Gustave Merlet

1897

Extraits des classiques français, seizième, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours moyens. Première partie : prose. [Seizième siècle]

2019
Source : Gustave Merlet, Extraits des classiques français, seizième, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices, par Gustave Merlet… Cours moyens. Première partie : prose, Paris, A. Fouraut, 1897, XII-CXXIII-507 p. [uniquement le seizième siècle, ajouté dans cette édition].
Ont participé à cette édition électronique : Infoscribe (saisie, XML-TEI) et Eric Thiébaud (édition TEI).
{p. I}

Introduction §

I. Origines de la langue française. — Lois qui présidèrent à sa formation §

La langue française, comme notre sol lui-même, s’est formée par une série d’alluvions successives. J’entends par là que chaque race et chaque révolution politique a laissé dans notre vocabulaire la trace de son passage. Superposées ou confondues, ces influences ont toutes contribué plus ou moins à la formation de l’idiome que nous parlons aujourd’hui. Or, nous savons qu’avant la conquête romaine, les Ibériens et les Celtes se partageaient le territoire de la Gaule. Mais les éléments qu’ils nous ont légués se réduisent à de rares vestiges. Si le langage des Ibériens se retrouve encore dans celui des Basques, le français proprement dit ne leur doit qu’un très-petit nombre de mots1.

{p. II}Quant au Celtique, dont le souvenir vit encore dans le bas-breton, on ne saurait lui attribuer l’importance que revendiquent en sa faveur les thèses paradoxales de Bullet et de la Tour-d’Auvergne. Dans le mince héritage qu’il nous a laissé, nous signalerons à peu près cent mots qui désignent, en général, des plantes et des objets agricoles ou maritimes1.

Nous n’insisterons pas non plus sur l’action exercée par les fréquents voyages des Phéniciens, qui visitèrent nos côtes dès la plus haute antiquité ; l’empreinte de leur passage a disparu. Les Phocéens de Marseille ne comptent pas davantage dans les importations dont nous avons profité. Car les mots qui nous viennent du grec dérivent tous du latin, c’est-à-dire de la Renaissance, et des emprunts qu’ont opérés les savants.

La part de l’invasion germanique est beaucoup plus considérable. Dès le iie siècle, les digues de l’Empire avaient fléchi, et de lentes infiltrations ne cessèrent pas de les miner jusqu’au ve siècle, où les Burgondes, les Wisigoths, les Alains et les Francks débordèrent comme un déluge. Toutefois, ces bandes, relativement peu nombreuses, furent bientôt submergées elles-mêmes dans les six millions de Gallo-Romains que dominait la terreur de leurs armes. Ces barbares nous apprirent neuf cents mots environ, soit des termes militaires, comme guerre (werra), heaume (helm), haubert (halsberc), auberge (heriberga) ; soit des désignations féodales, telles que vassal, alleu, ban, fief, eschevin, maréchal, sénéchal, etc. Nous leur devons aussi des sons peu harmonieux, de rudes aspirations, par exemple : Harangue (de Hring, cercle), Haire (de Hara) ; et des suffixes en ard ou art, ayant le sens du superlatif : (babillard, richard, vieillard). La révolte de l’instinct national contre des oppresseurs grossiers se trahit encore par le sens défavorable de plusieurs mots empruntés aux vainqueurs. C’est ainsi que land (terre) devint lande, pays stérile ; buch (livre), bouquin ; ross (coursier), rosse ; herr (seigneur), hère (pauvre diable). Il est du moins certain que les conquérants oublièrent vite leur propre langue. Si le tudesque put se retremper à sa source, lorsque Charlemagne choisit {p. III}Aix-la-Chapelle pour sa résidence, le démembrement de son empire rendit la prééminence à l’idiome roman, comme le prouvent les serments prêtés par Louis le Germanique en 842, et par Rollon qui, en 911, à Saint-Clair-sur-Epte, jurant fidélité à Charles le Simple, fut accueilli par un éclat de rire, lorsqu’il prononça, dans son jargon maternel, la formule consacrée, (By got).

De ce qui précède, nous concluerons qu’il faut chercher ailleurs le fonds même de notre langage. En effet, nous allons voir que le vieux français, ou langue romane, dérive directement du latin, qu’au xe siècle il eut déjà son existence indépendante, qu’au xiie et au xiiie il produisit sa littérature, et qu’au xive il disparut insensiblement pour céder la place au Français moderne qui s’organisa au xve siècle, s’enrichit au xvie, et atteignit sa perfection dans les deux âges suivants.

Ce fut vers l’an 153 avant notre ère, que les Romains, appelés au secours de Marseille contre les Ligures, occupèrent le bassin du Rhône. Or, cent ans plus tard, après une lutte héroïque de huit années, toute la Gaule avait cessé d’être une nation pour devenir une province romaine. Par les violences ou l’habileté de sa politique, le vainqueur lui avait imposé sa langue avec ses lois et ses institutions. Entraînés dans le courant de la civilisation latine, les vaincus n’étaient plus des barbares, mais des Gallo-Romains.

Si le latin patricien et littéraire régnait alors parmi les hautes classes, et dans les célèbres écoles d’Autun, de Bordeaux ou de Lyon, le latin des camps et des rues, (castrensis et plebeius sermo), qui datait de loin, (car il remontait aux premières guerres puniques), se propagea rapidement dans les couches populaires où se répandirent les soldats et les colons. Or, l’usage de ce parler inculte ne tarda pas à prévaloir sur l’emploi des formes savantes, instrument trop délicat pour des mains ignorantes, brutales et maladroites.

Lorsque la bourgeoisie, dans les rangs de laquelle se recrutaient les curiales, eut été réduite à la misère, ou même à l’esclavage, par la nécessité de percevoir les impôts aux dépens de sa fortune privée qui en était responsable, l’anéantissement de la classe moyenne fit disparaître toute culture, et le latin vulgaire gagna le terrain envahi par la barbarie. Dans la tourmente où s’engloutit la civilisation, il devait, par un travail latent, se transformer en une langue rustique justement appelée Romane, et qui prit conscience d’elle-même vers le viiie siècle. Le premier témoignage que nous en offre l’histoire est un fragment d’une traduction de la Bible. Connu sous le nom de Gloses de Reichenau, il date de 768, l’année même où Charlemagne montait sur le trône. On voit par là que l’Église dut expliquer en langue vulgaire les textes sacrés, devenus alors inintelligibles pour des générations {p. IV}illettrées ; et nous savons aussi que l’étude de l’idiome Roman fut imposé au clergé par le concile de Tours, vers 813. Le serment de Louis le Germanique sera le premier monument de la prose officielle, comme le cantilène de sainte Eulalie est le premier symptôme de la poésie populaire. Un trouvère nous apprend aussi qu’au ixe siècle des vers satiriques furent composés contre un comte de Poitiers qui s’était conduit lâchement en face des pirates Normands. Mentionnons encore le fragment de Valenciennes, lambeau de sermon déchiffré sur la garde d’un manuscrit.

Mais n’allons pas croire que la France Carlovingienne ait été soumise à l’unité d’un vocabulaire régulier. Ce nom générique de langue romane ne rappelle, en effet, qu’une simple communauté d’origine, et n’exclut pas la diversité des influences locales.

Sans parler de l’Italien et de l’Espagnol, rameaux du même tronc, nous distinguons dans nos frontières, encore indécises, deux régions qui ont chacune leur idiome propre, correspondant à des rivalités1 de races. C’est d’un côté la langue d’Oc2, qui régnait au Midi ; de l’autre la langue d’Oil, dont le domaine fut le Centre et le Nord. Leur empire est séparé par le cours de la Loire. Elles diffèrent par des aptitudes spéciales que détermine leur caractère d’euphonie. L’une, plus musicale, sera de préférence l’organe des chansons et des sirventes ; elle se prêtera mieux à l’expression des sentiments lyriques. L’autre, avec ses sons étouffés, mais vibrants et mâles, conviendra davantage au roman, à la narration et à l’épopée.

L’espace nous manque pour nous occuper de la première, qui périt noyée plus tard dans le sang des Albigeois. Laissons donc les troubadours, et, allant aux trouvères, indiquons les révolutions subies par leur idiome, qui nous intéresse de près, puisqu’il fut le berceau du français.

Si Charlemagne fut assez puissant pour communiquer une apparence d’unité factice à tant de nations hostiles et rapprochées artificiellement, ce faisceau ne tarda pas à se rompre dans les mains débiles de ses successeurs, et la conséquence de cette dissolution politique fut la confusion des langues ; ou plutôt, chaque province eut la sienne, aussi indépendante des autres que les seigneurs féodaux l’étaient eux-mêmes, en face d’une royauté trop faible encore pour attenter à leurs droits.

Quatre dialectes3 se partagèrent donc la Gaule : le Picard, le Normand, {p. V}le Bourguignon et le Français, qui, confiné modestement dans l’Ile de France, suivra la fortune de nos rois. Dès l’abord, à la faveur des progrès accomplis par une dynastie nationale, il prétend au premier rang, et il le garde jusqu’au jour où, dépouillés de leur autonomie et déchus de leur dignité littéraire, les dialectes voisins dégénéreront en patois, vers le temps où les grands feudataires, eux aussi, deviendront à leur tour vassaux des Capétiens. Mais cette crise ne s’accomplira pas sans des transactions et des compromis qui attestent des affinités natives ou des échanges amiables. C’est ainsi que les Français diront roi avec les Bourguignons, et reyne avec les Normands. C’est ainsi que le CH des Picards se retrouve dans les mots champ, char, charie, chanter, chastel, sans exclure toutefois l’usage d’écrire également camp, car, carte, canter, castel. Les deux habitudes persistant côte à côte, chacune prendra bientôt un sens spécial, et le trésor commun n’en sera que plus riche.

Dans l’espace qui sépare le xe siècle du xive s’achèvera le travail qui assure au dialecte de l’Ile de France sa suprématie reconnue. Ses conquêtes sont parallèles aux progrès du pouvoir monarchique, s’annexant tour à tour les territoires des fiefs voisins : le Berry acheté en 1100 par Philippe Ier, la Touraine confisquée en 1208 par Philippe-Auguste, puis la Picardie, enfin le Languedoc en 1272, et la Champagne en 1361.

Nous voudrions analyser en détail la grammaire de cette langue ; mais le plus sûr est de renvoyer nos jeunes lecteurs à l’excellent ouvrage de M. Brachet1. Bornons-nous à l’indispensable, et indiquons sommairement les lois qui présidèrent à la formation du vocabulaire primitif que le latin nous a transmis, et que nous avons accommodé à notre génie.

Cette métamorphose, qui fut l’œuvre de l’instinct, eut pourtant la sûreté d’un calcul. Car si l’on compare entr’eux tous les mots dus à la force créatrice de la sève populaire, on s’assurera qu’ils obéirent aux lois suivantes :

1° La plus manifeste fut la persistance de l’accent latin, qui est toujours sur la pénultième, si elle est longue, (vocâre), ou sur l’antépénultième, {p. VI}si l’avant-dernière est brève (frigidus). Or, chez nous, l’accent, qui est l’âme du mot, dit M. Littré, occupe deux places : la dernière, quand la terminaison est masculine (chanteúr = cantórem) l’avant-dernière, si la finale est féminine, (poŕche=poŕtĭcus).

2° Remarquons de plus qu’en français, la voyelle brève ou atone, celle qui précède en latin la voyelle longue, demeure constamment supprimée. Par exemple blasph(ĕ)máre est devenu blasmer ou blâmer.

3° Enfin, la consonne médiane, qui se trouve entre deux voyelles, comme c dans advo(c)atus — avocat, disparaît, elle aussi, dans la combinaison des voyelles sonores qui se confondent en une seule par leur rencontre et leur choc.

Tels sont les principes qui, à première vue, nous permettent de reconnaître sans la moindre hésitation les termes populaires, ceux qui furent improvisés par l’oreille, suivant l’expression de M. Brachet. Cette puissance d’invention inconsciente ne s’épuisa qu’au xiiie siècle. A dater de cette époque, nous ne rencontrerons guère que des néologismes savants, c’est-à-dire des mots composés par les yeux, et qui semblent être entrés d’emblée dans notre dictionnaire, sans autre modification que celle de la désinence. Ceux-là, (retenons-le bien), ne se conforment jamais aux trois règles que nous venons de formuler.

Constatons encore que cette langue trahit son tempérament analytique dès ses plus lointains préludes. L’ordre logique s’y substituera peu à peu au tour inversif, et les particules isolées aux flexions grammaticales. L’article se montre déjà vers le xe siècle, et le nombre des cas se réduit alors de six à deux, le sujet et le régime, venus l’un du nominatif, l’autre de l’accusatif usité dans la première déclinaison latine en us. Voilà pourquoi la lettre s, employée comme désinence dans le substantif, marque le sujet de la phrase si le nom est singulier, le régime lorsqu’il est pluriel. Si le nominatif pluriel est privé de l’s, c’est qu’il se modèle sur la deuxième déclinaison latine où l’s fait défaut. Quant à l’orthographe, elle n’est pas fixée : on trouve le même mot écrit de vingt manières différentes, parfois dans le même manuscrit. Lexive siècle verra s’effacer ce rudiment de déclinaison, et inaugurera l’usage du cas unique adopté par le français moderne. Contemporain de notre unité territoriale et politique, il sera définitivement constitué vers le règne de François Ier, en un siècle où on ne lit plus Joinvillo que dans une traduction, et où Marot, rééditant Villon, né soixante ans auparavant, juge nécessaire d’en expliquer le texte par des notes marginales.

{p. VII}

II. Histoire des progrès littéraires accomplis par notre langue jusqu’à la fin du XVIe siècle §

Il convient maintenant de résumer l’Histoire littéraire de la langue romane, jusqu’à l’heure décisive où elle devient le français.

xe, xieetxiie siècles. S’il était permis d’écrire, en quelque sorte, sa biographie, nous dirions volontiers que l’an mil fut la date de sa naissance,et que ses premiers bégaiements se tirent entendre à l’époque même annoncée par de sinistres prophètes comme devant être la fin du monde. Encore faut-il attendre le xie siècle, et l’expédition de Guillaume le Conquérant, pour rencontrer dans le texte de ses lois le témoignage des progrès accomplis par l’idiome barbare que nous faisaient entrevoir le Serment des fils du Débonnaire, le Chant d’Eulalie et le fragment de Valenciennes. Mais vienne la crise féconde des croisades, et alors, la ferveur religieuse s’alliant à la bravoure chevaleresque, l’héroïsme chrétien deviendra l’inspiration des puissantes ébauches qu’on appelle Chansons de gestes, et parmi lesquelles l’épopée de Ronceveaux brille en pleine lumière.

C’est donc par la poésie que se révèle le génie de notre race, si éminemment douée pour la prose. La strophe monorime et irrégulière est la première forme musicale rencontrée par les trouvères. Ne sachant pas écrire, ils empruntèrent un secours mnémotechnique à la simplicité du mètre et de l’assonance, qui servit de moule à leurs fictions. Un Ennuis anonyme, le rapsode de Roland, sera le patriarche de ces aèdes1 qui allaient de ville en ville, de château en {p. VIII}château, réciter des aventures transmises comme un trésor sans cesse enrichi par la fantaisie de ceux qui se le passaient de mains en mains.

Ces œuvres où l’art individuel jouait un moindre rôle que la tradition furent une création collective et continue, plutôt orale qu’écrite, et à laquelle collaborait l’esprit des générations successives. Il est du moins constant que chaque jongleur embellissait ou altérait la donnée primitive pour l’approprier aux goûts de son auditoire.

 

Le xiie siècle sera l’adolescence de cette littérature. Alors apparaîtront enfin des manuscrits, longue chaîne dont les anneaux se tiennent. C’est de cet âge que datent la Geste des Saxons, le Poëme de Raoul de Cambray, la Chanson du sire de Coucy, le Martyre de saint Thomas de Cantorbéry, les traductions des Psaumes, de Job, des Rois, des Machabées, les Sermons de saint Bernard, Benoist et sa Chronique de Normandie, Robert Wace et ses Poëmes de Brut et de Rou.

C’est alors aussi que, dans le voisinage de la Chanson de gestes, proposant les grands exemples du temps passé, et se déroulant majestueusement en vers de dix syllabes, nous voyons naître le Roman d’aventures parmi les loisirs de la vie seigneuriale. Il charmera les imaginations avides de merveilleux par des fables tragiques ou touchantes, qui attestent déjà des instincts élégants et les vagues réminiscences de l’antiquité. La cour anglo-saxonne de Guillaume le Conquérant et de ses successeurs devient le principal foyer de ces récits empruntés, pour la plupart, aux légendes bretonnes, et connus sous le nom de Romans de la Table-Ronde1 (1154-1183, Henri II Plantagenet). Inspirés par le culte de la courtoisie, de la vaillance et de l’amour, ces contes sont un divertissement aristocratique destiné aux raffinés de la vie féodale bien plus qu’à des auditeurs populaires. Sous les auspices de Quinte-Curce, Lambert le Court et le sire de Bernay s’engagent aussi dans un cycle nouveau, dont Alexandre est le héros, et qui rivalise avec celui de Charlemagne ou du roi Arthus. Nous lui devrons le vers de douze pieds, l’alexandrin, qui deviendra le mètre français par excellence. A la même famille se rattache le lai proprement dit, sorte de complainte sentimentale, dont le cadre plus étroit se réduit à un {p. IX}simple épisode, par exemple les Amours de Tristan et d’Yseult.

En un temps où les genres se confondent souvent, il ne sera pas rare non plus de voir l’ironie gauloise se jouer déjà sous la crédulité naïve du conteur : c’est le fabliau qui s’annonce, mais furtivement ; car si l’enthousiasme chrétien n’a plus la candeur de l’enfance, si l’élan des croisades se ralentit, la chevalerie est encore bien vivante, et c’est seulement à la fin du siècle suivant que s’enhardiront les audacieux.

 

xiiie siècle. En relevant la royauté, Philippe-Auguste avait donné aux esprits une impulsion qui ne s’arrêtera pas dans le cours du xiiie siècle. La langue vulgaire profita du progrès des études qui florissaient dans les écoles. Plus disciplinée, elle tend à prendre des habitudes qui deviendront des règles. Avec les Normands, elle s’est répandue en Sicile et en Angleterre ; avec les croisés, elle a visité la Grèce, l’Asie-Mineure et la Syrie. Le nom des Francs représente déjà dans l’Orient toutes les nations de l’Occident. En Allemagne, tout un essaim de minnesinger, les Gottfried de Strasbourg, les Ulrich de Zarichoven, les Wolfram d’Eschenbach vulgarisent nos légendes. En Suède, nos romans reçoivent aussi l’hospitalité ; en Irlande, ils propagent des germes de civilisation naissante. En Italie, sous le frère de saint Louis, Charles d’Anjou, Naples va faire accueil à notre idiome. Martino da Canale traduira l’histoire latine de Venise en français, « parce qu’il cort parmi le monde et est plus délitable (délectable) à lire et à oïr que nul altre. » L’Anglais Mandeville racontera ses voyages en notre langue. Bref, la France est déjà reconnue dans le monde comme la patrie privilégiée « de la clergie et de la gaie science1 » Un trouvère dira : « Dieu fasse que le savoir y soit retenu, et que nul lieu ne lui plaise davantage ! » Enfin, nous lisons dans le poëme d’Adénès, Berte aus grans piés :

Avait une coutume ens el Tyois (Teuton) païs
Que tout li grant seignor, li comte et li marchis
Avaient entour eux gent française tous dis (toujours),
Pour apprendre français leur2 filles et leur fils.

La première partie duxiiie siècle pourrait être considérée comme la saison privilégiée du moyen âge. C’est alors que tous les sentiments héroïques s’épanouissent en une sorte de floraison printanière. Dans les chansons de gestes qui éclatent à l’envi, les types sont encore grandioses, mais ont moins de raideur et de monotonie : assouplis, ils se compliquent de nuances ; le drame s’anime, il s’embellit de descriptions {p. X}gracieuses ; on sent que les mœurs s’adoucissent. L’homme de guerre est devenu chevalier ;son épée semble moins lourde, son armure moins impénétrable. Un cœur bat sous l’acier. Aussi est-ce le moment où paraissent les personnages féminins ; leur voix domine le bruit des armes ; des héroïnes interviennent parmi les preux avec leurs vertus, leurs séductions et parfois aussi leurs faiblesses.

Aux épopées nationales et locales, inspirées soit par l’invasion normande, soit par le souvenir de Charlemagne, soit par la guerre sainte, comme la Chanson d’Antioche1, se mêlent aussi, de plus en plus, les Romans d’aventures, où la fantaisie la plus invraisemblable se donne libre carrière. Ils sont peuplés de nains, de géants, d’ermites et d’enchanteurs. Parmi les surprises, les enlèvements, les prodiges et les coups de théâtre brille un rayon d’idéal qui éclaire ces fables attrayantes, dont la profusion atteste le besoin universel des plaisirs choisis que permet l’imagination.

Mais la seconde partie du siècle n’aura plus le même caractère ; et, par un contraste singulier, c’est précisément dans le voisinage de Saint Louis que se ralentit la production des œuvres animées du pur esprit chevaleresque. Alors, et peut-être sous l’influence des désastres qui attristèrent les dernières croisades, l’invention originale se porte de préférence vers un genre nouveau, le fabliau, dans lequel la malice gauloise va prendre sa revanche d’un long silence. — L’épopée ironique de Renart inaugure la satire populaire de la société religieuse et féodale. Si Rutebeuf a de nobles accents lorsqu’il songe aux revers des armes chrétiennes, et au Saint-Sépulcre resté aux mains des infidèles, les amers sarcasmes de sa verve hardie contre les puissants nous avertissent pourtant que le jour approche où le relâchement des mœurs, la rivalité des pouvoirs spirituel et temporel, l’ambition de l’Église ou des souverains, la misère publique, l’affranchissement des communes, et la décadence d’institutions impuissantes enhardiront les indépendants ou les téméraires. En même temps, Guillaume de Lorris, qui commence le Roman de la Rose, sans l’achever, représente bien l’invasion des procédés scolastiques, introduisant, jusque dans le domaine de la poésie galante, les pâles fantômes de l’abstraction. Mais si le fonds de l’inspiration s’altère et se dessèche, la forme se dégage, s’épure et s’affine. C’est en cette œuvre que se rencontre pour la première fois le croisement des rimes masculines et féminines ; et ce sera plus tard une des lois de notre prosodie. La prose enfin commence à nous montrer ses titres. Virile et sobre chez Ville-Hardouin (1160-1213), naïve et claire dans Joinville (1224-1317), elle {p. XI}inaugure l’histoire par la chronique, en un siècle que comme la pieuse figure de Louis IX, fondant la Sorbonne, faisant traduire les livres saints, ouvrant la première bibliothèque publique, organisant les universités provinciales, encourageant la fabrication du papier, et publiant ses Établissements, où brille le génie patriotique de l’homme d’état sous les vertus d’un Saint.

 

xive siècle. — Les croisades avaient eu des conséquences imprévues. Suscitées par l’élan de la foi, recrutées par le malaise des peuples que rançonnait la féodalité, terminées par des mécomptes, elles avaient laissé le champ libre au tiers-état et à la royauté, qui se fortifièrent simultanément. Cependant, la papauté, dont les domaines s’étaient agrandis, devenait ou prétendait devenir l’arbitre de l’Europe ; ses milices, répandues partout, faisaient la loi au clergé séculier ; Boniface VIII allait bientôt proclamer qu’il tenait légitimement les deux glaives, et pouvait à son gré disposer des couronnes. Mais un obstacle se dressa contre cette ambition altière : ce fut l’impérieuse politique de Philippe le Bel (1285-1314), prince avisé, jaloux de son autorité, favorable à la bourgeoisie, mais déloyal, besogneux, tyrannique, et auquel ne coûtait ni la violence ni la ruse pour s’assurer la victoire. Ce fut lui qui consomma la ruine de la chevalerie et de la féodalité.

Pour y réussir, il lui avait fallu le concours de l’opinion, et il trouva des auxiliaires dociles, dont le zèle alla même au delà de ses désirs. Tel fut le continuateur du Roman de la Rose, Jean de Meung, dont l’œuvre résume les doléances plébéiennes, les sourdes rancunes, les âpres convoitises, en un mot toutes les agitations séditieuses de son temps. Ce fut l’épopée des haines et des révoltes, le chant funèbre du moyen âge agonisant. Désormais, c’en est fait des poëmes héroïques. Épuisé, le chêne antique peut à peine produire des rejetons malingres, qui s’étiolent sous un ciel ingrat, et l’ironie s’acharnera contre ces pousses maladroitement attardées en plein hiver. Il faudra que la guerre contre les Anglais fasse saigner la France au cœur pour que des cris chevaleresques lui échappent encore, comme le dernier soupir de la muse épique. C’est ainsi que le combat des Trente fera vibrer un instant le mètre pesant, mais sonore des trouvères. Dans les dernières années de Charles VI, « le pouvre homme Cimelier » rimera aussi la Chronique de Duguesclin. Ce matois et intrépide capitaine de routiers sera le digne héros de ce patriote bourgeois, dont les vers ne sont qu’un regain d’arrière-saison. Les petits genres, les pièces de cour deviendront de plus en plus à la mode ; la ballade préparera les voies au sonnet. Au lieu d’être impersonnelle, comme jadis, et de traduire les instincts de la foule, la poésie tend à se faire individuelle ; {p. XII}c’est affaire de rhétorique et passe-temps d’oisiveté. Elle ne « cultive plus que le jardin de plaisance », comme on disait alors.

Maintenant, c’est le tour de la prose. Elle a pris le pas sur sa rivale ; elle la laisse ciseler ses objets de luxe, et se charge du solide, du nécessaire. Déjà Brunetto Latini, le maître de Dante, avait préféré notre « parleure » à la langue de la vita nuova. Cette prédilection est justifiée par un écrivain de profession, Froissart (1333-1400), qui, s’emparant de l’histoire, nous enseigne l’art de plaire sans le secours de la mesure et du rhythme. S’il ne se montre pas assez français par le cœur, il l’est du moins par l’esprit, et son livre sera l’adieu, le testament de la chevalerie qui va disparaître. La période romane est à peu près close.

 

xve siècle. — « C’est au milieu d’un concert de plaintes et de malédictions, à la lueur du bûcher de Jean Huss, et au cri de sauve qui peut que s’ouvre le xve siècle1. » Dans cette triste période, la vie semble s’arrêter, tout s’éteint et se dégrade. Étouffée par l’excès des maux publics, la gaieté française s’exaspère en pamphlets violents,ou s’égare en inventions plates et grossières. Un vent aride souffle alors sur toute l’Europe. On dirait qu’avant de se raviver aux sources antiques, l’esprit humain hésite, et se tient en suspens. Pourtant, ne nous laissons pas tromper par ces apparences ; car elles recouvrent un travail d’active fermentation. Cette époque, qui achève la ruine de la féodalité, consacre le triomphe de la monarchie, invente l’imprimerie et découvre l’Amérique, est la transition qui nous conduit du moyen âge à la renaissance, sur le seuil d’un nouveau monde.

Le goût des modèles anciens, les traductions qui se multiplient, la vogue de la mythologie et la fureur de l’érudition sont déjà des symptômes précurseurs de la crise qui se prépare. Mais, en attendant que cette effervescence d’un chaos devienne féconde, il nous faut franchir des années stériles. La poésie dramatique, protégée par les princes qui la prennent à leur solde, sera seule vraiment populaire ; encore, pour se faire agréer, devra-t-elle endosser le costume à la mode et payer tribut à l’abstraction ou à l’allégorie ; car le Roman de la Rose est le prototype de toutes les doctes visées. Son moule s’impose à qui prétend être écouté. En dehors des moralités, des soties et des farces qui servent de refuge à la malice de nos aïeux, les mieux doués sont comme opprimés par un pédantisme ambitieux. Alain Chartier (1386-1458) et Christine de Pisan (1363-1415) n’en triomphent qu’à grand’peine, et leurs émules finissent par renoncer aux genres nobles pour se vouer exclusivement aux jeux de la difficulté {p. XIII}vaincue, à la recherche des effets artificiels, à la gymnastique puérile des tours de force. Pourtant, ne soyons pas trop dédaigneux de ces délassements ; car les rondeaux et les ballades, où s’exerçait alors l’adresse des ingénieux, furent une école de facture, et assouplirent la rigidité du vers primitif ; il fallait bien forger le dur métal pour le rendre malléable et ductile. Ces épreuves de longue patience seront profitables à l’avenir. L’instrument rebelle aux emplois délicats perdit enfin sa rouille, et apprit à obéir à l’artiste.

Nous en avons déjà la preuve dans les harmonieuses complaintes de Charles d’Orléans (1391-1465). Mais, si nous aimons sa grâce, nous chercherons ailleurs la verve, l’originalité, la puissance et la vie. Nous la trouverons enfin dans le génie heureux de Villon (1431-1484), cet initiateur d’une inspiration cordiale, humaine, sincère et toute moderne. Pour rencontrer son égal, il nous faudra désormais aller jusqu’à Rabelais (1483-1553). Aussi restera-t-il voisin de nous ; son talent lui fera pardonner ses misères, et la postérité n’oubliera pas plus ses touchantes ballades que la farce anonyme de Maître Pathelin (xve siècle), chef-d’œuvre impérissable comme une page de Molière.

La prose abonde dans ce siècle vulgaire, dont la fin est assombrie par l’ombrageuse, mais habile tyrannie de Louis XI, ce Tibère bourgeois qui sut régner parce qu’il savait dissimuler. On y voit partout foisonner les sermons, les romans et ces fabliaux dérimés qui vont s’appeler Contes et nouvelles. Mais dans ces improvisations diffuses, la langue est indigeste et surchargée de mots latins ou italiens qui ont brutalement envahi notre vocabulaire, et l’encombrent de leur cohue tumultueuse. Si l’on excepte quelques discours éloquents de Gerson (1363-1429), ou les écrits inégaux, mais relevés de Christine de Pisan et d’Alain Chartier, un seul nom mérite une longue mémoire dans la foule de ceux qui jargonnent des patois de toute provenance. Nous voulons parler de Philippe de Comines (1445-1509), esprit robuste qui devance les temps, politique sage comme l’expérience, moraliste trop accommodant, mais d’autant plus vrai dans le récit et l’appréciation des faits qu’il est moins sévère sur les principes, et confond trop volontiers le juste avec l’utile. Son livre est un monument qui nous rappelle l’œuvre principale du xve siècle, l’unité de la France conquise enfin par la victoire définitive de la monarchie, dont les destinées furent intimement liées à celles de notre langue et de notre littérature.

 

renaissance. — Le moyen âge est fini, les temps modernes commencent. Mais avant de nous engager dans le xvie siècle, qui en est comme le vestibule, arrêtons-nous un instant pour considérer le mouvement qui suivit la prise de Constantinople (1453), et qu’on est convenu d’appeler la Renaissance. Ce mot exprime bien l’idée d’un âge nouveau {p. XIV}que les arts et les lettres, après dix siècles de ténèbres ou de clarté douteuse, réjouissent tout à coup de leur lumière désirée. C’est du moins l’aurore d’une civilisation disparue que retrouve avec une sorte d’enthousiasme une société ravie par la découverte d’un monde inconnu.

Pourtant, il serait injuste de croire que cette révolution fut un accident subit et inattendu. Il est plus vrai de dire que la nature ne procède jamais par coups de théâtre, et brusques surprises. Chaque événement se produit à l’heure marquée par une logique providentielle. Outre que le moyen âge a son originalité rare, il a fait ce qu’il a pu pour préparer le réveil des esprits. Charlemagne y avait déjà contribué par de sages institutions. Fondateur de l’université de Paris ou du moins de ces écoles qui en furent le germe, protecteur des savants, patron d’une académie à laquelle il avait ouvert son propre palais, il eût restauré les traditions du monde romain, dont il se portait l’héritier, si la barbarie de son temps l’avait permis. Mais, parmi les catastrophes qui suivirent sa mort, ces faibles rayons s’éteignirent dans une nuit dont l’obscurité ne fut traversée que par des lueurs vacillantes. Elles partaient de ces monastères où les reliques de l’antiquité trouvèrent un asile hospitalier. Le règne de saint Louis n’a pas été moins favorable à l’essor des intelligences. Ce fut alors qu’enfermées jusque-là dans l’ombre des cloîtres, les sciences devinrent séculières, et se produisirent au grand jour, grâce à l’initiative libérale du souverain qui les encourageait à se répandre. Les croisades avaient encore contribué puissamment à raviver quelques souvenirs antiques, et la fondation d’un empire latin à Constantinople rétablit des relations fécondes entre l’Orient et l’Occident. Mais éclatèrent ensuite des guerres séculaires et des discordes civiles qui devaient retarder pour nous la résurrection accomplie déjà depuis longtemps au delà des Alpes, chez un peuple heureusement doué pour les arts, et qui semblait le dépositaire naturel des trésors oubliés.

