Préface §
On a publié, sous des titres divers, bien des recueils analogues au nôtre, et l’on en publiera beaucoup d’autres encore ; car, outre que ces anthologies sont indispensables à la jeunesse, il est besoin, pour entretenir leur fraîcheur, de les renouveler avec les générations qui passent sur les bancs de nos écoles. Je n’en veux pour preuve que l’air un peu fané du gros bouquet cueilli jadis par MM. Noël et Laplace dans des terrains réputés classiques, et où l’ivraie pourtant ne manquait pas. Sans déprécier un ouvrage qui compte d’honorables services et adroit aux égards dus au grand âge, il est permis de dire qu’il ne suffit plus à notre goût littéraire ; car en lisant ces pages, où apparaît comme un revenant habillé à la mode du premier Empire, on est parfois tenté de croire que des morceaux choisis ne sont pas toujours des morceaux de choix.
Puisse-t-on ne point adresser ce reproche à nos essais, qui composent une collection de modèles {p. II}appropriés à tous les degrés de l’enseignement ! Ce n’est pas que cette publication prétende faire oublier les travaux consciencieux qui lui ont ouvert la voie ; mais elle espère se recommander, elle aussi, par l’expérience que donne à son auteur une longue pratique du professorat ; et peut-être n’est-il pas indifférent d’ajouter que, vouée spécialement à la critique depuis bien des années déjà, notre plume a quelque habitude de juger les écrivains ou les livres.
Notre intention a été de n’admettre ici que les maîtres et leurs chefs-d’œuvre. Si quelques noms secondaires se sont glissés dans cette galerie, nous ne leur avons fait que des emprunts proportionnés à leur importance ; ils n’ont qu’un buste ou un médaillon, à distance respectueuse des statues qui les dominent. La liste de ces élus nous était imposée par les suffrages de la postérité. Elle commence au dix-septième siècle, et va jusqu’à nos jours. Remonter au delà de Balzac, c’eût été s’engager dans une époque où il faut un philologue pour guide ; s’arrêter aux frontières de notre âge, serait s’assujettir à des scrupules vraiment trop pusillanimes.
En dépouillant toute une bibliothèque pour en condenser la substance ou la fleur, nous n’avons pas songé surtout, comme tel autre recueil fort estimable, à former les aptitudes oratoires du rhétoricien. Il nous a paru préférable de butiner dans toutes les provinces de notre littérature, et de faire appel à toutes les facultés de l’intelligence. Embrassant {p. III}donc l’histoire, l’éloquence, la philosophie, la critique, la morale, la poésie, en un mot toutes les formes de la pensée, nos extraits comprennent les genres essentiels qui ont leur raison d’être, et dont la variété peut solliciter ou animer un esprit curieux.
Mais nous avons proscrit impitoyablement bien des fragments qui jusqu’à ce jour avaient eu droit de cité dans les répertoires classiques, à savoir tout ce qui est amplification, tirade et œuvre de rhéteur. En revanche, notre plus vif plaisir a été de signaler les pages où l’homme se montre sous l’écrivain, où le style est la personne même trahissant son caractère, et laissant parler son cœur avec ce naturel, cet abandon, cette bonne foi qui ne sent ni l’encre ni le papier.
Voilà pourquoi nous avons souvent puisé dans ces correspondances intimes où l’être moral se découvre tout entier, sans le vouloir et sans le savoir. Il y a là des beautés voisines de nous, et qui sont pour la plume une excellente école. Elles lui apprennent à aimer par-dessus tout la franchise, et à chercher ses ressources dans l’accent sincère d’un sentiment ou d’une conviction, plus que dans ces procédés artificiels dont l’emploi indiscret finit par gâter des mains novices.
La même raison nous a conseillé d’adopter l’ordre chronologique pour le classement de nos textes, et de ne point les ranger d’après la distinction des genres. En nous affranchissant de ces cadres qui, {p. IV}trop étroits ou trop larges, ont le tort de paraître ou d’être arbitraires, nous avons évité la monotonie d’une routine fastidieuse qui risquait d’imposer à chaque groupe de morceaux choisis une étiquette de convention. Oui, mieux valait dérouler sous les yeux un tableau qui a son unité, sa suite et ses rapports logiques. L’ensemble de ces modèles, qui s’enchaînent, se continuent et s’expliquent les uns les autres, devient ainsi l’abrégé d’une histoire agissante et vivante, qui nous permet de suivre les progrès ou les transformations de la langue nationale, comme on descend le cours d’un beau fleuve dont les eaux s’abandonnent à leur pente, et reflètent les paysages de leurs rives.
Pour rendre plus efficaces les leçons que comporte cette méthode, il convenait d’avertir l’attention du lecteur par des commentaires qui provoqueront ses propres réflexions.
C’est l’objet des notices qui accompagnent ici chaque nom d’auteur. Il ne nous a pas semblé suffisant de les réduire à des faits ou à des dates. De jeunes esprits sont rebutés par la sécheresse de ces sommaires qui traînent partout et n’ont aucune empreinte personnelle ; or l’ennui sera toujours un mauvais professeur. Aussi avons-nous essayé d’esquisser des portraits, ou du moins (car ce mot serait trop ambitieux) d’indiquer avec choix ce qu’il y a de plus expressif dans la physionomie littéraire ou morale de chaque écrivain. Des préambules {p. V}substantiels, où la biographie éclaire la critique, offriront donc, comme en miniature, tous les traits saillants d’un caractère ou d’un talent. Ce sera le livret raisonné de notre musée.
Quant aux notes, elles ont eu principalement pour objet d’épargner la peine d’autrui, sans faire valoir la nôtre. J’entends par là que nous nous sommes interdit toute ostentation de vaine science, pour remplir le rôle modeste d’interprète et de guide, expliquant ce qui est douteux ou obscur, soulignant les beautés sans pallier les défauts, traduisant certaines nuances dont la délicatesse peut échapper à des regards trop rapides, se défiant également d’une admiration superstitieuse et d’un purisme trop raffiné, visant surtout soit à économiser le temps précieux du maître par des recherches qui préviendront les siennes, soit à stimuler l’intelligence de l’élève par des aperçus qui éveilleront ses idées propres. De là vient que nous avons multiplié ces occasions de rapprochements et de comparaisons qui habituent l’œil à voir juste, à distinguer les styles, à reconnaître la facture d’un maître, à ne pas appliquer à la diversité des talents les lieux communs d’une appréciation vague et anonyme, en un mot, à devenir connaisseur. Et pourtant, quoique nous ayons disséminé au bas de nos pages beaucoup de citations ou de remarques dont la nouveauté peut avoir son prix, nous savons bien que le meilleur commentaire de nos extraits sera celui de nos collègues, c’est-à-dire les {p. VI}impressions spontanées d’une analyse orale, à laquelle rien ne supplée. Qu’il nous suffise d’avoir eu la bonne volonté d’aider les jeunes gens à mieux lire, et à juger par eux-mêmes, sous la conduite du cicérone qui, sans les importuner ou gêner leur initiative, les arrête à propos et discrètement devant les bons endroits1 !
Il ne nous reste plus qu’à dire deux mots de l’hospitalité offerte ici pour la première fois
à ces renommées contemporaines, qui jusqu’à présent ont été tenues en dehors du sanctuaire
classique. Si, contre {p. VII}toute vraisemblance, on nous reprochait cette
tentative opportune, nous pourrions invoquer en sa faveur l’autorité d’un programme officiel
que consacrent déjà plusieurs années de pratique. En effet, puisque l’Histoire
contemporaine s’enseigne dans toute la France, pourquoi hésiterions-nous à en détacher un
chapitre qui intéresse éminemment notre patriotisme, et ne sera peut-être pas le moins précieux
pour la postérité ? M. Nisard, qui est le fervent gardien de la tradition, n’a-t-il pas écrit
dans la dernière page de sa belle histoire littéraire ? « Les soixante premières années du
dix-neuvième siècle sont plus de la moitié d’un grand siècle. » Ne soyons donc pas, comme le
disait Voltaire, « semblables à ces avares qui ne veulent point convenir de leurs
richesses, et crient sans cesse que les temps sont bien durs »
. Sachons plutôt
concilier le culte du passé avec la justice due au présent qui sera le patrimoine de l’avenir.
N’ayons pas l’air de rougir de ce qui nous honorera plus tard ; et, en attendant les arrêts de
la postérité, qui commence dès aujourd’hui pour plus d’un nom illustre, tirons des œuvres qui
nous ont charmés le plaisir ou le profit que le tact d’un goût prudent peut mettre à la portée
de la jeunesse. Outre qu’il lui est impossible de ne pas respirer l’air qui nous entoure, ne
donnons pas l’attrait du fruit défendu à des livres qu’un engouement irréfléchi lira sans
critique, si on s’obstine à les proscrire des écoles, au lieu d’apprendre par une direction
tout {p. VIII}ensemble libérale et sévère à séparer le mort du vit,
c’est-à-dire à discerner les qualités des défauts, et l’excellent du mauvais ou du
médiocre.
Les réserves mêmes que nous venons d’indiquer seront une garantie de la circonspection qui nous a constamment inspiré, dans le choix des pages que nous soumettons au jugement bienveillant de nos collègues. Est-il besoin d’ajouter aussi en terminant que notre premier souci fut d’allier l’enseignement moral à l’agrément littéraire ? Oui, nous pouvons, en toute sécurité, nous rendre ce témoignage que le fonds des idées nous a préoccupé à l’égal de la forme ; nous serons donc récompensé d’un travail souvent pénible, si les jeunes lecteurs de notre recueil comprennent bien cette leçon écrite à toutes ses pages, à savoir que le goût et la conscience se confondent, et que les pensées dignes de vivre procèdent toujours d’un caractère élevé, d’un volonté vaillante, d’un cœur honnête, d’un esprit droit et d’une âme saine.
Extraits des classiques français
première partie
Prose §
Balzac
1596-1655 §
[Notice] §
Né à Angoulême, Jean-Louis Guez de Balzac, membre de l’Académie française, passa presque toute sa vie sur les bords de la Charente, au fond de son château, dans un isolement égoïste et superbe, qui, loin de nuire à sa renommée, donnait à ses écrits l’autorité d’oracles impatiemment attendus. Il entretenait de loin la ferveur de ses fidèles par des épîtres et des dissertations que se disputaient les ruelles et les familiers de l’hôtel de Rambouillet. Sa seule passion fut sa haine contre Richelieu, qui ne voulait voir en lui qu’un habile rhéteur, sans accorder aucun emploi à son ambition politique ; mais ce ressentiment ne fit explosion qu’après la mort du ministre.
Esprit brillant, belle imagination, il fut le Malherbe de la prose : il a le sentiment de la cadence, l’ampleur de la période, l’éclat du discours ; il sait choisir et ordonner les mots ; il orne de grandes pensées par des expressions magnifiques dont l’harmonie soutenue enchante l’oreille. Mais on voit trop en lui le bel esprit qui ne vise qu’à se produire, n’aime que lui-même, sourit avec effort, plaisante sans gaieté, et pousse la solennité jusqu’à l’emphase. Adroit à manier l’antithèse, la métaphore, l’hyperbole, il donne l’idée d’un beau corps auquel l’âme fait défaut. Les artifices de son noble langage laissent le cœur indifférent. La postérité n’a pas partagé l’engouement de ses contemporains. Toutefois, dans le Socrate chrétien, il annonce Bossuet, et ses Entretiens à Ménandre font pressentir les Provinciales.
Il fut pour la langue française un excellent professeur de rhétorique.
La vraie et la fausse éloquence §
Il y a une faiseuse de bouquets et une tourneuse de périodes, je ne l’ose nommer éloquence, qui est toute peinte {p. 2}et toute dorée1 ; qui semble toujours sortir d’une boîte2 ; qui n’a soin que de s’ajuster, et ne songe qu’à faire la belle : qui, par conséquent, est plus propre pour les fêtes que pour les combats, et plaît davantage qu’elle ne sert, quoique néanmoins il y ait des fêtes dont elle déshonorerait la solennité, et des personnes à qui elle ne donnerait point de plaisir.
Ne se soutenant que d’apparence, et n’étant animée que de couleur, elle agit principalement sur l’esprit du peuple, parce que le peuple a tout son esprit dans les yeux et dans les oreilles3 ; et, faute de raisons et d’autorité, elle use de charmes et de flatterie : elle est creuse et vide de choses essentielles, bien qu’elle soit claire et résonnante de tons agréables. Elle est au moins plus délicate que forte ; et, ayant sa puissance bornée, et ses coups d’ordinaire mesurés, ou elle ne porte pas plus loin que les sens, ou, pour le plus4, elle ne touche que légèrement le dehors de l’âme.
Si elle prend courage, et si elle se déborde quelquefois, ses efforts et ses torrents ne font que passer. Au lieu d’apporter de l’abondance avec eux, ils ne laissent après eux que de l’écume. Leur impétuosité est une lâcheté qui menace ; elle ressemble à la colère des personnes faibles, qui les remue sans toucher les autres. Ils n’emmènent que les pailles et les plumes, et s’écroulent au pied des arbres et des murailles, sans les ébranler.5.
Cette éloquence de montre et de vanité a eu cours dans la servitude de la Grèce, lorsque la paix et la guerre n’étaient plus en sa disposition, et que, n’ayant plus d’affaires à s’occuper, elle cherchait de quoi divertir son oisiveté…
Ces discours étaient remplis de tout ce que l’orateur possédait et de tout ce qu’il avait emprunté. Il ne laissait pas un seul enjolivement ni une seule afféterie au logis : en dix mots il voulait employer douze figures ; il enflait sa matière de lieux communs et de pièces cent fois rejouées. Pour éviter la pauvreté, il se jetait dans le luxe. Toutes ses locutions étaient pompeuses et magnifiques. Mais cette magnificence était si éloignée de la sobriété et de la {p. 3}modestie du style oratoire, que la plus téméraire poésie, et la plus prodigue des biens qu’il faut ménager, ne saurait rien concevoir de plus déréglé.
À la vérité, si c’était là l’éloquence, l’opinion de ce philosophe, qui mettait la rhétorique au nombre des connaissances voluptueuses1, aurait quelque fondement. On l’eût chassée avec justice de la république de Sparte et des autres États bien policés ; et il ne la faudrait estimer guère davantage que l’art qui enseigne à faire les confitures, et a pour objet le plaisir du goût, ou celui qui flatte un autre sens, et travaille à la composition des parfums2.
Mais il n’en va pas ainsi : il faut conserver à chaque chose la noblesse de sa fin et la dignité de son usage. Les biens de l’esprit ne nous ont pas été donnés pour la simple volupté du corps. Le plaisir des oreilles est en ceci plus que rien, mais ce n’est pas tout. L’éloquence n’est pas le spectacle des oisifs et le passe-temps du menu peuple3. Un orateur est quelque autre chose qu’un danseur de corde et qu’un baladin. Nous ne devons pas nous jouer de la raison, ni faire passer pour plaisante4 celle à qui nous avons l’obligation d’être sérieux.
Disons donc que la vraie éloquence est bien différente de cette causeuse des places publiques, et son style bien éloigné du jargon ambitieux des sophistes grecs. Disons que c’est une éloquence d’affaires et de service ; née au commandement5 et à la souveraineté ; tout efficace et toute pleine de force. Disons qu’elle agit, s’il se peut, par la parole, plus qu’elle ne parle ; qu’elle ne donne pas seulement à ses ouvrages un visage, de la grâce et de la beauté, comme Phidias, mais un cœur, de la vie et du mouvement comme Dédale6.
Elle ne s’amuse point à cueillir des fleurs et à les lier ensemble ; mais les fleurs naissent sous ses pas, aussi bien que sous les pas des déesses. En visant ailleurs, en faisant autre chose, en passant pays7 elle les produit. Sa mine est d’une amazone plutôt que d’une coquette, et la négligence {p. 4}même a du mérite sur elle, et ne fait point de tort à sa dignité. Elle ne laisse pas toutefois de se parer, quand il est besoin, quoiqu’elle soit moins curieuse de ses ornements que de ses armes, et qu’elle songe davantage à gagner l’âme pour toujours par une victoire entière, qu’à la débaucher pour quelques heures par une légère satisfaction…
L’antiquité appelait cela puiser ses discours dans l’estomac1 et avoir l’âme éloquente : elle a donné cette qualité à Ulysse, après lui avoir donné la doctrine et l’expérience, comme si la vertu de discourir devait être l’effet et la créature2 de celle de connaître et de savoir.
Et certes, il n’est rien de plus véritable. Un homme qui a vu et qui a écouté longtemps avec de l’attention et du dessein3, qui a fait diverses réflexions sur les vérités universelles, qui a considéré sérieusement les principes et les conclusions de chaque science, qui a fortifié son naturel de mille règles et de mille exemples, qui s’est nourri du suc et de la substance des bons livres ; un homme, dis-je, si plein, a bien de quoi débiter ; ayant tant de fonds et tant de matière de parler, il a de grands avantages quand il parle ; et personne ne peut trouver étrange que d’une infinité de hautes et de rares connaissances sortent et fleurissent les diverses grâces de ses paroles comme de leur tige et de leur racine.
Et de fait, les aiguillons que Périclès laissait dans les âmes, les tonnerres qu’il excitait dans les assemblées, les noms de Jupiter et d’Olympien que l’on lui donna, et le temple de la déesse Persuasion, qu’elle-même, selon le dire commun, avait bâti sur ses lèvres, que sont-ce autre chose que des marques et des images de cette monarchie spirituelle4, fondée par la parole dans un état populaire, et de cette espèce de divinité qu’un homme représentait sur la terre ?
La souveraine éloquence gouverna ainsi longtemps la plus fine5 partie du genre humain, et présida aux affaires de la Grèce. C’est ce que vous avez compris en deux mots, et ce que vous appelez vaincre et régner. Car il est très-vrai qu’elle tenait lieu de grandeur et de majesté à des {p. 5}seigneuries aussi petites que sont celles de Lucques et de Genève. Elle ne souffrait rien de servile dans l’esprit des artisans ; elle élevait les pensées d’un particulier au-dessus du trône et de la tiare du roi de Perse. Et, pour passer du spécieux à l’utile, elle réunissait les Grecs divisés, et formait les ligues contre les Barbares : elle était la liaison du sénat avec le peuple, et la barrière entre Philippe et la liberté1.
Philippe ne le dissimulait pas. Il reconnaissait que Démosthène pouvait plus que lui, et avait coutume de dire que les harangues de cet orateur renversaient les entreprises des rois, et que sa rhétorique était l’arsenal et le magasin d’Athènes. Il disait qu’en vain on députait des ambassadeurs pour résister à Démosthène, aux assemblées où il se trouvait, vu qu’ils n’y pouvaient servir leurs maîtres qu’en s’accommodant à ses opinions ; que la valeur pouvait combattre la force, et avoir l’avantage sur le nombre ; mais qu’il était également impossible au nombre, à la force et à la valeur d’ériger de trophée contre l’éloquence de Démosthène.
Pour avoir ce Démosthène en son pouvoir, ce Philippe offrit aux Athéniens la ville d’Amphipolis ; et il ne s’en faut point étonner, puisque par cet échange il mettait en danger celle d’Athènes, et qu’il assurait toutes celles de son royaume. Il estimait un homme plus que vingt mille hommes, parce qu’il savait qu’un homme est quelquefois l’esprit et la force d’un État, et que celui-ci, selon la relation que lui en avait faite Antipater, tout nu et désarmé qu’il était, sans vaisseaux, sans soldats et sans argent, combattant seulement avec des lois, des ordonnances et des paroles, attaquait la Macédoine de tous côtés, investissait les meilleures places, et rendait inutiles les plus puissantes armées.
Un homme de ce mérite n’était pas le bouffon et le bateleur de ceux d’Athènes, comme notre Apulée2 de ceux de Carthage, quand il leur récitait ses Florides. C’était leur magistrat naturel ; c’était un maître qui s’accordait avec la liberté, qui se faisait obéir, quoiqu’il ne leur fît point de commandement absolu, quoiqu’il n’eût ni archers, ni hallebardes ; quoiqu’il ne les haranguât point de dessus les bastions d’une citadelle. Ce n’était pas le flatteur et le {p. 6}parasite du peuple : c’était son censeur et son pédagogue1…
Que ces grâces austères me plaisent ! que cette sévérité est attrayante ! que cette amertume me semble bien de meilleur goût que toutes les douceurs fades et tout le sucre des beaux parleurs ! Les paroles que notre flatterie a nommées puissantes et pathétiques n’étaient que de la cendre et des charbons morts, au prix d’un feu si pur et si vif2.
Dieu règne sur les rois et les empires §
Un peu d’esprit et beaucoup d’autorité, c’est ce qui a presque toujours gouverné le monde, quelquefois avec succès et quelquefois non, selon l’humeur du siècle, plus ou moins porté à endurer, selon la disposition des esprits plus farouches ou plus apprivoisés. Mais il faut toujours en venir là : il est très-vrai qu’il y a quelque chose de divin, disons davantage, qu’il n’y a rien que de divin dans les maladies qui travaillent les États. Ces dispositions et ces humeurs dont nous venons de parler, cette fièvre chaude de rébellion, cette léthargie de servitude viennent de plus haut qu’on ne s’imagine. Dieu est le poëte, et les hommes ne sont que les acteurs : ces grandes pièces qui se jouent sur la terre ont été composées dans le ciel, et c’est souvent un faquin qui doit en être l’Atrée ou l’Agamemnon. Quand la Providence a quelque dessein, il ne lui importe guère de quels instruments et de quels moyens elle se serve3. Entre ses mains tout est foudre, tout est tempête, tout est déluge, tout est Alexandre, tout est César : elle peut faire par un enfant, par un nain, par un eunuque ce qu’elle a fait par les géants et par les héros, par les hommes extraordinaires.
Dieu lui-même dit de ces gens-là qu’il les envoie en sa colère et qu’ils sont les verges de sa fureur. Mais ne prenez pas ici l’un pour l’autre. Les verges ne piquent ni ne mordent d’elles-mêmes, ne frappent ni ne blessent toutes seules. C’est l’envoi, c’est la colère, c’est la fureur qui rendent les verges terribles et redoutables. Cette main invisible, ce {p. 7}bras qui ne paraît pas donne les coups que le monde sent. Il y a bien je ne sais quelle hardiesse qui menace de la part de l’homme, mais la force qui accable est toute de Dieu.
Tibère §
Que les princes se glorifient tant qu’il leur plaira de ne voir rien que le ciel qui soit plus élevé que leur trône ; qu’ils parlent tant qu’ils voudront de l’indépendance de leurs couronnes ; il y a deux tribunaux dont ils ne peuvent décliner la juridiction, et devant lesquels il faut tôt ou tard qu’ils se présentent : c’est au dehors le tribunal de la renommée, et celui de la conscience au dedans. Quoi qu’ils fassent, quoi qu’ils disent, ils sont du ressort de ces deux juges : ils ne sauraient s’empêcher de comparaître devant l’un et l’autre tribunal et d’y rendre compte de leurs actions.
Tibère a humilié toutes les âmes ; il a dompté tous les courages ; il a mis sous ses pieds toutes les têtes : il s’est élevé au-dessus de la raison, de la justice et des lois. Il pense avoir ôté à Rome jusqu’à la liberté de la voix et de la respiration : ou les pauvres Romains sont muets, ou ils n’ouvrent la bouche que pour flatter le tyran. Mais un homme possédera-t-il sans trouble la gloire d’être plus craint que les dieux ? (On parlait ainsi en ce temps-là.) Goûtera-t-il sans contradiction le fruit de cette victoire inhumaine qu’il a remportée sur les esprits ? Jouira-t-il paisiblement des avantages de sa cruauté, de la peur et du silence de ses sujets, de la lâcheté et des mensonges de ses courtisans ? La vérité qu’on retient captive ne sortira-t-elle point par quelque endroit ? Ne paraîtra-t-elle point dans quelque lieu, à la honte et à la confusion de Tibère ? Oui certes, et d’une étrange sorte.
Des extrémités de l’Orient, il lui vient une grande lettre qui délivre la vérité opprimée, qui la venge des espions et délateurs, qui efface les odes et les panégyriques de la flatterie. Cette lettre injurieuse est écrite de la main du roi des Parthes, et il n’y a pas moyen de la supprimer.
Ce n’est point un cartel d’ennemi à ennemi ; c’est une satire ; c’est un pasquin1 ; c’est quelque chose de pis : ou {p. 8}plutôt ce sont les premières pièces d’un procès criminel intenté par le genre humain que les vices de Tibère avaient offensé. Au nom de toute la terre, un roi se déclare partie et prend la parole contre un empereur.
Après lui avoir reproché sa mauvaise haleine, sa tête pelée, son visage pétri de boue et de sang, les monstres et les prodiges de ses débauches, en un mot les plus visibles défauts de sa personne et les crimes les plus connus de sa vie, cette grande lettre1, cette lettre injurieuse lui conseille, pour conclusion, de mettre fin par une mort volontaire à tant de maux qu’il souffre et qu’il fait souffrir, l’exhorte de donner par là à toute la terre la seule satisfaction qu’elle pouvait recevoir de lui.
Vous voyez comme la renommée condamne Tibère par la bouche des étrangers ; mais la conscience souscrit à cet arrêt par le propre témoignage de Tibère : car, environ ce temps-là, il écrit lui-même une autre lettre au sénat dans laquelle il maudit sa malheureuse grandeur avec des paroles de désespoir. Il découvre à nu les inquiétudes et les peines d’une âme ennuyée de tout et mal satisfaite de soi-même, abandonnée de Dieu et des hommes, qui a perdu jusqu’à ses propres désirs, qui ne peut ni vivre ni mourir. Il semble qu’il veuille faire pitié à ceux à qui il faisait encore peur.
Les saintes Écritures et les saints Pères qui les expliquent sont partout de l’opinion de l’histoire, et ne trouvent point de pareil supplice à celui de la conscience. Si nous les en croyons, la mauvaise chose que c’est quand le bourreau est la même personne que le criminel2 ! La justice divine paraît quelquefois avec éclat et fait des exemples qui sont vus de tout le monde : quelquefois aussi elle s’exerce secrètement et abandonne les méchants à leurs propres cœurs et à leurs propres pensées. Cette impunité apparente n’est ni grâce ni faveur. L’entrée du palais ne montre rien de funeste et tout rit par le dehors ; mais le lieu du supplice, c’est le cabinet, c’est l’intérieur de l’homme, c’est le plus profond de l’âme. Et là-dedans il y a une solitude affreuse et terrible, qui est plus à craindre que les spectateurs et que l’échafaud, parce qu’elle n’a ni qui la console, ni qui la plaigne. Sans parler de ce qui se doit faire en l’autre {p. 9}monde, Dieu a divers moyens de se venger de ses ennemis en celui-ci ; mais il ne saurait mieux les punir qu’en laissant leur peine à leur discrétion.
L’homme s’agite et Dieu le mène
À monsieur Conrart §
Quoique j’appréhende tout, je ne désespère de rien1. Parmi les lamentations de nos Jérémies (j’appelle ainsi mes amis plaintifs), je mêle toujours de bons augures et de bonnes espérances. Je vous exhorte d’en faire de même, mon cher monsieur, et de ne vous laisser point abattre aux appréhensions de l’avenir et aux prévoyances trop exactes des maux futurs. Laissons agir la Providence, qui se moque bien de toutes nos réflexions et de tous nos raisonnements. Allons par les routes qu’elle nous marque, et ne prenons point les sentiers obliques que notre imagination nous fait concevoir souvent plus sûrs que le grand chemin. Quand nous nous sommes bien alambiqué le cerveau pour trouver une suite aux choses présentes et pour en tirer des conséquences touchant celles qui doivent arriver, il se trouve que nous avons imité les enfants, qui se donnent beaucoup de peine à faire des maisons de cartes que le moindre vent renverse, ou qui seraient inutiles quand il ne les renverserait pas. Mais c’est trop moraliser pour un villageois, et trop s’enfoncer dans la politique pour un infirme qui se laisse conduire dans le vaisseau où il se trouve embarqué, sans entreprendre d’aider les matelots ni de corriger le pilote2. Je suis sans réserve, monsieur, votre, etc.
Balzac à la campagne
À Chapelain §
Pour3 les nouvelles du grand monde que vous m’avez fait savoir, en voici de notre village. Jamais les blés ne furent {p. 10}plus verts ni les arbres mieux fleuris. Le soleil n’agit pas de toute sa force, comme il fit dès le mois d’avril de l’année passée, quand il brûla les herbes naissantes. Sa chaleur est douce et innocente, supportable aux têtes les plus malades. La fraîcheur et les rosées de la nuit viennent ensuite, et réjouissent ce qui languirait sur la terre sans leur secours ; mais, ayant plutôt abattu la poussière que fait de la boue, il faut avouer qu’elles ne contribuent pas peu aux belles matinées dont nous jouissons1. Je n’en perds pas le moindre moment ; et, les commençant justement à quatre heures et demie, je les fais durer jusqu’à midi. Durant ce temps-là, je me promène sans me lasser, et en des lieux où je puis m’asseoir quand je suis las. Je lis des livres qui ne m’obligent point à méditer, et je n’apporte à ma lecture qu’une médiocre attention. Car en même temps je ne laisse pas de donner audience à un nombre infini de rossignols, dont tous nos buissons sont animés. Je juge de leur mérite, comme vous faites de celui des poëtes au lieu où vous êtes. Et en effet, si vous ne le savez pas, je vous apprends qu’il y a autant de différence de rossignol à rossignol que de poëte à poëte. Il y en a de la première et de la dernière classe. Nous avons quantité de Maillets et de *** ; mais nous avons aussi quelques Chapelains2 et quelques Malherbes. Le reste à une autre fois. Je suis, monsieur, votre, etc.3
Descartes
1596-1650 §
[Notice] §
Né à la Haye (Indre-et-Loire), élève des Jésuites de la Flèche, René Descartes résolut dès sa jeunesse de secouer le joug de la routine scolastique. Il passa les douze premières années de sa vie dans le monde et dans les camps, où il servit sous les ordres de Maurice de Nassau et du duc de Bavière (1617-1619). Jaloux de son indépendance, il quitta Paris en 1629 pour se retirer en Hollande, où il séjourna vingt ans. C’est là qu’il publia son Discours de la Méthode (1637), ses Méditations (1641), et les Principes de la philosophie (1644). Malgré son respect pour les doctrines orthodoxes, il ne put échapper aux tempêtes théologiques soulevées contre lui par un docteur protestant qui accusait d’athéisme ce chrétien philosophe, dont Bossuet et Fénelon furent les admirateurs. Il chercha un refuge à Stockholm (1649), où l’appelait l’amitié de la reine Christine. Quelques mois après, il y succombait à la rigueur du climat. Ses restes, rapportés en France en 1667, reposent à Paris, dans l’église de Saint-Étienne-du-Mont.
Il fut un des plus puissants promoteurs de la pensée humaine. De tous les grands esprits qu’a produits la France, nul n’a régné plus souverainement sur son siècle. En créant les hautes mathématiques, il a préparé les voies à Newton. Sa vie tout entière fut dévouée à la vérité. Son principal titre à la reconnaissance de l’avenir est le Discours de la Méthode, où il fonde les doctrines spiritualistes sur d’irréfutables arguments, et restitue ses droits à la raison, tout en lui marquant ses limites. Il y porta la prose française à sa perfection. C’est un modèle de netteté, de justesse et d’exactitude. Son langage, naïf et viril, sévère et hardi, trouve la grandeur dans la clarté. Il a inauguré l’éloquence des idées. Nous lui devons autant qu’à Corneille, car il a donné à tous les penseurs un instrument capable de suffire aux plus hautes spéculations.
Diverses considérations touchant les sciences §
Le bon sens est la chose du monde la mieux1 partagée : car chacun pense en être si bien pourvu, que ceux même {p. 12}qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose n’ont point coutume d’en désirer plus qu’ils en ont. En quoi il n’est pas vraisemblable que tous se trompent ; mais plutôt cela témoigne que la puissance de bien juger et distinguer le vrai d’avec le faux, qui est proprement ce qu’on nomme le bon sens ou la raison, est naturellement égale en tous les hommes ; et ainsi, la diversité de nos opinions ne vient pas de ce que les uns sont plus raisonnables que les autres, mais seulement de ce que nous conduisons nos pensées par diverses voies, et ne considérons pas les mêmes choses. Car ce n’est pas assez d’avoir l’esprit bon, mais le principal est de l’appliquer bien. Les plus grandes âmes sont capables des plus grands vices aussi bien que des plus grandes vertus ; et ceux qui ne marchent que fort lentement peuvent avancer beaucoup davantage, s’ils suivent toujours le droit chemin, que ne font ceux qui courent et qui s’en éloignent.
Pour moi, je n’ai jamais présumé que mon esprit fût en rien plus parfait que ceux du commun ; même j’ai souvent souhaité d’avoir la pensée aussi prompte, ou l’imagination aussi nette et distincte, ou la mémoire aussi ample et aussi présente que quelques autres. Mais je ne craindrai pas de dire que je pense avoir eu beaucoup d’heur1 de m’être rencontré dès ma jeunesse en certains chemins qui m’ont conduit à des considérations et des maximes dont j’ai formé une méthode par laquelle il me semble que j’ai moyen d’augmenter par degrés ma connaissance, et de l’élever peu à peu au plus haut point auquel la médiocrité de mon esprit et la courte durée2 de ma vie lui pourront permettre {p. 13}d’atteindre. Encore qu’au jugement que je fais de moi-même je tâche toujours de pencher vers le côté de la défiance plutôt que vers celui de la présomption, et que regardant d’un œil de philosophe les diverses actions et entreprises de tous les hommes, il n’y en ait quasi aucune qui ne me semble vaine et inutile, je ne laisse pas de recevoir une extrême satisfaction du progrès que je pense avoir déjà fait en la recherche de la vérité, et de concevoir de telles espérances pour l’avenir, que si, entre les occupations des hommes, purement hommes, il y en a quelqu’une qui soit solidement bonne et importante, j’ose croire que c’est celle que j’ai choisie.
Toutefois, il se peut faire que je me trompe1, et ce n’est peut-être qu’un peu de cuivre et de verre que je prends pour de l’or et des diamants. Je sais combien nous sommes sujets à nous méprendre en ce qui nous touche, et combien aussi les jugements de nos amis nous doivent être suspects lorsqu’ils sont en notre faveur. Mais je serai bien aise de faire voir en ce discours quels sont les chemins que j’ai suivis, et d’y représenter ma vie comme en un tableau, afin que chacun en puisse juger, et qu’apprenant du bruit commun les opinions qu’on en aura, ce soit un nouveau moyen de m’instruire que j’ajouterai à ceux dont j’ai coutume de me servir.
Ainsi mon dessein n’est pas d’enseigner ici la méthode que chacun doit suivre pour bien conduire sa raison, mais seulement de faire voir en quelle sorte j’ai tâché de conduire la mienne2. Ceux qui se mêlent de donner des préceptes se doivent estimer plus habiles que ceux auxquels ils les donnent ; et s’ils manquent en la moindre chose, ils en sont blâmables. Mais ne proposant cet écrit que comme une histoire, ou, si vous l’aimez mieux, que comme une fable, en laquelle, parmi quelques exemples qu’on peut imiter, on en trouvera peut-être aussi plusieurs autres qu’on aura raison de ne pas suivre, j’espère qu’il sera utile à quelques-uns sans être nuisible à personne, et que tous me sauront gré de ma franchise.
J’ai été nourri aux lettres dès mon enfance, et, pour ce qu’on me persuadait que par leur moyen on pouvait acquérir une connaissance claire et assurée de tout ce qui est {p. 14}utile à la vie, j’avais un extrême désir de les apprendre. Mais sitôt que j’eus achevé tout ce cours d’études au bout duquel on a coutume d’être reçu au rang des doctes, je changeai entièrement d’opinion ; car je me trouvais embarrassé de tant de doutes et d’erreurs, qu’il me semblait n’avoir fait autre profit, en tâchant de m’instruire, sinon que j’avais découvert de plus en plus mon ignorance. Et néanmoins j’étais en l’une des plus célèbres écoles de l’Europe1, où je pensais qu’il devait y avoir de savants hommes, s’il y en avait en aucun endroit de la terre. J’y avais appris tout ce que les autres y apprenaient ; et même, ne m’étant pas contenté des sciences qu’on nous enseignait, j’avais parcouru tous les livres traitant de celles qu’on estime les plus curieuses et les plus rares qui avaient pu tomber entre mes mains. Avec cela je savais les jugements que les autres faisaient de moi2 ; et je ne voyais point qu’on m’estimât inférieur à mes condisciples, bien qu’il y en eût déjà entre eux quelques-uns qu’on destinait à remplir les places de nos maîtres. Enfin notre siècle me semblait aussi fleurissant et aussi fertile en bons esprits qu’ait été aucun des précédents : ce qui me faisait prendre la liberté de juger par moi de tous les autres, et de penser qu’il n’y avait aucune doctrine dans le monde qui fût telle qu’on m’avait auparavant fait espérer.
Je ne laissais pas toutefois d’estimer les exercices auxquels on s’occupe dans les écoles. Je savais que les langues que l’on y apprend sont nécessaires pour l’intelligence des livres anciens ; que la gentillesse des fables réveille l’esprit ; que les actions mémorables des histoires le relèvent, et qu’étant lues avec discrétion elles aident à {p. 15}former le jugement ; que la lecture de tous les bons livres est comme une conversation avec les plus honnêtes gens des siècles passés, qui en ont été les auteurs, et même une conversation étudiée en laquelle ils ne nous découvrent que les meilleures de leurs pensées ; que l’éloquence a des forces et des beautés incomparables ; que la poésie a des délicatesses et des douceurs très-ravissantes ; que les mathématiques ont des inventions très-subtiles, et qui peuvent beaucoup servir tant à contenter les curieux qu’à faciliter tous les arts et diminuer le travail des hommes ; que les écrits qui traitent des mœurs contiennent plusieurs enseignements et plusieurs exhortations à la vertu qui sont fort utiles ; que la théologie enseigne à gagner le ciel ; que la philosophie donne moyen de parler vraisemblablement1 de toutes choses et de se faire admirer des moins savants ; que la jurisprudence, la médecine et les autres sciences apportent des honneurs et des richesses à ceux qui les cultivent ; et enfin, qu’il est bon de les avoir toutes examinées, même les plus superstitieuses et les plus fausses2, afin de connaître leur juste valeur et se garder d’en être trompé.
Mais je croyais avoir déjà donné assez de temps aux langues, et même aussi à la lecture des livres anciens, et à leurs histoires, et à leurs fables. Car c’est quasi le même de converser avec ceux des autres siècles que de voyager. Il est bon de savoir quelque chose des mœurs de divers peuples, afin de juger des nôtres plus sainement, et que nous ne pensions pas que tout ce qui est contre nos modes soit ridicule et contre raison, ainsi qu’ont coutume de faire ceux qui n’ont rien vu3. Mais lorsqu’on emploie trop de temps à voyager, on devient enfin étranger en son pays ; et lorsqu’on est trop curieux des choses qui se pratiquaient aux siècles passés, on demeure ordinairement fort ignorant de celles qui se pratiquent en celui-ci. Outre que les fables font imaginer plusieurs événements comme possibles qui ne le sont point, et que même les histoires les plus fidèles, si elles ne changent ni n’augmentent la valeur {p. 16}des choses pour les rendre plus dignes d’être lues, au moins en omettent-elles presque toujours les plus basses et moins illustres circonstances, d’où vient que le reste ne paraît pas tel qu’il est, et que ceux qui règlent leurs mœurs par les exemples qu’ils en tirent sont sujets à tomber dans les extravagances des paladins de nos romans et à concevoir des desseins qui passent leurs forces.
J’estimais fort l’éloquence, et j’étais amoureux de la poésie ; mais je pensais que l’une et l’autre étaient des dons de l’esprit plutôt que des fruits de l’étude. Ceux qui ont le raisonnement le plus fort, et qui digèrent le mieux leurs pensées afin de les rendre claires et intelligibles, peuvent toujours le mieux persuader ce qu’ils proposent, encore qu’ils ne parlassent que bas breton ou qu’ils n’eussent jamais appris de rhétorique ; et ceux qui ont les inventions les plus agréables, ou qui les savent exprimer avec le plus d’ornement et de douceur, ne laisseraient pas d’être les meilleurs poëtes, encore que l’art poétique leur fût inconnu.
Je me plaisais surtout aux mathématiques, à cause de la certitude et de l’évidence de leurs raisons ; mais je ne remarquais point encore leur vrai usage ; et, pensant qu’elles ne servaient qu’aux arts mécaniques, je m’étonnais de ce que, leurs fondements étant si fermes et si solides, on n’avait rien bâti dessus de plus relevé. Au contraire, je comparais les écrits des anciens païens qui traitent des mœurs à des palais fort superbes et fort magnifiques qui n’étaient bâtis que sur du sable et sur de la boue : ils élèvent fort haut les vertus, et les font paraître estimables par-dessus toutes les choses qui sont au monde ; mais ils n’enseignent pas assez à les connaître, et souvent ce qu’ils appellent d’un si beau nom n’est qu’une insensibilité, ou un orgueil, ou un désespoir, ou un parricide1.
Je révérais notre théologie, et prétendais autant qu’aucun autre à gagner le ciel ; mais ayant appris, comme chose très-assurée, que le chemin n’en est pas moins ouvert aux plus ignorants qu’aux plus doctes, et que les vérités révélées qui y conduisent sont au-dessus de notre intelligence, je n’eusse osé les soumettre à la faiblesse de mes {p. 17}raisonnements, et je pensais que pour entreprendre de les examiner et y réussir il était besoin d’avoir quelque extraordinaire assistance du ciel et d’être plus qu’homme.
Je ne dirai rien de la philosophie, sinon que, voyant quelle a été cultivée par les plus excellents esprits qui aient vécu depuis plusieurs siècles, et que néanmoins il ne s’y trouve encore aucune chose dont on ne dispute, et par conséquent qui ne soit douteuse, je n’avais point assez de présomption pour espérer d’y rencontrer mieux que les autres ; aussi, considérant combien il peut y avoir de diverses opinions touchant une même matière, qui soient soutenues par des gens doctes, sans qu’il y en puisse avoir jamais plus d’une seule qui soit vraie, je réputais presque pour faux tout ce qui n’était que vraisemblable.
Puis, pour les autres sciences, d’autant qu’elles empruntent leurs principes de la philosophie, je jugeais qu’on ne pouvait avoir rien bâti qui fût solide sur des fondements si peu fermes ; et ni l’honneur ni le gain qu’elles promettent n’étaient suffisants pour me convier à les apprendre : car je ne me sentais point, grâce à Dieu, de condition1 qui m’obligeât à faire un métier de la science pour le soulagement de ma fortune ; et, quoique je ne fisse pas profession de mépriser la gloire en cynique, je faisais néanmoins fort peu d’état de celle que je n’espérais point pouvoir acquérir qu’à faux titres. Enfin, quant aux mauvaises doctrines, je pensais déjà connaître assez ce qu’elles valaient, pour n’être plus sujet à être trompé ni par les promesses d’un alchimiste, ni par les prédictions d’un astrologue, ni par les impostures d’un magicien, ni par les artifices ou la vanterie d’aucun de ceux qui font profession de savoir plus qu’ils ne savent.
C’est pourquoi, sitôt que l’âge me permit de sortir de la sujétion de mes précepteurs, je quittai entièrement l’étude des lettres ; et, me résolvant de ne chercher plus d’autre science que celle qui se pourrait trouver en moi-même, ou bien dans le grand livre du monde, j’employai le reste de ma jeunesse à voyager, à voir des cours et des armées, à fréquenter des gens des diverses humeurs et conditions, à recueillir diverses expériences, à m’éprouver moi-même dans les rencontres que la fortune me proposait, et partout à faire telle réflexion sur les choses qui se présentaient {p. 18}que j’en pusse tirer quelque profit. Car il me semblait que je pourrais rencontrer beaucoup plus de vérité dans les raisonnements que chacun fait touchant les affaires qui lui importent, et dont l’événement le doit punir bientôt après s’il a mal jugé, que dans ceux que fait un homme de lettres dans son cabinet touchant des spéculations qui ne produisent aucun effet, et qui ne lui sont d’autre conséquence, sinon que peut-être il en tirera d’autant plus de vanité qu’elles seront plus éloignées du sens commun, à cause qu’il aura dû employer d’autant plus d’esprit et d’artifice à tâcher de les rendre vraisemblables. Et j’avais toujours un extrême désir d’apprendre à distinguer le vrai d’avec le faux, pour voir clair en mes actions et marcher avec assurance en cette vie.
Il est vrai que pendant que je ne faisais que considérer les mœurs des autres hommes, je n’y trouvais guère de quoi m’assurer, et que j’y remarquais quasi autant de diversité que j’avais fait auparavant entre les opinions des philosophes. En sorte que le plus grand profit que j’en retirais était que, voyant plusieurs choses qui, bien qu’elles nous semblent fort extravagantes et ridicules, ne laissent pas d’être communément reçues et approuvées par d’autres grands peuples, j’apprenais à ne rien croire trop fermement de ce qui ne m’avait été persuadé que par l’exemple et par la coutume ; et ainsi je me délivrais peu à peu de beaucoup d’erreurs qui peuvent offusquer notre lumière naturelle et nous rendre moins capables d’entendre raison. Mais, après que j’eus employé quelques années à étudier ainsi dans le livre du monde et à tâcher d’acquérir quelque expérience, je pris un jour résolution d’étudier aussi en moi-même, et d’employer toutes les forces de mon esprit à choisir les chemins que je devais suivre ; ce qui me réussit beaucoup mieux, ce me semble, que si je ne me fusse jamais éloigné ni de mon pays ni de mes livres1.
Sur la mort d’un frère §
Je viens d’apprendre la triste nouvelle de votre affliction, et bien que je ne me promette pas de rien mettre en cette lettre qui ait grande force pour adoucir votre douleur, je ne puis toutefois m’abstenir d’y tâcher, pour vous témoigner au moins que j’y participe. Je ne suis pas de ceux qui estiment que les larmes et la tristesse n’appartiennent qu’aux femmes, et que pour paraître homme de cœur on se doive contraindre à montrer toujours un visage tranquille. J’ai senti depuis peu la perte de deux personnes qui m’étaient très-proches2, et j’ai éprouvé que ceux qui me voulaient défendre la tristesse l’irritaient, au lieu que j’étais soulagé par la complaisance de ceux que je voyais touchés de mon déplaisir. Ainsi je m’assure que vous me souffrirez mieux si je ne m’oppose point à vos larmes, que si j’entreprenais de vous détourner d’un ressentiment3 que je crois juste ; mais il doit néanmoins y avoir quelque mesure, et comme ce serait être barbare de ne se point affliger du tout lorsqu’on en a du sujet, aussi serait-ce être trop lâche de s’abandonner entièrement au déplaisir : oui, ce serait faire fort mal son compte que de ne tâcher pas de tout son pouvoir à se délivrer d’une passion si incommode. La profession des armes, en laquelle vous êtes nourri, accoutume les hommes à voir mourir inopinément leurs meilleurs amis, et il n’y {p. 20}a rien au monde de si fâcheux que l’accoutumance ne le rende supportable. Il y a, ce me semble, beaucoup de rapport entre la perte d’une main et d’un frère1 : vous avez ci-devant souffert la première sans que j’aie jamais remarqué que vous en fussiez affligé ; pourquoi le seriez-vous davantage de la seconde ? Si c’est pour votre propre intérêt, il est certain que vous la pouvez mieux réparer que l’autre, en ce que l’acquisition d’un fidèle ami peut autant valoir que l’amitié d’un bon frère2 ; et si c’est pour l’intérêt de celui que vous regrettez, comme sans doute votre générosité ne vous permet pas d’être touché d’autre chose, vous savez qu’il n’y a aucune raison ni religion qui fasse craindre du mal après cette vie à ceux qui ont vécu en gens d’honneur, mais qu’au contraire l’une et l’autre leur promettent des joies et des récompenses. Enfin, monsieur, toutes nos afflictions, quelles qu’elles soient, ne dépendent que fort peu des raisons auxquelles nous les attribuons, mais seulement de l’émotion et du trouble intérieur que la nature excite en nous-mêmes ; car lorsque cette émotion est apaisée, encore que toutes les raisons que nous avions auparavant demeurent les mêmes, nous ne nous sentons plus affligés. Or, je ne veux point vous conseiller d’employer toutes les forces de votre résolution et constance pour arrêter tout d’un coup l’agitation intérieure que vous sentez ; ce serait peut-être un remède plus fâcheux que la maladie : mais je vous conseille aussi d’attendre que le temps seul vous guérisse, et beaucoup moins d’entretenir ou prolonger votre mal par vos pensées ; je vous prie seulement de tâcher peu à peu de l’adoucir, en ne regardant ce qui vous est arrivé que du biais qui vous le peut faire paraître le plus supportable, et en vous divertissant le plus que vous pourrez par d’autres occupations3. Je sais bien que je ne vous apprends ici rien de nouveau, mais on ne doit pas mépriser les bons remèdes pour être vulgaires, et m’étant servi de celui-ci avec fruit, j’ai cru être obligé de vous l’écrire : car je suis votre très-humble et très-obéissant serviteur.
Voiture
1598-1648 §
[Notice] §
Fils d’un fermier des vins qui fut échevin d’Amiens, protégé par son condisciple le comte d’Avaux, recherché des grands qu’il amusait en les flattant, devenu la merveille de l’hôtel de Rambouillet, maître de cérémonies chez Gaston d’Orléans, favori tour à tour de Richelieu et de Mazarin, interprète des ambassadeurs près de la reine, reçu à l’Académie française qui porta officiellement son deuil, Voiture fut un bel esprit, heureux et habile, dont le souvenir est inséparable de la société polie au milieu de laquelle s’épanouirent ses agréments.
Il y représente la poésie légère, au lendemain de Malherbe, et le badinage frivole près du
solennel Balzac. Lui laissant la gravité, la noblesse et la pompe, il fut son rival dans le
genre, épistolaire, qui était alors un jeu de salon : il s’y montra coquet, sémillant, joli,
précieux, et passa toute sa vie à broder des gentillesses galantes, à voltiger sur des
pointes d’aiguille, à enfler des bulles de savon, à distribuer des compliments comme des
dragées dans une bonbonnière, en un mot à charmer par des bagatelles souvent prétentieuses
les coteries et les ruelles où l’on se disputait comme des faveurs ses moindres billets.
Idole et victime de la mode, il porta la livrée de son temps, et la postérité l’a puni
d’avoir plus songé au présent qu’à l’avenir. Toutefois, bien qu’il ait « placé sa
fortune en viager1 »
, on ne saurait
lui refuser la grâce, le caprice, l’étincelle, le don de l’à-propos, l’art de rendre des
riens agréables. Il a même prouvé qu’il était supérieur à l’emploi qu’il fit de son talent,
et il a droit à un médaillon dans le temple de Mémoire.
Apologie de Richelieu §
Toutes les grandes choses coûtent beaucoup, les grands efforts abattent et les puissants remèdes affaiblissent. Mais si l’on doit regarder les États comme immortels et y considérer les commodités à venir comme présentes, comptons combien cet homme, qui, dit-on, a ruiné la France, lui a {p. 22}épargné de millions par la seule prise de la Rochelle, laquelle, d’ici à deux mille ans, dans toutes les minorités des rois, dans tous les mécontentements des grands et dans toutes les occasions de révoltes, n’eût pas manqué de se rebeller et nous eût obligés à une éternelle dépense. Ce royaume n’avait que deux sortes d’ennemis qu’il dût craindre, les huguenots et les Espagnols. M. le cardinal, entrant dans les affaires, se mit dans l’esprit de les ruiner tous les deux. Pouvait-il former de plus glorieux et de plus utiles desseins ? Il est venu à bout de l’un, et il n’a pas achevé l’autre. Mais s’il eût manqué au premier, ceux qui crient à cette heure que ç’a été une résolution téméraire, hors de temps1 et au-dessus de nos forces, de vouloir attaquer et abattre celles d’Espagne, n’auraient-ils pas dit qu’il ne fallait pas recommencer une entreprise où trois de nos rois avaient manqué, et à laquelle le feu roi n’avait osé penser ? Et n’eussent-ils pas conclu, aussi faussement qu’ils font encore en cette autre affaire, que la chose n’était pas faisable, à cause qu’elle n’aurait pas été faite ?
Ouvrez donc les yeux, je vous supplie, à tant de lumière2. Ne haïssez pas plus longtemps un homme qui est si heureux à se venger de ses ennemis ; et cessez de vouloir du mal à celui qui sait tourner le sien à sa gloire et qui le porte si courageusement. Aussi bien une grande partie de ceux qui haïssaient M. le cardinal se sont convertis par le dernier miracle qu’il vient de faire ; et si la guerre peut finir, comme il y a apparence de l’espérer, il trouvera moyen de gagner bientôt tous les autres. Étant si sage qu’il est, il a connu après tant d’expériences ce qui est de meilleur, et il tournera ses desseins à rendre cet État le plus florissant de tous après l’avoir rendu le plus redoutable. Il s’avisera d’une sorte d’ambition qui est plus belle que toutes les autres, et qui ne tombe dans l’esprit de personne : de se faire le meilleur et le plus aimé d’un royaume, mais non pas le plus grand et le plus craint. Il connaît que les plus nobles et les plus anciennes conquêtes sont celles des cœurs et des affections, que les lauriers sont des plantes infertiles qui ne donnent au plus que de l’ombre, et qui ne valent pas les moissons et les fruits dont la paix est couronnée. Il voit {p. 23}qu’il n’y a pas tant de sujet de louange à étendre de cent lieues les bornes d’un royaume qu’à diminuer un sou de la taille1, et qu’il y a moins de grandeur et de véritable gloire à défaire cent mille hommes qu’à en mettre vingt millions à leur aise et en sûreté. Aussi ce grand esprit qui n’a été occupé jusqu’à présent qu’à songer aux moyens de fournir aux frais de la guerre, à lever de l’argent et des hommes, à prendre des villes et à gagner des batailles, ne s’occupera désormais qu’à rétablir le repos, la richesse et l’abondance. Cette même tête qui nous a enfanté Pallas armée nous la rendra avec son olive paisible, douce, savante, et suivie de tous les arts qui marchent d’ordinaire avec elle. Il ne se fera plus de nouveaux édits que pour régler le luxe et pour rétablir le commerce. Ces grands vaisseaux qui avaient été faits pour porter nos armes au delà du détroit ne serviront qu’à conduire nos marchandises et à tenir la mer libre, et nous n’aurons plus la guerre qu’avec les corsaires. Alors les ennemis de M. le cardinal ne sauront plus que dire contre lui, comme ils n’ont su que faire jusqu’à cette heure. Alors les bourgeois de Paris seront ses gardes, et il connaîtra combien il est plus doux d’entendre ses louanges dans la bouche du peuple que dans celle des poëtes. Prévenez ce temps-là, je vous conjure, et n’attendez pas à être de ses amis jusques à ce que vous y soyez contraint. Que si vous voulez demeurer dans votre opinion, je n’entreprends pas de vous l’arracher par force ; mais aussi ne soyez pas si injuste que de trouver mauvais que j’aie défendu la mienne, et je vous promets que je lirai volontiers tout ce que vous m’écrirez quand les Espagnols auront repris Corbie.
À monseigneur le duc d’Enghien 2 §
Monseigneur, à cette heure que je suis loin de Votre Altesse, et qu’elle ne me peut pas
faire de charge4, je suis {p. 24}résolu à vous dire tout ce que je pense d’Elle depuis longtemps. À dire le
vrai, Monseigneur, vous seriez injuste si vous pensiez faire les choses que vous faites sans
qu’il en fût autrement question, ni que l’on prît la liberté de vous en parler. Si vous
saviez de quelle sorte tout le monde est déchaîné dans Paris à discourir de vous, je suis
assuré que vous en auriez honte, et que vous seriez étonné de voir avec combien peu de
respect et peu de crainte de vous déplaire tout le peuple s’entretient de ce que vous avez
fait. À dire la vérité, ç’a été trop de hardiesse et de violence à vous d’avoir, à l’âge où
vous êtes, choqué deux vieux capitaines que vous deviez respecter, quand ce n’eût été que
pour leur expérience ; fait tuer le pauvre comte de Fontaine1, qui étoit à ce qu’on dit, un des meilleurs hommes des Flandres, et à
qui le prince d’Orange2 n’avoit jamais osé toucher ; pris seize pièces de canon qui appartenoient
à un prince, oncle du roi, frère de la reine, et avec qui vous n’aviez jamais eu de
différend, enfin mis en désordre les meilleures troupes des Espagnols, qui vous avoient
laissé passer avec tant de bonté. Je ne sais pas ce qu’en dit le Père Musnier3, mais tout cela est contre
les bonnes mœurs, et il y a là, ce me semble, grande matière de confession. J’avais bien ouï
dire que vous étiez opiniâtre comme un diable, et qu’il ne faisoit pas bon vous rien
disputer. Mais j’avoue que je n’eusse pas cru que vous vous fussiez emporté à ce point-là :
si vous continuez, vous vous rendrez insupportable à toute l’Europe, et ni l’Empereur ni le
roi d’Espagne ne pourront durer avec vous. Cependant, Monseigneur, laissant la conscience à
part, et politiquement parlant, je me réjouis avec Votre Altesse de ce que j’entends dire
qu’Elle a gagné la plus belle victoire et de la plus grande importance que nous ayons vue de
notre siècle, et de ce que, sans être Important4, Elle sait faire des actions qui le soient si fort. La France, que vous venez
de mettre à couvert de tous les orages qu’elle craignoit, s’étonne qu’à {p. 25}l’entrée de votre vie, vous ayez fait une action dont César eût voulu
couronner toutes les siennes, et qui redonne aux rois vos ancêtres autant de lustre que vous
en avez reçu d’eux. Vous vérifiez bien, Monseigneur, ce qui a été dit autrefois, que la vertu
vient aux Césars devant1 le temps : car vous
qui êtes un vrai César en esprit et en science, César en diligence, en vigilance, en courage,
César enfin « en toute rencontre2 »
, vous avez trompé le
jugement ou passé l’espérance des hommes. Vous avez fait voir que l’expérience n’est
nécessaire qu’aux âmes ordinaires, que la vertu des héros vient par d’autres chemins, qu’elle
ne monte pas par degrés, et que les ouvrages du Ciel3 sont en leur perfection dès leurs commencements. Cette nouvelle a ici
étonné tout le monde, et mis de la joie ou de la pâleur sur tous les visages de la cour. Pour
les dames, elles sont ravies d’apprendre que celui qu’elles ont vu dans le bal défaire tous
les autres hommes opère de plus glorieuses défaites dans les armées, et que la plus belle
tête de France soit aussi la meilleure et la plus ferme. Il n’y a pas jusqu’à Mlle de Beaumont4 qui ne parle en votre faveur. Tous ceux qui étoient
révoltés contre vous, et qui disoient que vous ne faisiez que vous moquer, avouent que vous
ne vous êtes pas moqué cette fois, et voyant le grand nombre d’ennemis que vous avez défaits,
il n’y a plus personne qui n’appréhende d’être des vôtres. Trouvez bon, ô César ! que je vous
parle avec cette liberté. Recevez les louanges qui vous sont dues, et souffrez que l’on rende
à César ce qui appartient à César. Je suis, etc.
Corneille
1606-1684 §
[Notice] §
Né à Rouen, élevé au collége des Jésuites, Pierre Corneille, qui se destinait au barreau, n’entra pas de prime-abord dans sa voie. Durant un noviciat de sept années (1629-1636), il subit l’influence du mauvais goût qui régnait autour de lui, et multiplia des essais qui n’intéressent aujourd’hui que la curiosité littéraire (Mélite, Clitandre, la Galerie du Palais, la Veuve, la Suivante, la Place Royale, l’Illusion comique). Toutefois, dans Médée (1634), son génie s’était déjà révélé par des notes superbes et des tirades hautaines, quand parut le Cid, en 1636. De ce chef-d’œuvre date pour ainsi dire la création du premier homme et de la première femme dignes de figurer à jamais sur la scène française, aux applaudissements de la postérité, en compagnie d’Horace, de Cinna, de Polyeucte et de Pompée. À partir de Rodogune qui, en 1642, ouvrit à Corneille les portes de l’Académie, son astre ne fit plus que pâlir, tandis que se levait à l’horizon la gloire de Racine, dont l’ombrageuse rivalité attrista sa vieillesse pauvre, fière et indépendante.
L’héroïsme est le principal ressort de son théâtre, où il nous propose des vertus altières et de grands caractères, dans une langue nerveuse et concise qui exprime par de sublimes accents le triomphe du devoir sur la passion. Sa nature stoïcienne le portait par une affinité secrète vers les Romains et les Espagnols. Il trouvait chez eux l’idéal de l’honneur patriotique et chevaleresque. En puisant à ces sources, il élève l’homme au-dessus de lui-même, et nous ravit par l’enthousiasme. Aussi ses personnages excitent-ils l’admiration plus que la terreur ou la pitié. On sait d’avance qu’ils sont incapables de faiblir ; chacun d’eux pourrait dire avec Chimène :
Le trouble de mon cœur ne peut rien sur mon âme.
Il en résulte parfois qu’ils nous paraissent trop étrangers à nos défaillances. Ils analysent leurs sentiments, plus qu’ils n’agissent. Il leur arrive d’être trop sentencieux, de disserter, de tourner à l’emphase, disons le mot, de déclamer. Mais ces défauts, on les pardonne aux éclatantes beautés que nul n’avait soupçonnées avant Corneille.
Aux peintures généreuses du cœur humain, il sut allier le sens historique, l’intuition qui devine le génie des temps et des lieux. {p. 27}Chez lui revivent l’Espagne féodale et Rome républicaine ou impériale. Ses acteurs ont l’âme, les mœurs, l’esprit, le langage de l’époque à laquelle ils appartiennent ; mais ils se gardent de cette érudition archéologique dont on a tant abusé depuis, et qui étouffe l’homme sous le costume, le principal sous l’accessoire.
N’oublions pas que dans quelques scènes du Menteur (1642), Corneille inaugura la haute comédie, et prépara la route à Molière.
Réponse de Corneille aux attaques de Scudéri §
Il ne vous suffit pas que votre libelle1 me déchire en public ; vos lettres me viennent quereller jusque dans mon cabinet, et vous m’envoyez d’injustes accusations, lorsque vous me devez pour le moins des excuses. Je n’ai point fait la pièce que vous m’imputez et qui vous pique2 ; je l’ai reçue de Paris avec une lettre qui m’a appris le nom de son auteur ; il l’adresse à un de nos amis, qui vous en pourra donner plus de lumière. Pour moi, bien que je n’aie guère de jugement, si l’on s’en rapporte à vous, je n’en ai pas si peu que d’offenser une personne de si haute condition3, et de craindre moins ses ressentiments que les vôtres. Tout ce que je vous puis dire, c’est que je ne doute ni de votre noblesse ni de votre vaillance4, et qu’aux choses de cette nature, où je n’ai point d’intérêt, je crois le monde sur sa parole : ne mêlons point de pareilles difficultés parmi nos différends. Il n’est pas question de savoir de combien vous êtes plus noble ou plus vaillant que moi, pour juger de combien le Cid est meilleur que l’Amant libéral5. Les bons esprits trouvent que vous avez fait un chef-d’œuvre de doctrine et de raisonnement en vos Observations. La modestie et la générosité que vous y témoignez leur semblent des pièces rares, et surtout votre procédé merveilleusement sincère et cordial envers un ami. Vous protestez de ne me point dire d’injures ; incontinent après {p. 28}vous m’accusez d’ignorance en mon métier, et de manque de jugement en la conduite de mon chef-d’œuvre : appelez-vous cela des civilités d’auteur ?
Je n’aurois besoin que du texte de votre libelle, et des contradictions qui s’y rencontrent, pour vous convaincre de l’un et de l’autre de ces défauts. Ne vous êtes-vous pas souvenu que le Cid a été représenté trois fois au Louvre, et deux fois à l’hôtel de Richelieu ? Quand vous avez traité la pauvre Chimène d’impudique, de parricide, de monstre, ne vous êtes-vous pas souvenu que la reine, les princesses et les plus vertueuses dames de la cour et de Paris l’ont reçue et caressée en fille d’honneur ? Pour me faire croire ignorant, vous avez tâché d’imposer aux simples, et, de votre seule autorité, vous avez avancé des maximes de théâtre dont vous ne pourriez, quand elles seraient vraies, déduire les conséquences que vous en tirez ; vous vous êtes fait tout blanc d’Aristote, et d’autres auteurs que vous ne lûtes ou n’entendîtes peut-être jamais, et qui vous manquent tous de garantie ; vous avez fait le censeur moral, pour m’imputer de mauvais exemples ; vous avez épluché les vers de ma pièce, jusqu’à en accuser un manque de césure : si vous eussiez su les termes de l’art, vous eussiez dit qu’il manquoit de repos en l’hémistiche. Vous m’avez voulu faire passer pour simple traducteur, sous ombre de soixante et douze vers que vous marquez sur un ouvrage de deux mille, et que ceux qui s’y connoissent n’appelleront jamais de simples traductions ; vous avez déclamé contre moi, pour avoir tu1 le nom de l’auteur espagnol, bien que vous ne l’ayez appris que de moi, et que vous sachiez fort bien que je ne l’ai célé à personne, et que même j’en ai porté l’original en sa langue à Monseigneur le Cardinal votre maître et le mien ; enfin, vous m’avez voulu arracher en un jour ce que près de trente ans d’étude m’ont acquis ; il n’a pas tenu à vous que, du premier lieu où beaucoup d’honnêtes gens me placent, je ne sois descendu au-dessous de Claveret2 ; et pour réparer des offenses si sensibles, vous croyez faire assez de m’exhorter à vous répondre sans {p. 29}outrage, de peur, dites-vous, de nous repentir après, tous deux, de nos folies. Vous me mandez impérieusement que, malgré nos gaillardises passées, je sois encore votre ami, afin que vous soyez encore le mien ; comme si votre amitié me devoit être fort précieuse après cette incartade, et que je dusse prendre garde seulement au peu de mal que vous m’avez fait, et non pas à celui que vous m’avez voulu faire.
Vous vous plaignez d’une Lettre à Ariste, où je ne vous ai point fait de tort de vous traiter d’égal : vous nommez folies les travers d’auteur où vous vous êtes laissé emporter ; et effectivement, le repentir que vous en faites paroître marque la honte que vous en avez. Ce n’est pas assez de dire : Soyez encore mon ami, pour recevoir une amitié si indignement violée. Je ne suis point homme d’éclaircissement1 ; vous êtes en sûreté de ce côté-là. Traitez-moi dorénavant en inconnu, comme je vous veux laisser pour tel que vous êtes, maintenant que je vous connois ; mais vous n’aurez pas sujet de vous plaindre, quand je prendrai le même droit sur vos ouvrages que vous avez pris sur les miens.
Si un volume d’observations ne vous suffit, faites-en encore cinquante ; tant que vous ne m’attaquerez pas avec des raisons plus solides, vous ne me mettrez point en nécessité de me défendre ; de mon côté je verrai, avec mes amis, si ce que votre libelle vous a laissé de réputation vaut la peine que j’achève de la ruiner. Quand vous me demanderez mon amitié avec des termes plus civils, j’ai assez de bonté pour ne vous la refuser pas, et pour me taire sur {p. 30}les défauts de votre esprit que vous étalez dans vos livres. Jusque-là je suis assez glorieux pour vous dire que je ne vous crains ni ne vous aime.
Après tout, pour vous parler sérieusement, et vous montrer que je ne suis pas si piqué que vous pourriez vous l’imaginer, il ne tiendra pas à moi que nous ne reprenions la bonne intelligence du passé. Mais après une offense si publique, il y faut un peu plus de cérémonie. Je ne vous la rendrai pas malaisée : je donnerai tous mes intérêts à qui vous voudrez de vos amis ; et je m’assure que, si un homme se pouvoit faire satisfaction à lui-même du tort qu’il s’est fait, il vous condamneroit à vous la faire à vous-même, plutôt qu’à moi qui ne vous en demande point, et à qui la lecture de vos Observations n’a donné aucun mouvement que de compassion.
Oui certes, on me blâmeroit avec justice si je vous voulois mal pour une chose qui a été l’accomplissement de ma gloire, et dont le Cid a reçu cet avantage, que, de tant de poëmes qui ont paru jusqu’à présent, il a été le seul dont l’éclat ait obligé l’envie à prendre la plume. Je me contente, pour toute apologie, de ce que vous avouez qu’il a eu l’approbation des savants et de la cour. Cet éloge véritable, par où vous commencez vos censures, détruit tout ce que vous pouvez dire après. Il suffit que vous ayez fait une folie, sans que j’en fasse une à vous répondre comme vous m’y conviez ; et puisque les plus courtes sont les meilleures, je ne ferai point revivre la vôtre par la mienne. Résistez aux tentations de ces gaillardises qui font rire le public à vos dépens, et continuez à vouloir être mon ami, afin que je me puisse dire le vôtre.
À monsieur de Saint-Évremond 1 §
Monsieur, l’obligation qui me lie à vous est d’une nature à ne pouvoir jamais vous en remercier dignement ; et, dans la confusion où je suis, je m’obstinerois encore au silence, si je n’avois peur qu’il ne passât auprès de vous {p. 31}pour ingratitude. Bien que les suffrages de l’importance du vôtre nous doivent toujours être très-précieux, il y a des conjonctures qui en augmentent infiniment le prix. Vous m’honorez de votre estime en un temps où il semble qu’il y ait un parti fait pour ne m’en laisser aucune. Vous me soutenez, quand on se persuade qu’on m’a abattu1 et vous me consolez glorieusement de la délicatesse2 de notre siècle, quand vous daignez m’attribuer le bon goût de l’antiquité. C’est un merveilleux avantage pour un homme qui ne peut douter que la postérité ne veuille bien s’en rapporter à vous. Aussi je vous avoue, après cela, que je pense avoir quelque droit de traiter de ridicules ces vains trophées qu’on établit sur les débris imaginaires des miens, et de regarder avec pitié ces opiniâtres entêtements qu’on avoit pour les anciens héros refondus à notre mode3.
Me voulez-vous bien permettre d’ajouter ici que vous m’avez pris par mon foible, et que ma Sophonisbe, pour qui vous montrez tant de tendresse4, a la meilleure part de la mienne ? Que vous flattez agréablement mes sentiments, quand vous confirmez ce que j’ai avancé touchant la part que l’amour doit avoir dans les belles tragédies, et la fidélité avec laquelle nous devons conserver à ces vieux illustres les caractères de leur temps, de leur nation et de leur humeur ! J’ai cru jusqu’ici que l’amour étoit une passion trop chargée de faiblesse pour être la dominante dans une pièce héroïque ; j’aime qu’elle y serve d’ornement, et non pas de corps, et que les grandes âmes ne la laissent agir qu’autant qu’elle est compatible avec de plus nobles impressions. Nos doucereux et nos enjoués5 sont de contraire avis ; mais vous vous déclarez du mien : n’est-ce pas assez pour vous en être redevable au dernier point, et me dire toute ma vie, Monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur ?
La Rochefoucauld
1613-1680 §
[Notice] §
Grand seigneur, homme d’intrigue, mêlé à toutes les cabales de la Régence et de la Fronde, ambitieux déçu dans ses rêves et précipité du faîte de ses espérances, malheureux à la guerre, dupe de ses amis et victime de ses ennemis, trahi, méconnu dans ses affections et son dévouement, échappé du naufrage avec une fortune compromise et une santé détruite, n’ayant plus de ressources que du côté de l’esprit, le duc de La Rochefoucauld consola ses disgrâces par un livre où ses ressentiments lui inspirent la misanthropie d’une morale pessimiste.
Aigri par ses souffrances, il voit dans toutes les actions humaines l’amour-propre, le calcul, le déguisement ; pas une vertu ne trouve grâce devant son humeur chagrine qui désenchante la vie, calomnie l’homme et Dieu. Mais peut-être y faut-il moins chercher un parti pris et un système que le résumé d’une expérience amère, et les souvenirs d’un temps ou l’esprit de faction ouvrit carrière à des intérêts égoïstes et coalisés par la mauvaise foi. Né avec des instincts chevaleresques, auxquels les événements infligèrent de cruelles déceptions, galant homme, modèle de politesse, de bravoure et de probité, La Rochefoucauld réfuta lui-même ses Maximes par son caractère ; et au lieu de juger l’homme d’après le philosophe, il est plus sûr de s’en rapporter au témoignage de Madame de Sévigné qui lui prouva son estime par son amitié.
L’écrivain est supérieur ; fin, poli, profond, il excelle par la science du monde, le persiflage élégant, la raillerie délicate, l’épigramme mordante et la concision expressive.
L’amour-propre §
L’amour-propre est l’amour de soi-même et de toutes choses pour soi : il rend les hommes idolâtres d’eux-mêmes, et les rendrait tyrans des autres, si la fortune leur en donnait les moyens. Il ne se repose jamais hors de soi, et ne s’arrête dans les sujets étrangers que comme les abeilles {p. 33}sur les fleurs1, pour en tirer ce qui lui est propre. Rien n’est si impétueux que ses désirs, rien de si caché que ses desseins, rien de si habile que ses conduites2 ; ses souplesses ne se peuvent représenter ; ses transformations passent celles des métamorphoses, et ses raffinements ceux de la chimie.
On ne peut sonder la profondeur ni percer les ténèbres de ses abîmes. Là, il est à couvert des yeux les plus pénétrants ; il fait mille insensibles tours et retours. Là, il est souvent invisible à lui-même ; il y conçoit, il y nourrit et y élève, sans le savoir, un grand nombre d’affections et de haines : il en forme de si monstrueuses que, lorsqu’il les a mises au jour, il les méconnaît ou ne peut se résoudre à les avouer. De cette nuit qui le couvre naissent les ridicules persuasions qu’il a de lui-même. De là viennent ses erreurs, ses ignorances, ses grossièretés et ses niaiseries sur son sujet ; de là vient qu’il croit que ses sentiments sont morts lorsqu’ils ne sont qu’endormis, qu’il s’imagine n’avoir plus envie de courir dès qu’il se repose, et qu’il pense avoir perdu tous les goûts qu’il a rassasiés.
Mais cette obscurité épaisse qui le cache à lui-même n’empêche pas qu’il ne voie parfaitement ce qui est hors de lui ; en quoi il est semblable à nos yeux, qui découvrent tout et sont aveugles seulement pour eux-mêmes3. En effet, dans ses plus grands intérêts et dans ses plus importantes affaires, où la violence de ses souhaits appelle toute son attention, il voit, il sent, il entend, il imagine, il soupçonne, il pénètre, il devine tout ; de sorte qu’on est tenté de croire que chacune de ses passions a une espèce de magie qui lui est propre.
Rien n’est si intime et si fort que ses attachements, qu’il essaye de rompre inutilement à la vue des malheurs extrêmes qui le menacent. Il est tous les contraires : il est impérieux et obéissant, sincère et dissimulé, miséricordieux et cruel, timide et audacieux. Il a de différentes inclinations, selon la diversité des tempéraments qui le tourmentent et le dévouent tantôt à la gloire, tantôt aux richesses, tantôt aux plaisirs. Il en change selon le changement de nos âges, de nos fortunes et de nos expériences ; mais il lui est indifférent d’en avoir plusieurs ou de n’en avoir qu’une, {p. 34}parce qu’il se partage en plusieurs, et se ramasse en une quand il le faut et comme il lui plaît. Il est inconstant, et, outre les changements qui viennent des causes étrangères, il y en a une infinité qui naissent de lui et de son propre fond. Il est inconstant d’inconstance, de légèreté, d’amour, de nouveauté, de lassitude et de dégoût. Il est capricieux, et on le voit quelquefois travailler avec le dernier empressement et avec des travaux incroyables à obtenir des choses qui ne lui sont point avantageuses et qui même lui sont nuisibles, mais qu’il poursuit parce qu’il les veut.
Il est bizarre, et met souvent toute son application dans les emplois les plus frivoles ; il trouve tout son plaisir dans les plus fades, et conserve toute sa fierté dans les plus méprisables. Il est dans tous les états de la vie et dans toutes les conditions ; il vit partout et il vit de tout ; il vit de rien ; il s’accommode des choses et de leur privation ; il passe même dans le parti des gens qui lui font la guerre, il entre dans leurs desseins, et, ce qui est admirable, il se hait lui-même avec eux, il conjure sa perte, il travaille lui-même à sa ruine ; enfin il ne se soucie que d’être, et pourvu qu’il soit il veut bien être son ennemi.
Il ne faut donc pas s’étonner s’il se joint quelquefois à la plus rude austérité, et s’il entre hardiment en société avec elle pour se détruire, parce que, dans le même temps qu’il se ruine en un endroit, il se rétablit en un autre. Quand on pense qu’il quitte son plaisir, il ne fait que le suspendre ou le changer ; et, lors même qu’il est vaincu et qu’on croit en être défait, on le retrouve qui triomphe dans sa propre défaite. Voilà la peinture de l’amour-propre, dont toute la vie n’est qu’une grande et longue agitation. La mer en est une image sensible, et l’amour-propre trouve dans le flux et le reflux de ses vagues continuelles une fidèle expression de la succession turbulente de ses pensées et de ses éternels mouvements1.
De la conversation §
Ce qui fait que peu de personnes sont agréables dans la conversation, c’est que chacun songe plus à ce qu’il a dessein de dire qu’à ce que les autres disent, et que l’on n’écoute guère quand on a bien envie de parler.
Néanmoins il est nécessaire d’écouter ceux qui parlent. Il faut leur donner le temps de se faire entendre et souffrir même qu’ils disent des choses inutiles. Bien loin de les contredire et de les interrompre, on doit au contraire entrer dans leur esprit et dans leur goût, montrer qu’on les entend, louer ce qu’ils disent autant qu’il mérite d’être loué, et faire voir que c’est plutôt par choix qu’on les loue que par complaisance.
Pour plaire aux autres, il faut parler de ce qu’ils aiment et de ce qui les touche, éviter les disputes sur des choses indifférentes, leur faire rarement des questions, et ne leur laisser jamais croire qu’on prétend avoir plus de raison qu’eux.
On doit dire les choses d’un air plus ou moins sérieux et sur des sujets plus ou moins relevés, selon l’humeur et la capacité des hommes que l’on entretient, et leur céder aisément l’avantage de décider, sans les obliger de répondre quand ils n’ont pas envie de parler.
Après avoir satisfait de cette sorte aux devoirs de la politesse, on peut dire ses sentiments, en montrant qu’on cherche à les appuyer de l’avis de ceux qui écoutent, sans marquer de présomption ni d’opiniâtreté.
Évitons surtout de parler souvent de nous-mêmes et de nous donner pour exemple. Rien n’est plus désagréable qu’un homme qui se cite lui-même à tout propos.
On ne peut aussi apporter trop d’application à connaître la pente et la portée de ceux à qui l’on parle, pour se joindre à l’esprit de celui qui en a le plus, sans blesser l’inclination ou l’intérêt des autres par cette préférence. Alors on doit faire valoir toutes les raisons qu’il a dites, ajoutant modestement nos propres pensées aux siennes, et lui faisant croire, autant qu’il est possible, que c’est de lui qu’on les prend.
Il ne faut jamais rien dire avec un air d’autorité, ni montrer aucune supériorité d’esprit. Fuyons les expressions trop recherchées, les termes durs ou forcés, et ne nous servons point de paroles plus grandes que les choses1.
{p. 36}Il n’est pas défendu de conserver ses opinions si elles sont raisonnables. Mais il faut se rendre à la raison aussitôt qu’elle paraît, de quelque part qu’elle vienne : elle seule doit régner sur nos sentiments ; mais suivons-la sans heurter les sentiments des autres et sans faire paraître du mépris de ce qu’ils ont dit.
Il est dangereux de vouloir être toujours le maître de la conversation et de pousser trop loin une bonne raison quand on l’a trouvée. L’honnêteté veut que l’on cache quelquefois la moitié de son esprit, et qu’on ménage un opiniâtre qui se défend mal, pour lui épargner la honte de céder.
On déplaît sûrement quand on parle trop longtemps et trop souvent d’une même chose, et que l’on cherche à détourner la conversation sur des sujets dont on se croit plus instruit que les autres. Il faut entrer indifféremment dans tout ce qui leur est agréable, s’y arrêter autant qu’ils le veulent, et s’éloigner de tout ce qui ne leur convient pas.
Toute sorte de conversation, quelque spirituelle qu’elle soit, n’est pas également propre à toutes sortes de gens d’esprit. Il faut choisir ce qui est de leur goût et ce qui est convenable à leur condition, à leur sexe, à leurs talents : il faut choisir même le temps de le dire.
Observons le lieu, l’occasion, l’humeur où se trouvent les personnes qui nous écoutent ; car, s’il y a beaucoup d’art à savoir parler à propos, il n’y en a pas moins à savoir se taire. Il y a un silence éloquent qui sert à approuver et à condamner ; il y a un silence de discrétion et de respect. Il y a enfin des tons, des airs et des manières qui font tout ce qu’il y a d’agréable ou de désagréable, de délicat ou de choquant dans la conversation.
Mais le secret de s’en bien servir est donné à peu de personnes. Ceux mêmes qui en font des règles s’y méprennent souvent, et la plus sûre qu’on en puisse donner, c’est : écouter beaucoup, parler peu, et ne rien dire dont on puisse avoir sujet de se repentir1.
À mademoiselle d’Aumale §
Hélas ! je croyois que vous étiez au milieu des pompes et des félicités de la cour, et je n’ai rien su de l’état où vous avez été ; personne assurément n’a osé me l’apprendre ; cette excuse est bonne pour me justifier auprès de vous, mais elle ne me justifie pas auprès de moi ; et mon cœur, qui me dit tant de belles choses de vous, devroit bien aussi me dire quand vous êtes malade. Pour moi, Mademoiselle, je n’ai pas eu la goutte depuis que vous m’avez défendu de l’avoir, et ce respect que j’ai pour vous a plus de vertu que Baréges2. Je ne sais si le remède n’est point pire que le mal et si je ne vous prierai point à la fin de me laisser ma goutte. Après tout, je serai dans trois semaines à l’Isle ; vous ne vous aviserez jamais de m’écrire avant que je parte, mais au moins mandez-y l’état de votre santé. J’espère que je vous porterai assez de nouvelles de ce lieu-là pour faire ma cour auprès de vous et pour faire peur à vos voisins. Grands Dieux ! qu’ai-je pensé faire ! j’allois finir ma lettre sans mettre votre très-humble, très-obéissant et très-fidèle serviteur.
Retz
1614-1679 §
[Notice] §
Destiné malgré lui à l’Église, d’abord coadjuteur et plus tard archevêque de Paris, Paul de Gondi avait plus de vocation pour les affaires politiques que pour un ministère ecclésiastique. Déterminé comme César à n’être le second en rien, il rêva de bonne heure le rôle de conspirateur grandiose, et ce goût d’ambitieuses aventures éclate déjà dans son récit de la conjuration de Fiesque. La mort de Richelieu et l’anarchie d’une régence ouvrirent carrière à son génie turbulent, qui, dans un moment de faveur, réussit à surprendre le chapeau de cardinal. Ligueur, frondeur, séditieux, tour à tour allié du parlement, de la cour et du peuple, il aima l’intrigue pour l’intrigue, sans avoir ni vues supérieures, ni suite dans ses desseins. Il expia les fautes d’une vie agitée et stérile par des disgrâces, suivies d’un exil et d’une retraite qu’honora son repentir, et que consolèrent des amitiés choisies, entre autres celle de Madame de Sévigné.
Ses Mémoires, dont la franchise va jusqu’au cynisme, nous plaisent par leur vivacité dramatique. Son style est plein de feu : l’esprit des choses y circule. Gaie, pittoresque, fière et fougueuse, l’expression est telle sur le papier qu’elle serait sur les lèvres d’un causeur. Il esquisse en se jouant des portraits bien vivants qui nous parlent. Ses discours ont grand air. Son récit intéresse comme une comédie. Il eut l’éloquence de César, mais paraîtrait un Catilina si par la pénitence il n’avait pas expié ses scandales.
Richelieu §
Il n’y a que Dieu qui puisse subsister par lui seul. Les monarchies les plus établies et les monarques les plus autorisés ne se soutiennent que par l’assemblage des armes et des lois, et cet assemblage est si nécessaire que les unes ne se peuvent maintenir sans les autres. Les lois désarmées tombent dans le mépris ; les armes qui ne sont pas modérées par les lois tombent bientôt dans l’anarchie. La république romaine avait été anéantie par Jules César ; la puissance dévolue par la force des armes à ses successeurs {p. 39}subsista autant de temps qu’ils purent eux-mêmes conserver l’autorité des lois. Aussitôt qu’elles perdirent leurs forces, celle des empereurs s’évanouit, et elle s’évanouit par le moyen de ceux mêmes qui, s’étant rendus maîtres de leur sceau et de leurs armes par la faveur qu’ils avaient auprès d’eux, convertirent en leur propre substance celle de leurs maîtres, dont ils firent leur proie, à l’abri de ces lois anéanties. L’empire romain mis à l’encan et celui des Ottomans exposé tous les jours au cordeau nous marquent par des caractères bien sanglants l’aveuglement de ceux qui ne font consister l’autorité que dans la force.
Mais pourquoi chercher des exemples étrangers où nous en avons tant de domestiques ? Pépin n’employa pour détrôner les Mérovingiens, et Capet ne se servit pour déposséder les Carlovingiens que de la même puissance que les prédécesseurs de l’un et de l’autre s’étaient acquise sous le nom de leurs maîtres. Il convient aussi d’observer que les maires du palais et les comtes de Paris se placèrent dans le trône des rois à la faveur des moyens qui leur avaient servi à s’insinuer dans leur esprit, c’est-à-dire par l’affaiblissement et par le changement des lois de l’État.
Le cardinal de Richelieu était trop habile pour ne pas avoir toutes ces vues, mais il les sacrifia à son intérêt. Il voulut régner selon son inclination, qui ne se prescrivait point de règles, même dans les choses où il ne lui eût rien coûté de s’en imposer ; et il fit si bien que, dans le cas où le destin lui eût donné un successeur de son mérite, je ne sais si la qualité de premier ministre qu’il a prise le premier n’aurait pas pu devenir, avec un peu de temps, aussi odieuse en France que le fut par l’événement celle de maire du palais et de comte de Paris1. La providence de Dieu y pourvut ; car le cardinal Mazarin, qui prit sa place, ne devait causer aucun ombrage à l’État du côté de l’usurpation.
Le cardinal de Richelieu avait de la naissance. Sa jeunesse jeta des étincelles de son mérite. Il se distingua en Sorbonne ; on remarqua de fort bonne heure la force et la vivacité de son esprit. Il prenait d’ordinaire très-bien son parti. Il était homme de parole où un grand intérêt ne l’obligeait pas au contraire, et en ce cas il n’oubliait rien pour sauver les apparences de la bonne foi. Il n’était pas libéral, mais il donnait plus qu’il ne promettait et il {p. 40}assaisonnait admirablement les bienfaits. Il aimait la gloire beaucoup plus que la morale ne le permet1 ; mais il faut avouer qu’il n’abusait qu’à proportion de son mérite de la dispense qu’avait prise sur ce point l’excès de son ambition ; il n’avait ni l’esprit ni le cœur au-dessus des périls, il n’avait ni l’un ni l’autre au-dessous, et l’on peut dire qu’il en prévint davantage par sa sagacité qu’il n’en surmonta par sa fermeté.
Il était bon ami ; il eût même souhaité d’être aimé du peuple ; mais quoiqu’il eût la civilité, l’extérieur et beaucoup d’autres parties propres à cet effet, il n’en eut jamais le je ne sais quoi qui est encore en cette matière plus requis qu’en toute autre. Il anéantissait par son pouvoir et par son faste royal la majesté personnelle du roi ; mais il remplissait avec tant de dignité les fonctions de la royauté, qu’il fallait n’être pas du vulgaire pour s’apercevoir du péril où il s’engageait.
Il distinguait plus judicieusement qu’homme du monde entre le mal et le pis, entre le bien et le mieux, ce qui est une très-grande qualité pour un ministre. Il s’impatientait trop facilement dans les petites choses ; mais ce défaut, qui vient de la sublimité de l’esprit, est toujours joint à des lumières qui le suppléent2. Il avait assez de religion pour ce monde. Il allait au bien, ou par inclination, ou par bon sens, toutefois3 que son intérêt ne le portait point au mal, qu’il connaissait parfaitement quand il le faisait. Il ne considérait l’État que pour sa vie4 ; mais jamais ministre n’a eu plus d’application à faire croire qu’il en ménageait l’avenir. Enfin il faut confesser que tous ses vices ont été de ceux que la grande fortune rend aisément illustres, parce qu’ils {p. 41}ont été de ceux qui ne peuvent avoir pour instruments que de grandes vertus1.
Vous jugez facilement qu’un homme, qui a d’aussi grandes qualités et autant d’apparences de celles même qu’il n’avait pas se conserve assez aisément dans le monde cette sorte de respect qui démêle le mépris d’avec la haine2, et qui, dans un État où il n’y a plus de lois, supplée au moins pour quelque temps à leur défaut3.
La Rochefoucauld §
Il y a toujours eu du je ne sais quoi en tout M. de La Rochefoucauld4. Il a voulu se mêler d’intrigues dès son enfance, dans un temps où il ne sentait pas les petits intérêts, qui n’ont jamais été son faible, et où il ne connaissait pas les grands, qui d’un autre sens n’ont pas été son fort. Il n’a jamais été capable d’aucune affaire, et je ne sais pourquoi ; car il avait des qualités qui eussent suppléé en tout autre celles qu’il n’avait pas. Sa vue n’était pas étendue, et il ne voyait pas même tout ensemble ce qui était à sa portée ; mais son bon sens, et très-bon dans la spéculation, joint à sa douceur, à son insinuation et à sa facilité de mœurs qui fut admirable, devait compenser plus qu’il n’a fait le défaut de sa pénétration. Il a toujours eu une irrésolution habituelle, mais je ne sais même à quoi attribuer cette irrésolution. Elle n’a pu venir en lui de la fécondité de son imagination, qui n’est rien moins que vive ; je ne la puis donner à la stérilité de son jugement ; car, quoiqu’il ne l’ait pas exquis dans l’action, il a un bon fonds de raison. Nous voyons les effets de cette irrésolution, quoique nous n’en connaissions pas la cause. Il n’a jamais été guerrier quoiqu’il fût très-soldat. Il n’a jamais été par lui-même bon courtisan, quoiqu’il ait eu toujours bonne intention de l’être. Il n’a jamais été bon homme de parti, quoique toute sa vie il y ait été engagé. Cet air de honte et de timidité que vous lui voyez dans la vie civile s’était tourné dans les {p. 42}affaires en air d’apologie1 ; il croyait toujours en avoir besoin : ce qui, joint à ses Maximes qui ne marquent pas assez de foi à la vertu2, et à sa pratique, qui a toujours été de chercher à sortir des affaires avec autant d’impatience qu’il y était entré, me fait conclure qu’il eût beaucoup mieux fait de se connaître et de se réduire à passer, comme il l’eût pu, pour le courtisan le plus poli et pour le plus honnête homme, à l’égard de la vie commune, qui eût paru dans son siècle.
Le prince de Condé §
M. le prince est né capitaine, ce qui n’est jamais arrivé qu’à lui, à César et à Spinola3. Il a égalé le premier, il a passé le second. L’intrépidité est l’un des moindres traits de son caractère. La nature lui avait fait l’esprit aussi grand que le cœur. La fortune, en le donnant à un siècle de guerre, a laissé au second toute son étendue. La naissance ou plutôt l’éducation, dans une maison attachée et soumise au cabinet, a donné des bornes trop étroites au premier. L’on ne lui a pas inspiré d’assez bonne heure les grandes et générales maximes qui sont celles qui font et qui forment ce que l’on appelle l’esprit de suite. Il n’a pas eu le temps de les prendre par lui-même, parce qu’il a été prévenu dès sa jeunesse par la chute imprévue des grandes affaires et par l’habitude au bonheur. Ce défaut a fait qu’avec l’âme du monde la moins méchante il a commis des injustices ; qu’avec le cœur d’Alexandre il n’a pas été exempt non plus que lui de faiblesse ; qu’avec un esprit merveilleux il est tombé dans des imprudences ; qu’ayant toutes les qualités de François de Guise il n’a pas servi l’État en de certaines occasions aussi bien qu’il le devait, et qu’ayant toutes celles de Henri du même nom il n’a pas poussé la faction où il le pouvait. Il n’a pu remplir son mérite, c’est un défaut ; mais il est rare, mais il est beau4.
Molière
1622-1673 §
[Notice] §
Jamais vocation ne fut plus irrésistible que la sienne. Fils et petit-fils d’un tapissier du roi, élevé au collége de Clermont, puis dirigé vers l’étude du droit, Jean-Baptiste Poquelin suivit son étoile, et, sous le nom de Molière, devint directeur d’une troupe ambulante, sans se laisser tenter par la faveur du prince de Conti, son condisciple, qui lui offrait une charge de cour. Dans le noviciat de cette vie nomade, où il fit provision d’expérience, il essaya sa verve par des esquisses déjà puissantes, où s’annonce comme en germe sa merveilleuse fécondité. Son théâtre étant trop considérable pour que nous puissions ici le passer en revue, bornons-nous à dire qu’il est avec Shakespeare l’exemple le plus complet du génie créateur et dramatique.
Il a peint avec une vérité saisissante tous les types de la physionomie humaine ; son investigation philosophique a parcouru tous les rangs de la société ; il met en scène la cour, la ville et la province : bourgeoiset nobles, marchands, médecins et hommes de lois ; pédants, {p. 44}fâcheux, fanfarons, fripons, servantes, valets et maîtres, sans compter les ridicules ou les vices de toutes les conditions et de tous les caractères : bel esprit, faux savoir, avarice, prodigalité, faiblesse, égoïsme, entêtement, malveillance, vanité, sottise, jalousie, libertinage, misanthropie, irréligion, hypocrisie, en un mot son siècle et avec lui l’humanité tout entière. Ses personnages ont une physionomie si distincte qu’ils s’imposent à la mémoire de la postérité, et bien qu’ils soient contemporains du poëte, tous les âges se reconnaissent en eux ; car ils sont à la fois des individus qui ont leur date dans l’histoire des mœurs, et des types qui demeureront à jamais. Molière a suffi aux plaisirs et à l’enseignement des plus raffinés comme des plus simples. Il a fait la part de tous avec une libéralité d’invention qui rappelle l’inépuisable vertu des forces créatrices dont le mystère se cache au sein de la nature. Il n’eut ni débuts, ni déclin, et ses premiers croquis sont aussi étonnants que ses tableaux les plus achevés. Sa verve provoque sans effort et cette hilarité bruyante dont les éclats réjouissent le cœur, et cette gaieté réfléchie qui est le sourire de l’esprit. Il réunit la fantaisie d’Aristophane à l’âpreté de Plaute, et à l’atticisme de Térence. Original jusque dans ses imitations, il a l’air, quand il emprunte, de prendre son bien où il le trouve, et fait oublier les sources auxquelles il puise. La farce même, il l’élève jusqu’à lui, et ses bouffonneries sont traversées par des éclairs d’intuition morale qui les rapprochent de la haute comédie dont il est le père. Non moins habile à nouer une intrigue, à exciter la surprise, à combiner des situations, qu’à représenter toutes les variétés de la vie, il possède dans une proportion parfaite l’imagination, la sensibilité et la raison ; car si le comique est la forme de son génie, le bon sens en est le fonds et la substance. Bien qu’il ait le don des métamorphoses, et s’oublie lui-même pour être tour à tour chacun de ses acteurs, il nous découvre aussi pourtant sous ses œuvres la cordialité d’une âme généreuse, éclairée, tolérante, indulgente, digne de n’avoir jamais eu d’autres ennemis que les envieux et les vicieux. En admirant le philosophe, que Boileau surnomma le contemplateur, on aime le comédien qui mourut victime de son art et de sa bienfaisance.
Que dire de son style ? C’est la nature même parlant naïvement, selon le caractère, la passion, la condition. Sa langue, vive, franche, nette, vigoureuse, hardie, énergique, pittoresque, indépendante, vraiment nationale, ne rappelle point la sagesse économe et sobre de Boileau, si patient à attendre, au coin d’un bois, la rime, ou le mot qui l’avait fui. Elle est plutôt, par sa verve opulente et prime-sautière, voisine de Rabelais, de Régnier, de Saint-Simon. C’est le Rubens de la poésie. Ses brusques audaces ont la fierté de la fresque :
Car la fresque est pressante et veut sans complaisancesQu’un peintre s’accommode à ses impatiences.
On a pu lui appliquer à juste titre ce vers expressif :
Rien ne manque à sa gloire, il manquait à la nôtre.
Apologie de la comédie §
Je ne puis pas nier qu’il n’y ait eu des Pères de l’Église qui ont condamné la comédie ; mais on ne peut pas nier aussi qu’il n’y en ait eu quelques-uns qui l’ont traitée un peu plus doucement. Ainsi l’autorité dont on prétend appuyer la censure est détruite par ce partage ; et toute la conséquence qu’on peut tirer de cette diversité d’opinions en des esprits éclairés des mêmes lumières, c’est qu’ils ont pris la comédie différemment, et que les uns l’ont considérée dans sa pureté, lorsque les autres l’ont regardée dans sa corruption, et confondue avec tous ces vilains spectacles qu’on a eu raison de nommer des spectacles de turpitude.
En effet, puisqu’on doit discourir des choses et non pas des mots, et que la plupart des contrariétés viennent de ne se pas entendre et d’envelopper dans un même mot des idées opposées, il ne faut qu’ôter le voile de l’équivoque, et regarder ce qu’est la comédie en soi, pour voir si elle est condamnable. On connaîtra, sans doute, que n’étant autre chose qu’un poëme ingénieux, qui, par des leçons agréables, reprend les défauts des hommes, on ne saurait la censurer sans injustice. Et si nous voulions ouïr là-dessus le témoignage de l’antiquité, elle nous dira que ses plus célèbres philosophes ont donné des louanges à la comédie1, eux qui faisaient profession d’une sagesse si austère et qui criaient sans cesse après les vices de leur siècle. Elle nous fera voir qu’Aristote a consacré des veilles au théâtre et s’est donné le soin de réduire en préceptes l’art de faire des comédies. Elle nous apprendra que ses plus grands hommes, et des premiers en dignité, ont fait gloire d’en composer eux-mêmes, qu’il y en a eu d’autres qui n’ont pas dédaigné de réciter en public celles qu’ils avaient composées ; que la Grèce a fait pour cet art éclater son estime par les prix glorieux et par les superbes théâtres dont elle a voulu l’honorer ; et que, dans Rome enfin, ce même art a reçu aussi des honneurs extraordinaires ; je ne dis pas dans Rome débauchée et sous la licence des empereurs, mais dans Rome disciplinée, sous la sagesse des consuls, et dans le temps où régnait la vigueur de la vertu romaine.
{p. 46}J’avoue qu’il y a eu des âges où la comédie s’est corrompue. Et qu’est-ce que dans le monde on ne corrompt point tous les jours ? il n’y a chose si innocente où les hommes ne puissent porter du crime, point d’art si salutaire dont ils ne soient capables de renverser les intentions, rien de si bon en soi qu’ils ne puissent tourner à de mauvais usages. La médecine est un art profitable, et chacun la révère comme une des plus excellentes choses que nous ayons ; et cependant il y a eu des temps où elle s’est rendue odieuse, et souvent on en a fait un art d’empoisonner les hommes. La philosophie est un présent du ciel ; elle nous a été donnée pour porter nos esprits à la connaissance d’un Dieu par la contemplation des merveilles de la nature ; et pourtant on n’ignore pas que souvent on l’a détournée de son emploi, et qu’on l’a occupée publiquement à soutenir l’impiété. Les choses mêmes les plus saintes ne sont point à couvert de la corruption des hommes, et nous voyons des scélérats qui, tous les jours, abusent de la piété et la font servir méchamment aux crimes les plus grands. Mais on ne laisse pas pour cela de faire les distinctions qu’il est besoin de faire : on n’enveloppe point dans une fausse conséquence la honte des choses que l’on corrompt avec la malice des corrupteurs ; on sépare toujours le mauvais usage d’avec l’intention de l’art ; et, comme on ne s’avise point de défendre la médecine pour avoir été bannie de Rome, ni la philosophie pour avoir été condamnée publiquement dans Athènes, on ne doit point aussi vouloir interdire la comédie pour avoir été censurée en de certains temps. Cette censure a eu ses raisons, qui ne subsistent point ici ; elle s’est enfermée dans ce qu’elle a pu voir, et nous ne devons point la tirer des bornes qu’elle s’est données, l’étendre plus loin qu’il ne faut, et lui faire embrasser l’innocent avec le coupable. La comédie qu’elle a eu dessein d’attaquer n’est point du tout la comédie que nous voulons défendre : il se faut bien garder de confondre celle-là avec celle-ci. Ce sont deux personnes de qui les mœurs sont tout à fait opposées. Elles n’ont aucun rapport l’une avec l’autre que la ressemblance du nom ; et ce serait une injustice épouvantable que de vouloir condamner Olimpe, qui est femme de bien, parce qu’il y a une Olimpe qui est une débauchée. De semblables arrêts, sans doute, {p. 47}feraient un grand désordre dans le monde ; il n’y aurait rien par là qui ne fût condamné ; et, puisque l’on ne garde point cette rigueur à tant de choses dont on abuse tous les jours, on doit bien faire la même grâce à la comédie, et approuver les pièces de théâtre où l’on verra régner l’instruction et l’honnêteté.
Je sais qu’il y a des esprits dont la délicatesse ne peut souffrir aucune comédie ; qui disent que les plus honnêtes sont les plus dangereuses ; que les passions que l’on y dépeint sont d’autant plus touchantes qu’elles sont pleines de vertu1, et que les âmes sont attendries par ces sortes de représentations. Je ne vois pas quel grand crime c’est que de s’attendrir à la vue d’une passion honnête ; et c’est un haut étage de vertu que cette pleine insensibilité où ils veulent faire monter notre âme. Je doute qu’une si grande perfection soit dans les forces de la nature humaine ; et je ne sais s’il n’est pas mieux de travailler à rectifier et adoucir les passions des hommes, que de vouloir les retrancher entièrement. J’avoue qu’il y a des lieux qu’il vaut mieux fréquenter que le théâtre ; si l’on veut blâmer toutes les choses qui ne regardent pas directement Dieu et notre salut, il est certain que la comédie en doit être, et je ne trouve point mauvais qu’elle soit condamnée avec le reste ; mais, supposé, comme il est vrai, que les exercices de la piété souffrent des intervalles, et que les hommes aient besoin de divertissement, je soutiens qu’on ne leur en peut trouver un qui soit plus innocent que la comédie.
Réponse aux ennemis qui l’accusent de peindre des portraits d’après nature 2 §
Molière. « Nous disputons qui est le marquis de la Critique de Molière : il gage que c’est moi, et moi je gage que c’est lui. »
Brécourt. « Et moi, je juge que ce n’est ni l’un ni l’autre. Vous êtes fous tous deux de vouloir vous appliquer ces sortes de choses ; et voilà de quoi j’ouïs l’autre jour se plaindre Molière, parlant à des personnes qui le chargeaient de même chose que vous. Il disait que rien ne lui {p. 48}donnait du déplaisir comme d’être accusé de regarder quelqu’un dans les portraits qu’il fait ; que son dessein est de peindre les mœurs sans vouloir toucher aux personnes, et que tous les personnages qu’il représente sont des personnages en l’air1 et des fantômes proprement, qu’il habille à sa fantaisie, pour réjouir les spectateurs ; qu’il serait bien fâché d’y avoir jamais marqué qui que ce soit ; et que, si quelque chose était capable de le dégoûter de faire des comédies, c’étaient les ressemblances qu’on y voulait toujours trouver, et dont ses ennemis tâchaient malicieusement d’appuyer la pensée pour lui rendre de mauvais offices auprès de certaines personnes à qui il n’a jamais pensé. En effet, je trouve qu’il a raison ; car pourquoi vouloir, je vous prie, appliquer tous ses gestes et toutes ses paroles, et chercher à lui susciter des affaires, en disant hautement : Il joue un tel, lorsque ce sont des choses qui peuvent convenir à cent personnes ? Comme l’objet de la comédie est de représenter en général tous les défauts des hommes, et principalement des hommes de notre siècle, il est impossible à Molière de tracer aucun caractère qui ne rencontre quelqu’un dans le monde ; et, s’il faut qu’on l’accuse d’avoir songé à toutes les personnes où l’on peut trouver les défauts qu’il peint, il faut, sans doute, qu’il ne fasse plus de comédies. »
Molière. « Ma foi, chevalier, tu veux justifier Molière et épargner notre ami que voilà. »
La Grange. « Point du tout, c’est toi qu’il épargne ; et nous trouverons d’autres juges. »
Molière. « Soit. Mais dis-moi, chevalier, crois-tu pas que ton Molière est épuisé maintenant, et qu’il ne trouvera plus de matière pour … »
Brécourt. « Plus de matière ! Hé ! mon pauvre marquis, nous ne prenons guère le chemin de nous rendre sages, pour tout ce qu’il fait et tout ce qu’il dit. »
Molière. « Attendez. Il faut marquer davantage tout cet endroit. Écoutez-le moi dire un peu2 … « Et qu’il ne trouvera plus de matière pour… » — Plus de matière ! Hé ! mon pauvre marquis, nous lui en fournirons toujours assez ; et nous ne prenons guère le chemin de nous rendre sages, malgré tout ce qu’il fait et tout ce qu’il dit. Crois-tu qu’il ait {p. 49}épuisé dans ses comédies tout le ridicule des hommes ? Eh ! sans sortir de la cour, n’a-t-il pas encore vingt caractères de gens où il n’a point touché ? N’a-t-il pas, par exemple, ceux qui se font les plus grandes amitiés du monde, et qui, le dos tourné, font galanterie1 de se déchirer l’un l’autre ? N’a-t-il pas ces adulateurs à outrance, ces flatteurs insipides qui n’assaisonnent d’aucun sel les louanges qu’ils donnent, et dont toutes les flatteries ont une douceur fade qui fait mal au cœur à ceux qui les écoutent ? N’a-t-il pas ces lâches courtisans de la faveur, ces perfides adorateurs de la fortune, qui vous encensent dans la prospérité et vous accablent dans la disgrâce2 ? N’a-t-il pas ceux qui sont toujours mécontents de la cour, ces suivants inutiles, ces incommodes assidus, ces gens, dis-je, qui, pour services, ne peuvent compter que des importunités, et qui veulent qu’on les récompense d’avoir obsédé le prince dix ans durant ? N’a-t-il pas ceux qui caressent également tout le monde, qui promènent leurs civilités à droite et à gauche, et courent à tous ceux qu’ils voient avec les mêmes embrassades et les mêmes protestations d’amitié ? — Monsieur, votre très-humble serviteur. Monsieur, je suis tout à votre service. Tenez-moi des vôtres, mon cher. Faites état de moi, monsieur, comme du plus chaud de vos amis. Monsieur, je suis ravi de vous embrasser. Ah ! monsieur, je ne vous voyais pas. Faites-moi la grâce de m’employer ; soyez persuadé que je suis entièrement à vous. Vous êtes l’homme du monde que je révère le plus. Il n’y a personne que j’honore à l’égal de vous. Je vous conjure de le croire. Je vous supplie de n’en point douter. Serviteur. Très-humble valet. — Va, va, marquis, Molière aura toujours plus de sujets3 qu’il n’en voudra ; et tout ce qu’il a touché jusqu’ici n’est rien que bagatelle au prix de ce qui reste4. » Voilà à peu près comme cela doit être joué.
Un père fait la leçon à son fils §
Don Louis. Je vois bien que je vous embarrasse, et que vous vous passeriez fort aisément de ma vue. À dire vrai, nous nous incommodons étrangement l’un et l’autre : si vous êtes las de me voir, je suis bien las aussi de vos déportements1. Hélas ! que nous savons peu ce que nous faisons, quand nous ne laissons pas au ciel le soin des choses qu’il nous faut, quand nous voulons être plus avisés que lui, et que nous venons à l’importuner par nos vœux aveugles et nos demandes inconsidérées ! J’ai souhaité un fils avec des ardeurs nonpareilles ; je l’ai demandé sans relâche avec des transports incroyables ; et ce fils, que j’obtiens en fatiguant le ciel de mes prières, est le chagrin et le supplice de cette vie même, dont je croyais qu’il devait être la joie et la consolation.
De quel œil, à votre avis, pensez-vous que je puisse voir cet amas d’actions indignes dont on a peine, aux yeux du monde, d’adoucir le mauvais visage, cette suite continuelle de méchantes affaires qui nous réduisent, à toute heure, à lasser les bontés du souverain, et qui ont épuisé auprès de lui le mérite de mes services et le crédit de mes amis ! Ah ! quelle bassesse est la vôtre ! Ne rougissez-vous point de mériter si peu votre naissance ? Êtes-vous en droit, dites-moi, d’en tirer quelque vanité ? et qu’avez-vous fait dans le monde pour être gentilhomme ?
Croyez-vous qu’il suffise d’en porter le nom et les armes, et que ce nom soit une gloire d’être sortis d’un sang noble, lorsque nous vivons en infâmes ? Non, non, la naissance n’est rien où la vertu n’est pas. Aussi nous n’avons part à la gloire de nos ancêtres qu’autant que nous nous efforçons de leur ressembler ; et cet éclat de leurs actions, qu’ils répandent sur nous, nous impose un engagement de leur faire le même honneur, de suivre les pas qu’ils nous tracent, et de ne point dégénérer de leur vertu, si nous voulons être estimés leurs véritables descendants. Ainsi vous descendez en vain des aïeux dont vous êtes né ; ils vous désavouent pour leur sang, et tout ce qu’ils ont fait d’illustre ne vous donne aucun avantage : au contraire, l’éclat n’en rejaillit sur vous qu’à votre déshonneur, et leur gloire est un flambeau qui éclaire aux yeux d’un chacun la honte {p. 51}de vos actions. Apprenez enfin qu’un gentilhomme qui vit mal est un monstre dans la nature ; que la vertu est le premier titre de noblesse ; que je regarde bien moins au nom qu’on signe qu’aux actions qu’on fait ; et que je ferais plus d’état du fils d’un crocheteur qui serait honnête homme, que du fils d’un monarque qui vivrait comme vous1.
Don Juan. Monsieur, si vous étiez assis, vous en seriez mieux pour parler2.
Don Louis. Non, insolent, je ne veux point m’asseoir, ni parler davantage, et je vois bien que toutes mes paroles ne font rien sur ton âme ; mais sache, fils indigne, que la tendresse paternelle est poussée à bout par tes actions ; que je saurai, plus tôt que tu ne penses, mettre une borne à tes déréglements, prévenir sur toi le courroux du ciel, et laver, par ta punition, la honte de t’avoir fait naître.
Contre la fatuité ignorante qui se mêle de juger les œuvres d’art §
Scène VI
Dorante. Ne bougez, de grâce, n’interrompez point votre discours. Vous êtes là sur une matière qui, depuis quatre jours, fait presque l’entretien de toutes les maisons de Paris, et jamais on n’a rien vu de si plaisant que la diversité des jugements qui se font là-dessus ; car enfin j’ai ouï condamner cette comédie3 à certaines gens, par les mêmes choses que j’ai vu d’autres estimer le plus.
Uranie. Voilà monsieur le marquis qui en dit force mal.
Le Marquis. Il est vrai. Je la trouve détestable, morbleu ! détestable, du dernier détestable, ce qu’on appelle détestable4.
Dorante. Et moi, mon cher marquis, je trouve le jugement détestable.
{p. 52}Le Marquis. Quoi ! chevalier, est-ce que tu prétends soutenir cette pièce ?
Dorante. Oui, je prétends la soutenir.
Le Marquis. Parbleu ! je la garantis détestable.
Dorante. La caution n’est pas bourgeoise1. Mais, marquis, par quelle raison, de grâce, cette comédie est-elle ce que tu dis ?
Le Marquis. Pourquoi elle est détestable ?
Dorante. Oui.
Le Marquis. Elle est détestable, parce qu’elle est détestable2.
Dorante. Après cela il n’y a plus rien à dire ; voilà son procès fait. Mais encore, instruis-nous, et nous dis les défauts qui y sont.
Le Marquis. Que sais-je, moi ? Je ne me suis pas seulement donné la peine d’écouter. Mais enfin je sais bien que je n’ai jamais rien vu de si méchant. Dieu me damne ! et Dorilas, contre3 qui j’étais, a été de mon avis.
Dorante. L’autorité est belle, et te voilà bien appuyé.
Le Marquis. Il ne faut que voir les continuels éclats de rire que le parterre y fait. Je ne veux point d’autre chose pour témoigner qu’elle ne vaut rien.
Dorante. Tu es donc, marquis, de ces messieurs du bel air qui ne veulent pas que le parterre ait du sens commun, et qui seraient fâchés d’avoir ri avec lui, fût-ce de la meilleure chose du monde ? Je vis l’autre jour sur le théâtre un de nos amis qui se rendit ridicule par là. Il écouta toute la pièce avec un sérieux le plus sombre du monde, et ce qui égayait les autres ridait son front. À tous les éclats de risée, il haussait les épaules et regardait le parterre en pitié ; et quelquefois aussi, le regardant avec dépit, il lui disait tout haut : Ris donc, parterre, ris donc. Ce fut une seconde comédie que le chagrin de notre ami ; il la donna en galant homme à toute l’assemblée, et chacun demeura d’accord qu’on ne pouvait pas mieux jouer qu’il {p. 53}fit1. Apprends, marquis, je te prie, et les autres aussi, que le bon sens n’a point de place déterminée ; que la différence du demi-louis d’or2 et de la pièce de quinze sous ne fait rien du tout au bon goût ; que debout ou assis on peut donner un mauvais jugement, et qu’enfin, à le prendre en général, je me fierais assez à l’approbation du parterre, par la raison qu’entre ceux qui le composent il y en a plusieurs qui sont capables de juger d’une pièce selon les règles, et que les autres en jugent par la bonne façon d’en juger, qui est de se laisser prendre aux choses, et de n’avoir ni prévention aveugle, ni complaisance affectée, ni délicatesse ridicule3.
Le Marquis. Te voilà donc, chevalier, le défenseur du parterre ? Parbleu ! je m’en réjouis, et je ne manquerai pas de l’avertir que tu es de ses amis. Hai, hai, hai, hai, hai.
Dorante. Ris tant que tu voudras. Je suis pour le bon sens, et ne saurais souffrir les ébullitions de cerveau de nos marquis de Mascarille. J’enrage de voir de ces gens qui se traduisent en ridicule malgré leur qualité ; de ces gens qui décident toujours, et parlent hardiment de toutes choses sans s’y connaître ; qui, dans une comédie, se récrieront aux méchants endroits et ne bougeront pas à ceux qui sont bons ; qui, voyant un tableau ou écoutant un concert de musique, blâment de même et louent tout à contre-sens, prennent par où ils peuvent les termes de l’art qu’ils attrapent, et ne manquent jamais de les estropier ou de les mettre hors de place. Hé ! morbleu ! messieurs, taisez-vous. Quand Dieu ne vous a pas donné la connaissance d’une chose, n’apprêtez point à rire à ceux qui vous entendent parler ; et songez qu’en ne disant mot on croira peut-être que vous êtes d’habiles gens.
Le Marquis. Parbleu ! chevalier, tu le prends là…
Dorante. Mon Dieu ! marquis, ce n’est pas à toi que je parle ; c’est à une douzaine de messieurs qui déshonorent les gens de cour par leurs manières extravagantes, et font croire parmi le peuple que nous nous ressemblons tous. Pour moi, je m’en veux justifier le plus qu’il me sera possible, et je les dauberai tant en toutes rencontres, qu’à la fin ils se rendront sages.
{p. 54}Le Marquis. Dis-moi un peu, chevalier : crois-tu que Lysandre ait de l’esprit ?
Dorante. Oui, sans doute, et beaucoup.
Le Marquis. C’est une chose qu’on ne peut pas nier. Demande-lui ce qu’il lui semble de l’École des Femmes, tu verras qu’il te dira qu’elle ne lui plaît pas.
Dorante. Hé ! mon Dieu ! il y en a beaucoup que le trop d’esprit gâte, qui voient mal les choses à force de lumières, et même qui seraient bien fâchés d’être de l’avis des autres, pour avoir la gloire de décider.
Uranie. Il est vrai. Notre ami est de ces gens-là, sans doute. Il veut être le premier de son opinion, et qu’on attende par respect son jugement. Toute approbation qui marche avant la sienne est un attentat sur ses lumières, dont il se venge hautement en prenant le contraire parti. Il veut qu’on le consulte sur toutes les affaires d’esprit ; et je suis sûre que si l’auteur lui eût montré sa comédie avant que de la faire voir au public, il l’eût trouvée la plus belle du monde1.
Contre l’abus des règles §
Lysidas. Ceux qui possèdent Aristote et Horace voient d’abord que cette comédie2 pèche contre les règles de l’art…
Dorante. Vous êtes de plaisantes gens, avec vos règles, dont vous embarrassez les ignorants et nous étourdissez tous les jours. Il semble, à vous ouïr parler, que ces règles de l’art soient les plus grands mystères du monde : et cependant ce ne sont que quelques observations aisées que le bon sens a faites sur ce qui peut ôter le plaisir que l’on prend à ces sortes de poëmes3 ; et le même bon sens qui a fait autrefois ces observations les fait fort aisément tous les jours sans le secours d’Horace et d’Aristote. Je voudrais bien savoir si la grande règle de toutes les règles n’est pas de plaire, et si une pièce de théâtre qui a attrapé son but n’a pas suivi un bon chemin ? Veut-on que tout un public s’abuse sur ces sortes de choses, et que chacun n’y soit pas juge du plaisir qu’il y prend ?
Uranie. J’ai remarqué une chose de ces messieurs-là : {p. 55}c’est que ceux qui parlent le plus des règles, et qui les savent mieux que les autres, font des comédies que personne ne trouve belles1.
Dorante. Et c’est ce qui marque, madame, comme on doit s’arrêter peu à leurs disputes embarrassantes. Car, enfin, si les pièces qui sont selon les règles ne plaisent pas, et que celles qui plaisent ne soient pas selon les règles, il faudrait, de nécessité, que les règles eussent été mal faites. Moquons-nous donc de cette chicane, où ils veulent assujettir le goût du public, et ne consultons, dans une comédie, que l’effet qu’elle produit sur nous. Laissons-nous aller de bonne foi aux choses qui nous prennent par les entrailles, et ne cherchons point de raisonnement pour nous empêcher d’avoir du plaisir.
Uranie. Pour moi, quand je vois une comédie, je regarde seulement si les choses me touchent ; et lorsque je m’y suis bien divertie, je ne vais point demander si j’ai eu tort et si les règles d’Aristote me défendaient de rire.
Dorante. C’est justement comme un homme qui aurait trouvé une sauce excellente, et qui voudrait examiner si elle est bonne sur les préceptes du Cuisinier français.
Uranie. Il est vrai ; et j’admire les raffinements de certaines gens sur des choses que nous devons sentir nous-mêmes.
Dorante. Vous avez raison, madame, de les trouver étranges tous ces raisonnements mystérieux : car, enfin, s’ils ont lieu, nous voilà réduits à ne nous plus croire ; nos propres sens seront esclaves en toutes choses ; et, jusqu’au manger et au boire, nous n’oserons plus rien trouver de bon sans le congé de messieurs les experts.
Lysidas. Enfin, monsieur, toute votre raison, c’est que l’École des Femmes a plu ; et vous ne vous souciez point qu’elle ne soit pas dans les règles, pourvu…
Dorante. Tout beau, monsieur Lysidas, je ne vous accorde pas cela. Je dis bien que le grand art est de plaire, et que, cette comédie ayant plu à ceux pour qui elle est faite, je trouve que c’est assez pour elle et qu’elle doit peu se soucier du reste. Mais, avec cela, je soutiens qu’elle ne pèche contre aucune des règles dont vous parlez.
Pascal
1623-1662 §
[Notice] §
Né à Clermont-Ferrand dans une famille où l’intelligence s’alliait à la vertu, élevé librement par un père qui fut un homme supérieur, Blaise Pascal manifesta dès l’enfance des dons merveilleux, le génie des sciences mathématiques, et une sensibilité passionnée pour le bien, avide d’un bonheur noble et infini. On sait que, sans le secours d’aucun livre, il trouva seul, à l’âge de douze ans, les trente-deux premières propositions d’Euclide. D’autres découvertes précoces et restées célèbres prouvèrent qu’en tout ordre de connaissances son regard avait une intuition divinatrice. Il lui était plus facile d’inventer que d’apprendre. Sereine et austère, malgré l’essor d’un cœur ardent, sa jeunesse ne connut que les troubles et les orages de la pensée.
Mis en relation avec les religieux de Port-Royal, devenu leur disciple candide, et bientôt leur intrépide avocat, il composa pour les défendre contre leurs adversaires les Lettres de Louis de Montalte à un provincial de ses amis (1656-57). Bien que cette querelle ait perdu son à-propos, la verve d’une ironie éloquente, des principes d’éternelle morale, la dialectique d’un bon sens convaincu, et les beautés d’un art supérieur assurent un intérêt durable à ce pamphlet, qui demeure comme une date impérissable de notre littérature. Il y fixe la langue que parleront les maîtres.
Chrétien sincère, et ambitieux de donner aux vérités de la foi la rigueur de la certitude scientifique, il conçut l’idée d’appliquer à l’apologie des dogmes révélés une méthode et des raisons qui devaient forcer l’incrédule dans ses derniers retranchements. Ses Pensées sont inspirées par le feu sacré d’une âme éprise du vrai et dévouée au bien de l’humanité. Mais, frappé à mort par un mal que développèrent les excès du travail, il ne put que jeter sur le papier des aperçus, des éclairs. Bien que l’édifice n’ait pas été construit, ses matériaux ont la beauté de ruines imposantes.
Son éloquence porte dans la défense de la religion cette angoisse et cette haute mélancolie que d’autres ont rencontrées dans le doute. Il s’attache à la croix comme un naufragé à la planche du salut. Au sentiment de notre grandeur et de notre misère, il associe l’accent d’un cœur qui a souffert. De là ce style incomparable qui se colore, s’échauffe, rayonne, allie l’audace à la simplicité, le raisonnement, la logique la plus pressante à l’imagination et à la sensibilité. M. {p. 57}Sainte-Beuve a dit de lui : « On s’élève, on se purifie, dans les heures qu’on passe en tête à tête avec cet athlète, ce héros, ce martyr du monde moral et invisible.1 »
Respect de la vie humaine 2 §
L’esprit de l’Église est entièrement éloigné des maximes séditieuses qui ouvrent la porte aux soulèvements auxquels les peuples sont si naturellement portés. Elle a toujours enseigné à ses enfants qu’on ne doit point rendre le mal pour le mal ; qu’il faut céder à la colère, ne point résister à la violence ; rendre à chacun ce qu’on lui doit, honneur, tribut, soumission ; obéir aux magistrats et aux supérieurs, même injustes, parce qu’on doit toujours respecter en eux la puissance de Dieu qui les a établis sur nous. Elle leur défend encore plus fortement que les lois civiles de se faire justice à eux-mêmes : et c’est par son esprit que les rois chrétiens ne se la font pas dans les crimes de lèse-majesté même au premier chef, et qu’ils remettent les criminels entre les mains des juges pour les faire punir selon les lois et dans les formes de la justice.
Tout le monde sait qu’il n’est jamais permis aux particuliers de demander la mort de personne, et que quand un homme nous aurait ruinés, estropiés, brûlé nos maisons, tué notre père, et qu’il se disposerait encore à nous assassiner et à nous perdre d’honneur3, on n’écouterait point en justice la demande que nous ferions de sa mort : de sorte qu’il a fallu établir des personnes publiques qui la demandent {p. 58}de la part du roi, ou plutôt de la part de Dieu. Est-ce par grimace et par feinte que les juges chrétiens ont établi ce règlement ; et ne l’ont-ils pas fait pour proportionner les lois civiles à celles de l’Évangile, de peur que la pratique extérieure de la justice ne fût contraire aux sentiments intérieurs que des chrétiens doivent avoir ?
Supposez que ces personnes publiques demandent la mort de celui qui a commis tous ces crimes : que fera-t-on là-dessus ? lui portera-t-on incontinent le poignard dans le sein ? Non : la vie des hommes est trop importante, on y agit avec plus de respect ; les lois ne l’ont pas soumise à toutes sortes de personnes, mais seulement aux juges dont on a examiné la probité et la naissance. Et croyez-vous qu’un seul suffise pour condamner un homme à mort ? Il en faut sept pour le moins. Il faut que de ces sept il n’y en ait aucun qui ait été offensé par le criminel, de peur que la passion n’altère ou ne corrompe son jugement. Et vous savez qu’afin que leur esprit soit aussi plus pur, on observe encore de donner les heures du matin à ces fonctions : tant on apporte de soin pour les préparer à une action si grande, où ils tiennent la place de Dieu, dont ils sont les ministres, pour ne condamner que ceux qu’il condamne lui-même.
Et c’est pourquoi, afin d’y agir comme fidèles dispensateurs de cette puissance divine d’ôter la vie aux hommes, ils n’ont la liberté de juger que selon les dépositions des témoins, et selon toutes les autres formes qui leur sont prescrites ; ensuite desquelles1 ils ne peuvent en conscience prononcer que selon les lois, ni juger dignes de mort que ceux que les lois y condamnent. Et alors, si l’ordre de Dieu les oblige d’abandonner au supplice le corps de ces misérables, le même ordre de Dieu les oblige de prendre soin de leurs âmes criminelles ; et c’est même parce qu’elles sont criminelles qu’ils sont plus obligés à en prendre soin : de sorte qu’on ne les envoie à la mort qu’après leur avoir donné moyen de pourvoir à leur conscience. Tout cela est bien pur et bien innocent ; et néanmoins l’Église abhorre tellement le sang, qu’elle juge encore incapables du ministère de ses autels ceux qui auraient assisté à un arrêt de mort, quoique accompagné de toutes ces circonstances si {p. 59}religieuses1 : par où il est aisé de concevoir quelle idée l’Église a de l’homicide.
Sur le principe d’autorité 2 §
Le respect que l’on porte à l’antiquité est aujourd’hui à tel point, dans les matières où il doit avoir moins de force, que l’on se fait des oracles de toutes ses pensées, et des mystères même de ses obscurités ; que l’on ne peut plus avancer de nouveautés sans péril, et que le texte d’un auteur suffit pour détruire les plus fortes raisons. Ce n’est pas que mon intention soit de corriger un vice par un autre, et de ne faire nulle estime des anciens parce que l’on en fait trop.
Mais il faut relever le courage de ces gens timides qui n’osent rien inventer en physique, et confondre l’insolence de ces téméraires qui produisent des nouveautés en théologie. Cependant le malheur du siècle est tel, qu’on voit beaucoup d’opinions nouvelles en théologie, inconnues à toute l’antiquité, soutenues avec obstination et reçues avec applaudissement ; au lieu que celles qu’on produit dans la physique, quoique en petit nombre, semblent devoir être convaincues de fausseté dès qu’elles choquent tant soit peu les opinions reçues : comme si le respect qu’on a pour les anciens philosophes était de devoir, et que celui que l’on porte aux plus anciens des Pères était seulement de bienséance ! Je laisse aux personnes judicieuses à remarquer l’importance de cet abus qui pervertit l’ordre des sciences avec tant d’injustice ; et je crois qu’il y en aura peu qui ne souhaitent que cette liberté3 s’applique à d’autres objets, puisque les inventions nouvelles sont infailliblement des {p. 60}erreurs dans les matières1 que l’on profane impunément, et qu’elles sont absolument nécessaires pour la perfection de tant d’autres sujets incomparablement plus bas, que toutefois on n’oserait toucher.
Partageons avec plus de justice notre crédulité et notre défiance, et bornons ce respect que nous avons pour les anciens. Comme la raison le fait naître, elle doit aussi le mesurer ; et considérons que s’ils fussent demeurés dans cette retenue de n’oser rien ajouter aux connaissances qu’ils avaient reçues, ou que ceux de leur temps eussent fait la même difficulté de recevoir les nouveautés qu’ils leur offraient, ils se seraient privés eux-mêmes et leur postérité du fruit de leurs inventions.
Puisqu’ils ne se sont servis de celles qui leur avaient été laissées que comme de moyens pour en avoir de nouvelles, puisque cette heureuse hardiesse leur a ouvert le chemin aux grandes choses, nous devons prendre celles qu’ils nous ont acquises2 de la même sorte, et à leur exemple en faire les moyens et non pas la fin de notre étude, et ainsi tâcher de les surpasser en les imitant.
Car qu’y a-t-il de plus injuste que de traiter nos anciens avec plus de retenue qu’ils n’ont fait ceux qui les ont précédés, et d’avoir pour eux ce respect inviolable qu’ils n’ont mérité de nous que parce qu’ils n’en ont pas eu un pareil pour ceux qui ont eu sur eux le même avantage ?…
Les secrets de la nature sont cachés ; quoiqu’elle agisse toujours, on ne découvre pas toujours ses effets : le temps les révèle d’âge en âge, et quoique toujours égale en elle-même, elle n’est pas toujours également connue.
Les expériences qui nous en donnent l’intelligence multiplient continuellement ; et, comme elles sont les seuls principes de la physique, les conséquences multiplient à proportion.
C’est de cette façon que l’on peut aujourd’hui prendre d’autres sentiments et de nouvelles opinions sans mépriser les anciens et3 sans ingratitude, puisque les premières connaissances qu’ils nous ont données ont servi de degrés aux nôtres, et que dans ces avantages nous leur sommes redevables {p. 61}de l’ascendant que nous avons sur eux ; parce que s’étant élevés jusqu’à un certain degré où ils nous ont portés, le moindre effort nous fait monter plus haut, et avec moins de peine et moins de gloire nous nous trouvons au-dessus d’eux. C’est de là que nous pouvons découvrir des choses qu’il leur était impossible d’apercevoir. Notre vue a plus d’étendue, et quoiqu’ils connussent aussi bien que nous tout ce qu’ils pouvaient remarquer de la nature, ils n’en connaissaient pas1 tant néanmoins, et nous voyons plus qu’eux.
Cependant il est étrange de quelle sorte on révère leurs sentiments. On fait un crime de les contredire et un attentat d’y ajouter, comme s’ils n’avaient plus laissé de vérités à connaître2.
N’est-ce pas là traiter indignement la raison de l’homme, et la mettre en parallèle avec l’instinct des animaux, puisqu’on en ôte la principale différence, qui consiste en ce que les effets du raisonnement augmentent sans cesse, au lieu que l’instinct demeure toujours dans un état égal ? Les ruches des abeilles étaient aussi bien mesurées il y a mille ans qu’aujourd’hui, et chacune d’elles forme cet hexagone aussi exactement la première fois que la dernière. Il en est de même de tout ce que les animaux produisent par ce mouvement occulte. La nature les instruit à mesure que la nécessité les presse ; mais cette science fragile se perd avec les besoins qu’ils en ont : comme ils la reçoivent sans étude, ils n’ont pas le bonheur de la conserver ; et toutes les fois qu’elle leur est donnée, elle leur est nouvelle, puisque la nature n’ayant pour objet que de maintenir les animaux dans un ordre de perfection bornée, elle leur inspire cette science nécessaire, toujours égale, de peur qu’ils ne tombent dans le dépérissement, et ne permet pas qu’ils y ajoutent, de peur qu’ils ne passent les limites qu’elle leur a prescrites3. Il n’en est pas de même de l’homme, qui n’est produit que pour l’infinité. Il est dans l’ignorance au premier âge de sa vie ; mais il s’instruit sans cesse dans son progrès ; car il tire avantage, non-seulement de sa propre {p. 62}expérience, mais encore de celle de ses prédécesseurs, parce qu’il garde toujours dans sa mémoire les connaissances qu’il s’est une fois acquises, et que celles des anciens lui sont toujours présentes dans les livres qu’ils en ont laissés. Et comme il conserve ces connaissances, il peut aussi les augmenter facilement ; de sorte que les hommes sont aujourd’hui en quelque sorte dans le même état où se trouveraient ces anciens philosophes, s’ils pouvaient avoir vieilli jusques à présent, en ajoutant aux connaissances qu’ils avaient celles que leurs études auraient pu leur acquérir à la faveur de tant de siècles. De là vient que, par une prérogative particulière, non-seulement chacun des hommes s’avance de jour en jour dans les sciences, mais que tous les hommes ensemble y font un continuel progrès à mesure que l’univers vieillit, parce que la même chose arrive dans la succession des hommes que dans les âges différents d’un particulier. De sorte que toute la suite des hommes, pendant le cours de tant de siècles, doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement1 : d’où l’on voit avec combien d’injustice nous respectons l’antiquité dans ses philosophes ; car, comme la vieillesse est l’âge le plus distant de l’enfance, qui ne voit que la vieillesse chez cet homme universel ne doit pas être cherchée dans les temps proches de sa naissance, mais dans ceux qui en sont les plus éloignés ? Ceux que nous appelons anciens étaient véritablement nouveaux en toutes choses, et formaient l’enfance des hommes proprement ; et comme nous avons joint à leurs connaissances l’expérience des siècles qui les ont suivis, c’est en nous que l’on peut trouver cette antiquité que nous révérons dans les autres.
Misère de l’homme §
Que l’homme contemple donc la nature entière dans sa haute et pleine majesté, qu’il éloigne sa vue des objets bas qui l’environnent, qu’il regarde cette éclatante lumière mise comme une lampe éternelle pour éclairer l’univers ; que la terre lui paraisse comme un point, au prix du vaste {p. 63}tour que cet astre décrit1, et qu’il s’étonne de ce que ce vaste tour lui-même n’est qu’un point très-délicat à l’égard de celui que les astres qui roulent dans le firmament embrassent2. Mais si notre vue s’arrête là, que l’imagination passe outre ; elle se lassera plus tôt de concevoir que la nature de fournir. Tout ce monde visible n’est qu’un trait imperceptible dans l’ample sein de la nature3 ; nulle idée n’en approche. Nous avons beau enfler nos conceptions au delà des espaces imaginables, nous n’enfantons que des atomes au prix de la réalité des choses : c’est une sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part4 ; enfin, c’est le plus grand caractère sensible de la toute-puissance de Dieu que notre imagination se perde dans cette pensée.
Que l’homme étant revenu à soi considère ce qu’il est au prix de ce qui est ; qu’il se regarde comme égaré dans ce canton détourné de la nature ; et que de ce petit cachot où il se trouve logé, j’entends l’univers5, il apprenne à estimer la terre, les royaumes, les villes et soi-même son juste prix.
Qu’est-ce qu’un homme dans l’infini ? Mais, pour lui présenter un autre prodige aussi étonnant, qu’il recherche dans ce qu’il connaît les choses les plus délicates ; qu’un ciron lui offre dans la petitesse de son corps des parties incomparablement plus petites, des jambes avec des jointures, des veines dans ces jambes, du sang dans ces veines, des humeurs dans ce sang, des gouttes dans ces humeurs, des vapeurs dans ces gouttes ; que, divisant encore ces dernières choses, il épuise ses forces en ces conceptions, et que le dernier objet où il peut arriver soit maintenant celui de notre discours ; il pensera peut-être que c’est là l’extrême petitesse de la nature. Je veux lui faire voir là-dedans un abîme nouveau. Je lui veux peindre non-seulement l’univers visible, mais l’immensité qu’on peut concevoir de la nature dans l’enceinte de ce raccourci d’atome6. Qu’il y voie {p. 64}une infinité d’univers, dont chacun a son firmament, ses planètes, sa terre, en la même proportion que le monde visible, dans cette terre, des animaux, et enfin des cirons, dans lesquels il retrouvera ce que les premiers ont donné ; et, trouvant encore dans les autres la même chose, sans fin et sans repos, qu’il se perde dans ces merveilles aussi étonnantes par leur petitesse que les autres par leur étendue : car qui n’admirera que notre corps, qui tantôt n’était pas perceptible dans l’univers, imperceptible lui-même dans le sein du tout, soit à présent un colosse, un monde ou plutôt un tout à l’égard du néant où l’on ne peut arriver1 ?
Qui se considérera de la sorte s’effrayera de soi-même, et, se considérant soutenu dans la masse que la nature lui a donnée entre ces deux abîmes de l’infini et du néant, il tremblera dans la vue de ces merveilles ; et je crois que sa curiosité se changeant en admiration, il sera plus disposé à les contempler en silence qu’à les rechercher avec présomption.
Car, enfin, qu’est-ce que l’homme dans la nature ? Un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout. Infiniment éloigné de comprendre les extrêmes, la fin des choses et leur principe sont pour lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable ; également incapable de voir le néant d’où il est tiré et l’infini où il est englouti.
