée par les obstacles. Développement par les contraires. Au lieu d’expliquer comment les obstacles traversent les plaisirs des autres hommes, l’orateur se contente d’établir que ceux des grands n’éprouvent point d’obstacles, ce qu’il développe par l’énumération des parties, une analyse {p. 108}entre deux synthèses27, et par les semblables, l’exemple de David28.

Pour la parfaite symétrie du diseours, il eût fallu, sans doute, que l’opposition entre la condition des grands et celle des autres hommes eût été nettement dessinée des deux parts ; mais on peut dire, pour justifier l’écrivain, d’abord qu’il est aisé de conclure l’une de l’autre, et qu’en laissant ee soin à l’auditeur, l’orateur a acquis le mérite de la précision ; ensuite que l’antithèse prêtant à des développements plus brillants et plus complets dans les deux articles qui suivent, il pouvait se dispenser de la formuler ici, et que, en la supprimant ainsi d’un côté pour la conserver de l’autre, il a obtenu la variété.

2° La licence du commun des hommes est retenue par la crainte des diseours publies. Le développement se poursuit par l’analyse. Mais ici elle s’offre sous les deux faces : la passion arrêtée d’une part et modérée en dépit d’elle-même29 ; et de l’autre, s’abandonnant à tous ses caprices, sans frein comme sans crainte30.

{p. 109}Arrêtons-nous au31. Jusqu’à présent, vous le voyez, les idées ont été successivement amenées l’une par l’autre ; la première a toujours contenu la seconde, celle-ci la troisième, et ainsi de suite. Mais relisez les deux derniers paragraphes, et vous vous apercevrez que le douzième ne présente plus à leur égard cette rigueur de conséquence que vous remarquiez précédemment. Il renferme, sans doute, une haute leçon de moralité pour les grands ; le prêtre fait sagement de la saisir et de l’exprimer ; mais l’orateur aurait dû la préparer autrement. La pensée se rattache bien à la dernière phrase du § 11 : « Presque toujours devenus les seuls objets de la censure publique, les grands sont les seuls qui l’ignorent ; » mais elle se rattache uniquement à cette phrase, et non pas à l’ensemble du paragraphe. Nous saisissons mal la liaison entre cette idée : « Ils ne craignent pas un public qui les craint et qui les respecte, et, à la honte du siècle, ils se flattent avec raison qu’on a pour leurs passions les mêmes égards que pour leurs personnes, » et celle-ci : « Ainsi,… ceux qui leur sont soumis se vengent de la servitude par la liberté des discours ; les grands se croient tout permis, et l’on ne pardonne rien aux grands. » Encore une fois, Massillon a parfaitement raison, il énonce une vérité, et une vérité bonne à dire ; mais assurément ses prémisses, au lieu d’amener cette conséquence, semblaient en promettre une toute contraire.

{p. 110}3° L’ambition et l’amour de la fortune dans les autres hommes partagent l’amour du plaisir. Développement semblable au précédent ; opposition entre la situation du commun des hommes32 et celle des grands33, traitée des deux côtés par l’énumération des parties. Mais n’oubliant pas qu’il s’adresse spécialement ici aux hautes classes de la société ; que, s’il parle des autres hommes, ce n’est que d’une façon accessoire et pour faire ressortir la position des grands, l’orateur s’arrête plus longtemps sur ces derniers ; il explique quel résultat produit chez eux, dans le domaine de la passion, ce privilége de la naissance qui, leur ayant donné tout le reste, leur permet de s’occuper exclusivement du plaisir, sans en être distraits par les soins de la fortune. Cet épisode, qui occupe le34, est plus naturel et plus logique que celui qui le précède. L’aussi, qui le commence, est mieux placé que l’ainsi de tout à l’heure ; car il est la conséquence, non plus d’une seule phrase, mais du paragraphe tout entier. Et l’exemple de Salomon, qui couronne cette première partie35 {p. 111}avec une harmonieuse majesté de diction, confirme une vérité morale non moins importante, et plus savamment amenée que celle du § 12.

On comprend que l’exercice dont je viens de présenter l’essai serait singulièrement utile pour habituer nos jeunes gens à bien disposer à leur tour leurs propres idées, et à les faire dériver l’une de l’autre. Il faudrait d’abord leur mettre entre les mains des passages de peu d’étendue, extraits des auteurs les plus irréprochables sous le rapport de la disposition, de Bourdaloue, par exemple, de Massillon, de Buffon, de Racine surtout, si admirable par le tissu de son style. Puis ils attaqueraient peu à peu des morceaux plus considérables, des discours, des dissertations, de longs chapitres tout entiers, appartenant toujours aux classiques les plus scrupuleux. De là ils passeraient à des écrivains également remarquables, mais chez qui la liaison des idées est moins manifeste, Pascal, Bossuet, Montesquieu. Là ils chercheraient à saisir ou à rattacher le fil parfois brisé ou mêlé, du moins en apparence. Enfin, lorsque leur jugement, fortifié par l’exercice et l’expérience, aurait acquis la rectitude et la solidité convenables, le professeur leur présenterait des compositions d’un goût moins sévère, d’un travail moins exquis ; ils y verraient eux-mêmes comment, par le défaut de méditation ou par la recherche de ces pensées déliées et fugitives, que Buffon comparait aux feuilles du métal battu, il arrive que les parties d’un écrit sont gauchement jointes entre elles, les chaînons mal agencés l’un à l’autre, et la trame du discours souvent interrompue.

Pour bien comprendre cet artifice de la disposition, il suffirait de comparer un discours d’Isocrate, par exemple, à un discours de Démosthène, même dans une traduction. Démosthène porte au plus haut degré le mérite de {p. 112}l’enchainement des idées, et je doute qu’aucun écrivain l’égale sous ce rapport. On pourrait encore analyser en ce sens quelques morceaux de poésie, réputés classiques, parce que les détails en sont réellement admirables, mais qui ne résistent pas à l’examen de quiconque s’attache à la liaison des idées, et veut voir un ensemble, une suite, une certaine logique, même dans les transports les plus capricieux de l’imagination.

Un seul exemple. M. de la Harpe cite l’ode de J.-B. Rousseau au comte du Luc comme le vrai modèle de la marche de l’ode ; pour l’ensemble et le style il ne connaît rien de supérieur dans notre langue. En partageant l’admiration du professeur du Lycée pour l’expression et l’harmonie de ce morceau, nous sommes loin d’en regarder la disposition comme irrépréhensible. Cette ode se compose de trente-trois strophes, dont voici l’analyse ; que l’élève veuille bien la suivre sur le texte qu’il trouvera partout.

Comme Protée résiste aux prières des mortels, strophe 1, et le prêtre de Delphes au Dieu qui l’agite, strophe 2, ainsi, quand l’enthousiasme poétique veut s’emparer de moi, je lutte longtemps pour échapper à sa puissance, strophe 3, mais une fois vainqueur, il m’enlève jusqu’au sublime ;

Ce n’est plus un mortel, c’est Apollon lui-même
Qui parle par ma voix.
Str. 4.

Assurément ces quatre premières strophes sont admirables, mais je retrancherais la cinquième, toute gracieuse qu’en est la forme et l’expression :

Je n’ai point l’heureux don de ces esprits faciles,
Pour qui les doctes sœurs, caressantes, dociles,
Ouvrent tous leurs trésors,
Et qui, dans la douceur d’un tranquille délire,
N’éprouvèrent jamais, en maniant la lyre,
Ni fureurs, ni transports.

Cette strophe n’ajoute rien à l’idée, et loin d’amener la suivante, elle la contredit par avance. Ecoutez :

{p. 113}Des veilles, des travaux un faible cœur s’étonne.
Apprenons toutefois que le fils de Latone,
Dont nous suivons la cour,
Ne nous vend qu’à ce prix ces traits de vive flamme,
Et ces ailes de feu qui ravissent une âme
Au céleste séjour.

Comment se fait-il que les doctes sœurs ouvrent tous leurs trésors à certains esprits faciles, qui n’éprouvèrent jamais de transports, puisque, d’une autre part, Apollon ne vend à ceux qui suivent sa cour, c’est-à-dire au poëte quel qu’il soit, les traits réellement sublimes qu’au prix des veilles et des travaux ? Les traits d’Apollon sont donc autre chose que les trésors des doctes sœurs ? — Mais, dites-vous, ce n’est là qu’une réponse ironique à l’écrivain froid et indolent qui se croirait poëte pour avoir rimé quelques vers faciles. Je le veux bien, mais il fallait le faire mieux sentir, et de toute manière, il reste quelque chose de louche et d’incomplet dans la pensée. Poursuivons.

Il faut donc nécessairement des veilles et des travaux. C’est par là qu’un prophète fidèle allait chez les Dieux interroger le sort, strophe 7. Quel est ce prophète ? Isaïe ? mais alors pourquoi chez les Dieux ? et plus bas, profanant la retraite des Dieux ? Prométhée, Tirésias, ou tout autre ? alors pourquoi fidèle ? allusion obscure, à mon avis.

C’est par là qu’Orphée retrouva Eurydice, strophe 8. De tels miracles ne se renouvellent plus, strophe 9. Ah ! si j’avais le même pouvoir, strophe 10 ; je n’imiterais ni ce prophète, ni Orphée, strophe 11 ; j’irais dire aux Parques que vous êtes le plus juste et le plus généreux des hommes, et qu’elles doivent vous rendre la santé, même au prix de ma vie, strophes 12-18. Je réussirais, strophe 19. Dès lors vous jouiriez d’une santé toujours florissante, strophe 20. Mais, hélas ! il n’en est pas ainsi ; et les Dieux qui donnent à chacun une part égale de biens et de maux, en vous douant de talents et de vertus, vous ont refusé la santé, strophes 21-24. Qu’importe, au reste ? ce qui vous console, c’est que votre nom sera immortel, l’avenir connaîtra vos mérites et vos hauts {p. 114}faits, strophes 25-28. Mais qui pourra les raconter tous dignement ? strophe 29.

Jusqu’ici, comme vous voyez, à l’exception de la strophe 5 et peut-être de la strophe 7, la marche de l’ode se poursuit à la fois régulièrement et poétiquement, et comme certains développements sont magnifiques d’imagination et d’expression, le poëte a su concilier la logique avec ce beau désordre qui doit être un effet de l’art. Mais comment expliquer la fin ? Il a demandé qui saurait louer dignement le comte du Lue. Ce n’est pas lui, Rousseau, strophe 30. Il est peu propre aux efforts d’une longue carrière ; je comprends ce sentiment de modestie ; mais il ajoute qu’il est poëte inconstant et rêveur ;

Sans cesse en divers lieux errant à l’aventure,
Des spectacles nouveaux que m’offre la nature
Mes yeux sont égayés ;
Et tantôt dans les bois, tantôt dans les prairies,
Je promène toujours mes douces rêveries
Loin des chemins frayés.

Un instant ; je n’y suis plus. Et qu’est donc devenu le Pindare de tout à l’heure, le poëte qui, prenant sa mission au sérieux, luttait contre le Dieu, et ne cédait enfin que pour laisser Apollon lui-même parler par sa voix ? On le dirait maintenant au nombre de ces esprits faciles, dont il a avoué ne pas avoir l’heureux don. Et puis que signifie la strophe suivante ?

Celui qui, se livrant à des guides vulgaires,
Ne détourne jamais des routes populaires
Ses pas infructueux,
Marche plus sûrement dans une humble campagne
Que ceux qui, plus hardis, percent de la montagne
Les sentiers tortueux.

Vous voulez dire probablement que celui qui ne peut faire un pas sans suivre un guide, et un guide vulgaire, réussit mieux en marchant dans la campagne, c’est-à-dire en {p. 115}traitant des sujets unis et faciles, qu’en perçant les sentiers de la montagne, c’est-à-dire en s’attaquant à des sujets plus élevés, à l’éloge du comte du Luc, par exemple. Mais à quoi revient cette réflexion, puisque vous n’êtes vous-même ni dans l’une ni dans l’autre de ees catégories ? Vous n’êtes pas de ceux qui suivent des guides vulgaires et ne détournent jamais leurs pas des routes populaires, puisque vous vous égarez toujours loin des chemins frayés. D’autre part, vous ne percez pas les sentiers tortueux de la montagne, puisque vous ne faites que promener vos rêveries dans les prairies et les bois.

Quant à la dernière strophe, si pompeuse de forme, elle ne fait, comme pensée, que ramener assez gauchement l’idée de l’exorde. Le dirai-je ? On croirait presque que ce morceau a été fait à plusieurs reprises ; le poëte aurait d’abord écrit le commencement à part, mais n’ayant pas trouvé matière à toute une ode dans cette sentence pourtant si féconde, le génie ne s’acquiert qu’à force de travail, il l’aurait ensuite renouée à l’éloge de son protecteur. Quant à ce dernier, je ne veux pas chicaner le poëte à son endroit. Il est bien certain qu’aux yeux de la postérité, la santé du comte du Luc ne mérite pas un tel enthousiasme, qui ne semblerait convenir qu’à propos d’une maladie de Louis XIV ou de Napoléon. Mais en accordant que Rousseau eût des motifs légitimes pour placer l’ambassadeur en Suisse au rang des dominateurs ou des bienfaiteurs de l’humanité, son ode n’eût rien perdu, ce me semble, de son éblouissante et harmonieuse poésie, et eût gagné comme logique, si son plan eût été à peu près celui-ci :

Il est des génies privilégiés qui, une fois dominés par l’enthousiasme poétique, font des miracles, Orphée en est un exemple. Si j’étais un de ceux-là, je demanderais au destin la santé du comte du Luc, ou du moins je transmettrais sa gloire à la postérité. Malheureusement mon courage et mon talent ne vont pas si loin, et c’est ce que je regrette et comme poëte et comme ami dévoué de mon héros.

Au reste, si l’on veut voir l’idée de l’inspiration poétique {p. 116}traitée par un écrivain aussi irréprochable dans la pensée qu’admirable dans la forme, qu’on lise l’ode de Lamartine à l’Enthousiasme ; c’est la 11e méditation.

{p. 117}

Chapitre IX.

de la disposition. — proportions, digressions, transitions, variété §

Les règles ont pour principe notre organisation, pour but la satisfaction de nos besoins intellectuels. Montesquieu a fait de cette vérité l’idée fondamentale de son Essai sur le goût. Toute règle qui ne peut se justifier par un rapport direct avec notre nature est chose de convention et de mince valeur. Si nous étions autres, le monde extérieur nous affecterait autrement, et les règles seraient autres. Ainsi notre âme aime à connaître et à voir, à se ressouvenir de ce qu’elle a vu et à en conclure par l’imagination ce qu’elle verra ; le désordre et la confusion laissent en elle un sentiment de fatigue et d’inanité, et c’est d’après cette constitution de notre intelligence que nous venons de demander l’unité de l’ensemble et l’enchaînement rationnel des idées. Le même principe nous guidera dans les autres détails de la disposition.

Vous voulez savoir, par exemple, quelles règles peuvent déterminer l’étendue d’un ouvrage et des parties qui le composent. La nature vous les indiquera.

La première, c’est que l’espace à parcourir soit proportionné à la mesure de notre attention. Trop vaste, il fatigue l’esprit et lui échappe ; trop resserré, il le satisfait mal. Les épopées mythologiques des Indiens, les mystères du moyen âge avec leurs soixante et quatre-vingt mille vers, plusieurs {p. 118}romans du xviie siècle et du nôtre pèchent contre cette loi. Certains abrégés, manuels, résumés, compendium, la violent également en sens opposé36.

La seconde règle, c’est que les diverses parties d’un écrit aient entre elles une juste proportion. Il est des auteurs qui, emportés par une première fougue, ou s’abandonnant par intervalles aux écarts de leur imagination, laissent prendre soit aux idées qui s’offrent d’abord, soit à celles qui leur sourient davantage, un développement auquel le reste ne correspond pas. On dirait de ces caricatures où le dessinateur termine une tête gigantesque par un corps et des jambes de nain, ou encore de ces plantes exotiques dans lesquelles la nature, paraissant oublier ses lois, fait sortir d’un tronc grêle et fragile des branches interminables et des appendices monstrueux.

L’exorde d’un discours, l’exposition d’un récit ou d’un drame doivent être dans un juste rapport d’étendue avec l’argumentation et le corps de l’ouvrage. Souvent le lecteur trouve long et par conséquent fastidieux ce qui dans le fait n’est que disproportionné37.

Il ne faut pas oublier non plus les dimensions proportionnelles pour les diverses formes employées dans un écrit. Vous composez, par exemple, un roman. La forme naturelle est la narration ; mais pour donner plus d’animation à votre style, pour y jeter de la variété, pour mieux faire saisir les intentions et le caractère de vos héros, vous avez recours au dialogue, vous cédez la parole à vos personnages. Rappelez-vous alors que cette nouvelle forme introduite subsidiairement doit être en proportion avec les dimensions du récit. {p. 119}C’est une règle qu’oublient plusieurs des romanciers actuels, ceux surtout qui écrivent d’ordinaire pour le théâtre ; ils multiplient singulièrement le dialogue ; l’habitude de la scène les emporte à chaque page. C’est une faute, à mon avis. On a remarqué que les maîtres ne donnent en général au dialogue que le quart ou le cinquième de leur cadre.

Point de sévérité outrée cependant pour tout ce qui tient aux proportions des diverses parties. Défendre à l’écrivain cette liberté d’allure, ces écarts d’imagination qui vont si bien à certaines natures d’élite, c’est afficher un rigorisme nuisible au talent. Loin de m’opposer aux développements donnés à certaines idées favorites, benjamins de la fantaisie, j’applaudis, surtout dans le poëme didactique et le roman, aux excursions même hors des limites du sujet, aux épisodes, aux digressions, qui divertissent l’attention trop longtemps soutenue et suspendent l’intérêt sans le détruire. Quel charme le récit des malheurs d’Orphée n’ajoute-t-il pas à la description des travaux des abeilles ! Une digression également irréprochable de tous points c’est ce magnifique éloge des lettres que Cicéron a jeté dans la défense du poëte Archias et que tous les siècles ont répété.

La digression n’est donc point condamnable en soi ; placée à propos et bien ménagée, elle prévient la monotonie et soutient l’attention. Observez seulement qu’elle soit rare et rapide, qu’elle ne vienne point divertir trop souvent le lecteur, ni, en luttant d’importance avec l’idée principale, diviser l’intérêt qui doit être un, c’est la règle suprême. Arrière, sans doute, le compagnon de voyage qui ne me laisse pas respirer un moment, et marche à son but avec une roideur toujours inflexible ! mais en lui permettant les délassements et la curiosité, je n’admets pas qu’il s’écarte à tout propos de la route, qu’il s’arrête pour étudier ici une fleur, là une ruine, au point d’oublier le terme et de se laisser surprendre à la nuit. « Dans le discours, dit Pascal, il ne faut point détourner l’esprit d’une chose à une autre, si ce n’est pour le délasser, mais dans le temps où cela est à propos et non autrement ; car qui veut délasser hors de propos, lassc. »

{p. 120}Que vos digressions sortent naturellement du fond même de l’écrit et semblent lui être nécessaires ; que jamais elles ne fassent naître dans l’esprit une série d’idées étrangères, à plus forte raison, d’idées contraires au sujet ; enfin qu’elles soient placées au lieu qui leur convient le mieux, qui les appelle en quelque sorte ; qu’elles se rattachent à ce qui précède et ramènent ce qui doit suivre par des transitions faciles et naturelles.

Mais là, comme ailleurs, y a-t-il réellement un art des transitions ? — Sans doute, répondent plusieurs critiques ; les idées principales ne peuvent pas être toujours si étroitement liées, qu’il ne reste jamais entre elles de lacunes à combler, si complétement fondues ensemble, qu’elles n’aient souvent besoin de soudures, en quelque sorte ; n’y a-t-il pas alors un mérite réel à trouver et à disposer des idées secondaires et relatives, pour passer d’une idée principale à l’autre, comme font les ponts sur les rives d’un fleuve ? Telle est, semble-t-il, la doctrine de Boileau et de M. de la Harpe, quand ce dernier dit à propos de la Bruyère et de la Rochefoucauld : « En écrivant par petits articles détachés, et faisant ainsi un livre d’un recueil de pensées isolées, ils s’épargnèrent, comme l’observait Boileau, le travail des transitions, qui est un art pour les bons écrivains, et un écueil pour les autres. » Je n’en disconviens pas ; mais cet art, et c’est là précisément ce qui le rend si difficile, ne me parait autre chose que la fusion même des pensées diverses. Le seul moyen d’y parvenir est de disposer si bien sa matière, d’en ordonner si naturellement les parties, qu’elles se suivent l’une l’autre, sans se rattacher par aucun lien artificiel. « Les pierres bien taillées, dit Cicéron, s’unissent d’elles-mêmes sans le secours du ciment. » Et il dit vrai ; seulement, elles ne s’unissent ainsi que dans les constructions romaines, c’est-à-dire dans ces écrits profondément et énergiquement médités, où le sujet se développe franchement, où les idées s’attirent et se balancent comme les corps dans l’univers de Newton. Quand l’auteur de ces sortes d’ouvrages a épuisé une pensée, il passe à l’autre avec simplicité et bonne foi ; et cela vaut bien mieux {p. 121}que ces transitions subtiles presque toujours uniquement fondées sur des rapports entre les mots, sur une liaison apparente entre le dernier du paragraphe qui finit et le premier de celui qui commence. Si vous éprouvez le besoin des transitions, si vous avez la conscience d’une lacune à combler entre deux idées, prenez garde ; c’est qu’alors votre méditation a été incomplète, c’est que vous n’avez pas saisi avec assez de puissance l’ensemble de votre sujet et les relations des diverses parties, ou bien encore que vous vous occupez trop de l’ingénieux, du piquant de la diction et des sentences détachées. Tout ouvrage qui n’est qu’une collection de sentences et de traits d’esprit a toujours quelque chose de décousu ; il semble composé non de membres joints l’un à l’autre, mais de pièces et de morceaux, e singulis non membres, sed frustis collata, dit Quintilien. Et il ajoute : « Les traits d’esprit isolés sont comme ces corps de figure ronde qui ne peuvent jamais, quelque effort qu’on fasse, s’emboîter parfaitement et cadrer avec précision, illa rolunda et undique circumcisa insistere invicem nequeunt. » Je suis loin assurément de proscrire les pensées détachées, les maximes, ce que les Grecs appelaient apophthegmes, enthymèmes, épiphonèmes, et les Latins sententiœ. Elles frappent l’esprit du lecteur, elles le font penser et se fixent dans la mémoire par leur brièveté même. Elles éclairent souvent un grand espace, et quand elles réunissent la profondeur à la lumière, elles supposent dans l’écrivain de l’expérience, une méditation puissante ou beaucoup de lecture. Voyez surtout Sénèque et Montaigne. Mais je veux qu’en général ces sentences résument ou concluent ce qui précède, ou encore amènent ce qui suit et le rattachent aux idées antécédentes, de façon que loin d’avoir besoin de transition pour se lier au reste du discours, elles servent elles-mêmes de transition.

La seule circonstance où l’on puisse employer la transition artificielle, c’est lorsque deux idées, ou tout à fait opposées, ou au contraire absolument semblables, doivent être rapprochées, d’un côté, sans monotonie, de l’autre, sans trop de disparate et d’imprévu. Oreste veut féliciter Pyrrhus de ses {p. 122}exploits et en même temps le blâmer de l’appui qu’il donne à Astyanax :

Avant que tous les Grecs vous parlent par ma voix,
Souffrez que j’ose ici me flatter de leur choix,
Et qu’à vos yeux, seigneur, je montre quelque joie
De voir le fils d’Achille et le vainqueur de Troie.
Oui, comme ses exploits, nous admirons vos coups.
Hector tomba sous lui, Troie expira sous vous,
Et vous avez montré par une heureuse audace
Que le fils seul d’Achille a pu remplir sa place.
Mais, ce qu’il n’eût pas fait, la Grèce avec douleur
Vous voit du sang troyen relever le malheur, etc.

L’orateur a pleinement décrit la bataille de Rocroy, il veut dire un mot de la victoire de Lens. « Que le prince de Condé, s’écrie-t-il, eût volontiers sauvé la vie au brave comte de Fontaines ! mais il se trouva par terre, parmi ces milliers de morts dont l’Espagne sent encore la perte. Elle ne savait pas que le prince qui lui fit perdre tant de ses vieux régiments à la journée de Rocroy en devait achever le reste dans les plaines de Lens, etc. »

L’artifice de ces transitions consiste dans l’emploi d’une idée intermédiaire, qui lie deux idées contraires, ou même semblables, mais distantes, en quelque sorte. Racine veut une idée qui justifie à la fois les compliments et les reproches adressés à Pyrrhus ; il trouve l’exemple d’Achille : — Oui, comme ses exploits… Mais, ce qu’il n’eût pas fait… Bossuet en veut une qui rapproche la bataille de Roeroy de celle de Lens ; il trouve l’Espagne vaincue à Lens comme à Rocroy : — Elle ne savait pas… Il aurait pu prendre également la France victorieuse dans les deux journées, etc.

L’antithèse est la forme la plus ordinaire de ces transitions ; continuez de feuilleter l’oraison funèbre de Condé : — Pendant que le prince se soutenait si hautement avec l’archiduc, il rendait au roi d’Angleterre tous les honneurs qui lui étaient dus… Nous avons parlé des qualités de l’âme, venons maintenant aux qualités de l’esprit… Si les autres conquérants ont reçu une récompense aussi vaine que leurs {p. 123}désirs, il n’en sera pas ainsi de notre grand prince, en effet,… etc. — C’est en étudiant les auteurs qui ont ainsi travaillé leurs transitions, Racine surtout et Massillon, que vous trouverez les modèles de ces mille artifices, et que vous vous habituerez à les employer vous-même à l’occasion.

En général, la transition par l’antithèse, dont il ne faut pas abuser d’ailleurs parce qu’elle est trop facile, est un excellent moyen d’amener les contrastes, ce point si important à observer dans la disposition. En effet, si le sentiment de l’unité, de l’ordre, de la symétrie, des proportions exactes, est dans notre nature, elle comporte également et à un aussi haut degré celui de la variété, des contrastes, de la surprise.

« Similitudo satietatis est mater, dit Cicéron. Ce que l’on a traduit par ce vers si connu : L’ennui naquit un jour de l’uniformité38.

Disposez donc votre ouvrage de manière à y faire contraster les idées et les formes. L’âme, comme le corps, ne supporte ni une longue inertie, ni une longue tension de force ; l’une et l’autre en usent les ressorts ; qu’au repos succède le mouvement, ou encore à un mouvement énergique un mouvement plus doux, pourvu toutefois que tous deux appartiennent au même ordre d’idées et se développent sur le même terrain. Ne croyez pas, en effet, qu’il s’agisse de passer brusquement de la folie à la raison, de provoquer les larmes, puis un instant après le rire, pour revenir bientôt du rire aux larmes ; loin de là : les romans, les drames, les vaudevilles, qui affectent ces oppositions heurtées, ces {p. 124}rapprochements discords, pèchent, à mon gré, contre l’art aussi bien que contre la nature. Ecrivains, aimez la variété, mais non les disparates qui choquent et révoltent :

Sed non ut placidis coëant immitia, non ut
Serpentes avibus geminentur, tigribus agni.

Imitez les artistes. En conservant à sa statue des bras et des jambes de dimensions pareilles et également proportionnés au reste du corps, le sculpteur a soin de donner à chacun de ces membres une attitude différente et d’arriver ainsi au contraste sans blesser la symétrie. Le peintre repousse sa lumière par des ombres vigoureuses ; mais c’est du même soleil ou du même flambeau que proviennent les ombres et les lumières ; pour les unir, il cherche à imiter cette transition d’une teinte à l’autre que l’air ambiant produit dans la nature, et si ses couleurs crient, si ses jours papillotent, c’est qu’il a violé ou ignoré les principes de son art. Le génie de Beethoven et le talent de Félicien David feront succéder au calme embaumé du matin les mugissements et les éclats de l’orage, puis ramèneront bientôt après la sérénité ; mais ces mille bruits se fondront toujours, ici, dans la grande voix du désert, là, dans l’harmonie universelle de la nature pastorale.

Voulez-vous du public mériter les amours ?
Sans cesse en écrivant variez vos discours…
Heureux qui, dans ses vers, sait d’une voix légère,
Passer du grave au doux, du plaisant au sévère.

Ou plutôt heureux qui sait être à la fois égal et varié, égal par le tissu, varié par le dessin et la couleur.

Chose assez étrange ! L’école appelée romantique, qui pourtant ne pactisait guère avec Boileau et tenait ses préceptes en médiocre estime, s’avisa de prendre celui-ci à la lettre, et substituant la confusion à la variété, poussa jusqu’aux dernières limites de l’hyperbole le passage du grave au doux et du plaisant au sévère. M. Victor Hugo s’était fait {p. 125}le champion de cette doctrine. Peu content de laisser le gai et le sérieux, le tragique et le comique se mouvoir chacun dans sa sphère, il prétendit les mêler et les croiser sans cesse. Partant du principe que le sublime sur le sublime produit malaisément un contraste, et qu’on a besoin de se reposer de tout, même du beau, il voulut qu’on s’en reposât dans le grotesque et dans le laid. Selon lui, le beau n’a qu’un type, le laid en a mille ; selon lui, le monde réel comme le monde idéal, le christianisme comme la création, allient à tout coup Dieu et Satan, Homère et Rabelais, la belle et la bête ; selon lui enfin, comme tout ce qui est dans la nature est dans l’art, et que le sublime et le grotesque se croisent sans cesse dans la vie, ils doivent se croiser de même dans la littérature39.

Quoi qu’en dise M. Victor Hugo, et de quelque poids que soit un si grand nom dans la balance, nous persistons à croire que l’art n’est point la reproduction fidèle et illimitée de la nature tout entière, mais la représentation savante et soumise à certaines lois d’une nature choisie ; que si les choses existent ainsi confondues dans la vie réelle, quand elles s’offrent à nous, nous les séparons instinctivement, comme nous bannirions un nain ou un mendiant qui viendraient étaler leurs plaies et leurs difformités dans la salle du festin et au milieu des chœurs de danse.

On nous dit que Dante, Shakspeare et Milton ont fait ainsi, et que nous ne les blâmons point. Non ; parce que leur siècle les comportait tels, et que, malgré leur immense supériorité, ils étaient et devaient être de leur siècle. Nous ne les blâmons point, parce que nous les comprenons là où ils sont. Mais nous ne comprendrions point aujourd’hui la scène des fossoyeurs de Hamlet ; mais nous ne pourrions supporter le hideux accouplement de la mort et du péché dans Milton ; mais le damné de Dante qui essuie avec les cheveux de son ennemi ses lèvres dégouttantes des restes de son sanglant repas nous souleverait le cœur. En un mot, {p. 126}nous ne blâmons point l’homme, mais nous blâmons la chose.

Telles étaient les mœurs du moyen âge, soit ; tel fut même, si l’on veut, à une certaine époque, l’esprit du christianisme mal compris ; mais vouloir réinstaller de telles mœurs et un tel esprit dans l’art contemporain est un anachronisme aussi repoussant que si l’on demandait aux souverains de rétablir les Triboulet et les Langely à titre d’office ; aux évêques, de faire suivre les sermons de Lacordaire des trépignements de la fête des Fous ou du braiment de celle de l’âne ; aux architectes, de dérouler des processions de goules, de dogues, de gnomes, de démons de toute forme autour de nos frises et de nos corniches. Ne donnons point sans doute nos mœurs aux vieux âges, mais, s’il fallait choisir, je l’aimerais mieux encore que de prendre les leurs. Tout ce croisement du grotesque et du beau n’est rien qu’un retour à la barbarie. Si vous l’aimez, si vous le réclamez dans l’art, soyez du moins conséquents, et reprenez-le dans la vie réelle ; s’il vous faut toujours Quasimodo pour faire ressortir Esmeralda, rétablissez la cour des Miracles au cœur de Paris, et donnez à vos officiers des gardes des hauts-de-chausse mi-partis rouge et bleu. Il ne s’agit ici ni d’Aristote, ni de la Harpe, mais du bon sens et du bon goût. Les disparates ne sont pas les contrastes, le pêle-mêle n’est pas la variété. Sans prescrire les plaisirs de la surprise, qui compte aussi parmi les jouissances intellectuelles, sans nier ce besoin du nouveau, du piquant, de l’imprévu, qui doit nous réveiller par intervalles, qu’en général le passage d’un sentiment à un autre, d’un ordre d’idées à un ordre opposé, soit habilement ménagé et les grands effets amenés par une préparation et une gradation savantes. Ainsi faisant, nous restons encore dans la nature. « Nihil est in nutura rerum omnium, dit Cicéron, quod se universum profundat et quod lotum repente evolet. »

Tout écrivain a des preuves à énumérer, des motifs à faire valoir, des sentiments à exprimer ou h inspirer, des passions à allumer, à éteindre, à représenter. Ces éléments de son sujet n’ont point tous la même force ou la même importance, {p. 127}ils s’échelonnent à divers degrés. Ce qui le frappe plus vivement, lui, depuis longtemps familier avec sa matière, ne produira peut-être pas une impression pareille sur les auditeurs ou les lecteurs qui y sont étrangers. Il faut les disposer, les amener, les entraîner peu à peu : voilà les nécessités de la gradation et de la préparation oratoire.

La gradation, qui répond au crescendo si familier aux musiciens, est presque toujours de mise, et surtout lorsqu’il s’agit d’entraîner les esprits ou de peindre les passions. Dans le premier cas, on dispose les preuves, les idées, les expressions, de façon qu’elles aillent toujours augmentant de puissance et d’énergie. Dans l’autre, on présente une succession graduée d’images et de sentiments qui enchérissent toujours les uns sur les autres. On peint avec art leurs commencements, leurs progrès, leur force et leur étendue.

L’abbé Maury, dans son Essai sur l’éloquence de la chaire, fait assez bien ressortir la diversité d’action produite sur notre âme, d’un côté par un trait brusque et inattendu qui la surprend et la frappe, et de l’autre, par un coup non moins décisif, mais préparé de longue main, qui lui laisse une profonde et durable impression. Il cite pour exemple de ce dernier effet la magnifique prosopopée de Massillon dans le sermon sur le petit nombre des élus40. En la relisant avec {p. 128}attention, vous sentirez que si le point culminant du morceau est en effet l’exclamation terrible : Paraissez maintenant, justes ! où êtes-vous ? tout l’effet de cette explosion d’éloquence serait manqué sans l’admirable préparation oratoire qui l’amène. Remarquez en effet. L’orateur commence par isoler ses auditeurs du reste du monde, et quand, debout au milieu d’eux, il a ainsi condensé sur leur tête l’épouvante générale que dès le premier mot de l’exorde son discours a dû répandre et qu’il partage lui-même, il les transporte au jour du jugement, au jour de colère et de vengeance. — Je suppose que c’est ici votre dernière heure et la fin de l’univers… — Puis, à sa voix prophétique, la voûte du temple se déchire, les cieux s’entr’ouvrent, Jésus-Christ apparait dans toute sa gloire, les sept trompettes retentissent, et la sentence de grâce ou de mort éternelle plane au-dessus de cette petite troupe qui se serre d’effroi sur les débris de l’univers écroulé. Écoutez ! Voici que commence le terrible triage des brebis et des boucs, de la paille et du froment ; voici que le prêtre réclame parmi les pécheurs et ceux-ci, et ceux-là, et la majorité, et plus que la majorité ; à gauche, à gauche. Et tous sont poussés tour à tour dans l’un ou l’autre de ces quatre enclos où les a parqués son impitoyable logique. Restera-t-il seulement dix justes, vainement cherchés {p. 129}autrefois par le Seigneur dans cinq villes entières ? Tous l’ignorent, lui-même l’ignore. Et dans cette nuit profonde, un seul trait de lumière a jailli : Voilà le parti des réprouvés ! C’est alors seulement, c’est après cette préparation oratoire, œuvre de génie plus encore que d’art, qu’éclate tout l’effet de cet appel auquel doit répondre un silence de mort : Paraissez maintenant, justes, où êtes-vous ! et que le prêtre, se retournant vers Dieu, le désespoir au cœur, peut s’écrier : O Dieu ! où sont vos élus, et que reste-t-il pour votre partage ?

Tout ce que nous avons dit jusqu’à présent de la disposition peut s’appliquer à l’ensemble de l’ouvrage. Il est temps d’entrer dans le détail des diverses parties.

L’œuvre commence : début, exorde, exposition, prologue ; elle se poursuit : narration, confirmation, réfutation, nœud, développement ; elle se termine : épilogue, conclusion, dénoûment, péroraison. Donnez à ces diverses parties, suivant les divers genres, le nom que vous voudrez, toujours est-il que tout ouvrage aura un commencement, un milieu et une fin, et que le caractère et la place des idées dans chacune de ces grandes divisions seront déterminés d’après certaines observations et soumis à certaines règles. Ce sont elles qui vont nous occuper.

{p. 130}

Chapitre X.

du commencement §

Un voyageur est debout, au centre d’un carrefour où viennent aboutir plusieurs chemins. Il ignore lequel prendre, il va de l’un à l’autre, craignant de choisir, au risque de s’égarer. D’où lui vient cette hésitation ? De ce qu’il n’a pas une idée précise du terme de sa route. Il ne saura d’où partir qu’il ne sache préalablement où arriver, et qu’il n’ait comparé, dans son esprit, les voies plus ou moins faciles, plus ou moins rapides qui le mèneront au but. C’est du dernier pas seulement qu’il peut conclure le premier.

La position de ce voyageur est souvent celle de l’orateur qui monte à la tribune, de l’écrivain qui prend la plume.

« C’est faute de plan, dit Buffon, c’est pour n’avoir pas assez réfléchi sur son objet, qu’un homme d’esprit se trouve embarrassé et ne sait par où commencer à écrire. Il aperçoit à la fois un grand nombre d’idées, et comme il ne les a ni comparées ni subordonnées, rien ne le détermine à préférer les unes aux autres, et il demeure dans la perplexité. »

Il est bien évident, au contraire, que, lorsqu’il aura profondément médité sur le dessein qu’il a conçu, sur le but auquel il tend, lorsqu’il aura rassemblé et mis en ordre toutes les pensées essentielles à son sujet, lorsque, en un mot, il se sera fait un plan, cette perplexité cessera ; car la place du premier mot se trouvera déterminée sur ce plan comme celle des autres, et par celle des autres ; le début sera la {p. 131}conséquence de l’ensemble et de l’idée dominante. Aussi Antoine nous apprend, dans le de Oratore, que lorsqu’il compose un discours, la première partie est toujours la dernière qui l’occupe. Et l’on voit que, en le citant, Cicéron partage son avis41. Quintilien même, quoiqu’il n’approuve pas qu’on écrive l’exorde quand le discours est terminé, veut cependant que l’orateur ne s’en occupe qu’après avoir étudié soigneusement toutes les parties de la cause, nisi totis causæ partibus diligenter inspectis.

Bien savoir où l’on va, voir nettement ce que l’on veut : voilà donc le principe. Sources, qualités, règles du début : c’est de là que tout dépend. L’exorde repose, pour employer le mot de Cicéron, dans les entrailles de la cause. C’est à la méditation à l’en faire jaillir. Voyons quelles conséquences découlent de ce principe.

D’abord, le début de tout ouvrage doit être conforme à la nature de l’ouvrage. « Il faut, dit encore Cicéron, que le début soit en rapport avec la matière, comme le vestibule ou le portail avec l’édifice ou le temple. » Sa forme même se réglera sur celle du reste de l’œuvre, car le meilleur style de début est celui qui est le plus en harmonie avec la couleur de l’écrit tout entier.

Dans un livre didactique, procédant par synthèse, où vous imposez votre savoir au lecteur qui ne s’adresserait pas à vous, s’il n’avait foi à la science et au professeur, il suffit de l’exposition simple, claire, précise de la matière ; une bonne définition sera tout l’exorde : « La géométrie est une science qui a pour objet la mesure de l’étendue. — La grammaire est la science des signes de la parole et des règles à suivre pour les employer convenablement. — L’histoire naturelle, prise dans toute son étendue, est une histoire immense ; elle {p. 132}embrasse tous les objets que nous présente l’univers….. » Buffon n’a pas commencé autrement.

Mais en disant qu’il faut savoir où l’on va, j’ai ajouté qu’il faut bien voir ce que l’on veut. Si l’on parle, c’est qu’on veut se faire écouter ; si l’on écrit, c’est qu’on veut se faire lire. Il suit de là que, sans perdre de vue l’indication du sujet, on doit comprendre dans les éléments de l’exorde les dispositions à inspirer aux auditeurs ou aux lecteurs. Dans les questions variées, difficiles, que l’on ne peut résoudre sans une analyse parfois savante et compliquée ; dans les études sur les hommes ou les choses ; dans les longs récits, vrais ou fictifs ; dans l’éloquence qui conseille ou dissuade, loue ou blâme, accuse ou défend, il faut songer à eux autant qu’au sujet. Il ne suffit pas de bien fixer le point à établir, il faut se demander aussi comment on parviendra, dès le principe, à se faire lire ou écouter. A cet effet, trois qualités sont requises par Cicéron dans l’auditeur ou le lecteur : il doit être bienveillant, attentif, docile, benevolus, attentus, docilis.

Bienveillant : par égard, soit pour l’auteur, soit pour la matière, pour la moralité, les talents, la position de l’un, la grandeur, l’intérêt, la nouveauté de l’autre, il aura, avant tout, le désir et la volonté de lire ou d’écouter. Le mot sacramentel, Ami lecteur, qui commence toutes les préfaces de nos vieux écrivains, est l’expression naïve de ce besoin.

Attentif : il écoutera ou lira avec suite et intérêt, sans non-chalance, sans distraction.

Docile : il comprendra, il entrera sans effort, sans fatigue, dans l’esprit du sujet ou de la cause. Docilis, en effet, signifie ici is qui doceri potest. Et Cicéron l’interprète ainsi, quand il dit ailleurs : Exordia sumantur trium rerum gratia, ut amice, ut attente, ut intelligenter audiamus.

Ces trois mots expliquent le pourquoi de toutes les règles du début, de ses vertus, comme de ses défauts.

Horace et Boileau parlent du poëme épique :

Que le début soit simple et n’ait rien d’affecté.
N’allez pas, dès d’abord, sur Pégase monté,
{p. 133}Crier à vos lecteurs d’une voix de tonnerre :
Je chante le vainqueur des vainqueurs de la terre…
Oh ! que j’aime bien mieux cet auteur plein d’adresse,
Qui, sans faire d’abord de si haute promesse,
Me dit d’un ton aisé, doux, simple, harmonieux… etc.

Vous comprenez que cette modestie, cette douce et harmonieuse simplicité disposent notre esprit en faveur de l’auteur et de son œuvre ; nous devenons les amis de l’écrivain qui ne met pas tout en feu en arrivant,

Et pour donner beaucoup ne nous promet que peu.

Et sous l’influence de cette première impression, nous le suivons avec un plus vif intérêt, nous l’admirons davantage, lorsque, élevant le ton à mesure qu’il avance, il finit par prodiguer les miracles.

Avec cette modestie qui concilie la faveur, supposez, dans l’âme du poëte, la conviction de la grandeur de son sujet ; alliez le sentiment de la magnificence des faits à celui de l’impuissance du narrateur, et vous aurez la source de l’invocation qui, dans la plupart des poëmes épiques, se combine avec l’exposition. Il semble que, se défiant de ses forces, le poëte n’ose aborder sa matière. Il demande à quelque divinité de raconter elle-même de si grandes choses : « Déesse, chante la colère d’Achille… — Muse, dis-moi les erreurs d’Ulysse… » Un témoignage d’en haut doit confirmer ces merveilleux récits d’une vérité si invraisemblable :

… Venez à moi, de l’Olympe habitantes,
Muses, vous savez tout, vous, déesses ; et nous,
Mortels, ne savons rien qui ne vienne de vous.

L’exposition et l’invocation, puisées dans la nature, deviennent donc, à l’aide de l’art, des moyens d’assurer une bienveillance attentive au poëte si modeste, au sujet si intéressant.

N’est-ce pas encore pour éveiller l’attention, autant que pour gagner la bienveillance, en prévenant la crainte d’une {p. 134}narration infinie, qu’Horace conseille au poëte de ne point faire remonter la guerre de Troie au double œuf de Léda, ni le retour de Diomède à la mort de Méléagre, mais de se jeter dès l’abord au cœur même de l’action ? Que lord Byron préfère commencer, comme il dit, par le commencement42, sa spirituelle critique ne s’adresse qu’à ceux qui abusent du précepte. Et, de fait, on en a prodigieusement abusé, comme de toutes les bonnes choses. Aujourd’hui surtout que l’on nous donne en mille romans la monnaie du vieux poëme épique, comme en mille lithographies et en mille statuettes, celle de la peinture et de la sculpture, le plus mince fabricant de nouvelles croirait déroger en débutant tout bonnement comme les contes de fées : « Il était une fois un roi… ou un bûcheron. » Ouvrez le premier roman venu, vous êtes sûr d’y trouver, après un titre plus ou moins prétentieux, quelque chose comme ceci : « Vers la fin du mois d’octobre dernier, un jeune homme entra dans le Palais-Royal… » ou, pour varier : « Vers la fin du mois de septembre 1800, un étranger arriva devant le palais des Tuileries… » ou bien : « Assez, Caroline, voici la nuit ; remettons à demain vos réflexions sur cette lecture… » ou encore : « Voyez ce brick ! il glisse bien timidement…, etc.43. » Pourquoi user à satiété de pareils moyens ? Cette simplicité modeste, la première qualité de l’exorde, s’accommode mal de telles afféteries, surtout quand elles n’ont pas même le mérite de l’originalité. Banalités pour banalités, je préfère deux débuts que je me permettrai d’indiquer à nos romanciers, en souhaitant bien sincèrement à leurs ouvrages le mérite et le succès de ceux dont j’extrais ces passages. Voici l’un : « Dans une bourgade de la Manche, dont je ne veux pas me rappeler le nom, vivait, il n’y a pas longtemps, un hidalgo… » ; et voici l’autre : « Blas de Santillane, mon père, après avoir longtemps porté les armes, se {p. 135}retira dans la ville où il avait pris naissance. Il y épousa une petite bourgeoise, et je vins au monde dix mois après leur mariage… » Il est vrai que ces romans ne se nomment ni Medianoche, ni le Chemin de traverse, ni Coucaratcha, ni les Méandres, ni Sous les tilleuls, ni Au jour le jour, etc., etc. Comparez à tout cela les admirables expositions de certains romans de Walter Scott, et entre autres celle d’Ivanhoe, le meilleur de tous. Il n’a pas toujours été aussi heureux ; celle de Waverley, par exemple, est longue et pénible.

D’où vient la différence entre le début du drame et celui du poëme épique ? C’est que, dans le drame, le poëte ne parlant pas en son nom, mais faisant parler des personnages liés à une action, ne peut songer au spectateur, sans blesser toute vraisemblance. Si, d’un côté, les prologues et les parabases de l’ancienne comédie rentraient dans les exigences du début, de l’autre, ils étaient contraires à la nature de la poésie dramatique. Pour elle le seul but de l’exorde, qu’elle appelle exposition, est de faire comprendre le sujet ou de s’emparer vivement de l’imagination. Les sympathies et l’attention du public sont acquises à qui lui prouve immédiatement que d’un divertissement il ne va pas lui faire une fatigue :

Que dès les premiers vers l’action préparée
Sans peine du sujet aplanisse l’entrée..
Le sujet n’est jamais assez tôt expliqué…

Cela ne signifie pas, bien entendu, qu’il soit permis de venir, à la façon des prologues d’Euripide et de plusieurs de nos modernes dramaturges, décliner tout bonnement son nom au parterre, et lui raconter gauchement son histoire, sous forme de monologue. La savante netteté de Racine dans Bajazet et dans Iphigénie, le grandiose d’Eschyle dans le Prométhée et les Euménides, ou de Voltaire dans Brutus, le saisissant de Shakspeare dans Hamlet et Macbeth, de Molière dans Tartufe et le Misanthrope : voilà les sommités de l’exposition dramatique44.

{p. 136}Il en est de même, ce me semble, mais pour un autre motif, dans l’éloquence sacrée. Le ministre de Dieu, paraissant dans la chaire de vérité pour distribuer la manne céleste à des fidèles altérés de sa parole, comme le cerf des eaux vives, n’a pas besoin de réclamer une faveur dont il est assuré d’avance, car c’est à des frères qu’il s’adresse, ni de se concilier les esprits par la modeste simplicité du langage, car c’est un plus puissant que lui qui commande l’attention. Tout plein du Dieu qui parle par sa bouche, il peut, dès l’abord, entonner le chant du prophète :

Cieux, écoutez ma voix ; terre, prête l’oreille.

La chaire française se distingue par la magnificence de quelques exordes. Ceux de l’Oraison funèbre de la reine d’Angleterre, de l’Oraison funèbre de Turenne, du Sermon de Bourdaloue pour le jour de Pâques, Surrexit, non est hie, sont d’admirables modèles. Quand Massillon est appelé à faire l’éloge de Louis XIV, son esprit frappé de la misère de toutes les grandeurs humaines, comparées à la grandeur de Dieu, trouve ce début réellement sublime en face du cercueil de Louis le Grand :« Dieu seul est grand, mes frères ! » {p. 137}Malheureusement il ne se soutient pas à cette hauteur. Il en est de son discours comme des deux pièces de Corneille, Attila et Othon, qui s’ouvrent par des expositions magnifiques auxquelles la suite ne répond pas.

En parlant ainsi de l’exorde dans l’éloquence de la chaire, je suppose, bien entendu, que l’orateur sacré s’adresse à des croyants. Dans le cas contraire, je lui recommanderai, comme aux autres, tous les artifices oratoires. Saint Paul lui-même en donne l’exemple. Il arrivait à Athènes. Les sophistes du peuple rhéteur par excellence le conduisent devant l’aréopage, pour qu’il eût à s’expliquer sur sa doctrine. « Athéniens, dit saint Paul, je vois en vous le plus religieux de tous les peuples. En effet, en parcourant votre ville, j’ai rencontré un autel portant pour inscription : Au Dieu inconnu. Eh bien, ce Dieu que vous adorez sans le connaître, c’est lui que je vous annonce…, etc. » Vous comprenez toute l’adresse de cet exorde. Aux yeux de l’apôtre, la science humaine est aussi l’œuvre de Dieu, il ne dédaigne pas de s’y conformer ; il se fait, à son insu, le disciple de Cicéron. Voyez comme il rend l’auditeur bienveillant, par l’éloge qu’il lui donne dès l’abord ; attentif, par la nouveauté de la forme, prise dans les lieux externes, et dans une circonstance fortuite qui offre le piquant de l’anecdote ; docile enfin et intelligent, par le parti qu’il tire de cette forme nouvelle pour amener avec clarté et dignité l’exposition de sa doctrine.

Mais la majorité des prédicateurs ne se compose ni d’apôtres, ni de missionnaires, et pour elle la bienveillance et l’attention sont acquises d’avance. Il ne s’agit donc plus que de faire naître la docilité de l’auditeur, en prenant toujours ce mot dans le sens latin, c’est-à-dire de lui donner l’intelligence de la matière. Pour y parvenir, la plupart des sermonnaires n’ont guère fait consister l’exorde que dans la proposition et la division, qui souvent en effet en sont la suite et le développement. Toutes deux, négligeant l’auditeur, n’ont rapport qu’au sujet ou à l’idée mère du discours. Cette idée est-elle simple, la proposition l’expose. Est-elle complexe, ou renferme-t-elle, quoique simple, des preuves {p. 138}ou arguments d’espèce diverse, la division la partage en plusieurs points. Quel est, par exemple, l’exorde du sermon déjà cité de Massillon sur les Tentations des grands ? Une proposition : « Le démon tente surtout les grands ; » et une division : « Il les tente de trois manières : par le plaisir, par l’adulation, par l’ambition. » Ces deux formes ou compléments d’exorde se rencontrent chez presque tous nos prédicateurs. Bourdaloue et Massillon n’y manquent jamais. Bossuet en use beaucoup plus rarement. On dirait que son puissant génie se sent mal à l’aise dans ces liens ; il préfère conduire l’auditeur au but par l’enchaînement seul et la progression des idées et fondre tout son discours d’un même jet. Fénelon va plus loin ; il blâme toute espèce de division. Tout en avouant avec lui que, sans la division, l’orateur a quelque chose de plus spontané, de plus libre en son allure, je reconnais aussi les avantages de cette forme. Elle soutient l’attention, soulage la mémoire de l’auditeur, régularise la marche du discours, et oppose à ses écarts une contrainte salutaire. Il ne s’agit que d’éviter les défauts. Que la division soit complète, c’est-à-dire qu’il n’y manque aucun des membres qui font réellement partie de l’idée, et d’un autre côté, que ceux-ci ne soient pas multipliés au point de dissiper l’attention au lieu de la fixer, ou ne rentrent pas l’un dans l’autre de façon à substituer une synonymie à une analyse ; qu’elle soit naturelle, c’est-à-dire que les membres se présentent avec aisance à l’esprit, et ne soient jamais rapprochés forcément par les exigences d’une vaine et puérile symétrie ; enfin, qu’elle soit bien graduée, c’est-à-dire que le second membre enchérisse, autant que possible, sur le premier, le troisième sur le second, et ainsi de suite45.

{p. 139}Cependant l’exorde par la proposition et la division n’appartient pas exclusivement à la chaire. Vous la rencontrerez à la tribune et au barreau. Cicéron donne l’exemple de la proposition dans la Milonienne, où il fixe bien nettement l’état de la question. Il ne dédaigne pas la division dans les discours pour Archias, pour Murena, pour la loi Manilia. « Je prouverai, dit-il dans ce dernier : 1° que la guerre est nécessaire ; 2° qu’elle est dangereuse et difficile ; 3° que Pompée seul peut la terminer heureusement. » Et dans le Pro Murena : « Il me semble que toute l’accusation se réduit à trois chefs : par le premier on attaque Murena dans ses mœurs ; par le second, dans sa candidature ; par le troisième, on l’accuse de brigues46. »

Au reste, toutes les formes de l’exorde rentrent dans l’éloquence du barreau et de la tribune ; c’est là surtout qu’il est {p. 140}un point capital. Car, comme je l’ai dit, si le publie vient en quelque sorte de lui-même au-devant de l’écrivain et du prêtre, l’orateur politique et l’avocat ne peuvent dominer leur auditoire qu’en commençant par se soumettre à lui. Aussi, dans leur bouche, plus qu’ailleurs encore, le genre de l’exorde, son existence même, doivent être déterminés autant par les dispositions de l’auditeur que par la nature du sujet.

Le sujet est-il insignifiant et de mince valeur ; s’agit-il de délibérer sur un chemin vicinal ou de plaider pour un mur mitoyen ; ou, au contraire, la cause est-elle évidemment et de l’aveu de tous, juste et honnête, grande et intéressante, l’auditeur bien disposé et impatient de voir aborder la question ; dans l’un et l’autre cas, Cicéron supprime l’exorde. D’une part, il serait aussi déplacé qu’un portail devant une chaumière ; de l’autre, il deviendrait un hors-d’œuvre inutile. Mieux vaut alors arriver immédiatement au fait, comme Démosthène dans la plupart des Philippiques.

Il en est de même encore lorsqu’une énergique sympathie électrise à la fois le publie et l’orateur. Que celui-ci, comme vaincu par la passion commune, se jette alors, du premier bond, au cœur même de l’action, il y entraînera tout l’auditoire. A proprement parler, cette espèce d’exorde, qu’on nomme ex abrupto, n’est encore qu’une absence d’exorde, forme rare d’ailleurs, et qui doit être amenée par quelque circonstance grave, inattendue, et plus souvent extérieure. C’est lorsque, en dépit de la conscience de son crime et de l’indignation générale soulevée contre son infamie, Catilina a l’impudeur de se présenter au sénat et d’y prendre sa place ordinaire, que Cicéron fulmine contre lui son ex abrupte classique : Quousque tandem abutere patientia nostra… Il n’est que l’expression du sentiment éveillé dans tous les cœurs par l’audace du coupable. Voyez, au contraire, dans Ovide, Ajax s’emporter brutalement, dès le premier vers, et contre les Grecs, et contre Ulysse ; sa colère, sans écho dans l’assemblée, n’émeut personne, l’ex abrupto est déplacé. Mais à cette aveugle brusquerie opposez l’insinuant artifice d’Ulysse, et vous admirerez, dans l’un et l’autre plaidoyer, le poëte {p. 141}attentif à donner à ses héros le langage de leur caractère et de leurs passions47.

Ainsi, dans les causes insignifiantes, dans les sujets connus et appréciés de tous, dans les vives sympathies de l’orateur et de l’auditoire, point d’exorde proprement dit.

Mais que les esprits soient aliénés, distraits, prévenus, qu’ils n’aient la conscience ni de l’importance de la cause, ni de son véritable nœud, alors l’exorde est indispensable. J’en indiquerai avec les rhéteurs cinq sources différentes : l’orateur le tire ou de lui-même et de son client, ou des {p. 142}adversaires, ou des juges, ou de la cause, ou enfin de quelque circonstance extérieure qu’il rattache à la cause.

L’orateur, parlant de lui-même ou de son client, se concilie la faveur et l’attention, tantôt par une modestie véritable on feinte : voir les premiers mots de l’Oraison pour Archias, et la caricature du genre dans bon nombre de discours de réception à l’Académie ; tantôt par l’assurance et une noble fermeté, comme dans le début de la deuxième Philippique de Cicéron, celle que Juvénal appelle la divine, conspicuœ divina Philippica famæ ; ailleurs par la défiance de soi-même unie à la confiance en sa cause : l’exorde du Pro corona de Démosthène en est un exemple ; enfin par l’emploi de l’insinuation, lorsque la position délicate de l’orateur exige des explications, quand ses antécédents, ses principes, les idées admises, les préjugés universels ou nationaux sont ou paraissent en opposition avec ce qu’il soutient. Si l’on veut comprendre la nature de l’insinuation, qu’on relise la scène entre Narcisse et Néron, au quatrième acte de Britannicus, et, en fait d’exorde, celui du second discours de Cicéron contre Rullus. L’habileté infinie de l’orateur, en cette rencontre, avait frappé le vieux Pline, qui d’un seul mot en fait sentir toute la valeur : Te dicente, s’écrie-t-il, legem agrariam, hoc est alimenta sua, abdicaverunt tribus.

Dans l’antiquité on s’emportait vivement contre son adversaire, au barreau comme à la tribune, et les invectives commençaient parfois avec l’exorde ; les Catilinaires de Cicéron viennent de le prouver. Lui-même, dans les livres de Rhétorique, conseille d’attirer sur la partie adverse, politique ou civile, l’envie, la haine, le mépris, en exposant tout ce que sa vie peut présenter d’odieux et d’infâme. « Et il ne suffit pas de le dire, ajoute Quintilien, il faut savoir l’exagérer. » Je crains bien qu’ici l’un et l’autre n’exagèrent à leur tour. J’en appelle encore d’eux à eux-mêmes. Cicéron dit à l’avocat, dans le De Oratore : « Si vous poursuivez trop vivement une question, ayez l’air d’agir à regret et par devoir ; que tout annonce en vous une humeur facile et généreuse, de la piété, de la douleur, de la reconnaissance, jamais d’aigreur et {p. 143}d’acharnement. » Et Quintilien blâme l’orateur Cassius Severus d’avoir commencé son plaidoyer contre Asprenas par cette phrase odieuse : « Dii boni ! vivo, et quod me vivere juvet, Asprenatem ireum video !… Grands Dieux ! je vis, et je me réjouis de vivre, puisque je vois Asprenas accusé ! »

Je ne demanderai certes pas à l’accusateur de Verrès d’émousser le tranchant de sa parole, et ce n’est point avec une colère digne et contenue que Louvet écrasera Robespierre. Il est des temps, où à travers l’ouragan des passions déchaînées il n’y a plus que le canon et le tonnerre qui puissent se faire entendre. Mais en général, et surtout dans les affaires civiles, je proscrirai cette éloquence canine, comme l’appelait Appius, qui aboie et qui mord, je recommanderai la modération dans l’exorde tiré de la personne de l’adversaire, et ce système, en dépit de quelques exemples modernes que l’on pourrait citer, est beaucoup plus dans notre civilisation et dans nos mœurs que les emportements des avocats de l’antiquité.

Nous n’avons pas non plus à imiter les anciens dans leur conduite à l’égard des juges. Nous ne sommes plus au temps où les couleurs de deuil, la barbe longue et le désordre des vêtements étaient la tenue obligée des accusés. Invoquer aujourd’hui la justice ou la pitié des juges, c’est presque leur faire injure. Je n’en dirai pas autant du jury. Si l’on songe aux éléments dont parfois il se compose, on ne trouvera pas inopportun en bien des occasions de rappeler aux jurés leur haute mission, de stimuler soit leur sensibilité, car ils sont hommes, soit leur sévérité, car ils sont juges. Point de flatterie d’ailleurs, si ce n’est fine et convenable ; recourez à la crainte de l’opinion, appuyez ou combattez les préjugés, etc. Une des lumières du barreau de Paris, Me Chaix-d’Estange, défendait à Bruxelles un jeune homme de la haute société, accusé d’homicide. Son exorde eut naturellement pour objet sa position d’avocat étranger devant un jury étranger, et il le traita avec une adresse si savante que, avant d’avoir abordé les faits, il s’était déjà concilié la faveur universelle.

Enfin l’on conçoit que l’un des meilleurs exordes est celui {p. 144}qu’on puise dans la cause elle-même, dans son équité, son importance spéciale ou générale, sa nouveauté, etc. Il rentre, ainsi que l’exorde tiré des lieux externes ou circonstances en dehors de la cause, dans ceux dont nous avons déjà traité.

Des qualités de l’exorde vous conclurez ses défauts. Trop énergique, trop saisissant, ou encore trop brillant et trop étudié, soit de pensée, soit de style, l’exorde déroute le lecteur ou l’auditeur. Celui-ci sortant à peine de la vie réelle ne peut être, dès l’abord, affecté comme l’écrivain dont l’âme s’est échauffée peu à peu au feu de ses méditations. Après un tel exorde qui promet généralement plus que l’œuvre ne donnera, celle-ci devient froide et décevante. Tiendrait-on même tout ce qu’on a promis, on court risque d’éclipser d’avance ce qui va suivre, et l’on pèche contre la loi de la progression.

Les anciens appellent vulgaire l’exorde qui peut appartenir à plusieurs sujets ; commun ou commuable, celui dont l’adversaire peut faire usage ou qu’il peut même, à l’aide de légers changements, retourner contre nous ; étranger ou emprunté, non-seulement celui qui ne convient pas au sujet, mais surtout celui qui semble amener une conséquence tout opposée à celle qu’on a en vue : tel cet exorde d’Isocrate dont Longin fait si justement la critique dans son Traité du sublime. Sans être aussi déplacé, le début ne serait-il que disparate, il serait déjà blâmable, car il abuse le lecteur sur le caractère général, sur l’allure réelle de l’écrit qu’il va lire. Plusieurs de nos romanciers modernes sont tombés dans cette faute.

Sans perdre le temps à les feuilleter, que le professeur relise à ses élèves les discours de Petit-Jean et de l’Intimé dans cette charmante parodie que Racine a intitulée les Plaideurs. Tous les vices des mauvais exordes y sont exposés sous le jour à la fois le plus comique et le plus vrai.

{p. 145}

Chapitre XI.

du corps de l’ouvrage. — narration, description §

L’écrivain a exposé le sujet, il a cherché à se concilier la bienveillance, l’attention, la docilité ; il entre en matière. Rappelons ici ce qui a été dit précédemment.

Une fois la pensée mère, celle qui donne l’unité de dessein, bien comprise et bien saisie, il s’agit, disions-nous, de disposer les principales idées dans leurs justes proportions avec cette pensée première, et de grouper ensuite, selon les mêmes rapports, les idées accessoires autour des idées principales, en sorte que chacune d’elles amène la suivante, et que celle-ci se rattache étroitement à la précédente. C’est cet enchaînement qui constitue le corps de l’ouvrage. Mais existe-t-il un ordre normal pour disposer les principaux groupes d’idées selon les divers genres d’écrits ? et chaque groupe ainsi disposé a-t-il un caractère spécial déterminé par des règles fixes ?

Répondre complétement à cette question, ce serait donner la théorie de tous les genres. Chacun d’eux, en effet, chacune même de leurs subdivisions a en quelque sorte sa rhétorique ou sa poétique particulière. Que de traités du poëme épique ! que de volumes sur la tragédie et la comédie ! que d’Essais {p. 146}sur les éloges , sur l’éloquence de la chaire, sur la manière d’écrire l’histoire, sur la critique ! Que de Livres de l’Orateur, depuis Cicéron jusqu’à Timon et Gorgias48 ! Il y a plus : il serait impossible de bien saisir le côté théorique d’un genre quelconque, sans en présenter en même temps le côté historique. La théorie en effet a été et devait être modifiée d’après les idées littéraires qui ont successivement dominé dans les siècles et les pays divers. Vous traiterez mal du poëme épique, si vos observations n’embrassent à la fois l’épopée indienne et les chansons de geste, épopée du moyen âge, l’Odyssée, le Roland et la Messiade ; votre poétique de la comédie sera incomplète, si je n’y puis rattacher Aristophane comme Molière, Shakespeare et Calderon, comme Beaumarchais et M. Scribe. La rhétorique renfermerait donc toute l’histoire littéraire. J’ai déjà dit que la prétention me paraît exagérée, et, pour ma part, je ne vise pas si haut. Je ne sortirai point des généralités de la composition et même de la composition en prose. Ainsi, à propos du récit, par exemple, point de traité sur la manière d’écrire l’histoire ou le roman, mais quelques préceptes sur la disposition et la forme de la narration en général, qu’elle constitue le livre lui-même, ou n’y entre qu’accidentellement. Et ainsi des autres genres. Voyons d’abord l’ensemble de l’ouvrage, nous descendrons ensuite aux subdivisions.

Dans les écrits qui n’ont d’autre objet que l’exposition de certains faits, racontés ou dialogués, histoire, roman, épopée, drame, etc., l’ordre chronologique ou la gradation de l’intérêt semblent tracer la marche à suivre : d’une part, la série des faits, en rattachant toujours les effets aux causes, et en groupant les éléments homogènes ; de l’autre, après l’exposition, le nœud et le dénoûment. Mais dans les livres didactiques, dans l’éloquence démonstrative, délibérative et judiciaire, la dépendance réciproque des idées, comme on a pu le conclure de tout ce qui précède, ne s’accommode guère {p. 147}d’un ordre rigoureux, et varie au gré d’une foule de circonstances.

