Joseph Leclerc jeune

1859

Principes de composition française et de rhétorique. Vol. I

2016
Joseph Leclerc jeune, Principes de composition française et de rhétorique, par J. Le Clerc jeune, ouvrage adopté pour être suivi au cours de l’abbé Gaultier, Paris, Vve Maire-Nyon, 1859, XVI-317 p. PDF : Gallica.
Ont participé à cette édition électronique : Chloé Robière (OCR et Stylage sémantique), Gabrielle Nguyen (Stylage sémantique) et Stella Louis (édition TEI).

Introduction §

Le style est l’art d’exprimer ses pensées. Les principes que contient cet ouvrage ont pour but de former le style en faisant connaître quels sont les moyens que l’on peut employer pour unir la netteté à l’élégance. Des extraits de nos bons auteurs viennent fréquemment justifier les règles, faire disparaître la sécheresse de l’instruction, et répandre peut-être quelque intérêt dans cet ouvrage.

Ces principes sont rédigés spécialement pour les personnes qui veulent écrire avec pureté et distinction : ils sont le complément indispensable des études grammaticales. Nous engageons donc les jeunes élèves à les méditer, à les comprendre et à les appliquer eux-mêmes dans de fréquentes compositions. À notre époque, on sait que l’instruction des jeunes gens est suivie avec tous les soins possibles; mais combien y en a-t-il qui ont terminé leurs classes et qui font encore des fautes d’orthographe et de style! Et combien est grand encore le nombre de ceux qui sont embarrassés lorsqu’il s’agit de prendre la plume et d’exprimer nettement leurs pensées ! Cette hésitation dépend le plus souvent du peu de bons modèles que l’on offre aux jeunes élèves ; il nous a semblé qu’il n’était pas inutile de leur présenter, dans un deuxième volume, des lectures complémentaires qui ont l’avantage de leur faire voir comment les Fénelon, les Bossuet, les Sévigné, les Chateaubriand, etc., se sont exprimés dans certaines circonstances. Nous ne conseillons pas, certes, de copier ou d’imiter servilement ces auteurs; mais, de même que les jeunes artistes prennent pour modèles les meilleures œuvres des grands peintres ou des grands musiciens, afin de se fortifier dans leur art, et de produire ensuite quelque composition de leur goût ou de leur fantaisie, de même les jeunes gens, après avoir analysé, admiré les modèles que nous leur offrons, se ressentiront d’une certaine influence favorable, sous l’inspiration de laquelle ils pourront à leur tour émettre leurs pensées avec le même succès, nous l’espérons, que leurs maîtres. À notre époque, c’est aux jeunes gens des deux sexes qu’il appartient d’être l’ornement de la société ; qu’il nous soit permis de leur demander si, après avoir interprété la veille avec succès les œuvres musicales des plus habiles compositeurs, ils écrivaient le lendemain un simple billet, ou une lettre d’un style banal ou équivoque sans élégance aucune, qu’il nous soit permis fie leur demander, dis-je, quel effet ils penseraient produire sur leurs lecteurs ? On peut, ce nous semble, être plus ou moins musicien, dessiner et peindre plus ou moins habilement pour son plaisir ; mais peut-on ne savoir qu’à peu près l’orthographe ? Le style peut-il être à moitié bon ? Nous ne le pensons pas. L’orthographe doit être complètement possédée et le style doit être absolument clair, agréable, et être marqué du cachet de la bonne compagnie : le monde distingué n’en accepte point d’autre, et nous désirons que nos jeunes élèves se pénètrent profondément de cette vérité.

L’ouvrage que nous leur offrons est partagé en deux volumes.

Premier Volume.

Les études contenues dans cette première partie conviennent à toutes les personnes qui veulent cultiver leur esprit et polir leur diction ; elles sont spécialement consacrées au style et à la composition française. Ce premier volume traite de la formation de la langue, des qualités et des défauts de la phrase, du style, de la liaison des idées entre elles, des figures de rhétorique qui embellissent le discours, des différentes espèces de styles, et de l’application du style à la narration, à la dissertation et aux lettres.

Il se termine par des Éléments de Rhétorique convenant à tout le monde, mais spécialement destinés aux jeunes personnes qui ne voudraient point rester étrangères à cette science. Lorsqu’elles auront pris une teinture convenable de la rhétorique, elles seront plus en état de comprendre et de dignement apprécier les hommes qui brillent soit à la tribune, soit au barreau, soit dans les chaires de nos cathédrales.

Ces éléments de rhétorique concernent :

1° les trois genres de causes: le Délibératif, le Démonstratif et le Judiciaire ;

2° les trois grandes parties de la rhétorique : Invention, Disposition et Élocution ;

3° les divisions de chacune d’elles, à savoir : les faits, le raisonnement, les passions ;

4° la disposition oratoire ;

5° l’emploi des figures ;

6° quelques conseils sur l’action, le geste, la prononciation et la mémoire.

Deuxième Volume.

Le deuxième volume est le complément du premier : il renferme des lectures conformes aux principes expliqués dans le premier livre ; il lui vient en aide et offre l’avantage de faire connaître plus amplement les bons écrivains de notre pays. La plupart des morceaux que nous avons choisis sont destinés à servir non seulement de lectures, mais aussi d’exercices de mémoire.

Après avoir esquissé la marche générale que nous avons parcourue dans ces volumes, disons quelques mots pour initier au chapitre suivant.

Il nous a semblé que, nous occupant de la langue française, nous devions la prendre à sa formation, en commençant par donner une idée des mots qui la composent ; aussi la leçon qui suit contient-elle quelques explications sur :

1° Les mots ;

2° Les langues ;

3° L’identité du mot avec l’objet qu’il représente ;

4° L’Écriture ;

5° La Grammaire ;

6° La Phrase et la Proposition.

§ I. Les Mots §

Si nous remontons par la pensée jusqu’aux premiers âges du monde, vers ces temps antiques où les hommes affectionnaient une vie simple, nous serons fondés à penser que le langage humain a dû se ressentir de cette simplicité primitive. Vivant sous la tente patriarcale, éprouvant peu de besoins, trouvant la terre docile à leurs désirs et produisant sans culture les fruits les plus délicieux, entourés de nombreux troupeaux qui leur assuraient une existence facile, exempte de soucis, ne soupçonnant pas l’existence des honneurs et des richesses, n’abandonnant leurs cœurs qu’à des passions douces et innocentes, les hommes durent nécessairement se contenter d’un langage fort limité pour l’expansion de leurs sentiments et l’expression de leurs idées. Rendre hommage au Créateur, affectionner leur famille, veiller à l’instruction et à la conservation de leurs troupeaux dans les belles plaines voisines du Tigre et de l’Euphrate, recueillir les fruits de la terre complaisante : telles furent leurs principales occupations, et presque les seules idées qu’ils durent transmettre à leurs fils ; aussi n’eurent-ils besoin pour ce travail que d’un très petit nombre d’expressions ou de mots, et la nomenclature du premier langage dut être, sans contredit, fort restreinte.

§ II. Les Langues §

Cependant les hommes se multiplièrent, les sociétés se formèrent, et les villes parurent. Les mœurs changèrent insensiblement et se corrompirent. De nouvelles idées donnèrent naissance à de nouvelles expressions ; le langage s’étendit et les langues naquirent, Leur berceau fut, comme on le sait, la tour de Babel. À mesure que les siècles s’écoulèrent, les hommes devinrent étrangers les uns aux autres, puis cherchèrent à établir entre eux des communications utiles : le commerce, les arts, les richesses, la paix, la guerre, les alliances furent autant de sources d’où jaillirent de nouvelles idées, et de là de nouvelles expressions qui constituèrent des idiomes particuliers : ici un objet était connu sous un certain nom ; là il prenait et admettait une dénomination différente, et ainsi les langues se multiplièrent. Les hommes séparés en nations distinctes adoptèrent des langages de prédilection, et bientôt on parla l’hébreu, le syriaque, le chaldéen, le phénicien, l’arabe et beaucoup d’autres langues encore. Pour celui qui aime à s’instruire, il devient évident que toutes les langues sont sœurs, et que dans la plupart des mots dont elles se composent, on distingue les mêmes expressions fondamentales, sauf quelques désinences différentes.

§ III. Identité du mot avec l’objet représenté §

Animé du désir de donner un nom à l’objet qu’il voulait désigner, l’homme chercha naturellement à imiter par le son de sa voix la nature de cet objet pour faire comprendre sa pensée. Et de même qu’à l’aide du crayon ou du pinceau l’artiste représente fidèlement l’image qu’il a sous les yeux où à laquelle il pense, de même l’homme se servit de l’inflexion de sa voix pour exprimer ce qui frappait ses sens. Pour en avoir quelque preuve, ouvrons le dictionnaire de notre langue, et comparons ; quand on dit : le cliquetis des armes se fait entendre, le glouglou de la bouteille réjouit le buveur, le tictac du moulin résonne à l’oreille du meunier, le tonnerre gronde, le serpent siffle, la mouche bourdonne, le ruisseau murmure, la roue écrase, les pigeons roucoulent, les oiseaux gazouillent, quel rapport plus fidèle peut-il exister entre ces mots et la chose ou l’action qu’ils expriment ? Cette observation est également applicable aux autres langues ; car nous ne devons point penser que notre langue possède seule cette analogie. De savants étymologistes, et entre autres M. Charles Nodier, dans son remarquable Dictionnaire des onomatopées de la langue française, viennent confirmer cette assertion qu’en remontant à la racine des mots, on retrouve quelque trace de la chose signifiée. Reconnaissons donc que les mots dont nous nous servons ne sont point l’œuvre du hasard, mais l’effet d’un accord heureux avec les idées que nous voulons faire connaître.

§ IV. L’Écriture §

L’homme qui avait reçu du ciel les plus précieuses facultés, et entre autres celle de transmettre à son frère les pensées et les sentiments qui l’animaient, chercha le moyen de rendre durable l’expression de ces mêmes pensées et sentiments. Bientôt alors l’écriture fut inventée. On en vit paraître de deux sortes : l’écriture idéographique, exprimant les idées elles-mêmes, et l’écriture phonétique, représentant les sons dont les mots se composent. La première embrasse les hiéroglyphes égyptiens, les caractères des Chinois, et généralement tous les signes symboliques, tels que les dessins des anciens Mexicains, les quipos ou nœuds de laine des Péruviens, les clous plantés par les Romains dans le temple de Minerve. La seconde comprend les caractères alphabétiques dont l’usage est universel en Europe. Les Égyptiens, les Chaldéens et les Phéniciens se disputent l’honneur d’avoir inventé l’écriture alphabétique, et ce sont les derniers surtout qui paraissent avoir plus de droits à cette ingénieuse invention. Si nous sommes en possession d’un art aussi utile, c’est par suite d’une circonstance extraordinaire qui se produisit sur le littoral de la Phénicie : l’enlèvement de la belle Europe par Jupiter. On sait que Cadmus, frère de la princesse phénicienne, se mit à la poursuite du ravisseur, et, dans ses voyages, apporta la connaissance de l’écriture en Grèce. Notre célèbre Boileau au l’a constaté ainsi dans son Art poétique.

C’est de lui que nous vient cet art ingénieux

De peindre la parole et de parler aux yeux ;
Et par les traits divers de figures tracées
Donner de la couleur et du corps aux pensées.

§ V. La Grammaire et le Grammairien §

Lorsqu’on eut trouvé le moyen de peindre la parole par des signes ou des lettres et par des mots, on ne tarda pas à leur imposer des lois. Sujets à des altérations continuelles, les mots perdaient souvent leur figure, et une science nouvelle, la Grammaire, fut inventée afin de leur conserver une physionomie immuable autant que possible. Les grammairiens prirent naissance, et leur règne commença. Ce furent les premiers qui créèrent l’orthographe et la syntaxe, ces deux vigilantes gardiennes de la pureté des mots et des conditions de leur union entre eux. Sous le sceptre de ces deux reines sévères, les mots sont constamment constitués des mêmes lettres, et sympathisent naturellement quand ils se réunissent pour ; former des phrases et exprimer des propositions. La mission des grammairiens anciens fut accomplie avec conscience et fut soigneusement continuée par les grammairiens modernes auxquels nous sommes redevables de la netteté et de l’élégance de nos langues actuelles. Il ne serait peut-être pas indifférent de connaître ici brièvement les nobles fonctions du grammairien chez les anciens, fonctions très importantes et qui exigeaient une instruction profonde de la part du professeur.

Les jeunes gens recevaient d’abord les leçons de ce maître avant de suivre celles des rhéteurs et des philosophes, l’ancienne éducation l’exigeant ainsi. Le grammairien apprenait d’abord à ses élèves à parler et à écrire correctement, et leur enseignait les règles de la versification. Cette première étude était suivie de celle des langues, de la lecture des poètes, et de la connaissance des manuscrits, qui, en attendant l’invention de l’imprimerie, tenaient lieu de livres. Le grammairien devait offrir à ses élèves le texte épuré, et leur ouvrir les trésors de la poésie et de l’harmonie. Aussi devait-il être musicien, ou, au moins, posséder les connaissances musicales de son temps : car la poésie lyrique était toujours accompagnée d’instruments, et la poésie dramatique mêlée au chant. Il devait encore apprendre à ses disciples à réciter les vers en observant la quantité des syllabes, c’est-à-dire en prononçant avec soin les syllabes longues et les brèves. Telle était l’instruction que donnaient à leurs disciples les grammairiens de Rome et d’Athènes.

§ VI. La Phrase et la Proposition §

Après avoir exposé en quelques lignes la formation du langage, c’est-à-dire la création des mots, des langues, de l’écriture et de la grammaire, il est naturel de faire connaître que l’habitude fut bientôt prise d’assembler plusieurs mots pour exprimer une idée quelconque et représenter un sens complet : la phrase fut trouvée, et la proposition lui vint en aide pour lui servir à exprimer un jugement.

Pour tracer ici brièvement les différents caractères de la phrase, nous rappellerons que la plus simple est formée d’un sujet, d’un verbe et d’un attribut, telle que celle-ci : Dieu est éternel ; que quelquefois elle est complétée par le moyen d’un complément direct, exemple : Dieu donna sa loi ; d’un complément indirect, exemple : Dieu donna sa loi à Moise, et d’un déterminatif ou complément circonstanciel, exemple : Dieu donna sa loi à Moïse, sur le mont Sinaï. Toute phrase en général, quelle qu’en soit l’étendue, peut-être ou directe ou inverse : directe, telle que les précédentes ; inverse, telle que celle-ci ; L’homme en sa propre force a mis sa confiance, pour : l’homme a mis sa confiance en sa propre force.

La phrase simple conduit directement à la phrase complexe, qui se distingue par plusieurs sujets, ex.:

Le riche et l’indigent, l’imprudent et le sage,
Subissent même sort ;

plusieurs verbes, ex. :

Chantons, publions ses bienfaits ;

plusieurs attributs, ex. : Dieu est éternel, indépendant, immuable et infini ; plusieurs compléments directs, ex. :

Le jour annonce au jour sa gloire et sa puissance ;

plusieurs compléments indirects, ex. :

Il (d’Ailly) renonce aux humains, à la cour, à la gloire :

plusieurs compléments circonstanciels, ex. :

De Paris ou Pérou, du Japon jusqu’à Rome,
Le plus sot animal, à mon avis, c’est l’homme.

La phrase composée vient se placer ici, après : les phrases simples et complexes, et nous dirons, pour la définir, qu’elle offre la réunion de deux phrases nommées l’une principale et l’autre subordonnée. Ces deux phrases sont susceptibles de diverses combinaisons, savoir ;

La principale précédant la subordonnée, ex. :

Tout annonce le Dieu [qu’ont vengé leurs ancêtres] ;
Ma plume t’apprendra [quel homme je puis être] ;
Le rossignol ne chante plus [quand il a des petits] ;

ou la subordonnée placée en tête de la principale, ex. :

[Avant que le sommeil te ferme la paupière],
Sur les œuvres du jour jette un regard sévère ;

ou la principale renfermant la subordonnée, qui alors s’appelle incidente, ex. :

D’Annibal [qui s’avance] arrêtons les progrès ;
Dieu sait ; [quand il lui plaît], faire éclater sa gloire ;

ou enfin la principale, renfermant un mot seul de la subordonnée, ex. :

L’empire d’Alexandre était [trop] grand (pour qu’il pût subsister longtemps après la mort de ce grand homme)

La phrase, enfin, qui est composée de plusieurs membres tellement liés entre eux que le sens général demeure suspendu jusqu’à la dernière qui vient la compléter, s’appelle Période, telle que :

« Peut-être devons-nous regretter ces temps d’une heureuse ignorance, où nos aïeux moins grands, mais moins criminels, sans industrie, mais sans remords, vivaient pauvres et vertueux, et mouraient dans le champ qui les avait vus naître. »

On confond souvent à tort le nom de phrase avec celui de proposition. Il y a cependant une différence bien marquée et nettement définie dans l’excellente grammaire de l’abbé Gaultier, que l’on peut consulter sur ce sujet.

Première partie §

Chapitre I. — Défauts et qualités de la phrase §

Nous venons de passer en revue les différentes constructions des phrases, et nous avons pu remarquer comment l’écrivain peut s’en servir pour exprimer à son gré ses pensées. Voyons maintenant quelles sont les qualités absolues, exigées pour la construction d’une bonne phrase.

Ces qualités sont en général au nombre de quatre ; les voici :

la Clarté ;

la Pureté ;

la Précision, la concision et la brièveté ;

et 4° l’Élégance ou les Ornements.

Section I. — Clarté §

On ne parle, on n’écrit que pour communiquer ses pensées aux autres ; il faut alors s’exprimer de manière à être compris, comme on le désire : c’est ce qu’on appelle la Clarté. Cette qualité exige que ceux à qui nous nous adressons saisissent sur-le-champ et sans effort notre pensée exprimée soit par la parole, soit par l’écriture.

Ainsi l’on doit fuir les termes vagues ou équivoques, les constructions louches, les inversions forcées, les longueurs, les parenthèses et les expressions recherchées : tous ces défauts donnent de l’obscurité à la phrase.

Prenons pour modèle de clarté une page de M. le comte de Ségur ; elle est intitulée : l’Enfant. L’auteur nous fait connaître, dans ce sujet à la fois simple et intéressant, tout ce qui se passe chez l’enfant à mesure qu’il grandit, tout ce qu’il éprouve depuis son entrée dans la vie, jusqu’au moment où il articule les noms de père et de mère. Chaque découverte que fait successivement ce petit être, est exprimée avec clarté ; et, à mesure que le lecteur avance dans ce tableau si naturel, il saisit le plus heureux accord entre la pensée et l’expression qui l’interprète.

L’Enfant

L’homme enfant, jeté par le ciel sur la terre, s’y montre d’abord nu, faible, sans défense, sans intelligence ; son premier cri est un gémissement, son premier accent est une plainte, sa première sensation est une douleur.

Tout ce qui l’entoure, le frappe à la fois : il ne peut rien distinguer ; les rayons du soleil blessent ses yeux en l’éclairant. Mille sons qui heurtent son oreille, ne sont pour lui qu’un bruit confus ; ses pieds ne peuvent le porter, ses mains ne savent rien saisir, sa peau délicate ne sent rapproche des objets extérieurs que par le choc douloureux qu’ils lui font éprouver. L’air même qui l’enveloppe et qu’il respire, le pénètre d’un froid glacial.

Tel paraît cet être si faible aujourd’hui, et demain si orgueilleux.

Dès que le jeune voyageur a percé les ténèbres, a débrouillé le chaos qui lui cachait ce monde nouveau qu’il vient habiter, tout le charme, tout l’étonne, tout le ravit ; une foule innombrable de vives sensations, de doux plaisirs, pénètrent dans son âme par les cinq parties que le ciel a placées artistement autour d’elle pour les y conduire.

Tout est découverte pour lui, chaque essai de ses forces lui donne une jouissance : l’univers en mouvement claie à ses yeux, surpris le mélange des couleurs les plus riches et les plus variées.

L’action des corps qui s’agitent et qui se rencontrent, frappe son oreille d’une harmonie composée de mille lotis différents. L’air, embaumé par les fleurs, porte à son jeune cerveau L’encens de leurs parfums.

Le tissu léger qui tapisse ses lèvres et l’intérieur de sa bouche, lui fait goûter, par les premiers aliments qu’on lui présente, une saveur pareille à celle de ce nectar et de cette ambroisie dont les dieux, dit-on, se nourrissent.

Tout son corps délicat, doué d’un tact fin et léger, sent délicieusement la mollesse des langes qui l’entourent, de la plume qui le porte, qui le réchauffe ; et les caresses d’une tendre mère font éprouver à tout son être la plus pure des voluptés.

Enfin, enivré de tant de sensations nouvelles, déjà fatigué de son bonheur, sa vie a besoin de trêve, et la nature lui fait éprouver une autre félicité dans une cessation apparente d’existence, dans le doux repos du sommeil.

Bientôt étudie les lois de l’équilibre, il se traîne, il se lève, il chancelle, il trébuche, il se redresse, il marche, il saute, il court ; il mesure, il connaît les distances ; il cherche, il atteint ce qu’il désire. Le toucher corrige l’erreur de sa vue et lui révèle les formes des corps ; il distingue leur mollesse, leur dureté ; tous ses jeux sont d’actives et de profondes études. Chacun de ses mouvements est un effort utile ; chacun de ses pas est un progrès.

Son geste d’abord, sa voix ensuite, indique ses besoins, ses désirs ; peu à peu il imite ce qu’il entend, il articule, enfin la parole s’échappe de ses lèvres ; cette parole, mère des talents, des arts, des sciences, cette parole qui lie tous les hommes entre eux, et qui commande à la nature, en donnant des ailes à la pensée.

Les premiers mots qu’il prononce sont ceux de père et de mère… mots charmants, qui expriment, qui inspirent le plus pur amour ; ces premiers accents payent le sein maternel de toutes ses douleurs, et font naître dans le cœur d’un père les plus vives et les plus joyeuses espérances. Ah ! que l’enfant alors a d’attraits pour tout ce qui reçoit ainsi les prémices de son âme.

Lecture. — Mort de Vatel. Vol. II, nº 1.

Le morceau suivant au contraire pèche contre la clarté par une mauvaise construction de phrase, par la longueur des périodes, et aussi par l’obscurité de la pensée.

Dieu

Toute existence émane de l’Être éternel, infini ; et la création tout entière avec ses soleils et ses mondes, chacun desquels enferme en soi des myriades de mondes, n’est que l’auréole de ce grand Être. Source féconde des réalités, tout sort de lui, tout y rentre ; et, tandis qu’envoyés au dehors pour attester sa puissance, et pour célébrer sa gloire dans tous les points de l’espace et des temps, ses innombrables créatures, leur mission remplie, reviennent déposer à ses pieds la portion d’être qu’il leur départit, et que sa justice rend aussitôt à plusieurs d’entre elles, ou comme récompense, ou comme châtiment ; seul, immobile au milieu de ce vaste flux et reflux des existences, unique raison de son être, et de tous ses Êtres, il est à lui-même son principe, sa fin, sa félicité.

Lamennais, Essai sur l’Indifférence.

Que l’on compare ce morceau, dont les phrases sont longues et embarrassées, avec le précédent dont la marche est facile, et dont toutes les pensées sont comprises sans effort.

Pour éviter de pécher contre la clarté, la première opération à faire, c’est de penser à ce que l’on veut dire, ainsi que nous le recommande Boileau :

Avant donc que d’écrire apprenez à penser,

et de ne pas oublier que, puisque l’on n’écrit pas pour soi, mais pour les autres, il faut donc rendre sa pensée avec le plus de clarté possible, et de manière à être compris de tout le monde. Autrement on s’attirerait l’épigramme ou le conseil que Maynard adressait à un poète de son temps :

Ce que ta plume produit
Est couvert de mille voiles :
Ton discours est une nuit
Veuve de lune et d’étoiles ;
Mon ami, chasse bien loin
Cette noire rhétorique ;
Tes écrits auraient besoin
D’un devin qui les explique ;
Si ton esprit veut cacher
Les belles choses qu’il pense,
Dis-moi, qui peut t’empêcher
De le servir du silence ?

Boileau nous recommande cette qualité en ces termes :

Il est certains esprits dont les sombres pensées,
Sont d’un nuage épais toujours embarrassées ;
Le jour de la raison ne le saurait percer.
Avant donc que d’écrire apprenez à penser.
Selon que notre idée est plus ou moins obscure,
L’expression la suit ou moins nette ou plus pure :
Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement,
El les mois pour le dire arrivent aisément.
Art poétique, ch. Ier.

Et pour résumer tous ces préceptes en peu de mots, nous dirons avec Quintilien : il faut que la clarté de l’expression soit telle, que la pensée frappe l’esprit, comme le soleil frappe la vue.

Défauts contraires à la Clarté §

Parmi les défauts contraires à la clarté, nous signalerons celui de ne pas suivre l’ordre naturel des idées. Rien n’est plus simple que de donner à chacune la place qui lui convient, de telle sorte que la première prépare la seconde, et que celles qui leur succèdent forment un enchaînement naturel. Il faudra donc se garder de mettre les effets avant les causes, tout ce qui est secondaire avant tout ce qui est principal, et enfin le milieu ou la fin avant ce qui est le commencement des choses. L’ordre naturel des idées, que l’on peut appeler la méthode, peut sans contredit contribuer efficacement à la clarté du discours.

Les constructions longues et traînantes embarrassent aussi la marche de la phrase ; il faut savoir n’être ni trop long, ni trop court ; l’homme de goût doit savoir quelle est la juste longueur qu’il doit donner à ses phrases, et tout sacrifier à la clarté.

Lorsque l’obscurité vient de ce que l’on ne comprend pas bien soi-même ce que l’on veut dire ou écrire, elle prend le nom de Galimatias ou Phébus. Ce défaut offre la plus grande confusion dans les idées ; c’est un brouillard qui laisse d’abord entrevoir les objets, et qui finit ordinairement par les dérober tous à la vue. C’est le genre de certains auteurs précieux et maniérés et auxquels nous ne pouvons adresser d’autre conseil que celui de Maynard ou celui de Boileau, c’est-à-dire un sage silence ou une mûre réflexion, voici un exemple de ce défaut ; un de nos écrivains s’efforce d’exprimer ce que c’est que la Naïveté :

« On est naïvement héros, naïvement scélérat, naïvement dévot, naïvement beau, naïvement orateur, naïvement philosophe ; sans naïveté, point de beauté : on est un arbre, une fleur, une plante, un animal naïvement ; je dirai presque que de l’eau est naïvement de l’eau, sans quoi elle visera à de l’acier poli et au cristal. La naïveté est une grande ressemblance de l’imitation avec la chose ; c’est de l’eau prise dans le ruisseau et jetée sur la toile. »

Diderot.

Un semblable discours n’a pas besoin de longues réflexions.

L’obscurité dépend encore de ce qu’on veut parfois paraître fin, délicat, profond, mystérieux même ; on croit ainsi éblouir le vulgaire, souvent disposé à admirer ce qu’il n’entend pas. C’est le défaut que l’on remarque dans la phrase suivante de Victor Hugo : « L’éloquence d’un orateur médiocre, près de celle d’un orateur habile, est un grand chemin qui côtoie un torrent. »

Si l’obscurité est ordinairement un défaut, elle est quelquefois permise, en faveur de certaines pensées qui, exprimées clairement, manqueraient de délicatesse. Fontenelle se l’est permise avec bonheur dans un discours adressé au premier Ministre du jeune Louis XV (card. Dubois) :

« Vous communiquez sans réserve à notre jeune Monarque les connaissances qui le mettront un jour en état de gouverner par lui-même ; vous travaillez de tout à votre pouvoir à vous rendre inutile. »

Nous allons parler de la deuxième qualité des mots : La Pureté.

Section II. — Pureté §

La Pureté consiste en général à parler purement sa langue et à ne se servir que des locutions autorisées par l’usage ou par la grammaire.

Boileau, le législateur de la langue française, nous recommande dans ses vers d’écrire avec la plus grande pureté :

Surtout qu’en vos Écrits la langue révérée
Dans vos plus grands excès vous soit toujours sacrée.
En vain vous me frappez d’un son mélodieux,
Si le terme est impropre et le tour vicieux ;
Mon esprit n’admet point un pompeux barbarisme,
Ni d’un vers ampoulé l’orgueilleux solécisme.
Sans la langue en un mot l’auteur le plus divin
Est toujours, quoi qu’il fasse, un méchant écrivain.
Art poétique, ch. Ier.

Il est facile de voir par l’exemple suivant que la pureté ajouterait beaucoup à la beauté de la diction : C’est M. de Lamartine, qui arrive à Balbek, dans son voyage en Orient.

Nous avancions lentement au pas de nos chevaux fatigués, les yeux attachés sur les murs gigantesques, sur les colonnes éblouissantes et colossales, qui semblaient s’étendre, grandir, s’allonger à mesure que nous approchions : un profond silence régnait dans toute notre caravane ; chacun aurait craint de perdre une impression de cette heure, en communiquant celle qu’il venait d’avoir. Les Arabes mêmes se taisaient et semblaient recevoir aussi une forte et grave pensée de ce spectacle qui nivelle toutes les pensées. Enfin nous touchâmes aux premiers tronçons de colonnes, aux premiers blocs de marbre que les tremblements de terre ont jusqu’à plus d’un mille des monuments mêmes, comme les feuilles sèches jetées et roulées loin de l’arbre après l’ouragan, etc., etc.

La pureté bannit de cette citation le verbe avoir qui rend faiblement la pensée ; les objets extérieurs ne reçoivent pas, mais font naître la pensée ; et l’expression secoués doit être remplacée par l’expression propre tancés ou dispersés.

On peut citer comme exemple de pureté les lignes suivantes de Buffon :

Le Cheval

La plus noble conquête que l’homme ait jamais faite, est celle de ce fier et fougueux animal, qui partage avec lui les fatigues de la guerre et la gloire des combats : aussi intrépide que soc maître, le cheval voit le péril et l’affronte il se fait au bruit des armes, il l’aime, il le cherche et s’anime de la même ardeur. Il partage aussi ses plaisirs : à la chasse, aux tournois, à la course, il brille, il étincelle. Mais, docile autant que courageux, il ne se laisse pas emporter à son feu ; il sait réprimer ses mouvements : non seulement il fléchit sous la main de celui qui le guide, mais il semble consulter ses désirs ; et, obéissant toujours aux impressions qu’il en reçoit, il se précipite, se modère ou s’arrête, et n’agit que pour y satisfaire. C’est une créature qui renonce à son être pour n’exister que par la volonté d’un autre, qui sait même la prévenir ; qui, par la promptitude et la précision de ses mouvements, l’exprime et l’exécute ; qui sent autant qu’on le désire, et ne rend qu’autant qu’on veut ; qui, se livrant, sans réserve, ne se refuse à rien, sert de toutes ses forces, il s’excède, et même meurt pour mieux obéir.

La pureté comprend 3 qualités distinctes :

1° La Correction grammaticale ;

2° La Propriété des mots ;

3° Les Synonymes.

§ 1. Correction §

La Correction consiste d’après Boileau, à éviter les barbarismes et les solécismes.

Il y a des barbarismes de mots et des barbarismes de phrases.

On fait un barbarisme de mot, lorsqu’on se sert d’un mot étranger à la langue qu’on parle, ou complètement estropié. Exemple : rafroidir, pour refroidir.

Nous ne dirons pas avec Lamartine :

… Un brouillard glacé, rasant les pies sauvages,
Comme un fils de Morven, me vêtissait d’orages.
Jocelyn.

On fait un barbarisme de phrase, lorsque la phrase n’est pas française. Ex : Je crois de bien faire, pour : Je crois bien faire ; Je suis froid, pour : J’ai froid.

Le solécisme est une faute contre les règles de la grammaire. Ce mot vient de Soles, colonie d’Athènes en Cilicie, dont les habitants altérèrent à tel point la langue de la métropole que cette expression : parler comme un habitant de Soles, ou faire un solécisme, en vint à signifier pour les Athéniens : manquer aux règles de la grammaire.

Il y a solécisme, quand on dit :

C’est à vous mon esprit, à qui le veux parler.
Boileau.
§ 2. Propriété des Mots §

La Propriété est un choix de mots que l’usage le plus généralement adopté par les bons écrivains a appropriés aux idées que l’on veut exprimer.

Chaque mot étant l’image fidèle d’une pensée, il faut donc choisir le mot qui seul est capable de bien représenter cette pensée. Lorsque l’expression propre ne se présente pas d’elle-même, il faut la chercher avec patience jusqu’à ce qu’on l’ait trouvée ; il faut avec Boileau méditer et saisir le mot au moment où il se présente :

Je trouve au coin d’un bois le mot qui m’avait fui,

et ne pas renoncer à le trouver dans aucune circonstance. C’est ainsi que l’on évitera une foule d’expressions fausses qui se rencontrent dans les écrits de ceux qui n’ont pas suffisamment médité leur travail.

Évitons donc en général les mots impropres, et surtout ceux, qui pourraient provoquer le rire nos dépens ; nous nous garderons donc bien de dire avec cet étranger qui remerciait Fénelon d’un service rendu : « Monseigneur, vous avez pour moi des boyaux de père. »

2° Une réunion de mots contraires à l’usage, tels que ceux-ci : Jouir d’une mauvaise réputation ; jouir d’une mauvaise santé ; les révolutions précipitent les peuples dans des conjectures difficiles ; Néron était un homme sanguin, etc.

3° Les équivoques déplaisent par leur double sens : Molière a imité Plaute dans les endroits où il est le plus comique.

4° Il faut encore ajouter comme contraire à la pureté, le purisme qui est une affectation de la pureté, et par conséquent un défaut insupportable. « Le puriste, dit La Bruyère, parle proprement et ennuyeusement. » Gardons-nous donc de nous attirer ce reproche de La Bruyère ; nous l’éviterons en surveillant sévèrement notre langage, en nous montrant difficiles envers centaures formes de verbes surtout qui manquent de grâce et d’élégance, et qui ne donnent l’expression que de la pesanteur, de l’embarras. Nous pouvons citer, comme écueil à éviter, l’emploi du Passé défini et de l’Imparfait du subjonctif dans les verbes de notre langue. Quoi de plus disgracieux que ces expressions : Nous nous promenâmes, nous nous regardâmes, vous fîtes, vous lûtes, que nous nous embrassassions, que nous nous enthousiasmassions, et autres analogues. Nous ne conseillons pas ici de les proscrire radicalement de notre langue ; la réforme serait trop étendue ; mais nous conseillons seulement d’en faire un judicieux emploi. Qui pourrait blâmer Corneille d’avoir dit :

Nous partîmes cinq cents, et par un prompt renfort
Nous nous vîmes trois mille en arrivant au port.

Mais qui aimerait cette succession de verbes de la même désinence ? « Bientôt nous nous trouvâmes enfourchés ; nous ne songeâmes plus qu’à nous sauver, et nous ne négligeâmes rien pour échapper aux abîmes profonds qui menaçaient de nous engloutir. »

Et ceux-ci : « Nous voudrions que les autres nous aimassent, nous admirassent, pliassent sous nous, et ne s’occupassent que du soin de nous satisfaire. »

Il vaut mieux dans ce cas construire sa phrase d’une manière différente, afin, comme on dit, de tourner la difficulté. Trop de rigorisme déplaît tout aussi bien dans la phrase que dans le caractère ; l’atticisme des Grecs, et l’urbanité romaine consistaient dans une sorte d’abandon, dans une négligence aimable qui embellit le discours, et qui plaît plus que l’excessive rigidité des règles. Cette sévérité de langage est un travers où tombent quelques provinciaux, désireux de faire voir qu’ils parlent bien leur langue. Quintilien raconte à ce sujet qu’à Athènes, un jour une marchande de fleurs reconnut pour étranger Théophraste, né dans l’île de Lesbos. On lui demanda à quoi elle s’en était aperçue : c’est qu’il parle trop bien répondit-elle. Voilà le purisme. Bannissons-le de notre langage, puisqu’il est l’ennemi du naturel et de la grâce.

Finissons ce sujet en rapportant l’opinion d’un de nos plus purs écrivains du xvie siècle, Balzac qui a donné à notre langue une élégance et une harmonie qu’on n’avait avant lui rencontrées dans aucun ouvrage en prose. Voici comment il s’exprime en écrivant au père Dalmé, professeur de rhétorique :

« Opposez-vous fortement la vicieuse imitation de quelques jeunes docteurs, qui travaillent tant qu’ils peuvent au rétablissement de la barbarie. Leurs locutions sont ou étrangères ou poétiques. S’il y a dans les mauvais livres un mot pourri de vieillesse, ou monstrueux par sa nouveauté, une métaphore plus effrontée que les autres, une expression insolente et téméraire, ils recueillent ces ordures avec soin, et s’en parent avec curiosité Voilà une étrange maladie, et de vilaines amours. »

Tel était le respect avec lequel Balzac voulait que l’on écrivît la langue française.

Voyons maintenant l’utilité des synonymes

§ 3. Les Synonymes §

Comme dans une langue il n’existe pas deux mots pour rendre la même idée, il est important de connaître la valeur de chaque expression pour savoir l’employer à propos ; et aucune étude n’est plus propre à nous instruire du bon choix des mots que celle des Synonymes de notre langue. C’est ainsi que nous pourrons apercevoir la différence qui existe entre deux termes qui paraissent synonymes, et parvenir à la connaissance exacte de la propriété des mots.

Citons quelques exemples qui pourront nous faire apprécier toute l’importance de cette étude :

1° Battre, frapper.

2° Battu, défait, vaincu.

1° Battre, Frapper §

Battre et Frapper expriment l’action d’appliquer un ou plusieurs coups.

Battre, c’est redoubler les coups ; Frapper, c’est donner un seul coup, Bats le fer quand il est chaud ; Frappe, mais écoute, dit Thémistocle au Spartiate Eurybiade.

Battre suppose la supériorité des forces de la part de celui qui bat ; l’infériorité ou le non-usage des forces de la part de celui qui est battu.

Le vin au plus muet fournissant des paroles,
Chacun a débité ses maximes frivoles,
Réglé les intérêts de chaque potentat,
Corrigé la police et reformé l’état ;
Puis de là s’embarquant dans la nouvelle guerre,
À vaincu la Hollande ou battu l’Angleterre.
Boileau, Satire III.

Frapper n’a aucun rapport aux forces de celui qui reçoit l’action. Un soldat insubordonné, quand il frappe son supérieur, est puni de mort. On est humilié d’être battu, et on l’est moins d’être frappé, parce qu’on n’est pas supposé avoir fait usage de ses forces pour se défendre.

Battre exprime l’action, tantôt sans spécifier la manière, tantôt en la spécifiant : Pour un âne enlevé, deux voleurs se battaient ; les Anglais se battent volontiers à coups de poings : c’est ce qu’ils appellent boxer. Frapper, est le plus souvent accompagné d’un complément qui indique l’endroit dans lequel les coups sont portés : À la bataille de Pharsale, César recommanda aux siens de frapper les soldats de Pompée au visage. À Saltzbach, le maréchal de Turenne fut frappé au cœur, et il expira sans proférer une seule parole.

2° Battu, Défait, Vaincu §

Ces termes s’appliquent en général à une armée qui a eu le dessous dans une action. Voici les nuances qui les distinguent :

Une armée est vaincue, quand elle a perdu le champ de bataille ; elle est battue, quand elle l’a perdu avec un échec considérable, c’est-à-dire, beaucoup de morts et de prisonniers : elle est défaite lorsque cette défaite va au point que l’armée est dissipée, ou tellement affaiblie qu’elle ne puisse plus tenir la campagne.

On a dit de plusieurs généraux qu’ils avaient été vaincus, sans avoir été défaits, parce que le lendemain de la perte d’une bataille, ils étaient en état d’en donner une nouvelle. On peut aussi observer que vaincu et défait ne s’appliquent qu’à des armées ou à de grands corps ; aussi on ne dit point d’un détachement qu’il a été défait ou vaincu, on dit qu’il a été battu. (Encyclopédie.)

À Marengo, il y eut, comme le dit lui-même Bonaparte, deux batailles dans la même journée : les Français furent vaincus depuis le matin jusque vers trois heures de l’après-midi. À ce moment, Bonaparte ayant pris de nouvelles dispositions : « Soldats, crie-t-il aux troupes de Victor, c’est assez reculer, marchons en avant ; vous savez que je couche toujours sur le champ de bataille. » Ces paroles électriques décidèrent du succès ; les Français furent vainqueurs de leurs ennemis.

Section III. — Précision §

La Précision est cette exactitude dans le discours par laquelle on se renferme tellement dans le sujet dont on parle, qu’on ne dit rien de superflu. (Acad.)

La Précision diffère de la Concision et de la Brièveté : Être bref c’est employer peu de mots ; être concis, c’est rendre sa pensée avec le moins de mots possible ; mais être précis, c’est ne rien dire de superflu. Cette dernière qualité peut très bien se concilier avec l’abondance des développements ; car rien de ce qui est utile, ou de ce qui contribue à l’intérêt, ne peut être regardé comme superflu.

Si la précision mène à l’élégance, comme l’a dit J. J. Rousseau, elle donne aussi de la force au style. Si l’on rejette de sa phrase tous les mots qui n’ajoutent rien au sens, si l’on élague, pour ainsi dire les rameaux inutiles, la sève se répartit également entre les mots qui restent et la diction acquiert plus de vigueur.

Boileau insiste beaucoup sur cette qualité dans son Art poétique :

Un auteur quelquefois trop plein de son objet,
Jamais sans l’épuiser n’abandonne un sujet.
S’il rencontre un palais, il m’en décrit la face ;
Il me promène après de terrasse en terrasse ;
Ici s’offre un perron, là règne un corridor ;
Là, ce balcon s’enferme en un balustre d’or.
Il compte des plafonds les ronds et les orales ;
« Ce ne sont que festons, ce ne sont qu’astragales. »
Je saute vingt feuillets pour en trouver la fin,
Et je me sauve à peine au travers du jardin.
Fuyez de ces auteurs l’abondance stérile,
Et ne vous chargez point d’un détail inutile.
Tout ce qu’on dit de trop est fade et rebutant ;
L’esprit rassasié le rejette fi l’instant.
Qui ne sait se borner ne sut jamais écrire.
Chant I.

Le mérite de la précision se fait particulièrement remarquer dans la Description du siège de Ptolémaïs, par madame Cottin. Cette ville occupée par les troupes du sultan Saladin, est assiégée par Lusignan, roi de Jérusalem, Richard, roi d’Angleterre, et Philippe Auguste, roi de France : on voit dans ce morceau, les Musulmans se défendre avec une énergie redoutable. Mais, malgré leur valeur, ils sont obligés de céder devant les efforts victorieux des chrétiens.

Lecture. — Siège de Ptolémaïs. Vol. II, nº 2.

Le Laconisme §

Nous ne quitterons cependant pas le chapitre de la précision, sans parler du Laconisme dont l’origine est fort ancienne. Nous entendons si souvent ces expressions : Une réponse laconique, une lettre laconique, un compliment laconique, que l’on nous permettra une petite explication sur ce mot.

On sait que la Laconie (d’où vient le mot laconisme) était le pays des Léonidas et des Lycurgue. La langue que parlaient ces grands hommes se distinguait des autres idiomes de la Grèce par une concision si grande qu’elle était nommée laconisme : Cette manière de parler était remarquable tout à la fois par la brièveté jointe à l’énergie qui s’accordaient parfaitement avec le goût des Spartiates. Nous avons conservé quelques exemples célèbres de cette diction. Aux sommations de Xercès qui lui demandait de rendre les armes, Léonidas répondit : « Viens les prendre. » Une mère en donnant le bouclier son fils qui partait pour la guerre, lui dit ces courtes paroles : « Dessus ou dessous » ce qui signifiait : Reviens sur ton bouclier, si tu es vaincu ; ou dessous, si tu es vainqueur.

Ce langage laconique a souvent besoin d’explication, parce qu’il est voisin de l’obscurité. Malgré cela, il convient parfaitement aux proverbes, aux sentences, aux devises armoriales et aux inscriptions monumentales.

Section IV. — Élégance ou Ornements §

L’Élégance consiste dans les ornements qu’on donne au discours. Il y a trois sortes d’ornements, qui sont :

1° L’harmonie, — 2° Le choix des pensées, — 3° L’emploi des figures.

L’harmonie du style en général est un son ou une succession de sons pleins de douceur, qui frappent agréablement l’oreille.

Peu d’exemples suffiront pour nous faire sentir le défaut d’harmonie et surtout les hiatus réunis à plaisir dans la phrase suivante :

Il alla à Alby, à là Arles, et de là à Avignon.

On reproche à La Fontaine plusieurs sons semblables dans ces deux vers :

            Un lièvre en son gîte songeait,
Car que faire en un gîte à moins que l’on ne songe ?

On distingue quatre sortes d’harmonies :

1° L’harmonie des mots,

2° L’harmonie des phrases,

3° L’harmonie imitative,

4° L’harmonie des périodes.

§ I. Harmonie des mots §

L’Harmonie des mots consiste à ne choisir que les mots les plus coulants, les plus doux, les plus sonores et les réunir suivant ce précepte de Boileau :

Il est un heureux choix de mots harmonieux ;
Fuyez des mauvais sons le concours odieux ;
Le vers le mieux rempli, la plus noble pensée
Ne peut plaire à l’esprit, quand l’oreille est blessée,
Boileau, Art poétique, ch. I.

Comme on le voit dans les vers de ce célèbre maître, Boileau nous recommande de ne pas blesser l’oreille ; car, puisque c’est l’oreille qui reçoit les paroles qui doivent convaincre l’esprit ou émouvoir le cœur, ce serait par conséquent manquer le but que de commencer par l’indisposer ou la rebuter entièrement.

Puisque l’harmonie des mots résulte du choix et de l’arrangement des mots entre eux, il faut donc bannir tous les mots rudes et sourds et ceux dont l’union est dure et raboteuse, et fuir particulièrement la rencontre des voyelles.

Ce que Boileau nous recommande en ces termes :

Gardez qu’une voyelle à courir trop hâtée
Ne soit d’une voyelle en son chemin heurtée.
Art poétique, ch. I.
§ II. Harmonie des phrases §

Comme ce sont les mots qui constituent les phrases, il faut choisir les plus agréables à l’oreille, ceux qui ont une certaine étendue, ceux qui présentent une succession de sons divers ou qui offrent un heureux mélange de voyelles longues et de voyelles brèves. Qui n’éprouverait un véritable plaisir à la lecture des phrases suivantes :

« Les grâces de la figure, la beauté de la forme, répondent dans le cygne à la douceur du naturel ; il plaît à tous les yeux ; il décore, embellit tous les lieux qu’il fréquente ; on l’aime, on l’applaudit, on l’admire… »

Buffon, le Cygne.

« Des larmes coulèrent malgré moi de mes paupières, lorsque tous mes compagnons, étant leurs chapeaux goudronnés, vinrent à entonner leur simple cantique à Notre Dame de Bon Secours, patronne des mariniers. Qu’elle était touchante la prière de ces hommes qui, sur une planche fragile au milieu de l’Océan, contemplaient un soleil couchant sur les flots ! Comme elle allait à l’âme cette invocation du pauvre matelot à la Mère de douleur. »

Chateaubriand, Prière du soir à bord d’un vaisseau.

Toutes ces expressions sont si bien choisies et si bien arrangées qu’il est difficile de trouver de meilleurs modèles pour la mélodie du langage.

§ III. Harmonie imitative §

L’harmonie telle que nous venons de l’envisager, peut s’appeler harmonie mécanique, parce qu’elle consiste uniquement dans les mots pris matériellement et considérés comme sons ; mais il est une autre espèce d’harmonie qu’on appelle imitative.

L’harmonie imitative consiste à représenter les objets par le son des mots.

Les poètes recherchent beaucoup ce genre de beauté qui convient aussi parfaitement à la prose, toutes les fois qu’il s’agit de décrire.

L’harmonie imitative ne doit pas mener l’écrivain jusqu’à la licence, c’est-à-dire, ne doit pas lui faire créer de nouveaux termes : ce que les anciens se sont souvent permis sous le nom d’Onomatopée ; mais elle choisit les mots, qui, par le son ou la prosodie de leurs syllabes, paraissent propres à peindre l’objet. Elle les rapproche et les arrange à son gré ; elle cherche même des effets dans la coupe des phrases, plus ou moins brusques, plus ou moins vives, plus ou moins majestueuses.

Voici quelques exemples de cette espèce d’harmonie, recueillis dans nos meilleurs auteurs.

Racine voulant peindre le monstre qui s’élance sur Hippolyte, emploie des mots qui représentent bien les efforts de cet animal furieux :

Indomptable taureau, dragon impétueux,
Sa croupe se recourbe en replis tortueux.

Et plus loin pour imiter le bruit du char d’Hippolyte qui se brise, et vole de tous côtés :

L’essieu crie et se rompt : l’intrépide Hippolyte
Voit voler en éclats tout son char fracassé.

Dans une autre tragédie, Racine a encore fort heureusement imité les sifflements des serpents qu’Oreste aperçoit sur la tête des Euménides :

Eh bien ! filles d’enfer, vos mains sont-elles prêtes ?
Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ?
Andromaque, scène dernière.

La Fontaine fait frissonner à la peinture de Borée, qui

Se gorge de vapeurs, s’enfle comme un ballon,
    Fait un vacarme de démon,
Siffle, souffle, tempête et brise en son passage
Maint toit qui n’en peut mais, fait périr maint bateau,
    Le tout au sujet d’un manteau.
Phébus et Borée.

Boileau, pour exprimer la fatigue que la Mollesse a éprouvée d’avoir prononcé quelques paroles, à la suite desquelles elle se replonge dans le sommeil, la suit dans tous ses mouvements jusqu’au moment où elle s’endort :

                                    La Mollesse oppressée
Dans sa bouche à ce mot sent sa langue glacée ;
Et lasse de parler, succombant sous l’effort,
Soupire… étend les bras… ferme l’œil… et s’endort.
Le Lutrin, ch. II.

Chateaubriand, en décrivant le spectacle d’une belle nuit dans les déserts du Nouveau-Monde, peint avec perfection le retentissement immensément prolongé dans le lointain du bruit de la cataracte du Niagara :

« Tout était silence et repos, hors la chute de quelques feuilles, le passage brusque d’un vent subit, les gémissements rares et interrompus de la hulotte ; mais au loin, par intervalles, on entendait les roulements solennels de la cataracte du Niagara, qui, dans le calme de la nuit, se prolongeaient de désert en désert, et expiraient à travers les déserts solitaires. »

Delille représente parfaitement le bruit que fait le moulin pour réduire le café en poudre :

Moi seul contre la noix qu’arment ses dents de fer,
Je fais en le broyant crier son fruit amer.

Et ailleurs il exprime ainsi le bruit régulier occasionné par des marteaux qui frappent l’enclume :

Et leurs bras vigoureux lèvent de lourds marteaux
Qui tombent en cadence et domptent les métaux.

Le travail pénible du labourage est bien senti dans ces vers de Boileau ;

Le blé, pour se donner, sans peine ouvrant la terre,
N’attendait pas qu’un bœuf, pressé de l’aiguillon,
Traçât à pas tardifs un pénible sillon.

Au contraire, on est entraîné pas la rapidité de ce vers, traduit d’Horace :

Le chagrin monte en croupe et galope avec lui.

Nos bons orateurs du siècle dernier tenaient beaucoup cette qualité précieuse du style : on la voit enrichir les chefs-d’œuvre des Bossuet, des Fléchier, des Bourdaloue et des Massillon. Si nous ouvrons l’admirable oraison funèbre de Turenne, nous découvrirons à chaque pas combien l’accord heureux du style avec la pensée ajoute de prix à ce discours sublime. Fléchier ayant à traiter le sujet le plus touchant et le plus élevé, la mort du premier capitaine du siècle, y déploie au début une harmonie majestueuse et sombre. Après avoir énuméré les services éclatants que ce nouveau Judas Macchabée rendit à son royaume et à son Dieu, il termine par cette admirable période :

Ce vaillant homme, poussant avec un courage invincible les ennemis qu’il avait réduits à une fuite honteuse, reçoit le coup mortel et demeure comme enseveli dans son triomphe.

En lisant cette période poussant avec un courage invincible les ennemis qu’il avait réduits à une fuite honteuse, il nous semble que nous voyons Macchabée, chassant devant lui, par la puissance de ses armes, les ennemis d’Israël ; reçoit le coup mortel ; phrase courte, finissant par une brève et qui peint bien qu’il vient d’être frappé sans retour ; et demeure comme enseveli dans son triomphe, enseveli est une expression qui fait image et l’orateur termine à dessein par les mots dans son triomphe composés de syllabes sourdes qui retentissent lugubrement, et qui annoncent la chute d’un homme puissant et glorieux.

La suite de cette éloquente oraison funèbre se distingue par des beautés d’un ordre aussi élevé, et nous apprend qu’en général le choix des expressions, la tournure des phrases, la coupe des périodes, en flattant agréablement l’oreille, porte dans les ouvrages de ce genre ; un air de grandeur et de majesté dont les pensées seules ne pourraient, jamais les revêtir.

Au sujet de l’harmonie imitative, nous recommandons de lire et même d’apprendre les vers d’un auteur anglais Pope, traduits par l’abbé Du Resnel et par Delille : ces vers sont précieux en ce qu’ils donnent en même temps le précepte et l’exemple !

Lecture. — Vers de Pope, traduits par l’abbé Du Resnel et Delille, sur l’Harmonie imitative. Vol. II, nº 3.

§ IV. Harmonie des Périodes §
Harmonie mesurée ou le nombre §

Comme l’harmonie dépend non seulement du choix et de la succession des mots, mais encore de la coupe et de l’enchaînement des phrases et des périodes, nous ferons d’abord connaître ce que c’est que la période.

La Période est un cercle de pensées, dépendantes les unes des autres, et tellement liées entre elles, que le sens demeure suspendu jusqu’à la fin. Chacune de ces pensées, prise séparément, se nomme membre de la période : les membres doivent être des propositions complètes et distinctes, mais unies par le sens et la prononciation. Quelquefois les membres d’une période sont composés d’autres parties qu’on appelle incises : l’incise présente aussi un sens en elle-même, et elle ferait un membre, si elle était seule ; mais associée à plusieurs autres parties aboutissant au même point, elle concourt avec elles à former ce qu’on l’appelle un membre.

La période la plus simple se compose de deux membres.

Exemple :

Si la sagesse avait eu sur l’âme d’Alexandre autant d’empire que la gloire, (1er membre)

Il n’eut pas porté la désolation jusqu’aux extrémités de l’Asie. (2e membre.)

On peut faire une période à trois membres, en doublant soit le premier membre, soit le second. Exemple :

Si la sagesse… (1er membre),

Ou s’il n’eût pas eu devant les yeux le funeste exemple de l’ambition de Philippe, (2e membre),

Il n’eût pas porté la désolation… (3e membre).

Autre exemple :

Si la sagesse… (1er membre),

Non seulement il n’eût pas porté… (2e membre),

Mais jamais il n’eût franchi les bornes du modeste héritage de ses pères. (3e membre.)

On fait de même une période quatre membres, soit en triplant le premier membre, soit en les doublant tous les deux ; et, selon que la division principale se trouve après le troisième membre ou après le second, la période s’appelle ronde ou carrée.

Exemple d’une période ronde :

Si la sagesse… (1er membre),

Ou s’il n’eût pas eu devant les yeux… (2e membre)

Ou si les doux conseils de la philosophie d’Aristote avaient pu calmer l’effervescence de ce jeune courage, (3e membre) (division principale),

Jamais il n’eût porté (4e membre).

Exemple d’une période carrée :

Si la sagesse… (1er membre),

Ou s’il n’eût… (2e membre) (division principale),

Non seulement il n’eût pas porté… (3e membre),

Mais jamais il n’eût franchi les bornes… (4e membre).

Le nombre des membres d’une période peut s’élever jusqu’à cinq ; mais il faudrait éviter d’aller au-delà, à cause de l’impatience qu’éprouve le lecteur ou l’auditeur de voir le sens terminé.

Exemple de périodes divisées en membres et en incises : Bossuet commence son Oraison funèbre de la reine d’Angleterre par ces deux belles périodes :

Celui qui règne dans les cieux | et de qui relèvent tous les empires, | à qui seul appartient la gloire, la majesté et l’indépendance, | (membre composé de trois incises),

Est aussi le seul qui se glorifie de faire la loi aux rois, | et de leur donner, quand il lui plaît, de grandes et terribles leçons. | (2e membre composé de deux incises.)

Nous devons remarquer ici que tous les membres de la période et le dernier surtout doivent être harmonieux et finir par des mots pleins et sonores. Dans cette dernière période, par exemple, si Bossuet en eût dérangé la construction et se fût exprimé ainsi : la gloire, l’indépendance, la majesté, en de terribles et grandes leçons, quand il lui plaît, c’en était fait de l’harmonie : les expressions eussent toujours été les mêmes, mais quelque sonores et quelque bien choisies qu’elles soient, si elles ne sont pas placées avec goût, elles rendent la phrase désagréable à l’oreille.

On remarquera dans la période suivante que tous les membres, et les incises même, sont terminés par des mots pleins et sonores :

Soit qu’il élève les trônes, | soit qu’il les abaisse ; (1er membre) :

Soit qu’il communique sa puissance aux princes, | soit qu’il la relire à lui-même, | et ne leur laisse que leur propre faiblesse ; (2e membre) ;

Il leur apprend leurs devoirs d’une manière souveraine et digne de lui ; (3e membre) ;

Car, en leur donnant la puissance, il leur commande d’en user, comme il le fait lui-même pour le bien du monde ; (4e membre) ;

Et il leur fait voir, en la retirant, que toute leur majesté est empruntée, | et que, pour être assis sur le trône, ils n’en sont pas moins sous sa main et sous son autorité suprême. (5e membre.)

Citons cette belle période de Fléchier, chef-d’œuvre d’harmonie et d’éloquence ; elle est tirée de l’exorde de l’Oraison funèbre de Turenne :

Cet homme, qui portait la gloire de sa nation jusqu’aux extrémités de la terre, | qui couvrait son camp du bouclier et forçait celui des ennemis avec l’épée ; || qui donnait à des rois ligués contre lui des déplaisirs mortels, | et réjouissait Jacob par ses vertus et par ses exploits, dont la mémoire doit être éternelle ; || cet homme qui défendait les villes de Juda, qui domptait l’orgueil des enfants d’Ammon et d’Ésaü, qui revenait chargé des dépouilles de Samarie, après avoir brûlé sur leurs propres autels les dieux des nations étrangères ; || cet homme que Dieu avait mis autour d’Israël, comme un mur d’airain où se brisèrent tant de fois toutes les forces de l’Asie, | et qui, après avoir défait de nombreuses armées, déconcerté les plus fiers et les plus habiles généraux des rois de Syrie, venait tous les ans, comme le moindre des Israélites, réparer avec ses mains triomphantes les ruines du sanctuaire, et ne voulait d’autre récompense des services qu’il rendait à sa patrie, que l’honneur de l’avoir servie ; || ce vaillant homme poussant enfin, avec un courage invincible, les ennemis qu’il avait réduits à une fuite honteuse, recul le coup mortel et demeura comme enseveli dans son triomphe.

Il n’y a pas d’écrivains français qui aient porté aussi loin que Buffon le travail de l’harmonie. Buffon aimait mieux recommencer un article entier, plutôt que de laisser sortir de sa plume une phrase mal arrondie ou mal sonnante : aussi ses écrits nous offrent-ils une succession de mots et de phrases harmonieusement cadencés.

Toutes ces périodes respirent une harmonie continuelle : pour atteindre à cette précieuse qualité du style, nous remarquerons que tout le talent consiste à conserver le plus d’égalité possible entre les membres de la période ; à éditer les périodes trop longues et les phrases trop courtes : car les premières feraient perdre haleine, et les secondes obligeraient à chaque instant de s’arrêter ; à savoir dispenser les chutes masculines et féminines à la fin de chaque membre ; à bannir les mots qui riment ensemble, les consonances désagréables, et enfin à terminer le dernier membre d’une manière mélodieuse.

Cette harmonie, que nous appellerons harmonie mesurée ou le nombre, constitue le style nombreux ou périodique, ainsi nommé par opposition au style coupé.

Style coupé §

Le style coupé composé que de phrases courtes et détachées par le sens, tandis que le style périodique, comme nous le voyons, est un enchaînement de périodes.

Si nous voulons nous former une juste idée du style coupé, lisons l’admirable tableau que M. Villemain a tracé du commencement du règne de Louis XIV :

Un roi plein d’ardeur et d’espérance saisit lui-même ce sceptre qui, depuis Henri le Grand, n’avait été soutenu que par des favoris et des ministres. Son âme, que l’on croyait subjuguée par la mollesse et les plaisirs, se déploie, s’affermit et s’éclaire à mesure qu’il a besoin de régner. Il se montre vaillant, laborieux, ami de la justice et de la gloire. Quelque chose de généreux se mêle aux premiers calculs de sa politique. Il envoie des Français défendre la chrétienté contre les Turcs, en Allemagne et dans l’île de Crête ; il est protecteur avant d’être conquérant ; et, lorsque l’ambition l’entraîne à la guerre, ses armes heureuses et rapides paraissent justes à la France éblouie. La pompe des fêtes se mêle aux travaux de la guerre ; les jeux du carrousel aux assauts de Valenciennes et de Lille. Cette altière noblesse, qui fournissait des chefs aux factions, et que Richelieu ne savait dompter que par les échafauds, est séduite par les paroles de Louis, et récompensée par les périls qu’il lui accorde à ses côtés. La Flandre est conquise ; l’Océan et la mer Méditerranée sont réunis ; de vastes ports sont creusés ; une enceinte de forteresses environne la France ; les colonnades du Louvre s’élèvent ; les jardins de Versailles se dessinent ; l’industrie des Pays-Bas et de la Hollande se voit surpassée par les ateliers nouveaux de la France ; une émulation de travail, d’éclat, de grandeur, est partout répandue : un langage sublime et nouveau célèbre toutes ces merveilles et les grandit pour l’avenir. Les Épîtres de Boileau sont datées des conquêtes de Louis XIV ; Racine porte sur la scène les faiblesses et l’élégance de la cour ; Molière doit à la puissance du trône la liberté de son génie ; La Fontaine lui-même s’aperçoit des grandes actions du jeune roi et devient flatteur. Voilà le brillant tableau qu’offrent les vingt premières années de ce règne mémorable.

Le style coupé convient particulièrement aux narrations, aux sujets agréables, pour reproduire rapidement une suite d’événements, ou pour exprimer des sentiments vifs et précipités. C’est en général celui de Voltaire, de Montesquieu, de Lesage et de madame de Sévigné.

Style périodique §

Le style périodique, qui a plus de noblesse, d’harmonie et de dignité que le style coupé, convient plus particulièrement aux sujets élevés ou sérieux aux discours, aux sermons aux oraisons funèbres. C’est celui de nos grands écrivains, tels que, J.-J. Rousseau, Bossuet, Fénelon, Fléchier, Buffon et Volney, etc.

Il ne faut pas croire cependant que ces deux styles ne puissent pas s’allier ; au contraire, on doit s’exercer à les mélanger avec art et discernement. Cicéron veut que le style coupé soit parsemé de phrases périodiques qui lui servent d’appui. C’est ainsi que le style sera varié et que nous éviterons la monotonie d’un style entièrement ou coupé ou périodique. Nous contenterons en même temps notre célèbre Boileau, qui nous donne à ce sujet les conseils suivants :

Sans cesse en écrivant variez vos discours ;
Un style trop égal et toujours uniforme
En vain brille à nos yeux, il faut qu’il nous endorme.
Art poétique, ch. Ier.

Florian a fait un heureux mélange de ces deux styles dans le Combat du Taureau.

Cette belle page, dont le style est soutenu périodique et noble, nous offre la description du cirque où l’action va s’accomplir ; la reine Isabelle de Castille vient embellir de sa présence cette fête si chère aux Espagnols, et qui se termine par le triomphe des toréadors et la défaite de leur fière victime.

Lecture. — Combat du Taureau, vol. II, nº 4.

Chapitre II. — Choix des Pensées §

Le second des ornements que peut recevoir le discours consiste dans le Choix des Pensées.

« Une pensée, dit Domairon, est la représentation dans l’esprit d’un objet spirituel ou sensible. Ainsi les pensées sont les images des choses. La vérité est une qualité qui leur est essentielle, et qui en fait le fondement et la solidité. Si cette image représente l’objet tout entier, dans toute son étendue, alors la pensée est vraie, de quelque côté qu’on la considère ; et c’est ce qui en fait la justesse. Pour donner à une pensée cette vérité, cette justesse que la raison exige, il faut saisir et marquer le rapport ou la disconvenance des idées dont elle est composée, c’est-à-dire la convenance ou l’opposition qu’a l’objet dont on se forme une image, avec d’autres objets, soit sensibles, soit intellectuels. La terre est ronde, voilà une pensée vraie : elle marque le rapport et la convenance qu’il y a entre l’idée de terre et l’idée de rondeur. Le menteur n’est pas estimable, voilà une pensée vraie : elle marque la disconvenance et l’opposition qu’il y a entre l’idée de menteur et l’idée d’estime. »

La plupart des pensées qui forment le tissu du discours n’ont d’autre mérite que la vérité et la justesse. Mais il est quelques pensées d’élite qui brillent dans les pages des bons écrivains et qui y répandent de l’éclat. Elles se distinguent par leur simplicité, leur grâce ou leur grandeur.

[Pensées remarquables par le caractère ou la signification.] §

Parmi les pensées, les unes sont simples, naturelles, naïves, fines, délicates, tendres, agréables, gracieuses, enjouées, vives brillantes, fortes, frappantes, hardies, neuves, énergiques, grandes, magnifiques, nobles et sublimes ; — d’autres sont basses, communes ou triviales, fausses, gigantesques, etc. Ces dernières doivent être rejetées.

1° Pensées simples §

La pensée simple est celle qui s’offre naturellement à l’esprit, et semble n’avoir d’autre mérite que la vérité.

Nous empruntons celle-ci de La Fontaine, sans faire attention au petit défaut d’harmonie qu’elle renferme :

            Un lièvre en son gîte songeait ;
Car que faire en un gîte à moins que l’on ne songe ?

Et cette autre de Florian dans la fable du lapin et la sarcelle :

L’amitié donne du courage.
2° Pensées naturelles §

Les pensées naturelles sont peu différentes des pensées simples : elles sont renfermées dans le sujet et en naissent tout naturellement.

En voici une tirée de Millevoye :

    Sous ce simple monument
Repose une fille bien chère ;
Elle mourut presque en naissant :
           Plaignez sa mère.

Nous trouvons la suivante dans la fable si touchante de l’Aveugle et le Paralytique :

           Aidons-nous mutuellement ;
La charge des malheurs en sera plus légère.
           Le bien que l’on fait à son frère
Pour le mal que l’on souffre est un soulagement.
Florian.
3° Pensées naïves §

Les pensées naïves sont des pensées dont le sel et la finesse sont cachés sons un air simple et ingénu ; elles semblent couler de source, sans apprêt, sans effort, comme dans ce quatrain de Pradon :

Vous n’écrivez que pour écrire ;
C’est pour vous un amusement :
Moi qui vous aime tendrement,
Je n’écris que pour vous le dire.

Marguerite de Provence, apprenant que saint Louis venait de tomber entre les mains des Sarrazins et craignant qu’elle-même ne fût prise aussi par eux, ordonna à son vieil écuyer de se tenir constamment auprès d’elle, dans sa tente, et au moment où les Sarrazins pénétreraient jusqu’à elle, de lui trancher sur-le-champ la tête. Et ce fidèle serviteur lui répondit aussitôt : J’y avais songé, madame.

4° Pensées fines §

Les pensées fines déguisent par un tour adroit un sentiment ou une réflexion qui perdrait à se montrer dans tout son jour.

La Fontaine est rempli de pensées fines et spirituelles. Nous citerons entre autres cette fable : Parole de Socrate :

            Socrate un jour faisant bâtir,
            Chacun censurait son ouvrage.
L’un trouvait les dedans, pour ne lui point mentir,
            Indignes d’un tel personnage ;
L’autre blâmait la face, et tous étaient d’avis
Que les appartements en étaient trop petits.
Quelle maison pour lui ! L’on y tournait à peine.
            Plût au ciel que de vrais amis,
Telle qu’elle est, dit-il, elle pût être pleine !

            Le bon Socrate avait raison
De trouver pour ceux-là trop grande sa maison.
Chacun se dit ami ; mais fou qui s’y repose:
            Rien n’est plus commun que ce nom,
            Rien n’est plus rare que la chose.
5° Pensées délicates §

Les pensées délicates flattent le cœur par quelque chose d’un peu mystérieux, mais que l’on devine avec plaisir.

Ainsi Louis XIV dit un jour au père Massillon : « Mon père, j’ai entendu de grands orateurs dans ma chapelle : j’ai été fort content d’eux ; mais pour vous, toutes les fois que je vous entends, je suis fort mécontent de moi-même. »

Cette qualité caractérise surtout les éloges de Boileau à Louis XIV. On peut en juger par les vers suivants :

Je n’ose de mes vers vanter ici le prix.
Toutefois si quelqu’un de mes faibles écrits
Des ans injurieux peut éviter l’outrage,
Peut-être pour ta gloire aura-t-il son usage ?
Et comme tes exploits étonnant les lecteurs,
Seront à peine crus sur la foi des auteurs,
Si quelque esprit malin les veut traiter de fables,
On dira quelque jour pour les rendre croyables : ;
Boileau, qui, dans ses vers pleins de sincérité,
Jadis à tout son siècle a dit la vérité,
Qui mit à tout blâm er son étude et sa gloire
À pourtant de ce roi parlé comme l’histoire.

Un de nos poètes disait au roi de Danemark pendant son séjour à Paris :

Un roi qu’on aime et qu’on révère
A des sujets en tous climats :
Il a beau parcourir la terre,
Il est toujours dans ses États.
6° Pensées tendres §

La pensée tendre est celle qui exprime un sentiment doux et cher au cœur.

Andromaque dit en parlant de son cher fils :

Je ne l’ai point encore embrassé d’aujourd’hui,

Titus dit en parlant de Bérénice qu’il doit épouser :

Depuis cinq ans entiers chaque jour je la vois,
Et crois toujours la voir pour la première fois.