Si l’Italie fut, elle aussi, en proie aux luttes intestines, elle avait du moins le privilège d’être voisine des sources sacrées. De beaux génies y puisèrent l’inspiration. Dante avait pris Virgile pour maître et pour guide en son pèlerinage de la Divine Comédie. Pétrarque écrivit des lettres sur la recherche des manuscrits ; il retrouva lui-même l’Institution oratoire de Quintilien, une partie de la Correspondance de Cicéron, et quelques tragédies de Sophocle. Dès 1360, Boccace fit établir à Florence une chaire de langue grecque, en faveur de Léonce Pilate, qui rendit Homère à ses contemporains. Ces petites républiques ou cités rivales mettaient leur gloire à se disputer les talents, à les honorer, à leur offrir un refuge contre la persécution ou l’envie. Les souverains pontifes, comme les principes, étaient pour eux des Mécènes {p. XV}éclairés et généreux. Ajoutons que les invasions des Turcs apprirent bientôt le chemin de l’Italie aux savants de l’empire grec. En 1396, Chrysoloras faisait à Florence ses premières lectures publiques, et parmi les proscrits consolés par l’accueil des cours, on vit Bessarion recevoir la pourpre romaine.

Si la Renaissance avait eu ses signes avant-coureurs, elle resplendit comme un lever de soleil le jour où la chute de Byzance précipita l’émigration des glorieux fugitifs qui apportaient à leur patrie adoptive les merveilles d’Athènes, au moment même où, par une fortune inespérée, l’invention de l’imprimerie allait multiplier et perpétuer ces chefs-d’œuvre. Entre les années 1457 et 1500, plus de treize cents auteurs anciens furent livrés ainsi à l’ardente et studieuse curiosité d’une foule qui était une élite. Elle dure encore la renommée de ces éditions principes que publièrent alors les Junte et les Manuce. Ce fut comme la ferveur d’un culte religieux. Pour célébrer la naissance de Platon, Laurent de Médicis n’offrait-il pas à ses amis ce fameux banquet dont Marsile Ficin a consacré la mémoire ? Sans parler du pape Léon X, qui fonda la bibliothèque Laurentienne, et donna son nom au siècle de l’Arioste, de Berni, de Fracastor, de Sannazar, de Vida, de Machiavel, de Guichardin, de Sadolet, de Michel-Ange, de Raphaël, d’André del Sarto, du Caravage et de Jules Romain, nous rappellerons que le cardinal Bembo cessa de lire son bréviaire en latin, de peur de gâter son style, qu’Érasme appelait Cicéron un saint, et qu’Alphonse d’Aragon, roi de Naples, fit la paix avec les Florentins en échange d’un manuscrit de Tite-Live, plus précieux pour lui qu’une province.

Mais revenons en France. A défaut de solides conquêtes, les aventureuses expéditions entreprises en Italie par des rois trop chevaleresques eurent du moins l’avantage de propager aussi parmi nous le culte des anciens. Notre sol n’attendait que la semence. Le climat était propice ; aussi, combien la moisson ne fut-elle pas féconde ! N’en déplaise à ces amis du paradoxe qui déplorent les conséquences de cette invasion grecque et latine, nous ne regretterons pas que le xvie siècle tout entier ait été transporté d’une admiration presque superstitieuse en face des modèles qui révélèrent enfin, avec l’idéal trop ignoré jusqu’alors, les secrets perdus de la haute poésie et de la véritable éloquence. Outre que les événements suivent un cours irrésistible, gardons-nous de dire que l’indépendance de notre génie national en a souffert, et que les servitudes de l’imitation ont compromis le libre développement de nos instincts natifs. Autant vaudrait prétendre que les Grecs avaient été jadis pour le rude Latium des maîtres funestes, et que la prise de Corinthe fut un malheur pour Rome, comme celle de Constantinople un fléau pour les peuples qui héritèrent {p. XVI}de ses nobles dépouilles. La gloire européenne d’une littérature que nous envieront toujours nos ennemis les plus arrogants ne prouve-t-elle pas avec évidence que l’esprit français n’a point renié ses vertus propres, pour avoir si merveilleusement profité des leçons et des exemples qui le rendirent à la conscience de lui-même ? Loin d’étouffer ou de tarir ses ressources, cette éducation n’a fait que hâter la maturité des fruits excellents qui conserveront le goût du terroir sous la saveur qu’ils doivent à une culture savante. Pour le démontrer, il faudrait sortir de notre sujet. Hâtons-nous d’y revenir, en terminant cette rapide étude par l’esquisse des caractères particuliers au xvie siècle : ce sera notre conclusion.

 

xvie siècle. — Le tableau de la Renaissance est déjà celui du XVIe siècle ; car ce fut, avec la Réforme, la cause maîtresse qui agit alors sur la société. Mais les conséquences de cette double révolution n’apparaissent pas tout d’abord ; et la première impression que produise en nous le spectacle de cette époque est le sentiment d’une anarchie qui déconcerte l’analyse. Le schisme est alors partout, dans l’art comme dans les croyances, dans les esprits comme dans les cœurs. Les philosophes y coudoient les fanatiques ; le scepticisme y avoisine les fortes convictions ; l’ironie s’y mêle à l’enthousiasme ; tous les contrastes s’y heurtent au milieu d’une effervescence où le moindre choc d’opinions provoque des explosions redoutables.

Cette confusion est déjà manifeste dès l’avénement de François Ier (1515-1548), dont le règne, suivant l’expression de Brantôme, fut « une magnifique et superbe bombance », troublée par des querelles théologiques, et interrompue par d’inutiles exploits ou de désastreuses défaites. Prince « plus spécieux que solide », comme disait Henri IV, il alliera la bravoure irréfléchie des anciens chevaliers à une volonté despotique et étourdie ; âme fastueuse sans être grande, il associera le bruit des armes à l’éclat des tournois, des mascarades et des fêtes. Politique peu loyal, il éblouira les imaginations par les dehors qui séduisent ; et ce luxe qui alimente les arts épuisera son peuple. Protecteur des lettres, il proscrira les jeux de la scène, et mettra un jour l’interdit sur toutes les presses de son royaume. Il sera surtout un héros de théâtre, jaloux de paraître et non d’être. Le mélange d’élégance et de grossièreté que nous offre sa cour se réfléchira dans la littérature de son temps. Énigme inexplicable, monstrueux assemblage d’une morale ingénieuse et d’une débauche cynique, chimère étrange où s’associent la raison et la folie, les fictions de Rabelais (1483-1553) seront l’épopée satirique d’un Homère aviné qui donne le signal de l’affranchissement à des esprits impatients du joug. Sous son masque barbouillé de lie parlera pourtant le bon sens d’un indépendant {p. XVII}qui feint la démence de peur d’irriter les puissants. Sa prose précédera celle d’Amyot (1513-1593), qui tempère l’exubérance d’une verve trop turbulente par les grâces attiques, l’aisance et la naïveté qu’il emprunte ou plutôt qu’il prête à Plutarque dans une traduction originale, dont la clarté toute française vulgarise les beaux exemples de la morale antique en un siècle affolé d’intolérance.

La leçon ne fut pas perdue, et parmi les fureurs qui attristent des années à jamais néfastes, nos regards se reposeront avec respect sur de nobles figures, le chancelier de l’Hospital (1505-1573), aussi grand citoyen qu’éloquent orateur, et le président de Thou, dont la gravité rappellerait Thucydide s’il n’avait pas écrit en latin son impartiale histoire. Tandis que la guerre civile ou religieuse met la France en feu, nous sommes aussi tentés d’appeler sagesse la modération souriante que Montaigne (1533-1592) oppose au dogmatisme hautain d’où procèdent les excès et les violences. S’il les pacifie trop volontiers par le doute, et ne remplace pas tout ce qu’il détruit, ses confessions sincères vivront autant que la langue française par l’originalité pittoresque d’une imagination incomparable.

Les luttes de doctrines ont du moins aguerri la parole et la plume. elle est maintenant une arme faite pour l’action. C’est le temps où les livres remuent le monde. Sobre, précis et rapide, le style de Calvin (1509-1564) reforme l’esprit français plus heureusement que la croyance, et son imposante sévérité commande l’estime même à ses adversaires. C’est encore en pleine tempête que la Satire Ménippée (1593) prélude aux Provinciales de Pascal par la vigoureuse souplesse d’une dialectique acérée, dont le tranchant s’est aiguisé dans les conflits même du combat. Désormais, le français peut suffire à tous les besoins de la pensée. Introduit par Louis XII dans les tribunaux, d’où il chasse le latin, prescrit par François Ier comme le seul organe des arrêts et actes publics, il n’aura plus qu’à fixer sa syntaxe pour devenir l’interprète de toutes les idées universelles qui feront à jamais le tour du monde.

La poésie n’eut pas aussi brillante fortune. Sous Louis XII, roi grave, réfléchi, pieux, simple et sage, la muse moralise, enseigne et prêche, non sans ressembler au maître qui la fait servir à ses vues, par une bonhomie matoise qui donne à ses arrière-pensées l’air de la franchise. Mais si l’on excepte Pierre Gringoire (mort en 1539), et qui est de race bien gauloise, tous les versificateurs de ce temps-là ont une physionomie un peu vieillotte et provinciale. Il faut aller jusqu’à Marot (1496-1544) pour retrouver le charme. Lui seul saura plaire tout ensemble aux petits et aux grands. Inimitable dans l’épître légère et l’épigramme, tendre et délicat dans l’élégie, il fait la chaîne entre Villon et La Fontaine. Mais les héritiers de son école ne tarderont {p. XVIII}pas à tourner ces qualités en défauts. Saint-Gelais (1491-1558) énerve sa grâce, affadit sa douceur ; et la pauvreté correcte de ses bagatelles frivoles nous rend, malgré nous, sympathiques à l’entreprise de la Pléiade, qui lance son manifeste en 1549, et promet trop ambitieusement d’illustrer la langue française. Oui, il y eut une incontestable opportunité dans cette insurrection qui, comme toutes les autres, dépassa le but, ne profita point à ses auteurs, et aboutit à la licence, puis au despotisme, tout en faisant espérer la liberté. Si cette ligue de talents généraux ressembla trop à une coterie, si elle fit plus de bruit que de besogne, et se préoccupa de ses intérêts autant que de ses doctrines, cependant soyons équitables, et gardons quelque gratitude à ses efforts impuissants, mais méritoires.

Chez Ronsard (1524-1585), du moins, il y eut des pressentiments de patriotisme littéraire dont il ne faut pas médire. Ce fut son système qui égara son talent, et le poëte valut mieux que le docteur. Son tort fut de croire que l’imitation est l’imagination, et qu’une langue s’improvise du jour au lendemain. Il en fut puni par le dédain qui suivit sa renommée viagère. Il faillit gâter ainsi l’ingénuité du langage national, et les plantes étrangères qu’il avait voulu acclimater périrent faute de racines. Mais toutes les fleurs de son Parnasse ne furent pas artificielles, et ses méprises mêmes stimulèrent une émulation vaillante. Nous lui devons un courageux exemple, et il fraya la route aux maîtres qui le firent trop injustement oublier.

Les exagérations de ses disciples rendaient nécessaire la venue d’un réformateur ; car l’italianisme avait aggravé la manie du latinisme, et la plaisanterie de Rabelais sur l’écolier limousin qui pérégrine par les compites de l’urbe, ne fut qu’une caricature pleine de vérité. — En attendant les rigueurs parfois impertinentes de Malherbe, qui doit épurer la barbarie savante de ses devanciers, Agrippa d’Aubigné (1550-1530) nous fera regretter les sublimes témérités de ses Tragiques, et Mathurin Regnier (1573-1613) la force comique d’une verve qui annonce Molière et se souvient de Panurge.

Un siècle qui nous offre de pareils noms a préparé d’avance l’heure privilégiée où le génie français, fidèle à sa nature, formé par la religion, la philosophie et l’antiquité, conservant de ses agitations civiles une émotion sans trouble, et fort de sa foi politique, aura cette heureuse proportion, ce parfait équilibre de hardiesse et de prudence, d’imagination et de raison, qui est le caractère éminent d’une grande époque littéraire.

{p. XIX}

Étude littéraire et philologique sur la langue du XVIe siècle §

« J’escris, dit Montaigne, un livre à peu d’hommes et à peu d’années. Si c’eust esté une matière de durée, il l’eust fallu commettre à un langage plus ferme. Selon la variation continuelle qui a suivi le nostre jusques à ceste heure, qui peut espérer que sa forme présente soit en usage d’icy à cinquante ans ? Il escoule tous les jours de nos mains, et depuis que je vis s’est altéré de moitié. » Cet aveu nous avertit que le xvie siècle fut pour la langue française une époque de crises dont l’histoire ne saurait tenir dans le cadre d’un résumé rapide. Il faudrait un volume pour raconter toutes les transformations subies alors par un idiome encore indécis et flottant, qui comptait presque autant de vocabulaires qu’il y eut d’écrivains ambitieux de l’enrichir ou de le fixer. Ici, comme dans l’ordre politique, nous voyons agir cet esprit d’inquiétude et d’indépendance qui provoque les réformes ou les aventures. Nous assistons tantôt à des invasions étrangères, tantôt à des querelles intestines. Aux folies de la mode se mêlent les utopies des novateurs. Le zèle d’une louable émulation finit même par se tourner en péril ; et l’anarchie devint telle qu’il y eut un jour, dit Monteil, huit ou dix alphabets différents, quarante traités d’orthographe, trente systèmes de prononciation ou d’étymologie, et autant de grammaires. C’est que l’unité de la langue française devait être aussi laborieuse que celle de la nation. Ces efforts tentés en tous sens, nous ne saurions ici les étudier en détail. Bornons-nous donc à signaler les principales influences dont la trace disparut ou subsista, suivant qu’elles étaient contraires ou sympathiques à notre tempérament. L’Italie et l’antiquité grecque ou latine, voilà les trois écoles dont relevèrent plus ou moins les poëtes ou les prosateurs du xvie siècle. En faisant à chacune sa part, nous apprendrons quels écueils doit éviter, ou quelles traditions doit suivre de préférence l’écrivain soucieux de rester fidèle {p. XX}aux instincts natifs de notre race, à la mesure, au goût, à la raison, en un mot à cette logique inconsciente ou réfléchie dont le travail assura victorieusement la précellence du langage français.

I. Influence exercée par l’Italie §

On ne saurait refuser à un peuple le droit d’emprunter à ses voisins les termes qui lui manquent ; c’est un exemple que nous donnent les anciens eux-mêmes ; et si Montaigne conseillait à ses contemporains de puiser à toutes les sources, aux patois provinciaux comme « au jargon de nos chasses et de nos guerres », le néologisme qui procède d’origine étrangère est légitime, lorsqu’il répond à des besoins nouveaux qui n’ont pas encore leur expression. Ces importations sont surtout naturelles quand elles nous viennent d’une langue sœur de la nôtre, et qui, par conséquent, s’accommode à ces analogies, dont les combinaisons permettent aux mots de s’acclimater et de prendre racine. Mais s’ils sont transplantés, sans précaution, par une indiscrète fantaisie ou par une brusque violence, ils ne tardent pas à périr, ou, s’ils végètent, ils ressemblent à ces herbes folles qui ne vivent qu’aux dépens de la moisson, et l’étoufferaient sans la main qui les arrache.

C’est ainsi que l’usage et l’abus se confondirent dans ce courant d’imitation italienne qui, de 1520 à 1570, fut provoqué d’un côté par les expéditions de Charles VIII, de Louis XII et de François Ier, de l’autre par la régence de Catherine de Médicis. Ce mouvement eut donc sa raison d’être, et l’on ne s’étonnera pas que la Péninsule ait séduit les imaginations par le prestige de ses lettres ou de ses arts. Mais bien des travers compromirent cet hommage de juste admiration pour les élégances de l’esprit. Parmi ces causes secondaires, signalons une pointe de vanité chez tous ceux qui se piquaient d’avoir fait campagne au delà des monts. Ils se donnèrent un air de bravoure en bégayant la langue du peuple vaincu par des équipées chevaleresques. Si Pétrarque et Léonard de Vinci montraient à la France un idéal digne d’éveiller son génie et de charmer son cœur, de fâcheux exemples franchirent aussi les Alpes avec le cortége de la jeune reine que Florence venait de donner au Louvre. Ils ne mirent en vogue que des finesses équivoques, cajoleries et calineries félines, rodomontades et simagrées, baise-mains et révérences serviles, mensonges sophistiques, mièvreries, fadeurs galantes, parfums écœurants, en un mot les ridicules ou les vices d’une civilisation {p. XXI}ingénieuse mais corrompue. Cette contagion fut propagée par deux puissances, les courtisans et les femmes, qui rivalisèrent de faveur complaisante pour ces grâces artificielles dont les coquetteries fardées risquèrent de ravir à nos mœurs comme au gentil parler de Villon et de Marot sa verte et naïve franchise. On n’entendit plus que soupirs, on ne vit plus que langueurs larmoyantes, dards, torches, carquois, cœurs embrasés et transpercés. Les concetti foisonnèrent :

Il n’y eut roc qui n’entendît leurs voix :
Leurs piteux vers firent cent mille fois
Pleurer les monts, les plaines et les bois.
(Du Belloy.)

Bref, ce fut le règne des précieux bien avant celui des précieuses.

Tandis que l’Italie faisait tourner les têtes, et que toute la cour s’habillait, se coiffait, dansait et saluait à l’italienne, notre langue s’italianisait, elle aussi. Parmi ces acquisitions, il y en eut de nécessaires. L’architecture, la sculpture, la peinture et la musique nous envoyèrent, avec des colonies d’artistes, l’idiome de leur métropole. C’est de là que datent tant de vocables spéciaux : arcade, archivolte, balustre, balcon, baldaquin, catafalque, cartouche, — artisan, aquarelle, costume, fresque, gouache, sépia, — maquette, — adagio, ariette, andante, arpège. Notons aussi des termes de cour, de plaisir, de marine ou de commerce : affidé, camériste, camérier, escorte, carrosse, brigue, charlatan, carnaval, arlequin, cantonade, — escale, bastingages, bourrasque, boussole, — bilan, agio, banque, banqueroute. Remarquons encore bagne, bandit, brigand, et autres mots dont nous ne revendiquons pas la provenance. Mais ce fut surtout l’art militaire qui mit l’Italie à contribution. La chevalerie ayant fait son temps, et ses armes n’étant plus de saison, il fallut bien que le dictionnaire suivit les progrès de la science ; et l’usage adopta baguette, arquebuse, bombe, arsenal, alarme, alerte, bandière, bandoulière, barricade, bastion, escalade, escadron, carabine, canon, colonel, condottière, escarmouche, estoc, escrime, fleuret, pertuisane, redoute, soldat, spadassin, brave, bravade, bravoure, bravache, forfanterie, et autres mots de même famille. Telle fut la foule de ces nouveaux-venus qu’Henri Estienne1, « ce vray François natif du cœur de la France », s’écriait avec indignation : « D’icy à peu d’ans qui sera celuy qui ne pensera que la {p. XXII}France ait appris l’art de la guerre en l’eschole d’Italie, quand elle verra qu’elle n’use que des termes d’Italie ? » Sans insister davantage, constatons seulement que la philologie reconnaît aujourd’hui près de cinq cents mots ultramontains qui ont encore droit de cité parmi nous.

S’ils méritèrent l’hospitalité, il n’en fut pas ainsi de tant d’autres qui durent être chassés plus tard comme des aventuriers ; car l’italianisme devint une fureur dont les excès justifièrent cette protestation patriotique de Du Bellay : « La même loi naturelle, qui commande à chacun de défendre le lieu de sa naissance, nous oblige encore à garder la dignité de notre langue. » Or, on l’oubliait étrangement, lorsque tout gentilhomme bien appris « allait après le past (repas) spaceger (se promener) par la strade (rue) pour y étaler son garbe (tournure) ». C’était trahir et déserter. Ces raffinés ne s’étaient-ils pas avisés, pour adoucir la prononciation, de remplacer l’r par le z ? Ils disaient les Paziziens et Mazie, au lieu de Parisiens et Marie. C’est de cette manie que nous tenons (pour le dire en passant) le mot chaize, substitué à chaire (issu de cathedra). François Ier lui-même avait donné le signal ; et nous lisons dans une de ses lettres : « Le cerf nous a menés jusqu’au tartre (tertre)… J’avons espérance qu’il y fera beau temps. Pérot s’en est feuy, qui ne s’est ousé trouver devant moy. » Il est vraiment plaisant d’entendre ce promoteur des lettres parler ici comme ces paysans qui, sur notre scène comique, diront plus tard : « Je sommes pour être mariés ensemble. » En face de ces manies, qui n’approuverait la mauvaise humeur d’un poëte apostrophant ainsi les Italianisans ?

Vous, lourdement barbarisans
Qui, j’allions, je venions distes,
N’estes vous pas de bien grans fous
De dire chouse, au lieu de chose,
De dire j’ouse, au lieu de j’ose ?
En la fin, vous direz la guare,
Place Maubart, et frère Piarre.

La mignardise et l’emphase furent les suites de cette épidémie qui eût fait ravage si des humanistes vraiment patriotes n’avaient réagi contre ce fléau. L’honneur en revient surtout à Henri Estienne, qui soutint le fort du combat dans son Dialogue du français-italianisé, pamphlet où l’épigramme littéraire est aiguisée par la haine politique. Il y représente, sous les traits de Philausone, toutes les manies que fustige le bon sens spirituel de Celtophile, un Gaulois de race, qui nargue de la belle façon « ces parleurs de baragouin ». Il nous les montre « escorchant deux langues à la fois » par des quiproquos risibles qui rappellent Petit-Jean pérorant sur l’état dépotigu et {p. XXIII}démocrite1. Est-ce à dire qu’il proscrive tous ces intrus auxquels il donne la chasse ? Non ; il y a des mots qu’il se résigne à tolérer, entre autres bouffon, poltron et assassin ; car ils ne pouvaient, dit-il, naître de notre fonds, et à des mœurs venues d’Italie il fallait bien des termes italiens.

Sous cette polémique, parfois trop injurieuse, on sent du moins battre le cœur du citoyen luttant pro aris et focis. Si les anathèmes sont excessifs, pardonnons ce défaut de mesure aux entrainements d’une raison passionnée. Ces éloquentes satires ne réussirent pas moins contre l’Italie que la Ménippée contre l’Espagne ; et les Alpes, comme les Pyrénées, virent bientôt battre en retraite ces étrangers qui voulaient être maîtres chez-nous. Dès lors, affranchi par cette double victoire, notre pays put enfin s’appartenir, et rentrer en possession de sa langue aussi bien que de son territoire. Du tableau que nous venons d’esquisser ressort donc cette leçon, que tout engouement est un danger, que des richesses improvisées appauvrissent une langue, et qu’une nation n’abdique jamais sans péril ses propres instincts.

II. De l’imitation des anciens au XVIe siècle, usage et abus §

Si les littératures vivantes portent parfois malheur à ceux qui les adoptent aveuglément, c’est qu’elles sont trop voisines de nous pour être jugées par un goût sûr et définitif. Il arrive même d’ordinaire qu’elles nous plaisent surtout par leurs défauts. De là, le caprice qui conduit vers elles une curiosité trop prompte à fêter ce qui paraît neuf. Mais il n’en va pas ainsi de la littérature antique ; car, réduite à quelques chefs-d’œuvre, et séparée de nous par la distance des siècles, elle a, comme la sculpture, je ne sais quelle beauté impersonnelle et abstraite, qui semble offrir des exemplaires immuables à l’admiration non d’un temps ou d’une école, mais de tous les âges et de l’humanité même. Aussi est-ce la raison pure qui admire ces types d’un art souverain, où s’entrevoit l’autorité des lois éternelles.

Et pourtant, bien que ces maîtres ne nous trompent pas, ils peuvent égarer aussi ceux qui, prenant la lettre pour l’esprit, et transformant les dieux en idoles, font dégénérer le culte en superstition. {p. XXIV}C’est ce qu’atteste l’histoire du xvie siècle. Nous y surprenons au vif tantôt le pédantisme d’une érudition qui s’assouvit brutalement jusqu’à l’ivresse, tantôt la féconde originalité d’une émulation indépendante, qui, inspirée par l’étude pratique et intime des modèles, rivalise au lieu de copier, et finit presque par égaler ou surpasser ceux dont elle croit suivre pieusement les traces.

Voilà les deux formes sous lesquelles se continua la Renaissance durant le xvie siècle. Nous voyons d’abord se produire une scolastique nouvelle, qui prétend créer d’emblée la langue française par un coup d’autorité, en lui imposant un dictionnaire grec et latin et une grammaire despotique, où l’ignorance de la philologie multiplie à plaisir les règles arbitraires. Telle fut l’ambition de la Pléiade, lorsque, alliant au mépris de notre passé une confiance illimitée dans l’avenir, elle brisa la chaîne de nos traditions nationales, et vint troubler par sa turbulence la belle économie des principes auxquels obéissait le développement spontané de l’esprit français. Érigeant l’art en mystère, et la poésie en sacerdoce, ces orgueilleux supprimèrent d’un trait de plume la gloire de deux ou trois générations, et tentèrent de soumettre à leur docte alchimie l’idiome populaire qu’ils appelaient dédaigneusement un patois néo-latin. Ils crurent l’enrichir et l’anoblir en s’ingéniant à transvaser dans son vocabulaire si expressif et sa syntaxe jusqu’alors si logique, non-seulement toute la poésie et toute la science des anciens, mais tous les vocables de Rome et d’Athènes, tous les procédés qui ne pouvaient convenir qu’à une langue née de la synthèse. Cette entreprise exigeait un critique, ce fut Joachim Du Bellay ; un poëte, ce fut Ronsard.

Tous deux valurent mieux que leurs œuvres. Nous dirons même qu’il serait injuste de ne voir qu’outrecuidante impertinence dans la présomption de ces enthousiastes qui s’embarquèrent pour leur Atlantide comme à la découverte d’un nouveau Monde. Il y eut là une heure d’espérance radieuse qui laissa de profonds souvenirs dans l’imagination des contemporains ; et l’on ne doit pas oublier que la Défense et illustration de la langue française1 fut un généreux chant du départ. Mais les promesses ne furent pas suivies d’effets, et les préceptes d’exemples. Lorsque Joachim Du Bellay, défiant les anciens et les modernes, convia les descendants de Brennus à l’escalade du Capitole et au pillage de Delphes, ce cri de guerre ne fut que trop entendu ; car ces conquérants se conduisirent en barbares. Ils saccagèrent les provinces classiques, et, affublés de leurs dépouilles, ne firent que s’enivrer dans le temple d’Apollon.

Mais le bon sens français fut encore ici le plus fort. Il avait eu {p. XXV}d’avance pour interprète un puissant railleur, François Rabelais, qui semblait prévoir Ronsard et ses disciples, lorsque les « rapetasseurs de vieilles ferrailles latines » passèrent sous ses verges, en compagnie de l’étudiant limousin. « Mon amy, dit Pantagruel, dond viens-tu à ceste heure ? L’escolier luy respondit : De l’alme, inclyte et célèbre académie que l’on vocite Lutèce. — Qu’est à dire ? dist Pantagruel à ung de ses gens. C’est, respondit-il, de Paris. — Tu viens donc de Paris, dist-il, et à quoy passez-vous le temps, vous aultres, messieurs estudians ? — Respondit l’escolier : Nous transfretons la Séquane au dilucule et crépuscule ; nous déambulons par les compites et quadrivies de l’urbe ; nous despumons la verbocination latiale… — Qu’est-ce que veult dire ce fol ? s’escrie Pantagruel ; je croy qu’il nous forge icy quelque languaige diabolique. — A quoy dist ung de ses gens : Seigneur, sans nul doubte, ce gallant veult contrefaire la langue des Parisiens ; mais il ne fait que escorher le latin, et cuide ainsi pindariser ; et luy semble bien qu’il est quelque grand orateur en françois, parce qu’il desdaigne l’usance commun de parler. »

Cette excellente leçon ne va-t-elle pas à l’adresse des énergumènes qui se préparaient, comme l’étudiant limousin, « à excorier la cuticule de cette vernacule gallique » ? Eux aussi, ils trouvèrent à qui parler ; et, en attendant une dictature qu’ils avaient rendue désirable1, ils n’échappèrent pas à l’ironie narquoise d’un bel esprit, Mellin de Saint-Gelais, qui vengea son maître Marot, en divertissant la cour et la ville par ses Olympiques et ses Pythiques, où il parodiait le carnaval solennel de la Pléiade. Cette fronde légère suffit à terrasser le Goliath de la poésie ; et, malgré de pompeuses funérailles, malgré les épitaphes bruyantes qui ranimèrent un instant la ferveur des dévots, la gloire de Ronsard avait déjà bien pâli quand il mourut fort à propos, à la veille du jour où Malherbe allait enfin venir.

Cette grandeur et cette décadence d’une école qui s’éclipsa si vite, après avoir brillé d’un si vif éclat, ne contient-elle pas un enseignement ? En voyant ces paladins subir la même disgrâce que les derniers héros de la chevalerie errante, nous devons estimer leur talent, mais reconnaître qu’il fit fausse route, et que son discrédit fut mérité ; car ils ayaient eu le tort, comme le dit M. Nisard, de ressembler « à ces nouveaux enrichis qui couvent leurs trésors, et sont possédés par leur fortune, au lieu de la posséder ». Pour mieux éclairer cette conclusion, demandons-nous dans quelle mesure le grec et le latin aidèrent à la formation de notre langue.

{p. XXVI}

III. Influence de la langue grecque sur le XVIe siècle §

Quoi qu’en aient dit certains grammairiens ou étymologistes du temps passé, les Gaulois et les Grecs n’eurent jamais de relations directes. Ces deux races n’auraient pu se toucher que dans la colonie phocéenne de Marseille ; mais, comme elle devint rapidement toute romaine, l’idiome originaire fut submergé sous cette inondation. Si, avant le xve siècle, quelques mots grecs se glissèrent dans l’usage, ils ne nous ont été transmis que par voie détournée, comme chère, somme, parole, bourse, bocal, qui proviennent de cara, sagma, parabola, byrsa, baucalis, empruntés par le latin vulgaire à κάρα, σάγμα, παραβόλη, βύρσα, βαυκάλιον1.

C’est donc à la Renaissance qu’il convient d’attribuer l’influence que le grec put exercer sur notre langue et notre littérature.

Ici, comme tout à l’heure, nous rencontrons des intempérants qui, suivant l’expression de Bonaventure des Périers, voulaient « tirer tout le françois du grégeois2 ». Telle fut la visée d’Henri Estienne qui découvrit entre l’un et l’autre toutes sortes de conformités imaginaires. Il les développe avec une complaisance systématique dans un Traité célèbre composé de trois livres où, considérant les « diverses parties de l’oraison, les locutions, les idiotismes et les étymologies », il s’évertue à justifier son paradoxe par des raisons qui peuvent faire sourire la philologie moderne, mais témoignent d’une sagacité ingénieuse et d’une recherche inventive. Ses erreurs mêmes recouvrent parfois des instincts clairvoyants, et, si la science n’a pas grand-chose à démêler avec ses conjectures, il n’en faut pas moins regarder comme un service rendu cet appel qui anima la curiosité des intelligences, et les conduisit vers des sources trop oubliées.

Nous n’en dirons pas autant des extravagances dont Ronsard prit l’initiative, lorsqu’à la façon des Grecs il essaya de provigner les mots, {p. XXVII}et voulut tirer de verve les dérivés verver et vervement ; de pays, payser ; d’eau, eauer ; de feu, feuer. Ces folies ne devaient pas avoir plus de chance de vivre que la création des mots composés, Bacchus cuissené, nourrit-vigne, aime-pampre-enfant. Elles eurent pourtant leur jour de vogue, comme le prouvent trente éditions successives d’un poëme1 où Du Bartas se crut un Homère, parce qu’il appelait Apollon donne-honneur, porte-jour, Neptune guide-navire, Mercure invent’-art, ayme-lire. N’est-ce pas le cas de répéter avec Boileau que Ronsard

Mêlant tout, brouilla tout, fit un art à sa mode…
Que sa muse en français parla grec et latin ?