Tel livre didactique présente, après l’exorde, une synthèse, dont tout le reste de l’ouvrage n’est que le développement analytique, sauf à conclure parfois en faisant revenir la synthèse primitive : ainsi l’Esprit des lois, l’Emile de Rousseau, etc. Un autre choisit, dans l’analyse, un détail qui lui sert de point de départ, et, de détail en détail, arrive jusqu’à la synthèse : ainsi plusieurs des dialogues de Platon, des traités de Condillac, des ouvrages de Bernardin de Saint-Pierre. Nous avons touché ces deux procédés en traitant de l’invention. L’auteur a-t-il à exposer deux opinions contraires, deux ordres de faits opposés, qui amènent, pour s’y absorber, une opinion éclectique ou un fait conciliateur, il présentera, l’une après l’autre, la thèse, l’antithèse et la synthèse. C’est le plan qu’ont adopté quelques philosophes et publicistes de notre siècle.

Cependant, parmi les diverses méthodes, il en est une qui me parait, ainsi qu’à la majorité des rhéteurs, plus généralement applicable, et la voici :

Qu’immédiatement après l’exorde, s’il y a exorde, l’écrivain expose le fait ou les faits dont il veut tirer une leçon ou un argument, les éléments de la science qu’il se propose de traiter, l’ensemble de vérités qu’il prétend établir ; que de là il passe aux preuves de ces faits, aux développements de ces données premières, à la démonstration de sa doctrine ; qu’enfin il s’attache à combattre les arguments et les moyens de ceux qui, sur les choses ou les personnes, les faits ou les idées, adoptent et soutiennent une opinion contraire à la sienne, ou tirent de la même opinion des conséquences différentes. C’est ce que les rhéteurs, uniquement occupés de l’art oratoire, appellent la narration, la confirmation et la réfutation. Ce sont là presque toujours les trois membres principaux de tout corps d’ouvrage et l’ordre dans lequel ils doivent se présenter.

Rien d’absolu cependant, pas plus dans cet ordre que dans aucun autre ; et les anciens le reconnaissaient aussi. Tantôt {p. 148}il arrive qu’avant de poser notre doctrine, il est urgent de réfuter une opinion hostile à la nôtre, erronée, mais dominante, et de déblayer en quelque sorte le terrain sur lequel nous voulons édifier ; en ce cas on commence par la réfutation, comme fait Cicéron dans la Milonienne. Tantôt l’idée ou le fait serait mal établi, si les preuves préalables n’en préparaient d’abord la vraisemblance, si nous ne conduisions insensiblement et d’une manière détournée jusqu’à la vérité ; alors la confirmation prend le premier rang. Enfin, il est des cas où l’on peut supprimer l’une ou l’autre de ces parties, comme parfois on supprime l’exorde.

Mais le plus souvent, comme nous l’avons dit, c’est par la narration ou par la thèse que l’on entre en matière. J’appelle thèse, dans les ouvrages didactiques, ce qu’on nomme narration dans l’art oratoire. Dans la thèse, l’écrivain établit les principes de la doctrine que la suite est destinée à développer, comme dans la narration l’orateur établit les faits de la cause. De là l’extrême importance de cette partie ; c’est d’elle que relève tout le reste : omnis orationis reliquæ fons est narratio, dit Cicéron. Elle contient en germe tous les développements de la doctrine, tous les moyens de la confirmation et de la réfutation. Manque-t-elle de l’une ou de l’autre des vertus que lui demandent les rhéteurs, clarté, précision, vraisemblance, intérêt, le défaut influe souvent sur l’ouvrage entier.

Narratio obscura totam obcæcat orationem. C’est encore un axiome de Cicéron.

La clarté dans la disposition du récit on de la thèse consiste à présenter les faits ou les principes sans ambages, sans équivoque, sans épisode ; à former, par la savante distribution des circonstances, des temps, des lieux, des personnes, un tableau dont toutes les parties soient saisissables d’un coup d’œil et à première vue. La netteté d’esprit et l’attention suffisent généralement pour arriver là dans le poëme, le discours, le roman, partout où l’écrivain prend lui-même la parole. Mais dans le drame, par exemple, il faut beaucoup plus d’art ; car ici l’auteur ne communique avec le public {p. 149}que par l’intermédiaire de deux personnages dont l’un doit avoir intérêt à instruire, l’autre à apprendre. La clarté dépend alors de la conception du plan tout entier. Etudiez les grands maîtres, Racine surtout. Voyez comme il réduit les faits les plus compliqués à leur expression la plus simple, comme il y jette des traits de lumière, dès qu’il voit quelque embarras à éviter, quelque nuage à dissiper ; comme il suspend la curiosité pour la satisfaire à propos, enfin comme il sait en même temps faire servir à l’ornement de la narration tout ce qu’il emploie pour l’éclaircir.

La vraisemblance et la précision contribuent à la clarté.

Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable,

dit Boileau, et dès lors il est inintelligible. Par le choix et l’opportunité des accessoires dans les choses, par l’analyse des caractères dans les hommes, la narration ou la thèse prévient les objections, répond d’avance à toutes les questions, rend probables les rencontres les plus merveilleuses, les assertions les plus paradoxales. Etiam incredibile solertia efficit sœpe credibile esse, dit Scaliger. Les récits les plus étranges deviennent admissibles, dans l’histoire, dès qu’on échelonne convenablement les circonstances et les moyens d’exécution ; dans le poëme et le roman ; dès qu’on y sème ces détails de la vie commune et positive qui leur donnent un air de franchise, et les font descendre des régions de la fiction dans celles de la réalité.

Boileau a dit encore à propos du récit :

Soyez vif et presse dans vos narrations ;

et Horace à propos de la thèse :

Quicquid præcipies, esto brevis…

Je reviendrai sur la précision, quand il sera question du {p. 150}style. Une seule observation maintenant. Ne vous figurez pas, comme certains bavards, être précis, parce que vous procédez par phrases courtes et hachées. « J’arrivai sur le port, dit Quintilien, j’aperçus un navire, je demandai le prix du passage, je fis marché, je montai, on leva l’ancre, on mit à la voile, nous partîmes. — Chaque phrase est courte, le récit est long. La précision consistait à dire tout simplement : Je m’embarquai. »

Je vais plus loin : l’intérêt même est un des éléments de la clarté. M. Villemain dit finement, à propos de l’Histoire de Louis XI par Duclos : « Malgré la méthode, les dates, les détails, cette histoire est obscure. Elle est obscure, parce qu’elle n’intéresse pas. » Sachez intéresser, prenez-nous au cœur, et votre récit sera clair, précis, vraisemblable ; et l’on vous passera tout, digressions, tableaux, portraits, réflexions. J’ai déjà dit comment on arrive à l’intérêt. Creuser patiemment son sujet, s’identifier avec les hommes, les faits ou les idées dont on s’occupe ; ne dédaigner aucun détail ; s’intéresser soi-même à l’antagonisme des forces contraires qui fait le nœud de tout récit ; en ordonner l’action et la résistance avec l’habileté stratégique d’un grand général, et, comme l’écrivain a cet avantage sur le général qu’il dispose à la fois des deux partis, ménager les succès, faire pencher alternativement la balance, de manière à tenir l’anxiété du lecteur éveillée jusqu’au dénoûment : voilà ce qui donne la véhémence et le pathétique dans les grands sujets ; dans les petits, la grâce, la finesse, la naïveté ; partout, le choix des détails, la variété des tours ; et voilà ce qui nous attache à une exposition quelle qu’elle soit.

Vous comprenez donc que, par son importance, la narration ou thèse appelle au plus haut degré l’attention de l’écrivain, et vous voyez que son mérite essentiel est la clarté. N’oubliez pas maintenant que la clarté résulte surtout du plan, de la disposition, et que la loi souveraine de ce plan lui-même est, comme pour l’ensemble de tout ouvrage, la loi de l’unité.

Or il me semble, et c’est là que je voulais arriver, qu’il existe un moyen pratique, en quelque sorte, de parvenir à {p. 151}cette unité, et par conséquent à toutes les vertus qui en dérivent, c’est de bien saisir ce que j’appellerai le point culminant d’une narration ou d’une thèse. Tout est là, et ce précepte, bien compris, dispense de tous les autres. En effet, dans tout ce que vous racontez, dans tout ce que vous posez, vous devez avoir en vue un but, un objet principal. Il y a donc toujours, dans un récit ou dans une doctrine, un fait ou une idée dont tout le reste est la préparation ou la conséquence ; c’est ce que je nomme le point culminant. Une fois ce point bien arrêté dans votre pensée, ne permettez jamais au lecteur de le perdre de vue ; ramenez-y jusqu’aux moindres détails, faites-y converger toutes les descriptions de lieu, de temps, de personne. Quels que soient vos développements et quelque étendue que vous leur donniez, s’ils se rapportent tous au point culminant, ils ne seront jamais trop longs, parce qu’ils ne seront jamais déplacés. Mais tout détail qui ne s’y rapporte pas, quelque brillant, quelque rapide qu’il puisse être, retranchez-le impitoyablement ; c’est un hors-d’œuvre, et par là même, il nuit à la clarté, obstat quod non adjuvat. J’appuie sur ce précepte, parce qu’il donne une règle, une mesure pour ainsi dire matérielle, et dont l’application se manifeste à première vue. En le suivant, vous n’avez que deux questions à vous faire : Tous les détails de la narration ou de la thèse se rapportent-ils au point culminant ? Aucun de ceux qui s’y rapportent n’a-t-il été omis ? Si vous pouvez répondre d’une manière satisfaisante à ces deux questions, le but est atteint ; votre narration ne sera peut-être pas un chef-d’œuvre, mais vous serez sûr au moins d’être à l’abri de tout reproche.

Cicéron veut dire que Milon partit pour Lanuvium. « Ce jour, dit-il, Milon se rendit au sénat, il y resta jusqu’à la fin de la séance. Ensuite il revint chez lui ; il y changea de vêtement et de chaussure ; il attendit quelque temps, comme il arrive d’ordinaire, que sa femme fût prête ; enfin il partit. » Que de longueurs ! dites-vous ; voilà l’hommes de Quintilien ; que ne disait-il : Je m’embarquai ? Le récit de l’avocat de Milon manque de précision et d’intérêt ; et quant à la clarté {p. 152}et à la vraisemblance, elles touchent à la puérilité. Nous supposons bien, en effet, sans qu’il soit besoin de le dire, que la chaise de Milon ne stationnait pas, avec sa femme, à la porte du sénat ; qu’il dut rentrer chez lui, quitter son costume de sénateur pour prendre la calige et le manteau de voyage ; et la petite épigramme contre les dames qui se font attendre nous semble assez mal séante devant un tribunal où siégeait Caton. Sans doute, et en thèse générale, vous raisonnez juste. Mais avant de condamner Cicéron, demandez-vous quel est ici le point culminant du récit. Est-ce le départ de Milon ? Non, assurément. L’idée capitale est celle-ci : Milon avait si peu l’intention de rencontrer et d’attaquer Clodius, que, si Clodius l’eût voulu, il aurait pu être de retour à Rome avant le départ de Milon. Dès lors, et puisque toutes les circonstances tendent à prouver que Milon ne songeait en aucune façon à hâter son départ, il n’y a plus un mot de trop ; chaque menu détail se change en argument ; tout ce qui eût été défaut en général devient vertu dans l’espèce. Examinez de ce point de vue toute la narration de la Milonienne ; c’est un chef-d’œuvre. Passez ensuite à d’autres récits, à d’autres thèses, et appliquez-y ma règle ; elle est infaillible pour juger de leur mérite. Encore une fois, saisir le point culminant d’une narration ou d’une thèse est d’une aussi puissante influence sur cette partie de l’ouvrage, que l’est sur l’ensemble la parfaite intelligence de l’unité de dessein.

Ai-je besoin d’ajouter que, dans certains écrits, dans ceux surtout qui appartiennent au genre démonstratif, à la louange ou au blâme, dans la plupart des oraisons funèbres, par exemple, les faits se présentent en si grand nombre, que, pour éviter la monotonie, l’écrivain, au lieu de les faire succéder l’un à l’autre, doit les entremêler avec les développements de la thèse ? Il en est de même de l’éloquence judiciaire. Tantôt il faut prémunir l’une ou l’antre partie de la narration par une discussion préalable, ou l’appuyer d’arguments spéciaux ; tantôt reprendre, en le combattant, l’exposé de la partie adverse et rétablir à notre avantage les faits qu’elle a présentés sous un jour défavorable pour nous ; en {p. 153}un mot, il faut souvent fondre le récit, soit dans la confirmation, soit dans la réfutation.

Si la narration est l’exposé des faits, la description est l’exposé des choses. Or, comme le plus souvent l’exposé des choses n’est utile que parce qu’il contribue à rendre les faits plus vraisemblables, plus intéressants, plus sensibles, la description, par sa nature et par son but, se rattache intimement à la narration. La plupart des rhétoriques n’insistent pas assez sur la description ; c’est un tort. La description revient presque inévitablement en quelque ouvrage que ce soit. L’allégorie, la comparaison, la métaphore même et la plupart des figures ne sont que des descriptions plus ou moins prolongées. « Qui ne sait décrire, ne sait écrire, » dit M. Wey ; et, selon la Bruyère, « tout excellent écrivain est excellent peintre. » Qu’il me soit done permis de m’arrêter sur ce point.

La première loi à observer, c’est de ne jamais décrire pour décrire, mais pour ajouter soit à l’intérêt du récit, soit à la puissance des preuves. N’oubliez pas que la description est un moyen et non un but, un détail dans l’ensemble, et non une des parties constitutives de l’ensemble. La conséquence de ce principe, c’est que les descriptions ne doivent pas être multipliées, qu’elles doivent être liées au sujet et opportunes, c’est-à-dire désirées et convenables à la place qu’on leur assigne. Une description d’objets inutiles à l’action se fait lire malaisément. Sans doute il n’est pas donné à tous, comme à Corneille, dans le fameux combat de Rodrigue contre les Mores, de fondre si bien dans l’action tous les éléments descriptifs, que le drame et le tableau ne fassent plus qu’un. C’est là l’idéal du genre. Mais encore faut-il que le tableau vienne en son lieu. Jugez-vous une description nécessaire ou seulement agréable ? mettez-vous à la place du lecteur, et si vous pouvez craindre que celui-ci, encore mal éclairé sur votre dessein, ou trop vivement préoccupé de l’action, ne comprenne pas l’utilité de votre tableau, ou n’y accorde qu’une médiocre attention, quelque intéressant, quelque brillant qu’il vous paraisse, ajournez-le jusqu’à ce que, plus {p. 154}rassis, mieux disposé, le lecteur l’appelle lui-même aussi vivement que vous. La description à laquelle il ne s’attend pas l’effraye ; celle qu’il ne désire pas l’impatiente.

Cette observation est de M. Francis Wey, un des rhéteurs qui, à mon sens, a considéré cette partie sous le point de vue le plus pratique, le plus utile au jeune écrivain.

On se rappelle les vers de Boileau :

S’il rencontre un palais, il m’en dépeint la face,
Il me promène après de terrasse en terrasse ;…
Il compte des plafonds les ronds et les ovales ;
Ce ne sont que festons, ce ne sont qu’astragales, …
Je saute vingt feuillets pour en trouver la fin.

Évitez ces longueurs. La route qui mène à la clarté mène aussi à la précision. Pour l’une comme pour l’autre, il faut faire un choix dans l’ensemble des objets, déterminer les points les plus saillants, les plus utiles ; à moins qu’il n’y ait quelque circonstance dominante et qui appelle tout d’abord les regards, distribuer le tout par groupes, le ciel, le terrain, les eaux, puis le feuillage et les fabriques, ou encore d’après les impressions des sens, les formes, les couleurs, les bruits, les odeurs ; si le sujet est vaste, préférer en général l’opposition des contrastes aux rapprochements des harmonies, les masses aux détails, et là même où les détails sont de mise, se restreindre à ceux qui ont un caractère assez tranché pour frapper l’esprit.

Avec la clarté et la précision, je demande la variété et l’originalité. « Dans une description, dit M. Wey, les plans comme les détails se présentent un à un à la pensée, et se traduisent sous la forme la plus naïve, sous une forme toujours la même. Ce n’est donc qu’à force d’adresse que l’on parviendra à varier les phrases, à présenter sans cesse les objets ou les idées d’une manière nouvelle et piquante, à empêcher enfin l’intérêt de décroître et de s’amortir. L’originalité des formes y contribuera. Comme l’invention des figures en pareille matière est naturelle et facile, la servilité {p. 155}de l’imitateur s’y fait pardonner malaisément. Si l’on décrit les campagnes, les épithètes communes sont d’autant plus à redouter qu’elles s’offrent sans cesse : les vertes prairies, plus ou moins émaillées de fleurs, les forêts mystérieuses, les roches sourcilleuses, le cristal des fleuves, les cieux azurés, etc… Toutes ces jolies choses si souvent exaltées affadissent le caractère d’une description et font qu’elle ressemble à tout. »

Mais songez-y bien. La fuite du commun et du banal mène souvent soit au recherché et à l’excentrique, comme dans notre siècle, soit à l’ampoulé et à la périphrase académique, comme dans le xviiie, si fécond en poëmes descriptifs, et si stérile en bonnes descriptions. Ce dernier défaut est le plus dangereux de tous :

Souvent la peur d’un mal nous conduit dans un pire.

La variété et l’originalité dépendent surtout du style, et je recommanderai encore ici le procédé des peintres, quand, par le mélange des couleurs, ils parviennent, eu étudiant scrupuleusement la nature, à varier les nuances à l’infini. Le vert et le bleu, ce revêtement de la terre et du ciel, se modifient continuellement suivant les climats, les saisons, les jours, les heures même du jour, sans cesser pourtant d’être du bleu et du vert. Trouvez sur votre palette ces mille espèces de vert et de bleu que vous donne la nature ; trouvez-les dans un style à la fois net et flexible, dans une profonde connaissance et une grande habitude des ressources de la langue, dans un vocabulaire d’une étendue considérable, qui permette de rendre, tout en évitant le néologisme, les nuances les plus légères et les plus fugitives. Mais pour reproduire ainsi les diversités de la nature par celles de la parole, il est indispensable d’avoir beaucoup vu, de s’être créé par l’étude des cartons remplis de toute sorte d’esquisses, de joindre enfin à une organisation fine et observatrice et à une raison assez vaste pour contenir sans confusion des {p. 156}tableaux entiers l’acquisition de subtils et nombreux procédés de style.

Enfin la dernière qualité, la plus importante, est l’art de dramatiser, de passionner la description. Il correspond à l’intérêt de la narration. Pour y parvenir, l’écrivain rattachera la description tantôt aux héros du poëme, du drame, du roman, du discours, par l’harmonie ou les contrastes qu’il établit entre la nature extérieure et les sentiments qui les animent ; tantôt au lecteur lui-même, en mettant l’action en lui, en réveillant, pour les lui faire partager ou du moins comprendre, les émotions humaines qui dorment au sein de la nature, en faisant pénétrer enfin dans les objets physiques un élément moral. Sans ce feu, ravi au ciel comme celui de Prométhée , l’art se matérialise, et la poésie descriptive, quelque étincelante qu’elle soit, devient une œuvre purement plastique. Walter Scott et Victor Hugo, je l’ai remarqué déjà, ont penché vers ce défaut, où donnent pleinement quelques-uns de nos contemporains, qu’un sentiment de répulsion pour le vague et le banal du xviiie siècle jette dans l’excès contraire. L’épithète pittoresque a remplacé partout l’épithète abstraite : la colonne majestueuse est devenue le fût jaspé et cannelé, le marbre gris et rose ; la main gracieuse et délicate s’est changée en doigts longs et blancs ; de même qu’au siècle précédent, les Grecs bien bottés et bien casqués d’Homère avaient disparu dans les guerriers magnanimes. Ce n’est pas que je blâme le pittoresque dans la description ; loin de là ; je ne condamne que l’abus ; mais je crois aussi qu’elle ne va réellement au cœur de l’homme, qu’autant qu’on y introduit l’homme ; c’est l’éternelle devise de Poussin : Et in Arcadia ego. La nature seule est presque toujours froide et inanimée. Pour lui donner la vie, mêlez le sentiment à l’image, soit que vous mettiez l’aspect des lieux en harmonie avec les émotions de l’âme ; soit que vous aviviez celles-ci par l’opposition ; soit que vous y rattachiez une espérance ou un souvenir public ou privé.

Sans parler des poëtes et surtout des contemporains, de lord Byron, de Victor Hugo, de Lamartine, de Soumet, les {p. 157}prosaleurs qui ont le mieux su rattacher le sentiment à la description sont d’abord J. J. Rousseau, véritable chef d’école sous ce rapport, puis Bernardin de Saint-Pierre, Chateaubriand, Walter Scott, Manzoni, et quelques-uns de nos romanciers modernes.

Une description se passionne naturellement, quand le narrateur, dominé lui-même par la passion, ne voit, dans les diverses images qui s’offrent à lui, qu’un seul être, l’objet de son amour ou de sa haine, auquel il ramène tous les détails, et dont il communique ainsi la vie à tout le reste. Dans la pompeuse cérémonie de l’apothéose de Vespasien, Bérénice ne voit que Titus ; mais tous les traits épars de la description ne viennent se concentrer sur lui que pour en rayonner ensuite et illuminer tout ce qui l’environne :

De cette nuit, Phénice, as-tu vu la splendeur ?
Tes yeux ne sont-ils pas tout pleins de sa grandeur ?
Ces flambeaux, ce bûcher, cette nuit enflammée,
Ces aigles, ces faisceaux, ce peuple, cette armée,
Cette foule de rois, ces consuls, ce sénat,
Qui tous de mon amant empruntaient leur éclat ;
Cette pourpre, cet or, que rehaussait sa gloire,
Et ces lauriers encor témoins de sa victoire :
Tous ces yeux qu’on voyait venir de toutes parts
Confondre sur lui seul leurs avides regards…

Dans le sac de Troie, Andromaque ne voit que Pyrrhus, le suit partout des yeux, et à mesure qu’elle le suit, les objets se lèvent en quelque sorte, mais vagues et confus, autour du meurtrier d’Hector, dont les traits seuls sont fermes et bien accusés :

Songe, songe, Céphise, à cette nuit cruelle
Qui fut pour tout un peuple une nuit éternelle ;
Figure-toi Pyrrhus, les yeux étincelants,
Entrant à la lueur de nos palais brûlants,
Sur tous mes frères morts se faisant un passage,
Et de sang tout couvert, échauffant le carnage.
Songe aux cris des vainqueurs, songe aux cris des mourants,
{p. 158}Dans la flamme étouffés, sous le fer expirants.
Peins-toi, dans ces horreurs, Andromaque éperdue ..

Los rhéteurs, toujours disposés à multiplier les subdivisions, ont assigné à chaque espèce de description un nom spécial, en les rangeant mal à propos, ce me semble, parmi les figures de pensée. Ainsi la description du lieu s’est appelée topographie, celle du temps, chronographie, celle des personnes, prosopographie49, quand il ne s’agit que de l’extérieur, éthopée, quand on s’attache surtout au moral. La description colorée, énergique, qui fait d’un tableau une scène vivante, comme, par exemple, la tirade d’Andromaque que nous venons de citer, a pris le nom d’hypotypose. Exalté par la passion, le poëte ou l’orateur décrit-il, non plus ce que nous voyons avec lui, mais ce qu’il voit seul dans sa pensée ; reproduit-il, non la réalité des choses, mais les fantômes de l’imagination ; évoque-t-il pour les faire mouvoir, agir, répondre, interroger, les absents, les morts, les êtres inanimés et surnaturels ; c’est la prosopopée. Ainsi, quand la Phèdre de Racine, poursuivie par les remords, fuit jusqu’au fond des enfers, et y trouve son père qui tient l’urne fatale et juge tous les pâles humains ; ainsi quand le Fabricius de Jean Jacques cherche vainement dans la Rome de marbre et d’or, esclave et énervée, ces toits de chaume et ces foyers rustiques qu’habitaient jadis la modération et la vertu ; ainsi quand tout à l’heure Massillon nous montrait, en frissonnant lui-même, le tableau terrible du jugement dernier.

Vous verrez, quand il sera question des figures, pourquoi de toutes ces formes la prosopopée qui substitue des êtres fantastiques aux êtres réels est la seule qui me paraîtrait pouvoir se rattacher au style figuré, en se plaçant auprès de l’allégorie. Ce que j’en dis ici suffit pour la faire connaître. Quant à la classification des rhéteurs, je pense qu’on peut réduire toutes leurs espèces de description à deux, {p. 159}celle des choses, qui vient d’être traitée, et celle des personnes, que j’appelle simplement caractère ou portrait, et dont nous allons nous occuper.

{p. 160}

Chapitre XII.

du corps de l’ouvrage. — portrait, dialogue, amplification §

Le portrait peut représenter au physique, au moral, ou sous les deux aspects, un être réel ou imaginaire, un type, un idéal, une allégorie, Alexandre, la Chimère, l’hypocrite, un ange, le Temps.

A quels genres littéraires convient cette forme ?

La poésie, l’éloquence, l’histoire, le roman admettent le portrait, soit d’un individu, soit d’un type abstrait. Rare et précis dans l’épopée, plus encore dans la tragédie, qui ne le souffre exceptionnellement qu’à l’exposition50, le portrait, et surtout le portrait moral, est mieux placé et plus à l’aise dans la comédie. Voyez le chef-d’œuvre de Molière, le double portrait si savamment tracé de l’espèce faux dévot et de l’individu Tartufe ; voyez le Misanthrope qui, à défaut d’intrigue, est une admirable galerie de portraits ; étudiez la manière du {p. 161}peintre, ce n’est en général qu’une simple esquisse, quelques traits énergiques, ineffaçables, deux ou trois touches qui déterminent une physionomie. Au dix-septième siècle, au dix-huitième surtout, les successeurs de Molière abusèrent du portrait ; dans Destouches et Gresset, il remplaça l’action. Cette faute fut aussi celle des jeunes prédicateurs après Bourdaloue. Un portrait moral bien tracé relève et varie le dogmatique d’un sermon. Bourdaloue l’avait senti, il excella dans ce genre ; mais ses portraits ne sont point des hors-d’œuvre, ils servent toujours de preuve ou de conséquence à quelque vérité préalablement établie. Les débutants à la chaire ne le comprirent pas assez. Frappés du coloris de ces tableaux de mœurs, du piquant de ces détails qui présentaient la vie des hommes au naturel, ils voulurent les reproduire, mais au lieu de rattacher, comme l’avait fait Bourdaloue, leurs portraits à des principes, ils firent de l’accessoire le principal, et d’une petite partie, le tout. Le portrait en effet doit être, comme la description, le détail et non l’ensemble, un moyen et non un but. Dans les livres même qui, sous le nom de Caractères, présentent la satire générale de la société, je veux que, comme chez la Bruyère, ils entrent dans les preuves ou dans les développements, et ne soient jamais le fond même de l’ouvrage. J’admettrais bien une galerie de portraits historiques : du moins y apprend-on quelque chose de positif, et l’intérêt d’une étude réelle fait pardonner la monotonie du genre ; mais quant aux recueils, comme celui de Théophraste et de M. de Doudeauville, où les portraits généraux ou individuels, étant le livre même, se succèdent sans interruption et sans lien commun, je n’en suis guère plus partisan que d’un salon de peintures qui ne renfermerait qu’une suite de portraits bourgeois ou de figures allégoriques.

Pour qu’un portrait soit admissible en quelque ouvrage que ce soit, il faut d’abord que le lecteur le désire et l’attende, ce qui suppose que le personnage mérite les honneurs du portrait par son caractère, sa position, son influence sur les faits. Tracez l’image d’un Canning, d’un Guizot, d’un Robert Peel, je le conçois ; mais à quoi bon m’arrêter sur tous les {p. 162}comparses ministériels que le système représentatif a fait naître et mourir à chaque session ?

Il faut ensuite que le portrait ressemble, que l’énergie et l’originalité du pinceau en fassent bien saisir les traits et les grave dans la mémoire. Surtout, point de portraits de fantaisie chez l’historien ; c’est le plus grand défaut dans l’espèce. Presque jamais de portraits en pied, le buste suffit. Une fois le modèle posé avec aisance, sans roideur, sans luxe inutile, que le peintre saisisse l’ensemble de la physionomie, arrête bien les contours, n’accuse que les masses, négligeant les détails et les accessoires, à moins qu’ils ne soient éminemment caractéristiques.

Dans les compositions historiques, le meilleur moment pour produire le portrait est généralement celui où les personnages quittent la scène. Il résume alors et explique l’ensemble des faits. Salluste et Tacite restent les maîtres sous ce rapport.

Les Mémoires, par leur caractère plus privé, plus intime, le comportent mieux que l’histoire proprement dite ; voir Saint-Simon et le cardinal de Retz51.

Vous remarquerez que, tout en conservant la ressemblance, il faut varier le dessin et le coloris, non-seulement des portraits des différents personnages dans le même livre52, {p. 163}mais des portraits du même individu, selon qu’ils sont destinés à une histoire, à des Mémoires ou à quelque œuvre d’éloquence. Comparez le Catilina de Salluste et celui de Cicéron ; Condé et Turenne, dans le cardinal de Retz, dans Bossuet et dans Mme de Sévigné. Bossuet met dans ses portraits, comme ailleurs, une énergie et un entrain qui ne sont qu’à lui. Vous rappelez-vous ceux de Cromwell et de Gustave-Adolphe ? Dans celui de Condé, pour mieux faire saisir le caractère de son héros, il le met en opposition avec Turenne et les relève ainsi tous deux par le contraste.

Cette dernière forme prend le nom de parallèle. Plutarque est classique en ce genre. Mais comme il s’était astreint à l’appliquer à tous les grands hommes de l’antiquité sans exception, il était difficile qu’il n’eût point quelque uniformité, et que parfois les rapprochements ne fussent forcés ; c’est ce qui est arrivé.

La parallèle est excellent, par exemple, pour faire apprécier les caractères littéraires ou artistiques, qu’on ne juge bien que par comparaison. Mais comme il consiste tout entier en similitudes et en contrastes, il entraîne à l’abus des antithèses, à la recherche du piquant et de l’ingénieux, plutôt que du naturel et du vrai. Par lui on est enclin à exagérer, à contourner, à forcer certains rapprochements. Que de phrases creuses ou fausses débitées depuis qu’il y a des critiques et des jugements sur Eschyle et Corneille, Sophocle et Racine, Démosthène et Cicéron, Raphaël et Michel-Ange ! sans parler même de la mauvaise foi qui dénature à plaisir53

{p. 164}J’ai proscrit de l’histoire le portrait de fantaisie ; il n’est à sa place que dans le roman ; encore a-t-il ses lois. D’abord puisque, par sa nature même, il ne peut être vrai, c’est à-dire représenter un personnage réel, qu’il soit du moins vraisemblable. N’allez pas exagérer le vice ou la vertu, la beauté ou la laideur, au point que le lecteur se récrie et déclare votre création impossible ; et d’une autre part cependant, que la figure soit assez originale et les traits assez bien accusés pour que l’imagination les accepte à l’instant, et que la mémoire les retienne fidèlement. Ce sont là les deux mérites des grands romanciers, des Cervantès, des Walter Scott, des Lesage, de deux ou trois de nos contemporains. Leur dessin est si naturel, leur coloris si vrai, que vous croyez avoir déjà vu quelque part ce qui n’existe que dans leur pensée, que vous reconnaissez leur modèle, sans l’avoir jamais connu, et qu’une fois admis dans votre imagination, il n’en sort plus.

La tourbe des conteurs peint des monstres, ou des images vagues, confuses, dont il ne reste point de traces ; elle descend dans des détails puérils et minutieusement affectés54 ; elle tombe encore dans un autre vice, c’est de multiplier ses portraits à l’infini. Vous avez lu de ces romans où l’auteur, peu content d’esquisser jusqu’au personnage le plus subalterne, revient vingt fois sur les acteurs principaux, les reproduit de face, de profil, de trois quarts, sous tous les aspects55 ; {p. 165}le héros ne pourra ni marcher, ni s’asseoir, ni se mouvoir en aucun sens, sans que son attitude soit longuement et minutieusement décrite.

Fuyez de ces auteurs l’abondance stérile.

Ne vous semble-t-il pas d’ailleurs que ces portraits exprofesso où l’auteur arrête le personnage dans sa marche pour le faire poser, en quelque sorte, ont presque toujours je ne sais quoi d’apprêté et de déclamatoire, et qu’il est un moyen bien plus naturel de faire apprécier le héros, c’est l’action et le dialogue ?

Que vos personnages agissent ou parlent eux-mêmes, et je les connaîtrai mieux que par tout ce que vous m’en pourrez dire. Ai-je besoin qu’Homère trace le portrait d’Achille et d’Agamemnon, après ce dialogue si caractéristique où, dès l’ouverture du poëme, l’un a déployé son égoïsme tout royal, l’autre cette indomptable colère que Minerve seul peut plier ?56.

Vous demanderez peut-être quelques règles de disposition pour le dialogue, comme pour le récit, la description et le portrait. Ces règles, vous les savez d’avance, car elles découlent du même principe. Vous pressentez, par exemple, que le dialogue narratif ou dramatique doit, ainsi que le drame et la narration elle-même, avoir un objet, tendre à un but, aller au fait.

« Les écarts du dialogue dans le drame, dit Marmontel, viennent communément de la stérilité du fond de la scène et d’un vice de constitution dans le sujet. Si la disposition en était telle qu’à chaque scène on partit d’un point pour arriver à un point déterminé, en sorte que le dialogue ne dût servir {p. 166}qu’au progrès de l’action, chaque replique serait à la scène ce que la scène est à l’acte, c’est-à-dire un nouveau moyen de nouer ou de dénouer. Mais, dans la distribution primitive, on laisse des intervalles vides d’action ; ce sont ces vides qu’on veut remplir, et de là les excursions et les lenteurs du dialogue. » Mais où ces défauts sont plus impardonnables, c’est dans les péripéties importantes, dans les crises de passion ou d’intrigue : « Un personnage qui, dans une situation intéressante, s’arrête à dire de belles choses qui ne vont point au fait, ressemble à une mère qui, cherchant sa fille dans les campagnes, s’amuserait à cueillir des fleurs. »

Sans doute la replique directe n’est pas toujours exigée, le personnage en scène peut faire dériver le dialogue, répondre à sa pensée ou à celle de son interlocuteur, plutôt qu’aux paroles prononcées, mais au milieu de tous ces écarts l’auditeur ne doit pas perdre de vue le point culminant. Qu’on me pardonne de revenir toujours sur le même précepte ; c’est que si le paradoxe est un Protée aux mille formes, il n’est rien d’uni et de monotone comme la vérité.

Que le dialogue ne soit donc jamais épisodique, qu’il n’attaque jamais des généralités étrangères à l’action. Sans reproduire le bourgeois de la conversation ordinaire, qu’il évite toute forme antipathique au langage commun, toute emphase, toute fleur de diction, principalement tout ce qui peut sembler préparé, convenu, uniquement destiné à amener la replique. Les dramatistes de tous les peuples, les meilleurs même, tombent parfois dans ce défaut, Corneille et Racine aussi bien que Casimir Delavigne et Victor Hugo. Ainsi, dans les situations vives, le dialogue doit être sans doute rapide et heurté, mais n’y a-t-il pas quelque affectation dans celui qui oppose vers à vers et distique à distique ? Au reste, ne soyons pas trop rigoristes. Rien d’aussi difficile que de couper le dialogue à propos, de ne pas faire attendre la replique, de la lancer précisément où elle doit produire le plus d’effet. Certains maîtres seuls sont admirables sous ce rapport.

Ne quittons pas le dialogue sans dire un mot du dialogue didactique. C’est une forme que l’argumentation adopte {p. 167}quelquefois dans les sujets philosophiques et littéraires. Elle nous vient de l’antiquité, et Platon en est resté l’éternel modèle. Là elle se conçoit. L’antiquité vivait en plein air ; aux rayons étincelants du soleil, on sous les frais ombrages des jardins publies et privés, le Grec, à la fois ingénieux et loquace, pensait tout haut. Tout le monde se connaissait ; et si, dans sa promenade, Socrate rencontrait quelque jeune débauché à la ceinture dénouée, ou quelque apprenti philosophe, il mettait son bâton en travers du chemin, la conversation s’engageait, et le dialogue se renouait naturellement au fil des idées du penseur communicatif. Au moyen âge et aujourd’hui même, les méditations solitaires semblent mieux convenir à notre climat et à nos mœurs. Nos dialogues philosophiques, ceux de Hemsterhuis, par exemple, ce Hollandais qu’on dirait né à Paris au xviie siècle, semblent, sous le rapport de la forme, une imitation, plutôt qu’une œuvre originale. Au reste, pastiche ou création, le dialogue didactique a ses règles, comme le dialogue narratif ou dramatique.

D’abord, il ne faut l’employer que quand l’obscurité et la nouveauté des doctrines, la variété et la force des objections qui peuvent leurs êtres opposés exigent que l’on évite ainsi la monotonie de la dissertation. Laissez alors vos adversaires soutenir eux-mêmes leur cause ; mais comme c’est vous qui les faites parler, n’allez pas tronquer l’attaque ; ni la défense donnez à leurs développements toute l’étendue qu’ils leur donneraient eux-mêmes ; gardez-vous surtout de leur prêter ces arguments évidemment faux ou vides qui ne sembleraient placés là que pour faciliter votre victoire ; on ne voit que trop de ces discussions où l’interlocuteur joue le rôle de compère, et donne complaisamment la replique à l’auteur.

Le dialogue didactique est utile aussi pour éclairer quelques points obscurs de l’histoire ; ainsi l’admirable dialogue de Sylla et d’Eucrate, dans Montesquieu, où, quoi qu’en dise Marmontel, le philosophe ne traite pas le prescripteur avec trop de respect, mais lui parle avec la convenance d’un homme libre et bien élevé qui discute avec un tyran, sans oublier que ce tyran est un grand homme. La déclamation {p. 168}d’un fanatique rogue et pédant n’eût été bonne que pour les bancs de l’école.

La seconde règle des écrits de ce genre, c’est d’aboutir à un résultat positif. Un dialogue où deux opinions se choquent, sans que le lecteur puisse en rien conclure, rappelle ces combats de théâtre où deux spadassins se portent pendant un quart d’heure les plus furieuses bottes, pour se quitter chacun également frais et dispos. Après la lecture de Platon, si vous ne partagez pas son opinion, vous savez du moins à quoi vous en tenir sur sa doctrine ; après celle de Cicéron sur l’art oratoire, vous avez de l’éloquence une idée plus précise et plus lumineuse. Chacun des dialogues de Fénelon peut se résumer en un sage précepte ou en une grave observation. Fontenelle même, bien qu’on puisse lui reprocher quelque manière, surtout dans la Pluralité des mondes, ne manque pourtant point à ce principe.

Une dernière règle enfin. Si vous introduisez dans ces sortes de dialogues des personnages historiques ou fictifs, conservez à chacun son caractère réel ou vraisemblable, ou du moins jetez dans leur langage la variété et les contrastes. Ce précepte s’applique à la forme épistolaire quand on en revêt le roman ou la thèse philosophique. Que d’écrits de ce genre, où l’auteur parle tout seul sous les noms des divers personnages auxquels il prête sa plume ! retranchez la date des lettres et la suscription solennelle : du même à la même, ou de la même au même, et je vous défie de deviner le correspondant. J. J. Rousseau n’est pas à l’abri de ce reproche.

Je me borne à cette observation sur la disposition épistolaire. Quant au genre en lui-même, les motifs énoncés au commencement du précédent chapitre me dispensent de m’y arrêter. C’est d’ailleurs un de ceux dont on a le plus souvent donné la théorie, bien qu’il soit le plus indépendant des règles, le plus varié, le plus capricieux dans son allure, le seul qui permette à l’écrivain de laisser courir sa plume la bride sur le cou, comme disait madame de Sévigné. Si vous voulez donc réussir comme épistolographe, abandonnez-vous à l’impulsion de votre nature, de vos sentiments, de vos {p. 169}opinions, de votre esprit, en appliquant seulement à ce genre les règles générales de l’art d’écrire.

Ainsi donc, sans nous arrêter sur l’épistolographie, terminons ce que nous avons à dire de la narration et des formes qui s’y rattachent, par quelques remarques sur un mode de développement qui peut s’appliquer non-seulement à cette partie de l’ensemble, mais à toutes les autres ; je veux parler de l’ amplification.

Il est, en effet, dans une œuvre didactique ou oratoire, certaines preuves, certains sentiments, certaines vérités, sur lesquels on ne peut assez appuyer, comme, dans un récit, certains faits qu’il faut agrandir, ou au contraire atténuer par la manière dont on les présente. Recourez alors à ce que les Latins appelaient amplification.

« L’amplification, dit Cicéron, est une énergique exposition des choses, qui, en remuant l’âme, détermine la persuasion. » Et ailleurs : « C’est une manière de dire véhémente qui, par la force des paroles et l’énumération des circonstances, démontre ou la dignité et la grandeur, ou l’indignité et l’atrocité d’une action. » Et c’est en conséquence de cette double vertu qu’il distingue, avec Aristote, deux espèces d’amplification, celle qui agrandit et élève, et celle qui abaisse et atténue, quod valet, non solum ad augendum aliquid et tollendum allius dicendo, sed etiam ad extenuandum atque abjiciendum.

Pour comprendre cette distinction, relisez la fable des Animaux malades de la peste.

Un mal qui répand la terreur,
Mal que le ciel en sa fureur
Inventa pour punir les crimes de la terre,
La peste, puisqu’il faut l’appeler par son nom,
Capable d’enrichir en un jour l’Achéron,
Faisait aux animaux la guerre.

Voilà l’amplification qui agrandit ; la confession de l’âne est celle qui atténue.

Ne croyons donc pas, avec le jésuite Colonia, dans son {p. 170}traité De arte rhetorica, que l’amplification soit nécessairement sophistique et déclamatoire. Est-il rien de plus naturel, de plus naïf même, dans leur exagération apparente, que ces deux amplifications ? Ici encore, tout dépend des circonstances. Une agrégation d’idées, une métaphore, un contraste, une gradation, paraîtront exagérés, ampoulés même en certains lieux, qui ne feront, en d’autres, que donner aux idées leur grandeur réelle, ou les réduire à leur juste valeur. « L’éloquence, selon un écrivain contemporain, est un vêtement qui subit, plus qu’on ne se l’imagine, les variations de la mode. Tantôt elle ira jusqu’à la déclamation, sans exagérer ; tantôt elle se contentera de discourir, sans sécheresse. » En général l’amplification est admissible, même en excédant la vérité, lorsque c’est l’enthousiasme ou la passion qui exagère, et que l’orateur ou l’écrivain s’expriment comme ils sentent. Pour les juger mettez-vous à leur place, sinon votre froide et rigoureuse analyse glacera toute imagination, étouffera tout sentiment. L’ébullition violente peut seule vous donner la vapeur dans toute son énergie ; laissez-la s’accumuler, quand vous voulez qu’elle entraîne rapidement, et n’ouvrez vos soupapes que si vous craignez que la chaudière n’éclate.

Je ne sais à l’occasion de quel décret Mirabeau avait commencé un discours par cette métaphore assez bizarre en effet : « Aux premiers mots proférés dans cet étrange débat, j’ai ressenti les bouillons du patriotisme jusqu’au plus violent emportement… » A cette phrase le côté droit de l’assemblée se prit à rire. « Messieurs, dit Mirabeau, donnez-moi quelques moments d’attention, et je vous jure qu’avant que j’aie cessé de parler, vous ne serez plus tentés de rire. » Et il ne se trompait pas. Parfois, la gravité des circonstances, l’imminence des dangers, l’exaltation des idées communiquées ou admises sont telles qu’elles nécessitent ou du moins justifient ce qui, partout ailleurs, serait faux ou ridicule.

Puisque j’ai nommé Mirabeau, peut-on trouver un plus magnifique modèle d’amplification que son discours sur la banqueroute ? Pour l’apprécier dignement, il faut se mettre bien au courant des circonstances qui l’amenèrent. Songez {p. 171}que le ministre Necker, pour remédier à l’embarras des finances, ne demandait rien moins que le quart de la fortune de chaque citoyen ; songez quelle opposition devait soulever et souleva réellement l’idée d’un si formidable impôt ; songez que l’orateur avait déjà parlé trois fois dans la séance, qu’il était plus de quatre heures, ce qui répond à six ou à sept dans nos habitudes actuelles, que l’attention de tous était fatiguée, épuisée par la longueur et la violence de la discussion. C’est alors que Mirabeau, déterminé à emporter le vote, — je crois voir Condé en face des gros bataillons de l’armée d’Espagne ! — prend la parole pour la quatrième fois, et que, ramassant toutes ses forces, il prononce cette triomphante amplification, un des plus beaux monuments de l’éloquence ancienne et moderne. Vous la trouverez partout ; remarquons seulement que la péroraison de ce morceau nous donne précisément l’exemple de l’amplification qui reste amplification, et de celle qui devient déclamation.

« Eh, messieurs ! à propos d’une ridicule motion du Palais-Royal, d’une risible insurrection, qui n’eut jamais d’importance que dans les imaginations faibles, ou dans les desseins pervers de quelques hommes de mauvaise foi, vous avez entendu naguère ces mots forcenés : Catilina est aux portes, et on délibère ! Et certainement il n’y avait autour de nous ni Catilina, ni périls, ni factions, ni Rome… »

Par conséquent l’amplification était mauvaise, puisque les circonstances ne la justifiaient pas ; tandis que quand Mirabeau ajoute : « Mais aujourd’hui la banqueroute, la hideuse banqueroute est là ; elle menace de consumer tout, vos propriétés, votre honneur, et vous délibérez ! » l’amplification est excellente, parce qu’elle est à sa place, comme celle de Tite-Live qu’elle rappelle si bien : « Ante portas est bellum ; si inde non pellitur, jam intra mœnia erit, et arcem et Capitolium scandet, et in domos vestrus vos persequetur ; la guerre est aux portes ; qu’on ne l’en chasse pas, elle sera bientôt dans nos murs, elle montera au Capitole, elle occupera la citadelle, elle vous poursuivra jusque dans vos maisons. »

Loin donc de blâmer l’amplification, quand au lieu d’être {p. 172}un hors-d’œuvre, elle se lie et se rattache parfaitement à un sujet solide et digne d’elle, disons, avec Cicéron, qu’alors elle est le triomphe du style, summa laus eloquentiæ amplificare rem ornando. C’est elle qui, chez les Romains comme chez les modernes, distingue l’homme éloquent de l’homme disert ; c’est elle qui donne à la prose la grandeur, la hardiesse, la poésie d’expression, verba prope poetarum. Dans Démosthène, dans Bourdaloue, dans Pascal, dans le comte de Maistre, dans Lamennais, elle fortifie l’argumentation, elle ajoute au raisonnement de l’ampleur et de l’énergie. Dans Cicéron, dans Bossuet, dans Massillon, dans Rousseau, dans Bernardin de Saint-Pierre, dans Chateaubriand, elle s’adresse plutôt au sentiment ou à l’imagination. Voyez, dans Bossuet, comme elle fait retentir jusqu’au fond du cœur les coups multipliés qui frappèrent Henriette de France, et le tonnerre imprévu qui tua Henriette d’Angleterre. Voyez la manière dont Rousseau démontre, par l’amplification, que le duel est l’acte d’une bête féroce, que le suicide est un crime contre la société et contre Dieu, que l’homme ne doit pas se nourrir de la chair des animaux, etc.

Elle ne s’emploie pas seulement dans l’éloquence et la philosophie ; que d’amplifications poétiques dans Homère, dans Virgile, dans Racine, dans lord Byron, dans Lamartine, dans l’auteur de la Divine Epopée et de Jeanne d’Arc !

Je sais que bien des poëtes ont étrangement abusé de ce moyen de développement ; que certaines amplifications de Crébillon, par exemple, de Corneille lui-même, je ne veux pas parler des contemporains, sont de véritables déclamations. Mais, d’autre part, je ne voudrais pas, avec Condillac et quelques autres rhéteurs, montrer au poëte une sévérité déplacée, et le traiter moins en poëte qu’en philosophe. Plusieurs critiques, Fénelon à leur tête, ont vivement blâmé le récit de Théramène dans Phèdre. Théramène, disent-ils, se plaît trop à décrire les cornes menaçantes, les écailles jaunissantes et la croupe qui se recourbe. Il devrait dire simplement et d’une voix entrecoupée : — Hippolyte est mort, un monstre l’a fait périr ; je l’ai vu. — Il est aisé de {p. 173}répondre à ces critiques, et Voltaire l’a fait avec beaucoup de justesse. Il n’ose, il est vrai, défendre ni les cornes menaçantes, ni les écailles jaunissantes ; soit, et j’accorde que Racine ail oublié, dans ce récit, sa sobriété habituelle ; mais, d’une autre part, se borner à l’assertion laconique de Fénelon, c’eût été, en quelque sorte, désappointer le lecteur, qui, comme Thésée, demande des détails, c’est-à-dire l’amplification. Théramène dit précisément ce que Fénelon désire, et il le dit en moins de mots encore : « Hippolyte n’est plus. » Le père s’écrie ; Théramène ne reprend ses sens que pour dire : « J’ai vu des mortels périr le plus aimable. » Et il ajoute ce vers si nécessaire, si touchant, si désespérant pour Thésée :

Et j’ose dire encor, seigneur, le moins coupable.

La gradation est pleinement observée, les nuances se font sentir l’une après l’autre. Le père attendri demande « quel Dieu lui a ravi son fils, quelle foudre soudaine ?… » Et il n’a pas le courage d’achever ; il reste muet dans sa douleur, il attend ce récit fatal ; le public l’attend de même. Théramène doit répondre. On lui demande des détails ; il doit en donner… Quel est le spectateur qui voudrait ne les pas entendre, ne pas jouir du plaisir douloureux d’écouter les circonstances de la mort d’Hippolyte ?

{p. 174}

Chapitre XIII.

du corps de l’ouvrage. — argumentation, confirmation, réfutation §

La narration et les genres que nous y avons rattachés, description, portrait, dialogue, etc., forment souvent l’ensemble de l’ouvrage, mais souvent aussi ils n’en sont en quelque sorte que le fondement, et alors l’édifice lui-même est tout entier dans la confirmation.

La confirmation renferme les preuves ou arguments. Or c’est dans l’argumentation que réside toute l’adresse et la force de l’éloquence judiciaire, d’une grande partie du genre délibératif, de la polémique, de la plupart des écrits philosophiques et didactiques. Il est donc important de s’y arrêter.

Nous avons dit que la science, l’expérience et la méditation donnent le fond, et la logique la forme de l’argumentation. Pour cette dernière partie nous pourrions donc renvoyer aux traités ex professo sur la matière. On comprend maintenant pourquoi nous demandions que cette étude précède celle de la rhétorique. Quand les rhéteurs, en effet, dissertent du syllogisme et des autres manifestations du raisonnement, ils ne peuvent le faire que d’une manière superficielle ; ils se bornent forcément à un rapide aperçu de la logique formelle, toujours incomplète et boiteuse, sans la logique réelle. Mais puisque, en dépit de Boileau, on n’apprend pas à penser avant que d’écrire, force nous est, tout en confessant notre insuffisance, d’indiquer au moins sommairement les {p. 175}principes d’argumentation, et les principaux termes affectés aux diverses espèces d’arguments.

Avant tout, il faut bien savoir quelle nature d’argumentation est applicable aux idées que l’on veut communiquer et faire admettre.

Ecartons d’abord certaines vérités d’instinct, d’intuition, de besoin, de sentiment, qui ne se démontrent ni ne se contestent, dont tout être régulièrement organisé a la conscience, qui ne sont niées que par les monstres et les malades, comme la lumière par l’aveugle. Ici point d’argumentation ; enlevez la cataracte ou taisez-vous. Bornons-nous aux vérités qui sont du domaine du raisonnement.

Pourquoi admettez-vous que dans tout triangle la somme des trois angles est égale à deux angles droits ? Parce que vous déduisez cette vérité d’une série de propositions successivement évidentes d’où elle découle invinciblement. Vous ne pouvez vous tromper, parce qu’ici le principe étant en vous, vous en connaissez le résultat dans sa raison d’être, et qu’il ne peut vous paraître autre qu’il n’est.

Pourquoi admettez-vous qu’une quantité donnée d’acide nitrique dissout une quantité correspondante d’argent ? Parce que vous induisez cette vérité d’un certain nombre d’expériences qui vous ont toujours présenté le même résultat. Vous pouvez vous tromper, parce qu’ici le fait étant hors de vous, bien qu’actuel et susceptible de se vérifier, vous ne le connaissez pas dans sa raison d’être, et qu’il peut vous paraître autre qu’il n’est.

Pourquoi admettez-vous qu’Alexandre a vaincu les Perses, et que le castor vit eu société ? Parce que vous n’avez aucun motif valable de révoquer en doute l’autorité de ceux qui vous ont transmis ces vérités, et qu’en conséquence vous croyez à leur témoignage. Vous pouvez vous tromper, parce qu’ici le fait étant non-seulement hors de vous, mais tel que le temps ou la distance ne vous permet pas de le vérifier personnellement, vous ne le connaissez pas dans sa raison d’être, et qu’on a pu vous le présenter autre qu’il n’est.

Il y a donc des vérités d’évidence, que nous admettons {p. 176}immédiatement, ou que nous déduisons par la démonstration d’autres vérités précédemment admises ; tels sont les axiomes, les propositions mathématiques. On peut même ranger parmi elles les principes fondamentaux de la métaphysique et de la morale. « Pourquoi Archelaüs est-il à plaindre ? — Parce que, dit Socrate dans le Gorgias, il vaut mieux souffrir l’injure que de la commettre. — Pourquoi ? — Parce qu’il n’y a pas de bonheur sans vertu, et qu’il existe une justice qui exige l’accord entre la vertu et la félicité. »

Il y a des vérités d’expérience, que nous révèle le témoignage de nos sens et l’analyse, et que nous généralisons, après un certain nombre de faits recueillis, pour en déduire ensuite tous les faits homogènes ; telles sont les vérités physiques.

Il y a des vérités de témoignage, qui nous ont été transmises par d’autres, et que nous n’admettons qu’après avoir pesé et contrôlé les autorités sur lesquelles elles s’appuient ; telles sont les vérités historiques.

Voilà trois ordres d’assentiment auxquels on peut rapporter les propositions de toute nature.

On remarquera que les trois ordres se rencontrent en un point : poser des universaux et en déduire l’hypothèse à établir ; seulement, dans les deux derniers, la déduction est précédée d’une analyse, d’un examen, d’une induction dont le premier se passe ; il n’a pas besoin d’amener ses prémisses ; il lui suffit de les énoncer.

On remarque aussi qu’il n’est point de déduction possible, tant qu’on n’est pas arrivé à une idée universelle à laquelle on puisse rattacher l’hypothèse. J’énonce cette proposition : Milon, meurtrier de Clodius, est innocent. Si vous vous refusez à l’admettre, c’est que le rapport entre le sujet et l’attribut vous échappe, c’est-à-dire que vous ne savez comment ranger l’idée individuelle : Milon, meurtrier de Clodius, dans l’idée générale innocent. Pour obtenir votre assentiment, je cherche une idée intermédiaire dont la relation avec l’une et l’autre soit évidente ou préalablement démontrée, c’est-à-dire qui soit manifestement comprise dans {p. 177}innocent, et qui, à son tour, comprenne manifestement Milon, meurtrier de Clodius. Je trouve, par exemple, quiconque frappe dans un but de légitime défense. Après avoir étudié cette idée, il m’apparait qu’elle est à l’égard de l’idée innocent dans le même rapport que le contenu à l’égard du contenant, et à l’égard de l’idée Milon meurtrier de Clodius dans le même rapport que le contenant à l’égard du contenu ; que la catégorie meurtriers dans le but de légitime défense doit être rangée dans celle d’innocents, et qu’à son tour l’individu Milon est au nombre des meurtriers dans le but de légitime défense, d’où je conclus qu’il est au nombre des innocents, ce qui était à démontrer ; et je formule ma déduction par l’argument suivant : « Quiconque frappe dans le but de légitime défense est innocent ; or Milon a tué Clodius dans le but de légitime défense ; donc Milon, meurtrier de Clodius, est innocent. »

La déduction ainsi formulée se nomme syllogisme.

L’axiome suivant constitue donc la raison du syllogisme, considéré du moins dans sa forme ordinaire : Tout ce qui peut être affirmé ou nié universellement d’une idée peut être affirmé ou nié de chaque espèce particulière et de chaque individu compris dans cette idée.

Si maintenant nous analysons le syllogisme, nous y trouvons trois propositions, composées chacune de deux termes qui s’y représentent deux fois. Les deux premières propositions se nomment prémisses, parce qu’elles précèdent et amènent la dernière. Celle-ci n’est autre que la proposition même à démontrer, qui prend alors le nom de conséquence ou conclusion. La première prémisse s’appelle majeure, parce qu’elle énonce la proposition générale, ou, en considérant les termes, parce que, avec l’idée intermédiaire, elle contient la plus étendue des deux autres idées ; la seconde s’appelle mineure, parce qu’elle énonce la proposition particulière, ou, suivant les termes, parce qu’elle contient, outre l’idée intermédiaire, la moins étendue des deux autres idées. Dans le syllogisme ordinaire, l’attribut de la première prémisse renferme donc en lui les deux autres termes, aussi le {p. 178}dirons-nous grand extrême ; le sujet de la seconde est donc renfermé dans les deux autres termes, aussi le dirons-nous petit extrême ; enfin le sujet de la première, étant l’attribut de la seconde, est contenu d’une part et contient de l’autre, aussi le dirons-nous moyen terme.

Le syllogisme est catégorique, conditionnel, ou disjonctif, selon que sa majeure est une proposition simple, conditionnelle ou disjonctive. L’exemple cité est un syllogisme catégorique.

Si Milon a tué Clodius dans le but de légitime défense, il n’est pas coupable ; or il l’a tué, etc., donc, il n’est pas coupable ; syllogisme conditionnel. — Milon a tué Clodius ou dans le but de légitime défense, ou par tout autre motif ; dans le premier cas, il n’est pas coupable, il l’est dans le second ; or il l’a tué, etc., donc, etc. Syllogisme disjonctif.

On voit que ces deux dernières formes peuvent se ramener toujours à la première.

Souvent l’une ou l’autre des prémisses a besoin elle-même d’une démonstration, d’un développement. L’exemple donné ici en est la preuve. Car il faut démontrer qu’en effet il est permis de tuer dans le cas de légitime défense, et qu’en effet Milon n’a fait que se défendre contre une injuste agression ; le syllogisme ainsi développé prend le nom d’épichérème.

Si au contraire une prémisse est tellement évidente qu’elle puisse être supprimée sans diminuer la force de l’argumentation, retranchez-la. Cette proposition : Tout être raisonnable et libre est responsable de ses actions, donc Clodius est responsable de ses actions, — suppose que l’on tient pour démontré que Clodius n’est privé ni de raison, ni de liberté. Le syllogisme ainsi resserré se nomme enthymème.

Une autre méthode abrégée de raisonnement syllogistique est de réunir un assez grand nombre de propositions tellement liées ensemble que l’attribut de l’une devienne continuellement le sujet de celle qui la suit, jusqu’à ce qu’on arrive à une conclusion en réunissant le sujet de la première à l’attribut de la dernière. Je veux prouver que Dieu, quoique tout-puissant, ne peut pas faire ce qui implique contradiction. {p. 179}Je dis : — « Dieu est tout-puissant — un être tout-puissant est celui qui peut faire tout ce qui est possible — ce qui est possible est ce qui n’implique pas contradiction — donc Dieu peut faire tout, ou ne peut faire que — ce qui n’implique pas contradiction. » On appelle sorite cette suite de syllogismes tronqués.

Enfin la dernière espèce de syllogisme est le dilemme. Il s’agit, dans le dilemme, de prouver une assertion, en établissant l’absurdité ou la fausseté de l’assertion contraire dans toute hypothèse possible. La majeure du dilemme se forme d’une proposition conditionnelle dont l’antécédent est l’assertion qui doit être niée, et le conséquent l’énumération de toutes les hypothèses qui peuvent amener cette assertion ; la mineure rejette ensuite toutes les suppositions contenues dans le conséquent, et dès lors il ne reste plus dans la conclusion qu’à rejeter l’antécédent lui-même, c’est-à-dire à poser la vérité contraire à cet antécédent. Vous voulez prouver par le dilemme que Dieu a créé le monde parfait en son espèce : — « Majeure : Si Dieu n’a pas créé le monde parfait, cela ne peut venir que d’un défaut de volonté ou d’un défaut de puissance ; — Mineure : mais cela ne vient ni d’un défaut de volonté, car alors il serait méchant, c’est-à-dire il ne serait pas Dieu ; ni d’un défaut de puissance, car alors il serait impuissant, c’est-à-dire encore il ne serait pas Dieu ; — Conclusion : donc il a créé le monde parfait en son espèce. »

Je passe d’autres espèces d’arguments ; ce livre n’est pas un traité de logique ; mais ce peu de mots peut suffire, ce me semble, à établir le principe et les modes les plus ordinaires de la logique formelle.

Maintenant que reste-t-il à faire à l’écrivain ? Bien déterminer d’abord à quel ordre de vérités appartient la proposition à démontrer, et celle-ci une fois classée, arriver à l’idée générale dont il déduira l’hypothèse avec netteté et précision.

Bien entendu que quand je parle de remonter aux généralités, il ne s’agit pas de donner dans le lieu commun, mais de dégager l’esprit de la question spéciale, lorsqu’il tend à s’y resserrer, pour le laisser se déployer à l’aise dans le vaste {p. 180}champ des universaux. « Qui ne sait traiter que l’espèce, dit Vico, diffère autant de celui qui s’élève jusqu’au genre que l’homme qui voit les objets de nuit et au flambeau diffère de celui qui les contemple à la lumière du soleil. » Quand on peut, dans une cause particulière, dans une discussion actuelle, rattacher son argumentation à quelque grand principe, à quelque vérité d’un ordre élevé, soit en morale, soit en politique, on lui donne une gravité, une autorité, une abondance, que les spécialités ne comportent pas. Nous verrons bientôt que, d’après Buffon, la généralisation des idées est la cause la plus fréquente de la sublimité du ton. Elle l’est également de la puissance de l’argumentation. Élevez, agrandissez la majeure du syllogisme. Tel a été, de nos jours, le secret du style des doctrinaires. Et quelque ridicule que l’on ait attaché à ce nom, les discours des Royer-Collard et des Guizot auront, par la supériorité de leurs généralisations, une place à part dans l’éloquence parlementaire. Remarquez aussi que c’est là un des mérites de Bossuet.

Enfin il ne suffit pas d’avoir trouvé ses preuves et d’en avoir reconnu la nature, sachez encore les choisir, les disposer, les traiter.

Cicéron, au deuxième livre de l’Orateur, donne sur le choix des preuves d’excellents préceptes. Il faut moins compter que peser les arguments, numeranda minus quant ponderanda ; s’il est des occasions où l’on doive s’occuper de la quantité plus encore que de la qualité, c’est seulement lorsque les preuves, faibles par elles-mêmes, ne peuvent, comme les sarments du faisceau de la fable, acquérir de force que par l’union ; c’est quand on espère que leur ensemble triomphera où chacune à part eût été impuissante :

Et quæ non prosunt singula, multa juvant ;

c’est enfin quand, ne pouvant renverser comme la foudre, on veut du moins, comme la grêle, frapper à coups redoublés, etiam si non ut fulmine, tamen ut grandine. Mais en tout état de cause, rejetez toutes les preuves positivement {p. 181}frivoles, vulgaires, mêlées de bon et de mauvais, utiles d’un côté, nuisibles de l’autre, toutes celles qui pourraient donner à vos paroles une apparence de contradiction et de mensonge. Ayez soin encore de ne pas vous arrêter aux propositions que nul ne songe à contester, allez immédiatement au nœud de la controverse ou de la cause. Toute discussion, comme toute narration, a son point culminant. C’est là que doivent se concentrer toutes les forces de l’argumentation. Quintilien, au commencement du septième livre, développe minutieusement cette idée dans ses rapports avec l’éloquence du barreau.

Les arguments choisis, comment les disposer et les traiter ? La disposition dépend presque toujours des circonstances. La seule règle à peu près universelle, et que la nature enseigne, avant les rhéteurs, c’est de garder les arguments les plus décisifs pour les derniers, soit en employant simplement la gradation, soit en frappant d’abord un grand coup, et en laissant passer ensuite les preuves médiocres, pour terminer avec plus de force et de solidité que l’on n’avait commencé. C’est ce que Quintilien appelle ingénieusement la tactique homérique. Le vieux Nestor, dans Homère, met au premier rang sa cavalerie et ses chars, au dernier sa nombreuse et vaillante infanterie, au milieu ses plus faibles soldats, ϰαϰούς ϑίς μίσσου ἔλατσευ.

Quant à la manière de traiter les preuves, je devancerai par une seule observation les règles générales de style applicables à l’argumentation comme à tout le reste, et auxquelles nous arrivons bientôt. Que l’écrivain, logicien toujours sévère pour le fond, emploie rarement les formes rigoureuses de l’école. Peu de sujets en admettent la roideur, peu de lecteurs en supportent la monotonie. Que son syllogisme dérive le plus souvent à l’épichérème de Cicéron ou à l’enthymème de Démosthène ; que la majeure ne soit pas invariablemen suivie de la mineure, et de concert avec elle n’amène pas invariablement la conclusion ; qu’il supprime certains membres de l’argumentation faciles à suppléer, ou que, en les développant, il en intervertisse l’ordre normal. L’imitation, l’habitude, la passion exercent une puissante influence sur {p. 182}les hommes ; qu’il ait souvent recours à l’induction et à l’exemple, parfois même à l’argument personnel, argumentum ad hominem, qui tourne les vices et les torts de nos adversaires contre leurs doctrines et leurs prétentions ; qu’il préfère la gradation au sorite ; que l’amplification soit fréquente, le dilemme rare, peu de circonstances permettent de le produire à coup sûr. En un mot, qu’il n’oublie pas que les natures et les institutions humaines sont choses flexibles et ondoyantes, ne comportant guère que les demi-vérités, et s’accommodant rarement de la rigueur de l’expression logique. Celle-ci serait moins irrésistible, si elle était toujours et partout de mise.

