Augustin Pellissier

1873

Principes de rhétorique française

2014
Source : Augustin Pellisier, Principes de rhétorique française, troisième édition, Librairie Hachette et Cie, Paris, 1873.
Ont participé à cette édition électronique : Stella Louis (OCR, édition), Vincent Jolivet (TEI) et Frédéric Glorieux (TEI).

Préface §

La pensée et la parole étant le privilège de l’homme, le plus haut intérêt s’attache à l’étude des rapports entre la parole et la pensée ; cette étude est l’œuvre propre de la rhétorique. Et comme l’intelligence humaine a deux manières de se développer, l’une spontanée, l’autre réfléchie, il est indispensable d’observer les procédés spontanés de l’esprit pour en faire profiter son développement réfléchi ; c’est encore l’œuvre de la rhétorique.

Voilà pourquoi cet art de la parole survit aux railleries qui le poursuivent et persiste malgré les attaques de la paresse et de la légèreté : « Ne pouvant y atteindre, dit Montaigne, ils s’en vengent par en médire. »

Sans doute, il faudra renoncer à la rhétorique le jour où les étourdis qui la combattent nous prouveront que c’est la rhétorique qui leur a appris à déraisonner, car la façon dont parient ou écrivent ses détracteurs est son plus bel éloge.

En attendant, c’est une œuvre utile que de présenter à l’étude de nos enfants et à la méditation de tous ceux qui veulent penser, les préceptes de l’art de parler et d’écrire,

Que le génie se passe bien de rhétorique, c’est une naïveté sur laquelle on pourrait se dispenser d’insister ; mais, chose non moins évidente, le génie est l’exception, et ses œuvres sont la leçon des hommes ordinaires, c’est-à-dire de la grande majorité.

Ces règles ne sont donc faites ni pour Homère, ni pour Sophocle ; mais Démosthène et Cicéron eux-mêmes n’ont pas rougi de les étudier longtemps, ni Corneille et Pascal, ni Racine et Fénelon, ni Voltaire et Mirabeau. L’exemple de ces grands esprits mérite peut-être plus de considération que les paradoxes des chercheurs de nouveautés.

Qu’est-ce que les préceptes de la rhétorique ? C’est la théorie de ce qui a été la pratique des grands maîtres ; c’est l’analyse intelligente des moyens par lesquels les écrivains de génie ont réussi, Le rhéteur n’invente rien, pas plus que les grammairiens, pas plus que les auteurs de poétique, pas plus que les critiques littéraires ; il constate les faits de la nature et il en dégage les lois.

Ainsi comprise, la rhétorique est une branche de la critique : c’est la critique appliquée à l’art de parler et d’écrire ; elle est une branche de la philosophie : c’est l’application de l’esprit philosophique aux œuvres de l’imagination oratoire et littéraire.

Quoi ! l’on rirait d’un sot qui prétendrait faire un tableau sans avoir appris à dessiner et à peindre, et l’on trouverait tout naturel qu’un ignorant sût parler, sût écrire, sans étude et sans travail. Cette illusion trop commune me rappelle quelques pauvres aventuriers de notre pays que j’ai parfois rencontrés en Orient et qui, à bout d’entreprises et de ressources, se donnaient pour professeurs de français, croyant pouvoir enseigner leur langue maternelle, par cela seul qu’ils la parlaient.

Pour que l’étude de ce livre soit vraiment profitable, chacune de ces leçons doit être suivie et soutenue d’une lecture, d’une explication du professeur ; et surtout de nombreux exercices appropriés au sujet ; la répétition de ces exercices peut seule faire entrer les règles dans l’entendement et dans la mémoire..

Lire ne suffit pas ; apprendre par cœur est stérile, appliquer et s’exercer beaucoup est le seul moyen de profiter. Tout cela est un peu moins simple et moins commode que les hautes théories qui font de l’homme un être d’instinct, qui appellent le génie du tempérament, qui expliquent tout par la fatalité de l’esprit de race, ou par l’influence grossière de milieux. Mais qu’y pouvons-nous faire ? Les systèmes passent ; la nature reste ; et la nature « de l’homme, c’est d’intelligence » et la liberté : l’intelligence qu’il faut développer, la liberté qu’il faut conduire.

A cet effet, on a imaginé ; et tous les jours on imagine des. procédés expéditifs pour parcourir en peu de temps un long cercle d’études ; vaine utopie, il faut en revenir aux procédés de Démosthène, de Cicéron, de Quintilien et de Boileau, l’exercice et le travail ; ils sont recommandés par J. de Maistre dans des lignes qui semblent écrites d’hier : « On a voulu inventer des méthodes faciles, mais ce sont de pures illusions ; il n’y a point de méthode facile pour apprendre les choses difficiles ; l’unique méthode est de fermer sa porte, de faire dire qu’on n’y est pas et de travailler. » Le même sentiment de la vérité inspirait’ cette belle parole à l’un de nos hommes d’État, qui prêche admirablement d’exemple : « Dieu n’a donné à l’homme qu’une baguette magique, c’est le travail et la patience, »

L’art de persuader est le plus sérieux de tous les arts ; il mérite donc d’être traité avec sérieux ; il faut lui faire l’honneur d’en parler sur un ton simple et digne à la fois. Tout ce qui est grave n’est pas forcément ennuyeux ; comme tout ce qui est frivole n’est pas nécessairement spirituel. Des pointes ne remplacent pas des raisons ; elles n’apprennent rien à personne et ne peuvent fournir aux jeunes gens que de pauvres et tristes modèles.

Cette rhétorique se flatte de n’offrir rien de nouveau ; elle répète ce qu’ont dit les maîtres ; cependant j’ai fait tous mes efforts pour réaliser quelques progrès sur trois points :

1° Un choix très sévère parmi les observations des rhéteurs anciens et modernes, et une formule rigoureuse des règles qui ne peuvent être l’objet d’aucune contestation entre les gens de goût ;

2° L’extension la plus large possible des préceptes de l’art oratoire et leur application à l’art d’écrire en général, le discours étant la forme littéraire par excellence ;

3° L’autorité de la raison et du goût substituée partout à l’autorité même des plus grands noms..

Aussi n’est-ce pas rhétorique que je voudrais dire, ni même art d’écrire, tant j’aimerais à faire bien entendre qu’il s’agit seulement de prendre la nature sur le fait et d’expliquer comment l’esprit procède, quand il réussit à rendre ses pensées et ses sentiments. Si je pouvais, j’effacerais jusqu’aux mots d’art et d’écrivain, qui éveillent l’idée d’une sorte d’apprêt et de prétention dogmatique. Non ; nul artifice, mais la nature ; pas d’écrivain, mais l’homme qui écrit ; pas d’orateur, mais l’homme qui parle.

En un mot, rappeler, soit par allusions, soit par citations, les excellents écrits des hommes de sens qui ont donné de, bons conseils, depuis Aristote jusqu’il Andrieux, des hommes de génie qui ont offert de beaux modèles, depuis Homère jusqu’à Chateaubriand : voilà ce que j’ai voulu. Quand même | une rhétorique n’offrirait rien de plus, ce ne serait pas un livre inutile pour les progrès de l’esprit et du goût.

A cet égard, peut-être voudra-t-on bien remarquer et apprécier le soin scrupuleux avec lequel ont été choisis et multipliés les exemples empruntés aux écrivains du premier mérite. C’est encore une très-grave erreur de croire qu’il est bon d’y joindre des écrivains de second ordre ; leurs brillants défauts pourraient séduire les jeunes gens : « Pendant longtemps, dit Quintilien, il ne faut lire que les meilleurs, ceux qu’on peut aimer en toute confiance. »

Quel homme d’esprit et de cœur ne souhaiterait pour lui-même ou pour son fils de séjourner le plus possible dans ce milieu pur et salutaire des hautes intelligences, des belles conceptions, des paroles harmonieuses ? S’initier aux procédés et aux habitudes d’esprit des grands hommes de la pensée, c’est vivre dans l’intimité de leur âme, c’est pénétrer les secrets de leur génie, c’est se procurer l’illusion flatteuse d’une sorte de fraternité qui noue élève et nous porte à leur niveau.

Introduction §

Leçon I. De l’art d’écrire, de la rhétorique et de l’éloquence. §

1. De la rhétorique. — 2. De l’éloquence. — 3. Leurs rapports. — 4. Origine de la rhétorique. — 5. Utilité de la rhétorique. — 6. Réponse aux objections. — 7. Extension des règles de la rhétorique a la science et a la poésie.

1. De la rhétorique. —  La rhétorique est l’art de bien dire, c’est-à-dire l’art de parler de manière à persuader.

Persuader, c’est faire adopter aux autres une pensée, un sentiment, une résolution ; c’est s’emparer tout à la fois de leur esprit, de leur cœur et de leur volonté.

C’est un art très-sérieux, destiné à instruire les hommes, à gouverner les passions, à corriger les mœurs, à soutenir les lois, à diriger les délibérations publiques. L’abus que peuvent en faire les déclamateurs et les sophistes ne prouve rien contre l’excellence de cet art car la rhétorique n’a rien de commun avec l’artifice mensonger qui ajoute aux objets des ornements empruntés et de convention ; l’art de bien dire est l’art d’appliquer à chaque chose le ton, le langage et les moyens de preuve qui lui conviennent, c’est ce que Pascal appelait la rhétorique contre les rhéteurs, c’est la seule, la vraie rhétorique, l’art de parler de chaque chose et à chacun comme la raison et la vérité le demandent.

Dans le monde grec et romain, le discours était le plus puissant moyen de s’adresser aux hommes mêlés à la vie publique ; voilà pourquoi la rhétorique tenait alors une place si considérable dans les études libérales. Aujourd’hui, la publicité d’un discours mal entendu et de peu de gens n’est rien à côté de la publicité d’un livre qui, tiré à des milliers d’exemplaires, peut être l’objet d’une étude attentive et suivie ; l’art d’écrire doit donc se substituer le plus souvent à l’art de parler. Mais la différence n’est ici que dans la forme ; au fond, les deux choses sont identiques. Tout comme l’orateur, l’écrivain doit tenir compte : 1° de sa situation ; 2° du sujet qu’il traite ; 3° du lecteur auquel il s’adresse.. Les mêmes considérations conduisent à l’emploi des mêmes moyens.

On peut dire de l’art d’écrire ce qu’Aristote a dit de la rhétorique ; il est accessible à tous les esprits et il n’est personne qui ne croie le posséder dans une certaine mesuré, car tous entreprennent de communiquer leurs pensées ou leurs émotions ; mais les uns le font au hasard et les autres avec une habileté qui est le fruit de la réflexion, de l’exercice et de l’habitude. Aussi la pratique de la parole ne doit pas être confondue avec l’art de parler et d’écrire : rien de plus commun, de plus vulgaire, de plus facile que la pratique ; l’art au contraire, c’est, après l’art de penser, le plus grand de tous les arts et le plus difficile ; que de travail il réclame, quelles études, quelle patience, quelle assiduité sans relâche ! C’est l’œuvre de la vie tout entière.

2. De l’éloquence. — Dans les écrits comme dans les discours, il faut distinguer la rhétorique de l’éloquence. L’éloquence est le talent de persuader ; elle n’est point un art, elle est un don naturel, comme l’imagination poétique.

L’éloquence est née bien longtemps avant les règles de la rhétorique, comme les langues se sont formées bien avant la grammaire : ce n’est pas l’art qui produit l’éloquence, a dit Cicéron, c’est l’éloquence qui produit l’art. En effet, qu’est-ce que la rhétorique ? C’est le fruit des observations faites par les critiques sur les discours des plus grands orateurs ; elle est à l’éloquence ce que la grammaire est au langage, ce que la poétique est à la poésie, ce que la logique est au raisonnement.

3. Leurs rapports. — Une conviction profonde, une passion ardente produit les élans de l’éloquence, en dehors et au-dessus des leçons des rhéteurs. Mais le génie lui-même a ses défaillances ; en tout cas il n’est qu’une exception et ne produit que des éclairs passagers. La passion inspire un mot sublime, comme le qu’il mourût du vieil. Horace ; elle ne saurait dicter un discours comme l’Oraison funèbre du grand Condé. Un cri parti du cœur remue et saisit ; mais il ne suffit pas à convaincre des esprits ignorants ou prévenus. La logique naturelle et le génie expliquent-ils tout Démosthène ? Le patriotisme rend-il compte des Philippiques de Cicéron ? N’y a-t-il que dès élans de foi religieuse dans les grandes compositions oratoires de nos sermonnaires du dix-septième siècle ? Non, il y a encore dans ces belles œuvres de la réflexion, de l’étude, c’est-à-dire de la rhétorique venant s’ajouter au génie oratoire.

Livré aux caprices de son inspiration, l’esprit même le plus heureux ne donnera jamais tout ce qu’il est capable de produire. Il faut que le travail de la réflexion vienne s’y joindre : or la rhétorique est précisément ce travail ; elle comprend toutes les réflexions provoquées par le spectacle et l’étude attentive des grands modèles. Les préceptes sont utiles, même à l’homme doué des plus belles facultés, pour perfectionner son talent et pour servir de frein à son génie.

Il faut donc reporter sur les règles de l’art d’écrire une partie de ce respect qu’inspirent les grands écrivains ; ce sont eux qui nous font la théorie de leur pratique ; ils nous parlent par l’organe de leurs ingénieux interprètes. Aristote,

Cicéron, Quintilien sont pour les orateurs ; Aristote, Horace, Longin et Boileau sont pour les poëtes des guides que le génie lui-même ne doit pas dédaigner ; il marchera d’un pas plus ferme et n’en sera pas moins libre.

4. Origine de la rhétorique. — Comme tous les autres arts, la rhétorique a son origine dans le besoin de se rendre compte des choses ; c’est une des applications de la réflexion aux œuvres spontanées de l’intelligence. La rhétorique est une science d’observation fondée sur l’étude de l’esprit humain et des chefs-d’œuvre de l’éloquence. L’admiration pour les puissants effets produits par le génie oratoire, le sentiment et l’expérience de noire insuffisance et de nos échecs nous conduisent naturellement à chercher par quels moyens ont réussi et réussissent encore ceux qui sont les plus heureux dans l’expression de leurs pensées. Le fruit de cette recherche, c’est la rhétorique.

5. Utilité de la rhétorique. — La rhétorique est fille de l’éloquence qu’elle enseigne, et elle lui prête des forces nouvelles. En effet, elle perfectionne et développe les dons de la nature, elle donné plus d’assurance et de fermeté à la pensée, au raisonnement, au langage. Par un privilège de sa raison, l’homme fait mieux les choses qu’il fait avec la conscience de son but et de ses moyens, avec l’intelligence précise de ce qu’il veut faire. La rhétorique permet de reconnaître et d’apprécier les mérites des écrivains de talent, de juger les ouvrages d’esprit et de se rendre compte dés impressions qu’ils produisent.   

Sans doute il ne suffit pas de connaître les règles, il faut en comprendre l’esprit, s’en expliquer les motifs, en étudier l’emploi par des exercices qui mettent les préceptes en action. Cultiver son cœur, orner sa mémoire, lire et méditer les grands modèles sont des conditions sans lesquelles la méthode serait inutile ; mais les exemples les plus frappants ne jettent de lumière que sur un point, la lumière des règles est plus étendue, elle éclaire toute la route.

Les règles nous apprennent ce qu’ont pratiqué les grands écrivains, les voies qu’ils ont suivies, les procédés par lesquels ils ont réussi ; elles ne suppléent ni à l’étude directe des grands modèles, ni à la méditation, ni à l’exercice, qui est un excellent moyen de réussir dans tous les arts de l’esprit comme de la main. Elles peuvent abréger le travail en nous faisant profiter des observations de ceux qui nous ont précédés, elles n’en dispensent nullement.

L’étude sérieuse de la rhétorique donne aux bons esprits une vigueur nouvelle, mais il faut la digérer si bien qu’elle pénètre dans les habitudes de la pensée, il faut se l’assimiler par la réflexion et l’exercice de manière à en appliquer les règles d’une façon presque spontanée. Dans l’orateur instruit, la rhétorique est à la fois présente et invisible, comme la lumière qui éclaire tous les objets et qu’on ne voit pas.

En résumé, les règles de la rhétorique ont une triple utilité :

1° Elles enseignent par quels moyens ont réussi les hommes de génie ; 2° elles indiquent les fautes, auxquelles le génie même est exposé ; 3° elles anticipent sur les résultats de l’expérience, ou plutôt elles sont le fruit de l’expérience même des siècles.

6. Réponse auxobjections. — D’ailleurs le dédain pour la méthode et les préceptes est le plus souvent la marque d’un esprit aussi stérile que paresseux. Tous les grands orateurs, tous les grands écrivains ont demandé aux maîtres et aux modèles les leçons de la réflexion et de l’expérience : Démosthène et Cicéron ont continué toute leur vie les exercices préparatoires de la rhétorique ; Fénelon, un des esprits les plus indépendants du dix-septième siècle, a consacré deux ouvrages à fixer les règles qu’il croyait devoir proposer à l’esprit humain.   

Quant à l’objection qui accuse la rhétorique d’être immorale parce qu’elle fournit des armes à toutes les causes et donne le moyen de plaider le pour et le contre, elle frapperait également toutes les forces dont la liberté humaine peut user et abuser : «  La mer, dit Montesquieu, engloutit les vaisseaux, elle submerge des pays entiers ; et elle est partout utile aux hommes. »

On doit appliquer à la rhétorique le spirituel apologue d’Esope servant à son maître des langues comme la meilleure et la pire chose qui soit au monde : l’art qui forme l’orateur et l’écrivain porte avec lui son remède et guérit les blessures qu’il fait. On peut encore le comparer à une liqueur salutaire ou funeste, suivant le vase qui la contient ; la rhétorique est utile aux esprits bien faits ; elle est nuisible quand elle tombe dans un esprit faux.

Une preuve frappante de la valeur et de la généralité de ces règles, c’est que, dans son Art poétique, Boileau a cru devoir les imposer au poëte aussi bien qu’à l’orateur et à l’écrivain.

7. Extension des règles de la rhétorique. — C’est une erreur commune que de borner l’empire de la rhétorique à l’art oratoire proprement dit. Les règles de bien dire s’appliquent à tout emploi rationnel de la parole. Qu’il s’agisse de démontrer une vérité scientifique, de charmer l’oreille et l’esprit par les vives images de la poésie, d’exposer une découverte industrielle, de raconter des faits qui intéressent l’humanité ou les individus, d’exposer même sur un ton familier des pensées et des émotions toutes personnelles, il y a toujours une manière de dire qui est meilleure que toutes les autres ; il faut la trouver pour faire bien ce que l’on fait : traité scientifique, pièce de vers, récit historique, lettre même. En effet, quelque matière que l’on traite, il faut au moins occuper son lecteur, et il est toujours bon de l’intéresser ; il se peut que le sujet fournisse des occasions de l’émouvoir ; et l’écrivain habile et réfléchi est seul capable d’en profiter.

Mais le discours proprement dit contient tous les genres de composition : description, narration, portrait, dissertation, dialogue, etc. ; il comporte tous les tons depuis l’élévation sublime de l’inspiration religieuse ou patriotique jusqu’à la familiarité de la lettre et de la conversation. Voilà pourquoi les conseils et les préceptes qui conviennent au discours embrassent toutes les règles de l’art d’écrire.

La rhétorique est donc aussi l’art d’écrire, puisque le discours est la forme littéraire la plus achevée et la plus riche ; le discours comporte tous les sujets, tous les tons, tous les styles ; il est la forme suprême de la prose, comme le drame est la forme suprême de la poésie. Les grands esprits du dix-septième siècle le comprenaient bien ; aussi appelaient-ils un traité de logique : Discours sur la méthode ; et une philosophie de l’histoire : Discours sur l’histoire universelle. La seule différence entre l’écrivain et l’orateur, c’est que l’écrivain doit avoir encore plus de solidité dans la pensée, plus de calme dans la passion, plus de correction dans le style.

La rhétorique doit cette autorité générale et souveraine à ce qu’elle est fondée sur l’observation des faits et des lois de l’intelligence humaine, et ces lois sont les mêmes pour le savant, pour le poëte, pour l’historien que pour l’orateur.

De plus l’éloquence est la forme la plus élevée, la plus complète, la plus expressive que la pensée puisse revêtir ; aussi semble-t-il que le discours ait précédé toutes les autres formes littéraires. L’intérêt et la passion ont fait les premiers orateurs, comme les émotions vives de douleur ou de joie ont fait les premiers poêles ; l’histoire, la philosophie et la science ne sont nées que plus tard, ce sont comme des rameaux détachés de la souche commune.

L’orateur parfait étant l’homme qui sait persuader, c’est-à-dire plaire, convaincre et toucher, on peut dire que le savant parfait serait un orateur capable surtout de convaincre ; le poëte, un orateur qui charme et qui touche. Quant à l’histoire, à la philosophie, h la morale, elles ont avec l’éloquence un rapport si étroit que personne ne contestera l’utilité des règles de l’art de bien dire pour l’historien, le philosophe et le moraliste.

Si donc le discours est comme le type de toute œuvre de l’intelligence et de la parole, les conseils que la raison et l’expérience peuvent donner à l’orateur, s’appliquent également à toutes les autres œuvres de l’esprit ; et dans les règles de la rhétorique, le savant, le poëte ; l’homme du monde peuvent et doivent venir puiser les prescriptions particulières dont l’application peut leur être utile. En un mot, la rhétorique est le complément indispensable de toute éducation libérale.

Leçon II. Des trois genres de sujets. §

1. Des trois genres de causes. —  2. Du genre démonstratif. —  3. Du genre délibératif. —  4. Du genre judiciaire. — 5. Rapports entre les trois genres.

1. Des trois genres de causes. — Les anciens rhéteurs, avant toute analyse particulière des règles de l’art oratoire, ont placé une classification des genres de discours. Cette division peut s’appliquer par une extension naturelle à toutes les manifestations de l’intelligence par l’écriture aussi bien que par la parole. Elle s’accorde avec les lois logiques de la pensée par un rapport si étroit qu’elle doit précéder et préparer toutes les règles de détail.

Le domaine de l’éloquence n’a pas de bornes, cependant les sujets dont elle s’occupe peuvent être répartis en trois classes qu’Aristote et les rhéteurs ont appelées genres de causes : le démonstratif, le délibératif, le judiciaire.

Cette classification est simple et féconde, bien que les trois noms semblent indiquer des distinctions faites à des points de vue différents ; pour peu qu’on y regarde d’un peu plus près, ou reconnaît qu’elle est fondée à la fois sur le temps, sur le lieu et sur le but de la composition.

2. Du genre démonstratif. — Le genre démonstratif se rapporte d’ordinaire au présent. Il a pour but de plaire par l’exposition d’une vérité noble et touchante, de faire aimer le bien et le beau par des images vives, par l’éloge des grandes et bonnes actions. Il ne s’agit pas pour l’orateur ou l’écrivain d’une démonstration de la logique ou de la science, il a pour mission de montrer ce qui est beau ; il se propose surtout de plaire aux esprits.

Les temples consacrés à Dieu, le palais de la justice ou de la science humaine sont les théâtres habituels où s’exerce le genre démonstratif. On lui rapporte les sermons, les panégyriques, les éloges, les oraisons funèbres, les compliments ou remercîments académiques.   

Règles générales : I.Il ne faut louer que par les faits.

Bossuet a dit dans l’éloge du grand Condé :

Le sage a raison de dire que leurs seules actions les peuvent louer ;  toute autre louange languit auprès des grands noms, et la seule simplicité d’un récit fidèle pourrait soutenir leur gloire.

II. Eviter les louanges excessives et vagues.

Amas d’épithètes, mauvaises louanges, a dit La Bruyère ; ce sont les faits qui louent et la manière de les raconter.

3. Du genre délibératif. — Le genre délibératif se rapporte à l’avenir. Il a pour objet propre l’utile ; l’orateur conseille ou dissuade, il exhorte à prendre tel on tel parti ; c’est à l’auditeur de décider. La tribune politique est le théâtre le plus brillant ouvert au genre délibératif, c’est là que se sont illustrés les grands citoyens des républiques anciennes : Périclès, Démosthène, Cicéron, à l’époque où la fortune, la réputation et l’autorité dépendaient d’une multitude qu’il s’agissait de persuader par la parole. Dans les sociétés modernes, la tribune et les journaux sont les organes principaux de ce genre d’éloquence. Enfin les discours prononcés dans les conseils généraux ou municipaux, dans les assemblées d’actionnaires, etc., sont du genre délibératif.

Règle générale. Respecter et soutenir uniquement ce qui est juste.

Informé par Aristide que le pian proposé par Thémistocle était utile mais injuste, le peuple athénien aima mieux courir la chance d’une ruine complète et entreprit une lutte dont l’issue semblait désespérée d’avance. — C’est à propos de l’orateur politique que le vieux Caton donnait cette définition admirable : un homme de bien, habite à parler. Plus que tout autre, l’orateur politique doit se rappeler les belles paroles de Fénelon :

L’homme digne d’être écouté est celui qui ne se sert de la parole que pour la pensée et de la pensée que pour la vérité, et la vertu.

4. Du genre judiciaire. — Le genre judiciaire se rapporte au passé, il a pour objet Je juste.

L’orateur du barreau discute toutes les questions de fait et de droit portées devant les tribunaux ; il poursuit la punition d’un crime, il défend la fortune ou la vie d’un accusé.

Règle générale. — Rattacher l’autorité des lois civiles à l’autorité supérieure des lois naturelles de la raison.

Le meilleur moyen de se faire écouter des juges, c’est d’intéresser à sa cause la raison et l’humanité.

Ainsi, en résumé, cette classification si souvent attaquée correspond aux trois grands objets de la pensée, aux trois moments de la durée, aux trois rôles principaux de l’auditeur. Le genre démonstratif a peur matière le beau et son contraire, l’auditeur s’instruit pour approuver ou blâmer dans le présent ; le genre délibératif a pour matière le bon ou l’utile, l’auditeur examine ou délibère pour l’avenir ; enfin le genre judiciaire a pour matière le juste et l’injuste, l’auditeur décide et juge le passé. Peu de classifications ont des racines aussi profondes, des principes aussi solides, des caractères aussi distincts.

5. Rapports entre les trois genres. — Si exacte que soit cette classification d’Aristote, comme les choses de l’esprit ne comportent jamais une séparation absolue, les trois genres de causes se réunissent souvent dans le même discours.

Que sont presque tous les éloges et les panégyriques sinon des exhortations à la vertu ? — Bossuet a pris pour texte de l’oraison funèbre de la reine d’Angleterre, les paroles de David : Instruisez-vous, arbitres du monde. Il traite à la fois du beau et de l’utile ; il vent charmer et instruire à la fois, il mêle le délibératif au démonstratif. — L’assemblée des notables de 1596 délibère sur les finances de l’État ; le roi Henri IV, aussi habile que généreux, fait de sa propre conduite un éloge qui aurait dû lui gagner tous les cœurs ; voilà le démonstratif uni au délibératif1. — Enfin, Lally-Tollendal, plaidant pour la réhabilitation de son père, trace de cet honnête homme un portrait touchant ; au nom de l’honneur et des intérêts de la patrie, il exhorte les juges à revenir sur un arrêt inique ; voilà le démonstratif et le délibératif unis au judiciaire.

Toutefois, soit dans des compositions séparées, soit dans un seul et même discours, l’orateur ou l’écrivain a toujours pour objet de louer ou de blâmer, de conseiller ou de dissuader, d’accuser ou de défendre ; et les règles simples et générales suggérées par l’étude des grands modèles s’appliquent également dans tous les cas :

I. genre démonstratif. — Louer et blâmer par les faits.

II. genre délibératif. — Mettre le bien absolu au-dessus de tous les intérêts particuliers.

III. genre judiciaire. — Rattacher le droit civil au droit naturel.

Leçon III. Division générale de la rhétorique. §

1. Division de la rhétorique. — 2. Origine de cette division. — 3. Utilité de cette division. Règle générale. — 4. De l’invention. — 5. De la disposition. — 6. De l’élocution. — 7. De l’action. — 8. Règles générales.

1. Division de la rhétorique. — Les règles de la rhétorique se partagent en trois groupes qui forment les trois parties de l’art de parler et d’écrire. Ces parties traitent : 1° de l’invention ; 2° de la disposition ; 3° de l’élocution.

Cette division correspond aux trois faits positifs du travail propre à l’orateur et à l’écrivain, mieux encore à l’intelligence humaine, qui doit dans tout ce qu’elle entreprend trouver, ordonner et exprimer. Il faut savoir d’abord ce que l’on veut dire et les meilleurs moyens de le faire accepter aux autres ; puis dans quel ordre les moyens doivent être rangés ; enfin quelle est la forme qui peut ajouter à la puissance de ces moyens.

Les trois parties essentielles de l’art d’écrire prennent donc le nom du travail dont elles donnent les règles, elles s’appellent l’invention, la disposition et l’élocution.

2. Origine de cette division. — Cette division a son origine dans les faits élémentaires de la vie intellectuelle ; elle est essentielle et logique, aussi s’applique-t-elle à tous les arts comme à l’art d’écrire. Non moins que l’orateur, le poëte, le peintre et le musicien cherchent un sujet et fixent leur objet, leurs moyens, leurs effets ; ils disposent dans un ordre général les conceptions, les personnages ou les motifs une fois trouvés ; c’est alors que le poëte compose ses vers, que le peintre place ses couleurs, que le musicien écrit ses mélodies : ce dernier travail est pour eux ce que le style est pour l’écrivain.

3. Utilité de cette division. — Ainsi qu’il arrive à toutes les prescriptions logiques imposées aux choses de l’esprit, cette division a été combattue par quelques critiques, elle a été accusée d’être arbitraire et tyrannique.

Sans doute l’homme a toujours le droit d’abuser de sa liberté et de s’abandonner au désordre sous prétexte d’indépendance ; mais il n’en reste pas moins vrai que cette division loin d’être une œuvre factice, une création de l’école, est l’expression même de la nature. C’est vouloir aller contre la raison et le sens commun que de rejeter une méthode de travail intellectuel, qui a pour elle et l’expérience et le bon sens. La rhétorique proclame cette règle générale : qu’il h faut concevoir un sujet, en disposer les parties, les traiter dans le style qui leur convient ; obéir à cette règle c’est simplement suivre l’inspiration de la nature et de la raison.

4. De l’invention. — L’Invention fournit à l’orateur ou à l’écrivain le moyen de féconder son sujet.

Si, comme il arrive souvent, le sujet est donné d’avance, l’invention fournit les moyens de développer ce sujet ; elle découvre les instruments de la persuasion, c’est-à-dire, les mœurs qui peuvent plaire, les arguments capables de convaincre, les passions qu’il est bon d’exciter. Boileau a dit :

Avant donc que d’écrire, apprenez à penser.

5. De la disposition. — La Disposition détermine l’ordre dans lequel ces moyens doivent être employés, ces matériaux arrangés. Elle enseigne le plan du discours, les rapports et la progression des sentiments et des idées ; elle dit ce qu’il faut mettre au commencement, au milieu, à la fin.

6. Le l’élocution. — L’Élocution indique le ton qu’il faut prendre, le style, les expressions, les figures, les tours de phrase qui doivent donner à la pensée plus de vigueur, plus d’éclat ou plus de charme.

7. De l’action. — A ces trois parties de l’art oratoire Cicéron et après lui les rhéteurs anciens en ajoutaient une quatrième, l’Action qui renferme le débit, le geste et la mémoire.

L’action est en réalité l’éloquence de la voix et du geste, c’est l’ensemble des mouvements qui constituent la physionomie. Elle tenait dans l’éloquence des anciens une place plus considérable que de nos jours. Pour Démosthène ou pour Cicéron la tribune était comme un piédestal d’où l’orateur par ses attitudes et ses gestes charmait ou touchait une multitude facile à passionner. Les modernes ont plus d’écrivains que d’orateurs. Ajoutons que notre tribune et notre chaire sont moins favorables à ce développement théâtral de l’action. Enfin le goût moderne se défie un peu de ces séductions et de ces entraînements, il se tient eu garde contre un orateur qui semble vouloir s’adresser aux yeux et à l’oreille plus qu’à l’esprit. Cependant Fénelon recommande l’action aux prédicateurs, il en donne des règles ; et Buffon s’est montré juste observateur de la nature humaine en disant :

Que faut-il pour ébranler la plupart des hommes et les persuader ? Un ton véhément et pathétique, des gestes expressifs et fréquents, des paroles rapides et sonnantes.

Quant à la mémoire, elle est. bien plus que la voix, et le geste indépendante de l’éloquence ; elle ne lui fournit qu’un secours accessoire. Les rhéteurs anciens avaient fait de la mnémonique une étude longue et minutieuse qui n’est plus guère pour nous qu’un objet de curiosité.

8. Règles générales. — En résumé la raison pose les trois règles suivantes :

I. Chercher d’abord à concevoir clairement ce que l’on doit dire.

II. Disposer ses idées dans l’ordre le plus propre à persuader.

III. S’occuper d’adapter à son sujet le ton et le style qui lui conviennent te mieux.

Première partie de la rhétorique.
De l’invention. §

Leçon IV. Objet et division de l’invention. — Des mœurs oratoires. §

1. Objet de l’invention. — 2. Utilité de cette partie. — 3. Règles générales. — 4. Division de cette partie. — 5. Des mœurs. —  6. De la probité. — 7. De la modestie — 8. De la bienveillance. — 9. De la prudence. — 10. De l’emploi des mœurs. — 11. Des mœurs réelles et des mœurs oratoires. — 12. Place qui convient aux mœurs. — 13. Règles relatives aux mœurs.

1. De l’Invention. — Cette partie de l’art d’écrire a pour objet de découvrir les moyens de persuader. En effet le but de tous les ouvrages de l’esprit est de faire passer certains sentiments ou certaines opinions dans l’âme des auditeurs ou des lecteurs.

