Achille Didier

1863

Principes de rhétorique et de littérature appliqués à l’étude du français

2015
Achille Didier, Principes de rhétorique et de littérature appliqués à l’étude du français, Paris, F. Tandou et Cie, 1863, 132 p. PDF : Gallica
Ont participé à cette édition électronique : Gabrielle NGuyen (OCR, édition), Vincent Jolivet (TEI) et Stella Louis (édition TEI (2019)).

Avertissement. §

Nous avons essayé de résumer en un petit nombre de pages les réponses aux questions du programme officiel ci-dessous, où rentrent tous les points essentiels de l’étude des lettres. Il s’est publié bien des Manuels de rhétorique, après les grands traités de critique, tels que la Lettre et les Dialogues de Fénelon sur l’Éloquence. le Traité des Études de Rollin, les Leçons de de Rhétorique de Blair, les Éléments de Littérature de Marmontel, etc. Il nous a semblé cependant que l’on pouvait, malgré le mérite des travaux antérieurs, traiter encore ces questions si difficiles et si importantes pour l’éducation de l’esprit. Vingt ans d’enseignement de la Rhétorique, en ramenant constamment ces questions sous nos yeux, nous ont montré combien nos élèves ont de peine à se former là-dessus des notions nettes et précises. Nous avons tâché d’aider leur intelligence, et de satisfaire à ces deux conditions si difficiles : la brièveté et la clarté.

Les notions élémentaires supposent des connaissances acquises, et exigent des développements impossibles sans le secours des exemples, des citations et des lectures. Les limites d’un Précis ne permettent pas de multiplier les exemples ; nous avons dû chercher les plus frappants, et renvoyer souvent l’élève aux leçons des maîtres et aux études de la classe.

A. D.

Questions du programme du 30 août 1852, paragraphe xx, Notions littéraires, classe de rhétorique.

« Dans la suite des leçons, le professeur de rhétorique exposera des notions élémentaires de littérature, qu’il résumera à la fin du cours par les questions suivantes :

1. En quoi la poésie diffère de la versification, et quelles sont les principales formes de vers en latin et en français.

2. Des principaux genres de poésie et de leurs divers caractères.

3. Des genres de prose et de leurs caractères différents.

4. De l’art oratoire ou rhétorique. — Des diverses parties de la rhétorique.

5. Des diverses parties du discours.

6. Quelles sont, parmi les règles de l’art oratoire, celles qui s’appliquent à toute composition.

7. Quelles sont les qualités générales du style, et parmi ces qualités, celles qui caractérisent plus particulièrement les chefs-d’œuvre de la prose française.

8. Des principales figures de pensées et de mots. »

I. En quoi la poésie diffère de la versification, et quelles sont les principales formes de vers en français. §

I. En quoi la poésie diffère de la versification. §

1° Poésie. — La poésie est difficile à définir d’une manière absolue, parce que le sentiment, qui en est l’âme, échappe à la définition par sa mobilité, son indépendance et ses transports. Fénelon en a donné l’idée la plus complète et la plus heureuse, en disant : « La parole animée par les vives images, par les grandes figures, par le transport des passions et par le charme de l’harmonie, fut nommée le langage des dieux. » (lettre à l’ Académie, § V.)

C’est ce besoin des vives images qui a fait, comparer si souvent le poëte au peintre. La poésie, en effet, n’est pas l’histoire exacte et minutieuse de la vie humaine ; elle en est l’imitation et la peinture. Elle est l’imitation de la vérité idéale, c’est-à-dire dégagée des imperfections accidentelles qui altèrent les modèles du beau ; dégagée des traits passagers et périssables qui changent avec les hommes et les siècles. Elle réduit les caractères, les mœurs et les passions des hommes à leurs traits généraux, universels, communs à toute l’humanité, indépendants des variétés de costume et d’habitudes qui sont particulières à chaque peuple et à chaque époque. De ces traits généraux et universels, elle compose cet idéal que le xviie siècle appelait l’idée ou l’origine de la vérité : « type excellent de beauté, a dit Cicéron, où se fixaient les yeux et l’âme de Phidias, et d’après lequel se dirigeait sa main. »

Cette passion de l’idéal fait l’inspiration du poëte, comme celle de l’artiste. L’artiste lui doit la vérité qui fait les chefs-d’œuvre ; vérité admirable, mais dont l’expression est une, immuable, fixée à jamais dans une statue antique ou dans un tableau de Raphaël. La poésie, qui parle à l’imagination aussi vivement que parlent aux yeux la peinture et la statuaire, à sur elles l’avantage de multiplier et d’exprimer à loisir, grâce à la souplesse merveilleuse du langage, tous les aspects du vrai et du beau.

C’est la beauté idéale des créations poétiques qui les rend éternellement jeunes et qui fait passer dans nos âmes les passions exprimées avec la langue du génie, parce que ces passions sont celles de l’humanité tout entière.

Cette loi poétique du beau idéal, qui est en même temps le beau moral, n’exclut pas la peinture des passions coupables et des vices ; car la poésie, et surtout la poésie dramatique, est l’imitation de la vie. Mais elle les peint avec de fortes couleurs, sous des traits énergiques, qui inspirent la crainte, l’éloignement, l’horreur. Néron et Athalie, créations poétiques et idéales, avec toute la vérité de l’histoire, expriment dans des types impérissables la perfidie, la cruauté, l’orgueil et l’impiété. Le poëte donne alors aux hommes une leçon indirecte ; il leur enseigne le devoir et la vertu par la peinture de leurs contraires.

Ainsi donc, les caractères et les conditions de la poésie sont : — la vérité et la beauté idéales ; — l’expression de cette vérité, par des traits qui animent tout, qui donnent à la nature, même insensible, la pensée, le sentiment et la vie ; par des couleurs riantes et des grâces qui éveillent la sensibilité et enchantent l’imagination ; — l’intention morale, c’est-à-dire le goût du bien, qui anime le poëte, et qui développe dans les âmes les sentiments honnêtes et les pensées généreuses. La poésie est l’œuvre du génie employé, dit encore Fénelon, « à transporter les hommes en faveur de la sagesse, de la vertu et de la religion. » — Enfin, la dernière condition est une langue harmonieuse, musicale, presque toujours rhythmée, qui aide à toucher l’âme en charmant l’oreille.

Langue poétique. — Cette langue est libre et hardie dans ses mouvements comme l’inspiration. Elle aime les grandes figures (voy. ce mot), les expressions vives. Elle écarte en général les termes abstraits, qui ne parlent pas à l’imagination. Elle cherche les images, les comparaisons, la couleur, l’éclat. Elle prête la vie aux objets inanimés, quelquefois même aux abstractions, qu’elle personnifie. Elle repousse les termes bas, les trivialités, les mots techniques réservés exclusivement aux métiers. Elle use de la périphrase, mais à propos, dans l’intérêt de la force ou de la dignité du style, et sans lui sacrifier la précision ni même la propriété ; — de l’ellipse, qui rend la pensée plus vive et plus énergique ; — de l’inversion, qui la rend plus libre, qui donne aux mots un tour neuf et saisissant, propre à la poésie. Elle est constamment pleine et nombreuse. Elle aime l’harmonie jusqu’à l’imitation, jusqu’à la peinture des objets par le concours des sons harmonieux ou rudes. Racine, La Fontaine, et tous les grands poëtes, en offrent mille exemples.

2° Versification. — Outre ces qualités, la langue poétique, pour obéir à cette impérieuse loi de la cadence, réduit et circonscrit la pensée dans des formes régulières et harmonieuses, qu’on appelle les vers. La science des vers, l’art d’en varier la structure et le rhythme, s’appelle versification.

La versification n’est pas la compagne inséparable de la poésie : leur union est étroite, sans être indissoluble. Ainsi, il est impossible d’appeler le Télémaque un roman ; on n’ose pas lui donner le nom de poëme, et cependant, ce livre a été écrit avec l’âme d’un poëte.

La versification est donc un instrument dont le sentiment poétique pourrait à la rigueur se passer. La prose, qui est l’expression libre de la pensée, sans entraves ni contrainte, la prose n’exclut pas l’inspiration poétique. Bossuet a, dans mille endroits, la splendeur et l’harmonie des plus grands poëtes, et l’on ne comprend pas quels vers remplaceraient cette prose incomparable. Toutefois, ces merveilleux exemples ne sont que des exceptions. Bossuet se fût irrité du nom de poëte ; Fénelon en eût été surpris. Boileau a eu raison d’appeler la poésie l’art des vers, mot excellent qu’il faut se garder de réduire à un sens étroit et exclusif. Affranchir la poésie de la gêne du Vers, ce serait consacrer la forme fausse et fatigante qu’on appelle prose poétique. C’est une prose lâche, embarrassée d’épithètes, où le sentiment poétique, évoqué péniblement, tourne à la fausse couleur et à la fausse chaleur. Elle énerve l’esprit, altère la langue, confond les genres littéraires ; elle est l’amusement des esprits médiocres, incapables de la vraie inspiration.

Ainsi la versification est une partie considérable de l’art des vers. Ce n’est qu’un instrument, mais un instrument merveilleux. Elle donne à la pensée, pressée aux pieds nombreux du vers, l’éclat du son dans la trompette, comme parle Montaigne. Elle enchante l’oreille, et ajoute à la puissance de la vérité le charme inexprimable de la mélodie. Mais, comme tous les instruments, la versification ne vaut que par le génie du poëte. Il est facile aux esprits médiocres d’en pénétrer les secrets et d’en posséder le mécanisme. Les vers habilement faits ne sont pas toujours les beaux ni les bons vers. La patience, avec une facilité naturelle, la culture de l’esprit, une longue habitude des tours poétiques, une bonne mémoire, peuvent faire un versificateur habile, brillant peut-être, comme Delille ; mais ce n’est que la moindre partie du poëte. Les innovations même et les hardiesses de facture se transportent et s’imitent ; et, pour emprunter un mot célèbre de Buffon, ces choses sont hors du poëte ; le poëte, c’est l’homme même.

II. Quelles sont les principales formes de vers en français ? §

Les vers français sont syllabiques, c’est-à-dire composés d’un nombre de syllabes déterminé. Ils sont, de plus, astreints à la règle de la rime ou consonnance finale de deux vers.

La césure est un repos de la voix, qui coupe le vers, et suspend souvent la pensée.

L’élision annule l’e muet avant une voyelle. L’hiatus, ou rencontre de deux voyelles, est interdit.

Le vers le plus long, et ensemble le plus harmonieux et le plus riche, est l’alexandrin de douze syllabes. Ce nom lui vient, dit-on, d’Alexandre de Paris ou de Bernay, qui l’employa pour la première fois au xiie siècle, dans un roman en vers sur Alexandre le Grand.

La césure s’y place d’ordinaire à l’hémistiche ; mais les plus grands poëtes ont pallié ce que cette règle a de rigoureux et de monotone ; on en citerait mille exemples :

Il me représenta l’honneur et la patrie...
De quel front |, immolant tout l’État à ma fille,
Roi sans gloire |, j’irais vieillir dans ma famille.
Racine.
Fortune aveugle | suit aveugle hardiesse.
La Fontaine, X, xv.
Nous cultivions en paix d’heureux champs, | et nos mains
Étaient propres aux arts ainsi qu’au labourage.
Id., XI, vii.

L’harmonie impose la rime à la versification française, condition nécessaire dans une langue où l’accent ne distingue pas suffisamment les brèves et les longues.

Les vers blancs, c’est-à-dire qui ne riment point, n’ont jamais pu se faire admettre en français, malgré quelques essais de Voltaire en vers, de Vauvenargues et de Marmontel en prose. La poésie anglaise et la poésie allemande s’en servent heureusement ; mais notre langue, où l’accent est moins sensible, ne peut se passer des rimes. Le vers blanc fatigue par sa cadence, où l’oreille, perpétuellement déçue, attend toujours une consonnance qui ne vient pas. Dans la prose, le vers blanc est une négligence et une tache. Que dire des prosateurs qui ont affecté d’écrire des pages entières en vers blancs ?

Les rimes sont masculines, c’est-à-dire terminées par une syllabe fermée et un son plein, ou féminines, c’est-à-dire terminées par un e muet. Dans les alexandrins, les rimes qui se suivent deux à deux, s’appellent rimes plates. Corneille, Racine et Molière les ont consacrées avec une perfection désespérante, comme la plus belle forme de la poésie dramatique. Quand elles se mêlent régulièrement, on les appelle rimes croisées :

Source délicieuse, en misères féconde,
Que voulez-vous de moi, flatteuses voluptés ?
Honteux attachements de la terre et du monde,
Que ne me quittez-vous quand je vous ai quittés ?
P. Corneille.

Dans les vers libres, comme ceux de La Fontaine, les rimes se mêlent au gré du poëte.

Le vers de dix syllabes, vif, rapide, excellent pour l’épigramme, prend la césure au quatrième pied :

Rions, chantons, | dit cette troupe impie.
Racine.
Créqui prétend | qu’Oreste est un pauvre homme
Qui soutient mal le rang d’ambassadeur.
Id.

Le vers de huit syllabes n’a pas de césure obligée :

Je porte | en un cœur tout chrétien
Une flamme | toute divine.
P. Corneille.

Les vers plus courts sont plus rares. Il y en a de sept syllabes :

Quand la bise fut venue.
La Fontaine.

De six :

Tous ceux que la Fortune
Faisait leurs serviteurs.
Malherbe.

De cinq et de quatre syllabes :

Rompez vos fers,
Tribus captives,
Troupes fugitives.
Racine.

Ceux de trois et au-dessous sont des hasards heureux

Différentes d’humeur, de langage et d’esprit,
Et d’habit.
La Fontaine.

Nous avons signalé la règle de l’élision, qui fait disparaître l’e muet devant une voyelle :

Ma vie est votre bien ; vous voulez le reprendre.
Racine.
Le chagrin monte en croupe, et galope après lui.
Boileau.

Celle de l’hiatus interdit la rencontre de deux voyelles ou d’une voyelle et d’une h aspirée :

Gardez qu’une voyelle, à courir trop hâtée,
Ne soit d’une voyelle en son chemin heurtée.
Boileau.

Malherbe avait banni l’ enjambement des vers français. Boileau a consacré cette proscription ;

Les stances avec grâce apprirent à tomber,
Et le vers sur le vers n’osa plus enjamber.

Toutefois, La Fontaine use largement de cette liberté toute latine et en tire des effets singulièrement heureux :

Même, j’ai rétabli sa santé, que les ans
Avaient altérée ; et mes peines.
Ont pour but son plaisir ainsi que son besoin.
Enfin, me voilà vieille ; il me laisse en un coin
Sans herbe : s’il voulait encor me laisser paître !
Mais je suis attachée ; et si j’eusse eu pour maître
Un serpent, eût-il su jamais pousser si loin
L’ingratitude ? Adieu : j’ai dit ce que je pense.
Livre X, fable ii.

Racine même a dit :

Je parlerai, madame, avec la liberté
D’un soldat qui sait mal farder la vérité.
… Puis donc qu’on nous permet de prendre
Haleine, et que l’on nous défend de nous étendre.

II. Des principaux genres de poésie et de leurs divers caractères. §

Des genres. — On appelle genres les grandes divisions des êtres et des objets, abstraits on réels, déterminées d’après leurs caractères propres et leurs différences relatives.

Prose et Poésie. — Dans la littérature, qui n’est autre chose que le langage de l’âme, les genres correspondent aux formes diverses de la pensée et aux mouvements de la sensibilité. Si l’âme est toute à la réflexion, si l’intelligence et la raison dominent, elles adoptent la forme et créent le genre de la prose, dont la liberté et la souplesse se prêtent mieux à l’analyse et à l’exposition de la vérité. Si l’âme, vivement émue, s’abandonne aux élans de la passion et aux fantaisies de l’imagination, pour le plaisir de peindre, et de toucher par l’image harmonieuse du beau, l’inspiration, nous l’avons dit, prend le nom de poésie.

L’inspiration poétique est mobile comme l’âme, et les genres poétiques sont l’expression de cette mobilité.

Dans la poésie, et même dans la prose, les genres ne représentent pas des divisions rigoureuses. Ce sont de grandes familles qui se touchent par beaucoup de points, comme se touchent les espèces et les variétés dans les classifications des sciences naturelles.

Les caractères des genres poétiques ont été marqués par la nature à la naissance même de la poésie. Plus tard la critique, aidée de l’observation et de l’expérience, sépare et classe les œuvres des poëtes. Les caractères naturels tournent en règles reconnues, quelque fois même en règles rigoureuses.

Art poétique et poésie. — On comprend dès lors ce que c’est que l’art poétique, et comment il se distingue de la poésie. Celle-ci est la création et l’œuvre des maîtres. L’art poétique, qui exige encore chez le critique quelque chose de l’âme du poëte, est le recueil des observations faites sur ces maîtres immortels, depuis Homère jusqu’à nos jours : c’est un code de règles nées des chefs-d’œuvre, où le goût a essayé de réduire en principes les élans et les inspirations du génie.

Genres poétiques. — La poésie peut se diviser en quatre genres principaux, où ne rentrent pas toutes les variétés de l’invention poétique, surtout chez les modernes. Ces genres sont la poésie lyrique, la poésie épique, la poésie dramatique et la poésie didactique.

Poésie lyrique. — La poésie lyrique, née du chant et de la lyre, apparaît à l’origine des peuples, et peut les suivre toute leur vie. Bossuet en a esquissé à grands traits l’histoire et les caractères.

« Il se faisait (dans les anciens temps) des cantiques que les pères apprenaient, à leurs enfants ; cantiques qui se chantant dans les fêtes et dans les assemblées, y perpétuaient la mémoire des actions les plus éclatantes des siècles passés.

De là est née la poésie, changée dans la suite en plusieurs formes, dont la plus ancienne se conserve encore dans les odes et dans les cantiques employés par tous les anciens à louer la Divinité et les grands hommes.

Le style de ces cantiques, hardie extraordinaire, naturel toutefois, en ce qu’il est propre à représenter la nature dans ses transports, qui marche pour cette raison par de vives et impétueuses saillies, affranchi des liaisons ordinaires que recherche le discours uni, renfermé d’ailleurs dans des cadences nombreuses qui en augmentent la force, surprend l’oreille, saisit l’imagination, émeut le cœur, et s’imprime plus aisément dans la mémoire. »

(Discours sur l’Histoire universelle, IIe part., chap. iii.)

Cette admirable peinture exprime les caractères de l’ode, tracés par Boileau d’une main plus tranquille :

L’ode, avec plus d’éclat, et non moins d’énergie,
Élevant jusqu’au ciel son vol ambitieux,
Entretient dans ses vers commerce avec les dieux...
Son style impétueux souvent marche au hasard ;
Chez elle, un beau désordre est un effet de l’art.
Art poétique,ii, 58.

Boileau seulement définissait l’ode d’après les modèles antiques, sans songer aux effusions lyriques qui remplissent l’Écriture sainte, et qui s’épanchaient dans l’éloquence de Bossuet. Sa piété eût craint d’introduire la critique littéraire dans les livres saints. Avec la hardiesse du génie, Bossuet a défini comme il la sentait l’ode religieuse, patriotique et guerrière, telle que le Cantique de Moïse après le passage de la mer Rouge et les Psaumes de David.

La poésie lyrique, chez les Grecs, était née également de la religion. Elle chanta les exploits de Bacchus et des dieux. Elle était patriotique, quand elle célébrait avec Pindare ces victoires des jeux Olympiques, qui passionnaient l’âme ardente d’un peuple artiste et libre. De ces sublimes hauteurs, elle descendit avec Alcée, Sapho, Horace et plus tard les modernes, à l’expression de l’amour et de la grâce.

Elle peint les festins, les danses et les ris.

Mais, sublime ou gracieuse, la poésie lyrique est toujours libre et spontanée. C’est l’inspiration propre et personnelle du poëte, indépendante du temps, des objets extérieurs, des régies convenues. Elle n’a d’autre but que de toucher les passions quand et comme il lui plaît.

Poésie épique. — La poésie épique, au contraire, est, comme la poésie dramatique, soumise à des conditions et des règles particulières, indépendamment des grandes règles du goût.

« L’épopée, dit Voltaire, est un récit en vers d’aventures héroïques. » En effet, elle raconte la vie, la gloire et les mœurs des hommes. Le poète épique se fait, par la puissance de son imagination, le témoin et le peintre passionné de grandes révolutions comme la guerre de Troie et la fondation de Rome, d’exploits héroïques comme la délivrance des saints lieux ; on l’a vu, chantre inspiré, raconter dignement, dans le Paradis perdu, les mystères de la création et la chute du premier homme. Mais il ne parle plus en son propre nom que par hasard. Son inspiration cesse de lui appartenir à lui seul ; il la prête à ses héros, il la fait passer dans leur bouche. Ainsi confiée à ces interprètes que son génie a créés, l’épopée se soumet à des règles et à des convenances que l’ode ne connaissait pas.

Caractères et destinées de la poésie épique.

D’un air plus grand encor, la poésie épique,
Dans le vaste récit d’une longue action,
Se sourient par la fable et vit de fiction.
Boileau, Art poétique, chant iii, v. 260.

La grandeur du sujet, la majesté de la poésie, le merveilleux, sont en effet les premiers caractères de l’épopée consacrée par les maîtres.

Faites choix d’un héros propre à m’intéresser,
En valeur éclatant, en vertus magnifique...
On s’ennuie aux exploits d’un conquérant vulgaire.
lbid., 256.

L’unité d’action est une condition commune à toutes les œuvres de l’art ; mais Boileau la prescrit au poëte épique, que séduirait trop aisément la richesse des sujets, et lui interdit le facile abus des épisodes.

N’offrez pas un sujet d’incidents trop chargé.
Le seul courroux d’Achille, avec art ménagé,
Remplit abondamment une Iliade entière.
Ibid.

Enfin, grâce au merveilleux, c’est-à-dire à l’intervention des puissances surnaturelles,

Tout prend un corps, une âme, un esprit, un visage ;
Chaque vertu devient une divinité :
Minerve est la pudeur, et Vénus la beauté.
Ibid.

Tels sont les caractères et les lois que le goût assignait à la poésie épique ; mais, de nos jours, il est difficile d’y voir des régies pour l’éducation du poëte. L’épopée vieillit promptement ; à de rares exceptions près, elle n’est que l’inspiration naïve de la jeunesse des peuples. Quand la science et l’esprit d’examen ont détruit le merveilleux, en dépouillant la nature de ses illusions et de ses prestiges, quand le témoin discute au lieu de croire, et que le bon sens inexorable de l’historien succède à la crédulité naïve du poëte, l’épopée n’est plus qu’une imitation artificielle ; la poésie s’en est retirée.

6° Poésie dramatique. — Caractères et divisions du genre. — La poésie dramatique est d’ordinaire l’œuvre d’un âge plus mûr et d’un art plus habile. Elle nous montre la vie en action. Le poëte, qui déjà dans l’épopée s’effaçait derrière ses héros, se cache ici et disparaît complètement. L’action se développe seule ; les héros s’adressent à nous sans intermédiaire, et nous apprennent directement par le dialogue leurs mœurs, leurs pensées et leurs passions.

Triste ou joyeux, tragique ou ridicule tour à tour, quelquefois même l’un et l’autre tout ensemble, le spectacle de la vie a inspiré promptement deux genres dramatiques, la tragédie et la comédie. Les Grecs, dans les fêtes de Bacchus, firent paraître sur un théâtre leurs dieux et leurs héros, pour varier et égayer le culte du dieu du vin, culte à la fois héroïque et plaisant, lyrique et moqueur. Les noms des deux genres ont consacré pour toujours le souvenir de cette origine (ôdè, chant, tragos, bouc que l’on immolait à Bacchus ; cômè, bourg où l’on promenait les représentations dramatiques, ou peut-être comos, fête, repas, réjouissance).

Ainsi, pour nous charmer, la tragédie en pleurs d’OEdipe tout sanglant fit parler les douleurs,

D‘Oreste parricide exprima les alarmes,
Et pour nous divertir nous arracha des larmes.
Boileau, Art poétique, iii.
Des succès fortunés du théâtre tragique
Dans Athènes naquit la comédie antique.
Là le Grec, né moqueur, par nulle jeux plaisants,
Distilla le venin de ses traits médisants.
Ibid.

A travers les révolutions des siècles et des mœurs, ces deux genres dramatiques sont restés au théâtre les formes impérissables du beau.

« La tragédie, a dit Fénelon, représente les grands événements qui excitent les violentes passions ; la comédie se borne à représenter les mœurs des hommes dans une condition privée. » (Lettre à l’Académie, § vi.) La tragédie enseigne à l’homme le devoir et le bien, en le pénétrant de terreur et de pitié. La comédie l’instruit et le corrige par la peinture gaie et risible des travers et des vices. Il faut distinguer dans le genre comique la comédie de mœurs, ou haute comédie, qui s’attache à la peinture des caractères, comme dans l’Avare et le Misanthrope ; et la comédie d’intrigue, où la gaîté naît des incidents imprévus et plaisants, comme dans l’Étourdi et le Menteur. Au reste, chez les grands poëtes comiques, l’intrigue ne se passe jamais absolument des mœurs.

Un mélange de ces deux éléments, le terrible et le ridicule, s’est formé, surtout chez les modernes, un troisième genre dramatique, appelé du nom un peu vague de drame. À ce genre appartient déjà dans l’antiquité le Cyclope d’Euripide. C’est d’ordinaire par ce nom que l’on désigne les œuvres immortelles de Shakespeare.

L’unité d’action est, plus encore que dans l’épopée, la règle absolue de tout poëme dramatique. Le bon sens et le goût font aisément comprendre cette rigueur.

Les poètes et les critiques du xviie siècle, exagérant la poétique des Grecs, ajoutèrent à cette règle deux autres conditions plus gênantes et moins nécessaires ; les deux unités de temps et de lieu.

Qu’en un lieu, qu’en un temps, un seul fait accompli
Tienne jusqu’à la fin le théâtre rempli.
Boileau, Art poétique, iii.

Soit timidité, soit paresse, soit peut-être retour à la vraisemblance, ces deux dernières règles sont beaucoup moins rigoureuses aujourd’hui.

On trouvera dans Boileau les autres caractères de la tragédie et de la comédie ; les règles de la progression dramatique, de la vraisemblance, de la vérité des mœurs et des sentiments, du pathétique, etc.

7° Poésie didactique. — Caractères et divisions. — Il est impossible de ne pas ranger parmi les genres principaux de la poésie celui qui enseigne directement la vérité, la science, le devoir, et qui les fait aimer en leur donnant le sentiment et la couleur. La poésie didactique expose et peint les conquêtes, et souvent même les secrets de la science, par les côtés où elle émeut les plus nobles facultés de l’homme. Elle a chanté chez les anciens avec Hésiode et Lucrèce les phénomènes de la nature ; avec Virgile, le travail et la vie des champs. Elle décrit la science, la peint et l’embellit, sans jamais pousser la description à l’abus, sans fatiguer par le luxe des détails ou l’appareil des peintures, écueil des esprits médiocres.

Épître. — Avec Horace et Boileau, la poésie didactique exprime dans l’épître les conseils de la raison, en bon sens et du goût, en vers qui ne s’oublient jamais. L’épître, en effet, telle qu’ils l’ont conçue, n’est qu’un cadre où se développent les réflexions du sage et du poëte sur les vérités et les préceptes de la philosophie.

Satire. — On rattache encore au genre didactique la satire morale, qui, chez Boileau, ne diffère de l’épître que par la forme et le nom, et n’est d’ailleurs qu’une leçon perpétuelle de conduite et de sagesse. On y rattache même la satire personnelle et politique, comme celle de Juvénal, dont la mordante hyperbole est également une leçon faite à l’humanité.

Genres secondaires. — Enfin, après ces quatre grandes familles, il faut citer, dans un rang inférieur, quelques genres consacrés par le génie.

La poésie pastorale ou bucolique est la peinture dramatique des mœurs et des beautés champêtres. Œuvre d’une époque savante et d’une civilisation raffinée, elle s’enorgueillit de Théocrite, de Virgile et d’André Chénier.

La fable ou l’apologue exprime dans ses allégories dramatiques et vivantes les mœurs et souvent les faiblesses des humains. Sobre et concise, La Fontaine l’a élevée dans ses tableaux inimitables, au plus haut degré de la poésie.

L’élégie, enfin, consacrée par les anciens aux joies et aux peines de l’amour, dicta les vers que soupirèrent Tibulle, Ovide et Properce. Chez les modernes, elle a emprunté quelque chose de la poésie lyrique. Elle ne connaît pas les élans et l’enthousiasme de l’ode ; mais sous le nom de Méditations et les formes variées des stances,  dans un cadre commode aux caprices du poète, elle peint la mélancolie et les angoisses infinies de l’âme.

Quant aux genres tout à fait inférieurs de notre poésie, ils ne nous intéressent guère que dans l’histoire ; nous renvoyons également l’Art poétique de Boileau ; on y trouvera les règles du sonnet, du rondeau, de la ballade, du madrigal, de l’épigramme, etc.

III. Des genres de prose et de leurs caractères différents. §

I. Caractères de la prose. §

On a vu que la poésie, c’est-à-dire la langue par excellence de l’imagination et du sentiment, est assujettie d’ordinaire à une mesure et à des rhythmes réguliers.