Lorsqu’Andromaque voit son fils sur le point d’être livré aux Grecs, elle s’écrie :

Hélas ! il mourra donc : il n’a pour sa défense
Que les pleurs de sa mère e t que son innocence.
7° Pensées agréables §

Les pensées agréables présentent des idées aimables, peignent des objets riants. La Fontaine nous en fournit plusieurs exemples dans sa fable intitulée les Lapins :

À l’heure de l’affût, soit lorsque la lumière
Précipite ses traits dans l’humide séjour,
Soit lorsque le soleil entre dans sa carrière,
Et que, n’étant plus nuit, il n’est pas encor jour,
Au bord de quelque bois sur un arbre je grimpe ;
Et, nouveau Jupiter, du haut de cet Olympe,
    Je foudroie à discrétion
    Un lapin qui n’y pensait guère.
Je vois fuir aussitôt toute la nation
    Des lapins, qui, sur la bruyère,
    L’œil éveillé, l’oreille au guet,
S’égayaient, et de thym parfumaient leur banquet
    Le bruit du coup fait que la bande
    S’en va chercher sa sûreté !
    Dans la souterraine cité :
Mais le danger s’oublie, et cette peur si grande
S’évanouit bientôt ; je revois les lupins
Plus gais qu’auparavant retenir sous mes mains.
8° Pensées gracieuses §

Les pensées gracieuses inspirent je ne sais quoi de doux et d’agréable qui fait sourire de plaisir.

Le Réveil d’une Mère.
Un sommeil calme et pur, comme sa vie,
Un long sommeil a rafraîchi ses sens.
Elle sourit et nomme ses enfants.
Adèle accourt, de son frère suivie ;
Tous deux du lit assiègent le chevet ;
Leurs petits bras étendus vers leur mère,
Leurs yeux naïfs, leur touchante prière,
D’un seul baiser implorent le bienfait.
Céline alors, d’une main caressante,
Contre son sein les presse tour à tour.
Et de son cœur la voix reconnaissante
Bénit le ciel et rend grâce à l’amour.
Parny.

Lecture. — Voir la suite de cette charmante pièce de vers dans le vol. II, nº 5.

Racan termine par une pensée gracieuse les vers suivants sur Marie de Médicis :

Paissez, chères brebis, jouissez de la joie
          Que le ciel vous envoie.
À la fin sa clémence a pitié de vos pleurs ;
Allez dans la campagne, allez dans la prairie,
          N’épargnez point les fleurs :
Il en renaît assez sous les pas de Marie.
9° Pensées enjouées §

La pensée enjouée a quelque chose de plus riant que les précédentes : elle fait naître le sourire sur les lèvres, et amuse agréablement l’esprit :

Andrieux dans une charmante imitation de la fable de La Fontaine, le Rat de ville et le Rat des champs, fait parler ainsi l’un des deux personnages :

      Pouvez-vous bien végéter tristement
Dans un trou de campagne enterré tout vivant ?
Croyez-moi, laissez là cet ennuyeux asile.
Venez voir de quel air nous vivons à. la ville.
Hélas ! nous ne faisons que passer ici-bas ;
Les rats petits et grands marchent tous au trépas.

En fait d’enjouement, il est difficile de passer sous silence La Fontaine, écrivain qui a possédé cette qualité au plus haut degré. Ouvrons au hasard le livre de ses fables. Dans le Héron, nous ne saurions nous empêcher de sourire, quand le poète nous dit :

L’onde était transparente ainsi qu’aux plus beaux jours :
Ma commère la Carpe y faisait mille tours
            Avec le Brochet son compère.

Et ailleurs, dans la fable : le Rat qui s’est retiré du monde, cette réflexion faite à propos du rat qui s’est creusé son trou dans un fromage de Hollande, n’est-elle pas fort amusante ?

……… Dieu prodigue ses biens
À ceux qui font vœu d’être siens.
10° Pensées vives §

Les pensées vives sont celles qui peignent d’un seul trait dans l’esprit l’objet qu’elles représentent. Leur but est non seulement de frapper l’esprit par leur clarté, mais de le frapper vite par leur brièveté : c’est un trait de lumière.

Racine a exprimé ainsi cette pensée de l’Écriture sainte, sur le bonheur passager de l’impie :

J’ai vu l’impie adoré sur la terre ;
Pareil au cèdre, il cachait dans les cieux.
           Son front audacieux.
Il semblait à son gré gouverner le tonnerre,
Foulait aux pieds ses ennemis vaincus :
Je n’ai fait que passer, il n’était déjà plus.

Telle est encore celle-ci de Job : « La vie de l’homme sur la terre est un combat. »

11° Pensées hardies §

La pensée est hardie, lorsque l’objet dont elle est l’image se peint dans l’esprit avec des couleurs extraordinaires.

Horace nous en donne un bel exemple, quand il nous dit que « le chagrin plus léger que les cerfs, plus rapide que le vent qui chasse au loin les nuages, monte avec nous dans le même vaisseau, et court avec nous à travers les escadrons ».

Boileau a rendu cette image d’une manière encore plus expressive :

Le chagrin monte en croupe ; et galope avec lui.

L’une des plus remarquables est celle que Corneille met dans la bouche de Camille : elle fait frémir d’horreur :

Qu’elle-même (Rome) sur soi renverse ses murailles,
Et de ses propres mains déchire ses entrailles.
Les Horaces.
12° Pensées neuves §

Les pensées neuves sont des pensées connues, présentées sous une forme nouvelle pour les rajeunir.

Telle est cette pensée si usée : la mort n’épargne personne, mais à laquelle Malherbe a su donner les caractères de la nouveauté :

Le pauvre en sa cabane où le chaume le couvre
               Est sujet à ses lois ;
Et la garde qui veille aux barrières du Louvre
               N’en défend pas nos rois.

Certes l’idée de donner des coups de bâton à un coupable n’est pas nouvelle. Voici cependant M. de Broglie qui a su lui donner un air de nouveauté. Il écrit à son fils qui lui proposait de quitter l’armée de Condé pour pactiser avec la révolution : « Monsieur mon fils, si les coups de bâton pouvaient s’écrire, vous tiriez ma lettre sur votre dos. »

13° Pensées brillantes §

Les pensées brillantes consistent dans le choix d’une heureuse comparaison, relevée par une tournure pleine de précision.

La pièce de vers suivante, intitulée la Prière, se fait remarquer par une multitude de pensées brillantes et riches.

La Prière

Le roi brillant du jour, se couchant dans sa gloire,
Descend avec lenteur de son char de victoire.
Le nuage éclatant qui le cache à nos yeux,
Conserve en sillons d’or sa trace dans les cieux.
Et d’un reflet de pourpre inonde l’étendue.
Comme une lampe d’or dans l’azur suspendue,
La lune se balance aux bords de l’horizon ;
Ses rayons affaiblis dormant sur le gazon,
Et le voile des nuits sur les monts se déplie.
Lamartine.

Lecture. — Voir la suite de cette pièce de vers. Vol. II, nº 6.

14° Pensées fortes, frappantes et énergiques §

La pensée est forte, frappante et énergique, lorsqu’elle laisse une profonde impression dans l’âme : elle unit la vivacité à la force, et s’exprime par peu de mots, dont chacun renferme un sens précis, tranché, étonnant.

Telles sont ces paroles d’Henri IV, adressées à ses troupes, avant la bataille d’Ivry : Mes amis, vous êtes Français, je suis votre roi, voilà l’ennemi ; nous courons aujourd’hui même fortune ; je veux vaincre ou mourir avec vous.

Le duc d’Enghien, avant la bataille de Lens, harangua ainsi les troupes qu’il allait lancer sur l’ennemi : Amis, souvenez-vous de Rocroi, de Fribourg et de Nördlingen ! Ces paroles héroïques lui valurent une nouvelle victoire.

Le noble Rochejaquelein dit aux paysans vendéens qu’il commandait ces belles paroles que l’histoire a conservées : Si j’avance, suivez-moi ; si je recule, tuez-moi ; si je meurs, vengez-moi.

Où trouver des paroles et des pensées plus remarquables par leur énergie, et surtout par leur noblesse de sentiment ?

Le Morceau suivant est un chef d’œuvre de style. Massillon y peint avec énergie la folie des hommes qui emploient à offenser Dieu les courts instants qui leur sont accordés sur cette terre :

Tout change tout s’use, tout s’éteint : Dieu seul demeure toujours le même ; le torrent des siècles qui entraîne tous les hommes coule devant ses yeux, et il voit avec indignation de faibles mortels emportés par ce cours rapide l’insulter en passant, vouloir faire de ce seul instant tout leur bonheur, et tomber en sortant de là entre les mains éternelles de sa colère et de sa justice.

15° Pensées grandes §

La pensée est grande, lorsque l’objet qu’elle représente est élevé, imposant et noble : elle a une signification étendue, augmentée quelquefois encore par un terme de comparaison qui en fait mieux sentir la grandeur.

Telle est cette pensée d’Auguste, lorsque, après avoir appris la conspiration de Cinna, et résolu de punir ses ennemis, il fait taire les mouvements de son cœur qui lui conseillaient la vengeance, il s’écrie :

Je suis maître de moi, comme de l’univers.

Bossuet, dans l’Oraison funèbre de la reine d’Angleterre, nous donne une grande idée du cœur de cette princesse en disant :

Son grand cœur surpasse sa naissance : toute autre place qu’un trône eût été indigne d’elle.

Pour nous faire apprécier combien on doit être heureux et fier de posséder l’estime d’un homme vertueux, l’un de nos poètes français a traduit ainsi sa pensée :

L’amitié d’un grand homme est un bienfait des dieux.

Henri IV répondit à ceux qui l’exhortaient à traiter avec rigueur quelques places de la Ligue qu’il avait réduites par la force : « La satisfaction qu’on tire de la vengeance ne dure qu’un moment ; mais celle qu’on tire de la clémence est éternelle. »

16° Pensées magnifiques §

Si la pensée grande est revêtue d’expressions riches, pompeuses, poétiques, elle s’appellera alors pensée magnifique. Sous ce rapport, elle appartiendra de droit au style magnifique dont nous aurons à nous occuper un peu plus tard.

Voici cependant quelques exemples de pensées magnifiques.

J.-B. Rousseau, dans une pièce de vers intitulée Aveuglement des hommes, demande aux riches de la terre à quoi leur serviront leurs richesses, lorsque la mort viendra les frapper :

Que deviendront alors, répondez, grands du monde,
Que deviendront ces biens où votre espoir se fonde,
Et dont vous étalez l’orgueilleuse moisson ?
Sujets, amis, parents, tout deviendra stérile ;
Et dans ce jour fatal, l’homme, à l’homme inutile,
Ne paîra point à Dieu le prix de sa rançon.

Baour-Lormian adresse une hymne au soleil et lui rend hommage de ce qu’il vient après l’orage rendre la sérénité à la nature :

Quand la tempête éclate et rugit dans les airs,
Quand les vents font rouler, au milieu des éclairs,
Le char retentissant qui porte le tonnerre,
Tu parais, tu souris et consoles la terre.
17° Pensées nobles §

Boileau a dit avec raison dans une de ses satires :

La vertu d’un cœur noble est la marque certaine.

La vertu doit donc accompagner la noblesse ; et c’est pour cela qu’une pensée noble ne peut sortir que d’un cœur vertueux ; elle contient l’expression d’un sentiment élevé, qui saisit l’âme et lui cause en même temps un plaisir mêlé d’admiration.

Telle est cette pensée du bon roi Robert de France, lorsque douze personnes de sa cour eurent conspiré contre ses jours. Il manda les coupables qui venaient d’être condamnés à mort, les fit communier, traiter splendidement, puis rendre à la liberté, en disant : « On ne peut faire mourir ceux que Jésus-Christ vient d’admettre à sa table. »

Louis XII, étant duc d’Orléans, eut une jeunesse orageuse et se fit des ennemis de tous ceux qui voulurent le maintenir dans le devoir. Étant devenu roi de France, quelques-uns de ses amis rengageaient à se venger des mauvais traitements qu’il avait reçus : « Ce n’est point au roi de France, disait-il, à venger les injures du duc d’Orléans. »

La réponse de Porus à Alexandre est pleine de noblesse et de dignité. Quoiqu’elle soit fort connue, nous nous plaisons à la répéter ici ; le prince indien venait de tomber entre les mains d’Alexandre : « Comment veux-tu que je te traite ? dit Alexandre. En roi, répondit le vaincu. Cette réponse si noble et si fière plut au vainqueur, qui rendit sur-le-champ à Porus la liberté et ses États.

18° Pensées sublimes §

Les pensées sublimes consistent en une idée, ou une suite d’idées les plus grandes et les plus profondes que l’on puisse concevoir, qui nous saisissent et nous frappent tellement qu’elles nous arrachent un cri d’admiration. Telle sont les pensées suivantes : Chez les païens tout était Dieu, excepté Dieu lui-même. (Bossuet.) Remarquons que la pensée peut être sublime, quoiqu’elle soit exprimée avec des expressions simples.

Les mortels sont égaux ; ce n’est point la naissance,
C’est la seule vertu qui fait la différence.
Voltaire.
Le premier qui fut roi fui un soldat heureux ;
Qui sert bien son pays n’a pas besoin d’aïeux.
Voltaire.

Dans la touchante élégie composée en faveur de Fouquet, La Fontaine essaye de fléchir le courroux de Louis XIV ; il implore sa clémence et lui dît qu’elle est la plus belle vertu qui puisse le rapprocher de la Divinité ; il s’adresse aux Nymphes de Vaux.

Si le long de vos bords Louis porte ses pas,
Tâchez de l’adoucir ; fléchissez son courage ;
Il aime ses sujets, il est juste, il est sage ;
Du titre de clément rendez-le ambitieux :
C’est par là que les rois sont semblables aux dieux.
Du magnanime Henri qu’il contemple la vie ;
Dès qu’il put se venger il en perdit l’envie :
Inspirez à Louis cette même douceur :
La plus belle victoire est de vaincre son cœur.

Lecture. — Aux Nymphes de Vaux. Vol. II, nº 7.

Autant les pensées dont nous venons de nous occuper jettent d’éclat sur les productions de l’esprit, autant les pensées suivantes les ternissent et demandent à être soigneusement bannies du style. Ce sont :

1° les pensées basses, communes ou triviales, qui n’offrent à l’esprit que des idées ignobles, de mauvais goût et indignes du sujet que l’on traite ;

2° les pensées fausses ou celles qui ne sont point conformes à la vérité, à la justesse ;

et 3° les pensées gigantesques ou celles qui dépassent la limite de la réalité, de l’ordinaire, du possible.

Section I. — Pensées, qui doivent leur charme à l’expression §

Toutes les pensées dont nous venons de faire l’énumération sont remarquables chacune par le caractère ou la signification dont elles sont revêtues : elles doivent leur mérite au sens plus on moins important qu’elles renferment en elles-mêmes. Mais il est un autre ordre d’idées qui n’ont de valeur que par la manière dont elles sont exprimées : ce sont des pensées ordinaires, mais qui doivent leur charme à l’expression, au choix des mots dont on se sert pour les représenter. Elles naissent sans effort dans l’esprit de tout écrivain, et celui-ci, pour leur donner du prix, doit, recourir aux agréments du style.

Rien n’est plus simple que les pensées suivantes ; mais l’expression les relève, leur donne quelque élégance, et les empêche de paraître communes.


On se rappelle avec plaisir une bonne action. Semez les bienfaits : il en naîtra d’heureux souvenirs.
Il vaut mieux se taire que de mentir. La langue d’un muet vaut mieux que celle d’un menteur.
L’espérance soutient l’homme jusqu’au tombeau. L’espérance, toute trompeuse qu’elle est, sert au moins à nous mener à la fin de la vie par un chemin agréable.

Andrieux, voulant exprimer que « le caractère de l’homme est changeant » le fait en des termes choisis qui embellissent sa pensée.

L’homme est dans ses écarts un étrange problème.
Qui de nous en tout temps est fidèle à soi-même ?
Le commun caractère est de n’en point avoir :
Le matin incrédule, on est dévot le soir :
Tel s’élève et s’abaisse au gré de l’atmosphère.
Le liquide métal balancé sous le verre.

Il est ordinaire de dire « que les beaux esprits se rencontrent ». Et en effet, souvent plusieurs écrivains traitent le même sujet, soit à dessein, soit sans préméditation. Voltaire, par exemple, s’est plu à refaire une grande partie des tragédies de Crébillon ; Corneille et Racine ont composé une tragédie sur le morne sujet, Bérénice ; Boileau, comme Horace et Lafresnais-Vauquelin, a composé un art poétique ; Horace, Boileau et Régnier ont encore écrit une satire sur un festin ; la Phèdre de Racine a été malheureusement éclipsée un instant par celle de Pradon. À ce sujet, il est intéressant, dans ces duels littéraires, d’étudier de semblables œuvres au double point de vue du plan, du su jet et du style. Le sujet est presque toujours le même ; c’est le style seul qui établit une différence entre les bons auteurs et les médiocres. Nous allons l’exposer par quelques exemples.

Dans la Phèdre de Racine, nous choisissons la Mort d’Hyppolyte, parce qu’elle est en général dans la mémoire de tous, et qu’il sera ainsi plus facile de comparer toutes les pensées qui entrent dans ce morceau avec celles qui composent le même sujet traité par Pradon, et qu’ensuite il nous sera plus aisé d’en apprécier le style, qui nous semble essentiellement différent dans les deux auteurs.

Au commencement de son récit, Racine nous montre le héros grec, monté sur son char ; Pradon ajoute ici une circonstance qui nous semble puérile : il le fait monter avec adresse, talent dont ce jeune prince n’a pas besoin pour être Intéressant. Le monstre qui sort du sein de la tuer fait entendre de longs beuglements Pradon, et cette expression nous paraît trop commune ; ce que Racine a remplacé heureusement par celle-ci, qui est beaucoup plus noble : Ses longs mugissements font trembler le rivage. Les coursiers, dans Pradon, ne reconnaissent plus de maître ni de guide : ces deux expressions sont synonymes, la seconde même est plus faible que la première ; tandis que Racine nous montre les coursiers Ile connaissant plus ni le frein ni la voix, deux expressions qui ont un sens diffèrent chacune, au lieu d’être la répétition l’une de l’autre. Les deux poètes parlent des rochers où le jeune prince trouve la mort ; le premier le fait avec noblesse : À travers les rochers la peur les précipite ; le second ajoute aux rochers une épithète qui, loin de faire de l’effet, excite le rire dans ce moment solennel : Sur les rochers pointus qui lui percent le flanc

Reconnaissons cependant que le récit de Pradon se recommande par de belles pensées qu’il ne doit point à Racine, telles que celle-ci qui contient l’expression d’un tendre sentiment : Il s’éloigne à regret d’un rivage si cher ; et celle-ci qui respire l’intrépidité, la bravoure :

Le minotaure en Crète à mon bras était dû ;
Et les dieux réservaient ce monstre à ma vertu.

Le vers suivant est parfait et inspire la pitié :

Sa tête qui bondit ensanglante la terre.

Racine est bien supérieur à Pradon dans la création du monstre, et dans le portrait qu’il nous en fait : son front, ses cornes, son corps couvert d’écailles, et

Sa croupe (qui) se recourbe en replis tortueux,

jettent la terreur dans l’âme ; le ciel et la terre en sont épouvantés. L’admirable fiction du dieu

Qui d’aiguillons pressait leurs flancs poudreux

est toute poétique et atteste combien l’imagination de Racine était plus riche que celle de Pradon. Il nous semble légitime de dire que le récit de Racine brille de toutes les couleurs de la poésie, et que c’est un des plus beaux morceaux dramatiques qui existent dans notre littérature.

Lectures. — Mort d’Hippolyte, par Racine. Vol. II, nº 8. — Mort d’Hippolyte, par Pradon. Vol. II, nº 9.

Comme on le voit, les deux auteurs ont traité le même sujet. Ce n’est point sur le plan, sur la succession des idées que notre étude vient de porter, mais sur la manière dont les idées analogues sont rendues par les deux écrivains. Il nous semble que le premier est supérieur au second par l’élégance et la noblesse de son style ; et, s’il est juste de dire que Racine a été quelque fois égalé par Pradon sous le rapport des pensées, il l’est aussi de reconnaître combien le second est inférieur quant à l’expression : Racine lui-même n’hésitait pas à dire sincèrement : « Je ne pense pas mieux, mais j’écris mieux que Pradon. » On sera facilement de l’avis de Racine, si l’on prend la peine de comparer entre elles d’une manière complète les idées analogues qui constituent ces deux pièces de poésie.

Section II. — Des Pensées, considérées dans les rapports qu’elles ont entre elles. §

De même que dans la construction d’un édifice, nous voyons l’habile charpentier disposer d’abord les principales pièces de charpente destinées à former l’ensemble de l’habitation, puis pincer ensuite les pièces de bois secondaires destinées à la distribution intérieure des appartements de cet édifice ; de même l’écrivain, dans la construction du discours, doit établir d’abord les idées principales qui concourent à l’ensemble du sujet qu’il traite, puis les idées accessoires qui se rattachent à chaque idée principale.

Pour harmoniser ces différentes pensées entre elles, pour qu’il y règne un accord parfait, il faut porter son attention sur trois points principaux, qui sont :

1° L’accord des pensées entre elles pour donner au sujet l’unité ;

2° La transition d’une pensée à l’autre ;

3° La gradation.

1° Accord des Pensées, ou Unité §

Lorsqu’il s’agit d’unir plusieurs pensées, la première condition, c’est qu’elles soient d’accord entre elles, qu’elles se rapportent à un objet unique, et qu’elles forment un tout pour produire sur l’esprit une seule impression, il faut donc rejeter les pensées qui ne seraient point utiles au sujet dont on s’occupe.

La Bruyère veut définir le Distrait : chaque pensée est un trait caractéristique de la distraction, et mesure que les idées se succèdent, nous voyons le portrait se compléter jusqu’à son entière perfection.

Le Distrait.

Ménalque descend son escalier, ouvre la porte pour sortir ; il la referme ; il s’aperçoit qu’il est en bonnet de nuit ; et venant à mieux s’examiner il se trouve rasé à moitié ; il voit que son épée est mise du côté droit, que ses bas sont rabattus sur ses talons, et que sa chemise est par-dessus ses chausses. S’il marche dans les places, il se sent tout un coup rudement frappé à l’estomac un au visage, il ne soupçonne point ce que ce peut être, jusqu’à ce qu’ouvrant les yeux et se réveillant, il se trouve devant un limon de charrette, ou derrière un long ais de menuiserie, que porte un ouvrier sur ses épaules. On l’a vu quelquefois heurter du front contre celui d’un aveugle, s’embarrasser dans ses jambes, et tomber avec lui, chacun de son côté, à la renverse.

Lecture. — Le Distrait. Vol. II, nº 10.

Fléchier dans l’oraison funèbre de Turenne, fait voir que : tout le royaume pleure la mort de ce héros. Voici comment il présente l’ensemble de ses idées :

Mort de Turenne

Que de soupirs, que de plaintes, que île louanges retentissent dans les villes et dans la campagne ! L’un, voyant croître ses moissons, bénit la mémoire de celui à qui il doit l’espérance de sa récolte ; l’autre, qui jouit en repos de l’héritage qu’il a reçu de ses pères, souhaite une éternelle paix à celui qui l’a sauvé des désordres et des cruautés de la guerre ; ici l’on offre le sacrifice adorable de Jésus-Christ pour l’âme de celui qui a sacrifié sa vie et son sang pour le bien public ; là, on lui dresse une pompe funèbre, où l’on s’attendait de lui dresser un triomphe ; chacun choisit l’endroit qui lui paraît le plus éclatant dans une si belle vie ; tous entreprennent son éloge ; et chacun s’interrompant lui-même par ses soupirs et par ses larmes, admire le passé, regrette le présent, et tremble pour l’avenir. Ainsi tout le royaume pleure la mort de son défenseur, et la perte d’un homme seul est une calamité publique.

2° Transitions, ou Liaisons §

Nous venons de voir que les idées doivent s’accorder entre elles. Le deuxième point important consiste à savoir les lier ensemble, et faire en sorte qu’elles se succèdent régulièrement : c’est ce qu’on nomme liaison ou transition. La liaison est l’art d’enchaîner les pensées ; la transition est l’art de passer de l’une à l’autre naturellement.

Boileau dit que les transitions sont ce qu’il y a de plus difficile dans l’art d’écrire : aussi rien ne donne plus d’agrément et de force même au discours que la liaison parfaite des idées dont il se compose.

Nous pouvons distinguer deux sortes de liaisons ou transitions : la première est un lien invisible, qui existe dans l’esprit de l’écrivain, et qui n’est saisissable que dans la succession des pensées qu’il exprime. Cette liaison est sœur : de l’unité : elle fait adhérer les unes aux autres toutes les pensées dont se compose le tissu du discours.

Ainsi Bossuet voulant nous montrer que Dieu seul est le maître absolu de tous les hommes, nous annonce d’abord que sa puissance s’exerce dans les cieux, et sur tous les empires du monde, puis il nous amène à conclure que ce Dieu peut alors élever et abaisser son gré les princes et les rois :

Celui qui règne dans les cieux, de qui relèvent tous les empires, à qui seul appartient la gloire, la majesté, l’indépendance est aussi le seul qui se glorifie de faire la loi aux rois, et de leur donner, quand il lui plaît, de grandes et terribles leçons.

La deuxième espèce de liaison ou transition est visible, facile à saisir, et consiste dans certains mots, ou certaines parties de phrases, qui marquent le passage de ce qu’on a dit à ce qu’on va dire. Ces transitions sont très variées et nombreuses.

La Fontaine, dans la fable, le Chêne et le Roseau, lorsque le Roseau a fini de répondre au discours orgueilleux du Chêne, se sert d’une transition pour passer à l’arrivée de la tempête :

Votre compassion, lui répondit l’arbuste,
Part d’un bon naturel : mais quittez ce souci ;
    Les vents me sont moins qu’à vous redoutables :
Je plie, et ne romps pas. Vous avez jusqu’ici
          Contre leurs coups épouvantables
          Résisté sans courber le dos ;
Mais attendons la fin.

Les acteurs cessent ici leur dialogue.

                                 Comme il disait ces mots,
Du bout de l’horizon accourt avec furie,
            Le plus terrible des enfants
Que le Nord eut portés jusque-là dans ses flancs.

Lecture. — Le Chêne et le Roseau. Vol. II, nº 44.

Dans la Henriade, lorsque Henri IV raconte à Élisabeth les troubles de la France, après lui avoir parlé de la sécurité fatale dans laquelle vivaient les protestants, et lui avoir exprimé la douleur qu’il ressentit a la mort de sa mère Jeanne d’Albret, il passe de là au récit de la mort de Coligny ; il amène ce sanglant épisode par deux vers, qui préparent le lecteur à cette scène dramatique :

Ma mère enfin mourut, pardonnez à des pleurs
Qu’un souvenir si tendre arrache à mes douleurs.
    Cependant tout s’apprête et l’heure est arrivée
Qu’au fatal dénouement la reine a réservée.
Le signal est donné sans tumulte et sans bruit :
C’était à la faveur des ombres de la nuit,
Etc.
3° Gradation §

Le troisième rapport à établir entre plusieurs idées réunies, c’est un rapport de gradation, un certain arrangement des pensées tel que les pensées soient disposées selon leur degré de force ou de faiblesse.

Il y a un exemple de gradation dans ce passage de l’Oraison funèbre de Turenne, lorsque Fléchier parle des sentiments religieux de son héros et de son humanité.

Seigneur, qui éclaire les plus sombres replis de nos consciences, et qui voyez dans nos plus secrètes intentions ce qui n’est pas encore, comme ce qui est, recevez dans le sein de votre gloire cette âme qui bientôt n’eût été occupée que des pensées de votre éternité ; recevez ces désirs qui vous lui aviez vous-même inspirés. Le temps lui a manqué et non plus le courage de les accomplir. Si vous demandez des œuvres ; avec ces désirs, voilà des charités qu’il a faites, ou destinée pour le soulagement et le salut de ses frères ; voilà, des âmes égarées qu’il a ramenées à vous par ses assistances, par ses conseils, par son exemple ; voilà ce sang de votre peuple qu’il a tant de fois épargné, voilà ce sang qu’il a si généreusement répandu pour vous ; et pour dire encore plus, voilà ce sang que Jésus-Christ a versé pour lui.

Autre exemple : Pyrrhus dit en parlant d’Andromaque :

La misère l’aigrit ; et toujours plus farouche,
Cent fois le nom d’Hector est sorti de sa bouche :
Vainement à son fils j’assurais mon secours ;
C’est Hector, disait-elle, en l’embrassant toujours :
Voilà ses yeux, sa bouche, et déjà son audace ;
C’est lui-même, c’est toi, cher époux, que j’embrasse.

La Fontaine nous donne un charmant exemple de gradation dans sa fable de la Laitière et le Pot au lait ; le voici :

         Notre laitière ainsi troussée
         Comptait déjà dans sa pensée
Tout le prix de son lait, en employait l’argent ;
Achetait un cent d’œufs, faisait triple couvée :
La chose allait à bien par son soin diligent.
         Il m’est ; disait-elle, facile
D’élever des poulets autour de ma maison ;
         Le renard sera bien habile
S’il ne m’en laisse assez pour avoir un cochon
Le porc à s’engraisser coûtera peu de son ;
Il était, quand je l’eus, de grosseur raisonnable :
J’aurai le revendant de l’argent bel et bon.
Et qui m’empêchera de mettre en mon étable,
Vu le prix dont il est, une vache et son veau,
Que je verrai sauter au milieu du troupeau ?
Perrette, là-dessus, saute aussi transportée.
La Fontaine.

Lecture. — La Laitière et le Pot au lait. Vol. II, nº 42.

Chapitre III. — Ornements du Style, qui consistent dans les Mots ou Figures §

Les figures sont des expressions, des tours, des mouvements de style, qui, par la manière dont ils rendent la pensée, y ajoutent de la force, de la singularité, de la grâce et de l’élégance.

Pour bien comprendre, il faut apprendre d’abord ce que c’est que le sens propre et le sens figuré des mots.

Les mots sont pris dans leur sens propre, lorsqu’ils signifient la chose pour laquelle ils ont été créés ; et ils sont pris au figuré, lorsqu’on les dépouille de leur signification primitive ou naturelle, pour les revêtir d’une signification nouvelle. Quelques exemples rendront cette explication plus sensible.

Le mot fureur a été créé pour exprimer une colère violente, lorsqu’on dit : la fureur de Roland, le mot fureur est employé dans son sens propre ; et lorsque Racine a dit : la fureur des flots, il a employé cette expression dans un sens figuré, c’est-à-dire que ce mot n’a plus ici sa signification première, mais il a une signification nouvelle qui lui est donnée par extension.

Il en est de même des expressions suivantes qui sont employées dans leur sens propre ; la colère d’Achille, le feu brûle, un rayon de soleil, la chaleur du feu ; et dans un sens figuré : la colère des flots, le feu d’un diamant, le feu des yeux, un rayon d’espérance, la chaleur du combat, le torrent bondit, une colonne de feu, le lever du soleil des flots de sang.

« L’usage d’employer les mots dans un sens figuré s’étend fort loin, a dit Cicéron. C’est le besoin qui l’a fait naître par l’effet nécessaire de la pauvreté du langage à son origine. Dans la suite, on s’est plu faire un ornement de ce qui avait été une nécessité, comme les vêtements, destinés primitivement à nous protéger contre le froid, ont été employés plus tard à parer notre personne et à lui donner de la dignité. C’est par le besoin qu’on s’est servi d’abord du style figuré ; mais c’est par goût qu’on en a conservé l’usage. »

Nous diviserons les figures en six classes :

1° Les figures de grammaire ;

2° Les tropes ;

3° Les figures de mouvement ;

4° Les figures de suspension ;

5° Les figures de symétrie ;

6° Les figures passionnées.

Section I. — Figures de grammaire §

Les figures de grammaire consistent dans l’emploi d’une forme grammaticale ; ce sont :

1° L’ellipse,

2° le pléonasme,

3° l’hyperbate,

4° la syllepse,

5° l’antonomase.

1° Ellipse §

L’Ellipse supprime des mots dont la construction grammaticale a besoin, afin d’ajouter à la concision sans nuire à la clarté. Exemples : Cherchez qui vous mène, mes chères brebis, mis pour (vous) cherchez (quelqu’un) qui vous mène.

2° Pléonasme §

Le Pléonasme emploie des mots inutiles pour le sens, mais qui ajoutent à la phrase plus de force ou de grâce : Ex. :

Moi, des bienfaits de Dieu je perdrais la mémoire !
3° Hyperbate §

L’Hyperbate renverse l’ordre naturel des mots, et ne se dit que de petites inversions qui ne dépassent pas un membre de phrase. Ex : Qui langue a, à Rome va.

4° Syllepse §

La Syllepse fait accorder un mot avec celui auquel il correspond dans la pensée, plutôt qu’avec celui auquel il se rapporte grammaticalement. On distingue la syllepse du genre, du nombre et de la personne. Ex. : Les vieilles gens sont soupçonneux.

Tout le peuple au-devant court en foule avec joie ;
Ils bénissent le chef que Madrid leur envoie.
Voltaire.
5° Antonomase §

L’Antonomase emploie un nom propre à la place d’un nom commun, et un nom commun à la place d’un nom propre. Ex. : Le Sauveur, pour Jésus-Christ ; L’Orateur pour Cicéron ; l’Apôtre, pour saint Paul.

Un Auguste aisément peut faire des Virgiles.

Section II. — Tropes §

Nous venons de voir, en parlant des figures, que la disette des expressions avait fait donner à un mot une signification autre que celle qui lui avait été assignée dans le principe. C’est à cette époque que remonte la naissance des tropes. Au lieu de créer un mot nouveau pour exprimer une pensée nouvelle, pour représenter un homme cruel, par exemple, on prit une expression déjà usitée, telle que tigre, on la détourna de sa signification naturelle pour lui en donner une autre et on la désigna sous le nom de trope. Bientôt il arriva que ces mots, dotés d’un nouveau sens, devinrent un des plus beaux ornements du langage ; les écrivains et les poètes surtout les semèrent dans leurs compositions, comme autant de pierres précieuses dont ils embellirent et enrichirent leur style.

En un mot, les tropes sont des figures qui changent la signification primitive d’un mot pour lui en donner une plus expressive.

Les principales figures que l’on nomme tropes, sont :

1° la métaphore,

2° la catachrèse,

3° la métonymie,

4° la synecdoque,

5° l’ironie,

6° l’hyperbole,

7° l’allégorie,

et 8° l’allusion.

§ I. Métaphore §

Du grec Métaphérô qui signifie transporter.

On appelle Métaphore une figure par laquelle ou transporte la signification propre d’un mot à une autre signification qui ne lui convient qu’en vertu d’une comparaison qui se fait clans l’esprit. Quintilien l’appelle une comparaison abrégée-

Ainsi lorsque Voltaire dit dans la Henriade :

Ces tigres à ces mots tombent à ses genoux,

le mot tigre est pris dans un sens métaphorique, c’est-à-dire qu’il ne désigne plus ici l’animal qui porte ce nom, mais des hommes qui, par l’Insensibilité, par la férocité de leur cœur, ressemblent à cet animal.

La métaphore donne du corps aux objets qui n’existent que dans l’imagination : elle exprime tout ce qui appartient à l’âme par des images sensibles ; elle nous fait comprendre, elle nous fait toucher du doigt, pour ainsi dire, les objets les plus spirituels, les plus abstraits. C’est ainsi que nous disons : la pénétration de l’esprit, la rapidité de la pensée, la chaleur du sentiment, la dureté du cœur, la lumière de l’esprit, les couleurs de la vérité, la fleur de l’âge, le flambeau de la raison les ailes du Temps.

Elle sert encore à peindre un objet sensible sous des traits plus riants ou plus énergiques, tels que : une maison gaie, une campagne riante, un discours froid un coup d’œil sûr, un livre amusant, ennuyeux, etc., un sillon de feu, l’enfance du monde, le poids des années, la faux du Temps.

Les exemples suivants doivent leur charme à la métaphore :

         La rose est la reine des fleurs.

Celui qui met un frein à la fureur des flots,
Sait aussi des méchants arrêter les complots.

La jeunesse en sa fleur brille sur son visage :
Son menton sur son sein descend à double étage.
Boileau, le Lutrin, ch. I.

Si le serin est le musicien de la chambre, le rossignol est le chantre des bois.
Buffon.

Du Christ avec ardeur Jeanne baisait l’image ;
Ses longs cheveux épars flottaient au gré des vents :
Au pied de l’échafaud, sans changer de visage,
          Elle s’avançait à pas lents.

          Ah ! pleure, fille infortunée !
          Ta jeunesse va se flétrir
          Dans sa fleur trop tôt moissonnée !
          Adieu, beau ciel, il faut mourir !

Tu ne reverras plus les riantes montagnes,
Le temple, le hameau, les champs de Vaucouleurs,
          Et la chaumière, et les compagnes,
Et ton père expirant sous le poids des douleurs.
C. Delavigne.

Lecture. — Mort de Jeanne d’Arc. Vol. II, nº 43.

Des défauts de la Métaphore §

1° Le nombre des métaphores est illimité et l’on peut en créer à tout moment de nouvelles, c’est la plus riche de toutes les figures ; elle embellit et colore le style : aussi doit-elle être juste, noble et claire. Comme l’objet de cette figure est de comparer deux choses entre elles, et de découvrir le côté par lequel elles se ressemblent, il faut mettre le plus grand soin à ne pas fausser l’analogie de leurs rapports.

Un de nos écrivains modernes, Capefigue, dans le récit du combat à la lance de Guillaume des Barres, contre Richard et le comte d’Arundel, a péché contre la justesse de la comparaison en disant : Dès le premier effort, la lance remporte un succès, et enveloppe dans une même chute et le comte et son cheval. On dit bien d’une lance qu’elle est victorieuse, qu’elle remporte un succès ; mais dire qu’elle enveloppe est trop hardi et fait une métaphore vicieuse.

On a aussi critiqué avec justice Rousseau, pour avoir dit dans une de ses odes :

Et les jeunes zéphyrs de leurs chaudes haleines.
        Ont fondu l’écorce des eaux.

Il y a ici deux expressions qui se contrarient : on fond de l’or, de l’argent, etc., mais on ne fond pas une écorce. Ces vers pèchent donc aussi contre la justesse des expressions. Quand la métaphore est ainsi mal soutenue, quand sa ressemblance est trop éloignée ou ne peut pas être saisie tout d’abord, on dit alors qu’elle est trop hardie.

2° Les métaphores sont défectueuses, quand elles sont tirées de sujets bas, ou que la pensée est triviale, telle est celle-ci dépensera de au sujet du déluge ; de ce châtiment immense dont Dieu punit la perversité des hommes :

Dieu lava bien la tête à son image.

Et celle-ci de Tertullien :

Le déluge fut la lessive de la nature.

3° Les métaphores sont encore vicieuses, quand elles sont fades, forcées, de mauvais goût. Ex. :

Périclès dit, en parlant de la jeunesse athénienne qui avait péri dans les combats :

L’année a été dépouillée de son printemps.

Métaphores fades et de mauvais goût ;

Je baignerai mes mains dans les ondes de tes cheveux.

 

Si la carrière d’Alexandre eut été plus longue, il eût trouvé au bout les épines des roses dont la fortune l’avait couronné.

Saint-Évremond.

Elles sont forcées, exagérées, ridicules même dans quelques vers de Corneille :

Chimène demandant justice au roi :

Ce sang qui tout sorti fume encor de courroux
De se voir répandu pour d’autres que pour vous…

Son flanc était ouvert, et pour mieux m’émouvoir,
Son sang sur la poussière écrivait mon devoir…
Corneille, le Cid.

Thisbé ramassant le poignard dont Pyrame s’est percé le sein :

Ah ! voilà le poignard qui du sang de son maître
S’est souillé lâchement !… il en rougit, le traître !
Théophile de Viau, tragédie de Pyrame.

Et dans cet exorde du discours d’un bon père capucin :

J’embarque ce discours sur le galion de mes lèvres, pour passer la mer orageuse de vos attentions, et arriver au port fortuné de vos oreilles.

4° Elles sont défectueuses enfin, lorsqu’il y a plusieurs métaphores de suite, prises de sujets opposés, ou lorsque les idées ne peuvent se lier :

Malherbe a dit :

Prends ta foudre, Louis, et va comme un lion.

Le dernier hémistiche, va comme un lion, ne continue pas la métaphore ; l’analogie aurait exigé que l’on dît : Et va comme Jupiter, puisque la foudre que le poète met accidentellement aux mains de Louis est l’arme habituelle de Jupiter.

Le même défaut se fait remarquer dans la métaphore suivante :

La victoire affaiblit vos remparts désolés ;
Du sang qui les inonde ils semblent ébranlés.
Voltaire.

Le sang n’ébranle point les murailles : il peut seulement les inonder : la métaphore est mal soutenue.

5° Nous terminerons nos remarques sur la métaphore par quelques observations générales : il faut que la métaphore soit nécessaire ; qu’elle ait, comme le dit Quintilien plus de force que le terme simple qu’elle chasse et dont elle vient remplir la place vacante, et surtout qu’elle soit employée avec discernement. Un style trop orné rebute tout autant que celui qui l’est trop peu : la parure ajoute aux charmes d’un joli visage, mais il est un art de la placer ; sans cela, on s’attirerait l’application de ce mot spirituel, dit à un peintre peu habile qui montrait un portrait d’Hélène qu’il avait surchargée de perles et de diamants : « Tu l’as faite bien riche, ne pouvant la faire belle. »

§ II. Catachrèse §

Du grec Catachrèsis qui signifie emploi.

Il est reconnu que toutes les langues, même les plus riches, manquent quelquefois des termes nécessaires pour représenter chaque idée particulière Lorsqu’une idée nouvelle demande à être exprimée, on emprunte à tort le mot propre de l’idée qui a le plus de rapport avec ce que l’on veut représenter. Ainsi ferrer un cheval signifie mettre une lame de fer sous le pied d’un cheval ; voici ce qui motive le verbe ferrer ; mais si le fer est remplacé par l’argent, le verbe ferrer doit être remplacé par un autre mot qui pourrait être semblable au verbe argenter ; il n’existe point dans notre langue d’expression pour cette idée ; alors on continue de se servir du mot ferrer, et l’on dira : ce cheval est ferré d’argent ; comme les deux termes ferré et argent sont de nature différente, c’est dans leur rapprochement que consiste la figure, à laquelle on a donné le nom de catachrèse, ou a bus des mots.

La catachrèse est donc un emploi, une signification nouvelle selon donne à certains mots par extension.

Cette figure existe dans les expressions et phrases suivantes :

Une feuille de papier d’argent, une plume de fer, etc.

 

Au moment où l’ambassadeur d’Angleterre fut introduit auprès de la reine, il aperçut les petits princes qui allaient à cheval sur le dos : du roi, complaisamment couché par terre sur ses deux genoux et ses deux mains.

Vie de Henri IV.

 

Le matin, l’herbe est perlée de rosée et elle se sèche avec les rayons du soleil.

 

                                         Dans ces lieux ennemis,
Un insecte aux longs bras, de qui les doigts agiles
Tapissaient ces vieux murs de leurs toiles fragiles,
Frappe ses yeux.
Delille.

Lecture. — Exemples de Catachrèse. Vol. II, nº 44.

§ III. Métonymie §

Du grec Metônymia, changement de nom.

Ce plat est pour Arlequin, disait Louis XIV, au couvert duquel le bouffon Dominique était admis. — Votre Majesté m’adresse-t-elle aussi les perdrix qui sont dessus ? reprit le comédien.

Et il en coûta un plat d’or à Louis XIV pour avoir parlé par métonymie.

La Métonymie transporte le nom d’une chose à une autre chose distincte, mais que l’esprit est disposé à confondre : Elle consiste à prendre :

1° La cause pour l’effet, comme : vivre de son travail, c’est-à-dire de ce que l’on gagne en travaillant ;

Racine, Corneille, Rollin, pour les œuvres de Racine, de Corneille, de Rollin.

Le nom des dieux du paganisme se prend pour la chose à laquelle ils présidaient : Vulcain pour le feu, Mars pour la guerre, Neptune pour la mer, les Muses pour les beaux-arts, Apollon pour la poésie, etc.

2° L’effet pour la cause. Ex. :

Le mont Pélion n’a plus d’ombre, c’est-à-dire d’arbres ; le mot ombre qui est l’effet des arbres est mis ici pour les arbres mêmes ;

La foudre est dans ses yeux ; la mort est dans ses mains, c’est-à-dire l’arme qui cause la mort ;

La pâle mort, pour la mort qui rend pâle ;

La jeunesse folâtre, pour la jeunesse qui rend folâtre ;

La triste vieillesse, pour la vieillesse qui rend triste.

3° L’instrument avec lequel une chose se fait pour l’intelligence, qui dirige, qui emploie cet instrument.

Un pinceau habile, pour un peintre habile ;

Une bonne lame, pour l’homme qui sait bien manier l’épée ;

Une belle main, pour une belle écriture ;

Une plume élégante, pour un écrivain élégant.

4° Le contenant pour le contenu. Ex. :

Il boit la coupe empoisonnée ; la terre se tait ;

Toute la ville le sait ; Rome entière admirait les Fabiens,

5° Le nom de l’auteur pour la chose qu’il a produite :

Un Homère, un Virgile, pour une édition d’Homère, de Virgile ;

Un Raphaël, pour un tableau de Raphaël ;

Un barème, pour un livre d’arithmétique ;

Une carcel, pour une lampe, etc.

6° Le nom du lieu où une chose se fait pour la chose même. Ex. :

Un Cachemire, un Perse, un Nankin, un Damas, un Madras, etc. ;

Le Lycée, pour les disciples ou la doctrine d’Aristote ;

Le Portique, pour les disciples ou la doctrine de Zénon ;

L’Académie, pour la doctrine de Platon, ou pour les vivants qui cultivent les langues, les sciences et les beaux-arts ;

La Sorbonne, l’Université, etc., pour cette réunion de savants qui s’occupent de théologie, d’études, etc.

7° Le signe pour la chose signifiée. Ex. :

Le trône ou le sceptre, pour la royauté ;

L’épée, pour le métier des armes ;

La robe, pour la magistrature ;

La houlette, pour la vie des champs ;

La croix, pour le christianisme ;

Le froc, pour la vie monastique ;

Les léopards, pour l’Angleterre ;

Le lion belge, pour les Pays-Bas ;

L’aigle germanique, pour l’Allemagne, etc.

8° On prend enfin, pour exprimer un sentiment, l’organe ou la partie du corps, qui en est considérée comme le siège. Ex. :

Le cœur, pour le courage ;

La tête, la cervelle, pour l’esprit, le jugement ;

Une mauvaise langue, pour la médisance, la calomnie, etc.

Lecture. — Exemples de Métonymie. Vol. II, nº 45.

§ IV. Synecdoque §

Du grec Synekdokhè, compréhension.

La Synecdoque fait concevoir à l’esprit plus ou moins que le mot dont on se sert ne signifie dans le sens propre.

Elle consiste à prendre :

1° La partie pour le tout et réciproquement, comme :

Le foyer rustique, pour la maison rustique ;

Dix hivers, dix printemps, pour dix années ;

Une tête chère, pour une personne chérie ;

Le seuil, pour la maison ;

Cent voiles, pour cent vaisseaux ;

La Seine, pour la France (ce qui est aussi une métonymie) ;

Un castor, pour un chapeau fait de poils de castor.

2° Le singulier pour le pluriel et réciproquement comme :

Le Français, pour les Français ;

Le Breton, pour les Bretons ;

Les peuples, pour le peuple ;

L’oiseau, pour les oiseaux, etc.

3° Le nom de la matière pour la chose qui en est faite, comme :

Fer, acier, pour épée, poignard, etc. ;

Airain, pour cloche, canon ;

L’or, l’argent, pour la monnaie d’or ou d’argent ;

L’ivoire, pour un peigne d’ivoire, ou tout autre objet fait en ivoire, etc. ;

Le lin, pour la robe qui en est faite ;

Le plomb, pour les balles qui en sont faites ;

Le salpêtre, pour la poudre à canon.

4° Le genre pour l’espèce (l’espèce est la subdivision du genre), comme :

Les mortels, pour les hommes ;

La créature, pour l’homme ;

L’animal, pour une espèce particulière d’animaux ;

L’insecte, pour une espèce particulière d’insectes, etc.

5° L’abstrait pour le concret ; l’invisible pour le visible, comme :

L’esclavage, pour les esclaves ;

L’innocence, pour l’homme innocent ;

La cruauté, pour l’homme cruel ;

La douceur, pour l’homme doux, etc.

6° Les noms propres devenus noms communs, pour désigner une classe particulière d’individus et réciproquement, comme :

Un Auguste, pour un protecteur des lettres ;

Un Sully, un Colbert, pour un ministre éclairé, intègre ;

Un Néron, pour un homme cruel ;

Un Érostrate, pour un homme insensé, qui veut parvenir il la célébrité à tout prix ;

Une Médée, pour une femme furieuse ;

Un Bossuet, pour désigner un grand orateur ;

Le héros, pour Achille, etc.

Le Sauveur, pour Jésus-Christ.

Le vieillard, pour Mentor, etc.

L’esclave de Phrygie, pour Ésope,

Lecture. — Exemples de Synecdoque. Vol. II, nº 46.

§ V. Ironie §

L’Ironie est une figure par laquelle ou dit tout le contraire de ce que l’on pense et de ce que l’on veut faire penser aux autres.

Il y a plusieurs espèces d’ironies :

1° L’une badine et enjouée, qui raille avec art, sans aigreur. Telle est celle qui caractérise les vers suivants de Boileau :

Si l’on vient à chercher pour quel secret mystère
Alidor à ses frais bâtit un monastère :
Alidor ! dit un fourbe, il est de mes amis :
Je l’ai connu laquais avant qu’il fût commis :
C’est un homme d’honneur, de piété profonde,
Et qui veut rendre à Dieu ce qu’il a pris au monde.

Et plus loin :

Je le déclare donc : Quinault est un Virgile ;
Pradon comme un soleil en nos ans a paru ;
Pelletier écrit mieux qu’Ablancourt ni Patru ;
Cotin à ses sermons traînant toute la terre.
Fend les flots d’auditeurs pour aller à sa chaire ;
Sofal est le phénix des esprits relevés ;
Perrin…………………………………………
Boileau, Satire IX.

C’est ce qu’on appelle ironie socratique, parce que cette raillerie fine et pleine de sens était Parme habituelle de Socrate.

2° L’autre espèce d’ironie prend le langage de la gaieté et raille d’une manière flatteuse ; elle déguise la louange sous le voile du blâme, et réciproquement. Elle prend le nom d’astéisme. C’est la manière que Boileau emploie lorsque, voulant faire l’éloge de Louis XIV, il lui fait adresser des reproches par la Mollesse :

Ce doux siècle n’est plus. Le ciel impitoyable
À placé sur le trône un prince infatigable.
Il brave mes douceurs, il est sourd à ma voix ;
Tous les jours il m’éveille au bruit de ses exploits.
Rien ne peut arrêter sa vigilante audace :
L’été n’a point de feux, l’hiver n’a point de glace.
J’entends à son seul nom tous mes sujets frémir.
Ln vain deux fois la paix a voulu l’endormir ;
Loin de moi son courage, entraîné par la gloire.
Ne se plaît qu’à courir de victoire en victoire.
Je me fatiguerais à te tracer le cours
Des outrages cruels qu’il me fait tous les jours.
Le Lutrin, ch. II.

Voiture se sert de cette figure dans une lettre qu’il écrit à M. le comte d’Avaux, plénipotentiaire du roi de France à Munster :

« À ce que je vois, vous autres plénipotentiaires, vous vous divertissez, agréablement à Munster ; il vous prend envie de rire une fois en six mois. Vous faites bien de prendre le temps, tandis que vous l’avez et de jouir des douceurs de la vie que la fortune vous donne. Vous êtes là comme rats en paille, dans les papiers jusqu’aux oreilles, toujours lisant, écrivant, corrigeant, proposant, conférant, haranguant, consultant dix ou douze heures par jour, dans de bonnes chaises à bras, bien à votre aise, pendant que nous autres, pauvres diables, sommes ici, marchant, jouant, causant, veillant et tourmentant notre misérable vie. »

3° L’ironie devient sanglante, quand elle est inspirée par la fureur ou le désespoir. Dans la tragédie d’Andromaque, Hermione dit à Pyrrhus :

Seigneur, dans cet aveu dépouillé d’artifice,
J’aime à voir que du moins vous vous rendiez justice.
Et que, voulant bien rompre un nœud si solennel,
Vous vous abandonniez au crime en criminel.

Oreste, après avoir tué Pyrrhus pour plaire à Hermione, apprend qu’elle a pu lui survivre et qu’elle vient de se donner la mort.

Grâce aux dieux mon malheur passe mon espérance !
Oui, je te loue, ô ciel, de ta persévérance !
Appliqué sans relâche au soin de me punir,
Au comble des douleurs tu m’as fait parvenir ;
Ta haine a pris plaisir à former ma misère ;
J’étais né pour servir d’exemple à ta colère,
Pour être du malheur un modèle accompli :
Hé bien ! je meurs content et mon sort est rempli.
Racine, Andromaque, scène dernière.

4° Il y a une espèce d’ironie brève, mordante et envenimée, qui assaisonne les railleries du sel le plus amer : elle est connue sous le nom de sarcasme.

C’est ainsi qu’un homme cruel est appelé bon, et que Ptolémée, roi d’Égypte, accusé d’avoir empoisonné son père, reçut le surnom de Philopator qui aime son père.

Lectures. — 1° Hermione à Pyrrhus. Vol. II, nº 17. — 2° Mort de Jeanne d’Arc. Vol. II, nº 43.

§ VI. Hyperbole §

Du grec Hyper, au-delà, et Ballô, jeter.

L’Hyperbole exagère à dessein les objets, pour en donner une plus haute idée, ou même quelquefois pour la tourner en ridicule. Elle est l’effet d’une, imagination vivement frappée, à, qui les expressions ordinaires paraissent trop faibles. Nous employons cette figure, lorsque nous disons : ce cheval court plus vite que le vent ; il marche plus lentement qu’une tortue ; des ruisseaux de vin, de lait et de miel, etc.

L’emploi de cette figure a lieu dans les phrases suivantes :

Déjà il avait abattu Ctésilas, si léger à la course, qu’à peine il imprimait la trace de ses pas sur le sable, et qu’il devançait dans son pays les plus rapides flots de l’Eurotas et de l’Alphée.

Fénelon, Télémaque.

De loin, il pousse un cri qui se fait entendre des deux armées : ce cri de Télémaque porte le courage et l’audace dans le cœur des siens ; il glace d’épouvante les ennemis.

Défauts de l’Hyperbole §

1° Il faut, selon Quintilien, user sobrement de cette figure, sans quoi l’on tomberait dans l’enflure et l’on dépasserait les bornes du bon goût. On ressemblerait à Brébeuf, dont Boileau a critiqué les défauts en disant :

Mais n’allez point aussi sur les pas de Brébeuf,
Même en une Pharsale, entasser sur les rives,
De morts et de mourants cent montagnes plaintives
Prenez : mieux votre ton……
Art poétique, ch. Ier.

2° C’est le défaut que l’on pourrait remarquer dans les lignes qui suivent ; dans la France industrielle, M. Aimé Martin s’exprime ainsi :

Du haut de ses coteaux chargés de vignes, des fleuves de vin coulent éternellement dans la coupe de tous les peuples, tandis que ses larges plaines, les moissons ondoient, comme les flots de la mer sous le vent qui les courbe, sous le soleil qui les mûrit.

Hyperbole trop gigantesque.

3° M. Ballanche parle de la beauté :

Mais si toutes les choses merveilleuses qui font la joie et l’orgueil des mortels n’ont que la durée d’un instant, combien cet instant est fugitif pour la plus merveilleuse de toutes ! Sa présence nous plonge dans une rêverie ravissante ; et lorsque nous sortons de cette rêverie, la beauté n’est plus ; elle a passé comme une ombre ; elle s’est évanouie comme le souvenir confus d’un songe plein d’enchantement.

Cette hyperbole est un peu outrée pour dire que la beauté passe rapidement.

4° Les poètes se permettent souvent des exagérations qui conviennent au merveilleux de leurs poèmes. C’est ainsi que Jupiter, dans l’Iliade et l’Énéide, d’un signe de tète ébranle tout l’Olympe ; que Turnus lance à Énée un roc que douze hommes ordinaires n’auraient pu soulever ; qu’Ajax écrase les Troyens avec une massue de trente-trois pieds de long et que Roland furieux, dans le poème de ce nom, arrache d’une main les arbres les plus forts.

Dans ce cas l’emploi de l’hyperbole agrandit les idées et exige beaucoup de goût ; les poètes y déploient une richesse d’expressions, une profusion d’images qui excitent pleinement l’admiration. Tels sont les passages suivants :

L’enfer s’émeut au bruit de Neptune en furie.
Pluton sort de son trône ; il pâlit et s’écrie :
Il a peur que ce dieu, dans cet affreux séjour,
D’un coup de son trident ne fasse entrer le jour,
Et par le centre obscur de la terre ébranlée
Ne fasse voir du Styx la rive désolée,
Ne découvre aux vivants cet empire odieux,
Abhorre des mortels et craint même des dieux.
Fragments de l’Iliade ; traduits par Boileau.

Par l’hyperbole, on élève et on agrandit les objets, ou bien on les abaisse et on les diminue ; dans le dernier cas, l’hyperbole prend le nom de litote ou exténuation. C’est ainsi qu’on appelle sévère celui qui est cruel ; économe celui qui est avare ; timide, prudent, celui qui est lâche.

Dans les Animaux malades de la peste, l’âne s’accuse devant le lion d’un larcin qu’il a commis, et cherche le plus possible à diminuer sa faute :

L’Âne vint à son tour, et dit : « J’ai souvenance
          Qu’en un pré de moines passant,
La faim, l’occasion, l’herbe tendre, et, je pense.
          Quelque diable aussi me poussant,
Je tondis de ce pré la largeur de ma langue.
La Fontaine.

Iphigénie cherche à ébranler Agamemnon dans la résolution qu’il a prise de la sacrifier :

Si pourtant ce respect, si cette obéissance Paraît digne à vos yeux d’une autre récompense ;
Si d’une mère en pleurs vous plaignez les ennuis,
J’ose vous dire ici qu’en l’état où je suis,
Peut-être assez d’honneurs environnaient ma vie,
Pour ne pas souhaiter qu’elle me fût ravie,
Ni qu’en me l’arrachant un sévère destin
Si près de ma naissance en eût marqué la fin.
Racine, Iphigénie, acte IV, sc. iv.

On trouve encore un exemple de cette figure dans le discours d’Achille à Agamemnon.

Je ne dis plus qu’un mot ; c’est à vous de m’entendre ;
J’ai votre fille ensemble et ma gloire à défendre :
Pour aller jusqu’au cœur que vous voulez percer,
Voilà par quels chemins vos coups doivent passer.
Racine, Iphigénie, acte IV, sc. vi.

Nous compléterons ce que nous avons à, dire sur cette figure par l’indication de quelques exemples qui tirent tout leur mérite de l’hyperbole.

Dans le premier, Ulysse, pour déterminer Agamemnon à immoler sa fille Iphigénie, diminue la grandeur de ce sacrifice, en représentant à ce prince qu’il ne s’agit de répandre qu’un peu de sang.

… De ce soupir que faut-il que j’augure ?…

Dans le deuxième, Voiture écrit au cardinal de la Valette, et lui rend compte d’une fête dans laquelle il réduit à trois douzaines de fusées le feu d’artifice qui l’a terminée. « Le bal continuait avec beaucoup de plaisir, etc. »

Dans le troisième, Malherbe peint d’une manière flatteuse les temps heureux que promet le règne de Louis XIII.

La terre en tous endroits produira toutes choses.
Etc.

Les deux derniers sont empreints d’une originalité piquante ; et l’on n’en sera point étonné, quand on saura que les auteurs sont deux poètes gascons. L’un fait l’éloge du grand Condé ; l’autre témoigne des regrets sur la défaite des Français à Hochstedt.

Lectures. — 1° Ulysse à Agamemnon. Vol. II, nº 48. — 2° Voiture au cardinal de la Valette Vol. II, nº 49. — 3° Malherbe à Louis XIII. Vol. II, nº 20. — 4° Quatrain sur le Portrait du Grand Condé, Vol II, nº 24. — 5° Vers sur la Pyramide d’Hochstedt. Vol. II, nº 22.

§ VII. Allégorie §

L’Allégorie est une métaphore soutenue et continuée La métaphore ne porte que sur un mot et ne présente qu’une image ; l’allégorie étend, développe la métaphore. Cette figure prise au sens propre, paraît désigner tout autre chose que ce que l’on a le dessein de faire comprendre ; il ne faut pas s’attacher aux mots, mais aux pensées ; elle ne sert que de comparaison pour donner l’intelligence d’un autre sens que l’on n’exprime point.

Il faut principalement s’attacher, dans l’allégorie, à soutenir l’image qu’on a d’abord présentée.

C’est ce qui fait le mérite de l’allégorie suivante :

Le Berger et le Troupeau

Quand vous voyez quelquefois un nombreux troupeau qui, répandu sur une colline vers le déclin d’un beau jour, paît tranquillement le thym et le serpolet, ou qui broute dans une prairie une herbe menue et tendre qui a échappé à la faux du moissonneur, le berger, soigneux et attentif, est debout auprès de ses brebis ; il ne les perd pas de vue, il les suit, il les conduit, il les change de pâturages ; si elles se dispersent, il les rassemble ; si un loup avide paraît, il lâche son chien qui le met en fuite ; il les nourrit, il les défend ; l’aurore le trouve déjà en pleine campagne, d’où il ne se retire qu’avec le soleil. Quels soins ! quelle vigilance ! quelle servitude ! Quelle condition vous paraît la plus délicieuse et la plus libre, ou du berger, ou des brebis ? Le troupeau est-il fait pour le berger, ou le berger pour le troupeau ? Image naïve des peuples et du prince qui les gouverne, s’il est bon prince !

La Bruyère.

Une des plus sublimes allégories est celle que nous allons citer et que nous devons au génie de l’immortel Bossuet :

La vie humaine est semblable à un chemin dont l’issue est un précipice affreux. On nous en avertit dès les premiers pas, mais la loi est portée : il faut avancer toujours, je voudrais retourner en arrière… Marche, marche. Un poids invincible, une force irrésistible nous entraîne : il faut sans cesse avancer vers le précipice. Mille traverses, mille peines nous fatiguent, et nous inquiètent sur la route. Encore si je pouvais éviter ce précipice affreux !… Non, non, il faut marcher, il faut courir. Telle est la rapidité des années. On se console pourtant, parce que de temps en temps on rencontre des objets qui vous divertissent, des eaux courantes, des fleurs qui passent : on voudrait s’arrêter… Marche, marche. Et cependant on voit tomber derrière soi tout ce qu’on avait passé : fracas effroyable ! inévitable ruine ! On se console, parce qu’on emporte quelques fleurs cueillies en passant, qu’on voit se faner entre ses mains du matin au soir, et quelques fruits qu’on perd en les goûtant : enchantement ! illusion ! Toujours entraîné, on approche du gouffre affreux ; déjà tout commence à se ternir ; les jardins sont moins fleuris, les fleurs moins brillantes, leurs couleurs moins vives, les prairies moins riantes les eaux moins claires ; tout pâlit, tout s’efface ; l’ombre de la mort se présente ; on commence à sentir l’approche du gouffre fatal ; mais il faut aller sur le bord ; encore un pas : déjà l’horreur trouble les sens, la tête tourne, les yeux s’égarent… il faut marcher ; on voudrait retourner en arrière ; plus de moyens : tout est évanoui, tout est tombé, tout est échappé.

Il ne faut pas oublier ici une des plus charmantes allégories, celle dans laquelle Mme Deshoulières cette tendre mère, se peint elle-même sous l’image d’une bergère qui recommande ses brebis à Pan, le dieu des bergers : par son troupeau, elle désigne ses enfants ; le dieu Pan, c’est le roi, à qui elle les recommande. La justesse de cette allégorie ne laisse rien à désirer : elle est parfaitement soutenue jusqu’à la fin ; on croit voir une véritable bergère qui s’adresse à son troupeau : elle n’a plus ni chien, ni houlette, elle ne peut plus ni le garder ni le conduire dans de bons pâturages ; elle ne peut plus le défendre de la fureur des loups ; elle le recommande au dieu des pasteurs.

Dans ces prés fleuris
Qu’arrose la Seine,
Etc.

Lectures. — 1° Madame Deshoulières à ses enfants. Vol. II, nº 23. — 2° L’Ange de la Mort (madame Amable Tastu). Vol. II, nº 24.

§ VIII. Allusion §

L’Allusion est une figure par laquelle on dit une chose qui a du rapport avec une autre dont on ne parle pas, mais à laquelle on veut faire penser.

Ainsi lorsque Athalie adresse cette question au jeune Joas :

Où dit-on que le sort vous a fait rencontrer ?

et que Joas lui répond :

Parmi des loups cruels prêts à me dévorer,

il fait allusion à la position dans laquelle il se trouvait lors du massacre des princes de Juda, et rappelle ainsi qu’il était près de mourir sous le poignard d’Athalie.

Boileau, dans le Passage du Rhin, fait allusion à Jules César, lorsqu’il dit en parlant de Louis XIV :

Il a de Jupiter la taille et le visage ;
Et, depuis ce Romain dont l’insolent passage
Sur un pont en deux jours trompa tous les efforts,
Jamais rien de grand n’a paru sur tes bords.

Voiture était fils d’un marchand de vin. Un jour qu’il jouait aux proverbes avec des dames, mademoiselle des Loges lui dit : « Celui-là ne vaut rien, percez-nous-en d’un autre. » Elle faisait allusion à l’expression : mettre un tonneau en perce.

Dans une Épître au président Hénault, Voltaire compare leur gloire, et fait une allusion flatteuse et piquante :

Il ne faut pas s’en faire accroire,
J’eus l’air de vouloir m’afficher
Aux murs du temple de mémoire ;
Aux sots vous sûtes tous cacher ;
Je parus trop chercher la gloire,
Et la gloire vint vous chercher.

Marmontel, dans ses Éléments de littérature, nous fait comprendre combien notre La Fontaine l’emporte sur les fabulistes de l’antiquité par les allusions fines et spirituelles qu’il a semées dans ses fables.

« Je ne parle pas, dit-il, de cette allusion générale des animaux à nous, qui est de l’essence de l’apologue ; je parle de mille traits répandus dans ses fables, qui touchent plus expressément à quelque particularité de langage, de caractère, d’usage, de condition, de mœurs locales, d’opinion, d’érudition, etc.  »

Ratopolis était bloquée…
      Thémis n’avait point travaillé
De mémoire de singe a fait plus embrouillé…
Don Pourceau raisonnait en subtil personnage…
Certain Renard gascon, d’autres disent normand
Quand il eut ruminé tout le cas dans sa tête…
Le Loup en fait sa cour, daube au courtier du roi
Son camarade absent…

      Le Renard dit branlant la tête,
Tels orphelins, seigneur, ne nie font point pitié…

      Faites-en les feux dès ce soir ;
      Et cependant viens recevoir
      Le baiser de paix fraternelle…

Chacun fut de l’avis de monsieur le doyen,…

Miraut sur leur odeur ayant philosophé,
Etc., etc.

« Ces traits, dis-je, et une infinité d’autres, aussi fins et aussi rapides, réveillent en passant une multitude d’idées qui rendent les plaisirs de cette lecture inépuisable ; et c’est dans les fables de La Fontaine, un genre d’agrément dont Ésope et Phèdre n’avaient pas soupçonné que l’apologue fût susceptible. »

Lecture. — Quelques exemples d’allusion. Vol. II, nº 25.

Section III. — Figures de mouvement ou de construction §

Parmi les figures qui dépendent du tour ou de la construction de la phrase, les unes plaisent par le mouvement qui les anime ; ce sont ; la répétition, la disjonction, la gradation, la périphrase, l’interrogation, la description et ses quatre espèces, la correction, la concession, la communication, la subjection, et la prétérition ou prétermission.

Les autres plaisent par la suspension ; ce sont : la réticence, la suspension et la dubitation.

D’autres plaisent par la symétrie ; ce sont : l’antithèse, la comparaison, le parallèle et l’adjonction,

D’autres encore plaisent par la passion qui en fait le caractère, et elles pourraient alors prendre le nom de figures passionnées ; ce sont : l’exclamation, l’apostrophe, la prosopopée, l’imprécation et la déprécation.

§ I. Répétition §

La Répétition consiste à reproduire plusieurs fois les mêmes expressions avec force, avec noblesse, avec grâce.

Telles sont ces vers si touchants où Virgile (traduit par Delille) peint la douleur d’Orphée après la mort d’Eurydice :

Tendre épouse, c’est toi qu’appelait son amour,
Toi qu’il pleurait la nuit, toi qu’il pleurait le jour.

Cette figure sert à exprimer le caractère d’une passion fougueuse, d’un sentiment vif et profond, la forte préoccupation d’un esprit qui s’attache à une seule pensée, et qui par cette raison répète souvent les mots qui la représentent.

C’est ainsi que Lusignan insiste avec force sur la naissance de Zaïre, sa fille, pour la ramener à la religion de ses pères :

Ma fille, tendre objet de mes dernières peines,
Songe au moins, songe au sang qui coule dans tes veines :
C’est le sang de vingt rois, tous chrétiens comme moi,
C’est le sang des héros défenseurs de ma loi,
C’est le sang des martyrs……………………
Voltaire, Zaïre.

Camille exprime ainsi toute sa haine contre Rome :

Rome, l’unique objet de mon ressentiment !
Rome, à qui vient ton bras d’immoler mon amant !,
Rome, qui t’a vu naître, et que ton cœur adore !
Rome enfin que je hais parce qu’elle t’honore !
Puissent tous ses voisins, ensemble conjurés,
Saper ses fondements encor mal assurés.
Corneille, Les Horaces.

La répétition des conjonctions n’est pas sans effet. Elle semble multiplier les meurtres dans l’exemple suivant :

On égorge à la fois les enfants, les vieillards,
                 Et la sœur et le frère,
                 Et la fille et la mère,
Le fils dans les bras de son père !
Racine, Esther, acte I, sc. v.