2. Utilité de cette partie. — Si l’écrivain ou l’orateur néglige ce travail préparatoire de réflexion, il tombera dans cet inconvénient signalé dès longtemps ! par Cicéron et par Pascal, quand ils ont remarqué que la dernière chose qu’on trouve en faisant un ouvrage est de savoir celle qu’il faut mettre la première. Buffon a dit aussi avec une raison, éclairée par l’expérience :

C’est pour n’avoir pas assez réfléchi sur son objet qu’un homme d’esprit se trouve embarrassé et ne sait par où commencer à écrire ; il aperçoit à la fois un grand nombre d’idées, et comme il ne les a ni comparées ni subordonnées, rien ne le détermine à préférer les unes aux autres. Pour bien écrire il faut donc posséder pleinement son sujet ; il faut y réfléchir assez pour voir clairement l’ordre de ses pensées et en former une suite, une chaîne continue, dont chaque point représente une idée.

Telle est l’importance de l’invention que le succès dans le reste du travail en découle presque nécessairement. En effet, si l’esprit a réuni avec soin et choisi avec discernement tous les éléments qui doivent entrer dans le corps de l’ouvrage, ces éléments s’uniront d’eux-mêmes en vertu de leurs affinités réelles, et de plus l’intelligence, maîtresse de ses idées, les produira au dehors par une expression vive et puissante. Ainsi la disposition dépend de l’invention et l’élocution est le reflet de l’une et de l’autre. Il faut donc vaincre les premières difficultés que présente le travail ; une méditation patiente triomphera de l’apparente stérilité du sujet d’où jailliront des idées d’abord inaperçues.

3. Règles générales. — Pour trouver ce qu’on doit dire sur un sujet donné ou choisi, la première condition c’est d’être homme de bien comme disait le vieux Caton. Ce précepte des anciens maîtres doit être aussi la première règle de l’art d’écrire. Se faire un jugement sain, un sens droit un esprit loyal, premier devoir de quiconque veut penser et écrire, première condition pour n’écrire et ne dire que ce qu’on pense sérieusement et au fond du cœur.

La méditation du sujet sera d’autant plus féconde qu’elle aura été préparée par une éducation morale et par une instruction étendue. Les études littéraires et morales, en généralisant les idées, en multipliant les connaissances, en étendant l’horizon de la pensée, en la ramenant sans cesse à des réflexions sur l’homme et sur le devoir, ces études ne perfectionnent pas seulement l’intelligence, elles forment aussi le cœur. Il faut ajouter que ces études ne sont point confinées dans les murs de l’école, elles s’étendent à toute la vie et doivent être poursuivies comme délassement sérieux et comme contrepoids aux travaux plus pratiques de la vie. C’est seulement après cette préparation générale qu’on sera en état d’aborder l’analyse de la matière même sur laquelle on veut écrire.    .

Il faut alors avoir toujours présentes à l’esprit deux choses : 1° le sujet qu’on traite ; 2° le but qu’on se proposé.

En ne perdant pas de vue son sujet on écrit avec justesse, avec précision ; on dit tout ce qu’il faut, et l’on ne dit que ce qu’il faut. En songeant sans relâche au but vers lequel on tend, on enchaîne mieux ses idées, on les subordonne toutes à l’idée principale, à la proposition qu’on veut établir ; l’ouvrage a de l’ensemble et forme un tout régulier et complet.

4. Division de cette partie. — L’homme qui écrit ou qui parle se propose toujours de persuader ; or, pour persuader, il faut, dit Cicéron, plaire, prouver et toucher. Ainsi l’écrivain s’adresse à l’homme tout entier, à son intelligence par les preuves, à sa sensibilité et à sa volonté par les mœurs et par les passions. On a dit avec raison : Convaincre est l’essentiel, plaire est un agrément, toucher c’est vaincre.

La partie la plus nécessaire de l’art, celle qui en est comme le fondement, c’est l’étude des preuves.

Cependant, l’homme étant un être sensible et passionné avant d’être raisonnable, il faut plaire avant de convaincre la sensibilité ouvre l’accès dans l’intelligence ; c’est donc au début même du discours que se rapporte l’emploi des mœurs.

Ainsi, la rhétorique mettra une parfaite harmonie entre l’étude des moyens oratoires et l’analyse des parties du discours, entre l’invention et la disposition, si elle range les trois subdivisions de l’invention dans cet ordre : mœurs, arguments et passions ; en effet cet ordre correspondra aux trois parties essentielles du discours fixées par la disposition : exorde, confirmation et péroraison.

5. Des mœurs. — Les mœurs sont les qualités que manifestent l’orateur et l’écrivain.

Quiconque veut persuader les hommes doit commencer par captiver leur confiance, sans quoi l’on court risque d’échouer, lors même qu’on emploierait tous les autres moyens de conviction. L’ensemble des qualités qui forment l’art de plaire est à la fois le premier point et le seul que les règles ne peuvent donner.

On ramène les qualités qui servent à établir l’autorité morale de l’écrivain ou de l’orateur à quatre principales : la probité, la modestie, la bienveillance.et la prudence.

6. De la probité. — La probité et la bonne foi doivent éclater dans toutes nos paroles ; le précepte de Boileau s’adresse à tous les écrivains :   

Que voire âme et vos mœurs peintes dans vos ouvrages
N’offrent jamais de vous que de nobles images.

L’amour de l’humanité, le culte de la justice, le respect de la religion et des lois donnent à notre langage une autorité que rien ne remplace. Quand un écrivain semble la copie du modèle proposé par Caton et par Fénelon, qui pourrait s’empêcher d’imiter et d’estimer un tel caractère ; et quand on estime un homme, on lui donne raison presque avant qu’il ait parlé.

Sa voix, au moment où elle s’élève dans le temple de la justice, est déjà comme un premier jugement, a dit Laharpe, et La Bruyère ajoute, à propos du genre évangélique :

Il y a des hommes saints et dont le seul caractère est efficace pour la persuasion ; ils paraissent, et tout un peuple, qui doit les écouter, est déjà ému et comme persuadé par leur présence ; le discours qu’ils vont prononcer fera le reste.

Comment n’être pas gagné par la probité de Burrhus tel qu’il se peint dans son discours à Agrippine2 :

Burrhus pour le mensonge eut toujours trop d’horreur
Je répondrai, Madame, avec la liberté
D’un soldat qui sait mal farder la vérité :
Vous m’avez de César confié la jeunesse,   
Je  l’avoue, et je dois m’en souvenir sans cesse ;
Mais vous avais-je fait serment de le trahir,
D’en faire un empereur qui ne sût qu’obéir ?
Non..............
Ah ! si dans l’ignorance il le fallait instruire,
N’avait-on que Sénèque et moi pour le séduire ?
Pourquoi de sa conduite écarter les flatteurs ?
Fallait-il dans l’exil chercher des corrupteurs ?

7. De la modestie. — La modestie est une qualité qui a des séductions irrésistibles. Rien n’offense l’auditeur plus que la vanité de l’homme qui s’adresse à lui :

Le moi est haïssable, je le haïrai toujours ; il est l’ennemi, il voudrait être le tyran de tous les autres.
Pascal.

Qui ne céderait, au charme d’une modestie comme celle de Monime devant Mithridate jaloux et menaçant :

Je n’ai point oublié quelle reconnaissance,
Seigneur, m’a dû ranger sous votre obéissance.
Quelque rang où jadis soient montés mes aïeux,
Leur gloire de si loin n’éblouit point mes yeux,
Je songe avec respect de combien je suis née
Au-dessous des grandeurs d’un si noble hyménée.

Au contraire, en face d’un écrivain suffisant ou orgueilleux, le lecteur prend fièrement l’attitude d’un juge ; il devient un censeur impitoyable qui ne cousent à rien de ce. qui peut être contesté ; lors même qu’il ne trouve rien à répliquer, il résiste encore ; convaincu, il n’est point persuadé.

La modestie est toujours et partout une qualité essentielle, parce que toujours et partout la suffisance et le ’ ton avantageux déplaisent. Un honnête homme n’a ni orgueil ni bassesse ; il prend d’autant plus volontiers un ton modeste qu’il se sent plus capable de remonter à son niveau.

8.De la bienveillance. — La bienveillance est le zèle pour le bien de ceux qui nous écoutent ou nous lisent ; tous les hommes sont portés à croire les discours de ceux qu’ils pensent être leurs amis.

A ce sentiment se rattache l’indulgence pour autrui : il faut toujours craindre de tomber dans le vice que signale Quintilien de condamner ce qu’on n’entend pas. Mithridate ne peut manquer d’être charmé du zèle de Xipharès.

J’irai ; j’effacerai le crime de ma mère,
Seigneur, vous m’en voyez rougir à vos genoux ;
J’ai honte de me voir si peu digne de vous ;
Tout mon sang doit laver une tache si noire ;   
Mais, je cherche un trépas utile à votre gloire.

9. De la prudence. — La prudence est la connaissance raisonnée du passé et du présent employée pour la sage prévision de l’avenir.

Que nous servirait d’être conduits par un homme de bien, par un ami véritable, si lui-même il ignorait la route ? Quelle prudence dans ces réflexions de l’un des deux pigeons ;

… Qu’allez-vous faire ?   
Voulez-vous quitter votre frère ?
L’absence est le plus grand des maux,
Non pas pour vous, cruel. Au moins que les travaux,   
Les dangers, les soins du voyage
Changent un peu votre courage.
Encor si la saison s’avançait davantage !
Attendez les zéphyrs, Qui vous presse ? Un corbeau
Tout à l’heure annonçait malheur à quelque oiseau.

10. De l’emploi des mœurs. — Telles sont les vertus sur lesquelles l’orateur doit établir son autorité. II n’annonce pas qu’il les possède, mais elles se peignent d’elles-mêmes dans toutes ses paroles.

La probité, la bienveillance, la sagesse même semblent avoir dicté le discours de Burrhus à Néron, tant est insinuante la peinture des sentiments exprimés dans ces beaux vers3 :

Ah ! de vos premiers ans l’heureuse expérience
Vous fait-elle, seigneur, haïr votre innocence ?
Songez-vous au bonheur qui les a signalés ?
Dans quel repos, ô ciel ! les avez-vous coulés !
Quel plaisir de penser et de dire en vous-même :
Partout, en ce moment, on me bénit, on m’aime ;
On ne voit point le peuple à mon nom s’alarmer ;
Le ciel dans tous leurs pleurs ne m’entend point nommer ;
Leur sombre inimitié ne fuit point mon visage ;
Je vois voler partout les cœurs à mon passage !

Celui qui exprime si bien de tels sentiments fait croire qu’il les a dans le cœur ; c’est à la fois le langage de la vertu et de l’affection.

Au contraire, les conseillers de Ptolémée révoltent le spectateur par ces principes odieux et ignobles ;

La justice n’est pas une vertu d’État :
Le choix des actions ou mauvaises ou bonnes
Ne fait qu’anéantir la force des couronnes.
Le droit des rois consiste à ne rien épargner ;
La timide équité détruit l’art de régner.

De même, dans le Cid, c’est l’orgueil du comte qui pousse à bout Don Diègue au lieu de le calmer :

Mon nom sert de rempart à toute la Castille,
Sans moi vous passeriez bientôt sous d’autres lois,
Et vous auriez bientôt vos ennemis pour rois.
Chaque jour, chaque instant, pour rehausser ma gloire,
Met lauriers sur lauriers, victoire sur victoire.

Quel début malheureux ! Vous sentez aussi comme la malveillance de l’orateur lui aliène les esprits, quand Cassius Sévérus commence son plaidoyer contre Asprénas par ces mots :

Grands dieux, je vis, et je me réjouis de vivre, puisque je vois Asprénas accusé.

11. Des mœurs réelles et des mœurs oratoires — Les qualités que l’écrivain ou l’orateur manifeste, constituent les mœurs oratoires ; il faut les distinguer des mœurs réelles. L’homme a des mœurs réelles lorsqu’il a véritablement et au fond du cœur les vertus que nous avons nommées ; il a des mœurs oratoires quand ces vertus se peignent dans tout son discours.

Ce n’est pas à dire que la rhétorique enseigne l’hypocrisie ; la probité véritable et la modestie sincère ont un parfum et un charme indéfinissables que tout l’esprit du monde ne saurait donner. Elle se range à l’avis de Socrate, qui a dit dès longtemps :

Le moyen le plus sûr de paraître, c’est d’être.

Et Boileau, sous une forme vive :

Le vers se sent toujours des bassesses du cœur.

12. Place qui convient aux mœurs. — Bien que les qualités morales doivent se manifester dans toutes nos œuvres, cependant c’est au début surtout qu’il importe de faire sur le lecteur ou l’auditeur une impression agréable qui décide du succès de tout le discours. Il faut que dès l’abord celui qui écoute soit persuadé de la bonne foi et de la probité de celui qui, parle. Cette confiance est la première ouverture de l’âme ; si elle manque, les mots ne sont qu’un vain bruit qui expire dans l’oreille sans pénétrer au-delà. Rollin dit encore :

Tout cela doit se faire d’une manière simple et naturelle, sans étude et sans affectation ; l’air, l’extérieur, le geste, le ton, le style, tout doit respirer je ne sais quoi de doux et de tendre, qui parte du cœur et qui aille droit, au cœur. Les mœurs de celui qui parle doivent se peindre dans son discours, sans qu’il y pense. On sent bien que non-seulement pour l’éloquence, mais pour le commerce ordinaire de la vie, rien n’est plus aimable qu’un tel caractère ; et l’on ne peut trop porter les jeunes gens à s’y rendre attentifs, à l’étudier et à l’imiter.

Voltaire dit de même :

C’est la nature dont l’instinct enseigne à prendre d’abord un air, un ton modeste avec ceux dont on a besoin.

13. Règles relatives aux mœurs. — Toutes ces observations relatives aux mœurs oratoires peuvent être résumées dans les cinq règles suivantes :

I. Faire preuve de probité, de modestie, de bienveillance et de prudence.   

II. Le meilleur et le plus sûr moyen d’avoir des mœurs oratoires, c’est d’avoir des mœurs réelles.

III. Eviter tout ce qui peut donner l’apparence de l’injustice, du mensonge, de l’égoïsme, de la vanité, de l’ignorance.

IV. Montrer des mœurs dans toute la composition, mais surtout les manifester dans l’exorde.

V. Se garder de toute affectation, ne point proclamer nos qualités ; mais faire en sorte quelles se peignent d’elles-mêmes dans toutes nos paroles.

Leçon V. Des arguments. §

1. Des arguments. — 2. Du syllogisme. — 3. De l’enthymème. — 4. De l’épichérème. — 5. Du dilemme. — 6. Du sorite. — 7. Des arguments d’après leur origine. — 8. De l’exemple. — 9- de l’induction. — 10. De l’argument personnel. — 11. Différence entre l’argumentation philosophique et la preuve oratoire. — 12. Utilité de cette étude. — 13. Règles.

1. Des arguments. — Prouver est l’œuvre principale de l’orateur et de l’écrivain. Aristote réduit toute la rhétorique à la dialectique, et par suite tout le discours à la preuve ; mais, ce serait exagérer la puissance de la logique, du raisonnement et de l’évidence, ce serait mutiler l’éloquence que de lui ôter l’émotion et le charme qui naissent de la passion et des mœurs.

Cependant la preuve est bien le corps et le fond du discours. Étudier les preuves et les moyens de preuves, c’est l’office le plus nécessaire de l’art oratoire, la partie à laquelle toutes les autres se rapportent ; car les pensées, les ligures, les mouvements de toutes sortes ne servent qu’à faire valoir les preuves.

L’étude des moyens de prouver comprend deux choses : les arguments et les lieux communs.

Les arguments sont les formes diverses du raisonnement. Raisonner, c’est faire sortir de propositions connues une proposition nouvelle.

   2. Du syllogisme4. — Ce mot, d’origine grecque et qui signifie raisonnement, désigne la forme rigoureuse et, logique de l’argumentation.

On définit le syllogisme un enchaînement de trois propositions dont la troisième est la conséquence des deux premières : les deux premières s’appellent prémisses et la troisième conclusion.

Voici un syllogisme emprunté à Bossuet :

Dieu accorde les vrais biens à la prière ; or, les vertus sont les vrais biens : donc Dieu accorde les vertus à la prière.

Il n’est pas de raisonnement qu’on ne puisse ramener à un syllogisme. Les poëtes comme les orateurs subissent cette loi de la raison. Ainsi ces beaux vers de Joad :

Celui qui met un frein à la fureur des flots
Sait aussi des méchants arrêter les complots ;
Soumis avec respect à sa volonté sainte,
Je crains Dieu, cher Abner, et n’ai point d’autre crainte :

ne sont que le développement poétique de ce syllogisme ;

L’homme qui met sa confiance en Dieu, n’a rien à craindre des méchants ; or, je mets ma confiance en Dieu : donc, etc.

C’est un exercice très-propre à former le jugement que d’analyser ainsi les meilleurs passages des grands écrivains et d’en dégager les syllogismes. On y apprend deux choses : 1° que le raisonnement fait le fond et la force de toutes les pensées même les plus brillantes ; 2° comment le raisonnement peut être revêtu par la passion et l’imagination d’ornements qui en dissimulent la sécheresse.

Toutefois, la forme rigoureuse du syllogisme convient mieux à la démonstration scientifique qu’à l’exposition littéraire ; l’éloquence demande une expression plus rapide et plus vive ; c’est l’enthymème.

3. De l’enthymème. — Ce mot signifie en grec conception, pensée intime ; c’est un syllogisme dont l’une des prémisses reste dans l’esprit et qui se trouve ainsi réduit à deux propositions dans le langage ; le syllogisme est complet dans l’esprit, mais incomplet dans l’expression.

La première proposition se nomme antécédent et la seconde conséquent :

Dieu accorde les vrais biens à la prière : donc il lui accorde les vertus.

L’enthymène est, dit Aristote, l’argument propre de l’orateur et du poëte ; Homère a dit :

Mortel, ne garde pas une haine immortelle.

Racine dit encore :

Le Dieu que nous servons est le Dieu des combats,
Non, non, il ne souffrira pas
Qu’on égorge ainsi l’innocence.

Ce sont là des raisonnements qui perdraient leur vivacité par le développement syllogistique.

4. De l’épichérème. — Ce mot, qui en grec signifie simplement un raisonnement, désigne en français un syllogisme développé ; et ce développement est encore une manière de corriger la sécheresse et l’aridité de l’argument. En effet chacune des prémisses est alors accompagnée d’une preuve qui l’amplifie et la soutient. Par exemple, Batteux a fait un épichérème emprunté à Cicéron quand il a dit :

Qui peut ne pas aimer les lettres ? Ce sont elles qui enrichissent l’esprit, qui adoucissent les mœurs ; ce sont elles qui polissent et perfectionnent l’humanité. L’amour-propre et le bon sens suffisent pour nous les rendre précieuses et nous engager à les cultiver.

Le syllogisme rigoureux serait :

Il faut aimer ce qui nous rend plus parfaits ; or, les lettres nous rendent plus parfaits : donc il faut aimer les lettres.

Ce syllogisme est devenu un épichérème, parce que l° la majeure est appuyée sur un appel à l’amour-propre et au bon sens, 2° la mineure se justifie par l’énumération des services que les lettres rendent à l’humanité.

Zénon comparait le syllogisme à la main fermée, et l’épichérème à la main ouverte.

Il arrive souvent que toute l’argumentation d’un discours se ramène à un épichérème. Cette observation a été faite sur le plaidoyer de Cicéron en faveur de Milon.

5. Du dilemme. — Les deux autres espèces d’arguments se rapportent plus étroitement encore au syllogisme ; ce sont des syllogismes composés.

Le dilemme, comme l’indique son nom grec, est un double syllogisme dans lequel, en partant de prémisses opposées, l’orateur arrive à une seule et même conclusion. h

C’est cette propriété de frapper de deux côtés qui lui valut au moyen âge, le nom bizarre d’argument cornu.

Ainsi Mathan, voulant justifier le meurtre, du jeune Eliacin, emploie ce dilemme :

A d’illustres parents s’il doit son origine,
La splendeur de son sort doit hâter sa ruine ;
Dans le vulgaire obscur si le sort l’a placé,
Qu’importe qu’au hasard un sang vil soit versé ?

C’est-à-dire, dans l’un et l’autre cas l’enfant doit périr.

De même saint Charles Borromée, accusant les évêques de son temps, leur pose ce dilemme :

Si vous êtes au-dessous de vos fonctions, pourquoi tant d’orgueil ? si vous eu êtes dignes, pourquoi tant de négligence ?

Fénelon prête ce dilemme à Philoclès :

Oh ! que les rois sont à plaindre ! s’ils sont méchants, combien font-ils souffrir les hommes et quels tourments leur sont préparés dans le noir Tartare ! S’ils sont bons, quelles difficultés n’ont-ils pas à vaincre, quels pièges à éviter, quels maux à souffrir !

Enfin Tite Live explique, à l’aide d’un dilemme, l’embarras du sénat romain sollicité par les Tarquins de leur restituer leurs biens :

Ne pas les leur rendre, c’était fournir un prétexte à la guerre ; les leur rendre, c’était leur fournir des armes et des moyens d’attaque.

Cet argument peut séduire parce qu’il est vif, pressant et géométrique ; mais il est dangereux, car il peut être rétorqué, toutes les fois que les propositions sur lesquelles il s’appuie ne sont pas contradictoires et admettent un milieu ; or, c’est le cas le plus ordinaire.

Ainsi l’on peut répondre à Mathan que noble, Eliacin mérite le respect ; inconnu, la pitié ; à saint Charles que l’orgueil est de la dignité, que la négligence est de la bonté ; enfin à Philoclès que, méchants, les princes sont redoutés ; bons, adorés de leurs sujets.

Qui ne connaît l’histoire du dilemme de Protagoras ?

Ce sophiste était convenu avec son disciple Évathlus que celui-ci paierait le prix de ses leçons après le gain de sa première cause. Évathlus tardant à plaider, Protagoras l’appelle en justice et lui pose ce dilemme : Si tu persuades aux juges que tu ne me dois rien, tu auras gagné ta première cause, tu devras donc rue payer ; si au contraire tu ne peux les persuader, tu seras condamné et il faudra bien que tu me paies. — Mais le disciple rétorquant le dilemme : Si les juges me condamnent, je ne te dois rien en vertu de nos conventions ; s’ils me donnent raison, je ne te devrai rien en vertu de leur arrêt.

6. Du sorite. — Ce mot grec, qui signifie amas, désigne un enchaînement de propositions qui conduisent à une seule conclusion.   

C’est un sorite que Montaigne, d’après Plutarque, prête au renard dans l’anecdote suivante :

Quand ils rencontrent une rivière gelée, les Thraces, pour savoir s’ils peuvent la passer sans crainte, lâchent devant eux un renard qui, approchant son oreille de la glace, semble dire : Ce qui fait du bruit se remue, ce qui se remue est liquide, et ce qui est liquide ne peut me porter : donc si j’entends le bruit de l’eau, c’est que la rivière n’est pas gelée jusqu’au fond et que la glace n’est pas assez épaisse.

C’est encore par un sorite qu’on peut dire :

L’homme pieux honore Dieu ; celui qui honore Dieu respecte ses commandements ; l’un de ces commandements ordonne la charité ; la charité prévient le crime en soulageant la misère ; prévenir le crime c’est servir les intérêts de l’État : donc l’homme pieux sert les intérêts de l’Etat.

7. Des arguments d’après leur origine. — Les noms qui précèdent ont été donnés aux arguments d’après leur forme ; mais ils reçoivent encore d’autres noms, quand on considère la source à laquelle ils puisent leurs principes. A ce point de vue on les appelle exemple, induction, argument personnel.

8. De l’exemple. — C’est un syllogisme dont l’une des prémisses est un fait historique ou du moins un fait intéressant.

Ainsi, pour encourager Josabeth à la confiance et à la résignation quand il s’agit de risquer la vie de Joas, Joad lui rappelle l’exemple d’Abraham :

N’êtes-vous pas ici sur la montagne sainte,
Où le père des Juifs sur son fils innocent
Leva sans murmurer un bras obéissant ?

De même Bossuet, pour faire honte aux chrétiens de leur cruauté dans la guerre, invoque l’exemple d’un peuple, païen :

Quand la justice de la guerre était reconnue, le Sénat prenait ses mesures pour l’entreprendre, mais  n’en venait aux extrémités qu’après avoir épuisé toutes les voies de la douceur. Sainte institution, s’il en fut jamais et qui fait honte aux Chrétiens, à qui un Dieu venu au monde pour pacifier toutes choses, n’a pu inspirer la charité et la paix.

De même encore Cicéron, voulant suggérer à Catilina la pensée d’un exil volontaire :

En vérité, si mes serviteurs me craignaient autant que vos concitoyens vous craignent, j’abandonnerais aussitôt ma maison ; et vous ne croyez pas devoir quitter Rome !

Cette forme de raisonnement est très éloquente et très populaire. Elle était fort employée par les prophètes juifs, et faisait partie de la méthode de Socrate. Veut-il prouver qu’il ne faut pas prendre au hasard les magistrats ; autant vaudrait tirer au sort les athlètes pour le combat, le pilote pour le gouvernail. Aristote recommandait l’emploi des exemples dans la discussion des affaires publiques : rien ne frappe plus vivement les hommes.

Enfin la fable ou l’apologue n’est que le développement d’un exemple imaginé pour appuyer un principe moral.

9. De l’induction. — C’est un raisonnement qui tire une conclusion générale de plusieurs exemples particuliers. Tel est le raisonnement que fait Boileau dans sa quatrième satire. Il énumère toutes les formes de folie, trace les portraits du pédant, du bigot, du libertin, et conclut par cette observation générale :

N’en déplaise à ces fous nommés sages de Grèce,
En ce monde il n’est point de parfaite sagesse :
Tous les hommes sont fous et malgré tous leurs soins,
Ne diffèrent entre eux que du plus ou du moins.

10.De l’argument personnel. — Cet argument, qu’on appelle ad hominem, tire ses prémisses des actes ou des paroles de l’adversaire, qu’il met eu opposition avec lui-même.

Auguste est bien fort contre Cinna quand, au complot que celui-ci a formé pour assassiner l’empereur, il peut opposer les paroles mêmes par lesquelles Cinna s’est fait naguère le panégyriste du pouvoir impérial :

Si j’ai bien entendu tantôt ta politique,
Son salut désormais dépend d’un souverain
Qui, pour tout conserver, tienne tout en sa main.

Cicéron, voulant justifier Ligarius d’avoir porté les armes contre César, rappelle que l’accusateur même de Ligarius était alors son compagnon d’armes :

O Tubéron, que faisait ton épée nue à Pharsale ? Quel flanc cherchais-tu à percer ? Dans quel sein voulaient se plonger tes armes sanglantes ? D’où te venaient cette ardeur et ce courage ? Ces yeux, ce bras, que cherchaient-ils ? En un mot, que poursuivais-tu ? Que prétendais-tu ?

C’est ce trait d’éloquence qui fit une si vive impression sur César que, suivant Plutarque, il laissa échapper de sa main les papiers parmi lesquels était la condamnation de Ligarius.

Enfin Massillon donne un admirable exemple d’argument personnel dans cette énergique réponse du pauvre à la charité insolente de certains riches :

Mais s’il était permis à ce malheureux que vous outragez, de vous répondre ; si l’abjection de son état n’avait pas mis le frein de la honte et du respect sur sa langue : « Que me reprochez-vous ? vous dirait-il ; une vie oiseuse et des mœurs inutiles et errantes ? Mais quels sont les soins qui vous occupent dans votre opulence ? les soucis de l’ambition, les inquiétudes de la fortune, les mouvements de la volupté. Je puis être un serviteur inutile : n’êtes-vous pas vous-même un serviteur infidèle ? Ah ! si les coupables étaient les plus pauvres et les plus malheureux ici-bas, votre destinée aurait-elle quelque chose au-dessus de la mienne ? Vous me reprochez des forces dont je ne me sers pas : mais quel usage faites-vous des vôtres ? Je ne devrais pas manger parce que je ne travaille point : mais êtes-vous dispensé vous-même de cette loi ? N’êtes-vous riche que pour vivre dans une indigne mollesse ? Ah ! Dieu jugera entre vous et moi.

Quelques années plus tard le même argument est prêté par Beaumarchais à Figaro ; et il n’a pas cessé d’être vrai :

Aux vertus qu’on exige d’un domestique, Votre Excellence connaît-elle beaucoup de maîtres qui fussent dignes d’être valets ?

C’est surtout dans la réfutation et la controverse que cette sorte d’argument trouve sa place et son emploi.

11. Différence entre l’argumentation philosophique st la preuve oratoire. — Si le syllogisme est le fond commun de tout raisonnement, si l’esprit humain ne peut s’en affranchir, sa forme rigoureuse ne convient qu’au logicien et au géomètre. Dans une œuvre littéraire, cette forme a besoin d’être brisée ou voilée pour éviter la sécheresse et la monotonie. Par conséquent, l’argumentation oratoire est une argumentation philosophique, dont la nudité est embellie par des ornements qui ajoutent le charme à la raison.

L’ordre le plus naturel à l’orateur ou à l’écrivain, c’est de poser d’abord la conséquence, puis de la justifier eu la rattachant à un principe. Ainsi La Fontaine a dit :

Il ne se faut jamais moquer des misérables,
Car qui peut s’assurer d’être toujours heureux ?

Cicéron nous donne un exemple de cet arrangement dans l’exorde de son plaidoyer pour le poëte Licinius Archias :

S’il y a en moi, juges, quelque talent ; si j’ai quelque habitude de la parole, qui a fait pendant longtemps l’objet de mon application ; enfin si je dois beaucoup à l’étude des lettres, c’est à Licinius qu’appartient surtout le droit d’en recueillir le fruit. Du plus loin que je me rappelle le souvenir du passé, en remontant jusqu’à mes plus jeunes années, je le vois déjà qui m’introduit et qui me guide dans ces études littéraires. Si donc cette voix, animée par ses conseils et formée par ses leçons, a rendu quelques services utiles à nos concitoyens, celui qui m’a donné le pouvoir de défendre et de secourir les autres n’a-t-il pas droit d’exiger que je fasse tous mes efforts pour le défendre et le secourir lui-même ?

Voici ces trois périodes réduites en syllogisme : « Si Licinius Archias a formé mon talent, il doit en recueillir le fruit ; or ses leçons ont contribué surtout à mes progrès : donc il doit en recueillir le fruit. La majeure est, Si donc cette voix, etc. ; la mineure, Du plus loin que je me rappelle, etc. ; la conclusion, c’est à Licinius, etc. ; et c’est par là que commence le discours.

Racine, suit le même ordre dans cet enthymème :

Il  n’est point condamné, puisqu’on veut le confondre.

Enfin Massillon, à propos d’un prince indolent :

Nul n’est à sa place dans un État où le prince ne gouverne pas par lui-même ; le mérite est négligé, parce qu’il est trop modeste pour s’empresser ou trop noble pour devoir son élévation à des sollicitations ou à des bassesses ; l’intrigue supplante les plus grands talents ; des hommes simples et bornés s’élèvent aux premières places et les premiers sujets deviennent inutiles.

Ce n’est guère que dans un résumé ou dans une réfutation rigoureuse que l’orateur pourrait avoir recours à la forme logique réduite à sa rigoureuse nudité.

12. Utilité de cette étude. — Il n’en reste pas moins vrai que l’argumentation fait la force et l’autorité de toute œuvre de l’esprit. Les preuves sont les armes essentielles de l’orateur : convaincre est son but ; s’il y joint le soin de plaire et de toucher, c’est qu’il s’adresse à l’homme qui est faible et passionné ; la raison pure se contenterait des arguments. Ils forment le corps d’armée ; tout le reste ne fait que préparer ou achever la victoire, le corps d’armée la décide.

Du reste, c’est une force qui doit se faire sentir plutôt que se montrer. On a justement comparé les preuves du discours aux os et aux muscles, qui sont cachés sous la peau mais qui la soutiennent et sont indispensables à la vie. Après les arguments vient la passion, qui circule comme le souffle et anime la matière.

Raison de plus pour donner une attention toute particulière à l’étude des arguments ; l’écrivain saura d’autant mieux en déguiser la sécheresse qu’il sera plus maître de sa pensée et de son sujet.

La dialectique est le squelette de l’éloquence et c’est avec ce mécanisme, ces articulations, ces leviers, ces ressorts, qu’il Faut d’abord qu’un esprit jeune et vigoureux se familiarise.
Marmontel.

13. Règles. — Toutes les observations qui précèdent peuvent être résumées dans les trois règles suivantes :

I. Les preuves sont le fond même du discours.

II. Il faut les peser plutôt que les compter.

III. Se défier des arguments qui peuvent être rétorqués.

Leçon VI. Des lieux communs §

1. Des lieux communs. — 2. Des lieux intrinsèques. — 3. La. Définition. — 4. L’énumération des parties. — 5. Le genre et l’espéce.

1. Des lieux communs. — Déjà l’exemple, l’induction tirée des faits, la contradiction établie entre les paroles ou les actions de l’adversaire sont moins des arguments mêmes que des sources d’où l’écrivain peut tirer les preuves de ce qu’il avance. Aristote et tous les logiciens qui ont traduit et commenté son Organon et sa Rhétorique ont indiqué encore d’après le maître certains points de vue communs à tous les sujets ; c’est là ce qu’on appelle les lieux des arguments ou lieux communs.

Les lieux communs sont donc les points de vue généraux sous lesquels tous les sujets peuvent être envisagés ; ce sont des sources d’où l’esprit peut tirer des arguments pour toutes les causes.