Grandeur de l’homme §
Nous avons une si grande idée de l’âme de l’homme, que nous ne pouvons souffrir d’en être méprisés et de n’être pas dans l’estime d’une âme ; et toute la félicité des hommes consiste dans cette estime.
La plus grande bassesse de l’homme est la recherche de la gloire : mais c’est cela même qui est la plus grande marque de son excellence ; car, quelque possession qu’il ait sur la terre, quelque santé et commodité essentielle qu’il ait, il n’est pas satisfait s’il n’est dans l’estime des hommes. Il estime si grande la raison de l’homme, que, quelque avantage qu’il ait sur la terre, s’il n’est placé avantageusement aussi dans la raison de l’homme, il n’est pas content. C’est la plus belle place du monde : rien ne peut le détourner de ce désir, et c’est la qualité la plus ineffaçable du cœur de l’homme.
{p. 65}Et ceux qui méprisent le plus les hommes, et qui les égalent aux bêtes, encore veulent-ils en être admirés et crus, et se contredisent à eux-mêmes par leur propre sentiment, leur nature, qui est plus forte que tout, les convainquant de la grandeur de l’homme plus fortement que la raison ne les convainc de leur bassesse.
Cette duplicité de l’homme est si visible, qu’il y en a qui ont pensé que nous avions deux âmes ; un sujet simple leur paraissant incapable de telles et si soudaines variétés, d’une présomption démesurée à un horrible abattement de cœur.
Malgré la vue de toutes nos misères qui nous touchent, qui nous tiennent à la gorge1, nous avons un instinct que nous ne pouvons réprimer, qui nous élève2.
La grandeur de l’homme est si visible, qu’elle se tire même de sa misère. Car ce qui est nature aux animaux, nous l’appelons misère en l’homme, par où nous reconnaissons que la nature étant aujourd’hui pareille à celle des animaux, il est déchu d’une meilleure nature qui lui était propre autrefois.
Car, qui se trouve malheureux de n’être pas roi, sinon un roi dépossédé ? Trouvait-on Paul-Émile malheureux de n’être plus consul ? Au contraire, tout le monde trouvait qu’il était heureux de l’avoir été, parce que sa condition n’était pas de l’être toujours. Mais on trouvait Persée si malheureux de n’être plus roi, parce que sa condition était de l’être toujours, qu’on trouvait étrange de ce qu’il supportait la vie. Qui se trouve malheureux de n’avoir qu’une bouche ? et qui ne se trouvera malheureux de n’avoir qu’un œil ? On ne s’est peut-être jamais avisé de s’affliger de n’avoir pas trois yeux ; mais on est inconsolable de n’en point avoir.
La grandeur de l’homme est grande en ce qu’il se connaît misérable. Un arbre ne se connaît pas misérable.
C’est donc être misérable que de se connaître misérable ; mais c’est être grand que de connaître qu’on est misérable.
Toutes ces misères-là même prouvent sa grandeur. Ce {p. 66}sont misères de grand seigneur, misères d’un roi dépossédé1.
L’homme connaît qu’il est misérable. Il est donc misérable, puisqu’il l’est ; mais il est bien grand, puisqu’il le connaît.
Ce n’est point de l’espace que je dois chercher ma dignité, mais c’est du règlement2 de ma pensée. Je n’aurai pas davantage en possédant des terres. Par l’espace l’univers me comprend et m’engloutit comme un point ; par la pensée je le comprends.
L’homme n’est qu’un roseau le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser. Une vapeur, une goutte d’eau, suffit pour le tuer. Mais quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu’il sait qu’il meurt ; et l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien.
Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C’est de là qu’il faut nous relever, non de l’espace et de la durée que nous ne saurions remplir. Travaillons donc à bien penser : voilà le principe de la morale.
L’homme est visiblement fait pour penser : c’est toute sa dignité et tout son mérite ; et tout son devoir est de penser comme il faut : or l’ordre de la pensée est de commencer par soi, et par son auteur et sa fin.
Or, à quoi pense le monde ? Jamais à cela ; mais à danser, à jouer du luth, à chanter, à faire des vers, à courir la bague, etc., à se bâtir, à se faire roi, sans penser à ce que c’est qu’être roi et qu’être homme.
Il est dangereux de trop faire voir à l’homme combien il est égal aux bêtes, sans lui montrer sa grandeur. Il est encore dangereux de lui trop faire voir sa grandeur sans sa bassesse. Il est encore plus dangereux de lui laisser ignorer l’un et l’autre. Mais il est très-avantageux de lui représenter l’un et l’autre.
Il ne faut pas que l’homme croie qu’il est égal aux bêtes, ni aux anges3, ni qu’il ignore l’un et l’autre, mais qu’il sache l’un et l’autre.
{p. 67}S’il se vante, je l’abaisse ; s’il s’abaisse, je le vante et le contredis toujours, jusqu’à ce qu’il comprenne qu’il est un monstre incompréhensible.
Que l’homme maintenant s’estime son prix. Qu’il s’aime, car il a en lui une nature capable de bien ; mais qu’il n’aime pas pour cela les bassesses qui y sont. Qu’il se méprise, parce que cette capacité est vide ; mais qu’il ne méprise pas pour cela cette capacité naturelle. Qu’il se haïsse, qu’il s’aime : il a en lui la capacité de connaître la vérité et d’être heureux ; mais il n’a point de vérité ou constante, ou satisfaisante.
Je voudrais donc porter l’homme à désirer d’en trouver, à être prêt et dégagé des passions pour la suivre où il la trouvera ; sachant combien sa connaissance s’est obscurcie par les passions, je voudrais bien qu’il haït en soi la concupiscence qui le détermine d’elle-même, afin qu’elle ne l’aveuglât point pour faire son choix, et qu’elle ne l’arrêtât point quand il aura choisi.
L’éloquence §
L’éloquence continue ennuie.
L’éloquence est un art de dire les choses de telle façon que ceux à qui l’on parle puissent les entendre sans peine et avec plaisir, ou qu’ils s’y sentent intéressés, en sorte que l’amour-propre les porte plus volontiers à y faire réflexion. Elle consiste donc dans une correspondance qu’on tâche d’établir entre l’esprit et le cœur de ceux à qui l’on parle d’un côté, et de l’autre les pensées et les expressions dont on se sert ; ce qui suppose qu’on aura bien étudié le cœur de l’homme pour en savoir tous les ressorts, et pour trouver ensuite les justes proportions du discours qu’on veut y assortir. Il faut se mettre à la place de ceux qui veulent nous entendre, et faire essai sur son propre cœur du tour qu’on donne à son discours, afin de voir si l’un est fait pour l’autre, et si l’on peut s’assurer que l’auditeur sera comme forcé de se rendre1. Il faut se renfermer le plus {p. 68}qu’il est possible dans le simple naturel ; ne pas faire grand ce qui est petit, ni petit ce qui est grand. Ce n’est pas assez qu’une chose soit belle, il faut qu’elle soit propre au sujet, qu’il n’y ait rien de trop1, ni rien de manque.
L’éloquence est une peinture de la pensée, et ainsi ceux qui, après avoir peint, ajoutent encore, font un tableau au lieu d’un portrait2.
Quand on voit le style naturel, on est tout étonné et ravi ; car on s’attendait de voir un auteur, et on trouve un homme3.
Il faut qu’on ne puisse dire ni il est mathématicien, ni prédicateur, ni éloquent, mais il est honnête homme. Cette qualité universelle me plaît seule. Lorsqu’en voyant un homme on se souvient de son livre, c’est mauvais signe. Je voudrais qu’on ne s’aperçût d’aucune qualité que par la rencontre et l’occasion d’en user.
La vraie éloquence se moque de l’éloquence ; la vraie morale se moque de la morale4.
À la reine Christine §
Si j’avois autant de santé que de zèle, j’irois moi-même présenter à Votre Majesté un ouvrage de plusieurs années que j’ose lui offrir de si loin ; et je ne souffrirois pas que {p. 69}d’autres mains que les miennes eussent l’honneur de le porter aux pieds de la plus grande princesse du monde. Cet ouvrage, Madame, est une machine pour faire les règles d’arithmétique sans plume et sans jetons. Votre Majesté n’ignore pas la peine et le temps que coûtent les productions nouvelles, surtout lorsque les inventeurs veulent les porter eux-mêmes à leur dernière perfection : c’est pourquoi il seroit inutile de dire combien il y a que je travaille à celle-ci, et je ne peux mieux l’exprimer qu’en ajoutant que je m’y suis attaché avec autant d’ardeur que si j’eusse prévu qu’elle devoit paroître un jour devant une personne si auguste. Mais, Madame, si cet honneur n’a pas été le véritable motif de mon travail, il en sera du moins la récompense, et je m’estimerois trop heureux si ensuite1 de tant de veilles, il peut donner à Votre Majesté une satisfaction de quelques moments.
Je n’importunerai pas non plus Votre Majesté du particulier2 de ce qui compose cette machine ; si elle en a quelque curiosité, elle pourra se contenter dans un discours que j’ai adressé à M. Bourdelot3. Je dirai donc seulement ici le sujet qui me porte à l’offrir à Votre Majesté, ce que je considère comme le couronnement et le dernier bonheur de son aventure.
Je sais, Madame, que je pourrai être suspect d’avoir recherché de la gloire en le présentant à Votre Majesté, puisqu’il ne sauroit passer que pour extraordinaire quand on veut qu’il s’adresse à elle. Au lieu qu’il ne devoit lui être offert que par la considération de son excellence, on jugera qu’il est excellent par cette seule raison qu’il lui est offert. Ce n’est pas néanmoins cette espérance qui m’a inspiré ce dessein. Il est trop grand, Madame, pour avoir d’autre objet que Votre Majesté même. Ce qui m’y a véritablement porté est l’union que je trouve en sa personne sacrée de deux choses qui me comblent également d’admiration et de respect, à savoir l’autorité souveraine et la science solide ; car j’ai une vénération toute particulière pour ceux qui sont élevés au suprême degré ou de puissance ou de {p. 70}connoissances. Les derniers peuvent, si je ne me trompe, aussi bien que les premiers, passer pour des souverains. Les mêmes degrés se rencontrent entre les génies qu’entre les conditions, et le pouvoir des rois sur leurs sujets n’est, ce me semble, qu’une image du pouvoir des esprits supérieurs sur les intelligences qu’ils dominent par la persuasion. Ce second empire me paroît même d’un ordre d’autant plus élevé que les esprits sont d’un ordre plus élevé que les corps ; et d’autant plus équitable qu’il ne peut être départi et conservé que par le mérite, au lieu que l’autre peut l’être par la naissance ou par la fortune.
Il faut donc avouer que chacun de ces empires est grand en soi ; mais, Madame, que Votre Majesté me permette de le dire (elle n’y est point blessée), l’un sans l’autre me paroît défectueux. Quelque puissant que soit un monarque, il manque quelque chose à sa gloire, s’il n’a la prééminence de l’esprit ; et quelque éclairé que soit un sujet, sa condition est toujours rabaissée par la dépendance. Les hommes qui désirent naturellement ce qu’il y a de plus parfait avoient jusqu’ici continuellement aspiré à rencontrer le souverain par excellence. Tous les rois et tous les savants en étoient autant d’ébauches qui ne remplissoient qu’à demi leur attente ; et à peine nos ancêtres ont pu voir en toute la durée du monde un roi médiocrement savant ; ce chef-d’œuvre étoit réservé pour votre siècle.
Et afin que cette grande merveille parût accompagnée de tous les sujets possibles d’étonnement, le degré où les hommes n’avoient pu atteindre est rempli par une jeune reine, dans laquelle se rencontrent ensemble l’avantage de l’expérience avec la tendresse de l’âge, le loisir de l’étude avec l’occupation d’une royale naissance, et l’éminence de la science avec la foiblesse du sexe. C’est Votre Majesté, Madame, qui fournit à l’univers cet unique exemple qui lui manquoit. C’est elle en qui la puissance est dispensée par les lumières de la science, et la science relevée par l’éclat de l’autorité. C’est cette union si merveilleuse qui fait que, comme Votre Majesté ne voit rien qui soit au-dessus de sa puissance, elle ne voit rien aussi qui soit au-dessus de son esprit, et qu’elle sera l’admiration de tous les siècles qui la suivront, comme elle a été l’ouvrage de tous les siècles qui l’ont précédée1.
{p. 71}Régnez donc, incomparable princesse, d’une manière toute nouvelle ; que votre génie vous assujettisse tout ce qui n’est pas soumis à vos armes ; régnez par le droit de la naissance durant une longue suite d’années, sur tant de triomphantes provinces ; mais régnez toujours par la force de votre mérite sur toute l’étendue de la terre. Pour moi, n’étant pas né sous le premier de vos empires, je veux que tout le monde sache que je fais gloire de vivre sous le second ; et c’est pour le témoigner que j’ose lever mes yeux jusqu’à ma reine en lui donnant cette première preuve de ma dépendance.
Voilà, Madame, ce qui me porte à faire à Votre Majesté ce présent, quoique indigne d’elle. Ma foiblesse n’a pas étonné mon ambition. Je me suis figuré qu’encore que le seul nom de Votre Majesté semble éloigner d’elle tout ce qui lui est disproportionné, elle ne rejette pas néanmoins tout ce qui lui est inférieur ; autrement sa grandeur seroit sans hommages et sa gloire sans éloges. Elle se contente de recevoir un grand effort d’esprit sans exiger qu’il soit l’effort d’un esprit grand comme le sien. C’est par cette condescendance qu’il daigne entrer en communication avec le reste des hommes, et toutes ces considérations jointes me font protester avec toute la soumission dont l’un des plus grands admirateurs de ses héroïques qualités est capable, que je ne souhaite rien avec tant d’ardeur que de pouvoir être avoué, Madame, de Votre Majesté, pour son très-humble, très-obéissant et très-fidèle serviteur1.
Nicole
1625-1695 §
[Notice] §
Né à Chartres, fils d’un avocat au Parlement, professeur de belles-lettres à Port-Royal,
associé aux traverses et aux épreuves de l’indomptable docteur janséniste, le grand Arnauld,
dont il partagea l’exil, Pierre Nicole fut « comme le Mélanchthon de ce Luther
orthodoxe…1 »
. Moins entreprenant que
laborieux, moins courageux que résigné, pieux, soumis, indulgent, modeste, soucieux avant
tout du repos et de la paix, aussi pressé de fuir la gloire que d’autres le sont de la
rechercher, il se vit emporté malgré lui dans l’orageuse destinée de ses amis, et la fortune
prit comme un malin plaisir à le jeter dans les controverses d’une polémique qui répugnait à
son caractère.
Ses Essais de morale sont le miroir de son âme tendre et recueillie. M.
de Maistre les déclare un chef-d’œuvre, et Voltaire estime qu’en ce genre il n’eut pas son
égal dans l’antiquité. Si l’on n’y trouve ni la vivacité piquante de La Bruyère, ni l’énergie
de Pascal, ni l’enjouement de Montaigne, on y goûte la chaleur sympathique d’une raison
sereine qui tend à maîtriser les passions en affermissant les croyances. C’est nourrissant,
pratique, juste, clair et proportionné. « Je les lis, disait Mme de Sévigné, avec un plaisir qui m’enlève : il faudrait en faire
du bouillon pour l’avaler. »
Elle ajoutait même : « C’est de la même étoffe
que Pascal. »
C’était aller trop loin. Mais, s’il convient de baisser la note,
conseillons Nicole aux esprits qui ont besoin d’être mis à un régime sain et substantiel.
Il faut souffrir les humeurs incommodes §
Ce n’est pas assez pour conserver la paix, et avec soi-même et avec les autres, de ne choquer personne et de n’exiger de personne ni amitié, ni estime, ni confiance, ni gratitude, ni civilité ; il faut encore avoir une patience à l’épreuve de toutes sortes d’humeurs et de caprices. Car comme il est impossible de rendre tous ceux avec qui on vit justes, modérés et sans défauts, il faudrait désespérer {p. 73}de pouvoir conserver la tranquillité de son âme si on l’attachait à ce moyen.
Il faut donc s’attendre qu’en vivant avec les hommes on trouvera des humeurs fâcheuses, des gens qui se mettront en colère sans sujet, qui prendront les choses de travers, qui raisonneront mal, qui auront un ascendant plein de fierté, ou une complaisance basse et désagréable. Les uns seront trop passionnés, les autres trop froids. Ceux-ci contrediront sans raison, ceux-là ne pourront souffrir qu’on les contredise en rien. Plusieurs seront envieux et malins, certains insolents et pleins d’eux-mêmes. On en trouvera qui croiront que tout leur est dû, et qui, ne faisant jamais réflexion sur la manière dont ils agissent envers les autres, ne laisseront pas d’en exiger des déférences excessives.
Quelle espérance de vivre en repos si tous ces défauts nous ébranlent, nous troublent, nous renversent et font sortir notre âme de son assiette ?
Il faut donc les souffrir avec patience et sans s’émouvoir, si nous voulons posséder nos âmes, comme parle l’Écriture, et empêcher que l’impatience ne nous fasse échapper à tous moments, et ne nous précipite dans tous les inconvénients que nous avons représentés. Mais cette patience n’est pas une vertu très-commune ; de sorte qu’il est bien étrange que, ce mérite étant si difficile d’une part et si utile de l’autre, on ait si peu de soin de s’y exercer, au même temps que l’on s’étudie à mille autres choses inutiles et de peu de fruit.
Un des principaux moyens de l’acquérir est de diminuer cette forte impression que les défauts des autres font sur nous. Or pour cela il est utile de considérer ce qui suit1.
Les défauts étant aussi communs qu’ils sont, c’est une sottise d’en être surpris et de ne pas s’y attendre. Les hommes sont mêlés de bonnes et de mauvaises qualités. Il les faut prendre sur ce pied-là, et quiconque veut profiter des avantages que l’on reçoit de leur société doit se résoudre à souffrir en patience les incommodités qui y sont jointes.
Il n’y a rien de plus ridicule que d’être déraisonnable parce qu’un autre l’est, de se nuire à soi-même parce qu’un autre se nuit, et de se rendre participant de toutes {p. 74}les sottises étrangères, comme si nous n’avions pas assez de nos propres défauts et de nos propres misères, sans nous charger encore des défauts et des misères de ceux qui nous entourent. Or, c’est ce que l’on fait en s’impatientant des défauts d’autrui.
Quelque grands que soient les travers que nous trouvons auprès de nous, ils ne nuisent qu’à ceux qui les ont et ne nous font aucun mal, à moins que nous n’en recevions volontairement l’impression. Ce sont des objets de pitié et non de colère, et nous avons aussi peu de sujet de nous irriter contre ces maladies de l’esprit que contre celles qui attaquent seulement le corps. Il y a même cette différence, que nous pouvons contracter les maladies du corps, malgré que nous en ayons, au lieu qu’il n’y a que notre volonté qui puisse donner entrée dans nos âmes aux maladies de l’esprit.
Nous ne devons pas seulement regarder les misères d’autrui comme des maladies, mais aussi comme des maladies qui nous sont communes ; car nous y sommes sujets comme eux. Il n’y a point de défauts dont nous ne soyons capables, et s’il y en a que nous n’ayons pas effectivement, nous en avons peut-être de plus grands. Ainsi, n’ayant aucun sujet de nous préférer à eux, nous trouverons que nous n’en avons point de nous choquer de ce qu’ils font, et que, si nous souffrons d’eux, nous les faisons souffrir à notre tour.
Ces maux de nos semblables, si nous pouvions les regarder d’une vue tranquille et charitable, nous seraient des instructions d’autant plus utiles, que nous en verrions bien mieux la difformité que des nôtres, dont l’amour-propre nous cache toujours une partie ; ils nous pourraient donner lieu de remarquer que les passions font d’ordinaire un effet tout contraire à celui que l’on prétend. On se met en colère pour se faire croire, et l’on est d’autant moins cru qu’on fait paraître plus de colère. On se pique de ce qu’on n’est pas aussi estimé que l’on croit le mériter, et on l’est d’autant moins qu’on cherche plus à l’être. On s’offense de n’être pas aimé, et l’on attire encore plus l’aversion des gens.
Nous y pourrions voir aussi avec étonnement à quel point ces mêmes passions aveuglent ceux qui en sont possédés ; car ces effets, qui sont si sensibles aux autres, leur sont d’ordinaire inconnus, et il arrive souvent que, se rendant {p. 75}odieux, incommodes et ridicules à tout le monde, ils sont les seuls qui ne s’en aperçoivent pas.
Et tout cela nous pourrait faire ressouvenir soit des fautes où nous sommes autrefois tombés par des passions semblables, soit de celles où nous tombons encore par d’autres passions qui ne sont peut-être pas moins dangereuses et dans lesquelles nous ne sommes pas moins aveugles ; par là toute notre application se portant à nos propres défauts, nous en deviendrions beaucoup plus disposés à supporter ceux des autres.
Enfin il faut considérer qu’il est aussi ridicule de se mettre en colère pour les fautes et bizarreries des autres que de s’offenser de ce qu’il fait mauvais temps ou de ce qu’il fait trop froid ou trop chaud, parce que notre colère est aussi peu capable de corriger les hommes que de faire changer les saisons. Il y a même cela de plus déraisonnable en ce point, qu’en se mettant en colère contre les saisons on ne les rend ni plus ni moins incommodes, au lieu que l’aigreur que nous concevons contre les hommes les irrite contre nous et rend leurs passions plus vives ou plus agissantes1.
Madame de Sévigné
1626-1696 §
[Notice] §
Née à Paris, orpheline à six ans, élevée par son oncle, l’abbé de Livry qu’elle appelle le Bien Bon, instruite par Chapelain et Ménage, qui lui enseignèrent le latin, l’espagnol et l’italien, recherchée pour son esprit et sa beauté, Marie de Rabutin-Chantal épousa le marquis de Sévigné qui, tué en duel, la laissa veuve à vingt-cinq ans, sans lui avoir fait connaître le bonheur domestique. Réparer les brèches d’une fortune compromise, établir son fils, adorer sa fille, Madame de Grignan, se lamenter sur son éloignement, voir et revoir la chère absente, lui raconter ses tendresses et les nouvelles du jour dans toute leur primeur, les commenter avec une verve étincelante, depuis le procès de Fouquet jusqu’à la disgrâce de M. de Pomponne, depuis la mort de Turenne jusqu’à celle de Vatel, sans oublier la pluie et le beau temps, en un mot laisser causer son esprit et son cœur : voilà toute sa vie.
Ses lettres sont l’incomparable chef-d’œuvre du genre épistolaire, et lui assurent une gloire sur laquelle on a épuisé toutes les formules de la louange. Tendre, enjouée, rêveuse, malicieuse, compatissante, pathétique et parfois sublime sans y penser, elle est aussi prompte au sourire qu’aux larmes, elle raille sans amertume, elle badine sans licence comme sans pruderie, elle prend le ton des sujets les plus divers avec une souplesse qui ravit, et un abandon qui défie l’art le plus accompli. Parmi les françaises illustres dont la postérité se souvient, nulle ne lui est supérieure par l’imagination, la sensibilité, la verve d’une gaieté qui coule de source, la franchise d’un naturel ennemi de toute affectation, de toute grimace, enfin par les qualités brillantes qui sont l’ornement d’une raison solide.
Cette rieuse, qui cède à tous les caprices de son humeur, rencontre en se jouant des pensées qui font réfléchir le moraliste. En toute chose, en toute personne, elle discerne d’instinct le trait profond et caractéristique ; elle le peint d’un coloris si vigoureux qu’il reste ineffaçable.
Son cœur valut son esprit. Ame chevaleresque, elle resta fidèle à l’infortune trop méritée de Fouquet, et à la vieillesse assombrie de Corneille que désertait l’ingratitude publique. Les effusions passionnées de l’amour maternel furent sa seule et charmante folie.
Le procès de Fouquet
À M. de Pomponne §
Il faut que je vous conte ce que j’ai fait. Imaginez-vous que des dames m’ont proposé d’aller dans une maison qui regarde droit dans l’Arsenal, pour voir revenir notre pauvre ami. J’étois masquée1 ; je l’ai vu venir d’assez loin. M. d’Artagnan étoit auprès de lui ; cinquante mousquetaires à trente ou quarante pas derrière. Il paroissoit assez rêveur. Pour moi, quand je l’ai aperçu, les jambes m’ont tremblé, et le cœur m’a battu si fort, que je n’en pouvois plus. En s’approchant de nous pour rentrer dans son trou, M. d’Artagnan l’a poussé, et lui a fait remarquer que nous étions là. Il nous a donc saluées, et a pris cette mine riante que vous lui connoissez. Je ne crois pas qu’il m’ait reconnue ; mais je vous avoue que j’ai été étrangement saisie quand je l’ai vu entrer dans cette petite porte. Si vous saviez combien on est malheureux quand on a le cœur fait comme je l’ai, je suis assurée que vous auriez pitié de moi ; mais je pense que vous n’en êtes pas quitte à meilleur marché, de la manière dont je vous connois. J’ai été voir votre chère voisine ; je vous plains autant de ne l’avoir plus que nous nous trouvons heureux de l’avoir. Nous avons bien parlé de notre cher ami ; elle a vu Sapho2, qui lui a redonné du courage. Pour moi, j’irai demain en reprendre chez elle ; car de temps en temps je sens que j’ai besoin de réconfort : ce n’est pas que l’on ne dise mille choses qui doivent donner de l’espérance ; mais, mon Dieu ! j’ai l’imagination si vive que tout ce qui est incertain me fait mourir3
Les regrets de l’absence
À Madame de Grignan §
Voici une terrible causerie, ma chère enfant ; il y a trois heures que je suis ici. Je suis partie de Paris avec l’abbé1, Hélène, Hébert et Marphise2, dans le dessein de me retirer du monde et du bruit jusqu’à jeudi au soir ; je prétends être en solitude ; je fais de ceci une petite Trappe, je veux y prier Dieu, y faire mille réflexions ; j’ai résolu d’y jeûner beaucoup pour toutes sortes de raisons, de marcher pour tout le temps que j’ai été dans ma chambre, et surtout de m’ennuyer pour l’amour de Dieu. Mais ce que je ferai beaucoup mieux que tout cela, c’est de penser à vous, ma fille ; je n’ai pas encore cessé depuis que je suis arrivée, et, ne pouvant contenir tous mes sentiments, je me suis mise à vous écrire au bout de cette petite allée sombre que vous aimez, assise sur ce siège de mousse où je vous ai vue quelquefois couchée. Mais, mon Dieu ! où ne vous ai-je point vue ici ? et de quelle façon toutes ces pensées me traversent-elles le cœur ? Il n’y a point d’endroit, point de lieu, ni dans la maison, ni dans l’église, ni dans le pays, ni dans le jardin, où je ne vous ai vue ; il n’y en a point qui ne me fasse souvenir de quelque chose ; de quelque manière que ce soit, cela me perce le cœur : je vous vois, vous m’êtes présente ; je pense et repense à tout ; ma tête et mon esprit se creusent ; mais j’ai beau tourner, j’ai beau chercher, cette chère enfant que j’aime avec tant de passion est à deux cents lieues de moi, je ne l’ai plus. Sur {p. 79}cela je pleure sans pouvoir m’en empêcher : ma chère bonne, voilà qui est bien faible, mais pour moi je ne saurais être forte contre une tendresse si juste et si naturelle. Je ne sais en quelle disposition vous serez en lisant cette lettre ; le hasard fera qu’elle viendra mal à propos, et qu’elle ne sera peut-être pas lue de la manière qu’elle est écrite ; à cela, je ne sais point de remède ; elle sert toujours à me soulager présentement : c’est au moins ce que je lui demande ; l’état où ce lieu m’a mise est une chose incroyable. Je vous prie de ne point parler de mes faiblesses ; mais vous devez les aimer et respecter mes larmes, puisqu’elles viennent d’un cœur tout à vous1.
Lamentation sur ses arbres abattus
À madame de Grignan §
Je fus hier au Buron2, j’en revins le soir ; je pensai pleurer en voyant la dégradation de cette terre : il y avait les plus vieux bois du monde ; mon fils, dans son dernier voyage, y a fait donner les derniers coups de cognée. Il a encore voulu vendre un petit bouquet qui faisait une assez grande beauté3 ; tout cela est pitoyable. Il en a rapporté quatre cents pistoles dont il n’eut pas un sou un mois après. Il est impossible de comprendre ce qu’il fait, ni ce que son voyage de Bretagne lui a coûté, quoi qu’il eût renvoyé ses laquais et son cocher à Paris, et qu’il n’eût que le seul Larmechin dans cette ville où il fut deux mois. Il trouve l’invention de dépenser sans paraître, de perdre sans jouer, et de payer sans s’acquitter. Toujours une soif et un besoin d’argent, en paix comme en guerre ! c’est un abîme de je ne sais pas quoi ; car il n’a aucune fantaisie, mais sa main est un creuset où l’argent se fond. Ma fille, il faut que vous essuyiez tout ceci. Toutes ces dryades affligées que je vis hier, tous ces vieux sylvains qui ne savent plus {p. 80}où se retirer, tous ces anciens corbeaux établis depuis deux cents ans dans l’horreur de ces bois, ces chouettes qui, dans cette obscurité, annonçaient, par leurs funestes cris, les malheurs de tous les hommes : tout cela me fit hier des plaintes qui me touchèrent sensiblement le cœur ; et que sait-on même si plusieurs de ces vieux chênes n’ont point parlé, comme celui où était Clorinde1 ? Ce lieu était un luogo d’incanto2 s’il en fut jamais…
Je suis ravie de m’en aller dans mes bois ; j’espère au moins en trouver aux Rochers qui ne sont point abattus3.
Reproches et pardon
Au comte de Bussy 4 §
Je veux commencer à répondre en deux mots à votre lettre, et puis notre procès sera fini.
Vous m’attaquez doucement, monsieur le comte5, et me reprochez finement que je ne fais pas grand cas des malheureux, mais qu’en récompense6 je battrai des mains {p. 81}pour votre retour ; en un mot, que je hurle avec les loups, et que je suis d’assez bonne compagnie pour ne pas dédire1 ceux qui blâment les absents.
Je vois bien que vous êtes mal instruit des nouvelles de ce pays-ci, mon cousin ; apprenez donc de moi que ce n’est pas la mode de m’accuser de foiblesse pour mes amis2. J’en ai beaucoup d’autres, comme dit madame de Bouillon3, mais je n’ai pas celle-là ; cette pensée n’est que dans votre tête, et j’ai fait ici mes preuves de générosité sur le sujet des disgraciés4, qui m’ont mise en honneur dans beaucoup de bons lieux, que je vous dirois bien si je voulois. Je ne crois donc pas mériter ce reproche, et il faut que vous rayiez cet article sur le mémoire de mes défauts. Mais venons à vous.
Nous sommes proches et de même sang5 ; nous nous plaisons, nous nous aimons, nous prenons intérêt dans nos fortunes. Vous me parlez de vous avancer de l’argent sur les dix mille écus que vous aurez à toucher dans la succession de M. de Châlons6 : vous dites que je vous l’ai refusé, et moi je dis que je vous l’ai prêté ; car vous savez fort bien, et notre ami Corbinelli7 en est témoin, que mon cœur le voulut d’abord, et que, lorsque nous cherchions quelques formalités pour avoir le consentement de Neuchèse8, afin d’entrer en votre place pour être payé9, l’impatience vous prit. Alors m’étant trouvée par malheur assez imparfaite de corps et d’esprit pour vous donner sujet de faire un fort joli portrait de moi, vous le fîtes et vous préférâtes à notre ancienne amitié, à notre nom et à la justice même, le plaisir d’être loué de votre ouvrage. Vous savez qu’une {p. 82}dame de vos amies vous obligea généreusement de le brûler ; elle crut que vous l’aviez fait, je le crus aussi ; et quelque temps après, ayant su que vous aviez fait des merveilles sur le sujet de M. Fouquet et le mien, cette conduite acheva de me faire revenir ; je me raccommodai avec vous à mon retour de Bretagne ; mais avec quelle sincérité ! Vous le savez. Vous savez encore notre voyage de Bourgogne, et avec quelle franchise je vous redonnai toute la part que vous aviez jamais eue dans mon amitié : je revins entêtée de votre société. Il y eut des gens qui me dirent en ce temps-là : « J’ai vu votre portrait entre les mains de madame de la Baume1, je l’ai vu. » Je ne répondis que par un sourire dédaigneux, ayant pitié de ceux qui s’amusoient à croire à leurs yeux2. « Je l’ai vu, me dit-on encore au bout de huit jours » ; et moi de sourire encore. Je le dis en riant à Corbinelli ; il reprit le même souris moqueur qui m’avoit déjà servi en deux occasions, et je demeurai cinq ou six mois de cette sorte, faisant pitié à ceux dont je m’étois moquée.
Enfin le jour malheureux arriva où je vis moi-même, et de mes propres yeux bigarrés, ce que je n’avois pas voulu croire. Si les cornes me fussent venues à la tête, j’aurois été bien moins étonnée. Je le lus et je le relus, ce cruel portrait ; je l’aurois trouvé très-joli, s’il eût été d’une autre que de moi et d’un autre que de vous : je le trouvai même si bien enchâssé, et tenant si bien sa place dans le livre, que je n’eus pas la consolation de me pouvoir flatter qu’il fût d’un autre que vous. Je le reconnus à plusieurs choses que j’en avois ouï dire, plutôt qu’à la peinture de mes sentiments, que je méconnus entièrement. Enfin, je vous vis au Palais-Royal, où je vous dis que ce livre couroit ; vous voulûtes me conter qu’il falloit qu’on eût fait ce portrait de mémoire, et qu’on l’avoit mis là : je ne vous crus point du tout. Je me ressouvins alors des avis qu’on m’avoit donnés, et dont je m’étois moquée. Je trouvai que la place où étoit ce portrait étoit si juste, que l’amour paternel vous avoit empêché de vouloir défigurer {p. 83}cet ouvrage en l’ôtant d’un lieu où il tenoit si bien son coin. Je vis que vous vous étiez moqué et de madame de Montglas et de moi, que j’avois été votre dupe, que vous aviez abusé de ma simplicité, et que vous aviez eu sujet de me trouver bien innocente, en voyant le retour de mon cœur pour vous, et sachant que le vôtre me trahissoit. Vous sâvez la suite.
Être dans les mains de tout le monde ; se trouver imprimée ; être le livre de divertissement de toutes les provinces, où ces choses-là font un tort irréparable, se rencontrer dans les bibliothèques, et recevoir cette douleur, par qui ? Je ne veux point vous étaler davantage toutes mes raisons ; vous avez bien de l’esprit : je suis assurée que si vous voulez faire un quart d’heure de réflexion, vous les verrez et vous les sentirez comme moi. Cependant que fais-je, quand vous êtes arrêté ? Avec la douleur dans l’âme, je vous fais faire des compliments, je plains votre malheur, j’en parle même dans le monde, et je dis assez librement mon avis sur le procédé de madame de la Baume, pour en être brouillée avec elle. Vous sortez de prison, je vous vais voir plusieurs fois, je vous dis adieu quand je partis pour la Bretagne ; je vous ai écrit, depuis que vous êtes chez vous, d’un style assez libre et sans rancune ; et enfin je vous écris encore, quand madame d’Époisses me dit que vous vous êtes cassé la tête1.
Voilà ce que je voulois vous dire une fois en ma vie, en vous conjurant d’ôter de votre esprit que ce soit moi qui aie tort. Gardez ma lettre, et la relisez, si jamais la fantaisie vous prenait de le croire, et soyez juste là-dessus, comme si vous jugiez d’une chose qui se fût passée entre deux autres personnes ; que votre intérêt ne vous fasse pas voir ce qui n’est pas : avouez que vous avez cruellement offensé l’amitié qui étoit entre nous, et je suis désarmée. Mais de croire que si vous répondez je puisse jamais me taire, vous auriez tort, car ce m’est une chose impossible. Je verbaliserai toujours ; au lieu d’écrire en deux mots, comme je vous l’avois promis, j’écrirai en deux mille ; et enfin j’en ferai tant, par des lettres d’une longueur cruelle et d’un ennui mortel, que je vous obligerai, malgré vous, à me demander pardon, c’est-à-dire à me demander la vie. Faites-le donc de bonne grâce.
{p. 84}Au reste, j’ai senti votre saignée ; n’étoit-ce pas le 17 de ce mois ? Justement : elle me fit tous les biens du monde, et je vous en remercie. Je suis si difficile à saigner, que c’est charité à vous de donner votre bras au lieu du mien.
Pour cette sollicitation, envoyez-moi votre homme d’affaires avec un placet, et je le ferai donner par une amie à M. Didé ; car, pour moi, je ne le connois point ; et j’irai même avec cette amie. Vous pouvez vous assurer que si je pouvois vous rendre service, je le ferois, et de bon cœur et de bonne grâce. Je ne vous dis point l’intérêt extrême que j’ai toujours pris à votre fortune : vous croiriez que ce seroit le rabutinage qui en seroit la cause ; mais non, c’étoit vous ; c’est vous encore qui m’avez causé des afflictions tristes et amères, en voyant ces trois nouveaux maréchaux de France1. Madame de Villars, qu’on alloit voir, me mettoit devant les yeux les visites qu’on m’auroit rendues en pareille occasion, si vous aviez voulu.
Je vous remercie de vos lettres au roi, mon cousin ; elles me feroient plaisir à lire d’un inconnu, elles m’attendrissent ; il me semble qu’elles devroient faire cet effet-là sur notre maître : il est vrai qu’il ne s’appelle pas Rabutin comme moi.
La plus jolie fille de France vous fait des compliments ; ce nom me paraît assez agréable ; je suis pourtant lasse d’en faire les honneurs2.
Mort de turenne
À sa fille §
Si l’on pouvoit écrire tous les jours, je m’en accommoderois fort bien ; je trouve même quelquefois le moyen de le faire, quoique mes lettres ne partent pas ; mais le plaisir d’écrire est uniquement pour vous ; car à tout le reste du {p. 85}monde on voudroit avoir écrit, et c’est parce qu’on le doit. Vraiment, ma fille, je m’en vais bien encore vous parler de M. de Turenne. Madame d’Elbeuf1, qui demeure pour quelques jours chez le cardinal de Bouillon, me pria hier de dîner avec eux deux, pour parler de leur affliction ; madame de la Fayette y vint : nous fîmes bien précisément ce que nous avions résolu ; les yeux ne nous séchèrent pas. Madame d’Elbeuf avait un portrait divinement bien fait de ce héros, dont tout le train2 était arrivé à onze heures. Tous ces pauvres gens étoient en larmes, et déjà tout habillés de deuil. Il vint trois gentilshommes, qui pensèrent mourir en voyant ce portrait : c’étoient des cris qui faisaient fendre le cœur ; ils ne pouvaient prononcer une parole ; ses valets de chambre, ses laquais, ses pages, ses trompettes, tout était fondu en larmes et faisoit fondre les autres. Le premier qui fut en état de parler répondit à nos tristes questions : nous fîmes raconter sa mort. Il voulait se confesser, en se cachotant ; il avoit donné ses ordres pour le soir, et devoit communier le lendemain dimanche, qui étoit le jour qu’il croyoit donner la bataille3.
Il monta à cheval le samedi à deux heures, après avoir mangé, et, comme il avait bien des gens avec lui, il les laissa tous à trente pas de la hauteur où il vouloit aller, et dit au petit d’Elbeuf : « Mon neveu, demeurez là : vous ne faites que tourner autour de moi, vous me feriez reconnoître. » M. d’Hamilton, qui se trouva près de l’endroit où il alloit, lui dit : « Monsieur, venez par ici ; on tire du côté où vous allez. — Monsieur, lui dit-il, vous avez raison ; je ne veux point du tout être tué aujourd’hui, cela sera le mieux du monde. » Il eut à peine tourné son cheval qu’il aperçut Saint-Hilaire, le chapeau à la main, qui lui dit : « Monsieur, jetez les yeux sur cette batterie que je viens de faire placer là4. » M. de Turenne revint, et dans l’instant, {p. 86}sans être arrêté, il eut le bras et le corps fracassés du même coup qui emporta le bras et la main qui tenoient le chapeau de Saint-Hilaire. Ce gentilhomme, qui le regardoit toujours, ne le voit pas tomber ; le cheval l’emporte où il avoit laissé le petit d’Elbeuf ; il n’étoit point encore tombé, mais il étoit penché le nez sur l’arçon. Dans ce moment, le cheval s’arrête, le héros tombe entre les bras de ses gens ; il ouvre deux fois de grands yeux et la bouche, et demeure tranquille pour jamais : songez qu’il étoit mort, et qu’il avoit une partie du cœur emportée.
On crie, on pleure ; M. d’Hamilton fait cesser ce bruit, et ôter le petit d’Elbeuf, qui s’étoit jeté sur le corps, qui ne vouloit pas le quitter, et se pâmoit de crier. On couvre le corps d’un manteau, on le porte dans une haie, on le garde à petit bruit ; un carrosse vient, on l’emporte dans sa tente. Ce fut là où M. de Lorges, M. de Roye et beaucoup d’autres pensèrent mourir de douleur ; mais il fallut se faire violence, et songer aux grandes affaires qu’on avoit sur les bras. On lui a fait un service militaire dans le camp, où les larmes et les cris faisoient le véritable deuil ; tous les officiers avoient pourtant des écharpes de crêpe, tous les tambours en étoient couverts, ils ne battoient qu’un coup, les piques traînantes et les mousquets renversés. Mais ces cris de toute une armée ne se peuvent pas représenter sans que l’on en soit tout ému. Ses deux neveux étoient à cette pompe, dans l’état que vous pouvez penser. M. de Roye, tout blessé, s’y fit porter ; car cette messe ne fut dite que quand ils eurent repassé le Rhin. Je pense que le pauvre chevalier de Grignan étoit bien abîmé de douleur.
Quand ce corps a quitté son armée, ç’a été encore une autre désolation ; et, partout où il a passé, on n’entendoit que des clameurs ; mais à Langres ils se sont surpassés : ils allèrent au-devant de lui en habits de deuil, au nombre de plus de deux cents, suivis du peuple, tout le clergé en cérémonie. Il y eut un service solennel dans la ville, et, en un moment, ils se cotisèrent tous pour cette dépense, qui monta à cinq mille francs, parce qu’ils reconduisirent le corps jusqu’à la première ville, et voulurent défrayer tout le {p. 87}train. Que dites-vous de ces marques naturelles d’une affection fondée sur un mérite extraordinaire ? Il arrive à Saint-Denis ce soir ou demain ; tous ses gens l’alloient reprendre à deux lieues d’ici. Il sera dans une chapelle en dépôt ; on lui fera un service à Saint-Denis, en attendant celui de Notre-Dame, qui sera solennel. Voilà quel fut le divertissement que nous eûmes. Nous dînâmes comme vous pouvez penser, et jusqu’à quatre heures nous ne fîmes que soupirer. Le cardinal de Bouillon parla de vous, et répondit que vous n’auriez point évité cette triste partie si vous aviez été ici. Je l’assurai fort de votre douleur. Il vous fera réponse, et à M. de Grignan. Il me pria de vous dire mille amitiés, et la bonne d’Elbeuf, qui perd tout, aussi bien que son fils. Voilà une belle chose de m’être embarquée à vous conter ce que vous saviez déjà ; mais ces originaux m’ont frappée, et j’ai été bien aise de vous faire voir que voilà comme on oublie M. de Turenne en ce pays-ci1.
La mort de Louvois
À M. de Coulanges 2 §
Je suis tellement éperdue de la nouvelle de la mort très-subite de M. de Louvois, que je ne sais pas où commencer pour vous en parler3. Le voilà donc mort, ce grand ministre, cet homme si considérable qui tenait une si grande place, dont le moi, comme dit M. Nicole, était si étendu, qui était le centre de tant de choses : que d’affaires, que de desseins, que de projets, que de secrets, que d’intérêts à démêler, que de guerres commencées, que d’intrigues, que de beaux coups d’échecs à faire et à conduire ! « Ah ! mon Dieu, accordez-moi4 un peu de temps : je voudrais bien donner un échec au duc de Savoie, un mat au prince d’Orange. — Non, non, vous n’aurez pas un seul, un seul moment. » Faut-il raisonner sur cette étrange aventure ? {p. 88}Non, en vérité, il faut faire des réflexions dans son cabinet. Voilà le second ministre1 que vous voyez mourir, depuis que vous êtes à Rome ; rien n’est plus différent que leur mort ; mais rien n’est plus égal que leur fortune, et les cent millions de chaînes qui les attachaient tous deux à la terre.
À propos de ces grands objets qui doivent porter à Dieu, vous vous trouvez embarrassé dans votre religion par ce qui se passe à Rome et au conclave ; mon pauvre cousin, vous vous méprenez. J’ai ouï dire qu’un homme d’un très-bon esprit tira une conséquence toute contraire sur ce qu’il voyait dans cette grande ville, et conclut qu’il fallait que la religion chrétienne fût toute sainte et toute miraculeuse de subsister ainsi par elle-même au milieu de tant de désordres et de profanations. Faites donc comme cet homme, tirez les mêmes conséquences, et songez que cette même ville a été autrefois baignée du sang d’un nombre infini de martyrs ; qu’aux premiers siècles toutes les intrigues du conclave se terminaient à choisir entre les prêtres celui qui paraissait avoir le plus de zèle et de force pour soutenir le martyre ; qu’il y eut trente-sept papes qui le souffrirent l’un après l’autre, sans que la certitude de cette fin leur fît fuir ni refuser cette place où la mort était attachée, et quelle mort ! vous n’avez qu’à lire cette histoire. L’on veut qu’une religion subsistante par un miracle continuel, et dans son établissement, et dans sa durée, ne soit qu’une imagination des hommes ! Les hommes ne pensent point ainsi : lisez saint Augustin dans la Vérité de la Religion ; lisez l’Abbadie2, bien différent de ce grand saint, mais très-digne de lui être comparé, quand il parle de la religion chrétienne (demandez à l’abbé de Polignac s’il estime ce livre) ; ramassez donc toutes ces idées, et ne jugez point si frivolement ; croyez que, quelque manége qu’il y ait dans le conclave, c’est toujours le Saint-Esprit qui fait le pape ; Dieu fait tout, il est le maître de tout, et voici comme nous devrions penser (j’ai lu ceci en bon lieu) : « Quel trouble peut-il arriver à une personne qui sait que Dieu fait tout, et qui aime tout ce que Dieu fait ? » Voilà sur quoi je vous laisse, mon cher cousin.3.
Bossuet
1627-1704 §
[Notice] §
Né à Dijon, dans une ville qui donna saint Bernard à la France, Jacques-Bénigne Bossuet fut promis à l’Église dès le berceau. Écolier extraordinaire, il allait d’instinct vers les intelligences royales, vers les plus divins des poëtes ; Homère et Virgile furent ses maîtres, avant le jour où, la lecture de la Bible déterminant sa vocation, il reconnut en elle le livre par excellence, la source d’où son génie devait découler. On sait les exploits qui signalèrent en lui dès l’abord un des princes de la jeunesse, l’ange de l’école, un de ces élus qui font miracle par un don de nature. Applaudi à l’hôtel de Rambouillet, admiré en Sorbonne par le grand Condé, il n’eut aucune impatience de se produire et, se dérobant aux tentations de la faveur mondaine, préféra s’aguerrir dans l’obscurité d’une retraite féconde. Archidiacre de Metz, il se prépara pendant sept années (1652-1659), dans l’ombre du sanctuaire, aux triomphes que lui réservait l’avenir.
C’est de cette époque que date son essor. Familiarité hardie, pathétique ingénu, poésie de l’expression, brusques saillies d’imagination, élans impétueux, je ne sais quoi de vif, d’étrange, de soudain ; tel est le caractère de ses premiers sermons : ils ont le feu de la jeunesse, et une grâce de nouveauté qui ravit. Il deviendra plus égal, plus châtié, plus maître de lui ; mais jamais souffle plus inspiré ne l’animera.
Ce fut en 1659, à l’âge de trente-deux ans, qu’il entra dans la sphère du règne mémorable dont il devait être le docteur, l’arbitre et l’oracle. Le carême du Louvre inaugura ces trente années, pendant lesquelles il se soutint dans la perfection par des coups d’éclat où son génie se renouvela sans cesse. Une sorte d’harmonie préétablie semblait exister entre le souverain et son prélat de prédilection. Ils se reconnurent comme étant faits l’un pour l’autre. Dès lors, Bossuet devint l’âme de son siècle, et mérita ce titre de Père de l’Église que La Bruyère lui décerna de son vivant. Théologien, philosophe, historien, polémiste, orateur, il est supérieur à toutes les louanges, et plus on étudie ses œuvres, plus on y découvre de profondeur : c’est, comme la nature, une matière infinie de contemplation.
Nulle parole humaine n’eut plus d’autorité. C’est que sa vie et ses discours se
confondent : l’une ajoute aux autres la force des exemples. Tous ses écrits furent des actes
par lesquels il se dévouait à l’exercice d’une fonction, à l’accomplissement d’un devoir.
Jamais il n’eut souci de l’éloge. Édifier, éclairer, diriger les âmes fut son unique {p. 90}ambition, et c’est de lui qu’on peut dire : « Il ne se sert de
la parole que pour la pensée, et de la pensée que pour la vérité et la vertu. »
Dans
cette éloquence si saine, si substantielle et si forte, on voit rayonner la beauté morale
d’un caractère. Charmés par sa simplicité, transportés par ses accents sublimes, étonnés par
ses hardiesses, nous aimons en même temps sa candeur, sa modération, sa droiture, sa bonté,
sa raison et son bon sens. L’homme est égal à l’écrivain, et sa gloire si pure doit rester
toujours une des religions de la France.
Éloquence de saint Paul 1 §
N’attendez pas de l’Apôtre ni qu’il vienne flatter les oreilles par des cadences harmonieuses, ni qu’il veuille charmer les esprits par de vaines curiosités. Saint Paul rejette tous les artifices de la rhétorique. Son discours, bien loin de couler avec cette douceur agréable, avec cette égalité tempérée que nous admirons dans les orateurs, paraît inégal ou sans suite à ceux qui ne l’ont pas assez pénétré ; et les délicats de la terre, qui ont, disent-ils, les oreilles fines, sont offensés de la dureté de son style irrégulier. Pourtant, mes frères, n’en rougissons pas. Le discours de l’Apôtre est simple, mais ses pensées sont toutes divines. S’il ignore la rhétorique, s’il méprise la philosophie, Jésus-Christ lui tient lieu de tout ; et son nom qu’il a toujours à la bouche, ses mystères qu’il traite si divinement, rendront sa simplicité toute-puissante. Il ira, cet ignorant dans l’art de bien dire, avec cette locution2 rude, avec cette phrase qui sent l’étranger, il ira en cette Grèce polie, la mère des philosophes et des orateurs, et, malgré la résistance du monde, il y établira plus d’églises que Platon n’y a gagné de disciples par cette éloquence qu’on a crue divine. Il prêchera Jésus dans Athènes, et le plus savant de ses sénateurs passera de l’aréopage en l’école de ce barbare. Il poussera encore plus loin ses conquêtes ; il abattra aux pieds du Sauveur la majesté des faisceaux romains en la personne du proconsul, et il fera trembler dans leurs tribunaux les juges devant lesquels on le cite. Rome même entendra sa voix ; et un jour cette ville maîtresse se tiendra bien plus honorée d’une lettre du style de Paul, adressée à {p. 91}ses concitoyens, que de tant de fameuses harangues qu’elle a entendues de son Cicéron.
Et d’où vient cela, chrétiens ? C’est que Paul a des moyens pour persuader que la Grèce n’enseigne pas, et que Rome n’a pas appris. Une puissance surnaturelle, qui se plaît à relever ce que les superbes méprisent, s’est répandue et mêlée dans l’auguste simplicité de ses paroles. De là vient que nous admirons dans ses admirables Épîtres une certaine vertu plus qu’humaine, qui persuade contre les règles, ou plutôt qui ne persuade pas tant qu’elle captive les entendements ; qui ne flatte pas les oreilles, mais qui porte ses coups droit au cœur. De même qu’on voit un grand fleuve qui retient encore, coulant dans la plaine, cette force violente et impétueuse qu’il avait acquise aux montagnes d’où il tire son origine : ainsi cette vertu céleste qui est contenue dans les écrits de saint Paul, conserve sous la simplicité du style toute la vigueur qu’elle apporte du ciel, d’où elle descend.
C’est par cette vertu divine que la simplicité de l’Apôtre a assujetti toutes choses. Elle a renversé les idoles, établi la croix de Jésus, persuadé à un million d’hommes de mourir pour en défendre la gloire ; enfin, dans ses admirables Épîtres, elle a expliqué de si grands secrets, qu’on a vu les plus sublimes esprits, après s’être exercés longtemps dans les plus hautes spéculations où pouvait aller la philosophie, descendre de cette vaine hauteur, où ils se croyaient élevés, pour apprendre à bégayer humblement dans l’école de Jésus-Christ, sous la discipline de Paul.
Aimons donc, aimons, chrétiens, la simplicité de Jésus, aimons l’Évangile avec sa bassesse,
aimons Paul dans son style rude, et profitons d’un si grand exemple. Ne regardons pas les
prédications comme un divertissement de l’esprit ; n’exigeons pas des prédicateurs les
agréments de la rhétorique, mais la doctrine des Écritures. Que si notre délicatesse, si
notre dégoût les contraint à chercher des ornements étrangers, pour nous attirer par quelque
moyen à l’Évangile du Sauveur Jésus, distinguons l’assaisonnement de la nourriture solide. Au
milieu des discours qui plaisent, ne jugeons rien de digne de nous que les enseignements qui
édifient ; et accoutumons-nous tellement à aimer Jésus-Christ tout seul dans la pureté
naturelle de ses vérités toutes saintes, que nous voyions encore régner dans l’Église cette
première simplicité, qui a fait dire au divin {p. 92}Apôtre : Quum infirmor, tunc potens sum : « Je suis puissant parce que je suis
faible »
; mes discours sont forts, parce qu’ils sont simples ; c’est leur
simplicité innocente qui a confondu la sagesse humaine.
La jeunesse 1 §
Vous dirai-je en ce lieu ce que c’est qu’un jeune homme de vingt-deux ans ? Quelle ardeur,
quelle impatience, quelle impétuosité de désirs ! Cette force, cette vigueur, ce sang chaud
et bouillant, semblable à un vin fumeux2, ne leur permet rien de rassis ni de modéré. Dans les âges
suivants, on commence à prendre son pli, les passions s’appliquent à quelques objets, et
alors celle qui domine ralentit du moins la fureur des autres : au lieu que cette verte
jeunesse, n’ayant encore rien de fixe ni d’arrêté, en cela même qu’elle n’a point de passion
dominante par-dessus les autres, elle3 est emportée, elle est agitée tour à tour de toutes
les tempêtes des passions, avec une incroyable violence. Là, les folles amours4 ;
là, le luxe, l’ambition et le vain désir de paraître exercent leur empire sans résistance.
Tout s’y fait par une chaleur inconsidérée ; et comment accoutumer à la règle, à la solitude,
à la discipline, cet âge qui ne se plaît que dans le mouvement et dans le désordre, qui n’est
presque jamais dans une action composée5, « et qui n’a honte que de la modération et de la pudeur : et pudet non esse impudentem ?
»
Certes, quand nous nous voyons penchant sur le retour de notre âge, que nous comptons déjà une longue suite de nos ans écoulés, que nos forces se diminuent6, et que le passé occupant la partie la plus considérable de notre vie, nous ne tenons plus au monde que par un avenir incertain : ah ! le présent ne nous touche plus guère. Mais la jeunesse qui ne songe pas que rien lui soit encore échappé, qui sent sa vigueur entière et présente, ne songe aussi qu’au {p. 93}présent, et y attache toutes ses pensées. Dites-moi, je vous prie, celui qui croit avoir le présent tellement à soi, quand1 est-ce qu’il s’adonnera aux pensées sérieuses de l’avenir ? Quelle apparence2 de quitter le monde, dans un âge où il ne se présente rien que de plaisant3 ? Nous voyons toutes choses selon la disposition où nous sommes : de sorte que la jeunesse, qui semble n’être formée que pour la joie et pour les plaisirs, ah4 ! elle ne trouve rien de fâcheux : tout lui rit, tout lui applaudit. Elle n’a point encore d’expérience des maux du monde, ni des traverses qui nous arrivent : de là vient qu’elle s’imagine qu’il n’y a point de dégoût, de disgrâce pour elle. Comme elle se sent forte et vigoureuse, elle bannit la crainte et tend les voiles de toutes parts à l’espérance qui l’enfle et qui la conduit5.
Vous le savez, fidèles, de toutes les passions la plus charmante6 c’est l’espérance. C’est elle qui nous entretient et qui nous nourrit, qui adoucit toutes les amertumes de la vie ; et souvent nous quitterions des biens effectifs, plutôt que de renoncer à nos espérances. Mais la jeunesse téméraire et mal avisée, qui présume toujours beaucoup, à cause qu’elle a peu expérimenté, ne voyant point de difficulté dans les choses, c’est là7 que l’espérance est la plus véhémente et la plus hardie : si bien que les jeunes gens, enivrés de leurs espérances, croient tenir tout ce qu’ils poursuivent ; toutes leurs imaginations leur paraissent des réalités. Ravis8 d’une certaine douceur de leurs prétentions infinies, ils s’imagineraient perdre infiniment, s’ils se départaient de leurs grands desseins ; surtout les personnes de condition, qui, étant élevées dans un certain esprit de grandeur, et bâtissant toujours sur les honneurs de leur {p. 94}maison et de leurs ancêtres1, se persuadent facilement qu’il n’y a rien à quoi elles ne puissent prétendre.
La Providence régit le monde §
Dieu tient du plus haut des cieux les rênes de tous les royaumes3 ; il a tous les cœurs en sa main : tantôt il retient les passions, tantôt il leur lâche la bride, et par là il remue tout le genre humain. Veut-il faire des conquérants4 ? il fait marcher l’épouvante devant eux, et il inspire à eux et à leurs soldats une hardiesse invincible. Veut-il faire des législateurs ? il leur envoie son esprit de sagesse et de prévoyance ; il leur fait prévenir les maux qui menacent les États, et poser les fondements de la tranquillité publique. Il connaît la sagesse humaine toujours courte par quelque endroit : il l’éclaire, il étend ses vues, et puis il l’abandonne à ses ignorances5 ; il l’aveugle, il la précipite, il la confond par elle-même : elle s’enveloppe, elle s’embarrasse dans ses propres subtilités, et ses précautions lui sont un piége.
Dieu exerce par ce moyen ses redoutables jugements, selon les règles de sa justice, toujours infaillible ; c’est lui qui prépare les effets dans les causes les plus éloignées, et qui frappe ces grands coups dont le contre-coup porte si loin : quand il veut lâcher6 le dernier et renverser les empires, tout est faible et irrégulier dans les conseils. L’Égypte, autrefois si sage, marche enivrée, étourdie et chancelante, parce que le Seigneur a répandu l’esprit de vertige dans ses conseils7 ; elle ne sait plus ce qu’elle fait, elle est perdue.
{p. 95}Mais que les hommes ne s’y trompent pas : Dieu redresse quand il lui plaît le sens égaré ; et celui qui insultait à l’aveuglement des autres tombe lui-même dans des ténèbres plus épaisses, sans qu’il faille souvent autre chose pour lui renverser le sens que ses longues prospérités.
C’est ainsi que Dieu règne sur tous les peuples. Ne parlons plus de hasard ni de fortune, ou parlons-en seulement comme d’un nom dont nous couvrons notre ignorance. Ce qui est hasard, à l’égard de nos conseils1 incertains, est un dessein concerté dans un conseil plus haut, c’est-à-dire dans ce conseil éternel qui renferme toutes les causes et tous les effets dans un même ordre. De cette sorte, tout concourt à la même fin ; et c’est faute d’entendre le tout, que nous trouvons du hasard ou de l’irrégularité dans les rencontres particulières2.
Par là se vérifie ce que dit l’Apôtre : « Que Dieu est heureux et le seul puissant,
Roi des rois et Seigneur des seigneurs »
; heureux, dont le repos est inaltérable,
qui voit tout changer sans changer lui-même, et qui fait tous les changements par un conseil
immuable ; qui donne et qui ôte la puissance ; qui la transporte d’un homme à un autre, d’une
maison à une autre, d’un peuple à un autre, pour montrer qu’ils ne l’ont tous que par
emprunt, et qu’il est le seul en qui elle réside naturellement.
C’est pourquoi tous ceux qui gouvernent se sentent assujettis à une force majeure : ils font plus ou moins qu’ils ne pensent, et leurs conseils n’ont jamais manqué d’avoir des effets imprévus ; ni ils ne sont maîtres des dispositions que les siècles passés ont mises dans leurs affaires, ni ils ne peuvent prévoir le cours que prendra l’avenir, loin qu’ils le puissent forcer. Celui-là seul tient tout en sa main, qui sait le nom de ce qui est et de ce qui n’est pas encore3, qui préside à tous les temps et prévient tous les conseils.
Alexandre ne croyait pas travailler pour ses capitaines, ni ruiner sa maison par ses conquêtes. Quand Brutus inspirait au peuple romain un amour immense de la liberté, {p. 96}il ne songeait pas qu’il jetait dans les esprits le principe de cette licence effrénée par laquelle la tyrannie qu’il voulait détruire devait être un jour rétablie plus dure que sous les Tarquins. Quand les Césars flattaient les soldats, ils n’avaient pas dessein de donner des maîtres à leurs successeurs et à l’empire.
En un mot, il n’y a point de puissance humaine qui ne serve malgré elle à d’autres desseins que les siens : Dieu seul sait tout réduire à sa volonté. C’est pourquoi tout est surprenant, à ne regarder que les causes particulières ; et néanmoins tout s’avance avec une suite réglée1.
Acte de foi §
Vous êtes tout-puissant, ô Dieu de gloire ! J’adore votre immense et volontaire libéralité.
Je passe tous les siècles et toutes les évolutions ou révolutions de la nature : je vous
regarde comme vous étiez avant tout commencement et de toute éternité, c’est-à-dire que je
vous regarde comme vous êtes, car vous êtes ce que vous étiez ; la créature a changé, mais
vous, Seigneur, vous êtes toujours ce que vous êtes. Je laisse donc toute créature, et je
vous regarde comme étant seul avant tous les siècles. O la belle et riche aumône1 que vous avez faite en créant le monde ! Que la terre était pauvre
sous les eaux, et qu’elle était vide dans sa sécheresse avant que vous en eussiez fait germer
les plantes avec tant de fruits et de vertus différentes, avant la naissance des forêts,
avant que vous l’eussiez comme tapissée d’herbes et de fleurs, et avant encore que vous
l’eussiez couverte de tant d’animaux2 ! Que la mer était pauvre dans la vaste
amplitude de son sein, avant qu’elle eût été faite la retraite de tant de poissons ! Et qu’y
avait-il de moins animé et de plus vide que l’air, avant que vous y eussiez répandu tant de
volatiles ? Mais combien le ciel même était-il pauvre, avant que vous l’eussiez semé
d’étoiles, et que vous y eussiez allumé le soleil pour présider au jour, et la lune pour
présider à la nuit ! Que toute la masse de l’univers était informe, et que le chaos en était
affreux et pauvre lorsque la lumière lui manquait ! Avant tout cela, que le néant était
pauvre, puisque ce n’était qu’un pur néant ! Mais vous, Seigneur, qui étiez et qui portiez
tout en votre puissance, « vous n’avez fait qu’ouvrir votre main, et vous avez rempli
de bénédictions3 »
le ciel et la terre.
O Dieu, que mon âme est pauvre ! C’est un vrai néant d’où vous tirez peu à peu le bien que
vous voulez y répandre ; ce n’est qu’un chaos avant que vous ayez commencé à en débrouiller
toutes les pensées. Quand vous commencez par la foi à y faire poindre la lumière, qu’elle est
encore imparfaite, jusqu’à ce que vous l’ayez formée par la {p. 98}charité,
et que vous, qui êtes le vrai soleil de justice, aussi ardent que lumineux, vous m’ayez
embrasé de votre amour ! O Dieu ! soyez loué à jamais par vos propres œuvres. Ce n’est pas
assez de m’avoir illuminé une fois ; sans votre secours, je retombe dans mes premières
ténèbres. Car le soleil même est toujours nécessaire à l’air qu’il éclaire, afin qu’il
demeure toujours éclairé ; combien plus ai-je besoin que vous ne cessiez de m’illuminer, et
que vous disiez toujours : « Que la lumière soit faite ! »
L’âme humaine §
Je me suis levé pendant la nuit avec David, « pour voir vos cieux qui sont les
ouvrages de vos doigts, la lune et les étoiles que vous avez fondées1 »
. Qu’ai-je
vu, ô Seigneur, et quelle admirable image des effets de votre lumière infinie ! Le soleil
s’avançait, et son approche se faisait connaître par une céleste blancheur qui se répandait
de tous côtés ; les étoiles étaient disparues, et la lune s’était levée avec son croissant,
d’un argent si beau et si vif, que les yeux en étaient charmés2. Elle semblait vouloir honorer le soleil, en paraissant claire et illuminée
par le côté qu’elle tournait vers lui ; tout le reste était obscur et ténébreux, et un petit
demi-cercle recevait seulement dans cet endroit-là un ravissant éclat par les rayons du
soleil, comme du père de la lumière. Quand il la voit de ce côté, elle reçoit une teinte de
lumière ; plus il la voit, plus sa lumière s’accroît. Quand il la voit tout entière, elle est
dans son plein ; et plus elle a de lumière, plus elle fait honneur à celui d’où elle lui
vient. Mais voici un nouvel hommage qu’elle rend à son céleste illuminateur. À mesure qu’il
approchait, je la voyais disparaître ; le faible croissant diminuait peu à peu ; et quand le
soleil se fut montré tout entier, sa pâle et débile lumière, s’évanouissant, se perdit dans
celle du grand astre qui paraissait, dans laquelle elle fut comme absorbée. On voyait bien
qu’elle ne pouvait avoir perdu sa lumière par l’approche du soleil qui l’éclairait ; mais un
petit astre cédait au grand, une petite lumière se confondait avec la {p. 99}grande ; et la place du croissant ne parut plus dans le ciel, où il tenait auparavant un si
beau rang parmi les étoiles.
Mon Dieu, lumière éternelle, c’est la figure de ce qui arrive à mon âme, quand vous
l’éclairez. Elle n’est illuminée que du côté que vous la voyez ; partout où vos rayons ne
pénètrent pas, ce n’est que ténèbres, et quand ils se retirent tout à fait, l’obscurité et la
défaillance sont entières. Que faut-il donc que je fasse, ô mon Dieu, sinon de reconnaître de
vous toute la lumière que je reçois ? Si vous détournez votre face, une nuit affreuse nous
enveloppe, et vous seul êtes la lumière de notre vie. « Le Seigneur est ma lumière et
mon salut, qui craindrai-je ? Le Seigneur est le protecteur de ma vie, de qui aurai-je
peur1 ? »
Nous sommes de ceux à qui l’Apôtre a écrit : « Vous avez été
autrefois ténèbres, mais maintenant vous êtes lumière en Notre-Seigneur2 »
; comme s’il eût dit : « Si vous étiez par vous-mêmes lumineux,
pleins de sainteté, de vérité et de vertu, et si vous étiez vous-mêmes votre lumière, vous
n’auriez jamais été dans les ténèbres, et la lumière ne vous aurait jamais quittés. Mais
maintenant vous reconnaissez, par tous vos égarements, que vous ne pouvez être éclairés que
par une lumière qui vous vienne du dehors et d’en haut ; et si vous êtes lumière, c’est
seulement en Notre-Seigneur. »
L’honneur du monde §
Aujourd’hui que notre monarque fait son entrée dans Jérusalem, au milieu des applaudissements de tout le peuple, je me sens fortement pressé, chrétiens, de mettre aux pieds de notre Sauveur quelqu’un de ses ennemis capitaux, pour honorer tout ensemble et son triomphe et sa croix. Je n’ai pas de peine à choisir celui qui doit servir à ce spectacle ; et le mystère d’ignominie que nous commençons de célébrer, et cette magnificence d’un jour que nous verrons tout d’un coup changée en un mépris si outrageux, me persuadent facilement que ce doit être l’honneur du monde.
{p. 100}L’honneur du monde, mes frères, c’est cette grande statue que Nabuchodonosor veut que l’on adore. Elle est d’une hauteur prodigieuse1, parce que rien ne paraît plus élevé ; elle est toute d’or2, parce que rien ne semble ni plus riche ni plus précieux. Toutes les langues et tous les peuples l’adorent3 ; tout le monde lui sacrifie : et ces fifres, et ces trompettes, et ces hautbois, et ces tambours qui résonnent autour de la statue, n’est-ce pas le bruit de la renommée ? ne sont-ce pas là les applaudissements et les cris de joie qui composent ce que les hommes appellent la gloire ? C’est donc, messieurs, cette grande et superbe idole que je veux abattre aujourd’hui aux pieds du Sauveur. Je ne me contente pas, chrétiens, de lui refuser de l’encens avec les trois enfants de Babylone, ni de lui dénier l’adoration que tous les peuples lui rendent : je veux faire tomber sur cette idole le foudre de la vérité évangélique ; je veux l’abattre tout de son long devant la croix de mon Sauveur ; je veux la briser et la mettre en pièces, et en faire un sacrifice à Jésus-Christ crucifié, avec le secours de sa grâce.
Parais donc ici, ô honneur du monde, vain fantôme des ambitieux et chimère des esprits superbes ; je t’appelle à un tribunal où ta condamnation est inévitable. Ce n’est pas devant les Césars et les princes, ce n’est pas devant les héros et les capitaines que je t’oblige de comparaître ; comme ils ont tous été tes adorateurs, ils prononceraient à ton avantage. Je t’appelle à un jugement où préside un Roi couronné d’épines, que l’on a revêtu de pourpre pour le tourner en ridicule, que l’on a attaché à une croix pour en faire un spectacle d’ignominie : c’est à ce tribunal que je te défère ; c’est devant ce Roi que je t’accuse4.
Les mots et les choses §
Cet homme s’est enrichi par des concussions épouvantables, et il vit dans une avarice sordide ; tout le monde le {p. 101}méprise, mais il tient bonne table à la ville et à la campagne ; cela paraît libéralité : c’est un fort honnête homme ; il fait belle dépense du bien d’autrui. Et vous, vous vous vengez par un assassinat ; c’est une action indigne et honteuse, mais ç’a été par un beau combat1 ; quoique les lois vous condamnent, quoique l’Église vous excommunie, il y a quelque montre de courage ; le monde vous applaudit et vous couronne, malgré les lois et l’Église. Enfin y a-t-il aucun vice que l’honneur du monde ne mette en crédit, si peu qu’il ait de soin de se contrefaire ? L’impudicité même, c’est-à-dire l’infamie et la honte même, que l’on appelle brutalité quand elle court ouvertement à la débauche, si peu qu’elle s’étudie à se ménager, à se couvrir des belles couleurs de fidélité, de discrétion, de douceur, de persévérance, ne va-t-elle pas la tête levée ? ne semble-t-elle pas digne des héros ? ne perd-elle pas son nom pour s’appeler politesse2 et galanterie ? Eh quoi ! cette légère teinture a imposé si facilement aux yeux des hommes ? ne fallait-il que ce peu de mélange pour faire changer de nom aux choses, et mériter de l’honneur à ce qui est en effet si digne d’opprobre ? Non, il n’en faut pas davantage : je m’en étonnais au commencement, mais ma surprise est bientôt cessée, après que j’ai eu médité que ceux qui ne se connaissent point en pierreries sont trompés par le moindre éclat, et que le monde se connaît si peu en vertu, que la moindre apparence éblouit sa vue ; de sorte qu’il n’est rien de si aisé à l’honneur du monde que de donner du crédit au vice.
Cependant le pécheur triomphe à son aise, et jouit de la réputation publique. Que s’il est troublé en sa conscience et se dénie à lui-même l’honneur que tout le monde lui donne à l’envi, voici un prompt remède à ce mal. Accourez ici, troupe de flatteurs, venez en foule à sa table, venez faire retentir à ses oreilles le bruit de sa réputation si bien établie : voici le dernier effort de l’honneur pour donner du crédit au vice. Après avoir trompé tout le monde, il faut que le pécheur s’admire lui-même ; car ces flatteurs industrieux, âmes vénales et prostituées, savent qu’il y a en lui un flatteur secret qui ne cesse de lui applaudir au dedans ; ces flatteurs qui sont au dehors s’accordent avec {p. 102}celui qui parle au dedans, et qui a le secret de se faire entendre à toute heure : ils étudient ses sentiments, et le prennent si dextrement par son faible, qu’ils le font demeurer d’accord de tout ce qu’ils disent. Ce pécheur ne se regarde plus dans sa conscience, où il voit trop clairement sa laideur : il n’aime que ce miroir qui le flatte ; et, pour parler avec saint Grégoire, « s’oubliant de ce qu’il est en lui-même, il se va chercher dans les discours des autres, et s’imagine être tel que la flatterie le représente1. »
Le pécheur §
Les pécheurs toujours superbes ne peuvent endurer qu’on les reprenne, et c’est pourquoi le grand saint Grégoire les compare à des hérissons. Étant éloigné de cet animal, vous voyez sa tête, ses pieds et son corps ; quand vous approchez pour le prendre, vous ne trouvez plus qu’une boule ; et celui que vous découvriez de loin tout entier, vous le perdez tout à coup, aussitôt que vous le tenez dans vos mains. Il en est ainsi de l’homme pécheur. Vous avez découvert toutes ses menées et démêlé toute son intrigue ; enfin vous avez reconnu tout l’ordre du crime ; vous voyez ses pieds, son corps et sa tête ; aussitôt que vous pensez le convaincre en lui racontant ce détail, par mille adresses il vous retire ses pieds : il couvre {p. 103}soigneusement tous les vestiges de son crime ; il vous cache sa tête : il recèle profondément ses desseins ; il enveloppe son corps, c’est-à-dire toute la suite de son intrigue, dans un tissu artificieux d’une histoire embarrassée et faite à plaisir. Ce que vous pensiez avoir vu si distinctement n’est plus qu’une masse informe et confuse, où il ne paraît ni fin ni commencement ; et cette vérité si bien démêlée est tout à coup disparue parmi ces vaines défaites. Ainsi étant retranché et enveloppé en lui-même, il ne vous présente plus que des piquants ; il s’arme à son tour contre vous, et vous ne pouvez le toucher sans que votre main soit ensanglantée, je veux dire votre honneur blessé par quelque outrage ; le moindre que vous recevrez sera le reproche de vos vains soupçons.
Inquiétude de l’homme §
Que dirai-je maintenant de cette humeur inquiète, curieuse de nouveautés, ennemie du loisir, et impatiente du repos1 ? D’où vient qu’elle ne cesse de nous agiter et de nous ôter notre meilleur bien, en nous engageant d’affaire en affaire, avec un empressement qui ne finit pas ? La nature même nous enseigne que la vie est dans l’action. Mais les mondains, toujours dissipés, ne connaissent pas l’efficace de cette action paisible et intérieure qui occupe l’âme en elle-même ; ils ne croient pas s’exercer s’ils ne s’agitent, ni se mouvoir s’ils ne font du bruit ; de sorte qu’ils mettent la vie dans cette action empressée et tumultueuse ; ils s’abîment dans un commerce éternel d’intrigues et de visites, qui ne leur laisse pas un moment à eux. Ils se sentent eux-mêmes quelquefois pressés, et se plaignent de cette contrainte ; mais, chrétiens, ne les croyez pas : ils se moquent, ils ne savent ce qu’ils veulent. Celui-là qui se plaint qu’il travaille trop, s’il était délivré de cet embarras, ne pourrait souffrir son repos ; maintenant les journées lui semblent trop courtes, et alors son grand loisir lui serait {p. 104}à charge : il aime sa servitude, et ce qui lui pèse lui plaît ; et ce mouvement perpétuel, qui les engage en mille contraintes, ne laisse pas de les satisfaire, par l’image d’une liberté errante. Comme un arbre que le vent semble caresser en se jouant avec ses feuilles et avec ses branches : bien que ce vent ne le flatte qu’en l’agitant, et le jette tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, avec une grande inconstance, vous diriez toutefois que l’arbre s’égaye par la liberté de son mouvement. Ainsi, encore que les hommes du monde n’aient pas de liberté véritable, étant presque toujours contraints de céder au vent qui les pousse, toutefois ils s’imaginent jouir d’un certain air de liberté et de paix, en promenant deçà et delà leurs désirs vagues et incertains1
Voilà, si je ne me trompe, une peinture assez naturelle de la vie du monde et de la vie de la cour. Que faites-vous cependant, grand homme d’affaires, homme qui êtes de tous les secrets, et sans lequel cette grande comédie du monde manquerait d’un personnage nécessaire ; que faites-vous pour la grande affaire, pour l’affaire de l’éternité ?
La fortune §
La fortune, trompeuse en toute autre chose, est du moins sincère en ceci, qu’elle ne nous cache pas ses tromperies ; au contraire, elle les étale dans le plus grand jour, et outre ses légèretés ordinaires, elle se plaît de temps en temps d’étonner le monde par des coups d’une surprise terrible, comme pour rappeler toute sa force en la mémoire des hommes, et de peur qu’ils n’oublient jamais ses inconstances, sa malignité, ses bizarreries. C’est ce qui m’a fait souvent penser que toutes les complaisances de la fortune ne sont pas des faveurs, mais des trahisons ; qu’elle ne nous donne que pour avoir prise sur nous, et que les biens que nous recevons de sa main ne sont pas tant des présents qu’elle nous fait que des gages que nous lui donnons pour être éternellement ses captifs, assujettis au retour fâcheux de sa dure et malicieuse puissance.
{p. 105}Cette vérité, établie sur tant d’expériences convaincantes, devrait détromper les ambitieux de tous les biens de la terre ; et c’est au contraire ce qui les engage. Car au lieu d’aller à un bien solide et éternel sur lequel le hasard ne domine pas, et de mépriser par cette vue la fortune toujours changeante, la persuasion de son inconstance fait qu’on se donne tout à fait à elle pour trouver des appuis contre elle-même ; car écoutez parler ce politique habile et entendu : la fortune l’a élevé bien haut, et dans cette élévation, il se moque des petits esprits qui donnent tout au dehors, et qui se repaissent de titres et d’une belle montre de grandeur. Pour lui, il appuie sa famille sur des fondements plus certains, sur des charges considérables, sur des richesses immenses, qui soutiendront éternellement la fortune de sa maison. Il pense s’être affermi contre toutes sortes d’attaques. Aveugle et malavisé ! comme si ces soutiens magnifiques qu’il cherche contre la puissance de la fortune n’étaient pas encore de son ressort, et pour le moins aussi fragiles que l’édifice même qu’il croit chancelant !
C’est trop parler de la fortune dans la chaire de vérité. Écoute, homme sage, homme
prévoyant, qui étends si loin aux siècles futurs les précautions de ta prudence ; c’est Dieu
même qui te va parler, et qui va confondre tes vaines pensées par la bouche de son prophète
Ézéchiel : « Assur, dit ce saint prophète, s’est élevé comme un grand arbre, comme les
cèdres du Liban : le ciel l’a nourri de sa rosée, la terre l’a engraissé de sa substance ;
les puissances l’ont comblé de leurs bienfaits, et il suçait de son côté le sang du peuple.
C’est pourquoi il s’est élevé, superbe en sa hauteur, beau en sa verdure, étendu en ses
branches, fertile en ses rejetons : les oiseaux faisaient leurs nids sur ses branches ; les
familles de ses domestiques, les peuples se mettaient à couvert sous son ombre1
; un grand nombre de créatures, et les grands et
les petits, étaient attachés à sa fortune : « ni les cèdres ni les pins »
,
c’est-à-dire les plus grands de la cour, ne l’égalaient pas2. « Autant que ce
grand arbre s’était poussé en haut, autant {p. 106}semblait-il avoir jeté
en bas de fortes et profondes racines. »
Voilà une grande fortune, un siècle n’en voit pas beaucoup de semblables ; mais voyez sa
ruine et sa décadence : « Parce qu’il s’est élevé superbement, et qu’il a porté son
faîte jusqu’aux nues, et que son cœur s’est enflé dans sa hauteur : pour cela, dit le
Seigneur, je le couperai par la racine, je l’abattrai d’un grand coup et le porterai par
terre ; il viendra une disgrâce et il ne pourra plus se soutenir. Tous ceux qui se
reposaient sous son ombre se retireront de lui, de peur d’être accablés sous sa ruine.
Cependant il tombera d’une grande chute ; on le verra tout de son long couché sur la
montagne, fardeau inutile de la terre1 »
; ou, s’il se soutient durant
sa vie, il mourra au milieu de ses grands desseins, et laissera à des mineurs des affaires
embrouillées qui ruineront sa famille ; ou Dieu frappera son fils unique, et le fruit de son
travail passera en des mains étrangères ; ou Dieu lui fera succéder un dissipateur qui, se
trouvant tout d’un coup dans de si grands biens dont l’amas ne lui a coûté aucune peine, se
jouera des sueurs d’un homme insensé qui se sera perdu pour le laisser riche ; et devant la
troisième génération, le mauvais ménage et les dettes auront consumé tous ses héritages.
« Les branches de ce grand arbre se verront rompues dans toutes les vallées2 »
; je veux dire, ces terres et ces seigneuries, qu’il
avait ramassées comme une province, avec tant de soin et de travail, se partageront en
plusieurs mains, et tous ceux qui verront ce grand changement diront en levant les épaules et
regardant avec étonnement les restes de cette fortune ruinée : Est-ce là que devait aboutir
toute cette grandeur formidable au monde ? est-ce là ce grand arbre dont l’ombre couvrait
toute la terre ? Il n’en reste plus qu’un tronc inutile. Est-ce là ce fleuve impétueux qui
semblait devoir inonder toute la terre ? Je n’aperçois plus qu’un peu d’écume. O homme, que
penses-tu faire, et pourquoi te travailles-tu vainement ?
— Mais je saurai bien m’affermir et profiter de l’exemple des autres ; j’étudierai le défaut de leur politique et le faible de leur conduite, et c’est là que j’apporterai le {p. 107}remède. — Folle précaution ! car ceux-là ont-ils profité de l’exemple de ceux qui les précèdent ? O homme, ne te trompe pas ; l’avenir a des événements trop bizarres, et les pertes et les ruines entrent par trop d’endroits dans la fortune des hommes pour pouvoir être arrêtées de toutes parts. Tu arrêtes cette eau d’un côté, elle pénètre de l’autre ; elle bouillonne même par-dessous la terre. Vous croyez être bien muni aux environs, le fondement manque par en bas, un coup de foudre frappe par en haut. — Mais je jouirai de mon travail. — Eh quoi ! pour dix ans de vie ! — Mais je regarde ma postérité et mon nom. — Mais peut-être que ta postérité n’en jouira pas. — Mais peut-être aussi qu’elle en jouira. — Et tant de sueurs, et tant de travaux, et tant de crimes, et tant d’injustices, sans pouvoir jamais arracher de la fortune, à laquelle tu te dévoues, qu’un misérable peut-être ! Regarde qu’il n’y a rien d’assuré pour toi, non pas même un tombeau pour graver dessus tes titres superbes, seuls restes de ta grandeur abattue : l’avarice ou la négligence de tes héritiers le refuseront peut-être à ta mémoire ; tant on pensera peu à toi quelques années après ta mort ! Ce qu’il y a d’assuré, c’est la peine de tes rapines, la vengeance éternelle de tes concussions et de ton ambition infinie. O les dignes restes de ta grandeur ! ô les belles suites de ta fortune ! ô folie ! ô illusion ! ô étrange aveuglement des enfants des hommes !
Misère et grandeur de l’homme 1 §
Les sages du monde, voyant l’homme, d’un côté si grand, de l’autre si méprisable, n’ont su ni que penser ni que dire d’une si étrange composition. Demandez aux philosophes profanes ce que c’est que l’homme : les uns en feront un Dieu, les autres en feront un rien ; les uns diront que la nature le chérit comme une mère, et qu’elle en fait ses délices ; les autres, qu’elle l’expose comme une marâtre, et qu’elle en fait son rebut ; et un troisième parti, ne sachant plus que deviner touchant la cause de ce mélange, répondra qu’elle s’est jouée en unissant deux pièces {p. 108}qui n’ont nul rapport, et ainsi, que par une espèce de caprice elle a formé ce prodige qu’on appelle l’homme.
Vous jugez bien, messieurs, que ni les uns ni les autres n’ont donné au but, et qu’il n’y a
plus que la foi qui puisse expliquer une si grande énigme. Vous vous trompez, ô sages du
siècle : l’homme n’est pas les délices de la nature, puisqu’elle l’outrage en tant de
manières ; l’homme ne peut non plus être son rebut, puisqu’il a quelque chose en lui qui vaut
mieux que la nature elle-même : je parle de la nature sensible. Maintenant parler de caprice
dans les ouvrages de Dieu, c’est blasphémer contre sa sagesse. Mais d’où vient donc une si
étrange disproportion ? faut-il, chrétiens, que je vous le dise ? et ces masures mal
assorties, avec ces fondements si magnifiques, ne crient-elles pas assez haut que l’ouvrage
n’est pas en son entier ? Contemplez cet édifice, vous y verrez des marques d’une main
divine ; mais l’inégalité de l’ouvrage vous fera bientôt remarquer ce que le péché a mêlé du
sien. O Dieu ! quel est ce mélange ? J’ai peine à me reconnaître ; je suis prêt à m’écrier
avec le prophète : « Est-ce là cette Jérusalem ? Est-ce là cette ville, est-ce là ce
temple, l’honneur et la joie de toute la terre ?1 »
Et moi je dis : Est-ce là cet homme fait à l’image de
Dieu, le miracle de sa sagesse, et le chef-d’œuvre de ses mains ?
C’est lui-même, n’en doutez pas. D’où vient donc cette discordance ? et pourquoi vois-je ces parties si mal rapportées ? C’est que l’homme a voulu bâtir à sa mode sur l’ouvrage de son Créateur, et il s’est éloigné du plan ; ainsi, contre la régularité du premier dessein, l’immortel et le corruptible, le spirituel et le charnel, l’ange et la bête, en un mot, se sont trouvés tout à coup unis. Voilà le mot de l’énigme, voilà le dégagement de tout l’embarras : la foi nous a rendus à nous-mêmes, et nos faiblesses honteuses ne peuvent plus nous cacher notre dignité naturelle.
Mais, hélas ! que nous profite cette dignité ? Quoique nos ruines respirent encore quelque air de grandeur, nous n’en sommes pas moins accablés dessous ; notre ancienne immortalité ne sert qu’à nous rendre plus insupportable la tyrannie de la mort ; et quoique nos âmes lui échappent, si cependant le péché les rend misérables, elles n’ont pas {p. 109}de quoi se vanter d’une éternité si onéreuse. Que dirons-nous, chrétiens ? que répondrons-nous à une plainte si pressante ? Jésus-Christ y répondra dans notre Évangile. Il vient voir le Lazare décédé, il vient visiter la nature humaine qui gémit sous l’empire de la mort. Ah ! cette visite n’est pas sans cause : c’est l’ouvrier même qui vient en personne pour reconnaître ce qui manque à son édifice ; c’est qu’il a dessein de le reformer suivant son premier modèle1
O âme remplie de crimes, tu crains avec raison l’immortalité qui rendrait ta mort éternelle ! Mais voici en la personne de Jésus-Christ la résurrection et la vie : qui croit en lui ne meurt pas ; qui croit en lui est déjà vivant d’une vie spirituelle et intérieure, vivant par la vie de la grâce qui attire après elle la vie de la gloire ; mais le corps est cependant sujet à la mort. O âme, console-toi : si ce divin architecte, qui a entrepris de te réparer, laisse tomber pièce à pièce ce vieux bâtiment de ton corps, c’est qu’il veut te le rendre en meilleur état, c’est qu’il veut le rebâtir dans un meilleur ordre ; il entrera pour un peu de temps dans l’empire de la mort, mais il ne laissera rien entre ses mains, si ce n’est la mortalité2
Exorde de l’oraison funèbre de la reine d’Angleterre 3 §
Celui qui règne dans les cieux, et de qui relèvent tous les empires, à qui seul appartient
la gloire, la majesté et l’indépendance, est aussi le seul qui se glorifie de faire la loi
aux rois, et de leur donner, quand il lui plaît, de grandes et de terribles leçons. Soit
qu’il élève les trônes, soit qu’il les abaisse ; soit qu’il communique sa puissance aux
princes, soit qu’il la retire à lui-même, et ne leur laisse que leur propre faiblesse4, il leur
apprend leurs devoirs {p. 110}d’une manière souveraine et digne de lui ;
car, en leur donnant la puissance ; il leur commande d’en user comme il fait1 lui-même, pour le bien du
monde ; et il leur fait voir, en la retirant, que toute leur majesté est empruntée, et que,
pour être assis sur le trône, ils n’en sont pas moins sous sa main et sous son autorité
suprême. C’est ainsi qu’il instruit les princes, non-seulement par des discours et par des
paroles, mais encore par des effets et par des exemples : Et nunc, Reges,
intelligite ; erudimini, qui judicatis terram
.
Chrétiens, que la mémoire d’une grande reine, fille, femme, mère de rois si puissants, et souveraine de trois royaumes, appelle de tous côtés à cette triste cérémonie, ce discours vous fera paraître un de ces exemples redoutables qui étalent aux yeux du monde sa vanité tout entière. Vous verrez dans une seule vie toutes les extrémités des choses humaines, la félicité sans bornes2 aussi bien que les misères ; une longue et paisible jouissance d’une des plus nobles couronnes de l’univers ; tout ce que peuvent donner de plus glorieux la naissance et la grandeur accumulé sur une tête qui ensuite est exposée à tous les outrages de la fortune ; la bonne cause d’abord suivie de bons succès, et depuis des retours soudains, des changements inouïs : la rébellion longtemps retenue, à la fin tout à fait maîtresse ; nul frein à la licence ; les lois abolies ; la majesté violée par des attentats jusqu’alors inconnus ; l’usurpation et la tyrannie sous le nom de liberté ; une reine fugitive, qui ne trouve aucune retraite dans trois royaumes, et à qui sa propre patrie n’est plus qu’un triste lieu d’exil ; neuf voyages sur mer, entrepris par une princesse, malgré les tempêtes3 ; l’Océan étonné de se voir traversé tant de tois en des appareils si divers et pour des causes si différentes ; un trône indignement renversé et miraculeusement rétabli : voilà les enseignements que Dieu donne aux rois. Ainsi fait-il voir au monde le néant de ses pompes et de ses grandeurs.
Si les paroles nous manquent4, si les
expressions ne répondent pas à un sujet si vaste et si relevé, les choses {p. 111}parleront assez d’elles-mêmes. Le cœur1 d’une grande reine, autrefois élevé par une si longue suite de prospérités,
et puis plongé tout à coup dans un abîme d’amertumes, parlera assez haut ; et, s’il n’est pas
permis aux particuliers de faire des leçons aux princes sur des événements si étranges, un
Roi me prête ses paroles pour leur dire : Entendez, ô grands de la
terre ; instruisez-vous, arbitres du monde !
Mort d’Henriette d’Angleterre 2 §
Considérez ces grandes puissances que nous regardons de si bas ; pendant que nous tremblons
sous leur main, Dieu les frappe pour nous avertir. Leur élévation en est la cause, et il les
épargne si peu qu’il ne craint pas de les sacrifier à l’instruction du reste des hommes.
Chrétiens ! ne murmurez pas si Madame a été choisie pour nous donner une telle instruction :
il n’y a rien ici de rude pour elle, puisque, comme vous le verrez dans la suite, Dieu la
sauve par le même coup qui nous instruit. Nous devrions être assez convaincus de notre
néant ; mais s’il faut des coups de surprise à nos cœurs enchantés de l’amour du monde,
celui-ci est assez grand et assez terrible3. O nuit
désastreuse ! ô nuit effroyable ! où retentit tout à coup, comme un éclat de tonnerre, cette
étonnante nouvelle : Madame se meurt ! Madame est morte ! Qui de nous ne se sentit frappé à
ce coup, comme si quelque tragique accident avait désolé sa famille ? Au premier bruit d’un
mal si étrange, on accourt à Saint-Cloud de toutes parts ; on trouve tout consterné, excepté
le cœur de cette princesse4 : partout on entend des cris ; partout on voit la douleur et le désespoir,
et l’image de la mort. Le roi, la reine, Monsieur, toute la cour, tout le peuple, tout est
abattu, tout est {p. 112}désespéré ; et il me semble que je vois
l’accomplissement de cette parole du Prophète1 : « Le roi pleurera, le prince sera désolé, et les mains tomberont au
peuple de douleur et d’étonnement. »
Mais et les princes et les peuples gémissaient en vain ; en vain Monsieur, en vain le roi
même tenait Madame serrée par de si étroits embrassements. Alors ils pouvaient dire l’un et
l’autre, avec saint Ambroise2 : Stringebam brachia, sed jam amiseram quam
tenebam
, je serrais les bras, mais j’avais déjà perdu ce que je tenais. La
princesse leur échappait parmi des embrassements si tendres, et la mort plus puissante nous
l’enlevait entre ces royales mains.
Quoi donc ! elle devait périr sitôt3 ! Dans la plupart des hommes, les changements se font peu à peu, et la mort les prépare ordinairement à son dernier coup ; Madame cependant a passé du matin au soir, ainsi que l’herbe des champs ; le matin elle fleurissait, avec quelles grâces ! vous le savez : le soir nous la vîmes séchée ; et ces fortes expressions par lesquelles l’Écriture sainte exagère l’inconstance des choses humaines devaient être pour cette princesse si précises et si littérales !…
La voilà, malgré son grand cœur, cette princesse si admirable et si chérie ! la voilà telle que la mort nous l’a faite ; encore ce reste tel quel va-t-il disparaître ; cette ombre de gloire va s’évanouir, et nous l’allons voir dépouillée même de cette triste décoration. Elle va descendre à ces sombres lieux, à ces demeures souterraines, pour y dormir dans la poussière avec les grands de la terre, comme parle Job, avec ces rois et ces princes anéantis, parmi lesquels à peine peut-on la placer, tant les rangs y sont pressés, tant la mort est prompte à remplir ces places ! Mais ici notre imagination nous abuse encore ; la mort ne nous laisse pas assez de corps pour occuper quelque place, et on ne voit là que les tombeaux qui fassent quelque figure : notre chair change bientôt de nature, notre corps prend un autre nom ; même celui de cadavre, dit Tertullien, parce qu’il nous montre encore quelque forme humaine, ne lui demeure pas longtemps ; il devient un je ne sais quoi qui n’a plus de {p. 113}nom dans aucune langue : tant il est vrai que tout meurt en lui, jusqu’à ces termes funèbres par lesquels on exprimait ses malheureux restes !
Péroraison de l’éloge funèbre de Condé 1 §
Jetez les yeux de toutes parts ; voilà tout ce qu’a pu la magnificence et la piété pour honorer un héros : des titres, des inscriptions, vaines marques de ce qui n’est plus ; des figures2 qui semblent pleurer autour d’un tombeau, et de fragiles images d’une douleur que le temps emporte avec tout le reste ; des colonnes qui semblent vouloir porter jusqu’au ciel le magnifique témoignage de notre néant ; et rien enfin ne manque dans tous ces honneurs que celui à qui on les rend.
Pleurez donc sur ces faibles restes de la vie humaine, pleurez sur cette triste immortalité que nous donnons aux héros ; mais approchez en particulier, ô vous qui courez avec tant d’ardeur dans la carrière de la gloire, âmes guerrières et intrépides ! Quel autre fut plus digne de vous commander ? Mais dans quel autre avez-vous trouvé le commandement plus honnête ? Pleurez donc ce grand capitaine, et dites en gémissant : « Voilà celui qui nous menait dans les hasards ! Sous lui se sont formés tant de renommés capitaines que ses exemples ont élevés aux premiers honneurs de la guerre ! Son ombre eût pu encore gagner des batailles : et voilà que dans son silence son nom même nous anime ; et ensemble il nous avertit que, pour trouver à la mort quelque reste de nos travaux, et n’arriver pas sans ressource à notre éternelle demeure, avec le roi de la terre, il faut encore servir le Roi du ciel. » Servez donc ce Roi immortel et si plein de miséricorde, qui vous comptera un soupir et un verre d’eau donné en son nom3, plus que tous les autres ne feront jamais tout votre sang répandu ; et commencez à compter le temps de vos utiles services du jour que vous vous serez donnés à un maître si bienfaisant.
Et vous, ne viendrez-vous pas à ce triste monument, vous, dis-je, qu’il a bien voulu mettre au rang de ses amis ? {p. 114}Tous ensemble, en quelque degré de sa confiance qu’il vous ait reçus, environnez ce tombeau, versez des larmes avec des prières ; et, admirant dans un si grand prince une amitié si commode et un commerce si doux, conservez le souvenir d’un héros dont la bonté avait égalé le courage1. Ainsi, puisse-t-il toujours vous être un cher entretien ! ainsi, puissiez-vous profiter de ses vertus, et que sa mort, que vous déplorez, vous serve à la fois de consolation et d’exemple !
Pour moi, s’il m’est permis, après tous les autres, de venir rendre les derniers devoirs à ce tombeau, ô prince, le digne sujet de nos louanges et de nos regrets, vous vivrez éternellement dans ma mémoire ; votre image y sera tracée, non point avec cette audace qui promettait la victoire ; non, je ne veux rien voir en vous de ce que la mort y efface ; vous aurez dans cette image des traits immortels : je vous y verrai tel que vous étiez à ce dernier jour, sous la main de Dieu, lorsque sa gloire sembla commencer à vous apparaître. C’est là que je vous verrai plus triomphant qu’à Fribourg et à Rocroy ; et, ravi d’un si beau triomphe, je dirai en actions de grâces ces belles paroles du bien-aimé disciple : « La véritable victoire, celle qui met sous nos pieds le monde entier, c’est notre foi. »
Jouissez, prince, de cette victoire ; jouissez-en éternellement par l’immortelle vertu de ce sacrifice. Agréez ces derniers efforts d’une voix qui vous fut connue, vous mettrez fin à tous ces discours. Au lieu de déplorer la mort des autres, grand prince, dorénavant je veux apprendre de vous à rendre la mienne sainte : heureux si, averti par ces cheveux blancs du compte que je dois rendre de mon administration, je réserve au troupeau que je dois nourrir de la parole de vie les restes d’une voix qui tombe et d’une ardeur qui s’éteint2
Lettre a Louis XIV §
Votre Majesté m’a fait une grande grâce, d’avoir bien voulu m’expliquer ce qu’elle souhaite de moi, afin que je {p. 115}puisse ensuite me conformer à ses ordres, avec toute la fidélité et l’exactitude possibles. C’est avec beaucoup de raison qu’elle s’applique si sérieusement à régler toute sa conduite ; car, après vous être fait à vous-même une si grande violence dans une chose qui vous touche si fort au cœur1, vous n’avez garde de négliger vos autres désirs, où il ne s’agit plus que de suivre vos inclinations.
Vous êtes né, Sire, avec un amour extrême pour la justice, avec une bonté et une douceur
qui ne peuvent être assez estimées ; et c’est dans ces choses que Dieu a renfermé la plus
grande partie de vos devoirs, selon que nous l’apprenons par cette parole de son Écriture :
« La miséricorde et la justice gardent le roi ; et son trône est affermi par la bonté
et par la clémence2. »
Il faut donc considérer, Sire, que le trône que vous remplissez est
à Dieu, que vous y tenez sa place, et que vous y devez régner selon ses lois3. Les lois qu’il vous a
données sont que, parmi vos sujets, votre puissance ne soit formidable qu’aux méchants, et
que vos autres sujets puissent vivre en paix et en repos, en vous rendant obéissance. Vos
peuples s’attendent, Sire, à vous voir pratiquer plus que jamais ces lois que l’Écriture vous
donne. La haute profession que Votre Majesté a faite, de vouloir changer dans sa vie ce qui
déplaisait à Dieu4, les a remplis de consolation : elle leur
persuade que Votre Majesté, se donnant à Dieu, se rendra plus que jamais attentive à
l’obligation très-étroite qu’il vous impose de veiller à leur misère ; et c’est de là qu’ils
espèrent le soulagement dont ils ont un besoin extrême.
Je n’ignore pas, Sire, combien il est difficile de leur donner ce soulagement au milieu d’une grande guerre5, où {p. 116}vous êtes obligé à des dépenses si extraordinaires, et pour résister à vos ennemis, et pour conserver vos alliés. Mais la guerre qui oblige Votre Majesté à de si grandes dépenses l’oblige en même temps à ne pas laisser accabler le peuple, par qui seul elle les peut soutenir. Ainsi leur soulagement est autant nécessaire pour votre service que pour leur repos. Votre Majesté ne l’ignore pas ; et pour lui dire sur ce fondement ce que je crois être de son obligation précise et indispensable, elle doit, avant toutes choses, s’appliquer à connaître à fond les misères des provinces, et surtout ce qu’elles ont à souffrir sans que Votre Majesté en profite, tant par les désordres des gens de guerre, que par les frais qui se font à lever la taille1, qui vont à des excès incroyables. Quoique Votre Majesté sache bien, sans doute, combien en toutes ces choses il se commet d’injustices et de pilleries2, ce qui soutient vos peuples, c’est, Sire, qu’ils ne peuvent se persuader que Votre Majesté sache tout ; et ils espèrent que l’application qu’elle a fait paraître pour les choses de son salut3 l’obligera à approfondir une matière si nécessaire.
Il n’est pas possible que de si grands maux, qui sont capables d’abîmer l’État4, soient sans remède ; autrement tout serait perdu sans ressource. Mais ces remèdes ne se peuvent trouver qu’avec beaucoup de soin et de patience ; car il est malaisé d’examiner les expédients praticables, et ce n’est pas à moi à discourir sur ces choses. Mais ce que je sais très-certainement, c’est que si Votre Majesté témoigne persévéramment qu’elle veut la chose ; si, malgré la difficulté qui se trouvera dans le détail, elle persiste invinciblement à vouloir qu’on la cherche ; si enfin elle fait sentir, comme elle le sait très-bien faire, qu’elle ne veut point être trompée sur ce sujet, et qu’elle ne se contentera que des choses solides et effectives : ceux à qui elle {p. 117}confie l’exécution se plieront à ses volontés, et tourneront tout leur esprit à la satisfaire dans la plus juste inclination qu’elle puisse jamais avoir.
Au reste, Votre Majesté, Sire, doit être persuadée, que quelque bonne intention que puissent avoir ceux qui a servent, pour le soulagement de ses peuples, elle n’égalera jamais la vôtre. Les bons rois sont les vrais pères des peuples, ils les aiment naturellement : leur gloire et leur intérêt le plus essentiel est de les conserver et de leur bien faire1, et les autres n’iront jamais en cela si avant qu’eux. C’est donc Votre Majesté qui, par la force invincible avec laquelle elle voudra ce soulagement, fera naître un désir semblable en ceux qu’elle emploie ; en ne se lassant point de chercher et de pénétrer, elle verra sortir ce qui sera utile effectivement. La connaissance qu’elle a des affaires de son État, et son jugement exquis, lui feront démêler ce qui sera solide et réel d’avec ce qui ne sera qu’apparent. Ainsi les maux de l’État seront en chemin de guérir, et les ennemis, qui n’espèrent qu’aux désordres2 que causera l’impuissance de vos peuples, se verront déchus de cette espérance. Si cela arrive, Sire, y aura-t-il jamais un prince plus heureux que vous, ni un règne plus glorieux que le vôtre3 ?
Il est arrivé souvent qu’on a dit aux rois que les peuples sont plaintifs4 naturellement, et qu’il n’est pas possible de les contenter, quoi qu’on fasse. Sans remonter bien loin dans l’histoire des siècles passés, le nôtre a vu Henri IV, votre aïeul, qui, par sa bonté ingénieuse et persévérante à chercher les remèdes des maux de l’État, avait trouvé le moyen de rendre les peuples heureux, et de leur faire sentir et avouer leur bonheur. Aussi en était-il aimé jusqu’à la passion ; et dans le temps de sa mort, on vit par tout le royaume et dans toutes les familles, je ne dis pas l’étonnement, l’horreur et l’indignation que devait inspirer un coup si soudain et si exécrable, mais une désolation {p. 118}pareille à celle que cause la perte d’un bon père à ses enfants. Il n’y a personne de nous qui ne se souvienne d’avoir ouï souvent raconter ce gémissement universel à son père ou à son grand-père, et qui n’ait encore le cœur attendri de ce qu’il a ouï réciter des bontés de ce grand roi envers son peuple, et de l’amour extrême de son peuple envers lui1. C’est ainsi qu’il avait gagné les cœurs ; et s’il avait ôté de sa vie la tache que Votre Majesté vient d’effacer2, sa gloire serait accomplie, et on pourrait le proposer comme le modèle d’un roi parfait. Ce n’est point flatter Votre Majesté, que de lui dire qu’elle est née avec de plus grandes qualités que lui. Oui, Sire, vous êtes né pour attirer de loin et de près l’amour et le respect de tous vos peuples. Vous devez vous proposer ce digne objet, de n’être redouté que des ennemis de l’État et de ceux qui font mal. Que tout le reste vous aime, mette en vous sa consolation et son espérance, et reçoive de votre bonté le soulagement de ses maux. C’est là de toutes vos obligations celle qui est sans doute la plus essentielle ; et Votre Majesté me pardonnera si j’appuie tant sur ce sujet-là, qui est le plus important de tous.
Je sais que la paix est le vrai temps d’accomplir parfaitement toutes ces choses ; mais comme la nécessité de faire et de soutenir une grande guerre exige aussi qu’on s’applique à ménager les forces des peuples3, je ne doute point, Sire, que Votre Majesté ne le fasse plus que jamais, et que dans le prochain quartier d’hiver, aussi bien qu’en toute autre chose, on ne voie naître, de vos soins et de votre compassion, tous les biens que pourra permettre la condition des temps. C’est, Sire, ce que Dieu vous ordonne, et ce qu’il demande d’autant plus de vous, qu’il vous a {p. 119}donné toutes les qualités nécessaires pour exécuter un si beau dessein : pénétration, fermeté, bonté, douceur, autorité, patience, vigilance, assiduité au travail. La gloire en soit à Dieu, qui vous a fait tous ces dons, et qui vous en demandera compte1. Vous avez toutes ces qualités ; et jamais il n’y a eu règne où les peuples aient eu plus de droit d’espérer qu’ils seront heureux, que sous le vôtre. Priez, Sire, ce grand Dieu2 qu’il vous fasse cette grâce, et que vous puissiez accomplir ce beau précepte de saint Paul3, qui oblige les rois à faire vivre les peuples autant qu’ils peuvent, doucement et paisiblement, en toute sainteté et chasteté.
Nous travaillerons cependant à mettre Monseigneur le Dauphin4 en état de vous succéder, et de profiter de vos exemples. Nous le faisons souvent souvenir de la lettre si instructive que Votre Majesté lui a écrite. Il la lit et relit avec celle qui a suivi, si puissante pour imprimer dans son esprit les instructions de la première. Il me semble qu’il s’efforce de bonne foi d’en profiter ; et, en effet, je remarque quelque chose de plus sérieux dans sa conduite5. Je prie Dieu sans relâche qu’il donne à Votre Majesté et à lui ses saintes bénédictions, et qu’il conserve votre santé dans ce temps étrange, qui nous donne tant d’inquiétudes. Dieu a tous les temps dans sa main, et s’en sert pour avancer et pour retarder, ainsi qu’il lui plaît, l’exécution des desseins des hommes. Il faut adorer en tout ses volontés saintes, et apprendre à le servir pour l’amour de lui-même.
Je supplie Votre Majesté de me pardonner cette longue lettre ; jamais je n’aurais eu la hardiesse de lui parler de ces choses, si elle ne me l’avait expressément recommandé. Je lui dis les choses en général, et je lui en laisse faire l’application suivant que Dieu l’inspirera6.
Je suis avec un respect et une dépendance absolue, aussi {p. 120}bien qu’avec une ardeur et un zèle extrême, Sire, de Votre Majesté le très-humble, très-obéissant et très-fidèle serviteur et sujet.
Sermon sur la mort
Premier point 1 §
C’est une entreprise hardie que d’aller dire aux hommes qu’ils sont peu de chose. Chacun est jaloux de ce qu’il est, et on aime mieux être aveugle que de connaître son faible ; surtout les grandes fortunes veulent être traitées délicatement ; elles ne prennent pas plaisir qu’on remarque leur défaut : elles veulent que, si on le voit, du moins on le cache. Et toutefois, grâce à la mort, nous en pouvons parler avec liberté. Il n’est rien de si grand dans le monde, qui ne reconnaisse en soi-même beaucoup de bassesse. Mais c’est encore trop de vanité, de distinguer en nous la partie faible, comme si nous avions quelque chose de considérable. Vive l’Éternel2 ! ô grandeur humaine, de quelque côté que je t’envisage, sinon en tant que tu viens de Dieu et que tu dois être rapportée à Dieu, car en cette sorte je découvre en toi un rayon de la Divinité qui attire justement mes respects ; mais en tant que tu es purement humaine, je le dis encore une fois, de quelque côté que je t’envisage, je ne vois rien en toi que je considère, parce que, de quelque endroit que je te tourne, je trouve toujours la mort en face, qui répand tant d’ombres de toutes parts sur ce que l’éclat du monde voulait colorer, que je ne sais plus sur quoi appuyer ce nom auguste de grandeur, ni à quoi je puis appliquer un si beau titre.
Convainquons-nous, chrétiens, de cette importante vérité {p. 121}par un raisonnement invincible. L’accident1 ne peut pas être plus noble que la substance, ni l’accessoire plus considérable que le principal, ni le bâtiment plus solide que le fonds sur lequel il est élevé, ni enfin ce qui est attaché à notre être plus grand ni plus important que notre être même. Maintenant, qu’est-ce que notre être ? Pensons-y bien, chrétiens : qu’est-ce que notre être ? Dites-le-nous2, ô mort, car les hommes superbes ne m’en croiraient pas. Mais, ô mort, vous êtes muette, et vous ne parlez qu’aux yeux. Un grand roi vous va prêter sa voix, afin que vous vous fassiez entendre aux oreilles, et que vous portiez dans les cœurs des vérités plus articulées3.
Voici la belle méditation dont David s’entretenait sur le trône, au milieu de sa cour :
Sire, elle est digne de votre audience4. O éternel Roi des siècles ! vous êtes toujours à vous-même, toujours à
vous-même, toujours en vous-même ; votre être éternellement immuable ni ne s’écoule, ni ne se
change, ni ne se mesure : « et voici que vous avez fait mes jours mesurables, et ma
substance n’est rien devant vous »
. Non, ma substance n’est rien devant vous, et
tout l’être qui se mesure n’est rien, parce que ce qui se mesure a son terme, et lorsqu’on
est venu à ce terme, un dernier point détruit tout, comme si jamais il n’avait été. Qu’est-ce
que cent ans ? qu’est-ce que mille ans, puisqu’un seul moment les efface ? Multipliez vos
jours, comme les cerfs que la fable ou l’histoire de la nature fait vivre durant tant de
siècles ; durez autant que ces grands chênes sous lesquels nos ancêtres se sont reposés, et
qui donneront encore de l’ombre à notre postérité ; entassez dans cet espace, qui paraît
immense, honneurs, richesses, plaisirs : que vous profitera cet amas, puisque le dernier
souffle de la mort, tout faible, tout languissant, abattra tout à coup cette vaine pompe avec
la même facilité qu’un château de cartes, vain amusement des enfants ? Que vous servira
d’avoir tant écrit dans ce livre, d’en avoir rempli toutes les pages de beaux caractères,
puisque, enfin, une seule rature5 doit tout {p. 122}effacer ? Encore une rature
laisserait-elle quelques traces du moins d’elle-même ; au lieu que ce dernier moment, qui
effacera d’un seul trait toute notre vie, s’ira perdre lui-même avec tout le reste dans ce
grand gouffre du néant. Il n’y aura plus sur la terre aucun vestige de ce que nous sommes :
la chair changera de nature ; le corps prendra un autre nom ; « même celui de cadavre
ne lui demeurera pas longtemps ; il deviendra, dit Tertullien, un
je ne sais quoi qui n’a plus de nom dans aucune langue »
: tant il est vrai que tout
meurt en lui, jusqu’à ces termes funèbres par lesquels on exprimait ses malheureux
restes.
Qu’est-ce donc que ma substance, ô grand Dieu ? J’entre dans la vie pour en sortir bientôt ; je viens me montrer comme les autres ; après, il faudra disparaître. Tout nous appelle à la mort : la nature, comme si elle était presque envieuse du bien qu’elle nous a fait, nous déclare souvent et nous fait signifier qu’elle ne peut pas nous laisser longtemps ce peu de matière qu’elle nous prête, qui ne doit pas demeurer dans les mêmes mains, et qui doit être éternellement dans le commerce1 ; elle en a besoin pour d’autres formes, elle la redemande pour d’autres ouvrages.
Cette recrue continuelle du genre humain, je veux dire les enfants qui naissent, à mesure qu’ils croissent et qu’ils s’avancent, semblent nous pousser de l’épaule, et nous dire : Retirez-vous, c’est maintenant notre tour. Ainsi comme nous en voyons passer d’autres devant nous, d’autres nous verront passer, qui doivent à leurs successeurs le même spectacle. O Dieu ! encore une fois, qu’est-ce que de nous ? Si je jette la vue devant moi, quel espace infini où je ne suis pas ! si je la retourne en arrière, quelle suite effroyable où je ne suis plus ! et que j’occupe peu de place dans cet abîme immense du temps ! Je ne suis rien ; un si petit intervalle n’est pas capable de me distinguer du néant ; on ne m’a envoyé que pour faire nombre ; encore n’avait-on que faire de moi, et la pièce n’en aurait pas été moins jouée, quand je serais demeuré derrière le théâtre2
{p. 123}Encore, si nous voulons discuter les choses dans une considération plus subtile, ce n’est pas toute l’étendue de notre vie qui nous distingue du néant ; et vous savez, chrétiens, qu’il n’y a jamais qu’un moment qui nous en sépare. Maintenant nous en tenons un ; maintenant il périt, et avec lui nous péririons tous, si, promptement et sans perdre de temps, nous n’en saisissions un autre semblable, jusqu’à ce qu’enfin il en viendra un auquel nous ne pourrons arriver, quelque effort que nous fassions pour nous y étendre ; et alors nous tomberons tout à coup, manque de soutien1. O fragile appui de notre être ! ô fondement ruineux de notre substance2 Ah ! l’homme passe vraiment de même qu’une ombre, ou de même qu’une image en figure3 ; et comme lui-même n’est rien de solide, il ne poursuit aussi que des choses vaines, l’image du bien, et non le bien même.
Que la place est petite que nous occupons en ce monde ! si petite certainement et si peu
considérable, que4 je doute quelquefois, avec Arnobe,
si je dors ou si je veille. Je ne sais si ce que j’appelle veiller n’est peut-être pas une
partie un peu plus excitée5 d’un sommeil profond, et si je vois des choses réelles,
ou si je suis seulement troublé par des fantaisies et par de vains simulacres. « La
figure de ce monde passe, et ma substance n’est rien devant Dieu6. »
Fléchier
1632-1710 §
[Notice] §
Né à Pernes, dans le comtat d’Avignon, Fléchier appartient à cette génération de beaux esprits, dont l’hôtel de Rambouillet fut le centre, qu’enchanta la lecture de l’Astrée, et qui portèrent aux nues Balzac et Voiture. Admis dans la congrégation de la Doctrine chrétienne, puis professeur de rhétorique à Narbonne, où il brilla par d’ingénieuses bagatelles que couronnaient des académies de province, il attira l’attention de Conrart, qui se plaisait à produire les talents, et devint par son patronage précepteur chez M. de Caumartin, qui lui fit connaître la société la plus choisie. Des vers latins adressés à Mazarin sur la paix des Pyrénées, des sermons qui eurent un succès mondain, et l’oraison funèbre de la duchesse de Montausier lui firent une réputation et lui ouvrirent les portes de l’Académie en 1675. Promu aux évêchés de Lavaur et de Nîmes, il honora l’épiscopat par ses vertus, comme il avait charmé les salons par ses agréments.
La postérité ne lui a pas conservé le rang que lui donnèrent ses contemporains ; mais elle estime en lui une éloquence ornée sans recherche, pompeuse sans emphase, et fleurie sans fadeur. Un feu pur et doux l’anime ; une imagination réglée la colore. Il sait assortir les nuances du sentiment et de la pensée, caresser l’oreille et charmer l’esprit par l’heureux choix des mots et l’harmonie d’une période savante. Mais son talent coquet et compassé vise trop aux applaudissements : il fait montre de son art, et l’on retrouve dans tous ses discours l’abbé disert qui avait enseigné la rhétorique. Son chef-d’œuvre est l’oraison funèbre de Turenne, où, s’élevant au-dessus de lui-même, il fut l’interprète ému du deuil national. Ses mémoires sur les grands jours d’Auvergne1 sont une gazette où il jette des fleurs sur les récits les plus tragiques.
Fléchier peint par lui-même 2 §
Vous voulez que je vous trace le portrait d’un de vos amis et des miens, d’un original que vous connaissez aussi bien que moi. S’il y a plaisir à vous obéir, il y a difficulté {p. 125}à vous satisfaire. Comment vous le représenterai-je ? Si je dissimule ses défauts, je suis peu sincère ; si je les découvre, je suis peut-être peu discret ; si je vous expose ses vertus, je serai suspect ou de trop d’amitié, ou de trop de complaisance pour vous. Mais enfin, vous l’ordonnez ; je me mettrai donc à l’œuvre.
Sa figure, comme vous savez, n’a rien de touchant ni d’agréable, mais n’a rien aussi1 de choquant : sa physionomie n’impose pas, et ne promet point, au premier coup d’œil, tout ce qu’il vaut ; mais on peut remarquer, dans ses yeux et sur son visage, je ne sais quoi dont l’expression répond de son esprit et de sa probité. Il paraît d’abord trop sérieux et trop réservé, mais après il s’égaye insensiblement ; et qui peut essuyer ce premier froid s’accommode assez de lui dans la suite. Son esprit ne s’ouvre pas tout d’un coup, mais il se déploie petit à petit, et il gagne beaucoup à être connu. Il ne s’empresse pas à acquérir l’estime et l’amitié des uns et des autres ; il choisit ceux qu’il veut connaître et qu’il veut aimer ; et pour peu qu’il trouve de bonne volonté, il s’aide après cela de sa douceur naturelle et de certains airs de discrétion qui lui attirent la confiance. Il n’a jamais brigué de suffrage ; il a voulu être estimé par raison, non pas par cabale. Sa réputation n’a jamais été à charge à ses amis, et n’a rien coûté qu’à lui-même. Quand il a été louable, il a laissé aux autres le soin de le louer. Il sait se servir de son esprit, mais il ne sait pas s’en prévaloir ; et bien qu’il se sente, bien qu’il s’estime ce qu’il vaut, il laisse à chacun son jugement. Si l’on a bonne opinion de lui, il en est reconnaissant ; sinon, il se renferme en lui-même et se rend la justice qu’on lui refuse.
Il a un caractère d’esprit net, aisé, capable de tout ce qu’il entreprend. Il a fait des vers fort heureusement2, il {p. 126}a réussi dans la prose : les savants ont été contents de son latin ; la cour a loué sa politesse. Il a écrit avec succès ; il a parlé en public, même avec applaudissement.
Sa conversation n’est ni brillante, ni ennuyeuse ; il s’abaisse, il s’élève quand il le faut. Il parle peu, mais on s’aperçoit qu’il pense beaucoup. Certains airs fins et spirituels marquent sur son visage ce qu’il approuve ou ce qu’il condamne, et son silence même est intelligible.
Quand il n’est pas avec des gens qui lui plaisent, il demeure au dedans de lui-même. Avec ses amis, il aime à discourir et à se répandre au dehors ; il est pourtant toujours maître de son esprit. Lorsqu’il parle, on voit bien qu’il saurait se taire ; et lorsqu’il se tait, on voit bien qu’il saurait parler. Il écoute les autres paisiblement ; il leur pardonne aisément d’avoir peu d’esprit, pourvu qu’ils ne veuillent pas lui faire accroire qu’ils en ont beaucoup. Ce qui fait qu’il est bien reçu dans les compagnies, c’est qu’il s’accommode à tous et ne se préfère à personne. Il ne se pique pas de faire valoir ce qu’il sait ; il aime mieux leur donner le plaisir de dire eux-mêmes ce qu’ils savent. Il n’est pas fort vif au dehors, mais il a beaucoup de vivacité au dedans, et peu de chose échappe à ses réflexions. Il n’est pas naturellement inquiet, et ne s’amuse pas à deviner les secrets d’autrui ; mais pour peu d’ouverture qu’on lui donne, il va de conjecture en conjecture, et quand il veut, il n’y a guère de mystère qu’il ne découvre. Il voit tout d’un coup le ridicule des hommes, et jamais personne ne remarqua plus promptement une sottise.
Il est naturellement paresseux ; mais quand il veut, il trouve en lui des ressources dont il a été souvent étonné lui-même. Quoiqu’il perde beaucoup de temps, il se rencontre qu’il en a toujours assez, et tout lent qu’il paraît, il y a peu de gens qu’il ne rattrape, quelque diligents qu’ils puissent être.
Pour son style et pour ses ouvrages, il y a de la netteté, de la douceur, de l’élégance, la nature y approche de l’art, et l’art y ressemble à la nature. On croit d’abord qu’on ne peut ni penser ni dire autrement ; mais après qu’on y a fait réflexion, on voit bien qu’il n’est pas facile de penser ou de dire ainsi. Il a de la droiture dans le sens, de l’ordre dans le discours et dans les choses, de l’arrangement dans les paroles, et une heureuse facilité, qui est le fruit d’une longue étude. On ne peut rien ajouter à ce qu’il écrit sans y {p. 127}mettre du superflu, et l’on ne peut rien en ôter sans y retrancher quelque chose de nécessaire. Enfin votre ami vaudrait encore mieux, s’il pouvait s’accoutumer au travail, et si sa mémoire un peu ingrate, non pas infidèle, le servait aussi bien que son esprit ; mais il n’y a rien de parfait au monde, et chacun a ses endroits faibles1.
Exorde de l’oraison funebre de Turenne 2 §
Je ne puis, messieurs, vous donner d’abord une plus haute idée du triste sujet dont je viens vous entretenir, qu’en recueillant ces termes nobles et expressifs dont l’Écriture sainte se sert3 pour louer la vie et pour déplorer la mort du sage et vaillant Machabée4 : cet homme qui portait la gloire de sa nation jusqu’aux extrémités de la terre ; qui couvrait son camp du bouclier, et forçait celui des ennemis avec l’épée ; qui donnait à des rois ligués contre lui des déplaisirs mortels, et réjouissait Jacob par ses vertus et par ses exploits, dont la mémoire doit être éternelle.
Cet homme qui défendait les villes de Juda, qui domptait l’orgueil des enfants d’Ammon et
d’Esaü, qui revenait chargé des dépouilles de Samarie, après avoir brûlé sur leurs propres
autels les dieux des nations étrangères ; cet homme que Dieu avait mis autour d’Israël comme
un mur d’airain où se brisèrent tant de fois toutes les forces de l’Asie, et qui, après avoir
défait de nombreuses armées, déconcerté les plus fiers et les plus habiles généraux des rois
de Syrie, venait tous les ans, comme le moindre des Israélites, réparer avec ses mains
triomphantes les ruines du sanctuaire, et ne voulait d’autre récompense des services qu’il
rendait à sa patrie que l’honneur de l’avoir servie {p. 128} : ce vaillant
homme poussant enfin, avec un courage invincible, les ennemis qu’il avait réduits à une fuite
honteuse, reçut le coup mortel, et demeura comme enseveli dans son triomphe1. Au premier bruit
de ce funeste accident, toutes les villes de Judée furent émues, des ruisseaux de larmes
coulèrent des yeux de tous leurs habitants. Ils furent quelque temps saisis, muets,
immobiles. Un effort de douleur rompant enfin ce long et morne silence, d’une voix
entrecoupée de sanglots que formaient dans leurs cœurs la tristesse, la pitié, la crainte,
ils s’écrièrent : « Comment est mort cet homme puissant qui sauvait le peuple
d’Israël ! »
À ces cris Jérusalem redoubla ses pleurs ; les voûtes du temple
s’ébranlèrent ; le Jourdain se troubla, et tous ses rivages retentirent du son de ces
lugubres paroles : « Comment est mort cet homme puissant qui sauvait le peuple
d’Israël ! »
Chrétiens, qu’une triste cérémonie assemble en ce lieu, ne rappelez-vous pas en votre mémoire ce que vous avez vu, ce que vous avez senti il y a cinq mois ? Ne vous reconnaissez-vous pas dans l’affliction que j’ai décrite ? et ne mettez-vous pas dans votre esprit, à la place du héros dont parle l’Écriture, celui dont je viens vous parler ? La vertu et le malheur de l’un et de l’autre sont semblables ; et il ne manque aujourd’hui à ce dernier qu’un éloge digne de lui. O si l’Esprit divin, l’Esprit de force et de vérité, avait enrichi mon discours de ces images vives et naturelles qui représentent la vertu, et qui la persuadent tout ensemble, de combien de nobles idées remplirais-je vos esprits, et quelle impression ferait sur vos cœurs le récit de tant d’actions édifiantes et glorieuses !…
Mort de Turenne §
Il passe le Rhin et trompe la vigilance d’un général habile et prévoyant2. Il observe les mouvements des ennemis. Il relève le courage de alliés. Il ménage la foi suspecte et chancelante des voisins. Il ôte aux uns la volonté, aux autres {p. 129}les moyens de nuire ; et, profitant de toutes ces conjonctures importantes, qui préparent les grands et glorieux événements, il ne laisse rien à la fortune de ce que le conseil et la prudence humaine lui peuvent ôter. Déjà frémissait dans son camp l’ennemi confus et déconcerté. Déjà prenait l’essor, pour se sauver dans les montagnes, cet aigle dont le vol hardi avait d’abord effrayé nos provinces1. Ces foudres de bronze que l’enfer a inventés pour la destruction des hommes tonnaient de tous côtés pour favoriser et pour précipiter cette retraite ; et la France en suspens attendait le succès d’une entreprise qui, selon toutes les règles de la guerre, était infaillible.
Hélas ! nous savions tout ce que nous pouvions espérer, et nous ne pensions pas à ce que nous devions craindre. La providence divine nous cachait un malheur plus grand que la perte d’une bataille. Il en devait coûter une vie que chacun de nous eût voulu racheter de la sienne propre ; et tout ce que nous pouvions gagner ne valait pas ce que nous allions perdre2. O Dieu terrible, mais juste en vos conseils sur les enfants des hommes, vous disposez et des vainqueurs et des victoires ! Pour accomplir vos volontés, et faire craindre vos jugements, votre puissance renverse ceux que votre puissance avait élevés. Vous immolez à votre souveraine grandeur de grandes victimes, et vous frappez quand il vous plaît ces têtes illustres que vous avez tant de fois couronnées.
N’attendez-pas, messieurs, que j’ouvre ici une scène tragique, que je représente ce grand homme étendu sur ses propres trophées, que je découvre ce corps pâle et sanglant auprès duquel fume encore la foudre qui l’a frappé, que je fasse crier son sang comme celui d’Abel3, et que j’expose à vos yeux les tristes images de la religion et de la patrie éplorées. Dans les pertes médiocres, on surprend ainsi la pitié des auditeurs ; et, par des mouvements étudiés, on tire au moins de leurs yeux quelques larmes vaines et forcées. Mais on décrit sans art une mort qu’on pleure sans feinte. Chacun trouve en soi la source de sa douleur, et {p. 130}rouvre lui-même sa plaie ; et le cœur, pour être touché, n’a pas besoin que l’imagination soit émue.
Peu s’en faut que je n’interrompe ici mon discours. Je me trouble, messieurs ; Turenne meurt : tout se confond, la fortune chancelle, la victoire se lasse, la paix s’éloigne, les bonnes intentions des alliés se ralentissent, le courage des troupes est abattu par la douleur et ranimé par la vengeance ; tout le camp demeure immobile. Les blessés pensent à la perte qu’ils ont faite, et non aux blessures qu’ils ont reçues. Les pères mourants envoient leurs fils pleurer sur leur général mort. L’armée en deuil est occupée à lui rendre les devoirs funèbres ; et la renommée, qui se plaît à répandre dans l’univers les accidents extrordinaires, va remplir toute l’Europe du récit glorieux de la vie de ce prince et du triste regret de sa mort.
Que de soupirs alors ! que de plaintes ! que de louanges retentissent dans les villes, dans la campagne ! L’un voyant croître ses moissons bénit la mémoire de celui à qui il doit l’espérance de sa récolte ; l’autre, qui jouit encore en repos de l’héritage qu’il a reçu de ses pères, souhaite une éternelle paix à celui qui l’a sauvé des désordres et des cruautés de la guerre. Ici l’on offre le sacrifice adorable de Jésus-Christ pour l’âme de celui qui a sacrifié sa vie et son sang pour le bien public ; là on lui dresse une pompe funèbre, où l’on s’attendait de lui dresser un triomphe. Chacun choisit l’endroit qui lui paraît le plus éclatant dans une si belle vie. Tous entreprennent son éloge ; et chacun, s’interrompant lui-même par ses soupirs et par ses larmes, admire le passé, regrette le présent et tremble pour l’avenir. Ainsi tout le royaume pleure la mort de son défenseur ; et la perte d’un homme seul est une calamité publique1.
Lettre sur la mort de Bossuet1. §
J’ai été sensiblement touché, Monsieur, de la mort de M. l’évêque de Meaux votre oncle. La perte que vous avez faite, et la douleur que vous en avez, vous sont communes avec nous qui l’avons particulièrement aimé et respecté pendant sa vie, et avec tous ceux qui aiment l’Église, dont il a été le très-fidèle et très-zélé défenseur. On peut dire qu’une grande lumière est éteinte en Israël. Ses mœurs étaient aussi pures que sa doctrine, et je ne puis me souvenir de cet air de candeur et de vérité, qui accompagnait ses actions et ses paroles, et qui le rendait si agréable, que je ne regrette le temps que j’ai passé loin de lui. La Religion avait encore besoin de son secours ; mais il avait consumé sa vie à travailler pour elle, et il était temps qu’il reçût la récompense de ses travaux. Je ne puis que prier le Seigneur pour lui, et vous assurer que sa mémoire me sera toujours précieuse, que je vous plains, et que je suis avec un sincère et parfait attachement, votre très-humble et très-obéissant serviteur.
À un père sur la mort de sa fille §
J’apprends avec déplaisir, monsieur, mais en même temps avec beaucoup d’édification, la mort de mademoiselle votre {p. 132}fille cadette, et je ne sais si je dois vous consoler de l’avoir perdue ou vous féliciter de l’avoir rendue au ciel dans un état d’innocence et de pénitence dont j’ai été tout à fait touché. Vous êtes père, et vous avez ressenti la douleur que cause la nature dans les cœurs tendres comme le vôtre ; mais vous êtes chrétien ; aussi vous devez regarder avec une satisfaction intérieure les grâces que Dieu a faites à mademoiselle votre fille, et le bonheur dont elle jouit. Dans ces sortes de pertes, on tire1 ses consolations non-seulement de sa piété, en se soumettant aux ordres de Dieu, mais encore de sa foi et de sa confiance, en voyant presque évidemment ses miséricordes accomplies sur une âme prédestinée. Je n’ai pas oublié les bonnes qualités que j’ai remarquées autrefois en cette demoiselle presque dans son enfance2 : un esprit vif, une gaieté modeste, un air plein de discrétion et de prudence, au delà même de son âge, et je ne doute pas qu’elle ne vous fût très-utile pour la conduite de votre maison, et pour le soulagement de madame sa mère ; mais j’ai loué Dieu des bonnes dispositions qu’il lui a inspirées à la fin de sa vie ; elles vous rendront sa mort précieuse, par le souvenir de sa foi, de sa résignation, de son courage. Les pères doivent donner bon exemple à leurs enfants, mais ils doivent aussi profiter des bons exemples qui viennent quelquefois de leurs enfants.
La plus grande consolation3 qui vous reste, ce sont la sagesse, la piété et les bonnes mœurs du frère et de la sœur, qui ont rendu tous les offices qu’ils ont pu à leur sœur mourante. Entre les grâces que le Seigneur vous a faites, une des principales est sans doute le bonheur d’avoir une femme et des enfants qui connaissent et qui aiment la vertu et la solide religion. Je leur écris cette lettre aussi bien qu’à vous, et j’espère qu’ils se souviendront de moi dans vos prières. Je voudrais avoir quelque occasion de vous témoigner le sincère et parfait attachement avec lequel je suis, monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur.
Bourdaloue
1632-1704 §
[Notice] §
Durant trente-quatre ans, et jusqu’à la veille de sa mort, Bourdaloue ne cessa pas de distribuer aux humbles comme aux grands le pain quotidien de la parole évangélique. Voilà toute sa vie : c’est le meilleur éloge qu’on en puisse faire. Né à Bourges, fils d’un avocat, tourmenté dès l’enfance par le désir de se consacrer à Dieu, il se déroba aux vœux de sa famille, qui le destinait à la robe, et se jeta dans le noviciat des Jésuites (1648) à l’âge de seize ans. Dix-huit années de préparation studieuse, à laquelle s’ajouta l’expérience du monde, nourrirent sa forte éloquence, qui, à partir de 1669, se multiplia sans relâche, pour semer le bon grain. Il monta dans la chaire quand Bossuet en descendit. Son succès fut prodigieux, et jamais prédicateur plus grave ne passionna plus vivement de meilleurs juges, dans une société brillante et voluptueuse qu’il exhortait à la foi et à la pénitence.
Nous admirons en lui un accent convaincu, la beauté des plans, une exposition sévère, le tissu serré des développements, une logique inflexible qui va droit au but, l’ardente ferveur d’un apôtre qui veut produire un effet moral, édifier et convertir, une austérité chrétienne qui n’a rien d’excessif et tempère par sa douceur la science intime du cœur humain.
Écrivain juste, clair, exact, uni, probe comme sa pensée, il a l’expression ferme, nette, appropriée, simple sans bassesse, noble sans recherche ; il songe à instruire plus qu’à plaire, et nous émeut par la force pénétrante de la vérité. Il s’occupe des choses et non des mots. Son style efficace et solide a peu de traits saillants, de splendeur ou de nouveauté ; c’est celui de l’honnête homme qui vise à l’effet pratique.
L’ambition §
L’ambition montre à celui qu’elle aveugle, pour terme de ses poursuites, un état florissant où il n’aura plus rien à désirer, parce que ses vœux seront accomplis, où il goûtera le plaisir le plus doux pour lui, et dont il est le plus sensiblement touché ; savoir, de dominer, d’ordonner, d’être l’arbitre des affaires et le dispensateur des grâces, de {p. 134}briller dans un ministère, dans une dignité éclatante ; d’y recevoir l’encens du public et ses soumissions ; de s’y faire craindre, honorer, respecter.
Tout cela rassemblé dans un point de vue lui trace l’idée la plus agréable, et peint à son imagination l’objet le plus conforme aux vœux de son cœur ; mais dans le fond, ce n’est qu’une idée, et voici ce qu’il y a de plus réel ; c’est que, pour atteindre jusque-là, il y a une route à tenir, pleine d’épines et de difficultés : mais de quelles épines et de quelles difficultés ! C’est que, pour parvenir à cet état où l’ambition se figure tant d’agréments, il faut prendre mille mesures toutes également gênantes, et toutes contraires à ses inclinations ; qu’il faut se miner1 de réflexions et d’étude ; rouler pensées sur pensées, desseins sur desseins, compter toutes ses paroles, composer toutes ses démarches ; avoir une attention perpétuelle et sans relâche, soit sur soi-même, soit sur les autres. C’est que, pour contenter une seule passion, qui est de s’élever à cet état, il faut s’exposer à devenir la proie de toutes les passions ; car y en a-t-il une en nous que l’ambition ne suscite contre nous ?