Dans ce passage d’un sermon de Massillon, la répétition de la conjonction semble accumuler les reproches faits à la mémoire d’un prince ambitieux :

Sa gloire sera toujours souillée de sang. Quelque insensé chantera peut-être ses victoires : mais les provinces, les villes, les campagnes en pleureront. On lui dressera des monuments pour immortaliser ses conquêtes : mais les cendres encore fumantes de tant de villes autrefois florissantes ; mais la désolation de tant de campagnes dépouillées de leur ancienne beauté ; mais les ruines de tant de murs, sous lesquels des citoyens paisibles ont été ensevelis ; mais tant de calamités qui subsisteront après lui, seront des monuments lugubres, qui immortaliseront sa vanité et sa folie.

Il existe encore une espèce de répétition qui donne beaucoup de précision et de grâce à la phrase ; elle est assez fréquente chez les écrivains. Ex. :

Il (Duguay-Trouin) aperçoit un vaisseau armé de cent canons, défendu par une armée entière ; c’est là qu’il porte ses coups : il préfère à un triomphe facile l’honneur d’un combat dangereux. Deux fois il ose l’aborder, deux fois l’incendie qui s’allume dans le vaisseau ennemi l’oblige de s’écarter.

Thomas, Éloge de Duguay-Trouin.

 

Mais de ce souvenir mon âme possédée
À deux fois en dormant revu la même idée ;
Deux fois mes tristes yeux se sont vu retracer
Ce même enfant toujours tout prêt à me percer.
Racine, Athalie, acte II, sc. v.

Lectures. — 1° Lusignan à sa fille. Vol. II, nº 26. — 2° Songe d’Athalie. Vol. II, nº 27.

§ II. Disjonction §

La Disjonction supprime les particules conjonctives pour rendre le discours plus vif et plus animé. Telles sont les lignes suivantes tirées de Guénaut de Montbelliard, dans la description qu’il fait de l’hirondelle :

Toujours maîtresse de son vol dans sa plus grande vitesse, elle en change à tout instant la direction ; elle semble décrire au milieu des airs un dédale mobile et fugitif, dont les routes se croisent, s’entrelacent, se fuient, se rapprochent, se heurtent, se roulent, montent, descendent, se perdent et reparaissent pour se croiser, se rebrouiller encore en mille manières, et dont le plan, trop compliqué pour être représenté aux yeux par l’art du dessin, peut à peine être indiqué à l’imagination par le pinceau de la parole.

Autres exemples :

Français, Anglais, Lorrains, que la fureur assemble,
Avançaient, combattaient, frappaient, mouraient ensemble.
Voltaire, La Henriade.

 

S’il y a une occasion au monde où l’Âme pleine d’elle-même soit en danger d’oublier son Dieu, c’est dans ces postes éclatants où un homme, par la sagesse de sa conduite, par la grandeur de son courage, par la force de son bras, et par le nombre de ses soldats, devient comme le dieu des autres hommes, et, rempli de gloire en lui-même, remplit tout le reste du monde d’amour, d’admiration ou de frayeur. Les dehors mêmes de la guerre, le son des instruments, l’éclat des armes, l’ordre des troupes, le silence des soldats, l’ardeur de la mêlée, le commencement, le progrès et la consommation de la victoire, les cris différents des vaincus et des vainqueurs, attaquent l’âme par tant d’endroits, qu’enlevée à tout ce qu’elle a de sagesse et de modération, elle ne connaît ni Dieu ni elle-même.

Mascaron, Oraison funèbre de Turenne.

§ III. Gradation §

La Gradation arranges les mots et les pensées selon leur degré de force ou de faiblesse ; l’écrivain s’élève de pensée en pensée jusqu’à ce qu’il soit arrivé au plus haut degré d’expression et d’énergie.

Telle est cette exclamation de Condillac au sujet des difficultés que Henri IV eut à vaincre pour parvenir au trône de France :

Combien de traverses, d’obstacles, combien de périls Henri eut à surmonter ! mais aussi avec quel courage, quelle prudence, quelle sagesse ! Il fallait toutes les vertus de Henri.

Les traverses sont de simples difficultés ; les obstacles des difficultés sérieuses, et les périls ajoutent l’idée de danger aux difficultés qui précèdent,

La gradation suivante donne la plus grande vivacité au style :

Tout le Vivarais était en alarmes. Le duc descendant le Rhône, apprit que les séditieux, au mépris de l’amnistie qu’ils venaient de recevoir de la clémence du roi, avaient tiré sur ses troupes. Il t’aborde, et sans différer marchant aux rebelles, il essuie leur feu, les charge, les met en fuite, et les force enfin dans les villes et les bourgs qui leur servaient de retraite.

Un des plus beaux exemples de cette figure se remarque dans le discours d’Auguste à Cinna, Auguste sachant que Cinna veut l’assassiner, cherche à exciter le remords dans son âme en lui retraçant sous les yeux tous les bienfaits dont il l’a successivement comblé.

Lecture. — Auguste à Cinna. Vol. II, nº 28.

§ IV. Périphrase §

La Périphrase ou circonlocution sert à relever une idée commune, à éviter la répétition des mêmes termes, à orner le discours. Les poètes en font particulièrement un grand usage ; ils s’en servent pour étendre et enrichir une idée et lui donner plus de noblesse.

Ainsi Boileau, pour nous faire connaître qu’il a une perruque et cinquante-huit ans, se sert de cette périphrase :

Mais aujourd’hui qu’enfin la vieillesse venue,
Sous mes faux chevaux blonds, déjà toute chenue,
A jeté sur ma tête, avec ses doigts pesants,
Onze lustres complets surchargés de trois ans,…

Mascaron, dans son Oraison funèbre de Turenne, nous annonce que Turenne fut enseveli dans le tombeau de nos rois :

Le roi, pour donner une marque immortelle de l’estime et, de l’amitié dont il honorait ce grand capitaine, donne une place illustre à ses glorieuses cendres, parmi ces maîtres de la terre, qui conservent encore, dans la magnificence de leurs tombeaux, une image de celle de leurs trônes.

Madame Deshoulières, dans son allégorie, que nous avons citée plus haut, emploie deux belles périphrases pour prendre l’orient et l’occident.

La périphrase plaît beaucoup quand elle est employée avec choix. Toutes les fois, dit Voltaire, qu’un mot présente une image ou basse, ou dégoûtante, ou comique, ennoblissez-le par des images accessoires. Mais aussi ne : vous piquez pas de vouloir ajouter une grandeur vaine à ce qui est imposant par soi-même : si vous voulez exprimer que le roi vient, n’imitez pas ce poète qui, trouvant ces mots trop communs, dit :

Ce grand roi roule ici ses pas majestueux !

Delille emploie dans le Coin du feu une périphrase bien poétique pour dire qu’il fait lui-même brûler son café, qu’il le moud, le fait infuser, et le verse dans une tasse de porcelaine où il le sucre.

On lira encore des périphrases très poétiques dans l’élément intitulée la Chute des feuilles, et l’on verra de quelles expressions Je poète se sert pour dire les feuilles, le médecin, l’automne et la mort.

Lectures. — 1° Idylle de madame Deshoulières. Vol. II, nº 29. — 2° Le Coin du feu, par Delille. Vol. II, nº 30. — 3° La Chute des feuilles, par Millevoye. Vol. II, nº 31.

§ V. Interrogation §

L’Interrogation parle en forme de questions, presse les auditeurs de questions vives et multipliées, non pour obtenir une réponse, mais pour porter la lumière et la conviction dans l’esprit. Si l’on interrogeait réellement pour obtenir une réponse, il n’y aurait plus de figure.

Existence de Dieu

Qu’est-il besoin de nouvelles recherches et de spéculations pénibles pour connaître ce qu’est Dieu ? Nous n’avons qu’à lever les yeux en haut, nous voyons l’immensité des cieux qui sont l’ouvrage de ses mains, ces grands corps de lumière qui roulent si régulièrement et si majestueusement sur nos têtes, et auprès desquels la terre n’est qu’un atome imperceptible. Quelle magnificence ! Qui a dit au soleil : « Sortez du néant, et présidez au jour » ? Et à la lune ; « Paraissez et soyez le flambeau de la nuit » ? Qui a donné l’être et le nom à cette multitude d’étoiles qui décorent avec tant de splendeur le firmament, et qui sont autant de soleils immenses, attachés chacun à une espèce de monde nouveau qu’ils éclairent ? Quel est l’ouvrier dont la toute-puissance a pu opérer ces merveilles, où tout l’orgueil de la raison éblouie se perd et se confond ? Quel autre que souverain créateur de l’univers pourrait les avoir opérées ? Seraient-elles sorties d’elles-mêmes du sein du hasard et du néant ? Et l’impie sera-t-il assez désespéré pour attribuer à ce qui n’est pas, toute-puissance qu’il ose refuser à celui qui est essentiellement, et par qui tout a été fait ?

Massillon.

Racine emploie cette figure, lorsque Mardochée presse Esther de se rendre auprès d’Assuérus :

Quoi ! lorsque vous voyez périr votre patrie,
Pour quelque chose, Esther, vous comptez votre vie ?
Dieu parle, et d’un mortel vous craignez le courroux ?
Que dis-je ? votre vie, Esther, est-elle à vous ?
N’est-elle pas au sang dont vous êtes issue ?
N’est-elle pas à Dieu, dont vous l’avez reçue ?
Et qui sait, lorsqu’au trône il conduisit vos pas,
Si pour sauver son peuple il ne vous gardait pas ?

Racine le fils a traité le même sujet que Massillon, l’existence de Dieu, dans son poème de la Religion. Il emploie la même figure dans une suite de questions pleines de noblesse et de majesté.

Lecture. — Existence de Dieu. Vol. II, nº 32.

§ VI. Description §

La Description, l’une des plus brillantes formes du style, est celle qui se représente le plus souvent chez les écrivains. C’est la plus variée dans ses formes, et la plus riche : on images et eu beautés ; elle est faite pour plaire à. l’esprit et nous faire connaître les objets avec les qualités qui leur appartiennent et les circonstances qui s’y rattachent ; elle rappelle les événements passés et nous les place sous les yeux comme s’ils s’accomplissaient au moment où nous les lisons ; elle nous fait partager toutes les sensations que les écrivains ou leurs héros ont éprouvées eux-mêmes.

La description embrasse différents genres qui ont chacun un nom particulier ; ce sont : l’hypotypose, l’éthopée, la prosopographie et la topographie : nous y joindrons la Chronographie.

1° Hypotypose §

Du grec Hypotyposis, mettre sous les yeux.

L’Hypotypose décrit un fait particulier, un événement, une bataille, une tempête, un incendie, etc. Elle représente si vivement les objets que l’on croit les avoir sous les yeux. Il est à remarquer que le plus communément les verbes de la narration sont au présent : ce qui rend le style plus rapide, plus animé.

Tel est cet épisode, arrivé au Passage du Rhin par l’armée française, sous les yeux de Louis le Grand :

Le chevalier de Nantouillet était tombé de cheval : il va au fond de l’eau, il revient, il retourne, il revient encore ; enfin il trouve la queue d’un cheval, il s’y attache ; ce cheval le mène à bord, il monte sur le cheval, se trouve à la mêlée, reçoit deux coups dans son chapeau, et revient gaillard.

Madame de Sévigné.

Les exemples d’hypotypose sont trop nombreux pour qu’il soit nécessaire de les multiplier ici : nous nous contenterons de citer le suivant :

Le Sacrifice d’Abraham

Une noble dame vénitienne venait de voir mourir son fils unique, et s’abandonnait aux plus cruelles douleurs, le religieux essayait de la consoler. « Souvenez-vous, lui disait-il, d’Abraham, à qui Dieu commanda de plonger lui-même le couteau dans le sein de son fils, et qui obéit sans murmurer. » — Ah ! mon père, répondit-elle avec impétuosité, Dieu n’aurait jamais commandé ce sacrifice à une mère ! »

Si l’on veut connaître quelques beaux exemples d’hypotypose, on pourra lire la narration simple et touchante intitulée : Martyre de trois jeunes Souliotes. Elle excite au plus haut degré l’intérêt et la sensibilité : nous la devons à l’inspiration de M. Pouqueville ; et l’admirable pièce de vers de Legouvé sur mademoiselle de Sombreuil où l’on voit briller l’héroïsme du courage et de l’amour filial.

Lectures. — 1° Martyre de trois jeunes Souliotes. Vol. II, nº 33. . — 2° Dévouement de Mlle de Sombreuil. Vol. II, nº 34.

2° Éthopée §

Du grec Ethos, mœurs, et Poiéô, faire.

L’Éthopée décrit les mœurs et le caractère, les vertus ou les vices, les qualités ou les défauts.

Les Mœurs de Sybaris

On ne met point dans cette ville de différence entre les voluptés et les besoins ; on bannit tous les arts qui pourraient troubler un sommeil tranquille ; on donne des prix, aux dépens du public, à ceux qui peuvent découvrir îles voluptés nouvelles. Les citoyens ne se souviennent que des bouffons qui les ont divertis, et ont perdu la mémoire des magistrats qui les ont gouvernés.

Les hommes sont si efféminés, leur parure est si semblable à celle des femmes, ils composent si bien leur teint, ils se frisent avec tant d’art, ils emploient tant de temps à se corriger à leur miroir, qu’il semble qu’il n’y ait qu’un sexe dans toute la ville.

Leur âme, incapable de sentir les plaisirs, semble n’avoir de délicatesse que pour les peines ; un citoyen fut fatigué toute la nuit d’une feuille de rose qui s’était repliée dans son lit.

La mollesse a tellement affaibli leur corps, qu’ils ne sauraient remuer les moindres fardeaux ; ils peuvent à peine se soutenir sur leurs pieds ; les voitures les plus douces les font évanouir ; lorsqu’ils sont dans les festins, l’estomac leur manque à tous les instants.

Ils passent leur vie sur des sièges renversés, sur lesquels ils sont obligés de se reposer tout le jour sans être fatigués ; ils sont brisés quand ils vont languir ailleurs.

Incapables de porter le poids des armes, timides devant leurs concitoyens, lâches devant les étrangers, ils sont des esclaves tout prêts pour le premier maître.

Citons encore comme intéressants exemples d’éthopée les portraits du curé de village, et du magister de village, par Delille.

Lectures. — 1° Le Curé de village. Vol. II, nº 35. — 2° Le Magister de village. Vol. II, nº 36.

3° Prosopographie §

Du grec Prosôpon, visage, physionomie, et Graphô, décrire.

La Prosopographie peint l’extérieur des objets, le visage, l’air, le maintien d’un homme ou d’un animal, de manière à le rendre, pour ainsi dire, présent.

Portrait de Bocchoris mourant

Je me souviendrai toute ma vie d’avoir vu cette tête qui nageait dans le sang ; ces yeux fermés et éteints, ce visage pâle et défiguré, cette bouche entr’ouverte qui semblait encore achever des paroles commencées, cet air superbe et menaçant que la mort même n’avait pu effacer.

Télémaque, liv. II.

 

Portrait de Thermosiris

Pendant que ces pensées roulaient dans mon esprit, je m’enfonçai dans une sombre forêt, où j’aperçus tout à coup un vieillard qui tenait un livre à la main. Ce vieillard avait un grand front chauve et un peu ridé, une barbe blanche pendait jusqu’à sa ceinture, sa taille était haute et majestueuse, son teint était encore frais et vermeil, ses yeux vifs et perçants, sa voix douce, ses paroles simples et aimables. Jamais je n’ai vu un si vénérable vieillard : il s’appelait Thermosiris.

Télémaque, liv. II.

 

Portrait de Malachon

Il y avait à Tyr un jeune Lydien, nomme Malachon, d’une merveilleuse beauté, mais mou, efféminé, noyé dans les plaisirs. Il ne songeait qu’à conserver la délicatesse de son teint, qu’à peigner ses cheveux blonds flottants sur ses épaules, qu’à se parfumer, qu’à donner un tour gracieux aux plis de sa robe ; enfin qu’à chanter ses amours sur sa lyre.

Télémaque, liv. III.

Le portrait d’un couple avare est remarquablement tracé par Boileau dans une de ses satires : ce couple avare était Jacques Tardieu, lieutenant criminel de Paris, et Marie Ferrier, sa femme, tous les deux célèbres par leur avarice sordide.

Nous recommandons aussi de lire le portrait du directeur, tracé par le même poète.

Lectures. — 1° Portrait d’un Couple avare. Vol. II, nº 37. — 2° Le Directeur, vol. II, nº 38.

La Prosopographie et l’Éthopée réunies forment le caractère ou portrait complet qui nous montre en action le personnage tout entier.

Tel est le portrait d’Alexandre, par Barthélemy :

Je vis alors cet Alexandre, qui depuis a rempli la terre d’admiration et de deuil. Il avait dix-huit ans, et s’était déjà signalé dans plusieurs combats. À la bataille ou Chéronée, il avait enfoncé et mis en fuite l’aile droite de l’armée ennemie. Cette victoire ajoutait un nouvel éclat aux charmes de sa figure. Il a les traits réguliers, le teint beau et vermeil, le nez aquilin, les yeux grands, pleins de feu ; les cheveux blonds et bouclés, la tête haute, mais un peu penchée vers l’épaule gauche, la taille moyenne, fine et dégagée, le corps bien proportionné et fortifié par un exercice continuel. On dit qu’il est très léger à la course, et recherche dans sa parure. Il entra dans Athènes sur un cheval superbe qu’on nommait Bucéphale, que personne n’avait pu dompter jusqu’à lui, et qui avait coûté treize talents.

Bientôt on ne s’entretint que d’Alexandre. La douleur où j’étais plongé ne me permit pas de le suivre de près. J’interrogeai dans la suite un Athénien qui avait longtemps séjourné en Macédoine ; il me dit : « Ce prince joint à beaucoup d’esprit et de talents un désir insatiable de s’instruire, et du goût pour les arts qu’il protège sans s’y connaître. Il a de l’agrément dans la conversation : de la douceur et de la fidélité dans le commerce de l’amitié, une grande élévation dans les sentiments et dans les idées. La nature lui donna le germe de toutes les vertus, et Aristote lui en développa les principes. Mais au milieu de tant d’avantages, règne une passion funeste pour lui, et peut-être pour le genre humain : c’est une envie excessive de dominer, qui le tourmente jour et nuit. Elle s’annonce tellement dans ses regards, dans son maintien, dans ses paroles et ses moindres actions, qu’en l’approchant, on est pénétré de respect et de crainte. Il voudrait être l’unique souverain de l’univers, et le seul dépositaire des connaissances humaines. »

Nous mettons sous les yeux des élèves un portrait bien détaillé du prince Potemkin, que nous devons la plume spirituelle du prince de Ligne ;

Et un second exemple fort amusant, intitulé le Portrait, dont l’auteur est le duc de Lévis.

Lectures. — 1° Le Prince Potemkin. Vol. II, nº 39. — 2° Le Portrait. Vol. II, nº 40.

4° Topographie §

La Topographie décrit les lieux, avec tous les objets qu’ils renferment.

Les Déserts de l’Arabie Pétrée

Qu’on se figure un pays sans verdure et sans eau, un soleil brûlant, un ciel toujours sec, des plaines sablonneuses, des montagnes encore plus arides, sur lesquelles l’œil s’étend et le regard se perd, sans pouvoir s’arrêter sur aucun objet vivant ; une terre morte, et pour ainsi dire, écorchée par les vents, laquelle ne présente que îles ossements, des cailloux jonchés, des rochers debout ou renversés ; un désert entièrement découvert où le voyageur n’a jamais respiré sous l’ombrage, où rien ne l’accompagne, rien ne lui rappelle la nature vivante : solitude absolue, mille fois plus affreuse que relie des forêts ; car les arbres sont encore des êtres pour l’homme qui se voit seul plus isolé, plus dénué, plus perdu dans ces lieux vides et sans bornes : il voit partout l’espace comme son tombeau ; la lumière du jour, plus triste que l’ombre de la nuit, ne renaît que pour éclairer sa nudité, son impuissance, et pour lui présenter l’horreur de la situation, en reculant à ses yeux les barrières du vide, en étendant autours de lui rabane de l’immensité qui le sépare de la terre habitée ; immensité qu’il tenterait en vain de parcourir : car la faim, la soif et la chaleur brûlante pressent tous les instants qui lui restent entre le désespoir et la mort.

Buffon.

 

La Chartreuse de Grasset.
Si ma chambre est ronde ou carrée,
C’est ce que je ne dirai pas.
Tout ce que j’en sais sans compas,
C’est que depuis l’oblique entrée,
Dans cette cage resserrée,
On peut former jusqu’à six pas :
Une lucarne mal vitrée,
Près d’une gouttière livrée
À d’interminables sabbats,
Où l’université des chats,
À minuit en robe fourrée
Vient tenir ses bruyants États ;
Une table mi-démembrée
Près du plus humble des grabats, t
Six brins de paille délabrée
Tressés sur de vieux échalas :
Voilà les meubles délicats !
Dont ma chartreuse est décorée.

Une des topographies les plus sombres, les plus lugubres, est celle du Palais de Lucifer, par Chateaubriand : elle remplit l’âme de tristesse.

Aussi opposerons-nous à ce triste tableau les descriptions plus gaies, plus riantes de Versailles et de ses jardins, la première par J. Janin, et la seconde par Delille.

Lectures. — 1° Le Palais de Lucifer. Vol. II, nº 41. — 2° Versailles. Vol. II, nº 42. — 3° Les Jardins de Versailles et de Marly. Vol. II, nº 43.

5° Chronographie §

Du grec Chronos, temps, et Graphô, je décris.

La Chronographie caractérise le temps d’un événement. Voici comment Voltaire a caractérisé le temps où s’accomplit le meurtre de Coligny :

Le signal est donne sans tumulte et sans bruit,
C’était à la faveur des ombres de la nuit :
De ce mois malheureux l’inégale courtière
Semblait cacher d’effroi sa tremblante lumière,
Coligny languissait dans les bras du repos,
Et le sommeil trompeur lui versait ses pavots.
La Henriade.

Racine donne moins de détails dans le songe affreux d’Athalie :

C’était pendant l’horreur d’une profonde nuit.
Athalie.

Soumet caractérise ainsi le temps où une malheureuse mère vient pleurer sur la tombe de son fils :

C’était l’heure où lassé des longs travaux du jour.
Le laboureur revoit son rustique séjour ;
Je visitais des morts la couche triste et sainte.
Une femme apparut…………………………
La Vaccine.

Voltaire nous fait connaître le moment où Égisthe attaque Polyphonte, dans une des scènes de sa tragédie de Mérope (acte V, sc. vi).

Lecture. — Mort de Polyphonte. Vol. II, nº 44.

§ VII. Correction §

La Correction consiste à corriger ce que l’on vient d’avancer, soit en employant des paroles et des pensées plus fortes ou moins fortes, soit en substituant une autre pensée que l’on juge plus convenable. Ce tour est très propre à piquer ou à réveiller l’attention de l’auditeur.

Dans la tragédie Andromaque, Pyrrhus parle ainsi de la veuve d’Hector à Phénix, son gouverneur :

Je puis perdre son fils ; peut-être je le dois ;
Étrangère… Que dis-je ? esclave dans l’Épire,
Je lui donne son fils, mon âme, mon empire ;
Et je ne puis gagner dans son perfide cœur
D’autre rang que celui de son persécuteur ?
Racine.

Victor Hugo, dans la pièce de vers intitulée Moïse sauvé des eaux, en fournit un exemple. Nous voyons la fille de Pharaon dire à ses compagnes, qui sont venues partager les plaisirs du bain avec elle :

………… Mais parmi les brouillards du matin
Que vois-je ? Regardez à l’horizon lointain…
         Ne craignez rien, filles timides :
C’est sans doute par l’onde entraîné vers les mers.
Le tronc d’un vieux palmier qui, du fond des déserts,
         Vient visiter les pyramides.

Puis, comme elle reconnaît qu’elle s’est trompée, elle corrige sa pensée par les suivantes :

Que dis-je ? Si j’en crois mes regards indécis,
C’est la barque d’Hermès ou la conque d’Isis
         Que pousse une brise légère.
Mais non : c’est un esquif où, dans un doux repos,
J’aperçois un enfant qui dort au soin des flots,
         Comme on dort au sein de sa mère.

Les écrivains tirent un admirable parti de cette figure, qui nous représente leurs pensées sous différentes formes. Nous pouvons nous en convaincre en lisant les réflexions que fait l’Orateur sacré en présence de la dépouille mortelle d’Henriette d’Angleterre, duchesse d’Orléans.

Dans la tragédie de Britannicus, Agrippine, mère de Néron, vient reprocher à Burrhus le soin qu’il prend d’éloigner d’elle son fils, et Burrhus, dans sa réponse aux reproches de l’impératrice, se sert de cette figure.

On peut encore en lire un bel exemple dans le discours de Léonidas à ses trois cents Spartiates.

Lectures. — 1° Mort d’Henriette d’Angleterre. Vol. II, nº 45. — 2° Burrhus à Agrippine. Vol. II, nº 46. — 3° Léonidas aux trois cents Spartiates. Vol. II, nº 47.

§ VIII. Concession §

La Concession consiste à accorder quelque chose à son adversaire, pour en tirer ensuite avantage contre lui.

M. de Matignon s’adresse au connétable de Bourbon pour le détourner de négocier avec les ennemis de la France, et lui dit :

Je sais bien qu’il n’importe guère à des gens qui n’ont plus ni conscience ni foi, de ruiner leur patrie, et de bouleverser un royaume où ils ne sont point considérés ; mais quelqu’un de vos bons serviteurs peut-il souffrir que leurs intrigues s’ourdissent sous votre nom, et qu’ils engagent un connétable et un prince du sang dans leurs attentats ?…

Il est vrai que la régente a fort maltraité Votre Altesse et qu’elle lui a fait souffrir d’énormes injustices ; mais quel déplaisir vous a fait la France, elle qui vous a si chèrement nourris vous et vos ancêtres ; elle qui vous a élevé dans un si haut éclat, et qui a rendu Votre Grandeur si puissante qu’elle peut aujourd’hui lui être funeste ? Oui, monseigneur, votre puissance est seule capable de la détruire, mais votre vertu est trop grande pour se rendre complice d’un si étrange dessein.

Auguste, reprochant à Cinna son ingratitude, se sert avec beaucoup d’avantage de ce moyen oratoire :

Ma faveur fait ta gloire, et ton pouvoir en vient ;
Elle seule l’élève, et seule te soutient ;
C’est elle qu’on adore, et non pas ta personne ;
Tu n’as crédit ni rang qu’autant qu’elle t’en donne :
Et, pour te faire choir, je n’aurais aujourd’hui
Qu’à retirer la main qui seule est ton appui.
J’aime mieux toutefois céder à ton envie ;
Règne, si tu le peux, aux dépens de ma vie.
Mais oses-tu penser que les Serviliens,
Les Cosses, les Métels, les Pauls, les Fabiens,
Et tant d’autres, enfin, de qui les grands courages
Des héros de leur sang sont les vives images.
Quittent le noble orgueil d’un sang si généreux,
Jusqu’à pouvoir soutenir que tu rognes sur eux ?
Parle, parle, il est temps,
Corneille, Cinna, acte V, sc. i.

La concession est particulièrement utile pour combattre un sentiment, un préjugé, une erreur. Dans la tragédie d’Iphigénie, Agamemnon ne peut se résoudre à immoler sa fille ; Ulysse combat sa tendresse paternelle en employant ce moyen oratoire.

Lecture. — Ulysse à Agamemnon, pour le déterminer à immoler sa fille. Vol. II, nº 48.

§ IX. Communication §

La Communication est une figure par laquelle l’orateur communique ses raisons à ses auditeurs, à ses adversaires même, délibère avec eux et semble s’en rapporter à leur propre jugement.

C’est le moyen que Servilius, accusé d’avoir perdu quelques troupes en suivant les ennemis après la victoire, emploie avec succès pour se défendre devant le peuple :

Quelques-uns des plus modérés d’entre le peuple lui ayant crié qu’il prit courage et qu’il continuât sa défense : Puisque j’ai affaire à des juges, et non pas à des ennemis, ajouta-t-il, je vous dirai, Romains, que j’ai été fait consul avec Virginius dans un temps où les ennemis étaient maîtres de la campagne, et où la dissension et la famine étaient dans la ville. C’est dans une conjoncture aussi fâcheuse que j’ai été appelé au gouvernement de l’État, J’ai marché aux ennemis, que j’ai défaits en deux batailles, et que j’ai contraints de se renfermer dans leurs places ; et, pendant qu’ils s’y tenaient comme cachés par la terreur de vos armes, j’ai ravagé à mon tour leur territoire, j’en ai tiré une quantité prodigieuse de grains, que j’ai fait apporter à Rome, où j’ai rétabli l’abondance.

Quelle faute ai-je commise jusqu’ici ? Me veut-on faire un crime d’avoir remporté deux victoires ? Mais j’ai, dit-on, perdu beaucoup de monde dans le dernier combat. Peut-on donc livrer des batailles contre une nation aguerrie, qui se défend courageusement, sans qu’il y ait de part et d’autre de sang répandu ?

Quelle divinité s’est engagée envers le peuple romain de lui faire remporter des victoires sans aucune perte ? Ignorez-vous que la gloire ne s’acquiert que par de grands périls ? J’en suis venu aux mains avec des troupes plus nombreuses que celles que vous m’aviez confiées, je n’ai pas laissé, après un combat opiniâtre, de les enfoncer ; j’ai mis en déroute leurs légions, qui, à la fin, ont pris la fuite. Pouvais-je me refuser à la victoire qui marchait devant moi ? Était-il même en mon pouvoir de retenir vos soldats, que leur courage emportait, et qui poursuivaient avec ardeur un ennemi effrayé. Si j’avais fait sonner la retraite, si j’avais ramené nos soldats dans leur camp, vos tribuns ne m’accuseraient-ils pas aujourd’hui d’intelligence avec les ennemis ? Si vos ennemis se sont ralliés, s’ils ont été soutenus par un corps de troupes qui s’avançait à leur secours ; enfin, s’il a fallu recommencer tout de nouveau le combat ; et si, dans cette dernière action, j’ai perdu quelques soldats, n’est-ce pas le sort ordinaire de la guerre ? Trouverez-vous des généraux qui veuillent se charger du commandement de vos armées à condition de ramener à Rome tous tps soldats qui en seraient sortis sous leur conduite ? N’examinez donc point si à la fin de la bataille j’ai perdu quelques soldats, mais jugez de ma conduite par ma victoire. S’il est vrai que j’ai chassé les ennemis de votre territoire, que je leur ai tué beaucoup de monde dans deux combats, que j’ai forcé les débris de leurs armées de s’enfermer dans leurs places, que j’ai enrichi Rome et vos soldats du butin qu’ils ont fait dans le pays ennemi ; que vos tribuns se lèvent, et qu’ils me reprochent en quoi j’ai manqué contre les devoirs d’un bon général.

Vertot, Révolutions romaines.

Ulysse, pour déterminer Agamemnon à sacrifier sa, fille, fait usage de cette figure dans son discours.

Cette figure consiste encore à faire des questions avec art, ou à y répondre de manière à amener à son sentiment les esprits qui en sont éloignés. C’est ainsi que Cassius conseille à Brutus de faire périr César, dans lequel Brutus voit un père.

Louis XI fait comprendre par cette même figure, à Tristan, son compère, qu’il le charge d’assassiner le duc de Nemours, son ennemi, et l’envoyé du duc de Bourgogne.

Lectures. — 1° Ulysse à Agamemnon. Vol. II, nº 48. — 2° Cassius à Brutus. Vol. II, nº 49. — 3° Louis XI à Tristan. Vol. II, nº 50.

§ X. Subjection §

Du latin subjectio, supposition.

La Subjection est une figure par laquelle l’orateur interroge ses adversaires ou ses auditeurs et répond lui-même à ses propres questions. Le but de cette figure est souvent de réfuter d’avance les objections.

L’exemple suivant est tiré des exhortations de l’abbé Poulle sur l’aumône :

Dans le monde, dans ce séjour où l’intérêt est si vif, l’ambition si active, les plaisirs si variés, la mollesse si raffinée, sait-on s’il y a des misérables sur la terre ? Veut-on même le savoir ? Cette idée laisserait dans l’esprit un souvenir inquiétant et douloureux, répandrait dans l’âme une tristesse importune, empoisonnerait les douceurs des plaisirs. On y écarte avec soin ce qui porte l’image de l’infortune ; on n’y veut voir que les heureux. Et que deviendront les pauvres ? Les sources les plus abondantes leur sont fermées. Où iront-ils puiser ? Ils ne trouveront partout que des gens qui se détournent, des barrières qui les arrêtent, des mains qui les repoussent.

L’Indigence est-elle donc un anathème qui efface en eux le caractère d’hommes, le titre de chrétien, l’empreinte de la Divinité même ? Et pour les exclure de la société, pourquoi les bannir de leur propre patrie ? Qu’ont-ils fait ? Hélas ! sont-ce des scélérats infâmes ? Hélas ! peut-être ne sont-ils pauvres que parce qu’ils sont vertueux. Sont-ce des ennemis furieux qui en veulent à vos jours ? Ils n’ont contre vous d’autres armes que les pleurs ; ils songent plus à vous toucher qu’à vous nuire. Sont-ce des exacteurs odieux qui viennent vous dépouiller de vos richesses ? Quelque avidité qu’ils montrent, la plus légère aumône les satisfera. Riches voluptueux, assis à des tables chargées des mets les plus délicats, ces Lazares qui vous importunent de loin par leurs cris ne vous demandent que les miettes qui tombent de vos tables. Sont-ce enfin des monstres exécrables qui fassent horreur à la nature ? Ils sont tout ce qu’il faut pour intéresser des âmes généreuses ; ils sont hommes, ils vous doivent être chers ; ils sont malheureux, ils doivent être respectables.

Le P. Massillon a parlé sur le même sujet que l’abbé Poulle. Il est intéressant de comparer leurs pensées. Nous trouvons aussi un bel exemple de cette figure dans l’Oraison funèbre de Turenne, par Fléchier.

Lectures. — 1° L’Aumône, par Massillon. Vol. II, nº 51. — 2° Modestie de Turenne. Vol. II, nº 52.

§ XI. Prétérition ou Prétermission §

Du latin præteritus, passé, ou de prætermissus, omis.

La Prétérition consiste à feindre de passer sous silence ou de ne toucher que légèrement des choses sur lesquelles cependant on insiste même avec force. Tel est ce passage, où Condillac annonce qu’il ne parlera ni des cruautés ni des folies de Caligula, et cependant il nous les retrace en quelques lignes et avec force :

Il s’attachait la populace par des spectacles qu’il donnait fréquemment, et les soldats par des gratifications qu’il leur faillit. En général, il trouvait dans le peuple des dispositions à l’excuser, parce qu’il lui avait rendu les comices ; mais il les lui ôta bientôt après, et il l’aliéna. On n’imagina d’autre vengeance que d’affecter de ne pas applaudir à des gladiateurs auxquels il applaudissait lui-même, et il s’écria dans sa colère : « Plût aux dieux que le peuple romain n’eût qu’une tête, je la ferais tomber ! »

Je n’entrerai pas dans le détail de ses cruautés ; je ne parlerai pas de ses folles dissipations, de la passion pour un cheval dont il menaçait de faire un consul ; de ses campagnes militaires ridicules et extravagantes ; des autels qu’il s’élevait à lui-même, dont il était le prêtre et dont il vendait chèrement le sacerdoce aux plus riches citoyens ; de sa manie à se donner tantôt pour Jupiter, tantôt pour Mercure, tantôt pour Junon, etc. Ces choses ne paraîtraient pas vraisemblables, si l’on ne savait pas qu’un despote dans le délire est fait pour tout oser, et qu’un peuple esclave est fait pour tout souffrir. Ce monstre périt enfin par les coups de Cassius Chéréa un des tribuns des gardes prétoriennes.

Cette figure, appliquée dans les vers suivants de Voltaire, contribue beaucoup à rendre ce tableau plus effrayant ; fleuri de Bourbon raconte à la reine d’Angleterre les horreurs de la Saint-Barthélemy :

Je ne vous peindrai point le tumulte et les cris,
Le sang de tous côtés ruisselant dans Paris,
Le fils assassiné sur le corps de son père,
Le frère avec la sœur, la fille avec la mère,
Les époux expirants sous leurs toits embrasés,
Les enfants au berceau sur la pierre écrasés :
Des fureurs des humains c’est ce qu’on doit attendre.
La Henriade, Chant III.

Nous en trouvons encore un bel exemple dans la tragédie d’Esther, lorsque la nièce de Mardochée raconte à Élise tous les efforts de ses rivales pour toucher le cœur d’Assuérus.

Lecture. — Élévation d’Esther. Vol. II, nº 53.

Section IV. — Figures qui plaisent par la suspension §

§ I. Réticence §

La Réticence consiste à s’interrompre au milieu d’une phrase et à laisser l’auditeur le soin de la continuer. Ce silence affecté dit plus que les paroles les plus énergiques. Cette figure se trouve dans la bouche d’Apollonius, lorsque, faisant l’éloge du vertueux Marc Aurèle, il adresse ses conseils à Commode, fils de l’empereur, en présence du corps inanimé de son père :

On te dira bientôt que tu es tout puissant, on te trompera : les bornes de ton autorité sont dans la loi. On te dira encore que tu es grand, que tu es adoré de tes peuples. Écoute : quand Néron eut empoisonné son frère, on lui dit qu’il avait sauvé Rome ; quand il eut fait égorger sa femme, on loua devant lui sa justice ; quand il eut assassiné sa mère, on baisa sa main parricide, et l’on courut aux temples remercier les dieux. Ne te laisse pas éblouir par des respects. Si tu n’as des vertus, on te rendra des hommages et l’on te haïra. Crois-moi, on n’abuse point les peuples. La justice outragée veille dans les cours. Maître du monde, tu peux ni ordonner de mourir, mais non de t’estimer. Ô fils de Marc-Aurèle ! pardonne : je te parle au nom des dieux, au nom de l’univers qui t’est confié ; je te parle pour le bonheur des hommes et pour le tien. Non, tu ne seras point insensible à une gloire si pure. Je touche au terme de ma vie ; bientôt j’irai rejoindre ton père. Si tu dois être juste, puissé-je vivre encore assez pour contempler les vertus. Si tu devais un jour…

Tout à coup Commode, qui était en habit de guerrier, agita sa lance d’une manière terrible, tous les Romains pâlirent. Apollonius fut frappé des malheurs qui menaçaient Rome. Il ne put achever. Ce vénérable vieillard se voila le visage. La pompe funèbre, qui avait été suspendue, reprit sa marche. Le peuple suivit consterné et dans un profond silence : il venait d’apprendre que Marc-Aurèle était tout entier dans le tombeau.

Thomas.

Dans la Henriade, Potier défend les droits de Henri IV, au trône de France ; et dans le discours qu’il prononce devant le duc de Mayenne, il flétrit par une réticence la conduite des prêtres, qui soutiennent la ligue.

Cette figure produit un bel effet dans la bouche de Henri III. Ce roi vient d’être frappé, il va expirer. Henri de Bourbon est auprès de lui, et Valois lui annonce que peut-être le même sort lui est réservé.

Lectures. — 1° Potier à Mayenne. Vol. II, nº 54. — 2° Mort de Henri III Vol. II, nº 53.

§ II. Suspension §

La Suspension existe lorsque, pour piquer la curiosité de l’auditeur, on tient quelque temps son esprit en suspens et dans l’incertitude de ce que l’on va dire. Elle rend les auditeurs attentifs et contribue à faire naître dans leurs cœurs et la surprise et l’admiration.

Voltaire se sert de cette figure lorsqu’Égisthe, fils de Mérope, attaque Polyphonie au pied de l’autel où ce tyran allait épouser sa mère :

Dans l’enceinte sacrée en ce moment s’avance
Un jeune homme, un héros, semblable aux immortels ;
Il court… C’était Égisthe ; il s’élance aux autels ;
Il monte, il y saisit, d’une main assurée,
Pour les fêtes des Dieux la bâche préparée.
Les éclairs sont moins prompts ; je l’ai vu de mes yeux,
Je l’ai vu qui frappait ce monstre audacieux.
« Meurs, tyran, disait-il : Dieux, prenez vos victimes ! »
Érox, qui de son maître a servi tous les crimes,
Érox qui dans son sang voit ce monstre nager,
Lève une main hardie, et pense le venger.
Égisthe se retourne, enflammé de furie ;
À côté de son maître il le jette sans vie.
Le tyran se relève, et blesse le héros ;
De leur sang confondu j’ai vu couler les flots.
Déjà la garde accourt avec des cris de rage.
Sa mère… Ah ! que l’amour inspire de courage !
Quel transport animait ses efforts et ses pas !
Sa mère… elle s’élance au milieu des soldats.
« C’est mon fils ! arrêtez ; cessez, troupe inhumaine,
C’est mon fils ! déchirez sa mère et votre reine,
Ce sein qui l’a nourri, ces flancs qui l’ont porté ! »
À ces cria douloureux le peuple est agité.
Un gros de nos amis, etc.
Voltaire, Mérope.

Tantôt la suspension est badine et enjouée ; tels sont les exemples su hauts : la Lettre de madame de Sévigné à M. de Coulanges est bien connue :

Je m’en vais vous mander la chose la plus étonnante, la plus surprenante, la plus merveilleuse, la plus miraculeuse, la plus triomphante, la plus étourdissante, la plus inouïe, la plus singulière, la plus extraordinaire, la plus incroyable, la plus imprévue, la plus grande, la plus petite, la plus rare, la plus commune, la plus éclatante, la plus secrète jusqu’aujourd’hui, la plus digne d’envie ; enfin une chose dont on ne trouve qu’un exemple dans les siècles passés encore cet exemple n’est-il pas juste : une chose que nous ne saurions croire à Paris, comment le pourrait-on croire à Lyon ? Une chose qui fait crier miséricorde à tout le monde ; une chose qui comble de joie madame de Rohan et madame de Hauteville ; une chose enfin qui se fera dimanche, et qui ne sera peut-être pas faite lundi. Je ne puis me résoudre à vous le dire, devinez-la : je vous la donne en trois. Jetez-vous votre langue aux chiens ?

Cette figure donne beaucoup de charme à une lettre de madame de Maintenon à madame de Dangeau, lettre dans laquelle cette dernière est invitée à venir voir madame de Maintenon.

Elle donne une physionomie toute particulière à celle du duc de Montausier au dauphin, et surtout à celle de madame de Sévigné à M. de Coulanges.

Le célèbre sonnet de Scarron, dans lequel le poète débute sur un ton noble et pompeux, et où il finit portrait plaisant, restera toujours comme un modèle de suspension badine.

Lectures. — 1° Madame de Maintenon à madame de Dangeau. Vol. II, nº 56. — 2° Le duc de Montausier au Dauphin. Vol. II, nº 57. — 3° Madame de Sévigné à M. de Coulanges. Vol. II, nº 58. — 4° Sonnet de Scarron. Vol. II, nº 59.

§ III. Dubitation §

La Dubitation exprime l’incertitude de celui qui parle ; il ne sait, ni ce qu’il doit dire, ni ce qu’il doit faire.

Telle est la situation d’Orosmane. Il vient de surprendre un billet que Zaïre adresse à son père, et croit qu’il est adressé à un rival ; la fureur et la jalousie s’emparent de son âme ; et, partagé entre la tendresse et le désir de la vengeance, il s’écrie :

Cours chez elle à l’instant ; va, vole, Corasmin ;
Montre-lui cet écrit… Qu’elle tremble… et soudain
De cent coups de poignard que l’infidèle meure.
Mais avant de frapper… Ah ! cher ami, demeure,
Demeure ; il n’est pas temps… Je veux que ce chrétien,
Devant elle amené… Non… Je ne veux plus rien…
Je me meurs,… Je succombe à l’excès de ma rage.
Voltaire, Zaïre.

Delille, dans ses Géorgiques françaises, décrit ainsi l’incertitude du cerf, au moment où il entend retentir le cor dans les bois :

……… Du cor bruyant j’entends déjà les sons ;
L’ardent coursier déjà sent tressaillir ses veines,
Bat du pied, mord le frein, sollicite les rênes.
À ces apprêts de guerre, au bruit des combattants,
Le cerf frémit, s’étonne, et balance longtemps…
Doit-il loin des chasseurs prendre son vol rapide ?…
Doit-il leur opposer son audace intrépide ?…
De son front menaçant, ou de ses pieds légers,
À qui se fîra-t-il dans ces pressants dangers ?..,
Il hésite longtemps : la peur enfin l’emporte ;
Il part, il court, il vole : un moment le transporte
Bien loin de la forêt, et des chiens, et du cor.

Il y a une espèce de dubitation qui n’exprime pas l’irrésolution de celui qui doit agir, mais l’incertitude dans laquelle il se trouve relativement à ce qui existe ou n’existe pas. On en voit un exemple dans l’Essai sur l’astronomie, de M. de Fontanes : il est intitulé : les Mondes.

Un des bons exemples de cette figure, est le Monologue d’Auguste, dans la tragédie de Cinna. Ce prince vient de découvrir une conspiration tramée contre ses jours par son favori, et ne sait plus à qui il doit désormais accorder sa confiance.

Lectures. — 1° Les Mondes. Vol. II, nº 60. — 2° Incertitude d’Auguste. Vol. II, nº 64

Section V. — Figures qui plaisent par la symétrie §

§ I. Antithèse §

L’Antithèse oppose les mots aux mots, les pensées aux pensées, pour les faire ressortir davantage.

Telle est celle-ci, qui peint avec véracité le caractère d’un homme bizarre et capricieux :

Tout lui plaît et déplaît, tout le choque et l’oblige ;
Sans raison il est gai, sans raison il s’afflige ;
Son esprit au hasard aime, évite, poursuit,
Défait, refait, augmente, ôte, élève, détruit.
Boileau, Satire VIII.

Boileau, dans la même satire, définit encore l’homme de la manière suivante :

Voilà l’homme en effet. Il va du blanc au noir :
Il condamne au matin ses sentiments du soir
Importun à tout autre, à soi-même incommode,
Il change à tout moment d’esprit comme de mode :
Il tourne au moindre vent, il tombe au moindre choc,
Aujourd’hui dans un casque et demain dans un froc.

Andrieux dans le Meunier Sans-Souci a rendu ainsi la pensée contenue dans les deux derniers vers précédents :

Le commun caractère est de n’en point avoir :
Le matin incrédule, on est dévot le soir.

Tout le monde connaît cette célèbre antithèse, qui est même une petite épigramme lancée contre le fameux Dictionnaire de l’Académie :

On fait, refait, défait ce beau dictionnaire,
Qui toujours très bien fait, reste toujours à faire.

Il faut user sobrement de cette figure ; autrement on tomberait dans l’affectation ; des antithèses trop multipliées deviennent fatigantes et rendent le style prétentieux.

L’antithèse prolongée devient un parallèle, ainsi que la comparaison.

Cette figure se montre dans toute sa grâce dans une page de Chateaubriand, écrite sur l’Amour maternel :

Cette femme si faible a tout à coup acquis des forces… etc.

Nous en trouvons encore un bel exemple dans le poème de la Religion, lorsque Racine le fils met en opposition la grandeur et la bassesse de l’homme.

Ver impur de la terre et roi de l’univers,…
Etc.

Lectures. — 1° L’Amour maternel. Vol. II, nº 65. — 2° Grandeur et Bassesse de l’homme. Vol. II, nº 63.

§ II. Comparaison §

La Comparaison est un rapport de convenance entre deux objets que l’on compare ensemble. Cette figure est propre à orner la pensée et à en augmenter l’intérêt.

Telle est celle-ci, dont Bossuet se sert pour exprimer ses regrets sur la mort d’Henriette d’Angleterre : il compare la rapidité avec laquelle Madame a passé sur cette terre à la rapidité avec laquelle sèche l’herbe des champs :

Quoi donc ! Elle devait périr si tôt ! Dans la plupart des hommes, les changements se font peu à peu, et la mort les prépare ordinairement à son dernier coup. Madame cependant a passé du matin au soir, ainsi que l’herbe des champs ; le matin, elle fleurissait, avec quelles grâces ! vous le savez : le soir, nous la vîmes séchée ; et ces fortes expressions par lesquelles l’Écriture sainte exagère l’inconstance des choses humaines, devaient être pour cette princesse si précises et si littérales !

Le coucher du soleil est ici comparé la manifestation d’un monarque à ses sujets :

Une teinte pourprée s’étendait sur l’horizon. Des nuages de couleur d’ambre flottaient avec grâce, et paraissaient disposés à se grouper vers un centre commun. Soudain ces nuages s’écartent, et le soleil couchant se montre dans toute sa splendeur. Tel un monarque, assis sur un trône éclatant de rubis et d’opales, annonce, par un coup d’œil, qu’il daigne se manifester aux regards de ses peuples ; la foule des courtisans se précipite, et tous se prosternent à ses pieds.

Charles Pougens, les Quatre Saisons.

Boileau est fort amusant lorsque, dans son poème Le Lutrin, il compare la défaite et la fuite des chantres à la fuite d’un troupeau de moutons devant le loup cruel, et la déroute des Troyens devant le terrible Achille.

Lectures. — 1° La Tendresse maternelle. Vol. II, nº 64. — 2° Défaite des Chantres. Vol. II, nº 65.

§ III. Parallèle §

Le Parallèle est une comparaison entre deux personnages dont on fait ressortir les qualités semblables ou opposées, et dont on établit la supériorité ou l’infériorité de l’un envers de l’autre.

César et Henri IV

Tous deux avaient reçu de la nature une âme élevée et sensible, un génie également souple et profond dans les affaires politiques, de grands talents pour la guerre ; tous deux furent redevables de l’empire à leur courage et à leurs travaux : tous deux pardonnèrent à leurs ennemis, et finirent par en être les victimes : tous deux connaissaient le grand art de s’attacher les hommes et de les employer ; art le plus nécessaire de tous à quiconque commande ou veut commander : tous deux étaient adorés de leurs soldats, et mêlaient les plaisirs aux fatigues militaires et aux intrigues de l’ambition. Farnèse, à qui notre Henri IV eut affaire, valait bien Pompée, le rival de César ; et la France fut pour tous deux un champ de victoire. César combattait des armées plus nombreuses : Henri eut à vaincre des obstacles de tous les genres avec moins de moyens.

Tous deux avaient une activité prodigieuse, et suivaient ce grand principe, qu’il ne faut laisser faire à d’autres que ce qu’on ne peut pas faire soi-même. Tous deux ont su régner, et ont régné trop peu. Si l’un eût vécu vingt ans de plus, le système de l’Europe était changé. Si l’autre n’eût pas été enlevé par un assassinat, il eût accoutumé les Romains à sa domination, aussi bien qu’Auguste, et aurait fait de plus grandes choses que lui. César prodigua l’argent dans une république qu’il voulait corrompre ; Henri le ménagea dans une monarchie qu’il voulait rétablir.

Tous deux furent arrachés par une mort prématurée aux grands projets qu’ils méditaient ; et l’on peut croire que Henri eût été aussi heureux contre les Espagnols, que César pouvait l’être contre les Parthes. Arques, Fontaine-Française, Coutras, Ivry, ne sont pas d’aussi grands noms dans la mémoire des hommes, et n’entraînaient pas d’aussi grandes destinées que la journée de Pharsale ; mais il y avait autant de talents déployer, avec moins de renommée à obtenir.

César joignait la gloire des lettres à celle des armes, et cet avantage manquait à Henri IV ; mais c’était la faute de son éducation et du temps, bien plus que de son génie ; il avait l’esprit juste, l’élocution facile et souvent noble : et la harangue de Rouen prouve qu’il eut l’éloquence des grandes âmes.

La Harpe.

Richelieu et Mazarin.
Henri dans ce moment voit sur des fleurs de lis
Deux mortels orgueilleux auprès du trône assis ;
Ils tiennent sous leurs pieds tout un peuple à la chaîne ;
Tous deux sont revêtus de la pourpre romaine ;
Tous deux sont entourés de gardes, de soldats :
Il les prend pour des rois. « Vous ne vous trompez pas ;
Ils le sont, dit Louis, sans en avoir le titre ;
Du prince et de l’État l’un et l’autre est l’arbitre.
Richelieu, Mazarin, ministres immortels,
Jusqu’au trône élevés de l’ombre des autels,
Enfants de la fortune et de la politique,
Marchèrent à grands pas au pouvoir despotique.
Richelieu, grand, sublime, implacable ennemi ;
Mazarin, souple, adroit, et dangereux ami :
L’un fuyant avec art, et cédant à l’orage ;
L’autre aux flots irrités opposant son courage :
Des princes de mon sang ennemis déclarés ;
Tous deux haïs du peuple, et tous deux admirés ;
Enfin, par leurs efforts ou par leur industrie,
Utiles à leurs rois, cruels à la patrie. »
Voltaire, Henriade, ch. VII.

Lecture. — Parallèle entre Charles XII et Pierre le Grand. Vol. II, nº 66.

§ IV. Adjonction §

L’Adjonction oratoire est une suite d’ellipses symétriques. Elle donne beaucoup de vivacité et d’énergie au style. On peut en juger par les exemples suivants :

Aussitôt qu’il (le duc d’Enghien) eut porté de rang en rang l’ardeur dont il était animé, on le vit presque en même temps pousser l’aile droite des ennemis, soutenir la nôtre ébranlée, rallier les Français à demi vaincus, mettre en fuite l’Espagnol victorieux, porter partout la terreur, et étonner de ses regards étincelants ceux qui échappaient à ses coups.

Bossuet, Bataille de Rocroi.

 

J’ajoute à ces tableaux la peinture effroyable
De leur concorde impie, affreuse, inexorable,
Funeste aux gens de bien, aux riches, au sénat,
Et, pour tout dire enfin, de leur triumvirat.
Mais je ne trouve point de couleurs assez noires
Pour en représenter les tragiques histoires ;
Je les peins dans le meurtre à l’envi triomphants ;
Rome entière noyée au sein de ses enfants :
Les uns assassinés dans les places publiques ;
Les autres dans le sein de leurs dieux domestiques ;
Le méchant par le prix au crime encouragé,
Le mari par sa femme en son lit égorgé,
Le fils tout dégouttant du meurtre de son père,
Et, sa tête à la main, demandant son salaire ;
Sans pouvoir exprimer par tant d’horribles traits,
Qu’un crayon imparfait de leur sanglante paix.
Corneille, Cinna, acte Ier, sc. iii.

Lecture. — Oraison funèbre du prince de Condé. Vol. II, nº 67.

Section VI. — Figures passionnées §

§ I. Exclamation §

L’Exclamation est l’expression de tout sentiment vif et subit qui saisit l’âme : elle éclate d’ordinaire par des interjections.

Voltaire exprime ainsi la douleur du vieux d’Ailly qui, d’un coup d’épée, vient d’abattre son fils à ses lieds :

Ses yeux sont pour jamais fermés à la lumière,
Son casque auprès de lui roule sur la poussière.
D’Ailly voit son visage : ô désespoir ! ô cris :
Il le voit, il l’embrasse : hélas ! c’était son fils.
Henriade, ch. VIII.

J.-J. Rousseau emploie cette figure, lorsqu’il veut exprimer son admiration pour l’auteur de l’Évangile :

La majesté des Écritures m’étonne ; la sainteté de l’Évangile parle à mon erreur. Voyez les livres des philosophes avec toute leur pompe ; qu’ils sont petits près de celui-là ! Se peut-il qu’un livre, à la fois si sublime et si sage, soit l’ouvrage des hommes ? Se peut-il que celui dont il fait l’histoire ne soit qu’un homme lui-même ? Est-ce là le ton et un enthousiaste ou d’un ambitieux sectaire ? Quelle douceur ! quelle pureté dans ses mœurs ! quelle grâce touchante dans ses instructions ! quelle élévation dans ses maximes ! quelle profonde sagesse dans ses discours ! quelle présence d’esprit, quelle finesse et quelle justesse dans ses réponses ! quel empire sur ses passions ! Où est l’homme, où est le sage qui sait agir, souffrir et mourir sans faiblesse et sans ostentation ?

Cette figure sert victorieusement à Bourdaloue, quand il exprime toute la douleur qu’il éprouva de voir l’oubli et l’abandon des pauvres.

Combien de véritables pauvres que l’on rebute comme s’ils ne l’étaient pas…

Lecture. — Oubli et Abandon des Pauvres. Vol. II, nº 68.

§ II. Apostrophe §

L’Apostrophe a lieu lorsque l’orateur, interrompant tout à coup son discours, adresse la parole à Dieu lui-lui-même, à quelque personne présente, absente, vivante ou morte, ou à quelque objet animé ou inanimée. Cette figure donne au style un mouvement vif et imprévu qui frappe, saisit et étonne ; elle convient aux passions ardentes, et impétueuses, ou animées de quelque profond sentiment qui éclate avec transport.

Apostrophe à Dieu.
Mon Dieu, j’ai combattu soixante ans pour ta gloire.
J’ai vu tomber ton temple et périr ta mémoire ;
Dans un cachot affreux abandonné vingt ans,
Mes larmes t’imploraient pour mes tristes enfants ;
Et, lorsque ma famille est par toi réunie,
Quand je trouve ma fille, elle est ton ennemie.
Voltaire, Zaïre, acte II, sc. iii.

 

Coligny à ses Assassins.
Compagnons, leur dit-il, achever votre ouvrage,
Et de mon sang glacé souillez ces cheveux blancs
Que le sort des combats respecta quarante ans.
Frappez, ne craignez rien, Coligny vous pardonne,
Ma vie est peu de chose et je vous l’abandonne,
J’eusse aimé mieux la perdre en combattant pour vous.
Voltaire, Henriade, ch. II.

Lectures. — 1° Thomas à deux soldats du maréchal de Saxe. Vol. II, nº 69. — 2° Un poète devant la tombe du Pauvre. Vol. II, nº 70.

§ III. Prosopopée §

La Prosopopée fait parler tous les êtres, soit animés, soit inanimés, soit réels, soit imaginaires, les morts même qu’elle rappelle de leurs tombeaux pour instruire les vivants. Elle fait parler aussi Dieu lui-même, les anges et les esprits infernaux, Cette figure a beaucoup de noblesse, de hardiesse et de véhémence, et convient parfaitement pour exprimer les émotions touchantes ou profondes.

La péroraison de l’éloge de Duguay-Trouin, par Thomas, contient un bel exemple de cette figure.

Dans ces entretiens si profonds qu’il avait avec Philippe (duc d’Orléans), il parlait sans cesse à ce prince de l’importance et de l’utilité de la marine. Ah ! s’il revivait aujourd’hui, s’il errait parmi nos ports et nos arsenaux, quelle serait sa douleur ! « Français, s’écrierait-il, que sont devenus ces vaisseaux que j’ai commandés, ces flottes victorieuses qui dominaient sur l’Océan ? Mes yeux, cherchent en vain : je n’aperçois que des ruines. Un triste silence règne dans vos ports. Hé quoi ! n’êtes-vous plus le même peuple ? N’avez-vous plus les mêmes ennemis à combattre ? Allez tarir la source de leurs trésors. Ignorez-vous que toutes les guerres de l’Europe ne sont plus que des guerres de commerce. Qu’on achète des armées et des victoires, et que le sang est à prix d’argent ? Les vaisseaux sont aujourd’hui les appuis des trônes, etc. »

M. de Tréneuil, dans une pièce de vers sur les Tombeaux de Saint-Denis, se sert de cette figure pour faire exprimer à Henri IV les plus nobles sentiments :

Que devins-je à l’aspect du roi le plus chéri ?
Etc.

Citons aussi l’admirable Prosopopée de Fabricius écrite par J.-J. Rousseau, sous un des arbres de l’avenue de Vincennes, un jour qu’il allait voir son ami Diderot, qui était retenu prisonnier dans le donjon :

Ô Fabricius ! qu’eût pensé votre grande âme, etc.

Lectures. — 1° Les Tombeaux de Saint-Denis. Vol. II, nº 71. — 2° Prosopopée de Fabricius aux Romains. Vol. II, nº 72.

§ IV. Imprécation §

L’Imprécation est une malédiction, inspirée par l’horreur du crime ; elle est le plus souvent l’expression de la colère et du désespoir.

L’auteur de Pellisson dans les fers, révolté de la barbarie du geôlier, qui écrase aux yeux de son infortuné captif l’insecte qui charmait sa souffrance, s’écrie :

Ah ! tigre impitoyable et digne du Tartare,
Digne de présider au tourment des pervers,
Va, Mégère t’attend au cachot des enfers !
Delille, L’Imagination.

 

Imprécations d’Athalie.
Le jeune Joas vient d’être reconnu roi.
Dieu des Juifs, tu l’emportes !
Oui, c’est Joas ; je cherche en vain à me tromper.
Je reconnais l’endroit où je te fis frapper ;
Je vois d’Ochosias et le port et le geste ;
Tout me retrace enfin un sang que je déteste.
David, David triomphe ; Achab seul est détruit.
Impitoyable Dieu, loi seul as tout conduit !
C’est loi qui, me flattant d’une vengeance aisée,
M as vingt fois en un jour à moi-même opposée ;
Tantôt pour un enfant excitant mes remords,
Tantôt m’éblouissant de tes riches trésors,
Que j’ai craint de livrer aux flammes, au pillage.
Qu’il règne donc, ce fils, ton soin et ton ouvrage !
Et que, pour signaler son empire nouveau,
On lui fasse en mon sein enfoncer le couteau !
Voici ce qu’en mourant lui souhaite sa mère :
Que dis-je, souhaiter ? Je me flatte, j’espère
Qu’indocile à ton joug, fatigué de ta loi,
Fidèle au sang d’Achab qu’il a reçu de moi,
Conforme à son aïeul, à son père semblable,
On verra de David l’héritier détestable
Abolir les honneurs, profaner ton autel,
El venger Athalie, Achab et Jézabel.
Racine, Athalie, acte V, sc. vi.

Lectures. — 1° Imprécations de Cléopâtre. Vol. II, 73. — 2° Imprécations de Camille. Vol. II, nº 74.

§ V. Déprécation §

La Déprécation a recours aux prières et aux larmes pour réaliser ses désirs.

C’est le moyen qu’emploie Brutus pour persuader à César d’abandonner son projet de ceindre le diadème.

Brutus à César.
Sais-tu que le sénat n’a point de vrai Romain
Qui n’aspire en secret à le percer le sein ?
Que le salut de Rome et que le tien me touche.
Ton génie alarmé te parle par ma bouche :
Il me pousse, il me presse, il me jette à tes pieds.
César, au nom des dieux dans ton cœur oubliés,
Au nom de tes vertus, de Rome et de toi-même,
Dirai-je au nom si un fils qui frémit et qui t’aime 
Qui te préfère au monde et Rome seule à toi,
Ne me rebute pas.
Voltaire, Mort de César.

Philoctète emploie ce même moyen, pour conjurer Pyrrhus de l’arracher à l’affreux abandon auquel il est condamné dans l’île de Lemnos.

Ah ! par les immortels de qui tu tiens le jour,
Etc.

On trouve encore un bel exemple de cette figure dans la tragédie de Britannicus, lorsque Burrhus retrace à Néron à gloire et le bonheur de son enfance, et s’efforce d’arracher de son cœur sa haine contre Britannicus :

Et ne suffit-il pas, seigneur, à vos souhaits,
Etc.

Lectures. — 1° Philoctète à Pyrrhus. Vol. II, nº 75. — 2° Burrhus à Néron. Vol. II, nº 76.

Chapitre IV. — Du Style. §

Le Style est la manière d’exprimer la pensée ; c’est le caractère particulier que chaque écrivain imprime à la langue dont il se sert. C’est en ce sens que l’on dit : le style de Voltaire, de Buffon, de Racine, etc.

Buffon lui-même l’a ainsi défini : « Le style c’est l’homme. »

En effet, tous les hommes ont à peu près les mêmes idées : presque toutes les choses qu’ils disent frappent moins que la manière dont on les dit ; mais c’est l’expression, c’est le style qui en fait toute la différence : il relève les choses les plus communes, fait ressortir les plus singulières, donne de la force, de la grâce aux pensées ; il charme par son élégance, sa finesse, sa délicatesse ; il se fait admirer par sa gravité, sa noblesse et son harmonie ; le style est le portrait fidèle de l’écrivain lui-même, qui s’en sert pour nous communiquer ses pensées et ses sentiments, pour nous faire apprécier les qualités de son goût et nous entraîner par les élans sublimes de son génie. Le style, c’est le coloris qui vient animer le tableau, lui donner de l’éclat, enchanter les spectateurs et ravir leurs suffrages.

Le mot style vient d’une expression latine (stylus) qui elle-même est dérivée d’un mot grec (stulos, petite colonne). Chez les Romains, le style ou stylet désignait un point ou une grosse aiguille d’or ou de fer, pointue par un bout et aplatie par l’autre. Avec la pointe on écrivait sur une écorce d’arbre, appelée liber, d’où est venu le mot livre, ou même sur des tablettes enduites d’une légère couche de cire ; l’extrémité plate servait à effacer les caractères que l’on voulait corriger : peu à peu on appliqua ce mot à la manière dont on rendit ses idées ; et quand on dit d’un auteur que son style est bon, on veut dire qu’il exprime bien ses pensées.

Le style a des qualités générales et des qualités particulières : il doit en outre prendre différents tons selon les circonstances.

Section I. — Qualités générales §

Les qualités générales du style sont : la Clarté, la Pureté, la Précision, le Naturel, la Variété, la Noblesse, la Convenance et l’Harmonie.

1° Clarté §

La Clarté est la qualité fondamentale du style. Elle rend, pour ainsi dire, le langage transparent, et fait que nous sommes compris sans peine et sans effort de ceux auxquels nous parlons ou nous écrivons.

Pour être clair, il ne faut dire que juste ce qu’il faut. Pour réussir, il est nécessaire de bien concevoir son sujet, de le saisir tout entier, et de l’embrasser dans toute son étendue : si nous le concevons clairement, nous le rendrons de même. Il faut encore que toutes les parties soient arrangées avec ordre, et si bien enchaînées, qu’elles naissent facilement les unes des autres, qu’elles soient même prévues et devinées d’avance : voilà la clarté du style.

La Bruyère, à ce sujet, donne le conseil suivant : « Tout écrivain, pour écrire nettement, doit se mettre à la place de ses lecteurs, examiner son propre ouvrage comme quelque chose qui lui est nouveau, qu’il lit pour la première fois, où il n’a nulle part, et que l’auteur aurait soumis à sa critique ; et se persuader ensuite qu’on n’est pas entendu seulement à cause que l’on s’entend soi-même, mais parce qu’on est en effet intelligible. »

Voici le résumé des qualités nécessaires à la clarté : idée claire et nette du sujet, bon choix d’expressions, ordre et enchaînement des idées, juste mesure des phrases et des périodes.

Pour compléter ce qui reste à dire de la clarté du style, on se reportera à ce qui a été dit sur la clarté de la phrase, dans les leçons précédentes, page 1 [Première partie, chapitre I, section I].

La clarté du style fait le principal mérite du morceau intitulé : Fléaux de 1709, Humanité de Fénelon, Toutes les expressions qui composent ce récit sont parfaitement choisies, les idées s’enchaînent naturellement, les phrases et les périodes sont d’une juste mesure. L’auteur y fait connaître toutes les qualités douces et humaines du vertueux Fénelon.

Fléaux de 1709. — Humanité de Fénelon

L’année 1709 est désastreuse pour la France dans les annales de notre histoire. Elle est marquée par les fléaux de la guerre et de la famine, l’invasion de nos provinces par l’ennemi, les impôts excessifs, et par-dessus tout, un hiver des plus rigoureux qui sévit surtout en France et en Italie, où gelèrent les lagunes de Venise. Au milieu de tous ces fléaux de la nature, Fénelon travailla de toutes ses forces au soulagement de l’humanité souffrante, et mit en action les plus touchantes vertus qu’il recommandait chaque jour dans de consolantes paroles.

Elle n’est point effacée de notre mémoire, cette époque désastreuse et terrible, cette année la plus funeste des dernières années de Louis XIV, où il semblait que le ciel voulût faire expier à la France ses prospérités orgueilleuses, et obscurcir l’éclat du plus beau règne qui eût encore illustré ses annales. La terre stérile sous les flots de sang qui l’inondent devient cruelle et barbare comme les hommes qui la ravagent, et l’on s’égorge en mourant de faim. Les peuples, accablés à la fois par une guerre malheureuse, par les impôts et par le besoin, sont livrés au découragement et au désespoir. Le peu de livres qu’on a pu conserver ou recueillir est porté à un prix qui effraye l’indigence, et qui pèse même à la richesse. Une armée, alors la seule défense de l’État, attend en vain sa subsistance des magasins qu’un hiver destructeur n’a pas permis de remplir. Fénelon donne l’exemple de la générosité : il envoie le premier toutes les récoltes de ses terres, et l’émulation gagnant de proche en proche, les pays d’alentour font les mêmes efforts et l’on devient libéral même dans la disette.

Les maladies, suites inévitables de la misère, désolent bientôt l’armée et les provinces. L’invasion de l’ennemi ajoute encore la terreur à tant de fléaux accumulés. Les campagnes sont désertes, et leurs habitants épouvantés fuient dans les villes. Les asiles manquent à la foule des malheureux. C’est alors que Fénelon fit voir que les cœurs sensibles, à qui l’on reproche d’étendre leurs affections sur le genre humain, n’en aiment pas moins leur patrie. Son palais est ouvert aux malades, aux blessés, aux pauvres sans exception.

Il engage ses revenus pour faire ouvrir des demeures à ceux qu’il ne saurait recevoir. Il leur rend les soins les plus charitables ; il veille sur ceux qu’on doit leur rendre. Il n’est effrayé ni de la contagion, ni du spectacle de toutes les infirmités humaines rassemblées sous ses yeux. Il ne voit en eux que l’humanité souffrante. Il les assiste, leur parle, les encourage.

Oh ! comment se défendre de quelque attendrissement, en voyant cet homme vénérable par son rang, par ses lumières, tel qu’un génie bienfaisant, au milieu de tous ces malheureux qui le bénissent, distribuer les consolations et les secours, et donner les plus touchants exemples de ces mêmes vertus dont il avait donné les plus touchantes leçons ?

La Harpe, Éloge de Fénelon.

Nous aimons à conseiller comme lecture les lignes écrites sur les salles d’asile par M. J. Janin, qui sait parler le langage des enfants. La description qu’il nous donne est pleine de sensibilité : tout y est clair : chaque expression est nette, simple ; chaque phrase est facile à saisir : le sens se laisse comprendre sans la moindre peine.