Telle est l’acception rigoureuse dans laquelle il faut prendre cette expression et non comme synonyme du mot banalité, comme lorsqu’on dit que la description du lever du soleil ou l’éloge de la paix est un lieu commun. D’ailleurs, rien n’est plus injuste que le discrédit où les esprits légers ont jeté les lieux communs : c’est une banalité, disent-ils, à propos de tout fait élémentaire, de toute vérité générale ; c’est un principe rebattu. Rebattu, oui, rebattu comme tout ce qui est vrai, sans quoi on ne l’aurait pas redit tant de fois ; rebattu, vous voyez cependant qu’on ne l’a pas assez dit, puisqu’il faut le redire encore.

On distingue deux sortes de lieux : 1° Les lieux intrinsèques qui sont tirés du sujet même, comme la définition, la cause, etc. 2° Les lieux extrinsèques qui sont tirés de témoignages extérieurs, comme l’autorité de la loi, les titres ou le serment, etc.

2. Des lieux intrinsèques. — Les lieux intrinsèques peuvent se ramener, à trois principaux dont chacun se subdivise en trois espèces : 1° La définition à laquelle se rattachent l’énumération des parties, — le genre et l’espèce.

2° La comparaison qui comprend aussi les contraires, — - les choses qui répugnent entre elles.Les circonstances dont dépendent les antécédents et les conséquents, — la cause et l’effet. Ce qui donne en tout neuf lieux intrinsèques.

3. De la définition. — Elle consiste à tirer un argument de la nature même de la chose.

Ainsi, le vieil Horace essayant de justifier son fils du meurtre de Camille et de présenter ce meurtre comme la juste punition d’un crime, définit le crime en ces termes :

Aimer nos ennemis avec idolâtrie,
De rage en leur trépas maudire la patrie,
Souhaiter à l’État un malheur infini,
C’est ce qu’on nomme crime et ce qu’il a puni.

De même d’Aguesseau voulant blâmer l’abus de l’esprit débute par cette définition :

Qu’est-ce que cet esprit dont tant de jeunes magistrats se flattent vainement ? Penser peu, parler de tout, ne douter de rien ; n’habiter que les dehors de son âme et ne cultiver que la superficie de son esprit ; s’exprimer heureusement, avoir un tour d’imagination agréable, une conversation légère et délicate, et savoir plaire sans savoir se faire estimer ; être né avec le talent équivoque d’une conception prompte et se croire par là au-dessus de la réflexion ; voler d’objets en objets sans en approfondir aucun ; cueillir rapidement toutes les fleurs, et ne donner jamais aux fruits le temps de parvenir à leur maturité : c’est une faible peinture de ce qu’il plaît à notre siècle d’honorer du nom d’esprit.

On peut rapprocher de cette définition la définition proposée par Voltaire, dans un tout autre but et d’une façon moins désintéressée que ne le dit la dernière phrase :

Ce qu’on appelle esprit est tantôt une comparaison nouvelle, tantôt une allusion fine ; ici l’abus d’un mot qu’on présente. dans un sens et qu’on laisse entendre dans un autre, là un rapport délicat et deux idées peu communes ; c’est une métaphore singulière ; c’est une recherche de ce qu’un objet ne présente pas d’abord, mais de ce qui est    en effet dans lui ; c’est l’art ou de réunir deux    choses    éloignées, ou    de diviser deux choses qui paraissent se joindre,    ou de les    opposer l’une à l’autre ; c’est celui de ne dire qu’à moitié sa pensée, pour la laisser deviner. Enfin, je vous parlerais de toutes les différentes façons. de montrer de l’esprit, si j’en avais davantage.

Que d’arguments moraux peuvent être tirés de cette définition piquante fournie par La Fontaine :

Je définis la cour un pays où les gens,
Tristes, gais, prêts à tout, à tout indifférents,
Sont ce qu’il plaît au prince, ou, s’ils ne peuvent l’être,
Tâchent, au moins de le paraître ;
Peuple caméléon, peuple singe du maître.

Il y a toute une apologie du christianisme dans cette définition de la religion par Maury :

Qu’est-ce que la Religion ? Une philosophie sublime qui démontre l’ordre, L’unité de la nature, et explique l’énigme du cœur humain ; le plus puissant mobile pour porter l’homme au bien, puisque la Foi le met sans cesse sous l’œil de la Divinité, et qu’elle agit sur la volonté avec autant d’empire que sur la pensée ; un supplément de la conscience, qui commande, affermit et perfectionne toutes les vertus, établit de nouveaux rapports de bienfaisance sur de nouveaux liens d’humanité, nous montre dans les pauvres des créanciers et des juges, des frères dans nos ennemis, dans l’Etre suprême un père ; la religion du cœur, la vertu en action, le plus beau de tous les codes de morale, et dont tous les préceptes sont autant de bienfaits du Ciel.  

Il n’est pas sans intérêt de rapprocher cette définition de celle de saint Thomas d’Aquin reprise par Bourdaloue :

La religion n’est autre chose qu’un lien qui nous tient attachés à Dieu comme au premier être. Or, dans Dieu sont réunis comme dans leur centre tous les devoirs et toutes les obligations qui lient les hommes entre eux par le commerce d’une étroite société. Il est donc impossible d’être lié à Dieu par un culte de religion, sans avoir en même temps avec le prochain toutes les autres liaisons de charité et de justice qui Font, même selon l’idée du monde, ce qui s’appelle l’homme d’honneur.

Enfin toute la rhétorique de Fénelon est en germe dans sa définition connue de l’orateur.

4. De l’énumération des parties. — Ce n’est souvent qu’une définition développée ; elle consiste à indiquer les différentes parties d’un tout, à montrer les différentes faces d’un sujet, pour en tirer des arguments favorables à sa cause.

Joad cherche à Convaincre Abner par une magnifique énumeration des miracles et des justices de Dieu :

Faut-il, Abner, faut-il vous rappeler le cours
Des prodiges fameux accomplis en nos jours,
Des tyrans  d’Israël les célèbres disgrâces,
Et Dieu trouvé fidèle en toutes ses menaces ;
L’impie Achab détruit, et de son sang trempé,
Le champ que par le meurtre il avait usurpé ;
Près de ce champ fatal Jézabel immolée,
Sous les pieds des chevaux cette reine foulée,
Dans son sang inhumain les chiens désaltérés,
Et.de son corps hideux les membres déchirés ;
Des prophètes menteurs la troupe confondue,
Et la flamme du ciel sur l’autel descendue ;
Elie aux éléments parlant en souverain,
Les cieux par lui fermés et devenus d’airain,
Et la terre trois ans sans pluie et sans rosée ;
Les morts se ranimant à là voix d’Élisée ?   
Reconnaissez, Abner, à ces traits éclatants,
Un Dieu tel aujourd’hui qu’il fut dans tous les temps.

Fléchier prépare l’éloge de Turenne en énumérant :

Les effets glorieux.de la vertu militaire : conduites d’armées, sièges de places, prises de villes, passages de rivières, attaques hardies, retraites honorables, campements bien ordonnés, combats soutenus, batailles gagnées, ennemis vaincus par la force, dissipés par ; l’adresse, lassés et consumés par une sage et noble patience.

C’est encore par une énumération que Racine appuie cet admirable précepte de morale religieuse, Chantons tes bienfaits de Dieu :

Il donne aux fleurs leur aimable peinture ;    
Il fait naître et mûrir les fruits ;
Il leur dispense avec mesure
   Et la chaleur des jours et la fraîcheur des nuits ;
   Le champ qui les reçut les rend avec usure.
   Il commande au soleil d’animer la nature,
   Et la lumière est un don de ses mains ;
   Mais sa loi sainte, sa loi pure
   Est le plus riche don qu’il ait aux humains.

N’est-ce pas déjà le plus puissant des arguments que cette énumération par laquelle Bossuet ouvre l’oraison funèbre de la reine d’Angleterre :

Chrétiens, que la mémoire d’une grande reine, fille, femme, mère de rois si puissants, et souveraine de trois royaumes, appelle de tous côtés à cette triste cérémonie, ce discours vous fera paraître un de ces exemples redoutables qui étalent aux yeux du monde sa vanité tout entière. Vous verrez dans une seule vie toutes les extrémités des choses humaines : la félicité sans bornes, aussi bien que les misères ; une longue et paisible jouissance d’une des plus nobles couronnes de l’univers ; tout ce que peuvent donner de plus glorieux la naissance et la grandeur, accumulé sur une tête, qui ensuite est exposée à tous les outrages de la fortune ; la bonne cause suivie d’abord de bons succès, et, depuis, des retours soudains, des changements inouïs ; la rébellion longtemps retenue, à la fin tout à fait maîtresse ; nul frein à la licence ; les lois abolies ; la majesté violée par des attentats jusqu’alors inconnus ; l’usurpation et la tyrannie sous le nom de liberté ; une reine fugitive, qui ne trouve aucune retraite dans trois royaumes, et à qui sa propre patrie n’est plus qu’un triste lieu d’exil ; neuf voyages sur mer entrepris par une princesse malgré les tempêtes ; l’Océan étonné de se voir traversé tant de fois en des appareils si divers et pour des causes si différentes ; un trône indignement renversé, et miraculeusement rétabli. Voilà les enseignements que Dieu donne aux rois : ainsi fait-il voir au monde le néant de ses pompes et de ses grandeurs.

Enfin, de cette pensée commune : La mort n’épargne personne, Malherbe tire une peinture neuve et frappante par une heureuse énumération ;   

La mort a des rigueurs à nulle autre pareilles ;
On a beau la prier,
La cruelle qu’elle est se bouche les oreilles
   Et nous laisse crier.
Le pauvre en sa cabane où le chaume le couvre
Est sujet à ses lois ;
Et la garde qui veille aux barrières du Louvre
N’en défend pas les rois.

5. Le genre et l’espèce. — Ce lieu commun consiste à étendre au genre ce qui est vrai de l’espéce ; ou bien à faire descendre jusqu’à l’espéce les observations relatives au genre,

Du genre à l’espéce :

Si un peuple a son honneur à défendre, il en est de même de chaque citoyen.

De l’espéce au genre :

Si chaque citoyen a pour devoir de défendre son honneur, le même devoir s’impose à toute la nation.

Bossuet fournit un exemple qui a de plus l’avantage d’offrir un syllogisme presque en forme :

Comme il est nécessaire que chaque chose soit réunie à son principe et que c’est pour cette raison, dit l’Ecclésiaste, que le corps retourne à la terre dont il a été tiré ; il faut, par la suite du même raisonnement, que ce qui porte en nous la marque divine, ce qui est capable de s’unir à Dieu, y soit aussi rappelé.

L’être ou la chose est le genre dont le corps et l’âme sont des espèces.

Ce lieu commun est surtout propre au genre judiciaire où l’avocat cherche à prouver que l’espèce qui est en question se rattache au genre déterminé par la loi.

Bossuet en a fait encore un usage très oratoire ; pour prouver qu’il est inutile de faire l’éloge du prince de Condé, il rattache l’espéce au genre :

Nous ne pouvons rien, faibles orateurs, pour la gloire des âmes extraordinaires ; le sage a raison de dire que leurs actions seules les peuvent louer. Toute autre louange languit auprès des grands noms ; et la seule simplicité d’un récit fidèle pourrait soutenir la gloire du prince de Condé.

Leçon VII. Suite des lieux communs. §

1. La comparaison. — 2. Les contraires. — 3. Les choses qui répugnent entre elles. — 4. Les circonstances. — 5. Les antécédents et les conséquents. — 6. La cause et l’effet. — 7. Des lieux intrinsèques. — 8. Utilité des lieux communs.

1. La comparaison. —  La comparaison consiste à tirer une conclusion du rapport entre deux idées ou deux objets.

Ce lieu commun ne doit pas être confondu avec la figure qui porte le même nom et qui ne tire du rapprochement entre les idées que plus d’effet ou plus d’éclat dans le langage.

La comparaison conduit l’esprit à conclure du plus au moins, du moins au plus, ou d’égal à égal. — Bourdaloue, voulant faire sentir combien est déraisonnable et inconséquent celui qui ose nier la Providence, argumente ainsi par la comparaison du moins au plus :

Il croit qu’un État ne peut être bien gouverné que par la sagesse et le conseil d’un prince ; il croit qu’une maison ne peut subsister sans la vigilance et l’économie d’un père de famille ; il croit qu’un vaisseau ne peut être bien conduit sans l’attention et l’habileté d’un pilote ; et quand il voit ce vaisseau voguer en pleine mer, cette famille réglée, ce royaume dans l’ordre et dans la paix, il conclut sans hésiter qu’il y a un esprit, une intelligence qui y préside. Mais il prétend raisonner tout autrement à l’égard du monde entier, et il veut que, sans Providence, sans prudence, sans intelligence, par un effet du hasard, ce grand et vaste univers se maintienne dans l’ordre merveilleux où nous le voyons. N’est-ce pas aller contre ses propres lumières et contre sa raison ?

2. Lescontraires. — Ce lieu commun est une espèce de comparaison qui consiste à bien faire voir ce qu’est une chose, en disant ce qu’elle n’est point.

Fléchier a mis en lumière toute la supériorité de Tu renne en l’opposant d’abord aux généraux qui n’ont pas eu toutes ses vertus.

Si M. de Turenne n’avait su que combattre et vaincre, s’il ne s’était élevé au-dessus des vertus humaines, si sa valeur et sa prudence n’avaient été animées d’un esprit de foi et de charité… je laisserais à la vanité le soin d’honorer la vanité… S’il avait fini ses jours dans l’aveuglement et dans l’erreur, je louerais en vain des vertus que Dieu n’aurait pas couronnées… mais, grâces à J. C., je parle d’un chrétien éclairé des lumières de la foi.

Il a puisé encore à la même source dans le passage suivant :

M. le Tellier ne ressembla pas à ces âmes oisives qui n’apportent d’autre préparation à leurs charges que celle de les avoir désirées ; qui mettent leur gloire à les acquérir, non pas à tes exercer ; qui s’y jettent sans discerne ruent, et s’y maintiennent sans mérite, et qui n’achètent ces titres vains d’occupation et de dignité que pour satisfaire leur orgueil et pour honorer leur paresse : il se fit connaître au public par l’application à ses devoirs, la connaissance des affaires, l’éloignement de tout intérêt.

De même J. J. Rousseau veut faire valoir les charmes de la retraite :

Je n’irais pas me bâtir une ville à la campagne, ni mettre au fond d’une province les Tuileries devant mon appartement ; sur le penchant de quelque agréable colline bien ombragée, j’aurais une petite maison rustique.

Il s’agit de faire l’éloge de la paix :

Si la guerre est la cause des plus grands maux, noua devons en chercher le remède dans la paix.

Quel bel effet de contraste dans ces vers de Racine :

Déplorable Sion, qu’as-tu fait de ta gloire ?
Tout l’univers admirait ta splendeur :
Tu n’es plus que poussière, et de cette grandeur
Il ne nous reste plus que la triste mémoire.
Sion, jusques au ciel élevée autrefois,
Jusqu’aux enfers maintenant abaissée.

3. Les choses qui répugnent entre elles. — Ce lieu commun fournit d’excellents arguments par la contradiction qu’il met en lumière ; c’est une sorte de réduction à l’absurde.

Ainsi, accusé de s’être laissé entraîner par un amour coupable, Hippolyte fait sortir de ce lieu commun sa justification :

Seigneur, je crois surtout avoir fait éclater
La haine des forfaits qu’on ose m’imputer.
C’est par là qu’Hippolyte est connu dans la Grèce ;
J’ai poussé la vertu jusques à la rudesse.
On sait de mes chagrins l’inflexible rigueur ;
Le jour n’est pas plus pur que le fond de mon cœur,
Et l’on veut qu’Hippolyte, épris d’un feu profane....

C’est le raisonnement que l’Agneau adresse au Loup :

Que Votre Majesté
Ne se mette pas en colère ;   
Mais plutôt qu’elle considère
Que je vais me désaltérant
Dans le courant,
Plus de vingt pas au-dessous d’elle,   
Et que par conséquent en aucune façon
 Je ne puis troubler sa boisson.

Comment accuser de cupidité un Aristide qui ne laisse pas même de quoi l’ensevelir ? — A-t-il pu violer la justice, ce Socrate qui a refusé de fuir pour ne pas se soustraire à l’action des lois d’Athènes ?

Silvio Pellico dit, avec la double autorité du martyre patriotique et de la foi religieuse :

Si un homme fait outrage aux autels, à la sainteté du lien conjugal, à la décence, à la probité et puis vient crier : Patrie, patrie ! ne le croyez pas ; c’est un hypocrite de patriotisme et un mauvais citoyen : il n’y a de bon citoyen que l’honnête homme.

4. Les circonstances. — C’est-à-dire que le lieu, le temps, les moyens, etc. offrent une source très abondante de preuves ; aux circonstances se rapportent la cause et l’effet, les antécédents et les conséquents.

Cicéron considère ce lieu commun comme propre au genre judiciaire ; il s’en est servi pour justifier Milon du meurtre de Clodius ; en effet, il accumule les circonstances qui doivent faire présumer l’innocence de son client :

Milon était dans une voiture, enveloppé d’habits embarrassants, accompagné de sa femme et des nombreuses esclaves qui la servaient.

Racine a fait concourir toutes les circonstances de personne, de temps, de cause et d’effet dans cette admirable défense d’Hippolyte :

Examinez ma vie, et songez qui je suis.
Quelques crimes toujours précèdent les grands crimes.
Quiconque a pu franchir les bornes légitimes
Peut violer enfin les droits les plus sacrés.
Ainsi que la vertu, le crime a ses degrés....
Élevé dans le sein d’une chaste héroïne,
Je n’ai point de son sang démenti l’origine.
Pitthée, estimé sage entre tous les humains,
Daigne m’instruire encore au sortir de ses mains....

Les rhéteurs ont reconnu sept principales circonstances : la cause, le fait, le temps, le lieu, les motifs, les moyens, la manière. En voici l’application rigoureuse :

Jean V, duc de Bretagne — a tué Olivier Clisson — au moment où il venait de jurer la paix — dans son propre château — pour satisfaire une passion insensée — en abusant de la confiance du connétable — et en le prenant dans un guet-apens.

Les circonstances sont les faits accessoires qui se rattachent au fait principal ; elles le précèdent, l’accompagnent ou le suivent.    .

Ainsi l’historien qui raconte les premiers signes de folie du malheureux Charles VI n’oublie aucune des circonstances qui accompagnent et expliquent cet accident

On était alors au commencement du mois d’août, dans les jours les plus chauds de l’année ; le soleil était ardent, surtout dans ce pays sablonneux.

De Barante.

Annibal veut établir pour ses soldats la nécessité de triompher ; il emploie toutes les circonstances :

A droite et à gauche deux mers vous enferment. Pas même un esquif pour nous sauver. Autour de nous le Pô, fleuve plus large et plus rapide que le Rhône ; par derrière les Alpes nous pressent, ces Alpes que, même au début et avec nos forcés tout entières, nous avons eu tant de peine à franchir. Ici, nous devons vaincre ou mourir.

Tite Live.

Enfin, M. Thiers veut peindre la vie d’un grand général d’armée ; c’est encore par les circonstances qu’il procède :

Tout ce savoir si vaste, il faut le déployer à la fois et au milieu des circonstances les plus extraordinaires. Tandis que vous pensez à tant de choses, le canon gronde, votre tête est menacée ; mais, ce qui est pire, des milliers d’hommes vous regardent, cherchant dans vos traits l’espérance de leur salut ; plus loin, derrière eux, est la patrie avec des lauriers et des cyprès ; et toutes ces images il faut les chasser. Tout cela peut sans doute se faire médiocrement ; mais cela, fait avec génie, est sublime.

5. Les antécédents et les conséquents. — Ce sont des circonstances qui permettent de condamner ou de défendre un fait par ce qui l’a précédé et par ce qui l’a suivi.

L’accusateur de Milon aurait pu s’en servir contre lui :

Vous aviez eu des démêlés avec Clodius, vous l’aviez menacé (antécédents). Il est tué, vous disparaissez, vous fuyez ses amis (conséquents).

Racine a très-heureusement fait servir ce lieu commun à l’éloge du grand Corneille :

En quel état se trouvait la scène française lorsqu’il commença à travailler ! Quel désordre ! quelle irrégularité ! Nul goût, nulle connaissance des véritables beautés du théâtre. Les auteurs aussi ignorants que les spectateurs, la plupart des sujets extravagants et dénués de vraisemblance.. !. La diction encore plus vicieuse que l’action… En un mot, toutes les règles de l’art, celles même de l’honnêteté et de la bienséance, partout violées. Dans cette enfance, ou pour mieux dire, ans ce chaos du poëme dramatique parmi nous, votre illustre frère… inspiré d’un génie extraordinaire et aidé de la lecture des anciens, fit voir sur la scène la raison, mais la raison accompagnée de toute la pompe, de tous les ornements dont notre langue est capable… La scène retentit, encore des acclamations qu’excitèrent à leur naissance le Cid, Horace, Cinna, Pompée.

6. La cause et l’effet. — Ce sont des circonstances d’une grande valeur pour l’éloge ou pour le blâme.

Fléchier, pour montrer qu’il est difficile d’être victorieux et humble tout ensemble, énumère les effets de la victoire sur l’âme humaine :

Les prospérités militaires causent dans l’âme je ne sais quel plaisir qui l’occupe et la remplit tout entière. On s’attribue une supériorité de puissance et de force, on se couronne de ses propres mains ; et, lors même qu’on rend à Dieu de solennelles actions de grâces et qu’on pend aux voûtés sacrées de ses temples les drapeaux déchirés et sanglants qu’on a pris sur les ennemis, qu’il est dangereux que la vanité n’étouffe une partie de la reconnaissance et qu’on ne retienne au moins quelques grains de cet encens qu’on va brûler sur les autels.

Montesquieu fait l’éloge de l’ancienne Rome en rappelant les causes de sa grandeur :

Lorsque la domination de Rome était bornée dans l’Italie, la république pouvait facilement subsister. Tout soldat était également citoyen ; chaque consul avait une armée ; et d’autres citoyens allaient à la guerre sous celui qui succédait. Le nombre des troupes n’étant pas excessif, on avait attention à ne recevoir dans la milice que des gens qui eussent assez de bien pour avoir intérêt à la conservation de la ville. Enfin le sénat voyait de près la conduite des généraux, et leur ôtait la pensée de rien faire contre leur devoir.

Massillon attaque et condamne l’ambition par ses effets :

De l’ambition naissent les jalousies dévorantes ; et cette passion si basse et si lâche est pourtant le vice et le malheur des grands. Jaloux de la réputation d’autrui, la gloire qui ne leur appartient pas est pour eux comme une tache qui les flétrit et qui les déshonore. Jaloux des grâces qui tombent à côté d’eux, il semble qu’on leur arrache celles qui se répandent sur les autres. Jaloux de la faveur, on est digne de leur haine et de leur mépris, dès qu’on l’est de l’amitié et de la confiance du maître. Jaloux même des succès glorieux à l’Etat, la joie publique est souvent pour eux un chagrin secret et domestique ; les victoires remportées par leurs rivaux et sur les ennemis leur sont plus amères qu’à nos ennemis mêmes… Enfin cette injuste passion tourne tout en amertume, et on trouve le secret de n’être jamais heureux, soit par ses propres maux, soit par les biens qui arrivent aux autres.

7. Des lieux extrinsèques. — Ce sont les sources d’arguments pris en dehors du sujet. On peut les ramener à cinq principaux qui sont la loi, les titres, la renommée, le serment et les témoins.   

La loi et les titres, c’est-à-dire toutes les pièces et autorités écrites, sont surtout employés dans les discours et les écrits du genre judiciaire.

La renommée on l’opinion publique, le serment et le témoignage des hommes, bien que le plus souvent invoqués devant les tribunaux, ont une autorité plus générale et peuvent fournir des arguments qui ne sont pas sans force. Les objets inanimés eux-mêmes peuvent être invoqués en témoignage et produire un effet puissant.

Manlius Capitolinus, pour s’assurer l’impunité, montrait aux citoyens qu’il avait sauvés, les dépouilles des ennemis tués de sa main, les couronnes et les dons militaires conquis par son courage, les cicatrices de blessures honorables qu’il avait reçues, et surtout ce Capitole qu’il avait préservé. On ne put obtenir sa condamnation à mort qu’en le menant dans un bois sacré d’où il ne pouvait plus montrer au peuple le Capitole.

8.Utilité des lieux communs. — Si les anciens rhéteurs ont trop vanté les lieux communs, les critiques modernes les ont trop rabaissés, les orateurs et les écrivains d’aujourd’hui n’en tiennent pas assez de compte. Sans doute, il est trop tard d’attendre à la composition d’un grand ouvrage pour consulter les lieux communs ; rien ne serait plus propre que ces petits calculs à embarrasser la parole d’une stérile abondance de preuves vagues et banales.

N’allez pas croire, dit Quintilien, qu’il faille sur chaque sujet, sur chaque pensée interroger tous les lieux communs les uns après les autres, ce serait ne prouver ni expérience, ni facilité. Mais c’est dans la jeunesse et sur des sujets d’imagination que l’esprit doit s’exercer pour la recherche des preuves dans chacun des lieux.

Assoupli et fécondé par ces exercices artificiels, l’esprit saura en profiter dans l’occasion presque à son insu et les mettre alors en pratique sans y songer, comme un musicien : habile parcourt le clavier d’un piano sans avoir besoin de se préoccuper des difficultés du doigté.

Les lieux communs, dit Cicéron, sont des principes généraux d’où ! se tirent les raisonnements pour tous les genres de causes ou de discours. Chaque fois que nous avons un mot à tracer, il n’est pas nécessaire de se préoccuper successivement de toutes lés lettres qui le composent ; de même à chaque sujet qu’il faudra traiter, nous ; n’avons pas besoin de passer en revue tous les lieux qui s’y rapportent, J il suffit de les avoir en réserve ; ils viendront aussitôt se présenter à nous pour la question que nous avons à traiter comme les lettres pour le mot que nous voulons écrire. Mais l’orateur ne peut tirer parti de ces lieux, s’il ne s’est formé par l’expérience et la réflexion… ! Ce que je demande, c’est un naturel assoupli, dompté par la culture, comme un champ sur lequel on fait passer et repasser plusieurs fois la charrue pour lui faire produire une récolte plus belle et plus abondante.

Leçon VIII. Des passions. §

1. Des passions. — 2. De l’amour et de la haine. — 3. Des autres passions. — 4. Pathétique de Démosthène- — 5. Conditions du pathétique.   

1. Des passions. — Les pussions sont, pour l’écrivain comme pour le philosophe, ces mouvements vifs et puissants qui emportent l’âme vers un objet ou qui l’en détournent.   

Ce sont des sentiments de douleur ou de plaisir qui apportent un tel changement dans l’esprit qu’il se transfigure suivant la direction dans laquelle ils l’entraînent, et que sur les mêmes objets son jugement n’est plus le même.

2. De l’amour et de la haine. — Ainsi que les mœurs plaisent à l’auditeur ou au lecteur, ainsi que les arguments peuvent le convaincre, de même les passions servent à le toucher. La fonction propre de la sensibilité est d’aimer ou de haïr. Si l’âme tend à s’unir à l’objet qui lui est présenté, c’est l’amour ; si elle veut s’en éloigner, c’est la haine. Ces deux passions, l’amour et la haine, sont donc le fond de toutes les autres, parce qu’elles comprennent les deux rapports de notre âme avec le bien et le mal. L’amour prend les noms divers de tendresse, respect, reconnaissance, joie, admiration, enthousiasme, etc. ; la haine s’appelle encore ressentiment, colère, indignation, horreur, mépris, crainte, etc.

L’écrivain inspire l’indignation contre l’ingratitude, l’horreur contre la cruauté, la compassion pour la misère, l’amour pour la vertu. C’est ce que Platon appelle agir sur l’âme et émouvoir les entrailles.

La Fontaine éveille l’amour du calme des champs quand il dit :

Je voudrais inspirer l’amour de la retraite,
Elle offre à ses amants des biens sans embarras,
Biens purs, présents du ciel qui naissent sous les pas.
Solitude où je trouve une douceur secrète,
Lieux que j’aimai toujours, ne pourrai-je jamais,
Loin du monde et du bruit, goûter l’ombre et le frais ?
Oh ! qui m’arrêtera sous vos sombres asiles !   

Racine fait dire à Andromaque lorsqu’elle veut rendre Pyrrhus odieux, justifier sa haine et la faire partager :

Songe, songe, Céphise, à cette nuit cruelle   
Qui fut pour tout un peuple une nuit éternelle ;
Figure-toi Pyrrhus, les yeux étincelants,
Entrant à la lueur de nos palais brûlants,
Sur tous mes frères morts se faisant un passage,
Et, de sang tout couvert, échauffant le carnage ;
Songe aux cris des vainqueurs, songe aux cris des mourants
Dans la flamme étouffés, sous le fer expirants ;
Peins-toi dans ces horreurs Andromaque éperdue :
Voilà comme Pyrrhus vint s’offrir à ma vue.

3. Des autres passions, — Pour les passions dérivées et secondaires, les grands écrivains offrent des modèles achevés de la façon dont elles peuvent être excitées.

Fénelon exprime dans des termes pleins de charme la joie de Télémaque retrouvant Mentor :

Je courais vers lui, tout transporté, jusqu’à perdre la respiration ; il m’attendait tranquillement sans faire un pas vers moi. O dieux, vous le savez, quelle fut ma joie quand je sentis que mes mains le touchaient ! Non, ce n’est pas une vaine ombre ! je le tiens ! je l’embrasse, mon cher Mentor ! C’est ainsi que je m’écriai. J’arrosai son visage d’un torrent de larmes ; je demeurai attaché à son cou sans pouvoir parler.  

La douleur de Phérécyde qui vient de perdre Hippias, son fils d’adoption, n’est pas moins touchante :

O cher enfant que j’ai nourri et qui m’as coûté tant de soins, je ne te verrai plus ; mais je verrai la mère, qui mourra de tristesse en me reprochant ta mort ; je verrai ta jeune épouse frappant sa poitrine, arrachant ses cheveux ; et j’en serai cause ! O chère ombre, appelle-moi sur les rives du Styx ; la lumière m’est odieuse : c’est toi seul, mon cher Hippias, que je veux revoir. Hippias ! Hippias ! ô mon cher Hippias ! je ne vis encore que pour rendre à tes cendres le dernier devoir.

L’admiration éclate, avec une vivacité dramatique, dans ces vers que Corneille prête au vieil Horace apprenant que son fils, qu’il avait soupçonné d’une lâcheté, est vainqueur des trois Curiaces :

O mon fils ! Ô ma joie ! ô l’honneur de nos jours !
O d’un État penchant l’inespéré secours !
Vertu digne de Rome, et sang digne d’Horace,
Appui de ton pays, et gloire de ta race !
Quand pourrai-je étouffer dans tes embrassements
L’erreur dont j’ai formé de si faux sentiments ?
Quand pourra mon amour baigner avec tendresse
Ton front victorieux de larmes d’allégresse ?

Quelle indignation généreuse dans cette invective de Massillon contre les émotions fausses du théâtre :

On donne dans un spectacle des larmes aux aventures chimériques d’un personnage de théâtre ; on honore des malheurs feints d’une véritable sensibilité ; on sort d’une représentation, le cœur encore tout ému du récit de l’infortune d’un héros fabuleux : et votre frère que vous rencontrez au sortir de là, couvert de plaies, et qui veut vous entretenir de l’excès de ses peines, vous trouve insensible : et vous détournez les yeux de ce spectacle de religion ! et vous ne daignez pas l’entendre, et vous l’éloignez même rudement, et achevez de lui serrer le cœur de tristesse ! Ame inhumaine ! Avez-vous donc laissé toute votre sensibilité sur un théâtre ? Le spectacle d’un homme souffrant n’offre-t-il rien qui soit digne de votre pitié ?

4. Pathétique de Démosthène. — Démosthène a dû toute sa force oratoire à la passion dont’ son patriotisme animait ses discours ! « Il est plus aisé, dit Longin, de regarder fixement la foudre qui tombe que de résister à la puissance de ses passions. » Voici par quels mouvements Démosthène cherche à tirer les Athéniens de leur funeste léthargie :

Athéniens, si dès maintenant, puisque vous ne l’avez pas fait plus tôt, vous voulez raisonner comme lui ; si chacun de vous, lorsqu’il en est besoin, veut sans feinte et sans détour se tenir prêt à servir de toute sa force la république, les riches en contribuant de leurs biens,, les jeunes en prenant les armes ; et, pour tout dire en un mot, si chacun veut agir pour soi-même, et ne plus se bercer de l’espérance qu’un autre agira pour lui, alors, avec la volonté divine, vous rétablirez vos affaires ; alors vous réparerez les mal heure de votre négligence ; alors vous serez vengés de Philippe.

Car ne vous imaginez pas que son bonheur présent soit immuable, éternel, comme celui d’un dieu : il en est qui le haïssent, qui le craignent, qui lui portent envie, même parmi ceux qui lui paraissent le plus dévoués ; et toutes les passions humaines, quelles qu’elles soient, agitent aussi, croyez-moi, ceux qui l’environnent. Si jusqu’à présent elles ont été comprimées par la terreur, si elles n’ont pu éclater, n’en accusez que cette mollesse, que cette lenteur, qu’il faut, comme je vous l’ai prouvé, secouer aujourd’hui.

Voyez, en effet, vous-mêmes, Athéniens, à quel point d’arrogance il est monté : cet homme vous ôte le choix de la guerre ou de la paix ; il vous menace ; il tient, dit-on, des discours insolents. Et ne ! croyez pas qu’il se contente de ses anciennes usurpations : sans cesse il recule ses frontières ; et tandis que, tranquillement assis, nous temporisons au lieu d’agir, il nous investit de toutes parts.

Quand donc, Athéniens, quand ferez-vous ce qu’il convient de faire ?  Qu’attendez-vous ? un événement, ou la nécessité sans doute ? Et quel autre nom donner à ce qui arrive ? Moi, je ne connais point de nécessité plus pressante pour des âmes libres que l’instant du déshonneur.