En dépit de ces expériences, peu de mots grecs ont été greffés sur la tige gauloise. Exceptions seulement la terminologie savante dont l’exemple fut donné pour la première fois par les érudits du xvie siècle. Ils inaugurèrent ainsi ces glossaires qui, devenus le partage exclusif des spécialistes, n’ont pas cessé d’être un obstacle à la vulgarisation des sciences. Car ils en interdisent l’abord aux profanes, qui ne peuvent attacher aucune idée à ces vocables dont les hellénistes tiennent seuls la clef2

En examinant de près les écrivains de cette époque, on pourra surprendre l’influence du grec dans certaines tournures ou expressions, entre autres dans l’emploi des substantifs formés soit avec des adjectifs, comme le clair, le chaud, l’efficace, le subit (pour clarté, chaleur efficacité, soudaineté), soit avec des infinitifs, comme l’imaginer, le vivre, le partir, le mourir, le dormir, le chanter, le vouloir, le taire, le médire et le philosopher. Mais en somme, la Grèce exerça sur nous une action esthétique et morale plutôt que philologique ou grammaticale. Or, Rabelais et Amyot sont les deux écrivains auxquels nous devons le bienfait de ce commerce indirect qui nous suggéra surtout des idées et des sentiments.

Tout en puisant à pleines mains dans les trésors de la double antiquité classique, Rabelais eut toujours une prédilection marquée pour le grec « sans lequel, dit Gargantua, c’est honte qu’une personne se juge savante ». Outre que cette langue, suspecte d’hérésie, avait alors l’attrait du fruit défendu, un esprit si curieux et si ouvert devait préférer le génie athénien, ses variétés, ses audaces, sa souple {p. XXVIII}désinvolture, sa netteté scientifique, ses grâces ou son enjouement, à l’austérité du latin, cet instrument de la discipline et de la tradition. Sa raison, comme son humeur, alla donc par une sorte d’irrésistible entraînement vers les maîtres de toute poésie, de toute éloquence, de toute spéculation indépendante. Homère et Aristophane, Platon et Lucien, Hippocrate et Galien, sinon Aristote que lui gâtaient les scolastiques, furent en effet, je ne dis pas ses instituteurs, (car il ne relevait que de lui-même), mais les compagnons de son exubérante fantaisie. Ils lui communiquèrent, par une fréquentation cordiale, à défaut de l’atticisme qui n’était pas son instinct ou celui de son temps, l’art merveilleux de passer sans effort du familier au sublime, et du réel à l’idéal, le souffle oratoire, la verve comique, l’entrain lyrique, et ce je ne sais quoi de léger (κουφόν τι) qui se retrouve jusque dans le délire de son ébriété.

Amyot fit plus encore. Traducteur incomparable, original dans sa sujétion, tout ensemble hardi et retenu, maître et disciple, capable de se risquer au-delà de frontières trop étroites, ou de s’arrêter à temps, lorsque l’usage résiste à la nouveauté, il sut dérober à Plutarque sa finesse, son aisance, son agilité, ses nuances, sa phrase ondoyante, ou plutôt il le métamorphosa par cette bonhomie naïve qui semble parler en son nom lorsqu’elle interprète, et donne un air d’abandon aux servitudes d’un docte labeur. Ce miracle d’adresse nous valut ce langage, « eslu, formé des mots les plus doux, les plus propres, qui sonneront le mieux à l’oreille, plus coutumièrement en la bouche des bien parlants ». En nous révélant aussi le plus exquis répertoire de la morale païenne, il épura, il humanisa un âge fanatique et corrompu. Par la forme, par le fond, il fut le précurseur de Montaigne ; et cet éloge dispense de tout autre.

En dernière analyse, la Grèce n’a pas joué près de nous le rôle d’un grammairien qui régente et enseigne un rudiment, mais d’un artiste qui nous affranchit et nous inspira, par son esprit, sa raison et son cœur.

IV. Influence de la langue latine sur la grammaire du XVIe siècle §

Si Athènes et Paris se touchent, Rome est plus voisine encore de la France. Car nous sommes vraiment ses fils, comme le confirme l’étude de notre épanouissement littéraire, en particulier au xvie siècle. Outre que jusqu’alors on n’avait pas cessé d’écrire et de parler la langue romaine, l’excellence et la popularité de Montaigne, qui {p. XXIX}francisa autant de mots latins que Rabelais de mots grecs, ne prouve-t-elle pas que les latinismes vulgaires ou savants furent toujours le penchant prédominant de notre race ?

Nous ne rappellerons pas ici les lois qui présidèrent aux origines des dialectes romans ; car nous les avons indiquées en un chapitre préliminaire. Nous ne dirons rien non plus de la Renaissance. Renfermons-nous dans le xvie siècle ; et, sans passer en revue le vocabulaire latin des érudits ou des lettrés, énumérons les principales formes latines que nous offrent les écrivains de ce temps. Le catalogue qui va suivre pourra paraître ingrat, mais il éclaire les textes que nous citons, et explique les tendances qu’ils accusent1

1° Pour commencer par les substantifs, on ne s’étonnera pas de ce que plusieurs d’entre eux, féminins aujourd’hui, aient été mis alors au masculin. Tel est le moterreur, auquel fut imposé parfois le genre latin, contrairement à la règle qui féminisait tous les masculins latins en or, et dont le souvenir est resté dans le féminin plurield’amour.

2° A la même analogie remonte la persistance d’une forme unique pour les deux genres, dans les adjectifs qui procédaient de la seconde déclinaison en is (fortis, grandis). On écrivit en effet, une grand femme, comme nous disons encore une grand’route. Mais pourtant, les grammairiens commençaient à perdre le sens de ces locutions ; car quelques-uns usaient déjà de l’apostrophe pour marquer par ce signe la chute de l’e qu’ils croyaient supprimé.

D’autres adjectifs, devenus depuis prépositions, conservaient leurs flexions ; on faisait accorder sauf avec le substantif en des locutions comme celle-ci : « Saulve (salva) l’honneur de toute la compaignie. »

Souvent aussi l’on usait d’adjectifs numéraux venus directement du latin, prime, tiers, quart, quint ; et, si, depuis lors, ces formes ont à peu près succombé, ce ne fut pas sans résistance ; car La Fontaine s’en servit fréquemment, et quelques-unes ont même survécu dans tiers-parti, prime-saut etprime-abord.

Notre langue ne fut pas moins fidèle à son berceau, quand elle disait : « mil chevaux, et deux mille hommes. » Elle se souvenait que mil provient de mille, qui désigne un singulier, tandis que mille, dérivé de millia, contient l’idée de plusieurs milliers.

3° Si nous abordons les pronoms personnels, nous constaterons que la syntaxe latine enseigna la pratique, alors très-générale, qui consistait à placer avant le verbe, comme régime direct ou indirect, les {p. XXX}pronoms moi, toi, soi, dans les occasions où nous mettrions me, te, se.« Il veult soy cacher. » (Rab.) C’est en vertu d’un latinisme semblable que le pronom soi s’appliqua régulièrement à un nom déterminé de personne, et cela jusque dans les classiques du xviie siècle1

Quant à la suppression du pronom personnel, sujet du verbe, elle était universelle.

Riche ne suys, certes je le confesse.
(Marot.)

Or ne serait-ce point une vague réminiscence de la conjugaison latine ? Avouons que ce tour avait de la grâce, et donnait au style une allure dégagée ; il convenait singulièrement à la prestesse de la poésie légère, et nous avons été mal avisés de nous en défaire. — On aimait tant ce procédé rapide qu’il était de mise pour les sujets, je, tu, il, elle, nous, vous ; on les écartait souvent comme superflus ou importuns. Les exemples en sont si nombreux qu’il suffira d’ouvrir notre recueil au hasard pour s’en assurer. — Même dans les verbes impersonnels, le neutre il s’effaçait d’ordinaire, et l’on disait gentiment : « Me souvient qu’Aristote… Alors tonnoit et pleuvinoit à merveilles… Bien est vray que… M’est advis que… Faut estre sage. » Cette jolie forme, nous avons eu tort de la laisser à nos villageois. Car la phrase « ainsi troussée » semblait courir, comme Perrette, dans la fable du Pot au lait :

« Légère et court vêtue, elle allait à grands pas,
Ayant mis ce jour-là, pour être plus agile,
Cotillon simple et souliers plats. »

Ajoutons que cette élimination du sujet pronominal devenait une règle absolue dans les propositions négatives : Ne sçay quoy faire… Je meurs, si secouru ne suis de toy. » (Marot.)

Pour le dire incidemment, c’est le même besoin d’agile désinvolture qui répandit l’usage de retrancher la conjonction devant les subjonctifs dont le sujet ne pouvait disparaître. Jugez-en : « Vous debviez le payement réserver, l’argent vous demourast en bourse » (quand bien même l’argent vous demeurerait).

Cela vous soit un exemple certain
Que vos beautés seront toutes flaitries. (Ronsard.)

Dans nos prières, l’antique formule ainsi soit-il n’est-elle pas préférable {p. XXXI}à qu’il en soit ainsi ? Avec l’âge, nous avons pris de l’aplomb, du poids ; mais nos aïeux avaient plus de vivacité.

4° Mille petites nuances l’attestent, par exemple, le pronom démonstratif ce, qui jadis avait sa fonction importante, dont il a trop perdu mémoire. Il se suffisait à lui-même ; il jouait le rôle de sujet et de complément, avec le sens de cela ; d’où ces tournures lestes : « Pour se faire… Surce, partit l’ost (armée)… Ce non obstant (hoc non obstante), il advint… » Qui donc oserait préférer à cette dernière façon de dire notre lourd quoi qu’il en soit ?

Mais nous n’en avons pas fini avec les élégances du pronom démonstratif, dont l’office fut également heureux dans les phrases où plusieurs mots pouvaient, sans inconvénient d’obscurité, le séparer de son relatif, témoin ce vers de Ronsard :

« Celuy n’est pas heureux qu’ on monstre par la rue. »

ou même avec inversion :

« Qui n’est homme de bienceluy n’est pas personne
« De qui l’en puisse dire… »

Est-il besoin de signaler ici le latinisme qui… ille ?

Il y en a bien d’autres. Tel est l’emploi d’icel (ecce-ille), et d’icest, celui, celle, traités comme adjectifs démonstratifs dans ces locutions : « Icelle puissance…Celuy temps où…Celle tant renommée victoire… »

5° Tels sont les cas nombreux où figurent les pronoms relatifs qui ou que, usités alors pour ce qui et ce que dans les exemples suivants : « Nous nommons l’armet habillement de teste, qui est (quod est) une vraye sottie de dire par trois paroles ce qu’une seule nous donnoit. » — « Les bourgeois demandoient que (quid) c’estoit. » Nous trouvons encore un parfum de latinité dans ce tour si familier à Montaigne. « En l’amitié de quoi (de quâ) je parle… »

6° Il serait long d’épuiser la liste de ces conformités manifestes. N’oublions pas du moins le pronom indéfini aucun (aliquis), qui, toujours affirmatif, comme au moyen âge, signifiait quelqu’un, avec ou sans substantif singulier ou pluriel. « Aucuns ont dit… Aucuns écrivains affirment… Aulcunes fois se trouve que…  »

Relevons enfin comme digne d’attention la rencontre assez curieuse du pronom indéterminé un ayant le sens de quelqu’un : « J’advisai un qui se pourmenoit » (unum qui ambulabat). — En revanche, on sous-entendait ce mot devant seul et autre : « En ce livre n’avait seul grain de bon sens. »

7° Les verbes nous révèlent aussi le sentiment prolongé de leur formation primitive. C’est ainsi qu’obéissant aux principes étymologiques, ils n’admettaient pas l’s à la première personne du singulier. {p. XXXII}Ce fut postérieurement que, l’assimilant à la seconde personne, caractérisée par l’s final, on écrivit je crois, je rends, je dis, au lieu de je croi, je ren, je dy, etc. Plus d’une autre irrégularité apparente, qui déconcerte aujourd’hui notre routine grammaticale, n’était que la conséquence logique des lois qui régirent le passage du latin au vieux français. Ne voulant pas rebuter les esprits par des détails trop compliqués, nous indiquerons seulement, comme échantillon de cette conjugaison surannée, la troisième personne pluriel du parfait défini vindrent et prindrent, où l’intercalation du d est si conforme à l’instinct d’euphonie qui avait tiré cendre de cinerem, et gendre de generum.

On voit bien que les mots étaient alors plus voisins de leurs sources. Parmi les symptômes qui nous l’apprennent, comptons le participe présent, qui s’accordait avec les noms à la façon d’un adjectif. On écrivait : « Les nymphes fuyantes, les troupeaux bellans. » Or,ces flexions eurent l’avantage de varier les assonances, et produisirent parfois des effets que ne rend pas une terminaison invariable.

8° Sous les plumes autorisées, il n’est pas rare non plus de rencontrer alors des propositions infinitives tout à fait calquées sur la construction latine. « Vous sçavez estre du mouton le naturel tousjours suyvre le premier… J’estime nostre poésie estre capable… Il te convient servir, aymer et craindre Dieu. »

9° A plus forte raison les ablatifs absolus étaient-ils d’usage quotidien, avec les participes présent ou passé. « Estant de soy loy de nature, je ne sçay… — Posé le cas que vous trouverez matières joyeuses, pas demourer là ne fault… — Eux arrivés, il se fit que…  — Ce faict, on apportoit des cartes. » Il en résultait pour la phrase souplesse et dextérité.

10° Mais ce qui vous frappera surtout, c’est l’abondance de ces inversions qui, fléchissant la rigueur de l’ordre logique, lui substituent l’ordre de la passion, et permettent de faire saillir le sujet, le régime ou l’attribut exprimant le vif de l’idée, du sentiment et de l’intention. Ce qui plus tard sera réputé audace d’orateur ou de poète était alors non pas licence tolérée, mais droit reconnu de tous, ou plutôt essor spontané d’imaginations toutes jeunes que n’avait point intimidées la férule des régents. « S’enveilloit Gargantua entre… Possible est de… Hasardé n’est point que (ce que) Dieu garde… Si cesse la charrue…  — Qui l’arbre transforme, greffe en nouvelle sorte… Pour mieux son œuvre commencer. » Ou je me trompe fort, ou nous avons moins gagné que perdu à nous interdire cette indépendance de tours, qui communiquait à la pensée la grâce d’un premier mouvement. Oui, j’en veux un peu aux réformateurs qui firent marcher au pas vers et prose. La Muse au moins s’accommodait mieux d’une libre démarche.

{p. XXXIII}En résumé, le français du xvie siècle est tout latin par son vocabulaire et sa grammaire. Que serait-ce donc si nous pouvions analyser ici le style des maîtres, et goûter la saveur de leur plus pure substance ? Jusque sous les nonchalances de Montaigne se retrouverait comme la moëlle de cette antiquité romaine dont il disait : « Quand je veois ces braves formes de s’expliquer, si visves et si profondes, je ne dis pas que c’est bien dire, je dis que c’est bien penser. » Notre conclusion, c’est encore lui qui nous l’offre, non-seulement par son exemple, mais par ce précepte : « A défault de nostre langage, le latin se présente au secours… Le maniement de ses beaux esprits donne prix à la langue, non pas l’innovant, tant comme la remplissant de plus vigoureux et divers services, l’estirant et la ployant. Ils enrichissent ses mots, appesantissent et enfoncent leur signification et leur usage, luy apprenant des mouvements inaccoutumés, mais prudemment et ingénieusement. »

V. Quels regrets mérite la langue du XVIe siècle ? §

Puisque le chapitre précédent nous y invite, donnons ici place aux regrets que méritent certaines façons de dire qui ne sont plus. Car tout ne fut pas également indispensable dans le travail d’épuration auquel se livrèrent les écoles, les salons ou les Académies qui passèrent au crible les éléments du discours. A force de tamiser le dictionnaire, le zèle des puristes prit parfois le bon grain pour l’ivraie, et notre langue fut exposée au même péril que l’Homme entre deux âges, dans cette fable où La Fontaine nous montre deux veuves lui arrachant l’une les cheveux noirs, parce qu’ils sont trop jeunes, l’autre les blancs parce qu’ils sont trop vieux. Néologismes et archaïsmes subirent ainsi une enquête qui nous eût privé des uns et des autres, si l’usage n’en avait sauvé bon nombre, sans en demander la permission à ceux qui s’intitulaient ses experts et ses contrôleurs.

Faisons donc un retour vers ces formes oubliées ; et, sans en dresser l’inventaire complet, éveillons la curiosité de nos lecteurs qui, par leurs propres recherches, suppléeront à nos lacunes.

Parmi les pratiques où il y avait du bon, pourvu qu’on n’en abusât pas, une des plus habituelles fut la suppression des articles devant une foule de substantifs qui prenaient ainsi une physionomie plus vivante. Car ils présentaient l’idée abstraite comme personne agissante ou objet animé ; et d’ailleurs les mots glissaient plus doucement quand ils étaient affranchis des ces le, la, les dont nos phrases sont maintenant comme saupoudrées.

{p. XXXIV}Les particules pas et point pouvaient de même s’abstenir d’escorter la négation : « Je n’ay soucy de… — Ne bougez… — Ne touchez à…  » Entre ne et sinon, le mot rien (qui est affirmatif et vient de rem) n’était nullement de nécessité :

Je ne suis à tes yeux sinon
Qu’un fétu sans force et sans non.

En revanche, on disait, sans particule négative : « Est-ce pas ?… Avez-vous pas ouy dire ? » Cette tendance, que j’appellerai l’instinct de la brièveté, est sensible en mainte rencontre. A cette heure d’adolescence, la parole était moins posée, moins stricte : on ne mettait pas les points sur les i ; j’entends par là qu’on allait au plus pressé, sans trop se soucier des entraves qui ralentissent le débit, ou embarrassent l’action du discours.

De ces sous-entendus et ellipses résultait pour la diction un air de gentillesse enfantine. Il est malaisé de fixer ces nuances qui ont de l’insaisissable, et se sentent plus qu’elles ne s’analysent. Pour en juger, comparez telle page de Montaigne à telle autre de Pascal se rencontrant sur le même sujet ; vous verrez que la différence ne tient pas seulement aux esprits, mais à la langue, qui n’a plus le même âge, et dont la virilité commence. Nous ne voudrions pas nous attarder ici aux minuties grammaticales. Signalons pourtant un exemple, celui de l’élision, qui, pour éviter un hiatus, faisait dire m’amour et m’amie ? N’y avait-il pas là je ne sais quoi de caressant ou de calin que ne rendra jamais le rétablissement du pronom possessif dans :mon amour et mon amie ? Il ne me déplaît pas non plus l’usage où l’on était de traiter indistinctement mien, tien, sien en adjectifs possessifs ou en pronoms, et de dire, à la mode italienne, la sienne mère (la sua madre).

Mais ne regardons pas les choses au microscope. Allons plutôt à cette classe d’adjectifs composés, qui auraient eu meilleure fortune s’ils ne s’étaient produits que sous le patronage de Montaigne, comme doux fleurant, qui eut bien autant de droit à survivre que clairvoyant et ses semblables. Sans réhabiliter un procédé que décourage le génie analytique de notre langue, et sans nous écrier avec Ronsard,

Combien je suis marry que la muse françoise
Ne fasse pas ses mots comme fait la grégeoise,
Ocymore, dyspotme, oligochronien !

nous estimons pourtant que cette ressource se prêtait à des nuances délicates dont l’expression n’a plus son équivalent. C’était question de sobriété, de tact ou de choix ; mais fallait-il envelopper dans une commune proscription les élus et les réprouvés ?

{p. XXXV}D’autres victimes d’arrêts trop rigoureux se recommandent aussi à l’honneur d’un souvenir ; je veux parler des diminutifs, qui, beaucoup plus nombreux que de nos jours, se formaient alors soit du substantif, soit des adjectifs simples, par addition des suffixes et, el-et, ot, quin, etc., comme joliet, doucelet, seulet, bergerot, musequin (petit berger, petit museau), etc. Puisqu’on a conservé cueillette, coquette, osselet, pourquoi a-t-on banni avette (petite abeille), gorgette, bouquette (petite bouche), façonnette, ruisselet, colombelle, et mille autres fleurettes dont nous pourrions composer un joli bouquet ? Sans doute, il fut sage d’émonder ce luxe trop exubérant, surtout au temps des Valois. Mais nous eussions demandé grâce pour beaucoup d’innocents massacrés par les Hérodes de notre vocabulaire.

Ils eussent attendri le cœur de Fénelon ; car plusieurs d’entre eux ont touché celui de La Fontaine toujours si hospitalier pour ce vieux langage qui « avoit je ne sais quoi de court, de naïf, de hardi, de vif et de passionné », comme dit la lettre à l’Académie. Labruyère est encore plus compatissant pour ces épaves d’un vaste naufrage ; écoutez ses plaintes : « Ains a péri : la voyelle qui le commence, et si propre à l’élision, n’a pu le sauver. Certes est beau dans sa vieillesse, et a encore de la force sur son déclin : la poésie le réclame, et notre langue doit beaucoup aux écrivains qui le disent en prose, et se commettent pour lui dans leurs ouvrages. Maint est un mot qu’on ne devait jamais abandonner, et par la facilité qu’il y avait à le couler dans le style, et par son origine qui est francaise. Moult, quoique latin, était dans son temps d’un même mérite, et je ne vois pas par où beaucoup l’emporte sur lui. Quelle persécution le car n’a-t-il pas essuyée ? et, s’il n’eût trouvé de la protection parmi les gens polis, n’était-il pas banni honteusement d’une langue à qui il a rendu de si longs services, sans qu’on sût quel mot lui substituer ? Cil a été, dans ses beaux jours, le plus joli mot de la langue française ; il est douloureux pour les poètes qu’il ait vieilli. Douloureux ne vient pas plus naturellement de douleur, que de chaleur vient chaleureux ou chaloureux ; celui-ci se passe, bien que ce fût une richesse pour la langue, et qu’il se dise fort juste où chaud ne s’emploie qu’improprement. Valeur devait aussi nous conserver valeureux ; haine, haineux ; peine, peineux ; pitié, piteux ; foi, féal ; cour, courtois ; haleine, haléné ; coutume, coutumier ; point, pointu et pointilleux ; frein, effrené ; front, effronté, etc… Heur se plaçait où bonheur ne saurait entrer ; il a fait heureux qui est si français, et il a cessé de l’être ; si quelques poètes s’en sont servis, c’est moins par choix que par la contrainte de la mesure. Issue prospère, et vient d’issir qui est aboli. Fin subsiste, sans conséquence pour finer qui vient de lui, pendant que cesse et cesser règnent également. Verd ne fait plus verdoyer, ni fête, fétoyer, ni larme {p. XXXVI}larmoyer, ni joie, s’éjouir, bien qu’il fasse toujours se réjouir, se conjouir, ainsi qu’orgueil s’enorgueillir. On a dit gent, le corps gent : ce mot si facile non-seulement est tombé, l’on voit même qu’il a entraîné gentil dans sa chute. On dit diffamé, dérivé de fame, qui ne s’entend plus… Il y avait à gagner de dire si que pour de sorte que, ou de manière que ; de moi,au lieu de pour moi, ou quant à moi ; de dire je sais que c’est qu’un mal, plutôt que je sais ce que c’est qu’un mal, soit par l’analogie latine, soit par l’avantage qu’il y a souvent à avoir un mot de moins dans l’oraison. L’usage a préféré par consequent à par conséquence, et en conséquence à en conséquent, travailler à ouvrer, conduire à duire, faire du bruit à bruire, injurier à vilainer, piquer à poindre ; et dans les noms, pensées à pensers, un si beau mot et dont le vers se trouvait si bien, grandes actions à prouesses, louanges à loz, méchanceté à mauvaistié, porte à huis, navire à nef, armée à ost, monastère à moutier, prairies à prées, … tous mots qui pouvaient durer ensemble d’une égale beauté, et rendre une langue plus abondante… Si nos ancêtres ont mieux écrit que nous, ou si nous l’emportons sur eux par le choix des mots, par le tour et l’expression, par la clarté et la brièveté du discours, c’est une question souvent agitée, toujours indécise.  »

Ce plaidoyer n’est point une boutade, et l’usage lui a même donné raison, puisqu’il a repris plusieurs des mots cités par Labruyère comme ayant alors disparu. Ce n’est pas que tout soit de même prix dans cette langue que Fénelon jugea « trop verbeuse ». Il y avait des pousses parasites à élaguer ; mais le fer ne devait pas entamer le tronc, et compromettre ainsi la sève. Parmi les rejetons qu’on aurait pu épargner avec avantage, signalons presque au hasard, nonchaloir, désaccoutumance, biendisance, esjouissance, ombreux, herbageux, naufrageux, tempestueux, rosayant, défeuiller, apolironir, desconforter, enjalouser, feuillir, esbaudir, œillader, enfiévrer, guirlander, patoiser, s’amignarder, désaimer, envieillir, enamourer, et surtout sereiner, qui était d’un puissant effet dans cette phrase de Montaigne : « La phizophie doit sereiner les tempestes de l’âme. » Jamais les mots haine, animosité ou violence n’égaleront non plus l’intensité du mot rancœur, qui exprimait si bien l’indélébile et juste ressentiment d’un outrage. — Qui pourrait préférer orgueil ou fierté au sens que nos pères donnaient à ce noble substantif la superbe ? — L’ire est aussi un terme admirable que ne remplacent pas courroux et colère. — Pourtraire me paraît plus bref et plus commode que faire un portrait. — Il affiert eut plus d’énergie que n’en a il convient ; car cette locution indiquait un mouvement d’attraction et de sympathie (ferre, ad). — Cuider gardait sa nuance distincte, puisqu’il voulait dire estimer après réflexion, ce que ne signifie ni penser (pensare, peser), ni croire (credere, se fier à), ni songer (somniare). — Douloir (dolere) ne contenait {p. XXXVII}pas seulement l’idée métaphysique de souffrance, mais tressaillait de la sensation même qui brise le cœur et fait couler les larmes.  — Férir répondait à une action plus vive que frapper. — Gaudir évoque l’ingénuité d’une joie toute naïve et spontanée, dont il semble que nous ayons oublié le secret.

L’un veut railler, l’autre gaudir et rire.
(Marot).

 — Gésir (être étendu par terre, jacere) n’a pas eu de digne successeur.

 — Issir (sortir avec vitesse) parlait à l’imagination, et n’a pas laissé sa vertu au verbe sortir (sortiri). — Rober (voler) s’applique à un rapt violent auquel ne suffit point dérober ou même ravir. — Tollir a une tout autre véhémence qu’enlever. — Liesse (lætitia) nous communique le sentiment d’une jouissance, d’une délectation, dont la plénitude n’est traduite que languissamment par des synonymes dégénérés. — Ramentevoir (remettre en mémoire) désignait je ne sais quelle réminiscence de souvenir éloigné, dont le vague rappel chercherait aujourd’hui vainement son verbe définitif. — Enfin souloir (solere) a droit au moins à une oraison funèbre, ne fût-ce qu’en mémoire de La Fontaine qui, dans son épitaphe, disait nonchalamment de sa vie écoulée :

Deux parts en fit, dont il soulait passer
L’une à dormir, et l’autre à ne rien faire

Je ne dirai rien de marri, d’accort, de discourtois, d’assagir, d’amusoir, de charlataner, de coquiner, de dévaller, d’embesogner, d’encager, de routiner, de pluviner et de tant d’autres vocables qui, tout morts qu’ils sont, pourraient bien être plus vivants que leurs héritiers ; car, après l’ostracisme qui sévit entre 1600 et 1620, nous avons été réduits à leur substituer des termes abstraits qui sentent l’officine des savants, au lieu d’avoir jailli de source vive, je veux dire de l’imagination populaire, si prompte à peindre et animer tout ce qu’elle voit, tout ce qu’elle touche. On reconnaîtra de prime-abord les mots qui en proviennent. Ils ont énergie, grâce, précision, esprit et malice Ce sont des Gaulois de race, chez lesquels une franchise toute rustique n’exclut pas la finesse. Pourquoi faut-il que des médailles si nettes, si brillantes encore, malgré leurs services séculaires, ne soient plus en circulation ? Au lieu d’en faire collection dans un glossaire, ne serait-il pas sage de puiser avec discernement dans cette réserve nationale, qui peut redevenir une fontaine de Jouvence pour une langue trop mort génée jadis par les rigoristes, et aujourd’hui trop infidèle à ses vieilles traditions ? Dans les plus belles années de notre siècle, toute une école, poètes et prosateurs, a tenté cette restauration, et n’a point eu à s’en plaindre. On peut donc encore glaner à {p. XXXVIII}pleines mains sur le sol généreux où ils firent ample moisson. Montaigne, tout seul, suffirait à enrichir les plus dénués. Car, si l’on veut rajeunir le vocabulaire par des archaïsmes de bon aloi, c’est à lui surtout qu’on devra recourir. Par sa pleine possession de l’antiquité classique, par sa vigueur et sa souplesse, par la liberté de sa fantaisie créatrice, et l’ingénieuse sûreté de son bon sens, par sa science délicate des analogies qui permettent de franciser le latin, ou de latirriser le français, par l’originalité d’un style indépendant et personnel, mais logique et raisonnable jusque dans les saillies les plus aventureuses, n’offre-t-il pas une mine inépuisable à qui saurait y chercher l’or pur dont nous avons besoin pour la refonte d’une monnaie trop usée ?

VI. Des formes archaïques et de l’orthographe au XVIe siècle §

S’il est utile de pratiquer nos modèles antiques, pour apprendre d’eux le parler franc, énergique, pittoresque et coloré, il serait puéril de faire dévier cette étude vers un pastiche artificiel qui étonnerait l’oreille ou les yeux, sans profit pour l’expression ou le sentiment. C’est un problème difficile à résoudre, et des plumes adroites n’y ont réussi qu’à peu près : Paul Louis Courier lui-même, auquel les maîtres du xvie siècle étaient si familiers, trahit son docte labeur jusque dans ses pages les plus raffinées. C’est qu’il s’agit bien moins ici d’imiter que de rivaliser ; indiquons donc certains écueils à éviter, je veux dire les formes surannées, dont nous n’avons que faire, et une orthographe qui ne nous donnerait que le ridicule d’une physionomie gothique.

Pour ce qui est des locutions tombées en désuétude, il serait superflu d’insister longuement ; car elles se dénoncent d’elles-mêmes : aussi, n’en dresserons-nous pas ici l’inventaire. Parmi les plus connues figurent les superlatifs moult (multum) et prou (beaucoup) dont il faut faire son deuil, quoi qu’en pense La Bruyère. La contraction es (dans les), qui se retrouve dans le mot bachelier es lettres, n’est plus aussi qu’une relique de l’ancienne déclinaison que nul ne songe à ressusciter. Si le démonstratif icel s’est réfugié dans la langue du Palais, ce n’est point une raison pour l’introduire ailleurs, pas plus que cestuy-ci et cestuy-là, ou ces adverbes explétifs voire et voire et voirement (verè) que nos aïeux prodiguaient à satiété, mais qui commencèrent à disparaître vers la seconde moitié du xvie siècle.

Tout en rendant justice à l’instinct de simplicité que manifeste {p. XXXIX}en mainte occasion l’idiome du bon vieux temps, par exemple dans la formation des verbes, nous ne serons pourtant pas tentés de retrancher les préfixes qui, aujourd’hui, déterminent les nuances particulières du sens, et contribuent à la clarté du discours. Ainsi, au lieu de dire apporter, accoupler, asseoir, enlever, retenir, renaître, prémunir, remarquer, poursuivre, repaître, rebâtir, repartir, reconnaître, rejeter, ressentir, retirer, retrouser, revêtir, supposer, nous n’écrirons pas, avec moins de précision, porter, coupler, seoir, lever, tenir, naitre, munir, marquer, suyvre, paistre, bastir, partir, cognoitre, jecter, sentir, tirer, trousser, vestir, poser, En retour, nous n’accolerons aucun préfixe parasite à d’autres verbes qui s’en décoraient jadis : engraver (graver), engeler (geler), ensuivre (suivre), enguarder (garder, empêcher). Nous ne conseillerons pas davantage de remettre en vigueur l’usage qui donnait un sens réfléchi à toute une famille de verbes dépourvus de la forme pronominale : affaiblir, escrimer, ourvoyer, faire voir, mesler, montrer, passer, repaistre, reposer, renouveler, ruer, terminer, pour s’affaiblir, s’escrimer, se fourvoyer, se faire voir, se mêler, se montrer, se passer, se repaître, se reposer, se renouveler, se ruer, se terminer.  — D’autre part, il n’est point urgent de rendre pronominaux des verbes qui ont cessé de l’être, tels que : se sourire et se pourpenser. — Quant à ceux qui, devenus neutres, furent alors actifs, notons-les seulement comme curiosités. Tels étaient : apprendre, conseiller, ressembler, survivre, que suivait régulièrement le régime direct quelqu’un. On disait de même, sans le moindre scandale, pâlir ou éclater quelque chose, pour faire pâlir et faire éclater ; il était permis également d’écrire : entrer un lieu, jouir un plaisir, user une faveur. On rencontrera bien d’autres régimes insolites : être forcé de famine, commencer à une entreprise, exhorter de, se régler au patron, se plaire de…, attendre à faire, prétendre de, se résoudre de… pour agir (se tenir prêt à) etc.  — Les substantifs et les adjectifs ne nous dépaysent pas moins, soit que les uns se forment du verbe, comme le plonge (de plonger), le réclame (de réclamer) ; soit que les autres aient force adverbiale, comme cher, haut, premier, pour chèrement, hautement, premièrement, et, dans ce cas, gardent les formes variables d’un adjectif, comme dans cette phrase : « Des choses pures humaines. »

Mais finissons-en avec des remarques dont il est prudent de n’user qu’avec discrétion, si l’on ne veut pas impatienter des lecteurs aux-quels ne convient guère la sécheresse de ces études. Qu’ils nous permettent seulement de terminer notre excursion philologique par quelques remarques sur l’orthographe.