Au reste, on conçoit qu’il faut se fier ici au coup d’œil de l’écrivain, comme, dans les préceptes de la tactique, au coup d’œil du général. C’est une observation commune à toute la rhétorique. Bien que les plus grands orateurs et les plus grands capitaines n’aient pas dédaigné la théorie, ce n’est pourtant pas précisément pour les Mirabeau qu’ont écrit Cicéron et Quintilien, non plus que Végèce et Folard pour les Napoléon. Les règles sont subordonnées à la matière, aux circonstances, à l’occasion, à la nécessité. C’est à l’écrivain à comparer, à peser les preuves, à se déterminer dans leur ordre et leur choix d’après son propre discernement, à se mouvoir, en un mot, en sens divers selon les vicissitudes du sujet. « La rhétorique, dit avec raison Quintilien, serait chose par trop facile, si on pouvait la renfermer tout entière dans quelques pages de règles… Ses préceptes ne sont pas des lois et des plébiscites dont on ne puisse s’écarter. C’est le besoin qui les a faits ce qu’ils sont. Je ne nie pas que le plus souvent ils ne soient utiles ; autrement je n’écrirais pas. Mais si cette même utilité nous conseille de nous en écarter, il faut la préférer à toutes les règles. »

Cette remarque s’applique à la réfutation, qui consiste à combattre les arguments de l’adversaire, à détruire ses objections contre nos principes, ses allégations contre notre personne. Que, selon les circonstances, la réfutation suive ou précède la confirmation, souvent même l’accompagne et se {p. 183}confonde avec elle. Ces deux parties, en effet, ont tant de rapports ensemble, que plusieurs rhéteurs ne les ont point distinguées l’une de l’autre. « Comme vous ne pouvez, dit Cicéron, réfuter les objections de la partie adverse, sans confirmer vos arguments, ni confirmer ceux-ci, sans réfuter celles-là, ces deux parties du discours s’unissent par leur nature, leur but, et la manière dont on les traite. »

La réfutation est sérieuse ou ironique : sérieuse, elle repousse les principes de l’adversaire ou les conséquences qu’il en a tirées, elle lui démontre qu’il a manqué de raison ou de logique ; ironique, elle tourne en ridicule ses idées ou sa personne. Quelquefois elle réunira les deux caractères.

Nous venons d’établir les règles de l’argumentation ; vous qui les avez étudiées et appliquées, prouvez que votre adversaire a péché contre elles, soit par sa propre faiblesse, soit, et je le préfère ainsi, par celle de sa cause ; il y a en effet adresse et bon goût à lui accorder assez de talent et d’esprit pour que sa défaite soit regardée comme une conséquence nécessaire de l’opinion qu’il défend, et non de la manière dont il la défend. Si, pour donner plus d’énergie à des preuves individuellement insuffisantes, il les a réunies et accumulées, isolez à votre tour chacune d’elles et brisez-les l’une après l’autre. Si, au contraire, vous avez contre l’ensemble quelque réponse écrasante, faites bon marché des détails, et ne frappez qu’un coup, mais foudroyant. Etudiez à fond la cause adverse ; c’est en apprenant à la défendre que vous saurez mieux la réfuter. Mais une fois sur le terrain de la discussion, ne prévenez l’objection que quand vous serez sûr d’en triompher ; autrement, vous courez risque d’offrir à l’ennemi des armes dont lui-même ne soupçonnait pas l’existence. Démontrez la vulgarité des arguments communs, l’insignifiance des faibles, l’absurdité des contradictoires, l’équivoque des ambigus ; tournez à votre avantage ceux que les deux parties peuvent utiliser également ; dédaignez ceux qui sont trop évidemment frivoles ou étrangers à la question ; méfiez vous des similitudes, et appuyez sur le commun proverbe : Comparaison n’est pas raison ; dévoilez {p. 184}enfin toutes les espèces de sophismes et de paralogismes.

Le paralogisme, selon plusieurs, diffère du sophisme, en ce que, de ces deux raisonnements également faux, le second est le résultat de la mauvaise foi et d’un parti pris, le premier celui de l’erreur et d’un défaut de science ou d’attention. D’autres logiciens n’admettent point cette distinction. Peu importe ; le point essentiel est de bien saisir l’équivoque qui est au fond de tout mauvais raisonnement et de la mettre dans tout son jour.

Dans la réfutation de certains sophismes dont l’absurdité saute aux yeux, et en général toutes les fois que l’adversaire peut prêter au ridicule, la réfutation ironique est souvent plus puissante que les raisonnements57. C’est elle qu’employait Aristophane pour combattre les sophismes de son siècle, parfois si semblables à ceux du nôtre. Socrate et Cicéron la prirent sous leur patronage ; mais ce mode de réfutation appartient surtout aux Français, et ressort, dès l’origine, du génie de la nation. Les vieux contes de nos trouvères, le roman du Renard, les bibles, les nefs, les blasons du moyen âge n’étaient autre chose que des allégories ironiques58. Sans parler des satires proprement dites, depuis l’iambe d’Archiloque, jusqu’à celui de M. Barbier, la meilleure partie de la Satire Ménippée, qui donna plus d’adhérents à Henri IV que le gain d’une bataille, n’est qu’une réfutation par le ridicule. N’est-ce pas surtout à l’emploi de l’ironie que les Provinciales de Pascal doivent le privilége si rare pour un écrit polémique de survivre jusqu’aujourd’hui aux circonstances qui les inspirèrent ? Pascal est suivi au xviiie siècle de Montesquieu, de Beaumarchais, de Voltaire surtout, le plus habile en ce genre ; au xixe, de Paul-Louis Courier, dont la naïveté fut si malicieuse, l’érudition si piquante, et d’autres publicistes dignes de marcher sur les traces de leurs prédécesseurs ; {p. 185}je ne parle pas des poëtes. Voilà les maîtres à suivre dans la réfutation par le ridicule.

La liberté de la tribune et de la presse, consacrée par nos lois et nos mœurs, semble donner toute licence à cet égard, et certains journaux de petit format, enfants perdus de la politique, ont amplement profité de la permission. Mais c’est par cela même que l’orateur et l’écrivain doivent se mettre en garde contre l’abus, et ne jamais perdre de vue ces excellents préceptes de Cicéron, auxquels il est difficile de rien ajouter : « Nous avertirons l’orateur, dit Cicéron59, de n’employer la raillerie ni trop souvent, car il deviendrait un bouffon ; ni au préjudice des mœurs, il dégénérerait en acteur de mimes ; ni sans mesure, il paraîtrait méchant ; ni contre le malheur, il serait cruel ; ni contre le crime, il s’exposerait à exciter le rire au lieu de la haine ; ni enfin sans consulter ce qu’il se doit à lui-même, ce qu’il doit aux juges, ou ce que les circonstances demandent, il manquerait aux convenances. Il évitera aussi ces bons mots préparés, médités longtemps, et qu’on apporte tout faits ; la plupart sont froids et insipides. Qu’il respecte surtout l’amitié, la dignité ; qu’il craigne de faire des blessures mortelles ; que tous ses traits soient tournés contre l’ennemi ; et encore ne doit-il pas attaquer toutes sortes d’adversaires, ni toujours, ni par tous les moyens. Qu’enfin il ne manque jamais d’assaisonner ses railleries de ce sel fin et délicat, qui est une des propriétés de l’atticisme. »

On voit, par tout ce qui précède, que la confirmation et la réfutation forment le corps réel du discours dans presque toutes les subdivisions de l’éloquence. Aussi me paraît-il que c’est ici le lieu de mentionner du moins la classification adoptée par les rhéteurs, bien que j’y attache réellement peu d’importance.

Quelques-uns divisent l’éloquence en divers genres d’après les lieux où elle s’exerce, la tribune, le barreau, la chaire, l’académie. On leur objecte que cette division est toute {p. 186}matérielle ; qu’elle se rattache à des signes extérieurs, et non au sens intime du discours ; on leur demande d’où ils font ressortir l’éloquence des livres qui présente souvent les différents genres. Ils pourraient répondre que, par là même, l’éloquence des livres rentre naturellement dans l’un ou l’autre des genres indiqués, et qu’en prenant le signe pour la chose signifiée, par une métonymie qu’assurément la rhétorique ne condamnera pas, leur division est aussi rationnelle que toute autre. Et, en effet, si nous ne l’admettons pas, c’est par d’autres motifs qui nous font rejeter également une classification beaucoup plus répandue.

Aristote, et après lui la plupart des traités de rhétorique, divisent l’éloquence en trois genres, le délibératif, le démonstratif et le judiciaire. Les défenseurs de cette division appuient principalement sur les considérations suivantes. Elle se fonde, disent-ils : 1° sur les objets de la pensée : l’honnête, l’utile et leurs contraires sont la matière du genre délibératif ; le vrai, le juste et leurs contraires, celle du genre judiciaire ; le beau et le laid, celle du genre démonstratif ; 2° sur la situation de celui qui écoute : dans le délibératif, il écoute pour approuver ou rejeter l’avis proposé ou combattu ; dans le judiciaire, pour absoudre ou condamner l’individu accusé ou défendu ; dans le démonstratif, pour imiter ou fuir les exemples loués ou blâmés ; 3° sur les différents points de la durée : la délibération porte toujours sur l’avenir, le jugement sur le passé, l’éloge ou le blâme ordinairement sur le présent.

Je réponds qu’il n’est pas rare qu’on délibère sur des intérêts actuels, et que, si le jugement porte toujours sur le passé, il en est fort souvent de même de l’éloge ou du blâme, qui ne sont en définitive qu’une espèce de jugement, sauf la sanction pénale ; d’où il suit aussi qu’il y a presque toujours du démonstratif, c’est-à-dire de l’éloge ou du blâme dans le judiciaire et même dans le délibératif ; que le délibératif, en traitant de l’honnête, peut par la même aborder le vrai et le juste aussi bien que le judiciaire ; que si le beau du démonstratif est purement artistique, c’est resserrer le genre dans {p. 187}des bornes trop étroites ; s’il est moral, il rentre dans le vrai, le juste et l’honnête des deux autres genres ; que, tandis que les deux premiers ont un double élément, d’une part, la destination des œuvres oratoires à telle ou telle tribune, de l’autre la nature des idées, le démonstratif n’a que ce dernier, ce qui jette une sorte de confusion dans la division ; que d’ailleurs si cette division pouvait paraître complète dans l’antiquité, elle ne l’est pas pour nous, car à quel genre rattacher l’éloquence de la chaire, qui n’a assurément rien de judiciaire, qui peut passer pour un mélange du délibératif et du démonstratif, sans être absolument ni l’un ni l’autre, et dont il serait peut-être mieux de faire un quatrième genre que l’on pourrait nommer protreptique ou hortatif ? qu’enfin, et c’est là l’objection principale à mon gré, bien que le caractère de chacun de ces genres diffère de celui des autres sous certains rapports, cette différence n’est pas assez marquée pour que les mêmes préceptes ne s’appliquent pas également à tous les trois. Il est évident, en effet, que les lois de la narration ou de la description ne sont pas celles de l’argumentation ; que les règles qui gouvernent le commencement ne gouvernent pas la fin ; mais qu’on loue, qu’on défende, qu’on propose, qu’on exhorte, ou que, dans un sens opposé, on blâme, on accuse, on réfute, on détourne, les préceptes d’invention, de disposition, d’élocution même, seront à peu près semblables.

Si j’ai donc pensé ne pouvoir passer sous silence une division qu’Aristote établit dès le principe, et que tant de rhéteurs ont regardée comme capitale, d’un autre côté, je n’ai point cru devoir, dans un livre didactique, admettre comme fondamentale une division dont l’influence sur la partie didactique me paraît si faible.

Faut-il absolument une division ? ce dont je ne sens point, je l’avoue, la nécessité, je préférerais encore la première, sous le rapport de la nature des genres divers, et des préceptes à appliquer, et je distinguerais l’éloquence de la tribune, du barreau, de la chaire, de l’académie, et de la presse.

{p. 188}

Chapitre XIV.

de la fin §

En lisant certains prosateurs et surtout certains poëtes contemporains, on remarque quelques pièces terminées brusquement, sans que le sujet soit achevé, ni l’idée principale complétement développée, sans qu’on puisse imaginer même quel motif les détermine à s’arrêter. On dirait des murailles de Carthage dans Virgile :

… pendent opera interrupta…

Pourquoi le morceau finit-il précisément là plutôt qu’avant ou après ? Je ne sais ; peut-être l’ignorent-ils eux-mêmes. N’y avait-il plus rien à dire ? Non ; c’est uniquement qu’il leur a plu d’écrire le mot Fin. Anacréon et Horace offrent, il est vrai, quelques exemples de ce procédé, et je le crois fort admissible dans les œuvres de peu d’importance, dans les badinages, dans les caprices de la fantaisie, dans ces poésies que j’appellerais, par un emprunt au langage ascétique, poésies jaculatoires. Mais nos auteurs l’ont porté jusqu’à l’abus, ils l’ont étendu à des morceaux de plus longue haleine ; de l’exception ils ont fait la règle. A leur dernière ligne, vous êtes tenté de tourner la page pour chercher la suite ; l’esprit est dérouté, désappointé, comme le serait l’oreille, si un compositeur s’avisait de s’arrêter sur un accord {p. 189}dissonant dont il n’aurait pas fait entendre la résolution. En vérité, il est des préceptes si simples qu’il semble qu’en les formulant on passe les bornes do la naïveté, et pourtant faut-il bien les énoncer ; celui-ci est du nombre, qui résume toutes les règles sur la manière de terminer un écrit : Parlez tant qu’il y a quelque chose d’utile à dire ; dès qu’il n’y a plus rien à dire, ne parlez plus.

Vous voyez par-là que je ne demande pas non plus, comme en musique, des finale, des coda, pour toute sorte d’ouvrage ; j’exige seulement qu’on ne s’arrête que lorsqu’on a touehé le but. « Italiam ! Italiam !…. je finis le traité des fiefs où la plupart des auteurs l’ont commencé : » voilà la seule conclusion de Montesquieu pour les trente et un livres de l’Esprit des lois. Et il a raison, en effet, de briser là, sans plus de façon ; cette brusquerie originale n’est nullement déplacée, pourvu que l’esprit du lecteur soit réellement satisfait ; qu’il comprenne que la matière est épuisée et que toute addition serait superflue.

Sans doute la fin d’un ouvrage, quelque nom qu’on lui donne, épilogue, conclusion, catastrophe, dénoûment, péroraison, est une des parties les plus importantes, qui préoccupe et doit préoccuper dès l’abord et l’auteur et le lecteur ; elle est le but, et les autres ne sont que les moyens. Mais c’est par là même que plusieurs l’ont regardée comme une des plus faciles et qui exige le moins de règles.

Dans le poëme épique, dans la tragédie, dans le roman, « le dénoûment, dit M. Wey, étant préparé de longue main et tout tracé par les situations dont il ressort, comme l’effet ressort de la cause, l’auteur, s’il a disposé avec art les fils de son drame, n’a rien à chercher quand il en arrive là. L’hésitation ne saurait l’atteindre, le choix des procédés ne l’embarrasse plus, il n’a qu’à obéir au sujet, et à tirer des événements antérieurs une conséquence prévue. Il a pris de haut son élan, il ne lui reste qu’à se laisser descendre, sans dévier. Ainsi le dénoûment des ouvrages bien conduits est toujours convenable et facile : s’il se présente mal, c’est que la charpente est mal montée. Il est aisé de prévoir, dès le moment {p. 190}où l’action s’engage, comment elle se déliera : si les fils sont embrouillés, si l’intrigue est chargée de complications, le dénoûment sera forcé, ou, comme l’on dit vulgairement, tiré par les cheveux : cette conséquence est obligée. »

Je ne conteste rien de tout cela, et pourtant il suffit d’avoir un peu lu pour savoir combien il est malaisé souvent de terminer convenablement un ouvrage. « C’est chose difficile, dit Montaigne, de fermer un propos ; et n’est rien où la force d’un cheval se connoisse plus qu’à faire un arrêt rond et net. Entre les pertinents même, j’en vois qui veulent et ne peuvent défaire de leur course. Cependant qu’ils cherchent le point de clore le pas, ils s’en vont balivernant et traînant, comme des hommes qui défaillent de foiblesse. »

Quelques remarques donc sur le dénoûment. Il arrive parfois que le dénoûment conclut parfaitement l’action principale, mais ne donne pas également le dernier mot des faits accessoires. Britannieus est mort, mais que deviendra Junie ? Horace a prouvé, par le meurtre de sa sœur, que l’amour de la patrie triomphe des sentiments de la nature, mais périra-t-il lui-même ? Rome entière le désavouera-t-elle en le condamnant ? Dans les dénoûments semblables, le lecteur demande ce que les rhéteurs appellent l’achèvement, c’est-à-dire les suites de l’événement qui dénoue l’intrigue. Le sujet de l’Odyssée est le récit des erreurs et des souffrances d’Ulysse sur terre et sur mer, jusqu’à son retour dans sa patrie. Au treizième chant il revoit Ithaque, mais on conçoit que le poëme n’est pas fini, tant que tous les prétendants n’ont point payé de leur tête leur insolente usurpation, tant qu Eumée n’a pas reconnu son maître, Télémaque son père, Pénélope son époux, Laërte son fils, le peuple entier son roi. Le dénoûment et l’achèvement de l’Odyssée occupent donc, en réalité, la moitié du poëme, et pourtant il n’y a rien de trop ; le récit n’est et ne peut être complétement terminé qu’à la fin du vingt-quatrième chant60 Il n’en est pas de même de l’Iliade. La fatale colère d’Achille, qui causa tant {p. 191}de maux aux Grecs, s’apaise au dix-neuvième chant, que les vieux textes ont intitulé en conséquence Μίγιϑες άποῥῥοσις ; je conçois cependant que l’achèvement puisse nous conduire à la fin du vingt-deuxième ; mais quant aux deux derniers, il est évident qu’on peut les regarder comme superflus. Non pas que je veuille mutiler de pareilles conclusions, celle de l’Iliade moins que toute autre, le vingt-quatrième chant est peut-être ce qu’Homère a fait de plus beau ; mais je préfère le dénoûment qui d’un seul et même coup tranche toutes les branches de l’action. Ainsi celui de Rodogune, celui d’Andromaque, un chef-d’œuvre ! Ainsi celui de l’Enéide. On a reproché à ce dernier d’être trop brusque ; on a eu tort. La mort de Turnus fixe définitivement la situation de tous les personnages, et remplit toutes les promesses de l’exposition. L’auteur n’avait rien à ajouter. Virgile, avec le tact parfait qui le caractérise, l’a fort bien compris, et l’idée d’un treizième livre est une bouffonnerie digne du chanoine Mafeo Vegio ou du maître d’hôtel Villanova qui l’ont réalisée.

J’excuse pourtant dans les narrations infinies du xviie et du xixe siècles, quand de nouveaux personnages ont surgi à chaque chapitre, quand mille intrigues se sont croisées et compliquées, quand la moralité à recueillir de l’ouvrage demande un résumé final pour être mise dans tout son jour, j’excuse, il le faut bien, l’épilogue, ou ce que nos écrivains burlesques nomment la postface. Mais ce que je ne pardonne pas, ce sont les superfétations qui, dans certains romans, viennent s’ajouter au sujet pour en altérer l’esprit et en détruire l’unité ; ce sont les queues, comme on les a appelées, soudées plus ou moins mal adroitement au corps de l’ouvrage. Tout le monde connaît le roman de Daniel de Foe, l’immortel Robinson Crusoe. Il est bien évident que tout ce qu’il y a de haute et d’ingénieuse moralité dans cette fiction cesse au premier retour de Robinson en Europe. Tout le reste, la visite à l’île, la colonisation de l’île, les combats contre les sauvages, les voyages en Chine et en Tartarie, c’est-à-dire au moins la moitié du livre, ne présente plus ni intérêt, ni originalité, ni rapport avec l’idée fondamentale ; {p. 192}et quand enfin l’auteur s’arrête, on ne sait pas pourquoi il le fait ; il n’a aucun motif pour ne pas continuer, pour ne pas ajouter autant de volumes qu’en peut admettre un voyage autour du monde.

On a beaucoup discuté sur le dénoûment de la tragédie. Doit-il être affligeant, peut-il être consolant ? Aristote se déclare pour la première opinion. Selon lui, point de dénoûment sans catastrophe, soit dans les fables qu’il appelle simples, où le héros est continuellement malheureux, jusqu’à ce qu’un dernier coup mette le comble à son infortune, soit dans celles qu’il nomme implexes, où le sort des personnages change à la fin par une péripétie. Socrate, au contraire, et Platon, philosophes plutôt qu’artistes en cet endroit, proclament la loi que plus tard nos mélodrames du boulevard ont religieusement suivie : récompense pour la vertu, châtiment pour le crime, ut bono bene, malo male sit. Question oiseuse, ce me semble. Que le dénoûment soit heureux ou malheureux, n’importe, pourvu qu’il attendrisse, épouvante on moralise le spectateur. Le Cid et Cinna n’en sont pas moins pathétiques, quoiqu’ils se terminent à la satisfaction générale et sans effusion de sang.

Ce qu’on a droit d’exiger dans toute fiction, drame ou roman, c’est d’abord que le dénoûment soit amené, c’est-à-dire, comme le veut Aristote, que les événements ne viennent pas simplement les uns après les autres, mais qu’ils naissent les uns des autres ; c’est ensuite qu’autant que possible il soit imprévu ; le premier élément de l’intérêt, c’est pour ainsi dire ce balancement de l’âme suspendue entre la crainte et l’espoir jusqu’à ce que

D’un secret tout à coup la vérité connue
Change tout, donne à tout une face imprévue.

Mais l’imprévu lui-même a ses règles. Le chancelier d’Aguesseau les a parfaitement établies61 « Le poëte, dit-il, {p. 193}doit faire en sorte que le commencement et le nœud de la tragédie servent comme d’ombre et de contraste à l’événement imprévu par lequel il doit achever de nous charmer ; mais il n’oublie pas que si nous aimons la surprise, nous méprisons celle dont on veut nous frapper en violant toutes les règles de la vraisemblance ; il évite donc de mettre le spectateur en droit de lui dire :

Quodcumque ostendis mihi sic, incredulus odi ;

il ne change point Proené en hirondelle, ni Cadmus en serpent, c’est-à-dire qu’il n’invente point un dénoûment fabuleux, et qui, suivant l’expression de Plutarque, franchisse trop audacieusement les bornes du vraisemblable. Il sait concilier le goût que les hommes ont pour l’apparence même de la vérité avec le plaisir que la surprise leur cause, et il tempère avec tant d’art le mélange de ces deux sortes de satisfaction, qu’en trompant leur attente il ne révolte point leur raison ; la révolution de la fortune de ses héros n’est ni lente ni précipitée, et le passage de l’une à l’autre situation étant surprenant sans être incroyable, il fait sur nous une impression si vive par l’opposition de ces deux états, que nous croyons presque éprouver dans nous-même une révolution semblable à celle que le poëte nous présente. »

Enfin le dénoûment doit être rarement pris en dehors de l’action, et s’il en est ainsi, que l’intervention de l’agent étranger et supérieur soit toujours justifiée par la nécessité :

Nec Deus intersit, nisi dignus vindice nodus.

Molière, si admirable en toutes les parties de l’art, n’excelle point dans le dénoûment. Il en a pourtant d’irréprochables, {p. 194}et Schlegel a eu tort de blâmer entre autres celui de Tartufe. Le poëte avait à peindre le monde tel qu’il est ; or, dans le monde, l’astuce, l’égoïsme, l’impudence triomphent presque toujours de la bonne foi obstinée et maladroite. Tartuse devait donc triompher ; mais, d’autre part, l’hypocrisie, dans tout le développement que lui donne Tartuse, est si odieuse, que la moralité universelle, la conscience du genre humain réclamait contre ce vice une peine exemplaire. Placé entre ces deux nécessités, la vérité du tableau et les exigences de la morale, ne pouvant ni faire succomber Tartuse sous Orgon ou sous Cléante, ni éviter de lui infliger le châtiment qu’exigeait la vindicte publique, Molière a dû faire partir de plus haut le coup qui le frappe ; là ou jamais, en effet, se rencontrait la condition imposée par Horace. Le nom de Louis XIV était la seule arme à employer pour trancher un nœud contre lequel toute autre se serait émoussée.

Mais si l’on peut admettre le deus ex machina, ce dieu, en aucun cas, ne doit être le hasard. Aristote demande avec raison que, dans les créations de l’art, le hasard lui-même ne paraisse que comme une providence, une volonté, un dessein prémédité. « Lorsque dans Argos, dit-il, la statue de Mytis tomba fortuitement sans doute sur celui qui avait tué ce même Mytis, et l’écrasa au moment qu’il la considérait, cela fit une grande impression, parce que cela semblait renfermer un dessein, une volonté. » Schiller a mis sur la scène la conjuration de Fiesque. Considérez le dénoûment que lui donnait l’histoire. Tout le plan de l’entreprise est définitivement arrêté, tous les conjurés à leur poste ; armes, vaisseaux, mots de ralliement, esprits et courages, tout est prêt ; on n’attend plus que le signal, et le signal va être donné au lever du jour. Il est minuit ; Fiesque, le chef de la conjuration, visite une dernière fois sa flotte ; en passant d’un navire à l’autre, le pied lui manque, il tombe et disparait à jamais sous les flots ; c’est-à-dire que le hasard inintelligent, brutal, vient anéantir en un instant, sans lutte possible, toutes les combinaisons des passions et des volontés humaines. Ce dénoûment donné par l’histoire, l’art le {p. 195}proscrivait ; Schiller sentit qu’il n’y avait pas de drame possible, s’il ne substituait au hasard la volonté de Verrina62

Le hasard d’ailleurs peut donner l’imprévu, mais il est bien rare qu’il donne le pathétique ; celui-ci, son nom le dit assez, n’accompagne guère que la passion. Or le mérite essentiel du dénoûment, c’est d’émouvoir et d’entraîner. « Tune est commovendum theatrum, selon Quintilien, quum ventum est ad ipsum illud quo veteres tragœdiœ clauduntur ; » et c’est pour cela qu’il compare au dénoûment dramatique la péroraison qui termine les œuvres oratoires.

A la tribune, en effet, au barreau, à la chaire, la péroraison est, comme le dénoûment au théâtre, le véritable terrain du pathétique. En portant cette loi, les anciens n’ont été que les interprètes de la nature. Aussi est-ce alors qu’ils permettent d’ouvrir toutes les sources de l’éloquence, et de mettre tontes voiles au vent ; hic, si usquam, totos eloquentiœ Operire rire fontes licet, tota possumus pandere vela. Comme il s’agit à ce moment décisif de frapper les derniers coups, comme l’auditeur s’est échauffé à votre feu, identifié avec vos sentiments, tout alors vous est permis, tours animés, expressions énergiques, figures brillantes et hardies, hypotyposes, prosopopées, invocation de la nature entière, animée ou inanimée, en un mot, tout ce que la passion brûlante, impétueuse, peut vous fournir pour enfoncer le trait dans les âmes, pour faire jouer les deux grands ressorts tragiques, la terreur et la pitié.

{p. 196}Cicéron, en effet, distingue, dans l’éloquence du barreau, deux espèces de péroraisons pathétiques : la péroraison véhémente, indignatio, et la péroraison suppliante, couquestio, commiseratio ; il développe les éléments de l’une et de l’autre, ne donnant pas moins de treize moyens pour soulever l’indignation, et de huit pour exciter la pitié. Sans entrer dans ces détails, pour lesquels l’étude des modèles et six mois de pratique valent mieux que vingt pages de préceptes, je dirai : La péroraison, comme l’exorde, peut se tirer parfois des objets inanimés dont la vue frappera souvent l’âme du spectateur plus vivement que toutes les paroles : c’est Manlius montrant le Capitole du haut duquel son bras précipita les Gaulois, ou Mirabeau, la fenêtre d’où l’exécrable Charles IX tira sur ses sujets ; c’est l’orateur grec levant le voile de Phryné, ou Marc-Antoine comptant les marques du poignard des conjurés. Mais la péroraison, comme l’exorde, se tire le plus souvent de la personne du client, ou de l’adversaire, ou des juges et de l’auditeur, ou enfin de l’orateur lui-même.

Sans quitter Cicéron, nous trouverons dans ses discours de notables exemples de ces divers genres de péroraison. Je ne citerai que les Verrines et la Milonienne. Dans celle-ci, c’est la péroraison suppliante, commiseratio ; il termine par le tableau le plus pathétique des douleurs de son client, d’autant plus habile ici, que, connaissant la fierté du caractère de Milon, il prend pour lui-même ce rôle de suppliant que dédaignait l’accusé ; et après lui avoir ainsi concilié l’intérêt de ses juges, s’il le fait parler, les paroles qu’il lui prète ne sont plus empreintes que d’une dignité affectueuse et d’une touchante fermeté. Dans l’autre, c’est la péroraison véhémente, indignatio. A la fin de l’admirable harangue De suppliciis, l’orateur foudroie Verrès, en invoquant successivement contre lui tous les dieux et toutes les déesses, dont ce brigand avait pillé les temples, et en appelant le ciel même à son aide contre son sacrilége adversaire. Les séances de la Convention, ces formidables joutes de la paroles, où, à chaque partie, chacun mettait sa tête pour enjeu, abondent en péroraisons véhémentes. C’est Vergniaud contre Robespierre, c’est Louvet {p. 197}contre l’infâme Marat. Après avoir lancé contre ce dernier la plus terrible philippique, pendant laquelle il avait toujours tenu en réserve le nom maudit de son ennemi, comme s’il eût craint de souiller ses lèvres en le prononçant, Louvet termine ainsi : « J’insiste surtout pour qu’à l’instant vous prononciez sur un homme de sang, dont les crimes sont prouvés. Que si quelqu’un a le courage de le défendre, qu’il monte à cette tribune. Pour moi, je demande sur l’heure un décret d’accusation contre Marat… Dieu ! je l’ai nommé ! »

Un beau modèle de péroraison tirée de la personne du juge, c’est celle du Mémoire de Pélisson en faveur de Fouquet, le seul morceau peut-être réellement éloquent qu’ait produit le genre judiciaire en France au xviie siècle. L’appel au souvenir du serment prononcé par le roi, le jour de son sacre, a quelque chose de pompeux, de grandiose et d’émouvant tout à la fois, que l’on ne rencontre nulle part à cette époque. « En ce jour, Sire, avant que Votre Majesté reçût cette onetion divine, avant qu’elle eût revêtu ce manteau royal qui ornait bien moins Votre Majesté qu’il n’était orné de Votre Majesté même, avant qu’elle eût pris de l’autel, c’est-à-dire de la propre main de Dieu, cette couronne, ce seeptre, cette main de justice, cet anneau qui faisait l’indissoluble mariage de Votre Majesté et de son royaume, cette épée nue et flamboyante, toute victorieuse sur les ennemis, toute-puissante sur les sujets, nous vîmes, nous entendîmes Votre Majesté, environnée des pairs et des premières dignités de l’Etat, au milieu des prières, entre les bénédictions et les cantiques, à la face des autels, devant le ciel et la terre, les hommes et les anges, proférer de sa bouche sacrée ces belles et magnifiques paroles, dignes d’être gravées sur le bronze, mais plus encore dans le cœur d’un si grand roi : Je jure et promets de garder et faire garder l’équité et miséricorde en tous jugements, afin que Dieu, clément et miséricordieux, répande sur moi et sur vous sa miséricorde. »

Mais où l’orateur rencontre souvent les accents les plus pathétiques, c’est lorsqu’il se met lui-même en scène, et qu’il communique à l’auditoire cette énergie de la personnalité {p. 198}qui met, non plus les opinions et les sentiments, mais l’homme lui-même en contact avec l’homme. Voyez lord Chatham, à cette mémorable séance qui fut son dernier pas tout à la fois dans la carrière parlementaire et dans la vie. « Voyez, dit M. Villemain , ce vénérable vieillard qui arrive pâle comme la mort, mais richement vêtu, comme s’il eût affecté quelque chose de solennel et de pompeux dans le dernier jour. Il est appuyé sur son fils, William Pitt, qui devait être un si grand homme. Aussitôt qu’il parait, la chambre entière se lève et le laisse respectueusement passer. » Il était impossible qu’une grande partie de cette suprême allocution de lord Chatham, et la péroraison surtout, ne fussent pas tirées de la personne de l’orateur. Car, dans cette grande circonstance, l’homme excitait aussi puissamment que la question même l’attention et les sympathies de l’assemblée. Aussi après quelques mots sur sa longue absence et ses infirmités : « Milords, dit-il, je me réjouis de ce que la tombe n’est pas encore fermée sur moi, de ce que je suis encore vivant pour élever ma voix contre le démembrement de cette ancienne et très-noble monarchie. Courbé, comme je le suis, par la main de la douleur, je suis peu capable d’assister mon pays dans cette périlleuse conjoncture ; mais, milords, tant que je garderai le sentiment et la mémoire, je ne consentirai jamais à priver la royale postérité de la maison de Brunswick et les descendants de la princesse Sophie de leur plus bel héritage. »

N’est-ce pas dans l’intervention personnelle de l’orateur que consiste en grande partie le triomphe de Bossuet, dans la péroraison de l’Oraison funèbre de Condé, « lorsqu’après avoir mis Coudé au cercueil, comme parle Chateaubriand, il appelle les peuples, les princes, les prélats, les guerriers au catafalque du héros ; lorsqu’en s’avançant lui-même avec ses cheveux blancs il fait entendre les accents du cygne, montre Bossuet un pied dans la tombe, et le siècle de Louis, dont il a l’air de faire les funérailles, prêt à s’abîmer dans l’éternité ? »

L’éloquence de la chaire, dans les pères de l’Eglise grecque et dans les prédicateurs français, abonde en péroraisons {p. 199}comme en exordes remarquables. On cite celle du discours d’Adrien au peuple de Constantinople et de l’éloge de saint Basile, par Grégoire de Nazianze, celles de la plupart des oraisons funèbres de Bossuet et des sermons de Massillon, celle du discours du père de Neuville sur le péché mortel, la péroraison si touchante de Vincent de Paul, tirée de la personne du client, lorsque, montrant aux dames pieuses qui composaient son auditoire les pauvres petits orphelins dont il s’était fait le père, près d’expirer devant elles, si elles ne leur venaient en aide, il s’écriait : « Or sus, mesdames, la compassion et la charité vous ont fait adopter ces petites créatures pour vos enfants. Vous avez été leurs mères selon la grâce, depuis que leurs mères selon la nature les ont abandonnés. Voyez maintenant si vous voulez aussi les abandonner pour toujours. Cessez à présent d’être leurs mères pour devenir leurs juges ; leur vie et leur mort sont entre vos mains. Je m’en vais prendre les voix et les suffrages. Il est temps de prononcer leur arrèt, et de savoir si vous ne voulez plus avoir de miséricorde pour eux. Les voilà devant vous ! Ils vivront, si vous continuez d’en avoir un soin charitable ; mais, je vous le déclare devant Dieu, ils seront tous morts demain, si vous les délaissez. »

« Cette conclusion, dit M. Leclerc, le modèle des péroraisons pathétiques, eut le succès qu’elle méritait : le même jour, dans la même église, au même instant, l’hôpital des enfants trouvés, qui jusque-là périssaient dans les rues, fut fondé à Paris et doté de quarante mille livres de rente. Il est rare, sans doute, que l’éloquence évangélique, si sublime qu’elle soit, obtienne des résultats aussi positifs. On ne peut guère rapprocher, sous ce rapport, de la péroraison de saint Vincent de Paul, que la seconde partie du beau sermon en faveur de la fondation d’un hospice pour les militaires et les prêtres infirmes, prononcé au xviii e  siècle par l’abbé de Boismont dans une assemblée des dames de la charité. Telle fut la puissance de parole du prédicateur, que la quète qui suivit son sermon rapporta cent cinquante mille livres en souscriptions.

{p. 200}Quoi qu’il en soit, il est certain que nul genre d’éloquence ne prête plus que celle de la chaire au pathétique de la péroraison. Cette profonde sympathie pour les misères physiques et morales de l’humanité, ce salutaire effroi des impénétrables jugements de Dieu, cette invincible fermeté contre les méchants, cette inépuisable charité qui doivent animer le prédicateur, lui permettent de multiplier les tableaux terribles ou touchants, énergiques ou tendres, de répandre l’onction la plus pénétrante, de faire un appel aux sentiments les plus affectueux. Tantôt il adresse à Dieu ses ferventes prières en faveur du pécheur repentant ou obstiné : ainsi Massillon dans la magnifique péroraison du sermon sur le petit nombre des élus ; tantôt il développe quelqu’un de ces psaumes, si féconds en images gracieuses et brillantes : ainsi la paraphrase du De profundis par le même orateur, à la fin de sa belle homélie sur le Lazare.

C’est sans doute d’après ces motifs que l’abbé Maury ne permet point de terminer les discours prononcés du haut de la chaire par ces résumés, ces récapitulations plus convenables en effet aux œuvres qui s’adresent à l’esprit et à la raison qu’à celles qui en même temps parlent au cœur.

J’admets dans l’histoire un épilogue qui dégage des événements passés les leçons qu’ils donnent ou les résultats qu’ils promettent à l’avenir ; dans les œuvres philosophiques ou didactiques, dans certains discours prononcés au barreau ou à la tribune, un sommaire, une récapitulation, qui rappelle avec énergie et variété de forme tout ce qui a été dit, pour le graver plus avant dans la mémoire et en faire mieux saisir l’ensemble par la suppression des développements. C’est ainsi, si cette règle était indispensable et universelle, que nous pourrions conclure le présent chapitre, le dernier de ceux qui traitent de la disposition, par le résumé suivant :

La disposition consiste à coordonner et à lier entre elles les idées que l’invention a fournies. Pour y parvenir, il faut d’abord se tracer par la méditation un plan qui embrasse l’ensemble et les détails de l’œuvre, et le suivre fidèlement. De l’ordre naissent la lumière et la chaleur ; la lumière, par {p. 201}l’unité du dessein, qui, bien comprise, répand sur toutes les idées le même jour avec des teintes variées, et donne à chacune sa valeur ; la chaleur, par l’étroit enchaînement de toutes les idées, qui, en les rapprochant, les fortifie et les échauffe l’une par l’autre. La disposition enseigne les justes proportions à observer entre toutes les parties d’un ouvrage, l’artifice de la gradation, des transitions, des préparations oratoires. Passant ensuite aux diverses parties, elle trace les règles du début, montre comment il dépend de l’ensemble, quelles dispositions il doit faire naître dans l’esprit du lecteur ou de l’auditeur ; elle en indique les différentes espèces, les sources, les mérites et les défauts. Elle procède de même pour les autres membres dont se compose le corps de l’écrit ou du discours : narration ou thèse, description des choses, description des hommes, présentée sous la forme du portrait, du parallèle ou du dialogue, amplification, quand elle est demandée par la grandeur des tableaux ou l’entrainement des passions, argumentation qui contient la confirmation et la réfutation, et qui fait passer dans la rhétorique toute la rigueur de la méthode syllogistique. Elle donne enfin les lois qui règlent toute conclusion et en déterminent la nature d’après celle de l’ouvrage entier. Le développement de ces préceptes démontre que la disposition ou l’art d’ordonner les idées n’est pas moins essentielle à l’écrivain que l’invention et l’élocution, qui l’aident l’une à les découvrir, l’autre à les formuler.

Que l’élève s’habitue à résumer ainsi les ouvrages didactiques qu’il aura lus, il lui sera plus facile de suivre ensuite pour ses propres écrits, si lui-même s’attache au genre sérieux, les règles de récapitulation, de conclusion, tracées par la raison et les rhéteurs.

{p. 202}

Chapitre XV.

de l’élocution §

Voici une nouvelle preuve de l’infirmité de la parole humaine, un nouvel exemple de la nécessité de diviser dans le langage des choses indivisibles de leur nature. Je sépare ici, avec tous les rhéteurs, l’élocution de l’invention et de la disposition, comme j’ai séparé celles-ci l’une de l’autre. Et cependant ces trois parties sont si étroitement unies en réalité, qu’elles sembleraient ne devoir jamais être distinctes, même dans leurs applications les plus variées. Si l’on admet entre elles une division fictive, ce n’est que pour venir en aide à notre faiblesse, et nous faire mieux saisir les qualités et les défauts qui affectent plus spécialement chacune d’elles, quand l’une ou l’autre n’atteint pas le but commun. L’unité est d’ailleurs l’indispensable condition d’existence de cette trinité oratoire. « En effet, dit Cicéron, le discours se composant de la pensée et de l’expression, l’expression n’existe pas, si vous retranchez la pensée ; la pensée ne se manifeste pas, si vous supprimez l’expression. » Ce qui revient à l’idée de Buffon : « Bien écrire est tout à la fois bien penser, bien sentir et bien rendre ; c’est avoir à la fois de l’esprit, de l’âme et du goût63. »

{p. 203}Mais par là même qu’on met à part le bien rendre, on conçoit qu’on puisse, en rhétorique, abstraire l’expression d’un écrit, pour la considérer indépendamment de toute autre propriété, comme, en géométrie, on abstrait l’étendue de la matière, en peinture, le coloris du tableau. On conçoit qu’il arrive parfois qu’une idée vraie et digne soit mal rendue, et qu’une idée fausse et inconvenante plaise, jusqu’à un certain point, par sa forme ; qu’un même sens, comme l’a remarqué Pascal, change selon les paroles qui l’expriment, et que les sens reçoivent des paroles leur dignité, au lieu de la leur donner64.

« La seule différence entre Pradon et moi, disait Racine, c’est que j’écris mieux que lui. » Le mot, vrai ou faux, prouve la haute importance que Racine attachait ou était supposé attacher à l’expression. Buffon était du même avis :

« Les ouvrages bien écrits, dit-il, seront les seuls qui passeront à la postérité. La quantité des connaissances, la singularité des faits, la nouveauté même des découvertes, ne sont pas de sûrs garants de l’immortalité65. Si les ouvrages qui les contiennent sont écrits sans goût, sans noblesse et sans génie, ils périront, parce que les connaissances, les faits et les découvertes s’enlèvent aisément, se transportent, et gagnent même à être mis en œuvre par des mains {p. 204}plus habiles ; ces choses sont hors de l’homme, le style est l’homme même. »

Cette dernière idée mérite explication.

Expression, élocution, diction, style : voilà les termes ordinairement employés pour dire la manifestation de la pensée par des signes. Mais il faut distinguer entre ces termes.

Expression est le mot générique ; le cri, les pleurs, le geste sont, aussi bien que l’écriture ou la parole, l’expression d’un sentiment ou d’une idée.

Elocution s’applique plus spécialement au discours écrit ou parlé. Ce mot représente, comme en latin, ee que les Grecs appelaient φράτις.

Diction s’emploie quand il s’agit des qualités générales du discours, clarté, pureté, harmonie, ou de celles du débit oratoire ou théâtral.

Quant au mot style, sans m’arrêter à son étymologie, il me semble présenter un caractère en quelque sorte individuel. J’entends par style le procédé propre à chaque écrivain pour exprimer ses idées. Le style dépend donc non pas de la nature du sujet, mais encore et surtout du tempérament, du cœur, de l’esprit, du goût de l’écrivain, le tout forcément modifié par l’influence du siècle et du pays. Voilà le sens du mot de Buffon : Le style est l’homme. Le style est ce que l’on nomme, dans les arts, la manière, le faire, ce qui donne au peintre et au sculpteur son cachet, ce qui le distingue des autres et constitue son originalité. Celui qui ne sait pas écrire n’a pas de style ; celui qui sait écrire en a un qui lui est propre, et n’en a qu’un, que l’on reconnaît partout. La première ambition de l’écrivain doit être d’avoir ainsi un style à soi66.

{p. 205}Il suit de là qu’on ne peut diviser le style en catégories, d’après la nature des divers sujets, mais seulement d’après les divers écrivains, et par là même qu’il est inutile de chercher à établir des classifications de style. Chaque espèce en effet ne contiendrait guère qu’un individu, elles se multiplieraient done à l’infini, et l’avenir en couverait autant que le passé en aurait fait éclore. Il suit encore que l’on a mal compris Denys d’Halicarnasse, Cicéron et Quintilien quand on a voulu établir d’après eux les distinctions de style sublime, simple et tempéré67.

D’abord, pourquoi ces catégories en rhétorique ? Les reconnaît-on dans la critique des arts ? S’il en était ainsi, les kermesses de Teniers appartiendraient sans doute au style simple, et les grandes pages de Rubens au sublime. Or il suffit de jeter les yeux sur ces dernières pour voir qu’elles se rapprochent plus de Teniers lui-même que de Raphaël, par exemple. Ainsi encore le Chapeau de paille, la Descente de croix, le Martyre de saint Liévin du roi des peintres flamands, offrent plus d’analogie avec sa Chasse qu’avec la Transfiguration ou la Fornarina. C’est que ces diverses toiles ne sont ni du style sublime, ni du tempéré ; les unes sont du style de Rubens, les autres du style de Raphaël.

Il en est de même en littérature. Le sublime de Pascal {p. 206}n’est point celui de Bossuet, ni le sublime de Bossuet celui de Corneille. Corneille le tragique est plus près, comme style, de Molière le comique que de Racine. Que dites-vous de l’énergique entrée en scène d’Attila :

Ils ne sont pas venus nos deux rois ! qu’on leur die
Qu’ils se font trop attendre, et qu’Attila s’ennuie… ?

La rangerez-vous sous le titre style sublime à côté des premiers vers d’Iphigénie :

Oui, c’est Agamemnon, c’est ton roi qui t’éveille,
Viens, reconnais la voix qui frappe ton oreille…

Il est cependant manifeste que ces deux styles, également sublimes, si vous voulez, ne se ressemblent d’ailleurs en aucune façon.

Dans le Temple de Gnide de Montesquieu, que vous devriez pouvoir rapprocher, comme style fleuri, des Lettres à Emilie sur la mythologie, vous reconnaîtrez le faire de l’Esprit des lois ; et la Pluralité des mondes de Fontenelle ressemble plus à Demoustier qu’à Laplace. Encore une fois le style est l’homme, et non pas la matière.

Tout ceci ne signifie pas que les anciens aient eu tort d’établir ces distinctions ; mais je crois que ceux qui les ont interprétés les ont parfois mal compris.

On affirme, dans quelques rhétoriques, que Denys d’Halicarnasse divise le style en trois classes : l’austère, le fleuri et le mitoyen. Il n’y a rien de tout cela dans Denys. Le seul passage où il semble établir des distinctions de ce genre se trouve au commencement de son traité sur l’éloquence de Démosthène, traité qui nous est d’ailleurs parvenu acéphale, comme on sait. Et là, que dit-il ? Non pas qu’il y ait un style austère, un fleuri et un mitoyen ; mais bien que la diction, de Thucydide, s’éloigne du langage ordinaire et est semée d’ornements, tandis que celle de Lysias est simple, et celle d’Isocrate moyenne, pour ainsi dire, et composée des {p. 207}deux autres. Vous voyez qu’il ne s’agit ici que d’une critique d’individus et non des généralités de la rhétorique. Denys est si loin de prétendre donner par là des préceptes à suivre aux écrivains, que, tout en proclamant Thucydide la limite et la règle, ὄρος ϰαὶ ϰανών, de cette diction en dehors du vulgaire, ἰξϰλλαγμίνη ϰαὶ περιττύ, il ajoute qu’il est le seul de son espèce, et que personne ne l’a jamais, non-seulement surpassé, mais même imité.

Cicéron et Quintilien sont, il est vrai, beaucoup plus explicites. Cicéron surtout, dans l’Orateur, développe amplement et toutes voiles dehors, comme il dit lui-même, ce qu’il entend par le sublime, le simple et le tempéré. Mais les périphrases qu’il emploie68 ne comportent pas en français, ce me semble, l’idée qu’on doit attacher au mot style. Quand Cicéron et Quintilien emploient le mot stylus, ils entendent par là l’exercice de la composition, le travail préparatoire qui forme ce que nous nommons en français le style. C’est en ce sens que Cicéron appelle le style le meilleur artisan, le meilleur maître d’éloquence. Vous voyez que c’est une tout autre signification qu’en français. Les mots que l’on traduit dans Cicéron par style devraient, ce me semble, se traduire plutôt par ton. A chaque ligne, en effet, perce l’intention de traiter réellement du ton plutôt que du style, et même du ton proprement dit, c’est-à-dire du débit et de l’accent. A tout moment, il fait allusion aux exigences de la voix et du geste, préoccupation bien naturelle d’ailleurs à un rhéteur qui avait pour but l’art de dire plus encore que l’art d’écrire.

Comment parle-t-il du style simple ? Après l’avoir comparé à une beauté négligée qui a des grâces d’autant plus touchantes qu’elle n’y songe pas ; à un repas sans magnificence, mais où règne le bon goût avec l’économie ; « on n’y trouve, dit-il, aucune de ces figures de rhéteur qui semblent des piéges tendus pour séduire. » Les figures de répétition, qui veulent une prononciation forte et animée, ne s’accorderaient pas non plus avec ce ton modeste et simple ; mais il n’exclut {p. 208}pas les autres figures de mots, pourvu que les phrases soient coupées et toujours faciles, et les expressions conformes à l’usage, que les métaphores ne soient pas trop hardies, ni les figures de pensée trop ambitieuses. L’orateur ne fera point parler la république, n’évoquera point les morts, n’affectera point ces riches énumérations qui se lient dans une seule période… Et pourquoi tout cela ? pour le même motif qui lui a fait proscrire tout à l’heure les figures de répétition. « Ces ornements supposent dans la voix une véhémence qu’on ne doit attendre ni exiger de lui ; il sera simple dans son débit comme dans son style… Son action ne sera ni tragique ni théâtrale ; avec des gestes modérés et l’air du visage, il produira une vive impression ; et sans grimace, il fera voir naturellement dans quel sens il faut l’entendre…, etc. »

Il en est de même à propos des autres genres de style. Je me crois donc autorisé à appliquer ces différents préceptes au ton. Mais je vais plus loin, et Cicéron n’ayant pas défini le ton, j’adopte pour ce mot la définition de Buffon : « Le ton n’est que la convenance du style à la nature du sujet. Il naîtra naturellement du fond même de la chose, et dépendra beaucoup du point de généralité auquel on aura porté ses pensées. Si l’on s’est élevé aux idées les plus générales, et si l’objet en lui-même est grand, le ton pourra s’élever à la même hauteur. »

Ceci me semble aussi juste qu’intelligible. La généralisation des idées dépend de la grandeur du sujet, et le ton, à son tour, est déterminé par elle, comme, lorsqu’on parle, la disposition plus ou moins passionnée de l’esprit dépend de la grandeur des intérêts mis en jeu, et détermine à son tour le ton de la voix. Ou comprend aisément que l’on ne peut s’élever à des vues très-générales dans un sujet commun et léger, et en même temps que là où l’on s’élève aux vues générales, on ne peut garder un ton simple et vulgaire.

Que Voltaire traite un sujet sérieux sur le ton de la plaisanterie, ceci appartient à sa manière d’envisager les choses ; mais il est bien évident que s’il a pris le ton simple ou tempéré, qui est celui de la plaisanterie, c’est qu’il n’aura pas eu {p. 209}l’intention de s’élever aux idées générales, et s’il lui arrive, chemin faisant, d’agrandir sa pensée, son ton s’élèvera forcément dans la même proportion. Remarquez d’ailleurs que, dans tous ces degrés divers, le style restera toujours le style de Voltaire.

Mais, peu importe, dira-t-on, que vous appeliez ton ce que d’autres appellent style ; les résultats, les préceptes seront toujours les mêmes. — Il importe beaucoup, au contraire.

D’abord, si la plus rigoureuse propriété d’expression est nécessaire quelque part, c’est assurément lorsque l’on traite de l’art d’écrire.

Ensuite, la distinction que je propose une fois admise, le jeune homme, à qui l’on recommande de se faire un style, ne demandera plus lequel il doit prendre, du simple, du sublime ou du tempéré ; lequel des trois constitue ce que l’on peut appeler un bon ou un mauvais style. Car remarquez que, tout en s’individualisant, pour ainsi dire, le style ne perd pas ses caractères généraux. On peut fort bien dire que celui de certains écrivains est du mauvais style, et celui de MM. Villemain ou Guizot, du bon style, et expliquer pourquoi. Le jeune homme ne demandera plus pourquoi l’on cite comme sublime tout à la fois et le style de Pascal avec ses mots vulgaires et sa période négligée, et le style de Thomas avec ses phrases et ses expressions ambitieuses. Sachant que le ton n’est que la convenance du style au sujet, et qu’il dépend non-seulement de la nature de celui-ci, mais aussi du point de généralité auquel on a porté ses pensées, il ne s’effrayera plus des objections faites aux développements des anciens rhéteurs sur cette matière, ni du vague qu’entraînent ces développements mal compris. S’il a pu confondre le sublime avec le style sublime, il le distinguera sans peine du ton sublime. Il dira que le qu’il mourût est sublime, mais n’appartient pas plus au ton sublime qu’au ton simple, car cet admirable eri de dévouement à l’honneur et à la patrie n’a rien de commun avec la généralisation des idées ; qu’au contraire, il y a à la fois sublime et ton sublime dans les vers de Joad :

Celui qui met un frein à la fureur des flots… etc.

{p. 210}Enfin, le jeune écrivain, bien pénétré de tout ce qui vient d’être dit, aura trois objets en vue dans l’étude de l’expression : se former un style, saisir le ton convenable au sujet, et, enfin, quels que soient le style et le ton, acquérir préalablement les qualités essentielles et accidentelles de l’élocution, et apprendre à y distribuer avec habileté les ornements dont elle est susceptible.

Pour le premier point, il semblerait, d’après ma définition, que toute théorie soit superflue ; mais, qu’on ne l’oublie pas, ici, comme ailleurs, il y a toujours deux éléments en présence, la nature et l’art, ne pouvant se suppléer l’un l’autre que jusqu’à un certain point, et n’arrivant réellement au but que par leur collaboration. Sur la part de la nature dans la formation du style, le rhéteur n’a rien à dire ; quant à celle de l’art, il appuiera principalement sur deux préceptes.

Premièrement : Ne perdez jamais de vue la relation intime et essentielle de l’expression avec l’invention. Ici, tous les rhéteurs n’ont qu’une voix. Denys d’Halicarnasse, dans son Jugement sur Isocrate : « La parole doit obéir à la pensée, et non la pensée à la parole, c’est une loi de la nature. » Ipsœ res verba rapiunt, dit Cicéron ; et Horace :

Verbaque provisam rem non invita sequentur.

Chez les modernes, Montaigne : « Je veux que les choses surmontent, c’est aux paroles à servir et à suivre ; » Fénelon, s’appuyant de saint Augustin : « Le véritable orateur pense, sent, et la parole suit. Il ne dépend point des mots, mais les mots dépendent de lui ; » et M. Villemain : « Il ne faut pas croire que le style soit une chose à part, qu’on puisse en quelque sorte enlever et remettre, et qui ne tienne pas à toute la pensée. » D’où je conclus qu’il ne faut rien faire pour l’amour des mots, puisque les mots ne sont faits que pour les choses ; que la meilleure méthode pour avoir un style, c’est de songer beaucoup plus à ce qu’on dira qu’à la façon dont on le dira ; la pensée, comme parlait Zénon, teindra l’expression, verba sensu tincta esse oportet.

{p. 211}Mais comprenez bien mes paroles, et quand je recommande de songer surtout au fond, parce que le plus souvent il entraîne la forme, n’allez point pour cela mépriser la forme ; n’imitez pas le superbe dédain qu’affectent pour le style certains écrivains qui n’en ont pas, et qui nous répètent qu’il ne faut jamais s’occuper que de l’idée ; que la recherche de l’expression est vaine, oiseuse, indigne d’un esprit sérieux et inutile aux autres. « Un beau style, répond admirablement Buffon, n’est tel en effet que par le nombre infini des vérités qu’il présente ; toutes les beautés intellectuelles qui s’y trouvent, tous les rapports dont il est composé sont autant de vérités aussi utiles et peut-être plus précieuses pour l’esprit humain que celles qui peuvent faire le fond du sujet. »

Secondement. Proposez-vous certains modèles à imiter. Je sais que le modèle ne donne point ces vertus premières que l’on ne doit qu’à la nature et au travail personnel, l’esprit, l’invention, la force, la facilité ; mais, en fait de style, l’imitation est d’une grande utilité ; elle est le premier pas dans la carrière ; seulement il y faut de la circonspection et du discernement. Quintilien est ici un excellent guide. D’abord il est manifeste que l’imitation toute seule ne suffit pas ; s’attacher aux traces d’un maître, si l’on n’a pas l’ambition de marcher bientôt de pair avec lui, de le devancer même, s’il est possible, c’est se condamner à une éternelle infériorité, necesse est semper sit posterior qui sequitur. L’imitation ne doit donc pas être absolue ; sans cela, ce n’est plus rivalité, mais servilité, ô imitatores, servum pecus !

Vous comprendrez ce qu’est l’imitation, en comprenant bien ce qu’elle n’est pas. Imiter n’est point copier les vices du modèle :

Quand sur une personne on prétend se régler,
C’est par les beaux côtés qu’il lui faut ressembler.

Malheureusement, il est infiniment plus aisé d’imiter le mal que le bien. Imiter n’est pas se laisser aller par une pente insensible de la qualité qu’on veut atteindre dans le vice {p. 212}voisin, de l’abondance dans la diffusion, de la concision dans la sécheresse, de l’audace dans la témérité, de la simplicité dans la négligence. Imiter n’est pas s’arrêter à une vaine ressemblance de mots et de formes, prendre l’apparence pour la réalité, l’ombre pour le corps. L’antiquité se raille avec raison de ceux qui se croyaient des Salluste, quand ils avaient saupoudré un chapitre d’une pincée d’archaïsmes, ou des Cicéron, quand ils avaient clos une période par un ronflant esse videatur. L’imitation n’est ni un calque, ni un pastiche. L’imitation est une gymnastique, une lutte avec un modèle, dans laquelle on cherche à faire comme lui, pour arriver, quand on est sûr de soi, à faire mieux, s’il se peut, en faisant autrement.

Enfin, le point capital, c’est le choix du modèle. Etudiez les prosateurs français qui ont le mieux connu le génie de la langue : au xvie siècle, Amyot, Montaigne, du Bellay ; au xviie, Pascal, Bossuet, Fléchier, la Bruyère, madame de Sévigné ; malgré les reproches que la critique a pu adresser aux trois derniers, je les recommande pour l’excellence de leur forme ; au xviiie, les quatre maîtres, Voltaire, Rousseau, Buffon et Montesquieu ; j’ajouterais volontiers le duc de Saint-Simon lu avec prudence.

Vous voyez que je ne parle ni des poëtes, ni des anciens, ni des contemporains. Je ne dis rien des poëtes ; car il ne s’agit pas ici de poésie, et je n’admets pas le style poétique en prose ; la lecture des poëtes est excellente pour préparer à écrire, pour mettre en train, en quelque sorte. J’ai toujours remarqué qu’un beau morceau de poésie, lu avant de composer, et tout haut, s’il est possible, éveille l’imagination, échauffe le cœur, transporte dans les régions de l’idéal. C’est ainsi que le sculpteur Bouchardon s’inspirait à la lecture d’Homère. Prosateurs, usez des poëtes comme Bouchardon ; le même sentiment sous une expression toute différente. Je ne recommande point les anciens pour le même motif. Etudiez sans doute nuit et jour les exemplaires grecs et latins, pour l’invention et la disposition, mais n’allez point former votre style sur la période livienne ou cicéronienne, ou sur {p. 213}la concision de Tacite, notre langue y répugne ; autant vaudrait prendre pour modèles de diction française Gœthe ou Walter Scott. Enfin je passe sous silence les contemporains, et voici pourquoi. Je ne prétends pas établir un parallèle entre les anciens et les modernes, et ne veux point dire que le français des bons écrivains de notre temps soit inférieur, comme français, à celui des âges précédents ; ce n’est pas là la question. Mais songez que, par la pensée et jusqu’à un certain point par la forme, tout écrivain appartient toujours à son siècle, et ne peut se dérober à l’influence du milieu dans lequel il vit. Or, si vous joignez à cette inévitable homogénéité avec ce qui vous entoure l’étude à peu près exclusive des contemporains, il ne vous restera plus rien d’original ; car quel élément en vous ou hors de vous s’opposera alors à la complète reproduction de vos modèles ? Les idées de Lamartine, par exemple, ou de Victor Hugo, sont celles de plusieurs esprits distingués de notre siècle ; en les vulgarisant, ils les ont fait partager par un plus grand nombre encore ; elles sont, en quelque sorte, dans l’air que nous respirons. Maintenant, lisez assidûment Victor Hugo ou Lamartine ; vous aviez déjà leurs idées, vous aurez encore leurs formes, vous serez imitateur en dépit de vous. Au contraire, étudiez obstinément les formes d’un autre siècle, et vous ne serez jamais amené à une reproduction complète, d’abord par cela même qu’elles sont d’un autre siècle, et puis, parce que vous les appliquerez aux idées du vôtre, et les fondrez dans la teinte générale de votre âge dont vous êtes forcément imbu. Enfin vous donnerez ainsi plus de souplesse et de solidité à votre langue, en la retrempant aux sources antiques, et par cette alliance des idées d’aujourd’hui et des formes d’autrefois, l’étude si utile du modèle compromettra beaucoup moins votre originalité. Je répéterai donc le mot d’André Chénier :

Sur des pensers nouveaux faisons des vers antiques.

Encore une remarque qui se rapporte à celle-ci. Qui se {p. 214}ressemble s’assemble, dit un proverbe. Vous, au rebours, attachez-vous aux écrivains qui s’éloignent le plus des vices auxquels vous vous sentez enclin. Votre manière est-elle en général rude et concise, apprenez la grâce dans Fénelon, la période dans Massillon. Au contraire, êtes-vous porté au style nombreux et traînant, cherchez le nerf et l’énergie dans Pascal et dans Montesquieu. Par là vous améliorez votre style sans le dénaturer. En effet, cette lutte de l’imitation contre l’individualité est assez pénible en général pour ne pas entraîner au delà des bornes. A ceux qui la pousseraient trop loin, il faudrait rappeler le mot du fabuliste :

Ne forçons point notre talent,
Nous ne ferions rien avec grâce.

Voilà pour le style, voici pour le ton. Pour saisir le ton convenable, considérez attentivement l’objet de votre ouvrage ; appliquez-vous à en apprécier la nature, à en pressentir les développements, à saisir d’avance le point de généralisation auquel vous pourrez porter vos idées. « La poésie, l’histoire et la philosophie, dit Buffon, que je ne puis rappeler assez, ont toutes le même objet, et un très-grand objet, l’homme et la nature. La poésie la peint et l’embellit, elle peint aussi les hommes ; elle les agrandit, elle les exagère, elle crée les héros et les dieux. L’histoire ne peint que l’homme, elle le peint tel qu’il est : ainsi le ton de l’historien ne deviendra sublime que quand il fera le portrait des plus grands hommes, quand il exposera les plus grandes actions, les plus grands mouvements, les plus grandes révolutions, et partout ailleurs, il suffira qu’il soit majestueux et grave. Le ton du philosophe pourra devenir sublime toutes les fois qu’il parlera des lois de la nature, de l’être en général, de l’espace, de la matière, du mouvement et du temps, de l’âme, de l’esprit humain, des sentiments, des passions ; dans le reste, il suffira qu’il soit noble et élevé. Mais le ton de l’orateur et du poëte, dès que le sujet est grand, doit toujours être sublime, parce qu’ils sont les {p. 215}maîtres de joindre à la grandeur de leur sujet autant de couleur, autant de mouvement, autant d’illusion qu’il leur plaît, et que devant toujours peindre et toujours agrandir les objets, ils doivent aussi partout employer toute la force et déployer toute l’étendue de leur génie. »

Maintenant, il nous reste à étudier les qualités essentielles de l’élocution, c’est-à-dire celles qui conviennent à tous les tons ; les qualités accidentelles, c’est-à-dire celles qui ne conviennent que dans tel ou tel ton ; et enfin les ornements dont l’élocution est susceptible, et que l’on comprend sous le nom général de figures.

{p. 216}

Chapitre XVI.

des qualités essentielles du style. — clarté, pureté §

La qualité souveraine du style, toujours et partout indispensable, c’est la clarté. « Summa virtus orationis est perspicuitas, » dit Quintilien, dès le premier livre de ses Institutions, pour revenir sur cette vérité au huitième : « nobis prima sit virtus perspicuitas. » Le discours, selon lui, doit être clair comme la lumière du soleil, » occurrat in animum audientis oratio, sicut sol in oculos. »

Mais la clarté de l’expression suppose une conception nette des idées, et une méthode habile dans leur disposition. Il faut donc d’abord se rappeler ici ce que nous avons dit à propos de l’invention et de l’ordre :

Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement,
Et les mots pour le dire arrivent aisément ;

ou du moins finissent, avec la méditation, par arriver et se ranger dans l’ordre voulu. Que les pensées soient vagues et mal conçues, que leur arrangement soit pénible ou irrégulier, vous avez beau travailler l’expression, elle reste obscure et mal dessinée. Je parle non-seulement de la conception, mais de l’arrangement des idées. Ne perdez pas de vue ce second point dont Boileau ne parle pas, mais qu’il supposait sans doute. Il ne suffit pas en effet de concevoir bien {p. 217}pour énoncer clairement. « Dans un cas, comme le fait observer Condillae, toutes les idées se présentent à la fois à l’esprit ; dans l’autre, elles doivent se montrer successivement. Pour bien écrire, ce n’est donc pas assez de bien concevoir : il faut encore apprendre l’ordre dans lequel vous devez communiquer l’une après l’autre des idées que vous apercevez ensemble, il faut savoir analyser votre pensée. Accoutumez-vous de bonne heure à concevoir avec netteté, et familiarisez-vous en même temps avec le principe de la plus grande liaison des idées. »

On a soutenu cependant qu’il est des matières où la clarté n’est pas indispensable, et dans lesquelles même une certaine obscurité ne messied pas.