Nous ferons le même éloge du second morceau intitulé : les Savoyards et la Savoie, dans lequel M. Guiraud nous •intéresse si vivement en faveur des pauvres petits Savoisiens.

Lectures. — 1° Les Salles d’Asile. Vol. II, nº 77. — 2° Les Savoyards et la Savoie. Vol. II, nº 78.

2° Pureté §

La Pureté du style consiste à s’exprimer correctement, c’est à-dire, à se conformer aux règles de l’orthographe et de la syntaxe. Cette qualité s’acquiert surtout par la lecture des meilleurs écrivains de notre langue et la fréquentation de la bonne compagnie. Pour connaître ce qu’il y a d’essentiel à dire sur la Pureté du style, il est important d’étudier ce que nous avons dit dans les chapitres précédents sur la Pureté de la phrase. (Voir p. 7 [Première partie, chapitre I, section II).

Nous offrons comme modèles de pureté de style, deux sujets entièrement opposés l’un à l’autre quant au sens. Dans le premier, intitulé l’Académie silencieuse, nous assistons à une séance dont le silence est la qualité première des académiciens, et leurs discours, non des paroles, mais des chiffres. Le second, intitulé : Un Spectacle gratis, nous montre une assemblée bruyante, il est vrai, mais où nous trouvons une peinture vraie de la joie franche du peuple.

L’Académie silencieuse.

Dans cet ingénieux apologue que nous devons à l’abbé Blanchet, l’auteur nous fait assister à une séance de l’Académie silencieuse, qui résidait à Memphis, capitale de l’ancienne Égypte. Nous recommandons au lecteur de distinguer, dans cette séance mémorable, la demande du postulant ; nommé Alamir, la réponse négative du président, l’insistance victorieuse du récipiendaire, et enfin sa réception au sein de l’Académie. Cette narration est un petit chef-d’œuvre de brièveté, de goût et d’esprit écrit avec toute la pureté désirable.

Memphis possédait une académie célèbre dont le principal statut était digne de Pythagore. Le voici : Les académiciens penseront beaucoup, écriront peu, et parleront le moins possible. On l’appelait l’Académie silencieuse, et il n’y avait point dans l’Égypte de savant distingué qui n’eût l’ambition d’y être admis. Alamir, jeune Égyptien d’une érudition immense et d’un jugement exquis, avait composé une excellente brochure intitulée le Bâillon. Il travaillait encore à diminuer ce chef-d’œuvre de précision, quand il apprit du fond de sa province qu’il y avait une place vacante dans l’Académie silencieuse. Quoiqu’il ne fut alors âgé que de vingt-deux ans, quoiqu’un grand nombre de concurrents briguassent la place, il arrive et se présente à la porte de la célèbre académie. Une foule de bavards et d’importuns, rôdant le long des paieries, s’approchent à la hâte du taciturne étranger ; ensuite ils l’accablent, comme c’est la coutume, de mille questions à la fois. Alamir, marchant droit à son but, et sans proférer un seul mot, donne le billet suivant à l’huissier de la salle, pour le remettre au président de l’auguste assemblée : « Alamir demande humblement la place vacante. » La cabale et l’intrigue y avaient déjà pourvu, et elle venait d’être accordée au protégé d’un Crésus ignorant. Le sénat silencieux fut désolé de ce contretemps : il venait de recevoir un froid bel esprit, dont le verbiage amphigourique ennuyait extrêmement sans instruire en nulle façon, au lieu qu’Alamir, le fléau des babillards, n’énonçait pas une parole qu’elle ne portât sentence. Le moyen d’annoncer une nouvelle si désagréable à l’auteur du Bâillon ? On ne savait comment s’y prendre, lorsque le président imagina cet expédient : il remplit d’eau une grande coupe, mais de manière qu’une petite goutte de plus l’eut fait déborder à l’instant ; puis il fit signe qu’on introduisit le candidat.

Alamir, la rougeur sur le front, la démarche lente et posée, s’avança avec cet extérieur modeste qui sied si bien au vrai mérite. À son approche, le président de l’Académie se leva fort honnêtement et lui montra d’un air triste l’emblème fatal de son exclusion, souriant à cet aspect, le jeune Égyptien comprit aisément ce dont il était question, et ne se déconcerta point. Persuadé qu’un académicien surnuméraire ne dérangerait rien et ne porterait nulle atteinte à la loi, il ramassa une feuille de rose, qu’il vit à ses pieds, puis il la posa doucement sur la surface de l’eau ou elle surnagea à son aise sans répandre la moindre larme.

À cette réponse ingénieuse, chacun battit des mains et, d’un consentement unanime, on fit passer de main en main à l’aspirant le registre de l’Académie ; il y inscrivit son nom à la suite de ceux des récipiendaires, et traça en marge le nombre de cent qui était celui de ses nouveaux confrères. Posant ensuite devant ces chiffres un zéro, par lequel il se désignait, il ajoute ces mots : (0,100) « Ils n’en vaudront ni plus ni moins. » Également enchanté et de l’esprit laconique et de la modestie peu commune du jeune Alamir, le président l’embrassa avec cordialité, et le combla de caresses. Il substitua ensuite le chiffre 1 au zéro qui précédait le nombre 100, et il écrivit à son tour (1100) avec cette courte phrase : « Ils en vaudront dix fois plus. »

L’abbé Blanchet.

Un Spectacle gratis.

M. de Jouy est l’un de nos littérateurs les plus féconds. Il écrivit avec la plus grande facilité : on peut en juger, par le morceau suivant, qui est rendu avec simplicité, correction, et une légèreté convenable au sujet.

La foule est immense : elle s’agite, se presse, comme les flots de la mer… Les portes s’ouvrent : l’Océan ne s’est pas précipité avec plus de violence dans le bassin de Cherbourg ; la tourbe inonde en un moment le péristyle, les escaliers, les corridors, le parterre et les loges ; l’aspect de la salle est tout à fait changé. Ces premières loges, où brillaient, la veille, les plus jolies femmes de Paris ; cet orchestre, ces balcons, où se montraient nos jeunes élégants ; ce parterre, où s’organisait une cabale, sont uniformément remplis, sans distinction d’âge, de sexe ni de rang, par la fruitière en battant-l’œil1, par le fort de la halle en chapeau gris, par le charbonnier et le perruquier, chacun dans son habit de poudre.

On parvient, avec beaucoup de peine, à se placer, c’est-à-dire à s’entasser en pyramide, les uns sur les autres, de manière à faire craindre aux habitants du parterre l’éboulement des spectateurs du cintre. C’est alors que s’établissent, de tous les coins de la salie, des conversations en style grivois, que les élèves de Vadé s’empressent de recueillir au profit de Brunet et de son théâtre.

Pour faire passer le temps, chacun crie, hurle, siffle, trépigne, enfin la toile se lève, et dès lors, le plus grand silence règne dans cette assemblée, jusque-là si tumultueuse : le moindre bruit, pendant le cours de la représentation, est puni par l’expulsion soudaine de celui qui l’a causé. Là, point d’élégantes, arrivant à huit heures au milieu d’une scène intéressante, et fermant avec fracas la porte de leur loge pour attirer tous les yeux sur elles ; là point d’applaudisseurs à gages, à qui l’on a, pour ainsi dire, noté, sur la pièce, les endroits qu’ils doivent applaudir ; là, point de parti pris contre telle ou telle actrice, contre tel ouvrage ; point d’influence de journaux, de coteries, de salons : le public de ces jours de gratis, par cela même qu’il va rarement au spectacle, y porte une attention que rien ne peut corrompre

De Jouy.

Il ne nous est point difficile de citer des lectures à faire sur la Pureté du style. Ouvrons au hasard le recueil des œuvres de nos bons écrivains ; laissons tomber notre choix sur le hardi Passage des Alpes par François et sur le Dévouement des religieux du mont Saint-Bernard, dont les auteurs sont l’historien Gaillard, et le publiciste genevois Mallet du Pan.

Lectures. — 1° Passage des Alpes. Vol. II, nº 70. — 2° Dévouement des Religieux du mont Saint-Bernard, vol. II, nº 80.

3° Précision §

L’Académie définit ainsi la Précision : « Exactitude dans le discours par laquelle on se renferme tellement dans le sujet dont on parle, qu’on ne dit rien de superflu. »

La Précision consiste donc à ne dire que ce qui est nécessaire, et à n’employer aucun mot inutile. Cependant la précision ne défend pas de donner à la pensée toute l’extension et les ornements qu’elle comporte. Marmontel dit que « la précision n’exclut, ni la richesse, ni l’élégance du style ; que tous les genres d’écrire ont leur précision ; que le style philosophique a pour but de démêler la vérité ; l’historique, de la transmettre ; l’oratoire, de l’amplifier ; le poétique, de l’embellir » ; qu’ainsi chaque écrivain a son genre de précision, et que toute espèce de développement ou d’ornement convient, pourvu que l’on aille droit au but.

Chacun doit donc s’exprimer conformément à son caractère. Dans la tragédie de Polyeucte, Sévère parle des chrétiens en homme politique ; il est précis :

Ils font des vœux pour nous qui les persécutons.
Corneille.

Esther émet devant Assuérus la même pensée ; mais comme elle prie Assuérus en faveur des Juifs, elle ajoute plus de développements, et cependant son discours ne s’éloigne pas de la précision :

Adorant dans leurs fers le Dieu qui les châtie,
Tandis que votre main, sur eux appesantie,
À leurs persécuteurs les livrait sans secours,
Ils conjuraient ce Dieu de veiller sur vos jours.
De rompre des méchants les trames criminelles,
De mettre votre trône à l’ombre de ses ailes.
Racine.

Le Style diffus ou prolixe est l’opposé du Style précis : il dit peu de choses avec beaucoup de paroles.

On peut lire, pour compléter l’étude du style précis, l’article intitulé : Précision, dans les qualités générales de la phrase, page 14 de ce volume.

Caractère des sept Rois de Rome.
(Tiré de l’Histoire universelle de Bossuet.)

Bossuet passe en revue avec une admirable précision le caractère et les principales actions des sept premiers rois de Rome. On remarquera que dans cette page, il n’y a ni expression ni phrase inutile : chaque pensée est exprimée avec assez de développement pour être facilement comprise.

Romulus, dans une assemblée où il survint tout à coup un grand orage, fut mis en pièces par les sénateurs, qui le trouvaient trop impérieux, et l’esprit d’indépendance commenta dès lors à paraître dans cet ordre.

Pour apaiser le peuple qui aimait son prince, et donner une grande idée du fondateur de la ville, les sénateurs publièrent que les dieux l’avaient enlevé au ciel ; et lui firent dresser des autels.

Numa Pompilius, second roi, dans une longue et profonde paix, Il acheva de tonner ses mœurs, et de régler sa religion sur les mêmes fondements que Romulus avait posés.

Tullus Hostilius établit, par de sévères règlements, la discipline militaire et les ordres de la guerre, que son successeur, Ancus Marcius ; accompagna de cérémonies sacrées, afin de rendre la milice sainte et religieuse. !

Après lui, Tarquin l’Ancien, pour se faire des créatures, augmenta le nombre des sénateurs jusqu’au nombre de trois cents, où ils demeurèrent fixés durant plusieurs siècles, et commença les grands ouvrages qui devaient servir à la commodité publique.

Servius Tullius projeta l’établissement d’une république sous le commandement de deux magistrats annuels qui seraient choisis par le peuple.

En haine de Tarquin le Superbe, la royauté fut abolie avec des exécrations horribles contre tous ceux qui entreprendraient de la rétablir ; et Brutus lit jurer au peuple qu’il se maintiendrait éternellement dans sa liberté.

Bossuet, Histoire universelle.

J.-J. Rousseau a dit avec justice : « La précision mène à l’élégance. »Aussi ces deux qualités sont-elles sœurs, et se trouvent-elles réunies dans le passage suivant, qui appartient l’un de nos estimables écrivains, Raynal. Il nous définit la Vraie Gloire en des termes exacts et directement utiles au sujet qui l’occupe.

Lecture. — La Vraie Gloire. Vol. II, nº 81.

4° Naturel §

Le Naturel du style consiste à rendre une idée, une image, un sentiment avec une vérité parfaite, et qui paraisse n’avoir coûté aucune peine à l’écrivain. Le naturel est ennemi de tout apprêt, de toute affectation ; dès qu’une expression recherchée, une image forcée, un sentiment exagéré se présente, le naturel est détruit. Cette précieuse qualité se fait particulièrement découvrir dans les ouvrages où elle règne ; dès que nous rencontrons un style naturel, nous nous sentons à notre aise, et il nous semble que l’ouvrage ait coulé de source, et qu’il n’ait coûté aucune peine à son auteur.

Cette qualité distingue particulièrement les écrits de La Fontaine et de Racine ; en lisant ces deux auteurs si parfaits, il semble que l’on va soi-même parler et écrire avec la même facilité, le même talent ; mais on est réduit bientôt à les admirer, en reconnaissant l’impuissance où l’on se trouve de pouvoir égaler le charme de leur style.

Quelques fragments de La Fontaine et de Racine pris au hasard nous offriront des modèles de Naturel. On ne saurait citer un meilleur exemple dans ce genre que la fable des Deux Pigeons. Il y règne tant de naturel qu’il semble qu’elle ne pouvait être écrite d’une manière différente. On y voit les deux amis jouir d’une douce félicité troublée tout à coup par le fatal désir des voyages qui s’empare de l’un des deux pigeons. Le voilà parti, et nous le voyons successivement en butte à plusieurs aventures malheureuses, dans lesquelles il manque à chaque instant de trouver la mort. Enfin, heureux d’avoir échappé à tous les périls, il revient à la demeure de son ami où il trouve, avec la sécurité, le véritable bonheur.

Les deux Pigeons.
    Deux pigeons s’aimaient d’amour tendre :
    L’un d’eux s’ennuyant au logis,
    Fut assez fou pour entreprendre
    Un voyage en lointain pays.’
    L’autre lui dit : Qu’allez-vous faire ?
    Voulez-vous quitter votre frère ?
    L’absence est le plus grand des maux ;
Non pas pour vous, cruel ! Au moins, que les travaux,|
    Les dangers, les soins du voyage,
    Changent un peu voire courage.
Encor si la raison s’avançait davantage !
Attendez les zéphyrs : qui vous presse ?un corbeau-
Tout à l’heure annonçait malheur à quelque oiseau.
Je ne songerai plus que rencontre funeste,
Que faucons, que réseaux. Hélas ! dirai-je, il pleut :
    Mon frère a-t-il tout ce qu’il veut,
    Bon souper, bon gîte, et le reste ?
    Ce discours ébranla le cœur
    De notre imprudent voyageur
Mais le désir de voir et l’humeur inquiète
L’emportèrent enfin. Il dit : Ne pleurez point ;
Trois jours au plus ; rendront mon âme satisfaite :
Je reviendrai dans peu conter de point en point,
    Mes aventures à mon frère;
Je le desennuîrai. Quiconque ne voit guère
N’a guère à dire aussi. Mon voyage dépeint
    Vous sera d’un plaisir extrême.
Je dirai : J’étais là ; telle chose m’avint :
    Vous y croirez être vous-même.
À ces mots, en pleurant, ils se dirent adieu.
Le voyageur s’éloigne : et voilà qu’un nuage
L’oblige de chercher retraite en quelque lieu.
Un seul arbre s’offrit, tel encor que l’orage
Maltraita le pigeon en dépit du feuillage.
L’air devenu serein, il pari tout morfondu
Sèche du mieux qu’il peut son corps chargé de pluie.
Dans un champ à l’écart voit du blé répandu,
Voit un pigeon auprès : cela lui donne envie ;
Il y vole, il est pris : ce blé couvrait d’un lacs
    Les menteurs et traîtres appâts.
Le lacs était usé ; si bien que de son aile,
De ses pieds, de son bec, l’oiseau le rompt enfin :
Quelque plume y péril ; et le pis du destin
Fut qu’un certain vautour à la serre cruelle
Vit notre malheureux, qui, traînant la ficelle,
Et les morceaux du lacs qui l’avait attrapé,
    Semblait un forçat échappé.
Le vautour s’en allait le lier, quand des nues
Fond à son tour un aigle aux ailes étendues.
Le pigeon profita du conflit des voleurs,
S’envola, s’abattit auprès d’une masure,
    Crut pour ce coup que ses malheurs
    Finiraient par cette aventure ;
Mais un fripon d’enfant (cet âge est sans pitié)
Prit sa fronde, et du coup tua plus d’à moitié
    La volatile malheureuse,
    Qui, maudissant sa curiosité,
    Traînant l’aile et tirant le pié,
    Demi-morte et demi-boiteuse,
    Droit au logis s’en retourna.
    Que bien que mal elle arriva
    Sans autre aventure fâcheuse ;
Voilà nos gens rejoints : et je laisse à juger
De combien de plaisirs ils payèrent leurs peines…
La Fontaine.

Puisque le naturel du style consiste à rendre ses pensées et ses sentiments avec aisance, sans effort, sans recherche aucune, il faut se garder avec soin de toute affectation. La moindre expression ambitieuse, le moindre sentiment exagéré ternissent le naturel du style et le font évanouir sans retour. Écrire en général comme on pense, est le plus souvent le meilleur moyen de conserver cette qualité. C’est ce que l’on remarquera clans le passage suivant, dans lequel l’écrivain a pour but de nous faire voir « qu’il n’est pas toujours bon de dire la vérité à qui vous la demande ». C’est l’avare Harpagon que l’auteur met en scène avec Maître Jacques. On pourra lire cette page dans le deuxième volume.

Lecture. — Maître Jacques à Harpagon. Vol. II, nº 82.

5° Variété §
L’ennui naquit un jour de l’uniformité,

a dit un de nos poètes : il faut voir ici un conseil dont nous devons faire usage dans tout.

La Variété du style résulte de l’inégalité des phrases et des périodes, et d’un heureux mélange du style coupé et du style périodique.

« Une longue uniformité, a dit Montesquieu, rend tout insupportable ; les mêmes membres et les mêmes chutes répandent l’ennui dans un poème. »

Suivons aussi à ce sujet le conseil de Boileau :

Sans cesse en écrivant, variez vos discours :
Un style trop égal et toujours uniforme ;
En vain brille à, nos yeux : il faut qu’il nous endorme.

M. Alfred de Vigny nous donne une charmante description de l’Escalier du Lis à Chambord : il nous la présente avec une grande variété d’expressions et de phrase d’inégale longueur.

L’escalier du Lis est une des plus grandes curiosités de ce château, qui aujourd’hui n’offre plus qu’un contraste effrayant de majesté et de ruines, de splendeur et de misère. C’est là que mourut le maréchal de Saxe, le Turenne de Louis XV.

L’Escalier du Lis à Chambord

À quatre lieues de Blois, à une lieue de la Loire, dans une petite vallée fort basse, entre des marais fangeux et un bois de grands chênes, loin de toutes les routes, on rencontre tout à coup un château royal ou plutôt magique. On dirait que, contraint par quelque lampe merveilleuse, un génie de l’Orient l’a élevé pendant une des mille et une nuits, et l’a dérobé au pays du Soleil, pour le cacher dans ceux du brouillard avec les amours d’un beau prince. Ce palais est enfoui comme un trésor ; mais, à ces dômes bleus, à ces élégants minarets, arrondis sur de larges murs ou élancés dans l’air, à ces longues terrasses qui dominent les bois, à ces flèches légères que le vent balance, à ces croissants entrelacés partout sur les colonnades, on se croirait dans les royaumes de Bagdad ou de Cachemire, si les murs noircis, leurs tapis de mousse et de lierre, et la couleur pâle et mélancolique du ciel n’attestaient un pays pluvieux. Ce fut bien un génie qui éleva ces bâtiments, mais il vint d’Italie, et se nomma le Primatice : ce fut bien un beau prince dont les amours s’y cachèrent, mais il était roi, et se nommait François Ier. Sa salamandre y jette ses flammes partout ; elle étincelle mille fois sur les voûtes, comme feraient les étoiles d’un ciel ; elle soutient les chapiteaux avec sa couronne ardente ; elle colore les vitraux de ses feux ; elle serpente avec les escaliers secrets, et, partout, semble dévorer de ses regards flamboyants les triples croissants d’une Diane mystérieuse, deux fois déesse et deux fois adorée dans ces bois voluptueux.

Mais la base de cet étrange monument est, comme lui, pleine d’élégance et de mystère : c’est un double escalier qui s’élève en deux spirales, entrelacées depuis les fondements des plus lointains de l’édifice jusqu’au-dessus des plus hauts clochers, et se termine par une lanterne ou cabinet à jour couronné d’une fleur de lis colossale aperçue de bien loin ; deux hommes peuvent y mouler en même temps sans se voir.

Cet escalier lui seul semble un petit temple isolé ; comme nos églises, il est soutenu et protégé par les arcades de ses ailes minces, transparentes, et pour ainsi dire brodées à jour. On croirait que la pierre docile s’est ployée sous le doigt de l’architecte ; elle paraît, si l’on peut le dire, pétrie selon les caprices de son imagination.

On conçoit à peine comment les plans en furent tracés, et dans quels termes les ordres furent expédiés aux ouvriers ; cela semble une pensée fugitive, une rêverie brillante, qui aurait pris tout à coup un corps durable, un songe réalisé.

Alfred de Vigny.

Dans le récit intéressant que nous indiquons ici, et qui est intitulé : Xénophon à Scillonte, l’abbé Barthélemy a fort habilement diversifié son style. En le lisant on portera son attention sur l’étendue des phrases et des périodes qui le composent.

Lecture. — Xénophon à Scillonte. Vol. II, nº 83.

6° Noblesse §

Le Noblesse du style consiste à éviter les images populaires et les expressions basses et triviales.

C’est ce que nous recommande encore Boileau en ces termes

Quoi que vous écriviez, évitez la bassesse :
Le style le moins noble a pourtant sa noblesse
Art poétique, chant I.

 

Il dit sans s’avilir  les plus petites choses,
Fait des plus secs chardons des œillets et des roses…
Boileau, Ép. XI.

Il ne faut pas croire cependant que la Noblesse du style rejette les idées les plus simples, celles qui ne représentent que les choses les plus ordinaires. Il est un art de les exprimer avec noblesse, et c’est cet art qu’il faut acquérir et dont Boileau nous parle dans les vers qui précèdent. Il faut alors que la noblesse de l’expression couvre la simplicité de la pensée.

C’est, ainsi que le Rhin, indigné contre les Hollandais qui n’avaient pu empêcher l’armée française de traverser le fleuve, accuse leur faiblesse, et leur dit entre autres choses qu’ils ne sont bons qu’à faire des fromages :

Allez, vils combattants, inutiles soldats,
Laissez là ces mousquets trop pesants pour vos bras ;
Et la faux à la main, parmi vos marécages,
Allez couper vos joncs et presser vos laitages ;
Ou, gardant les seuls bords qui vous peuvent couvrir.
Avec moi de ce pas venez vaincre ou mourir.
Boileau, le Passage du Rhin, Ép. IV.

Delille a défini avec grâce le jeu de la pantoufle et celui de la raquette :

La Pantoufle.
Ici, sous des genoux qui se courbent en voûte,
Une pantoufle agile, en déguisant sa route,
Va, vient, et quelquefois, par son bruit agaçant,
Sur le parquet battu se trahit en passant.

 

La Raquette.
Ailleurs, par deux rivaux la raquette empaumée
Attend, reçoit, renvoie une balle emplumée,
Qui, toujours arrivant et repartant toujours,
Par le même chemin recommence son cours.
Le Coin du feu.

Le style, sous la plume d’un bon auteur, sait faire passer les expressions les plus familières, les plus basses même, à la faveur de la beauté des pensées. Ainsi Racine et Corneille ont heureusement placé dans leurs vers les expressions communes chiens, boucs, pavé, etc. Ex. :

Joad à Abner.
Je crains Dieu, dites-vous ; sa vérité me touche !
Voici comme ce Dieu vous répond par ma bouche :
« Du zèle de ma loi que sert de vous parer ?
Par de stériles vœux penser vous m’honorer ?
Quel fruit me revient-il de tous vos sacrifices ?
Ai-je besoin du sang des boucs et des génisses ?
Le sang de nos rois crie et n’est point écouté.
Rompez, rompez tout pacte avec l’impiété.
Du milieu de mon peuple exterminez les crimes,
Et vous viendrez alors m’immoler vos victimes. »
Racine, Athalie, acte I, sc. i.

 

Joad à Mathan.
Sors donc de devant moi, monstre d’impiété ;
De toutes les horreurs, va, comble la mesure.
Dieu s’apprête à te joindre à la race parjure,
Abiron et Duthan, Doëg, Achitophel.
Les chiens à qui son bras a livré Jézabel,
Attendant que sur toi sa fureur se déploie.
Déjà sont à ta porte et demandent leur proie !
Racine, Athalie, acte III, sc. v.

 

La Piété à Dieu.
Je suis la Piété, cette fille si chère,
Qui t’offre de ce roi (Louis XIV) les plus tendres soupirs.
Tu le vois tous les jours, devant toi prosterné,
Humilier ce front de splendeur couronné,
Et confondant l’orgueil par d’augustes exemples,
Baiser avec respect le pavé de tes temples.
Racine, la Piété, prologue.

 

À l’aspect imprévu de leur foule agréable,
Le prélat radouci veut se lever de table :
La couleur lui renaît, sa voix change de ton ;
Il fait par Gilotin rapporter un jambon.
Lui-même, le premier, pour honorer la troupe,
D’un vin pur et vermeil il fait remplir sa coupe ;
Il l’avale d’an trait ; et chacun l’imitant,
La cruche au large ventre est vide en un instant.
Boileau.

Citons comme exemple de style noble, ce morceau plein de grandeur que nous extrayons de L’Essai sur l’indifférence en matière de religion ; si l’auteur, M. de Lamennais, eût persévéré à marcher d’un pas ferme dans la route qu’il avait commencé de suivre, il fût devenu l’un des premiers génies de la France.

Lectures. — 1° Jésus-Christ ; Divinité de sa mission. Vol. II, nº 84. — 2° Le vrai Chrétien. Vol. II, nº 85.

7° Convenance §

La Convenance consiste à adapter le style au sujet.

Chaque sujet a un style qui lui est propre.

1° Dans les narrations, par exemple, le style doit être uni, facile, naturel et rapide. Disons d’abord en quoi consistent ces qualités, pour pouvoir les discerner dans les exemples qui suivent.

Le style est uni, quand on n’y voit ni expressions ni pensées plus remarquables les unes que les autres ; facile, lorsqu’il ne sent point le travail ; naturel, quand il n’est ni recherché ni forcé ; rapide, quand il attache et entraîne. (Domairon.)

Telle est cette narration empruntée de madame de Genlis, et intitulée : l’Habillement singulier.

Cette anecdote, racontée d’une manière facile, naturelle et amusante par l’auteur, nous fait connaître une des originalités par lesquelles se signala M. de Louvois dans sa jeunesse.

L’Habillement singulier

M. de Louvois avait toujours eu l’esprit un peu léger : étant à Brest à dix-huit ans, avec beaucoup de dettes et sans argent ; il écrivit à son père ; et ne recevant point de réponse, il vendit tous ses habits pour fournir aux frais de son voyage, ne gardant pour toute garde-robe qu’un mauvais frac usé ; et il partit pour se rendre au château de Louvois, où le marquis de Souvré le reçut très mal : dans les premiers jours M. de Louvois n’osa pas lui renouveler sa demande. Un soir, M. de Souvré lui dit que les dames les plus considérables du voisinage devaient dîner chez lui le surlendemain. « J’espère, ajouta-t-il, que vous voudrez bien quitter ce vilain habit de voyage et vous habiller convenablement. » M. de Louvois se garda bien de dire qu’il ne lui restait plus que le vêtement qu’il avait sur lui ; mais il déclara qu’il n’avait apporté que de vieux habits, et qu’il désirait en faire faire un neuf ; et il saisit cette occasion de demander de l’argent. M. de Souvré refusa d’un ton qui ne laissait nulle espérance. M. de Louvois n’insista point ; il se contenta de répondre qu’il mettrait un autre habit. Il y avait dans la chambre où il couchait une vieille tapisserie à grands personnages, il en détacha un pan qui représentait Armide et Renaud ; il envoie chercher le tailleur du village ; et, lorsqu’il fut arrivé, il lui ordonna de faire un habillement complet, habit, veste et culotte avec ce pan de tapisserie, de passer la nuit, et de le lui rendre le surlendemain de bonne heure. Le tailleur, pour mettre un peu de régularité dans ce singulier ouvrage, fit les manches avec les deux bras d’Armide, et sur le dos de cet habit il mit la tête de Renaud ornée d’un beau casque ; deux petits visages d’amours et des fragments de bouclier formaient le reste de l’habillement, dont M. de Louvois se revêtit avec une joie parfaite. Équipé de la sorte, au mois de juillet, il attendit dans sa chambre, et non sans impatience, l’arrivée de la compagnie : aussitôt qu’il entendit des voitures dans la cour, il descendit fort lestement, malgré l’étonnante lourdeur de sa parure, et il s’élança sur le perron, afin de donner la main aux dames, ce qu’il fit sérieusement, et de l’air du monde le plus simple et le plus naturel. Comme on s’émerveillait, et que l’on questionnait en vain M. de Louvois qui, avec un maintien triomphal, conduisait ces dames dans le salon, M. de Souvré survint ; à l’aspect de son fils paré des dépouilles de sa chambre, il recula deux pas en arrière, en demandant d’un ton foudroyant raison de cette extravagance. « Mon père, dit M. de Louvois, m’aviez ordonné de mettre un autre habit, comme je n’avais à ma disposition que cette étoffe, j’ai été forcé de l’employer pour vous obéir. »

Madame de Genlis.

Lecture. — Molière soupant avec Louis XIV. Vol. II, nº 86.

2° Dans les sujets qui appartiennent à la raison, où l’on se propose d’instruire, le style doit être grave, méthodique, précis, ferme, énergique.

Le style est grave, quand il évite les saillies et les plaisanteries ; méthodique, lorsqu’il marche avec ordre, ne se permettant aucun écart ; précis, quand il rend les idées avec le moins de mots possible ; ferme et énergique quand la justesse des expressions répond à la solidité des pensées. (Domairon.)

M. de Lacépède, dans le morceau intitulé : Causes de la décadence de l’empire romain, nous présente une page où sont réunies ces différentes qualités. C’est un morceau historique remarquable, l’auteur esquisse avec la plus grande lucidité les causes de la décadence de l’empire romain. Il nous en montre le germe dans la jalousie des plébéiens contre les patriciens ; les discordes civiles qui s’en suivirent ; les différents partis qui agitèrent la république ; la domination des Césars ; le défaut d’institutions, la domination militaire ; la vénalité de l’empire ; le nombre considérable des empereurs ; puis enfin l’arrivée des Barbares.

Causes de la Décadence de l’Empire romain

À peine Rome était-elle née, qu’elle portait dans son sein le germe de la décrépitude. La vigueur de ses institutions en empêcha longtemps le développement, mais elles ne purent l’anéantir.

Ce germe destructeur était la jalousie du peuple contre le sénat ou des plébéiens contre les patriciens.

Le peuple-roi, accoutumé à regarder la liberté comme inséparable de son nom, ne voulait recevoir de loi que de lui-même ; les guerres et les conquêtes modérèrent souvent, mais d’autres fois ranimèrent cette division intestine.

Bientôt on vit les plus grandes victoires suivies des discordes civiles les plus dangereuses.

Les Gracques sentirent la cause du mal ; ils défendirent le peuple, mais ils l’accoutumèrent aux grandes agitations. Sylla voulut le contenir et même le réprimer. Marius le vengea : le sang coula de tous côtés ; les proscriptions se multiplièrent ; les brigues, la corruption s’introduisirent partout ; le respect pour les lois s’affaiblit ; l’amour de la patrie fut près de s’évanouir. Les généraux corrompent, par le pillage, par de l’argent et par des terres, les soldats qui cessent de se regarder comme ceux de la république. Pompée et César accroissent les maux et les dangers. César devait remporter sur Pompée ; il combattait ou paraissait combattre pour l’égalité des droits ; il attaque cette égalité lorsqu’il se croit le maître : il est immolé.

Le triumvirat lui succède. Le sénat ne peut plus faire respecter les lois qu’il a violées ; tout est soumis à la force ; tout se fait par des soldats qui ne sont plus Romains, et qui se livrent à celui qui les paye le plus. Les amis de l’indépendance s’éteignent ou sont immolés. Actium décide du maître de l’empire. La liberté est sacrifiée à un repos perfide, que devaient suivre toutes les horreurs de la tyrannie.

Les Césars s’attachent l’armée par leurs largesses ; ils conservent la puissance absolue. L’armée empêche le sénat de rétablir la république à la mort de Caligula.

Rome ne peut plus étendre sa domination ; elle ne tend plus qu’à la maintenir.

Tous les ressorts de la puissance étaient brisés ; ses institutions n’existaient plus que de nom ; ses maximes étaient oubliées, et ses antiques vertus dans le mépris. Les armes seules ont un pouvoir qui bientôt devait leur échapper. Les soldats vendent l’empire : plus de discipline, plus d’obéissance militaire ; les princes qui veulent la rétablir sont égorgés ou chassés. Dès lors tout est perdu ; partout île sanglantes guerres civiles, partout d’effroyables massacres. L’empire romain s’épuise, n’inspire ni respect, ni affection, ni crainte.

Les Perses et les Parthes attaquent l’Orient ; les Barbares, forcés par le besoin d’abandonner leurs forêts et leurs marais, attaquent le Nord. Le mal s’accroît au lieu de diminuer, par la division de l’empire, que l’on partage entre les enfants des princes, comme un domaine privé.

Le nombre des lieutenants s’accroît avec celui des princes. Rien-tôt, en quelque sorte, tout est empereur, excepté l’empereur lui-même, et par conséquent tout est asservi, opprimé, ravagé. La domination romaine devient en horreur.

Lacépède.

Lecture. — Le Prêtre. Vol. II, nº 87.

3° Dans les sujets qui appartiennent au sentiment, où l’écrivain cherche à toucher, le style doit être doux, Insinuant, vif, animé et pathétique.

Le style est doux et insinuant, quand il fait concevoir et sentir les choses sans efforts ; vif et animé, quand les idées sont pressées et se succèdent avec rapidité ; pathétique, lorsqu’il remue, agite, transporte. (Domairon.)

On peut prendre pour exemple les paroles que la déesse Calypso adresse au fils d’Ulysse pour retenir ce jeune prince dans son île. Elle lui représente que nul mortel ne peut entrer impunément dans son royaume ; que, grâce à sa tendresse pour lui, il peut espérer de n’être point puni de sa témérité. Elle l’engage à ne point suivre l’exemple d’Ulysse son père qui, pour l’avoir abandonnée, a vu son vaisseau s’ensevelir dans les ondes.

Calypso à Télémaque

Quand le repas fut fini, la déesse prit Télémaque, et lui parla ainsi :

Vous voyez, fils du grand Ulysse, avec quelle faveur je vous reçois. Je suis immortelle, nul mortel ne peut entrer dans cette île sans être puni de sa témérité, et votre naufrage même ne vous garantirait pas de mon indignation, si d’ailleurs je ne vous aimais. Votre père a eu le même bonheur que vous ; mais, hélas ! il n’a pas su en profiter. Je l’ai gardé longtemps dans cette île, il n’a tenu qu’à lui d’y vivre avec moi dans un état immortel ; mais l’aveugle passion de retourner dans sa misérable patrie lui fit rejeter tous ces avantages. Vous voyez tout ce qu’il a perdu pour Ithaque, qu’il n’a pu revoir. Il voulut me quitter ; il partit, et je fus vengée par la tempête. Son vaisseau, après avoir été longtemps le jouet des vents, fut enseveli dans les ondes. Profitez d’un si triste exemple. Après son naufrage, vous n’avez plus rien à espérer, ni pour le revoir, ni pour régner jamais dans l’île d’Ithaque après lui. Consolez-vous de l’avoir perdu, puisque vous trouvez une divinité prête à vous rendre heureux, et un royaume qu’elle vous offre.

Fénelon.

Lecture. — Guillaume Tell. Vol. II, nº 88.

4° Dans les sujets qui appartiennent à l’imagination, où l’écrivain cherche à plaire, le style doit être gracieux, élégant, varié, brillant, fleuri, nombreux et pittoresque.

Le style est gracieux, quand il est rempli de pensées délicates et de descriptions riantes ; élégant, lorsque les expressions sont bien choisies et bien arrangées ; varié, lorsqu’il se fait remarquer par la multiplicité des tours et des ornements ; brillant et fleuri, lorsqu’il éclate en images ; nombreux, quand il flatte agréablement l’oreille par l’heureux arrangement et par l’harmonie des expressions ; pittoresque, lorsqu’il représente vivement les objets. (Domairon.)

On remarque ces différentes qualités dans : Un Paysage du Berri, charmante description due à la plume de madame George Sand.

Ce paysage est décrit avec une délicieuse fraîcheur dans un style pittoresque. Tous les détails y sont charmants à rencontrer : les prairies, les ruisseaux, les massifs de verdure, la petite église, le cimetière, les maisonnettes avec tout ce qui les entoure, les allées sinueuses, les traînes, le petit ruisseau avec toutes les herbes qui le décorent, les oiseaux, etc. Tous ces détails en font une ravissante description.

Un Paysage du Berri

La partie sud-est du Berri renferme quelques lieues d’un pays singulièrement pittoresque. La grande route qui le traverse dans la direction de Paris à Clermont étant bordée des terres les plus habitées, il est difficile au voyageur de soupçonner la beauté des sites qui l’avoisinent. Mais à celui qui, cherchant l’ombre et le silence, s’enfoncerait dans un de ces chemins tortueux et encaissés qui débouchent sur la route à chaque instant, bientôt se révéleraient de frais et calmes paysages, des prairies d’un vert tendre, des ruisseaux mélancoliques et silencieux, des massifs d’aulnes et de frênes, toute une nature suave, naïve et pastorale. En vain chercherait-il dans le rayon de plusieurs lieues une maison d’ardoises et de moellons. À peine une mince fumée bleue, venant à trembloter derrière le feuillage, lui annoncerait le voisinage d’un toit de chaume, et, s’il apercevait, derrière le feuillage, les noyers de la colline, la flèche d’une petite église, au bout de quelques pas il découvrirait une campanille de tuiles rongées par la mousse, douze maisonnettes éparses entourées de leurs vergers et de leurs chènevières, un ruisseau avec son pont formé de trois soliveaux, un cimetière d’un aspect carré, fermé par une haie vive, quatre ormeaux en quinconce et une tour ruinée. C’est ce qu’on appelle un Bourg dans le pays…

Rien ne saurait exprimer la fraîcheur et la grâce de ces petites allées sinueuses qui s’en vont serpentant avec caprice sous leurs perpétuels berceaux de feuillage, découvrant à chaque détour une nouvelle profondeur toujours plus mystérieuse et plus verte. Quand le soleil du midi embrase jusqu’à la tige l’herbe profonde et serrée des prairies ; quand les insectes bruissent avec force, et que la caille glousse avec amour dans les sillons, la fraîcheur et le silence semblent se réfugier dans les traînes. Vous y pouvez marcher une heure sans entendre d’autre bruit que le vol d’un merle effarouché à votre approche, ou le saut d’une petite grenouille verte et brillante comme une émeraude, qui dormait dans son hamac de joncs entrelacés. Ce fossé lui-même renferme tout un monde d’habitants, toute une forêt de végétation ; son eau limpide court sans bruit en s’épurant sur la glaise, et caresse mollement des bordures de cresson, de baume et d’hépatiques ; les fontinales, les longues herbes, appelées rubans d’eau, les mousses aquatiques pendantes et chevelues, tremblent incessamment dans ces petits remous silencieux ; la bergeronnette jaune y trotte sur le sable d’un air à la fois espiègle et peureux ; la clématite et le chèvre-feuille l’ombragent de berceaux où le rossignol cache son nid. Au printemps, ce ne sont que fleurs et parfums ; à l’automne, les prunelles violettes couvrent ces rameaux qui, en avril, blanchiront les premiers : la senelle rouge, dont les grives sont friandes, remplace la fleur d’aubépine, et les ronces, toutes chargées de flocons de laine qu’y ont laissés les brebis en passant, s’empourprent de petites mûres sauvages d’une agréable odeur.

George Sand.

La description suivante, intitulée : Une Vue des Pyrénées, est non moins brillante et gracieuse : les images y sont variées et abondantes,

Lecture. — Une vue des Pyrénées. Vol. II, nº 80.

La Convenance du style au sujet comprend une dernière qualité que nous nommerons la Couleur locale.

Cette qualité consiste à emprunter ses expressions, ses comparaisons, ses descriptions, soit du caractère de l’époque à laquelle se rapporte le fait que l’on raconte, soit de la nature du climat, des habitudes, des mœurs particulières des habitants chez lesquels il s’est passé : ainsi les faits qui se rapportent à notre époque du moyen âge, ou à nos temps modernes, doivent avoir le cachet original de chacune de ces époques ; les faits qui s’accomplissent en Orient chez les Turcs ou en Occident chez les Espagnols devront différer, quant à la peinture des mœurs et du caractère de ces deux peuples.

L’exemple que nous proposons, intitulé : Mort de Bayard, nous fera bien comprendre en quoi consiste ce cachet, indispensable à certaines compositions.

Mort de Bayard.
30 avril 1524.
xvie siècle.

Ce récit de la mort du premier capitaine de François Ier, est écrit avec le style du xvie siècle, et par un écrivain de ce temps. Il se trouve naturellement empreint de la couleur de l’époque : le style et l’auteur sont contemporains. Nous y rencontrons des expressions qui ont vieilli, mais qui siéent bien à l’historien de ce siècle.

Après la bataille de Rebec où l’armée française fut défaite, Bayard fut chargé par Bonnivet de diriger la retraite. Ce fut pendant ce temps que Bayard reçut un coup d’arquebuse qui lui brisa les reins et causa sa mort.

En cette même retraite fut tué aussi ce gentil et brave monsieur de Bayard, à qui ce jour monsieur de Bonnivet, qui avait été blessé en un bras d’une heureuse harquebuzade et pour ce se faisait porter en litière, luy donna toute la charge et le soin de l’armée et de toute la retraite, et lui avait recommandé l’honneur de la France. Monsieur de Bayard qui avait en quelque pique auparavant avec lui, respondit :

« J’eusse fort voulu et qu’il eust ainsi plu à Dieu, que vous m’eussiez donné cette charge honorable, en fortune plus favorable à nous autres qu’à cette heure ; toutefois de quelle manière que la fortune traitte avec moy, je ferai en sorte que tant que je vivray, rien ne tombera entre les mains de l’ennemy, que je ne le deffende valeureusement. » Ainsi qu’il le promit, il le tint ; mais les Espagnols et le marquis de Pescayre, usans de l’occasion, furent trop importuns à chasser les Français, qu’ainsi que monsieur de Bayard les faisait retirer toujours peu à peu, voici une grande mousquetade qui donna à monsieur de Bayard, qui lui fracassa tous les reins.

Aussitost qu’il se sentit frappé, il s’écria : « Ah ! mon Dieu ! je suis mort. » Si prist son espée par la poignée et en baisa la croisée, en signe de la croix de nostre Seigneur, et dit tout haut : Miserere mei Deus ; puis, comme failly des esprits, il cuida tomber de cheval, mais encore eut-il le cœur de prendre l’arçon de la selle, et demeura ainsi jusques à ce qu’un gentilhomme, son maistre d’hostel, survînt, qui luy ayda à descendre et l’appuyer contre un arbre.

Soudain voilà une rumeur entre les deux armées que monsieur de Bayard estait mort. Voyez comme la renommée soudain publie le mal, comme le bien. Les nostres s’en effrayèrent grandement ; bien que le désordre fut grand parmy eux, et les Impériaux furent prompts à les chasser. Si n’y eust il galant homme parmi eux, qui ne le regrettait ; et le venait voir qui pouvait, comme une belle relique, en passant et chassant toujours ; car il avait cette coustume de leur faire la guerre la plus honneste du monde et la plus courtoise ; et y eu eust aucuns qui furent si courtois et bons, qu’ils le voulurent emporter en quelque logis là près ; mais il les pria qu’ils le laissassent dans le camp mesme qu’il avait combattu, ainsi qu’il convenait à un homme de guerre et qui avait toujours désiré de mourir armé.

Sur ce arriva monsieur le marquis de Pescayre qui luy dit : « Je voudrais de bon cœur, monsieur de Bayard, avoir donné la moitié démon vaillant, et que je vous tinsse mon prisonnier, bien sain et bien sauve, afin que vous puissiez ressentir par les courtoisies que recevriez de moy, combien j’estime vostre valeur et haute prouesse. Je me souviens qu’estant bien jeune, le premier los que vous donnèrent ceux de ma nation, ce fut qu’il disoient : Muchos grisonnes, y pocos Bayardos. » Aussi, depuis que j’ai eu connaissance des armes, je nay point ouy parler d’un chevalier qui approchast de vous. Et puisqu’il n’y a remède de la mort, je prie Dieu qu’il retire vostre belle âme auprès de luy, comme je crois qu’il le fera. »

Incontinent, monsieur le marquis de Pescayre députa gardes auprès dudit sieur de Bavard, et leur commanda qu’elles ne bougeassent d’auprès de luy, et, sur la vie, ne l’abandonnassent qu’il ne fusse mort et qu’il ne luy fust fait aucun outrage, ainsi qu’est la cous-fume d’aucune racaille de soldats qui ne sçavent encore les courtoisies de la guerre, ou bien des grands marauts de goujats qui sont encore pires. Cela se voit souvent aux années.

Il fut donc tendu à monsieur de Bayard un beau pavillon pour se reposer ; et puis, ayant demeuré en cet estat deux ou trois heures, il mourut ; et les Espagnols enlevèrent son corps avec tous les honneurs du monde en l’église, et par l’espace de deux jours luy fut fait service très solennel ; et puis les Espagnols le rendirent à ses serviteurs qui l’emmenèrent en Dauphiné, à Grenoble ; et là, reçu par la pour de Parlement et une infinité de monde, qui l’allèrent recueillir et luy firent de beaux et grands services en la grande église de Nostre-Dame, et puis fui porté en terre à deux lieues de là, chez les Minimes.

Brantôme.

La couleur locale répand un grand charme sur la narration, que nous signalons ici, et que nous devons à M. de Lamartine. Tout nous rappelle que cet épisode se passe en Orient : les Arabes, la caravane, les noms qui figurent dans ce récit, l’amour de l’Arabe pour son coursier, le lait du chameau, le doura, les coutumes des Arabes, tout est en harmonie et empreint de la couleur locale la plus caractérisée.

Lecture. — L’Arabe et son Cheval. Vol. II nº 90.

8° Harmonie §

Comme nous avons suffisamment expliqué, au sujet des qualités de la phrase, en quoi consiste l’Harmonie, l’une des plus agréables qualités du style, nous renvoyons à la page 17 [Première partie, chapitre I, section IV]. Nous ne ferons que résumer ici les principales conditions qu’elle exige.

L’Harmonie est la qualité du style la plus séduisante la plus capable de lui donner le nombre et la cadence, la dignité et la grâce, la majesté et la douceur qui captivent les auditeurs, et exercent sur les âmes un charme puissant et presque toujours vainqueur : aussi les anciens représentaient-ils ingénieusement le dieu de l’éloquence, Mercure, parlant à ses auditeurs, et laissant échapper de ses lèvres, non des paroles, mais des chaînes d’or, emblème du pouvoir irrésistible de cet art sur les âmes.

Le premier des orateurs romains, Cicéron, compare le discours à une être molle, d’une flexibilité merveilleusement propre à prendre toutes sortes de formes, favorable également à la phrase et aux vers, à tous les genres de style, et capable de produire tous les effets possibles.

L’harmonie résulte de l’arrangement, de la combinaison des mots et des phrases, des périodes et des membres ; qui les composent.

Il faut donc savoir avec soin :

1° Bien choisir ses mots ; distinguer ceux qui offrent de la rudesse ou de la douceur, de la pesanteur ou de la légèreté, de la rapidité ou de la lenteur. (Citer Boileau.)

2° Éviter les hiatus : rechercher la prononciation la plus douce. (Citer Boileau.)

3° Éviter les consonances semblables.

4° Éviter de finir les phrases par des monosyllabes, des sons secs et durs. (Citer Boileau.)

5° Finir chaque phrase ou chaque membre de phrase d’une manière flatteuse pour l’oreille.

6° Rechercher l’harmonie mécanique toujours, et l’harmonie imitative toutes les fois que le sujet s’y prête.

Le morceau que nous citons ici est écrit d’un style noble et harmonieux : il exprime avec force et grandeur la vanité des choses de ce monde, l’instabilité de la fortune et les consolations puissantes de la religion : nous le devons à M. Capefigue.

Jacques II, atteint de la paralysie qui termina ses jours.

Jacques II, roi d’Angleterre, fut détrôné par son gendre, Guillaume de Nassau, prince d’Orange, à cause de son attachement inviolable au catholicisme. Après de longues années de malheur, Jacques II mourut à Saint-Germain-en-Laye, au sein de la religion.

Dans le passage suivant, nous voyons le monarque frappé par la main de Dieu, se résignant à son sort avec le courage du chrétien, et s’avouant heureux d’être appelé au ciel le vendredi saint.

Toutes les institutions périssent ; la royauté s’en va ; le monde politique s’agite dans des convulsions de mort ; au milieu de ce désordre moral, un fait immense survit encore : c’est la puissance du Catholicisme, puissance de mystères, de pompes, de famille, d’arts et de saintes mémoires. Vains spectacles du monde, qu’êtes-vous à côté des cérémonies de l’Église, de cet encens qui fume devant l’autel où brille la croix, de ces psaumes de pénitence, de cet orgue qui accompagne les beaux chants grégoriens, de ce de profundis de la mort, de ces antiennes de réjouissance, sainte expression de toute la vie de l’homme ? Je ne suis jamais entré dans une vieille église, avec sa vierge, ses saints, ses vitraux qui reflètent en mille couleurs l’enfance de Jésus, sa fuite en Égypte, ou son sublime sacrifice, sans que mon imagination ne m’ait reproduit l’immense mouvement qu’imprima au monde la prédication chrétienne. Toute une civilisation est dans cette croix de bois qui marque sur la terre le triomphe de l’égalité des races et de la liberté politique.

Et ces cérémonies de la semaine sainte, qui ont fait tant réfléchir mon enfance ; cette journée de Pâques fleuries, dont parlent tant nos vieux chroniqueurs ; ces rameaux parsemés ; ce jeudi saint avec ses autels de fleurs et ses croix voilées de crêpes ; ces ténèbres qui reproduisent le chaos ! Malheureux pyrrhoniens que nous sommes, quelle émotion nous reste-t-il ? nous creusons, nous doutons pour trouver, au fond de tout, le vide et le néant.

Devant un de ces autels de deuil, le roi Jacques priait avec ferveur : « Je te rends grâces, ô mon Dieu, s’écriait-il, de ce que tu m’as ôté mes trois royaumes ; tu m’as ainsi réveillé de la léthargie du péché : si ta bonté ne m’avait pas tiré de cet état de misère, j’étais à jamais perdu ; je te rends aussi mes très humbles actions de grâces de ce que, par ton infinie miséricorde, tu m’as exilé dans un pays étranger où j’ai appris mon devoir et le moyen de le pratiquer. »

Et le chœur de l’église répétait, avec le son rauque du serpent, l’hymne antique :

Vexilla regis prodeunt.

Derrière le roi se prosternait la multitude des prêtres irlandais, malheureux exilés qui venaient, comme leur roi, chercher un refuge au pied des autels. Et Jacques II continuait sa fervente prière, et le chœur commença les lamentations de Jérémie, expression poignante d’une vie de misères et de déceptions. L’église était tendue de noir relevé par des lames d’argent qu’éclairaient çà et là quelques cierges jaunes, lesquels peuplaient les sombres nefs de fantômes et d’ombres vagues et vacillantes. Le roi Jacques, s’unissant aux chants solennels, récitait à pleine voix ce verset : « Rappelez-vous, Seigneur, ce qui nous est arrivé : considérez et voyez notre opprobre ! notre héritage est passé aux étrangers, et notre maison à ceux qui ne nous sont rien. »

Alors on entendit tout à coup un cri de douleur ; Jacques était tombé sur le sol froid de l’église, au pied de la croix voilée, tout à côté d’une tombe relevée par quelques débris d’armoiries, vanité mondaine sur la poussière et la mort. Le roi restait sans connaissance, et la paralysie avait atteint un de ses membres ; les gémissements de sa famille vinrent se mêler aux chants de deuil, et l’on entendait les pleurs d’une femme et d’un fils se mêler aux hymnes du Christ sur la croix.

Cependant le roi revenait à lui ; sa première parole fut une expression de joie d’être appelé à Dieu le vendredi saint. Il répondait aux sanglots de la reine par des paroles de résignation et de piété.

— « Sire, que deviendrons-nous, si vous n’y êtes plus ?

— « Madame, Dieu prendra soin de vous et de nos enfants. Que suis-je ? un homme faible et misérable, incapable de rien faire sans lui, tandis qu’il n’a pas besoin de moi pour accomplir ses desseins.

— « Sire, disait-on de toutes parts, vous n’êtes point menacé encore ; vos jours sont précieux, n’affligez pas la reine et vos enfants.

— Et ne faut-il pas les préparer ? ne dois-je pas mourir le premier, aujourd’hui, demain peut-être ? Je puis regarder maintenant la mort en face. »

Et on déshabillait Jacques de ses premiers vêtements ; et les prêtres furent puissamment édifiés, lorsqu’ils virent sur sa chair un dur cilice, une discipline aiguë. Ils s’écrièrent : « Il sera saint aux yeux de Dieu, et le Seigneur permettra des miracles sur sa tombe ! »

Capefigue.

L’harmonie du style est un don précieux que la nature accorde à des écrivains privilégiés. Beaucoup d’entre eux en France ont été comblés de cette faveur, et la lecture des ouvrages où elle règne plonge l’âme dans un ineffable ravissement. Les poètes surtout, si heureusement favorisés du ciel, savent répandre sur leurs écrits cette mélodie enchanteresse ; et si nous ouvrons les œuvres des Racine, des Tasse, etc., nous goûterons un vrai bonheur dans de semblables lectures. Si nous préférons les écrivains en prose, c’est dans les écrits des Fénelon, des Massillon, des Bossuet, des Saint-Pierre, des Buffon, etc., que nous pourrons apprécier cette qualité, qui nous procurera de douces jouissances.

Nous signalons ici comme lecture un passage des Harmonies de la nature, que nous devons à Bernardin de Saint-Pierre.

Lecture. — Les Forêts agitées par les vents. Vol. II, nº 91.

Section II. — Défauts du Style §

1° Affectation et Recherche ou Style précieux. §

On tombe dans l’Affectation et la Recherche, lorsqu’on s’éloigne du naturel, c’est-à-dire, lorsqu’on parle en termes trop recherchés, trop étudiés des choses simples et communes.

C’est un défaut qui se fait remarquer dans les écrits de Voiture, de Balzac, de Fontenelle et de La Motte.

Voiture, écrivant à une dame qu’il s’est embarqué sur un navire chargé de sucre, lui dit que,

S’il vient à bon port, il arrivera confit, et que, si d’aventure il fait naufrage, il aura du moins la consolation de mourir en eau douce.

Il écrit aussi un de ses amis qu’il veut s’abstenir de recevoir de ses lettres, à cause qu’il est en carême, et que pour un temps de pénitence,

Ce sont de trop grands Festins. Pour vous, vous pouvez recevoir sans scrupule ce que je vous envoie, ajoute-t-il, à peine ai-je de quoi vous faire une légère collation… Je ne vous enverrai que des légumes… Vous faites des sauces avec lesquelles on mangerait des cailloux.

Balzac est encore plus forcé que Voiture. Pour dire à madame de Rambouillet qu’il lui présente ses remercîments pour des gants qu’elle lui a envoyés, il lui écrit :

Quoique la grêle et la gelée aient vendangé nos vignes au mois de mai ; quoique les blés n’aient pus tenu ce qu’ils promettaient, et que la belle espérance des moissons se trouve fausse dans la récolte ; quoique les avenues de l’épargne se soient rendues extrêmement difficile, etc., tous ces malheurs ne me touchent point, et vous êtes cause que je ne me plains ni de l’inclémence du ciel, ni de la stérilité de la terre, ni de l’avarice de l’État. Par votre moyen, madame, jamais année ne me fut meilleure ni plus heureuse que celle-ci.

Molière, dans son excellente comédie des Précieuses ridicules, nous en fournit, à dessein, beaucoup d’exemples. C’est ainsi qu’il appelle un miroir le conseiller des grâces ; les fauteuils sont les commodités de la conversation ; une chaise à porteur est appelée un retranchement merveilleux contre les insultes de la boue et du mauvais temps, etc. La scène X tout entière est le meilleur exemple que l’on puisse donner du style précieux, style que Molière, du reste, a si bien tourné en ridicule, et dont il a dit dans le Misanthrope :

Ce n’est que jeux de mots, qu’affectation pure ;
Et ce n’est point ainsi que parle la nature.
Acte II, scène ii.

 

Les Précieuses ridicules

Scène X.

Madelon, Cathos, Mascarille, Almanzor.

 

Mascarille, après avoir salué.

Mesdames, vous serez surprises sans doute de l’audace de ma visite ; mais votre réputation vous attire cette méchante affaire, et le mérite a pour moi des charmes si puissants, que je cours partout après lui.

 

Madelon.

Si vous poursuivez le mérite, ce n’est pas sur nos terres que vous devez chasser.

 

Cathos.

Pour voir chez nous le mérite, il a fallu que vous l’y ayez amené,

 

Mascarille.

Ah ! je m’inscris en faux contre vos paroles. La renommée accuse juste en contant ce que vous valez ; et vous allez faire pic, repic et capot tout ce qu’il y a de galant dans Paris.

 

Madelon.

Votre complaisance pousse un peu trop avant la libéralité de ses louanges ; et nous n’avons garde, ma cousine et moi, de donner de notre sérieux dans le doux de votre flatterie.

 

Cathos.

Ma chère, il faudrait faire donner des sièges.

 

Madelon.

Holà ! Almanzor.

 

Almanzor.

Madame ?

 

Madelon.

Vite, voiturez-nous ici les commodités de la conversation.

(Almanzor sort.)

 

Mascarille.

Mais, au moins, y a-t-il sûreté ici pour moi ?

 

Cathos.

Que craignez-vous ?

 

Mascarille.

Quelque vol de mon cœur, quelque assassinat de ma franchise. Je vois ici deux yeux qui ont la mine d’être de fort mauvais garçons, de faire insulte aux libertés, et de traiter une âme de Turc à More. Comment, diable ! d’abord qu’on les approche, ils se mettent sur leur garde meurtrière Ah ! par ma foi je m’en défie ! et je m’en vais gagner au pied, ou je veux caution bourgeoise qu’ils ne me feront point de mal.

 

Madelon.

Ma chère, c’est le caractère enjoué.

 

Cathos.

Je vois bien que c’est un Amilcar.

 

Madelon.

Ne craignez rien, nos yeux n’ont point de mauvais desseins, et votre cœur peut dormir en assurance sur leur prud’homie.

 

Cathos.

Mais de grâce, monsieur, ne soyez pas inexorable à ce fauteuil qui vous tend les bras il y a un quart d’heure ; contentez un peu l’envie qu’il a de vous embrasser.

 

Mascarille, après s’être peigné et avoir ajusté ses canons.

Eh bien ! mesdames, que dites-vous de Paris ?

 

Madelon.

Hélas ! qu’en pourrions-nous dire ? Il faudrait être l’antipode de la raison, pour ne pas confesser que Paris est le grand bureau des merveilles, le centre du bon goût, du bel esprit et de la galanterie,

 

Mascarille.

Pour moi, je tiens que hors de Paris il n’y a point de salut pour les honnêtes gens.

 

Cathos.

C’est une vérité incontestable.

 

Mascarille.

Il y fait un peu crotté ; mais nous avons la chaise.

 

Madelon.

Il est vrai que la chaise est un retranchement merveilleux contre les insultes de la boue et du mauvais temps.

 

Mascarille.

Vous recevez beaucoup de visites ? Quel bel esprit est des vôtres ?

 

Madelon.

Hélas ! nous ne sommes pas encore connues ; mais nous sommes en passe de l’être ; et nous avons une amie particulière qui nous a promis d’amener ici tous ces messieurs du Recueil des pièces choisies.

 

Cathos.

Et certains autres qu’on nous a nommés aussi pour être les arbitres souverains des belles choses.

 

Mascarille.

C’est moi qui ferai votre affaire mieux que personne : ils me relient tous visite ; et je puis dire que je ne me lève jamais sans une demi-douzaine de beaux esprits.

 

Madelon.

Eh ! mon Dieu ! nous vous serons obligées de la dernière obligation si vous nous faites cette amitié ; car enfin il faut avoir la connaissance de tous ces messieurs-là, si l’on veut être du beau monde, ce sont eux qui donnent le branle à la réputation dans Paris ; et vous savez qu’il y en a tel dont il ne faut que la seule fréquentation pour vous donner bruit de connaisseuse, quand il n’y aurait rien autre chose que cela. Mais, pour moi, ce que je considère particulièrement, c’est que, par le moyen de ces visites spirituelles, on est instruite de cent choses qu’il faut savoir de nécessité, et qui sont de l’essence d’un bel esprit. On apprend par là chaque jour les petites nouvelles galantes, les jolis commerces de prose et de vers. On sait à point nommé : un tel a composé la plus jolie pièce du monde sur un tel sujet ; une telle a fait des paroles sur un tel air : celui-ci a fait un madrigal sur une jouissance ; celui-là a composé des stances sur une infidélité : monsieur un tel écrivit hier au soir un sixain à mademoiselle une telle, dont elle lui a envoyé la réponse ce matin sur les huit heures ; un tel auteur a fait un dessein ; celui-là en est à la troisième partie de son roman ; cet autre met ses ouvrages sous la presse. C’est là ce qui vous fait valoir dans les compagnies ; et si l’on ignore ces choses, je ne donnerais pas un clou de tout l’esprit qu’on peut avoir.

 

Cathos.

En effet, je trouve que c’est renchérir sur le ridicule, qu’une personne se pique d’esprit, et ne sache pas jusqu’au moindre petit quatrain qui se fait chaque jour ; et pour moi, j’aurais toutes les hontes du monde, s’il fallait qu’on vînt à me demander si j’aurais vu quelque chose de nouveau que je n’aurais pas vu.

 

Mascarille.

Il est vrai qu’il est honteux de n’avoir pas des premiers tout ce qui se fait ; mais ne vous mettez pas en peine : je veux établir chez vous une académie de beaux esprits, et je vous promets qu’il ne se fera pas un bout de vers dans Paris, que vous ne sachiez par cœur avant tous les autres. Pour moi, tel que vous me voyez, je m’en escrime un peu quand je vous ; et vous verrez courir de ma façon dans les belles ruelles de Paris, deux cents chansons, autant de sonnets, quatre cents épigrammes et plus de mille madrigaux, sans compter les énigmes et les portraits.

 

Madelon.

Je vous avoue que je suis furieusement pour les portraits : je ne vois rien de si galant que cela.

 

Mascarille.

Les portraits sont difficiles, et demandent un esprit profond : vous en verrez de ma manière qui ne vous déplairont pas.

 

Cathos.

Pour moi, j’aime terriblement les énigmes.

 

Mascarille.

Cela exerce l’esprit, et j’en ai fait quatre encore ce matin, que je vous donnerai à deviner.

 

Madelon.

Les madrigaux sont agréables, quand ils sont bien tournés.

 

Mascarille.

C’est mon talent particulier ; et je travaille à mettre en madrigaux toute l’Histoire romaine.

 

Madelon.

Ah ! certes, cela sera du dernier beau : j’en retiens un exemplaire au moins, si vous le faites imprimer.

 

Mascarille.

Je vous en promets chacune un, et des mieux reliés. Cela est au-dessous de ma condition ; mais je le fais seulement pour donner à gagner aux libraires qui me persécutent.

 

Madelon.

Je m’imagine que le plaisir est grand de se voir imprimé.

 

Mascarille.

Sans doute. Mais, à propos, il faut je vous dise un impromptu que je fis hier chez une duchesse de mes amies que je fus visiter ; car je suis diablement fort sur les impromptus.

 

Cathos.

L’impromptu est justement la pierre de touche de l’esprit.

 

Mascarille.

Écoutez donc.

 

Madelon.

Nous y sommes de toutes nos oreilles, etc.

Un chef-d’œuvre de style affecté et recherché est la lettre que Vincent Voiture se plut à écrire à M. le duc d’Enghien, après le passage du Rhin par l’armée française. Nous la rapportons dans le deuxième volume.

Lecture. — Lettre de Voiture au duc d’Enghien. Vol. II, nº 92.

2° Enflure, Exagération ou Style ampoulé §

L’Enflure, l’Exagération consiste à employer hors de propos des expressions sonores et pompeuses, ou à, dire des choses exagérées qui n’ont qu’une vainc apparence de grandeur. L’enflure naît ordinairement du trop grand désir de briller, de l’excès d’une imagination déréglée. On ne saurait être trop en garde contre ce défaut, puisque nos meilleurs poètes y tombent souvent. C’est ce qui a fait imaginer à Brébeuf ses Cent montagnes plaintives de morts et de mourants, et ses Cent vagues fugitives d’un sang impétueux.

Corneille, dans la tragédie de Nicomède, acte III, sc. Ire a dit :

Des montagnes de morts, des rivières de sang.

Et dans le Cid :

Nous les pressons sur l’eau, nous les pressons sur terre.
Et nous faisons courir des ruisseaux de leur sang.

J.-B. Rousseau a également employé de ces violentes hyperboles, dans une strophe sur la Naissance du duc de Bretagne, frère aîné de Louis XV :

Où suis-je ? quel nouveau miracle
Tient encor mes sens enchantés !
Quel vaste, quel pompeux spectacle
Frappe mes yeux épouvantés !
Un nouveau monde vient d’éclore :
L’univers se reforme encore
Dans les abîmes du chaos ;
Et pour réparer ses ruines,
Je vois des demeures divines
Descendre un peuple de héros.

On a blâmé justement des yeux qui sont épouvantés par un pompeux spectacle, tandis que tous les autres sens sont enchantés, l’univers qui se reforme après qu’un nouveau monde vient d’éclore et un peuple de héros, qui descend des demeures divines pour réparer les ruines de ce nouvel univers : cette enflure dans la pensée comme dans l’expression s’appelle aussi Pathos.

Dans la tragédie de Théophile, Pyrame, croyant qu’un lion a dévoré Thisbé, s’adresse à ce lion :

Toi, son vivant cercueil, reviens me dévorer.
Cruel lion, reviens, je te veux adorer.
S’il faut que ma déesse en ton sang se confonde.
Je te tiens pour l’autel le plus sacré du monde.

L’exagération est poussée si loin, que cette peinture en est risible à force d’être extravagante.

3° Style burlesque §

Le style burlesque est celui qui représente les pensées et les actions les plus nobles et les plus sérieuses, travesties en plaisanteries bouffonnes.

Disons dès l’abord que ce genre de style, ainsi que les pensées qu’il dénature, ne saurait plaire aux esprits délicats, aux hommes de goût, qui recherchent en général tout ce qui peut laisser dans leur esprit, soit de belles expressions, soit de nobles sentiments qui les charment.

On s’est élevé avec justice contre le burlesque : aussi son règne est-il fréquemment troublé et arrêté par celui du bon goût. Heureusement les auteurs qui ont le courage de cultiver ce genre de littérature sont-ils rares, et peut-être eussions-nous mieux accompli notre devoir, si nous eussions gardé le silence sur leur compte. Mais nous avons la satisfaction de penser que les écrivains eux-mêmes qui se sont égayés dans ce genre, n’ont pas douté qu’il ne fût contraire au bon sens et au bon goût. Nous avons donc peu d’efforts à faire pour dissuader nos jeunes élèves d’un genre de style que leurs auteurs eux-mêmes ont réprouvé d’avance.

Cependant il est un mérite qu’il faut reconnaître aux auteurs qui ont aimé à parcourir cette route folle et légère : c’est qu’au milieu de leurs excentricités, sous l’enveloppe transparente du burlesque, il n’est pas impossible de découvrir un fonds réel d’esprit, et une sorte de philosophie souvent raisonnable, et, en dernier lieu, de faire voir que tous les objets ont deux faces, que nous pouvons les envisager premièrement sous un côté sérieux et noble ; deuxièmement sous un côté ridicule et comique.

Quelques citations sont nécessaires ici pour que nous soyons compris.

L’un des auteurs les plus remarquables en ce genre est Paul Scarron, et les ouvrages burlesques qu’il a composés sont les huit premiers chants de l’Énéide et le Télémaque de Fénelon.

« L’Énéide travestie n’est autre chose qu’une mascarade, comme le dit Scarron lui-même. On y voit les dieux et les héros déguisés en bourgeois de Paris, mais tous avec leur propre caractère, dont Scarron a saisi le côté ridicule avec beaucoup de justesse et d’esprit. C’est ainsi que de Jupiter il a fait un bonhomme ; de Junon, une commère acariâtre ; de Vénus, une mère complaisante et facile ; d’Énée, un dévot larmoyant, un peu timide et un peu niais ; de Didon, une veuve ennuyée de l’être ; d’Anchise, un vieux bavard ; de Calchas, un vieux fourbe ; de la Sibylle, une devineresse, une diseuse de bonne aventure, de logogriphes, et de l’oracle d’Apollon, un faiseur de rébus picards. »

Pour avoir une idée nette de ce style, lisons les trois passages suivants.

Le premier contient une réponse de Jupiter aux plaintes de Vénus sur le sort d’Énée, son fils ;

Ce dieu donc des dieux le plus sage.
Se radoucissant le visage,
………………………………..
Lui dit : « Bon Dieu ! que dirait-on,
« Si l’on tous voyait ainsi faire ?
« N’avez-vous point honte de braire,
« Ainsi que la mère d’un veau ?
« Ah ! vraiment ! cela n’est pas beau.
« Ne pleurez plus, la Cythérée,
« Et tenez pour chose assurée
« Tout ce qu’a prédit le Destin,
« D’Énée et du pays latin. »

Le deuxième est un dialogue entre Vénus et son fils Énée :

« Vous sentez la dame divine,
J’en jurerais par votre mine. »
— « Je ne suis pas, en vérité,
D’une si haute qualité,
Dit Vénus, mais votre servante. »
— « Ah ! vous êtes trop obligeante,
Ce dit-il, et j’en suis confus. »
— « Et moi, si jamais je le fus, »
Ce dit-elle. Et lui de sourire.
Disant : « Cela vous plaît à dire ; »
Puis sa tête désaffubla,
Ses deux jarrets elle doubla,
Pour lui faire la révérence.
Il fit une circonférence
Du pied gauche à l’entour du droit,
Et cela d’un air tant adroit,
Ce pauvre fugitif de Troie,
Que sa mère en pleura de joie.