L’orthographe ! Voici encore un terrain bien glissant ; aussi, j’admire fort les érudits qui, s’y tenant de pied ferme, imposent à chaque {p. XL}époque un système infaillible auquel ils veulent ramener tous les dissidents. Il est certain pourtant que, jusqu’au xve siècle, il y eut, dans la notation des sons, à peu près autant d’anarchie que dans leur prononciation. Aux caprices individuels des écrivains, à la diversité des dialectes provinciaux, à l’ignorance des uns ou à la prétendue science des autres, à l’absence de principes communs, s’ajoutaient les incertitudes ou les bévues des copistes, souvent distraits, insouciants, ou trop incompétents pour obéir à des lois et à des traditions d’ailleurs aussi variables que l’usage local, et la langue elle-même. Si au xviie siècle et même plus tard, l’orthographe fut en souffrance dans les plus hautes régions, que devait-il en être, au cœur du moyen âge ? Mais respectons les illusions de ceux qui ont le privilége de voir clair en plein brouillard.

Si la pureté des textes ne fut jamais qu’approximative avant l’imprimerie, cette grande découverte provoqua bientôt un mouvement en faveur de règles plus stables. Jusqu’alors l’instinct avait tout fait ; or, à partir de la Renaissance, la réflexion se crut en droit d’intervenir. De là, deux systèmes en présence : l’un qui vise à rapprocher les signes de la prononciation, l’autre qui tend à rappeler le plus possible les origines du mot. Le premier est phonétique, le second étymologique. A chacun d’eux correspond de préférence une certaine classe de lettres. Ou bien elles sont vivantes, parce qu’on les articule toutes également (filosofie) ; ou bien elles sont mortes parce qu’elles ne parlent qu’à la vue, et ne disent rien à l’ouïe (philosophie).

De ces combinaisons qui vont se trouver aux prises, on voit quelle est la plus populaire et la plus pratique. Évidemment, nous reconnaissons ce caractère dans celle qui élimine l’inutile ; car, s’il convient d’être entendu de tous, des simples, des ignorants, et non pas seulement des lettrés, ou des doctes, mieux vaut réduire le son à ses éléments les plus naturels.

Ainsi fit d’ordinaire le moyen âge ; il s’interdit par exemple ces lettres doubles, qui sont un des fléaux du vocabulaire, et l’encombrent le plus souvent sans raison. Il n’usa pas davantage de ces lettres intercalaires qui épaississent les mots, sans que leur substance en profite. Au lieu de recepvoir, debvoir, aultre, paulme, il écrivait : recevoir, devoir, autre, paume. C’était obéir à l’usage séculaire qui, chez nous, avait, sans le vouloir, transformé spontanément en v le p latin.

Mais les savants en décidèrent autrement. Tout imbus de l’antiquité qu’ils traduisaient avec enthousiasme, ils crurent lui rendre hommage, en calquant les mots sur le latin savant. Ils ne se bornerent pas à revêtir de ce costume les termes qu’ils venaient de créer par brusque importation : ils imposèrent l’uniforme à beaucoup {p. XLI}d’autres qui ne relevant que du latin vulgaire, n’étaient point sortis de l’Ecole ou des livres. Cette révolution fut surtout opérée par ces imprimeurs érudits entre lesquels s’illustrèrent Robert et Henri Estienne.

Voilà d’où procède l’invasion de ces lettres muettes qui foisonnèrent dans tous les dérivés ; ils étalaient ce luxe stérile comme un titre de noblesse classique. Il en résulta une confusion fâcheuse, dont la trace n’est point encore effacée ; car elle se perpétue en de choquantes irrégularités ou en de flagrantes contradictions. Pourquoi, par exemple, la bizarrerie qui autorise simultanément honneur et honnête, honorer et honorable, provenant du même radical ?

Maigret et Ramus1 eurent beau s’insurger, les étymologistes prévalurent. C’eût été demi-mal, si leur zèle ne s’était égaré souvent en conjectures qui ne ressemblent pas plus à la science que l’alchimie à la chimie, ou l’astrologie à l’astronomie. Que de chimères, en effet, dans leurs inductions ! — Ce fut ainsi que, tirant pois de pondus, ils écrivirent poids, sans se douter que ce vocable descendait en ligne directe de pensum par la réduction de n en s, d’où provint le latin vulgaire pesum, qui donna pois à la langue primitive par le changement constant de e en oi. Une méprise analogue fit restaurer, dans pris et ses composés (prins, apprins, surprins) les deux consonnes ns qui se ramenaient à l’s, dans le vieux français : (mois, toise de mensis et tensa). Le même calcul modifia le groupe latin gn qui, originairement, perdait le g, (benin de benignus, poin de pugnus) ; ces mots et leurs pareils donnèrent donc bening, poing, etc. — Tandis que les premiers âges changeaient en n l’m latin appuyé sur une consonne, (songe de somnium, conter de computare), les contemporains de la Renaissance adoptèrent compter. — Le d qui disparaissait toujours devant une consonne (avenir d’advenire) fit de nouveau son apparition dans advenir. — Ignorant que ct latin se métamorphose en it, et est représenté par i dans trait (de tractum), et fait (de factum), les réformateurs nous déchirerent les oreilles par traict et faict. — Ils allèrent plus loin. Non contents de rétablir c dans les mots où il existait en latin, ils l’accordèrent libéralement à ceux que leur étymologie en affranchissait, et ils dirent craincte pour crainte, parce qu’ils ne voyaient pas que craindre dérive de tremere par la mutation ordinaire de emere en eindre : (geindre de gemere). — Une erreur non moins grave nous valut scavoir, que l’on tira faussement de scire et {p. XLII}non de sapere, (sapire, savire). — Au lieu de s’effacer, comme dans l’ancien idiome, l’h latin s’afficha dans le nouveau, qui, tout en écrivant avoir (d’habere), se contredit dans homme (de hominem), et hostel (d’hospitale). On finit même par imposer cet intrus au mot habondance et par affubler d’un th autheur et authorité. — Ne soupçonnant pas qu’entre deux voyelles, b se tourne toujours en v, des philologues novices commirent un pléonasme étymologique en écrivant debvoir. — Oublieux de la tradition romane qui ramenait pt à t, ils réintégrèrent ces deux lettres dans achapteur (acheteur) et escript (écrit). — S’imaginant que le p latin avait péri dans neveu (nepotem), où il atteste pourtant sa présence par un v, ils l’installèrent dans nepveu, et dans tous les mots de même espèce.

Ces exemples que l’on pourrait multiplier, si l’on ne craignait de fatiguer l’attention, prouvent combien l’orthographe fut souvent arbitraire et factice, dans un temps où le sens historique manquait aux plus doctes. Aussi celle du xive siècle est-elle relativement plus voisine de la nôtre. Remarquons-le toutefois : les divergences d’une pratique trop variable d’une province à l’autre donnèrent une apparence d’utilité provisoire à des tentatives qui eurent leurs inconvénients. C’est ce qui nous explique pourquoi l’école érudite eut gain de cause, en dépit des bons esprits qui réclamaient en faveur de la tradition populaire, malgré Ramus, entre autres, qui disait : « La vraie doctrine n’est point es-auditoires des professeurs hébraïques, grecs ou latins de l’Université de Paris ; elle est au Louvre, au Palais, aux halles, en grève, à la place Maubert. » Au siècle suivant, en pleine Académie, Bossuet devait aussi proclamer l’usage « le grand-maître des langues » ; et Malherbe renvoyer les Pindarisans et les Latinisans « à l’école des crocheteurs du port à foin ».

Mais en attendant que la force des choses condamnât définitivement toute surcharge de lettres incommodes ou superflues, on dut se résigner à subir des innovations qu’implantait l’habitude. Si, grâce à l’initiative des grands écrivains, notamment de Corneille, quelques concessions allégèrent ce bagage de consonnes importunes, l’Académie française n’en consacra pas moins la plupart des arrêts rendus par les érudits ; et lorsqu’en 1694 elle publia la première édition de son dictionnaire, elle ne voulut pas, dit-elle en sa préface, « authoriser un retranchement de lettres » qui « eût osté tous les vestiges de l’analogie et des rapports qui sont entre les mots ». Se bornant à expliquer la prononciation de certaines formes « trop esloignées de la manière dont elles sont escrites », elle ne daigna pas même « s’engager, en faveur des estrangers, à donner des règles phonétiques ». Pour s’en abstenir, elle eut bien ses raisons ; car, si elle l’avait essayé, elle aurait pu y perdre son latin.

{p. XLIII}Mais ce qu’elle ne fit pas fut opéré peu à peu, sans secousse, par ce besoin de simplicité qui est une de nos aptitudes natives. Dans cette œuvre logique, les maîtres du grand siècle eurent une part de collaboration efficace. Leurs exemples méritaient trop de faire loi pour ne pas forcer la main aux plus récalcitrants. Aussi la troisième édition du Dictionnaire, en 1740, prit-elle le parti de remplacer enfin par un accent l’s étymologique dans tous les mots qu’il embarrassait (tête, honnête, apôtre). Elle sacrifia de même le d muet, dans avoué, avocat, aventure, etc. C’était capituler ; mais elle s’en consola tant bien que mal, en maintenant la diphtongue oi pour ai, malgré des protestations qui dataient déjà de bien loin ; car, en 1675, un certain Bérain avait proposé d’abolir cette forme désagréable : mais on s’était moqué de sa requête. Voltaire, lui-même, eût beau venir à la rescousse ; en dépit de son prestige, sa plume toute puissante contre des institutions ou des croyances respectables échoua contre un monosyllabe qui narguait son ironie. Il fallut la Révolution de juillet et la chute d’une dynastie, pour que l’Académie consentit à sanctionner l’inévitable. En 1835, elle enregistra donc ce que sa bonne volonté ne pouvait empêcher.

En grammaire comme en politique, les partis extrêmes sont vaincus d’avance. Leurs surprises ont toujours un lendemain, et, tôt ou tard, ils cèdent la place à l’autorité des faits ou du sens commun. Assujetir l’écriture aux lois de la prononciation, c’eût été déclasser les mots, et falsifier cet air de famille qui est comme leur état civil. Soumettre la prononciation à l’écriture, c’était plier l’usage à des servitudes dont la raison lui échappait trop souvent, parce qu’elles ne furent pas toujours raisonnables. Entre ces deux excès, le tiers-parti se fraya ses voies par un esprit de conciliation qui modéra la turbulence des novateurs, sans les heurter de front. Se conformant à la prononciation, toutes les fois que les lettres étymologiques étaient muettes, il réussit ainsi, sans fracas et insensiblement, à réduire de plus en plus les lettres doubles ou parasites, c’est-à-dire les difficultés inutiles ou rebutantes. Tout en tenant un compte suffisant de l’étymologie, il ne négligea point les dérivations qui peuvent la modifier légèrement ; c’est ainsi qu’il fit bien de maintenir ps dans corps, moins à cause du latin corpus que par égard pour les dérivés corporel ou corporal, d’une part, et corsage, corset, corselet de l’autre. Sans doute, il ne put remédier à toutes les anomalies dont étaient responsables tant de révolutions successives. Il toléra, par exemple, les contradictions qui nous font écrire abatis et abattoir, charretier et chariot, coureur et courrier, consonnance et dissonance, aplanir et applaudir, apercevoir et approuver ; que sais-je encore ? — Mais l’orthographe composite que produisirent ces transactions est, à tout {p. XLIV}prendre, un compromis sage qui satisfait le plus grand nombre. Or, il est remarquable que cette dernière réforme l’a ramenée de plus en plus vers les tendances instinctives qui précédèrent la Renaissance, et par conséquent le xvie siècle. C’est que tout fleuve détourné de son cours finit par renverser ses digues, et retrouver sa pente naturelle.

VII. Conclusion §

Des chapitres qui précèdent tirons quelques conclusions. Plus on pratique intimement la langue française, plus on s’assure que ses mutations ont leur logique. Tout ce qui répugnait à son génie, elle finit par le repousser. Tout ce qu’il autorisait, elle finit par l’oser, en dépit des injonctions qui prétendirent le défendre. Or, ce qu’elle aime surtout, c’est la clarté. Voilà pourquoi elle a répudié les tours qui n’étaient qu’un embarras ou un piége, en particulier les enlacements de la synthèse, les ellipses et les inversions forcées. Elle a de plus en plus dégagé la phrase des obstacles qui la compliquaient. Elle a combattu l’équivoque dans les constructions comme dans les mots. Aussi, les vraies fautes de français sont-elles les maladresses qui rendent le discours pénible ou obscur.

Ce principe sera pour nous une lumière : il est plus infaillible que les règles des grammairiens, dont les contradictions firent des sceptiques, même au xvie siècle, si j’en juge par ces vers de Philippe Lenoir :

Qui se fye en sa grammaire
S’abuse manifestement !

Elle serait bien longue, en effet, la série des échecs subis par ces législateurs qui disent à l’usage : « Tu n’iras pas plus loin. » Ce droit qu’ils s’arrogent, ils ne l’ont pas. Qu’il leur suffise d’enregistrer, de classer et d’expliquer les faits accomplis, c’est-à-dire consacrés par l’élection populaire et l’autorité des grands écrivains, qui seuls, comme les souverains, ont le privilége de frapper à leur effigie la monnaie courante. Ce n’est pas que le langage échappe à l’obligation d’obéir à des lois. Mais de toutes celles qui le régissent la plus impérieuse est peut-être la nécessité du changement ; car tout ce qui vit étant par essence ondoyant et divers, la mort seule réduit les choses à une apparente immobilité. Ce serait donc aller contre la nature que de rêver pour la parole humaine je ne sais quelle perfection stationnaire. Elle reflétera toujours les vicissitudes des instincts, des sentiments, des idées ou des besoins qui, chez les peuples, se modifient sans cesse avec les temps. Elle ne sera donc {p. XLV}jamais fixée définitivement, n’en déplaise aux doléances d’un goût trop exigeant qui n’accepte, dans la fortune littéraire d’une nation, qu’un siècle, et dans ce siècle, qu’un petit nombre d’élus.

Au lieu de nous appauvrir ainsi de nos propres mains, mieux vaut reconnaître que chaque époque a sa valeur et sa beauté. A ce titre, les écrivains du xvie siècle méritaient, entre tous, d’être l’objet de nos études ; car, si le jour est venu où il est urgent de renouveler une séve qui menace de s’épuiser, le remède le plus efficace sera de recourir, non pas aux Beauzée, aux Dumarsais et aux Vaugelas, mais à ces maîtres qu’on pourrait appeler les pères de notre langue. C’est à leurs exemples qu’il faut demander le secret de cette vertu créatrice qui répare les pertes du vocabulaire par des acquisitions durables. Leurs fautes mêmes furent fécondes, et leurs témérités étaient des conquêtes.

Mais ce sera surtout parmi les prosateurs que nous chercherons des guides. Car la poésie fut trop souvent alors un art de caprice éphémère et variable, une distraction d’érudits, un ornement des cours, un exercice d’école ou une parade académique. Elle n’exprimait pas d’idées générales, ou, si parfois elle l’essaya, la mémoire et non la conscience en fit seule les frais. Elle répétait des lieux communs, au lieu de penser par elle-même. Elle fut un écho, non pas une voix. De là une indigence qui, du fonds, allait à la forme, et que déguisèrent mal des ambitions aussi bruyantes qu’impuissantes. De là, tous les mécomptes de la Pléiade ; s’imaginant qu’on enrichit une langue par des procédes artificiels, elle apprit, à ses dépens, que les mots doivent se tirer de l’âme, du cœur et de la raison. Voilà pourquoi ses coups d’audace n’eurent pas d’avenir. A ces rhéteurs et à ces ouvriers malhabiles, le bon sens refusa ce qu’il accordait à des penseurs et à des artistes. Ce qui parut bonheur chez les uns fut réputé gaucherie chez les autres. Aussi, la prose seule représente-t-elle à cette époque la vraie mesure de l’esprit français. Rabelais et Calvin, Amyot et Montaigne, voilà les classiques du xvie siècle. A ces chefs du chœur, il convient pourtant d’associer les plumes secondaires qui firent alors plus que dans les âges suivants œuvre d’utiles auxiliaires. Car l’initiative personnelle avait le champ plus libre en un temps si favorable à l’indépendance des talents et à l’originalité des caractères. N’oublions pas non plus qu’une part de gratitude est due à la royauté, dont les destinées se sont toujours associées parmi nous à celles de notre langue, depuis Charlemagne jusqu’à Louis XIV. François Ier n’a-t-il pas contribué singulièrement au crédit du français, lorsque, par trois ordonnances datées de 1522, de 1529 et de 1539, il en prescrivit l’emploi dans les actes publics et privés ? Il octroyait ainsi des lettres de noblesse à la langue des {p. XLVI}bourgeois, qui devint celle de la cour, des parlements et, plus tard, de la diplomatie européenne.

Terminons en disant que le xvie siècle ne pouvait manquer de nous être sympathique, aujourd’hui surtout ; car nous y retrouvons notre esprit de curiosité, de libre examen, de turbulence orageuse et trop souvent anarchique. C’est alors aussi que, pour la première fois, furent inaugurés parmi nous les vœux de tolérance et les instincts de réforme politique ou civile qui devaient tôt ou tard triompher de toutes les résistances. Il plaît donc à nos défauts comme à nos qualités ; et, s’il n’a pas assez connu le prix de la discipline ou de l’autorité, le xviie siècle est là pour nous apprendre à respecter, sinon à aimer l’une et l’autre.

{p. XLVII}

XVIe siècle — Prose §

Rabelais
1483-1553 §

[Notice] §

Né la même année que Luther, sur les bords de la Loire, en Touraine, près de Chinon, dans la métairie de la Devinière, fils d’un apothicaire suivant les uns, d’un cabaretier suivant les autres, François Rabelais ne devait point oublier le voisinage de la Dive bouteille, et des joyeux buveurs dont les chants l’éveillèrent au berceau. De l’auberge de la Lamproie il passa chez les moines de Seuillé, où il commença ses premières études, qui furent achevées au couvent de la Bamette, à Angers. Il se souvint aussi de ces écoles hantées par le pédantisme, et les impressions qu’il en garda se retrouveront plus tard dans les vertes satires qu’il inflige à l’ignorance ou à la routine. Sans ajouter foi à toutes les légendes qui enveloppent sa biographie, nous le retrouvons bientôt frère mineur à Fontenay-le-Comte, abbaye de cordeliers, où sa libre humeur faillit lui coûter cher, s’il faut en croire l’anecdote qui nous le montre condamné à une prison perpétuelle, dans les souterrains du monastère. Délivré par le crédit d’amis puissants qu’il devait à la renommée de son savoir, il fut autorisé par le pape Clément VII à entrer au cloître de Maillezais, dans l’ordre des bénédictins. Mais il n’y fit pas long séjour ; et, jetant le froc aux orties, devint, en 1524, prêtre séculier, puis secrétaire d’un évêque, Geoffroy d’Estissac. Quelque temps après, vers 1530, l’année même où Louis Berquin fut brûlé en place de Grève, il étudiait la médecine à Montpellier, et apprenait à y connaître de près les bons tours de ces étudiants qu’il représentera au vif sous les traits de Panurge. Ce fut alors qu’il édita certains traités d’Hippocrate et de Galien ; nous savons aussi que le cardinal du Bellay se fit accompagner par maître François dans son ambassade à Rome. Ce voyage lui valut, avec un surcroît d’expérience, une bulle pontificale qui l’autorisait à exercer en tous lieux l’art de la médecine, mais à titre gratuit, « jusqu’à l’application du fer et du feu exclusivement1 ». Fixé à Lyon, où il figure en 1536 comme médecin du grand hôpital2, il fut bientôt compromis dans un procès d’hérésie, mais s’abrita sous la pourpre d’un prélat qui le sauva de ce mauvais pas. Absous par le saint-siége, il finit même par obtenir d’abord une prébende dans l’église collégiale de Saint-Maur-les-Fossés, puis la cure de Meudon, retraite sûre où, achevant sans péril la publication de Pantagruel, il termina doucement une existence dont les contrastes sont aussi étranges que les caprices de son imagination.

Oui, ses œuvres ressemblent à la vie même de leur auteur qui, {p. XLVIII}tour à tour moine, docteur et curé, fut avant tout poète, homme de libre étude et de libre plaisir. Composé de marbre et de boue, ce monument qu’on pourrait appeler l’apocalypse d’un philosophe, devait être la proie des commentateurs. Jamais écrivain ne leur donna plus rude besogne. Nous ne perdrons pas notre peine à débrouiller leurs gloses encore plus obscures que le texte. Evitons les piéges où tombèrent ceux qui prétendirent expliquer, par des symboles et des allégories, toutes les conceptions de Gargantua ou de Pantagruel. C’est ne pas comprendre Rabelais que de vouloir toujours et partout le comprendre. Sans voir dans ses éclats de rire une série d’allusions dont on peut retrouver la clef, bornons-nous à dire qu’au sortir de la scolastique et de ses ténébreux labyrinthes, la franche gaîté de sa verve incomparable épanouit enfin la raison assombrie et mortifiée. Si l’on se demande ce qu’eût été Molière en un siècle où tout esprit indépendant avait à craindre le Châtelet, le Parlement et la Sorbonne, Molière privé d’un théâtre et réduit à dérober son bon sens sous la livrée de la folie, on songera tout naturellement au pantagruélisme de Rabelais, côtoyant les piéges sans y tomber, et sauvant ses audaces par l’apparente insanité d’un rire sans cause. Dans cette arène sanglante des guerres civiles et religieuses, on avait besoin de rire, pour ne pas pleurer. Les coqs-à-l’âne et les billevesées furent du moins la sauvegarde des vérités que recouvraient les débauches d’un comique étourdissant. Cette épopée jubilatoire ouvrit un âge, comme l’ironie de Voltaire en fermait un autre.

Tout en regrettant que le cynisme de ce Shakespeare jovial justifie trop le mot de la Bruyère, disant : « Où il est mauvais, il passe bien au-delà du pire ; c’est le régal de la canaille », rappelons pourtant qu’« où il est bon, il va jusqu’à l’exquis et l’excellent, qu’il peut être le mets des plus délicats ». Tels sont les chapitres où il inaugure la Renaissance par un système d’éducation tout pratique, digne d’inspirer Montaigne, mieux ménagé que celui de l’Emile, et dont le juste équilibre nous révèle le génie d’un moraliste éclairé par l’expérience d’un médecin. S’il fustige d’importance les ridicules et les abus de son temps, il épargne ces géants dont la haute taille indique assez la puissance. A la façon dont il les traite, on soupçonne qu’un de leurs attributs est de protéger les téméraires contre les griffes des chats fourrés. Pichrocole seul est ici le type des tyrans violents et ambitieux, livrés à leurs passions et aux flatteries de courtisans imbéciles. Mais Pantagruel nous apparaît comme un idéal de la royauté forte et bienfaisante. Il est une sorte d’Ulysse satirique visitant l’empire de la Folie et tous les vices de l’humanité, sans se laisser ni duper ni séduire. Dans le cortége de ce souverain équitable et pacifique, une place d’honneur est réservée à Panurge, homme d’esprit nécessiteux, ourdisseur d’intrigues, frondeur impitoyables, relégué par sa naissance au plus bas de l’échelle, mais impatient de prendre son rang, et habile à se venger par ses moqueries des injustices qu’il reproche au hasard. Nous reconnaissons dans ce personnage l’ancêtre de Figaro ; l’avenir lui appartient ; il n’est rien {p. XLIX}encore ; mais il sera tout un jour. C’est le tiers état instinctivement personnifié.

L’écrivain est digne du penseur, auquel nous ne saurions pourtant pardonner toutes ses gigantesques, polissonneries. L’opulence et la souplesse est merveilleuse en ce style inimitable, qui abaisse ou élève les mots au niveau des choses. Il y a de l’or dans ce torrent turbulent et fangeux qui s’échappe d’une imagination homérique et aristophanesque. Quelle netteté ! quel relief ! quelle vigueur inventive d’expressions toujours originales ! Créateur et peintre, il a, comme dit Montaigne, fureté tout le magasin des termes et des figures. Physique, médecine, astrologie, alchimie, théologie, philosophie, toutes les sciences lui furent familières. Il sait le grec, le latin, l’hébreu et la plupart des langues modernes. Emprunté aux arts, aux métiers, à la guerre, à la marine, à la basoche, son français a exploité toutes les sources techniques, tout le trésor du fonds national. Mais ces éléments, dont il est comme farci, sont devenus sa substance et sa moelle. Aussi jamais plume ne fut à pareille fête. Il y a du prodige dans le jet intarissable de cette parole où la splendeur de Rubens s’associe à la crudité grotesque de Callot. Il concilie Platon et Lucien ; il a du Michel-Ange et du Boccace. Si son cerveau semble parfois comme obscurci par le vertige d’une ébriété d’ailleurs toute lyrique, il a ses heures de souveraine éloquence, où règne la pure raison. Nul, avant Corneille et Molière, n’a possédé plus magistralement le don supérieur de créer des types, et la puissance du génie dramatique. Légataire universel de tous les francs conteurs qui foisonnaient en terre gauloise, il a mis l’Arioste à la portée des races prosaïques de Brie, de Champagne, de Picardie, de Beauce, de Touraine et de Poitou. Tous les crus de notre sol plantureux fermentent ici comme dans une cuve féconde, sous le chaud soleil de la Renaissance. Semblable à ces géants nés de sa fantaisie, il se dresse sur le seuil du seizième siècle, le broc en main et le rire aux lèvres, versant à tous le délire ou la sagesse. Son œuvre rappelle cette fontaine magique dont les eaux avaient pour chacun le goût des vins qu’il s’imaginait boire. C’est donc à nous de n’y puiser qu’une liqueur généreuse, et non de nous y abreuver jusqu’à la lie.

Jean qui pleure et Jean qui rit

Du dueil que mena1 Gargantua de la mort de sa femme Badebec 2 §

Quand Pantagruel fut né, qui3 fut bien esbahy et [L]perplex, ce fut Gargantua son pere ; car voyant d’un cousté1 sa femme Badebec morte, et de l’aultre son filz Pantagruel né, tant beau et tant grand, ne sçauoit que2 dire ny que faire. Et le doubte qui troubloit son entendement estoit, assauoir3 s’il deuoit plorer4 pour le dueil de sa femme, ou rire pour la ioye5 de son filz ? D’un costé et d’aultre il auoit argumens sophisticques6 qui le suffocquoyent7 ; car il les faisoit tres bien in modo et figura8, mais il ne les pouoit souldre9. Et par ce moyen demouroit empestré10 comme la souriz empeigee11, ou vn milan prins au lasset12. « Pleureray ie, disoit-il ? ouy : car pourquoy13 ? Mutant bonne femme est morte, qui estoit la plus cecy, la plus cela qui feust14 au monde. Iamais ie ne la verray, iamais ie n’en recouureray15 vne telle : ce m’est vne perte inestimable O mon Dieu, que te auois-je faict pour ainsi me punir ? Que ne enuoyas tu la mort à moy premier16 que à elle ? car viure sans elle ne m’est que languir. Ha Badebec, ma mignonne, mamye17… ma tendrette18… iamais ie ne te verray. Ha pauure Pantagruel, tu as perdu ta bonne mere, ta doulce nourrisse, ta dame19 tres aymée. Ha faulce20 [LI]mort, tant1 tu me es maliuole, tant tu me es oultrageuse de me tollir2 celle à laquelle immortalité appartenoit de droict. »

Et ce disant pleuroit comme vne vache, mais tout soubdain rioit comme vn veau, quand Pantagruel luy venoit en memoire. Ho mon petit filz (disoit-il), mon peton3, que tu es ioly, et tant ie suis tenu4 à Dieu de ce qu’il m’a donné vn si beau filz tant ioyeux, tant riant, tant ioly. Ho, ho, ho, ho, que suis ayse5 ! beuuons6 ; ho, laissons toute melancholie ; apporte du meilleur, rince les verres, boute7 la nappe, chasse ces chiens, souffle ce feu, allume la chandelle, ferme cette porte, taille ces souppes8, enuoye9 ces pauures, bai’le10 leur ce qu’ilz demandent, tiens ma robbe, que ie me mette en pourpeinct11 pour mieux festoyer12 les commeres. Ce disant ouyt la letanie13 et les mementos des prebstres qui portoyent sa femme en terre, dont14 laissa son bon propos15 et tout soubdain fut rauy16 ailleurs, disant : « Seigneur Dieu, fault il que ie me contriste encores ? Cela me fasche17, ie ne suis plus ieune, ie deuiens vieulx, le temps est dangereux, ie pourray prendre quelque fiebure18, me voyla affolé19. Foy de gentil homme, il vault mieulx pleurer moins et boire d’aduantaige. Ma femme est morte : et bien, par Dieu (da jurandi20) ie ne la resusciteray pas par mes pleurs : elle est bien, elle est en paradis pour le moins si mieux ne est21 ; elle prie Dieu pour nous, elle est bien heureuse, elle ne se [LII]soucie plus de nos miseres et calamitez ; autant nous en pend à l’œil ; Dieu gard le demourant1 ! il me fault penser d’en2 trouuer vne aultre. Mais voicy que3 vous ferez, dict il es4 saiges femmes (ou sont elles ? Bonnes gens, ie ne vous peulx veoyr) : allez à l’enterrement d’elle, et ce pendent5 ie berceray ici mon filz, car ie me sens bien fort altere et serois en danger de tomber malade, mais beuuez quelque bon traict6 deuant7 : car vous vous en trouuerez bien, et m’en croyez sur mon honneur. A quoy obtemperantz8 allerent à l’enterrement et funerailles9, et le pauvre Gargantua demoura à l’hostel.

(Livre II, ch. iii.)

Exploit d’un géant

Comment Gargantua demollit le chasteau du Gué de Vede §

Adoncques10 monta Gargantua sus sa grande iument. Et trouuant en son chemin un hault et grand arbre (lequel communement on nommoit l’arbre de sainct Martin11, pource qu’ainsi estoit creu vn bourdon12 que iadis sainct Martin y planta), dist : « Voicy ce qu’il me failloit13. Cest arbre me seruira de bourdon et de lance. » Et l’arrachit14 facillement de terre, et en ousta15 les rameaux, et le para16 pour son plaisir… Gargantua venu à l’endroict17 du boys de Vede feut aduisé18 par Eudemon que dedans le chasteau estoit quelque reste des ennemys, pour laquelle [LIII]chose sçauoir Gargantua s’escria tant qu’il peut : « Estez-vous1 là, ou n’y estez pas ? Si vous y estez, n’y soyez plus : Si n’y estez, ie n’ay que dire. » Mais vn ribauld2 canonnier, qui estoit au machicoulys3, luy tyra vn coup de canon, et le attainct par la temple dextre4 furieusement : toutesfoys ne luy feist pource5 mal en plus que s’il luy eust getté vne prune : « Qu’est ce là ? dist Gargantua. Nous gettez vous icy des grains de raisin ? La vendange vous coustera cher ; » pensant de vray que le boulet feust vn grain de raisin. Ceulx qui estoient dedans le chasteau amuzez à la pille6, entendant le bruit, coururent aux tours, et forteresses, et luy tirerent plus de neuf mille vingt et cinq coups de faulconneaux7, et arquebouzes, visans tous à sa teste ; et si menu tiroient contre lui qu’il s’escria : « Ponocrates8 mon amy, ces mouches icy me aueuglent, baillez moy9 quelque rameau de ces saulles pour les chasser. » Pensant des plombées et pierres10 d’artillerie que feussent mousches bouines11. Ponocrates l’aduisa que n’estoient aultres mouches que les coups d’artillerye que l’on tiroit du chasteau.

Alors chocqua de son grand arbre contre le chasteau et a grandis coups abastit et tours, et forteresses, et ruyna tout par terre. Par ce moyen feurent tous rompuz12, et mis en pieces ceulx qui estoient en icelluy.

(Livre I, ch. xxxvi.)