La prose, qui est la langue de la raison et de la science, l’image fidèle de la réalité, l’expression du juste et de l’utile, de l’intérêt et du droit, est affranchie de cette mesure rigoureuse qui, pour la poésie, est ensemble une gêne et une puissance. La prose parle surtout à l’intelligence, et se propose d’instruire et de convaincre. Elle porte les faits à la connaissance de l’homme ; elle lui apprend les événements passés, les découvertes de la science, les résultats de l’observation et de l’analyse ; elle est l’instrument de l’expérience, du raisonnement, de la discussion : elle a donc besoin de cette forme libre et dégagée, pour venir au-devant de l’auditeur ou du lecteur, et lui présenter la vérité exacte et complète avec une scrupuleuse fidélité.

Il ne faut cependant pas croire qu’elle s’interdise la passion ou qu’elle soit impuissante à rendre les grands mouvements de l’âme. En étudiant les caractères de la poésie, nous avons nommé des prosateurs auxquels il n’a manqué que d’écrire en vers pour être salués au premier rang des plus grands poëtes. Nous retrouverons la passion dans l’éloquence, dont elle est l’âme ; nous la rencontrerons encore, à des degrés différents, dans tous les genres de prose qui appartiennent à la littérature.

II. Science et littérature. §

La prose de la science n’est pas la prose littéraire. Prouver la vérité d’une manière exacte, sèche, nue, se servir, comme dit Fénelon, de la méthode du géomètre dans ses discours, sans y ajouter rien de vif ni de figuré, c’est la méthode d’exposition qui convient à la science pure. (II° Dial, sur l’éloq.) Fénelon, quand il s’exprimait ainsi, ne pensait qu’au philosophe, ou plutôt même au logicien. Mais la méthode dont il parle est encore celle du mathématicien, du naturaliste, du médecin, du savant, qui veulent seulement instruire et exposer la vérité dans toute sa simplicité.

Le sentiment littéraire suppose quelque chose de plus. Le savant devient écrivain, lorsqu’il laisse échapper ses sentiments et ses émotions dans le récit des merveilles de la nature, dans la description du système du monde, dans l’analyse des facultés de l’âme et la démonstration de la vérité. Buffon, peintre fidèle des animaux, leur prête, comme Virgile, les mœurs et les passions humaines, Fénelon et Bossuet, parmi les spéculations de la vérité pure et les abstractions métaphysiques, expriment par les mouvements de la passion et par les effusions de l’âme les vives émotions que fait naître en eux l’étude de Dieu et de l’homme.

III. Principaux genres de prose. §

Si l’on classe les genres de prose d’après le rôle qu’y joue la passion, et dans l’ordre où ils ont dû se produire, il semble que l’éloquence les ait précédés tous. L’intérêt, la colère, la reconnaissance ont fait les premiers orateurs, comme l’admiration, la joie et la douleur ont fait les premiers poètes. L’histoire est née après l’éloquence, quand les hommes ont eu l’idée de conserver la mémoire des événements, sans les embellir par les fictions et les peintures de la poésie épique. Enfin, la réflexion et la raison, éveillées d’abord par les merveilles du monde extérieur, et ramenées plus tard aux phénomènes de l’âme et aux lois de la morale, ont créé la philosophie.

IV. Éloquence : caractères et divisions.  §

L’éloquence est l’art de persuader ; elle démontre la vérité aux hommes et la fait pénétrer dans les cœurs en la faisant aimer1. Elle se réduit toute à prouver, à peindre ou à toucher. La poésie peint avec enthousiasme, et par des traits plus hardis. La prose a ses peintures, quoique plus modérées : sans ces peintures, on ne peut échauffer l’imagination de l’auditeur ni exciter ses passions. Il ne faut pas cependant réduire à l’enthousiasme la différence qui sépare l’orateur du poëte, ni prendre au pied de la lettre le mot de Cicéron : que l’orateur doit avoir la diction presque des poètes. Une différence plus sérieuse, c’est que l’orateur doit prouver, c’est-à-dire qu’il doit aller droit au but, sans s’amuser, comme le poète, aux fantaisies de l’imagination. Un accusé à poursuivre ou à défendre devant un tribunal, une mesure politique à soutenir ou à combattre dans les conseils, une vente morale et religieuse à établir, une erreur à déraciner, un vice à proscrire dans une assemblée ou dans une église, sont des sujets qui appellent les mouvements de la passion. Chez le poëte, le bon sens, sous le nom de goût, est le contre-poids et la règle de l’imagination. Chez l’orateur, le bon sens est le fond de l’éloquence ; la passion et les peintures passent après lui.

Le premier des grands maîtres de la Rhétorique, Aristote, avait divisé d’une manière simple et féconde les objets que se propose l’éloquence. Trois motifs persuadent : le juste, l’utile et le beau ; de là trois genres d’éloquence : le genre judiciaire, le genre délibératif et le genre démonstratif.

Devant un tribunal, l’avocat prouve le juste et l’injuste ; il discute une question de droit ; il poursuit la punition d’un crime : il défend la fortune ou la tête d’un accusé. Son plaidoyer est fondé sur l’idée du juste et sur les principes du droit ; il appartient au genre judiciaire. — Dans un conseil politique, ou devant une assemblée délibérante, l’orateur cherche les avantages du souverain et du pays ; il s’attache à l’utile, c’est-à-dire à l’intérêt bien entendu, qui s’accorde avec la morale et le devoir. Son discours est du genre délibératif-. — Enfin, le désir de plaire par l’exposition de la vérité noble et touchante, de persuader la vertu par des images vives et naturelles, par l’éloge des grandes et des bonnes actions, est inspiré par l’idée du beau, et a donné naissance au genre démonstratif. Il ne faut pas se méprendre à ce terme, traduit des langues anciennes. Il ne s’agit pas ici des démonstrations de la logique ou de la science. Ce mot indique seulement que l’orateur expose la vérité dans un langage digne d’elle. Il en fait montre, comme on eût dit dans notre ancienne langue, sans étalage, sans apprêt, sans emphase. Il ne livre pas une bataille hasardeuse pour sauver la tête d’un accusé. Il est libre de s’abandonner aux inspirations de l’éloquence pour persuader la vertu, comme Bossuet ou Bourdaloue, par les fortes leçons du sermon ou les accents inspirés de l’oraison funèbre : c’est par là que son langage touche à la poésie. Sermons, panégyriques, oraisons funèbres, discours académiques, tout ce qui est montre, exposition de la parole, appartient au genre démonstratif.

Nous n’avons pas besoin d’ajouter que cette division, fondée sur la réalité, n’est pas cependant plus rigoureuse qu’aucune classification littéraire. Ces trois genres se touchent par bien des points. Le juste, l’utile et le beau ne sont que trois formes du vrai.

V. Histoire.  §

L’éloquence persuade le vrai : l’histoire le raconte « C’est elle qui nous montre les grands exemples, qui fait servir les vices mêmes des méchants à l’instruction des bons, qui débrouille les origines, et qui explique par quel chemin les peuples ont passé d’une forme de gouvernement à une autre. »(Fénelon, Lettre à l’Académie, viii.)

1. — L’histoire doit être vraie et vivante, sobre et discrète ; elle laisse tomber les menus faits qui ne mènent à aucun but important ; elle montre, dans l’ordre et l’arrangement, l’unité, la vérité des événements et des caractères ; elle inspire par une pure narration la plus solide morale, sans moraliser ; sa diction sera claire, pure, courte et noble. (Ibid.)

Avec ce goût exquis, Fénelon a donné les caractères de l’histoire, telle qu’il l’a trouvée dans César, et telle que lui-même l’eût écrite. Mais il a été trop sévère pour les mâles historiens qui ajoutent le ministère de juge au rôle de témoin. Les plus illustres exemples, depuis Tacite jusqu’à Bossuet, prouvent assez que l’historien a le droit d’apprécier les événements, sans faveur comme sans colère, et d’éclairer la postérité par ses jugements comme par ses récits.

2. — Au genre de l’histoire appartiennent les Mémoires, où l’auteur raconte sa vie, se peint, lui-même et ses contemporains, avec mille détails qui souvent seraient au-dessous de la gravité historique. C’est un genre français par excellence. Aucune nation n’a rien à opposer au cardinal de Retz, à madame de La Fayette, à madame de Motteville, à Saint-Simon.

3. — Au-dessus de l’histoire qui juge les hommes se place la science qui étudie les lois générales de la vie des peuples et l’origine des révolutions. Elle recherche les causes dans les effets, les principes dans les conséquences : on l’appelle la Philosophie de l’histoire. Bossuet, dans le Discours sur l’histoire universelle, en a donné un modèle inimitable.

4. — La biographie est encore une des divisions du genre historique : c’est le récit de la vie d’un homme : mais ce récit, dans la bouche d’un narrateur de génie, prend les proportions de l’histoire. Les Vies de Plutarque, la Vie d’Agricola par Tacite, l’Histoire de Charles XII par Voltaire, se placent parmi les chefs-d’œuvre.

VI. Philosophie.  §

La philosophie est l’étude des facultés de l’homme, de ses devoirs envers Dieu, ses semblables et lui-même. S’il est encore permis au philosophe de s’émouvoir quand il expose, démontre et défend les grandes vérités et les saintes lois de la morale et de la religion, il n’oublie cependant jamais qu’il est l’interprète de la science, et de la science la plus sublime, celle qui nous enseigne le secret de toutes les autres.

La philosophie analyse les facultés de l’âme dans la psychologie. Elle montre dans la logique les procédés du raisonnement et les méthodes de la science. Dans la morale, elle enseigne le devoir ; dans la métaphysique, elle étudie les vérités de spéculation pure et les êtres de raison ; dans la théodicée, elle démontre l’existence de Dieu et fait connaître ses attributs infinis.

C’est parmi les philosophes que se rangent les savants qui, comme Fontenelle et Buffon, ont exposé les phénomènes de la nature ; les publicistes qui, comme Montesquieu, ont étudié les lois générales des peuples et les principes du droit ; à plus forte raison les moralistes comme Montaigne, La Bruyère et Vauvenargues, qui ont sondé toutes les faiblesses de l’homme, et les ont peintes dans un style immortel.

Genres secondaires : Lettres, Critique, Romans. — Il serait injuste, après les trois grands genres en prose, de n’en pas citer d’autres moins considérables, où notre littérature compte des trésors.

1. — Le genre épistolaire, dont la règle est de n’en avoir d’autres que les règles éternelles de la morale et du goût, a fourni des monuments importants à l’histoire, des chefs-d’œuvre à la littérature. Le nom de madame de Sévigné est aussi populaire que ceux de Molière et de La Fontaine ; combien en citerait-on encore, depuis la politesse laborieuse de Voiture, jusqu’à l’exquise solidité de madame de Maintenon, jusqu’à l’éblouissante variété de Voltaire ?

2. — La critique est le sentiment du beau et du vrai appliqué au jugement des arts. Chez les anciens, elle était une partie de la Rhétorique. La critique moderne a parlé, dans la Lettre de Fénelon à l’Académie et dans ses Dialogues sur l’éloquence, le langage excellent d’un goût presque sans erreur. Le xviiie siècle cite avec orgueil Voltaire et La Harpe ; le xixe ne manque pas de noms illustres après eux.

3. — Nous ne dirons rien du théâtre en prose. Par le génie créateur et l’inspiration originale, l’art dramatique appartient surtout à la poésie. Nous citerons seulement pour mémoire le roman, qui nous intéresse au récit d’aventures et de passions imaginaires, genre secondaire, mais adoré et immortalisé dans notre pays, depuis les contes du moyen âge jusqu’à d’Urfé et mademoiselle de Scudéri, depuis madame de La Fayette et Lesage jusqu’à Chateaubriand.

IV. De l’art oratoire ou rhétorique. — Des diverses parties de la Rhétorique. §

I. De l’art oratoire. §

Définition et caractères de la Rhétorique. — Quintilien, après avoir critiqué plusieurs définitions de la Rhétorique, s’est arrêté à une formule adoptée généralement après lui, et la plus convenable, dit-il, à l’essence de l’art oratoire : « La Rhétorique est l’art de bien dire, définition qui comprend d’un mot toutes les qualités, et ensemble les mœurs mêmes de l’orateur, car il lui est impossible de bien dire, s’il n’est homme de bien. »

La définition d’Aristote, sous une formule un peu sèche, n’était pas moins belle et féconde. « La Rhétorique est, dit-il, la faculté de découvrir tous les moyens possibles de persuader sur quelque point que ce soit. »

L’Éloquence est le talent de persuader, c’est-à-dire le don naturel et l’art tout ensemble. La Rhétorique n’est que l’art, c’est-à-dire la réflexion et la méthode appelées au secours des dons naturels : son origine et ses effets sont les mêmes que ceux de la Poétique.

« On ne peut nier que l’art et les préceptes ne puissent être d’un grand secours à l’orateur, soit pour lui servir de guides, en lui donnant des règles sûres qui apprennent à discerner le bon du mauvais, soit pour cultiver et perfectionner les avantages qu’il a reçus de la nature. Ces préceptes, fondés sur les principes du bon sens et de la droite raison, ne sont autre chose que des observations judicieuses, faites par d’habiles gens sur les discours des meilleurs orateurs, qu’on a ensuite rédigées par ordre et réunies sous de certains chefs ; ce qui a donné lieu de dire que l’éloquence n’était pas née de l’art, mais que l’art était né de l’éloquence. »

(Rollin, Traité des Études, iii, 1.)2

2° Utilité pratique et but moral de la Rhétorique. — La Rhétorique est répartie naturellement entre tous les hommes, aussi bien que le bon sens, que Descartes regarde comme la chose du monde la mieux partagée. (Discours de la Méthode, 1.) Tous les hommes, en effet, inspirés par l’intérêt et la passion, savent jusqu’à un certain point attaquer ou défendre une opinion ; mais les uns le font par instinct, sans règle ni méthode, et s’égarent, si l’intérêt et la passion les aveuglent au lieu de les éclairer. Les autres attaquent ou défendent avec une habileté qui est le fruit de l’étude et de l’expérience. Ceux-là connaissent, l’art oratoire, et l’ont usage de la Rhétorique. L’art oratoire fait la supériorité de l’éloquence savante sur l’éloquence instinctive. Celle-ci se trouve partout, jusque dans le reste et dans le regard, à plus forte raison dans un mot ou dans un cri du cœur. La réponse du vieil Horace est le sublime de cette éloquence.

Que vouliez-vous qu’il fît contre trois ? — Qu’il mourût !

On en citerait mille exemples, Médée, Nicomède, Hermione.

Contre tant d’ennemis que vous reste-t-il ? — Moi,
Moi, dis-je, et c’est assez.
Ne soyez l’un ni l’autre. — Et que dois-je être ? — Roi.
Pourquoi l’assassiner ? Qu’a-t-il fait ? À quel titre ?
Qui te l’a dit ?

Mais un mot n’est pas un discours : un mot remue et saisit ; il ne suffirait pas à convaincre, sur des matières graves et difficiles, des esprits prévenus ou hostiles, où la persuasion ne pénètre que péniblement et par des efforts redoublés. Pauline combat l’ardeur du martyre qui l’a chassée du cœur de Polyeucte. Iphigénie défend contre la mort, une vie exigée par la fatalité et livrée par son père. Agrippine arrache une dernière fois le pouvoir au fils qui doit la proscrire un jour. Un cri du cœur, l’instinct même et la logique naturelle des passions, réduites à leurs propres armes, n’ébranleraient pas des résolutions si fortes, et ne remporteraient pas des victoires si disputées. Il faut toute l’habileté de l’art pour livrer avec avantage de pareils combats.

Si, dans les œuvres d’imagination, les poëtes dramatiques fournissent à la Rhétorique des preuves aussi fortes, des exemples aussi éclatants de son utilité et de sa puissance, que sera-ce des vrais orateurs qui poursuivent ce résultat positif, caractère essentiel de l’éloquence politique et judiciaire ? La foi et la piété eussent-elles inspiré toutes seules l’ordre merveilleux et la progression irrésistible des Sermons et des Oraisons funèbres de Bossuet, et la Rhétorique admirable que l’on pourrait tirer de ce grand homme ?

On doit donc conclure de ces exemples que la Rhétorique a son utilité pratique, et n’est pas une vaine science de mots et de phrases symétriques. Ne lui reprochons pas non plus comme faisait Platon (un si grand orateur cependant et un rhéteur si habile !) qu’elle n’est bonne à rien, parce qu’elle sert à tout et n’a pas d’application spéciale. La Rhétorique est l’art de la parole mis à la portée de tout le monde, et le développement méthodique et réglé d’une faculté universelle.

Il n’est pas besoin de démontrer l’utilité morale de la Rhétorique. Souvent attaquée parce qu’elle donne les moyens de plaider le pour et le contre, elle ressemble par cet endroit à toutes les forces de la nature, qui s’emploient au mal comme au bien. On connaît l’apologue d’Ésope servant des langues à son maître Xantus, comme la meilleure et la pire chose qui soit au monde. « La mer, dit Montesquieu, engloutit les vaisseaux ; elle submerge des pays entiers ; et elle est pourtant utile aux humains. » (Dialogue de Sylla et d’Eucrate.) La Rhétorique, aussi puissante peut-être que la mer, si on la considère comme la science de la parole et l’art qui forme l’orateur et l’écrivain, porte son remède avec elle, et guérit les plaies qu’elle a faites. Elle fait descendre, plus aisément que la science pure, la vérité parmi les hommes ; elle empêche les erreurs de la justice ; elle combat ses propres excès et corrige même les scandales qu’elle donne. Enfin, comme le remarquait Aristote, la bonne cause est plus facile à plaider que la mauvaise, et le bien se détend plus éloquemment que le mal. S’il en était autrement, et que l’homme, entre le sophisme et la vérité, s’attachât toujours au premier par instinct et par intérêt, il faudrait accuser la Providence.

II. Des diverses parties de la Rhétorique. §

1° Division de la Rhétorique. — Tous les rhéteurs ont divisé la Rhétorique en trois parties qui correspondent au triple travail de l’intelligence dans les arts : l’ Invention, la Disposition et l’Élocution.

Si le sujet est laissé à la disposition de l’orateur et de l’écrivain, l’ Invention le trouve et le choisit. Si, comme il arrive d’ordinaire à l’orateur, le sujet est donné, l’Invention fournit les idées et les développements qui s’y rattachent ; les preuves, les arguments, le ton, les mœurs, les passions, en un mot tous les moyens de la persuasion.

La Disposition détermine l’ordre de ces moyens et l’emploi de ces matériaux, les rapports et la progression des idées et des sentiments, les divisions et le plan du discours.

L’Élocution ou le style traduit par le langage les résultats de l’ Invention et de la Disposition ; elle ajoute à leur puissance la vigueur et l’éclat de l’expression.

On voit que cette division est commune à la Rhétorique et à tous les arts. Le peintre, comme l’orateur et comme le poète, détermine en idée les personnages, les épisodes, les plans de son tableau ; il les dispose et en arrête l’ordonnance générale avant de commencer l’ébauche ; il peint enfin, et la couleur est pour lui ce que le style est pour l’écrivain.

Action et Mémoire. — L’action est la traduction du discours par la voix et le geste. Cette partie a perdu pour nous de son importance. L’action des Grecs et des Romains était bien plus passionnée et plus violente que la nôtre. L’orateur frappait du pied ; il déchirait la robe de son client pour montrer les blessures qu’il avait reçues pour son pays. La tribune était pour lui un vrai piédestal, et comme un théâtre où il paraissait tout entier. Toutes les attitudes, tous les gestes prenaient une grande importance aux yeux d’un peuple artiste et facile à passionner comme les peuples du Midi.

Les modernes ont plus d’écrivains que d’orateurs. L’action oratoire est, d’ailleurs, de nos jours, bien plus calme et plus modérée. L’orateur à la tribune, l’avocat au tribunal, le prédicateur dans la chaire, sont cachés jusqu’à la moitié du corps. L’action a donc perdu naturellement le caractère théâtral qu’elle avait chez les Grecs et chez les Romains. Cependant on peut voir, dans le second Dialogue sur l’éloquence, que Fénelon la recommande au prédicateur, et en donne les règles. Les avocats et les orateurs en savent encore mieux le prix car l’auditeur est toujours sensible à son influence. Elle est même, pour quelques privilégiés, une partie considérable du talent. « Que faut-il, dit Buffon, pour ébranler la plupart des hommes et les persuader ? Un ton véhément et pathétique, des gestes expressifs et fréquents, des paroles rapides et sonnantes. » (Discours sur le style.) Il est vrai que le critique ajoute dédaigneusement : « C’est le corps qui parle au corps. » Mais Buffon, dans son discours, analyse l’éloquence du philosophe et du savant plutôt que celle de l’avocat ou de l’orateur politique. Il expose sa méthode et ses secrets personnels plus encore que les règles universelles de l’art. On suit que Démosthène proclamait l’action à la fois la première, la seconde et la troisième condition de l’éloquence. L’action oratoire des anciens était toute une science de la pantomime, où le rhéteur notait jusqu’à la direction du regard, jusqu’à la pose de la main et aux mouvements des doigts. La Mémoire était encore une partie accessoire de la Rhétorique, élevée au rang d’une science, objet, sous le nom de Mnémonique, d’études longues et minutieuses.

Ces deux parties de la Rhétorique ancienne sont pour nous une curiosité plutôt qu’un objet d’étude. Les trois premières sont essentielles et impérissables. Il faut exposer rapidement ici les principaux points sur lesquels porte l’Invention oratoire ; nous retrouverons la Disposition dans la cinquième question du programme, et l’Élocution dans la septième.

2° De l’Invention. — La Rhétorique autrefois avait multiplié les divisions de l’Invention, en vue du genre délibératif, et surtout du genre judiciaire, genre si important chez les anciens, et plus assujetti que les deux autres à des conditions extérieures déterminées d’avance, telles que la loi, les faits, le témoignage, les moyens de conviction. Sans entrer dans tout le détail de l’invention, il est utile d’en passer en revue les points principaux. Ce sont les Preuves, les Mœurs et les Passions. Les Preuves s’adressent à l’intelligence : elles établissent la certitude et produisent la conviction. Les Mœurs et les Passions s’adressent à la sensibilité : elles persuadent en communiquant les sentiments et les émotions.

Première partie de l’Invention : Les Preuves. — Aristote renfermait la Rhétorique dans la dialectique, et le discours dans la preuve. Les hommes d’affaires et de science, les hommes politiques répètent, sans le savoir, le précepte d’Aristote, et ne reconnaissent que la puissance de la logique et de l’évidence. C’est mutiler l’éloquence, en lui ôtant la passion. Bien penser et bien sentir sont choses étroitement liées : l’émotion est aussi nécessaire que la logique à l’orateur et à l’écrivain.

La preuve, cependant, est le corps et le fond du discours. Pour emprunter une image familière à Cicéron, elle fait dans le discours l’office de la chair, des muscles et des os. La passion est le sang, ou mieux encore le souffle qui fait circuler la vie dans cette matière inanimée.

La preuve se présente sous deux formes : les Arguments et les Lieux communs.

Arguments, Syllogisme. — Les Arguments sont les formes du raisonnement. Raisonner, c’est comparer deux propositions ou jugements, et, de cette comparaison, tirer une proposition nouvelle, que l’on appelle conclusion. Voici un raisonnement emprunté à Bossuet.

1. Dieu accorde les prospérités à la prière.

2. Or, les vertus sont les vraies prospérités.

3. Donc Dieu accorde les vertus à la prière.

Cet argument, comme on voit, se compose de trois propositions, dont la troisième est une déduction des deux premières. On l’appelle syllogisme. La première proposition s’appelle majeure : c’est la proposition générale ; la seconde, mineure : c’est la proposition particulière qui se rapporte à la première ; la troisième, conclusion. La majeure et la mineure prennent encore l’une et l’autre le nom de prémisses.

Enthymème. — L’éloquence, qui demande une arme plus maniable et plus rapide, rend le syllogisme plus court et plus vif.

1. Dieu accorde les prospérités à la prière.

3. Donc il lui accorde les vertus.

L’argument se réduit ici à la majeure et à la conclusion. Il prend alors le nom d’Enthymème. La mineure est sous-entendue ; l’orateur l’a gardée dans son esprit. C’est le syllogisme abrégé.

L’enthymème est l’argument pathétique, celui des orateurs et des poëtes.

1. Le Dieu que nous servons est le Dieu des combats.
3. Non, non, il ne souffrira pas
Qu’on égorge ainsi l’innocence.
J. Racine.
1. Comment ! des animaux qui tremblent devant moi !
3. Je suis donc un foudre de guerre ?
La Fontaine.

1. « Que si Dieu accorde aux prières les prospérités temporelles, 3. combien plus leur accorde-t-il les vrais biens, c’est-à-dire les vertus ! »

(Orais. fun. de Marie-Thérèse de France.)

Voilà le texte de Bossuet, que nous avions ramené à la forme technique du syllogisme.

1. Si mourir pour son prince est un si digne sort,
3. Quand on meurt pour son Dieu, quelle sera la mort !
P. Corneille.

L’Enthymème se transforme à l’infini, et intervertit même l’ordre des propositions.

1. Et puisque autour de moi j’ai tous ses vrais appuis,
3. Rome n’est plus dans Rome ; elle est toute où je suis.
P. Corneille.
3. Il n’est pas condamné 1. puisqu’on veut le confondre.
Racine.
3. Il ne se faut jamais moquer des misérables :
1. Car qui peut s’assurer d’ être toujours heureux ?
La Fontaine.

Le Dilemme est un syllogisme double ; il tire de deux propositions contraires une seule et même conclusion, il met l’adversaire entre deux alternatives auxquelles il ne peut échapper.

1. A d’illustres parents s’il doit son origine.
La splendeur de son sort doit hâter sa ruine.
2. Dans le vulgaire obscur si le sort l’a placé,
Qu’importe qu’au hasard un sang vil soit versé !
J. Racine.

On appelait Épichérème le syllogisme développé. Chaque proposition est suivie de sa preuve, et la tient comme par la main. Nous tirons encore notre exemple de Bossuet.

1. Il est une justice divine. (Car il est impossible que la peine et la récompense ne soient que pour les jugements humains, et qu’il n’y ait pas en Dieu une justice dont celle qui reluit en nous n’est qu’une étincelle.)

2. Or cette justice est infinie. (Car elle doit avoir tous les attributs de la divinité, c’est-à-dire être souveraine, inévitable, infinie.)

3. Donc elle peut s’exercer par un supplice infini.

Le Sorite est un syllogisme accumulé. Le même exemple peut l’expliquer également.

1. Il est une justice divine ; donc cette justice est souveraine ; 2. elle est souveraine, donc elle est inévitable ; 3. elle est divine, donc elle est infinie ; 4. elle est infinie, donc elle peut s’exercer par un supplice infini.

Le quatrième syllogisme est la conclusion du sorite, c’est-à-dire le dernier anneau de la chaîne.

Ces deux formes amples et puissantes de l’argument sont plus rares, à cause même de leur ampleur, et souvent cachent leur forme didactique sous le tour oratoire du style. Le texte de Bossuet en est une preuve.

« Où a-t-on pris que la peine et la récompense ne soient que pour les jugements humains, et qu’il n’y ait pas en Dieu une justice dont celle qui reluit en nous ne soit qu’une étincelle ? Que s’il est une telle justice souveraine, et par conséquent inévitable, divine, et par conséquent infinie, qui nous dira qu’elle n’agisse jamais selon sa nature, et qu’une justice infinie ne s’exerce pas à la fin par un supplice infini et éternel ? »

(Or. fun. d’Anne de Gonzague.)

On voit que ces formules anciennes et ces noms grecs, dont on se fait une peur puérile, ont un sens précis et une utilité effective. Ils servent à expliquer et à classer les actes de la pensée et les effets de l’éloquence. L’analyse de l’esprit n’est pas moins intéressante que l’anatomie du corps humain. On a défini l’homme une intelligence servie par des organes : il importe de connaître le jeu et les secrets de toutes ses facultés.

Les autres arguments sont secondaires, et se rattachent moins directement au syllogisme.

L’Exemple est un syllogisme prouvé par un fait historique. Ce fait devient un quatrième terme à l’appui de la conclusion. Joad, pour encourager Josabeth à la résignation, lui cite l’exemple du sacrifice d’Abraham.

N’êtes-vous pas ici sur la montagne sainte
Où le père des Juifs sur son fils innocent
Leva sans murmurer un bras obéissant ?

L’Induction est un argument qui tire une proposition générale de plusieurs faits particuliers. Après avoir fait le portrait de plusieurs fous, le pédant, le galant, l’hypocrite, l’esprit fort, Boileau conclut ainsi :

N’en déplaise à ces fous nommés sages de Grèce,
En ce monde il n’est point de parfaite sagesse ;
Tous les hommes sont fous, et, malgré tous leurs soins,
Ne diffèrent entre eux que du plus ou du moins.
Satire IV.

L’Argument personnel (ad hominem) se tire des actes et des paroles même de l’adversaire. Il est d’un emploi facile, mais il embarrasse plus qu’il ne prouve. Auguste, pour confondre Cinna, lui reproche qu’il s’est fait devant lui le panégyriste de la monarchie.

Affranchir ton pays d’un pouvoir monarchique ?
Si j’ai bien entendu tantôt ta politique,
Son salut désormais dépend d’un souverain
Oui, pour tout conserver, tienne tout en sa main.