Et n’est-ce pas elle qui, selon les différentes conjonctures et les divers sentiments dont elle est émue, tantôt nous aigrit des dépits les plus amers, tantôt nous envenime des plus mortelles inimitiés, tantôt nous enflamme des plus violentes colères, tantôt nous accable des plus profondes tristesses, tantôt nous dessèche des mélancolies les plus noires, tantôt nous dévore des plus cruelles jalousies, qui fait souffrir à une âme comme une espèce d’enfer, et qui la déchire par mille bourreaux intérieurs et domestiques ? C’est que, pour se pousser à cet état, et pour se faire jour au travers de tous les obstacles qui nous en ferment les avenues, il faut entrer en guerre avec des compétiteurs qui y prétendent aussi bien qus nous, qui nous éclairent2 dans nos intrigues, qui nous dérangent dans nos projets, qui nous arrêtent dans nos voies ; qu’il faut opposer crédit à crédit, patron à patron, et pour cela s’assujettir aux plus ennuyeuses assiduités, essuyer mille rebuts, digérer mille {p. 135}dégoûts, se donner mille mouvements, n’ètre plus à soi, et vivre dans le tumulte et la confusion. C’est que, dans l’attente de cet état, où l’on n’arrive pas tout d’un coup, il faut supporter des retardements capables non-seulement d’exercer, mais d’épuiser toute la patience ; que, durant de longues années, il faut languir dans l’incertitude du succès, toujours flottant entre l’espérance et la crainte, et souvent, après des délais presque infinis, ayant encore l’affreux déboire de voir toutes ses prétentions échouer, et ne remportant, pour récompense de tant de pas malheureusement perdus, que la rage dans le cœur et la honte devant les hommes.
Je dis plus : c’est que cet état2, si l’on est enfin assez heureux pour s’y ingérer, bien loin de mettre des bornes à l’ambition et d’en éteindre le feu, ne sert au contraire qu’à la piquer davantage et qu’à l’allumer ; que d’un degré on tend bientôt à un autre, tellement qu’il n’y a rien où l’on ne se porte, ni rien où l’on se fixe ; rien que l’on ne veuille avoir, ni rien dont on jouisse ; que ce n’est qu’une perpétuelle succession de vues, de désirs, d’entreprises, et, par une suite nécessaire, qu’un perpétuel tourment. C’est que, pour troubler toute la douceur de cet état, il ne faut souvent que la moindre circonstance et le sujet le plus léger, qu’un esprit ambitieux grossit, et dont il se fait un monstre1
Contre les faux semblants 3 §
Il n’est rien de plus dangereux ni de plus à craindre que l’intérêt mêlé dans la dévotion, ou que la dévotion gouvernée {p. 136}par l’intérêt. Un dévot de ce caractère, permettez-moi cette expression, un dévot intéressé est capable de tout. Prenez garde, capable de tout : premièrement, parce qu’il donne à tout, et quelquefois aux plus grandes iniquités, une apparence de piété qui le trompe lui-même, et dont il n’aimerait pas qu’on entreprît de le détromper. Mais, en second lieu, capable de tout, parce que, quelque dessein que la passion lui suggère, sa piété, ou plutôt l’estime où cette piété fastueuse l’établit, le met en état de réussir. Veut-il pousser une vengeance ? rien ne lui résiste. Veut-il supplanter un adversaire ? il est tout-puissant. Veut-il flétrir la réputation du prochain et le décrier ? son seul témoignage ferait le procès à l’innocence même. Et n’est-ce pas (je ne ferai point ici de difficulté de le dire, non pour décréditer la piété, à Dieu ne plaise, mais pour condamner hautement les abus qui s’y peuvent glisser, et qui s’y sont glissés de tout temps), n’est-ce pas par la voie d’une fausse piété, qu’on a vu les plus faibles sujets s’élever aux plus hauts rangs ; les hommes les moins dignes de considération et de recommandation être néanmoins les plus recommandés et les plus considérés, et, sans d’autres titres ni d’autre mérite qu’un certain air de réforme, emporter sur quiconque la préférence, et s’emparer des premières places ? Or, je vous demande s’il est rien qui, selon les sentiments naturels, doive plus attirer notre aversion et notre indignation1 ?
Ce qui fit un héros du prince de Condé §
J’appelle le principe de ces grands exploits cette ardeur martiale qui ; sans témérité ni emportement, lui faisait tout oser et tout entreprendre ; ce feu qui, dans l’exécution, lui rendait tout possible et tout facile ; cette fermeté d’âme que jamais nul obstacle n’arrêta, que jamais nul péril n’épouvanta, que jamais nulle résistance ne lassa, ni ne rebuta ; cette vigilance que rien ne surprenait ; cette prévoyance {p. 137}à laquelle rien n’échappait ; cette étendue de pénétration avec laquelle, dans les plus hasardeuses occasions, il envisageait d’abord tout ce qui pouvoit ou troubler, ou favoriser l’événement des choses : semblable à un aigle dont la vue perçante fait en un moment la découverte de tout un vaste pays ; cette promptitude à prendre son parti, qu’on n’accusa jamais en lui de précipitation, et qui, sans avoir l’inconvénient de la lenteur des autres, en avait toute la maturité ; cette science qu’il pratiquait si bien, et qui le rendait si habile à profiter des conjonctures, à prévenir les desseins des ennemis presque avant qu’ils fussent conçus, et à ne pas perdre en vaines délibérations ces moments heureux qui décident du sort des armées ; cette activité que rien ne pouvait égaler, et qui, dans un jour de bataille, le partageant, pour ainsi dire, et le multipliant, faisait qu’il se trouvait partout, qu’il suppléait à tout, qu’il ralliait tout, qu’il maintenait tout : soldat et général tout à la fois, et, par sa présence, inspirant à tout le corps d’armée, jusqu’aux plus vils membres qui le composaient, son courage et sa valeur, ce sang-froid qu’il savait si bien conserver dans la chaleur du combat, cette tranquillité dont il n’était jamais plus sûr que quand on en venait aux mains, et dans l’horreur de la mêlée ; cette modération et cette douceur pour les siens, qui redoublaient à mesure que sa fierté pour l’ennemi était émue ; cet inflexible oubli de sa personne, qui n’écouta jamais la remontrance, et auquel constamment déterminé, il se fit toujours un devoir de prodiguer sa vie, et un jeu de braver la mort ; car tout cela est le vif portrait que chacun de vous se fait, au moment que je parle, du prince que nous avons perdu ; et voilà ce qui fait les héros1.
Madame de Maintenon
1635-1719 §
[Notice] §
Élevée dans le calvinisme, qu’elle abjura sans contrainte, réduite à la condition la plus précaire par la mort de ses parents, Mlle d’Aubigné, petite-fille de l’énergique champion de la réforme, épousa en 1642 le poëte Scarron, qu’avaient touché ses infortunes. Veuve en 1660, elle allait retomber dans la détresse, quand Louis XIV lui confia le soin d’élever les fils de Madame de Montespan, alors toute puissante. Son dévouement, le charme de ses entretiens, la solidité de son esprit, et l’estime qu’elle inspira peuvent expliquer le crédit insensible qui l’achemina par degrés vers le trône d’un souverain devenu enfin soucieux de sa dignité. On sait qu’un an après le décès de la reine, en 1684, il s’unit à la marquise de Maintenon par un mariage secret.
Cette subite grandeur lui suscita bien des ennemis, et l’on ne saurait nier que ses incontestables vertus ressemblent parfois au talent de se rendre nécessaire. Mais si elle ne fut pas étrangère à toute arrière-pensée d’ambition, s’il est plus facile de la respecter que de l’aimer ; on doit pourtant reconnaître qu’elle n’a jamais séparé l’honnêteté de l’habileté. Elle excelle par la tenue, le bon sens pratique, la justesse, la mesure et la convenance de la conduite publique ou privée. Elle porta simplement une haute fortune, et s’en servit pour faire le bien, surtout lorsqu’elle fonda Saint-Cyr (1685), création qui suffirait à honorer à jamais son nom. Toutefois ajoutons qu’elle était née pour gouverner une maison d’éducation plutôt qu’un État. C’était sa vocation. Aussi se dévoua-t-elle à son œuvre avec un cœur vraiment maternel. Elle fut la plus accomplie des institutrices. La postérité n’oublie pas non plus qu’elle lui doit en partie Esther et Athalie.
Sa correspondance et ses entretiens sur l’éducation mêlent le judicieux à l’agréable, ou du moins à la distinction d’un esprit poli. Si elle n’eut pas, comme Mme de Sévigné, l’intimité, l’enjouement, le caprice, l’éloquence expansive et prime-sautière, elle a l’aisance, le naturel, la délicatesse, et l’autorité que donne l’expérience du cœur humain, ou la science de la direction.
MM. de Noailles et Lavallée ont fait justice définitive des déclamations passionnées qui calomnièrent trop longtemps sa mémoire ; mais elle n’a pour elle que les sympathies de la raison.
Esprit de l’éducation donnée à Saint-Cyr
Madame de maintenon aux dames de Saint-Louis §
Votre esprit1 est un saint mélange de prières et d’actions continuelles. Si la prière et le recueillement manquent, toute la régularité extérieure, même la plus édifiante, ne servira de rien ; c’est un corps sans âme. Si le recueillement est sans le travail journalier auquel votre état engage indispensablement, c’est une illusion dangereuse.
Si vous mettez toute votre confiance en Dieu, mes très-chères filles, sans vous appuyer sur vous-mêmes, ni sur aucun talent naturel et sur aucune perfection mondaine, vous deviendrez par votre docilité, par votre humilité et par votre abandon dans la main de Dieu, les vrais instruments de la grâce pour sanctifier les familles séculières et les couvents ; vous formerez d’excellentes vierges pour les cloîtres et de pieuses mères de famille pour le monde.
En sanctifiant ainsi les deux principaux états de votre sexe, vous contribuerez à établir le vrai règne de Dieu dans les deux sexes, pour tous les états et pour toutes les conditions ; car on sait combien une mère de famille a de part à la bonne éducation de ses enfants, même des garçons ; combien une femme prudente et vertueuse peut insinuer la religion dans le cœur de son mari ; combien une bonne maîtresse de pensionnaires dans un couvent peut faire de bien sur2 les jeunes filles qu’elle gouverne. Il y a donc dans l’œuvre de Saint-Louis, si elle est bien faite et avec l’esprit d’une vraie foi et d’un véritable amour de Dieu, de quoi renouveler dans tout le royaume la perfection du christianisme.
Pour réussir dans ce pieux dessein du roi, votre fondateur, attachez-vous à inspirer aux demoiselles la crainte et l’amour de Dieu, moins par de beaux discours que par le silence, le recueillement, la modestie et la pratique des vertus pénibles. Il faut qu’elles travaillent, qu’elles obéissent, qu’elles soient sobres, qu’elles ignorent le monde, qu’elles soient savantes de la science de Dieu, qui s’apprend {p. 140}moins dans les livres que dans la pratique solide de l’humilité et du renoncement à soi-même. Fuyez comme la mort, et pour vous et pour elles, tout ce qui n’est que pour orner, élever et contenter l’esprit ; craignez la science qui enfle le cœur ; ne cherchez que la charité qui édifie. Il y a une grande différence entre connaître Dieu par le savoir, par la pointe de l’intelligence, par la subtilité de la raison, par la multiplicité des lectures, ou le connaître par les simples instructions du christianisme, et par les leçons intérieures du véritable amour qui enseigne tout, en appetissant1, en détruisant, en sacrifiant, et en formant en nous toutes les vertus. C’est l’onction de l’âme qui enseigne toute vérité, selon les termes de l’Écriture. Ne craignez point que des filles instruites avec cette simplicité soient incapables de vivre dans le monde ; et quand en effet Dieu les y appellerait, il ne faut2 pas moins leur inspirer la haine du monde, puisque Jésus-Christ l’a maudit à cause de ses scandales : la charité vaut mieux que toute la politesse du siècle.
Quand une fille aura du bon sens avec une grande piété, elle sera bonne pour tout ; elle sera fidèle à tous ses devoirs, et elle mettra en œuvre tout ce qu’elle aura de talents naturels pour se façonner ; elle vaudra mieux qu’un bel esprit plein de ses pensées et de ses idées en l’air : ce bon sens simple, quand il serait grossier et mal poli, plaira plus aux gens même du monde qu’un caractère plus délicat, mais moins vrai et moins désabusé de soi-même. Ne prenez point sur cette jeunesse une autorité dure et âpre : toute hauteur est incompatible avec votre vocation ; gardez-vous bien de mépriser tous ces petits pour qui le royaume de Dieu est fait, et à qui il faut que vous ressembliez si vous voulez avoir part à ce royaume. Abaissez-vous, pliez-vous, appetissez-vous pour vous proportionner à ces enfants ; ne regardez ni avec dégoût ni avec dédain leurs misères, leurs maladies, leur éducation basse et grossière : Jésus-Christ, souveraine sagesse, éternelle raison de Dieu, a choisi pour compagnie et amis en ce monde, des pêcheurs grossiers, ingrats, incrédules, lâches, infidèles ; il a passé sa vie avec eux pour les instruire patiemment : il a fini sa vie sans les redresser entièrement…
{p. 141}Les maisons qui ont commencé par des personnes ferventes, simples, mortes à elles-mêmes, ont bien de la peine à subsister longtemps ; on voit encore trop souvent que de grands instituts formés par des patriarches pleins d’un esprit prophétique et apostolique, avec le don des miracles, sont bientôt ébranlés par des tentations ; tout se relâche, tout s’affaiblit, tout se dissipe : la lumière se change en ténèbres ; le sel de la terre s’affadit et est foulé aux pieds : que sera-ce donc d’une communauté qui n’est soutenue d’aucune congrégation, qui est à la porte de la cour, dépendante des rois et des hommes du siècle qui seront auprès d’eux en faveur, qui aura de grands biens pour flatter les passions et pour exciter celles des gens du monde, et qui a été élevée d’abord jusqu’aux nues, sans avoir posé les fondements profonds de la pénitence, de l’humilité et de l’entier renoncement à soi-même ? J’avoue que je compte infiniment plus sur le recueillement, sur la présence de Dieu, sur l’oraison du cœur, sur l’adoration en esprit et en vérité, sur l’amour de Dieu, que sur toutes les règles les plus importantes de l’extérieur ; mais si l’intérieur est vrai et solide, il inspirera cet attachement inviolable aux règles extérieures. On aimera mieux se taire que de parler, travailler que d’être oisive, rendre les parloirs inutiles en ne voyant personne, que mettre sa sûreté dans une grille qui est pourtant de bienséance et de nécessité. On aimera mieux épargner par la charité que de dissiper par le faste et par la mollesse ; renoncer à la curiosité, pratiquer la religion, que faire une vaine étude pour se contenter et pour orner son esprit. Enfin on aimera mieux suivre la volonté des supérieurs, que de s’attacher à la sienne propre. Voilà le seul moyen que la maison de Saint-Louis soit la maison de Dieu.
À M. l’abbé Gobelin 1 §
Je vous conjure de vous défaire du style que vous avez avec moi ; il ne m’est point agréable et peut m’être nuisible. {p. 142}Je ne suis pas plus grande dame que je n’étais rue des Tournelles, où vous me disiez fort bien mes vérités1 ; et si la faveur où je suis met tout le monde à mes pieds, elle ne doit pas produire cet effet-là sur un homme chargé de ma conscience, et à qui je demande instamment de me conduire dans le chemin qu’il croit le plus sûr pour mon salut. Où trouverai-je la vérité, si je ne la trouve en vous ? Et à qui puis-je être soumise qu’à vous, ne voyant dans tout ce qui m’approche que respects, adulations et complaisances ? Parlez-moi, écrivez-moi sans tour, sans cérémonie, sans insinuation, et surtout, je vous prie, sans respect. Ne craignez ni de m’offenser ni de m’importuner. Personne au monde n’a autant besoin d’aide que moi. Ne me parlez jamais des obligations que vous m’avez, et regardez-moi comme dépouillée de tout ce qui m’environne, attachée au monde, mais voulant me donner à Dieu. Voilà mes véritables sentiments.
Sur l’orgueil
À mademoiselle d’Aubigné 2 §
Je vous aime trop, ma chère nièce, pour ne pas vous dire tout ce que je crois qui pourra vous être utile, et je manquerais bien à mes obligations si, étant tout occupée des demoiselles de Saint-Cyr, je vous négligeais, vous que je regarde comme ma propre fille. Je ne sais si c’est vous qui leur inspirez la fierté qu’elles ont, ou si ce sont elles qui vous donnent celle qu’on admire3 en vous : quoi qu’il en soit, comptez que vous serez insupportable à Dieu et aux hommes, si vous ne devenez plus humble et plus modeste que vous ne l’êtes. Vous prenez un ton d’autorité qui ne vous conviendra jamais, quoi qu’il puisse vous arriver. Vous vous croyez une personne importante, parce que vous êtes nourrie dans une maison où le roi va tous les jours ; et {p. 143}le lendemain de ma mort, ni le roi, ni tout ce que vous voyez qui vous caresse ne vous regardera pas. Si cela arrive avant que vous soyez mariée, vous épouserez un gentilhomme de campagne fort misérable ; car vous ne serez pas riche, et si, pendant ma vie, vous épousez un plus grand seigneur, il ne vous considérera, quand je n’y serai plus, qu’autant que votre humeur lui sera agréable ; vous ne pouvez l’être que par votre douceur, et vous n’en avez point. Votre mignonne1 vous aime trop, et ne vous voit point comme les autres gens vous voient. Je ne suis point prévenue contre vous, car je vous aime fort ; mais je ne vous vois pas sans peine, par l’orgueil qui paraît dans tout ce que vous faites. Vous êtes assurément très-désagréable à Dieu ; voyez son exemple ; vous savez l’Évangile par cœur ; à quoi vous serviront tant d’instructions, si vous vous perdez comme Lucifer ? Songez que c’est uniquement la fortune de votre tante qui a fait celle de votre père et la vôtre. Vous souffrez qu’on vous rende des respects qui ne vous sont point dus ; vous ne pouvez souffrir qu’on vous dise qu’ils sont par rapport à moi ; vous voudriez vous élever même au-dessus de moi, tant vous êtes élevée et altière. Comment accommodez-vous cette enflure de cœur avec cette dévotion dans laquelle on vous élève ? Commencez par demander à Dieu l’humilité, le mépris de vous-même, qui, en effet, êtes peu de chose, et l’estime de votre prochain. Je souffrais bien, l’autre jour, de tout ce que vous fîtes à madame de Caylus : vous devez du respect à vos cousines2. Je vous parle comme à une grande fille, parce que vous avez l’esprit fort avancé ; mais je consentirais de bon cœur que vous en eussiez moins, et moins de présomption. S’il y a quelque chose dans ma lettre que vous n’entendiez pas, votre mignonne vous l’expliquera. Je prie Notre-Seigneur de vous changer, et que je vous retrouve, à mon retour, modeste, humble, timide, et mettant en pratique tout ce que vous savez de bon ; je vous en aimerai beaucoup davantage. Je vous conjure, par toute l’amitié que vous avez pour moi, de {p. 144}travailler sur vous et de prier tous les jours pour obtenir les grâces dont vous avez besoin1.
À madame de Glapion2. §
Il ne vous est pas mauvais de vous trouver dans le trouble et l’inquiétude d’esprit où vous êtes : vous en serez plus humble, et vous sentirez par votre expérience que nous ne trouvons nulle ressource en nous-mêmes. Non, vous ne serez jamais contente, ma chère fille, qu’au jour où vous aimerez Dieu de tout votre cœur ; je ne vous parle pas ainsi à cause de la profession où vous êtes engagée ; Salomon nous a dit, il y a longtemps, qu’après avoir cherché, trouvé et goûté de tous les plaisirs, il confessait que tout n’est que vanité et affliction d’esprit, hors aimer Dieu et le servir. Que ne puis-je vous faire voir l’ennui qui dévore les grands, et la peine qu’ils ont à remplir leurs journées ! Ne voyez-vous pas que je meurs de tristesse dans une fortune qu’on aurait peine à imaginer3, et qu’il n’y a que le secours de Dieu qui m’empêche d’y succomber ? J’ai été jeune et jolie ; j’ai goûté des plaisirs ; j’ai été aimée partout. Dans un âge un peu plus avancé, j’ai passé des années dans le commerce de l’esprit ; je suis venue à la faveur, et je vous proteste, ma chère fille, que ces états laissent un vide affreux, une inquiétude, une lassitude, une envie de connaître autre chose, parce qu’en tout cela rien ne satisfait entièrement ; on n’est en repos que lorsqu’on s’est donné à Dieu, mais avec cette volonté déterminée dont je vous parle quelquefois ; alors on sent qu’il n’y a plus {p. 145}rien à chercher, qu’on est arrivé à ce qui seul est bon sur la terre ; on a des chagrins, mais on goûte une solide consolation et une paix profonde au milieu des plus grandes peines.
Ne me dites pas : « Se peut-on faire dévote quand on veut ? » Oui, ma chère fille, on le
peut, et il ne nous est pas permis de croire que Dieu nous manque. « Cherchez et vous
trouverez ; heurtez à la porte, et on vous l’ouvrira. »
Ce sont ses paroles, mais il
faut chercher avec humilité et simplicité. Or vous avez un reste d’orgueil que vous vous
déguisez à vous-même sous le goût de l’esprit ; vous n’en devez plus avoir, et encore moins
le satisfaire avec un confesseur ; le plus simple est le meilleur pour vous, il faut vous y
soumettre en enfant. Comment porterez-vous votre croix, si un accent normand ou picard1 vous arrête, et si vous vous dégoûtez de
qui n’est pas aussi sublime que Racine ? Il vous aurait édifiée, le pauvre homme, si vous
aviez vu son humilité dans sa maladie, et son repentir sur cette recherche de l’esprit2 ; il ne s’adressa point alors à un directeur à la mode, mais à un
bon prêtre de sa paroisse. J’ai vu mourir un autre bel esprit qui avait fait les plus rares
ouvrages que l’on puisse imaginer, et qui n’avait pas voulu les faire imprimer, ne voulant
pas être sur le pied d’auteur ; il brûla tout, et il n’en est resté que quelques fragments
dans ma mémoire. Ne nous occupons point de ce qu’il faudra, tôt ou tard, abjurer. Vous n’avez
encore guère vécu, et vous avez pourtant à renoncer à la tendresse de votre cœur et à la
délicatesse de votre esprit ; allez à Dieu, ma chère fille, et tout vous sera donné.
Adressez-vous à moi tant que vous voudrez ; je désirerais bien vous mener à Dieu : je
contribuerais à sa gloire ; je ferais le bonheur d’une personne que j’ai toujours aimée
particulièrement, et je rendrais un grand service à un institut qui ne m’est pas
indifférent3.
Louis XIV
1638-1715 §
[Notice] §
Louis XIV mérite une place dans le voisinage des écrivains qui ont le plus contribué à sa
gloire. Il fut digne de donner son nom au siècle qu’ils illustrèrent. D’unanimes témoignages
s’accordent du moins à reconnaître la solidité de son esprit et la délicatesse de son
jugement. À un bon sens supérieur il alliait « le don de l’élocution », et Bossuet put dire
avec sincérité : « La noblesse de ses expressions vient de celle de ses sentiments.
Ses paroles précises sont l’image de la justesse qui règne dans ses pensées. Pendant qu’il
parle avec tant de force, une douceur suprême lui ouvre les cœurs, et donne je ne sais
comment un nouvel éclat à la majesté qu’elle tempère. »
Dans ses mémoires, on sent
la présence d’un maître. Tout y est simple et digne : tout s’y déroule avec calme et suite.
Ses idées sont d’une netteté parfaite. Si son style n’a pas la brièveté vive, brusque et
impérieuse de Napoléon, s’il n’a pas la pétulance guerroyante, et l’entrain gascon d’Henri
IV, il excelle par la tenue et la solidité.
Les bienfaits de la royauté §
À peine remarquons-nous l’ordre admirable du monde, et le cours si réglé et si utile du soleil, jusqu’à ce que quelque déréglement des saisons ou quelque désordre apparent dans la machine nous y fasse faire un peu plus de réflexion. Tant que tout prospère dans un État, on peut oublier les biens infinis que produit la royauté et envier seulement ceux qu’elle possède : l’homme, naturellement ambitieux et orgueilleux, ne trouve jamais en lui-même pourquoi un autre lui doit commander, jusqu’à ce que son besoin propre le lui fasse sentir. Mais ce besoin même, aussitôt qu’il a un remède constant et réglé, la coutume le lui rend insensible. Ce sont les accidents extraordinaires qui lui font considérer ce qu’il en retire ordinairement d’utile, et que1, sans le commandement, il serait lui-même {p. 147}la proie du plus fort, il ne trouverait dans le monde ni justice, ni raison, ni assurance pour ce qu’il possède, ni ressource pour ce qu’il avait perdu ; et c’est par là qu’il vient à aimer l’obéissance, autant qu’il aime sa propre vie et sa propre tranquillité1.
Testament politique
Fragment §
Les rois sont souvent obligés à faire des choses contre leur inclination, et qui blessent leur bon naturel. Ils doivent aimer à faire plaisir ; or il faut qu’ils châtient souvent, et perdent des gens à qui naturellement ils veulent du bien. L’intérêt de l’État doit marcher le premier. On doit forcer son inclination, et ne pas se mettre en état de se reprocher, dans quelque chose d’importance, qu’on pouvait faire mieux. Mais quelques intérêts particuliers m’en ont empêché et ont déterminé les vues que je devais avoir pour la grandeur, le bien et la puissance de l’État. Souvent il y a des endroits qui font peine ; il y en a de délicats qu’il est {p. 148}difficile de démêler : on a des idées confuses. Tant que cela est, on peut demeurer sans se déterminer ; mais dès que l’on se fixe l’esprit à quelque chose, et qu’on croit voir le meilleur parti, il le faut prendre. C’est ce qui m’a fait réussir souvent dans ce que j’ai entrepris. Les fautes que j’ai faites, et qui m’ont donné des peines infinies, ont été par complaisance, et pour me laisser aller trop nonchalamment aux avis des autres1. Rien n’est si dangereux que la faiblesse, de quelque nature qu’elle soit. Pour commander aux autres, il faut s’élever au-dessus d’eux ; et, après avoir entendu ce qui vient de tous les endroits, on se doit déterminer par le jugement, qu’on doit faire sans préoccupation, et pensant toujours à ne rien ordonner ni exécuter qui soit indigne de soi, du caractère qu’on porte, ni de la grandeur de l’État. Les princes qui ont de bonnes intentions et quelques connaissances de leurs affaires, soit par expérience, soit par étude et une grande application à se rendre capables, trouvent tant de différentes choses par lesquelles ils se peuvent faire connaître, qu’ils doivent avoir un soin particulier et une application universelle à tout. Il faut se garantir contre soi-même, prendre garde à son inclination, et être toujours en défiance de son naturel. Le métier de roi est grand, noble, flatteur, quand on se sent digne de bien s’acquitter de toutes les choses auxquelles il engage ; mais il n’est pas exempt de peines, de fatigues, d’inquiétude. L’incertitude désespère quelquefois ; or, quand on a passé un temps raisonnable à examiner une affaire, il faut se déterminer et prendre le parti qu’on croit le meilleur.
Quand on a l’État en vue, on travaille pour soi ; le bien de l’un fait la gloire de l’autre : quand le premier est heureux, élevé et puissant, celui qui en est cause est glorieux, et par conséquent doit plus goûter que ses sujets, par rapport à lui et à eux, tout ce qu’il y a de plus agréable dans la vie. Quand on s’est mépris, il faut réparer sa faute le plus tôt qu’il est possible, et que nulle considération n’en empêche, pas même la bonté2.
Racine
1639-1699 §
[Notice] §
On peut diviser ses tragédies en trois groupes. Le premier comprend les sujets puisés aux sources grecques : (Andromaque, 1667. Iphigénie, 1674. Phèdre, 1677). Il s’y adresse de préférence à Euripide, qui, par son intelligence des passions tendres, a le plus d’afrinité avec son génie. Il donne à ses emprunts une couleur chrétienne, et accommode ses réminiscences mythologiques aux mœurs d’un âge raffiné. Dans la seconde classe, on rapprochera ses tragédies historiques, Britannicus (1669), énergique tableau qui nous peint Rome impériale, au moment où Néron devient un monstre ; Bérénice (1670), suave élégie qui fit couler des larmes ; Bajazet (1672), nouveauté hardie qui transporte sur la scène un épisode d’histoire contemporaine ; Mithridate (1673) où Corneille est égalé par son rival. Enfin, après douze ans de silence, il étonne son siècle par Esther et Athalie, créations d’un maître que la Bible inspire.
Pour comprendre son originalité, rappelons-nous que cet homme de bien, attaché à tous ses devoirs jusqu’au scrupule ; que ce père si tendre et cet ami si dévoué reçut de la nature une âme ardente, une sensibilité inquiète, irritable, maladive et presque féminine, comme le prouvent ses vives épigrammes, ses lettres à Nicole, sa préface de Britannicus, et la fin de sa vie. Pour expier ses tragédies, ne songea-t-il pas à se faire chartreux ? N’est-ce point par bonté de cœur qu’il s’attira sa disgrâce, en donnant à madame de Maintenon un Mémoire sur les misères du royaume ? Son âme, prompte à s’exalter, était de celles qui font les grands artistes.
Aussi la passion est-elle son domaine. Nul n’a représenté par de plus touchantes et de plus pathétiques analyses les faiblesses et les orages du cœur humain ; il excite la pitié, la sympathie, l’attendrissement. Ses héros sont voisins de nous ; on se reconnaît en eux. Dans ses héroïnes, il combine avec un art exquis les nuances les plus délicates : aveux dissimulés, fins mouvements de pudeur alarmée, insinuations, fuites, retours, caprices de coquetterie hardie et discrète, effusions de sensibilité éplorée, éclats de désespoir, fierté, grandeur d’âme, abnégation prête à tous les sacrifices. On l’a blâmé de nous avoir offert sous des noms anciens des courtisans de Louis XIV. C’est oublier que tout poëte dramatique reproduit plus ou moins, à son insu, les mœurs de son temps. Il lui fallait {p. 151}parler à une société polie son propre langage, et lui plaire par le discernement des convenances.
Ses plans sont des modèles de dextérité. L’intérêt s’anime de scène en scène : tout est préparé, motivé, justifié. Jamais style ne fut plus flexible et plus harmonieux. Sa langue est souple, élégante, unie, riche de demi-teintes ; elle allie la force à la grâce, mais ses hardiesses n’effrayent point le goût. Racine appartient à la famille des génies studieux, tendres et épris de la perfection, qui ont cherché le naturel dans les formes les plus nobles et les plus choisies : c’est notre Virgile français.
Pierre Corneille jugé par Racine 1 §
Vous, monsieur, qui non-seulement étiez son frère, mais qui avez couru longtemps une même carrière avec lui, vous savez les obligations que lui a notre poésie ; vous savez en quel état se trouvait la scène française lorsqu’il commença à travailler. Quel désordre ! quelle irrégularité ! Nul goût, nulle connaissance des véritables beautés du théâtre ; les auteurs aussi ignorants que les spectateurs ; la plupart des sujets extravagants et dénués de vraisemblance ; point de mœurs, point de caractères ; la diction encore plus vicieuse que l’action, et dont les pointes et de misérables jeux de mots faisaient le principal ornement ; en un mot, toutes les règles de l’art, celles même de l’honnêteté et de la bienséance, partout violées.
Dans cette enfance, ou, pour mieux dire, dans ce chaos du poëme dramatique parmi nous, votre illustre frère, après avoir quelque temps cherché le bon chemin, et lutté, si je l’ose ainsi dire, contre le mauvais goût de son siècle, enfin inspiré d’un génie extraordinaire, et aidé de la lecture des anciens, fit voir sur la scène la raison, mais la raison accompagnée de toute la pompe, de tous les ornements dont notre langue est capable ; accorda heureusement la vraisemblance et le merveilleux, et laissa bien loin derrière lui tout ce qu’il avait de rivaux, dont la plupart, désespérant de l’atteindre, et n’osant plus entreprendre de lui disputer le prix, se bornèrent à combattre la voix publique déclarée pour lui, et essayèrent en vain, par leurs discours et leurs {p. 152}frivoles critiques, de rabaisser un mérite qu’ils ne pouvaient égaler.
La scène retentit encore des acclamations qu’excitèrent à leur naissance le Cid, Horace, Cinna, Pompée, tous ces chefs-d’œuvre représentés depuis sur tant de théâtres, traduits en tant de langues, et qui vivront à jamais dans la bouche des hommes. À dire le vrai, où trouvera-t-on un poëte qui ait possédé à la fois tant de grands talents, tant d’excellentes parties : l’art, la force, le jugement, l’esprit ? Quelle noblesse, quelle économie dans les sujets ! Quelle véhémence dans les passions ! quelle gravité dans les sentiments ! quelle dignité et en même temps quelle prodigieuse variété dans les caractères ! Combien de rois, de princes, de héros de toutes nations nous a-t-il représentés, toujours tels qu’ils doivent être, toujours uniformes avec eux-mêmes, et jamais ne se ressemblant les uns aux autres ! Parmi tout cela, une magnificence d’expression proportionnée aux maîtres du monde qu’il fait souvent parler ; capable néanmoins de s’abaisser quand il veut, et de descendre jusqu’aux plus simples naïvetés du comique, où il est encore inimitable ; enfin, ce qui lui est surtout particulier, une certaine force, une certaine élévation, qui surprend, enlève, et qui rend jusqu’à ses défauts, si on lui en peut trouver quelques-uns, beaucoup plus estimables que les vertus des autres : personnage véritablement né pour la gloire de son pays ; comparable, je ne dis pas à tout ce que l’ancienne Rome a eu d’excellents tragiques, puisqu’elle confesse elle-même qu’en ce genre elle n’a pas été fort heureuse, mais aux Eschyle, aux Sophocle, aux Euripide, dont la fameuse Athènes ne s’honore pas moins que des Thémistocle, des Périclès, des Alcibiade, qui vivaient en même temps qu’eux.
Oui, monsieur, que l’ignorance rabaisse tant qu’elle voudra l’éloquence et la poésie, et traite les habiles écrivains de gens inutiles dans les États, nous ne craindrons point de dire, à l’avantage des lettres et de ce corps fameux dont vous faites maintenant partie, que du moment que des esprits sublimes, passant de bien loin les bornes communes, se distinguent, s’immortalisent par des chefs-d’œuvre comme ceux de monsieur votre frère, quelque étrange inégalité que, durant leur vie, la fortune mette entre eux et les plus grands héros, après leur mort cette différence cesse : la postérité, qui se plaît, qui s’instruit {p. 153}dans les ouvrages qu’ils lui ont laissés, ne fait point de difficulté de les égaler à tout ce qu’il y a de plus considérable parmi les hommes, et fait marcher de pair l’excellent poëte et le grand capitaine. Le même siècle qui se glorifie aujourd’hui d’avoir produit Auguste ne se glorifie guère moins d’avoir produit Horace et Virgile. Ainsi, lorsque dans les âges suivants on parlera avec étonnement des victoires prodigieuses et de toutes les grandes choses qui rendront notre siècle l’admiration de tous les siècles à venir, Corneille, n’en doutons point, Corneille tiendra sa place dans toutes ces merveilles. La France se souviendra avec plaisir que sous le règne du plus grand de ses rois a fleuri le plus grand de ses poëtes. On croira même ajouter quelque chose à la gloire de notre auguste monarque, lorsqu’on dira qu’il a estimé, qu’il a honoré de ses bienfaits cet excellent génie ; que même, deux jours avant sa mort, et lorsqu’il ne lui restait plus qu’un rayon de connaissance, il lui envoya encore des marques de sa libéralité ; et qu’enfin les dernières paroles de Corneille ont été des remercîments pour Louis le Grand.
Lettre de Racine à son fils ainé 1 §
Vous me faites plaisir de me rendre compte de vos lectures ; mais je vous exhorte à ne pas donner toute votre attention aux poëtes français. Songez qu’ils ne doivent servir qu’à votre récréation, et non pas à faire votre véritable étude. Ainsi je souhaiterais que vous prissiez quelquefois plaisir à m’entretenir d’Homère, de Quintilien et des autres auteurs de cette nature. Quant à votre épigramme2, je voudrais que vous ne l’eussiez point faite ; outre qu’elle est assez médiocre, je ne saurais trop vous recommander de ne vous point laisser aller à la tentation de faire des vers {p. 154}français, qui ne serviraient qu’à vous dissiper l’esprit ; surtout il n’en faut faire contre personne.
M. Despréaux a un talent qui lui est particulier, et qui ne doit point vous servir d’exemple, ni à vous ni à qui que ce soit. Il n’a pas seulement reçu du ciel un génie merveilleux pour la satire, mais il a encore avec cela un jugement excellent, qui lui fait discerner ce qu’il faut louer et ce qu’il faut reprendre. S’il a la bonté de vouloir s’amuser avec vous, c’est une des grandes félicités qui vous puisse arriver, et je vous conseille d’en bien profiter en l’écoutant beaucoup, et en décidant peu avec lui. Je vous dirai aussi que vous me feriez plaisir de vous attacher à votre écriture. Je veux croire que vous avez écrit fort vite les deux lettres que j’ai reçues de vous, car le caractère en paraît beaucoup négligé. Que tout ce que je vous dis ne vous chagrine point1 ; car, du reste, je suis très-content de vous, et je ne vous donne ces petits avis que pour vous exciter à faire de votre mieux en toutes choses. Votre mère vous fera part des nouvelles que je lui mande. Adieu, mon cher fils. Je ne sais pas bien si je serai en état d’écrire ni à vous ni à personne de plus de quatre jours ; mais continuez à me mander de vos nouvelles. Parlez-moi aussi un peu de vos sœurs, que vous me ferez plaisir d’embrasser pour moi. Je suis tout à vous.
La Bruyère
1646-1696 §
[Notice] §
Né à Dourdan, Jean de La Bruyère avait acheté une charge de trésorier à Caen, lorsque, après des revers de fortune, à 36 ans, sur la recommandation de Bossuet, il fut appelé à Paris pour enseigner l’histoire à M. le Duc, petit-fils du grand Condé. Ce fut l’événement décisif de sa vie ; car son entrée dans une maison princière lui permit d’assister de près au spectacle de la comédie humaine, où figuraient les originaux de la cour et de la ville. A Chantilly, qu’on appelait l’écueil des mauvais ouvrages, protégé par le crédit d’un prince qui avait le goût de la fine raillerie, il put faire provision d’expérience, tracer impunément de malins portraits, et se vouer à un genre périlleux, sans craindre les orages.
Toutefois, le nom de Théophraste servit de bouclier à la première édition de ses Caractères, qui parut en 1688. Ce fut une fête pour la curiosité publique ; et ce succès toujours croissant, qui étonna la modestie d’un auteur désintéressé, lui ouvrit les portes de l’Académie en 1693. Par son Discours de réception, il confondit des adversaires jaloux, et leur démontra qu’il était capable d’une éloquence soutenue. Trois ans après, il mourut pauvre à Versailles.
Honnête homme, fier, indépendant de caractère, supérieur à une condition subalterne, qui
l’exposait à la légèreté hautaine ou à la condescendance humiliante des grands, La Bruyère
eut des accès d’humeur chagrine allant jusqu’à la misanthropie. N’a-t-il pas dit :
« Il faut rire avant d’être heureux, de peur de mourir sans avoir ri. »
Observateur profond et peintre de caractères, il excelle dans l’art d’attirer l’attention par des remarques soudaines, des traits vifs et pénétrants, des métaphores passionnées, des hyperboles à outrance, des paradoxes simulés, des contrastes étudiés, des expressions originales, de petites phrases concises qui partent comme des flèches, des allégories ingénieuses, et des morceaux d’apparat où l’esprit étincelle dans les moindres détails ; même quand il expose des vérités ordinaires, il les marque d’une empreinte ineffaçable. Son style savant et varié n’a point la gravité périodique et les allures oratoires. Agile, dégagé, brisé, coupé, appelant les choses par leur nom, il prépare et annonce les temps nouveaux où les philosophes s’armeront à la légère.
La Bruyère est sur la frontière du dix-septième et du dix-huitième siècle. C’set le plus moderne de ses contemporains.
Jugement sur quelques académiciens du dix-septième siècle §
Rappelez en votre mémoire ce grand et premier concile où les Pères qui le composaient étaient remarquables chacun par quelques membres mutilés, ou par les cicatrices qui leur étaient restées des fureurs de la persécution ; ils semblaient tenir de leurs plaies le droit de s’asseoir dans cette assemblée générale de toute l’Église : de même il n’y eut aucun de vos illustres prédécesseurs qu’on ne s’empressât de voir, qu’on ne montrât dans les places, qu’on ne désignât par quelque ouvrage fameux qui lui avait fait un grand nom, et qui lui donnait rang dans cette Académie naissante qu’ils avaient comme fondée. Tels étaient ces grands artisans de la parole, ces premiers maîtres de l’éloquence française ; tels vous êtes, messieurs, qui ne cédez ni en savoir ni en mérite à nul de ceux qui vous ont précédés.
L’un1, aussi correct dans sa langue que s’il l’avait apprise par règles et par principes, aussi élégant dans les langues étrangères que si elles lui étaient naturelles, en quelque idiome qu’il compose, semble toujours parler celui de son pays : il a entrepris, il a fini une pénible traduction que le plus bel esprit pourrait avouer, et que le plus pieux personnage devrait désirer d’avoir faite.
L’autre2 fait revivre Virgile parmi nous, transmet dans notre langue les grâces et les richesses de la latine, compose des romans qui ont une fin, en bannit le prolixe et l’incroyable, pour y substituer le vraisemblable et le naturel.
Un autre3, plus égal que Marot et plus poëte que Voiture, a le jeu, le tour et la naïveté de tous les deux ; il instruit en badinant, persuade aux hommes la vertu par l’organe des bêtes, élève les petits objets jusqu’au sublime : homme unique dans son genre d’écrire ; toujours original, soit qu’il invente, soit qu’il traduise ; qui a été au delà de ses modèles, modèle lui-même difficile à imiter.
{p. 157}Celui-ci1 passe Juvénal, atteint Horace, semble créer les pensées d’autrui et se rendre propre tout ce qu’il manie ; il a, dans ce qu’il emprunte des autres, toutes les grâces de la nouveauté et tout le mérite de l’invention ; ses vers forts et harmonieux, faits de génie quoique travaillés avec art, pleins de traits et de poésie, seront lus encore quand la langue aura vieilli, en seront les derniers débris ; on y remarque une critique sûre, judicieuse et innocente, s’il est permis du moins de dire de ce qui est mauvais qu’il est mauvais.
Cet autre2 vient après un homme loué, applaudi, admiré, dont les vers volent en tous lieux et passent en proverbe, qui prime, qui règne sur la scène, qui s’est emparé de tout le théâtre ; il ne l’en dépossède pas, il est vrai, mais il s’y établit avec lui, le monde s’accoutume à en voir faire la comparaison. Quelques-uns ne souffrent pas que Corneille, le grand Corneille, lui soit préféré, quelques autres qu’il lui soit égalé : ils en appellent à l’autre siècle, ils attendent la fin de quelques vieillards qui, touchés indifféremment de tout ce qui rappelle leurs premières années, n’aiment peut-être dans Œdipe que le souvenir de leur jeunesse3.
Que dirai-je de ce personnage4 qui a fait parler si longtemps une envieuse critique et qui l’a fait taire ; qu’on admire malgré soi, qui accable par le grand nombre et par l’éminence de ses talents : orateur, historien, théologien, philosophe, d’une rare érudition, d’une plus rare éloquence, soit dans ses entretiens, soit dans ses écrits, soit dans la chaire ; un défenseur de la religion, une lumière de l’Église, parlons d’avance le langage de la postérité, un Père de l’Église ! Que n’est-il point ? Nommez, messieurs, une vertu qui ne soit pas la sienne.
Toucherai-je aussi votre dernier choix5, si digne de vous ? Quelles choses vous furent dites dans la place où je me trouve ! Je m’en souviens, et après ce que vous avez entendu, comment osé-je parler ? comment daignez-vous {p. 158}m’entendre ? Avouons-le, on sent la force et l’ascendant de ce rare esprit, soit qu’il prêche de génie et sans préparation, soit qu’il prononce un discours étudié et oratoire, soit qu’il explique ses pensées dans la conversation : toujours maître de l’oreille et du cœur de ceux qui l’écoutent, il ne leur permet pas d’envier ni tant d’élévation, ni tant de facilité, de délicatesse, de politesse ; on est assez heureux de l’entendre, de sentir ce qu’il dit, et comme il le dit ; on doit être content de soi si l’on emporte ses réflexions et si on en profite. Quelle grande acquisition avez-vous faite en cet homme illustre ! À qui m’associez-vous ?
De la conversation §
Il y a un parti à prendre dans les entretiens entre une certaine paresse qu’on a de parler, ou quelquefois un esprit abstrait qui, nous jetant loin du sujet de la conversation, nous fait faire ou de mauvaises demandes ou de sottes réponses, et une attention importune qu’on a au moindre mot qui échappe pour le relever, badiner autour, y trouver un mystère1 que les autres n’y voient pas, y chercher de la finesse et de la subtilité, seulement pour avoir occasion d’y placer la sienne.
Être infatué de soi, et s’être fortement persuadé qu’on a beaucoup d’esprit, est un accident qui n’arrive guère qu’à celui qui n’en a point, ou qui en a peu : malheur, pour lors à qui est exposé à l’entretien d’un tel personnage ! Combien de jolies phrases lui faudra-t-il essuyer2 ! combien de ces mots aventuriers qui paraissent subitement, durent un temps, et que bientôt on ne revoit plus ! S’il conte une nouvelle, c’est moins pour l’apprendre à ceux qui l’écoutent que pour avoir le mérite de la dire, et de la dire bien ; elle devient un roman entre ses mains ; il fait penser les gens à {p. 159}sa manière, leur met en la bouche ses petites façons de parler, et les fait toujours parler longtemps ; il tombe ensuite en des parenthèses qui peuvent passer pour des épisodes, mais qui font oublier le gros de l’histoire, et à lui qui vous parle, et à vous qui le supportez. Que serait-ce de vous et de lui, si quelqu’un ne survenait heureusement pour déranger le cercle et faire oublier la narration ?
Il y a des gens qui parlent un moment avant que d’avoir pensé. Il y en a d’autres qui ont une fade attention à ce qu’ils disent, et avec qui l’on souffre dans la conversation de tout le travail de leur esprit : ils sont comme pétris de phrases et de petits tours d’expression, concertés1 dans leur geste et dans tout leur maintien ; ils sont puristes2 et ne hasardent pas le moindre mot, quand il devrait faire le plus bel effet du monde : rien d’heureux ne leur échappe ; rien ne coule de source et avec liberté : ils parlent proprement3 et ennuyeusement.
L’esprit de la conversation consiste bien moins à en montrer beaucoup qu’à en faire trouver aux autres : celui qui sort de votre entretien content de soi et de son esprit l’est de vous parfaitement. Les hommes n’aiment point à vous admirer ; ils veulent plaire : ils cherchent moins à être instruits, et même réjouis, qu’à être goûtés et applaudis ; et le plaisir le plus délicat est de faire celui d’autrui4.
Il ne faut pas qu’il y ait trop d’imagination dans nos conversations ni dans nos écrits ; elle ne produit souvent que des idées vaines et puériles, qui ne servent point à perfectionner le goût et à nous rendre meilleurs : nos pensées doivent être prises dans le bon sens et la droite raison, et doivent être un effet de notre jugement.
Pamphile ou le vaniteux §
Un Pamphile est plein de lui-même, ne se perd pas de vue, ne sort point de l’idée de sa grandeur, de ses alliances, {p. 160}de sa charge, de sa dignité : il ramasse, pour ainsi dire, toutes ses pièces, s’en enveloppe1 pour se faire valoir ; il dit : Mon ordre, mon cordon bleu2 ; il l’étale ou il le cache par ostentation : un Pamphile, en un mot, veut être grand ; il croit l’être, il ne l’est pas, il est d’après un grand3. Si quelquefois il sourit à un homme du dernier ordre, à un homme d’esprit, il choisit son temps si juste qu’il n’est jamais pris sur le fait ; aussi la rougeur lui monterait-elle au visage s’il était malheureusement surpris dans la moindre familiarité avec quelqu’un qui n’est ni opulent, ni puissant, ni ami d’un ministre, ni son allié, ni son domestique4. Il est sévère et inexorable à qui n’a point encore fait sa fortune : il vous aperçoit un jour dans une galerie, et il vous fuit ; et le lendemain, s’il vous trouve en un endroit moins public, ou, s’il est public, en la compagnie d’un grand, il vient à vous, et il vous dit : Vous ne faisiez pas hier semblant de nous voir. Tantôt il vous quitte brusquement pour joindre un seigneur ou un premier commis ; et tantôt, s’il les trouve avec vous en conversation, il vous coupe5 et vous les enlève. Vous l’abordez une autre fois, et il ne s’arrête pas ; il se fait suivre, vous parle si haut que c’est une scène pour ceux qui passent. Aussi les Pamphiles sont-ils toujours comme sur un théâtre : gens nourris dans le faux, et qui ne haïssent rien tant que d’être naturels ; vrais personnages de comédie, des Floridors, des Mondoris6.
On ne tarit point sur les Pamphiles : ils sont bas et timides devant les princes et les ministres, pleins de hauteur et de confiance avec ceux qui n’ont que de la vertu, muets et embarrassés avec les savants ; vifs, hardis et décisifs avec ceux qui ne savent rien. Ils parlent de guerre à un homme de robe, et de politique à un financier ; ils savent l’histoire avec les femmes ; ils sont poëtes avec un docteur {p. 161}et géomètres avec un poëte. De maximes, ils ne s’en chargent pas ; de principes, encore moins : ils vivent à l’aventure, poussés et entraînés par le vent de la faveur et par l’attrait des richesses. Ils n’ont point d’opinion qui soit à eux, qui leur soit propre : ils en empruntent à mesure qu’ils en ont besoin ; et celui à qui ils ont recours n’est guère un homme sage, ou habile, ou vertueux ; c’est un homme à la mode.
Clitiphon ou l’important §
Je vais, Clitiphon, à votre porte ; le besoin que j’ai de vous me chasse de mon lit et de ma chambre : plût aux dieux que je ne fusse ni votre client ni votre fâcheux ! Vos esclaves me disent que vous êtes enfermé, et que vous ne pouvez m’écouter que d’une heure entière. Je reviens avant le temps qu’ils m’ont marqué, et ils me disent que vous êtes sorti. Que faites-vous, Clitiphon, dans cet endroit le plus reculé de votre appartement, de si laborieux qui vous empêche de m’entendre ? Vous enfilez quelques mémoires, vous collationnez un registre, vous signez, vous paraphez ; je n’avais qu’une chose à vous demander, et vous n’aviez qu’une chose à me répondre : oui ou non. Voulez-vous être rare ? Rendez service à ceux qui dépendent de vous : vous le serez davantage par cette conduite que par ne vous pas laisser voir1. O homme important et chargé d’affaires, qui, à votre tour, avez besoin de mes offices2, venez dans la solitude de mon cabinet ! le philosophe est accessible. Je ne vous remettrai point à un autre jour. Vous me trouverez sur les livres de Platon qui traitent de la spiritualité de l’âme et de sa distinction avec les corps, ou la plume à la main pour calculer les distances de Saturne et de Jupiter ; j’admire Dieu dans ses ouvrages, et je cherche, par la connaissance de la vérité, à régler mon esprit et à devenir meilleur. Entrez, toutes les portes vous sont ouvertes ; mon antichambre n’est pas faite pour s’y ennuyer3 en {p. 162}m’attendant ; passez jusqu’à moi sans me faire avertir. Vous m’apportez quelque chose de plus précieux que l’argent et l’or, si c’est une occasion de vous obliger. Parlez, que voulez-vous que je fasse pour vous ? Faut-il quitter mes livres, mes études, mon ouvrage, cette ligne qui est commencée ? Quelle interruption heureuse pour moi que celle qui vous est utile !
Les écrivains et les hommes de finance §
Si les pensées, les livres et leurs auteurs dépendaient des riches et de ceux qui ont fait une belle fortune, quelle proscription ! il n’y aurait plus de rappel1. Quel ton, quel ascendant ne prennent-ils pas sur les savants ! Quelle majesté n’observent-ils pas à l’égard de ces hommes chétifs, que leur mérite n’a ni placés ni enrichis, et qui en sont encore à penser et à écrire judicieusement ! Il faut l’avouer, le présent est pour les riches, et l’avenir pour les vertueux et les habiles. Homère est encore et sera toujours2 ; les receveurs de droits, les publicains3, ne sont plus : ont-ils été ? leur patrie, leurs noms, sont-ils connus ? y a-t-il eu dans la Grèce des partisans ? Que sont devenus ces importants personnages qui méprisaient Homère, qui ne songeaient dans la place qu’à l’éviter, qui ne lui rendaient pas le salut, ou qui le saluaient par son nom, qui ne daignaient pas l’associer4 à leur table, qui le regardaient comme un homme qui n’était pas riche, et qui faisait un livre ? Que deviendront les Fauconnets5 ? iront-ils aussi loin dans la postérité que Descartes, né Français et mort en Suède6 ?
{p. 163}Du même fonds1 d’orgueil dont on s’élève fièrement au-dessus de ses inférieurs, l’on rampe vilement devant ceux qui sont au-dessus de soi. C’est le propre de ce vice, qui n’est fondé ni sur le mérite personnel ni sur la vertu, mais sur les richesses, les postes, le crédit, et sur de vaines sciences, de nous porter également à mépriser ceux qui ont moins que nous de cette espèce de biens, et à estimer trop ceux qui en ont une mesure qui excède la nôtre2.
L’incapable qui a de l’avenir §
Que faire d’Hégésippe qui demande un emploi ? Le mettra-t-on dans les finances ou dans les troupes ? Cela est indifférent, et il faut que ce soit l’intérêt seul qui en décide ; car il est aussi capable de manier de l’argent, ou de dresser des comptes, que de porter les armes. Il est propre à tout, disent ses amis, ce qui signifie qu’il n’a pas plus de talent pour une chose que pour une autre, ou, en d’autres termes, qu’il n’est propre à rien. Ainsi la plupart des hommes, occupés d’eux seuls dans leur jeunesse, corrompus par la paresse ou par le plaisir, croient faussement, dans un âge plus avancé, qu’il leur suffit d’être inutiles ou dans l’indigence, afin que la république3 soit engagée à4les placer ou à les secourir ; et ils profitent rarement de cette leçon si importante : que les hommes devraient employer les premières années de leur vie à devenir tels5 par leurs études et par leur travail, que la république elle-même eût besoin de leur industrie6 et de leurs lumières ; qu’ils fussent comme une pièce nécessaire à tout son édifice, {p. 164}et qu’elle se trouvât portée par ses propres avantages à faire leur fortune ou à l’embellir.
Nous devons travailler à nous rendre très-dignes de quelque emploi : le reste ne nous regarde point ; c’est l’affaire des autres.
Se faire valoir par des choses qui ne dépendent point des autres ; mais de soi seul, ou renoncer à se faire valoir : maxime inestimable et d’une ressource infinie dans la pratique, utile aux faibles, aux vertueux, à ceux qui ont de l’esprit, qu’elle rend maîtres de leur fortune ou de leur repos ; pernicieuse pour les grands et qui diminuerait leur cour, ou plutôt le nombre de leurs esclaves ; qui ferait tomber leur morgue avec une partie de leur autorité, et les réduirait presque à leurs entremets et à leurs équipages ; qui les priverait du plaisir qu’ils sentent à se faire prier, presser, solliciter, à faire attendre ou à refuser, à promettre et à ne pas donner ; qui les traverserait dans le goût qu’ils ont quelquefois à mettre les sots en vue, et à anéantir le mérite quand il leur arrive de le discerner ; qui bannirait des cours les brigues, les cabales, les mauvais offices, la bassesse, la flatterie, la fourberie ; qui ferait d’une cour orageuse, pleine de mouvements et d’intrigues, comme une pièce comique ou même tragique, dont les sages ne seraient que les spectateurs ; qui remettrait de la dignité dans les différentes conditions des hommes, de la sérénité sur leurs visages ; qui étendrait leur liberté ; qui réveillerait en eux, avec les talents naturels, l’habitude du travail et de l’exercice ; qui les exciterait à l’émulation, au désir de la gloire, à l’amour de la vertu ; qui, au lieu de courtisans vils, inquiets, inutiles, souvent onéreux à la république, en ferait ou de sages économes ou d’excellents pères de famille, ou des juges intègres, ou de bons officiers, ou de grands capitaines, ou des orateurs, ou des philosophes ; et qui ne leur attirerait à tous nul autre inconvénient que celui peut-être de laisser à leurs héritiers moins de trésors que de bons exemples1.
Il faut en France beaucoup de fermeté et une grande {p. 165}étendue d’esprit pour se passer des charges et des emplois, et consentir ainsi à demeurer chez soi et à ne rien faire. Personne presque n’a assez de mérite pour jouer ce rôle avec dignité, ni assez de fond pour remplir le vide du temps1 sans ce que le vulgaire appelle des affaires. Il ne manque cependant à l’oisiveté du sage qu’un meilleur nom, et que méditer, parler, lire et être tranquille s’appelât travailler.
Un homme de mérite, et qui est en place, n’est jamais incommode par sa vanité ; il s’étourdit moins du poste qu’il occupe, qu’il n’est humilié par un plus grand qu’il ne remplit pas, et dont il se croit digne : plus capable d’inquiétude que de fierté ou de mépris pour les autres, il ne pèse qu’à soi-même.
Philémon ou le fat §
L’or éclate, dites-vous, sur les habits de Philémon : il éclate de même chez les marchands. Il est habillé des plus belles étoffes : le sont-elles moins toutes déployées dans les boutiques et à la pièce ? Mais la broderie et les ornements y ajoutent encore la magnificence : je loue donc le travail de l’ouvrier. Si on lui demande quelle heure il est, il tire une montre qui est un chef-d’œuvre ; la garde de son épée est un onyx2 ; il a au doigt un gros diamant qu’il fait briller aux yeux et qui est parfait ; il ne lui manque aucune de ces curieuses bagatelles que l’on porte sur soi autant pour la vanité que pour l’usage ; et il ne se plaint3 non plus toute sorte de parure qu’un jeune homme qui a épousé une {p. 166}riche vieille. Vous m’inspirez enfin de la curiosité ; il faut voir du moins des choses si précieuses : envoyez-moi cet habit et ces bijoux de Philémon ; je vous quitte de la personne1
Tu te trompes, Philémon, si, avec ce carrosse brillant, ce grand nombre de coquins qui te suivent, et ces six bêtes qui te traînent, tu penses que l’on t’en estime davantage. L’on écarte tout cet attirail qui t’est étranger, pour pénétrer jusqu’à toi, qui n’es qu’un fat.
Ménippe §
Ménippe est l’oiseau paré de divers plumages qui ne sont pas à lui. Il ne parle pas, il ne sent pas ; il répète des sentiments et des discours, se sert même si naturellement de l’esprit des autres, qu’il y est le premier trompé, et qu’il croit souvent dire son goût ou expliquer sa pensée, lorsqu’il n’est que l’écho de quelqu’un qu’il vient de quitter. C’est un homme qui est de mise un quart d’heure de suite, qui le moment d’après baisse, dégénère, perd le peu de lustre qu’un peu de mémoire lui donnait, et montre la corde. Lui seul ignore combien il est au-dessous du sublime et de l’héroïque ; et, incapable de savoir jusqu’où l’on peut avoir de l’esprit, il croit naïvement que ce qu’il en a est tout ce que les hommes en sauraient avoir : aussi a-t-il l’air et le maintien de celui qui n’a rien à désirer sur ce chapitre, et qui ne porte envie à personne. Il se parle souvent à soi-même, et il ne s’en cache pas ; ceux qui passent le voient2, et qu’il semble3 toujours prendre un parti, ou décider qu’une telle chose est sans réplique. Si vous le saluez quelquefois, c’est le jeter dans l’embarras de savoir s’il doit rendre le salut ou non ; et, pendant qu’il délibère, vous êtes {p. 167}déjà hors de portée. Sa vanité l’a fait honnête homme, l’a mis au-dessus de lui-même, l’a fait devenir ce qu’il n’était pas. L’on juge en le voyant qu’il n’est occupé que de sa personne ; qu’il sait que tout lui sied bien, et que sa parure est assortie ; qu’il croit que tous les yeux sont ouverts sur lui, et que les hommes se relayent pour le contempler1.
La vraie et la fausse grandeur §
La fausse grandeur est farouche et inaccessible ; comme elle sent son faible, elle se cache, ou du moins ne se montre pas de front, et ne se fait voir qu’autant qu’il faut pour imposer et ne paraître point ce qu’elle est, je veux dire une vraie petitesse. La véritable grandeur est libre, douce, familière, populaire. Elle se laisse toucher et manier ; elle ne perd rien à être vue de près : plus on la connaît, plus on l’admire ; elle se courbe par bonté vers ses inférieurs et revient sans effort dans son naturel ; elle s’abandonne quelquefois, se néglige, se relâche de ses avantages, toujours en pouvoir de les reprendre et de les faire valoir ; elle rit, joue et badine, mais avec dignité. On l’approche tout ensemble avec liberté et avec retenue. Son caractère est noble et facile, inspire le respect et la confiance, et fait que les princes nous paraissent grands et très-grands, sans nous faire sentir que nous sommes petits2.
Le sage guérit de l’ambition par l’ambition même ; il tend à de si grandes choses, qu’il ne peut se borner à ce {p. 168}qu’on appelle des trésors, des postes, la fortune et la faveur. Il ne voit rien dans de si faibles avantages qui soit assez bon et assez solide pour remplir son cœur, et pour mériter ses soins et ses désirs ; il a même besoin d’efforts pour ne les pas trop dédaigner. Le seul bien capable de le tenter est cette sorte de gloire qui devrait naître de la vertu toute pure et toute simple ; mais les hommes ne l’accordent guère, et il s’en passe.
Le Grand Condé 1 §
Émile était né ce que les plus grands hommes ne deviennent qu’à force de règles, de méditation et d’exercice. Il n’a eu dans ses premières années qu’à remplir2 des talents qui étaient naturels, et qu’à se livrer à son génie. Il a fait, il a agi avant que de savoir, ou plutôt il a su ce qu’il n’avait jamais appris. Dirai-je que les jeux de son enfance ont été plusieurs victoires ? Une vie accompagnée d’un extrême bonheur joint à une longue expérience serait illustre par les seules actions qu’il avait achevées dès sa jeunesse3. Toutes les occasions de vaincre qui se sont depuis offertes, il les a embrassées ; et celles qui n’étaient pas, sa vertu4 et son étoile les ont fait naître : admirable même et par les choses qu’il a faites et par celles qu’il aurait pu faire. On l’a regardé comme un homme incapable de céder à l’ennemi, de plier sous le nombre ou sous les obstacles ; comme une âme du premier ordre, pleine de ressources et de lumières5, et qui voyait encore où personne ne voyait plus ; comme celui qui, à la tête des légions, {p. 169}était pour elles un présage de la victoire, et qui valait seul plusieurs légions ; qui était grand dans la prospérité, plus grand quand la fortune lui a été contraire : la levée d’un siège, une retraite, l’ont plus ennobli que ses triomphes ; l’on ne met qu’après les batailles gagnées et les villes prises ; qui était rempli de gloire et de modestie ; on lui a entendu dire : « Je fuyais », avec la même grâce qu’il disait : « Nous les battîmes » ; un homme dévoué à l’État, à sa famille, au chef de sa famille ; sincère pour Dieu et pour les hommes, autant admirateur du mérite que s’il lui eût été moins propre et moins familier : un homme vrai, simple, magnanime, à qui il n’a manqué que les moindres vertus1.
Les enfants des dieux2, pour ainsi dire, se tirent des règles de la nature, et en sont comme l’exception : ils n’attendent presque rien du temps et des années. Le mérite chez eux devance l’âge3. Ils naissent instruits4, et ils sont plus tôt des hommes parfaits que le commun des hommes ne sort de l’enfance.
Le souverain §
Que de dons du ciel5 ne faut-il pas pour bien régner ! Une naissance auguste, un air d’empire et d’autorité, un visage qui remplisse la curiosité des peuples empressés de voir le prince6, et qui conserve le respect dans le courtisan ; une parfaite égalité d’humeur ; un grand éloignement pour la raillerie piquante, ou assez de raison pour ne se la permettre {p. 170}point1 : ne faire jamais ni menaces ni repròches ; ne point céder à la colère, et être toujours obéi ; l’esprit facile, insinuant ; le cœur ouvert, sincère, et dont on croit voir le fond, et ainsi très-propre à se faire des amis, des créatures et des alliés ; être secret toutefois, profond et impénétrable dans ses motifs et dans ses projets ; du sérieux et de la gravité dans le public ; de la brièveté, jointe à beaucoup de justesse et de dignité, soit dans les réponses aux ambassadeurs des princes, soit dans les conseils ; une manière de faire des grâces2 qui est comme un second bienfait ; le choix des personnes que l’on gratifie ; le discernement des esprits, des talents et des complexions3, pour la distribution des postes et des emplois ; le choix des généraux et des ministres ; un jugement ferme, solide, décisif dans les affaires, qui fait que l’on connaît le meilleur parti et le plus juste ; un esprit de droiture et d’équité qui fait qu’on le suit jusqu’à prononcer quelquefois contre soi-même en faveur du peuple, des alliés, des ennemis ; une mémoire heureuse et très-présente qui rappelle les besoins des sujets, leurs visages, leurs noms, leurs requêtes ; une vaste capacité qui s’étende non-seulement aux affaires de dehors, au commerce, aux maximes d’État, aux vues de la politique, au reculement des frontières par la conquête de nouvelles provinces, et à leur sûreté par un grand nombre de forteresses inaccessibles ; mais qui sache aussi se renfermer au dedans, et comme dans les détails4 de tout un royaume ; qui en bannisse un culte faux, suspect et ennemi de la souveraineté, s’il s’y rencontre ; qui abolisse des usages cruels et impies5, s’ils y règnent ; qui réforme les lois et les coutumes6, si elles étaient remplies d’abus ; qui {p. 171}donne aux villes plus de sûreté et plus de commodités par le renouvellement d’une exacte police, plus d’éclat et plus de majesté par des édifices somptueux ; punir sévèrement les vices scandaleux ; donner, par son autorité et par son exemple, du crédit à la piété et à la vertu ; protéger l’Église, ses ministres, ses droits, ses libertés1 ; ménager ses peuples comme ses enfants2 ; être toujours occupé de la pensée de les soulager, de rendre les subsides légers, et tels qu’ils se lèvent sur les provinces sans les appauvrir ; de grands talents pour la guerre ; être vigilant, appliqué, laborieux ; avoir des armées nombreuses, les commander en personne ; être froid dans le péril3, ne ménager sa vie que pour le bien de son État, aimer le bien de son État et sa gloire plus que sa vie ; une puissance très-absolue, qui ne laisse point d’occasion aux brigues, à l’intrigue et à la cabale ; qui ôte cette distance infinie4 qui est quelquefois entre les grands et les petits, qui les rapproche, et sous laquelle tous plient également ; une étendue de connaissances qui fait que le prince voit tout par ses yeux, qu’il agit immédiatement par lui-même, que ses généraux ne sont, quoique éloignés de lui, que ses lieutenants, et les ministres que ses ministres ; une profonde sagesse qui sait déclarer la guerre, qui sait vaincre et user de la victoire, qui sait faire la paix, qui sait la rompre, qui sait quelquefois, et selon les divers intérêts, contraindre les ennemis à la recevoir ; qui donne des règles à une vaste ambition, et sait jusqu’où l’on doit conquérir ; au milieu d’ennemis couverts ou déclarés, se procurer le loisir des jeux, des fêtes, des spectacles ; cultiver les arts et les sciences, former et exécuter des projets d’édifices surprenants ; un génie enfin supérieur et puissant qui se fait aimer et révérer des siens, craindre des étrangers ; qui fait d’une cour, et même de tout un royaume, comme une seule famille unie parfaitement sous un même chef, dont l’union et la bonne intelligence {p. 172}est redoutable au reste du monde. Ces admirables vertus me semblent renfermées dans l’idée du souverain. Il est vrai qu’il est rare de les voir réunies dans un même sujet ; il faut que trop de choses concourent à la fois, l’esprit, le cœur, les dehors, le tempérament1 ; et il me paraît qu’un monarque qui les rassemble toutes en sa personne est bien digne du nom de grand.
Le courtisan §
N’espérez plus de candeur, de franchise, d’équité, de bons offices, de services, de bienveillance, de générosité, de fermeté, dans un homme qui s’est depuis quelque temps livré à la cour, et qui secrètement veut sa fortune. Le reconnaissez-vous à son visage, à ses entretiens ? Il ne nomme plus chaque chose par son nom ; il n’y a plus pour lui de fripons, de fourbes, de sots et d’impertinents. Celui dont il lui échapperait de dire ce qu’il en pense est celui-là même qui, venant à le savoir, l’empêcherait de cheminer2. Pensant mal de tout le monde, il n’en dit de personne ; ne voulant du bien qu’à lui seul, il veut persuader qu’il en veut à tous, afin que tous lui en fassent, ou que nul du moins lui soit3 contraire. Non content de n’être pas sincère, il ne souffre pas que personne le soit ; la vérité blesse son oreille ; il est froid et indifférent sur les observations que l’on lui fait sur la cour et sur le courtisan ; et parce qu’il les a entendues, il s’en croit complice et responsable. Tyran de la société et martyr de son ambition, il a une triste circonspection dans sa conduite et dans ses discours, une raillerie innocente, mais froide et contrainte, un ris forcé, des caresses contrefaites, une conversation interrompue et des distractions fréquentes : il a une profusion, le dirai-je ? des torrents de louanges pour ce qu’a fait ou ce qu’a dit un homme placé et qui est en faveur, et pour {p. 173}tout autre une sécheresse de pulmonique1 ; il a des formules de compliments différents pour l’entrée et pour la sortie à l’égard de ceux qu’il visite ou dont il est visité ; et il n’y a personne de ceux qui se payent de mines et de façons de parler qui ne sorte d’avec lui fort satisfait. Il vise également à se faire des patrons et des créatures : il est médiateur, confident, entremetteur ; il veut gouverner ; il a une ferveur de novice pour toutes les petites pratiques de cour ; il sait où il faut se placer pour être vu ; il sait vous embrasser, prendre part à votre joie, vous faire coup sur coup des questions empressées sur votre santé, sur vos affaires ; et, pendant que vous lui répondez, il perd le fil de sa curiosité, vous interrompt, entame un autre sujet ; ou, s’il survient quelqu’un à qui il doive un discours tout différent, il sait, en achevant de vous congratuler, lui faire un compliment de condoléance ; il pleure d’un œil, et il rit de l’autre. Se formant quelquefois sur le ministre ou sur le favori2, il parle en public de choses frivoles, du vent, de la gelée ; il se tait au contraire, et fait le mystérieux sur ce qu’il sait de plus important, et plus volontiers encore sur ce qu’il ne sait point3.
La foi §
Si ma religion était fausse, je l’avoue, voilà le piége le mieux dressé qu’il soit possible d’imaginer ; il était inévitable de ne pas donner tout au travers et de n’y être pas pris : quelle majesté, quel éclat des mystères ! quelle suite et quel enchaînement de toute la doctrine ! quelle raison éminente ! quelle candeur, quelle innocence de vertu ! quelle force invincible et accablante des témoingnages rendus successivement et pendant trois siècles entiers par des millions de personnes les plus sages, les plus modérées qui fussent alors sur la terre, et que le sentiment d’une même vérité soutient dans l’exil, dans les fers, contre la vue de la mort et du dernier supplice ! Prenez l’histoire, ouvrez, remontez {p. 174}jusques au commencement du monde, jusques à la veille de sa naissance : y a-t-il eu rien de semblable dans tous les temps ? Dieu même pouvait-il jamais mieux rencontrer pour me séduire ? par où échapper ? où aller, où me jeter, je ne dis pas pour trouver rien de meilleur, mais quelque chose qui en approche ? S’il faut périr, c’est par là que je veux périr ; il m’est plus doux de nier Dieu que de l’accorder1 avec une tromperie si spécieuse et si entière : mais je l’ai approfondi, je ne puis être athée ; je suis donc ramené et entraîné par ma religion, c’en est fait.
Zénobie ou la vanité de la magnificence §
Ni les troubles, Zénobie2, qui agitent votre empire, ni la guerre que vous soutenez virilement contre une nation puissante depuis la mort du roi votre époux, ne diminuent rien de votre magnificence : vous avez préféré à toute autre contrée les rives de l’Euphrate pour y élever un superbe édifice ; l’air y est sain et tempéré, la situation en est riante ; un bois sacré l’ombrage du côté du couchant ; les dieux de Syrie, qui habitent quelquefois la terre, n’y auraient pu choisir une plus belle demeure ; la campagne autour est couverte d’hommes qui taillent et qui coupent, qui vont et qui viennent, qui roulent ou qui charrient du bois du Liban, l’airain et le porphyre ; les grues3 et les machines gémissent dans l’air, et font espérer à ceux qui voyagent vers l’Arabie de revoir à leur retour en leurs foyers ce palais achevé, et dans cette splendeur où vous désirez le porter, avant de l’habiter vous et les princes vos enfants. N’y épargnez rien, grande reine : employez-y l’or et tout l’art des plus excellents ouvriers ; que les Phidias et les Zeuxis de votre siècle déploient toute leur science sur vos plafonds et sur vos lambris ; tracez-y de vastes et de délicieux jardins, dont l’enchantement soit tel qu’ils ne paraissent pas faits de la main des hommes ; épuisez vos trésors et votre industrie sur cet ouvrage incomparable ; et après {p. 175}que vous y aurez mis, Zénobie, la dernière main, quelqu’un de ces pâtres qui habitent les sables voisins de Palmyre, devenu riche par les péages de vos rivières, achètera un jour à deniers comptants cette royale maison pour l’embellir, et la rendre plus digne de lui et de sa fortune1.
Ce palais, ces meubles, ces jardins, ces belles eaux vous enchantent, et vous font récrier d’une première vue sur une maison si délicieuse, et sur l’extrême bonheur du maître qui la possède : il n’est plus, il n’en a pas joui si agréablement ni si tranquillement que vous ; il n’y a jamais eu un jour serein, ni une nuit tranquille ; il s’est noyé de dettes pour la porter à ce degré de beauté où elle vous ravit : ses créanciers l’en ont chassé ; il a tourné la tête, et il l’a regardée de loin une dernière fois ; et il est mort de saisissement.
L’homme en place §
Vient-on de placer quelqu’un dans un nouveau poste, c’est un débordement de louanges2 en sa faveur qui inonde les cours et la chapelle, qui gagne l’escalier, les salles, la galerie, tout l’appartement : on en a au-dessus des yeux ; on n’y tient pas. Il n’y a pas deux voix différentes sur ce personnage ; l’envie, la jalousie, parlent comme l’adulation : tous se laissent entraîner au torrent qui les porte, qui les force de dire d’un homme ce qu’ils en pensent ou ce qu’ils n’en pensent pas, comme de louer souvent celui qu’ils ne connaissent point. L’homme d’esprit, de mérite, ou de valeur, devient en un instant un génie de premier ordre, un héros, un demi-dieu. Il est si prodigieusement flatté dans toutes les peintures que l’on fait de lui, qu’il paraît difforme près de ses portraits ; il lui est impossible d’arriver {p. 176}jamais jusqu’où la bassesse et la complaisance viennent de le porter ; il rougit de sa propre réputation. Commence-t-il à chanceler dans le poste où on l’avait mis, tout le monde passe facilement à un autre avis ; en est-il entièrement déchu, les machines qui l’avaient guindé si haut, par l’applaudissement et les éloges, sont encore toutes dressées pour le faire tomber dans le dernier mépris ; je veux dire qu’il n’y en a point qui le dédaignent mieux, qui le blâment plus aigrement, et qui en disent plus de mal, que ceux qui s’étaient comme dévoués à la fureur1 d’en dire du bien2.
Aux curieux §
L’on court les malheureux pour les envisager, l’on se range en haie, ou l’on se place aux fenêtres, pour observer les traits et la contenance d’un homme qui est condamné, et qui sait qu’il va mourir : vaine, maligne, inhumaine {p. 177}curiosité1. Si les hommes étaient sages, la place publique serait abandonnée, et il serait établi qu’il y aurait de l’ignominie seulement à voir de tels spectacles. Si vous êtes si touchés de curiosité, exercez-la du moins en un sujet noble : voyez un heureux, contemplez-le dans le jour même où il a été nommé à un nouveau poste, et qu’il en reçoit les compliments ; lisez dans ses yeux, et au travers d’un calme étudié et d’une feinte modestie, combien il est content et pénétré de soi-même ; voyez quelle sérénité cet accomplissement de ses désirs répand dans son cœur et sur son visage ; comme il ne songe plus qu’à vivre et à avoir de la santé ; comme ensuite sa joie lui échappe, et ne peut plus se dissimuler ; comme il plie sous le poids de son bonheur ; quel air froid et sérieux il conserve pour ceux qui ne sont plus ses égaux ; il ne leur répond pas, il ne les voit pas : les embrassements et les caresses des grands, qu’il ne voit plus de si loin, achèvent de lui nuire2 : il se déconcerte, il s’étourdit ; c’est une courte aliénation3.
Un homme qui vient d’être placé ne se sert plus de sa raison et de son esprit pour régler sa conduite et ses dehors à l’égard des autres ; il emprunte sa règle de son poste et de son état : de là l’oubli, la fierté, l’arrogance, la dureté, l’ingratitude.
Fénelon
1651-1715 §
[Notice] §
« Sa physionomie, dit Saint-Simon, rassemblait tout ; les contraires ne s’y combattaient point. Elle avait de la gravité et de la galanterie, du sérieux et de la gaieté ; elle sentait également le docteur, l’évêque et le grand seigneur : ce qui y surnageait, ainsi que dans toute sa personne, c’était la finesse, l’esprit, les grâces, la décence et surtout la noblesse. »
Égal à tous les emplois, signalé à Louis XIV par son Traité de l’éducation des jeunes filles (1687), chef-d’œuvre de raison délicate, et par les éminentes qualités qu’il avait déployées dans une mission en Poitou, l’abbé de Fénelon fut nommé en 1689 précepteur du duc de Bourgogne.
Il excellait dans l’art de façonner les esprits et les caractères. Ce jeune prince, si fougueux, si hautain, si rebelle, devint entre ses mains pieux, humain, charitable, attentif à tous ses devoirs : ce fut le miracle d’une habileté qui alliait la tendresse à l’autorité, la complaisance à l’énergie, la patience à la souplesse. C’est pour son royal élève qu’il composa ces fables ingénieuses qui se soutiennent dans le voisinage de La Fontaine ; ces Dialogues des morts où l’histoire est morale sans nous ennuyer ; enfin le Télémaque, ce roman où un paganisme épuré se mêle à un christianisme embelli de toutes les grâces de la mythologie. Les deux muses y sont réconciliées par un cœur religieux et nourri de la parole homérique, par un génie indépendant qui transforme ses réminiscences, détourne les sources grecques et les accommode à de nouvelles rives. Cet ouvrage est-il le rêve d’un utopiste et d’un poëte, ou le vœu d’un philosophe et d’un sage ? Est-ce un pamphlet ou le jeu d’une imagination tendre et subtile qu’inspire la passion du beau et du bien ? Toutes les nuances s’accordent avec un art prodigieux dans cette épopée en prose, dont le style nous enchante par sa dextérité, sa souplesse et son élégante harmonie.
L’Académie lui donna le fauteuil de Pellisson en 1693. Ses Dialogues sur l’éloquence sont d’un maître qui enseigne avec l’autorité de son expérience et de ses exemples. Sa lettre sur les occupations de l’ Académie révèle le critique supérieur, l’admirateur enthousiaste mais impartial de l’antiquité, et l’artiste délicat qui se montre aussi fidèle à la tradition qu’hospitalier pour les idées nouvelles. On sait que {p. 179}tombé dans la disgrâce par suite de la publication clandestine de Télémaque, l’archevêque de Cambrai édifia son diocèse par l’ardeur de sa charité, et mourut adoré comme un saint.
Son nom ne peut être isolé du souvenir de Bossuet. S’il n’a point son ascendant souverain, la sûreté de son bon sens décisif, sa mesure, son équilibre parfait, il est peut-être plus voisin de nous par les inquiétudes d’un esprit curieux de tout ce qui pouvait contribuer au bien des peuples et aux progrès des esprits. Toutefois, son imagination subtile lui tendit quelques piéges. Dans la question du quiétisme, il alarma un instant la haute raison de Bossuet ; mais, après une controverse courtoise, il fit sa soumission avec humilité. Ses Lettres spirituelles, fines, délicates, charmantes, inspirent une piété douce, commode, simple, exacte, ferme et gaie tout ensemble. C’est une âme aimable et insinuante ; son esprit est attique : il dit vite et court, son style glisse et coule. Il est de la famille de Racine.
Conseils à son neveu contre la mollesse §
Ce que vous avez le plus à craindre, monsieur, c’est la mollesse et l’amusement. Ces deux défauts sont capables de jeter dans le plus affreux désordre les personnes même les plus résolues à pratiquer la vertu, et les plus remplies d’horreur pour le vice. La mollesse est une langueur de l’âme qui l’engourdit, et qui lui ôte toute vie pour le bien ; mais c’est une langueur traîtresse qui la passionne secrètement pour le mal, et qui cache sous la cendre un feu toujours prêt à tout embraser. Sitôt qu’on l’écoute et qu’on marchande avec elle, tout est perdu. Elle fait même autant de mal selon le monde que selon Dieu. Un homme mou et amusé ne peut jamais être qu’un pauvre homme1 ; et s’il se trouve dans de grandes places, il n’y sera que pour se déshonorer. La mollesse ôte à l’homme tout ce qui peut faire les qualités éclatantes. Un homme mou n’est pas un homme ; c’est une demi-femme. L’amour de ses commodités l’entraîne toujours malgré ses plus grands intérêts. Il ne saurait cultiver ses talents, ni acquérir les connaissances nécessaires de sa profession, ni s’assujettir de suite au travail dans les fonctions pénibles, ni se contraindre longtemps pour s’accommoder au goût et à l’humeur d’autrui, ni s’appliquer courageusement à se corriger.
{p. 180}C’est le paresseux de l’Écriture, qui veut et ne veut pas ; qui veut de loin ce qu’il faut vouloir, mais à qui les mains tombent de langueur dès qu’il regarde le travail de près. Que faire d’un tel homme ? il n’est bon à rien. Les affaires l’ennuient, la lecture sérieuse le fatigue, le service d’armée trouble ses plaisirs, l’assiduité même de la cour le gêne. Il faudrait lui faire passer sa vie sur un lit de repos. Travaille-t-il, les moments lui paraissent des heures ; s’amuse-t-il, les heures ne lui paraissent plus que des moments. Tout son temps lui échappe, il ne sait ce qu’il en fait ; il le laisse couler comme l’eau sous les ponts1. Demandez-lui ce qu’il a fait de sa matinée : il n’en sait rien, car il a vécu sans songer s’il vivait ; il a dormi le plus tard qu’il a pu, s’est habillé fort lentement, a parlé au premier venu, a fait plusieurs tours dans sa chambre, a entendu nonchalamment la messe. Le dîner est venu ; l’après-dînée se passera comme le matin, et toute la vie comme cette journée. Encore une fois, un tel homme n’est bon à rien. Il ne faudrait que de l’orgueil pour ne se pouvoir supporter soi-même dans un état si indigne d’un homme. Le seul honneur du monde suffit pour faire crever l’orgueil de dépit et de rage, quand on se voit si imbécile2.
Un tel homme non-seulement sera incapable de tout bien, mais il tombera peu à peu dans les plus grands maux. Le plaisir le trahira. Ce n’est pas pour rien que la chair veut être flattée. Après avoir paru indolente et insensible, elle passera tout d’un coup à être furieuse et brutale ; on n’apercevra ce feu que quand il ne sera plus temps de l’étouffer.
Il faut même craindre que vos sentiments de religion, se mêlant avec votre mollesse, ne vous engagent peu à peu dans une vie sérieuse et particulière qui aura quelques dehors réguliers, et qui, dans le fond, n’aura rien de solide3. Vous compterez pour beaucoup de vous éloigner des compagnies folles de la jeunesse, et vous n’apercevrez pas que la religion ne sera que votre prétexte pour les fuir ; {p. 181}c’est que vous vous trouverez gêné avec eux ; c’est que vous ne serez pas à la mode parmi eux ; c’est que vous n’aurez pas les manières enjouées et étourdies qu’ils cherchent. Tout cela vous enfoncera par votre propre goût dans une vie plus sérieuse et plus sombre : mais craignez que ce ne soit un sérieux aussi vide et aussi dangereux que leurs folies gaies. Un sérieux mou, où les passions règnent tristement, fait une vie obscure, lâche, corrompue, dont le monde même, tout monde qu’il est, ne peut s’empêcher d’avoir horreur. Ainsi, peu à peu, vous quitteriez le monde, non pour Dieu, mais pour vos passions, ou du moins pour une vie indolente qui ne serait guère moins contraire à Dieu, et qui serait plus méprisable, selon le monde, que les passions même les plus dépravées. Vous ne quitteriez les grandes prétentions que pour vous entêter de colifichets et de petits amusements dont on doit rougir dès qu’on est sorti de l’enfance.
L’éloquence §
Il ne faut pas faire à l’Éloquence1 le tort de penser qu’elle n’est qu’un art frivole, dont un déclamateur se sert pour imposer à la faible imagination de la multitude, et pour trafiquer de la parole. C’est un art très-sérieux, qui est destiné à instruire, à réprimer les passions, à corriger les mœurs, à soutenir les lois, à diriger les délibérations publiques, à rendre les hommes bons et heureux2. Plus un déclamateur ferait d’efforts pour m’éblouir par les prestiges de son discours, plus je me révolterais contre sa vanité. Son empressement pour faire admirer son esprit me paraîtrait le rendre indigne de toute admiration. Je cherche un homme sérieux, qui me parle pour moi et non pour lui, qui veuille mon salut et non sa vaine gloire. L’homme digne d’être écouté est celui qui ne se sert de la parole que pour la pensée, et de la pensée que pour la vérité et la vertu3. Rien n’est plus méprisable qu’un parleur de métier, {p. 182}qui fait de ses paroles ce qu’un charlatan fait de ses remèdes.
Je prends pour juges de cette question les païens mêmes. Platon ne permet dans sa République aucune musique avec les tons efféminés des Lydiens. Les Lacédémoniens excluaient de la leur tous les instruments trop composés qui pouvaient amollir les cœurs. L’harmonie qui ne va qu’à flatter l’oreille n’est qu’un amusement de gens faibles et oisifs ; elle est indigne d’une république bien policée. Elle n’est bonne qu’autant que les sons y conviennent au sens des paroles, et que les paroles y inspirent des sentiments vertueux. La Peinture, la Sculpture et les autres beaux-arts doivent avoir le même but1. L’Éloquence doit, sans doute, entrer dans le même dessein. Le plaisir n’y doit être mêlé que pour faire le contre-poids des mauvaises passions, et pour rendre la vertu aimable.
Je voudrais qu’un orateur se préparât longtemps en général pour acquérir un fonds de connaissances, et pour se rendre capable de faire de bons ouvrages. Je voudrais que cette préparation générale le mît en état de se préparer moins pour chaque discours particulier. Je voudrais qu’il fût naturellement très-sensé, et qu’il ramenât tout au bon sens ; qu’il fît de solides études ; qu’il s’exerçât à raisonner avec justesse et exactitude. Je voudrais qu’il se défiât de son imagination, pour ne se laisser jamais dominer par elle, et qu’il fondât chaque discours sur un principe indubitable, dont il tirerait les conséquences naturelles.
D’ordinaire un déclamateur fleuri ne connaît point les principes d’une saine philosophie. Il ne veut que des phrases brillantes et que des tours ingénieux. Ce qui lui manque le plus est le fond des choses2. Il sait parler avec grâce, sans savoir ce qu’il faut dire. Il énerve les plus grandes vérités par un tour vain et trop orné.
Au contraire, le véritable orateur n’orne son discours que de vérités lumineuses, que de
sentiments nobles, que d’expressions fortes et proportionnées à ce qu’il tâche d’inspirer. Il
pense, il sent3, et la parole suit. Il ne dépend point
{p. 183}des paroles, dit S. Augustin,
mais les paroles dépendent de lui
1. Un
homme qui a l’âme forte et grande, avec quelque facilité naturelle de parler, et un long
exercice, ne doit jamais craindre que les termes lui manquent. Ses moindres discours auront
des traits originaux, que les déclamateurs fleuris ne pourront jamais imiter. Il n’est point
esclave des mots ; il va droit à la vérité. Il sait que la passion est comme l’âme de la
parole. Il remonte d’abord au premier principe sur la matière qu’il veut débrouiller. Il met
ce principe dans son vrai point de vue ; il le tourne et le retourne, pour y accoutumer ses
auditeurs les moins pénétrants. Il descend jusqu’aux dernières conséquences par un
enchaînement court et sensible. Chaque vérité est mise en sa place par rapport au tout. Elle
prépare, elle amène, elle appuie une autre vérité, qui a besoin de son secours. Cet
arrangement sert à éviter les répétitions qu’on peut épargner au lecteur ; mais il ne
retranche aucune des répétitions par lesquelles il est essentiel de ramener souvent
l’auditeur au point qui décide lui seul de tout.
Il faut lui montrer souvent la conclusion dans le principe. De ce principe, comme du centre, se répand la lumière sur toutes les parties de cet ouvrage, de même qu’un peintre place dans son tableau le jour, en sorte que d’un seul endroit il distribue à chaque objet son degré de lumière. Tout le discours est un ; il se réduit à une seule proposition mise au plus grand jour par des tours variés. Cette unité de dessein fait qu’on voit d’un seul coup d’œil l’ouvrage entier, comme on voit de la place publique d’une ville toutes les rues et toutes les portes, quand toutes les rues sont droites, égales et en symétrie2. Le discours est la proposition développée ; la proposition est le discours en abrégé. Quiconque ne sent pas la beauté et la force de cette unité et de cet ordre n’a encore rien vu au grand jour ; il {p. 184}n’a vu que des ombres dans la caverne de Platon1. Que dirait-on d’un architecte qui ne sentirait aucune différence entre un grand palais, dont tous les bâtiments seraient proportionnés pour former un tout dans le même dessein, et un amas confus de petits édifices qui ne feraient point un vrai tout, quoiqu’ils fussent les uns après les autres ? Quelle comparaison entre le Colisée et une multitude confuse de maisons irrégulières d’une ville ? Un ouvrage n’a une véritable unité que quand on ne peut en rien ôter sans couper dans le vif. Il n’a un véritable ordre que quand on ne peut en déplacer aucune partie sans affaiblir, sans obscurcir, sans déranger le tout. Tout auteur qui ne donne point cet ordre à son discours ne possède pas assez sa matière : il n’a qu’un goût imparfait, et qu’un demi-génie. L’ordre est ce qu’il y a de plus rare dans les opérations de l’esprit. Quand l’ordre, la justesse, la force et la véhémence se trouvent réunis, le discours est parfait. Mais il faut avoir tout vu, tout pénétré, et tout embrassé, pour savoir la place précise de chaque mot2. C’est ce qu’un déclamateur livré à son imagination et sans science ne peut discerner.
Je ne crains pas de dire que Démosthène me paraît supérieur à Cicéron3. Je proteste que personne n’admire Cicéron plus que je fais. Il embellit tout ce qu’il touche ; il fait honneur à la parole ; il fait des mots ce qu’un autre n’en saurait faire ; il a je ne sais combien de sortes d’esprit. Il est même court et véhément toutes les fois qu’il veut l’être, contre Catilina, contre Verrès, contre Antoine : {p. 185}mais on remarque quelque parure dans son discours ; l’art y est merveilleux, mais on l’entrevoit ; l’orateur, en pensant au salut de la République, ne s’oublie pas, et ne se laisse point oublier. Démosthène paraît sortir de soi, et ne voir que la patrie. Il ne cherche point le beau ; il le fait sans y penser. Il est au-dessus de l’admiration. Il se sert de la parole, comme un homme modeste de son habit pour se couvrir. Il tonne, il foudroie ; c’est un torrent qui entraîne tout. On ne peut le critiquer, parce qu’on est saisi. On pense aux choses qu’il dit, et non à ses paroles. On le perd de vue : on n’est occupé que de Philippe qui envahit tout. Je suis charmé de ces deux orateurs ; mais j’avoue que je suis moins touché de l’art infini et de la magnifique éloquence de Cicéron, que de la rapide simplicité de Démosthène1.
La simplicité en poésie §
Un homme qui pense beaucoup veut beaucoup dire ; il ne peut se résoudre à rien perdre ; il sent le prix de tout ce qu’il a trouvé, il fait de grands efforts pour renfermer tout dans les bornes étroites d’un vers. On veut même trop de délicatesse : elle dégénère en subtilité2. On veut trop {p. 186}éblouir et surprendre, on veut avoir plus d’esprit que son lecteur, et le lui faire sentir, pour lui enlever son admiration ; au lieu qu’il faudrait n’en avoir jamais plus que lui, et lui en donner même, sans paraître en avoir. On ne se contente pas de la simple raison, des grâces naïves, du sentiment le plus vif, qui font la perfection réelle ; on va un peu au delà du but par amour-propre. On ne sait pas être sobre dans la recherche du beau ; on ignore l’art de s’arrêter tout court en deçà des ornements ambitieux. Le mieux auquel on aspire fait qu’on gâte le bien, dit un proverbe italien1. On tombe dans le défaut de répandre un peu trop de sel, et de vouloir donner un goût trop relevé à ce qu’on assaisonne2. On fait comme ceux qui chargent une étoffe de trop de broderie. Le goût exquis craint le trop en tout, sans en excepter l’esprit même. L’esprit lasse beaucoup, dès qu’on l’affecte et qu’on le prodigue. C’est en avoir de reste que d’en savoir retrancher pour s’accommoder à celui de la multitude et pour lui aplanir le chemin. Les poëtes qui ont le plus d’essor de génie, d’étendue de pensées, et de fécondité, sont ceux qui doivent le plus craindre cet écueil de l’excès d’esprit. C’est, dira-t-on, un beau défaut ; c’est un défaut rare ; c’est un défaut merveilleux : {p. 187}J’en conviens ; mais c’est un vrai défaut, et l’un des plus difficiles à corriger.
On gagne beaucoup en perdant tous les ornements superflus, pour se borner aux beautés simples, claires, et négligées en apparence1. Pour la poésie, comme pour l’architecture, il faut que tous les morceaux nécessaires se tournent en ornements naturels. Mais tout ornement qui n’est qu’ornement est de trop ; retranchez-le, il ne manque rien ; il n’y a que la vanité qui en souffre. Un auteur qui a trop d’esprit, et qui en veut toujours avoir, lasse et épuise le mien. Je n’en veux point avoir tant ; s’il en montrait moins, il me laisserait respirer, et me ferait plus de plaisir. Il me tient trop tendu ; la lecture de ses vers me devient une étude. Tant d’éclairs m’éblouissent : je cherche une lumière douce, qui soulage mes faibles yeux. Je demande un poëte aimable, proportionné au commun des hommes, qui fasse tout pour eux et rien pour lui. Je veux un sublime si familier, si doux et si simple, que chacun soit d’abord tenté de croire qu’il l’aurait trouvé sans peine, quoique peu d’hommes soient capables de le trouver. Je préfère l’aimable au surprenant et au merveilleux. Je veux un homme qui me fasse oublier qu’il est auteur, et qui se mette comme de plain-pied en conversation avec moi.
Oh ! qu’il y a de grandeur à se rabaisser ainsi, pour se proportionner à tout ce qu’on peint, et pour atteindre à tous les divers caractères ! Combien un homme est-il au-dessus de ce qu’on nomme esprit, quand il ne craint point d’en cacher une partie ! Afin qu’un ouvrage soit véritablement beau, il faut que l’auteur s’y dérobe et que je ne puisse le voir.
L’art gothique et l’art grec §
Il est naturel que les modernes, qui ont beaucoup d’élégance et de tours ingénieux, se flattent de surpasser les anciens, qui n’ont que la simple nature. Mais je demande la permission de faire ici une espèce d’apologue : les inventeurs de l’architecture qu’on nomme gothique, et qui est, dit-on, celle des Arabes, crurent sans doute avoir surpassé {p. 188}les architectes grecs. Un édifice grec1 n’a aucun ornement qui ne serve qu’à orner l’ouvrage ; les pièces nécessaires pour le soutenir ou pour le mettre à couvert, comme les colonnes et la corniche, se tournent seulement en grâce par leurs proportions : tout est simple, tout est mesuré, tout est borné à l’usage. On n’y voit ni hardiesse, ni caprice qui impose aux yeux. Les proportions sont si justes, que rien ne paraît fort grand, quoique tout le soit ; tout est borné à contenter la vraie raison. Au contraire, l’architecte gothique élève sur des piliers très-minces une voûte immense qui monte jusqu’aux nues. On croit que tout va tomber, mais tout dure pendant bien des siècles. Tout est plein de fenêtres, de roses et de pointes ; la pierre semble découpée comme du carton : tout est à jour, tout est en l’air. N’est-il pas naturel que les premiers architectes gothiques se soient flattés d’avoir surpassé par leur vain2 raffinement la simplicité grecque ? Changez seulement les noms ; mettez les poëtes et les orateurs en la place des architectes. Lucain devait naturellement croire qu’il était plus grand que Virgile. Sénèque le tragique pouvait s’imaginer qu’il brillait bien plus que Sophocle. Le Tasse a pu espérer de laisser derrière lui Virgile et Homère. Ces auteurs se seraient trompés en pensant ainsi ; les plus excellents auteurs de nos jours doivent craindre de se tromper de même3.
Propagation de l’Évangile §
Jésus-Christ naît, et la face du monde se renouvelle. La loi de Moïse, ses miracles, ceux des prophètes, n’avaient pu servir de digue contre le torrent de l’idolâtrie, et conserver le culte du vrai Dieu chez un seul peuple resserré dans un coin du monde1 ; mais celui qui vient d’en haut est au-dessus de tout ; à Jésus est réservé de posséder toutes les nations en héritage. Il les possède, vous le voyez. Depuis qu’il a été élevé sur la croix, il a attiré tout à lui2. Dès l’origine du christianisme, saint Irénée3 et Tertullien4 ont montré que l’Église était déjà plus étendue que cet empire même qui se vantait d’être lui seul tout l’univers. Les régions sauvages et inaccessibles du nord, que le soleil éclaire à peine, ont vu la lumière céleste. Les plages brûlantes de l’Afrique ont été inondées des torrents de la grâce. Les empereurs mêmes sont devenus les adorateurs du nom qu’ils blasphémaient, et les nourriciers de l’Église dont ils versaient le sang. Mais la vertu de l’Évangile ne doit pas s’éteindre après ces premiers efforts ; le temps ne peut rien contre elle : Jésus-Christ, qui en est la source, est de tous les temps ; il était hier, il est aujourd’hui, et il sera aux siècles des siècles. Aussi vois-je cette fécondité qui se renouvelle toujours ; la vertu5 de la croix ne cesse d’attirer tout à elle.
{p. 190}Regardez ces peuples barbares qui firent tomber l’empire romain. Dieu les a multipliés et tenus en réserve sous un ciel glacé, pour punir Rome païenne et enivrée du sang des martyrs1 : il leur lâche la bride2, et le monde en est inondé ; mais, en renversant cet empire, ils se soumettent à celui du Sauveur : tout ensemble ministres des vengeances et objets des miséricordes, sans le savoir, ils sont menés comme par la main au-devant de l’Évangile ; et c’est d’eux qu’on peut dire à la lettre qu’ils ont trouvé le Dieu qu’ils ne cherchaient pas3.
Combien voyons-nous encore de peuples que l’Église a enfantés à Jésus-Christ depuis le huitième siècle, dans ces temps même les plus malheureux, où ses enfants révoltés contre elle n’ont point de honte de lui reprocher qu’elle a été stérile et répudiée par son époux4 ?
Mais que vois-je depuis deux siècles ? Des régions immenses qui s’ouvrent tout à coup ; un nouveau monde inconnu à l’ancien et plus grand que lui5. Gardez-vous bien de croire qu’une si prodigieuse découverte ne soit due qu’à l’audace des hommes. Dieu ne donne aux passions humaines, lors même qu’elles semblent décider de tout, que ce qu’il leur faut pour être les instruments de ses desseins ; ainsi l’homme s’agite, mais Dieu le mène6. La foi plantée dans l’Amérique, parmi tant d’orages, ne cesse pas d’y porter des fruits.
Que reste-t-il ? Peuples des extrémités de l’Orient, votre heure est venue. Alexandre, ce conquérant rapide que Daniel dépeint comme ne touchant pas la terre de ses pieds7, lui qui fut si jaloux de subjuguer le monde entier, s’arrêta bien loin en deçà de vous ; mais la charité va plus loin que l’orgueil. Ni les sables brûlants, ni les déserts, ni les montagnes, ni la distance des lieux, ni les tempêtes, ni les {p. 191}écueils de tant de mers, ni l’intempérie de l’air, ni le milieu fatal de la ligne où l’on découvre un ciel nouveau, ni les flottes ennemies, ni les côtes barbares ne peuvent arrêter ceux que Dieu envoie1. Qui sont ceux-ci qui volent comme les nuées ? Vents, portez-les sur vos ailes. Que le Midi, que l’Orient, que les îles inconnues les attendent, et les regardent en silence venir de loin. Qu’ils sont beaux les pieds de ces hommes qu’on voit venir du haut des montagnes apporter la paix2, annoncer les biens éternels, prêcher le salut, et dire : O Sion, ton Dieu régnera sur toi ! Les voici ces nouveaux conquérants, qui viennent sans armes, excepté la croix du Sauveur. Ils viennent, non pour enlever les richesses et répandre le sang des vaincus, mais pour offrir leur propre sang et communiquer le trésor céleste3.
Peuples, qui les vîtes venir, quelle fut d’abord votre surprise, et qui peut la représenter ? Des hommes qui viennent à vous, sans être attirés par aucun motif, ni de commerce, ni d’ambition, ni de curiosité ; des hommes qui, sans vous avoir jamais vus, sans savoir même où vous êtes, vous aiment tendrement, quittent tout pour vous, et vous cherchent au travers de toutes les mers avec tant de fatigues et de périls, pour vous faire part de la vie éternelle qu’ils ont découverte ? Nations ensevelies dans l’ombre de la mort, quelle lumière sur vos têtes !
Sermon pour la fête de l’Épiphanie, 6 janvier 1685, en présence des ambassadeurs de Siam4.)
La raison §
À la vérité ma raison est en moi, car il faut que je rentre sans cesse en moi-même pour la trouver ; mais la {p. 192}raison supérieure qui me corrige dans le besoin, et que je consulte, n’est point à moi, et elle ne fait point partie de moi-même. Cette règle est parfaite et immuable : je suis changeant et imparfait1. Quand je me trompe, elle ne perd pas sa droiture ; quand je me détrompe, ce n’est pas elle qui revient au but ; c’est elle qui, sans s’en être jamais écartée, a l’autorité sur moi de m’y rappeler et de m’y faire revenir : c’est un maître intérieur, qui me fait taire, qui me fait parler, qui me fait croire, qui me fait douter, qui me fait avouer mes erreurs ou confirmer mes jugements ; en l’écoutant, je m’instruis ; en m’écoutant moi-même, je m’égare. Ce maître est partout ; et sa voix se fait entendre d’un bout de l’univers à l’autre à tous les hommes comme à moi. Pendant qu’il me corrige en France, il corrige d’autres hommes à la Chine, au Japon, dans le Mexique et dans le Pérou, par les mêmes principes.
Deux hommes qui ne se sont jamais vus, qui n’ont jamais entendu parler l’un de l’autre, et qui n’ont jamais eu de liaison avec aucun autre homme qui ait pu leur donner des notions communes, parlent aux deux extrémités de la terre sur un certain nombre de vérités, comme s’ils étaient de concert. On sait infailliblement par avance dans un hémisphère ce qu’on répondra dans l’autre sur ces vérités. Les hommes de tous les pays et de tous les temps, quelque éducation qu’ils aient reçue, se sentent invinciblement assujettis à penser et à parler de même. Le maître qui nous enseigne sans cesse nous fait penser tous de la même façon. Dès que nous nous hâtons de juger, sans écouter sa voix avec défiance de nous-mêmes, nous pensons et nous disons des songes pleins d’extravagances2.
Ainsi ce qui paraît le plus à nous, et être le fond de nous-mêmes, je veux dire notre raison, est ce qui nous est le moins propre, et qu’on doit croire le plus emprunté. Nous recevons sans cesse et à tout moment une raison supérieure à nous, comme nous respirons sans cesse l’air, qui est un corps étranger, ou comme nous voyons sans cesse tous les objets voisins de nous à la lumière du soleil, dont les rayons sont des corps étrangers à nos yeux.
{p. 193}C’est elle qui donne des pensées uniformes aux hommes les plus jaloux et les plus irréconciliables entre eux ; c’est elle par qui les hommes de tous les siècles et de tous les pays sont comme enchaînés autour d’un certain centre immobile, et qui les tient unis par certaines règles invariables, qu’on nomme les premiers principes, malgré les variations infinies d’opinions qui naissent en eux de eurs passions, de leurs distractions et de leurs caprices, pour tous leurs autres jugements moins clairs. C’est elle qui fait que les hommes, tout dépravés qu’ils sont, n’ont point encore osé donner le nom de vertu au vice, et qu’ils sont réduits à faire semblant d’être justes, sincères, modérés, bienfaisants, pour s’attirer l’estime les uns des autres.
On ne parvient point à estimer ce qu’on voudrait pouvoir estimer, ni à mépriser ce qu’on voudrait pouvoir mépriser. On ne peut forcer. cette barrière éternelle de la vérité et de la justice. Le maître intérieur qu’on nomme raison le reproche intérieurement avec un empire absolu. Il ne le souffre pas ; et il sait borner la folie la plus impudente des hommes. Après tant de siècles de règne effréné du vice, la vertu est encore nommée vertu ; et elle ne peut être dépossédée de son nom par ses ennemis les plus brutaux et les plus téméraires.
De là vient que le vice, quoique triomphant dans le monde, est encore réduit à se déguiser sous le masque de l’hypocrisie, ou de la fausse probité, pour s’attirer une estime qu’il n’ose espérer en se montrant à découvert. Ainsi, malgré toute son impudence, il rend un hommage forcé à la vertu, en voulant se parer de ce qu’elle a de plus beau pour recevoir les honneurs qu’elle se fait rendre1.
Le maître intérieur et universel dit donc toujours et partout les mêmes vérités. Nous ne sommes point ce maître : il est vrai que nous parlons souvent sans lui, et plus haut que lui ; mais alors nous nous trompons, nous bégayons, nous ne nous entendons pas nous-mêmes ; nous craignons même de voir que nous nous sommes trompés, et nous fermons l’oreille de peur d’être humiliés par ses corrections. {p. 194}Sans doute, l’homme qui craint d’être corrigé par cette raison incorruptible, et qui s’égare toujours en ne la suivant pas, n’est pas cette raison parfaite, universelle, immuable, qui le corrige malgré lui.
En toutes choses nous trouvons comme deux principes au dedans de nous : l’un donne, l’autre reçoit ; l’un manque, l’autre supplée ; l’un se trompe, l’autre corrige ; l’un va de travers par sa pente, l’autre le redresse. Chacun sent en soi une raison bornée et subalterne qui s’égare dès qu’elle échappe à une entière subordination, et qui ne se corrige qu’en rentrant sous le joug d’une autre raison supérieure, universelle et immuable. Ainsi tout porte en nous la marque d’une raison subalterne, bornée, participée, empruntée, et qui a besoin qu’une autre la redresse à chaque moment. Tous les hommes sont raisonnables de la même raison qui se communique à eux selon divers degrés : il y a un certain nombre de sages ; mais la sagesse où ils puisent, comme dans la source, et qui les fait ce qu’ils sont, est unique.
Où est-elle cette sagesse ? Où est-elle cette raison commune et supérieure tout ensemble à toutes les raisons bornées et imparfaites du genre humain ? Où est-il donc cet oracle qui ne se tait jamais, et contre lequel ne peuvent jamais rien tous les vains préjugés des peuples ? Où est-elle cette raison qu’on a sans cesse besoin de consulter, et qui nous prévient pour nous inspirer le désir d’entendre sa voix ? Où est-elle cette vive lumière qui illumine tout homme venant en ce monde ? Où est-elle cette pure et douce lumière qui non-seulement éclaire les yeux ouverts, mais qui ouvre les yeux fermés, qui guérit les yeux malades, qui donne des yeux à ceux qui n’en ont pas pour la voir, enfin qui inspire le désir d’être éclairé par elle, et qui se fait aimer par ceux mêmes qui craignaient de la voir ?
Tout œil la voit ; et il ne verrait rien s’il ne la voyait pas, puisque c’est par elle et à la faveur de ses purs rayons qu’il voit toutes choses. Comme le soleil sensible éclaire tous les corps, de même ce soleil d’intelligence éclaire tous les esprits. La substance de l’œil de l’homme n’est point la lumière ; au contraire l’œil emprunte à1 chaque moment la {p. 195}lumière des rayons du soleil. Tout de même mon esprit n’est point la raison primitive, la vérité universelle et immuable ; il est seulement l’organe par où passe cette lumière originale, et qui en est éclairé.
Il y a un soleil des esprits, qui les éclaire tous beaucoup mieux que le soleil visible n’éclaire les corps ; ce soleil des esprits nous donne tout ensemble et sa lumière et l’amour de sa lumière pour la chercher. Ce soleil de vérité ne laisse aucune ombre, et il luit en même temps dans les deux hémisphères : il brille autant sur nous la nuit que le jour ; ce n’est point au dehors qu’il répand ses rayons ; il habite en chacun de nous. Un homme ne peut jamais dérober ses rayons à un autre homme : on le voit également en quelque coin de l’univers qu’on soit caché ; un homme n’a jamais besoin de dire à un autre : retirez-vous pour me laisser voir ce soleil ; vous me dérobez ses rayons ; vous enlevez la portion qui m’est due.
Ce soleil ne se couche jamais, et ne souffre aucun nuage que ceux qui sont formés par nos passions : c’est un jour sans ombre ; il éclaire les sauvages mêmes dans les antres les plus profonds et les plus obscurs ; il n’y a que les yeux malades qui se ferment à sa lumière ; et encore n’y a-t-il point d’homme si malade et si aveugle qui ne marche encore à la lueur de quelque lumière sombre qui lui reste de ce soleil intérieur des consciences. Cette lumière universelle découvre et représente à nos esprits tous les objets ; et nous ne pouvons rien juger que par elle, comme nous ne pouvons discerner aucun corps qu’aux rayons du soleil.
Les hommes peuvent nous parler pour nous instruire ; mais nous ne pouvons les croire qu’autant que nous trouvons une certaine conformité entre ce qu’ils nous disent et ce que nous dit le maître intérieur. Après qu’ils ont épuisé tous leurs raisonnements, il faut toujours revenir à lui, et l’écouter pour la décision. Si un homme nous disait qu’une partie égale le tout dont elle est partie, nous ne pourrions nous empêcher de rire, et il se rendrait méprisable, au lieu de nous persuader ; c’est au fond de nous-mêmes, par la consultation du maître intérieur, que nous avons besoin {p. 196}de trouver les vérités qu’on nous enseigne, c’est-à-dire qu’on nous propose extérieurement.
Ainsi, à proprement parler, il n’y a qu’un seul véritable maître qui enseigne tout, et sans lequel on n’apprend rien. Les autres maîtres nous ramènent toujours dans cette école intime où il parle seul. C’est là que nous recevons ce que nous n’avions pas ; c’est là que nous apprenons ce que nous avions ignoré ; c’est là que nous retrouvons ce que nous avions perdu par l’oubli ; c’est dans le fond intime de nous-mêmes qu’il nous garde certaines connaissances comme, ensevelies, qui se réveillent au besoin ; c’est là que nous rejetons le mensonge que nous avions cru.
Loin de juger ce maître, c’est par lui seul que nous sommes jugés souverainement en toutes choses. C’est un juge désintéressé et supérieur à nous. Nous pouvons refuser de l’écouter, et nous étourdir ; mais en l’écoutant nous ne pouvons le contredire. Rien ne ressemble moins à l’homme que ce maître invisible qui l’instruit et le juge avec tant de rigueur et de perfection. Ainsi notre raison bornée, incertaine, fautive, n’est qu’une inspiration faible et momentanée d’une raison primitive, suprême et immuable, qui se communique avec mesure à tous les êtres intelligents.
On ne peut point dire que l’homme se donne lui-même les pensées qu’il n’avait pas ; on peut encore moins dire qu’il les reçoive des autres hommes, puisqu’il est certain qu’il n’admet, et ne peut rien admettre du dehors, sans le trouver aussi dans son propre fonds, en consultant au dedans de soi les principes de la raison, pour voir si ce qu’on lui dit y répugne. Il y a donc une école intérieure où l’homme reçoit ce qu’il ne peut ni se donner, ni attendre des autres hommes, qui vivent d’emprunt comme lui.
Voilà donc deux raisons que je trouve en moi : l’une est moi-même, l’autre est au-dessus de moi. Celle qui est moi est très-imparfaite, prévenue, précipitée, sujette à s’égarer, changeante, opiniâtre, ignorante et bornée ; enfin elle ne possède jamais rien que d’emprunt. L’autre est commune à tous les hommes, supérieure à eux ; elle est parfaite, éternelle, immuable, toujours prête à se communiquer en tous lieux, et à redresser tous les esprits qui se trompent ; enfin incapable d’être jamais ni épuisée ni partagée, quoiqu’elle se donne à tous ceux qui la veulent. Où est-elle cette raison parfaite, qui est si près de moi, et si différente de moi ? Où est-elle ? Il faut qu’elle soit quelque chose de {p. 197}réel ; car le néant ne peut être parfait, ni perfectionner les natures imparfaites. Où est-elle, cette raison suprême ? N’est-elle pas le Dieu que je cherche1 ?
La vraie et la fausse philanthropie §
Il y a deux manières de se donner aux hommes : la première est de se faire aimer, non pour être leur idole, mais pour employer leur confiance à les rendre bons. Cette philanthropie est toute divine. Il y en a une autre qui est une fausse monnaie, quand on se donne aux hommes pour leur plaire, pour les éblouir, pour usurper de l’autorité sur eux en les flattant. Ce n’est pas eux qu’on aime, c’est soi-même. On n’agit que par vanité et par intérêt ; on fait semblant de se donner, pour posséder ceux à qui on fait accroire qu’on se donne à eux. Ce faux philanthrope est comme un pêcheur qui jette un hameçon avec un appât : il paraît nourrir les poissons, mais il les prend, et les fait mourir. Tous les tyrans, tous les magistrats, tous les politiques qui ont de l’ambition, paraissent bienfaisants et généreux ; ils paraissent se donner, et ils veulent prendre les peuples ; ils jettent l’hameçon dans les festins, dans les compagnies, dans les assemblées publiques ; ils ne sont pas sociables pour l’intérêt des hommes, mais pour abuser de tout le genre humain. Ils ont un esprit flatteur, insinuant, artificieux, pour corrompre les mœurs des hommes comme les courtisanes, et pour réduire en servitude tous ceux dont ils besoin. La corruption de ce qu’il y a de meilleur est le plus pernicieux de tous les maux. De tels hommes sont les pestes du genre humain. Au moins l’amour-propre d’un misanthrope n’est que sauvage et inutile au monde ; mais celui de ces faux philanthropes est traître et tyrannique ; ils promettent toutes les vertus de la société, et ils ne font de la société qu’un trafic dans lequel ils veulent tout attirer à eux, et asservir tous les citoyens. Le misanthrope fait plus de peur et moins de mal. Un serpent qui se glisse entre les fleurs est plus à craindre qu’un animal sauvage qui s’enfuit vers sa tanière, dès qu’il vous aperçoit.
À la comtesse de Gramont, dame du palais de la reine Marie-Thérèse
La vie de cour §
Il y a longtemps, Madame1, que j’ai envie de réveiller votre
souvenir et d’avoir l’honneur de vous écrire ; mais vous savez que la vie se passe en bons
désirs sans effets, sur des matières encore plus importantes que les devoirs de la société.
Mon bon propos a été donc, Madame, de vous demander de vos nouvelles ; et beaucoup de vilains
petits embarras m’en ont toujours ôté la liberté. Je n’ai pourtant pas ignoré l’état où vous
êtes, car M. le comte de Gramont me l’a expliqué. Si Bourbon vous est aussi favorable qu’à
lui2,
je ne m’étonne pas qu’il vous fasse oublier la cour. Bourbon est pour lui la véritable
fontaine de Jouvence, où je crois qu’il se plonge soir et matin. Versailles ne rajeunit pas
de même ; il y faut un visage riant, mais le cœur ne rit guère. Si peu qu’il reste de désirs
et de sensibilité d’amour-propre, on a toujours ici de quoi vieillir : on n’a pas ce qu’on
veut ; on a ce qu’on ne voudrait pas3. On est peiné de ses malheurs et quelquefois du bonheur d’autrui ; on méprise
les gens avec lesquels on passe sa vie et on court après leur estime. On est importuné, et on
serait fâché de ne l’être pas, et de demeurer en la solitude. Il y a une foule de petits
soucis voltigeants, qui viennent chaque matin à votre réveil, et qui ne vous quittent plus
jusqu’au soir ; ils se relayent pour vous agiter. Plus on est à la mode, plus on est à la
merci de ces lutins. Voilà ce qu’on appelle la vie du monde et l’objet de l’envie des sots ;
mais ces sots sont tout le genre humain aveuglé. Tout homme qui ne connaît point Dieu qui est
tout, et le néant de tout le reste, est un de ces sots qui admirent et qui envient un état
{p. 199}très-misérable. Aussi le Sage a-t-il dit que « le nombre
des sots est infini »
. Je souhaite de tout mon cœur, Madame, que vous ayez
« le bon esprit que Dieu donne, comme il est écrit dans
l’Évangile, à tous ceux qui le lui demandent »
. Ce remède, pour guérir les
cœurs, est préférable aux eaux qui ne guérissent que le corps. Il faut songer à rajeunir en
Jésus-Christ pour la vie éternelle, et laisser vieillir cet homme extérieur, qui est, selon
saint Paul, « le corps du péché »
. C’est vous faire un trop long sermon ;
pardonnez-le, s’il vous plaît, à un homme qui a gardé un long silence.
Au duc de Bourgogne 1 §
Enfant de saint Louis, imitez votre père2 ; soyez, comme lui, doux, humain, accessible, affable, compatissant et libéral. Que votre grandeur ne vous empêche jamais de descendre avec bonté jusqu’aux plus petits pour vous mettre en leur place, et que cette bonté n’affaiblisse jamais ni votre autorité, ni leur respect. Étudiez sans cesse les hommes ; apprenez à vous en servir sans vous livrer à eux. Allez chercher le vrai mérite jusqu’au bout du monde : d’ordinaire il demeure modeste et reculé. La vertu ne perce point la foule ; elle n’a ni avidité ni empressement, elle se laisse oublier. Ne vous laissez point obséder par des esprits flatteurs et insinuants ; faites sentir que vous n’aimez ni les louanges, ni les bassesses. Ne montrez de la confiance qu’à ceux qui ont le courage de vous contredire dans le besoin avec respect, et qui aiment mieux votre réputation que votre faveur.
La force et la sagesse de saint Louis vous seront données si vous les demandez en reconnaissant humblement votre faiblesse et votre impuissance. Il est temps que vous montriez au monde une maturité et une vigueur d’esprit proportionnées au besoin présent. Saint Louis, à votre âge, {p. 200}était déjà les délices des bons et la terreur des méchants. Laissez donc tous vos amusements de l’âge passé. Faites voir que vous pensez et que vous sentez tout ce que vous devez penser et sentir. Il faut que les bons vous aiment, que les méchants vous craignent, et que tous vous estiment. Hâtez-vous de vous corriger, pour travailler utilement à corriger les autres.
La piété n’a rien de faible, ni de triste, ni de gêné ; elle élargit le cœur, elle est simple et aimable, elle se fait toute à tous pour les gagner tous. Le royaume de Dieu ne consiste point dans une scrupuleuse observation de petites formalités ; il consiste pour chacun dans les vertus propres à son état. Un grand prince ne doit pas servir Dieu de la même façon qu’un solitaire ou qu’un simple particulier1. Saint Louis s’est sanctifié en grand roi. Il était intrépide à la guerre, décisif dans ses conseils, supérieur aux autres hommes par la noblesse de ses sentiments ; sans hauteur, sans présomption, sans dureté. Il suivait en tout les véritables intérêts de sa nation, dont il était autant le père que le roi. Il voyait tout de ses propres yeux dans les affaires principales. Il était appliqué, prévoyant, modéré, droit et ferme dans les négociations, de sorte que les étrangers ne se fiaient pas moins à lui que ses propres sujets. Jamais prince ne fut plus sage pour policer les peuples et pour les rendre tout ensemble bons et heureux. Il aimait avec tendresse et confiance tous ceux qu’il devait aimer ; mais il était ferme pour corriger ceux qu’il aimait le plus, quand ils avaient tort. Il était noble et magnifique selon les mœurs de son temps, mais sans faste et sans luxe. Sa dépense, qui était grande, se faisait avec tant d’ordre, qu’elle ne l’empêchait pas de dégager tout son domaine.
Longtemps après sa mort, on se souvenait encore avec attendrissement de son règne, comme de celui qui devait servir de modèle aux autres pour tous les siècles à venir. On ne parlait que des poids, des mesures, des monnaies, des coutumes, des lois, de la police du règne du bon saint Louis. On croyait ne pouvoir mieux faire que de ramener tout à cette règle. Soyez l’héritier de ses vertus avant que de l’être de sa couronne. Invoquez-le avec confiance dans {p. 201}vos besoins ; baisez souvent ses restes précieux1. Souvenez-vous que son sang coule dans vos veines, et que l’esprit de foi qui l’a sanctifié doit être la vie de votre cœur. Il vous regarde du haut du ciel où il prie pour vous, et où il veut que vous régniez un jour en Dieu avec lui. Unissez votre cœur au sien.
À la duchesse de Beauvilliers sur la perte de son époux §
Je vous supplie de me donner de vos nouvelles, Madame, par N… que j’envoie chercher. Je
suis en peine de votre santé : elle a été mise à de longues et rudes épreuves. D’ailleurs,
quand le cœur est malade, tout le corps en souffre. Je crains pour vous les discussions
d’affaires, et tous les objets qui réveillent votre douleur. Il faut entrer dans les desseins
de Dieu, et s’aider soi-même pour se donner du soulagement. Nous retrouverons bientôt ce que
nous n’avons point perdu. Nous nous en approchons tous les jours à grands pas ; encore un
peu, et il n’y aura plus de quoi pleurer. C’est nous qui mourons : ce que nous aimons vit, et
ne mourra plus. Voilà ce que nous croyons mal ; si nous le croyions bien, nous serions pour
les personnes les plus chères comme Jésus-Christ voulait que ses disciples fussent pour lui
quand il montait au ciel : « Si vous m’aimiez, disait-il, vous vous réjouiriez de ma
gloire2. »
Mais
on se pleure en pleurant les personnes qu’on regrette. On peut {p. 202}être en peine pour les personnes qui ont mené une vie mondaine ; mais pour un véritable ami
de Dieu, qui a été fidèle et petit, on ne peut voir que son bonheur et les grâces qu’il
attire sur ce qui lui reste de cher ici-bas. Laissez donc apaiser votre douleur par la main
de Dieu même qui vous a frappée. Je suis sûr que notre cher N… veut votre soulagement, qu’il
demande à Dieu, et que vous entrerez dans son esprit en modérant votre tristesse.
Lettre sur les anciens et les modernes §
La lettre que vous m’avez fait la grâce de m’écrire, Monsieur1, est très-obligeante ; mais elle flatte trop mon amour-propre, et je vous conjure de m’épargner. De mon côté, je vais vous répondre sur l’affaire du temps présent2 d’une manière qui vous montrera, si je ne me trompe, ma sincérité. Je n’admire point aveuglément tout ce qui vient des anciens. Je les trouve fort inégaux entre eux. Il y en a d’excellents ; ceux mêmes qui le sont ont la marque de l’humanité, qui est de n’être pas sans quelque reste d’imperfection. Je m’imagine même que si nous avions été de leut temps, la connaissance exacte des mœurs et des idées des divers siècles, et des dernières finesses de leurs langues, nous aurait fait sentir des fautes que nous ne pouvons plus discerner avec certitude. La Grèce, parmi tant d’auteurs qui ont et leurs beautés, en nous montre au-dessus des autres qu’un Homère, qu’un Pindare, qu’un Théocrite, qu’un Sophocle, qu’un Démosthène. Rome, qui a eu tant d’écrivains très-estimables, ne nous présente qu’un Virgile, qu’un Horace, qu’un Térence, qu’un Catulle, qu’un Cicéron. Nous pouvons croire Horace sur sa parole, quand il avoue qu’Homère se {p. 203}néglige un peu en quelques endroits ; je ne saurais douter que la religion et les mœurs des héros d’Homère n’eussent des défauts. Il est naturel qu’ils nous choquent dans les peintures de ce poëte1 ; mais j’en excepte l’aimable simplicité du monde naissant : cette simplicité de mœurs, si éloignée de notre luxe, n’est point un défaut, et c’est notre luxe qui en est un très-grand. D’ailleurs, un poëte est un peintre qui doit peindre d’après nature, et observer tous les caractères.
Je crois que les hommes de tous les siècles ont eu à peu près le même fonds d’esprit et les mêmes talents, comme les plantes ont eu le même suc et la même vertu ; mais j’estime que les Siciliens, par exemple, sont plus propres à être poëtes que les Lapons. De plus, il y a eu des pays où les mœurs, la forme du gouvernement et les études ont été plus convenables que celles des autres pays pour faciliter le progrès de la poésie2. Par exemple, les mœurs des Grecs formaient bien mieux des poëtes que celles des Cimbres et des Teutons. Nous sortons à peine d’une étonnante barbarie ; au contraire, les Grecs avaient une très-longue tradition de politesse, d’étude et de règles, tant sur les ouvrages d’esprit que sur les beaux-arts.
Les anciens ont évité l’écueil du bel esprit où les Italiens modernes sont tombés, et dont la contagion s’est fait un peu sentir à plusieurs de nos écrivains, d’ailleurs très-distingués. Ceux d’entre les anciens qui ont excellé ont peint avec force et grâce la simple nature. Ils ont gardé les caractères, ils ont attrapé l’harmonie, ils ont su employer à propos les sentiments et la passion. C’est un mérite bien original.
Je suis charmé des progrès qu’un petit nombre d’auteurs a donnés à notre poésie ; mais je n’ose entrer dans le détail, de peur de vous louer en face : je croirais, Monsieur, blesser votre délicatesse. Je suis d’autant plus touché de ce que nous avons d’exquis dans notre langue, qu’elle n’est ni harmonieuse, ni variée, ni libre, ni hardie, ni propre à donner de l’essor, et que notre scrupuleuse versification rend les beaux vers presque impossibles dans un long {p. 204}ouvrage1. En vous exposant mes pensées avec tant de liberté, je ne prétends ni reprendre ni contredire personne ; je dis historiquement quel est mon goût, comme un homme, dans un repas, dit naïvement qu’il aime mieux un mets que l’autre2. Je ne blâme le goût de personne, et je consens qu’on blâme le mien. Si la politesse et la discrétion, nécessaires pour le repos de la société, demandent que les hommes se tolèrent mutuellement dans la variété d’opinions où ils se trouvent pour les choses les plus importantes à la vie humaine, à plus forte raison doivent-ils se tolérer sans-peine sur ce qui importe très-peu à la sûreté du genre humain3. Je vois bien qu’en rendant compte de mon goût, je cours risque de déplaire aux admirateurs passionnés et des anciens et des modernes ; mais, sans vouloir fâcher ni les uns ni les autres, je me livre à la critique des deux côtés4.
Ma conclusion est qu’on ne peut pas trop louer les modernes, qui font de généreux efforts pour surpasser les anciens. Une si noble émulation promet beaucoup. Elle me paraîtrait dangereuse si elle allait jusqu’à mépriser et à cesser d’étudier ces grands originaux. Mais rien n’est plus utile que de tâcher d’atteindre à ce qu’ils ont fait de plus sublime et de plus touchant, sans tomber dans une imitation servile pour les endroits qui peuvent être moins parfaits ou trop éloignés de nos mœurs. C’est avec cette liberté si judicieuse et si délicate que Virgile a suivi Homère5.
Je suis, Monsieur, avec l’estime la plus sincère et la plus forte, etc.
Massillon
1663-1742 §
[Notice] §
Né à Hyères, en Provence, dans une contrée qui fut la patrie de poëtes ou d’orateurs
distingués ; entré en 1681 dans la savante congrégation de l’Oratoire ; devenu professeur de
rhétorique au séminaire de Saint-Magloire ; plus effrayé qu’enhardi par ses premiers succès,
Massillon parut quand Bourdaloue terminait sa carrière. Son Avent (1699) et
son Carème (1701-1704), prêchés devant Louis XIV, opérèrent de soudaines
conversions, et le roi disait de lui : « Mon père, j’ai entendu plusieurs grands
orateurs, j’en ai été fort content ; mais toutes les fois que je vous ai entendu, j’ai été
mécontent de moi-même. »
Nommé évêque de Clermont en 1717, il composa en six
semaines son Petit Carème pour Louis XV enfant. Reçu à l’Académie
française, il consacra le reste de ses jours aux devoirs de l’épiscopat, et ne vécut pas
assez pour être attristé par les scandales qui prouvèrent trop que son royal auditeur ne
profita pas de ses exhortations.
Le fond de ses sermons est emprunté à la morale plus qu’au dogme. S’il n’est ni dialecticien comme Bourdaloue, ni sublime et pathétique comme Bossuet, il a de l’onction, il est insinuant, il connaît intimement le cœur humain, met la passion aux prises avec la foi, et sait dire aux grands de courageuses vérités.
Il est un des modèles de notre langue pour l’élégance, la richesse, l’harmonie de la diction, la modération ornée du discours, l’ampleur ingénieuse d’un talent qui excelle dans ces développements souples et continus où les pensées naissent les unes des autres ; mais en lui l’art se fait trop sentir. Il pousse à l’excès la méthode scolastique des subdivisions. Il abuse des antithèses, des contrastes, des formes symétriques, des procédés savants. La douceur de son génie l’a fait appeler le Racine de la chaire. C’est le plus cicéronien de nos orateurs sacrés.
La mort 1 §
Sur quoi vous rassurez-vous donc ? Sur la force du tempérament ? Mais qu’est-ce que la santé la mieux établie ? {p. 206}Une étincelle qu’un souffle éteint ; il ne faut qu’un jour d’infirmité pour détruire le corps le plus robuste du monde. Je n’examine pas après cela si vous ne vous flattez pas vous-même là-dessus ; si un corps ruiné par les désordres de vos premiers ans ne vous annonce pas au dedans de vous une réponse de mort ; si des infirmités habituelles ne vous ouvrent pas de loin les portes du tombeau ; si des indices fâcheux ne vous menacent pas d’un accident soudain. Je veux que vous prolongiez vos jours au delà même de vos espérances : hélas ! ce qui doit finir, mes frères, doit-il vous paraître long ? Regardez derrière vous : où sont vos premières années ? Que laissent-elles de réel dans votre souvenir ? Pas plus qu’un songe de la nuit. Vous rêvez que vous avez vécu. Tout cet intervalle qui s’est écoulé depuis votre naissance jusque aujourd’hui, ce n’est qu’un trait rapide qu’à peine vous avez vu passer. Quand vous auriez commencé à vivre avec le monde, le passé ne vous paraîtrait pas plus long ni plus réel. Tous les siècles qui se sont écoulés jusqu’à nous, vous les regarderiez comme des instants fugitifs ; tous les peuples qui ont paru et disparu dans l’univers, toutes les révolutions d’empires et de royaumes, tous ces grands événements qui embellissent nos histoires, ne seraient pour vous que les différentes scènes d’un spectacle que vous auriez vu finir en un jour. Rappelez seulement les victoires, les prises de places, les traités glorieux, les magnificences, les événements pompeux des premières années de ce règne. Vous y touchez encore ; non-seulement vous en avez été pour la plupart spectateurs, mais vous en avez partagé les périls et la gloire. Ils passeront dans nos annales jusqu’à nos derniers neveux ; mais pour vous, ce n’est plus qu’un éclair qui a disparu, et que chaque jour efface même de notre souvenir. Qu’est-ce donc que le peu de chemin qui vous reste à faire ? Croyons-nous que les jours à venir aient plus de réalité que les jours passés ? Les années semblent longues quand elles sont encore loin de nous ; arrivées, elles disparaissent, elles nous échappent en un instant, et nous n’aurons pas tourné la tête, que nous nous trouverons, comme par un enchantement, au terme fatal qui nous paraît encore si loin et ne devoir jamais arriver. Regardez le monde tel que vous l’avez vu dans vos premières années, et tel que vous le voyez aujourd’hui : une nouvelle cour a succédé à celle que vos premiers ans ont vue ; de nouveaux personnages sont {p. 207}montés sur la scène ; les grands rôles sont remplis par de nouveaux acteurs.
Ce sont de nouveaux événements, de nouvelles intrigues, de nouvelles passions, de nouveaux héros dans la vertu comme dans le vice, qui font le sujet des louanges, des dérisions, des censures publiques ; un nouveau monde s’est élevé insensiblement, et sans que vous vous en soyez aperçus, sur les débris du premier. Tout passe avec vous et comme vous ; une rapidité que rien n’arrête entraîne tout dans les abîmes de l’éternité ; vos ancêtres vous en frayèrent le chemin, et nous allons le frayer demain à ceux qui viendront après nous. Les âges se renouvellent, la figure du monde passe sans cesse, les morts et les vivants se remplacent et se succèdent continuellement ; tout change, tout s’use, tout s’éteint. Dieu seul demeure toujours le même ; le torrent des siècles qui entraîne tous les hommes roule devant ses yeux, et il voit avec indignation de faibles mortels, emportés par ce cours rapide, l’insulter en passant, faire de ce seul instant tout leur bonheur, et tomber au sortir de là entre les mains de sa colère et de sa vengeance1.
La loi doit régner sur les rois §
Sire, c’est le choix de la nation qui mit d’abord le sceptre entre les mains de vos ancêtres ; c’est elle qui les éleva sur le bouclier militaire et les proclama souverains. Le royaume devint ensuite l’héritage de leurs successeurs ; mais ils le durent originairement au consentement libre des sujets. Leur naissance seule les mit ensuite en possession du trône ; mais ce furent des suffrages publics qui attachèrent d’abord ce droit et cette prérogative à leur naissance. En un mot, comme la première source de leur autorité vient de nous, les rois n’en doivent faire usage que pour nous… Ce n’est donc pas le souverain, c’est la loi, sire, qui doit régner sur les peuples : vous n’en êtes que le ministre et le premier dépositaire ; c’est elle qui doit régler l’usage de l’autorité, et c’est par elle que l’autorité n’est plus un joug pour les sujets, mais une règle qui les {p. 208}conduit, un secours qui les protége, une vigilance paternelle qui ne s’assure leur soumission que parce qu’elle s’assure leur tendresse. Les hommes croient être libres quand ils ne sont gouvernés que par les lois ; leur soumission fait alors tout leur bonheur, parce qu’elle fait toute leur tranquillité et toute leur confiance. Les passions, les volontés injustes, les désirs excessifs et ambitieux que les princes mêlent à l’autorité, loin de l’étendre, l’affaiblissent ; ils deviennent moins puissants dès qu’ils veulent l’être plus que les lois ; ils perdent en croyant gagner : tout ce qui rend l’autorité injuste et odieuse l’énerve et la diminue1.
Emploi du temps §
La source de tous les désordres qui règnent parmi les hommes, c’est l’usage injuste du temps. Les uns passent toute la vie dans l’oisiveté et dans la paresse, inutiles à la patrie, à leurs concitoyens, à eux-mêmes ; les autres, dans le tumulte des affaires et des occupations humaines. Les uns ne semblent être sur la terre que pour y jouir d’un indigne repos, et se dérober par la diversité des plaisirs à l’ennui qui les suit partout à mesure qu’ils le suient ; les autres {p. 209}n’y sont que pour chercher sans cesse dans les soins d’ici-bas des agitations qui les dérobent à eux-mêmes. Il semble que le temps soit un ennemi commun contre lequel tous les hommes sont convenus à conjurer : toute leur vie n’est qu’une attention déplorable à s’en défaire ; les plus heureux sont ceux qui réussissent le mieux à ne pas sentir le poids de sa durée ; et ce qu’on trouve de plus doux, ou dans les plaisirs frivoles1, ou dans les occupations sérieuses, c’est qu’elles abrégent la longueur des jours et des moments, et nous en débarrassent sans que nous nous apercevions presque qu’ils ont passé.
Le temps, ce dépôt précieux que le Seigneur nous a confié, est donc devenu pour nous un fardeau qui nous pèse et nous fatigue : nous craignons, comme le dernier des malheurs, qu’on ne nous en prive pour toujours ; et nous craignons presque comme un malheur égal d’en porter l’ennui et la durée : c’est un trésor que nous voudrions pouvoir éternellement retenir, et que nous ne pouvons souffrir entre nos mains.