Sans doute quelques ouvrages scientifiques demandent au lecteur, avec des connaissances préalables, une plus grande attention que d’autres, et je ne prétends pas que la Mécanique céleste de Laplace soit obscure, parce que le commun des lecteurs ne la comprend pas. Mais dans tout ce qui n’est point science pure et spéciale, dans tout ce qui s’adresse à l’humanité en général, dans toutes les questions philosophiques, politiques, littéraires, la clarté est impérieusement exigée, et j’ajoute que l’on peut toujours y parvenir par le travail. L’obscurité, comme la diffusion, naît le plus souvent de la précipitation ou de la paresse. N’est-ce point Pascal qui écrivait à un ami : « Excusez la longueur de cette lettre ; je n’ai pas eu le temps de la faire plus courte » ? La plupart de nos auteurs nébuleux pourraient dire également : Excusez l’obscurité de cet ouvrage, je n’ai pas eu la patience d’être plus clair.

Si, dès le principe, l’auteur a soin, quand ses conceptions sont absolument neuves, de fixer et de bien définir sa terminologie : quand elles ne le sont pas, de se conformer au langage reçu, et d’éviter, autant que possible, le charlatanisme des termes techniques et l’affectation des formes étranges, il sera compris de tous les hommes intelligents, et son ouvrage gagnera en mérite et en renommée, même auprès des masses. On se trompe, en effet, si l’on croit que le bon peuple se {p. 218}laisse toujours éblouir, et applaudit tout harangueur qu’il n’entend point. Aux sophismes de ceux qui lui crient : C’est le beau ! le bon sens de la majorité répond avec Dandin : C’est le laid ; et l’écrivain obscur ne devient jamais populaire. Le vrai talent est de contenter à la fois la foule et les hommes d’élite, de se faire entendre des plus vulgaires, en se faisant estimer des plus habiles.

On se trompe encore si l’on croit que l’obscurité ajoute à l’énergie ou à l’élégance de la pensée. « La clarté, dit très-bien Vauvenargues, orne les pensées profondes. »

Certains écrivains allemands ont une prédilection toute particulière pour les ténèbres du langage ; les intelligences les plus obstinées s’usent à vouloir les pénétrer. Que la vanité de leurs adeptes fasse une vertu de ce vice, on le conçoit ; le renom de comprendre seul ce qui est inintelligible au reste du monde chatouille l’amour-propre. Mais les esprits sains dédaigneront toujours ce goût des doctrines ésotériques, comme parlaient les anciens, qui fait des vérités les plus essentielles à tous le privilége exclusif de quelques initiés, et une lettre close pour la majorité de ceux même qui veulent les étudier. La vérité est nue, attrayante de sa propre beauté, tout à la fois fière et pudique ; ce n’est que la lâcheté, le mensonge ou la fausse science qui s’enveloppent de tant de voiles. Quoi qu’on puisse dire en faveur des logogriphes philosophiques ou sociaux, un écrivain obscur sera toujours, à mes yeux, un écrivain incomplet. Je laisserais même au delà du Rhin, sans m’en occuper autrement, cette manie du mysticisme et de l’inintelligible, si elle ne passait le fleuve, accueillie par quelques-uns de nos auteurs qui oublient le mot si vrai de Voltaire : « Ce qui n’est pas clair n’est pas français. »

Ce qui n’est pas clair n’est pas français, parce qu’il semble que chaque peuple ayant reçu de la Providence sa mission sur la terre, celle de la France soit de répandre toutes les grandes et utiles vérités, et que, pour maintenir dignement cette noble propagande, il faut savoir rendre la vérité manifeste et accessible à tous. Or c’est là un des caractères du {p. 219}génie français. Ailleurs, comme eu France, on fait des découvertes, on a des idées, on crée des systèmes, on établit des théories ; en France seulement on vulgarise tout cela. Ailleurs on écrit des volumes ; ce n’est qu’en France, de l’aveu de tous, que l’on sait faire un livre.

Dans un ordre d’idées moins élevé, ce qui n’est pas clair n’est pas français, non parce que la langue française est en elle-même plus claire qu’une autre, mais, au contraire, parce qu’elle prête davantage à l’obscurité, parce que la rigueur de ses constructions et le peu d’élasticité de sa phraséologie exigent de l’écrivain les plus minutieuses précautions pour être toujours entendu, et qu’il doit veiller sur la clarté avec une attention d’autant plus inquiète qu’elle est toujours près de lui échapper.

Au reste, il est rare que l’obscurité soit, en France, comme en Allemagne, le résultat d’un parti pris de la part de l’écrivain. Le plus souvent elle n’affecte que les détails, et naît de diverses causes.

Tantôt, c’est l’ignorance ou l’oubli des règles de la grammaire, les phrases équivoques ou mal construites, l’emploi de mots obsolètes ou inconnus, l’impropriété absolue ou relative des termes.

Tantôt, c’est l’affectation de la brièveté :

J’évite d’être long et je deviens obscur ;

ou bien, tout au contraire, la diffusion, les périodes interminables, l’accumulation des parenthèses, des épisodes, des idées accessoires qui embarrassent le lecteur et lui font perdre de vue l’idée principale.

Enfin, c’est le désir excessif de montrer de l’esprit à tout propos et hors de propos. « Quand on court après l’esprit, dit Montesquieu, on attrape la sottise. » J’ajoute qu’on attrape aussi l’obscur et le galimatias. Que d’écrivains auxquels s’applique le paragraphe de la Bruyère sur Acis, le beau parleur ! « Que dites-vous ? comment ? je n’y suis pas : vous plairait-il de recommencer ? J’y suis encore moins. Je devine enfin. {p. 220}Vous voulez, Acis, me dire qu’il fait froid ; que ne disiez-vous : Il fait froid ? Vous voulez m’apprendre qu’il pleut ou qu’il neige ; dites : Il pleut, il neige… Mais, répondez-vous, cela est bien uni et bien clair, et d’ailleurs qui ne pourrait pas en dire autant ? Qu’importe, Acis ? est-ce un si grand mal d’être entendu quand on parle, et de parler comme tout le monde ? »

Les qualités opposées à ces diverses causes d’obscurité, et par conséquent les éléments de la clarté du style sont la pureté, la propriété, la précision, le naturel. Examinons successivement chacun de ces titres ; et d’abord la pureté.

La pureté consiste à n’employer que les termes et les constructions conformes aux lois de la raison et à celles de la langue. Le bon sens universel sanctionne les premières, la science de la grammaire générale les formule. La sanction des autres est l’usage et l’assentiment des écrivains éminents ; leur code, les grammaires et lexiques spéciaux, approuvés par les autorités compétentes, c’est-à-dire par les corps savants et la partie éclairée du public.

Il est naturel de croire que les langues ont d’abord été fondées sur des analogies avouées par la raison humaine ; mais une foule de circonstances, l’origine d’un peuple, son mélange plus ou moins durable, plus ou moins complet avec d’autres, l’infinie variété de relations des hommes entre eux ou avec les choses, les rapides et continuelles vicissitudes des idées et des intérêts, que sais-je ? beaucoup d’autres causes inconnues ou inappréciables ont modifié et altéré les règles primitives. La mobilité d’imagination et la paresse de jugement, également naturelles à l’homme, ont fait passer, souvent à l’insu de sa volonté, les modifications spontanées ou les altérations successives du langage à l’état d’habitude, et cette habitude, une fois enracinée dans les esprits, est devenue ce qu’on appelle le génie de la langue, c’est-à-dire cette collection d’idiotismes, ces procédés de lexilégie et de construction qui distinguent une langue des autres et lui impriment un cachet particulier.

Plus souvent qu’on ne pense, les phénomènes du génie de {p. 221}la langue sont d’accord avec la raison universelle ; mais qu’ils se plient ou résistent à l’analyse, ne les admettez que quand l’usage ou l’autorité les justifie. Sont-ils consacrés par des écrivains éminents, ou légitimés par les corps littéraires ? voilà l’autorité. Sont-ils, en subissant même des altérations et des corruptions nouvelles, adoptés par la majorité intelligente de la nation ? voilà l’usage, l’usage, le souverain dominateur des langues, despote d’autant plus tyrannique qu’il est parfois aveugle.

Ecrire purement, c’est donc observer les règles de la grammaire générale, c’est-à-dire de la raison universelle, et surtout celles de la grammaire spéciale, c’est-à-dire du génie de la langue fixé par l’usage ou par l’autorité ; je dis surtout, car, quand il y a lutte entre les deux grammaires, c’est toujours la seconde qui doit triompher.

Tout le monde connaît les vers de Boileau :

Surtout qu’en vos écrits la langue révérée
Dans vos plus grands excès vous soit toujours sacrée…
Mon esprit n’admet point un pompeux barbarisme,
Ni d’un vers ampoulé l’orgueilleux solécisme :
Sans la langue, en un mot, l’auteur le plus divin
Est toujours, quoi qu’il fasse, un méchant écrivain.

Dans ces vers où Boileau distingue, comme on le voit, celui qui invente et dispose, l’auteur, de celui qui exprime et formule, l’écrivain, il distingue aussi, d’après Cicéron, entre les diverses fautes de langue. Le solécisme et le barbarisme sont du domaine de la grammaire ; mais à ces vices se rattachent l’archaïsme, le néologisme et le jargon, dont il peut être utile de parler.

Le néologisme est l’emploi d’un mot nouveau ; l’archaïsme, l’emploi d’un mot vieilli. Commençons par celui-ci, qui doit avoir le pas, ne fût-ce que par droit de naissance.

J’ai recommandé l’étude de nos anciens auteurs, sous le rapport du style, plus encore que de l’idée. Je prise fort, je l’avoue, ces vieilles formes, à l’aide desquelles la langue remonte à ses origines, et j’estime qu’il est d’une saine {p. 222}littérature de ramener à leur sens natif les vocables que le temps en a détournés. Mais là, comme ailleurs, je demande le goût et la circonspection. S’il est des pertes à regretter, à réparer même, autant que possible, il me semble ridicule de galvaniser, en quelque sorte, des mots que la raison, le goût ou le sentiment de l’harmonie ont tués depuis longtemps. Je prends un seul exemple. Pourquoi employer, fis-je, fit-il, au lieu de dis-je, dit-il ? L’usage a défendu avec raison de confondre dans une seule et même signification deux mots dont le sens réel est tout à fait distinct.

Il en est qui ne se contentent pas, comme Salluste et Tacite chez les auciens ; de ressusciter quelques mots surannés, et de chercher des perles dans le fumier d’Ennius ; ils vont plus loin, ils écrivent des volumes tout entiers en vieux langage ; ainsi Voiture, Naudé, Pellisson, au xviie siècle ; J.-B. Rousseau, au xviiie ; M. de Balzae, de nos jours ; je ne cite que les meilleurs. A mon sens, ils ont tort. D’abord , pourquoi quitter un idiome adulte pour revenir aux vagissements de l’enfance ? Qu’ou se permette, comme la Bruyère, une demi-page de ce jeu d’esprit, je le veux bien ; mais un livre entier ! Et puis, quelles que soient l’érudition et l’habitude de l’écrivain, est-il possible de connaître assez à fond les phases de la langue, pour ne pas prêter au xve siècle, par exemple, les locutions du xive, et réciproquement ; ce qui est une grande faute dans l’espèce ? Enfin, ne court-on point risque de paraître gauche et empesé sous cet habit d’emprunt, qu’on ne revêt cependant que pour se donner un air naïf et dégagé ?

Jacob le bibliophile avait inventé quelque chose de plus précieux. Il employait dans son récit les formes contemporaines, même les plus avancées, et dans son dialogue le style qu’on nomme moyen âge. Autant vaudrait, quand la scène est en Angleterre ou en Allemagne, faire parler les personnages en anglais ou en allemand.

Je ne connais guère qu’une circonstance où ces pastiches puissent s’excuser. C’est celle où se trouvait Paul-Louis Courier quand il se servait de la langue d’Amyot pour corriger les contre-sens d’Amyot, ou pour ajouter à la traduction de {p. 223}Daphnis et Chloé celle de quelques pages récemment découvertes. Mais oserai-je le dire ? Courier lui-même s’est laissé égarer par un premier succès en appliquant son système d’archaïsme à la traduction d’Hérodote. La langue d’Hérodote n’est point, je le sais, celle de Théopompe ou de Démosthène, mais, telle qu’elle est, elle appartient à une civilisation trop avancée, quoi qu’il en dise, pour être représentée par le gazouillis du xvie siècle, comme l’appelle Pasquier. Si l’on a pu comparer Hérodote à Froissart, ce n’est point pour le style, c’est pour l’esprit et la marche de l’œuvre. Songez qu’on avait donné à ses livres le nom des Muses. Or les Muses françaises parlent la langue de Fénelon, et non celle de Froissart.

Quoi qu’il en soit, s’il fallait opter entre le néologisme et l’archaïsme, je pencherais encore pour ce dernier. On doit être d’autant plus sévère pour le néologisme qu’il est une des plaies de notre époque, comme de toutes celles qu’ont agitées de violentes commotions religieuses, politiques ou littéraires. Chaque révolution, en effet, charrie en quelque sorte avec soi un limon de mots nouveaux qu’elle dépose dans la langue en s’écoulant. C’est ainsi qu’au xvie siècle, la Réforme, la Renaissance et les guerres d’Italie faillirent engloutir le français sous un déluge de locutions bibliques, grecques, latines, italiennes. Or le xviiie siècle a plus d’un point de contact avec le xvie. « Comme jamais société, dit M. Villemain, n’avait été plus violemment dissoute et mêlée que la nôtre, comme il y eut à la fois des passions terribles et des changements profonds, l’empreinte a dû rester dans les expressions ainsi que dans les mœurs. » Joignez à cette cause si puissante tant d’autres qui depuis sont venues ajouter à son action : l’Empire, les mœurs anglo-constitutionnelles qui lui ont succédé, les rapports beaucoup plus fréquents avec les nations étrangères, auxquelles on n’a pu emprunter les choses sans emprunter les mots, l’étude plus approfondie de leur littérature, les progrès des technologies diverses, qui, après avoir envahi le langage commun, s’infiltrent dans la langue littéraire, les doctrines des saint-simoniens, des fouriéristes, des utilitaires, {p. 224}des égalitaires, de tous ceux enfin à qui il a fallu des expressions toutes neuves pour des conceptions inouïes, tout cela a dû nécessairement désorganiser la langue, et y introduire une foule de locutions que ne pouvaient même prévoir les siècles passés.

Mais, nous dit-on, que faire à cela ? Les révolutions du langage ne sont-elles pas une fatalité qu’il faut subir, comme les révolutions politiques ? Et la roideur conservatrice qui s’obstine à lutter ne se brise-t-elle pas avec aussi peu de succès contre les unes que contre les autres ?

Assurément. Aussi ne croyez pas que je proscrive aveuglément tous les néologismes, et veuille être plus classique qu’Horace lui-même. On sait ce qu’il dit du néologisme dans l’Art poétique. Cette image des mots qui, comme les feuilles de l’arbre, jaunissent et se fanent, pour que d’autres reverdissent à leur place, est aussi juste que poétique. J’accepte donc certaines innovations, et pense qu’un écrivain est excusable quand, pour rendre une idée réellement neuve, et à laquelle les mots font réellement défaut, retenez ces deux conditions, il a recours au néologisme. Mais si Horace met Virgile sur la même ligne que Plaute, dans la concession de son privilége, y aurait-il mis plus tard Stace on Juvénal ? Il arrive un moment où une langue semble avoir atteint son apogée sous le rapport du style, et où l’on court grand risque d’innover sans améliorer. Telle est précisément la situation du français. En définitive, il n’est pas né d’hier. Il est adulte, me semble-t-il, voire un peu grisonnant ; un assez grand nombre d’esprits ingénieux et profonds l’ont travaillé et remué en tous sens pour qu’il puisse fournir, et même abondamment, à toutes les idées de celui qui l’a sérieusement étudié, et qui le connaît bien. Le terrain, jadis ingrat pour tous, ne l’est plus aujourd’hui que pour les indolents et les inhabiles, et néologisme devient synonyme de paresse ou d’ignorance. La preuve en est que les plus grands écrivains, ceux qui ont en effet le plus d’idées neuves, usent rarement de la faveur accordée par Horace, et peut-être est-ce pour cela même que les mots qu’ils créent sont presque les seuls {p. 225}qui s’imposent à l’usage, et se donnent eux-mêmes le droit de cité. Ceux-là enrichissent véritablement la langue. Dix pièces d’or sont un trésor plus grand que cent pièces de plomb.

En admettant donc la justification accidentelle du néologisme, je voudrais que l’on apportât dans son emploi la plus scrupuleuse circonspection ; si les transformations successives du langage sont une nécessité de sa nature, que les bons esprits littéraires se fassent un devoir, comme les bons esprits politiques, dans les révolutions des Etats, de chercher à régulariser le mouvement, et, tout en laissant au progrès la part qui lui est due, à ramener la langue à son caractère primitif ; que, selon le mot ingénieux de Quintilien, ils préfèrent dans les mots nouveaux les plus anciens, et dans les anciens les plus nouveaux. Le novateur utile n’est pas celui qui crée le plus de mots, mais celui qui, par d’heureuses alliances, combine le mieux les mots usuels.

Je vais plus loin, et j’ajoute avec M. Nodier, si bon juge en matière de langue : « Il ne suffit pas de s’abstenir d’inventer des mots, il faut se garder encore de les détourner de leur sens, car un terme déplacé devient souvent un barbarisme dans la phrase où il se glisse. Il faut éviter à la fois et les néologismes et la néologie. »

La néologie nous mène au jargon. J’ouvre l’Encyclopédie du xviiie siècle au mot Jargon, et je lis :

« Jargon se dit : 1° d’un langage corrompu, tel qu’il se parle dans nos provinces ; 2° d’une langue factice dont quelques personnes conviennent pour se parler en compagnie, sans être entendues des autres ; 3° d’un certain ramage de société qui a quelquefois son agrément et sa finesse, et qui supplée à l’esprit véritable, au bon sens et aux connaissances, dans les personnes qui ont un grand usage du monde. Celui-ci consiste dans des tours de phrases particuliers, dans un usage singulier des mots, dans l’art de relever les petites idées froides, puériles, communes, par une expression recherchée. »

Et le xviiie siècle, toujours un peu moralisant, ajoute : {p. 226}« On peut le pardonner aux femmes, il est indigne d’un homme. Plus un peuple est futile et corrompu, plus il a de jargons. »

A ce compte, notre siècle xixe est assurément un des plus corrompus et des plus futiles qui aient jamais pris rang dans les annales de l’humanité. Je ne parle pas du jargon provincial, du patois. De tout temps, il fut permis à la comédie, au roman même, de reproduire ce langage corrompu, sans doute, mais du moins généralement intelligible. Encore les âges vraiment littéraires n’accordent point cette faveur sans condition. Je ne sais si Horace pardonnait à Plaute les scènes en patois carthaginois de son Pœnulus, mais la Bruyère disait de Molière : « Il ne lui a manqué que d’éviter le jargon et d’écrire purement ; » et Marmontel, en justifiant d’ailleurs sur ce point Molière, Dufresny, Dancourt, et, du même trait, nos vaudevillistes du jour, ne permet pourtant l’emploi du jargon villageois, même dans la comédie, qu’à deux conditions : s’il contribue au comique de situation, ou s’il marque une nuance de simplicité dans les mœurs, comme dans l’Ecole des femmes, par exemple, où il sert à distinguer la simplicité grossière de Georgette de la naïveté d’Agnès. Et il ajoute avec raison : « L’ingénuité, le naturel, la simplicité même n’ont rien qui se refuse à la correction du langage. »

Quant à la seconde catégorie de jargons, ceux dont ou convient pour se parler sans être entendus, on conçoit que la rhétorique ne les admette nulle part. Que certain système humanitaire renferme d’excellentes choses, cela est possible ; mais, pour Dieu ! que ces messieurs se fassent traduire en français ! Les meilleures idées du monde, affublées de sociantisme, de garantisme, de simpliste et de passionéité, rebuteront les esprits délicats. N’y a-t-il donc pas moyen de rendre la langue d’une science qu’on nomme sociale, probablement parce qu’elle est celle de toute la société, un peu plus intelligible que celle de la chimie ou du calcul intégral ? ou faut-il croire, avec ses ennemis, que la forme n’est barbare que parce que le fond est absurde ?

Quoi qu’il en soit, l’argot de ces messieurs n’est que {p. 227}ridicule ; celui du vol et du meurtre est odieux. Je ne vois dans notre ancienne littérature que Villon qui s’en soit rendu coupable ; celui-là du moins avait ses raisons. Condamné deux fois à la potence, il parlait à ses camarades de la pince et du croc, sa langue et leur langue. Mais que nos romanciers aient poussé le fétichisme de la couleur locale jusqu’à salir leurs récits de ce hideux jargon ; qu’à la suite d’un homme d’imagination, la tourbe servile des imitateurs se soit ruée dans cette voie : voilà ce qui était indigne et abominable, ce qu’aucune théorie d’art ne peut justifier, ce que la rhétorique, comme la morale, repousse avec dégoût !

Auprès de cet immonde argot, les jargons de la troisième espèce, les ramages de société, sont un parler charmant ; ce qui ne nous empêche pas, sinon de les anathématiser, au moins de les reconduire poliment jusqu’à la frontière de la langue, sauf à en couronner quelques-uns de fleurs, comme faisait Platon de son poëte. Ainsi l’euphuisme du temps d’Elisabeth, dont plusieurs scènes de Shakespeare nous donnent l’idée, ainsi les conversations musquées du Pastor fido, des bergers du Lignon, des premières précieuses, les précieuses véritables, celles du dictionnaire de Somaise et des lettres de Voiture, ainsi les nouvelles sentimentales de quelques romanciers allemands, ne sont que des jargons, gracieux à leur origine, mais dont la licence va bientôt si loin qu’il ne faut rien moins que le holà d’un Molière pour les arrêter. Tout cela s’est envolé avec la mode. Parlerai-je du jargon d’Almack que nous ont fait connaître Byron et les romans de la haute vie anglaise, ou de celui des savants dont Sterne a dit : « De tous les jargons jargonnés dans ce monde jargonnant, le plus assommant, sans contredit, est le jargon du pédantisme ? »

Depuis que notre langue a été étudiée, chaque demi-siècle, en France, a eu son jargon. Au xvie, les savants de la Renaissance, et les raffinés échappés aux guerres d’Italie ; au xviie, les précieuses et les marquis de Mascarille ; au xviiie, les roués et les Pompadours ont employé une langue à part et en dehors du vulgaire. Pour nous, nous en avons eu trois ou quatre à {p. 228}la fois, et si celui de cette jeunesse excentrique, dont les paroles étaient aussi burlesques que le costume et les danses, ne relevait que du feuilleton et du vaudeville, le rhéteur ne pouvait passer sous silence, il y a quelques années, les intempérances de langage de l’anglomanie aristocratique et de la tribune politique, car leurs aberrations auraient fini par être plus fatales au français que toutes les folies des précieuses et des marquis.

Evitons toutes ces fautes, de quelque nature qu’elles soient. En altérant la pureté du style, elles nuisent à la clarté de la pensée. Mais que notre respect pour la langue n’aille point jusqu’au purisme, c’est-à-dire jusqu’à l’observation exagérée des plus minutieuses prescriptions de la grammaire et de l’usage. L’écrivain pur obéit à l’esprit, le puriste est l’esclave de la lettre. Non-seulement le purisme glace toute espèce d’élan, et donne au style une roideur pédantesque, mais souvent il s’oppose au vrai génie de la langue. Quintilien disait finement : Aliud latine, aliud grammatice loqui ; parler français et parler Vaugelas, ce sont deux choses. M. Villemain, comparant les formes du xvie siècle à celles du xviie, conclut que de l’un à l’autre notre langue est devenue plus grammaticale et moins française. Et avant eux tous, la bonne femme d’Athènes, qui, entendant parler Théophraste, s’écria : « Voilà un étranger ! — Et d’où le voyez-vous ? — Il parle trop bien le grec. »

Ainsi, point de purisme, mais la pureté ; et avec elle la propriété des termes, qui ne contribue pas moins à la clarté.

{p. 229}

Chapitre XVII.

les qualités essentielles du style. — propriété, précision, naturel §

« Entre toutes les différentes expressions qui peuvent rendre une seule de nos pensées, dit la Bruyère, il n’y en a qu’une qui soit la bonne : on ne la rencontre pas toujours en parlant ou en écrivant ; il est vrai néanmoins qu’elle existe, que tout ce qui ne l’est point est faible, et ne satisfait point un homme d’esprit qui veut se faire entendre. »

La propriété consiste à rencontrer cette expression qui est la bonne ; c’est dire que la propriété contribue singulièrement à la clarté du style, en même temps qu’à son énergie, car toute expression vague est toujours faible et tout à la fois obscurcit la pensée. « Les termes, dit l’Encyclopédie, sont le portrait des idées : un terme propre rend l’idée tout entière ; un terme peu propre ne la rend qu’à demi ; un terme impropre la rend moins qu’il ne la défigure. Dans le premier cas, on saisit l’idée ; dans le second, on la cherche ; dans le troisième, on la méconnaît. »

Or, pour acquérir la propriété des termes, pour en découvrir la valeur précise, il ne suffit pas d’en chercher une définition telle quelle dans le premier lexique venu ; il faut recourir à leur étymologie, et les suivre d’époque en époque à travers les significations diverses qu’ont pu leur donner les bons écrivains. Sous ce rapport, il manque encore à notre {p. 230}langue un bon dictionnaire, où chaque mot soit ainsi analysé, c’est-à-dire, saisi d’abord à son origine, et décrit dans toutes ses variations matérielles et morales, jusqu’à sa mort, s’il disparaît ; jusqu’à nous, s’il survit ; le tout appuyé d’exemples significatifs tirés des meilleurs auteurs. M. Villemain, dans la préface de la dernière édition du Dictionnaire de l’Académie, l’avait presque promis officiellement au nom de ce corps illustre. Car on conçoit que l’existence de plusieurs hommes suffirait à peine à un travail aussi gigantesque, qui exigerait le dépouillement et la lecture de plusieurs milliers de volumes, depuis la fin du xiie siècle jusqu’au xixe. Sans demander assurément ni aux maîtres ni aux jeunes gens de s’occuper ainsi de chaque mot, nous voudrions au moins que, pour acquérir la propriété de l’expression, ils étudiassent sérieusement, à ce point de vue biographique, en quelque sorte, tous les mots dont le sens est flottant et la signification capricieuse, les multisenses et les synonymes, si toutefois il nous est possible d’admettre cette dernière espèce de vocables.

Y a-t-il en effet des synonymes parfaits, c’est-à-dire des mots différents signifiant exactement la même chose ? Le passage de la Bruyère cité plus haut prouve que cet écrivain, si délicat en fait d’expressions, ne le croyait pas. « S’il y avait des synonymes parfaits, dit Dumarsais, il y aurait deux langues dans une même langue. Quand on a trouvé le signe exact d’une idée, on n’en cherche pas un autre. »

Mais ce n’est pas toujours précisément par leur signification que deux mots synonymes diffèrent entre eux, c’est souvent dans l’application seule, quelquefois même uniquement dans le ton et la couleur. Deux mots qui, dans un cas donné, doivent être soigneusement distingués, peuvent, en d’autres cas, être employés indifféremment ; et au contraire un mot qui, à un certain point de vue, est synonyme d’un autre, ne l’est plus du tout à un autre point de vue69. C’est au {p. 231}professeur à faire observer ces nuances, à multiplier les exemples.

L’étude des synonymes ainsi conçue est du plus haut intérêt, non-seulement comme une des conditions du bon style, mais dans un sens encore plus élevé. « Apprendre à distinguer les mots, dit fort bien M. Vinet, c’est apprendre a distinguer les choses ; c’est exercer la sagacité de notre esprit, et ajouter à la netteté de toutes les notions ; c’est tirer la philosophie du sein de la philologie. Toute langue est une philosophie, et une langue parfaite serait la vérité même. »

Enfin, pour parvenir à la clarté, il faut, avons-nous dit, réunir à la pureté et à la propriété la précision, et le naturel ou la vérité du style.

La grande vertu de la précision, c’est de donner à l’idée une allure dégagée, en coupant de droite et de gauche les mots qui embarrassent sa marche et ne permettent pas à l’esprit de la suivre :

Est brevitate opus, ut currat sententia, neu se
Impediat verbis lassas onerantibus aures.
Hor., Serm., 1, 10.

Rien, en effet, d’insupportable comme les superfluités du discours. Elles sont à l’esprit ce qu’une nourriture indigeste ou trop abondante est au corps :

Tout ce qu’on dit de trop est fade et rebutant,
L’esprit rassasié le rejette à l’instant.

Mais sachons bien ce que l’on doit entendre par précision. « La précision, dit Aristote, ne consiste pas à être rapide et concis, mais à dire ce qu’il faut, et ni plus ni moins qu’il ne faut, οίδι γἀρ ίνταῦθά ίστι τό ιὖ ὔ τῷ ταχύ, ὔ τῷ συνόμως, άλλὰ τῷ μιτ ρίως. » {p. 232}N’oubliez pas que la précision est un des éléments de la clarté, et qu’ainsi c’est aller contre sa nature que de retrancher des mots qui éclairciraient votre idée. En certaines circonstances le développement peut être plus rapide que le résumé. C’est surtout en rhétorique que la ligne droite n’est pas toujours le plus court chemin. Une route riante et unie paraît moins longue, parce qu’elle fatigue moins, qu’un sentier réellement plus court, mais rude et raboteux. La comparaison est de Quintilien.

La précision, comme tant d’autres qualités, dépend donc de la méditation première qui choisit, détermine, circonscrit les idées et par conséquent les mots. A qui s’adresse l’écrivain, et dans quelles circonstances : considération dominante sur la précision, comme sur bien d’autres qualités.

Examinez d’abord le caractère et les dispositions de l’auditoire. « L’orateur romain, dit l’ancien rhéteur Severianus, doit être plus abondant que l’orateur attique, plus précis que l’asiatique, Allico copiosior, Asiatico pressior. » A en juger par ce qui nous reste des Orientaux, Severianus disait juste. Dans leur poésie lyrique, par exemple, chaque verset se forme de deux parties, dont la seconde ne fait le plus souvent que reproduire en d’autres termes l’idée de la première.

Prenez un psaume quelconque, vous me comprendrez à l’instant. Voici le commencement du second :

1. Pourquoi les nations se sont-elles soulevées avec un grand bruit ? — Et pourquoi les peuples ont-ils formé de vains desseins ?

2. Les rois de la terre se sont soulevés contre le Seigneur. — Et les princes ont conspiré ensemble contre son Christ.

3. Rompons, disent-ils, leurs liens, — Et rejetons loin de nous leur joug.

4. Celui qui demeure dans les cieux se rira d’eux, — Et le Seigneur s’en moquera.

5. Il leur parlera alors dans sa colère, — Et les remplira de trouble dans sa fureur… Et ainsi de suite.

Que dites-vous de cette phrase de l’évangile de saint Jean, c. 1, v. 20 ? Les Pharisiens demandent à Jean-Baptiste s’il {p. 233}est le Christ, l’Evangile dit : « Et Jean avoua, et il ne nia pas, et il avoua : Je ne suis point le Christ. » L’Asie pouvait seule admettre ces sortes de redondances.

Une grande partie de l’artifice du vers latin consiste dans ces répétitions que les poétiques nomment redoublements.

Limina perrumpit, postesque a cardine vellit
Ærotos ; jamque excisa trahe firma cavavit
Robora, et ingentem lato dedit ore fenestram.
Apparet domus intus, el atria longa patescunt,
Appariut Priami et velerum penetralia rejum…
Tum pavidæ tectis matres ingentibus errant,
Amplexæque tenent postes, atque oscula figunt… etc.

Remarquez cependant qu’ici chaque redoublement ajoute beaucoup plus à l’idée première que dans les orientalismes cités plus haut. Sous ce rapport il y a progrès. Aussi lorsque le redoublement est si bien compris dans l’idée qu’il redouble, qu’il serait impossible de concevoir l’une sans l’autre, le poète latin, comme tout autre, est inexcusable de le présenter. Tout le monde blâme avec raison le vers d’Ovide, dans sa description du déluge :

Omnia pontus erant, decrant quoque littora ponto.

Il est bien clair que le dernier hémistiche n’ajoute rien au premier.

L’idée qu’on attache au mot précision varie donc selon le génie de l’auditeur et du lecteur ; elle varie aussi selon les circonstances.

On a fort bien remarqué que Sévère, dans Corneille, et Esther, dans Racine, sont d’une précision égale, en rendant la même idée, l’un par un vers, l’autre par six :

Ils font des vœux pour nous qui les persécutons.

dit Sévère en parlant des chrétiens. L’homme d’Etat exprime énergiquement une réflexion qu’Esther suppliante développera pour attendrir Assuérus :

{p. 234}Adorant dans leurs fers le Dieu qui les châtie,
Tandis que votre main sur eux appesantie
A leurs persécuteurs les livrait sans secours,
Ils conjuraient ce Dieu de veiller sur vos jours,
De rompre des méchants les trames criminelles,
De mettre votre trône à l’abri de ses ailes.

Marmontel établit que prolixe est le contraire de pressé, lâche de ferme, périodique de concis, diffus de précis ; peut-être ces divers termes comportent-ils un peu plus d’élasticité. Quoi qu’il en soit, le contraire de la précision est bien certainement la diffusion et la prolixité, celle-ci plutôt dans la pensée, et celle-là dans les mots. On a pu dire de Sénèque, qu’il était à la fois prolixe et concis, c’est-à-dire prodigue d’idées jusqu’à la profusion, économe de mots jusqu’à l’avarice. La concision dans le style laisse quelque chose à deviner au lecteur ; la précision le satisfait si pleinement, qu’il n’imagine rien au delà. Elle est le rapport exact de la pensée et des mots, le juste milieu entre la brièveté affectée qui touche à l’obscurité, et la diffusion qui y mène également, en jetant, selon l’expression de Voltaire,

Un déluge de mots sur un désert d’idées.

On conçoit que si la précision n’est qu’un parfait tempérament entre le défaut et l’excès, μετρίως, elle est par là même inséparable du naturel, de la vérité, de la justesse de style, trois qualités qu’on a distinguées et qui réellement ne sont qu’une.

M. de la Rochefoucauld crut faire le plus grand éloge de madame de la Fayette en créant pour elle cette expression : C’est une femme vraie. C’est aussi mettre un écrivain bien haut que de dire de son style : C’est un style vrai.

Le style vrai est cette façon de dire tellement d’accord avec la nature de la personne qui parle, la position où elle se trouve, le milieu où elle agit, les circonstances qui l’affectent, que le lecteur ne se figure pas la possibilité de penser ou de s’exprimer autrement, que rien n’indique la {p. 235}recherche, l’embarras, le parti pris d’adopter telle forme, de produire tel effet, de faire un sort, selon l’expression de Rivarol, il chaque mot et à chaque phrase. L’écrivain naturel et vrai ne plaît pas seulement au lecteur, il s’en fait aimer ; et Pascal a finement expliqué cette sympathie qui nous entraîne vers lui. « Quand un discours naturel, dit-il, peint une passion ou un effet, on trouve dans soi-même la vérité de ce qu’on entend, qui y était sans qu’on le sût, et on se sent porté à aimer celui qui nous le fait sentir, car il ne nous fait pas montre de son bien, mais du nôtre ; et ainsi ce bienfait nous le rend aimable : outre que cette communauté d’intelligence que nous avons avec lui incline nécessairement le cœur à l’aimer. Aussi quand on voit le style naturel, on est tout étonné et ravi, car on s’attendait de voir un auteur, et on trouve un homme. » Et Fénelon disait dans le même sens : « Je veux un homme qui me fasse oublier qu’il est auteur, et qui se mette comme de plain-pied en conversation avec moi. Un auteur qui a trop d’esprit, et qui en veut toujours avoir, lasse et épuise le mien ; je n’en veux point avoir tant. S’il en montrait moins, il me laisserait respirer et me ferait plus de plaisir ; il me tient trop tendu, et sa lecture me devient une étude. Tant d’éclairs m’éblouissent ; je cherche une lumière douce qui soulage mes faibles yeux70. »

Il me semble que le défaut de naturel part de deux sources, la faiblesse, ou la vanité qui n’est elle-même qu’une faiblesse. L’excès, en quoi que ce soit, est un signe d’impuissance ou d’ignorance du bon emploi de la force, ce qui revient à peu près au même. Croyez-vous que l’emphase, le faux brillant, la délicatesse outrée, la prétention, ce que les Grecs nommaient cacozelia, accusent une force réelle ? Pas plus que la bouffissure n’annonce la santé. Le naturel qu’on dirait {p. 236}venir de prime abord et sans étude demande au contraire un jugement fortifié et un goût mûri par le temps et l’expérience. Remarquez, avec M. Andrieux, qu’il en est de l’exercice de la pensée comme des exercices du corps. Quand on commence à apprendre l’escrime, la danse, l’équitation, on emploie presque toujours trop de force, on fait de trop grands mouvements, et l’on réussit moins en se donnant plus de peine.

J’ai observé que sous ce rapport les nations ressemblent aux individus. On nous a donné la traduction fidèle, dit-on, de certaines poésies indiennes, scandinaves, américaines, de certains livres sacrés et profanes de l’Orient et du Nord, œuvres de peuples jeunes qui s’essayent. Plusieurs passages portent sans doute l’empreinte d’une parfaite naïveté, mais on est étonné d’y rencontrer en même temps non-seulement une profusion inouïe d’hyperboles et de métaphores, mais un caractère généralement emphatique et maniéré qui ne semblerait devoir appartenir qu’aux époques les plus corrompues de la décadence littéraire. L’affectation est aux deux extrêmes de la vie des sociétés, comme la faiblesse aux deux extrêmes de celle des individus. La littérature grecque est peut-être la seule qui fasse exception, pourvu qu’on l’ouvre par Homère et qu’on la ferme sur Théocrite, les éternels modèles du naturel et de la vérité.

En France, à la fin du xvie siècle et au commencement du xviie, la littérature fut en proie à une déplorable manie d’emphase et d’afféterie. C’était une imitation de l’italien et surtout de l’espagnol, qui touche par tant de points à l’Orient. En vain Montaigne disait à ses contemporains : « Si j’étois du métier, je naturaliserois l’art, autant comme ils artialisent la nature ; » on continua d’artialiser ; le mauvais goût fit chaque jour de nouveaux progrès ; l’hôtel de Rambouillet, dont les opinions étaient des lois, y applaudit et y contribua. Balzac et Voiture, les écrivains les moins naturels que je connaisse, sont, chacun dans leur genre, les types de cette manière fausse et chargée qui devait produire, dans le sérieux, le fatras de Brébeuf ; dans le plaisant, le burlesque de Scarron. {p. 237}Boileau et les hommes de mérite, qui se rangèrent sous la bannière de Malherbe, réformèrent sans doute tous ces abus, mais leur réforme ne fut ni complète, ni irréprochable. En renversant Brébeuf et Scarron, ils exhaussèrent encore le piédestal de Voiture et de Balzac. Leur manière châtiée, travaillée, leur respect superstitieux pour la noblesse et le décorum du langage, leur recommandation de polir et de repolir sans cesse, de lire et de relire Cicéron pour y prendre l’ampleur et le redondant de la phrase, tout cela ne rapprochait pas non plus de la vérité et du naturel. Le boursouflé et le burlesque disparurent ; mais il resta, sous le nom de style soutenu, je ne sais quelle forme guindée, officielle, académique. On caressa la période, on professa l’amour des circonlocutions, le dédain du mot propre, la personnification continuelle des substantifs abstraits, l’emploi de certaines formes conventionnelles qui revinrent sans cesse et ajoutèrent la monotonie à l’affectation.

Au xviiie siècle, cette contagion infecta non-seulement la tragédie et le poëme descriptif, elle envahit encore toute la prose. Voltaire et Montesquieu sont peut-être les seuls où l’on n’en trouve aucune trace, mais elle fait tache parfois dans Massillon, dans Buffon, dans Rousseau même, et gâte souvent les meilleures pages de Thomas, de la Harpe, de Florian, de Barthelémy, de tous les autres.

Bientôt l’exagération du style soutenu, et d’autre part l’extrême difficulté de la rime et le peu de ressources que présente la prose aux partisans fanatiques de l’harmonie, firent imaginer la prose métrique ou scandée, mélange prétentieux de vers blancs d’inégale mesure et d’inversions poétiques, genre amphibie et bâtard, qui n’a ni les qualités de la prose, ni celles de la poésie. Marmontel et Bitaubé donnèrent l’exemple, et ce style, à son tour, amena la prose lyrique, dithyrambique, ossianique, tout ce qu’il y a de plus opposé à la solidité naturelle, à la justesse, à la clarté, à la précision de l’esprit français. Les poëmes d’Ossian jetés en France à la fin du xviiie siècle, et qui plaisaient tant à Napoléon, exercèrent une fâcheuse influence sur la littérature. M. de {p. 238}Chateaubriand lui-même se laissa parfois entraîner à celle barbarie qui devait encore aller plus loin.

Assurément l’introduction du style soutenu au xviie siècle avait ses nécessités et ses avantages. Les efforts tentés au xvie pour rapprocher le français de la majesté des langues anciennes avaient été infructueux. On ne sortait de la trivialité que pour tomber dans l’emphase ; la noblesse et la dignité réelle manquaient encore. Mais, pour y atteindre, il ne fallait pas exiger une pompe toujours solennelle, une réserve toujours dédaigneuse. Quels devaient être, en effet, les résultats de cette doctrine ? La glorification du vague et de la périphrase, la froideur, la pesanteur, la monotonie, la nécessité de se renfermer presque toujours dans des généralités communes, d’éviter le détail et le spontané, c’est-à-dire les éléments les plus actifs de l’originalité et de la vérité. On est étonné de voir Buffon lui-même soutenir que le style n’aura ni noblesse, ni vérité, ce qui est plus étrange, si l’on n’a soin de nommer les choses que par les termes les plus généraux, si l’on ne se défie de son premier mouvement, si l’on se laisse emporter à son enthousiasme, si l’on n’a partout plus de candeur que de confiance, plus de raison que de chaleur. Sans doute l’école qui s’est nommée romantique, avec son ridicule abus du détail, de l’entrain et de la personnalité, a donné dans un autre extrême, et sa rudesse inconvenante nous a souvent fait regretter le vague et le guindé du xviiie siècle. Mais entre ces deux excès, n’y a-t-il pas ce bon style des contemporains de la Fronde, à la fois large et précis, libre et correct, primesautier et pourtant réfléchi, qui réunit les bons côtés des deux siècles, du xvie et du xviie, le style de Molière et de la Fontaine, dans les vers, de Pascal, de Bossuet, de Fénelon, de madame de Sévigné, dans la prose ? Etudiez ce langage si éminemment français, sachez vous l’approprier, et quand vous en serez bien pénétré, laissez-vous aller à votre spontanéité, et, quoi qu’en dise Buffon, ne craignez pas le premier mouvement ; vous serez alors original, sans y tâcher, et précisément parce que vous serez naturel et vrai.

{p. 239}

Chapitre XVIII.

des qualites essentielles du style. — harmonie §

Une des qualités sur laquelle ont le plus vivement insisté quelques rhéteurs, c’est l’harmonie. Je suis loin d’en nier l’importance, mais je ne veux pas qu’on l’exagère. Sans en faire, avec un contemporain71, la dernière des qualités accidentelles du discours, je me garderai de la placer, comme Crévier, au premier rang des qualités essentielles.

Je la compte seulement parmi celles-ci, parce qu’il n’est aucun genre d’écrits auquel ne s’applique le précepte de Boileau :

Il est un heureux choix de mots harmonieux ;
Fuyez des mauvais sons le concours odieux.

Précepte fondé en raison, car il rentre parfaitement dans le principe formulé plus haut : Toute règle est l’expression d’un besoin de notre nature.

L’oreille a ses besoins comme l’esprit. Personne ne conteste que les sons l’attirent ou la repoussent par leur vertu propre, et indépendamment de toute idée accessoire ; qu’une gamme, un prélude, un accord, une vocalise peuvent lui plaire, sans offrir à l’esprit aucun caractère positif, aucune {p. 240}image déterminée. Mais dès que les sons prétendent représenter une pensée, une image, un sentiment, soit sous les formes vagues et souples de la musique, soit dans le langage plus strict et mieux défini de la littérature, l’oreille ne se contente plus de sa première jouissance, elle n’est pleinement satisfaite que par l’accord entre les sons et l’idée ou l’émotion à laquelle ils s’appliquent.

Il y a donc deux sortes d’harmonie : celle que j’appellerai générale, qui ne considère les sons qu’en eux-mêmes et abstraction faite de l’idée qu’ils représentent, et l’harmonie spéciale ou imitative, qui les considère dans leurs rapports avec les pensées et les sentiments qu’ils expriment.

L’harmonie générale dépend soit de la nature individuelle des sons, c’est ce qu’on nomme euphonie, soit de leur alliance et de leur succession, d’où naît le rhythme. L’harmonie imitative dépend de la représentation de la pensée ou par le son même des mots, ce qui constitue l’onomatopée, ou par le mouvement de la phrase.

On s’est récrié de tout temps contre les caprices et la dédaigneuse délicatesse de l’oreille, superbissimum aurium judicium ; et pourtant ses sympathies et ses antipathies sont plus logiques qu’on ne le suppose d’ordinaire. Analysez-les, et vous verrez qu’elles dépendent presque toujours du plus ou moins d’efforts des organes vocaux dans l’émission des sons. « La dureté, dit Marmontel72, consiste dans la difficulté qu’oppose l’articulation à l’organe qui l’exécute. Le sentiment réfléchi de la peine que doit avoir celui qui parle nous fatigue nous-mêmes. » Tout est là. Boileau vous dit : Fuyez les mauvais sons ; mais il ne vous dit pas ce que c’est qu’un mauvais son. Le rhéteur vous répond pour lui : Un mauvais son est celui qui blesse l’oreille, et tout son blesse l’oreille, dès qu’il fatigue en quoi que ce soit l’organe appelé à l’émettre. Voilà le principe de toutes les lois de l’harmonie générale en littérature. Et bien entendu que je parle ici de la {p. 241}littérature écrite comme de la littérature parlée. Car puisque l’écriture peut et doit toujours en dernier résultat se ramener à la parole, dont elle n’est que l’image visible, le monument, comme l’appelle Quintilien, il est évident que les règles d’harmonie du discours écrit ne seront autres que celles du discours parlé.

Depuis la fameuse scène du Bourgeois gentilhomme sur la prononciation des lettres, il semble qu’aussitôt qu’on parle voyelles ou consonnes, on se trouve dans la position des augures de Cicéron qui ne pouvaient se regarder sans rire. Il n’en est pas moins vrai pourtant que si le maître de philosophie est un personnage burlesque, ce qu’il dit n’a rien de ridicule73.

D’où vient que le retour fréquent de l’i et de l’u est plus disgracieux à l’oreille que celui des autres voyelles ? C’est que les lèvres se resserrent de l’a à l’i, et s’allongent de l’a à l’u d’après l’échelle suivante :

i, e, a, o, u ;

qu’il y a, par conséquent, un peu plus d’effort dans l’émission des deux voyelles extrêmes que dans celle des médiales. Si ce principe est vrai, l’a serait la plus euphonique, comme elle est la plus sonore des voyelles ; et, dans le fait, n’en est-il pas ainsi ?

Cette même observation ne sert-elle pas à expliquer les règles en apparence si capricieuses de l’hiatus ? Toute rencontre de voyelles n’est pas essentiellement dissonante ; celle des diverses médiales a même une certaine grâce : Danaé, {p. 242}Phaon, Méléagre. On peut en dire autant du rapprochement des extrêmes et des médiales dans l’ordre indiqué plus haut, il y est, il y a, Léon, etc., tandis que, au contraire, leur rapprochement en ordre inverse nous est antipathique, et ne s’admet guère que dans les onomatopées, huons, hua, haïr, etc. Pourquoi ? C’est que celui-ci exige un mouvement de lèvres un peu plus pénible. Vous dites il y a, tandis que pour ne point prononcer y-a-il, vous jetez entre les deux derniers sons un t insignifiant, et que l’euphonie seule explique et justifie. La présence de l’e muet devant une autre voyelle, la répétition de la même voyelle, a-a, e-a, e-é, nous choquent tellement que nous préférons ou anéantir la première voyelle par l’apostrophe, l’âme, l’ange, l’esprit, ou même faire un solécisme, et mettre au masculin ce qui est au féminin mon âme, mon épée74. Il suit de là que si le rhéteur vous dit : la phrase, il alla à Athènes, pèche contre l’harmonie ; c’est comme s’il disait : la répétition de la même émission de voix fatigue l’oreille qui écoute, parce qu’elle fatigue l’organe qui prononce. Les règles de la versification permettaient à Racine le vers suivant :

Allez donc, et portez cette joie à mon frère…

Il a eu tort de profiter de la permission, l’euphonie le lui défendait. Au contraire, il a eu raison d’obéir à l’euphonie en dépit des lois de la grammaire, quand il a fait dire à Agamemnon,

J’écrivis en Argos…

Vous comprenez pourquoi l’hiatus est absolument interdit dans les vers75. La prose, moins exigeante, ne doit pourtant {p. 243}pas en abuser. On a justement reproché à Fléchier : « Il condamna à un supplice rigoureux et à un silence éternel ;… » et à Bossuet : « Il ne dédaigna pas de juger ce qu’il a créé, et encore… »

Evitez aussi ce qu’on nomme le bâillement, c’est-à-dire la rencontre d’une consonne finale avec une voyelle initiale sur laquelle elle ne doit pas se faire sentir :

Je vous fermais le champ où vous voulez courir…
Pourquoi d’un an entier l’avons-nous différée… ?

An entier est insupportable, et ne le cède qu’au vers de Lamotte :

Et le mien incertain encore…

Tout en reconnaissant quelque exagération dans la sentence de Boileau :

Le vers le mieux rempli, la plus noble pensée
Ne peut plaire à l’esprit, quand l’oreille est blessée,

il faut avouer du moins que l’oubli des lois de l’harmonie nuit aux meilleures choses76.

{p. 244}Prenez donc garde également à la rencontre des consonnes rudes ou sifflantes, comme les r, les dentales, les gutturales : Quintilien proscrivait avec raison exercitus Xerxis, arx studiorum, etc. ; à la répétition des mêmes finales dans les nombres voisins l’un de l’autre :

Du destin des Latins expliquant les oracles… ;

au retour trop multiplié des mêmes articulations :

Apprends-lui qu’il n’est roi, qu’il n’est né que pour eux…

dans la Henriade de Voltaire, et dans Lemierre, au commencement du second acte de Guillaume Tell :

Oui, seigneur, c’est ici ; c’est du moins vers ces lieux,
Non loin de ce château, sous ces rocs sourcilleux77… ;

fuyez enfin tout concours de mauvais sons, toute cacophonie.

Au reste, ces lois d’harmonie ne sont pas plus universelles que les autres. Tout dépend ici, comme ailleurs, du génie de la langue. Si les mots, il alla à Athènes, m’offensent l’oreille, {p. 245}il est probable que les Latins du siècle d’Auguste ne trouvaient rien de pénible dans ces vers de Virgile78 :

Arma amens capio…
Flumina amem sylvasque inglorius…

Une voyelle brêve suivie d’une longue et réciproquement ne déplaisait pas à Quintilien, il trouvait même un certain air de grandeur à des phrases comme celle-ci : pulchra oratione acta omnino jactare. Rappelez-vous ici ce que nous avons dit à propos de la pureté du langage. La nature des divers peuples est modifiée par une foule de circonstances. L’idiome contracte des habitudes, résultat de ces circonstances et de la nature, et l’ensemble de ces habitudes forme ce qu’on appelle le génie de la langue. Les règles de l’harmonie, comme celles de la grammaire spéciale, ne sont le plus souvent que les formules du génie de la langue. Ce qui fatigue l’organe et par conséquent blesse l’oreille au Midi ne produira pas au Nord le même effet.

Nous avons distingué l’euphonie et le rhythme, sonus et numerus, comme dit Cicéron. D’après tout ce qui a été dit, un moment d’attention suffira pour échelonner en quelque sorte les langues sous ce double rapport.

Il est évident que plus un idiome abonde en voyelles et surtout en voyelles sonores, e, o, a, plus il multiplie les labiales et les liquides, plus il évite la fréquence et la rencontre des dentales, des sifflantes et des gutturales, plus il rapproche les consonnes en raison de leur nature et de leur degré de force, plus cet idiome est euphonique. Les langues du Midi le sont beaucoup plus que le français et les langues du Nord. En même temps, elles ont un rhythme et une prosodie, c’est-à-dire des sons graves ou aigus, longs ou brefs, déterminés par des règles fixes et un usage constant. Les langues {p. 246}du Nord, semées de voyelles sourdes, hérissées de consonnes âpres, ne peuvent guère mettre l’harmonie que dans le rhythme, et c’est pourquoi leur accentuation bien marquée et leur construction généralement souple leur permettent de donner à la phrase une symétrie et des développements rhythmiques. Le français tient le milieu entre ces deux familles d’idiomes. Moins riche en voyelles sonores, il compense ce défaut par l’e muet, qui soutient et prolonge la syllabe. Sa prosodie, plus flottante, n’est pourtant pas absolument nulle, et quelque fondées que soient les objections opposées à l’abbé d’Olivet, son Traité des longues et des brèves renferme bien des remarques d’une vérité et d’une justesse incontestables. Mais, sous le rapport de la prosodie, de l’accent, de la liberté des constructions, du rhythme enfin, comme de l’euphonie, le latin et surtout le grec l’emportent manifestement sur toutes les langues modernes.

Quelle fut en Grèce la conséquence de cette heureuse nature de langage, à laquelle contribuaient d’ailleurs le climat, l’éducation, le libre essor de la vie extérieure et l’instinct général de l’art ? Par la continuelle habitude de l’harmonie, l’oreille acquit un goût difficile, une extrême délicatesse, une irritabilité même au moindre froissement de syllabes, semblable à celle du Sybarite au pli de ses feuilles de rose. Mais, d’autre part, nous pouvons à peine imaginer les exquises jouissances que la perfection, sous ce rapport, faisait éprouver aux auditeurs et aux lecteurs. Ceux qui ont un peu étudié la matière doivent, s’ils sont de bonne foi, reconnaître notre incompétence absolue à apprécier la vertu de l’harmonie grecque. Denys d’Halicarnasse, qui s’en est spécialement occupé, distingue dans l’harmonie oratoire, comme dans la musique, la mélodie, le nombre, la variété, la convenance ; il calcule la portée de la voix, les intervalles, les chutes, la mesure composée d’un certain nombre de pieds, formés eux-mêmes d’un certain nombre de syllabes longues ou brèves, et présentant chacun leur caractère spécial, si bien que tout l’effet est manqué, même en prose, si vous mettez un dactyle au lieu d’un spondée, et un trochée au {p. 247}lieu d’un ïambe, etc. Enfin, songeant aux résultats souvent prodigieux de toutes ces combinaisons, il arrive à cette conclusion incroyable : la beauté du style ne consiste ni dans l’heureux choix des expressions, ni dans la savante construction des phrases, mais dans l’harmonie à laquelle le poëte et l’orateur doivent tout sacrifier.

Voulez-vous saisir du premier coup d’œil la distance qui sépare les Latins des Grecs sous le rapport de l’harmonie, rapprochez Cicéron et Quintilien de Denys d’Halicarnasse. Assurément les deux rhéteurs latins ne négligent pas l’harmonie ; l’un, dans le Traité de l’orateur, l’autre, au livre IX des Institutions, dissertent longuement aussi sur la valeur des pieds, dans la poésie comme dans la prose, sur l’arrangement des syllabes, sur le pouvoir d’une longue ou d’une brève mise en sa place, sur le charme des ïambes, des pæons, des crétiques, habilement distribués. Mais comparez leur conclusion à celle du rhéteur grec : « Ne sacrifions jamais un mot à l’euphonie, dit Quintilien, quand ce mot est juste et expressif, car il n’en est pas de si épineux qui ne puisse se placer convenablement. » Et Cicéron : « La recherche continuelle du nombre et de l’harmonie finit par nuire à l’éloquence, surtout à celle du barreau, elle lui ôte tout caractère de vérité et de bonne foi. »

Nous voilà, comme vous voyez, bien loin de Denys d’Halicarnasse, mais, à mon sens, bien plus près de la raison. Et aujourd’hui que dirons-nous, à notre tour, au jeune écrivain français ?

Votre langue est un instrument ingrat, qui par lui-même a peu de sonorité et n’en acquiert que sous la main de l’exécutant ; travaillez donc à lui donner cette qualité qui lui manque. Mais, en même temps, le génie de votre langue est essentiellement sérieux et positif ; n’attribuez donc pas à l’harmonie une valeur exagérée, ne lui sacrifiez jamais ni la justesse, ni l’énergie de l’expression. Evitez l’hiatus, le bâillement, la répétition des mêmes sons, la rencontre des consonnes rudes et sifflantes, en un mot toutes les variétés de cacophonies indiquées plus haut, mais évitez-les {p. 248}naturellement, sans effort, sans que le lecteur puisse s’apercevoir du travail de l’écrivain. Aussi n’est-ce pas au moment de la composition qu’il faut s’occuper des soins minutieux de l’harmonie, ce doit être là une étude préliminaire comme celle de la langue elle-même, une habitude préalablement contractée et devenue en quelque sorte instinctive. « Les recherches sur celle partie mécanique du style, dit Marmontel, et les essais que l’on fera pour y exercer son oreille et sa plume doivent être, comme des études de peintre, destinées à ne pas voir le jour. Dès qu’on travaille sérieusement, c’est de la pensée qu’on doit s’occuper et des moyens de la rendre avec le plus de force, de clarté, de précision qu’il est possible79. »

Indispensables au poëte, ces exercices préparatoires ne le sont guère moins au prosateur. « Dans toutes les langues, {p. 249}dit Turgot80, la prose est susceptible d’une harmonie qui, sans être aussi marquée, aussi mélodieuse que celle des vers, est cependant très-sensible pour toute oreille un peu délicate. Le choix ou l’arrangement des sons plus ou moins doux, le mélange des syllabes longues ou brèves, la position des accents, celle des repos, la gradation ou une sorte de symétrie dans la longueur, soit des mots, soit des membres dont la période est composée, sont les moyens dont l’orateur se sert pour flatter l’oreille. »

Vous voyez que, selon Turgot, la composition de la période dans les genres qui l’admettent est un des points auxquels l’écrivain doit s’attacher davantage. Et en effet, l’Encyclopédie du xviiie siècle définit la période une phrase composée de plusieurs membres liés entre eux, non-seulement par le sens, mais par l’harmonie. C’est ce que n’ont pas assez compris quelques rhéteurs modernes. Ils appellent période une suite de phrases qui peuvent se détacher, tout en marchant dans un même sens et vers un même but. La définition ne me semble pas juste. Toutes les phrases au contraire doivent être tellement enchaînées dans la période, qu’on ne puisse en détacher une seule sans détruire l’ensemble. La période n’est donc ni une énumération par progression ascendante ou descendante, ni une analyse précédée ou suivie de synthèse. Elle est un enchaînement de plusieurs membres de phrase symétriquement combinés pour former un tout qui satisfasse l’oreille en même temps que l’esprit.

Dans la rhétorique grecque et latine, la période ne pouvait avoir moins de deux membres, ni plus de quatre. On reconnaissait pour légitimes la période carrée, quadrata, de trois ou quatre membres bien distincts l’un de l’autre ; la période ronde, rotunda, où les membres étaient plus étroitement liés et enchâssés ; la période croisée, decussata, où les membres se correspondaient par antithèses symétriques.

Ce fut au commencement du xviie siècle que la période fut {p. 250}introduite dans le français à l’imitation du latin. Jusqu’à Balzac, on n’en trouve guère, même dans les meilleurs écrivains, qui ne soit boiteuse et déhanchée, en quelque sorte. Balzac en abusa, mais il faut avouer qu’il en a d’excellentes. La période, au reste, ne convient pas à tous les genres. D’une part le style épistolaire, la narration historique ou romanesque, la plaisanterie, la satire, de l’autre les livres techniques et didactiques, en général tout ce qui est éminemment froid et positif, ou tout à fait piquant et léger s’en accommode mal. Son triomphe est dans l’éloquence de la chaire, de la tribune, du barreau, de l’académie, et j’ajouterai, en dépit des diatribes contre la tirade, dans l’éloquence du drame et de la passion.

Pour plaire aux habiles, la période doit se dérouler avec aisance, abondance et harmonie ; qu’elle ne se prolonge pas indéfiniment comme ces phrases allemandes dont on ne trouve la fin qu’en sautant au moins un feuillet ; que les suspensions et les repos y soient ménagés avec assez d’art pour permettre au lecteur de respirer librement et à propos81 ; qu’elle se termine, autant que possible, par des sons pleins et soutenus, qui, tout en évitant le ridicule de l’esse videatur82, empêchent la voix de tomber trop brusquement ; que pour flatter l’oreille et faciliter la prononciation, les membres en soient savamment balancés et proportionnés. Cette disposition des membres de la période, qui lui donne la symétrie, sans l’uniformité, est un des points les plus délicats, qui demande le plus de métier et l’oreille la mieux exercée. Les modèles sont {p. 251}Fléchier, Bossuet, Massillon, Buffon, Rousseau, et de notre temps MM. Villemain, dans ses Discours académiques, et Lacordaire, dans ses Conférences.

Qu’enfin le jeune écrivain soit surtout bien convaincu que, dans la période, comme dans le style coupé, l’objet essentiel de l’harmonie est de faire accorder le son avec le sens des paroles83. Nous voici à l’harmonie spéciale ou imitative.

L’harmonie imitative ne s’arrête pas à ces onomatopées de mots ou de phrases dont toutes les langues offrent des exemples :

L’essieu crie et se rompt…
Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur ma tête ?… etc.

Sans doute une heureuse rencontre en ce genre n’est pas à dédaigner, mais il ne faut ni courir après elle, ni crier au prodige, quand elle se présente ailleurs. Il en est de ces onomatopées en poésie et en musique, comme des trompe-l’œil en peinture. Le vulgaire s’extasie quand il a essayé de détacher l’épingle ou d’attraper la mouche qui n’existe que sur la toile ; les habiles sont moins émerveillés, ils connaissent la recette qui produit les mêmes effets. Virgile lit dans Ennius :

At tuba terribili sonitu taratantara dixit.

Virgile aime autant qu’un autre l’harmonie imitative, mais il la conçoit autrement, et croit imiter mieux en imitant de plus loin :

At tuba terribilem sonitum procul ære canoro
Increpuit…

Condillac dit à propos de l’harmonie française : « Nous {p. 252}imitons aussi quelquefois des bruits ; mais c’est un avantage que nous avons si rarement qu’il ne parait être qu’un hasard. » Condillac est dans l’erreur. Les onomatopées sont presque aussi fréquentes et aussi faciles en français qu’ailleurs, quand on s’impose le labeur puéril de les chercher. Ronsard, du Bartas et bien d’autres poëtes du xvie siècle en sont pleins ; et au xviiie, le chevalier de Piis, écrivain assez médiocre, a publié un poëme sur la matière, où elles sont tellement prodiguées que dans le chant troisième, par exemple, il n’y a guère de vers qui n’en soit une.

A cette imitation toute matérielle préférons une harmonie plus intelligente, en quelque sorte, celle que produisent l’emploi des nombres, la marche du rhythme, le mouvement de la phrase. Les grands écrivains rencontrent parfois la première ; mais celle-ci, ils l’ont travaillée longtemps et l’étudient sans cesse. Chose singulière ! deux écrivains qui assurément n’ont pas suivi la même route, la Fontaine et Bossuet, y excellent.

Légère et court vêtue, elle allait à grands pas,
Ayant mis ce jour-là, pour être plus agile,
Cotillon simple et souliers plats :

Est-il rien qui fasse mieux comprendre la coquette assurance de la laitière Perrette que l’allure leste et dégagée de ces vers ? Rapprochez tout de suite cette phrase de Bossuet ; « Semblable, dans ses sauts hardis et dans sa légère démarche, à ces animaux vigoureux et bondissants, il ne s’avance que par vives et impétueuses saillies, et n’est arrêté ni par montagnes ni par précipices. »

Observez au contraire dans le Coche et la Mouche le rhythme brisé, haletant, laborieux du début :

Dans un chemin montant, sablonneux, malaisé,
Et de tous les côtés au soleil exposé,
Six forts chevaux tiraient un coche.
Femmes, moines, vieillards, tout était descendu,
L’attelage suait, soufflait, était rendu…

{p. 253}Bossuet va tout à l’heure nous offrir le pendant : et il n’y a guère de fable dans l’un ou de discours dans l’autre qui ne fournisse des exemples de cette harmonie, la seule qui mérite réellement ce nom d’écho du sens, que lui donne Pope. Marmontel analyse plusieurs périodes de Fléehier, qui l’a également portée à un haut degré, entre autres le magnifique exorde de l’oraison funèbre de Turenne. Etudiez ces modèles, cherchez à substituer aux termes employés par l’orateur des synonymes qui n’aient pas la même cadence, à déranger l’ordre des mots, à multiplier, à retrancher ou à déplacer les repos, et ce travail pour ainsi dire anatomique vous fera pénétrer le secret, et vous donnera le moyen de produire à votre tour des effets semblables. Vous y apprendrez surtout l’art si nécessaire et si difficile, en fait d’harmonie, comme de pensée et d’expression, de concilier la vérité et l’unité, l’unité dans l’harmonie générale, la vérité dans l’harmonie spéciale. Ici an exemple dira plus et mieux que tous les préceptes. Je choisis encore dans Bossuet l’admirable récit de la bataille de Rocroi.