Voulez-vous toujours, dites-moi, vous promener dans la place publique en vous demandant l’un à l’autre : Qu’y-a-t-il de nouveau ? Eh ! qu’y aurait-il de plus nouveau qu’un homme de Macédoine, vainqueur et dominateur de la Grèce ? Philippe est-il mort ? Non, mais il est malade. Mort ou malade, que vous importe ? Si les dieux vous délivraient de lui, bientôt, pour peu que votre conduite ne changeât pas, vous vous seriez fait vous-mêmes un autre Philippe ; car il doit bien moins ce qu’il est à ses propres forces qu’à votre inaction.

   Voilà ces traits qui faisaient dire à Philippe : Je ne crains point les Athéniens, je ne crains que Démosthène. Voilà un homme qui porte la patrie dans son cœur ; il ne cherche pas à plaire, maïs à être utile. Tout est dit pour le salut commun ; aucun mot n’est pour l’orateur ; on le perd de vue, on ne pense qu’à Philippe qui envahit tout. Telle est l’éloquence des passions.

5. Conditions du pathétique. — Mais plus l’emploi des passions est un moyen énergique et d’un effet irrésistible, plus il réclame de délicatesse, de mesure et de goût.

La première condition, c’est que l’émotion sorte de l’âme de l’écrivain pour passer dans l’âme du lecteur ; Boileau a fort bien dit :

Pour me tirer des pleurs il faut que vous pleuriez.

Celui-là seul peut exciter les passions qui les éprouve en lui-même, soit par un sentiment réel et profond, soit par une imagination vive qui supplée au sentiment.

Pour moi, dit Cicéron, je le proteste, je n’ai jamais essayé d’inspirer aux juges la douleur, la pitié, l’indignation ou la haine que je n’aie vivement ressenti les émotions que je voulais faire passer dans leur âme… Et qu’on n’aille pas regarder comme un phénomène surprenant, que le même homme se livre si souvent aux transports de la haine ou de l’amour. Telle est la force des pensées et des sentiments dont l’orateur fait usage qu’il n’a pas besoin de feinte et d’artifice ; la nature même des moyens qu’il emploie pour remuer les cœurs agit plus fortement encore sur lui que sur aucun de ses auditeurs.

Voyez comme Fénelon, par la seule puissance de l’imagination et de la mémoire, et avec la sensibilité d’une âme chrétienne, a su deviner les gémissements de l’amour paternel. Nestor pleure sur son fils Pisistrate :

Malheureux d’avoir été père et d’avoir vécu si longtemps ! Hélas ! cruelles destinées, pourquoi n’avez-vous pas fini ma vie ou à la chasse du sanglier de Calydon, ou au voyage de Colchos, ou au premier siège de Troie ? je serais mort avec gloire et sans amertume. Maintenant je traîne une vieillesse douloureuse, méprisée, impuissante ; je ne vis plus que pour les maux, je n’ai plus de sentiment que pour la tristesse.

O mon fils, mon cher Pisistrate ! quand je perdis ton frère Antiloque, je t’avais pour me consoler ; je ne t’ai plus, rien ne me consolera ; tout est fini pour moi. L’espérance, seul adoucissement des peines des hommes, n’est plus un bien qui me regarde. Antiloque, Pisistrate, ô chers enfants ! je crois que c’est aujourd’hui que je vous perds tous les deux ; la mort de l’un rouvre la plaie que l’autre avait faite au fond de mon cœur. Je ne vous verrai plus ! qui fermera mes yeux ? qui recueillera mes cendres ? O cher Pisistrate ! tu es mort comme ton frère, en homme de courage ; il n’y a que moi qui ne puis mourir !

L’antiquité grecque elle-même est atteinte et surpassée par le poëte moderne, et Homère ne conserve plus que la gloire d’avoir précédé et inspiré Fénelon.

Leçon IX. Emploi du pathétique. §

1. Des sujets pathétiques. — 2. Place du pathétique dans la péroraison. — 3. De la mesure et de l’à-propos. — 4. Puissance du pathétique. — 5. Régles pour le pathétique.

. Des sujets pathétiques. — Avant tout, il faut s’assurer dans quelle mesure le sujet comporte le pathétique : appliquer les grands mouvements aux petites affaires, ce serait mettre le masque et le cothurne d’Hercule à un enfant.

Racine a mis en relief le ridicule qui s’attache à cette maladresse, dans son plaidoyer de l’intimé qui, à propos d’un chapon volé par un chien, multiplie les mouvements et les passions oratoires :

Qu’arrive-t-il, messieurs ? On vient. Comment vient-on ?
On poursuit ma partie ; on force une maison.
Quelle maison ? Maison de notre propre juge.
On brise le cellier qui nous sert de refuge;
De vol, de brigandage on nous déclare auteurs,
On nous traîne, on nous livre à nos accusateurs.

2. Place dans la péroraison. — Même dans les sujets qui donnent lieu aux mouvements passionnés, l’à-propos est essentiel ; l’orateur ne doit pas se jeter dans le pathétique brusquement et sans préparation. Il ne peut entraîner les esprits qu’après les avoir soumis par la force des raisons, et la passion n’a de prise que sur ceux qui sont déjà charmés et convaincus. Cicéron compare l’orateur qui débute par le pathétique à un homme ivre au milieu d’une assemblée à jeun. C’est donc surtout à la fin que la passion a le droit d’éclater ; alors qu’il ne s’agit plus que de frapper les derniers coups et de décider la victoire. Toutes les preuves ont été traitées et la disposition où l’écrivain va laisser ses juges est celle dans laquelle ils donneront leur suffrage, celle qui doit décider du succès.

Massillon offre un exemple admirable de cet emploi du pathétique et le succès répondit au génie de l’orateur. Lorsqu’il prêcha son sermon du Petit nombre des élus, à la péroraison, un transport d’admiration enleva l’auditoire tout entier, le murmure d’acclamation fut tel qu’il troubla l’orateur, et ce trouble ne servit qu’à augmenter l’effet de cet admirable morceau, modèle de l’usage des passions :

Je ne parle plus du reste des hommes ; je vous regarde comme si vous étiez seuls sur la terre, et voici la pensée qui m’occupe et qui m’épouvante. Je suppose que c’est ici votre dernière heure et la fin de l’univers ; que les cieux vont s’ouvrir sur vos têtes, J. C. paraître dans sa gloire au milieu de ce temple ; et que vous n’y êtes assemblés que pour l’attendre, et comme des criminels tremblants à qui l’on va prononcer ou une sentence de grâce ou un arrêt de mort éternelle....

Or, je vous le demande, et je vous le demande frappé de terreur, ne séparant pas en ce point mon sort du vôtre, et me mettant dans la même disposition où je souhaite que vous entriez : si J. C. paraissait dans ce temple, au milieu de cette assemblée, la plus auguste de l’univers, pour nous juger, pour faire le terrible discernement des boucs et des brebis, croyez-vous que le plus grand nombre de tout ce que nous sommes ici fût placé à la droite ? croyez-vous que les choses du moins fussent égales ? croyez-vous qu’il s’y trouvât seulement dix justes, que le Seigneur ne put trouver autrefois en cinq villes tout entières ? Je vous le demande ; vous l’ignorez, et je l’ignore moi-même. Vous seul, ô mon Dieu, connaissez ceux qui vous appartiennent. Mais si nous ne connaissons pas ceux qui lui appartiennent, nous savons au moins que les pécheurs ne lui appartiennent pas. Or, qui sont les fidèles ici assemblés ? les titres et les dignités ne doivent être comptés pour rien ; vous en serez dépouillés devant J. C. Qui sont-ils ? Beaucoup de pécheurs qui ne veulent pas se convertir ; encore plus qui le voudraient, mais qui diffèrent leur conversion ; plusieurs autres qui ne se convertissent jamais que pour retomber ; enfin un grand nombre qui croient n’avoir pas besoin de conversion : voilà le parti dès réprouvés. Retranchez ces quatre sortes de pécheurs de cette assemblée sainte ; car ils en seront retranchés au grand jour. Paraissez maintenant, justes ! où êtes-vous ? restes d’Israël, passez à la droite ; froment de J. C., démêlez-vous de cette paille destinée au feu. O Dieu, où sont vos élus ? et que reste-t-il pour votre partage ?

Bien qu’il soit propre surtout à la péroraison, le pathétique n’est pas exclu pour cela des autres parties de la composition littéraire. Si vous aviez traité froidement le reste du sujet, il serait trop tard d’entreprendre en finissant d’éveiller l’intérêt ; l’auditeur ou le lecteur qui se serait fait comme une habitude de l’indifférence ne s’enflammerait pas au gré de l’auteur. Racontez-vous un fait digne d’intérêt et de pitié, avez-vous à faire valoir des moyens vifs et pressants, employez les sentiments qui conviennent à cette narration et à cette démonstration, mais n’épuisez pas vos traits et réservez les plus frappants pour la péroraison.

Un parfait modèle de cet art et de cette mesure, c’est la scène VI du IVe acte de l’Iphigénie en Aulide ; il faut voir avec quel soin les emportements de la passion sont préparés et amenés par le poëte. Achille se contient au début :

Un bruit assez étrange est venu jusqu’à moi.
Qu’en dites-vous, seigneur ? Que faut-il que j’en pense ?

Il faut les réponses dures et insolentes d’Agamemnon pour pousser à bout cette âme ardente et provoquer les derniers éclats de son indignation5.

3. De la mesure et de l’à-propos. — Il ne suffit pas de bien choisir la place du pathétique, la mesure est une qualité qu’il importe de conserver dans l’emploi de ce moyen.

C’est à cette occasion que Marmontel a eu raison de distinguer et de recommander le pathétique indirect :

Antoine est plus touchant quand il lit simplement le testament de César que lorsqu’il apostrophe avec violence les meurtriers. Iphigénie cherchant à consoler son père qui l’envoie à la mort arrache des larmes plus douces que si elle disputait sa vie au nom de sa jeunesse et de son innocence.

En effet, Iphigénie touche d’autant plus qu’au lieu de se plaindre, elle cherche à consoler son père. Cette résignation et cet empire sur soi sont peut-être moins dans la nature d’une jeune fille que les lamentations de l’Iphigénie d’Euripide, mais ils sont dans les mœurs héroïques de notre théâtre au dix-septième siècle.

Tout périt par l’excès ; ne rien dire de trop est une règle générale, mais nulle part elle n’est plus impérieuse qu’au sujet du pathétique. Rien ne tarit si vite que les larmes, a dit Cicéron ; la fatigue, l’ennui, le ridicule sont tout près de l’émotion.

Dans Iphigénie, quand Clytemnestre a exalté sa propre colère par l’épouvantable tableau de Calchas qui déchirera le sein de la jeune fille et

D’un œil curieux,
Dans son cœur palpitant consultera les Dieux :

Quand, opposant à cette peinture la peinture des pompes de la veille :

Je verrai les chemins encor tout parfumés
Des fleurs dont sous ses pas on les avait semés :

elle s’est retournée menaçante contre le roi des rois, son seigneur et son maître :

De mes bras tout sanglants, il faudra l’arracher.
Aussi barbare époux qu’impitoyable père,
Venez, si vous l’osez, la ravir à sa mère :

Alors, elle s’arrête épuisée de colère et de douleur ; le comble du pathétique est atteint ; un mot de plus serait froid et détruirait l’effet.

Entre le trop et le trop peu le milieu est difficile à tenir ; car le pathétique ne s’accommode pas non plus de la sécheresse. Cicéron en indique la raison avec une délicatesse exquise :

Une fois que vous y êtes entré, ne vous pressez point d’en sortir. Un argument est saisi par l’auditeur aussitôt qu’il est proposé, et l’on peut passer à un second, à un troisième ; il n’en est pas ainsi des passions, et l’on ne saurait du premier coup exciter la pitié, la haine, la colère. La preuve confirmative sert d’appui à l’argument, et il suffit de la montrer pour qu’elle en soit comme inséparable ; mais ici ce n’est pas l’esprit du juge qu’on attaque, c’est la sensibilité de son cœur ; et on ne peut le toucher que par une éloquence riche, variée, abondante, soutenue d’un débit animé. L’orateur qui parle avec concision et ne s’élève jamais, peut donc instruire les juges, mais il ne peut émouvoir leur âme, et c’est là toute l’éloquence.

Le véritable orateur, dit Lucain, c’est celui qui frappe.

Comme la douleur de Bossuet est soutenue dans le morceau suivant, et quelle émotion en découle dans notre âme !

J’étais donc encore destiné à rendre ce triste devoir à cette princesse. Elle que j’avais vue si attentive pendant que je rendais le même devoir à la reine, sa mère, devait être sitôt le sujet d’un discours semblable, et ma triste voix était réservée à ce déplorable ministère ! O vanité ! ô néant ! ô mortels ignorants de leur destinée ! L’eût-elle cru il y a dix mois ! et vous, Messieurs, eussiez-vous pensé, pendant qu’elle versait tant de larmes en ce lieu, qu’elle dût sitôt nous y rassembler pour la pleurer elle-même ?

Princesse, le digne sujet de l’admiration de deux grands royaumes, n’était-ce pas assez que l’Angleterre pleurât sur votre absence, sans être réduite encore à pleurer votre mort ? et la France, qui vous reçut avec tant de joie, environnée d’un nouvel éclat, n’avait-elle d’autres pompes et d’autres triomphes pour vous au retour de ce voyage fameux, dont vous aviez remporté tant de gloire et de si belles espérances ? Vanité des vanités !       

4. Puissance du pathétique. — A des hommes plus raisonnables que sensibles, il suffirait d’exposer la vérité ; mais nous avons d’ordinaire à convaincre des hommes plus sensibles que raisonnables et qui ne se laissent persuader que par des mouvements qui les transportent.

Les passions sont l’âme et la vie de l’éloquence ; les preuves font estimer notre cause la meilleure, mais les passions font que nos auditeurs veulent qu’elle soit telle ; et ce qu’on veut, on le croit aisément.

Un mot est souvent plus éloquent qu’un long discours. Témoin cette simple et belle parole d’un matelot anglais qui fit résoudre la guerre en 1740 :

Quand les Espagnols m’ayant mutilé me présentèrent la mort, je recommandai mon âme à Dieu et ma vengeance à ma patrie.

Pour comprendre la puissance du pathétique, il suffit de comparer entre eux ces deux récits d’un même fait, le supplice d’un citoyen romain frappé de verges. Voici comment Caïus Gracchus le présente :

Un poteau fut placé sur la place publique ; Marius, l’homme Le plus noble de la ville, y fut conduit : on lui ôta ses vêtements, et il fut battu de verges. A cette nouvelle, les habitants de Calés défendirent expressément de se rendre aux bains quand le magistrat romain serai dans la ville. Ce fut pour la même raison que notre préteur ordonna d’arrêter les deux questeurs de Férentinum ; l’un se jeta du haut d’un mur, l’autre fut pris et battu de verges.  

Au lieu de cette sécheresse, quelle émotion dans le tableau tracé par Cicéron !

On frappait de verges sur la place de Messine un citoyen romain. Ce malheureux, au milieu des souffrances qu’il endurait et des coups qui retentissaient sur son corps, ne faisait entendre ’d’autres cris, d’autres plaintes que celle-ci : Je suis citoyen romain. II croyait, en rappelant ce litre, qu’il allait détourner tous les coups, écarter tous les supplices.

O doux nom de liberté ! ô droits sacrés du citoyen ! ô lois de Porçius et de Sempronius ! puissance tribunitienne, ô institutions de la patrie, qu’êtes-vous devenues ? Un citoyen romain, dans une province romaine, au sein d’une ville alliée, par les ordres d’un homme qui devait à Rome les faisceaux portés devant lui, un citoyen romain a été lié et battu de verges sur la place publique.

5. Règles pour le pathétique. — Ces remarques et ces exemples divers peu venu être résumés en trois préceptes :

I. Ne faire appel aux passions que dans les sujets qui comportent le pathétique.   

IL Réserver, en général, cet effet pour la fin de la composition.

III. Éviter le trop qui expose au ridicule, le trop peu qui dégénère en sécheresse.

Leçon X. Rapports entre les moyens d’action (mœurs, arguments et passions). §

1. Unité du but. — 2 diversité des moyens. — 3. Quand les mœurs et les passions domineront. — 4. Précautions et mesure. — 5. Prédominance des arguments. — 6. Délicatesse de ces distinctions. — 7. Du pathétique chez les anciens. — 8. Résumé et règles.

1. Unité du but. — Malgré la diversité des armes employées par l’écrivain et par l’orateur, le but que tous deux poursuivent est simple et peut s’exprimer d’un seul mot persuader ; c’est en vue de persuader qu’on cherche à plaire par les mœurs, à convaincre par les arguments, à toucher par les passions.

Si nous n’avions comme auditeurs ou comme lecteurs que de pures intelligences, il suffirait pour les satisfaire de leur montrer la vérité dans sa simplicité ; en effet, la vérité répond aux exigences naturelles de l’esprit ; mais l’orateur et l’écrivain s’adressent à des hommes, c’est-à-dire à des êtres passionnés plus encore que raisonnables et qui, par suite, se dégoûtent bien vite de ce qui ne dit rien à l’imagination ni au cœur. Voilà pourquoi il est bon de montrer aux hommes la vérité d’une manière qui leur plaise, qui les intéresse, qui les engage à aimer cette vérité qu’on leur montre.

Pour atteindre ce but l’esprit n’a pas à son service déplus heureuse combinaison que celle où la rigueur de la discussion est tempérée par l’aménité du langage, où la grâce et l’abandon sont soutenus par la vigueur et la fermeté.

2. Diversité des moyens. — Ainsi mœurs, arguments et passions, tout concourt à un seul et même but.

Des arguments naissent la clarté et la précision sans les quelles la parole est stérile comme la graine jetée au vent ; des mœurs et des passions naît la chaleur, faute de laquelle une composition n’a nul mérite littéraire, nul crédit moral et n’est pas plus propre à persuader qu’un traité de dessin Linéaire n’est propre à former un Raphaël ou un Titien.

Mais pour atteindre plus sûrement au succès, l’un ou l’autre de ces trois moyens peut être employé de préférence et imprimer à la composition un caractère tout particulier. C’est en vue de cette distinction entre les moyens d’action qu’Aristote a donné une place importante à l’étude et à l’analyse des caractères et des passions ; en effet, ce sont les dispositions d’humeur et d’esprit des auditeurs ou des lecteurs qui doivent diriger l’orateur ou l’écrivain. Il faudra s’enquérir avec soin de ce qui convient à la personne, au lieu et aux circonstances, et par suite, de la préférence à donner aux mœurs, aux passions ou aux arguments.

3. Quand les mœurs et les passions domineront. —  L’emploi des mœurs, c’est-à-dire des qualités morales manifestées par l’orateur ou l’écrivain, convient surtout aux rapports avec une certaine classe de lecteurs ; dans le monde, avant tout, il faut plaire, et les conseils les plus utiles demeurent impuissants s’ils ne sont présentés d’une façon agréable : Dites-nous des choses qui nous amusent et nous vous écouterons. Cette triste apostrophe des Juifs à Jésus-Christ est le cri constant des hommes du monde. Il faut donc en tenir compte pour réussir ; car le plus grand malheur pour un livre, c’est de n’être point lu ; qu’importe à Roland que son cheval ait toutes les vertus, s’il est mort ; il faut céder aux exigences de l’opinion dans la mesure où la conscience et la justice le permettent ; il faut prendre pour devise le mot de Démosthène à ces Athéniens si mobiles et si passionnés : Je voudrais bien vous plaire, mais j’aime encore mieux vous être utile.

Plaire est la première qualité des œuvres destinées au public. On devra se préoccuper du même effet à produire, toutes les fois qu’on adressera la parole à des cires faibles ou dominés par la passion : les enfants, les vieillards, les puissants et les riches réclament à ce titre les plus grands ménagements à cause du mal que pourrait entraîner leur aveuglement. La faiblesse morale appelle le respect pour la vieillesse, la sympathie pour l’enfance et la compassion pour tous ceux qu’enivre un titre, une place, une faveur de la fortune. Chercher à plaire à ces êtres faibles pour les amener à entendre la vérité, ce n’est pas complaisance ou bassesse, c’est plutôt sage concession à la débilité de leur nature.

4. Précautions et mesure. — Les mêmes esprits sont encore les plus accessibles aux passions ; ce sont les âmes dont la sensibilité est la plus facile à éveiller, à exciter ; mais leur faiblesse a aussi pour conséquence naturelle une extrême mobilité, une incroyable facilité à passer d’un extrême à l’autre. C’est donc avec une circonspection toute particulière qu’il faut avoir recours à cette arme puissante mais dangereuse de la passion.

5. Prédominance des arguments. — Les arguments s’adressant à la raison, ils sont le langage de l’homme à l’homme, l’expression sincère et scrupuleuse de la vérité. Il convient donc de les employer pour instruire et convaincre tous ceux qui sont dignes du nom d’homme et qui, maîtres de leur esprit, en pleine possession de leur activité et de leurs moyens, se dirigent eux-mêmes avec puissance, réflexion et liberté.

Le langage des arguments honore à la fois celui qui l’accueille et celui qui s’en sert. C’est rendre hommage à un homme et à une nation que de ne pas leur adresser d’autres discours ; les orateurs politiques, des pays libres, de l’Angleterre et des États-Unis, le savent bien.

6. Délicatesse de ces distinctions. — Mais cette distinction rigoureuse entre les êtres passionnés et les êtres raisonnables, ne se reproduit pas dans le monde réel avec une parfaite exactitude ; tous les hommes sont à des degrés divers et passionnés et raisonnables. Les plus passion nés sont accessibles à la voix de la raison, sans quoi ce seraient des brutes ; les plus raisonnables peuvent céder aux,    entraînements de la passion, car ce ne sont pas des anges.

C’est donc une étude fort délicate, un travail de toute la vie que de reconnaître la mesure dans laquelle ces deux éléments de la nature humaine s’unissent et se combinent soit dans les individus soit dans les masses, et nul homme n’a trop de toute sa pénétration et de toute son expérience pour saisir les nuances infinies du sentiment et de la passion.

7. Du pathétique chez lesanciens. — Une observation générale qu’il ne faut pas négliger, c’est que dans l’antiquité l’appel aux passions était d’un usage fréquent et presque traditionnel. C’est un moyen d’action qui ne convient plus aussi bien au génie moderne en cela plus sérieux et plus sévère. L’orateur et l’écrivain s’exposeraient à gâter leur cause et à la déconsidérer par l’emploi de ces moyens hardis qui faisaient le succès populaire des orateurs romains. A ce point de vue, le bon goût des Athéniens, leur esprit de mesure en font des modèles bien plus sûrs, et Démosthène est beaucoup plus moderne que Cicéron.

L’orateur Antoine, dans la péroraison d’un plaidoyer, fit lever son client, et lui déchirant sa tunique étala devant les juges les cicatrices de blessures reçues en pleine poitrine dans plusieurs combats. — Cicéron lui-même provoqua les sanglots de son auditoire, lorsqu’en plein forum, le visage et la voix altérés par les larmes, il prit dans ses bras le fils de son client et le présenta aux juges pour implorer les droits sacrés de l’humanité.

Nos usages modernes renvoient cette pratique au théâtre, et nos tribunaux réclament plus de raisonnement que de pathétique. Déjà Molière louait ironiquement un pédant. par ce vers passé en proverbe :

On voit régner chez vous l’ithos et le pathos6 !

c’est-à-dire les mœurs et les passions ; et Racine a donné comme le comble de la bouffonnerie dans ses Plaideurs l’appel aux passions par la vue de la famille éplorée du chien Citron.

8. Résumé et règles. En résumé, ces observations générales peuvent être ramenées aux six règles suivantes :

I. Les mœurs, les arguments et les passions doivent concourir pour produire la persuasion.

II. L’un des trois moyens doit prédominer dans toute composition..

III. Les mœurs et les passions conviennent surtout dans les œuvres gui s’adressent aux êtres faibles et passionnés.

IV. Les arguments doivent prédominer, quand on s’adresse à des hommes réfléchis.

V. L’abus des mœurs et des passions conduit très-vite au ridicule.

VI. La réflexion, l’expérience et l’étude attentive des grands maîtres sont indispensables pour acquérir la délicatesse de goût que réclame ce choix, et ta juste mesure hors de laquelle il n’y a que le faux.

Deuxième partie. Disposition. §

Leçon XI. De la disposition. — Son utilité et ses diverses espèces. §

1. Objet de la disposition. — 2. Unité du sujet. — 3. Des parties du discours. — 4. Ordre de ces parties. — 5. Utilité de la disposition. — 6- régles de la disposition.

1. Objet de la disposition. — La disposition est la partie de l’art d’écrire qui donne les règles pour ranger les éléments fournis par l’Invention, dans l’ordre le plus propre à persuader.

L’ordre n’est possible qu’après l’invention ; il faut avoir tout vu, tout pénétré, tout embrassé pour savoir trouver la place précise de chaque chose.

Il ne s’agit pas tant de montrer beaucoup de choses que de les montrer avec ordre, c’est-à-dire de la façon la mieux appropriée à la nature du sujet et la plus efficace pour produire l’interêt. L’ordre est donc l’objet et la loi même de la disposition :    

Quiconque ne sent pas la beauté et la force de l’ordre n’a encore rien vu au grand jour ; il n’a vu, dit Fénelon, que des ombres dans la caverne de Platon.

Sans ordre, il n’y a ni beauté, ni grâce, ni force ; et Buffon a dit avec sagesse :

C’est faute de plan, c’est pour n’avoir pas assez réfléchi sur son sujet qu’un homme d’esprit se trouve embarrassé et ne sait par où commencer à écrire : il aperçoit à là fois un grand nombre d’idées, et comme il ne les a ni comparées ni subordonnées, rien ne le détermine à préférer les unes aux autres.

Cette peinture de l’embarras et de la confusion est l’exacte peinture de l’état où se trouve l’esprit, après qu’il a préparé tous les matériaux d’un sujet ; le nombre même des moyens, l’accumulation des sentiments, des preuves et des passions, fait dans l’intelligence comme une sorte de chaos au milieu duquel l’ordre et la lumière ne peuvent se produire que par le secours d’une disposition réfléchie.

2. Unité du sujet. — L’ordre résulte de l’unité dans la variété ; aussi la première qualité qui importe à toute composition, c’est l’unité. Il n’y a pas de sujet, si vaste et si compliqué qu’il paraisse, qui ne se résume dans une phrase, dans un mot qui en est le sommaire et en exprime la pensée et l’inspiration essentielles.

Ainsi M.Thiers a condensé tous les longs développements militaires, politiques, moraux et religieux des vingt volumes de l’Histoire du Consulat et de l’Empire dans ces belles lignes qui en forment la conclusion pratique :

Il faut jamais livrer la patrie à un homme, n’importe l’homme, n’importent les circonstances ! En finissant cette longue histoire de nos triomphes et de nos revers, c’est le dernier cri qui s’échappe de mon cœur, cri sincère que je voudrais faire parvenir au cœur de tous les Français, afin de leur persuader à tous qu’il ne faut jamais aliéner sa liberté, et pour ne pas être exposé à l’aliéner, n’en jamais abuser.

Il est donc de toute nécessité que, le plus tôt et avec le moins d’efforts possibles, le lecteur ou l’auditeur soit mis en état de résumer lui-même ce qui lui est enseigné en une seule proposition simple, courte et claire. Comment l’auditeur pourrait-il le faire, si l’orateur ou l’écrivain ne l’avait fait d’abord ? Celui-ci doit avoir dix fois l’intuition bien précise de l’unité de son sujet ; elle seule lui permettra d’espérer que ceux auxquels il s’adresse en auront quelque intelligence.

A cet effet et avant tout, il se demandera quelle est la proposition qui exprimerait le mieux le fond de ses idées et le sujet de son ouvrage ; puis, cette proposition, il la conservera sans cesse présente sous ses yeux ou devant sa mémoire, pour y rapporter toutes les autres, et pour rejeter sans pitié toutes les pensées qui ne s’y rattachent pas par un lien naturel.

Il faut que chaque chose y soit mise en son lieu ;
Que le début, la fin répondent au milieu ;
Que d’un art délicat les pièces assorties,
N’y forment qu’un seul tout de diverses parties.    
Boileau.

Dans le plus grand nombre de cas, on ne saurait trop tôt mettre le lecteur au courant des opinions que l’on veut faire prévaloir ; cependant il est des circonstances où trop brusque, cette communication heurterait les passions régnantes, les opinions reçues, et par suite courrait risque d’être mal accueillie, Mais ces circonstances-là étant des exceptions, la règle générale de la disposition reste toujours de ranger ses moyens de persuasion dans l’ordre le plus propre à faire connaître le plus vite possible l’objet de la composition.

En effet, dans toute œuvre il y a deux parties essentielles : d’abord annoncer le sujet, puis en donner les preuves ; c’est ce que les géomètres appellent le problème et la démonstration ; la remarque vaut pour les œuvres littéraires tout comme pour les travaux scientifiques.

3. Des parties du discours. — C’est en s’inspirant de cette pensée générale et en tenant compte des exigences naturelles de l’esprit que les rhéteurs ont emprunté à la pratique des grands orateurs la distribution du discours en six parties.

Personne ne prétend dire par là que ces parties doivent entrer toutes et toujours dans toute composition ; mais elles peuvent toutes y entrer. Elles sont parties intégrantes d’une composition complète, et cela suffit pour que la rhétorique ait à fixer les règles qu’on peut leur appliquer. Reste ensuite, dans chaque cas particulier, au goût de l’écrivain et de F orateur le devoir de discerner ce qui convient en propre à son sujet, et quelles parties du discours peuvent être supprimées.

Les six parties reconnues par la rhétorique sont l’exorde, la proposition, qui comprend la division ; la narration, la confirmation, la réfutation et la péroraison.

Ces différentes parties sont bien dans la nature ; elles se succèdent si logiquement que Géruzez a eu raison de nous conserver avec une piété touchante cette charmante observation de son père :

Un enfant a-t-il quelque chose à demander à ses parents, il les abordera d’un air gracieux et soumis ; il leur adressera quelque parole agréable et flatteuse ; il s’informera de leur santé. Après cet exorde, il hasardera sa proposition : il demandera un congé, une promenade, une exemption de travail. Pour peu qu’on hésite, il fera valoir sa bonne conduite, son travail, ses succès ; il promettra de redoubler de diligence, telle sera sa confirmation. Si on lui fait quelques objections, il ne manquera pas de les réfuter. Enfin, si l’on paraît indécis, il rassemblera ses raisons dans une péroraison ; il leur donnera plus de force par ses caresses et par ses larmes. Il suivra la même marche que l’orateur, parce que cette marche est dans la nature.

Le sermon de Massillon sur la Vérité de la Religion offre l’exemple d’un plan parfaitement régulier :

Exorde.   

Malgré les preuves solides et éclatantes qui établissent la vérité de la religion, il y a des hommes qui refusent de la reconnaître.

Proposition.

Prouvons-leur que la vérité de la religion est incontestable.

Division.

La vérité de la religion se fonde sur trois grands caractères qui distinguent éminemment la religion chrétienne : 1° elle est raisonnable ; 2° elle est glorieuse ; 3° elle est nécessaire.

Confirmation.

1re Partie. La religion chrétienne est raisonnable :

En ce qu’elle repose : 1° sur l’autorité la plus grande, la plus respectable et la mieux établie qu’il y ait sur terre ; 2° sur les idées les seules dignes de Dieu et de l’homme, les seules conformes aux principes de l’équité, de l’honnêteté, de la société, de la conscience ; 3° sur les motifs les plus décisifs, les plus triomphants, les plus propres à soumettre les esprits les moins crédules.

2e Partie. La religion chrétienne est glorieuse :

1° Par les promesses qu’elle renferme pour l’avenir ; 2° par la situation où elle met le fidèle, pour le présent ; 3° par les grands modèles qu’elle lui propose à imiter.   

3e Partie. La religion chrétienne est nécessaire :

1° Parce que la raison de l’homme est faible et qu’il faut l’aider ; 2° parce qu’elle est corrompue et qu’il faut la guérir ; 3° parce qu’elle est changeante et qu’il faut la fixer.

Péroraison.

Donc la religion est vraie ; donc il faut s’y attacher, vivre selon ses lois et rendre sa foi certaine par ses bonnes œuvres,

Dans un assez grand nombre de circonstances, bien (narrer les faits, en tirer les moyens de preuve et répondre aux objections, cela suffit au succès d’un avocat ou d’un écrivain ; le développement comprenant exorde, proposition et péroraison serait donc réservé pour les grands sujets. Cependant une sorte de préparation au sujet est souvent indispensable, quelque courte qu’elle soit ; et une conclusion, ne fût-elle que d’une phrase, sert à indiquer que le sujet est traité, que l’œuvre est complète. Ainsi, tout compte fait, un exorde, une confirmation et une péroraison, c’est-à-dire une entrée en matière, une exposition et une conclusion, un commencement, un milieu et une fin, tels sont les éléments essentiels et permanents du discours. L’exorde comprendra la proposition et la division, la confirmation renfermera peut-être la narration et la réfutation ; mais, ces trois parties sont indispensables,

4. Ordre de ces parties. — La même liberté peut être réclamée et par l’orateur et par l’écrivain, à propos de l’ordre à suivre dans l’arrangement des parties du discours.

Ce n’est pas que l’ordre assigné par les rhéteurs soit arbitraire ; loin de là, il est fondé en logique et conforme à une parfaite connaissance du cœur et de l’esprit humain.

En effet, l’exorde est placé au début pour préparer l’auditeur ou le lecteur en lui plaisant par le charme des mœurs. — A un esprit ainsi préparé, la proposition peut être présentée sans crainte. — Puis les faits étant la plus solide de toutes les bases d’argumentation, la narration vient à propos, avant la confirmation et la réfutation. — Celles-ci assurent le triomphe de notre cause, eu montrant, après la force de nos preuves, la faiblesse des arguments qui nous sont opposés. — Enfin, la péroraison couronne l’œuvre en excitant les passions de l’auditeur ou du lecteur en faveur de notre cause.