Nous regarderions comme un insensé dans le monde un homme, lequel héritier d’un trésor immense, le laisserait dissiper faute de soins et d’attentions, et n’en ferait aucun usage, ou pour s’élever à des places et à des dignités qui le tireraient de l’obscurité, ou pour s’assurer une fortune solide, et qui le mît pour l’avenir dans une situation à ne plus craindre aucun revers. Mais le temps est ce trésor précieux dont nous avons hérité en naissant, et que le Seigneur nous laisse par pure miséricorde ; il est entre nos mains, et c’est à nous d’en faire usage. Ce n’est pas pour nous élever ici-bas à des dignités frivoles et à des grandeurs humaines ; hélas ! tout ce qui passe est trop vil pour être le prix d’un temps qui est lui-même le prix de l’éternité : c’est pour nous démêler de la foule des enfants d’Adam, au-dessus même des Césars et des rois de la terre, dans cette société immortelle de bienheureux qui seront tous rois, et dont le règne n’aura point d’autres bornes que celles de tous les siècles.
Quelle folie donc de ne faire aucun usage d’un trésor si inestimable, de prodiguer en amusements frivoles un {p. 210}temps qui peut être le prix de notre salut éternel, et de laisser aller en fumée l’espérance de notre immortalité ? Un seul jour perdu devrait nous laisser des regrets mille fois plus vifs et plus cuisants qu’une grande fortune manquée ; et cependant ce temps si précieux nous est à charge ; toute notre vie n’est qu’un art continuel de le perdre ; et, malgré toutes nos attentions à le dissiper, il nous en reste toujours assez pour ne savoir encore qu’en faire ; et cependant la chose dont nous faisons le moins de cas sur la terre, c’est de notre temps ; nos offices, nous les réservons pour nos amis ; nos bienfaits, pour nos créatures ; nos biens, pour nos proches et pour nos enfants ; notre crédit et notre faveur, pour nous-mêmes ; nos louanges, pour ceux qui nous en paraissent dignes ; notre temps, nous le donnons à tout le monde, nous l’exposons, pour ainsi dire, en proie à tous les hommes : on nous fait même plaisir de nous en décharger ; c’est comme un poids que nous portons au milieu du monde, cherchant sans cesse quelqu’un qui nous en soulage. Ainsi le temps, ce don de Dieu, ce bienfait le plus précieux de sa clémence, et qui doit être le prix de notre éternité, fait tout l’embarras, tout l’ennui et le fardeau le plus pesant de notre vie1.
Choix d’un état §
Le choix d’un état est, de toutes les circonstances de la vie, celle où la méprise est plus ordinaire. On se détermine {p. 211}d’ordinaire dans un âge où à peine la raison peut connaître, loin qu’elle soit capable de choisir. Une démarche où la circonspection la plus attentive devrait encore craindre de se méprendre est toujours l’ouvrage des amusements et des goûts puérils de l’enfance : à peine commence-t-on à bégayer, qu’on décide déjà de l’affaire la plus sérieuse de la vie ; et ces paroles irrévocables qui prononcent sur notre destinée sont les premières qu’on nous apprend à former, avant même qu’on nous ait appris à les entendre ; on accoutume de loin notre esprit naissant à ces images suggérées ; le choix d’un état n’est plus qu’une impression portée de l’enfance ; ainsi, avant que nos penchants soient développés, et que nous sachions ce que nous sommes, nous nous formons des engagements éternels, et arrêtons ce que nous devons être pour toujours.
Si l’on attend un âge, plus avancé pour se choisir un état, les attentions n’en sont pas pour cela plus sérieuses ; c’est le hasard et l’occasion qui en décident d’ordinaire. Une dignité sacrée à laquelle on ne s’attendait point nous dépouille à l’instant de l’ignominie du siècle, et nous place dans le lieu saint. La mort d’un aîné change nos vues, nous rengage dans le monde d’où nous venions de sortir ; et notre vocation à l’autel expire à mesure que nous voyons revivre de nouvelles espérances pour la terre. Un simple dépit est souvent toute la raison qui nous arrache brusquement au siècle, et nous précipite dans la retraite. Une liaison d’amitié nous fait suivre la fortune et la destinée d’un ami. Enfin, de tous les choix, il n’en est point où la prudence chrétienne ait moins de part qu’à celui d’un état de vie ; et voilà pourquoi il n’en est point où la méprise soit plus ordinaire. Car comment voulez-vous ne pas vous méprendre dans un choix si grave et si décisif pour vous, auquel vous apportez moins de précautions qu’à toutes les démarches les moins importantes de votre vie ?
Remontons à la source : d’où vient que cet homme est entré dans la robe ? C’est qu’il a cru mieux faire son chemin par la voie de la magistrature que par celle des emplois militaires. D’où vient qu’un autre a suivi la route des armes ? C’est que son nom et les services de ses ancêtres lui permettaient d’aspirer à tout, au lieu qu’un parti différent l’eût laissé dans l’obscurité d’une vie privée. Pourquoi celui-ci paye-t-il de tous ses biens une charge qui {p. 212}l’approche de la personne du prince ? C’est que sous les yeux du maître on est plus près de la source des grâces. Quels sont les motifs qui conduisent cet autre à l’autel saint ? que vient-il chercher dans l’église ? ses trésors, ou ses fonctions ? ses honneurs, ou ses ministères ? l’éclat du sanctuaire, ou le Dieu qu’on y adore ? Il apporte, pour toute marque de vocation à un ministère d’humilité, des vues d’élévation et de gloire ; à un ministère de travail et de sollicitude, des espérances de repos et de mollesse ; à un ministère de désintéressement, de modestie et de charité, des projets de luxe, de profusion et d’abondance ; et, comme cet infidèle Héliodore, il ne vient dans le temple que parce qu’il a toujours ouï dire qu’il y trouverait des richesses immenses, et les dépouilles saintes des peuples.
Ce sont des vues de fortune, d’élévation, de plaisir, qui vous ont frayé la route par où vous marchez ; vous y trouverez donc des occasions d’orgueil, d’ambition, de mollesse, de volupté, d’autant plus inévitables pour vous, que votre choix déclare vos penchants infortunés pour ces vices. Vous serez donc un mondain voluptueux, un courtisan ambitieux, un homme de guerre impie, un magistrat injuste, un ministre corrompu, puisque vous n’avez choisi le monde que pour ses plaisirs : la cour, que pour la faveur ; les armes, que pour la licence ; la robe, que pour une vaine distinction ; l’autel, que pour les honneurs et les richesses du sanctuaire.
C’est le respect humain qui préside presque toujours à la décision de nos destinées, et qui nous force à des choix que tous nos penchants désavouent. Tel prend le parti des armes, et suit une route d’où mille raisons de tempérament, de goût, de conscience, d’intérêt même, l’éloignent, parce que, né avec un nom, il n’oserait se borner aux soins domestiques, et que le monde regarderait ce repos comme une indigne lâcheté. Tel préfère un célibat dangereux à un établissement qui le dégraderait dans le monde, et aime mieux s’exposer à toutes les suites de sa fragilité, que déshonorer son nom par une alliance inégale. Telle, sans aucun attrait pour la retraite, se consacre au Seigneur par pure fierté, parce que n’ayant pas de quoi soutenir son nom et s’établir convenablement dans le monde, un asile saint lui paraît plus honorable aux yeux des hommes qu’une fortune obscure et rampante.
Personne presque ne prend dans son propre cœur la {p. 213}décision de sa destinée. Si l’on est maître de son sort, c’est la crainte du monde et de ses jugements qui en décide ; en un âge tendre, on regarde comme une loi la volonté de ceux de qui l’on tient la vie ; on n’ose produire des désirs qui contrediraient leurs desseins : on étouffe des répugnances qui deviendraient bientôt des crimes. Des parents barbares et inhumains, pour élever un seul de leurs enfants plus haut que ses ancêtres, et en faire l’idole de leur vanité, ne comptent pour rien de sacrifier tous les autres et de les précipiter dans l’abîme : ils arrachent du monde des enfants à qui l’autorité seule tient lieu d’attrait et de vocation pour la retraite ; ils conduisent à l’autel des victimes qui vont s’y immoler à la cupidité de leurs pères plutôt qu’à la grandeur du Dieu qu’on y adore ; ils donnent à l’Église des ministres que l’Église n’appelle point, et qui n’acceptent le saint ministère que comme un joug odieux qu’une injuste loi leur impose ; enfin, pourvu que ce qui paraît d’une famille éclate, brille et fasse honneur dans le monde, on ne se met point en peine que des ténèbres sacrées cachent les chagrins, les dégoûts, les larmes, le désespoir.
En nous donnant l’être et la liberté, Dieu ne s’est pas départi des droits qu’il avait sur son ouvrage. Ce n’est pas à nous à disposer de nous-mêmes ; c’est à lui seul à nous employer selon les vues qu’il s’est proposées en nous formant, et à régler l’usage des talents que nous n’avons reçus que de lui. Aussi, à peine le premier homme fut-il sorti de ses mains, qu’il l’appliqua à la culture de ce lieu de délices qui devait être sa demeure ; et il semble qu’en lui déterminant cette occupation, il voulut faire sentir à tous ses descendants que c’était à lui seul à nous marquer un emploi et une occupation dans cet univers où il nous a placés.
Mais quand sa souveraineté ne lui donnerait pas ce droit sur la créature, sa sagesse devrait l’établir seul arbitre de nos destinées. Car connaissant tout seul les plus secrets penchants de nos cœurs ; développant déjà dans les premières ébauches de nos passions tout ce que nous devons être ; jugeant de nous-mêmes par les rapports divers de vice ou de vertu que les situations infinies où il pourrait nous placer ont avec les qualités naturelles de notre âme ; découvrant en nous mille dispositions cachées que nous ne connaissons pas, et qui n’attendent que l’occasion pour {p. 214}paraître ; seul, lorsqu’il tira tout du néant, et qu’il donna à tous les êtres cet arrangement admirable et ce cours harmonieux que la durée des temps n’a jamais pu altérer, il put prévoir quelles étaient dans cet assemblage si bien assorti les circonstances du siècle, de la nation, du pays, de la naissance, des talents, de l’état, les plus favorables à notre salut, et en les rassemblant par un pur effet de sa miséricorde, en former comme le fil et toute la suite de notre destinée.
Dieu seul nous connaît, et nous ne nous connaissons pas nous-mêmes : nos penchants nous séduisent ; nos préjugés nous entraînent ; le tumulte des sens fait que nous nous perdons de vue : tout ce qui nous environne nous renvoie notre image ou adoucie ou changée ; et il est vrai que nous ne pouvons nous choisir à nous-mêmes un état sans nous méprendre, parce que nous ne nous connaissons pas assez pour décider sur ce qui nous convient : nous sortons même des mains de la souveraineté et de la sagesse divine ; nous devenons à nous-mêmes nos guides et nos soutiens ; semblables au prodigue de l’Évangile, en forçant le père de famille de laisser à notre disposition et à notre caprice les dons et les talents dont il voulait lui-même régler l’usage, nous rompons tous les liens de dépendance qui nous liaient encore à lui, et au lieu de vivre sous la protection de son bras, il nous laisse errer loin de sa présence au gré de nos passions, dans des contrées étrangères1.
La vérité §
La vérité, cette lumière du ciel, est la seule chose ici-bas qui soit digne des soins et des recherches de l’homme. Elle seule est la lumière de notre esprit, la règle de notre cœur, la source des vrais plaisirs, le fondement de nos espérances, la consolation de nos craintes, l’adoucissement de nos maux, le remède de toutes nos peines ; elle seule est la source de la bonne conscience, la terreur de la mauvaise, la peine secrète du vice, la récompense intérieure {p. 215}de la vertu ; elle seule immortalise ceux qui l’ont aimée, illustre les chaînes de ceux qui souffrent pour elle, attire des honneurs publics aux cendres de ses martyrs et de ses défenseurs, et rend respectables l’abjection ou la pauvreté de ceux qui ont tout quitté pour la suivre ; enfin, elle seule inspire des pensées magnanimes, forme des âmes héroïques, des âmes dont le monde n’est pas digne, des sages seuls dignes de ce nom. Tous nos soins devraient donc se borner à la connaître, tous nos talents à la manifester, tout notre zèle à la défendre ; nous ne devrions donc chercher dans les hommes que la vérité, et ne souffrir qu’ils voulussent nous plaire que par elle ; en un mot, il semble qu’il devrait suffire qu’elle se montrât à nous pour se faire aimer, et qu’elle nous montrât à nous-mêmes, pour nous apprendre à nous connaître1.
Le Sage
1668-1747 §
[Notice] §
Breton d’origine, (Sarzau Morbihan) très-fier et très-jaloux de son indépendance, Alain René Le Sage quitta un modeste emploi de finance pour se faire homme de lettres. Crispin rival de son maître et le Diable boiteux (1707) furent les premiers essais où se révéla sa gaieté spirituelle, son génie inventif, sa connaissance du cœur humain, sa verve pétulante, qui peindra les préjugés et les ridicules moins pour les corriger que pour s’en égayer. Ce roman d’intrigue et de caractères est déjà une revue animée des travers ou des vices que la ville et la cour offraient aux regards d’un observateur dont la malice devance les Lettres Persanes de Montesquieu. Contemporain de la vieillesse chagrine de Louis XIV, ce récit frondeur sans amertume fait pressentir le voisinage d’un âge philosophique et ami de la satire.
Son chef-d’œuvre fut Gil Blas (1715) où des peintures expressives nous représentent toutes les conditions de la vie et de la nature humaine. Aimable malgré ses faiblesses, son héros est voisin de nous par ses qualités et ses défauts. Dans ses aventures, qui nous intéressent comme la biographie d’un personnage historique, nous retrouvons nos bons et mauvais instincts ; mais on lui souhaiterait plus de délicatesse morale. Sceptique ou indifférent, Le Sage manque d’un certain idéal ; il ne voit dans la vie qu’un jeu d’adresse, et n’apprend guère qu’à n’être dupe de rien, ni de personne.
Ses romans n’ont d’espagnol que le nom, le lieu de la scène et le costume. Ce sont des tableaux de mœurs françaises. La légèreté dans le comique, une ironie tempérée de belle humeur et de bonhomie : voilà son trait distinctif. Il glisse et n’appuie pas. Il rit pour rire, et ne se montre impitoyable que dans sa guerre contre les financiers. Sa comédie de Turcaret (1708) stigmatise à jamais ceux de son temps, et le classe parmi les émules de Molière.
L’agilité du récit, des mots vifs et piquants, nulle prétention, l’horreur du solennel et du faux, le bon sens, la franchise, le naturel, une langue nette et saine : tels sont ses mérites.
Gil Blas chez l’archevêque de Grenade §
L’archevêque parut. Il se fit aussitôt un profond silence parmi ses officiers, qui quittèrent tout à coup leur {p. 217}maintien insolent, pour en prendre un respectueux devant leur maître. Ce prélat était dans sa soixante-neuvième année, fait à peu près comme mon oncle le chanoine Gil Perez, c’est-à-dire gros et court. Il avait par-dessus le marché les jambes fort tournées en dedans, et il était si chauve qu’il ne lui restait qu’un toupet de cheveux par derrière, ce qui l’obligeait d’emboîter sa tête dans un bonnet de laine fine à longues oreilles. Malgré tout cela, je lui trouvais l’air d’un homme de qualité, sans doute parce que je savais qu’il en était un. Nous autres personnes du commun, nous regardons les grands seigneurs avec une prévention qui leur prête souvent un air de grandeur que la nature leur a refusé1.
L’archevêque s’avança d’abord vers moi, et me demanda, d’un ton de voix plein de douceur, ce que je souhaitais. Je lui dis que j’étais le jeune homme dont le seigneur don Fernand de Leyva lui avait parlé. Il ne me donna pas le temps de lui en dire davantage. « Ah ! c’est vous, s’écria-t-il, c’est vous dont il m’a fait un si bel éloge ! je vous retiens à mon service… »
Monseigneur ne tarda guère à revenir. Il me fit entrer dans son cabinet pour m’entretenir en particulier. Je jugeai bien qu’il avait dessein de tâter mon esprit. Je me tins sur mes gardes, et me préparai à mesurer tous mes mots. Il m’interrogea d’abord sur les humanités. Je ne répondis point mal à ses questions : il vit que je connaissais assez les auteurs grecs et latins. Il me mit ensuite sur la dialectique ; c’est où je l’attendais : il me trouva là-dessus ferré à glace. « Votre éducation, me dit-il avec quelque sorte de surprise, n’a point été négligée. Voyons présentement votre écriture. » J’en tirai de ma poche une feuille que j’avais apportée exprès. Mon prélat n’en fut pas mal satisfait. « Je suis content de votre main, s’écria-t-il, et plus encore de votre esprit. Je remercierai mon neveu don Fernand de m’avoir donné un si joli garçon : c’est un vrai présent qu’il m’a fait. »
J’avais été, dans l’après-dînée, chercher mes hardes et {p. 218}mon cheval à l’hôtellerie où j’étais logé ; après quoi j’étais revenu souper à l’archevêché, où l’on m’avait préparé une chambre fort propre et un lit de duvet. Le jour suivant, Monseigneur me fit appeler de bon matin. C’était pour me donner une homélie à transcrire ; mais il me recommanda de la copier avec toute l’exactitude possible. Je n’y manquai pas : je n’oubliai ni accent, ni point, ni virgule. Aussi la joie qu’il en témoigna fut mêlée de surprise. « Père éternel ! s’écria-t-il avec transport, lorsqu’il eut parcouru des yeux tous les feuillets de ma copie, vit-on jamais rien de si correct ? Vous êtes trop bon copiste pour n’être pas grammairien. Parlez-moi confidemment, mon ami ; n’avez-vous rien trouvé, en écrivant, qui vous ait choqué ? quelque négligence dans le style, ou quelque terme impropre ? — Oh ! Monseigneur, lui répondis-je d’un air modeste, je ne suis point assez éclairé pour faire des observations critiques ; et quand je le serais, je suis persuadé que les ouvrages de Votre Grandeur échapperaient à ma censure. » Le prélat sourit de ma réponse. Il ne répliqua point ; mais il me laissa voir, au travers de toute sa piété, qu’il n’était pas auteur impunément.
J’achevai de gagner ses bonnes grâces par cette flatterie. Je lui devins plus cher de jour en jour ; et j’appris enfin de don Fernand, qui le venait voir très-souvent, que j’en étais aimé de manière que je pouvais compter ma fortune faite. Cela me fut confirmé peu de temps après par mon maître même, et voici à quelle occasion. Un soir il répéta devant moi avec enthousiasme, dans son cabinet, une homélie qu’il devait prononcer le lendemain dans la cathédrale. Il ne se contenta pas de me demander ce que j’en pensais en général ; il m’obligea de lui dire quels endroits m’avaient le plus frappé. J’eus le bonheur de lui citer ceux qu’il estimait davantage, ses morceaux favoris. Par là je passai dans son esprit pour un homme qui avait une connaissance délicate des vraies beautés d’un ouvrage. « Voilà, s’écria-t-il, ce qu’on appelle avoir du goût et du sentiment ! Va, mon ami, tu n’as pas, je t’assure, l’oreille béotienne. » En un mot, il fut si content de moi, qu’il me dit avec vivacité : « Sois, Gil Blas, sois désormais sans inquiétude sur ton sort ; je me charge de t’en faire un des plus agréables. Je t’aime ; et pour te le prouver, je te fais mon confident. »
Je n’eus pas sitôt entendu ces paroles, que je tombai aux pieds de Sa Grandeur, tout pénétré de reconnaissance. {p. 219}J’embrassai de bon cœur ses jambes cagneuses, et je me regardai comme un homme qui était en train de s’enrichir. « Oui, mon enfant, reprit l’archevêque, dont mon action avait interrompu le discours, je veux te rendre dépositaire de mes plus secrètes pensées. Écoute avec attention ce que je vais te dire. Je me plais à prêcher. Le Seigneur bénit mes homélies. Elles touchent les pécheurs, les font rentrer en eux-mêmes, et recourir à la pénitence. J’ai la satisfaction de voir un avare, effrayé des images que je présente à sa cupidité, ouvrir ses trésors et les répandre d’une prodigue main ; d’arracher un voluptueux aux plaisirs, et de remplir d’ambitieux les ermitages. Ces conversions, qui sont fréquentes, devraient toutes seules m’exciter au travail. Néanmoins je t’avouerai ma faiblesse ; je me propose encore un autre prix, un prix que la délicatesse de ma vertu me reproche inutilement : c’est l’estime que le monde a pour les écrits fins et limés. L’honneur de passer pour un parfait orateur a des charmes pour moi. On trouve mes ouvrages également forts et délicats ; mais je voudrais bien éviter le défaut des bons auteurs, qui écrivent trop longtemps, et me sauver avec toute ma réputation.
« Ainsi, mon cher Gil Blas, continua le prélat, j’exige une chose de ton zèle. Quand tu t’apercevras que ma plume sentira la vieillesse, lorsque tu me verras baisser, ne manque pas de m’en avertir. Je ne me fie point à moi là-dessus : mon amour-propre pourrait me séduire. Cette remarque demande un esprit désintéressé : je fais choix du tien, que je connais bon ; je m’en rapporterai à ton jugement. — Grâces au ciel, lui dis-je, Monseigneur, vous êtes encore fort éloigné de ce temps-là. De plus, un esprit de la trempe de celui de Votre Grandeur se conservera beaucoup mieux qu’un autre, ou, pour parler plus juste, vous serez toujours le même. Je vous regarde comme un autre cardinal Ximenès1, dont le génie supérieur, au lieu de s’affaiblir par les années, semblait en recevoir de nouvelles forces. — Point de flatterie, interrompit-il, mon ami. Je sais que je puis tomber tout d’un coup. À mon âge, on commence à sentir les infirmités, et les infirmités du corps altèrent l’esprit. Je te le répète, Gil Blas, dès que tu jugeras {p. 220}que ma tête s’affaiblira, donne-m’en aussitôt avis. Ne crains pas d’être franc et sincère. Je recevrai cet avertissement comme une marque d’affection pour moi. D’ailleurs, il y va de ton intérêt. Si, par malheur pour toi, il me revenait qu’on dît dans la ville que mes discours n’ont plus leur force ordinaire, et que je devrais me reposer, je te le déclare tout net, tu perdrais avec mon amitié la fortune que je t’ai promise. Tel serait le fruit de ta sotte discrétion. »
……………….
Deux mois après, dans le temps de ma plus grande faveur, nous eûmes une chaude alarme au palais épiscopal. L’archevêque tomba en apoplexie. On le secourut si promptement, et on lui donna de si bons remèdes, que quelques jours après il n’y paraissait plus ; mais son esprit en reçut une rude atteinte. Je le remarquai bien dès le premier discours qu’il composa. Je ne trouvais pas toutefois la différence qu’il y avait de celui-là aux autres assez sensible pour conclure que l’orateur commençait à baisser. J’attendis encore une homélie, pour mieux savoir à quoi m’en tenir. Oh ! pour celle-là, elle fut décisive. Tantôt le bon prélat se rebattait, tantôt il s’élevait trop haut, ou descendait trop bas : c’était un discours diffus, une rhétorique de régent usé, une capucinade.
Je ne fus pas le seul qui y prit garde. La plupart des auditeurs, quand il la prononça, comme s’ils eussent été aussi gagés pour l’examiner, se disaient tout bas les uns aux autres : « Voilà un sermon qui sent l’apoplexie. » — « Allons, monsieur l’arbitre des homélies, me dis-je alors à moi-même, préparez-vous à faire votre office. Vous voyez que Monseigneur tombe ; vous devez l’en avertir, non-seulement comme dépositaire de ses pensées, mais encore de peur que quelqu’un de ses amis ne fût assez franc pour vous prévenir. En ce cas-là, vous savez ce qu’il en arriverait : vous seriez biffé de son testament, où il y a sans doute pour vous un meilleur legs que la bibliothèque du licencié Sédillo. »
Après ces réflexions, j’en faisais d’autres toutes contraires. L’avertissement dont il s’agissait me paraissait délicat à donner. Je jugeais qu’un auteur entêté de ses ouvrages pourrait le recevoir mal ; mais, rejetant cette pensée, je me représentais qu’il était impossible qu’il le prît en mauvaise part, après l’avoir exigé de moi d’une manière si pressante. {p. 221}Ajoutons à cela, que je comptais bien de lui parler avec adresse, et de lui faire avaler la pilule tout doucement. Enfin, trouvant que je risquais davantage à garder le silence qu’à le rompre, je me déterminai à parler.
Je n’étais plus embarrassé que d’une chose : je ne savais de quelle façon entamer la parole. Heureusement l’orateur lui-même me tira de cet embarras, en me demandant ce qu’on disait de lui dans le monde, et si l’on était satisfait de son dernier discours. Je répondis qu’on admirait toujours ses homélies, mais qu’il me semblait que la dernière n’avait pas si bien que les autres affecté l’auditoire. « Comment donc, mon ami, répliqua-t-il avec étonnement, aurait-elle trouvé quelque Aristarque ? — Non, Monseigneur, lui repartis-je, non : ce ne sont pas des ouvrages tels que les vôtres que l’on ose critiquer. Il n’y a personne qui n’en soit charmé. Néanmoins, puisque vous m’avez récommandé d’être franc et sincère, je prendrai la liberté de vous dire que votre dernier discours ne me paraît pas tout à fait de la force des précédents. Ne pensez-vous pas cela comme moi ? »
Ces paroles firent pâlir mon maître, qui me dit avec un souris forcé : « Monsieur Gil Blas, cette pièce n’est donc pas de votre goût ? — Je ne dis pas cela, Monseigneur, interrompis-je tout déconcerté. Je la trouve excellente, quoique un peu au-dessous de vos autres ouvrages. — Je vous entends, répliqua-t-il. Je vous parais baisser, n’est-ce pas ? Tranchez le mot. Vous croyez qu’il est temps que je songe à la retraite. — Je n’aurais pas été assez hardi, lui dis-je, pour vous parler si librement, si Votre Grandeur ne me l’eût ordonné. Je ne fais donc que lui obéir, et je la supplie très-humblement de ne me point savoir mauvais gré de ma hardiesse. — A Dieu ne plaise, interrompit-il avec précipitation, à Dieu ne plaise que je vous la reproche ! Il faudrait que je fusse bien injuste. Je ne trouve point du tout mauvais que vous me disiez votre sentiment ; c’est votre sentiment seul que je trouve mauvais. J’ai été furieusement la dupe de votre intelligence bornée. »
Quoique démonté, je voulus chercher quelque modification pour rajuster les choses ; mais le moyen d’apaiser un auteur irrité, et de plus un auteur accoutumé à s’entendre louer ! « N’en parlons plus, dit-il, mon enfant. Vous êtes encore trop jeune pour démêler le vrai du faux. Apprenez que je n’ai jamais composé de meilleure homélie que celle {p. 222}qui n’a pas votre approbation. Mon esprit, grâce au ciel, n’a encore rien perdu de sa vigueur. Désormais je choisirai mieux mes confidents. J’en veux de plus capables que vous de décider. Allez, poursuivit-il en me poussant par les épaules hors de son cabinet, allez dire à mon trésorier qu’il vous compte cent ducats, et que le ciel vous conduise avec cette somme. Adieu, monsieur Gil Blas, je vous souhaite toutes sortes de prospérités avec un peu plus de goût1. »
Saint-Simon
1675-1755 §
[Notice] §
Fils d’un ancien favori de Louis XIII, qui prétendait descendre de Charlemagne, il fut tourmenté de bonne heure par le démon de l’histoire, et commença ses Mémoires en juillet 1694, à l’armée, à l’âge de dix-neuf ans. Depuis, il ne cessa pas d’observer et d’écrire, à bride abattue, sur tout ce qu’il voyait, entendait et devinait.
Son existence fut plus simple qu’il n’eût voulu. Entré jeune au service, il brisa son épée pour se venger d’un passe-droit. Grand seigneur, élevé dans des idées féodales, jaloux jusqu’au ridicule de son rang de duc et pair, il en soutint les prérogatives avec une fureur de vanité qui ressemblait à une monomanie.
Honnête homme de la vieille roche, chrétien fervent et pratique, Alceste mécontent et médisant, ambitieux de grandes choses et réduit à vivre parmi les petites, il eut pendant le règne de Louis XIV l’attitude d’un frondeur qui boude sous sa tente, d’un politique méconnu et entêté de chimères. Très-lié, malgré ses vertus austères, avec le duc d’Orléans, il n’eut d’influence que dans les premières années de la Régence, pendant lesquelles il travailla avec rage à rabaisser le parlement et à précipiter d’un rang usurpé les fils illégitimes de Louis XIV. Après son ambassade d’Espagne, il vécut dans la retraite et mourut à quatre-vingts ans.
Il faut se défier de ses portraits et de ses jugements ; car la passion l’aveugle, quand elle ne l’éclaire pas ; mais son génie de peintre et de moraliste l’égale à Molière, à Cervantes, à Shakespeare. Sincère, hardi pour le bien public, implacable contre la bassesse, aussi franc avec ses amis que terrible pour ses ennemis, vraiment épris de la vertu, sensible à toutes les délicatesses de l’honneur, il fut le Tacite de Versailles.
Il voit tout et fait tout voir. Son imagination évoque les scènes et ressuscite les acteurs avec tant de puissance qu’il nous donne l’impression de la réalité même. Son effrayante clairvoyance arrache tous les masques, perce de ses regards toutes les physionomies, met l’homme à découvert. Sa sensibilité est effrénée. Il a des ricanements de vengeance, des transports de joie, des tressaillements d’horreur.
Ardent, fiévreux, inventif, son style emporte la pièce. « Il écrit à la diable pour
l’immortalité »
a dit Chateaubriand ; mais ne lui demandez ni la sobriété, ni la
correction, ni les bienséances, ni le goût.
{p. 224}Chez lui, idées, sentiments, expressions, tout surabonde, déborde : c’est une tempête, un déluge, qui renverse toutes les digues. Ses phrases sont parfois un labyrinthe inextricable. Mais quelle fougue de pinceau ! Il entraîne, il maîtrise, il possède son lecteur.
Tableau de la cour à la mort de monseigneur 1 §
Jamais la cour ne fut plus instructive que le jour de la mort de ce prince. J’en vois encore tout le tableau devant mes yeux.
Nous avions soupé. La compagnie, quelque temps après, s’était retirée, et je causais avec madame de Saint-Simon, lorsqu’un ancien valet de chambre, à qui elle avait donné une charge de garçon de la chambre de madame la duchesse de Berry, et qui servait à table, entra tout effarouché. Il nous dit qu’il fallait qu’il y eût de mauvaises nouvelles de Meudon ; que monseigneur le duc de Bourgogne venait d’envoyer parler à l’oreille à M. le duc de Berry, à qui les yeux avaient rougi à l’instant ; qu’aussitôt il était sorti de table ; que, sur un second message fort prompt, la table où la compagnie était restée s’était levée avec précipitation, et que tout le monde était passé dans le cabinet. Un changement si subit rendit ma surprise extrême. Je courus chez madame la duchesse de Berry aussitôt ; il n’y avait plus personne ; ils étaient2 tous allés chez madame la duchesse de Bourgogne ; j’y poussai tout de suite.
J’y trouvai tout Versailles rassemblé, ou y arrivant, toutes les portes ouvertes, et tout en trouble. J’appris que Monseigneur avait reçu l’extrême-onction, qu’il était sans connaissance et hors de toute espérance, et que le roi avait mandé à madame la duchesse de Bourgogne qu’il s’en allait à Marly, et de le venir attendre dans l’avenue entre les deux écuries, pour le voir en passant.
Ce spectacle attira toute l’attention que j’y pus donner parmi les divers mouvements de mon âme, et ce qui tout {p. 225}à la fois se présenta à mon esprit. Les deux princes et les deux princesses étaient dans le petit cabinet derrière la ruelle du lit. La toilette pour le coucher était à l’ordinaire dans la chambre de madame la duchesse de Bourgogne, remplie de toute la cour en profusion. Elle allait et venait du cabinet dans la chambre, en attendant le moment d’aller au passage du roi ; et son maintien, toujours avec ses mêmes grâces, était un maintien de trouble et de compassion que celui de chacun semblait prendre pour douleur. Elle disait ou répondait en passant devant les uns et les autres quelques mots rares. Tous les assistants étaient des personnages vraiment expressifs ; il ne fallait qu’avoir des yeux, sans aucune connaissance de la cour, pour distinguer les intérêts peints sur les visages, ou le néant de ceux qui n’étaient de rien : ceux-ci tranquilles à eux-mêmes, les autres pénétrés de douleur ou de gravité et d’attention sur eux-mêmes, pour cacher leur élargissement1 et leur joie.
Je vis arriver madame la duchesse de Bourgogne, dont la contenance majestueuse et compassée ne disait rien. Elle entra dans le petit cabinet, d’où bientôt après elle sortit avec M. le duc d’Orléans, duquel l’activité et l’air turbulent marquaient plus l’émotion du spectacle que de tout autre sentiment. Ils s’en allèrent, et je le remarque exprès, par ce qui bientôt après arriva en ma présence.
Quelques moments après, je vis de loin, vers la porte du petit cabinet, monseigneur le duc de Bourgogne avec un air fort ému et peiné ; mais le coup d’œil que j’assénai vivement sur lui ne m’y rendit rien de tendre, et ne me rendit que l’occupation profonde d’un esprit saisi.
Valets et femmes de chambre criaient déjà indiscrètement, et leur douleur prouva bien tout ce que cette espèce de gens allait perdre. Vers minuit et demi, on eut des nouvelles du roi ; et aussitôt je vis madame la duchesse de Bourgogne sortir du petit cabinet avec monseigneur le duc de Bourgogne, l’air alors plus touché qu’il ne m’avait paru la première fois, et qui rentra aussitôt dans le cabinet. La princesse prit à sa toilette son écharpe et ses coiffes, debout et d’un air délibéré, traversa la chambre, les yeux à peine mouillés, mais trahie par de curieux regards lancés {p. 226}de part et d’autre à la dérobée, et, suivie seulement de ses dames, gagna son carrosse par le grand escalier.
Elle ne tarda pas à revenir, et l’on sut qu’arrêtée dans l’avenue entre les deux écuries, elle n’avait attendu le roi que fort peu de temps. Dès qu’il approcha, elle mit pied à terre et alla à sa portière. Madame de Maintenon, qui était de ce même côté, lui cria : « Où allez-vous, madame ? n’approchez pas, nous sommes pestiférés. » Je n’ai point su quel mouvement fit le roi, qui ne l’embrassa point à cause du mauvais air. La princesse à l’instant regagna son carrosse et s’en revint. Elle retrouva les deux princes et madame la duchesse de Berry avec le duc de Beauvilliers, dans un petit cabinet où elle les avait laissés.
Après les premiers embrassements d’un retour qui signifiait tout, le duc de Beauvilliers, qui les vit étouffer dans ce petit lieu, les fit passer par la chambre dans le salon qui la sépare de la galerie ; depuis quelque temps, on avait fermé ce salon d’une porte pour en faire un grand cabinet. On y ouvrit des fenêtres, et les deux princes, ayant chacun sa princesse à son côté, s’assirent sur un même canapé près des fenêtres, le dos à la galerie ; tout le monde épars, assis et debout, et en confusion dans ce salon, et les dames les plus familières par terre aux pieds ou proche du canapé des princes.
Là, dans la chambre et par tout l’appartement, on lisait apertement sur les visages. Monseigneur n’était plus ; on le savait, on le disait, nulle contrainte ne retenait plus à son égard, et ces premiers moments étaient ceux des premiers mouvements peints au naturel et pour lors affranchis de toute politique, quoique avec sagesse, par le trouble, l’agitation, la surprise, la foule, le spectacle confus de cette nuit si rassemblée.
Les premières pièces offraient les mugissements contenus des valets, désespérés de la perte d’un maître si fait exprès pour eux, et pour les consoler d’un autre qu’ils ne prévoyaient qu’avec transissement, et qui par celle-ci devenait le leur propre. Parmi eux s’en remarquaient d’autres des plus éveillés de gens principaux de la cour, qui étaient accourus aux nouvelles, et qui montraient bien, à leur air, de quelle boutique ils étaient balayeurs.
Plus avant commençait la foule des courtisans de toute espèce. Le plus grand nombre, c’est-à-dire les sots, tiraient leurs soupirs de leurs talons, et, avec des yeux égarés et {p. 227}secs, louaient Monseigneur, mais toujours de la même louange, c’est-à-dire de bonté, et plaignaient le roi de la perte d’un si bon fils. Les plus fins d’entre eux, ou les plus considérables, s’inquiétaient déjà de la santé du roi ; ils se savaient bon gré de conserver tant de jugement parmi ce trouble, et n’en laissaient pas douter par la fréquence de leurs répétitions. D’autres, vraiment affligés et1 de cabale frappée, pleuraient amèrement, ou se contenaient avec un effort aussi aisé à remarquer que les sanglots. Les plus forts de ceux-là, ou les plus politiques, les yeux fichés à terre, et reclus en des coins, méditaient profondément aux suites d’un événement aussi peu attendu, et bien davantage sur eux-mêmes. Parmi ces diverses sortes d’affligés, point ou peu de propos, de conversation nulle, quelque exclamation parfois échappée à la douleur et parfois répondue par une douleur voisine, un mot en un quart d’heure, des yeux sombres ou hagards, des mouvements de mains moins rares qu’involontaires, immobilité du reste presque entière ; les simples curieux et peu soucieux presque nuls, hors les sots qui avaient en partage le caquet, les questions, le redoublement du désespoir et l’importunité pour les autres. Ceux qui déjà regardaient cet événement comme favorable avaient beau pousser la gravité jusqu’au maintien chagrin et austère, le tout n’était qu’un voile clair, qui n’empêchait pas de bons yeux de remarquer et de distinguer tous leurs traits. Ceux-ci se tenaient aussi tenaces en place que les plus touchés en garde contre l’opinion, contre la curiosité, contre leur satisfaction, contre leurs mouvements ; mais leurs yeux suppléaient au peu d’agitation de leur corps. Des changements de posture, comme des gens peu assis ou mal debout ; un certain soin de s’éviter les uns les autres, même de se rencontrer des yeux ; les accidents momentanés qui arrivaient de ces rencontres ; un je ne sais quoi de plus libre en toute la personne, à travers le soin de se tenir et de se composer ; un vif, une sorte d’étincelant autour d’eux les distinguaient malgré qu’ils en eussent.
Les deux princes et les deux princesses assises à leurs côtés prenant soin d’eux étaient les plus exposés à la pleine vue. Monseigneur le duc de Bourgogne pleurait d’attendrissement et de bonne foi, avec un air de douceur, des {p. 228}larmes de nature, de religion, de patience. M. le duc de Berry, tout d’aussi1 bonne foi en versait en abondance, mais des larmes pour ainsi dire sanglantes, tant l’amertume en paraissait grande ; et poussait non des sanglots, mais des cris, mais des hurlements. Il se taisait parfois, mais de suffocation, puis éclatait, mais avec un tel bruit, qui semblait tellement la trompette forcée du désespoir, que la plupart éclataient aussi à ces redoublements si douloureux, ou par un aiguillon d’amertume, ou par un aiguillon de bienséance. Cela fut au point qu’il fallut le déshabiller là même, et se précautionner de remèdes et de gens de la Faculté. Madame la duchesse de Berry était hors d’elle ; on verra bientôt pourquoi. Le désespoir le plus amer était peint avec horreur sur son visage. On y voyait écrite une rage de douleur, non d’amitié, mais d’intérêt ; des intervalles secs, mais profonds et farouches, puis un torrent de larmes et de gestes involontaires, et cependant retenus, qui montraient une amertume d’âme extrême, fruit de la méditation profonde qui venait de précéder. Souvent réveillée par les cris de son époux, prompte à le secourir, à le soutenir, à l’embrasser, à lui présenter quelque chose à sentir, on voyait un soin vif pour lui, mais tôt après une chute profonde en elle-même, puis un torrent de larmes qui lui aidaient à suffoquer ses cris. Madame la duchesse de Bourgogne consolait aussi son époux, et y avait moins de peine qu’à acquérir le besoin d’être elle-même consolée ; à quoi pourtant, sans rien montrer de faux, on voyait bien qu’elle faisait de son mieux pour s’acquitter d’un devoir pressant de bienséance sentie, mais qui se refuse au plus grand besoin. Le fréquent moucher répondait aux cris du prince son beau-frère. Quelques larmes amenées du spectacle, et souvent entretenues avec soin, fournissaient à l’art du mouchoir pour rougir et grossir les yeux et barbouiller le visage, et cependant le coup d’œil fréquemment dérobé se promenait sur l’assistance et sur la contenance de chacun.
Le duc de Beauvilliers2, debout auprès d’eux, l’air tranquille et froid, comme à chose non avenue ou à spectacle ordinaire, donnait ses ordres pour le soulagement des {p. 229}princes, pour que peu de gens entrassent, quoique les portes fussent ouvertes à chacun, en un mot pour tout ce qu’il était besoin, sans empressement, sans se méprendre en quoi que ce soit ni aux gens ni aux choses ; vous l’auriez cru au lever ou au petit couvert servant à l’ordinaire. Ce phlegme dura sans la moindre altération, également éloigné d’être aise par religion, et de cacher aussi le peu d’affliction qu’il ressentait, pour conserver toujours la vérité.
Madame1, rhabillée en grand habit, arriva hurlante, ne sachant bonnement pourquoi ni l’un ni l’autre, les inonda tous de ses larmes en les embrasant, fit retentir le château d’un renouvellement de cris, et fournit un spectacle bizarre d’une princesse qui se remet en cérémonie, en pleine nuit, pour venir pleurer et crier parmi une foule de femmes en déshabillé de nuit, presque en mascarade.
Madame la duchesse d’Orléans s’était éloignée des princes, et s’était assise le dos à la galerie, vers la cheminée, avec quelques dames. Tout étant fort silencieux autour d’elles, ces dames peu à peu se retirèrent d’auprès d’elle, et lui firent grand plaisir. Il ne resta que la duchesse Sforze, la duchesse de Villeroy, madame de Castries, sa dame d’atours, et madame de Saint-Simon. Ravies de leur liberté, elles s’approchèrent en un tas, tout le long d’un lit de veille à pavillon et le joignant ; et comme elles étaient toutes affectées de même à l’égard de l’événement qui rassemblait là tant de monde, elles se mirent à en deviser tout bas ensemble dans ce groupe avec liberté.
Dans la galerie et dans ce salon, il y avait plusieurs lits de veille, comme dans tout le grand appartement, pour la sûreté, où couchaient des Suisses de l’appartement et des frotteurs, et ils y avaient été mis à l’ordinaire avant les mauvaises nouvelles de Meudon. Au fort de la conversation de ces dames, madame de Castries, qui touchait au lit, le sentit remuer et en fut fort effrayée, car elle l’était de tout quoique avec beaucoup d’esprit. Un moment après, elles virent un gros bras presque nu relever tout à coup le pavillon, qui leur montra un bon gros Suisse entre deux draps, demi-éveillé et tout ébahi, très-long à reconnaître son {p. 230}monde qu’il regardait fixement l’un après l’autre, et qui, enfin, ne jugeant pas à propos de se lever en si grande compagnie, se renfonça dans son lit et ferma son pavillon. Le bonhomme s’était apparemment couché avant que personne eût rien appris, et avait assez profondément dormi depuis pour ne s’être réveillé qu’alors. Les plus tristes spectacles sont assez souvent sujets aux contrastes les plus ridicules. Celui-ci fit rire quelques dames de là autour, et fit quelque peur à madame la duchesse d’Orléans et à ce qui causait avec elle d’avoir été entendues. Mais, réflexion faite, le sommeil et la grossièreté du personnage les rassurèrent.
La duchesse de Villeroy, qui ne faisait presque que les joindre, s’était fourrée un peu auparavant dans le petit cabinet avec la comtesse de Roucy et quelques dames du palais, dont madame de Lévi n’avait osé approcher, pensant trop conformément à la duchesse de Villeroy. Elles y étaient quand j’arrivai.
Je voulais douter encore, quoique tout me montrât ce qui était ; mais je ne pus me résoudre à m’abandonner à le croire que le mot ne m’en fût prononcé par quelqu’un à qui on pût ajouter foi1. Le hasard me fit rencontrer M. d’O, à qui je le demandai, et qui me le dit nettement. Cela su, je tâchai de n’en être pas bien aise. Je ne sais pas trop si je réussis bien ; mais au moins est-il vrai que ni joie ni douleur n’émoussèrent ma curiosité, et qu’en prenant bien garde à conserver toute bienséance, je ne me crus pas engagé par rien au personnage douloureux.
Cette sorte de désordre dura bien une heure, où la duchesse de Lude ne parut point, retenue au lit par la goutte. À la fin, M. le duc de Beauvilliers s’avisa qu’il était temps de délivrer les deux princes d’un si fâcheux public. Il leur proposa donc que M. et madame la duchesse de Berry se retirassent dans leur appartement, et le monde, de celui de madame la duchesse de Bourgogne. Cet avis fut aussitôt embrassé. M. le duc de Berry s’achemina donc partie seul et quelquefois appuyé sur son épouse, madame de Saint-Simon avec eux et une poignée de gens. Je les suivis de loin pour ne pas exposer ma curiosité plus longtemps. Ce prince {p. 231}voulait coucher chez lui, mais madame la duchesse de Berry ne le voulut pas quitter ; il était si suffoqué et elle aussi, qu’on fit demeurer auprès d’eux une Faculté complète et munie.
Toute leur nuit se passa en larmes et en cris. De fois à autre, M. le duc de Berry demandait des nouvelles de Meudon, sans vouloir comprendre la cause de la retraite du roi à Marly. Quelquefois il s’informait s’il n’y avait plus d’espérance ; il voulait envoyer aux nouvelles, et ce ne fut qu’assez avant dans la matinée que le funeste rideau fut tiré devant ses yeux, tant la nature et l’intérêt ont de peine à se persuader des maux extrêmes et sans remède. On ne peut rendre l’état où il fut quand il le sentit enfin dans toute son étendue. Celui de madame la duchesse de Berry ne fut guère meilleur, mais qui ne l’empêcha pas de prendre de lui tous les soins possibles.
La nuit de monseigneur et madame la duchesse de Bourgogne fut plus tranquille ; ils se couchèrent assez paisiblement. Madame de Lévi dit tout bas à la princesse que, n’ayant pas lieu d’être affligée, il lui serait horrible de lui voir jouer la comédie. Elle lui répondit bien naturellement que, sans comédie, la pitié et le spectacle la touchaient, et la bienséance la contenait, et rien de plus ; et en effet elle se tint dans ces bornes-là avec vérité et avec décence. Ils voulurent que quelques-unes des dames du palais passassent la nuit dans leur chambre dans des fauteuils. Le rideau demeura ouvert, et cette chambre devint aussitôt le palais de Morphée. Le prince et la princesse s’endormirent promptement, s’éveillèrent une fois ou deux un instant ; à la vérité ils se levèrent d’assez bonne heure et assez doucement. Le réservoir d’eau était tari chez eux ; les larmes ne revinrent plus depuis que rares et faibles à force d’occasion. Les dames qui avaient veillé et dormi dans cette chambre contèrent à leurs amis ce qui s’y était passé. Personne n’en fut surpris ; et comme il n’y avait plus de monseigneur, personne aussi n’en fut scandalisé.
Fénelon §
Ce prélat était un grand homme maigre, bien fait, pâle, avec un grand nez, des yeux dont le feu et l’esprit sortaient comme un torrent, et une physionomie telle que je {p. 232}n’en ai point vu qui y ressemblât, et qui ne se pouvait oublier quand on ne l’aurait vue qu’une fois. Elle rassemblait tout, et les contraires ne s’y combattaient point. Elle avait de la gravité et de la galanterie, du sérieux et de la gaieté ; elle sentait également le docteur, l’évêque et le grand seigneur ; ce qui y surnageait, ainsi que dans toute sa personne, c’était la finesse, l’esprit, les grâces, la décence, et surtout la noblesse. Il fallait effort pour cesser de le regarder. Tous ses portraits sont parlants, sans toutefois avoir pu attraper la justesse de l’harmonie qui frappait dans l’original, et la délicatesse de chaque caractère que ce visage rassemblait. Ses manières y répondaient dans la même proportion, avec une aisance qui en donnait aux autres, et cet air et ce bon goût qu’on ne tient que de l’usage de la meilleure compagnie et du grand monde, qui se trouvait répandu de soi-même dans toutes ses conversations : avec cela une éloquence naturelle, douce, fleurie ; une politesse insinuante, mais noble et proportionnée ; une élocution facile, nette, agréable ; un air de clarté et de netteté pour se faire entendre dans les matières les plus embarrassées et les plus dures ; avec cela un homme qui ne voulait jamais avoir plus d’esprit que ceux à qui il parlait, qui se mettait à la portée de chacun sans le faire jamais sentir, qui les mettait à l’aise et qui semblait enchanté ; de façon qu’on ne pouvait le quitter, ni s’en défendre, ni ne pas chercher à le retrouver. C’est ce talent si rare, et qu’il avait au dernier degré, qui lui tint tous ses amis si entièrement attachés toute sa vie, malgré sa chute, et qui, dans leur dispersion, les réunissait pour se parler de lui, pour le regretter, pour le désirer, pour se tenir de plus en plus à lui, comme les Juifs pour Jérusalem, et soupirer après son retour, et l’espérer toujours, comme ce malheureux peuple attend encore et soupire après le Messie1
Montesquieu
1689-1755 §
[Notice] §
Né près de Bordeaux, au château de La Brède, Montesquieu appartenait à une famille de robe et d’épée. Dès l’enfance, il lisait plume en main, avec réflexion, cherchant, dit-il, l’esprit des choses : la vocation parlait déjà. Conseiller au parlement de Bordeaux (1714), président à mortier (1716), placé dans un rang propice à son rôle d’observateur politique, il vendit sa charge (1726), pour se consacrer plus librement aux lettres. Il avait déjà publié sous le voile de l’anonyme les Lettres Persanes (1721) où il se jouait autour d’importantes questions, et le Temple de Gnide (1725), erreur d’un génie qui se trompait de voie.
Académicien en 1726, il se prépara par des voyages en Allemagne, en Italie et en
Angleterre, à recueillir les éléments des œuvres qu’il méditait. Les Considérations sur la grandeur et la décadence des Romains sont le plus classique de
ses écrits. Le génie de Rome y revit, idéalisé. Il y a approfondit les institutions et les
maximes qui lui donnèrent l’empire du monde. Dans le Dialogue de Sylla et
d’Eucrate, il fait parler son héros comme un personnage de tragédie. Il ne publia qu’à
soixante ans l’Esprit des lois (1748), dont vingt-deux éditions traduites
dans toutes les langues s’épuisèrent en dix-huit mois. On y admire une intelligence perçante,
qui convertit les faits en principes. Ses pensées éclairent de vastes horizons. S’il n’a pas
assez de suite et de méthode, si l’on a pu dire qu’il faisait de l’esprit sur les lois,
cependant il égale souvent la majesté de son sujet, il découvre les principaux ressorts des
sociétés ; il forme des vœux généreux d’humanité, de justice et de liberté réglée. Il allume
des flambeaux qui ne s’éteindront plus. En un mot, le citoyen est digne de l’écrivain.
« Le principal mérite de l’Esprit des lois, a
dit Voltaire, est l’amour des lois qui règne dans cet ouvrage ; et cet amour des lois
est fondé sur l’amour du genre humain. »
Il mourut épuisé par ses immenses
travaux.
Il est le premier qui chez nous ait appliqué le grand art d’écrire à la politique et à la législation. Il appartient à l’élite de ceux qui, sans chimère ni ambition, veulent le bien de la patrie et l’honneur du genre humain.
Sa diction a je ne sais quoi de grave et d’auguste. Nerveux et rapide, son style condense les idées en des traits énergiques ou brillants. On y sent une méditation intense qui rappelle Tacite. Son {p. 235}imagination prompte revêt la maxime d’une forme poétique, comme faisait son compatriote Montaigne. À la finesse qui saisit les nuances les plus délicates, sa langue unit cette propriété d’expression qui les fixe, et cette clarté qui les rend visibles.
On a dit qu’il mérite d’être traité comme les anciens. « Citer Montesquieu, cela
honore. »
À son fils §
Mon fils, vous êtes assez heureux pour n’avoir ni à rougir ni à vous enorgueillir de votre naissance : la mienne est tellement proportionnée à ma fortune, que je serais fâché que l’une ou l’autre fussent plus grandes.
Vous serez homme de robe ou d’épée. Comme vous devez rendre compte de votre état, c’est à vous de le choisir : dans la robe vous trouverez plus d’indépendance ; dans le parti de l’épée, de plus grandes espérances.
Il vous est permis de souhaiter de monter à des postes plus éminents, parce qu’il est permis à chaque citoyen de souhaiter d’être en état de rendre de plus grands services à sa patrie ; d’ailleurs, une noble ambition est un sentiment utile à la société, lorsqu’il se dirige bien. Comme le monde physique subsiste parce que chaque partie de la matière tend à s’éloigner du centre, aussi le monde politique se soutient-il par le désir intérieur et inquiet que chacun a de sortir du lieu où il est placé. C’est en vain qu’une morale austère veut effacer les traits que le plus grand des ouvriers a gravés dans nos âmes : mieux vaut régler les sentiments de l’homme que les détruire.
Portrait de Montesquieu par lui-même §
Une personne de ma connaissance disait : « Je vais faire une assez sotte chose, c’est mon portrait : je me connais assez bien. »
Je n’ai presque jamais eu de chagrin, encore moins d’ennui.
Ma machine est si heureusement construite, que je suis frappé par tous les objets assez vivement pour qu’ils puissent me donner du plaisir, pas assez pour qu’ils puissent me donner de la peine.
J’ai l’ambition qu’il faut pour me faire prendre part aux choses de cette vie ; je n’ai point celle qui pourrait me faire trouver du dégoût dans le poste où la nature m’a mis.
{p. 236}L’étude a été pour moi le souverain remède contre les disgrâces de la vie, n’ayant jamais eu de chagrin qu’une heure de lecture n’ait dissipé.
Je m’éveille le matin avec une joie secrète de voir la lumière ; je vois la lumière avec une espèce de ravissement, et tout le reste du jour je suis content. Je passe la nuit sans m’éveiller ; et le soir, quand je vais au lit, une espèce d’engourdissement m’empêche de faire des réflexions.
Je suis presque aussi content avec des sots qu’avec des gens d’esprit : car il y a peu d’hommes si ennuyeux qui ne m’aient amusé ; très-souvent il n’y a rien de si amusant qu’un homme ridicule.
J’ai eu naturellement de l’amour pour le bien et l’honneur de ma patrie, et peu pour ce qu’on appelle la gloire ; j’ai toujours senti une joie secrète lorsqu’on a fait quelque règlement qui allait au bien commun1.
Quand j’ai voyagé dans les pays étrangers, je m’y suis attaché comme au mien propre ; j’ai pris part à leur fortune, et j’aurais souhaité qu’ils fussent dans un état florissant.
J’ai cru trouver de l’esprit à des gens qui passaient pour n’en point avoir.
Je n’ai pas été fâché de passer pour distrait ; cela m’a fait hasarder bien des négligences qui m’auraient embarrassé.
J’aime les maisons où je puis me tirer d’affaire avec mon esprit de tous les jours.
Dans les conversations et à table, j’ai toujours été ravi de trouver un homme qui voulût prendre la peine de briller : un homme de cette espèce présente toujours le flanc, et tous les autres sont sous le bouclier.
Rien ne m’amuse plus que de voir un conteur ennuyeux faire une histoire circonstanciée sans quartier : je ne suis pas attentif à l’histoire, mais à la manière de la faire.
Pour la plupart des gens, j’aime mieux les approuver que de les écouter.
Quand je me fie à quelqu’un, je le fais sans réserve ; mais je me fie à très-peu de personnes.
Ma machine est tellement composée, que j’ai besoin de me recueillir dans toutes les matières un peu abstraites ; sans cela mes idées se confondent : et si je sens que je {p. 237}suis écouté, il me semble dès lors que toute la question s’évanouit devant moi ; plusieurs traces se réveillent à la fois ; il résulte de là qu’aucune trace n’est réveillée. Quant aux conversations de raisonnement, où les sujets sont toujours coupés et recoupés, je m’en tire assez bien.
Je n’ai jamais vu couler de larmes sans en être attendri.
Je suis amoureux de l’amitié.
Je pardonne aisément, par la raison que je ne suis pas haineux : il me semble que la haine est douloureuse. Lorsque quelqu’un a voulu se réconcilier avec moi, j’ai senti ma vanité flattée, et j’ai cessé de regarder comme ennemi un homme qui me rendait le service de me donner bonne opinion de moi.
Il m’est aussi impossible d’aller chez quelqu’un dans des vues d’intérêt qu’il m’est impossible de rester dans les airs.
Quand je vois un homme de mérite, je ne le décompose jamais ; un homme médiocre qui a quelques bonnes qualités, je le décompose.
Je suis, je crois, le seul homme qui ait mis des livres au jour sans être touché de la réputation de bel esprit. Ceux qui m’ont connu savent que dans mes conversations je ne cherchais pas trop à le paraître, et que j’avais assez le talent de prendre la langue de ceux avec lesquels je vivais.
Avec mes enfants, j’ai vécu comme avec mes amis.
J’ai eu pour principe de ne jamais faire par autrui ce que je pouvais par moi-même : c’est ce qui m’a porté à faire ma fortune par des moyens que j’avais dans mes mains, la modération et la frugalité, et non par des moyens étrangers, toujours bas ou injustes.
Quand on s’est attendu que je brillerais dans une conversation, je ne l’ai jamais fait : j’aimais mieux avoir un homme d’esprit pour m’appuyer que des sots pour m’approuver.
Il n’y a point de gens que j’aie plus méprisés que les petits beaux esprits et les grands qui sont sans probité.
Ce qui m’a toujours beaucoup nui, c’est que j’ai toujours méprisé ceux que je n’estimais pas.
En entrant dans le monde, on m’annonça comme un homme d’esprit, et je reçu un accueil assez favorable des gens en place : mais lorsque par le succès des Lettres persanes j’eus peut-être prouvé que j’en avais, et que j’eus obtenu quelque estime de la part du public, celle des gens en place se refroidit ; j’essuyai mille dégoûts. Comptez {p. 238}qu’intérieurement blessés de la réputation d’un homme célèbre, c’est pour s’en venger qu’ils l’humilient, et qu’il faut soi-même mériter beaucoup d’éloges pour supporter patiemment l’éloge d’autrui.
J’avoue que j’ai trop de vanité pour souhaiter que mes enfants fassent un jour une grande fortune : ce ne serait qu’à force de raison qu’ils pourraient soutenir l’idée de moi ; ils auraient besoin de toute leur vertu pour m’avouer1, ils regarderaient mon tombeau comme le monument de leur honte. Je puis croire qu’ils ne le détruiraient pas de leurs propres mains ; mais ils ne le relèveraient pas sans doute s’il était à terre. Je serais l’achoppement éternel de la flatterie, et je les mettrais dans l’embarras vingt fois par jour ; ma mémoire serait incommode, et mon ombre malheureuse tourmenterait sans cesse les vivants.
J’ai la maladie de faire des livres, et d’en être honteux quand je les ai faits.
N…, qui avait de certaines fins2, me fit entendre qu’on me donnerait une pension ; je dis que n’ayant point fait de bassesses, je n’avais pas besoin d’être consolé par des grâces.
Je suis un bon citoyen ; mais dans quelques pays que je fusse né, je l’aurais été tout de même. Je suis un bon citoyen, parce que j’ai toujours été content de l’état où je suis, que j’ai toujours approuvé ma fortune, que je n’ai jamais rougi d’elle ni envié celle des autres. Je suis un bon citoyen, parce que j’aime le gouvernement où je suis né, sans le craindre, et que je n’en attends d’autre faveur que ce bien inestimable que je partage avec tous mes compatriotes ; et je rends grâce au ciel de ce qu’ayant mis en moi de la médiocrité en tout, il a bien voulu mettre un peu de modération dans mon âme.
S’il m’est permis de prédire la fortune de mon ouvrage3, il sera plus approuvé que lu : de pareilles lectures peuvent être un plaisir, elles ne sont jamais un amusement. J’avais conçu le dessein de donner plus d’étendue et de profondeur à quelques endroits de mon Esprit ; j’en suis devenu incapable : mes lectures m’ont affaibli les yeux ; et il me {p. 239}semble que ce qu’il me reste encore de lumière n’est que l’aurore du jour où ils se fermeront pour jamais.
Si je savais quelque chose qui me fût utile et qui fût préjudiciable à ma famille, je le rejetterais de mon esprit. Si je savais quelque chose qui fût utile à ma famille, et qui ne le fût pas à ma patrie, je chercherais à l’oublier. Si je savais quelque chose utile à ma patrie et qui fût préjudiciable à l’Europe et au genre humain, je le regarderais comme un crime.
Je souhaite avoir des manières simples, recevoir des services le moins que je puis, et en rendre le plus qu’il m’est possible.
Je n’ai jamais aimé à jouir du ridicule des autres. J’ai été peu difficile sur l’esprit des autres. J’étais ami de presque tous les esprits, et ennemi de presque tous les cœurs.
J’aime mieux être tourmenté par mon cœur que par mon esprit.
Je fais faire une assez sotte chose : c’est ma généalogie1.
Un conservateur de bibliothèque §
J’allai l’autre jour voir une grande bibliothèque dans un couvent de dervis, qui en sont comme les dépositaires, avec l’obligation d’y laisser entrer tout le monde à certaines heures.
En entrant, je vis un homme grave qui se promenait au milieu d’une quantité innombrable de volumes qui l’entouraient. J’allais à lui, et le priai de me dire quels étaient quelques-uns de ces livres que je voyais mieux reliés que {p. 240}les autres. « Monsieur, me dit-il, j’habite ici une terre étrangère, et je n’y connais personne. Bien des gens me font de pareilles questions ; mais vous voyez bien que je n’irai pas lire tous ces livres pour les satisfaire ; j’ai mon bibliothécaire qui vous renseignera peut-être ; car il s’occupe nuit et jour à déchiffrer tout ce que vous voyez là. C’est un homme qui n’est bon à rien, et qui nous devient fort à charge, parce qu’il ne travaille point pour le couvent. Mais j’entends sonner l’heure du réfectoire. Ceux qui, comme moi, sont à la tête d’une communauté doivent être les premiers à tous les exercices. En disant cela, le moine me poussa dehors, ferma la porte, et, comme s’il eût volé, disparut à mes yeux1.
Un Persan à Paris §
Les2 habitants de Paris sont d’une curiosité qui va jusqu’à l’extravagance. Lorsque j’arrivai, je fus regardé comme si j’avais été envoyé du ciel : vieillards, hommes, femmes, enfants, tous voulaient me voir. Si je sortais, tout le monde se mettait aux fenêtres ; si j’étais aux Tuileries, je voyais aussitôt un cercle se former autour de moi ; les femmes mêmes m’entouraient comme un arc-en-ciel nuancé de mille couleurs3. Si j’étais au spectacle, je trouvais d’abord {p. 241}cent lorgnettes dirigées vers ma figure ; enfin, jamais homme n’a tant été vu que moi. Je souriais quelquefois d’entendre des gens qui n’étaient presque jamais sortis de leur chambre dire entre eux : Il faut avouer qu’il a l’air bien persan. Chose admirable, je trouvais de mes portraits partout ; je me voyais multiplier dans toutes les boutiques, sur toutes les cheminées, tant on craignait de ne m’avoir pas assez vu. Tant d’honneurs ne laissent pas d’être à charge : je ne me croyais pas un homme si curieux et si rare ; et, quoique j’eusse très-bonne opinion de moi, je ne me serais jamais imaginé que je dusse troubler le repos d’une grande ville où je n’étais point connu. Cela me fit résoudre à quitter l’habit persan et à en endosser un à l’européenne, pour voir s’il resterait encore dans ma physionomie quelque chose d’admirable. Cet essai me fit connaître ce que je valais réellement. Libre de tous les ornements étrangers, je me vis apprécié au plus juste. J’eus sujet de me plaindre de mon tailleur, qui m’avait fait perdre en un instant l’attention et l’estime publique ; car j’entrai tout à coup dans un néant affreux. Je demeurais quelquefois une heure dans une compagnie sans qu’on m’eût regardé, et qu’on m’eût mis en occasion d’ouvrir la bouche ; mais si quelqu’un, par hasard, apprenait à la compagnie que j’étais Persan, j’entendais aussitôt autour de moi un bourdonnement : Ah ! ah ! monsieur est Persan ! c’est une chose bien extraordinaire ! Comment peut-on être Persan ?
L’homme content de lui §
Je me trouvais l’autre jour dans une compagnie où je vis un homme bien content de lui. Dans un quart d’heure il décida trois questions de morale, quatre problèmes historiques, et cinq points de physique. Je n’ai jamais vu un décisionnaire aussi universel ; son esprit ne fut jamais suspendu par le moindre doute. On laissa les sciences ; on parla des nouvelles du temps ; il décida sur les nouvelles du temps. Je voulus l’attraper, et je me dis en moi-même : Il faut que je me mette dans mon fort ; je vais me réfugier dans mon pays. Je lui parlai de la Perse ; mais à peine lui eus-je dit quatre mots, qu’il me donna deux démentis, fondés sur l’autorité de Tavernier et de Chardin1. Ah ! bon {p. 242}Dieu ! dis-je en moi-même : quel homme est-ce là ! Il connaîtra tout à l’heure les rues d’Ispahan mieux que moi. Mon parti fut bientôt pris, je me tus, je le laissai parler, et il décide encore1
Deux causes de la perte de Rome §
Lorsque la domination de Rome était bornée dans l’Italie2, la république pouvait facilement subsister. Tout soldat était également citoyen ; chaque consul levait une armée ; et d’autres citoyens allaient à la guerre sous celui qui succédait. Le nombre de troupes n’étant pas excessif, on avait attention à ne recevoir dans la milice que des gens qui eussent assez de bien pour avoir intérêt à la conservation de la ville3 ; enfin le sénat voyait de près la conduite des généraux, et leur ôtait la pensée de rien faire contre leur devoir.
Mais, lorsque les légions passèrent les Alpes et la mer, les gens de guerre, qu’on était obligé de laisser pendant plusieurs campagnes dans les pays qu’on soumettait, perdirent peu à peu l’esprit de citoyens ; et les généraux, qui disposèrent des armées et des royaumes, sentirent leur force et ne purent plus obéir.
Les soldats commencèrent donc à ne reconnaître que leur général, à fonder sur lui toutes leurs espérances, et à voir de plus loin la ville4. Ce ne furent plus les soldats de la république, mais de Sylla, de Marius, de Pompée, de César5. Rome ne put plus savoir si celui qui était à la tête {p. 243}d’une armée dans une province était son général ou son ennemi.
Tandis que1 le peuple de Rome ne fut corrompu que par ses tribuns, à qui il ne pouvait accorder que sa puissance même, le sénat put aisément se défendre, parce qu’il agissait constamment ; au lieu que la populace passait sans cesse de l’extrémité de la fougue à l’extrémité de la faiblesse. Mais, quand le peuple put donner à ses favoris une formidable autorité au dehors, toute la sagesse du sénat devint inutile, et la république fut perdue.
Ce qui fait que les États libres durent moins que les autres, c’est que les malheurs et les succès qui leur arrivent leur font presque toujours perdre la liberté ; au lieu que les succès et les malheurs d’un État où le peuple est soumis confirment également sa servitude. Une république sage ne doit rien hasarder qui l’expose à la bonne où à la mauvaise fortune : le seul bien auquel elle doit aspirer, c’est à la perpétuité de son état.
Si la grandeur de l’empire perdit la république, la grandeur de la ville ne la perdit pas moins.
Rome avait soumis tout l’univers avec le secours des peuples d’Italie, auxquels elle avait donné en différents temps divers priviléges2. La plupart de ces peuples ne s’étaient pas d’abord fort souciés du droit de bourgeoisie chez les Romains, et quelques-uns aimèrent mieux garder leurs usages3. Mais, lorsque ce droit fut celui de la souveraineté universelle, qu’on ne fut rien dans le monde si l’on n’était citoyen romain, et qu’avec ce titre on était tout, les peuples d’Italie résolurent de périr ou d’être Romains : ne pouvant en venir à bout par leurs brigues et par leurs prières, ils prirent la voie des armes ; ils se révoltèrent dans tout ce côté qui regarde la mer Ionienne4 ; les autres alliés allaient {p. 244} les suivre1. Rome, obligée de combattre contre ceux qui étaient pour ainsi dire les mains avec lesquelles elle enchaînait l’univers, était perdue ; elle allait être réduite à ses murailles : elle accorda ce droit tant désiré aux alliés qui n’avaient pas encore cessé d’être fidèles2 ; et peu à peu elle l’accorda à tous.
Pour lors Rome ne fut plus cette ville dont le peuple n’avait eu qu’un même esprit, un même amour pour la liberté, une même haine pour la tyrannie, où cette jalousie du pouvoir du sénat et des prérogatives des grands, toujours mêlée de respect, n’était qu’un amour de l’égalité. Les peuples d’Italie étant devenus ses citoyens, chaque ville y apporta son génie, ses intérêts particuliers, et sa dépendance de quelque grand protecteur3. La ville déchirée ne forma plus un tout ensemble ; et comme on n’en était citoyen que par une espèce de fiction, qu’on n’avait plus les mêmes magistrats, les mêmes murailles, les mêmes temples, les mêmes sépultures, on ne vit plus Rome des mêmes yeux, on n’eut plus le même amour pour la patrie, et les sentiments romains ne furent plus4.
Les ambitieux firent venir à Rome des villes et des nations entières pour troubler les suffrages, ou se les faire donner5 ; les assemblées furent de véritables conjurations. On appela comices une troupe de quelques séditieux ; l’autorité du peuple, ses lois, lui-même devinrent des choses chimériques, et l’anarchie fut telle qu’on ne put plus savoir si le peuple avait fait une ordonnance, ou s’il ne l’avait pas faite6.
{p. 245}On n’entend parler, dans les auteurs, que des divisions qui perdirent Rome ; mais on ne voit pas que ces divisions y étaient nécessaires, qu’elles y avaient toujours été, et qu’elles y devaient toujours être. Ce fut uniquement la grandeur de la république qui fit le mal, et qui changea en guerres civiles les tumultes populaires1. Il fallait bien qu’il y eût à Rome des divisions ; et ces guerriers si fiers, si audacieux, si terribles au dehors, ne pouvaient pas être bien modérés au dedans. Demander, dans un État libre, des gens hardis dans la guerre et timides dans la paix, c’est vouloir des choses impossibles ; et, pour règle générale, toutes les fois qu’on verra tout le monde tranquille dans un État qui se donne le nom de république, on peut être certain que la liberté n’y est pas.
Ce qu’on appelle union dans un corps politique est une chose très-équivoque ; la vraie est une union d’harmonie, qui fait que toutes les parties, quelque opposées qu’elles nous paraissent, concourent au bien général de la société, comme des dissonances dans la musique concourent à l’accord total. Il peut y avoir de l’union dans un État où l’on ne croit voir que du trouble, c’est-à-dire une harmonie d’où résulte le bonheur, qui seul est la vraie paix. Il en est comme des parties de cet univers, éternellement liées par l’action des unes et la réaction des autres.
Mais, dans l’accord du despotisme asiatique, c’est-à-dire de tout gouvernement qui n’est pas modéré, il y a toujours une division réelle. Le laboureur, l’homme de guerre, le négociant, le magistrat, le noble, ne sont joints que parce que les uns oppriment les autres sans résistance ; et si l’on y voit de l’union, ce ne sont pas des citoyens qui sont unis, mais des corps morts ensevelis les uns auprès des autres.
Il est vrai que les lois de Rome devinrent impuissantes pour gouverner la république ; mais c’est une chose qu’on a vue toujours, que de bonnes lois, qui ont fait qu’une petite république devient grande, lui deviennent à charge lorsqu’elle s’est agrandie : parce qu’elles étaient telles que leur {p. 246}effet naturel était de faire un grand peuple, et non pas de le gouverner.
Il y a bien de la différence entre les lois bonnes et les lois convenables, celles qui font qu’un peuple se rend maître des autres et celles qui maintiennent sa puissance lorsqu’il l’a acquise.
Il y a à présent dans le monde une république que presque personne ne connaît1, et qui, dans le secret et le silence, augmente ses forces chaque jour. Il est certain que, si elle parvient jamais à l’état de grandeur où sa sagesse la destine, elle changera nécessairement ses lois ; et ce ne sera point l’ouvrage d’un législateur, mais celui de la corruption même.
Rome était faite pour s’agrandir, et ses lois étaient admirables pour cela. Aussi, dans quelque gouvernement qu’elle ait été, sous le pouvoir des rois, dans l’aristocratie, ou dans l’état populaire, elle n’a jamais cessé de faire des entreprises qui demandaient de la conduite, et y a réussi. Elle ne s’est pas montrée plus sage que tous les autres États de la terre en un jour, mais continuellement ; elle a soutenu une petite, une médiocre, une grande fortune avec la même supériorité, et n’a point eu de prospérités dont elle n’ait profité, ni de malheurs dont elle ne se soit servie.
Elle perdit sa liberté parce qu’elle acheva trop tôt son ouvrage2.
Invocation aux muses §
Vierges du mont Piérie, entendez-vous le nom que je vous donne ? inspirez-moi ! Je cours une longue carrière ; je suis accablé de tristesse et d’ennui. Mettez dans mon esprit ce charme et cette douceur que je sentais autrefois, et qui fuit loin de moi. Vous n’êtes jamais si divines que quand vous menez à la sagesse et à la vérité par le plaisir.
Mais si vous ne voulez point adoucir la rigueur de mes travaux, cachez le travail même ; faites qu’on soit instruit et que je n’enseigne pas ; que je réfléchisse et que je paraisse sentir ; et, lorsque j’annoncerai des choses nouvelles, faites qu’on croie que je ne savais rien, et que vous m’aviez tout dit1.
La vertu doit être le principe du gouvernement populaire §
Il ne faut pas beaucoup de probité pour qu’un gouvernement monarchique et un gouvernement despotique se maintiennent ou se soutiennent. La force des lois dans l’un, le bras du prince toujours levé dans l’autre, règlent ou contiennent tout.
Mais dans un État populaire il faut un ressort de plus, qui est la vertu2.
Ce que je dis est confirmé par le corps entier de l’histoire, et très-conforme à la nature des choses. Car il est clair que dans une monarchie, où celui qui fait exécuter les lois se juge au-dessus des lois, on a besoin de moins de vertu que dans un gouvernement populaire, où celui qui fait exécuter les lois sent qu’il y est soumis lui-même et qu’il en portera le poids.
Il est clair encore que le monarque qui, par mauvais conseil3 ou par négligence, cesse de faire exécuter les lois, {p. 248}peut aisément réparer le mal : il n’a qu’à changer de conseil, ou se corriger de cette négligence même. Mais lorsque dans un gouvernement populaire les lois ont cessé d’être exécutées, comme cela ne peut venir que de la corruption de la république, l’État est déjà perdu.
Ce fut un assez beau spectacle, dans le siècle passé, de voir les efforts impuissants des Anglais pour établir parmi eux la démocratie. Comme ceux qui avaient part aux affaires n’avaient point de vertu, que leur ambition était irritée par le succès de celui qui avait le plus osé, que l’esprit d’une faction n’était réprimé que par l’esprit d’une autre, le gouvernement changeait sans cesse : le peuple, étonné, cherchait la démocratie, et ne la trouvait nulle part. Enfin, après bien des mouvements, des chocs et des secousses, il fallut se reposer dans le gouvernement même qu’on avait proscrit1.
Quand Sylla voulut rendre à Rome la liberté, elle ne put plus la recevoir : elle n’avait plus qu’un faible reste de vertu ; et comme elle en eut toujours moins, au lieu de se réveiller après César, Tibère, Caïus, Claude, Néron, Domitien, elle fut toujours plus esclave ; tous les coups portèrent sur les tyrans, aucun sur la tyrannie.
Les politiques grecs qui vivaient dans le gouvernement populaire ne reconnaissaient d’autre force qui pût le soutenir que celle de la vertu. Ceux d’aujourd’hui ne nous parlent que de manufactures, de commerce, de finances, de richesses, et de luxe même.
Lorsque cette vertu cesse, l’ambition entre dans les cœurs qui peuvent la recevoir et l’avarice envahit tout2. Les désirs {p. 249}changent d’objets : ce qu’on aimait, on ne l’aime plus ; on était libre avec les lois, on veut être libre contre elles : chaque citoyen est comme un esclave échappé de la maison de son maître ; ce qui était maxime, on l’appelle rigueur ; ce qui était règle, on l’appelle gêne ; ce qui était attention, on l’appelle crainte. C’est la frugalité qui y est l’avarice, et non pas le désir d’avoir. Autrefois le bien des particuliers faisait le trésor public ; mais pour lors le trésor public devient le patrimoine des particuliers. La république est une dépouille ; et sa force n’est plus que le pouvoir de quelques citoyens et la licence de tous.
Athènes eut dans son sein les mêmes forces pendant qu’elle domina avec tant de gloire et pendant qu’elle servit avec tant de honte. Elle avait vingt mille citoyens lorsqu’elle défendit les Grecs contre les Perses, qu’elle disputa l’empire à Lacédémone et qu’elle attaqua la Sicile ; elle en avait vingt mille lorsque Démétrius de Phalère les dénombra comme dans un marché l’on compte les esclaves. Quand Philippe osa dominer dans la Grèce, quand il parut aux portes d’Athènes, elle n’avait encore perdu que le temps. On peut voir dans Démosthène quelle peine il fallut pour la réveiller : on y craignait Philippe, non pas comme l’ennemi de la liberté, mais des plaisirs. Cette ville, qui avait résisté à tant de défaites, qu’on avait vue renaître après ses destructions, fut vaincue à Chéronée, et le fut pour toujours. Qu’importe que Philippe renvoie tous les prisonniers ? il ne renvoie pas des hommes. Il était toujours aussi aisé de triompher des forces d’Athènes qu’il était difficile de triompher de sa vertu.
Comment Carthage aurait-elle pu se soutenir ? Lorsque Annibal, devenu préteur, voulut empêcher les magistrats de piller la république, n’allèrent-ils pas l’accuser devant les Romains ? Malheureux, qui voulaient être citoyens sans qu’il y eût de cité, et tenir leurs richesses de la main de leurs destructeurs ! Bientôt Rome leur demanda pour otages trois cents de leurs principaux citoyens ; elle se fit livrer les armes et les vaisseaux, et ensuite leur déclara la guerre. Par les choses que fit le désespoir dans Carthage désarmée, on peut juger de ce qu’elle aurait pu faire avec sa vertu lorsqu’elle avait ses forces1.
Sur l’esprit des lois
À M. le grand prieur de Solar, ambassadeur de Malte à Rome
Fragments §
Monsieur, mon illustre commandeur, votre lettre a mis la paix dans mon âme, qui était embarbouillée d’une infinité de petites affaires que j’ai ici. Si j’étais à Rome, je n’aurais que des plaisirs, et je mettrais même au nombre des douceurs toutes les persécutions que vous me feriez.
Je ne m’étonne pas que vous aimiez cette ville ; mais comme Rome est tout extérieure, on sent de continuelles privations lorsqu’on n’a pas des yeux1.
Je suis bien aise que vous soyez content de l’Esprit des lois. Les éloges que la plupart des gens pourraient me donner là-dessus flatteraient ma vanité ; les vôtres augmentent mon orgueil, parce qu’ils me viennent d’un homme dont les jugements sont toujours justes, et jamais téméraires2. Il est vrai que le sujet est beau et grand. Tout en craignant qu’il n’ait été beaucoup plus grand que moi, je puis dire que j’y ai travaillé toute ma vie. Au sortir du collége, on me mit dans les mains les livres de droit : j’en cherchai l’esprit ; j’ai travaillé, mais je ne faisais rien qui vaille. Il y a vingt ans que je découvris mes principes : ils sont très-simples ; un autre qui aurait autant travaillé que moi {p. 251}eût fait mieux que moi. Pourtant j’avoue que cet ouvrage a pensé me tuer1
J’entends quelques frelons qui bourdonnent autour de moi ; mais si les abeilles y cueillent un peu de miel, cela me suffit, et je me résigne au destin de tous les gens modérés, que le grand Cosme de Médicis comparait à ceux qui habitent le second étage des maisons : ils sont incommodés par le bruit d’en haut, et par la fumée d’en bas2.
À M. l’abbé marquis Nicolini3, à Florence §
J’ai reçu, cher et illustre abbé, avec une véritable joie la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire. Vous êtes un de ces hommes qu’on n’oublie point, et qui frappez une cervelle de votre souvenir. Mon cœur, mon esprit, sont tout à vous, mon cher abbé.
Vous m’apprenez deux choses bien agréables : l’une que nous verrons monseigneur Cérati en France ; l’autre, que madame la marquise Ferroni4 se souvient encore de moi. Je vous prie de cimenter auprès de l’un et de l’autre cette amitié que je voudrais tant mériter. Une des choses dont je prétends me vanter, c’est que moi, habitant d’au delà des Alpes, j’aie été aussi enchanté d’elle que vous tous.
{p. 252}Je suis à Bordeaux depuis un mois, et j’y dois rester trois ou quatre mois encore. Je serais inconsolable si cela me faisait perdre le plaisir de voir le cher Cérati. En ce cas, je prétendrais bien qu’il vînt près de moi à Bordeaux. Il verrait son ami, mais il verrait mieux la France, où il n’y a que Paris et les provinces éloignées qui soient quelque chose, parce que Paris n’a pas pu encore les dévorer.
Que dites-vous des Anglais ? Voyez comme ils couvrent toutes les mers1 ! C’est une immense baleine. La reine d’Espagne a appris à l’Europe un grand secret : c’est que les Indes, qu’on croyait attachées à l’Espagne par cent mille chaînes, ne tiennent qu’à un fil. Adieu, mon cher et illustre abbé ; accordez-moi les sentiments que j’ai pour vous. Je suis avec toute sorte de respect, etc.
Sur le pédantisme §
Rien n’étouffe plus la doctrine que de mettre à toute chose une robe de docteur… Vous ne pouvez plus être occupé à bien dire quand vous êtes effrayé par la crainte de dire mal… On vient nous poser un béguin sur la tête, pour nous crier à chaque mot : « Prenez garde de tomber ! vous voulez parler comme vous, je veux que vous parliez comme moi. » Va-t-on prendre l’essor, ils vous arrêtent par la manche ; a-t-on de la force et de la vie, on vous l’ôte à coups d’épingle ; vous élevez-vous un peu, voilà des gens qui prennent leur pied ou leur toise, dressent la tête, et vous enjoignent de descendre pour vous mesurer ; courez-vous dans votre carrière, ils voudront que vous regardiez toutes les pierres que les fourmis ont mises sur votre chemin2.
Voltaire
1694-1778 §
[Notice] §
En parlant d’un homme dont la gloire, aussi litigieuse qu’impérissable, a dominé son siècle
et rempli le monde, il faut tenir un milieu entre ceux qui l’exaltent sans mesure et ceux qui
le maudissent sans réserve. Il a justifié l’éloge comme la censure ; mais tous, amis ou
ennemis, s’accordent à reconnaître qu’il fut le plus universel de tous nos écrivains. Habile,
adroit, remuant, infatigable, s’occupant de tout à la fois, même de sa fortune, mêlant les
plaisirs aux affaires, aussi laborieux que dissipé, homme de cour et homme de lettres, favori
de Madame de Pompadour et roi des philosophes, hôte et ami de Frédéric, flatteur des
souverains qu’il encense pour assurer l’impunité à ses hardiesses, ennemi des abus plus que
des vices, prêt à tout oser contre les préjugés, mais ne sachant respecter ni la religion ni
les mœurs, Voltaire n’eut jamais le temps de se recueillir, et risqua de propager les
réformes par la licence, ou de corrompre les esprits en voulant les affranchir. Plus soucie
encore de plaire que d’instruire, de charmer que d’être utile, il chercha surtout le bruit,
l’éclat, la gloire, la première place dans un siècle sur lequel il régna et dont l’influence
régnait elle-même sur l’Europe. Doué d’une sensibilité irritable qui prenait feu sur toute
question ; d’une intelligence vive, rapide et capricieuse qui effleurait les sujets les plus
divers ; d’un bon sens prompt à l’ironie fine et légère, il eut le génie de la malice, mais
manqua trop souvent de cette délicatesse dont le tact avertit des occasions qui comportent la
plaisanterie ou le sérieux. Son humeur, sa passion ne l’a pas moins inspiré que sa raison, et
il y a dans sa vie des taches qui ne s’effaceront pas, comme dans ses écrits des torts que
ses séductions ne sauraient faire oublier. M. Sainte-Beuve a dit de lui : « Je le
comparerais volontiers à ces arbres dont il faut choisir les fruits ; mais craignez de vous
asseoir sous leur ombre. »
S’il est un démon de grâce et d’esprit1, il a peu d’autorité morale ; la vérité même {p. 254}il la traite en homme « qui pouvait s’en passer, et lui
préfère la gloire1 ».
Il a essayé tous les genres, et dans chacun d’eux a marqué brillamment sa trace, comme en se jouant. La Henriade, qui fut un tour de force et une méprise, a prouvé une fois de plus que les Français, surtout au dix-huitième siècle, n’avaient pas la tête épique. L’imagination religieuse y fait défaut ; mais des portraits, des caractères, des sentences politiques, des vers heureux nous y dissimulent les faiblesses d’une invention trop assujettie à la routine des procédés classiques. Au théâtre, il tient sa place au-dessous de Corneille et de Racine dont il continue la tradition, tout en cherchant à introduire sur la scène plus d’action, plus de mouvement, des effets pathétiques, des allusions philosophiques, et le savoir-faire d’une industrie timide qui corrige Shakespeare. Ses comédies ne font rire qu’à ses dépens ; mais il reste sans rival dans la poésie légère, badine et philosophique.
Historien, il a laissé deux monuments : Charles XII, récit achevé qui allie l’art de conter simplement à la sûreté d’une critique consciencieuse ; et le Siècle de Louis XIV, qui nous montre l’ami des arts, du luxe et de la civilisation, l’admirateur d’un souverain dont la gloire était contestée par ses contemporains, l’écrivain inimitable qui aurait produit un chef-d’œuvre, si le plan de son livre n’était défectueux, et si l’on ne surprenait pas dans quelques-uns de ses jugements la partialité d’un scepticisme frondeur. Sa Correspondance est pétillante de verve. Il faut y chercher son portrait en même temps que le tableau de la société qu’il éblouit sans la rendre meilleure.
Il est juste d’ajouter que Voltaire fut souvent l’avocat zélé de {p. 255}causes belles à défendre1. Il s’éleva hautement
contre le matérialisme de son siècle, et ces pages qui honorent son talent doivent nous
rendre plus sévères pour celles qui en furent un emploi pernicieux. En les condamnant, nous
devons admirer cette langue si pure, si élégante, si naturelle et si facile, qui par sa
prestesse et sa justesse prête de l’agrément à toutes les idées. Voltaire se jugeait
peut-être lui-même en disant : « Je suis comme les petits ruisseaux : ils sont
transparents, parce qu’ils sont peu profonds2. »
Saint Louis §
Roi, il est le modèle des rois ; chrétien, il est le modèle de tous les hommes. Quel exemple pour nous ! il est humble dans le sein de la grandeur ; et nous, hommes vulgaires, nous sommes enflés de vanité et d’orgueil ! Il est roi, et il est humble : c’est beaucoup pour les moindres particuliers d’être modestes ; mais quelle différence entre la modestie et l’humilité ! Saint Louis secourt les pauvres, tous les païens l’ont fait ; mais il s’abaisse devant eux, il est le premier des rois qui les ait servis. C’est là ce que la morale païenne n’avait pas seulement imaginé. Toutes les vertus humaines étaient chez les anciens ; les vertus divines ne sont que chez les chrétiens. Voir d’un même œil la couronne et les fers, la santé et la maladie, la vie et la mort ; faire des choses admirables et craindre d’être admiré ; n’avoir dans le cœur que Dieu et son devoir ; n’être touché que des maux de ses frères ; être toujours en présence de son Dieu ; n’entreprendre, ne réussir, ne souffrir, ne mourir que pour lui : voilà Saint Louis, voilà le héros chrétien ; toujours grand et toujours simple, toujours s’oubliant lui-même1.
Charles XII, roi de Suède §
Charles XII éprouva ce que la prospérité a de plus grand et ce que l’adversité a de plus cruel, sans avoir été amolli par l’une ni ébranlé par l’autre. Presque toutes ses actions, jusqu’à celles de sa vie privée et unie2, ont été bien au delà du vraisemblable. C’est peut-être le seul de tous les hommes, et jusqu’ici le seul de tous les rois, qui ait vécu {p. 257}sans faiblesse ; il a porté toutes les vertus des héros à un excès où elles sont aussi dangereuses que les vices opposés.
Sa fermeté, devenue opiniâtre, fit ses malheurs dans l’Ukraine, et le retint cinq ans en Turquie ; sa libéralité, dégénérant en profusion, a ruiné la Suède ; son courage, poussé jusqu’à la témérité, a causé sa mort ; sa justice a été quelquefois jusqu’à la cruauté ; et, dans les dernières années, le maintien de son autorité approchait de la tyrannie. Ses grandes qualités, dont une seule eût pu immortaliser un autre prince, ont fait le malheur de son pays. Il n’attaqua jamais personne ; mais il ne fut pas aussi prudent qu’implacable dans ses vengeances.
Il a été le premier qui ait eu l’ambition d’être conquérant sans avoir l’envie d’agrandir ses États ; il voulait gagner des empires pour les donner1. Sa passion pour la gloire, pour la guerre et pour la vengeance, l’empêcha d’être bon politique, qualité sans laquelle on n’a jamais vu de conquérant. Avant la bataille et après la victoire, il n’avait que de la modestie ; après la défaite, que de la fermeté ; dur pour les autres comme pour lui-même, comptant pour rien la peine et la vie de ses sujets aussi bien que la sienne : homme unique plutôt que grand homme, admirable plutôt qu’à imiter. Sa vie doit apprendre aux rois combien un gouvernement pacifique et heureux est au-dessus de tant de gloire.
Charles XII était d’une taille avantageuse et noble ; il avait un beau front, de grands yeux bleus remplis de douceur, un nez bien formé, mais le bas du visage désagréable, trop souvent défiguré par un rire fréquent qui ne partait que des lèvres ; presque point de barbe ni de cheveux : il parlait très-peu, et ne répondait souvent que par ce rire dont il avait pris l’habitude. On observait à sa table un silence profond. Il avait conservé dans l’inflexibilité de son caractère cette timidité qu’on nomme mauvaise honte ; il eût été embarrassé dans une conversation, parce que, s’étant donné tout entier aux travaux et à la guerre, il n’avait jamais connu la société2.
Le goût §
Le sens, le don de discerner nos aliments, a produit dans toutes les langues connues la métaphore qui exprime par le mot goût le sentiment des beautés et des défauts de tous les arts. C’est un discernement prompt comme celui de la langue et du palais, et qui prévient comme lui la réflexion ; il est, comme lui, sensible et voluptueux à l’égard du bon ; il rejette, comme lui, le mauvais avec soulèvement ; il est souvent, comme lui, incertain et égaré, ignorant même si ce qu’on lui présente doit lui plaire, et ayant quelquefois besoin, comme lui, d’habitude.
Il ne suffit pas de voir, de connaître la beauté d’un ouvrage ; il faut la sentir, en être touché ; il ne suffit pas de sentir, d’être touché d’une manière confuse : il faut démêler les différentes nuances. Rien ne doit échapper à la promptitude du discernement ; et c’est encore une ressemblance de ce goût intellectuel, de ce goût des arts, avec le goût sensuel ; car le gourmet sent et reconnaît promptement le mélange de deux liqueurs : l’homme de goût, le connaisseur verra d’un coup d’œil prompt le mélange de deux styles, il verra un défaut à côté d’un agrément.
On se forme le goût des arts beaucoup plus que le goût sensuel ; car dans le goût physique, quoiqu’on finisse quelquefois par aimer les choses pour lesquelles on avait d’abord de la répugnance, cependant la nature n’a pas voulu que les hommes en général apprissent à sentir ce qui leur {p. 259}est nécessaire. Mais le goût intellectuel demande plus de temps pour se former. Un jeune homme sensible, mais sans aucune connaissance, ne distingue point d’abord les parties d’un grand chœur de musique ; ses yeux ne distinguent point d’abord dans un tableau les gradations, le clair-obscur, la perspective, l’accord des couleurs, la correction du dessin ; mais peu à peu ses oreilles apprennent à entendre, et ses yeux à voir. Il sera ému à la première représentation qu’il verra d’une belle tragédie ; mais il n’y démêlera ni le mérite des unités, ni cet art délicat par lequel aucun personnage n’entre ni ne sort sans raison ; ni cet art, encore plus grand, qui concentre des intérêts divers dans un seul, ni enfin les autres difficultés surmontées. Ce n’est qu’avec de l’habitude et des réflexions qu’il parvient à sentir tout d’un coup avec plaisir ce qu’il ne démêlait pas auparavant.
Le goût se forme insensiblement dans une nation qui n’en avait pas, parce qu’on y prend peu à peu l’esprit des bons artistes. On s’accoutume à voir des tableaux avec les yeux de Le Brun, du Poussin, de Le Sueur ; on entend la déclamation notée des scènes de Quinault avec l’oreille de Lulli ; on lit les livres avec l’esprit des bons auteurs.
Le goût peut se gâter chez une nation ; ce malheur arrive d’ordinaire après les siècles de perfection1. Les artistes, craignant d’être imitateurs, cherchent des routes écartées ; ils s’éloignent de la belle nature que leurs prédécesseurs ont saisie. Il y a du mérite dans leurs efforts ; ce mérite couvre leurs défauts. Le public, amoureux des nouveautés, court après eux ; il s’en dégoûte, et il en paraît d’autres qui font de nouveaux efforts pour plaire ; ils s’éloignent de la nature encore plus que les premiers ; le goût se perd ; on est entouré de nouveautés qui sont rapidement effacées les unes par les autres ; le public ne sait plus où il en est, et {p. 260}il regrette en vain le siècle du bon goût, qui ne peut plus revenir. C’est un dépôt que quelques bons esprits conservent encore loin de la foule1.
Sur la simplicité 2
À M. de Cideville §
Il y a cinq jours, mon cher ami, que je suis dangereusement malade ; je n’ai la force ni de penser ni d’écrire. Je viens de recevoir votre lettre et le commencement de votre nouvelle Allégorie. Au nom d’Apollon, tenez-vous-en à votre premier sujet ; ne l’étouffez point sous un amas de fleurs étrangères : qu’on voie bien nettement ce que vous voulez {p. 261}dire ; trop d’esprit nuit quelquefois à la clarté. Si j’osais vous donner un conseil, ce serait de songer à être simple, à ourdir votre ouvrage d’une manière bien naturelle, bien claire, qui ne coûte aucune attention à l’esprit du lecteur. N’ayez point d’esprit, peignez avec la vérité, et votre ouvrage sera charmant. Il me semble que vous avez peine à écarter la foule d’idées ingénieuses qui se présente toujours à vous ; c’est le défaut d’un homme supérieur1, vous ne pouvez pas en avoir d’autres ; mais c’est un défaut très-dangereux. Que m’importe si l’enfant est étouffé à force de caresses, où à force d’être battu ? Comptez que vous tuez votre enfant en le caressant trop. Encore une fois, plus de simplicité, moins de démangeaison de briller ; allez vite au but, ne dites que le nécessaire. Vous aurez encore plus d’esprit que les autres quand vous aurez retranché votre superflu.
Adieu, je suis trop malade pour vous en écrire davantage.
Sur Boileau
À Helvétius §
Je me gronde bien de ma paresse, mon cher et aimable ami ; mais j’ai été si indignement occupé de prose depuis deux mois, que j’osais à peine vous parler de vers. Mon imagination s’appesantit dans des études qui sont à la poésie ce que des garde-meubles sombres et poudreux sont à une salle de bal bien éclairée. Il faut secouer la poussière pour vous répondre. Vous m’avez écrit, mon charmant ami, une lettre où je reconnais votre génie2. Vous ne trouvez point Boileau assez fort ; il n’a rien de sublime, son imagination n’est point brillante, j’en conviens avec vous ; aussi il me semble qu’il ne passe point pour un poëte sublime, mais il {p. 262}a bien fait ce qu’il pouvait et ce qu’il voulait faire. Il a mis la raison en vers harmonieux ; il est clair, conséquent, facile, heureux dans ses transitions ; il ne s’élève pas, mais il ne tombe guère. Ses sujets ne comportent pas cette élévation dont ceux que vous traitez sont susceptibles. Vous avez senti votre talent, comme il a senti le sien. Vous êtes philosophe, vous voyez tout en grand ; votre pinceau est fort et hardi. La nature en tout cela vous a mis, je vous le dis avec la plus grande sïncérité1, fort au-dessus de Despréaux ; mais ces talents-là, quelque grands qu’ils soient, ne seront rien sans les siens. Vous avez d’autant plus besoin de son exactitude, que la grandeur de vos idées souffre moins la gêne et l’esclavage. Il ne vous coûte point de penser, mais il vous coûte infiniment d’écrire. Je vous prêcherai donc éternellement cet art d’écrire que Despréaux a si bien connu et si bien enseigné, ce respect pour la langue, cette liaison, cette suite d’idées, cet air aisé avec lequel il conduit son lecteur, ce naturel qui est le fruit de l’art, et cette apparence de facilité qu’on ne doit qu’au travail. Un mot mis hors de sa place gâte la plus belle pensée. Les idées de Boileau, je l’avoue encore, ne sont pas toujours grandes, mais elles ne sont jamais défigurées ; enfin, pour être au-dessus de lui, il faut commencer par écrire aussi nettement et aussi correctement que lui.
Votre danse haute ne doit pas se permettre un faux pas ; il n’en fait point dans ses petits menuets. Vous êtes brillant de pierreries ; son habit est simple, mais bien fait. Il faut que vos diamants soient bien mis en ordre, sans quoi vous auriez un air gêné avec le diadème en tête. Envoyez-moi donc, mon cher ami, quelque chose d’aussi bien travaillé que vous imaginez noblement ; ne dédaignez point tout à la fois d’être possesseur de la mine et ouvrier de l’or qu’elle produit. Vous sentez combien, en vous parlant ainsi, je m’intéresse à votre gloire et à celle des arts. Mon amitié pour vous a redoublé encore à votre dernier voyage. J’ai bien la mine de ne plus faire de vers. Je ne veux plus aimer que les vôtres3. Adieu, je vous aimerai toute ma vie.
Regrets d’absence
À madame Denis 1 §
Je vous écris à côté d’un poêle, la tête pesante et le cœur triste, en jetant les yeux sur la rivière de la Sprée, parce que la Sprée tombe dans l’Elbe, l’Elbe dans la mer, et que la mer reçoit la Seine, et que notre maison de Paris est assez près de cette rivière de Seine2 ; et je dis : « Ma chère enfant, pourquoi suis-je dans ce palais, dans ce cabinet qui donne sur cette Sprée, et non pas au coin de notre feu ? » Fallait-il vous quitter pour un roi ? Que j’ai de remords, ma chère enfant ! que mon bonheur est empoisonné ! que la vie est courte ! qu’il est triste de chercher le bonheur loin de vous !
Je suis à peine convalescent ; comment partir ? Le char {p. 264}d’Apollon s’embourberait dans les neiges détrempées de pluie qui couvrent le Brandebourg. Attendez-moi, aimez-moi, recevez-moi, consolez-moi, et ne me grondez pas. Ma destinée est d’avoir affaire à Rome, de façon ou d’autre. Ne pouvant y aller, je vous envoie Rome1 en tragédie, par le courrier de Hambourg, telle que je l’ai retouchée ; que cela serve du moins à amuser les douleurs communes de notre éloignement. J’ai bien peur que vous ne soyez pas trop contente du rôle d’Aurélie. Vous autres femmes, vous êtes accoutumées à être le premier mobile des tragédies, comme vous l’êtes de ce monde. Il faut que vous soyez amoureuses comme des folles, que vous ayez des rivales, que vous fassiez des rivaux ; il faut qu’on vous adore, qu’on vous tue, qu’on vous regrette, qu’on se tue avec vous. Mais, mesdames, Cicéron et Caton ne sont pas galants ; César et Catilina n’étaient pas gens à se tuer pour vous. Ma chère enfant, je veux que vous vous fassiez homme pour lire ma pièce. Envoyez prier l’abbé d’Olivet de vous prêter son bonnet de nuit, sa robe de chambre, et son Cicéron, et lisez Rome sauvée dans cet équipage.
Pendant que vous vous arrangerez pour gouverner la république romaine sur le théâtre de Paris, et pour travestir en Caton et en Cicéron nos comédiens, je continuerai paisiblement à travailler au Siècle de Louis XIV, et je donnerai à mon aise les batailles de Nervinde et d’Hochstedt. Variété, c’est ma devise. J’ai besoin de plus d’une consolation. Ce ne sont point les rois, ce sont les belles-lettres qui la donnent.
Lettre de recommandation
À M. le chevalier de Beauteville §
Monsieur, je suis obligé en honneur de vous rendre compte de ce qui vient de m’arriver. Une dame fort affligée est venue chez moi ; elle m’a assuré qu’il n’y a que vous qui puissiez lui donner de la consolation. « J’ai le malheur, m’a-t-elle dit, d’être la femme d’un poëte. — Votre mari est-il jeune, madame ? fait-il bien des vers ? — Ah ! monsieur, il les fait détestables. — Cela est fort commun, madame ; mais que peut un ambassadeur de France {p. 265}contre la rage de faire de mauvais vers ? — Monsieur, je suis Genevoise, et mon mari est un jeune étourdi nommé Lamande. — Eh bien ! madame, envoyez-le chez J. J. Rousseau ; ils travailleront du même métier. — Monsieur, il y a renoncé pour sa vie. Il s’avisa, il y a deux ans, pendant les troubles de Genève, où personne ne s’entendait, de faire une mauvaise brochure en vers qu’on n’entendait pas davantage1 ; il a été banni pour neuf ans par un arrêt du conseil magnifique ; il a un père encore plus vieux que vous, qui est aveugle et qui se trouve sans secours ; ma mère, vieille et infirme, a besoin de mes soins. Je passe ma vie à courir pour me partager entre ma mère et mon mari ; M. l’ambassadeur de France est le seul qui puisse finir mes malheurs. »
J’ai répondu alors de Votre Excellence ; j’ai assuré la désolée que, si elle s’adressait à vous, elle s’en trouverait fort bien, mais que vous étiez actuellement occupé à Saint-Omer.
« Hélas ! monsieur, m’a-t-elle répliqué, il peut de Saint-Omer pardonner à mon mari, et me le rendre. On a prétendu que mon mari lui avait manqué de respect dans son impertinent ouvrage, où personne n’a jamais rien compris… — Madame, ai-je dit, si votre mari avait été citoyen de Berg-op-Zoom, M. le chevalier de Beauteville lui aurait très-mal fait passer son temps ; mais, s’il est citoyen de Genève, et s’il a écrit des sottises, soyez très-persuadée que M. l’ambassadeur de France n’en sait rien, qu’il ne lit point ces pauvretés, ou qu’il ne s’en souvient plus. » Alors elle s’est remise à pleurer. « Ah ! que M. l’ambassadeur pourrait faire une bonne action ! disait-elle. — Il la fera, madame, n’en doutez pas ; c’est une de ses habitudes. De quoi s’agit-il ? — Ce serait, monsieur, qu’il trouvât bon que mon magnifique conseil abrégeât le temps du bannissement de mon sot mari, qui a voulu faire le bel esprit. Il ne faudrait pour cela qu’un mot de la main de Son Excellence. La grâce de mon mari sera accordée, si M. l’ambassadeur daigne seulement vous témoigner qu’il sera satisfait que ce magnifique conseil laisse revenir mon mari Lamande dans sa patrie, et que je puisse y soulager la vieillesse de mes parents. Prenez la liberté de lui {p. 266}demander cette faveur, il ne vous refusera pas ; car c’est sans doute une chose très-indifférente pour lui que le sieur Lamande et moi nous soyons à Genève ou en Savoie. »
Enfin, monsieur, elle m’a tant pressé, tant conjuré, que j’ose vous conjurer aussi. Une nombreuse famille vous aura l’obligation de la fin de ses peines. Votre Excellence peut avoir la bonté de m’écrire qu’elle est satisfaite de deux ans d’expiation de Lamande, et qu’elle verra avec plaisir qu’il soit rappelé dans sa ville.
Voyez, monsieur, si j’ai trop présumé en vous demandant cette grâce, et si vous pardonnez à Lamande et à mon importunité. Le plus grand plaisir que m’a fait la jolie pleureuse a été de me fournir cette occasion de vous renouveler le respect et l’attachement avec lesquels je suis1, etc.
À J. J. Rousseau §
J’ai reçu, monsieur, votre nouveau livre2 contre le genre humain ; je vous en remercie. Vous plairez aux hommes, à qui vous dites leurs vérités, mais vous ne les corrigerez pas3. On ne peut peindre avec des couleurs plus fortes les horreurs de la société humaine4, dont notre ignorance et notre faiblesse se promettent tant de consolations. On n’a jamais employé tant d’esprit à vouloir nous rendre bêtes. {p. 267}Il prend envie de marcher à quatre pattes, quand on lit votre ouvrage. Cependant, comme il y a plus de soixante ans que j’en ai perdu l’habitude, je sens malheureusement qu’il m’est impossible de la reprendre, et je laisse cette allure naturelle à ceux qui en sont plus dignes que vous et moi. Je ne peux non plus m’embarquer pour aller trouver les sauvages du Canada : premièrement, parce que les maladies dont je suis accablé me retiennent auprès du plus grand médecin de l’Europe, et que je ne trouverais pas le même secours chez les Missouris ; secondement, parce que la guerre est portée dans ce pays-là, et que les exemples de nos nations ont rendu les sauvages presque aussi méchants que nous. Je me borne à être un sauvage paisible dans la solitude que j’ai choisie auprès de votre patrie1, où vous devriez être.
Je conviens avec vous que les belles-lettres et les sciences ont causé quelquefois beaucoup de mal. Les ennemis du Tasse firent de sa vie un tissu de malheurs ; ceux de Galilée le firent gémir dans les prisons, à soixante et dix ans, pour avoir connu le mouvement de la terre ; et ce qu’il y a de plus honteux, c’est qu’ils l’obligèrent à se rétracter. Si j’osais me compter parmi ceux dont les travaux n’ont eu que la persécution pour récompense, je vous ferais voir des gens acharnés à me perdre, du jour que je donnai la tragédie d’Œdipe ; une bibliothèque de calomnies ridicules imprimées contre moi. Je vous peindrais l’ingratitude, l’imposture et la rapine, me poursuivant depuis quarante ans jusqu’au pied des Alpes et jusqu’au bord de mon tombeau. Mais que conclurai-je de toutes ces tribulations ? Que je ne dois pas me plaindre ; que Pope, Descartes, Bayle, le Camoëns et cent autres ont essuyé les mêmes injustices, et de plus grandes ; que cette destinée est celle de presque tous ceux que l’amour des lettres a trop séduits. Avouez, en effet, monsieur, que ce sont là de ces petits malheurs particuliers, dont à peine la société s’aperçoit. Qu’importe au genre humain que quelques frelons pillent le miel de quelques abeilles ? Les gens de lettres font grand bruit de toutes ces petites querelles ; le reste du monde ou les ignore ou en rit.
De toutes les amertumes répandues sur la vie humaine, {p. 268}ce sont là les moins funestes. Les épines attachées à la littérature et à un peu de réputation ne sont que des fleurs en comparaison des autres maux qui de tout temps ont inondé la terre. Avouez que ni Cicéron, ni Varron, ni Lucrèce, ni Virgile, ni Horace n’eurent la moindre part aux proscriptions. Marius était un ignorant. Le barbare Sylla, le crapuleux Antoine, l’imbécile Lépide lisaient peu Platon et Sophocle ; et pour ce tyran sans courage, Octave, surnommé si lâchement Auguste, il ne fut un détestable assassin que dans le temps où il fut privé de la société des gens de lettres. Avouez que Pétrarque et Boccace ne firent pas naître les troubles de l’Italie. Avouez que le badinage de Marot n’a pas produit la Saint-Barthélemy, et que la tragédie du Cid ne causa pas les troubles de la Fronde. Les grands crimes n’ont guère été commis que par de célèbres ignorants. Ce qui fait et fera toujours de ce monde une vallée de larmes, c’est l’insatiable cupidité et l’indomptable orgueil des hommes, depuis Thamas Kouli-Khân, qui ne savait pas lire, jusqu’à un commis de la douane, qui ne sait que chiffrer. Les lettres nourrissent l’âme, la rectifient, la consolent ; elles vous servent, monsieur, dans le temps que vous écrivez contre elles ; vous êtes comme Achille, qui s’emporte contre la gloire, et comme le père Malebranche, dont l’imagination brillante écrivait contre l’imagination.
Si quelqu’un doit se plaindre des lettres, c’est moi, puisque dans tous les temps et dans tous les lieux elles ont servi à me persécuter. Mais il faut les aimer malgré l’abus qu’on en fait, comme il faut aimer la société, dont tant d’hommes méchants corrompent les douceurs ; comme il faut aimer sa patrie, quelques injustices que l’on y essuie.
M. Chapuis m’apprend que votre santé est bien mauvaise ; il faudrait la venir rétablir dans l’air natal, jouir de la liberté, boire avec moi du lait de nos vaches et brouter de nos herbes1. Je suis avec la plus tendre estime, etc.
La condition des gens de lettres
À M. Lefebvre 1 §
Votre vocation, mon cher Lefebvre, est trop bien marquée pour y résister. Il faut que l’abeille fasse de la cire, que le ver à soie file, que M. de Réaumur2 les dissèque et que vous les chantiez. Vous serez poëte et homme de lettres, moins parce que vous le voulez, que parce que la nature l’a voulu. Mais vous vous trompez beaucoup en imaginant que la tranquillité sera votre partage. La carrière des lettres, et surtout celle du génie, est plus épineuse que celle de la fortune. Si vous avez le malheur d’être médiocre (ce que je ne crois pas), voilà des remords pour la vie ; si vous réussissez, voilà des ennemis : vous marchez sur le bord d’un abîme, entre le mépris et la haine.
« Mais quoi, me direz-vous, me haïr, me persécuter, parce que j’aurai fait un bon poëme, une pièce de théâtre applaudie, ou écrit une histoire avec succès, ou cherché à m’éclairer et à instruire les autres ! »
Oui, mon ami, voilà de quoi vous rendre malheureux à jamais. Je suppose que vous ayez fait un bon ouvrage : imaginez-vous qu’il vous faudra quitter le repos de votre cabinet pour solliciter l’examinateur ; si votre manière de penser n’est pas la sienne, s’il n’est pas l’ami de vos amis, s’il est celui de votre rival, s’il est votre rival lui-même, il vous est plus difficile d’obtenir un privilége, qu’à un homme qui n’a point la protection des femmes d’avoir un emploi dans les finances. Enfin, après un an de refus et de négociations, votre ouvrage s’imprime ; c’est alors qu’il faut ou assoupir les cerbères de la littérature, ou les faire aboyer en votre faveur. Il y a toujours trois ou quatre gazettes3 littéraires en France, et autant en Hollande ; ce sont {p. 270}des factions différentes. Les libraires de ces journaux ont intérêt qu’ils soient satiriques ; ceux qui y travaillent servent aisément l’avarice du libraire et la malignité du public. Vous cherchez à faire sonner ces trompettes de la Renommée ; vous courtisez les écrivains, les protecteurs, les abbés, les docteurs, les colporteurs : tous vos soins n’empêchent pas que quelque journaliste ne vous déchire. Vous lui répondez, il réplique : vous avez un procès par écrit devant le public, qui condamne les deux parties au ridicule.
C’est bien pis si vous composez pour le théâtre. Vous commencez par comparaître devant l’aréopage de vingt comédiens, gens dont la profession, quoique utile et agréable, est cependant flétrie par l’injuste mais irrévocable cruauté du public1. Ce malheureux avilissement où ils sont les irrite ; ils trouvent en vous un client, et ils vous prodiguent tout le mépris dont ils sont couverts. Vous attendez d’eux votre première sentence ; ils vous jugent ; ils se chargent enfin de votre pièce : il ne faut plus qu’un mauvais plaisant dans le parterre pour la faire tomber. Réussit-elle, la farce qu’on appelle italienne, celle de la foire, vous parodient ; vingt libelles vous prouvent que vous n’avez pas dû réussir. Des savants qui entendent mal le grec, et qui ne lisent point ce qu’on fait en français, vous dédaignent ou affectent de vous dédaigner.
Vous portez en tremblant votre livre à une dame de la cour ; elle le donne à une femme de chambre qui en fait des papillotes ; et le laquais galonné qui porte la livrée du luxe insulte à votre habit, qui est la livrée de l’indigence.
Enfin, je veux que la réputation de vos ouvrages ait {p. 271}forcé l’envie à dire quelquefois que vous n’êtes pas sans mérite ; voilà tout ce que vous pouvez attendre de votre vivant ; mais qu’elle s’en venge bien en vous persécutant ! On vous impute des libelles que vous n’avez pas même lus, des vers que vous méprisez, des sentiments que vous n’avez point. Il faut être d’un parti, ou bien tous les partis se réunissent contre vous1.
Il y a dans Paris un grand nombre de petites sociétés où préside toujours quelque femme qui, dans le déclin de sa beauté, fait briller l’aurore de son esprit. Un ou deux hommes de lettres sont les ministres de ce petit royaume. Si vous négligez d’être au rang des courtisans, vous êtes dans celui des ennemis, et on vous écrase. Cependant, malgré votre mérite, vous vieillissez dans l’opprobre et dans la misère. Les places destinées aux gens de lettres sont données à l’intrigue, non au talent. Ce sera un précepteur qui, par le moyen de la mère de son élève, emportera un poste que vous n’oserez pas seulement regarder. Le parasite d’un courtisan vous enlèvera l’emploi auquel vous êtes propre.
Que le hasard vous amène dans une compagnie où il se trouvera quelqu’un de ces auteurs réprouvés du public, ou de ces demi-savants qui n’ont pas même assez de mérite pour être de médiocres auteurs, mais qui aura quelque place ou qui sera instrus dans quelque corps ; vous sentirez, par la supériorité qu’il affectera sur vous, que vous êtes justement dans le dernier degré du genre humain.
Au bout de quarante ans de travail2, vous vous résolvez à chercher dans les cabales ce qu’on ne donne jamais au mérite seul ; vous vous intriguez comme les autres pour entrer dans l’Académie française, et pour aller prononcer, d’une voix cassée, à votre réception, un compliment qui le lendemain sera oublié pour jamais3.
{p. 272}Il n’est pas étonnant que les gens de lettres désirent entrer dans un corps où il y a toujours du mérite, et dont ils espèrent, quoique assez vainement, la protection. Mais vous me demanderez pourquoi ils en disent tant de mal jusqu’à ce qu’ils y soient admis, et pourquoi le public, qui respecte assez l’Académie des sciences, ménage si peu l’Académie française. C’est que les travaux de l’Académie française sont exposés aux yeux du grand monde, et que les autres sont voilés. Chaque Français croit savoir sa langue et se pique d’avoir du goût ; mais il ne se pique pas d’être physicien. Les mathématiques seront toujours pour la nation en général une espèce de mystère, et par conséquent quelque chose de respectable. Des équations algébriques ne donnent de prise ni à l’épigramme, ni à la chanson, ni à l’envie ; mais on juge durement ces énormes recueils de vers médiocres, de compliments, de harangues, et ces éloges qui sont quelquefois aussi faux que l’éloquence avec laquelle on les débite. On est fâché de voir la devise de l’immortalité à la tête de tant de déclamations qui n’annoncent rien d’éternel que l’oubli auquel elles sont condamnées.
Il est très-certain que l’Académie française pourrait servir à fixer le goût de la nation. Il n’y a qu’à lire ses Remarques sur le Cid ; la jalousie du cardinal de Richelieu a produit au moins ce bon effet. Quelques ouvrages dans ce genre seraient d’une utilité sensible. On les demande depuis cent années au seul corps dont ils puissent émaner avec fruit et bienséance. On se plaint que la moitié des académiciens soit composée de seigneurs qui n’assistent jamais aux assemblées, et que, dans l’autre moitié, il se trouve à peine huit ou neuf gens de lettres qui soient assidus. L’Académie est souvent négligée par ses propres membres. Cependant, à peine un des quarante a-t-il rendu les derniers soupirs, que dix concurrents se présentent ; un évêché n’est pas plus brigué ; on court en poste à Versailles ; on fait parler toutes les femmes ; on fait agir tous les intrigants ; on fait mouvoir tous les ressorts ; des haines violentes sont souvent le fruit de ces démarches. La principale origine de ces horribles couplets, qui ont perdu à jamais le célèbre et malheureux Rousseau, vient de ce qu’il manqua la place qu’il briguait à l’Académie. Obtenez-vous cette préférence sur vos rivaux, votre bonheur n’est bientôt qu’un fantôme ; essuyez-vous un refus, votre affliction est {p. 273}réelle. On pourrait mettre sur la tombe de presque tous les gens de lettres :
Ci-git, au bord de l’Hippocrène,Un mortel longtemps abusé.Pour vivre pauvre et méprisé,Il se donna bien de la peine.
Quel est le but de ce long sermon que je vous fais ? est-ce de vous détourner de la route de la littérature ? Non ; je ne m’oppose point ainsi à la destinée : je vous exhorte seulement à la patience1.
Sur la paresse
À Thiriot §
Oui, je vous injurierai jusqu’à ce que je vous aie guéri de votre paresse. Je ne vous reproche point de souper tous les soirs avec M. de la Poplinière2, je vous reproche de borner là toutes vos pensées et toutes vos espérances. Vous vivez comme si l’homme avait été créé uniquement pour souper, et vous n’avez d’existence que depuis dix heures du soir jusqu’à deux heures après minuit. Il n’y a soupeur qui se couche plus tard que vous. Vous restez dans votre trou jusqu’à l’heure des spectacles3, à dissiper les fumées de la veille ; ainsi vous n’avez pas un moment pour penser à vous et à vos amis. Cela fait qu’une lettre à écrire devient un fardeau pour vous. Vous êtes un mois entier à répondre ; et vous avez encore la bonté de vous faire illusion {p. 274}au point d’imaginer que vous serez capable d’un emploi, vous qui ne pouvez même pas vous faire dans votre cabinet une occupation suivie, et qui n’avez jamais pu prendre sur vous d’écrire régulièrement à vos amis, même dans les affaires intéressantes pour vous et pour eux. Vous me rabâchez de seigneurs et de dames les plus titrés : qu’est-ce que cela veut dire ? Vous avez passé votre jeunesse1, vous deviendrez bientôt vieux et infirme ; voilà à quoi il faut que vous songiez. Il faut vous préparer une arrière-saison tranquille, heureuse, indépendante. Que deviendrez-vous quand vous serez malade et abandonné ? Sera-ce une consolation pour vous de dire : J’ai bu du vin de Champagne autrefois en bonne compagnie ? Songez qu’une bouteille qui a été fêtée quand elle était pleine d’eau des Barbades, est jetée dans un coin dès qu’elle est cassée, et qu’elle reste en morceaux dans la poussière ; que voilà ce qui arrive à tous ceux qui n’ont songé qu’à être admis à quelques soupers ; que la fin d’une vieillesse inutile, infirme, est une chose bien pitoyable. Si cela ne vous excite pas à secouer l’engourdissement dans lequel vous laissez votre âme, rien ne vous guérira. Si je vous aimais moins, je vous plaisanterais sur votre paresse ; mais je vous aime, et je vous gronde beaucoup.
Cela posé, songez donc à vous, et puis à vos amis ; buvez du vin de Champagne avec des gens aimables, mais faites quelque chose qui vous mette en état de boire un jour du vin qui soit à vous. N’oubliez point vos amis, et ne passez point des mois entiers sans leur écrire un mot. Il n’est point question d’écrire des lettres pensées et réfléchies avec soin, qui peuvent un peu coûter à la paresse ; il n’est question que de deux ou trois mots d’amitié, et quelques nouvelles, soit de littérature, soit des sottises humaines, le tout courant sur le papier sans peine et sans attention. Il ne faut pour cela que se mettre un demi-quart d’heure vis-à-vis son écritoire. Est-ce donc là un effort si pénible ? J’ai d’autant plus d’envie d’avoir avec vous un commerce régulier, que votre lettre m’a fait un plaisir extrême. Je pourrai vous demander de temps en temps des anecdotes concernant le siècle de Louis XIV. Comptez qu’un jour cela peut vous être très-utile, et que cet ouvrage vous vaudrait vingt volumes de Lettres philosophiques…
{p. 275}Écrivez-moi, et aimez toute votre vie un homme vrai qui n’a jamais changé. (Correspondance générale1).
À M. Kœnig2. §
Votre martyr3 est arrivé à Francfort, dans un état qui lui fait envisager de fort près le pays où l’on saura le {p. 276}principe des choses, et ce que c’est que cette force motrice sur laquelle on raisonne tant ici-bas, mais dont je suis presque privé. J’ai été, comme je vous l’ai mandé, désabusé des idées fausses que vos adversaires avaient données sur la vitesse vraie et sur la vitesse propre. Il est plus difficile de se détromper des illusions de ce monde, et des sentiments qui nous y attachent jusqu’au dernier moment. J’en éprouve d’assez douloureux pour avoir pris votre parti ; mais je ne m’en repens pas, et je mourrai dans ma créance. Il me paraît toujours absurde de faire dépendre l’existence de Dieu d’a plus b divisé par z.
Où en serait le genre humain s’il fallait étudier la dynamique et l’astronomie pour connaître l’Être suprême ? Celui qui nous a créés tous doit être manifeste à tous, et les preuves les plus communes sont les meilleures, par la raison qu’elles sont communes ; il ne faut que des yeux et point d’algèbre pour voir le jour.
{p. 277}Dieu a mis à notre portée tout ce qui est nécessaire pour nos moindres besoins ; la certitude de son existence est notre besoin le plus grand. Il nous a donné assez de secours pour le remplir ; mais comme il n’est point du tout nécessaire que nous sachions ce que c’est que la force, et si elle est une propriété essentielle ou non à la matière, nous l’ignorons, et nous en parlons. Mille principes se dérobent à nos recherches, parce que tous les secrets du Créateur ne sont pas faits pour nous.
On a imaginé, il y a longtemps, que la nature agit toujours par le chemin le plus court, qu’elle emploie le moins de force et la plus grande économie possible ; mais que répondraient les partisans de cette opinion à ceux qui leur feraient voir que nos bras exercent une force de près de cinquante livres pour lever un poids d’une seule livre ; que le cœur en exerce une immense pour exprimer une goutte de sang ; qu’une carpe fait des milliers d’œufs pour produire une ou deux carpes ; qu’un chêne donne un nombre innombrable de glands qui souvent ne font pas naître un seul chêne ? Je crois toujours, comme je vous le mandais il y a longtemps, qu’il y a plus de profusion que d’économie dans la nature.
Quant à votre dispute1 particulière avec votre {p. 278}adversaire, il me semble de plus en plus que la raison et la justice sont de votre côté. Vous savez que je ne me déclarai pour vous que quand vous m’envoyâtes votre Appel au public. Je dis hautement alors ce que toutes les académies ont dit depuis, et je pris, de plus, la liberté de me moquer d’un livre très-ridicule que votre persécuteur écrivit dans le même temps.
Tout cela a causé des malheurs qui ne devaient pas naître d’une si légère cause. C’est là encore une des profusions de la nature. Elle prodigue les maux ; ils germent en foule de la plus petite semence.
Ce que je vous écrivais, il y a près d’un an, est bien vrai ; les artifices sont, pour les gens de lettres, la plus mauvaise des armes ; l’on se croit un politique, et on n’est que méchant. Point de politique en littérature. Il faut avoir raison, dire la vérité, et s’immoler.
Je ne dispute point quand il s’agit de poésie et d’éloquence : c’est une affaire de goût ; chacun a le sien ; je ne peux prouver à un homme que c’est lui qui a tort quand je l’ennuie.
Je réponds aux critiques quand il s’agit de philosophie ou d’histoire, parce qu’on peut, à toute force, dans ces matières, faire entendre raison à sept ou huit lecteurs qui prennent la peine de vous donner un quart d’heure d’attention. Je réponds quelquefois aux calomnies, parce qu’il y a plus de lecteurs des feuilles médisantes que des livres utiles.
Par exemple, monsieur, lorsqu’on imprime que j’ai donné avis à un auteur illustre1 que vous vouliez écrire contre ses ouvrages, je réponds que vous êtes assez instruit par des preuves incontestables que non-seulement cela est très-faux, mais que j’ai fait précisément le contraire.
Lorsqu’on ose insérer dans des feuilles périodiques que j’ai vendu mes ouvrages à trois ou quatre libraires d’Allemagne et de Hollande, je suis encore forcé de répondre qu’on a menti, et qu’il n’y a pas, dans ces pays, un seul {p. 279}libraire qui puisse dire que je lui aie jamais vendu le moindre manuscrit.
Lorsqu’on imprime que je prends à tort le titre de gentilhomme ordinaire de la chambre du roi de France, ne suis-je pas encore forcé de dire que, sans me parer jamais d’aucun titre, j’ai pourtant l’honneur d’avoir cette place, que Sa Majesté le roi mon maître m’a conservée ?
Lorsqu’on m’attaque sur ma naissance, ne dois-je pas à ma famille de répondre que je suis né égal à ceux qui ont la même place que moi, et que si j’ai parlé sur cet article avec la modestie convenable, c’est parce que cette même place a été occupée autrefois par les Montmorency et par les Châtillon ?
Lorsqu’on imprime qu’un souverain m’a dit : « Je vous conserve votre pension, et je vous défends de paraître devant moi », je réponds que celui qui a avancé cette sottise en a menti impudemment.
Lorsqu’on voit dans les feuilles périodiques que c’est moi qui ai fait imprimer les Variantes de la Henriade sous le nom de M. Marmontel, n’est-il pas encore de mon devoir d’avertir que cela n’est pas vrai ; que M. Marmontel a fait une Préface à la tête d’une des éditions de la Henriade, et que c’est M. l’abbé1 Lenglet-Dufresnoi qui avait fait imprimer les Variantes auparavant, à Paris, chez Gandouin ?
Lorsqu’on imprime que je suis l’auteur de je ne sais quel livre intitulé Des beautés de la langue française, je réponds que je ne l’ai jamais lu, et j’en dis autant sur toutes les impertinentes pièces que des écrivains inconnus font courir sous mon nom, qui est trop connu.
Lorsqu’on imprime une prétendue lettre de feu milord Tyrconnel2, je suis obligé de donner un démenti formel au calomniateur, et, puisqu’il débite ces pauvretés pour gagner quelque argent, je déclare, moi, que je suis prêt de lui faire l’aumône pour le reste de sa vie, en cas qu’il puisse prouver un seul des faits qu’il avance.
Lorsqu’on imprime que l’on doit s’attendre que j’écrirai contre les ouvrages d’un auteur respectable à qui je serai attaché jusqu’au dernier moment de ma vie, je réponds que, jusqu’ici, on n’a calomnié que pour le passé, et jamais {p. 280}pour l’avenir ; que c’est trop exalter son âme, et que je ferai repentir le premier impudent qui oserait écrire contre l’homme vénérable dont il est question.
Lorsqu’on imprime que je me suis vanté mal à propos d’avoir une édition de la Henriade honorée de la Préface d’un souverain, je réponds qu’il est faux que je m’en sois vanté ; qu’il est faux que cette édition existe, et qu’il est faux que cette Préface, qui existe réellement, ait été citée mal à propos ; elle a toujours été citée dans les éditions de la Henriade, depuis celle de M. Marmontel. Elle avait été composée pour être mise à la tête de ce poëme, que cet illustre souverain, dont il est parlé, voulait faire graver. C’était un double honneur qu’il faisait à cet ouvrage.
Lorsqu’on imprime que j’ai volé un madrigal à feu M. de La Motte, je réponds que je ne vole de vers à personne ; que je n’en ai que trop fait, que j’en ai donné à beaucoup de jeunes gens, ainsi que de l’argent, sans que ni eux ni moi en aient jamais parlé.
Voilà, monsieur, comment je serai obligé de réfuter les calomnies dont m’accablent tous les
jours quelques auteurs, dont les uns me sont inconnus, et dont les autres me sont redevables.
Je pourrais leur demander pourquoi ils s’acharnent à entrer dans une querelle qui n’est pas
la leur, et à me persécuter sur le bord de mon tombeau ; mais je ne leur demande rien.
Continuez à défendre votre cause comme je défends la mienne. Il y a des occasions où l’on
doit dire avec Cicéron : Seipsum deserere turpissimum
est
1.
Il faut, en mourant, laisser des marques d’amitié à ses amis, le repentir à ses ennemis, et sa réputation entre les mains du public. Adieu.
Sur sa statue
À madame Necker §
Ma juste modestie, madame, et ma raison me faisaient croire d’abord que l’idée d’une statue était une bonne plaisanterie ; mais, puisque la chose est sérieuse, souffrez que je vous parle sérieusement.
J’ai soixante-seize ans, et je sors à peine d’une grande {p. 281}maladie qui a traité fort mal mon corps et mon âme pendant six semaines. M. Pigalle1, doit, dit-on, venir modeler mon visage : mais, madame, il faudrait que j’eusse un visage ; on en devinerait à peine la place2. Mes yeux sont enfoncés de trois pouces, mes joues sont du vieux parchemin mal collé sur des os qui ne tiennent à rien. Le peu de dents que j’avais est parti. Ce que je vous dis là n’est point coquetterie : c’est la pure vérité. On n’a jamais sculpté un pauvre homme dans cet état ; M. Pigalle croirait qu’on s’est moqué de lui ; et, pour moi, j’ai tant d’amour-propre, que je n’oserais jamais paraître en sa présence. Je lui conseillerais, s’il veut mettre fin à cette étrange aventure, de prendre à peu près son modèle sur la petite figure en porcelaine de Sèvres. Qu’importe, après tout, à la postérité, qu’un bloc de marbre ressemble à un tel homme ou à un autre ? Je me tiens très-philosophe sur cette affaire. Mais, comme je suis encore plus reconnaissant que philosophe, je vous donne, sur ce qui me reste de corps, le même pouvoir que vous avez sur ce qui me reste d’âme. L’un et l’autre sont fort en désordre ; mais mon cœur est à vous, madame, comme si j’avais vingt-cinq ans, et le tout avec un très-sincère respect. Mes obéissances, je vous supplie, à M. Necker3
Buffon
1707-1788 §
[Notice] §
Fils d’un conseiller au parlement, Georges-Louis Leclerc, comte de Buffon, naquit à Montbar, en Bourgogne, et fut élevé au collége de Dijon. Pendant toute sa jeunesse, il se faisait réveiller avant l’aube pour se mettre à l’étude. Toutes les sciences le passionnaient, « et il ne voulait pas, dit-il, qu’un autre pût entendre ce qu’il n’aurait pas entendu lui-même ». Après deux voyages en Italie et en Angleterre, nommé en 1739 intendant du jardin royal, et associé à l’Académie des sciences, il conçut, à l’âge de trente-deux ans, le projet d’écrire l’Histoire de la nature. Publié entre 1749 et 1788, cet ouvrage compta parmi les événements du siècle. Un de ses plus remarquables chapitres est celui qui contient les Époques de la nature, chef-d’œuvre de science conjecturale, où il évoque dans un magnifique langage et avec une puissante imagination les spectacles grandioses dont l’homme ne fut pas le temoin. L’Académie française l’ayant élu, sans qu’il sollicitât ses suffrages, il prouva par son Discours sur le style (1753) qu’il était maître dans l’art de composer et d’écrire : ses préceptes valurent ses exemples.
Au milieu de la vie tumultueuse d’un siècle dissipé, Buffon avait su s’isoler. La force de son caractère, l’amour de la gloire et le dévouement à une idée l’élevèrent au-dessus des querelles de son temps ; au lieu de se dépenser au jour le jour, il économisa si bien ses facultés qu’il ne se laissa pas distraire un instant du sujet grandiose auquel il avait voué son existence. Il se distingue de tous ses contemporains par cette dignité, cette tenue, cette discipline volontaire qui l’assujettit sans le moindre écart à une vocation précise et impérieuse. Il put dire avec fierté : « J’ai passé cinquante ans à mon bureau », et il songeait sans doute à lui-même, en définissant le génie, une longue patience. Avant de mourir, il vit sa statue placée à l’entrée du Museum, avec cette inscription : Majestati naturæ par ingenium1.
Plutôt artiste que savant, il ne fut ni botaniste, ni anatomiste : il prit l’homme pour
centre de ses tableaux, et n’étudia l’univers que par rapport à ce roi de la création, et
selon le degré d’utilité ou de plaisir qu’il en peut tirer. Peintre d’animaux, il a tracé des
pages {p. 283}accomplies. Marqués dans toute sa personne, l’élévation, le
calme, la convenance et la conscience de sa force ont aussi fixé leur empreinte sur son
style. Il est un modèle de majestueuse élégance, de clarté brillante, de cette précision
ornée qui s’interdit trop la simplicité du mot propre. Il a des couleurs pures et un dessin
correct. Buffon se rendait le témoignage « de n’avoir pas mis dans ses discours un
seul terme dont il ne pût rendre compte »
. Abondant et méthodique, il tenait avant
tout à l’enchaînement du discours, et à l’ordre d’un plan suivi.
Il affectionne le mot noble, comme Bossuet emploie volontiers le mot grand, et Fénelon le mot aimable1.
Le style §
Le style2 n’est que l’ordre3 et le mouvement4 qu’on met dans ses pensées. Si on les enchaîne5 étroitement, si on les serre, le style devient ferme, nerveux et concis ; si on les laisse se succéder lentement, et ne se joindre qu’à la faveur des mots, quelque élégants qu’ils soient, le style sera diffus, lâche et traînant.
Mais, avant de chercher l’ordre dans lequel on présentera ses pensées, il faut s’en être fait un autre plus général et plus fixe, où ne doivent entrer que les premières vues et les principales idées : c’est en marquant leur place sur ce premier plan, qu’un sujet sera circonscrit, et que l’on en connaîtra l’étendue ; c’est en se rappelant sans cesse ces premiers linéaments, qu’on déterminera les justes intervalles {p. 284}qui séparent les idées principales, et qu’il naîtra des idées accessoires et moyennes qui serviront à les remplir1. Par la force du génie, on se représentera toutes les idées générales et particulières sous leur véritable point de vue ; par une grande finesse de discernement, on distinguera les pensées stériles des idées fécondes ; par la sagacité que donne la grande habitude d’écrire, on sentira d’avance quel sera le produit de toutes ces opérations de l’esprit. Pour peu que le sujet soit vaste ou compliqué, il est bien rare qu’on puisse l’embrasser d’un coup d’œil, ou le pénétrer en entier d’un seul et premier effort de génie2 ; et il est rare encore qu’après bien des réflexions on en saisisse tous les rapports. On ne peut donc trop s’en occuper ; c’est même le seul moyen d’affermir, d’étendre et d’élever ses pensées : plus on leur donnera de substance et de force par la méditation, plus il sera facile ensuite de les réaliser par l’expression3.
Ce plan n’est pas encore le style, mais il en est la base ; il le soutient, il le dirige, il règle son mouvement et le soumet à des lois ; sans cela, le meilleur écrivain s’égare, sa plume marche sans guide, et jette à l’aventure des traits irréguliers et des figures discordantes. Quelque brillantes que soient les couleurs qu’il emploie, quelques beautés qu’il sème dans les détails4, comme l’ensemble choquera ou ne se fera pas assez sentir, l’ouvrage ne sera point construit ; et, en admirant l’esprit de l’auteur, on pourra soupçonner qu’il manque de génie. C’est par cette raison que ceux qui écrivent comme ils parlent, quoiqu’ils {p. 285}parlent très-bien, écrivent mal1 ; que ceux qui s’abandonnent au premier feu de leur imagination prennent un ton qu’ils ne peuvent soutenir ; que ceux qui craignent de perdre des pensées isolées, fugitives, et qui écrivent en différents temps des morceaux détachés, ne les réunissent jamais sans transitions forcées ; qu’en un mot il y a tant d’ouvrages faits de pièces de rapport, et si peu qui soient fondus d’un seul jet.