La troisième citation renferme en elle-même un mérite que n’ont pas les deux premières : elle est morale et censure justement les présidents de cour, ou les avocats qui ne remplissent pas leurs devoirs avec conscience et justice. Elle est tirée de la Description de l’Enfer.

Ceux que pend à tort la justice,
Par la cruauté du destin
(Qui n’est sans doute qu’un lutin
Qui fait tout sans poids ni mesure,
Et sert ou nuit à l’aventure),
Font mille clameurs sans succès
Pour faire revoir leur procès ;
Ils parlent tous à tue-tête.
Minos qui reçoit leur requête,
Président du parlement noir,
Ne fait que placets recevoir ;
Et, ce qui fait crever de rire,
Comme il les reçoit les déchire.
Maint avocat porte-bonnet
Qui trahit son client tout net,
En procès ou en arbitrage,
Reçoit en ces lieux maint outrage :
On le fait ronger par les rats,
Ou l’on l’assomme à coups de sacs…
Tout auprès de pauvres poêles,
Qui rarement ont des manchettes,
Y récitent de pauvres vers :
On les regarde de travers,
Et personne ne les écoute ;
Ce qui les fiche fort sans doute,
Etc.

Quoique Scarron se serve du style burlesque pour censurer les mœurs, quoique ce badinage de style plaise à certains esprits, quoique nous entendions professer cette maxime : que lorsqu’un auteur nous fait rire, nous lui pardonnons volontiers ses excentricités, cependant nous ne conseillons pas aux jeunes élèves l’emploi de ce style ; car il nous semble que l’esprit ou la plume d’où il sort est bien voisin de la moquerie ; et jamais la moquerie n’a été la qualité caractéristique d’un bon cœur,

Lecture. — Quelques passages de l’Énéide et du Télémaque travestis. Vol. II, nos 93 et 94.

4° Néologisme §

Le Néologisme ne consiste pas seulement à introduire les mots nouveaux qui sont inutiles ; ce qui le caractérise encore, c’est l’union bizarre de plusieurs mots qui ne peuvent aller ensemble.

Nous prenons nos exemples dans les œuvres d’un poète imitateur de Ronsard :

Ô grand Dieu qui nourris la rapineuse engeance,
Des oiseaux ramageux !…………………………

Par toi le gras bétail des rousses vacheries.
Par toi l’humble troupeau des blanches bergeries, …

Ici, se vont haussant les neigeuses montagnes :
La, vont s’aplanissant les poudreuses campagnes

On peut lire, comme exemples de néologismes, une des scènes de Ruy-Blas, par M. Victor Hugo, celle surtout où il parle de la grandeur passée de l’Espagne :

Ruy-Blas à la Monarchie espagnole.

Ruy-Blas vient d’entrer dans la salle, dite du Gouvernement, où se tiennent assemblés les ministres du roi l’Espagne. Il n’a point été vu d’abord ; car les ministres ont occupés à se partager les bénéfices de leurs charges, et à disposer des places en faveur de leurs parents et unis. Alors Ruy-Blas prenant la parole, s’écrie : « Bon appétit, messieurs ! » Et dans un discours véhément, il leur adresse les plus violents reproches sur leur avidité, et entre autres ceux-ci :

………… L’Europe, hélas ! écrase du talon
Ce pays qui fut pourpre et n’est plus que haillon.
L’État s’est ruiné dans ce siècle funeste,
Et vous vous disputez, à qui prendra le reste !
Ce grand peuple espagnol aux membres énervés,
Qui s’est couché dans l’ombre et sur qui vous vivez,
Expire dans cet antre où son sort se termine,
Triste comme un lion mangé par la vermine !
Charles-Quint, dans ces temps d’opprobre et de terreur,
Que fais-tu dans ta tombe, ô puissant empereur ?
Oh ! lève-toi ! viens voir ! — Les bons font place aux pires.
Ce royaume effrayant, fait d’un amas d’empires,
Penche… Il nous faut ton bras ! Au secours, Charles-Quint !
Car l’Espagne se meurt, car l’Espagne s’éteint !
Ton globe, qui brillait dans la droite profonde,
Soleil éblouissant, qui faisait croire au monde
Que le jour désormais se levait à Madrid,
Maintenant, astre mort, dans l’ombre s’amoindrit,
Lune aux trois quarts rongée et qui décroît encore,
Et que d’un autre peuple effacera l’aurore !
Hélas ! ton héritage est en proie aux vendeurs,
Tes rayons, ils en font des piastres ! Tes splendeurs,
On les souille. — Ô géant ! se peut-il que tu dormes ?
On vend ton sceptre au poids ! Un tas de nains difformes,
Se taillent des pourpoints dans ton manteau de roi ;
Et l’aigle impérial qui, jadis, sous ta loi,
Couvrait le monde entier de tonnerre et de flamme,
Cuit, pauvre oiseau plumé, dans leur marmite infâme.
5° Trivialité et Bassesse §

Il faut craindre quelquefois, en voulant éviter l’affectation et la recherche, que la simplicité que l’on veut répandre sur ses écrits ne dégénère en trivialité et bassesse, Ces défauts consistent à employer des expressions de mauvais goût, que l’on doit bannir du style simple, même le plus familier.

Nous ne dirons donc pas avec un de nos poètes :

Jupiter va crachant la neige sur les Alpes.
Dieu lava bien la fête son image.
Le déluge fut la lessive de la nature…

Toutes ces expressions ne sont pas de bon goût. Aussi Boileau les condamne-t-il en ces termes :

Quoi que vous écriviez, évitez, la bassesse :
Le style le moins noble a pourtant sa noblesse.
Au mépris du bon sens, le burlesque effronté
Trompa les jeux d’abord, plut par sa nouveauté:
On ne vit plus en vers que pointes triviales ;
Le Parnasse parla le langage des halles :
La licence à rimer alors n’eut plus de frein ; I
Apollon travesti devint un Tabarin,
Cette contagion infecta les provinces,
Du clerc et du bourgeois passa jusques aux princes ;
Le plus mauvais plaisant eut ses approbateurs ;
Et, jusqu’à d’Assoucy, tout trouva des lecteurs.
Mate de ce style enfin la cour désabusée,
Dédaigna de ces vers l’extravagance aisée.
Distingua le naïf du plat et du bouffon,
Et laissa la province admirer le Typhon.
Que ce style jamais ne souille votre ouvrage.
Imitons de Marot l’élégant badinage,
Et laissons le burlesque aux plaisants du Pont-Neuf.
Art poétique, ch. Ier.

Chapitre V. — Qualités particulières du Style §

Les qualités particulières du style varient suivant la nature des sujets que l’on traite. On comprend eu effet que le style ne saurait être le même dans toutes les compositions : aussi devons-nous distinguer trois espèces de genres : le simple, le tempéré et le sublime.

Il ne faut pas croire qu’il y ait une ligne de démarcation bien tranchée entre ces trois genres ; ils se mêlent souvent et se trouvent réunis dans la même page : les fables de La Fontaine nous en offrent plus d’un exemple. Voyons cependant quelles sont les nuances qui les caractérisent, et quelles sont les qualités qui conviennent plus particulièrement à chacun d’eux.

Section I. — Genre simple §

Le Genre simple comprend le Style simple, le Style naïf, le Style familier.

§ I. Style simple §

Le Style simple, ennemi de tout ornement éclatant, ne recherche point les mots sonores, et évite avec soin tout ne qui sent le travail, la pompe et l’apprêt. Loin de lui les tours harmonieux et les périodes nombreuses. Il plaît par la vérité des pensées et la justesse des expressions ; l’enjouement, la gaieté, la vivacité, des grâces naturelles, tous les charmes de la négligence lui appartiennent. C’est, dit Boileau, une bergère qui se couronne de fleurs et qui n’a jamais connu les diamants.

Il s’emploie dans les entretiens familiers, dans les conversations, dans les fables dans les contes et les historiettes, dans le genre épistolaire, et généralement dans tous les sujets ordinaires, qui ne sont susceptibles ni d’élévation, ni d’agrément. Il convient surtout à la proposition, à la division d’un discours, aux récits où l’orateur ne cherche qu’à instruire, et aux parties où il ne faut que discuter, c’est le style de La Bruyère, de madame de Sévigné, de La Fontaine, de madame Deshoulières, de Fontenelle, de Fénelon, etc.

Les qualités qui lui conviennent sont : l’ordre, la clarté, la concision, et surtout la simplicité.

Nous citerons pour exemple une page de La Bruyère, prise dans son chapitre : De la mode :

Iphis voit à l’église un soulier d’une nouvelle mode ; il regarde le sien et rougit : il ne se croit plus babillé ; il était venu à la messe pour se montrer, et il se cache : le voilà retenu par le pied tout le teste du jour. Il a la main jolie, et il l’entretient avec une pâte de senteur. Il a soin de rire pour montrer ses dents : il fait la petite bouche et il n’a guère de moments où il ne veuille sourire. Il regarde ses jambes, il se voit au miroir, on ne peut être plus content de sa personne qu’il ne l’est de lui-même, etc.

Comme le style simple convient aussi aux narrations, nous en donnons, dans le deuxième volume, un exemple plein d’intérêt. Il nous est raconté par J.-J. Rousseau.

Le jeune Trompette.

Nous devons la narration suivante à M. Capelle, inspecteur de la librairie de France.

Le sujet en est triste, et semble appartenir à la mélancolie allemande.

Afin de soulager son pauvre père déjà avancé en âge et chargé de famille, un petit villageois des environs de Philipsbourg, ayant à, peine atteint sa onzième année, quitta la maison paternelle et s’engagea, en qualité de trompette, dans le régiment de Furstemberg. Il y fut généralement aimé pour son intelligence et sa docilité envers ses chefs.

Une conduite régulière jointe à une taille avantageuse, le fit avancer en peu de temps. Il était, dès l’âge de seize ans, le premier trompette de son corps.

Il y avait huit années déjà que le jeune Allemand était loin de sa famille, et il redisait souvent : « Quand irai-je donc embrasser mon pauvre père ? Oh ! qu’il sera content de me revoir ! » Plein de cette idée, le jeune militaire demande et obtient un congé de deux mois ; il part avec sa trompette chérie et une ceinture garnie de cent pièces d’or, fruit honorable et précieux de ses économies.

Oh ! quelle fête ! quel jour de gloire pour un bon fils ! quelle satisfaction de retourner, après un si long temps, aux lieux de son enfance ! Quel triomphe surtout d’y reparaître en bienfaiteur et d’y donner des preuves de sagesse, dans un âge qui, le plus souvent, n’est encore marqué que par des écarts et des fautes ! Espérance consolatrice ; projets flatteurs, vous ne fûtes pas réalisés !

Le jeune homme s’était mis en marche vers la fin de l’hiver de 1709 ; le Rhin était glacé à plusieurs pieds de profondeur. Comme il traversait ce fleuve, voie la plus courte, selon lui, pour se rendre au village qu’habitait son vieux père, la débâcle s’opéra subitement avec un fracas semblable h une décharge d’artillerie. Arrivé trop tôt au milieu du Rhin, et loin des bords, où la glace tenait fortement encore, le malheureux jeune homme est entraîné par le courant. Vainement il s’élance d’un glaçon sur un autre ; les glaçons s’entre-heurtent et fléchissent sous ses pas ; vainement il appelle à son secours ; la foule accourue sur les deux rives n’ose et ne peut tenter un hasard si périlleux : chacun lève les bras au ciel et fait des vœux stériles dans cette conjoncture. Marchant sur le gouffre, voyant qu’il ne peut tarder à s’y voir engloutir, le bon fils veut signaler sa dernière heure par les pieux sentiments qui l’ont guidé dans son voyage ; il prend sa trompette, sonne un air guerrier que son père aimait beaucoup, puis il s’écrie : « Cent pièces d’or sont contenues dans ma ceinture ; j’en donne cinquante à celui qui repêchera mon corps et qui portera les cinquante autres pièces à mon père » À peine eut-il achevé ces mots qu’un glaçon énorme le renversa, et il disparut…

Son corps fut retrouvé quelques jours après. On apporta au père de cet infortuné, non cinquante pièces d’or, mais les cent qui étaient dans la ceinture…

Le malheureux père ne put survivre à sa douleur.

Capelle.

Lecture. — L’Enfant volontaire. Vol. II, nº 95.

§ II. Style familier §

« Le Style familier est le style ordinaire de la conversation et de ce qu’on appelle les Lettres familières ; il est moins pur et moins précis que le style simple, mais il a plus d’abandon et de mouvement. » (Filon.) La Lettre de madame de Sévigné que nous citons ici nous offre un modèle parfait de ce genre de style.

Lettre de madame de Sévigné à sa fille.

Elle rend compte à sa fille d’un agréable voyage qu’elle vient de faire à Pomponne :

Depuis que je vous ai écrit j’ai fait un fort joli voyage. Je partis hier assez matin de Paris, j’allai dîner à Pomponne : j’y trouvai notre bonhomme qui m’attendait ; je n’aurais pas voulu manquer de lui dire adieu. Je le trouvai dans une argumentation de sainteté qui m’étonne : plus il approche de la mort, plus il s’épure. Il me gronda très sérieusement, et, transporté de zèle et d’amitié pour moi, il me dit que j’étais folle de ne pas songer à me convertir ; que j’étais une jolie païenne ; que je faisais de vous une idole dans mon cœur ; que cette sorte d’idolâtrie était aussi dangereuse qu’une autre, quoiqu’elle ne me parût pas criminelle ; qu’enfin je songeasse à moi. Il me dit tout cela si fortement, que je n’avais pas le mot à dire. Enfin, après deux heures de conversation très agréable, quoique très sérieuse, je le quittai et vins ici, où je trouvai tout le triomphe du mois de mai : le rossignol, le coucou, la fauvette ont ouvert le printemps dans nos forêts ; je m’y suis promenée tout le soir. Toute seule ; j’y ai retrouvé toutes mes tristes pensées. Mais je ne veux plus en parler ; j’ai destiné une partie de cette après-dînée à vous écrire dans le jardin, où je suis étourdie de trois ou quatre rossignols qui sont sur ma tête. Madame de La Fayette craint toujours pour votre vie ; elle vous cède sans difficulté la première place auprès de moi, à cause de vos perfections ; et quand elle est douce, elle dit que ce n’est pas sans peine ; mais enfin cela est réglé et approuvé ; cette justice la rend digne de la seconde, elle l’a aussi : La Troche s’en meurt ; je vais toujours mon train, et mon tram aussi pour la Bretagne. Il est vrai que nous ferons des vies bien différentes ; je serai troublée dans la mienne par les États, qui viendront me tourmenter à Vitré, sur la fin du mois de juillet : cela me déplaît fort. Votre frère n’y sera plus en ce temps-là. Ma fille, vous souhaitez que le temps marche ; vous ne savez ce que vous faites, vous y serez attrapée ; il vous obéira trop exactement, et quand vous voudrez le retenir, vous n’en serez plus la maîtresse. J’ai fait autrefois les mêmes fautes que vous ; et quoique le temps ne m’ait pas fait tout le mal qu’il fait aux autres, il n’a pas laissé, par mille petits agréments qu’il m’a ôtés, de me faire apercevoir des marques de son passage. Vous trouvez donc que vos comédiens ont bien de l’esprit de dire des vers de Corneille ; en vérité, il y en a de bien transportants. J’en ai rapporté ici un tome qui m’amusa fort hier au soir. Mais n’avez-vous pas trouvé jolies les cinq ou six fables de La Fontaine qui sont dans un des tomes que je vous ai envoyés ? Nous en étions ravis l’autre jour chez M. de La Rochefoucauld ; nous apprîmes par cœur celle du Singe et du Chat :

                    D’animaux malfaisants c’était un très bon plat ;
                    Ils n’y craignaient tous deux aucun, quel qu’il put être.
                    Trouvait-on quelque chose au logis de gâté,
                    On ne s’en prenait point aux gens du voisinage ;
                    Bertrand dérobait tout, Raton de son côté
                    Était moins attentif aux souris qu’au fromage.

Et le reste. Cela est peint. Et la Citrouille et le Rossignol cela est digne du premier tome. Je suis bien folle de vous écrire de telles bagatelles : c’est le loisir de Livry qui vous tue. Vous avez écrit un billet admirable à Brancas. Il vous écrivit l’autre jour une main tout entière de papier. C’était une rapsodie assez bonne ; il nous lut à madame de Coulantes et à moi. Je lui dis : Envoyez-la-moi donc tout achevée pour mercredi. Il me dit qu’il n’en ferait rien ; qu’il ne voulait pas que vous la vissiez ; que cela était trop sot et trop misérable. — Pour qui nous prenez-vous ? Vous nous l’avez bien lue, — Tant y a, je ne veux pas qu’elle la lise. — Voilà toute h raison que j’en ai eue, jamais il ne fut si fou. Il sollicita l’autre jour un procès à la seconde des enquêtes ; c’était à la première qu’on le jugeait ; cette folie a fort réjoui les sénateurs ; je crois qu’elle lui a fait gagner son procès.

Pensez-vous que je n’aille point vous voir cette année ? J’avais rangé tout cela d’une autre façon, et même pour l’amour de vous : mais le moyen de ne pas courir cette année, si vous le souhaitez un peu ? Hélas ! c’est bien moi qui dois dire qu’il n’y a plus de pays fixe pour moi que celui où vous êtes. Votre portrait triomphe sur ma cheminée ; vous êtes adorée maintenant en Provence, et à Paris, et à la cour, et à Livry ; enfin, ma fille, il faut bien que vous soyez ingrate ; le moyen de rendre tout cela ? je vous embrasse et vous aime, et vous le dirai toujours, parce que c’est la même chose. »

Madame de Sévigné.

Lecture. — Don Juan et M. Dimanche. Vol. II, nº 96.

§ III. Style naïf §

Le Style naïf est celui dont les expressions paraissent plutôt trouvées que choisies, et qui, sous une apparence de simplicité, cache la grâce et l’esprit. Il diffère du style simple proprement dît en ce qu’il consiste surtout dans la simplicité des pensées, tandis que l’autre consiste surtout dans la simplicité des expressions. La naïveté, si bien caractérisée par Marmontel, est une espèce d’ingénuité, de franchise enfantine que nous aimons à rencontrer et à laquelle il échappe des traits qui nous font sourire.

C’est le caractère dominant des Fables de La Fontaine, que nous citerons ici de préférence, comme le plus parfait modèle de la naïveté. Nous en trouvons un bel exemple dans la fable intitulée : le Savetier et le Financier.

Le Savetier et le Financier.

La fable le Savetier et le Financier est charmante de naïveté. Le financier, curieux de voir un homme dont la gaieté est si franche, le fait venir en son hôtel, converse avec lui et lui entend dire des naïvetés qui le charment et le réjouissent. Voulant le rendre plus gai, plus heureux encore, le financier donne un sac d’or au joyeux compère. Mais, hélas ! à partir de ce moment, la gaieté disparaît de chez le pauvre savetier. Ne pouvant plus tenir à sa tristesse ni à ses inquiétudes, l’artisan reporte au riche voisin son or, et retrouve en échange ses chansons et son somme : c’est une des fables les plus heureusement trouvées par La Fontaine.

Un savetier chantait du matin jusqu’au soir :
          C’était merveille de le voir.
Merveille de l’ouïr : il faisait des passages,
          Plus content qu’aucun des sept sages.
Son voisin, au contraire, étant tout cousu d’or.
          Chantait peu, dormait moins encor :
          C’était un homme de finance.
Si sur le point du jour parfois il sommeillait,
Le savetier alors en chantant réveillait :
          Et le financier se plaignait
          Que les soins de la Providence
N’eussent pas au marché fait vendre le dormir,
          Comme le manger et le boire.
          En son hôtel il fait venir
Le chanteur et lui dit : Or çà, sire Grégoire,
Que gagnez-vous par an ? — Par an ! ma foi, monsieur,
          Dit avec un ton de rieur
Le gaillard savetier, ce n’est point ma manière
De compter de la sorte, et je n’entasse guère
Un jour sur L’autre : il suffit qu’à la fin
          J’attrape le bout de l’année.
          Chaque jour amène son pain.
— Eh bien ! que gagnez-vous, dites-moi, par journée ?
— Tantôt plus, tantôt moins : le mal est que toujours
(Et sans cela nos gains seraient assez honnêtes),
Le mal est que dans l’an s’entremêlent des jours
          Qu’il faut chômer ; on nous ruine en fêtes :
L’une fait tort à l’autre ; et monsieur le curé
De quelque nouveau saint charge toujours son prône.
Le financier riant de sa naïveté,
Lui dit : Je vous veux mettre aujourd’hui sur le trône.
Prenez ces cent écus : gardez-les avec soin,
          Pour vous en servir au besoin.
Le savetier crut voir tout l’argent que la terre
          Avait, depuis plus de cent ans,
          Produit pour l’usage des gens,
Il retourne chez lui : dans sa cave il enserre
          L’argent et sa joie à la fois.
          Plus de chant : il perdit la voix
Du moment qu’il gagna ce qui cause nos peines.
          Le sommeil quitta son logis :
          Il eut pour hôtes les soucis,
          Les soupçons, les alarmes vaines.
Tout le jour il avait l’œil au guet ; et la nuit,
          Si quelque chut faisait du bruit.
Le chat prenait l’argent.
À la fin le pauvre homme
S’en courut chez celui qu’il ne réveillait plus
Rendez-moi, lui dit-il, mes chansons et mon somme,
          Et reprenez vos cent écus.
La Fontaine, Livre VIII, Fable ii.

Lecture. — Le Gland et la Citrouille. La Fontaine, livre IX, fable iv. Vol. II, nº 97.

Section II. — Genre tempéré §

Le Genre tempéré ou fleuri tient le milieu entre le style simple et le style sublime. Son caractère est la douceur : il eût plus riche, plus abondant et plus élevé que le style simple. On l’appelle fleuri, parce qu’il fait usage des ornements ; il comporte l’agrément des expressions, se distingue par le choix et l’harmonie des mots, par la variété des sons et par des tours brillants et animés. En un mot, il renferme toutes les grâces de l’élocution et de l’esprit.

Il comprend :

1° Le style élégant ;

2° Le style fin ou spirituel ;

3° Le style pittoresque ;

4° Le style périodique ou développé ;

5° Le style enjoué ;

6° Le style philosophique ;

7° Le style oratoire ;

8° Le style historique ;

9° Le style académique ;

10° Le style poétique ;

11° Le style romantique.

§ I. Le Style élégant §

« Le style élégant choisit les coupes de phrases les plus vives et les plus rapides, les chutes harmonieuses et variées, et se montre partout fidèle au goût le plus pur et le plus délicat. Scrupuleux dans le choix des mots, il n’admet que la fleur des expressions en usage, et souvent il remplace un terme familier par une ingénieuse : périphrase. » (Filon.)

Cette qualité brille particulièrement clans les écrits de Buffon, de Fénelon et de Chateaubriand. Dans le passage suivant tiré de Buffon, l’éclat des expressions donne au style une élégance inimitable.

Le Paon

Si l’empire appartenait à la beauté et non à la force, le paon serait sans contredit le roi des oiseaux ; il n’en est point sur qui la nature ait versé ses trésors avec plus de profusion : la taille grande, le port imposant, la démarche fière, la figure noble, les proportions du corps élégantes et sveltes, tout ce qui annonce un être de distinction lui a été donné ; une aigrette mobile et légère, peinte des plus riches couleurs, orne sa tête, et l’élève sans la charger ; son incomparable plumage semble réunir tout ce qui flatte nos yeux dans le coloris tendre et frais des plus belles fleurs, tout ce qui les éblouit dans les reflets pétillants des pierreries, tout ce qui les étonne dans l’éclat majestueux, de l’arc-en-ciel : non seulement la nature a réuni sur le plumage du paon toutes les couleurs du ciel et de la terre, pour en faire le chef-d’œuvre de la magnificence, elle les a encore mêlées, assorties, nuancées, fondues de son inimitable pinceau, et en a fait un tableau unique, où elles tirent de leur mélange avec des nuances plus sombres et de leurs oppositions entre elles, un nouveau lustre, et des effets de lumière si sublimes, que notre art ne peut ni les imiter ni les décrire.

Tel paraît à nos yeux le plumage du paon, lorsqu’il se promène paisible et seul dans un beau jour de printemps ; mais si sa femelle vient tout à coup à paraître, si les feux, de l’amour, se joignant aux secrètes influences de la saison, le tirent de son repos, lui inspirent une nouvelle ardeur et de nouveaux désirs, alors toutes ses beautés se multiplient, ses yeux s’animent et prennent de l’expression, son aigrette s’agite sur sa tête et annonce l’émotion intérieure ; les longues plumes de sa queue déploient en se relevant leurs richesses éblouissants ; sa tête et son cou, se renversant noblement en arrière, se dessinent avec grâce sur ce fond radieux, où la lumière du soleil se joue en mille manières, se perd et se reproduit sans cesse, et semble prendre un nouvel éclat plus doux et plus moelleux, de nouvelles couleurs plus variées et plus harmonieuses ; chaque mouvement de l’oiseau produit des milliers de nuances nouvelles, des gerbes de reflets ondoyants et fugitifs, sans cesse remplacés par d’autres reflets et d’autres nuances toujours diverses et toujours admirables.

On pourra lire encore de M. Joseph de Maistre, un passage intitulé : Une Nuit d’été à Saint-Pétersbourg : il y brille un rare talent de description embellie par des images gracieuses.

Lecture. — Une Nuit d’été à Saint-Pétersbourg. Vol. II, nº 98.

§ II. Le Style fin ou spirituel §

« Le style fin ou spirituel montre la pensée à travers un voile, ou n’en présente qu’un côté, pour laisser au lecteur ou à l’auditeur le plaisir de deviner ce qu’on lui cache ; il emploie surtout l’allusion, la comparaison, l’antithèse, la suspension, etc. » (Filon.)

C’est le style de Voltaire et de La Bruyère, à la plume duquel appartient le portrait suivant :

L’Hypocrite

Onuphre n’a pour tout lit qu’une housse de serge grise, mais il couche sur le coton et sur le duvet ; de même il est habillé simplement mais commodément, je veux dire d’une étoffe fort légère en été, et d’une autre fort moelleuse pendant l’hiver ; il porte des chemises très déliées, et qu’il a un très grand soin de bien cacher. Il ne dit point « Ma haire et ma discipline », au contraire, il passerait pour ce qu’il est, pour un hypocrite, et il veut passer pour ce qu’il n’est pas, pour un homme de vol ; il est vrai qu’il fait en sorte que l’on croie, sans qu’il le dise, qu’il porte une haire et qu’il se donne la discipline. Il y a quelques livres répandus dans sa chambre indifféremment ; ouvrez-les, c’est le Combat spirituel, le Chrétien intérieur et l’Année sainte ; d’autres livres sont sous la clef. S’il marche par la ville, et qu’il découvre de loin un homme devant qui il est nécessaire qu’il soit dévot, les yeux baissés, la démarche lente et modeste, Pair recueilli, lui sont familiers ; il joue son rôle. S’il entre dans une église, il observe d’abord de qui il peut être vu, et, selon la découverte qu’il vient de faire, il se met à genoux et prie, ou il ne songe ni à se mettre à genoux ni à prier. Arrive-t-il vers lui un homme de bien et d’autorité qui le verra et qui peut l’entendre, non seulement il prie, mais il médite, il pousse des élans et des soupirs. Si l’homme de bien se retire, celui-ci, qui le voit parti, s’apaise et ne souille pas. Il entre une autre fois dans un lieu saint, perce la ; foule, choisit un endroit pour se recueillir, et où tout le monde voit qu’il s’humilie. S’il entend des courtisans qui parlent, qui rient et qui sont à la chapelle avec moins de silence que dans l’antichambre, il fait plus de bruit qu’eux pour les faire taire. Il reprend sa méditation, qui est toujours la comparaison qu’il fait de ces personnes avec lui-même, et où il trouve son compte. Il évite une église déserte et solitaire où il pourrait entendre deux messes de suite, le sermon, vêpres et compiles, tout cela entre Dieu et lui, et sans que personne lui en sût gré. Il aime la paroisse, il fréquente les temples où se fait un grand concours ; on n’y manque point son coup, on y est vu. Il choisit deux ou trois jours dans toute l’année, où, à propos de rien, il jeûne ou fait abstinence ; mais à la fin de l’hiver, il tousse, il a une mauvaise poitrine, il a des vapeurs, il a eu la fièvre : il se fait prier, presser, quereller, pour rompre le carême dès son commencement, et il en vient là par complaisance.

Marmontel nous fait remarquer, que « la finesse, lorsqu’elle est employée à exprimer un sentiment, s’appelle délicatesse. Tel est ce mot de madame de Sévigné à, sa fille : J’ai mal à votre poitrine ; expression de génie, si l’on peut appeler ainsi ce que le cœur a inventé. Cette expression en rappelle une plus naturelle encore et plus touchante. Un paysan, après avoir donné tout son bien à ses quatre enfants, qu’il avait établis, allait vivre chez eux successivement les quatre saisons de l’année : Et vous traitent-ils bien ? lui demande quelqu’un, — Ils me traitent, répondit le bonhomme, comme si j’étais leur enfant. » — Y a-t-il rien de plus délicat et de plus » sensible que ce mot dans la bouche d’un père ? »

Lectures. — La Métempsycose du Singe. Vol. II, nº 99.

§ III. Style pittoresque §

Pour comprendre ce que c’est que Style pittoresque, il suffira d’expliquer l’origine du nom qui lui est donné.

L’adjectif Pittoresque est dérivé de la langue italienne : il vient du mot Pittore (peintre) ; il signifie donc ce qui peut faire de l’effet en peinture, ce qui est propre à être peint, et, par déduction, tout ce qui peut former une image,

Le style Pittoresque est donc destiné à nous représenter les images des choses capables de produire de l’effet sur nous.

C’est le style qui plaît aux écrivains lorsqu’ils nous offrent des récits de voyage, tels que M. de Lamartine, dans son Voyage en Orient ; M. de Chateaubriand, dans son Itinéraire de Paris à Jérusalem, M. Alexandre Dumas, etc.

M. Deleuze, le traducteur des Saisons de Thompson, fait usage de ce style pour nous présenter le tableau l’effrayant des Alpes envahies par des tourbillons de neige ; et au milieu de cette nature désolante, un pauvre paysan surpris par la nuit, et s’efforçant de regagner sa chaumière. L’auteur nous peint les efforts inutiles du malheureux voyageur, luttant avec désespoir contre les tourbillons de neige et la rigueur du froid, ses terreurs affreuses, l’obscurité de la nuit qui vient augmenter son malheur, et enfin sa triste et cruelle agonie, loin de sa femme et de ses enfants qui l’attendent en lui préparant les vêtements chauds et un feu clair pour réchauffer ses membres engourdis.

Un Paysan égaré, périssant au milieu des neiges

Lorsque les autans furieux soulèvent le fardeau des neiges et les rapportent au travers des airs obscurcis, combien est à plaindre le malheureux qui cherche à regagner sa cabane isolée ! Égaré dans ses propres champs, il s’arrête et ne reconnaît plus sa route : il voit de nouvelles collines se former, et la campagne bouleversée lui prédite un aspect informe. Les chemins ont disparu dans la plaine ; il n’aperçoit plus ni la rivière ni la forêt ; ses yeux s’étendent sur un désert effrayant et sauvage ; il erre du coteau dans la vallée et s’égare de plus en plus. Pressé par le désir impatient de retrouver sa demeure, il précipite ses pas au travers des sillons mouvants. L’espoir agite ses nerfs, ranime sa vigueur, et lui fait faire de vains efforts. Mais, hélas ! quelle horreur le saisit, quel désespoir s’empare de son âme, lorsque, accourant vers un objet sombre qu’il a pris pour le toit de sa chaumière, élevé au-dessus de la neige, il reconnaît son erreur, et se trouve au milieu d’une solitude inconnue, loin de tout asile, loin de tous vestiges humains ! Cependant la nuit s’épaissît autour de lui, et la tempête, grondant au-dessus de sa tête, double l’horreur de sa situation. Alors une foule de dangers menaçants se présentent à son imagination effrayée : ce sont des fossés escarpés, des précipices affreux, des abîmes sans fond, des gouffres sans issue ; ne distinguant plus la terre solide de l’eau non encore glacée, il redoute également et le marais fangeux et le lac paisible d’où sort une source qui arrose ses prairies. La crainte arrête ses pas incertains ; ses forces l’abandonnent ; il tombe au pied d’un monceau de neige mouvante ; il sent toute l’amertume de la mort, et son agonie est mêlée des angoisses cruelles dont la nature perce le cœur du malheureux expirant sans secours, loin de sa femme, de ses enfants, de ses amis. En vain sa femme, attendant soir retour, lui prépare un feu clair et des vêtements chauds ; en vain ses petits-enfants, regardant par la fenêtre au travers des ténèbres, appellent leur père avec les cris et les larmes de l’innocence. Hélas ! il ne verra plus ni sa femme, ni ses amis, ni ses enfants, ni sa maison hospitalière. Un froid mortel glace ses sens, roidit ses nerfs, et, pénétrant jusqu’à son cœur, en arrête le mouvement ; il n’est plus qu’un cadavre étendu sur la neige et blanchissant au souille du nord.

Lecture. — Le Voyageur égaré dans les neiges du Saint-Bernard. Vol. II, nº 100.

§ IV. Style périodique ou développé §

Pour l’explication du style périodique, voyez page 23 de ce volume [Première partie, chapitre I, section IV, § IV, « Style périodique »].

§ V. Le Style enjoué §

Le style enjoué convient dans les sujets badins, dans une table, dans un conte, dans une lettre, dans le récit d’une aventure plaisante, etc. Il admet les pensées fines et délicates, qui, déguisées sous un air de bonhomie, constituent la naïveté du style, ainsi que nous venons de le dire. L’ironie douce et l’allusion lui sont très ordinaires, il tire ses métaphores d’objets familiers, mais agréables. Parmi les figures, il choisit toujours les plus simples et les plus naturelles.

La Lettre de Voiture à mademoiselle de Rambouillet est remplie de gaieté et d’enjouement.

Mademoiselle,

Je voudrais que vous m’eussiez pu voir aujourd’hui dans un miroir en l’état où j’étais. Vous m’eussiez vu dans les plus effroyables montagnes du monde, au milieu de douze ou quinze hommes les plus horribles que l’on puisse voir, dont le plus innocent en a tué quinze ou vingt autres, qui sont tous noirs comme des diables, et qui ont les cheveux qui leur viennent jusqu’à la moitié du corps ; chacun eux ou trois balafres sur le visage, et deux pistolets et deux poignards à la ceinture ; ce sont les bandits qui vivent dans les montagnes des confins du Piémont et de Gènes. Vous eussiez eu peur sans doute, mademoiselle, de me voir entre ces messieurs-là, et voulussiez cru qu’ils m’allaient couper la gorge. De peur d’en être volé, je m’en étais fait escorter ; j’avais écrit, dès le soir, à leur capitaine, de me venir accompagner, et de se trouver en mon chemin ; ce qu’il a lit, et j’en ai été quitte pour trois pistoles. Mais, surtout, je voudrais que vous eussiez vu la mine de mon neveu et de mon valet, qui croyaient que je les avais menés à la boucherie.

Au sortir de leurs mains je suis passé par des lieux où il y avait une garnison espagnole, et là, sans doute, j’ai couru plus de dangers, on m’a interrogé : j’ai dit que jetais Savoyard ; et, pour passer pour cela ; j’ai parlé, le plus qu’il m’a été possible, comme M. de Vaugelas : sur mon mauvais accent, ils m’ont laissé passer. Regardez si je ferai jamais de beaux discours qui me valent tant, et, s’il n’eût pas été bien mal à propos qu’en cette occasion, sous ombre que je suis à l’Académie, je me fusse piqué de parler bon français. Au sortir de là, je suis arrivé à Savone, où j’ai trouvé la mer un peu plus émue l’il ne fallait pour le petit vaisseau que j’avais pris ; et néanmoins je suis, Dieu merci, arrivé ici à bon port.

Voyez, mademoiselle, combien de périls j’ai courus dans un jour ! Enfin, je suis échappé des bandits, des Espagnols et de la mer.

Lecture. — La Provence en hiver. Vol. II, nº 101.

§ VI. Le Style philosophique §

Le style Philosophique est l’opposé du style enjoué. Il bannit tous les ornements frivoles ; mais il ne dédaigne pas ceux qui, sans compromettre sa dignité, peuvent le rendre plus intéressant. Il est sobre de figures et de mouvements, et ne se distingue presque du style simple que par un caractère plus soutenu de force et de noblesse. Si quelquefois il s’élève et s’anime, il change de nature et de nom ; il devient oratoire.

Une dignité noble et imposante caractérise les belles pensées de Kératry, sur la Reconnaissance.

Mémoire précieuse du cœur, céleste reconnaissance, c’est par toi que les amitiés se perpétuent, que la pauvreté cesse d’être envieuse, et qu’un noble dévouement vient habiter le sein du mortel dont un bras secourable a relevé la misère ! Plus habiles que Zeuxis et Polygnote, tu promènes les pinceaux sur une toile impérissable ; tes couleurs sont vives et conservent une fraîcheur éternelle. Ton pouvoir s’étend sur tout ce qui respire : l’animal qui rugit au fond des forêts, celui qui partage la retraite de l’homme, obéissent à tes saintes lois ; tous sont sensibles aux soins dont ils sont l’objet, tous flattent et caressent la main qui les protège ou qui leur donne la pâture. Fille aimable du bienfait, tu te fais reconnaître à ton tour : tu ménages, dans l’ordre social, un doux échange de procédés et un commerce de tendres affections. L’être orgueilleux te regarde nomme un poids accablant dont il cherche à se dégager à la première rencontre ; l’âme délicate et généreuse t’inscrit sur ses registres comme une dette dont elle veut toujours payer les intérêts, et dont le capital ne doit jamais s’éteindre ; ils sont quelquefois pénibles les sacrifices que tu imposes, mais l’estime de soi-même en adouci l’amertume ; on se console en songeant qu’on a fait son devoir.

Le style sévère est le plus convenable pour exprime] les plus hautes vérités chrétiennes. L’abbé de Beauvais s’en est servi pour montrer que le but de l’homme ici-bas est d’aimer, de connaître et de servir Dieu de plus en plus.

Lecture. — L’Immortalité de l’âme, prouvée par les attributs de l’humanité. Vol. II, nº 102.

§ VII. Le Style oratoire §

Le style Oratoire, noble sans emphase, orné sans recherche, se distingue surtout par le mouvement et la chaleur. Il convient dans les discussions importantes par les intérêts qui s’y rattachent, et surtout dans le développement des considérations morales, politiques et religieuses.

Il est surtout en usage dans les discours. Il se trouve dans la bouche de ce vieillard de Syracuse qui s’adresse au peuple assemblé pour délibérer sur le sort des prisonniers athéniens, après la guerre de Sicile.

Vous voyez, s’écrie-t-il, un père infortuné qui a senti plus qu’aucun autre Syracusain les funestes effets de cette guerre, qui lui a ravi deux fils, la consolation et l’espoir de sa vieillesse. Je ne puis point, à la vérité, ne point admirer leur cornage et leur bonheur d’avoir sacrifié au salut de la république une vie que la loi commune de la nature leur aurait tôt ou tard enlevée ; mais je ne puis aussi ne pas sentir la plaie cruelle que leur mort a faite à mon cœur, et ne point haïr et délester les Athéniens, auteurs de cette malheureuse guerre, comme les homicides et les meurtriers de mes enfants !

Cependant, je ne puis le dissimuler, je suis moins sensible à ma douleur qu’à l’honneur de ma patrie ; et je la vois prête à se déshonorer pour toujours par le cruel avis qu’on vous propose. Les Athéniens, il est vrai, méritent toutes sortes de mauvais traitements et des supplices pour l’injuste guerre qu’ils nous ont déclarée ; mais les dieux, justes vengeurs du crime, ne les ont-ils pas assez punis, et ne nous ont-ils pas assez vengés ? Quand leurs chefs ont déposé leurs armes et se sont rendus à nous, n’était-ce pas dans l’espérance de conserver leur vie ? et pouvons-nous la leur ôter sans encourir le juste proche d’avoir violé le droit des gens, et d’avoir déshonoré notre victoire par une barbare cruauté ? Quoi ! vous souffrirez que votre victoire soit ainsi flétrie dans tout l’univers, et qu’on dise qu’un peuple qui, le premier, a dans sa ville érigé un temple à la Miséricorde, en a point trouvé dans la vôtre ? Sont-ce les victoires et les triomphes seuls qui rendent une ville à jamais illustre ? Non, non, c’est la clémence pour des ennemis vaincus ; c’est la modération dans plus grande prospérité ; c’est, enfin, la crainte d’irriter les dieux par un orgueil fier et insolent. Vous n’avez point sans doute oublié que ce même Nicias, sur le sort duquel vous allez prononcer, est celui qui plaida votre cause dans rassemblée des Athéniens, et qui employa tout son crédit et toute son éloquence pour les détourner de vous faire la guerre. Une sentence de mort, prononcée contre ce digne chef, est-elle donc une juste récompense du zèle qu’il a témoigné pour vos intérêts ? Pour moi, la mort me sera moins triste que la vue d’une telle injustice commise pour ma patrie et par mes concitoyens.

Rollin, Histoire ancienne, liv. VIII.

Lecture. — Le Duc de Rohan à ses troupes. Vol. II, nº 103.

§ VIII. Le Style historique §

Le style Historique est le style de l’histoire ; il tient en somme le milieu entre le style enjoué, le style philosophique et le style oratoire. Plus grave que le premier, moins austère que le second, moins véhément que le troisième, il est plus orné que tous les trois. Il s’élève et s’abaisse suivant la nature des faits qu’il raconte ou les réflexions qu’il expose. Ses expressions et ses métaphores sont tantôt nobles, tantôt familières. Ses pensées sont tour à tour vives, frappantes, profondes, ingénieuses, il ne rejette pas les figures de symétrie ; il évite celles de mouvement et de suspension.

Nous citerons ici de préférence le Passage des Alpes par Bonaparte.

Pour frapper les grands coups qu’il prépare. Napoléon a les Hautes-Alpes à franchir ; et le grand Saint-Bernard, qui, de tous les points de la vaste chaîne, lui livrerait de plus près le cœur de l’Italie, est aussi celui où la nature a semblé réunir le plus de difficultés insurmontables pour défendre ses forteresses contre les conquérants. Il est inaccessible à une armée… On l’a cru jusqu’à ce jour. Les soldais français le croient encore. Les têtes de colonnes, en se rencontrant à Martigny, s’arrêtent, étonnées, aux pieds de ces gigantesques boulevards. Comment pousser plus avant dans ces gorges qui semblent murées par ces abîmes sans fond. Il faudrait longer les précipices effroyables, gravir les glaciers immenses, surmonter les neiges éternelles, vaincre l’éblouissement, le froid, la lassitude, vivre dans cet autre désert, plus aride, plus sauvage, plus désolant que celui de l’Arabie, et trouver des passages au travers de ces rocs entassés jusque dix mille pieds au-dessus du niveau des mers. Il y a bien entre les escarpements et les abîmes, suspendu sur les torrents, dominé par les crêtes d’où roulent à flots les neiges humides et taillé dans les anfractuosités de la roche vive, un sentier qui monte pendant plusieurs lieues, roide, inégal, étroit jusqu’à n’avoir parfois que deux pieds à peine, tournant à angles si aigus qu’on marche droit au gouffre, et glissant, chargé de frimas, perdu, d’intervalle en intervalle, sous les avalanches. Chemin si terrible, qu’il a fallu préposer de charitables cénobites à la garde de cette rampe meurtrière, afin d’enhardir le voyageur isolé par la promesse de donner un chien pour guide, un fanal pour secours, un hospice pour repos, et une prière pour aide ou pour funérailles. Là passera aussi une armée : Bonaparte l’a dit ; il a marqué du doigt la route. Martigny et Saint Pierre sont encombrés d’apprêts qui attestent aux soldats que leur chef a pensé à tout. Aux mulets rassemblés de toute la Suisse ont été ajoutés les traîneaux, les brancards, tous les moyens de transport que le génie de l’administration française ou les habitudes de la contrée ont pu fournir. Pendant trois jours l’armée démonte ses canons, ses forges de campagne, ses caissons. Marmont et Gassendi placent leurs bouches à feu dans des troncs d’arbres creusés ; les cartouches dans des caisses légères ; les affûts, les provisions, les magasins sur des traîneaux faits à la hâte ou sur ceux du pays ; puis, 17 mai, tout s’élance ; les soldats montent, au cri de Vive le premier consul ! à l’assaut des Alpes ; la musique des corps marche en tête de chaque régiment. Quand le glacier est trop escarpé, le pas trop périlleux, le labeur trop rude, même pour ces fanatiques de gloire et de patrie, les tambours battent la charge, et les retranchements de l’Italie sont emportés. C’est ainsi que la colonne s’étend, monte, s’attache aux crêtes des Alpes, les étreint de ses anneaux mouvants. C’est un seul corps qui n’a qu’une pensée, qu’une âme ; une même ardeur, une même joie court dans les rangs ; les mêmes chants apprennent aux échos de ces monts la présence, la gaieté, la victoire de nos soldats : la victoire ! car voilà le sommet atteint, le drapeau tricolore arboré, le grand Saint-Bernard vaincu !… Le premier consul a promis par pièce 1000 francs aux soldais qui se sont voués à cette tâche : tous refusent ; ils n’acceptent pour récompense que les périls et l’Italie.

Salvandy.

Lecture. — Mort de Léonidas, par Barthélemy. Vol. II, nº 104.

§ IX. Le Style académique §

Le style Académique aime les traits les jeux d’esprit et les antithèses. Il s’occupe surtout du choix des mots, de l’arrangement des phrases et des artifices de l’élocution, au reste, il descend presque jusqu’au familier ou s’élève presque jusqu’au sublime, suivant la dignité des sujets qu’il traite. Il convient dans les discours d’apparat principalement destinés à plaire, dans les compliments faits aux puissances, dans les panégyriques où il est permis d’employer toutes les richesses de l’art et d’en étaler toute pompe. Pensées ingénieuses, expressions frappantes, tours et figures agréables, arrangement nombreux et périodique. C’est une œuvre dans laquelle l’auteur ne peut enlever les suffrages qu’à force d’élégance et de beauté.

Nous ne saurions citer un meilleur exemple pratique que le brillant Discours de Buffon sur le style, prononcé le jour de sa réception à l’Académie française.

Nous donnons ici quelques extraits de ce magnifique discours : c’est tout à la fois un modèle de style pur, sévère et noble et un recueil de bons conseils sur l’art d’écrire.

Discours de Buffon sur le Style.

Buffon nous recommande en termes élevés d’imiter la nature, lorsque nous voulons produire une œuvre de style. La nature travaille sur un plan éternel, avec une sage lenteur, et sait ainsi donner la perfection à ses œuvres. Imitons la nature dans sa marche et dans son travail ; prenons le temps de la réflexion ; elle nous aidera à former un ouvrage immortel.

Pourquoi les ouvrages de la nature sont-ils si parfaits ? c’est que chaque ouvrage et un tout, et qu’elle travaille sur un plan éternel dont elle ne s’écarte jamais. Elle prépare en silence les germes de ses productions ; elle ébauche, par un acte unique, la forme primitive de tout être vivant, elle la développe, elle la perfectionne par un mouvement continu et dans un temps prescrit. L’ouvrage étonne mais c’est l’empreinte divine dont il porte les traits qui doit nous frapper. L’esprit humain ne peut rien créer : il ne produira qu’après avoir été fécondé par l’expérience et la méditation : ses connaissances sont les germes de ses productions. Mais s’il imite la nature dans sa marche et dans son travail, s’il s’élève par la contemplation, aux vérités les plus sublimes, s’il les réunit, s’il les enchaîne, s’il en forme un tout, un système par la réflexion, il établira, sur des fondements inébranlables, des monuments immortels.

Il nous parle ensuite de la nécessité de nous faire un plan, précaution sans laquelle un homme d’esprit si trouve embarrassé, au milieu de toutes les idées qui se présentent en foule à son esprit : ce ne peut être qu’après les avoir comparées et subordonnées qu’il pourra prendre la plume et écrire, et que son style deviendra intéressant et lumineux.

C’est faute de plan, c’est pour n’avoir pas assez réfléchi sur son objet, qu’un homme d’esprit se trouve embarrassé, et ne sait par où commencer à écrire : il aperçoit à la fois un grand nombre d’idées ; et, comme il ne les a ni comparées ni subordonnées ; rien ne le détermine à préférer les unes aux autres, il demeure donc dans la perplexité. Mais lorsqu’il se sera fait un plan, lorsqu’une fois il aura rassemblé et mis en ordre toutes les pensées essentielles à son sujet, il s’apercevra aisément de l’instant auquel il doit prendre la plume, il sentira le point de maturité de la production de l’esprit, il sera pressé de la faire éclore, il n’aura même que du plaisir à écrire ; les idées se succéderont aisément, et le style sera naturel et facile, la chaleur naîtra de ce plaisir, se répandra partout, et donnera de la vie à chaque expression : tout s’animera de plus en plus ; le ton s’élèvera, les objets prendront de la couleur ; et le sentiment, se joignant à la lumière, l’augmentera, la portera plus loin, la fera passer de ce que l’on a dit à ce que l’on va dire, et le style deviendra intéressant et lumineux.

Le savant académicien s’élève contre remploi répété des traits saillants, qui n’éblouissent pendant quelques instants que pour nous plonger ensuite dans les ténèbres.

Rien ne s’oppose plus à la chaleur que le désir de mettre partout des traits saillants ; rien n’est plus contraire à la lumière, qui doit faire un corps et se répandre uniformément dans un écrit, que ces étincelles qu’on ne lire que par force en choquant les mots les uns contre les autres, et qui ne nous éblouissent pendant quelques instants que pour nous laisser ensuite dans les ténèbres. Ce sont des pensées qui ne brillent que par l’opposition ; on ne présente qu’un côté de l’objet, ou met dans l’ombre toutes les autres faces ; et, ordinairement, ce côté qu’on choisit est une pointe, un angle sur lequel on fait jouer l’esprit avec d’autant plus de facilité qu’on s’éloigne davantage des grandes faces sous lesquelles le bon sens a coutume de considérer les choses.

Il proscrit de la véritable éloquence les pensées fines, les idées légères, l’esprit mince et brillant, qui est nuisible à l’expression des grandes choses.

Rien n’est encore plus opposé à la véritable éloquence que l’emploi de ces pensées fines, et la recherche de ces idées légères, déliées, sans consistance, et qui, comme la feuille du métal battu, ne prennent de l’éclat qu’en perdant de la solidité : aussi, plus on mettra de cet esprit mince et brillant dans un écrit, moins il aura de nerf, de lumière, de chaleur et de style, à moins que cet esprit ne soit lui-même le fond du sujet, et que l’écrivain n’ait pas eu d’autre objet que la plaisanterie ; alors l’art de dire de petites choses devient peut-être plus difficile que l’art d’en dire de grandes.

Buffon regarde comme opposée au naturel la peine qu’on se donne pour exprimer des choses ordinaires ou communes. Il pense que l’écrivain perd son temps à faire des combinaisons de mots inutiles ; que ce n’est point là du style, mais l’ombre du style :

Rien n’est plus opposé au beau naturel que la peine qu’on se donne pour exprimer des choses ordinaires ou communes du ne manière singulière ou pompeuse : rien ne dégrade plus l’écrivain. Loin de l’admirer, on le plaint d’avoir passé tant de temps à faire de nouvelles combinaisons de syllabes pour ne rien dire que ce que tout le monde dit. Ce défaut est celui des esprits cultivés, mais stériles ; ils ont des mois en abondance, point d’idées : ils travaillent donc sur des mots, et s’imaginent avoir combiné des idées, parce qu’ils ont arrangé des phrases, et avoir épuré le langage, quand ils l’ont corrompu en détournant les acceptions. Ces écrivains n’ont point de style, ou, si l’on veut, ils n’en ont que l’ombre : le style doit graver des pensées ; ils ne savent que tracer des paroles.

Pour bien écrire, il faut bien posséder son sujet, ne point s’en écarter, c’est ce que l’académicien appelle sévérité du style ; bien choisir ses expressions conduit à la noblesse du style ; et l’absence du brillant, de l’équivoque et de la plaisanterie, constitue la gravité, et même la majesté du style ; et si l’on écrit comme on pense, le style aura de la vérité :

Pour bien écrire, il faut donc posséder pleinement son sujet ; il faut y réfléchir assez pour avoir clairement l’ordre de ses pensées, et en former une suite, une chaîne continue, dont chaque point représente une idée ; et, lorsqu’on aura pris la plume, il faudra la conduire successivement sur ce premier trait, sans lui permettre de s’en écarter, sans l’appuyer trop inégalement, sans lui donner d’autre mouvement que celui qui sera déterminé par l’espace qu’elle doit parcourir. C’est en cela que consiste la sévérité du style c’est aussi ce qui en fera l’unité et ce qui en réglera la rapidité, et cela seul aussi suffira pour le rendre précis et simple, égal et clair, vif et suivi. À cette première règle, dictée par le génie, si l’on joint de la délicatesse et du goût, du scrupule sur le choix des expressions, de l’attention à ne nommer les choses que par les ternîtes les plus généraux, le style aura de la noblesse ; si l’on y joint encore de la défiance pour son premier mouvement, du mépris pour tout ce qui n’est que brillant, et une répugnance constante pour l’équivoque et la plaisanterie, le style aura de la gravité, il aura même de la majesté ; enfin, si l’on écrit comme on pense, si l’on est convaincu de ce que l’on veut persuader, cette bonne foi avec soi-même, qui fait la bienséance pour les autres, et la vérité du style, lui fera produire tout son effet, pourvu que cette persuasion intérieure ne se marque pas par un enthousiasme trop fort, et qu’il y ait partout plus de candeur que de confiance, plus de raison que de chaleur.

L’harmonie n’est qu’accessoire. Buffon la regarde comme facile à acquérir par la lecture des poètes et des orateurs. L’harmonie ne fait ni le fond, ni le ton du style : elle peut trouver dans des écrits vides de sens :

Les règles ne peuvent suppléer au génie : s’il manque, elles seront inutiles. Bien écrire, c’est tout à la fois bien penser, bien sentir, bien rendre ; c’est avoir en même temps de l’esprit, de l’âme et du goût. Le style suppose la réunion et l’exercice de toutes les facultés intellectuelles ; les idées seules forment le fond du style, l’harmonie des paroles n’en est que l’accessoire, et ne dépend que de la sensibilité des organes : il suffit d’avoir un peu d’oreille pour éviter les dissonances, et de l’avoir exercée, perfectionnée par la lecture des poètes et des orateurs, pour que mécaniquement on soit porté à l’imitation de la cadence poétique et des tours oratoires. Or jamais l’imitation n’a rien créé : aussi cette harmonie de mots ne fait ni le rond ni le ton du style, et se trouve souvent dans les écrits vides d’idées.

Le ton avec lequel l’écrivain doit parler se règle sur la nature du sujet. Alors il s’élèvera à mesure que la matière s’élèvera elle-même ; et si le ton est constamment élevé, si chaque idée est brillamment rendue, si le génie de l’écrivain peut la rendre avec enthousiasme, le ton s’élèvera jusqu’au sublime.

Le sublime n’appartient pas à tous les sujets : il règne seulement dans la poésie, l’histoire et la philosophie : ce sont là les seuls champs où l’habile écrivain peut déployer toute l’étendue de son génie.

Les ouvrages bien écrits seront les seuls qui passeront à la postérité : la quantité des connaissances, la singularité des faits, la nouveauté même des découvertes ne sont pas de sûrs garants de l’immortalité. Si les ouvrages qui les contiennent ne roulent que sur de petits objets, s’ils sont écrits sans goût, sans noblesse et sans génie, ils périront, parce que les connaissances, les faits et les découvertes s’enlèvent aisément, se transportent, et gagnent même à être mis en œuvre par des mains plus habiles. Ces choses sont hors de l’homme ; le style est l’homme même. Le style ne peut donc ni s’enlever, ni se transporter, ni s’altérer. S’il est élevé, noble, sublime, l’auteur sera également admiré dans tous les temps ; car il n’y a que la vérité qui soit durable, et même éternelle. Or, un beau style n’est tel en effet que par le nombre infini des vérités qu’il présente : toutes les beautés intellectuelles qui s’y trouvent tous les rapports dont il est composé, sont autant de vérités aussi utiles, et peut-être plus précieuses pour l’esprit humain que celles qui peuvent faire le fond du sujet.

Le sublime ne peut se trouver que dans les grands sujets. La poésie, l’histoire et la philosophie ont toutes le même objet, et un très grand objet : l’homme et la nature. La philosophie décrit et dépeint la nature, la poésie la peint et l’embellit ; elle peint aussi les hommes ; elle les agrandit, elle les exagère ; elle crée les héros et les dieux. L’histoire ne peint que l’homme, et le peint tel qu’il est : ainsi le ton de l’historien ne deviendra sublime, que quand il fera le portrait des plus grands hommes, quand il exposera les plus grandes actions, les plus grands mouvements, les plus grandes révolutions, et partout ailleurs, il suffira qu’il soit majestueux et grave. Le ton du philosophe pourra devenir sublime toutes les fois qu’il parlera des lois de la nature, de l’être en général, de l’espace, de la matière, du mouvement et du temps, de l’âme, de l’esprit humain, des sentiments, des passions ; dans le reste, il suffira qu’il soit noble et élevé. Mais le ton de l’orateur et du poète, dès que le sujet est grand, doit toujours être sublime, parce qu’ils sont les maîtres de joindre à la grandeur de leur sujet autant de couleur, autant de mouvement, autant d’illusion qu’il leur plaît ; et que, devant toujours peindre et toujours agrandir les objets, ils doivent ainsi partout employer toute la force, et déployer toute l’étendue de leur génie.

Buffon, Discours de réception à l’Académie française.

Lecture. — Discours de J. Racine. Vol. II, nº 403.

§ X. Le Style poétique §

Le style Poétique admet tous les ornements, mais surtout il prodigue les images : il est riche d’expressions et d’harmonie, il déploie beaucoup de pompe et de noblesse pour exprimer tout ce qui frappe l’imagination : il aime particulièrement l’harmonie imitative, et fait un grand usage de métaphores et de comparaisons. Il convient dans les morceaux descriptifs, tels que la description des environs de Tyr par Fénelon :

J’admirais l’heureuse situation de la ville de Tyr qui est au milieu de la mer, dans une île : la côte voisine est délicieuse par sa fertilité, par les fruits qu’elle porte, par le nombre de villes et de villages qui se louchent presque, enfin par la douceur de son climat ; car les montagnes mettent cette côte à l’abri des vents brûlants du midi. Elle est rafraîchie par le vent du nord qui souffle du côté de la mer. Ce pays est au pied du Liban dont le sommet fend les nues et va toucher les astres ; une glace éternelle couvre son front ; des fleuves pleins de neige tombent, comme des torrents, des rochers qui environnent sa tête. Au-dessus, on voit une vaste forêt de cèdres antiques, qui paraissent aussi vieux que la terre où ils sont plantés, et qui portent leurs branches épaisses jusque vers les rues. Cette forêt a sous ses pieds de gras pâturages dans la pente de la montagne ; c’est là qu’on voit errer les troupeaux qui mugissent. Les brebis qui bêlent, avec leurs tendres agneaux, bondissent sur l’herbe. Là coulent mille ruisseaux d’une eau claire. Enfin on voit au-dessous de ces pâturages le pied de la montagne, qui est comme un jardin : le printemps et l’automne y règnent ensemble, pour y joindre les fleurs et les fruits. Jamais ni le souffle empesté du midi qui sèche et qui brûle tout, ni le rigoureux aquilon, n’ont osé effacer les vives couleurs qui ornent ce jardin.

C’est auprès de cette belle côte que s’élève, dans la mer, où est bâtie la ville de Tyr. Cette grande ville semble nager au-dessus, des eaux, et être la reine de toutes les mers. Les marchands y abondent de toutes les parties du monde, et ses habitants sont eux-mêmes les plus fameux marchands qu’il y ait dans l’univers. Quand on entre dans cette ville, on croit d’abord que ce n’est point une ville qui appartienne à un peuple particulier, mais quelle est la ville commune de tous les peuples, et le centre de leur commerce. Elle a deux grands môles semblables à deux bras qui s’avancent dans la mer, et qui embrassent un vaste port. On voit connue une forêt de mâts de navires, et ces navires sont si nombreux, qu’à peine peut-on découvrir la mer qui les porte. Tous les citoyens s’appliquent au commerce, et leurs grandes richesses ne les dégoûtent jamais du travail nécessaire pour les augmenter. On y voit de tous côtés le fin lin d’Égypte, et la pourpre tyrienne deux fois teinte d’un éclat merveilleux. Cette double teinture est si vive, que le temps ne peut l’effacer. On s’en sert pour des laines fines, qu’on rehausse d’une broderie d’or et d’argent.

Lecture. — Les Fleurs. Vol. II, nº 106.

§ XI. Style romantique §

Nous allons essayer de définir le style Romantique. Si nous ne sommes pas assez heureux pour réussir pleinement, peut être que nos efforts suffiront pour en donner une idée satisfaisante. Si l’on veut bien comprendre cette espèce de style, il faut que l’on reporte un instant ses idées sur la nature du style classique : ce dernier nous aidera à mieux caractériser son rival.

Le style classique d’abord est celui dont nous nous sommes occupés jusqu’ici dans ces leçons ; c’est celui des écrivains qui, dans tous les genres de compositions, ont été regardés de tout temps comme dignes d’être proposés pour modèles à l’admiration de tous les peuples, et à l’imitation des écrivains qui se sont succédé dans chaque siècle : c’est Je style dans lequel ont brillé, chez les Grecs : Homère, Sophocle, Euripide, Platon et Démosthène ; chez les Latins : César, Cicéron, Horace et Tite-Live ; chez les Italiens : Dante, Arioste et le Tasse ; chez les Français : Corneille, Racine, Molière, La Fontaine, Boileau, Pascal, Bossuet, Fléchier, Fénelon, Bourdaloue, Massillon, La Bruyère et Buffon. Qui oserait nier que ces écrivains d’élite ne passent à bon droit pour les maîtres de l’art, et que l’unanimité d’hommages qui leur ont été rendus jusqu’à notre époque par tous les gens éclairés et sensibles, n’ait suffit pour établir leur excellence ?

Parmi tous ces écrivains illustres, et tous ceux qui auraient pu compléter cette liste si honorable pour les lettres, nous devons reconnaître et avouer hautement que les auteurs anciens, par leur génie, ont servi de modèles à la plupart de leurs dignes émules des temps du Moyen-Âge et des temps modernes. Les premiers ont réuni au plus haut degré l’imagination, c’est-à-dire, le génie qui crée, et le goût, c’est-à-dire, la faculté qui fait discerner le bon et le beau du mauvais et de la laideur. C’est à eux que leurs successeurs et nous, nous devons les sujets merveilleux, les formes de langage extraordinaire les expressions choisies, l’harmonie de la diction, les images frappantes et la variété considérable des figures et des mouvements de style ; c’est à leur école que les écrivains modernes se sont formés, qu’ils ont puisé, comme à une source féconde, des inspirations heureuses qui leur ont obtenu l’honneur d’être proclamés hommes de génie et écrivains classiques. Les écrits de ces hommes immortels sont entre les mains de tous, et il serait superflu de citer ici quelques-unes de leurs œuvres pour justifier leur réputation si solidement établie.

Un schisme littéraire, qui a exercé une grande influence sur le style, et que nous regardons comme une véritable maladie dont les lettres sont atteintes, s’est manifesté dans notre siècle. C’est à détruire cette haute réputation qu’une nouvelle école, connue sous le nom de Romantique, travaille avec plus d’ardeur que de succès.

Cette école a pris subitement la résolution de rester sans admiration pour les chefs-d’œuvre que les croyances mythologiques anciennes ont enfantés, ou qu’elles ont embellis de leurs grâces. Ces nouveaux partisans ont pré tendu, contrairement à Boileau (Voir, vol. II, nº 107, l’opinion de Boileau sur l’emploi du merveilleux dans la poésie) que les dieux de l’antique Olympe étaient bien caducs que l’Aurore n’avait plus son teint ni ses doigts de roses que Flore était bien fanée, qu’il y avait trop longtemps que Vénus était la déesse de la beauté, et que son fils enfant depuis l’âge d’or, pouvait bien avoir aujourd’hui la barbe un peu blanche ; que le merveilleux du christianisme serait bien capable à notre époque d’effrayer le dogme. Remplaçant alors les divinités de la Grèce et d’Rome par les divinités des peuples du Nord, ces nouveau : sectaires brisèrent résolument les Dieux d’Homère et de Virgile, et adoptèrent avec enthousiasme Odin, Frigg les Walkyries, etc., êtres imaginaires dont le trône était assis sur les nuages de la Scandinavie ; leur imagination se plut à errer au milieu des fées, des nécromants, de sylphes, des puissances invisibles, tel que le roi de Aines, etc. ; à visiter les vieux donjons, à s’y entretenir avec des fantômes errants pendant l’obscurité des nuits à rechercher les cérémonies funèbres, les songes effrayants, les esprits fantastiques. Puis, d’autres fois, les adeptes de cette école se voyaient en imagination assis autour de l’immense foyer du château où venaient les sur prendre l’arrivée soudaine d’un chevalier ou d’un pèlerin puis assistaient aux récits merveilleux de leurs aventures.

Indépendamment de ces idées singulières, les écrivains romantiques ne voulurent plus être arrêtés dans leur vol vagabond par aucune des règles auxquelles s’étaient astreints les classiques, et dédaignant de ressembler au fleuve majestueux qui, sagement contenu dans son lit roule ses ondes généreuses et répand la fraîcheur, la vie et l’abondance partout où il passe, ils préférèrent s’assimiler au torrent impétueux, qui, libre dans son cours franchit toute barrière, s’élance de tous côtés, et porte le ravage et la dévastation dans les campagnes qu’il inonde. Certes un tel spectacle peut causer de l’émotion, mais il effraye au lieu de plaire ; et les romantiques se permirent des hardiesses poussées jusqu’à l’extravagance, inspirèrent le dégoût par l’horreur de leurs tableaux, et ébranlèrent fortement les imaginations au lieu de les charmer agréablement.

Tel est le terrain que les romantiques exploitent ou ont exploité. Il ne leur en restait point d’autre, car tout ce qui est raisonnablement du domaine de l’esprit humain, nos auteurs classiques l’ont traité aussi dignement que possible : passions, caractères, vertus, crimes, effets de la nature physique, exploits militaires, remords, excès du malheur et de la prospérité, etc., tout a été décrit, peint, célébré ou flétri par nos classiques. Quelles étaient donc les ressources de leurs rivaux ? Aucune, si ce n’est le mauvais goût, l’idéal, le vague, l’extravagant qu’ils se sont donnés en partage.

La Réforme romantique descendit bientôt des idées dans le style. Ces novateurs créèrent des procédés de diction qui outragèrent à chaque pas la grammaire. Ils mirent en vogue des expressions dérivées de barbarismes ; des tours nouveaux avec des solécismes ; et ils présentèrent des idées neuves avec des termes impropres. La nouvelle école, faussa, tortura notre belle prose et notre poésie, et en fit un indigne jargon ; ces téméraires écrivains rivalisèrent de zèle et nous donnèrent une nouvelle langue, une langue bâtarde aux dépens de la noble langue française.

(Voir le chapitre intitulé : Néologisme, p. 152 de ce volume [Première partie, chapitre IV, section II, 4°].)

La querelle des anciens et des modernes était déjà engagée depuis longtemps, et Boileau, ce rigide législateur de la beauté de la langue française, gardait toujours le silence, lorsque le prince de Conti, un des hommes les plus spirituels de l’époque, lui dit : « J’irai à l’Académie et j’écrirai à votre place : Tu dors, Brutus. »

Malgré les nobles efforts du prince de Conti, le style romantique a duré, et est parvenu jusqu’à nous. Parmi les hommes de goût qui lui ont fait une guerre acharnée, nous devons mentionner les louables efforts que M. Viennet a faits pour essayer d’arrêter les progrès de cette épidémie littéraire, et nous croyons que ses efforts ont été couronnés de quelque succès. Nous donnons dans le volume de Lectures la spirituelle et incisive épître qu’il a composée contre les romantiques. Cette pièce de vers a trop d’étendue pour que nous la rapportions ici.

Lecture. — Épître aux Muses sur les Romantiques. Vol. II, nº 108.

Section III. — Genre sublime §

Le Genre sublime développe toutes les richesses et les ressources de l’éloquence : ses qualités distinctives sont : l’énergie, la véhémence, la magnificence, la majesté, la hardiesse des figures et l’éclat des images.

Nous distinguerons ici ce qui concerne le style, de ce qui concerne le sublime proprement dit.

§ I. Style sublime §

Le style sublime admet quelque nuance : il s’appelle Magnifique, lorsqu’il joint à la magnificence des expressions et à la richesse des images, l’harmonie des périodes, la majesté et l’élévation des pensées.

Voyez avec quelle pompe d’expression Bossuet nous parle des grandes leçons que nous devons puiser dans l’histoire :

Quand vous voyez, passer comme en un instant devant vos yeux, je ne dis pas les rois et les empereurs, mais les grands empires qui ont fait trembler tout l’univers ; quand vous voyez les Assyriens anciens et nouveaux, les Mèdes, les Perses, les Romains, se présenter devant vous successivement, et tomber pour ainsi dire les uns sur les autres, ce fracas effroyable vous fait sentir qu’il n’y a rien de solide parmi les hommes, et que l’inconstance et l’agitation est le propre partage des choses humaines. Mais ce qui rendra ce spectacle plus utile et plus agréable, ce sera la réflexion que vous ferez non seulement sur l’élévation et sur la chute des empires, mais encore sur les causes de leurs progrès et sur celles de leur décadence ; car le même Dieu qui a fait l’enchaînement de l’univers, et qui, tout puissant par lui-même, a voulu, pour établir l’ordre, que les parties d’un si grand tout dépendissent les unes des autres ; ce même Dieu a voulu aussi que le cours des choses humaines eût sa suite et ses proportions : je veux dire que les hommes et les nations ont eu des qualités proportionnées à l’élévation à laquelle ils étaient destinés ; et qu’à la réserve de certains coups extraordinaires où Dieu voulait que sa main parût toute seule, il n’est point arrivé de grand changement qui n’ait eu ses causes dans les siècles précédents.