« A la nuit qu’il fallut passer en présence des ennemis, comme un vigilant capitaine, le due d’Enghien reposa le dernier, mais jamais il ne reposa plus paisiblement. A la veille d’un si grand jour et dès la première bataille, il est tranquille, tant il se trouve dans son naturel ; et l’on sait que le lendemain, à l’heure marquée, il fallut réveiller d’un profond sommeil cet autre Alexandre. Le voyez-vous comme il vole ou à la victoire ou à la mort ? Aussitôt qu’il eut porté de rang en rang l’ardeur dont il était animé, on le vit presque en même temps pousser l’aile droite des ennemis, soutenir la nôtre ébranlée, rallier le Français à demi vaincu, mettre en fuite l’Espagnol victorieux, porter partout la terreur, et étonner de ses regards étincelants ceux qui échappaient à ses coups. Restait cette redoutable infanterie de l’armée d’Espagne dont les gros bataillons serrés, semblables à autant de tours, mais à des tours qui sauraient réparer leurs brèches, demeuraient inébranlables au milieu de tout le reste en déroute, et lançaient des feux de toutes parts. Trois fois le jeune {p. 254}vainqueur s’efforça de rompre ces intrépides combattants, trois fois il fut repoussé par le valeureux comte de Fontaines, qu’on voyait porté dans sa chaise, et malgré ses infirmités, montrer qu’une âme guerrière est maîtresse du corps qu’elle anime. Mais enfin, il faut céder…, etc. »

Mettons de côté pour un moment la suite et la convenance du récit, la couleur et l’énergie de l’expression ; n’examinons que le rhythme et le mouvement, et nous verrons quelle valeur l’harmonie bien comprise ajoute au discours. Sûr de lui-même et du lendemain, Condé s’est endormi à Rocroi comme il eût fait à Chantilly, et Bossuet, pour le peindre, trouve des phrases aussi calmes, aussi reposées que le sommeil du héros ; la première qui s’éteint mollement avec l’adverbe final, l’autre qui se fond en quelque sorte dans les liquides dont elle abonde. Mais déjà Alexandre réveillé s’est élancé dans les plaines d’Arbelle, et voilà que, brusquement, sans transition, la forme interrogative nous arrache aussi au lit du duc d’Enghien, et nous jette d’un seul bond à travers la mêlée où l’emporte la téméraire intrépidité de sa jeunesse ; et une fois là, voyez les phrases coupées, le cliquetis des antithèses, l’infinitif qui se multiplie et court de tous côtés comme le prince. Entrez dans les détails, cherchez, par exemple, à remplacer le mot étincelant dans le membre de phrase qui couronne si bien le tout ! Et remarquez pourtant, car c’est là la grande loi ! tandis que vous le diriez exclusivement occupé de l’image et de l’harmonie, Bossuet ne leur sacrifie rien du sens. L’épithète que nous venons de louer, nous la blâmerions, si elle n’était en effet historique autant que pittoresque, si tous les Mémoires du temps n’attestaient ce regard d’aigle du grand Condé, et l’espèce d’éblouissement qu’il causait à qui l’affrontait pour la première fois.

Cependant, au milieu de tout ce tumulte, je vois surgir la formidable infanterie de l’armée d’Espagne, et la phrase va changer d’aspect, comme le fait. Une hyperbate aussi hardie qu’heureuse présente d’abord le verbe, à la suite duquel, d’une marche pesante, inébranlable et active à la fois, s’avancent le sujet et ses compléments. La plaine est balayée par {p. 255}cette masse qui vomit la mort de toutes parts ; mais la furie française est aussi infatigable que le sang-froid espagnol, et le mouvement de la parole de Bossuet reproduit également la triple attaque et la triple résistance. Car observez la variété de ces constructions toujours harmonieusement imitatives. Les premières phrases commençaient par la forme adverbiale, l’apostrophe interrogative a succédé, puis le verbe, pour ainsi dire, en vedette ; maintenant vient la répétition du nom de nombre, jusqu’à ce qu’enfin ces tours vivantes, ébranlées par une irrésistible impétuosité, ne puissent plus réparer leurs brèches, et que tout semble s’écrouler sous ces mots secs et brefs, qui portent le coup décisif : mais enfin il faut céder.

Je pourrais poursuivre cette analyse. Que les professeurs et les hommes de goût me pardonnent d’avoir essayé de formuler ce qu’ils sentent aussi bien que moi. Que les jeunes gens surtout soient bien convaincus d’une vérité, c’est que les génies les plus vastes et les plus élevés, comme les plus spontanés et les plus naïfs, n’ont point estimé au-dessous d’eux les plus minutieuses prescriptions de l’art ; c’est qu’ils n’ont pas cru que l’étude de toutes les délicatesses du nombre nuisît aux sublimes inspirations de la pensée ; c’est qu’enfin, sans jamais sacrifier ni le sens, ni l’expression, ils ont su donner au discours les charmes de l’euphonie et du rhythme, et n’ont même négligé, dans l’occasion, aucun des embellissements variés de l’harmonie imitative.

{p. 256}

Chapitre XIX.

des qualités accidentelles du style. — noblesse, richesse, énergie, sublime §

Ainsi clarté, pureté, propriété, précision, naturel, harmonie, voilà les qualités de style nécessaires partout et toujours, dans l’oraison funèbre comme dans le roman bourgeois, dans les écarts du dithyrambe comme dans les naïvetés de l’idylle.

Mais vous n’avez pas oublié ce qui a été dit plus haut sur la convenance du ton. Cette convenance, loi suprême de toute composition, exige que chacun des genres extrêmes, en quelque sorte, et des intermédiaires qui les séparent, ajoute à ces vertus nommées essentielles, parce qu’elles conviennent à tous, un caractère propre et des qualités spéciales. Tel sujet veut la noblesse, la magnificence, l’énergie, la véhémence ; tel autre, l’élégance, la finesse, la délicatesse ; l’un rejette le ton plaisant admis sans difficulté dans l’autre. C’est ici que la division des genres, en simple, sublime et tempéré, justement proscrite plus haut, pourrait trouver sa place. On dira fort bien en effet que, selon la nature du sujet, la forme adoptée, la classe de lecteurs ou d’auditeurs auxquels on s’adresse, les mœurs, les circonstances, etc., le genre d’écrire sera plus nu ou plus fleuri, plus négligé ou plus châtié, plus familier ou plus noble. Il y a même des sujets qui supportent le mélange des tons divers. Mais {p. 257}ceux-là sont rares et demandent une habileté qui ne l’est pas moins. Parfois la lettre familière peut monter jusqu’à l’éloquence, et l’orateur chrétien descendre jusqu’à converser familièrement avec son auditoire. Ne se rencontre-t-il pas des occasions où le sourire se glisse au milieu des larmes ? Mais, encore une fois, de la circonspection sur ce point, et ne perdez pas de vue les préceptes exposés dans un des chapitres de la Disposition, à propos du vers de Boileau :

Passer du grave au doux, du plaisant au sévère.

En général les livres qui traitent d’intérêts sérieux, qui ont pour objet l’humanité, la patrie, les hautes doctrines de la société, tous les ouvrages didactiques, religieux, moraux, politiques, historiques, exigent la gravité du ton, la dignité du langage, une réserve scrupuleuse dans le choix des termes. Il ne s’agit pas, bien entendu, d’être roide et collet monté ; je ne demande qu’une aisance décente, une répugnance de bon goût pour le trivial et le bouffon. « Le style grave, dit Voltaire, évite les saillies, les plaisanteries : s’il s’élève quelquefois au sublime, si dans l’occasion il est touchant, il rentre bientôt dans cette sagesse, dans cette simplicité noble qui fait son caractère ; il a de la force, mais peu de hardiesse. Sa plus grande difficulté est de n’être point monotone. » De Thon, l’Hospital, d’Aguesseau, M. Guizot, sont d’excellents modèles de ce que j’appelle la gravité.

Une observation. Ne mettez pas la gravité dans les sujets qui ne la méritent pas, ne craignez pas de la mettre dans ceux qui la comportent. L’un et l’autre défaut vient d’une même source, l’amour-propre. Il est des écrivains qui se figurent que l’univers entier s’occupe de ce qui les occupe, qui prennent un air rogue pour débiter des vétilles, qui s’appesantissent sur de minutieux détails historiques ou philologiques, à peine dignes d’être effleurés, qui moutent en chaire et prêchent, quand il faudrait causer. D’autres, au contraire, redoutant par-dessus tout le reproche de pédantisme, affectent le langage badin dans les plus graves {p. 258}questions, croient de bon ton de traiter toutes choses d’une façon leste et dégagée, ou sèment les fleurs et les paillettes sur la pourpre et les robes de deuil. Présentez l’histoire des dieux païens et de leur entourage sous la forme de Lettres à Emilie, je le veux bien, le correspondant est à la hauteur du sujet ; mais s’il s’agit de chimie ou d’astronomie, faites-moi grâce de votre prose légère et de vos bouquets à Chloris. Les uns et les autres tombent naturellement et de bonne foi dans ce burlesque que le xviie siècle présentait sous deux faces, l’une parlant plaisamment de choses sérieuses, l’autre pompeusement de choses communes ou insignifiantes. Pour éviter toute espèce de burlesque, ayez soin que votre ton soit toujours d’accord avec votre sujet.

La gravité du style, à mesure que le sujet s’élève et s’agrandit, peut arriver à la noblesse, à la richesse, à la magnificence : la noblesse, qui n’emploie que les termes les plus généraux et les tournures les plus polies et les plus dignes ; la richesse, qui y ajoute l’éclat des images, l’abondance des ornements, le nombre de la phrase, ou qui encore renferme sous peu de mots des idées fécondes ; la magnificence, qui est la grandeur dans la richesse. Il est bien évident que tous les sujets et tous les tous n’admettent pas ces qualités.

Quelques-uns cependant ont rangé la noblesse parmi les vertus générales du style. Ils s’appuient sur le mot de Boileau,

Le style le moins noble a pourtant sa noblesse.

Mais remarquez que Boileau dit sa noblesse et non point la noblesse. Aussi quand les rhéteurs en viennent à expliquer ce vers, tous leurs préceptes et leurs exemples se bornent à nous apprendre qu’il faut, en certains genres, éviter des idées, des images, des expressions familières et presque triviales, qui pourraient cependant se supporter ailleurs. D’Aguesseau, selon Crévier, ayant à discuter les droits des prétendants à la succession d’un acteur de la Comédie italienne, ne se permit pas de le désigner par son nom de {p. 259}comédien : « Tiberio Fiorelli, dit-il, connu sous un autre nom dans le monde… » En marge, ajoute Crévier, est le nom de Scaramouche, qui a été jugé indigne d’entrer dans le texte. Or supposons, ce que je ne crois pas d’ailleurs, que la dignité du barreau défendit en effet à d’Aguesseau d’employer ce terme, il est évident qu’il n’eût été nullement déplacé, dans un autre ouvrage, par exemple, dans un livre de critique sur la Comédie italienne. Ainsi, tandis que les qualités que j’ai désignées comme essentielles sont partout indispensables, la noblesse du style dépend de la nature du sujet et du genre, et se modifie à l’infini selon les circonstances. Ce que l’on peut dire seulement pour donner l’universalité au précepte de Boileau, c’est que, s’il est des genres où la noblesse contrarie trop manifestement le naturel pour pouvoir être admise, où la bassesse et la trivialité absolues soient le seul moyen de rester dans le vrai, ces genres ne sont pas du ressort de la critique, et les honnêtes gens s’en abstiennent. Et réellement qu’ont à faire avec la rhétorique et la littérature la Pipe cassée de Vadé, ou les ignobles parades qu’on nous donne si souvent sous le nom de roman et de vaudeville ?

Maintenant quelle idée attacher à ce mot noblesse, à propos du style ? Etymologiquement, il ne peut signifier que le langage des nobles ; mais quel est le langage des nobles, et en quoi diffère-t-il de celui du peuple ? Quand il y avait une noblesse en France, il y avait en même temps un excellent adage : Noblesse oblige ; c’est-à-dire les prérogatives que la société attache à une haute naissance exigent de ceux à qui le hasard les a données un courage, une élévation, une générosité, certaines qualités enfin, en quelque sorte héréditaires, dans les actes, dans les sentiments, dans les habitudes, qui doivent les distinguer du commun des citoyens et se refléter dans leur langage. « Des âmes sans cesse nourries de gloire et de vertus, dit Marmontel, doivent nécessairement avoir une façon de s’exprimer analogue à l’élévation de leurs pensées. Les objets vils et populaires ne leur sont pas assez familiers pour que les termes qui les représentent soient de la langue qu’ils ont apprise. Ou ces objets ne leur viennent pas {p. 260}dans l’esprit, ou, si quelque circonstance leur en présente l’idée et les oblige à l’exprimer ; le mot propre qui les désigne est censé leur être inconnu, et c’est par un mot de leur langue habituelle qu’ils y suppléent. »

Il n’y a plus de noblesse en France, politiquement parlant ; mais aucun décret, que je sache, n’a banni la noblesse de l’art et de la science. Pour ceux qui ont obtenu ou veulent obtenir cet anoblissement littéraire, il est, comme jadis pour les nobles de race, des idées basses et vulgaires qui ne doivent pas leur venir à l’esprit, et si le sujet les amène forcément, l’expression propre est censée aussi leur être inconnue. Noblesse oblige. Je veux que les écrivains respectent leurs lecteurs en se respectant eux-mêmes ; qu’ils ne s’imaginent pas, et aujourd’hui moins que jamais, qu’on ne puisse parler dans le sens populaire sans emprunter le langage de la populaire, et que la bassesse du style en augmente l’énergie. Les contemporains de Corneille le blâmaient d’avoir dit du sénat romain :

Dont plus de la moitié piteusement étale
Une indigne curée aux vautours de Pharsale.

Qu’auraient-ils dit, bon Dieu ! d’un ministre adressant à Charles-Quint une bien autre métaphore :

Et l’aigle impérial qui jadis, sous ta loi,
Couvrait le monde entier de tonnerre et de flamme,
Cuit, pauvre oison plumé, dans leur marmite infâme84

Remarquez, au reste, quelque valeur que nous attachions à la dignité du style, que nous ne confondons point la {p. 261}noblesse réelle, celle qui vient du cœur et du goût, avec cette noblesse qui n’est que pruderie et misérable étiquette. Nous avons déjà touché cette observation en parlant du naturel. Nous condamnons complétement les préjugés en vogue, sous ce rapport, au commencement du xviie siècle. Ils ont égaré le goût de la nation ; par un respect mal entendu pour la noblesse du style, ils ont banni de la poésie et même de la prose une foule de mots justes, précis et parfaitement français, pour y substituer des termes vagues et de convention85. Ils ont surtout égaré la critique. On conçoit, en effet, d’après tout ce qui a été dit, que la noblesse varie nécessairement d’après les époques, les lieux, les circonstances, les convenances de personnes et de choses ; que ces nuances se multiplient à l’infini ; que la même idée, la même expression a pu être tour à tour anoblie ou avilie par l’opinion ; qu’ainsi il est à peu près impossible de prononcer à cet égard, quand il s’agit des anciens et des étrangers. Dans les choses de la nature et de l’art, dans les noms, par exemple, de certains animaux, de certaines professions, de certains détails de la vie humaine, tel mot qui nous paraît bas et trivial ne l’était pas sans doute pour les Grecs et les Latins, ni même pour les Français d’une autre époque, et ne le serait pas aujourd’hui pour les Anglais ou les Allemands. C’est ce que la critique du xviie siècle n’a pas compris, et ses fausses idées sur la noblesse du style lui ont fait mal juger de tout ce qui s’y rattache.

Pour nous, nous dirons à l’écrivain : Point de pruderie dédaigneuse, mais cette bienséance qu’on doit garder pour les paroles comme pour les habits, et qui, loin de blesser la vérité, est elle-même un élément de vérité ; cette dignité de langage, que recommande Cicéron et que comportent tous {p. 262}les arts86 ; en un mot ce familier noble, comme l’appelle Marmontel, qui tout en modifiant le discours d’après les temps et les personnes, ne le laisse jamais se dégrader et s’avilir, et conserve avec la nature une ressemblance, mais cette ressemblance embellie, sans laquelle il n’y a plus d’art.

Souvent le sujet, pour être dignement traité, demande avec la noblesse de l’expression les images les plus vives et les figures les plus brillantes ; parfois le grandiose des idées et la hauteur des vues exigent que le langage, pour y répondre, s’élève et s’agrandisse comme la pensée. C’est alors que le ton atteint la richesse et la magnificence. Songez bien que ces deux qualités ne sont admissibles dans la forme que quand elles existent dans le fond. Jeter des mots éblouissants et sonores sur des idées pauvres et stériles, ce n’est plus de la richesse, c’est une parure de faux brillants, c’est le clinquant des acteurs sur un théâtre. Dans les sujets même qui demandent la plus grande richesse du ton, l’éclat ne doit être ni fastueux ni continu : l’ostentation déplaît, l’uniformité fatigue. Quelques pages de Cicéron, de Florus, de Fléchier, de Bernardin de Saint-Pierre, de Vergniaud, de Lamennais, de Lamartine, sont des modèles de richesse ; un grand nombre de passages des prophètes, de Platon, de Buffon, de Mirabeau, de l’Athalie de Racine, du Cosmos de M. de Humboldt, l’exorde de l’Oraison funèbre de la reine d’Angleterre, la péroraison de celle de Condé, sont des modèles de magnificence. La magnificence est à l’esprit ce que le sublime est au sentiment, les plus hautes conceptions du génie revêtues des plus brillantes couleurs de l’imagination.

Voulez-vous comprendre la richesse du style ? Ouvrez l’admirable sermon de Fénelon sur les missions étrangères. Il veut exposer celte idée : Les missionnaires ont pénétré jusqu’aux extrémités de l’Orient. — « Que reste-t-il ? peuples {p. 263}de l’extrémité de l’Orient, votre heure est venue. Alexandre, ce conquérant rapide que Daniel dépeint comme ne touchant pas la terre de ses pieds, lui qui fut si jaloux de subjuguer le monde entier, s’arrêta bien loin en deçà de vous ; mais la charité va plus loin que l’orgueil. Ni les sables brûlants, ni les déserts, ni les montagnes, ni la distance des lieux, ni les tempêtes, ni les écueils de tant de mers, ni l’intempérie de l’air, ni le milieu fatal de la ligne où l’on découvre un ciel nouveau, ni les flottes ennemies, ni les côtes barbares ne peuvent arrêter ceux que Dieu envoie. Qui sont ceux-ci qui volent comme les nuées ? Vents, portez-les sur vos ailes. Que le midi, que l’orient, que les îles inconnues les attendent et les regardent en silence venir de loin. Qu’ils sont beaux les pieds de ces hommes qu’on voit arriver du haut des montagnes, apporter la paix, annoncer les biens éternels, prêcher le salut, et dire : O Sion ! ton Dieu régnera sur toi ! »

Cependant la richesse du style ne consiste pas toujours dans cette brillante abondance de développements. On peut dire aussi qu’il y a richesse toutes les fois qu’une phrase, un mot même réveille plusieurs idées profondes, découvre un vaste tableau, ou fait saisir à l’instant des rapports qui semblaient ne devoir se révéler qu’à la réflexion ou à une lecture longue et variée.

On a cité le vers de la Fontaine, dans Philémon et Baucis :

Rien ne trouble sa fin, c’est le soir d’un beau jour ;

le fameux vers de Lemierre, celui qu’il appelait modestement le vers du siècle :

Le trident de Neptune est le sceptre du monde.

Victor Hugo rencontre souvent ces sortes de vers.

J’appellerai également riches ou fécondes ces phrases de Florus que loue Montesquieu :

Florus nous représente en peu de paroles toutes les fautes {p. 264}d’Annibal : « Lorsqu’il pouvait, dit-il, se servir de la victoire, il aima mieux en jouir ; quum victoria posset uti, frui maluit. »

Il nous donne une idée de toute la guerre de Macédoine, quand il dit : « Ce fut vaincre que d’y entrer ; introisse victoria fuit. »

Il nous donne tout le spectacle de la vie de Scipion, quand il dit de sa jeunesse : « C’est le Scipion qui croît pour la destruction de l’Afrique ; hic crit Scipio qui in exitium Africæ crescit. » Vous croyez voir un enfant qui croit et s’élève comme un géant.

Enfin il nous fait voir le grand caractère d’Annibal, la situation de l’univers, et toute la grandeur du peuple romain, lorsqu’il dit : « Annibal fugitif cherchait au peuple romain un ennemi par tout l’univers ; qui, profugus ex Africa, hostem populo romano toto orbe quœrebat. »

Voici maintenant un passage de Massillon qui peut, ce me semble, donner une idée de la magnificence du style, parce qu’il exprime une grande idée par une grande image.

« Une fatale révolution, une rapidité que rien n’arrête, entraîne tout dans les abîmes de l’éternité ; les siècles, les générations, les empires, tout va se perdre dans ce gouffre ; tout y entre et rien n’en sort : nos ancêtres nous en ont frayé le chemin et nous allons le frayer dans un moment à ceux qui viennent après nous : ainsi les âges se renouvellent, ainsi la figure du monde change sans cesse : ainsi les morts et les vivants se succèdent et se remplacent continuellement : rien ne demeure, tout s’use, tout s’éteint. Dieu seul est toujours le même, et ses années ne finissent point ; le torrent des âges et des siècles coule devant ses yeux ; et il voit avec un air de vengeance et de fureur de faibles mortels, dans le temps même qu’ils sont entraînés par le cours fatal, l’insulter en passant, profiter de ce seul moment pour déshonorer son nom, et tomber au sortir de là entre les mains éternelles de sa colère et de sa justice. » Massillon a présenté deux fois la même idée à peu près dans les mêmes termes, dans un des sermons du Grand Carême, et dans le Discours prononcé {p. 265}une bénédiction des drapeaux du régiment de Catinat. En poésie, j’appelle magnifiques certaines strophes de J.-B. Rousseau, de Lebrun, de Lamartine, la strophe célèbre de Lefrane de Pompignan :

Le Nil a vu sur ses rivages
Les noirs habitants des déserts
Insulter par des cris sauvages
L’astre éclatant de l’univers.
Cris impuissants, fureurs bizarres !
Tandis que ces monstres barbares
Poussaient d’insolentes clameurs,
Le dieu, poursuivant sa carrière,
Versait des torrents de lumière
Sur ses obscurs blasphémateurs ;

et cette strophe de Béranger qui la vaut bien :

J’ai vu la paix descendre sur la terre,
Semant de l’or, des fleurs et des épis.
L’air était calme, et du dieu de la guerre
Elle étouffait les foudres assoupis.
« Ah ! disait-elle, égaux par la vaillance,
Français, Anglais, Belge, Russe ou Germain,
Peuples, formez une sainte alliance,
Et donnez-vous la main. »

Vous remarquez que le passage de Massillon, cité plus haut, réunit à la magnificence une singulière énergie d’expression. C’est un mérite rare. En effet, ces deux qualités, magnificence et richesse, supposent plutôt, en général, la dignité que la force ; l’écrivain qui les déploie a sans doute été ému, inspiré, enthousiasmé par une grande idée, mais il a dû rester assez maître de lui pour la pénétrer dans toute sa profondeur, pour la développer dans toute son étendue et toute sa pompe. L’énergie et la véhémence sont plutôt le langage de la passion, de la spontanéité, du besoin d’entraîner, dût-on ne pas savoir jusqu’où l’on ira, de frapper fort, dût-on frapper moins juste. « L’énergie, dit Montaigne, enfonce la signification des mots. » C’est pour cela que la concision {p. 266}l’accompagne le plus souvent, sans en être cependant, comme l’ont pensé quelques-uns, la condition indispensable. Une proposition peut être largement développée, et ne pas manquer pourtant d’énergie. Quel est en effet le but du style énergique ? De produire sur notre esprit une action vive et intense. Condenser le sentiment ou la pensée est assurément un moyen de lui donner cette force et ce ressort ; mais il arrive souvent aussi qu’il reçoit la même efficacité d’un mouvement prolongé ou d’une suite de mouvements dépendant d’un principe unique d’action. Aussi la répétition, qui ne s’accorde guère avec la brièveté du discours, peut fort bien être un élément d’énergie. Quand la concision contribue à l’énergie, c’est lorsqu’elle concentre sur peu de mots une masse d’idées ou de sentiments. C’est là le secret du style de Pascal, de Montesquieu dans la Grandeur et décadence des Romains, de Tacite surtout. En appréciant le caractère de la concision dans les écrivains latins qui se sont distingués par cette vertu, l’on pourrait dire qu’elle est grave dans Salluste, obscure flans Perse, piquante dans Sénèque, énergique dans Tacite.

On a remarqué avec raison que l’énergie résulte souvent aussi du contraste des idées. Le vers de Corneille,

Cinna, tu t’en souviens, et veux m’assassiner,

reçoit toute son énergie de la longue énumération des bienfaits d’Auguste mis en opposition avec cette ingratitude de Cinna qu’on ne pourrait jamais s’imaginer. L’antithèse entre la gloire et la chute d’un empire, d’un souverain, d’un héros, ne peut manquer d’être énergique, c’est-à-dire de produire sur l’âme une impression vive et profonde.

Parfois la métaphore a le même résultat que l’antithèse, c’est-à-dire que l’image communique la force à l’idée. Ainsi les vers de Corneille dans Othon, en parlant des courtisans de Galba :

Je les voyais tous trois se hâter sous un maître,
Qui, chargé d’un long âge, a peu de temps à l’être,
{p. 267}Et tous trois à l’envi s’empresser ardemment
A qui dévorerait ce règne d’un moment.

Voltaire, à propos de ce dernier vers, montre fort bien comment l’énergie par l’image peut dégénérer en abus, lorsqu’un désir intempérant d’originalité pousse à forcer la métaphore.

« La beauté de ce vers, dit-il, consiste dans cette métaphore rapide du mot dévorer ; tout autre terme eût été faible : c’est là un de ces mots que Despréaux appelait trouvés. Racine est plein de ces expressions dont il a enrichi la langue. Mais qu’arrive-t-il ? Bientôt ces termes neufs et originaux, employés par les écrivains les plus médiocres, perdent le premier éclat qui les distinguait ; ils deviennent familiers : alors les hommes de génie sont obligés de chercher d’autres expressions, qui souvent ne sont pas si heureuses ; c’est ce qui produit le style forcé et sauvage dont nous sommes inondés. Il en est à peu près comme des modes : on invente pour une princesse une parure nouvelle, toutes les femmes l’adoptent ; on veut ensuite renchérir, et on invente du bizarre plutôt que de l’agréable. »

Le bizarre, le forcé, le sauvage, comme l’appelle Voltaire, sont les plus grands ennemis de l’énergie réelle. Un enfant touche légèrement un ressort, la machine commence à fonctionner et révèle son activité latente ; encouragé par ce premier succès, il appuie davantage, et la machine obéissante déploie toute sa puissance ; ce n’est pas assez, il pèse plus fort, encore, encore ;… mais alors le ressort se brise, vole en éclats, et ne laisse devant l’imprudent qu’une masse inerte et inutile. On ne peut trop le redire aux jeunes gens : le mieux est l’ennemi du bien. Portées à l’excès, la gravité et la noblesse deviennent de la roideur ; la richesse et la magnificence, de l’enflure ; l’énergie, de la dureté ; la véhémence, de la déclamation.

On distingue la véhémence de l’énergie. La véhémence dépend moins de la force de l’expression que de la vivacité et de la variété du tour et du mouvement de la phrase. Des {p. 268}idées diverses, des affections souvent contraires s’accumulent et se pressent tumultueusement dans l’âme agitée par une passion vive ; bientôt elles débordent et se répandent au dehors avec une entraînante impétuosité L’expression fidèle de cette phase de la passion constitue la véhémence du style. Les rhéteurs appellent véhémentes, par exemple, les paroles de Nisus accourant au secours d’Enryale :

Me, me ; adsum, qui feci ! in me convertite ferrum,
O Rutuli ! mea fraus omnis, nihil iste nee ausus,
Nec potuit. Cœlum hoc et conscia sidera testor :
Tantum infelicem nimium dilexit amicum87.

Plusieurs pages de Démosthène dans les Philippiques et le Pro Corona, de Cicéron dans les Catilinaires et les Verrines, de nos grands orateurs parlementaires dans les hautes questions politiques et surtout personnelles, les trois dernières scènes de l’Andromaque de Racine, quelques-unes des imprécations qui terminent nos tragédies classiques, sont d’excellents modèles de véhémence.

Le premier point à remarquer dans tous ces morceaux, c’est que la véhémence était dans le fond avant d’être dans la forme : rien de plus ridicule que de s’échauffer à froid ; le second, c’est la forme elle-même, les brusques mouvements de phrase, les constructions brisées, les accumulations, les suspensions, les interruptions fréquentes, fidèle image du désordre de l’orateur ou du personnage mis en scène. Quand le discours est improvisé, point de règles, bien entendu ; l’orateur obéit à une impulsion spontanée, la nature agit presque en dépit de lui-même ; seulement, qu’on ne perde pas de vue ce que j’ai dit au chapitre des Passions, sur la nécessité de savoir se maîtriser, même en ces occasions. Mais {p. 269}pour ce que j’oserai appeler la véhémence préparée, pour celle de l’historien, du poëte, du dramatiste, il n’en est plus de même. Là, il faut étudier, pour ainsi dire, son impétuosité, la régler de manière à produire l’effet voulu, sans cependant laisser apercevoir les moyens employés ; là s’applique autant qu’à l’ode le vers de Boileau :

Chez elle un beau désordre est un effet de l’art.

Cependant en avançant dans ces hautes régions du style, nous voici tout près du sublime ; arrêtons-nous. Ceci est un livre essentiellement didactique, et le sublime ne s’enseigne pas. On a beaucoup écrit sur cette matière depuis Longin jusqu’à nous ; mais nul que je sache ne s’est avisé de traiter de l’art du sublime ; entreprendre un tel sujet serait avouer qu’on ne le comprend pas.

J’appelle sublime, en littérature, l’expression vraie de tout sentiment qui élève l’homme au-dessus de lui-même, en lui laissant la conscience de cette élévation. Ce qui comporte le sublime, ce n’est pas seulement ce que l’homme ne peut atteindre par sa nature, comme l’infini en étendue, en durée, en puissance ; mais encore et surtout ce qu’il ne peut atteindre qu’en se détachant tout à fait de sa partie animale et de son individualité, pour n’admettre que l’idée pure et le sentiment désintéressé. Presque toujours il y a dans le sublime un contraste entre nous et l’idée ou le spectacle, mais un contraste qui, loin de nous rabaisser, nous agrandit par la réflexion. Le sublime, c’est Dieu, l’éternité, l’océan, la nuit dans les plaines immenses, ou les glaciers des Alpes resplendissant au soleil, opposés à l’humanité si chétive et si bornée, et capable pourtant, en dépit de son infirmité, de sentir une telle grandeur ; c’est aussi le courage, le dévouement, la générosité, la grandeur d’âme extrêmes de quelques-uns, opposés à la crainte, à l’amour de la vie et de la personnalité, à la répulsion instinctive de la douleur et du sacrifice, communs à l’humanité si égoïste, et à laquelle pourtant, en dépit de son égoïsme, appartiennent ces âmes d’élite. C’est donc {p. 270}moins encore la négation de la nature humaine que sa perfection idéale. Le mot de la Bible : « que la lumière soit, et la lumière fut », le Jupiter d’Homère ébranlant l’Olympe d’un signe de tête, sont sublimes sans doute, parce que l’homme physique sent toute sa faiblesse devant la puissance surnaturelle qui fait si simplement de si grandes choses ; mais Socrate et Bailly en face de la mort, mais Régulus au sénat de Rome et Boissy d’Anglas à la Convention ne sont pas moins sublimes, parce que l’homme moral sent toute sa faiblesse devant la puissance surhumaine qui, elle aussi, fait si simplement de si grandes choses.

Analysez tous les faits, toutes les choses, toutes les paroles que vous regardez ou qu’on vous donne comme sublimes, et vous trouverez au fond cet élément d’une rare puissance physique ou morale qui contraste avec la faiblesse et l’imbécillité de tout le reste. Si ce caractère ne vous frappe pas, le mot, la chose, l’acte ne méritent pas le nom de sublime. Quand je dis le mot, je n’entends que le sentiment manifesté. Le sublime, en effet, tel que je le conçois, n’est jamais dans l’expression. L’expression peut y nuire, elle ne peut y ajouter.

Longin, qui fait mal à propos rentrer dans le sublime tant de choses qui ne lui appartiennent pas, et jusqu’à l’ode de Sapho, la plus brûlante expression de l’amour sensuel, Longin cite, comme modèle de ce qu’il nomme sublime d’image, ce passage d’Euripide, où Phébus cherche à guider, dans son téméraire voyage, Phaéton déjà lancé dans les cieux :

Le père cependant, plein d’un trouble funeste,
Le voit rouler de loin sur la plaine céleste,
Lui montre encor sa route, et du plus haut des cieux
Le suit autant qu’il peut, de la voix et des yeux :
« Va par là, lui dit-il, reviens, détourne, arrête… »

« Ne vous semble-t-il pas, ajoute Longin, que l’âme du poëte monte sur le char avec Phaéton, partage tous ses périls et vole dans l’air avec les chevaux ? » Sans doute, et le tableau {p. 271}est saisissant de vérité. Mais la forme à part, quel père n’eût fait de même88 ? Le sublime n’est donc pas là. Il est dans le qu’il mourût du vieil Horace, parce qu’il est plus haut que l’homme le père qui peut immoler spontanément le sentiment naturel de la paternité au sentiment surnaturel du patriotisme et de l’honneur.

Selon moi, le sublime suppose toujours, dans l’objet qui l’inspire, l’intelligence ; dans le sujet qui l’éprouve, la conscience de son émotion. Je n’ai jamais reconnu, comme effet du sublime, l’extase, le délire, l’exaltation fiévreuse, ni comme cause du sublime, la puissance matérielle, provenant d’une cause matérielle, d’un poignard ou d’un million89 ; jamais le mal surtout, quelque extraordinaire, quelque puissant qu’il soit. Le mal, comme le bien, peut, il est vrai, nous emporter hors de notre nature ; mais le mal nous emporte au-dessous, pour ainsi dire ; le bien nous élève au-dessus. C’est que la dernière des brutes peut faire le mal et ôter la vie ; tandis qu’il n’y a que l’intelligence unie à la puissance qui puisse donner la vie et faire le bien.

Marmontel trouve sublime le mot de Macduff dans Shakespeare, quand Macduff apprend que Macbeth a fait massacrer sa femme et ses enfants, et que, se cherchant une vengeance, il s’écrie dans un morne désespoir : « Il n’a pas d’enfants ! » Le mot est profond, tragique, terrible, non pas sublime. Cléopâtre, Oreste, Atrée, le comte de Fayel, Lucrèce Borgia, Marie Tudor ne sont que monstrueux.

Mais le martyr enthousiaste, le patriote dévoué, le {p. 272}chevalier héroïque, le monarque maître de soi comme de l’univers, Polycuete, Horace, Rodrigue, Auguste, sont sublimes. Il y a peut-être plus haut que cela.

Un échafaudage venait de s’écrouler tout entier. Une seule planche restait à cinquante pieds au-dessus du sol, et sur cette planche deux ouvriers. La planche, assez solide pour en soutenir un seul, allait se briser sous un double poids. Les deux hommes se regardent, ils avaient tout compris. « Non, Pierre, dit le plus jeune à son camarade, c’est à moi. Toi, tu as une femme et des enfants. » Et il se précipite sur le pavé.

Réel ou inventé, je ne connais rien au-dessus du mot de l’ouvrier. Mais où et comment de pareils mots s’enseignent-ils ? Pectus est quod facit. Ces pensées-là viennent du cœur. La rhétorique ne peut que se taire et adorer.

{p. 273}

Chapitre XX.

des qualités accidentelles du style. — élégance, finesse, naiveté, enjouement §

Dans les ouvrages qui appartiennent au genre tempéré et même au genre simple, la première qualité spéciale, c’est l’élégance.

Bien des rhéteurs modernes ont parlé de l’élégance, et ont dit à ce propos des choses non-seulement justes, mais fines et délicates ; et peut-être, malgré tout, ne font-ils pas encore bien apprécier ce qu’elle est réellement. Je m’en tiendrais volontiers à l’étymologie, eligere, choisir. L’élégance est le choix, le choix en tout, choix de pensées, choix d’expressions, choix de tours, choix de nombres. Ajouter à la justesse, au naturel, à la facilité, l’agrément et la distinction, c’est ce qu’on nomme, dans les choses d’esprit et de raison, l’élégance, dans les choses de sentiment, la grâce. La grâce a donc un caractère plus instinctif, plus naïf que l’élégance, l’élégance s’apprend mieux que la grâce ; celle-ci provient plutôt de la nature, l’autre de l’art ; au physique, on dira un costume élégant, et une tournure gracieuse ; les enfants en général sont gracieux, ils cessent de l’être quand ils deviennent élégants.

Maitre Corbeau, sur un arbre perché,
Tenait dans son bec un fromage…

Voilà qui est naturel et facile.

{p. 274}Du palais d’un jeune lapin,
Dame belette, un beau matin,
S’empara ; c’est une rusée.
Elle porta chez lui ses pénates, un jour
Qu’il était allé faire à l’aurore sa cour
Parmi le thym et la rosée.

Voilà l’élégance. Et maintenant, voici la grâce :

Deux pigeons s’aimaient d’amour tendre.
L’un deux, s’ennuyant au logis,
Fut assez fou pour entreprendre
Un voyage en lointain pays…

Mais ce choix même, qui constitue l’élégance, suppose un travail scrupuleux et une grande attention de détail, et c’est pourquoi l’élégance n’est pas une qualité essentielle. Nous ne l’exigeons pas rigoureusement dans les œuvres d’entrain, de spontanéité, quand l’idée est si vaste qu’elle absorbe en quelque sorte l’expression, si haute qu’elle la dédaigne. Mais partout ailleurs, même dans les naïvetés et le comique, l’élégance nous semble presque toujours indispensable. Que sert d’écrire, en effet, pour dire les premières choses qui viennent à l’esprit, et pour les dire comme tout le monde ? Je partage bien l’avis de la Bruyère ; je pense bien, comme lui, que quand Acis veut dire : il fait froid, il doit dire : il fait froid ; mais ce que je ne vois pas, c’est la nécessité de prendre la plume pour écrire — il fait froid. Je n’admettrai pas, avec Voltaire, que le poëte doive jamais sacrifier la pensée à l’élégance de l’expression ; mais s’il désespère de traiter élégamment une idée, qu’il suive l’avis d’Horace, qu’il y renonce,

… Et quæ
Desperat tractata nitescere posse, relinquit90

{p. 275}Au reste, il est rare qu’une idée, quelle qu’elle soit, se montre obstinément rebelle au travail qui veut la polir, et le dédain de l’élégance n’est le plus souvent qu’une excuse de la paresse ou de la vanité. Voyez Racine ; quand il est forcé de mettre en scène des personnages moins tragiques, moins intéressants que les autres, ne sait-il pas les faire passer à la faveur de cette élégance soutenue, qui souvent donne un charme aux idées les plus vulgaires, aux détails les plus insignifiants ? Pradon bâtit, comme Racine, une tragédie de Phèdre ; comme Racine, il y introduit une Aricie aimée par Hippolyte, et cet amour au fond ne m’intéresse pas plus dans l’un que dans l’autre. Mais qu’ils viennent à s’exprimer, mon indifférence se change ici en apathie, là en intérêt. L’Hippolyte de Pradon ose dire à Aricie :

Depuis que je vous vois, j’abandonne la chasse,
Elle fit autrefois mes plaisirs les plus doux,
Et quand j’y vais, ce n’est que pour penser à vous.

Comparez à ces platitudes les vers de Racine :

Mon arc, mes javelots, mon char, tout m’importune,
Je ne me souviens plus des leçons de Neptune…

et toute la suite, un dialogue d’une exquise élégance.

En vain dira-t-on que ce n’est point là le ton dramatique, que le théâtre tragique ou comique est l’image de la vie humaine, que les hommes entre eux ne parlent pas ainsi, etc. Je réponds que quand le cœur, l’esprit, l’imagination, l’oreille sont charmés par cette harmonieuse élégance, quand elle fait {p. 276}naître l’intérêt qui se refuserait à la chose elle-même91, il est impossible que toutes nos facultés prennent ainsi le change et s’abusent sur ce qui les charme ; que ce n’est réellement pas la peine de construire un théâtre, d’y réunir tous les prestiges des arts, d’y convoquer l’élite de la société, pour y faire entendre les conversations du coin de la rue,

Depuis que je vous vois, j’abandonne la chasse,

ou encore :

Demain, vingt-cinq juin mil six cent cinquante-sept,
Quelqu’un que lord Broghill autrefois chérissait
Attend de grand matin ledit lord aux Trois Grues,
Près de la halle au vin, à l’angle des deux rues92.

Je l’ai dit vingt fois et ne puis assez le redire : rien d’insupportable comme l’affecté et le précieux, rien de fade comme le langoureux et l’efféminé ; mais enfin entre les ridicules d’un incroyable ou d’un Céladon et les trivialités d’un bourgeois ou d’un rustre, il y a, me semble-t-il, l’aisance distinguée de l’homme comme il faut. Choisir parmi les développements de la pensée les plus naturels et les plus dignes, parmi les expressions celles qui réunissent à la justesse l’harmonie et le coloris, parmi les tours les plus faciles et les plus variés, voilà le mérite de l’écrivain élégant. Racine, Fléchier, Massillon, M. Villemain, Casimir Delavigne, dans ses bonnes pages, sont les meilleurs modèles de l’élégance du style.

Le style fleuri fait vers l’afféterie et la mollesse un pas de {p. 277}plus que l’élégant. Il y touche de si près qu’il ne convient guère qu’aux églogues, aux descriptions champêtres des saisons, des jardins, à certaines pièces de pur agrément. Voltaire donne pour modèle du style fleuri ces jolis vers de Quinault dans l’opéra d’Isis :

Ce fut dans ces vallons, où par mille détours
Inachus prend plaisir à prolonger son cours,
Ce fut sur son charmant rivage
Que sa fille volage
Me promit de m’aimer toujours.
Le zéphyr fut témoin, l’onde fut attentive,
Quand la nymphe jura de ne changer jamais ;
Mais le zéphyr léger et l’onde fugitive
Ont bientôt emporté les serments qu’elle a faits.

J’ai trouvé du style fleuri dans André Chénier, poëte beaucoup moins naïf et inventeur qu’on ne l’a cru et qu’on ne l’a dit, à l’époque où ses œuvres furent réimprimées. Il a été plus justement apprécié depuis.

Vous vous rappelez ce que nous avons dit de l’esprit, qu’il n’est autre chose qu’une perception vive et soudaine de rapports inaperçus par le vulgaire. Si, dans l’expression de ces rapports, vous ne dites pas tout, si, sans affectation, vous laissez une arrière-pensée à demi voilée, une explication sous-entendue, votre style ne sera pas seulement ingénieux, il atteindra la finesse et la délicatesse.

La finesse est une qualité que l’on aime à rencontrer dans un auteur, non-seulement parce que l’esprit plaît généralement, mais parce que l’amour-propre est flatté par celui qui nous a cru capable d’entendre plus qu’il ne nous disait. « La finesse, dit Voltaire, est une énigme dont les gens d’esprit devinent tout d’un coup le mot. » Les lecteurs savent gré à l’écrivain qui paraît les estimer gens d’esprit, dût-il y être trompé lui-même ; car tous ne devinent pas le mot. Le cardinal Dubois, après avoir fait l’éducation du Régent, était devenu son premier ministre ; Fontenelle lui adressa ce compliment, aussi fin que déplacé : « Monseigneur, vous avez {p. 278}travaillé dix ans à vous rendre inutile. » Les contrefacteurs de Hollande, ne comprenant pas l’énigme à deviner, la prirent pour une bévue de l’éditeur de Paris, et substituèrent : à vous rendre utile. Il ne faut pas être libraire hollandais pour en faire autant. Et c’est pour cela que les dramatistes exercés évitent la trop grande finesse de pensée et d’expression. Ils connaissent leur parterre et s’en méfient. Un ami de Voltaire lui indiquait un vers dont la suppression eût donné plus de finesse à la pensée. « J’y avais songé, répondit-il, et je l’eusse retranché, si le parterre était composé de juges comme vous. » Les Proverbes de Th. Leclercq, charmants dans un salon, ne seraient pas appréciés au théâtre. Un Gérard Dow ou un Mieris ne doivent pas être vus à la même distance qu’un Michel-Ange ou un Rubens. Quand Marivaux fit jouer ses pièces, leur finesse, fatigante d’ailleurs, parce qu’elle est continue, échappait aux premières représentations. Les acteurs, quand ils la saisissaient, ce qui n’arrivait pas toujours, appuyaient sur elle, c’est-à-dire lui ôtaient une partie de son caractère, pour la faire saisir du public. Grâce à ce contre-sens, celui-ci finissait peu à peu par comprendre et par applaudir.

L’homme qui a eu de nos jours la plus grande renommée de finesse d’esprit, et qui l’a le mieux méritée, est assurément M. de Talleyrand. Les reparties ingénieuses qui lui appartiennent réellement ou qu’on lui attribue sont innombrables. On ne prête qu’aux riches ; et il en a été de son esprit comme de la vigueur d’Hercule, à qui l’antiquité fit honneur des exploits de tous ses contemporains. On sait que quand Louis XVIII revint de Gand après les cent jours, le titre le plus puissant aux faveurs du pouvoir était d’avoir accompagné le roi dans son court exil. Un solliciteur disait à M. de Tallcyrand pour appuyer sa demande : « Et notez, monseigneur, que je suis allé à Gand. — En êtes-vous bien sûr ? lui répond le prince ; c’est que nous y sommes allés deux ou trois cents, et nous en sommes revenus deux ou trois mille. » Napoléon lui fit comprendre un jour que l’origine de sa grande fortune était suspecte à bien des gens. — « Rien de plus facile à expliquer, sire ; j’ai beaucoup acheté la veille du {p. 279}18 brumaire, et j’ai tout revendu le lendemain. » On ne pouvait se tirer d’affaire avec plus de finesse. Une flatterie plus délicate, parce qu’elle pouvait être sincère, est celle de cet officier français à Marie-Thérèse. Il arrivait de Saxe. — « Eh bien ! lui dit l’impératrice, vous avez vu la princesse ***. Croyez-vous qu’elle soit, comme on le dit, la plus belle personne de l’Allemagne ? — Madame, je le croyais hier. »

Entre la finesse et la délicatesse je retrouve à peu près la distinction établie entre l’élégance et la grâce. La délicatesse est la finesse du cœur, la finesse est la délicatesse de l’esprit ; celle-ci suppose donc dans celui à qui elle s’adresse la sagacité de l’esprit, l’autre, la sagacité du cœur. La finesse va mieux à l’épigramme, la délicatesse au madrigal. Toutes deux sourient, mais si je ne craignais de donner moi-même dans le maniéré, je dirais que l’une sourit des lèvres, l’autre des yeux. La finesse laisse deviner la pensée, la délicatesse ménage le sentiment ; elle désire à la fois et craint d’être comprise ; c’est la Galatée de Virgile,

Quæ fugit ad salices, et se cupit ante videri.

Il y a des délicatesses de générosité, de fierté, de sensibilité, de pudeur, d’amour. Rappelez-vous les reproches si doux de Didon à Enéc :

Si bene quid de le merui, fuit aut tibi quidquam
Dulce meum… ;

le mot d’Iphigénie, quand Agamemnon veut l’obliger à renoncer à Achille :

Dieux plus doux, vous n’aviez demandé que ma vie !

le mot de Chimène à Rodrigue :

Va, je ne te hais point…,

et tant d’autres. Le rôle d’Andromaque, celui de Bérénice, {p. 280}sont pleins de ces sortes de délicatesses. En voici un exemple dans la Mère coquette de Quinault. De faux rapports de valets gagnés par la mère coquette ont commencé à brouiller Acanthe avec Isabelle sa maîtresse. Celle-ci lui écrit :

Je voudrais vous parler et nous voir seuls tous deux ;
Je ne conçois pas bien pourquoi je le désire :
Je ne sais ce que je vous veux,
Mais n’auriez-vous rien à me dire ?

Parmi les prosateurs français, on peut citer pour la finesse du style Montaigne, la Rochefoucauld, la Bruyère, Pascal, Fontenelle, Montesquieu, Marivaux, Beaumarchais, MM. Nodier, Scribe et Alfred de Musset. La délicatesse est plus rare ; je ne la rencontre guère que dans la Fontaine, dans Vauvenargues, dans MMmes de Sévigné et de la Fayette, dans quelques pages de Bernardin de Saint-Pierre, de Florian, de Collin d’Harleville et de Xavier de Maistre.

Ne demandez pas à la rhétorique une théorie, une méthode de finesse et de délicatesse. Tout ce qu’elle peut faire, c’est de montrer, par l’analyse des pensées où se rencontrent ces qualités, sous quelles formes elles se produisent. Tantôt c’est une métaphore ou une allusion, tantôt une antithèse, un euphémisme, une litote, plus loin un paradoxe ou une naïveté apparente, et toujours le soin de laisser à deviner une partie de l’idée. On aura déjà reconnu l’un ou l’autre de ces caractères dans le peu d’exemples que nous avons cités.

La rhétorique apprend surtout à distinguer l’esprit vrai du faux, à conserver dans la finesse le naturel et la sobriété, à ne pas être ingénieux hors de propos, à ne point tomber dans le prétentieux, à ne jamais perdre de vue le vers de Gresset :

L’esprit qu’on veut avoir gâte celui qu’on a.

C’est ainsi que Condillac parvient par l’analyse à donner la formule générale de ces pensées qui veulent être fines et {p. 281}ingénieuses, et ne sont dans le fait que communes, obscures et affectées. « Voici, dit-il, tout le secret de ces tours recherchés. Prenez une pensée commune, exprimez-la d’abord avec obscurité, devenez ensuite votre commentateur ; vous avez le mot de l’énigme, mais ne vous hâtez pas de le prononcer ; faites-le deviner, et vous paraîtrez penser d’une manière fort neuve et fort fine93. ». Le professeur trouvera dans les écrivains même les plus ingénieux, dans la Bruyère et dans la Rochefoucauld, la justification de la remarque de Condillac. Que, sous sa direction, les élèves soumettent à l’analyse ces faux semblants d’originalité et de finesse ; la science des apparences est un grand pas vers celle des réalités.

On remarquera aussi que quelques écrivains, après avoir exprimé finement une pensée, démentent en quelque sorte leur finesse, en donnant immédiatement le mot de l’énigme. On a cité la Fontaine, dans la fable de l’Homme et la Couleuvre :

A ces mots l’animal pervers,
C’est le serpent que je veux dire…

Arrêtez-vous là, il y a finesse de style ; la pensée est à moitié voilée. Mais l’auteur ajoute :

Et non l’homme, on pourrait aisément s’y tromper.

Lui-même enlève le voile. S’il l’a fait, c’est sans doute que, en sa qualité de fabuliste, il a voulu que la finesse fit bien vite place à la naïveté, qui rentre beaucoup mieux dans le caractère de la fable.

La première cependant présente parfois, comme je l’ai dit {p. 282}plus haut, l’apparence de la seconde. Un évêque, connu pour devoir toute son éloquence au talent de son secrétaire, disait un jour à Piron : « Eh bien, M. Piron. avez-vous lu mon dernier mandement ? – Non, monseigneur ; et vous ? » Que Piron n’y eût pas mis de malice, la réponse serait ce qu’on nomme une naïveté, un mot qui échappe spontanément, soit à l’ignorance, soit à la franchise, et qu’on voudrait reprendre, quand on a réfléchi ou appris. C’est pour cela que certaines distractions ressemblent à des naïvetés ou à des malices94.

Le naïf est tout près, selon Boileau, du plat et du bouffon ;

De ce style à la fin la cour désabusée
Dédaigna de ces vers l’extravagance aisée,
Distingua le naïf du plat et du bouffon ..

selon Montesquieu, du bas et de l’ignoble. « Une des choses qui nous plaît le plus, dit Montesquieu, c’est le naïf, mais c’est aussi le style le plus difficile à attraper : la raison en est qu’il est précisément entre le noble et le bas ; il est si près du bas, qu’il est très-difficile de le côtoyer toujours sans y tomber. » De part ni d’autre, l’appréciation ne me paraît rigoureusement juste. C’est, ce me semble, confondre la naïveté, d’un côté avec le comique, de l’autre avec la simplicité et le naturel. J’aimerais mieux dire que le naïf est tout près de ce que la Monnoye appelait le style niais, et dont il donnait pour type la chanson de M. de la Palisse. Le naïf n’est pas naturel, ou du moins c’est le naturel qui s’ignore, qui n’a pas la conscience de soi. Le naturel est opposé au recherché, le naïf au réfléchi. Assurément tous les personnages de Molière sont naturels, Agnès est naïve. Sa lettre à Horace est un chef-d’œuvre, comme vérité, et, si j’ose le dire, comme tour de force. Rien, en effet, de touchant et de gracieux, {p. 283}mais aussi rien de difficile à reproduire, comme la naïveté, quand l’ignorance est l’innocence. Certains poëtes grecs, Homère, Euripide, Théocrite, ont une naïveté inimitable95. On rencontre le même mérite chez quelques vieux trouvères, chez Marot, chez la Fontaine surtout, parfois même chez Scarron. Plus la littérature vieillit, plus les auteurs naïfs deviennent rares. La naïveté est le moindre défaut des vieillards. Je ne connais guère d’écrivain de notre siècle auquel on puisse appliquer l’épithète de naïf.

Le naïf est donc difficile à attraper, non point, comme le dit Montesquieu, parce qu’il est précisément entre le noble et le bas, mais parce qu’il est très-difficile d’exprimer, ce que l’on ne peut prévoir, ce qui s’ignore soi-même, ce dont le premier caractère est le spontané, l’inattendu. Dire au jeune écrivain : tâchez d’être naïf, c’est presque lui dire : réfléchissez à être irréfléchi. Par son caractère essentiellement instinctif, la naïveté dépend tout entière du génie de l’écrivain ; la rhétorique y est aussi impuissante qu’à l’égard du sublime. Le seul précepte à donner, quand il est absolument nécessaire de reproduire la naïveté, c’est que l’auteur étudie alors son personnage au point de faire, plus que partout ailleurs, abstraction de sa propre nature, pour s’identifier complétement avec lui.

L’enjouement, la dernière variété de style dont nous ayons à traiter, semble plus facile à acquérir. Sans doute l’enjouement, comme la naïveté, doit être spontané ; la gaieté véritable est dans le cœur et le caractère ; rien de moins communicatif que le rire forcé, et la grimace ou la bouffonnerie de commande n’amuse que la populace. Mais les deux conditions de l’enjouement, le naturel et l’à-propos, se rencontrent plus fréquemment.

Il est peu de choses, en effet, si sérieuses qu’elles soient, {p. 284}qui n’aient un côté plaisant. Or le burlesque, une des plus vastes subdivisions du comique, n’est autre chose, nous l’avons vu, que l’art de saisir et de faire ressortir ce côté plaisant, ou au contraire de donner à des choses plaisantes ou insignifiantes par elles-mêmes une valeur et une gravité qu’elles n’ont point réellement. Le rire, cette faculté si essentiellement humaine, n’est point l’expression des joies extrêmes ; le triomphe ou l’entière satisfaction des grandes passions, si rare d’ailleurs, a plutôt quelque chose de sérieux. La gaieté accompagne des satisfactions moindres, des joies d’un ordre inférieur, et par là même plus fréquentes. Le rire naît surtout à l’aspect des défauts physiques ou moraux, quand ils ne vont pas jusqu’à la terreur ou la pitié : la laideur réelle ou simulée, les chutes, l’embarras, les désappointements, la sottise, certains vices même qui ne nuisent le plus souvent qu’à celui qu’ils possèdent, la gourmandise, la poltronnerie, la forfanterie, l’avarice, voilà les causes ordinaires du rire. Il éclate encore devant les distractions, l’originalité, en général tout ce qui fait contraste ou saillie sur l’uni et le prévu des choses de ce monde. Nous avons également remarqué la singulière puissance du rire pour couper souvent les grandes affaires, pour vaincre la sévérité, la colère, la douleur même. « J’ai ri, me voilà désarmé, » est un mot qui revient sans cesse. Ce n’est done pas l’occasion et l’à-propos qui manquent au style enjoué.

Quant au naturel, quel génie ne se prête à l’enjouement ? Les plus puissants sont peut-être ceux qui y excellent ou y visent davantage. Sans parler d’autres grands hommes qui ont porté jusqu’à l’extrême la manie du quolibet et du calembour, Quintilien affirme que ce n’est pas le bon vouloir qui manquait à Démosthène pour être plaisant ; la réputation de Cicéron était si bien établie sous ce rapport que Caton l’appelait le consul facétieux. Homère a chanté le combat des rats et des grenouilles sur la même lyre qui chantait ceux des héros et des dieux ; l’auteur des Pensées est celui des Provinciales ; l’auteur de l’Esprit des lois, celui des Lettres persanes ; si Horace, le Pindare de Rome, en est aussi le premier {p. 285}satirique, qui aiguisa l’épigramme mieux que J.-B. Rousseau et Lebrun, les plus sérieux lyriques de France avant Lamartine ? Le poëte du Cid a écrit le Menteur, celui d’Athalie, les Plaideurs, celui de Brutus et de Mérope, ces innombrables facéties qui resteront les éternels modèles du genre. L’or et l’argent sont les métaux avec lesquels le mercure a le plus d’affinité.

Et cela s’explique. L’excellent dans la plaisanterie ne peut guère avoir lieu sans une observation assidue, sans des réflexions intenses et qui supposent une nature sérieuse et méditative. On a remarqué que les acteurs les plus éminemment comiques, Molière en tête, étaient d’un caractère presque mélancolique. Les facéties qui nous plaisent le plus sont, par la loi du contraste, celles que leur auteur débite sérieusement ou qui viennent de graves personnages. Il en est des nations comme des individus. C’est au milieu du flegme anglais et de la roideur espagnole que sont nés Falstaff et Hudibras, Lazarille et Sancho Pança, l’enjouement le plus naturel et le plus sympathique. Sans prétendre donc, avec Victor Hugo, que le grotesque et le grave, marchant si souvent de front dans la nature, doivent être aussi mêlés et confondus dans l’art, nous pouvons dire qu’il est peu de sujets et peu de génies qui ne se prêtent à l’enjouement du style, que la langue de la plaisanterie forme presque la moitié de la langue populaire, qu’il faut done l’étudier soigneusement, et que si en effet le style enjoué demande plus de naturel encore que le sérieux, cette étude bien dirigée ne servira qu’à perfectionner la nature.

En vous y appliquant, vous remarquerez que, comme presque toutes les qualités du style, l’enjouement prend différents caractères suivant les temps et les lieux. Sensuel, folâtre, poétique en Italie, à la fois bourgeois et fantastique en Allemagne, observateur, positif, je dirai presque instructif en Espagne, il présente eu Angleterre quelque chose de plus spécial, de plus national encore et qui ne peut s’exprimer que par le mot anglais lui-même ; car ce qu’on appelle humour n’est ni le facetum, ni le salsum, ni le dicax, ni {p. 286}aucune des subdivisions de la plaisanterie analysées par Quintilien.

En France, toujours malin et sensé, l’enjouement a varié avec les époques. Au xvie siècle, c’est une jovialité épaisse, originale, érudite ; au xviie une plaisanterie plus fine, plus décente, d’une application plus universelle, spirituelle parfois jusqu’à la mignardise ; au xviiie, une ironie mordante et philosophique. Je ne recommanderais done pas l’imitation de l’enjouement du xve siècle ; j’excepte la Satire Ménippée. Mais au xviie, sans parler des poëtes, les modèles en prose abondent : madame de Sévigné, la Bruyère, Hamilton, le Roman comique, Gil Blas qui, publié dans la dernière année du règne de Louis XIV, appartient pour la forme comme pour le fond au xviie siècle plutôt qu’au xviiie. Parmi les contemporains, je trouve MM. Nodier, Courier, une foule de pamphlets et de journaux où l’on pourrait puiser à pleines mains ; et si l’on veut des romanciers, laissant de côté M. Paul de Kock et ses imitateurs, en dépit des ridicules panégyriques de la presse anglaise, j’indiquerai MM. Mérimée, Alexandre Dumas, l’auteur de Jérôme Paturot, etc.

Ce n’est guère qu’en France non plus que l’on a connu le badinage, plus léger, plus délicat que l’enjouement, qui prend souvent l’apparence du sérieux, et n’ôte son masque qu’à la dernière scene.

Imitez de Marot l’élégant badinage,

imitez celui d’Hamilton, celui de Gresset, mais soyez circonspect dans cette imitation, et là plus qu’ailleurs craignez l’abus.

C’est dans l’enjouement, en effet, qu’il est difficile de savoir s’arrêter ; le rire est si bonne chose de sa nature, qu’il semble à plusieurs que tous les moyens sont bons pour le provoquer.

Mais qu’on y prenne garde ; les gens de goût ne sont pas si faciles à émouvoir en cet endroit. Ils restent froids aux plats quolibets, aux fades équivoques, aux mauvais jeux de {p. 287}mots, aux parades vulgaires ; ils s’indignent aux ignobles parodies, aux grossiers sarcasmes, aux trivialités surtout et aux indécences. Il faut que le calembour même et les plaisanteries sur les noms propres viennent bien naturellement et bien à propos pour qu’ils les pardonnent. Quintilien a grand’peine à justifier Cicéron de toutes les facéties que lui a fournies le nom de Verrès.

Le même rhéteur indique avec détailles occasions où l’écrivain et l’orateur qui se respectent doivent s’abstenir de toute plaisanterie. Ses préceptes, sous ce rapport, sont de tous les temps et de tous les lieux. Ecrivain, ne vous permettez jamais de raillerie offensante, et ne soyez pas de ceux qui perdraient vingt amis plutôt qu’un bon mot ; n’étendez point votre satire à une nation, à une fraction sociale tout entière, sans dire au moins un mot des exceptions : toute règle en a, et souvent de nombreuses ; Molière, qui sut distinguer si bien le vrai dévot du tartufe, devait croire que tous les médecins n’étaient pas des Diafoirus et des Purgon. Avocat, ne riez ni du malheur, ni du crime ; l’un est sacré, l’autre exécrable ; si vous êtes homme, le premier doit vous attendrir, le second vous indigner, et le rire s’allie mal à l’horreur et à la pitié. Homme d’Etat, publiciste, journaliste, n’oubliez pas la dignité de votre caractère et de votre mandat ; il est des institutions tellement graves, des réputations tellement pures, que toute bouffonnerie doit tomber devant elles. Attaquez, combattez ces choses ou ces hommes, si leur chute est nécessaire au triomphe des opinions que vous croyez justes et utiles et du parti que vous défendez, mais ne les raillez pas ; les respecter, c’est vous respecter vous-même.

Enfin, outre les qualités essentielles et accidentelles, il est, avons-nous dit, certaines formes de langage qui ajoutent beaucoup à la grâce ou à l’énergie du style. C’est ce qu’on nomme les figures. Leur étude est indispensable au rhétoricien.

{p. 288}

Chapitre XXI.

des figures §

D’abord pourquoi ce mot de figures ?

On en a donné plusieurs définitions96. Sans prétendre en présenter une nouvelle, je crois pouvoir définir les figures des formes particulières de langage qui manifestent l’idée d’une manière plus noble, plus énergique, plus élégante que les formes ordinaires, ou qui indiquent mieux que celles-ci le mouvement de la pensée et la vue de l’esprit. Cette physionomie distincte que prend la pensée dans les figures permet par là même de les reconnaître et de les classer. Comme lorsqu’il se trouve dans une foule de peuple des soldats en uniforme, vous les distinguez immédiatement et les rapportez aux divers corps auxquels ils appartiennent ; ainsi, dans un livre ou dans un discours, vous reconnaissez à certains signes {p. 289}caractéristiques une métaphore, une apostrophe, une hyperbole, etc. ; les mots ou les phrases dont elles se composent ont une forme ou figure qui leur est propre, toujours la même et ne se confondant pas avec d’autres.

Il est inutile de dire que le jeune rhétoricien ne doit pas ignorer le vocabulaire du langage figuré. Que tous ces termes de synecdoque, de catachrèse, d’antonomase, etc., aient quelque chose de pédantesque et de barbare, que certains rhéteurs les aient multipliés outre mesure, en subdivisant sans nécessité les espèces, je n’en disconviens pas ; mais ce n’est pas un motif pour affecter à l’égard de cette nomenclature un dédain déplacé. Est-ce pédantisme que de ne pas vouloir s’exposer à prendre, comme Pradon, la métonymie et la métaphore pour des termes de chimie ?

La connaissance des figures ajoute un charme de plus aux beautés du langage. « Dans les champs et dans les jardins, dit M. Geruzez, les fleurs plaisent à l’ignorant comme au botaniste par leur parfum et l’éclat de leurs couleurs ; mais le naturaliste qui sait leurs noms, qui connaît leurs familles, les retrouve comme de vieilles connaissances avec un sentiment qui tient de l’amitié. La rhétorique sera pour les fleurs du langage qu’on appelle figures ce que la botanique est pour les fleurs des champs et des jardins. »

L’étude théorique des figures est done indispensable à tout homme bien élevé ; l’étude pratique l’est plus encore à l’écrivain. Arrêtons-nous sur ce point.

Molière a dit dans le Misanthrope :

Ce style figuré, dont on fait vanité,
Sort du bon caractère et de la vérité ;
Ce n’est que jeux de mots, qu’affectation pure,
Et ce n’est pas ainsi que parle la nature.

Sans doute le sonnet d’Oronte et les façons de dire des marquis de Mascarille n’étaient point le langage des honnêtes gens du xviie siècle, et ce n’est pas ainsi que parlaient Montausier, Boileau ou Fénelon ; mais, loin d’être un résultat du {p. 290}raffinement social, ce que les rhéteurs nomment en généra le style figuré est si bien dans la nature, qu’on ne rencontre guère de peuple primitif qui n’en use et n’en abuse en toute occasion. La Sacountala du théâtre indien, les auteurs des Ghazel arabes, des Rosiers persans, des Guzla illyriques, les prophètes d’Israël, les bardes scandinaves, les chefs des tribus mexicaines ou canadiennes, ne chantent, ne pleurent, ne racontent, ne louent et ne maudissent qu’avec une inépuisable profusion de figures. Dans les sociétés civilisées, ce style est plus familier aux diverses conditions, à mesure qu’elles s’éloignent moins de l’état sauvage, de ce que l’on est convenu d’appeler l’état de nature. « Métaphore, allégorie, métonymie, ce sont, dit Montaigne, titres qui touchent le babil de votre chambrière. » Selon Quintilien, en effet, le style figuré, et surtout la partie de ce style qui se rattache à la similitude, nous est si naturel, que les ignorants eux-mêmes en font un fréquent usage sans le savoir : translatio ita est ab ipsa nobis concessa natura, ut indocti quoque ac non sentientes ea frequenter utantur97

D’où vient donc que le style figuré se présente ainsi tout à la fois comme naturel et comme opposé à la nature ? Cette contradiction n’est qu’apparente, et il est aisé de l’expliquer. Si l’on peut en effet hasarder quelques conjectures sur les origines du langage, on est porté à croire que les hommes n’ont point donné arbitrairement et au hasard des noms aux objets qui les frappaient le plus vivement et le plus souvent. Il est probable que ces noms ont été en grande partie déterminés par ce penchant à l’imitation, à l’observation des rapports et des similitudes, qu’Aristote proclame le père des arts, et par cette liaison des idées, ce réveil de l’une par l’autre, qui est aussi un des éléments de notre nature intellectuelle. Ainsi tout objet rendant un son quelconque a été {p. 291}représenté par un mot analogue au son produit : le serpent a sifflé, le bourdon a bourdonné, l’onde a murmuré, le tonnerre a grondé. La première de toutes les figures, chronologiquement parlant, est l’onomatopée, c’est-à-dire l’imitation du son naturel par le son articulé. Elle a presque devancé la parole, et les premiers vocabulaires n’auraient été, sans doute, qu’un recueil d’onomatopées.