Cependant, tout sujet est un2 ; et, quelque vaste qu’il soit, il peut être renfermé dans un seul discours. Les interruptions, les repos, les sections, ne devraient être d’usage que quand on traite des sujets différents, ou lorsque, ayant à parler de choses grandes, épineuses et disparates, la marche du génie se trouve interrompue par la multiplicité des obstacles, et contrainte par la nécessité des circonstances : autrement, le grand nombre de divisions, loin de rendre un ouvrage plus solide, en détruit l’assemblage ; le livre paraît plus clair aux yeux, mais le dessein de l’auteur demeure obscur ; il ne peut faire impression sur l’esprit du lecteur, il ne peut même se faire sentir que par la continuité du fil, par la dépendance harmonique des idées, par un développement successif, une gradation soutenue, un mouvement uniforme que toute interruption détruit ou fait languir3.
Pourquoi les ouvrages de la nature sont-ils si parfaits4 ? C’est que chaque ouvrage est un tout, et qu’elle travaille sur un plan éternel dont elle ne s’écarte jamais ; elle prépare en silence les germes de ses productions ; elle ébauche par un acte unique la forme primitive de tout être vivant ; elle la développe, elle la perfectionne par un mouvement continu et dans un temps prescrit. L’ouvrage étonne, mais {p. 286}c’est l’empreinte divine dont il porte les traits, qui doit nous frapper. L’esprit humain ne peut rien créer : il ne produira qu’après avoir été fécondé par l’expérience et la méditation ; ses connaissances sont les germes de ses productions ; mais, s’il imite la nature dans sa marche et dans son travail, s’il s’élève par la contemplation aux vérités les plus sublimes, s’il les réunit, s’il les enchaîne, s’il en forme un tout, un système par la réflexion, il établira sur des fondements inébranlables des monuments immortels1.
C’est faute de plan, c’est pour n’avoir pas assez réfléchi sur son objet, qu’un homme d’esprit se trouve embarrassé, et ne sait par où commencer à écrire : il aperçoit à la fois un grand nombre d’idées ; et, comme il ne les a ni comparées ni subordonnées, rien ne le détermine à préférer les unes aux autres ; il demeure donc dans la perplexité ; mais, lorsqu’il se sera fait un plan, lorsqu’une fois il aura rassemblé et mis en ordre toutes les pensées essentielles à son sujet, il s’apercevra aisément de l’instant auquel il doit prendre la plume ; il sentira le point de maturité de la production de l’esprit, il sera pressé de la faire éclore, il n’aura même que du plaisir à écrire ; les idées se succéderont aisément, et le style sera naturel et facile2 ; la chaleur naîtra de ce plaisir, se répandra partout, et donnera de la vie à chaque expression ; tout s’animera de plus en plus ; le ton s’élèvera, les objets prendront de la couleur ; et le sentiment, se joignant à la lumière, l’augmentera, la portera plus loin, la fera passer de ce que l’on dit à ce que l’on va dire, et le style deviendra intéressant et lumineux.
Rien ne s’oppose plus à la chaleur que le désir de mettre partout des traits saillants ; rien n’est plus contraire à la lumière qui doit faire un corps et se répandre uniformément dans un écrit, que ces étincelles qu’on ne {p. 287}tire que par force en choquant les mots les uns contre les autres, et qui ne nous éblouissent pendant quelques instants, que pour nous laisser ensuite dans les ténèbres. Ce sont des pensées qui ne brillent que par l’opposition1 ; l’on ne présente qu’un côté de l’objet, on met dans l’ombre toutes les autres faces ; et ordinairement ce côté qu’on choisit est une pointe, un angle sur lequel on fait jouer l’esprit avec d’autant plus de facilité, qu’on l’éloigne davantage des grandes faces sous lesquelles le bon sens a coutume de considérer les choses.
Rien n’est encore plus opposé à la véritable éloquence que l’emploi de ces pensées fines et la recherche de ces idées légères, déliées, sans consistance, et qui, comme la feuille du métal battu, ne prennent de l’éclat qu’en perdant de la solidité2. Aussi, plus on mettra de cet esprit mince et brillant dans un écrit, moins il aura de nerf, de lumière, de chaleur et de style ; à moins que cet esprit ne soit lui-même le fond du sujet, et que l’écrivain n’ait pas eu d’autre objet que la plaisanterie ; alors l’art de dire de petites choses devient peut-être plus difficile que l’art d’en dire de grandes.
Rien n’est plus opposé au beau naturel que la peine qu’on se donne pour exprimer des choses ordinaires ou communes d’une manière singulière ou pompeuse ; rien ne dégrade plus l’écrivain. Loin de l’admirer, on le plaint d’avoir passé tant de temps à faire de nouvelles combinaisons de syllabes, pour ne dire que ce que tout le monde dit. Ce défaut est celui des esprits cultivés, mais stériles ; ils ont des mots en abondance3, point d’idées ; ils travaillent donc sur les mots, et s’imaginent avoir combiné des {p. 288}idées, parce qu’ils ont arrangé des phrases, et avoir épuré le langage quand ils l’ont corrompu en détournant les acceptions1. Ces écrivains n’ont point de style, ou, si l’on veut, ils n’en ont que l’ombre : le style doit graver des pensées ; ils ne savent que tracer des paroles.
Pour bien écrire, il faut donc posséder pleinement son sujet ; il faut y réfléchir assez pour voir clairement l’ordre de ses pensées et en former une suite, une chaîne continue, dont chaque point représente une idée ; et, lorsqu’on aura pris la plume, il faudra la conduire successivement sur ce premier trait, sans lui permettre de s’en écarter, sans l’appuyer trop inégalement, sans lui donner d’autre mouvement que celui qui sera déterminé par l’espace qu’elle doit parcourir. C’est en cela que consiste la sévérité du style ; c’est aussi ce qui en fera l’unité et ce qui en réglera la rapidité ; et cela seul aussi suffira pour le rendre précis et simple, égal et clair, vif et suivi. À cette première règle, dictée par le génie, si l’on joint de la délicatesse et du goût, du scrupule sur le choix des expressions, de l’attention à ne nommer les choses que par les termes les plus généraux2, le style aura de la noblesse. Si l’on y joint encore de la défiance pour son premier mouvement, du mépris pour tout ce qui n’est que brillant, et une répugnance constante pour l’équivoque et la plaisanterie, le style aura de la gravité, il aura même de la majesté. Enfin, si l’on écrit comme l’on pense3, si l’on est convaincu {p. 289}de ce que l’on veut persuader, cette bonne foi avec soi-même, qui fait la bienséance pour les autres et la vérité du style, lui fera produire tout son effet, pourvu que cette persuasion intérieure ne se marque pas par un enthousiasme trop fort, et qu’il y ait partout plus de candeur que de confiance, plus de raison que de chaleur1.
L’histoire naturelle comparée a l’histoire politique §
Comme, dans l’histoire civile, on consulte les titres, on recherche les médailles, on déchiffre les inscriptions antiques, pour déterminer les époques des révolutions humaines et constater les dates des événements moraux : de même, dans l’histoire naturelle, il faut fouiller les archives du monde, tirer des entrailles de la terre les vieux monuments, recueillir leurs débris, et rassembler en un corps de preuves tous les indices des changements physiques qui peuvent nous faire remonter aux différents âges de la nature2. C’est le seul moyen de fixer quelques points dans l’immensité de l’espace, et de placer un certain nombre de pierres numéraires sur la route éternelle du temps. Le passé est comme la distance ; notre vue y décroît, et s’y {p. 290}perdrait de même, si l’histoire et la chronologie n’eussent placé des fanaux, des flambeaux aux points les plus obscurs. Mais malgré ces lumières de la tradition écrite, si l’on remonte à quelques siècles, que d’incertitudes dans les faits, que d’erreurs sur les causes des événements, et quelle obscurité profonde n’environne pas les temps antérieurs à cette tradition ! D’ailleurs elle ne nous a transmis que les gestes de quelques nations, c’est-à-dire les actes d’une très-petite partie du genre humain : tout le reste des hommes est demeuré nul pour nous, nul pour la postérité ; ils ne sont sortis de leur néant que pour passer comme des ombres qui ne laissent point de traces ; et plût au ciel que le nom de tous ces prétendus héros, dont on a célébré les crimes ou la gloire sanguinaire, fût également enseveli dans la nuit de l’oubli !
Ainsi l’histoire civile, bornée d’un côté par les ténèbres d’un temps assez voisin du nôtre, ne s’étend de l’autre qu’aux petites portions de terre qu’ont occupées successivement les peuples soigneux de leur mémoire : au lieu que l’histoire naturelle embrasse également tous les espaces, tous les temps, et n’a d’autres limites que celle de l’univers1.
La nature morte et la nature animée par l’homme §
Voyez ces plages désertes, ces tristes contrées où l’homme n’a jamais résidé, couvertes ou plutôt hérissées de bois épais et noirs dans toutes les parties élevées ; des arbres sans écorce et sans cime, courbés, rompus, tombant de vétusté ; d’autres en plus grand nombre, gisants au pied des premiers, pour pourrir sur des monceaux déjà pourris, étouffent, ensevelissent les germes prêts à éclore2. La nature, qui partout ailleurs brille par sa jeunesse, paraît ici dans la décrépitude : la terre surchargée par le poids, surmontée par les débris de ses productions, n’offre, au lieu d’une verdure florissante, qu’un espace encombré, traversé de vieux arbres chargés de plantes parasites, de {p. 291}lichens, d’agarics, fruits impurs de la corruption ; dans toutes les parties basses, des eaux mortes et croupissantes faute d’être conduites et dirigées ; des terrains fangeux, qui, n’étant ni solides ni liquides, sont inabordables, et demeurent également inutiles aux habitants de la terre et des eaux ; des marécages qui, couverts de plantes aquatiques et fétides, ne nourrissent que des insectes venimeux et servent de repaire aux animaux immondes. Entre ces marais infects qui occupent les lieux bas, et les forêts décrépites qui couvrent les terres élevées, s’étendent des espèces de landes, des savanes qui n’ont rien de commun avec nos prairies ; les mauvaises herbes y surmontent, y étouffent les bonnes ; ce n’est point ce gazon fin qui semble faire le duvet de la terre, ce n’est point cette pelouse émaillée qui annonce sa brillante fécondité : ce sont des végétaux agrestes, des herbes dures, épineuses, entrelacées les unes dans les autres, qui semblent moins tenir à la terre qu’elles ne tiennent entre elles, et qui, se desséchant et repoussant successivement les unes sur les autres, forment une bourre grossière, épaisse de plusieurs pieds. Nulle route, nulle communication, nul vestige d’intelligence dans ces lieux sauvages ; l’homme, obligé de suivre les sentiers de la bête farouche, s’il veut les parcourir, contraint de veiller sans cesse pour éviter d’en devenir la proie, effrayé de ses rugissements, saisi du silence même de ces profondes solitudes1, rebrousse chemin et dit : La {p. 292}nature brute est hideuse et mourante ; c’est moi, moi seul qui peux la rendre agréable et vivante : desséchons1 ces marais, animons ces eaux mortes en les faisant couler ; formons-en des ruisseaux, des canaux ; employons cet élément actif et dévorant qu’on nous avait caché, et que nous ne devons qu’à nous-mêmes ; mettons le feu à cette bourre superflue, à ces vieilles forêts déjà à demi consommées ; achevons de détruire avec le fer ce que le feu n’aura pu consumer : bientôt au lieu du jonc, du nénuphar dont le crapaud composait son venin, nous verrons reparaître la renoncule, le trèfle, les herbes douces et salutaires ; des troupeaux d’animaux bondissants fouleront cette terre jadis impraticable ; ils y trouveront une subsistance abondante, une pâture toujours renaissante ; ils se multiplieront pour se multiplier encore : servons-nous de ces nouveaux aides pour achever notre ouvrage ; que le bœuf, soumis au joug, emploie ses forces et le poids de sa masse à sillonner la terre ; qu’elle rajeunisse par la culture ; une nature nouvelle va sortir de nos mains2
Qu’elle est belle, cette nature cultivée ! que par les soins de l’homme elle est brillante et pompeusement parée ! Il en fait lui-même le principal ornement, il en est la production la plus noble ; en se multipliant, il en multiplie le germe le plus précieux ; elle-même aussi semble se multiplier avec lui ; il met au jour par son art tout ce qu’elle recélait dans son sein ; que de trésors ignorés ! que de richesses nouvelles ! Les fleurs, les fruits, les grains perfectionnés, multipliés à l’infini ; les espèces utiles d’animaux transportées, propagées, augmentées sans nombre ; les espèces nuisibles réduites, confinées, reléguées ; l’or, et le fer plus nécessaire que l’or, tirés des entrailles de la terre ; les torrents contenus, les fleuves dirigés, resserrés ; la mer même soumise, reconnue, traversée d’un hémisphère à l’autre ; la terre accessible partout, partout rendue aussi vivante que féconde ; dans les vallées de riantes prairies, dans les {p. 293}plaines de riches pâturages ou des moissons encore plus riches ; les collines chargées de vignes et de fruits, leurs sommets couronnés d’arbres utiles et de jeunes forêts ; les déserts devenus des cités habitées par un peuple immense, qui, circulant sans cesse, se répand de ces centres jusqu’aux extrémités ; des routes ouvertes et fréquentées, des communications établies partout comme autant de témoins de la force et de l’union de la société ; mille autres monuments de puissance et de gloire démontrent assez que l’homme, maître du domaine de la terre, en a changé, renouvelé la surface entière, et que de tout temps il partage l’empire avec la nature.
Cependant il ne règne que par droit de conquête ; il jouit plutôt qu’il ne possède, il ne conserve que par des soins toujours renouvelés ; s’ils cessent, tout languit, tout s’altère, tout change, tout rentre sous la main de la nature : elle reprend ses droits, efface les ouvrages de l’homme, couvre de poussière et de mousse ses plus fastueux monuments, les détruit avec le temps, et ne lui laisse que le regret d’avoir perdu par sa faute ce que ses ancêtres avaient conquis par leurs travaux. Ces temps où l’homme perd son domaine, ces siècles de barbarie pendant lesquels tout périt, sont toujours préparés par la guerre et arrivent avec la disette et la dépopulation. L’homme, qui ne peut que par le nombre, qui n’est fort que par sa réunion, qui n’est heureux que par la paix, a la fureur de s’armer pour son malheur et de combattre pour sa ruine : excité par l’insatiable avidité, aveuglé par l’ambition encore plus insatiable, il renonce aux sentiments d’humanité, tourne toutes ses forces contre lui-même, cherche à s’entre-détruire, se détruit en effet ; et après ces jours de sang et de carnage, lorsque la fumée de la gloire s’est dissipée, il voit d’un œil triste la terre dévastée, les arts ensevelis, les nations dispersées, les peuples affaiblis, son propre bonheur ruiné et sa puissance réelle anéantie.
Grand Dieu, dont la seule présence soutient la nature et maintient l’harmonie des lois de l’univers ; vous qui du trône immobile de l’empyrée voyez rouler sous vos pieds toutes les sphères célestes sans choc et sans confusion ; qui du sein du repos reproduisez à chaque instant leurs mouvements immenses, et seul régissez dans une paix profonde ce nombre infini de cieux et de mondes ; rendez, rendez enfin le calme à la terre agitée ! Qu’elle soit dans le silence ! {p. 294}qu’à votre voix la discorde et la guerre cessent de faire retentir leurs clameurs orgueilleuses1 !
Dieu de bonté, auteur de tous les êtres, vos regards paternels embrassent tous les objets de la création ; mais l’homme est votre être de choix : vous avez éclairé son âme d’un rayon de votre lumière immortelle ; comblez vos bienfaits en pénétrant son cœur d’un trait de votre amour. Ce sentiment divin, se répandant partout, réunira les nations ennemies ; l’homme ne craindra plus l’aspect de l’homme ; le fer homicide n’armera plus sa main, le feu dévorant de la guerre ne fera plus tarir la source des générations ; l’espèce humaine, maintenant affaiblie, mutilée, moissonnée dans sa fleur, germera de nouveau et se multipliera sans nombre ; la nature, accablée sous le poids des fléaux, stérile, abandonnée, reprendra bientôt avec une nouvelle vie son ancienne fécondité ; et nous, Dieu bienfaiteur, nous la seconderons, nous la cultiverons, nous l’observerons sans cesse, pour vous offrir à chaque instant un nouveau tribut de reconnaissance et d’admiration2
L’oiseau-mouche §
De tous les êtres animés1, voici le plus élégant pour la forme et le plus brillant pour les couleurs. Les pierres et les métaux polis par notre art ne sont pas comparables à ce bijou de la nature : elle l’a placé dans l’ordre des oiseaux au dernier degré de l’échelle de grandeur. Son chef-d’œuvre est le petit oiseau-mouche ; elle l’a comblé de tous les dons qu’elle n’a fait que partager aux autres oiseaux : légèreté, rapidité, prestesse, grâce et riche parure, tout appartient à ce petit favori. L’émeraude, le rubis, la topaze, brillent sur ses habits ; il ne les souille jamais de la poussière de la terre, et, dans sa vie tout aérienne, on le voit à peine toucher le gazon par instants ; il est toujours en l’air, volant de fleurs en fleurs : il a leur fraîcheur, comme il a leur éclat ; il vit de leur nectar, et n’habite que les climats où sans cesse elles se renouvellent.
C’est dans les contrées les plus chaudes du nouveau monde que se trouvent toutes les espèces d’oiseaux-mouches ; elles sont assez nombreuses, et paraissent confinées entre les deux tropiques, car ceux qui s’avancent en été dans les zones tempérées n’y font qu’un court séjour ; ils semblent suivre le soleil, s’avancer, se retirer avec lui, et voler sur l’aile des zéphyrs à la suite d’un printemps éternel.
Les Indiens, frappés de l’éclat et du feu que rendent les couleurs de ces brillants oiseaux, leur avaient donné les noms de rayons ou cheveux du soleil… Les petites espèces sont au-dessous de la grande mouche asile2 pour la grandeur, et du bourdon pour la grosseur. Leur bec est une aiguille fine, et leur langue un fil délié ; leurs petits yeux noirs ne paraissent que deux points brillants ; les plumes de leurs ailes sont si délicates qu’elles en paraissent transparentes. {p. 296}À peine aperçoit-on leurs pieds, tant ils sont courts et menus : ils en font peu d’usage ; ils ne se posent que pour passer la nuit, et se laissent, pendant le jour, emporter dans les airs ; leur vol est continu, bourdonnant et rapide. Marcgrave1 compare le bruit de leurs ailes à celui d’un rouet… ; leur battement est si vif, que l’oiseau, s’arrêtant dans les airs, paraît non-seulement immobile, mais tout à fait sans action. On le voit s’arrêter ainsi quelques instants devant une fleur, et partir comme un trait pour aller à une autre ; il les visite toutes, plongeant sa petite langue dans leur sein, les flattant de ses ailes, sans jamais s’y fixer, mais aussi sans les quitter jamais.
Rien n’égale la vivacité de ces petits oiseaux, si ce n’est leur courage, ou plutôt leur audace. On les voit poursuivre avec furie des oiseaux vingt fois plus gros qu’eux, s’attacher à leur corps, et, se laissant emporter par leur vol, les becqueter à coups redoublés jusqu’à ce qu’ils aient assouvi leur petite colère. Quelquefois même ils se livrent entre eux de très-vifs combats : l’impatience paraît être leur âme ; s’ils s’approchent d’une fleur et qu’ils la trouvent fanée, ils lui arrachent les pétales avec une précipitation qui marque leur dépit. Ils n’ont point d’autre voix qu’un petit cri, screp, screp, fréquent et répété ; ils le font entendre dans les bois dès l’aurore, jusqu’à ce qu’aux premiers rayons du soleil tous prennent l’essor et se dispersent dans les campagnes2.
Le cygne 1 §
Dans toute société, soit des animaux, soit des hommes, la violence fit les tyrans, la douce autorité fait les rois. Le lion et le tigre sur la terre, l’aigle et le vautour dans les airs, ne règnent que par la guerre, ne dominent que par l’abus de la force et par la cruauté, au lieu que le cygne règne sur les eaux à tous les titres qui fondent un empire de paix, la grandeur, la majesté, la douceur ; avec des puissances, des forces, du courage, et la volonté de n’en pas abuser et de ne les employer que pour la défense, il sait combattre et vaincre sans jamais attaquer : roi paisible des oiseaux d’eau, il brave les tyrans de l’air ; il attend l’aigle sans le provoquer, sans le craindre ; il repousse ses assauts en opposant à ses armes la résistance de ses plumes et les coups précipités d’une aile vigoureuse qui lui sert d’égide ; et souvent la victoire couronne ses efforts. Au reste, il n’a que ce fier ennemi ; tous les autres oiseaux de guerre le respectent, et il est en paix avec toute la nature : il vit en ami plutôt qu’en roi parmi ces nombreuses peuplades d’oiseaux aquatiques, qui toutes semblent se ranger sous sa loi ; il n’est que le chef, le premier habitant d’une république tranquille, où les citoyens n’ont rien à craindre d’un maître qui ne demande qu’autant qu’il leur accorde, et ne veut que calme et liberté2.
Les grâces de la figure, la beauté de la forme, répondent dans le cygne à la douceur du naturel ; il plaît à tous les yeux ; il décore, embellit tous les lieux qu’il fréquente ; on l’aime, on l’applaudit, on l’admire. Nulle espèce ne le mérite mieux : la nature en effet n’a répandu sur aucune autant de ces grâces nobles et douces qui nous rappellent l’idée de ses plus charmants ouvrages ; coupe de corps élégante, formes arrondies, gracieux contours, blancheur éclatante et pure, mouvements flexibles et ressentis, attitudes tantôt animées, tantôt laissées dans un mol abandon, tout dans le cygne respire la volupté, l’enchantement que {p. 298}nous font éprouver les grâces et la beauté ; tout nous l’annonce, tout le peint comme l’oiseau de l’amour ; tout justifie la spirituelle et riante mythologie d’avoir donné ce charmant oiseau pour père à la plus belle des mortelles.
À sa noble aisance, à la facilité, à la liberté de ses mouvements sur l’eau, on doit le reconnaître non-seulement comme le premier des navigateurs ailés, mais comme le plus beau modèle que la nature nous ait offert pour l’art de la navigation. Son cou élevé et sa poitrine relevée et arrondie semblent en effet figurer la proue du navire fendant l’onde ; son large estomac en représente la carène1 ; son corps, penché en avant pour cingler, se redresse à l’arrière et se relève en poupe ; la queue est un vrai gouvernail ; les pieds sont de larges rames, et ses grandes ailes demi-ou-vertes au vent et doucement enflées sont les voiles qui poussent le vaisseau vivant, navire et pilote à la fois.
Fier de sa noblesse, jaloux de sa beauté, le cygne semble faire parade de tous ses avantages ; il a l’air de chercher à recueillir des suffrages, à captiver les regards ; et il les captive en effet, soit que, voguant en troupe, on voie de loin, au milieu des grandes eaux, cingler la flotte ailée ; soit que, s’en détachant et s’approchant du rivage aux signaux qui l’appellent, il vienne se faire admirer de plus près en étalant ses beautés, et développant ses grâces par mille mouvements doux, ondulants et suaves.
Aux avantages de la nature, le cygne réunit ceux de la liberté ; il n’est pas du nombre de ces esclaves que nous puissions contraindre ou renfermer : libre sur nos eaux, il n’y séjourne, ne s’y établit qu’en jouissant d’assez d’indépendance pour exclure tout sentiment de servitude et de captivité ; il veut à son gré parcourir les eaux, débarquer au rivage, s’éloigner au large, ou venir, longeant la rive, s’abriter sous les bords, se cacher dans les joncs, s’enfoncer {p. 299}dans les anses les plus écartées ; puis, quittant sa solitude, revenir à la société, et jouir du plaisir qu’il paraît prendre et goûter en s’approchant de l’homme, pourvu qu’il trouve en nous ses hôtes et ses amis, et non ses maîtres et ses tyrans1.
Le blé §
Le blé est une plante que l’homme a changée au point qu’elle n’existe nulle part à l’état de nature : on voit bien qu’il a quelque rapport avec l’ivraie, avec les gramens et quelques autres herbes des prairies, mais on ignore à laquelle on doit le rapporter ; et comme il se renouvelle tous les ans ; comme, servant de nourriture à l’homme, il est de toutes les plantes celle qu’il a le plus travaillée, il est aussi de toutes celle dont la nature est le plus altérée. L’homme peut donc non-seulement faire servir à ses besoins tous les individus de l’univers, mais, avec le temps, changer, modifier et perfectionner les espèces : c’est le plus beau droit qu’il ait sur la nature. Avoir transformé une herbe stérile en blé est une espèce de création dont cependant il ne doit pas s’enorgueillir, puisque ce n’est qu’à la sueur de son front et par des cultures réitérées qu’il peut tirer du sein de la terre ce pain, souvent si amer, qui fait sa subsistance2.
Lettre à M. de la Condamine1 lors de sa réception a l’Académie française §
Du génie pour les sciences, du goût pour la littérature, du talent pour écrire, de l’ardeur pour entreprendre, du courage pour exécuter, de la constance pour achever, de l’amitié pour vos rivaux, du zèle pour vos amis, de l’enthousiasme pour l’humanité : voilà ce que vous connaît un ancien ami, un confrère de trente ans, qui se félicite aujourd’hui de le devenir pour la seconde fois.
Avoir parcouru l’un et l’autre hémisphère, traversé les continents et les mers, surmonté les sommets sourcilleux de ces montagnes embrasées où des glaces éternelles bravent également et les feux souterrains et les ardeurs du midi ; s’être livré à la pente précipitée de ces cataractes écumantes, dont les eaux suspendues semblent moins rouler sur la terre que descendre des nues ; avoir pénétré dans ces vastes déserts, dans ces solitudes immenses, où l’on trouve à peine quelques vestiges de l’homme, où la nature, accoutumée au plus profond silence, dut être étonnée de s’entendre interroger pour la première fois ; avoir plus fait, en un mot, par le seul motif de la gloire des lettres, que l’on ne fit jamais par la soif de l’or : voilà ce que connaît de vous l’Europe, et ce que dira la postérité.
Sur la vie de Paris 2
À l’abbé Le Blanc §
Je suis charmé quand je pense que vous vous levez tous les jours avant l’aurore ; je voudrais bien vous imiter ; mais {p. 301}la malheureuse vie de Paris est bien contraire à ces plaisirs. J’ai soupé hier fort tard, et on m’a retenu jusqu’à deux heures après minuit. Le moyen de se lever avant huit heures du matin ? et encore n’a-t-on pas la tête bien nette après ces six heures de repos ! Je soupire pour la tranquillité de la campagne. Paris est un enfer, et je ne l’ai jamais vu si plein. Je suis fâché de n’avoir pas de goût pour les beaux embarras ; à tout moment il s’en trouve qui ne finissent point. J’aimerais mieux passer mon temps à cultiver mes vignes que de le perdre ici en courses inutiles, et à faire encore plus inutilement ma cour. Je compte bien mettre à profit vos avis : nous planterons des houblons, nous ferons de la bière, et, si nous ne pouvons la faire bonne, nous nous vengerons sur du bon vin.
Consolation
Au président de Brosses §
Je suis enchanté de vous sentir allégé du fardeau qui vous opprimait1 ! Avec un peu de temps et quelques grains d’indifférence philosophique, vous reprendrez votre tranquillité et vous sentirez renaître tous vos goûts ; je l’éprouve moi-même. Personne n’a été plus malheureux deux ans de suite : l’étude seule fut ma ressource2 ; comme mon {p. 302}cœur et ma tête étaient trop malades pour que je pusse m’appliquer à des choses difficiles, je me suis amusé à caresser des oiseaux, et je compte faire imprimer cet hiver le premier volume de leur histoire. Je vous porterai le discours préliminaire de ce volume, que je serais bien aise de vous lire. Soyez donc plus heureux, mon cher ami ; personne ne mérite plus que vous de l’être en tout, et je le serais moi-même si je pouvais y contribuer1.
Diderot
1713-1784 §
[Notice] §
Intelligence étendue, mais incomplète et anarchique dans laquelle se heurtent les défauts et les qualités les plus contradictoires, Diderot fut, pendant toute sa vie, un prodigue, dont la verve aussi désordonnée qu’inépuisable se dispersa dans une foule d’essais improvisés à bride abattue, et où quelques-éclairs traversent le chaos. Toutes ses pensées, tous ses sentiments éclataient au dehors avec l’impétuosité de la poudre faisant explosion. Il était la proie de ses idées : de là, les saillies aventureuses d’un style qui participe à l’ardeur de son sang et à la fougue d’une imagination mobile. Dans sa turbulence, il eut souvent des instincts de poëte et d’orateur, du feu, de l’entrain, des accès d’enthousiasme, mais rien de soutenu, de suivi, de réglé. Chez lui l’hyperbole surabonde : il exagère ses aversions jusqu’à la fureur, ses amitiés jusqu’à l’idolâtrie. On dirait qu’il n’est pas responsable de ses actes et de ses paroles.
Incapable de mener à fin un bon livre, il excellait pourtant à tracer en courant de belles esquisses ; mais ne lui demandons ni la tenue, ni l’équilibre du bon sens : sa plume est aussi téméraire que ses opinions ; un sophiste et un rhéteur se cachent sous l’artiste et le savant. On sait qu’après la retraite de d’Alembert, il devint le principal architecte de l’encyclopédie, ce monument philosophique1 qui, de l’aveu de Voltaire, était bâti moitié de marbre, moitié de boue2. Novateur au {p. 304}théâtre, il tenta d’inaugurer le mélodrame sentimental et la tragédie bourgeoise. Si ses pièces1 sont oubliées, ses théories leur ont survécu, et n’ont encore produit aucun chef-d’œuvre. Mais ses Salons de peinture sont de merveilleuses causeries ; il y porte à sa perfection la critique d’art, dont il est le créateur.
Vernet §
Vingt-cinq tableaux2, mon ami ! vingt-cinq tableaux ! et quels tableaux ! c’est comme le Créateur, pour la célérité ; c’est comme la nature, pour la vérité. Il n’y a presque pas une de ces compositions à laquelle un peintre, qui aurait bien employé son temps, n’eût donné les deux années qu’il a mises à les faire toutes. Quels effets incroyables de lumière ! les beaux ciels ! quelles eaux ! quelle ordonnance ! quelle prodigieuse variété de scènes ! Ici, un enfant échappé du naufrage est porté sur les épaules de son père ; là, une femme étendue morte sur le rivage, et son époux qui se désole. La mer mugit, les vents sifflent, le tonnerre gronde, la lueur sombre et pâle des éclairs perce la nue, montre et dérobe la scène. On entend craquer les flancs d’un vaisseau qui s’entr’ouvre ; ses mâts sont inclinés, ses voiles déchirées : les uns, sur le pont, ont les bras levés vers le ciel ; d’autres se sont élancés dans les eaux. Ils sont portés par les flots contre des rochers voisins, où leur sang se mêle à l’écume qui les blanchit. J’en vois qui flottent ; j’en vois qui sont prêts à disparaître dans le gouffre ; j’en vois qui se hâtent d’atteindre le rivage, contre lequel ils seront brisés. La même variété de caractères, d’actions et d’expressions règne parmi les spectateurs : les uns frissonnent et détournent la vue, d’autres secourent ; d’autres, immobiles, regardent. Il y en {p. 305}a qui ont allumé du feu sous une roche ; ils s’occupent à ranimer une femme expirante, et j’espère1 qu’ils y réussiront.
Tournez vos yeux sur une autre mer, et vous verrez le calme avec tous ses charmes. Les eaux tranquilles, aplanies et riantes, s’étendent en perdant insensiblement de leur transparence, et s’éclairent graduellement à la surface, depuis le rivage jusqu’où2 l’horizon confine avec le ciel. Les vaisseaux sont immobiles ; les matelots, les passagers ont tous les amusements qui peuvent tromper leur impatience. Si c’est le matin, quelles nuées légères s’élèvent ! comme ces vapeurs éparses sur les objets de la nature les ont rafraîchis et vivifiés ! Si c’est le soir, comme la cime de ces montagnes se dore ! de quelles nuances les cieux sont colorés ! comme les nuages marchent, se meuvent, et reflètent ainsi dans les eaux la teinte de leurs couleurs ! Allez à la campagne, tournez vos regards vers la voûte des cieux, observez alors sa physionomie, et vous jurerez qu’on a détaché une partie de la grande toile lumineuse que le soleil éclaire, pour la transporter sur le chevalet de l’artiste ; ou fermez votre main, et faites-en un tube qui ne vous laisse apercevoir qu’un espace limité de l’horizon, et vous jurerez que c’est un tableau de Vernet, qu’on a pris sur son chevalet et transporté dans le ciel.
Quoique de tous nos peintres celui-ci soit le plus fécond, aucun ne me donne moins de travail. Il est impossible de rendre ses compositions ; il faut les voir. Ses nuits sont aussi touchantes que ses jours sont beaux ; ses ports sont aussi beaux que ses morceaux d’imagination sont piquants. Également merveilleux, soit que le pinceau captif s’assujettisse à l’imitation d’un modèle, soit que sa muse, dégagée d’entraves, s’abandonne à elle-même ; incompréhensible, soit qu’il emploie pour éclairer ses tableaux l’astre du jour ou celui de la nuit, la lumière naturelle ou les lumières artificielles ; toujours harmonieux, vigoureux et sage, tel que ces grands poëtes, ces hommes rares, en qui le jugement gouverne si parfaitement la verve qu’ils ne sont jamais ni exagérés ni froids. Ses fabriques3, ses édifices, les vêtements, les {p. 306}actions, les hommes, les animaux, tout est vrai. De près il vous frappe, de loin il vous étonne plus encore. Chardin1 et Vernet, mon ami, sont deux grands magiciens. On dirait de celui-ci qu’il commence par créer le pays, et qu’il a des hommes, des femmes, des enfants en réserve, dont il peuple sa toile comme on peuple une colonie ; puis il leur fait le temps, le ciel, la saison, le bonheur, le malheur qu’il lui plaît. C’est le Jupiter de Lucien, qui, las d’entendre les cris lamentables des humains, se lève de table et dit : « De la grêle en Thrace » ; et l’on voit aussitôt les arbres dépouillés, les moissons hachées, et le chaume des cabanes dispersé : « La peste en Asie » ; et l’on voit les portes des maisons fermées, les rues désertes, et les hommes se fuyant : « Ici, un volcan » ; et la terre s’ébranle sous les pieds, les édifices tombent, les animaux s’effarouchent, et les habitants des villes gagnent les campagnes : « Une guerre là » ; et les nations courent aux armes et s’entr’égorgent : « En cet endroit une disette » ; et le vieux laboureur expire de faim sur sa porte. Jupiter appelle cela gouverner le monde, et il a tort. Vernet appelle cela faire des tableaux, et il a raison2.
Portrait de Diderot §
Moi, j’aime Michel1 ; mais j’aime encore mieux la vérité. Assez ressemblant, il peut dire à ceux qui ne le reconnaissent pas, comme le jardinier de l’opéra-comique : C’est qu’il ne m’a jamais vu sans perruque. Très-vivant, c’est sa douceur, avec sa vivacité ; mais trop jeune, tête trop petite, joli comme une femme, lorgnant, souriant, mignard, faisant le petit bec, la bouche en cœur ; rien de ce coloris sobre qui distingue le cardinal de Choiseul2 ; et puis un luxe de vêtements à ruiner le pauvre littérateur, si le receveur de la capitation vient à l’imposer sur sa robe de chambre. L’écritoire, les livres, les accessoires aussi bien qu’il est possible ; mais le peintre a trop voulu la couleur brillante et l’harmonie. Pétillant de près, vigoureux de loin, surtout les chairs. Du reste, de belles mains bien modelées, excepté la gauche, qui n’est pas dessinée. On le voit de face ; il a la tête nue ; son toupet gris, avec sa mignardise, lui donne l’air d’une vieille coquette qui fait encore l’aimable ; la position3 d’un secrétaire d’État, et non d’un philosophe. La fausseté du premier moment a influé sur tout le reste. C’est cette folle de madame Van-Loo qui lui a donné cet air-là ; elle venait causer avec lui tandis qu’on le peignait, et elle a tout gâté. Si elle s’était mise à son clavecin, et qu’elle eût préludé ou chanté, le philosophe sensible eût pris un tout autre caractère, et le portrait s’en serait ressenti ; ou, mieux encore, il fallait le laisser seul, et l’abandonner à sa rêverie. Alors sa bouche se serait entr’ouverte, ses regards distraits se seraient portés au loin, le travail de sa tête fortement occupée se serait peint sur son visage ; et Michel eût fait une belle chose. Mon joli philosophe, vous me serez à jamais un témoignage précieux de l’amitié d’un artiste, excellent artiste, plus excellent homme ; mais que diront mes petits-enfants. lorsqu’ils viendront à comparer mes tristes ouvrages avec ce riant, ce mignon, cet efféminé, ce vieux coquet-là ? Mes enfants, je vous préviens que ce n’est pas moi. J’avais en une journée cent physionomies diverses, selon la chose dont j’étais affecté. J’étais serein, triste, {p. 308}rêveur, tendre, violent, passionné, enthousiaste ; mais je ne fus jamais tel que vous me voyez là. J’avais un grand front, des yeux très-vifs, d’assez grands traits, la tête tout à fait du caractère d’un ancien orateur, une bonhomie qui touchait de bien près à la bêtise, à la rusticité des anciens temps. Sans l’exagération de tous les traits dans la gravure qu’on a faite d’après le crayon de Greuze, je serais infiniment mieux. J’ai un masque qui trompe l’artiste : soit qu’il y ait trop de choses fondues ensemble, soit que, les impressions de mon âme se succédant très-rapidement et se peignant toutes sur mon visage, l’œil d’un peintre ne me retrouvant pas le même d’un instant à l’autre, sa tâche devienne beaucoup plus difficile qu’il ne la croyait. Je n’ai jamais été bien fait que par un pauvre diable appelé Garant, qui m’attrapa, comme il arrive à un sot qui dit un bon mot. Celui qui voit mon portrait par Garant me voit ; ecco il vero Pulcinello1. M. Grimm l’a fait graver, mais il ne le communique pas. Il attend toujours une inscription, qu’il n’aura que quand j’aurai produit quelque chose qui m’immortalise. — Et quand l’aura-t-il ? quand ? Demain peut-être. Et qui sait ce que je puis ? Je n’ai pas la conscience d’avoir encore employé la moitié de mes forces ; jusqu’à présent je n’ai que baguenaudé2.
Lettre narrative §
Montesquieu et Chesterfield 3
Le président de Montesquieu et milord Chesterfield se rencontrèrent, faisant l’un et l’autre le voyage d’Italie. Ces {p. 309}hommes étaient faits pour se lier promptement ; aussi la liaison entre eux fût-elle rapide. Ils allaient toujours disputant sur les prérogatives des deux nations. Le lord accordait au président que les Français avaient plus d’esprit que les Anglais, mais qu’en revanche ils n’avaient pas le sens commun. Le président en convenait ; mais il n’y avait pas de comparaison possible entre l’esprit et le bon sens. La dispute durait déjà depuis plusieurs jours ; ils étaient à Venise. Le président se répandait1 beaucoup, allait partout, voyait tout, interrogeait, causait, et le soir tenait registre des observations qu’il avait faites. Il y avait une heure ou deux qu’il était rentré, lorsqu’un inconnu se fit annoncer. C’était un Français assez mal vêtu, qui lui dit : « Monsieur, je suis votre compatriote. Il y a vingt ans que je vis ici ; mais j’ai toujours gardé de l’amitié pour les Français, et je me suis cru quelquefois trop heureux de trouver l’occasion de les servir, comme il m’arrive aujourd’hui avec vous. On peut tout faire dans ce pays, excepté se mêler des affaires d’État. Un mot inconsidéré sur le gouvernement coûte la tête, et vous en avez déjà tenu plus de mille. Les inquisiteurs d’État ont les yeux ouverts sur votre conduite ; on vous épie, on suit tous vos pas, on tient note de tous vos projets ; on ne doute point que vous n’écriviez. Je sais de science certaine qu’on doit, peut-être aujourd’hui, peut-être demain, faire chez vous une visite. Voyez, monsieur, si en effet vous avez écrit, et songez qu’une ligne innocente, mais mal interprétée, vous coûterait la vie. Voilà tout ce que j’ai à vous dire. J’ai l’honneur de vous saluer. Si vous me rencontrez dans les rues, je vous demande, pour toute récompense d’un service que je crois de quelque importance, de ne me pas reconnaître, et si par hasard il était trop tard pour vous sauver, et qu’on vous prît, de ne me pas dénoncer. » Cela dit, mon homme disparut, et laissa le président de Montesquieu dans la plus grande consternation.
Son premier mouvement fut d’aller bien vite à son secrétaire, de prendre les papiers, et de les jeter dans le feu. À peine cela fut-il fait, que milord Chesterfield rentra. Il n’eut pas de peine à reconnaître le trouble terrible de son ami ; il s’informa de ce qui pouvait lui être arrivé. Le {p. 310}président lui rend compte de la visite qu’il avait eue, des papiers brûlés, et de l’ordre qu’il avait donné de tenir prête sa chaise de poste pour trois heures du matin ; car son dessein était de s’éloigner sans délai d’un séjour où un moment de plus ou de moins pouvait lui être si funeste. Milord Chesterfield l’écouta tranquillement, et lui dit : « Voilà qui est bien, mon cher président ; mais remettons-nous pour un instant, et examinons ensemble votre aventure à tête reposée. — Vous vous moquez ! lui dit le président. Il est impossible que ma tête se repose où1 elle ne tient qu’à un fil. — Mais qu’est-ce que cet homme qui vient si généreusement s’exposer au plus grand péril pour vous en garantir ? Cela n’est pas naturel. Français2 tant qu’il vous plaira, l’amour de la patrie n’inspire point de ces démarches périlleuses, et surtout en faveur d’un inconnu. Cet homme n’est pas votre ami ? — Non. — Il était mal vêtu ? — Oui, fort mal. — Vous a-t-il demandé de l’argent, un petit écu pour prix de son avis ? — Oh ! pas une obole. — Cela est encore plus extraordinaire. Mais d’où sait-il tout ce qu’il vous a dit ? — Ma foi, je l’ignore… Des inquisiteurs, d’eux-mêmes. — Outre que ce conseil est le plus secret qu’il y ait au monde, cet homme n’est pas fait pour en approcher. — Mais c’est peut-être un des espions qu’ils emploient. — A d’autres3 ! On prendra pour espion un étranger, et cet espion sera vêtu comme un gueux, en faisant une profession assez vile pour être bien payée ; et cet espion trahira ses maîtres pour vous, au hasard d’être étranglé si l’on vous prend, et que vous le défériez4, si vous vous sauvez, et que l’on soupçonne qu’il vous ait averti ! Chanson que tout cela, mon ami. — Mais qu’est-ce donc que ce peut être ? — Je le cherche, mais inutilement. »
Après avoir l’un et l’autre épuisé toutes les conjectures possibles, et le président persistant à déloger au plus vite, milord Chesterfield se promène un peu, se frotte le front comme un homme à qui il vient quelque pensée profonde, puis s’arrête tout court, et dit : « Président, attendez ; mon ami, il me vient une idée. Mais… si… par {p. 311}hasard… cet homme… — Eh bien ! cet homme ? — Si cet homme… oui, cela pourrait bien être, cela est même, je n’en doute plus. — Mais qu’est-ce que cet homme ? Si vous le savez, dépêchez-vous vite de me l’apprendre. — Si je le sais ! oh oui, je crois le savoir à présent… Si cet homme vous avait été envoyé par… — Épargnez, s’il vous plaît ! — Par un homme qui est malin quelquefois, par un certain milord Chesterfield, qui aurait voulu vous prouver par expérience qu’une once de sens commun vaut mieux que cent livres d’esprit ; car avec du sens commun… — Ah ! scélérat, s’écria le président, quel tour vous m’avez joué ! Et mon manuscrit ! mon manuscrit que j’ai brûlé ! »
Le président ne put jamais pardonner au lord cette plaisanterie. Il avait ordonné qu’on tînt sa chaise prête, il monta dedans et partit la nuit même, sans dire adieu à son compagnon de voyage. Moi, je me serais jeté à son cou, je l’aurais embrassé cent fois, et je lui aurais dit : « Ah ! mon ami, vous m’avez prouvé qu’il y avait en Angleterre des gens d’esprit, et je trouverai peut-être l’occasion, une autrefois, de vous prouver qu’il y a en France des gens de bon sens. » Je vous conte cette histoire à la hâte ; mettez à mon récit toutes les grâces qui y manquent, et puis, quand vous le referez à d’autres, il sera charmant.
De la grâce et du naturel §
Sachez donc ce que c’est que la grâce, ou cette rigoureuse et précise conformité des membres avec la nature de l’action. Surtout ne la prenez point pour celle de l’acteur ou du maître à danser. La grâce de l’action et celle de Marcel1 se contredisent absolument. Si Marcel rencontrait un homme placé comme l’Antinoüs2, lui portant une main sous le menton et l’autre sur les épaules : « Allons donc, grand dadais, lui dirait-il, est-ce qu’on se tient comme cela ? » Puis, lui repoussant les genoux avec les siens, et le relevant pardessous les bras, il ajouterait : « On dirait que vous êtes de cire, et que vous allez fondre, Allons, nigaud, {p. 312}tendez-moi ce jarret ; épanouissez-moi cette figure ; ce nez un peu au vent. » Et quand il en aurait fait le plus insipide petit-maître, il commencerait à lui sourire, et à s’applaudir de son ouvrage.
Si vous ne sentez plus la différence de l’homme qui se présente en compagnie, et de l’homme intéressé1 qui agit, de l’homme qui est seul, et de l’homme qu’on regarde, jetez vos pinceaux dans le feu. Vous académiserez2, vous redresserez, vous guinderez toutes vos figures.
Voulez-vous comprendre, mon ami3, cette différence ? Vous êtes seul chez vous. Vous attendez mes papiers, qui ne viennent point ; vous pensez que les souverains veulent être servis à point nommé ; vous voilà étendu sur votre chaise de paille, les bras posés sur vos genoux, votre bonnet de nuit renfoncé sur vos yeux, ou vos cheveux épars et mal retroussés sous un peigne courbé, votre robe de chambre entr’ouverte, et retombant à longs plis de l’un et de l’autre côté : vous êtes tout à fait pittoresque et beau. On vous annonce M. le marquis de Castries, et voilà le bonnet relevé, la robe de chambre croisée, mon homme droit, tous ses membres bien composés, se maniérant, se marcélisant, se rendant très-agréable pour la visite qui lui arrive, très-maussade pour l’artiste. Tout à l’heure vous étiez son homme ; vous ne l’êtes plus4.
Jean-Jacques Rousseau
1712-1778 §
[Notice] §
Né à Genève, orphelin élevé presque à la grâce de Dieu, tour à tour apprenti, séminariste, musicien ambulant, trucheman d’un moine quôteur, laquais, copiste, précepteur, secrétaire, commis de caisse, Rousseau promena d’aventures en aventures, de mécomptes en mécomptes une jeunesse vagabonde, indigente et humiliée, dont les souffrances romanesques aigrirent son cœur passionné. Les malheurs et les fautes d’un génie supérieur à sa condition le prédestinaient à faire retentir éloquemment les rancunes d’un déclassé qui, mécontent de lui-même et des autres, aima mieux déclarer la guerre à l’ordre social que de réformer son caractère ou d’accuser ses torts. Tourmenté par une imagination ombrageuse, il finit par tomber dans une noire misanthropie qui devint son supplice ; peut-être abrégea-t-il par le suicide une existence solitaire et farouche que consumaient des craintes sans cause, et un orgueil sans bornes.
Intelligence plus puissante que saine, il eut moins de justesse que de force dans l’esprit. Son honnêteté, souvent déclamatoire, honora la vertu par des phrases que démentaient ses exemples. Mêlant la lumière aux ténèbres, égaré par ses utopies, couvrant à son insu de l’intérêt général des théories qui flattaient ses propres ressentiments, il entoure d’un appareil logique des sophismes et des paradoxes ; il prête un faux jour d’évidence à des thèses que lui inspire le goût de la contradiction ou de la singularité : il eut une conscience d’apparat qui, sous prétexte de poursuivre la perfection, se dispensa des devoirs indispensables. Habile à déduire des conséquences rigoureuses de principes erronés qu’il formule avec l’aplomb d’un oracle, il eut l’ambition de façonner à sa fantaisie le cœur humain. Son idée fixe, je dirais presque sa monomanie, fut de nous proposer pour idéal ce qu’il appelait l’état de nature, et de rendre les lettres, les arts ou les institutions civiles et politiques responsables de nos passions et de nos vices. On pourrait dire de lui : Ce fut un malade qui voulut guérir les autres. Si l’Émile se recommande par des vues élevées et des aspirations généreuses que compromet un esprit chimérique, le Contrat social préconise trop exclusivement la souveraineté du nombre, et légitime la tyrannie populaire.
Toutefois, il faut lui savoir gré d’avoir admirablement parlé de l’âme et de Dieu en un
siécle où il y eut des matérialistes et des athées. {p. 314}Touché par la
beauté morale, il défendit les croyances éternelles du genre humain, il eut le cœur
religieux, et fut excellent lorsqu’il eut raison avec tout le monde. Celui qui disait au
baron d’Holbach : « la majesté des Écritures m’étonne »
, sema des germes d’où
le Génie du christianisme devait éclore.
À une époque où l’on préférait les salons aux champs et la clarté des bougies à la lumière du soleil, il eut encore le mérite de mettre en honneur le sentiment de la nature. Ses descriptions ont de la couleur, de l’éclat et un charme pénétrant ; peintre ému, il mêle à ses tableaux un accent domestique et bourgeois qui est une importante nouveauté dans notre littérature.
S’il instruit médiocrement, il séduit, il agite, il étonne, il entraîne. Formé tout seul, sans maîtres, à l’école de la souffrance, son talent se compose d’imagination et de sensibilité, de logique et de véhémence ; il a de l’orateur le mouvement, la force, la dialectique pressante, l’abondance et la flamme. Il nous inspire une admiration inquiète et mêlée d’une pitié qui, sans absoudre les écarts de son esprit, nous rend sympathiques à son cœur, et désarme les juges les plus sévères1.
De la vie §
Peu de gens, dit-on avec Érasme2, voudraient renaître aux mêmes conditions qu’ils ont vécu ; mais tel
tient sa marchandise fort haute, qui en rabattrait beaucoup, s’il avait quelque espoir de
conclure le marché. Qui donc parle ainsi ? des riches peut-être, rassasiés de faux plaisirs,
mais ignorant les véritables ; toujours ennuyés de la vie, et toujours tremblants de la
perdre ; peut-être des gens de lettres, {p. 315}de tous les ordres
d’hommes le plus sédentaire, le plus malsain, le plus réfléchissant, et par conséquent le
plus malheureux. Veut-on trouver des hommes de meilleure composition, ou du moins plus
sincères, et qui, formant le plus grand nombre, doivent être écoutés par préférence ?
Consultez un honnête bourgeois, qui aura passé une vie obscure et tranquille, sans projets et
sans ambition ; un bon artisan, qui vit commodément de son métier ; un paysan même, non de
France, où l’on prétend qu’il faut les faire mourir de misère, afin qu’ils nous fassent
vivre, mais d’un pays libre. J’ose affirmer qu’il n’y a peut-être pas dans le haut Valais un
seul montagnard mécontent de sa vie presque automate, et qui n’acceptât volontiers, au lieu
même du paradis, le marché de renaître sans cesse pour végéter ainsi perpétuellement. Ces
différences me font croire que l’abus seul de la vie nous la rend à charge ; et j’ai bien
moins bonne opinion de ceux qui sont fâchés d’avoir vécu, que de celui qui peut dire avec
Caton : « Je ne me repens point d’avoir vécu, car j’ai vécu de façon à pouvoir me
rendre ce témoignage, que je ne suis pas né en vain. »
Selon le cours ordinaire des choses, de quelques maux que soit semée la vie humaine, elle n’est pas, à tout prendre, un mauvais présent ; et si ce n’est pas toujours un mal de mourir, c’en est fort rarement un de vivre.
Vivre, ce n’est pas respirer, c’est agir, c’est faire usage de nos organes, de nos sens, de nos facultés, de toutes les parties de nous-mêmes qui nous donnent le sentiment de notre existence. L’homme qui a plus vécu n’est pas celui qui a compté le plus d’années, mais celui qui a le plus senti la vie. Tel s’est fait enterrer à cent ans, qui mourut dès sa naissance. Il eût gagné de mourir jeune : au moins il eût vécu jusqu’à ce temps-là.
Si nous étions immortels, nous serions des êtres très-misérables. Il est dur de mourir, sans doute1 ; mais il est {p. 316}doux d’espérer qu’on ne vivra pas toujours, et qu’une meilleure vie finira les peines de celles-ci. Si l’on nous offrait l’immortalité sur la terre, qui est-ce qui voudrait accepter ce triste présent ? Quelle ressource, quel espoir, quelle consolation nous resterait-il contre les rigueurs du sort, et contre les injustices des hommes ? L’ignorant qui ne prévoit rien sent peu le prix de la vie, et craint peu de la perdre ; l’homme éclairé voit des biens d’un plus grand prix qu’il préfère à celui-là. Il n’y a que le demi-savoir et la fausse sagesse qui, prolongeant nos vues jusqu’à la mort, et pas au delà, en font pour nous le pire des maux. La nécessité de mourir n’est à l’homme sage qu’une raison pour supporter les peines de la vie. Si l’on n’était pas sûr de la perdre une fois, elle coûterait trop à conserver.
Les hommes disent que la vie est courte, et je vois qu’ils s’efforcent de la rendre telle. Ne sachant point l’employer, ils se plaignent de la rapidité du temps ; et j’observe qu’il coule trop lentement à leur gré. Toujours pleins de l’objet auquel ils tendent, ils voient à regret l’intervalle qui les en sépare : l’un voudrait être à demain, l’autre au mois prochain, l’autre à dix ans de là ; nul ne veut vivre aujourd’hui ; nul n’est content de l’heure présente, tous la trouvent trop lente à passer. Quand ils se plaignent que le temps coule trop vite, ils mentent ; ils payeraient volontiers le pouvoir de l’accélérer. Ils emploieraient volontiers leur fortune à consumer leur vie entière ; et il n’y en a peut-être pas un qui n’eût réduit ses ans à très-peu d’heures, s’il eût été le maître d’en ôter, au gré de son ennui, celles qui lui étaient à charge, et, au gré de son impatience, celles qui le séparaient du moment désiré. Tel passe la moitié de sa vie à se rendre de Paris à Versailles, de Versailles à Paris, de la ville à la campagne, de la campagne à la ville, et d’un quartier à l’autre, qui serait fort embarrassé de ses heures, s’il n’avait le secret de les perdre ainsi, et qui s’éloigne exprès de ses affaires, pour s’occuper à les aller chercher : il croit gagner le temps qu’il y met de plus, et dont autrement il ne saurait que faire ; ou bien, au contraire, il court pour courir, et vient en poste, sans autre objet que de retourner de même1. Mortels, ne cesserez-vous jamais de calomnier la nature ? Pourquoi vous plaindre que la vie est {p. 317}courte, puisqu’elle ne l’est pas encore suffisamment à votre gré ? S’il est un seul d’entre vous qui sache mettre assez de tempérance en ses désirs pour ne jamais souhaiter que le temps s’écoule, celui-là ne l’estimera point trop courte. Vivre et jouir seront pour lui la même chose ; et, dût-il mourir jeune, il ne mourra que rassasié de jours1.
Le sentiment moral 2 §
La conscience est le plus éclairé des philosophes. On n’a pas besoin de savoir les Offices3 de Cicéron, pour être un homme de bien ; et la femme du monde la plus honnête sait peut-être le moins ce que c’est que l’honnêteté.
Rentrons en nous-mêmes. Quel spectacle nous flatte le plus, celui des tourments ou du bonheur d’autrui ? Qu’est-ce qui nous est plus doux à faire et nous laisse une {p. 318}impression plus agréable après l’avoir fait, d’un acte de bienfaisance ou d’un acte de méchanceté ? Pour qui vous intéressez-vous sur vos théâtres ? Est-ce aux forfaits que vous prenez plaisir ? est-ce à leurs auteurs punis que vous donnez des larmes ? Tout nous est indifférent, dites-vous, sauf notre intérêt ; or, bien au contraire, les douceurs de l’amitié, de l’humanité, nous consolent dans nos peines ; et même dans nos plaisirs, nous serions trop seuls, trop misérables, si nous n’avions avec qui les partager. S’il n’y a rien de moral dans le cœur de l’homme, d’où lui viennent donc ces transports d’admiration pour les actions héroïques, ces ravissements d’amour pour les grandes âmes ? Cet enthousiasme de la vertu, quel rapport a-t-il avec notre intérêt privé ? Pourquoi voudrais-je être Caton1 qui déchire ses entrailles, plutôt que César triomphant ? Otez de nos cœurs cet amour du beau, vous ôtez tout le charme de la vie2.
Mais quel que soit le nombre des méchants sur la terre, il est peu de ces âmes cadavéreuses devenues insensibles, hors leur intérêt, à tout ce qui est juste et bon. L’iniquité ne plaît qu’autant qu’on en profite ; dans tout le reste on veut que l’innocent soit protégé. Voit-on commettre un acte de violence et d’injustice : à l’instant un mouvement de colère et d’indignation s’élève au fond du cœur, et nous porte à prendre la défense de l’opprimé. Au contraire, si {p. 319}quelque trait de clémence ou de générosité frappe nos yeux, quelle admiration, quel respect il nous inspire ! Qui est-ce qui ne se dit pas : Je voudrais en avoir fait autant ? Il nous importe assurément fort peu qu’un homme ait été méchant ou juste il y a deux mille ans ; et cependant le même intérêt nous affecte dans l’histoire ancienne, que si tout cela s’était passé de nos jours1. Que me font à moi les crimes de Catilina2 ? Ai-je peur d’être sa victime ? Pourquoi donc ai-je de lui la même horreur que s’il était mon contemporain ? Nous ne haïssons pas seulement les méchants parce qu’ils nous nuisent, mais parce qu’ils sont méchants. Non-seulement nous voulons être heureux, nous voulons aussi le bonheur d’autrui ; et, quand ce bonheur ne coûte rien au nôtre, il l’augmente. Enfin, l’on a, malgré soi, pitié des infortunés ; quand on est témoin de leur mal, on en souffre. Les plus pervers ne sauraient perdre tout à fait ce penchant : souvent il les met en contradiction avec eux-mêmes. Le voleur qui dépouille les passants couvre encore la nudité du pauvre, et le plus féroce assassin soutient un homme tombant en défaillance.
{p. 320}Conscience !1 conscience ! instinct divin, immortelle et céleste voix, guide assuré d’un être ignorant et borné, mais intelligent et libre ; juge infaillible du bien et du mal, qui rends l’homme semblable à Dieu, c’est toi qui fais l’excellence de sa nature ; sans toi, je ne sens rien en moi qui m’élève au-dessus des bêtes, que le triste privilége de m’égarer d’erreurs en erreurs, à l’aide d’un entendement sans règle et d’une raison sans principes2.
Du bonheur §
Le bonheur parfait n’est pas sur la terre ; mais le plus grand des malheurs, et celui qu’on peut toujours éviter, c’est d’être malheureux par sa faute.
Il n’y a point de route plus sûre pour aller au bonheur, que celle de la vertu. Si l’on y parvient, il est plus pur, plus solide et plus doux par elle ; si on le manque, elle seule peut en dédommager.
Laissons dire les méchants qui montrent leur fortune et cachent leur cœur, et soyons sûrs que, s’il est un seul exemple de bonheur sur la terre, il se trouve dans un homme de bien.
Si d’abord la multitude et la variété des amusements semblent contribuer au bonheur, si l’uniformité d’une vie égale paraît d’abord ennuyeuse, en y regardant mieux, on trouve, au contraire, que la plus douce habitude de l’âme consiste dans une modération de jouissance qui laisse peu de prise au désir et au dégoût. L’inquiétude des désirs produit la curiosité, l’inconstance ; le vide des turbulents plaisirs produit l’ennui3.
{p. 321}La source du bonheur n’est tout entière ni dans l’objet désiré ni dans le cœur qui le possède, mais dans le rapport de l’un et de l’autre ; et comme tous les objets de nos désirs ne sont pas propres à produire la félicité, tous les états du cœur ne sont pas propres à la sentir. Si l’âme la plus pure ne suffit pas seule à son propre bonheur, il est plus sûr encore que toutes les délices de la terre ne sauraient faire celui d’un cœur dépravé.
Voulez-vous vivre heureux et sage ? n’attachez votre cœur qu’à la beauté qui ne périt point ; que votre condition borne vos désirs ; que vos devoirs aillent avant vos penchants ; étendez la loi de la nécessité aux choses morales ; apprenez à perdre ce qui peut vous être enlevé ; apprenez à tout quitter quand la vertu l’ordonne, à vous mettre au-dessus des événements, à détacher votre cœur sans qu’ils le déchirent ; à être courageux dans l’adversité, afin de n’être jamais misérable ; à être ferme dans votre devoir, afin de n’être jamais criminel. Alors vous serez heureux malgré la fortune, et sage malgré les passions. Alors vous trouverez dans la possession même des biens fragiles une volupté que rien ne pourra troubler ; vous les posséderez sans qu’ils vous possèdent, et vous sentirez que l’homme à qui tout échappe ne jouit que de ce qu’il sait perdre. Vous n’aurez point, il est vrai, l’illusion des plaisirs imaginaires ; vous n’aurez point aussi les douleurs qui en sont le fruit ; vous gagnerez beaucoup à cet échange ; ces douleurs sont fréquentes et réelles, et ces plaisirs rares et vains. Vainqueur de tant d’opinions trompeuses, vous le serez encore de celle qui donne un si grand à la vie. Vous passerez la vôtre sans trouble, et la terminerez sans effroi : vous vous en détacherez comme de toutes choses. Que d’autres, saisis d’horreur, pensent, en {p. 322}la quittant, cesser d’être ; instruit de votre néant, vous croirez commencer : la mort est la fin de la vie du méchant, et le commencement de celle du juste1.
À Voltaire 1 §
C’est à moi, Monsieur, de vous remercier à tous égards. En vous offrant l’ébauche de mes tristes rêveries2, je n’ai point cru vous faire un présent digne de vous, mais m’acquitter d’un devoir et vous rendre un hommage que nous vous devons tous comme à notre chef. Sensible, d’ailleurs, à l’honneur que vous faites à ma patrie, je partage la reconnaissance de mes concitoyens, et j’espère qu’elle ne fera qu’augmenter encore lorsqu’ils auront profité des instructions que vous pouvez leur donner. Embellissez l’asile que vous avez choisi3 ; éclairez un peuple digne de vos leçons ; et vous qui savez si bien peindre les vertus et la liberté, apprenez-nous à les chérir dans nos murs comme dans vos écrits4. Tout ce qui vous approche doit apprendre de vous le chemin de la gloire.
{p. 324}Vous voyez que je n’aspire pas à nous rétablir dans notre bêtise, quoique je regrette beaucoup, pour ma part, le peu que j’en ai perdu. Pour ce qui est de vous, Monsieur, ce retour serait un miracle si grand à la fois et si nuisible, qu’il n’appartiendrait qu’à Dieu de le faire, et qu’au diable de le vouloir. Ne tentez donc pas de retomber à quatre pattes : personne au monde n’y réussirait moins que vous. Vous nous redressez trop bien sur nos deux pieds pour cesser de vous tenir sur les vôtres.
Quant à moi, si j’avais suivi ma première vocation, et que je n’eusse ni lu ni écrit, j’en aurais sans doute été plus heureux.
Cependant si les lettres étaient maintenant anéanties, je serais privé du seul plaisir qui me reste. C’est dans leur sein que je me console de tous mes maux ; c’est parmi ceux qui les cultivent que je goûte les douceurs de l’amitié, et que j’apprends à jouir de la vie sans craindre la mort. Je leur dois le peu que je suis ; je leur dois même l’honneur d’être connu de vous. Mais consultons l’intérêt de nos affaires et la vérité de nos écrits. Quoiqu’il faille des philosophes, des historiens, des savants pour éclairer le monde et conduire ses aveugles habitants, je ne connais rien d’aussi fou qu’un peuple de sages.
Convenez-en, Monsieur, s’il est bon que les grands génies instruisent les hommes, il faut
que le vulgaire reçoive leurs instructions ; mais si chacun se mêle d’en donner, qui les
voudra recevoir ? « Les boiteux, dit Montaigne, sont malpropres aux exercices du
corps, et aux exercices de l’esprit les âmes boiteuses »
; or, en ce siècle savant,
on ne voit que boiteux voulant apprendre à marcher aux autres.
Le peuple reçoit les écrits du sage pour les juger, non pour s’instruire. Jamais on ne vit tant de dandins1. Le théâtre en fourmille ; les cafés retentissent de leurs sentences ; il les affichent dans les journaux ; les quais sont couverts de leurs écrits, et l’Orphelin2, parce qu’on l’applaudit, est critiqué par tel grimaud si peu capable d’en voir les défauts, qu’à peine en sent-il les beautés.
Recherchons la première source des désordres de la {p. 325}société, nous trouverons que tous les maux des hommes leur viennent de l’erreur bien plus que de l’ignorance, et que ce que nous ne savons point nous nuit beaucoup moins que ce que nous croyons savoir. Or, quel plus sûr moyen de courir d’erreurs en erreurs que la fureur de savoir tout ? Si l’on n’eût prétendu savoir que la terre ne tournait pas, on n’eût point puni Galilée pour avoir dit qu’elle tournait. Si les seuls philosophes en eussent réclamé le titre, l’encyclopédie n’eût point eu de persécuteurs. Si cent mirmidons n’aspiraient à la gloire, vous jouiriez en paix de la vôtre, ou du moins vous n’auriez que des rivaux dignes de vous.
Ne soyez donc pas surpris de sentir quelques épines inséparables des fleurs1 qui couronnent les grands talents. Les injures de vos ennemis sont les acclamations satiriques qui suivent le cortège des triomphateurs : c’est l’empressement du public pour tous vos écrits qui produit les vols dont vous vous plaignez ; mais les falsifications n’y sont plus faciles, car le fer ni le plomb ne s’allient pas avec l’or2. Permettez-moi de vous le dire, par l’intérêt que je prends à votre repos et à votre instruction : méprisez de vaines clameurs par lesquelles on cherche moins à vous faire mal qu’à vous détourner de bien faire. Plus on vous critiquera, plus vous devez vous faire admirer. Un bon livre est une terrible réponse à des injures imprimées ; et qui vous oserait attribuer des écrits que vous n’aurez point faits, tant que vous n’en ferez que d’inimitables ?
Je suis sensible à votre invitation ; et si cet hiver me laisse en état d’aller, au printemps, habiter ma patrie, j’y profiterai de vos bontés. Mais j’aimerais mieux boire de l’eau de votre fontaine que du lait de vos vaches ; et, quant aux arbres de votre verger, je crains bien de n’y en trouver d’autres que le lotos, qui n’est pas la pâture des bêtes, et le moly3, qui empêche les hommes de le devenir4.
Je suis de tout mon cœur et avec respect, etc.
À M. de Malesherbes 1 §
Je ne saurais vous dire, monsieur, combien j’ai été touché de voir que vous m’estimiez le plus malheureux des hommes. Le public, sans doute, en jugera comme vous, et c’est encore ce qui m’afflige. Oh ! que le sort dont j’ai joui n’est-il connu de tout l’univers ! chacun voudrait s’en faire un semblable ; la paix régnerait sur la terre ; les hommes ne songeraient plus à se nuire, et il n’y aurait plus de méchants quand nul n’aurait intérêt à l’être. Mais de quoi jouissais-je enfin quand j’étais seul ? De moi, de l’univers entier, de tout ce qui est, de tout ce qui peut être, de tout ce qu’a de beau le monde sensible, et d’imaginable le monde intellectuel : je rassemblais autour de moi tout ce qui pouvait flatter mon cœur ; mes désirs étaient la mesure de mes plaisirs. Non, jamais les plus voluptueux n’ont connu de pareilles délices, et j’ai cent fois plus joui de mes chimères qu’ils n’ont coutume de faire des réalités.
Quand mes douleurs me font tristement mesurer la longueur des nuits, et que l’agitation de la fièvre m’empêche de goûter un seul instant de sommeil, souvent je me distrais de mon état présent en songeant aux divers événements de ma vie2, et les repentirs, les doux souvenirs, les regrets, l’attendrissement, se partagent le soin de me faire oublier quelques moments mes souffrances. Quels temps croiriez-vous, monsieur, que je me rappelle le plus {p. 327}souvent et le plus volontiers dans mes rêves ? Ce ne sont point les plaisirs de ma jeunesse ; ils furent trop rares, trop mêlés d’amertume, et sont déjà trop loin de moi. Ce sont ceux de ma retraite, ce sont mes promenades solitaires1 : ce sont ces jours rapides, mais délicieux, que j’ai passés tout entiers avec moi seul, avec ma bonne et simple gouvernante, avec mon chien bien-aimé, ma vieille chatte, avec les oiseaux de la campagne et les biches de la forêt, avec la nature entière et son inconcevable auteur. En me levant avant le soleil pour aller voir, contempler son lever dans mon jardin, quand je voyais commencer une belle journée, mon premier souhait était que ni lettres, ni visites n’en vinssent troubler le charme. Après avoir donné la matinée à divers soins que je remplissais tous avec plaisir, parce que je pouvais les remettre à un autre temps, je me hâtais de dîner pour échapper aux importuns, et me ménager un plus long {p. 328}après-midi. Avant une heure, même les jours les plus ardents, je partais par le grand soleil avec le fidèle Achate1, pressant le pas, dans la crainte que quelqu’un ne vînt s’emparer de moi avant que j’eusse pu m’esquiver ; mais quand une fois j’avais pu doubler un certain coin, avec quel battement de cœur, avec quel pétillement de joie je commençais à respirer en me sentant2sauvé, en me disant : Me voilà maître de moi pour le reste de ce jour ! J’allais alors d’un pas plus tranquille chercher quelque lieu sauvage dans la forêt, quelque lieu désert où rien, en me montrant la main des hommes, n’annonçât la servitude et la domination3, quelque asile où je puisse croire avoir pénétré le premier, et où nul tiers importun ne vînt s’interposer entre la nature et moi. C’était là qu’elle semblait déployer à mes yeux une magnificence toujours nouvelle. L’or des genêts et la pourpre des bruyères4 frappaient mes yeux d’un luxe qui touchait mon cœur ; la majesté des arbres qui me couvraient de leur ombre, la délicatesse des arbustes qui m’environnaient, l’étonnante variété des herbes et des fleurs que je foulais sous mes pieds, tenaient mon esprit dans une alternative continuelle d’observation et d’admiration : le concours de tant d’objets intéressants qui se disputaient mon attention, m’attirant sans cesse de l’un à l’autre, favorisait mon humeur rêveuse et paresseuse, et me faisait souvent redire en moi-même : « Non, Salomon dans toute sa gloire ne fut jamais vêtu comme l’un d’eux5. »
Mon imagination ne laissait pas longtemps déserte la terre ainsi parée. Je la peuplais bientôt d’êtres selon mon cœur, et chassant bien loin l’opinion, les préjugés, toutes les passions factices, je transportais dans les asiles de la nature des hommes dignes de les habiter6. Je m’en formais une société charmante dont je ne me sentais pas indigne ; je me faisais un siècle d’or à ma fantaisie, et, remplissant {p. 329}ces beaux jours de toutes les scènes de ma vie qui m’avaient laissé de doux souvenirs, et de toutes celles que mon cœur pouvait désirer encore, je m’attendrissais jusqu’aux larmes sur les vrais plaisirs de l’humanité, plaisirs si délicieux, si purs, et qui sont désormais si loin des hommes. Oh ! si dans ces moments quelque idée de Paris, de mon siècle et de ma petite gloriole d’auteur, venait troubler mes rêveries, avec quel dédain je la chassais à l’instant, pour me livrer sans distraction aux sentiments exquis dont mon âme était pleine ! Cependant, au milieu de tout cela, je l’avoue, le néant de mes chimères venait quelquefois la contrister tout à coup. Quand tous mes rêves se seraient tournés en réalités, ils ne m’auraient pas suffi ; j’aurais imaginé, rêvé, désiré encore. Je trouvais en moi un vide inexplicable que rien n’aurait pu remplir, un certain élancement de cœur vers une autre sorte de jouissance, dont je n’avais pas d’idée, et dont pourtant je sentais le besoin. Eh bien ! monsieur, cela même était une jouissance, puisque j’en étais pénétré d’un sentiment très-vif et d’une tristesse attirante que je n’aurais pas voulu ne pas avoir1.
Bientôt de la surface de la terre j’élevais mes idées à tous les êtres de la nature, au système universel des choses, à l’être incompréhensible qui embrasse tout. Alors l’esprit perdu dans cette immensité, je ne pensais pas, je ne raisonnais pas, je ne philosophais pas : je me sentais, avec une sorte de volupté, accablé du poids de cet univers ; je me livrais avec ravissement à la confusion de ces grandes idées, j’aimais à me perdre en imagination dans l’espace, mon cœur, resserré dans les bornes des êtres, s’y trouvait trop à l’étroit ; j’étouffais dans l’univers ; j’aurais voulu m’élancer dans l’infini. Je crois que si j’eusse dévoilé tous les mystères de la nature, je me serais senti dans une situation moins délicieuse que cette étourdissante extase à laquelle mon esprit se livrait sans retenue, et qui, dans l’agitation de mes transports me faisait écrier quelquefois : « O grand Être ! ô grand Être ! » sans pouvoir dire ni penser rien de plus2. »
Ainsi s’écoulaient dans un délire continuel les journées les plus charmantes que jamais créature humaine ait {p. 330}passées ; et quand le coucher du soleil me faisait songer à la retraite, étonné de la rapidité du temps, je croyais n’avoir pas assez mis à profit ma journée, je pensais en pouvoir jouir davantage encore, et, pour réparer le temps perdu, je me disais : « Je reviendrai demain. »
Je revenais à petits pas, la tête un peu fatiguée, mais le cœur content ; je me reposais agréablement au retour, en me livrant à l’impression des objets, mais sans penser, sans imaginer, sans rien faire autre chose que sentir le calme et le bonheur de ma situation. Je trouvais mon couvert mis sur ma terrasse. Je soupais de grand appétit ; dans mon petit domestique, nulle image de servitude et de dépendance ne troublait la bienveillance qui nous unissait tous1. Mon chien lui-même était mon ami, non mon esclave ; nous avions toujours la même volonté, mais jamais il ne m’a obéi. Ma gaieté durant toute la soirée témoignait que j’avais vécu seul tout le jour ; j’étais bien différent quand j’avais vu de la compagnie, j’étais rarement content des autres, et jamais de moi. Le soir, j’étais grondeur et taciturne : cette remarque est de ma gouvernante, et, depuis qu’elle me l’a dite, je l’ai toujours trouvée juste en m’observant. Enfin, après avoir fait encore quelques tours dans mon jardin, ou chanté quelque air sur mon épinette, je trouvais dans mon lit un repos de corps et d’âme cent fois plus doux que le sommeil même.
Ce sont là les jours qui ont fait le vrai bonheur de ma vie ; bonheur sans amertume, sans ennuis, sans regrets, et auquel j’aurais borné volontiers tout celui de mon existence. Oui, monsieur, que de pareils jours remplissent pour moi l’éternité ; je n’en demande point d’autres, et n’imagine pas que je sois beaucoup moins heureux dans ces ravissantes contemplations que les intelligences célestes. Mais un corps qui souffre ôte à l’esprit sa liberté ; désormais je ne suis plus seul, j’ai un hôte qui m’importune ; il faut m’en délivrer pour être à moi, et l’essai que j’ai fait de ces douces jouissances ne sert plus qu’à me faire attendre avec moins d’effroi le moment de les goûter sans distraction2.
Sur lui-même
À M. le président de Malesherbes §
J’aurais moins tardé, monsieur, à vous remercier de la dernière lettre dont vous m’avez honoré, si j’avais mesuré ma diligence à répondre sur le plaisir qu’elle m’a fait. Les motifs auxquels vous attribuez les partis qu’on m’a vu prendre, depuis que je porte une espèce de nom dans le monde, me font peut-être plus d’honneur que je n’en mérite ; mais ils sont certainement plus près de la vérité que ceux que me prêtent ces hommes de lettres qui, donnant tout à la réputation, jugent de mes sentiments par les leurs. J’ai un cœur trop sensible à d’autres attachements pour l’être si fort à l’opinion publique ; j’aime trop mon plaisir et mon indépendance pour être esclave de la vanité au point qu’ils le supposent. Il n’est point du tout croyable qu’un homme qui se sent quelque talent, et qui tarde jusqu’à quarante ans à le faire connaître, soit assez fou pour aller s’ennuyer le reste de ses jours dans un désert, uniquement afin d’acquérir la réputation d’un misanthrope.
Mais, monsieur, quoique je haïsse souverainement l’injustice et la méchanceté, cette passion n’est pas assez dominante pour me déterminer seule à fuir la société des {p. 332}hommes. Je suis né avec un amour naturel pour la solitude, qui n’a fait qu’augmenter à mesure que j’ai mieux connu le monde. Je trouve mieux mon compte avec les êtres chimériques que je rassemble autour de moi, qu’avec ceux que je vois ; et la société dont mon imagination fait les frais dans ma retraite achève de me dégoûter de toutes celles que j’ai quittées. Vous me supposez malheureux et consumé de mélancolie. O monsieur, combien vous vous trompez ! C’est à Paris que je l’étais, c’est à Paris qu’une bile noire rongeait mon cœur ; et cette bile ne se fait que trop sentir dans tous les écrits que j’ai publiés jusqu’à ce jour. Mais, monsieur, comparez ces pages avec celles qui datent de ma solitude : ou je suis trompé, ou vous sentirez dans ces dernières une certaine sérénité d’âme qui ne se joue point, et d’après laquelle on peut juger avec une entière assurance l’état intérieur de l’auteur. L’extrême agitation que je viens d’éprouver vous a pu faire porter un jugement contraire ; mais il est facile de voir que cette agitation a son principe dans une imagination déréglée, prête à s’effaroucher sur tout, et à porter tout à l’extrême. Des succès continus m’ont rendu sensible à la gloire ; et il n’y a point d’homme, ayant quelque hauteur d’âme et quelque vertu, qui pût penser, sans le plus mortel désespoir, qu’après sa mort on substituerait sous son nom, à un ouvrage utile, un ouvrage pernicieux, capable de déshonorer sa mémoire.
Longtemps je me suis abusé moi-même sur la cause de cet invincible dégoût1 {p. 333}commerce des hommes ; je l’attribuais au chagrin de n’avoir pas l’esprit assez présent pour montrer dans la conversation le peu que j’en ai, et, par contre-coup, à celui de ne pas occuper dans le monde la place que j’y croyais mériter. Mais quand, après avoir barbouillé du papier, j’étais bien sûr, même en disant des sottises, de n’être pas pris pour un sot ; quand je me suis vu recherché de tout le monde, et honoré de beaucoup plus de considération que ma plus ridicule vanité n’en eût osé prétendre ; et quand, malgré cela, j’ai senti ce même dégoût plus augmenté que diminué, j’ai conclu qu’il venait d’une autre cause, et que ces espèces de jouissances n’étaient point celles qu’il me fallait.
Quelle est donc enfin cette cause ? Elle n’est autre que cet indomptable esprit de liberté que rien n’a pu vaincre, et devant lequel les honneurs, la fortune, et la réputation même, ne me sont rien. Il est certain que cet amour de l’indépendance me vient moins d’orgueil que de paresse1 ; mais cette paresse est incroyable : tout l’effarouche ; les moindres devoirs de la vie civile lui sont insupportables ; un mot à dire, une lettre à écrire, une visite à faire, dès qu’il le faut, sont pour moi des supplices. Voilà pourquoi, bien que le commerce ordinaire des hommes me soit odieux, l’intime amitié m’est si chère : c’est qu’il n’y a plus de devoir pour elle ; on suit son cœur, et tout est fait. Voilà encore pourquoi j’ai toujours tant redouté les bienfaits ; car tout bienfait exige reconnaissance, et je me sens le cœur ingrat, par cela seul que la reconnaissance est un devoir. En un mot, l’espèce de bonheur qu’il me faut n’est pas tant de faire ce que je veux, que de ne pas faire ce que {p. 334}je ne veux pas. La vie active n’a rien qui me tente ; je consentirais cent fois plutôt à ne jamais rien faire qu’à faire quelque chose malgré moi ; et j’ai cent fois pensé que je n’aurais pas vécu trop malheureux à la Bastille, n’y étant tenu à rien du tout qu’à rester là.
J’ai cependant fait dans ma jeunesse quelques efforts pour parvenir. Mais ces efforts n’ont jamais eu pour but que la retraite et le repos dans ma vieillesse ; et comme ils n’ont été que par secousse, comme ceux d’un paresseux, ils n’ont jamais eu le moindre succès. Quand les maux sont venus, ils m’ont fourni un beau prétexte pour me livrer à ma passion dominante. Trouvant que c’était une folie de me tourmenter pour un âge auquel je ne parviendrais pas, j’ai tout planté là, et je me suis dépêché de jouir. Voilà, monsieur, je vous le jure, la véritable cause de cette retraite, à laquelle nos gens de lettres ont été chercher des motifs d’ostentation, qui supposent une constance, ou plutôt une obstination à tenir à ce qui me coûte, directement contraire à mon caractère naturel.
Vous me direz, monsieur, que cette indolence supposée s’accorde mal avec les écrits que j’ai composés depuis dix ans, et avec ce désir de gloire qui a dû m’exciter à les publier. Voilà une objection à résoudre, qui m’oblige à prolonger ma lettre, et qui, par conséquent, me force à la finir. J’y reviendrai, monsieur, si mon ton familier ne vous déplaît pas ; car, dans l’épanchement de mon cœur, je n’en saurais prendre un autre : je me peindrai sans fard et sans modestie, je me montrerai à vous tel que je me vois et tel que je suis ; car, passant ma vie avec moi, je dois me connaître, et je vois, par la manière dont ceux qui pensent me pénétrer interprètent mes actions et ma conduite, qu’ils n’y entendent rien. Personne au monde ne me connaît que moi seul. Vous en jugerez quand j’aurai tout dit.
Ne me renvoyez point mes lettres, monsieur, je vous supplie ; brûlez-les, parce qu’elles ne valent pas la peine d’être gardées, mais non pas par égard pour moi. Ne songez pas non plus, de grâce, à retirer celles qui sont entre les mains de Duchesne. S’il fallait effacer dans le monde les traces de toutes mes folies, il y aurait trop de lettres à retirer, et je ne remuerais pas le bout du doigt pour cela. À charge et à décharge, je ne crains point d’être vu tel que je suis. Je connais mes grands défauts, et je sens vivement tous mes vices. Avec tout cela, je mourrai plein d’espoir dans {p. 335}le Dieu suprême, et très-persuadé que, de tous les hommes que j’ai connus en ma vie, aucun ne fut meilleur que moi1.
Vauvenargues
1715-1747 §
[Notice] §
Voué par sa naissance au métier des armes, mais trahi par une santé débile, le marquis de Vauvenargues se retira du service après la retraite de Prague. Il tenta, mais en vain, d’entrer dans la diplomatie. Atteint de la petite vérole, cloué sur son lit par la souffrance, presque aveugle, il demanda aux lettres des ressources, une consolation, et l’emploi d’une activité qui visait encore à la gloire. Ses écrits portent les titres de Maximes, Caractères, Méditations, Introduction à la connaissance de l’esprit humain.
S’il n’a pas le trait acéré de La Rochefoucauld, la profondeur de Pascal, la vérité
spirituelle et savante de La Bruyère, il nous touche par l’accent ému d’une âme fière,
indépendante et haute dans une destinée trop étroite pour son essor. Malade et mourant, ce
gentilhomme pauvre et soucieux de sa dignité eut de la tenue et de la sérénité dans la
souffrance. Stoïcien tendre, il justifia par son exemple ce mot excellent qui est de lui :
« Les grandes pensées viennent du cœur. »
Philosophe religieux par sentiment,
il se conserva pur de toute contagion dans un siècle où la licence des mœurs atteignait les
idées. Moraliste optimiste, il apprit en s’étudiant lui-même à aimer, à respecter ses
semblables. Trop indulgent pour nos passions, il les regarda comme des forces qu’on peut
tourner à la vertu, et crut trop à la bonté originelle de notre nature ; mais ne lui
reprochons pas l’idée généreuse de concilier cette grandeur et cette misère qui avaient
effrayé l’imagination de Pascal.
Voltaire admira cette rare intelligence ; elle lui offrait l’exemple d’un talent candide et sincère qui participe à la beauté morale d’un caractère et d’une conviction. Son style, volontiers périodique et oratoire a de la chaleur et du souffle. Sa gloire ressemble à une amitié sympathique pour sa douce mémoire1.
Vauvenargues parle des livres anciens qui l’ont passionné 1 §
Les Vies de Plutarque2 sont une lecture touchante ; j’en étais fou dans mon enfance ; le génie et la vertu ne sont nulle part mieux peints ; l’on y peut prendre une teinture de l’histoire de la Grèce et même de celle de Rome3. L’on ne mesure bien, d’ailleurs, la force et l’étendue de l’esprit et du cœur humains que dans ces siècles fortunés ; la liberté découvre, jusque dans l’excès du crime, la vraie grandeur de notre âme ; là, brille en pleine lumière la force de la nature ; là, paraît la vertu sans bornes, le plaisir sans infamie, l’esprit sans affectation, la hauteur sans vanité, le vice sans bassesse et sans déguisement. Pour moi, je pleurais de joie, lorsque je lisais ces pages ; je ne passais point de nuit sans parler à Alcibiade, Agésilas et autres ; j’allais dans la place de Rome, pour haranguer avec les Gracques, et pour défendre Caton, quand on lui jetait des pierres4. Vous souvenez-vous que César prétendant faire passer une loi trop avantageuse au peuple, le même Caton voulut l’empêcher de la proposer, et lui mit la main sur la bouche, pour étouffer sa parole ? Ces manières d’agir, si contraires à nos mœurs, faisaient grande impression sur moi. {p. 338}Il me tomba, en même temps, un Sénèque dans les mains, je ne sais par quel hasard ; puis, des lettres de Brutus à Cicéron, dans le temps qu’il était en Grèce, après la mort de César : elles sont si remplies de hauteur, d’élévation, de passion et de courage, qu’il m’était bien impossible de les lire de sang-froid1 ; je mêlais ces trois lectures, et j’en étais si ému, que je ne contenais plus ce qu’elles mettaient en moi ; j’étouffais, je quittais mes livres, et je sortais comme un homme en fureur, pour faire plusieurs fois le tour d’une assez longue terrasse2, en courant de toute ma force, jusqu’à ce que la lassitude mît fin à la convulsion.
C’est là ce qui m’a donné cet air de philosophie, qu’on dit que je conserve encore ; car je devins stoïcien de la meilleure foi du monde, mais stoïcien à lier ; j’aurais voulu qu’il m’arrivât quelque infortune remarquable, pour déchirer mes entrailles, comme ce fou de Caton qui fut si fidèle à sa secte3. Je fus deux ans comme cela, et puis je dis à mon tour, comme Brutus : O vertu, tu n’es qu’un fantôme ! Cependant, cet aimable stoïcien, que sa constante vertu, son génie, son humanité, son inflexible courage me rendaient infiniment cher, m’a fait verser bien des larmes sur la faiblesse de sa mort : c’est une extrême pitié de voir tant de vertu, tant de force et de grandeur d’âme vaincues, en un moment, par le plus léger revers au milieu de tant de ressources, et de tant de faveurs de la fortune ! Mais n’est-ce pas une folie que de vous conter tout cela, et de prendre ce ton lugubre ? Vous allez croire sûrement que je veux que votre frère devienne un stoïcien, et qu’il se tue comme Caton, ou qu’il lise notre Sénèque ! Ah ! n’appréhendez pas cela ; je ris actuellement de mes vieilles folies, et même des folies présentes. Je voudrais bien que {p. 339}cette lettre fût assez ridicule pour vous faire rire vous-même ; mais je crains qu’elle n’ait que ce qui est nécessaire pour vous ennuyer un quart d’heure, car il faut bien cela pour la lire. Ce sont vos louanges qui me gâtent ; il est juste que vous en souffriez ; d’ailleurs, j’aime beaucoup mieux vous écrire rarement, que retenir ma plume, lorsqu’elle est en train d’aller ; cela est plus conforme à ma paresse, et plus commode aussi pour vous.
Ménalque, ou l’esprit moyen §
Ménalque était toujours heureux dans ses entreprises, parce qu’elles étaient toujours proportionnées à ses moyens.
Il faisait peu de mal, parce qu’il faisait peu de bien ; il commettait peu de fautes, parce qu’il n’avait pas cette chaleur de sentiment et cette hardiesse d’esprit qui poussent à tenter de grandes choses. Il avait l’esprit sûr et judicieux dans sa sphère, mais sans finesse et sans profondeur ; le goût des détails, une assez longue expérience des choses du monde, la mémoire prompte, fidèle, et un coup d’œil assez vif, mais au delà duquel il ne voyait plus. Accoutumé à la clarté de ses propres idées, il devinait avec peine ce qui était fin et enveloppé, et l’on était étonné qu’un homme qui concevait et qui s’exprimait si nettement ne pût guère aller plus loin que sa première idée et sa première vue. Incapable de se passionner dans les affaires, il conservait toujours une humeur libre, qui se prêtait, sans effort, aux différents devoirs de son ministère ; il avait toujours la possession de son esprit et de son jugement ; la modération et l’égalité de son caractère le rendaient constant dans ses résolutions. Il changeait sans peine d’application et de travail ; il paraissait né pour remplir avec distinction les emplois subalternes, qui renferment beaucoup de minuties. Il n’imaginait point et n’inventait point ; il allait aux routes battues, et se laissait porter sans résistance au cours capricieux des événements ; mais il suivait avec célérité le fil des choses, et exécutait avec prudence tout ce qui ne demandait qu’un sens droit et une habitude ordinaire des affaires. Sa pénétration et son goût, joints au bonheur de sa mémoire, se portaient avec une indifférente {p. 340}facilité sur toutes choses ; mais il n’avait point cette véritable étendue de génie qui, saisissant les objets avec leurs rapports, les embrasse tout entiers et réunis ; et c’est ainsi qu’il avait des connaissances presque universelles, sans qu’on pût dire qu’il eût l’esprit vaste, contrariété assez ordinaire. Mais il rachetait ces défauts par les qualités qui donnent le succès ; il était enjoué, plaisant, laborieux, d’une conversation légère et agréable, d’une repartie vive, quoiqu’il parlât sans feu et sans énergie ; enfin, à cette sagesse spécieuse qui plaît aux esprits modérés, il joignait les agréments variés qui usurpent si souvent la place des talents solides, et leur enlèvent la faveur du monde et les récompenses des princes1.
Clazomène ou la vertu malheureuse §
Clazomène a eu l’expérience de toutes les misères de l’humanité. Les maladies l’ont assiégé dès son enfance, et l’ont sevré, dans son printemps, de tous les plaisirs de la jeunesse. Né pour des chagrins plus secrets, il a eu de la hauteur et de l’ambition dans la pauvreté. Il s’est vu dans ses disgrâces méconnu de ceux qu’il aimait. L’injure a flétri son courage, et il a été offensé de ceux dont il ne pouvait prendre de vengeance. Ses talents, son travail continuel, son application à bien faire, n’ont pu fléchir la dureté de {p. 341}sa fortune. Sa sagesse n’a pu le garantir de faire des fautes irréparables. Il a souffert le mal qu’il ne méritait pas, et celui que son imprudence lui attira. Lorsque la fortune1 a paru se lasser de le poursuivre, la mort s’est offerte à sa vue. Ses yeux se sont fermés à la fleur de son âge ; et, quand l’espérance trop lente commençait à flatter sa peine, il a eu la douleur insupportable de ne pas laisser assez de bien pour payer ses dettes, il n’a pu sauver sa vertu de cette tache. Si l’on cherche quelque raison d’une destinée si cruelle, on aura, je crois, de la peine à en trouver. Faut-il demander la raison pourquoi des joueurs très-habiles se ruinent au jeu, pendant que d’autres hommes y font leur fortune ? ou pourquoi l’on voit des années qui n’ont ni printemps ni automne, où les fruits de l’année sèchent dans leur fleur2 ? Toutefois, qu’on ne pense pas que Clazomène eût voulu changer sa misère pour la prospérité des hommes faibles. La fortune peut se jouer de la sagesse des gens vertueux ; mais il ne lui appartient pas de faire fléchir leur courage3.
Vauvenargues sollicitant un poste diplomatique
À Louis XV §
Pénétré de servir, depuis neuf ans, sans espérance, dans les emplois subalternes de la guerre, avec une faible santé, je me mets aux pieds de Votre Majesté, et la supplie très-humblement de me faire passer du service des armées, où j’ai le malheur d’être inutile, à celui des affaires étrangères, où mon application peut me rendre plus propre. Je n’oserais dire à Votre Majesté ce qui m’inspire la hardiesse de lui demander cette grâce ; mais peut-être est-il difficile qu’une confiance si extraordinaire se trouve dans un homme tel que moi, sans quelque mérite qui la justifie1.
Il n’est pas besoin de rappeler à Votre Majesté quels hommes ont été employés, dans tous les temps, et dans les affaires les plus difficiles, avec le plus de bonheur : Votre Majesté sait que ce sont ceux-là mêmes qu’il semble que la fortune en eût le plus éloignés. Et qui doit, en effet, servir Votre Majesté avec plus de zèle qu’un gentilhomme qui, n’étant pas né à la cour, n’a rien à espérer que de son maître et de ses services ? Je crois sentir, Sire, en moi-même, que je suis appelé à cet honneur, par quelque chose de plus invincible et plus noble que l’ambition.
M. le duc de Biron, sous qui j’ai l’honneur de servir, pourra faire connaître ma naissance et ma conduite à Votre Majesté, lorsqu’elle le lui ordonnera ; et j’espère qu’elle ne trouvera rien, dans l’une ni dans l’autre, qui puisse me fermer l’entrée de ses grâces2.
Je suis avec un très-profond respect, etc.
L’homme d’épée condamné au repos §
J’ai besoin de votre amitié, mon cher Saint-Vincent : toute la Provence est armée1, et je suis ici bien tranquille au coin de mon feu ; le mauvais état de mes yeux et de ma santé ne me justifie point assez, et je devrais être où sont tous les gentilshommes de la province. Mandez-moi donc, je vous prie, immédiatement, s’il reste encore de l’emploi dans nos troupes nouvellement levées, et si je serais sûr d’être employé en me rendant en Provence. Si je m’étais trouvé à Aix lorsque le Parlement a fait son régiment, j’aurais peut-être eu la témérité de le demander. Je sais combien il y a de gentilshommes en Provence, qui, par leur naissance et par leur mérite, sont beaucoup plus dignes que moi d’obtenir cet honneur ; mais vous, mon cher Saint-Vincent, Monclar, le marquis de Vance, vous m’auriez peut-être aidé de votre recommandation, et cela m’aurait tenu lieu de toutes les qualités qui me manquent. Je ne vous dis pas à quel point j’aurais été flatté d’être compté parmi ceux qui serviront la province dans ces circonstances ; je crois que vous ne doutez pas de mes sentiments. Je vous remets, mon cher ami, la disposition de tout ce qui me regarde : offrez mes services, pour quelque emploi que ce soit, si vous le jugez convenable, et n’attendez point ma réponse pour agir ; je me tiendrai heureux et honoré de tout ce que vous ferez pour moi et en mon nom. Je n’ai pas besoin de vous en dire davantage ; vous connaissez ma tendre amitié pour vous, et je crois pouvoir toujours compter sur la vôtre2.
Beaumarchais
1732-1799 §
[Notice] §
Fils d’un horloger, mécanicien habile, maître de musique auprès des filles de Louis XV, spéculateur audacieux qui se jette dans le tourbillon de l’agiotage et gagne des millions, en fournissant des armes à la jeune Amérique, Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais eut une existence aussi compliquée que l’intrigue de son Figaro.
Plaideur par nécessité dans un procès contre les héritiers de Paris Duverney, il y trouve prétexte à jouer un rôle retentissant : cette mince affaire de quelques louis devient par son adresse une question de liberté publique et d’intérêt général. Par des pamphlets tantôt sérieux jusqu’à l’éloquence, tantôt plaisants jusqu’à la bouffonnerie, il livre le parlement Meaupou à la risée de l’Europe, immole la justice tout en paraissant n’attaquer que ses indignes ennemis, et s’érige en avocat du droit commun. Ses mémoires, qui passionnent l’opinion, sont les Provinciales du dix-huitième siècle.
Sa célébrité bruyante grandit encore par le succès de deux pièces étincelantes de verve, de vivacité, de malice et souvent de bon sens. Le Barbier de Séville (1775) et surtout le Mariage de Figaro (1784) sont l’image peu flattée d’une société qui court gaiement à une révolution où elle périra corps et biens. Figaro est un manifeste vivant lancé contre les abus petits et gros de l’ancien régime. Il répond aux bons et mauvais instincts qui inspirent les frondeurs de tous les temps. Un valet de comédie, un aventurier devint un tribun qui proclama les droits ou les prétentions du tiers état. L’aristocratie frivole qui applaudit ces satires battait des mains à sa propre ruine.
Il conduit l’intrigue la plus embarrassée avec la dextérité qu’il déployait dans la pratique des affaires. Comme Corneille, Beaumarchais est l’auteur dramatique qui a mis le plus d’invention dans ses plans. Talent souple et fertile qui suffit à tout avec de l’esprit, il mêla au sel gaulois du vieux temps les goûts de son siècle, l’à-propos et l’art d’exciter les passions en les amusant ; il est le plus remuant des Parisiens, le Gil Blas de l’époque encyclopédique. Son style abonde en mots piquants : sa prose acérée se retient comme des vers. Nul n’a mis en circulation plus d’épigrammes devenues proverbes. On peut lui appliquer ce trait : « qui dit auteur, dit oseur. »
Exorde de son quatrième mémoire 1 §
Si l’être bienfaisant qui veille à tout m’eût un jour honoré de sa présence et m’eût dit : « Je suis Celui par qui tout est ; sans moi tu n’existerais point ; je te douai d’un corps sain et robuste ; j’y plaçai l’âme la plus active ; tu sais avec quelle profusion je versai la sensibilité dans ton cœur et la gaieté sur ton caractère ; mais tu serais trop heureux si quelques chagrins ne balançaient pas cet état fortuné : aussi tu vas être accablé sous des calamités sans nombre ; déchiré par mille ennemis ; privé de ta liberté, de tes biens ; accusé de rapines, de faux, d’imposture, de corruption, de calomnie ; gémissant sous l’opprobre d’un procès criminel ; garrotté dans les liens d’un décret ; attaqué sur tous les points de ton existence par les plus absurdes on dit ; et ballotté longtemps au scrutin de l’opinion publique, pour décider si tu n’es que le plus vil des hommes ou seulement un honnête citoyen », je me serais prosterné, et j’aurais répondu : « Être des êtres, je te dois tout, le bonheur d’exister, de penser et de sentir ; je crois que tu nous as donné les biens et les maux en mesure égale ; je crois que ta justice a tout sagement compensé pour nous, et que la variété des peines et des plaisirs, des craintes et des espérances, est le vent frais qui met le navire en branle et le fait avancer gaiement dans sa route.
« S’il est écrit que je dois être exercé par toutes les traverses que ta rigueur m’annonce, tu ne veux pas apparemment que je succombe à ces chagrins ; donne-moi la force de les repousser, d’en soutenir l’excès par des compensations ; {p. 346}et, malgré tant de maux, je ne cesserai de chanter tes louanges.
« Si mes malheurs doivent commencer par l’attaque imprévue d’un légataire avide sur une créance légitime, sur un acte appuyé de l’estime réciproque et de l’équité des deux contractants, accordez-moi pour adversaire un homme avare, injuste, et reconnu pour tel ; de sorte que les honnêtes gens puissent s’indigner que celui qui, sans droit naturel, vient d’hériter de quinze cent mille francs, m’intente un horrible procès, et veuille me dépouiller de cinquante mille écus, pour éviter de me payer quinze mille francs au nom et sur la foi de l’engagement de son bienfaiteur.
« Fais qu’aveuglé par la haine, il s’égare assez pour me supposer tous les crimes ; et que, m’accusant faussement, au tribunal du public, d’avoir osé compromettre les noms les plus sacrés, il sorte enfin couvert de honte, quand la nécessité de me justifier m’arrachera au silence le plus respectueux.
« Fais qu’il soit assez maladroit pour prouver sa liaison secrète avec mes ennemis en écrivant contre moi dans Paris des lettres de Grenoble à celui qui l’aura aidé à me dépouiller de mes biens ; de façon que je n’aie qu’à poser les faits dans leur ordre naturel, pour être vengé de ce riche légataire par lui-même.
« S’il est écrit qu’au milieu de cet orage je doive être outragé dans ma personne, emprisonné pour une querelle particulière ; s’il est écrit que l’usurpateur de mon bien profite de ma détention pour faire juger notre procès au parlement, et si je suis destiné de toute éternité à tomber à cette époque entre les mains d’un rapporteur inabordable, j’oserais désirer qu’il me fût interdit de sortir de prison pour solliciter ce rapporteur, sans être suivi d’un homme public et assermenté, dont le témoignage pût servir un jour à me sauver des misérables embûches de mes ennemis.
« Si, pour les suites de ce procès, je dois être dénoncé au parlement comme ayant voulu corrompre un juge incorruptible, et calomnier un homme incalomniable, suprême Providence, ton serviteur est prosterné devant toi : je me soumets ; fais que mon dénonciateur soit un homme de peu de cervelle ; qu’il soit faux et faussaire ; et puisque ce procès criminel doit être de toute iniquité comme le procès civil qui y a donné lieu, fais, ô mon maître ! que celui {p. 347}qui veut me perdre se trompe sur moi, me croie un homme sans force, et s’abuse dans ses moyens !…
« Si mon dénonciateur suborne un témoin, que ce soit un homme simple et droit, que l’horreur des cachots n’empêche pas de revenir à la vérité, dont on l’aura un moment écarté. »
Telle eût été ma prière ardente ; et si ces vœux avaient été exaucés, encouragé par tant de condescendance, j’aurais ajouté : « Suprême bonté, s’il est encore écrit que quelque intrus doive s’immiscer dans cette horrible affaire et prétendre à l’honneur de l’arranger, en sacrifiant un innocent et me jetant moi-même dans des embarras inextricables, je désirerais que cet homme fût un esprit gauche et lourd ; que sa méchanceté maladroite l’eût depuis longtemps chargé de deux choses incompatibles jusqu’à lui, la haine et le mépris public. Je demanderais surtout qu’infidèle à ses amis, ingrat envers ses protecteurs, odieux aux auteurs dans ses censures, nauséabond aux lecteurs dans ses écritures, terrible aux emprunteurs dans ses usures, colportant les livres défendus, espionnant les gens qui l’admettent, écorchant les étrangers dont il fait les affaires, désolant, pour s’enrichir, les malheureux libraires, il fût tel enfin dans l’opinion des hommes, qu’il suffît d’être accusé par lui pour être présumé honnête, d’être son protégé, pour devenir à bon droit suspect : donne-moi Marin1
« Que si cet intrus doit former le projet d’affaiblir un jour ma cause en subornant un témoin dans cette affaire, j’oserais demander que cet autre argousin fût un cerveau fumeux, un capitan sans caractère, girouette tournant à tous les vents de la cupidité, pauvre hère qui, voulant jouer dix rôles à la fois, dénué de sens pour en soutenir un seul, allât, dans la nuit d’une intrigue obscure, se brûler à toutes les chandelles, en croyant s’approcher du soleil ; et qui, livré sur l’escarpolette de l’intérêt à un balancement perpétuel, en eût la tête et le cœur étourdis au point de ne savoir ce qu’il affirme, ni ce qu’il a dessein de nier : donne-moi Bertrand.
« Et si quelque auteur infortuné doit servir un jour de conseiller à cette belle ambassade, j’oserais supplier ta divine Providence de permettre qu’il y remplît un rôle si pitoyable, {p. 348}que, bouffi de colère et tout rouge de honte, il fût réduit à se faire à lui-même tous les reproches que la pitié me ferait supprimer. Heureux encore quand une expérience de soixante-quatre ans et demi ne lui aurait pas appris à parler, que cet événement lui apprît au moins à se taire ! donne-moi Baculard1.
« Que si, pour achever d’exercer ma patience et me mieux tourmenter, quelque magistrat d’un beau nom doit se déclarer le protecteur, le conseil et le soutien de mon ennemi, j’oserais demander qu’il fût choisi entre mille d’un caractère léger, et tel que ses imputations n’obtinssent pas plus créance contre moi que ses outrages publics ne doivent m’ébranler ni me nuire. Je sais que mon désir est difficile à satisfaire, mais rien n’est impossible à ta puissance2. »
Enfin, si dans la foule des maux prêts à m’accabler, si dans la nécessité d’un procès aussi bizarre, cet Être bienfaisant m’eût laissé le choix du tribunal, je l’aurais supplié qu’il fût tel que, tout près encore de la naissance de ses augustes fonctions, il pût sentir que l’expulsion d’un membre vicié l’honorait plus aux yeux de la nation que cent jugements particuliers, où les murmures des malheureux balancent toujours l’éloge que les heureux sont tentés de donner. Je l’aurais demandé ainsi, parce que j’aurais cru n’être point exposé à voir sortir de ce tribunal un jugement équivoque, sous les yeux d’un peuple éclairé, plein de sagacité, d’esprit et de feu, et qui, toujours plus prompt à blâmer qu’à prodiguer la louange, rendrait chaque magistrat attentif et sévère sur sa façon de prononcer.
Eh bien ! dans mon malheur, tout ce que j’aurais ardemment désiré, ne l’ai-je pas obtenu ? L’acharnement de mes ennemis les a rendus peu redoutables ; leur nombre les a livrés au défaut de liaison si nécessaire en tout projet ; la haine les a conduits à l’aveuglement ; chacun de leurs efforts pour m’arrêter n’a fait qu’accélérer ma marche et hâter ma justification.
{p. 349}Combien de fois m’étais-je dit, pendant ces temps de trouble : je n’aurai pas la faiblesse de me faire un besoin de l’estime universelle, car je n’ai pas non plus l’orgueil de croire la mienne utile à tout le monde. Avouons-le de bonne foi, force n’est pas bonheur : il faut une vertu plus qu’humaine pour être heureux étant mésestimé ; mais je n’en ai que mieux goûté depuis combien l’estime publique est douce à recueillir. Aujourd’hui je sens toute la fermeté de mon cœur s’amollir, se fondre de reconnaissance et de plaisir au plus léger éloge que j’entends faire de mon courage ou de mon honnêteté.
Si j’ajoute à cela les offres multipliées de secours et de services d’une foule d’honnêtes gens, et les consolations particulières de l’amitié, vous conviendrez que l’exemple vivant d’une heureuse compensation du mal par le bien est ici joint aux enseignements de la douce philosophie.
Plaintes de Figaro §
Parce que vous êtes un grand seigneur, monsieur le comte, vous vous croyez un grand génie ! Noblesse, fortune, un rang, des places, tout cela rend si fier ! Qu’avez-vous fait pour tant de biens ? Vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus ; du reste, homme assez ordinaire ; tandis que moi, morbleu1 ! perdu dans la foule obscure, il m’a fallu déployer plus de science et de calculs pour subsister seulement, qu’on n’en amis depuis cent ans pour gouverner toutes les Espagnes.
Est-il rien de plus bizarre que ma destinée ? Fils de je ne sais qui, volé par des bandits, élevé dans leurs mœurs, je m’en dégoûte, je veux courir une carrière honnête ; et {p. 350}partout je suis repoussé ! J’apprends la chimie, la pharmacie, la chirurgie, et tout le crédit d’un grand seigneur peut à peine me mettre à la main une lancette de vétérinaire ! Las d’attrister des bêtes malades, et pour faire un métier contraire, je me jette à corps perdu dans le théâtre ; me fussé-je mis une pierre au cou ! Je broche une comédie dans les mœurs du sérail : auteur espagnol, je crois pouvoir y fronder Mahomet sans scrupule ; à l’instant un envoyé de je ne sais où se plaint que j’offense dans mes vers la Sublime-Porte, la Perse, une partie de la presqu’île de l’Inde, toute l’Égypte, les royaumes de Barca, de Tripoli, de Tunis, d’Alger et du Maroc ; et voilà ma comédie flambée pour plaire aux princes mahométans, dont pas un, je crois, ne sait lire, et qui nous meurtrissent l’omoplate en nous disant : « Chiens de chrétiens ! » Ne pouvant avilir l’esprit, on se venge en le maltraitant. Mes joues se creusaient, mon terme était échu ; je voyais de loin arriver l’affreux recors, la plume fichée dans sa perruque ; en frémissant je m’évertue. Il s’élève une question sur la nature des richesses ; et, comme il n’est pas nécessaire de tenir les choses pour en raisonner, n’ayant pas un sou, j’écris sur la valeur de l’argent et sur son produit net ; sitôt, je vois du fond d’un fiacre se baisser pour moi le pont d’un château fort, à l’entrée duquel je laissai l’espérance et la liberté.
Que je voudrais bien tenir un de ces puissants de quatre jours, si légers sur le mal qu’ils ordonnent, quand une bonne disgrâce a cuvé son orgueil ! Je lui dirais que les sottises imprimées n’ont d’importance qu’aux lieux où l’on en gêne le cours1 ; que sans la liberté de blâmer, il n’est point d’éloge flatteur, et qu’il n’y a que les petits hommes qui redoutent les petits écrits.
Las de nourrir un obscur pensionnaire, on me met un jour dans la rue ; et comme il faut dîner quoiqu’on ne soit plus en prison, je taille encore ma plume, et demande à chacun de quoi il est question.
On me dit que, pendant ma retraite économique, il s’est établi dans Madrid un système de liberté sur la vente des productions, qui s’étend même à celle de la presse ; et que pourvu que je ne parle en mes écrits ni de l’autorité, ni du {p. 351}culte, ni de la politique, ni de la morale, ni des gens en place, ni des corps en crédit, ni de l’Opéra, ni des autres spectacles, ni de personne qui tienne à quelque chose, je puis tout imprimer librement, sous l’inspection de deux ou trois censeurs. Pour profiter de cette douce liberté, j’annonce un écrit périodique, et croyant n’aller sur les brisées d’aucun autre, je le nomme Journal inutile. Aussitôt, je vois s’élever contre moi mille pauvres hères à la feuille ; on me supprime, et me voilà derechef sans emploi.
Le désespoir m’allait saisir : on pense à moi pour une place ; mais, par malheur, j’y étais propre : il fallait un calculateur, ce fut un danseur qui l’obtint1.
Une audience 2 §
Brid’oison, à Double-Main. Double-Main, a-appelez les causes.
Double-Main lit un papier. « Noble, très-noble, infiniment noble, don Pedro George, hidalgo, baron de los Altos, y Montes Fieros, y otros montes ; contre Alonzo Calderon, jeune auteur dramatique. Il est question d’une comédie mort-née, que chacun désavoue et rejette sur l’autre. »
Le comte. Ils ont raison tous deux. Hors de cour. S’ils font ensemble un autre ouvrage, pour qu’il marque un peu dans le grand monde, ordonné que le noble y mettra son nom, le poëte son talent.
Double-Main lit un autre papier. « André Petrutchio, laboureur ; contre le receveur de la province. » Il s’agit d’un forcement3 arbitraire.
Le comte. L’affaire n’est pas de mon ressort. Je {p. 352}servirai mieux mes vassaux en les protégeant près du roi. Passez.
Double-Main en prend un troisième. Bartholo et Figaro se lèvent. « Barbe-Agar-Raab-Madeleine-Nicole-Marceline de Verte-Allure, fille majeure (Marceline se lève et salue) ; contre Figaro… » Nom de baptême en blanc.
Figaro. Anonyme.
Brid’oison. A-anonyme ! Què-el patron est-ce là ?
Figaro. C’est le mien.
Double-Main écrit. Contre anonyme Figaro. Qualités ?
Figaro. Gentilhomme.
Le comte. Vous êtes gentilhomme ? (Le greffier écrit.)
Figaro. Si le ciel l’eût voulu, je serais le fils d’un prince.
Le comte au greffier. Allez.
L’huissier, glapissant. Silence ! messieurs.
Double-Main lit. « … Pour cause d’opposition faite au mariage dudit Figaro par ladite de Verte-Allure. Le docteur Bartholo plaidant pour la demanderesse, et ledit Figaro pour lui-même, si la cour le permet, contre le vœu de l’usage et la jurisprudence du siége. »
Figaro. L’usage, maître Double-Main, est souvent un abus. Le client un peu instruit sait toujours mieux sa cause que certains avocats qui, suant à froid, criant à tue-tête, et connaissant tout, hors le fait, s’embarrassent aussi peu de ruiner le plaideur que d’ennuyer l’auditoire et d’endormir messieurs ; plus boursouflés après que s’ils eussent composé l’Oratio pro Murena1. Moi, je dirai le fait en peu de mots. Messieurs…
Double-Main. En voilà beaucoup d’inutiles, car vous n’êtes pas demandeur, et vous n’avez que la défense. Avancez, docteur, et lisez la promesse.
Figaro. Oui, promesse !
Bartholo, mettant ses lunettes. Elle est précise.
Brid’oison. I-il faut la voir.
Double-Main. Silence donc, messieurs !
L’huissier, glapissant. Silence !
Bartholo lit. « Je soussigné reconnais avoir reçu de damoiselle, etc… Marceline de Verte-Allure, dans le château d’Aguas-Frescas, la somme de deux mille piastres fortes, {p. 353}laquelle somme je lui rendrai à sa réquisition, dans ce château ; et je l’épouserai, par forme de reconnaissance, etc. Signé Figaro, tout court. » Mes conclusions sont au payement du billet et à l’exécution de la promesse, avec dépens. (Il plaide.) Messieurs… jamais cause plus intéressante ne fut soumise au jugement de la cour ; et, depuis Alexandre le Grand, qui promit mariage à la belle Thalestris…
Le comte, interrompant. Avant d’aller plus loin, avocat, convient-on de la validité du titre ?
Brid’oison, à Figaro. Qu’oppo… qu’oppo-osez-vous à cette lecture ?
Figaro. Qu’il y a, messieurs, malice, erreur ou distraction dans la manière dont on a lu la pièce ; car il n’est pas dit dans l’écrit : « laquelle somme je lui rendrai, ET je l’épouserai » ; mais « laquelle somme je lui rendrai, OU je l’épouserai » ; ce qui est bien différent.
Le comte. Y a-t-il ET dans l’acte, ou bien OU ?
Bartholo. Il y a ET.
Figaro. Il y a OU.
Brid’oison. Dou-ouble-Main, lisez vous-même.
Double-Main, prenant le papier. Et c’est le plus sûr ; car souvent les parties déguisent en lisant. (Il lit.) « E.e.e.e. Damoiselle e.e.e. de Verte-Allure e.e.e. Ha ! laquelle somme je lui rendrai à sa réquisition, dans ce château… ET… OU… ET… OU… » Le mot est si mal écrit… il y a un pâté.
Brid’oison. Un pâ-âté ? je sais ce que c’est.
Bartholo, plaidant. Je soutiens, moi, que c’est la conjonction copulative ET qui lie les membres corrélatifs de la phrase ; je payerai la demoiselle, ET je l’épouserai.
Figaro, plaidant. Je soutiens, moi, que c’est la conjonction alternative OU qui sépare lesdits membres ; je payerai la donzelle, OU je l’épouserai. À pédant, pédant et demi. Qu’il s’avise de parler latin, j’y suis grec1 ; je l’extermine.
Le comte. Comment juger pareille question ?
Bartholo. Pour la trancher, messieurs, et ne plus chicaner sur un mot, nous passons qu’il y ait OU.
Figaro. J’en demande acte.
{p. 354}Bartholo. Et nous y adhérons. Un si mauvais refuge ne sauvera pas le coupable. Examinons le titre en ce sens. (Il lit.) « Laquelle somme je lui rendrai dans ce château, où je l’épouserai. » C’est ainsi qu’on dirait, messieurs : « Vous vous ferez saigner dans ce lit, où vous resterez chaudement » ; c’est dans lequel. « Il prendra deux grains de rhubarbe, où vous mêlerez un peu de tamarin » ;dans lesquels on mêlera. « Ainsi château où je l’épouserai », messieurs, c’est « château dans lequel… »
Figaro. Point du tout ; la phrase est dans le sens de celle-ci : « ou la maladie vous tuera, ou ce sera le médecin » ; ou bien le médecin ; c’est incontestable. Autre exemple : « ou vous n’écrirez rien qui plaise, ou les sots vous dénigreront » ; ou bien les sots ; le sens est clair ; car, audit cas, sots ou mé hants sont le substantif qui vous gouverne. Maître Bartholo croit-il donc que j’aie oublié ma syntaxe ? Ainsi, je la payerai dans ce château, virgule, ou je l’épouserai…
Bartholo, vite. Sans virgule.
Figaro, vite. Elle y est. C’est virgule, messieurs, ou bien je l’épouserai.
Bartholo, regardant le papier, vite. Sans virgule, messieurs.
Figaro, vite. Elle y était, messieurs.
Double-Main. Silence, messieurs !
L’huissier, glapissant. Silence !
Bartholo. Un pareil fripon appelle cela payer ses dettes.
Figaro. Est-ce votre cause, avocat, que vous plaidez ?
Bartholo. Je défends cette demoiselle.
Figaro. Continuez à déraisonner, mais cessez d’injurier. Lorsque, craignant l’emportement des plaideurs, les tribunaux ont toléré qu’on appelât des tiers, ils n’ont pas entendu que ces défenseurs modérés deviendraient impunément des insolents privilégiés. C’est dégrader le plus noble institut1.
Le style au théatre §
Un monsieur de beaucoup d’esprit, mais qui l’économise un peu trop, me disait un soir au spectacle : — Expliquez-moi donc, je vous prie, pourquoi, dans votre pièce, on trouve autant de phrases négligées qui ne sont pas de votre style ? — De mon style, monsieur ? Si par malheur j’en avais un, je m’efforcerais de l’oublier quand je fais une comédie, ne connaissant rien d’insipide au théâtre comme ces fades camaïeux1 où tout est bleu, où tout est rose, où tout est l’auteur, quel qu’il soit.
Lorsque mon sujet me saisit, j’évoque tous mes personnages et les mets en situation : — Songe à toi, Figaro, ton maître va te deviner. — Sauvez-vous vite, chérubin ; c’est le comte que vous touchez. — Ah ! comtesse, quelle imprudence avec un époux si violent ! — Ce qu’ils diront, je n’en sais rien ; c’est ce qu’ils feront qui m’occupe. Puis, quand ils sont bien animés, j’écris sous leur dictée rapide, sûr qu’ils ne me tromperont pas, que je reconnaîtrai Bazile, lequel n’a pas l’esprit de Figaro, qui n’a pas le ton noble du comte, qui n’a pas la sensibilité de la comtesse, qui n’a pas la gaieté de Suzanne, qui n’a pas l’espièglerie du page, et surtout aucun d’eux la sublimité de Brid’oison : chacun y parle son langage. Eh ! que le Dieu du naturel les préserve d’en parler d’autre ! Ne nous attachons donc qu’à l’examen de leurs idées, et non à rechercher si j’ai dû leur prêter mon style.
L’amour-propre blessé 1 §
Je n’ai nulle considération pour des femmes qui se permettent de voir un spectacle qu’elles jugent malhonnête, pourvu qu’elles le voient en secret ; je ne me prête point à de pareilles fantaisies. J’ai donné ma pièce au public pour l’amuser et pour l’instruire, mais non pour offrir à Arsinoë le plaisir d’en aller penser du bien en petite loge, à condition d’en dire du mal en société. Les plaisirs du vice et les honneurs de la vertu, telle est la pruderie du siècle. Ma pièce n’est point un ouvrage équivoque ; il faut l’avouer ou la fuir. Je vous salue, et je garde ma loge2.
Un de ses derniers billets §
Pour lire un joli poëme, s’amuser d’un ouvrage, il faut, mon cher citoyen, avoir le cœur sérieux, la tête libre ; et bien peu de ces doux moments sont réservés à la vieillesse. Autrefois, j’écrivais pour alimenter le plaisir ; et maintenant, après cinquante ans de travaux, j’écris pour disputer mon pain à ceux qui l’ont volé à ma famille. Mais j’avoue que je suis un peu comme la Claire de Jean-Jacques, à qui, à travers les larmes, le rire échappait quelquefois.4.
Bernardin de Saint-Pierre
737-1814 §
[Notice] §
Sa vie se divise en deux époques. D’abord ingénieur et officier, il tente la fortune, et promène à travers le monde, en Pologne, en Russie, à l’Ile de France, de mécomptes en mécomptes, sa mélancolie inquiète, et son imagination éprise d’utopies philanthropiques. Enfin, à quarante ans, après une maladie noire causée par ses longues épreuves, il publie les Études de la nature (1784), œuvre originale dont le succès le tire de l’indigence et le rend le favori de l’opinion. Si ses prétentions scientifiques y font parfois sourire les savants, cet éloquent plaidoyer contre l’athéisme, cet hymne en l’honneur de la Providence allie au sentiment religieux l’éclat des descriptions, la douceur harmonieuse de Fénelon, et l’abondance ingénieuse de Plutarque. Naturaliste de fantaisie, il ravit toutes les âmes sensibles,
En 1788, parut son quatrième volume, qui contenait l’épisode de Paul et Virginie, immortelle pastorale où circule la flamme de la passion, mais peinte dans toute la fleur de la grâce adolescente et avec le charme de l’innocence. Le fond du récit nous offre des paysages enchanteurs, et idéalisés par des souvenirs émus. Dans ce drame simple, décent, modéré, sobre et tendre, respire un génie virgilien qu’on applaudit en pleurant.
Ses derniers ouvrages,La chaumière indienne (1791) et les Harmonies de la nature (1796) mêlent aux pages les plus riantes des rêves chimériques et la fadeur d’un ton trop sentimental.
Peintre romanesque, moraliste-poëte, disciple de Rousseau, dont il n’a pas la force, mais qu’il surpasse par la portée morale de son talent, Bernardin est le précurseur de M. de Chateaubriand. Il a découvert les beautés pittoresques des Tropiques.
Une tempête dans les mers de l’Inde §
Quand nous eûmes doublé le cap de Bonne-Espérance, et que nous vîmes l’entrée du canal de Mozambique, le 23 de juin, vers le solstice d’été1, nous fûmes assaillis par {p. 358}un épouvantable vent du sud. Le ciel était serein ; on n’y voyait que quelques petits nuages cuivrés, semblables à des vapeurs rousses, qui le traversaient avec plus de vitesse que celle des oiseaux1. Mais la mer était sillonnée par cinq ou six vagues longues et élevées semblables à des chaînes de collines, espacées entre elles par de larges et profondes vallées. Chacune de ces collines aquatiques était à deux ou trois étages. Le vent détachait de leurs sommets anguleux une espèce de crinière d’écume, où se peignaient çà et là les couleurs de l’arc-en-ciel. Il emportait aussi des tourbillons d’une poussière blanche qui se répandait au loin dans leurs vallons, comme celle qu’il élève sur les grands chemins en été. Ce qu’il y avait de plus redoutable, c’est que parfois les sommets de ces collines, poussés en avant par la violence du vent, se déferlaient en énormes voûtes, qui se roulaient sur elles-mêmes en mugissant et en écumant, et eussent englouti le plus grand navire, s’il se fût trouvé sous leurs ruines. L’état de notre vaisseau concourait avec celui de la mer à rendre notre situation affreuse. Notre grand mât avait été brisé la nuit par la foudre, et le mât de misaine2, avec notre unique voile, avait été emporté le matin par le vent. Le vaisseau, incapable de gouverner, voguait en travers, jouet de l’ouragan et des lames. J’étais sur le gaillard3 d’arrière, me tenant accroché aux haubans4 du mât d’artimon, tâchant de me familiariser avec ce terrible spectacle. Quand une de ces montagnes approchait de nous, j’en voyais le sommet à la hauteur de nos huniers, c’est-à-dire à plus de cinquante pieds au-dessus de ma tête ; mais la base de cette effroyable digue venant à passer sous notre vaisseau, elle le faisait tellement pencher que ses grandes vergues trempaient à moitié dans la mer qui mouillait le pied de ces mâts, de sorte qu’il était au moment de chavirer. Quand il se trouvait sur sa crête, il se redressait et se renversait tout à coup en sens contraire sur sa pente opposée avec non moins de danger, tandis qu’elle s’écoulait de dessous lui avec la rapidité d’une écluse, en large nappe d’écume.
{p. 359}Il était alors impossible de recevoir quelque consolation d’un ami, ou de lui en donner. Le vent était si violent qu’on ne pouvait entendre les paroles même qu’on se disait en criant à l’oreille à tue-tête. L’air emportait la voix, et ne permettait d’ouïr que le sifflement aigu des vergues et des cordages, et les bruits rauques des flots, semblables aux hurlements des bêtes féroces. Nous restâmes ainsi entre la vie et la mort, depuis le lever du soleil, jusqu’à trois heures après-midi1.
Les forêts agitées par les vents 2 §
Qui pourrait décrire les mouvements que l’air communique aux végétaux ? Combien de fois, loin des villes, dans {p. 360}le fond d’un vallon solitaire couronné d’une forêt, assis sur les bords d’une prairie agitée des vents, je me suis plu à voir les mélilots dorés, les trèfles empourprés, et les vertes graminées, former des ondulations semblables à des flots, et présenter à mes yeux une mer agitée de fleurs et de verdure ! Cependant, les vents balançaient sur ma tête les cimes majestueuses des arbres. Le retroussis de leur feuillage faisait paraître chaque espèce de deux verts différents. Chacun a son mouvement : le chêne au tronc raide ne courbe que ses branches, l’élastique sapin balance sa haute pyramide, le peuplier robuste secoue son feuillage mobile, et le bouleau laisse flotter le sien dans les airs comme une longue chevelure. Ils semblent animés de passions1. Quelquefois un vieux chêne élève au milieu d’eux ses longs bras dépouillés de feuilles et immobiles. Comme un vieillard, il ne prend plus de part aux agitations qui l’environnent : il a vécu dans un autre siècle. Cependant ces grands corps insensibles font entendre des bruits profonds et mélancoliques. Ce ne sont point des accents distincts ; ce sont des murmures confus comme ceux d’un peuple qui célèbre au loin une fête par des acclamations. Il n’y a point de voix dominantes, mais des sons monotones, parmi lesquels se font entendre des bruits sourds et profonds, qui nous jettent dans une tristesse pleine de douleur. C’est un fond de concert qui fait ressortir les chants éclatants des oiseaux, comme la douce verdure est un fond de couleur sur lequel se détache l’éclat des fleurs et des fruits. Ce {p. 361}bruissement des prairies, ces gazouillements des bois, ont des charmes que je préfère aux plus brillants accords ; mon âme s’y abandonne, elle se berce avec les feuillages ondoyants des arbres, elle s’élève avec leur cime vers les cieux, elle se transporte dans les champs qui les ont vus naître et dans ceux qui les verront mourir ; ils étendent dans l’infini mon existence circonscrite et fugitive. Il me semble qu’ils me parlent, comme ceux de Dodone, un langage mystérieux. Ils me plongent dans d’ineffables rêveries, qui souvent ont fait tomber de mes mains les livres des philosophes. Majestueuses forêts, paisibles solitudes, qui plus d’une fois avez calmé mes passions, puissent les cris de la guerre ne troubler jamais vos résonnantes clairières ! N’accompagnez de vos religieux murmures que les chants des oiseaux, ou les doux entretiens des amis qui veulent se reposer sous vos ombrages1.
Couleurs des nuages sous les tropiques §
J’ai aperçu dans les nuages des tropiques, principalement sur la mer et pendant les tempêtes, toutes les couleurs qu’on peut voir sur la terre. Il y en a de cuivrées, de fumeuses, de brunes, de rousses, de grises, de livides ; d’autres ressemblent à une gueule de four enflammé. Quant à celles qui paraissent dans les jours sereins, il en est de si vives et de si éclatantes, qu’on n’en verra jamais de pareilles dans aucun palais, dût-on y réunir toutes les pierreries du Mogol. Quelquefois les vents alizés du nord-est ou du sud-est, qui y soufflent constamment, cardent les nuages comme si c’étaient des flocons de soie, puis les chassent à l’occident, en les croisant les uns sur les autres comme les mailles d’un panier à jour ; ils jettent sur les côtés de ce réseau les nuages qu’ils n’ont pas employés et qui ne sont pas en petit nombre ; ils les roulent en énormes masses blanches {p. 362}comme la neige, les contournent sur leurs bords en forme de croupes, et les entassent les uns sur les autres comme les Cordillères du Pérou, en leur donnant des formes de montagnes, de cavernes et de rochers ; ensuite, vers le soir, ils calmissent un peu, comme s’ils craignaient de déranger leur ouvrage. Quand le soleil vient à descendre derrière ce magnifique réseau, on voit passer par tous ces losanges1 une multitude de rayons lumineux qui produisent un effet merveilleux ; les deux côtés de chaque losange en sont coloriés, paraissent relevés d’un filet d’or, et les deux autres qui devraient être dans l’ombre, sont teints d’un superbe nacarat. Quatre ou cinq gerbes de lumière, qui s’élèvent du couchant jusqu’au zénith2, bordent de franges d’or les sommets indécis de cette barrière céleste, et vont frapper des reflets de leurs feux les pyramides des montagnes aériennes qui semblent alors être d’argent et de vermillon.
C’est dans ce moment qu’on aperçoit, au milieu de leurs croupes superposées, une multitude de vallons qui s’étendent à l’infini, en se distinguant à leur ouverture par quelques nuances de couleur de chair ou de rose. Les divers contours de ces vallons célestes présentent des teintes inimitables de blanc, qui fuient à perte de vue dans le blanc, ou des ombres qui se prolongent, sans se confondre, sur d’autres ombres. Vous voyez çà et là sortir du flanc caverneux de ces montagnes des fleuves de lumière qui se précipitent en lingots d’or et d’argent sur des récifs de corail. Ici, ce sont de sombres rochers percés à jour, qui laissent apercevoir par leurs ouvertures le bleu pur du firmament ; là, ce sont de longues grèves sablées d’or, qui s’étendent sur des fonds de ciel bleus, ponceaux, écarlates et verts comme l’émeraude. La réverbération de ces couleurs occidentales se répand sur la mer dont elle glace les flots azurés de safran et de pourpre. Les matelots, appuyés sur les passavents du navire, admirent en silence ces paysages aériens. Quelquefois ce spectacle sublime apparaît à l’heure de la prière, et semble les inviter à élever leur cœur comme leurs vœux vers les cieux. Il change {p. 363}à chaque instant : bientôt ce qui était lumineux est simplement coloré, et ce qui était coloré rentre dans l’ombre ; les formes en sont aussi variables que les nuances ; vous voyez tour à tour des îles, des hameaux, des collines plantées de palmiers, de grands ponts qui traversent des fleuves, des campagnes d’or, d’améthyste, de rubis, ou plutôt ce n’est rien de tout cela : ce sont des couleurs et des formes célestes qu’aucun pinceau ne peut rendre, ni aucun langage exprimer1.
Un ouragan a l’Ile-de-France §
Un de ces étés qui désolent de temps à autres les terres situées entre les tropiques vint étendre ici ses ravages. C’était vers la fin de décembre, lorsque, pendant trois semaines, le soleil échauffe l’Ile-de-France de ses feux verticaux. Le vent du sud-est qui y règne presque toute l’année n’y soufflait plus. De longs tourbillons de poussière s’élevaient sur les chemins et restaient suspendus en l’air. La terre se fendait de toutes parts ; l’herbe était brûlée, des exhalaisons chaudes sortaient du flanc des montagnes, et la plupart de leurs ruisseaux étaient desséchés. Aucun nuage ne venait du côté de la mer. Seulement, pendant le jour, des vapeurs rousses s’élevaient de dessus ses plaines, et paraissaient, au coucher du soleil, comme les flammes d’un incendie. La nuit même n’apportait aucun rafraîchissement à l’atmosphère embrasée. L’orbe de la lune tout rouge se levait dans un horizon embrumé, d’une grandeur démesurée. Les troupeaux abattus sur les flancs des collines, le cou tendu vers le ciel, aspirant l’air, faisaient retentir les vallons de tristes mugissements ; le Cafre même qui les conduisait se couchait sur la terre, pour y trouver de la fraîcheur. Partout le sol était brûlant, et l’air étouffant retentissait du bourdonnement des insectes, qui cherchaient à se désaltérer dans le sang des hommes et des animaux.
{p. 364}Cependant ces chaleurs excessives élevèrent de l’Océan des vapeurs qui couvrirent l’île comme un vaste parasol. Les sommets des montagnes les rassemblaient autour d’eux, et de longs sillons de feu sortaient de temps en temps de leurs pitons embrumés. Bientôt des tonnerres affreux firent retentir de leurs éclats les bois, les plaines et les vallons ; des pluies épouvantables, semblables à des cataractes, tombèrent du ciel. Des torrents écumeux se précipitaient le long des flancs de cette montagne ; le fond de ce bassin était devenu une mer ; le plateau où sont assises les cabanes, une petite île ; et l’entrée de ce vallon, une écluse par où sortaient pêle-mêle, avec les eaux mugissantes, les terres, les arbres et les rochers. Sur le soir la pluie cessa, le vent alizé du sud-est reprit son cours ordinaire ; les nuages orageux furent jetés vers le nord-ouest, et le soleil couchant parut à l’horizon1.
Un pèlerinage au tombeau de Jean-Jacques §
Les feuilles et les fleurs de la plupart des végétaux reflètent les rayons de la lune comme ceux du soleil… J’ai éprouvé un effet enchanteur de ces reflets lunaires. Quelques dames et quelques jeunes gens de mes amis firent un jour avec moi la partie d’aller voir le tombeau de Jean-Jacques, à Ermenonville : c’était au mois de mai. Nous prîmes la voiture publique de Soissons, et nous la quittâmes à dix lieues et demi de Paris, au-dessus de Dammartin. On nous dit que de là à Ermenonville il n’y avait qu’une heure de promenade. Le soleil allait se coucher lorsque nous mîmes pied à terre au milieu des champs. Nous nous acheminâmes par le sentier des guérets, sur la gauche de la grande route, vers le couchant. Nous marchâmes plus d’une heure et demie dans une vaste campagne sans rencontrer personne. Il faisait nuit obscure, et nous nous serions infailliblement égarés si nous n’eussions aperçu une lumière au fond d’un petit vallon : c’était une lampe qui éclairait la chaumière d’un paysan. Il n’y avait là que sa femme qui distribuait du lait à cinq ou six petits enfants de grand appétit. Comme nous mourions de faim et de soif, nous la priâmes de nous faire participer au souper de sa famille. Nos jeunes dames parisiennes se régalèrent avec elle de gros pain, de lait, et même de sucre dont il y avait une assez ample provision. Nous leur tînmes bonne compagnie. Après ce festin champêtre, nous prîmes congé de notre hôtesse, aussi contente de notre visite que nous étions satisfaits de sa réception. Elle nous donna pour guide l’aîné de ses garçons, qui, après une demi-heure de marche, nous conduisit à travers des marais dans les bois d’Ermenonville. La lune, vers son plein, était déjà fort élevée sur l’horizon et brillait de l’éclat le plus pur dans un ciel sans nuages. Elle répandait les flots de sa lumière sur les chênes et les hêtres qui bordaient les clairières de la forêt, et faisait apparaître leurs {p. 366}troncs comme les colonnes d’un péristyle. Les sentiers sinueux où nous marchions en silence traversaient des bosquets fleuris de lilas, de troënes, d’ébéniers, tout brillants d’une lueur bleuâtre et céleste. Les jeunes dames vêtues de blanc, qui nous devançaient, paraissaient et disparaissaient tour à tour à travers ces massifs de fleurs, et ressemblaient aux ombres fortunées des Champs-Élysées. Mais bientôt émues elles-mêmes par ces scènes religieuses de lumière et d’ombre, et surtout par le sentiment du tombeau de Jean-Jacques, elles se mirent à chanter une romance ; leurs voix douces, se mêlant aux chants lointains des rossignols1, me firent sentir que, s’il y avait des harmonies entre la lumière de l’astre des nuits et les forêts, il y en avait encore de plus touchantes entre la vie et la mort.