Lieux communs. — Tous les arguments que nous venons de passer en revue se rapportent à certains principes généraux dont ils ne sont que les conséquences. Les principes sont une autre forme de la preuve : la Rhétorique ancienne les appelait lieux communs. Il ne faut pas donner à ce mot technique le sens fâcheux qu’il a dans la langue ordinaire ; les lieux communs sont devenus des banalités par l’abus qu’on en a fait.

Des lieux communs, les uns sont hors du sujet, et reposent sur l’autorité : on les appelle lieux communs extrinsèques. Les autres sont tirés du sujet même, et s’appuient sur le raisonnement : on les appelle lieux communs intrinsèques.

Lieux communs extrinsèques. — On rangeait sous ce titre tout ce qui appartient à la loi ou bien au témoignage : textes de lois, titres, promesses, serments, dépositions des témoins. Tout cela n’est qu’un accident du sujet. Aristote y ajoutait froidement la torture.

Lieux communs intrinsèques. La Définition. — Ladéfinition est tirée du sujet même ; car elle explique la question tout entière, et persuade en déterminant le sens des mots. On connaît les belles définitions que Fléchier a faites de l’esprit, dans l’Or. fun. de Mme de Montausier, et d’une armée, dans l’Oraison funèbre de Turenne. Le vieil Horace, dans le procès de son fils, définit le crime en ces termes :

Aimer nos ennemis avec idolâtrie
De rage en leur trépas maudire la patrie,
Souhaiter à l’État un malheur infini,
C’est ce qu’on nomme crime, et ce qu’il a puni.

L’Énumération des parties. — L’Énumération, qui a quelque rapport avec la Définition, expose toutes les faces du sujet, toutes les circonstances du fait, toutes les parties de l’idée, Fléchier, dans l’exorde de l’ Oraison funèbre de Turenne, énumère « les effets glorieux de la vertu militaire, conduites d’armées, sièges de places, prises de villes, passages de rivières, attaques hardies, retraites honorables, campements bien ordonnés, combats soutenus, batailles gagnées, ennemis vaincus par la force, dissipés par l’adresse, lassés et consumés par une sage et noble patience. » Tout le monde sait par cœur la magnifique énumération des miracles et des justices de Dieu dans la première scène d’Athalie.

Faut-il, Abner, faut-il vous rappeler le cours
Des prodiges fameux accomplis en nos jours ? etc.

3° Les Circonstances. — On appelle ainsi la preuve tirée de la comparaison du sujet ou du fait en question avec la personne, le lieu, le temps, les motifs, etc.

Les circonstances sont le lieu commun par excellence du genre judiciaire ; l’Hippolyte de Racine, dans sa justification, plaide les antécédents, la cause et l’effet, etc.

Examinez ma vie, et songez qui je suis.   
Quelques crimes toujours précèdent les grands crimes.
Quiconque a pu franchir les bornes légitimes
Veut violer enfin les droits les plus sacrés.
Ainsi que la vertu, le crime a ses degrés....
Élevé dans le sein d’une chaste héroïne,
Je n’ai point de son sang démenti l’origine.
Pitthée, estimé sage entre tous les humains,
Daigna m’instruire encore au sortir de ses mains....

4° Le Genre et l’Espèce. — Ce qui est vrai du premier l’est nécessairement de la seconde, qui s’y trouve comprise. C’est un lieu commun propre au genre judiciaire, où l’on cherche à prouver que les textes généraux de la loi sont applicables dans l’ espèce au sujet particulier. En voici un exemple philosophique et oratoire tout ensemble :

« Comme il est nécessaire que chaque chose soit réunie à son principe, et que c’est pour cette raison, dit l’Ecclésiaste, que le corps retourne à la terre dont il a été tiré, il faut, par la suite du même raisonnement, que ce qui porte en nous la marque divine, ce qui est capable de s’unir à Dieu, y soit aussi rappelé. »

(Bossuet, Oraison funèbre d’Henriette d’Angleterre.)

La Comparaison, qu’il ne faut pas confondre avec la figure de pensée qui porte le même nom, établit, comme cette figure, un rapport entre deux idées : mais ce rapport ne sert pas seulement à éclairer la pensée et à en augmenter l’effet ; il amène encore une conclusion, et, par là, il est le lieu d’un argument, et rentre dans la preuve. Bossuet compare le dévoûment de M. Le Tellier au sacrifice de Jésus-Christ, et en conclut implicitement que le sacrifice est un devoir.

« Pouvait-il faire à Dieu un plus beau sacrifice que de lui offrir une âme pure de l’iniquité de son siècle, et dévouée à son prince et à  sa patrie ? Jésus nous en a montré l’exemple : les Juifs mêmes le reconnaissaient pour un si bon citoyen, qu’ils ne crurent pouvoir donner auprès de lui une meilleure recommandation à ce centenier, qu’en disant à notre Sauveur : Il aime notre nation… Fidèle au prince comme à son pays, il n’a pas craint d’irriter les Pharisiens en défendant les droits de César, etc. »

(Oraison funèbre de M. Le Tellier.)

Les Contraires, qui se rapprochent de la Comparaison et de la Définition, consistent à prouver le sujet en tirant la conclusion de deux idées ou de deux faits opposés. Les contraires prouvent encore le sujet, en montrant ce qu’il n’est pas pour faire entendre ce qu’il est.

« Si M. de Turenne n’avait su que combattre et vaincre ; s’il ne s’était élevé au-dessus des vertus humaines,  si sa valeur et sa prudence n’avaient été animées d’un esprit de foi et de charité… je laisserais à la vanité le soin d’honorer la vanité… S’il avait fini ses jours dans l’aveuglement et dans l’erreur, je louerais en vain des vertus que Dieu n’aurait pas couronnées… Mais, grâce à Jésus-Christ, je parle d’un chrétien éclairé des lumières de la foi, etc. »

(Or. fun. de Turenne, 1° partie.)

Les choses qui répugnent prouvent en montrant que deux idées ou deux faits sont incompatibles. Ce lieu commun est aussi une partie de la justification d’Hippolyte.

Seigneur, je crois surtout avoir fait éclater
La haine des forfaits qu’on ose m’imputer,
C’est par là qu’Hippolyte est connu dans la Grèce ;
J’ai poussé la vertu jusques à la rudesse.
On sait de mes chagrins l’inflexible rigueur ;
Le jour n’est pas plus pur que le fond de mon cœur,
Et l’on veut qu’Hippolyte, épris d’un feu profane....

Utilité des lieux communs. — Nous nous sommes étendu sur cette partie de l’Invention, pour faire voir qu’elle n’est pas une fantaisie puérile des rhéteurs, et qu’elle trouve son application dans la poésie, à plus forte raison dans l’éloquence, quelquefois dans l’usage familier de la parole et du style. Les lieux communs sont un mécanisme, que l’habitude nous rend familier comme le mécanisme d’un instrument de musique. Ils ne font pas trouver les idées, mais ils donnent les moyens de les mettre habilement en œuvre. Ce qui est au-delà ne s’acquiert pas dans les écoles, et s’apprend toute la vie.

Deuxième partie de l’Invention. Les Mœurs. — Les preuves rendent la vérité claire, sinon évidente. L’influence personnelle de l’orateur, l’autorité de son caractère et de ses qualités la rendent persuasive ; car la seule évidence ne suffit pas toujours à entraîner et à persuader les hommes. Le droit, le devoir, la vérité, s’ils se trouvent en lutte avec l’intérêt ou la passion, ne sont pas toujours les plus forts. « La persuasion a donc au-dessus de la simple conviction que non-seulement elle fait voir la vérité, mais qu’elle la dépeint aimable, et qu’elle émeut les hommes en sa faveur : ainsi dans l’éloquence, tout consiste à ajouter à la preuve solide les moyens d’intéresser l’auditeur, et d’employer ses passions pour le dessein qu’on se propose. » (Fénelon, iie Dialogue.) Il faut que l’homme parle à l’homme ; il faut, avec la force de la vérité, l’autorité personnelle de l’orateur et la puissance du sentiment. L’une s’exerce par les Mœurs, et l’autre par les Passions.

Voilà pourquoi, sous ces deux noms, la sensibilité a sa part dans l’Invention oratoire. Il faut trouver le secret d’émouvoir, d’ébranler les hommes et de les persuader. Ainsi donc, sans réduire les sentiments à des     procédés artificiels et à des régies de mécanisme, il est nécessaire d’en étudier les origines et les effets, pour apprendre à les conduire, et pour satisfaire aux conditions si délicates du ton, de l’à-propos et des convenances. La Rhétorique n’enseignera pas à trouver les mœurs et les passions à point nommé, comme dans les compartiments d’un casier ; à composer un caractère, à improviser des émotions. Tout le monde sait bien que la nature fait l’un, inspire les autres ; sans cela, l’orateur ne serait qu’un comédien. L’art sert uniquement à diriger les dispositions et les émotions naturelles, il analyse les passions pour arriver à les toucher.

Mœurs réelles ; Mœurs oratoires. — Les Mœurs sont le caractère de l’ orateur, les qualités que le discours exprime, et qui inspirent à l’auditeur la confiance et la sympathie.

« C’est, dit Rollin, une espèce de passions que les rhéteurs appellent êthos, qui consiste dans des sentiments plus doux, plus tendres, plus insinuants (que le pathétique, pathos), mais qui n’en sont pas pour cela moins touchants ni moins vifs ; dont l’effet n’est pas de renverser, d’entraîner, d’emporter tout comme de vive force, mais d’intéresser et d’attendrir, en s’insinuant doucement jusqu’au fond du cœur… Elles consistent, pour ceux qui sont supérieurs, et qu’on a offensés, dans un caractère de douceur, de bonté, d’humanité, de patience, qui est sans fiel et sans aigreur, qui sait souffrir l’injure et l’oublier, et qui ne peut résister aux prières et aux larmes ; et, pour les autres, dans une facilité à reconnaître leurs fautes, à les avouer, à en marquer leur douleur, à s’humilier, à se soumettre, et à donner toutes les satisfactions qu’on peut désirer. Tout cela doit se faire d’une manière simple et naturelle, sans étude et sans affectation ; l’air, l’extérieur, le geste, le ton, le style, tout doit respirer je ne sais quoi de doux et de tendre, qui parte du cœur et qui aille droit au cœur. Les mœurs de celui qui parle doivent se peindre dans son discours sans qu’il y pense. On sent bien que non-seulement pour l’éloquence, mais pour le commerce ordinaire de la vie, rien n’est plus aimable qu’un tel caractère ; et l’on ne peut trop porter les jeunes gens à s’y rendre attentifs, à l’étudier et à l’imiter. »

(Traité des Études, liv. III, chap. iii, § 7.)

Il est fâcheux pour la nature humaine que, dans l’éloquence, il ait fallu distinguer les mœurs réelles des mœurs oratoires, les qualités vraies et sincères de l’orateur de celles qu’il se donne aux yeux de son auditoire, l’honnêteté de l’hypocrisie. Cependant, cette distinction même est un hommage rendu la puissance de la probité et de la vertu, puisqu’un malhonnête homme est obligé d’en emprunter les apparences, pour persuader et pour séduire.

Au reste, comme l’éloquence s’adresse aux intérêts et aux passions, comme elle soutient des luttes souvent violentes et terribles, elle n’a pas toujours cette onction presque évangélique que Rollin lui demandait dans la naïve effusion de sa charité. Aussi la Rhétorique attribue-t-elle aux Mœurs un caractère plus général.

Pour faire bien entendre la puissance des mœurs dans l’éloquence, il est bon de montrer les effets des défauts contraires, et comment un orateur peut déplaire et irriter par des maximes odieuses, par un ton orgueilleux, par des maladresses ou des injures.

Dans la Mort de Pompée, les conseillers de Ptolomée, avec leur politique froidement immorale, entraînent leur maître, mais révoltent le spectateur.

La justice n’est pas une vertu d’État.
Le choix des actions ou mauvaises ou bonnes
Ne fait qu’anéantir la force des couronnes :
Le droit des rois consiste a ne rien épargner ;
La timide équité détruit l’art de régner.
(Acte I, scène 1.)

Dans Rodogune, Cléopâtre et Rodogune épouvantent les princes d’Arménie par la franchise atroce de leur haine.

CLEOPATRE.

Embrasser ma querelle est le seul droit d’aînesse ;
La mort de Rodogune en nommera l’aîné....
Ce doit être envers moi le sceau de votre amour.
Sans ce gage, ma haine à jamais s’en délie ;
Ce n’est qu’en m’imitant que l’on me justifie.
(Acte II, scène iii.)

RODOGUNE.

C’est à vous de choisir mon amour ou ma haine.
J’aime les fils du roi, je hais ceux de la reine :
Réglez-vous là-dessus, et sans me plus presser,
Voyez auquel des deux vous voulez renoncer....
Appelez ce devoir haine, rigueur, colère,
Pour gagner Rodogune, il faut venger un père.
Je me donne à ce prix : osez me mériter,
Et voyez qui de vous daignera m’accepter.
(Acte III, scène iv.)

Dans le Cid, l’orgueil du comte pousse D. Diègue à bout.

Mon nom sert de rempart à toute la Castille.
Sans moi, vous passeriez bientôt sous d’autres lois,
Et vous auriez bientôt vos ennemis pour rois.
Chaque jour, chaque instant, pour rehausser ma gloire,
Met lauriers sur lauriers, victoire sur victoire.
(Acte I, scène vii.)

Dans Andromaque, le ton pressant et impérieux d’Oreste, réclamant à Pyrrhus le fils d’Hector, produit un effet contraire à son but avoué (quoique favorable à ses desseins secrets), et décide Pyrrhus à refuser.

..........La Grèce avec douleur
Vous voit du sang troyen relever le malheur,
Et, vous laissant toucher d’une pitié funeste,
D’une guerre si longue entretenir le reste....
Vous-même, de vos soins craignez la récompense,
Et que dans votre sein ce serpent élevé
Ne vous punisse un jour de l’avoir conservé.
Enfin, de tous les Grecs satisfaites l’envie ;
Assurez leur vengeance, assurez votre vie ;
Perdez un ennemi d’autant plus dangereux
Qu’il s’essaiera sur vous à combattre contre eux.
(Acte I, scène II.)

Les poëtes dramatiques fournissent, comme on voit, à l’étude des mœurs et des caractères une mine inépuisable. Nous les avons cités de préférence aux orateurs, parce que les exemples sont plus courts, plus faciles à retenir et plus familiers aux élèves. Souvent nous avons écarté à dessein ceux qui sont dans toutes les mémoires. Autrement, où trouver plus d’exemples, et de plus frappants, que dans Horace et Cinna, Iphigénie et Athalie ?

D’après cette étude, il est aisé d’apprécier les mœurs oratoires par leurs contraires, et de conclure que la probité, la modestie, la bienveillance, la prudence, sont des conditions essentielles de l’éloquence. Ce sont les qualités comprises sous le nom de mœurs dans l’Invention.

1° La probité, premier terme de la définition que Caton l’Ancien donnait de l’orateur : « l’orateur, mon fils Marcus, est l’homme de bien qui sait parler. »« L’homme digne d’être écouté, dit Fénelon, est celui qui ne se sert de la parole que pour la pensée, et de la pensée que pour la vérité et la vertu. » (Lettre à l’Académie, § iv.) On comprend qu’il soit difficile de donner un exemple particulier d’une qualité qui se manifeste dans l’ensemble d’un caractère et par la vie tout entière d’un homme. Racine cependant a exprimé les mœurs les plus pures et les plus belles dans les nobles traits dont il peignit Burrhus. C’est par la probité que Burrhus se fait connaître du spectateur :

— Burrhus pour le mensonge eut toujours trop d’horreur.
Vous m’avez de César confié la jeunesse....
Mais vous avais-je fait serment de le trahir ?...
Pourquoi de sa conduite écarter les flatteurs ?
Fallait-il dans l’exil chercher des corrupteurs ?...

2° La modestie, qui efface les effets fâcheux de ce moi si haïssable dont parle Pascal, et qui même le fait disparaître tout à fait. Le rôle de Monime en est un modèle exquis. Elle dit à Mithridate jaloux et menaçant :

Je n’ai point oublié quelle reconnaissance,
Seigneur, m’a dû ranger sous votre obéissance :
Quelque rang où jadis soient montés mes aïeux,
Leur gloire de si loin n’éblouit point mes yeux.
Je songe avec respect de combien je suis née
Au-dessous des grandeurs d’un si noble hyménée, etc.
(Acte IV, scène iv.)

3° La bienveillance (ou le zèle), qui séduit l’homme en s’adressant à son intérêt personnel, dont elle se montre uniquement occupée. Xipharès dit à Mithridate :

J’irai… j’effacerai le crime de ma mère.
Seigneur, vous m’en voyez rougir à vos genoux :
J’ai honte de me voir si peu digne de vous ;
Tout mon sang doit laver une tache si noire.
Mais je cherche un trépas utile à votre gloire ;
Et Rome, unique objet d’un désespoir si beau,
Du fils de Mithridate est le digne tombeau.
(Acte III, scène I.)

4° La prudence, qui met les timides et les irrésolus en garde contre l’incertitude, les audacieux et les violents contre la témérité et l’emportement. Acomat dit à Roxane, pour la décider à la révolte contre Amurat :

Déclarons-nous, madame, et rompons le silence :
Fermons-lui, dès ce jour, les portes de Byzance ;
Et, sans nous informer s’il triomphe ou s’il fuit,
Croyez-moi, hâtons-nous d’en prévenir le bruit.
S’il fuit, que craignez-vous ? S’il triomphe, au contraire,
Le conseil le plus prompt est le plus salutaire.
Vous voudrez, mais trop tard, soustraire a son pouvoir
Un peuple dans ses murs prêt à le recevoir.
(Bajazet, acte I, scène ii)

On lit dans les Deux Pigeons :

....................Qu’allez-vous faire ?
Voulez-vous quitter votre frère ?
L’absence est le plus grand des maux.
Non pas pour vous, cruel ! au moins que les travaux,
Les dangers, les soins du voyage,
Changent un peu votre courage.
Encor si la saison s’avançait davantage !
Attendez les zéphyrs. Qui vous presse ? Un corbeau
Tout à l’heure annonçait malheur a quelque oiseau.
(La Fontaine, liv. IX., fable ii.)

Ces qualités sont une partie considérable, sinon le fond même, du ton et des convenances oratoires. « Le ton, dit Buffon, n’est que la convenance du style à la nature du sujet. » Cette parfaite harmonie de l’expression et des idées, cette juste mesure qui s’éloigne toujours également de l’insuffisance et de l’excès, touchent de bien près aux mœurs oratoires. Si l’orateur est probe et bienveillant, prudent et modeste, il est difficile que la droiture et la bonté du caractère n’amènent pas la justesse, l’à-propos, la convenance dans la parole et dans les écrits. C’est ce que Rollin fait entendre en termes excellents dans les conseils qui terminent le passage cité plus haut, conseils aussi utiles pour l’usage du monde et pour la conduite de la vie que pour l’éducation de l’intelligence et le progrès du talent.

Troisième partie de l’Invention.

Les Passions. — 

« On sait, dit encore Rollin, que les passions sont comme l’âme du discours ; que c’est ce qui lui donne une impétuosité et une véhémence qui emportent et entraînent tout, et que l’orateur exerce par là sur ses auditeurs un empire absolu et leur inspire tels sentiments qu’il lui plaît ; quelquefois en profitant adroitement de la pente et de la disposition favorable qu’il trouve dans les esprits, mais d’autres fois en, surmontant toute leur résistance par la force victorieuse du discours et les obligeant de se rendre comme malgré eux. »

(Traité des Études, liv. III, chap. iii, 7.)

Toutes les passions se réduisent à deux, l’amour et la haine.

« On inspire à l’auditeur l’indignation contre l’ingratitude, l’horreur contre la cruauté, la compassion pour la misère, l’amour pour la vertu. Voilà ce que Platon appelle agir sur l’âme de l’auditeur et émouvoir ses entrailles. »

(Fénelon, II° Dialogue.)

S’il fallait donner une idée des passions par des exemples, les citations se multiplieraient à l’infini. La lecture des grands maîtres est le meilleur développement d’une question aussi vaste. Essayerons-nous de choisir dans les scènes immortelles de Corneille et de Racine, expression idéale de toutes les passions humaines ? Chimène, Horace, Émilie, Polyeucte, Hermione, Mithridate, Agrippine, Phèdre, Joad, ne sont-ils pas dans toutes les mémoires ? Si nous cherchons le pathétique dans une région plus sublime, au-delà des orages de la terre, notre éloquence sacrée n’en offre-t-elle pas des modèles au-dessus de l’admiration humaine ? Voyez Massillon faisant apparaître Jésus-Christ lui-même au dernier jour pour juger ses auditeurs et le prêtre qui leur parle. Écoutez Bossuet accablé de douleur et pénétré d’espérance devant le cercueil d’Henriette d’Angleterre ; écoutez les menaces foudroyantes qu’il adresse aux impies en racontant les égarements d’Anne de Gonzague, les accents d’amour divin que lui inspire la piété de la reine Marie-Thérèse, les adieux attendrissants par lesquels il prend congé du grand Condé et de la chaire chrétienne : vous aurez entendu le langage le plus puissant, le plus sublime, le plus pur qu’aient jamais parlé la passion et le sentiment.

La Lettre de Fénelon à l’Académie est une étude exquise de la passion chez l’orateur et chez le poëte ; elle ne laisse qu’un regret, c’est que le critique n’ait pas osé admirer ses contemporains. Dans les limites de ce petit ouvrage, nous ne pouvons pas même toucher une matière si riche ; mais l’étude des passions appelle quelques règles de goût qui appartiennent à l’Invention oratoire.

La première, c’est que, pour émouvoir et toucher, la passion doit être vraie et partir du cœur, on sait le vers de Boileau traduit littéralement d’Horace :

Pour me tirer des pleurs, il faut que vous pleuriez.

Une seconde règle est celle du ton, c’est-à-dire de l’à-propos et de la mesure. Est-il besoin de montrer les fâcheux effets du pathétique employé à faux ou sans préparation et sans ménagement ?

C’est encore une règle d’à-propos et de mesure que de s’arrêter à temps dans remploi naturel et légitime de la passion. Toute chose périt par l’excès, et rien, disait Cicéron, ne sèche si vite que les larmes.

Le goût indique également les circonstances ou le ton du discours appelle ou exclut la passion. C’est surtout à la fin qu’elle éclate, lorsqu’il s’agit de frapper les derniers coups et de décider la victoire. Mais que de fois se fait-elle jour, au début, dans le récit, dans la discussion, dans l’attaque et dans la défense !

Une règle commune à l’ensemble et aux détails, au discours et à la phrase, est celle de la progression. Buffon condamne les orateurs qui, « s’abandonnant au premier feu de leur imagination, prennent un ton qu’ils ne peuvent soutenir. » On comprend la nécessité de ménager ses forces et la sensibilité de l’auditeur ; on comprend mieux encore la puissance irrésistible où arrive l’éloquence après des efforts toujours plus énergiques et des coups toujours plus rudes.

V. Des diverses parties du discours. §

Deuxième partie de la Rhétorique : disposition —

La Disposition règle l’usage et l’économie des matériaux fournis par l’Invention. Elle y introduit l’ordre, et met les choses dans leur véritable point de vue, chacune à la place où elle doit produire le plus d’impression et d’effet.

Elle divise le discours d’après un plan méthodique et raisonné, conforme à l’instinct naturel de l’esprit humain, aux règles de l’expérience et aux nécessités du sujet.

Les rhéteurs anciens comptaient six parties du discours : Exorde, Proposition et Division, Narration, Confirmation, Réfutation et Péroraison. Cette disposition s’appliquait surtout au genre judiciaire, genre si important chez les Grecs et chez les Romains qu’ils y rapportaient toutes les règles de la Rhétorique. Elle convenait également au genre délibératif, où l’orateur parlait dans de grandes assemblées ou devant tout un peuple.

Dans l’éloquence moderne, et à plus forte raison dans le commerce de la vie, nous n’avons pas besoin d’une division si complète et si minutieuse. Aussi les parties du discours se réduisent-elles pour nous à trois principales, l’exorde, la confirmation et la conclusion ou péroraison. Les trois autres parties, qui peuvent devenir utiles ou même nécessaires, et qu’il faut étudier séparément, rentrent aisément dans les trois précédentes.

Exorde. — Tout discours a son exorde, comme toute pièce de théâtre a son exposition. Si court et si simple qu’il soit, l’exorde est une partie essentielle. Lors même que l’orateur ou l’écrivain s’en passe tout à fait, et qu’il entre immédiatement en matière, c’est qu’il s’adresse à des esprits déjà préparés et instruits ; il continue une discussion, il réplique, il réfute des opinions exprimées avant lui. Ses devanciers ou ses adversaires se sont chargés pour lui de son exorde. Maxime répond à Cinna :

Oui, j’accorde qu’Auguste a droit de conserver
L’empire où sa vertu l’a fait seule arriver.

C’est l’avantage du dialogue, où les idées s’appellent et se répondent.

Dans le discours proprement dit, il faut entrer en matière et occuper l’attention ; il faut aborder les auditeurs avec ménagement ou les attaquer de vive force, préparer l’esprit ou le saisir. De là deux espèces d’exorde : l’exorde par préparation ou insinuation, et l’exorde brusque, que les rhéteurs appelaient ex abrupto.

L’exorde par préparation change de ton et de caractère suivant les circonstances. C’est une règle absolue, au début d’un discours ou d’un livre, de se concilier l’attention et la bonne volonté de l’auditeur ou du lecteur.

Exorde insinuant. — Si l’orateur est dans une position délicate, s’il s’adresse à des esprit indifférents, aigris ou hostiles, il a besoin d’adresse et de ménagement pour se faire écouter. Il séduit l’attention par des paroles bienveillantes et flatteuses, il adoucit les préventions par un ton adroit et insinuant, il écarte, par les précautions oratoires, toute idée fielleuse et blessante. C’est ce que l’on appelle proprement l’exorde par insinuation.

Pompée aborde Sertorius en le louant de sa gloire ;

L’inimitié qui règne entre les deux partis
N’y rend pas de l’honneur tous les droits amortis.
Comme le vrai mérite a ses prérogatives
Qui prennent le dessus des haines les plus vives.
L’estime et le respect sont de justes tributs
Qu’aux plus fiers ennemis arrachent les vertus ;
Et c’est ce que vient rendre à la haute vaillance,
Dont je ne fais ici que trop d’expérience,
L’ardeur de voir de près un si fameux héros
Sans lui voir en la main piques ni javelots,
Et le front désarmé de ce regard terrible
Qui dans nos escadrons guide un feras invincible.
(Sertorius, acte III, scène ii.)

Pharnace cherche à tromper la défiance de Mithridate :

Seigneur, je ne vous puis déguiser ma surprise,
J’écoute avec transport cette grande entreprise ;
Je l’admire ; et jamais un plus hardi dessein
Ne mit à des vaincus les armes à la main.
Surtout, j’admire en vous ce cœur infatigable
Qui semble s’affermir sous le faix qui l’accable ;
Mais, si j’ose parler avec sincérité,
En êtes-vous réduit à cette extrémité ?

Le Paysan du Danube s’excuse auprès du sénat romain des vérités qu’il va lui dire :

Romains, et vous, sénat, assis pour m’écouter,
Je supplie avant tout les dieux de m’assister.
Veuillent les immortels, conducteurs de ma langue,
Que je ne dise rien qui doive être repris.
Sans leur aide, il ne peut entrer dans les esprits
Que tout mal et toute injustice.

Exorde grave et sublime. — Voilà comme procède l’orateur quand il s’engage dans un pas difficile, et qu’il sent le terrain mal assuré sous ses pieds. Si, au contraire, il est sûr de son influence et de son autorité, sa parole prend alors une gravité, une énergie, une grandeur qui peut aller jusqu’au sublime. Ces exordes majestueux appartiennent surtout à l’éloquence de la chaire ; cependant, on les rencontre aussi au barreau, à la tribune, dans la famille même. On sait avec quelle simplicité héroïque le vieil Horace engage Camille à se consoler de la mort de son amant :

Ma fille, il n’est plus temps de répandre des pleurs.
Il sied mal d’en verser où l’on voit tant d’honneurs ;
On pleure injustement des pertes domestiques
Quand on en voit sortir des victoires publiques.
Rome triomphe d’Albe, et c’est assez pour nous ;
Tous nos maux à ce prix doivent nous être doux.

Auguste, délibérant avec ses conseillers, annonce dans un magnifique langage les incertitudes où le jette la comparaison du pouvoir et de la liberté :

Cet empire absolu sur la terre et sur l’onde,
Ce pouvoir souverain que j’ai sur tout le monde,
Cette grandeur sans borne et cet illustre rang
Qui m’a jadis coûté tant de peine et de sang ;
Enfin, tout ce qu’adore en ma haute fortune
D’un courtisan flatteur la présence importune
N’est que de ces beautés dont l’éclat éblouit,
Et qu’on cesse d’aimer sitôt qu’on en jouit, etc.
(Acte II, scène i.)

L’éloquence sacrée, où l’idée du beau domine dans son expression la plus pure et la plus sainte, présente les plus grands modèles d’exordes pathétiques et sublimes. Nous ne pouvons que rappeler ici ceux des Oraisons funèbres de Henriette de France, de Henriette d’Angleterre, de Marie-Thérèse et d’Anne de Gonzague, celui du sermon sur l’Unité de l’Église, où éloquence s’élève au ton de l’ode et de l’épopée, et celui de l’Oraison funèbre de Turenne, par Fléchier.