Un acte souvent répété, une habitude, un effet toujours identique observé dans un être quelconque, ont donné à cet être son nom. On prétend qu’en sanscrit le mot employé pour désigner la grenouille signifie littéralement sauteur ; pour l’abeille, suce-fleur ; pour l’oiseau, hôte de l’air ; pour le nuage, verse-eau, et ainsi de suite. Et nous remarquons encore aujourd’hui un procédé pareil dans les noms propres des sauvages.

Cette nomenclature par similitude s’est étendue à plus forte raison aux idées abstraites ; les mots consacrés à leur expression ont été dérivés du nom des choses sensibles avec lesquelles on leur trouvait quelque analogie. Le courage de l’homme a rappelé celui du lion, et l’on a donné à l’homme brave et fort le nom de lion ; on a été enflammé de colère, quand on s’est aperçu que cette passion produisait dans tout notre être quelque chose d’analogue à la sensation physique éprouvée au contact de la flamme. Les noms consacrés aux objets matériels ont sans doute précédé ceux qui expriment les abstractions, comme dans le discours les gestes ont précédé la parole, comme les hiéroglyphes ont précédé l’écriture alphabétique. Voilà l’origine réelle du style figuré, voilà comment on peut dire qu’il est éminemment naturel.

A mesure que l’homme a découvert un plus grand nombre d’objets, à mesure que des rapports plus multipliés avec ses semblables ou avec ces objets ont fait naître en lui des sentiments nouveaux, il lui a fallu créer des mots pour rendre les uns et les autres, et il a procédé à ces nouvelles créations par la méthode déjà employée. « Dans toutes les langues, dit Voltaire, le cœur brûle, le courage s’allume, les yeux étincellent ; l’esprit est accablé, il se partage, il s’épuise ; le sang {p. 292}se glace, la tête se renverse ; on est enflé d’orgueil, enivré de vengeance, etc. »

A ce penchant à l’imitation et à l’association, première source du style figuré, ajoutez la puissante influence qu’une imagination encore vierge et des passions libres et naïves exerçaient sur l’homme primitif. Celle fraîcheur d’émotions que faisait naître en lui le spectacle tout neuf des phénomènes du monde extérieur, ce relief énergique de sentiment que le frottement social n’avait point encore usé, donnaient à son expression un coloris, une vivacité, un pittoresque, une spontanéité de rapprochements, une énergie de tours qui nous semblent aller jusqu’à l’exagération.

D’une autre part, la stérilité forcée du langage naissant, la paresse d’invention naturelle au sauvage et à l’habitant de la zone tropicale, la commodité qu’il trouvait à employer les mots existants en les détournant de leur sens primitif, au lieu de prendre la peine d’en créer de nouveaux, tout contribua à donner un plus grand développement au langage figuré, et c’est ainsi qu’à l’onomatopée et à la métaphore se joignirent tout naturellement l’hyperbole, la prosopopée, l’apostrophe, l’inversion, la catachrèse, etc.

Mais plus le besoin multiplia et par là même facilita le travail, tant intellectuel que matériel, plus les langues se perfectionnèrent avec la civilisation. Elles devinrent tout à la fois plus abondantes et plus précises. On préféra la netteté du mot propre à l’éclat ou au piquant du rapprochement, on demanda à chaque idée son expression individuelle. En même temps, la raison mieux exercée par l’expérience et l’analyse dissipa les illusions de l’imagination. Celle-ci se blasa peu à peu sur des phénomènes dont la nouveauté avait pu enthousiasmer le monde enfant, mais avec lesquels l’habitude la familiarisait, tandis que la science les lui expliquait98. {p. 293}L’allusion avait toujours eu le défaut d’être un peu vague, elle eut celui de devenir commune. Les passions, de leur côté, apprivoisées par les relations plus étendues et plus suivies des hommes entre eux, refrénées par les lois, les coutumes, les bienséances sociales, perdirent de l’énergie de leurs manifestations. On accusa la métaphore de vulgarité, l’hyperbole, l’exclamation, l’apostrophe multipliées, de mauvais ton ; ceux qui avaient l’esprit droit et juste et le sentiment des convenances s’éloignèrent du style figuré des premiers âges, non point qu’il ne fût naturel, mais parce qu’il ne l’était plus. En user c’était retourner aux hiéroglyphes après l’invention de l’écriture.

Il en est de ce langage comme de la poésie dont il est un des caractères distinctifs. A mesure qu’un peuple s’éclaire et vieillit, la littérature tourne à la prose. La poésie est la langue des enfants et des dieux, la prose est celle des hommes. Si parfois la poésie fait encore entendre de nos jours une voix aussi pure et aussi brillante que dans les temps antérieurs, ce ne sont que des accents personnels, en quelque sorte, presque toujours sans écho, perdus dans la foule qui ne les écoute pas, et auxquels renonce le poëte lui-même, à mesure qu’il avance dans la société et se mêle à la vie active et réelle. Walter Scott, le barde écossais, a fini par d’admirables romans et de mauvaises histoires, et si lord Byron eût vécu plus longtemps, la seconde partie de ses œuvres se composerait sans doute de discours au parlement, de compositions historiques et d’impressions de voyage, comme il est avenu de Lamartine et de Victor Hugo.

{p. 294}Les réflexions qui précèdent éclairciront ce que j’ai à dire du style figuré. Si l’on n’en perd de vue ni l’origine, ni la nature, il sera facile d’en apprécier le but, d’en déterminer et d’en limiter l’usage, d’en saisir et d’en signaler les défauts. Remarquons d’abord qu’il est un assez grand nombre de figures dont il suffit de connaître la nomenclature, dont il ne reste plus rien à dire dès qu’on en a exposé la définition et l’étymologie, parce qu’elles ne comportent que certaines phrases stéréotypées, en quelque sorte, par l’usage, des espèces d’idiotismes dont il n’est pas permis de s’écarter ; parce que, en un mot, elles ne sont, comme je l’expliquerai plus tard, que des catachrèses. Celles-là, si notre définition est exacte, méritent à peine le nom de figures. Car, puisqu’elles sont forcées et imposées par la langue, comment donneraient-elles au discours l’énergie, l’élégance, la nouveauté ? Les figures vraiment dignes de ce titre sont celles qui se reproduisent à chaque pas sous une foule de formes diverses, que l’écrivain peut traiter librement, manier à son gré, et dont par là même l’emploi est soumis à des règles et prête aux observations du rhéteur, la métaphore, par exemple, la périphrase, l’antithèse, etc. Celles-là doivent être soigneusement étudiées.

Bien que nous venions en effet de constater les modifications et les restrictions que les progrès de la raison et de la langue apportent à l’usage des figures, cela ne signifie, en aucune façon, qu’il faille les bannir du style. Elles sont fondées, nous l’avons dit aussi, sur des qualités ou des besoins de notre nature, penchant à l’imitation, association d’idées, imagination, passion, etc. ; leurs avantages, sous ce rapport, sont incontestables. Réveiller une idée principale au moyen d’idées accessoires, déguiser des pensées tristes, pénibles, inconvenantes même, mais indispensables au sujet, enrichir la langue par des alliances de mots inattendues, donner au style, soit par le piquant des rapprochements et des oppositions, soit par le tour et le mouvement de la phrase, plus de clarté, d’énergie, d’élégance, de vivacité, de noblesse, de nouveauté, d’intérêt : voilà des mérites que nous leur {p. 295}reconnaissons avec tous les critiques. Sans les figures, le langage, sec et incolore, peut parler encore à la raison, mais il laisse l’imagination froide et inanimée. Sans les figures, des idées peut-être, mais point de style ; une esquisse, mais point de tableau ; du dessin, mais point de couleur ; il ne faut donc pas en négliger l’étude. Loin de là ; plus le temps en a rendu l’emploi difficile, plus elles exigent de soins et d’attention.

Dès les temps les plus anciens, les rhéteurs étaient divisés sur les genres, les espèces, le nombre, le nom même des figures ; ces questions étaient, au siècle de Quintilien, une source intarissable de chicanes et de subtilités, et l’on ne s’accorde guère mieux aujourd’hui. Ce que les uns nomment hypallage, les autres l’appellent métonymie ; certaines synecdoques, qui chez ceux-ci restent synecdoques, deviennent métonymies ou antonomases chez ceux-là. Ajoutez que souvent une locution unique comprend en elle plusieurs figures, comme nous avons remarqué plus haut que les divers topiques rentrent souvent l’un dans l’autre. Les rhéteurs les plus sensés de l’antiquité latine, Cicéron même et Quintilien, ont beaucoup trop multiplié les figures, et souvent ont donné ce nom à ce qui fait le fond de l’idée et n’a rien de figuré, c’est-à-dire rien qui s’écarte du langage ordinaire ou de l’expression propre. Leur excuse est, comme ils nous l’apprennent eux-mêmes, que leurs prédécesseurs et leurs contemporains, Visellius, Rutilius, Cécilius, Cornificius, Celsus et tant d’autres avaient été beaucoup plus loin, et rangeaient parmi les figures presque toutes les partie ; du discours, ou plutôt le discours tout entier, sentences, narration, confirmation, etc.

Quoi qu’il en soit, voici le système le plus généralement adopté jusqu’ici pour les divisions et subdivisions de figures :

On les partage en figures de mots et figures de pensées.

Les figures de mots affectent uniquement l’expression. Elles comprennent :

1° Les figures de diction ou de grammaire qui modifient la forme matérielle des mots ;

2° Les figures de construction ou de syntaxe qui modifient leur arrangement ;

{p. 296}3° Les figures de mots proprement dites, soit que les vocables y conservent leur signification essentielle, soit qu’ils y prennent un autre sens que leur sens primitif, ce que l’on nomme aussi tropes.

Les figures de pensées tiennent uniquement à l’idée, quels que soient d’ailleurs les mots qui la rendent99.

En général, comme je l’ai déjà dit, je fais assez bon marché des nomenclatures, persuadé que dans toutes les sciences de création humaine et qui n’ont point pour objet la nature réelle, le point essentiel est de bien saisir le fond des idées, et laissant d’ailleurs aux gens du métier liberté entière de ranger et de classer à leur goût. Je ne puis cependant omettre ici quelques observations.

D’abord il me semble que ce qu’on appelle figures de diction doit être complétement relégué dans la grammaire. Les modifications qui n’affectent que le matériel du signe par des additions, des retranchements ou des déplacements de lettres, n’appartiennent pas plus aux figures, que les altérations semblables produites dans le corps des mots par les règles des déclinaisons et des conjugaisons100.

{p. 297}Ensuite, la seconde classe des figures de mots, où la construction seule est modifiée, devrait comprendre l’apostrophe, l’exclamation et autres formes que l’on a mal à propos rangées parmi les figures de pensée, puisque l’idée n’y est pas plus affectée que le mot, et que tout leur artifice ne consiste que dans le tour ou le mouvement donné à la phrase.

Enfin, à propos de la troisième classe de figures de mots, je demanderai comment on peut donner ce nom à celles où les vocables conservent leur signification essentielle ; s’il n’y a point certaines figures qui portent à la fois sur le sens et sur le signe de l’idée ; si la métaphore, figure de mots, n’affecte pas la pensée, en la rapprochant d’une autre, en la doublant en quelque sorte, tandis que la métonymie et la synecdoque, comme il sera prouvé plus tard, ne sont et ne peuvent être, d’après leur racine même, que des figures de mots ; si l’apostrophe, figure de pensée, n’affecte pas le mot, en modifiant son inflexion ; si l’antithèse n’appartient pas évidemment aux deux classes, puisqu’elle oppose les mots aux mots, aussi bien que les pensées aux pensées ; s’il n’eût pas fallu par conséquent ajouter à cette nomenclature une {p. 298}catégorie de figures mixtes, amphibies, pour ainsi dire, qui touchent à la fois et à la pensée et aux mots, et souvent même au tour de la phrase.

Je ne prétends établir aucun système, mais il me semble que l’on pourrait en trouver un plus rationnel.

Si, au lieu de nous préoccuper de l’élément du discours, mot, pensée, tour ou construction, qu’affectent les figures, nous pénétrons dans leur essence même, et ne nous attachons qu’à leur but et aux moyens employés pour y arriver, nous verrons que, destinées à donner au langage l’énergie, l’élégance, la variété, l’intérêt, elles y parviennent par un des moyens suivants :

1° En rapprochant deux idées, pour en faire mieux sentir ou la ressemblance, ou l’opposition : à la première classe appartiennent toutes les formes de la comparaison, métaphore, métonymie, synecdoque, allégorie, allusion, hyperbole, litote, métalepse, prosopopée, etc. ; à la seconde, l’antithèse, l’ironie, la correction, la prétérition, etc. ;

2° En développant ou en abrégeant l’expression de l’idée : on la développe par toutes les variétés de l’amplification, périphrase, synonymie, gradation, pléonasme, répétition ; on l’abrége par la disjonction, l’ellipse, la syllepse, l’anacoluthe ;

3° Enfin, en changeant la forme de l’idée, et en substituant à l’énonciation simple ou régulière l’interrogation, l’exclamation, l’apostrophe, l’hyperbate, la suspension, etc.

Ainsi, on pourrait ranger toutes les figures sous cinq grandes bannières que j’appellerai :

Trope et antithèse ;

Pléonasme et ellipse ;

Mutation ou inversion.

Avant d’entrer dans les détails, et sans vouloir, je le répète, imposer mon système, je recommanderai seulement à celui qui étudie les figures, d’abord, de ne point perdre de vue dans son travail la division que je viens d’indiquer, d’en vérifier l’exactitude par l’examen des faits, et, à mesure que se présente un terme nouveau, de le ramener sous ce que {p. 299}j’ai appelé sa bannière ; cette attention lui facilitera l’intelligence et le souvenir de chaque figure ; ensuite de mettre à part, d’un côté, celles qui ne sont, selon la remarque consignée plus haut, que des idiotismes consacrés par l’usage, de simples catachrèses, n’admettant par conséquent aucun précepte, aucune modification, en un mot, choses de mémoire et de théorie ; de l’autre, celles qui sont entièrement abandonnées au libre arbitre de l’écrivain, et par là même obligent le rhéteur à en régler l’emploi, à en déterminer les limites, choses de réflexion et de pratique.

{p. 300}

Chapitre XXII.

des figures. — figures par rapprochement d’idées semblables §

Nous avons établi que les figures de la première classe consistent dans des rapprochements d’idées. Elles dérivent donc toutes de la comparaison ; la comparaison est le préalable de toutes les formes de langage que l’on appelle tropes. Comparer en effet n’est autre chose que rapprocher d’une idée, pour la faire mieux saisir, une autre idée analogue à la première.

La comparaison, nous l’avons prouvé, est dans notre nature, mais, pour qu’elle soit littéraire, la rhétorique pose certaines conditions : que les choses comparées aient entre elles une analogie réelle ; que l’écrivain connaisse parfaitement celle qu’il compare et celle à laquelle il compare, et rende les rapports saisissables à première vue ; qu’il évite dans l’expression de la comparaison les ambiguïtés, les longueurs, les écarts, les incohérences ; que la comparaison circonscrive l’objet, l’éclaircisse, l’avive en le doublant, comme une étoffe superposée augmente la chaleur et la solidité d’une autre étoffe.

Outre ces lois dictées par la raison, observez que la comparaison varie selon les temps et les genres divers. La poésie s’en accommode mieux que la prose, l’éloquence mieux que l’histoire ; le genre didactique ne la dédaigne pas, la sentence acquiert par elle plus de netteté et d’énergie : les Essayistes {p. 301}anglais l’ont souvent employée avec un bonheur extrême ; chez les poëtes et les orateurs, elle sera plus brillante et plus élastique ; chez les philosophes et les historiens, plus significative et plus rigoureuse.

Dans la poésie grecque, les idées rapprochées par la comparaison ne cadrent souvent que d’un seul côté ; le reste est là comme ornement au tableau, pour délasser l’esprit, pour varier le ton. Ce sont ces comparaisons à longue queue, qui, au xviie siècle, faisaient tant rire M. Perrault, et que M. Despréaux soutenait avec trop de raison pour qu’il eût besoin d’y mettre de l’aigreur. Assurément, les guerriers d’Homère se précipitant en tumulte dans la plaine ne ressemblent guère, si ce n’est par le nombre et le bruit, à un essaim de mouches qui, dans un beau jour de printemps, fond sur une jatte de lait. Mais ce fil suffit pour attacher l’une à l’autre les deux images, et ces échappées sur le calme de la nature champêtre rafraîchissent l’âme fatiguée de luttes et de combats.

Plus tard, on devint plus sévère. Les comparaisons des écrivains latins sont déjà plus étroitement liées à leur sujet ; et les prosateurs, comme les poëtes des deux derniers siècles de notre littérature, en présentent un grand nombre à la fois riches et exactes, brillantes et correctes. On a souvent cité les admirables comparaisons qui se rencontrent dans nos grands poëtes et nos grands orateurs. En voici une tirée d’un ouvrage didactique qui me semble excellente, et qui vient tout à fait à propos dans un livre comme celui-ci. Condillac veut faire sentir quelle harmonie et quelle variété amène dans un écrit cette étroite liaison des idées dont j’ai parlé en traitant de la disposition. « Les rayons de lumière, dit-il, tombent sur les corps, et réfléchissent des uns sur les autres. Par là les objets se renvoient mutuellement leurs couleurs. Il n’en est point qui n’emprunte des nuances, il n’en est point qui n’en prête ; et aucun d’eux, lorsqu’ils sont réunis, n’a exactement la couleur qui lui serait propre, s’ils étaient séparés. De ces reflets naît cette dégradation de lumière qui, d’un objet à l’autre, conduit la vue par des passages imperceptibles. Les couleurs se mêlent sans se confondre ; elles {p. 302}contrastent sans dureté, elles s’adoucissent mutuellement, elles se donnent mutuellement de l’éclat, et tout s’embellit. L’art du peintre est de copier cette harmonie. C’est ainsi que nos pensées s’embellissent mutuellement ; aucune n’est par elle-même ce qu’elle est avec le secours de celles qui la précèdent et qui la suivent. Il y a en quelque sorte entre elles des reflets qui portent des nuances de l’une sur l’autre ; et chacune doit à celles qui l’approchent tout le charme de son coloris. L’art de l’écrivain est de saisir cette harmonie : il faut qu’on aperçoive dans son style ce ton qui plaît dans un beau tableau. »

Aujourd’hui enfin l’on demande encore mieux. La comparaison ne doit plus être seulement juste et suivie, nous la voulons neuve, rapide et piquante. Tout a vieilli. L’habitude a affadi toutes ces similitudes tirées de la mythologie, du soleil et de la lune, des montagnes et des plaines, des lions et des vagues, des temples et des palais. Elles sont faites pour relever l’idée, et ne servent souvent qu’à lui communiquer leur vulgarité. Qui se les permet doit au moins les rajeunir singulièrement par la forme. Mais si nous exigeons que la comparaison soit imprévue sans être bizarre, assez développée pour s’appliquer à l’idée par tous les points et en même temps assez précise pour lui donner plus de solide et de pénétrant, qu’en conclure ? Qu’il faut être sobre de comparaisons, parce que l’excellent dans le difficile est chose rare ; qu’il faut, d’une part, dédaigner presque toujours ces similitudes tellement à portée qu’il suffit, dirait-on, de se baisser pour les prendre, de l’autre, ne jamais courir après celles qui se dérobent ou qu’on doit chercher trop loin101.

{p. 303}Abrégez la comparaison, retranchez-en les termes solennels qui l’accompagnent, de même que, ainsi, comme, tel que, substituez enfin au signe de l’idée comparée celui de l’idée à laquelle vous comparez, et vous arrivez au trope. Voici une comparaison : comme en creusant la pierre ou le métal on y grave des caractères qui deviennent ineffaçables, ainsi j’ai cherché à retenir vos paroles de manière à ne plus les oublier. — J’ai gravé vos paroles dans mon esprit : voilà le trope. Qu’avons-nous fait dans le trope ? Après une comparaison mentale entre une idée et une autre, et une fois leur analogie constatée, nous avons transporté à la première l’expression de la seconde. Aussi la meilleure définition du trope est encore celle de Quintilien : le trope consiste à transporter un mot ou une phrase de son sens propre dans un autre, pour donner plus de valeur au discours. L’étymologie est le verbe grec, τρίπω, je tourne. Est-ce parce que l’idée tourne, en quelque sorte, pour se présenter sous une autre face ? est-ce parce que le mot se déplace et tourne ailleurs ? On l’a expliqué des deux façons.

De tous les tropes, le plus fréquent, le plus riche, le trope par excellence et dans lequel rentrent tous les autres, c’est la métaphore. Il y a métaphore, en effet, toutes les fois que, en vertu d’une comparaison mentale, on emploie le signe d’une idée pour exprimer une autre idée, semblable ou analogue à certains égards.

Toutes les parties du discours, substantif, adjectif, verbe, participe, adverbe même, peuvent être prises dans un sens métaphorique. La métaphore s’applique à tous les objets de la pensée, physiques ou moraux, abstraits ou concrets, {p. 304}naturels ou artificiels, réels ou imaginaires. La métaphore est partout : ici, tellement familière qu’elle se confond avec le langage commun ; là, si neuve et si brillante qu’elle réveille par le piquant et éblouit par l’éclat de ses traits. Magicienne universelle, elle transforme, au gré de l’écrivain, tout être et toute chose, et la nature entière lui offre à profusion les images et les couleurs qui vivifient les idées.

Tantôt les êtres animés changent entre eux les signes qui les expriment. L’assassin emprunte au tigre son nom comme ses mœurs, Fénelon et Bossuet ne sont plus des orateurs harmonieux ou sublimes, ce sont des cygnes ou des aigles :

Ces tigres à ces mots tombent à ses genoux…
Le cygne de Cambrai, l’aigle brillant de Meaux…

Tantôt le même échange a lieu entre les objet inanimés, physiques ou moraux :

Je ne sens plus le poils ni les glaces de l’âge.

Quelquefois on transporte l’expression d’une chose inanimée à une chose animée :

Et de David éteint rallumer le flambeau,

et réciproquement :

Le flot qui l’apporta recule épouvanté.

De là quatre espèces de métaphores, auxquelles ou pourrait en ajouter d’autres et les subdiviser encore. Ainsi, la métaphore est parfois élevée, en quelque sorte, à la seconde puissance. Boileau dit à Seignelay :

Tu souffres la louange adroite et délicate,
Dont la trop forte odeur n’ébranle point les sens ;

{p. 305}et Victor Hugo, à propos de Napoléon :

Il a placé si haut son aire impériale…

Qu’est-ce que l’odeur d’une louange, et l’aire de Napoléon ? Vous voyez que les deux poëtes laissent au lecteur le soin de faire mentalement entre la louange et l’encens, entre Napoléon et l’aigle, une comparaison qui amène la métaphore elliptique, pour ainsi dire, qu’ils ont employée. On conçoit qu’une figure si infinie donne au style une élégance, un charme, une énergie, une vivacité extrême ; mais en même temps que, par sa vertu même, elle prête singulièrement à l’abus et à l’affectation. Aussi n’en est-il aucune sur laquelle les rhéteurs se soient plus longuement et plus utilement arrêtés.

Il résulte de la définition même de la métaphore qu’elle doit être vraie, c’est-à-dire fondée sur une ressemblance réelle et non point équivoque ou supposée ; lumineuse, en sorte que cette vérité et cette justesse de rapports frappent l’esprit à l’instant, et n’y laissent jamais la moindre ambiguïté ; noble, qu’on ne la tire point d’objets bas, dégoûtants, inconvenants, de façon à déparer le discours qu’elle doit orner ; naturelle, qu’elle ne soit ni péniblement recherchée, ni multipliée sans mesure et sans besoin ; préparée, quand le terme substitué n’a pas une analogie assez sensible avec celui qu’on rejette, qu’il soit amené par d’autres qui ménagent la transition entre l’expression propre et l’expression figurée ; soutenue enfin, c’est-à-dire que, si la métaphore se prolonge, elle soit toujours d’accord avec elle-même et que ses termes ne semblent pas s’exclure mutuellement. « Il faut, dit Quintilien, avoir soin d’être conséquent, et ne pas faire comme beaucoup de gens qui, après avoir commencé par une tempête, finissent par un incendie ou une ruine ; ce qui est extrêmement vicieux102. » Condillac explique ce que c’est {p. 306}qu’une métaphore préparée, en citant madame de Sévigné : « Vous êtes bonne quand vous dites que vous avez peur des beaux esprits. Hélas ! si vous saviez combien ils sont empêchés de leur personne, et combien ils sont petits de près, vous les remettriez bientôt à hauteur d’appui. » Voilà, ajoute-t-il, ce que j’appelle une figure préparée. En voici, au contraire, une de la Bruyère qui ne l’est pas. « On voit peu d’esprits entièrement stupides ; l’on en voit encore moins qui soient sublimes et transcendants. Le commun des hommes nage entre les deux extrémités. » Le mot nager vient mal après ces deux classes d’esprits : cette figure avait besoin d’être préparée.

Tous ces préceptes sont incontestables, et les grands maîtres les ont presque toujours religieusement suivis ; mais si parfois ils les perdent de vue, ce sont leurs fautes même que la critique doit relever le plus vivement, puisque leur supériorité rend leur exemple plus contagieux. C’est l’application du mot de Salluste : In maxuma fortuna minuma licentia est.

Tout le monde, par exemple, connaît et admire le charmant petit poëme de la Fontaine, Philémon et Baucis. Mais est-ce un motif pour lui pardonner les figures qui déparent les premiers vers ?

Ni l’or ni la grandeur ne nous rendent heureux ;
Ces deux divinités n’accordent à nos vœux
Que des biens peu certains, qu’un plaisir peu tranquille ;
Des soucis dévorants c’est l’éternel asile,
Véritable vautour, que le fils de Japet
Représente, enchaîné sur son triste sommet.

D’abord on ne se figure guère l’or sous la forme d’une divinité, comme la grandeur. Certains objets sont si essentiellement matériels qu’il est malaisé d’en admettre la personnification103. Mais si l’or est une divinité, il ne peut être {p. 307}immédiatement après un asile, et à plus forte raison, un vautour. Maintenant, comment Prométhée, le fils de Japet, représente-t-il un vautour ? Que Prométhée dévoré par un vautour soit l’emblème de l’homme ambitieux et cupide, je le veux bien ; mais que l’or soit tout à la fois une divinité, un asile et un vautour représenté par Prométhée ! c’est tout autre chose. Rapportera-t-on éternel asile à biens et plaisir ? il y a ambiguïté, et de toute façon la fin de la période sera vicieuse. Et pourtant la Fontaine avait assurément lu Quintilien, il en raffolait même à certaine époque, comme il raffola de Platon et de Baruch.

J’en dirai autant de Lamartine. Assurément, il y a dans les poésies de Lamartine de riches et brillantes descriptions, des narrations suaves et touchantes, des morceaux lyriques aussi irréprochables qu’élevés, mais, en même temps, il s’y trouve des passages, et, entre autres, une certaine dédicace à Maria Anna Elisa où s’accumulent les métaphores les plus fausses et les plus incohérentes que l’on puisse rencontrer :

Doux nom de mon bonheur, si je pouvais inscrire
Un chiffre ineffaçable au socle de ma lyre,
C’est le tien que mon cœur écrirait avant moi,
Ce nom où vit ma vie et qui double mon âme ;
Mais pour lui conserver sa chaste ombre de femme,
Je ne l’écrirais que pour toi.
Lit d’ombrage et de fleurs, où l’onde de ma vie
Coule secrètement, coule à demi tarie,
Dont les bords trop souvent sont attristés par moi,
Si quelque pan du ciel par moment s’y dévoile,
Si quelque flot y chante en roulant une étoile,
Que ce murmure monte à toi.
{p. 308}Abri dans la tourmente, où l’arbre du poëte
Sous un ciel déjà sombre obscurément végète,
Et d’où la séve monte et coule encore en moi.
Si quelque vert débris de ma pâle couronne
Refleurit aux rameaux et tombe aux vents d’automne,
Que ces feuilles tombent sur toi !

Je conçois que, si la femme aimée vous rend parfaitement heureux, vous puissiez dire que son nom est celui de votre bonheur ; mais ce que je ne conçois pas, c’est que votre cœur écrive avant vous le chiffre de ce nom, et que vous prétendiez conserver à ce chiffre ou à ce nom une chaste ombre de femme. Je conçois que la femme dans laquelle vous avez mis toute votre existence soit le lit où coule le fleuve de votre vie ; mais je ne conçois pas ce que c’est qu’un lit d’ombrage, je ne conçois pas que, si le flot de votre vie y chante en roulant une étoile (un flot qui chante en roulant une étoile !), le murmure de ce flot puisse monter au lit du fleuve. Je conçois que cette femme, nom de bonheur et lit d’ombrage, puisse encore être l’abri sous lequel végète le poëte, ou, puisque vous le préférez, l’arbre du poëte ; mais je ne conçois pas que jamais la séve puisse monter de l’abri pour couler en l’arbre, je ne conçois pas que les feuilles vertes qui refleurissent aux rameaux tombent, et tombent sur l’abri.

Et qu’on ne dise pas que soumettre la poésie à un si minutieux examen, c’est glacer l’imagination, froisser les ailes du poëte entre les gros doigts de l’analyse,

Et hasarder la muse à sécher de langueur.

Non, mille fois non ; je soutiens qu’avec du travail on peut être élégant, brillant, hardi, téméraire même, sans cesser d’être correct et sensé ; que tous les vrais poëtes de tous les âges, et entre autres M. de Lamartine lui-même, l’ont prouvé surabondamment, et que la source de ces non-sens n’est ni l’ignorance, ni l’impuissance, mais le dédain pour les règles, et surtout la précipitation paresseuse qui sacrifie parfois le bien faire au besoin de faire vite.

{p. 309}Deux siècles se sont moqués de Benserade pour avoir dit à propos du déluge dans ses Métamorphoses d’Ovide en rondeaux :

Dieu lava bien la tête à son image,

traduction libre de Tertullien qui appelait le déluge la lessive générale de la nature, diluvium, naturœ generale lixivium. Ce style de buanderie me rappelle M. Auguste Barbier :

Il est, il est sur terre une infernale cuve,
On la nomme Paris ; c’est une large étuve,
Une fosse de pierre aux immenses contours,
Qu’une eau jaune et terreuse enferme à triples tours ;
C’est un volcan fumeux et toujours en haleine
Qui remue à longs flots de la matière humaine… etc.

Tout cela fait bondir le cœur, et je pourrais citer dans M. Barbier plusieurs passages de ce genre, sans même parler de ceux où il pousse jusqu’au cynisme le plus effronté. M. Barbier, qui voulut dépasser Juvénal en hyperboles et en crudité d’expression, est un homme d’un talent remarquable, mais il a dans ses vers, le même défaut que Timon l’Athénien dans sa prose. Si ces deux écrivains ont infiniment d’esprit, de verve et d’originalité de style, ce sont bien, d’autre part, les plus étranges fabricateurs de figures triviales que la France ait produits. C’est dans le Livre des Orateurs qu’on trouve que les orateurs pathétiques « doivent tenir l’assemblée dans un état de moiteur et de peau assouplie ; » que le style de M. de Kératry « n’est pas sans une sorte d’insufflation cahotée, mais échauffante, » etc., etc.

L’auteur du Chemin de traverse sait, aussi bien que tous ces messieurs, et il l’a montré dans bien des pages excellentes, que la métaphore est défectueuse quand elle est forcée, quand l’analogie entre les idées comparées n’est ni assez naturelle, ni assez sensible, et cependant il a écrit : « On voyait au bout du jardin, dont il avait l’air d’être le dogue fidèle, le Rhône {p. 310}qui se déroulait en aboyant… le Rhône a une grande voix et de grands bras, il est limpide, il étincelle, il marche à grands pas, toujours en poste, faisant claquer son fouet comme un gentilhomme en vacances !… » Le Chemin de traverse est en partie dans ce goût. Mais le sublime, le nec plus ultra du genre, c’est un des critiques de notre siècle dont les excentricités métaphoriques rempliraient des volumes. Je n’en citerai qu’un exemple. Il s’agit de prouver la supériorité du style de M. Léon Gozlan sur celui de MM. les vaudevillistes en général. « A la représentation de cette pièce (Trois Rois et trois Dames) on éprouvait, dit le critique, des voluptés de syntaxe à écouter ces phrases bien assises sur leurs hanches, cheminant d’une allure preste sans chopper, sans se prendre les jambes dans les plis de leurs robes, sans piquer du nez en terre, au lieu des périodes bancales, des affreux tortillards enchevêtrant leurs pivots de mandragore, qui se démènent hideusement dans le style de ces messieurs. » lei il n’y a plus rien à souligner. Il faudrait des italiques d’un bout à l’autre.

Encore quelques observations. Evitez avec soin dans vos métaphores l’anachronisme et l’abus des mots techniques.

J’appelle anachronisme l’application à un siècle d’une image qui se rattache aux idées d’un autre siècle. Traitez-vous de l’antiquité ou du moyen âge, arrière, je vous prie, toute métaphore tirée de la poudre à canon, et à plus forte raison du coton-poudre, de la vapeur, du progrès des lumières, du gouvernement constitutionnel ou du télégraphe électrique. Ne parlez pas d’un sourire stéréotypé sur les lèvres de Diane de Poitiers, ni de la silhouette de Henri IV, etc.

La science beaucoup plus répandue de nos jours, les découvertes entrées rapidement dans le domaine public ont enrichi la langue d’une foule de métaphores dont les écrivains des deux derniers siècles, les eussent-ils connues, se seraient soigneusement gardés, parce que leurs lecteurs ne les auraient point comprises, et qu’en définitive, il ne faut pas l’oublier, le premier mérite, quand on parle, est d’être entendu. Nous pouvons nous permettre beaucoup plus sous {p. 311}ce rapport ; n’allez point cependant amonceler dans un ouvrage d’imagination toutes les bribes technologiques d’architecture, de peinture, de chimie ou de botanique, que vous aurez ramassées dans les cours de la faculté ou dans le feuilleton de la veille. N’en usez que d’urgence, à longs intervalles, sans afféterie ni pédantisme, et la clarté sauve. Ayez surtout au moins les premières notions de la science à laquelle vous empruntez vos métaphores. On a blâmé le vers de J.-B. Rousseau :

Et les jeunes zéphyrs de leurs chaudes haleines
Ont fondu l’écorce des eaux ;

car si la glace qui couvre la surface de l’eau peut jusqu’à un certain point se comparer à une écorce, on se figure mal de l’écorce fondue comme du métal. Mais que dira-t-on de deux exemples cités par M. Wey ? l’un est d’un romancier moderne qui, dédiant son livre à un peintre, et voulant lui faire sentir que tous deux contribuent à propager les mêmes idées, chacun dans son genre, s’exprime ainsi : « Vous et moi, l’un avec son pinceau, l’autre avec sa plume, nous suivons deux lignes parallèles, qui aboutissent au même point. » Romancier, mon ami, accordez-vous avec M. Legendre qui dit au § xii : « Deux lignes sont dites parallèles, lorsqu’étant situées dans le même plan, elles ne peuvent se rencontrer à quelque distance qu’on les prolonge l’une et l’autre. » L’autre est d’un critique qui, dissertant sur les comédies de Molière, compare Agnès « à cette fleur exotique qui se développe en un moment, et qu’un jardinier mal avisé a mise sous cloche. Un beau jour, la fleur fait éclater sa prison de verre, sous les yeux de son gardien. » Connaissez-vous aucune fleur, même exotique, qui possède cette merveilleuse propriété, et aucun jardinier, bien ou mal avisé, qui ait jamais éprouvé pareille déconvenue ?

Le poëte, le romancier, le critique ne sont point, sans doute, des savants de profession, mais qui les oblige de parler de ce qu’ils ignorent ? Je ne leur pardonne qu’une espèce {p. 312}d’erreurs scientifiques, celles que consacre la fable ou le préjugé populaire ; car eux aussi sont du peuple. Ainsi, les naturalistes ont beau se récrier, je n’interdirai à la métaphore ni le laurier bravant la foudre, ni les larmes du crocodile, ni le chant du cygne, ni l’aiguillon à la queue du serpent, ni l’influence léthifère du mancenillier, etc. Personne ne croit assurément qu’une rivière, une fois mêlée à l’Océan, puisse y conserver la douceur et la limpidité de ses eaux ; mais dès que la fable a doué la fontaine Aréthuse de ce privilége, il est permis à Voltaire de dire à propos de Mornay, resté pur et intègre au milieu de la corruption des cours :

Relie Aréthuse, ainsi ton onde fortunée
Roule au sein furieux d’Amphitrite étonnée
Un cristal toujours pur et des flots toujours clairs
Que jamais ne corrompt l’amertume des mers.

Si la mélaphore est une comparaison abrégée, l’allégoric est une métaphore continuée. Il fut un temps où l’allégorie était de mode par toute l’Europe. Toute doctrine religieuse, morale, scientifique, politique, le drame comme le sermon, la thèse comme la poésie, se présentaient alors sous forme de parabole. On avait des songes, des doctrinals, des nefs, des vergiers, des danses, sans parler des vingt-cinq mille vers du Roman de la Rose, ou du Roman du Renard, dont les diverses branches en comptent près de quatre-vingt mille, Boileau a fait l’histoire du burlesque, la mode de son temps ; s’il eût traité du moyen âge, il aurait écrit celle de l’allégorie. Elle se prolongea jusqu’à la fin du xvie siècle ; la monstrueuse épopée de Rabelais n’est pas autre chose, et tous en étaient si bien persuadés que les annotateurs sont tombés dans les bévues les plus bouffonnes, en s’obstinant à ramener à l’allégorie les passages mêmes où l’écrivain, laissant là le double sens, s’abandonne à tous les égarements de la fantaisie. Il y a mieux : on a vu plus tard le Tasse, l’auteur de l’Astrée, Chapelain et Coras, les meilleurs comme les pires, se croire obligés, pour assurer le succès de leurs livres, de supposer {p. 313}l’allégorie là où elle n’était point, et s’en servir comme d’un passe-port utile à la circulation.

Il va de soi qu’il ne s’agit pas ici des allégories de cette espèce, pas plus que de l’apologue ou de la fable ; ce sont là des genres de composition et non des ligures de style. L’allégorie dont je veux parler n’est qu’un détail jeté dans un poëme ou dans quelque autre ouvrage, une image vive et diaphane dont ou revêt une pensée, soit pour l’embellir et la rendre plus sensible, soit pour présenter avec ménagement quelque vérité utile, mais sévère. L’esprit charmé s’arrête d’abord à la surface ; mais pour peu que l’allégorie ail la justesse et la transparence exigées, il pénètre bientôt plus avant et saisit chaque rapport entre la pensée et l’image. Au premier rang des allégories classiques, je trouve les Prières et la Ceinture de Vénus dans Homère, la Renommée de Virgile, la Mollesse du Lutrin ; ailleurs le Fanatisme, le Temps, le Sommeil, etc.

Souvent l’allégorie remplit à elle seule une petite pièce tout entière de prose ou de poésie. Ainsi les jolis vers de madame Deshoulières à ses enfants,

Dans ces près fleuris
Qu’arrose la Seine…,

ce qu’elle a fait de mieux, à mon goût. Ainsi, dans les Méditations sur l’Évangile de Bossuet, le cheval dompté par le cavalier, qui représente si bien le chrétien sous la main de Dieu, et dans les Sermons, cette magnifique image de la vie humaine, dont on peut rapprocher, le style de Bossuet à part, un passage ingénieux des Inductions morales et physiologiques de M. de Kératry, où le monde est un palais dont le maître invisible accueille des voyageurs qu’y conduit un pouvoir inconnu. Ainsi, avant tout, la belle ode d’Horace :

O navis, refirent in mare te novi
Fluctus…,

le chef-d’œuvre peut-être des allégories. Comme tout y est à {p. 314}la fois juste et poétique ! comme chaque mot s’applique bien et au vaisseau qui veut affronter encore la tempête, et à la république que menacent de nouvelles guerres civiles ! Comparez à cette admirable allégorie des morceaux de quelque valeur, sans doute, mais qui sont loin de cette perfection, par exemple, le palais de l’Amour dans la Henriade,

Sur les bords fortunés de l’antique Idalie…

et vous comprendrez mieux l’incontestable supériorité d’Horace.

Quelques rhéteurs distinguent l’allégorisme de l’allégorie. La différence, selon eux, c’est que, dans l’allégorie, le double sens, littéral et métaphorique, se poursuit jusqu’au bout ; l’image, quoiqu’elle ne serve réellement qu’à envelopper une pensée, a cependant, en quelque sorte, sa vie propre et indépendante. Je puis, dans Horace, ne voir que le vaisseau, la description en est exacte et complète ; c’est la réflexion qui me fait pénétrer au delà et me montre la république. L’allégorisme, au contraire, ne présente qu’un objet, sous un nom emprunté. Par exemple, quand Mithridate veut prouver que, s’opposant seul aux invasions des Romains, son salut est nécessaire à tous les peuples :

Ils savent que, sur eux prêt à se déborder,
Ce torrent, s’il m’entraîne, ira tout inonder,
Et vous les verrez tous, prévenant son ravage,
Guider dans l’Italie ou suivre mon passage.

Évidemment le sens figuré me frappe à l’instant, et je ne puis distinguer ce torrent du peuple romain Mais pourquoi alors allégorisme ? N’est-ce pas là une vraie métaphore ?

Il en est qui appelent mythologisme les allégories tirées de la fable païenne ; mais donne-t-on un nom spécial à celles que fournissent l’Écriture sainte, l’histoire naturelle, les sciences, la société, etc. ?

J’en dirai autant de deux figures que quelques rhéteurs {p. 315}regardent comme des subdivisions de la métaphore ou de l’allégorie, ce sont la personnification et la subjectification. Ce dernier mot est une création de M. Fontanier. La personnification, disent-ils, consiste à faire d’un être abstrait un être réel par une simple façon de parler, par une fiction toute verbale, en quelque sorte ; et la subjectification, à dire d’une partie ou d’un attribut de l’individu ce qui ne peut s’entendre que de l’individu lui-même.

Exemples donnés par M. Fontanier : Personnifications :

Argos vous tend les bras, et Sparte vous appelle…
On sait que sur le trône une brigue insolente
Veut placer Aricie et le sang de Pallante…
Quel est ce glaive enfin qui marche devant eux ?…
Le chagrin monte en croupe et galope avec lui…
Les vainqueurs ont parlé, l’esclavage en silence
Obéit à leur voix, dans cette ville immense…

Subjectifications :

Quand vos bras combattront pour son temple attaqué,
Par vos larmes du moins il peut être invoqué…
Le silence de Phèdre épargne le coupable…

Eh bien ! analysez ces divers exemples et les passages analogues, et il vous sera aisé de voir qu’ils rentrent, soit dans la métaphore, soit dans la métonymie ou la synecdoque dont nous allons traiter. J’aimerais mieux rattacher à l’allégorie, la prosopopée qui n’en est le plus souvent qu’un développement, comme je l’ai dit plus haut.

Quand l’allégorie peut se peindre, elle prend souvent le nom d’emblème. Remarquez, en passant, que Voltaire et après lui le Dr Blair ont affirmé que toute métaphore doit nécessairement offrir une image sensible, que le crayon même ou le pinceau puisse figurer à l’œil. Le critique Clément, M. Fontanier et moi, nous ne sommes pas de cet avis. Bien des métaphores tirées de l’ouïe, de l’odorat, du goût, des êtres inanimés et abstraits, ne peuvent se peindre, et n’en sont {p. 316}pas moins des métaphores. Les exemples en sont innombrables dans Voltaire lui-même.

L’allusion est aussi une espèce d’allégorie ou de métaphore. L’écrivain, à propos d’une idée, en réveille tout à coup une autre dans l’esprit du lecteur, et cet autre est un fait historique, une fiction mythologique, une opinion en vogue, un passage connu de quelque écrivain, c’est ce qu’on appelle l’allusion réelle ; ou bien, il emploie à dessein un mot susceptible d’un sens différent de celui qu’il lui donne, c’est l’allusion verbale ; et dans tous les cas ce rapprochement inattendu ajoute de l’énergie, du piquant, de la nouveauté à sa pensée ou à son expression. Les auteurs qui joignent l’esprit de comparaison à beaucoup d’observations et de lectures abondent en allusions. Montaigne en est plein, sans parler même des citations positives, qu’il sait fondre si habilement dans son texte. Mirabeau, menacé par les tribunes de l’Assemblée, s’écrie : « Je n’avais pas besoin de cette leçon pour savoir qu’il n’y a qu’un pas du Capitole à la roche Tarpéienne. » Et dans un de ses admirables discours aux états de Provence : « Ainsi périt le dernier des Gracques de la main des patriciens ; mais atteint d’un coup mortel, il lança de la poussière vers le ciel en attestant les Dieux vengeurs, et de cette poussière naquit Marius, Marius ! moins grand pour avoir exterminé les Cimbres que pour avoir abattu dans Rome l’aristocratie de la noblesse. » Voyez Rousseau dans l’Emile. La nécessité d’endurcir de bonne heure l’enfance à la fatigue lui rappelle Achille plongé dans le Styx ; celle de la guérir des terreurs puériles, le petit Astyanax qui, à la vue du cimier étincelant d’Hector, se rejette en pleurant sur le sein de sa nourrice. Veut-il peindre les orages des passions qui grondent dans le cœur du jeune homme, à l’approche de la puberté, « Ulysse, s’écrie-t-il, ô sage Ulysse, prends garde à toi ; les outres que tu fermais avec tant de soin sont ouvertes ; les vents sont déjà déchaînés ; ne quitte plus un moment le gouvernail, ou tout est perdu. » Et dans son cinquième livre, quel charme n’ajoute pas l’allusion au tableau de la visite de Sophie dans l’atelier du menuisier où travaille Emile ? « La {p. 317}folâtre essaye même d’imiter Emile. De sa blanche et débile main elle pousse un rabot sur la planche, le rabot glisse et ne mord point. Je crois voir l’Amour dans les airs rire et battre des ailes ; je crois l’entendre pousser des cris d’allégresse et dire : Hercule est vengé ! »

Souvent, par l’allusion, le personnage mis en scène rappelle à son insu aux lecteurs un fait qu’ils connaissent, mais auquel ils ne songeaient pas, parce que, au moment où se passe l’action, ce fait est encore dans l’avenir.

Enfants, ainsi toujours puissiez-vous être unis,

dit Joad à Joas et à Zacharie, que désuniront plus tard les haines religieuses ; et dans la Henriade :

Ton roi, jeune Biron, te sauve enfin la vie.
Tu vis !… songe du moins à lui rester fidèle !…

L’allusion défraye une partie des devises, des inscriptions, des épigraphes, des épitaphes même. Ab uno disce omnes : voilà l’épigraphe du Manuel du libraire de Brunet. M. Lemaire songeait aux nymphes d’Ovide quand il préparait les cent cinquante volumes de sa Collection des classiques latins, uniformes par le caractère et le format, variés par les commentaires confiés à diverses mains.

Facies non omnibus una
Nec diversa tamen…

Une mère désespérée écrit sur la tombe de son enfant le mot fatal de la Bible : Et noluit consolari ; une mère résignée, le mot consolant de l’Evangile : Laissez venir à moi les petits enfants. On voit bien, dirait Jean Jacques, que ce n’est pas l’académie des inscriptions qui a fait celles-là.

Remarquez que l’allusion réelle doit rappeler des faits, des idées, des opinions, des mots généralement connus, et {p. 318}appartenant en quelque sorte au domaine public. Dès qu’elle réclame un commentaire, une note explicative, elle est défectueuse ; c’est là le vice radical de certains ouvrages écrits du point de vue d’une société ou d’une coterie. Chacun, à charge de revanche, bien entendu, y fait allusion à une foule de belles pensées et de fines reparties profondément ignorées de tout ce qui vit et se meut en dehors de la coterie. Ces écrivains ont aussi tout un système d’allusions verbales, qui n’est pas moins déplacé. Il en est de leurs plaisanteries comme des romans allégoriques et de certains livres sur les mœurs et caractères ; pour les pénétrer, il faut avoir la clef. Ceci retombe dans les jargons de société dont j’ai parlé plus haut.

L’allusion verbale, en effet, n’est à proprement parler qu’un jeu de mots, une équivoque fondée sur une expression susceptible d’un double sens. « De quelle langue voulez-vous vous servir avec moi ? dit Pancrace à Sganarelle. — Eh, parbleu ! de la langue que j’ai dans ma bouche. » Deux seigneurs, dont l’un perdait et l’autre gagnait chaque jour dans la faveur du prince, se rencontrent face à face sur les escaliers du palais : « Quoi de neuf ? demande l’un. — Rien, répond l’autre, sinon que vous montez et que je descends. » Les auteurs d’Ana attribuent à Molière un mot qu’il n’a probablement jamais prononcé, mais qui rentre parfaitement dans les allusions verbales : « Messieurs, aurait-il dit un jour à son public, nous vous avions promis Tartufe pour demain ; nous regrettons d’être forcés de vous manquer de parole ; monsieur le premier président ne veut pas qu’on le joue. »

On peut placer parmi les allusions verbales la figure nommée par les rhéteurs syllepse oratoire, pour la distinguer de la syllepse grammaticale, dont il sera bientôt question. La syllepse oratoire, en effet, consiste à prendre un mot dans les deux sens, au propre et au figuré, dans une même phrase. Sertorius veut dire que les vertus romaines, l’esprit romain, la pensée puissante qui donne à Rome la vie et la gloire, n’est plus dans les murailles même de Rome, mais dans son camp :

Rome n’est plus dans Rome, elle est toute où je suis.

{p. 319}Œnone dit à Phèdre qu’un père, même dans ses rigueurs, ne dépouille pas tout sentiment de tendresse paternelle :

Un père en punissant, madame, est toujours père.

Cette figure est fréquente, mais défiez-vous-en. Elle rapproche souvent à l’aide d’un mot des idées complétement disparates, et court risque de tomber alors dans des allusions verbales qu’un goût difficile n’approuve pas toujours. Je n’aime pas Pyrrhus réunissant dans le même vers l’incendie très-positif de Troie et les flammes métaphoriques de son amour :

Brûlé de plus de feux que je n’en allumai ;

et ce n’est qu’à la brusquerie comique du Misanthrope que je passe sa syllepse à l’adresse de Philinte :

philinte.

La chute en est jolie, amoureuse, admirable !

alceste.

La peste de ta chute, empoisonneur au diable !
En eusses-tu fait une à te casser le nez.

Tout le mérite de ces phrases et des allusions verbales, en général, est dans l’heureux emploi du mot à double entente ; l’esprit sourit à ces jeux que la raison ne désavoue pas, quand le sens du mot se trouve également juste dans les deux acceptions, et qu’ils sont d’ailleurs dans le ton de l’ouvrage. Boileau lui-même n’a-t-il pas dit :

Ce n’est pas quelquefois qu’une muse un peu fine
Sur un mot, en passant, ne joue et ne badine,
Et d’un sens détourné n’abuse avec succès :
Mais fuyez sur ce point un ridicule excès… ?

Je passerai donc de loin en loin une allusion verbale {p. 320}finement touchée, comme j’applaudis à la parodie spirituelle de quelque grand écrivain ; mais quant aux centons, aux paronomases104, aux pointes, aux quolibets, aux calembours, on ne trouvera pas mauvais que la rhétorique s’abstienne de les ranger parmi les sujets dont elle s’occupe.

J’aime mieux terminer ce chapitre en recommandant vivement à la jeunesse de se garder avec un religieux scrupule de tout jeu de mots obscène, de toute équivoque graveleuse ou même inconvenante. Sans vouloir assurément faire de nos jeunes auteurs les émules des précieuses, je n’aime pas voir un homme sérieux prêter, même par inadvertance, aux épaisses gaillardises de quelques bouffons. Tout le monde sait que Cicéron ne dédaignait pas le mot pour rire, car son affranchi Tiron, ou quelque autre, avait publié trois volumes de ses bons mots et reparties facétieuses. Eh bien, il recommande d’éviter même la rencontre des syllabes qui, par leur réunion, pourraient réveiller des idées déshonnêtes ; quia, si ita diceretur, obscœnius concurrerent litterœ.

On s’est fait une fausse idée du latin sous ce rapport. Parce que plusieurs modernes ont dit en latin des impertinences qu’ils n’auraient osé dire en français, on s’est imaginé que c’était là le génie de la langue latine, et on a pris à la lettre le vers de Boileau :

Le latin dans les mots brave l’honnêteté.

C’est un préjugé. Tous les rhéteurs latins, Cicéron, Varron, Quintilien, font une loi impérieuse de la plus sévère décence dans les paroles, comme dans la conduite. Quintilien va si loin qu’il ne veut pas même développer ce point. Il est, selon {p. 321}lui, de la pudeur romaine, remarquez l’expression ! de ne recommander l’honnêteté du langage que par le silence : Ego romani pudoris more contentus verecundiam silentio vindicabo. Prendre pour type des mœurs antiques Martial, Juvénal, ou les historiens de Tibère à Caprée, ce serait apprécier les nôtres d’après Parny, Piron, ou les débordements des romanciers de la Régence et de notre siècle. De tout temps l’écrivain qui s’est respecté lui-même a respecté la décence. Toute allusion inconvenante répugne à sa dignité. Il rougirait, s’il lui était arrivé, même à son insu, d’exciter un rire indécent. La chasteté naturelle dans le langage annonce l’homme bien élevé et de bon goût, comme la chasteté volontaire dans les mœurs indique la puissance et l’énergie du talent.

{p. 322}

Chapitre XXIII.

des figures. — tropes d’invention et tropes d’usage §

Nous avons fait observer que certaines figures entrent tellement dans les habitudes du discours, appartiennent si intimement au génie de la langue, que le rhéteur n’a presque rien à dire sur leur emploi, et qu’il suffit de les énoncer et de les définir. Ce sont celles que l’abbé de Radonvilliers105 appelle tropes d’usage ou de la langue, pour les distinguer des tropes d’invention ou de l’écrivain, dont le mouvement plus libre a besoin par là même d’être guidé dans sa route et modéré dans ses écarts. Il n’y a nul mérite, sans doute, mais aussi nulle chance d’erreur, dans l’emploi de ces formes consacrées, aussi vieilles, semble-t-il, que le français même, dont tout le monde use, sans y songer, en parlant ou en écrivant, et qui n’en sont pourtant pas moins des figures : il est enflammé de courroux ; lisez Cicéron ; donnez-moi un petit verre ; chevaucher sur un bâton, etc. Mais quand Racine dit :

Quel est ce glaive enfin qui marche devant eux ;

quand Corneille crée l’expression que nous avons déjà remarquée :

Et tous trois à l’envi s’empressaient ardemment
A qui dévorerait ce règne d’un moment ;

{p. 323}quand, d’autre part, des hommes de talent se laissent entraîner aux vicieuses métaphores que nous avons signalées plus haut, il est bien évident que ce ne sont plus là des figures de domaine public, dont on ne doit tenir aucun compte à l’écrivain ; elles appartiennent en propre à celui qui les a créées, et peuvent, en conséquence, être étudiées comme formes à imiter ou à fuir.

Parmi les tropes d’usage ou de la langue, il faut ranger bien des métaphores, mais un plus grand nombre encore de métonymies et de synecdoques, et toutes les catachrèses. Je ne sache pas qu’on ait rendu nettement raison de ce fait, qui tient à la nature même des différentes figures que je viens de nommer.

Remarquons d’abord que les trois dernières se rattachent à la première. En effet, avons-nous dit, il y a métaphore toutes les fois que, en vertu d’une comparaison mentale, on emploie le signe d’une idée pour exprimer une autre idée semblable ou analogue à certains égards. Or tel est aussi le caractère de la métonymie, de la synecdoque et de la catachrèse ; la différence, c’est que, pour celles-ci, la simple similitude ou analogie ne suffit plus, et qu’il faut ajouter un autre élément à la comparaison. Entrons dans quelques détails.

La métonymie est une métaphore dans laquelle les expressions substituées au mot propre supposent non-seulement une similitude quelconque, mais une correspondance bien marquée entre les deux objets comparés. Si je dis, à propos d’un soldat : C’est un lion dans les combats, je ne prétends établir qu’une simple ressemblance entre le courage impétueux du lion et celui de ce soldat ; c’est une métaphore. Mais si j’exprime la cause pour l’effet, le contenant pour le contenu, le signe pour la chose signifiée, il y a entre les deux idées correspondance positive, et qui existait préalablement à ma comparaison ; c’est une métonymie. Ainsi :

Métonymies de la cause pour l’effet ou l’instrument : Bacchus, Cérès, pour vin et blé ; André Chénier a osé dire :

{p. 324}Allez sonder les flancs du plus lointain Nérée…
Une Cybèle neuve et cent mondes divers,
Aux yeux de nos Jasons sortis du sein des mers ;

Homère, pour la collection des œuvres de ce poëte ; Athalie, pour la tragédie dont cette reine est l’héroïne ; un Rubens, pour un tableau de Rubens ;

Je l’ai vu cette nuit ce malheureux Sévère,
La vengeance à la main…

pour l’épée, instrument de vengeance.

Métonymies de l’effet ou de l’instrument pour la cause : Cheveux blancs, pour vieillesse ; la pále mort, parce qu’elle rend pâle ;

O mon fils, ô ma joie, ô l’honneur de mes jours !
… Sa main désespérée
M’a fait boire la mort dans la coupe sacrée ;

un grand pinceau, une plume exercée, un bon violon, une fine lame, pour le peintre, l’écrivain, le violoniste, le spadassin.

Métonymies du contenant pour le contenu : Le verre, la bouteille, pour la liqueur qui y est renfermée ;

J’entends à haute voix tout mon camp qui m’appelle,

pour les soldats qui s’y trouvaient ; un cachemire, du bourgogne, pour l’étoffe et le vin qui viennent de ces provinces ; le Portique, le Lycée, pour les philosophes réunis dans ces lieux ; Genève, Rome, pour les doctrines religieuses dont ces deux villes sont le centre,

Je ne décide point entre Genève et Rome.

Métonymies du signe pour la chose signifiée : La robe, pour les professions civiles ; l’épée, pour la profession militaire ; le sceptre, la couronne, pour la dignité royale ; le chapeau, pour {p. 325}le cardinalat ; les bonnets rouges et les talons rouges, pour les démagogues et les aristocrates ; les parties du corps, pour le sens ou le sentiment dont elles sont ou dont on les suppose l’organe : l’œil, l’oreille, pour la vue et l’ouïe ; le cœur, la cervelle, les entrailles, pour le courage, l’esprit, la sensibilité,

Mes entrailles pour lui se troublent par avance.

Métonymies du maître ou du patron pour la chose elle-même : Sainte-Gudule, Saint-Pierre, pour l’église qui leur est consacrée ; un louis, un napoléon, pour la pièce de monnaie qui porte l’effigie de ces princes.

La métonymie exige donc que les deux objets métaphoriquement comparés se correspondent mutuellement, chacun d’eux existant d’ailleurs indépendamment l’un de l’autre ; la synecdoque va plus loin, sa condition essentielle est une connexion, une cohésion des deux idées ; non-seulement les objets comparés se correspondent, mais ils ne forment qu’un tout. Qu’il s’agisse d’un individu, d’une espèce, d’un genre quelconque, la synecdoque suppose l’emploi du plus pour le moins, du moins pour le plus, d’une partie pour une autre, dans un objet unique.

Tantôt la partie est prise pour le tout : La tête, pour l’homme entier,

J’ignore le destin d’une tête si chère ;

on paye tant par tête ; le toit, le seuil, le foyer, le feu lui-même, pour la maison : ce village compte tant de feux ; la Porte, pour l’empire ottoman, expression qui se rattache aussi à la métonymie ; cent voiles, pour cent vaisseaux ; un fleuve ou une ville, pour un royaume et ses habitants,

La Seine a des Bourbons, le Tibre a des Césars ;

une saison, pour toute l’année : il compte quinze printemps, etc.

{p. 326}Ou le tout pour la partie : lorsqu’on désigne, par exemple, un instrument ou un objet par le nom de la matière dont il est fait : le fer, pour l’épée ou les chaînes, et en combinant encore la synecdoque avec la métonymie, pour l’esclavage,

Tu dors, Brutus, et Rome est dans les fers ;

l’airain, pour les trompettes, les cloches, le canon, etc. ; la fougère, pour le verre fait avec la cendre de fougère ; un castor pour un chapeau de poils de castor ;

L’ivoire trop hâté deux fois rompt sur sa tête, etc.

Tantôt le singulier remplace le pluriel et réciproquement : le Français, le Belge, le riche, le pauvre, pour les Français, les Belges, etc. ; les Racine, les Corneille, pour Corneille et Racine ; l’ennemi vient à nous, pour les ennemis ; il est écrit dans les Prophètes, pour dans un prophète ; il l’a dit vingt fois pour un nombre indéterminé de fois106.

Souvent le genre est employé au lieu de l’espèce, et l’espèce au lieu du genre : dans la Fontaine, le quadrupède écume, l’arbre tient bon, pour le lion écume, le chêne tient bon ; au contraire, dans Boileau :

Et vit-on, comme lui, les ours et les panthères
S’effrayer follement de leurs propres chimères,

pour les animaux en général. La poésie latine, Horace surtout, emploie continuellement cette synecdoque.

{p. 327}Tout ce que j’ai dit de la synecdoque prouve qu’il y faut comprendre la figure qu’on a souvent appelée antonomase, qui substitue un nom commun à un nom propre, et réciproquement, ou encore un nom propre ou commun à un autre qui présenterait la même idée, mais d’une manière moins pittoresque, moins métaphorique. Tout cela n’est que le genre pour l’espèce, l’espèce pour le genre, une fraction pour une autre, dans la même unité abstraite.

Ainsi vous direz : le philosophe, pour Platon ; le poëte, pour Homère ; le Carthaginois, pour Annibal ; ou, au contraire, un Caton, pour un sage ; un Mécène, pour un protecteur des arts ; un Aristarque ou un Zoïle, pour un critique impartial ou odieusement envieux ;

Aux Saumaises futurs préparer des tortures.

Ainsi Voiture, s’adressant au due d’Enghien, lui dit : « Trouvez bon, ô César, que je vous parle avec cette liberté, recevez les louanges qui vous sont dues, et souffrez que l’on rende à César ce qui appartient à César. » Boileau s’intitule lui-même grand chroniqueur des gestes d’Alexandre, et cet Alexandre n’est et ne peut être que Louis XIV ; et le Gilbert de notre âge, Hégésippe Moreau, fait répondre par Joseph Bonaparte à ceux qui voulaient l’arracher à sa retraite, pour lui donner un trône :

… Insensés, quel espoir vous anime ?
Pourquoi dans son jardin troubler Abdolonyme ?

Ainsi l’on nomme juif ou arabe celui dont on veut blâmer l’impitoyable avarice ; grec, l’homme qui trompe au jeu ; ermite, celui qui recherche la solitude ; bénédictin, l’homme savant et studieux, etc.

Appelons encore synecdoque, et non métonymie, l’emploi de l’abstrait pour le concret, si fréquent dans la poésie, et même dans la prose française. En effet, quand Racine, par exemple, voulant désigner Athalie par cette périphrase : {p. 328}celle qui vous poursuivit avec fureur pendant votre enfance, — s’exprime ainsi :

Celle dont la fureur poursuivit votre enfance,

il substitue un attribut, une qualité, en un mot, un accident du sujet au sujet lui-même. Or il est bien clair que l’accident est moindre que l’être, et dès que l’on remplace le second par le premier, que celui-ci soit relatif ou absolu, individuel ou général, ce n’en est pas moins, malgré la personnification, l’emploi du moins pour le plus, d’une partie pour le tout, et par conséquent une synecdoque.

Quoi qu’il en soit, et que vous préfériez l’une ou l’autre dénomination, observez qu’il ne faut pas abuser de cette personnification des substantifs abstraits, ni employer non plus à tout propos le nom des parties du corps ou des qualités morales au lieu du sujet même ou des pronoms qui le remplacent. C’est un défaut du système poétique du dernier siècle. M. Delille y retombe sans cesse. Ces formes, sobrement admises, contribuent sans doute à l’élégance du style, mais, multipliées outre mesure, elles entraînent à des longueurs, en doublant sans nécessité les sujets et les régimes. Il est clair, en effet, que si vous dites : celle dont la fureur, au lieu de : celle qui, vous avez deux sujets au lieu d’un. Poursuivez ainsi, et le lecteur, sans pouvoir peut-être s’en rendre compte, finit par sentir je ne sais quelle impression de vague et de traînant. J’ouvre le poëme de la Pitié, je tombe sur l’histoire d’une jeune fille qui consacrait son existence à soigner son vieux père :

Son âme, dévouée à ces doux exercices,
A son vieux domestique enviait ses services ;
Les plus humbles emplois flattaient son tendre orgueil.
Elle-même avec art dessina le fauteuil,
Qui, par un double appui, soutenant sa faiblesse,
Sur un triple coussin reposait sa vieillesse ;
Elle-même à son père offrait ses vêtements…

{p. 329}Un peu plus loin, la jeune fille dit qu’elle préfère cette vie de sacrifices à toutes les joies du mariage :

Pour moi, mon cœur jouit des biens qu’il se refuse ;
Je jouis, quand le jour, appuyé sur mon bras,
Mes secours attentifs aident ses faibles pas ;
Dans des liens nouveaux ma jeunesse engagée
Par deux objets chéris se verrait partagée… etc.