Une invitation à dîner
À M. Hénin §
J’irai vous voir à la première violette2 : j’aurai bien près de cinq lieues à aller3 ; j’irai gaiement, et je compte vous faire une telle description de mon séjour que je vous ferai naître l’envie de m’y venir voir et d’y prendre une collation. Horace invitait Mécène à venir manger dans sa petite maison de Tivoli un quartier d’agneau et boire du {p. 367}vin de Falerne. — Comme il s’en faut bien que ma fortune approche de sa médiocrité d’or, je ne vous donnerai que des fraises et du lait dans des terrines ; mais vous aurez le plaisir d’entendre les rossignols chanter dans les bosquets des dames anglaises, et de voir leurs pensionnaires folâtrer dans le jardin1.
Pensées sur lui-même §
Enfin, j’ai tiré de l’eau de mon puits ; depuis six ans, j’ai jeté sur le papier bien des idées qui demandent à être mises en ordre. Parmi beaucoup de sable il y a, je l’espère, quelques grains d’or.
Les espérances sont les nerfs de la vie : dans un état de tension, ils sont douloureux ; tranchés, ils ne font plus de mal.
On est toujours trop vieux pour faire le bien, mais on est toujours assez jeune pour le conseiller. Que m’importe ? J’aurai présenté de beaux tableaux, j’aurai consolé, fortifié et rassuré l’homme dans le passage rapide de la vie.
Il me faut ordonner des matériaux fort intéressants, et ce n’est qu’à la vue du ciel que je peux recouvrer mes forces. Je préférerais une charbonnière à un château. Obtenez-moi un trou de lapin pour passer l’été à la campagne2.
Je suis comme le scarabée du blé, vivant heureux au sein de sa famille à l’ombre des moissons ; mais si un rayon du soleil levant vient faire briller l’émeraude et l’or de ses ailes, alors les enfants qui l’aperçoivent s’en emparent et l’enferment dans une petite cage, l’étouffent de gâteaux et de fleurs, croyant le rendre plus heureux par leurs caresses qu’il ne l’était au sein de la nature.
Mirabeau
1749-1791 §
[Notice] §
Pour un homme public, rien ne remplace l’ascendant d’une bonne renommée. Mirabeau en est un mémorable exemple, car les fautes de sa jeunesse pesèrent sur toute sa vie. Son histoire nous offre le douloureux spectacle d’un génie puissant qui lutte en vain contre la défiance des partis, se débat sous de noires calomnies auxquelles son passé donne prétexte, se sent isolé jusque dans ses triomphes, et meurt sur la brèche sans avoir pleinement conquis cette autorité morale qui est le plus efficace auxiliaire de la persuasion. Ce ne fut pas impunément qu’il parut sur la scène, obéré de dettes, maudit par son père, voué à une sorte de réprobation qui l’empêcha de faire tout le bien qu’il voulait. Savoir sa valeur, et ne pouvoir l’imposer que par accident et surprise, entendre murmurer autour de soi le nom de Catilina, quand on aborde la tribune avec le courage d’un bon sens supérieur et convaincu ; subir des résistances occultes, sous lesquelles se cache l’injure d’un mépris anonyme ; rendre la vérité suspecte, parce qu’on en est l’interprète : telle fut l’expiation sous laquelle il courba la tête jusqu’au dernier jour, tantôt exaspéré par d’injustes outrages, tantôt abattu par le sentiment de son impuissance. Entre les royalistes qui ne crurent pas à son dévouement, et les républicains qui se méfiaient de son désintéressement, la dictature de son éloquence ne put jamais s’établir assez souverainement pour durer au delà de ses discours.
Une raison patriotique dont la clairvoyance devine le fort et le faible de chaque parti, une ironie amère, un mépris superbe de la contradiction, le sang-froid de la passion qui se maîtrise au milieu de la colère, des ripostes foudroyantes, une inépuisable fécondité de preuves, une action théâtrale et dramatique, une voix tonnante, l’éclat des images qui ne sont que des arguments rendus sensibles, l’audace d’une volonté dominatrice, l’attitude hautaine d’une âme sincère qui réunit l’intelligence politique à la passion populaire : voilà les traits saillants de sa physionomie.
La vertu seule lui manqua pour être l’orateur accompli1
Discours sur la contribution du quart 1 §
Au milieu de tant de débats tumultueux, ne pourrai-je donc vous ramener à la délibération du jour par un petit nombre de questions bien simples ? Daignez, messieurs, daignez me répondre. Le ministre des finances ne vous {p. 370}a-t-il pas offert le tableau le plus effrayant de notre situation actuelle ? Ne vous a-t-il pas dit que tout délai aggravait le péril ; qu’un jour, une heure, un instant pouvait le rendre mortel ? Avons-nous un plan à substituer à celui qu’il propose ? (Oui, s’écria quelqu’un dans l’Assemblée). Je conjure celui qui répond oui de considérer que son plan n’est pas connu ; qu’il faut du temps pour le développer, l’examiner, le démontrer ; que, fût-il immédiatement soumis à notre délibération, son auteur peut se tromper ; que, fût-il exempt de toute erreur, on peut croire qu’il ne l’est pas ; que, quand tout le monde a tort, tout le monde a raison ; qu’il se pourrait donc que l’auteur de cet autre projet, même ayant raison, eût tort contre tout le monde, puisque, sans l’assentiment de l’opinion publique, le plus grand talent ne saurait triompher des circonstances. Et moi aussi, je ne crois pas les moyens de M. Necker les meilleurs possibles ; mais le ciel me préserve, dans une situation très-critique, d’opposer les miens aux siens ! Vainement je les tiendrais pour préférables : on ne rivalise pas en un instant avec une popularité prodigieuse, conquise par des services éclatants, une longue expérience, la réputation du premier talent de financier connu, et, s’il faut tout dire, une destinée telle qu’elle n’échut en partage à aucun mortel. Il faut donc en revenir au plan de M. Necker. Mais avons-nous le temps de l’examiner, d’en sonder les bases, d’en vérifier les calculs ? Non, non, mille fois non. D’insignifiantes questions, des conjectures hasardées, des tâtonnements infidèles, voilà tout ce qui, dans ce moment, est en notre pouvoir.
Qu’allons-nous donc faire par le renvoi de la délibération ? Manquer le moment décisif, acharner notre amour propre à changer quelque chose à un plan que nous n’avons pas même conçu, et diminuer, par notre intervention indiscrète, l’influence d’un ministre dont le crédit financier est et doit être plus grand que le nôtre. Messieurs, certainement il n’y a là ni sagesse ni prévoyance ; mais du moins y a-t-il de la bonne foi. Oh ! si les déclarations les plus solennelles ne garantissaient pas notre respect pour la foi publique, notre horreur pour l’infâme mot de banqueroute, j’oserais scruter les motifs secrets, et peut-être, hélas ! ignorés de nous-mêmes, qui nous font si imprudemment reculer, au moment de proclamer l’acte du plus grand dévouement, certainement inefficace, s’il n’est pas {p. 371}rapide et vraiment abandonné ; je dirais à ceux qui se familiarisent peut-être à l’idée de manquer aux engagements publics par la crainte de l’excès des sacrifices, par la terreur de l’impôt, je leur dirais : Qu’est-ce donc que la banqueroute, si ce n’est le plus cruel, le plus inique, le plus inégal, le plus désastreux des impôts ?… Mes amis, écoutez un mot, un seul mot. Deux siècles de déprédations et de brigandages ont creusé le gouffre où le royaume est prêt de s’engloutir : il faut le combler, ce gouffre effroyable. Eh bien, voici la liste des propriétaires français : choisissez parmi les plus riches, afin de sacrifier moins de citoyens. Mais choisissez ; ne faut-il pas qu’un petit nombre périsse pour sauver la masse du peuple ? Allons, ces deux mille notables possèdent de quoi combler le déficit. Ramenez l’ordre dans vos finances, la paix et la prospérité dans le royaume. Frappez, immolez sans pitié ces tristes victimes ; précipitez-les dans l’abîme : il va se refermer…
Vous reculez d’horreur…. Hommes inconséquents ! hommes pusillanimes ! Eh ! ne voyez-vous donc pas qu’en décrétant la banqueroute, ou, ce qui est plus odieux encore, en la rendant inévitable sans la décréter, vous vous souillez d’un acte mille fois plus criminel, et, chose inconcevable, gratuitement criminel ? car enfin cet horrible sacrifice ferait du moins disparaître le déficit. Mais croyez-vous, parce que vous n’aurez pas payé, que vous ne devrez plus rien ? Croyez-vous que les milliers, les millions d’hommes, qui perdront en un instant, par l’explosion terrible, ou par ses contre-coups, tout ce qui faisait la consolation de leur vie et peut-être l’unique moyen de la sustenter, vous laisseront paisiblement jouir de votre crime ? Contemplateurs stoïques des maux incalculables que cette catastrophe vomira sur la France, impassibles égoïstes qui pensez que ces convulsions du désespoir et de la misère passeront comme tant d’autres, et d’autant plus rapidement qu’elles seront plus violentes, êtes-vous bien sûrs que tant d’hommes sans pain vous laisseront tranquillement savourer les mets dont vous n’aurez voulu diminuer ni le nombre ni la délicatesse ? Non, vous périrez, et dans la conflagration universelle que vous ne frémissez pas d’allumer, la perte de votre honneur ne sauvera pas une seule de vos détestables jouissances. Voilà où nous marchons… J’entends parler de patriotisme, d’invocation {p. 372}du patriotisme, d’élans du patriotisme. Ah ! ne prostituez pas ces mots de patrie et de patriotisme. Il est donc bien magnanime l’effort de donner une portion de son revenu pour sauver tout ce qu’on possède ! Eh ! messieurs, ce n’est là que de la simple arithmétique, et celui qui hésitera ne peut désarmer l’indignation que par le mépris qu’inspirera sa stupidité. Oui, messieurs, c’est la prudence la plus ordinaire, la sagesse la plus triviale, c’est l’intérêt le plus grossier que j’invoque. Je ne vous dis plus comme autrefois : Donnerez-vous les premiers aux nations le spectacle d’un peuple assemblé pour manquer à la foi publique ? Je ne vous dis plus : Eh ! quels titres avez-vous à la liberté, quels moyens vous resteront pour la maintenir, si dès vos premiers pas vous surpassez les turpitudes des gouvernements les plus corrompus, si le besoin de votre concours et de votre surveillance n’est pas le garant de votre constitution ? Je vous dis : Vous serez tous entraînés dans la ruine universelle ; et les premiers intéressés au sacrifice que le gouvernement vous demande, c’est vous-mêmes.
Votez donc ce subside extraordinaire, et puisse-t-il être suffisant ! Votez-le, parce que, si vous avez des doutes sur les moyens, doutes vagues et non éclaircis, vous n’en avez pas sur sa nécessité et sur notre impuissance à le remplacer ; votez-le, parce que les circonstances publiques ne souffrent aucun retard, et que vous seriez comptables de tout délai. Gardez-vous de demander du temps, le malheur n’en accorde pas. Eh ! messieurs, à propos d’une ridicule motion du Palais-Royal, d’une risible insurrection qui n’eut jamais d’importance que dans les imaginations faibles ou les desseins pervers de quelques hommes de mauvaise foi, vous avez entendu naguère ces mots forcenés : Catilina est aux portes, et l’on délibère ! et certainement il n’y avait autour de nous ni Catilina, ni périls, ni factions, ni Rome ; mais aujourd’hui la banqueroute, la hideuse banqueroute est là ; elle menace de consumer vous, vos propriétés, votre honneur : et vous délibérez1 !
Demande de pardon
a son oncle 1 §
Vous vous trompez ; quoique assez dures, vos lettres {p. 374}ont quelque douceur pour moi ; quoique affligeantes, elles me servent de consolation. Ne m’en privez pas.
N’est-ce donc rien dans la situation où je suis, que de n’être pas abandonné de l’univers entier ? que de pouvoir compter sur un homme de bien, sur un parent bon et sensé, qui s’occupe de moi, qui me prêche, qui me gronde ? Cet homme est un oncle qui eut pour moi des entrailles paternelles, qui m’a voulu et fait beaucoup de bien, qui m’est plus cher et plus respectable que je ne puis l’exprimer.
À travers sa sévérité même, je vois sa sensibilité. S’il croyait ses remontrances inutiles, il ne m’en ferait pas. S’il me jugeait perdu, il n’écrirait pas à un mort. Non, mon oncle, on n’est point mort tant qu’on sent et qu’on pense, et tant qu’on n’est point mort, on peut expier et mériter. Le ciel réserve aux humains, jusqu’à leurs derniers moments, le recours de son indulgence et de ses faveurs. Les hommes seront-ils plus sévères que lui, et n’y a-t-il aucun moyen de les émouvoir ? Hélas ! en est-il un de nous qui n’ait pas besoin d’indulgence ? c’est la plus belle leçon du Pater !
Je me défends sur quelques points, parce que je suis assez coupable sur d’autres pour n’avoir pas besoin qu’on aggrave mes torts. Mais fussent-ils plus grands, sont-ils donc inexpiables et irréparables devant mes parents, mes alliés et mes proches, quand ils ne le sont pas devant Dieu ? J’espère qu’il sauvera mon âme ; est-il bien décidé qu’il faille laisser périr mon corps, la seule chose de moi qui soit au pouvoir des hommes ? Est-ce votre bonté qui en porterait l’arrêt ? et si vous n’osez pas le porter, vous qui ne manquez pourtant ni de fermeté ni d’une justice assez sévère, ne devez-vous pas désirer, mon généreux oncle, qu’il ne soit prononcé par personne, et qu’on m’ouvre la porte du salut ? N’y devez-vous pas concourir ? Du sein des voûtes qui me couvrent, je puis mal voir ; mais ceux qui voient mieux que moi n’ont-ils pas l’obligation de me tendre la main, de guider mes pas, de me mettre en état, puisque j’en ai l’extrême désir, de mériter d’eux et de la société ? Tout repentir sincère a droit au pardon. Tout ferme propos de bien faire a droit au secours ; serai-je seul excepté de cette loi ? quand je crie : Sauvez-moi, je ferai tout ce que l’on exigera pour m’en rendre digne ; me répondra-t-on : Meurs ? — Non, vous ne le répondrez pas, mais vous {p. 375}regarderez comme une espèce de devoir de m’aider à obtenir une autre réponse.
Qu’ai-je à faire ? Je l’ignore. Mais qu’on me l’indique, et j’obéirai. Je suis accoutumé aux peines, et crains peu les difficultés ; lorsqu’on veut acheter quelque chose, on dit : Mettez-y le prix. Je veux acheter quoi ? L’avantage d’être à portée de mieux faire et de mériter un jour un pardon complet ; qu’on y mette le prix : ce sera alors à moi à prendre sur moi-même de quoi l’acquitter, ou à me résigner, si je me trouve insolvable ; mais m’enterrer irrévocablement et sans condition, lorsque j’en demande avec larmes, me serait trop dur !
Pardon, mon oncle, je me répète : tout sentiment surabondant fait ainsi ; mon cœur crie sans cesse qu’il vous respecte, qu’il vous aime, qu’il espère en vous : éclairez-le, guidez-le ; ce cœur toujours ardent est devenu docile ; il obéira à la moindre inflexion de votre main ou de celle de mon père. Écrivez-moi, mon oncle, daignez m’écrire, et dites-moi ce que je dois tenter. Du bord de la mer, on avertit un malheureux naufragé de la planche à laquelle il peut s’accrocher ; on lui jette, si l’on peut, un cordage.
Rien n’égale la tendresse, la confiance et la vénération avec laquelle j’ai l’honneur d’être, etc. (Mémoires, liv. VIII, t. II, p. 361)1
Au major de Mauvillon
Fragment de lettre §
C’est avoir entrepris une fière et difficile2 tâche que de gravir au bien public sans ménager aucun parti, {p. 376}sans encenser l’idole du jour, sans autres armes que la raison et la vérité1, les respectant partout, ne respectant qu’elles, n’ayant d’amis qu’elles, d’ennemis que leurs adversaires, ne reconnaissant d’autre monarque que sa conscience, et d’autre juge que le temps. Eh bien ! je succomberai peut-être dans cette entreprise, mais je ne reculerai pas !
Vous voudriez me voir tirer un pronostic de l’avenir. Mais l’horizon est trop nébuleux,
cela ne se peut pas. Si M. Necker avait eu quelque ombre de talent et des intentions
perverses, il obtenait sous huit jours 60 millions d’impôt, 150 d’emprunts, et, le neuvième,
nous étions dissous. Si M. Necker avait l’ombre de caractère, il serait inébranlable,
marcherait avec nous au lieu de déserter notre cause qui est la sienne, deviendrait cardinal
de Richelieu sur la cour, et nous régénérerait. Si le gouvernement avait la moindre habileté,
le roi se déclarerait populaire au lieu de susciter les défiances de l’opinion. Bien loin de
là, ils vérifieront, à qui mieux mieux, l’admirable axiome de ce Machiavel qui avait tout
vu : Tout le mal de ce monde vient de ce qu’on n’est pas assez bon ou
assez méchant
, et leur molle indécision nous jettera dans la guerre civile,
s’ils n’y prennent garde.
De Maistre
1753-1821 §
[Notice] §
Né à Chambéry, dans une province où notre langue fut souvent parlée avec distinction, patricien de vieille roche, ancien sénateur du Piémont, représentant d’un souverain à demi-dépouillé, ministre plénipotentiaire de Sardaigne à la cour de Russie, Joseph de Maistre voua une haine mortelle à toutes les idées de la révolution, et s’instituant le défenseur du droit divin sous toutes ses formes, recula jusqu’aux siècles des Grégoire VII et des Innocent III.
Esprit audacieux et puissant, il a fait ce que les plus grands génies n’eurent pas toujours le courage de faire. Il porta son système de doctrines théocratiques à ses plus extrêmes conséquences. Son principal ouvrage, Les soirées de Saint-Pétersbourg (1814), nous montre un docteur altier qu’anime une verve sombre, et l’éloquence convaincue d’une logique passionnée. Nul ne possède plus magistralement le don d’exécrer, de maudire et de mépriser à outrance, comme des ennemis publics, tous ses adversaires. S’il a parfois forcé ses principes jusqu’à l’absurde, si le raisonnement n’est pas toujours chez lui la raison, on admire l’écrivain, même quand on résiste au penseur. Sous ses idées fixes, sous ses paradoxes, sous ses jugements absolus, il y a du trait, du mordant, des vues hardies, neuves et profondes, l’accent d’une voix vibrante qui porte au loin, des airs de prophète qui lance la foudre. On a pu l’appeler un Bossuet sauvage.
L’homme recommande le philosophe par ses vertus antiques, austères, patriarcales. Sa correspondance le fait aimer et respecter.
La guerre 1 §
Les fonctions du soldat sont terribles ; mais il faut qu’elles tiennent à une grande loi du monde spirituel, et l’on ne doit pas s’étonner que toutes les nations de l’univers se soient accordées à voir dans ce fléau quelque chose encore {p. 378}de plus particulièrement divin que dans les autres ; croyez que ce n’est pas sans une grande et profonde raison que le titre de dieu des armées brille à toutes les pages de l’Écriture sainte. Coupables mortels, et malheureux, parce que nous sommes coupables ! c’est nous qui rendons nécessaires tous les maux physiques, mais surtout la guerre : les hommes s’en prennent ordinairement aux souverains, et rien n’est plus naturel. Horace disait en se jouant :
« Du délire des rois les peuples sont punis. »
Mais J. B. Rousseau a dit avec plus de gravité et de véritable philosophie :
« C’est le courroux des rois qui fait armer la terre,C’est le courroux du Ciel qui fait armer les rois. »
Observez de plus que cette loi déjà si terrible de la guerre n’est cependant qu’un chapitre de la loi générale qui pèse sur l’univers.
Dans le vaste domaine de la nature vivante, il règne une violence manifeste, une espèce de
rage prescrite qui arme tous les êtres pour leur mutuelle destruction : dès que vous sortez
du règne insensible, vous trouvez le décret de la mort violente écrit sur les rontières mêmes
de la vie. Déjà, dans le règne végétal, on commence à sentir la loi ; depuis l’immense
catalpa1 jusqu’au plus
humble graminée2, combien de plantes meurent, et combien sont tuées ! mais, dès que vous entrez dans le règne animal, la loi prend tout à coup une
épouvantable évidence. Une force, à la fois cachée et palpable, se montre continuellement
occupée à mettre à découvert le principe de la vie par des moyens violents. Dans chaque
grande division de l’espèce animale, elle a choisi un certain nombre d’animaux qu’elle a
chargés de dévorer les autres ; ainsi, il y a des insectes de proie, des reptiles de proie,
des oiseaux de proie, des poissons de proie, et des quadrupèdes de proie. Il n’y a pas un
instant de la durée où l’être vivant ne soit dévoré par un autre. Au-dessus de ces nombreuses
races d’animaux est placé l’homme, dont la main destructive n’épargne rien {p. 379}de ce qui vit ; il tue pour se nourrir, il tue pour se vêtir, il tue pour se
parer, il tue pour attaquer, il tue pour se défendre, il tue pour s’instruire, il tue pour
s’amuser, il tue pour tuer : roi superbe et terrible, il a besoin de tout, et rien ne lui
résiste. Il sait combien la tête du requin ou du cachalot lui fournira de barriques d’huile ;
son épingle déliée pique sur le carton des musées l’élégant papillon qu’il a saisi au vol sur
le sommet du mont Blanc ou du Chimboraço1 ; il empaille le crocodile, il
embaume le colibri ; à son ordre, le serpent à sonnettes vient mourir dans la liqueur
conservatrice qui doit le montrer intact aux yeux d’une longue suite d’observateurs. Le
cheval qui porte son maître à la chasse du tigre se pavane sous la peau de ce même
animal2 ; l’homme demande tout à la fois, à l’agneau ses
entrailles pour faire résonner une harpe, à la baleine ses fanons pour soutenir le corset de
la jeune vierge, au loup sa dent la plus meurtrière pour polir les ouvrages légers de l’art,
à l’éléphant ses défenses pour façonner le jouet d’un enfant : ses tables sont couvertes de
cadavres. Le philosophe peut même découvrir comment le carnage permanent est prévu et ordonné
dans le grand tout. Mais cette loi s’arrêtera-t-elle à l’homme ? Non sans doute. Cependant
quel être exterminera celui qui les exterminera {p. 380}tous ? Lui. C’est
l’homme qui est chargé d’égorger l’homme. Mais comment pourra-t-il accomplir la loi, lui qui
est un être moral et miséricordieux ; lui qui est né pour aimer ; lui qui pleure sur les
autres comme sur lui-même, qui trouve du plaisir à pleurer, et qui finit par inventer des
fictions pour se faire pleurer ; lui enfin à qui il a été déclaré « qu’on redemandera
jusqu’à la dernière goutte du sang qu’il aura versé injustement1 »
? C’est la guerre qui accomplira le décret. N’entendez-vous pas la terre qui crie et demande du sang ?
Le sang des animaux ne lui suffit pas, ni même celui des coupables versé par le glaive des
lois. Si la justice humaine les frappait tous, il n’y aurait point de guerre ; mais elle ne
saurait en atteindre qu’un petit nombre, et souvent même elle les épargne, sans se douter que
sa féroce humanité contribué à nécessiter la guerre, si, dans le même temps surtout, un autre
aveuglement, non moins stupide et non moins funeste, travaillait à éteindre l’expiation dans
le monde. La terre n’a pas crié en vain : la guerre s’allume. L’homme,
saisi tout à coup d’une fureur divine étrangère à la haine et à la colère,
s’avance sur le champ de bataille sans savoir ce qu’il veut ni même ce qu’il fait. Qu’est-ce
donc que cette horrible énigme ? Rien n’est plus contraire à sa nature, et rien ne lui
répugne moins : il fait avec enthousiasme ce qu’il a en horreur. N’avez-vous jamais remarqué
que, sur le champ de mort, l’homme ne désobéit jamais ? il pourra bien massacrer Nerva ou
Henri IV ; mais le plus abominable tyran, le plus insolent boucher de chair humaine
n’entendra jamais là : « Nous ne voulons plus vous servir. » Une révolte sur le champ de
bataille, un accord pour s’embrasser en reniant un tyran, est un phénomène qui ne se présente
pas à ma mémoire. Rien ne résiste, rien ne peut résister à la force qui traîne l’homme au
combat ; innocent meurtrier, instrument passif d’une main redoutable, « il se plonge
tête baissée dans l’abîme qu’il a creusé lui-même ; il donne, il reçoit la mort sans se
douter que c’est lui qui a fait la mort2 »
.
Ainsi s’accomplit sans cesse, depuis le ciron jusqu’à l’homme, la grande loi de la destruction violente des êtres {p. 381}vivants. La terre entière, continuellement imbibée de sang, n’est qu’un autel immense où tout ce qui vit doit être immolé sans fin, sans mesure, sans relâche, jusqu’à la consommation des choses, jusqu’à l’extinction du mal, jusqu’à la mort de la mort1.
Mais l’anathème doit frapper plus directement et plus visiblement sur l’homme2 : l’ange exterminateur tourne comme le soleil autour de ce malheureux globe, et ne laisse respirer une nation que pour en frapper d’autres. Mais lorsque les crimes, et surtout les crimes d’un certain genre, se sont accumulés jusqu’à un point marqué, l’ange presse sans mesure son vol infatigable. Pareil à la torche ardente tournée rapidement, l’immense vitesse de son mouvement le rend présent à la fois sur tous les points de son redoutable orbite. Il frappe au même instant tous les peuples de la terre ; d’autre fois, ministre d’une vengeance précise et infaillible, il s’acharne sur certaines nations et les baigne dans le sang. N’attendez pas qu’elles fassent aucun effort pour échapper à leur jugement ou pour l’abréger. On croit voir ces grands coupables, éclairés par leur conscience, qui demandent le supplice et l’acceptent pour y trouver l’expiation. Tant qu’il leur restera du sang, elles viendront l’offrir ; et bientôt une rare jeunesse se fera raconter ces guerres désolatrices produites par les crimes de ses pères3
La guerre est donc divine en elle-même, puisque c’est une loi du monde4.
Le génie français §
Le chevalier. Vous nous accordez une grande puissance1, mon cher ami ; je vous dois des remercîments au nom de ma nation.
Le comte. Je n’accorde point cette puissance, mon cher
chevalier, je la reconnais seulement ; ainsi vous ne me devez point de
remercîments. Je voudrais d’ailleurs n’avoir que des compliments à vous adresser sur ce
point ; mais vous êtes une terrible puissance ! jamais, sans doute, il n’exista de nation
plus aisée à tromper ni plus difficile à détromper, ni plus puissante pour tromper les
autres. Deux caractères particuliers vous distinguent de tous les peuples du monde : l’esprit
d’association et celui de prosélytisme. Les idées chez vous sont toutes nationales et toutes
passionnées. Il me semble qu’un prophète, d’un seul trait de son fier pinceau, vous a peints
d’après nature, il y a vingt-cinq siècles, lorsqu’il a dit : « Chaque parole de ce
peuple est une conjuration2 »
; l’étincelle
électrique, parcourant, comme la foudre dont elle dérive, une masse d’hommes en
communication, représente faiblement l’invasion instantanée, j’ai presque dit fulminante,
d’un goût, d’un système, d’une passion parmi les Français qui ne peuvent vivre isolés. Au moins, si vous n’agissiez que sur vous-mêmes, on vous laisserait faire ;
mais le penchant, le besoin, la fureur d’agir sur les autres, est le trait le plus saillant
de votre caractère. On pourrait dire que ce trait est vous-mêmes. Chaque
peuple a sa mission : telle est la vôtre. La moindre opinion que vous lancez sur l’Europe est
un bélier3 poussé par trente millions d’hommes. Toujours affamés de succès et
d’influence, on dirait que vous ne vivez que pour contenter ce besoin ; et comme une nation
ne peut avoir reçu une destination séparée du moyen {p. 383}de
l’accomplir, vous avez reçu ce moyen dans votre langue, par laquelle vous régnez bien plus
que par vos armes, quoiqu’elles aient ébranlé l’univers. L’empire de cette langue ne tient
point à ses formes actuelles : il est aussi ancien que la langue même ; et déjà, dans le
treizième siècle, un Italien écrivait en français l’histoire de sa patrie, « parce que
la langue française courait parmi le monde, et était plus dilettable à lire et à oïr que
nulle autre1 »
. Il
y a mille traits de ce genre. Je me souviens d’avoir lu jadis une lettre du fameux architecte
Christophe Wren, où il examine les dimensions qu’on doit donner à une
église. Il les déterminait uniquement par l’étendue de la voix humaine ; ce qui devait être
ainsi, la prédication étant devenue la partie principale du culte, et presque tout le culte
dans les temples qui ont vu cesser le sacrifice. Il fixe donc les bornes, au delà desquelles
la voix, pour toute oreille anglaise, n’est plus que du bruit ; mais, dit-il encore :
« Un orateur français se ferait entendre de plus loin, sa prononciation étant plus
distincte et plus ferme. »
Ce que Wren a dit de la parole orale me semble encore
bien plus vrai de cette parole bien autrement pénétrante qui retentit dans les livres.
Toujours celle des Français est entendue de plus loin ; car le style est un accent. Puisse
cette force mystérieuse, mal expliquée jusqu’ici, et non moins puissante pour le bien que
pour le mal, devenir bientôt l’organe d’un prosélytisme salutaire, capable de consoler
l’humanité de tous les maux que vous lui avez faits2 !
Le bourreau §
Je vous crois trop accoutumés à réfléchir, messieurs, pour qu’il ne vous soit pas arrivé souvent de méditer sur le hourreau. Qu’est-ce donc que cet être inexplicable qui a préféré à tous les métiers agréables, lucratifs, honnêtes et même honorables qui se présentent en foule à la force ou à la dextérité humaine, celui de tourmenter et de mettre à {p. 385}mort ses semblables ? Cette tête, ce cœur sont-ils faits comme les nôtres ? Ne contiennent-ils rien de particulier et d’étranger à notre nature ? Pour moi je n’en sais pas douter. Il est fait comme nous extérieurement ; il naît comme nous ; mais c’est un être extraordinaire, et, pour qu’il existe dans la famille humaine, il faut un décret particulier, un Fiat de la puissance créatrice. Il est créé comme un monde1. Voyez ce qu’il est dans l’opinion des hommes, et comprenez, si vous pouvez, comment il peut ignorer cette opinion ou l’affronter ! À peine l’autorité a-t-elle désigné sa demeure, à peine en a-t-il pris possession, que les autres habitations reculent jusqu’à ce qu’elles ne voient plus la sienne. C’est au milieu de cette solitude et de cette espèce de vide formé autour de lui qu’il vit seul avec sa femelle et ses petits, qui lui font connaître la voix de l’homme : sans eux il n’en connaîtrait que les gémissements… Un signal lugubre est donné ; un ministre abject de la justice vient frapper à sa porte et l’avertir qu’on a besoin de lui : il part ; il arrive sur une place publique couverte d’une foule pressée et palpitante. On lui jette un empoisonneur, un parricide, un sacrilége : il le saisit, il l’étend, il le lie sur une croix horizontale, il lève le bras ; alors il se fait un silence horrible, et l’on n’entend plus que le cri des os qui éclatent sous la barre, et les hurlements de la victime. Il la détache ; il la porte sur une roue : les membres fracassés s’enlacent dans les rayons ; la tête pend ; les cheveux se hérissent, et la bouche, ouverte comme une fournaise, n’envoie plus par intervalles qu’un petit nombre de paroles sanglantes qui appellent la mort. Il a fini : le cœur lui bat, mais c’est de joie ; il s’applaudit, il dit dans son cœur : « Nul ne roue mieux que moi. » Il descend : il tend sa main souillée de sang, et la justice y jette de loin quelques pièces d’or qu’il emporte à travers une double haie d’hommes écartés par l’horreur2.
Le rôle de la france
Fragment de lettre
Au baron Vignet des Étoiles1 §
Rien ne marche au hasard, mon cher ami ; tout est déterminé par une puissance qui nous dit rarement son sécret. Le monde politique est aussi réglé que le monde physique ; mais comme la liberté de l’homme y joue un certain rôle, nous finissons par croire qu’elle y fait tout2. L’idée de détruire ou de morceler un grand empire est souvent aussi absurde que celle d’ôter une planète du système planétaire. Je vous l’ai déjà dit : dans la société des nations, comme dans celle des individus, il doit y avoir des grands et des petits. La France a toujours tenu et tiendra longtemps, suivant les apparences, un des premiers rangs dans la société des nations. D’autres peuples, ou, pour mieux dire, leurs chefs, ont voulu profiter, contre toutes les règles de la morale, d’une fièvre chaude qui était venue assaillir les Français, pour se jeter sur leur pays et le partager entre eux. La Providence a dit non ; toujours elle fait bien, mais jamais plus visiblement à mon avis. Notre inclination pour ou contre les Français ne doit point être écoutée. Le politique n’écoute que la raison. Votre mémoire n’ébranle nullement mon opinion, qui se réduit uniquement à ceci : « Que l’empire de la Coalition sur la France et la division de ce royaume seraient un des plus grands maux qui puissent arriver à l’humanité. » Je me suis formé une démonstration si parfaite de cette proposition, que je ne désespérerais pas de vous convertir vous-même, mais non par écrit, car ce serait un traité dans les formes3.
Joubert
1754-1824 §
[Notice] §
Né en 1754, Joubert traversa une époque orageuse, sans que sa modération précoce ait été jamais troublée par le voisinage des passions politiques. Ses croyances résistèrent aussi à toute contagion. L’impiété lui faisait horreur comme une dépravation qui engendre toutes les autres. Au lendemain des jours néfastes, il compta parmi les représentants les plus délicats de cette société polie qu’avait dispersée la terreur et qui s’étonna de renaître au milieu des ruines. Sa vie fut presque tout entière domestique et privée, bien que l’amitié de M. de Fontanes l’ait appelé au poste d’inspecteur général de l’Université. Il rechercha l’ombre comme d’autres aspirent à l’éclat du grand jour. Les événements les plus importants de son existence furent des tendresses dévouées, des regrets fidèles, et des pensées dignes d’être achevées dans le monde des purs esprits. Je l’appellerais volontiers un sage qui mérita d’être heureux. Spiritualiste chrétien, métaphysicien ingénu, sybarite littéraire, épris de la perfection, il fut l’ami et le mentor de Chateaubriand. Critique supérieur, raffiné jusqu’à l’excès, il n’écrivit que pour son plaisir, et serait mort inconnu de la postérité, si ses reliques n’avaient été sauvées de l’oubli par la piété de ses admirateurs. Ses lettres vont de pair avec les meilleures. Ses pensées sont de la plus pure essence. On ne se lasse pas de les relire, et il est digne de vivre dans la compagnie des maîtres1.
Un protecteur
À M. de Chateaubriand §
M. Maillet-Lacoste, vrai métromane en prose, et l’homme du monde le plus capable de bien écrire, si, ne voulant pas écrire trop bien, il pouvait quelquefois s’occuper d’autre chose que de ce qu’il écrit ; M. Maillet-Lacoste, qui sera jeune jusqu’à cent ans, et qui est le meilleur, le plus sensé, le plus honnête, le plus incorruptible et le plus naïf de tous les jeunes gens de tout âge, mais qui donne à sa candeur même un air de théâtre, parce que sa chevelure hérissée, ses attitudes et le son même de sa voix se ressentent des habitudes qu’il a prises sur le trépied où il est sans cesse monté quand il est seul, et d’où il ne descend guère quand il ne l’est pas ; M. Maillet, à qui il ne manque que de la paresse, du relâche, de la détente de tête, pour travailler admirablement, et qui a travaillé avec autant d’éloquence que de courage, il y a vingt ans, contre la tyrannie de l’époque, comme l’attestent des opuscules, dont je vous ai remis, il y a dix ans, un exemplaire qui vous aurait fait connaître son mérite si vous l’aviez lu, mais que vous n’avez pas lu, parce que, occupé comme vous l’êtes, vous ne lisez rien, et je crois que vous faites bien, par une prérogative qui n’appartient qu’à vous ; M. Maillet, qui a perdu une assez grande fortune à Saint-Domingue, sans y prendre garde et sans pouvoir s’en souvenir, parce qu’il était occupé d’une fable de Phèdre, et que depuis il est perpétuellement aux prises avec une période de Cicéron, ou avec une des siennes ; M. Maillet, qui, mis en déportation par le Directoire, entra dans une école de Bretagne, dont il fit la fortune, pour des souliers et un habit, sans s’apercevoir ni de l’injustice des hommes, ni de son changement de situation, parce qu’il est toujours en repos, quoique toujours agité sur le sommet de ses idées ; M. Maillet, qui, avec les plus hautes, mais les plus innocentes prétentions, met à ses fonctions obscures de professeur autant d’importance que s’il n’était qu’un sot ; qui en remplit tous les devoirs avec la conscience et le dévouement d’un Rollin ; qui excelle à tout enseigner, et enseigne {p. 390}tout ce qu’on veut, depuis le rudiment jusqu’à l’arithmétique, en passant par tous les degrés intermédiaires, humanités, rhétorique et philosophie ; M. Maillet, dont le destin est d’être apprécié et oublié1 ; que l’Université, tout en rendant justice à son mérite académique, laisse en province quand tant d’autres sont à Paris ; que M. de Fontanes lui-même a négligé, quoiqu’il fût très-déterminé à le servir ; que M. Dussaut a quelquefois admiré ; qui compte un grand nombre de partisans, mais dont tout le monde parle en souriant, excepté moi ; M. Maillet, qui a une ambition que tous les lauriers du Parnasse ne couronneraient pas assez, et une modération que le suffrage d’un enfant contenterait ; qui donnerait tous les biens de ce monde, quoique occupé de ceux de l’autre, pour une louange, et toutes les louanges de la terre pour une des vôtres, ou pour un moment de votre bienveillance et de votre attention ; M. Maillet enfin, dont je vous ai parlé plusieurs fois, mais dont le nom peut-être vous sera nouveau, parce que la fatalité qui le poursuit, sans qu’il s’en doute, vous aura sûrement rendu sourd ; M. Maillet donc vient d’arriver à Paris, avec une lettre de l’évêque de Montpellier pour M. Trouvé, laquelle lettre demande pour lui à ce dernier une mention au Conservateur. Or, M. Trouvé ayant répondu qu’il ferait la proposition, mais que le comité seul déciderait, ledit Maillet, après être venu me chercher à Villeneuve, où je n’étais pas arrivé, est revenu me chercher à Paris, d’où je partais, sans avoir l’habileté de me saisir sur le chemin, parce qu’il est trop distrait, c’est-à-dire trop occupé pour être habile ; et il m’écrit pour jeter son cri de détresse, et m’appeler à son secours2. J’y vole autant que je le puis, c’est-à-dire que je lui réponds, moi qui ne réponds jamais, et que je vous écris, moi qui n’écris à personne, pas même à vous ni {p. 391}à madame la duchesse de Lévis. Je lui envoie toute ouverte cette recommandation, dont un autre se fâcherait, et qui le comblera de joie. Ayez-y égard, je vous en conjure. Accueillez mon Maillet, le plus sage des fous et le plus fou des sages, mais un des meilleurs esprits du monde, si cet esprit était plus froid, et une des meilleures âmes que le ciel ait jamais créées, quoiqu’il ne soit occupé que de son esprit ; espèce d’aigle sans bec, sans serres, sans fiel, mais non pas sans élévation assurément ; un jeune homme de l’autre monde, que les connaisseurs généreux, comme vous l’êtes, doivent apprécier dans celui-ci, afin que justice soit faite, car il n’y fera pas fortune. Rendez-le heureux avec un mot et un sourire ; cela me fera du bien. Adieu.
Conseils à M. de Chateaubriand sur le Génie du christianisme 1
Fragment §
… Qu’il se souvienne bien que toute étude lui est inutile ; qu’il ait pour seul but, dans son livre, de montrer la beauté de Dieu dans le Christianisme, et qu’il se prescrive une règle imposée à tout écrivain par la nécessité de plaire et d’être lu facilement, plus impérieusement imposée à lui qu’à tout autre par la nature même de son esprit, esprit à part, qui a le don de transporter les autres hors et loin de tout ce qui est connu. Cette règle trop négligée, et que les savants mêmes, en titre d’office, devraient observer jusqu’à un certain point, est celle-ci : Cache ton savoir. Je ne veux pas qu’on soit un charlatan, et qu’on use en rien d’artifice ; mais je veux qu’on observe l’art. L’art est de cacher l’art. Notre ami n’est point un tuyau, comme tant d’autres ; c’est une source, et je veux que tout paraisse jaillir de lui. Les citations sont, pour la plupart, des maladresses ; quand {p. 392}elles deviennent des nécessités, il faut les jeter dans les notes. On se fâchait autrefois de ce qu’à l’Opéra on entendait le bruit du bâton qui battait les mesures. Que serait-ce si on interrompait la musique pour lire quelque pièce justificative à l’appui de chaque air ? Écrivain en prose, M. de Chateaubriand ne ressemble point aux autres prosateurs ; par la puissance de sa pensée et de ses mots, sa prose est de la musique et des vers. Qu’il fasse son métier : qu’il nous enchante. Il rompt trop souvent les cercles tracés par sa magie ; il y laisse entrer des voix qui n’ont rien de surhumain, et qui ne sont bonnes qu’à détruire le charme et à mettre en fuite les prestiges. Les in-folio me font trembler. Recommandez-lui, je vous prie, d’en faire ce qu’il voudra dans sa chambre, mais de se garder bien d’en rien transporter dans ses opérations. Bossuet citait, mais il citait en chaire, en mitre et en croix pectorale ; il citait aux persuadés1. Ces temps-ci ne sont pas les mêmes. Que notre ami nous raccoutume à regarder avec quelque faveur le christianisme ; à respirer, avec quelque plaisir, l’encens qu’il offre au ciel ; à entendre ses cantiques avec quelque approbation : il aura fait ce qu’on peut faire de meilleur, et sa tâche sera remplie. Le reste sera l’œuvre de la religion. Si la poésie et la philosophie peuvent lui ramener l’homme une fois, elle s’en sera bientôt réemparée, car elle a ses séductions et ses puissances, qui sont grandes. On n’entre point dans ses temples, bien préparé, sans en sortir asservi. Le difficile est de rendre aujourd’hui aux hommes l’envie d’y revenir. C’est à quoi il faut se borner ; c’est ce que M. de Chateaubriand peut faire ; mais qu’il écarte la contrainte ; qu’il renonce aux autorités que l’on ne veut plus reconnaître ; qu’il ne mette en usage que des moyens qui soient nouveaux, qui soient siens exclusivement, qui soient du temps et de l’auteur.
Il me faut du nouveau, n’en fût-il plus au monde, a dit le siècle. Notre ami a été créé et mis au jour tout exprès pour les circonstances. Dites-lui de remplir son sort et d’agir selon son instinct. Qu’il file la soie de son sein ; qu’il pétrisse son propre miel ; qu’il chante son propre ramage ; {p. 393}il a son arbre, sa ruche et son trou : qu’a-t-il besoin d’appeler là tant de ressources étrangères1 ?
Lettre de consolation
À mademoiselle Moreau de Bussy §
Aucune des lettres que vous m’avez écrites ne m’a autant affligé que la dernière. C’est là que je vois combien votre plaie est profonde et en quelque sorte irrémédiable. Votre esprit s’est mis du parti de votre désolation, et raisonne comme il plaît à celle-ci. Tout se change en douleur pour vous, et vos réflexions n’aboutissent qu’à tirer de toutes choses quelque sujet d’accablement. J’ai pris une mauvaise route. Je vous ai trop occupée de votre malheur en voulant vous le rendre plus léger. Toute votre âme est malade ; mais puisque je l’ai imprudemment provoquée à raisonner sur son mal, je ne veux pas laisser sans réponse quelques-unes de vos observations, ni sans explication celles de mes opinions que je n’ai pas assez développées.
Non, les amis que nous avons perdus ne sont point honorés par ces douleurs excessives, qui n’honorent personne, parce qu’elles supposent plus la faiblesse et l’entêtement des âmes qui les éprouvent que la grandeur des pertes qu’on a faites. Il y a telle femme dans le monde qui, pour la mort d’un enfant de quatre jours, s’est plus désolée, a plus pleuré, et s’est obstinée à se désoler plus longtemps qu’on ne le fait pour des êtres dont la vie avait un grand prix2. Ce qui honore ceux qui ne sont plus, c’est une {p. 394}douleur modérée, à qui sa modération même permet d’être aussi durable que la vie de celui qui l’éprouve, parce qu’elle ne fatigue ni son âme, ni son corps ; une douleur haute, qui permet aux occupations et même aux délassements de la vie, de passer, en quelque sorte, sous elle ; une douleur calme, qui ne nous met en guerre ni avec le sort, ni avec le monde, ni avec nous-mêmes, et qui pénètre une âme en paix, dans les moments de son loisir, sans interrompre son commerce avec les vivants et avec les morts.
Qu’il me soit permis un moment de dire comment je voudrais être regretté1 ? J’expliquerai ainsi comment je trouve beau de l’être.
{p. 395}Je voudrais que mon souvenir ne se présentât jamais à mes amis sans amener une larme d’attendrissement sous leurs paupières et le sourire sur leurs lèvres. Je voudrais qu’ils pussent penser à moi au sein de leurs plus vives joies, sans qu’elles en fussent troublées, et qu’à table même, au milieu de leurs festins, et en se réjouissant avec des étrangers, ils fissent quelque mention de moi, en comptant parmi leurs plaisirs le plaisir de m’avoir aimé et d’avoir été aimés de moi. Je voudrais avoir eu assez de bonheur et assez de bonnes qualités pour qu’il leur plût de citer souvent à leurs nouveaux amis quelque trait de ma bonne humeur, ou de mon bon sens, ou de mon bon cœur, ou de ma bonne volonté, et que ces citations rendissent tous les cœurs plus gais, mieux disposés et plus contents. Je voudrais que, jusqu’à la fin, ils se souvinssent ainsi de moi, qu’ils fussent heureux, et qu’ils eussent une longue vie, pour s’en souvenir plus longtemps. Je voudrais avoir un tombeau où ils pussent venir en troupe, dans un beau temps, dans un beau jour, pour parler ensemble de moi, avec quelque tristesse, s’ils voulaient, mais avec une tristesse douce, et qui n’exclût pas toute joie. Je voudrais surtout, et j’ordonnerais, si je le pouvais, que pendant cette tendre cérémonie, pendant l’aller et le retour, il n’y eût dans les sentiments et dans les contenances rien de lugubre et rien de repoussant, en sorte qu’ils offrissent un spectacle qu’on serait bien aise d’avoir vu. Je voudrais, en un mot, exciter des regrets tels que ceux qui en seraient témoins ne craignissent ni de les éprouver, ni de les inspirer eux-mêmes. C’est l’image des regrets affreux que l’on doit laisser après soi qui rend en partie la mort si amère ; ce sont les horreurs dont on a environné la mort qui rendent, à leur tour, les regrets des survivants si terribles1. Ces deux causes agissent perpétuellement l’une sur l’autre, et bouleversent les âmes dans leurs sentiments les plus louables et les plus inévitables. Nos passions ont fait de notre dernière heure un sujet de désespoir et d’effroi, un moment haï, d’où la prévoyance et le souvenir se détournent également. Nos institutions et nos coutumes en ont fait, à leur tour, un événement dont on se hâte d’oublier, {p. 396}le plus vite qu’on peut, l’épouvantable appareil. Au lieu de nous accoutumer dès l’enfance, par la pensée et par les sens, à ne regarder cette séparation que comme le moment du départ pour un voyage sans retour, voyage que nous ferons un jour nous-mêmes, sans doute pour nous réunir dans des régions invisibles, on n’a rien oublié de ce qui était propre à en faire un objet d’horreur. On nous l’a fait considérer comme un châtiment, comme le coup porté par un exécuteur tout-puissant, comme un supplice, enfin ; et nos amis, nos proches, quand nous avons cessé de vivre, quittent notre lit de repos comme ils quitteraient l’échafaud où l’on nous aurait mis à mort.
Élevez-vous, je vous en conjure, au-dessus de ces sentiments vulgaires. Vous en êtes digne, et vous en avez besoin ; vous en êtes même plus capable que vous ne pensez, car votre douleur, en ce moment, calomnie votre raison.
En attendant que celle-ci prenne le dessus, agréez les assurances de l’estime d’un homme qui ne pourra jamais vous oublier, et qui sent plus vivement tout ce que vous valez depuis qu’il y a sur la terre moins de cœurs pour vous aimer1.
L’ami d’un ministre 1
Fragment §
Ce n’est pas des défauts du prochain que j’avais résolu, Monseigneur, de vous entretenir aujourd’hui, mais de mes propres qualités. Elles ont été l’objet de mes méditations assidues, dans un jour de maux et d’ennuis, et m’ont paru merveilleuses : je veux vous en féliciter. Je vous le dis sincèrement et dans le style populaire qui sied si bien à la franchise : « Monseigneur, vous êtes bien heureux de m’avoir ! »
Je fais mon devoir à merveille, et je sais vous en amuser ; je me joue avec votre hermine, j’égaye votre royauté.
Vous avez subjugué tout le monde autour de vous, excepté moi. Toutes les opinions se taisent devant la vôtre, excepté la mienne.
Je vous dis tout ce que je pense, et je pense avec vous ce que je veux.
{p. 398}Sans moi, vous n’auriez pas dans votre empire un sujet qui osât toujours vous dire la vérité pure. Sans moi, il n’y aurait pas dans votre cour un homme libre, ou qui du moins, vu l’intimité et la familiarité invétérées, pût, comme moi, sans offenser les bienséances, le paraître hautement et publiquement.
Sans moi, vous ne connaîtriez pas, hors de votre famille, les délices de la contradiction ; sans moi, rien ne rappellerait jamais à votre souvenir l’ancienne et douce égalité.
Et remarquez ceci, Monseigneur : celui qui sait rire avec vous de ses occupations et des vôtres est un homme grave, et même austère ; celui qui se joue avec vos dignités est l’homme qui attache le plus d’importance à votre rang, à vos fonctions, et qui les respecte le plus dans son esprit et dans son cœur ; enfin l’homme qui vous contredit le plus souvent est celui qui a pour vous, en secret, le faible le plus décidé ; l’homme qui vous est le moins asservi est aussi celui qui vous est le plus dévoué.
C’est sur quoi, Monseigneur, j’ai voulu vous faire aujourd’hui mon très-sincère compliment. Agréez-le, je vous prie, avec votre équité accoutumée.
Je suis très-profondément, comme l’autre jour, Monseigneur, de Votre Excellence, le très-humble et très-obéissant serviteur1.
Madame de Staël
1766-1817 §
[Notice] §
Fille d’un homme d’État philosophe, d’un ministre populaire, mademoiselle Necker, depuis baronne de Staël, eut pour première école les graves entretiens d’un monde animé par le voisinage de la tribune, les écrits de Jean-Jacques qu’elle reconnut toujours pour son maître, et les espérances généreuses de rénovation sociale qui firent battre son cœur d’enfant. Puis vinrent les malheurs publics et privés, l’anarchie, la violence et les crimes : ces épreuves attendrirent et tempérèrent son exaltation sans décourager son amour de la liberté. Revenue en France au lendemain de la terreur, elle y réveilla l’esprit de société, jusqu’au jour où sa royauté de salon parut dangereuse à un pouvoir ombrageux qui la réduisit à quitter son pays. Cette persécution rendit service à son talent ; car nous devons aux vicissitudes de son exil les deux meilleurs ouvrages qu’elle ait produits : Corinne, roman trop métàphysique dont les fictions recouvrent les confidences d’une âme supérieure ; et l’Allemagne, tableau brillant d’une littérature dont l’étude fut pour nous la découverte de richesses ignorées.
Intelligence passionnée, expansive, sympathique aux grandes idées et aux nobles instincts, imagination ardente, romanesque et vivement éprise de la gloire, madame de Staël a des qualités viriles par le choix de ses sujets et l’étendue de ses vues. Elle a renouvelé la critique par l’intuition d’une sensibilité clairvoyante. Si elle ne résout pas toutes les questions qu’elle soulève, elle ouvre des horizons, elle donne de l’essor à la pensée, elle suscite des émotions bienfaisantes et fait aimer le progrès, la justice, le courage, l’indépendance morale. Elle a de l’éloquence et de l’enthousiasme ; elle excelle dans la peinture du monde et du cœur humain. Mais ses écrits ne nous offrent qu’une image affaiblie d’elle-même ; car elle brillait surtout par le génie de la conversation, et son style, parfois vague ou abstrait, n’a pas retenu toute la flamme de sa parole. On y voudrait aussi plus de grâce, de finesse ou de naturel1.
Nouvelles de cour 1 §
Il y avait une telle foule à Fontainebleau qu’on ne pouvait parler qu’à deux ou trois personnes qui jouaient avec nous, et l’on ne retirait du plaisir d’être dans le monde que l’agrément d’être étouffé ; mais c’était surtout autour de la reine2 que les flots de la foule se précipitaient. Il est, je crois, difficile de mettre plus de grâce et de bonté dans la politesse : elle a même un genre d’affabilité qui ne permet pas d’oublier qu’elle est reine, et persuade toujours cependant qu’elle l’oublie. L’expression du visage de tous ceux qui attendaient un mot d’elle pouvait être assez piquante pour les observateurs. Les uns voulaient attirer l’attention par des ris extraordinaires sur ce que leur voisin disait, tandis que dans toute autre circonstance les mêmes propos ne les auraient pas fait sourire. D’autres prenaient un air dégagé, distrait, pour n’avoir pas l’air de penser à ce qui les occupait tout entiers ; ils tournaient la tête du côté opposé ; mais malgré eux leurs yeux suivaient une direction contraire et les attachaient à tous les pas de la reine. D’autres, quand la reine leur demandait quel temps il faisait, ne croyaient pas devoir laisser échapper une si belle occasion de se faire connaître, et répondaient bien au long à cette question ; mais d’autres aussi montraient du respect sans crainte, de l’empressement sans avidité. Assurément ce tableau n’est pas nouveau pour un roi, toutes les cours se ressemblent ; mais quand les hommages dus au trône sont mérités par le génie3, quand on se courbe par devoir devant celui qu’on aurait honoré par choix, les plus grandes marques du plus profond respect et du plus vif désir de plaire rappellent plutôt le mérite de celui qui les reçoit que le rang qu’il occupe.
{p. 401}Le roi des Francs ne paraît point en société ; l’on y rencontre toute la famille royale, mais l’on ne voit le roi qu’à son coucher, à son lever, et le dimanche lorsqu’on lui fait sa cour. Il ne va jamais au jeu de la reine, il chasse et il lit ; mais c’est assez plaisant d’entendre dire, quand il ne chasse pas ou qu’il ne va pas au spectacle : « Le roi ne fait rien aujourd’hui. » C’est-à-dire qu’il travaille toute la soirée avec ses ministres.
Nouvelles de l’Académie et des lettres §
[I] §
La séance de l’Académie a été fort brillante. On y voyait M. le maréchal de Ségur, et M. le maréchal de Castries. La réception d’un militaire attirait ces ministres. Le discours a eu le plus grand succès1. L’éloquence de M. de Guibert est plus faite pour être prononcée que pour être lue. Elle a ce caractère énergique et passionné qui entraîne la multitude. On dit qu’il a été reçu assez froidement par le roi, en lui remettant son discours. On y a trouvé du pathos ; c’est assez la critique des gens de cette cour ; c’est le ridicule que les âmes froides donnent aux âmes ardentes. Ils appellent exagéré tout ce qu’ils ne sentent pas, et disent qu’on est monté sur des échasses, alors qu’on est plus grand qu’eux2. M. de Saint-Lambert a répondu par un discours assez froid ; il s’est cru obligé de peser exactement chaque terme d’éloge ; et comme on a l’habitude de rabattre toujours une partie de ce qu’on entend, celui qui ne dit que ce qu’il faut ne produit pas l’effet qu’il faut. Le père de M. de Guibert, homme respectable, gouverneur des Invalides, était présent à la séance. M. de Saint-Lambert a parlé de lui, et le public l’a applaudi avec attendrissement. Son fils était dans un transport inexprimable. Dans les jouissances qui ne nous sont pas personnelles, il y a un délire que toutes les satisfactions d’amour-propre ne peuvent égaler3.
{p. 402}Il vient de paraître un mémoire de M. Dupaty, premier président du parlement de Bordeaux ; il y plaide la cause de trois hommes innocents condamnés à la roue. Tous les honnêtes gens en sont enthousiastes. Mille morts sur un champ de bataille ne révoltent pas comme un supplice injuste.
La jurisprudence criminelle en France induit souvent le juge en erreur, et il serait à souhaiter que le cri universel forçât à des changements. Les conversations des sociétés ont une portée sérieuse, et c’est par elles que l’opinion publique se forme : les paroles sont devenues des actions, et tous les cœurs sensibles vantent avec transport un mémoire que l’humanité anime, et qui paraît plein de talent parce qu’il est plein d’âme. Il a pourtant été dénoncé au parlement hier. On propose un réquisitoire. Les juges sont offensés d’être accusés d’avoir condamné injustement ; mais les malheureux, je l’espère, seront sauvés, et c’est tout ce que souhaite l’honnête homme qui s’est exposé pour eux. Les magistrats sont si indignés de sa témérité, qu’il faudrait se garder de l’admirer.
Sedaine1 par pitié vient d’être nommé de l’Académie. Ces messieurs disent que c’est par considération pour son âge ; il semble qu’ils soient une société de bienfaisance et qu’ils donnent la préférence aux octogénaires ; mais Sedaine a tant amusé le public sur les trois théâtres, qu’il méritait une récompense.
Voilà un poëme de M. de Florian : Numa Pompilius. De l’arlequinade à ce genre il y a un peu loin. Ses législateurs et ses guerriers sont des bergers en robe et en casque ; mais on y trouve de l’agrément dans le style : c’est un livre innocent, et, comme disait madame du Deffand, il n’y a point de mal à avoir fait cela2.
[II] §
Voici un nouveau roman d’Estelle par M. de Florian : doux en commençant, fade à la longue,
mais qui lui aplanira peut-être la route de l’Académie. À présent, l’on y {p. 403}arrive de plain-pied ; il ne faut plus monter pour y atteindre. M. d’A…
vient d’être élu à cause de son nom. Il sera reçu par M. Beauzée1, qui y fut admis pour ses
connaissances dans la langue française. On prétend que M. d’A… lui dira : « Monsieur,
je suis ici à cause de mon grand-père. — Et moi, répondra M. Beauzée, à cause de ma
grand’maire. »
— L’orthographe est un peu blessée ; mais ce genre de jeux de mots
est tellement à la mode aujourd’hui que je n’ai pu me refuser à en citer un exemple2.
L’enthousiasme et les arts 3 §
Les hommes sans enthousiasme croient goûter des jouissances par les arts ; ils aiment l’élégance du luxe, ils veulent se connaître en musique et en peinture, afin d’en parler avec grâce, avec goût, et même avec ce ton de supériorité qui convient à l’homme du monde, lorsqu’il s’agit de l’imagination ou de la nature ; mais tous ces arides plaisirs, que sont-ils à côté du véritable enthousiasme ? En contemplant le regard de Niobé4, de cette douleur calme et {p. 404}terrible qui semble accuser les dieux d’avoir été jaloux du bonheur d’une mère, quel sentiment s’élève dans notre sein ! Quelle consolation l’aspect de la beauté ne fait-il pas éprouver ! car la beauté est aussi de l’âme, et l’admiration qu’elle inspire est noble et pure. Ne faut-il pas, pour admirer l’Apollon, sentir en soi-même un genre de fierté qui foule aux pieds tous les serpents de la terre ? Ne faut-il pas être chrétien pour pénétrer la physionomie des Vierges de Raphaël et du saint Jérôme du Dominiquin ; pour retrouver la même expression dans la grâce enchanteresse et dans le visage abattu, dans la jeunesse éclatante et dans les traits défigurés ; la même expression qui part de l’âme et traverse, comme un rayon céleste, l’aurore de la vie, ou les ténèbres de l’âge avancé ?
Y a-t-il de la musique pour ceux qui ne sont pas capables d’enthousiasme ? Une certaine habitude leur rend nécessaires les sons harmonieux, ils en jouissent comme de la saveur des fruits, du prestige des couleurs ; mais leur être entier a-t-il retenti comme une lyre, quand, au milieu de la nuit, le silence a tout à coup été troublé par des chants ou par ces instruments qui ressemblent à la voix humaine ? Ont-ils alors senti le mystère de l’existence, dans cet attendrissement qui réunit nos deux natures, et confond dans une même jouissance les sensations et l’âme ? Les palpitations de leur cœur ont-elles suivi le rhythme de la musique ? Une émotion pleine de charme leur a-t-elle appris ces pleurs qui n’ont rien de personnel, ces pleurs qui ne demandent point de pitié, mais qui nous délivrent d’une souffrance inquiète ; excitée par le besoin d’admirer et d’aimer ?
Le goût des spectacles est universel ; car la plupart des hommes ont plus d’imagination qu’ils ne croient, et ce qu’ils considèrent comme l’attrait du plaisir, comme une sorte de faiblesse qui tient encore à l’enfance, est souvent ce qu’ils ont de meilleur en eux : ils sont, en présence des fictions, vrais, naturels, émus, tandis que, dans le monde, la dissimulation, le calcul et la vanité disposent de leurs paroles, de leurs sentiments et de leurs actions. Mais pensent-ils avoir senti tout ce qu’inspire une tragédie vraiment belle, ces hommes pour qui la peinture des affections les plus profondes n’est qu’une distraction amusante ? Se doutent-ils du trouble délicieux que font éprouver les passions épurées par la poésie ? Ah ! combien les fictions nous {p. 405}donnent de plaisirs ! Elles nous intéressent sans faire naître en nous ni remords ni crainte, et la sensibilité qu’elles développent n’a pas cette âpreté douloureuse dont les affections véritables ne sont presque jamais exemptes.
L’enthousiasme et le malheur §
Si l’enthousiasme enivre l’âme de bonheur, par un prestige singulier il soutient encore dans l’infortune ; il laisse après lui je ne sais quelle trace lumineuse et profonde qui ne permet pas même à l’absence de nous effacer du cœur de nos amis. Il nous sert aussi d’asile à nous-mêmes contre les peines les plus amères, et c’est le seul sentiment qui puisse calmer sans refroidir.
Les affections les plus simples, celles que tous les cœurs se croient capables de sentir, l’amour maternel, l’amour filial, peut-on se vanter de les avoir connues dans leur plénitude, quand on n’y a pas mêlé d’enthousiasme ? Comment aimer son fils sans se flatter qu’il sera noble et fier, sans souhaiter pour lui la gloire qui multiplierait sa vie, qui nous ferait entendre de toutes parts le nom que notre cœur répète ? Pourquoi ne jouirait-on pas avec transport des talents de son fils, du charme de sa fille ? Quelle singulière ingratitude envers la Divinité, que l’indifférence pour ses dons ! ne sont-ils pas célestes, puisqu’ils rendent plus facile de plaire à ce qu’on aime ?
Si quelque malheur cependant ravissait de tels avantages à notre enfant, le même sentiment prendrait alors une autre forme : il exalterait en nous la pitié, la sympathie, le bonheur d’être nécessaire. Dans toutes les circonstances, l’enthousiasme anime ou console ; et lors même que le coup le plus cruel nous atteint, quand nous perdons celui qui nous a donné la vie, celui que nous aimions comme un ange tutélaire, et qui nous inspirait à la fois un respect sans crainte et une confiance sans bornes, l’enthousiasme vient encore à notre secours : il rassemble dans notre sein quelques étincelles de l’âme qui s’est envolée vers les cieux ; nous vivons en sa présence, et nous nous promettons de transmettre un jour l’histoire de sa vie. Jamais, nous le croyons, jamais sa main paternelle ne nous abandonnera tout à fait dans ce monde, et son image attendrie se {p. 406}penchera vers nous pour nous soutenir avant de nous rappeler1.
Enfin quand on arrive à la grande lutte, quand il faut à son tour se présenter au combat de la mort, sans doute l’affaiblissement de nos facultés, la perte de nos espérances, cette vie si forte qui s’obscurcit, cette foule de sentiments et d’idées qui habitaient dans notre sein, et que les ténèbres de la tombe enveloppent, ces intérêts, ces affections, cette existence qui se change en fantôme avant de s’évanouir, tout cela fait mal, et l’homme vulgaire paraît, quand il expire, avoir moins à mourir ! Dieu soit béni cependant pour le secours qu’il nous prépare encore dans cet instant : nos paroles seront incertaines, nos yeux ne verront plus la lumière, nos réflexions, qui s’enchaînaient avec clarté, erreront isolées sur de confuses traces ; mais l’enthousiasme ne nous abandonnera pas, ses ailes brillantes planeront sur notre lit funèbre ; il soulèvera les voiles de la mort, il nous rappellera ces moments où, pleins d’énergie, nous avions senti que notre cœur était impérissable, et nos derniers soupirs seront peut-être comme une noble pensée qui remonte vers le ciel.
« O France ! terre de gloire et d’amour ! si l’enthousiasme un jour s’éteignait sur votre sol, si le calcul disposait de tout et que le raisonnement seul inspirât même le mépris des périls, à quoi vous serviraient votre beau ciel, vos esprits si brillants, votre nature si féconde ? Une intelligence active, une impétuosité savante vous rendraient les maîtres du monde ; mais vous n’y laisseriez que la trace des torrents de sable, terribles comme les flots, arides comme le désert2. »
À madame Récamier 1 §
… Il me prend des moments de mélancolie si profonde, que je suis prête à me laisser mourir. — On est presque mort quand on est exilé : c’est au tombeau seulement où2 la poste arrive.
Je suis plongée dans une espèce de désespoir qui me dévore ; ne faut-il pas que je tente d’y échapper ? Je ne crois pas que je me relève jamais de ce que j’éprouve ; rien ne m’intéresse plus ; je ne trouve du plaisir à rien ; la vie est pour moi comme un bal3 dont la musique a cessé, et tout, excepté ce qui m’est ravi, me paraît sans couleur. Je vous assure que si vous lisiez dans mon âme, je vous ferais pitié. Je suis bien convaincue que le plus grand service que je puisse rendre à vous, à ce qui m’entoure, c’est de m’éloigner. Il y a, je vous le dis, une fatalité dans mon sort ; je n’ai pas un hasard pour moi, tout ce que je redoute est ce qui m’arrive. Je me sens un obstacle à tout bien pour mes enfants et pour mes amis. Pardon de vous peindre un {p. 408}éclat1 si maladif de l’âme, quand vous êtes vous-même dans une situation où tout votre courage vous est nécessaire ; mais il faut, avant tout, que vous sachiez ce qui se passe en moi. Je me contiens à l’extérieur : une sorte de fierté me conseille de ne pas trop montrer ce que j’éprouve. Les larmes des autres se sèchent si vite, et, quand on leur demande ce qu’ils ne peuvent plus donner, on a l’air d’un créancier importun. Mais si je me laissais aller, j’offrirais le plus misérable spectacle. J’ai recours sans cesse à la prière ; mais parfois il me semble que j’ai fatigué la Divinité, et que le ciel est d’airain pour moi. Loin de tourner la vivacité de mes impressions au dehors, c’est contre moi que je les dirige ; je me dis que je suis donc bien coupable, car Dieu est juste et ne fait porter à chacun que ce qu’il mérite. Enfin, depuis que je vous ai quittée à Ferney, depuis la nouvelle de votre exil, il n’est pas entré dans mon cœur un sentiment qui me fît respirer. J’ai quelquefois une lassitude de souffrir, que je prends pour du soulagement ; cela va deux ou trois jours, et puis la douleur revient plus vive, parce que j’ai repris des forces pour la sentir. Mon meilleur moment, c’est quand je me couche, et très-souvent des souffrances physiques m’ôtent le seul bien que je goûte, le sommeil2.
Chateaubriand
1768-1848 §
[Notice] §
M. de Chateaubriand est déjà pour nous un classique, ou du moins un ancien. Il faut saluer en lui le plus grand nom qui ait ouvert le dix-neuvième siècle, et l’écrivain qui, depuis Voltaire, a exercé le plus d’empire sur les intelligences. Laissons de côté le personnage politique, indépendant, mobile, ardent, capricieux, épris de la popularité, royaliste et libéral, aussi embarrassant pour ses amis que redoutable pour ses ennemis. Ne voyons que le poëte, né au milieu des orages d’une révolution, rejeté par elle au delà des mers, y grandissant librement, en dehors de toute imitation, n’écoutant que la muse intérieure, et devenu, à l’école des malheurs publics et domestiques, l’éloquent interprète de tous les regrets et de toutes les espérances, l’instrument prédestiné d’une restauration littéraire, morale et religieuse.
On a pu dire qu’après le déluge qui avait tout submergé, Atala fut la colombe sortie de l’arche et rapportant le rameau d’olivier. En suivant cette comparaison, j’ajouterai que le Génie du christianisme (1802) fut l’arc-en-ciel, le signe brillant d’alliance et de réconciliation entre la religion et la société française. Ce livre, qui ramenait les âmes à la foi par l’imagination et la sensibilité, rendait enfin l’idéal perdu : il réhabilitait tout ce qu’avaient flétri des sarcasmes impies ; il protestait contre les persécuteurs qui avaient fermé les Églises, brisé les autels, proscrit les prêtres. En purifiant l’air et attendrissant les cœurs, il contribua aussi, malgré ses défauts, à provoquer une renaissance poétique. Il renoua la chaîne des traditions, nous apprit le chemin de la Grèce, et mit à la mode l’art gothique, le moyen âge, le sentiment ému de la nature. C’était ouvrir des voies qui depuis sont devenues battues et rebattues, mais étaient neuves, avant l’explosion du romantisme.
Peinture transparente d’une jeunesse rêveuse, agitée et mélancolique, René (1805) fixa par des couleurs immortelles les principaux traits d’une âme qui souffrait d’un mal que son talent rendit contagieux, au lendemain des bouleversements qui avaient laissé tant de ruines. Les martyrs (1809), épopée en prose, fidèle aux formes consacrées, nous montrent l’application souvent artificielle, mais parfois heureuse de la poétique développée dans le Génie du christianisme. Le poëte voyageur y décrit avec éclat l’Orient qu’il avait parcouru : ce fut, avec l’Itinéraire, un pèlerinage au double berceau de {p. 410}l’antiquité. Les beautés païennes et chrétiennes s’y associent avec adresse.
L’originalité de Chateaubriand est dans l’accord de ses dissonances : procédant de maîtres opposés, il s’inspire du passé comme de l’avenir, il mêle tous les styles, et rapproche les idées et les sentiments les plus contraires. Tour à tour classique et romantique, il a moins de goût que d’imagination et de sensibilité. Peintre avant tout, il rappelle, avec plus d’éclat, Bernardin de Saint-Pierre et Jean-Jacques Rousseau. Son pinceau a découvert le désert américain et les forêts transatlantiques. Sa langue musicale et pittoresque produit, par l’arrangement des sons et le choix des mots, des effets d’harmonie et de couleur qui enchantent l’oreille et les yeux. Mais on a pu lui reprocher de n’être parfois qu’un magnifique rhétoricien.
La mélancolie d’un voyageur 1 §
Plein d’ardeur, je m’élançai seul sur cet orageux océan du monde dont je ne connaissais ni les ports ni les écueils. Je visitai d’abord les peuples qui ne sont plus : je m’en allai m’asseoir sur les débris de Rome et de la Grèce, pays de forte et d’ingénieuse mémoire, où les palais sont ensevelis dans la poudre, et les mausolées des rois cachés sous des ronces. Force de la nature et faiblesse de l’homme ! Un brin d’herbe perce souvent le marbre le plus dur de ces tombeaux que ces morts si puissants ne soulèveront jamais !
Quelquefois une haute colonne se montrait seule debout dans un désert, comme une grande pensée s’élève, par {p. 411}intervalles, dans une âme que le temps et le malheur ont dévastée.
Je méditai sur ces monuments dans tous les accidents et à toutes les heures de la journée1. Tantôt ce même soleil qui avait vu jeter les fondements de ces cités se couchait majestueusement, à mes yeux, sur leurs ruines ; tantôt la lune se levant dans un ciel pur, entre deux urnes cinéraires à moitié brisées, me montrait les pâles tombeaux. Souvent aux rayons de cet astre qui alimente les rêveries, j’ai cru voir le génie des souvenirs assis tout pensif à mes côtés.
Mais je me lassai de ne remuer qu’une poussière trop souvent criminelle.
Je voulus voir si les races vivantes m’offriraient plus de vertus, ou moins de malheurs que les races évanouies. Comme je me promenais un jour dans une grande cité, en passant derrière un palais, dans une cour retirée et déserte, j’aperçus une statue qui indiquait du doigt un lieu fameux par un sacrifice2. Je fus frappé du silence de ces lieux ; le vent seul gémissait autour du marbre tragique. Des manœuvres étaient couchés avec indifférence au pied de la statue, ou taillaient des pierres en sifflant. Je leur demandai ce que signifiait ce monument : les uns purent à peine me le dire, les autres ignoraient la catastrophe qu’il retraçait. Rien ne m’a plus donné la juste mesure des événements de la vie, et du peu que nous sommes. Que sont devenus ces personnages qui firent tant de bruit ? Le temps a fait un pas, et la face de la terre a été renouvelée.
Je recherchai surtout dans mes voyages les artistes et ces hommes divins qui chantent les dieux sur la lyre, et la félicité des peuples qui honorent les lois, la religion et les tombeaux.
{p. 412}Ces chantres sont de race divine ; ils possèdent le seul talent incontestable dont le ciel ait fait présent à la terre. Leur vie est à la fois naïve et sublime ; ils célèbrent les dieux avec une bouche d’or, et sont les plus simples des hommes ; ils causent comme des immortels ou comme de petits enfants ; ils expliquent les lois de l’univers, et ne peuvent comprendre les affaires les plus innocentes de la vie ; ils ont des idées merveilleuses de la mort, et meurent sans s’en apercevoir, comme des nouveau-nés.
Sur les monts de la Calédonie, le dernier barde qu’on ait ouï dans ces déserts me chanta les poëmes dont un héros consolait jadis sa vieillesse. Nous étions assis sur quatre pierres rongées de mousse ; un torrent coulait à nos pieds ; le chevreuil paissait à quelque distance parmi les débris d’une tour, et le vent des mers sifflait sur la bruyère de Cona. Maintenant la religion chrétienne, fille aussi des hautes montagnes, a placé des croix sur les monuments des héros de Morven, et touché la harpe de David au bord du même torrent où Ossian fit gémir la sienne. Aussi pacifique que les divinités de Selma étaient guerrières, elle garde des troupeaux où Fingal livrait des combats, et elle a répandu des anges de paix dans les nuages qu’habitaient des fantômes homicides.
L’ancienne et riante Italie m’offrit la foule de ses chefs-d’œuvre. Avec quelle sainte et poétique horreur j’errais dans ces vastes édifices consacrés par les arts à la religion ! Quel labyrinthe de colonnes ! Quelle succession d’arches et de voûtes ! Qu’ils sont beaux ces bruits qu’on entend autour des dômes, semblables aux rumeurs des flots dans l’Océan, aux murmures des vents dans les forêts, ou à la voix de Dieu dans son temple ! L’architecte bâtit, pour ainsi dire, les idées du poëte, et les fait toucher aux sens.
Cependant qu’avais-je appris jusqu’alors avec tant de fatigue ? Rien de certain parmi les anciens, rien de beau parmi les modernes. Le passé et le présent sont deux statues incomplètes : l’une a été retirée toute mutilée du débris des âges ; l’autre n’a pas encore reçu sa perfection de l’avenir1.
Les forêts vierges 1 §
Qui dira le sentiment qu’on éprouve en entrant dans ces forêts aussi vieilles que le monde, et qui seules donnent une idée de la création telle qu’elle sortit de la main de Dieu ? Le jour, tombant d’en haut à travers un voile de feuillage, répand dans la profondeur des bois une demi-lumière changeante et mobile, qui donne aux objets une grandeur fantastique. Partout il faut franchir des arbres abattus, sur lesquels s’élèvent d’autres générations d’arbres. Je cherche en vain une issue dans ces solitudes ; trompé par un jour plus vif, j’avance à travers les herbes, les orties, les mousses, les lianes et l’épais humus composé des débris de végétaux ; mais je n’arrive qu’à une clairière formée par quelques pins tombés. Bientôt la forêt redevient plus sombre ; l’idée de l’infini se présente à moi2.
Funérailles d’Atala §
Vers le soir, nous transportâmes ses précieux restes à une ouverture de la grotte, qui donnait vers le nord. L’ermite les avait roulés dans une pièce de lin d’Europe, filé par sa mère ; c’était le seul bien qui lui restât de sa patrie, et depuis longtemps il le destinait à son propre tombeau. Atala était couchée sur un gazon de sensitives ; ses pieds, sa tête, ses épaules et une partie de son sein étaient découverts. On voyait dans ses cheveux une fleur de magnolia fanée… Ses lèvres, comme un bouton de rose cueilli depuis deux matins, semblaient languir et sourire. Dans ses joues d’une blancheur éclatante, on distinguait quelques veines bleues. Ses beaux yeux étaient fermés, ses pieds modestes étaient joints, et ses mains d’albâtre pressaient sur son cœur un crucifix d’ébène ; le scapulaire de ses vœux était passé à son cou. Elle paraissait enchantée par l’Ange de la Mélancolie et par le double sommeil de l’innocence et de la tombe. Je n’ai rien vu de plus céleste. Quiconque eût ignoré que cette jeune fille avait joui de la lumière aurait pu la prendre pour la statue de la Virginité endormie1
Tableau de la campagne romaine 2 §
Figurez-vous quelque chose de la désolation de Tyr et de Babylone, dont parle l’Écriture :
un silence et une solitude aussi vastes que le bruit et le tumulte des hommes {p. 415}qui se pressaient jadis sur ce sol. On croit y entendre retentir cette
malédiction du prophète : « Venient tibi duo hæc subito in die una,
sterilitas et viduitas
1. Vous apercevez çà et là quelques bouts de voies romaines, dans des
lieux où il ne passe plus personne ; quelques traces desséchées des torrents de l’hiver : ces
traces, vues de loin, ont elles-mêmes l’air de grands chemins battus et fréquentés, et elles
ne sont que le lit désert d’une onde orageuse qui s’est écoulée comme le peuple romain. À
peine découvrez-vous quelques arbres, mais partout s’élèvent des ruines d’aqueducs et de
tombeaux. Souvent, dans une grande plaine, j’ai cru voir de riches moissons2 ; je m’en approchais : des herbes flétries avaient trompé mes
yeux. Point d’oiseaux, point de laboureurs, point de mouvements champêtres, point de
mugissements de troupeaux, point de villages. Un petit nombre de fermes délabrées se montrent
sur la nudité des champs ; les fenêtres et les portes en sont fermées ; il n’en sort ni
fumée, ni bruit, ni habitants. Une espèce de sauvage, presque nu, pâle et miné par la fièvre,
garde ces tristes chaumières : on dirait qu’aucune nation n’a osé succéder aux maîtres du
monde dans leur terre natale, et que les champs sont tels que les a laissés le soc de
Cincinnatus, ou la dernière charrue romaine.
Du milieu de ce terrain inculte que domine et qu’attriste encore un monument appelé par la voix populaire le tombeau de Néron3, s’élève la grande ombre4 de la Ville Éternelle. Déchue de sa puissance terrestre, elle semble, dans son orgueil, avoir voulu s’isoler ; elle s’est séparée des autres cités de la terre ; et, comme une reine tombée du trône, elle a noblement caché ses malheurs dans la solitude5.
Il me serait impossible de vous dire ce qu’on éprouve lorsque Rome vous apparaît tout à coup au milieu de ses {p. 416}royaumes vides1. Tâchez de vous figurer ce trouble et cet étonnement qui saisissaient les prophètes, lorsque Dieu leur envoyait la vision de quelque cité à laquelle il avait attaché les destinées de son peuple : Quasi aspectus splendoris2. La multitude des souvenirs, l’abondance des sentiments vous oppressent ; votre âme est bouleversée à l’aspect de cette Rome qui a recueilli deux fois la succession du monde3.
Vous croirez peut-être, mon cher ami, d’après cette description, qu’il n’y a rien de plus
affreux que les campagnes romaines ? Vous vous tromperiez beaucoup ; elles ont une
inconcevable grandeur ; on est toujours prêt, en les regardant, à s’écrier avec Virgile :
« Salut, féconde mère des moissons, terre de Saturne, féconde mère des
hommes ! »
Si vous les voyez en économiste, elles vous désoleront ; si vous les contempliez en artiste, en poëte, et même en philosophe, vous ne voudriez peut-être pas qu’elles fussent autrement.
Rien n’est comparable, pour la beauté, aux lignes de l’horizon romain, à la douce inclinaison des plans, aux contours suaves et fuyants des montagnes qui le terminent. Souvent les vallées dans la campagne ont la forme d’une arène, d’un cirque, d’un hippodrome ; les coteaux sont taillés en terrasses, comme si la main puissante des Romains avait remué toute cette terre. Une vapeur particulière, répandue dans les lointains, arrondit les objets et dissimule ce qu’ils pourraient avoir de dur ou de heurté dans leurs formes. Les ombres ne sont jamais lourdes et noires ; il n’y a pas de masses si obscures de rochers et de feuillages, dans lesquelles il ne s’insinue toujours un peu de lumière. Une teinte singulièrement harmonieuse marie la terre, le ciel et les eaux ; toutes les surfaces, au moyen d’une gradation insensible de couleurs, s’unissent par leurs {p. 417}extrémités, sans qu’on puisse déterminer le point où une nuance finit et où l’autre commence. Vous avez sans doute admiré dans les paysages de Claude Lorrain cette lumière qui semble idéale et plus belle que nature1 ? Eh bien, c’est la lumière de Rome !
Je ne me lassais point de voir, à la villa Borghèse, le soleil se coucher sur les cyprès du mont Marius et sur les pins de la villa Pamphili, plantés par le Nôtre2. J’ai souvent aussi remonté le Tibre à Ponte-Mole, pour jouir de cette grande scène de la fin du jour. Les sommets des montagnes de la Sabine apparaissent alors de lapis-lazuli et d’opale, tandis que leurs bases et leurs flancs sont noyés dans une vapeur d’une teinte violette ou purpurine. Quelquefois de beaux nuages, comme des chars légers, portés sur le vent du soir avec une grâce inimitable, font comprendre l’apparition des habitants de l’Olympe sous le ciel mythologique ; quelquefois l’antique Rome semble avoir étendu dans l’Occident toute la pourpre de ses consuls et de ses Césars, sous les derniers pas du dieu du jour3. Cette riche décoration ne se retire pas aussi vite que dans nos {p. 418}climats : lorsque vous croyez que les teintes vont s’effacer, elles se raniment sur quelque autre point de l’horizon ; un crépuscule succède à un crépuscule, et la magie du couchant se prolonge. Il est vrai qu’à cette heure du repos des campagnes, l’air ne retentit plus de chants bucoliques, les bergers n’y sont plus ; mais on voit encore les grandes victimes du Clytumne, des bœufs blancs ou des troupeaux de cavales demi-sauvages, qui descendent au bord du Tibre et viennent s’abreuver dans ses eaux. Vous vous croiriez transporté au temps des vieux Sabins, ou au siècle de l’Arcadien Évandre, alors que le Tibre s’appelait Albula, et que le pieux Énée remonta ses ondes inconnues.
Les ruines de Rome §
Il faut maintenant, mon cher ami, vous dire quelque chose de ces ruines dont vous m’avez recommandé de vous parler. Je les ai vues en détail soit à Rome, soit à Naples, excepté pourtant les temples de Pœstum, que je n’ai pas eu le temps de visiter. Vous sentez que ces ruines doivent prendre différents caractères, selon les souvenirs qui s’y rattachent.
Dans une belle soirée du mois de juillet dernier, j’étais allé m’asseoir au Colysée, sur la marche d’un des autels consacrés aux douleurs de la Passion. Le soleil, qui se couchait, versait des fleuves d’or par toutes ces galeries où roulait jadis le torrent des peuples ; de fortes ombres sortaient en même temps de l’enfoncement des loges et des corridors, ou tombaient sur la terre en larges bandes noires. Du haut des massifs de l’architecture, j’apercevais, entre les ruines du côté droit de l’édifice, le jardin du palais des Césars, avec un palmier qui semble être placé tout exprès sur ces débris pour les peintres et les poëtes. Au lieu des cris de joie que des spectateurs féroces poussaient jadis dans cet amphithéâtre, en voyant déchirer des chrétiens par des lions, on n’entendait que les aboiements des chiens de l’ermite qui garde ces ruines. Mais aussitôt que le soleil disparut à l’horizon, la cloche du dôme de Saint-Pierre retentit sous les portiques du Colysée. Cette correspondance établie par des sons religieux entre les {p. 419}deux plus grands monuments de Rome païenne et de Rome chrétienne me causa une vive émotion : je songeai que l’édifice moderne tomberait comme l’édifice antique ; je songeai que les monuments se succèdent comme les hommes qui les ont élevés ; je rappelai dans ma mémoire que ces mêmes Juifs, qui, dans leur première captivité, travaillaient aux pyramides de l’Égypte et aux murailles de Babylone, avaient, dans leur dernière dispersion, bâti cet énorme amphithéâtre. Les voûtes qui répétaient les sons de la cloche chrétienne étaient l’ouvrage d’un empereur païen marqué dans les prophéties pour la destruction finale de Jérusalem. Sont-ce là d’assez hauts sujets de méditation, et croyez-vous qu’une ville où de pareils effets se reproduisent à chaque pas soit digne d’être vue1 ?
Je suis retourné hier, 9 janvier, au Colysée pour le voir dans une autre saison, et sous un
autre aspect ; j’ai été étonné, en arrivant, de ne point entendre l’aboiement des chiens qui
se montraient ordinairement dans les corridors supérieurs de l’amphithéâtre, parmi des herbes
séchées. J’ai frappé à la porte de l’ermitage pratiqué dans le cintre d’une loge ; on ne m’a
point répondu : l’ermite y est mort. L’inclémence de la saison, l’absence du bon solitaire,
des chagrins récents ont redoublé pour moi la tristesse de ce lieu ; j’ai cru voir les
décombres d’un édifice que j’avais admiré quelques jours auparavant dans toute son intégrité
et toute sa fraîcheur. C’est ainsi, mon très-cher ami, que nous sommes avertis à chaque pas
de notre néant ; l’homme {p. 420}cherche au dehors des raisons pour s’en
convaincre, il va sur les ruines des empires, il oublie qu’il est lui-même une ruine encore
plus chancelante, et qu’il sera tombé avant ces débris1 Ce qui achève
de rendre notre vie le songe d’une ombre
2, c’est que nous ne pouvons pas même
espérer de vivre longtemps dans le souvenir de nos amis, puisque leur cœur, où s’est gravée
notre image, est comme l’objet dont il retient les traits, une argile sujette à se dissoudre.
On m’a montré à Portici un morceau de cendre du Vésuve, friable au toucher, et qui conserve
l’empreinte, chaque jour plus effacée, du sein et du bras d’une jeune femme ensevelie sous
les ruines de Pompéia : c’est une image assez juste, bien qu’elle ne soit pas encore assez
vaine, de la trace que notre mémoire laisse dans le cœur des hommes, cendre et poussière
3.
Avant de partir pour Naples, j’étais allé passer quelques jours seul à Tivoli ; je parcourus les ruines des environs, et surtout celles de la villa Adriana. Surpris par la pluie, au milieu de ma course, je me réfugiai dans les salles des Termes voisins du Pœcile4, sous un figuier qui avait renversé le pan d’un mur en croissant. Dans un petit salon octogone, une vigne vierge perçait la voûte de l’édifice, et son gros cep lisse, rouge et tortueux, montait le long du mur comme un serpent. Tout autour de moi, à travers les arcades des ruines, s’ouvraient des points de vue sur la campagne romaine. Des buissons de sureau remplissaient les salles désertes où venaient se réfugier quelques merles. Les fragments de maçonnerie étaient tapissés de feuilles de scolopendre, dont la verdure satinée se dessinait comme un travail en mosaïque sur la blancheur des marbres. Çà et là de hauts cyprès remplaçaient les colonnes tombées dans ce palais de la mort ; l’acanthe sauvage rampait à leurs pieds, sur des débris, comme si la nature s’était plu à reproduire sur les chefs-d’œuvre mutilés de l’architecture l’ornement de leur beauté passée. Les salles diverses et les sommités des ruines ressemblaient à des corbeilles {p. 421}et à des bouquets de verdure ; le vent agitait les guirlandes humides, et toutes les plantes s’inclinaient sous la pluie du ciel.
Pendant que je contemplais ce tableau, mille idées confuses se pressaient dans mon esprit : tantôt j’admirais, tantôt je détestais la grandeur romaine ; je pensais tantôt aux vertus, tantôt aux vices de ce propriétaire du monde qui avait voulu rassembler une image de son empire dans son jardin. Je rappelais les événements qui avaient renversé cette villa superbe ; je la voyais dépouillée de ses plus beaux ornements par le successeur d’Adrien ; je voyais les Barbares y passer comme un tourbillon, s’y cantonner quelquefois, et, pour se défendre dans ces mêmes monuments qu’ils avaient à moitié détruits, couronner l’ordre grec et toscan du créneau gothique ; enfin, des religieux chrétiens, ramenant la civilisation dans ces lieux, plantaient la vigne et conduisaient la charrue dans le temple des Stoïciens et les salles de l’Académie1. Le siècle des arts renaissait, et de nouveaux souverains achevaient de bouleverser ce qui restait encore des ruines de ce palais, pour y trouver quelques chefs-d’œuvre des arts. À ces diverses pensées se mêlait une voix intérieure qui me répétait ce qu’on a cent fois écrit sur la vanité des choses humaines. Il y a même double vanité dans les monuments de la villa Adriana : ils n’étaient, comme on le sait, que des imitations d’autres monuments répandus dans les provinces de l’empire romain : le véritable temple de Sérapis à Alexandrie, la véritable Académie à Athènes, n’existent plus ; vous ne voyez donc dans les copies d’Adrien que des ruines de ruines2.
Un effet de lune §
Un soir je m’étais égaré dans une forêt, à quelque distance de la cataracte du Niagara ; bientôt je vis le jour s’éteindre autour de moi, et je goûtai, dans toute sa solitude, le beau spectacle d’une nuit parmi les déserts du nouveau monde.
Une heure après le coucher du soleil, la lune se montra au-dessus des arbres, à l’horizon opposé. L’astre solitaire monta peu à peu dans le ciel : tantôt il suivait paisiblement sa course azurée ; tantôt il reposait sur des groupes de nues qui ressemblaient à la cime des hautes montagnes couronnées de neige. Ces nues, ployant et déployant leurs voiles, se déroulaient en zones diaphanes de satin blanc, se dispersaient en légers flocons d’écume, ou formaient dans les cieux des bancs d’une ouate éblouissante, si doux à l’œil, qu’on croyait ressentir leur mollesse et leur élasticité1.
La scène sur la terre n’était pas moins ravissante : le jour bleuâtre et velouté de la lune descendait dans les intervalles des arbres et poussait des gerbes de lumière jusque dans l’épaisseur des plus profondes ténèbres. La rivière qui coulait à mes pieds, tour à tour se perdait dans le bois, tour à tour reparaissait brillante des constellations de la nuit, qu’elle répétait dans son sein. Dans une savane, de l’autre côté de la rivière, la clarté de la lune dormait sans mouvement sur les gazons : des bouleaux agités par les brises, et dispersés çà et là, formaient des îles d’ombres flottantes sur cette mer immobile de lumière. Auprès, tout aurait été silence et repos, sans la chute de quelques feuilles, le passage d’un vent subit, le gémissement de la hulotte ; au loin, par intervalles, on entendait les sourds mugissements de la cataracte du Niagara, qui, dans le {p. 423}calme de la nuit, se prolongeaient de désert en désert et expiraient à travers les forêts solitaires1.
La grandeur, l’étonnante mélancolie de ce tableau, ne sauraient s’exprimer dans les langues humaines ; les plus belles nuits en Europe ne peuvent en donner une idée. En vain, dans nos champs cultivés, l’imagination cherche à s’étendre ; elle rencontre de toutes parts les habitations des hommes : mais, dans ces régions sauvages, l’âme se plaît à s’enfoncer dans un océan de forêts, à planer sur le gouffre des cataractes, à méditer au bord des lacs et des fleuves, et, pour ainsi dire, à se trouver seule devant Dieu2.
Le Meschacebé 1 §
Ce fleuve, dans un cours de plus de mille lieues, arrose une délicieuse contrée, que les habitants des États-Unis appellent le nouvel Éden, et à laquelle les Français ont laissé le doux nom de Louisiane. Mille autres fleuves tributaires du Meschacebé2 l’engraissent de leur limon et la fertilisent de leurs eaux. Quand tous ces fleuves se sont gonflés des déluges de l’hiver, quand les tempêtes ont abattu des pans entiers de forêts, le Temps assemble, sur toutes les sources, les arbres déracinés : il les unit avec des lianes, il les cimente avec des vases, il y plante de jeunes arbrisseaux, et lance son ouvrage sur les ondes. Charriés par les vagues écumantes, ces radeaux descendent de toutes parts au Meschacebé. Le vieux fleuve s’en empare, et les pousse à son embouchure pour y former une nouvelle branche. Par intervalles, il élève sa grande voix, en passant sous les monts ; il répand ses eaux débordées autour des colonnades des forêts et des pyramides des tombeaux indiens : c’est le Nil des déserts. Mais la grâce est toujours unie à la magnificence dans les scènes de la nature ; et, tandis que le courant du milieu entraîne vers la mer les débris des pins et des chênes, on voit, sur les deux courants latéraux, remonter, le long des rivages, des îles flottantes de pistia et de nénuphar, dont les roses jaunes s’élèvent comme de petits pavillons. Des serpents verts, des hérons bleus, des flammants roses, de jeunes crocodiles, s’embarquent passagers sur ces vaisseaux de fleurs, et la colonie, déployant au vent ses voiles d’or, va aborder, endormie, dans quelque anse retirée du fleuve3.
Les deux rives du Meschacebé présentent le tableau le plus extraordinaire. Sur le bord occidental, des savanes se déroulent à perte de vue : leurs flots de verdure, en s’éloignant, semblent monter dans l’azur du ciel, où ils s’évanouissent. On voit, dans ces prairies sans bornes, errer à l’aventure des troupeaux de trois ou quatre mille buffles sauvages. Quelquefois un bison, chargé d’années, fendant les flots à la nage, se vient coucher parmi les hautes {p. 425}herbes, dans une île du Meschacebé. À son front orné de deux croissants, à sa barbe antique et limoneuse, vous le prendriez pour le dieu mugissant du fleuve, qui jette un regard satisfait sur la grandeur de ses ondes et la sauvage abondance de ses rives1.
Telle est la scène sur le bord occidental ; mais elle change tout à coup sur la rive opposée, et forme avec la première un admirable contraste2. Suspendus sur le cours des ondes, groupés sur les rochers et sur les montagnes, dispersés dans les vallées, des arbres de toutes les formes, de toutes les couleurs, de tous les parfums, se mêlent, croissent ensemble, montent dans les airs à des hauteurs qui fatiguent les regards. Les vignes sauvages, les bignonias, les coloquintes, s’entrelacent au pied de ces arbres, escaladent leurs rameaux, grimpent à l’extrémité des branches, s’élancent de l’érable au tulipier, du tulipier à l’alcée, en formant mille grottes, mille voûtes, mille portiques. Souvent égarées d’arbre en arbre, ces lianes traversent des bras de rivières, sur lesquels elles jettent des ponts et des arches de fleurs. Du sein de ses massifs embaumés, le superbe magnolia élève son cône immobile ; surmonté de ses larges roses blanches, il domine toute la forêt, et n’a d’autre rival que le palmier, qui balance légèrement auprès de lui ses éventails de verdure.
Une multitude d’animaux, placés dans ces belles retraites par la main du Créateur, y répandent l’enchantement et la vie. De l’extrémité des avenues on aperçoit des ours3 enivrés de raisins, qui chancellent sur les branches des ormeaux ; des troupes de cariboux se baignent dans un lac ; des écureuils noirs se jouent dans l’épaisseur des feuillages ; des oiseaux moqueurs, des colombes virginiennes de la grosseur d’un passereau, descendent sur les gazons rougis par les fraises ; des perroquets verts, à tête jaune4, des piverts empourprés, des cardinaux de feu grimpent en circulant au haut des cyprès ; des colibris étincellent sur le jasmin des Florides, et des serpents oiseleurs sifflent {p. 426}suspendus aux dômes des bois, en s’y balançant comme des lianes.
Si tout est silence et repos dans les savanes, de l’autre côté du fleuve, tout ici1, au contraire, est mouvement et murmure : des coups de bec contre le tronc des chênes, des froissements d’animaux qui marchent, broutent ou broient entre leurs dents les noyaux des fruits ; des bruissements d’ondes, de faibles mugissements, de sourds beuglements, de doux roucoulements, remplissent ces déserts d’une tendre et sauvage harmonie. Mais quand une brise vient à animer toutes ces solitudes, à balancer tous ces corps flottants, à confondre toutes ces masses de blanc, d’azur, de vert, de rose, à mêler toutes les couleurs, à réunir tous les murmures, il se passe de telles choses aux yeux, que j’essayerais en vain de les décrire à ceux qui n’ont point parcouru ces champs primitifs de la nature2.
La mort d’une sœur
Lettre à M. de Fontanes
Fragment §
Mon cher ami, c’est une nécessité que je m’attache à vous de plus en plus, à mesure que tous mes autres liens se rompent sur la terre. Je viens encore de perdre une sœur1 que j’aimais tendrement, et qui est morte de chagrin dans le lieu d’indigence où l’avait reléguée Celui qui frappe souvent ses serviteurs pour les éprouver et les récompenser dans une autre vie. Oui, mon cher ami, vous et moi nous sommes convaincus de son existence. Une âme telle que la vôtre, dont les amitiés doivent être durables, se persuadera malaisément que tout se réduit à quelques jours d’attachement dans ce monde dont les figures passent si vite, et où tout consiste à acheter si chèrement un tombeau. Toutefois, Dieu qui voyait que mon cœur ne marchait point dans les voies iniques de l’ambition, ni dans les abominations de l’or, a bien su trouver l’endroit où il le fallait frapper, puisque c’était lui qui avait pétri l’argile, et qu’il connaissait le fort et le faible de son ouvrage. Il m’a privé afin que j’élevasse les yeux vers lui. Il aura désormais avec vous toutes mes pensées. Je dirigerai le peu de forces qu’il m’a données vers sa gloire2, certain que là gît la souveraine beauté et le souverain génie, là où est le Dieu qui a placé le cœur de l’honnête homme dans un fort inaccessible aux méchants3.
Adieu : puissé-je vous embrasser encore avant de mourir !
Napoléon Ier
1769-1821 §
[Notice] §
Toute âme supérieure, au moment où elle s’anime, peut se dire maîtresse de la parole ; car une pensée ferme et vive emporte nécessairement avec elle son expression. Ne fût-ce qu’à ce titre, Napoléon méritait de figurer dans un recueil de modèles classiques. Il trouva de génie l’éloquence militaire, la harangue brève, grave, familière, monumentale, et ces mots faits pour électriser la valeur française. Dans ces glorieuses pages de notre histoire, il a toujours l’à-propos grandiose, le ton du commandement suprême, l’accent d’une volonté impérieuse qui ne parle que pour agir. Son style d’ordinaire simple et nu serait parfois brusque et sec, s’il n’avait de temps en temps des saillies de poëte, des traits lumineux qui font éclair, et découvrent des horizons lointains. Mais alors l’image se lie si étroitement à la pensée qu’elle en est inséparable.
Il nous suffira de dire que la main de Napoléon a tenu la plume comme l’épée.
En le lisant, on reconnaît une de ces intelligences souveraines qui laissent une trace impérissable là où elles ont passé.
Proclamation
Aux Italiens §
Nous vous avons donné la liberté… sachez la conserver… Pour être dignes de votre destinée, ne faites que des lois sages et modérées ; faites-les exécuter avec force et énergie ; favorisez la propagation des lumières, et respectez la religion. Composez vos bataillons, non pas de gens sans aveu, mais de citoyens qui se nourrissent des {p. 429}principes de la république, et soient immédiatement attachés à sa prospérité. Vous avez en général besoin de vous pénétrer du sentiment de votre force et de la dignité qui convient à l’homme libre : divisés et pliés depuis des siècles à la tyrannie, vous n’eussiez pas conquis votre liberté ; mais sous peu d’années, fussiez-vous abandonnés à vous-mêmes, aucune puissance de la terre ne sera assez forte pour vous l’ôter. Jusqu’alors la grande nation vous protégera contre les attaques de vos voisins ; son système politique sera uni au vôtre… Je vous quitte sous peu de jours. Les ordres de mon gouvernement, et un danger imminent de la république Cisalpine, me rappelleront seuls au milieu de vous1.
À l’armée d’égypte §
Vous êtes une des ailes de l’armée d’Angleterre. Vous avez fait la guerre de montagnes, de plaines, de siéges ; il vous reste à faire la guerre maritime.
Les légions romaines3, que vous avez quelquefois imitées sans les avoir encore égalées, combattaient Carthage tour à tour sur cette mer et aux plaines de Zama. La victoire ne les abandonna jamais, parce qu’elles furent {p. 430}constamment braves, patientes à supporter la fatigue, disciplinées et unies entre elles.
Soldats, l’Europe a les yeux sur vous ! vous avez de grandes destinées à remplir, des batailles à livrer, des dangers, des fatigues à vaincre ; vous ferez plus que vous n’avez fait pour la prospérité de la patrie, le bonheur des hommes et votre propre gloire.
Soldats, matelots, fantassins, canonniers, cavaliers, soyez unis ; souvenez-vous que, le jour d’une bataille, vous avez besoin les uns des autres.
Soldats, matelots, vous avez été jusqu’ici négligés1 ; aujourd’hui, la plus grande sollicitude de la république est pour vous : vous serez dignes de l’armée dont vous faites partie.
Le génie de la liberté, qui a rendu, dès sa naissance, la république l’arbitre de l’Europe, veut qu’elle le soit des mers et des nations les plus lointaines.
Première campagne d’Autriche
Après la victoire d’Austeriatz 2 §
Je suis content de vous ; vous avez à la journée {p. 431}d’Austerlitz justifié tout ce que j’attendais de votre intrépidité1 : vous avez décoré vos aigles d’une immortelle gloire. Une armée de cent mille hommes, commandée par les empereurs de Russie et d’Autriche, a été, en moins de quatre heures, ou coupée ou dispersée ; ce qui a échappé à votre feu s’est noyé dans les lacs.
Quarante drapeaux, les étendards de la garde impériale de Russie, cent vingt pièces de canon, vingt généraux, plus de trente mille prisonniers, sont le résultat de cette journée à jamais célèbre. Cette infanterie tant vantée, et en nombre supérieur, n’a pu résister à votre choc, et désormais vous n’avez plus de rivaux à redouter. Ainsi, en deux mois, cette troisième coalition a été vaincue et dissoute. La paix ne peut être éloignée2 ; mais, comme je l’ai promis avant de passer le Rhin, je ne ferai qu’une paix qui nous donne des garanties, et assure des récompenses à nos alliés.
Soldats, lorsque le peuple français plaça sur ma tête la couronne impériale, je me confiai à vous pour la maintenir toujours dans ce haut état de gloire qui seul pouvait lui donner du prix à mes yeux ; mais, dans le même moment, nos ennemis pensaient à la détruire et à l’avilir ; et cette couronne de fer, conquise par le sang de tant de Français, ils voulaient m’obliger à la placer sur la tête de nos plus cruels ennemis : projets téméraires et insensés, que, {p. 432}le jour même de l’anniversaire du couronnement de votre empereur, vous avez anéantis et confondus. Vous leur avez appris qu’il est plus facile de nous braver et de nous menacer que de nous vaincre.
Soldats, lorsque tout ce qui est nécessaire pour assurer le bonheur et la prospérité de notre patrie sera accompli, je vous ramènerai en France : là, vous serez l’objet de mes tendres sollicitudes. Mon peuple vous reverra avec joie, et il vous suffira de dire : J’étais à la bataille d’Austerlitz, pour que l’on vous réponde : Voilà un brave !
Anniversaire d’Austerlitz 1 §
Il y a aujourd’hui un an, à cette heure même, que vous étiez sur le champ mémorable d’Austerlitz. Les bataillons russes épouvantés fuyaient en déroute, ou, enveloppés, rendaient les armes à leurs vainqueurs. Le lendemain, ils firent entendre des paroles de paix ; mais elles étaient trompeuses. À peine échappés, par l’effet d’une générosité peut-être condamnable, aux désastres de la troisième coalition, ils en ont ourdi une quatrième. Mais l’allié sur la tactique duquel ils fondaient leur principale espérance n’est déjà plus. Ses places fortes, ses capitales, ses magasins, deux cent quatre-vingts drapeaux, sept cents pièces de bataille, cinq grandes places de guerre, sont en notre pouvoir. L’Oder, la Wartha, les déserts de la Pologne, les mauvais temps de la saison n’ont pu vous arrêter un moment. Vous avez tout bravé, tout surmonté ; tout a fui à votre approche.
C’est en vain que les Russes ont voulu défendre la capitale de cette ancienne et illustre Pologne : l’aigle française plane sur la Vistule. Le brave et infortuné Polonais, en vous voyant, croit revoir les légions de Sobieski2 de retour de leur honorable expédition.
Soldats, nous ne déposerons point les armes que la paix {p. 433}générale n’ait affermi et assuré la puissance de nos alliés, n’ait restitué à notre commerce sa liberté et ses colonies. Nous avons conquis sur l’Elbe et sur l’Oder, Pondichéry, nos établissements des Indes, le cap de Bonne-Espérance et les colonies espagnoles. Qui donnerait le droit de faire espérer aux Russes qu’ils balanceront les destins ? Qui leur donnerait le droit de renverser de si justes desseins ? Eux et nous, ne sommes-nous pas des soldats d’Austerlitz ?
Campagne de Prusse
Entrée en campagne §
L’ordre de votre rentrée en France était parti ; vous vous en étiez déjà rapprochés de plusieurs marches. Des fêtes triomphales vous attendaient, et les préparatifs pour vous recevoir étaient commencés dans la capitale.
Mais, lorsque nous nous abandonnions à cette trop confiante sécurité, de nouvelles trames s’ourdissaient sous le masque de l’amitié et de l’alliance. Des cris de guerre se sont fait entendre à Berlin ; depuis deux mois nous sommes provoqués tous les jours davantage.
La même faction, le même esprit de vertige qui, à la faveur de nos dissensions intestines, conduisit, il y a quatorze ans, les Prussiens au milieu des plaines de la Champagne, domine dans leurs conseils. Si ce n’est plus Paris qu’ils veulent brûler et renverser jusque dans ses fondements, c’est aujourd’hui leurs drapeaux qu’ils se vantent de planter dans les capitales de nos alliés ; c’est la Saxe qu’ils veulent obliger à renoncer, par une transaction honteuse, à son indépendance, en la rangeant au nombre de leurs provinces ; c’est enfin vos lauriers qu’ils veulent arracher de votre front. Ils veulent que nous évacuions l’Allemagne à l’aspect de leur armée ! les insensés ! Qu’ils sachent donc qu’il serait mille fois plus facile de détruire la grande capitale que de flétrir l’honneur des enfants du grand peuple et de ses alliés. Leurs projets furent confondus alors ; ils trouvèrent dans les plaines de la Champagne la défaite, la mort et la honte ; mais les leçons de l’expérience s’effacent, et il est des hommes chez lesquels le sentiment de la haine et de la jalousie ne meurt jamais.
{p. 434}Soldats, il n’est aucun de vous qui veuille retourner en France par un autre chemin que par celui de l’honneur. Nous ne devons y rentrer que sous des arcs de triomphe.
Eh quoi ! aurions-nous donc bravé les saisons, les mers, les déserts ; vaincu l’Europe plusieurs fois coalisée contre nous ; porté notre gloire de l’orient à l’occident, pour retourner dans notre patrie comme des transfuges, après avoir abandonné nos alliés, et pour entendre dire que l’aigle française a fui épouvantée à l’aspect des armées prussiennes !… Mais déjà ils sont arrivés sur nos avant-postes…
Marchons donc, puisque la modération n’a pu les faire sortir de cette étonnante ivresse. Que l’armée prussienne éprouve le même sort qu’elle éprouva il y a quatorze ans ! qu’ils apprennent que s’il est facile d’acquérir un accroissement de domaines et de puissance avec l’amitié du grand peuple, son inimitié (qu’on ne peut provoquer que par l’abandon de tout esprit de sagesse et de raison) est plus terrible que les tempêtes de l’Océan.
Adieux de Napoléon Ier à sa garde §
Généraux, officiers, sous-officiers et soldats de ma vieille garde, je vous fais mes adieux : depuis vingt ans je suis content de vous ; je vous ai toujours trouvés sur le chemin de la gloire.
Les puissances alliées ont armé toute l’Europe contre moi… La France a voulu d’autres destinées.
Avec vous et les braves qui me sont restés fidèles, j’aurais pu entretenir la guerre civile pendant trois ans ; mais la France eût été malheureuse, ce qui était contraire au but que je me suis proposé.
Soyez fidèles au nouveau roi que la France s’est choisi ; n’abandonnez pas notre chère patrie, trop longtemps malheureuse ! Aimez-la toujours, aimez-la bien, cette chère patrie !
Ne plaignez pas mon sort ; je serai toujours heureux lorsque je saurai que vous l’êtes.
J’aurais pu mourir ; rien ne m’eût été plus facile ; mais {p. 435}je suivrai sans cesse le chemin de l’honneur. J’ai encore à écrire ce que nous avons fait.
Je ne puis vous embrasser tous, mais j’embrasserai votre général… Venez, général… (il serre le général Petit dans ses bras). Qu’on m’apporte l’aigle !… (il la baise). Chère aigle ! que ces baisers retentissent dans le cœur de tous les braves1 !… Adieu, mes enfants… mes vœux vous accompagneront toujours ; conservez mon souvenir…
Proposition de paix 2
Bonaparte, premier consul, a Sa Majesté l’empereur et roi 3 §
J’ai l’honneur d’écrire à Votre Majesté pour lui faire {p. 436}connaître le désir qu’a le peuple français de mettre un terme à la guerre qui désole nos pays1.
L’astuce des Anglais a empêché l’effet que devait naturellement produire sur le cœur de Votre Majesté ma démarche à la fois simple et franche2.
La guerre a eu lieu. Des milliers de Français et d’Autrichiens ne sont plus… Des milliers de familles désolées redemandent leurs pères, leurs époux, leurs fils !… Mais le mal qui est fait est sans remède : qu’il nous instruise du moins, et nous fasse éviter celui que produirait la continuation des hostilités ! Cette perspective afflige tellement mon cœur, que, sans me rebuter de l’inutilité de ma première démarche, je prends derechef le parti d’écrire directement à Votre Majesté, pour la conjurer de mettre un terme aux malheurs du continent.
C’est sur le champ de bataille de Marengo3, au milieu des souffrances et environné de quinze mille cadavres, que je conjure Votre Majesté d’écouter le cri de l’humanité, et de né pas permettre que les enfants de deux braves et puissantes nations s’entr’égorgent pour des intérêts qui leur sont étrangers. C’est à moi de presser Votre Majesté, puisque je suis plus près qu’elle du théâtre de la guerre : son cœur ne peut être si vivement frappé que le mien.
Les armes de Votre Majesté ont assez de gloire4 ; elle gouverne un très-grand nombre d’États. Que peuvent donc alléguer ceux qui, dans le cabinet de Votre Majesté, veulent la continuation des hostilités5 ?
Les intérêts de la religion et de l’Église ?
Pourquoi ne conseille-t-on pas à Votre Majesté de faire la guerre aux Anglais, aux Moscovites, aux Prussiens ? ils sont plus loin de l’Église que nous.
La forme du gouvernement français, qui n’est point héréditaire, mais simplement électif ?
{p. 437}Mais le gouvernement de l’Empereur est aussi électif1 ; et d’ailleurs Votre Majesté est bien convaincue de l’impuissance où serait le monde entier de rien changer à la volonté que le peuple français a reçue de la nature de se gouverner comme il lui plaît2. Et pourquoi ne conseille-t-on pas à Votre Majesté d’exiger du roi d’Angleterre la suppression du parlement et des états, ou, des États-Unis d’Amérique, la destruction de leur congrès ?
Les intérêts du Corps germanique ?
Mais Votre Majesté nous a cédé Mayence3, que plusieurs campagnes n’ont pu mettre en notre pouvoir, et qui était dans le cas de soutenir plusieurs mois de siége ; mais le corps germanique demande à grands cris la paix, qui seule peut le sauver de son entière ruine ; mais la plus grande partie du Corps germanique, les États mêmes du roi d’Angleterre, seul instigateur de la guerre, sont en paix avec la République française4.
Un accroissement d’États en Italie pour Votre Majesté ?
Mais le traité de Campo-Formio a donné à Votre Majesté ce qui a été constamment l’objet de l’ambition de ses ancêtres5.
L’équilibre de l’Europe ?
La campagne passée montre assez que l’équilibre de l’Europe n’est pas menacé par la France, et les événements de tous les jours prouvent qu’il l’est par la puissance anglaise, qui s’est tellement emparée du commerce du monde et de l’empire des mers, qu’elle peut seule aujourd’hui résister à la marine réunie des Russes, des Danois, des Suédois, des Français, des Espagnols et des Bataves. Mais Votre Majesté, qui a un grand commerce aujourd’hui, est intéressée à l’indépendance et à la liberté des mers.
La destruction des principes révolutionnaires ?
Si Votre Majesté veut se rendre compte des effets de la {p. 438}guerre, elle verra qu’ils seront de révolutionner1 l’Europe en accroissant partout la dette publique et le mécontentement des peuples.
En obligeant le peuple français à faire la guerre, on l’obligera à ne penser qu’à la guerre, à ne vivre que de la guerre, et les légions françaises sont nombreuses et braves2.
Si Votre Majesté veut la paix, elle est faite3 : exécutons, de part et d’autre, le traité de Campo-Formio, et consolidons, par des clauses supplémentaires, la garantie des petites puissances, qui, principalement, paraît avoir causé la rupture de la paix.
Donnons le repos et la tranquillité à la génération actuelle. Si les générations futures sont assez folles pour se battre, eh bien ! elles apprendront, après quelques années de guerre, à devenir sages et à vivre en paix4.
Je pouvais faire prisonnière toute l’armée de Votre Majesté ; je me suis contenté d’une suspension d’armes, ayant l’espoir que ce serait un premier pas vers le repos du monde, objet qui me tient d’autant plus à cœur, qu’élevé et nourri par la guerre, on pourrait me soupçonner d’être plus accoutumé aux maux qu’elle entraîne.
Cependant Votre Majesté sent que, si la suspension d’armes qui a lieu ne doit pas conduire à la paix, elle est sans but et contraire aux intérêts de ma nation.
Ainsi, je crois devoir proposer à Votre Majesté :
1° Que l’armistice soit commun à toutes les armées ;
2° Que des négociateurs soient envoyés de part et d’autre, secrètement ou publiquement, comme Votre Majesté le voudra, dans une place entre le Mincio et la Chiese, pour convenir d’un système de garanties favorables aux petites puissances, et expliquer les articles du traité de Campo-Formio que l’expérience aurait montrés devoir l’être.
Si Votre Majesté se refusait à ces propositions, les hostilités recommenceraient5 ; et, qu’elle me permette de le lui dire franchement, elle serait, aux yeux du monde, seule responsable de la guerre.
{p. 439}Je prie Votre Majesté de lire cette lettre avec les mêmes sentiments qui me l’ont fait écrire, et d’être persuadée qu’après le bonheur et les intérêts du peuple français, rien ne m’intéresse davantage que la prospérité de la nation guerrière dont depuis huit ans j’admire le courage et les vertus militaires1. Bonaparte.
Napoléon Ier a Frédéric III, roi de Prusse
Réponse a une lettre où ce roi le sommait d’évacuer l’Allemagne §
Je n’ai reçu que le 7 la lettre de Votre Majesté du 25 septembre. Je suis fâché qu’on lui ait fait signer cette espèce de pamphlet2.
Je ne lui réponds que pour protester que jamais je n’attribuerai à elle les choses qui y sont contenues ; toutes sont contraires à son caractère et à l’honneur de tous deux3. Je plains et dédaigne les rédacteurs d’un pareil ouvrage. J’ai reçu, immédiatement après, la note de son ministre du 1er octobre. Elle m’a donné rendez-vous le 8. En bon chevalier, je lui ai tenu parole ; je suis au milieu de la Saxe4. Qu’elle m’en croie, j’ai des forces telles que toutes ses forces ne peuvent balancer longtemps la victoire. Mais pourquoi répandre tant de sang ? À quelle fin ? Je tiendrai à Votre Majesté le même langage que j’ai tenu à l’empereur Alexandre deux jours avant la bataille d’Austerlitz. Fasse le ciel que des hommes vendus ou fanatiques, plus ennemis d’elle et de son règne qu’ils ne le sont du mien et de ma nation, ne lui donnent pas les mêmes conseils pour la faire arriver au même résultat ! Sire, j’ai été votre ami {p. 440}depuis six ans1. Je ne veux point profiter de cette espèce de vertige qui anime les conseils de Votre Majesté, et qui lui a fait commettre des erreurs politiques dont l’Europe est encore tout étonnée, et des erreurs militaires de l’énormité desquelles l’Europe ne tardera pas à retentir. Si, dans sa note, elle m’eût demandé des choses possibles, je les lui eusse accordées ; elle a demandé mon déshonneur2, elle devait être certaine de ma réponse. La guerre est donc faite entre nous, l’alliance rompue pour jamais.
Mais pourquoi faire égorger nos sujets ? Je ne prise point une victoire qui sera achetée par la vie d’un bon nombre de mes enfants. Si j’étais à mon début dans la carrière militaire, et si je pouvais craindre les hasards des combats, ce langage serait tout à fait déplacé. Sire, Votre Majesté sera vaincue3 ; elle aura compromis le repos de ses jours, l’existence de ses sujets sans l’ombre d’un prétexte. Elle est aujourd’hui intacte, et peut traiter avec moi d’une manière conforme à son rang ; elle traitera avant un mois dans une situation différente. Elle s’est laissée aller à des irritations qu’on a calculées et préparées avec art. Elle m’a dit qu’elle m’avait souvent rendu des services ; eh bien ! je veux lui donner la plus grande preuve du souvenir que j’en ai : elle est maîtresse de sauver à ses sujets les ravages et les malheurs de la guerre ; à peine commencée, elle peut la terminer, et elle fera une chose dont l’Europe lui saura gré. Si elle écoute les furibonds qui, il y a quatorze ans, voulaient prendre Paris, et qui aujourd’hui l’ont embarquée dans une guerre, et immédiatement après dans des plans offensifs également inconcevables, elle fera à son peuple un mal que le reste de sa vie ne pourra guérir. Sire, je n’ai rien à gagner contre Votre Majesté ; je ne veux rien et n’ai rien voulu d’elle. La guerre actuelle est une guerre impolitique4.
{p. 441}Je sens que peut-être j’irrite dans cette lettre une certaine susceptibilité naturelle à tout souverain ; mais les circonstances ne demandent aucun ménagement ; je lui dis les choses comme je les pense ; et, d’ailleurs, que Votre Majesté me permette de le lui dire, ce n’est pas pour l’Europe une grande découverte que d’apprendre que la France est du triple plus populeuse, et aussi brave et aguerrie que les États de Votre Majesté. Je ne lui ai donné aucun sujet réel de guerre. Qu’elle ordonne à cet essaim de malveillants et d’inconsidérés de se taire à l’aspect de son trône, dans le respect qui lui est dû1, et qu’elle rende la tranquillité à elle et à ses États. Si elle ne retrouve plus jamais en moi un allié, elle retrouvera un homme désireux de ne faire que des guerres indispensables à la politique de ses peuples, et de ne point répandre le sang dans une lutte avec des souverains qui n’ont avec moi aucune opposition d’industrie, de commerce et de politique. Je prie Votre Majesté de ne voir dans cette lettre que le désir que j’ai d’épargner le sang des hommes, et d’éviter à une nation qui, géographiquement, ne saurait être ennemie de la mienne2, l’amer repentir d’avoir trop écouté des sentiments éphémères qui s’excitent et se calment avec tant de facilité parmi les peuples.
Sur ce, je prie Dieu, monsieur mon frère, qu’il vous ait en sa sainte et digne garde.
Lettre de condoléances
Bonaparte, général en chef de l’armée d’Égypte a la veuve de l’amiral Brueys 3 §
Votre mari a été tué d’un coup de canon4, en {p. 442}combattant à son bord. Il est mort sans souffrir, et de la mort la plus douce, la plus enviée par les militaires.
Je sens vivement votre douleur. Le moment qui nous sépare de l’objet que nous aimons est terrible ; il nous isole de la terre ; il fait éprouver au corps les convulsions de l’agonie. Les facultés de l’âme sont anéanties ; elle ne conserve de relations avec l’univers qu’au travers d’un cauchemar qui altère tout. L’on sent dans cette situation que si rien ne nous obligeait à vivre, il vaudrait beaucoup mieux mourir ; mais lorsque, après cette première pensée, l’on presse ses enfants sur son cœur, des larmes, des sentiments tendres raniment la nature, et l’on vit pour ses enfants. Oui, madame, vous pleurerez avec eux, vous élèverez leur enfance, cultiverez leur jeunesse ; vous leur parlerez de leur père, de votre douleur, de la perte qu’ils ont faite, de celle qu’a faite la République. Après avoir rattaché votre âme au monde par l’amour filial et l’amour maternel, appréciez pour quelque chose l’amitié et le vif intérêt que je prendrai toujours à la femme de mon ami. Persuadez-vous qu’il est des hommes, en petit nombre, qui méritent d’être l’espoir de la douleur, parce qu’ils sentent avec chaleur les peines de l’âme.
Napoléon Ier a madame la maréchale Bessières duchesse d’Istrie
Sur la mort de son mari 1 §
Votre mari est mort au champ d’honneur. La perte que vous faites et celle de vos enfants est grande sans doute, mais la mienne l’est davantage encore. Le duc d’Istrie est mort de la plus belle mort2 et sans souffrir. Il laisse une réputation sans tache ; c’est le plus bel héritage qu’il ait pu léguer à ses enfants. Ma protection leur est acquise. Ils {p. 443}hériteront aussi de l’affection que je portais à leur père. Trouvez dans toutes ces considérations des motifs de consolation pour alléger vos peines, et ne doutez jamais de mes sentiments pour vous. Cette lettre n’étant à autre fin, je prie Dieu qu’il vous ait, ma cousine, en sa sainte et digne garde.
Napoléon Ier a M. de Champagny, ministre de l’Intérieur 1
Contre l’athéisme §
C’est avec un sentiment de douleur que j’apprends qu’un membre de l’Institut, célèbre par ses connaissances, mais tombé aujourd’hui en enfance, n’a pas la sagesse de se taire et cherche à faire parler de lui, tantôt par des annonces indignes de son ancienne réputation et du corps auquel il appartient, tantôt en professant hautement l’athéisme, principe destructeur de toute organisation sociale, qui ôte à l’homme toutes ses consolations et toutes ses espérances. Mon intention est que vous appeliez près de vous les présidents et les secrétaires de l’Institut, et que vous les chargiez de faire connaître à ce corps illustre, dont je m’honore de faire partie2, qu’il ait à mander M. de L… et à lui enjoindre, au nom du corps, de ne plus rien imprimer, et de ne pas obscurcir dans ses vieux jours ce qu’il a fait dans ses jours de force pour obtenir l’estime des savants3 ; et si ces invitations fraternelles étaient insuffisantes, je serais obligé de me rappeler aussi que mon premier devoir est d’empêcher que l’on empoisonne la morale de mon peuple ; car l’athéisme est destructeur de toute morale, sinon dans les individus, du moins dans les nations.
À un général qui la priait d’écrire son histoire §
Que la postérité s’en tire comme elle pourra. Qu’elle recherche la vérité, si elle veut la connaître. Les archives de l’État en sont pleines. La France y trouvera les monuments de sa gloire, et, si elle en est jalouse, qu’elle s’occupe d’elle-même à les préserver de l’oubli. J’ai confiance dans l’histoire ! J’ai eu de nombreux flatteurs, et le moment présent appartient aux détracteurs acharnés1. Mais la gloire des hommes célèbres est, comme leur vie, exposée à des fortunes diverses. Il viendra un jour où le seul amour de la vérité animera des écrivains impartiaux. Dans ma carrière, on relèvera des fautes sans doute ; mais Arcole, Rivoli, les Pyramides, Marengo, Austerlitz, Iéna, Friedland, c’est du granit, la dent de l’Envie n’y peut rien2.
La conduite des hommes §
Les traîtres sont plus rares qu’on ne croit. Les grandes vues, les grandes vertus sont des exceptions. La masse des hommes est faible, mobile parce qu’elle est faible, cherche fortune où elle peut, fait son bien sans vouloir le mal d’autrui, et mérite plus de compassion que de haine. Il faut la prendre comme elle est, s’en servir telle quelle, et chercher à l’élever si on peut ; mais, soyez-en sûrs, ce n’est pas en l’accablant de mépris qu’on parvient à la relever. Au contraire, il faut lui persuader qu’elle vaut mieux qu’elle ne vaut, si on veut en obtenir tout le bien dont elle est capable. À l’armée, on dit à des poltrons qu’ils sont des braves, et on les amène ainsi à le devenir. En toutes choses, il faut traiter les hommes de la sorte, et leur supposer les vertus qu’on veut leur inspirer1.
Son élection à l’Institut
Au président de l’Institut national §
Le suffrage des hommes distingués qui composent l’Institut m’honore. Je sens bien qu’avant d’être leur égal, je serai longtemps leur écolier. S’il était une manière plus expressive de leur faire connaître l’estime que j’ai pour eux, je m’en servirais.
Les vraies conquêtes, les seules qui ne donnent aucun regret, sont celles que l’on fait sur l’ignorance. L’occupation la plus honorable, comme la plus utile pour les nations, c’est de contribuer à l’extension des idées humaines. La vraie puissance de la République française doit consister désormais à ne pas permettre qu’il existe une seule idée nouvelle qu’elle ne lui appartienne2.
Courier
1773-1825 §
[Notice] §
Helléniste et écrivain politique, Paul-Louis Courier fut avant 1815 un officier d’artillerie, peu soucieux de gloire militaire, peu discipliné, assez récalcitrant, et plus passionné pour l’étude du grec que pour son métier de soldat. Après la chute de l’empire qu’il avait servi sans enthousiasme, mécontent, déclassé, il devint avocat de l’opposition, et se métamorphosant en ami du peuple, en vigneron matois, en canonnier à cheval, il guerroya, au nom d’un libéralisme bourgeois et tracassier, contre les petites vexations locales, les abus de pouvoir, les préfets, les maires et les gendarmes. Inspirés par des rancunes souvent mesquines ou injustes, ses pamphlets, qui ont perdu l’à-propos des circonstances, représentent avec verve les mœurs politiques d’une époque. Publiciste à courtes vues, quinteux, misanthrope, taquin, sceptique, maussade, insociable, sous une apparente bonhomie, Courier n’est rien moins qu’un villageois simple et naïf.
Grand lecteur de Rabelais, d’Amyot et de Régnier, idolâtre du siècle de Louis XIV, écrivain châtié, savant et scrupuleux, il a une finesse littéraire qui fait le régal des gourmets. C’est un attique et un puriste qui pousse jusqu’à l’excès une naïveté très-étudiée et parfois trop artificielle. Il aime à puiser aux sources antiques et abuse de l’archaïsme. Verte, alerte, pénétrante, sa langue a des rudesses et des vivacités gauloises. Sa prose fortement travaillée procède par petites phrases brèves et incisives, qui ont un rhythme poétique. On y trouve quantité de vers alexandrins auxquels ne manque que la rime. Elle a un poli qui rappellerait les maîtres classiques, s’il était moins prémédité. Peu de matière et beaucoup d’art : voilà le secret de son talent.
Un conquérant de l’Italie
À madame *** §
Pour peu qu’il vous souvienne, madame, du moindre de vos serviteurs, vous ne serez pas fâchée, j’imagine, d’apprendre que je suis vivant à Reggio, en Calabre, au bout {p. 448}de l’Italie, plus loin que je ne fus jamais de Paris et de vous, madame. Pour vous écrire, depuis six mois que je roule ce projet dans ma tête, je n’ai pas faute de matière, mais de temps et de repos ; car nous triomphons en courant, et ne nous sommes encore arrêtés qu’ici, où terre nous a manqué. Voilà, ce me semble, un royaume assez lestement conquis, et vous devez être contente de nous ; mais moi, je ne suis pas satisfait. Toute l’Italie n’est rien pour moi, si je n’y joins la Sicile. Ce que j’en dis, c’est pour soutenir mon caractère de conquérant ; car, entre nous, je me soucie peu que la Sicile paye ses taxes à Joseph ou à Ferdinand. Là-dessus j’entrerais facilement en composition, pourvu qu’il me fût permis de la parcourir à mon aise ; mais en être venu si près, et n’y pouvoir mettre le pied, n’est-ce pas pour enrager ? Nous la voyons, en vérité, comme des Tuileries vous voyez le faubourg Saint-Germain ; le canal n’est ma foi guère plus large. Mais pas une seule barque, et voilà l’embarras. Il nous en vient, dit-on ; tant que j’aurai cet espoir, ne croyez pas, madame, que je tourne jamais un regard en arrière, vers les lieux que vous habitez, quoiqu’ils me plaisent fort. Je veux voir la patrie de Proserpine, et savoir un peu pourquoi Pluton a pris femme en ce pays-là. Je ne balance point, madame, entre Syracuse et Paris ; tout badaud que je suis, je préfère Aréthuse à la fontaine des Innocents.
Ce royaume que nous avons pris n’est pourtant pas à dédaigner : c’est bien, je vous assure, la plus jolie conquête qu’on puisse jamais faire en se promenant. J’admire surtout la complaisance de ceux qui nous le cèdent. S’ils se fussent avisés de le vouloir défendre, nous l’eussions bonnement laissé là ; nous n’étions pas venus pour faire violence à personne. Voilà un commandant de Gaëte, qui ne veut pas rendre sa place ; eh bien ! qu’il la garde ! Si Capoue en eût fait de même, nous serions encore à la porte, sans pain ni canons. Il faut convenir que l’Europe en use maintenant avec nous fort civilement. Les troupes en Allemagne nous apportaient leurs armes, et les gouverneurs leurs clefs, avec une bonté adorable. Voilà ce qui encourage dans le métier de conquérant ; sans cela, on y renoncerait.
Tant y a que nous sommes au fin fond de la botte, dans le plus beau pays du monde, et assez tranquilles, n’étaient la fièvre et les insurrections. Car le peuple est impertinent ; {p. 449}des coquins de paysans s’attaquent aux vainqueurs de l’Europe. Quand ils nous prennent, ils nous brûlent le plus doucement qu’ils peuvent. On fait peu d’attention à cela : tant pis pour qui se laisse prendre. Chacun espère s’en tirer avec son fourgon plein, ou ses mulets chargés, et se moque de tout le reste.
Quant à la beauté du pays, les villes n’ont rien de remarquable, pour moi du moins ; mais la campagne, je ne sais comment vous en donner une idée : cela ne ressemble à rien de ce que vous avez pu voir. Ne parlons pas des bois d’orangers, ni des haies de citronniers ; mais tant d’autres arbres et de plantes étrangères que la vigueur du sol y fait naître en foule, ou bien les mêmes que chez nous, plus grandes, plus développées, donnent au paysage un tout autre aspect. En voyant ces rochers, partout couronnés de myrtes et d’aloès, et ces palmiers dans les vallées, vous vous croyez au bord du Gange ou sur le Nil, hors qu’il n’y a ni pyramides ni éléphants ; mais les buffles en tiennent lieu, et figurent fort bien parmi les végétaux africains avec le teint des habitants, qui n’est pas non plus de notre monde. À dire vrai, les habitants ne se voient guère plus hors des villes ; par là ces beaux sites sont déserts, et l’on est réduit à imaginer ce que ce pouvait être, alors que les travaux et la gaieté des cultivateurs animaient tous ces tableaux.
Voulez-vous, madame, une esquisse des scènes qui s’y passent à présent ? Figurez-vous sur le penchant de quelque colline, le long de ces roches décorées comme je viens de vous le dire, un détachement d’une centaine de nos gens, en désordre. On marche à l’aventure, on n’a souci de rien. Prendre des précautions, se garder, à quoi bon ? Depuis plus de huit jours, il n’y a point eu de troupes massacrées dans ce canton. Au pied de la hauteur coule un torrent rapide, qu’il faut passer pour arriver sur l’autre montée : partie de la file est déjà dans l’eau, partie en deçà, au delà. Tout à coup se lèvent de différents côtés mille tant paysans que bandits, forçats déchaînés, déserteurs, commandés par un sous-diacre, bien armés, bons tireurs : ils font feu sur les nôtres avant d’être vus ; les officiers tombent les premiers ; les plus heureux meurent sur la place ; les autres, durant quelques jours, servent de jouet à leurs bourreaux.
On ne songe guère, où vous êtes, si nous nous massacrons ici. Vous avez bien d’autres affaires : le cours de l’argent, {p. 450}la hausse et la baisse, les faillites, la bouillotte ; ma foi, votre Paris est un autre coupe-gorge, et vous ne valez guère mieux que nous. Il ne faut point trop détester le genre humain, quoique détestable ; mais si l’on pouvait faire une arche pour quelques personnes comme vous, madame, et noyer encore une fois tout le reste, ce serait une bonne opération. Je resterais sûrement dehors ; mais vous me tendriez la main, ou bien un bout de votre châle (est-ce le mot ?), sachant que je suis et serai toute ma vie, madame…
La guerre et ses ravages
À M. Chlewaski1
Fragment de lettre 2 §
… Dites à ceux qui veulent voir Rome qu’ils se hâtent ; car chaque jour le fer du soldat et la serre des agents français flétrissent ses beautés naturelles et la dépouillent de sa parure. Permis à vous, monsieur, qui êtes accoutumé au langage naturel et noble de l’antiquité, de trouver ces expressions trop fleuries ou même trop fardées ; mais je n’en sais pas d’assez tristes pour vous peindre l’état de délabrement, de misère et d’opprobre où est tombée cette pauvre Rome que vous avez vue si pompeuse, et de laquelle, à présent, on détruit jusqu’aux ruines. On s’y rendait autrefois, comme vous savez, de tous les pays du monde. Combien d’étrangers, qui n’y étaient venus que pour un hiver, y ont passé toute leur vie ! Maintenant il n’y reste que ceux qui n’ont pu fuir, ou qui, le poignard à la main, cherchent encore dans les haillons d’un peuple mourant de faim quelque pièce échappée à tant d’extorsions et de rapines. Les détails ne finiraient pas, et d’ailleurs, dans plus d’un sens, il ne faut pas tout vous dire ; mais, par le coin {p. 451}du tableau dont je vous crayonne un trait, vous jugerez aisément du reste.
Le pain n’est plus au rang des choses qui se vendent ici. Chacun garde pour soi ce qu’il en peut avoir au péril de sa vie. Vous savez le mot panem et circenses1 ; ils se passent aujourd’hui de tous les deux et de bien d’autres choses. Tout homme qui n’est ni commissaire, ni général, ni valet ou courtisan des uns ou des autres, ne peut manger un œuf. Toutes les denrées les plus nécessaires à la vie sont également inaccessibles aux Romains, tandis que plusieurs Français, non des plus huppés, tiennent table ouverte à tous venants. Allez ! nous vengeons bien l’univers vaincu !
Les monuments de Rome ne sont guère mieux traités que le peuple. La colonne Trajane2
est cependant à peu près telle que vous l’avez vue, et les curieux, qui n’estiment que ce
qu’on peut emporter et vendre, n’y font heureusement aucune attention. D’ailleurs, les
bas-reliefs dont elle est ornée sont hors de la portée du sabre, et pourront, par conséquent,
être conservés. Il n’en est pas de même des sculptures de la villa Borghèse et de la villa
Pamphili, qui présentent de tous côtés des figures semblables au Deiphobus3
de Virgile. Je pleure encore un joli Hermès enfant, que j’avais vu dans son entier, vêtu et
encapuchonné d’une peau de lion et portant sur son épaule une petite massue. C’était, comme
vous voyez, un Cupidon dérobant les armes d’Hercule, morceau d’un travail exquis et grec, si
je ne me trompe. Il n’en reste que la base sur laquelle j’ai écrit avec un crayon :
Lugete, Veneres Cupidinesque
4, et les morceaux dispersés qui feraient
mourir de douleur {p. 452}Mengs et Winckelmann1, s’ils avaient eu le malheur de vivre
assez longtemps pour voir ce spectacle.