Exorde simple. — L’exorde ne demande pas toujours tant d’habileté ni tant d’éclat. Dans la délibération, dans la discussion des affaires, où le charme de la parole compte pour peu de chose, où il faut aller droit au fait, l’exorde est souvent simple jusqu’à la nudité ; mais cette simplicité a sa grandeur et sa force. Agrippine dit à Néron :

Approchez-vous, Néron, et prenez votre place :
On veut sur vos soupçons que je vous satisfasse ;
J’ignore de quel crime on a pu me noircir ;
De tous ceux que j’ai faits je vais vous éclaircir.
Auguste est plus simple encore avec Cinna :
Prends un siège, Cinna, prends, et sur toute chose
Observe exactement la loi que je t’impose, etc.

Voilà l’exorde par préparation, tour à tour simple et insinuant, grave et sublime, simple et vigoureux. Mais, dans les grandes passions, l’éloquence se passe des préparations même les plus courtes : elle attaque et frappe sans avertir, c’est l’exorde brusque ou ex abrupto.

Exorde ex abrupto. On a cité mille fois l’exorde de la Première Catilinaire : « Jusques à quand abuseras-tu de notre patience, Catilina ? » Ici les exemples abondent ; il suffit presque d’ouvrir au hasard les chefs-d’œuvre des poëtes, d’entendre Camille devant Horace :

Donne-moi donc, barbare, un cœur comme le tien ;
Et si tu veux enfin que je t’ouvre mon âme,
Rends-moi mon Curiace, ou laisse agir ma flamme.
(Acte V, scène v.)

ou Burrhus aux pieds de Néron :

Non, quoi que vous disiez, cet horrible dessein
Ne fut jamais, seigneur, conçu dans votre sein.
(Acte V, scène vi.)

L’exorde, quand il n’est pas, comme dans ces exemples, un cri du cœur, un élan de la passion, se tire de vérités générales et imposantes, comme les paroles que nous avons citées d’Auguste ou du Paysan du Danube, comme le début de l’oraison funèbre de Henriette de France. Le danger des maximes générales est de tourner au lieu commun, dans le sens fâcheux du mot. Aussi l’exorde se tire-t-il plutôt encore de circonstances propres au sujet ou à l’orateur d’une comparaison, d’un souvenir, d’un accident. L’emploi des textes sacrés a souvent inspiré aux prédicateurs des exordes singulièrement heureux.(Oraisons funèbres de Henriette d’Angleterre, d’Anne de Gonzague, de Turenne, etc.)

Proposition et Division. — La Proposition, où l’orateur énonce sommairement le sujet, se fond souvent dans l’exorde, et ne s’en détache que dans les discours de longue haleine, comme les grands plaidoyers, les sermons, les oraisons funèbres ; encore Bossuet ne la sépare-t-il presque jamais. En voici un curieux exemple, tiré de la Mort de Pompée. Septime dit au roi Ptolomée :

Pompée a besoin d’aide ; il vient chercher la vôtre ;
Vous pouvez, comme maître absolu de son sort,
Le servir, le chasser, le livrer vif ou mort.
Des quatre, le premier vous serait trop funeste.
Souffrez donc qu’en deux mots j’examine le reste.

A la Proposition se rattache la Division, qui n’en est qu’un accident. Un sujet vaste et compliqué peut se partager en divers points, que l’orateur traite successivement. Il trace ainsi le chemin à ses auditeurs : « Il rafraîchit leur attention, dit Quintilien, en leur montrant à chaque partie des repos déterminés ; de même que dans une longue route, les bornes qui marquent les distances diminuent beaucoup la fatigue ; car c’est une satisfaction de mesurer la tâche accomplie, et un encouragement pour en achever le reste, que de savoir ce que l’on a devant soi. » Ainsi procèdent dans les sermons Bossuet, Bourdaloue, Massillon : l’orateur se proposa d’instruire, et, dans des questions de dogme ou de morale, il a besoin de s’assurer constamment l’attention de son auditoire.

Fénelon a fortement blâmé cet usage des divisions, même chez les prédicateurs. « Les divisions, dit-il, ne mettent qu’un ordre apparent ; de plus, elles dessèchent et gênent le discours ; elles le coupent en deux ou trois parties qui interrompent l’action de l’orateur et l’effet qu’elle doit produire. Il n’y a plus d’unité véritable ; ce sont deux ou trois discours différents qui ne sont unis que par une liaison arbitraire. » (II° Dialogue.) Nous croyons ces critiques beaucoup trop sévères : Fénelon, qui, dans son premier Dialogue, ne proscrit pas la division, pourvu qu’elle soit simple et claire, s’accuse lui-même dans le second d’être bizarre sur cet article. La division ne convient pas aux petits sujets, où elle est inutile ; mais elle porte la lumière dans les complications et les difficultés des grands. Quant à dessécher le discours, c’est la faute de l’orateur, et non de la méthode. Quelle soit complète, claire, progressive et naturelle, elle intéressera l’auditeur en l’instruisant. On peut s’en convaincre par la Proposition et la Division du sermon de Bossuet sur l’Unité de l’Église :

« Écoutez, voici le mystère de l’unité catholique, et le principe immortel de la beauté de l’Église. Elle est belle et une dans son tout, c’est ma première partie, où nous verrons la beauté de tout le corps de l’Église ; belle et une en chaque membre, c’est ma seconde partie, où nous verrons la beauté particulière de l’Église gallicane dans ce beau tout de l’Église universelle ; belle et une et d’une beauté et d’une unité durables, c’est ma dernière partie, où nous verrons dans le sein de l’unité catholique des remèdes pour prévenir les moindres commencements de division et de trouble. »

Narration. — La Narration est le récit des faits. Elle n’est guère une partie nécessaire du discours que dans le genre judiciaire ; quand les faits sont connus, il n’y a plus de récit. Dans le discours, la narration, qui devient un moyen de persuasion et presque une partie de la preuve, est soumise à certaines conditions, déterminées par l’intérêt de l’orateur et de la cause.

Trois sortes de narrations. — Narration historique. La narration de l’historien n’est donc pas la même que celle du poëte et de l’orateur. Elle doit être vraie, fidèle et complète. « La pensée de l’historien, a dit un ancien, est un miroir pur, limpide, parfaitement exact à son centre ; il doit reproduire les formes des objets telles qu’il les reçoit, sans en altérer les traits, la couleur et la forme. » (Lucien, De la manière d’écrire l’histoire, li.)

Toutefois cette fidélité rigoureuse n’exclut pas l’art et la délicatesse du récit, ni l’éloquence et l’énergie des tableaux. Il suffit de nommer Tacite et Tite-Live, ces deux maîtres de l’histoire, qui ont été des peintres immortels.

Narration poétique. — Le poëte et l’orateur ont la liberté, interdite à l’historien, de donner aux événements l’aspect et la physionomie qui doivent plaire ou persuader. Ils embellissent le récit, chacun à sa manière ; ils l’enrichissent de traits et d’images qui intéressent l’esprit et le frappent ; ils en retranchent, l’un ce qui ne plaît pas, l’autre ce qui peut nuire à la cause.

La narration poétique orne ou imagine les événements. Elle supprime tout ce qui est plat, fade et sans couleur ; elle agrandit ou crée les personnages, décrit et peint les objets ; donne aux hommes, aux sentiments, aux actions un caractère idéal ; introduit le merveilleux dans les scènes de la vie humaine. Fénelon, dans le Télémaque, a la grâce facile et charmante des Grecs. Combien de fois pourrions-nous citer nos grands poëtes tragiques, auxquels on a reproché l’abus de la narration : combat de Rodrigue contre les Maures, des Horaces et des Curiaces, récit de la mort de Mithridate, du sacrifice d’Ériphile, de la mort d’Hippolyte, et cent autres ! Est-il besoin de rappeler, dans la comédie, les brillantes narrations des Fâcheux et du Menteur ?

Narration oratoire. — Il n’est pas permis à l’orateur d’imaginer les faits et de créer, comme fait le poëte. La narration oratoire doit être vraie, quoique les grands orateurs eux-mêmes n’aient pas toujours obéi à cette loi. Elle ne doit jamais descendre au mensonge, ni altérer ; la vérité ; mais elle peut l’adoucir. Elle en atténue les traits blessants ou odieux ; elle fait valoir, elle met en relief et en lumière les détails favorables du récit, qui servent à convaincre et à persuader. En un mot, elle plaide, ce que la narration historique ne fait pas.

Hors du barreau, dans le genre démonstratif, la narration oratoire change de caractère. Il ne s’agit pas de gagner les juges par le récit habile et insinuant des faits. L’orateur n’a plus qu’à intéresser et à toucher par le récit de la vérité, avec plus de passion que l’historien, moins d’imagination que le poëte. Tel est le récit de la bataille de Rocroy, où l’exactitude de l’historien s’allie admirablement à la conviction de l’orateur et à l’enthousiasme du poète, sans les fantaisies du dernier.

On comprendra mieux encore la différence de la narration historique et de la narration oratoire, si l’on compare ce récit de Bossuet à celui de Voltaire, qui, dans le Siècle de Louis XIV raconte les mêmes événements presque dans les mêmes termes, en réduisant le magnifique langage de Bossuet à la simplicité de l’histoire. On peut faire la même étude sur le récit de la mort de la duchesse d’Orléans par Bossuet et par madame de La Fayette.

Confirmation. — La Confirmation est une partie essentielle du discours : elle en est le corps et la substance. L’exorde a préparé l’auditeur ; la proposition et la narration l’ont instruit et éclairé ; la confirmation lui montre la vérité dans toute sa lumière et porte la conviction dans son esprit.

L’orateur et l’écrivain doivent choisir parmi les preuves ; car elles se pèsent plus qu’elles ne se comptent, et il en est de secondaires, de médiocres, qu’on peut laisser de côté, quand on a mieux à dire. Joad, pour affermir ses lévites, ne calcule pas les faibles moyens de résistance qu’il peut opposer aux soldats d’Athalie ; il n’a qu’un motif de confiance :

J’attaque en téméraire une reine orgueilleuse,...
Mais ma force est au Dieu dont l’intérêt me guide....
Dieu sur ses ennemis répandra la terreur.

L’ordre des preuves dépend des convenances du sujet. La progression continue a ses avantages quand on est sûr d’occuper l’auditeur dès les premiers mots. Ainsi raisonne Mithridate avec ses fils :

Ne vous figurez point que de cette contrée
Par d’éternels remparts Rome soit séparée, etc.

Mais un ordre plus puissant et plus suivi consiste à mettre les preuves les plus concluantes au début et à la conclusion de la confirmation, et les plus faibles au milieu. L’esprit est saisi dès l’abord, maintenu par le développement des preuves, et soumis, en terminant, à des impressions plus fortes encore et plus durables. C’est la disposition que Quintilien appelait l’ordre homérique, parce qu’elle reproduit l’ordre de bataille adopté par le vieux Nestor : « En tête, il place les cavaliers avec les chevaux et les chars ; à l’arrière-garde, des fantassins nombreux et braves, pour soutenir le fort du combat ; il pousse au centre les mauvais soldats, afin de les faire combattre même malgré eux. » (Iliade, iv, 297.)

Ainsi Clytemnestre, disputant sa fille à la fatalité qui la réclame, fait parler d’abord l’amour paternel ; elle épouvante Agamemnon par l’atrocité du crime qu’il va commettre :

Quoi ! l’horreur de souscrire à cet ordre inhumain
N’a pas, en le traçant, arrêté votre main ?

C’est après ces reproches sanglants qu’elle discute l’autorité des oracles, contre laquelle elle se sent impuissante :

Un oracle dit-il tout ce qu’il semble dire ?

C’est là qu’elle propose une cruauté pour une autre, le sacrifice d’Hermione au lieu de celui d’Iphigénie3 ; c’est là qu’elle demande si la gloire d’Hélène mérite d’être achetée si cher :

Si du crime d’Hélène on punit sa famille,
Faites chercher a Sparte Hermione sa fille....
Que dis-je ? cet objet de tant de jalousie,
Cette Hélène qui trouble et l’Europe et l’Asie,
Vous semble-t-elle un prix digne de vos exploits ?

Mais, après ces raisons trop faibles pour balancer les arrêts des dieux et l’orgueil de toute la Grèce, la passion éclate dans toute sa puissance ; l’amour maternel, argument irrésistible aux yeux de Clytemnestre, frappe les derniers coups, et les plus forts :

Un prêtre, environné d’une foule cruelle,
Portera sur ma fille une main criminelle, etc.

Amplification. — Il ne suffit pas de choisir et de disposer les preuves : il faut en tirer tout l’effet possible, en leur donnant toute leur force. On y parvient par l amplification oratoire, qui développe la preuve et la pensée, qui la fait pénétrer dans les esprits, en la présentant dans toute son ampleur, sans diffusion comme sans sécheresse. L’amplification (qu’il ne faut pas prendre dans l’acception fâcheuse donnée souvent à ce mot) fait voir un objet sous toutes ses faces, qu’elle éclaire également.

On a vu, par les exemples cités plus haut, que les lieux communs, tels que l’énumération des parties, la définition, etc., sont des moyens d’amplification sûrs et solides, pourvu qu’ils soient employés à propos.

Une autre forme d’amplification, qui est souvent nécessaire, toujours puissante et irrésistible, consiste à redoubler la pensée, pour la faire comprendre et adopter.

Massillon et Bourdaloue excellent dans ces développements par redoublement d’idées, qui augmentent sans cesse la lumière et la force. Dans Bossuet, amplification, pour se laisser moins voir, et pour être plus variée dans la forme, n’en est pas moins féconde et puissante. L’exorde de l’Oraison funèbre de Henriette de France n’est que le développement du texte par redoublement d’idées. Tous les grands poètes appellent constamment l’amplification au secours de la logique et de la passion ; mais Molière y excelle entre tous. Voici l’un des plus curieux et des plus beaux exemples que notre langue présente de ce procédé oratoire :

Eh quoi ! vous ne ferez nulle distinction
Entre l’hypocrisie et la dévotion ?
Vous voulez les traiter d’un semblable langage ?
Rendre le même honneur au masque qu’au visage ?
Égaler l’artifice à la sincérité,
Confondre l’apparence et la réalité,
Estimer le fantôme autant que la personne,
Et la fausse monnaie à l’égal de la bonne ?

Réfutation. — La Réfutation, qui consiste à détruire les arguments d’un adversaire, n’est en réalité qu’une partie de la confirmation. Réfuter la thèse contraire, c’est prouver la nôtre. Beaucoup de discours développés ne comportent pas de réfutation.

La réfutation ne procède pas toujours de même dans la dialectique et dans l’éloquence.

Dans la dialectique, ou discussion philosophique, elle attaque les arguments de l’adversaire par les procédés de l’école, en démontrant qu’il est tombé dans les vices de raisonnement qu’on appelle sophismes ou paralogismes. Le sophisme est une erreur volontaire, un effet de la mauvaise foi ; le paralogisme est involontaire, c’est une faiblesse de l’esprit.

Il est difficile de trouver chez les grands écrivains des exemples de sophismes, sinon de ceux qu’ils réfutent ; car ils ne sont, grands qu’à la condition d’être vrais. Cependant les écrivains célèbres n’en sont pas toujours exempts ; et, d’ailleurs, les poëtes comiques nous fournissent, dans la peinture des erreurs et des travers de l’humanité, d’abondants exemples de faux raisonnements. Nous en indiquerons les plus saillants.

Principaux sophismes : 1° Ignorance du sujet (qui pro quo). Ce sophisme ou paralogisme consiste à fausser la question en démontrant ce qui n’est pas contesté, ou ce qui est hors du sujet ; ou bien encore à imputer à l’adversaire une opinion qui n’est pas la sienne. Écoutons Rousseau attaquer Molière, à propos du Misanthrope :

« Convenons que l’intention de l’auteur étant de plaire à des esprits corrompus, ou sa morale porte au mal, ou le faux bien qu’elle prêche est plus dangereux que le mal même, en ce qu’il séduit par une apparence de raison ; en ce qu’il fait préférer l’ usage et les maximes du monde à exacte probité ; en ce qu’il fait consister la sagesse dans un certain milieu entre le vice et la vertu ; en ce qu’au grand soulagement des spectateurs il leur persuade que, pour être honnête homme, il suffit de n’être pas un franc scélérat. »

(Lettre à d’Alembert sur les spectacles.)

Voici le reproche que Philaminte fait à Clitandre dans les Femmes savantes :

Il fait profession de chérir l’ignorance
Et de haïr surtout et l’esprit et la science.
Clitandre y répond en divisant la question.
Cette vérité veut quelque adoucissement ;
Je m’explique, madame, et je hais seulement
La science et l’esprit qui gâtent les personnes,
(Molière, les Femmes savantes, IV, iii.)

Pétition de principes ou cercle vicieux. C’est un paralogisme fréquent dans le monde et dans la conversation. Il consiste à donner pour solution la question elle-même, à définir un objet par le terme qui a besoin d’être défini. Tout le monde connaît le fameux raisonnement du Malade imaginaire sur la vertu soporifique de l’opium. On en trouve un non moins plaisant dans le Médecin malgré lui. — 

« Je touche au but du premier coup, et je vous apprends que votre fille est muette. — Oui ; mais je voudrais bien que vous me puissiez dire d’où cela vient. — Il n’est rien de plus aisé ; cela vient de ce qu’elle a perdu la parole. — Fort bien. Mais la cause, s’il vous plaît, qui fait qu’elle a perdu la parole ? — Tous nos meilleurs auteurs vous diront que c’est l’empêchement de l’action de sa langue. — Mais encore, vos sentiments sur cet empêchement de l’action de sa langue ? — Aristote, là-dessus, dit de fort belles choses. »

(Acte II, scène ii.)

Le cercle vicieux n’est qu’une variété de la pétition de principes. On prouve une proposition par une autre qui s’appuie sur la proposition même qui est à démontrer ; on explique une proposition inconnue ou incertaine par une autre plus incertaine encore et plus inconnue. L’esprit tourne alors dans un cercle sans issue.

« Quel avantage, dit Pascal, pensait nous procurer Platon en disant de l’homme que c’était un animal à deux pieds, sans plumes ! Comme si l’idée que j’en ai naturellement, et que je ne puis exprimer, n’était pas plus nette et plus sûre que celle qu’il me donne par son explication inutile et même ridicule ; puisqu’un homme ne perd pas l’humanité en perdant ses deux jambes, et qu’un chapon ne l’acquiert pas en perdant ses plumes. — Il y en a qui vont jusqu’à cette absurdité d’expliquer un mot pas le mot même. J’en sais qui ont défini la lumière en cette sorte : La lumière est un mouvement luminaire des corps lumineux. Comme si on pouvait entendre les mots de luminaire et de lumineux sans celui de lumière. »

(Pensées, de l’Esprit géométrique, 1, 1, édit. annotée par M. Havet, page 445.)

Erreur sur la cause. Ici l’erreur tient à une induction vicieuse. Sur un rapport apparent, sur une analogie, une coïncidence dues au hasard, on conclut d’un effet réel à une cause qui ne l’est pas. C’est l’origine de tous les préjugés et de toutes les erreurs populaires.

Le poëte Lysidas fait contre Molière un sophisme de ce genre dans la Critique de l’École des femmes : « Arnolphe ne donne-t-il pas trop librement son argent à Horace ? Et puisque c’est le personnage ridicule de la pièce, fallait-il lui faire faire l’action d’un honnête homme ?  »

Rousseau, pour prouver que Molière, dans le Misanthrope, s’est proposé de rendre la vertu ridicule, emploie le même sophisme. « Vous ne sauriez me nier deux choses : l’une, qu’Alceste est dans cette pièce un homme droit, sincère, estimable, un véritable homme de bien ; l’autre, que l’auteur lui donne un personnage ridicule. C’en est assez, ce me semble, pour rendre Molière inexcusable. » (Lettre sur les spectacles.) La Harpe fait voir le vice et la mauvaise foi de ce raisonnement, en montrant que le ridicule du personnage ne porte pas sur sa droiture et sa probité, mais sur des travers réels qui tiennent à l’excès de ces bonnes qualités.

Dénombrement imparfait. Dans ce sophisme, l’un des plus communs et qui se reproduit tous les jours, on affirme la vérité d’une analyse, d’une énumération où certaines parties de la question ont été omises. Le brillant dilemme du vieil Horace défendant son fils pèche par un vice de ce genre.

Où penses-tu choisir un lieu pour son supplice ?
Sera-ce entre ces murs, que mille et mille voix
Font résonner encor du bruit de ses exploits ?
Sera-ce hors des murs, entre ces mêmes places
Qu’on voit fumer encor du sang des Curiaces,
Entre leurs trois tombeaux, et dans ce champ d’honneur
Témoin de sa vaillance et de notre bonheur ?

Il est cependant un lieu où Horace peut subir le supplice : c’est celui où il a tué sa sœur.

Erreur des faits accidentels. C’est encore un sophisme par induction. Il consiste à conclure du particulier au général, d’un fait accidentel, d’une vérité partielle et relative, à une loi universelle et absolue. Ainsi raisonnent dans la colère Orgon et Alceste : ils imputent à l’humanité la méchanceté d’un homme.

Quoi ! sous un beau semblant de ferveur si touchante
Cacher un cœur si double, une âme si méchante ?
Et moi qui l’ai reçu gueusant et n’ayant rien....
C’en est fait : je renonce à tous les gens de bien,
J’en aurai désormais une horreur et effroyable,
Et m’en vais devenir pour eux pire qu’un diable.
Tartufe, V. i.
Le voilà devenu mon plus grand adversaire !   
Et jamais de son cœur je n’aurai de pardon
Pour n’avoir pas trouvé que son sonnet fût bon !
Et les hommes, morbleu ! sont faits de cette sorte !
C’est à ces actions que la gloire les porte !
Voilà la bonne foi, le zèle vertueux,
La justice et l’honneur que l’on trouve chez eux !
Allons ! c’est trop souffrir les chagrins qu’on nous forge.
Tirons-nous de ce bois et de ce coupe-gorge.
Puisque entre humains ainsi vous vivez en vrais loups,
Traîtres ! vous ne m’aurez de ma vie avec vous.
Le Misanthrope, V, i.

Équivoque ou Ambiguïté des mots. Ici, l’on abuse des acceptions diverses des mots pour déplacer la discussion et égarer l’esprit.

— Un sot savant est sot plus qu’un sot ignorant.
— Le sentiment commun est contre vos maximes,
Puisque ignorant et sot sont termes synonymes.
Les Femmes savantes, IV, iii.

Rousseau, attaquant Molière, équivoque sur les mots.

« On pourrait dire qu’il a loué dans Alceste non la vertu, mais un véritable défaut, qui est la haine des hommes. À cela je réponds qu’il n’est pas vrai qu’il ait donné cette haine à son personnage : il ne faut pas que ce nom de Misanthrope en impose, comme si celui qui le porte était ennemi du genre humain. Une pareille haine ne serait pas un défaut, mais une dépravation de la nature et le plus grand de tous les vices. Le vrai Misanthrope est un monstre. S’il pouvait exister, il ne ferait pas rire ; il ferait horreur. »

(Lettres sur les spectacles.)

Ces principes sont communs à la dialectique et à l’éloquence, ajoutons à la conversation. Au barreau, dans la chaire, à la tribune comme dans l’école, dans les livres comme dans les discours, dans un cabinet, d’affaires, dans un salon, il faut savoir distinguer et saisir, au milieu de leurs manœuvres, de leurs feintes, de leurs détours, les sophismes de chicane, d’intérêt, de passion. Mais l’orateur ne se sert pas uniquement de cette tactique subtile, de cette escrime adroite et minutieuse, pour atteindre et frapper l’adversaire. Dans la passion, ses mouvements sont plus hardis, ses attaques plus franches, ses coups plus violents et plus irrésistibles. S’il est sûr de son génie, il perce l’adversaire à jour par la plaisanterie, il le terrasse par la passion.

La plaisanterie est une arme dangereuse, qu’il faut manier avec adresse et légèreté, qui peut se retourner cruellement contre l’orateur ; mais, employée à propos, elle a des effets redoutables.

La passion est une arme toute-puissante quand elle a pour soutien la force de la vérité. C’est elle qui, dans la bouche de Bossuet, dénonce la mauvaise foi, la présomption des incrédules, et les confond par des paroles foudroyantes, après avoir mis sous leurs yeux, comme des preuves éclatantes de la vérité, les erreurs d’Anne de Gonzague ou les vertus de M. Le Tellier. C’est la passion qui inspire à nos poëtes dramatiques tant d’attaques et de répliques éloquentes.

Péroraison. — La Péroraison est la dernière partie du discours. La vérité est démontrée ; il faut conclure, en résumant les points principaux, et entraîner par un dernier effort du sentiment. De là deux parties dans la Péroraison.

1° La Récapitulation ou Conclusion est indispensable ; un discours d’affaires, une lettre se passent d’une péroraison, mais jamais d’une conclusion. Il faut réduire et resserrer en quelques mots les principales preuves, et en déduire la vérité.

2° La péroraison pathétique émeut une dernière fois les passions, arrache les larmes, fait éclater la colère, enflamme l’enthousiasme, en un mot, entraîne l’auditeur, et le précipite dans la voie où le discours l’a conduit. Voyez les péroraisons de l’Oraison funèbre de Condé, des discours de Burrhus à Néron, de Joad, aux lévites, mille autres encore, monuments immortels de vérité et de passion, dont l’effet sera toujours irrésistible tant qu’il se trouvera des hommes dignes de les sentir.

VI. Quelles sont, parmi les règles de l’art oratoire, celles qui s’appliquent à toute composition. §

Les grands principes de la composition sont les mêmes pour tous les genres. Quels que soient les sujets où s’applique l’esprit humain, que la raison ou l’imagination domine, le fond exige toujours le même ordre et la même méthode, déterminés par le bon sens et le goût.

La première règle propre à l’art oratoire est l’ancienne division de la Rhétorique en trois parties. Cette division est commune à tous les arts, et elle est éternelle. Depuis les créations les plus brillantes et les plus hardies de l’imagination jusqu’aux expositions les plus calmes et les plus froides de la raison, depuis les chefs-d’œuvre des poëtes jusqu’aux lettres d’affaires, il faut toujours satisfaire à cette triple condition de l’invention, du plan et de l’élocution. Il n’y a de différence que dans les détails de l’exécution.

Invention. — Les arguments et les lieux communs appartiennent plus à la dialectique et à la philosophie qu’à l’éloquence. Mais tous les genres de composition littéraire où la vérité se développe, se discute et se défend, ont besoin de ces moyens et de ces armes qu’on laisse trop dédaigneusement se rouiller dans la poussière des écoles. On pourrait même aller plus loin, et dire presque de l’enthymème et du dilemme ce que Dumarsais dit des figures de rhétorique : « qu’il s’en fait plus en un seul jour de marché à la halle qu’il ne s’en fait en plusieurs jours d’assemblées académiques. » (Des Tropes, ch. I.)

Quant aux lieux communs, malgré la défaveur que la conversation et l’usage ont attachée à ce nom, croira-t-on que la définition et l’énumération des parties conviennent uniquement aux brillants passages de Fléchier que nous avons cités ? L’avocat, l’orateur politique, le philosophe, le publiciste, le savant, l’homme du monde même, ne se trouvent-ils pas tous les jours forcés de définir un objet, d’en énumérer tous les détails, de présenter leur pensée sous toutes ses faces, pour la faire pénétrer dans les esprits rebelles ? Le lieu commun des contraires est une des formes les plus favorables à la démonstration philosophique de la vérité : l’homme comprend mieux les objets, quand on lui explique ce qu’ils ne sont pas que quand on les lui montre directement, en lui laissant la peine de les reconnaître et de les étudier tout seul. Le lieu commun des circonstances, employé constamment au barreau par l’attaque et par la défense, est un de ceux qui font tous les jours les frais de la conversation ; la médisance s’exerce mille fois plus encore que l’art oratoire sur les antécédents et les conséquents, les causes et les effets. Or souvent, certaines compositions littéraires, comédies, satires, essais de morale, ne sont autre chose que des conversations excellentes tenues par les gens les plus délicats et les plus profonds. Personne même n’a plus employé que La Bruyère ces procédés de style qui définissent la pensée et la produisent sous tous ses aspects.

On voit, par cette courte revue, que les lieux communs, ramenés des formules arides de l’école à l’expression animée et vraie de la vie, sont d’un emploi journalier dans la philosophie, dans la science, dans la conversation même du monde.

L’histoire, il est vrai, ne fait guère usage des diverses formes de la preuve ; car elle expose et raconte la vérité sans la démontrer. Les faits conduisent et soutiennent l’historien ; témoin et juge des événements, il ne discute ni ne plaide. Mais il est d’autres parties de l’art oratoire où il trouve son enseignement et son profit, surtout dans les règles de l’élocution et du style.

Les règles des mœurs et des passions s’appliquent à toutes les compositions littéraires. Toute œuvre où l’homme met quelque chose de ses sentiments et de son âme, pour toucher l’âme d’autrui, demande une étude profonde des mœurs et des passions. La dignité, la probité, le respect de soi-même et des autres, le zèle pour leurs intérêts, sont des règles universelles et absolues. Quant aux passions, le goût en règle et modère les élans, les excite ou les tempère selon les convenances ; mais nous avons vu qu’il faut émouvoir ou entraîner, ou du moins plaire et séduire, sous peine d’être ennuyeux. Dans une lettre, dans une conférence, dans une simple conversation, la mesure, la politesse, le bon goût et l’à-propos, la vivacité, la verve et l’entraînement ne sont autre chose que ces mœurs et ces passions classées dans la rhétorique comme une partie de la science.