Je ne parle pas de la confusion des pronoms possessifs, des chevilles et des constructions équivoques qui embarrassent et obscurcissent la phrase, mais réellement on a peine à lire une centaine de vers où le sujet et le régime sont perpétuellement remplacés par des abstractions, l’âme, l’orgueil, la faiblesse, la vieillesse, le cœur, les secours, les pas, la jeunesse, etc. Encore une fois, cette substitution n’est assurément pas une faute, souvent même elle est une beauté ; mais quand tout un poëme est écrit dans ce goût, il devient d’une insupportable monotonie.

Je rattacherais plutôt à la métonymie la figure qu’on nomme métalepse. Et, en effet, la métalepse n’étant que l’emploi de l’antécédent, du conséquent, d’un accessoire quelconque de l’idée pour l’idée elle-même, ou la substitution de l’expression indirecte à l’expression directe, elle présente bien ce caractère de trope par correspondance, qui est celui de la métonymie. La différence entre les deux figures, c’est que la métonymie ne consiste que dans un mot, la métalepse embrasse une phrase entière. D’ailleurs on a trop étendu, à mon avis, le domaine de la métalepse. Si vous la trouvez dans la scène où Phèdre avoue son amour à Hippolyte, en paraissant ne parler que de Thésée, pourquoi ne la verrais-je pas dans ces portraits des moralistes, des romanciers, des satiriques, qui cachent à demi d’un voile allégorique l’image d’un individu réel ? A ce compte une foule d’allusions, d’allégories, d’arguments ad hominem, tournés de manière à pouvoir nier l’application, ces formes des comiques : Je ne dis pas cela… Oh ! moi, c’est autre chose…, certaines comédies même, presque d’un {p. 330}bout à l’autre, ne seraient que de longues métalepses. Mascaron en aurait signalé lui-même une sublime, lorsque, dans un de ses sermons, rappelant à Louis XIV l’histoire de Nathan, envoyé de Dieu pour annoncer à David le châtiment de son adultère, il ajouta ces remarquables paroles de saint Bernard : « Si le respect que j’ai pour vous ne me permet de dire la vérité que sous des enveloppes, il faut que vous ayez plus de pénétration que je n’ai de hardiesse, et que vous entendiez plus que je ne vous dis. »

Je bornerais volontiers la métalepse à l’une de ses applications, la plus ingénieuse, et en même temps la plus hardie, à cette forme par laquelle un écrivain semble effectuer lui-même ce qu’il ne fait que raconter ou décrire. Ainsi l’Homère d’André Chénier :

Quand bientôt à Lemnos sur l’enclume divine,
Il forgeait cette trame irrésistible et fine
Autant que d’Arachné les piéges inconnus,
Et dans ce fer mobile emprisonnait Vénus !
Et quand il revêtit d’une pierre soudaine
La fière Niobé, cette mère thébaine… etc.

Avec M. Fontanier, je rattacherais encore à cette figure le tour par lequel le poëte, au lieu de raconter la chose faite, se transporte sur le lieu de l’action, s’en rend maître, et ordonne qu’elle se fasse. Par exemple, Voltaire, dans le Poëme de Fontenoy :

Maison du roi, marchez, assurez la victoire !…
Venez, vaillante élite, honneur de nos armées ;
Parlez, flèches de feu, grenades enflammées…, etc.

Enfin, lorsque, en raison de sa nouveauté, de l’usage ou de toute autre cause, une idée n’a point ou n’a plus de signe propre et exclusif dans la langue, on est forcé, pour l’exprimer, d’employer un signe déjà affecté à une autre idée. On étend la vertu de ce signe, comme nous l’avons remarqué à propos des multisenses ; non-seulement on en use, mais on {p. 331}en abuse, et l’on en abuse forcément. C’est ce qu’on nomme catachrèse, trope par lequel un mot est pris, de nécessité, dans un sens imitatif, extensif, abusif.

De tous ceux qui ont traité des figures, M. Fontanier a le mieux développé la théorie de la catachrèse ; il a fort bien réfuté, sous ce rapport, la doctrine incomplète et parfois erronée de Dumarsais. Faisons, comme lui, de la catachrèse, moins un trope spécial qu’un accident des autres tropes ; distinguons des catachrèses de métaphore, des catachrèses de synecdoque, des catachrèses de métonymie. Vous dites : le barreau, la bourse, un Rubens ; vous dites : dîner à tant par tête, voilà de beaux bronzes, un tel est un épicurien ; vous dites : une feuille de papier, les ailes d’un moulin, un mérite éclatant, les figures du discours, un cheval ferré d’argent, etc. Vous dites ainsi, et vous ne pouvez dire autrement. Voilà donc des métaphores, des synecdoques, des métonymies obligées et inévitables, voilà des catachrèses. Mais remarquez : la catachrèse vous renferme dans un cercle tellement resserré, qu’avec elle l’emploi même des synonymes est le plus souvent interdit. Substituez à une flotte de cent voiles une flotte de cent mâts, vous êtes inintelligible ; remplacez les entrailles paternelles par les boyaux paternels, vous êtes ridicule. Ou a donné le pourquoi de ces diverses expressions ; le vrai pourquoi, c’est l’usage, c’est l’habitude, cette seconde nature, plus puissante parfois que la première, dans la langue comme ailleurs. Une flotte, dit-on présente à la vue ses voiles plutôt que ses mâts ; cela est vrai ; mais pourquoi cent voiles pour cent vaisseaux ? Cent vaisseaux supposent quatre ou cinq cents voiles. Il y a plus : tel est le despotisme de l’usage, que le trope est devenu avec le temps plus intelligible presque que le mot propre ; vous serez mieux compris en disant un bon violon, dix mille chevaux, que si vous disiez un bon violoniste, dix mille cavaliers.

Vous conclurez de tout ceci que plus la comparaison, qui est la base du trope, est rigoureuse et entière, moins celui-ci laisse place à l’arbitraire dans son emploi ; plus, au contraire, elle est vague et indéterminée, plus l’écrivain a de latitude {p. 332}pour créer, modifier et façonner à son gré les applications du trope. Ainsi, de tous les tropes, la catachrèse prête le moins au caprice de l’écrivain, et par là même aux préceptes du rhéteur, parce qu’elle suppose, non pas simplement analogie, comme la métaphore, correspondance, comme la métonymie, connexion, comme la synecdoque, entre les deux idées comparées, mais, pour ainsi dire, absorption presque totale d’un des signes dans l’autre, de façon que le second se mette complétement à la place du premier qui n’existe pas réellement, ou est supposé ne pas exister.

D’où j’arrive à la formule suivante : un trope étant donné, il est trope d’usage ou de langue, en raison directe de sa compréhension, et inverse de son extension ; et, au contraire, il est trope d’invention ou d’écrivain, en raison directe de son extension et inverse de sa compréhension. Vous savez ce qu’on appelle en logique extension d’une idée, par opposition à sa compréhension. L’extension d’une idée dépend du nombre d’individus auxquels elle s’applique ; sa compréhension, de la quantité d’éléments qu’elle renferme ; et, comme on le prévoit aisément, l’une est toujours en raison inverse de l’autre. L’idée animal, par exemple, ne supposant dans un individu que la vie et le mouvement, a moins de compréhension, et par conséquent plus d’extension que l’idée quadrupède, qui ajoute à la première celle d’une certaine conformation.

L’élève connaîtra la théorie des tropes d’usage, parce qu’il doit savoir la technologie de la grammaire et de la rhétorique, le mécanisme de la langue ; mais il s’exercera à la pratique des tropes d’invention, parce que, pour bien écrire, il doit avoir étudié la nature et l’emploi du style figuré. Il remarquera enfin que les tropes même les plus larges et les plus libres présentent, dans l’application, des phrases consacrées auxquelles il est défendu de toucher. La métaphore nous en a donné des exemples, l’hyperbole nous en donnera.

Hyperbole vaut autant qu’exagération. Comme la métaphore, l’hyperbole compare ; mais au lieu de comparer à des idées semblables, elle compare à des idées plus grandes ou {p. 333}moindres : plus blanc que neige, aussi vite que le vent, cet homme meurt de faim, moins que rien,

Vous êtes le phénix des hôtes de ces bois, etc.

« Nous sommes naturellement portés, dit Quintilien, à exagérer les choses ou à les atténuer ; personne ne se contente de la réalité ; aussi l’hyperbole est-elle un mensonge que l’on pardonne aisément. » On le pardonne, dès qu’on suppose que l’écrivain lui-même est de bonne foi, et parle comme il sent ; ou encore quand tout le monde sait à quoi s’en tenir sur la portée de son expression, ainsi qu’il arrive pour certaines monnaies dont la valeur nominale ne trompe personne sur leur cours réel. Je lis au bas d’une lettre : votre très-humble et très-obéissant serviteur, sans que l’idée me vienne de mettre à l’épreuve en quoi que ce soit l’humilité et l’obéissance de mon prétendu serviteur. « Faites de mon hôtel tout ce que vous voudrez, vous êtes ici chez vous, » disait un gentilhomme français à je ne sais quel ambassadeur qu’il était chargé de loger. Le lendemain, l’étranger, prenant l’hyperbole à la lettre, fait abattre une avenue d’arbres qui lui masquait la vue. Il en eût fait autant chez lui, dit-il pour se justifier ; mais il ignorait la différence entre la valeur nominale et la valeur réelle de cette monnaie de cour.

L’hyperbole ment, mais elle ne ment pas pour tromper ; elle surfait à des gens qui savent ce qu’il en faut rabattre ; ou bien elle ment sans le vouloir, parce que l’imagination ou la passion voient et sentent comme elle exprime. Vous vous dites le plus malheureux des hommes, celle que vous aimez est la plus belle des femmes ; personne ne le croit que vous ; et cependant, non-seulement on vous pardonne de l’affirmer, mais que cette infortune soit réellement étrange, cette beauté réellement extraordinaire, la vertu de votre bonne foi peut aller jusqu’à vaincre notre incrédulité. Il est des circonstances si grandes, des faits si merveilleux, qu’il semble qu’alors on ne puisse atteindre la réalité qu’en la dépassant. {p. 334}Quand Voltaire, à propos de la Saint-Barthélemy, va jusqu’à dire :

Et des fleuves français les eaux ensanglantées
Ne portaient que des morts aux mers épouvantées,

l’idée que nous nous faisons de l’exécrable nuit de 1572 nous empêche de voir aucune exagération dans cette image exagérée. Si vous lisez de sang-froid les discours des Danton, des Isnard, des Saint-Just et de tant d’autres orateurs de la Législative et de la Convention, l’emphase vous paraît portée au delà de toutes les bornes ; mais transportez-vous par la pensée dans cette atmosphère de sang, assistez à ces terribles parties où chacun avait sa tête, pour enjeu, mettez-vous à la place de ces gladiateurs désespérés luttant à mort avec le glaive de la parole, et l’hyperbole ne sera plus pour vous que le langage naturel. De telles circonstances sont heureusement fort rares ; aussi, et quel que soit l’entraînement de l’imagination ou de la passion, en général, si vous passez la croyance, ne passez pas la mesure, et ne pouvant être dans la vérité, restez du moins dans la vraisemblance : quamvis est omnis hyperbole ultra fidem, non tamen debet esse ultra modum.

« L’hyperbole, dit la Bruyère, exprime au delà de la vérité pour ramener l’esprit à la mieux connaître. Les esprits vifs, pleins de feu et qu’une vaste imagination emporte hors des règles de la justesse, ne peuvent s’assouvir de l’hyperbole. » Elle est le vice dominant des écrivains de l’Orient, de l’Afrique, de l’Espagne et de l’Italie. L’hyperbole classique de Juvénal est encore surpassée par celle de Sénèque et de Lucain, deux Espagnols. Les Pères de l’Eglise, Tertullien, saint Cyprien, saint Augustin, n’en sont pas plus exempts que les profanes. C’est en Italie et en Espagne que nos auteurs des premières années du xviie siècle l’ont puisée, je ne dis pas seulement les Théophile, les Scudéry et les Bergerac, mais Balzac, mais Corneille surtout, à qui Boileau l’a si justement reprochée, mais Racine lui-même, qui donne quelquefois dans {p. 335}l’hyperbole du sentiment, comme les autres dans celle de la pensée. Ecoutez Iphigénie :

D’un œil aussi content, d’un cœur aussi soumis,
Que j’acceptais l’époux que vous m’aviez promis,
Je saurai, s’il le faut, victime obéissante,
Tendre au fer de Calchas une tête innocente…

Aussi soumise, soit ; mais aussi contente ! L’Iphigénie d’Euripide n’est pas moins touchante, et elle est plus vraie. Mon père, j’ai peur ! dans la Juive, fait frissonner.

Pensez-vous ce que vous dites ? croyez-vous ce que vous affirmez ? pierre de touche de l’hyperbole, dit avec raison Marmontel. Malherbe décrit les effets des larmes de saint Pierre :

C’est alors que ses cris en tonnerres s’éclatent.
Ses soupirs se font vents qui les chênes combattent,
Et ses pleurs, qui tantôt descendaient mollement,
Ressemblent an torrent qui, des hautes montagnes,
Ravageant et noyant les voisines campagnes,
Vent que tout l’univers ne soit qu’un élément.

Il était impossible à Malherbe lui-même de s’imaginer de pareils résultats, et dès que nous ne le croyons pas convaincu, nous l’estimons ridicule.

Le contraire de l’hyperbole, c’est la litote. Pour donner une juste idée de la vérité, l’hyperbole allait au delà ; la litote reste en deçà. Chimène ne peut mieux faire comprendre son amour à Rodrigue qu’en lui disant toute en larmes :

Va, je ne te hais point…

des dénégations répétées de la Fontaine :

Ce n’était pas un sol, non, non, et croyez-m’en,
Que le chien de Jean de Nivelle,

je conclus la haute sagacité du prudent animal qui ne venait pas quand on l’appelait ;

{p. 336}« Nec sum adeo informis…

je ne suis pas si laid, » dit le berger de Virgile qui se croyait sans doute un fort beau berger. L’hyperbole et la litote, l’exagération qui agrandit et celle qui atténue, sont tout à fait dans les mœurs et les passions humaines. Les écrivains sérieux, comme les comiques, en donnent des preuves et des exemples. Fléchier en parlant de Turenne :

« Qui fit jamais de si grandes choses ? Qui les dit avec plus de retenue ? Remportait-il quelque avantage ? A l’entendre, ce n’était pas qu’il fût habile, mais l’ennemi s’était trompé. Rendait-il compte d’une bataille, il n’oubliait rien, sinon que c’était lui qui l’avait gagnée. Racontait-il quelques-unes de ces actions qui l’ont rendu si célèbre, on eût dit qu’il n’en avait été que le spectateur, et l’on doutait si c’était lui qui se trompait ou la renommée. » La litote est la figure favorite de la modestie et de la prévention, comme lorsque Molière, à l’imitation de Lucrèce, prouve, dans le Misanthrope, que la passion sait donner des noms favorables même aux défauts des personnes aimées,

La pâle est au jasmin en blancheur comparable… etc.

On a rapproché de la litote l’euphémisme et l’antiphrase, le premier qui se contente d’adoucir l’idée par l’expression, l’autre qui dit précisément le contraire de ce qu’elle veut dire. Tous les exemples donnés de ces deux figures prouvent qu’elles rentrent l’une et l’autre dans la catachrèse, la périphrase et la métalcpse. Vous nommez le bourreau l’exécuteur des hautes œuvres, euphémisme ; autrefois, quand un pauvre demandait l’aumône, et qu’on ne pouvait ou qu’on ne voulait pas la lui faire, on lui répondait : Dieu vous assiste, euphémisme ; il a vécu, disaient les anciens, pour il est mort, euphémisme, c’est-à-dire périphrase ou métalepse.

Les anciens qui avaient des mots fastes et des mots néfastes, des vocables dont l’énonciation était de mauvais augure, pratiquaient volontiers l’euphémisme et l’antiphrase. Cette {p. 337}dernière leur appartient même à peu près exclusivement ; elle existe chez eux à l’état de catachrèse. C’est le Pont-Euxin, la mer hospitalière, parce qu’elle était la plus orageuse de toutes les mers connues ; ce sont les Euménides, comme qui dirait les bienveillantes, pour les Furies. En français le mot sacré, dans le sens d’exécrable, détestable, est-il une antiphrase nationale ou simplement un latinisme107 ? Au reste le goût et le génie de la langue sont les seuls maîtres dans l’emploi de ces trois dernières figures.

{p. 338}

Chapitre XXIV.

des figures. — figures par rapprochement d’idées opposées §

Observez ici comme tout se lie dans l’esprit humain. Par la comparaison et toutes les figures qui s’y rattachent, nous nous plaisions à rapprocher deux idées homogènes, et cette homogénéité arrivait graduellement à ce point que la catachrèse finissait par les confondre en une seule. Puis, par l’hyperbole et la litote nous rapprochions deux idées toujours semblables, mais dont l’une était plus grande ou plus petite que l’autre. Enfin nous voici parvenus à rapprocher deux idées contraires. L’antiphrase nous mène à l’antithèse, et nous trouvons autant de charmes dans l’opposition que dans la similitude, dans l’antithèse que dans la métaphore, parce que, des deux parts, la rhétorique ne fait que constater les lois universelles de la nature.

« Les couleurs vives d’une draperie, dit Condillac, donnent de l’éclat à un beau teint, les couleurs sombres lui en donnent encore. Quand il ne s’embellit pas en dérobant des nuances aux objets qui l’approchent, il s’embellit par le contraste. » Voilà une image sensible des comparaisons et des antithèses.

L’antithèse n’est donc que le rapprochement des contrastes, comme la comparaison est le rapprochement des semblables. L’antithèse, si fréquente dans la nature, ne peut manquer de l’être dans le discours.

Deux vérités opposées s’éclairent en se rapprochant, comme deux couleurs opposées se font ressortir l’une l’autre ; {p. 339}exemples : La jeunesse vit d’espérance, la vieillesse de souvenir ; — ce ne sont pas les places qui honorent les hommes, mais les hommes qui honorent les places. — Pourquoi la forme de la phrase ne chercherait-elle pas à exprimer un contraste que comporte si bien le fond de l’idée ?

Quand Florus compare la Rome des empereurs à cette Rome naissante qui portait ses vœux au Capitole pour la conquête de Tibur et de Préneste, devenus depuis les maisons de plaisance du peuple-roi ; quand Auguste demande aux jeunes gens d’écouter un vieillard que les vieillards écoutaient lorsqu’il était jeune, audite, jurenes, senem quem juvenem senes audiere ; quand Bossuet rappelle l’Océan traversé tant de fois par la reine d’Angleterre dans des fortunes si diverses, l’opposition dans les faits amène nécessairement l’antithèse dans les mots.

Combien de fois n’est-il pas arrivé que deux sentiments contraires se partagent notre âme, que deux opinions, deux points de vue différents divisent des individus ou une assemblée entière ? L’antithèse naît ici d’elle-même. C’est elle qui fait le plus souvent tout l’artifice du monologue et du dialogue dramatique, que les interlocuteurs se nomment Narcisse et Burrhus, ou Alceste et Philinte ; c’est sur elle que roulent la strophe et l’antistrophe des chœurs grecs et les imitations qu’en ont faites les modernes. Connaissez-vous rien de plus grand que l’antithèse de Socrate s’adressant à ses juges : « Maintenant retirons-nous, moi pour mourir, et vous pour vivre ; » rien de plus touchant que celle d’Hérodote : « Préférez toujours la paix à la guerre ; car pendant la paix, les enfants ensevelissent leurs pères, et pendant la guerre, ce sont les pères qui ensevelissent leurs enfants ; » rien de plus gracieux que celle de Quinault :

Vous juriez autrefois que cette onde rebelle
Se ferait vers sa source une roule nouvelle,
Plus tôt qu’on ne verrait votre cœur dégagé :
Voyez couler ces flots dans cette vaste plaine,
C’est le même penchant qui toujours les entraîne ;
Leur cours ne change point, et vous avez changé…

{p. 340}L’antithèse est la vraie expression du sentiment, toutes les fois que l’esprit est tellement frappé d’un contraste qu’il ne peut le rendre d’une autre manière. Telle est la situation de Rodrigue, au premier acte du Cid. Son monologue est peut-être un peu long, mais il est vrai et naturel,

Puisque son père est l’offensé,
Et l’offenseur le père de Chimène.

L’antithèse est alors aussi bien placée dans la pompe d’une tragédie que dans la simplicité d’une lettre. Clytemnestre va retourner en Argos après la mort de sa fille qu’elle avait amenée pour l’hymen d’Achille ;

Et moi qui l’amenai triomphante, adorée,
Je m’en retournerai seule et désespérée ;
Je verrai les chemins encor tout parfumes
Des fleurs dont sous ses pas on les avait semés…

Madame de Sévigné ne dira pas autrement que Clytemnestre : « Quand j’ai passé sur ces chemins, j’étais comblée de joie dans l’espérance de vous voir et de vous embrasser ; et en retournant sur mes pas, j’ai une tristesse mortelle dans le cœur, et je regarde avec envie les sentiments que j’avais en ce temps-là. »

Dans tous ces exemples, l’antithèse n’est que le reflet de l’opposition qui existe réellement dans les idées, les faits, les sentiments ; et ce rapprochement préalable entre les choses ne peut que gagner en clarté, en force, en grâce, en pathétique, au rapprochement entre les mots.

D’où vient donc que tant de rhéteurs blâment l’antithèse, et que plusieurs vont presque jusqu’à la bannir des sujets sérieux ? C’est que si l’antithèse déplacée est un vice, elle est un vice aimable et décevant, dulce vitium, disait Quintilien à propos de Sénèque ; qu’en conséquence, beaucoup d’écrivains et des plus ingénieux se sont laissé prendre à ses charmes, qu’ils ont torturé les choses pour rapprocher les mots, {p. 341}qu’ils ont abusé de l’antithèse, comme d’autres de l’ellipse, de la métaphore, de l’hyperbole, de la périphrase, choses également bonnes en soi, et qu’enfin la peur de l’abus a fait proscrire l’usage ; c’est que, d’une autre part, le tour de phrase, dans l’antithèse, étant toujours le même, cette symétrie incessante amène l’uniformité, que de l’uniformité naît toujours l’ennui, et qu’on pardonne tout plutôt que l’ennui.

Tout auteur de portraits et de parallèles, tout bel esprit, en prenant même le mot dans son meilleur sens, penche vers l’antithèse. Pascal et Corneille en ont de sublimes ; Pline le jeune, Sénèque, Fléchier, Marivaux, de vives et d’ingénieuses ; mais ces derniers ne peuvent s’en rassasier, et ils en deviennent faux et fatigants. Fléchier veut dire que mademoiselle de Rambouillet fit preuve d’une sagesse au-dessus de son âge. « Qui ne sait qu’elle fut admirée dans un âge où les autres ne sont pas encore connues ; qu’elle eut de la sagesse dans un temps où l’on n’a presque pas encore de la raison ; qu’on lui confia les secrets les plus importants , dès qu’elle fut en âge de les entendre ; que son naturel heureux lui tint lieu d’expérience dès ses plus tendres années, et qu’elle fut capable de donner des conseils en un temps où les autres sont à peine capables de les recevoir ? » Il est évident que la vérité, comme la variété, a été sacrifiée à cette synonymie antithétique.

Parmi nos contemporains, MM. Jules Janin et Victor Hugo, le dernier surtout, sont les plus effrénés partisans de l’antithèse. Les œuvres de critique et de théâtre de M. Victor Hugo en fourmillent. Ensemble et détails, but et moyens, actions et caractères, décors même, machines, ornements, costumes, tout lui est matière à contraste, à batteries et à cliquetis de mots. Il les prend de droite, de gauche, à tort et à travers. C’est une grande faute, et qui, dans un génie d’ailleurs si fécond et si puissant, gâte beaucoup de bonnes pages.

On a distingué diverses espèces d’antithèses.

Fait-on revenir les mots sur eux-mêmes dans deux propositions successives et opposées l’une à l’autre, l’antithèse prend le nom de réversion. Ainsi Bourdaloue : « Nous ne {p. 342}devons pas juger des règles et des devoirs par les mœurs et par les usages ; mais nous devons juger des usages et des mœurs par les devoirs et par les règles. Donc, c’est la loi de Dieu qui doit être la règle constante des temps, et non la variété des temps qui doit devenir la règle et la loi de Dieu. » Tout le monde connaît l’épigramme d’Ausone :

Pauvre Didon, où t’a réduite
De les maris le triste sort ?
L’un en mourant cause ta fuite,
L’autre en fuyant cause ta mort.

M. de la Rochefoucauld avait dit : « Nous n’avons pas assez de force pour suivre toute notre raison. » Madame de Grignan retourna la pensée : « Nous n’avons pas assez de raison pour employer toute notre force. » Ces contrastes symétriques plaisent à l’esprit, pourvu qu’ils soient présentés sobrement et à propos. « En effet, dit Pascal, ceux qui font des antithèses en forçant les mots sont comme ceux qui font de fausses fenêtres pour la symétrie. Leur règle n’est pas de parler juste, mais de faire des figures justes. »

Vous savez ce que l’on nomme en logique enthymème : c’est un syllogisme tronqué, dont on a retranché ou la majeure, ou la mineure, ou la conclusion. Il ne reste plus alors que deux membres qui, par leur rapprochement, forment une antithèse spéciale qu’on a appelée enthymémisme. L’unique vers de la Médée d’Ovide qui nous soit parvenu :

Servare potui, perdere an possim rogas ?
Quoi ! j’ai pu le sauver et ne pourrais le perdre !

la fameuse ellipse de Racine :

Je t’aimais inconstant, qu’aurais-je fait fidèle ?

sont des enthymémismes. Molière avait fait dire à Dorine :

Quoi ! vous êtes dévot, et vous vous emportez !

{p. 343}et Virgile avait mis dans la bouche de Didon cette parole si touchante :

Non ignara mati, miseris succurrere disco.
Malheureuse, j’appris à plaindre le malheur !

De Belloy, profitant de l’idée de Virgile et de la forme de Molière, en a fait dans le Siége de Calais un enthymémisme remarquable :

Vous fûtes malheureux, et vous êtes cruel !

Vous voyez que M. Delille, dans sa traduction du vers de Virgile, oppose à l’adjectif malheureuse un substantif appartenant à la même racine. Celte espèce d’antithèse se nomme dérivation, quand les mots, différents entre eux, ont une origine commune,

Ton bras est invaincu mais non pas invincible…
Et le combat cessa faute de combattants ;

et polypiote, quand ce sont diverses formes du même mot :

Il plaît à tout le monde, et ne saurait se plaire.
Et ton nom deviendra, dans la race future,
Aux plus cruels tyrans la plus cruelle injure.

Enfin le paradoxisme est une antithèse d’idées formulée à l’aide d’une alliance de mots qui semblent s’exclure mutuellement. Ainsi le fameux vers de Corneille :

Et monté sur le faite, il aspire à descendre ;

ainsi plusieurs vers de Racine :

Et Dieu trouvé fidèle en toutes ses menaces…
Dans une longue enfance ils l’auraient fait vieillir…
Pour réparer des ans l’irréparable outrage… etc.

{p. 344}Les heureux paradoxismes de ce genre sont une des formes antithétiques les plus ingénieuses. Mais, qu’on me pardonne de me répéter toujours, évitez encore ici l’abus et l’affectation, et ne rapprochez pas ces mots qui, comme on l’a dit :

Hurlent d’effroi de se voir accouplés.

Les figures dont il vient d’être question expriment, comme vous voyez, une opposition réelle entre les idées ou entre les sentiments, représentée par une antithèse entre les mots. Mais n’y a-t-il pas une autre sorte d’opposition ? Quand un écrivain dit, ou du moins paraît dire le contraire de ce qu’il pense, quand il conseille, prescrit, ordonne même le contraire de ce qu’il veut, quand il prétend ne pas énoncer ce qu’en effet il énonce, s’adresser à l’un quand il s’adresse réellement à l’autre, ne reconnaît-on pas dans tous ces contrastes entre l’expression et la pensée une antithèse interne, en quelque sorte, qui mérite notre attention ? Pour que cette figure ajoute au discours de la valeur et de l’énergie, elle devra être présentée de façon que le lecteur ne puisse manquer, d’une part, d’interpréter les paroles dans le sens voulu, et se plaise, de l’autre, au facile travail de cette interprétation.

Voilà donc de nouvelles formes d’antithèses. Ce sont celles qu’on nomme, en rhétorique, ironie, épitrope, astéisme, prétérition, rétroaction, correction, communication, etc.

Tout le monde sait ce que l’on entend par ironie ; j’en ai déjà parlé, à propos de la réfutation, et le mot, comme la chose, appartient au langage usuel. Cette contre-vérité, par laquelle on loue en apparence ce qu’on blâme en réalité, trouve aussi bien sa place dans le ton noble et sérieux que dans le plaisant et le familier. Prenez la scène troisième du deuxième acte de Tartufe, depuis ces mots de Dorine :

Non, non, je ne veux rien ; je vois que vous voulez
Etre à monsieur Tartufe,

jusqu’à ceux où la naïve douleur de Mariane fait si bien ressortir l’énergique puissance de l’ironie :

{p. 345}… Ah ! tu me fais mourir ;

rapprochez-en l’admirable strophe d’Hermione, acte IV, scène 5, d’Andromaque :

Est-il juste, après tout, qu’un conquérant s’abaisse…

jusqu’à la fin ; et vous pourrez vous faire une idée de la valeur de l’ironie dans le genre tragique comme dans le plaisant.

Vous la comprendrez encore mieux, si vous avez vu Andromaque, je ne dirai pas jouée, mais exécutée, accomplie, performed, comme parlent les Anglais, par Mlle Rachel. L’ironie y est poussée jusqu’au sarcasme, qui, selon la définition de Robertson, n’est qu’une ironie amère, irrisio amarulenta. Avec ce rôle d’Hermione, un des modèles de l’ironie sarcastique sérieuse, car j’aurais trop à citer dans le plaisant, est une pièce de Corneille, que je regarde comme une des plus étonnantes productions de son génie, Nicomède. Quand on relit cette pièce, on ne s’étonne pas que Mlle Clairon ait toujours regretté de ne pouvoir jouer le rôle principal. Ce fut un des triomphes de Talma. Cette ligure de Talma, d’ordinaire si sombre et si tragique, prenait ici un singulier caractère d’audacieuse jovialité. Tandis que la fierté indomptable et la téméraire ardeur de la jeunesse respiraient sur son front et dans ses regards, l’amère ironie, le profond mépris pour Rome et la cour esclave qu’elle s’asservissait, se peignaient dans les coins relevés de cette bouche dédaigneuse. Ceux qui ont eu l’heur de l’entendre se rappellent de quel ton il disait à Flaminius :

Attale a le cœur grand, l’esprit grand, l’âme grande,
Et toutes les grandeurs dont on fait un grand roi…
Et si Flaminius en est le capitaine,
Nous pourrons lui trouver un lac de Trasimène…

{p. 346}à Attale :

Vous avez de l’esprit, si vous n’avez du cœur…

à Laodice, après son entretien avec l’ambassadeur de Rome,

Vous a-t-il conseillé beaucoup de lâchetés,
Madame ?…

et par dessus tout cette scène 3 de l’acte II, où Corneille a donné tout le grandiose de la tragédie à un caractère comique que la comédie elle-même semble avoir craint de toucher après lui, le railleur.

Non-seulement l’ironie parait louer ce qu’on blâme en effet, mais elle conseille le contraire de ce qu’on veut ; pour mieux faire sentir toute l’horreur du mal, elle demande qu’on l’exagère jusqu’au délire :

… Poursuis, Néron : avec de tels ministres,
Par des faits glorieux tu vas te signaler ;
Poursuis ; tu n’as pas fait ce pas pour reculer ;

et à la fin d’Andromaque :

Grâce aux dieux, mon malheur passe mon espérance108,
Et je te loue, ô ciel ! de la persévérance.

Cette façon d’ironie se nomme épitrope. Deux observations applicables à l’épitrope comme à l’ironie : c’est d’abord de les présenter de façon que le lecteur ou l’auditeur ne s’y trompe pas, ne s’avise point de prendre vos paroles à la lettre, et ne puisse même supposer un instant que vous parlez sérieusement. C’est ensuite, dans les sujets graves, d’ennoblir l’ironie par la hauteur avec laquelle on ressaisit le ton {p. 347}sérieux. Nicomède est encore un modèle sous ce rapport.

On voit que l’ironie qui blâme en paraissant louer est très-fréquente, celle qui loue en paraissant blâmer est plus rare, et ne s’admet d’ailleurs que dans les ouvrages légers. On l’appelle astéisme. Ainsi ces paroles du Lutrin où la Mollesse, en regrettant l’heureux siècle des rois fainéants, fait le plus bel éloge de la triomphante activité de Louis XIV ; ainsi plusieurs passages du même Boileau dans ses Epîtres au roi,

Grand roi, cesse de vaincre, ou je cesse d’écrire, etc.

qui rappellent la lettre de Voiture au duc d’Enghien, après la bataille de Rocroi. C’est la 141e, qui n’est qu’un long astéisme du premier mot au dernier.

J’ai dit qu’il y a beaucoup d’autres formes où la pensée contraste avec la parole. Ici l’on affirme ou l’on rappelle certaines idées, certains faits, tout en disant qu’on les passera sous silence, prétérition ; là, on feint de s’être laissé emporter à la passion, ou d’avoir mal apprécié les choses, et l’on revient à dessein sur ce que l’on a dit pour le fortifier, l’adoucir, le rétracter même et produire ainsi plus d’effet, correction, rétroaction, épanorthose ; on a l’air tantôt d’admettre jusqu’à un certain point les objections de l’adversaire et de reculer devant lui, pour reprendre bientôt après ou s’assurer immédiatement un avantage décisif, concession, préoccupation, prolepse ; tantôt de le consulter, d’entrer dans son opinion, de partager ses erreurs, afin de l’amener moins péniblement à l’aveu ou au repentir, communication ; plus loin, on semble mettre en question ce que l’on a déjà irrévocablement décidé, délibération ; ou encore s’enquérir de ce que l’on sait fort bien, interrogation ; si bien même que souvent, après avoir fait la demande, on fait la réponse, au lieu de l’attendre, subjection.

Analysez toutes ces figures, et vous conclurez que toutes se rattachent à l’ironie, en ce sens que l’idée exprimée n’y est pas à elle-même son but, et qu’il n’en est aucune à laquelle ne puisse s’appliquer le mot fameux de Talleyrand : « La {p. 348}parole a été donnée à l’homme pour déguiser sa pensée. » Ne perdez pas de vue ce caractère de double entente ; c’est lui qui justifie non-seulement le rang que j’assigne à ces formes du discours, mais le nom même de figures que je leur donne. En effet, que la concession, par exemple, soit réelle, que vous compreniez vous-même et confessiez votre erreur, ou encore que vous soyez positivement incertain et ne sachiez en vérité quel parti prendre, il n’y a plus figure. L’expression d’un aveu ou d’une hésitation de bonne foi n’est pas plus une figure que celle d’un conseil, d’une demande, d’une plainte, d’un éloge, d’un remercîment, en un mot de tous les sentiments et de toutes les opinions humaines109.

Autres exemples : Agamemnon, déplorant le coup fatal qui frappe Iphigénie, est interrogé tour à tour par Arcas et par Clytemnestre. Arcas, éveillé par son roi, lui demande quel besoin lui a fait devancer l’aurore, quels malheurs lui arrachent les larmes qu’il verse, s’il pleure Clytemnestre ou bien Iphigénie. Arcas interroge parce que réellement il ignore : point de figure, emploi forcé de la formule usitée en français pour l’interrogation. Mais quand plus tard Clytemnestre le presse de ces questions redoublées :

Pourquoi feindre à nos yeux une fausse tristesse ?
Pensez-vous par des pleurs prouver votre tendresse ?
Où sont-ils ces combats que vous avez rendus ?
Quels flots de sang pour elle avez-vous répandus ?
Quel débris parle ici de votre résistance ?
Quel champ couvert de morts me condamne au silence ?

figure alors ; car toute cette tristesse d’Agamemnon n’est dans la pensée de Clytemnestre qu’une odieuse hypocrisie ; elle sait fort bien qu’il n’y a eu ni combats, ni flots de sang, ni {p. 349}débris, ni champs couverts de morts, et qu’il n’y a point de réponse possible à ses questions.

Il y a figure quand Massillon, dans le Sermon sur le petit nombre des élus, interroge et répond en même temps, tout en conservant la forme interrogative : « Quelle est, selon l’Ecriture, la voie qui conduit à la mort ? n’est-ce pas celle où marche le plus grand nombre ? Quel est le parti des réprouvés ? n’est-ce pas celui de la multitude ? » Assurément, c’est comme s’il disait : la voie où marche le plus grand nombre conduit à la mort, le parti de la multitude est celui des réprouvés. Mais cette incertitude apparente sur ce qu’il sait mieux que personne, cette modestie feinte avec laquelle il semble vouloir s’éclairer des lumières de son auditoire, et se faire un d’eux pour prévenir leurs objections, tout cela donne au discours une tout autre énergie que s’il se contentait de la simple affirmation.

Il y a double, triple figure, interrogation, communication, délibération, prétérition, dans Boileau, lorsque, déterminé à décrire le ridicule accoutrement de la femme avare, et le décrivant en effet, il a l’air d’affirmer qu’il ne le fera pas, tout en demandant à son lecteur s’il doit le faire :

Décrirai-je sas bas en trente endroits percés,
Ses souliers grimaçants vingt fois rapetassés ?
Peindrai-je son jupon bigarré de latin… ? etc.

Un seul exemple de chacune de ces figures en fera mieux apprécier la nature que toute dissertation.


ÉNONCIATION SIMPLE. ÉNONCIATION FIGURÉE.
Prétérition :
Pendant la nuit de la Saint-Barthélemy on n’entendit que le tumulte et les cris, le sang ruisselait de tous côtés dans Paris ; on trouvait le fils assassiné sur le corps de son père, le frère mort avec la sœur et la fille avec mère

Je ne vous peindrai point le tumulte et les cris,

Le sang de tous côtés ruisselant dans Paris ;

Le fils assassiné sur le corps de son père

Le frère avec la sœur, la fille avec sa mère…

Voltaire, Henriade.

Correction, rétroaction, épanorthose :

{p. 350}J’avais un fils que j’aimais plus que ma vie ; on me l’a dérobé, plaignez mon infortune.

J’aimais un fils plus que ma vie,

Je n’ai que lui ; que dis-je ? hélas ! je ne l’ai plus !

On me la dérobé, plaignez mon infortune.

La Fontaine, Fables, IX, I.

Les voyageurs étrangers insultent Rome, et les Romains, au lieu de s’indigner d’un affrout si sanglant, sourient au barbare, lui vendent leur soleil qu’il aime. Loin de rougir, ils briguent une frivole gloire, et triomphent de ce qu’on chante encore au pied du Capitole, et de ce que, à de place du fer de leur ancêtre, la lyre et le pinceau chargent leurs faibles moins.

Et tu souffres sans honte un affront si sanglant !

Que dis-je ? tu souris au barbare insolent !

Tu lui vends les rayons de ton astre qu’il aime !

Rougis !… mais non : briguant une gloire frivole,

Triomphe ! en chante encore au pied du Capitole !

A la place du fer, ce sceptre des Romains.

La lyre et le pinceau chargent tes faibles mains…

Lamartine, Pèlerinage d’Harold, 13.

Concession, préoccupation, prolepse :
J’ai beaucoup à vous dire contre les meurtriers de César, dit Antoine au peuple romain : ils prétendent que c’est pour servir l’Etat qu’ils ont percé le flanc de votre dictateur, et que, malgré les bienfaits dont il les avait comblés, ils se sont teints de son sang. Mais César n’était coupable d’aucun crime qui pût forcer des Romains à ce coup détestable. En effet, il n’a jamais appesanti son pouvoir sur vous, il n’a pas gardé pour lui le fruit de ses conquêtes, il enuronnait vos têtes des dépouilles du monde, etc., etc.

Contre ses meurtriers je n’ai rien à vous dire ;

C’est à servir l’Etat que leur grand cœur aspire.

De votre dictateur ils ont percé le flanc ;

Comblés de ses bienfaits, ils sont teints de de sang.

Pour forcer des Romains à ce coup detestable,

Sans doute, il fallait bien que César fût coupable.

Je le crois. Mais enfin César a-t-il jamais

De son pouvoir sur vous appesanti le faix ?

A-t-il gardé pour lui le fruit de ses conquêtes ?

Des dépouilles du monde il courennait vos têtes…,

Etc., etc.

Voltaire, la Mort de César, acte. V.

Lisez le discours jusqu’à la fin, et la conclusion sera : Donc César n’était pas coupable, et loin de n’avoir rien à dire contre ses meurtriers, je dis qu’ils sont d’infâmes assassins.

Communication :
Si Jésus-Christ paraissait dans ce temple pour vous juger, je suis bien persuadé que le plus grand nombre de ceux qui m’écoutent ne serait pas placé à sa droite… Dieu seul sait ceux qui lui appartiennent, mais si personne ne connait ceux qui appartiennent à Dieu, tout le monde sait du moins que le, pécheurs ne lui appartiennent pas.

Or, je vous le demande, et je vous le demande avec terreur, ne séparant pas en ce point mon sort du vôtre, et me mettant dans la même disposition où je souhaite que vous entriez, si Jésus-Christ paraissait dans ce temple pour nous juger, croyez-vous que le plus grand nombre de tout ce que nous sommes ici fût placé à sa droite ?… Je vous le demande ; vous l’ignorez et je l’ignore moi-même. Vous seul, ô mon Dieu ! connaissez ceux qui vous appartiennent. Mais si nous ne connaissons pas ceux qui lui appartiennent, nous savons du moins que les pécheurs ne lui appartiennent pas.

Massillon, Du petit nombre des élus.

Communication, délibération, interrogation, subjection, ajoutant un intérêt plus vif au lieu énumération des parties :
. {p. 351}Ce n’est qu’en faisant des heureux. que les grands peuvent être heureux eux-mêmes, car toutes les autres jouissances qu’ils croiraient pouvoir retirer de leurs grandeurs sont toujours accompagnées de maux ou d’inconvénients qui changent en tourments les plaisirs qu’ils espéraient.

Mais quel usage plus doux et plus flatteur, mes. frères, pourriez-vous faire de votre élévation et de votre opulence ? Vous attirer des hommages ? Mais l’orgueil lui-même s’en lasse. Commander aux hommes, et leur donner des lois ? Mais ce sont là les soins de l’autorité, ce n’en est pas le plaisir. Voir autour de vous multiplier à l’infini vos serviteurs et vos esclaves ? Mais ce sont des témoins qui vous embarrassent et vous gênent, plutôt qu’une pompe qui vous décore. Habiter des palais somptueux ? Mais vous édifiez, dit Job, des solitudes, où les soucis et les noirs chagrins viennent bientôt habiter avec vous. Y rassembler tous les plaisirs ? Ils peuvent remplir ces vastes édifices, mais ils laisseront toujours votre cœur vide… etc.

Massillon, Petit Careine.

Interrogation, subjection.
Il est bien certain que tout écrivain veut méditer l’amour du public et éviter la censure ; eh bien ! pour y parvenir, il doit varier sans cesse ses discours, et être à lui-même un critique sévère de ses propres ouvrages.

Voulez-vous du public mériter les amours ?Sans cesse en écrivant variez vos discours…Craignez-vous pour vos vers la censure publique ?Soyez-vous à vous-même un sévère critique.

Boilear, Art poét.

Assurément, l’incendie de Rome et de l’Italie me font mépriser Sylla, et puisque j’abhorre Attila, je n’admirerai pas Alexandre.

Quoi ! Rome et l’Italie en cendreMe feront Honorer Sylla ?J’admirerais dans AlexandreCe que j’abhorre en Attila ?

J.-B. Rousseau, Ode à la fortune.

{p. 352}

Chapitre XXV.

des figures. — figures par développement et par abréviation §

Le rapprochement des idées semblables ou opposées est assurément la source la plus féconde des figures du style, mais nous avons dit qu’elle n’était pas la seule ; l’écrivain peut encore donner au discours l’énergie ou l’élégance, soit en développant, soit en abrégeant l’expression de la pensée ; et pour l’amplifier comme pour la condenser, la rhétorique emploie des formes spéciales dont il est utile de connaître le nom et l’usage. Qu’on se rappelle d’abord ce qui a été exposé plus haut à propos de l’amplification et de la précision en général, il ne s’agira plus ici que d’en énumérer quelques formes spéciales.

Un des premiers moyens d’amplification est la périphrase.

Qui dit périphrase dit circonlocution. Le but de la périphrase est de fixer l’attention sur certains attributs de l’idée, contenus, sans doute, mais confusément avec tous les autres, dans le mot qui l’exprime, et de les mettre en lumière par un développement particulier. Là est toute la théorie de la périphrase. Toute circonlocution dans le discours est-elle un défaut ? Oui, quand elle résulte uniquement d’une délicatesse outrée, d’une horreur déplacée pour le mot propre, quand elle n’a en vue que la pompe et le luxe des paroles, quand elle obscurcit au lieu d’éclairer, délaye au lieu de {p. 353}circonscrire ; non, quand elle n’a pour but que de mieux faire saisir l’idée sous certain point de vue, d’en signaler certains éléments, de remplacer enfin le mot lui-même par une définition ou une description utile et opportune. Périphrase analytique, bonne et louable forme ; périphrase emphatique, faute à mon gré, toujours et partout.

La périphrase doit servir à caractériser l’idée. Si je dis : Dieu fait la loi aux rois ; Dieu arrête les complots des méchants, — j’énonce deux vérités, mais je ne caractérise pas Dieu en tant que dominant les rois ou réprimant le crime, et mes deux vérités courent risque de passer inaperçues. Mais qu’au lieu du mot Dieu, Bossuet dise avec sa parole magnifique : « Celui qui règne dans les cieux et de qui relèvent tous les empires, à qui seul appartient la gloire, la majesté et l’indépendance, » il explique par cette périphrase comment et pourquoi Dieu « est aussi le seul qui se glorifie de faire la loi aux rois, et de leur donner, quand il lui plaît, de grandes et de terribles leçons. » Que Racine désigne Dieu par ces mots :

Celui qui met un frein à la fureur des flots,

nous concluons du plus au moins ou du même au même que celui-là

Sait aussi des méchants arrêter les complots.

Et observez, avec Condillac, que si, en conservant les idées principales, vous substituez l’une des périphrases à l’autre, toutes deux vous paraîtront froides et déplacées, parce que le caractère donné à Dieu n’aura plus assez de rapport avec son action dans l’une et l’autre circonstance.

Quand la périphrase ne caractérise pas l’idée, elle doit caractériser le sentiment de l’écrivain ou du personnage en scène. J’entre dans une église ; elle est tendue d’étoffe noire semée d’armoiries et de larmes d’argent, un catafalque s’élève au milieu du chœur, des milliers de cierges brûlent à {p. 354}l’entour, on chante les dernières prières. J’interroge un assistant qui me répond : « C’est le prince***, mort il y a deux jours, et qu’on va porter en terre, l’office terminé. » C’est un indifférent qui annonce une nouvelle à un indifférent ; je n’ai pas besoin de dire qu’ici toute périphrase serait tout à fait déplacée. Mais quand Bossuet veut faire sentir aux grands du monde tout le néant des grandeurs humaines, les faire pâlir et frissonner à l’idée des formidables coups de surprise de la mort, ah ! ce n’est plus alors Henriette d’Angleterre que l’on va porter à Saint-Denys ; le sentiment demandera la périphrase : « Encore ce reste tel quel va-t-il disparaître, cette ombre de gloire va s’évanouir, et nous l’allons voir dépouillée même de cette triste décoration. Elle va descendre à ces sombres lieux, à ces demeures souterraines, pour y dormir dans la poussière, avec les grands de la terre, comme parle Job, avec ces rois et ces princes anéantis, parmi lesquels à peine peut-on la placer, tant les rangs y sont pressés, tant la mort est prompte à remplir ces places ! » Est-ce le même orateur qui s’était écrié quelques moments plus tôt, et sans périphrase cette fois : « Madame se meurt, Madame est morte ? » Deux impressions différentes à produire sur l’auditeur avaient déterminé ici l’absence, là l’usage de la périphrase. « Il y en a, dit Pascal, qui masquent toute la nature. Il n’y a point de roi pour eux, mais un auguste monarque ; point de Paris, mais une capitale du royaume. Il y a des endroits où il faut appeler Paris, Paris, et d’autres où il faut l’appeler capitale du royaume. » — Il fait nuit et Didon veille. — On comprend que le sentiment demande une périphrase pour la première idée, et que cette périphrase exprimera nécessairement le contraste entre le repos silencieux de la nature entière et l’orageuse insomnie de l’infortunée :

C’était l’heure où tout dort dans une paix profonde ;
Un calme universel assoupissait le monde ;
Ni les flots de la mer, ni les feuilles des bois
N’exhalaient un murmure, une plainte, une voix ;
Les étoiles glissaient dans le ciel taciturne,
Les troupeaux réunis sous le bercail nocturne,
{p. 355}Les oiseaux colorés, les voyageurs errants
Qui peuplent les forêts ou les lacs transparents,
Mollement engourdis dans leurs muets domaines,
Savouraient le repos et l’oubli de leurs peines,
Mais la fille de Tyr veille avec ses ennuis110.

Sans doute, vous vous rappelez bien des périphrases pour rendre ces mots : il fait nuit ; comparez-les ensemble, et, si elles appartiennent à de vrais écrivains, vous remarquerez comment elles se modifient d’après l’analogie des idées, d’après la nature des sentiments, et enfin d’après le caractère des ouvrages ; car ce sont là les trois influences auxquelles doit obéir la périphrase. Vous souvenez-vous, par exemple, du commencement de cette charmante petite comédie de Molière, le Sicilien, ou l’Amour peintre, le seul ouvrage peut-être en vers blancs qu’ait produit le xviie siècle ?

Il fait noir comme dans un four,
Le ciel s’est habillé ce soir en scaramouche,
Et je ne vois pas une étoile
Qui montre le bout de son nez.

Enfin, on emploie souvent la périphrase uniquement pour ajouter à l’élégance du discours ; mais ici, elle m’est presque toujours suspecte. Si la périphrase ne sert pas à caractériser la pensée ou le sentiment d’après les lois de la liaison des idées et le ton de l’ouvrage, point de périphrase ; je préfère le mot propre, toutes les fois du moins que les bienséances ne s’y opposent pas ; et quand je dis les bienséances, j’entends les réelles et les vraies, et non celles des précieuses ou des classiques exagérés, ce qui est tout un.

{p. 356}Le dix-huitième siècle a tué la périphrase par l’étrange abus qu’il en a fait. L’école de Boileau et de Racine la lui avait léguée, mais il a dissipé l’héritage avec une inconcevable profusion. C’est un des points par lesquels M. de Chateaubriand appartient à l’époque qui l’a vu naître, surtout dans Atala et le Génie du Christianisme. Ainsi chantait l’ancien des hommes vaut-il mieux que : ainsi parlait le vieillard, — même dans ce qu’on nomme prose poétique ? J’en doute fort. Dans MM. Delille, Fontanes, Legouvé, etc., c’est autre chose encore. La périphrase est pour eux une espèce d’énigme proposée au lecteur. Ils ont l’air de lui dire : voici une idée, eh bien ! je parie la présenter si adroitement que vous en devinerez le mot, sans que je le prononce. Par exemple, devinez ceci ; c’est Henri IV qui parle :

Je veux enfin qu’au jour marqué pour le repos,
L’hôte laborieux des modestes hameaux
Sur sa table moins humble ait, par ma bienfaisance,
Quelques-uns de ces mets réservés à l’aisance.

Le premier vers signifie : je veux que le dimanche. — Bien ! — Le second : chaque paysan. — Très-bien ! — Et les deux derniers : mette la poule au pot. — Parfaitement bien. Henri IV lui-même ne l’aurait peut-être pas deviné. — Vous vous moquez ; mais sans cette périphrase, le mot si caractéristique du bon roi ne pouvait entrer dans une tragédie. — Eh bien ! il fallait l’omettre plutôt que de le défigurer ainsi. M. Delille veut exprimer qu’il va prendre son café. Il ne peut décemment dire en vers : ma tasse, mon café et mon sucre sont prêts. Comment s’y prendra-t-il ?

Ma coupe, mon nectar, le miel américain
Que du suc des roseaux exprima l’Africain,
Tout est prêt…

soit ; l’esprit sourit volontiers à ecs tours de force, pourvu qu’ils ne soient ni déplacés, la passion vive et les convenances {p. 357}historiques les admettent rarement ; ni énigmatiques, comme MM. Delille et Chateaubriand s’en permettent parfois111 ; ni trop multipliés. Juvénal veut dire : tandis que je ne suis pas encore vieux,

Dum nova canities, dum prima et recta senectus,
Dum superest Lachesi quod torqueat, et pedibus me
Porto meis, nullo dextram subeunte bacillo.

Boileau traduit :

Tandis que, libre encor, malgré les destinées,
Mon corps n’est point courbe sous le faix des années,
Qu’on ne voit point mes pas sous l’âge chanceler,
Et qu’il reste à la Parque encor de quoi filer.

On peut soutenir, sans être trop rigoriste, que le premier vers de Juvénal et le second de Boileau suffisaient pour exprimer complétement l’idée ; le troisième surtout paraît tout {p. 358}à fait superflu dans les deux poëtes. « La règle, dit fort bien Condillac, est que, quand on veut exprimer une même chose par plusieurs périphrases, les images soient dans une certaine gradation, qu’elles ajoutent successivement les unes aux autres, et que tout ce qu’elles expriment convienne également, non-seulement à la chose dont on parle, mais encore à ce qu’on en dit. »

On a appelé pronomination la périphrase qui remplace un seul nom. Ainsi le vers de Racine,

Celui qui met un frein à la fureur des flots,

substitué au mot unique Dieu. Subdivision inutile, à mon avis. J’en dis autant des deux figures proposées par M. Fontanier, la paraphrase et l’épiphrase. Il cite comme exemple de paraphrase les vers d’Iphigénie :

Ce destructeur fatal des tristes Lesbiens,
Cet Achille, l’auteur de tes maux et des miens,
Dont la sanglante main m’enleva prisonnière,
Qui m’arracha d’un coup ma naissance et ton père,
De qui jusques au nom tout doit m’être odieux,
Est de tous les mortels le plus cher à mes yeux ;

et comme exemple d’épiphrase les deux derniers vers de ce passage de Phèdre :

Et puisse ton supplice à jamais effrayer
Tous ceux qui, comme toi, par de lâches adresses,
Des princes malheureux nourrissent les faiblesses,
Les poussent au penchant où leur cœur est enclin,
Et leur osent du crime aplanir le chemin,
Détestables flatteurs, présent le plus funeste
Que puisse faire aux rois la colère céleste !

Mais il est bien évident que la première strophe n’est qu’une accumulation de périphrases, une énumération des idées contenues dans le mot Achille, et les deux vers qui terminent {p. 359}la seconde, une sorte de périphrase additionnelle. Pourquoi donc grossir inutilement la nomenclature ?

Quant à la paraphrase proprement dite, paraphrase des psaumes, paraphrase d’un article de loi, etc., ce n’est plus là une figure de rhétorique, c’est un commentaire plus ou moins éloquent ou logique d’un texte ; nous n’avons point à en parler.

Il n’est pas toujours nécessaire de développer la pensée pour lui faire produire tout son effet, vous atteindrez souvent le même but, en vous contentant de la répéter. Il suffit parfois, pour amener la conviction, de reproduire toujours les mêmes preuves ; pour entraîner dans notre sentiment, d’appuyer sans cesse sur les mêmes idées et les mêmes expressions. C’est en ce sens que Napoléon disait à Sainte-Hélène : « La figure de rhétorique la plus éloquente est la répétition. »

Répétition. — Le mot définit la chose :

Eurydice, c’est toi qu’appelait son amour,
Toi qu’il pleurait la nuit, toi qu’il pleurait le jour.

Dans Massillon : « Ce monde ennemi de Jésus-Christ, ce monde qui ne connaît pas Dieu, ce monde qui appelle le bien un mal et le mal un bien, ce monde, tout monde qu’il est, respecte encore la vertu, envie quelquefois le bonheur de la vertu, cherche souvent un asile et une consolation auprès des sectateurs de la vertu, rend même des honneurs publics à la vertu. »

Inutile de s’arrêter à la répétition, ni d’en énumérer toutes les variétés indiquées par les rhéteurs. Mais disons un mot à ce propos des répétitions qui échappent involontairement. En général, il faut s’en garder. Dès que reparaît un mot qui s’est présenté peu auparavant, ce retour monotone est un signe de négligence dans l’écrivain. Cherchez à substituer un autre terme. Le travail de synonymie qu’exigeront vos scrupules vous sera utile comme étude de vocabulaire. Souvent même la difficulté de trouver un équivalent convenable vous obligera à remanier toute la pensée ; tant mieux ; il est rare qu’on {p. 360}se repente d’avoir ainsi remis son ouvrage sur le métier pour le polir et le corriger. Vous ne vouliez que changer, vous aurez amélioré, et la révision vous aura révélé une idée qui ne s’était pas offerte d’abord. Voilà la règle ; mais elle n’est pas plus que d’autres sans exception. « Quand, dans un discours, dit avec raison Pascal, on trouve des mots répétés, et qu’essayant de les corriger, on les trouve si propres, qu’on gâterait le discours, il faut les laisser ; c’en est la marque, et c’est la part de l’envie qui est aveugle, et qui ne sait pas que cette répétition n’est pas faute en cet endroit : car il n’y a point de règle générale. »

Au lieu de répéter le mot, souvent on répète l’idée, en accumulant soit des idées semblables, ce que les rhéteurs appellent expolition, soit les divers signes qui expriment la même idée, ce qu’ils nomment synonymie ou métabole. Hippolyte, se justifiant auprès de Thésée, emploie huit vers à lui prouver que ce n’est pas tout à coup, mais insensiblement et par degrés, qu’une âme vertueuse devient capable d’un grand crime :

Examinez ma vie, et voyez qui je suis.
Quelques crimes toujours précédent les grands crimes.
Quiconque a pu franchir les bornes légitimes
Peut violer aussi les droits les plus sacrés.
Ainsi que la vertu, le crime a ses degrés ;
Et jamais on n’a vu la timide innocence
Passer subitement à l’extrême licence.
Un seul jour ne fait pas d’un mortel vertueux
Un perfide assassin, un lâche incestueux.

Voilà l’expolition.

Voici la synonymie : Cicéron veut faire comprendre la fuite soudaine et inattendue de Catilina : Abiit, excessit, evasit, erupit.

… Va, cours, vole et nous venge,

dit le vieux don Diègue. J’ajouterai avec presque tous mes {p. 361}prédécesseurs l’exemple de la Fontaine dans la fable du Charlatan :

Ce charlatan se vantait d’être
En éloquence un si grand maître,
Qu’il rendrait disert un badaud,
Un manant, un rustre, un lourdaud ;
Oui, messieurs, un lourdaud, un animal, un âne.
Que l’on m’amène un âne, un âne renforcé,
Je le rendrai maitre passé…

Vous remarquez dans ces deux derniers exemples une sorte de crescendo dans la synonymie. Il en est presque toujours ainsi, et la métabole gagne à cette gradation ascendante ou descendante. J’ai déjà traité de la gradation ; celle que les mots représentent si bien s’appelle climax, du mot grec qui veut dire, échelle, degrés. M. Géruzez a trouvé un remarquable exemple de climax dans la Satire Ménippée : c’est d’Aubray rappelant au peuple de Paris tout ce qu’a fait pour lui Henri III : « Tu n’as pu supporter ton roi débonnaire, si facile, si familier, qui s’était rendu comme concitoyen et bourgeois de ta ville, qu’il a enrichie, qu’il a embellie de somptueux bâtiments, accrue de forts et superbes remparts, ornée de priviléges et exemptions honorables : que dis-je ? pu supporter ! c’est bien pis, tu l’as chassé de sa ville, de sa maison, de son lit ! Quoi chassé ? tu l’as poursuivi ! Quoi poursuivi ? tu l’as assassiné, canonisé l’assassinateur et fait des feux de sa mort ! »

L’expolition sans gradation, comme celle de Racine que nous venons de citer, peut souvent paraître un pléonasme, même en prenant le mot dans sa pire acception. Cette critique cependant s’appliquerait mal à Racine. L’argument d’Hippolyte est le plus puissant, presque le seul qu’il ait à faire valoir. Il devait appuyer énergiquement sur cette preuve.

Il y a d’ailleurs plusieurs espèces de pléonasme, et l’on a dû le pressentir d’après cc que j’ai dit en traitant de la précision. Il me suffira donc d’ajouter ici quelques lignes sur cette figure dont j’ai fait le terme générique de toutes celles qui procèdent par développement d’idée.

{p. 362}Le pléonasme, dans le langage ordinaire, consiste à ajouter à la phrase des mots qui lui sont ou qui lui semblent inutiles. Mais dès que l’on distingue ces deux espèces, la rhétorique doit employer, pour les exprimer, deux termes différents, selon que les mots superflus le sont réellement ou seulement en apparence. Elle appellera périssologie, battologie, tautologie, les adjonctions de mots qui n’ajoutent rien à l’idée, et réservera le nom de pléonasme à celles qui lui donnent de l’énergie ou de l’élégance.

Quand on dit dans la conversation : montez en haut, descendez en bas, il n’a seulement qu’à dire, s’entr’aider mutuellement, il s’est porté à la dernière extrémité, etc. ; quand on parle, comme certains pamphlétaires, de l’économie domestique de la maison, ce qui peut se traduire par l’arrangement de la maison de la maison de la maison, il y a réellement périssologie. Mais j’appelle pléonasme le mot d’Orgon :

Je l’ai vu, dis-je, vu, de mes propres yeux vu,
Ce qu’on appelle vu…112

et l’imprécation de Camille :

Puissé-je de mes yeux y voir tomber la foudre !

Voltaire blâme les deux vers de Nicomède :

Trois sceptres à son trône attachés par mon bras
Parleront au lieu d’elle, et ne se tairont pas.

{p. 363}Il compare ce dernier hémistiche aux dictons de M. de la Palisse. Que l’ensemble de la métaphore soit répréhensible, je l’accorde, mais Voltaire, loin de voir une périssologie dans le second vers, y eût trouvé une opposition énergique, s’il en eût rapproché celui qui précède :

Et quand il forcera la nature à se taire.

« Mon père, dit Nieomède, pourra faire taire la nature dans son cœur, mais mes conquêtes parleront, elles parleront toujours, sans cesse ; quelque chose qui arrive, celles-là du moins ne se tairont pas. » Je ne vois là qu’un pléonasme de bon aloi. C’est l’avis de M. Fontanier qui, en général, montre du goût et de la sagacité. Le même rhéteur ajoute au pléonasme deux autres figures, l’apposition et l’explétion. C’est trop subdiviser. Je ne vois pas la nécessité de mettre au rang des figures quelques substantifs employés au lieu d’adjectifs pour qualifier,

Lorsque César, l’amour et l’effroi de la terre ;

ou quelques adjectifs qui précèdent le substantif plutôt que de le suivre :

Telle, aimable en son agir, mais simple dans son style,
Doit éclater sans pompe une élégante idylle.

Quant à l’emploi de certains mots redondants en apparence, mais qui ajoutent réellement à l’énergie de la phrase : Saisissez-moi ce petit vaurien, je vous le traiterai de la belle manière ;

Prends-moi le bon parti, laisse- tous les livres, etc.,

appelez ces idiotismes explétions, je ne m’y oppose point ; mais ce sont, dans le fait, de vrais pléonasmes que l’on peut {p. 364}analyser, ou des espèces d’interjections, communes à toutes les langues.

Comme nous venons d’admettre des figures par lesquelles l’idée acquiert de la force en se développant, nous en reconnaîtrons qui la fortifient en la condensant et en la resserrant. Ces dernières se renferment sous le nom général d’ellipse.

L’ellipse est le contraire du pléonasme. Pour donner plus de rapidité au discours, elle supprime un ou plusieurs mots et quelquefois même une idée. Je trouve, en effet, une ellipse d’idée dans l’Art poétique d’Horace :

… Ego lævus
Qui purgor bilem sub verni temporis horam !
Non alius faceret meliora poemata… ;

et dans Tartufe :

Si l’on vient pour me voir, je vais aux prisonniers
Des aumônes que j’ai partager les deniers.

« Maladroit que je suis, dit Horace, à propos des poëtes excentriques et chevelus de son temps, car les mêmes ridicules ont reparu à toutes les époques, maladroit que je suis, moi qui fais comme tout le monde, qui me purge à l’approche du printemps ; sans cela, si je ne faisais pas comme tout le monde, je serais réputé le premier des poëtes, nul ne ferait les vers mieux que moi. » — « Si l’on vient pour me voir, dit Tartufe, dites que je n’y suis pas, parce que je vais partager mes deniers aux prisonniers. »

En fait d’ellipse de mot, tout le monde se rappelle le fameux vers de Racine dans Andromaque :

Je t’aimais inconstant, qu’aurais-je fait fidèle ?

L’ellipse ajoute infiniment de vivacité à la narration, surtout à la narration familière. Ecoutez le commencement {p. 365}d’un petit récit de cette espèce : Un jour un trafiquant persan, s’en allant en commerce, mit en dépôt chez son voisin, cent livres de fer. Voudriez-vous me rendre mon fer ? dit-il, quand il fut de retour. — Vous me demandez votre fer, répondit le voisin ; il n’est plus… Voici maintenant ce que l’ellipse fera de cette phrase :

… Un trafiquant de Perse,
Chez son voisin, s’en allant en commerce,
Mit en dépôt un cent de fer un jour.
Mon fer ! dit-il, quand il fut de retour. — 
Votre fer, il n’est plus…

Plusieurs appellent dialogisme cette espèce d’ellipse qui supprime dans le courant ou même dès le commencement du dialogue les formes qui expriment qu’un interlocuteur prend la parole ou succède à un autre : dit-il, répondit-il, etc.

L’ellipse peut avoir ses défauts. Elle ne sait pas toujours éviter la dureté, l’obscurité et le solécisme.