Tout ce qui était aux Chartreux, à la villa Albani, chez les Farnèse, les Onesti, au muséum
Clémentin, au Capitole, est emporté, pillé, perdu ou vendu. Les Anglais en ont eu leur part,
et des commissaires français, soupçonnés de ce commerce, sont arrêtés ici ; mais cette
affaire n’aura pas de suite. Des soldats, qui sont entrés dans la bibliothèque du Vatican,
ont détruit, entre autres raretés, le fameux Térence du Bembo, manuscrit des plus estimés,
pour avoir quelques dorures dont il était orné. La Vénus de la villa Borghèse a été blessée à
la main par quelques descendants de Diomède2, et l’Hermaphrodite
(immane nefas
3 !) a un pied brisé4.
Une inscription
Fragment §
… Ce matin, de grand matin, j’allais chez M. d’Agincourt ; comme je montais les degrés de la Trinité du Mont, je le rencontrai qui descendait, et il me dit : Vous veniez me voir ? Il est vrai, lui dis-je ; mais puisque vous voilà sorti… Non, reprit-il, entrez chez moi, je suis à vous dans un moment. Je fus chez lui, et je l’attendis ; comme il tardait un peu, je descendis dans son jardin, et je m’amusai à regarder les plantes et les fleurs, qui sont fort belles et nombreuses, et pour la plupart étrangères, à ce qu’il me parut, et aussi rangées d’une façon particulière et pittoresque. Car il y a beaucoup d’arbustes, dont les uns, plantés fort épais, font comme une espèce de pépinière coupée par de jolies allées ; les autres tapissent les murs, et du {p. 453}pied de la maison montent en rampant jusqu’au faîte. La maison est dans un des angles du jardin ; de grands arbres grêles, qui sont, je crois, des acacias, s’élèvent à la hauteur du toit, et parent les rayons du soleil sans nuire à la vue ; tellement qu’on voit de là tout Rome au bas du Pincio, et les collines opposées de Saint-Pierre in Montorio et du Vatican. Au fond du jardin, aux deux angles, il y a deux fontaines qui tombent dans des sarcophages, et dont l’eau coule par des canaux le long du mur et des allées. En me promenant, j’aperçus, parmi des touffes de plantes fort hautes, une tombe antique de marbre avec une inscription. Je m’approchais pour la lire, écartant ces plantes, cherchant à poser le pied sans rien fouler, quand M. d’Agincourt, que je n’avais pas vu : « C’est ici, me dit-il, l’Arcadie du Poussin, hors qu’il n’y a ni danses ni bergers ; mais lisez, lisez l’inscription. » Je lus ; elle était en latin, et il y avait dans la première ligne : Aux dieux mânes ; un peu au-dessous, Fauna vécut quatorze ans trois mois et six jours ; et plus bas, en petites lettres : Que la terre te soit légère, fille pieuse et bien-aimée ! …
Fragment de conversation sur la gloire des lettres §
Ceux-là dont la renommée coûte si cher au genre humain, que laissent-ils après eux ? Un bruit, un souvenir mêlé avec celui de désastres fameux ; mais rien qui soit proprement d’eux ; nul monument, nulle œuvre de leur intelligence qui les représente aux hommes. Par les arts seuls qu’ils ignorent, ils vivent dans la mémoire, et leur gloire, toujours indépendante du labeur d’autrui, périt, si quelqu’un ne prend soin de la conserver.
— Ah ! répondis-je, celle de César se passe très-bien d’un pareil service, et personne, je crois, n’a mieux su se recommander soi-même à la postérité. — Il est vrai, certes, et c’est là ce qui le distingue du vulgaire des conquérants. Aussi, était-il autre chose qu’un donneur de batailles ; mais vous m’avouerez que sa tactique ne brillerait guère maintenant sans sa rhétorique, et que celle-ci fait bien valoir l’autre. Car enfin qu’est-ce qu’une gloire dont aucun titre ne subsiste ? Qu’est-ce qu’un nom tout seul dans la postérité ? Ceux-là vraiment ne meurent point dont la pensée vit après eux. Alexandre fut grand guerrier ; on le dit, je le {p. 454}veux croire ; mais Homère est grand poëte ; je le vois, j’en juge moi-même, et si je l’admire, c’est avec pleine connaissance, non sur la foi des traditions. Raphaël respire encore et parle dans ses tableaux. La Fontaine m’est mieux connu que si, lui vivant, je le voyais sans lire ce qu’il a écrit. On peut dire même que ces hommes-là gagnent à mourir, et que leur âme, qu’ils ont mise tout entière dans leurs ouvrages, y paraît plus noble et plus pure, dégagée de ce qu’ils tenaient de l’humanité ; mais vos guerriers1, leurs équipages, leur suite, leurs tambours, leurs trompettes font tout leur être, et, perdant cela, qu’ils vivent ou meurent, les voilà néant2.
Lamennais
1782-1854 §
[Notice] §
Tribun de l’Église et de la démocratie, prêtre catholique, et philosophe révolté contre ce qu’il avait adoré, M. de Lamennais nous offre dans sa vie comme dans ses œuvres les douloureuses contradictions d’une âme altière, ardente, incapable d’équilibre, se précipitant brusquement d’un pôle à l’autre, et obstinée à se tourmenter elle-même par ses propres orages. De tous ses écrits, le plus digne de mémoire est son essai sur l’Indifférence en matière de religion (1817-1823). Dans ce livre, dont l’idée répondit aux besoins d’une société inquiète, apparaissait déjà sous le docteur orthodoxe un logicien impérieux, paradoxal et inflexible, dont le zèle alarma ceux même qui applaudirent en lui un nouveau Bossuet. Sans raconter les événements qui suivirent, il convient de rappeler qu’après une apparente soumission aux arrêts de Rome, le journaliste ombrageux et indépendant qui avait fondé l’Avenir avec MM. de Montalembert et Lacordaire, attrista ses amis par l’éclat d’un naufrage où sombrèrent leurs plus chères espérances. Les Paroles d’un croyant furent l’évangile aventureux de cette rébellion. Une poésie sombre colore ce pamphlet inspiré par un cœur courroucé, qui voit dans tout abus un crime, dans tout adversaire un ennemi (1832).
Esprit étrange et puissant, M. de Lamennais fut l’ébauche d’un génie qui nous laisse indécis entre l’admiration et la pitié. Ambitieux d’être un apôtre et un prophète, il eut l’imagination apocalyptique, le don de l’invective amère, de la colère sinistre, du sarcasme indigné, de l’ironie corrosive. Nul n’a été plus éloquent pour ou contre l’Église, la révolution et le peuple. La tempête est son élément : il se plaît aux éclats de la foudre. Dans ses intervalles d’apaisement et de lucidité, il rappelle Pascal, Rousseau, de Maistre et de Bonald. Il rencontra des accents qui évoquent l’idée de Tertullien et du Dante ; mais trop de lave déborde du volcan. L’impression dominante qu’il nous laisse est pénible et triste : c’est une âme fébrile dans un corps malade. Il appelle et repousse le repos ; il a comme des visions dans le délire.
L’Église militante §
Armé d’une croix de bois, on vit le Christianisme tout à coup s’avancer au milieu des joies enivrantes et des {p. 456}religions dissolues d’un monde vieilli dans la corruption. Aux fêtes brillantes du paganisme, aux gracieuses images d’une mythologie enchanteresse, à la commode licence de la morale philosophique, à toutes les séductions des arts et des plaisirs, il oppose les pompes de la douleur, de graves et lugubres cérémonies, les pleurs de la pénitence, des menaces terribles, de redoutables mystères, le faste effrayant de la pauvreté, le sac, la cendre et tous les symboles d’un dépouillement absolu et d’une consternation profonde ; car c’est là tout ce que l’univers païen aperçut d’abord dans le Christianisme.
Aussitôt les passions s’élancent avec fureur contre l’ennemi qui se présente pour leur disputer l’empire. Les peuples, à grands flots, se précipitent sous leurs bannières ; l’avarice y conduit les prêtres des idoles ; l’orgueil y amène les sages, et la politique, les empereurs. Alors commence une guerre effroyable : ni l’âge ni le sexe ne sont épargnés ; les places publiques, les routes, les champs même, et jusqu’aux lieux les plus déserts, se couvrent d’instruments de torture, de chevalets, de bûchers, d’échafauds. Les jeux se mêlent au carnage ; de toutes parts, on s’empresse pour jouir de l’agonie et de la mort des innocents qu’on égorge ; et ce cri barbare : Les chrétiens aux lions ! fait tressaillir de joie une multitude ivre de sang.
Enfin, les bourreaux fatigués s’arrêtent1, la hache échappe de leurs mains : je ne sais quelle vertu céleste, émanée de la croix, commence à les toucher eux-mêmes ; {p. 457}à l’exemple des nations entières, subjuguées avant eux, ils tombent aux pieds du Christianisme, qui, en échange du repentir, leur promet l’immortalité, et déjà leur prodigue l’espérance. Signe sacré de paix et de salut, son radieux étendard flotte au loin sur les débris du paganisme écroulé. Les Césars jaloux avaient conjuré sa ruine, et le voilà assis sur le trône des Césars1.
Comment a-t-il vaincu tant de puissances ? En présentant son sein au glaive, et aux chaînes ses mains désarmées. Comment a-t-il triomphé de tant de rage ? En se livrant sans résistance à ses persécuteurs2.
Le devoir pratiqué pour lui-même §
Quiconque veut répandre la bonne parole doit, s’oubliant lui-même, ne regarder qu’une seule
chose, l’accomplissement du devoir qu’il se croit appelé à remplir ; car, s’il se recherche à
quelque degré, si, pour persévérer dans son œuvre, il a besoin d’en voir le fruit, il ne
tardera pas à se lasser, il succombera bien vite au découragement. Lorsqu’on vient annoncer
la vérité aux hommes, les presser d’obéir à la loi de l’amour, qui ordonne de renoncer à soi
pour se fondre en autrui, et y retrouver une vie plus puissante et plus abondante, on
rencontre d’abord toutes les {p. 458}passions humaines, qui se soulèvent
contre cette loi et la repoussent violemment. Vous demandez au faible des efforts, au riche
le détachement de la richesse, à l’ambitieux de s’effacer, à l’orgueilleux de se faire petit,
au sensuel de vaincre ses convoitises, à tous un long et rude labeur ; comment seriez-vous
écouté ? Ce qui étonne, ce n’est pas que la semence du vrai, du bien, soit étouffée dans le
monde, ou s’y dessèche presque aussitôt, c’est qu’une partie de cette divine semence y trouve
çà et là un peu de bonne terre où elle fructifie. Mais, dans ce peu de bonne terre, elle
pousse des racines si profondes, que rien n’en saurait arrêter la croissance ; elle élève sa
tige, étend ses rameaux, préparant aux oiseaux du ciel, aux plus frêles créatures, un doux
ombrage et un lieu de repos. Et ceci, ce n’est pas l’homme qui le fait ; il ignore même
comment s’est opérée cette œuvre merveilleuse. Il a semé, voilà tout ; et de jour, de nuit,
par un secret travail, inconnu de lui dans ses voies, la semence a germé, s’est développée,
est devenue ce qu’elle devait devenir. Semez donc, mais en esprit de foi ; semez, mais en
sachant que vous semez pour un temps que vous ne verrez point. La plante céleste croîtra,
mais son ombre ne recouvrira que vos cendres. Qui demande plus sème pour soi et non pour son
Dieu, et non pour ses frères. La parole de Jésus, fructifiant de siècle en siècle, a changé
le monde, et, dans l’universel abandon, sur la croix, son dernier mot fut : « Mon
Dieu, Mon Dieu, pourquoi m’avez-vous délaissé1 ? »
Les hommes doivent s’aider §
Lorsqu’un arbre est seul, il est battu des vents et dépouillé de ses feuilles ; et ses branches, au lieu de s’élever, s’abaissent comme si elles cherchaient la terre.
Lorsqu’une plante est seule, ne trouvant point d’abri contre l’ardeur du soleil, elle languit et se dessèche, et meurt.
Lorsque l’homme est seul, le vent de la puissance le courbe vers la terre, et l’ardeur de la convoitise absorbe la séve qui le nourrit.
Tant que vous serez désunis, et que chacun ne songera qu’à soi, vous n’aurez rien à espérer, que souffrance, et malheur, et oppression1.
{p. 460}Qu’y a-t-il de plus faible que le passereau, et de plus désarmé que l’hirondelle ? Cependant quand paraît l’oiseau de proie, les hirondelles et les passereaux parviennent à le chasser, en se rassemblant autour de lui, et le poursuivant tous ensemble.
Prenez exemple sur le passereau et sur l’hirondelle.
Celui qui se sépare de ses frères, la crainte le suit quand il marche, s’assied près de lui quand il repose, et ne le quitte pas même durant son sommeil.
Donc, si l’on vous demande : « Combien êtes-vous ? » « Nous sommes un, car nos frères, c’est nous, et nous, c’est nos frères. »
Dieu n’a fait ni petits ni grands, ni maîtres ni esclaves : il a fait tous les hommes égaux1.
Mais, entre les hommes, quelques-uns ont plus de force ou de corps, ou d’esprit, ou de volonté, et ce sont ceux-là qui cherchent à assujettir les autres, lorsque l’orgueil ou la convoitise étouffe en eux l’amour de leurs frères.
Et Dieu savait qu’il en serait ainsi, et c’est pourquoi il a commandé aux hommes de s’aimer, afin qu’ils fussent unis, et que les faibles ne tombassent point sous l’oppression des forts.
Car celui qui est plus fort qu’un seul sera moins fort que deux, et celui qui est plus fort que deux sera moins fort que quatre ; et ainsi les faibles ne craindront rien lorsque, s’aimant les uns les autres, ils seront unis véritablement.
Un homme voyageait dans la montagne, et il arriva en un lieu où un gros rocher, ayant roulé sur le chemin, le remplissait tout entier, et hors du chemin il n’y avait point d’autre issue, ni à gauche, ni à droite.
Or, cet homme voyant qu’il ne pouvait continuer son voyage à cause du rocher, essaya de le mouvoir pour se faire un passage, et il se fatigua beaucoup à ce travail, et tous ses efforts furent vains.
Ce que voyant, il s’assit plein de tristesse et dit : « Que sera-ce de moi lorsque la nuit viendra et me surprendra dans cette solitude, sans nourriture, sans abri, sans défense ? »
{p. 461}Et comme il était absorbé dans cette pensée, un autre voyageur survint, et celui-ci, ayant fait ce qu’avait fait le premier et s’étant trouvé aussi impuissant à remuer le rocher, s’assit en silence et baissa la tête.
Et après celui-ci, il en vint plusieurs autres, et aucun ne put mouvoir le rocher, et leur crainte à tous était grande.
Enfin l’un d’eux dit aux autres : « Mes frères, prions notre Père qui est dans les cieux ; peut-être qu’il aura pitié de nous dans cette détresse. »
Et cette parole fut écoutée, et ils prièrent de cœur le Père qui est dans les cieux1.
Et quand ils eurent prié, celui qui avait dit : « Prions », dit encore : « Mes frères, ce qu’aucun de nous n’a pu faire seul, qui sait si nous ne le ferons pas tous ensemble. »
Et ils se levèrent, et tous ensemble ils poussèrent le rocher, et le rocher céda, et ils poursuivirent la route en paix.
Le voyageur c’est l’homme, le voyage c’est la vie, le rocher, ce sont les misères qu’il rencontre à chaque pas sur sa route.
Aucun homme ne saurait soulever seul ce rocher ; mais Dieu en a mesuré le poids de manière qu’il n’arrête jamais ceux qui voyagent ensemble2.
Le passé et l’avenir
À madame la comtesse de Senfft §
Vous dites bien vrai, tout s’en va ; mais ce qui s’en va est-il donc tant à regretter ?
N’en doutez pas, c’est la fête, {p. 462}la grande fête qui se prépare, et
qui commencera lorsque le monde aura été purifié. Non relinquam vos
orphanos ; veniam ad vos
1. Ne craignons rien ; nous reverrons le
Christ, le Christ sauveur, le Christ libérateur, le Christ qui prend pitié des pauvres, des
faibles et des misérables. Et puis, sous un autre point de vue, qu’est-ce que l’histoire des
hommes, sinon l’histoire du développement continuel de l’humanité, et des mille et mille
changements nécessaires qu’il amène d’âge en âge ? Que me fait, à moi, un empire qui tombe ?
Un passereau qui meurt me touche davantage2 ; pauvre petite créature de
Dieu, qui, après avoir aspiré, comme un globule de rosée sur la fleur, sa gouttelette de vie,
s’en va et ne revient plus. S’il fallait porter le deuil des royaumes qui passent, et des
pouvoirs qui expirent, les peuples, depuis Nemrod, n’auraient pas eu d’autres vêtements, et
nous entendrions encore, au fond de l’Orient, tinter les glas de ces grandes funérailles ; le
bruit lugubre de ces premières morts nous arriverait de tombeau de roi en tombeau de roi,
comme d’écho en écho ; « et pourtant, dit le Seigneur Dieu, c’est moi qui ai abattu
ces chasseurs d’hommes, parce que j’ai eu pitié de la terre »
.
N’allez pas croire, cependant, que je ne sente pas tout ce qu’il y a de douleur dans la
rupture de ces liens qui vous attachaient au passé ? Hélas ! oui, nous sommes ainsi faits, et
la famille qui flottait dans l’Arche sur les ruines d’un monde entier, d’un monde pervers
dont elle détestait les crimes, n’en éprouvait pas moins, quoiqu’elle connût ses hautes
destinées, des souffrances inexprimables. Toutefois, je voudrais que mon cher comte ne prît
aux événements que cette sorte de part que, dans sa position, le devoir commande, ou que peut
avouer, une raison aussi droite et aussi ferme que la sienne. S’il y a des astronomes à la
fin des temps, je ne crois pas qu’il fût sage à eux de se tuer de chagrin parce que les
planètes iront de travers, c’est-à-dire autrement qu’elles n’étaient allées jusque-là ; ceci
dérangera, j’en conviens, la régularité de la science, mais ne dérangera point l’univers, que
ne cessera pas de conduire une Intelligence pourvue d’autres règles de gouvernement que
celles que nous nous faisons avec tant de travail et un travail si vain. Pour moi, voici
toute ma politique : —
{p. 463}Je crois en Dieu, en sa Providence, et j’espère dans l’avenir qu’elle destine au genre humain.
Le mien, personnellement, n’a rien de beau : malade, pauvre, persécuté, je ne sais pas, le soir, où le lendemain je reposerai ma tête. Non, ma vie n’est pas douce ; mais elle est telle que Dieu me l’a faite, et je dois dès lors en être content. Ce n’est pas ici le lieu du repos : redisons-nous cela sans cesse. Cette pensée calme ; elle fait qu’on tourne avec espérance ses regards vers l’occident, là où naît l’aurore du jour qui n’est pas de la terre, du jour que ne trouble aucun orage, et que la nuit n’obscurcit jamais1.
L’amour de Dieu et des hommes
À madame la comtesse de Senfft 1 §
Je vous écris au milieu d’un effroyable coup de vent qui emporte les toits et déracine les
arbres, espèce d’ouragan mêlé de tonnerre, qui nous arrive après des jours de véritable
printemps. Ne voyez-vous pas là une image de notre pauvre vie, que les vents aussi agitent et
brisent, et dont ils dispersent çà et là les débris2 ? À mesure que je
sens la mienne s’en aller, je me reporte avec plus de charme vers un passé qui ne fut pas non
plus sans orages, mais sur lequel, en même temps, la bonne Providence versa de grandes
douceurs. Ces longues soirées de la rue du Bac me reviennent en mémoire ; je revois tout ce qui était là, et je vous plains, et mon âme s’unit encore avec la
vôtre. Ah ! croyez-moi, la vraie, la solide, la tendre affection est la seule chose réelle,
la seule qui ne passe point ; lorsque tout le reste change, caritas manet.
Qu’importent les pensées, les opinions ? Elles ne dépendent point de nous, ou n’en dépendent
guère. Nés à Constantinople, à Téhéran, à Bénarès, que seraient pour nous toutes les
questions qui remuent si vivement notre Europe passionnée ? Dans cet immense conflit d’idées
contradictoires, je crois, de part et d’autre, à plus de bonne foi qu’on ne s’en suppose
mutuellement, {p. 465}et je ne blâme en moi-même aucun de ceux qui, se
trompassent-ils, guidés uniquement par leur conscience, ne regardent, ne désirent que le Vrai
et le Bien, complétement détachés de tout intérêt personnel. Je ne saurais exprimer l’horreur
que m’inspire tout ce qui tend à rompre le lien d’amour parmi les hommes, tout principe qui
autorise à se haïr et à se nuire réciproquement, à cause des manières diverses de penser.
N’est-ce pas une grande pitié que cela, lorsqu’on vient à considérer, après quelques siècles,
l’espèce de rage qui armait les frères contre les frères pour des questions aujourd’hui
pacifiées ? Ces pleurs, ce sang, pourquoi ont-ils coulé ? Les savants disent pourquoi, et les
autres ne peuvent les comprendre. C’était bien la peine d’ouvrir mon âme à tant de fureurs,
et d’attrister la terre par tant de crimes ! Dans sa charité immense, infinie, Jésus-Christ
s’écriait : « Oh ! si vous connaissiez le don de Dieu ! »
Et qu’est-ce que le
don de Dieu, si ce n’est la charité même ? Deus caritas. « Il
enverrait, disait-il, son esprit aux siens. »
Et qu’est-ce encore que l’Esprit
divin, si ce n’est l’Amour même, essentiel, éternel, l’Amour qui est la vie du Souverain Être
et de tous les êtres ? Il viendra, n’en doutons point, plus ardent, plus abondant, et
« enseignera toutes choses à ceux dont les cœurs se
dilateront pour le recevoir »
, et « renouvellera la face
de la terre1. »
Parlez-moi de votre santé, et de celle de notre cher comte ; la mienne n’est ni bonne, ni absolument mauvaise ; voilà tout. Je vis tranquille et calme dans ma solitude profonde, faisant des vœux pour l’Humanité, au sein de laquelle fermente quelque chose qui se dérobe en partie à ma faible vue, mais certainement quelque chose de grand. Après Dieu, je ne tiens fortement qu’à elle seule en ce monde. Aimer Dieu, aimer le prochain, n’est-ce pas toute la Loi ? N’était le souvenir d’un petit nombre d’êtres dont la Providence m’a séparé, et qui me seront éternellement chers, rien ne troublerait la douceur des jours paisibles que je coule ici sans désirs terrestres, sans désirs au moins {p. 466}qui se rapportent à moi. Il y a une immense joie dans un immense désabusement. Si vous saviez comme je demande à Dieu, pour vous, un peu de repos et de paix vers la fin de votre carrière si laborieuse et si agitée ! Je dis un peu, car le vrai repos, la paix parfaite est ailleurs, et n’est point ici. Adieu ! Que la Providence vous console dans vos afflictions, et vous bénisse, maintenant et toujours, de ses plus douces bénédictions1.
Consolation
À M. le comte de Senfft §
Dieu vous l’avait donnée, Dieu vous l’a ôtée2 : que son saint nom soit béni ! Hélas ! que je
sens bien votre peine, et que je la partage vivement ! Ainsi donc se dénouent les {p. 467}plus doux liens de la terre, et nous nous en allons mouillant de nos larmes
le chemin qui conduit à cette autre vie, la seule réelle, la seule désirable, qui nous est
proposée comme but, et promise comme récompense ; et voilà pourquoi il est écrit : Pleurez peu sur le mort, parce qu’il repose
; et encore : Heureux les morts qui meurent dans le Seigneur !
Dans ces temps de
désordre et de calamités, ne plaignons pas ceux à qui le Père céleste dit : Entrez dans la paix ! Pleurons sur nous-mêmes, qui avons tant encore à combattre et à
souffrir ! Je suis inquiet de la santé de Madame de Senfft et de la vôtre. Au nom de Dieu,
prenez sur vous ; nous nous reverrons tous, nous nous retrouverons tous là où pour jamais il
n’y aura plus ni vicissitudes, ni larmes. Adieu, mon ami ; je vous serre sur mon cœur1.
La fuite du temps et l’éternité
À madame la comtesse de Senfft §
Dans trois heures, le temps va engloutir dans ses vastes gouffres les larmes et les douleurs d’une année2 ; celle qui la suivra sera-t-elle remplie de moins de pleurs et de {p. 468}moins de deuils ? Non sans doute, elles se ressemblent toutes. Mon cœur, cependant, vous envoie ses vœux ; il demande pour vous, sinon le bonheur qui n’est point d’ici-bas, du moins ces secrètes consolations que la Providence fait couler d’en haut dans les âmes malades, ces joies intimes qui n’ont point de nom, parce qu’elles passent sur la terre1 comme quelque chose d’un autre monde, comme le souffle lointain de la patrie. C’est là qu’il faut se joindre ; je désire, mais j’espère peu désormais vous revoir ailleurs. Nos routes se dirigent en des sens contraires ; heureusement qu’il existe un centre où elles aboutissent toutes2. Mille tendresses à mon cher comte ; mes sentiments pour lui et pour vous ne s’affaibliront jamais.
Guizot
Né en 1787. §
[Notice] §
Voici comment M. Augustin Thierry juge l’œuvre historique de M. Guizot : « C’est le
plus vaste monument qui ait été exécuté sur les origines, le fonds et la suite de l’Histoire
de France. L’ensemble en est imposant. Ses travaux sont devenus le fondement le plus solide,
le plus fidèle miroir de la science moderne, dans ce qu’elle a de certain et d’invariable.
Avant lui, Montesquieu seul excepté, il n’y avait eu que des systèmes. C’est de lui que date
l’ère de la science proprement dite. »
Le goût des spéculations générales, la
profondeur et la gravité des maximes, des vues supérieures, des leçons éloquentes sur la part
qui revient à chacun dans la bonne ou la mauvaise fortune des sociétés, l’art magistral de
classer les idées, de les faire manœuvrer avec puissance et précision, l’autorité qui domine
un sujet et juge de haut toutes les questions : tels sont les mérites éminents de ce grand
esprit qui aborda l’histoire en homme d’État, prédestiné aux luttes et aux triomphes de la
parole. Son style, « poli et aiguisé sur le marbre de la tribune »
, a les
qualités ardentes et fortes que l’orateur confère et communique à l’écrivain. C’est un de ces
penseurs qui laissent une trace ineffaçable.
Washington §
Jamais peut-être l’attente obscure, et la confiance prématurée dans la destinée, n’a été plus naturelle que pour Washington ; car jamais homme n’a paru, n’a été réellement, dès sa jeunesse et dans ses premières actions, mieux approprié à son avenir et à la cause qu’il devait faire triompher.
Il était planteur de famille et de goût, et voué à ces intérêts, à ces habitudes, à cette vie agricole qui faisaient la vigueur de la société américaine.
Les voyages, la chasse, l’exploration des terres lointaines, les relations amicales ou hostiles avec les Indiens des frontières, furent les plaisirs de sa jeunesse. Son tempérament {p. 470}actif et hardi se complaisait dans les aventures et les périls que suscite à l’homme la nature grande et sauvage. Il avait la force de corps, la persévérance et la présence d’esprit qui en font triompher1.
Mais sa jeune ardeur, en même temps sérieuse et sereine, eut l’autorité de l’âge mûr. Dès le premier jour, il aimait dans la guerre, bien plus que le plaisir du combat, ce grand emploi de l’intelligence et de la volonté armées de la force pour un beau dessein, ce mélange puissant d’action humaine et de fortune, qui saisit et transporte les âmes les plus hautes comme les plus simples. Né dans les premiers rangs de la société coloniale, élevé dans les écoles publiques, au milieu de ses compatriotes, il arrivait naturellement à leur tête ; car il était à la fois leur supérieur et leur pareil, formé aux mêmes études, habile aux mêmes exercices, étranger, comme eux, à toute instruction élégante, à toute prétention savante, ne demandant rien pour lui-même, et ne déployant que pour le service public cet ascendant qu’un esprit pénétrant et sensé, un caractère énergique et calme assurent toujours dans une situation désintéressée.
En 1754, il entre à peine dans la société et dans la carrière des armes. C’est un officier de vingt-deux ans qui conduit des bataillons de milice ou correspond avec le représentant du roi d’Angleterre. Ni l’une ni l’autre relation ne l’embarrasse. Il aime ses compagnons ; il respecte le roi et le gouverneur ; mais ni l’affection ni le respect n’altèrent l’indépendance de son jugement et de sa conduite ; il sait, il voit, avec un admirable instinct d’action et de commandement, par quels moyens, à quelles conditions on peut réussir dans ce qu’il entreprend pour le compte du roi et du pays. Et ces conditions, ces moyens, il les demande, il les impose : à ses soldats, s’il s’agit de discipline, d’exactitude et d’activité dans le service ; au gouverneur, si la question porte sur la solde des troupes, sur les approvisionnements, sur le choix des officiers. Partout, soit que ses idées et ses paroles montent vers le supérieur auquel il rend compte, ou descendent sur les subordonnés qui lui {p. 471}obéissent, elles sont également nettes, pratiques, décisives, également empreintes de cet empire que donnent la vérité et la nécessité à l’homme qui se présente en leur nom.
Washington est, dès cette époque, l’Américain éminent, le représentant fidèle et supérieur de son pays, l’homme qui le comprendra et le servira le mieux, soit qu’il s’agisse de traiter ou de combattre pour lui, de le défendre ou de le gouverner1.
Pourtant Washington n’avait point ces qualités brillantes, extraordinaires, qui frappent, au premier aspect, l’imagination humaine. Ce n’était point un de ces génies ardents, pressés d’éclater, entraînés par la grandeur de leur pensée ou de leur passion, et qui répandent autour d’eux les richesses de leur nature, avant même qu’au dehors aucune occasion, aucune nécessité en sollicite l’emploi. Étranger à toute agitation intérieure, à toute ambition spontanée et superbe, Washington n’allait point au devant des choses, n’aspirait point à l’admiration des hommes. Cet esprit si ferme, ce cœur si haut était profondément calme et modeste. Capable de s’élever au niveau des plus grandes destinées, il eût pu s’ignorer lui-même sans en souffrir, et trouver dans la culture de ses terres la satisfaction de ces facultés puissantes qui devaient suffire au commandement des armées et à la fondation d’un gouvernement.
Mais quand l’occasion s’offrit, quand la nécessité arriva, sans effort de sa part, sans surprise de la part des autres, ou plutôt, comme on vient de le voir, selon leur attente, le sage planteur fut un grand homme. Il avait à un degré {p. 472}supérieur les deux qualités qui, dans la vie active, rendent l’homme capable des grandes choses. Il savait croire fermement à sa propre pensée, et agir résolûment selon ce qu’il pensait, sans craindre la responsabilité.
C’est surtout la faiblesse des convictions qui fait celle des conduites ; car l’homme agit bien plus en vertu de ce qu’il pense que par tout autre mobile. Dès que la querelle s’éleva, Washington fut convaincu que la cause de son pays était juste, et qu’à une cause si juste, dans un pays déjà si grand, le succès ne pouvait manquer. Pour conquérir l’indépendance par la guerre, il fallut neuf ans ; pour fonder le gouvernement par la politique, dix ans. Les obstacles, les revers, les inimitiés, les trahisons, les erreurs et les langueurs publiques, les dégoûts personnels abondèrent, ainsi qu’il arrive, sous les pas de Washington, dans cette longue carrière. Mais pas un moment sa foi et son espérance ne furent ébranlées1.
La même énergie de conviction, la même fidélité à son propre jugement, qu’il portait dans l’appréciation générale des choses, l’accompagnaient dans la pratique des affaires. Esprit admirablement libre, plutôt à force de justesse que par richesse et flexibilité, il ne recevait ses idées de personne, ne les adoptait en vertu d’aucun préjugé, mais en toute occasion, les formait lui-même, par la vue simple ou l’étude attentive des faits, sans aucune entremise ni influence, {p. 473}toujours en rapport direct et personnel avec la réalité.
Aussi, quand il avait observé, réfléchi et arrêté son idée, rien ne le troublait ; il ne se laissait point jeter ou entretenir, par les idées d’autrui, ni par le désir de l’approbation, ni par la crainte de la contradiction, dans un état de doute et de fluctuation continuelle. Il avait foi en Dieu et en lui-même1.
C’est qu’il joignait, à cet esprit indépendant et ferme, un grand cœur, toujours prêt à
agir selon sa pensée, en acceptant la responsabilité de son action : « Ce que j’admire
dans Christophe Colomb, dit Turgot, ce n’est pas d’avoir découvert
le nouveau monde, mais d’être parti pour le chercher sur la foi d’une idée. »
Que
l’occasion fût grande ou petite, les conséquences prochaines ou éloignées, Washington,
convaincu, n’hésitait jamais à se porter en avant, sur la foi de sa conviction. On eût dit, à
sa résolution nette et tranquille, que c’était pour lui une chose naturelle de décider des
affaires et d’en répondre : signe assuré d’un génie né pour gouverner ; puissance admirable
quand elle s’unit à un désintéressement consciencieux.
Entre les grands hommes, s’il en est qui ont brillé d’un éclat plus éblouissant, nul n’a été soumis à une plus complète épreuve : dans la guerre et dans le gouvernement, résister, au nom de la liberté et au nom du pouvoir, au roi et au peuple ; commencer une révolution et la finir2.
Condamnation de Strafford 3 §
Ce n’est pas tout qu’une condamnation soit juste, il faut être juste envers le condamné. Il monte sur l’échafaud, il {p. 474}y meurt, justement, je le veux : Est-ce fini ? Non : l’histoire est là qui a aussi à le juger, et la justice de l’échafaud n’est pas celle de l’histoire1. Incurable paresse de l’esprit humain, qui veut toujours se croire au terme et s’y reposer ! Il écrit des lois pour prévoir et punir les crimes, et quand il les a écrites, il s’y confie, il promet de s’y assujettir. Un coupable survient dont les crimes ont échappé à la prévoyance et ne tombent point sous l’atteinte des lois. La conscience humaine s’étonne, hésite ; puis enfin elle fait un effort ; elle va reconnaître et saisir le crime hors de la sphère légale. Là elle s’arrête, elle triomphe, elle est fière de son audace ; et parce qu’elle a su s’élever au-dessus de ce qu’elle avait écrit, parce qu’elle a considéré et jugé une action en elle-même, indépendamment des définitions de la science, elle se tient pour satisfaite et en possession de la vérité ; elle se hâte d’appliquer à l’homme tout entier le jugement qu’elle a porté sur l’action ; et déjà lasse d’un travail inattendu, elle ne veut voir en lui que l’auteur du crime qu’elle a eu tant de peine à saisir.
Vaine prétention ! Rien n’est dit, rien n’est jugé ; il faut recommencer ; il faut aller au delà du crime comme il a fallu aller au delà de la loi ; il faut étudier l’homme lui-même, tout l’homme ; il est bien plus vaste, bien plus complexe que son action ; en lui se rencontrent je ne sais combien de dispositions, de facultés, d’idées, de sentiments dont elle ne donne pas la clef, qui n’en font pas moins partie de sa nature morale, et qu’il faut bien connaître, dont il faut bien tenir compte si on veut le juger d’après ce qu’il est réellement, et prononcer sur son caractère, sur sa personne, sur lui-même enfin avec équité. Il est vrai, {p. 475}Strafford, qui n’était pas coupable de trahison selon la loi, en était coupable selon la morale ; et pourtant Strafford était bien autre chose qu’un traître et un coupable. Comme il y avait dans sa conduite des crimes que les lois n’atteignent point, de même il y avait dans son caractère des qualités que n’atteignent point ses crimes. Fier et passionné, il s’égara sans jamais s’abaisser ; infidèle à la cause de son pays, il se dévoua sans réserve, quel que fût le péril, à la cause de son maître ; ambitieux, capricieux, déréglé, il savait pourtant aimer, estimer, résister et servir le roi contre la cour, et tout en poussant avec ardeur sa fortune, braver de puissantes défaveurs. Sans doute, il portait sur les droits et les intérêts de l’Angleterre un jugement bien moins pur, bien moins juste que Falkland et Hampden1 ; cependant il ne faut pas croire que tout fût erreur dans sa pensée politique : bien des choses, et de très-importantes, le frappaient, qui échappaient à ses rivaux ; il connaissait des besoins publics, des conditions de liberté publique dont Hollis et Pym2 avaient tort de ne point tenir compte ; il prévoyait, au train de la révolution, mille conséquences dont ils ne voulaient pas plus que lui, mais qu’ils ne savaient point démêler.
Enfin c’était non-seulement un esprit supérieur, mais une âme élevée, en proie, il est vrai, au tumulte des passions mondaines, dépourvue de moralité patriotique, et pourtant capable de conviction, d’affection, de désintéressement. Je comprends que Hampden l’ait condamné ; je ne comprends pas que l’histoire, en le chargeant de ce qui fit sa ruine, ne prenne pas plaisir à lui rendre ce qui faisait sa grandeur ; et pour mon compte, je suis sûr qu’en assistant à sa glorieuse défense, à son tranquille départ pour l’échafaud, en le voyant ne baisser la tête que pour recevoir sur son passage la bénédiction d’un vieil ami de prison, j’aurais senti le besoin de lui tendre la main, de serrer la sienne, et, au dernier moment, de sympathiser avec ce grand cœur.
Mirabeau §
Ne me demandez pas ce que fut Mirabeau selon les maximes de la morale1, mais ce qu’il fit et quelle puissance il exerça sur les autres hommes. Si nous consultons les mémoires du temps, si dans ses paroles à demi figées sur le papier nous cherchons à reconnaître l’inspiration primitive, nous voyons un homme audacieux par le caractère autant que par le génie ; attaquant avec véhémence, lorsqu’il aurait eu peine à se défendre ; faisant passer les mépris qu’on lui avait d’abord montrés pour le premier des préjugés qu’il veut détruire ; y réussissant à force de hardiesse et de talent, et ressaisissant par l’éloquence l’ascendant sur les passions qu’il cesse de flatter.
Ces dons naturels, cette voix tonnante, cette action, tout cela était enseveli dans les livres des rhéteurs ; mais tout cela était ressuscité par Mirabeau. Cet homme était né orateur ; sa tête énorme, grossie par son énorme chevelure ; sa voix âpre et dure, longtemps traînante avant d’éclater ; son débit d’abord lourd, embarrassé, tout, jusqu’à ses défauts, impose et subjugue. Il commence par de lentes et graves paroles, qui excitent une attention mêlée d’anxiété ; lui-même il attend sa colère ; mais qu’un mot échappe du sein de la tumultueuse assemblée, ou qu’il s’impatiente de sa propre lenteur, tout hors de lui, l’orateur s’élève2. Ses {p. 477}paroles jaillissent énergiques et nouvelles ; son improvisation devient pure et correcte, en restant véhémente, hardie, singulière ; il méprise, il insulte, il menace ; une sorte d’impunité est acquise à ses paroles comme à ses actions ; il refuse les duels avec insolence, et fait taire les factions du haut de la tribune1.
Conseils à la jeunesse 2 §
Au milieu des agitations publiques, vous avez vécu tranquilles et studieux, renfermant dans l’enceinte de nos écoles vos pensées comme vos travaux, uniquement occupés de vous former à l’intelligence et au goût du beau et du vrai.
Je vous en félicite et je vous en loue. Le monde vous appartiendra un jour ; mais gardez-vous de vous associer, avant le temps, à ses intérêts et à ses passions. Votre âme s’énerverait, votre esprit s’abaisserait dans ce contact prématuré. Vous vivez, au sein de nos écoles, dans une région élevée et sereine, où l’élite seule de l’humanité vous entoure et vous parle. Le temps présent est toujours chargé des misères de notre nature ; le passé nous transmet surtout ce qu’elle a de noble et de fort, car c’est ce qui résiste à l’épreuve des siècles. Les idées hautes, les actions mémorables, les chefs-d’œuvre, les grands hommes, c’est là votre société familière. Vivez, vivez longtemps au milieu d’elle ; consacrez-lui avec affection cette ardeur que n’altèrent point encore les intérêts agités de la vie. Ainsi, vous vous préparez à la mission sociale qui vous attend.
Mission difficile, qui veut des esprits fiers et modestes, sentant leur dignité et n’ignorant pas leur faiblesse. Nous avons vécu dans des temps pleins à la fois de passion et d’incertitude, qui ont exalté et confondu sans mesure l’ambition humaine, où l’âme de l’homme a été troublée aussi profondément que la société. Nous en sommes sortis travaillés de maladies contraires, enivrés d’orgueil et vaincus par le doute, offrant tour à tour le spectacle de l’emportement {p. 478}des désirs et de la mollesse de la volonté. Ce sera votre tâche de lutter contre ce double mal, de retrouver pour vous-mêmes et de répandre autour de vous des convictions fermes avec des désirs modérés, de la tempérance et de l’énergie. Il faudra que la société apprenne de vous à régler ses prétentions sans abandonner ses généreuses espérances. Vous aurez à contenir et à relever en même temps l’esprit humain, encore superbe et pourtant abattu.
J’espère, Messieurs, qu’il vous sera donné de faire à notre chère patrie ce bien immense. Mais, pour vous en rendre dignes et capables, écartez de votre pensée les préoccupations étrangères ; concentrez vos forces sur l’étude profonde et désintéressée. L’étude poursuivie avec sincérité élève et purifie le cœur, en même temps qu’elle enrichit et arme l’esprit pour toutes les carrières de la vie. L’étude donne à l’enfance même ces habitudes sérieuses qui feront, dans l’âge viril, la dignité et la puissance.
La sérénité §
Je serais surpris, Monsieur, si le cours des années, et les enseignements de la vie ne produisaient pas sur vous le même effet que j’en ai éprouvé. Plus j’ai pénétré dans l’intelligence et dans l’expérience des choses, des hommes et de moi-même, plus j’ai senti en même temps mes convictions générales s’affermir et mes impressions personnelles se calmer et s’adoucir. L’équité, je ne veux pas dire la tolérance, envers la foi religieuse ou politique des autres, est venue prendre place et grandir à côté de ma tranquillité dans ma propre foi. C’est la jeunesse, ce sont ses ignorances naturelles et ses préoccupations passionnées qui nous rendent exclusifs et âpres dans nos jugements sur autrui. À mesure que je me détache de moi-même et que le temps m’emporte loin de nos combats, j’entre sans effort dans une appréciation sereine et douce des idées et des sentiments qui ne sont pas les miens. Vous le savez, Monsieur, il y a plusieurs demeures dans la maison de mon père, a dit Notre Seigneur Jésus-Christ ; il y a aussi plusieurs routes ici-bas pour les gens de bien, à travers les difficultés et les obscurités de la vie, et ils peuvent se réunir au terme sans s’être vus au départ ni rencontrés en chemin1.
Villemain
Né en 1790. §
[Notice] §
Secrétaire perpétuel de l’Académie depuis 1832, M. Villemain exerce sur les lettres françaises une sorte de magistrature. Son intelligence est aussi étendue que son érudition est universelle et sa mémoire merveilleuse. Maître et initiateur d’une génération qui a conservé le souvenir ému de son enseignement, il a renouvelé la critique par l’histoire, la biographie, les détails de mœurs, et les aperçus féconds d’un esprit ingénieux dans les petites choses ou éloquent dans les grandes. Il a le premier analysé les influences produites par le milieu social sur les écrivains, et par les écrivains sur la société qui les vit naître. Il anime et vivifie tous les sujets qu’il touche ; il en cueille la fleur, et ne laisse plus guère à ses successeurs que la ressource de glaner après lui. Il excelle à tracer des tableaux littéraires où l’on admire un savoir attrayant, des vues élevées, des idées libérales, de l’indépendance, de la modération, des anecdotes racontées finement, des rencontres imprévues qui piquent la curiosité, l’art d’aiguiser en ironie la fin d’un compliment, un goût délicat et sûr, un coloris poli et nuancé, un bon sens rapide et revêtu de grâce.
C’est d’instinct qu’il juge l’éloquence. En le lisant, on croit l’écouter. Sa parole écrite semble née sans effort sur les lèvres du causeur ou de l’orateur. Élégante, pure, ornée, facile, variée de mille inflexions où l’on surprend toutes sortes de malices discrètes, elle a le mouvement animé, le courant rapide d’un discours. Habile à varier les formes de l’admiration, comme à insinuer le blâme, il expose et comprend plus qu’il ne conclut, et c’est à l’état d’épigrammes qu’il faut saisir parfois ses arrêts1.
La critique §
Lorsque la critique est devenue nécessairement un genre de littérature ; souvent ceux qui l’exerçaient n’ont pas respecté dans les autres un titre qu’il portaient eux-mêmes. Ils semblaient oublier que la justice et la vérité sont la loi commune de tout écrivain, et que celui qui parle sur les livres des autres, au lieu d’en faire lui-même, n’est pas un ennemi naturel des gens de lettres, mais un homme de lettres moins entreprenant ou plus modeste1. Cette injuste amertume, cette inimitié sans motif est la cause des plus grands abus de la censure littéraire2. Que le critique commence par aimer les beaux arts d’un amour sincère ; que son âme en ressente les nobles impressions ; qu’il entre dans l’empire des lettres, non pas comme un proscrit qui veut venger sa honte, mais comme un rival légitime qui mesure sur son talent l’objet de son ambition, et qui {p. 481}veut obtenir une gloire, en jugeant bien celle des autres. Alors il sera juste, et sa justice accroîtra ses lumières. Il sera le vengeur et le panégyriste des écrivains distingués. Il sentira vivement leurs fautes ; il en souffrira. Mais, tandis qu’il les blâme avec une austère franchise, son estime éclate dans ses reproches, toujours adoucis par ce respect que le talent inspire à tous ceux qui sont dignes d’en avoir. Il se croira chargé des intérêts de tout bon ouvrage qui paraît sous la recommandation d’un nom déjà célèbre1 ; à travers les fautes, il suivra curieusement la trace du talent ; et, lorsque le talent n’est encore qu’à demi-développé, il louera l’espérance. Quelquefois l’enthousiasme même des lettres peut lui inspirer une sorte d’impatience et de dépit à la lecture d’un ennuyeux et ridicule ouvrage ; mais l’habitude corrigera bientôt l’amertume de son zèle ; il s’apercevra qu’il est inutile d’épuiser tous les traits du sarcasme et de l’insulte contre un pauvre auteur, dont les exemples n’ont pas le droit d’être dangereux2.
Je sais qu’il est un goût acquis par l’étude, la lecture et la comparaison ; et je ne prétends pas en nier l’empire ni le mérite. C’est ce jugement pur et fin, composé de connaissances et de réflexions, que possèdera d’abord la critique ; il a pour fondement l’étude des anciens, qui sont les maîtres éternels de l’art d’écrire, non pas comme anciens, mais comme grands hommes. Cette étude doit être soutenue et tempérée par la méditation attentive de nos écrivains, et par l’examen des ressemblances de génie, et des différences de situation, de mœurs, de lumières, qui les rapprochent ou les éloignent de l’antiquité. Voilà le goût classique ; qu’il soit sage sans être timide, exact sans être borné3 ; qu’il passe à travers les écoles moins pures de quelques nations étrangères, pour se familiariser avec de nouvelles idées4, se fortifier dans ses opinions, ou se guérir {p. 482}de ses scrupules1 ; qu’il essaye, pour ainsi dire, les principes sur une grande variété d’objets ; il en connaîtra mieux la justesse, et, corrigé d’une sorte de pusillanimité sauvage, il ne s’effarouchera pas de ce qui paraît nouveau, étrange, inusité ; il en approchera, et saura quelquefois l’admirer2. Qui connaît la mesure et la borne des hardiesses du talent ? Il est des innovations malheureuses, qui ne sont que le désespoir de l’impuissance ; il en est qui, dans leur singularité même, portent un caractère de grandeur. Le goût n’exige pas une foi intolérante3. Vous éprouverez qu’il adopte de lui-même, dans les combinaisons les plus nouvelles, tout ce qui est fort et vrai, et ne rejette que le faux, qui presque toujours est la ressource et le déguisement de la faiblesse. Quelques productions irrégulières et informes ont enlevé les suffrages ; elles ne plaisent point par la violation des principes, mais en dépit de cette violation ; et c’est, au contraire, le triomphe de la nature et du goût, que quelques beautés conformes à cet invariable modèle, répandues dans un ouvrage bizarrement mélangé, suffisent à son succès, et soient plus fortes que l’alliage qui les altère. Le critique éclairé fera cette distinction ; il s’empressera d’accorder au talent qui s’égare des louanges instructives4. Pourquoi montrerait-il une injuste rigueur ?
{p. 483}C’est au mauvais goût qu’il appartient d’être partial et passionné : le bon goût n’est pas une opinion, une secte ; c’est le raffinement de la raison cultivée, la perfection du sens naturel1. Le bon goût sentira vivement les beautés naïves et sublimes dont Shakespeare étincelle ; il n’est pas exclusif. Il est comme la vraie grandeur, qui, sûre d’elle-même, s’abandonne sans se compromettre.
Je sais que cette pureté, et en même temps cette indépendance de goût supposent une supériorité de connaissances et de lumières qui ne peut exister sans un talent distingué ; mais je crois aussi que la perfection du goût, dans l’absence du talent2, serait une contradiction et une {p. 484}chimère. Donc les arts sont jugés par de prétendus connaisseurs qui ne peuvent les pratiquer. Il en est ainsi souvent de l’art d’écrire ; et nulle part l’abus n’est plus ridicule et plus nuisible. Pour être un excellent critique, il faudrait pouvoir être bon auteur. Dans un esprit faible et impuissant, le bon goût se rappetisse, se rétrécit, devient craintif et superstitieux, et se proportionne à la mesure de l’homme médiocre qui s’en sert aussi timidement pour juger que pour écrire1. Le talent2 seul peut agrandir l’horizon du goût, lui faire prévoir confusément de nouveaux points de vue, et le disposer d’avance à juger des beautés qui n’existent pas encore. Comme le sentiment de nos propres forces influe toujours sur nos opinions, le critique sans chaleur et sans imagination sentira faiblement des qualités qui lui sont trop étrangères. N’ayant que du goût, il n’en aura pas assez. C’est ainsi qu’en général les écrivains sages et froids, qui, dans leur marche compassée, affectent le goût, en manquent souvent ; ils évitent les écarts et les fautes ; mais, incapables d’un vrai sublime ou d’une noble simplicité, ils ont recours à des agréments froids et recherchés, qui ne valent pas mieux que des fautes, et sont plus contagieux, parce qu’ils sont moins choquants.
Le siècle de Louis XIV §
Au dix-septième siècle, le génie de la France était mûr pour enfanter de grandes choses ; et toutes les forces du courage, de l’intelligence et du talent, semblaient, par un mystérieux accord, éclater à la fois. Mais cette activité féconde de la nature fut réglée, pour ainsi dire, par la fortune et les regards d’un seul homme. L’ordre et la majesté se montrèrent en même temps que la vigueur et la richesse ; et le souverain parut avoir créé toutes les grandeurs qu’il mettait à leur place4.
{p. 485}Qu’elles sont brillantes, en effet, les vingt premières années du gouvernement de Louis XIV ! Un roi plein d’ardeur et d’espérance saisit lui-même ce sceptre qui, depuis Henri le Grand, n’avait été soutenu que par des favoris et des ministres. Son âme, que l’on croyait subjuguée par la mollesse et les plaisirs, se déploie, s’affermit et s’éclaire, à mesure qu’il a besoin de régner. Il se montre vaillant, laborieux, ami de la justice et de la gloire, et lorsque l’ambition l’entraîne à la guerre, ses armes heureuses et rapides paraissent justes à la France éblouie. La pompe des fêtes se mêle aux travaux de la guerre, les jeux du carrousel aux assauts de Valenciennes et de Lille. Cette altière noblesse, qui fournissait des chefs aux factions, et que Richelieu ne savait dompter que par les échafauds, est séduite par les paroles de Louis, et récompensée par les périls qu’il lui accorde à ses côtés. La Flandre est conquise ; l’Océan et la Méditerranée sont réunis ; de vastes ports sont creusés : une enceinte de forteresses environne la France ; les colonnades du Louvre s’élèvent ; les jardins de Versailles se dessinent ; l’industrie des Pays-Bas et de la Hollande se voit surpassée par les ateliers de la France ; une émulation de travail, d’éclat, de grandeur, est partout répandue ; un langage sublime et nouveau célèbre toutes ces merveilles, et les agrandit pour l’avenir. Les Épitres de Boileau sont datées des conquêtes de Louis XIV ; Racine porte sur la scène les faiblesses et l’élégance de la cour ; Molière doit à la puissance du trône la liberté de son génie ; La Fontaine lui-même s’aperçoit1 des grandes actions du jeune roi, et devient flatteur pour le louer.
Mais un ordre social, où tout semblait animé par un homme et fait pour sa gloire, pouvait-il assez inspirer l’éloquence, cette altière élève des révolutions et de la liberté ? C’est là que nous apparaît le trait distinctif du siècle de Louis XIV, l’esprit religieux, non ce faux zèle, cette pieuse imposture, dont Molière vengeait la société, mais un esprit grave et sincère, nourri par la méditation et l’étude, illustré souvent par de touchants sacrifices, puissant même au milieu des faiblesses et des vices, et porté dans quelques âmes jusqu’à la vertu la plus sublime. La {p. 486}magistrature avait perdu la grande autorité qu’elle eut dans le seizième siècle : réduite au soin de la justice, elle n’opposait plus de résistance ni même de plainte ; elle était encore un exemple de probité antique ; elle n’était plus la sauvegarde des libertés que ses pères avaient défendues ; Lamoignon avait le profond savoir et la vertu, mais non le patriotisme de l’Hôpital et d’un Molé. C’était donc à la religion qu’il appartenait de faire entendre son langage ; et elle devenait le plus magnifique ornement de ce règne, dont elle était la seule barrière. Toutes les grandeurs du siècle se pressaient humblement autour d’elle. Respectée dans les cœurs, avant même d’être victorieuse par la parole, elle avait ses racines dans les mœurs publiques. Louis XIV, la première fois qu’il entendit Bossuet, jeune encore, fit écrire au père de l’éloquent apôtre, pour le féliciter d’avoir un tel fils ; il avait compris que l’orateur de son siècle1 était né. Cette voix devint la consécration la plus imposante de toutes les grandes solennités de la mort ; elle s’anima dans ses superbes mépris pour le monde, par le spectacle même d’une cour éclatante et voluptueuse. Dans les palais de Versailles, au milieu des fêtes triomphales de Louis XIV, ces accents de la muse hébraïque, ces graves enseignements de la religion retentissaient avec plus de terreur ; et lorsqu’une reine malheureuse, une princesse parée de jeunesse et de beauté, un héros longtemps vainqueur, un ministre vieilli dans l’égoïsme du pouvoir2, avaient cessé de vivre, ce mélange de splendeur et de néant, cette magnificence si triste, cette pompe si vaine consternaient les âmes avant même que l’orateur eût parlé.
Mais si le règne de Louis XIV favorisait particulièrement ce genre d’éloquence, son goût juste et noble3, son amour naturel du grand et du beau, ne devaient pas exercer moins d’influence sur toutes les formes que prit alors le génie littéraire. Ce génie devint grave, élégant et poli. Tout, dans les inventions de l’art, fut modelé sur les {p. 487}exemples de point d’honneur chevaleresque, de dignité sévère, de bienséance pompeuse, qui brillaient autour du souverain ; et dans les sujets empruntés à l’histoire, la vérité des peintures souffrit souvent de cette préoccupation involontaire de l’écrivain et du poëte. Racine, élève des Grecs, réfléchit dans l’éclat de ses vers l’élégance de son siècle, encore plus que la simplicité du théâtre d’Athènes. Fénelon se souvint des triomphes du jeune roi, en retraçant la gloire et les fautes de Sésostris. Aussi rien ne fut plus original, plus sincère, que cette littérature imitée et quelquefois transcrite de l’antiquité. La liberté du pinceau se trouva jusque dans les copies qui semblaient le plus fidèles ; et La Fontaine fut le plus original des poëtes en croyant imiter Phèdre.
C’est le second caractère qui nous frappe dans le dix-septième siècle ; l’imitation y fut indépendante et créatrice. Les grands écrivains du siècle de Louis XIV avaient reçu du siècle précédent l’exemple d’étudier l’antiquité ; mais l’enthousiasme du goût remplaça pour eux l’idolâtrie de l’érudition. Élevés au milieu d’une civilisation qui s’épurait et s’ennoblissait chaque jour, ils ne se réfugiaient plus tout entiers dans les souvenirs et dans l’idiome des Romains, comme avaient fait autrefois quelques hommes supérieurs lassés de la barbarie de leurs contemporains : ils étaient, au contraire, tous modernes par la pensée, tous animés des opinions1, des idées de leur temps ; seulement leur imagination s’était enrichie des couleurs d’une autre époque, d’une civilisation, d’un culte, d’une vie différente des temps modernes. Ils rapportaient de ce commerce avec les Hébreux, les Grecs, les Romains, quelque chose d’étrange, une grâce libre et fière qui se mêlait à l’originalité native de l’esprit français. Les diverses couleurs des différents âges de l’antiquité dominaient en eux, suivant l’inclination particulière du génie de chacun. Racine et Fénelon respiraient l’élégante pureté, la douce mélodie des plus beaux temps d’Athènes ; ils choisissaient même parmi les Grecs ; ils avaient le goût et l’âme de Virgile. Bossuet, d’un génie plus vaste et plus hardi, confondait la mâle simplicité d’Homère, la sublime ardeur des prophètes hébreux, et l’imagination véhémente de ces orateurs chrétiens du {p. 488}quatrième siècle, dont la voix avait retenti au milieu de la chute des empires et dans le tumulte des sociétés mourantes. Massillon était inspiré par l’élégance et la majesté de la diction romaine dans le siècle d’Auguste. Fléchier imitait l’art savant des rhéteurs antiques. La Bruyère empruntait quelque chose à l’esprit de Sénèque. Madame de Sévigné étudiait Tacite ; et cette main délicate et légère, qui savait décrire avec des expressions si vives et si durables les scandales passagers de la cour, saisissait les crayons de l’éloquence et de l’histoire pour honorer la vertu de Turenne. Quelquefois une idée perdue dans l’antiquité devenait le fondement d’un monument immortel. Bossuet avait entrevu dans saint Augustin et dans Paul Orose1 le plan, la suite, la vaste ordonnance de son Histoire universelle ; et maître d’une grande idée indiquée par un siècle barbare, il la déployait à tous les yeux avec la majesté d’un éloquence pure et sublime. Mêlant ainsi les lueurs hardies d’une civilisation irrégulière et la pompe d’une société polie, il était à la fois Démosthène, Chrysostome, Tertullien, ou plutôt il était lui-même ; et des sources fécondes où puisait son génie, rassemblant les eaux du ciel et les torrents de la montagne, il faisait jaillir un fleuve qui ne portait que son nom.
Vive expression des temps modernes, et reproduction originale de l’antiquité dans ses âges divers, voilà donc les deux caractères distinctifs et dominants que nous présente le génie du dix-septième siècle.
Fragment d’un discours académique 2 §
Votre discours a réussi comme une de vos comédies, et vous venez de retrouver ici les applaudissements qui suivent votre nom sur tous les théâtres de la France et de l’Europe. L’Académie l’avait prévu : elle était sûre, {p. 489}en vous nommant, d’être juste et populaire. Dans tout genre de littérature, toute célébrité durable est un grand titre académique ; et il n’est donné à personne d’amuser impunément le public pendant vingt ans de suite.
Vainement, Monsieur, par une tradition de modestie, vous opposeriez à ce long succès la forme un peu frivole de vos ouvrages. En général, ce qui compte le plus dans les productions du goût, ce n’est pas le sujet ou le cadre, mais le talent. Il y a telle chanson qui vaut mieux qu’un poëme épique.
L’académicien célèbre que vous remplacez aujourd’hui, et que vous avez si bien caractérisé, après avoir entrepris avec ardeur, et souvent avec force, la grande œuvre de la tragédie, a marqué surtout sa verve originale par des épigrammes qu’il appelait des fables. Ce n’est pas lui, homme d’esprit autant que de talent, qui méconnaîtrait tout ce qu’il y a de création littéraire dans le genre de comédie dont vous renouvelez sans cesse les intentions ou la forme. Il ne vous reprocherait pas même vos divers et ingénieux collaborateurs à beaucoup de jolis ouvrages que vous n’avez pas faits seul, mais qui n’auraient pas été faits sans vous. M. Arnault savait que le goût qui perfectionne et qui choisit est un côté de l’invention, et qu’une idée appartient pour moitié à celui qui la fait valoir tout son prix.
…………………
Vous avez senti et dignement loué le mérite de votre prédécesseur, vous, Monsieur, dont la carrière, toujours heureuse et facile, a été si différente de la sienne. Vous savez ce qu’on doit de respect aux muses sévères, aux pénibles études, aux succès laborieux et contestés. Vous le savez par ouï-dire1 ; pour vous, les lettres ne furent dès la jeunesse qu’amusement, célébrité, fortune. C’est une destinée bien rare, de dangereux exemple peut-être, mais que votre talent justifie, et que votre caractère fait aimer en vous.
Ne craignez pas, Monsieur, que je veuille vous louer {p. 490}longuement de cette destinée1 ; mais permettez-moi d’en chercher la cause dans une question plus générale que vous vous êtes proposée tout à l’heure, et que vous avez décidée avec plus d’esprit et de succès que de vérité. Le secret de votre longue prospérité théâtrale, c’est, je crois, d’avoir heureusement saisi l’esprit de notre siècle, et fait le genre de comédie dont il s’accommode le mieux et qui lui ressemble le plus, une comédie vive, dégagée, pressée, non pas un grand tableau d’art, qu’on aurait peu le loisir d’étudier, mais une suite de portraits expressifs qui amusent, qui passent, et dont pourtant on se souvient. Loin donc de partager l’opinion que vous venez de soutenir, loin de croire, comme vous, que le théâtre est par état en opposition avec les mœurs, qu’il est le contre-pied de la société, et que, pour plaire au public, il ne doit pas du tout lui ressembler, je m’en tiens, je l’avoue, à l’ancienne opinion, et je chargerai vos comédies de réfuter en partie votre discours.
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Les succès faciles et prompts vous séduisaient avant tout. Au lieu de concentrer la force comique sur quelque sujet d’intrigue et de mœurs longtemps médité, vous avez éparpillé la comédie dans une foule de brillantes esquisses, et reproduit l’ingénieuse fécondité de ces poëtes espagnols, dont les ouvrages et les succès se comptaient par centaines.
Au milieu d’une société placée tout entière sur le même niveau, mais mobile et agitée, vous avez mis en scène les opinions, les fantaisies, les modes, à mesure qu’elles posaient devant vous. Quand la vérité du jour ou du moment devenait difficile à aborder en face, vous l’avez quelquefois adroitement tournée, et vous avez dû prendre les nuances au lieu de grands traits, sachant faire applaudir même ce que vous ne disiez pas. Quelques-unes des petites pièces de Molière ne sont guère moins goûtées des connaisseurs que ses chefs-d’œuvre. Vous avez su être original en les imitant ; et quelquefois le souvenir ou la contre-partie d’une {p. 491}idée de ce grand poëte vous a fourni toute une pièce nouvelle.
Mais c’est dans notre temps surtout, dans l’horizon de Paris, sa vie d’affaires et de plaisirs, sa banque, son commerce, sa littérature, c’est autour de vous, c’est aujourd’hui, c’est hier que vous avez saisi vos modèles et reçu vos inspirations. Votre théâtre s’est rapproché de ces proverbes de salon, où la société se peint d’autant mieux qu’elle les fait elle-même, et qu’elle y met son langage. Mais en écrivant ainsi sous la dictée du public, et lui rendant ce qu’il vous donnait, que de vues heureuses et fines, que d’intentions comiques, quel vif et piquant dialogue marquaient votre part dans ce travail commun ! C’est par là, Monsieur, que vos pièces, transplantées, ont amusé toute la France, et que, passant à l’étranger, traduites, mêlées, allongées, selon le goût des peuples, elles ont défrayé les théâtres du Nord et du Midi. Partout on a ri, partout on s’est attaché à vos ouvrages ; ce qui prouve que le costume et l’à-propos ne sont pas tout dans ces pièces si parisiennes, et qu’elles ont un grand fonds d’esprit vrai et de gaieté cosmopolite.
Je me souviens qu’un critique célèbre d’Allemagne, un peu sévère pour nos poëtes classiques, et conduit au paradoxe peut-être, à force de savoir et d’esprit, préférait, en propres termes, le Solliciteur au Misanthrope. Vous n’êtes pas de cet avis, Monsieur, j’en suis sûr. Mais l’illusion même que votre piquant théâtre a pu faire à de tels juges est encore un éloge ; et cette illusion serait impossible, s’il n’y avait pas quelque chose de bien spirituel et de bien vivace dans ces scènes légères que l’on joue, et que même on commente chez l’étranger.
Sans vous louer autant, je puis remarquer l’art ingénieux et délicat de vos principaux ouvrages, le mouvement toujours vif et libre du drame, la vérité des impressions, lors même que le langage est parfois trop paré ou trop éphémère, l’habileté de l’auteur à suivre et à retourner en tous sens une donnée dramatique, la manière heureuse dont le dialogue a tour à tour de la grâce, de la simplicité, de l’émotion, et de l’esprit toujours1.
Cousin
1792-1867 §
[Notice] §
Prix d’honneur de rhétorique (1810), élève de l’École normale où l’enseignement de la Romiguière et de Maine de Biran décida de sa vocation ; appelé en 1815 à l’honneur de suppléer Royer-Collard dans sa chaire de la Sorbonne, M. Victor Cousin fut un maître déjà célèbre, à l’âge où d’ordinaire les mieux doués sont encore étudiants. Ses leçons furent un événement public. Disciple de Platon et de Descartes, il eut le mérite de relever la tradition de leurs doctrines, de réduire au silence le sensualisme stérile et malsain du dix-huitième siècle, de vulgariser par un beau langage les vérités essentielles à l’ordre moral, en un mot de restaurer l’empire des croyances spiritualistes. S’il n’a pas créé de système, ou de méthode nouvelle, il a suscité un mouvement considérable de recherches savantes, et appliqué une critique éloquente aux plus grands génies de la philosophie ancienne et moderne. Ses œuvres, où circule le feu de sa parole, sont un vaste tableau dans lequel la pensée humaine, se contemplant elle-même, étudie sa propre histoire depuis ses obscurs commencements jusqu’à ses plus magnifiques triomphes.
Même dans la ferveur de son prosélytisme, M. Cousin n’avait jamais cessé d’être sensible à la gloire littéraire ; aussi quand sa volonté, plus que les circonstances, l’eut confiné dans une retraite respectée, l’artiste prévalut de plus en plus sur le philosophe. Ce fut alors qu’il charma ses loisirs par des études historiques, où les vues pénétrantes et parfois paradoxales d’un savoir aussi précis qu’enthousiaste s’allient à l’éclat d’une forme magistrale et à cette puissance d’imagination qui rend la vie à la poussière des morts. Passant des cellules de Port-Royal aux salons de la Fronde, il devint presque le contemporain chevaleresque des grandes dames qui posèrent devant sa toile, entre les figures imposantes des deux ministres dont la grandeur se mêla aux intrigues d’une cour romanesque.
Si M. Cousin juge parfois ses modèles avec trop d’indulgence ; on ne peut qu’admirer en lui le don d’animer par la passion tous les sujets qu’il traite. Il est orateur, même quand il se réduit à des questions d’érudition et de philologie. Son style a grand air ; on croirait {p. 493}entendre un personnage du dix-septième siècle1. Il a l’ampleur des périodes savantes, le ton grandiose et volontiers solennel, le tour naturel, l’expression simple et forte, la touche hardie, le dessin large et lumineux. Il a porté dans tous ses écrits ces délicates inquiétudes qui visent à la perfection2, ce sentiment du beau, du bien et du vrai qui est l’âme du talent.
La langue française §
La langue française avait passé par bien des vicissitudes, avant d’arriver à l’état où la rencontrait J. J. Rousseau. Elle avait suivi la fortune de la France. Après s’être longtemps cherchée, après avoir tour à tour, sous la Renaissance, imité l’antiquité, l’Espagne, l’Italie, et produit des œuvres charmantes, égales dans leur genre à toutes celles que la main des Valois, guidée par un art étranger, semait alors sur les bords de la Loire et dans les demeures de la royauté, elle s’était enfin trouvée et fixée, pour ne plus relever que d’elle-même et du génie national, au commencement du dix-septième siècle. Mais ce n’est pas en un jour que s’est formée et a paru à la lumière cette littérature et particulièrement cette prose nouvelle qui dit adieu sans retour aux libres allures et à l’inimitable fantaisie de Rabelais et de Montaigne, et se propose un tout autre idéal dont les traits dominants seront une clarté suprême et une simplicité parfaite, rehaussées par la force et par la grandeur. Sous la main de Descartes, elle prend déjà quelques-uns {p. 494}de ces caractères1. Descartes est un grand écrivain, parce qu’on ne peut pas ne pas l’être, quand on pense et quand on sent avec grandeur : mais s’il est permis de le dire, l’écrivain dans Descartes a moins d’art que de génie ; et en prose c’est Pascal qui doit être considéré comme le premier grand artiste qu’ait produit la France. Depuis les Provinciales, la prose française est à ce point constituée, que, sans fléchir, elle peut recevoir l’impression des génies les plus divers. Les saillies étincelantes de madame de Sévigné lui apporteront une légèreté inattendue ; Molière lui donnera une souplesse égale à celle de la plus vive pensée ; Bossuet l’emportera jusqu’à la plus haute poésie, sans l’altérer le moins du monde, sans toucher à sa solidité et à sa vigueur intime. Ces deux qualités se retrouvent jusque dans la contexture de la phrase ample et abondante, où circule un souffle puissant qui en anime, en ordonne, en soutient toutes les parties.
Mais peu à peu vers la fin du règne de Louis XIV, la langue s’épuise comme le reste, et la prose arrive à l’extrémité du cercle qu’elle devait parcourir ; elle avait commencé par la rudesse et la pesanteur, elle finit par la netteté, l’élégance, l’agrément, une vivacité modérée. On la croirait parvenue à la perfection, si on ne sentait que la force et la grandeur l’abandonnent. Il semble qu’on n’a jamais parlé une meilleure langue, plus pure, plus limpide, plus naturelle, convenant mieux à la prompte communication des sentiments et des idées, pourvu que ces idées ne soient pas trop hautes, ni ces sentiments trop profonds ; car ils briseraient de toutes parts cette légère enveloppe, tandis qu’elle va merveilleusement à la taille de la société nouvelle, qui succède à la grande société du dix-septième siècle. Elles sont mortes les passions puissantes d’où étaient sorties des luttes qui agitèrent et fécondèrent l’âge précédent. Nulle grande entreprise {p. 495}n’occupe la royauté et la nation : elles se reposent des longues et glorieuses fatigues du grand siècle dans les douceurs d’une paix inaccoutumée.
Voltaire est le plus parfait représentant de l’esprit français à cette époque. Ni son temps, ni son génie ne le destinaient à la poésie ; aussi n’a-t-il excellé que dans la poésie légère. Mais sa prose est d’une qualité exquise, simple, naturelle, rapide, d’une lumière incomparable. Elle a toutes les perfections secondaires ; il ne lui manque que cette énergie divine, ces traits de feu, ce pathétique, ce sublime qui ne viennent pas de l’esprit mais du cœur, et que les grands sentiments seuls peuvent enfanter. Montesquieu, embrassant dans ses méditations toutes les sociétés et toutes les législations, condamné pour tout peindre à tout abréger, trouvera dans la nécessité d’une concision extraordinaire la source de beautés inattendues. Enfermé dans la contemplation de la nature, Buffon lui empruntera quelque chose de sa paix, de son cours régulier et majestueux. Voltaire, entouré de gens de lettres, occupé de petites querelles, travaillant toujours, mais travaillant vite, n’a laissé aucun grand monument, et rarement il s’élève au-dessus du style de sa jeunesse, celui de Fontenelle, qu’il a gardé et en même temps porté à sa perfection, en y ajoutant une vivacité supérieure. Voltaire, en effet, hâtons-nous de le dire, est un artiste accompli dans le genre tempéré. Si sa phrase n’a pas l’ampleur, la plénitude, l’éclat et la force de la phrase du xviie siècle, elle ne manque pas encore, ou plutôt elle ne manque jamais d’une suffisante solidité. Mais la langue ne s’arrête pas longtemps sur cette pente glissante. Relisez avec soin la plupart des ouvrages qui ont paru de 1750 à 1760, pièces de théâtre, romans, écrits philosophiques, discours académiques, compositions sérieuses et légères ; examinez le caractère général que présente en ces divers écrits la prose française : on la dirait épuisée, étiolée. Sous ces grâces efféminées, sous cette molle élégance on sent la langueur et le dépérissement. Plus de ces périodes puissantes aux membres nombreux bien joints ensemble et formant un corps sain et robuste : des phrases courtes, sans nerfs et sans muscles, incapables de porter des pensées de quelque poids. C’est alors que paraît J. J. Rousseau.
Que voulez-vous, je vous prie, que Rousseau fasse de cette prose exténuée ? Il a besoin d’un bien autre instrument ; il est donc réduit à s’en faire un à son usage, à {p. 496}remanier et retremper la prose de son temps, afin d’en tirer les effets qu’il veut produire. Voyez-le instituer avec la langue une lutte savante. Il ne s’agit point de la forcer d’obéir contre nature à un génie étranger ; il s’agit de lui rapprendre en quelque sorte son propre génie. On avait bien porté l’analyse dans la mâle synthèse de la phrase française, qu’on l’avait toute décomposée et mise en poussière : Rousseau rétablit la période aux formes larges et opulentes. Les divers membres de chaque phrase et les phrases elles-mêmes se succédaient presque sans lien marqué : Rousseau les soumet à un enchaînement sévère qu’il rend sensible, faisant du discours l’image du raisonnement, et rappelant le style à une logique vivante. Après avoir ainsi remonté les ressorts trop relâchés de la langue, il pouvait sans danger lui communiquer le mouvement et l’élan qu’elle ne connaissait plus depuis un demi-siècle, et rendre leur essor aux deux facultés de l’âme humaine sans lesquelles on ne peut atteindre à rien de grand dans les lettres comme ailleurs, l’imagination et la passion. Ces deux facultés-là étaient comme les maîtresses pièces, les deux grands mobiles, les ailes même du génie de Rousseau ; elles n’ont pu déployer impunément toute leur puissance que parce qu’elles avaient à leur service le style nouveau qu’il s’était formé, ce style dont le trait distinctif est la force. La force avait fini par manquer à la prose française ; Rousseau la lui a rendue : c’est là son titre immortel.
Nul écrivain, Pascal excepté, n’a laissé sur la langue une pareille empreinte. Elle paraît, bien qu’adoucie par une imagination faible et tendre, dans toute la manière de Bernardin de Saint-Pierre. Elle est sensible dans les productions de la jeunesse de madame de Staël, surtout dans les discours des orateurs de la Révolution. Elle était toute vive encore aux premiers jours de notre siècle. Ce n’est pas, en effet, la prose de Voltaire, d’un tour aisé et d’une étoffe un peu légère, c’est la prose forte et laborieuse de Rousseau qui a servi de modèle à M. de Chateaubriand, le père de la littérature contemporaine.
Nous n’avons pas besoin de rappeler, ce semble, que dans le style de Rousseau les défauts abondent à côté des grandes qualités. Rousseau est excessif dans l’art comme dans tout le reste. Il a redonné du ton à la langue, mais aux dépens du naturel ; il a porté le soin jusqu’à {p. 497}l’afféterie, laissé paraître l’effort, prodigué les grands mouvements, gâté souvent l’éloquence par la déclamation, et frayé la route à la rhétorique. Cependant pour être un écrivain d’un siècle de décadence, Rousseau n’en est pas moins, comme Tacite, un grand écrivain. Il est ridicule de le traiter légèrement comme on voudrait le faire aujourd’hui. Pardonnons beaucoup à celui qui a écrit tant de belles pages sur la liberté, sur la vertu et sur Dieu ; mais réservons notre admiration tout entière pour les écrivains du dix-septième siècle, parce qu’en eux la simplicité, la naïveté même est unie à la grandeur, que la grâce y est la parure de la force, et la solidité l’essence même de leur génie. Voilà les maîtres vers lesquels il faut sans cesse porter ses regards, quand on a quelques sentiments de l’art véritable, et qu’on aime cette admirable langue française, fidèle image de l’esprit et du caractère national, qui ne peut se soutenir et durer que par le perpétuel renouvellement des causes qui l’ont formée et élevée, à savoir les grands sentiments et les grandes pensées, ces foyers immortels du génie des écrivains et des artistes, aussi bien que de la puissance des nations.
L’artiste doit tendre vers l’idéal §
Il est une théorie qui revient par un détour à l’imitation : c’est celle qui fait de l’illusion le but de l’art2. À ce compte, le beau idéal de la peinture est un trompe-l’œil, et son chef-d’œuvre serait ces raisins de Zeuxis que les oiseaux venaient becqueter. Le comble de l’art pour une pièce de théâtre serait de vous persuader que vous êtes en présence de la réalité. Ce qu’il y a de vrai dans cette opinion, c’est qu’une œuvre d’art n’est belle qu’à la condition d’être vivante, et, par exemple, la loi de l’art dramatique est de ne {p. 498}point mettre sur la scène de pâles fantômes du passé, mais des personnages empruntés à l’imagination ou à l’histoire, comme on voudra, pourvu qu’ils soient animés, passionnés, qu’ils parlent et agissent comme il appartient a des hommes et non à des ombres. C’est la nature humaine qu’il s’agit de représenter à elle-même sous un jour magique qui ne la défigure point et qui l’agrandisse. Cette magie, c’est le génie même de l’art. Il nous enlève1 aux misères qui nous assiégent, et nous transporte en des régions où nous nous retrouvons encore (car nous ne voulons jamais nous perdre de vue), mais où nous nous retrouvons transformés à notre avantage, où toutes les imperfections de la réalité ont fait place à une certaine perfection, où le langage que l’on parle est plus égal et plus relevé, où les personnages sont plus beaux, où même la laideur n’est point admise, et tout cela en respectant l’histoire dans une juste mesure, surtout sans sortir jamais des conditions impérieuses de la nature humaine. L’art a-t-il trop oublié l’humanité, il a dépassé son but, il ne l’a pas atteint ; il n’a enfanté que des chimères sans intérêt pour notre âme. A-t-il été trop humain, trop réel, trop nu, il est resté en deçà de son but ; il ne l’a donc pas atteint davantage.
L’illusion est si peu le but de l’art, qu’elle peut être complète et n’avoir aucun charme. Ainsi, pour produire l’illusion, on a mis au théâtre un grand soin dans ces derniers temps à la vérité historique du costume2. À la bonne heure ; mais ce n’est pas là ce qui importe. Quand vous auriez retrouvé et prêté à l’acteur qui joue le rôle de Brutus le costume que porta jadis le héros romain, le poignard même dont il frappa César, cela toucherait assez médiocrement les vrais connaisseurs. Il y a plus : lorsque l’illusion va trop loin, le sentiment de l’art disparaît pour faire place à une impression purement naturelle et quelquefois insupportable. Si je croyais qu’Iphigénie est en effet sur le {p. 499}point d’être immolée par son père à vingt pas de moi, je sortirais de la salle en frémissant d’horreur. Si l’Ariane que je vois et que j’entends était la vraie Ariane qui va être trahie par sa sœur, à cette scène pathétique où la pauvre femme, qui déjà se sent moins aimée, demande qui donc lui ravit le cœur jadis si tendre de Thésée, je ferais comme ce jeune Anglais qui s’écriait en sanglotant et en s’efforçant de s’élancer sur le théâtre : « C’est Phèdre, c’est Phèdre », comme s’il eût voulu avertir et sauver Ariane !
Mais, dit-on, le but du poëte n’est-il pas d’exciter la pitié et la terreur ? Oui, mais d’abord en une certaine mesure ; ensuite il doit y mêler quelque autre sentiment qui tempère ceux-là ou les fasse servir à une autre fin. Si celle de l’art dramatique était seulement d’exciter au plus haut degré la pitié et la terreur, l’art serait le rival impuissant de la nature. Tous les malheurs représentés à la scène sont bien languissants devant ceux dont nous pouvons tous les jours nous donner le triste spectacle. Le premier hôpital est plus rempli de pitié et de terreur que tous les théâtres du monde. Que doit faire le poëte dans la théorie que nous combattons ? Transporter à la scène le plus de réalité possible, et nous émouvoir fortement en ébranlant nos sens par la vue de douleurs affreuses. Le grand ressort du pathétique serait alors la représentation de la mort, surtout celle du dernier supplice. Tout au contraire, c’en est fait de l’art dès que la sensibilité est trop excitée. Pour reprendre un exemple que nous avons déjà employé, qui1 constitue la beauté d’une tempête, d’un naufrage ? qui nous attache à ces grandes scènes de la nature ? Ce n’est certes pas la pitié et la terreur : ces sentiments poignants et déchirants nous éloigneraient bien plutôt. Il faut une émotion toute différente de celles-là, et qui en triomphe, pour nous retenir sur le rivage ; cette émotion, c’est le pur sentiment du beau et du sublime, excité et entretenu par la grandeur du spectacle, par la vaste étendue de la mer, le roulis des vagues écumantes, le bruit imposant du tonnerre. Mais songeons-nous un seul instant qu’il y a là des malheureux qui {p. 500}souffrent et peut-être vont périr ; dès là1 ce spectacle nous devient insupportable. Il en est ainsi de l’art : quelques sentiments qu’il se propose d’exciter en nous, ils doivent toujours être tempérés et dominés par celui du beau. Produit-il seulement la pitié ou la terreur au delà d’une certaine limite, surtout la pitié ou la terreur physique, il révolte, il ne charme plus ; il manque l’effet qui lui appartient pour un effet étranger et vulgaire.
Le besoin de l’infini et l’immortalité de l’âme §
Toute chose a sa fin. Ce principe est aussi absolu que celui qui rapporte tout événement à une cause. L’homme a donc une fin. Cette fin se révèle dans toutes ses pensées, dans toutes ses démarches, dans tous ses sentiments, dans toute sa vie. Quoi qu’il fasse, quoi qu’il sente, quoi qu’il pense, il pense à l’infini, il aime l’infini, il tend à l’infini. Ce besoin de l’infini est le grand mobile de la curiosité scientifique, le principe de toutes les découvertes. L’amour aussi ne s’arrête et ne se repose que là. Sur la route il peut éprouver de vives jouissances ; mais l’amertume secrète qui s’y mêle lui en fait bientôt sentir l’insuffisance et le vide. Souvent dans l’ignorance où il est de son objet véritable, il se demande d’où vient ce désenchantement fatal dont successivement tous ses succès, tous ses bonheurs sont atteints. S’il savait lire en lui-même, il reconnaîtrait que si rien ici-bas ne le satisfait, c’est parce que son objet est plus élevé, et que le vrai terme où il aspire est la perfection infinie. Enfin, comme la pensée et l’amour, l’activité humaine est sans limites. Qui peut dire où elle s’arrêtera ? Voilà cette terre à peu près connue. Bientôt il nous faudra un autre monde. L’homme est en marche vers l’infini qui lui échappe toujours et que toujours il poursuit. Il le conçoit, il le sent, il le porte pour ainsi dire en lui-même : comment sa fin serait-elle ailleurs ? De là cet instinct indomptable de l’immortalité, cette universelle espérance d’une autre vie dont témoignent tous les cultes, toutes les {p. 501}poésies, toutes les traditions. Nous tendons à l’infini de toutes nos puissances ; la mort vient interrompre cette destinée qui cherche son terme, elle la surprend inachevée. Il est donc vraisemblable qu’il y a quelque chose après la mort, puisqu’à la mort en nous rien n’est terminé. Regardez cette fleur qui demain ne sera plus. Du moins aujourd’hui elle est entièrement développée : on ne la peut concevoir plus belle en son genre ; elle a atteint sa perfection. La mienne, ma perfection morale, celle dont j’ai l’idée claire et le besoin invincible, et pour laquelle je me sens né, en vain je l’appelle, en vain j’y travaille ; elle m’échappe et ne me laisse que l’espérance. Cette espérance serait-elle trompée ? Tous les êtres atteignent leur fin ; l’homme seul n’atteindrait pas la sienne ! La plus grande des créatures serait la plus maltraitée ! Mais un être qui demeurerait incomplet et inachevé, qui n’atteindrait pas la fin que tous ses instincts proclament, serait un monstre dans l’ordre éternel : problème bien autrement difficile à résoudre que les difficultés qu’on élève contre l’immortalité de l’âme.
Quand on a recueilli tous les arguments qui autorisent la croyance à une autre vie, et qu’on est arrivé ainsi à une démonstration satisfaisante, il reste un obstacle à vaincre. L’imagination ne peut pas contempler sans effroi cet inconnu qu’on appelle la mort. Le plus grand philosophe du monde, dit Pascal, sur une planche plus grande qu’il ne faut pour aller sans danger d’un bout d’un abîme à l’autre, ne peut songer sans trembler à l’abîme qui est au-dessous. Ce n’est pas la raison, c’est l’imagination qui l’épouvante ; c’est elle aussi qui produit en grande partie ce reste de doute, ce trouble, cette anxiété secrète que la foi la plus assurée ne parvient pas toujours à dompter, en présence de la mort. L’homme religieux éprouve cette terreur ; mais il sait d’où elle vient, et il la surmonte en s’attachant aux solides espérances que lui fournissent la raison et le cœur. L’imagination est un enfant dont il faut faire l’éducation, en la mettant sous la discipline et sous le gouvernement de facultés meilleures ; il faut l’accoutumer à venir au secours de l’intelligence au lieu de la troubler par ses fantômes. Reconnaissons-le : il y a là un pas terrible à franchir. La nature frémit en face de cette éternité inconnue. Il est sage de s’y présenter avec toutes ses forces réunies, la raison et le cœur se prêtant un mutuel appui, et l’imagination soumise ou charmée. Répétons-nous sans cesse que, dans la {p. 502}mort comme dans la vie, l’âme est sûre de trouver Dieu, et qu’avec Dieu tout est juste et tout est bien1.
Adieu à un ami 2 §
Je pose la plume, mon cher ami ; je n’ai fait, vous le voyez, que rassembler des fragments de correspondance, recueillir des renseignements dignes de foi, retracer quelques faits, et exprimer des sentiments que quinze années n’ont point affaiblis, et qui sont encore dans mon âme aussi vifs, aussi profonds qu’ils l’ont jamais été. Mais je n’ai plus la force de faire passer dans mes paroles l’énergie de mes sentiments. Mon esprit épuisé ne sert plus ni mon cœur ni ma pensée ; ma plume est aussi faible que ma main ; elle a tracé péniblement chacune de ces lignes : il n’y en a pas une qui ne m’ait déchiré le cœur, et je n’aurais pas souffert davantage si j’eusse creusé moi-même la fosse de Santa-Rosa. Et n’est-ce pas en effet ce triste devoir que je viens d’accomplir ? Mon cœur n’est-il pas son {p. 503}vrai tombeau ? Encore quelques jours peut-être, la voix, la seule voix qui disait son nom parmi les hommes et le sauvait de l’oubli, sera muette, et Santa-Rosa sera mort une seconde et dernière fois. Mais qu’importe la gloire et ce bruit misérable que l’on fait en ce monde, si quelque chose de lui subsiste dans un monde meilleur, si l’âme que nous avons aimée respire encore avec ses sentiments et ses pensées sublimes sous l’œil de celui qui le créa ? Que m’importe à moi-même ma douleur dans cet instant fugitif, si bientôt je dois le revoir pour ne m’en séparer jamais ? O espérance divine, qui me fait battre le cœur au milieu des incertitudes de l’entendement ! ô problème redoutable que nous avons si souvent agité ensemble ! ô abîme couvert de tant de nuages mêlés d’un peu de lumière ! Après tout, mon cher ami, il est une vérité plus éclatante à mes yeux que toutes les lumières, plus certaine que les mathématiques : c’est l’existence de la divine Providence. Oui, il y a un Dieu, un Dieu qui est une véritable intelligence, qui, par conséquent, a conscience de lui-même, qui a tout fait et tout ordonné avec poids et mesure, et dont les œuvres sont excellentes, dont les fins sont adorables, alors même qu’elles sont voilées à nos faibles yeux. Ce monde a un auteur parfaitement sage et bon. L’homme n’est point un orphelin : il a un père dans le ciel. Que fera ce père de son enfant quand celui-ci lui reviendra ? Rien que de bon. Quoi qu’il arrive tout sera bien. Tout ce qu’il a fait est bien fait, tout ce qu’il fera je l’accepte d’avance, je le bénis. Oui, telle est mon inébranlable foi, et cette foi est mon appui, mon asile, ma consolation, ma douceur, dans ce moment formidable.
Mignet
Né en 1796. §
[Notice] §
Né à Aix, en Provence, le 8 mai 1796, lié d’une étroite amitié avec M. Thiers, M. Mignet venait de débuter dans la carrière du barreau, lorsque sa vocation d’historien s’annonça par un mémoire sur les Institutions de saint Louis. Cette dissertation couronnée par l’Académie des Inscriptions en 1822 révélait déjà des mérites éminents ; la fermeté d’un esprit philosophique, des vues élevées, une éloquence nerveuse et substantielle, un style net et vigoureux. Appelé à Paris par ce succès qui fixa l’attention des compagnies savantes, le jeune lauréat fit à l’Athénée un cours sur la réforme et la révolution d’Angleterre. Ces leçons, suivies par un public d’élite, ne furent que le prélude de travaux considérables qui devaient être des événements littéraires. Signalons tout d’abord l’Histoire de la Révolution française (1824), résumé dramatique d’une époque orageuse qui pour la première fois était étudiée dans son ensemble, et appréciée par une intelligence supérieure ; ceux même qui conclueraient différemment sont entraînés par l’intérêt austère d’un récit mâle et simple d’où se détachent des portraits hardiment tracés par un peintre peut-être trop impassible. Dans l’histoire de Marie Stuart (1851) et de Charles-Quint (1854), nous admirons une trame serrée, une belle ordonnance, la hauteur des aperçus, et la sûreté d’un juge qui domine sa matière.
M. Mignet nous offre l’exemple d’une destinée suivie avec une rare constance, et vouée tout
entière à des études de prédilection. « Il aurait pu être ministre à son jour, a dit
M. Sainte-Beuve, mais il a préféré être le plus établi des historiens. »
On sait
que, nommé à l’Académie française en 1836, il devint secrétaire perpétuel de l’Académie des
Sciences morales en 1839. C’est à ce titre qu’il a prononcé de nombreux éloges, qui sont
autant de pages accomplies.
L’histoire est chez lui une science et un art : une science, car il donne un sens aux faits, il en cherche les lois, il les explique par leurs causes ; il en surprend le secret dans les intentions des acteurs, dans les passions, les intérêts, et les caractères. Ajoutons qu’il vise à la certitude, veut substituer aux conjectures la vraisemblance ou la vérité, et puise toujours aux sources les plus authentiques. Nul n’a su mieux lire les papiers d’État et les archives de la diplomatie. Alors même qu’il ne réussit pas à produire l’évidence, il nous dégoûte des récits superficiels.
{p. 505}Cette profonde érudition, le souci de l’art la met en œuvre. À des recherches vastes, continues et profondes, M. Mignet sait allier le talent de composer et d’écrire, l’ordre, la gravité soutenue, le relief de l’expression, l’éclat de la forme, une tenue un peu puritaine, mais noble, et qui communique à tous ses écrits un caractère de longue durée. Sa phrase a une régularité savante, une ingénieuse symétrie et un tour industrieux ; son style est accentué, il a de l’autorité, il laisse une empreinte sur tout ce qu’il touche. C’est un modèle de précision, de justesse et de dignité simple.
L’histoire en notre siècle §
L’histoire se montre chez les peuples le dernier en date des arts de l’esprit. Elle est l’œuvre de leur intelligence parvenue à toute sa maturité, comme l’épopée est le triomphe de leur imagination dans l’essor de sa jeunesse. Pour y exceller, il faut être en mesure de bien savoir, en état de pleinement comprendre, en droit de tout juger. Aussi l’histoire n’a-t-elle vraiment existé que dans les siècles éclairés et les pays libres. C’est à Athènes, à Rome, à Florence, en Angleterre, en France, à l’éclat des plus vives lumières, par l’enseignement des plus grands spectacles, sous la protection de la liberté de l’État ou de l’indépendance de la pensée, que se sont formés les maîtres dans l’art de l’histoire. Les conditions favorables au milieu desquelles ils ont paru se sont renouvelées de nos jours, en s’étendant encore. Une révolution philosophique qui a rendu la raison de l’histoire plus ferme ; une révolution politique qui l’a rendue plus libre ; le progrès de certaines sciences, qui lui a donné une connaissance plus complète des faits, des temps, des lieux, des hommes, des institutions ; tant d’expériences fécondes, d’événements instructifs, accumulés pour nous en un demi-siècle, des croyances abandonnées et reprises, des sociétés détruites et refaites ; les excès des peuples, les fautes des grands hommes, les chutes des gouvernements, les prodiges de la conquête et les calamités de l’invasion ; après les plus vastes guerres la plus longue paix, et l’adoration des intérêts succédant à l’enthousiasme des idées, lui ont montré les faces diverses des choses humaines, et doivent nous faire pénétrer plus avant que nos devanciers dans tous les secrets de l’histoire. Aussi ses obligations se sont-elles accrues avec ses {p. 506}ressources. Se servir de l’esprit de son temps pour connaître celui des autres siècles ; unir la fermeté des jugements à la fidélité des peintures ; dérouler la suite des événements en remontant à leurs causes ; montrer toute faute suivie d’un châtiment, toute exagération provoquant un retour ; assigner, dans l’accomplissement des faits, la part des volontés particulières qui attestent la liberté morale de l’homme, et l’action des lois générales de l’humanité vers des fins supérieures sous la direction cachée de la Providence : telle est aujourd’hui sa mission. Par là, l’histoire devient un spectacle plein d’émotions et une science féconde en enseignements, le drame et la leçon de la vie humaine1
L’histoire est un enseignement §
L’histoire, occupée de faits changeant avec les siècles et selon les pays, souvent privée de documents qui se sont perdus, incertaine sur des intentions demeurées obscures, réduite à combler des lacunes, à supposer des volontés, ne saurait prétendre aux démonstrations que les sciences exactes puisent dans les faits invariables de la nature. Mais si elle ne conserve pas toujours les détails éphémères des événements et les intentions périssables des hommes, elle transmet avec certitude les résultats généraux de la vie des nations et les grands motifs qui les ont produits. En effet, les événements essentiels à connaître éclatent avec évidence, s’accomplissent avec suite, et, transportant jusqu’à l’historien qui sait les interroger et les comprendre, les idées, les sentiments, les besoins d’une époque, lui font découvrir la raison de leur existence et la loi de leur succession.
À ce titre, l’histoire est faite pour prouver et pour enseigner, et vous avez raison, monsieur, de la croire une science. Les anciens ne l’appelaient la dépositaire des temps que pour la rendre l’institutrice de la vie, et Polybe disait avec profondeur que si elle ne cherchait pas le comment et le pourquoi des événements, elle n’était bonne qu’à amuser l’esprit. C’est par là, en effet, qu’elle montre les fautes suivies de leurs inévitables châtiments, les desseins longuement préparés et sagement accomplis, couronnés de succès infaillibles ; c’est par là qu’elle élève l’âme au récit des choses mémorables, qu’elle fait servir les grands hommes à en former d’autres, qu’elle communique aux générations vivantes l’expérience acquise aux dépens des générations éteintes, qu’elle expose dans ce qui arrive la part de la fortune et celle de l’homme, c’est-à-dire l’action des lois générales et les limites des volontés particulières ; en un mot, monsieur, c’est par là que, devenue, comme vous le désirez, une science avec une méhode exacte et un but moral, elle peut avoir la haute ambition d’expliquer la conduite des peuples et d’éclairer la marche du genre humain1. (Réponse au discours de réception de M. Flourens.)
Les lettres §
Vous êtes un exemple, monsieur, de l’utilité des lettres dans la carrière des affaires. Leur forte culture est devenue plus nécessaire encore aujourd’hui qu’autrefois, aux hommes publics obligés de faire prévaloir leurs pensées par la parole et de donner les raisons de leurs actes. N’est-ce pas d’ailleurs grâce à cette culture non interrompue que la France a occupé un si haut rang parmi les États1, a entraîné les autres nations à la suite de ses idées ou de ses entreprises, a produit sans relâche comme sans fatigue tant de brillants génies qui, après lui avoir donné la gloire élevée des lettres et les beaux plaisirs des arts, lui ont encore procuré le solide avantage des lois ?
Sachons continuer, messieurs, l’œuvre de nos devanciers, et ne laissons pas dépérir dans nos mains cet admirable dépôt des lettres fidèlement transmis de génération en génération et toujours accru depuis trois siècles. N’oublions pas que le jour où les peuples s’enferment avec imprévoyance dans le cercle étroit de leurs intérêts, et où ils aiment mieux soigner leur prospérité matérielle que leur intelligence, ils commencent à déchoir. Un tel sort n’est sans doute pas à craindre pour le pays qui conserve l’amour des nobles études ; qui, après s’être mis à la tête de la civilisation intellectuelle de l’Europe, sait toujours s’y maintenir ; qui a vu depuis cinquante années les grands {p. 509}talents au service des grandes affaires, et qui promet à l’esprit la gloire comme autrefois, et de plus qu’autrefois le gouvernement de l’État. Mais peut-être appartient-il à l’Académie française, le jour où elle reçoit un homme d’État aussi éclairé dans ses rangs, de rappeler à la France que c’est l’esprit des nations qui fait leur grandeur et sert de mesure à leur durée1.
La grandeur de la France
Péroraison du discours de réception à l’Académie prononcé par M. Mignet le 25 mai 1837 §
La France, marchant la première vers l’avenir immense qui attend le monde, a donné au siècle son mouvement. Ce siècle, dont le début a été si éclatant, qui a déjà vu tant de grandeurs mortelles passer devant lui, qui a produit la plus vaste des révolutions et le plus merveilleux des hommes, ouvre à l’intelligence humaine une carrière sans bornes. Les anciennes sciences s’étendent et s’appliquent ; des sciences nouvelles s’élèvent ; on pénètre dans les plus profondes obscurités de la terre, et l’on va y découvrir les premières ébauches de la création et les plus anciennes œuvres de Dieu. On s’élance vers les espaces jusqu’ici inaccessibles du ciel, et après avoir complété le système de Newton dans l’empire borné de notre soleil, on est sur la voie des mouvements auxquels obéissent ces étoiles que leur incommensurable distance nous fait paraître fixes dans les régions mieux explorées de l’infini. Revenant sur la surface de tous côtés visitée et déjà presque trop étroite du globe, les hommes de notre siècle la resserrent, et, pour ainsi dire, la transforment par les prodiges de leurs inventions. Les mers sont traversées par des vaisseaux sans voiles que n’arrêtent plus les tempêtes, et les terres sont parcourues par des chars dont la force et la vélocité ne semblent plus dépendre que de la volonté humaine. Ainsi les pays se rapprochent, les esprits {p. 510}s’unissent, les pensées s’échangent, et, vainqueur de la nature, l’homme, reportant ses regards de sa demeure sur lui-même, aspire à découvrir, par l’observation et par l’histoire, les lois même de l’humanité. Lorsque ce siècle aura réglé sa curiosité et tempéré sa fougue, personne ne peut prévoir sa grandeur, comme rien ne peut arrêter son génie.
Rendons hommage aux hommes qui par leurs travaux nous ont ouvert ces voies glorieuses. Soyons reconnaissants envers ceux dont les pensées ont créé nos droits, dont les découvertes forment notre héritage.
Enseignements qu’offre la vie de Franklin §
« Né dans l’indigence et dans l’obscurité, dit Franklin en
écrivant ses Mémoires, et y ayant passé mes premières années, je me suis élevé dans
le monde à un état d’opulence, et j’y ai acquis quelque célébrité. La fortune ayant continué
à me favoriser, même à une époque de ma vie déjà avancée, mes descendants seront peut-être
charmés de connaître les moyens que j’ai employés pour cela, et qui, grâce à la Providence,
m’ont si bien réussi ; et ils peuvent servir de leçon utile à ceux d’entre eux qui, se
trouvant dans des circonstances semblables, croiraient devoir les imiter. »
Ce que Franklin adresse à ses enfants peut être utile à tout le monde. Sa vie est un modèle à suivre. Chacun peut y apprendre quelque chose, le pauvre comme le riche, l’ignorant comme le savant, le simple citoyen comme l’homme d’État. Elle offre surtout des enseignements et des espérances à ceux qui, nés dans une humble condition, sans appui et sans fortune, sentent en eux le désir d’améliorer leur sort, et cherchent les moyens de se distinguer parmi leurs semblables. Ils y verront comment le fils d’un pauvre artisan, ayant lui-même travaillé longtemps de ses mains pour vivre, est parvenu à la richesse à force de labeur, de prudence et d’économie ; comment il a formé tout seul son esprit aux connaissances les plus avancées de son temps, et plié son âme à la vertu par des soins et avec un art qu’il a voulu enseigner aux autres ; comment il a fait {p. 511}servir sa science inventive et son honnêteté respectée aux progrès du genre humain et au bonheur de sa patrie.
Peu de carrières ont été aussi pleinement, aussi vertueusement, aussi glorieusement remplies que celle de ce fils d’un teinturier de Boston, qui commença par couler du suif dans des moules de chandelles, se fit ensuite imprimeur, rédigea les premiers journaux américains, fonda les premières manufactures de papier dans ces colonies, dont il accrut la civilisation matérielle et les lumières ; découvrit l’identité du fluide électrique et de la foudre ; devint membre de l’Académie des sciences de Paris et de presque tous les corps savants de l’Europe ; fut auprès de la métropole le courageux agent des colonies soumises ; auprès de la France et de l’Espagne le négociateur heureux des colonies insurgées, et se plaça à côté de Georges Washington comme fondateur de leur indépendance ; enfin, après avoir fait le bien pendant quatre-vingts ans, mourut environné des respects des deux mondes comme un sage qui avait étendu la connaissance des lois de l’univers, comme un grand homme qui avait contribué à l’affranchissement et à la prospérité de sa patrie, et mérita non-seulement que l’Amérique tout entière portât son deuil, mais que l’Assemblée constituante de France s’y associât par un décret public.
Sans doute il ne sera pas facile, à ceux qui connaîtront le mieux Franklin, de l’égaler. Le génie ne s’imite pas ; il faut avoir reçu de la nature les plus beaux dons de l’esprit et les plus fortes qualités du caractère pour diriger ses semblables, et influer aussi considérablement sur les destinées de son pays. Mais si Franklin a été un homme de génie, il a été aussi un homme de bon sens ; s’il a été un homme vertueux, il a été aussi un homme honnête ; s’il a été un homme d’État glorieux, il a été aussi un citoyen dévoué. C’est par ce côté du bon sens, de l’honnêteté, du dévouement, qu’il peut apprendre à tous ceux qui liront sa vie à se servir de l’intelligence que Dieu leur a donnée pour éviter les égarements des fausses idées ; des bons sentiments que Dieu a déposés dans leur âme, pour combattre les passions et les vices qui rendent malheureux et pauvre. Les bienfaits du travail, les heureux fruits de l’économie, la salutaire habitude d’une réflexion sage qui précède et dirige toujours la conduite, le désir louable de faire du bien aux hommes, et par là de {p. 512}se préparer la plus douce des satisfactions et la plus utile des récompenses, le contentement de soi et la bonne opinion des autres : voilà ce que chacun peut puiser dans cette lecture.
Mais il y a aussi dans la vie de Franklin de belles leçons pour ces natures fortes et généreuses qui doivent s’élever au-dessus des destinées communes. Ce n’est point sans difficulté qu’il a cultivé son génie, sans effort qu’il s’est formé à la vertu, sans un travail opiniâtre qu’il a été utile à son pays et au monde. Il mérite d’être pris pour guide par ces privilégiés de la Providence, par ces nobles serviteurs de l’humanité, qu’on appelle les grands hommes. C’est par eux que le genre humain marche de plus en plus à la science et au bonheur. L’inégalité qui les sépare des autres hommes et que les autres hommes seraient tentés d’abord de maudire, ils en comblent promptement l’intervalle par le don de leurs idées, par le bienfait de leurs découvertes, par l’énergie féconde de leurs impulsions. Ils élèvent peu à peu jusqu’à leur niveau ceux qui n’auraient jamais pu y arriver tout seuls. Il les font participer ainsi aux avantages de leur bienfaisante inégalité, qui se transforme bientôt pour tous en égalité d’un ordre supérieur. En effet, au bout de quelques générations, ce qui était le génie d’un homme devient le bon sens du genre humain, et une nouveauté hardie se change en usage universel. Les sages et les habiles des divers siècles ajoutent sans cesse à ce trésor commun où puise l’humanité, qui sans eux serait restée dans sa pauvreté primitive, c’est-à-dire dans son ignorance et sa faiblesse. Poussons donc à la vraie science ; car il n’y a pas de vérité qui, en détruisant une misère, ne tue un vice. Honorons les hommes supérieurs, et proposons-les en imitation ; car c’est en préparer de semblables, et jamais le monde n’en a eu un besoin plus grand.
Thiers
Né en 1797. §
[Notice] §
Orateur et homme d’État formé par une longue expérience de la vie publique, M. Thiers mérite d’être appelé notre historien national ; car dans les œuvres monumentales que nous devons à sa plume infatigable circule l’éloquence d’une âme française qui, vivement émue par toutes les joies ou toutes les douleurs du citoyen, fait tressaillir les fibres les plus vives du patriotisme populaire. Si l’on a pu reprocher à son Histoire de la Révolution (1823-1827) trop d’indulgence pour les partis qui triomphent, et des jugements sous lesquels se révèlent des tendances fatalistes, il faut admirer dans les récits consacrés au Consulat et à l’Empire (1845-1862) l’amour du vrai, la clairvoyance d’une raison supérieure, la liberté d’un esprit impartial, et une modération aussi équitable, aussi désintéressée que les arrêts de la postérité. Egal aux plus grands sujets comme aux questions les plus épineuses, géographe, stratégiste, diplomate, économiste, financier, jurisconsulte, M. Thiers est un vulgarisateur éminent1 qui, dans ses vastes et dramatiques tableaux, sait à la fois embrasser un plan général, et descendre aux moindres détails, avec une précision toujours instructive même pour les lecteurs les plus compétents.
Sa puissance de travail se dérobe sous un air de facilité courante. Il écrit comme il pense, et vise à l’expression directe de son idée. Il a, dit-il, le fanatisme de la simplicité, et compare lui-même son style à ces glaces sans tain à travers lesquelles apparaissent tous les objets sans la moindre altération de couleur ou de contour. La netteté, la justesse, le naturel, l’aisance, un langage limpide, calme et transparent : telles sont ses qualités ordinaires. Elles nous font aimer un esprit alerte, étendu, vigoureux et pratique dont le génie {p. 514}est un bon sens profond. S’il nous laisse désirer parfois des coups de pinceau plus hardis, ou des traits de burin plus pénétrants, s’il a des des négligences ou des longueurs, ces accidents proviennent du souci de ne rien omettre, et de ne trahir aucune préoccupation littéraire. Il serait injuste de lui refuser des touches fines, une vivacité brillante, un tour spirituel, et l’animation d’un causeur prompt à toutes les impressions. Sous le politique se cache un artiste digne de tout comprendre et de tout sentir.
L’art d’écrire l’histoire 1 §
L’observation assidue des hommes et des événements, ou, comme disent les peintres, l’observation de la nature, ne suffit pas : il faut un certain don pour bien écrire l’histoire. Quel est-il ? est-ce l’esprit, l’imagination, la critique, l’art de composer, le talent de peindre ? Je répondrai qu’il serait bien désirable d’avoir tous ces dons à la fois, et que toute histoire où se montre une seule de ces qualités nous est une œuvre appréciable, et hautement appréciée des générations futures. Je dirai qu’il y a non pas une, mais vingt manières d’écrire l’histoire, qu’on peut l’écrire comme Thucydide, Xénophon, Polybe, Tite-Live, Salluste, César, Tacite, Commines, Guichardin, Machiavel, Saint-Simon, Frédéric le Grand, Napoléon, et qu’elle est ainsi supérieurement écrite, quoique très-diversement. Je ne demanderai au ciel que d’avoir fait comme le moins éminent de ces historiens, pour être assuré d’avoir bien fait, et de laisser après moi un souvenir de mon éphémère existence. Chacun d’eux a sa qualité particulière et saillante ; tel raconte avec une abondance qui entraîne, tel autre, sans suite, va par saillies et par bonds, mais en passant, il trace en {p. 515}quelques traits des figures qui ne s’effacent jamais de la mémoire des hommes ; tel autre enfin, moins abondant ou moins habile à peindre, mais plus calme, plus discret, pénètre d’un œil auquel rien n’échappe dans la profondeur des événements humains, et les éclaire d’une éternelle clarté. De quelque manière qu’ils fassent, je le répète, ils ont bien fait. Et pourtant n’y a-t-il pas une qualité essentielle, préférable à toutes les autres, qui doit distinguer l’historien, et qui constitue sa véritable supériorité ? Je le crois, et je dis tout de suite que, dans mon opinion, cette qualité c’est l’intelligence.
Je prends ici ce mot dans son acception vulgaire, et, l’appliquant seulement aux sujets les plus divers, je vais tâcher de me faire entendre. On remarque souvent chez un enfant, un ouvrier, un homme d’État, quelque chose qu’on ne qualifie pas d’abord du nom d’esprit, parce que le brillant y manque, mais qu’on appelle l’intelligence, parce que celui qui en paraît doué saisit sur-le-champ ce qu’on lui dit, voit, entend à demi-mot, comprend, s’il est enfant ce qu’on lui enseigne, s’il est ouvrier l’œuvre qu’on lui donne à exécuter, s’il est homme d’État les événements, leurs causes, leurs conséquences, devine les caractères, leurs penchants, la conduite qu’il faut en attendre, et n’est surpris, embarrassé de rien, quoique souvent affligé de tout. C’est là ce qui s’appelle l’intelligence, et bientôt, à la pratique, cette simple qualité, qui ne vise pas à l’effet, est de plus grande utilité dans la vie que tous les dons de l’esprit, le génie excepté, parce qu’il n’est, après tout, que l’intelligence elle-même, avec l’éclat, la force, l’étendue, la promptitude.
C’est cette qualité, appliquée aux grands objets de l’histoire, qui, à mon avis, convient essentiellement au narrateur, et qui, lorsqu’elle existe, amène bientôt à sa suite toutes les autres, pourvu qu’au don de la nature on joigne l’expérience, née de la pratique. En effet, avec ce que je nomme l’intelligence, on démêle bien le vrai du faux ; on ne se laisse pas tromper par les vaines traditions ou les faux bruits de l’histoire ; on a de la critique, on saisit bien le caractère des hommes et des temps ; on n’exagère rien, on ne fait rien trop grand ou trop petit, on donne à chaque personnage ses traits véritables ; on écarte le fard, de tous les ornements le plus malséant en histoire, on peint juste ; on entre dans les secrets ressorts des choses, on comprend et on fait comprendre comment elles se sont accomplies ; {p. 516}diplomatie, administration, guerre, marine, on met ces objets si divers à la portée de la plupart des esprits, parce qu’on a su les saisir dans leur généralité intelligible à tous ; et quand on est arrivé ainsi à s’emparer des nombreux éléments dont un vaste récit doit se composer, l’ordre dans lequel il faut les présenter, on le trouve dans l’enchaînement même des événements ; car celui qui a su saisir le lien mystérieux qui les unit, la manière dont ils se sont engendrés les uns les autres, a découvert l’ordre de narration le plus beau, parce que c’est le plus naturel ; et si, de plus, il n’est pas de glace devant les grandes scènes de la vie des nations, il mêle fortement le tout ensemble, le fait succéder avec aisance et vivacité ; il laisse au fleuve du temps sa fluidité, sa puissance, sa grâce même, en ne forçant aucun de ses mouvements, en n’altérant aucun de ses heureux contours ; enfin, dernière et suprême condition, il est équitable, parce que rien ne calme, n’abat les passions comme la connaissance profonde des hommes. Je ne dirai pas qu’elle fait tomber toute sévérité, car ce serait un malheur ; mais quand on connaît l’humanité et ses faiblesses, quand on sait ce qui la domine et l’entraîne, sans haïr moins le mal, sans aimer moins le bien, on a plus d’indulgence pour l’homme qui s’est laissé aller au mal par les mille entraînements de l’âme humaine, et on n’adore pas moins celui qui, malgré toutes les basses attractions, a su tenir son cœur au niveau du beau, du bon et du grand1.
L’intelligence est donc, selon moi, la facilité heureuse qui, en histoire, enseigne à démêler le vrai du faux, à peindre les hommes avec justesse, à éclaircir les secrets de la politique et de la guerre, à narrer avec un ordre lumineux, à être équitable enfin, en un mot à être un véritable narrateur. L’oserai-je dire ? presque sans art, l’esprit clairvoyant que j’imagine n’a qu’à céder à ce besoin de conter qui {p. 517}souvent s’empare de nous, et nous entraîne à rapporter aux autres les événements qui nous ont touchés, et il pourra enfanter des chefs-d’œuvre.
Une page de nos révolutions §
Je suis ici, je le sais, non devant une assemblée politique, mais devant une académie. Pour vous, messieurs, le monde n’est point une arène, mais un spectacle en face duquel le poëte s’inspire, l’historien observe, le philosophe médite. Quel temps, quelles choses, quels hommes depuis cette mémorable année 1789 jusqu’à cette autre année non moins mémorable de 1830 ! La vieille société française du dix-huitième siècle, si polie, mais si mal ordonnée, finit dans un orage épouvantable. Une couronne tombe avec fracas, entraînant la tête auguste qui la portait. Aussitôt, et sans intervalle, sont précipitées les têtes les plus précieuses et les plus illustres : génie, héroïsme, jeunesse, succombent sous la fureur des factions, qui s’irrite de tout ce qui charme les hommes. Les partis se suivent, se poussent à l’échafaud, jusqu’au terme que Dieu a marqué aux passions humaines ; et de ce chaos sanglant sort tout à coup un génie extraordinaire qui saisit cette société agitée, l’arrête, lui donne à la fois l’ordre, la gloire, réalise le plus vrai de ses besoins, l’égalité civile, ajourne la liberté qui l’eût gêné dans sa marche, et court porter à travers le monde les vérités puissantes de la révolution française. Un jour sa bannière à trois couleurs éclate sur les montagnes du mont Thabor, un jour sur le Tigre, un dernier jour sur le Borysthène. Il tombe enfin, laissant le monde rempli de ses œuvres, l’esprit humain plein de son image, et le {p. 518}plus actif des mortels va mourir, mourir d’inaction, dans une île du grand Océan !
Résumé de la mémorable campagne de 17961
Fragments §
Quand on considère l’ensemble de cette mémorable campagne, l’imagination est saisie par la multitude des batailles, la fécondité des conceptions et l’immensité des résultats. Entré en Italie avec trente et quelques mille hommes, Bonaparte sépare d’abord les Piémontais des Autrichiens à Montenotte et Millesimo, achève de détruire les premiers à Mondovi, puis court après les seconds, passe devant eux le Pô à Plaisance, l’Adda à Lodi, s’empare de la Lombardie, s’y arrête un instant, se remet bientôt en marche, trouve les Autrichiens renforcés sur le Mincio, et achève de les détruire à la bataille de Borghetto. Là il saisit d’un coup d’œil le plan de ses opérations futures : c’est sur l’Adige qu’il doit s’établir, pour faire front aux Autrichiens ; quant aux princes qui sont sur ses derrières, il se contentera de les contenir par des négociations et des menaces. On lui envoie une seconde armée sous les ordres de Wurmser ; il ne peut la battre qu’en se concentrant rapidement, et en frappant alternativement chacune de ces masses {p. 519}isolées ; en homme résolu, il sacrifie le blocus de Mantoue, écrase Wurmser à Lonato, à Castiglione, et le rejette dans le Tyrol ; Wurmser est renforcé de nouveau, comme l’avait été Beaulieu ; Bonaparte le prévient dans le Tyrol, remonte l’Adige, culbute tout devant lui à Roveredo, se jette à travers la vallée de la Brenta, coupe Wurmser qui croyait le couper lui-même, le terrasse à Bassano, et l’enferme dans Mantoue. C’est la seconde armée autrichienne détruite après avoir été renforcée.
Bonaparte, toujours négociant, menaçant des bords de l’Adige, attend la troisième armée. Elle est formidable ! elle arrive avant qu’il ait reçu des renforts ; il est forcé de céder devant elle ; il est réduit au désespoir, il va succomber, lorsqu’il trouve, au moyen d’un marais impraticable, deux lignes débouchant les flancs de l’ennemi, et s’y jette avec une incroyable audace. Il est vainqueur encore à Arcole ; mais l’ennemi est arrêté, il n’est pas détruit ; il revient une dernière fois et plus puissant que les premières. D’une part, il descend des montagnes ; de l’autre, il longe le bas Adige. Bonaparte découvre le seul point où les colonnes autrichiennes, circulant dans un pays montagneux, peuvent se réunir, s’élance sur le célèbre plateau de Rivoli, et, de ce plateau, foudroie la principale armée d’Alvinz ; puis, reprenant son vol sur le bas Adige, il enveloppe tout entière la colonne qui l’avait franchi. Sa dernière opération est la plus belle, car ici le bonheur est uni au génie. Ainsi, en dix mois, outre l’armée piémontaise, trois armées formidables, trois fois renforcées, avaient été détruites par une armée qui, forte de trente et quelques mille âmes à l’entrée de la campagne, n’en avait guère reçu que vingt pour réparer ses pertes. Ainsi, cinquante mille Français avaient battu plus de deux cent mille Autrichiens, en avaient pris plus de quatre-vingt mille, tué ou blessé plus de vingt mille ; ils avaient livrés douze batailles rangées, plus de soixante combats, passé plusieurs fleuves, en bravant les flots et les feux ennemis. Quand la guerre est une routine purement mécanique, consistant à pousser et à tuer l’ennemi qu’on a devant soi, elle est peu digne de l’histoire ; mais quand une de ces rencontres se présente, où l’on voit une masse d’hommes mue par une seule et vaste pensée qui se développe au milieu des éclats de la foudre avec autant de netteté que celle d’un Newton ou d’un Descartes dans le silence du cabinet, alors le spectacle est digne {p. 520}du philosophe autant que de l’homme d’État et du militaire, et si cette identification de la multitude avec un seul individu, qui produit la force à son plus haut degré, sert à protéger, à défendre une noble cause, celle de la liberté, alors la scène devient aussi morale qu’elle est grande.
Bonaparte courait maintenant à de nouveaux projets ; il se dirigeait vers Rome, pour revenir, non plus sur l’Adige, mais sur Vienne. Il avait par ses succès ramené la guerre sur son véritable théâtre, celui de l’Italie, d’où l’on pouvait fondre sur les États héréditaires de l’Empereur. Le gouvernement, éclairé par ses exploits, lui envoyait des renforts, avec lesquels il pouvait aller à Vienne dicter une paix glorieuse, au nom de la république française. La fin de la campagne avait relevé toutes les espérances que son commencement avait fait naître. Les triomphes de Rivoli mirent le comble à la joie des patriotes ; on parlait de tous côtés de ces vingt-deux mille prisonniers, et l’on citait le témoignage des autorités de Milan, qui les avaient passés en revue, et qui en avaient certifié le nombre, pour répondre à tous les doutes de la malveillance. La reddition de Mantoue vint mettre le comble à la satisfaction. Dès cet instant, on crut la conquête de l’Italie définitive. Le courrier qui portait ces nouvelles arriva le soir à Paris. On assembla sur-le-champ la garnison, et on les publia à la lueur des torches, au son des fanfares, au milieu des cris de joie de tous les Français attachés à leur pays ! Jours à jamais célèbres et à jamais regrettables pour nous ! À quelle époque notre patrie fut-elle plus belle et plus grande ? Les orages de la révolution paraissaient calmés ; les murmures des partis retentissaient comme les derniers bruits de la tempête. On regardait ces restes d’agitation comme la vie d’un État libre. Le commerce et les finances sortaient d’une crise épouvantable ; le sol entier, restitué à des mains industrielles, allait être fécondé ! Un gouvernement composé de bourgeois, nos égaux, régissait la république avec modération ; les meilleurs étaient appelés à leur succéder. Toutes les voix étaient libres. La France, au comble de la puissance, était maîtresse de tout le sol qui s’étend du Rhin aux Pyrénées, de la mer aux Alpes. La Hollande, l’Espagne, allaient unir leurs vaisseaux aux siens, et attaquer de concert le despotisme maritime. Elle était resplendissante d’une gloire immortelle. D’admirables armées faisaient flotter ses trois couleurs à la face des rois qui avaient {p. 521}voulu l’anéantir. Vingt héros, divers de caractère et de talent, pareils seulement par l’âge et le courage, conduisaient ses soldats à la victoire. Hoche, Kléber, Desaix, Moreau, Joubert, Masséna, Bonaparte, et une foule d’autres encore, s’avançaient ensemble. On pesait leurs mérites divers ; mais aucun œil encore, si perçant qu’il pût être, ne voyait dans cette génération de héros, les malheureux ou les coupables.
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Tous paraissaient purs, heureux, pleins d’avenir ! Ce ne fut là qu’un moment ; mais il n’y a que des moments dans la vie des peuples, comme dans celle des individus1.
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Silvestre de Sacy
Né en 1801. §
[Notice] §
Né à Paris le 17 octobre 1801, fils d’un orientaliste célèbre, M. de Sacy a été pendant plus de vingt ans un des principaux rédacteurs du Journal des Débats. Devenu membre de l’Académie française en 1854, il a réuni quelques-uns de ses articles en deux volumes, longtemps désirés par un public choisi, et qui sont le régal des gourmets1.
M. de Sacy est un lettré de la vieille roche. Sa foi classique semble irrésistible comme un instinct de nature. Le dix-septième siècle est sa patrie de prédilection. Les grands écrivains de cette époque ont l’air d’être ses contemporains. Il les admire avec l’accent d’une amitié respectueuse qui trahit des affinités, des sympathies secrètes de croyances, de sentiments, ou même de talent ; car ce commerce intime lui a porté bonheur, et il nous parle de ses maîtres favoris avec leur tour d’esprit et presque dans leur langue. Ses études sont inspirées par la passion des livres, l’amour des lettres, l’enthousiasme du beau, et le culte du vrai. Le goût est pour lui une sorte de conscience morale, et ses jugements nous font comprendre les relations nécessaires qui unissent le bien dire au bien penser. En le lisant, on se sent dominé par une direction insinuante et persuasive, par une autorité aimable qui agit, tout en s’ignorant elle-même.
Ajoutons que ses principes littéraires n’ont rien d’absolu, d’étroit et d’impérieux. Il trouve si douce la liberté d’opinion, qu’il ne cherche pas querelle aux dissidents. Il est vrai qu’il paraît ne pas même se douter de leur existence ; il a vécu dans une retraite inaccessible à toute contagion. Au lieu de nous imposer ses préférences sous la forme d’une doctrine, il nous les propose comme un plaisir qu’il savoure. Il nous met en appétit des aliments substantiels ou exquis en nous démontrant leur vertu par son exemple ; il puise aux sources pures avec tant de joie qu’il donnerait soif aux moins altérés.
Religion tolérante d’un idéal élevé, voilà le fond de sa critique. La raison la plus ferme s’y allie aux délicatesses du sentiment. M. de Sacy est un esprit attique, un causeur qui ne professe jamais et semble n’écrire que pour se satisfaire lui-même, ou quand le cœur {p. 523}lui en dit. Sans courir les hasards du caprice, il en a toutes les grâces. Je l’appellerais volontiers l’humoriste du bon sens, car ses études sont comme des confidences d’impressions personnelles.
C’est assez dire qu’il y a en lui l’étoffe d’un moraliste. Plusieurs de ses pages ont l’onction de Fénelon ou la gravité de Nicole. Il concilie la bonhomie et la finesse. Sans être un Philinte, il n’est point un Alceste. Il fuit les extrêmes, et garde en toute question l’équilibre d’une modération conciliante.
La littérature classique et le dix-neuvième siècle §
La littérature classique est finie. Essentiellement aristocratique de sa nature, son temps est passé ; par sa perfection même, et par la délicatesse de ses détails, elle n’est plus de notre époque1. Les chefs-d’œuvre qu’elle a produits vivront à jamais ; il n’en paraîtra plus d’autres, à moins d’un de ces grands renouvellements du monde qui commencent par la barbarie pour revenir, après de longs siècles de ténèbres, à l’âge du goût privilégié et des littératures d’élite. Quand on parle de progrès, il faut s’entendre. Le progrès non interrompu en fait de littérature n’est qu’une chimère, si l’on s’imagine que les lettres peuvent croître et se développer indéfiniment par le goût, la politesse, le fini, et s’élever dans l’échelle du beau sans jamais retomber au-dessous de ce qu’elles étaient. Il y a toujours eu des siècles à part, que l’on pourrait appeler les siècles heureux, tant ils ont été favorisés par une réunion de circonstances uniques. Ils s’éteignent, et le flambeau ne se rallume plus qu’à un long intervalle. La Grèce, cette mère féconde des lettres et des arts, n’a pas eu deux Homère, deux Platon, deux Phidias, quoiqu’elle ait produit plus d’une génération de poëtes, de philosophes et d’artistes, et qu’aucune nation n’ait gardé aussi longtemps qu’elle l’empire de l’esprit et du goût. Rome n’a pas eu deux Cicéron, deux Horace, deux Virgile. Michel Ange, Raphaël, Le Tasse et l’Arioste sont restés uniques en Italie. La France a eu son siècle de Louis XIV, précédé, par un rare privilége, du siècle de la Renaissance et suivi du siècle de Montesquieu et de Voltaire. Trop de causes {p. 524}doivent concourir pour faire éclore ces âges d’or : une cour comme celle d’Auguste ou de Louis XIV, une démocratie comme celle d’Athènes, plus aristocrate par la finesse de ses organes et la délicatesse de son goût que l’aristocratie elle-même ; une certaine fermentation dont le principe nous échappe et qui fait germer à la fois une moisson d’esprits du premier ordre dans tous les genres1 ; du loisir pour attendre l’inspiration et ne travailler que sous son influence ; un amour de l’art pur généralement répandu ; un désir de gloire, d’avenir, d’immortalité, que les besoins du présent n’étouffent pas sous la nécessité de percer, de se faire connaître et de vivre.
Et puis les grands sujets ne sont pas innombrables, les types s’épuisent ; l’art même, qui les saisit et qui les fixe sous la forme la plus parfaite, les retranche du fonds commun ; ils n’appartiennent plus qu’à l’artiste dont le ciseau, la plume ou le pinceau les a réalisés2. Phèdre n’est plus que la Phèdre de Racine. L’Avare, le Misanthrope, sont à Molière. Bien hardi qui essayerait de les lui prendre ! Le lieu commun sur la vanité du bonheur et des plaisirs de ce monde, de l’ambition, de la gloire, ne tentera plus que les sots après Bossuet. Refaites donc les oraisons funèbres de la veuve de Charles Ier, de la duchesse d’Orléans et du prince de Condé ! Voltaire, à lui seul, a dévoré ce qui aurait suffi à cent renommées. J. J. Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre, Chateaubriand, ont ramassé les dernières gerbes et nous ont à peine laissé à glaner. Littérairement, la France est blasée ; il ne lui reste qu’à jouir d’une fortune toute faite ; maussade bonheur ! Nous mettrions plutôt le feu à la maison, si c’était possible, pour avoir à la rebâtir.
Que faire ? Reproduire toujours les mêmes types en les affaiblissant de plus en plus ? Et pour qui ? Le monde a changé. Ce ne sont plus des salons, une cour, un public de cordons bleus, de financiers et de grandes dames, des coteries littéraires ou philosophiques qu’il faut contenter ; c’est la foule, un peuple de quarante millions d’hommes ; encore n’est-ce pas assez dire. La littérature française, à {p. 525}l’heure qu’il est, dessert la démocratie universelle. Nos romans et nos pièces de théâtre forment le goût et le cœur1 des dames de Bukarest et de Moscou, en attendant le jour, qui n’est peut-être pas très-éloigné, où l’on n’en voudra plus d’autres à la Chine et au Japon.
Que la littérature classique reste donc comme l’exemplaire éternel du beau dans l’art ! qu’elle soit la ressource et qu’elle fasse les délices de ces esprits qui ne goûtent que le parfait ! Tout y est durable et à l’épreuve du temps. Déjà la postérité l’a scellée de ses suffrages ; encore bien peu d’années, et ce sera une antiquité nouvelle pour les générations qui vont nous suivre. Le grec et le latin seront le partage des savants. L’homme bien élevé2 lira Corneille, la Fontaine, Racine et Molière, comme nos pères lisaient Horace et Virgile.
Une nouvelle littérature commence, qui déjà remplace à peu près et bientôt remplacera entièrement l’âge classique, littérature appropriée à notre temps et à nos mœurs, expression de la démocratie, mobile comme elle, violente dans ses tableaux, hardie ou négligée dans les mots, plus soucieuse du succès actuel que de la renommée à venir, et se résignant de bonne grâce à vivre moins longtemps pourvu qu’elle vive davantage dans l’heure qui passe ; féconde et inépuisable dans ses œuvres, capable de fournir à la consommation de tout un peuple, renouvelant sans cesse ses formes et essayant de toutes, voyant naître et mourir en un jour ses réputations les plus brillantes ; mais aussi riche, plus riche peut-être en talents divers que tous les siècles qui l’ont précédée ! C’est un admirateur passionné des classiques qui le pense et qui ose le dire. Prenez les plus connus de nos gens de lettres actuels, et transportez-les dans le milieu où vivaient la-Bruyère chez le prince de Conti, Racine à Versailles, Voltaire à Ferney ; qu’ils respirent le même air, qu’ils soient accueillis et fêtés du même monde, vous verrez bien que ce n’est pas le talent qui manque et l’esprit qui a baissé. On n’a plus le temps de polir une phrase3, de la tailler comme une {p. 526}pierre précieuse ; on n’a pas dix ans devant soi pour produire et achever un petit volume. Chaque année, chaque mois doit suffire à son œuvre. On ne vit pas d’une pension de la cour ou des revenus d’un bénéfice. Le public est pressé, le consommateur exigeant ; il lit, il ne relit pas. Le succès d’une pièce nouvelle a promptement besoin d’être rajeuni par un succès nouveau, la multitude a soif d’émotions et cherche avidement dans tout ce qui est neuf une sensation qu’elle n’ait pas encore éprouvée ; par la force même des choses, l’art s’est transformé en une industrie, la première et la plus noble de toutes par son objet1. À l’œuvre ! la machine souffle, la roue tourne, à l’œuvre ! À la vérité, ces tissus brillants se faneront vite ; la trame en est légère et la couleur peu solide. Ces étoffes grossières ne résisteront pas longtemps à l’usage des corps nerveux auxquels elles sont destinées ; si elles coûtent peu, elles ne dureront guère. En attendant, riches et pauvres auront eu ce qu’ils demandaient. Aujourd’hui est pourvu ; demain suffira à sa peine.
Faut-il se plaindre de ce nouveau rôle de la littérature et lui en faire un crime ? N’est-elle pas faite avant tout pour être de son temps ? Elle recueillera moins de gloire : soit. N’aura-t-elle pas plus de services à rendre ? Sont-ils si regrettables les siècles où la littérature n’était qu’un plaisir délicat, et les gens de lettres que les amuseurs du grand monde ? Ne faut-il pas plutôt relever la littérature à ses propres yeux en lui montrant la grandeur de sa mission nouvelle ? Le but qui lui est proposé, n’est-ce pas l’émancipation d’une race entière d’hommes qui ne comptaient pas jusqu’ici dans la civilisation ? N’a-t-elle pas les derniers restes de la barbarie à dissiper et tout un monde d’âmes et d’esprits à affranchir de l’ignorance ? Personnellement, l’écrivain y perdra peut-être2, sa vie sera moins douce, sa renommée moins durable. Les œuvres individuelles périront, l’œuvre générale ne périra pas ! L’élite des esprits sera moins brillante ; mille et mille esprits sortiront de leur indigence intellectuelle, et dans ce genre aussi la petite propriété, héritant de la grande, deviendra le plus ferme rempart de la société, qui n’est mise en péril {p. 527}que par ceux qui ne possèdent rien dans le champ des connaissances et des idées. Vos noms pourront être condamnés à l’oubli ; un siècle plus heureux ne se souviendra pas de vos labeurs et de vos services ; mais ce siècle, c’est vous qui l’aurez fait naître. Chaque pensée, chaque notion vraie est un grain que vous semez dans la plus fertile des terres ; il ne croîtra pas pour quelques-uns seulement, il fructifiera pour tous et rapportera cent pour un1.
La Rochefoucauld §
Que de fois par un beau jour de printemps ou d’automne, lorsque tout me souriait, la jeunesse, la santé, le présent et l’avenir, ai-je relu dans mes promenades ce Traité des devoirs de Cicéron2, le code le plus parfait de {p. 528}l’honnêteté, écrit dans un style aussi clair et aussi brillant que le ciel le plus pur ! Que de douces matinées m’ont fait passer les Lettres de Sénèque à Lucilius, si spirituelles, si fortes, malgré l’exagération de quelques passages, et beaucoup moins entachées qu’on ne le dit de faux brillant et de sophismes ! J’étais stoïcien avec Sénèque ; j’aurais voulu être le parfait citoyen avec Cicéron, l’homme juste, généreux, aimable, n’usant de son éloquence que pour défendre les faibles ou pour soutenir l’État contre les factieux : une douce chaleur se répandait dans mon âme et me rendait meilleur en me faisant croire à la vertu, au désintéressement, à l’héroïsme. Ces grands hommes ne dissèquent pas le cœur pour aller y chercher dans quelque coin obscur un motif honteux à une noble action. Ils ne chicanent pas le courage, le dévouement, le mépris de la mort, le {p. 529}sacrifice de soi-même ; ils prennent l’homme tel qu’il est, et ne lui demandent pas de se dépouiller de ce moi qui est le fond de son être. Ce sont des moralistes païens, il est vrai. L’orgueil, mais un noble orgueil, les anime. Ils croient plus à l’homme qu’à Dieu ; ils s’occupent plus de cette vie présente que d’une vie future. L’immortalité de l’âme n’est pour eux qu’une espérance un peu vague. La gloire, l’estime publique, leur propre estime, voilà la récompense qu’ils ambitionnent avant tout. Illusions, si l’on veut ! Leurs illusions du moins n’ont rien que de noble et de généreux. Lisez quelques passages de Platon, de la République ou des Lois, des Lois surtout, ce délicieux ouvrage de sa vieillesse, tranquille et doux comme une belle soirée. Lisez ensuite les Maximes de La Rochefoucauld ; et comparez le sentiment amer que vous laisseront celles-ci à la fraîcheur, au contentement qui pénètre l’âme à la lecture des divines pages de Platon. Les Lois de Platon ! je les ai relues dans de bien mauvaises heures, à la veille et au lendemain de ces émotions populaires qui menaçaient notre société d’un affreux cataclysme ! Quelle résignation, quel calme elles m’inspiraient ! Vient-il à l’esprit de personne de relire La Rochefoucauld dans ces moments-là ? Prend-on son livre pour devenir plus fort, plus courageux, plus homme de bien ?
Cet idéal dont j’ai soif, il le détruit partout. Ce bien, ce beau, dont les faibles images me ravissent encore sous la forme imparfaite de nos vertus, de notre science, de notre sagesse humaine, il le réduit à un sec intérêt. À quelle source puiserai-je la force de sacrifier ma fortune et ma vie à mon honneur, quand vous m’aurez appris que ce besoin même de l’honneur n’est qu’une faiblesse de la vanité, qu’une recherche de l’amour-propre ? Ah ! le christianisme aurait rendu un bien triste service au monde en le désabusant de tout ce qu’il aimait, s’il ne lui avait pas proposé quelque chose de plus grand et de plus solide à aimer ! Rendez-moi le soleil de la Grèce, les jeux, les combats des héros, ces temples où l’homme vouait un culte à son image divinisée par le ciseau d’un Phidias ; rendez-moi les sages se complaisant dans leur sagesse, et s’étudiant à se mettre par la force de leur âme au-dessus des accidents de la fortune et de la colère du ciel ; un Platon pénétrant jusque dans le sanctuaire des idées éternelles ; un Aristote embrassant dans sa vaste science la morale, la {p. 530}politique, tous les secrets de l’art et de la nature ; un Caton disposant de sa vie pour échapper à l’oppression ; un Socrate buvant la ciguë d’une âme calme et sereine, bien sûr que s’il y a des dieux, ce sont des dieux bons ; rendez-moi toutes les illusions, toutes les chimères du monde antique, si vous n’avez rien à mettre à la place qu’une sèche et désespérante anatomie des petitesses du cœur ! Encore cette anatomie est-elle exacte ? Ce moi, cet amour-propre, si ce n’est qu’un grossier égoïsme, pourquoi donc a-t-il besoin d’honneur, de gloire, d’estime ? d’où lui vient cet instinct qui le porte à se sacrifier ? Pourquoi appelons-nous nos goûts et nos penchants les plus naturels des faiblesses ? Pourquoi sommes-nous honteux de notre propre nature ? À vrai dire, la Rochefoucauld ne laisse subsister que les vertus du dehors, que des apparences. Ces apparences, pourquoi les recherchons-nous ? pourquoi avons-nous besoin de nous croire et d’être crus bons, généreux, braves, dévoués, désintéressés, chastes, si nous ne cachons que l’intérêt personnel et l’égoïsme sous le masque du désintéressement, de la chasteté, de la libéralité, de la bravoure.