On sent qu’il n’y a rien d’arbitraire dans cet arrangement, qu’il est fondé sur la nature même de l’être raisonnable et passionné auquel s’adressent l’écrivain et l’orateur.

Parfois, cependant, il est bon de se soustraire à la rigueur des préceptes logiques pour s’accommoder aux circonstances. L’écrivain ou l’orateur peut commencer par une narration ou par quelque argument solide ; il peut encore faire suivre l’exorde de la preuve, et renvoyer plus loin la narration.

Ce sont des modifications qu’il essayera suivant les besoins de la cause. A son goût et à son jugement d’apprécier l’à-propos de ces transpositions ; les circonstances l’éclaireront à cet égard ; il prendra conseil des temps et des hommes ; car il se rencontre des cas où le comble de l’art est de sortir des règles que l’art lui-même a fixées.

5. Utilité de la disposition. — La disposition accomplit une œuvre moins brillante que celle de l’invention. Il ne s’agit plus pour l’esprit de déployer la vivacité des sentiments ou la grâce des mœurs, ou la fécondité de l’imagination dans la recherche des preuves, ou là pénétration du jugement dans l’argumentation, ou l’ardeur des passions en vue de toucher les âmes. Mais il s’agit d’une œuvre non moins sérieuse et non moins utile, car toutes les richesses accumulées par l’invention sont un bien stérile sans l’ordre et la réflexion. C’est ce que prétendait faire entendre Ménandre et, depuis lui, Racine, quand, après après avoir arrêté le plan d’une de ses pièces, il s’écriait : « Ma comédie est achevée, je n’ai plus que les vers à faire. » C’est ce que Buffon voulait encore exprimer quand, à la suite du tableau des perplexités auxquelles le manque de disposition condamne un auteur, il ajoutait :

Mais lorsqu’il se sera fait un plan, lorsqu’une fois il aura rassemblé et mis en ordre toutes les pensées essentielles à son sujet, il sentira aisément le point de maturité de la production de l’esprit ; il sera pressé de la faire éclore ; les idées se succéderont sans peine et le style sera naturel et facile.

6. Règles de la disposition. — En résumé, toutes ces observations générales peuvent être réduites aux sept règles suivantes :

I. Se rappeler que l’ordre fait la beauté de toutes choses, et que rien de désordonné ne peut être ni beau ni bon.

II. Assurer avant tout l’unité de sa composition en résumant pour soi-même son opinion et sa doctrine en une proposition qu’on gardera toujours présente à l’esprit.

III. Expliquer aussi vite que possible son sujet et son but.

IV. Les six parties essentielles d’un discours complet sont l’exorde, la proposition avec la division ; la narration et la confirmation, la réfutation et la péroraison.

V. Réduire pour les sujets moins importants ces parties à trois : l’exorde ou l’introduction, ta confirmation ou preuve, la péroraison ou conclusion.

VI. Bien que l’ordre entre les six parties du discours soit fondé en logique, les circonstances de temps, de lieu et de personne autorisent à y faire toutes les modifications que le goût peut autoriser.

VII. Les observations appliquées par les rhéteurs à la composition oratoire peuvent s’étendre à toute composition littéraire, et il n’est pas d’œuvre si modeste et si simple par son objet et son cadre qui ne doive en faire son profit.

Leçon XII. De l’exorde ou introduction
Emploi des mœurs. §

1. Définition de l’exorde. — 2. Son but et ses moyens. — 3. Bienveillance et modestie. — 4. Attention et prudence. — 5. Intérêt et probité.

Définition de l’exorde. —L’exorde est, d’après l’é­tymologie latine du mot, le commencement, la début.

Dès les premiers mots, celui qui écrit ou qui parle doit s’emparer de l’esprit de son lecteur ou de son auditeur. La première impression produite est de la plus haute consé­quence; favorable, elle étend son bienfait à l’œuvre tout entière, mauvaise, elle réagit contre toutes les impressions, même les plus heureuses, et compromet le succès le plus mérité. L’exorde est comme un sommaire, une idée générale, et aussi une recommandation du discours ; il doit donc charmer dès l’abord et séduire l’auditeur ou le lecteur.

2.Son but et ses moyens. — Il a pour but, disent les rhéteurs, de rendre l’auditeur bienveillant, attentif et docile, c’est-à-dire de le porter à la sympathie pour celui qui lui parle, de la rendre curieux de connaître ce qui va lui’ être dit, capable de s’éclairer en le comprenant et en suivant tous les détails et tous les développements de la pensée. Ces dispositions de l’auditeur sont représentées par les mots, bienveillance, attention et intérêt. Le meilleur moyen de provoquer ces dispositions heureuses, c’est de mettre en avant le plus tôt possible les qualités d’esprit et de caractère que les rhéteurs ont appelé les mœurs7.

Ces qualités sont dans un rapport étroit avec l’effet de l’exorde. La bienveillance appelle la bienveillance par une loi naturelle de la sympathie humaine ; la probité et la modestie attachent à la personne et à son œuvre, elles provoquent une attention favorable ; enfin la prudence, qui veut dire ici le savoir, la connaissance des choses, instruit, éclaire et, par la lumière même qu’elle répand aux abords du sujet, provoque l’intérêt, encourage à persévérer et à pousser plus avant.

3. De la bienveillance et de la modestie. — La bienveillance de l’auditeur répond à la bienveillance et à la modestie manifestées par l’auteur. La bienveillance a le grand mérite de rehausser le prix du talent et des vertus ; elle porte un caractère de candeur qui ouvre le chemin à la persuasion ; la modestie n’est pas la timidité. Le meilleur exemple de l’alliance entre ces deux vertus est celui de Démosthène, disant avec une sage hardiesse et une touchante probité : « Athéniens, je voudrais bien vous plaire, mais j’aime mieux vous sauver. » La passion du bien et de la justice est la seule qu’il convient de témoigner pour s’assurer dès le début les meilleures chances de succès.

La modestie qui appelle la bienveillance consiste bien moins à parler de soi-même en termes humbles qu’à n’en point parler du tout, si ce n’est dans les cas d’absolue nécessité. Le goût moderne, dans sa susceptibilité ombrageuse, s’accommode mal des précautions de l’orateur qui affecte de s’étendre sur sa faiblesse et son insuffisance ; la pénétration du lecteur voit dans ces précautions un détour et une subtilité de l’amour-propre d’un auteur, qui aime mieux dire du mal de lui-même que de s’en taire.

Le sentiment de bienveillance qu’il faut marquer au début peut aller jusqu’à l’éloge de l’auditeur ; mais cette louange même doit être maniée avec beaucoup d’art et de circonspection. Excepté les sots, personne aujourd’hui n’est plus disposé à souffrir les compliments lourds et maladroits ; c’est le pavé de l’ours. L’écrivain ou l’orateur se déshonorerait sans profit à dire :

Devant le grand Dandin l’innocence est hardie ;
Oui, devant ce Caton de basse  Normandie,
Ce soleil d’équité qui n’est jamais terni.
Victrix causa diis placuit, sed victa Catoni.

4. De l’attention et de la prudence. — L’attention est éveillée par la curiosité que peut provoquer le sujet. Plus le sujet est élevé et général, plus l’esprit de ceux auxquels nous nous adressons sera disposé à bien accueillir nos paroles. La prudence, c’est-à-dire le savoir, les lumières, le talent, sert encore à provoquer et à soutenir l’attention :

L’auditeur, dit Cicéron, trouvera de la facilité et du plaisir à vous suivre, si dès l’abord vous lui faites comprendre le genre et la nature de l’affaire.

5.Del’intérêt et de la probité. — L’interêt est une disposition sympathique résultant du concours de la bienveillance et de l’attention. L’esprit prend volontiers intérêt à ce qui lui plaît et à ce qui l’instruit. Avec la modestie et la prudence, la probité concourt à intéresser ceux qui nous écoutent à l’objet sur lequel nous appelons leur attention.

Qui ne porterait un intérêt sérieux à l’œuvre d’un homme à la fois modeste et éclairé ?

Ovide a laissé le tableau du contraste entre l’attitude d’un i orateur habile et celle d’un imprudent qui ne sait pas exciter l’intérêt :

Impatient et fougueux, Ajax regarde d’un œil farouche le rivage de Sigée et la flotte des Grecs ; ensuite levant les mains il s’écrie : Grands Dieux ! C’est à la vue de la flotte que nous parlons et c’est Ulysse qu’on m’oppose ! Cependant il n’a pas rougi de fuir devant les flammes que lançait Hector ; et moi je les ai bravées, je les ai repoussées loin des vaisseaux !

Comme cette présomption et cette insolence doivent aliéner les esprits, surtout quand on oppose au portrait d’Ajax le portrait d’Ulysse :

Il se lève et après avoir tenu quelque temps les yeux fixés à terre, il les porte sur les chefs avides de l’entendre ; il parle, et la grâce vient embellir son éloquence : « O Grecs, si vos vœux et les miens avaient été exaucés, l’héritier de ces armes ne serait pas incertain ; tu les posséderais, Achille, et nous te posséderions encore ! »

Ulysse montre toutes les qualités qui intéressent et séduisent : modération, désintéressement, piété, dévouement à la cause commune, regrets pour celui dont on pleure la perte, tout contribue à lui gagner les cœurs.

Leçon XIII. Des trois sortes d’exorde. §

1. De l’exorde simple. — 2. De l’exorde par insinuation. — 3. Des précautions oratoires. — 4. De l’exorde ex abrupto. — 5. Sources de l’exorde. — 6. Des exordes vicieux. - 7. Style de l’exorde. — 8. Régles de l’exorde.

1. De l’exorde simple. —  On distingue trois sortes d’exorde, désignés par les noms d’exorde simple, exorde par insinuation, exorde ex abrupto.

L’exorde simple est une entrée en matière conforme aux observations qui précèdent et d’un ton en rapport avec la nature même du sujet qu’il s’agit de traiter.

2. De l’exorde par insinuation. — L’exorde par insinuation est le plus délicat et le plus difficile de tous ; il Remploie dans les cas où l’on a des préventions à combattre. Attaquer de front les préjugés, ce serait s’exposer à un échec ; c’est donc par adresse qu’il faut ramener les esprits : cet art délicat forme les précautions oratoires,

3.Desprécautions oratoires. — Les précautions oratoires sont les tours adroits par lesquels l’orateur ou l’écrivain adoucit ce qui pourrait paraître choquant. Elles consistent à bien se garder de heurter de front les opinions qu’on voudrait redresser, et même à s’y associer d’abord dans une certaine mesure.    .

Cicéron a donné un heureux exemple de l’exorde par insinuation et des précautions oratoires quand il entreprit d’attaquer une loi agraire et de la faire rejeter par le peuple lui-même :

Se déclarer ouvertement contre cette loi qui semblait devoir assurer au peuple le repos et la richesse, c’était révolter toute l’assistance et provoquer un tumulte dans lequel la voix de l’orateur, aurait été étouffée. Cicéron a eu soin d’éviter cette faute. Il commence par rendre grâce au peuple de la dignité consulaire dont il vient de l’honorer par une distinction sans exemple : il ne ménage pas les expressions de sa reconnaissance et relève avec soin toutes les circonstances qui lui rendent le bienfait plus cher et plus précieux. Levant tout au peuple, il veut être un consul populaire : ce mot lui sert de transition et de texte. Il distingue, alors une bonne et une mauvaise popularité ; et en même temps qu’il flétrit les intrigues des tribuns qui cachent sous ce beau nom leurs ambitieux desseins, il loue hautement les Grecques, zélés défenseurs de la loi agraire et objets d’un culte passionné pour le peuple romain. Même après tant de précautions, flattant et instruisant tour à tour, donnant et reprenant, l’orateur ne se croit pas encore assez maître des esprits pour attaquer la loi. Au contraire, il proteste que si le peuple lui-même ne reconnaît pas que cette loi le trompe par de flatteuses apparences et porte atteinte à sa liberté, le consul est prêt à changer de sentiment. À force d’habileté, il prépare si bien les esprits qu’il triomphe et mérite cet éloge de Pline l’Ancien : « A ta voix, le peuple rejette la loi agraire, c’est-à-dire son pain ! »

4. De l’exorde ex abrupto. — Il se rencontre certains cas très-particuliers où le début peut et doit être véhément : C’est le cas où une vive passion de joie ou de douleur occupe déjà le cœur de ceux qui écoutent ou qui lisent. Alors on peut éclater dès le début parce que l’orateur ou l’écrivain ne fait que se mettre à l’unisson des esprits auxquels il s’adresse.

Par exemple, Cicéron rentrant à la curie voit à l’arrivée de Catilina les sénateurs partagés entre la fureur et l’indignation se lever pour s’éloigner du terrible conspirateur ; alors élevant son éloquence à la hauteur de cette situation critique et décisive, il commence par cette audacieuse apostrophe à l’ennemi de Rome :

Jusqu’à quand enfin, Catilina, viendras-tu abuser de notre patience ? Combien de temps encore serons-nous le jouet de ta fureur ? Quelles seront les bornes de ton audace effrénée ?

Quoi ! ni les gardes posés la nuit sur le Palatin, ni les sentinelles distribuées dans la ville, ni l’agitation du peuple, ni le frémissement de tous les bons citoyens, ni le choix de ce lieu fortifié pour la convocation du Sénat, ni ces fronts irrités, ni ces yeux fixés sur toi, rien ne peut t’émouvoir ? Ne sens-tu pas que tes complots sont dévoilés ? Ne comprends-tu pas par le silence même de ceux qui t’environnent que ton crime est découvert ? Ta nuit dernière et la précédente, le lieu de la réunion, ceux qui la composaient, les projets qu’on y a formés, crois-tu que personne ici les ignore ? O siécle, ô mœurs ! le Sénat le sait ! le consul le voit et le traître respire !

C’est par cette vive et audacieuse sortie que Cicéron inspira aux sénateurs le courage de se défendre et jeta le trouble et la crainte dans l’âme de l’accusé.

Il n’est peut-être pas dans l’histoire d’exemple plus remarquable de la puissance de la parole qui, d’un même coup, relève le courage des honnêtes gens et répand l’épouvante dans le camp des ennemis de l’ordre.

Mais cette sorte d’exorde n’est jamais qu’une exception ; et d’ailleurs, même en cédant à l’entraînement d’une passion généreuse, l’orateur ou l’écrivain se préoccupera toujours de ne pas blesser l’esprit et les sentiments de ceux auxquels il s’adresse. A cet égard il est intéressant de remarquer avec quel soin Cicéron ménage la susceptibilité des sénateurs, partageant avec eux et mieux encore assumant à lui seul la responsabilité des lenteurs qui ont assuré l’impunité de Calilina et l’ont encouragé dans ses projets criminels. Son indignation n’est point aveugle ; elle se règle et se dirige en vue du succès et du salut de la patrie.

5. Sources de l’exorde. — L’écueil de l’exorde c’est la tendance à retarder trop longtemps l’entrée en matière ; il ne faut pas, dit Maury, se tourner et se retourner dans tous les sens comme un voyageur qui ne connaît pas sa route.

L’exorde n’intéresse qu’au moment où celui auquel nous nous adressons découvre et saisit l’objet et le dessein que nous poursuivons. C’est donc au sujet même qu’il faut emprunter    les    idées de l’exorde puisqu’il est fait pour y préparer, autrement il ne serait plus qu’un hors d’œuvre.

C’est une observation ingénieuse de Cicéron renouvelée par Pascal que l’exorde est la dernière partie dont il faut s’occuper, il dit sagement :

Ce qu’il faut dire en premier est la dernière chose à laquelle je m’applique ; chercher à le trouver dès le début, c’est s’exposer à demeurer tout à fait stérile, ou bien à ne trouver que des idées banales, vides, communes et vulgaires.

Ce ridicule trop commun a été raillé par Racine, lorsque au IIIe acte de sa comédie des Plaideurs, il introduit deux prétendus avocats qui à propos d’un chapon dérobé par un chien débutent par ces phrases vides :

Messieurs, quand je regarde avec exactitude,
L’inconstance du monde et sa vicissitude,
Lorsque je vois parmi tant d’hommes différents
Pas une étoile fixe et tant d’astres errants.

ou bien :

Avant donc
La naissance du monde et sa création,
Le monde, l’univers, tout, la nature entière
Etait ensevelie au fond de la matière…    

Prenons garde qu’on ne nous dise comme à l’Intimé :    

Avocat ! Ah ! passons au déluge !

Si par hasard le temps, le lieu, l’arrivée d’un personnage, un mot, une interpellation donne occasion de commencer par un trait propre à la circonstance, il faut savoir en profiter. Ainsi faisait saint Paul, quand devant l’Aréopage il disait :

Athéniens, il me semble que la puissance divine vous inspire plus qu’à tous les autres hommes une crainte religieuse ; car en traversant votre ville et en contemplant les objets de votre culte, j’ai aperçu un autel avec cette inscription : Au Dieu inconnu.

 

Ce Dieu que vous adorez sans le connaître, c’est lui que je vous annonce. Dieu, créateur du monde et de tout ce qui est dans le monde,

 

Dieu, maître du ciel et de la terre, n’habite point dans les temples bâtis par les hommes ; les ouvrages de leurs mains ne peuvent être un honneur pour lui, et il n’en a pas besoin, lui qui donne à tous la vie, le souffle et toutes choses.

6. Exordes vicieux. — L’exorde est vicieux toutes les fois qu’il paraît affecté, tiré de loin ; rien n’indispose plus l’auditeur et n’éveille davantage ses soupçons et sa défiance.

Il est banal, quand il peut convenir à plusieurs causes et surtout quand il pourrait servir à soutenir la thèse opposée, il est alors commun et par conséquent fort dangereux.

On appelle étranger ou d’emprunt l’exorde qui ne vient point de la cause ou n’y convient pas parfaitement.

En un mot l’exorde est défectueux toutes les fois qu’il ne réussit pas à préparer les esprits, en leur inspirant la bienveillance, le désir de se laisser instruire, le besoin de nous écouter.

7. Du style de l’exorde. — La qualité propre du style qui convient à l’exorde c’est la simplicité. Bien qu’il doive toujours s’inspirer de la nature du sujet., il ne lui est pas permis d’étaler toutes les richesses de l’éloquence.

Rien dans la nature, dit Cicéron, rien en naissant ne se déploie tout entier, rien ne prend du premier coup son essor.

Que le début soit simple et n’ait rien d’affecté.
N’allez pas des l’abord, sur Pégase monté,
Crier à vos lecteurs d’une voix de tonnerre :
Je chante le vainqueur des vainqueurs de la terre
Que produira l’auteur après tous ces grands cris ?
La montagne en travail enfante une souris.
Oh ! que j’aime bien mieux cet autour plein d’adresse
Qui sans faire d’abord de si haute promesse,
Me dit d’un ton aisé, doux, simple, harmonieux :
Je chante tes combats et cet homme pieux
Qui des bords phrygiens conduit dans l’Ausonie,
Aborda le premier les champs de Lavinie.
Sa muse en arrivant ne met pas tout en feu,
Et pour donner beaucoup ne nous promet que peu.
Boileau.

Lors même que la nature du sujet comporte dès le début l’emploi d’un style magnifique, lors même qu’il s’agit de ce qu’il y a de plus grand et de plus haut dans les objets de la raison humaine, cependant ce style même ne développe pas encore dès les premières lignes toute sa grandeur et toute sa véhémence. Bossuet nous en est un admirable exemple8.

8. Régles de l’exorde. — Toutes les observations de détail qui précèdent peuvent être résumées dans neuf règles pratiques :

I. Apporter le plus grand soin à duquel dépend le succès de T œuvre tout entière,

II. Y montrer les mœurs, c’est-à-dire bienveillance, modestie, probité et prudence.

III. Conserver ces qualités, même dans l’exorde ex abrupto où la passion ne doit jamais être aveugle et déréglée.

IV. Eviter les longs préambules étrangers au sujet.

V.    Tirer l’exorde du fond même de la question évitant de déflorer son sujet et d’anticiper sur le discours de manière    à enlever aux détails l’intérêt de la nouveauté.

VI. Ne s’occuper de trouver l’exorde avoir pleinement envisagé son sujet.

VII. Tenir compte du sujet, du temps, du lieu, des dispositions des esprits, et aussi des circonstances qui peuvent fournir un sujet de début.

VIII. Se tenir en garde contre tout exorde banal, commun, étranger.    

IX. Le style de l’exorde doit avant tout être simple.

Leçon XIV. De la proposition et de la division. §

1. De la proposition. — 2. De la division. — 3. Réponse aux objections. — 4- avantages de la division, — 5. Qualités d’une bonne division. — 6. Règles de la proposition et de la division.

1. De la proposition. — L’auditeur ou le lecteur disposé par un exorde approprié au sujet, se trouve en situation d’écouter avec attention et bienveillance l’expression d’idées et de sentiments nouveaux. Il est dans une prévention favorable dont il faut profiter au lieu de la laisser languir ; tout retard, tout hors d’œuvre, toute longueur dans l’exorde pourrait en faire perdre le bénéfice.

Aux esprits ainsi préparés, il est bon d’énoncer le sujet qui leur sera exposé et développé.

La proposition est le sommaire du sujet ; elle indique le point à juger, la question à résoudre ; elle résume eu quelques mots ce qui sera développé dans le courant du discours ou de l’ouvrage. La proposition est le discours abrégé comme le discours est la proposition développée. Elle marque bien l’unité du sujet en le ramenant à un point, à quelques termes brefs et précis.

Après avoir préparé les esprits et les cœurs par un tableau sublime de la toute-puissance de Dieu, Bossuet indique le sujet de son discours dans cette proposition :

La sage et religieuse princesse qui fait le sujet de ce discours, n’a pas été seulement un spectacle proposé aux hommes pour y étudier les conseils de la divine Providence ; elle s’est instruite elle-même, pendant que Dieu instruisait les princes par son exemple. J’ai déjà dit que ce grand Dieu les enseigne, et en leur donnant, et en leur ôtant leur puissance. La reine a également entendu des leçons si opposées, c’est-à-dire qu’elle a usé chrétiennement de la bonne et de la mauvaise fortune ; dans l’une elle a été bienfaisante, dans l’autre elle s’est montrée toujours invincible.

De même, Augustin Thierry dans son Introduction à l’histoire du Tiers État :

Considérée de ce point de vue, l’histoire de France était belle d’unité et de simplicité, j’ai vivement senti la grandeur d’un pareil spectacle et c’est sous son impression que j’ai conçu le projet de réunir en un corps de récit les faits qui marquent à travers les siècles le développement graduel du Tiers Etat, ses origines obscures et son rôle d’action lente, mais toujours progressive sur la vie sociale du pays.

Certains cas se présentent où il serait imprudent d’énoncer d’une manière formelle et dès le début ce qu’on se propose de prouver ; on courrait risque de révolter les esprits. Il faut alors les conduire au but sans qu’ils s’en aperçoivent, et pour cela exposer les pensées et les faits à l’appui de la question sans prévenir l’auditeur de l’idée première qui règle votre marche. Dans ce cas, votre proposition vient en conclusion.de tout ce qui a été développé. Tel est l’exemple fourni par le discours de Cicéron contre la loi agraire.

2. De la division. — Quelque simple que se présente un sujet, il comporte toujours l’emploi de plusieurs moyens de preuves ; il est susceptible d’être envisagé sous des,    points de vue différents ; il renferme des questions secondaires. Il n’y a donc guère de sujet qui ne comporte une division, c’est-à-dire une distinction précise des différents points à traiter successivement.

Démosthène accusant Eschine d’avoir prévariqué dans son ambassade, développe sa proposition en indiquant les divers chefs d’accusation, il annonce qu’il veut convaincre son rival : 1° d’avoir trompé ses concitoyens ; 2° de n’avoir point suivi les instructions qui lui avaient été données ; 3° d’avoir différé son retour malgré les ordres de la république ; 4° de s’être laissé corrompre par Philippe.

Cicéron pour défendre Milon accusé du meurtre de Clodius emploie cette proposition et cette division :

Je ne vous dirai point, juges que la mort de Clodius est un événement heureux pour la république ; mon dessein est de vous prouver que Clodius a dressé des embûches à Milon pour l’assassiner ; et lorsque je vous aurai démontré que cet attentat est aussi clair que la lumière du jour, alors enfin je demanderai en grâce que, privés de tout le reste, nous gardions au moins le droit de nous défendre contre l’audace et les traits d’un ennemi.

Bourdaloue traitant le mystère de la Passion prend pour texte :

Les Juifs demandent des miracles, et les Grecs cherchent la sagesse ; pour nous, nous prêchons Jésus-Christ crucifié qui est un sujet de scandale aux Juifs et qui paraît une folie au Grecs, mais qui est la force de Dieu et la sagesse de Dieu, à ceux qui sont appelés.

Voila sa proposition, voici la division qui la suit :

Vous n’avez peut-être considéré jusqu’à présent la mon :du Sauveur que comme le mystère de son humilité et de sa faiblesse ; et moi je vais vous montrer que c’est dans ce mystère qu’il a fait paraître toute l’étendue de sa puissance : ce sera la première partie. Le monde jusqu’à présent n’a regardé ce mystère que comme une folie ; et moi je vais vous faire voir que c’est dans ce mystère que Dieu a fait éclater plus hautement sa sagesse : ce sera la seconde partie.

Le goût peut reprocher à ce texte et à cette division la recherche des antithèses ; mais l’orateur atteint son but en donnant une idée très-claire de son objet et des points de vue différents sous lesquels il compte l’envisager.

Massillon, sur le même sujet de la Passion, prend pour texte : Tout est consommé, et il fait cette division :

La mort du Sauveur renferme trois consommations qui vont nous expliquer tout le mystère de ce grand sacrifice, dont l’Église renouvelle en ce jour le spectacle et honore le souvenir : une consommation de justice, du côté de son père ; une consommation de malice, de la part des hommes ; une consommation d’amour du côté de Jésus-Christ.

 

Ces trois vérités partageront tout ce discours.

Bourdaloue portant même dans le genre historique cette rigueur puissante de composition, Bourdaloue, dans le Panégyrique de saint Louis, a résumé tout son sujet dans cette proposition ;

Ce qui a rendu saint Louis capable d’une haute sainteté, c’est la royauté, et ce qui l’a mis eu état de soutenir si honorablement la royauté, c’est la sainteté.

Puis il divise son discours en deux parties : Louis fut un grand saint, il fut un grand roi. Chacune de ces parties se subdivise elle-même : Il a été un grand saint parce que sa grandeur n’a servi qu’à le rendre humble devant Dieu avec plus de mérite, charitable envers le prochain avec plus d’éclat, sévère à soi-même avec plus de force et de vertu. — Il a été grand roi, dans la guerre et’ dans la paixdans la prospérité et dans l’adversitédans le gouvernement de son royaumedans sa conduite avec les étrangers.

Citons encore cette excellente division de Bossuet :

Si la justice est la reine des vertus morales, elle ne doit point paraître seule ; aussi la verrez-vous sur son trône, servie et environnée par trois excellentes vertus que nous pouvons appeler ses principales ministres : la constance, la prudence et la bonté. La constance l’affermit dans les règles, la prudence l’éclaire dans les faits, la bonté lui fait supporter les misères.

3. Réponse aux objections contre la division. — Fénelon dans ses Dialogues sur l’éloquence, blâme la méthode des divisions ; elle lui semble funeste à l’éloquence, c’est, dit-il, une contrainte qui ralentit la rapidité des mouvements et ne laisse aucune place à l’imprévu, à l’inspiration soudaine, à l’illumination de l’esprit, à ces grands effets qui résultent de l’impression faite sur l’orateur, par son auditoire, par un événement soudain, par l’exaltation même de la parole et l’excitation qui naît du discours.

Toutes ces objections sont plus spécieuses que justes. Fénelon, qui avait le génie oratoire, plaide la cause du génie ; mais le génie est une exception très-rare ; il échappe à toutes les règles il les domine, il les fait, il les impose, ce n’est pas pour lui que sont écrits nos modestes traités. D’ailleurs, le génie manquerait de force, s’il était incapable de briser ces faibles entraves et d’échapper à un joug dont il serait blessé ; le vrai génie peut dire comme le chêne du fabuliste :

Tout vous est aquilon, tout me semble zéphyr.

Restent donc les esprits ordinaires, c’est-à-dire le grand nombre qui a besoin d’être soutenu, dirigé, réglé dans ses mouvements et sa marche. Ceux-là, comment craindraient-ils jamais d’être trop clairs et trop faciles à comprendre dans ce qu’ils disent et ce qu’ils écrivent ?

Quant à cet ordre caché, cet enchaînement logique prescrit par Cicéron, qui prétend conduire l’auditeur sans qu’il s’en aperçoive, c’est une méthode un peu factice contre les surprises de laquelle l’auditeur ou le lecteur se tient en garde comme un homme qu’on essaye d’entraîner sans lumière au fond d’un souterrain. Enfin, l’orateur romain offre lui-même plus d’un exemple de divisions justes et régulières. Ainsi, dans sa harangue pour le poëte Archias :

Je voudrais vous faire sentir non seulement que vous ne devez pas retrancher Archias du nombre des citoyens parce qu’il est véritablement citoyen ; mais que s’il ne l’était pas vous devriez l’adopter.

De même dans son plaidoyer pour Muréna :

Il me semble que toute l’accusation peut se réduire à. trois griefs principaux : l’un porte sur la conduite antérieure de l’accusé, l’autre sur ses titres au Consulat, le dernier sur les brigues qu’il a, dit-on, employées pour l’obtenir.

En résumé, les esprits modestes feront bien de suivre ici encore le conseil et l’exemple de Cicéron. Et quant à ceux qui voudraient s’autoriser des critiques de Fénelon, ils donneraient la mesure de leur suffisance plutôt que celle de leur génie littéraire.

4. Avantages de la division. — Un plan bien conçu et nettement indiqué, une division lumineuse préviennent en faveur du sujet, soutiennent l’attention, soulagent la mémoire et n’empêchent ni l’orateur ni l’écrivain d’échauffer et de remuer les cœurs. Bourdaloue n’est pas moins nerveux, Massillon n’est pas moins touchant pour avoir divisé. Maury ajoute avec raison :

Le génie lui-même a besoin d’être guidé dans sa route ou de se guider lui-même en nous disant d’où il vient et où il va ; et la règle qui lui épargne des écarts le contraint pour le mieux servir, quand elle lui donne de salutaires entraves, car le génie n’en est que plus ferme et plus grand lorsqu’il marche avec ordre, éclairé par la raison et dirigé par le goût.

5.Qualités d’une bonne division. — Cette séparation des parties ayant pour objet de rendre plus facile et plus ‘simple l’intelligence du sujet, elle doit l’embrasser tout entier sans en omettre un seul point, c’est ce qu’on a désigné sous le titre de division entière.

Mais il ne faut pas, dans la crainte de négliger quelque point, multiplier les divisions de telle sorte qu’un membre rentre dans un autre, le rende inutile en présentant la même idée sous une forme différente, et produise la confusion en cherchant la clarté ; il faut, disaient les rhéteurs que la division soit opposée.

La suite même de ces parties et l’arrangement dans lequel elles sont présentées n’est pas indifférent, ce sera un grand secours pour la mémoire et un ordre satisfaisant pour la raison, le goût et l’imagination, si les parties sont disposées de telle sorte que le premier point soit comme un degré pour monter au second et ainsi de suite jusqu’au dernier, c’est-à-dire, si la division est graduée.

Enfin, la division doit n’avoir rien dé cherché, de pénible ni de forcé ; il faut qu’elle sorte du sujet, qu’elle résulte d’une façon très-simple de la proposition ; qu’elle soit exprimée dans les termes les plus clairs, de façon à instruire le lecteur plutôt qu’à faire briller l’esprit et la subtilité de l’orateur ou de l’écrivain. Elle doit s’étudier à être d’autant plus simple et plus précise que le sujet est par lui-même obscur et embarrassé. Nulle division n’est bonne, si elle n’est naturelle.

En résumé, il faut une division entière, opposée, graduée, naturelle, qui se trouve toute faite dans le sujet même, une division qui éclaircisse, qui range les matières, qui se retienne aisément, qui aide à retenir tout le reste, enfin,.une division qui fasse voir la valeur du sujet et de ses parties.

Fénelon s’est amusé à donner l’exemple d’une division qui manque de ces qualités dans son premier Dialogue :

Sa division étant heureuse, vous en jugerez ; Cette cendre, dit-il, quoiqu’elle soit un signe de pénitence est un principe de félicité ; quoiqu’elle semble nous humilier, elle est une source de gloire ; quoiqu’elle représente la mort, elle est un remède qui donne l’immortalité.

Spirituelle raillerie contre cette manie des antithèses cherchées qui est héréditaire chez tous les hommes doués de plus d’imagination que de goût.

La division proposée par Massillon dans son sermon sur la Passion réunit tous les avantages d’une bonne division9 :

Elle est naturelle puisqu’elle est tirée du cri suprême qui couronne la vie du Sauveur : Tout est consommé ; elle est entière puisqu’elle fait intervenir tous ceux qui sont intéressés à cette consommation, Dieu, son divin fils et l’homme ; elle est opposée parla distinction entre la puissance de Dieu, la malice des hommes et l’amour de Jésus-Christ ; enfin elle est graduée puisqu’à la puissance de Dieu elle oppose la faiblesse et la malignité de ses créatures, et que de la malice humaine elle s’élève jusqu’à l’amour infini qui a inspiré à Jésus-Christ son divin sacrifice.