On nous répondra peut-être que le bon sens et l’usage sont les meilleurs maîtres en pareille matière, et que la science gâte les dons naturels, en substituant l’étude et l’affectation aux inspirations naïves. S’il en était ainsi, l’on trouverait toutes ces qualités au plus haut degré dans les ignorants, ce qui ne s’est pas vu encore. Les grands maîtres de l’art oratoire, depuis Aristote et Cicéron jusqu’à Rollin et Buffon, n’ont jamais prétendu donner des recettes de convenance et de pathétique ; ils ont ajouté seulement à l’instinct et au goût naturels les conseils de l’expérience, pour leur faciliter la voie et les préserver de l’erreur.

Disposition. — Les règles de la Disposition ne sont pas moins générales que celles de l’invention. Une lettre et un rapport ont une exposition, un développement et une conclusion, ni plus ni moins qu’une oraison funèbre et une tragédie. Il faut, même dans les matières étrangères à la littérature, un exorde, ou une exposition nette, précise, intéressante, qui mette les lecteurs ou les auditeurs au fait, avec aisance et sans brusquerie, et les prépare à goûter ce qu’on veut leur faire entendre. Il faut une confirmation, c’est-à-dire le développement raisonné, progressif de toutes preuves qui n’appartiennent pas aux démonstrations mathématiques. En effet, dans les sciences exactes, il n’y a ni liberté ni choix ; la vérité est rigoureuse et n’abandonne rien à l’indépendance de l’esprit. Mais, du moment que l’on sort des démonstrations et des déductions absolues, il faut, comme le dit Buffon, « pour ceux dont la tête est ferme et le sens exquis, il faut des choses, des pensées, des raisons ; il faut savoir les présenter, les nuancer, les ordonner… il faut agir sur l’âme, et toucher le cœur en parlant à l’esprit. » Disc. sur le style.

Dans ce beau langage, Buffon n’a fait que résumer les règles de l’éloquence communes à l’orateur, au philosophe et au savant. Combien de fois le prédicateur, le publiciste, le philosophe, n’ont-ils pas à dénoncer, à poursuivre, à détruire les erreurs volontaires et les sophismes ? Dans les agitations des temps modernes, quand la confusion s’est répandue dans tous les esprits et que l’âme découragée est tentée de s’écrier avec le grand poëte : « Il n’y a plus de juste ni d’injuste4. » n’est-il pas nécessaire de s’habituer à distinguer l’erreur, de s’exercer à la saisir corps à corps, et à la frapper sous les mille replis où elle s’enveloppe ? Le mensonge est partout à côté de la vérité. Les peintures plaisantes et naïves de la comédie nous montrent que les sophismes ne sont pas moins fréquents dans le commerce ordinaire de la vie que dans les hautes régions des spéculations morales et philosophiques. Nous rencontrons à chaque pas mille copies des immortels originaux de Molière, leurs faux raisonnements comme leurs ridicules. Ne devons-nous donc pas un peu de reconnaissance à la rhétorique et à la logique, sciences voisines et sœurs, qui nous mettent en garde contre les illusions et les fantômes créés à chaque instant par la sottise et la malignité humaines ?

Amplification. — Une autre règle de l’art oratoire indispensable à tous les genres littéraires, une autre obligation que les poètes et les philosophes ont à la rhétorique, c’est de leur apprendre par les exemples, la théorie et l’exercice, à développer la pensée et à lui donner toute sa puissance. La vérité trop souvent est faible, si on la réduit à son expression brève et sèche ; il faut la redoubler, la ramener sous des formes nouvelles pour la présenter dans tout son jour : c’est ce que l’amplification enseigne à tous les écrivains.

La nécessité de la conclusion et l’utilité de la péroraison hors de la rhétorique se prouvent assez toutes seules.

Élocution. — Reste une troisième partie de l’art oratoire, que nous n’avons pas traitée encore, et dont les règles s’appliquent à tous les genres littéraires : c’est l’élocution. Quand nous en étudierons les caractères et les principes, nous expliquerons à quelles parties de la littérature se rapportent ces règles de la rhétorique.

Ainsi, dans l’art oratoire, il n’y a pas de règles inutiles, et beaucoup sont nécessaires à tous les écrivains. Nous n’allons pas jusqu’à prétendre qu’elles soient toutes obligatoires et applicables à tout. Il en est dont l’usage est rare, dont l’utilité se réduit à développer les forces de l’intelligence ; de même que l’escrime et la gymnastique donnent au corps la souplesse et la vigueur.

Il ne faut pas croire non plus que les lois générales du goût et du style ne servent qu’aux écrivains. Elles ont leur application dans le travail journalier des affaires et de la vie, comme dans les études. Il peut paraître singulier, de nos jours, que pour écrire une lettre, soutenir une correspondance, rédiger un rapport, il soit bon d’avoir étudié les principes de l’art oratoire. Cependant, si l’on fait tous les jours des arguments, des lieux communs, des figures, sans le savoir, comme le Bourgeois gentilhomme faisait de la prose, pourquoi ne pas nous rendre compte des règles de la pensée et du discours ? Le style des sciences ou des affaires n’est pas le style des lettres ; mais pourquoi en bannir la facilité, l’élégance, la pureté du langage ? Pourquoi les condamner à la platitude, sinon à la barbarie ? La précision, la propriété, le bonheur des termes sont des qualités où l’étude et l’art ne sont pas indifférents. Le mépris que les hommes d’action, d’affaires, de science ont quelquefois pour le charme et l’harmonie du langage paraît d’une sévérité singulière, quand on songe à Descartes, à Pascal, à Bossuet, à Buffon, à Voltaire, à Montesquieu.

Rollin, excellent juge en matière d’éducation comme de littérature, marque aux élèves le style dont il convient de se servir en faisant un rapport.

« Cette partie, dit-il, est d’un usage bien plus fréquent, puisqu’elle embrasse tous les emplois de la robe et qu’elle a lieu dans toutes les cours souveraines ou subalternes, dans toutes les compagnies, dans tons les bureaux et toutes les commissions. Il y a une sorte d’éloquence propre à ce genre de discours, qui consiste, si je ne me trompe, à parler avec clarté et avec élégance. Le but que se propose un rapporteur est d’instruire les juges, ses confrères, de l’affaire sur laquelle ils ont à prononcer avec lui ; or, pour le faire avec succès, il faut que la distribution méthodique de la matière qu’il entreprend de traiter, et l’ordre qu’il mettra dans les faits et les preuves, y répandent une si grande netteté, que tous puissent sans peine et sans effort entendre l’affaire qu’on leur rapporte. Tout doit contribuer à cette clarté : les pensées, les expressions, les tours et même la manière de prononcer. J’ai dit qu’à la netteté il fallait joindre quelque agrément, parce que souvent, pour instruire, il faut plaire. Les juges sont hommes comme les autres, et, quoique la vérité et la justice les intéressent par elles-mêmes, il est bon de les attacher plus fortement encore par quelque attrait et par quelque appât… Cette manière de s’exprimer, qui n’est soutenue ni par le brillant des pensées et des expressions, ni par le pathétique des mouvements, mais qui a un air aisé, simple, naturel, est la seule qui convienne aux rapports, et elle n’est pas si facile qu’on se l’imagine… Il faut s’attacher à bien étudier le premier genre d’éloquence, qui est le simple, en bien prendre le caractère et le goût, et s’en proposer les plus parfaits modèles ; être très-réservé à faire usage du second genre, qui est l’orné et le tempéré, n’en emprunter que quelques traits et quelques agréments avec une sage circonspection, dans des occasions rares ; mais s’interdire très-sévèrement le troisième style, qui est le sublime. Ce que l’on pratique au collège, en rhétorique, surtout en philosophie, peut servir beaucoup aux jeunes gens, pour les former à la manière de bien faire un rapport. »

(Traité des Études, liv. IV, chap. i, 1, vi).

Il n’y a pas beaucoup à retrancher de ces sages et simples paroles pour y trouver les règles du langage des affaires.

Buffon, dans son Discours sur le style, avait déjà résolu la question qui nous occupe. Salué avec admiration par ses contemporains comme écrivain et comme savant, membre, à ce double titre, de deux académies, il exposait à ses auditeurs les règles générales de l’éloquence, telles qu’il les comprenait après Platon et Aristote, Cicéron et Tacite, Bossuet et Fénelon. Sa belle définition du style, qu’il appelle l’ordre et le mouvement qu’on met dans ses pensées, n’est autre chose que la définition de l’ art oratoire, dans son application la plus haute. C’est la conscience que le génie a de ses œuvres, de sa puissance, des secrets par lesquels il éclaire et persuade les hommes. Aussi Buffon passe-t-il en revue toutes les règles oratoires communes a tous les genres de discours ou d’écrits : l’ ordre d’invention où le génie trouve et détermine les parties principales et les grandes vues du sujet ; où il donne aux idées, par la méditation, la substance et la force ; — l’égalité du style et du ton ; — l’unité de la composition et la discrétion dans l’emploi des divisions ; — l’ordre de disposition, où se classent, après la réflexion et la comparaison, toutes les pensées essentielles du sujet ; — la sévérité pour les traits saillants qui altèrent la vérité, et les idées déliées et brillantes qui énervent le style ; — la répugnance pour la phrase emphatique et l’idée ; — la bonne foi avec soi-même, qui fait la bienséance pour les autres et la vérité du style(admirable définition des mœurs oratoires) ; — le naturel et la vérité du ton, conditions premières de la grandeur et du sublime. Après cette magnifique leçon d’éloquence et de rhétorique, Buffon termine en appliquant aux divers genres littéraires les principes qu’il vient de poser.

« Le sublime, dit-il, ne peut se trouver que dans les grands sujets. La poésie, l’histoire et la philosophie ont toutes le même objet, et un très-grand objet : l’homme et la nature. La philosophie décrit et dépeint la nature ; la poésie la peint et l’embellit : elle peint aussi les hommes, elle les agrandit, les exagère, elle crée les héros et les dieux ; l’histoire ne peint que l’homme, et le peint tel qu’il est. Ainsi le ton de l’historien ne deviendra sublime que quand il fera le portrait des plus grands hommes, quand il exposera les plus grandes actions, les plus grands mouvements, les plus grandes révolutions ; partout ailleurs, il suffira qu’il soit majestueux et grave. Le ton du philosophe pourra devenir sublime, toutes les fois qu’il parlera des lois de la nature, des êtres en général, de l’espace, de la matière, du mouvement et du temps, de l’âme, de l’esprit humain, des sentiments, des passions ; dans le reste, il suffira qu’il soit noble et élevé. Mais le ton de l’orateur et du poëte, dès que le sujet est grand, doit toujours être sublime, parce qu’ils sont les maîtres de joindre à la grandeur de leur sujet autant de couleur, autant de mouvement, autant d’illusion qu’il leur plaît ; et que devant toujours peindre et toujours agrandir les objets, ils doivent aussi partout employer toute la force et déployer toute l’étendue de leur génie. »

VII. Quelles sont les qualités générales du style, et parmi ces qualités, celles qui caractérisent plus particulièrement les chefs-d’œuvre de la prose française. §

I. §

Lorsque la Disposition a déterminé le dessein et le plan des idées, il reste à les traduire, ou, comme dit Buffon, à réaliser par l’expression. Il faut que la pensée prenne un corps ; il faut que le souffle pénètre ces éléments inanimés, et leur donne la couleur, le mouvement et la vie. C’est la partie de l’art oratoire qu’on appelle l’Élocution ou le style, la troisième partie de la Rhétorique.

L’Élocution, comme son nom l’indique, est la traduction de la pensée par la parole. Le mot style a le même sens, avec une nuance de plus. On sait que, chez les anciens, le style était l’instrument qui servait à tracer les mots, signes de la pensée. Il devenait, comme la plume, un confident du travail et de l’inspiration, presque un ami pour l’écrivain. Aussi, le mot de style fait-il entendre quelque chose d’original et de vivant qui n’est pas dans l’élocution. L’élocution appartient à tout le monde ; le style est à l’écrivain. Tel est le sens du fameux mot de Buffon, que l’on altère souvent en le citant : « Le style est l’homme même. » Buffon n’a pas voulu dire que le style reflète, comme un miroir, les qualités et les défauts de l’écrivain ; il a lui-même expliqué sa pensée en ajoutant :

« La quantité des connaissances, la singularité des faits, la nouveauté même des découvertes, ne sont pas de sûrs garants de l’immortalité ; si les ouvrages qui les contiennent ne roulent que sur de petits objets, s’ils sont écrits sans goût, sans noblesse et sans génie, ils périront, parce que les connaissances, les faits et les découvertes s’enlèvent aisément, se transportent et gagnent même à être mis en œuvre par des mains plus habiles. Ces choses sont hors de l’homme : le style est l’homme même. Le style ne peut donc ni s’enlever, ni se transporter, ni s’altérer. »

Ce caractère personnel et original du style n’en exclut pas les qualités et les caractères généraux ; car le bon sens et le goût le soumettent, comme l’invention et la disposition, à des règles fixes et universelles. L’originalité, sans doute, ne s’emprunte pas : les secrets des écrivains de génie s’évanouissent, ou tournent en défauts sous la main des imitateurs. Mais, dans le génie même des grands maîtres, il y a des qualités nécessaires à tous les esprits, et où tous peuvent prétendre. Dans le style inimitable de Pascal, de Bossuet, de Mme de Sévigné et de Fénelon, dans celui de Corneille, de Racine, de Molière et de La Fontaine, il est des parties qui peuvent servir à l’usage même ordinaire de la vie aussi bien qu’à la plus sublime éloquence. C’est par là que le commerce de ces sublimes génies forme notre langage, par le choix excellent des termes, comme il élève l’âme, l’éclaire et la fortifie par la beauté des pensées et des sentiments. C’est par là que ces maîtres immortels descendent jusqu’à l’éducation des esprits les plus humbles et les plus obscurs, et leur enseignent la parfaite justesse de l’idée et du langage. Ajoutons, d’ailleurs, qu’il y a des originalités plus humaines et des génies moins désespérants : Massillon, par exemple. C’est l’étude des uns et des autres qui nous apprend les qualités générales et éternelles de style.

Clarté. — La première est la Clarté, plus facile à définir par ses contraires que directement. Elle consiste à ne laisser aucun doute, aucune hésitation sur le sens de la pensée, à la faire entendre tout de suite, sans équivoque et sans embarras.

La clarté de la pensée fait celle du style. Sauf certaines matières de théologie, de métaphysique, de science pure, où les profanes ne pénètrent pas, la vérité doit être claire pour tous. Autrement, si l’écrivain n’est pas compris, c’est en général parce qu’il ne se comprend pas lui-même :

Avant donc que d’écrire, apprenez à penser.
Selon que notre idée est plus ou moins obscure,
L’expression la suit, ou plus nette ou plus pure.
Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement,
Et les mots, pour le dire, arrivent aisément.
Boileau, Art poétique, I, v, 153.

L’obscurité est cependant un défaut que les plus grands maîtres n‘ont pas toujours évité. Tantôt la pensée est incomplète et embarrassée. Corneille fait dire à Rodogune que les princesses ne se marient pas à leur gré :

Le destin des États est arbitre du leur,
Et l’ordre des traités règle tout dans leur cœur.
C’est lui que suit le mien, et non pas la couronne ;
J‘aimerai l’un de vous, parce qu’il me l’ordonne ;
Du secret révélé j’en prendrai le pouvoir,
Et mon amour pour naître attendra mon devoir.
(Rodogune, acte III, scène iv.)
Tantôt l’expression est recherchée et contournée ;
Son éloquence accorte, enchaînant avec grâce
L’excuse du silence à celle de l’audace,
En ternes trop choisis accusait le respect
D’avoir tant retardé cet hommage suspect.
Corneille, Othon, acte II, scène i.

On trouve, même dans Racine, des constructions défectueuses. Alexandre dit en parlant de Porus :

Et voyant de son bras voler partout l’effroi,
L’Inde sembla m’ouvrir un champ digne de moi.

Dans la phrase, c’est l’Inde qui voit voler l’effroi du bras de Porus ; dans la pensée du poëte, c’est Alexandre.

Ces taches sont rares chez les grands écrivains car le génie ne s’accommode pas de l’obscurité. À voir la clarté et la netteté admirables de tous nos classiques, la limpidité et la transparence de quelques privilégiés, il semble que tous auraient eu devant les yeux ces excellents conseils de La Bruyère, conseils aussi utiles aux écoliers et aux hommes du monde qu’aux orateurs et aux écrivains :

« Tout écrivain, pour écrire nettement, doit se mettre à la place de ses lecteurs, examiner son propre ouvrage comme quelque chose qui lui est nouveau, qu’il lit pour la première fois, où il n’a nulle part, et que l’auteur aurait soumis à sa critique, et se persuader ensuite qu’on n’est pas entendu seulement à cause que l’on s’entend soi-même, mais parce qu’on est en effet intelligible. »

(Chap. I, Des ouvrages de l’esprit.)

Notre siècle, cependant, a vu s’altérer cette clarté précieuse qui faisait la gloire de la langue française. De malheureuses influences morales ont changé le sens des mots pour les plier aux mensonges des intérêts et des passions. Le sophisme a transporté les termes des idées qu’ils exprimaient aux idées contraires, donné aux vices les noms des vertus, et appliqué au faux les signes du vrai.

Une autre influence, pour n’être que littéraire, n’en a pas été moins funeste à la clarté du langage et du style. La recherche des images neuves, l’affectation de la science, les rêveries vagues et vaporeuses des littératures étrangères, qui ne les préservent ni de l’emphase, ni du mauvais goût, ont dénaturé, dans la littérature du xixe siècle, l’exquise clarté de nos bons et grands écrivains. Il faut que l’éducation y ramène les jeunes gens par l’étude des vrais modèles.

Propriété. — La Propriété consiste dans le rapport parfait du mot et de la pensée. Elle est une condition de la clarté.

« Parmi toutes les différentes expressions qui peuvent rendre une seule de nos pensées, il n’y en a qu’une qui soit la bonne : on ne la rencontre pas toujours en parlant ou en écrivant. Il est vrai néanmoins qu’elle existe, que tout ce qui ne l’est point est faible, et ne satisfait point un homme d’esprit qui veut se faire entendre. »

(La Bruyère, Des ouvrages de l’esprit.)

C’est en ce sens qu’il n’y a pas de termes entièrement synonymes. Chaque idée, en effet, a un signe propre et particulier qui ne se peut changer. J.-B. Rousseau dans l’Ode à la Fortune, a sacrifié la propriété du mot à l’harmonie du vers :

L’inexpérience indocile,
Du compagnon de Paul-Émile
Fit tout le succès d’Annibal.

Le mot propre était collègue.

Précision. — La Précision n’est pas une conséquence de la clarté, car on peut être clair et diffus ; mais c’est une qualité qui ne peut se passer de la clarté, et qui n’existe que par elle.

La Précision consiste à dire ce qu’il faut, et rien que ce qu’il faut, dans la juste mesure, sans longueur et sans insuffisance.

On peut la faire connaître, comme la clarté, par ses contraires, la diffusion et le pléonasme. Dans les Plaideurs, le verbiage de l’intimé est une excellente leçon de précision :

Aristote, primo, peri Politicon,
Dit fort bien… — Avocat, il s’agit d’un chapon,
Et non point d’Aristote et de sa Politique, etc.
Racine, les Plaideurs, acte II, scène iii.

Il est arrivé à Corneille de manquer à la précision par surabondance, à la manière des tragiques grecs :

Trois sceptres à son trône attachés par mon bras,
Parleront au lieu d’elle, et ne se tairont pas.
(Nicomède, acte I, scène i).

Concision. — Il faut se garder de confondre la précision et la concision. Celle-ci consiste à employer le moins de mots possible pour rendre la pensée. Corneille est plein de traits d’une concision sublime. On n’a que l’embarras du choix :

L’amour n’est qu’un plaisir, l’honneur est un devoir.
Le Cid, acte II, sc. vi.
Quoi ! vous me pleureriez, mourant pour mon pays ?
Horace, acte II, sc. i.
Mes ordres n’ont encore assassiné personne.
Sertorius, acte III, sc. ii.
Le sang les avait joints, l’intérêt les sépare.
La Fontaine, liv. IV, fab. xviii.

Bossuet, dans la même qualité, est plus prodigieux encore que Corneille. Tacite n’a rien au-dessus du portrait de Cromwell, portrait égal à ce que l’antiquité a de plus beau : « Un homme s’est rencontré d’une profondeur d’esprit incroyable, hypocrite raffiné autant qu’habile politique, etc. » Toute la première partie du Discours sur l’Histoire universelle est un modèle de concision claire et énergique : « Valentinien mourut après un discours violent qu’il fit aux ennemis de l’Empire : son impétueuse colère, qui le faisait redouter des autres, lui fut fatale à lui-même. » (Voy. aussi, dans notre édition classique des Oraisons funèbres de Fléchier, les notes sur l’Histoire de Théodose, p. 325 et suiv.)

Il ne faut pas que ces autorités et ces exemples fassent exagérer les avantages de la concision. Ce n’est pas une qualité générale du style ; car elle n’est pas nécessaire et quelquefois même elle devient un défaut.

Boileau, parlant de Perse, exprime le caractère et le danger de la concision, dans des vers d’une concision excellente :

Perse, en ses vers obscurs, mais serrés et pressants,
Affecta d’enfermer moins de mots que de sens.
Art poétique, II, v. 155.

4° La Correction est l’observation des règles de la grammaire :

Mon esprit n’admet point un pompeux barbarisme,
Ni d’un vers ampoulé l’orgueilleux solécisme :
Sans la langue, en un mot, l’auteur le plus divin,
Est toujours, quoi qu’il fasse, un méchant écrivain.
Boileau, Art poétique, 1, v. 159.

Nos contemporains, si riches en fautes de cette nature, en tireront peut-être orgueil ; mais ils n’ont pas l’excuse de la pompe, ni de l’éclat du style. Malherbe, au moins, pouvait alléguer ce mérite pour justifier ces vers contre les rebelles Rochelois :

Les sceptres, devant eux, n’ont point de privilèges ;
Les immortels eux-même en sont persécutés.

Voltaire est bien plus inexcusable encore d’avoir écrit dans sa tragédie de Marianne :

Et du moins à demi mon bras vous a vengé.

C’est Sohême qui parle à Marianne d’elle-même. Il fallait vengée.

On trouve dans Bajazet cette construction vicieuse :

J’irai, bien plus content et ne vous et de moi,
Détromper son amour d’une feinte forcée,
Que je n’allais tantôt déguiser ma pensée.
(Acte III, scène iv.)

Il ne faut pas oublier pourtant que la syntaxe était plus libre au xviie siècle que de nos jours, et des tours usités à cette époque ne sont devenus des solécismes qu’au xviiie siècle, ou peut-être avant les dernières années de Louis XIV. Bossuet écrivait : « C’est et non ce sont des péchés légers. » (Oraison funèbre de Marie-Thérèse.) On lit dans l’Oraison funèbre de Condé : « Merci ne les peut défendre, et ne paraît plus devant son vainqueur ; il faut qu’il tombe à ses pieds : Norlingue en verra la chute. » Corneille et Racine emploient également le pronom en pour désigner un nom de personne.

Il connaît Nicodème, il connaît sa marâtre,
Il en sait, il en voit la haine opiniâtre.
P. Corneille, Nicomède, acte III, sc. ii.
Je vous nommai son gendre, et vous donnai sa fille.
Silanus, qui l’aimait, s’en vit abandonné.
Racine, Britannicus, acte IV, sc. ii.

La Fontaine, en retard sur la grammaire de son époque, fait constamment accorder le participe présent sur l’autorité des poètes du xviesiècle.

Presque rien, dit le chien : donner la chasse aux gens
Portants bâtons, et mendiants.
Livre I, fable v.
N’étant pas de ces rats qui, les livres rongeants,
Se font savants jusques aux dents.
Livre VIII, fable ix.

Il faut respecter ces archaïsmes dans les grands maîtres, et ne les pas condamner légèrement : ce sont des locutions d’une langue qui n’est pas encore fixée, et qui conserve des traces nombreuses de son origine toute latine ; mais il ne faut pas s’autoriser de ces exemples pour être incorrect en imitant ce qui n’est plus en usage.

Pureté. — La Pureté du style est l’attention à n’employer que les termes consacrés à la lois par l’autorité des maîtres et l’usage de la langue.

On sent ici combien la mesure est délicate et la limite difficile à fixer ; car l’usage est singulièrement capricieux et mobile, et l’autorité des exemples n’exclut pas toujours le doute ni la discussion. Du moins faut-il recommander une discrétion scrupuleuse dans l’emploi des termes vieillis, et à bien plus forte raison dans l’emploi des locutions nouvelles empruntées, comme on le fait si souvent de nos jours, aux idiomes étrangers, ou aux langues techniques des arts et des sciences. Il faut recommander surtout l’horreur du néologisme, et l’habileté dans la création d’un terme nouveau, si, chose bien rare, il devient nécessaire.

Fénelon, esprit excellent, mais trop amoureux des chimères, comme l’en accusait Louis XIV, enviait aux Grecs et aux Latins leur facilité à composer les mots, aux Anglais la liberté de leurs emprunts et de leurs usurpations5. L’expérience a prouvé le danger et l’erreur de ce système. Fénelon est innocent, dans son admirable style, des hardiesses malheureuses de nos jours ; Buffon, avec son génie et son beau langage, n’échappe pas au reproche d’avoir trop emprunté, pour enrichir la langue et le style, à l’industrie et à la science.

Le Naturel et la Noblesse sont des qualités générales du style qui relèvent à la fois de la pensée et de l’expression.

« Quand on voit le style naturel, on est tout étonné et ravi ; car on s’attendait de voir un auteur, et on trouve un homme. »

(Pascal, Pensées, éd. de M. Havet, vii, 28, p. 113.)

Naturel. — Le Naturel est difficile à définir par sa simplicité même. Il consiste dans le rapport parfait des pensées et des sentiments, des images et des mots avec la réalité. C’est la reproduction exacte et aisée de la vérité, sans apprêt, sans recherche, sans travail sensible.

Le naturel n’est donc autre chose que la vérité générale, universelle, impérissable. Il fait passer dans la poésie et dans l’éloquence les pensées et les passions humaines avec toute leur pureté native. Il leur donne un air si simple, si facile, si familier, que tout homme est tenté de se dire : « Voilà ma pensée ; j’en allais dire autant. » Ce n’est plus Bossuet ou Fénelon, Corneille ou Racine, Molière ou La Fontaine qui parlent, c’est l’homme même.

Tous les grands et tous les bons écrivains sont naturels. L’effort et l’exagération, les jeux de mots, l’abus de l’esprit, la recherche de l’éclat ou de la finesse sont, à part quelques oublis des maîtres, ou quelques concessions faites au faux goût d’un siècle, le talent et le défaut des esprits médiocres.

Ce style figuré, dont on fait vanité,
Sort du bon caractère et de la vérité ;
Ce n’est qu’un jeu de mots, qu’affectation pure,
Et ce n’est point ainsi que parle la nature.
Molière, le Misanthrope, acte I, sc. ii.

Il ne faut pas croire que le naturel exclue l’art, c’est-à-dire la conscience que le génie a de lui-même, et la méditation qui règle les inspirations de la nature. On sait quel travail coûtait à Racine la langue la plus vraie, la plus aisée, la plus coulante que la poésie ait jamais parlée. Son histoire est celle de tous les grands écrivains. Souvent même, c’est à force de patience et de réflexion que l’écrivain arrive à ce degré de naturel et de simplicité parfaite qui est une condition essentielle du beau. Mais le travail se cache, la réflexion s’efface, et ne laisse voir que l’œuvre de l’écrivain, du poëte ou de l’artiste : « L’art, dit Fénelon, se discrédite lui-même ; il se trahit en se montrant. »

L’art véritable est l’auxiliaire du naturel, bien loin d’en être l’ennemi ; au contraire, il en règle l’expression. Il condamne et proscrit ce naturel faux et menteur, qu’affecte les images puériles ou basses, les descriptions plates et triviales. C’est à la science seulement qu’il appartient de décrire la nature tout entière, dans sa laideur comme dans sa beauté.

Le naturel est plus rare dans la plaisanterie que dans le sublime : « L’art de dire de petites choses devient peut-être, dit Buffon, plus difficile que celui d’en dire de grandes. » La raison en est aisée à comprendre : c’est que l’enthousiasme, la colère, la haine, la douleur sont universelles ; tous les hommes et tous les peuples les ressentent et les comprennent. Au contraire, la plaisanterie, la gaîté, le badinage, sont l’effet d’un tour particulier de l’esprit, et demandent, pour être compris et goûtés, une disposition d’esprit analogue. Aussi la comédie est-elle, de tous les genres littéraires, le plus difficile à traduire.

Au naturel se rattache une qualité particulière de l’esprit et du style, la plus rare de toutes peut-être, mais la plus séduisante et la plus aimable : c’est la naïveté.