On lira avec intérêt une page de Chateaubriand, intitulée : Les Forêts de l’Amérique. L’auteur y retrace avec vérité les impressions profondes de la solitude, du silence et de la nuit au milieu des forêts vierges du Nouveau-Monde.

Lecture. — Les Forêts d’Amérique, vol. II, nº 109.

§ III. Style véhément §

Le style Véhément dépend moins des expressions que du ton et du mouvement impétueux des pensées qui touchent et qui entraînent Il comporte les figures passionnées, telles que : L’Exclamation, l’Apostrophe et la Prosopopée, « et celles qui ajoutent à la puissance des mots », comme la Répétition, la Métaphore et les autres espèces « de tropes qui sont les éléments essentiels du style véhément ». (Filon.)

Raynal dans son Histoire philosophique et politique fait ainsi sentir aux hommes le cri de la nature, le besoin de l’humanité, et la paix qui doit régner entre les peuples.

Hommes, vous êtes tous frères : jusques à quand différerez-vous de vous reconnaître ? Jusques à quand ne verrez-vous pas que la nature, votre mère commune, présente également la nourriture tous ses enfants ? Pourquoi faut-il que vous vous entre-déchiriez, et que les mamelles de votre nourrice soient continuellement teintes de votre sang ? Ce qui vous révolterait dans les animaux, vous faites presque depuis que vous existez. Craindriez-vous de devenir trop nombreux ? Eh ! reposez-vous sur les maladies pestilentielles sur l’inclémence des éléments, sur vos travaux, sur vos passions sur vos vices, sur vos préjugés, sur la faiblesse de vos organes, sur la brièveté de votre durée, du soin de vous exterminer. La sagesse de l’Être à qui vous devez l’existence a prescrit à votre population et à celles de toutes les espèces vivantes, des limites qui ne seront jamais franchies. N’avez-vous pas dans vos besoins sans cesse renaissants, assez d’ennemis conjurés contre vous, sans faire une ligue avec eux ? L’homme se glorifie de son excellence sur tous les êtres de la nature, et par une férocité qu’on ne remarque pas même dans la race des tigres, l’homme est le plus terrible fléau de l’homme. Si son vœu secret était exaucé, bientôt il n’en resterait qu’un seul sur toute la surface du globe.

Tels sont les écrits des Bossuet, des Fléchier, des Racine, des Corneille, des Voltaire, des Rousseau, etc. Toutes ces qualités se trouvent réunies dans une page des plus éloquentes qui nous devons à la plume de M. de Frayssinous ; elle est intitulée : Existence de Dieu.

Lecture. — Existence de Dieu prouvée par les beautés de la nature. Vol. II, nº 110.

§ III. Le Sublime §

Le Sublime est un trait extraordinaire, qui transporte et élève l’âme au-dessus d’elle-même et lui cause une impression vive et profonde. Il peut se trouver dans une phrase, dans un mot, très simple en apparence, si cette phrase ou ce mot expriment une grande image, un grand sentiment ou une grande pensée. D’où nous conclurons qu’il ne faut pas confondre le style sublime, avec le sublime proprement dit. Le style sublime ne peut se montrer que sous le pompeux appareil des expressions et des figures les plus brillantes ; tandis que le sublime se trouve souvent dans la phrase, ou dans l’expression la plus simple. Ex. : Il jette ses regards et les nations sont dispersées. Ces paroles ne sont pas du style sublime, mais elles renferment une pensée sublime, qui nous fait concevoir rapidement la toute-puissance de Dieu.

Le Sublime proprement dit peut naître de, trois sources ; des images, des pensées et des sentiments.

1° Le Sublime des images §

Toute image qui reproduit avec des couleurs vives et fortes, un grand objet, une grande action, produit le sublime. Telle est celle-ci, dans laquelle Homère décrit la marche de Neptune :

Neptune ainsi marchant dans les vastes campagnes,
Fait trembler sous ses pieds et forêts et montagnes.

Et cette strophe d’une Ode sur la mort :

        Dans ce las de poussière humaine,
Dans ce chaos de boue et d’ossements épars,
Je cherche, consterné de cette affreuse scène,
        Les Alexandre, les César ;
Cette foule de rois, fiers rivaux du tonnerre ;
Ces nations, la gloire et l’effroi de la terre,
        Ce peuple roi de l’univers,
Ces sages dont l’esprit brille d’un feu céleste.
De tant d’hommes fameux voilà donc ce qui reste,
        Des tombeaux, des cendres, des vers.

Rien n’est plus sublime que la noble et fière réponse de Sertorius, aux sollicitations que lui fait Pompée de rentrer dans les murs de Rome :

Rome ! Quoi, le séjour de votre potentat,
Qui n’a que ses fureurs pour maximes d’État !
Je n’appelle plus Rome un enclos de murailles,
Que ses proscriptions comblent de funérailles ;
Ces murs, dont le destin fut autrefois si beau,
N’en sont que la prison, ou plutôt le tombeau.
Mais, pour revivre ailleurs dans sa première force,
Avec les faux Romains elle a fait plein divorce ;
Et, comme autour de moi j’ai tous ses vrais appuis,
« Rome n’est plus dans Rome, elle est toute où je suis. »

Au sujet du Sublime des images, on peut lire la Mort de saint Louis, par l’abbé Poulle : on y remarque plusieurs grandes et sublimes images, si fréquentes dans les lieux saints.

Lecture. — La Mort de saint Louis. Vol. II, nº 111.

2° Le Sublime des pensées §

Ce sont des maximes fortes, hardies, vraies et noblement exprimées qui forment le Sublime des pensées.

Les mortels sont égaux ; ce n’est point la naissance,
C’est la seule vertu qui fait la différence.
Voltaire.

Nous rapporterons ici des vers de Racine que nous avons déjà cités ; ils sont terminés par une pensée remarquable ment sublime. Les cinq premiers vers offrent des idées grandes, pompeusement exprimées, et le dernier vers les surpasse tous par la vivacité de la pensée :

    J’ai vu l’impie adoré sur la terre :
    Pareil au cèdre, il cachait dans les cieux,
             Son front audacieux ;
Il semblait à son gré gouverner le tonnerre,
    Foulait aux pieds ses ennemis vaincus ;
Je n’ai fait que passer, il n’était déjà plus.
3° Le Sublime des sentiments §

Les sentiments sont sublimes lorsqu’ils nous paraissent, pour ainsi dire, au-dessous de la condition humaine, et qu’ils font voir dans la faiblesse de l’humanité, la constance d’un dieu. (Sénèque.)

L’univers fracassé tomberait sur la tête du juste, son âme n’en serait point ébranlée. La tranquillité du juste au milieu du fracas de l’univers est le sublime de la vertu.

Corneille est de tous nos poètes celui dans lequel on trouve le plus de sentiments sublimes. Les trois Horaces viennent d’être choisis pour combattre les trois Albains ; Curiace, Albain et beau-frère d’Horace, lui dit :

Quels vœux puis-je former, et quel bonheur attendre ?
De tous les deux côtés j’ai des pleurs à répandre ;
De tous les deux côtés mes désirs sont trahis.

Horace répond :

Quoi ! vous me pleureriez mourant pour mon pays ?

Cette réponse peint le sublime de l’amour de la patrie.

On connaît aussi le Moi, de Médée, et le Qu’il mourût du vieil Horace, mot si sublime, dit Voltaire, qu’il n’en est aucun de comparable dans toute l’antiquité. Dans la même pièce, un des Curiaces dit à Camille, sa fiancée, qui veut le retenir :

Avant que d’être à vous, je suis à mon pays.

Terminons ce que nous venons de dire sur le sublime, en citant ces beaux vers de Racine, qui peignent si bien la confiance admirable de Joad dans l’Être suprême. Ils peuvent servir d’exemple pour les différentes sortes de sublime, et en sont une véritable récapitulation.

Celui qui met un frein à la fureur des flots,
Sait aussi des méchants arrêter les complots,
Soumis avec respect à sa volonté sainte,
Je crains Dieu, cher Abner, et n’ai point d’autre crainte.

Le Sublime d’image se trouve dans le premier vers ; le Sublime de pensée, dans le second ; le Sublime de style dans tous les quatre.

Pour fixer notre attention sur un passage qui réunisse les différents caractères du sublime, choisissons dans la tragédie d’Athalie, la scène vii du IIIe acte. Nous y verrons le grand-prêtre Joad n’avoir pour résister à son ennemie redoutable, Athalie, que des prêtres et des enfants, mais soutenus, il est vrai, par une confiance sans bornes en la puissance de Dieu qui rend invincible. C’est dans cette admirable scène que le ministre sacré, saisi d’une inspiration divine, prophétise l’avènement de notre sainte Église en se servant des expressions les plus riches et les plus pompeuses.

Lecture. — Athalie, acte III, sc. vii. Vol. II, nº 112.

Section IV. — Style biblique §

Pour compléter ce qu’il reste à dire du genre sublime il est nécessaire de dire quelques mots du Style biblique qui s’y rattache sous plusieurs rapports.

Le Style biblique se distingue par un double caractère de simplicité et de grandeur. La simplicité en est la qualité fondamentale, le caractère dominant, parce que la sagesse divine, pour se rendre accessible à tous, a voulu se rabaisser jusqu’à notre langage. Dieu a voulu ainsi apprendre aux hommes qu’il n’a point besoin, pour le récit des grandes choses qu’il a faites, de recourir à la vanité de l’éloquence ni de s’assimiler aux savants ou aux philosophes qui font si complaisamment parade d’esprit et de science dans leurs écrits.

Les auteurs profanes ne paraissent occupés que du soin d’embellir leurs discours ; les auteurs sacrés racontent avec la plus grande naïveté sans viser aux charmes de l’éloquence. Quoi de plus simple que le style dans lequel est écrite la création du ciel et de la terre :

Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre !

Ici point d’expressions pompeuses pour annoncer un es faits les plus étonnants, et cependant c’est dans ce style que sont exprimées les idées grandes et magnifiques, où nous voyons Dieu agir avec toute sa majesté et sa toute-puissance.

Malgré la simplicité et la naïveté de ce style, on y trouve quelquefois des passages si éclatants, qu’ils entraînent avec eux la magnificence du style. Telle est cette Description de la prise de Babylone par Cyrus, qu’il serait un peu long de rapporter ici ; et ailleurs celle d’un cheval de bataille, que Dieu lui-même nous a tracée dans le livre de Job :

« Est-ce vous, dit Dieu à Job, qui avez donné au cheval la force et le courage ? qui l’avez rendu terrible par un frémissement semblable au tonnerre ? Le rendrez-vous inquiet, et le ferez-vous bondir comme une sauterelle dans le temps que la fierté qui paraît dans le mouvement de ses narines inspire la terreur ? Il creuse du pied la terre : il est plein de confiance en sa force : il va au-devant des hommes armés et se rit de la peur, il en est incapable, et la vue de l’épée ne le fait pas reculer. Ne pouvant retenir son inquiétude et son ardeur, il frappe la terre et l’enfonce ; et il ne devient point tranquille par les premiers signaux de la trompette. Mais lorsqu’elle donne un signal décisif, alors il dit : « Courage ! » et distingue, comme par l’odorat, que le combat va se donner, avant qu’il se donne. Il entend, ce semble le commandement des généraux, et il prend garde au bruit confus de l’armée. »

Cette admirable description du cheval nous montre l’intrépidité de ce fier animal, son impatience de s’élancer en avant, sa joie lorsqu’il entend le son de la trompette guerrière, son intelligence qui lui fait comprendre que le combat va s’engager, et ses frémissements par lesquels il exprime son allégresse et son courage.

Lorsqu’il est nécessaire de défendre « l’humble qu’on outrage » le style biblique dépose sa simplicité pour revêtir un air de hardiesse et de force. Tels sont les Reproches de Dieu aux puissants de la terre.

Portrait des méchants Princes

Quoi ! vous qui deviez, défendre mon peuple comme une vigne dont vous aviez la garde ; vous qui deviez lui servir de haie et de rempart, c’est vous-mêmes qui avez ravagé cette vigne et qui l’avez ruinée comme si le feu y avait passé ! Encore, si vous aviez la modération de ménager vos frères et de ne pas les ruiner entièrement ! Mais, après avoir dépouillé mon peuple, vous le mettez sous le pressoir, pour tirer de ses os quelque suc, et vous le brisez sous le moulin pour achever de le mettre en poudre. Vous prétendez peut-être me déguiser vos vols et vos rapines, en les convertissant en de superbes ameublements dont vous ornez vos maisons. J’ai suivi avec des yeux attentifs et jaloux tout ce qui était à votre frère, et que vous lui avez enlevé. Je le vois, malgré l’application que vous avez à me le cacher : tout demande vengeance et l’obtiendra : elle tombera sur vous et sur vos enfants ; et le fils d’un père injuste, et héritant de son crime, héritera aussi de ma colère. Malheur à vous qui bâtissez vos maisons du sang du peuple ! La pierre criera contre vous du milieu de la muraille, et le bois qui sert à lier le bâtiment rendra témoignage contre vous.

À ce portrait des méchants princes de la terre, le vertueux Rollin oppose le portrait d’un bon juge et d’un bon prince ; il nous le fait comprendre au moyen des couleurs les plus vives et les plus extraordinaires. Le voici :

Portrait d’un bon Juge et d’un bon Prince

La compassion m’a élevé et m’a nourri dès mon enfance, et je l’ai eue pour guide dès le sein de ma mère. Mon vêtement était la justice et elle me servait de manteau, l’équité de mes jugements était mon diadème. Je délivrais le pauvre qui demandait justice par ses cris, et l’orphelin qui était sans protecteur. Celui qui était près de périr me semblait de bénédictions, et je consolais le cœur de la veuve. J’étais l’œil de l’aveugle et le pied du boiteux : j’étais le père des pauvres : je brisais les mâchoires de l’injuste, et je lui arrachais sa proie d’entre les dents.

Quoique le Style biblique ait pour premier caractère la simplicité, cependant il admet quelques figures dont les plus communes sont la Métaphore et la Comparaison, la Répétition, l’Apostrophe et la Prosopopée. Ex. :

J’ai toujours craint la colère de Dieu, comme des flots suspendus sur ma tête, et je n’en ai pu supporter le poids. (Comparaison et métaphore.)

Tu seras enivrée de douleurs ; tu boiras la même coupe que ta sœur Samarie a bue, qui n’est pleine que de désolations et de tristesse. (Apostrophe à Jérusalem.)

C’est maintenant (dit le Seigneur) que je me lèverai ; c’est maintenant que je signalerai ma grandeur ; c’est maintenant que je ferai éclater ma puissance. (Répétition.)

Jérusalem ! Jérusalem ! qui tues les prophètes et qui lapides ceux qui sont envoyés vers toi, combien de fois ai-je voulu rassembler tes enfants, comme une poule rassemble ses petits sous ses ailes ? et tu ne l’as pas voulu. (Prosopopée et comparaison.)

Un des grands ornements qui donnent du charme à ce style, ce sont les images riantes, la douceur et le sentiment qu’il aime. Ces qualités se font sentir dans les lignes suivantes, où le prophète demande à Dieu les présents de la terre et des saisons :

Prière à Dieu.
Ps. lxiv.

Vous visiterez la terre et vous la féconderez ; vous multiplierez ses richesses. Le grand fleuve est rempli de l’abondance des eaux. La terre a préparé la nourriture des hommes, parce que vous l’avez destinée à cet usage. Pénétrez son sein de la rosée, fertilisez ses germes, et ils se réjouiront des influences du ciel. Vous bénirez la terre, et vos bénédictions feront la couronne de l’année, et les campagnes seront couvertes de vos dons. Les déserts mêmes s’embelliront de fécondité, et les collines seront revêtues d’allégresse, et les vallons enrichis de la multitude des grains, élèveront la voix et chanterons l’hymne de vos louanges.

Les psalmistes trouvent encore une source d’agrément dans certaines oppositions qui en réalité sont une sorte de comparaison ; nous en citons une ici que notre illustre Buffon aurait été fort heureux de rencontrer sous sa plume :

Le Soleil

Vous avez appris au soleil l’heure de son coucher. Vous répande les ténèbres, et la nuit est sur la terre : c’est alors que les bêtes de forêts marchent dans l’ombre ; alors les rugissements des lionceaux appellent la proie, et demandent à Dieu la nourriture promise au animaux, Mais le soleil s’est levé, et déjà les bêtes sauvages se sont retirées ; elles sont allées se placer dans leurs tanières : l’homme alors sort pour le travail du jour, et accomplit son œuvre jusqu’au soir.

Une des plus précieuses qualités du style qui nous occupe, c’est la tendresse et l’amour qui viennent y ajouter de temps en temps un nouveau charme. Il est ordinaire d’y rencontrer fréquemment des traits pareils à ceux-ci

Écoutez, maison de Jacob, et vous tous qui êtes restés de la maison d’Israël ; vous que je porte dans mon sein, que je renferme dans mes entrailles ; je vous porterai moi-même encore jusqu’à la vieillesse, je vous porterai jusqu’à l’âge le plus avancé. Je vous ai créés, je vous soutiendrai, je vous porterai et je vous sauverai.

Sion a dit : Le Seigneur m’a abandonnée ; le Seigneur m’a oubliée ; une mère peut-elle oublier son enfant et n’avoir point de compassion du fils qu’elle a porté dans ses entrailles ? Mais, quand même elle l’oublierait, pour moi je ne vous oublierai jamais.

Pour résumer en peu de mots ce qui a été expliqué sur ce sujet, nous dirons que le caractère du style biblique est la simplicité et la grandeur, les images frappantes et vives qui nous présentent Dieu assis sur les chérubins, porté sur les nuées, dont le regard fait trembler la terre, dont la colère ébranle les fondements des montagnes, qui voit au fond des abîmes : toutes ces images sont pleines de hardiesse et de vivacité, ici le cœur parle avec tendresse, avec amour ; là les comparaisons sont toutes expressives : ce sont les palmes et les cèdres, les lions et les aigles, objets communs en Palestine et qui donnent au style une feinte caractéristique, connue sous le nom de Couleur locale.

« Le style de l’Écriture, dit La Harpe, est au-dessus de tout autre : les trois grandes vertus du christianisme, la Foi, l’Espérance et la Charité respirent dans les psaumes, comme dans tous les livres émanés de l’Esprit Saint, et c’est là ce qui rendra toujours ce recueil si précieux : car, sans la foi, l’âme est privée de lumières ; sans la charité, le cœur est vide de bonnes œuvres : sans l’espérance, la vie n’a point d’objet, et la mort n’a point de consolation. »

À toutes les citations qui ont été faites dans ce chapitre : nous ajouterons le célèbre Cantique de Moïse, que tous les enfants des Israélites devaient apprendre par cœur,

Ce beau cantique est plein d’éloquence. Le tour en est grand, les pensées nobles, le style sublime et magnifique, les expressions fortes, les figures hardies ; tout y est plein de choses et d’idées qui frappent l’esprit et saisissent l’imagination. Il a pour sujet le miracle que Dieu fit en faveur des Hébreux, lors du passage de la mer Rouge. Le prophète s’y abandonne à des transports de joie, d’admiration et de reconnaissance.

Lecture. — Cantique de Moïse. Vol. II, nº 113.

Chapitre VI. — Différents genres d’exercices §

Lorsque l’esprit des jeunes gens se sera suffisamment familiarisé avec le style et ses différentes espèces, il sera à propos alors de s’adonner l’art d’écrire dont on commencera à posséder les principaux secrets. Parmi tous les exercices auxquels on pourra donner tous ses soins, nous signalons les suivants, comme les plus capables de former le style, et de favoriser le développement des idées.

Ce sont :

1° La Narration ;

2° La Lettre ou le Style oratoire ;

3° La Dissertation.

Section I. — Narration §

La Narration est l’exposition d’un fait accompagné de toutes les circonstances qui en dépendent.

On distingue ordinairement plusieurs parties dans une narration ; les unes sont essentielles, et constituent le fond du sujet : on les nomme Parties principales ; les autres, que nous regardons comme non moins importantes que les premières, leur sont subordonnées et en dépendent : elles sont appelées Parties accessoires ou Détails.

Les Parties principales se nomment encore argument ou sommaire, ou simplement sujet de la composition, et se font remarquer par la plus grande brièveté ; l’invention des détails est entièrement abandonnée à l’écrivain.

Nous donnons ici les Parties principales ou le sommaire d’une composition sur laquelle on pourra s’exercer si l’on veut. Elle est intitulée : le Tour du monde impromptu. On en trouvera les développements dans le volume de lecture, et l’on pourra juger facilement de la différence qui existe entre les Parties principales et les Détails.

Le Tour du Monde impromptu.

Argument.

Bougainville joignait à la douceur et à la bonté une grande originalité de caractère. Un jour, il rencontre aux Champs-Élysées le comte de Boncourt, un de ses amis. Il lui propose d’aller déjeuner avec lui à quelques lieues de Paris. La proposition est acceptée. La conversation s’engage. Désappointement du comte, quand il voit la chaise de poste s’arrêter devant une auberge. Bougainville apprend enfin à son ami qu’il se rend à Brest. Colère, puis résignation de son compagnon de voyage. Arrivés à Brest, les deux amis visitent le vaisseau amiral. Pendant ce temps, le navire s’ébranle, on met à la voile, et de Boncourt est obligé de faire le tour du monde. Il rentra chez lui au bout de trois ans !

Lecture. — Le Tour du monde impromptu. Vol. II, nº 114.

Indépendamment de la distinction des Parties principales et des Détails qui entrent dans une narration, il est un autre point de vue d’après lequel on peut considérer un récit, et qui peut contribuer puissamment à en faciliter le développement.

Nous appliquerons nos réflexions à la narration précédente.

Nous voyons d’abord que le fait principal est celui-ci :

Fait principal :

Bougainville rencontre un jour aux Champs-Élysées un de ses amis, le comte de Boncourt. Il l’emmène à Brest, et tandis que les deux amis visitent le vaisseau amiral. Bougainville fait lever l’ancre, et de Boncourt est forcé de faire le tour du monde.

En second lieu nous remarquons que cette narration se compose de trois parties bien distinctes, renfermant les faits accessoires ou détails qui se rattachent au fait principal Nous nommerons ces trois parties : Exposition, Nœud et Dénouement.

PREMIÈRE PARTIE.
L’Exposition.

L’exposition fait connaître :

1° Le caractère original de Bougainville ;

2° Quelques mots sur ses voyages ;

3° Son départ pour Brest ;

4° Sa rencontre avec M. de Boncourt ;

5° Quelques mots sur le caractère de M. de Boncourt.

DEUXIÈME PARTIE.
Le Nœud.

1° Bougainville propose à son ami de venir déjeuner avec lui, à quelques lieues de Paris.

2° Difficultés d’abord ; puis la proposition est acceptée.

3° Les deux amis partent ensemble.

4° Désappointement, colère même du comte de Boncourt, quand il voit la chaise de poste s’arrêter devant une auberge.

5° Sang-froid de Bougainville, qui lui apprend qu’il se rend à Brest.

6° Résignation de Boncourt.

7° Arrivée à Brest.

TROISIÈME PARTIE.
Le Dénouement.

1° Visite des deux amis à bord du vaisseau amiral ;

2° Bougainville donne l’ordre de lever l’ancre ;

3° Surprise de Boncourt ; ce qu’il s’imagine ;

4° Indignation, reproches sanglants, quand il apprend qu’on a mis à la voile pour faire le tour du monde ;

5° Comment Bougainville apaise son ami, qui rentre en France au bout de trois ans.

Ces trois parties constituent un tout régulier, et appliquées à toute espèce de sujet, elles peuvent aider avec succès les élèves dans leurs compositions.

§ I. Qualités de la narration §

Une Narration, pour être bonne, doit renfermer les quatre qualités suivantes : elle doit être claire, vraisemblable, complète et intéressante.

1° Clarté §

La Clarté est le mérite principal de toute composition : elle doit donc être recherchée ici avec soin. La narration sera claire, selon Cicéron, si l’on emploie un style correct et précis, si l’on présente les faits dans l’ordre naturel et chronologique, enfin si l’on s’abstient des digressions et des épisodes inutiles.

2° Vraisemblance §

La narration sera Vraisemblable, si les faits sont vrais ou du moins probables. Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable : alors il faut lui donner les couleurs de la vraisemblance. On y parviendra par la simplicité du récit, par le soin qu’on prendra de ne rien faire entrer de contraire au sens commun, et par un enchaînement des circonstances tel qu’elles expliquent naturellement le fait qui peut paraître extraordinaire.

C’est le cas dans lequel se trouve la Laitière de La Fontaine. Il est peu probable qu’une laitière saute, lorsqu’elle porte son lait sur la tête ; mais celle-ci, tout occupée de ses rêves de fortune, oublie un instant le précieux liquide qu’elle va vendre à la ville ; la joie lui fait perdre la tête, et elle voit s’évanouir en un instant tout son bonheur.

3° Complète §

Une narration ne doit rien contenir de superflu ; mais aussi elle ne doit rien négliger de ce qui a un rapport direct avec le sujet. Il faut bien faire connaître les personnages, leurs actions, leurs caractères ; n’omettre aucune des circonstances de lieu, de temps, de moyen, qui expliquent les causes, les effets et rendent les événements naturels.

C’est ainsi que dans la narration : le Tour du monde impromptu, le caractère de Bougainville et celui de son ami sont exposés, l’un gai, jovial, l’autre simple, susceptible, mais facile ; que tous les détails de leur conversation viennent expliquer comment M. de Boncourt s’aperçoit toujours trop tard que son ami le trompe, et comment, par suite de son caractère, il finit toujours par prendre gaiement son parti. Toutes ces circonstances concourent à rendre le sujet complet.

4° Intéressante §

Une narration claire, vraisemblable et complète, pourrait être fort ennuyeuse. Il faut donc travailler à y répandre de l’intérêt ; l’intérêt fait trouver du charme aux narrations sérieuses, tout aussi bien qu’aux narrations plaisantes : tous les sujets n’ont pas le même caractère, mais tous peuvent être intéressants. Cette qualité repose en grande partie sur la manière dont on sait traiter les détails.

§ II. Ornements de la Narration §

Parmi les ornements que l’on peut faire entrer avec succès dans une narration, on peut nommer les portraits des personnages dont on s’occupe, les descriptions des lieux où les événements se passent, les réflexions de celui qui raconte, et certaines sentences de morale qui frappent l’esprit par leur justesse. Ces différents moyens répandent du charme dans la narration et sont recherchés par les écrivains en prose et en vers.

C’est ainsi que La Fontaine nous donne le portrait de son Héron

Au long bec, emmanché d’un long cou ;

et qu’Andrieux nous fait connaître Frédéric II

Qui tout roi qu’il était fut un penseur profond ;
Redouté de l’Autriche, envié dans Versailles,
Cultivant les beaux-arts au sortir des batailles,
D’un royaume nouveau la gloire et le soutien,
Grand roi bon philosophe, et fort mauvais chrétien.

Ailleurs La Fontaine nous fait une description en un seul mot :

Le long d’un clair ruisseau buvait une colombe :

et dans cette même fable du Héron, comme il nous fait une charmante description de l’eau :

L’onde était transparente, ainsi qu’aux plus beaux jours.

Andrieux nous décrit l’endroit où s’élevait le moulin de Sans-Souci :

Sur le riant coteau par le prince choisi,
S’élevait le moulin du meunier Sans-Souci.

La Fontaine, en sa qualité d’écrivain philosophe, répand chaque instant dans ses fables des réflexions et des sentences remarquables.

Dans la fable intitulée le Lion et le Rat :

Il faut, autant qu’on peut, obliger tout le monde :
On a souvent besoin d’un plus petit que soi.

Dans la fable charmante des Deux Pigeons :

L’absence est le plus grand des maux.

Les réflexions que le poète Andrieux fait sur la mobilité du caractère de l’homme, sont pleines de vérité :

L’homme est dans ses écarts un étrange problème :
Qui de nous en tout temps est fidèle à soi-même ?
Le commun caractère est de n’en point avoir :
Le matin incrédule, on est dévot le soir.
§ III. Du Style de la Narration §

La narration demande en général un style plutôt composé de petites phrases que de périodes. Il doit être net précis et si clair qu’on n’ait pas besoin d’une grande attention pour en saisir le sens. La simplicité et le naturel doivent encore en faire le principal mérite.

Pour rendre les images plus sensibles et plus animées, on se sert ordinairement du temps présent, quoiqu’il soit question d’une chose passée : c’est afin de la représenter à l’imagination comme si elle s’accomplissait au moment où l’on parle.

C’est ce que fait Andrieux dans son Meunier Sans-Souci qui peut nous servir de modèle de narration agréablement racontée ; Frédéric veut causer lui-même avec Sans-Souci :

Il mande auprès de lui le meunier indocile,
Presse, flatte, promet : ce fut peine inutile :
Sans-Souci s’obstinait.

La Mouche du Coche de La Fontaine nous donne une idée de son activité par l’emploi des temps présents qui se multiplient sous la plume de l’écrivain :

Une mouche survient, et des chevaux s’approche,
Prétend les animer par son bourdonnement.
Pique l’un, pique l’autre et pense à tout moment
          Qu’elle fait aller la machine.
S’assied sur le timon, sur le nez du cocher.
          Aussitôt que le char chemine,
          Et qu’elle voit les gens marcher,
Elle s’en attribue uniquement la gloire,
Va, vient, fait l’empressée……………

Lorsque l’on emploie les temps présents à la place des temps passés, il faut avoir soin de ne pas se servir tantôt des uns, tantôt des autres : ce qui produirait un effet désagréable.

Souvent on se sert de l’infinitif, lorsqu’il s’agit d’exprimer une action prompte et subite.

C’est ainsi que, pour marquer la promptitude avec laquelle les Grenouilles se précipitent dans leurs marais à l’approche du lièvre, La Fontaine a dit :

Grenouilles aussitôt de sauter dans les ondes,
Grenouilles de rentrer dans leurs grottes profondes.

Et dans une autre fable où figurent encore les Grenouilles, La Fontaine, voulant peindre la vivacité de leurs plaintes-et la vivacité de la réponse que leur fait le dieu Jupin, s’est exprimé ainsi :

Le monarque des dieux leur envoie une grue,
          Qui les croque, qui les tue,
          Qui les gobe à son plaisir :
          Et grenouilles de se plaindre :
          Et Jupin de leur dire…………..

Lorsque dans la narration, on emploie la forme de dialogue, on peut retrancher les expressions dit-il, répondit-il, reprit-il, etc., pour donner au récit plus de vivacité et de précision.

C’est ce que l’on remarque dans la Conversation de l’intendant de Frédéric avec Sans-Souci :

Des bâtiments royaux l’ordinaire intendant
Fit venir le meunier, et, d’un ton important :
« Il nous faut ton moulin ; que veux-tu qu’on t’en donne ?
— Rien du tout ; car j’entends ne te vendre à personne.
Il vous faut est fort bon… Mon moulin est à moi…
Tout aussi bien au moins que la Prusse est au roi.
— Allons, ton dernier mot, bonhomme, et prends-y garde.
— Faut-il vous parler clair ? — Oui. — C’est que je le garde :
Voilà mon dernier mot. » Ce refus effronté
Avec un grand scandale au prince est raconté.

On remplace alors ces liaisons par un tiret, comme on peut le remarquer ici.

Un des soins les plus grands que nous recommandons d’avoir, c’est, dans la narration comme dans toute composition, de rechercher la variété des expressions, quand il s’agit de nommer plusieurs fois le même objet. Il faut savoir multiplier ses termes, ainsi que le fait Andrieux, par exemple ; pour ne point répéter trop souvent le nom de Sans-Souci, il le nomme ici le Meunier, là, le Vendeur de farine, tantôt le Bonhomme, plus loin le Voisin : Ex. :

Des bâtiments royaux l’ordinaire intendant
Fit venir le meunier.
Le vendeur de farine avait pour habitude
D’y vivre au jour le jour, exempt d’inquiétude.
Allons, ton dernier mot, bonhomme, et prends-y garde.
Voisin, garde ton bien, j’aime fort ta réplique.
§ IV. Couleur locale §

Nous empruntons à M. de Calonne les lignes suivantes, qui nous expliquent ce que l’on entend par la Couleur locale dans une narration :

« Le plus grand mérite de la narration, mais aussi le plus difficile à acquérir, c’est cette teinte particulière et originale donnée à un sujet, et qu’on nomme Couleur locale. Le style des peuples varie, comme les climats, les productions du sol, le gouvernement, les religions, les mœurs : ainsi les chants sauvages du barde Ossian ne ressemblent pas aux chants naïfs et sublimes du chantre de Troie ; le style d’un habitant du Nord est empreint d’une autre teinte que le style d’un habitant du Midi ; le Français du moyen fige ne parle pas comme le Français d’aujourd’hui. La couleur locale consiste donc à emprunter les descriptions et les formes des discours qui entrent dans le récit, de la nature du climat et des habitudes du peuple chez lequel s’est passé le fait que l’on raconte. »

Comme la couleur locale est un des cachets les plus précieux d’une bonne narration, nous présentons les deux sujets suivants aux jeunes gens ou aux jeunes personnes pour qu’ils s’exercent on ce genre ; et lorsque leur travail sera terminé, ils pourront lire avec fruit et comparer avec leurs compositions ces deux narrations qu’ils trouveront développées dans le deuxième volume.

Le Vœu de Jephté.

Argument.

Les Ammonites viennent d’envahir le territoire d’Israël. Les Hébreux mettent à leur tête Jephté, qu’ils regardent comme le plus brave et le plus fort d’entre eux. Ils marchent au-devant de l’ennemi, et le joignent sur les bords du torrent de Mora. La bataille s’engage. Pendant la mêlée, Jephté fait vœu de sacrifier au Seigneur celui des siens qui paraîtra le premier à ses yeux après la victoire. Jephté est vainqueur, l’armée victorieuse rentre dans Israël en chantant des hymnes de reconnaissance envers Dieu. La fille de Jephté s’offre la première à son père, qu’elle brûle de féliciter de sa victoire. À cette vue, Jephté est saisi de douleur et laisse éclater son désespoir. Sa fille en comprend la cause et se résigne à son sort avec : courage. Elle demande seulement quelques jours pour se préparer à mourir. Dès que le jour fatal est arrivé, elle se présente et reçoit la mort.

Lecture. — Vœu de Jephté. Vol. II, nº 115.

La Jeune Fille et la Naïade.

Argument.

Une jeune fille le sortit un jour d’Athènes par une belle matinée d’été ; elle arrive dans un bois sacré, et s’arrête au bord d’une onde pure, Là, elle se penche sur l’eau limpide, et contemple sa beauté. Elle admire ses traits, sa taille, tout en se figurant que c’est une autre jeune fille qu’elle aperçoit dans le miroir de l’onde. Au milieu de sa contemplation, elle plonge sa main dans l’eau pour apaiser sa soif ; mais la séduisante image disparaît aussitôt et la jeune Grecque fait entendre des plaintes. Quelques instants après, une naïade sort de l’eau, et s’adressant à la jeune éplorée, lui conseille d’attendre que l’eau redevienne calme pour qu’elle puisse retrouver ses traits dans ce miroir.

Trouver une conclusion morale.

Lecture. — La jeune Fille et la Naïade. Vol. II, nº 116.

Section II. — Différents genres de Narrations §

La narration prend différents tons suivant les divers sujets qu’elle traite : on distingue le genre simple, le genre tempéré et le genre élevé. Cette différence dépend de l’importance des faits et des personnages que l’on met en la scène.

§ I. Narration dans le genre Simple §

Suivant notre coutume, nous ne présentons ici que le sommaire des narrations, voulant laisser aux élèves la possibilité de développer eux-mêmes ces sujets de compositions. Du reste, ils trouveront tous les détails nécessaires dans le deuxième volume.

Le Porteur d’eau.

Argument

Un porteur d’eau parcourait un jour la ville pour vendre sa marchandise. Il est abordé par une jeune fille, qui lui demande de monter un ou deux seaux d’eau dans sa mansarde. Portrait de cette jeune fille : timide, mal vêtue, et malgré cela d’une figure intéressante. Chemin faisant, elle annonce au porteur d’eau que sa mère ne possède rien, et ne pourra point lui payer le prix de son eau. Le brave porteur d’eau ne se laisse pas décourager par cet aveu. Il monte à un cinquième étage, entre et verse son eau. Il jette un coup d’œil dans la mansarde ; il y règne la misère ; il voit une femme malade, couchée sur un grabat La pitié entre dans son cœur ; il tire d’un petit sac le produit de sa journée et le donne à ces pauvres gens. Il revient le lendemain et les jours suivants, et finit par tirer cette famille de la misère. — Réflexions.

Lecture. — Le Porteur d’eau, vol. II, nº 117.

§ II. Narration dans le genre Tempéré §

La Providence.

Argument.

L’abbé Beauregard venait de prêcher son beau sermon sur la Providence, et avait prouvé à son auditoire qu’elle veille toujours sur ses enfants, et que jamais elle ne les abandonne. Il était à peine rentré chez lui, que tout à coup sa sonnette est ébranlée fortement. C’était un ouvrier qui avait entendu ce sermon et qui venait affirmer, lui, qu’il n’y a pas de Providence. D’abord le bon abbé est déconcerté, puis bientôt l’ouvrier lui apprend qu’il est connu pour honnête homme dans son quartier, mais que depuis longtemps il est sans ouvrage, que sa femme est malade, qu’il n’a pas de quoi la faire soigner, qu’il ne peut plus donner de pain à ses deux enfants, qu’il doit plusieurs termes à son propriétaire, et qu’il est sorti de chez lui pour aller se jeter dans la rivière ; mais qu’il a été arrêté dans ce dessein par la curiosité qu’il a eue d’entrer à l’église, comme tout le monde ; qu’il a entendu dire qu’il y a une Providence qui veille sur tous ; que cette idée est fausse, et qu’il a voulu venir, avant de se noyer, prouver à l’abbé Beauregard que la Providence ne veille pas sur tout le monde. L’abbé Beauregard comprend alors qu’il a affaire à un homme exaspéré par la misère ; il le reprend avec douceur, le console, le soulage, lui remet de l’argent, et rend un père à sa famille en lui prouvant qu’il y a une Providence. Rendre compte des sentiments qui agitent l’âme de l’ouvrier.

Lecture. — La Providence. Vol. II, nº 118.

§ III. Narration dans le genre Élevé §

Vengeance de Jean V, duc de Bretagne.

Argument.

Le connétable Olivier de Clisson et Jean V, duc de Bretagne, étaient depuis longtemps ennemis l’un de l’autre. Sous prétexte de se réconcilier, Jean V invite Clisson à venir visiter un de ses domaines de Bretagne, où il venait de faire construire le redoutable château de l’Hermine. Olivier sans méfiance se rend auprès du duc. On se promène, on entre enfin dans le fameux château, et Jean V saisit l’occasion favorable d’enfermer Clisson dans un donjon. Olivier s’aperçoit mais trop tard, de cette trahison. Le duc fait venir Bavalan, gouverneur du château, et lui donne l’ordre d’enfermer son ennemi dans un sac de cuir, et vers l’entrée de la nuit, de le jeter à la mer. Bavalan obéira et se retire. La nuit étant arrivée, le duc, loin de goûter le plaisir de la vengeance, est en proie aux plus cruels remords. Il passe une nuit affreuse au milieu des songes les plus effrayants. Ne pouvant plus résister à la violence de ses remords, il fait venir au point du jour Bavalan, qui lui annonce que ses ordres… n’ont point encore été exécutés. La paix rentre dans l’âme de Jean V, qui se réconcilie sincèrement avec Olivier de Clisson.

Lecture. — Vengeance de Jean V, duc de Bretagne. Vol. II, nº 119.

Section III. — De la Dissertation, ou Pensée à développer §

La Dissertation consiste à développer une pensée, à l’étendre et à la poursuivre dans toutes ses conséquences. Il y a autant de dissertations possibles qu’il y a de pensées ; le nombre en est infini ; c’est un champ très vaste à parcourir, et qui est plus sérieux que la narration. Pour bien faire comprendre en quoi consiste cet exercice, nous citerons quelques sujets qui pourront servir de texte de développements, et qui pourront donner une juste idée de l’importance de la dissertation.

La dissertation peut prendre pour sujets, soit les phénomènes physiques, tels que le lever et le coucher du soleil, qui atteste par l’exactitude de son cours l’existence d’un être régulateur et souverain ; la conscience, qui est notre juge intérieur dans toutes nos actions et nos sentiments. Les arts et les sciences, tels que la peinture, la musique, l’astronomie, la médecine, la physique, la botanique, l’histoire naturelle, etc., pourront être tour à tour l’objet d’une multitude de dissertations ; la religion et la morale sont encore deux grandes sources qui permettront aux élèves de donner l’essor à une foule d’idées utiles. À l’aide de ces exercices, ils s’habitueront à raisonner avec justesse, sans toutefois négliger la vivacité, ni la grâce, qui sont si indispensables dans les sujets sérieux.

§ I. Qualités de la Dissertation §

Une bonne dissertation doit avoir à peu près les mêmes qualités que la narration. Elle doit être claire, rigoureuse, complète et animée.

Claire. Cette qualité a été suffisamment expliquée clans les leçons précédentes.

Rigoureuse. Une pensée n’est pas susceptible de développements infinis ; il faut savoir se borner, il faut mettre un frein à son imagination, et déduire rigoureusement les conséquences des principes que l’on a posés.

Complète. Il faut dire tout ce qu’il y a d’essentiel à la pensée pour la caractériser, pour en faire comprendre la justesse, bien établir ses raisons, prévoir et renverser les objections possibles.

Animée. Celui qui développe une pensée doit donner de la vie au style, du mouvement, du coloris, afin de soutenir l’attention de celui qui lit ou écoute, il faut rechercher un style entraînant, qui plaise, qui séduise, savoir choisir une tournure originale, extraordinaire, qui charme par sa nouveauté. C’est ce qui caractérise une dissertation que nous donnons plus loin, et qui est intitulée : Préférence à établir entre la peinture et la musique. Ce sujet nous semble développé d’une manière agréable et heureuse.

§ II. Différentes sortes de Dissertations §

Nous citerons ici quelques sujets de dissertation dont on trouvera le développement dans le deuxième volume de cet ouvrage.

1° Dissertation physique §

La Campagne.

Sommaire.

Cette dissertation sur la campagne sera partagée en deux tableaux.

1er Tableau : Le matin. Pour caractériser cette première partie de la journée, on peindra le lever du soleil, la rosée couvrant les fleurs, le réveil et le chant des oiseaux, la fraîcheur de la brise ; le chant du coq matinal ; et pour animer la scène, le berger répandant son troupeau dans la campagne.

2e Tableau : Le soir. La description sera toute différente. Le mouvement du matin sera remplacé par l’apparition de la lune et des étoiles, la cessation des travaux champêtres ; le silence de la nature qui ne sera plus troublé par le chant des oiseaux, mais par le murmure du ruisseau, le frémissement de la brise, et le chant du rossignol qui célébrera la gloire du Dieu, créateur de tous les mondes.

Lecture. — La Campagne. Vol. II, nº 120.

2° Dissertation morale §

La Piété filiale.

Sommaire.

Montrer que la piété filiale est le plus doux de tous les devoirs, et la plus charmante de toutes les vertus.

Dans tous les temps et chez tous les peuples, la piété filiale a été en vénération.

Citer comme exemples chez les anciens la conduite de Cléobis et de Biton, celle de Ruth ; dans des temps modernes, celle de mademoiselle de Sombreuil, etc.

La piété filiale console nos parents dans leur vieillesse.

Finir en disant qu’elle attire sur les enfants qui pratiquent cette vertu, les faveurs du ciel.

Lecture. — La Piété filiale. Vol. II, nº 121.

3° Dissertation sur les Arts §

Accorder une préférence à la Peinture ou à la Musique.

Sommaire.

Décrire les avantages de la musique : elle est puissante à représenter certains phénomènes de la nature, tels que le bruit des torrents, le mugissement des vents, etc.

Elle sait aussi interpréter les sons les plus doux, les plus suaves, les plus délicats et remplir l’âme d’une harmonie divine. Par son concours, les Orphée, les Linus réunirent autrefois les premières sociétés humaines, et les civilisèrent par la puissance de l’harmonie ; aussi les hommes reconnaissants ont-ils toujours cultivé avec amour un art aussi aimable.

Décrire ensuite les avantages de la peinture : elle immortalise sur la toile les actions les plus célèbres.

Elle sait représenter les scènes les plus gracieuses, les personnages illustres qu’elle immortalise. Elle retrace les plus riants paysages et les plus sombres forets ; les lieux les plus fleuris et les sites les plus déserts. Enfin elle sait reproduire les traits des êtres les plus chéris qui semblent encore vivre au milieu de nous, quand la mort les a enlevés à notre affection.

Conclure en balançant les avantages de ces deux arts, et en donnant la supériorité à celui qui plaira le plus.

Lecture. — Accorder une préférence à la Peinture ou à la Musique. Vol. II, nº 122.

4° Dissertation scientifique §

Les Alluvions.

Sommaire.

Les fleuves et les rivières tirent leur origine des pluies qui inondent les sommets des montagnes, des vapeurs qui s’y condensent ou des neiges qui s’y liquéfient. Ces eaux coulent par les vallées, se rendent à la mer, et y reportent les eaux que la mer avait données à l’atmosphère.

À la fonte des neiges, ou lorsqu’il survient un orage, le volume des eaux des montagnes se précipite avec une vitesse proportionnée aux pentes, et entraîne avec elles quelques fragments qui couvrent les flancs des vallées.

Ces fragments, déjà arrondis, sent d’abord émoussés et polis par le frottement ; les plus gros sont déposés sur la plage, et les plus petits continuent leur course et sont déposés plus bas.

Souvent le cours des eaux traverse un lac d’où elles ressortent limpides.

Lorsque les fleuves et les rivières, qui naissent des montagnes ou des collines, sont gonflées par de grandes pluies, ils attaquent le pied des collines terreuses ou sablonneuses, et en portent les débris sur des terrains bas.

Enfin les parcelles de limon que le cours des fleuves a entraînées jusqu’à son embouchure, s’y arrêtent, se déposent sur les côtes, et forment ainsi des terrains nouveaux, que la culture rend bientôt riches et fertiles. C’est ce que les naturalistes ont appelé Alluvions.

Lecture. — Les Alluvions, par Cuvier. Vol. II, nº 123.

Section IV. — Style épistolaire §

§ I. But du Style épistolaire §

Dans le cours de la vie, chacun de nous éprouve à tout moment la nécessité d’écrire une lettre ; mais tous ne sont pas exposés au besoin de faire une dissertation ou un discours. Il n’est donc pas inutile de jeter un coup d’œil sur le style épistolaire, et de voir si ce genre de composition admet quelques règles.

Nous n’entendons point parler ici de ces lettres scientifiques ou littéraires, sur la pluralité des mondes, la géographie ou l’histoire qui sont destinées à l’impression, pais nous voulons parler des lettres ordinaires, dites missives, dont le but est de transmettre à celui qui les reçoit es pensées de celui qui les écrit : elles sont, pour ceux que l’absence tient éloignés, ce que serait un entretien, s’ils étaient présents.

Les jeunes personnes surtout qui veulent posséder une instruction complète, devront connaître quels sont les défauts à éviter dans ce genre de littérature, et quels sont les ornements qu’elles peuvent se permettre sans crainte ; et, comme la plus simple correspondance est sujette aux règles de l’art d’écrire, il est important qu’elles connaissent, je ne dirai pas les règles de ce style, qui n’en veut admettre aucune, mais les qualités essentielles qui donnent du prix à une lettre.

§ II. Conseils généraux sur le Style épistolaire §

On peut envisager une lettre et sa réponse comme une conversation entre des absents. La première recommandation à faire est celle-ci :

« Écrivez comme vous parleriez aux personnes avec lesquelles vous entrez en correspondance, c’est-à-dire avec ce naturel, cette clarté, cette facilité, qui règne ordinairement dans votre conversation.

« Et, comme il vous est donné le temps de choisir vos idées, vos expressions, votre style devra y gagner en élégance et en agrément.

« Les lettres varient suivant l’âge, le sexe, le rang, et un mot, suivant la position de ceux qui les écrivent comme aussi suivant la circonstance particulière dans laquelle on se trouve de part et d’autre. Ainsi l’on écrira avec mesure à ses supérieurs ; avec respect aux personnes âgées ; avec franchise à ses égaux ; avec expansion à ses amis ou à ses parents ; ainsi l’on ne pourra prendre un ton de gaieté avec une personne plongée dans la tristesse, un ton de protection ou de hauteur avec un égal, un ton grave avec un enfant, ou un ton de familiarité avec un supérieur. »

§ III. Style qui convient aux Lettres §

1° Le style qui convient le mieux à la correspondance c’est le style coupé, et non les périodes longues et sonores.

Madame de Sévigné nous le dit elle-même : « C’est ce style juste et court qui chemine et qui plaît au souverain degré. »

Cependant il faut éviter le style saccadé, qui remplacerait la grâce par la sécheresse, et qui fatiguerait par sa brièveté sautillante. Employons rarement les périodes, à moins que le sujet ne soit élevé : elles empêcheraient le style de cheminer, avec facilité.

2° Ce qu’on aime dans le style épistolaire, c’est la facilité, c’est une douce aisance, une espèce d’abandon de la pensée qui ne va pas jusqu’à l’incorrection, mais qui est l’indice du langage simple et naïf, ennemi de la prétention.

C’est ce langage que madame de Sévigné recommande à sa fille, quand elle lui écrit : « Vous me dites plaisamment que vous croiriez m’ôter quelque chose en polissant vos lettres ; gardez-vous bien d’y toucher ; vous en feriez des pièces d’éloquence. Cette pure nature dont vous parlez est précisément ce qui est beau, et ce qui plaît uniquement. »

3° Évitez de vous faire un style à vous, un style original, semé d’expressions et de tournures forcées. Ce style sentirait l’étude, la contrainte, et vous attirerait ce reproche de madame de Sévigné : « On ne veut jamais se contenter d’avoir bien fait ; et, eu voulant faire mieux, on fait plus mal. »

4° Ne vise pas à reflet ; ne courez pas après l’esprit ; gardez-vous d’imiter Voiture, qui jouit cependant d’une grande vogue dans son temps, mais qui était trop maniéré, trop étudié. Nous donnons plus loin un échantillon de son style. Voltaire reprochait à Voiture de courir après l’esprit, et de croire trop souvent l’avoir rencontré, tandis que, malgré ses efforts, il en restait toujours fort éloigné. « Voiture ressemble, disait-il, aux maîtres à danser, qui font mal la révérence à force de la vouloir trop bien faire. »

5° Qu’est-ce donc que l’esprit dans une lettre ? Voltaire se charge de nous l’expliquer lui-même : « Ce qu’on appelle esprit, dit-il, est tantôt une comparaison nouvelle, tantôt une allusion fine ; ici, l’abus d’un mot qu’on présente dans un sens, et qu’on laisse entendre dans un autre ; là, un rapprochement délicat entre deux idées communes ; c’est une métaphore singulière ; c’est une recherche de ce qu’un objet ne présente pas d’abord, mais de ce qui est en effet dans lui ; c’est l’art, ou de réunir deux choses éloignées, ou de diviser deux choses qui paraissent se joindre, ou de les opposer l’une à l’autre ; c’est celui de ne dire qu’à moitié sa pensée pour la laisser deviner. »

Lorsque Voltaire parlait ainsi, c’est qu’il avait remarqué dans les différents écrivains épistolaires ces traits caractéristiques de l’esprit, et dont nous allons citer quelques exemples pour mieux faire comprendre en quoi consiste cette qualité.

Il appelle esprit : 1° une comparaison telle que celle-ci que madame de Sévigné emprunte de Molière :

« En vérité, j’ai eu bien de la peine. Je suis justement comme le Médecin de Molière, qui s’essuyait le front pour avoir rendu la parole à une fille qui n’était pas muette. »

2° La métaphore est une comparaison abrégée ; elle est d’un fréquent usage. Madame de Sévigné en emploie une fort plaisante pour peindre le babil d’une dame de sa société.

« Madame de Buri, dit-elle, fait fort joliment tourner son moulin à paroles. »

Et ailleurs :

« La vie est courte, c’est bientôt fait ; le fleuve qui nous entraîne est si rapide qu’à peine pouvons-nous y paraître. Voilà des moralités de la semaine sainte. »

3° Si la métaphore se prolonge, et que les images succèdent, elle prend le nom d’allégorie ; telle est celle-ci qui appartient à Voltaire :

« Nous sommes des ballons que la main du sort pousse aveuglément et d’une ma manière irrésistible. Nous faisons deux ou trois bonds ; les uns sur du marbre, les autres sur du fumier, et puis nous sommes anéantis pour jamais. »

4° L’allusion est aussi une sorte de comparaison, mais qui n’est pas expressément énoncée. Madame de Sévigné écrit dans une de ses lettres : « J’ai beau frapper du pied, rien ne sort qu’une vie triste et uniforme. » Allusion aux paroles de Pompée, qui, dans sa rivalité avec César, croyait qu’il n’avait qu’à frapper du pied la terre, et qu’il en ferait aussitôt sortir des légions de guerriers.

5° L’ironie contribue aussi donner au style une tournure d’esprit. Elle fait entendre un sens tout opposé à celui qu’elle a l’air d’exprimer. Telle est celle-ci :

« Je reviendrai pour vous recevoir. Le petit Coulanges est ravi de votre réponse ; et comme il n’a point d’aversion naturelle pour vous, comme j’en ai, il sera assez heureux pour passer l’été avec vous. » (Madame de Sévigné.)

6° L’assemblage de plusieurs épithètes ou expressions pareilles, réunies sur le même sujet, forment un tableau agréable, pourvu qu’elles ne soient pas trop nombreuses. Madame de Sévigné dit quelque part dans une de ses lettres :

« Si l’on pouvait avoir un peu de patience, on s’épargnerait bien des chagrins. Le temps en ôte autant qu’il en donne. Vous savez que nous le trouvons un vrai brouillon, mettant, remettant, rangeant, dérangeant, imprimant, effaçant, approchant, éloignant, et rendant toutes choses bonnes et mauvaises, et quasi toujours méconnaissables. Il n’y a que notre amitié que le temps respecte et respectera toujours. »

7° Une pensée fine ne peut manquer de plaire :

« Nous fîmes bien tous deux notre devoir de vous louer ; et cependant nous ne pûmes jamais aller jusqu’à la flatterie. » (Bussy-Rabutin.)

8° La suspension, qui est une sorte d’énigme, pique l’esprit par le secret qu’on lui cache d’abord et qu’on finit ensuite par lui dévoiler. Madame de Sévigné écrit à sa fille :

« Il y a aujourd’hui bien des années, ma fille qu’il vint au monde une créature destinée à vous aimer à toutes choses. Je prie votre imagination de n’aller ni à droite ni à gauche car : »

Cet homme-là, sire, c’était moi-même. (Clément Marot.)

9° L’hyperbole qui nous fait grandir ou diminuer les objets, plaît beaucoup, quoiqu’elle s’éloigne de la vérité.

« Je pars dans quelques jours pour Nisor, dit Montesquieu ; nous passerons par Toulouse, où je rendrai mes respects à Clémence Isaure que vous connaissez si bien. Si vous y gagnez le prix, mandez-le moi ; je prendrai votre médaille en passant ; aussi bien n’avez-vous plus la ressource des intendants. Il vous faudrait un homme uniquement occupé à recueillir les médailles que vous remportez. »

10° Les descriptions sont fréquentes dans les lettres Madame de Grignan est fort amusante dans celle qu’elle nous fait de la duchesse de Bourbon.

« Rien n’est plus plaisant que d’assister à sa toilette, et de la voir se coiffer. J’y fus l’autre jour. Elle s’éveilla à midi et demi, prit sa robe de chambre, vint se coiffer et manger un pain au pot. Elle se frise et se poudre elle-même ; elle mange en même temps : les mêmes doigts tiennent alternativement la houppe et le pain au pot, elle mange sa poudre et se graisse ses cheveux ; le tout ensemble fait un fort bon déjeuner et une charmante coiffure. »

11° Les objets inanimés auxquels nous attribuons une action qu’ils n’ont pas, et qu’ils ne peuvent avoir, donnent lieu à la prosopopée.

« Je n’ai garde de dire à notre Océan la préférence que vous lui donnez ; il en serait trop glorieux ; il n’est pas besoin de lui donner plus d’orgueil qu’il n’en a. » (Madame de Sévigné.)

12° Il faut être sobre des bons mots, des calembours et des pointes. Voltaire a dit qu’ils sont l’esprit de ceux qui n’en ont pas, et cependant il nous en fournit lui-même un exemple.

« Il y avait un pâtissier fameux qui enveloppait ses biscuits de ses vers, du temps de maître Adam, menuisier de Nevers. Ce pâtissier disait que si maître Adam travaillait avec plus de bruit, pour lui, il travaillait avec plus de feu. Il paraît que le pâtissier d’aujourd’hui (Favart) n’a pas mis tout le feu de son four dans ses vers. »

13° Les citations faites à propos égayent une lettre ; et madame de Sévigné ne les dédaignait pas.

« L’air de Grignan me fait peur : un vent qui déracine des arbres dont la tête au ciel était voisine, et dont les pieds touchaient à l’empire des morts, me fait trembler. » (Le Chêne et le Roseau.)

« Votre frère me paraît avoir tout ce qu’il veut, bon dîner, bon gîte et le reste. » (Les deux Pigeons.)

14° Les proverbes et les locutions proverbiales doivent figurer rarement dans une lettre. Cependant ils sont très bien reçus, quand on possède le talent de les placer à propos.

« La Providence est tellement maîtresse de toutes nos actions, que nous n’exécutons rien que sous son bon plaisir, et je tâche de ne faire des projets que le moins qu’il m’est possible, afin de n’être pas si souvent trompée ; car, qui compte sans elle, compte deux fois. »

15° Le style épistolaire admet aussi les oppositions et les contrastes ; les pensées profondes, philosophiques et morales. Madame de Sévigné nous sert encore d’exemple.

« La mort de madame de Cœuvres est étrange, et encore plus celle du chevalier d’Humières ; hélas ! comme cette mort va courant partout en attrapant de tous côtés ! »

« Il faut des jouissances à l’être fortuné et des chimères aux malheureux. » (Le roi Stanislas.)

« Ce n’est presque jamais que le malheur qu’on évalue : il n’est que le plaisir qui ne se calcule pas. » (Le roi Stanislas.)

16° L’application d’une anecdote, d’un petit conte à ce qui fait le sujet de l’entretien, donne à une lettre de la variété, de l’enjouement. Ainsi l’histoire du chevalier de Nantouillet, racontée par madame de Sévigné avec un style si animé, intéresse et amuse tout à la fois.

« Le chevalier de Nantouillet était tombé de cheval ; il va au fond de l’eau, il revient, il retourne, il revient encore ; enfin il trouve la queue d’un cheval, il s’y attache. Ce cheval le mène à bord ; il monte sur le cheval, se trouve à la mêlée, reçoit deux coups dans son chapeau et revient gaillard. »

L’anecdote de M. de Vardes, racontée aussi par le même auteur, est fort plaisante.

« M. de Vardes reconnut le dauphin et le salua. Le roi lui dit en riant : Vardes, voilà une sottise ; vous savez bien qu’on ne salue personne devant moi. M. de Vardes, du même ton : Sire, je ne sais plus rien ; j’ai tout oublié ; il faut que Votre Majesté me pardonne jusqu’à trente sottises. — Eh bien ! Je le veux, dit le roi ; reste à vingt-neuf. »

Tels sont en général les différents traits qui constituent l’esprit dans les lettres et qui en rendent le style agréable.

Nous allons maintenant passer en revue les différentes espèces de lettres que l’on est appelé à écrire dans ses relations de société.

Section V. — Différentes espèces de Lettres §

1° Lettres d’Affaires §

Les Lettres d’affaires doivent dire clairement l’objet qu’elles renferment ; elles ne doivent rien contenir d’inutile. Le style en sera simple, clair et précis et sérieux. Il faut éviter avec le plus grand soin les tournures étranges, qu’on trouve trop souvent dans les lettres de commerce.

« Un comptoir, dit Philippon, n’est pas l’Académie ; mais puisque l’on y écrit des lettres en langue française, encore faut-il que cette langue n’y soit pas estropiée sous la plume des commis. »

Bannissez donc de ces sortes de lettres les expressions suivantes : Nous vous retournons, ou nous réciproquons ; en date de la vôtre du 10 courant ; nous vous confirmons notre précédente ; en conséquence de votre honorée de tel jour ; les cotons sont en baisse, il n’en est pas de même de la considération avec laquelle j’ai l’honneur d’être… n’employez jamais que les locutions et les termes qu’avouent la grammaire et le bon usage ou la bonne compagnie.

Lettre de Mme de Maintenon à Mme de Villette (1708).

« Je vous prie, madame, de donner vingt louis par extraordinaire à madame de Scudéry, et dix à madame de Conflans. Si vous ne savez pas où prendre celle-ci, madame de Caylus est en grand commerce avec elle. De la manière dont on nous parla hier de madame de Pontchartrain, je la crois morte présentement. Vous savez mes sentiments là-dessus pour la personne qui la perd, et en particulier pour madame la chancelière : acquittez-moi donc de tous mes devoirs. Tant que vous serez à Paris, vous devriez me mander des nouvelles ; nous aurions besoin qu’elles fussent divertissantes, car je vous assure que nous mourons d’ennui. »

Lecture. — La Fontaine à son Oncle. Vol. II, nº 124.

2° Des Lettres de Demande §

Une demande se fait ordinairement de deux manières, par un placet ou pétition, et par une lettre. Le placet ou la pétition ne s’adresse qu’au chef de l’État ou à des personnages haut placés, et est soumis de certaines lois qu’on appelle l’étiquette, et qui ne sont point du domaine du style épistolaire. La simple lettre de demande n’a de règles que celles qui sont prescrites par la circonstance.

Si la personne à laquelle on adresse une demande est fort au-dessus de celle qui écrit, il faut un ton respectueux. Si la chose est aisée à obtenir, il ne faut point insister, comme s’il y avait des obstacles ; si l’on a des droits à faire valoir, il faut les exposer avec modestie réserve, et montrer que l’on a confiance dans la bonté et l’équité de celui au cœur duquel on s’adresse ; développez l’importance que l’on attache à la grâce demandée, et n’oubliez pas surtout de peindre la reconnaissance que vous en éprouverez.

Prenons pour exemple une lettre de M. de Bâville, dans laquelle il expose à madame de Maintenon qu’il a un fils auquel désirerait transmettre sa charge de conseiller d’État ; il lui demande de vouloir bien prier le roi en sa faveur (1714).

« Madame,

Vous avez eu la bonté de me permettre de recourir à vous dans les affaires les plus importantes qui pouvaient me regarder. Dans cette confiance, je vous prie de m’accorder votre protection. Je demande au roi de donner à mon fils une place de conseiller d’État, remettant celle que je remplis. J’ai considéré qu’étant hors d’état de servir Sa Majesté dans ses conseils, à cause de ma surdité, j’étais devenu un serviteur inutile ; et, n’ayant qu’un fils, j’avoue que l’objet de mes vœux serait de lui voir cet établissement. Daignez., madame, me donner en cette occasion des marques de vos anciennes bontés pour un vieillard sourd, goutteux, reconnaissant, revenu de toute ambition, mais non des sentiments paternels. »

Lectures. — 1° M. de Feuquières à Louis XIV. Vol. II, nº 125. — 2° P. L. Courier à M. Millengen. Vol. II, nº 126.

3° Des Lettres de Remerciement §

Une demande accordée appelle ordinairement une lettre de Remerciement, La reconnaissance est un devoir sacré pour quiconque a reçu un bienfait. C’est la nature de la grâce qui doit déterminer le degré du sentiment : s’il s’agit d’une grande faveur, ou d’un grand service, il faut en témoigner vivement sa gratitude ; s’il s’agit d’un service d’ami à ami, d’un petit cadeau, on peut en remercier avec esprit et gaieté.

Ne laissez jamais entrevoir, à moins que vous ne correspondiez avec un ami, qu’à la première occasion vous userez de retour ; vous manqueriez de délicatesse, vous auriez l’air de regarder le bienfait comme un emprunt que vous promettez d’être exact à rembourser ; vantez plutôt avec finesse le crédit, la générosité, l’obligeance de celui qui vous a fait un plaisir ; assurez-le de votre reconnaissance.

C’est le sentiment qu’exprime madame de Simiane dans la lettre suivante :

Lettre de madame de Simiane

« Je voudrais bien trouver, monsieur, quelque façon de vous témoigner ma reconnaissance qui convint et qui fût assortie à toute celle que j’ai dans le cœur pour le bien que vous venez de faire au pauvre petit Bernard. Vous en serez content ; c’est un bon sujet ; il répondra par son zèle à toutes vos bontés : voilà qui nous acquittera un peu tous. Soyez bien persuadé, s’il vous plaît que vous n’obligez pas une ingrate, et que vos bontés me pénètrent à un point qui vous acquiert mon moi tout entier. Si, avec cela, Varanges est nommé écrivain de vaisseau, je ne sais plus où donner de la tête. Ma grand’mère (madame de Sévigné) disait, en pareil cas, que, quand on était obligé à quelqu’un, à un certain point, il n’y avait que l’ingratitude qui pût tirer d’affaire. Je ne me sens point encore cette façon de penser à votre égard, etc. »

Lecture. — Rousseau à M. Boutet. Vol. II, nº 127.

4° Des Lettres de Félicitation §

Une lettre de Félicitation a pour but de complimenter une personne que l’on aime, ou à laquelle on s’intéresse, sur une chose heureuse qui vient de lui arriver. L’indifférence ou la froideur seraient impardonnables dans certaines circonstances où la satisfaction et la joie doivent briller. Le cœur et la politesse nous font un devoir de féliciter nos amis et nos connaissances sur ce qui leur arrive d’agréable.

Le défaut que l’on doit éviter avec soin, c’est l’exagération. Madame de Sévigné nous recommande elle-même de n’y pas tomber.

« Il est dangereux de passer le but. Qui passe perd ; et les louanges sont des satires quand elles peuvent être soupçonnées de n’être pas sincères ; toutes les choses du monde sont à facettes. »

Dans la lettre qui suit, madame de Maintenon félicite mademoiselle d’Osmond sur son mariage.

Lettre de madame de Maintenon à mademoiselle d’Osmond sur son mariage (1709

« Je suis ravie de votre établissement, mademoiselle. Celui qui vous épouse est bien estimable ; il préfère votre vertu aux richesses qu’il aurait pu trouver ; et vous, vous préférez, la sienne aux biens que vous allez partager avec lui. Avec de tels sentiments, un mariage ne peut qu’être heureux : Dieu bénira deux époux dont la piété est le lien. Je ne cesserai jamais de vous aimer, et de me souvenir que je suis aimée de vous. »

Lecture. — Boileau et Racine, au maréchal de Luxembourg, à l’occasion de la prise de Fleurus. Vol. II, nº 128.

5° Des Lettres de Conseils §

Les lettres de Conseils demandent beaucoup de tact et de ménagement de la part de celui qui écrit. L’amour-propre est si ombrageux que les conseils doivent être donnés avec douceur, et paraître inspirés par une tendre amitié.

C’est ce que l’on remarque dans la lettre suivante :

Lettre de Racine à son Fils

« C’est tout de bon que nous parlons pour notre voyage de Picardie. Comme je serai quinze jours sans vous voir, et que vous êtes continuellement présent à mon esprit, je ne puis m’empêcher de vous répéter encore deux ou trois choses que je crois très importantes pour votre conduite.

La première, c’est d’être extrêmement circonspect dans vos paroles et d’éviter la réputation d’être un parleur, qui est la plus mauvaise réputation qu’un jeune homme puisse avoir dans le pays où vous entrez. La seconde est d’avoir une extrême docilité pour les avis de M. et de madame Vignan, qui vous aiment comme leur enfant.

N’oubliez point vos études, et cultivez continuellement votre mémoire, qui a un grand besoin d’être exercée, je vous demanderai compte à mon retour de vos lectures, et surtout de l’histoire de France, dont je vous demanderai à voir des extraits.

Vous savez ce que je vous ai dit des opéras et des comédies : on en doit jouer à Marly : il est très important pour vous et pour moi-même qu’on ne vous y voie point, d’autant plus que vous êtes présentement à Versailles pour y faire vos exercices, et non point pour assister à toutes ces sortes de divertissements. Le roi et toute la cour savent le scrupule que je me fais d’y aller ; et ils auraient très méchante opinion de vous, si, à l’âge où vous êtes, vous aviez si peu d’égards pour moi et pour mes sentiments. Je devais, avant toute chose, vous recommander de songer toujours à votre salut, et de ne point perdre l’amour que je vous ai vu pour la religion.

Le plus grand déplaisir qui puisse m’arriver au monde, c’est s’il me revenait que vous êtes indévot, et que Dieu vous est indifférent. Je vous prie de recevoir cet avis avec la même amitié que je vous le donne. Adieu, mon cher fils ; donnez-moi souvent de vos nouvelles. »

Lecture. — Lettre de Voltaire à mademoiselle *** qui l’avait consulté sur les livres qu’elle devait lire. Vol. II, nº 129.

6° Des Lettres de Reproche §

Si les lettres de conseils demandent des ménagements, les lettres de Reproche en demandent de plus grands encore. Elles doivent être écrites avec mesure, prudence et douceur. Comme on ne fait de reproches à quelqu’un que pour l’engager à changer de conduite, il faut donc, pour réussir, le prendre par les sentiments, et ne point le brusquer ni l’irriter : autrement, il s’endurcirait dans son défaut.

La lettre de madame de Scudéry au comte de Bussy, quoique brève, peut nous servir de modèle.