Le fils d’un géant

De l’enfance de Pantagruel 13 §

Ie trouue par les anciens historiographes et poetes, que [LIV]plusieurs sont nez en ce monde en façons bien estranges que seroient trop longues à racompter1 : lisez le vije liure de Pline2, si aués loysir. Mais vous n’en ouystes iamais d’vne si merueilleuse comme3 fut celle de Pantagruel ; car c’estoit chose difficile à croyre comment il creut4 en corps et en force en peu de temps. Et n’estoit rien Hercules5 qui estant au berseau tua les deux serpens : car lesdicts serpens estoyent bien petitz et fragiles. Mais Pantagruel estant encores au berceau feist cas6 bien espouuentables. Le laisse icy à dire7 comment à chascun de ses repas il humoit8 le laict de quatre mille six cens vaches. Et comment pour luy faire vn paeslon9 à cuire sa bouillie furent occupez tous les pesliers10 de Saumur en Aniou, de Villedieu en Normandie, de Bramont en Lorraine, et lui bailloit on ladicte bouillie en vn grand timbre11 qui est encores de present12 à Bourges pres du palays ; mais les dentz luy estoient desià tant crues et fortifices, qu’il en rompit dudict tymbre vn grand morceau13 comme tresbien apparoist. Certains iours vers le matin que on le vouloit faire tetter vne de ses vaches (car de nourrisses il n’en eut iamais aultrement, comme dict l’hystoire) il se deffit des liens qui le tenoyent au berceau vn des bras, et vous prent ladicte vache par dessoubz le iarret, et luy mangea la moytié du ventre, auecques le foye et les roignons, et l’eust toute deuoree, n’eust esté qu’elle14 cryoit horriblement comme si les loups la tenoient aux iambes, auquel cry le monde arriua, [LV]et osterent ladicte vache à Pantagruel ; mais ilz ne sceurent si bien faire que le iarret ne luy en demourast comme il le tenoit, et le mangeoit tresbien comme vous feriez d’vne saulcisse, et quand on luy voulut oster l’os, il l’aualla bien tost, comme vn Cormaran1 feroit vn petit poisson, et apres commença à dire : « bon, bon, bon ! » car il ne sçauoit encores bien parler, voulant donner à entendre que il auoi trouué fort bon et qu’il n’en failloit plus que autant2. Ce que voyans ceulx qui le seruoyent, le lierent à3 gros cables comme sont ceulx que l’on faict à Tain4 pour le voyage du sel à Lyon : ou comme sont ceulx de la grand nauf5 Françoyse qui est au port de Grâce6 en Normandie. Mais quelquefoys7 que vn grand ours que nourrissoit son pere eschappa8, et luy venoit lescher le visaige, car les nourrisses ne luy auoyent bien à poinct9 torché les babines, il se deffist desdictz cables aussi facillement comme Sanson10 d’entre les Philistins, et vous print monsieur de l’Ours et le mist en pieces comme vn poulet, et vous en fist vne bonne gorge chaulde11 pour ce repas. Parquoy12 craignant Gargantua qu’il se gastast13, fist faire quatre grosses chaines de fer pour le lyer, et fist faire des arboutans14 à son berceau bien afustez15. Et de ces chaines en auez une à La Rochelle, qve l’on leue au soir entre les deux grosses tours du haure16. L’aultre est à Lyon. L’aultre à Angiers. Et la quarte17 fut emportee des diables pour lier Lucifer qui se deschainoit en ce temps là à cause d’vne colicque [LVI]qui le tormentoit extraordinairement, pour auoir mangé l’âme d’vn sergeant1 en fricassee à son desieuner. Dont pouez2 bien croire ce que dict Nicolas de Lyra3 sur le passaige du psaultier4 où il est escript : « Et Og regem Basan5, que ledict Og estant encores petit estoit tant fort et robuste, qu’il le falloit lyer de chaisnes de fer en son berceau. Et ainsi demoura coy6 et pacificque ; car il ne pouuoit rompre tant facilement lesdictes chaisnes, mesmement qu’il7 n’auoit pas espace au berceau de donner la secousse des bras. » Mais voicy que8 arriva un iour d’vne grande feste, que son pere Gargantua faisoit un beau banquet à tous les princes de sa court9. Ie croy bien que tous les officiers de sa court estoyent tant occupés au seruice du festin, que l’on ne se soucyoit du pauure Pantagruel, et demouroit ainsi à reculorum10. Que fist-il ? Qu’il fist11, mes bonnes gens, escoutez. Il essaya de rompre les chaisnes du berceau auecques les bras, mais il ne peut ; car elles estoyent trop fortes : adonc12 il trepigna tant des piedz qu’il rompit le bout de son berceau, qui toutesfoys estoit d’vne grosse poste13 de sept empans14 en quarré, et ainsi qu’il15 eut mys les piedz dehors il se aualla16 le mieux qu’il peut, en sorte que il touchoit les piedz en terre. Et alors auecques grande puissance se leua emportant son berceau sur l’eschine ainsi lyé comme vne tortue17 qui monte contre vne muraille, et à le veoir sembloit que ce feust vne grande carracque18 de cinq cens [LVII]tonneaulx qui feust debout. En ce point1 entra en la salle ou l’on banquetoit, et hardiment qu’il espouenta2 bien l’assistance ; mais, par autant3 qu’il auoit les bras lyez dedans, il ne pouoit rien prendre à manger, mais en grande peine4 se enclinoit5 pour prendre à tout6 la langue quelque lippée7. Quoy8 voyant son pere entendit9 bien que l’on l’auoit laissé sans luy bailler à repaistre10, et commanda qu’il fut deslyé desdictes chesnes par le conseil des princes et seigneurs assistans, ensemble aussi11 que les medicins de Gargantua dysoient que si l’on le tenoit ainsi au berseau qu’il12 seroit toute sa vie subiect à la grauelle. Lors qu’il feust deschainé, l’on le fist asseoir et repeut13 fort bien et mist son dict berceau en plus de cinq cens mille pieces d’vn coup de poing qu’il frappa au milieu par despit, auec protestation de iamais n’y retourner.

(Livre II, ch. iv.)

Un bon tour

Jean Dodin et Frère Couscoil 14 §

Te aduiendroit ce que nagueres aduint à Jan Dodin recepueur15 du Couldray, au gué de Vede16, quand les gens d’armes rompirent les planches17. Rencontrant sur la riue frere Adam Couscoil, cordelier obseruantin de Myrebeau18, luy promist vn habit en condition qu’il le passast oultre [LVIII]l’eau à la cabre morte1 sus ses espaules. Car c’estoit vn puissant ribault2. Le pacte feut accordé3. Frere Couscoil se trousse et charge à son dours4 comme vn beau petit sainct Christophle5, ledict suppliant Dodin. Ainsi le portoit guayement, comme Æneas porta son pere Anchises6 hort7 la conflagration de Troie, chantant vn bel Aue maris stella. Quand ilz feurent au plus parfond8 du gué, au dessus de la roue du moulin, il luy demanda s’il auoit poinct d’argent sus luy. Dodin respondit qu’il en auoit pleine gibbessiere, et qu’il ne se desfiast de la promesse faicte d’vn habit neuf. Comment (dist frere Couscoil), tu sçais bien que par chapitre exprés de notre reigle il nous est rigoureusement defendu porter argent sus nous. Malheureux es tu bien certes, qui me as faict pecher en ce poinct. Pourquoy ne laissas tu ta bourse au meusnier ? Sans faulte tu en seras præsentement puny. Et si iamais ie te peuz tenir en notre chapitre9 à Myrebeau, tu auras du Miserere iusques à Vitulos10. Soubdain se descharge, et vous iecte Dodin en pleine eau la teste au fond.

(Livre III, ch. xxiii.)

Femme mute 11 et mari sourd §

Le bon12 mary voulut qu’elle parlast. Elle parla par l’art du medicin et du chirurgien, qui luy coupperent un encyliglotte13 qu’elle avoit soubz la langue. La parolle [LIX]recouerte1, elle parla tant, et tant, que son mary retourna au medicin pour remede de la faire taire. Le medicin respondit en son art bien auoir remedes propres pour faire parler les femmes : n’en avoir pour les faire taire. Remede2 vnicque estre surdité du mary, contre cestuy interminable parlement3 de femme. Le paillard4 deuint sourd par ne sçay quelz charmes5 qu’ilz feirent. Sa femme voyant qu’il estoit sourd deuenu, qu’elle parloit en vain, de luy n’estoit entendue, deuint enraigée. Puys le medicin demandant son salaire, le mary respondit qu’il estoit vrayement sourd : et qu’il n’entendoit sa demande. Le medecin luy iecta on dours6 ie ne sçay quelle pouldre, par vertus de laquelle il deuint fol. Adoncques7 le fol mary et la femme enragée se raslierent8 ensemble et tant bastirent les medicin et chirurgien qu’ilz les laisserent à demy mors9. Ie ne ris oncques tant que ie feis10 à ce patelinage11.

(Livre III, ch. xxxiv.)
[LX]

Bonaventure Desperriers
Mort en 1544 §

[Notice] §

Né à Arnay-le-Duc, en Bourgogne, valet de chambre, puis secrétaire intime de Marguerite d’Angoulême, Desperriers composa des dialogues facétieux connus sous le titre de Cymbalum mundi. Ce livre qui, suivant l’expression d’Etienne Pasquier, « méritait d’être jeté au feu avec son auteur », fut brûlé si bel et si bien qu’un siècle après, Bayle ne put en trouver un seul exemplaire. Desperriers n’était pourtant rien moins que calviniste. Il fut en prose ce que Marot devait être en poésie, un esprit flottant et libertin, mais naïf et ingénieux, un Fontenelle de boudoir, un épicurien se moquant de la vérité, pour se dispenser de la chercher. Son persiflage blessa tous les partis. Réduit à la misère, ce gai conteur termina sa vie légère par une fin tragique. Ce sceptique, habitué à rire de tout, se perça de son épée dans un accès de désespoir. Sauvons de l’oubli quelques pages agréables qui représentent un genre tout à fait gaulois, le Fabliau desrimé, la nouvelle.

Un jeu de mots §

Un homme, devisant1 avec une femme de Paris, laquelle se vantoit d’estre la maistresse, luy disoit : « Sy j’estois vostre mary, je vous garderois bien de faire tout a vostre teste. — Vous ! disoit elle ; il vous fauldroit passer par là aussy bien comme2 les aultres. — Ouy, fit il, asseurez vous que je scais deux poincts pour avoir raison d’une femme. — Vites-vous3 ? dit-elle ; et qui sont ces deux poincts là ? » L’homme, en fermant la main, lui dit : « En voilà un ! » Puys, tout soubdain, en fermant l’aultre main, « et voilà l’aultre. » De quoy il fut bien ri. Car la femme attendoit qu’il luy alloit descouvrir deux raisons nouvelles pour mettre les femmes au pas4.

[LXI]

Le Pot au lait

Comparaison des alquemistes 1 à la bonne femme qui portoit une potée de lait au marché 2 §

Chascun sçait que le commun langaige3 des alquemistes, c’est qu’ilz se promettent un monde de richesses, et qu’ilz sçavent des secrets de nature que tous les hommes ensemble ne sçavent pas ; mais à la fin tout leur cas s’en va en fumée…4 et ne les sçauroit-on mieux comparer qu’à une bonne femme qui portoit une potée de laict au marché, faisant son compte ainsi : qu’elle la vendroit deux liards ; de ces deux liards elle en5 achepteroit une douzaine d’eufz, lesquelz elle mettroit couver, et en auroit une douzaine de poussins ; ces poussins deviendroient grands.. et vaudroyent cinq solz la pièce ; ce seroit un escu et plus, dont elle achepteroit deux cochons, masle et femelle, qui deviendroyent grands et en seroient une douzaine d’autres, qu’elle vendroit vingt solz6 la pièce après les avoir nourriz quelque temps : ce seroyent douze francs, dont elle achepteroit une jument qui porteroit un beau poulain, lequel croistroit et deviendroit tant gentil : il saulteroit et feroit hin7. Et, en disant hin, la bonne femme, de l’aise8 qu’elle avoit en son compte, se print à faire la ruade que feroit son poulain, et, en la faisant, sa potée de laict va tomber et se respandit toute. Et voilà ses eufs, ses poussins, ses chapons, ses cochons, sa jument et son poulain, tous par terre9. Ainsi les Alquemistes, après [LXII]qu’ils ont bien fournayé1, charbonné, lutté2, soufflé, distillé, calciné, congelé3, fixé4, liquefié, vitrefié, putrefié, il ne fault que casser un alembic pour les mettre au compte5 de la bonne femme.

(Nouvelles, XII.)
[LXIII]

Montluc
1503-1577 §

[Notice] §

Né dans l’Agénois, aux environs de Condom, fils aîné d’une noble maison, Blaise de Montluc était déjà soldat en 1521. Il prit son essor au-dèlà des Alpes, et les campagnes d’Italie furent, sous Charles VIII et Louis XII, sa première école militaire. En 1523, nous le voyons conduire une périlleuse retraite à Saint-Jean-de-Luz, et y gagner le commandement d’une compagnie. Prisonnier à Pavie, il prendra sa revanche en maint fait d’armes, où il se montra sinon stratégiste de haut vol, du moins officier accompli, plein de ressources, ayant le coup d’œil prompt et la main sûre, alliant l’art à l’audace, et l’adresse à la témérité. Ecuyer, enseigne, capitaine, mestre de camp, lieutenant du roi, et enfin maréchal de France, il assista, durant un demi-siècle, à cinq batailles rangées, à dix-sept assauts, à onze défenses de places, et à deux cents escarmouches. Parmi ces glorieux hasards, signalons son rôle à Cérizolles, et son intrépide défense de Sienne qui fit bruit dans toute l’Europe.

Il est regrettable qu’il y ait aussi d’autres pages dans sa vie. Lorsqu’en 1362, Catherine de Médicis l’envoya pacifier la Guienne, il le fit si bien, qu’à son départ les villages ressemblaient à des cimetières : sur les routes, les branches des arbres devinrent des gibets, odieux trophées dont la seule excuse, s’il en est une, fut sa triste obéissance à des ordres fanatiques. Sa vieillesse expia le sang versé. Il vit périr ses quatre fils, et mourut à soixante-dix ans, mécontent, isolé, effrayé de l’avenir.

Montluc « haïssait les écritures », et pourtant il doit un long souvenir à ces Commentaires, qui consolèrent sa retraite morose et impatiente d’action. Il en est le héros, et nul ne s’en plaindra. Car sa vanité même n’a rien qui choque : elle a grand air, et justifie cette fière devise : « Nos vies et nos biens sont au roi, l’âme est à Dieu, l’honneur est à nous ; non, sur mon honneur mon roi ne peut rien. » Il fut de ces gentilshommes pour qui toute chaude affaire était une fête. Lui aussi, sous le regard du prince, il eût « changé prés et vignes en chevaux et armes pour aller mourir au lit d’honneur ». S’il a trop manqué de ces vertus civilisées qui décorent la bravoure dans un Catinat, il sut se faire aimer du soldat, et lui « mettre des ailes au talon, du cœur au ventre ». Il est déjà homme de guerre dans le sens moderne du mot. Il sentit l’importance de l’infanterie, et accomplit ses plus belles prouesses à la tête « des gens de pied », qu’il entraînait par son exemple.

Dans son livre, pratique avant tout, mais brillant de verve gasconne, il a voulu se proposer pour modèle à la jeune noblesse, et a [LXIV]fait profession d’être docteur ès-armes. « Je veux, dit-il, instruire ceux qui viendront après moi. Car n’être rien que pour soi, c’est en bon français, être né une bête. » Ses harangues et ses récits, qui ne sentent jamais le clerc, étincellent de belle humeur, et son nourris de bon sens. Il a une brusquerie pittoresque, des images parlantes, des boutades spirituelles, un style énergique et allègre qui a le goût du terroir ; par ses pétulances d’imagination, il trahit le compatriote de Montaigne et d’Henri IV.

Fière contenance 1 §

J’estois encore si2 très extenué de ma maladie, et le froid estant grand et aspre, j’estois contrainct d’aller si enveloppé le corps et la teste de forrures3, que, quand l’on me voyoit aller par la ville, nul ne pouvoit avoir esperance de ma santé, ayant oppinion que j’estois gasté dans le cœur, et que je mourois à veue d’œil4 « Que ferons-nous, disoient les dames et les poureux5, car en une ville il y a d’ungs et d’autres6, que ferons-nous si notre gouerneur meurt ? Nous sommes perdeus : toute nostre fiance7 après Dieu, est en luy ; il n’est possible qu’il en eschappe. » Je croy fermement que les bonnes prieres de ces honnestes femmes me tirarent8 de l’extremité et langueur où j’estois, j’entendz du corps, car, quant à l’esprit et l’entendement, je ne le sentis jamais affoiblir9. Ayant donc accoustumé auparavant d’estre ainsi embeguiné10, et voyant le regret que le peuple avoit de me veoir malade, je me fis bailler des chausses11 de velours cramoeisin12 que j’avois appourtees d’Albe13, couvertes de passement [LXV]d’or, et fort decoppées1 et bien faictes……. Je prins le perpoinct2 tout de mesmes, une chemise ouvree de soye cramoeisie et de fillet3 d’or bien riche : en ce temps-là on pourtoit les collets des chemises ung peu avallés4. Puis prins un collet de bufle, et me fiz mettre le hausse-col5 de mes armes, qu’estoient bien dorées. En ce temps-là je pourtois gris et blanc6…… et avois encores ung chappeau de soye grize, faicte à l’allemande, avec un grand-cordon d’argent et des plumes d’aigrette bien argentees. Par lors les chappeaux ne couvroient pas grandz7, comme font asleure8. Puis me vestis ung cazacquin9 de velours gris, tout couvert de petites tresses d’argent à deux petitz doigz l’une de l’autre, et doublé de tocquadille10 d’argent, tout decoppé entre les tresses, lequel j’apportois11 en Piemont sur les armes. Or avois-je encore deux petits flascons de vin grec, de ceux que monsier le cardinal d’Armaignac m’avoict envoyés ; et m’en froetiz12 ung peu les mains, puis m’en lavay fort le vizaige, jusques à qu’il eust prins un peu de couleur roge13, et en beuz, avec un petit morceau de pain, trois doigtz, puis me regarday au miroir. Je vous jure que je ne me cognoissois pas moy-mesmes14… Je ne me peux contenir15 de rire, me semblant16 que tout à coup Dieu m’avoit donné tout ung autre visaige.

Le premier qui arriva à moy avec ses cappitaines feust le seigneur Cornelio et le comte de Gayasse, Monsieu de Bassompierre, commissaire17, et le Conte de Bisque que j’avois tous envoyé querir ; et comme ilz me trouvarent de ceste sorte, se prindrent18 tous à rire. Et moy je bravois19 par la salle plus que quatorze, et n’eusse pas eu la [LXVI]puissance de thuer ung polet1 ; car j’estois si foible que rien plus2. Combas et les cappitaines françois arrivarent aussi. Toute ceste farce ne tendoit qu’à faire rire les ungs et les autres ; et le dernier, ce feust le colonel Rincroc et ses cappitaines, qui, comme il me vist d’este3 sorte, il se mist à sanglottier de force de rire. Et je le prins par le bras, et luy diz : « Et quoy, Seigneur Colonel, pensés-vous que je sois ce Montluc qui va tous les jours mourant par les rues ? Nany4, Nany, car stuy5 là est mort, et je suis ung autre Montluc. Son truchement6 le luy dict : qui7 le faisoit encores plus rire : et desjà le seigneur Cornelio lui avoict dict la resolution pour quoy8 je l’envoyoys querir, et qu’il falloit que nous ostissions9, par une sorte ou par autre10, ce doute qui estoit parmi les Siennoys. Et ainsi nous en allasmes tous à cheval au palais, et comme nous eusmes monté le degré, nous trouvasmes la grand salle, pleine de noblesse et de bourgeois de la ville qui estoyent du Conseil……. J’entris11 ainsi en la grand salle, et leur oustay12 mon chappeau ; et ne feuz cogneu13 de personne de prime14 abordée, ains15 pensoient ilz que je feusse quelque gentilhomme que monsier le mareschal eust envoyé dans la ville pour commander l’assault16, à cause de ma foiblesse…… et en entrant, mon chappeau à la main je me souzriois17 vers l’ung et vers l’autre, que18 tous s’esmerveilloient de me veoir.

(Commentaires, liv. III.)

Une ville assiégée

Renvoi des bouches inutiles §

Je vous diz que le roolle19 des bouches inutiles se monta [LXVII]1 quatre mil et quatre cens ou plus ; que de toutes les pitiés et desollations que j’ay veu, je n’en viz jamais une semblable, ny espere en voir jamais : car le maistre falloit2 qu’abandonnast son sorviteur qui longtemps l’avoit servy, la maistresse sa chambriere, et ung monde de pouvres gens qui ne vivoient que du travail de leurs bras ; et par trois jours ceste desolation et pleurs dura. Ces pouvres gens s’en alloient à travers des ennemis, lesquels les rechassoient vers la citté ; et tout le camp demeuroit nuict et jour en armes pour cest effect, car ilz les nous rejettoient jusques au pied des murailles, afin que nous les remissions dedens, pour plustost manger ce peu de pain qui nous restoit3, et veoir si la citté se voudroit revoulter4 pour la pitié de leurs serviteurs et chambrieres : mais cella n’y fist rien, et si dura huict jours. Ils ne mangeoient que des herbes, et en moreust plus de la moytié ; car les ennemis les thuoient, et peu s’en sauva…… Ce sont des lois de la guerre : il fault estre cruel bien souvent, pour venir à bout de son ennemy ; Dieu doibt estre bien misericordieux en nostre endroict, qui faizons tant de maux… Vous, Gouverneurs et Cappitaines des places, ne craignés de vous descharger des bouches inutiles ; estouppés5 les oreilles aux cris : si j’eusse creu mon courage6, je l’eusse faict trois mois plustost : peult estre que j’eusse sauvé la ville, ou pour le moingz j’y eusse amusé mon ennemy plus longuement ; cent fois je m’en suis repenty.

La veille d’une capitulation §

Après que l’assiegeant eust perdu toute son escrime7 et toutes ses ruses, il nous laissa en paix, ne s’attendant nous avoir qu’au dernier morceau de pain. Et commencasmes à entrer au mois de mars, nous ayant tout failly8, [LXVIII]car de vin il n’y en avoit une seule goutte en toute la ville dés la demy-fevrier. Avions mangé tous les chevaux, asnes, muletz, chatz et ratz qu’estoient dans la ville. Les chatz se vendoient trois ou quatre escuz, et le rat ung escu, et en toute la cité n’estoit demeuré que quatre vielhes jumens, si maigres que rien plus, qui faisoient torner les molins1 : deux que j’en avois, le contrerolleur la Moliere le scien, et l’Espine, thresorier, le scien ; le sieur Cornelio une petite hacquenee baye2 qui avoit perdu la veuë de vieillesse ; messer Iheronym Espano ung cheval turc qui avoit plus de vingt ans : voilà tous les chevaux et jumens qui estoient demeurés dans ville en ces extremités plus grandes que je ne sçaurois representer, car je croy qu’il n’y a rien de si horrible que la famine. De Rome en hors l’on nous donna quelque esperance de secours et que le Roy envoyoit M. de Brissac3 nous secourir : qui feust cause que nous accorsismes4 nostre pain à douze onces, les soldatz et les gens de la ville à neuf. Cependant peu à peu nous perdions plusieurs habitans et soldatz, qui tomboient mortz sur la place ; car on devenoit tout atenué5, et en cheminant on tomboit mort, de sorte qu’on mouroit sans maladie. A la fin les medecins cogneurent que c’estoit les mauves qu’on mangeoit, pource que c’est une herbe qui lasche l’estomac et garde de fere digestion. Or n’avions-nous autres herbes au long des murailles de la ville ; car tout estoit mangé, et encores n’en pouvions avoir sans sortir à l’escaramouche6 ; et alors tous les enfans et femmes de la ville sortoient au long des murailles ; mais je vis que j’y perdois force gens, et ne volsis7 plus laisser sortir personne…… En cest estat nous traisnasmes jusques au huictiesme d’avril8, que nous eusmes perdu toute esperance. Alors la Seigneurie9 me pria ne trouver mauvais s’ilz commensoient à penser à leur sauvation10 ; et voyant que ny avoit plus remede, si ce n’est de nous manger nous-mesmes, je ne leur y [LXIX]peux nyer, chargeant de maledictions ceux qui engagent les gens de bien, et puis les laissent là1. Je n’entendois2 pas parler du Roy, mon bon maistre ; il m’aimoit trop, mais bien de ceux qui le conseillent mal à son desadvantage. J’ay tousjours veu plus de mauvais conseillers que de bons prés les Roys.

En avant marche !

Bataille de Ver 3 §

….. Et alors je fis une remontrance aux Gascons, et leur dis qu’il y avoit une disputte de longue main entre les Espaignolz4 et les Gascons, et qu’il falloit à ce coup en vuider le procés commencé il y a plus de cinquante ans ; c’estoit que les Espaignolz disoient qu’ilz estoient plus vaillans que les Gascons, et les Gascons qu’ils en estoient plus que les Espaignolz ; et que, puisque Dieu nous avoit fait la grace de nous trouver en ceste occasion en mesme combat et sous mesmes enseignes, qu’il falloit que l’honneur nous en demeurast. « Je suis Gascon, je renie la patrie, et ne m’en diray jamais plus, si aujourd’huy vous ne gaignés le procés5 à force de combatre ; et vous verrés que je seray bon advocat en ceste cause. Ilz sont bravaches6 ; et leur semble qu’il n’y a rien de vaillant qu’eulx au monde. Or, mes amis, montrés-leur ce que vous savez faire, et s’ilz frappent ung coup, donnés-en quatre. Vous avés plus d’occasions qu’eulx, car vous combatés pour vostre Roy, pour vos autelz et pour vos foyers. Si vous estiés vaincus, outre la honte, vostre païs est perdeu pour jamais, et, qui pis est, [LXX]vostre religion. Je m’asseure que je ne seray pas en peine de mettre la main dans les reins de ceulx qui les montreront à noz ennemys1, et que vous ferés tous vostre devoir. Ce ne sont que gens ramassés, gens qui ont desjà accoustumé d’estre battus, et qui ont desjà peur d’avoir les bourreaux sur les espaules, tant la conscience les accuse. Vous n’estes pas ainsi2, qui combatés pour l’honneur de Dieu, service de vostre Roy et repos de la patrie. »

Sur quoy je leur commanday que tout le monde levast la main. Sur ceste oppinion, ilz la levarent et commensarent à crier tous d’une voix : « Laissés-nous aller, car nous n’arresterons jamais3 que nous ne soyons aux espees. » Et baisarent la terre. Les Espaignolz s’accoustarent des nostres1. Je leur dis qu’ilz marchassent seulement le pas sans se mettre hors d’haleine. Je m’en coureuz à la gendarmerie2, trouppe à trouppe, et leur priay de s’acheminer seulement le petit pas, leur disant : « Ce n’est pas à vous, messieurs, à qui il faut par belles remonstrances mettre le cueur au ventre ; je sçay que vous n’en avés pas besoin ; il n’y a noblesse en France qui esgalle celle de nostre Gascongne. A eulx donc, mes amis, à eulx : et vous verrés comme je vous suyvray. »

[LXXI]

Calvin
1509-1564 §

[Notice] §

Né à Noyon, en 1509, fils d’un procureur fiscal, élevé dans l’Université de Bourges, destiné à l’Église, puis jurisconsulte en même temps que théologien, Jean Calvin finit par devenir le plus puissant organisateur de la réforme religieuse à laquelle il donna son nom. On sait qu’il fit de Genève la capitale de ce protestantisme dogmatique et rigide dont il façonna l’esprit et les mœurs à l’image de son propre génie. Banni de cette cité en 1538 par le parti des libertins, il y rentra triomphalement en 1541, et ne cessa pas dès lors d’y exercer une dictature omnipotente jusqu’en l’année 1564, époque de sa mort.

Il ne nous appartient pas de juger l’œuvre du docteur qui, selon l’expression de Bossuet, « remua les bornes une fois posées, et se rendit l’arbitre de sa croyance ». Tout en regrettant qu’il ait troublé la paix du monde chrétien, bornons-nous à dire quelques mots de l’homme et de l’écrivain.

Cette grande et redoutable figure ne ressemble point à celle de Luther. Ne cherchons pas dans ses œuvres les accents d’une mélancolie parfois touchante, la fougue d’une verve joyeuse, les explosions orageuses de cette éloquence populaire dont les éclats mirent l’Allemagne en feu. Il n’eut rien de l’artiste et du rêveur. Son visage osseux et blême, son œil fixe et méditatif, ses lèvres minces, crispées et frémissantes, annoncent le dialecticien froid et bilieux qui ne connut jamais ni le sourire, ni les larmes. Dans le politique vertueux à faire peur qui créa sa république austère et bourgeoise, on retrouve le légiste nourri de chicane, l’avocat, l’aigre Picard, dont l’unique passion fut l’ambition de convaincre et de dominer. Sa parole stridente, âpre et incisive, a comme un arrière-goût d’amertume. Sa logique accable l’adversaire sous le poids de syllogismes dédaigneux et superbes. On comprend que Rabelais n’ait jamais pu souffrir celui qu’il appela « le démoniaque de Genève », ce sectaire flegmatique dont la vie fut un implacable combat, même contre ses propres soldats. Dur aux autres comme à lui-même, il offrit aux âmes vraiment religieuses le douloureux scandale du persécuté qui devient persécuteur au jour de la victoire, prêche la tolérance en dressant des gibets, et justifie sa devise : « Je suis venu apporter non la paix, mais la guerre. » Ne fit-il pas périr sur un bûcher Michel Servet, le savant qui soupçonna le premier la circulation du sang ? Son regard inquisiteur pénétra jusqu’aux secrets du foyer, jusqu’au fond des consciences. Dans son église, dont les portes furent trop étroites, il était défendu aux nouveaux mariés de danser ou de chanter le jour de leurs [LXXII]noces. Il régla la forme des habits, fixa les dépenses de la table, interdit l’usage des souliers à la mode de Berne, fit attacher au pilori un citoyen surpris avec un jeu de cartes. Il prétendait inspirer la vertu par décret. Sa discipline pesa comme un joug de fer. Il hérissa d’épines les voies du salut.

Mais s’il eut le cœur médiocre, parce que la charité lui fit défaut, respectons la pureté de ses mœurs, la sincérité de son zèle, et surtout sa forte intelligence.