Plus difficile à définir que le naturel, elle en est la forme la plus accomplie et la plus inimitable. On peut, à force de bon sens et d’attention à veiller sur soi-même, devenir simple, naturel, aisé même dans le style comme dans les manières ; on ne devient pas naïf. La naïveté est l’ingénuité, la bonne foi, la candeur, l’ignorance complète de soi-même, sans puérilité ni platitude. C’est par là que La Fontaine se distingue entre les plus grands poëtes ; il est le seul peut-être qui, avec un génie sublime, ait toujours eu la naïveté d’un enfant.

Noblesse. — La Noblesse, comme le naturel, dépend de la pensée et du style. Elle exclut les idées basses et repoussantes, les locutions grossières et triviales. Boileau dit, dans son Art poétique (chant l, v. 79) :

Quoi que vous écriviez, évitez la bassesse :
Le style le moins noble a pourtant sa noblesse.

L’art, en effet, se dégrade et s’avilit par l’imitation complaisante des objets rebutants : il s’amoindrit et s’abaisse par la recherche de la familiarité commune et puérile. La simplicité, le naturel, la naïveté, la familiarité digne et décente ne sont pas la bassesse et la trivialité. Le goût, la délicatesse, le sentiment exquis des convenances empêchent de s’y méprendre, quoique la limite ne soit pas toujours aisée à déterminer.

Dans l’Oraison funèbre de la princesse Palatine, modèle d’esprit aussi bien que de génie, Bossuet raconte à un auditoire curieux, disposé peut-être à sourire d’un récit familier et populaire, les rêves et les songes d’une malade :

« Dieu, dit-il, qui fait entendre ses vérités en telle manière et sous telles figures qu’il lui plaît, continua de l’instruire, comme il a fait Joseph et Salomon ; et, durant l’assoupissement que l’accablement lui causa, il lui mit dans l’esprit cette parabole si semblable à celle de l’Évangile. Elle voit paraître ce que Jésus-Christ n’a pas dédaigné de nous donner comme l’image de sa tendresse, une poule devenue mère, empressée autour des petits qu’elle conduisait. »

Racine excelle à rendre avec élégance les détails les plus familiers, sans affectation ni obscurité, Phèdre se plaint de sa parure et des soins dont on l’assiège :

Quelle importune main, en formant tous ces nœuds,
A pris soin sur mon front d’assembler mes cheveux ?
OEnone reproche à sa maîtresse de se laisser mourir de faim ;
Les ombres par trois fois ont obscurci les cieux
Depuis que le sommeil n’est entré dans vos yeux,
Et le jour a trois fois chassé la nuit obscure
Depuis que votre corps languit sans nourriture.
Phèdre, acte I, sc. iii.

Monime reproche à son diadème de n’avoir pu l’aider à mourir :

Et toi, fatal tissu, malheureux diadème,
Instrument et témoin de toutes mes douleurs,
Bandeau que mille fois j’ai trempé de mes pleurs,
Au moins en terminant ma vie et mon supplice.
Ne pouvais-tu me rendre un funeste service ?
Mithridate, acte V, sc, i.

Toutefois, la noblesse du style est relative, et varie selon les genres et les sujets. Elle a, comme le ton, des nuances infinies, depuis les enseignements sublimes de la chaire jusqu’aux attaques passionnées et personnelles du barreau, depuis les accents inspirés de l’ode jusqu’aux méchancetés de la satire, depuis les peintures pathétiques et terribles de la tragédie jusqu’à la gaîté familière et naïve de la comédie. Dans la comédie même, que de nuances depuis le Misanthrope jusqu’au Bourgeois gentilhomme ? Mais il y a dans la gaîté, et même dans la bouffonnerie, une sorte de noblesse dont ne s’écartent jamais l’honnête homme ni l’écrivain.

Il ne faut pas que la noblesse et la dignité tournent à l’emphase ou bien à la fausse élégance. Fénelon se plaint, avec raison, des scrupules exagérés qui rendraient incompatibles la noblesse du style et la vérité. Ses conseils s’adressent surtout aux prédicateurs ; mais les écrivains et les hommes du monde peuvent en profiter.

« On a, dit-il, tant de peur dans notre nation d’être bas, qu’on est d’ordinaire sec et vague dans les expressions… Nous avons là-dessus une fausse politesse, semblable à celle de certains provinciaux qui se piquent de bel-esprit ; ils n’osent rien dire qui ne leur paraisse exquis et relevé ; ils sont toujours guindés, et croiraient se trop abaisser en nommant les choses par leurs noms. Tout entre dans les sujets que l’éloquence doit traiter. La poésie même, qui est le genre le plus sublime, ne réussit qu’en peignant les choses avec toutes leurs circonstances… La véritable éloquence n’a rien d’enflé ni d’ambitieux ; elle se modère et se proportionne aux sujets qu’elle traite et aux gens qu’elle instruit ; elle n’est grande et sublime que quand il faut l’être. »

(Dialog. sur l’Éloquence.)

Harmonie. — La dernière des qualités générales du style, celle qui couronne les autres, c’est l’harmonie, c’est-à-dire l’accord flatteur, la succession facile et agréable des sons.

« II y a dans l’homme, dit Rollin, un goût naturel qui le rend sensible au nombre et à la cadence ; et, pour introduire dans les langues cette espèce d’harmonie et de concert, il n’a fallu que consulter la nature, qu’étudier le génie de ces langues, que sonder et interroger, pour ainsi dire, les oreilles, que Cicéron appelle avec raison un juge fier et dédaigneux. En effet, quelque belle que soit une pensée en elle-même, si les mots qui l’expriment sont mal arrangés, la délicatesse de l’oreille en est choquée. Une composition dure et rude la blesse, au lieu qu’elle est agréablement flattée de celle qui est douce et coulante. Comme la qualité et la mesure des mots ne dépendent point de l’orateur, et qu’il les trouve, pour ainsi dire, tout taillés, son habileté consiste à les mettre dans un tel ordre, et à les arranger ensemble de telle sorte que leur concours et leur union, sans laisser aucun vide ni causer aucune rudesse, rendent le discours doux, coulant, agréable. Et il n’est point de mots, quelque durs qu’ils paraissent par eux-mêmes, qui, placés à propos par une main habile, ne puissent contribuer à l’harmonie du discours, comme dans un bâtiment les pierres les plus brutes et les plus irrégulières y trouvent leur place. »

(Traité des Études, liv. III, chap, iii, § iv.)

On voit qu’il y a plusieurs sortes d’harmonie ; celle des mots, qui est pour ainsi dire négative, et qui proscrit les consonnances dures et choquantes ; celle des phrases, qui dispose et met en ordre toutes les parties de la pensée ; enfin, l’harmonie imitative, qui exprime par le son des mots la nature des objets ou les impressions qu’ils produisent.

Harmonie des mots. — Boileau la dépeint en vers excellents, où l’exemple s’allie au précepte :

Il est un heureux choix de mots harmonieux :
Fuyez des mauvais sons le concours odieux.
Le vers le mieux rempli, la plus noble pensée
Ne peut plaire à l’esprit, quand l’oreille est blessée.
Art poétique, I, vers 109.

Bossuet, dans le mouvement de son éloquence, a négligé parfois cette règle : « Alors qu’avons-nous vu ? qu’avons-nous ouï ? » (Or. fun. de Henriette d’Angleterre.)

« Et est-il homme, Messieurs, qui soit plus aisé à mener bien loin qu’un qui espère, parce qu’il aide lui-même à se tromper ? »

(Sermon sur l’Impénitence finale, 2e partie).

La Fontaine a dit :

Ce chien-ci donc, étant de la sorte atourné.
Livre III, fab. vi.

Voici quelques vers curieux de Chapelain :

De son throsne d’azur la majesté divine
En cet auguste estat contemplant l’héroïne,
D’une oeillade parlante, où c’est ouïr que voir,
Au chef des Séraphins explique son pouvoir.
Livre III.

D’une mortelle peine à ce mot oppressée,

Elle sent sur son cœur sa plainte repoussée ;
Dans sa gorge à sa voix elle sent un retien,
Et, pour vouloir trop dire, elle ne dit plus rien.
Livre IV.
Le fruit qui de son or couronne chaque plante,
Esprouve la rigueur de la gresle bruyante :
Chacun tombe à l’entour, de plus d’un coup atteint,
Et la terre à regret s’en tapisse et s’en peint,
Ibid.
Là se suspend son âme, et ne scait que résoudre.
Livre VI
L’horreur, comme en son antre, en cette grotte habite.
Livre VII.
Il court, sans but certain, aux brigades pressantes,
Partout les fait tomber sous son terrible choq,
Et semble sous les traits un immobile roc.
Livre X.
Ce cerf, depuis un siècle, en ces provinces erre.
Livre V.
Sur un fond de lys blanc une vermeille rose.
Ibid.
(Portrait d’Agnès Sorel,) L’inexprimable grâce
Qui, dans ce bel amas, ses beaux rayons semant,
En rend beau l’assemblage, et le lustre charmant.
Ibid. (Édition d’Augustin Courbé ; Paris, 1656).

Harmonie des phrases. — Période. — L’harmonie des phrases est plus importante que celle des mots ; car souvent l’absence d’harmonie nuit à l’unité, à la force, à l’agrément de la pensée.

L’élément primitif et essentiel de la pensée est la proposition, c’est-à-dire l’énonciation d’un fait ou d’un jugement, Bossuet dit de Joram : « La main de Dieu fut sur lui ; son règne fut court et sa mort fut affreuse. » (Disc. sur l’Hist. universelle, 1re partie, IIe époque.) Ainsi parlent Polyeucte et Néarque :

J’abhorre les faux dieux. — Et moi, je les déteste.
Je tiens leur culte impie. — Et je le tiens funeste.
Corneille, Polyeucte, acte II, scène vi.

Mais cette extrême simplicité de forme, ce rapport presque invariable des trois termes, sujet, verbe, attribut, dans une construction uniforme, seraient loin de suffire aux développements et aux transformations infinis de la pensée et du sentiment. De la nécessité d’y suffire est née la phrase complexe et soutenue qu’on appelle période.

Aristote a défini la période : « une phrase qui a un commencement et une fin par elle-même, et une étendue facile à embrasser » (Rhét., III), c’est-à-dire qu’elle exprime un mouvement de la pensée, depuis son point de départ jusqu’à son terme, avec exorde, développement et péroraison6 ; elle prépare l’impression, la fortifie et la conserve.

La période en effet développe l’idée, l’expose dans tout son jour et sous toutes ses faces, par des idées accessoires qui en représentent tous les détails dans le cadre d’une seule et même phrase. Lorsque Bossuet résume le caractère d’Antonin et de Marc-Aurèle, le parallèle des deux princes, en développant la pensée, amène la forme périodique : « Le père, toujours en paix, est toujours prêt dans le besoin à faire la guerre ; le fils est toujours en guerre, toujours prêt à donner la paix à ses ennemis et à l’empire. » (Disc, sur l’Histoire universelle, Ire partie, Xe époque.)

Mithridate peint les Romains enrichis par la guerre :

Des biens des nations ravisseurs altérés,
Le bruit de nos trésors les a tous attirés :
Ils y courent en foule, et, jaloux l’un de l’autre,
Désertent leur pays pour inonder le nôtre.
Racine, Mithridate, acte III, scène i.

Dans la période oratoire et dans la période poétique, les idées nécessaires s’enchaînent, et leur liaison appelle la cadence. L’attention se fatiguerait ainsi que l’oreille à suivre le fil d’idées heurtées ou rattachées péniblement ; une phrase souple et nombreuse soutient, charme et entraîne.

On a cité mille fois les magnifiques périodes qui ouvrent l’ Oraison funèbre de Henriette de France. Bossuet en offre bien d’autres modèles ; nous prenons au hasard : « Pendant que les orgueilleux seront confondus, vous, fidèles, qui tremblez à sa parole, en quelque endroit que vous soyez de cet auditoire, peu connus des hommes et connus de Dieu, vous commencerez à lever la tête. » (Or. fun. d’Anne de Gonzague.)

À quoi se réduit cette belle période ? À deux propositions : Les superbes seront confondus, les humbles relevés. Les quatre idées accessoires dans lesquelles se développe la seconde s’appellent les membres de la période.

Les membres de la période augmentent ou diminuent de nombre selon l’étendue de la pensée et la force de l’attention. La période la plus simple n’a que deux membres.

« Que ne doit-on pas craindre de ses vices, — si les bonnes qualités sont si dangereuses ? »

(Oraison funèbre de Henriette d’Angleterre.)

Voici la période à trois membres :

« De quels yeux regardèrent-ils le jeune prince, — dont la victoire avait relevé la haute contenance, — à qui la clémence ajoutait encore de nouvelles grâces ? »

(Oraison funèbre de Louis de Bourbon.)

« Loin du commerce des affaires et de la société des hommes, — les âmes sans force aussi bien que sans foi, — qui ne savent pas retenir leur langue indiscrète ! »

(Oraison funèbre de Henriette d’Angleterre.)

À quatre :

« Le plus parfait de tous (les anges), — qui avait été le plus superbe, — se trouva le plus malfaisant — comme le plus malheureux. »

(Discours sur l’Hist. universelle, IIe partie, chap.1er.)

« Restait cette redoutable infanterie de l’armée d’Espagne, — dont les gros bataillons serrés, semblables  à autant de tours, mais à des tours qui sauraient réparer leurs brèches, — demeuraient inébranlables au milieu de tout le reste en déroute, — et lançaient des feux de toutes parts. »

(Oraison funèbre de Louis de Bourbon.)

« Nous nous sommes plaints que la mort, ennemie des fruits que nous promettait la princesse, — les a ravagés dans la fleur, — qu’elle a effacé, pour ainsi dire sous le pinceau même, un tableau qui s’avançait à la perfection avec une incroyable diligence, — dont les premiers traits, dont le seul dessin montrait déjà tant de grandeur. »

(Oraison funèbre de Henriette d’Angleterre.)

Au-delà de ces amples périodes, qui satisfont si bien l’esprit et l’oreille, il n’y a plus guère que la grande période par énumération, employée plus rarement par les maîtres, mais avec un singulier bonheur. Il faut étudier, dans l’exorde de l’Oraison funèbre de Henriette de France, le tableau de cette vie qui réunit toutes les extrémités des choses humaines ; dans Massillon, celui de la mort du pécheur ou de l’ambition des rois ; dans La Bruyère, la belle apostrophe à Zénobie, etc. En voici des exemples moins connus :

« C’est, sans doute un grand spectacle de voir l’Église chrétienne figurée dans les anciens Israélites, la voir, dis-je, sortie de l’Égypte et des ténèbres de l’idolâtrie, cherchant la terre promise à travers un désert immense, où elle ne trouve que d’affreux rochers et des sables brûlants ; nulle terre, nulle culture, nul fruit ; une sécheresse effroyable ; nul pain qu’il ne lui faille envoyer du ciel ; nul rafraîchissement qu’il ne lui faille tirer par miracle du sein d’une roche ; toute la nature stérile pour elle, et aucun bien que par grâce ; mais ce n’est pas ce qu’elle a de plus surprenant. Dans l’horreur de cette vaste solitude, on la voit environnée d’ennemis ; ne marchant jamais qu’en bataille ; ne logeant que sous des tentes ; toujours prête à déloger et à combattre l’étrangère que rien n’attache, que rien ne contente ; qui regarde tout en passant sans vouloir jamais s’arrêter ; heureuse néanmoins dans cet état, tant à cause des consolations qu’elle reçoit durant le voyage, qu’à cause du glorieux et immuable repos qui sera la fin de sa course, voilà l’image de l’Église pendant qu’elle voyage sur la terre. »

(Exorde du sermon sur l’Unité de l’Église.)

Nous avons emprunté à dessein nos exemples à Bossuet, pour mettre la Rhétorique sérieuse et féconde sous l’autorité de l’homme qui a le plus sévèrement condamné la Rhétorique artificielle des phrases et des syllabes symétriques. Aujourd’hui qu’on affecte de mépriser la grâce et l’élégance du langage, il serait peut-être facile de récuser l’autorité des poètes, ou celle de Fléchier et de Massillon, artistes trop habiles pour les hommes qui n’ont pas le temps d’étudier et de lire. Bossuet, qui loue saint Paul « d’ignorer la rhétorique et de mépriser la philosophie, » qui le montre, « cet ignorant dans l’art de bien dire, avec cette locution rude, avec cette phrase qui sent l’étranger, allant dans cette Grèce polie, la mère des philosophes et des orateurs7 » Bossuet, par les merveilleuses habiletés de son style, autorise et justifie la Rhétorique sérieuse, celle qui tend au vrai, au solide et au grand.

L’harmonie de la phrase n’est pas toute dans la période. Le style constamment périodique deviendrait monotone. Cette forme flexible et brillante convient à l’éloquence et surtout à la poésie, où les pensées s’enchaînent et prennent naturellement de l’ampleur et du nombre. D’autres genres littéraires, certaines parties de l’éloquence elle-même, comme le récit, la discussion, l’attaque, la défense, demandent au contraire le style coupé. Ici les propositions ne s’enchaînent pas ; elles sont indépendantes ; elles se terminent avec le sens ; la phrase est brève et complète. Voltaire, par exemple, raconte comment Charles XII se mit à la tête des affaires :

« Le conseil délibéra en sa présence sur le danger où l’on était ; quelques conseillers proposaient de détourner la tempête par des négociations : tout d’un coup, le jeune prince se lève avec l’air de gravité et d’assurance d’un homme qui a pris son parti. » — « Messieurs, dit-il, j’ai résolu de ne jamais faire une guerre injuste, mais de n’en finir une légitime que par la perte de mes ennemis. Ma résolution est prise ; j’irai attaquer le premier qui se déclarera ; et, quand je l’aurai vaincu, j’espère faire quelque peur aux autres ? » — « Ces paroles étonnèrent tous ces vieux conseillers ; ils se regardèrent sans oser répondre. Enfin, étonnés d’avoir un tel roi, et honteux d’espérer moins que lui, ils reçurent avec admiration ses ordres pour la guerre. »

(Histoire de Charles XII, livre II).

La vraie harmonie du style consiste dans le mélange et le tempérament habile de la période et de la phrase coupée. On voit que Voltaire, le prosateur le plus vif de notre langue, emploie la période pour conclure le récit qu’on vient de lire.

« Le style périodique, dit Blair, donne à la composition quelque chose de grand et de sérieux ; le style coupé est plus vif et plus frappant. L’un ou l’autre doit donc dominer, suivant le genre et le caractère de l’ouvrage ; mais le grand art est de savoir les mélanger heureusement, parce qu’à la longue l’un comme l’autre finit par fatiguer l’oreille. Un style entrecoupé de phrases et de périodes dont l’étendue et la brièveté sont adroitement ménagées, n’a pas seulement l’avantage de flatter l’oreille ; il réunit encore la vivacité à la noblesse. « Il ne faut pas, dit Cicéron, employer toujours la phrase soutenue et la forme périodique ; souvent il convient de procéder par petits membres détachés, mais qui devront eux-mêmes être assujettis à un certain rhythme8. »

(Blair, Cours de Rhétorique et de Belles-Lettres, tome Ier, lecture xi.)

Harmonie imitative. — L’harmonie imitative est plus musicale que celle de la période : elle semble plus artificielle et se réduit pourtant à un usage habile de la nature.

Chez les grands écrivains, elle naît presque toute seule de la vérité des pensées et de la propriété des termes.

« Le caractère primitif des langues, a dit un éloquent écrivain, est de faire entendre, autant qu’il se peut, l’objet et l’idée par le son ; et ce caractère leur est si essentiel, qu’il persiste à toutes leurs époques… La langue figurative, celle qui peint par le son, est restée la force et la vie de tout langage humain ; et l’esprit de l’homme n’y renonce jamais. Ce rapport du son à l’objet n’est point borné à quelques cas, où il nous frappe par une forte onomatopée ; on le retrouve partout, dans les mois composés de notre langue, comme dans les dérivés des langues étrangères, pour l’expression des idées comme pour celle des choses. Il est, à quelques égards, la première étymologie des mots. Ce n’est pas seulement par imitation du grec ou du latin, que nous avons fait le mot frémir ; c’est par le rapport du son avec l’émotion exprimée. Horreur, terreur, doux, suave, rugir, soupirer, pesant, léger, ne viennent pas seulement pour nous du latin, mais du sens intime qui les a reconnus et adoptés, comme analogues à l’impression de l’objet… Plus une langue cultivée conserve cette richesse des langues primitives, plus elle est énergique et juste. La nôtre l’était beaucoup. C’est en ce sens que Boileau disait : « La langue française est riche en beaux mots ; mais elle veut être extrêmement travaillée. »

(Préface du Diction. de l’Académie française, par M. Villemain, p. xxvi.)

Ainsi, l’harmonie imitative est un effet de la nature avant d’être un secret de l’art.

Quoi ! dit-elle, d’un ton qui fit trembler les vitres.
Boileau.
Et l’orgue mime en pousse un long gémissement.
Idem.
L’essieu crie et se rompt.
Racine.
Siffle, souffle, tempête.
La Fontaine.

La vraie harmonie imitative n’est pas distincte de la pensée, et ne s’adresse pas uniquement à l’oreille. Les grands classiques français, moins bien servis par la langue que les anciens, écrivent cependant avec une harmonie merveilleuse. Les poëtes sont dans toutes les mémoires. Citons plutôt des prosateurs.

« O nuit désastreuse ! ô nuit effroyable, où retentit tout à coup comme un éclat de tonnerre cette étonnante nouvelle : Madame se meurt, Madame est morte ! »

(Oraison funèbre de Henriette de France.)

« Au lieu de déplorer la mort des autres, grand prince, dorénavant je veux apprendre de vous à rendre la mienne sainte ; heureux si, averti par ces cheveux blancs du compte que je dois rendre de mon administration, je réserve au troupeau que je dois nourrir de la parole de vie les restes d’une voix qui tombe, et d’une ardeur qui s’éteint. »

(Oraison funèbre de Louis de Bourbon.)

« De là on découvrait la mer, quelquefois claire et unie comme une glace, quelquefois follement irritée contre les rochers, où elle se brisait en gémissant et élevant ses vagues comme des montagnes. D’un autre côté, on voyait une rivière où se formaient des îles bordées de tilleuls fleuris et de hauts peupliers qui portaient leurs têtes superbes jusque dans les nues. Les divers canaux qui formaient ces îles semblaient se jouer dans la campagne : les uns roulaient leurs eaux claires avec rapidité ; d’autres avaient une eau paisible et dormante ; d’autres, par de longs détours, revenaient sur leurs pas, comme pour remonter vers leur source, et semblaient ne pouvoir quitter ces bords enchantés. »

(Télémaque, livre Ier.)

Division du style en trois genres. — La variété des formes et des qualités du style avait conduit les anciens à distinguer trois genres dans l’éloquence, le simple, le tempéré, le sublime. Sans attacher trop d’importance à cette division un peu vieillie, et sans la prendre dans la grande rigueur, il n’est pas inutile d’en dire quelques mots. Rollin l’a développée, d’après les anciens dans le troisième livre du Traité des études (ch. III, articles i à iv). Nous lui emprunterons quelques observations, où il montre ce qui convient aux mœurs et à l’esprit moderne dans les préceptes de ces grands hommes.

« Le genre simple paraît convenir plus particulièrement à la narration et à la preuve. Son caractère principal est la clarté, la simplicité, la précision, la naïveté des pensées, la pureté du langage, et je ne sais quelle élégance qui se fait plus sentir qu’elle ne paraît, en font tout l’ornement.

Il y a un autre genre d’écrire tout différent du premier ; noble, riche, abondant, magnifique ; c’est ce qu’on appelle le grand, le sublime. Il met en usage tout ce que l’éloquence a de plus relevé, de plus fort, de plus capable de frapper les esprits ; la noblesse des pensées, la richesse des expressions, la hardiesse des figures, la vivacité des mouvements. C’est cette sorte d’éloquence qui dominait autrefois souverainement à Athènes et à Rome, et qui s’y était rendue maîtresse absolue des délibérations publiques ; c’est elle qui enlève et qui ravit l’admiration et les applaudissements ; c’est elle qui tonne, qui foudroie, et qui, semblable à un fleuve rapide, impétueux, entraîne et renverse tout ce qui lui résiste. »

On regretterait que Rollin n’ait cherché les modèles du sublime que dans l’antiquité, s’il n’avait commenté à part, avec plus d’âme encore et plus d’enthousiasme, les beautés des Pères de l’Église et des Livres saints. Il n’a pas non plus oublié Bossuet. (Livre IV, chap. ii et iii.)   

« Enfin, ajoute-t-il, il y a un troisième genre, qui tient comme le milieu entre les deux autres, qui n’a ni la simplicité du premier ni la force du second ; qui en approche, mais sans leur ressembler. Il a plus de force et d’abondance que le premier, mais moins d’élévation que le second. Il admet tous les ornements de l’art, la beauté des figures, l’éclat des métaphores, le brillant des pensées, l’agrément des digressions, l’harmonie du nombre et de la cadence. »

De ces trois genres, le simple et le tempéré sont ceux qui conviennent le mieux à nos mœurs. Le monde et la civilisation modernes sont moins capables que les âges précédents de traits et d’œuvres sublimes. Au reste, l’habileté de l’orateur et de l’écrivain consiste à employer a propos toutes les formes de la pensée et du langage, selon la différence des sujets : la chaire, le barreau, les affaires publiques, la philosophie, les sciences, l’histoire, les lettres, demandent avant tout lu simplicité, la solidité et la force, sans exclure l’agrément et le sublime.

« Le genre simple, dit encore Rollin, n’est pas le plus facile, quoiqu’il le paraisse. Comme le style qu’on y emploie est fort naturel, et qu’il s’écarte peu de la manière commune de parler, on s’imagine qu’il ne faut pas beaucoup d’habileté ni de génie pour y réussir. On le croit, mais on se trompe, et, pour s’en convaincre, il ne faut qu’en faire l’essai ; car, après bien des efforts, on sera contraint souvent d’avouer qu’on n’a pas pu y parvenir. Ceux qui ont quelque goût de la vraie éloquence reconnaissent qu’il n’y a rien de si difficile que de parler avec justesse et solidité, et cependant d’une manière si simple et si naturelle, que chacun se flatte d’en pouvoir faire autant. »

II. §

Ces diverses qualités du style se rencontrent à des degrés très-différents dans les œuvres littéraires. Elles varient selon le goût des peuples et le génie des écrivains : elles se développent ou s’affaiblissent selon le progrès ou la décadence des littératures.

Qualités de la prose française : Clarté. — La prose française, formée du latin dégénéré du moyen âge, et perfectionnée aux xviie et xviiie siècles par l’étude savante des classiques, hérita des qualités essentielles de la langue latine ; la forme heureuse et expressive des mots, la fermeté, la précision, la propriété.

« Un caractère essentiel de la langue française, celui qui la rend si propre aux sciences, aux affaires et à la vie, celui qu’elle ne peut perdre sans changer tout à fait, la clarté, devenait de plus en plus (au xviie siècle) une loi de notre littérature. Elle se marquait par l’ordre direct du langage, la lumière des expressions, et cette netteté précise, où l’on reconnaît à quelques égards l’influence de la géométrie, de cette science judicieuse qui avait formé Descartes, et dont Pascal et ses amis mêlèrent l’inflexible justesse à l’ardeur même de l’éloquence. »

(Préface du Diction. de l’Académie.)

Originalité. — Cette lucidité de l’expression s’alliait, dans la langue, à une originalité native. « On sait combien notre langue, au xviiie siècle surtout, avait de liberté hardie dans les tours, soit par un reste des vieux dialectes parisien et picard, soit par l’imitation des formes antiques. On sait aussi combien elle gagnait de vivacité à l’abondance de ces idiotismes, indigènes ou importés.

« Dès le xvie siècle, le plus profond de nos philologues, Henri Estienne, avait marqué, dans un grand nombre d’expressions composées et de tournures, la conformité de notre langue avec la grecque, et il en avait conclu « qu’elle tenoit le second lieu entre tous les langages qui ont jamais esté, et le premier entre ceux qui sont aujourd’hui. »

(Ibid.)

A ces qualités premières vinrent s’ajouter, au xviie siècle, des influences puissantes, qui contribuèrent à déterminer le caractère de notre prose. L’hôtel de Rambouillet et l’Académie lui donnèrent la correction et la pureté, Port-Royal le nerf et la solidité.

Correction, pureté. — L’Hôtel de Rambouillet, qui était le sanctuaire de l’urbanité, comme disait Huet, le savant évêque d’Avranches, et réunissait autour des Précieuses les esprits les plus distingués du règne de Louis XIII et des premières années de Louis XIV, s’était attribué la mission de purifier l’esprit et la langue. Il soumettait les idées et les sentiments à une analyse subtile, les tours et les mots à une critique rigoureuse. Le public subit cet empire, quelquefois avec des murmures, plus souvent avec une pieuse docilité, jusqu’au moment où Molière et Boileau détruisirent l’autorité des puristes, réduite à ses abus, et tournée au ridicule par l’exagération. Mais cette autorité, qui avait censuré Corneille et jugé les premiers essais de Bossuet, avait établi dans la langue et dans la prose une correction sévère, une pureté scrupuleuse et une précision délicate.