J’appelle ellipse dure, laborieuse, celle, par exemple, de la Fontaine lui-même à la fable 2 du livre X, l’Homme et la Couleuvre. C’est l’homme qui répond au serpent :

… Tes raisons sont frivoles.
Je pourrais décider, car ce droit m’appartient,
Mais rapportons-nous-en. — Soit fait, dit le reptile.

Rapportons-nous-en… à qui ? sous-entendu : à quelqu’un que nous prendrons pour juge. Durior ellipsis, diraient les Latins.

Le vers si souvent cité :

Le crime fuit la honte et non pas l’échafaud,

est une ellipse obscure, quoi qu’en pense Condillac. Car la première idée que porte à l’esprit la construction grammaticale de la phrase, c’est que le crime ne fait pas l’échafaud, comme on dit : le peintre fait le tableau et non pas la statue, {p. 366}tandis que l’auteur a voulu dire que l’échafaud ne fait pas la honte. On peut blâmer, pour le même motif, l’ellipse de Casimir Delavigne dans l’Ecole des vieillards :

J’ai voulu par le luxe en imposer un peu,
Je dis un peu ; beaucoup, je me croirais coupable.

Enfin le pire défaut de l’ellipse, c’est le solécisme. Corneille dit dans Sertorius, acte III, scène 4 :

Ce n’est pas s’affranchir, qu’un moment le paraître.

M. de Balzac a écrit, dans un de ses premiers romans où il gardait l’anonyme, cette phrase incroyable : « Monsieur, répondit Charles Servigné, c’est moi qui interroge et ne le suis jamais. » Ne sous-entendez jamais dans le second membre de la phrase un mot qui n’a pas été littéralement exprimé dans le premier, ou ne le remplacez point par un pronom qui ne peut le représenter régulièrement113.

Quelques-uns joignent à l’ellipse la figure que l’on remarque dans les phrases latines suivantes :

… hie illius arma,
Hic currus fuit.
Utinam aut hic surdus, aut hæc muta facta sil.

Deux substantifs gouvernent un verbe qui, {p. 367}grammaticalement, ne se rapporte qu’au dernier des deux. Ils nomment cette forme zeugme. Est-ce à elle qu’il faut rapporter ces locutions toutes raciniennes :

… Éphèse et l’Iouie
A son heureux hymen était alors unie…
Ce héros qu’armera l’amour et la raison…
Quelles sauvages mœurs, quelle haine endurcie
Pourrait en vous voyant n’être point adoucie ?

Enfin, on peut rattacher au pléonasme et à l’ellipse deux figures, la conjonction et la disjonction, que je mentionne, comme j’en ai cité plusieurs autres, moins pour leur valeur réelle, que pour ne pas laisser ignorer aux jeunes gens des formes et des noms qu’ils pourraient rencontrer.

Pour ajouter plus d’énergie au style, multipliez-vous les particules conjonctives, il y a conjonction. Madame de Sévigné veut exprimer la douleur de madame de Longueville à la mort de son fils : « Tout ce que la plus vive douleur peut faire et par des convulsions, et par des évanouissements, et par un silence mortel, et par des cris étouffés, et par des larmes amères, et par des élans vers le ciel, et par des plaintes tendres et pitoyables, elle a tout éprouvé. »

Il y a disjonction, au contraire, quand pour donner plus de rapidité à la construction, vous supprimez toutes les particules conjonctives. Ainsi dans Bossuet : « Le roi, la reine, Monsieur, toute la cour, tout le peuple, tout est abattu, tout est désespéré. »

N’est-ce pas aussi à l’ellipse qu’appartient l’anacoluthe, littéralement, absence de compagnon, construction où l’auteur laisse désirer certains mots qui régulièrement devraient accompagner les autres ? Beauzée prétend que l’anacoluthe n’existe pas en français114. M. Fontanier, au contraire, la {p. 368}multiplie à l’infini.Qui, nul, d’autres, le premier, le seul, heureux ! etc., sans substantif exprimé, tout cela, anacoluthe. J’en citerai un seul exemple, le vers de Boileau :

Sans songer où je vais, je me sauve où je puis.

Le premier hémistiche est complet, mais, dans le second, le mot manque de son compagnon, là ; « sans songer où, dans quel endroit, je vais, je me sauve là où je puis. » Mais, en vérité, toutes ces formes sont-elles autre chose que des idiotismes que l’on rencontre à chaque ligne et qui relèvent uniquement du génie de la langue ? J’aimerais mieux appeler anacoluthes ces phrases où l’absence de certains mots change la construction sans la blesser, sert à varier la marche d’une période, et à donner de la grâce au style. Ce sont là secrets du métier à l’usage exclusif des habiles. Voici une construction de Racine qui, ce me semble, me fera comprendre. C’est dans Iphigénie :

Il me représenta l’honneur et la patrie,
Tout ce peuple, ces rois à mes ordres soumis,
Et l’empire d’Asie à la Grèce promis ;
De quel front immolant tout l’Etat à ma fille,
Roi sans gloire, j’irais vieillir dans ma famille…
{p. 369}

Chapitre XXVI.

des figures. — figures par mutation et inversion §

Enfin les rhéteurs rangent encore parmi les figures certaines formes de langage, certains tours de phrase par lesquels l’idée n’est ni développée, ni abrégée, ni rapprochée d’aucune autre, mais seulement modifiée dans sa manifestation. Ces tours et ces formes font saisir d’une manière plus vive que les formes positives et les tours habituels, le mouvement de l’âme et la vue de l’esprit.

« Il y a pour chaque sentiment, dit Condillac, un mot propre à en réveiller l’idée ; tels sont : aimer, haïr. Quand je dis donc : j’aime, je hais, j’exprime un sentiment, mais c’est l’expression la plus faible.

« En changeant la forme du discours, on modifie le sentiment, et on le rend avec plus de vivacité. Si je l’aime ! si je le hais ! exprime combien on aime, combien on hait ; moi, je ne l’aimerais pas ! moi, je ne le haïrais pas ! fait sentir combien on croit avoir de raisons d’aimer ou de haïr. »

Voilà la raison réelle de cette dernière catégorie de figures, que j’ai comprises sous le titre général de mutation on inversion, et à laquelle se rapportent l’exclamation, lépiphonème, l’apostrophe, l’interruption, la suspension, l’interrogation et la subjection, quand elles n’ont point pour but de dissimuler la pensée, et presque tout ee que les rhéteurs appellent {p. 370}figures de construction et de syntaxe, l’hyperbate, l’énallage, etc.

L’exclamation est un élan du cœur, l’expression du sentiment substituée à celle d’une opinion. Tous peuvent penser et dire que tout est vanité dans ce monde, mais si cette triste vérité apparaît à un puissant roi, homme de génie ; si au milieu des grandeurs, des plaisirs, des études, chaque découverte, chaque succès, chaque volupté nouvelle la lui confirme, ce n’est plus une idée qu’il formulera, c’est un cri presque involontaire qui lui échappera : « O vanité des vanités ! vanité des vanités ! »

Qu’à l’occasion d’un fait ou d’une observation, une sentence courte et vive, un trait d’esprit ou d’imagination se détache de l’ensemble en affectant le plus souvent la forme exclamative115, cette espèce d’exclamation se nomme épiphonème :

Tant de fiel entre-t-il dans l’âme des dévots !

s’écrie Boileau en parodiant Virgile ; et la Fontaine à propos des deux coqs :

Deux coqs vivaient en paix ; une poule survint,
Et voilà la guerre allumée.
Amour, tu perdis Troie !…

Ces trois mots charmants sont gros de figures ; mais malheur au rhéteur et à son art, quand il lui arrive de tomber sur de {p. 371}tels exemples. Amour, tu perdis Troie ! est pour l’homme de goût la plus heureuse rencontre d’idée et d’expression à la fois gracieuse, piquante et rapide. N’est-ce pas pitié d’être obligé d’ajouter qu’il y a là quatre figures réunies, allusion, exclamation, épiphonème et apostrophe ? C’est pourtant vrai, mais oubliez bien vite que je vous l’ai dit ; ne vous souvenez que d’une chose : Amour, tu perdis Troie, — et passons à l’apostrophe.

« L’apostrophe, dit Marmontel, consiste à détourner tout à coup la parole et à l’adresser, non plus à l’auditoire ou à l’interlocuteur, mais aux absents, aux morts, aux êtres invisibles ou inanimés, et le plus souvent à quelqu’un ou à quelques-uns des assistants. »

Il fait remarquer que, dans ce dernier cas, l’apostrophe est une des armes les plus puissantes de l’éloquence ; c’est l’adversaire, le juge, l’une ou l’autre classe d’auditeurs, que l’orateur interpelle tout à coup, qu’il prend à partie, qu’il atteste, qu’il terrasse ou qu’il implore. Le premier emploi de l’apostrophe peut être pathétique, quand le sujet la soutient et que la situation l’inspire ; elle est la compagne presque obligée de la prosopopée, mais elle touche souvent alors à l’emphase et à la déclamation.

Un mot maintenant sur quatre figures de cette classe que l’on peut confondre aisément : la parenthèse, l’interruption, la réticence et la suspension.

Par la parenthèse et l’interruption, l’écrivain suspend l’expression d’une idée, en y intercalant une autre idée, mais avec l’intention de revenir à la première et de l’achever : la seule différence, c’est que la parenthèse a pour but d’éclaircir et de compléter ce commencement de pensée, tandis que l’interruption ne fait qu’y ajouter de l’énergie, en y jetant un cri de l’âme tout involontaire, et qui lui échappe presque à son insu. Dans la réticence, au contraire, les premiers mots d’une phrase ont bien été prononcés, mais une réflexion a surgi qui a ordonné de la trancher net pour ne plus la reprendre, et pour y substituer une autre idée. Enfin la suspension consiste à disposer la phrase sans l’interrompre, de {p. 372}telle sorte que le lecteur, en la commençant, n’en prévoi pas la fin, et à reculer assez le dernier mot pour que l’attention soit soutenue ou la curiosité piquée.

Je lis dans la lettre de madame de Sévigné sur la mort de Vatel : « Vatel monte à sa chambre, met son épée contre la porte et se la passe au travers du cœur ; mais ce ne fut qu’au troisième coup (car il s’en donna deux qui n’étaient pas mortels) qu’il tomba mort. » Voilà une véritable parenthèse. Je n’ai qu’un précepte à donner : n’employez jamais la parenthèse sans une absolue nécessité ; ne la multipliez point, et surtout ne vous avisez pas, comme certains prosateurs, de greffer, en quelque sorte, parenthèse sur parenthèse, de façon à dérouter le lecteur, qui, à travers toutes ces superfétations, perd de vue la phrase principale116.

Voici maintenant une interruption dans Bossuet, en parlant de la reine d’Angleterre : « Combien de fois a-t-elle remercié Dieu humblement de deux grandes grâces : l’une de l’avoir faite chrétienne ; l’autre… Messieurs, qu’attendez-vous ? Peut-être d’avoir rétabli les affaires du roi son fils ? Non, c’est de l’avoir faite reine malheureuse. »

Vous voyez que la pensée interrompue un instant est bientôt reprise ; mais quand Athalie dit avec fureur à Joad :

Je devrais sur l’autel où ta main sacrifie
Te … Mais du prix qu’on m’offre il faut me contenter :
Ce que tu m’as promis songe à l’exécuter.
{p. 373}Cet enfant, ce trésor qu’il faut qu’on me remette,
Où sont-ils ?…

il est clair que la réflexion a banni sans retour cette idée de meurtre qu’un premier mouvement de rage avait inspirée ; il y a réticence. Bien entendu que quand la réticence est affectée, quand l’interruption n’est point l’effet naturel de la passion, mais un dessein prémédité de faire entendre, par le peu qu’on a dit, ce qu’on affecte de supprimer, et même souvent beaucoup au delà, elle n’appartient plus alors aux figures dont nous traitons ici, et doit se ranger, à la suite de l’ironie, parmi celles qui font contraster la parole avec la pensée.

Pour donner l’idée de la suspension, je rappellerai un exemple de cette figure, c’est une singulière période de Brébeuf, souvent citée en pareil cas : elle se trouve dans ses Entretiens solitaires, livre II, chap. 5. Le poëte s’adresse à Dieu :

Les ombres de la nuit à la clarté du jour,
Les transports de la rage aux douceurs de l’amour,
A l’étroite amitié la discorde et l’envie,
Le plus bruyant orage au calme le plus doux,
La douleur au plaisir, le trépas à la vie,
Sont bien moins opposés que le pécheur à vous.

M. de Lamartine a donné un bien plus poétique et bien meilleur exemple de suspension dans ses Harmonies, liv. III, ode 3.

Au reste, ces quatre dernières figures, pour mieux exprimer l’intention ou le sentiment de l’écrivain, arrêtent la marche de la phrase, mais sans y jeter le désordre ; celles dont il nous reste à parler portent de plus graves atteintes à la construction ou à la syntaxe. Avant donc de les aborder, il faut s’être fait une idée bien nette de la syntaxe et de la construction.

La construction est l’arrangement des mots d’une phrase, la syntaxe, l’accord de ces mots entre eux, l’un et l’autre {p. 374}déterminés par certaines règles et par l’usage. Des biens que lui a donnés Dieu jouit le sage modérément, mauvaise construction ; le sage jouit modérément des biens que Dieu lui a donné, faute de syntaxe ; enfin le sage jouit modérément des biens que Dieu lui a donnés, phrase correcte selon les règles de position, comme selon celles de concordance, dans sa construction comme dans sa syntaxe.

On est d’accord sur les principes de la syntaxe, on l’est moins sur ceux de la construction. La construction est-elle fondée sur la nature même de l’esprit humain, ou n’est-elle que le résultat du génie de chaque langue ? Quelle est la plus naturelle de ces phrases : Des rois gouvernèrent d’abord la ville de Rome, ou Urbem Romam a principio reges habuere ; Alexander vicil Darium, ou Darium vicit Alexander ? Question longuement controversée au xviiie siècle. Le Batteux, Chompré, Pluche, Condillac117, soutenaient que tout dépend du génie de la langue ; Dumarsais et l’Encyclopédie étaient d’un avis contraire ; et la raison, ce me semble, est pour eux, comme l’autorité.

Remarquez en effet. Tant que la pensée reste dans l’esprit à l’état de simple concept, elle est une et indivise, elle forme un tout qui n’a point de parties et n’en a pas besoin ; mais aussitôt qu’on veut la manifester à l’extérieur par la parole, il est bien évident qu’on ne le peut sans la diviser pour en présenter successivement les divers membres. C’est en ce sens qu’on a appelé les langues des méthodes analytiques. Or croyez-vous que cette succession de parties puisse être arbitraire, au moins dans ses principaux éléments ? Admettez-vous une qualité ou un acte dans un sujet, sans avoir été instruit d’abord de l’existence de ce sujet ? L’idée de l’acte n’évoquera-t-elle pas naturellement, quand il est transitif, celle de l’objet qui en est affecté ? La cause ne précédera-t-elle pas l’effet ? et, par conséquent, ne faudra-t-il pas mettre {p. 375}nécessairement le sujet avant le verbe, le verbe avant son régime, l’antécédent avant son conséquent ? Telle sera en effet la suite forcée des mots dans les langues où leur succession peut seule faire apprécier leurs relations logiques. Il est sans doute des idiomes où l’on est libre de renverser cet ordre, mais alors on doit le remplacer en indiquant les rapports par des inflexions ou désinences qui modifient les vocables eux-mêmes. Et comment déterminer ces désinences, si l’esprit n’a préalablement arrêté les relations entre les idées dans l’ordre que je viens d’énoncer118 ?

Rappelez-vous la fameuse phrase de M. Jourdain : « Belle marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour. » Le maître de philosophie, après avoir retourné cette phrase de quatre ou cinq façons, lui dit bien que de toutes ces façons la meilleure est celle qu’il a employée tout du premier coup ; mais il ne lui dit pas pourquoi. Or, ce pourquoi, c’est évidemment que, ne pouvant exprimer par des variétés de terminaisons la variété des rapports logiques qui lient ces mots entre eux, il a dû le faire en les plaçant dans une succession régulière ; c’est qu’il lui a fallu indiquer l’existence des yeux avant leur action, puis leur action en général avant le sens spécial dans lequel elle devait être comprise ici. Cette construction, que l’on a nommée construction simple, naturelle, nécessaire, significative, énonciative, préexiste dans l’esprit comme fondement de toutes les autres, aussi bien dans les langues synthétique ou transpositives, que dans les langues analytiques ou analogues. Elle rend plus sensibles que toute autre les rapports mutuels des mots, image de la relation des idées que ces mots expriment. « C’est d’elle seule, dit avec {p. 376}raison l’Encyclopédie, que les autres constructions empruntent la propriété qu’elles ont de signifier, au point que si la construction nécessaire ne pouvait pas se retrouver dans les autres sortes d’énonciations, celles-ci n’exciteraient aucun sens dans l’esprit, ou n’y exciteraient pas celui qu’on voudrait y faire naître. »

La langue française, la plus claire des langues analytiques, suit en général cet ordre naturel, dont elle s’écarterait cependant bien plus souvent, si elle avait moyen d’y suppléer par des terminaisons variées. Ainsi pourquoi dit-elle : Vos yeux me font mourir ? et ne peut-elle pas dire : Vos yeux M. Jourdain font mourir ? C’est que la forme me au lieu de je ou moi indiquant nécessairement l’objet de l’action, puisque, par une exception bien rare en français, ce mot se décline, l’esprit le replace naturellement après le verbe qui exprime cette action. Il en est de même pour la position des relatifs. Enfin dans toutes les langues analytiques, en anglais, en italien, en espagnol, comme en français, le génie de la langue, le point de vue où l’on se place pour apprécier les relations logiques entre les mots, la liaison des idées surtout, loi souveraine de toute construction, justifient, exigent même, en certains cas, ces sortes de contraventions à la construction naturelle, mais on peut toujours, me semble-t-il, les expliquer facilement d’après ce que j’ai dit, et elles ne détruisent pas le principe.

Une objection pourtant se présente. Si réellement il existe une construction naturelle et nécessaire, pourquoi donc, lorsque d’ailleurs la liaison des idées ne réclame pas une exception, ne pas la suivre aussi bien quand la terminaison des mots est variable que quand elle ne l’est point ? Pourquoi ne dit-on pas en français : vos yeux font mourir me, comme on dit : vos yeux font mourir M. Jourdain ? C’est que, tout en admettant la nécessité originelle de cette construction, on conçoit aussi que l’obligation de s’y conformer partout et toujours blesserait le principe de l’harmonie et celui de la variété ; et que la variété et l’harmonie étant, aussi bien que la clarté, des besoins de notre esprit, le génie de chaque {p. 377}langue a fait une loi d’introduire les unes toutes les fois qu’on le peut sans nuire à l’autre. Or, mieux un Idiome indique les diverses relations des idées entre elles par les désinences diverses des mots, plus souvent il s’éloigne de la construction naturelle pour adopter celle qu’on nomme usuelle. La construction naturelle est évidemment, vos yeux font mourir me ; si la construction usuelle, vos yeux me font mourir, s’en écarte, c’est que, grâce à la forme toute speciale de me, elle satisfait à l’harmonie, sans blesser la clarté. Vos yeux font mourir M. Jourdain, voilà la construction à la fois naturelle et usuelle. Supposons maintenant que, comme en grec et en latin, les désinences expriment encore mieux toutes les relations possibles, la construction usuelle s’étendra bien davantage et se permettra beaucoup plus de liberté. Cicéron écrira indifféremment : accepi tuas litteras ou litteras tuas ; litteras tuas ou tuas litteras accepi ; tuas accepi litteras ou litteras accepi tuas. Une fois les relations clairement indiquées par les terminaisons, qu’importe la place des mots ? C’est ainsi que, dans les langues même les plus analytiques, il est un grand nombre de qualificatifs, de compléments, d’incidentes, dont la position dans une phrase est parfaitement indifférente, et n’obéit plus qu’aux lois de la variété, ou du rhythme, ou encore de l’intérêt et de la passion, influences diverses qui déterminent les subdivisions de la construction usuelle.

Euphonique, la construction usuelle, par l’enchaînement et la proportion des mots entre eux, par une certaine convenance de syllabes, cherche uniquement à flatter l’oreille. Elle balance les membres d’une période, en déroule les plis, représente les idées par les sons, et contribue ainsi à l’harmonie imitative. Racine et Buffon sont les modèles de cette espèce de construction.

Antithétique, elle s’adresse à l’esprit plutôt qu’à l’oreille, elle choque les mots contre les mots pour en faire mieux jaillir l’opposition des pensées :

Romains contre Romains, parents contre parents,
Combattaient follement pour le choix des tyrans.

{p. 378}Et mieux encore dans ces deux rats du bon Horace :

Rusticus urbanum murem mus paupere fertur
Excepisse cavo, veterem vetus hospes amicum.

Etudiez sous ce rapport Fléchier et la Bruyère.

Historique, elle préfère à l’ordre des rapports logiques la succession chronologique des choses exprimées, comme tout à l’heure la phrase de Tacite : Urbem Romam a principio reges habuere. Il fallait que la ville de Rome existât préalablement pour que des rois pussent la gouverner. Cette construction se rencontre à chaque page des écrivains latins119.

{p. 379}Pathétique, c’est à l’âme qu’elle parle ; elle se conforme non plus à l’ordre des faits ni à l’ordre logique, mais à celui des impressions que ressent ou veut exciter l’écrivain ; celle-ci est plus familière à l’orateur et donne au style l’énergie, la vivacité, l’entrainement.

Enfin, les saillies de l’imagination, le concours d’une foule d’idées qui se présentent ensemble et se heurtent en quelque sorte pour se faire passage, la fougue, l’impatience, le délire de la passion qui s’emporte, et jettent le désordre dans l’esprit, peuvent engager l’écrivain à enlever les mots à leur place ordinaire, et à bouleverser même des phrases entières. Nous voici à la construction figurée à laquelle appartiennent les formes dont il me reste à parler.

L’hyperbate ou inversion. Cette figure distrait les mots de leur place naturelle et les transporte dans une autre pour donner à la phrase plus de vigueur, d’élégance ou d’harmonie120. Quintilien compare ingénieusement l’arrangeur de {p. 380}phrases et de périodes (et notre orgueil a beau en murmurer, c’est là plus ou moins le lot de tout écrivain), à l’ouvrier qui construit un mur avec des pierres brutes, qui essaye, qui rejette, qui reprend, tantôt l’une, tantôt l’autre, jusqu’à ce qu’il ait placé chacune à l’endroit convenable et où elle s’agence le mieux. « Seulement, ajoute-t-il, nous ne sommes pas les maîtres, nous autres auteurs, de tailler les mots et de les polir pour les lier convenablement ensemble ; nous sommes forcés de les prendre tels qu’ils sont et de leur choisir une bonne place ; et l’un des moyens les plus efficaces pour rendre la phrase nombreuse, gracieuse, énergique, c’est de savoir intervertir à propos l’ordre des mots, nec aliud potest sermonem facere numerosum quam opportuna ordinis mutatio121. »

Naturellement les langues transpositives se prêtent beaucoup mieux à ces inversions que les langues analogues. Celles-ci cependant ne les proscrivent pas absolument.

Le français en admet un très-grand nombre en poésie :

… Sitôt que de ce jour
La trompette sacrée annonçait le retour,
Du temple, orné partout de festons magnifiques,
Le peuple saint en foule inoudait les portiques…
Mais lui-même étonné d’une fuite si prompte,
Par combien de serments, dont je n’ai pu douter,
Vient-il de me convaincre et de nous arrêter !

On voit que cette liberté de changer l’ordre analytique et de faire du premier vers le second et du second le premier ajoute à l’élégance et à l’harmonie. Aussi ne peut-on lire dix {p. 381}vers français sans y rencontrer l’hyperbate. La prose est plus rigoureuse. L’hyperbate cependant naît, comme dans d’autres langues, sous la plume de nos grands prosateurs. Je pourrais multiplier les exemples ; je me contenterai de citer une phrase de Fléchier : « Déjà prenait l’essor, pour se sauver vers les montagnes, cet aigle dont le vol hardi avait d’abord effrayé nos provinces122 ; » et cette belle construction de Bossuet déjà citée, qui reproduit si bien, par la hardie transposition du verbe et par le poids de toute la phrase la formidable pesanteur de l’objet à peindre : « Restait cette redoutable infanterie de l’armée d’Espagne… etc. » Souvent, sans inversion précise, la construction de Bossuet donne à sa parole un charme extrême. Voyez dans l’Oraison funèbre de la duchesse d’Orléans : « Madame cependant a passé du matin au soir, ainsi que l’herbe des champs ; le matin elle fleurissait, avec quelle grâce ! vous le savez ; le soir nous la vîmes séchée ; et ces fortes expressions, par lesquelles l’Ecriture sainte exagère l’inconstance des choses humaines, devaient ètre pour cette princesse si précises et si littérales. » Essayez de mettre : « Vous savez avec quelle grâce elle fleurissait le matin ! »

En général cependant la prose française est avare d’inversions. Fénelon lui en fait le reproche. « Notre langue, dit-il, est trop sévère sur ce point ; elle ne permet que des inversions douces ; au contraire, les anciens facilitaient par des inversions fréquentes les belles cadences, la variété et les expressions passionnées ; les inversions se tournaient en grandes figures, et tenaient l’esprit suspendu dans l’attente du merveilleux. »

{p. 382}Tout cela est vrai, mais c’est une nécessité des langues analytiques, qu’il est difficile et hasardeux de faire fléchir ; j’ai dit pourquoi. Les maîtres l’ont tenté, souvent avec bonheur, toujours avec science et réserve. D’autres sont venus ensuite, qui n’étaient pas des maîtres, et qui ont voulu aller plus loin. Mais ignorant à la fois et le principe de la construction et le génie de la langue, ils sont tombés dans tous les excès du ridicule. Le type, sous ce rapport, est l’auteur d’un roman fameux, il y a quelque trente ans, le Solitaire ; dans ce livre, comme dans le Renégat, dans la Mort et l’Amour, etc., du même écrivain, on trouve des constructions fabuleuses et des inversions que le maître même de M. Jourdain n’a point prévues.

Ce ne sont plus là des hyperbates, mais plutôt ce que les rhéteurs appellent synchyse, c’est-à-dire, non-seulement inversion, mais renversement complet de la construction ordinaire, mélange et confusion.

La passion seule peut justifier la synchyse. C’est quand l’âme est bouleversée que la phrase peut l’être à ce point. Ainsi le commencement du discours de Pacuvius à son fils Perolla dans Tite-Live : « Per ego te, fili, quæcumque jura liberos jungunt parentibus… etc. » C’est assez dire que la synchyse est presque inadmissible dans les langues analytiques. Je trouve force synchyses dans le français du xvie siècle, mais alors les règles de construction étaient encore vagues et mal assises ; la phrase s’embarrassait ou s’interrompait à chaque pas par des inversions laborieuses, des parenthèses infinies, des allonges, en quelque sorte, gauchement soudées à l’aide de relatifs et de prépositions. Ce ne sont plus là des figures, ce sont des fautes de construction dont quelques langues peuvent s’accommoder, mais qui choquent la netteté française. Mme de Sévigné, qui se rattache par tant de côtés au xvie siècle, fournit quelques exemples de synchyse. En voici un dans son admirable lettre sur la mort de Turenne : {p. 383}« Chacun conte l’innocence de ses mœurs, la pureté de ses intentions, son humilité éloignée de toutes sortes d’affectations, la solide gloire dont il était plein, sans faste et sans ostentation, aimant la vertu pour elle-même, sans se soucier de l’approbation des hommes, une charité généreuse et chrétienne. »

L’énallage est une figure de syntaxe. Elle substitue un temps à un autre123. L’énallage se rencontre en français dans certaines locutions familières : Si tu parles, tu es mort ; et dans un ton plus élevé, quand pour donner à la phrase du mouvement et de la vivacité, on substitue :

1° Le présent au passé : « Turenne meurt, tout se confond, la fortune chancelle, la victoire se lasse… etc. ; »

2° Le présent au futur ; dans Boileau :

… Dès que nous l’aurons prise,
Il ne faut qu’un bon vent et Carthage est conquise ;

3° Le passé au présent ou au futur ; dans Racine :

Bientôt ton juste arrêt te sera prononcé ;
Tremble ! son jour approche, et ton règne est passé.

J’appellerais volontiers énallage de mode l’emploi de l’infinitif au lieu de l’indicatif, dont les Latins usaient si souvent sous le nom d’infinitif historique, et qui se rencontre parfois en français :

Ainsi dit le renard, et flatteurs d’applaudir.

{p. 384}Quelques-uns expliquent cette forme par l’ellipse.

L’énallage de nombre et de personne remplace tu par vous, je par nous, emploie la seconde personne pour la troisième, ou la troisième pour la seconde, etc. Les exemples en sont continuels.

Une autre figure qui affecte également la syntaxe est la syllepse ou compréhension. L’esprit dominé par une idée oublie la concordance grammaticale, et rapporte un mot non plus aux mots précédents, mais à l’idée qui le préoccupe et dans laquelle il comprend, il absorbe ce mot. Voici une jolie syllepse dans la Bruyère : « Une femme infidèle, si elle est connue pour telle de la personne intéressée, n’est qu’infidèle ; s’il la croit fidèle, elle est perfide. » C’est une syllepse de genre. En voici une de nombre, dans Racine :

Entre le pauvre et vous vous prendrez Dieu pour juge,
Vous rappelant, mon fils, que caché sous ce lin,
Comme eux vous fûtes pauvre, et comme eux orphelin.

Et dans Bossuet : « Quand le peuple hébreu entra dans la terre promise, tout y célébrait leurs ancêtres. » Enfin, Fénelon réunit la syllepse de genre et celle de nombre, quand il fait dire à Mentor : « Il faut envoyer dans les guerres étrangères la jeune noblesse. Ceux-là suffisent pour entretenir toute la nation dans une émulation de gloire, etc. »

M. Fontanier donne à cette figure le nom de synthèse, pour empêcher, dit-il, qu’on ne la confonde avec le trope appelé syllepse, dont nous avons parlé. Mais comme le mot synthèse est employé aussi dans une autre signification parla rhétorique, l’inconvénient est égal des deux parts, et je préfère encore la dénomination consacrée, parce que réellement compréhension n’est pas composition. Si vous voulez distinguer les deux syllepses, appelez celle dont je parle ici syllepse grammaticale, et l’autre syllepse oratoire.

Je termine par ces anomalies ce que j’ai à dire du style figuré. J’ajouterai seulement une observation. On a reproché à presque toutes les rhétoriques ou d’attacher trop peu {p. 385}d’importance aux figures, ou de les multiplier sans mesure, comme sans motif. Ai-je su éviter l’un et l’autre excès, le dernier surtout ? Je n’ose le croire. Mais quelque longue que soit ma nomenclature , je prie mes jeunes lecteurs d’être persuadés que je leur épargne encore bien des détails. Sans parler, en effet, de toutes les figures dont j’ai, dans l’occasion, annoncé le retranchement, et de toutes celles que j’ai rejetées dans les notes, j’aurais pu nommer l’ épithète et l’épithétisme, et recommander à ce propos d’éviter les épithètes fades, oiseuses et déplacées, un des défauts les plus énervants pour le style ; j’ai volontairement oublié l’adjonction, la conglobation, l’atroïsme, le mérisme, l’harmonisme, etc. Et que serait-ce si des genres, j’en étais venu aux espèces ! si dans le zeugme j’avais distingué le protozeugme, le mésozeugme et l’hypozeugme ; dans l’onomatopée, l’allitération, l’assonance et l’antanaclase ; dans l’épiphonème, l’initiatif, l’interjectif et le terminatif ; dans la répétition, l’anaphore, l’épiphore, l’épanalepse ou réduplication, la symptoque ou concaténation directe et indirecte, l’anadiplose, l’épanode… que sais-je ? c’est une mine inépuisable et que je serais assurément bien fâché d’avoir épuisée.

Quoi qu’il en soit, le jeune rhétoricien aura facilement compris, je l’espère, quelles figures doivent principalement fixer son attention, et n’être employées par lui qu’avec un souvenir intelligent des préceptes qui s’y rattachent, la métaphore, l’antithèse, l’hyperbole, la périphrase ; ce ne sont plus là seulement des ornements de style, c’est presque le style tout entier.

{p. 386}Pour faciliter aux élèves l’étude de ce livre, et leur en faire mieux saisir la marche, j’ai cru utile d’y ajouter un résumé de tout l’ouvrage.

{p. 387}

Résumé. §

Chapitre premier. §

La rhétorique est l’art de communiquer et de faire partager aux autres nos idées et nos sentiments à l’aide de la parole et de l’écriture.

Cet art serait impuissant sans la nature, c’est-à-dire sans certaines facultés innées qui nous font saisir et formuler les rapports dans le domaine intellectuel, comme les sens perçoivent et apprécient les rapports dans le domaine physique.

Or, ces facultés existent à divers degrés, organiquement ou accidentellement, dans l’immense majorité de l’espèce humaine, et elles sont perfectibles par la méthode et l’exercice.

La rhétorique qui comprend cette méthode et cet exercice est donc possible et utile.

Considérée étymologiquement, elle ne signifie que l’art de parler, mais le sens de ce mot s’est modifié et étendu, et exprime aujourd’hui l’art d’écrire tout entier, quel que soit le sujet traité et la forme employée.

La rhétorique suppose donc :

La nature ou les facultés innées,

La méthode ou l’exposition raisonnée des règles et des préceptes,

La pratique ou l’exercice de la composition à laquelle se rattache l’étude et l’imitation des modèles.

{p. 388}

Chapitre II. §

Les facultés innées indispensables à la rhétorique et qui constituent l’intelligence, sont la mémoire, le jugement et l’imagination.

La mémoire conserve et retrouve les idées ;

Le jugement les compare, les choisit, les coordonne ;

L’imagination les manifeste, les embellit, les vivifie.

Avant d’aborder la rhétorique, il faut donc avoir exercé préalablement ces trois facultés. De tous les exercices propres à les agrandir et à les fortifier, le plus efficace est cet ensemble d’études auquel on a donné le nom d’humanités et qui s’occupe surtout de la langue nationale et des langues anciennes. Il faut étudier ces langues dans leur vocabulaire et dans leur grammaire, méthodiquement et historiquement, c’est-à-dire dans le présent et le passé.

La rhétorique est le complément des humanités.

Elle se divise en trois parties corrélatives aux trois facultés principales de l’intelligence : l’invention, la disposition et l’élocution.

Les préceptes de l’invention viennent eu aide à la mémoire pour retrouver le fond des idées ;

Ceux de la disposition au jugement pour établir l’ordre dans les idées ;

Ceux de l’élocution à l’imagination pour donner la forme aux idées.

L’invention consiste donc dans l’acquisition des idées ou du moins dans la recherche des procédés qui en facilitent l’acquisition.

Il y a plusieurs moyens de parvenir à l’invention.

Le premier est l’observation attentive, assidue et intelligente de soi, des hommes et des choses.

Le second est la science, c’est-à-dire l’observation dans le passé.

Le troisième est la méditation des idées acquises et de celles qu’on veut traiter.

{p. 389}Le quatrième est l’étude analytique et synthétique des ouvrages bien pensés et bien écrits, et les exercices de composition graduellement distribués.

Chapitre III. §

Dès que l’élève a ajouté par ces moyens aux facultés inventives que lui a données la nature, il peut traiter un sujet.

Le choix du sujet n’est pas indifférent. Le sujet doit présenter les conditions suivantes :

Être moral, ou du moins n’avoir rien de contraire à la moralité ;

Ètre intéressant, c’est-à-dire, amuser, instruire ou toucher, et, s’il est possible, réunir ces trois qualités ou au moins deux d’entre elles ;

Ètre fécond, c’est-à-dire susceptible de développements ;

Ètre en rapport avec le talent et les forces de l’écrivain ;

Prêter à la grâce ou à la puissance du style.

Sont incompatibles avec la grâce ou la puissance du style :

Tout sujet qui n’a pas un caractère bien tranché ;

Tout sujet qui implique la confusion des genres ;

Tout sujet qui repose sur une donnée fausse ou puérile ;

Tout sujet qui ne présente pas un intérêt assez général.

Chapitre IV. §

Le sujet une fois choisi, il reste à le développer.

Tous les préliminaires indiqués pour l’invention du sujet, observation, connaissances, méditation, exercices, préparent également à l’invention des développements.

L’art y ajoute ce que les anciens appelaient topiques, lieux ou lieux communs.

La théorie des topiques consiste en trois points :

Études générales pour préparer aux spécialités ;

Lieux externes, comprenant tout ce qui, en dehors du {p. 390}sujet, peut cependant s’y rapporter : témoignages, autorités, pièces et ouvrages sur la matière à traiter.

Lieux internes, pris dans le sujet même et ressortant uniquement de son examen, phénomènes de l’idée. Ces derniers peuvent se diviser en deux classes :

D’abord les lieux internes applicables à presque tous les sujets, et à l’ensemble aussi bien qu’aux parties. Ils sont au nombre de trois :

La définition, on explication de l’idée dont le mot est le signe ;

La notation ou étymologie, explication du mot dont l’idée est le sens ;

L’analyse ou énumération des parties de l’idée, à laquelle on procéde de trois manières :

Ou l’analyse est précédée d’une synthèse ;

Ou elle est suivie d’une synthèse ;

Ou elle est placée entre deux synthèses.

Chapitre V. §

Ensuite, les lieux internes applicables seulement à certains sujets et aussi plutôt aux parties qu’à l’ensemble du sujet. On peut les réduire aux suivants :

Le genre et l’espèce ;

Les antécédents et les conséquents ;

La cause et l’effet ;

Les circonstances ou accessoires ;

Les semblables et les contraires.

L’idée à traiter peut gagner beaucoup en développements, si on la rapproche successivement de chacun de ces topiques, et si l’on emploie ceux d’entre eux qui peuvent lui être applicables.

Chapitre VI. §

L’étude des mœurs et des passions n’est pas moins féconde pour l’invention, puisque les observations à cet égard ont {p. 391}pour objet l’homme et la nature dans un temps, un lieu et des circonstances données, et que le sujet le plus habituel de l’écrivain est nécessairement la nature et l’homme.

Pour connaître et reproduire la nature, l’écrivain doit l’étudier dans ses phénomènes réguliers et irréguliers.

Pour connaître l’homme, l’écrivain doit d’abord s’étudier lui-même, puis étudier les autres dans les diverses modificacations que leur font subir les éléments suivants : l’âge, le sexe, le tempérament, le climat, le pays, le siècle, la religion, les institutions politiques et sociales, l’éducation, les travaux et les habitudes journalières, enfin, la combinaison de tous ces éléments avec les objets naturels ou artificiels qui les environnent, ce qui constitue la couleur locale.

L’auteur doit ajouter à cette étude celle de ses propres rapports avec ses auditeurs ou ses lecteurs, ce qui constitue les bienséances.

Chapitre VII. §

L’étude des mœurs considère l’individu dans son état normal et habituel, l’étude des passions considère l’espèce dans les accidents identiques qui l’affectent, en se modifiant d’après les circonstances individuelles.

Dans les passions, comme dans les mœurs, l’écrivain doit s’étudier d’abord ; mais comme il n’est pas absolument nécessaire, pour peindre ou inspirer la passion, de l’éprouver ou de l’avoir éprouvée soi-même, et qu’il suffit de la bien comprendre, il doit l’étudier aussi dans les autres, dans les assemblées publiques, dans la société intime, enfin, dans les écrivains qui ont su le mieux la traiter.

Il remarquera dans ces écrivains non-seulement l’art de peindre ou d’inspirer la passion, mais aussi ce que nous appellerons le talent de passionner un sujet, c’est-à-dire d’y intéresser le lecteur, en s’y intéressant vivement soi-même.

Presque tous les sujets sont susceptibles de passion, mais il faut savoir préparer la passion, ne pas en abuser et l’éviter là où elle serait déplacée.

{p. 392}

Chapitre VIII. §

Quand on a trouvé toutes ou presque toutes les idées qui doivent entrer dans un sujet, il s’agit de les disposer.

La disposition, qui met dans les idées l’ordre et l’enchaînement nécessaires pour que chacune soit à sa place et produise son effet, n’est pas moins indispensable que l’invention.

On se fait d’abord un plan général dans lequel n’entrent que les premières vues et les pensées principales.

La qualité essentielle à donner à ce plan c’est l’unité.

On distingue plusieurs espèces d’unités : unité d’action, d’intérêt, de mœurs, de ton, enfin unité de dessein, la plus importante, qui consiste à établir dans un écrit un point fixe auquel tout se rapporte, un but unique vers lequel tout se dirige.

L’unité de dessein bien déterminée, on distribue les groupes d’idées, et ensuite les détails de ces groupes, on assigne à chaque idée sa place d’après leur génération et leur dépendance, c’est-à-dire de manière que chacune d’elles amène la suivante, et que celle-ci, conduisant à son tour à une autre, serve en même temps à la précédente d’explication ou de développement.

C’est là ce qui constitue l’enchaînement des idées.

Des résumés et des analyses raisonnées de divers écrits habituent l’élève à reconnaître et à reproduire lui-même cet enchaînement.

Chapitre IX. §

Les règles ayant pour principes la satisfaction de nos besoins intellectuels, et notre esprit ne demandant point seulement l’unité et l’enchaînement des idées, mais encore l’harmonie, la variété et la gradation, il faut aussi s’occuper des points suivants :

{p. 393}Juste étendue de l’ouvrage, en sorte qu’il ne soit ni trop vaste ni trop resserré ;

Juste proportion des parties de l’ouvrage, et entre elles, et dans leur rapport avec l’ensemble et la forme adoptée ;

Épisodes et digressions, admissibles, pourvu qu’ils ne soient ni fréquents, ni longs, ni trop étrangers au sujet, ni déplacés ;

Transitions, auxquelles l’enchaînement parfait des idées dispense presque toujours d’avoir recours, la transition artificielle n’étant nécessaire que quand deux idées ou absolument opposées, ou tout à fait semblables, doivent être rapprochées, ici sans monotonie, là, sans disparate ;

Contrastes, utiles pour éviter la trop grande uniformité, mais qu’il faut employer avec ménagement et sans exagération ;

Gradation et préparation oratoire, presque toujours indispensable, surtout quand il s’agit d’entraîner les esprits ou de peindre les passions.

Outre ces observations qui s’appliquent à l’ensemble de l’ouvrage, il y en a de spéciales pour les diverses parties, pour le commencement, le milieu et la fin d’un écrit.

Chapitre X. §

Le commencement ou début d’un ouvrage doit être conforme à la nature de l’écrit tout entier.

Dans les ouvrages didactiques et narratifs, il suffit en général de définir ou d’exposer clairement le sujet.

Dans les autres il faut en outre chercher à inspirer au lecteur la bienveillance, l’attention, la docilité.

Ces deux principes renferment toutes les règles du début.

Le début du poëme épique consiste dans l’exposition et l’invocation.

Le drame se contente de l’exposition dialoguée.

Les discours de la chaire commencent par la proposition et la division, qui doit être complète, naturelle et graduée.

{p. 394}Le début dans l’éloquence de la tribune et du barreau se nomme exorde.

Parfois on le supprime et l’on entre immédiatement dans le fait ou dans la passion. Cette dernière forme s’appelle exorde ex abrupto.

Quand l’exorde est indispensable, comme il arrive presque toujours au barreau, les rhéteurs en indiquent cinq sources différentes. L’orateur le tire :

Ou de lui-même et de son client, ou des adversaires, ou des juges, ou de la cause, ou de quelque circonstance extérieure qu’il rattache à la cause.

Le début, quel qu’il soit, ne doit être :

Ni trop brillant et trop étudié ;

Ni vulgaire, c’est-à-dire pouvant appartenir à plusieurs sujets ;

Ni commun, c’est-à-dire pouvant être également employé par l’adversaire ;

Ni étranger au sujet, ou même disparate dans ses rapports avec le sujet.

Chapitre XI. §

Après l’exorde, on entre dans le sujet même.

Sans vouloir donner les règles de disposition de chaque groupe d’idées dans tous les genres possibles, et en se bornant aux plus importants, on remarque que :

Dans les écrits qui ont pour objet l’exposition des faits, racontés ou dialogués, l’ordre chronologique ou la gradation de l’intérêt trace la marche à suivre ;

Dans les compositions didactiques et oratoires, il y a diverses manières de procéder :

Ou l’on commence par une synthèse que développe ensuite l’analyse ;

Ou l’on saisit un détail de l’analyse, et de détail en détail on parvient à la synthèse ;

Ou l’on oppose à une thèse, l’opinion contraire que l’on {p. 395}appelle antithèse, et l’on concilie les deux opinions par une troisième qui prend le nom de synthèse.

Mais la méthode la plus ordinaire est d’exposer d’abord le fait ou la doctrine, ensuite de les développer et de les prouver, enfin de combattre les opinions opposées : c’est ce qu’on nomme narration ou thèse, confirmation et réfutation.

La narration doit être claire, précise, vraisemblable, intéressante.

On parvient à ces qualités en saisissant bien et en ne perdant jamais de vue le point culminant, c’est-à-dire le but, l’objet principal de la narration ou thèse.

A la narration qui est l’exposé des faits, il faut ajouter la description qui est l’exposé des choses.

En général, la description se rattache à la narration et ne doit s’y montrer que lorsqu’elle y est utile et opportune.

Elle doit être d’ailleurs claire, précise, variée, originale, et, s’il est possible, pathétique.

Les rhéteurs nomment la description des lieux topographie,

Celle du temps, chronographie,

Celle des personnes, prosopographie et éthopée,

La description vive, colorée, animée, hypotypose,

La narration ou description dans laquelle l’auteur s’exalte jusqu’à faire agir et parler les êtres animés et inanimés, prosopopée.

Chapitre XII. §

La description des personnes, nommée aussi caractère ou portrait, peut représenter au physique, au moral, ou sous les deux aspects, un être réel ou imaginaire.

Les portraits, admis surtout dans le genre didactique, l’éloquence et l’histoire, ne doivent offrir que des figures dignes de fixer l’attention, être ou fidèles, ou vraisemblables, s’ils sont inventés, opportuns et variés.

Deux caractères mis en opposition se nomment parallèles.

Souvent on peint mieux les personnages en les faisant {p. 396}parler que par des portraits proprement dits. C’est ce qu’on nomme dialogue.

Le dialogue doit être naturel, c’est-à-dire, conforme au caractère et à la position des interlocuteurs, aller au but, ne se produire qu’à propos quand il n’est pas lui-même le sujet de l’œuvre.

Le dialogue didactique et philosophique peut s’employer dans les questions importantes ; il doit, autant que possible, aboutir à un résultat positif, et ne pas laisser l’esprit dans l’incertitude.

Au dialogue se rattache le genre épistolaire.

Les règles du dialogue parlé s’appliquent presque toutes aux lettres ou épîtres qui sont, en général, une sorte de dialogue par écrit.

Enfin, quand on veut, par la narration ou la description, remuer vivement l’âme et déterminer la persuasion, on emploie l’amplification, qui n’est qu’une exposition énergique des choses, destinée à en faire mieux sentir ou la dignité et la grandeur, ou la faiblesse et l’indignité. D’où il suit qu’on admet deux espèces d’amplification, celle qui agrandit, et celle qui atténue.

Chapitre XIII. §

Quand la narration et les genres que nous y avons rattachés ne forment pas eux-mêmes l’ensemble de l’œuvre, celle-ci se trouve alors presque tout entière dans la confirmation.

La confirmation renferme les preuves ou arguments.

Pour argumenter, il s’agit d’abord de déterminer à quel ordre de vérités appartient la thèse à démontrer.

Il y a trois ordres de vérités susceptibles de démonstration :

Les vérités d’évidence,

Les vérités d’expérience,

Les vérités de témoignage.

La formule la plus générale de démonstration, qui pose les universaux et en déduit les hypothèses, se nomme syllogisme.

{p. 397}Le syllogisme est catégorique, conditionnel ou disjonctif.

Les principales formes de raisonnement qui se rattachent au syllogisme sont l’épichérème, l’enthymème, le sorite et le dilemme.

Une fois les preuves trouvées et leur nature reconnue, il faut apprendre à les choisir, à les disposer, à les traiter, en ayant soin de remonter le plus souvent possible aux généralités.

On peut considérer comme une partie de la confirmation, la réfutation qui consiste à combattre les arguments, à réfuter les objections des adversaires, à dévoiler toutes les espèces de paralogismes et de sophismes.

La réfutation est sérieuse ou ironique, ou réunit quelquefois les deux caractères.

La confirmation et la réfutation formant le corps du discours dans presque tous les genres d’éloquence, c’est ici que l’on peut mentionner les classifications du genre oratoire adoptées par les rhéteurs.

Les uns divisent l’éloquence en divers genres, d’après lès lieux où elle s’exerce, la tribune, le barreau, la chaire, l’académie ;

Les autres, d’après le but qu’elle se propose, en genre délibératif, démonstratif et judiciaire.

Il est bon de connaître ces divisions sans leur donner une importance exagérée.

Chapitre XIV. §

Enfin, il est des règles pour terminer l’ouvrage, comme pour le commencer et le poursuivre.

Dans l’épopée, dans le roman, dans la tragédie, la conclusion, que l’on appelle dénouement, doit terminer d’une manière complète au moins l’action principale ; seulement quand il est nécessaire de donner aussi le dernier mot des faits accessoires, on y ajoute une partie nommée achèvement. Le {p. 398}dénouement doit toujours être amené, imprévu, autant que possible, pris rarement en dehors de l’action, et n’être jamais l’effet du hasard.

La conclusion des œuvres d’éloquence se nomme péroraison.

La péroraison est presque toujours pathétique, soit véhémente, soit suppliante. Elle se tire le plus souvent de la personne du client, ou de l’adversaire, ou du juge, ou de l’auditeur, ou enfin de l’orateur lui-même.

On peut terminer certains discours, de même que la plupart des ouvrages didactiques, philosophiques et historiques, par une sorte de sommaire, récapitulation ou épilogue, qui résume les points principaux pour les mieux graver dans l’esprit des auditeurs et des lecteurs.

Chapitre XV. §

La troisième et dernière partie de la rhétorique est l’élocution, qui s’occupe de l’expression de la pensée, du style proprement dit.

Le style, dans la véritable acception de ce mot, est le procédé propre à chaque écrivain pour exprimer sa pensée. On ne peut donc, comme plusieurs l’ont fait, subdiviser le style, d’après la nature du sujet, en style simple, sublime et tempéré. Cette division s’appliquerait plutôt au ton, qui n’est réellement que la convenance du style à la nature du sujet.

Pour réussir dans l’élocution, il faut :

Se former un style, en ne perdant jamais de vue la relation intime entre l’expression et la pensée, et en imitant, sans servilité, les meilleurs modèles.

Saisir le ton convenable à la nature du sujet et au but de l’écrivain.

Etudier les qualités essentielles et accidentelles de l’élocution, et les ornements dont elle est susceptible, et que l’on comprend sous le nom de figures.

{p. 399}

Chapitre XVI. §

Les qualités essentielles de l’élocution sont celles qui conviennent à tous les tons et dans tous les sujets.

La première et la plus indispensable est la clarté.

La clarté de l’expression suppose d’abord une conception nette de l’idée.

L’obscurité vient généralement ou de l’ignorance de la langue, ou de l’embarras et de la longueur des phrases, ou d’une concision extrême ou enfin de l’affectation de l’esprit.

Les qualités opposées à ces divers défauts et, par conséquent, les éléments de la clarté du style sont la pureté, la propriété, la précision et le naturel.

La pureté consiste à n’employer que les termes et les constructions conformes aux lois de la raison et à celles de la langue.

Elle évite également :

Le barbarisme qui pèche contre le dictionnaire,

Le solécisme qui pèche contre la grammaire et la syntaxe,

L’archaïsme, ou l’abus des mots vieillis,

Le néologisme, ou l’abus des mots nouveaux,

Le jargon, ou l’emploi du langage corrompu de certaines fractions de la société.

Elle évite aussi le purisme qui est l’exagération de la pureté.

Chapitre XVII. §

La propriété consiste à employer toujours l’expression la plus juste pour rendre la pensée. On s’y habitue par l’étude des synonymes et des origines des différents mots.

La précision consiste à dire ce qu’il faut et ni plus ni moins qu’il ne faut. Le contraire de la précision est la diffusion et la prolixité.

{p. 400}Le naturel ou la vérité du style consiste dans un parfait accord entre l’expression et la nature de l’écrivain, du sujet et de l’idée. Les défauts opposés au style naturel sont le vague, l’emphase, l’afféterie, et l’abus de ce qu’on appelle le style soutenu.

Chapitre XVIII. §

Enfin, la dernière qualité essentielle du style est l’harmonie.

Il y a deux sortes d’harmonie, l’harmonie générale qui ne considére les sons qu’en eux-mêmes et abstraction faite de l’idée, et l’harmonie spéciale ou imitative qui les considère dans leurs rapports avec les pensées et les sentiments exprimés.

L’harmonie générale dépend, soit de la nature individuelle des sons, c’est ce qu’on nomme euphonie, soit de leur alliance et de leur succession, d’où naît le rhythme.

L’euphonie évite le concours des mauvais sons, par conséquent l’hiatus et le bâillement, c’est-à-dire la rencontre de certaines voyelles et des syllabes nasales, et celle des consonnes rudes et sifflantes.

Le rhythme consiste dans la disposition, selon les lois de l’euphonie, de tous les mots d’une phrase, et dans la construction des périodes, dont les anciens rhéteurs distinguaient trois formes principales : la période carrée, la période ronde, et la période croisée.

L’harmonie spéciale ou imitative dépend de la représentation de la pensée, ou par le son même des mots, ce qui constitue l’onomatopée, ou par le mouvement de la phrase.

L’onomatopée, sans être à dédaigner, quand elle se présente naturellement, ne doit pas être recherchée ; il faut s’appliquer spécialement à l’espèce d’harmonie imitative qui représente l’idée par le mouvement de la phrase, qui fait de l’expression, en quelque sorte, l’écho du sens, et que tous les grands écrivains ont étudiée.

{p. 401}

Chapitre XIX. §

Outre ces qualités essentielles à toute espèce d’écrits, les différents genres exigent chacun des qualités spéciales, que nous nommons qualités accidentelles du style.

En général, par exemple, tout livre qui traite d’intérêts sérieux et grands demande la gravité du ton. Une simplicité noble est le principal caractère du style grave. Il faut y éviter la froideur et la monotonie, et ne pas l’exagérer surtout dans les sujets qui ne l’exigent pas absolument.

La noblesse, qualité relative et qui se modifie beaucoup selon les circonstances, consiste à n’employer que les termes les plus généraux et les tournures les plus polies et les plus dignes.

A mesure que le sujet s’élève, on peut arriver à la richesse et à la magnificence :

La richesse qui ajoute à la noblesse l’éclat des images, l’abondance des ornements, le nombre de la phrase, ou qui encore renferme sous peu de mots des idées fécondes ;

La magnificence qui est la grandeur dans la richesse.

La passion, la spontanéité, le besoin d’entraîner demandent l’énergie et la véhémence.

L’énergie se produit, quelquefois en développant, plus souvent en condensant le sentiment ou la pensée. Elle résulte parfois du contraste des idées ou de la hardiesse des images.

La véhémence dépend moins de la force de l’expression que de la vivacité et de la variété du tour et du mouvement de la phrase.

Portées à l’excès, la gravité et la noblesse deviennent de la raideur ; la richesse et la magnificence de l’enflure ; l’énergie, de la dureté ; la véhémence, de la déclamation.

La plus grande hauteur de pensée et de style constitue le sublime, qui est en dehors des préceptes de l’art, et qu’on peut définir, en littérature, l’expression vraie de tout sentiment et de toute idée qui élève l’homme au-dessus de lui-même.

{p. 402}

Chapitre XX. §

Dans les ouvrages qui appartiennent au genre tempéré et même au genre simple, le première qualité spéciale est l’élégance.

L’élégance ajoute aux qualités essentielles l’agrément et la distinction, et elle y parvient par le choix des pensées, des expressions, des tours, des nombres.

L’élégance, dans les choses de sentiment, se nomme la grâce.

L’élégance extrême en certains genres devient le style fleuri.

Les écrivains ingénieux, qui perçoivent rapidement des rapports inaperçus par le vulgaire, ont pour qualités distinctives la finesse et la délicatesse, la première qui vient plutôt de l’esprit, la seconde, du cœur. Le caractère de l’une et de l’autre est de ne point exprimer l’idée tout entière, et d’en laisser deviner une partie.

D’autres auteurs se font remarquer par la naïveté, qui se rapproche du naturel, avec cette différence que le naturel est opposé au recherché, et le naïf au réfléchi. Le naïf est nécessairement spontané, inattendu. L’excès de la naïveté serait la niaiserie.

La dernière qualité accidentelle du style est l’enjouement, qui renferme le comique, le plaisant, le burlesque, le badin. Il doit être naturel et opportun, car il varie suivant les pays et les siècles, et, en mainte occasion, n’est point admissible.

Chapitre XXI. §

Il a été dit qu’outre les qualités essentielles et accidentelles du style il faut étudier les figures.

Les figures sont des formes particulières de langage qui manifestent l’idée d’une manière plus noble, plus énergique, plus élégante que les formes ordinaires, ou qui indiquent {p. 403}mieux que celles-ci le mouvement de la pensée et la vue de l’esprit.

La connaissance des figures est nécessaire à tous et surtout à l’écrivain.

Le style figuré est dans la nature de l’homme, car il prend sa source dans des qualités et des besoins communs à tous, penchant à l’imitation, association d’idées, imagination, passion, etc. Il se modifie avec la civilisation.

Les rhéteurs ont divisé les figures de différentes manières.

Le système le plus généralement adopté les partage en Figures de pensées et

Figures de mots qui comprennent :

Les figures de diction ou de grammaire,

Les figures de construction ou de syntaxe,

Les figures de mots proprement dites auxquelles se rattachent les tropes.

Il semble qu’on pourrait substituer à cette division la suivante :

Figures par rapprochement d’idées semblables ou contraires, trope et antithèse ;

Figures par développement ou abréviation des expressions, pléonasme et ellipse ;

Figures par changement des formes de l’idée, mutation ou inversion.

Chapitre XXII. §

Les figures de la première classe, consistant en rapprochements d’idées, dérivent toutes de la comparaison.

La comparaison doit être juste et suivie, et autant que possible, neuve, rapide et piquante.

La comparaison abrégée se nomme trope.

Le trope consiste à transporter un mot ou une phrase de son sens propre dans un autre, pour donner plus de valeur au discours.

Le plus important de tous les tropes est la métaphore.

{p. 404}Il y a métaphore, toutes les fois qu’en vertu d’une comparaison mentale, on emploie le signe d’une idée pour exprimer une autre idée, semblable ou analogue à certains égards.

La métaphore, pour être bonne, doit être vraie, lumineuse, noble, naturelle, préparée, soutenue. Elle doit éviter l’anachronisme et l’abus des mots techniques.

La métaphore continuée devient l’allégorie.

L’allégorie qui peut se peindre prend le nom d’emblème.

L’allusion peut se rapprocher de l’allégorie et de la métaphore.

Elle est réelle ou verbale.

Réelle, à propos d’une idée elle réveille dans l’esprit une autre idée, qui est ordinairement un fait historique, une fiction, une opinion, un passage connu d’un écrivain ; verbale, elle emploie à dessein un mot susceptible d’un sens différent de celui qu’elle lui donne.

On range parmi les allusions verbales la syllepse oratoire, qui consiste à prendre, dans la même phrase, un mot dans les deux sens, au propre et au figuré. Dans l’emploi de ces figures il faut surtout respecter toujours le goût et les convenances.

Chapitre XXIII. §

Après avoir distingué parmi les tropes, ceux d’usage ou de la langue qui entrent dans les habitudes communes du discours, et ceux d’invention ou de l’écrivain, qui appartiennent plus spécialement à celui qui les emploie, on peut rattacher à la métaphore :

La métonymie, espèce de métaphore dans laquelle les expressions substituées au mot propre supposent une correspondance préalable entre les objets comparés, la cause pour l’effet, l’effet pour la cause, le contenant pour le contenu, le signe pour la chose signifiée, etc.

La synecdoque qui va plus loin, qui exige entre les deux idées rapprochées, non-seulement une correspondance, mais {p. 405}une connexion, une cohésion en un objet unique, le moins pour le plus, le plus pour le moins, une partie pour une autre ou pour le tout, l’abstrait pour le concret, etc.

L’antonomase, sorte de synecdoque, qui substitue un nom commun à un nom propre, et réciproquement, ou bien un nom propre ou commun à un autre moins expressif ;

La métalepse qui emploie l’antécédent, le conséquent, une accessoire quelconque de l’idée pour l’idée elle-même ;

La catachrèse, qui, prenant un mot dans un sens extensif, abusif, l’applique à une idée qui, elle-même, n’a point ou n’a plus de signe propre et exclusif dans la langue ;

L’hyperbole, qui compare, comme la métaphore, une idée à des idées semblables, mais d’une manière exagérée, en allant au delà de la vérité, pour la faire mieux saisir ;

La litote qui, dans la même intention, reste au contraire en deçà de la vérité ;

L’euphémisme et l’antiphrase que l’on rapproche de la litote, le premier se contentant d’adoucir l’idée par l’expression, l’autre disant précisément le contraire de ce qu’elle veut dire.

Chapitre XXIV. §

Toutes les figures dont on vient de parler rapprochent des idées semblables. L’antiphrase mène à l’antithèse qui rapproche des idées opposées.

L’emploi de l’antithèse est très-fréquent et irréprochable en une foule d’occasions. Seulement il n’en faut pas abuser. On en distingue diverses espèces :

La réversion qui fait revenir les mots sur eux-mêmes dans deux propositions successives et opposées l’une à l’autre ;

L’enthymémisme qui rapproche vivement les deux membres d’un enthymème ou syllogisme tronqué ;

Le parodoxisme, antithèse d’idées formulée à l’aide d’une alliance de mots qui semblent s’exclure mutuellement.

Il y a aussi dans l’expression des idées une autre sorte {p. 406}d’opposition qu’on pourrait appeler antithèse interne, et qui a lieu, lorsqu’on dit le contraire de ce qu’on pense, ou qu’on prétend ne pas dire ce que l’on dit réellement. Voici ces formes d’antithèses :

L’ironie, quand on loue en apparence ce qu’on blâme en réalité.

L’épitrope, quand on conseille le contraire de ce qu’on veut.

L’astéisme, quand on loue réellement en paraissant blâmer.

La prétérition, quand on énonce les idées en disant qu’on n’en parlera pas.

La correction, la rétroaction, l’épanorthose, où l’on feint de se laisser aller trop loin, et où l’on revient à dessein sur ce que l’on a dit.

La concession, la préoccupation, la prolepse, où l’on a l’air d’admettre les objections, pour reprendre bientôt l’avantage.

La communication, où l’on paraît entrer dans l’opinion de l’adversaire, pour le ramener à ses propres idées.

La délibération, où l’on semble remettre en question ce que l’on a décidé.

L’interrogation, où l’on s’enquiert de ce que l’on sait fort bien.

La subjection, où, après avoir fait la demande, on fait la réponse, au lieu de l’attendre.

Chapitre XXV. §

Si le rapprochement des idées semblables ou opposées est la source la plus féconde des figures de style, on donne encore an discours de l’énergie et de l’élégance, soit en développant, soit en abrégeant l’expression de la pensée.

Un des premiers moyens de développement ou d’amplification est la périphrase par laquelle on substitue au mot propre une courte définition ou description, en la modifiant d’après l’analogie des idées, la nature des sentiments et le caractère de l’ouvrage.

Souvent, au lieu de développer la pensée, on produit de {p. 407}l’effet seulement en la répétant. Il y a diverses espèces de répétitions :

Ou l’on reproduit plusieurs fois exactement le même mot, c’est la répétition proprement dite.

Ou l’on reproduit plusieurs fois la même pensée,

Soit en accumulant des idées semblables, c’est l’expolition ;

Soit en accumulant divers signes de la même idée, c’est la synonymie ou métabole.

Quand, dans la métabole, on observe une gradation ascendante ou descendante, elle se nomme climax.

Le nom générique de toute figure par laquelle on ajoute à l’expression de l’idée est pléonasme. Si les mots ajoutés sont réellement superflus, le pléonasme devient périssologie.

Le contraire du pléonasme est l’ellipse qui, pour donner plus d’énergie au discours, supprime un ou plusieurs mots, et quelquefois une idée. Il faut éviter dans l’ellipse la dureté, l’obscurité et le solécisme.

On appelle conjonction la figure qui multiplie dans une phrase les particules conjonctives ; disjonction, celle qui au contraire les supprime.

On rattache aussi à l’ellipse l’anacoluthe, construction où l’auteur laisse à désirer certains mots qui régulièrement devraient toujours en accompagner d’autres.

Chapitre XXVI. §

Enfin on range parmi les figures certaines formes de langage ou tours de phrase qui modifient la manifestation de l’idée, en faisant saisir d’une manière plus vive que les formes simples et positives le mouvement de l’âme et la vue de l’esprit. Ces dernières figures sont :

L’exclamation, espèce d’élan du cœur, qui substitue l’expression d’un sentiment à celle d’une opinion ;

L’épiphonème, qui donne à l’idée une forme sentencieuse ;

L’apostrophe, qui détourne la parole de ceux à qui s’adresse le reste du discours pour la reporter à d’autres ;

{p. 408}La parenthèse, l’interruption, la réticence, la suspension, qui arrêtent l’expression d’une idée et passent à une autre, soit pour abandonner tout à fait la première, soit pour y revenir plus tard ;

Et en dernier lieu, tout ce qu’on nomme figures de construction ou de syntaxe.

La construction est simple ou naturelle quand elle suit rigoureusement un ordre analytique.

Mais la construction usuelle s’éloigne parfois de cet ordre,

Soit pour flatter l’oreille, et alors elle est euphonique ;

Soit pour obéir à l’ordre chronologique des faits, et alors elle est historique ;

Soit pour rendre plus vivement la passion, et alors elle est pathétique ou figurée.

Les figures qu’elle emploie dans ce cas sont :

L’hyperbate ou inversion et la synchyse ou renversement de la construction ordinaire.

Les figures de syntaxe les plus usitées sont :

L’énallage qui substitue un temps, un mode, un nombre ou une personne à une autre ;

La syllepse grammaticale, où l’esprit rapporte un mot, non plus aux mots précédents, mais à l’idée qui le préoccupe.

fin.