Lettre de madame de Scudéry au Comte de Bussy

« Ne vous vantez plus de connaître l’amitié, monsieur ; il y a six mois que je ne vous ai écrit, parce que je n’ai bougé du tout l’hiver ; et je n’ai pas eu la moindre marque de votre souvenir. Je vois bien que je pourrais être morte deux ou trois ans sans vous en inquiéter, si mon ombre ne vous allait reprocher votre oubli. Prenez-y garde au moins, cela pourrait bien arriver, car je crois que je saurai aimer au-delà du tombeau. »

Lecture. — Racine à son Fils. Vol. II, nº 130.

7° Des Lettres d’Excuses §

La lettre d’Excuses a pour but de se justifier de ses torts ; on y manifeste les regrets que l’on éprouve, et le désir que l’on a de réparer ses fautes. « Une légère discussion sur le fait, une explication propre à l’atténuer, un recours à l’intention que l’on a eue, une protestation renouvelée de respect et d’attachement, un vif regret d’avoir pu déplaire, un désir bien prononcé de renouveler les bonnes grâces perdues, voilà quels doivent être à peu près les éléments d’une lettre d’excuses. »(Philippon.)

Voyez comme madame de Sévigné avoue franchement ses torts dans une lettre qu’elle écrit à son cousin, et avec quelle bonne grâce elle lui présente ses excuses.

Lettre de madame de Sévigné à M. de Bussy-Rabutin

« Je me presse de vous écrire, afin d’effacer promptement de votre esprit le chagrin que ma dernière lettre y a mis. Je ne l’eus pas plutôt écrite que je m’en repentis Il est vrai que j’étais de méchante humeur ; je n’eus pas la docilité de démonter mon esprit pour vous écrire ; je trempai ma plume dans mon fiel, et cela » composa une sotte lettre amère, dont je vous fais mille excuses. Si vous fussiez entré une heure après dans ma chambre, nous nous fussions moqués de moi ensemble.

« Adieu, comte, point de rancune, ne nous tracassons plus. J’ai un peu de torts ; mais qui est-ce qui n’en a point dans ce monde ? Je suis bien aise que vous reveniez pour ma fille. Demandez à M. de C… combien elle est jolie. Montrez-lui ma lettre, afin qu’il voie que si je fais les maux, je fais aussi les médecines. »

Lectures. — 1° Voltaire au marquis d’Argenson. Vol. II, nº 134. — 2° J.-B. Rouleau à M, Boulet. Vol. II, nº 132.

8° Des Lettres de Condoléance §

Les lettres de Condoléance sont celles que l’on adresse aux personnes éprouvées par quelque malheur, par une perte douloureuse, telle que la mort d’un père, d’une mère, d’un ami ; ou d’une fille ; soit aussi la perte de la fortune, d’un procès, etc. Le style doit y être grave et sérieux, il faut laisser parler son cœur, et mêler ses regrets à ceux de la personne affligée. C’est surtout, dan si les grands accidents, aux sentiments religieux qu’il convient de faire appel ; c’est le remède le plus fort contre la douleur.

La lettre suivante est de J.-J. Rousseau et nous la regarderions comme irréprochable, si elle contenait l’expression d’un sentiment religieux.

Lettre de J.-J. Rousseau à M. le maréchal de Luxembourg, à l’occasion de la mort de madame de Villeroi, sa sœur

« J’apprends, monsieur le maréchal, la perte que vous venez de faire, et ce moment est un de ceux où j’ai le plus de regret de n’être pas auprès de vous : car la joie se suffit à elle-même ; mais la tristesse a besoin de s’épancher, et l’amitié est bien plus précieuse dans la peine que dans le plaisir. Que les mortels sont à plaindre de se faire entre eux des attachements durables ! Ah ! puisqu’il faut passer sa vie à pleurer ceux qui sont chers, à pleurer les uns morts, les autres peu dignes de vivre, que je la trouve peu regrettable à tous égards ! Ceux qui s’en vont sont plus heureux que ceux qui restent ; ils n’ont plus rien à pleurer. Ces réflexions sont communes : qu’importe ? en sont-elles moins naturelles ? Elles sont d’un homme plus propre à s’affliger avec ses amis qu’à les consoler, et qui sent aigrir ses propres peines en s’attendrissant sur les leurs. »

Lectures. — 1° Lettre de madame de Maintenon au roi, sur la mort de la reine. Vol. II, nº 133. — 2° Lettre de J.-B. Rousseau à M. D *** sur la mort de son fils aîné, 1720. Vol. II, nº 134.

9° Des Lettres de Recommandation §

Les lettres de Recommandation ont pour but d’attirer la bienveillance d’un correspondant sur la personne qui lui est adressée. Elles roulent en général sur le mérite du protégé, sur l’intérêt que l’on prend à sa personne, sur la nature des services qu’il peut rendre, sur la reconnaissance que l’on conservera soi-même des bontés dont il aura été l’objet.

Telle est la lettre dans laquelle Voltaire recommande un jeune homme à M. le marquis d’Argenson.

Lettre de Voltaire à M. le marquis d’Argenson

Cirey, 7 mars 1739.

« Que direz-vous de moi, monsieur ? Vous me faites sentir vos bontés de la manière la plus bienfaisante ; vous semblez, ne me laisser de sentiments que ceux de la reconnaissance ; et il faut avec cela que je vous importune encore. Non, ne me croyez pas assez hardi. Mais voici le fait. Un grand garçon bien fait, aimant les vers, ayant de l’esprit, ne sachant que faire, s’avise de se faire présenter, je ne sais comment, à Cirey. Il m’entend parler de vous comme de mon ange gardien. Ah ! ah ! dit-il, s’il vous fait du bien, il m’en fera donc : écrivez-lui en ma faveur. — Mais, monsieur, considérez que j’abuserais — Eh bien ! abusez, dit-il ; je voudrais être à lui, s’il va en ambassade : je ne demande rien, je le servirai à tout ce qu’il voudra ; je suis diligent, je suis bon garçon, je suis de fatigue ; enfin donnez-moi une lettre pour lui. Moi qui suis un bonhomme, je lui donne la lettre. Dès qu’il la tient, il se croit trop heureux Je verrai M. d’Argenson ! — Et voilà mon grand garçon qui vole à Paris.

« J’ai donc, monsieur, l’honneur de vous en avertir. Il se présentera à vous avec une belle mise et une chétive recommandation. Pardonnez-moi, je vous en conjure, cette importunité ; ce n’est pas ma faute. Je n’ai pu résister au plaisir de me vanter de vos bontés, et un passant a dit : « J’en aurai ma part. »

« S’il arrivait en effet que ce jeune homme fût sage, serviable, instruit, et qu’allant en ambassade, vous eussiez par hasard besoin de lui, informez-vous-en au noviciat des jésuites. Il a été deux ans novice.

« Pour moi, je vivrai pour vous être à jamais attaché avec la plus respectueuse et la plus tendre reconnaissance. »

Lecture. — Lettre de d’Alembert à Voltaire. Vol. II, nº 135.

10° Des Lettres sérieuses et morales §

Le style épistolaire admet tous les sujets possibles, même ceux dans lesquels la plus haute raison et la religion dominent. La seule recommandation à faire à l’écrivain, c’est qu’il s’efforce d’embellir et de faire aimer la morale.

Prenons pour modèle une lettre de Racine le père à son fils.

« M. de Bonrepaux, qui est arrivé, nous a donné de bons témoignages de vous. Il nous assure que vous aimez le travail, que la promenade et la lecture sont vos plus grands divertissements, et surtout la conversation de M. l’ambassadeur. Je n’ai osé lui demander si vous pensiez au bon Dieu. J’ai eu peur que la réponse ne fût pas telle que je l’aurais souhaitée ; mais enfin je veux me flatter que, faisant votre possible pour devenir un parfait honnête homme, vous concevrez qu’on ne peut l’être sans rendre à Dieu ce qu’on lui doit. Vous connaissez la religion : je puis même dire que vous la connaissez belle et noble comme elle est : ainsi, il n’est pas possible que vous ne l’aimiez.

« Pardonnez-moi si je vous mets souvent sur ce chapitre : vous savez combien il me tient au cœur : et je puis vous assurer que plus je vais en avant, plus je trouve qu’il n’y a rien de si doux que le repos de la conscience, et que de regarder Dieu comme un père qui ne nous manquera pas dans nos besoins. »

Lecture. — J.-J. Rousseau à un jeune homme. Vol. II, nº 136.

11° Des Lettres anecdotiques, de Narrations et de Nouvelles §

Le titre de ces lettres indique suffisamment quels en sont les différents sujets. Seulement il est une observation importante dont il faut tenir compte : avant d’écrire, assurez-vous bien de la vérité de l’anecdote ou de la nouvelle que vous confiez au papier : car pour que la nouvelle puisse intéresser, il faut avant tout qu’elle soit vraie. Appelez ensuite à votre secours le style le plus agréable que vous possédiez, et ornez votre récit de tout l’agrément que vous êtes capable d’y répandre.

Prenons pour exemple le récit de l’aventure arrivée au maréchal de Grammont et si finement rapportée par madame de Sévigné :

Le Roi poète et le Courtisan.
Lettre adressée à M. de Pomponne.

« Il faut que je vous conte une petite historiette qui est très vraie et qui vous divertira : le roi se mêle depuis peu de faire des vers ; il fit l’autre jour un petit madrigal que lui-même ne trouva pas joli. Un matin, il dit au maréchal de Grammont : monsieur le maréchal, lisez, je vous prie, ce petit madrigal, et voyez si vous en avez jamais vu un si impertinent : parce qu’on sait que, depuis peu, j’aime les vers, on m’en apporte de toutes les façons. Le maréchal, après l’avoir lu, dit au roi : Sire, Votre Majesté juge divinement bien de toutes choses ; il est vrai que voilà le plus sot et le plus ridicule madrigal que j’aie jamais lu. Le roi se mit à rire, et lui dit : N’est-il pas vrai que celui qui l’a fait est bien fat ? — Sire, il n’y a pas moyen de lui donner un autre nom. — Oh bien ! dit le roi, je suis ravi que vous m’en ayez parlé si bonnement ; c’est moi qui l’ai fait, — Ah ! sire, quelle trahison ! Que Votre Majesté me le rende ; je l’ai lu brusquement. — Non, monsieur le maréchal, les premiers sentiments sont toujours les plus naturels. Le roi a beaucoup ri de cette folie, et tout le monde trouve que voilà la plus cruelle petite chose qu’on puisse faire à un courtisan. »

Lectures. — 1° Lettre de P. L. Courier à madame Pégalle. Vol. II, nº 137. — 2° Lettre de M. de Fiesque à madame de Maintenon. Vol. II, nº 138. — 3° Lettre de madame de Sévigné à sa fille. Vol. II, nº 139.

12° Des Lettres de Devoirs et de Sentiments §

La société, les liens de parenté nous obligent à des devoirs auxquels nous ne pouvons-nous soustraire sans encourir le blâme. Voulons-nous que les autres aient des regards pour nous, ayons-en nous-mêmes pour eux. Il est des circonstances qui nous imposent des devoirs à accomplir sans réserve : s’agit-il de la fête d’un de nos parents ou d’un de nos amis, arrivons-nous à une époque remarquable, telle que le jour de l’an, ou bien sommes-nous obligés d’entreprendre quelque voyage, il est de notre devoir d’écrire aux personnes que leur âge recommande notre respect, on qui s’intéressent à nous. Voyons-nous quelqu’un plongé dans l’infortune, le devoir nous impose obligation de chercher à alléger ses maux, à améliorer la proposition où il se trouve, et c’est ce que peut quelquefois accomplir une simple lettre.

Dans quelques circonstances, le devoir seul nous fera rendre la plume ; dans d’autres le plaisir, le sentiment le mettront de la partie, et se confondront inévitablement avec le devoir. De là nos missives prendront le nom de lettres de devoirs, ou de sentiments.

Les lettres de devoir exigent surtout la politesse, le ton du monde, le tact des convenances, des idées justes, les images vives ou agréables, des traits d’esprit sans recherche.

Nous citons ici quelques lettres de devoirs ; la première, à cause du sujet qu’elle renferme, peut encore être nommée lettre de bonne année. La seconde, à la faveur d’une franche protestation de respect et de dévouement, coulent un refus d’obéissance, et donne au prince auquel elle est adressée, une forte leçon d’humanité.

Lettre de mademoiselle R., pensionnaire, à P…

1er janvier 1730.

« On veut, ma chère tante, que je vous fasse un compliment de bonne année. Je ne le voulais pas ; on m’a tant dit que les faiseurs de compliments étaient des menteurs ! J’obéis pourtant, mais pour vous redire sans cérémonie, sans compliments, sans fadeur, que je vous aime, que je vous aimerai ; que, si j’avais la baguette de ces fées dont m’a parlé ma bonne, tous vos vœux seraient bientôt remplis, et que vous vivriez, ma chère tante longtemps, longtemps, pour continuer à faire le bonheur de tout le monde, et surtout de votre petite amie.

Henriette.

 

Lettre du vicomte d’Orthès, commandant de Bayonne, à Charles Ier, qui lui avait ordonné de faire massacrer les Protestants.

Sire,

« J’ai communiqué le commandement de Votre Majesté à ses fidèles habitants et gens de guerre de la garnison : je n’y ai trouvé ! que de bons citoyens et braves soldats, mais pas un bourreau. C’est pourquoi eux et moi supplions très humblement Votre Majesté de vouloir bien employer nos bras et nos vies en choses possibles ; quelque hasardeuses qu’elles soient, nous y mettrons jusqu’à la dernière goutte de notre sang. »

 

Lettre de sentiment de madame de Sévigné à sa fille

Livry, lundi 27 mai 1676.

« Quel jour, ma fille, que celui qui ouvre l’absence ! Comment vous a-t-il paru ? Pour moi, je l’ai senti avec toute l’amertume et la douleur que j’avais imaginées, et que j’avais appréhendées depuis si longtemps. Quel moment que celui où nous nous séparâmes ! Quel adieu, et quelle tristesse d’aller chacune de son côté, quand on se trouve si bien ensemble ! Je ne veux point vous en parler davantage, ni célébrer, comme vous dites, toutes les pensées qui, me pressent le cœur : je veux me représenter votre courage, et tout ce que vous m’avez dit sur ce sujet, qui fait que je vous admire. Il me parut pourtant que vous étiez un peu touchée en m’embrassant. Pour moi, je revins à Paris, comme vous pouvez vous l’imaginer. M. de Coulanges se conforma à mon état : j’allai descendre chez M. le cardinal de Retz, où je renouvelai tellement toute ma douleur, que je fis prier M. de La Rochefoucauld, madame de La Fayette et madame de Coulanges, qui vinrent pour me voir, de trouver bon que je n’eusse point cet honneur : il faut cacher sa faiblesse devant les forts. M. le cardinal entra dans les miennes ; la sorte d’amitié qu’il a pour vous le rend fort sensible à votre départ…

Ne blâmez point, mon enfant, ce que je sentis en rentrant chez moi : quelle différence ! quelle solitude ! quelle tristesse ! Votre chambre, votre cabinet, votre portrait ! Ne plus trouver cette aimable personne ! M. de Grignan comprend bien ce que je veux dire et ce que je sentis. Le lendemain, qui était hier, je me trouvai tout éveillée à cinq heures : j’allai prendre Corbinelli pour venir ici avec l’abbé. Il y pleut sans cesse, et je crains fort que vos chemins de Bourgogne ne soient rompus. Nous lisons ici des maximes que Corbinelli m’explique ; il voudrait bien m’apprendre à gouverner mon cœur ; j’aurais beaucoup gagné à mon voyage, si j’en rapportais cette science. Je m’en retourne demain ; j’avais besoin de ce moment de repos pour remettre un peu ma tête, et reprendre une espèce de contenance. »

Lectures. — 1° M. Caraccioli à M. ***. Vol. II, nº 140. — 2° Chevalier de Saint-Véran à madame la marquise de ***. Vol. II, nº 141. — 3° Mademoiselle d’Hautpoul à sa mère. Vol. II, nº 142.

13° Des Lettres familières §

Nous terminerons nos observations sur le style épistolaire par les Lettres familières.

Les lettres familières sont celles que nous sommes appelés à écrire, tous les jours de notre vie, aux personnes de notre famille, à nos intimes, à nos connaissances.

C’est dans ces lettres que Voltaire permet d’étaler tout l’esprit qu’on peut avoir.

Le style de ces lettres doit être simple, franc, facile et plein de gaieté.

Voici quels sont les écueils à éviter :

1° Rejetez les locutions basses, communes, triviales ;

2° Ne manquez jamais d’égards, de respect, de ménagements pour rage et le sexe auxquels vous vous adressez ;

3° Que le jugement, le bon goût éloignent les épigrammes, les malices, les sarcasmes, tout ce qui peut froisser les sentiments.

Lisons à ce sujet une lettre que Racine écrivit à M. Levasseur, 1661.

Lettre de Racine à M. Levasseur

« Je ne me plains pas encore de vous, car je crois bien que c’est tout au plus si vous avez maintenant reçu ma première lettre mais je ne vous réponds pas que dans huit jours je ne commence à gronder, si je ne reçois point de vos nouvelles. Épargnez-moi donc cette peine, je vous supplie, et épargnez-vous à vous même de grosses injures, que je pourrais bien vous dire dans ma mauvaise humeur.

« J’ai été à Nîmes, et il faut que je vous en entretienne. Le chemin d’ici à Nîmes est plus diabolique mille fois que celui des diables à Nevers, et la rue d’Enfer, et tels autres chemins réprouvés mais la ville est assurément aussi belle et aussi solide, comme on dit ici, qu’il y en ait dans le royaume. Il n’y a point de divertissements qui ne s’y trouvent. J’allai voir le feu de joie qu’un homme de ma connaissance avait entrepris. Les jésuites avaient fourni les devises, qui ne valaient rien du tout : ôtez cela, tout allait bien. Je trouvai encore d’autres choses qui me plurent for surtout les arènes.

« C’est un grand amphithéâtre un peu en ovale, tout bâti de prodigieuses pierres, longues de deux toises, qui se tiennent là depuis plus de seize cents ans sans mortier, et par la seule pesanteur. Il est tout ouvert dehors par de grandes arcades, et en dedans ne sont autour que de grands sièges, où tout le peuple s’asseye pour voir les combats des bêtes et des gladiateurs. Mais c’est assez vous parler de Nîmes et de ses raretés ; peut-être même trouverez-vous que j’en ai trop dit. Mais de quoi voulez-vous que je vous entretienne ? De vous dire qu’il fait ici le plus beau temps du monde ? Vous ne vous en mettez guère en peine. De vous dire qu’on doit cette semaine créer des consuls ? Cela vous touche fort peu. Cependant, c’est une belle chose de voir le compère Cardeur et le menuisier Gaillard, avec la robe rouge comme un président, donner des arrêts, et aller les premiers à l’offrande. Vous ne voyez pas cela à Paris. »

Lectures. — 1° Lettre de Le Brun au comte de Turpin. Vol. II, 143. — 2° Lettre de madame de Maintenon. Vol. II, 144.

14° Des Réponses §

Puisqu’une lettre et sa réponse forment un dialogue, c’est-à-dire une conversation entre des absents, il faut donc avoir soin, lorsqu’on écrit une réponse, d’avoir sous les yeux la lettre que l’on a reçue. On répond alors à chacune des choses importantes qui ont été communiquées, et l’on est sûr de ne rien omettre d’intéressant.

Si on le juge opportun, en complétera ensuite sa lettre en y ajoutant ce que la circonstance ou le cœur peuvent inspirer de nouveau ; de cette manière, on fournira matière à une nouvelle réponse, et l’on entretiendra ainsi avec ses amis ou ses connaissances un agréable échange de pensées et de sentiments.

Voltaire entretenait une correspondance avec l’impératrice de Russie : il crut un jour avoir encouru l’indifférence de cette princesse ; il lui écrivit donc à ce sujet. Voici sa lettre et la réponse dont elle fut honorée :

Lettre de Voltaire à l’Impératrice de Russie

« Madame,

« Je suis positivement en disgrâce à votre cour. V. M. impériale m’a planté là pour Diderot ou pour Grimm, ou pour quelque autre favori. Vous n’avez eu aucun égard pour ma vieillesse : passe encore si Votre Majesté était une coquette française ; mais comment une impératrice victorieuse et législatrice peut-elle être si volage ?… Je me suis brouillé pour vous avec tous les Turcs et même encore avec M. le marquis Pugatscheff ; et votre oubli est la récompense que j’en reçois.

« Voilà qui est fait, je n’aimerai plus d’impératrice de ma vie.

« Je sens cependant que j’aurais bien pu mériter ma disgrâce. Je suis un petit vieillard indiscret qui me suis laissé toucher par les prières d’un de vos sujets nommé Rose, Livonien de nation, marchand de profession, qui est venu apprendre la langue française à Ferney ; peut-être n’a-t-il pu mériter vos bontés que j’osais réclamer pour lui.

« Je m’accuse encore de vous avoir ennuyée par le moyen d’un Français dont j’ai oublié le nom, qui se vantait de courir à Pétersbourg pour être utile à Votre Majesté, et qui, sans doute, a été fort inutile.

« Enfin, je me cherche des crimes pour justifier votre indifférence. Je vois bien qu’il n’y a point de passion qui ne finisse. Cette idée me ferait mourir de dépit, si je n’étais tout près de mourir de vieillesse.

« Que V. M., madame, daigne donc recevoir cette lettre comme ma dernière volonté, comme mon testament.

« Signé Votre adorateur, votre délaissé,
votre vieux Russe de Ferney. »

 

Réponse de S. M. l’Impératrice de Russie à Voltaire

« Monsieur,

« Quoique, très plaisamment vous prétendiez être en disgrâce à ma cour, je vous déclare que vous ne l’êtes point. Je ne vous ai planté là ni pour Diderot, ni pour Grimm, ni pour tel autre favori. Je vous révère tout comme par le passé, et, quoi qu’on vous dise de moi, je ne suis ni volage ni inconstante…

« Mais, en vérité, monsieur, j’aurais envie de me plaindre à mon tour des déclarations d’extinction de passion que vous me faites, si je ne voyais à travers votre dépit tout l’intérêt que l’amitié vous inspire encore pour moi.

« Vivez, monsieur, et raccommodons-nous ; car aussi bien, il n’y a pas de quoi nous brouiller.

« J’espère bien que, dans un codicille en ma faveur, vous rétracterez ce prétendu testament si peu galant. Vous êtes bon Russe, et vous ne sauriez être l’ennemi de

Catherine. »

Lecture. — Lettre d’un Sacristain au roi de Prusse. Vol. II, nº 145.

Deuxième partie. Rhétorique. §

Dans la première partie de cet ouvrage, nous avons passé en revue la naissance des idées, la manière de les communiquer par la parole et l’écriture, la formation de la phrase, ses qualités générales, ses défauts, ses ornements qui consistent surtout dans l’harmonie et des figures, les différentes espèces de style, les principes de la narration, de la dissertation et du style épistolaire. L’ensemble de tous ces principes doit avoir pour bon résultat en général de nous mettre en état d’exprimer nos pensées avec clarté, pureté et élégance. En observant avec soin ces préceptes, nous arriverons sans aucun doute au but que nous nous proposons, à l’Art de bien dire. Cet art dans lequel les anciens, c’est-à-dire, les écrivains de la Grèce et de l’Italie, ont été nos maîtres, est composé d’une suite de préceptes, connus sous le nom de Rhétorique. Tous les principes dont nous venons de nous occuper dans les chapitres précédents, joints à ceux qu’il nous reste à exposer, constituent la Rhétorique ou l’Art de bien-dire. Les premiers sont applicables à toute espèce de composition ; les seconds plus sérieux, plus profonds, vont nous faire connaître ce que c’est que la Rhétorique et l’Art oratoire.

Le mot Rhétorique s’applique en particulier aujourd’hui à la plus haute classe des lettres dans nos collèges, c’est-à-dire, à celle dans laquelle les élèves étudient cette science.

Avant d’aller plus loin, disons tout de suite ici que, bien que la Rhétorique n’ait pas chez nous la même importance que dans les républiques de Rome et d’Athènes, elle mérite cependant d’être étudiée, non seulement au point de vue de la culture de l’esprit, mais aussi cause de ses analogies avec les autres parties de la littérature.

Chapitre I. — Rhétorique §

§ I. Définition de la Rhétorique. Différence entre elle et l’Éloquence §

La Rhétorique est l’art de bien dire, ou l’art de parler de chaque chose d’une manière convenable. Elle prend son nom de celui de Rhéteurs, que les Grecs et les Romains donnaient à ceux qui professaient cette science et qui en ont laissé les préceptes.

Bien dire, c’est parler de manière à produire sur ses auditeurs tout l’effet que l’on désire : c’est en peu de mots parler avec éloquence.

L’Éloquence est le talent de bien dire, c’est le talent de faire passer dans l’âme des auditeurs, et d’y imprimer avec force les sentiments profonds dont on est soi-même pénétré.

On pourrait confondre l’Éloquence ou le talent de bien dire, avec la Rhétorique ou l’art qui développe ce talent.

Marmontel nous en indique la différence en ces termes : « L’une trace la méthode et l’autre la suit ; l’une enseigne les moyens et l’autre les emploie ; l’une indique les sources et l’autre y va puiser ; l’une abat une forêt de matériaux et l’autre en fait le choix et les met en œuvre avec intelligence ; et enfin l’éloquence est née avant les règles de la rhétorique, de même que les langues se sont formées avant la grammaire. »

Laissons un instant parler Buffon sur ce sujet ; il nous expliquera clairement comment il comprend l’éloquence, et quelle différence il établit entre elle et cet avantage dont la plupart des hommes sont doués de parler avec une certaine facilité naturelle.

« La véritable éloquence, dit-il, est bien différente de cette facilité naturelle de parler qui n’est qu’une qualité accordée à tous ceux dont les passions sont fortes, les organes souples et l’imagination prompte. Ces hommes sentent vivement, s’affectent de même, le marquent fortement au dehors, et par une impression purement mécanique, ils transmettent aux autres leur enthousiasme et leurs affections ; c’est le corps qui parle au corps ; tous ses mouvements, tous ses signes concourent et servent généralement. Que faut-il pour émouvoir la multitude et l’entraîner ? Que faut-il pour ébranler la plupart même des autres hommes et les persuader ? Un ton véhément et pathétique, des gestes expressifs et fréquents, des paroles rapides et sonnantes. »

Tel est le sentiment de Buffon. Donc, pour s’exprimer avec éloquence, il faut mettre en action ce précepte de Boileau :

« Pour me tirer des pleurs, il faut que vous pleuriez. »

c’est-à-dire, qu’il faut sentir vivement [mots manquants] suite. Tout ce que l’on dira alors sera dit avec vivacité, énergie et chaleur ; et point de doute que l’éloquence ne règne dans tout ce que l’on produira.

On a dit, et ce n’est pas sans raison, « que l’éloquence n’était jamais que momentanée ; qu’elle ne se faisait sentir que par élan ». Nous n’acceptons ce jugement qu’avec réserve, quoique nous citions ici quelques traits d’éloquence dignes d’admiration, tels que ceux-ci :

 

Scipion l’Africain, accusé de péculat, est cité à comparaître devant le peuple romain, pour expliquer ses comptes. Dédaignant de se justifier, ce grand guerrier s’adresse au peuple et s’écrie : Romains, à pareil jour qu’aujourd’hui nous vainquîmes Annibal et Carthage ; montons au Capitole, et allons rendre aux dieux des actions de grâces solennelles ! Tout le peuple, enflammé par ce glorieux souvenir, suivit en foule ce grand homme.

 

L’amiral de Coligny est en présence des assassins qui vont lui ravir la vie :

Compagnons, leur dit-il, achevez votre ouvrage,
Et de mon sang glacé souillez ces cheveux blancs,
Que le sort des combats respecta quarante ans ;
Frappez, ne craignez rien, Coligny vous pardonne ;
Ma vie est peu de chose et je vous l’abandonne
J’eusse aimé mieux la perdre en combattant pour vous !
Voltaire, Henriade.

Si l’amiral et non le poète eût trouvé ces paroles au fond de son cœur, point de doute que le poignard ne fût tombé de la main de ses assassins.

 

Le roi Louis XVI venait de prononcer un discours de conciliation dans la séance royale du 23 juin 1789. Après son départ, le tiers État resta dans la salle commune, et quand le grand-maître des cérémonies vint le sommer de se retirer, Mirabeau, alors député du tiers, s’écria au nom de ses collègues : Vous qui n’avez ici ni place, ni voix, ni droit de parler, allez dire à votre maître que nous sommes ici par la volonté du peuple, et que nous n’en sortirons que par la force des baïonnettes !

 

Voilà certes des traits d’éloquence remarquables qui peignent fortement les mouvements de l’âme, et qui en sont comme les éclairs rapides et brûlants ; mais ces lueurs éloquentes qui ont suffi quelquefois pour entraîner tout un peuple, comme le fit Scipion, et pour faire tomber à genoux des assassins, comme le fit Coligny, selon le poète, n’auraient pas suffi à nos grands orateurs, à nos illustres auteurs dramatiques pour émouvoir une assemblée, ou pour tenir, pendant plusieurs heures de suite, tout un auditoire sous le charme. Massillon, par exemple, ébranle puissamment les âmes par l’éloquence continue qui règne dans son admirable sermon Sur le petit nombre des Élus, et Racine est constamment sublime dans sa tragédie inimitable d’Athalie, où la grandeur des pensées et des sentiments, l’intérêt des situations et la majesté du style tiennent constamment les auditeurs dans l’admiration la plus profonde. Il serait injuste de dire que de telles œuvres ne renferment que quelques traits d’éloquence, puisque ces magnifiques compositions en sont empreintes dans toute leur étendue.

Nous rapporterons ici plusieurs fragments pris au hasard qui nous engageront, je pense, à faire complètement la lecture des ouvrages d’où ils sont tirés.

Dieu seul est permanent

Que sont les hommes sur la terre ? des personnages de théâtre : tout y roule sur le faux ; ce n’est partout que représentations ; et tout ce qu’on y voit de plus pompeux et de mieux établi n’est l’affaire que d’une scène : qui ne le dit tous les jours dans le siècle ? Une fatale révolution, une rapidité que rien n’arrête, entraîne tout dans les abîmes de l’éternité ; les siècles, les générations, les empires, tout va se perdre dans ce gouffre, tout y entre et rien n’en sort : nos ancêtres nous en ont frayé le chemin, et nous allons le frayer dans un moment à ceux qui viennent après nous. Ainsi les âges se renouvellent ; ainsi la figure du monde change sans cesse ; ainsi les morts et les vivants se succèdent et se remplacent continuellement : rien ne demeure, tout s’use, tout s’éteint. Dieu seul est toujours le même et ses années ne finissent point. Le torrent des âges et des siècles coule devant ses yeux ; et il voit, avec un air de vengeance et de fureur, de faibles mortels, dans le temps même qu’ils sont entraînés par le cours fatal, l’insulter en passant, profiter de ce seul moment pour déshonorer son nom, et tomber au sortir de là entre les mains éternelles de sa justice et de sa colère.

Massillon, Sermon pour la bénédiction des drapeaux du régiment de Catinat.

À ce morceau si grave, si majestueux, nous en ferons succéder un non moins grave, il est vrai, dans son genre, mais dont le sujet est tout à fait différent. Nous le devons au plus enjoué, comme aussi au plus insouciant de nos auteurs français, à celui qui

« S’en alla comme il était venu,
« Mangeant son bien avec son revenu, »

à notre La Fontaine. Qui croirait que notre bon fabuliste, qui faisait si bien converser les rats et les souris, les loups et les moutons, ait un jour fait comparaître devant l’assemblée la plus auguste du monde païen, devant l’assemblée des dieux de Cinéas, un homme grossier, vêtu d’un rustique sayon de laine, et portant une chevelure inculte, un barbare en un mot ? Cet homme vient se plaindre au sénat de l’avidité et de la tyrannie des gouverneurs romains ; il le fait dans un discours plein de franchise et d’énergie, et il termine en menaçant Rome à son tour du joug affreux qu’elle fait peser sur la Germanie. Ce discours, où respire la plus mâle éloquence, donne une idée de la flexibilité du talent de La Fontaine.

Nous insérons dans le deuxième volume cette fable tout entière, que nous regardons comme une des plus admirables de l’auteur.

Lecture. — Le Paysan du Danube. Vol. II, nº 146.

§ II. But et Utilité de la Rhétorique §

La persuasion est le but le plus noble de l’éloquence.

C’est là que doivent tendre tous les efforts, tout le travail des orateurs ; et ceux qui l’ont cultivée avec succès ont toujours tenu Je premier rang parmi leurs concitoyens. En Grèce, les Périclès, les Démosthènes, les Eschyle ; à Rome, les Gracques, les Scipion, les Cicéron et une foule d’autres, n’ont-ils pas su conquérir par le talent de la parole les plus hautes dignités de la République ? Aussi Euripide appelait-il l’éloquence la souveraine des âmes. Et en effet, on doit reconnaître qu’elle élève au-dessus de tous les autres hommes celui qu’elle s’est plu à enrichir de ses dons. Il domine à son gré toutes les volontés, soumet tous les cœurs, et règne sur toutes les âmes avec une puissance absolue.

Mais la mission d’un orateur habile est une des plus belles qui aient jamais été confiées à l’homme. Faire prévaloir tout ce qui est bon et honnête, le juste sur l’injuste ; assurer le triomphe de la vérité et de la vertu ; défendre la pureté et la sainteté de la morale et de la religion ; étendre l’empire des lettres, des sciences et des arts ; raffermir l’existence des sociétés ébranlées ; travailler à l’utilité ou au bien général : tel est le domaine de l’orateur, telle est la gravité de la mission qu’il est appelé à remplir parmi ses concitoyens.

§ III. Les Trois Genres de Causes : le Démonstratif, le Délibératif et le Judiciaire §

On considère ordinairement l’art oratoire comme susceptible de recevoir trois applications différentes que les anciens ont nommées les trois genres de Causes : le Démonstratif, le Délibératif et le Judiciaire. Voici les nuances qui les distinguent :

Les discours qui ont pour objet de louer ou de blâmer, constituent le genre démonstratif ; ceux qui ont pour objet de conseiller ou de dissuader, se rapportent au genre délibératif, et ceux qui ont pour objet d’accuser ou de défendre appartiennent au genre judiciaire.

1° Le Genre Démonstratif, consacré à la louange ou au blâme, comprend les invectives contre les vices en général et contre les personnes ; les panégyriques des saints, les oraisons funèbres, les éloges, les compliments, etc.

2° Le Genre Délibératif, a pour sujet l’utile ou le nuisible. L’orateur s’y propose de détourner ses auditeurs de ce qui est mal, ou de les porter vers ce qui est bien, et développe les raisons qui doivent les déterminer. Le genre comprend les sermons des prédicateurs, les discours sur les affaires publiques, sur la paix, sur la guerre, sur les finances d’un État, sur la législation.

3° Le Genre Judiciaire appartient au barreau ; il a pour objet le juste et l’injuste. Il consiste à accuser ou à défendre, c’est-à-dire à plaider, soit à demander justice, soit à se défendre devant les magistrats. À ce genre se rapportent donc tous les mémoires ou plaidoyers des avocats faits dans la vue d’obtenir un jugement qui absolve ou qui condamne.

Ces trois genres de causes, qui étaient regardés par les anciens comme indispensables à tout bon discours, se trouvent néanmoins fort souvent réunis. Quand un orateur, par exemple, loue la vertu, il ne le fait que pour la conseiller et nous exciter à la pratiquer : voilà le démonstratif et le délibératif réunis ; d’où il suit qu’il est certains discours qu’il serait fort difficile de classer ; on leur donne ordinairement, lorsqu’il est possible, le nom du genre qui y domine et qui en fait le principal objet.

Pour avoir une idée de chacun de ces genres, on pourra lire comme exemple de démonstratif la Péroraison de l’éloge funèbre de Washington par M. de Fontanes ; comme exemple de délibératif, l’Appel au camp de Vergniaud, et comme exemple de judiciaire, le Discours de Socrate à ses juges, par Barthélemy.

Lectures. — 1° Péroraison de l’Éloge funèbre de Washington. Vol. II, nº 147. — 2° Appel au Camp. Vol. II, nº 148. — 3° Socrate à ses Juges. Vol. II, nº 149.

Chapitre II. — Division de la rhétorique : Invention, Disposition, Élocution §

Pour traiter un sujet quelconque, trois opérations sont nécessaires :

1° l’Invention, c’est-à-dire l’art de trouver les idées principales et les détails ;

2° la Disposition, c’est-à-dire l’ordre dans lequel sont exprimées les idées ;

et 3° l’Élocution ou le style, c’est-à-dire la forme même de l’expression.

Ces trois parties de la Rhétorique sont d’une absolue nécessité pour la composition du Discours, et en admettent une quatrième qui est leur compagne inséparable, lorsque l’orateur est obligé de parler en public, c’est l’Action. Cette dernière comprend la Prononciation, le Geste, et Mémoire. Nous leur consacrerons quelques mots pour en donner une idée suffisante à ceux qui désireraient en avoir quelque connaissance.

Section I. — Invention §

L’Invention est une faculté de l’esprit qui imagine un sujet ou qui trouve dans un sujet donné les développements qui s’y rattachent. Lorsque l’écrivain ou l’orateur veulent communiquer le fruit de leurs pensées, soit par écrit, soit de vive voix, leur but principal est de persuader, c’est-à-dire de faire passer dans les âmes les sentiments dont ils sont animés ; et, pour réussir, ils doivent instruire, convaincre et toucher : c’est là ce que les anciens appelaient les trois devoirs de l’orateur.

On doit non seulement instruire, mais aussi éclairer l’esprit, et intéresser, en faisant connaître le fait que l’on expose et en l’exposant agréablement. On doit, en second lieu, convaincre, ou démontrer la vérité du fait que l’on révèle ; et enfin on doit toucher ou émouvoir, en faisant partager à ses auditeurs les sentiments que l’on éprouve.

Il se présente donc trois manières d’envisager un sujet : la première décrit les faits : elle s’adresse à l’Imagination ; la deuxième consiste à les prouver ; elle s’adresse à la Raison ; la troisième excite les passions ; elle s’adresse au Cœur.

D’après cette triple opération, l’invention oratoire comprend trois grandes parties :

1° les Faits ;

2° le Raisonnement ;

3° les Passions.

§ I. Les Faits ou Instruire §

Lorsque l’on veut écrire, il faut avant tout avoir un sujet sur lequel on puisse s’exercer, et dont on doive tirer tout le parti possible. Lorsque l’on possédera ce sujet, c’est alors qu’il faudra, pour le faire valoir, bien méditer, avant de prendre la plume, sur toutes les idées qui le composent ; c’est alors qu’il s’agira réellement de trouver, d’inventer tous les développements qui s’y rapportent. L’observation est un excellent auxiliaire qui doit puissamment venir en aide ; et celui qui ne néglige aucune occasion de réfléchir sur les phénomènes qui s’accomplissent autour de lui, aura beaucoup plus d’avantage qu’un autre lorsqu’il s’agira de trouver des idées pour composer son sujet. Quel avantage n’aura-t-il pas lorsqu’il lui faudra décrire un beau lever ou un magnifique coucher du soleil, une redoutable tempête, une belle campagne couverte de riches moissons, ou une vallée riante située au milieu des Alpes ? Point de doute que celui-là, qui les aura le mieux observées, n’en retrace un portrait des plus fidèles.

Voyez avec quelle vérité J.-J. Rousseau nous peint le Lever du soleil :

Le Lever du Soleil

« On le voit s’annoncer de loin par les traits de feu qu’il lance au » devant de lui. L’incendie augmente ; l’orient paraît tout en flammes ; à leur éclat, on attend l’astre longtemps avant qu’il se montre ; à chaque instant on croit le voir paraître ; on le voit enfin. Un point brillant pari comme un éclair, et remplit aussitôt tout l’espace ; le voile des ténèbres s’efface et tombe ; l’homme reconnaît son séjour et le trouve embelli. La verdure a pris, durant la nuit, une vigueur nouvelle ; le jour naissant qui l’éclaire, les premiers rayons qui la dorent, la montrent couverte d’un brillant réseau de rosée, qui réfléchit à l’œil la lumière et les couleurs. Les oiseaux en chœur se réunissent et saluent de concert le père de la vie : en ce moment pas un seul ne se tait. Leur gazouillement, faible encore, est plus lent et plus doux que dans le reste de la journée : il se sent de la langueur d’un paisible réveil. Le cours de tous ces objets porte aux sens une impression de fraîcheur qui semble pénétrer jusqu’à l’Âme. Il y a là une demi-heure d’enchantement auquel nul homme ne résiste : un spectacle si grand, si beau, si délicieux, n’en laisse aucun de sang-froid. »

C’est avec le même talent que sont décrites les différentes circonstances d’une terrible tempête, par Lamartine.

Lecture. — Une Tempête. Vol. II, nº 150.

Comme ce livre est destiné aux jeunes élèves, il est à propos de tenir compte de leurs objections. Tous les jours ils nous allèguent que le sujet qu’ils ont à traiter ne leur est pas familier, qu’ils n’ont rien vu des détails qui s’y rapportent, enfin qu’ils y sont complètement étrangers. Ces observations ont quelque fondement, et il est certain que l’on sera embarrassé pour écrire à un de ses amis une lettre sur un sujet imaginaire, tandis qu’il serait facile de prendre la plume pour rendre compte d’une partie de chasse ou d’une audience au palais. Cependant il existe un excellent moyen pour combler ce vide d’idées qui nous menace tous : c’est la lecture des bons auteurs. Cette ressource, que nous ne saurions trop recommander, nous offre un double avantage : celui de nous instruire, et celui de nous faire voir comment un homme de goût a lui-même tiré parti de l’instruction qu’il a puisée dans les bons écrivains. Corneille et Racine n’ont-ils pas profité d’une manière éclatante des études qu’ils ont faites sur les auteurs anciens ? Fénelon n’a-t-il pas orné son Télémaque des faits et des descriptions puisées dans Homère et Virgile ? Fénelon a-t-il eu le loisir de se reposer tranquillement dans la grotte de Calypso, pour venir ensuite nous en faire une peinture si ravissante ? Est-il allé parcourir les enfers pour nous en faire une description si terrible ? Non, sans doute ; mais Fénelon avait médité les anciens, et il avait su tirer profit de leur lecture. Il apprend ainsi aux élèves quel est le moyen le plus efficace pour corriger la sécheresse de leurs idées.

§ II. Les Lieux communs §

La rhétorique indique comme sources où l’on peut puiser des idées, certains magasins ou arsenaux sous le nom de Lieux communs, ainsi nommés parce qu’ils peuvent servir presque tous les sujets.

Ces lieux communs sont intérieurs ou extérieurs : ils sont intérieurs lorsqu’ils se tirent du fond même du sujet, et extérieurs lorsqu’ils n’y ont qu’un rapport indirect, lorsqu’ils en dépendent par quelque circonstance.

Les principaux lieux communs sont :

1° la Définition ;

2° la Description ;

3° l’Énumération des parties ;

4° la Similitude ;

5° les Contraires ;

6° les Causes et les effets ;

enfin, 7° les Circonstances.

1° Définition §

La Définition nous fait connaître un objet par rémunération des qualités ou attributs qui constituent cet objet.

Telle est cette définition de l’Amitié par Florian :

L’Amitié

Tendre amitié, délices des bons cœurs, c’est dans le ciel que tu pris naissance ; tu descendis sur la terre aux premiers chagrins des mortels. Tu vins les soutenir, les consoler, leur faire supporter la vie. Le Créateur, toujours attentif à soulager par un bienfait chacun des malheurs de la nature, t’opposa seule à toutes les peines des humains. Toi seule, donnée à l’homme, rendis la mesure de ses biens plus grande que celle de ses maux. Sans toi, jouets éternels du sort, nous passerions dans les pleurs les Longs instants de cette courte vie. Sans toi, frêles vaisseaux, privés de gouvernail et de pilotes, toujours battus par des vents contraires, portés çà et là sur une mer semée d’écueils, nous péririons sans être plaints, ou nous échapperions pour souffrir encore. Tu deviens le port tranquille où l’on se réfugie pendant l’orage, où l’on se félicite après le danger. Par toi les malheureux oublient leurs peines, les heureux doublent leurs plaisirs. Bienfaitrice de tous les hommes, tu leur donnes des jouissances que le remords et la crainte ne viennent point empoisonner.

La Fontaine a défini la Cour d’une manière piquante et précise :

        Je définis la cour un pays où les gens,
        Tristes, gais, prêts à tout, à tout indifférents,
        Sont ce qu’il plaît aux gens, ou s’ils ne peuvent l’être,
        Tâchent au moins de le paraître :
Peuple caméléon, peuple singe du maître.

Lecture. — Magnifique Définition de la Vie, par Massillon. Vol. II, nº 145.

2° Description §

La Description joue à peu près le même rôle que la définition. Elle a aussi pour but de bien faire connaître l’objet qui occupe l’écrivain. Elle présente l’énumération des attributs ou caractères de l’objet qu’il s’agit de peindre : elle en fait le tableau et le met sous les yeux du lecteur.

Chateaubriand voulant nous faire connaître le caractère des chevaux arabes, nous en fait la description suivante :

Les Chevaux arabes

Les juments, selon la noblesse de leur race, sont traitées avec : plus on moins d’honneurs, mais toujours avec une rigueur extrême.

On ne met point les chevaux à l’ombre, on les laisse exposés à l’ardeur du soleil, attachés en terre à des piquets par les quatre pieds, de manière à les rendre immobiles ; on ne leur ôte jamais la selle ; souvent ils ne boivent qu’une seule fois et ne mangent qu’un peu d’orge en vingt-quatre heures. Un traitement si rude, loin de les faire dépérir, leur donne la sobriété, la patience et la vitesse. J’ai souvent admiré un cheval arabe ainsi enchaîné dans le sable brûlant, les crins descendant épars, la tête baissée entre ses jambes pour trouver un peu d’ombre, et laissant tomber de son œil sauvage un regard oblique sur son maître. Avez-vous dégagé ses pieds des entraves, vous êtes-vous élancé sur son dos, il écume ; il frémit, il dévore la terre ; la trompette sonne, il dit : Allons ! Et vous reconnaissez le cheval de Job.

Lecture. — Pompeïa. Vol. II, nº 162.

3° Énumération des parties §

Quand le sujet est simple, la définition suffit pour en donner une idée générale ; mais quand il est complexe, il faut, pour le développer convenablement, séparer, énumérer les parties dont il se compose. Sous ce rapport, la description et l’énumération des parties peuvent se confondre, surtout lorsque rémunération offre une suite d’idées qui ne sont point destinées à être reprises séparément pour être développées.

Buffon voulant présenter le Tableau de l’Arabie Pétrée, énumère si bien tout ce qui caractérise ce pays, que la peinture en est des plus attristantes.

L’Arabie

Qu’on se figure un pays sans verdure et sans eau, un soleil brûlant, un ciel toujours sec, des plaines sablonneuses, des montagnes encore plus arides, sur lesquelles l’œil s’étend et le regard se perd, sans pouvoir s’arrêter sur aucun objet vivant ; une terre morte, et pour ainsi dire écorchée par les vents, laquelle ne présente que des ossements, des cailloux jonchés, des rochers debout ou renversés, ou le voyageur n’a jamais respiré sous l’ombrage, où rien ne l’accompagne, rien ne lui rappelle la nature vivante.

Bossuet, dans l’Oraison funèbre de la reine d’Angleterre expose par une belle énumération les principaux événements qui composent la vie de cette princesse.

Lecture. — Exorde de l’Oraison funèbre de la reine d’Angleterre. Vol. II, nº 153.

4° Causes et Effets §

On nomme généralement Cause tout ce qui produit un effet ; et l’effet est toujours la conséquence de la cause, aussi dit-on toujours communément : il n’y a point d’effet, sans cause. Dans un sujet à développer, on peut avec succès en exposer les causes et les effets, qui sont une source naturelle d’idées.

Fénelon, dans son Télémaque, expose ainsi toutes les causes pour lesquelles les Égyptiens furent poussés à la révolte contre leur roi Bocchoris, et il énumère ensuite tous les effets que la mort de ce prince produisit sur l’âme de Télémaque :

Causes

Ce jeune roi ne savait ni réparer ses fautes, ni donner des ordres précis, ni prévoir les maux qui le menaçaient, ni ménager les gens de nt il avait le plus grand besoin. Ce n’est pas qu’il manquât de génie : ses lumières égalaient son courage ; mais il n’avait jamais été instruit par la mauvaise fortune ; ses maîtres avaient empoisonné par la flatterie son beau naturel. Il était enivré de sa puissance et de son bonheur ; il croyait que tout devait céder ses désira fougueux ; la moindre résistance enflammait sa colère. Alors il ne raisonnait plus ; il était comme hors de lui-même ; son orgueil furieux en faisait une bête farouche ; sa bonté naturelle et sa droite raison l’abandonnaient eu un instant ; ses plus fidèles serviteurs étaient réduits à s’enfuir ; il n’aimait plus que ceux qui flattaient ses passions. Ainsi il prenait toujours des partis extrêmes contre ses véritables intérêts, et il forçait tous les gens de bien à détester sa folle conduite.

 

Effets

Longtemps sa valeur le soutint contre la multitude de ses ennemis ; mais enfin il fut accablé. Je le vis périr ; le dard d’un Phénicien perça sa poitrine ; les rênes lui échappèrent des mains ; il tomba de son char sous les pieds des chevaux. Un soldat de l’île de Chypre lui coupa la tête, et la prenant par les cheveux, il la montra comme en triomphe à toute l’armée victorieuse.

Je me souviendrai toute ma vie d’avoir vu cette tête qui nageait dans le sang, ces yeux fermés et éteints, ce visage pâle et défiguré, cette bouche entrouverte qui semblait vouloir encore achever des paroles commencées, cet air superbe et menaçant que la mort même n’avait pu effacer. Toute ma vie il sera peint devant mes yeux ; et si jamais les dieux me faisaient régner, je n’oublierais point, après un si funeste exemple, qu’un roi n’est digne de commander et n’est heureux dans sa puissance qu’autant qu’il la soumet à la raison.

Dans la tragédie de Louis IX par Ancelot, le héros chrétien, explique à Joinville les causes et les effets de son expédition en Terre Sainte.

Lecture. — Louis IX à Joinville. Vol. II, nº 154.

5° La Similitude §

La Similitude s’emploie pour rendre une chose plus sensible en faisant mieux saisir les rapports qu’elle a avec une autre.

Un de nos poètes nous fait comprendre par la profondeur de l’Océan, la profondeur de la sagesse divine.

L’Océan et Dieu.
Son calme nous fait voir un cœur plein de douceur ;
Sa colère, d’un Dieu le courroux formidable ;
          Et son affreuse profondeur.
Des desseins éternels l’abîme impénétrable.
Comme Dieu, en son sein, parmi ses flots d’azur.
          Elle ne souffre rien d’impur.
Immense comme lui, toujours pleine et féconde,
Elle donne toujours sans jamais s’épuiser,
          Et sans jamais se diviser,
Elle répand partout le trésor de son onde.

Bourdaloue, dans un passage de son sermon sur la Providence, fait sentir, par une belle similitude, combien est insensé celui qui nie l’existence d’une puissance suprême.

Lecture. — La Providence. Vol. II, nº 155.

6° Les Contraires §

Les Contraires sont des oppositions entre les faits ou entre les pensées. On s’en sert pour peindre un objet, non tel qu’il est, mais tel qu’il devrait être, ou pour mieux faire comprendre la différence qui existe entre deux idées.

La Fontaine, dans Philémon et Baucis, voulant prouver que ni l’or ni la grandeur ne nous rendent heureux, met en opposition le sort de l’ambitieux et celui du sage :

Ni l’or ni la grandeur ne nous rendent heureux :
Ces deux divinités n’accordent à nos vœux
Que des biens peu certains, qu’un plaisir peu tranquille ;
Des soucis dévorants c’est l’éternel asile,
Véritables vautours que le fils de Japet
Représente, enchaîné sur son triste sommet,
L’humble toit est exempt d’un tribut si funeste,
Le sage y vit en paix et méprise le reste ;
Content de ces douceurs errant parmi les bois,
Il regarde à ses pieds les favoris des rois ;
Il lit au front de ceux qu’un vain luxe environne
Que la fortune vend ce qu’on croit qu’elle donne.
Approche-t-il du but, quitte-t-il ce séjour ?
Rien ne trouble sa fin, c’est le soir d’un beau jour.

La Bruyère se sert ingénieusement de ce moyen pour nous faire connaître la différence Qui existe entre la Personne à la mode et la Personne de mérite.

Lecture. — La Personne à la mode et la Personne de mérite. Vol. II, nº 156.

7° Les Circonstances §

« Le développement le plus fécond (dit Domairon), celui auquel les écrivains ont le plus souvent recours, est celui que l’on désigne sous le nom de Circonstances. En effet, les circonstances comprennent tous les autres lieux communs : ce sont toutes les particularités qui accompagnent un fait ; elles embrassent l’action même, la personne qui l’a faite, le temps, le lieu, la manière les motifs et les moyens. »

Les circonstances qui accompagnent la mort de Turenne rendent plus sensible la perte de ce héros. Aussi Fléchier les a-t-il accumulées avec soin pour exciter davantage les regrets dans tous les cœurs.

Mort de Turenne

Turenne meurt… et la renommée, qui se plaît à répandre dans l’univers les accidents extraordinaires, va remplir toute l’Europe des récits glorieux de la vie de ce prince et du triste regret de sa mort. Que de soupirs alors, que de plaintes retentissent dans les villes et dans les campagnes ! L’un, voyant croître ses moissons, bénit la mémoire de celui à qui il doit l’espérance de sa récolte ; l’autre, qui jouit de l’héritage de ses pères, souhaite une éternelle paix à celui qui l’a sauvé des désordres et des cruautés de la guerre. Ici, ou offre le sacrifice adorable de Jésus-Christ pour l’âme de celui qui a sacrifié son sang et sa vie pour le repos public ; là on lui dresse une pompe funèbre où l’on s’attendait à lui dresser un triomphe. Chacun choisit ce qui lui paraît le plus éclatant dans une si belle vie : tous entreprennent son éloge ; et chacun s’interrompant soi-même par ses soupirs et par ses larmes, admire le passé, regrette le présent et tremble pour l’avenir.

Madame de Sévigné raconte cet événement avec les détails les plus circonstanciés, comme si elle avait été témoin de la mort de ce grand homme.

Lecture. — Mort de Turenne. Vol. II, nº 157.

Enfin il existe un dernier moyen de trouver des développements accessoires, qui, se rattachant indirectement au sujet, contribuent cependant à en donner une idée plus complète. Ce sont les Comparaisons, les Exemples, les Citations, les Témoignages.

L’orateur sacré peut puiser ces lieux communs dans l’Écriture sainte, dans les Pères de l’Église, dans l’Histoire Ecclésiastique ; l’orateur du barreau les découvrira dans les lois, dans les arrêts ou ordonnances, dans les dépositions des témoins ; l’historien, les écrivains en général pourront recourir aux traditions, aux ouvrages célébrés tant anciens que modernes, aux auteurs regardés comme jouissant de l’estime publique, etc. Chacun pourra puiser à ces différentes sources des idées favorables au sujet qu’il traite.

Fénelon raconte la mort tragique du fils d’Idoménée, et il nous la rend fort touchante par l’emploi d’une belle comparaison.

Mort du Fils d’Idoménée

L’enfant tombe dans son sang ; ses yeux se couvrent des ombres de la mort ; il les entrouvre à la lumière ; mais à peine l’a-t-il trouvée, qu’il ne peut plus la supporter. Tel qu’un beau lis au milieu des champs, coupé dans sa racine par le tranchant de la charrue, il languit et ne se soutient plus ; il n’a point encore perdu cette vive blancheur et cet éclat qui charme les yeux, mais la terre ne le nourrit plus, et sa vie est éteinte : ainsi le fils d’Idoménée, comme une jeune et tendre fleur, est cruellement moissonné dès son premier âge.

Massillon dans l’Oraison funèbre de Louis de Bourbon, prince de Condé, raconte la conduite de David, apprenant la mort de deux de ses plus vaillants capitaines, et applique cet exemple au prince de Condé, pour faire ressortir la ; grandeur de la perte que la France vient de faire.

Éloge de Condé

Nous le vîmes partout ailleurs, comme un de ces hommes extraordinaires qui forcent tous les obstacles. La promptitude de son action ne donnait pas le loisir de la traverser ; c’est là le caractère des conquérants. Lorsque David, un si grand guerrier, déplora la mort de deux fameux capitaines qu’on venait de perdre, il leur donna cet éloge : « Plus vites que les aigles, plus courageux que les lions. » C’est l’image du prince que nous regrettons ; il paraît en un moment comme un éclair dans les pays les plus éloignés ; on le voit en même temps à toutes les attaques, à tous les quartiers.

Le même orateur, voulant nous mettre sous les yeux le néant des choses humaines, et pour donner plus d’autorité à ses paroles, se sert de plusieurs citations de Saint Jean Chrysostome. Il nous donne en même temps une bonne définition de la sagesse humaine.

La Vanité et la Sagesse humaines

La faute que nous faisons n’est pas de nous servir de ces noms, c’est de les appliquer à des objets trop indignes. Saint Chrysostome a bien compris cette vérité, quand il a dit : « Gloire, richesses, noblesse, puissance, pour les hommes du monde ne sont que des noms ; pour nous, si nous servons Dieu, ce sont des choses : au contraire, la pauvreté, la honte, la mort, sont des choses trop effectives et trop réelles pour eux ; pour nous, ce sont seulement des noms, » parce que celui qui s’attache à Dieu, ne perd ni ses biens, son honneur, ni sa vie. Ne vous étonnez donc pas si l’Ecclésiaste dit si souvent : « tout est vanité ; » il s’explique, « tout est vanité sous le soleil, » c’est-à-dire, tout ce qui est mesuré par les années, tout ce qui est emporté par la rapidité du temps. Sortez du temps et du changement, aspirez à l’éternité, la vanité ne vous tiendra plus asservis.

Ne vous étonnez pas si le même Ecclésiaste méprise tout en nous jusqu’à la sagesse, et ne trouve rien de meilleur que de goûter en repos le fruit de son travail. La sagesse dont il parle en ce lieu est cette sagesse insensée, ingénieuse à se tourmenter, habile à se tromper elle-même, qui se corrompt dans le présent, qui s’égare dans l’avenir, qui, par beaucoup de raisonnements et de grands efforts, ne fait que se consumer inutilement en amassant des choses que le vent emporte.

Section II. — Du Raisonnement §

La deuxième méthode de développement est le Raisonnement.

L’art de raisonner ne cherche point à charmer l’imagination, comme l’invention ; mais il a pour but d’éclairer et de convaincre.

Le Raisonnement consiste à prouver une chose qui paraît douteuse par une autre qui est admise comme certaine. Il repose sur une de ces vérités rationnelles sur lesquelles tous les hommes sont d’accord, sur un fait attesté par le témoignage de tous, et à l’aide desquels on fait reconnaître et accepter une proposition, qui, sans cela, ne serait point admise par ceux qui l’écoutent, et formerait un obstacle à la conviction à laquelle on veut arriver.

Il y a plusieurs sortes de raisonnements. Nous ferons : connaître les principaux, qui sont :

1° le Syllogisme ;

2° l’Enthymème ;

3° le Dilemme ;

4° l’Induction ;

5° l’Exemple ;

6° l’Argument personnel ou ad hominem ; et

7° le Sorite.

1° Le Syllogisme §

Du grec Syllogismos, réunion de jugements.

Le syllogisme est un raisonnement composé de trois propositions : la première se nomme Majeure, la deuxième Mineure et la troisième Conclusion.

Les deux premières propositions s’appellent encore Prémisses.

Premier exemple :

Majeure. Ce qui est éternel ne passe point ;

Mineure. Or, nous savons que Dieu est éternel :

Concl. Donc, Dieu ne passera point.

Deuxième exemple :

Majeure. Il faut aimer ce qui nous rend parfaits ;

Mineure. Or, les belles-lettres nous rendent plus parfaits :

Concl. Donc, il faut aimer les belles-lettres

Syllogisme vicieux :

Majeure. Tuer un homme est un crime ;

Mineure. Or, un meurtrier est un homme :

Concl. Donc, c’est un crime de tuer un meurtrier.

2° L’Enthymème §

Du grec En thymô, dans l’esprit.

L’Enthymème est un syllogisme dans lequel on n’exprime que la première des prémisses ; la seconde, c’est-à-dire la mineure, reste dans l’esprit.

Premier exemple :

Maj. Il faut fuir ce qui est un mal ;

(Min.) (Or l’oisiveté est un mal) :

Concl. Donc, il faut fuir l’oisiveté.

Deuxième exemple :

Maj. Il faut rechercher toutes les belles qualités du cœur :

Concl. Donc, il faut rechercher la clémence.

Ou, en exprimant la mineure :

Maj. Il faut rechercher toutes les belles qualités du cœur ;

Min. Or, la clémence est une des belles qualités du cœur :

Concl. Donc il faut rechercher la clémence.

Et dans un ouvrage de composition, il y aurait plus de grâce à renverser les propositions, et à dire :

Il faut rechercher la clémence, car c’est une des plus belles qualités du cœur.

On pourrait appliquer le même raisonnement à ces vers de La Fontaine :

Les délicats sont malheureux :
Rien ne saurait les satisfaire.
Et à ceux-ci :
            Un lièvre en son gîte songeait
Car, que faire en un gîte, à moins que l’on ne songe ?
3° Le Dilemme §

Du grec dis, deux fois, et lambanô, prendre ; prendre des deux côtés.

Le Dilemme est un argument qui de deux propositions contradictoires tire la même conclusion.

Exemple :

Le Khalife Omar donne l’ordre d’incendier la bibliothèque d’Alexandrie si merveilleusement enrichie par les soins des Ptolémées, et il établit ainsi son raisonnement :

Ou la bibliothèque d’Alexandrie contient ce qui est dans le Khoran, ou elle ne le contient pas ;

Si elle le contient, elle est inutile, et il faut la brûler ;

Si elle ne le contient pas, elle est inutile encore ; donc il faut la brûler également, comme étant inutile.

On peut appliquer le même raisonnement aux quatre vers suivants de Racine ; Mathan parle du jeune Éliacin :

À d’illustres parents s’il doit son origine.
La splendeur de son rang doit hâter sa ruine ;
Dans le vulgaire obscur si le sort l’a placé,
Qu’importe qu’au hasard un sang vil soit versé ?

Le Dilemme ou double argument est une arme à deux tranchants qui blesse de deux côtés à la fois : elle est très redoutable entre les mains d’un bon orateur.

4° L’Induction §

Quand on accumule plusieurs faits particuliers pour en tirer une conclusion générale, le raisonnement prend le nom d’Induction.

Exemple :

Les rois sont les sujets de la mort ; les riches, les pauvres lui doivent payer le même tribut ; donc tous les hommes sont les sujets de la mort.

Ce que J.-B. Rousseau a si bien exprimé dans ces deux vers :

Le riche et l’indigent, l’imprudent et le sage,
Sujets à même loi subissent même sort.
5° L’Exemple §

On donne le nom d’Exemple à un argument qui, s’appuyant sur l’analogie, exprime des rapports de parité, d’opposition ou de supériorité. Le premier se nomme encore exemple à pari ; le deuxième, exemple à contrario ; le troisième, exemple à fortiori.

1° Exemple à pari, ou de parité :

François Ier mit tous ses soins et son orgueil à protéger les lettres et les arts en France : aussi Louis XIV, prenant ce prince pour modèle, favorisa-t-il les artistes, les hommes de lettres, et les génies de tout genre, pour rendre son nom et son règne à jamais célèbres.

2° Exemple à contrario, ou d’opposition.

J.-J. Rousseau voulant prouver que le duel n’est qu’un préjugé barbare, qui n’a point sa racine dans le cœur humain, cite d’abord des exemples tirés de l’histoire des peuples anciens :

César envoya-t-il un cartel à Caton, ou Pompée à César pour tant d’affronts réciproques, et le plus grand capitaine de la Grèce fut-il déshonoré pour s’être laissé menacer du bâton ?

Ces exemples une fois établis, Rousseau conclut :

Si les peuples les plus éclairés, les plus braves, les plus vertueux de la terre n’ont point connu le duel, je dis qu’il n’est point une institution de l’honneur, mais une mode affreuse et barbare, digne de sa féroce origine.

3° Exemple à fortiori, ou de supériorité :

Bossuet veut faire comprendre au dauphin, fils de Louis XIV, qu’il faut de la fermeté et de l’attention pour guider un cheval fougueux ; et que, à fortiori, il en faut plus encore pour gouverner un grand État.

Pensez-vous que tant de peuples, tant d’armées, une nation si nombreuse, si belliqueuse, dont les esprits sont si inquiets, si industrieux et si fiers, puissent être gouvernés par un seul homme, s’il ne s’applique de toutes ses forces à un si grand ouvrage ? N’eussiez-vous à conduire qu’un seul cheval un peu fougueux, vous n’en viendriez pas à bout, si vous lâchiez tout à fait la main, et si vous laissiez aller votre esprit ailleurs : combien moins gouvernerez-vous cette multitude immense où bouillonnent tant de passions, tant de mouvements divers !

6° L’Argument personnel, ou ad hominem §

L’Argument personnel, ou ad hominem, sert à montrer qu’une personne est en contradiction avec elle-même, soit dans ses paroles, soit dans ses actions.

Telle est Hermione, qui, indignée d’apprendre d’Oreste qu’il a assassiné Pyrrhus, lui adresse les plus violents reproches, auxquels celui-ci répond :

………………… Quoi ! ne m’avez-vous pas
Vous-même, ici, tantôt ordonné son trépas ?
7° Le Sorite §

Du grec Sôros, monceau.

Le Sorite, ou accumulation, est un raisonnement composé d’un nombre indéterminé de propositions, disposées de telle façon que l’attribut de la première devienne le sujet de la seconde, l’attribut de la seconde, le sujet de la troisième, et ainsi de suite jusqu’à la Conclusion, qui prend pour sujet, le sujet de la première proposition, et pour attribut l’attribut de la dernière.

L’exemple suivant est souvent cité ; c’est le raisonnement que Montaigne, d’après Plutarque, prête au renard de Thrace qui sonde la glace d’une rivière qu’il vaut traverser.

    Ce qui fait du bruit se remue ;
    Ce qui se remue n’est pas gelé ;
    Ce qui n’est pas gelé est liquide ;
    Ce qui est liquide plie sous le faix ;
Donc, cette eau qui fait du bruit plie sous le faix.

Il est essentiel que les propositions qui se suivent soient liées et dépendent les unes des autres ; autrement elles formeraient autant de propositions particulières dont la conclusion ne présenterait pas le sujet de la première proposition. C’est pour cela que le sorite de Cyrano de Bergerac est vicieux dans sa forme. Le voici :

    L’Europe est la plus belle partie du monde ;
    La France est le plus beau royaume de l’Europe ;
    Paris est la plus belle ville de France ;
    Ma rue est la plus belle rue de Paris ;
    Ma maison est la plus belle de la rue ;
    Ma chambre est la plus belle de la maison ;
Donc, ma chambre est la plus belle du monde.

Nous ne trouvons pas meilleur non plus le raisonnement que Sganarelle fait à son maître don Juan, pour lui prouver que sa vie dissipée le fera inévitablement damner. Il s’exprime ainsi :

Sganarelle, à don Juan.

Ô ciel ! qu’entends-je ici ? Il ne vous manquait plus que d’être hypocrite pour vous achever de tout point, et voilà le comble des abominations. Monsieur, cette dernière ci m’emporte, et je ne puis m’empêcher de parler. Faites-moi tout ce qu’il vous plaira ; battez-moi, assommez-moi de coups, tuez-moi, si vous le voulez ; il faut que je décharge mon cœur, et qu’en valet fidèle je vous dise ce que je dois. Sachez, monsieur, que tant va la cruche à l’eau qu’enfin elle se brise ; et, comme dit fort bien cet auteur que je ne connais pas, l’homme est, en ce monde, ainsi que l’oiseau sur la branche ; la branche est attachée à l’arbre ; qui s’attache à l’arbre suit de bons préceptes ; les bons préceptes valent mieux que les belles paroles ; les belles paroles se trouvent à la cour ; à la cour sont les courtisans : les courtisans suivent la mode ; la mode vient de la fantaisie ; la fantaisie est une faculté de l’Âme : l’âme est ce qui nous donne la vie ; la vie finit par la mort ; la mort nous fait passer au ciel ; le ciel est au-dessus de la terre ; la terre n’est point la mer ; sa mer est sujette aux orages ; les orages tourmentent les vaisseaux ; les vaisseaux ont besoin d’un bon pilote ; un bon pilote a île la prudence ; la prudence n’est pas dans les jeunes gens ; les jeunes gens doivent obéissance aux vieux ; les vieux aiment les richesses ; les richesses font les riches ; les riches ne sont pas pauvres ; les pauvres ont de la nécessité ; la nécessité n’a point de loi ; qui n’a pas de loi vil en bête brute ; et, par conséquent, vous serez damné à tous les diables.

 

Don Juan.

Oh ! le beau raisonnement !

8° Utilité et Inconvénients du Raisonnement §

Quintilien, l’un des rhéteurs romains les plus habiles, tout en reconnaissant la puissance du raisonnement, pensait que cependant elle pouvait contrarier l’orateur dans les mouvements de son éloquence ; il avoue avec justice, ce nous semble, que les raisonnements nuisent à l’éloquence, en l’enchaînant dans une multitude de syllogismes et d’enthymèmes qui ne sauraient que lui apporter de la sécheresse et du dégoût. « Qu’elle prenne donc son cours, dit-il, non par des sentiers étroits, mais, s’il faut ainsi dire, à travers les champs, non point comme ces eaux souterraines que l’on emprisonne dans des canaux, mais comme un grand fleuve dont le cours est toujours rapide. Les raisons doivent s’orner, se déguiser, se varier par une infinité de tours et de figures, de sorte qu’ils n’aient rien qui sente la contrainte de l’art. Moins un raisonnement se prête aux grâces, plus il faut s’efforcer de lui en donner. L’orateur qui veut que sa manière d’argumenter ne soit pas suspecte, doit cacher le piège sous les fleurs, et se souvenir qu’un auditeur qui prend plaisir à ce qu’il entend, est à demi gagné. »

Nous ajouterons que, lorsqu’il s’agit en général d’établir la vérité d’une manière solide, il existe un art qui doit être l’objet d’une étude sérieuse ; cette étude, c’est la logique. Il ne nous appartient point ici d’en développer les avantages ; mais nous dirons avec La Harpe, qu’il est nécessaire d’étudier la logique, même avant la rhétorique, et qu’elle est l’appui le plus fort de l’éloquence. Et pour nous faire comprendre clairement sa pensée : « Un corps désossé, ajoute La Harpe, n’est qu’une masse de chair : c’est l’image d’un discours sans logique. »

Section III. — Des Passions §

§ I. Nécessité de les exciter pour être éloquent §

Nous avons dit précédemment que l’on instruit et que l’on intéresse par le récit des faits ; qu’on persuade par le raisonnement ; nous allons expliquer comment on peut émouvoir, toucher, entraîner, en s’adressant aux passions, c’est-à-dire en se montrant pathétique.