Ces qualités s’affermirent par une sanction durable, celle de l’Académie française9. Ce qui, dans les Précieuses, n’était qu’une mode, devint une tradition par l’autorité de l’Académie. Là se formait cet esprit de discipline, de règle et de choix qui a dominé tout le grand siècle. Là se contrôlaient les sujets, les pensées, les tours et les mots. L’esprit académique, né des règles posées par Malherbe pour la poésie, se personnifiait dans Vaugelas, dont les Remarques sur la langue française assurèrent la correction et la pureté de notre prose.

Précision, solidité, vigueur. — A côté des Précieuses et de l’Académie, une école sévère portait, dans les matières les plus sérieuses et les plus hautes, la pénétration, la solidité et la force. Les solitaires de Port-Royal obéissaient, comme l’Académie, à une discipline librement consentie ; mais leurs graves études, la supériorité de leurs écrivains et le génie de Pascal leur donnaient une bien autre puissance.

« Port-Royal donna le goût d’une diction sérieuse et nourrie, qui rapprochait la langue française des sources antiques d’où elle est sortie. Par une controverse assidue sur des questions de métaphysique, ces pieux solitaires firent entrer dans l’usage du monde une foule d’expressions qui tendaient à spiritualiser notre idiome, et à le rendre plus exact et plus précis… Les admirables Discours sur la logique étaient, pour Port-Royal, le fondement de toutes les études de langue et de goût. Tout, dans l’art d’écrire, y était ramené à l’art de penser, mais avec cette vive intelligence de la passion et du beau, qui distingue les vues de Pascal sur l’éloquence des critiques de Condillac sur le style. »

(M. Villemain, Préface déjà citée)

Ce fut dans ce mouvement général des intelligences vers la raison et la vérité que deux écrivains de génie, Pascal et Descartes, fixèrent par des chefs-d’œuvre la forme de la prose française.

Pascal, Descartes. — Pascal, avec les qualités solides de ses maîtres et de ses amis, portait, dans la recherche de la vérité une pénétration effrayante, une éloquence passionnée que la philosophie ne connaissait pas avant lui. Descartes, pressé comme Pascal du désir de la vérité, mais sans en éprouver les tourments, remontait à l’origine de la certitude avec une sûreté d’analyse irrésistible, où la clarté, la justesse et la précision rendaient transparente la prose philosophique. Le Discours sur la méthode et les Méditations sur la philosophie précédèrent les Pensées de peu d’années.

Telles étaient les qualités définitives la prose française au milieu du xviie siècle, lorsqu’elle passa des mains de Descartes et de Pascal dans celles de Bossuet. À sa clarté et à son originalité première elle avait joint, grâce aux Précieuses et à l’Académie, la délicatesse, la correction et la pureté ; grâce à Descartes, à Pascal et à Port -Royal, la lumière, la simplicité, la vigueur, la justesse inaltérable de la pensée, la propriété rigoureuse du langage.

« La règle en France et la discipline ont donc prévenu la liberté. Nos écrivains ont été bien avertis que la langue n’était pas leur propriété particulière, et que de même qu’il ne fallait rien penser qui ne fût conforme à l’esprit de la nation, il fallait ne rien écrire qui ne fût conforme au génie de la langue. Le génie, dans notre pays, c’est la réunion dans un seul homme de tout ce qu’il y a de bon sens répandu dans tous ; et la langue écrite de génie c’est celle que parle chacun de nous quand il est dans la vérité. »

(Hist. de la Littérature française, par M. Nisard, livre III, ch. v, t. II, p. 237.)

Ainsi préparé, le génie français immortalisa les soixante années du gouvernement de Louis XIV par les chefs-d’œuvre de la prose moderne. Ce fut la gloire du roi de diriger ce grand mouvement des lettres, consacrées à l’expression du vrai, de l’utile et du beau. Le prince, dont le jugement, dit Bossuet, était une règle toujours sûre, encourageait les grands écrivains par de nobles bienfaits, par une attention flatteuse et souvent docile, par des conseils de goût ; il donnait le ton à la société la plus brillante, la plus éclairée, la plus polie qui fut jamais.

Éloquence de la chaire ; son influence sur la prose française. — C’est pour ce maître d’un esprit si judicieux, pour cette société si délicate et ensemble si religieuse, que se forma cette grande éloquence de la chaire, inconnue des anciens, dont les modèles appartiennent à notre littérature. La religion, devant une telle audience, s’alliait aux nobles plaisirs de l’esprit ; le goût s’éclairait avec la foi, et la vérité pénétrait dans les cœurs par les séductions les plus pures de la parole.

Bossuet égala les mouvements de l’éloquence aux plus sublimes accents de la poésie. Les Oraisons funèbre, modèles de profondeur historique, de grandeur, de pathétique, les Sermons, d’une logique, d’une vigueur, d’un éclat si surprenant, ne furent qu’une partie de cette vie prodigieuse. Le Discours sur l’Histoire universelle, en créant parmi nous la philosophie de l’histoire, consacra la prose la plus mâle, la plus noble, la plus éloquente, avec une concision de génie qui réduit, en quelques lignes d’une clarté parfaite, la matière des réflexions et des études de tout un siècle.

Près de Bossuet, Bourdaloue ramenait l’éloquence à la logique puissante dont Port-Royal avait déjà donné les modèles, avec une abondance qui rendait jusqu’aux moindres nuances du sentiment et de la pensée. Mais cette abondance même gênait et retardait son style et sa période ; et la lenteur, qui se fait sentir quelquefois dans la vigueur même de Bossuet, devenait, dans un orateur méthodique, un embarras et une fatigue.

Massillon, moins grand peintre que Bossuet et moins logicien que Bourdaloue, mais habile à toucher par l’analyse délicate des passions, renouvela la fécondité et la richesse de l’éloquence. Sa pensée, redoublée quelquefois à l’excès, se dégage pourtant des périodes pénibles où s’enveloppait celle de Bourdaloue. Sa phrase, périodique dans la liaison des idées, mais coupée dans la succession des incises, semble préparer la prose vive et dégagée du xviiie siècle.

N’oublions pas Fléchier, dont l’éloquence fut d’ailleurs trop estimée de ses contemporains. On peut lui reprocher l’abus de la symétrie et des antithèses, une perfection qui n’échappe pas à la monotonie ; mais l’élégance et l’habileté de son style méritent encore l’attention des gens de goût. Son talent ne se réduit pas uniquement à la période et à l’antithèse. Il faut l’étudier dans l’expression précise, fine, ingénieuse de pensées toujours délicates, et d’affections quelquefois éloquentes.

La chaire n’avait pas le privilège exclusif des chefs-d’œuvre oratoires. Fénelon, dans le Traité de l’Existence de Dieu, égalait l’abondance et l’éclat du style à la richesse de la nature, et renouvelait les effusions et les aspirations ardentes de Bossuet et de Pascal vers la vérité. Dans le Télémaque, il imitait en créateur. Sa prose devenait une langue nouvelle, flexible, mélodieuse, colorée comme les plus beaux vers. Si le style de Bossuet, dans ses mouvements lyriques, présente à l’esprit étonné la magnificence, la hardiesse, le sublime des Psaumes et des Cantiques sacrés, celui de Fénelon a la naïveté et la grâce inimitables d’Homère, avec la passion et l’énergie de Sophocle. Deux prosateurs, deux orateurs chrétiens, au xviie siècle, ont consolé la France de n’avoir pas l’ode ni l’épopée antiques. Ajoutons, à la gloire de Fénelon, qu’il a donné le ton et le modèle de la critique dans les Dialogues et la Lettre sur l’Éloquence, où les principes éternels du goût sont exprimés avec l’exquise justesse d’une raison excellente, avec le charme de ces grâces naturelles qui coulaient de source, comme parle Saint-Simon, de cet esprit facile, ingénieux, agréable, dont il tenait pour ainsi dire le robinet, pour en verser la qualité et la quantité exactement convenables à chaque chose. (Mémoires, tome IX, chap. xxii.)

Pendant que les grands orateurs instruisaient la société par leurs discours, leurs livres, leur correspondance, La Bruyère travaillait silencieusement à la peindre. Les Caractères eurent le mérite singulier de réunir toutes les sortes d’esprit, et d’allier la satire et la bienveillance, la verve comique et la rêverie, la profondeur et la grâce. Le style de la Bruyère, vif, piquant, décidé, rencontre sans cesse le trait, le cherche quelquefois, surtout grâce à la construction habile de la période, où la première partie de la pensée se développe à l’aise et par d’amples redoublements, tandis que la seconde, résumée avec une concision imprévue, surprend et saisit par le contraste. Au xviie siècle, il est le seul qui écrive ainsi.

La liste des ouvrages excellents en prose serait encore bien longue ; citons seulement, parmi les écrivains qui rencontrèrent l’immortalité sans y penser, madame de Sévigné et Saint-Simon, L’une, avec un esprit et un naturel infinis, donne à la pensée le tour le plus heureux, le plus original, le plus pittoresque. « Il n’appartient qu’à elle, dit La Bruyère, de faire lire dans un seul mot tout un sentiment, et de rendre délicatement une pensée qui est délicate ; elle a un enchaînement de discours inimitable qui se suit naturellement, et qui n’est lié que par le sens. » L’autre est, comme Tacite, rempli de traits qui saisissent, de mots impérissables, de portraits, de peintures, de récits vivants. Son style est incorrect, mêlé de latinismes singuliers, de mots et de tours empruntés aux habitudes du grand seigneur, mais concis, fougueux, coloré, plein de ces brusques fiertés qui enlèvent, comme madame de Sévigné le disait de Corneille, et qui ne s’oublient jamais.

Voilà les principaux traits de l’histoire de la prose française au xviie siècle. Encore passons-nous les excellents prosateurs du second ordre, La Rochefoucauld, Mascaron, Nicole, madame de Maintenon, madame de Lafayette, Hamilton et tant d’autres, qui ont écrit comme ils parlaient. Quel chemin parcouru depuis cette langue déjà si aimable et si belle d’Amyot et de Montaigne, qui excitait l’admiration d’Henri Estienne !

Le xviiie siècle recueillit ce magnifique héritage ; mais, par cette loi de décadence que subissent fatalement toutes les grandeurs, il en perdit une partie.

« Un pénétrant et judicieux écrivain, l’abbé Dubos, qui déjà s’était occupé de recherches politiques et de théories étrangères au siècle précédent, écrivait en 1720 : « Notre langue me paraît parvenue, depuis soixante et dix ans, à son point de perfection. » Et il en concluait que les écrivains dont la gloire s’était maintenue, à cette époque de consistance et de durée pour la langue, seraient immortels sans vieillir. »

(Préface Dictionnaire de l’Académie.)

En effet, Voltaire et Montesquieu commençaient à écrire ; ils furent, avec Buffon et Rousseau, les grands prosateurs du siècle. Tous ajoutèrent à la gloire de la littérature et de la langue ; mais l’âge de la perfection était passé.

« Voltaire, admirable et presque timide gardien de la langue et du goût, en retardait la décadence par les qualités mêmes de son style. Il ajoute, pour ainsi dire, à la nature de cette langue celle de son esprit si net, si juste, si facile, si rapide, si brillant de clarté. Grâce à lui et à Montesquieu, la prose devient plus rapide et plus incisive ; elle se dégage des lenteurs où les écrivains du xviie siècle s’embarrassaient quelquefois. L’étude plus générale des sciences et des arts, l’exemple et l’autorité de Buffon introduisent dans l’usage des termes nouveaux, souvent utiles, parfois nécessaires. Ce fut, pour notre langue, l’époque d’une popularité et d’une puissance universelles… La prose française gardait, sous le burin de Montesquieu, la pureté du trait et l’éclat des images de Pascal ; elle s’élevait avec Buffon à cette magnificence de paroles qui est l’éloquence sans la passion ; elle était, dans Rousseau, tour à tour sévère et didactique, ou véhémente et colorée. »

(M. Villemain, Préface déjà citée.)

Tant de talent et d’éclat ne faisait que retarder et cacher la décadence. Les maîtres eux-mêmes y aidèrent sans le savoir ; Buffon, par son élégance trop solennelle, sa majesté que rien n’adoucit, et son goût pour les termes généraux ; Rousseau, par son éloquence souvent mise au service de la déclamation, du sophisme et des passions mauvaises ; Montesquieu, par son esprit brillant et incisif, qui trouvait fréquemment, mais cherchait parfois le trait ou la profondeur, comme ses contemporains le lui reprochèrent.

« Voltaire lui-même, s’il ménageait avec un goût exquis le caractère de notre idiome, et ne le surchargeait d’aucun faux ornement, en émonda parfois le jet vigoureux, et n’en retint pas toutes les richesses. Sa langue, si correcte et si facile, a moins de nerf et de physionomie que celle du siècle précédent. »

(Ibid.)

Alors disparaissent les tours propres à notre langue ; les idiotismes que Fénelon et La Bruyère commençaient à regretter au xviie siècle. Les écrivains du xviiie ne les comprennent plus, ou les proscrivent par une fausse délicatesse. Les images et les termes de l’industrie et de la science pénètrent au hasard et pêle-mêle dans le style et dans la langue. Bientôt viennent les mots empruntés maladroitement par la mode aux langues étrangères. Enfin, les révolutions bouleversent le langage comme la société, forgent les mots, ou tout au moins les dénaturent, pour servir les passions et les intérêts. De nos jours, une admiration puérile s’est attachée aux singularités et aux défauts des littératures modernes, plus encore qu’à leurs beautés. Avec tant de raisons de déchoir, il faudrait désespérer de notre langue, s’il ne restait de merveilleuses ressources dans le génie français et dans l’étude sérieuse et recueillie des grands maîtres anciens et modernes.

VIII. Des principales figures de pensées et de mots. §

Les Figures sont une partie très-importante de l’Élocution, et ont beaucoup exercé les critiques anciens ou modernes.

Voici comme les définit Dumarsais, auteur d’un traité complet des figures appelées Tropes :

« Qu’est-ce que les figures ? Ce mot se prend ici lui-même dans un sens figuré. C’est une métaphore. Figure, dans le sens propre, est la forme extérieure d’un corps. Tous les corps sont étendus ; mais, outre cette propriété générale d’être étendus, ils ont encore chacun leur figure et leur forme particulière, qui fait que chaque corps paraît à nos yeux différent d’un autre corps. Il en est de même des expressions figurées ; elles font d’abord connaître ce qu’on pense ; elles ont d’abord cette propriété générale qui convient à toutes les phrases et à tous les assemblages de mots, et qui consiste à signifier quelque chose, en vertu de la construction grammaticale ; mais, de plus, les expressions figurées ont encore une modification particulière qui leur est propre ; et c’est en vertu de cette modification particulière que l’on fait une espèce à part de chaque sorte de figure… Les figures sont donc des manières de parler distinctement des autres par une modification particulière, qui fait qu’on les réduit chacune à une espèce à part, et qui les rend ou plus vives, ou plus nobles, ou plus agréables que les manières de parler qui expriment le même fonds de pensée, sans avoir d’autre modification particulière. »

(Traité des Tropes, art. 1.)

Nous croyons que le critique eût été plus clair, plus court, et n’eût pas fait de cercle vicieux, s’il eût simplement analysé le nom que les anciens donnaient aux figures. Ils les appelaient tour, physionomie, formes de la pensée ou des mots, manière d’être, extérieur, gestes du discours.

Les figures, en effet, ne sont que les tours et les transformations de la pensée et de l’expression.

La forme primitive et essentielle de la pensée est, comme nous l’avons vu, la proposition composée de trois termes, de trois signes propres chacun à l’idée qu’il représente.

L’usage — seulement — fait la possession.
La Fontaine.
Les prêtres ne pouvaient suffire —  aux sacrifices.
Racine.
Moi-même, en vous parlant, — j’ai les larmes aux yeux.
Corneille.
Si vous faites cela, — vous ne ferez pas peu.
Molière.

Ces vers ne contiennent pas de figures : ils présentent la pensée nue et réduite aux mots ordinaires et indispensables. Mais que la passion dérange, transforme, anime cette simplicité qui deviendrait bientôt monotone ; que l’imagination varie l’ordre et le tour des mots, qu’elle change, par des emprunts hardis et brillants, le sens primitif et vulgaire des termes ; que Philinte dise, avec la spirituelle noblesse d’un honnête homme :

Cette grande raideur des vertus des vieux âges
Heurte trop notre siècle et les communs usages.
Molière.
Que le sage se demande dans de sublimes réflexions sur le Créateur ;
Aurait-il imprimé sur le front des étoiles
Ce que la nuit des temps enferme dans ses voiles ?
La Fontaine.
Que Clytemnestre s’écrie dans les fureurs de l’amour maternel :
O monstre que Mégère en ses flancs a porté,
Monstre que dans nos bras les enfers ont jeté !
Racine.

Ces mouvements vifs et passionnés de la pensée, ces transformations du sens et de l’usage ordinaire des mots qui donnent au langage et au style un air nouveau, sont ce qu’on appelle les figures.

On distingue deux sortes de figures, les figures de pensées et les figures de mots. Les premières dépendent uniquement du sens, des mouvements de la passion, ou du tour d’esprit : elles subsistent, quels que soient les mots employés. Les autres, au contraire, consistent dans l’emploi des termes : changez les mots, la figure s’évanouit.

Quand Bossuet s’écrie : « O rois, confondez-vous dans votre grandeur ! conquérants, ne vantez pas vos victoires ! » (Or. fun. de Louis de Bourbon), la figure resterait avec des mots différents. Il n’en est pas de même dans l’exemple suivant : « Le glaive qui a tranché les jours de la reine est encore levé sur nos têtes : nos péchés en ont affilé le tranchant fatal. » (Or. fun. de Marie-Thérèse.) Substituez à ces expressions inattendues et saisissantes les termes primitifs et les signes vulgaires de la pensée, la figure disparaît.

Il ne faut pas croire que les figures soient chose artificielle, et s’éloignent, comme on l’a dit quelquefois, du langage ordinaire : rien au contraire n’est plus fréquent et plus populaire. Figures de pensées, figures de mots, figures de grammaire, toutes se rencontrent également dans la conversation la plus familière comme dans la plus sublime éloquence. Habiles et brillantes dans la bouche des savants, elles naissent toutes seules dans celle du peuple et des enfants, et souvent avec une logique, une originalité plus heureuses qu’un art accompli. Il ne faut pas non plus s’effrayer des noms que leur a donnés la Rhétorique. Toute science a sa langue technique et sa nomenclature spéciale. L’homme commence toujours par user instinctivement des procédés de l’intelligence : il fait des figures sans le savoir. Plus tard, quand la réflexion s’est exercée sur ces inspirations premières, la conscience succède à l’instinct, et la nature prend l’art pour auxiliaire. C’est alors que naissent les langues techniques, faites pour seconder la mémoire et faciliter le travail. Ces noms qui nous semblent singuliers désignent les actes et les œuvres de l’esprit, comme d’autres noms scientifiques désignent les organes et les actes du corps. La Rhétorique moderne a conservé les termes de l’ancienne, parce qu’ils sont bien faits, justes et précis. Plusieurs sont passés dans la langue commune, comme ironie, apostrophe, métaphore, hyperbole. Les autres, pour être moins familiers, n’ont rien de plus étrange que les mots empruntés au grec par les mathématiques ou les sciences naturelles.

I. Figures de pensées. — Les figures de pensées les plus fréquentes et ensemble les plus pathétiques, sont l’ Interrogation, l’Apostrophe, et l’Exclamation.

Interrogation. — Elle prend l’auditeur à partie par des questions vives et pressantes ; elle traduit et communique l’émotion de l’orateur :

« Qu’attendez-vous de moi, Messieurs, et quel doit être aujourd’hui mon ministère ? »

(Fléchier, exorde de l’Or. fun. de la duchesse d’Aiguillon)
Et quel temps fut jamais plus fertile en miracles ?
Quand Dieu par plus d’éclat montra-t-il son pouvoir ? etc.
Racine, Athalie, acte 1, sc. 1.

À l’ Interrogation se rattache la Subjection, par laquelle l’orateur se fait la question à lui-même, et se charge d’y répondre.

« Que restait-il à notre princesse, que restait-il à une âme qui, par un juste jugement de Dieu, était déchue de toutes les grâces, et ne tenait à Jésus-Christ par aucun lien ? Qu’y restait-il, chrétiens, si ce n’est ce que dit saint Augustin : Il restait la souveraine misère et la souveraine miséricorde. »

(Oraison funèbre d’Anne de Gonzague.)

Apostrophe. — Elle détourne le discours de sa marche première, pour l’adresser à un personnage ou bien à un objet inattendu (άπο, στρέφω).

« Princesse, dont la destinée est si grande et si glorieuse, faut-il que vous naissiez en la puissance des ennemis de votre maison ! O Éternel, veillez sur elle ! anges saints, rangez à l’entour vos escadrons invisibles, et faites la garde autour d’une princesse si grande et si délaissée ! »

(Bossuet, Oraison funèbre de Henriette de France.)

Lauriers, sacrés lauriers qu’on veut réduire en poudre,
Et qui mettez sa tête a l’abri de la foudre,
L’abandonnerez-vous à l’infâme couteau
Qui fait choir les méchants sous la main d’un bourreau ?
Corneille, Horace, acte V, sc. iii.

Plusieurs figures se rattachent à l’Apostrophe, et n’en sont que des variétés.

L’Imprécation met l’apostrophe au service de la menace et de la malédiction. Chacun sait par cœur celle de Camille. En voici une moins connue :

« Enfin, enfin disent les démons, nous ne serons pas les seuls : Çà, çà, voici des compagnons. O justice divine ! tu as voulu des supplices, en voilà : soûle ta vengeance ; voilà assez de sang, assez de carnage. Voilà, voilà ces hommes que Dieu avait voulu égaler à nous, les voilà enfin nos égaux dans les tourments ; cette égalité nous plaît : plutôt, plutôt périr, que de les voir à nos côtés dans la gloire ! Malheur à nos lâches compagnons qui le souffrent ! il vaut bien mieux périr, et qu’ils périssent avec nous ! »

(Bossuet, Sermon sur les démons.)

L’Obsécration fait servir l’apostrophe à la bénédiction et à la prière,

« Ainsi puisse-t-il toujours vous être un cher entretien ! ainsi puissiez-vous profiter de ses vertus ! Et que sa mort, que vous déplorez, vous serve à la fois de consolation et d’exemple ! »

(Oraison funèbre de Louis de Bourbon.)

La Prosopopée, que l’on confond quelquefois à tort avec l’apostrophe adressée aux objets inanimés, prête l’action, le sentiment et la parole aux objets inanimés et insensibles, aux absents, aux morts : elle en fait des personnages nouveaux.

« Oserais-je, dans ce discours où la franchise et la candeur font le sujet de nos éloges, employer la fiction et le mensonge ? Ce tombeau s’ouvrirait, ces ossements se rejoindraient et se ranimeraient pour me dire : Pourquoi viens-tu mentir pour moi, qui ne mentis jamais pour les autres ? Ne me rends pas un honneur que je n’ai pas mérité, à moi qui n’en voulus jamais rendre qu’au vrai mérite, etc. »

(Fléchier, Oraison funèbre de M. de Montausier.)

« Que sera-ce, quand Jésus-Christ paraîtra lui-même à ces malheureux, et qu’il leur dira d’une voix terrible : « Pourquoi me déchirez-vous par vos blasphèmes, nation impie ? ou si vous ne le faisiez pas par vos paroles, pourquoi le faisiez-vous par vos œuvres ? ou pourquoi avez-vous marché dans mes voies d’un pas incertain, comme si mon autorité était douteuse ?  Race infidèle, me connaissez-vous à cette fois ? suis-je votre roi ? suis-je votre juge ? suis-je votre Dieu ? Apprenez-le par votre supplice. »

(Oraison funèbre d’Anne de Gonzague.)

La Prosopopée, comme on peut le voir dans ces exemples, est une figure pleine d’éclat et d’éloquence, mais d’un emploi rare et difficile.

Exclamation. — C’est un cri subit de l’âme profondément émue.

« O spectacle merveilleux, et qui ravit en admiration le ciel et la terre ! »

(Bossuet, Oraison funèbre de Marie-Thérèse.)

« Heureuse la nation, grand Dieu, à qui vous destinez, dans votre miséricorde, un souverain de ce caractère ! »

(Massillon, Petit Carême.)
O haine d’Émilie, ô souvenir d’un père !
Corneille, Cinna, acte III, sc. iii.

On a donné à l’exclamation le nom d’épiphonême, quand elle exprime une réflexion et termine un tableau un récit, un raisonnement. ’

« Notre siècle a vu un roi se servir de ces deux    grands chefs, et profiter du secours du ciel ; et, après qu’il en est privé par la mort de l’un et les maladies de l’autre, concevoir de plus grands desseins, et exécuter de plus grandes choses, s’élever au-dessus de lui-même, surpasser et l’espérance des siens et l’attente de l’univers : — tant est haut son courage, tant est vaste son intelligence, tant ses destinées sont glorieuses ! »

(Oraison funèbre de Louis de Bourbon.)
Détestables flatteurs ! présent le plus funeste
Que puisse faite aux rois la colère céleste !
Racine, Phèdre, acte IV.
Oh ! que de grands seigneurs, au léopard semblables,
N’ont que l’habit pour tous talents !
La Fontaine, livre IX, fab. iii.

Parfois l’épiphonême se réduit à une sentence, surtout dans La Fontaine, où cette figure se prête si bien à l’expression de la morale :

Le plus semblable aux morts meurt le plus à regret.
Id. liv. VIII, fab. I.
Le bien, nous le faisons ; le mal, c’est la Fortune ;
On a toujours raison, le Destin toujours tort.
Id., liv. VII fab. xiv.

Hypotypose ou tableau sensible. — Elle consiste à peindre les objets avec des traits si vifs que nous les ayons comme sous les yeux (ύπό, τυπίω). Il faut rattacher à l’hypotypose les portraits, les descriptions, les récits, etc. On devine combien les orateurs et surtout les poëtes font usage de cette figure. Écoutons Massillon décrire la mort du pécheur :

« Il sort de ses yeux mourants je ne sais quoi de sombre et de farouche, qui exprime les fureurs de son âme ; il pousse du fond de sa tristesse des paroles entrecoupées de sanglots, qu’on n’entend qu’à demi, et on ne sait si c’est le désespoir ou le repentir qui les a formées ; il jette sur un Dieu crucifié des regards affreux, et qui laissent douter si c’est la crainte ou l’espérance, la haine ou l’amour qu’ils expriment ; il entre dans des saisissements, où l’on ignore si c’est le corps qui se dissout, ou l’âme qui sent l’approche de son juge ; il soupire profondément, et l’on ne sait si c’est le souvenir de ses crimes qui lui arrache ces soupirs, ou le désespoir de quitter la vie. Enfin, au milieu de ces tristes efforts, ses yeux se fixent, ses traits changent, son visage se défigure, sa bouche livide s’entr’ouvre d’elle-même, tout son corps frémit ; et, par ce dernier effort, son âme infortunée s’arrache comme à regret de ce corps de boue, tombe entre les mains de Dieu, et se trouve seule aux pieds du tribunal redoutable. »

(Avent, Sermon pour le jour des Morts.)

Ironie. — Elle dit le contraire de ce qu’on veut faire entendre, pour rendre la pensée plus forte et plus amère, ou tout au moins plus piquante. C’est une des figures favorites de la passion :

Seigneur, dans cet aveu dépouillé d’artifice,
J’aime à voir que du moins vous vous rendiez justice,
Et que voulant bien rompre un nœud si solennel,
Vous vous abandonniez au crime en criminel.
Est-il juste, après tout, qu’un conquérant s’abaisse
Sous la servile loi de garder sa promesse ?
Non, non, la perfidie a de quoi vous tenter,
Et vous ne me cherchez que pour vous en vanter.
Racine, Andromaque, acte IV, sc. v.

L’Ironie n’est pas toujours si cruelle : parfois elle n’est que spirituelle et enjouée :

Les doctes entretiens ne font point mon affaire ;
J’aime à croire aisément, et, dans tout ce qu’on dit,
Il faut se trop peiner pour avoir de l’esprit.
C’est une ambition que je n’ai point en tête ;
Je me trouve fort bien, ma mère, d’être bête,
Et j’aime mieux n’avoir que de communs propos
Que de me tourmenter à dire de grands mots.
Molière, les Femmes savantes, acte III, sc. ii.

Hyperbole. — Elle exagère la vérité pour la faire mieux entendre. C’est encore une figure familière à la passion. On connaît la réponse d’Alceste furieux à Célimène :

Que toutes les horreurs dont une âme est capable
À vos déloyautés n’ont rien de comparable,
Que le sort, les démons et le ciel en courroux
N’ont jamais rien produit de si méchant que vous.
Id., le Misanthrope, acte III, sc. iii.

Pour la vigueur et l’originalité de l’hyperbole, aucun prosateur n’a égalé l’irascible Saint-Simon.

« Sa férocité était extrême, et se montrait en tout : c’était une meule toujours en l’air, et dont ses amis n’étaient jamais en sûreté. »

(Portrait de M. le Duc.)

— « Tous les vices combattaient en lui à qui demeurerait le maître. Ils y faisaient un bruit et un combat continuel entre eux. »

(Portrait de Dubois.)

Litote (ou diminution). — C’est le contraire de l’hyperbole ; elle atténue la vérité, et dit moins pour faire entendre plus. Chimène dit à Rodrigue :

Va, je ne te hais point. — Tu le dois. — Je ne puis.
Corneille, le Cid, acte III, sc. iv.

On trouve dans La Fontaine, liv. II, fab. xii :

Pour un pauvre animal,
Grenouilles, à mon sens, ne raisonnaient point mal.