6. Règles de la proposition et de la division. — Ces développements peuvent être résumés en quatre règles pratiques et précises :

I. La proposition doit venir aussitôt après l’exorde.

II. Elle se complète toujours par une division.

III. La division est d’autant plus nécessaire que le sujet est plus compliqué et plus obscur.

IV. La division doit être entière, opposée, graduée et naturelle.

Leçon XV. De la narration. §

1. Objet de la narration. — 2. Caractère propre de la narration oratoire. — 3. Rapports avec la confirmation. — 4. Clarté de la narration. — 5. Vraisemblance. — 6. Brièveté. — 7. Intérêt et agrément. — 8. De la narration dans le genre démonstratif. — 9. Rôle de la narration. — 10. Règles a suivre.

1. Objet de la narration. — La narration est l’exposition du fait sur lequel porte le discours. C’est ce qu’on nomme la question de fait, au Palais le fait, c’est-à-dire l’acte positif et réel, l’événement qui sert de point de départ, de base, de matière même à la cause, de source à l’argumentation.

2. Caractères propres à la narration oratoire. —  L’historien et l’orateur ont l’un et l’autre à faire des narrations    ; mais dans des conditions morales qui mettent entre ces deux compositions une différence très-considérable. L’historien no se préoccupe que de dire la vérité dans les termes les plus clairs, les plus précis, les plus faciles à saisir ; l’orateur et l’écrivain doivent aussi le plus scrupuleux respect à la vérité, mais ils ont le devoir de présenter la vérité sous la forme la plus favorable à leur cause.

Un exemple fera bien sentir la différence du récit historique et de la narration oratoire : l’historien ayant à raconter le meurtre de Clodius par les esclaves de Milon dirait : les esclaves de Milon tuèrent Clodius. L’avocat de Milon, qui a pour devoir d’atténuer l’odieux de ce meurtre, Cicéron a soin de dire : Alors les esclaves de Milon firent ce que chacun de nous eût voulu que ses esclaves fissent en pareille rencontre.

C’est ainsi que sans détruire la substance du fait, on peut le présenter sous un jour plus ou moins favorable, insister sur les circonstances avantageuses et les mettre dans leur plus beau jour, atténuer et rejeter dans l’ombre celles qui pourraient être choquantes.

3.Rapports avec la confirmation. — Ainsi la narration étant déjà un moyen de preuve, un premier argument général en faveur de l’objet qu’on se propose, tous les détails en seront disposés dans ce but et avec cette destination ; comme ce sont les germes de tous les moyens, les circonstances en seront présentées de façon à conduire l’esprit à des inductions favorables.

Quintilien cite comme un modèle dans l’art de disposer ces détails la narration présentée par Cicéron pour la défense de Milon. L’avocat se propose de persuader aux juges que Milon était parti de Rome sans nul dessein d’attaquer Clodius, sans nulle prévision de ce qui allait arriver ; comme. ii. prépare les esprits à l’admettre par cette description si simple en apparence, mais où les détails les plus familiers ont leur valeur morale :

Milon, ce jour-là même, était resté au Sénat jusqu’à la fin de la séance ; il rentra chez lui, changea de chaussure et d’habit et comme d’ordinaire il attendit que sa femme fût prête.

Quintilien ajoute avec raison : Comme c’est bien là un départ pour un simple voyage de campagne, et que cette conduite ressemble peu à celle d’un homme qui médite le meurtre de son ennemi !

Cet art de présenter les faits sous un jour favorable est la première qualité d’une bonne narration oratoire, littéraire ou morale. Toutes les autres qualités ne sont que secondaires ; les rhéteurs, les ramènent à cinq : la clarté, la vraisemblance, la brièveté, l’interêt et l’agrément.

4. De la clarté. — La clarté est une qualité qui convient à tou le discours ; mais elle est la qualité essentielle de la narration qui pose le fait et dont l’obscurité compromettrait le succès de tout le reste. Si le fait est mal exposé, les preuves manqueront de base et l’obscurité de la narration répandra les ténèbres sur tout le discours.

Il faut, dit Quintilien, marquer les événements et leurs détails, les temps, les lieux, les personnes si clairement qu’on en forme un tableau où l’esprit distingue tous les objets sans jamais les confondre.

Suivre l’ordre réel ou probable des faits et des temps, c’est d’ordinaire le meilleur moyen de donner au récit beaucoup de clarté. Là surtout, il convient de tenir un milieu entre une prolixité qui engendre la confusion et une brièveté qui supprime des détails indispensables. Dans les Plaideurs, l’intimé donne l’exemple des deux défauts à éviter ; c’est ainsi qu’il mérite ce reproche de Dandin :

Il dit fort posément ce dont on n’a que faire,
Et court le grand galop quand il est à son fait.

5. De la vraisemblance. — La vraisemblance, c’est-à-dire la réunion de toutes les apparences de la vérité est nécessaire pour provoquer la confiance de ceux auxquels nous parlons. Elle naît des mêmes sources que la clarté, c’est-à-dire des circonstances, du temps, du lieu, et surtout de l’accord constant entre le caractère et les actes des personnes.

Par exemple, Roscius est injustement accusé du meurtre de son père ; Cicéron prépare sa défense en peignant son client comme un homme d’un caractère doux, de mœurs simples et pures, qui ne connaît ni la cupidité, ni l’ambition, ni le luxe ; en même temps il fait remarquer combien l’audace et l’avidité peuvent être plus justement imputées à ses accusateurs qu’il désigne ainsi d’avance comme les auteurs probables du crime.   

6. De la brièveté. — La narration est courte, quand elle ne dit que ce qu’elle doit dire. Il ne s’agit pas de la renfermer en très peu de paroles, il s’agit de ne rien dire qui soit superflu. Un récit de deux pages est court, s’il ne contient que ce qui est nécessaire ; un récit de vingt lignes est long, s’il contient des détails inutiles.

Les Plaideurs offrent encore un excellent exemple d’un récit trop long, bien que formé de propositions très-courtes :

Voici le fait : Un chien vient dans une cuisine ;
Il y trouve un chapon, lequel a bonne mine ;
Or, celui pour lequel je parle est affamé,
Celui contre lequel je parle autem plumé,
Et celui pour lequel je suis prend en cachette
Celui contre lequel je parle. L’on décrète ;
On le prend. Avocat pour et contre appelé,
Jour pris, je dois parler ; je parle ; j’ai parlé !

L’Intimé fait trop précipitamment un récit trop long.

C’est une confusion commune de croire qu’on abrège parce qu’on dit beaucoup de choses avec très peu de mots : abréger c’est supprimer tous les détails inutiles et dire ce qui est essentiel avec autant de mots qu’il convient.

La brièveté ne consiste pas à être le plus court possible, ce serait du laconisme et de la sécheresse ; elle consiste à ne dire que ce qu’il faut et surtout à ne pas reprendre les choses de trop loin.

Celui-là n’abrége pas qui, au lieu de dire : Mon ami n’était pas chez lui, dit : « j’approche de la maison ; j’appelle un serviteur ; il me répond ; je lui demande son maître ; il m’assure qu’il n’y est pas. » Que de détails inutiles, et comme la concision du langage est différente de la brièveté du récit !

Mais Quintilien ajoute avec raison que pour être courte la narration ne doit pas être privée d’ornements ; autrement elle serait sans art. L’agrément du récit est une séduction qu’il ne faut pas négliger ; ce qui plaît paraît moins long : un chemin riant et d’une pente douce fatigue moins qu’un chemin plus court, mais rude et escarpé.

7. De l’intérêt et de l’agrément. — La narration est intéressante lorsqu’elle éveille l’émotion dans l’âme de celui qui écoute ou qui lit. Cette qualité résulte tout naturellement des trois autres. Une narration appropriée au sujet, claire, vraisemblable et courte ne peut guère manquer d’être intéressante, dans la mesure que comportent les faits racontés.

Cependant, si de plus l’émotion du narrateur est manifestée avec discrétion par quelques mots et quelques traits, elle provoquera plus facilement l’émotion de l’auditoire et du lecteur. Mais ici la mesure et le goût sont de grande valeur, car la sobriété et une émotion contenue seront plus puissants que les cris et les grands mouvements.

L’agrément résulte de l’ordre et de la clarté dans les idées, du naturel dans les images, de l’élégance facile du style l’agrément supplée à l’interêt dans les sujets simples et qui ne se prêtent pas au mouvement des passions. C’est dans ces conditions que le naturel sera le premier charme et le plus puissant de tous.

Toujours vrai, toujours aimable, dit Quintilien, le naturel appelle la confiance. Votre but est de vous rendre croyable ; or, n’est-ce pas s’éloigner de ce but que de paraître seulement occupé du désir de briller ?

Une composition qui réunit clarté, vraisemblance et intérêt c’est la narration du meurtre de Clodius dans la défense de Milon :

Milon rencontre Clodius qui était devant son domaine, à la onzième heure ou peu s’en faut. A l’instant, du haut d’une éminence un grand nombre d’esclaves fondent sur Milon, les armes à la main, ils attaquer et tuent le cocher. Alors Milon jette son manteau et saute hors de la voiture pour se défendre en homme de cœur ; ceux qui étaient ave Clodius tirent l’épée ; les uns reviennent à la voiture afin d’y attaque Milon par derrière, d’autres le croyant déjà tué se mettent à massacre les esclaves qui le suivaient de loin. Les serviteurs les plus fidèles et les plus sûrs résistent, les uns sont massacrés, les autres voyant que l’on combattait autour de la voiture et qu’on les empêchait de secourir leur maître, entendant même Clodius qui s’écriait : Milon est mort se persuadèrent qu’il n’était plus, et alors, sans que leur maître l’ordonnât, sans qu’il le sût, sans qu’il le vit, ils firent ce que chacun de nous eût voulu que ses esclaves fissent en pareille occasion.

Quelle habile accumulation de circonstances, quelle gradation, quel mouvement, quelle émotion ! Et en même temps quelle adresse à ménager l’effet ; comme l’avocat associé les juges eux-mêmes à l’acte qu’on reproche à son client ; voilà pour conclure une périphrase de génie !

C’est à propos de la narration qu’on a pu dire que l’écrivain doit être peintre et que la plume est un pinceau. La vive peinture des choses et des faits, est la condition di succès, car elle transporte l’émotion de l’âme de l’écrivain dans l’âme du lecteur,

8. De la narration dans le genre démonstratif. — Dans le genre démonstratif et dans toutes les compositions qui s’y rattachent, la narration joue un rôle très-considérable ; elle est le fond même du discours : les oraisons funèbres, les panégyriques, les éloges académiques ne sont guère qu’une suite de récits. La monotonie est donc à craindre, et la variété difficile ; aussi dans les compositions de ce genre les ornements distribués avec art produiront le plus heureux effet.

Massillon dont la plume habile offre de si parfaits modèles, donne le meilleur exemple de cette narration ornée, dans l’oraison funèbre de Louis XIV ; il fait tourner à la gloire du roi jusqu’aux revers de ses dernières années, grâce à l’adresse avec laquelle il les présente pour en tirer en même temps une leçon morale :

L’épreuve la moins équivoque d’une vertu solide, c’est l’adversité. Et quels coups, ô mon Dieu, ne prépariez-vous pas à sa constance ! Ce grand roi que la victoire avait suivi dès le berceau, et qui comptait ses prospérités par les jours de son règne ; cc roi dont les entreprises toutes seules annonçaient toujours le succès, et qui, jusque-là, n’ayant jamais trouvé d’obstacles, n’avait eu qu’à se défier de ses propres désirs ; ce roi dont tant d’éloges et de trophées publics avaient immortalisé les conquêtes, et qui n’avait jamais eu à craindre que les écueils qui naissent du sein même de la louange et de la gloire ; ce roi, si longtemps maître des événements, les voit, par une révolution subite, tous tournés contre lui.

 

Les ennemis prennent notre place ; ils n’ont qu’à se montrer, la victoire se montre avec eux ; leurs propres succès les étonnent ; la valeur de nos troupes a semblé passer dans leur camp ; le nombre prodigieux de nos armées en facilite la déroute ; la diversité des lieux ne fait que diversifier nos malheurs ; tant de champs fameux de nos victoires sont surpris de servir de théâtre à nos défaites ; le peuple est consterné ; la capitale est menacée ; la misère et la mortalité semblent se joindre aux ennemis ; tous les maux paraissent réunis sur nous : et Dieu, qui nous en préparait les ressources, ne nous les montrait pas encore ; Denain et Landrecies étaient encore cachés dans les conseils éternels.

 

Cependant notre cause était juste ; mais l’avait-elle toujours été ? et que sais-je si nos dernières défaites n’expiaient pas l’équité douteuse ou l’orgueil inévitable de nos anciennes victoires ? Louis le reconnut ; il le dit : J’avais autrefois entrepris la guerre légèrement, et Dieu avait semblé me favoriser ; je la fais pour soutenir les droits légitimes de mon petit-fils à la couronne d’Espagne, et il m’abandonne : il me préparait cette punition que j’ai méritée. Il s’humilia sous la main qui s’appesantissait sur lui ; sa foi ôta même à ses malheurs la nouvelle amertume que le long usage des prospérités leur dorme toujours : sa grande âme ne parut point émue ; au milieu de la tristesse et de l’abattement de la cour, la sérénité seule de son auguste front rassurait les frayeurs publiques.

9. Rôle de la narration. — La narration ainsi considérée est d’un grand poids dans toute espèce de composition ; elle a pour premier avantage, et le plus frappant, de fournil une base solide à toute exposition de preuves ou à toute démonstration. Rien de plus éloquent que les faits, et sans eux, tout n’est qu’abstraction vide et hypothèse. Les faits sont des matières précises et fixés d’argumentation en dehors desquelles l’esprit s’égare et se perd dans des discussions stériles ou dans des querelles de mots.

10. Règles de la narration. — Il est donc essentiel de méditer et d’observer avec scrupule les règles qui résument toutes les observations précédentes.

I. La narration doit être appropriée aux besoins du sujet.

II. Pour être claire, elle suivra l’ordre des temps et se gardera de la prolixité aussi bien que d’une concision excessive.

III. Pour être vraisemblable, elle mettra les faits d’accord avec le caractère des personnes.

IV. Pour être courte, elle choisira les faits essentiels.

V. L’intérêt du lecteur et de l’auditeur sera la conséquence de l’intérêt que le narrateur prend lui-même aux faits qu’il raconte.

VI. La variété et les ornements sont nécessaires dans les compositions où les récits s’enchaînent les uns aux autres.

Leçon XVI. De la description. §

1. Objet de la description. — 2. Du portrait. —    3.    De    la description des lieux. — 4. Qualités de la description. — 5. Place de la description. — 6. Règles pour la description.

1. Objet de la description. — A la narration c’est-à-dire à la peinture des faits se rattache d’une façon naturelle la description, c’est-à-dire la peinture des choses, des lieux et des personnes. Il faut, en même temps qu’on expose l’action, la placer sur le théâtre où elle s’est accomplie et montrer les acteurs qui ont pris part à cette action. Par exemple un simple et froid historien qui raconterait la mort de Didon se contenterait de dire :

Après le départ d’Énée, ta reine, accablée de douleur, se donna la mort.

Que fait le poëte ? Fénelon le dit avec l’imagination d’un poëte10.

Ecoutez Virgile, il mettra le fait devant vos yeux. N’est-il pas vrai que, quand il ramasse toutes les circonstances de ce désespoir, qu’il vous montre Didon furieuse avec un visage où la mort est déjà peinte, qu’il la fait parler, à la vue de ce portrait et de cette épée, votre imagination vous transporte à Carthage ? Vous croyez voir la flotte des Troyens qui fuit le rivage, et la reine que rien n’est capable de consoler ; vous entrez dans tous les sentiments qu’eurent alors les véritables spectateurs. Ce n’est plus Virgile que vous écoutez ; vous êtes trop attentif aux dernières paroles de la malheureuse Didon pour penser à lui. Le poëte disparaît ; on ne voit plus que ce qu’il fait voir, on n’entend plus que ceux qu’il fait parler.

L’appréciation est digne de l’œuvre et du critique, de Virgile et de Fénelon. C’est au même titre que les détails descriptifs ajoutés par Racine à la narration de la mort d’Hippolyte sont autre chose que de froids ornements. Les critiques dont cet admirable morceau a été l’objet attestent ou l’irréflexion ou la jalousie de ceux qui les ont adressées au poëte. Rien n’est superflu de ce qui contribue à faire assister le malheureux Thésée à la scène touchante que rappelle Théramène. La description du monstre étrange envoyé par Neptune et de l’effroi produit par cette apparition, ne sont que le fond naturel et légitime de ce beau portrait du fils d’un héros qui seul reste inébranlable et pousse droit au monstre. Sans cette longue description, si souvent blâmée, l’acte du jeune homme n’a plus rien d’héroïque ni.de touchant.

2. Du portrait. — La description peut s’appliquer aux personnes aussi bien qu’au lieu, aux choses et aux circonstances. Le portrait est la peinture animée des personnes mises en action.

Rien n’est plus propre à intéresser l’imagination et la sensibilité que la représentation d’un personnage dont le lecteur croit voir le visage et entendre les paroles. La vivacité de ces peintures fait le mérite des Caractères de La Bruyère.

Lors même que le portrait ne présente que les, traits extérieurs du visage, il doit cependant éveiller l’idée des dispositions morales de la personne. Tel est ce portrait d’Alexandre tracé par Barthélémy. C’est le jeune Anacharsis qui parle :

Je vis alors cet Alexandre qui depuis a rempli la terre d’admiration et de deuil. Il avait dix-huit ans et s’était déjà signalé dans plusieurs combats. A la bataille de Chéronée, ‘il avait enfoncé et mis en fuite l’aile droite de l’armée ennemie. Cette victoire ajoutait un nouvel éclat aux charmes de sa figure. Il a les traits réguliers, le teint beau et vermeil, le nez aquilin, les yeux grands, pleins de feu, les cheveux blonds et bouclés, la tête haute, mais un peu penchée vers l’épaule gauche, la taille moyenne, fine et dégagée, le corps bien proportionné et fortifié par un exercice continuel. On dit qu’il est très-léger à la course et très-recherché dans sa parure.

Quelle démonstration plus convaincante de l’admirable charité de Fénelon et de la toute-puissance de la douceur, que ces deux portraits de son jeune élève, le duc de Bourgogne. Saint-Simon pouvait-il faire en termes plus éloquents l’éloge de son immortel ami :

M. le duc de Bourgogne naquit terrible, et sa première jeunesse lit trembler. Dur et colère jusqu’aux derniers emportements et jusque contre les choses inanimées, impétueux avec fureur, incapable de souffrir la moindre résistance, même des heures et des éléments, sans entrer dans des fougues à faire craindre que tout no rompît dans son corps, opiniâtre à l’excès, passionné pour tous les plaisirs. Souvent farouche, naturellement porté à la cruauté, barbare en raillerie, saisissant les ridicules avec une justesse qui assommait, de la hauteur des cieux il ne regardait les hommes que comme des atomes avec qui il n’avait aucune ressemblance, quels qu’ils fussent ; il peine MM. ses frères lui paraissaient-ils intermédiaires entre lui et le genre humain.

De cet abîme sortit un prince affable, doux, humain, modéré, patient, modeste, et quoique fois au-delà de ce que son état pouvait comporter : humble, austère pour soi. Tout appliqué à ses devoirs en les comprenant immenses, il ne pensa plus qu’à allier les devoirs de fils et de su ………   e voyait destiné.

La Fontaine a de même fait valoir la noblesse des sentiments et du langage dans son Paysan du Danube, en présentant d’abord la peinture de sa physionomie grossière :

… Voici Le personnage en raccourci :
Son menton nourrissait une barbe touffue ;
Toute sa personne velue
Représentait un ours, mais un ours mal léché :
Sous un sourcil épais il avait l’œil caché,
Le regard de travers, nez tortu, grosse lèvre,
Portait sayon de poil de chèvre,
Et ceinture de joncs marins.

Dans le plus heureux, le plus éloquent mélange, Cicéron associe à la narration de la mort de Tibérius Gracchus les portraits vivants, et du tribun lui-même, et de son meurtrier :

Alors la multitude incertaine, saisie d’une panique, prend la fuite. L’assassin écumant de rage, respirant le crime et n’ayant plus d’intérêt que celui de la cruauté, lève le bras, et tandis que Gracchus doute encore, mais n’abandonne pas la tribune, il le frappe à la tempe. Gracchus, sans ternir son courage par une plainte, tombe silencieux. Le meurtrier, arrosé de ce noble sang, marche la tête haute, et comme s’il eût fait la plus belle action, tend gaîment sa main sacrilège à ses complices qui triomphent avec lui.

Une toile dessinée et peinte de la main d’un maître comme Raphaël, Van Dyck ou Poussin aurait-elle une éloquence plus vive et plus touchante que cette admirable narration, aurait-elle plus d’animation et de mouvement que ces portraits ?

3. De la description des lieux. — Sans être aussi puissante et sans présenter le même intérêt dramatique, la description des lieux eux-mêmes a aussi son éloquence et sa valeur pour l’imagination. Le poëte a dit avec raison :

Les choses ont une âme et nous parlent aussi.

Le lieu de la scène présenté avec les couleurs et les détails qui le mettent sous nos yeux est un cadre naturel où viennent se placer et se grouper les personnages du drame ; c’est un fond sur lequel ils se détachent avec agrément et harmonie, au lieu de se dessiner sur une teinte neutre et banale.

Ainsi, lorsque Platon veut écrire un Dialogue sur la Beauté, en vrai poëte, il a soin de placer ses interlocuteurs dans le plus ravissant paysage des environs d’Athènes. En quels termes il le décrit :

Détournons-nous un peu du chemin et descendons le long des bords de l’Ilissus ; ce sera un vrai plaisir dans cette saison et à cette heure de jour.

 

N’est-ce pas ici que Borée enleva, dit-on, la jeune Orithye ; l’eau est si claire, si pure et si limpide que des jeunes filles ne pouvaient trouver un endroit plus propice à leurs jeux. Dieux ! le charmant lieu de vepos. Comme ce platane est large et élevé et cet agnus-castus avec ses rameaux élevés et son délicieux ombrage, ne semble-t-il pas qu’il est là chargé de fleurs pour embaumer l’air ? Quoi de plus ravissant, je te prie, que cette source qui coule au pied de ce platane ?

 

Ce lieu pourrait bien être consacré à quelque nymphe ou même au fleuve Achéloüs, à en juger par ces figures et ces statues. Goûte un peu l’air qu’on y respire ; est-il rien de si suave et de si délicieux ? Le chant des cigales a quelque chose de vif et qui sent l’été. Enfin j’aime surtout cette herbe touffue qui nous permet de nous étendre et de reposer mollement notre tête sur ce terrain légèrement incliné. O mon cher Phèdre, tu ne pouvais mieux me conduire.

Ainsi préparé, le lecteur a déjà l’âme doucement ouverte aux images et aux sentiments de la divine beauté.

Pour un but contraire, La Fontaine a employé le même moyen dans sa fable intitulée, Le Coche et la Mouche :

Dans un chemin montant,
   Sablonneux, malaisé,
Et de tous les côtés au soleil exposé,
Six forts chevaux tiraient un coche ;
Hommes, moines, vieillards, tout était descendu ;
L’attelage suait, soufflait, était rendu.

4. Qualités de la description. — La première qualité d’une description, c’est d’être bien en rapport avec l’effet que l’écrivain ou l’orateur en attend ; le point de vue est donc ce qu’il y a de plus important à considérer.

Si l’objet à décrire est changeant, c’est le moment et le point de vue le plus avantageux qu’il conviendra de choisir sous peine de manquer son but ou parfois même d’aller contre son intention.

Un second mérite, c’est la mesure qu’il faut savoir garder. La description n’est guère qu’un moyen accessoire, par conséquent tout ce qui en elle ne sert pas, nuit et déplaît. C’est par l’abus de la description que certains poëtes du dix-huitième siècle, et surtout Delille, ont compromis de bonnes et sérieuses qualités d’esprit, au point de laisser la réputation de versificateurs ennuyeux.

5. Place de la description. — La description des lieux et des personnes doit faire corps avec la narration, s’y mêler et en faire partie, car c’est le concours du dessin et de l’action qui fait le charme et l’intérêt du tableau. Cependant, on ne saurait assez vite faire connaître le lieu, le temps et les personnes ; le début de la narration est donc la place la plus favorable pour la description ; elle prépare l’âme aux impressions qui vont suivre.

C’est au début de Phèdre que Platon a placé la ravissante description citée plus haut ; c’est au début d’une de ses Méditations que Lamartine a écrit avec sa pénétrante mélancolie :

Qu’il est doux, quand du soir l’étoile solitaire,
Précédant de la nuit le char silencieux,
S’élève lentement dans la voûte des cieux.
Et que l’ombre et le jour se disputent la terre ;
Qu’il est doux de porter ses pas religieux
Dans le fond du vallon, vers le temple rustique
Dont la mousse a couvert le modeste portique,
Mais où le Ciel encor parle à des cœurs pieux !

6. Règles pour la description. — Autant qu’il est possible de fixer par une formule rigoureuse les nuances qui viennent d’être indiquées, elles se résument dans les six observations suivantes :

I. Joindre à l’exposé des faits la peinture des choses, des lieux et des personnes.

IL Le portrait ou tableau des traits et du caractère donne ta vie et l’intérêt à la narration.

III. La description des lieux vient fournir le cadre et le fond même du tableau.

IV. Choisir avec soin le point de vue le plus avantageux pour l’effet qu’on se propose.

V. Éviter la diffusion et les détails superflus qui nuisent au lieu de servir.

VI. Le début de fa narration est la place qui convient le mieux pour la description.

Leçon XVII. De la confirmation. Emploi des arguments ou preuves. §

1. Rapport de cette leçon avec la cinquième. — 2- objet de la confirmation. — 3. Recherche des preuves. — 4. Choix des preuves. — 5- ordre des preuves. — 6. Manière de traiter les preuves. — 7. Liaison des preuves. — 8. Règles de la confirmation.

1.Rapport de cette leçon avec la cinquième. — Lors qu’il s’est agi de l’invention, c’est-à-dire de la recherche et de la découverte des moyens de convaincre ; après l’étude des Mœurs, qui sont destinées à faire la force de l’exorde, sont venus les Arguments, ou preuves. Aussi, de même que l’analyse des règles de l’Exorde se rattache à la quatrième leçon sur les mœurs, de même la détermination des règles de la Confirmation correspond à la cinquième leçon relative aux arguments. (Voir leçon V, page 23.)

2. Objet de la confirmation. — La Confirmation est la partie de la composition littéraire qui prouve la vérité avancée dans la Proposition.

Ainsi Bossuet, après avoir proposé son sujet en ces termes : « Ce discours vous, fera, paraître un de ces exemples redoutables qui étalent aux yeux du monde sa vanité tout entière » présente de la reine d’Angleterre un admirable portrait moral, qui est déjà le début de sa. Confirmation, puisque toutes les qualités et les vertus de la reine n’ont pu la préserver de ces coups terribles par lesquels s’accomplissent les décrets de Dieu sur les rois et sur les nations.

3. Recherche des preuves. — Les preuves ou manières d’établir la vérité de la proposition avancée doivent sortir du sujet même : la meilleure manière de les couver est la méditation sérieuse du sujet. Quand on atout examiné, tout vu, tout prévu, les raisons se présentent d’elles-mêmes. Mais il est un art de méditer son sujet, un art de voir et de prévoir ; c’est ici que se place d’une façon profitable l’emploi des lieux communs. (Voir page 32.)

De même qu’il faut un apprentissage, une étude préliminaire pour savoir observer les faits même les plus frappant de la nature et de la vie, de même il faut savoir envisager avec suite et méthode les différents aspects d’un sujet pou le féconder. Donnez un microscope à un ignorant, il ne saur rien voir dans cet instrument où Leuwenhoeck et ses disciple voient les plus merveilleux mouvements de la vie ; songe seulement à la distance qui sépare le plus modeste physicien de l’ignorant, bien qu’ils aient tous deux sous les yeux les mêmes phénomènes de lumière, de son, de pesanteur Ces comparaisons, qu’on pourrait multiplier, suffisent pou faire comprendre l’utilité des lieux communs. Ce sont comme autant de questions que l’esprit se pose à propos d son sujet, se demandant par exemple quelle définition : pourrait faire, ce que produiraient les circonstances, comment agiraient les contraires, quel effet il pourrait attendre de la comparaison.

En suivant cette voie modeste, l’écrivain sera sûr de n’avoir omis aucun des aspects sous lesquels son sujet peut être envisagé ; il gagnera beaucoup de temps par la régularité même de sa marche, au lieu de s’égarer en rêveries et en digressions inutiles.

4. Du choix des preuves. — Le travail méthodique de la méditation d’un sujet peut produire des fruits très abondants ; souvent il arrive que les preuves se présentent en foule à l’écrivain ou à l’orateur ; il faut choisir :

Pour moi, dit Cicéron, quand je choisis mes preuves, je m’occupe moins de les compter que de les peser… Rassembler un trop grand nombre de raisons frivoles et vulgaires, c’est donner lieu de penser qu’on n’en a point de fortes et de frappantes.

La plus grande difficulté vient de ce que les meilleurs moyens ne sont pas toujours les plus forts et les plus convaincants. il faut donc chercher les preuves qui, par rapport au temps, aux lieux, aux événements, aux opinions et aux préjugés, peuvent frapper davantage et pénétrer plus avant dans l’esprit. Le discernement de ces nuances est une des qualités essentielles de l’homme de goût, une première condition de son succès.

Quel argument plus éloquent pour l’imagination d’un peuple exposé à la famine que l’apologue des Membres et de l’Estomac. — Évoquer devant Achille le souvenir de son père afin de lui faire prendre en pitié les douleurs paternelles du vieux Priam, quel admirable appel aux sentiments les plus naturels du cœur humain, quel puissant argument personnel11 !

5. Ordre des preuves. — La meilleure manière de ranger les preuves, c’est sans doute celle qui fait pénétrer la lumière et la conviction dans l’âme de l’auditeur ou du lecteur par un progrès et une gradation suivis ; il faut, dit Cicéron, que le discours aille en croissant.

Mais cela ne veut pas dire qu’il faille commencer par les preuves les plus faibles pour s’élever par degrés jusqu’aux plus fortes. Les moyens.qui manquent de force peuvent dégoûter l’esprit dès le début et produire une impression dont le mauvais effet s’étende à toute la suite du discours. On substituera donc à cette gradation banale la disposition ingénieuse désignée par Quintilien sous le nom d’ordre homérique. Au quatrième chant de l’Illiade, quand le sage Nestor, le plus expérimenté des Grecs, range ses troupes :

Au premier rang il place les cavaliers avec leurs chevaux et les chars de guerre ; à l’arrière-garde ses fantassins nombreux et vaillants, l’élite de son armée ; ses moins bons soldats, c’est au milieu qu’il les entasse.

De même l’écrivain ou l’orateur débutera par des preuves capables de saisir vivement les esprits dès les premiers mots ; il réservera pour la fin ce qu’il a de plus décisif, ce qu’il croit irrésistible et accumulera entre deux les preuves médiocres.

De cette façon la loi générale de progression croissante sera observée puisque les preuves faibles, en s’appuyant les unes sur les autres, se communiqueront une force que, prises séparément, elles ne sauraient avoir.

La faute la plus grave dans la disposition des preuves ce serait de les ranger en déclinant et de finir par de minces et faibles raisons, après avoir débuté par les plus fortes. L’attention a besoin d’un aliment continuel ; on pourrait la comparer au feu qui s’éteint, s’il ne s’augmente. Fénelon disait de l’éloquence de Démosthène :

C’est un discours qui croît et se fortifie à chaque parole par des paroles nouvelles… Il doit donc y avoir un enchaînement de preuves ; il faut que la premiere prépare à la seconde, que la seconde amène la troisième… On doit faire en sorte que le discours aille toujours croissant et que l’auditeur sente de plus en plus le poids de la vérité.

6. Manière de traiter les preuves. — Plus les arguments sont puissants par eux-mêmes, moins ils ont besoin du secours des images et des ornements du style. Le bon sens de nos pères disait dans un langage tout familier, mais fort expressif : « À bon vin, pas d’enseigne. »

La seule précaution à prendre est de bien détacher les bonnes preuves les unes des autres, de les montrer séparément, de peur qu’elles ne se perdent dans la foule. Au contraire les raisons les plus faibles doivent être réunies et accumulées, afin qu’elles se prêtent un mutuel secours et empruntent quelque force à leur union et à leur masse.

7. Liaison des preuves. — Quelle que soit la nature et la valeur des preuves, elles doivent être jointes entre elles de telle sorte qu’elles ne forment qu’un corps. Si elles naissent les unes des autres, elles conduiront l’esprit d’un degré à l’autre : c’est par l’habileté des transitions que se réalise l’unité de la composition, et cette unité est une qualité indispensable pour tenir en éveil l’attention et provoquer l’interêt.

8.Règles de la confirmation. — Toutes les observations relatives à l’emploi des preuves dans la Confirmation se résument dans les six règles qui suivent :

I. Pour chercher les preuves, passer en revue les différents lieux communs et en essayer l’application.

II. Dans le choix des arguments, songer moins à leur nombre qu’à leur valeur.

III. L’ordre le meilleur pour les preuves est l’ordre homérique : 1° des preuves assez fortes, 2° la masse des preuves médiocres ; 3° l’argument le plus puissant.

IV. Éviter avec soin l’ordre de gradation décroissante.

V. Les preuves les plus fortes doivent être isolées et présentées sous la forme la plus simple.

VI. Les preuves les plus faibles, si elles sont groupées, se prêteront un secours mutuel.

Leçon XVIII. De l’amplification ou développement. §

1. Objet de l’amplification. — 2. Usage et abus de l’amplification. — 3. Condition essentielle de ce procédé. — 4. Sources de développements. — 5. Emploi des lieux communs. — 6. Règles de l’amplification.