Le plus mémorable de ses titres littéraires est l’Institution chrétienne, dont la première édition parut en 1535, et qu’il transforma jusqu’à la fin de sa vie, pour en faire le code de ses fidèles. L’admirable dédicace qui en est l’ouverture, et qu’il adresse à François Ier, est un modèle de polémique supérieure. Les quatre livres que renferme cet ouvrage traitent : 1° de Dieu, 2° de Jésus médiateur, 3° des effets de cette médiation, 4° des formes extérieures de l’Église. C’est la première fois, depuis Commines, que la langue française traite de grands intérêts, avec l’éloquence d’une passion convaincue. Ferme, simple, sobre, clair et pur, son style est une merveille pour cette époque, où l’on ignorait la méthode et la gravité soutenues. Il économise les mots en un temps où ils débordaient sous la plume des meilleurs. Sa précision et son argumentation nerveuse s’accordent bien avec la trempe énergique de son caractère. Son expression est pleine, sa véhémence exempte de déclamation, son érudition de pédantisme. Tandis que Rabelais prend les Grecs pour guides, Calvin relève du génie latin, dont il aime la rigueur et l’autorité. Il inaugure enfin le plan harmonieux d’une vaste conception. Il substitue un ordre lumineux aux subtilités captieuses de la scolastique. Mais il ne cherche pas à plaire. Son discours est triste, et ne dit rien au cœur. Ajoutons qu’il confond souvent le raisonnement avec la raison. Il n’en est pas moins un des pères de notre idiome

Une mort édifiante

A Madame de Cany

Mort de Madame de Normandie 1 §

En tout le cours de sa maladie, elle s’est monstree une vraye brebis de nostre Seigneur Jesus, se laissant paisiblement mener à ce grand Pasteur2. Deux ou trois jours [LXXIII]devant la mort, comme elle avoit le cœur plus eslevé à Dieu, aussy parloit-elle d’une plus vehemente affection que jamais. Mesme le jour devant1, comme elle exhortoit ses gens, elle dict au serviteur, puisque Dieu l’avoit conduit en une eglise chrestienne, qu’il advisast d’y vivre sainctement. La nuyt suyvante elle fut pressee de grandes douleurs et continuelles. Toutes fois jamais on n’ouït aultre complainte d’elle qu’en priant Dieu qu’il eust pitié et qu’il la delivrast de ce monde, luy faisant grace de perseverer tousjours en la foy qu’il luy avoit donnee. Environ cinq heures du matin, je vins à elle. Après qu’elle eust ouy fort patiemment la doctrine que je luy proposay, selon que le temps le requeroit, elle dict : « l’heure approche, il fault que je parte du monde ; ceste chair ne demande que de s’en aller en pourriture, mais je me tiens certaine que mon Dieu se tient en son roiaume. Je congnois combien je suis pauvre pecheresse, mais je me confie en sa bonté et en la mort et passion de son Fils. Ainsi je ne doute point de mon salut puisqu’il m’en a asseurée. Je m’en vais à luy comme à un Pere. » Comme elle tenoit ces paroles, il arriva bonne compagnie2, j’entrelaçois parfois quelques mots, selon qu’il me sembloit estre expedient : et aussi nous faisions prieres à Dieu selon l’exigence de sa necessité. Après avoir monstré derechef congnoissance qu’elle avoit de ses pechés pour en demander pardon à Dieu, et la certitude qu’elle avoit de son salut, mettant sa confiance en un seul Jesus, et ayant3 à luy tout son refuge, sans estre incitee de nul4, elle commença à prononcer le Miserere, comme nous le chantons à l’Église, à haulte voix et forte, non sans grand peine, mais elle pria qu’on lui permist de continuer. Sur ce que je lui feis un brief recueil de l’argument du pseaume5, voiant le goust qu’elle y prenoit, elle après, me prenant par la main, me dist : « Que je suis heureuse et que je suis bien tenue6 à Dieu, de ce qu’il m’a icy amenee pour y mourir. Si j’estois en ceste malheureuse prison, je n’oserois ouvrir la bouche pour faire confession de ma [LXXIV]chrestienté1. Icy non seulement j’ay liberté de glorifier Dieu, mais j’ay tant de bonnes remonstrances pour me confermer en mon salut2. » Quelques fois elle disoit bien : « Je n’en puis plus. » Quand je lui repondois : « Dieu pourra pour vous ; il vous a bien monstré jusques icy comme il assiste aux siens ; » elle disoit tantost : « Je le croy et me faict bien sentir son aide. » Son mary estoit là, s’esvertuant en sorte qu’il nous faisoit pitié à tous, et cependant nous faisoit esbaïr3 de sa constance. Car menant un deuil tel que je sçay, et estant pressé d’extremes angoisses, il avoit gaigné ce point sur soy d’exhorter sa bonne partie4, aussy franchement comme s’ils eussent deu faire un voïage bien joïeux ensemble. Les propos que j’ay recitez5 estoient au milieu des grands tormens d’estomac qu’elle enduroit. Environ les neuf ou dix heures ils s’appaiserent. Cependant, comme aiant plus de relasche, elle ne cessoit de glorifier Dieu, s’humiliant tousjours pour chercher son salut et tout son bien en Jesus Christ. Quand la parole lui fut faillie, elle ne cessa pourtant de parler de son visaige6 combien elle estoit ententive tant aux prieres qu’aux admonitions qu’on faisoit. Au reste elle etoit si paisible qu’il n’y avoit que la veue qui donnast apparence de vie. En la fin, pensant qu’elle fust passee, je dis : « Or prions Dieu qu’il nous face la grace de la suyvre. » Comme je me levois, elle tourna ses yeux sur nous, comme se recommandant à ce qu’on perseverasse7 à prier et à la consoler. Depuis n’apperceusmes nul mouvement, et trepassa aussy paisiblement comme si elle se fust endormie…

(Lettres françaises.)

A l’Église de France 8 §

Très chers seigneurs et freres, ie ne doubte point que [LXXV]vous n’aiez journellement beaucoup de nouvelles tant d’icy que d’Allemaigne qui pourroient tourner en scandale à ceulx qui ne sont point trop bien confirmés en Nostre Seigneur Jesus-Christ. Mais ie me confie en Dieu1 qu’il vous hatellement fortifiés que vous ne serez esbranlés ne pour cela, ne pour rien qui puisse advenir encore plus grand. Et de faict, si nous sommes bien bastis sur ceste pierre dure qui ha esté ordonnee pour le fondement de l’Église, nous pourrons bien soutenir de plus rudes tempestes et orages, sans estre abattus. Mesmes il nous est expedient2 que telles choses adviennent, à fin que la constance et la fermeté de nostre foy en soit esprouvee.

Quant est des bruicts3 qui ont vollé de nos troubles, premierement ils se sont forgés sur le champ pour la plus grand’part. Car si vous estiez sur le lieu, vous n’y verriez point la dixieme partie de ce qui s’en est dict dehors. Vray est que nous en avons plusieurs de dure cervelle et de col rebelle au ioug4, qui à toutes ocasions ne demandent que s’eslever et par tumultes dissiper et abolir tout ordre en l’Eglise, voire tant ieunes que vieux. Et principalement nous avons une ieunesse fort corrompue : ainsy, quand on ne leur veult point permettre toute licence, ils fonct des mauvais chevaulx à mordre et à regimber5. Nagueres ils se sont fort despités soubs umbre6 d’une petite chose. C’est qu’on ne leur vouloit point conceder de porter chausses decouppees7, ce qui ha esté defendu en la ville il y ha douze ans passés. Non pas que nous fissions instance de cela8, mais pource que nous voyons que par les fenestres des chausses ils vouloient introduire toutes dissolutions9. Cependant nous avons [LXXVI]protesté que c’estoit un mesme fatras1 qui ne valoit pas le parler que la decoupure de leurs chausses, et avons tendu à une aultre fin, qui estoit de les brider et reprimer leurs follies. Durant ce petit combat, le diable en a entrelassé d’aultres2, tellement qu’il y ha eu de grands murmures. Et pource qu’ils ont senti en nous plus de magnanimité qu’ils n’eussent voulu, et plus de vehemence à leur resister, le venin que tenoient aucuns3 caché dedans leur cœur s’est ietté. Mais tout cela n’est que fumee : car les menaces ne sont que comme une ecume de l’orgueil de Moab4, qui n’ha point de force d’executer ce qu’il ha presumé.

Quoy qu’il en soyt, il ne fault point que vous en soyez estonnés. Il y a eu de plus grandes esmotions contre Moyse et contre les prophetes, combien qu’ils5 eussent à governer le peuple de Dieu ; et ce sont exercices necessaires pour nous. Seulement priez Nostre Seigneur qu’il nous face la grace de ne point fleschir, mais que nous preferions son obeyssance à nostre vie, quand mestier sera6, et que nous craignions plus de l’offenser que d’esmouveoir toute la rasge des meschans contre nous, et en la fin qu’il luy plaise d’apaiser tous les tumultes qui pourroient rompre le cœur des infirmes : car c’est ce qui me poise7 plus que tout le reste. Nostre Seigneur nous ha fait ceste grace d’avoir la iustice de bon vouloir à remédier au mal, et tous nos freres sont d’un bon accord à poursuyvre ce qui est de nostre office, tellement qu’il y ha une mesme constance en tous. Il ne reste sinon que ce bon Dieu poursuyve à conduire son œuvre8.

[LXXVII]

Michel de L’Hospital
1505-1573 §

[Notice] §

Né vers 1505, en Auvergne, près d’Aigueperse, Michel de l’Hopital étudia le droit à Toulouse. « Dès quatre heures du matin, nous dit-il, on se levait pour la prière ; puis on allait aux écoles jusqu’à onze heures ; on ne revenait pour discuter les textes ou vérifier les passages ; et la récréation était de lire Aristophane, les tragiques grecs, Plaute ou Cicéron. » Attaché au connétable de Bourbon, son père avait été un des vassaux fidèles qui le suivirent dans sa fuite ; aussi fut-il condamné à l’exil et à la perte de ses biens. Son fils dut le rejoindre en Italie, à Padoue, ville renommée pour son savoir. Pendant six ans, il y approfondit la jurisprudence. Nommé auditeur de rote à Rome, ramené à Paris par le patronage du cardinal de Grammont, il dut à un mariage heureux la charge de conseiller au Parlement, et le chancelier Olivier le députa comme ambassadeur au concile de Trente. A son retour, la faveur de Marguerite de Valois, sœur d’Henri II, lui valut les postes de maître des requêtes et de surintendant des finances en la chambre des comptes. Son intégrité lui fit alors plus d’un ennemi ; mais il triompha de ces cabales, et, en 1560, la reine Catherine de Médicis lui confiait la garde des sceaux. Les chefs de l’État voulaient se couvrir de sa renommée, et se servir de sa docilité, parmi les querelles religieuses qui éclataient de toutes parts. Mais son patriotisme et son austérité évitèrent tout périlleux écueil. Politique habile et ferme, l’Hopital « brida » tout ensemble l’intolérance et la révolte. Ce fut lui qui, pour éviter l’établissement d’un tribunal inquisiteur, déféra aux évêques le crime d’hérésie. Il provoqua l’édit de Saint-Germain, qui contient déjà l’édit de Nantes. Il fit décider la réunion des États-généraux. Ses conseils de modération chrétienne eussent sauvé la France s’ils avaient pu être entendus. Mais les passions furent plus fortes que la sagesse. Le colloque de Poissy (1561), et le massacre de Vassy (1562) donnèrent le signal de la guerre civile qu’il voulait prévenir. Il lutta du moins contre les violents, jusqu’au jour où, se sentant aussi impuissant à faire le bien qu’à entraver le mal, il rendit avec dignité ces sceaux tenus huit années avec courage, entre les ambitieuses convoitises de partis également fanatiques. Il fut suivi dans sa retraite de Vignay par les regrets de tous les bons citoyens. « Quand cette neige sera fondue, avait-il dit en montrant sa barbe blanche, il n’y aura plus que de la boue. » — La boue fut détrempée de sang. Tandis que sonnait le tocsin de la Saint-Barthélemy, une troupe armée vint le menacer dans son asile ; ses serviteurs voulant la repousser, il s’y opposa : « Si la petite porte ne suffit pas, s’écria-t-il, qu’on [LXXVIII]ouvre la grande. » Il ne devait pas survivre au crime qu’il avait prévu. Il en mourut de douleur.

Nul ne justifia mieux cette définition de l’orateur : Vir bonus dicendi peritus1. Il fut, selon l’expression de Montaigne, « une de ces belles âmes frappées à l’antique marque ». — « Sage de nature et de praticque, dit un contemporain2, point sévère sinon bien à propos, équitable quand il falloit, non-point chagrineux et rebarbatif, ni séparé des douces conversations, entendant les raisons, ni bizarre ni fantastique comme estoit ce Caton », il est de ces personnages dont la gloire grandit avec la raison publique. Ses Harangues et Mercuriales honorent le talent comme le caractère du magistrat. — S’il ne réussit pas à faire tout le bien qu’il voulut, ce sévère gardien de la justice fut du moins le modèle de toutes les vertus qui sauvent un pays dans les troubles civils. Il représente l’alliance trop rare de la politique et de la morale. — Aussi sa renommée juge-t-elle souverainement ceux qui ne la respecteraient pas.

Les avocats §

Vous ne sçauriez veoir rien au monde si impudent, ny si hardy à mettre en avant ung faulx faict et une menterie en plein barreau ; ilz ont des fronts d’acier3, et, n’ayant point d’apprehension de perdre leur honneur, tout leur est indifferent, pourveu que rien ne tourne à leur dommaige. Vous oyrez4 crier, braire et tempester à l’appetit d’une partie hargneuse5 ; vous verrez les langues impures, venales et mercenaires mettre l’honneur des plus vertueux, illustres et grands personnaiges en compromis6, et ce dont je ne me sçaurois assez estonner, ces asnes d’Arcadie à qui les judges debvroient, à toutes les fois qu’ilz s’oublient et s’esmancipent contre la decence de leur robbe, mettre ung mords de bride, et leur fermer la bouche avec une bonne et grave reprimande, ilz les laissent divaguer de maniere qu’il semble à ces effrontez qu’ilz ont faict quelque beau chef-d’œuvre quand ilz ont, dient-ilz, bien lavé la teste7 à ung homme d’honneur, et mettent ceste haulte et sotte vanterie parmy leurs trophées… [LXXIX]Et neantmoins ce sont ceulx ordinairement qui ont le plus de praticque1, parce qu’ilz se mettent à tous les jours, à toutes les causes ; et les bons playdeurs2, qui intenteroient ung procez sur la pointe d’une eguille3, les recherchent plus volontairement que les aultres, dont les mœurs sont composees à la prudence et modestie4 : vray ornement d’ung sçavant homme de bien, d’advocat5, lequel, faisant trop6 plus de cas de l’honneur que de gaing, ne soubtient jamais de cause contre sa conscience ; aussy la deffend il avec tant de vigueur, de force et de solides raisons, que l’on recognoist à vue d’œil7 qu’il ne se fonde pour obtenir la victoire que sur la verité et la justice de sa cause. Cestuy cy ne faict rien qu’en faveur et consideration de la vertu et de la justice, et s’employe hardyment pour la deffense et tuition8 de l’innocence opprimée ou que l’on veult opprimer : l’or et l’argent ne luy commandent poinct ; toutes les grandeurs et puissances ne le sçauroient destourner du vray honneur qui ne s’acquiert qu’en bien faisant… Au contraire le brouillon9, avec son ignorance, qui lui faict escorte perpetuelle, estime pure vanité tout l’honneur qui est sans profict et contribution pecuniaire ; n’ayme que playe et bosse, seme des noises10, querelles et procez partout où il se trouve, afin d’avoir de la pratique aux despends de qui que ce soit.

D’ung procez il vous en fera provigner11 et vous en fera naistre une douzaine : aussy il vous fera accroire au commencement que votre affaire n’est rien, que votre cause est sommaire et sans aulcune difficulté, et qu’il vous en fera sortir en une matinée. Mais, s’il vous peult embarquer une fois et tenir en ses pieges, vous n’en sortirez qu’il ne vous ait arraché le plus beau et le meilleur de vostre creditance, ou sa science de chicanner luy fauldra12 au besoing.

(Réformation de la justice, IVe partie.)
[LXXX]

Amyot
1513-1593 §

[Notice] §

Né à Melun, de parents très-pauvres, qui, chaque semaine, lui envoyaient son pain au collége de Montaigu, où il fut réduit à servir de domestique à de riches écoliers, et à travailler, dit-on, la nuit, à la lueur de charbons embrasés, Amyot devint maître ès-arts à l’âge de dix-neuf ans, et dut à la protection de Jacques Colin, lecteur du roi, une chaire de grec à l’université de Bourges. Sa traduction des Amours de Théagène et Chariclée lui valut bientôt l’abbaye de Bellozane, bénéfice dont le gratifia la faveur de François Ier. Après un séjour de deux années en Italie, où il put étudier les manuscrits antiques, il eut l’honneur d’être choisi par le cardinal de Tournon comme précepteur des fils d’Henri II, et fit paraître en 1559, mais sans y mettre son nom, les Pastorales de Longus, puis les Vies complètes de Plutarque. Nommé grand aumônier de France par Charles IX, son élève favori, il lui dédia les Œuvres morales de Plutarque, aux approches de la Saint-Barthélemy, en 1572. Sa vieillesse fut tristement troublée par la fureur des guerres civiles qui ne respectèrent pas sa retraite pacifique et studieuse. Il mourut dans son évêché d’Auxerre, en 1593, sans avoir eu la joie d’entrevoir le retour de la concorde publique.

Traducteur de génie, il fit une riche moisson sur le sol qu’avaient défriché les érudits de la Renaissance. Le succès de ses biographies fut un des événements du siècle. Ronsard lui-même en prit ombrage. « Les beaux dicts des Grecs et Romains, rémémorés par le doux Plutarchus », mirent en oubli les fades romans de chevalerie que lisait encore la cour dissolue des Valois. En faisant circuler ces trésors de vertus, il épura, il humanisa du moins un siècle fanatique et corrompu. Ce fut une découverte même pour les lettrés ; car si le latin était alors très-répandu, le grec ne comptait encore que de rares interprètes dans le cercle des doctes.

Chez Amyot, le tour d’esprit s’accomode si bien à son modèle que souvent on ne distingue plus l’aumônier de Bellozane du moraliste de Chéronée. Il demeure pourtant si français dans sa métamorphose qu’il semble parler en son nom, ou nous restituer ce qu’il emprunte. Il est le premier qui ait su développer un talent original dans une œuvre de science laborieuse, sans perdre le charme du naturel, et sans l’étouffer sous l’artifice, comme fit Ronsard. De là vient qu’il donne à son modèle sa propre physionomie. Il le rend plus débonnaire qu’il ne fut réellement, il atténue ses raffinements, il le rajeunit par le fraîcheur de sa diction. En un mot, il en fait le bonhomme Plutarque. S’il lui prête sa naïveté, n’exagérons cependant pas la [LXXXI]portée de cet éloge, et l’illusion qui vient ici pour un lecteur moderne de l’effet produit par un idiome vieilli dont le babillage a comme un air d’enfance.

Tempéré, facile, clair, délié, abondant et familier, son style coule de source. Il est tout égayé d’expressions qui sourient à l’imagination. C’est déjà du Télémaque et du Bernardin de Saint-Pierre, avec plus d’abandon et de grâce pénétrante. Aussi partageons-nous le sentiment de Montaigne disant avec enthousiasme : « Je donne la palme à Jacques Amyot… Nous autres ignorants étions perdus, si ce livre ne nous avait relevés du bourbier. »

Avec Fénelon, nous regrettons qu’on ait trop négligé son vocabulaire. Car nous devons une durable gratitude à ce charmant écrivain qui a rendu Plutarque populaire, et que Plutarque a fait immortel.

Un sage §

Les riches crierent et se courroucerent contre Lycurgus1, jusques à ce que, voyant qu’ilz se ruoient tous ensemble contre luy, il fut contrainet de s’en fouir2 de la place. Si3 gaigna le devant4 et se jetta en franchise dedans une eglise5, avant que les autres le peussent atteindre, excepté un jeune homme nommé Alcander, lequel n’estoit point au demourant6 de mauvaise nature, sinon qu’il estoit un peu prompt à la main7, et cholere ; et poursuivant Lycurgus de plus près que les autres, ainsi comme8 il se cuida9 retourner devers luy, il luy donna un coup de baston sur le visage, dont10 il lui creva un œil. Mais pour cela Lycurgus ne fleschit11 point, ains12 se presenta la teste levée à ceux qui le poursuivoient, leur montrant son visage tout ensanglanté, et son œil crevé : dont13 ilz [LXXXII]eurent tous si grande honte, qu’il n’y eut celuy1 d’entre eux qui ozast ouvrir la bouche pour parler contre luy : ains au contraire luy livrerent entre ses mains2 Alcander, qui l’avoit frappé, pour en faire punition telle que bon luy sembleroit, et le convoyerent3 tous jusques en sa maison, monstrant qu’ilz estoient bien marris de son inconvenient4. Lycurgus en les remerciant les renvoya, et feit entrer Alcander en sa maison avec lui, là où il ne mesfeit ne mesdit5 jamais d’une parole ; ains lui commanda seulement qu’il le servist, faisant retirer ses domestiques qui avoient accoustumé de le servir ordinairement. Le jeune homme, qui n’estoit point lourdaut de luy mesme, le feit vouluntiers, sans rien repliquer au contraire6 : et quand il eut demouré quelque temps auprès de luy, estant tousjours à l’entour de sa personne, il commença à congnoistre et gouster la bonté de son naturel, et l’affection7 et intention qui le mouvoit à faire ce qu’il faisoit, l’austérité de sa vie ordinaire et sa constance à supporter tous travaux, sans jamais se lasser : dont il se prit à8 l’aimer et honorer fort affectueusement, et depuis alla preschant9 à ses parents et amis que Lycurgus n’estoit pas ainsi rude ne rebours comme10 il sembloit de prime face11, ains estoit le plus doulx et le plus aimable envers les autres qu’il estoit possible. Voilà comment Alcander fut chastié12 par Lycurgus, et la punition qu’il en receut : c’est que de mal conditionné jouvenceau13, oultrageulx et temeraire qu’il estoit au paravant, il devint homme tres sage et tres modéré.

(Vie de Lycurgus.)
[LXXXIII]

Trop parler nuit §

Les autres passions et maladies de l’ame, comme l’avarice, l’ambition ont à tout le moins aucunefois1 jouissance de ce qu’elles desirent, mais c’est ce qui plus tourmente ces grands babillards, qu’ils cherchent par tout qui les veuille ouir, et n’en2 peuvent trouver : car soit ou que lon devise assis3, ou que lon se promene en compagnie, chascun s’enfuit grand’erre4 si tost que lon voit approcher quelqu’un de ces grands causeurs : vous diriez proprement que lon a sonné la retraite, si viste chascun se retire5… de maniere que les pieds font la bien besoing, comme disoit Archilochus6, ou plus tost7 le sage Aristote8, lequel respondit à un tel9 importun causeur qui le faschoit10 et luy rompoit la teste, en luy faisant des plus estranges11 contes du monde, et luy repetoit souvent. « Mais n’est-ce pas une merveilleuse chose, Aristote ? » Non, pas cela, dit-il, mais c’est bien chose merveilleuse, qu’un homme ayant des pieds puisse endurer ton babil. » Et à un autre semblable qui luy disoit, apres un long procez12 qu’il luy avoit fait : Je t’ay bien rompu la teste, philosophe, de mon parler » : Non as, respondit-il, point autrement13 : car je n’y ai point pensé14. Pource que15, [LXXXIV]silon est quelquefois contrainct de les laisser babiller, l’ame cependant1 se retire en soy, et fait à par elle2 quelque discours, ne leur laissant que les aureïlles seulement, sur lesquelles ils espandent leur babil par dehors : ainsi ne peuvent ils trouver qui les veuille ouir, et encore moins qui les veuille croire.

Il ne seroit pas facile de nombrer autant de personnes qui se soient ruinez par intemperance de luxure3, comme il y a eu de puissantes citez, et de grands estats destruits et renversez par avoir eventé quelque secret. Sylla4 estant au siège devant Athenes, et n’ayant pas loisir d’y tenir le camp longuement, pour autant que5 d’autres affaires le pressoient, et que d’un costé Mithridates6 avoit envahy, occupé et ravy7 toute l’Asie, et d’austre costé la ligue de Marius8 se remettoit sus9, et recouvroit grande puissance dedans Rome, il y eut quelques vieillards en la boutique d’un barbier, qui en cacquettant ensemble dirent, qu’un certain quartier de la ville que l’on nommoit Heptachalcon n’estoit pas bien gardé, et qu’il y avoit danger que la ville ne fust prise par cest endroit là. Ce qu’entendans certains espions qui estoient dedans la ville, l’allerent rapporter à Sylla, lequel incontinent sur la minuict10 approcha son armée de ce costé là, par où il entra dedans, et peu s’en falut qu’il ne la rasast toute11 ; mais au moins l’emplit il de meurtre, et fut la rue que l’on appeloit Ceramique12 toute arrosée de [LXXXV]sang, estant Sylla plus indigné1 contre ceux de la ville pour certaines paroles injurieuses, que pour autre offense qu’ils luy eussent faitte : car pour se mocquer de Sylla et de sa femme Metella2, ils venoient sur la muraille et disoient : « Sylla est une meure3 aspergée de farine », et un tas d’autres telles mocqueries ; et par ainsi4 pour la plus legere chose du monde, comme dit Platon5, c’est à sçavoir pour des paroles, ils payerent une très griefve6 et très cruelle amende.

(Du trop parler.)

utilité des ennemis §

Ce qui est en l’inimitié le plus dommageable pourra devenir le plus profitable, qui7 y voudra bien prendre garde. Et qu’est ce que cela ? C’est que ton ennemy veille continuellement à espier toutes tes actions, et fait le guet à l’entour de ta vie, cherchant par tout quelque moien pour te surprendre à descouvert, pour avoir prise sur toy, ne voiant pas seulement à travers les chesnes, comme faisoit Lynceus8, ou à travers les pierres et les tuyles9, mais aussi à travers un amy, à travers un serviteur domestique, et à travers tous ceux avec qui tu auras familiere conversation10, pour descouvrir, autant qu’il luy sera possible, ce que tu feras, sondant et fouillant tout ce que tu delibereras et que tu proposeras de faire. Car il advient [LXXXVI]souvent que noz amis tombent malades, voire1 qu’ils meurent, que nous n’en sçavons rien pendant que nous differons de jour à jour2 à les aller visiter, ou que nous n’en tenons compte : mais de noz ennemis, nous recherchons curieusement jusques aux songes. Les maladies, les debtes, les mauvais mesnages avec leurs propres femmes, sont plus tost incogneus à ceux à qui ils touchent3, que non pas4 de l’ennemy ; mais principalement s’atache il aux fautes, et est5 ce que plus6 il recherche à la trace. Et tout ainsi que les vaultours volent à la senteur7 des corps pourris et corrompus, et n’ont aucun sentiment8 de ceux qui sont sains et entiers9, aussi les parties de nostre vie qui sont mal saines, mauvaises, et gastees, sont celles qui plus emeuvent nostre ennemy : c’est là que sautent incontinent ceux qui nous haïssent, c’est ce qu’ils harassent10 et qu’ils deschirent. Et c’est cela qui plus nous profite, en nous contraignant de vivre regleement11, et prendre bien garde à nous, sans dire ne faire rien negligemment, à l’estourdie, ny imprudemment, ains12 conserver tousjours notre vie comme en estroitte diette13 irreprehensible : car ceste reservee caution14 reprimant les violentes passions de nostre ame, et contenant la raison au logis, engendre une accoustumance, une intention et volonté de vivre honestement et correctement. Car ainsi comme les citez qui par guerres ordinaires avec leurs proches voisins, et continuelles expeditions d’armes, ont appris à estre sages, aiment les justes ordonnances, et le bon gouvernement : aussi ceux qui par quelques inimitiez ont esté contraints de vivre sobrement et se garder de mesprendre15 par negligence, et par paresse, et faire toutes choses utilement et à bonne fin, ceux la ne se donnent de garde, que16 la longue accoustumance, petit à petit, [LXXXVII]sans qu’ils s’en apperçoyvent, leur apporte une habitude de ne pouvoir plus pecher, et embellir leurs meurs d’innocence, pour peu que la raison y mette la main : car ceux qui ont tousjours devant les yeux ceste sentence,

Le Roy Priam et ses enfants à Troye
Certainement en meneroient grand joye1,

cela les divertit et destourne bien des choses dont les ennemis ont accoustumé de se resjouïr et de se mocquer. Et puis nous voions bien souvent les chantres et musiciens és2 theatres, et toute autre telle maniere3 de gens qui servent à faire des jeux, tous languissans, nonchallans4, et non point deliberez, ny faisans tous leur effort de monstrer ce qu’ils sçavent quand ils jouent à par eux5 : mais, quand il y a emulation et contention à l’envi contre d’autres, à qui fera le mieux, alors non seulement ils se preparent eux-mesmes plus attentifvement, mais aussi leurs instrumens, tastans6 les cordes plus diligemment, les acordans, et entonnans leurs flustes7. Celuy donc qui sçait qu’il a son ennemy pour emulateur de sa vie, concurrent d’honneur et de gloire, prent de plus pres garde à soy, considere circonspectement toutes choses, et ordonne mieux ses meurs et sa vie. Car cela est une des proprietez du vice, avoir plus tost honte des ennemis que des amis, quand on peche.

(Comment on pourra recevoir utilité de ses ennemis ; t. I.)
[LXXXVIII]

Michel de Montaigne
1533-1592 §

[Notice] §

Né dans le Périgord, le 28 février 1533, d’une famille originaire d’Angleterre, Michel de Montaigne était fils d’un loyal écuyer qui avait servi dans les guerres d’Italie et d’Espagne. Dès la plus tendre enfance, il fut nourri dans les langues anciennes qu’il apprit en se jouant. « Nous nous latinisâmes tant, dit-il, qu’il en regorgea jusqu’aux villages tout au tour plusieurs appellations latines qui ont pris pied par l’usage, et existent encore. » Quant au grec, il l’étudia « sous forme d’ébats ». « Nous pelotions, écrit-il, nos déclinaisons à la manière de ceux qui, par certains jeux de tablier, apprennent l’arithmétique et la géométrie. » Élevé en toute liberté, il était réveillé au son des instruments. Il dut pourtant passer aussi par le collége de Guienne, à Bordeaux, « comme ces latineurs qu’on tient quatre ou cinq ans à entendre des mots, et à les coudre en clauses ». Plus tard, a-t-il voulu nous peindre quelqu’un de ses maîtres dans « ces trognes effroyables de pédants enivrés en leur colère » ? Quoi qu’il en soit, il garda toute sa vie la haine du régime scolastique, et sa première éducation lui laissa l’heureuse habitude de la franchise, du naturel, et d’une raison ennemie de toute contrainte.

A l’âge de seize ans, il étudia le droit, et retrouva sous d’autres robes ce jargon barbare, cette routine qui étouffait alors l’esprit des lois dans un chaos de gloses et de commentaires. Pourvu, vers 1554, d’un office de conseiller au Parlement de Bordeaux, marié vers la trentaine par convenance plus que par entraînement, honoré de relations illustres, étranger à toute passion, sauf à l’amitié, cette volupté choisie des cœurs épicuriens, privé par la mort de la Boétie d’une tendresse qu’immortalisa son deuil éloquent, ce magistrat philosophe soucieux avant tout de s’appartenir à lui-même, avait quarante-deux ans lorsqu’il se retira des affaires, sans autre ambition que celle de vivre chez lui et pour lui, dans sa tour de Montaigne, parmi ses livres et ses pensées. Il ne voulait que « passer en repos et à part ce peu qui lui restait de vie ». Il lui semblait « ne pouvoir faire plus grande faveur à son esprit que de le laisser en pleine oisiveté s’arrêter et rasseoir en soi ». Mais il en advint « tout au rebours », et son imagination, « comme un cheval échappé », se donna tant de carrière que, pour réprimer ses saillies, et « lui en faire honte », il crut devoir « mettre en rôle toutes ses chimères ». On lui conseillait d’écrire l’histoire de son temps ; mais outre qu’il aimait sa sécurité autant que son indépendance, il avait « le style trop privé » pour une narration « équable et suivie ». Il fit donc « des Essais, ne sachant faire des effets ».

[LXXXIX]Ce fut vers l’époque de la Saint-Barthélemy que Montaigne, humain par sentiment, tolérant par raison, libre de tout parti, de tout intérêt, et sans arrière-pensée de vaine gloire, « se proposa lui-même à lui, pour argument et sujet d’étude ». Vers 1580, parut la première édition de ce livre « consubstantiel à son auteur et membre de sa vie ». Cet événement date de l’année même où il partit pour ce voyage de Suisse et d’Italie pendant lequel messieurs de Bordeaux l’élurent maire de cette ville, charge qu’il finit par accepter, « parce qu’elle n’a ni loyer, ni gain, autre que l’honneur ».

Il l’exerça quatre ans, de 1582 à 1586, parmi les troubles civils et religieux que la Ligue allait susciter en ce siècle tragique. Dans ces fonctions, il ménagea les esprits le plus doucement qu’il put ; et, au risque de passer « pour guelfe aux yeux des gibelins, pour gibelin aux yeux des guelfes », il aima mieux prévenir le mal que le réprimer. Considéré par Henri II, Catherine de Médicis, et Charles IX, qui le nomma chevalier de Saint-Michel, très-goûté de Marguerite de France, député par la noblesse aux États de Blois, il se lia d’affection avec mademoiselle de Gournay, qu’il nomma sa fille adoptive, et Charron, qui fut son disciple. « Il mourut, dit Pasquier, en sa maison de Montaigne, où luy tomba une esquinancie sur la langue, de telle façon qu’il demeura, trois jours entiers, plein d’entendement, sans pouvoir parler. Comme il sentit sa fin approcher, il pria, par un petit bulletin, sa femme de mander quelques gentilshommes, siens voisins, afin de prendre congé d’eux. Arrivés qu’ils furent, il fit dire la messe en sa chambre, et comme le prestre estoit sur l’élévation du Corpus Domini, ce pauvre gentilhomme s’eslance au moins mal qu’il peut, comme à corps perdu sur son lict, les mains joinctes, et en ce dernier acte rendit son esprit à Dieu : qui fut un beau miroir de l’intérieur de son âme. »

Nous n’aurons pas l’impertinence de juger en quelques mots un tel homme, et un tel écrivain. Disons seulement que, si trop de scepticisme et d’insouciance épicurienne se montre sous les contradictions de ses pensées notées au jour le jour, la faute en est au siècle où il vécut. Ne voulant pas s’engager dans la mêlée des haines et des colères, cette âme saine, loyale et tempérée se réfugia dans l’asile du doute, comme en ce manoir du Périgord où il s’enferma prudemment au plus fort des guerres civiles. Lorsque tant d’autres allaient droit à la barbarie par les voies d’une certitude intolérante, il y eut sagesse à se défier des affirmations absolues qui menaient au fanatisme. Sans doute, il est vrai que Montaigne risque parfois de nous conduire à l’indifférence, qu’il étourdit la raison, qu’il l’humilie et la décourage. Mais sa douce morale fut un calmant pour des esprits enfiévrés. Après tout, il respecta sincèrement les vérités universelles qui sont la conscience même ; et, s’il faut se défier de son indolence trop voluptueuse, s’il ne convient pas de le suivre comme le meilleur des guides, on peut lui savoir gré d’avoir fait bonne guerre à l’orgueil des docteurs infatués. N’a-t-il pas dit lui-même, en parlant des violents qu’il voulait pacifier : « Le moyen que je prends pour {p. XC}rabattre leur frénésie, c’est de leur faire sentir l’inanité de l’homme, de leur faire baisser la teste et mordre la terre soubs l’autorité et révérence de la majesté divine. » Voilà pourquoi il mérita d’être un des maîtres de Pascal.