Le chien emploie avec le loup une figure analogue :

Qu’est-ce là ? lui dit-il. — Rien. — Quoi rien ? — Peu de chose.
— Mais encor ? — Le collier dont je suis attaché
De ce que vous voyez est peut-être la cause.
Id., liv. IX, fab. ix.

Périphrase. — Elle décrit l’objet au lieu de le nommer, elle le désigne par un détail ou par une qualité (circonlocution) ; c’est la monnaie du mot propre. Cette figure, dont on a si souvent abusé par système ou par impuissance, donne au style beaucoup d’élégance et même de force, quand elle est employée à propos, et qu’elle ajoute à la pensée. « Il y a, dit Pascal, des lieux où il faut appeler Paris, Paris, et d’autres où il le faut appeler capitale du royaume. » (Pensées, VII, 20, édit. de M. Havet, p. 109.)

« L’amiral où elle était, conduit par la main de celui qui domine sur la profondeur de la mer, et qui dompte ses flots soulevés, fut repoussé aux ports de Hollande. » (Oraison funèbre de Henriette de France.) L’exorde du même discours offre de magnifiques modèles de la même figure. En voici d’un autre caractère.

Il aimait les jardins, était prêtre de Flore ;
Il l’était de Pomone encore.
La Fontaine, liv. VIII, fab. x.
Le temps, qui toujours marche, avait pendant deux nuits
Échancré, selon l’ordinaire,
De l’astre au front d’argent la face circulaire.
Id., liv. XI, fab. iii.
Pour toi l’astre du jour prend des soins superflus.
Id., liv. VIII, fab. i.

Antithèse. — Elle oppose directement les idées et les mots, et rend la pensée saisissante par le contraste. Figure brillante, quelquefois sublime, elle est, plus qu’aucune autre, exposée à dégénérer ; elle séduit trop l’esprit pour ne pas tourner aisément en abus : aussi les grand écrivains en sont-ils très-sobres.

« Ceux qui font les antithèses en forçant les mots, dit encore Pascal, sont comme ceux qui font les fausses fenêtres pour la symétrie. Leur règle n’est pas de parler juste, mais de faire des figures justes. »

(Ibid., 22, p.110.)

« Jugez de l’état de ces deux princesses : Henriette, d’un si grand cœur, est contrainte de demander du secours ; Anne, d’un si grand cœur, ne peut en donner assez. »

(Oraison funèbre de Henriette de France.) —

« Incapable d’être ébloui des grandeurs humaines, comme il y paraît sans ostentation, il y est vu sans envie. »

(Bossuet, Oraison funèbre de M. Le Tellier.)
Qui m’aima généreux me haïrait infâme.
Corneille, le Cid, acte III, sc. iv.
Trop faible pour eux tous, trop fort pour chacun d’eux.
Id., Horace, acte IV, sc. ii.
Livre en mes faibles mains ses puissants ennemis.
Pour réparer des ans l’irréparable outrage.
Racine, Athalie, acte I, sc. ii, et acte II, sc, v.

La critique a justement reproché à Fléchier l’abus de l’antithèse ; mais la modestie de Turenne lui en inspire de très-belles :

« Il se cache, mais sa réputation le découvre ; il marche sans suite et sans équipage, mais chacun, dans son esprit, le met sur un char de triomphe. On compte, en le voyant, les ennemis qu’il a vaincus, non pas les serviteurs qui le suivent : tout seul qu’il est, on se figure autour de lui ses vertus et ses victoires qui l’accompagnent ; il y a je ne sais quoi de noble dans cette honnête simplicité ; et moins il est superbe, plus il devient vénérable. »

10° Comparaison. — Elle rapproche les objets, comme l’antithèse, mais pour en marquer les ressemblances et non les contrastes. C’est la figure par excellence de la poésie et souvent aussi de l’éloquence.

« Charles-Gustave parut à la Pologne surprise et trahie, comme un lion qui tient sa proie dans ses ongles,  tout prêt à la mettre en pièces. »

(Oraison funèbre d’Anne de Gonzague).

La Comparaison continuée entre deux hommes illustres prend le nom de Parallèle. Nous ne pouvons qu’indiquer ici celui où Bossuet compare Turenne et Condé. (Oraison funèbre de Louis de Bourbon.)

11° Allusion. — Elle rappelle le souvenir d’un objet analogue à l’idée exprimée ; elle le ramène indirectement, sans s’y arrêter, et comme en se jouant, l’Allusion, comme l’Antithèse et la Comparaison, procède par rapprochement et par analogie.

« On dirait qu’il va combattre des rois confédérés avec sa seule maison, comme un autre Abraham ; que ceux qui le suivent sont ses soldats et ses domestiques, et qu’il est général et père de famille tout ensemble. »

(Fléchier, Oraison funèbre de Turenne.)
Le mets ne lui plut pas : il s’attendait à mieux,
Et montrait un goût dédaigneux
Comme le rat du bon Horace.
La Fontaine, liv. VII, fab. iv.

L’allusion ne doit pas être recherchée ni trop savante ; elle devient alors obscure. C’est un des défauts de Fléchier.

« Pendant que la Cour réduisait Bordeaux, et que Gaston, laissé à Paris pour le maintenir dans le devoir, était entouré de mauvais conseils, Le Tellier fut le Chusaï qui les confondit, et qui assura la victoire à l’oint du Seigneur. »

(Bossuet, Oraison funèbre de M. Le Tellier.)

Les figures de pensée qui nous restent à passer en revue appartiennent surtout à l’art oratoire.

12° Prolepse. — Elle s’empare de l’objection pour la réfuter d’avance.

« Quoi donc ? n’y a-t-il point de valeur et de générosité chrétienne ? L’Écriture, qui commande de sanctifier les guerres, ne nous apprend-elle pas que la piété n’est pas incompatible avec les armes ? Viens-je condamner une profession que la religion ne condamne pas, quand on en sait modérer la violence ? Non, Messieurs ; je sais que ce n’est pas en vain que les princes portent l’épée, etc. »

(Fléchier, Oraison funèbre de Turenne.)

13° Suspension. — Elle arrête l’expression de l’idée, et la fait désirer pour la rendre plus saisissante.

« Aussi avait-il pour maxime : Écoutez, c’est la maxime qui fait les grands hommes, que, dans les grandes actions, il faut uniquement songer à bien faire, et laisser venir la gloire après la vertu. »

(Oraison funèbre de Condé.)

14° Réticence. — Elle interrompt l’expression que la suspension se contente de retarder ; elle rend l’idée plus forte, en la faisant deviner.

Je devrais sur l’autel où ta main sacrifie
Te… mais du prix qu’on m’offre il faut me contenter.
Racine, Athalie, acte V, sc. v.

15° Prétention. — Elle exprime les idées ou les faits en affectant de les omettre. C’est une figure d’un emploi difficile, et souvent prétentieuse ; l’art et l’intention s’y dissimulent rarement.

« Je pourrais, Messieurs, vous montrer vers les bords du Rhin autant de trophées que sur les bords de l’Escaut et de la Sambre. Je pourrais vous décrire des batailles gagnées, etc. »

(Fléchier, Oraison funèbre de Turenne. Voir tout ce passage, qui n’est qu’une longue prétérition.)
Je pourrais ajouter aux intérêts de Rome
Combien un pareil coup est indigne d’un homme.
Je pourrais demander qu’on mît devant vos yeux
Ce grand et rare exploit d’un bras victorieux, etc.
Corneille, Horace, acte IV, sc. ii.
Je ne vous dirai point combien j’ai résisté :
Croyez-en cet amour par vous-même attesté.
Racine, Iphigénie, acte IV, sc. iv.

16° Correction. — Elle revient sur l’idée exprimée, et la rétracte ou la modifie, au moins en apparence. « On en gémit, on en pleure ; voilà ce que peut la terre pour une reine si chérie ; voilà ce que nous avons à lui donner, des pleurs, des cris inutiles. Je me trompe, nous avons encore des prières : nous avons ce saint sacrifice, rafraîchissement de nos peines, expiation de nos ignorances et du reste de nos péchés. » (Bossuet, Oraison funèbre de Marie-Thérèse.) On trouvera encore un magnifique exemple de collection dans l’exorde de l’Oraison funèbre de Henriette d’Angleterre.

17° Concession. — Elle accorde à la partie adverse ses assertions, mais pour en tirer avantage contre elle. C’est une figure qui appartient surtout à la discussion.

« J’avoue, disait Mentor, que les Manduriens ont sujet de se plaindre et de me demander quelque réparation des torts qu’ils ont soufferts ; mais il n’est pas juste aussi que les Grecs, qui font sur cette côte des colonies, soient suspects et odieux aux anciens peuples du pays. »

(Télémaque, liv. IX.)
Je veux que la valeur de ses aïeux antiques
Ait fourni de matière aux plus vieilles chroniques,
Et que l’un des Capets, pour honorer leur nom,
Ait de trois fleurs de lis doté leur écusson.
Que sert ce vain amas d’une inutile gloire, etc.
Boileau, Satire V, v. 9.

Nous terminons ici cette revue des figures de pensée. Nous nous sommes borné aux plus importantes et aux plus utiles, aussi bien que pour les figures de mots.

II. Figures de mots. — Il faut distinguer, dans cette seconde classe, les figures de grammaire, les figures de construction, et les figures de sens, que l’on appelle tropes, parce qu’elles changent et transforment le sens des mots.

1° Figures de Grammaire. — Elles appartiennent beaucoup plus aux langues anciennes qu’au français. Notre langue cependant en offre des exemples, dans les dialectes provinciaux, dans les locutions populaires ou anciennes, et dans les transformations qu’elles ont subies. Citons-en quelques-unes par curiosité.

La Syncope retranche une syllabe au milieu d’un mot ; lairrons pour laisserons, larcin pour larrecin.

L’Apocope (ou coupure) en retranche une ou plusieurs à la fin du mot, ru pour ruisseau. Un poète du xvie siècle, Jacques de la Taille, en a fait un singulier usage ; on rapporte à Alexandre les dernières paroles de Darius :

Ma mère et mes enfants aye en recommanda....
Il ne put achever, car la mort l’en garda  (l’empêcha).

La Paragoge (ou allongement) ajoute au contraire une syllabe à la fin d’un mot : Avecque, doncques.

Et les petits en même temps
Voletants, se culebutants.
La Fontaine, liv, IV, lab. xxii.

La Crase (ou contraction) réunit deux syllabes en une.

Contrôlé pour contre-roollé, âge pour aage.

Figures de construction. — Ces figures se rapportent à la grammaire, dont elles modifient les règles ; elles ajoutent souvent beaucoup à la beauté du style.

L’Ellipse (ou retranchement) supprime une partie des mots, pour rendre l’expression plus vive.

« La justice passe du prince dans les magistrats, et du trône elle se répand sur les tribunaux. C’est dans le règne d’Ezéchias le modèle de nos jours. »

(Bossuet, Oraison funèbre de M. Le Tellier.)

Nos amis ont grand tort, et tort qui se repose

Sur de tels paresseux, à servir ainsi lents.

La FONTAINE, liv. IV, fab. xxii.
Et, pleurés du vieillard, il grava sur leur marbre
Ce que je viens de raconter.
Id., liv. XI, fab. ix.
Je t’aimais inconstant ; qu’aurais-je fait fidèle ?
Racine, Andromaque, acte IV, sc. iv.

La Syllepse (ou réunion) substitue l’accord logique à l’accord grammatical.

« Quand on a trouvé le moyen de prendre la multitude par l’appât de la liberté, elle suit en aveugle, pourvu qu’elle en entende seulement le nom. Ceux-ci, occupés du premier objet qui les avait transportés, allaient toujours sans regarder qu’ils allaient à la servitude. »

(Bossuet, Oraison funèbre de Henriette de France.)
Entre le pauvre et vous, vous prendrez Dieu pour juge,
Vous souvenant, mon fils, que cache sous ce lin,
Comme eux vous fûtes pauvre, et comme eux orphelin.
Athalie, acte IV, sc. iii.
On ne voit point le peuple à mon nom s’alarmer,
Le ciel dans tous leurs pleurs ne m’entend point nommer,
Leur sombre inimitié ne fuit point mon visage.
Britannicus, acte IV, sc. ii.

L’Anacoluthe (ou défaut de suite) interrompt la construction régulière de la phrase.

« Après s’être sauvée des flots, une autre tempête lui fut presque fatale. »

(Oraison funèbre de Henriette de France.)

« Averti qu’il fallait écrire et ordonner dans les formes : Quand je devrais, Monseigneur, renouveler vos douleurs et rouvrir toutes les plaies de votre cœur, je ne tairai pas ces paroles qu’il répéta si souvent,  qu’il vous connaissait, etc. »

(Oraison funèbre de Louis de Bourbon.)

L’Hyperbate ou inversion, renverse l’ordre des mots.

« Restait cette redoutable infanterie de l’armée d’Espagne. »

(Ibid.)

« Sache la postérité, si le nom d’un si grand ministre fait aller mon discours jusqu’à elle, que j’ai moi-même entendu ces saintes réponses. »

(Oraison funèbre de M. Le Tellier.)
Dans son sang inhumain les chiens désaltérés,
Et de son corps hideux les membres déchirés !
Des prophètes menteurs la foule confondue.
Racine, Athalie, acte I, sc. i.
Du rapport d’un troupeau, dont il vivait sans soins,
Se contenta longtemps un voisin d’Amphitrite,
La Fontaine, liv. IV, fab. ii

L’Enallage (ou changement) substitue un temps à un autre. Un critique plein de goût10 a rapporté spirituellement à cette figure des vers bien connus de La Fontaine :

Le renard sera bien habile
S’il ne m’en laisse assez pour avoir un cochon.
Le porc à s’engraisser coûtera peu de son.
Il était, quand je l’eus, de grosseur raisonnable :
J’aurai, le revendant, de l’argent bel et bon ;
Et qui m’empêchera de mettre en notre étable,
Vu le prix dont il est, une vache et son veau ?
La Fontaine, liv. III, fab. x.

Ajoutons, pour mémoire, et parmi beaucoup d’autres figures, la Disjonction, qui supprime les liaisons, les articles, les particules.

Le loup est l’ennemi commun ;
Chiens, chasseurs, villageois s’assemblent pour sa perte.
La Fontaine, liv. X, fab.vi.

La Conjonction, qui les multiplie :

Je deviens parricide, assassin, sacrilège :
Pour qui ? Pour une ingrate à qui je le promets.
Qui même, s’il ne meurt, ne me verra jamais,
Dont  j’épouse la rage ! et quand je l’ai servie,
Elle me redemande et son sang et sa vie !
Racine, Andromaque, acte V, sc. iv.

La Répétition, qui redouble les mots aussi bien que les idées :

« Là on expie ses péchés, là on épure ses intentions, là on  transporte ses désirs de la terre au ciel ; là on perd tout le goût du monde, et ou cesse de s’appuyer sur soi-même et sur sa prudence. »

(Oraison funèbre de Henriette de France, péroraison.)

La Gradation ou Progression, qui dispose les mots suivant leur force relative :

Presse, pleure, gémis : peins-lui Phèdre mourante.
Racine, Phèdre, acte III, sc. ii.

« Vous croyez donc qu’un royaume est un remède universel à tous les maux, un baume qui les adoucit, « un charme qui les enchante ? »

(Bossuet, Oraison funèbre de Marie-Thérèse.)

L’Apposition, qui emploie les substantifs comme épithètes :

« Des titres, des inscriptions, vaine marque de ce qui n’est plus. »

(Bossuet, Oraison funèbre de Louis de Bourbon.)
Un jeune lis, l’amour de la nature.
Athalie, iie chœur.

Les autres figures que nous laissons de côté se rattachent à celles que nous avons passées en revue.

III. Figures de sens ou Tropes. — Les Tropes, avons-nous dit, tournent et transforment le sens propre et premier des mots. Les regards étincelants, le feu du courage, le fruit du crime, les traits du céleste courroux, mille autres locutions semblables, les unes rares et brillantes, les autres fréquentes et familières, appartiennent aux diverses familles des Tropes.

La métaphore est le premier de tous, celui d’où les autres dérivent.

1° Métaphore. — « C’est, disait Aristote, un transport d’un nom qu’on tire de sa signification ordinaire. » (Poét., XXI, trad, de Dacier). En effet, elle change le sens, et transporte l’application d’un mot, par une comparaison abrégée et réduite à un seul terme. Bossuet dit de Henriette d’Angleterre : « Madame a passé du matin au soir, comme l’herbe des champs. » Dans l’Oraison funèbre de Marie-Thérèse, en rappelant la mort du duc d’Anjou, second fils de cette princesse, il emploie la même image, avec une figure différente : « Il me semble que je vois encore tomber cette fleur. » Voilà la différence de la comparaison et de la métaphore. — La comparaison se fait avec trois termes, le signe, l’objet auquel on le compare, et le signe de la comparaison. La métaphore supprime le sujet et le signe pour donner plus de vivacité au style : « Le grand prince ne put voir égorger ces lions comme de timides brebis. » (Oraison funèbre de Condé.)

De l’absolu pouvoir vous ignorez l’ivresse.
Racine.
Tigre altéré de sang, Décie impitoyable.
Corneille.
Au travers de son masque on voit à plein le traître.
Molière.
La Mort ravit tout sans pudeur ;
Un jour le monde entier accroîtra sa richesse.
La Fontaine, liv. VIII, fab. I.

La poésie, l’éloquence, la conversation même font un perpétuel usage de la métaphore, le plus riche et le plus varié de tous les tropes. Souvent il se réduit à une image :

Il faut fléchir au temps sans obstination.
Molière.
Ce flegme pourra-t-il ne s’échauffer de rien ?
Id.
Quand Dieu par plus d’éclat montra-t-il son pouvoir ?
Racine.

L’effet de l’image est de rendre les objets sensibles à l’esprit, et de donner la couleur et le mouvement même aux abstractions.

La suite et l’analogie sont une règle rigoureuse des métaphores et des images. Allier des objets et des termes incohérents, c’est une faute choquante de raison et de goût. L’Académie avait raison de reprocher ce vers du Cid à Corneille :

Malgré des feux si beaux qui rompent ma colère.

L’instinct d’un esprit cultivé doit suffire pour observer l’analogie du langage, comme dans ces excellents exemples :

« C’est là qu’on découvre que le lustre qui vient de la flatterie est superficiel, et que les fausses couleurs, quelque industrieusement qu’on les applique, ne tiennent pas. »

(Oraison funèbre de Henriette d’Angleterre.)

« On se couronne de ses propres mains ; on se dresse un triomphe secret à soi-même ; on regarde comme son propre bien les lauriers qu’on cueille avec peine, et qu’on arrose souvent de son sang. »

(Fléchier, Oraison funèbre de Turenne.)
Aujourd’hui, vieux lion, je suis doux et traitable.
Je n’arme point contre eux mes ongles émoussés.
Boileau, ep. V.
Ce breuvage vanté par le peuple rimeur,
Le nectar que l’on sert aux maîtres du tonnerre,
Et dont nous enivrons tous les lieux de la terre,
C’est la louange, Iris. Vous ne la goûtez point.
La Fontaine, liv. X, fab.i.

Variétés de la métaphore : 1° Allégorie. — L’Allégorie est une métaphore continuée.

« Le glaive qui a tranché les jours de la reine est encore levé sur nos têtes : nos péchés en ont affilé le tranchant fatal. » « Le glaive que je tiens en main, dit le Seigneur notre Dieu, est aiguisé et poli : il est aiguisé, afin qu’il perce : il est poli et limé, afin qu’il brille. » Tout l’univers en voit le brillant éclat. Glaive du Seigneur, quel coup vous venez de faire ! Toute la terre en est étonnée. Mais que nous sert ce brillant qui nous étonne, si nous ne prévenons le coup qui nous tranche ? »

(Oraison funèbre de Marie-Thérèse.)

« Laissons-nous prendre une fois à ces pêcheurs d’hommes et aux filets de l’Évangile qui ne tuent point ce qu’ils prennent, mais qui le conservent… »

(S. Ambr., IV.)

« Laissons-nous tirer de cette mer, dont la face est toujours changeante, qui cède à tout vent, et qui est toujours agitée de quelque tempête. Écoutez ce grand bruit du monde, ce tumulte, ce trouble éternel ; voyez ce mouvement, cette agitation, ces flots vainement émus, qui crèvent tout à coup, et ne laissent que de l’écume. Ces ondes impétueuses qui se roulent les unes contre les autres, qui s’entrechoquent avec grand éclat, et s’effacent mutuellement, sont une vive image du monde et des passions, qui causent toutes les agitations de la vie humaine, où les hommes, comme des poissons, se dévorent mutuellement. »

(Aug., serm. CCLII.)

« Voyez encore ces grands poissons, ces monstres marins qui fendent les eaux avec grand tumulte : il ne reste à la fin aucun vestige de leur passage. Ainsi passent dans le monde ces grandes puissances, qui font si grand bruit, qui paraissent avec tant d’ostentation. Ont-elles passé, il n’y paraît plus, tout est effacé, il n’en reste aucune trace. Il vaut donc beaucoup mieux être enfermé dans ces rets qui nous conduiront au rivage, que de nager et de se perdre dans une eau si vaste, en se flattant d’une fausse image de liberté. »

(Bossuet, Panégyrique de saint André, 1re partie.)

Souvent l’allégorie sous-entend et laisse deviner le sens propre de la figure, sans exprimer ni indiquer aucunement le sujet de la comparaison. Telle est l’idylle de madame Deshoulières à ses brebis.

Dans ces prés fleuris.

Catachrèse. — La Catachrèse est une extension abusive du sens propre des mots. Ainsi l’on dit par abus : un cheval ferré d’argent ; la feuille de métal battu ; à cheval sur un bâton, etc. Au lieu de créer des mots pour désigner des objets nouveaux, on emploie ceux qui désignent les objets analogues : le sens se développe et s’étend pour l’agrément ou pour la convenance du style.

IV. Métonymie. — La Métonymie est la substitution d’un nom à un  autre. Elle consiste à prendre : La cause pour l’effet : ainsi, Cérés pour le blé ; Bacchus pour le vin ; la plume, le pinceau, pour les écrits et la peinture ; un Raphaël, un Titien, pour un tableau de Titien ou de Raphaël, etc.

Mars détruisit le lieu que nos gens habitaient.
La Fontaine, liv. VIII, fab. x.
Le voyageur arrive
En un certain canton, où Téthys sur la rive
Avait laissé mainte huître.
Id., liv. VII, fab, ix.

L’effet pour la cause : ainsi, la pâle mort, les pâles alarmes, etc.

La vengeance à la main, l’œil ardent de colère.
Polyeucte, acte I, sc. iii.
Mais, si vous estimez ce généreux devoir.
Ibid., acte II, sc. ii.
Qu’à la fureur du glaive on le livre avec elle.
Athalie, acte V, sc. vii.

Le contenant pour le contenu ; ainsi, la bouteille pour le vin, la table, le théâtre, etc.

« L’Empire et la Hollande se remuent contre un conquérant qui menaçait tout le Nord de la servitude. »

(Oraison funèbre d’Anne de Gonzague.)
Rome, sur les autels prodiguant les victimes,
Fussent-ils innocents, leur trouvera des crimes.
Britannicus.
Citeaux dormait encore : et la Sainte-Chapelle
Conservait du vieux temps l’oisiveté fidèle..
Le Lutrin, chant II, V. 125.
La cage et le panier avaient mêmes pénates.
La Fontaine, liv. XII, fab. ii.

Le signe pour la chose signifiée :

Jusqu’ici la Fortune et la Victoire mêmes
Cachaient mes cheveux blancs sous trente diadèmes.
Mithridate, acte III, sc. V.
À la fin j’ai quitté la robe pour l’épée.
Le Menteur, acte I, sc. i.
J’ai vu dans le Palais une robe mal mise
Gagner gros....
La Fontaine, liv. VII, fab. xv.

Le possesseur, le patron d’un objet, le chef d’une famille, pour la famille ou pour l’objet.

David, David triomphe ; Achab seul est détruit.
Athalie, acte V, sc. v.

L’abstrait pour le concret :

De quel front cependant faut-il que je confesse
Que ton effronterie a surpris ma vieillesse ?
Le Menteur, acte V, sc. ii.
Votre bonté, Madame, avec sécurité,
Pouvait se reposer sur ma sincérité.
Britannicus, acte V, sc. ii.
Du vieux père d’Hector la valeur abattue,
Aux pieds de sa famille expirante à sa vue.
Andromaque, acte IV, sc. v.

Ce trope est familier aux grands poëtes du xviie siècle.

Le concret pour l’abstrait :

« La maison de France garda son rang sur celle d’Autriche jusque dans Bruxelles. »

(Oraison funèbre de Louis de Bourbon.)
Éloigné du malheur qui m’opprime,
Votre cœur aisément se montre magnanime.
Iphigénie, acte I, sc. iii.
Vous vous êtes servi de ma funeste main
Pour mettreà votre fils un poignardà la main.
Mithridate, acte IV, sc. iv.

Variétés de la Métonymie. — 1° Synecdoque (ou extension). — Cette figure, assez usitée pour qu’on en fasse quelquefois une classe à part, n’est qu’une métonymie où l’on fait entrer, tantôt plus, tantôt moins que le sens propre du mot. Elle prend : Le genre pour l’espèce (et plus rarement l’espèce pour le genre) :

O dieux hospitaliers ! que vois-je ici paraître ?
Dit l’animal chassé du paternel logis.
La Fontaine, liv. VII, fab. xvi.
La volatile malheureuse.   
Id., liv. IX, fab. ii.

Buffon conseillait l’emploi de cette figure, quand il recommandait à l’écrivain l’attention à ne nommer les choses que par les termes les plus généraux.

La partie pour le tout, et quelquefois le tout pour la partie : trente voiles, cent feux, mille chevaux.

« Tout ce que peuvent donner de plus glorieux la naissance et la fortune accumulée sur une seule tête, etc. »

(Oraison funèbre de Henriette de France.)
Là, depuis trente hivers, un hibou retiré.
Boileau, le Lutrin, chant III, v. 11.
Fouler aux pieds l’orgueil et du Tage et du Tibre.
Id., Discours au roi, v. 121.

Le nombre déterminé pour le nombre incertain, le singulier pour le pluriel :

Vous savez, et Calchas mille fois vous l’a dit.
Iphigénie, acte IV, sc. iv.

« En même temps, la Pologne se voit ravagée par le rebelle Cosaque, par le Moscovite infidèle, et plus encore par le Tartare, qu’elle appelle à son secours dans son désespoir. »

(Oraison funèbre d’Anne de Gonzague.)

La matière pour l’objet qui en est fait :

Tendre au fer de Calchas une tête innocente.
Iphigénie, acte IV, sc. iv.
Mais l’airain menaçant frémit de toutes parts.
Athalie, acte IV, sc. iv.

Antonomase. — Ce trope est encore une substitution de nom. Il consiste à prendre :

Le nom commun pour le nom propre (et de même le nom patronymique, le nom de famille, le terme qui désigne une qualité essentielle, etc.) :

Le Parthe vous recherche et vous demande un gendre.
Mithridate, acte III, sc. i.
De l’autre, l’on verra le fils d’Énobarbus.
Britannicus, acte IV, sc. i.
Ton cœur impatient de revoir ta Troyenne.
Andromaque, acte IV, sc. iv.

« Un chrétien, toujours attentif à combattre ses passions, meurt tous les jours avec l’Apôtre. » (Oraison funèbre de Marie-Thérèse.) Bossuet désigne souvent ainsi saint Paul, l’apôtre par excellence.

L’antonomase prend aussi le nom propre pour un nom commun, par une transposition très-élégante et très-usitée :

« C’est alors que les impies Salmonées osent imiter le tonnerre de Dieu, et répondre par les foudres de la terre aux foudres du ciel. C’est alors que les sacrilèges Antiochus n’adorent que leurs bras et leurs cœurs, et que les insolents Pharaons, enflés de leur puissance, s’écrient : C’est moi qui me suis fait moi-même »

(Mascaron, Or.fun. de Turenne.)
Mais, sans un Mécénas, à quoi sert un Auguste ?
Boileau, Satire Ie, v. 89.

Citons encore, comme utiles à connaître, l’Antiphrase, qui exprime une idée par son contraire. Ainsi les Euménides (déesses bienfaisantes), pour les Furies ; Grippeminaud le bon apôtre, etc., — et l’Euphémisme qui adoucit l’expression d’une idée fâcheuse. On connaît le célèbre euphémisme de Cicéron annonçant au peuple la mort des complices de Catilina : Ils ont vécu11. Au reste, ce trope se rapporte à la figure dépensée appelée Litote, dont nous avons parlé plus haut.

On voit, par ces études sommaires de littérature, de composition et de style, quelle utilité pratique et journalière se peut retirer de la Rhétorique dans toutes les conditions de la vie. Les exemples de tous les grands maîtres de notre langue nous ont familiarisés avec les secrets de l’art et avec cette langue technique dont on se fait souvent une peur puérile. On retrouve à chaque pas dans la conversation et l’usage commun, les procédés, les formes, les figures employées par les écrivains les plus sublimes et les plus habiles. Puisse donc ce travail, malgré ses imperfections, aider nos élèves à goûter ces belles études de l’intelligence humaine et de la langue nationale ! Il a été fait avec la jeunesse et pour elle.

FIN.