Boileau, dans son Art poétique, nous donne le conseil : suivant :

Que dans tous vos discours la passion émue
Aille chercher le cœur, l’échauffe et le remue.

Notre célèbre Despréaux nous recommande donc avec justice d’agir fortement sur les cœurs de ceux qui nous écoutent, de les ébranler, de les embraser du feu des passions pour les maîtriser à notre gré.

« Quand une fois, dit Quintilien, l’auditeur commence à partager nos sentiments, quand nous faisons entrer dans son cœur la haine ou l’amitié, l’indignation ou la crainte alors il est subjugué, il fait de notre affaire la sienne propre, il n’examine plus ; le torrent l’entraîne et il se laisse aller… »

La première et indispensable condition pour exercer de l’influence sur les cœurs, c’est d’abord d’être soi-même bien touché, avant de songer à toucher les autres. Elle est contenue dans ce vers de Boileau :

Pour me tirer des pleurs, il faut que vous pleuriez.

Donc soyons sincèrement animés des sentiments dont nous voulons animer les autres, « Car, dit Quintilien, comment l’auditeur pourra-t-il s’attrister d’une chose que je lui raconterai avec indifférence ? Comment pourra-t-il se mettre en fureur, ou verser des larmes, lorsqu’il me verra tranquille, ou quand je lui parlerai avec les yeux secs ? Cela est impossible, et il n’y a que le feu qui puisse communiquer la chaleur. »

Pour bien exprimer et soulever les passions, trois choses sont nécessaires : l’Imagination, la Sensibilité et le Jugement.

1° L’Imagination §

L’Imagination est une faculté de l’âme par le moyen de laquelle nous nous représentons les objets, les événements avec vivacité, grâce, force, et quelquefois même avec exagération. Cette précieuse faculté qui anime tout ce qui n’existe pas ou qui n’existe plus, qui invente une foule de circonstances plus ou moins vraies, qui aime à errer librement dans un champ, qui se plaît à se plonger dans de charmantes rêveries, cette faculté qu’un de nos écrivains a surnommée la folle du logis et que Delille nous a si gracieusement dépeinte dans un de ses poèmes, l’Imagination, nous peint les objets absents, chimériques même, comme présents à l’esprit ; nous croyons les voir en réalité, nous croyons les toucher. Tel est l’effet de l’imagination : se représenter les événements, y assister, afin de peindre fortement ensuite.

Quel est celui qui ne serait vivement ému, à la vue des tortures qui assiègent le malheureux Montaigu, renfermé avec ses enfants dans la Tour de la faim, à Pise ? Cet infortuné père les voit successivement mourir sous ses yeux.

Les Enfants de Montaigu.
…………………… Renault me dit : « Mon père,
Vis, tu nous vengeras. » Raymond, Dolcé, Sévère,
M’offrirent à genoux leur sang pour me nourrir,
Et chacun d’eux ensuite acheva de mourir
Je restai seul vivant, mais indigné de vivre.
Ma vue en s’égarant s’éteignit à la fin ;
Et ne pouvant mourir de douleur, ni de faim.
Je cherchai mes enfants avec des cris funèbres,
Pleurant, rampant, hurlant, embrassant les ténèbres,
Et les retrouvant tous dans ce cercueil affreux,
Immobile et muet, je m’étendis sur eux.
Ducis, Roméo et Juliette, acte iv.

L’imagination se plaît dans la lecture des bons auteurs dont elle recherche les beautés les plus saillantes, et dont elle apprécie les effets les plus saisissants, surtout lorsqu’elle est accompagnée de la sensibilité.

2° La Sensibilité §

La Sensibilité est une disposition naturelle du cœur à recevoir aisément les impressions diverses de la joie, de la tristesse, de la pitié, de la honte, etc. Elle doit caractériser essentiellement tout écrivain qui veut réussir ; point d’éloquence sans elle ; le cœur est le sanctuaire où elle réside. C’est elle qui nous fait comprendre et aimer les charmes de la vérité et de la vertu ; c’est elle qui nous fait contempler avec ravissement les phénomènes de la nature, la majesté des cieux, l’existence de la terre, et toutes les merveilles qui s’accomplissent à sa surface. C’est la sensibilité qui remplit notre âme d’attendrissement à la vue de la misère d’autrui, des infortunes, des afflictions de tout genre, de tous les maux enfin auxquels l’humanité est exposée sur cette terre. C’est dans son cœur que l’écrivain puisera cette sensibilité qui donnera la vie à ses ouvrages.

Cette précieuse qualité ajoute un bien grand charme aux sentiments qui sont peints dans les lignes suivantes de M. Xavier de Maistre. C’est un ami qui exhale ses regrets sur la perte qu’il vient de faire.

La Perte d’un Ami

Sa mort eût été utile à son pays et funeste aux ennemis, je l’aurais moins regretté ; mais le perdre au milieu des délices d’un quartier d’hiver ! le voir expirer dans mes bras au moment où il paraissait regorger de santé, au moment où notre liaison se resserrait encore dans le repos et la tranquillité ! ah ! je ne m’en consolerai jamais ! Cependant sa mémoire ne vit plus que dans mon cœur ; elle n’existe plus parmi ceux qui l’environnaient et qui l’ont remplacé ; cette idée me rend plus pénible le sentiment de sa perte.

3° Le Jugement §

À l’Imagination et à la Sensibilité, si nécessaires à l’écrivain pour plaire à l’esprit et attendrir les cœurs, nous ajouterons le Jugement.

Le Jugement est cette faculté qui nous fait connaître la nature et le caractère des passions. C’est d’après cette appréciation que nous pourrons avec exactitude saisir le langage qui leur est propre, et conformer nos idées aux bienséances qui leur conviennent sons le rapport des temps, des lieux, des personnes. Le Jugement donnera à l’écrivain le discernement nécessaire pour proportionner son style ou son discours à l’intelligence, aux sentiments de ceux auxquels il parle ; pour remuer les passions qui leur sont familières, pour pénétrer dans leurs cœurs par le côté le plus accessible ; car, on ne pense point, on ne s’exprime point à la cour comme la ville, à la ville comme à la campagne. On ne parle point à des jeunes gens comme à des gens d’un âge mur, à des militaires comme à des magistrats, à des femmes comme à des hommes graves. Notre judicieux Boileau nous recommande ainsi de tenir compte de toutes ces nuances :

Étudiez la cour, et connaissez la ville ;
L’une et l’autre est toujours en modèles fertile.

Et ailleurs :

Chaque âge a ses plaisirs, son esprit et ses mœurs.

Si est donc indispensable à l’écrivain ou à l’orateur de comprendre les différents caractères de ses auditeurs, et de faire une étude spéciale et profonde du cœur humain.

C’est en cela que nos grands orateurs sacrés se sont montrés si supérieurs aux autres hommes par une observation constante, par une connaissance positive des mœurs de leurs semblables qui leur ont acquis le premier rang parmi les écrivains de leur nation.

§ II. Les Passions ou le Pathétique §
Leur caractère §

D’après ce que nous venons de dire sur la nécessité de soulever les passions pour être éloquent, nous les définirons ainsi :

Les Passions sont des mouvements impétueux de l’âme qui l’emportent vers un objet, ou qui l’en détournent. Elles sont l’effet des impressions que l’âme reçoit Lorsque ces impressions sont produites sur l’âme par des objets qui lui paraissent agréables ou utiles, elle s’y porte, les poursuit et les aime : de là le désir, l’espérance, l’amour. Les objets lui paraissent-ils désagréables ou nuisibles, elle s’en éloigne, les fuit et les hait : de l’aversion, la crainte, la haine.

Quand ces impressions sont légères, elles produisent tout ce qu’on appelle passions douces, sentiments, comme l’amitié, la gaieté, le goût. Quand, au contraire elles sont violentes, on les nomme proprement Passions : telles sont la colère, la haine, la vengeance, l’amour et tous les sentiments exaltés.

Tous les mouvements de notre cœur sont ramenés à deux principes : la Haine, et l’Amour, qui sont la base de toutes nos passions parce qu’ils comprennent les deux rapports de notre âme avec le bien et le mal. Ils nous affectent de mille manières et donnent ainsi naissance à une foule de sentiments. Ainsi la haine prend les noms de crainte, de honte, de ressentiment, de colère, de vengeance, d’indignation, selon que l’objet détesté nous présente le danger, l’infamie, le mépris, l’outrage, la violence, etc. Et l’amour s’appelle piété, tendresse, respect, reconnaissance, admiration, suivant que l’objet aimé nous présente des malheurs qui nous touchent, des bienfaits qui nous attirent, des actions qui nous enchantent ou nous étonnent.

Pour donner plus de sens à nos paroles, citons ici le tableau dans lequel un habile maître, M. Filon, a su tracer le caractère de certaines passions avec autant de supériorité que d’éloquence.

Les Passions.

Les passions, qui sont l’amour des objets agréables et la haine des objets désagréables, nous poussent continuellement à rechercher les uns et à fuir les autres ; mais souvent elles rencontrent un obstacle, et cet obstacle, c’est le sentiment de la justice, c’est la loi du devoir qui nous dit : « Sois heureux si tu peux, mais non pas aux dépens du bonheur d’autrui. » Les passions ne s’arrêtent pas toujours à cette voix sacrée ; souvent elles nous conseillent d’immoler à notre intérêt particulier l’intérêt de nos semblables : alors elles deviennent coupables, et l’orateur ou l’écrivain serait criminel en cherchant leur appui.

Toutes les fois que l’intérêt personnel est en lutte avec le devoir, l’homme, placé avec sa liberté entre ces deux mobiles qui le sollicitent également, se sent obligé d’obéir au devoir en sacrifiant son intérêt. Mais quelquefois aussi ces deux motifs se réunissent, et agissant comme de concert, allument dans son âme des désirs légitimes, des passions généreuses auxquelles il peut s’abandonner sans remords. Dans cette classe de passions rentrent l’amour qu’une mère éprouve pour ses enfants, la tendresse respectueuse que nous ressentons pour les auteurs de nos jours, l’affection qui unit des enfants issus du même sang et nourris du même lait, l’amitié, contrat sacré qui nous lie pour la vie, la sainte indignation dont notre cœur est saisi à la vue d’une action basse et intéressée, la pitié religieuse que nous inspire le malheur, et cet enthousiasme qui fait battre notre cœur au récit d’un grand sacrifice ou d’une action héroïque. Alors il y a une harmonie parfaite dans tout notre être : est-ce la raison qui nous parle ? est-ce la passion qui nous entraîne ? C’est la raison énergique et brûlante comme la passion ; c’est la passion calme et pure comme la raison : nos devoirs les plus saints deviennent nos voluptés les plus douces, et tout l’homme est d’accord. Heureux l’orateur ou l’écrivain qui s’empare de ces mouvements du cœur fondés, sur la raison ! Son discours, armé contre les passions qu’enfante l’égoïsme, doit s’animer de toutes celles que la loi morale autorise ; par elles, il foudroie tout ce qui lui résiste, il impose à son gré la conviction, et tous ces milliers d’hommes qui se pressent silencieusement autour de lui, ou qui ont les yeux attachés sur les pages qu’il a tracées, ne vivent plus qu’en lui et n’ont plus d’âme que la sienne.

Pour bien faire sentir toute l’importance des passions dans le discours, jetons les yeux sur quelques exemples qui nous feront voir comment les bons écrivains ont su être pathétiques, quand ils voulaient exprimer des sentiments dont ils étaient pénétrés eux-mêmes, et qu’ils voulaient faire partager à leurs lecteurs ou à leurs auditeurs.

1° Joie §

La Joie est un mouvement vif et agréable que l’âme ressent dans la possession d’un bien réel ou imaginaire ; elle est plus on moins vive et peut aller jusqu’à, troubler la raison, et causer la mort même.

Dans l’épisode de Delille, intitulé les Catacombes de Rome, le jeune artiste qui s’est engagé dans la profondeur des souterrains, est sur le point de périr, lorsque tout à coup il retrouve le fil qui doit le rendre au jour. Voici comment il exprime sa joie :

Il se lève, il retombe, et soudain se relève ;
Se traîne quelquefois sur de vieux ossements,
De la mort qu’il veut fuir horribles monuments,
Quand tout à coup son pied trouve un léger obstacle,
Il y porte la main. Ô surprise ! ô miracle !
Il sent, il reconnaît le fil qu’il a perdu ;
Et de joie et d’espoir il tressaille éperdu.
Ce fil libérateur, il le baise, il l’adore ;
Il s’en assure, il craint qu’il ne s’échappe encore :
Il veut le suivre, il veut revoir l’éclat du jour ;
Je ne sais quel instinct l’arrête en ce séjour.
2° Douleur §

La Douleur est le contraire de la joie, C’est une peine qui afflige l’âme. On se sert quelquefois du mot regret dans le même sens pour signifier un chagrin causé par la perte d’une personne aimée, etc.

Théramène, gouverneur du jeune Hippolyte, exprime ainsi sa douleur de la mort du jeune prince :

Excusez ma douleur.
Cette image cruelle
Sera pour moi de pleurs une source éternelle.
J’ai vu, seigneur, j’ai vu votre malheureux fils
Traîné par les chevaux que sa main a nourris,
Il veut les rappeler, et sa voix les effraie.
Ils courent. Tout son corps n’est bientôt qu’une plaie.
De nos cris douloureux la plaine retentit.
Racine, Phèdre.
3° Désespoir §

Désespoir est la porte de toute espérance ; c’est un, vif sentiment de douleur que nous éprouvons, lorsqu’un grand malheur est venu fondre sur nous.

C’est le sentiment sous l’influence duquel Don Diègue, qui vient de recevoir un cruel outrage qu’il ne peut venger, s’écrie :

Ô rage ! ô désespoir ! ô vieillesse ennemie !
N’ai-je donc tant vécu que pour cette infamie ?
Et ne suis-je blanchi dans les travaux guerriers,
Que pour voir en un jour flétrir tant de lauriers ?
Mon bras, qu’avec respect toute l’Espagne admire,
Mon bras, qui tant de fois a sauvé cet empire.
Tant de fois affermi le trône de son roi,
Trahit donc ma querelle, et ne fait rien pour moi !
Ô cruel souvenir de ma gloire passée !
Corneille, Le Cid.
4° Honte §

La Honte est un sentiment pénible qui affecte l’âme par l’idée de quelque déshonneur qu’on a reçu, ou que l’on craint de recevoir, ou que l’on a la conscience d’avoir encouru.

Telle est la situation de Phèdre. La terre lui présente tous ses crimes et ceux de sa famille ; le ciel, des aïeux, qui la font rougir ; les enfers, des juges qui la menacent.

Elle s’écrie :

J’ai pour aïeul le père et le maître des dieux ;
Le ciel, tout l’univers est plein de mes aïeux.
Où me cacher ? Fuyons dans la nuit infernale.
Mais, que dis-je ? Mon père y tient l’urne fatale.
Le sort, dit-on, l’a mise en ses sévères mains ;
Minos juge aux enfers tous les pâles humains.
Ah ! combien frémira son ombre épouvantée
Lorsqu’il verra sa fille à ses yeux présentée.
Contrainte d’avouer tant de forfaits divers,
Et des crimes peut-être inconnus aux enfers !
Que diras-tu, mon père, à ce spectacle horrible ?
Je crois voir de tes mains tomber l’urne terrible ;
Je crois te voir, cherchant un supplice nouveau,
Toi-même de ton sang devenir le bourreau.
Pardonne ! Un Dieu cruel a perdu ta famille ;
Reconnais sa vengeance aux fureurs de ta fille.
Hélas ! du crime affreux dont la honte me suit,
Jamais mon triste cœur n’a recueilli le fruit.
Jusqu’au dernier soupir de malheurs poursuivie,
Je rends dans les tourments mon inutile vie.
Racine, Phèdre.
5° Crainte, Terreur §

La Crainte est un sentiment pénible excité dans l’âme par l’image d’un mal qui la menace. Elle est plus ou moins grande, selon que nous paraissons plus ou moins menacés. La Terreur est une peur violente qui abat le courage et jette le corps clans un tremblement général.

Esther redoute de paraître devant le roi Assuérus et manifeste ainsi ses craintes à Mardochée :

Esther à Mardochée.
Hélas ! ignorez-vous quelles sévères lois
Aux timides mortels cachent ici les rois ?
Au fond de leurs palais leur majesté terrible
Affecte à leurs sujets de se rendre invisible ;
Et la mort est le prix de tout audacieux
Qui, sans être appelé, se présente à leurs yeux,
Si le roi, dans l’instant, pour sauver le coupable
Ne lui donne à baiser son sceptre redoutable.
Rien ne met à l’abri de cet ordre fatal,
Ni le rang ni le sexe, et le crime est égal.
Moi-même, sur son trône, à ses côtés assise,
Je suis à cette loi comme une autre soumise
Et sans le prévenir, il faut pour lui parler,
Qu’il me cherche, ou du moins qu’il me fasse appeler.

Mardochée.
Quoi ! lorsque vous voyez périr voire patrie,
Pour quelque chose, Esther, vous comptez votre vie ?
Dieu parte, et d’un mortel vous craignez le courroux !
Racine, Esther.

Télémaque exprime la terreur qu’éprouvèrent les sujets du roi de Sicile, Aceste, attaqués par les Hymériens, leurs ennemis,

Aceste retarda le sacrifice, et donna avec diligence les ordres nécessaires pour prévenir l’attaque dont Mentor l’avait menacé. On ne voyait de tous côtés que des femmes tremblantes, des vieillards courbés, de petits enfants les larmes aux yeux, qui se retiraient dans la ville. Les bœufs mugissants et les brebis bêlantes venaient en foule, quittant les gras pâturages, et ne pouvant trouver assez d’étables pour être mis à couvert. C’étaient de toutes parts des bruits confus de gens qui se poussaient les uns les autres, qui ne pouvaient s’entendre, qui prenaient dans ce trouble un inconnu pour leur ami, et qui couraient sans savoir où tendaient leurs pas.

Fénelon, Télémaque.

6° Admiration §

L’Admiration est une profonde satisfaction, mêlée d’étonnement, excitée par la vue ou le récit d’une action grande et sublime.

Tel est le sentiment que font naître en nous les magnifiques paroles de l’abbé de Frayssinous sur Dieu.

Dieu

Ces globes lumineux qui, depuis tant de siècles, roulent majestueusement dans l’espace, sans jamais s’écarter de leur orbite, ni se choquer dans leurs révolutions ; ce soleil suspendu à la voûte céleste, comme une lampe de feu qui vivifie toute la nature, et se trouve placée à la distance convenable pour éclairer, échauffer la terre, sans l’embrasser de ses ardeurs ; cet astre qui préside à la nuit avec ses douces clartés, ses phases, son cours inconstant et pourtant régulier, dont le génie de l’homme a su tirer tant d’avantages ; cette terre si féconde, sur laquelle on voit se perpétuer par des lois constantes une multitude d’êtres vivants, avec cette admirable proportion des deux sexes, de morts et de naissances, qui fait qu’elle n’est jamais déserte, ni surchargée d’habitants ; ces mers immenses, avec leurs agitations périodiques et si mystérieuses ; ces éléments qui se mélangent, se modifient, se combinent de manière à suffire aux besoins, à la vie de cette multitude prodigieuse d’êtres, qui sont si variés dans leur structure et leur grandeur ; enfin ce concours si réglé des saisons qui reprochait sans cesse la terre sous des formes nouvelles, qui, après le repos de l’hiver, la présente successivement embellie de toutes les fleurs du printemps, enrichie des moissons de l’été, couronnée des fruits de l’automne, et fait ainsi rouler l’année dans un cercle de scènes variées sans confusion, et semblables sans monotonie ; tout cela ne forme-t-il pas un concert, un ensemble de parties dont vous ne pouvez détacher une seule sans rompre l’harmonie universelle ? Et de là, comment ne pas remonter au principe, auteur et conservateur île cette admirable unité, à l’Esprit immortel qui, embrassant tout dans sa vaste prévoyance, fait tout marcher à ses fins avec autant de force que de sagesse ?

7° Amour §

L’Amour est le sentiment par lequel le cœur se porte vers un objet qui lui paraît aimable, et s’y attache avec plus ou moins de force. Il y a divers amours, tels que l’Amour de Dieu dont nous lisons un magnifique exemple dans la tragédie chrétienne de Polyeucte ; l’amour paternel, si bien exprimé par le grand prêtre Chrysès que nous voyons, dans l’Iliade, venir racheter sa fille au prix de tous ses trésors ; l’amour maternel, si admirablement développé par Racine, dans sa tragédie d’Andromaque et dans celle d’Iphigénie ; l’amour conjugal si attendrissant dans l’épisode d’Orphée et d’Eurydice, de Virgile ; l’amour filial dont Antigone nous donne un si touchant exemple ; l’amour fraternel, si bien senti par M. Casimir Delavigne, dans sa tragédie les Enfants d’Édouard ; l’amour de la patrie, si profondément gravé dans le cœur de tous les hommes, et l’amour non moins puissant du sol natal, qui exerce une influence si forte sur les animaux eux-mêmes, sur les oiseaux, sur les abeilles comme nous le confirme le savant Alibert en parlant un jour de ces dernières. « Un gouverneur de Cayenne, dit-il quelque part, avait fait venir des abeilles d’Europe, et leur avait assigné une habitation exposée au soleil, parfumée de fleurs, à l’abri des vents, enfin dans une situation délicieuse. Mais le lendemain, quand il alla les visiter, elles avaient disparu ; on les retrouva bientôt attachées au mât du vaisseau qui les avait apportées d’Europe. »

L’amour de la patrie, l’attachement au pays qui nous a vus naître, a été délicieusement caractérisé par Chateaubriand ; ce sentiment a été aussi développé avec vigueur par J.-J. Rousseau dans le morceau suivant.

L’Amour de la Patrie

Les plus grands prodiges de vertu ont été produits par l’amour de la patrie : ce sentiment doux et vif qui joint la force de l’amour propre à toute la beauté de la vertu, lui donne une énergie qui, sans la défigurer, en fait la plus héroïque de toutes les passions. C’est lui qui produisit tant d’actions immortelles dont l’éclat éblouit, nos faibles yeux, et tant de grands hommes dont les antiques vertus passent pour des fables depuis que l’amour de la patrie est tourné en dérision. Ne nous en étonnons pas : les transports des cœurs tendres paraissent autant de chimères à quiconque ne les point sentis, et l’amour de la patrie… ne se conçoit de même qu’en l’éprouvant ; mais il est aisé de remarquer dans tous les cœurs qu’il échauffe, dans toutes les actions qu’il inspire, cette ardeur bouillante et sublime dont ne brille pas la plus pure vertu, quand elle en est séparée.

8° Désir §

Le Désir est un mouvement de la volonté vers un objet que nous regardons comme un bien qu’il nous serait avantageux de posséder.

C’est ce sentiment que J.-J. Rousseau s’est plu à décrire d’une manière si agréable, et dont nous ne rapportons ici que quelques lignes,

La Maison, les Amis, les Plaisirs de Jean-Jacques à la campagne s’il était riche

Là, je rassemblerais une société plus choisie que nombreuse d’amis, aimant le plaisir et s’y connaissant, de femmes qui pussent sortir de leur fauteuil et se prêter aux jeux champêtres, prendre quelquefois, au lieu de la navette et des cartes, la ligne, les gluaux, le râteau des faneuses et le panier des vendangeurs. Là, tous les airs de la ville seraient oubliés ; et, devenus villageois au village, nous nous trouverions livrés à des foules d’amusements divers, qui ne nous donneraient chaque soir que l’embarras du choix pour le lendemain. L’exercice et la vie active nous feraient un nouvel estomac et de nouveaux goûts. Tous nos repas seraient des festins, où l’abondance plairait plus que la délicatesse. La gaieté, les travaux rustiques, les folâtres jeux, sont les premiers cuisiniers du monde, les ragoûts fins sont bien ridicules à des gens en haleine depuis le lever du soleil.

Lecture. — Voir la suite de ce morceau. Vol. II, nº 158.

9° Pitié §

La Pitié est ce sentiment si doux qui pénètre l’âme lorsqu’elle est témoin des misères d’autrui.

C’est ce noble sentiment qui a inspiré un poème touchant à Delille et des vers attendrissants à Victor Hugo.

Nous nous plaisons à rapporter ici quelques strophes de ce dernier poète sur ce sujet.

Pour les Pauvres
Tandis qu’un timbre d’or, sonnant dans vos demeures,
Vous change en joyeux chant la voix grave des heures,
Oh ! songez-vous parfois que de faim dévoré,
Peut-être un indigent, dans les carrefours sombres,
S’arrête et voit danser vos lumineuses ombres
    Aux vitres du salon doré ?

Songez-vous qu’il est là sous le givre et la neige.
Ce père sans travail que la famine assiège ?
Et qu’il se dit tout bas : « Pour un seul que de biens !
« À son large festin que d’amis se récrient !
« Ce riche est bien heureux, ses enfants lui sourient !
« Rien que dans leurs jouets, que de pain pour les miens ! »

Et puis, à votre fête, il compare en son âme
Son foyer où jamais ne rayonne une flamme,
Ses enfants affamés, et leur mère en lambeau,
Et sur un peu de paille, étendue et muette,
L’aïeule que l’hiver, hélas ! a déjà faite,
    Assez froide pour le tombeau !
10° Dévouement §

Le Dévouement est un mouvement de l’âme qui nous fait tout sacrifier, fortune, honneurs, notre vie même, au bien de nos parents, de nos amis, de nos concitoyens et de l’humanité en général.

Legouvé nous raconte ainsi le Dévouement d’une mère pour sauver son enfant :

La Tendresse maternelle
Voyez la jeune Isaure, éclatante d’attraits ;
Sur un enfant chéri, l’image de ses traits,
Fond soudain ce fléau qui, prolongeant sa rage,
Grave au front des humains un éternel outrage.
D’un mal contagieux tout fuit épouvanté ;
Isaure sans effroi brave un air infecté.
Près de ce fils mourant elle veille assidue.
Mais le poison s’étend et menace sa vue ;
Il faut, pour écarter un péril trop certain,
Qu’une bouche fidèle aspire le venin.
Une mère ose tout ; Isaure est déjà prête ;
Ses charmes, son époux, ses jours, rien ne l’arrête ;
D’une lèvre obstinée elle presse ces yeux,
Que ferme un voile impur à la clarté des cieux ;
Et d’un fils, par degrés, dégageant la paupière,
Une seconde fois lui donne la Lumière.
11° Haine §

La Haine est le contraire de l’amour. Elle se traduit aussi par l’aversion et l’antipathie. On se sert du mot de répugnance pour les choses.

Hermione exprime ainsi sa haine contre Oreste qui vient d’assassiner Pyrrhus :

Hermione, à Oreste.
………………………… Tais-toi, perfide,
Et n’impute qu’à toi ton lâche parricide.
Va faire chez tes Grecs admirer ta fureur,
Va, je la désavoue, et tu me fais horreur.
Barbare, qu’as-tu fait ? avec quelle furie
As-tu tranché le cours d’un si belle vie ?
Avez-vous pu, cruels, l’immoler aujourd’hui,
Sans que tout votre sang se soulevât pour lui ?
Mais parle ; de son sort qui t’a rendu l’arbitre ?
Pourquoi l’assassiner ? Qu’a-t-il fait ? À quel titre ?
Qui te l’a dit ?

Oreste.
                        Oh dieux ! Quoi ! Ne m’avez-vous pas
Vous-même, ici, tantôt ordonné son trépas ?

Hermione.
Ah ! fallait-il en croire une amante insensée ?
Ne devais-tu pas lire au fond de ma pensée ?
Et ne voyais-tu pas, dans mes emportements,
Que mon cœur démentait ma bouche à tous moments ?
Quand je l’aurais voulu, fallait-il y souscrire ?
N’as-tu pas dû cent fois te le faire redire,
Toi-même avant le coup me venir consulter ?
Y revenir encore, ou plutôt m’éviter ?
Que ne me laissais-tu le soin de ma vengeance ?
Qui t’amène en des lieux où l’on fuit la présence
Voilà de ton amour le détestable fruit :
Tu m’apportais, cruel, le malheur qui te suit.
C’est toi dont l’ambassade, à tous les deux fatale,
L’a fait pour son malheur pencher vers ma rivale.
Nous le verrions encor nous partager ses soins :
Il m’aimerait peut-être ; il le feindrait du moins.
Adieu, Tu peux partir. Je demeure en Épire ;
Je renonce à la Grèce, à Sparte, à son empire,
À toute ma famille ; et c’est tissez pour moi,
Traître, qu’elle est produit un monstre tel que toi.
Racine, Andromaque.
12° Colère §

La Colère est un mouvement désordonné de l’âme par lequel nous nous emportons avec violence contre ce qui nous déplaît ou ce qui nous blesse. La colère marque beaucoup d’humeur et de sensibilité ; elle peut aller jusqu’à la fureur.

C’est le caractère du discours d’Hermione à Oreste que nous venons de citer, ainsi que celui d’Achille à Agamemnon au moment où le prince thessalien apprend que le roi d’Argos a décidé le sacrifice de sa fille Iphigénie.

Achille, à Agamemnon.
Juste ciel ! puis-je entendre et souffrir ce langage ?
Est-ce ainsi qu’au parjure on ajoute l’outrage ?
Moi, je voulais partir aux dépens de ses jours ?
Et que m’a fait à moi cette Troie où je cours ?
Au pied de ses remparts quel intérêt m’appelle ?
Pour qui, sourd à la voix d’une mère immortelle,
Et d’un père éperdu négligeant les avis,
Vais-je y chercher la mort tant prédite à leur fils ?
Jamais vaisseaux partis des rives du Scamandre
Aux champs thessaliens osèrent-ils descendre ?
Et jamais dans Larisse un lâche ravisseur
Me vint-il enlever ou ma femme ou ma sœur ?
Qu’ai-je à me plaindre ? Où sont les pertes que j’ai faites ?
Je n’y vais que pour vous, barbare que vous êtes ;
Pour vous, à qui des Grecs moi seul je ne dois rien,
Vous que j’ai fait nommer et leur chef et le mien ;
Vous, que mon bras vengeait dans Lesbos enflammée,
Avant que vous eussiez assemblé voire armée.
Et quel fut le dessein qui nous assembla tous ?
Ne courons-nous pas rendre Hélène à son époux ?
Depuis quand pense-t-on qu’inutile à moi-même,
Je me laisse ravir une épouse que j’aime ?
Seul, d’un honteux affront votre frère blessé
A-t-il droit de venger son amour offensé ?
Voire fille me plut ; je prétendis lui plaire ;
Elle est de mes serments seule dépositaire :
Content de son hymen, vaisseaux, armes, soldats,
Ma foi lui promit tout, et rien à Ménélas.
Qu’il poursuive, s’il veut, son épouse enlevée,
Qu’il cherche une victoire à mon sang réservée :
Je ne connais Priant, Hélène, ni Paris,
Je voulais votre fille, et ne pars qu’à ce prix.
Racine, Iphigénie.
13° Indignation §

L’Indignation est un sentiment de douleur, de colère, de mépris qu’excitent soit une injustice criante, soit une action honteuse et blâmable, soit un outrage qui fait révolter l’âme.

Esther manifeste toute son indignation en pensant que les ennemis du peuple de Dieu pourraient anéantir la religion divine.

Nos superbes vainqueurs insultent à nos larmes,
Et veulent aujourd’hui qu’un même coup mortel
Abolisse ton nom, ton temple et ton autel.
Ainsi donc un perfide, après tant de miracles,
Pourrait anéantir la foi de tes oracles,
Ravirait aux mortels le plus cher de tes dons.
Le saint que tu promets et que nous attendons ?
Non, non, ne souffre pas que ces peuples farouches,
Ivres de notre sang, ferment les seules bouches
Qui dans tout l’univers célèbrent tes bienfaits ;
Et confonds tous ces dieux qui ne furent jamais.
Racine, Esther.
14° Vengeance §

La Vengeance est un désir d’assouvir sa haine, de tirer satisfaction d’un outrage.

Aman, indigné de voir que Mardochée refuse de s’humilier devant lui, a obtenu du roi Assuérus le massacre de toute la nation juive, massacre dans lequel Mardochée sera enveloppé.

Hydaspe.
Vous serez de sa vue affranchi dans dix jours :
La nation entière est promise aux vautours.

Aman.
Ah ! que ce temps est long à mon impatience !
C’est lui, je te veux bien confier ma vengeance.
C’est lui qui, devant moi, refusant de ployer,
Les a livrés au bras qui va les foudroyer.
C’était trop peu pour moi d’une telle victime :
La vengeance trop faible attire un second crime.
Un homme tel qu’Aman, lorsqu’on l’ose irriter,
Dans sa juste fureur ne peut trop éclater.
Il faut des châtiments dont l’univers frémisse ;
Qu’on tremble en comparant t’offense et le supplice ;
Que les peuples entiers dans le sang soient noyés.
Je veux qu’on dise un jour aux siècles effrayés :
« Il fut des Juifs, il fut une insolente race ;
Répandus sur la terre, ils eu couvraient la face ;
Un seul osa d’Aman attirer le courroux :
Aussitôt de la terre ils disparurent tous. »
Racine, Esther.

Chapitre III. — Disposition §

Section I. — Conditions d’une bonne disposition §

La Disposition est la seconde opération importante de la rhétorique.

Quand on a trouvé les idées générales qui doivent entrer dans un sujet, il faut ensuite les disposer d’une manière convenable.

La disposition est une opération de l’esprit qui consiste à ranger et à enchaîner les idées pour que chacune ne s’écarte pas de l’idée principale, soit à la place qui lui appartient, et se succède dans un ordre tel que l’intérêt ; aille toujours croissant. De là naissent les trois conditions d’une bonne disposition, qui sont :

1° L’unité du sujet ;

2° La séparation des parties ;

3° La gradation.

Nous avons déjà expliqué en quoi consistaient ces trois qualités, pour le développement desquelles nous renvoyons au chap. II, sect. II, p. 46 [Des Pensées considérées dans les rapports qu’elles ont entre elles]. Nous parlerons seulement du Plan général qui convient à toute composition sérieuse.

Section II. — Du Plan §

Le Plan est le dessin d’ensemble des premiers rudiments d’un ouvrage.

On emploie cette expression communément en architecture : nous pouvons rappliquer également aux ouvrages de l’esprit. Le plan détermine la disposition générale et particulière des différentes parties d’un ouvrage. C’est par lui que nous devons commencer toute espèce de composition littéraire. « C’est, selon Marmontel le premier travail de l’orateur, du philosophe, de l’historien, de tout homme qui se propose de faire un tout qui ait de l’ensemble et de la régularité. »

Si nous commençons par nous tracer un plan, nous appellerons à nous les idées ; elles se réveilleront dans notre imagination, et nous pourrons ensuite les mettre en œuvre. « C’est faute de plan, dit Buffon, c’est pour n’avoir pas assez réfléchi sur son objet qu’un homme d’esprit se trouve embarrassé et ne sait par où commencer. Il aperçoit à la fois un grand nombre d’idées, et, comme il ne les a ni comparées ni subordonnées, rien ne le détermine à préférer les unes aux autres : il demeure donc dans la perplexité. Mais, lorsqu’il se sera fait un plan, lorsqu’une fois il aura rassemblé et mis en ordre toutes les pensées essentielles à son sujet, il s’apercevra aisément de l’instant auquel il doit prendre la plume ; il sentira le point de maturité de la production de l’esprit ; il sera pressé de la faire éclore ; il n’aura même que du plaisir à écrire : les idées se succéderont aisément et le style sera naturel et facile. »

Section III. — De la Disposition oratoire §

Lorsque l’orateur a bien médité son sujet, il en dispose avec soin les différentes parties d’après certaines règles que nous allons indiquer : c’est ce qu’on appelle Disposition oratoire.

On donne le nom de Discours oratoire à tout discours prononcé en public, ou écrit dans ce but, tels que les discours de la chaire, du barreau, de la tribune politique, et les discours académiques.

Les parties d’un discours peuvent se réduire à six principales, qui sont :

1° l’Exorde ;

2° la Proposition où la Division se trouve comprise ;

3° la Narration ;

4° la Confirmation ou la Preuve ;

5° la Réfutation ;

6° la Péroraison.

Ces différentes parties ne se trouvent pas toujours toutes les six dans un discours, mais elles peuvent s’y rencontrer. Dans la plupart des discours du barreau, par exemple, les avocats suppriment les exordes et les péroraisons.

§ I. Exorde §

L’Exorde est le commencement du discours. On s’en sert pour annoncer la matière que l’on va traiter. Le but de l’exorde est aussi de rendre l’auditeur bienveillant et attentif. Il le rendra bienveillant, si l’orateur donne à ceux qui l’écoutent une bonne opinion de son caractère, s’il parle avec probité, franchise et modestie ; il le rendra attentif, s’il fait envisager l’affaire dont il parle comme importante et capable d’intéresser la société.

Il est essentiel pour l’orateur de commencer par se concilier la bienveillance de ses auditeurs ou de ses juges, en se présentant devant eux avec modestie et non avec assurance ni suffisance. La comparaison de l’Exorde du plaidoyer d’Ajax et de celui d’Ulysse nous rappelle combien est important l’art de bien préparer les esprits en sa faveur.

Après la mort d’Achille, Ajax et Ulysse se disputaient la possession de ses armes : ils exposèrent leurs prétentions devant les Grecs assemblés. Ajax s’avance le premier.

Impatient et fougueux, il regarde d’un œil farouche les rivages du promontoire de Sigée et la flotte des Grecs ; puis levant les mains, il s’écrie :

Plaidoyer d’Ajax

« Grands dieux ! C’est à la vue de la flotte que nous parlons, et c’est Ulysse qu’on m’oppose ! Cependant il n’a pas rougi de fuir devant les flammes que lançait Hector ; et moi, je les ai bravées, je les ai repoussées loin des vaisseaux ! etc. »

Cet exorde, que caractérisent la présomption et l’emportement contre Ulysse et les juges, indisposa tous les esprits, et Ajax perdit sa cause.

Plaidoyer d’Ulysse.

Ulysse se lève et, après avoir tenu quelque temps ses yeux fixés sur la terre, il les porte sur les juges :

« Ô Grecs, dit-il, si vos vœux et les miens avaient été exaucés, l’héritier de ces armes ne serait pas incertain ; tu posséderais tes armes, Achille, et nous, nous te posséderions encore ! Mais, puisqu’un sort fatal nous l’a enlevé à vous et à moi (en même temps il porte la main à ses yeux comme pour essuyer des larmes), qui doit jouir de l’héritage du grand Achille, si ce n’est celui qui fait jouir les Grecs d’Achille et de sa gloire ? etc. »

Cet exorde, plein de modération, de désintéressement, de regrets pour Achille, de respect pour les juges, fit triompher la cause d’Ulysse.

On distingue quatre sortes d’Exordes : l’Exorde simple, l’Exorde insinuant, l’Exorde pompeux ou solennel, et l’Exorde véhément ou ex abrupto.

L’Exorde simple est un court préambule, sans précaution et sans détours, et qui annonce seulement le sujet.

Tel est l’Exorde de l’Oraison funèbre de madame la duchesse d’Orléans, par Bossuet.

« J’étais donc encore destiné à rendre ce devoir très haute et très puissante princesse Henriette-Anne d’Angleterre, duchesse d’Orléans ! Elle que j’avais vue si attentive pendant que je rendais le même devoir à la reine, sa mère, devait être si tût après le sujet d’un discours semblable ; et ma triste vois était réservée à ce déplorable ministère ! »

L’Exorde insinuant a pour but d’adoucir et d’effacer peu à peu par d’habiles ménagements les préventions de l’auditoire et de celui à qui l’on parle.

Oreste s’exprime ainsi devant Pyrrhus :

Avant que tous les Grecs vous parlent ma voix,
Soutirez que j’ose ici flatter de leur choix ;
Et qu’à vos yeux, seigneur, je montre quelque joie
De voir le fils d’Achille et le vainqueur de Troie.
Racine, Andromaque.

Exorde pompeux ou solennel offre un magnifique préambule qui convient surtout aux oraisons funèbres et aux discours académiques.

Tel est l’exorde de l’Oraison funèbre de la reine d’Angleterre par Bossuet.

Celui qui règne dans les cieux, et de qui relèvent tous les empires, à qui seul appartient la gloire, la majesté, l’indépendance, est aussi le seul qui se glorifie de faire la loi aux rois, et de leur donner, quand il lui plaît, de grandes et terribles leçons. Soit qu’il élève les trônes, soit qu’il les abaisse ; soit qu’il communique sa puissance aux princes, soit qu’il la retire pour ne leur laisser que leur propre faiblesse, il leur apprend leur devoir d’une manière souveraine et digne de lui.

L’Exorde véhément ou ex abrupto est une vive et brusque sortie d’un orateur qui, sous le poids d’une émotion vive, entame son discours sans aucune préparation.

Tel est l’Exorde de la première catilinaire de Cicéron. L’orateur, à la vue de Catilina, s’écrie dans le transport de son indignation :

Jusques à quand, Catilina, abuseras-tu de notre patience ? Combien de temps encore serons-nous le jouet de ta fureur ? quand mettras-tu des bornes à ton audace effrénée ? Quoi ! ni la garde qu’on fait toutes les nuits sur le mont Palatin, ni les soldats distribués pour veiller la sûreté de la ville, ni l’effroi répandu parmi le peuple, ni le concours de tous les bons citoyens, ni l’appareil redoutable de ce lieu auguste, ni le visage et le regard irrité des sénateurs, ne font aucune impression sur toi ! Tu ne sens pas, tu ne vois pas que les desseins sont découverts ! qu’éclairée de toutes parts, et connue de tous ceux qui sont ici, ta conjuration est arrêtée et enchaînée ! Ce que tu as fait la nuit dernière, ce que tu fis la nuit précédente, le lieu où tu t’es rendu, les hommes que tu as rassemblés, les projets que tu as formés, crois-tu qu’il y en ait un seul parmi nous qui n’en soit instruit ? Ô temps, ô mœurs ! Le sénat connaît ces complots, le consul les voit, et Catilina vit encore ! Il vit, que dis-je ? il vient au sénat, il assiste à nos délibérations, il désigne, il marque de l’œil ceux qu’il destine à la mort ! Et nous, hommes courageux, nous croyons être quilles envers la république si nous échappons aux fureurs de ce forcené, si nous évitons ses poignards ! Il y a longtemps, Catilina, qu’un ordre du consul aurait dû t’envoyer à la mort, et faire retomber sur toi les maux que tu nous prépares.

§ II. Proposition et Division §

La Proposition est l’exposition du sujet que l’on se propose de traiter.

Ainsi Bossuet, prononçant l’Oraison funèbre du prince de Condé, nous découvre tout le secret de la gloire de ce prince qui est la piété, sans laquelle toutes les qualités d’une excellente nature ne seraient qu’une illusion.

Quand le sujet est complexe, ce qui arrive presque toujours, on en sépare les parties principales, et l’on indique la marche que l’on suivra. Ceci s’appelle la Division, qui accompagne ordinairement la proposition.

Ainsi Bossuet divise en quatre parties l’Oraison funèbre du prince de Condé.

Première Partie.

L’orateur se propose, dans cette première partie, de faire connaître les qualités du cœur du prince : 1° sa valeur : la bataille de Rocroi. — 2° Son caractère et sa raison : la bataille de Fribourg, ses campagnes de Flandre et d’Allemagne. — 3° Comment le prince de Condé faisait la guerre, ses fautes, son repentir, sa dignité, sa générosité pendant la Fronde.

Deuxième Partie.

L’orateur nous y fait connaître son héros par les qualités du cœur considérées sous un autre point de vue : son humanité, sa bonté, sa simplicité et sa grandeur morale.

Troisième Partie.

Bossuet y fait ressortir les qualités de l’esprit de son prince : 1° Son génie militaire. — La campagne de Flandre et la bataille de Senef. — 2° Sa présence d’esprit dans l’action. — Le combat du faubourg Saint-Antoine ; la bataille de Lens. — 3° La troisième partie se termine par un parallèle entre Condé et Turenne.

Quatrième Partie.

Dans la quatrième partie, Bossuet nous fait voir : 1° La vanité de la gloire humaine. — 2° La véritable gloire du prince de Condé, sa piété dans ses dernières années ; — 3° Le tableau de ses derniers moments ; ses adieux au roi et à sa famille

On ne divise pas toujours les discours d’une manière uniforme ; ils peuvent très bien n’avoir que deux ou trois parties que l’on appelle quelquefois Points.

Souvent un orateur débute par l’exposition du sujet et la division de ses partie ?, sans faire usage de l’exorde : c’est lorsque le sujet est clair par lui-même, et que l’orateur est assuré de la bienveillance de son auditoire.

§ III. Narration §

Après la division, vient la Narration qui est le récit des faits.

Dans l’Oraison funèbre du prince de Condé la narration comprend tout le récit de la vie du prince.

On pourrait en extraire quelques récits partiels, tels que celui de la bataille de Rocroi, et celui de la bataille de Senef.

Nous rapportons ici le récit de la bataille de Rocroi :

Bataille de Rocroi

À la nuit qu’il fallut passer en présence des ennemis, connue un vigilant capitaine, le duc d’Enghien reposa le dernier ; mais jamais il ne reposa plus paisiblement, À la veille d’un si grand jour, et dès la première bataille, il est tranquille, tant il se trouve dans son naturel ; et on sait que le lendemain, à l’heure marquée, il fallut réveiller d’un profond sommeil cet autre Alexandre. Le voyez-vous ! comme il vole ou à la victoire ou à la mort ? Aussitôt qu’il eut porté de rang en rang l’ardeur dont il était animé, on le vit presque en même temps pousser l’aile droite des ennemis, soutenir la nôtre ébranlée, rallier les Français à demi vaincus, mettre en fuite l’Espagnol victorieux, porter partout la terreur, et étonner de ses regards étincelants ceux qui échappaient à ses coups.

Restait cette redoutable infanterie de l’armée d’Espagne, dont les gros bataillons serrés, semblables à autant de tours, mais à des tours qui sauraient réparer leurs brèches, demeuraient inébranlables au milieu de tout Le reste eu déroule, et lançaient des feux de toutes ports. Trois fois le jeune vainqueur s’efforça de rompre ces intrépides combattants ; trois fois il fut repoussé parle valeureux comte de Fontaines, qu’on voyait porté dans sa chaise, et malgré ses infirmités, montrer qu’une âme guerrière est maîtresse du corps qu’elle anime ; mais enfin il faut céder. C’est en vain qu’à travers des bois, avec sa cavalerie toute fraîche, Beck précipite sa marche pour tomber Sur nos soldats épuisés ; le Prince l’a prévenu, les bataillons enfoncés demandent quartier ; mais la victoire va devenir plus terrible pour le duc d’Enghien que le combat.

Pendant qu’avec un air assuré il s’avance pour recevoir la parole de ces braves gens, ceux-ci, toujours en garde, craignent la surprise de quelque nouvelle attaque ; leur effroyable décharge met les nôtres en furie. On ne voit plus que carnage ; le sang enivre le soldat, jusqu’à ce que ce grand Prince, qui ne put voir égorger ces lions comme de timides brebis, calma les courages émus, et joignit au plaisir de vaincre celui de pardonner. Quel fut alors L’étonnement de ces vieilles troupes et de leurs braves officiers, lorsqu’ils virent qu’il n’y avait plus de salut pour eux que dans les bras du vainqueur ! De quels yeux regardèrent-ils le jeune Prince, dont la victoire avait relevé la haute contenance, à qui la clémence ajoutait de nouvelles grâces ! Qu’il eût encore volontiers sauvé la vie au brave comte de Fontaines ! Mais il se trouva par terre, parmi ces milliers de morts dont l’Espagne sent encore la perte. Elle ne savait pas que le Prince qui lui fit perdre tant de ses vieux régiments à la journée de Rocroi, en devait achever les restes dans les plaines de Lens. Ainsi la première victoire fut le gage de beaucoup d’autres. Le Prince fléchit le genou ; et, dans le champ de bataille, il rend au Dieu des armées la gloire qu’il lui envoyait. Là, on célébra Rocroi délivré, les menaces d’un redoutable ennemi tournées à sa honte, la régence affermie, la France en repos, et un règne qui devait être si beau, commencé par un si heureux présage.

Bossuet, Oraisons funèbres.

§ IV. Confirmation ou Preuve §

La Confirmation est la partie du discours où l’orateur prouve les faits qu’il a racontés.

Il sera avantageux à sa cause qu’il commence par donner des preuves solides qui s’emparent tout de suite de l’esprit des auditeurs. Soit qu’il s’agisse de montrer le juste ou l’injuste, ce qui est digne de peine ou de récompense, comme dans le genre judiciaire ; ce qui est honorable et utile, ou nuisible et déshonorant, comme dans le genre délibératif ; ce qui est honnête ou honteux, digne de louange ou de blâme, comme dans le genre démonstratif, la preuve est la partie importante du plaidoyer ou de l’oraison. C’est l’arme qui doit blesser l’adversaire et en triompher. Quintilien recommande aux orateurs une disposition habile dans l’emploi des preuves. « Il faut imiter, dit-il, le général prudent qui range son armée en bataille ; il met aux premiers rangs ses soldats braves et robustes, place dans le milieu ceux dont le courage est suspect, et réserve pour les derniers rangs ses troupes d’élite, capables d’assurer la victoire. »

La confirmation est la partie la plus importante du discours, parce que c’est là que l’orateur doit conquérir son auditoire à sa cause.

Tous les genres de discours n’ont pas également besoin de preuves : on n’en fait pas usage dans ceux qui ont pour objet des remerciements, des félicitations ou des condoléances ; tandis que l’oraison et le plaidoyer en font grandement usage.

Exemple de Confirmation §

Voici un bel exemple de Confirmation, tiré des Philippiques de Démosthènes. Celui-ci fait espérer aux Athéniens un meilleur succès dans la guerre contre Philippe.

Si vous êtes résolus d’imiter Philippe, ce que jusqu’ici vous n’avez pas fait ; si chacun veut bien s’employer de bonne foi pour le bien public, les riches en contribuant de leurs biens, les jeunes en prenant les armes ; enfin, pour tout dire en peu de mots, si vous voulez ne vous attendre qu’à vous-mêmes, et vaincre cette paresse qui vous lie les mains, en vous entretenant de l’espérance de quelques secours étrangers, vous réparerez bientôt, avec l’aide des dieux, vos fautes et vus pertes, et vous tirerez vengeance de votre ennemi. Car ne vous imaginez pas que cet homme soit un dieu qui jouisse d’une félicité fixe et immuable, Il est craint, bat, envié, et par ceux-là mêmes qui paraissent les plus dévoués à ses intérêts. En effet, on doit présumer qu’ils sont remués par les mêmes passions que le reste des hommes. Mais tous ces sentiments demeurent maintenant comme étouffés et engourdis, parce que votre lenteur et votre nonchalance ne leur donnent point lieu d’éclater ; et c’est à quoi il faut que vous remédiiez ; car voyez où vous en êtes réduits, et quelle est l’insolence de cet homme. Il ne vous laisse pas le choix de l’action ou du repos. Il use de menace : il parle, dit-on, d’un ton fier et arrogant. Il ne se contente plus de ses premières conquêtes, il y en ajoute tous les jours de nouvelles ; et, pendant que vous temporisez et que vous donnez tranquilles, il vous enveloppe et vous investit de toutes parts. En quel temps donc, en quel temps agirez-vous comme vous le devez ? quel événement attendez-vous ? quelle nécessité faut-il qui survienne pour vous y contraindre ? Ah ! l’état où nous sommes n’en est-il pas une ? Pour moi, je ne connais point de nécessité plus pressante pour des hommes libres qu’une situation d’affaires pleine de honte et d’ignominie. Ne voulez-vous jamais faire autre chose qu’aller par la ville vous demander les uns aux autres : « Que dit-on de nouveau ? » Eh ! quoi ! y a-t-il rien de plus nouveau que de voir un homme de Macédoine se rendre maître des Athéniens ? et faire la loi à toute la Grèce ? « Philippe est-il mort ? dit l’un. — Non, il n’est que malade, » répond l’autre. Mort ou malade, que vous importe ; puisque, s’il n’était plus, vous vous feriez bientôt un autre Philippe par votre mauvaise conduite ? car il est bien plus redevable de son agrandissement à votre négligence qu’à sa valeur.

§ V. Réfutation §

La Réfutation est la partie du discours dans laquelle l’orateur combat et détruit les objections qui pourraient lui être faites. Elle est nécessairement liée à la confirmation : car une vérité n’est bien prouvée, que quand les objections qui s’élevaient contre elles ont été renversées.

La réfutation n’est employée que dans les plaidoyers et les sermons : il y a des discours, tels que les éloges, les oraisons funèbres qui n’admettent que la confirmation. La confirmation et la réfutation sont quelquefois inséparables, lorsque, à mesure qu’il fait valoir ses raisons, l’orateur renverse colles de son adversaire.

On comprend que dans les plaidoyers l’avocat ait à combattre les raisons de la partie adverse ; mais dans le sermon, si l’orateur a des ennemis invisibles à vaincre, ce sont les préjugés, les erreurs, rendurcissement, les passions de ses auditeurs.

Le rôle de l’avocat n’est pas le même que celui du prédicateur : l’avocat parle à un adversaire qui lui réplique et qu’il combat ; mais le prédicateur parle à des auditeurs silencieux ; il se Tait alors lui-même les objections que son sujet comporte et y répond successivement, de manière qu’il remplit les deux rôles.

C’est dans la réfutation que l’orateur peut habilement manier l’arme du raisonnement en faisant particulièrement usage du syllogisme et de l’enthymème.

Exemple de Réfutation §

Bourdaloue réfute les raisons que l’on allègue communément pour se dispenser de faire l’aumône. Il s’exprime ainsi :

Les temps sont mauvais ; chacun souffre ; et n’est-il pas alors de la prudence de penser à l’avenir et de garder son revenu ? C’est ce que la prudence vous dit, mais une prudence réprouvée, une prudence charnelle et ennemie de Dieu. Tout le monde souffre et est incommode, j’en conviens ; car jamais le faste, jamais le luxe fut-il plus grand qu’aujourd’hui ? Et qui sait si ce n’est point pour cela que Dieu nous Châtie ? Dieu, dis-je, qui, selon l’Écriture, a en horreur le pauvre superbe ? Mais, encore une fois, je le veux, les temps sont mauvais. Et que concluez-vous de là ? Si tout le monde souffre, les pauvres ne souffrent-ils pas ? Et si les souffrances des pauvres se trouvent chez les riches, à quoi doivent être réduits les pauvres mêmes ? Or, à qui est-ce à assister ceux qui souffrent plus, si ce n’est pas à ceux qui souffrent moins ? Est-ce donc bien raisonner de dire que vous avez droit de retenir votre superflu, parce que les temps sont mauvais, puisque c’est justement pour cela même que vous ne pouvez le retenir sans crime, et que vous êtes dans une obligation particulière de le donner.

§ VI. De la Péroraison §

La Péroraison est la dernière partie du discours.

Il y a trois manières de finir : la Conclusion, la Péroraison et la Récapitulation proprement dite.

Quand le sujet a peu d’étendue et que celui qui parle n’est animé par aucune passion, il termine par une Conclusion. C’est ainsi que l’ombre d’Arcésius termine son discours à Télémaque ; il lui parle du châtiment des mauvais rois :

Crains donc, mon fils, crains une condition si périlleuse : arme-loi de courage contre toi-même., contre les passions et contre les flatteurs.

Lorsque l’orateur résume toutes les raisons qu’il vient de développer, ce résumé succinct s’appelle Récapitulation. C’est ce que fait Oreste à la fin de son discours à Pyrrhus.

Enfin de tous les Grecs satisfaites l’envie ;
Assurez leur vengeance, assurez votre vie ;
Perdez un ennemi d’autant plus dangereux
Qu’il s’essaîra sur vous à combattre contre eux.
Racine, Andromaque.

Enfin, dans les sujets graves, l’orateur déploie toutes les ressources de son art, il met en usage tout ce que l’éloquence a de tours séduisants et de mouvements impétueux ; il anime cette partie de son discours de toute la chaleur, de tout le feu du sentiment pour exciter les passions et maîtriser les âmes. (Domairon.)

La plus belle péroraison que l’on puisse citer en français, est celle de l’Oraison funèbre du prince de Condé.

Il n’est pas possible de lire ce morceau sans être vivement ému.

Péroraison de l’Éloge funèbre du Prince de Condé

Jetez les yeux de toutes parts ; voilà tout ce qu’a pu la magnificence et la piété pour honorer un héros : des titres, des inscriptions, vaines marques de ce qui n’est plus ; des figures qui semblent pleurer autour d’un tombeau, et de fragiles images d’une douleur que le temps emporte avec tout le reste ; des colonnes qui semblent vouloir porter jusqu’au ciel le magnifique témoignage de notre néant ; et rien enfin ne manque dans tous ces honneurs que celui à qui on les rend.

Pleurez donc sur ces faibles restes de la vie humaine, pleurez sur cette triste immortalité que nous donnons aux héros ; mais approchez en particulier, vous qui courez avec tant d’ardeur dans la carrière de la gloire, âmes guerrières et intrépides ! Quel autre fut plus digne de vous commander ? Mais dans quel autre avez-vous trouvé le commandement plus honnête ? Pleurez donc ce grand capitaine, et dites en gémissant : « Voilà celui qui nous menait dans les hasards ! Sous lui se sont formés tant de renommés capitaines que ses exemples ont élevé aux premiers honneurs de la guerre ! Son ombre eût pu encore gagner des batailles : et voilà que dans son silence son nom même nous anime ; et ensemble il nous avertit que, pour trouver à la mort quelque reste de nos travaux, et n’arriver pas sans ressource à notre éternelle demeure, avec le Roi de la terre, il faut encore servir le Roi du Ciel. » Servez donc ce Roi immortel et si plein de miséricorde, qui vous comptera un soupir et un verre d’eau donné en son nom, plus que tous les autres ne feront jamais tout voire sang répandu ; et commencez à compter le temps de vos utiles services du jour que vous vous serez donnés à un maître si bienfaisant.

Et vous, ne viendrez-vous pas à ce triste monument, vous, dis-je, qu’il a bien voulu mettre au rang de ses amis ? Tous ensemble, en quelque degré de sa confiance qu’il vous ait reçus, environnez ce tombeau, versez des larmes avec des prières ; et, admirant dans un si grand Prince une amitié si commode et un commerce si doux, conservez le souvenir d’un héros dont la bonté avait égalé le courage. Ainsi, puisse-t-il toujours vous être un cher entretien ! ainsi, puissiez-vous profiter de ses vertus, et que sa mort, que vous déplorez, vous serve à la fois de consolation et d’exemple !

Pour moi, s’il m’est permis, après tous les autres, de venir rendre les derniers devoirs à ce tombeau, ô Prince, le digne sujet de nos louanges et de nos regrets, vous vivrez éternellement dans ma mémoire ; votre image y sera tracée, non point avec cette audace qui promettait la victoire ; non, je ne veux rien voir en vous de ce que la mort y efface ; vous aurez dans cette image des traits immortels : je vous y verrai tel que vous étiez à ce dernier jour sous la main de Dieu, lorsque sa gloire sembla commencer à vous apparaître. C’est là que je vous verrai plus triomphant qu’à Fribourg et à Rocroi ; et, ravi d’un si beau triomphe, je dirai en actions de grâces ces belles paroles du bien-aimé disciple : « La véritable victoire, celle qui met sous nos pieds le monde entier, c’est notre foi. »

Jouissez, Prince, de cette victoire ; jouissez-en éternellement par l’immortelle vertu de ce sacrifice. Agréez ces derniers efforts d’une voix qui vous fut connue, vous mettrez fin à tous ces discours. Au lieu de déplorer la mort des autres, grand Prince, dorénavant, je veux apprendre de vous à rendre la mienne sainte : heureux averti par ces cheveux blancs du compte que je dois rendre de mon administration, je réserve au troupeau que je dois nourrir de la parole de vie, les restes d’une voix qui tombe, et d’une ardeur qui s’éteint !

Bossuet.

En résumé, l’ordonnance naturelle du discours demande :

1° Que l’auteur commence par un exorde qui lui concilié la bienveillance et l’attention des auditeurs ;

2° Qu’il expose ce sujet d’une manière claire et brève ;

3° Qu’il raconte le fait principal et les détails avec vérité, et en l’embellissant des ornements du style ;

4° Qu’il confirme, par de bonnes et solides preuves, tout ce qu’il a avancé ;

5° Qu’il réfute tous les arguments qu’on peut lui opposer ; qu’il éclaircisse les difficultés principales qu’on peut lui faire ;

6° Qu’il termine son discours par une péroraison, qui puisse allumer ou éteindre les passions selon le besoin.

Telle est la disposition générale du discours dont les parties principales qui le composent, sont :

1° l’Exorde ;

2° l’Exposition et la Division ;

3° la Narration ;

4° la Confirmation ;

5° la Réfutation, et

6° la Péroraison, ou Conclusion, ou Récapitulation.

Lecture. — Oraison funèbre de Henriette-Marie de France, reine d’Angleterre. (Remarquer les différentes parties qui la composent.) Vol. II, nº 159.

Chapitre IV. — De l’Élocution §

L’Élocution est la troisième partie de la rhétorique.

Quand le sujet a été trouvé et médité, ce qui a rapport à l’invention : quand les parties ont été disposées dans un ordre convenable, ce qui concerne la disposition ; il ne reste plus à l’écrivain ou à l’orateur qu’à s’occuper du travail de l’Élocution ou du Style.

Cette dernière partie comprend :

1° Les qualités générales et les défauts de la phrase ;

2° L’harmonie et ses quatre espèces, qui sont : l’harmonie des mots, des phrases, imitative et des périodes ;

3° Le choix des pensées ;

4° Les rapports des pensées entre elles, qui sont : l’Unité, la Transition et la Gradation ;

5° Les figures de grammaire ou Tropes ;

6° Les figures en général ;

7° Les qualités particulières du style, qui caractérisent le style simple, le tempéré et le sublime.

Ces différents développements constituent le domaine de l’élocution ou du style, et forment les chapitres I, II III, IV et V sur le style.

Nous renvoyons donc à ces différents chapitres pour ne pas répéter ici ce qui a été dit précédemment.

Chapitre V. — De l’Action §

Cicéron dit que l’Action est l’éloquence du corps. Nous dirons, pour ne pas répéter Cicéron que l’action est l’art de débiter un discours d’une manière agréable et persuasive.

L’action a trois parties : la Prononciation, le Geste et la Mémoire.

§ I. Prononciation §

Une belle prononciation est la première qualité que doit avoir celui qui se destine à parler en public.

C’est la nature qui nous donne la voix, cet organe précieux qui sait pénétrer jusqu’au fond du cœur de nos semblables et y porter la joie, la douleur, en un mot toutes les émotions possibles. Elle est susceptible d’être développée, perfectionnée par le travail, et l’histoire de Démosthène peut nous enseigner comment, à force de persévérance, la voix peut surmonter bien des obstacles.

La Prononciation doit être :

Claire et distincte ;

Réglée ;

Variée.

La Prononciation sera claire et distincte si l’on fait entendre distinctement toutes les syllabes de chaque mot ; si on les prononce suivant leur véritable quantité sans cependant y mettre aucune affectation ; si l’on a soin que les finales des mots ne soient pas perdues pour les auditeurs, sans toutefois appuyer sur les voyelles ou les consonnes qui doivent rester muettes. Il faut éviter surtout les accents provinciaux qui sont autant d’obstacles à la belle prononciation française, à la diction de la bonne compagnie de la capitale.

La seconde qualité de la Prononciation, c’est d’être réglée, c’est-à-dire ni trop haute, ni trop basse, ni trop rapide, ni trop lente. Lorsqu’elle est trop haute, elle fatigue les oreilles ; trop basse, les paroles sont confuses et les auditeurs font des efforts pour saisir le sens du discours ; trop rapide, elle ne laisse point le temps de comprendre ; trop lente, elle fait bâiller et endort.

La troisième qualité de la Prononciation est la variété. Cette qualité consiste dans les diverses inflexions de la voix, c’est-à-dire qu’il faut que la prononciation soit d’accord avec le sentiment que l’on exprime.

Cicéron, dans son livre de l’Orateur, nous recommande ainsi cette dernière qualité :

« Chaque passion, chaque affection a son expression naturelle, sa physionomie, son accent. Les sons de la voix répondent, comme les cordes d’un instrument, à la passion qui les touche et les met en mouvement. Il y a un ton, un accent pour la colère, et cet accent doit être vif, prompt et coupé ; il y en a un autre pour la douleur et la plainte : il est touchant, égal, mêlé de quelques interruptions, accompagné de gémissements ; un autre encore pour la crainte, humble, hésitant, bas et faible le ton de la violence est pressant, véhément, menaçant, impétueux ; l’accent du plaisir est doux, tendre, plein d’abandon ; le chagrin qui ne cherche point à inspirer la pitié, prend un ton grave, sombre, uniforme. »

Telles sont les recommandations générales de Cicéron qui nous semblent fort utiles aux lecteurs ou aux orateurs qui ne veulent point affecter désagréablement leur auditoire par une prononciation froide ou monotone.

§ II. Le Geste §

Le Geste est l’expression des pensées par les mouvements du corps.

Lorsqu’on réfléchit, on est étonné de voir combien les mouvements du corps ont de rapports avec ceux de l’âme. Comment ne pas admirer les muets qui, à défaut de la parole, savent si bien exprimer leurs sentiments par des gestes ?

Le geste qui interprète si admirablement nos sentiments comprend le jeu de la physionomie, les attitudes du corps, les mouvements de la tête, des bras et des mains.

La Physionomie §

Si la physionomie n’était pas expressive, dirions-nous si fréquemment que nous lisons sur la figure, que la physionomie trahit notre langage ? C’est donc elle qui exprime la gaieté ou la tristesse, l’abattement ou l’espoir, l’orgueil, la menace ou la prière, l’enthousiasme ou l’indignation.

Les Yeux §

La partie dominante dans la physionomie, ce sont les Yeux. C’est par eux que notre âme se manifeste ; la joie les fait briller, la tristesse les obscurcit comme d’un nuage. « Ajoutez, dit Quintilien, que la nature leur a donné des larmes, qui s’ouvrent impétueusement un passage dans la douleur et coulent doucement dans la joie : ils ont un grand pouvoir quand ils sont immobiles, ils en ont bien davantage quand ils sont en mouvement. Alors ils sont ardents et lancent des flammes dans la colère ; ils sont terribles, foudroyants dans la menace, égarés dans la frayeur, élevés dans l’admiration et baissés dans la bonté. »

La Tête §

Selon Quintilien les divers mouvements de la tête expriment aussi avec justesse les différentes pensées. Élevée, elle admire et contemple ; tournée vers la gauche ou vers la droite, elle craint, elle s’indigne, elle refuse, elle rejette, elle méprise ; médiocrement inclinée, elle compatit, elle prie, elle conjure, elle sollicite ; ferme et immobile, elle affirme, elle exhorte, elle confond.

Mais ce qui domine principalement dans cette partie, c’est le Visage. Tout vient s’y peindre. Il menace, il caresse, il supplie, il est triste, il est gai, il est fier, il est humble ; il témoigne aux uns de l’amitié, aux autres de l’aversion. Il en dit souvent plus que le discours le plus éloquent.

Les mouvements du corps et des mains doivent seconder les sentiments de l’âme. L’action doit eu être tantôt vive, animée, et tantôt tranquille ; tantôt même cesser absolument, lorsque le discours est calme, ou dans l’extrémité contraire, lorsque la passion est portée au plus haut point.

C’est cette inégalité de gestes, cette variété d’inflexions de la voix, cette mobilité du visage et de la physionomie qui sont, pour l’orateur qui sait en faire usage, autant d’auxiliaires puissants pour son éloquence. Nous n’avons point parlé des défauts à, éviter : ils sont si nombreux ! Toutefois, si l’on veut avoir de bons conseils sur ce sujet, nous renvoyons à la lecture d’un poème sur le Geste, que nous devons au P. Sanlecque : il fut publié au milieu du xviie siècle.

§ III. La Mémoire §

La Mémoire est un précieux don de la nature : c’est une des qualités les plus indispensables à l’orateur pour bien prononcer son discours. Sans elle, l’action n’a plus aucun intérêt : l’orateur qui lit son œuvre ne possède plus ni expression ni mouvement dans sa personne : il est complètement paralysé par les feuilles de papier qu’il tient à la main. « Lire un discours, dit le célèbre d’Aguesseau, c’est lui ôter vie. » L’orateur qui aspire aux grands effets de la parole, qui se flatte d’entraîner, de convaincre son auditoire, ne peut espérer de réussir s’il est aux prises avec un manuscrit ; le bras qui est occupé à, tenir les malencontreuses feuilles reste toujours immobile ; les yeux sont certainement fixés sur le même point, et la voix elle-même se ressent de cette gêne, qui empêche que les mouvements de l’orateur ne prennent leur essor.

On demandait un jour à un grand prédicateur, le P. Massillon, quel était son meilleur sermon : « C’est celui que je sais le mieux, répondit-il. » Et effectivement, la mémoire s’embarrasse-t-elle au milieu du plus beau discours, au milieu d’un passage éloquent, l’orateur devient un tourment pour son auditoire ; tandis qu’une mémoire sûre d’elle-même débite des choses ordinaires, mais avec assurance, avec aisance, et tous les auditeurs admirent des paroles qui paraissent couler de source.

Exercez donc votre mémoire ; vous l’augmenterez et vous l’améliorerez : c’est un fonds de terre très fertile ; plus il est cultivé, plus il donne de fruits à son heureux propriétaire.

FIN.