Ses jugements littéraires furent du moins d’infaillibles arrêts : en quelques lignes, il en dit plus que d’ambitieux traités de rhétorique. Trésor inépuisable d’observation et d’expérience, son livre, ouvert à n’importe quelle page, nous offre partout et toujours des pensées profondes, exprimées d’une façon durable, et se détachant avec ce relief qui les grave dans la mémoire. C’est bien, comme disait Étienne Pasquier, un séminaire de belles ou notables sentences, et de conseils utiles à l’honnête homme. Ses erreurs mêmes n’ont rien de contagieux. Car il ne veut pas être cru sur parole, et nous habitue au libre examen dont il use. Non, il ne nous trompe pas, lorsqu’il dit : « Ceci est un livre de bonne foy. » Aussi a-t-il constamment ses fidèles. Appelons-le l’Horace français. De tous nos grands classiques, il demeurera le plus vivant. Ce privilége qu’il partage avec la Fontaine et Molière, il le doit autant à sa clairvoyance qu’au charme de ces confidences naïves qui découvrent en lui non un auteur, mais l’homme même.

Pour goûter la saveur de son style, il suffira de lire la première page venue : car il n’est aucun sujet qu’il n’égaye et ne féconde par les beautés originales de cette diction brève et colorée qui frappe à tout coup, enfonce le sens par le trait, et est comme une épigramme continuelle. Nul écrivain n’a jamais été plus riche en comparaisons vives et hardies, en métaphores rapides et involontaires qui obéissent à la pensée et la rendent visible. Aussi gasconne que latine et gauloise, sa langue allie la vigueur romaine à la gaillardise du patois périgourdin. Les poètes et philosophes de l’antiquité, surtout Sénèque et Plutarque, furent pour lui ce que seront pour Bossuet les Pères de l’Église. Ils sont entrés dans sa substance. Il s’inspire, sans en être enivré, de l’esprit pur et direct des sources classiques. Il égale, il surpasse les meilleurs modèles, non-seulement par son incomparable génie d’écrivain, mais parce qu’il peint l’homme de tous les temps : voilà le secret de son immortalité.

Mieux vaut douceur que violence 1 §

J’accuse toute violence en l’education d’une ame tendre, qu’on dresse pour l’honneur et la liberté. Il y a je ne sçay quoy de servile en la rigueur et en la contraincte ; et tiens2 que ce qui se peult faire par la raison, et par prudence et addresse, ne se faict jamais par la force. On m’a {p. XCI}ainsi eslevé : ils disent qu’en tout mon premier aage, je n’ay tasté des verges qu’à deux coups, et bien mollement… C’est aussi folie et injustice de priver les enfants, qui sont en aage, de la familiarité des peres1, et vouloir maintenir en leur endroict une morgue2 austere et desdaigneuse, esperant par là les tenir en crainte et obeïssance : car c’est une farce3 tres inutile, qui rend les peres ennuyeux aux enfants, et, qui pis est, ridicules. Ils ont la jeunesse4 et les forces en la main, et par consequent le vent et la faveur du monde ; et receoivent avec mocquerie ces mines fieres et tyranniques d’un homme qui n’a plus de sang ny au cœur ny aux veines ; vrais espovantails de cheneviere5. Quand je pourrois me faire craindre, j’aimerois encores mieulx me faire aimer : il y a tant de sortes de defaults en la vieillesse, tant d’impuissance, elle est si propre au mespris6, que le meilleur acquest7 qu’elle puisse faire, c’est l’affection et amour des siens.

(Essais, liv. II, chap. viii.)

Montaigne et ses livres §

Pour me distraire d’une imagination importune, il n’est que de recourir aux livres8 : ils me destournent facilement à eulx et me la desrobbent ; et si ne se mutinent pas9, pour veoir que ie ne les recherche qu’au default de ces aultres commoditez plus reelles, vifves et naturelles10 ; ils me receoivent tousiours de mesme visage. Ie ne voyage sans livres, ny en paix, ny en guerre ; toutesfois il se passera plusieurs iours et des mois, sans que ie les employe ; ce sera tantost11, dis ie, ou demain, ou quand il {p. XCII}me plaira ; le temps court et s’en va cependant, sans me blecer : car il ne se peult dire combien ie me repose et seiourne en ceste consideration1, qu’ils sont à mon costé pour me donner du plaisir à mon heure ; et2 à recognoistre combien ils portent de secours à ma vie. C’est la meilleure munition3 que i’aye trouvé à cet humain voyage ; et plainds extremement les hommes d’entendement qui l’ont à dire4. l’accepte plustost tout aultre sorte d’amusement, pour legier qu’il soit, d’autant que cettuy cy ne me peult faillir5.

Chez moy, ie me destourne un peu plus souvent à ma librairie6, d’où, tout d’une main, le commande à mon mesnage7. Ie suis sur l’entree, et veois soubs moy mon iardin, ma bassecourt, ma court8 et la pluspart des membres de ma maison. Là, ie feuillette à cette heure un livre, à cette heure un aultre, sans ordre et sans desseing, à pieces descousues9. Tantost ie resve ; tantost i’enregistre et dicte10 en me promenant, mes songes que voicy. Elle est au troisiesme estage d’une tour11 : le premier, c’est ma chapelle ; le second, une chambre et sa suitte où ie me couche souvent, pour estre seul ; au-dessus, elle a une grande garderobbe : c’estoit, au temps passé, le lieu plus inutile de ma maison. Ie passe là et la pluspart des iours de ma vie, et la plus part des heures du jour ; ie n’y suis iamais la nuit. A sa suite est un cabinet assez poly12, capable à recevoir du feu pour l’hyver, tresplaisamment {p. XCIII}percé1 : et si ie ne craignois non plus le soing que la despense, le soing qui me chasse de toute besongne2, i’y pourrois facilement couldre à chaque costé une gallerie de cent pas de long et douze de large, à plain pied, ayant trouvé touts les murs montez, pour aultre usage, à la haulteur qu’il me fault. Tout lieu retiré requiert un promenoir ; mes pensees dorment, si ie les assis ; mon esprit ne va pas seul, comme si3 les iambes l’agitent : ceux qui estudient sans livre en sont touts là. La figure en est ronde, et n’a de plat que ce qu’il faut à ma table et à mon siege ; et vient m’offrant, en se courbant, d’une veue, touts mes livres, rengés sur des pulpitres à cinq degrez tout à l’environ4. Elle a trois veues de riche et libre prospect5, et seize pas de vuide en diametre. En hyver, i y suis moins continuellement : car ma maison est iuchee sur un tertre, comme dict son nom, et n’a point de piece plus esventee que cette cy, qui me plaist d’estre un peu penible6 et à l’escart, tant pour le fruict de l’exercice, que pour reculer de moy la presse7. C’est là mon siege8 : i’essaye à m’en rendre la domination pure, et à soustraire ce seul coing à la communauté et coniugale, et filiale, et civile ; par tout ailleurs ie n’ay qu’une auctorité verbale, en essence9, confuse. Miserable à mon gré, qui n’a chez soy, où estre à soy ; où se faire particulierement la court10 ; où se cacher !

(Ibid., liv. III, chap. iii.)

La vertu de la poésie §

Nous avons bien plus de poëtes que de juges et {p. XCIV}interpretes de poësie ; il est plus aysé de la faire que de la cognoistre1. A certaine mesure basse2, on la peult juger par les preceptes et par art ; mais la bonne, la supreme, la divine, est au dessus des regles et de la raison. Quiconque en discerne la beauté d’une veue ferme et rassise3, il ne la veoid pas, non plus que la splendeur d’un esclair : elle ne practique4 poinct nostre jugement ; elle le ravit et ravage. La fureur qui espoinçonne5 celuy qui la sçait penetrer, fiert encores un tiers6, à la luy ouyi traicter et reciter ; comme l’aimant non seulement attire une aiguille, mais infond7 encores en icelle sa faculté d’en attirer d’aultres : et il8 se veoid plus clairement aux theatres, que9 l’inspiration sacree des Muses, ayant premierement agité le poëte à la cholere, au dueil, à la hayne, et hors de soy10, où elles veulent, frappe encores par le poëte l’acteur, et par l’acteur consecutivement tout un peuple ; c’est l’enfileure de nos aiguilles11 suspendues l’une de l’aultre12.

(Ibid., I, p. xxxvi ; t. I, p. 329.)

Une amitié posthume 13 §

Quoyque des fines gents14 se moquent du soing que nous avons de ce qui se passera icy aprez nous, comme nostre ame, logee ailleurs, n’ayant plus à se ressentir des choses de ça bas15, j’estime toutes fois que ce soit16 une grande {p. XCV}consolation à la foiblesse et briefveté de cette vie, de croire qu’elle se puisse farmir1 et alonger par la reputation et par la renommee ; et embrasse tresvolontiers une si plaisante et favorable opinion engendree originellement en nous2, sans m’enquerir curieusement ny comment, ny pourquoi. De maniere que3, ayant aymé, plus que toute aultre chose, feu4 monsieur de La Boëtie, le plus grand homme, à mon advis, de nostre siecle, je penserois lourdement faillir à mon debvoir, si, à mon escient5, je laissois esvanouïr et perdre un si riche nom que le sien, et une memoire si digne de recommandation6, et si je ne m’essayois, par ces parties là7, de le ressusciter et le remettre en vie. Je crois qu’il le sent aulcunement8, et que ces miens offices le touchent et rejouïssent : de vray, il se loge9 encores chez moy si entier et si vif10, que je ne le puis croire ny si lourdement enterré11, ny si entierement esloingné de nostre commerce. Or, monsieur, parceque chasque nouvelle cognoissance que je donne de luy et de son nom, c’est autant de multiplication de ce sien second vivre12, et d’advantage que son nom s’ennoblit et s’honnore du lieu qui le receoit13, c’est à moy à faire14, non seulement de l’espandre le plus qu’il me sera possible, mais encores de le donner en garde à personnes d’honneur et de vertu ; parmy lesquelles vous tenez tel reng, que, pour vous donner occasion de recueillir ce nouvel hoste, et de luy faire bonne chère15, j’ay esté d’advis de vous présenter ce petit ouvrage.

(Lettres, v.)
{p. XCVI}

Paris et Montaigne §

Ie ne me mutine1 iamais tant contre la France, que ie ne regarde Paris de bon œil. Elle2 a mon cœur des mon enfance. Et m’en est aduenu comme des choses excellentes3 : plus i’ay veu depuis d’autres villes belles, plus la beauté de cette cy, peut4, et gaigne sur mon affection. Ie l’ayme par5 elle mesme, et plus en son estre seul, que rechargee de pompe estrangere6. Ie l’ayme tendrement, iusque à ses verrues et à ses taches. Ie ne suis François que par cette grande cité : grande en peuples, grande en felicité de son assiette7 ? mais sur tout grande, et incomparable en varieté, et diuersité de commoditez : la gloire de la France, et l’vn des plus nobles ornements du monde. Dieu en chasse loing nos diuisions8 : entiere9 et vnie, ie la trouue deffendue de toute autre violence. Je l’aduise10, que de tous les partis, le pire sera celuy qui la mettra en discorde. Et ne crains pour elle, qu’elle mesme. Et crains pour elle, autant certes, que pour autre piece11 de cet estat. Tant qu’elle durera, ie n’auray faute de retraicte, où rendre mes abboys12 : suffisante à me faire perdre le regret de tout’autre retraicte.

(L. III, ch. ix.)

Les paysans durs à la peine §

A veoir les efforts que Seneque13 se donne pour se {p. XCVII}preparer contre la mort, à le voir suer d’ahan1, pour se roidir et pour s’asseurer, et se debattre si long temps en cette perche2, i’eusse esbranlé sa reputation, s’il ne l’eust en mourant3 tres-uaillamment maintenuë… A quoy faire4 nous allons nous gendarmant par ces efforts de la science5 ? Regardons à terre les pauures gens que nous y voyons espandus6, la teste panchante apres leur besongne : qui ne sçauent ny Aristote ny Caton7, ny exemple ny precepte. De ceux-là, tire Nature8, tous les iours, des effects de constunce et de patience, plus purs et plus roides, que ne sont ceux que nous estudions si curieusement9 en l’escole. Combien en vois-ie ordinairement qui mescognoissent10 la pauureté : combien qui desirent la mort, ou qui la passent sans alarme et sans affliction ! Celui là qui fouït11 mon iardin, il a ce matin enterré son pere ou son fils. Les noms mesme dequoy12 ils appellent les maladies en addoucissent et amollissent l’aspreté. La phthysie, c’est la toux pour eux ; la dysenterie13 deuoyement d’estomach : vn pleuresis14, c’est vn morfondement15 : et selon qu’ils les nomment doucement, ils les supportent aussi. Elles sont bien griefues16, quand elles rompent17 {p. XCVIII}leur trauail ordinaire : ils ne s’allitent que pour mourir1.

(L. III, ch. xii.)

Montaigne voyageur §

Le voyager2 me semble un exercice proufitable : l’ame y a une continuelle exercitation3 à remarquer des choses incogneues et nouvelles ; et ie ne sçache point meilleure eschole à façonner la vie, que de luy proposer incessamment la diversité de tant d’aultres vies, fantasies et usances4, et luy faire gouster une si perpetuelle varieté de formes de nostre nature. Le corps n’y est ny oisif, ny travaillé ; et cette moderee agitation le met en haleine. Ie me tiens à cheval sans desmonter, et sans m’y ennuyer, huit et dix heures,

Vires ultra sortemque senectæ5 :

nulle saison m’est6 ennemie, que7 le chauld aspre d’un soleil poignant8 ; car les ombrelles9, dequoy, depuis les anciens Romains, l’Italie se sert, chargent plus les bras qu’ils ne deschargent la teste. Ie vouldrois sçavoir quelle industrie c’estoit aux Perses, si anciennement, et en la {p. XCIX}naissance de la luxure1, de se faire du vent frez2 et des umbrages à leur poste, comme dict Xenophon. I’aime les pluyes et les crottes, comme les cannes3. La mutation d’air et de climat ne me touche point ; tout ciel m’est un : ie ne suis battu4 que des alterations internes5 que ie produis en moy ; et celles là m’arrivent moins en voyageant. Ie suys mal aysé à esbranler ; mais estant avoyé6, ie vois tant qu’on veult : i’estrive7 autant aux petites entreprises qu’aux grandes, et à m’equiper8 pour faire une iournee et visiter un voysin, que pour un iuste9 voyage. I’ay apprins à faire mes journees, à l’espaignole, d’une traicte ; grandes et raisonnables journées : et, aux extremes chaleurs, les passe de nuict, du soleil couchant iusques au levant. L’aultre façon, de repaistre10 en chemin, en tumulte et haste, pour la disnce, nommeement aux courts iours, est incommode. Mes chevaulx en valent mieulx : iamais cheval ne m’a failly, qui a sceu faire avecques moy la premiere iournee. Ie les abbruve11 partout ; et regarde seulement qu’ils ayent12 assez de chemin de reste, pour battre leur eau13. La paresse à me lever donne loysir à ceulx qui me suyvent de disner à leur ayse, avant partir14 : pour moy, ie ne mange iamais trop tard ; l’appetit me vient en mangeant, et point aultrement ; ie n’ay point de faim qu’à table.

(Essais, III, 9.)
{p. C}

montaigne ami des humbles §

Si j’avois des enfants masles, je leur desirasse1 volontiers ma fortune. Le bon pere que Dieu me donna, qui n’a de moy que la recognoissance de sa bonté, mais certes bien gaillarde2, m’envoya, dez le berceau, nourrir à un pauvre village des siens3, et m’y tint autant que je feus en nourrice, et encores au delà ; me dressant à la plus basse et commune façon de vivre : magna pars libertatis est bene moratus venter4. Ne prenez jamais, et donnez encores moins à vos femmes, la charge de leur nourriture ; laissez les former à la fortune, soubs des loix populaires et naturelles ; laissez à la coustume de les dresser à la frugalité et à l’austerité : qu’ils ayent plustost à descendre de l’aspreté, qu’à monter vers elle. Son humeur visoit encores à une aultre fin : de me rallier avecques le peuple et cette condition d’hommes qui a besoing de nostre ayde ; et estimoit que je feusse tenu de regarder plustost vers celuy qui me tend les bras que vers celuy qui me tourne le dos : et feut cette raison pour quoy5 aussi il me donna à tenir sur les fonts6 à des personnes de la plus abjecte fortune, pour m’y obliger et attacher.

Son desseing n’a pas du tout mal succedé7 : je m’addonne volontiers aux petits, soit pour ce qu’il y a plus de gloire, soit par naturelle compassion, qui peult infiniement en moy.

(Ibid., liv. III, chap. xiii.)
{p. CI}

La Boétie
1530 1563 §

[Notice] §

Né dans le Périgord, à Sarlat, en 1530, peu de temps après la paix de Cambrai, lorsque François Ier, sans cesser d’être l’ennemi de Charles-Quint, devint son beau-frère, Étienne de la Boétie appartenait à cette génération qu’auima la ferveur de l’érudition classique. Il fit ses études à Bordeaux, en un temps où cette cité se distinguait entre toutes par la passion d’apprendre. Elle venait d’appeler dans ses écoles une colonie de savants qui secondaient l’élan d’une jeunesse studieuse. C’étaient J. Buchanan, Nicolas Grouchi, Guillaume Guérente, Marc-Antoine Muret, Élie Vinet, Jean Coste, Simon Mellanger et Gouvea que Montaigne appelait le premier principal de son temps. Formé par leurs leçons, La Boétie manifesta bientôt un talent précoce que la célébrité vint surprendre presque au début de la vie. C’était, du reste, l’époque où Montaigne parlait latin à six ans, où Juste-Lipse composait des poëmes à neuf ans, où d’Aubigné traduisait, à huit ans, des dialogues de Platon. Les premiers essais de leur jeune émule furent les traductions des Œconomiques d’Aristote, de la Mesnagerie de Xénophon, et des Règles de Mariage enseignées par Plutarque. Ces travaux qui révélaient en lui le goût de l’antique simplicité et des mœurs patriarcales, se recommandaient par un style attique et souple, dont la grâce rivalise parfois avec la plume d’Amyot. Les Lettres de Consolation qui suivirent furent inspirées par des malheurs personnels dont le sentiment donne un vif accent à ce commentaire d’un ancien.

Il eut aussi ses heures de poésie. Quoiqu’élève de Ronsard, il échappa à l’affectation italienne et au fatras pédantesque en quelques sonnets où l’on aime la sensibilité d’un cœur enthousiaste.

Mais de toutes ses œuvres, la seule qui ait gardé souvenir de son nom, fut son Discours sur la Servitude volontaire. Pour comprendre l’âpreté de ces colères, presque républicaines, il faut se rappeler que sous François Ier les impôts furent écrasants, qu’Henri II soumit alors le sel à de nouveaux droits, et que la Guienne se révolta contre les agents du fisc. Moneins, lieutenant du roi, étant tombé sous les coups des séditieux, le connétable de Montmorency fut envoyé pour châtier les habitants de Bordeaux qui, réduits par la force, furent condamnés par ordre royal à déterrer avec leurs ongles le corps de leur victime. Il y eut alors bien des confiscations et des supplices. Les principaux de la ville durent se prosterner à genoux devant l’hôtel du connétable pour crier merci.

En face de ces misères publiques, La Boétie trouva dans son {p. CII}cœur l’éloquence indignée de Tacite. « On croirait lire, dit M. Villemain, un manuscrit antique trouvé dans les ruines de Rome sous la statue brisée du plus jeune des Gracches. » Ce tribun de dix-huit ans devint plus tard conseiller au Parlement.

La Boétie fut digne d’être l’ami de Montaigne, et ces deux noms sont à jamais inséparables.

Les Romains de la décadence §

Le menu populaire1, duquel le nombre est tousjours plus grand dans les villes, est souspeçonneux2 à l’endroict de celui qui l’aime et simple envers celui qui le trompe. Ne pensez pas qu’il y ait nul oiseau qui se prenne mieux à la pipee3, ni poisson aulcun qui, pour la friandise4, s’accroche plus tost dans le haim5, que tous les peuples s’alleichent6 vistement à la servitude, pour la moindre plume qu’on leur passe, comme on dict, devant la bouche : et est chose merveilleuse qu’ils se laissent aller ainsi tost7, mais8 seulement qu’on les chatouille. Les theatres, les jeux, les farces, les spectacles, les gladiateurs, les bestes estranges, les medailles, les tableaux, et aultres telles drogueries, estoient aux peuples anciens, les appasts9 de la servitude, le prix de leur liberté, les utils10 de la tyrannie. Ce moyen, ceste practique, ces alleichements avoient les anciens tyrans11 pour endormir les anciens subjects soubs le joug. Ainsi les peuples, trouvants beaux ces passetemps, amusés d’un vain plaisir qui leur passoit devant les yeux, s’accoustumoient à servir aussi niaisement, mais plus mal que les petits enfants qui, pour voir les luisants images de livres illuminés12, apprennent à lire.

{p. CIII}Les Romains tyrans s’adviserent encores d’un aultre poinct, de festoyer souvent les dixaines1 publicques, abusants ceste canaille comme il falloit, qui se laisse aller, plus qu’à toute aultre chose, au plaisir de la bouche : le plus entendu de tous n’eust pas quitté son escuelle de soupe pour recouvrer la liberté de la Republique de Platon. Les tyrans faisoient largesse de quart de bled, du sextier de vin, du sesterce ; et lors c’estoit pitié d’ouïr crier : « Vive le roi ! » Les lourdauts2 n’advisoient pas qu’ils ne faisoient que recouvrer partie du leur3, et que cela mesme qu’ils recouvroient, le tyran ne le leur eust peu donner si, devant4, il ne l’avoit osté à eux mesmes. Tel eust amassé aujourd’hui le sesterce, tel se feust gorgé au festin publicque, en benissant Tibere et Neron de leur belle liberalité, qui, le lendemain, estant contrainct d’abandonner ses biens à l’avarice, son sang mesme à la cruauté de ces magnifiques empereurs, ne disoit mot non plus qu’une pierre et ne se remuoit non plus qu’une souche. Toujours le populas5 a eu cela : il est, au plaisir qu’il ne peut honnestement recevoir, tout ouvert et dissolu ; et au tort et à la douleur, qu’il ne peut honnestement souffrir, insensible. Je ne vois pas maintenant personne qui, oyant parler de Neron, ne tremble mesme au surnom de ce vilain monstre, de ceste orde6 et sale beste. On peut bien dire que, après sa mort, aussi vilaine que sa vie, le noble peuple romain en receut tel desplaisir, se soubvenant de ses jeux et festins, qu’il fut sur le poinct d’en porter le deuil. Ainsi l’a escrit Corneille Tacite, auteur bon et grave des plus7, et certes croyable. Ce qu’on ne trouvera pas estrange, si l’on considere ce que ce peuple là mesme avoit faict à la mort de Jules Cæsar, qui donna congé8 aux lois et à la liberté : auquel personnage ils n’y ont trouvé, ce me semble, rien qui valeust9, que son humanité ; laquelle, quoiqu’on la preschast10 tant, fut plus {p. CIV}dommageable que la plus grande cruauté du plus sauvage tyran qui feust oncques, pour ce que, à la verité, ce fut ceste venimeuse doulceur qui, envers le peuple romain, sucra1 la servitude. Mais, après sa mort, ce peuple là, qui avoit encores à la bouche ses banquets, en l’esprit la soubvenance de ses prodigalités, pour lui faire ses honneurs et le mettre en cendres2, amonceloit, à l’envi, les bancs de la place ; et puis esleva une colonne, comme au pere du peuple, ainsi portoit le chapiteau : et lui fit plus d’honneur, tout mort qu’il estoit, qu’il n’en debvoit faire à homme du monde, si ce n’estoit possible, à ceux qui l’avoient tué. Ils n’oublierent pas cela aussi les empereurs romains, de prendre communement le tiltre de tribun du peuple, tant pour ce que cest office estoit tenu pour sainct et sacré, que aussi qu’il estoit establi pour la deffense et protection du peuple et soubs la faveur de l’Estat. Par ce moyen ils s’asseuroient que ce peuple se fieroit plus d’eux, comme s’il debvoit encourir le nom et non pas sentir les effects.

(Servitude volontaire.)
{p. CV}

La Satire Ménippée
1594 §

[Notice] §

Guise était mort sous le poignard, Henri III sous le couteau ce Jacques Clément ; l’Espagne, Rome et la faction Lorraine se disputaient le droit d’imposer à la France un roi de leur choix. Le tocsin avait partout appelé le peuple aux armes. Dans Paris assiégé, des fanatiques, conduits par des ambitieux et des traîtres, déchainaient la fureur aveugle de la foule contre le souverain légitime, ce Béarnais, qui, entouré de ses fidèles, épuisait en des combats glorieux, mais stériles, sa valeur et sa prudence. — Ce fut l’heure de la Ménippée. Son premier mérite a été l’à-propos. Car, publiée après les États de Blois, quand la Ligue était encore frémissante de fanatisme et de vengeance, elle n’aurait pas réussi à se faire entendre ; mais en 1593, le fouet de la Némésis populaire avait prise sur des chefs toujours battus, malgré leurs rodomontades.

Il y avait alors dans Paris quelques hommes de haute science et de saine gaieté qui detestaient les grimaces des Seize, et ne leur pardonnaient pas les maux dont souffrait le pays. C’étaient le chanoine Pierre Le Roy, le facétieux rimeur Gilles Durand, le conseiller Jacques Gillot, Florent Chrestien, l’ancien précepteur d’Henri IV, Nicolas Rapin, prévôt de la connétablie, le jurisconsulte Pierre Pithou, émule de l’Hôpital, et Passerat, savant helléniste, poète ingénieux, buveur émérite, en un mot la fleur des érudits et des honnêtes gens. Toutes les semaines, ils se réunissaient à la table du plus riche d’entr’eux, Pierre Le Roy ; et là, dans des repas assez maigres, (car on jeûnait souvent sous la Ligue), on riait à plaisir et à la gauloise des Seize, des États, des cinq ou six rois de la coalition ; on redisait les bons mots du Diable-à-Quatre, on échangeait des espérances, on agitait toutes les questions du jour ; c’était un feu roulant d’épigrammes contre l’étranger, le reître, l’Italien et l’Espagnol, détestés du même cœur dont Alain Chartier maudissait l’Anglais au lendemain de Poitiers et d’Azincourt. Là, du moins, on pouvait impunément prendre la revanche du bon sens, et se soulager des pénibles contraintes.

Ce fut dans ce cénacle que naquit la Ménippée, sorte d’épopée comique improvisée en commun par des causeurs courageux. Leur hôte eut le premier l’idée de cette satire qui valut un coup d’État, et fraya les voies à Henri IV. Il organisa la conspiration littéraire, traça le plan de la grande parade, et, faisant promettre le secret que conseillait la prudence, distribua les rôles à chacun. La harangue du légat échut à Jacques Gillot, celle du cardinal de Pellevé à Florent Chrestien, celle de M. de Lyon et du Recteur Rose à Nicolas {p. CVI}Rapin, enfin celle de d’Aubray à Pierre Pithou. Les chausons, devises, quatrains et rimes revinrent à Passerat, la complainte de l’Ane à Gilles Durand. En se cotisant ainsi, ils élevèrent un monument unique, et qui sera aussi durable que notre langue.

Disons d’abord un mot de sa structure.

« La Ménippée, dit M. Lenient1, a les proportions d’une farce de notre ancien théâtre, d’un de ces grands drames populaires au cadre libre et flottant, composés de plusieurs morceaux, dont l’annonce, l’exposition et le jeu remplissaient deux ou trois journées. La scène des deux charlatans, installés dans la cour du Louvre, forme le prologue. La procession de la Ligue répond à cette promenade préparatoire désignée sous le nom de montre, et qui précédait de quelques jours la représentation définitive. La description de la salle des États forme le décor parlant, et complète l’exposition. L’appel des principaux personnages par le héraut Courte-Joie ouvre l’action proprement dite, qui s’étend et se développe par un crescendo comique jusqu’à la foudroyante harangue de d’Aubray. »

Sans faire le commentaire de cette longue allégorie, indiquons du moins l’idée mère qui en est le motif. — Le fond de la pièce est la tenue des États, dernier espoir du parti populaire, mais toujours promis et toujours inutilement par Mayenne.

Deux charlatans, l’un Espagnol, l’autre Lorrain, sont venus ouvrir boutique en face du palais de nos rois, pour y débiter leurs drogues aux Parisiens. Le premier, (M. de Plaisance), célèbre les vertus de son nouveau « catholicon élaboré, calciné, sublimé au collège de Tolède, électuaire souverain qui surpasse toute pierre philosophale. » Le second, (M. de Pellevé), étale ses ingrédients éventés, « fin galimatias composé tout exprès pour guérir les écrouelles. »

A cette scène de tréteaux succède la promenade solennelle qui doit appeler sur l’assemblée les bénédictions d’en haut. Ce mardi-gras révolutionnaire est une parodie de la cérémonie qui eut, en effet, lieu vers 1590. Elle se termine par un sermon burlesque, dont la conclusion est : Beati pauperes spiritu ! Heureux les pauvres d’esprit !

Puis on entre dans une sorte de palais fantastique et digne des mille et une nuits. C’est la salle des États. Alors, les langues se délient, et les vérités s’échappent, à l’insu des orateurs qui, venant faire chacun leur confession, disent tout le contraire de ce qu’ils veulent dire, écrasent leurs amis, relèvent leurs ennemis, et se blessent de leurs propres armes.

Là défilent tour à tour les originaux malfaisants de la Ligue : Mayenne, le faux bonhomme, ce sournois qui s’est flatté de duper tout le monde, et laisse voir son égoïsme aussi plaisant que l’avarice d’Harpagon ou la vanité de M. Jourdain ; Le Légat, qui prononce en italien un manifeste macaronique ; le cardinal de Pellevé, un sot {p. CVII}solennel dont les tirades bariolées de latin rappellent les coq-à-l’âne du Malade imaginaire ; M. de Lyon et le Recteur Rose, avec une emphase furibonde qui représente au vif les mystiques et cyniques prédications de la Ligue ; enfin, le député de la noblesse, le jeune de Rieux, gentilhomme d’aventure, coupe-jarret, matamore et bandit, breteur et pourfendeur digne de finir par la corde.

Jusqu’ici, la Ménippée n’est qu’une fantaisie aristophanesque. Mais elle va devenir tout-à-coup éloquente et sérieuse, lorsque retentit la voix du Tiers-État dans le discours de d’Aubray, l’Ariste de la pièce, le chef des politiques, ce vrai patriote qui, réfutant tous les sophismes, démasquant tous les mensonges, domine un odieux charivari par sa raison, sa droiture et l’autorité d’un Démosthène bourgeois, aussi honnête qu’habile. Jamais la probité d’un citoyen n’a parlé plus brave et plus loyal langage. Tout est sain, franc, naturel et pathétique dans ce discours qui semble un écho de l’antique forum, et réduit aux abois les passions d’une meute affolée. Une cohue de voix discordantes et d’amendements insensés clôt la séance ; mais ce tapage n’empêche pas le gros bon sens populaire d’avoir le dernier mot par la bouche de Trepelu, le vigneron de Suresnes, soutenant avec la logique de Sganarelie que « le roi est le vrai soleil de France, et que le soleil est une belle invention, quoiqu’il gèle parfois sur les vignes. »

Éditée pour la première fois en août 1594, trois mois après l’entrée d’Henri IV à Paris, la Ménippée avait circulé sous main avant l’ouverture des portes. Si elle eut pour auxiliaires les victoires d’Arques et d’Ivry, l’acte d’abjuration et une misère affreuse, elle acheva du moins la ruine de la Ligue, et lui donna le coup de grâce, en délivrant les esprits de ce que Molière eût appelé leurs humeurs peccantes. Tableau de mœurs ou la caricature se mêle au portrait, et l’invective à la raison, elle reflète ce qu’il y eut d’horrible et de risible dans cette explosion de folie qui précéda le règne d’Henri IV,

« Le seul roi dont le peuple ait gardé la mémoire. »

Dans certaines parties impérissables, c’est un modèle d’ironie, de dialectique véhémente et de virils accents mis au service d’une cause, alors nationale, dans une ville ruinée, affamée, fiévreuse et à demi repentante, qui attendait l’avénement de la poule au pot.