1. Objet de l’amplification. — La Confirmation par l’exposé clair et, précis des motifs, preuves ou raisons, ne suffit pas toujours, dans tous les cas et pour tous les esprits.

Il est souvent nécessaire d’appuyer sur les arguments et de les développer, afin d’en faire mieux sentir le poids et d’en tirer tout l’avantage ; c’est l’objet de l’amplification, c’est-à-dire d’une affirmation plus étendue et plus forte, qui touche les âmes et les persuade ; car l’amplification est une manière d’insister plus fortement sur une idée.

Par exemple dans Polyeucte, Sévère, avec la précision d’un homme d’État, fait cet éloge des chrétiens :   

Ils font des vœux pour nous qui les persécutons.

Esther est une femme qui veut attendrir Assuérus ; elle se sert d’une admirable amplification dans cet éloge de : Juifs :

Adorant dans leurs fers le Dieu qui les châtie,
Tandis que votre main, sur eux appesantie,
A leurs persécuteurs les livrait sans secours,
Ils conjuraient ce Dieu de veiller sur vos jours,
De rompre des méchants les trames criminelles,
De mettre votre trône à l’ombre de ses ailes.

Cet exemple marque bien la différence entre la confirmation et l’amplification.

2. Usage et abus de l’amplification. — C’est une grave erreur de croire que l’amplification tire sa    force     de    la multitude des paroles ; elle doit sa puissance au choix et à la gradation des moyens et des détails. Si l’amplification étend le sujet, ce n’est pas dans un autre but que de faire une impression plus vive, en augmentant l’idée de la chose qui est en question.

Dire tout ce qu’on doit, tout ce qu’on peut dire en vu » de la persuasion, c’est amplifier dans le bon et le vrai sens du mot ; aller au-delà, c’est tomber dans le verbiage L’abus de ce procédé est cause du sens défavorable qu’on donne trop volontiers au mot amplification.

Tout ce qu’on dit de trop est fade et rebutant
L’esprit rassasié le rejette à l’instant.

De Thou dit à propos de la mort de Coligny :

Comme si l’on eût voulu que tous les éléments prissent part à son supplice, il fut tué sur la terre, jeté dans l’eau, exposé au feu et pendu dans l’air.

Ce dernier trait achève le tableau ; il est révoltant et refroidit jusqu’au ridicule l’intérêt de ces affreux supplices par une pointe extravagante ; voilà le type de la mauvais amplification.

L’amplification fait voir un objet sous toutes ses faces, envisager une question sous tous les points de vue favorables au jugement qu’il s’agit de faire adopter. Massillon et Bourdaloue ont excellé dans l’emploi de l’amplification, Elle est toute-puissante sur un auditoire ; aussi les poetes dramatiques ont-ils souvent recours à ce moyen d’agir sur le spectateur qu’ils cherchent à convaincre et à toucher.

Corneille veut prouver l’énormité du crime de Cinna ; en faisant le tableau de l’ingratitude qui égare son protégé, Auguste développe cet argument, qu’il a été le bienfaiteur de Cinna :

Je te fis prisonnier pour te combler de biens,
Ma cour fut ta prison, mes faveurs tes liens :
Je te restituai d’abord ton patrimoine,
Je t’enrichis après des dépouilles d’Antoine,
Et tu sais que depuis, à chaque occasion,
Je suis tombé pour toi dans la profusion :
Toutes les dignités que tu m’as demandées.
Je te les ai sur l’heure et sans peine accordées ;
Je t’ai préféré mémo à ceux dont les parents
Ont jadis dans mon camp tenu les premiers rangs,
A ceux qui de leur sang m’ont acheté l’empire
Et qui m’ont conservé le jour que je respire ;
De la façon enfin qu’avec toi j’ai vécu
Les vainqueurs sont jaloux du bonheur du vaincu.

Molière veut marquer d’un trait fort et profond la différence entre la dévotion et l’hypocrisie ; c’est encore par l’amplification qu’il établit cette distinction délicate :

Eh ! quoi, vous ne ferez nulle distinction   
Entre l’hypocrisie et la dévotion ?
Vous voulez les traiter d’un semblable langage,
Rendre le même honneur au masque qu’au visage,
Egaler l’artifice à la sincérité,
Confondre l’apparence et la réalité,
Estimer le fantôme autant que la personne
Et la fausse monnaie à l’égal de la bonne ?

   Le    même moyen d’appeler l’attention et de provoquer l’intérêt a été employé par Bossuet dans l’oraison funèbre d’Henriette de France, reine d’Angleterre :

Vous verrez dans une seule vie toutes les extrémités des choses humaines ; la félicité sans bornes aussi bien que les misères ; une large et paisible jouissance d’une des plus nobles couronnes de l’univers ; tout ce que peuvent donner de plus glorieux la naissance et la grandeur accumulé sur une tête, qui ensuite est exposée à tous les outragés de la fortune ; la bonne cause d’abord suivie de bons succès, et depuis, des retours soudains, des changements inouïs, la rébellion longtemps retenue, à la fin tout à fait maîtresse ; nul frein à la licence ; les lois abolies ; la majesté violée par des attentats jusqu’alors inconnus ; l’usurpation et la tyrannie sous le nom de liberté....

3. Condition essentielle de l’amplification. — Le procédés de l’amplification ne satisfait la raison et le goût qu’à la condition de s’appliquer à une idée qui mérite ce privilège. Sans doute, l’écrivain qui veut rendre un sentiment profond ou un tableau pittoresque doit multiplier les traits qui pourront communiquer cette impression ou mettre sous les yeux une vive peinture de choses ; mais l’amplification qui revêtirait une idée secondaire et sans valeur glacerait l’intérêt et fatiguerait l’esprit.

C’est le défaut qu’on a justement reproché à l’école descriptive des versificateurs de la fin du dix-huitième siècle. Massillon lui-même n’est pas à l’abri de cette critique, et pour expliquer certaines longueurs d’amplification dans le Petit carême, il faut se rappeler souvent que ces leçons étaient destinées à un auditoire nombreux, parfois inattentif ou distrait, qu’elles devaient être mises à la portée d’un tout jeune enfant, enfin que la richesse et la propriété des expressions ajoutent un charme littéraire à tous les développements de l’orateur chrétien.

4. Sources de développements. — Les moyens d’amplification sont très-nombreux et très-divers, l’écrivain et l’orateur ont besoin d’un goût très-éclairé dans le choix de ces moyens. Les plus simples sont presque toujours les meilleurs ; les voici à peu près tous dans l’ordre croissant de leur importance et de leur fécondité.

Les épithètes, c’est-à-dire les adjectifs indiquant la qualité appropriée à la circonstance ou à l’action. Dans le morceau de Bossuet, cité plus haut, les adjectifs : longue et paisible, nobles, glorieux, ont une valeur d’amplification parce qu’ils rendent plus vif le contraste marqué par les mots misères, outrages, etc.

La périphrase, en remplaçant un mot par une proposition :, arrête l’esprit sur une idée ; ainsi Bossuet au lieu de dire le gouvernement, de l’Angleterre, frappe mieux l’imagination par les mots : une longue et paisible jouissance d’une des plus nobles couronnes de l’univers.

La répétition ravive l’idée en reproduisant le mot. Dans la suite des invectives contre Cinna, Corneille fait employer par Auguste cette heureuse répétition qui accable l’ingrat :

Tu t’en souviens, Cinna, tant d’heur et tant de gloire
Ne peuvent pas sitôt sortir de ta mémoire ;
Mais, ce qu’on ne pourrait jamais imaginer,
Cinna, tu t’en souviens, et veux m’assassiner.

Le redoublement d’idée emploie deux formes différentes pour présenter deux fois une même pensée : ainsi Molière après avoir exprimé sou idée morale sous sa forme simple et directe, la redouble plusieurs fois, sous des formes figurées. C’est d’abord :

Eh quoi ! vous ne ferez nulle distinction
Entre l’hypocrisie et la dévotion.

puis :

Vous voulez les traiter d’un semblable langage.

et encore :

Rendre le même honneur au masque qu’au visage.

Chacun des vers suivants est une expression nouvelle et dus vive du même sentiment, si bien qu’on reprocherait presque à Molière l’abus de l’amplification, si l’on ne songeait à l’importance de la distinction que le moraliste veut établir. La loi de la gradation ascendante s’impose d’une façon très-rigoureuse à l’enchaînement de ces expressions diverses d’une même idée ; le passage de Molière en offre un scellent modèle12.

L’apposition, qui met un substantif comme qualificatif à un autre substantif, est une forme particulière du redoublement l’idées. Ainsi Louis Racine, dans son poëme de la religion, le propos des preuves de l’existence de Dieu, adresse au soleil cette apostrophe où l’on remarque deux appositions :

Toi qu’annonce l’aurore, admirable flambeau,
Astre toujours le même, astre toujours nouveau,
Par quel ordre, ô soleil, viens-tu du sein de l’onde
Nous rendre les rayons de ta clarté féconde ?

L’incise est une proposition qui s’introduit dans une autre proposition pour la rendre plus pleine en y ajoutant une idée nouvelle. Les compositions familières sont celles qui admettent le plus volontiers ce mode de développement. La Fontaine en offre un charmant exemple dans ce passage de la fable : Le Savetier et le Financier :

Eh bien ! que gagnez-vous, dites-moi, par journée ?
— Tantôt plus, tantôt moins ; le mal est que toujours,
Et sans cela nos gains seraient assez honnêtes,
Le mal est que dans l’an s’entremêlent des jours
Qu’il faut chômer ; on nous ruine en fêtes ;
L’une fait tort à l’autre ; et monsieur le curé
De quelque nouveau saint charge toujours son prône.

Bossuet dans le style élevé fait un bel et touchant emploi de l’incise :

Madame a passé du matin au soir, ainsi que l’herbe des champs ; le matin elle fleurissait, avec quelles grâces ! vous le savez : le soir nous la vîmes séchée.

5. Emploi des lieux communs. — Tous les lieux communs peuvent être des sources d’amplification ; mais comme les plus féconds il faut citer :

1° Les contraires, dont Aristote a dit : à l’aide des contraires on peut amplifier à l’infini, puisqu’on peut dire tout ce qu’une chose n’est pas.

2° La comparaison, qui peut à elle seule fournir la matière d’un développement poétique ou oratoire.

Par exemple cette idée naïve, je suis trop jeune pour mourir encore, est développée par A. Chénier dans six allégories poétiques : c’est l’épi qui demande à mûrir, c’est le pampre qui veut attendre l’automne, c’est le voyageur qui désire poursuivre sa route, le convive qui refuse de laisser la coupe encore pleine, c’est l’année qui doit parcourir le cercle des saisons, c’est la fleur qu’il ne faut pas cueillir dès le matin.

3° Les circonstances dont les principales sont : le moyen ou l’instrument

Et ceux qui de leur sang m’ont acheté l’empire.

la manière :

Je te les ai sur l’heure et sans peine accordées.

les sentiments :

De la façon enfin qu’avec toi j’ai vécu,
Les vainqueurs sont jaloux du bonheur du vaincu.

le temps :

Je te restituai d’abord ton patrimoine ;
Je t’enrichis après des dépouilles d’Antoine,
Et tu sais que, depuis, à chaque occasion,
Je suis tombé pour toi dans la profusion.

le lieu :

Ma cour fut ta prison.

la cause :

Je te fis prisonnier, pour te combler de biens !

4°    L’énumération des parties ; c’est le moyen d’amplification dont Bossuet s’est servi dans le passage cité plus haut de l’oraison funèbre de la reine d’Angleterre ; il montre par le détail et rénumération des événements de cette déplorable existence qu’elle a réuni dans une seule vie toutes les extrémités des choses humaines.

C’est encore par énumeration des parties, que dans la satire Ménippée l’orateur du tiers état, d’Aubray, amplifie les méfaits du peuple de Paris contre le roi Henri III :

Tu n’as pu supporter ton roi débonnaire, si facile, si familier, qui s’était rendu comme concitoyen et bourgeois de ta ville, qu’il a enrichie, qu’il a embellie de somptueux bâtiments, accrue de forts et de superbes remparts, ornée de privilèges et exemptions honorables : que dis-je, pu supporter ? c’est bien pis, tu l’as chassé de sa ville, de sa maison, de son lit ! Quoi chassé ? tu l’as poursuivi ! Quoi poursuivi ? tu l’as assassiné, canonisé l’assassinateur, et fait des feux de sa mort !

6. Règles de l’amplification. — En résumé, voici les trois préceptes pratiques dans lesquels peuvent se résumer toutes les observations qui précèdent :

I. N’amplifier que les idées vraiment essentielles et importantes du sujet.

II. Employer pour l’amplification les épithètes, les périphrases, la répétition, le redoublement d’idée, l’opposition, l’incise, la comparaison, etc.

III. Opposer les contraires ; faire des comparaisons ; indiquer les circonstances de moyen, de manière, de temps, de lieu, de cause ; énumérer les parties.

Leçon XIX. De la réfutation et des sophismes de mots. §

1. De la réfutation. — 2. Son rapport avec la confirmation. — 3. Réfutation des arguments les plus forts. — 4. Emploi de l’ironie. — 5. De l’argument personnel. — 6. Des sophismes. — 7. Des sophismes de mots.

1. De laréfutation. — La réfutation est la partie du discours qui détruit les arguments contraires à l’opinion que nous voulons faire accepter. Il ne suffit pas d’appuyer son sentiment de preuves convaincantes ; il est indispensable soit de prévoir et de prévenir les moyens contraires, soit de répondre aux raisons qui, déjà présentées, ont pu faire impression sur les esprits.

Vous ne pouvez, dit Cicéron, ni détruire ce que l’on vous objecte sans appuyer ce qui prouve en votre faveur, ni établir vos moyens sans repousser ceux de l’adversaire ; ce sont deux choses jointes par leur nature, par leur but et par l’usage que vous en faites.

2. Rapport de la réfutation avec la confirmation. — Par suite de cette relation toute naturelle, on pourrait appliquera la réfutation tous les préceptes relatifs à la confirmation, pourvu qu’on ait soin de les retourner. Ainsi quand la confirmation veut faire valoir de faibles raisons, son art consiste à les accumuler et à les présenter dans un ensemble qui frappe l’esprit parce que les preuves se fortifient l’une l’autre : l’artifice le plus ordinaire de la réfutation sera, au contraire, de diviser les arguments qui ne valent que par leur réunion : les preuves ainsi séparées sont rendues, à leur faiblesse naturelle.

3. Réfutation des arguments les plus forts. — A la raison il convient d’opposer de sérieuses raisons. Or l’erreur n’est pas l’état naturel et normal de l’esprit humain ; elle lui. est si contraire que les opinions même les plus absurdes. ont leur origine dans quelques observations justes et incontestables ; les erreurs ne sont le plus souvent que des vérités exagérées, étendues au-delà des limites légitimes. Nous devons donc supposer que nos adversaires sont de bonne foi et les traiter avec la convenance et la dignité dont un honnête homme ne peut se départir.

La raison et la vérité sont les seules armes permises ; ce sont aussi les plus puissantes, celles qui assurent le mieux une victoire honorable et solide. A cet égard l’analyse et la discussion des formes vicieuses du raisonnement offre un sérieux intérêt ; c’est ce qu’on appelle expliquer les causes et les remèdes, des sophismes.

4. Emploi de l’ironie. — Après avoir opposé des raisons solides aux arguments les plus forts, il est permis de combattre les plus faibles par l’ironie. On a le droit de railler les choses qui sont réellement plaisantes jusqu’au ridicule.

Mais le talent de la bonne plaisanterie est beaucoup plus rare qu’on ne l’imagine en France. L’ironie est une arme dangereuse, c’est un trait qui, jeté par une main grossière ou maladroite, se retourne contre celui qui l’a lancé. Cicéron mieux que personne en a senti le danger ; il en a montré l’abus, et par ses remarques, et aussi par ses exemples. L’oubli, qu’il a fait lui-même des excellentes règles qu’il avait posées, prouve par un témoignage éloquent combien la mesure en cet art est difficile. Ceux qui ont le talent de la plaisanterie se croient toujours assez forts pour ne pas dépasser les bornes et pour avoir le droit d’oublier les règles.

Qu’ils se rappellent que Cicéron, après avoir traité avec dédain le talent de plaisanter, a été le premier à en faire abus. Et ; cependant quelle grâce, quelle finesse dans la critique dont il l’a poursuivie : la moquerie lui semble la, plus pauvre de tous les genres- d’esprit ; il veut qu’on, demande à la raison, à la vérité, à l’évidence un triomphe solide, sérieux et toujours avouable ; ou dirait qu’il a écrit exprès pour les Français.

5. De l’argument personnel. — Un des moyens les plus puissants de réfutation, c’est de mettre notre adversaire en contradiction avec lui-même, d’opposer son présent à son passé, ses paroles à ses actions.

C’est ce que fait Philinte, quand il force Alceste à convenir que son amour pour Célimène est en contradiction avec sa sévérité morale :

Mais cette rectitude
Que vous voulez en tout avec exactitude,
Cette pleine droiture où vous vous renfermez
La trouvez-vous ici dans ce que vous aimez ?
Je m’étonne pour moi qu’étant, comme il le semble,
Vous et Je genre humain si fort brouillés ensemble,
Malgré tout ce qui peut vous le rendre odieux,
Vous ayez pris chez lui ce qui charme vos yeux.

Cet argument est si puissant qu’Alceste est obligé de reconnaître qu’il est dans son tort :

Je confesse mon faible, elle a l’art de me plaire ;
J’ai beau voir ses défauts et j’ai beau l’en blâmer,
En dépit qu’on en ait, elle se fait aimer.

Démosthène avait opposé Eschine à lui-même quand il lui disait :

Ce même Démosthène, dont tu fais un homme si faible, tu veux qu’il l’emporte sur les armes de Philippe, et avec quoi ? avec la parole.

6. Des sophismes13. — C’est donc aux mauvais raisonnements de l’adversaire que la réfutation s’attaque pour les combattre, et ces mauvais raisonnements sont désignés par les logiciens et les rhéteurs sous le nom de sophismes.

Les sophismes résultent ou du mauvais emploi des mots, on de la conception d’idées fausses ; aussi les classe-t-on en sophismes de mots et sophismes de pensée.

7. Des sophimes de mots. — Les sophismes de mots consistent à employer les mêmes mots en leur donnant des acceptions différentes ; c’est l’abus de l’ambiguïté des mots.

J. J. Rousseau voulant accuser Molière d’avoir cherché à rendre la vertu ridicule dans la personne d’Alceste, équivoque sur le nom de Misanthrope :

Il ne faut pas que ce nom en impose, comme si celui qui le porte Otait ennemi du genre humain… Le vrai misanthrope est un monstre ; s’il pouvait exister, il ne ferait pas rire, il ferait horreur.

Rousseau avec son exagération de rhéteur donne au mot misanthrope le sens rigoureux que l’étymologie semble autoriser, et n’admet pas que ce mot puisse désigner un degré de susceptibilité morale qui soit à la lois touchant et risible ; Molière a mieux compris, parce qu’il en trouvait l’original en lui-même. Ces nuances étaient trop délicates pour Rousseau, et d’ailleurs elles prêtaient peu à la grosse éloquence et à la déclamation.

Socrate a fait un emploi héroïque de l’ambiguïté des mots quand au tribunal qui lui demandait ce qu’il avait mérité, le précurseur de la morale chrétienne répondit : j’ai mérité d’être nourri aux frais de la république.

La politique moderne offre quelques exemples d’incroyables abus dans l’ambiguïté des mots. Le sultan ayant décrété en réponse aux prières des négociants d’Andrinople, que rien ne devait    s’opposer à la navigation de la Maritza, le gouverneur turc, au lieu d’autoriser l’établissement d’une ligne de bateaux à vapeur qu’on sollicitait, fit détruire tous les moulins à eau de ces mêmes négociants, qui lui semblaient s’opposer à la navigation. Ce fut tout ce qu’ils obtinrent.

L’abus de l’ambigüité des mots peut encore résulter de ce qu’on fait passer un mot du sens propre au sens figuré ou réciproquement. C’est ce que fait Alceste avec plus de mauvaise humeur que de bon goût, lorsque Philinte, ayant manifesté son admiration pour les derniers vers du sonnet d’Oronte par ces mots :

La chute en est jolie, amoureuse, admirable !

Le misanthrope s’écrie :

La peste de ta chute, empoisonneur, au diable ;
Eu eusses-tu fait une à te casser le nez !

C’est le même sophisme naïvement reproduit par Martine qui fait le désespoir comique de Philaminte et de Bélise dans les Femmes Savantes :

Bélise

....Grammaire est pris à contre-sens par toi,
Et je t’ai déjà dit d’où vient ce mot.

Martine.

Ma foi
Qu’il vienne de Chaillot, d’Auteuil ou de Pontoise,
Cela ne me fait rien !...

Bélise.

Ce sont, les noms des mots et l’on doit regarder
En quoi c’est qu’il les faut faire ensemble accorder.

martine.

Qu’ils se gourment entre eux ou s’accordent, qu’importe ?

On passait du sens propre au sens figuré quand on donnait au roi Louis XIII le surnom de Juste, parce qu’il était né sous la constellation de la Balance et que la balance est l’emblème de la Justice.

Une autre manière encore d’abuser de l’ambiguïté des mots, c’est de prendre le même mot dans un sens composé ou général, puis dans un sens divisé ou particulier.

Par exemple à ce principe de sens commun : La lecture forme l’esprit et le caractère, il faut ajouter pour prévenir une interprétation dangereuse la distinction entre les bons ‘ livres et les livres frivoles ou mauvais.

   Quand    ses    fils    ingrats    l’accusaient d’être tombé en enfance, l’immortel auteur d’Œdipe à Colone répondait : Si je suis Sophocle, je ne radote pas ; si je radote je ne suis pas Sophocle ! Médiocre argument ; il pouvait continuer à s’appeler Sophocle, et avoir perdu la raison ; et s’il était garanti contre la folie ce n’était qu’à la condition d’être bien toujours réellement dans un sens très-particulier, le Sophocle d’Antigone et d’Électre. Une réfutation qui valait beaucoup mieux que ce dilemme, ce fut la lecture de l’éloge d’Athènes que Sophocle venait de composer et qui attestait une perfection de goût, une fécondité d’imagination, une ardeur de patriotisme dignes des plus belles années de sa jeunesse.

Leçon XX. Des sophismes de pensée. §

1. Des sophismes de pensée. — 2. Place de la réfutation. — 3. Loyauté qu’elle réclame. — 4. Des adversaires de mauvaise foi — 5. Régles de la réfutation.

1. Des sophismesde pensée. Les mauvais raisonnements peuvent avoir leur point de départ dans un principe faux ; ce sont alors des sophismes de pensée et il importe de découvrir ce principe, pour de mettre en lumière. Le sophisme de pensée par excellence est la pétition de principe.

La pétition de principe consiste à proposer comme preuve à l’appui d’une opinion une proposition contestable elle-même :

Céthégus défendait Catilina en disant qu’il ne pouvait être factieux parce qu’il avait trop de probité pour cela ; mais c’était précisément cette probité que Cicéron lui contestait.

Le lion de La Fontaine fait une suite de pétitions de principes dans son petit discours à ses associés, et il pose ces pétitions avec l’insolente audace d’un despote :

Nous sommes quatre à partager la proie,
Puis en autant de parts le cerf il dépeça,
Prit pour lui la première en qualité de sire :
Elle doit être à moi, dit-il, et la raison
Est que je m’appelle Lion ;
A cela l’on n’a rien à dire.
La seconde par droit me doit échoir encor ;
Ce droit, vous le savez, d’est le droit du plus fort ;
Comme le plus vaillant je prends la troisième,
Et si quelqu’un de vous touche à la quatrième,   
Je l’étranglerai tout d’abord.

De même, dans le Misanthrope, Oronte prouve que son sonnet est bon parce qu’il lui plaît ; resterait à prouver que tout ce qui plaît à Oronte est bon.

La pétition de principe peut avoir sa source dans l’ignorance du sujet, c’est-à-dire peut consister à déplacer la question, à traiter un point tout différent de celui qui est  proposé. Ainsi, dans Tartufe, l’hypocrite ne répond jamais directement aux propositions loyales de Cléante :

Sacrifiez à Dieu toute votre colère
Et remettez le fils en grâce avec le père.
Tartufe.
Je vous ai déjà dit que mon cœur lut pardonne,
Et c’est faire, monsieur, ce que le ciel ordonne.
Cléante.
Et vous ordonne-t-il, monsieur, d’ouvrir l’oreille
A ce qu’un pur caprice à son père conseille,
Et d’accepter le don qui vous est fait d’un bien
Où le droit vous oblige à ne prétendre rien.
Tartufe.
Ceux qui me connaîtront n’auront pas là pensée
Que ce soit un effet d’une âme intéressée ;
Tous les biens de ce monde ont pour moi peu d’appas.

Le moyen de combattre et de réfuter ce sophisme, c’est de ramener constamment l’adversaire à la question, de fixer et de maintenir le terrain et l’objet propre du débat. C’est par cette insistance que Cléante réduit Tartufe à lui céder la place :

Ne vaudrai t-il pas mieux qu’en personne discrète
Vous fissiez de céans une honnête retraite,
Que de souffrir ainsi contre toute raison
Qu’on en chasse pour vous le fils de la maison ?
Croyez-moi, c’est donner de voire prud’homie,
Monsieur....
Tartufe.    
Il est, monsieur, trois heures et demie.
Certain devoir pieux me demande là-haut,
Et vous m’excuserez de vous quitter sitôt.

Tout ce qu’on peut attendre d’un sophiste ou d’un hypocrite, c’est qu’il se taise et se retire. Un honnête homme est seul capable d’avouer ses torts et de s’offrir à les réparer loyalement.

C’est encore à l’aide d’une vraie pétition de principe par ignorance du sujet qu’on pourrait chercher à justifier le meurtre de Clytemnestre par Oreste. On dit qu’il est juste de faire périr une femme qui a tué son mari, qu’il est juste qu’un fils venge le meurtre de son père, et l’on absout Oreste sans se demander s’il est juste qu’un fils assassine sa mère.

Prendre pour cause ce qui n’est pas cause est une source très-fréquente d’erreurs ; en effet, par une curiosité commune, nous cherchons à toutes choses une cause ; et par une disposition presque aussi générale de notre vanité nous aimons à croire que nous l’avons trouvée.

Ainsi, jusqu’au dix-septième siècle, les empiriques soutenaient que les, noix doivent être bonnes pour le cerveau parce qu’elles ont la forme de la tête ; — que le cristal devait guérir les inflammations parce qu’il porte en lui une idée de froid.

Arnauld s’est finement raillé de cette erreur :

Pour expliquer le battement des artères, l’attraction du fer par l’aimant, l’effet produit par le séné ou l’opium, certains savants ont imaginé comme causes la vertu pulsifique, la vertu magnétique, la vertu purgative et la vertu soporifique. De même les Chinois voyant une horloge auraient pu en expliquer les merveilleux effets par une vertu indicatrice qui marque les heures et une vertu sonorifique qui les fait sonner.

L’erreur la plus ordinaire sur la cause consiste à croire que deux événements qui se succèdent sont unis par le rapport de cause à effet.

C’est ainsi que les guerres, les pestes ou les fléaux qui viennent affliger une nation après l’apparition d’une comète sont attribués par l’imagination populaire à l’influence de cet astre. C’est encore le sophisme dont Célimène se sert pour justifier sa coquetterie, attribuant la constance de ses. prétendants à l’influence toute naturelle de sa beauté plutôt qu’à ses artifices et aux séductions étudiées de son langage et de ses manières.

La fausseté du raisonnement vient encore des sophismes que les rhéteurs appellent l’erreur de l’accident, le dénombrement imparfait, considérer comme vrai absolument ce qui est vrai à quelque égard.

Ces trois sophismes ont cela de commun que l’erreur naît de l’irréflexion avec laquelle l’esprit est tenté, de généraliser, on peut donc les réunir sous le titre commun d’induction précipitée. C’est commettre cette erreur que de dire comme les enfants : puisque le chant, la, danse et les voyages sont des plaisirs, les bohémiens, chanteurs et, danseurs ambulants sont les plus heureux des hommes ; ou bien de ne pas croire à l’efficacité de la médecine sous prétexte qu’il y a des médecins ignares et charlatans.

Ainsi raisonnait Alceste, quand il étendait à tous les hommes la sotte présomption d’Oronte devenu sou ennemi à propos d’un sonnet :

Et les hommes morbleu ! sont faits de telle sorte.
Voilà la bonne foi, le zèle vertueux
La justice et l’honneur que l’on trouve chez eux !

Aristote lui-même cédait à cet entraînement, quand trompé dans ses plus légitimes espérances il laissait échapper ces tristes-paroles : « O mes amis ! il n’y a pas d’amis. »

Ce sophisme est l’arme habituelle de tous les chefs de séditions populaires. Ces inductions précipitées sont familières à la. foule, dont elles servent lès plus mauvaises passions :

Un fait isolé, rare et sans conséquence, donné comme-constant, un abus passager, présenté comme un état de choses habituel et général ; voilà le grand moyen des révolutions.     

Dupin.

Un moraliste chagrin veut établir que l’homme ne saurait être heureux sur la terre, et il le prouve en montrant combien sont fragiles, passagers et capricieux les plaisirs des sens et les biens qui viennent des hommes et du monde. Il fait un dénombrement imparfait, car il, oublie que l’homme peut demander le bonheur à la pratique du devoir, à la modération dans les désirs, à la sagesse, à la vertu.

Le cercle vicieux est une espèce toute particulière de pétition de principe ; il consiste à prendre pour preuve une proposition, un jugement qui se prouve lui-même par le jugement en question ; l’esprit décrit alors un cercle d’où il ne peut sortir,

Tel est le sophisme dont Alceste veut payer Philinte et se paye lui-même, quand il établit qu’il a raison de haïr les hommes à cause de leur fourberie et de leurs sottises, et qu’il prouve, la fourberie et la sottise des hommes par la colère et la haine qu’ils provoquent en lui. — De même encore Oronte fait un cercle vicieux quand il prouve que son sonnet est bon parce qu’il lui plaît, et quand il croit que c’est avec raison qu’il lui plaît, parce qu’il est bon.

Massillon reproche un cercle vicieux aux mauvais riches qui refusent de pratiquer la charité parce qu’il y a trop de pauvres ; ne voyant pas que s’il y a trop de pauvres, c’est précisément ! parce que les riches ne pratiquent pas la charité.

J. J. Rousseau a fondé toutes ses utopies sociales sur un cercle vicieux : il prouve ; que l’homme n’est pas né pour l’état de société ; parce que l’homme a vécu, à l’état sauvage, et il prouve que l’homme a dû vivre à l’état sauvage, parce qu’il n’est pas né pour l’état social14.

2. Place de la réfutation. — D’ordinaire, c’est après la confirmation qu’il convient de repousser lès arguments opposés à notre cause ; la réfutation est un complément de l’argumentation directe ; elle achève de convaincre l’esprit. Cependant cette règle n’a rien d’absolu ; il se rencontre même des cas où la réfutation doit précéder toute argumentation directe, c’est lorsque l’opinion, contraire à celle que nous soutenons est établie dans les esprits par un préjugé, par une passion ou par une argumentation antérieure.

Ainsi quand Démosthène repousse l’accusation portée contre lui par Eschine, il mêle constamment la réfutation à la confirmation, et l’éloge’ qu’il fait de sa vie et de ses » actes n’est qu’une réponse aux imputations dirigées contre lui par son ennemi.

De même le, quatrième discours de Mirabeau contre la banqueroute n’est en résumé que la réfutation de tous les sophismes de la vanité, de l’égoïsme, de la mauvaise foi.

Le choix de la place où cette argumentation négative doit être mise réclame beaucoup d’attention, de scrupule et de goût ; il n’est pas sans importance pour le succès.

3.Loyauté que réclame la réfutation. — La probité et la bonne foi sont sans doute des qualités morales qui doivent dominer toutes les autres et qui trouvent leur emploi dans tout le cours de la composition ; mais il n’est aucune partie du discours ni de l’ouvrage à propos de laquelle il ne convienne mieux de rappeler cette impérieuse obligation. En effet, le mécontentement de se voir combattre et critiquer peut conduire au dépit, à la colère et à l’injustice ; l’entraînement de la plaisanterie et de l’ironie peut faire dépasser les bornes du goût et de la vérité ; enfin la contagion de l’exemple est aussi fort à craindre. Que de fois nous pouvons être entraînés à ce sophisme qui excuse le mal par le mal et qui admet volontiers qu’un honnête homme a le droit d’user de représailles et de combattre l’injure par l’injure, le mensonge par le mensonge,

4. Des adversaires de mauvaise foi. — En effet, il arrive trop souvent que nous avons à présenter des arguments sérieux à un adversaire qui ne l’est pas, que nous avons à Combattre avec des armes loyales contre la mauvaise foi et la duplicité. L’important en pareil cas est de commencer par ne point être dupe, et de discerner l’honnête homme du fourbe éloquent. Les signes sont d’ordinaire assez simples à reconnaître : l’homme loyal est précis, ouvert, franc et facile à pénétrer ; marche est droite, son langage clair, son ton assuré ; l’adversaire déloyal est astucieux et fin, il élude les explications :

Vous le reconnaîtrez, dit Marmontel, au tour leste, subtil et prompt qu’il fera pour esquiver une objection solide ; à l’éloquence de charlatan qu’il emploie pour vous dérober le vice d’un faux argument, aux sophismes qu’il accumule pour en soutenir un dont l’erreur lui est démontrée.

Dans une lutte tellement inégale, que reste-t-il à faire aux honnêtes gens ? Ou bien, à force de clarté, de noblesse, de franchise, d’élévation morale, on peut faire rougir l’adversaire de sa duplicité, lui montrant qu’on n’est pas sa dupe, mais qu’on répugne à le suivre sur le terrain du mensonge ; ou bien il faut l’abandonner à sa fourberie et à sa duplicité, se tourner tout entier vers le public ou les juges, et sans accuser directement son adversaire de déloyauté mettre les esprits en mesure de discerner la différence de la cause, des moyens, du langage et du ton.