Le christianisme en a fini pour toujours, je le crois, avec les illusions antiques. Après la lumière que la morale chrétienne a répandue sur les plaies de notre cœur et sur les misères de ce monde, il n’est plus possible à l’homme de s’adorer lui-même. La gloire ne sera jamais à l’avenir ce qu’elle était du temps d’Alexandre et de César : nous en connaissons trop la vanité ; le christianisme a trop fait planer l’idée de la mort sur nos courtes et terrestres immortalités. Nous aurons beau essayer d’admirer notre propre sagesse et de nous contenter de nos vertus naturelles, de nos talents, de notre science, un sourire de scepticisme et de dédain nous échappera toujours malgré nous. Notre enthousiasme factice aura des retours d’ironie cruelle. Je ne sais quoi de triste et d’amer se répandra sur nos gaietés mêmes. En cessant d’être chrétiens, nous ne deviendrons pas païens. Il n’y a pas de milieu pourtant : il faut croire à Dieu avec le christianisme, ou croire à l’homme avec le paganisme. Entre ces deux croyances, je ne vois que quelque chose d’aride et de sec, un rire froid et moqueur, une gloire sans brillant, une sagesse sans élévation, un fond de bassesse que le talent même ne parvient pas à déguiser.
Le rêve d’un lettré §
Quelle est l’âme sensible aux lettres qui n’ait pas fait ce rêve d’une vie toute plongée dans l’étude et dans la lecture ? qui ne s’est figuré, avec délices, une petite retraite bien sûre, bien modeste, où l’on n’aurait plus à s’occuper que du beau et du vrai en eux-mêmes, où l’on ne verrait plus les hommes et leurs passions, les affaires et leurs ennuis, l’histoire et ses terribles agitations, qu’à travers ce rayon de pure lumière que le génie des grands écrivains a répandu sur tout ce qu’il représente ? Quelles charmantes matinées que celles qu’on passerait, par un beau soleil, dans une allée bien sombre, au milieu de ce bruit des champs, immense, confus, et pourtant si harmonieux et si doux, à relire tantôt une tragédie de Racine, tantôt l’histoire des origines du monde, racontées par Bossuet avec une grâce si majestueuse ! quel plaisir de ne se sentir pas tiraillé, au milieu de ces enivrantes études, par l’affaire qui vous rappelle à la maison, de ne pas porter au fond de l’âme l’idée importune de l’ennui qui vous a donné rendez-vous pour ce soir ou pour demain, et qui ne sera, hélas ! que trop exact à l’heure ; de ne rentrer chez soi que pour changer de livres et de méditations, ou pour se livrer à ce repos absolu qui est doux comme le sentiment d’une bonne conscience ! Aujourd’hui, c’est Montesquieu qui fera les frais de la journée ; demain, ce sera Tacite. On se crée des semblants d’étude, on se ménage des récréations. Le fond de la vie, ce serait un abandon complet aux lettres, sans ambition personnelle, sans autre passion que celle d’embellir et d’épurer son intelligence. Une vie formée sur ce modèle ne finirait-elle pas cependant par fatiguer ? N’enfanterait-elle pas, à la longue, le dégoût, la paresse, la folie peut-être ? C’est possible. Il vaut mieux l’imaginer que la posséder ; mais on avouera au moins que l’idée en est délicieuse1.
Sur la vente d’une bibliothèque §
Encore bien peu de jours, et cette belle bibliothèque de MM. de Bure n’existera donc plus ! Ces livres qu’ils avaient rassemblés avec amour vont se partager entre mille mains étrangères et sortir de ce petit cabinet où ils étaient gardés avec un soin si tendre ! D’autres bibliothèques s’en enrichiront pour être dispersées à leur tour. Triste sort des choses humaines ! O mes chers livres ! un jour viendra aussi où vous serez étalés sur une table de vente, où d’autres vous achèteront et vous posséderont, possesseurs {p. 533}moins dignes de vous peut-être que votre maître actuel ? Ils sont bien à moi pourtant, ces livres ; je les ai tous choisis un à un, rassemblés à la sueur de mon front, et je les aime tant ! Il me semble que, par un si long et si doux commerce, ils sont devenus comme une portion de mon âme ! Mais quoi ? rien n’est stable en ce monde, et c’est notre faute si nous n’avons pas appris de nos livres eux-mêmes à mettre au-dessus de tous les biens qui passent, et que le temps va nous emporter, le bien qui ne passe pas, l’immortelle beauté, la source infinie de toute science et de toute sagesse1 !
Saint-Marc Girardin
Né en 1801. §
[Notice] §
Publiciste, professeur, académicien et homme d’esprit, M. Saint-Marc Girardin est un des noms qui honorent le plus l’université. Un bon sens aiguisé, fin et souriant, une modération courageuse et indépendante, une ironie très-malicieuse, mais que tempèrent la bienveillance et la gaieté, une franchise qui a du tact, et un sans façon qui ne manque jamais de tenue, ou d’agrément, l’art du badinage sérieux, le don de l’épigramme ingénieuse, la nouveauté des aperçus qui rajeunissent les questions par des vues soudaines et inattendues, le secret d’instruire en amusant, et d’élever une causerie jusqu’au ton de l’éloquence : voilà les traits principaux de sa physionomie. À la Sorbonne, sa chaire est un fauteuil ; point d’apparat, point de prétention, et cependant, sa familiarité judicieuse, qu’anime le souffle de l’orateur, a autant de prise sur les cœurs que d’autorité sur les esprits. C’est qu’un moraliste se cache sous le lettré. Son cours de littérature dramatique est une histoire de nos travers, de nos idées, de nos mœurs, en un mot de la société française et du cœur humain. Pour lui, le goût et la conscience ne font qu’un ; les caractères expliquent les talents, et, sans dogmatiser, il a converti par ses sermons, où l’on ne dort jamais, beaucoup d’auditeurs exposés à la contagion des idées fausses ou chimériques. En parlant non comme un livre mais comme un homme, il a exercé la plus saine influence par la chaleur communicative d’un enseignement qui agit sur l’être moral, et enlève les applaudissements de la jeunesse, sans l’avoir jamais flattée. Sa popularité se compose de tous nos bons sentiments. Si son style a du laisser-aller, il pique l’attention, il charme tous les connaisseurs par sa souplesse, son naturel, l’aisance de son mouvement, par la vivacité sémillante, et la verve soutenue d’une haute raison qui improvise ses plus heureuses rencontres. Recommandons-le à tous ceux que tenterait le démon de la déclamation1.
L’art doit être spiritualiste §
Quand le théâtre fait prévaloir les émotions du corps sur les émotions de l’esprit, il se rapproche du cirque ; mais il en est aussitôt puni par une prompte décadence. En effet, les émotions qui viennent du corps sont bornées et monotones : on connaît bien vite toutes les contorsions tragiques des passions exagérées ; on s’aperçoit promptement que ces cris de souffrance et d’agonie qui, la première fois, ont frappé l’oreille d’un coup inattendu et terrible, rendent toujours le même son ; et, au bout de quelque temps, l’auteur et le spectateur viennent échouer contre l’impossibilité de faire sentir autre chose que ce qu’ils ont fait et senti hier. J’ajoute que c’est sur cet écueil que doivent venir échouer tous les arts qui sortiront du cercle de l’imitation matérielle. La nature matérielle est beaucoup plus bornée que la nature morale, soit pour jouir, soit pour souffrir. L’âme, dans ses douleurs, est patiente et variée, parce qu’elle est immortelle ; tandis que le corps, après souffrir, ne sait que mourir : c’est la seule variété et la seule péripétie qu’il sache mettre dans ses douleurs ; et de là aussi, au théâtre, la stérilité et la monotonie des souffrances matérielles.
Sur la bizarrerie en littérature §
Les exceptions et les bizarreries deviennent vite monotones. En effet, la bizarrerie est, pour ainsi dire, un mauvais geste de l’âme, qui, comme les mauvais gestes dont le corps prend involontairement l’habitude, déplaît vite, parce qu’il est toujours le même. Les gens bizarres ne sont amusants que pendant une heure au plus, parce qu’au bout d’une heure on est las de voir leurs sentiments et leurs idées tourner toujours dans le même cercle. Les caractères étranges et singuliers, qu’il est de mode de mettre sur le théâtre et dans les romans, font le même effet ; ils fatiguent parce qu’ils sont uniformes, parce que leur bizarrerie est comme une sorte de ressort qui tire toujours leur pensée et leurs actions du même côté, et dont le jeu est bien connu. Il y a, en effet, quelque chose de pis que d’être comme tout le monde : c’est d’être toujours le {p. 536}même. J’aime encore mieux les gens communs que les gens monotones. J’ajoute que ce qui nuit encore à la bizarrerie, c’est qu’elle est trop aisément imitable. Comme elle tient à un trait particulier, comme elle consiste dans un détail et non dans l’ensemble des choses, il est facile de l’imiter et de la reproduire. La facilité de l’imitation est, en littérature comme en peinture, la punition de ce qu’on appelle la manière.
Le stoïcisme et le christianisme §
C’est le malheur, et je dirais presque la faute de la philosophie stoïcienne1. Elle a élevé quelques hommes aussi haut que l’homme peut s’élever ; elle a honoré l’humanité par de beaux exemples, et pourtant elle fut stérile : oui stérile malgré le courage de ses grands hommes, malgré l’élévation de sa morale, malgré le règne des Antonins. C’est à la mort de Caton et de Brutus que commence, à Rome, l’histoire de la philosophie stoïcienne ; ce sont les premiers martyrs du stoïcisme, et des martyrs inutiles. Cet héritage d’héroïsme, cette tradition de suicides accomplis par respect de soi-même et de sa dignité, se perpétuent à Rome de grands hommes en grands hommes. Les stoïciens de l’Empire conspirent peu ; ils ne cherchent pas à délivrer le monde de ses tyrans : ils se contentent de pourvoir à leur honneur par leur silence au sénat, et par un suicide paisible, quand l’empereur demande leur mort.
À cette époque, il y avait d’autres hommes en butte aussi à la haine des empereurs, des hommes d’une morale et d’une vertu sublimes, que la cruauté des tyrans n’épargnait pas, et que les Antonins même ne respectèrent pas. Ces hommes mouraient aussi avec courage ; mais il y eut dans leur mort autre chose encore que le stoïcisme n’eut jamais. Mourez, Thraséas, mourez sans aller au sénat défendre votre innocence, sans chicaner votre vie en face des délateurs ; dérobez vos yeux et vos oreilles au spectacle de la servitude de Rome, aux cris de la populace, cette vieille {p. 537}ennemie de tous les condamnés ; mourez, entouré de vos amis, et donnez-leur la dernière leçon de la sagesse sous les mauvais princes, la leçon de bien mourir. De quel air calme vous faites de votre sang des libations à Jupiter Libérateur ! Vous mourez, satisfait de sortir d’une vie où la vertu n’a rien à faire qu’à s’envelopper de sa majesté et à se garder de toute souillure ; vous mourez sans ostentation comme sans espoir, ne croyant pas que le monde vaille la peine que vous lui donniez un exemple ou que vous fassiez un vœu pour lui. Quant aux dieux, vous ne vous en inquiétez pas non plus : vous êtes autant qu’eux, et votre vertu vous en fait l’égal. Stoïcien, ce n’est point pour plaire à la divinité que vous êtes vertueux, c’est par respect pour vous-même ; vous ne craignez, vous n’espérez rien du ciel, et l’âme de Thraséas traite de pair avec les dieux. Salut donc, Thraséas, salut à votre dernière heure ! elle est digne et paisible.
Mais, au même instant, tout près de vous, dans le cirque, il y a aussi un homme qui meurt. Ce n’est pas un sénateur, un grand de Rome : c’est un homme des dernières tribus, ou même un pauvre esclave, non entouré de ses amis et de beaux discours, mais déchiré par les bêtes féroces et aux applaudissements du peuple. Eh bien ! est-il troublé, abattu ? Pas plus que vous, Thraséas. Il meurt, comme vous, sans regrets, sans remords ; mais, ce que vous ne faites pas, il meurt avec espoir et avec joie. — De l’espoir, lui ! et qu’espère donc ce va-nu-pieds ? — Rien moins, Thraséas, que d’aider par sa mort à régénérer le monde, et de verser son sang pour Dieu. Voilà d’où lui vient cette joie qui éclate encore dans ses yeux, sous la griffe même des lions ! Il a vécu et il meurt pour Jésus-Christ ; il meurt en priant pour ses frères chrétiens, afin qu’ils persévèrent ; pour tout ce peuple de bourreaux, afin qu’il se convertisse. Prier, espérer, dites, Thraséas, voilà de singuliers soucis pour une dernière heure ! Allez, grands hommes, ce pauvre chrétien a quelque chose que Zénon ne vous a point enseigné : il a la foi, et, tandis que vous désespérez de l’avenir de la vertu, tandis que vous vous passez votre sagesse de mains en mains comme une coupe où ne boiront que quelques initiés, cet homme parle de sa croyance comme de la nourriture commune de tous les hommes. Sa mort est une de ces morts bénies qui changeront le monde ; la vôtre est un beau et inutile spectacle.
{p. 538}Le stoïcisme romain a vécu et est mort les bras croisés : c’est là son tort et son malheur. Voyez sa morale : elle est pure et sévère. Que lui manque-t-il donc pour être chrétienne ? Il lui manque le zèle du prosélytisme. La vertu du stoïcien est une sorte d’égoïsme aristocratique. Soyez vertueux, dit-on au Portique, et méprisez le peuple. Soyez vertueux, dit-on à l’Église, et aimez votre prochain plus que vous-même. Otez la charité, entre la morale stoïcienne et la morale du christianisme, tout est égal ; ôtez la charité, Épictète vaut l’Évangile. Mais l’Évangile a fait une loi de l’amour du prochain et du soin de son salut : c’est par là qu’il a conquis l’univers. Le stoïcisme s’est dit : Que nous importe le peuple ? Ce mépris l’a perdu, et, en dépit de sa morale et de ses sages, il est mort inutile pour avoir vécu orgueilleux1.
Sur l’idéal §
Nous n’atteignons jamais jusqu’où nous voulons, et cependant nous atteignons plus haut que nous ne l’eussions fait sans nos efforts. Ce but, qui recule devant nous, nous encourage et nous anime. Nous ne pouvons un peu que parce que nous voulons beaucoup, et nous n’arrivons au bien que parce que nous avons l’idée du mieux : tant éclate partout, dans nos actions comme dans nos sentiments, ce contraste de grandeur et de misère, de faiblesse et de force, qui fait le fond du cœur et de l’esprit humain2 !
Je cherche un exemple de cette force qui tient à notre impuissance même. Pardonnez-moi si
je le prends dans mes paroles. Croyez-vous qu’en ce moment j’exprime tout ce que {p. 539}je veux ? Non : je lutte contre l’impuissance que je sens de vous communiquer
mon idée tout entière. J’ai en moi, j’ai devant l’œil de mon esprit l’image vive et nette de
ma pensée ; je la vois pleine de clarté et de lumière, et pourtant je ne puis pas vous la
montrer telle que je la vois ; elle s’obscurcit avant de vous arriver ; il y a, entre vous et
moi, je ne sais quel brouillard qui l’efface à moitié. Mais, si je n’avais pas cette image
qui brille devant mes yeux, pourrais-je parler ? pourrais-je rien exprimer de mes pensées ?
Non. C’est parce que je ne suis pas complétement faible, que je puis montrer quelques traits
de l’idée que j’ai en moi1. Si j’étais complétement fort, je vous représenterais, dans toute
sa clarté, ce que je ne vois et ce que je ne puis dire qu’à moitié. Perpétuel témoignage de
la contradiction qui est dans l’homme ! sans cette idée et le désir d’un mieux que je ne puis
pas atteindre, je ne pourrais rien. « Que de fois, dit saint
Augustin, que de fois, quand je prêchais, je me déplaisais à moi-même, poursuivant
sans cesse un mieux dont mon âme jouissait et que je ne pouvais pas atteindre par mes
paroles ! Je m’affligeais que ma langue ne pût pas suffire à mon cœur ; je voulais que mes
auditeurs comprissent ce que je comprenais moi-même, et je sentais que je ne parlais pas de
manière à produire cet effet. Mon idée brillait devant moi comme un éclair et pénétrait mon
intelligence d’une vive clarté ; mais mon expression était lente et tardive. Quelle
différence ! tandis que ma parole se déroulait péniblement, déjà l’idée rapide et vive était
rentrée dans la profondeur de l’intelligence ; et pourtant c’était à l’aide des traces
lumineuses qu’elle avait laissées sur son passage, que je {p. 540}pouvais
retrouver quelques signes et exprimer quelques pensées. »
Ainsi donc, tous, qui que nous soyons, faibles ou forts, tous nous sentons, à chaque instant, une contrariété qui fait du même coup notre grandeur et notre misère, qui nous abat et qui nous élève, soit que, dans nos actions, nous poursuivions l’idée d’un bonheur et d’une vertu que nous ne pouvons pas atteindre, soit que, seulement dans nos paroles, nous cherchions à représenter une vérité que nous ne pouvons pas non plus exprimer tout entière. Qu’il me soit permis de prendre encore un exemple parmi les choses les plus familières1. Pourquoi aimons-nous les romans ? pourquoi ces fictions invraisemblables et fabuleuses ont-elles le don de nous plaire ? Tantôt les événements sont bizarres et impossibles ; tantôt les caractères sont exagérés et faux ; ce sont des aventures qu’on ne rencontre jamais, des vertus qui ne sont pas de ce monde, et des vices aussi extraordinaires que les vertus. Et pourtant nous aimons les romans. Les romans ont le mérite de nous représenter un peu ce monde idéal et charmant qui n’existe nulle part sur la terre, mais dont l’image, que nous avons vue je ne sais où, est restée imprimée dans notre cerveau ; nous ne croyons pas à ces récits magnifiques, mais nous les aimons, car il n’y a de beau que ce qui n’est pas. Tout ce qui vit est médiocre, et l’homme veut, par son imagination au moins, échapper à cette médiocrité qui le presse de tous côtés, qui est le sort de la vie terrestre, il le sait, mais qui n’est pas la vocation de son âme. Aujourd’hui même que le roman et le théâtre visent, à qui mieux mieux, à l’horrible ; aujourd’hui que le vice a pris des allures fières et hautaines qui déconcertent la vertu, cette manie de mettre le grand dans l’horrible, et le beau dans le mal, n’est pas autre chose qu’une tentative faite par l’homme pour atteindre à cet idéal qu’il cherche toujours, et qu’il place, selon les opinions du temps, tantôt dans le bien, tantôt dans le mal, mais qu’il ne trouve jamais. Autrefois l’imagination faisait des saints pour les légendes ; aujourd’hui elle fait des démons pour les romans. Mais saints ou démons, elle prend toujours ses modèles hors de la terre ; car, quand elle ne {p. 541}peut plus s’élever au-dessus de l’homme, elle aime encore mieux s’abaisser au-dessous que de rester dans les limites de l’humanité, l’homme ne pouvant pas se décider à être homme, c’est-à-dire imparfait et médiocre1.
Fragment de préface 2 §
J’avais un de mes amis en Limousin qui habitait une fort méchante maison. On le pressait de bâtir, et il promettait de le faire. Un jour je lui en parlai : — Ma maison est prête, me dit-il, et me menant sur la place, il me montre d’un air joyeux ses pierres taillées, ses poutres équarries, ses planches sciées et rabotées ; vous voyez, me disait-il, ma maison est prête, il ne reste plus qu’à la bâtir. Ce n’est rien. — Ce rien était tout, et il ne le fit pas ; car il mourut. C’est là un peu mon histoire ; seulement je n’ai jamais cru que ma maison fût faite parce que j’en avais amassé les pierres. C’est au contraire la difficulté de l’œuvre qui m’a arrêté3…
Voilà pourquoi, ayant fait beaucoup de projets sur ce sujet, je n’en publie aujourd’hui que des esquisses. Que la leçon serve à d’autres ! Je ne suis plus d’âge à profiter de mon expérience. Le regretté-je ? oui, mais doucement, et je me console en me souvenant encore que ce que je n’ai pas eu le temps d’écrire, j’ai pu au moins le dire dans mon cours à la Sorbonne. Oubli pour oubli, autant vaut celui des auditeurs que celui des lecteurs. Puis, si j’ai accompli, en parlant, la moitié seulement de mon projet, je suis dans le petit nombre des gens heureux, ayant fait de ma vie la moitié ou le quart de ce que je voulais faire4.
Lacordaire
1802-1861 §
[Notice] §
Né à Recey-sur-Ource (Côte-d’Or), Henri-Dominique Lacordaire fit de brillantes études au lycée de Dijon, dans la patrie de Bossuet, en vue de la colline où naquit aussi saint Bernard. L’instinct patriotique était très-vif en lui ; quand tomba l’empire, il ressentit douloureusement les blessures de la France. Avocat à Paris en 1822, il ne demandait au ciel et à la terre qu’une cause à servir par un entier dévouement. C’est alors que la grâce lui parla ; tourmenté par sa vocation, il quitta la carrière du barreau, trop étroite pour son talent, et entra en 1824 au séminaire de Saint-Sulpice. Dans le procès de l’école libre, il s’était déjà signalé en 1821 devant la chambre des pairs : son éloquence s’étant révélée avec un nouvel éclat par ses conférences du collége Stanislas (1834), Mgr de Quélen lui ouvrit en 1835 la chaire de Notre-Dame. Il en fit une sorte de tribune religieuse d’où sa parole entraînante et enflammée électrisa l’élite de la jeunesse libérale. Missionnaire et apôtre d’un siècle dont il partagea les idées les plus généreuses, il ressuscita l’ordre de Saint-Dominique en 1840. Huit ans après, porté à l’assemblée nationale par les suffrages de l’admiration publique, il se démit de son mandat après la journée orageuse du 15 mai. Il lui était réservé d’être le premier membre du clergé régulier admis à siéger parmi les quarante de l’Académie en 1860. Il mourut à la maison de Sorrèze dont il avait la direction.
Parmi les orateurs sacrés de notre temps, il se distingue par la hardiesse des vues, par l’essor d’une verve originale, par la nouveauté, l’ardeur, l’éclat, l’imagination, la poésie, les illuminations soudaines, le mouvement, l’accent pathétique. Son oraison funèbre du général Drouot se soutient dans le voisinage de Bossuet. Animée par un geste savant et expressif, par une diction vibrante et fébrile, sa prédication allait au cœur d’un auditoire qui avait lu Chateaubriand, Lamartine et Victor Hugo.
Sa langue pittoresque et colorée donnait un accent singulier aux considérations historiques
et philosophiques d’un théologien aussi indépendant qu’orthodoxe. On a dit qu’il avait
« du clairon dans la voix et que l’éclair du glaive brillait dans sa
parole »
. Peut-être nous a-t-il charmés par ses défauts autant que par ses rares
qualités.
La gloire et la vertu §
La paix et l’affection ne sont pas le terme où s’arrête l’efficacité de la vertu agissant
sur l’âme et y créant son règne. Elle apporte à l’homme un bien qui ne lui est pas moins
nécessaire que les deux premiers1. Ce bien, c’est la gloire. Ne croyez pas que la gloire
soit un {p. 544}mouvement d’orgueil par lequel nous nous plaisons en
nous-mêmes et considérons avec joie au-dessous de nous ceux qui n’ont pas atteint la même
élévation. Ne le croyez pas ; car l’Évangile, qui nous ordonne d’être humbles de cœur
, nous ordonne aussi d’être certains que la gloire, et une
gloire éternelle, est la récompense de la vertu. Et saint Paul, parlant aux premiers
chrétiens déjà persécutés, haïs, moqués, leur disait cependant : Notre
gloire
. Les chrétiens avaient une gloire dans les catacombes et les échafauds,
la gloire véritable, celle que la faveur populaire ne donne ni ne retire à son gré, et dont
aucune puissance ne peut dépouiller l’âme humaine qui l’a conquise en la méritant. Notre gloire, poursuivait saint Paul, c’est le témoignage de notre conscience
1. La
conscience dit à l’homme de bien qu’il est grand devant Dieu, parce qu’il est pur devant lui,
et cette grandeur le soutient sans l’enorgueillir, parce que, étant fondée sur la vérité,
elle retourne à Dieu bien plus qu’elle ne descend à l’homme. L’âme sent sa dignité, et en
jouit. Elle la sent inaltérable, et pourtant dépendante de la vertu, qui en est le principe,
et qui elle-même dépend de la liberté venue de Dieu et assistée de lui. Ce regard jeté à la
fois sur notre excellence et sur sa cause nous maintient dans une grandeur sérieuse, qui nous
remplit sans nous éblouir, à la différence de cette fausse gloire qui ne vient pas de la
justice, mais de la faveur du peuple ou des événements, et qui, nous revêtant d’une pourpre
mensongère, nous exalte d’autant plus qu’elle est moins méritée.
La gloire de la vertu n’est pas seulement intérieure, elle sort de l’âme et se répand autour de l’homme. Si petit et obscur que l’on soit, on a des parents, des amis, une cité, et, tôt ou tard, les actes faisant juger de nous, on retrouve autour de soi l’estime que Dieu nous accorde et dont notre conscience nous est le sûr garant. C’est en vain que l’hypocrisie se couvre d’un voile ou que la fortune nous entoure d’un prestige ; il y a dans l’humanité un sentiment du bien et de l’honneur qui ne la trompe pas. Le trône lui-même ne met pas les princes à l’abri de ce jugement. Domitien {p. 545}règne, mais Tacite écrit. Et c’est une des plus admirables choses de ce monde que jamais nul empire et nul succès n’ont pu assujettir l’histoire, et en imposer par elle à la postérité. Des générations de rois issus du même sang se sont succédé pendant dix siècles au gouvernement du même peuple, et, malgré cette perpétuité d’intérêt et de commandement, ils n’ont pu couvrir aux yeux du monde les fautes de leurs pères, et maintenir sur leur tombe le faux éclat de leur vie. L’histoire, un jour ou l’autre, sous la plume ignorée d’un contemporain, ou sous la plume tardive d’un homme de génie, a dévoilé leur cœur et châtié leur mémoire. Les triomphes d’Alexandre ne le défendent pas du meurtre de Clitus, et la mort tranquille de Sylla n’insulte plus au sang de ses victimes. La vertu seule continue son règne au travers des âges, et ni tyrans ni mensonges n’arrêtent le fleuve qui la porte à l’admiration de la terre.
Il y a, messieurs, dans cette gloire de la conscience un côté qui pourrait ne pas vous apparaître, et que je dois tirer de l’ombre, ou plutôt de la lumière, pour vous le faire remarquer. Le sentiment que nous donne le bien accompli sous l’œil de Dieu renferme une certitude qui nous élève et nous console par-dessus tout, la certitude que notre vie est utile et qu’elle ne passe pas en vain dans le monde. Perdus que nous sommes dans l’immensité visible et invisible des choses, accablés du spectacle de la terre et du ciel, des perspectives de l’histoire et des horizons sans fin de l’avenir, nous ne pouvons arriver à la persuasion de notre petitesse1 ; notre âme proteste contre nos yeux, et, de l’abîme où elle semble anéantie, elle nous suscite la pensée que nous servons, et le désir invincible de servir en effet. Je ne parle pas de cette utilité vulgaire, quoique déjà bien noble, de fonder ou de perpétuer une famille, de créer un patrimoine à sa postérité, de maintenir et d’honorer sa patrie, de laisser enfin à sa famille un nom honoré. C’est déjà beaucoup ; mais notre âme ne s’apaise point à ce prix. Le temps est une limite qui l’effraye pour ses œuvres, et les ruines accumulées le long des âges lui disent trop la vanité d’un service aussi précaire. Quand les consuls regardaient le Capitole, le temple de Jupiter se montrait à eux au-dessus des {p. 546}destinées de la République, et, si chère que Rome leur fût, telle place qu’elle occupât dans leurs cœurs, ils entendaient une voix obscure qui leur demandait davantage et leur prophétisait au delà. Ce qu’il nous faut, pour nous sentir utiles et nous attacher à notre vie, c’est la certitude de travailler à quelque chose d’éternel ; et nous l’avons. Nous l’avons par la vertu. Ouvriers d’une œuvre commencée par Dieu, nous y apportons une pierre que les siècles n’ébranleront jamais, et, si faible que soit notre part dans l’édifice commun, elle y sera éternellement. Ainsi, aux jours du moyen âge, on voyait des chrétiens quitter leur patrie pour se donner à quelque cathédrale qui se bâtissait sur les bords d’un fleuve étranger ; contents de leur journée, parce qu’elle avait servi, ils regardaient, le soir, de combien l’œuvre s’était avancée vers Dieu, et, lorsque, après vingt ou trente ans d’un obscur travail, la croix brillait au sommet du sanctuaire élevé de leurs mains, ils y jetaient un dernier regard, et, prenant leurs enfants et leurs souvenirs, ils s’en allaient, sans laisser leur nom, mourir en paix dans la bienheureuse pensée d’avoir fait quelque chose pour Dieu1.
L’oisiveté §
Une conséquence de la richesse dans les nations tenues en tutelle, pour ne pas dire en servitude, c’est l’oisiveté ; et l’oisiveté est la mère inévitable de la dépravation. Que faire de soi quand on n’a plus à gagner son pain, et qu’au milieu d’une abondance qui épargne toute peine, on n’aperçoit rien sur sa tête qui appelle le travail par la responsabilité ? Là où la vie publique est établie, tout homme riche est patricien ou peut le devenir. A l’instant où cesse l’occupation de ses propres intérêts, les intérêts de la chose commune lui apparaissent et sollicitent son génie et son cœur. Il lit dans l’histoire de ses pères l’exemple de ceux qui ont honoré un grand patrimoine par un grand dévouement, et, pour peu que l’élévation de sa nature réponde à l’indépendance qu’il s’est acquise ou qu’il a reçue, la pensée de servir l’État lui ouvre une perspective de sacrifices et de labeurs. Il lui faudra parler, écrire, commander par son talent, et soutenir ce talent, quelque noble qu’il soit en lui-même, par cette autre puissance qui ne souffre jamais impunément d’éclipse, la vertu. Dès ses jeunes années, le fils du patricien, c’est-à-dire de l’homme public, envisage avec passion l’avenir qui l’attend en face de ses concitoyens. Il ne dédaigne pas les lettres ; car les lettres, il le sait, c’est la suprématie de l’esprit, c’est, avec l’éloquence et le goût, l’histoire du monde, la science des tyrannies et des libertés, la lumière reçue des temps, l’ombre de tous les grands hommes descendant de leur gloire dans l’âme qui veut leur ressembler, et lui apportant, avec la majesté de leur souvenir, le courage de faire comme eux. Les lettres sont le palladium des peuples véritables ; et, {p. 548}quand Athènes naquit, elle eut Pallas pour divinité. Il n’y a que les peuples en voie de finir qui n’en connaissent plus le prix, parce que, plaçant la matière au-dessus des idées, ils ne voient plus ce qui éclaire et ne sentent plus ce qui émeut. Mais, chez les peuples vivants, la culture des lettres est, après la religion, le premier trésor public, l’arome de la jeunesse et l’épée de l’âge viril1. Le jeune patricien s’y plaît et s’y donne ; il s’y plaît comme Démosthène, il s’y donne comme Cicéron ; et toutes ces images du beau, en le préparant aux devoirs de la cité, lui font déjà une arme présente contre les erreurs trop précoces de ses sens. Des lettres il passe au droit. Le droit est la seconde initiation à la vie publique. Si, chez les peuples serfs, il ne conduit qu’à la défense des intérêts vulgaires, chez les peuples libres, il est la porte des institutions qui fondent ou qui sauvegardent. Ainsi se forme, en de hautes méditations et de magnanimes habitudes, l’élite nationale d’un pays. Si la richesse y produit encore des voluptueux, elle y produit aussi des citoyens ; si elle énerve des âmes, elle en fortifie d’autres. Mais, là où la patrie est un temple vide, qui n’attend rien de nous que le silence et le passage, il se crée une oisiveté formidable, où la force des âmes, s’il leur en reste, se dépense à se flétrir.
La parole §
Un homme vient au monde. Ses yeux, ses oreilles, ses lèvres, tous ses sens sont fermés. Il n’a aucune idée du néant qui le rejette, ni de l’être où il arrive ; il s’ignore lui-même et tout le reste avec lui. Laissez-le tel que la nature vient de l’ébaucher, laissez-le là nu, muet, plutôt mort que vivant ; il vivra peut-être, mais il vivra sans le savoir, hôte infirme de la création, âme perdue dans l’impuissance de se trouver elle-même. Ses yeux s’ouvriront sans qu’on y lise une pensée, et son cœur battra sans qu’on y sente une vertu. Heureusement la Providence de la parole le couvre de ses fécondes ailes ; elle se penche incessamment vers lui, le regarde, le touche, et par ses frémissements essaye d’éveiller cette âme endormie. Et enfin, après des jours qui ont été des siècles, tout à coup, de cet abîme sourd et insensible, de cet enfant qui à peine a fait croire par un sourire qu’il entendait l’amour qui l’a mis au monde, la parole s’échappe et répond. L’homme vit cette fois ; il pense, il aime, il nomme ceux qu’il aime, il leur rend en une parole tout l’amour qu’il en a reçu.
Mais ce n’est là que le commencement de l’homme. Lui, le prédestiné de l’infini, ne connaît encore que le sein de sa mère, son berceau, sa chambre, quelques images pendues aux murs, tout l’espace que l’œil embrasse d’une fenêtre : une heure est pour lui l’histoire ; une maison l’univers, une caresse la fin dernière des choses.
Il faut qu’il sorte de cet étroit horizon, et se prépare à marquer sa place dans cette société haletante où tous, ayant les mêmes droits dans les mêmes devoirs, vont lui disputer la gloire de vivre. Tout à l’heure il descendra l’escalier paternel, il paraîtra dans la place publique ; son oreille entendra le choc douloureux des ambitions qui se heurtent, des idées qui se repoussent, et, comme une feuille tombée dans les flots d’une mer émue, il s’étonnera pour la première fois du prix que coûte la vie et des mystères qu’elle contient. Qui les lui expliquera ? Qui l’introduira bien ou mal dans la science de l’homme, dans cette science dont les éléments sont le passé, le présent, l’avenir, la terre et le ciel, qui touche à la fois au néant et à l’infini ? Ce sera la parole encore : non plus celle de son père ou de sa mère {p. 550}mais une parole hasardeuse, qui étouffera peut-être en lui les germes de la vérité, qui peut-être les y développera, selon l’esprit des maîtres qui dirigeront le sien. Car il aura des maîtres ; il ne peut se soustraire à ce second règne de la parole sur lui. La parole l’a mis au monde ; la parole a donné l’éveil et le premier cours à sa pensée ; quoi qu’il veuille, quoi qu’il fasse, pour son bonheur ou son malheur, la parole achèvera son œuvre ; elle en fera une victime de l’orgueil ou de la charité, un esclave des sens ou du devoir ; et si la liberté lui demeure toujours contre le mal, ce sera pourtant à la condition d’appeler à son aide une meilleure parole que la parole qui l’aura trompé.
Voilà l’histoire de l’homme ; écoutez celle du peuple. Un peuple est assoupi dans les mœurs de la barbarie ; il ne connaît pas même le premier des arts, qui est d’assujettir la terre à ses besoins. Comme l’animal, il vit d’une proie. L’a-t-il rencontrée, il dort auprès du feu qui le réchauffe, ou de l’arbre qui le couvre, jusqu’à ce que la faim lui commande de disputer aux forêts et au hasard son incertaine subsistance. Il n’a point de patrie ; le sol même où il est errant n’a reçu de son travail aucune consécration de sa puissance, aucune limite, et, encore qu’il garde les os de ses ancêtres, il y marche sans passé et sans avenir. Vient-on l’y troubler, il s’y défendra comme une bête fauve dans sa tanière, mais sans pouvoir faire, du morceau de bois qui lui servira de défense, ni une épée, ni un drapeau. L’idée lui manque, et avec elle la vertu, le progrès, l’histoire, la stabilité.
Mais voici que tout change. Ce peuple s’assied ; il dresse sa tente, il creuse des fossés, il pose des gardes, il a quelque chose de durable et de saint à garder. Un temple lui offre sous une image sensible le dieu qui a fait le monde, le père de la justice et l’habitant des âmes. Il l’adore en esprit, il le prie avec foi. Le soleil ne passe plus sur sa tête comme un feu qui s’éteint le soir et se rallume au matin, mais comme la grave mesure des âges, apportant à chaque jour son devoir, à chaque siècle sa durée. Il en compte les révolutions, et distribue sa propre histoire dans le cycle où toutes les nations ont renfermé la leur. Ce peuple vit enfin, il révèle sa présence par des hommes qui ont un nom, par des actes qui ont un empire. Mais qui l’a tiré de sa mort antérieure ? Qui a fait d’une peuplade barbare une {p. 551}société régulière et civilisée1 ? Qui, messieurs, qui ? Eh ! la même puissance a fait l’homme : la parole. Orphée est descendu des montagnes de la Thrace ; il a chanté, et la Grèce est sortie toute vivante des accents de sa lyre. Un missionnaire a paru dans la solitude avec un crucifix ; il a nommé Dieu, et les enfants ont souri, et les mères ont cru aux lèvres qui apportaient à leurs fils la bénédiction du grand Esprit.
Voulez-vous d’autres scènes prises aux sociétés vieillies ? Un peuple, après avoir tenu longtemps avec honneur le sceptre de sa destinée, a perdu peu à peu le sens des grandes choses, il n’a plus su croire, ni délibérer, ni se dévouer. Avec l’abaissement du caractère est venue la servitude ; les tyrans se sont joués de ce peuple en lui imposant des lois dignes de ses mœurs. Ils ont trouvé des complices jusque dans les traditions de la liberté, et le forum, la tribune, le sénat, ont été les noms dont ils ont couvert l’avilissement des âmes et l’opprobre de leur tyrannie. Mais pendant que régnaient la corruption et la peur de cette tourbe dégénérée ; pendant que tout se taisait, excepté le mensonge, la calomnie, la délation, la bassesse de cœur et d’esprit, à un moment qu’on n’attendait plus, il s’est fait un réveil et un retour. Domitien a disparu, Nerva lui a succédé. Qui a ainsi suspendu le cours des ruines ? Qui a ramené, ne fût-ce qu’un jour, des noms et des souvenirs honnêtes ? Ne le demandez pas, messieurs : la parole s’est glissée dans l’ombre de la tyrannie ; elle a rencontré çà et là, comme en un champ moissonné, des âmes demeurées pures de leur siècle, et, semant par elles le besoin de la force antique, elle a ranimé {p. 552}le sénat, le peuple, le forum, les dieux éteints, la Majesté tombée, et tous ensemble, ressuscitant en un même jour, ils ont donné aux vivants et aux morts une sainte et dernière apparition de la patrie1.
Une question de dignité
Lettre 1 §
Il vous était impossible, madame, de me donner une plus grande preuve d’attachement que celle dont votre lettre est la vivante et sainte expression ; et si je ne consultais que mon désir de vous en témoigner ma reconnaissance, je vous obéirais à l’instant même, sans réflexion ni réserve2. Mais vous ne m’approuveriez pas, dans une occasion aussi grave, de me livrer au seul sentiment de l’amitié ; il s’agit d’intérêts qui, à vos yeux comme aux miens, sont au-dessus de tout et qui nous commandent à tous deux l’oubli de nous-mêmes. Je ne craindrai donc point de vous faire de la peine, et vous exposerai avec la plus grande sincérité les motifs qui ne me permettent pas de vous laisser, ni à vous ni à M. l’Archevêque3, l’espoir d’une condescendance qui plus que jamais m’est interdite.
Je ne reviens pas sur le passé ; je n’examine point si, en me couvrant publiquement de l’habit religieux, j’ai ajouté aux obstacles qui s’opposent au rétablissement de mon ordre en France. Je l’ai fait, j’ai porté cet habit dans les chaires de Paris, de Bordeaux, de Nancy ; j’ai traversé la France six fois sous ce costume ; je lui ai obtenu partout le respect ; je l’ai gardé malgré les poursuites officielles du ministère : c’est un fait acquis. Et à qui le sacrifierais-je aujourd’hui ? À des clameurs irréligieuses, aux craintes du gouvernement, aux esprits irrités contre nous par trois mois {p. 554}de guerre implacable ? J’irais donner dans Notre-Dame, à nos ennemis, le spectacle d’un religieux qui a peur après avoir affiché le courage, qui se cache après s’être montré, qui demande grâce et merci en considération de son déguisement volontaire ? Cela n’est pas possible. Plus la situation est grande, plus les catholiques attendent de ma parole une éclatante consolation, moins je dois leur préparer une si douloureuse surprise. Ils ont besoin de prouver à la France que leur cœur n’a point faibli, et que leur parole a conservé toute sa liberté. Il vaut mieux cent fois se taire que de trahir leurs espérances. La religion n’a pas besoin de triomphes ; elle peut se passer de ma parole à Notre-Dame : Dieu est là pour la soutenir et l’honorer dans l’opprobre ; mais elle a besoin que ses enfants ne l’humilient pas eux-mêmes et ne déshonorent pas ses épreuves. Tout ce qui lui vient de ses ennemis est bon pour elle ; la honte qui lui vient des siens est la seule chose qui soit capable de lui inspirer du découragement.
Quant à M. l’Archevêque, vous savez les sentiments que je professe pour lui ; je l’aime par reconnaissance, par une appréciation bien sentie de ses qualités, par une sorte de familiarité qui m’a permis de saisir plus librement ce qu’il y a en lui de droiture, d’élévation et de bonté ; je serais malheureux de lui causer la moindre peine. Aussi, n’en suis-je point là. M. l’Archevêque, dans la situation sévèrement jugée où l’a mis son esprit d’impartialité, a besoin d’une occasion solennelle pour prouver à tous son indépendance. Il la trouve en moi. Je suis pour lui en ce moment une de ces rares fortunes que la Providence accorde aux hommes qu’elle aime. M. l’Archevêque sait bien que nul ne m’insultera dans la chaire de Notre-Dame ; il sait bien qu’un immense auditoire me couvrira contre tout désir isolé et honteux ; il sait que je ne donnerai pas le temps à tout ce monde de se reconnaître, et qu’à ma troisième phrase je me serai fait dans leur cœur un asile sacré1. On ne peut rien contre l’entraînement populaire. La curiosité seule tiendra la haine immobile, et l’audace même touchera ceux qui ne voudraient pas être touchés ; la France a un instinct de l’honneur qui la charme partout où elle en trouve l’ombre. Si quelque chose pouvait m’anéantir à {p. 555}Notre-Dame, ce serait d’y paraître avec un costume emprunté. L’étonnement, la défiance, le mépris, le regret s’empareraient des âmes avant toute réflexion, et rien ne me préserverait plus assez. La responsabilité de M. l’Archevêque est donc à couvert ; il doit savoir qu’il n’a rien à craindre, qu’il n’a besoin, pour sauver Notre-Dame1, que du désir qu’on a de m’y voir. Sans doute, le gouvernement n’a pas la même confiance ; mais que nous importe ? L’événement le rassurera. Il faut avoir du courage et de la présence d’esprit pour ceux qui n’en ont pas. Si, au contraire, je cédais, je rendrais à M. l’Archevêque le plus triste service du monde ; on verrait qu’il m’aurait concédé la parole au prix d’une lâcheté de ma part, et l’humiliation des catholiques retomberait tout entière sur lui2.
Enfin, je puis bien aussi m’occuper de la question en ce qui m’est personnel. Le caractère est ce qu’il faut toujours sauver avant tout ; car c’est le caractère qui fait la puissance morale de l’homme. Eh bien ! ne voyez-vous pas, madame, vous dont l’esprit et l’amitié ont le coup d’œil si sûr, ne voyez-vous pas à quel point j’avilirais mon caractère en me dépouillant de l’habit religieux pour monter dans la chaire de Notre-Dame ? Qui douterait qu’après l’avoir pris par vanité, je l’ai quitté pour la gloriole de prêcher dans la cathédrale de Paris ? Qui verrait en moi autre chose qu’un esprit faible, léger, inconsistant, dominé avant tout par le besoin du bruit ? Ah ! sachons montrer que je n’accepte point la parole et la gloire au prix du déshonneur. Sachons montrer que je sais me taire. Sachons mettre le devoir et la dignité avant tout. Plus je vieillis, plus je sens que la grâce de Dieu opère en moi le détachement de ce monde ; je ne me soucie plus que de faire la volonté de Dieu. S’il lui plaît que je prêche à Notre-Dame, j’y prêcherai ; s’il m’en ferme les portes, je prêcherai ailleurs ; si toutes les chaires de France me sont successivement interdites, j’attendrai d’autres temps et je ferai le bien qui me restera possible. Je n’en ferai même aucun, si aucun ne m’est possible. Le présent est peu de chose, l’avenir est tout.
L’intégrité du caractère
Fragment de lettre 1 §
Je tiens par-dessus tout à l’intégrité du caractère ; plus je vois les hommes en manquer et faillir ainsi à la religion qu’ils représentent, plus je veux, avec la grâce de celui qui tient les cœurs dans sa main, me tenir pur de tout ce qui peut compromettre ou affaiblir en moi l’honneur du chrétien. N’y eût-il qu’une âme attentive à la mienne, je lui devrais de ne pas la contrister ; mais lorsque, par suite d’une providence divine, on est le lien de beaucoup d’âmes, le point qu’elles regardent pour s’affermir et se consoler, il n’y arien qu’on ne doive faire pour leur épargner les défaillances et les amertumes du doute. J’ai cinquante ans dans six jours ; j’ai traversé depuis vingt-deux ans des épreuves sans nombre où j’aurais dû périr cent fois ; mais cette protection du Ciel ne me dispense pas de recourir à sa bonté. Je ne puis plus demeurer aux prises avec des passions inépuisables, et la retraite est un bouclier dont j’ai acquis le droit de me couvrir. J’ai la certitude qu’aucun parti ne me soutiendra jamais, parce que jamais je ne donnerai de gages à un parti humain ; j’ai aussi cette autre certitude que, demeuré à une place trop visible, je prêterai toujours le flanc aux attaques de mes ennemis par la naïveté de mes impressions et la hardiesse de mon discours2. La nature même de mon auditoire, composé d’âmes jeunes, entraîne la mienne ; je me rajeunis sans cesse au feu de leur contact, et, toute préparation arrêtée m’étant impossible, je ne puis jamais répondre de m’asservir à une prudence qui me glacerait. Être ou n’être pas, c’est là la question. J’ai payé ma dette dans la parole ; pourquoi refuserais-je aux jours qui me restent cette ineffable consolation d’écrire en paix pour Dieu ? L’écriture n’est jamais un orage, et aucune n’a été moins troublée que la mienne. Pas une {p. 557}ligne de mes écrits n’a soulevé une discussion, quoique j’aie traité les points les plus délicats et les plus controversés de la théologie. C’est que l’âme en écrivant se possède tout entière ; rien ne se jette entre elle et Dieu pour lui ravir une expression. Un jour, si on me lit, on ne comprendra pas l’agitation de ma carrière, et réellement c’est à peine si je la comprends moi-même. Je trouve en moi une si grande douceur, un tel éloignement des extrémités, une constance si simple dans des opinions modérées, qu’en regardant ce qui est sorti d’un fond si pacifique, je ne puis m’en étonner assez. Je m’en rends compte par ce seul mot : Je n’ai appartenu à personne. Pourquoi dès lors ne jouirais-je pas enfin du bénéfice de cette solitude ? S’il s’agissait de briser toutes les cordes de la lyre, je concevrais que je n’en eusse pas le droit ; mais, une coupée, l’autre subsiste encore. J’ai songé que je pourrais, dans de simples paroisses, édifier des âmes moins périlleuses que celles à qui je me suis donné jusqu’à présent1. Je vous quitte pour aller voir des lilas que j’ai plantés dans un petit bois au pied de notre couvent, et qui ont bien de la peine à fleurir.
Prosper Mérimée
Né en 1803. §
[Notice] §
Dans un temps où règne le goût de la littérature facile, M. Prosper Mérimée a été un des rares écrivains qui ont su le mieux économiser l’emploi de leur talent, faire attendre et désirer leurs œuvres, les polir à loisir, et compter leurs pages, comme d’autres comptent leurs volumes.
Si, dans ses débuts, il prit un malin plaisir à scandaliser les fidèles du temple classique par des écrits qui se ressentaient du voisinage orageux des romantiques, même sous ces déguisements dont il était le premier à sourire, il se signalait déjà par la décision de son style, l’entrain dramatique de son invention, et la franchise d’un esprit dont le tempérament est français par essence. Il s’annonçait déjà comme le prince des conteurs.
Le signe éminent de cette vocation est ce que j’appellerai le don des métamorphoses. M. Mérimée excelle à se détacher de lui-même, à soutenir le rôle d’un personnage imaginaire, à prendre le ton d’une situation, à faire parler un caractère, à peindre une physionomie par ses traits vivants. On sait d’ailleurs quelle est la souplesse de son talent. Il y a en lui un archéologue et un artiste, un érudit et un homme du monde, un polyglotte et un poëte. Cette flexibilité de plume et ce goût de vérité précise est un des mérites de la Chronique de Charles IX, le meilleur des romans écrits sous l’inspiration de Walter Scott. La fiction y est intéressante comme l’histoire.
Nul narrateur ne sait plus adroitement conduire une action, préméditer ses effets, les préparer dans leurs causes, émouvoir par la logique de ses combinaisons, créer d’emblée l’ensemble et les détails d’une fable, en un mot construire un mécanisme si savant que le dénoûment se déduit comme une conséquence de ses prémisses.
Il n’y a pas chez lui un mot de perdu. Tout est nécessaire, décisif, et court au but, à outrance, avec une sorte de furie française. Chaque coup de théâtre, chaque surprise est amenée naturellement et semble indispensable.
Lisez Colomba, son chef-d’œuvre ; vous y verrez régner une sorte de fatalité morale, qui rappelle le théâtre antique. Orso ne peut faire un pas, sans être poursuivi par le fantôme de son père qui crie vengeance. Il est la proie d’une obsession. Tout ce qu’il entend, tout ce qu’il voit demande du sang, depuis sa sœur, cette Électre implacable {p. 559}dont le silence même lui impose son devoir, jusqu’à ce chien de garde qui court à travers les vignes pour le guider vers le lieu du meurtre impuni. Un réseau de fils imperceptibles, mais puissants par leur réunion, l’enlace si bien qu’il ne pourra se dégager de ces mailles, de cette étreinte. La crise sera inévitable.
Tous ses personnages ont je ne sais quoi de net, de précis, d’arrêté qui burine profondément leurs traits. Une fois connus, ils ne s’oublient jamais. On croit en eux, parce qu’ils croient en eux-mêmes, parce qu’ils parlent et agissent, sans songer au spectateur qui les regarde, qui les écoute.
Il traite l’accessoire avec autant de soin que le principal. Ses lointains sont aussi étudiés que ses premiers plans.
Aussi a-t-il besoin de travailler sur une matière résistante. Il aime la force : ses plus légères nouvelles sont comme sculptées sur l’airain.
Ses études historiques ont une haute valeur, et restent définitives en plus d’un sujet. On peut cependant lui reprocher parfois un tour paradoxal, trop d’irrévérence pour les opinions consacrées, du scepticisme, et une sécheresse qui se refuse l’éclat de la couleur, par scrupule de conscience érudite, par aversion pour la tirade, la phrase, et tout ce qui paraît artificiel ou convenu.
En général, il se défie trop de la sensibilité. Ses analyses sont impassibles. Il a le sang-froid d’un opérateur, dont le scalpel veut être sûr.
Son style est aussi français que celui de Voltaire. Il a touché la perfection dans un genre réputé secondaire, et qu’il élève au premier rang.
La vendette §
Un matin, après déjeuner, Colomba sortit un instant, et, au lieu de revenir avec un livre et du papier, parut avec son mezzaro sur sa tête. Son air était plus sérieux encore que de coutume.
— Mon frère, dit-elle, je vous prierai de sortir avec moi.
— Où veux-tu que je t’accompagne ? dit Orso en lui offrant son bras.
— Je n’ai pas besoin de votre bras, mon frère, mais prenez votre fusil et votre boîte à cartouches. Un homme ne doit jamais sortir sans ses armes.
— A la bonne heure ! Il faut se conformer à la mode. Où allons-nous ?
Colomba, sans répondre, serra le mezzaro autour de sa tête, appela le chien de garde, et sortit suivie de son frère. S’éloignant à grands pas du village, elle prit un chemin {p. 560}creux qui serpentait dans les vignes, après avoir envoyé devant elle le chien, à qui elle fit un signe qu’il semblait bien connaître ; car aussitôt il se mit à courir en zigzag, passant dans les vignes, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, toujours à cinquante pas de sa maîtresse, et quelquefois s’arrêtant au milieu du chemin pour la regarder en remuant la queue. Il paraissait s’acquitter parfaitement de ses fonctions d’éclaireur.
— Si Muschetto aboie, dit Colomba, armez votre fusil, mon frère, et tenez-vous immobile.
À un demi-mille du village, après bien des détours, Colomba s’arrêta tout à coup dans un endroit où le chemin faisait un coude. Là s’élevait une petite pyramide de branchages, les uns verts, les autres desséchés, amoncelés à la hauteur de trois pieds environ. Du sommet on voyait percer l’extrémité d’une croix de bois peinte en noir. Dans plusieurs cantons de la Corse, surtout dans les montagnes, un usage extrêmement ancien, et qui se rattache peut-être à des superstitions du paganisme, oblige les passants à jeter une pierre ou un rameau d’arbre sur le lieu où un homme a péri de mort violente. Pendant de longues années, aussi longtemps que le souvenir de sa fin tragique demeure dans la mémoire des hommes, cette offrande singulière s’accumule ainsi de jour en jour. On appelle cela l’amas, le mucchio d’un tel.
Colomba s’arrêta devant ce tas de feuillage, et, arrachant une branche d’arbousier, l’ajouta à la pyramide. « Orso, dit-elle, c’est ici que notre père est mort. Prions pour son âme, mon frère ! » Et elle se mit à genoux. Orso l’imita aussitôt. En ce moment, la cloche du village tinta lentement, car un homme était mort dans la nuit. Orso fondit en larmes.
Au bout de quelques minutes, Colomba se leva, l’œil sec, mais la figure animée. Elle fit du pouce à la hâte le signe de croix familier à ses compatriotes et qui accompagne d’ordinaire leurs serments solennels ; puis, entraînant son frère, elle reprit le chemin du village. Ils rentrèrent en silence dans leur maison. Orso monta dans sa chambre. Un instant après, Colomba l’y suivit, portant une petite cassette qu’elle posa sur la table. Elle l’ouvrit et en tira une chemise couverte de larges taches de sang. « Voici la chemise de votre père, Orso. » Et elle la jeta sur ses genoux. « Voici le plomb qui l’a frappé. » Et elle posa sur la {p. 561}chemise deux balles oxydées. « Orso, mon frère ! cria-t-elle en se précipitant dans ses bras et l’étreignant avec force, Orso ! tu le vengeras ! » Elle l’embrassa avec une espèce de fureur, baisa les balles et la chemise, et sortit de la chambre, laissant son frère comme pétrifié sur sa chaise.
Orso resta quelque temps immobile, n’osant éloigner de lui ces épouvantables reliques. Enfin, faisant un effort, il les remit dans la cassette et courut à l’autre bout de la chambre se jeter sur son lit, la tête tournée vers la muraille, enfoncée dans l’oreiller, comme s’il eût voulu se dérober à la vue d’un spectre. Les dernières paroles de sa sœur retentissaient sans cesse à ses oreilles, et il lui semblait entendre un oracle fatal, inévitable, qui lui demandait du sang, et du sang innocent. Je n’essayerai pas de rendre les sensations du malheureux jeune homme, aussi confuses que celles qui bouleversent la tête d’un fou. Longtemps il demeura dans la même position, sans oser détourner la tête. Enfin il se leva, ferma la cassette, et sortit précipitamment de sa maison, courant la campagne et marchant devant lui sans savoir où il allait1.
Un brouillard §
Une pluie fine et froide, qui était tombée sans interruption pendant toute la nuit, venait enfin de cesser au moment où le jour naissant s’annonçait dans le ciel par une lumière blafarde du côté de l’orient. Elle perçait avec peine un brouillard lourd et rasant la terre, que le vent déplaçait çà et là en y faisant comme de larges trouées ; mais ces flocons grisâtres se réunissaient bientôt, comme les vagues séparées par un navire retombent et remplissent le sillage qu’il vient de tracer. Couverte de cette vapeur épaisse que perçaient les cimes de quelques arbres, la campagne ressemblait à une vaste inondation.
Intérêt de l’histoire grecque §
L’histoire moderne est décidément seule en vogue parmi nous ; en France, aujourd’hui, loin d’encourager les recherches sur l’antiquité grecque et romaine, on pense qu’elles appartiennent exclusivement aux érudits, aux pédants disons le mot, et qu’elles ne s’adressent qu’aux écoliers, encore seulement pour le temps qu’ils sont condamnés au grec et au latin. Je suis de ceux qui trouvent ce préjugé fort injuste. À mon avis, le malheur de l’histoire ancienne, c’est d’être enseignée par contrainte et d’être apprise lentement et péniblement. Nous l’avons épelée dans de sombres classes, en regardant à la dérobée un coin du ciel bleu à travers les barreaux de nos fenêtres, en pensant avec regret à la balle et aux billes que nous venions de quitter. Nous avons lu Hérodote et Thucydide lambeau par lambeau, comme on {p. 563}lit maintenant un roman feuilleton, oubliant le chapitre de la veille, et comprenant à moitié celui que nous avions sous les yeux. Hors du collége, si par fortune nous avons retenu quelque chose de ce qu’on nous y a montré, l’histoire ancienne pourra devenir pour nous la plus attachante lecture. Tout le monde n’est pas roi ou ministre pour avoir besoin des enseignements de l’histoire ; mais il n’est personne qui ne prenne intérêt au jeu des passions, aux portraits de ces grands caractères qui dominent des peuples entiers, à ces alternatives de gloire et d’abaissement que, de près, on nomme la fortune, mais qui, vues de loin et d’ensemble, deviennent la révélation des terribles et mystérieuses lois de l’humanité1. Où trouvera-t-on ce spectacle plus animé, plus fécond en péripéties que dans cette classique Grèce, ce grand pays qui tient une si petite place sur la carte ? Dans cette terre privilégiée, pas une montagne qui ne redise le nom d’un poëte, d’un sage, d’un héros, d’un artiste. Pour nous, les noms des hommes illustres de la Grèce, de ses grands morts, comme disait César après Pharsale, sont encore les synonymes de génie et de vertu2. Quelle contrée, si vaste qu’elle soit, peut se vanter {p. 564}d’avoir produit un Socrate, un Platon, un Phidias, un Homère, un Eschyle, un Aristote ? Souvent le monde a été bouleversé par des hordes brutales, par un fléau de Dieu. À la Grèce seule était réservée la gloire d’éclairer les autres nations et de les policer. Ses armes, sa littérature, ses arts, ont été bienfaisants. Dans l’espace de quelques siècles, vingt peuples helléniques, ou plutôt vingt petites villes ont déployé une activité sans égale pour réaliser tout ce qui se peut imaginer de bon, d’utile et de beau. Leurs institutions si variées, leurs mœurs plus variées encore se sont ressemblé pourtant par un résultat et peut-être par un but commun, celui de conserver à l’individu sa valeur propre, et de lui offrir le plus libre développement de toutes ses facultés1.
Léonidas §
J’ai eu le bonheur, il y a quelques années, de passer trois jours aux Thermopyles, et j’ai grimpé, non sans émotion, tout prosaïque que je sois, le petit tertre où expirèrent les derniers des trois cents. Là, au lieu du lion de pierre élevé jadis à leur mémoire par les Spartiates, on voit aujourd’hui un corps de garde de chorophylaques ou gendarmes portant des casques en cuir bouilli. Bien que le défilé soit devenu une plaine très-large par suite des atterrissements du Sperchius, bien que cette plaine soit plantée de betteraves dont un de nos compatriotes fait du sucre, il ne faut pas un grand effort d’imagination pour se représenter les Thermopyles telles qu’elles étaient cinq siècles avant notre ère. À leur gauche, les Grecs avaient un mur de rochers infranchissables ; à leur droite, une côte vaseuse, inaccessible aux embarcations ; enfin, entre eux et l’ennemi s’élevait un mur pélasgique, c’est-à-dire construit en blocs de pierre longs de deux ou trois mètres et épais à proportion. Ajoutez à cela les meilleures armes alors en usage et la connaissance approfondie de l’école de bataillon. Au contraire, les Perses, avec leurs bonnets de feutre et leurs boucliers d’osier, ne savaient que courir pêle-mêle en avant, comme des moutons qui se pressent à la porte d’un abattoir. On m’a montré à Athènes des pointes de flèches persanes trouvées aux Thermopyles, à Marathon, à Platée ; elles sont en silex. Pauvres sauvages, n’ayez jamais rien à démêler avec les Européens ! S’il y a lieu de s’étonner de quelque chose, c’est que ce passage extraordinaire ait été forcé. Léonidas eut le tort d’occuper de sa personne un poste imprenable, et de s’amuser à tuer des Persans, tandis qu’il abandonnait à un lâche la garde d’un autre défilé moins difficile, qui vient déboucher à deux lieues en arrière des Thermopyles. Il mourut en héros ; mais qu’on se représente, si l’on peut, son retour à Sparte, annonçant qu’il laissait aux mains des barbares les clefs de la Grèce !
Sainte-Beuve
Né en 1804. §
[Notice] §
M. Sainte-Beuve est avant tout un peintre de portraits. Une merveilleuse sagacité psychologique assure à sa critique l’intérêt impérissable qui s’attache à toutes les œuvres où l’homme apprend à se connaître. Il sait pénétrer au fond des âmes, et nous offre la clef qui en ouvre les cachettes les plus mystérieuses. Nul ne s’insinue avec plus d’adresse dans l’intimité des consciences. On dirait qu’il a été le contemporain, l’ami de tous les personnages dont il analyse les sentiments. Il leur dérobe leur secret par mille aveux involontaires qui ressemblent à une confidence et parfois à une confession. Chaque original de son immense galerie se traduit à son insu par ce qu’il y a de plus vivant en ses écrits ; et si les traits de sa physionomie ne sont pas flatteurs, il ne doit pas en vouloir à M. Sainte-Beuve : car il n’a fait que présenter le miroir où s’est reflétée l’image.
Son talent, son génie propre consistent à dégager la substance morale des livres où il cherche les éléments d’un caractère. Comme il l’a dit, il puise dans l’écritoire de chaque écrivain l’encre dont il se sert pour parler de lui. Savoir lire, voilà son art inimitable. Ses œuvres sont une encyclopédie qui embrasse la philosophie, la politique, l’histoire, la poésie, l’éloquence et les arts, l’antiquité et les temps modernes, la littérature étrangère et contemporaine, en un mot toutes les formes de l’esprit humain, depuis le cèdre jusqu’à l’hysope. Son bon sens fin et malicieux va d’un sûr instinct chercher en tout sujet l’essence de la fleur pour en exprimer le suc et le parfum. Ses Causeries du lundi eussent fait les délices de l’épicurien Montaigne, et seraient devenues son Plutarque français. Nul n’a plus contribué à former les connaisseurs délicats, à élargir le temple du goût, en sorte qu’il devienne une église universelle, où se rencontrent tous les croyants de cœur sincère qui ont adoré le beau dans tous les temps, sans distinction de frontières et de patrie.
Qu’est-ce qu’un classique1 ? §
Un vrai classique, comme j’aimerais à l’entendre définir, c’est un auteur qui a enrichi l’esprit humain, qui en {p. 567}a réellement augmenté le trésor, qui lui a fait faire un pas de plus, qui a découvert quelque vérité morale non équivoque, ou ressaisi quelque passion éternelle dans ce cœur où tout semblait connu et exploré ; qui a rendu sa pensée, son observation ou son invention, sous une forme, n’importe laquelle, mais large et grande, fine et serrée, saine et belle en soi ; qui a parlé à tous dans un style à lui, et qui se trouve aussi celui de tout le monde, dans un style nouveau, sans néologisme, nouveau et antique, aisément contemporain de tous les âges.
Un tel classique a pu être un moment révolutionnaire, il a pu le paraître du moins, mais il ne l’est pas ; il n’a fait d’abord main basse autour de lui ; il n’a renversé ce qui le gênait que pour rétablir bien vite l’équilibre au profit de l’ordre et du beau.
Je ne me dissimule pas que cette définition excède un peu l’idée qu’on est accoutumé de se faire sous ce nom. On y fait entrer surtout des conditions de régularité, de sagesse, de modération et de raison, qui dominent et contiennent toutes les autres. En ce sens, les classiques par excellence seraient les écrivains d’un ordre moyen, justes, sensés, élégants, toujours nets, d’une passion noble encore, et d’une force légèrement voilée. Marie-Joseph Chénier a tracé leur poétique en ces vers où il se montre leur heureux disciple :
C’est le bon sens, la raison qui fait tout,Vertu, génie, esprit, talent et goût,Qu’est-ce vertu ? raison mise en pratique ;Talent ? raison produite avec éclat ;Esprit ? raison qui finement s’exprime ;Le goût n’est rien qu’un bon sens délicat,Et le génie est la raison sublime.
En faisant ces vers, il pensait manifestement à Pope1, à Despréaux, à Horace, leur maître à tous. Cette théorie a du vrai, si l’on n’use qu’avec à propos, si l’on n’abuse pas de ce mot raison ; mais il est évident qu’on en abuse, et que si la raison, par exemple, peut se confondre avec le {p. 568}génie poétique, et ne faire qu’un avec lui dans une épître morale, elle ne saurait être la même chose que ce génie si diversement créateur dans l’expression des passions qui conviennent au drame et à l’épopée1.
Mais l’important me paraît être aujourd’hui de maintenir le culte du passé, tout en
l’élargissant. Il n’y a pas de recette pour faire des classiques2 ;
ce point doit être enfin reconnu comme évident. Croire qu’en imitant certaines qualités de
pureté, de clarté, de correction et d’élégance, indépendamment du caractère même et de la
flamme, on deviendra classique, c’est croire qu’après Racine père, il y a lieu à des Racine
fils ; rôle estimable et triste, ce qui est le pire en poésie. Il y a plus : il n’est pas bon
de paraître trop vite et d’emblée classique à ses contemporains ; on a grande chance alors de
ne pas rester tel pour la postérité. Fontanes3,
en son temps, paraissait un classique pur à ses amis : voyez quelle pâle couleur cela fait à
vingt-cinq ans de distance. Combien de ces classiques précoces qui ne tiennent pas, et qui ne
le sont que pour un temps ! On se retourne un matin, et l’on est tout étonné de ne plus les
retrouver debout derrière soi. Il n’y en a eu, disait gaiement madame de Sévigné, que pour un
déjeuné de soleil
. En fait de classiques, les plus
imprévus sont encore les meilleurs et les plus grands : demandez-le plutôt à ces mâles génies
vraiment nés immortels, et perpétuellement florissants. Le moins classique, en apparence, des
quatre grands poëtes de Louis XIV était Molière ; on l’applaudissait alors bien plus qu’on ne
l’estimait ; on le goûtait, sans savoir son prix. Le moins classique après lui semblait la
Fontaine ; et voyez après deux siècles ce qui, pour tous deux, en est advenu. Bien avant
Boileau, même avant Racine, ne sont-ils pas aujourd’hui unanimement reconnus les plus féconds
et les plus riches pour les traits d’une morale universelle ?
Du reste, il ne s’agit véritablement de rien sacrifier, de rien déprécier. Le temple du
goût, je le crois, est à {p. 569}refaire ; mais en le rebâtissant, il
suffit simplement de l’agrandir, en sorte qu’il devienne le panthéon de tous les nobles
humains, de tous ceux qui ont accru pour une part notable et durable la somme des jouissances
et des titres de l’esprit. Pour moi, qui ne saurais à aucun degré prétendre à être
architecte1 ou ordonnateur d’un tel temple, je me bornerai à exprimer quelques vœux, à
concourir en quelque façon pour le devis. Avant tout, je voudrais n’exclure personne entre
les dignes ; chacun y serait à sa place, depuis le plus libre des génies créateurs, et le
plus grand des classiques sans le savoir, Shakespeare, jusqu’au tout dernier des classiques
en diminutif, Andrieux. « Il y a plus d’une demeure dans la maison de mon
père »
; que cela soit vrai du royaume du beau ici-bas non moins que du royaume des
cieux. Homère, comme toujours et partout, y serait le premier, le plus semblable à un dieu ;
mais derrière lui, et tels que le cortége des trois mages d’Orient, se verraient ces trois
poëtes magnifiques, ces trois Homère longtemps ignorés de nous, et qui ont fait, eux aussi, à
l’usage des vieux peuples d’Asie, des épopées immenses et vénérées, les poëtes des Indiens et
des Persans2. Il est bon de
savoir du moins que de tels hommes existent.
Cet hommage rendu à ce qu’il suffit d’apercevoir et de reconnaître, nous ne sortirions plus de nos horizons, et l’œil s’y complairait en mille spectacles agréables ou augustes, s’y réjouirait en mille rencontres variées et pleines de surprises, mais dont la confusion apparente ne serait jamais sans accord et sans harmonie. Les plus antiques des sages et des poëtes, ceux qui ont mis la morale humaine en maximes, et qui l’ont chantée sur un mode simple, converseraient entre eux avec des paroles rares et suaves, et ne seraient pas étonnés, dès le premier mot, de s’entendre. Les Solon, les Hésiode, les Théognis3, les Job, les Salomon, et pourquoi pas Confucius4 lui-même ? accueilleraient les plus ingénieux modernes, les La Rochefoucauld et les La Bruyère, lesquels se diraient en les écoutant : « Ils savaient tout ce que nous savons, et, en rajeunissant l’expérience, nous n’avons rien trouvé. »
{p. 570}Sur la colline la plus en vue, et de la pente la plus accessible, Virgile entouré de Ménandre, de Tibulle, de Térence, de Fénelon, se livrerait avec eux à des entretiens d’un grand charme et d’un enchantement sacré : son doux visage serait éclairé de rayons et coloré de pudeur, comme ce jour où, entrant au théâtre de Rome dans le moment qu’on venait d’y réciter ses vers, il vit le peuple se lever tout entier devant lui par un mouvement unanime, et lui rendre les mêmes hommages qu’à Auguste lui-même.
Non loin de lui, et avec le regret d’être séparé d’un ami si cher, Horace présiderait à son tour (autant qu’un poëte et qu’un sage si fin peut présider) le groupe des poëtes de la vie civile et de ceux qui ont su causer quoiqu’ils aient chanté : Pope, Despréaux, l’un devenu moins irritable, l’autre moins grondeur ; Montaigne, ce vrai poëte, en serait, et il achèverait d’ôter à ce coin charmant tout air d’école littéraire. La Fontaine s’y oublierait, et, désormais moins volage, n’en sortirait plus. Voltaire y passerait, mais tout en s’y plaisant, il n’aurait pas la patience de s’y tenir.
Sur la même colline que Virgile, et un peu plus bas, on verrait Xénophon, d’un air simple qui ne sent en rien le capitaine, et qui le fait plutôt ressembler à un prêtre des Muses, réunir autour de lui les attiques de toute langue et de tout pays : les Addison, les Pellisson, les Vauvenargues, tous ceux qui sentent le prix d’une persuasion aisée, d’une simplicité exquise, et d’une douce négligence mêlée d’ornement.
Au centre du lieu, trois grands hommes aimeraient souvent à se rencontrer devant le portique du principal temple (car il y en aurait plusieurs dans l’enceinte), et, quand ils seraient ensemble, pas un quatrième, si grand qu’il fût, n’aurait l’idée de venir se mêler à leur entretien, ou à leur silence, tant il paraîtrait en eux de beauté, de mesure dans la grandeur, et de cette harmonie parfaite qui ne se produisit qu’un jour dans la pleine jeunesse du monde. Leurs trois noms sont devenus l’idéal de l’art : Platon, Sophocle et Démosthène.
Et malgré tout, ces demi-dieux une fois honorés, ne voyez-vous point là-bas une foule nombreuse et familière d’esprits excellents qui va suivre de préférence les Cervantes, les Molière, les peintres pratiques de la vie, ces amis indulgents et qui sont encore les premiers des bienfaiteurs, qui prennent l’homme entier avec le rire, lui {p. 571}versent l’expérience dans la gaieté, et savent les moyens puissants d’une joie sentie, cordiale et légitime ?
Je ne veux point continuer ici plus longtemps cette description qui, si elle était complète, tiendrait tout un livre. Le moyen âge, croyez-le bien, et Dante occuperaient des hauteurs consacrées : aux pieds du chantre du Paradis l’Italie se déroulerait presque tout entière comme un jardin ; Boccace et l’Arioste s’y joueraient, et le Tasse retrouverait la plaine d’orangers de Sorrente. En général, les nations diverses y auraient chacune un coin réservé ; mais les auteurs se plairaient à en sortir, et ils iraient en se promenant reconnaître, là où l’on s’y attendrait le moins, des frères ou des maîtres. Lucrèce par exemple aimerait à discuter l’origine du monde et le débrouillement du chaos avec Milton ; mais, en raisonnant tous deux dans leur sens, ils ne seraient d’accord que sur les tableaux divins de la poésie et de la nature.
Voilà nos classiques ; l’imagination de chacun peut achever le dessin et même choisir son groupe préféré ; car il faut choisir, et la première condition du goût, après avoir tout compris, est de ne pas voyager sans cesse, mais de s’asseoir une fois et de se fixer. Rien ne blase et n’éteint plus le goût que les voyages sans fin ; l’esprit poétique n’est pas le Juif errant. Ma conclusion pourtant, quand je parle de se fixer et de choisir, n’est pas d’imiter ceux même qui nous agréent le plus entre nos maîtres dans le passé. Contentons-nous de les sentir, de les pénétrer, de les admirer, et nous, venus si tard, tâchons du moins d’être nous-mêmes. Faisons notre choix dans nos propres instincts. Ayons la sincérité et le naturel de nos propres pensées, de nos sentiments, cela se peut toujours ; joignons-y, ce qui est plus difficile, l’élévation, la direction, s’il se peut, vers quelque but haut placé ; et, tout en parlant notre langue, en subissant les conditions des âges où nous sommes jetés, et où nous puisons notre force comme nos défauts, demandons-nous de temps en temps, le front levé vers les collines et les yeux attachés au groupe des mortels révérés : Que diraient-ils de nous1 ?
{p. 572}Mais pourquoi parler toujours d’être auteur et d’écrire ? Il vient un âge, peut-être, où l’on n’écrit plus. Heureux ceux qui lisent, qui relisent, ceux qui peuvent obéir à leur libre inclination dans leurs lectures ! Il vient une saison dans la vie où, tous les voyages étant faits, toutes les expériences achevées, on n’a pas de plus vive jouissance que d’étudier et d’approfondir les choses qu’on sait, de savourer ce qu’on sent, comme de voir et de revoir les gens qu’on aime : pures délices du cœur et du goût dans la maturité. C’est alors que ce mot de classique prend son vrai sens, et qu’il se définit pour tout homme de goût par un choix de prédilection et irrésistible. Le goût est fait alors, il est formé et définitif ; le bon sens chez nous, s’il doit venir, est consommé. On n’a plus le temps d’essayer, ni l’envie de sortir à la découverte. On s’en tient à ses amis, à ceux qu’un long commerce a éprouvés. Vieux vins, vieux livres, vieux amis. On se dit, comme Voltaire dans ces vers délicieux :
Jouissons, écrivons, vivons, mon cher Horace !……………J’ai vécu plus que toi ; mes vers dureront moins ;Mais au bord du tombeau, je mettrai tous mes soinsÀ suivre les leçons de ta philosophie,À mépriser la mort, en savourant la vie,À lire tes écrits pleins de grâce et de sens,Comme on boit d’un vin vieux qui rajeunit les sens.
Enfin, que ce soit Horace ou tout autre, quel que soit l’auteur qu’on préfère et qui nous rende nos propres pensées en toute richesse et maturité, on va demander alors à quelqu’un de ces bons et antiques esprits un entretien de tous les instants, une amitié qui ne trompe pas, qui ne saurait nous manquer, et cette impression habituelle de sérénité et d’aménité qui nous réconcilie, nous en avons souvent besoin, avec les hommes et avec nous-mêmes1.
L’amour de l’antique §
C’est dans la jeunesse qu’il faut apprendre à lire les Anciens. Alors la page de l’esprit est toute blanche, et la {p. 573}mémoire boit avidement tout ce qu’on y verse. Plus tard la place est occupée ; les affaires, les soucis, les soins de chaque jour la remplissent, et il n’y a plus guère moyen qu’avec un trop grand effort de repousser la vie présente qui nous envahit de tous côtés et qui nous déborde, pour aller se reporter en idée à trois mille ans en arrière1. Et encore, pour y revenir, quand on sait les chemins, quelle préparation est nécessaire ! que de conditions pour arriver à goûter de nouveau ce qu’on a senti une fois ! Après quelques années d’interruption, essayez un peu, et vous verrez la difficulté. Il est besoin auparavant de se recueillir, de s’isoler de la vie qui fait bruit et de lui fermer la porte, de faire comme on faisait autrefois quand on voulait s’approcher des mystères, de prendre toute une semaine de retraite, de demi-ombre et de silence, de mettre son esprit au régime des ablutions et de le sevrer de la nourriture moderne. Soyez sobre, soyez à jeun ; n’allez pas lire tous les journaux dès le matin2.
{p. 574}Dans le tourbillon accéléré qui entraîne le monde et les sociétés modernes, tout change, tout s’agrandit et se modifie incessamment. Des formes nouvelles de talents se produisent chaque jour ; toutes les règles d’après lesquelles on s’était accoutumé à juger les choses mêmes de l’esprit sont déjouées ; l’étonnement est devenu une habitude ; nous marchons de monstres en monstres. Le vrai d’hier, déjà incomplet ce matin, sera demain tout à fait dépassé et laissé derrière. Les moules, fixés à peine, deviennent aussitôt trop étroits et insuffisants. Aussi, j’y ai souvent pensé : de même qu’autour d’un vaisseau menacé d’être pris par les glaces on est occupé incessamment à briser le cercle rigide qui menace de l’emprisonner, de même chacun, à chaque instant, devrait être occupé à briser dans son esprit le moule qui est près de prendre et de se former. Ne nous figeons pas ; tenons nos esprits vivants et fluides.
Mais aussi, que le présent, que l’avenir le plus prochain, ne nous possèdent point tout entiers ; que l’orgueil et l’abondance de la vie ne nous enivrent pas ; que le passé, là où il a offert de parfaits modèles et exemplaires ne cesse d’être {p. 575}considéré de nous et compris. C’est par les yeux, c’est par les arts encore, c’est par les débris des monuments qui ont gardé je ne sais quoi de leur fleur première et de leur éclat de nouveauté, que les Anciens, les Grecs, se sauvent le plus aisément aujourd’hui. Les marbres sont devenus comme les garants des livres. Phidias a été inspiré par Homère : il le lui rend et le protége à son tour. Mais cela ne suffit pas ; et je réclame la prééminence pour l’art des arts, la poésie.
O vous qu’un noble orgueil anime, qui avez pris à votre tour possession de la vie et des splendeurs du soleil, qui vous sentez hautement de la race et de l’étoffe de ceux qui ont le droit de se dire : « Et nous aussi, soyons les premiers et excellons ! » vous qu’un sang généreux pousse aux nouvelles et incessantes conquêtes de l’art et du génie, et qu’impatiente, qu’ennuie à la fin cet éternel passé qu’on déclare inimitable, veuillez y songer un peu : les Anciens, si vantés qu’ils soient, ne doivent pas nous inspirer de jalousie : trop de choses nous séparent ; la société moderne obéit à des conditions trop différentes ; nous sommes trop loin les uns des autres pour nous considérer comme des rivaux et des concurrents. Les problèmes en art, en science, en industrie, en tout ce qui est de la guerre ou de la paix, se posent pour nous tout autrement : nous avons l’étendue, la multitude, l’océan, tous les océans devant nous, des nations vastes, le genre humain tout entier ; nous sondons l’infini du ciel ; nous avons la clef des choses, nous avons Descartes, et Newton, et Laplace ; nous avons nos calculs et nos méthodes, nos instruments en tout genre, poudre à canon, lunettes, vapeur, analyse chimique, électricité : Prométhée n’a cessé de marcher et de dérober les Dieux. Nous avons une morale pratique plus largement humaine, qu’on la prenne chez saint Vincent de Paul ou chez Franklin. Mais c’est une raison de plus pour que notre fond de perspective ne cesse de nous montrer cette beauté première, cette excellence parfaite dans son cadre et en ses contours limités. Que l’admiration de nous à eux, des modernes aux vrais Anciens, à ceux qui ont le mieux connu le beau, s’entretienne de phare en phare, de colline en colline, et ne s’éteigne pas ; que l’enthousiasme de ce côté n’aille pas mourir, — ce serait une diminution du génie humain lui-même ; — non un enthousiasme crédule, aveugle et indigne d’eux comme de nous, mais un enthousiasme léger, clairvoyant, intelligent, divinateur et réparateur, qui n’est {p. 576}que l’émotion la plus délicate et la plus vivé en face de tant de belles choses, accomplies une fois en leur juste cercle et à jamais disparues1.
La postérité §
On a comparé souvent l’impression mélancolique que produisent sur nous les bibliothèques, où sont entassés les travaux de tant de générations défuntes, à l’effet d’un cimetière peuplé de tombes. Cela ne nous a jamais semblé plus vrai que lorsqu’on y entre, non avec une curiosité vague ou un labeur trop empressé, mais guidé par une intention particulière d’honorer quelque nom choisi, et par un acte de piété studieuse à accomplir envers une mémoire. Si pourtant l’objet de notre étude ce jour-là, et en quelque sorte de notre dévotion, est un de ces morts fameux et si rares dont la parole remplit les temps, l’effet ne saurait être ce que nous disons : l’autel alors nous apparaît trop lumineux ; il s’en échappe incessamment un puissant éclat qui chasse bien loin la langueur des regrets et ne rappelle que des idées de durée et de vie. La médiocrité, non plus, n’est guère propre à faire naître en nous un sentiment d’espèce si délicate ; l’impression qu’elle cause n’a rien que de stérile, et ressemble à de la fatigue ou à de la pitié. Mais ce qui nous donne à songer plus particulièrement et ce qui suggère à notre esprit mille pensées d’une morale pénétrante, c’est quand il s’agit d’un de ces hommes en partie célèbres et en partie oubliés, dans la mémoire desquels, pour ainsi dire, la lumière et l’ombre se joignent ; dont quelque production toujours debout reçoit encore un vif rayon qui semble mieux éclairer la poussière et l’obscurité de tout le reste ; c’est quand nous touchons à l’une de ces renommées recommandables et jadis brillantes, {p. 577}comme il s’en est vu beaucoup sur la terre, belles aujourd’hui, dans leur silence, de la beauté d’un cloître qui tombe, et à demi-couchées, désertes et en ruine. Or, à part un très-petit nombre de noms grandioses et fortunés qui, par l’à-propos de leur venue, l’étoile constante de leurs destins, et aussi l’immensité des choses humaines et divines qu’ils ont les premiers reproduites glorieusement, conservent ce privilége éternel de ne pas vieillir, ce sort un peu sombre, mais fatal, est commun à qui porte dans l’ordre des lettres le titre de talent et même celui de génie. Les admirations contemporaines les plus unanimes et les mieux méritées ne peuvent rien contre ; la résignation la plus humble, comme la plus opiniâtre résistance, ne hâte ni ne retarde ce moment inévitable, où le grand poëte, le grand écrivain entre dans la postérité, c’est-à-dire où les générations dont il fut le charme et l’âme cédant la scène à d’autres, lui-même il passe de la bouche ardente et confuse des hommes à l’indifférence, non pas ingrate, mais respectueuse qui, le plus souvent, est la dernière consécration des monuments accomplis. Sans doute quelques pèlerins du génie, comme Byron les appelle, viennent encore et jusqu’à la fin se succéderont alentour ; mais la société en masse s’est portée ailleurs et fréquente d’autres lieux… Ce sentiment qui n’est pas sans tristesse, soit qu’on l’éprouve pour soi-même, soit qu’on l’applique à d’autres, nous devons tâcher du moins qu’il nous laisse sans amertume. Il n’a rien, à le bien prendre, qui soit capable d’irriter ou de décourager ; c’est un des mille côtés de la loi universelle. Ne nous y appesantissons jamais que pour combattre en nous l’amour du bruit, l’exagération de notre importance, l’enivrement de nos œuvres. Prémunis par là contre bien des agitations insensées, sachons nous tenir à un calme grave, à une habitude réfléchie et naturelle, qui nous fasse tout goûter selon la mesure, nous permette une justice clairvoyante, dégagée des préoccupations superbes, et, en sauvant nos productions sincères des changeantes saillies du jour et des jargons bigarrés qui passent, nous établisse dans la situation intime la meilleure pour y épancher le plus de ces vérités réelles, de ces beautés simples, de ces sentiments humains bien ménagés, dont, sous des formes plus ou moins neuves et durables, les âges futurs verront se confirmer à chaque épreuve l’éternelle jeunesse.
Eugénie de Guérin1
1805-1848. §
[Notice] §
Si la simplicité, le naturel, la grâce et la délicatesse sont des mérites classiques par excellence, on ne s’étonnera pas de voir figurer ici quelques pages du cahier où Eugénie de Guérin notait ses plus intimes pensées, sans songer qu’elle aurait des lecteurs. Le charme de ces confidences destinées à son frère tient à la sincérité qui les inspira. Rappelons qu’elles furent improvisées au jour le jour par une personne distinguée, qui ne voulut être et ne fut que l’ange gardien d’un foyer où la mère de famille n’était plus. Résignée à une médiocrité de fortune qui lui fermait l’avenir, elle avait concentré toutes ses espérances de bonheur sur le frère absent qu’elle ne revit que pour lui clore à jamais les paupières. C’est là son originalité frappante. Elle fut l’idéal de la sœur chrétienne ; elle aima dans Maurice une âme à sanctifier, un talent à glorifier. À la puissance des attaches humaines s’alliait dans cette tendresse un de ces intérêts éternels qui suffisent à s’emparer de l’être tout entier. Elle avait vécu de sa vie, elle faillit mourir de sa mort. Ce coup ne laissa debout que sa foi. Elle s’enferma dans son affliction comme en un sanctuaire où elle ne fit plus que chanter les litanies du souvenir.
Elle fut digne d’avoir un talent égal à son cœur. Dans l’enceinte étroite d’un horizon borné du côté de la terre, vouée à son devoir filial et fraternel, elle se plut à isoler sa vie dans un bonheur caché ou un deuil religieux.
Si elle chanta pour égayer la branche où était son nid, ce fut comme involontairement et à son insu. Aucun calcul d’amour-propre n’altéra la pure inspiration de ses épanchements. Elle eut l’âme triste ainsi que son frère, mais cette mélancolie n’avait rien d’énervant ; le courage fut ici du côté de la faiblesse, et ces soupirs d’un cœur mystique se concilient avec un bon sens prudent qui sut prendre pied sur terre, tout en ayant les yeux fixés vers la patrie de l’idéal.
Comme Maurice, elle eut aussi le sens profond des harmonies de la nature ; mais son pinceau est plus rapide et plus léger. Il semble qu’en face des spectacles qui l’enchantent elle ait hâte de monter du visible à l’invisible. Ses paysages ne sont que l’occasion de pieuses pensées. L’émotion morale l’emporte ici sur le ravissement des yeux. La description s’évapore en un sentiment.
{p. 579}N’ayant le plus souvent à parler que de la pluie et du beau temps, elle sut y mettre le je ne sais quoi, ce don secret qui d’un rien fait quelque chose. Elle eût découvert un monde dans un grain de sable, comme Bernardin de Saint-Pierre observant son fraisier.
On l’admire à force de l’aimer1.
Une visite d’enfant §
Le 14. — Une visite d’enfant me vint couper mon histoire hier. Je la quittai sans regret. J’aime autant les enfants que les pauvres vieux. Un de ces enfants est fort gentil, vif, éveillé, questionneur ; il voulait tout voir, tout savoir. Il me regardait écrire, et a pris le pulvérier pour du poivre dont j’apprêtais le papier. Puis il m’a fait descendre ma guitare qui pend à la muraille pour voir ce que c’était ; il a mis sa petite main sur les cordes, et il a été transporté de les entendre chanter. Qués aco qui canto aqui2 ? Le vent qui soufflait fort à la fenêtre l’étonnait aussi ; ma chambrette était pour lui un lieu enchanté, une chose dont il se souviendra longtemps, comme moi si j’avais vu le palais d’Armide. Mon Christ, ma sainte Thérèse, les autres dessins que j’ai dans ma chambre lui plaisaient beaucoup ; il voulait les avoir et les voir tous à la fois, et sa petite tête tournait comme un moulinet. Je le regardais faire avec un plaisir infini, toute ravie à mon tour de ces charmes de l’enfance. Que doit sentir une mère pour ces gracieuses créatures !
Après avoir donné au petit Antoine tout ce qu’il a voulu, je lui ai demandé une boucle de ses cheveux, lui offrant une des miennes. Il m’a regardée, un peu surpris : « Non, m’a-t-il dit, les miennes sont plus jolies. » Il avait raison ; des cheveux de trente ans sont bien laids auprès de ses boucles blondes. Je n’ai donc rien obtenu qu’un baiser. Ils sont doux les baisers d’enfant : il me semble qu’un lis s’est posé sur ma joue3.
Un réveil printanier §
Le 21. — Je crois que c’est aujourd’hui le premier jour du printemps. Je ne m’en doutais pas ; au froid qu’il fait, à la bise qui siffle, on se croirait en janvier. Encore un peu de temps et la froidure s’en ira : patience, pauvre impatiente que je suis de voir des fleurs, un beau ciel, de respirer l’air tout embaumé du printemps ! Quand j’en serai là, j’aurai quelques jours de plus, quelques soucis peut-être, et voilà comme les jouissances arrivent. J’ai fait pourtant un beau réveil. Comme j’ouvrais l’œil, une lune charmante passait sur ma fenêtre et rayonnait dans mon lit, et rayonnait si bien que tout à coup j’ai cru que c’était une lampe suspendue à mon contrevent. C’était joli à voir et bien doux, cette blanche lumière. Aussi l’ai-je contemplée, admirée, regardée jusqu’à ce qu’elle se fût cachée derrière le contrevent, pour reparaître ensuite et se cacher comme un enfant qui joue à clignette1.
Le 24. — Je vois un beau soleil qui du dehors vient resplendir dans ma chambrette. Cette clarté l’embellit et m’y retient, quoique j’aie envie de descendre. J’aime tant ce qui vient du ciel ! J’admire d’ailleurs ma muraille toute tapissée de rayons, et une chaise sur laquelle ils retombent comme des draperies. Jamais je n’eus plus belle chambre. C’est plaisir de s’y trouver et d’en jouir comme de chose à soi2. O le beau temps ! il me tarde d’en jouir, de respirer à plein gosier l’air de dehors, si suave aujourd’hui.
Une aumône §
Le 3 décembre. — Tout chantait le matin pendant que je faisais la prière : les pinsons, les grives et mon petit linot. C’était comme au printemps, et ce soir voilà des nuages, du froid, du sombre, l’hiver encore, le triste hiver. Je ne l’aime guère ; mais toutes les saisons sont bonnes, puisque Dieu les a faites. Que le givre, le vent, la neige, le brouillard, le sombre, que tout temps soit donc le bienvenu ! N’y a-t-il pas du mal à se plaindre quand on est chaudement près de son feu, tandis que tant de pauvres gens sont transis dehors ? Un mendiant a trouvé à midi ses délices dans une assiette de soupe chaude qu’on lui a servie sur la porte ; il se passait fort bien de soleil. Je puis donc bien m’en passer. C’est qu’il faut quelque chose d’agréable aujourd’hui que partout on s’amuse, et nous voulions faire notre mardi gras au soleil, en plein air, en promenade. Il a fallu se borner à celle du hameau, où tout le monde voulait nous fêter. Nous avons dit merci sans rien prendre, parce que nous étions après dîner. Les petits enfants sont venus à nous comme des poulets. Je leur ai fait piquer des noisettes que j’avais mises pour leur donner dans ma poche. Dans vingt ans encore ils se souviendront de notre visite, parce que nous leur avons donné quelque chose de bon, et ce souvenir leur sera doux. Voilà des noisettes bien employées. Je n’écrivis pas hier parce que je trouvais que ce n’était pas la peine d’écrire des riens. Il en est de même aujourd’hui ; tous nos jours se ressemblent à peu de chose près, quant au dehors seulement. La vie de l’âme est différente ; rien n’est plus varié, plus changeant, plus mobile1. N’en parlons pas, ce serait à l’infini quand il ne s’agirait que d’une heure. Je vais écrire à Louise. C’est me fixer dans l’aimable.
Le bassin de Téoulé §
Le 8 avril. — Je ne sais pourquoi je n’ai rien mis ici depuis quatre jours ; j’y reviens à présent que je me trouve seule dans ma chambre. La solitude fait écrire parce qu’elle fait penser. On entre en conversation avec son âme. Je demande à la mienne ce qu’elle a vu aujourd’hui, ce qu’elle a appris, ce qu’elle a aimé ; car chaque jour elle aime quelque chose. Ce matin j’ai vu un beau ciel, le marronnier verdoyant, et entendu chanter les petits oiseaux. Je les écoutais sous le grand chêne, près du Téoulé dont on nettoyait le bassin. Ces jolis chants et le lavage de fontaine1 me donnaient à penser diversement ; les oiseaux me faisaient plaisir, et, en voyant s’en aller toute bourbeuse cette eau si pure auparavant, je regrettais qu’on l’eût troublée, et me figurais notre âme quand quelque chose la remue ; la plus belle même se décharme quand on en touche le fond, car au fond de toute âme humaine il y a un peu de limon. Voilà bien la peine de prendre de l’encre pour écrire de ces inutilités2 !
L’ennui §
Le 5. — Pluie, vent froid, ciel d’hiver, le rossignol qui de temps en temps chante sous des feuilles mortes, c’est triste au mois de mai. Aussi suis-je triste en moi, malgré moi. Je ne voudrais pas que mon âme prît tant de part à l’état de l’air et des saisons, comme une fleur qui s’épanouit ou se ferme au froid ou au soleil.
Il ne faut pas garder l’ennui qui ronge l’âme. Je le compare à ces petits vers qui se logent dans le bois des chaises et des meubles, dont j’entends le crac-crac dans ma chambre quand ils travaillent et mettent leur loge en poussière. Que faire donc ? il ne m’est pas bon d’écrire, de répandre je ne sais quoi de troublé. Que la vase retombe au fond, et puis que l’eau coule, pas plus tôt. Laissons livres et plumes ; je sais quelque chose de mieux. Cent fois je l’ai essayé ; c’est la prière, la prière qui me calme. Quand devant Dieu, je dis à mon âme : « Pourquoi êtes-vous triste et pourquoi me troublez-vous ? » je ne sais quoi lui répond et fait qu’elle s’apaise à peu près comme quand un enfant pleure et qu’il voit sa mère. C’est que la compassion et tendresse divine est toute maternelle pour nous.
Le deuil §
Des visites, toujours des visites. Oh ! qu’il est triste de voir des vivants, d’entrer en conversation, de revoir le cours ordinaire des choses, quand tout est changé au cœur ! Mon pauvre ami, quel vide tu me fais ! Partout ta place sans t’y voir… Ces jeunes filles, ces jeunes gens, nos parents, nos voisins, qui remplissent en ce moment le salon, qui sont autour de toi mort, t’entoureraient vivant et joyeux ; car tu te plaisais avec eux, et leur jeune gaieté t’égayait.
Sans date. — Je ne sais ce que j’allais dire hier à cet endroit interrompu. Toujours larmes et regrets. Cela ne passe pas, au contraire : les douleurs profondes sont comme la mer, avancent, creusent toujours davantage. Huit soirs que tu reposes là-bas, à Andillac, dans ton lit de terre. O Dieu, mon Dieu ! consolez-moi ! Faites-moi voir et espérer au delà de la tombe, plus haut que n’est tombé ce corps. Le ciel, le ciel ! oh ! que mon âme monte au ciel !
Aujourd’hui grande venue de lettres que je n’ai pas {p. 584}lues. Que lire là-dedans ? Des mots qui ne disent rien. Toute consolation humaine est vide. Que j’éprouve cruellement la vérité de ces paroles de l’Imitation ! Ta berceuse est venue, la pauvre femme, tout en larmes, et portant gâteaux et figues que tu aurais mangés. Quel chagrin m’ont donné ces figues ! Le plus petit plaisir que je te vois venir me semble immense. Et le ciel si beau, et les cigales, le bruit des champs, la cadence des fléaux sur l’aire, tout cela qui te charmerait me désole. Dans tout je vois la mort. Cette femme, cette berceuse qui t’a veillé et tenu un an malade sur ses genoux, m’a porté plus de douleur que n’eût fait un drap mortuaire. Déchirante apparition du passé : berceau et tombe1.
Un rayon de gloire humaine §
Que dire ? que répondre ? Que m’annoncez-vous qui se prépare pour Maurice ! Pauvre rayon de gloire qui va venir sur sa tombe ! Que je l’aurais aimé sur son front, de son vivant, quand nous l’aurions vu sans larmes ! C’est trop tard maintenant pour que la joie soit complète, et néanmoins j’éprouve je ne sais quel triste bonheur à ce bruit funèbre de renommée qui va s’attacher au nom que j’ai le plus aimé. Oh ! le cœur voudrait tant immortaliser ce qu’il aime ! Maurice, mon ami, vit toujours ; il s’est éteint, il a disparu d’ici-bas comme un astre meurt en un lieu pour se rallumer dans un autre. Que cette pensée me console, me soutient dans cette séparation ! que j’y rattache d’espérances ! Ce rayon qui va passer sur Maurice, je le vois descendre du ciel ; c’est le reflet de son auréole, de cette couronne qui brille au front des élus, des intelligences sauvées. Celles qui se perdent n’ont rien devant Dieu qui leur reste, qui les marque, quelque signe de distinction que les hommes leur fassent ; car toute gloire humaine passe vite.
Nisard
Né en 1806. §
[Notice] §
Critique conservateur, M. Nisard a fait un livre qui manquait à la France. Il est le premier, il est le seul qui ait consacré à l’histoire de notre littérature un monument qu’on peut appeler national ; car nul sujet n’intéresse plus vivement notre gloire. Œuvre de talent, de science et de volonté courageusement soutenue pendant vingt-cinq années d’études, ce beau travail est un exemple considérable dans un temps qui se plaît à l’improvisation et à la fantaisie, ou répugne à la discipline comme à une servitude. Au lieu de flatter les goûts dominants qui récompensent leurs courtisans par la popularité, M. Nisard s’est imposé le devoir périlleux de représenter le respect des traditions et des principes qui sauvegardent l’intégrité du génie français, à savoir la raison, la mesure, la règle, et ce bon sens délicat qui est la substance même de toute éloquence. Aussi est-il un maître dans toute la force du mot : par l’accent et l’autorité de ses doctrines, nul n’est plus propre à diriger, à féconder les esprits ; nul ne forme plus sûrement le goût par la ferveur de ses convictions persuasives. Nul n’a plus contribué à raviver sans superstition la foi classique, et à convertir les indifférents à la religion du beau ou du vrai par une admiration réfléchie dont le plaisir sévère se communique aux indifférents ou aux rebelles. Moraliste pénétrant, il excelle aussi dans l’art de peindre les traits d’un caractère et d’un esprit. Cet ouvrage définitif participe à la perfection des écrivains qu’il analyse. Son style serré, savant et fin, unit la correction à l’agrément, l’art des nuances à la solidité, l’ingénieux au judicieux. Il condense la pensée avec une énergie qui se pare d’élégance. Il ajoute de nouveaux modèles à ceux dont il nous fait si bien comprendre et sentir les mérites.
La critique au dix-neuvième siècle §
Si je ne suis pas dupe d’un vain désir de distinguer, il y a eu, de notre temps, quatre sortes de critique littéraire. La première1 est comme une partie nouvelle et {p. 586}essentielle de l’histoire générale. Les révolutions de l’esprit, les changements du goût, les chefs-d’œuvre en sont les événements ; les écrivains en sont les héros. On y fait voir l’influence de la société sur les auteurs, des auteurs sur la société : c’est proprement l’histoire des affaires de l’esprit.
La seconde sorte1 de critique est à la première ce que les mémoires sont à l’histoire. Elle s’occupe plus de la chronique2 des lettres que de leur histoire, et elle fait plus de portraits que de tableaux. Pour elle, tout auteur est un type, et aucun type n’est méprisable. Aussi, ne donne-t-elle pas de rangs ; elle se plaît aux talents aussi divers que les visages. Elle est moins touchée des lois générales de l’esprit que des variétés de la vie individuelle. Pour le fond comme pour la méthode, cette critique est celle qui s’éloigne le plus de la forme de l’enseignement, et qui a l’allure la plus libre. La pénétration qui ne craint pas d’être subtile, la sensibilité, la raison, pourvu qu’elle ne sente pas l’école, le caprice même à l’occasion, le fini du détail, l’image transportée de la poésie dans la prose, telles en sont les qualités éminentes. En lisant certaines Causeries sur des lettres illustres, on pense à Plutarque et à Bayle3, et on les retrouve.
La troisième4 sorte de critique choisit, parmi tous les objets d’étude qu’offrent les lettres, une question qu’elle traite à fond, en prenant grand soin de n’en avoir pas l’air.
S’agit-il, par exemple, de l’usage des passions5 dans le drame, elle recueille dans les auteurs dramatiques les plus divers et les plus inégaux les traits vrais ou spécieux dont ils ont peint une passion ; elle compare les morceaux, non pour donner des rangs, mais pour faire profiter de ces rapprochements la vérité et le goût ; elle y ajoute ses propres pensées, et de ce travail de comparaison et de {p. 587}critique, elle fait ressortir quelque vérité de l’ordre moral. C’est là son objet : tirer des lettres un enseignement pratique, songer moins à conduire l’esprit que le cœur, prendre plus de souci de la morale que de l’esthétique. C’est de la littérature comparée qui conclut par de la morale.
J’éprouve quelque embarras à définir la quatrième sorte de critique1. Celle-ci se rapproche plus d’un traité ; elle a la prétention de régler les plaisirs de l’esprit, de soustraire les ouvrages à la tyrannie du chacun son goût, d’être une science exacte2, plus jalouse de conduire l’esprit que de lui plaire. Elle s’est fait un idéal de l’esprit humain dans les livres ; elle s’en est fait un du génie particulier de la France, un autre de sa langue3 ; elle met chaque auteur et chaque livre en regard de ce triple idéal4. Elle note ce qui s’en rapproche : voilà le bon ; ce qui s’en éloigne : voilà le mauvais. Si son objet est élevé, si elle ne fait tort ni à l’esprit humain qu’elle étudie dans son imposante unité, ni au génie de la France, qu’elle veut toujours montrer semblable à lui-même, ni à notre langue qu’elle défend contre les caprices de la mode, il faut avouer qu’elle se prive des grâces5 que donnent aux trois premières sortes de critique la diversité, la liberté, l’histoire mêlée aux lettres, la beauté des tableaux, la vie des portraits, les rapprochements de la littérature comparée. J’ai peut-être des raisons personnelles pour ne pas mépriser ce genre ; j’en ai plus encore pour le trouver difficile et périlleux.
Sous chacun de ces trois premiers genres tout lecteur met des noms célèbres, en faisant une place à part pour celui de l’écrivain supérieur6 qui a élevé la critique à la hauteur de l’histoire, et prouvé que la science littéraire n’est pas la moins relevée des sciences morales. Quant au quatrième genre, les lecteurs de ce livre diront s’il répond à une réalité, ou si l’auteur n’a pas pris pour un genre son défaut de génie pour les trois autres.
{p. 588}Il y a une autre sorte1 de critique qui ne se pique point d’être un genre, et qui en refuserait l’éloge. L’art de lire les bons livres serait son vrai nom. Elle parle plus volontiers de ses plaisirs que de ses dégoûts ; elle tient plus à nous faire aimer les beautés des livres qu’à nous rendre trop délicats sur les défauts des écrivains. S’il n’avait pas suffi, pour l’inventer, de la justesse d’esprit et de la candeur d’âme dans un homme de bien, je dirais de l’écrivain qui s’y est fait de nos jours une aimable célébrité qu’il en a pris le modèle à Fénelon et à Rollin.
La critique est la faculté générale et dominante du dix-neuvième siècle. Elle a attiré à elle et gardé pour elle des talents qui avaient donné des gages éclatants à la poésie, au théâtre, au roman. Elle est l’âme de tous les ouvrages ; elle est mêlée à tous les genres.
Appliquée à l’histoire des beaux-arts et au jugement des chefs-d’œuvre de la peinture2, elle a, dans des pages d’une justesse et d’une finesse exquises, tracé l’histoire des grandes écoles et appelé sur l’œuvre du plus doux et du plus expressif de nos peintres, Eustache Lesueur, un retour de célébrité auquel est associé désormais son historien.
Nous avons, vers le milieu de ce demi-siècle, admiré comme auditeurs, et nous admirons aujourd’hui comme lecteurs, une brillante application de la critique3 à l’histoire de la philosophie. C’étaient de belles fêtes pour l’esprit que ces leçons où l’exposition la plus lucide mettait sous nos yeux les quatre systèmes élémentaires nés des premières réflexions de l’homme sur lui-même, sensualisme, idéalisme, scepticisme, mysticisme4 ; où la dialectique la plus pénétrante démêlait le vrai d’avec le faux dans chaque système, et combattait les erreurs de l’un par les vérités de l’autre ; où l’éloquence inspirée du seul intérêt de ces hautes matières nous rendait quelque chose de l’ampleur de Descartes et de l’éclat de Malebranche ; où, charmés et persuadés, nous sentions notre nature morale s’élever et s’améliorer par les mêmes plaisirs d’esprit qui formaient notre goût.
{p. 589}Ces leçons, devenues des livres, ont gardé dans leurs parties les plus solides les qualités du grand style ; et, dans tout ce qui n’est que brillant, elles en ont encore les grands airs. Peut-être eût-on désiré pour une si belle plume une fortune plus haute que l’histoire ou la critique des systèmes ; peut-être un nouvel effort supérieur d’invention et de démonstration, pour nous faire monter quelques échelons de plus vers l’inaccessible, eût-il plus servi la philosophie que les modestes affirmations de l’éclectisme1. En tout cas, ce regret ne fait pas tort à l’homme illustre qui nous avait donné tant d’ambition pour lui, et il ne nous rend pas indifférents à ce qui fut, il y a vingt ans, comme un souffle puissant de spiritualisme qui purifia notre atmosphère intellectuelle des grossières vapeurs que le sensualisme du dix-huitième siècle y avait répandues.
Est-il vrai que plus d’un auditeur de la Sorbonne, sous le charme de tant de belles paroles sur Dieu, l’homme, le monde et leurs rapports, s’achemina vers Notre-Dame2 plus qu’à demi conquis aux vérités religieuses qu’enseignaient, du haut de la chaire chrétienne, des prédicateurs plus éloignés des voies des grands sermonnaires que le philosophe ne l’était des voies de Descartes ? Étaient-ce des gens touchés allant du Dieu de l’éclectisme au Dieu de l’Évangile, ou des Athéniens courant d’une tribune à une autre tribune, du plaisir de la parole au plaisir de la parole ? En tout cas, la Sorbonne était digne de recruter pour Notre-Dame, et si on lui en donne la louange, c’est un honneur que ne refuserait pas la philosophie la plus jalouse de rester distincte de la religion.
La langue française et l’art d’écrire §
Dans les principales conditions de notre langue, — je veux bien ne pas dire priviléges, pour échapper à l’envie, — la propriété, la clarté, la précision, la liaison, qu’y a-t-il pour la commodité de l’écrivain ? Ces qualités d’obligation, sans lesquelles on n’écrit rien de durable en France, sont {p. 590}comme autant de priviléges pour le lecteur ; pour l’écrivain, ce sont des charges et des devoirs. Quiconque a tenu une plume sait ce qu’il en coûte pour être goûté, ou seulement pour n’être pas rebuté. Que d’efforts pour être clair, simple, précis, pour ne se servir que des termes propres, c’est-à-dire pour n’être pas un méchant écrivain !
De là, chez presque tous ceux qui ont du goût, une grande répugnance à écrire. Ils sentent déjà la difficulté, et ils craignent la fatigue, que ne paye pas toujours le succès. Aussi n’y a-t-il d’écrivains résolus que ceux qui sont doués extraordinairement, ou cette foule qui n’a pas conscience de la difficulté1.
Au reste, l’art n’est pas facile, même aux mieux doués. Ce que l’histoire anecdotique de nos grands écrivains nous raconte de ces manuscrits raturés à toutes les lignes, de ces rédactions premières qui n’ont été que des tâtonnements laborieux, nous autorise à dire que la langue française, si complaisante pour le lecteur, est sans pitié pour l’écrivain.
Pour écrire clairement en français, c’est-à-dire pour arracher les idées de ce fonds obscur où nous les concevons, et les amener à la pleine lumière, que d’efforts et de travail ! Si nous ne les voyions pas, dans le lointain, poindre devant nous comme des lueurs qui nous attirent invinciblement et nous dérobent la longueur du chemin, qui donc entreprendrait un si rude labeur ? Quelques-unes naissent spontanément et tout exprimées ; c’est la facile conquête de ceux qui sont nés sous une constellation heureuse : mais combien d’autres qui sont le fruit d’une poursuite ingrate ; qu’il faut remanier sans cesse ; qui, après avoir contenté un moment l’écrivain, le rebutent2 ; qui ne paraissent jamais qu’une image imparfaite du vrai, mais non le vrai lui-même ! Faut-il parler de la défiance que doit avoir l’écrivain de cette demi-clarté trompeuse, qui peut lui suffire, mais qui laisse le lecteur dans les ténèbres ? Le plaisir même que donne à l’inventeur une vérité trouvée ne lui est permis que le jour où tout le monde la voit comme lui ; jusque-là, c’est peut-être un piége. Malheur à qui se {p. 591}contente trop facilement1 ! Molière l’a dit : c’est une marque de médiocrité d’esprit. Les joies de l’art sont rares et austères2 : ce n’est que le plus noble de tous les travaux imposés à la race d’Adam. L’écrivain qui jouit tout seul de son esprit ne mérite guère plus d’estime qu’un oisif, dans une société où tout le monde travaille.
De même avant d’être précis, que de fois n’est-on pas vague ! Combien de termes qui n’appartiennent pas à la langue du sujet, et qui s’y introduisent par le relâchement de l’attention, par la mémoire, par l’imitation ! Combien d’autres dont s’est emparé l’usage ou plutôt la mode du jour, et dont le sens est étendu à tant de choses qu’il ne désigne plus rien de distinct ! Que de tours languissants et embarrassés se présentent avant le vrai tour, le seul qui donne à la pensée sa physionomie et son mouvement ! Que d’expressions qui ne déterminent pas les choses, et dont nous sommes si prompts à nous contenter, soit mollesse de conception, soit fatigue ou paresse3 ! Que dire des inexactitudes qui se glissent dans l’effort même que nous faisons pour être exacts, et de nos illusions dans l’emploi de ce que nous appelons les nuances, lesquelles, au lieu d’être des aspects différents de la pensée, ne sont souvent que de vaines images qui nous la cachent !
Les figures, les métaphores, sont des piéges du même genre, et dont il n’est guère plus facile de se garder. À qui n’en vient-il pas dans l’esprit par cette porte banale de la mémoire, toujours ouverte à tout ce qui est imitation et mode ? Notre langue ne souffre point ces ombres qui se placent entre notre pensée et nous ; c’est le premier devoir de l’écrivain de s’en défier, ou plutôt de les chasser courageusement, comme Énée dissipait les ombres avec son épée. Ces images sont le plus souvent des effets du sang, des fumées qui nous montent au cerveau4. Les littératures les plus riches en images sont les plus pauvres d’idées. Certains {p. 592}écrivains sont pleins d’images ; tout reluit, tout brille, tout étincelle ; mettez tout cela au creuset : pour quelques parcelles d’or, que de cendre ! L’image ne doit être que le dernier degré d’exactitude, ou plutôt elle ne doit être que la pensée elle-même exprimée en perfection ; mais pour une qui remplit cet office, combien qui ne sont que des apparences de la pensée !
Enfin, quel esprit cultivé ne sera pas d’accord avec moi sur ce qu’il en coûte, dans notre langue, pour lier le discours et n’y employer que les termes propres ? Pour la propriété, ce n’est pas assez d’être bien doué ; il faut savoir la langue et avoir pesé dans les écrits des modèles ce que valent les mots dont nous nous servirons à notre tour. Il faut que l’étude les place dans la mémoire de l’écrivain, qui les y garde, comme de l’argent qui dort, jusqu’au jour où l’inspiration les en tire, les anime de sa propre vie, en sorte que, tout en ayant le même sens, ils lui appartiennent néanmoins par l’emploi qu’il en fait. Il doit donc réunir deux qualités qui semblent s’exclure : il doit être savant et inspiré. S’il n’est que savant, il répétera froidement et sans effet ce qui a été mieux dit par d’autres ; s’il n’est qu’inspiré, il risquera de parler dans une langue qui ne sera comprise que de lui.
Quant à la liaison, à cette suite et à cette jointure des idées, dont Horace a admiré la puissance en homme qui en avait senti la difficulté, que d’efforts d’attention n’y faut-il pas ! Que de fois la force d’esprit qui doit tenir toutes ces pièces rangées ne fléchit-elle point ! Quels soins pour disposer dans l’ordre naturel tant de pensées qui se présentent isolément et avant leur tour, pour reconnaître les points par où elles se touchent, pour faire un tissu indestructible de tous ces fils dispersés !
La réunion de ces diverses conditions, une certaine facilité apparente qui cache au lecteur jusqu’à la trace des efforts qu’elle a coûtés, voilà ce qui constitue un bon écrit, ou plutôt une chose écrite en français ; car je ne donne pas ici le secret du génie. Ai-je ce secret1 ? et qui peut se vanter de l’avoir ? J’indique ce que veut la langue française de quiconque prend la plume ; et ces réflexions sur les lois du discours regardent, non ceux qui ont le don du discours, mais les esprits, en grand nombre, qui peuvent se {p. 593}perfectionner par la culture, et tirer du travail des ressources qui les sauvent du ridicule de mal écrire. Le ridicule, est-ce assez dire ? il n’y va pas seulement de notre vanité, notre vie même peut y être engagée ; car celui qui s’est fait écrivain, et qui ne sait ni ne pratique les lois du discours, combien n’est-il pas à la merci des hommes et des choses !
La fable et La Fontaine §
Je ne ferai point de dissertation sur la fable. À regarder ce genre trop en savant, on se jette, comme Lessing1, dans des subtilités. La fable, du moins, aurait dû échapper aux théories. Je ne sais si c’est la tyrannie ou la liberté qui donna naissance à l’apologue ; je me borne à remarquer qu’on a goûté ce genre dans des pays et dans des temps fort divers, et que de toutes les conventions littéraires qu’on nomme genres, il n’en est aucune dont s’accommodent un plus grand nombre d’esprits. Il n’y faut ni savoir ni points de vue particuliers. Si un certain degré de culture est nécessaire pour en goûter toutes les beautés, il suffit d’avoir l’esprit sain pour s’y plaire. On lit des fables à tous les âges de la vie, et les mêmes fables ; à chaque âge elles donnent tout le plaisir qu’on peut tirer d’un ouvrage de l’esprit, et un plaisir proportionné2.
Dans l’enfance, ce n’est pas la morale de la fable qui frappe, ni le rapport du précepte à l’exemple ; mais on s’y intéresse aux propriétés des animaux et à la diversité de leurs caractères. Les enfants y reconnaissent les mœurs du chien qu’ils caressent, du chat dont ils abusent, de la souris dont ils ont peur ; toute la basse-cour, où ils se plaisent mieux qu’à l’école. Ils y retrouvent ce que leur mère leur a dit des bêtes féroces : le loup dont on menace les méchants enfants, le renard qui rôde autour du poulailler, le {p. 594}lion dont on leur a vanté les mœurs clémentes1. Ils s’amusent singulièrement des petits drames dans lesquels figurent ces personnages ; ils y prennent parti pour le faible contre le fort, pour le modeste contre le superbe, pour l’innocent contre le coupable. Ils en tirent ainsi une première idée de la justice. Les plus avisés, ceux devant lesquels on ne dit rien impunément, vont plus loin ; ils savent saisir une première ressemblance entre les caractères des hommes et ceux des animaux : j’en sais qui ont cru voir telle de ces fables se jouer dans la maison paternelle. L’esprit de comparaison se forme insensiblement dans leurs tendres intelligences. Ils apprennent du fabuliste à reconnaître leurs impressions, à se représenter leurs souvenirs. En voyant peint si au vif ce qu’ils ont senti, ils s’exercent à sentir vivement. Ils regardent mieux et avec plus d’intérêt. C’est là, pour cet âge, le profit proportionné2.
{p. 595}Les fables ne sont pas le livre des jeunes gens ; ils préfèrent les illustres séducteurs, qui les trompent sur eux-mêmes et leur persuadent qu’ils peuvent tout ce qu’ils veulent, que leur force est sans bornes et leur vie inépuisable1. Ils sont trop superbes pour goûter ce qu’enfants on leur a donné à lire. C’était une lecture de père de famille, dans le temps des conseils minutieux et réitérés, où le fabuliste était complice des réprimandes, et le docteur de la morale domestique. Mais si, dans cet orgueil de la vie, il en est un qui, par désœuvrement ou par fatigue des plaisirs, ouvre le livre dédaigné, quelle n’est pas sa surprise, en se retrouvant parmi ces animaux auxquels il s’était intéressé enfant, de reconnaître par sa propre réflexion, non plus sur la parole du maître ou du père, la ressemblance de leurs aventures avec la vie, et la vérité des leçons que le fabuliste en a tirées !
Ce temps d’ivresse passé2, quand chacun a trouvé enfin la mesure de sa taille en s’approchant d’un plus grand ; de ses forces, en luttant avec un plus fort ; de son intelligence, en voyant le prix remporté par un plus habile ; quand la maladie, la fatigue lui ont appris qu’il n’y a {p. 596}qu’une mesure de vie ; quand il en est arrivé à se défier même de ses espérances, alors revient le fabuliste qui savait tout cela, qui le lui dit et qui le console, non par d’autres illusions, mais en lui montrant son mal au vrai, et tout ce qu’on en peut ôter de pointes par la comparaison avec le mal d’autrui.
Vieillards enfin, arrivés au terme « du long espoir et des vastes pensées »
,
le fabuliste nous aide à nous souvenir. Il nous remet notre vie sous nos yeux, laissant la
peine dans le passé, et nous réchauffant par les images du plaisir. Enfermés dans ce petit
espace de jours précaires et comptés, quand la vie n’est plus que le dernier combat contre la
mort, il nous en rappelle le commencement et nous en cache la fin. Tout nous y plaît : la
morale qui se confond avec notre propre expérience, en sorte que lire le fabuliste, c’est
ruminer ; l’art, dont nous sommes touchés jusqu’à la fin de notre vie, comme d’une vérité
supérieure et immortelle ; les mœurs et les caractères des animaux, auxquels nous prenons le
même plaisir qu’étant enfants, soit ressouvenir des imperfections des hommes, soit effet de
cette ressemblance justement remarquée entre les goûts de la vieillesse et ceux de l’enfance.
Il est peu de vieillards qui n’aient quelque animal familier : c’est quelquefois le dernier
ami ; celui-là du moins est éprouvé. Il souffre nos humeurs, il joue avec la même grâce pour
le vieillard que pour l’enfant. Le maître du chien n’a ni âge, ni condition, ni fortune ; le
faible est pour le chien le seul puissant de ce monde ; le vieillard lui est un enfant aux
fraîches couleurs ; le pauvre lui est roi.
Il est vrai qu’en attribuant toutes ces propriétés à la fable, nous avons involontairement en vue le genre tel que La Fontaine l’a traité. Cependant Ésope, Phèdre, ses deux modèles dans l’antiquité, donnent la même sorte de plaisir et de profit, quoique à un degré moindre. Mais la fable, dans toute sa grâce et dans tout son effet moral1, est de l’invention de La Fontaine.
[Notice] Maurice de Guérin
1810-1839. §
[Notice] §
Fils d’une race noble, mais dont la fortune était déchue, né au château du Cayla, sous le ciel inspirateur de la gaie science, élevé dans un milieu patriarcal, Maurice de Guérin appartient à la famille des René et des Oberman. Il en est pour ainsi dire l’enfant aimable, enseveli dans sa robe d’innocence, après avoir vu quelques matinées de printemps.
Sa biographie nous offre une des variétés choisies du Jeune homme pauvre, aux prises avec les dures nécessités de la vie. Des instincts religieux et poétiques, les inquiétudes d’une mélancolie précoce le conduisirent en 1832 sous les ombrages de la Chenaie, dans ce monastère laïque fondé par M. de Lamennais, et qu’un orage devait bientôt disperser.
Il fut le paysagiste de cette colonie renommée, où prédominaient les docteurs. Mais il s’aperçut bientôt qu’il s’était mépris en y cherchant un asile. À l’exaltation d’une ferveur factice succédèrent les perplexités et les doutes. Brisant alors, non sans douleur, des liens qui lui étaient devenus chers, il quitta son ermitage philosophique pour se fixer à Paris, et s’y vouer à ses goûts d’étude, sans autre fortune que son talent. Il apprit aux dépens de son repos et de sa santé que si la littérature est le plus ravissant des loisirs, elle sera toujours la plus impitoyable des professions.
On lira dans son journal ou ses lettres adressées à sa sœur Eugénie, à son ange gardien, dont la tendresse remplaçait pour lui l’affection d’une mère, le récit de ses luttes courageuses et fières, de ses désenchantements et de ses souffrances1. Bornons-nous à dire que ces épreuves morales eurent un contre-coup physique. La vie fut atteinte chez lui dans ses sources. Sous une sérénité apparente se cachait la blessure d’une âme frappée à mort.
Quand la destinée sembla s’attendrir en sa faveur, cette tardive clémence ne fut qu’une cruauté de plus ; car s’il entrevit un instant le bonheur dans une alliance qui lui assurait l’aisance, la dignité d’un loisir indépendant et les joies domestiques, il ne put jouir de ces biens, et expira en vue de la terre promise.
{p. 599}Il eut la mélancolie pittoresque ; mais, étranger à tout artifice, il n’apprit son art dans aucune école. Ses descriptions touchantes lui échappent comme un cri d’enthousiasme, comme l’élan d’une prière, comme le tressaillement involontaire d’un cœur ému. Écho sonore, son âme correspondait avec les choses par des sympathies intimes dont l’accent pénètre et ravit. Tantôt il a une sensibilité toute virgilienne, tantôt il rappelle Lucrèce, par exemple dans l’esquisse splendide intitulée le Centaure, et qui ressemble à un fragment de marbre antique.
Peindre et rêver, telle fut sa vocation ; mais il ne put la satisfaire en sécurité. Errante d’exil en exil, ou enchaînée à des soucis inférieurs, sa belle intelligence ne trouva le repos que dans le dernier sommeil.
Après tout, Maurice de Guérin est plutôt à envier qu’à plaindre ; car les heures de sa vie si courte furent bien remplies, puisque après avoir goûté ce qu’il y a de meilleur ici-bas, aimer et être aimé, il a laissé une trace qui ne s’effacera pas1.
Le vent §
Le 1er mai. — Dieu que c’est triste ! du vent, de la pluie et du froid. Ce 1er mai me fait l’effet d’un jour de noces devenu jour de convoi. Hier au soir, c’était la lune, les étoiles, un azur, une limpidité, une clarté à vous mettre aux anges. Aujourd’hui, je n’ai vu autre chose que les ondées courant dans l’air les unes sur les autres par grandes colonnes qu’un vent fou chasse à outrance devant lui. J’ai vu ce vent, à travers mes vitres, faisant rage contre les arbres, les désespérant. Il s’abattait parfois sur la forêt avec une telle impétuosité qu’il la bouleversait comme une mer, et que je croyais voir la forêt tout entière pivoter et tournoyer sur ses racines comme un immense tourbillon. Les quatre grands sapins, derrière la maison, recevaient de temps à autre de si rudes coups qu’ils semblaient prendre l’épouvante et poussaient comme des hourras de terreur à faire trembler. Les oiseaux qui s’aventuraient à voler étaient emportés comme des pailles ; je les voyais, marquant à peine leur faible lutte contre le courant et pouvant tout au plus tenir leurs ailes étendues, s’en aller à la dérive la plus rapide. Ceux qui restent cachés donnent à {p. 600}peine quelques signes de vie en commençant leur chant qu’ils n’achèvent pas. Les fleurs sont ternies et comme chiffonnées, tout est affligé. Je suis plus triste qu’en hiver. Par ces jours-là, il se révèle au fond de mon âme, dans la partie la plus intime, la plus profonde de sa substance, une sorte de désespoir tout à fait étrange ; c’est comme le délaissement et les ténèbres hors de Dieu. Mon Dieu, comment se fait-il que mon repos soit altéré par ce qui se passe dans l’air, et que la paix de mon âme soit ainsi livrée au caprice des vents ? Oh ! c’est que je ne sais pas me gouverner, c’est que ma volonté n’est pas unie à la vôtre, et, comme il n’y a pas autre chose où elle puisse se prendre, je suis devenu le jouet de tout ce qui souffle sur la terre1.
Le printemps §
3 mai. — Jour réjouissant, plein de soleil, brise tiède, parfums dans l’air ; dans l’âme, félicité. La verdure gagne à vue d’œil ; elle s’est élancée du jardin dans les bosquets, elle domine tout le long de l’étang ; elle saute, pour ainsi dire, d’arbre en arbre, de hallier en hallier, dans les champs et sur les coteaux, et je la vois qui a déjà atteint la forêt et commence à s’épancher sur sa large étendue. Bientôt elle {p. 601}aura débordé aussi loin que l’œil peut aller, et tous ces grands espaces clos par l’horizon seront ondoyants et mugissants comme une vaste mer, une mer d’émeraude. Encore quelques jours et nous aurons toute la pompe, tout le déploiement du règne végétal.
La mer agitée §
8 décembre. — Hier le vent d’ouest soufflait avec furie. J’ai vu l’Océan agité ; mais ce désordre, quelque sublime qu’il soit, est loin de valoir, à mon gré, le spectacle de la mer sereine et bleue. Ou plutôt, pourquoi dire que l’un ne vaut pas l’autre ? Qui pourrait mesurer ces deux sublimités et dire : la seconde dépasse la première ? Disons seulement : mon âme se complaît mieux dans la sérénité que dans l’orage. Hier c’était une immense bataille dans les plaines humides. On eût dit, à voir bondir les vagues, ces innombrables cavaleries de Tartares qui galopent sans cesse dans les plaines de l’Asie. L’entrée de la baie est comme défendue par une chaîne d’îlots de granit : il fallait voir les lames courir à l’assaut et se lancer follement contre ces masses avec des clameurs effroyables ; il fallait les voir prendre leur course et faire à qui franchirait le mieux la tête noire des écueils. Les plus hardies ou les plus lestes sautaient de l’autre côté en poussant un grand cri ; les autres, plus lourdes ou plus maladroites, se brisaient contre le roc en jetant des écumes d’une éblouissante blancheur, et se retiraient avec un grondement sourd et profond. Nous étions témoins de ces luttes étranges, du haut d’une falaise où nous avions peine à tenir contre les furies du vent. Nous étions là, le corps incliné, les jambes écartées pour élargir notre base, pour résister avec plus d’avantage, et les deux mains cramponnées à nos chapeaux pour les assurer sur nos têtes. Le tumulte immense de la mer, la course bruyante des vagues, celle, non moins rapide, mais silencieuse, des nuages, les oiseaux de marine qui flottaient dans le ciel et balançaient leurs corps grêles entre deux ailes arquées et d’une envergure démesurée, tout cet ensemble d’harmonies sauvages et retentissantes qui venaient toutes converger à l’âme de deux êtres de cinq pieds {p. 602}de hauteur, plantés sur la crête d’une falaise, secoués comme des feuilles par l’énergie du vent, et qui n’étaient guère plus apparents dans cette immensité que deux oiseaux perchés sur une motte de terre : oh ! c’était quelque chose d’étrange et d’admirable, un de ces moments d’agitation sublime et de rêverie profonde tout ensemble, où l’âme et la nature se dressent de toute leur hauteur l’une en face de l’autre.
À quelques pas de nous, il y avait un groupe d’enfants abrités contre un rocher, et paissant un troupeau répandu sur l’escarpement de la côte.
Jetez un vaisseau en péril sur cette scène de la mer, tout change : on ne voit plus que le vaisseau. Heureux qui peut contempler la nature déserte et solitaire ! Heureux qui peut la voir se livrant à ses jeux terribles sans danger pour aucun être vivant !
De la hauteur nous descendîmes dans une gorge où s’ouvre une retraite marine (comme savaient en décrire les Anciens) à quelques flots de la mer qui viennent s’y reposer. Des masses énormes de granit gris, bariolées de mousses blanches, sont répandues en désordre sur le penchant de la colline où s’est creusée cette anse. On dirait, tant elles sont étrangement posées et inclinées vers la chute, qu’un géant s’est amusé un jour à les faire rouler du haut de la côte, et qu’elles se sont arrêtées là où elles ont rencontré un obstacle, les unes à quelques pas du point de départ, les autres à mi-côte ; mais ces obstacles semblent les avoir plutôt suspendues qu’arrêtées dans leur course ; car elles paraissent toujours prêtes à rouler. Le bruit des vents et des flots, qui s’engouffre dans cet enfoncement sonore, y rend les plus belles harmonies. Nous y fîmes une halte assez longue, appuyés sur nos bâtons et tout émerveillés1…
Un foyer hospitalier §
Le 20. — Je n’ai jamais goûté avec autant d’intensité et de recueillement le bonheur de la vie de famille1. Jamais ce parfum qui circule dans tous les appartements d’une maison pieuse et heureuse ne m’a si bien enveloppé. C’est comme un nuage d’encens invisible que je respire sans cesse. Tous ces menus détails de la vie intime, dont l’enchaînement constitue la journée, sont pour moi autant de nuances d’un charme continu qui va se développant d’un bout à l’autre du jour.
Le salut du matin qui renouvelle en quelque sorte le plaisir de la première arrivée ; le déjeuner, repas dans lequel on fête immédiatement le bonheur de s’être retrouvés ; la promenade qui suit, sorte de salut et d’adoration que nous allons rendre à la nature ; notre rentrée et notre clôture dans une chambre toute lambrissée à l’antique, donnant sur la mer, inaccessible au bruit du ménage, en un mot, vrai sanctuaire du travail ; le dîner qui nous est annoncé, non par le son de la cloche qui rappelle trop le collége ou la grande maison, mais par une voix douce ; la gaieté, les vives plaisanteries, les causeries ondoyantes qui flottent sans cesse durant le repas ; le feu pétillant de branches sèches autour duquel nous pressons nos chaises ; les douces choses qui se disent à la chaleur de la flamme qui bruit tandis que nous causons ; et, s’il fait soleil, la promenade au bord de la mer qui voit venir à elle une mère, son enfant dans les bras ; les lèvres roses de la petite fille qui parlent en même temps que les flots ; quelquefois les larmes qu’elle {p. 604}verse, et les cris de sa douleur enfantine sur le rivage de la mer ; nos pensées à nous, en considérant la mère et l’enfant qui se sourient, ou l’enfant qui pleure et la mère qui tâche de l’apaiser avec la douceur de ses caresses et de sa voix ; l’Océan qui va toujours roulant son train de vagues et de bruits ; les branches mortes que nous coupons en nous en allant çà et là dans le taillis, pour allumer au retour un feu prompt et vif ; ce petit travail de bûcheron qui nous rapproche de la nature et nous rappelle l’ardeur singulière de M. Féli1 pour le même labeur ; les heures d’étude et d’épanchement poétique, qui nous mènent jusqu’au souper ; ce repas qui nous appelle avec la même douce voix et se passe dans les mêmes joies que le dîner, mais moins éclatantes, parce que le soir voile tout, tempère tout ; la soirée qui s’ouvre par l’éclat d’un feu joyeux, et, de lecture en lecture, de causeries en causeries, va expirer dans le sommeil ; à tous les charmes d’une telle journée ajoutez je ne sais quel rayonnement angélique, quel prestige de paix, de fraîcheur et d’innocence, que répandent la tête blonde, les yeux bleus, la voix argentine, les ris, les petites moues pleines d’intelligence d’un enfant qui, j’en suis sûr, fait envie à plus d’un ange, qui vous enchante, vous séduit, vous fait raffoler avec un léger mouvement de ses lèvres, tant il y a de puissance dans la faiblesse ! à tout cela ajoutez enfin les rêves de l’imagination, et vous serez loin encore d’avoir atteint la mesure de toutes ces félicités intimes2.
La résignation §
Le 25. — On me blâmera sans doute ; mais est-il en mon pouvoir d’exprimer autre chose que ce que j’éprouve3 ? {p. 605}Les expériences s’accumulent, il n’y a plus moyen de douter1. Je n’ai plus de refuge que dans la résignation. Je prévoyais bien, quand je mis le pied sur le premier degré de mes tentatives et de mes essais, que je m’estimerais heureux de rencontrer, après avoir tout parcouru, non pas un emplacement de médiocre étendue pour asseoir ma vie et respirer à mon aise, mais un petit trou pour m’y blottir et m’y tenir coi jusqu’à la fin. Ma prévision s’est ponctuellement réalisée : je n’ai plus d’autre asile que la résignation, et je m’y sauve en grande hâte, tout tremblant et éperdu. La résignation, c’est le terrier creusé sous les racines d’un vieux chêne ou dans le défaut de quelque roche, qui met à l’abri la proie fuyante et longtemps poursuivie. Elle enfile rapidement son ouverture étroite et ténébreuse, se tapit au fin fond, et là, tout accroupie et ramassée sur elle-même, le cœur lui battant à coups redoublés, elle écoute les aboiements lointains de la meute et les cris des chasseurs. Me voilà dans mon terrier. Mais, le danger passé, la proie regagne les champs, va revoir le soleil et la liberté ; elle retourne toute joyeuse à son tapis de serpolet et d’herbes savoureuses, qu’elle a laissé à demi brouté ; elle reprend les habitudes de sa vie errante et sauvage. Les blés, les vignes, les taillis, les buissons, les fleurs, sa litière dans une touffe d’herbe ou dans la mousse sous un hallier, ses sommes, ses songes, sa vague et douce existence, tout est à elle de nouveau ; et moi, pour longtemps effarouché, je ne sortirai plus, je demeurerai à tout jamais confiné dans ma souterraine demeure. Faut-il m’en plaindre ? Pourquoi le ferais-je ? Je trouve au fond de ma retraite la sûreté, un certain calme et autant de place qu’il en faut à mon âme pour ses petites évolutions. Un rayon de lumière doux et subtil se glisse chez moi et y entretient {p. 606} à peu près autant de jour que dans la cellule d’une abeille. Pour peu que le vent m’apporte de fois à autre quelques bouffées de parfums sauvages, et que mon oreille saisisse quelques accents éloignés des mélodies de la nature, qu’aurai-je à regretter ? L’araignée qui se balance, le soir, sur son fil, entre deux feuilles, s’embarrasse-t-elle du vol de l’aigle et des ailes de tous les oiseaux ? Et l’imagination de l’oiseau qui couve sa nitée sous un buisson, bien à couvert, a-t-elle regret aux caprices de sa liberté et aux molles ondulations de son vol dans le haut des airs ? Je n’ai jamais eu la liberté de l’oiseau, ni ma pensée n’a été aussi heureuse que ses ailes : endormons-nous dans la résignation comme l’oiseau sur son nid1.
FIN DU PREMIER VOLUME