Un aventurier parvenu

Harangue du sieur de Rieux, sieur de Pierrefont1, pour la noblesse de l’union §

Messieurs, je ne sçay pourquoi on m’a deputé pour {p. CVIII}porter la parole en si bonne Compagnie, pour toute la noblesse de nostre party. Il faut bien dire qu’il y a quelque chose de divin en la saincte Union, puisque par son moyen, de Commissaire d’Artillerie assez malotru1, je suis devenu Gentilhomme, et Gouverneur d’une belle Forteresse : voire que je me puis esgaler aux plus grands, et suis un jour pour monter2 bien haut, à reculon, ou autrement3. J’ay bien ocasion de vous suivre4, Monsieur le Lieutenant5, et faire service à la noble Assemblee, à bis ou à blancq6, à tort ou à droit, puisque tous les pauvres prestres, moynes et gens de bien, devots catholiques, m’apportent des chandelles7, et m’adorent comme un sainct Macabée, du temps passé. C’est pourquoy je me donne au plus viste des Diables8, que si aucun de mon gouvernement s’ingere à parler de paix, je le courray9 comme un loup gris10. Vive la guerre ! il n’est que d’en avoir, de quelque part qu’il11 vienne. Je voy je ne sçai quels degoustez de nostre noblesse qui parlent de conserver la religion et l’Estat tout ensemble : et que les Espagnols perdront à la fin l’un et l’autre si on les laisse faire. Quant à moy je n’entends point tout cela : pourveu que je leve tousjours les tailles12, et qu’on me paye bien mes appointements, il ne me chaut que13 deviendra le Pape. Je suis après mes intelligences pour prendre Noyon14 : si j’en puis venir à bout, je seray evesque de la ville et des champs15, et feray la moue à ceux de Compiegne16. {p. CIX}Cependant je courray la vache et le manant, tant que je pourray : et n’y aura paysan, laboureur ny marchand autour de moy, et à dix lieues à la ronde, qui ne passe par mes mains, et qui ne me paye taille ou rançon. Je sçay des inventions pour les faire venir à raison : je leur donne le frontal de corde liee en cordeliere1 : je les pends par les aisselles, je leur chauffe les pieds d’une pelle rouge, je les mets aux fers et aux ceps2 : je les enferme en un four, en un coffre percé plein d’eau : je les pends en chapon rosty : je les fouette d’estrivieres3 : je les sale : je les fais jeusner : je les attache estenduz dedans un ban : bref j’ay mille gentils moyens pour tirer la quinte-essence de leurs bourses et avoir leur substance pour les rendre belistres4 à jamais, eux et toute leur race. Que m’en soucié je, pourveu que j’en aye5 ? Qu’on ne me parle point là-dessus du poinct d’honneur, je ne sçai que6 c’est ; il y en a qui se vantent d’estre descenduz de ces vieux chevaliers François qui chasserent les Sarrazins d’Espagne et remirent le Roy Pierre en son Royaume7 : les autres se disent estre de la race de ceux qui allerent conquerir la terre saincte avec Sainct Loys : les autres de ceux qui ont remis les Papes en leur Siege par plusieurs fois, ou qui ont chassé les Anglois de France et les Bourguignons de la Picardie ; ou qui ont passé les monts, aux conquestes de Naples et de Milan, que le roy d’Espagne a usurpé sur nous. Il ne me chaut de tous ces tiltres et panchartes8, ni d’armoiries, tymbrées ou non tymbrées : je veux estre vilain de quatre races9, pourveu que je reçoive tousjours les tailles, sans rendre compte. Je n’ay point leu les {p. CX}livres, ny les histoires, et annales de France, et n’ay que faire de sçavoir s’il est vray qu’il y ait eu des Paladins et Chevaliers de la Table ronde qui ne faisoyent profession que d’honneur et de deffendre leur Roy et leur pays, et fussent plustost morts que de recevoir un reproche, ou souffrir qu’on eust faict tort à quelqu’un. J’ay ouy conter à ma grand mere, en portant vendre son beurre au marché, qu’il y a eu autrefois un Gaston de Foix, un Comte de Dunois, un La Hire, un Poton1, un capitaine Bayart, et autres, qui avoyent faict rage pour ce poinct d’honneur, et pour acquerir gloire aux François. Mais je me recommande à leurs bonnes graces pour ce regard2. J’ay bonne espée, et bon pistolet : et n’y a Sergent ny Prevost des Mareschaux qui m’osast adjourner3 ; advienne qui pourra, il me suffit d’être bon Catholique4. La justice n’est pas faicte pour les gentilshommes comme moy. Je prendray les vaches et les poules de mon voisin quand il me plaira : je leveray5 ses terres, je les renfermeray avec les miennes dedans mon clos, et si n’en oseroit6 grommeler. Tout sera à ma bienseance. Je ne souffriray point que mes subjets payent de taille, sinon à moy. Et vous conseille, Messieurs les Nobles, d’en faire tous ainsi. Aussi bien n’y a il que les Tresoriers et Financiers qui s’en engraissent, et usent de la substance du peuple, comme des choux de leur jardin.

{p. CXI}

Henri IV
1553-1610 §

[Notice] §

Élevé par son grand-père, Henri d’Albert, au milieu des pâtres du Béarn, habillé, nourri comme eux, Henri de Bourbon avait eu pour précepteur le savant belléniste La Gaucherie et Florent Chrestien, l’un des auteurs de la Ménippée. Mis au collége de Navarre, il apprit le grec et devint bon latiniste. Casaubon parle d’une traduction des Commentaires de César qu’il avait écrite dans sa jeunesse. A l’étude des anciens s’ajouta pour lui la fréquentation d’Amyot, dont le Plutarque fut sa lecture favorite, et de Montaigne, son voisin, dont il pratique les Essais avec la sympathie native d’un compatriote.

Un contemporain l’appela « le prince le mieux disant de son siècle ». Ses Lettres missives ne démentent pas cet éloge. Dans sa correspondance à la fois militaire, politique, diplomatique et intime, nous voyons tour à tour le chef de parti, le roi reconnu par une moitié de la France, combattu par l’autre, le vainqueur, le souverain populaire, mais surtout l’homme lui-même nous offrant toujours le parfait modèle d’un caractère habile et chevaleresque, d’un naturel ouvert et généreux, d’une imagination preste et originale. Écrivain sans le savoir, il a la source vive, l’esprit alerte, de la gaieté, de l’entrain, des saillies gauloises, un bon sens gascon, une familiarité souriante, un brave langage, de la rondeur et du piquant, des accents de cœur, et la concision expressive de cette parole agissante qui n’a pas de temps à perdre.

Courtes, substantielles et animées de mots saillants qui se retiennent, ses allocutions de guerre ou ses harangues adressées aux notables, aux parlements et au clergé sont d’un orateur éloquent à l’improviste, et sachant mieux ce qu’il dit que ce qu’il va dire. A certaines vérités rudes, mais tempérées par la bonhomie et la belle humeur, on reconnaît le roi qui fait fi de la rhétorique, porte l’épée au côté, sait mener son monde et le ranger à l’obéissance, est passé maître dans l’art de gagner les esprits et de séduire les plus récalcitrants, possède l’expérience des hommes, ne dédaigne pas la ruse quand la loyauté serait peine perdue, et mêle l’adresse aux bons propos, à l’indulgence, à une bonté vraie quoique toujours très clairvoyante. C’est bien là, suivant l’expression de d’Aubigné, cette décision et promptitude merveilleuse du prince « le plus madré qui fût au monde. »

On ne saurait contester les services qu’il rendit aux lettres. Non seulement il protégea de Thou, Pierre Mathieu, Casaubon, d’Ossat, Desportes, Bertaut, Coeffeteau, Regnier et Malherbe, qui fit, comme {p. CXII}lui et grâce à lui, succéder la discipline à l’anarchie dans le domaine de la poésie ; mais il rendit publique la bibliothèque royale, il rétablit l’Université de Paris, il fonda le collége de France, il y institua un enseignement encyclopédique, il établit dans toute la France de nouvelles chaires. S’il n’eût pas le loisir de faire plus, la faute en est au coup de poignard qui frappa le cœur de la France avec le sien.

Consolation

A Monsieur de Launey, baron d’Entraigues 1 §

Monsieur Delauney d’Entraigues, Dieu aydant, j’espere que vous estes à l’heure qu’il est restably de la blessure que vous receutes à Coutras2, combattant si vaillamment à mon costé ; et si ce est comme je l’espere, ne faites faulte (car, Dieu aydant, dans peu nous aurons à decoudre3, et ainsy besoin de vos services) de partir aussitost pour venir me joindre. Sans doute vous n’aurés manqué, ainsy que vous l’avez annoncé à Mornay, de vendre vos bois de Mezilac et Cuze, et ils auront produit quelques mille pistoles. Si ce est, ne faites faulte de m’apporter tout ce que vous pourrés : car de ma vie je ne fus en pareille disconvenue4 ; et je ne sçais quand, ni d’où, si jamais, je pourray vous le rendre ; mais je vous promets force honneur et gloire ; et argent n’est pas pasture pour des gentilshommes comme vous et moy.

Vostre affectionné,
Henry.
(Lettres missives de Henri IV, tome II, p. 398.)

Un politique

A Monsieur de Batz 5 §

Monsieur de Batz, j’ay entendu avecque plaisir les {p. CXIII}services que vous et Monsieur de Roquelaure1 avés faict à ceulx de la Religion, et la sauveté que vous particulierement avez donnee en vostre chasteau de Suberbie à ceulx de mon pays de Bearn, et aussy l’offre que je accepte pour ce temps de vostre dict chasteau. De quoy je vous veulx bien remercyer, et pryer de croire que combien que soyés de ceulx-là du Pape, je ne avois, comme le cuydiés2, mesfiance de vous dessus ces choses. Ceulx qui suivent tout droict leur conscience sont de ma religion ; et moy je suis de celle de tous ceulx-là qui sont braves et bons3. Sur ce, je ne feray la presente plus longue, sinon pour vous recommander la place qu’avés en main, et d’estre sur vos gardes, pour ce que ne peut faillir que ne ayez bientost du bruict aux oreilles. Mais de cela je m’en repose sur vous comme le devez faire sur

Vostre plus asseuré et meilleur amy, Henry.
(Lettres missives du Roi de Navarre, Henri (1577).

Un père d’autrefois 4 §

Je me plains de vous, de ce que vous ne m’avez pas mandé que vous aviez fouetté mon fils ; car je veulx et vous commande de le fouetter5 toutes les fois qu’il fera l’opiniastre ou quelque chose de mal, saichant bien par moy-mesme qu’il n’y a rien au monde qui lui face plus de profict que cela ; ce que je recognois par experience m’avoir profité ; car, estant de son aage, j’ay esté fort fouetté. C’est pourquoy je veulx que vous le faciés et que vous luy faciés entendre.

Henry.
{p. CXIV}

D’Aubigné
1550-1630 §

[Notice] §

Fils d’un gentilhomme calviniste, né à Saint-Maurice, près de Pons, en Saintonge, Théodore Agrippa d’Aubigné avait huit ans, lorsque, passant par Amboise, il vit des têtes de huguenots attachées à une potence. En les montrant, son père lui fit jurer, sous peine de malédiction, de venger le meurtre de ses frères. L’homme n’oublia jamais le serment de l’enfant. Élevé à la robuste école de la Renaissance, il fit ses études au pas de course. A six ans, il lisait le latin, le grec et l’hébreu ; à sept ans et demi, il avait traduit le Criton. A dix, forcé de fuir la persécution, sauvé du bûcher par la pitié d’un geôlier qu’émut son courage, mis sous clef par son tuteur, il s’échappa en chemise pour aller combattre avec les calvinistes.

Sa vie militaire ressemble à un roman de chevalerie ; et pourtant ce téméraire fut aussi homme de conseil. Écuyer et ami du roi de Navarre, il épargna plus d’une faute à un maître qui mit son dévouement à de rudes épreuves. Devenu maréchal-de-camp, gouverneur d’Oléron et de Maillezais, vice-amiral de Guienne et de Bretagne, il vit avec douleur une conversion qu’il ne pouvait pardonner, bien qu’elle fût un acte de raison et de patriotisme. Au lieu de réclamer alors le prix de ses services, il ne parut que rarement à la cour d’Henri IV, mais garda loyale affection au souverain dont la vie était si précieuse à la France. Après l’assassinat, qui fut un malheur public, il ne se consola pas d’une telle perte, et, prévoyant les dangers qui menaçaient son parti, il acheta la place de Doignon, qu’il mit à l’abri d’un coup de main, pour protéger La Rochelle, dernier boulevard de la Réforme. Retiré à Saint-Jean-d’Angély, chassé de cet asile, il s’enfuit à Genève ; condamné à mort par le parlement, il se maria pour prouver qu’il vivait encore. Trahi par un fils apostat qu’il maudit, il assista de loin à la chute de la Rochelle, et mourut sur le seuil d’un âge nouveau, qui réservait une si haute fortune à sa petite fille, Mme de Maintenon.

Nul ne représente mieux toutes les passions et tous les talents du xvie siècle, cette époque si féconde en grands caractères et en libres esprits. Guerrier, poête, négociateur, théologien, historien, romancier et sectaire, ce gentilhomme a parmi ses contemporains la taille d’un héros auquel manqua seulement ce bon sens politique qui sauva, par le génie d’Henri IV, la religion et la royauté, c’est-à-dire la France d’alors.

{p. CXV}Parlons d’abord du poète, de ces Tragiques, monument unique en notre Histoire, étrange épopée où d’Aubigné se fait le Tyrtée, l’Homère huguenot de la guerre civile.

L’indignation du soldat nous valut cette sombre ébauche. En 1577, cinq ans après la Saint-Barthélemy, au moment où Henri III révoquait l’édit de pacification, d’Aubigné, blessé, en danger de mort, tout frémissant d’une lutte récente, exalté par la fièvre, la colère et la lecture de la Bible, écrivit ce livre pour rendre du cœur à des vaincus, et « faire grincer de rage » les vainqueurs. Confidents de ses haines, ces vers furent donc forgés en pleine fournaise1. L’œuvre est divisée en sept livres qui rappellent les cercles d’un enfer Dantesque ; ils ont pour titres : Misères, princes, chambre dorée, feux, fers, vengeances, jugement. La précision de l’Histoire s’y combine avec les rêves d’une vision apocalyptique. C’est un drame qui, commencé sur terre, s’achève au ciel. On ne saurait le classer en aucun genre. Martyrologe et diatribe, psaume et pamphlet, il associe les arquebusades de Montcontour et de Jarnac aux tonnerres du Sinaï et aux trompettes de Jéricho. Grand justicier, exécuteur des hautes-œuvres, d’Aubigné ferait penser à Milton, s’il avait le génie plus soutenu. Il a surtout le goût du grandiose et du terrible ; mais chez lui, le sublime touche au trivial. Précurseur de Corneille, il a des vers héroïques et dignes du vieil Horace, mais ignore la mesure, l’ordre et la clarté. Ses antithèses violentes, ses hyperboles outrées forcent le ton. Sa phrase s’enchevêtre, se contourne ou se traine. C’est âpre, brusque, bizarre, parfois informe. On dirait une lave pleine de scories. — Aussi a-t-il effarouché le goût du xviie siècle autant par ses témérités littéraires que par ses incartades politiques. Et pourtant, malgré ses défauts, ce Juvénal enthousiaste et biblique a fait le premier jaillir de notre sol ensanglanté des sources que cherchait en vain Ronsard, et que Boileau ne soupçonna jamais. Ce monument suffirait à une renommée. Car le souffle d’Ézéchiel y respire avec l’esprit d’Horace.

Si les révolutions coûtent cher à un pays, si la guerre civile est un fléau, les ruines les plus tristes qu’elles laissent après elles sont encore celles des consciences, des convictions, des caractères, et de l’honneur même. D’Aubigné donna du moins le spectacle d’un vaincu qui demeure debout après la défaite. Il ne trahit pas ses engagements. Après l’acte d’abjuration, qui pacifia si heureusement la France, il resta ce qu’il était avant, l’âpre censeur qui ne désarme pas en face des défections intéressées. Si le politique se trompa, l’homme a donc droit à nos respects.

Nous en avons un témoignage dans la Confession de Sansy, où il flagelle les caméléons habiles, les apostats intéressés, les satisfaits du lendemain, auxquels il oppose les vieux serviteurs mourants de faim parce qu’ils furent fidèles à leur cause. C’est le cœur gros de {p. CXVI}mépris, que cet Alceste huguenot soufflette de son gantelet de fer ses compagnons de la veille, devenus les courtisans de la victoire. La donnée de cette satire en prose est ingénieuse. En voulant se justifier, Sansy, le renégat qu’il met en scène, fait son procès et celui des siens. C’est le procédé de Pascal dans les Provinciales. Regrettons pourtant que, chez d’Aubigné, l’hérésie confine à l’impiété, et la plaisanterie au cynisme. Il outrepasse les droits du pamphlet. Il y a trop de fiel en ce réquisitoire. Il diffame.

Le Baron de Fœneste, dont la date correspond à la régence de Marie de Médicis, est un roman de mœurs dont le ton diffère. C’est le temps où les barbes grises et les pourpoints de buffle se tiennent à distance de la cour. A la forte race du xvie siècle a succédé, sous une reine intrigante et coquette, la volée des hobereaux affamés, des valets parvenus, des grands seigneurs ruinés et des gentilshommes suspects. Contre si chétifs adversaires, il suffit d’user du plat de l’épée. Matamore et poltron, fanfaron d’honneur, de courage, de galanterie et de noblesse, toujours hué et toujours désappointé, le baron de Fœneste est un de ces Gascons éventés qui sont venus chercher fortune au Louvre. Dans un dialogue qui rappelle Monsieur de Crac, la comédie de Collin d’Harleville, d’Aubigné le met aux prises avec un protestant de vieille roche, modèle de valeur, de désintéressement, de savoir et de patriotisme. Il l’appelle le sage Enay, et sous cette honnête figure nous reconnaissons Duplessis-Mornay.

Des Mémoires, écrits sous le règne de Louis XIII, furent le testament de ce vieillard, dont l’imagination et le cœur, toujours jeunes, se souvenaient si bien de l’épisode d’Amboise. Son Histoire universelle nous fait aussi admirer le talent du peintre et du narrateur. Sa prose véhémente vaut le pinceau de Salvator Rosa. Sa plume fut aussi vaillante que son épée.

C’est le Saint-Simon du xvie siècle.

Une évasion §

(1562) Escolier il fut mis à Paris entre les mains de Mathieu Beroalde1 (M. Brouard), nepveu de Vatable2, très grand personnage. Au mesme temps, ou bientost après, le prince de Condé3 ayant saisi Orleans (15 avril {p. CXVII} 1562), les persecutions redoublees, les massacres et brustements qui se faisoient à Paris ayant contraint, après de grands dangers, Beroalde de s’enfuir avec sa famille, il fascha1 bien à ce petit garçon de quitter un cabinet de livres couverts2 somptueusement et autres meubles, par la beauté desquels on lui avoit osté le regret du pays, si bien qu’estant auprès de Villeneufve-Saint-George3, ses pensées tirèrent des larmes de ses yeux ; et Beroalde, le prenant par la main, luy dit : « Mon amy, ne sentez-vous point l’heur4 de ce que vous est5 de pouvoir, dès l’aage où vous estes, perdre quelque chose pour celuy qui vous a tout donné6 ? »

De là cette troupe de quatre hommes, trois femmes et enfants, ayant recouvert7 un coche au Coudret8, maison du président de l’Estoille, ils prirent leur chemin au travers du bourg de Courances, où le chevalier d’Achon, qui avoit là cent chevaux légers9 les arresta prisonniers, et aussi tost les mit entre les mains d’un inquisiteur10 nommé Democares. Aubigné ne pleura point pour la prison, mais oui bien quand on luy osta une petite espee bien argentee et une ceinture à fers d’argent11. L’inquisiteur l’interrogua à part, non sans colere de ses responces : les capitaines qui lui voyoient un habillement de satin blanc, bandé12 de broderie d’argent, et quelque façon13 qui leur plaisoit, l’amenerent en la chambre d’Achon, où ils luy firent voir14 que toute sa bande estoit condamnee au feu, et que il ne seroit pas temps de se desdire estant au supplice : il respondit que l’horreur de la messe15 luy ostoit celle du feu. Or y avoit-il là des violons16 ; et comme ils dançoient17, Achon demanda une gaillarde18 à son {p. CXVIII}prisonnier, ce que n’ayant point refusé il se faisoit aimer et admirer à la compagnie, quand l’inquisiteur avec injures à tous le fit remener en prison. Par luy Beroalde adverti que leur procés estoit faict se mit à taster le pouls1 à toute la compagnie, et les fit resoudre à la mort très facilement. Sur le soir, en apportant à manger aux prisonniers, on leur monstra le bourreau de Milly2 qui se preparoit pour le lendemain. La porte estant fermee, la compagnie se met en prieres, et deux heures après, vint un gentilhomme de la troupe d’Achon, qui avoit esté moine, et qui avoit lors en garde les prisonniers. Cestui-ci vint baiser à la jouë d’Aubigné, puis se tourna vers Beroalde disant : « Il faut que je meure ou que je vous sauve tous, pour l’amour de cet enfant ; tenez-vous prets pour sortir quand je vous le dirai : cependant donnez moy cinquante ou soixante escus pour corrompre deux hommes sans lesquels je ne puis rien. » On ne marchanda point3 à trouver soixante escus cachez dans des souliers. A minuit ce gentilhomme revint accompagné de deux ; et ayant dit à Beroalde : « Vous m’avez dit que le pere de ce petit homme avoit commandement à Orleans ; promettez moy de me faire bien recevoir dans les compagnies. » Cela luy estant asseuré avec honorable recompence, il fit que toute la bande se prit par la main, et luy, ayant pris celle du plus jeune, mena tout passer secrettement aupres d’un corps de garde, de là dans une grange par dessous leur coche, et puis dans des bleds, jusques au grand chemin de Montargis4 où tout arriva avec grands labeurs et grands dangers.

Une lettre courageuse §

La paix se fit5 et Aubigné se retirant escrivit un à Dieu au Roy son maistre, en ces termes :

« Sire, vostre mesmoire vous reprochera douze ans de mon service, douze playes sur mon estomac6 : elle vous {p. CXIX}fera souvenir de vostre prison et que ceste main qui vous escrit en a desfaict les verrouils et est demourée pure en vous servant, vuide de vos bien-faits et des corruptions de vostre ennemy et de vous ; par cet escrit, elle vous recommande à Dieu à qui je donne mes services passez et vouë ceux de l’advenir, par lesquels je m’efforceray de vous faire cognoistre qu’en me perdant vous avez perdu vostre très fidele serviteur. »

Le télégraphe électrique en 15981 §

Mon secret n’estant point de magie, mais par moyens naturels, est difficile et de coust2 selon ce qu’il entreprend. Les deux engins3 qui ont servi aux trois espreuves à l’une desquelles vous avez assisté à Geneve, m’ont cousté environ 600 escus chacun. S’il le fault essayer d’une lieue, et le lac entre deux, ils cousteront prés de deux fois autant, qui viendroit4 à 1200 escus. Celuy de France5 en Angleterre cousterait encore prez de dix fois autant, qui seroit 12000, et sic de cœteris. Or pour ce qu’il ne seroit pas beau de vendre la peine de mes engins6, nous essayerons quand on voudra, au prix de ce qu’on y voudra mettre, si mon faict est bien asseuré, par une maniere de gageure : les pactions bien escrittes et l’argent consigné, peut estre que je faudrai7, et ce sera au profit du gageur. Il faut reduire tout cela à juger de mon dessein selon ce qu’il est. Il peut servir à instruire un prisonnier dans un cachot, pourveu qu’on luy peust8 faire tenir un cofret d’un demy pied. Voicy son propre9 : c’est pour faire conferer le Conseil d’une ville assiegee avec celuy d’une armee qui la vient secourir et dire toutes les 24 heures ce qu’on pourroit dire de bouche, en quatre ou cinq avec {p. CXX}distinction de personnes opinantes, et de leurs noms, et en toutes les langues qui seront entendues par ceux qui en ont besoin. Et mesme, si vous n’aviez pas entiere fiance en celuy qui maniera l’engin, vous pouvez vous servir de luy en langue qu’il n’entendra pas. J’estime que pour les 1200 escus, nous ferions bien les engins pour parler de ma maison du Crest1 à la vostre d’Aubonne. Il y a 9 lieuës savoyardes de l’une à l’autre, et plus que de Paris à Estampes, ou de France en Angleterre. Si on allegue le detour, il n’y en a pas pour une lieuë. Voyez si l’armee qui secourroit Paris ne seroit pas bien contente d’entrer en ce Conseil d’Estampes : l’engin de Montlery qui est à moitié chemin ne cousteroit que deux mille pisto’es, et ainsi en approchant. Si cet affaire estoit prise à cœur, je voudrois en vertu de bons passeports de la maison d’Autriche en aller moy mesme faire le present. Encore faut-il vous dire que le secret est aussi puissant pour parler de Londres à Paris, voire à Madric2, qu’au travers de trois murailles où vous l’avez veu essayer. Mais il y a deux grandes incommoditez en choses si eslognees : la premiere est le coust, car ne pourroit faire de Londres à Paris qu’il ne coustast 20000 livres ; l’aultre poinct est qu’il fault avoir des logis où celui qui parle et qui manie l’affaire soit hors de danger d’estre veu par une porte ou planche persee, et ces choses se faisant sous la puissance d’autruy, le secret vaut bien la peine d’une violence, puisque c’est un morceau de Roy.

A M. de Mayerne, 26 mars 1623. Tome Ier des Œuvres complètes.

(Lettres d’affaires personnelles, p. 300.)

{p. CXXI}

Saint François de Sales
1567-1622 §

[Notice] §

Issu d’une ancienne famille de Savoie, né au château de Sales, voué à Dieu par sa pieuse mère, Françoise de Sionas, il fit ses études au collége d’Annecy, sa rhétorique à celui de Clermont, sa philosophie en Sorbonne. Élevé comme un gentilhomme, docteur en droit et en théologie, puis conseiller au sénat de Chambéry, il n’eut qu’une ambition, celle de se consacrer à l’apostolat religieux. Des missions, que suivirent des conversions nombreuses opérées parmi les calvinistes du Chablais, lui valurent en 1596 l’honneur d’être nommé, malgré lui, coadjuteur de l’évêque de Genève, auquel il devait succéder.

La situation de cette pauvre église semblait désespérée, lorsque, se jetant au milieu des infidèles, il réussit à relever la croix dans les baillages recouvrés par le duc de Savoie sur les bords du lac. Ce fut le mérite de son éloquence et de sa vertu.

Vers 1602, il vint prêcher le Carême à Paris dans la chapelle du Louvre, et « ses sermons » eurent tant de retentissement qu’Henri IV voulut, par ses offres séduisantes, fixer en France un prélat dont l’esprit modéré pouvait servir utilement ses projets de pacification. Mais ce fut en vain ; François de Sales aima mieux rester catéchiste populaire dans l’humble diocèse auquel il rendit son unité perdue. Il y mourut à cinquante-cinq ans, consumé par un zèle que sanctifia l’Église.

Son œuvre principale fut l’Introduction à la vie dévole, qui parut en 1608, et ne tarda pas à être traduite dans toute les langues. En un temps où la piété n’avait pas encore en son prédicateur mondain, il en réconcilia les pratiques avec les grâces de la politesse. Son art fut de rendre la religion familière, domestique et accessible à tous les courages. Il fit pour elle ce que Montaigne avait tenté si heureusement pour la morale et la philosophie jusqu’alors renfermées dans les écoles, parmi les docteurs rébarbatifs. Il « emmiella » le vase pour apprivoiser les farouches. Il sema de fleurs la route du salut, qui paraissait être toute hérissée d’épines. Aussi ne cherchez plus dans les œuvres de l’aimable prélat les aspérités de la controverse. C’est par ruse, adresse et patience qu’il s’insinue dans les cœurs ; c’est par la grâce, par la sienne, qu’il captive les esprits. Que de touchantes paraboles, quelle délicatesse d’analyse, quelle science des âmes, que de solidité sous ses légères broderies ! Un air de joie et de divine allégresse anime sa parole. Il y eut en lui de l’Amyot et du Joinville, mais transfigurés par une lumière qui éclaire et réchauffe, parce qu’elle part d’un ardent foyer.

{p. CXXII}Toutefois, ne dissimulons pas ses défauts. On voit bien qu’il fut contemporain de l’Astrée. Il y a trop de gentillesse dans ce style tout fleuri de métaphores et d’images, du reste simples, cueillies chemin faisant, et naissant pour ainsi dire sous ses pas, sur les bords de son lac transparent, dans sa riante vallée d’Annecy.

Les lettres à Mme de Chantal sont un des plus précieux monuments de l’esprit chrétien au xviie siècle. Voilà bien l’intime entretien de deux âmes sœurs. Les juger en littérateur serait ne pas comprendre cette suavité toute mystique, cette alliance rare d’imagination et d’onction, cette abondance de cœur, cette charité d’une tendresse qui séraphise, parfois avec une sorte de verve lyrique. L’excès en serait périlleux ; mais sous ces transports on retrouve l’équilibre du bon sens, et l’on aime les ravissements de cette âme où la sainteté fut visible.

La vraie et la fausse gloire §

Nous appelons vaine la gloire qu’on se donne ou pour ce qui n’est pas en nous, ou pour ce qui est en nous, mais non pas à nous, ou pour ce qui est en nous et à nous, mais qui ne mérite pas qu’on s’en glorifie. La noblesse de la race, la faveur des grands, l’honneur populaire, ce sont choses qui ne sont pas en nous, mais ou en nos prédécesseurs, ou en l’estime d’autrui. Il y en a qui se rendent fiers et morgants1, pour être sur un bon cheval, pour avoir un panache2 en leur chapeau, pour être habillé somptueusement : mais qui ne voit cette folie ? car s’il y a de la gloire pour cela, elle est pour le cheval, pour l’oiseau, pour le tailleur. Et quelle lâcheté de courage3 est-ce d’emprunter son estime d’un cheval, d’une plume, d’un godron4 ? les autres se prisent et regardent pour des moustaches relevées, pour une barbe bien peignée, pour des cheveux crêpés, pour des mains douillettes5, pour savoir danser, jouer, chanter ; mais ne sont-ils pas lâches de courage, de vouloir enchérir6 leur valeur et donner du surcroît à leur réputation pour des choses si frivoles et folâtres ? Les autres pour un peu de science {p. CXXIII}veulent être honorés et respectés du monde, comme si chacun devait aller à l’école chez eux et les tenir pour maîtres : c’est pourquoi on les appelle pédants. Les autres se pavanent sur la considération de leur beauté, et croient que tout le monde les muguette1 : tout cela est extrêmement vain, sot et impertinent : et la gloire qu’on prend de si faibles sujets s’appelle vaine, sotte et frivole.

On connaît le vrai bien comme le vrai baume : on fait l’essai du baume en le distillant dedans l’eau ; car s’il va au fond et qu’il prenne le dessous, il est jugé pour être du plus fin et précieux : ainsi, pour connaître si un homme est vraiment sage, savant, généreux, noble, il faut voir si ses biens tendent à l’humilité, modestie et soumission ; car alors ce seront de vrais biens ; mais s’ils surnagent, et qu’ils veuillent paraître, ce seront des biens d’autant moins véritables qu’ils seront plus apparents2.

Les esprits bien nés ne s’amusent pas à ces menus fatras3 de rang, d’honneur, de salutations, ils ont d’autres choses à faire ; c’est le propre des esprits fainéants. Qui peut avoir des perles, ne se charge pas de coquilles, et ceux qui prétendent à la vertu ne s’empressent point pour les honneurs. Certes, chacun peut entrer en son rang, s’y tenir sans violer l’humilité, pourvu que cela se fasse négligemment et sans contention4. Car comme ceux qui viennent du Pérou, outre l’or et l’argent qu’ils en tirent, apportent encore des singes et des perroquets, parce qu’ils ne leur coûtent guère, et ne chargent pas aussi beaucoup leur navire : ainsi ceux qui prétendent à la vertu ne laissent pas de prendre leurs rangs et les honneurs qui leur sont dus, pourvu toutefois que cela ne leur coûte pas beaucoup de soin et d’attention, et que ce soit sans être chargés de trouble, d’inquiétude, de disputes et contentions.

(Introduction à la vie dévote.)
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