5. Règles de la réfutation, — Toutes ces observations, très délicates et qui donneraient lieu encore à bien d’autres commentaires, peuvent se résumer en neuf règles pratiques :

I. Présenter les objections dans toute leur force et sous toutes leurs faces ; en les atténuant, on aurait    de vouloir les éluder.

IL Pour réfuter les preuves faibles, les isoler et leur enlever ainsi la force qu’elles doivent à leur union.

III. Aux arguments les plus forts, opposer la vérité et la raison.

IV. L’ironie est une arme puissante, mais très-dangereuse.

V. Il faut opposer aux sophismes de mots la plus parfaite clarté de langage.

VI. Lutter contre les sophismes de pensée en marquant et en maintenant avec fermeté le sujet du débat.

VII. La place de la réfutation est d’ordinaire après la confirmation, parfois elle doit la précéder ou s’y mêler.

VIII. Garder avec un soin très-scrupuleux l’honnêteté et la bonne foi.

IX, On reconnaîtra si l’adversaire est de mauvaise foi, et on essayera de le confondre à force de précision et de loyauté.

Leçon XXI. De la péroraison. — Emploi des passions. §

1. Objet de la péroraison. — 2. Des deux parties de la péroraison : récapitulation. — 3. Emploi des passions. — 4. De la simple conclusion. — 5. Style de la péroraison. — 6. Utilité de la péroraison. — 7. Règles de la péroraison.

1. Objet de la péroraison. — La péroraison est la conclusion du discours. Elle a pour objet de frapper un dernier coup, d’agir une dernière fois sur l’esprit et l’imagination du lecteur ou des auditeurs.

Il est très-important de bien choisir le moment ou l’on termine : le difficile pour un orateur exercé n’est pas tant de trouver des paroles, que de savoir quand il ne doit plus s’en servir. L’orateur est ici comme le chanteur et le musicien ; les dernières notes décident du succès du morceau tout entier.

La péroraison se propose un double but : 1° achever de convaincre par un résumé des preuves ; 2° toucher, en excitant dans l’âme les émotions propres au sujet ; ainsi se complète l’œuvre de l’écrivain ou de l’orateur.

2. Des deux parties de la péroraison. — Pour atteindre ce double but, la péroraison doit comprendre deux parties distinctes, l’une qui se rapporte aux arguments et l’autre aux passions.

La première partie ou récapitulation est bonne en tout sujet et en tout état de cause, parce qu’elle produit la plus grande clarté possible dans les esprits ; mais elle est tout à fait indispensable dans les grandes questions où les matières discutées sont trop nombreuses et trop diverses pour ne pas laisser dans l’esprit quelque confusion et quelque embarras.

La grande difficulté de ce travail est de trouver les termes propres pour résumer sans redite et sans obscurité toute une longue exposition et pour en bien rappeler la substance. C’est là surtout qu’il est nécessaire d’avoir à sa disposition une grande variété d’expressions, une grande diversité de tours, une grande vivacité d’images.

Aussi voyons-nous Cicéron s’étendre sur ce travail de récapitulation dont il donne les règles avec une admirable intelligence du sujet :

Vous pouvez alors, en reproduisant votre Confirmation, et en montrant à chaque preuve comment vous avez réfuie votre adversaire, présenter, dans un court parallèle, tout l’ensemble de la cause. On a surtout besoin pour ces résumés, de varier les formes et tes tournures du style. Au lieu de faire vous-même l’énumération, de rappeler ce que vous avez dit, et eu quel lieu vous l’avez dit, vous pouvez en charger quelque autre personnage, ou quelque objet inanimé que vous mettez en scène. Dites, par exemple : « Si le législateur paraissait tout à coup, et s’écriait : Pourquoi hésitez-vous encore ? que pourriez-vous dire, quand on vous a démontré... ? puis, comme si vous parliez en votre propre nom. repassez tous vos raisonnements l’un après l’autre, rappelez votre division, comparez vos moyens h ceux qu’on vous oppose, etc. — Faites-vous parler une chose inanimée ? alors c’est une loi une ville, un monument, que vous chargez de l’énumération : « Si la loi elle-même pouvait parler, ne se plaindrait-elle pas ? ne vous dirait-elle pas : Qu’attendez-vous encore, juges, quand on vous a démontré... ? et vous poursuivez ainsi votre récapitulation. Sous quelque forme que vous la présentiez, comme vous ne pouvez reprendre toute l’argumentation, contentez-vous de rappeler en peu de mots ce qu’elle a de plus solide ; car vous résumez le discours, vous ne le recommencez pas.

3. Emploi des passions, — La deuxième partie de la péroraison se rapporte aux passions qu’il s’agit d’éveiller et d’exciter vivement. Quintilien dit : Débuter par le pathétique ce serait un grand danger parce que l’emploi de ce moyen suppose entre l’orateur et les auditeurs une certaine sympathie, une première communauté de goûts et d’affections et il est bien difficile que l’orateur remue profondément les âmes avant d’avoir sondé et éprouvé son auditoire. Quintilien a dit :

Réservez pour la péroraison les plus vives émotions de l’âme. C’est alors ou jamais qu’il nous est permis d’ouvrir toutes les sources de l’éloquence, de déployer toutes nos voiles. Il en est d’une composition oratoire comme d’une tragédie, c’est surtout au dénoument qu’il faut émouvoir le spectateur.

Cette émotion peut varier à l’infini suivant la nature du sujet ; chaque objet présenté au lecteur a son intérêt et son genre de passion. Ainsi c’est la passion de la science, l’amour de la vérité que Descartes veut éveiller dans l’âme de ses lecteurs pour achever de les persuader dans son Discours sur la Méthode :

Il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie, et au lieu de cette philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique par laquelle connaissant la force et les actions du feu ; de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent..., nous les pourrions employer à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature… On se pourrait exempter d’une infinité de maladies tant du corps que de l’esprit, et même aussi peut-être de l’affaiblissement de la vieillesse, si on avait assez de connaissance de leurs causes et de tous les remèdes dont la nature nous a pourvus.

La même passion anime d’une noble ardeur cette admirable conclusion de la préface écrite par Augustin Thierry comme introduction à son livre intitulé Dix ans d’études historiques :

Si, comme je me plais à le croire, l’intérêt de la science est compté au nombre des grands intérêts nationaux, j’ai donné à mon pays tout ce que lui donne le soldat mutilé sur le champ de bataille. Quelle que soit la destinée de mes travaux, cet exemple, je l’espère, ne sera pas perdu. Je voudrais qu’il servit à combattre l’espéce d’affaissement moral qui est la maladie de la génération nouvelle ; qu’il pût ramener dans le droit chemin de la vie quelqu’une de ces âmes énervées qui se plaignent de manquer de foi, qui ne savent où se prendre, et vont cherchant partout, sans le rencontrer nulle part, un objet de culte et de dévouement. Pourquoi se dire avec amertume que, dans le monde constitué comme il est, il n’y a pas d’air pour toutes les poitrines, pas d’emploi pour toutes les intelligences ? L’étude sérieuse et calme n’est-elle pas là ? et n’y a-t-il pas en elle un refuge, une espérance, une carrière à la portée de chacun de nous ? Avec elle on traverse les mauvais jours sans en sentir le poids ; on se fait à soi-même sa destinée ; on use noblement sa vie.

Voilà ce que j’ai fait et ce que je ferais encore ; si j’avais à recommencer ma route, je prendrais celle qui m’a conduit ou je suis. Aveugle et souffrant sans espoir et presque sans relâche, je puis rendre ce témoignage, qui de ma part ne sera pas suspect : il y a au monde quelque chose qui vaut mieux que les jouissances matérielles, mieux que la fortune,, mieux que la santé elle-même, c’est le dévouement à la science.

Le sentiment du deuil et du regret, l’admiration pour une noble existence mise au service de la gloire de la France, telles sont les passions que Bossuet cherche à exciter dans l’admirable péroraison de l’éloge funèbre du prince de Condé. L’orateur, avec une habileté consommée, mêle la récapitulation à l’expression la plus vive et la plus touchante des passions ; c’est le comble de l’art15 :

Jetez les yeux de toutes parts ; voilà tout ce qu’a pu la magnificence et la piété pour honorer un héros....

Pleurez donc sur ces faibles restes de la vie humaine, pleurez sur cette triste immortalité que nous donnons aux héros ; mais approchez en particulier, ô vous qui courez avec tant d’ardeur dans la carrière de la gloire, âmes guerrières et intrépides ! Quel autre fut plus digne de vous commander ? Mais dans quel autre avez-vous trouvé le commandement plus honnête ? Pleurez donc ce grand capitaine, et dites en gémissant : « Voilà celui qui nous menait dans les hasards ! Sous lui se sont formés tant de renommés capitaines que ses exemples ont élevés aux premiers honneurs de la guerre !….

Enfin, il faut citer comme le modèle des péroraisons pathétiques ce cri arraché à l’âme charitable de saint Vincent de Paul par le spectacle des misères auxquelles étaient condamnés les enfants trouvés. Cette éloquence du cœur est assurée de trouver un écho dans la sympathie de l’homme pour l’homme ; en effet le triomphe de la nature sur l’art le plus habile, ce fut le succès qui répondit à ce généreux appel ; saint Vincent de Paul le fit entendre à un auditoire composé des dames de la cour et au même instant l’hôpital des Enfants trouvés fut fondé et doté de quarante mille livres de rente. Voici les paroles énergiques et simples prononcées par le généreux apôtre, en même temps qu’il montrait à sou pieux auditoire les orphelins qu’il avait recueillis :

Or sus, mesdames, la compassion et la charité vous ont fait adopter ces petites créatures pour vos enfants. Vous avez été leurs mères selon la grâce, depuis que leurs mères selon la nature les ont abandonnés. Voyez maintenant si vous voulez aussi les abandonner pour toujours. Cessez à présent d’être leurs mères pour devenir leurs juges ; leur vie et leur mort sont entre vos mains. Je m’en vais prendre les voix et les suffrages. Il est temps de prononcer leur arrêt, et de savoir si vous ne voulez plus avoir de miséricorde pour eux. Les voilà devant vous ! Ils vivront si vous continuez d’en prendre un soin charitable ; et, je vous le déclare devant Dieu, ils seront tous morts demain si vous les délaissez.

4.De la simple conclusion. — Mais il est hors de doute que tous les sujets ne comportent pas ce déploiement extraordinaire de sensibilité et qu’il se rencontre bien des cas dans lesquels l’appel très-vif aux passions serait ridicule. En effet rien ne demande plus de réflexion et de mesure parce que rien n’est moins heureux qu’une émotion déplacée ou mal en proportion avec l’intérêt du su jet.

Racine a spirituellement raillé ce ridicule abus dans le IIIe acte de sa charmante bouffonnerie des Plaideurs.

La simplicité de certains sujets ne comporte qu’un résumé précis et frappant des arguments et des raisons qui ont été développés précédemment, — Telle est la ferme conclusion de la leçon morale infligée au sénat romain par le Paysan du Danube :

...Ce discours un peu fort
Doit commencer à vous déplaire ;
Je finis. Punissez de mort
Une plainte un peu trop sincère.

Voilà la conclusion philosophique et politique par excellence ; tel est le langage qui convient à l’honnête homme qui a fait entendre aux Romains de la décadence l’austère écho de la voix des Brutus et des Catons.

5. Style de la péroraison. — Mais si modeste que soit une récapitulation, elle doit être écrite d’un style plus passionné que le reste de l’exposition. Il faut toujours se préoccuper de faire sur l’esprit une impression finale plus marquée et de laisser un souvenir qui puisse être durable.

En conséquence les expressions les plus vives et les plus frappantes, les tours de phrase les plus énergiques et les plus significatifs, les figures les plus passionnées telles que l’apostrophe et l’interrogation, l’hyperbole et la prosopopée, conviennent à ce dernier effort de l’âme sur l’âme.

C’est ici surtout qu’il est bon de varier les formes et les tournures, et que l’orateur peut ou bien s’effacer derrière son sujet, ou bien y intervenir avec une résolution et une audace qui emportent la victoire.

La raison principale de cet emploi du style passionné, c’est l’accord qu’il faut toujours établir entre la pensée et les mots, entre le sentiment et sa manifestation. Une seconde raison c’est qu’en approchant de la lin, l’orateur et l’écrivain peuvent laisser plus libre carrière à leur sensibilité ; ils touchent au but ; ils ont donc moins à craindre de s’abandonner et ils ont besoin de frapper plus vivement les derniers coups ; ainsi le chanteur donne toute sa voix dans son trait final.

6. Utilité de la péroraison. — Car l’avantage de la péroraison est dans ce grand effet produit comme complément et couronnement de tout le travail qui précède.

Sans doute, dit Andrieux, la première impression est importante, parce qu’elle prépare favorablement l’esprit du lecteur ; mais la derniere impression l’est davantage, puisqu’elle doit décider, puisqu’elle persiste, surtout si elle a été vive et profonde.

D’ailleurs le rapport est étroit entre l’exorde et la péroraison. L’analogie est la même que celle qui rapproche les mœurs des passions et l’action de plaire de l’action de toucher ; c’est à la sensibilité, c’est à la sympathie de l’homme que l’exorde et la péroraison s’adressent également. Il y a donc entre elles une ressemblance parfaite et une correspondance logique ; dans l’exorde l’orateur ou l’écrivain annonce et promet ce qu’il veut dire ; dans la péroraison il résume et rappelle ce qu’il a dit précédemment.

De même que dans un morceau de musique bien composé le motif du début revient à la fin et forme ce qu’on nomme ritournelle, de même, suivant la bonne expression de Joubert, la fin d’un ouvrage doit faire souvenir de.son commencement. C’est ce rapport qui fait l’unité de l’œuvre et qui laisse le lecteur ou l’auditeur dans un état de pleine satisfaction d’esprit.

7. Règles de la péroraison. — Autant que le comporte un sujet aussi difficile et aussi hasardeux que l’appel aux passions, les remarques relatives à la péroraison peuvent être résumées dans les cinq préceptes qui suivent :

I. La péroraison doit comprendre le résumé des arguments développés dans la confirmation et employer des mouvements capables d’exciter l’émotion.

II. La récapitulation réclame de la précision et de la variété dans le style ; elle doit rappeler seulement ce que la confirmation a de plus fort.

III. L’appel aux passions doit être subordonné à la nature du sujet.

IV. Il faut éviter avec soin le ridicule que provoque l’emploi déplacé des émotions.

V. Le style de la péroraison sera vif, il comporte les expressions, les tours et les figures les plus passionnés.

Troisième partie.
Élocution. §

Leçon XXII. Du style. §

1. De l’évolution. — 2. Du style. — 3. Importance de cette étude. — 4. Division du sujet.

1. De l’élocution. — Les idées trouvées par l’invention, mises en ordre d’après les règles de la disposition, ont besoin d’être exprimées de la façon qui convient le mieux au but poursuivi par l’écrivain. L’élocution est la détermination des règles à suivre ans l’expression ou la manifestation des idées et des sentiments.

Ces règles sont d ’une importance capitale, car les choses qu’on dit frappent moins que la manière dont on les dit en effet les hommes ont tous à peu près les mêmes idées sur les choses qui sont à la portée de tout le monde, et qui par suite font l’objet habituel de nos écrits et de nos dis — ;ours ; la différence est dans l’expression ou dans le style, je style approprie les choses les plus communes, fortifie es plus faibles, donne de la grandeur aux plus simples.

Car il ne faut pas s’imaginer qu’on ait souvent des choses nouvelles à mettre en lumière ; c’est une illusion des ignorants et des sots de croire qu’ils tiennent en réserve des trésors d’originalité, et que ce qu’ils ont à dire n’a été ni lit, ni pensé par personne avant eux : Rien de nouveau sous le Soleil ! a dit la sagesse de Salomon.

Le soin du style est indispensable à tous les ouvrages qui ont un caractère littéraire, c’est-à-dire qui s’adressent à l’imagination en même temps qu’à la raison et à la mémoire.

L’histoire intéresse toujours, dit Pline, de quelque façon qu’elle soit écrite ; la condition du poëte et de l’orateur est toute différente : le poëte vent amuser et plaire, l’orateur veut émouvoir et persuader, il faut donc que l’un et l’autre réveillent sans cessé l’esprit par des impressions qui soutiennent l’attention et l’encouragent ; nous ne les écoutons qu’autant qu’ils plaisent à nos oreilles et à notre imagination par les charmes du style.

2. Du style. — Le style est l’expression de la pensée par la parole ; il est à l’éloquence ce que le coloris est à la peinture. L’imagination-du peintre invente d’abord les principaux traits du tableau ; son jugement dispose et range chaque chose à sa place ; le coloris Vient, enfin qui doit animer tout l’ouvrage, donner aux objets leur éclat et rendre l’expression parfaite. De même, en éloquence, le fond du discours est dans les faits et dans les idées, puis vient la disposition qui en forme le contour, enfin l’élocution achève l’ouvrage et lui donne l’âme et la vie, la grâce et la force. Buffon a dit :

Le style, n’est que l’ordre et le, mouvement qu’on met dans ses pensées ; si on les enchaîne étroitement, si on les serre, te style devient ferme, nerveux et concis- ; si on les laisse se succéder lentement et ne se joindre qu’à ; la faveur des mots, quelque élégants qu’ils soient, le style sera diffus, lâche et, traînant.

Gœthe a marqué de’ même en traits vifs ; et saisissants le rapport entre le style et le caractère de l’écrivain ; c’est une admirable leçon de rhétorique et de morale, deux choses qu’il est impossible de jamais séparer aussi bien à propos de la forme que par rapport au fond des idées et des sentiments16.

3. Importance de cette étude. — Buffon dit encore avec l’autorité d’un homme de goût qui a consacré ses soins et ses veilles à l’étude sérieuse et réfléchie du style :

Les ouvrages bien écrits sont les seuls qui passeront à la postérité.

La quantité des connaissances, la singularité des faits, la nouveauté même dès découvertes ne sont pas un sûr garant de l’immortalité. Si les ouvrages qui les contiennent sont écrits sans goût, sans noblesse et sans génie, ils périront parce que les connaissances, les faits et les découvertes s’enlèvent aisément, se transportent et gagnent même a être mis en œuvre par des mains plus habiles : ces choses sont hors de l’homme : le style est l’homme même.

4. Division du sujet. — Cette étude longue, diverse et très-délicate doit être partagée d’une façon régulière en trois parties qui contiennent : l° Des observations générales sur les différentes formes grammaticales, sur les constructions, enfin sur les principales figures de mots et de pensée.

2° Des observations particulières sur les qualités générales du style et sur les qualités spéciales que réclament tes diverses espèces de style, c’est-à-dire les manières diverses de traiter les sujets littéraires.

3° Une classification raisonnée des formes de style et la détermination précise des caractères qui distinguent la prose de la poésie.

Leçon XXIII. Observations générales sur les mots. — Synonymes, équivalents, épithètes. §

1. Objet et utilité de ces observations générales. — 2. Des synonymes. — 3. Des mots qui ne comportent pas de synonymes. — 4. Des équivalents. — 5. Des épithètes. — 6. Des épithètes indispensables. — 7. Des épithètes d’ornement — 8. Du nombre et de la place des épithètes. — 9. Règles relatives aux synonymes, aux équivalents et aux épithètes.

1. Objet et utilité de ces observations. — Le choix les mois par lesquels la pensée ou l’émotion est exprimée est d’une grande conséquence, car la première condition, pour bien écrire, est d’employer les termes qui conviennent le mieux au sujet.

Avant tout, l’orateur on l’écrivain a besoin de posséder le catalogue le plus complet possible des mots de la langue qu’il emploie. Puis il doit être parvenu par un fréquent ! exercice à une grande souplesse et à une grande facilité de mouvements pour varier ses expressions et mettre toutes les nuances de son style en rapport avec les nuances infinies de la pensée et du sentiment :

Sans la langue, en un mot, l’auteur le plus divin
Est toujours, quoi qu’il fasse, un méchant écrivain.

L’exercice le plus profitable dans cette sorte de gymnastique littéraire, c’est l’étude attentive des synonymes, des équivalents et des épithètes.

2. Des Synonymes. — A la rigueur, telle est l’unité naturelle de toute composition bien comprise qu’on pourrait dire qu’à propos d’un sujet quelconque, il y a toujours un mot qui résume le sujet même, et qui doit, par suite, revenir de lui-même à chaque instant.

Lorsque, par exemple, Bossuet veut écraser la vanité humaine sous les coups de la puissance de Dieu, il est inévitable que ces expressions elles-mêmes reviennent souvent dans le cours de son éloquente leçon. — De même lès mois honneur, devoir sont à chaque vers dans la bouche de Rodrigue ; les mots esprit, finesse, sur les lèvres de Philaminte ou de Bélise.

L’écrivain qui aura le sentiment de ce fait, et qui s’en sera bien rendu compte, cherchera donc dans tout le cours de son travail à fuir la monotonie et à donner à son style une variété sans laquelle il perdrait tout charme et tout intérêt ; il s’ingéniera pour découvrir le moyen de remplacer ce mot propre dont le retour semblerait fatigant.

Les synonymes sont les mots différents qui représentent une même idée. Ainsi l’on dit les hommes, les humains ou les mortels ; la mort ou le trépas ; juste ou équitable ; aimer ou chérir ; vite ou promptement ; comme ou de même que ; bien ! ou bravo ! Voilà ce qu’on appelle des synonymes.

A parler à la grande rigueur, et quand on examine de près la signification des termes, on reconnaît qu’il n’y a pas de véritables synonymes ; les mots de la langue, qui semblent désigner une même idée, la représentent avec autant de nuances distinctes qu’il y a de mots. Ainsi le mot mortel est plus poétique que le mot homme, en éveillant l’image de la mort, il provoque un retour de l’esprit sur a fragilité de notre existence ; de même, pour trépas comparé à mort ; équitable comporte une nuance de charité et de bienveillance que ne contient pas le mot juste ; chérir est plus expressif qu’aimer ; bravo ! dit plus que bien ! etc.

C’est une étude intéressante et propre à développer la délicatesse du goût que d’analyser la synonymie des mots comme ont fait Girard et ses continuateurs jusqu’à M. Guizot et à M. Lafaye. L’esprit s’aiguise et se forme dans des analyses telles que celles-ci :

Demander, interroger, questionner, auront chacun leur destination particulière. En effet, quoique l’on questionne, que l’on interroge et que l’on demande pour savoir, il semble que questionner fasse sentir un esprit de curiosité, qu’interroger suppose de l’autorité, et que demander ait quelque chose de plus honnête et de plus respectueux : l’espion questionne les gens ; le juge interroge les criminels ; le soldat demande l’ordre du général.

Un homme est indolent par indifférence, nonchalant faute d’activité, négligent par manque de soin, paresseux par défaut d’action, fainéant par crainte de fatigue.

À un mauvais poëte qui avait confondu les mots constance et patience, un autre poëte écrivit :

Or, apprenez comme l’on parle en France :
   Votre longue persévérance,
A donner au public vos vers,
Est ce qu’on appelle constance ;
Et tous ceux qui les ont soufferts
Ont dû s’armer de patience.

Cependant ces différences n’empêchent pas de substituer d’ordinaire l’un de ces mots à l’autre, sans se piquer, dans le langage littéraire ou oratoire, d’une exactitude et d’une rigueur qui dégénéreraient en purisme.

3. Des mots qui ne comportent pas de synonymes. — Il est des cas où un mot mis à la place d’un autre mot changerait toute l’économie.de la pensée, et tout l’effet serait manqué. Par exemple, quand Malherbe a dit :

La Mort a des rigueurs à nulle autre pareilles,

il n’aurait pu substituer un autre mot à la Mort, qui est ici personnifiée ; c’est une divinité que le poëte veut nous montrer en action ; toute expression qui détruirait cette image serait ridicule.

Quelquefois le mot reçoit de sa position une valeur métaphorique qui ne permet pas non plus de synonymie. — Ainsi, quand Boileau a dit :

Un guerrier que la colère enflamme,

ce verbe ne pourrait être remplacé par ses synonymes habituels, allume ou incendie. Ce départ est, du reste, très-délicat ; c’est là une question de goût que la réflexion, l’expérience, l’exercice et l’exemple des grands auteurs peuvent seuls éclaircir et résoudre.    .

Enfin la langue française a comme toutes les autres langues des idiotismes qui rapprochent certains mots sans qu’il soit permis de leur substituer aucun synonyme. — Ainsi nous disons faire du bien à quelqu’un, et faire ne pourrait se remplacer par accomplir ou achever ; — mener une existence laborieuse ne pourrait se transformer en conduire une existence ; il en est de même pour les expressions :     au    sein du bonheur, avoir beau, un devoir bien rempli, etc.

4. Des équivalents. — On nomme équivalents ou bien les formes différentes que peuvent prendre certains mots ou certaines racines, ou bien des expressions qui se substituent sans peine à d’autres expressions.

Ainsi le substantif peut être, dans certains cas, employé au singulier ou au pluriel : Les sentiments de la religion sont la dernière chose qui s’efface en l’homme, et la dernière que l’homme consulte. Bossuet aurait pu également dire dans les hommes.

Le substantif pluriel peut être remplacé par un collectif au singulier :

La Grèce a triomphé de Rome triomphante,

au lieu des Grecs et des Romains,

De même Fléchier signale les écueils où l’ardeur de l’âge et le mauvais exemple poussent une jeunesse inconsidérée ; — Boileau dit que le vieillard regrette les plaisirs dont la jeunesse abuse.

Un adjectif est l’équivalent d’un substantif employé comme complément d’un autre substantif. — Phèdre dit, à propos d’Hippolyte :

Et mes cris éternels
L’arrachèrent du sein et des bras paternels.

pour de son père.

On dit encore ardeur guerrière au lieu d’ardeur pour la guerre ; — la bonté divine pour la bonté de Dieu.

De même on peut donner pour complément à un nom un autre nom ou bien encore un infinitif : Je rougis de pleurer ou je rougis de mes larmes ; — il demande la mort ou il demande à mourir ; — dites-moi vos souffrances ou dites-moi ce que vous souffrez.

Dans les verbes, les temps et les modes peuvent souvent permuter. Par exemple dans la vivacité de la narration, le présent remplace avec avantage le passé..Bossuet racontant la bataille de Rocroy :

Mais il fallut enfin céder ; c’est en vain qu’à, travers les bois Beck précipite sa marche pour tomber sur nos soldats épuisés ; le prince l’a prévenu ; les bataillons enfoncés demandent quartier.

Dans la fin de cette période et le mélange du passé au présent s’explique, parce que, voulant donner une idée frappante de La rapidité des conceptions et des mouvements du prince, l’orateur représente l’action comme déjà faite avant même l’arrivée de Beck ; c’est pour cela aussi que le passé vient à son tour remplacer le présent.

L’infinitif est un heureux équivalent des modes personnels dans les imprécations ; Junon peut dire également ; Et je renoncerais à mes projets ! ou : Moi ! renoncer à mes projets !

Le mode infinitif étant le plus court et le plus clair, en peut en multiplier le retour à l’aide de certains auxiliaires tels que  aller, savoir, voir, pouvoir etc.  Boileau offre  de fréquents exemples de ces tournures très-favorables à la versification française :

Nous allons tout dompter. — Nous pourrons rire à l’aise.
Court avec Pharaon se noyer dans les mers.
Lorsque un cri tout à coup suivi de mille cris
Vient d’un calme si doux retirer ses esprits.
Je vais faire la guerre aux habitants de l’air

Le pluriel dans les verbes peut se substituer au singulier : Thésée rendant justice au malheureux Hippolyte se dit à lui-même :

Allons de ce cher fils embrasser ce qui reste,
Rendons-lui les honneurs qu’il a trop mérités.

L’actif et le passif peuvent également s’employer : Phèdre brûle ou est brûlée, d’un feu secret. — Au lieu de l’ardeur dont il était animé, Bossuet aurait pu dire qui ranimait. — A la place de, le sang enivre le soldat, le soldat est enivré par le sang.

Le participe présent est remplacé avec avantage par une proposition incidente explicative : Au lieu de : Ce grand prince ne pouvant voir… Bossuet a dit : Ce grand prince. qui ne put voir égorger ces lions comme de timides brebis, calma les courages émus.

L’adverbe se remplace dans le style élevé par un adjectif : C. Delavigne dit de Jeanne d’Arc arrivant au bûcher :

Tranquille, elle y monta.

Il est souvent utile de substituer à nos adverbes en ment une préposition suivie d’un substantif : avec franchise vaut mieux que franchement, on un substantif accompagné d’un adjectif : à pas lents est préférable à lentement.

Il est impossible d’énumérer tous les changements de tournure que peut produire l’emploi des équivalents, c’est assez d’avoir indiqué les principaux ; ces exemples ouvrent la voie, habituent l’esprit à chercher, et suffisent pour appeler l’attention sur une source très-féconde pour l’orateur et pour l’écrivain.

En effet, les mêmes choses peuvent être représentées par ^ des équivalents très-différents, suivant l’effet à produire : Simonide avait refusé à un pauvre diable de chanter la victoire de ses mules, c’est-à-dire de ces animaux à dues disait-il. Quand on lui offrit un peu plus d’argent, le poëte s’écria : Salut, filles des cavales aux pieds ailés. Ce rue c’est que d’avoir des équivalents à son service !

5. Des épithètes. — Outre les modifications utiles qui résultent du choix et du changement des mots, il faut signaler comme un heureux moyen de développement l’emploi des épithètes.

Les épithètes sont des adjectifs qui s’ajoutent au nom pour en compléter le sens. Cinna désigne le triumvirat d’une façon plus énergique par l’addition des épithètes qu’il lui applique ; il a fait, dit-il, la peinture effroyable :

De leur concorde impie, affreuse, inexorable,
Funeste aux gens de bien, aux riches, au sénat.

Il y a deux choses à considérer à propos des épithètes : c’est d’abord le choix qu’il en faut faire et ensuite quelle place elles doivent occuper.

Il faut distinguer deux sortes d’épithètes, celles qui sont indispensables et celles qui sont de pur ornement ; en effet, l’adjectif est ajouté au substantif en vue de la force ou de l’agrément, — Dans cette proposition ; L’homme juste ne craint pas les vaines menaces des méchants, l’adjectif vaines est une véritable épithète, tandis que l’adjectif juste est un complément indispensable du substantif.

6. Des épithètes indispensables. — Quelquefois un substantif n’offrirait à lui seul qu’une idée vague et incomplète, parce qu’il convient à la fois à plusieurs objets ; il faut donc pour l’éclaircir et le préciser y joindre une épithète qui le détermine, lui serve comme de prénom et prévienne toute méprise.

Ainsi dans la phrase célèbre de Pascal : C’est une sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part ; on enlèverait à la pensée toute son énergie, si l’on supprimait l’épithète ; elle est indispensable. — De même quand Bossuet a caractérisé l’esprit de la réforme en Angleterre par ces mots : le plaisir de dogmatiser sans être repris ni contraint par aucune autorité ecclésiastique ni séculière ; il a employé deux épithètes indispensables à la désignation des deux pouvoirs du temps, l’Eglise et l’État.

7. Des épithètes d’ornement. — Mais le plus souvent l’épithète n’est qu’un Ornement ajouté pour contribuer à l’effet de la pensée ou de l’émotion, pour augmenter ou atténuer l’expression, pour lui donner de la noblesse ou du piquant, du pathétique ou de l’harmonie.

Une épithète qui ne remplit pas l’une de ces conditions doit être bannie comme un mot parasite ; en fait d’ornement tout ce qui ne sert pas est nuisible. Autant les épithètes bien choisies et placées avec discrétion relèvent l’expression, autant des épithètes banales et prodiguées affaiblissent, énervent le style. Aristote dit qu’il faut les employer non comme nourriture mais comme assaisonnement ; et Marmontel a raison de comparer les épithètes oiseuses aux bracelets et aux colliers qu’un mauvais peintre ajoutait aux Grâces. Plus sévère encore, Quintilien comparait le discours surchargé d’épithètes à une armée qui compterait autant de valets que de soldats ; le nombre des hommes serait doublé et la force militaire diminuée d’autant. En effet c’est l’indigence d’esprit qui conduit à ce vice ; faute d’idées principales, on accumule les idées accessoires.

L’emploi des épithètes banales contribue à rendre le style froid ; il en est de même de l’accumulation et de l’abus des épithètes. C’est le défaut de Fléchier et de Thomas qui donnent à tout une solennité fatigante.

Il est donc important de distinguer suivant une gradation croissante d’intérêt trois sortes d’épithètes :

1° Les épithètes de nature ont des adjectifs, désignant la qualité la plus frappante des objets ; presque inséparables du substantif, elles n’ajoutent à peu près rien à l’idée qu’il présente : de blancs flocons de neige ; — la sombre nuit ; — les  tendres embrassements.

C’est l’abus de ce genre épithètes qui rend ridicule le mot de Chapelain : les doigts de la belle Agnès.

2° Les épithètes de caractère, plus expressives déjà, servent à désigner un homme ou une chose par sa qualité distinctive, par l’attribut qui le sépare de son espèce, — Ainsi Bossuet appelle Cromwell un de ces esprits remuants et audacieux qui sont nés pour changer le monde. — Massillon nomme la cour qui l’écoute : Cette assemblée la plus auguste du monde.

Les épithètes de circonstance sont les meilleures et les plus dignes d’être recherchées. Elles ne désignent ni une classe, ni un individu ; elles se rapportent d’une manière toute particulière à une situation donnée, par suite elles peuvent être variées à l’infini. C’est dans le choix de ces épithètes que se signalent les meilleures qualités de l’esprit et de l’imagination : sagacité, profondeur, fécondité.

Ainsi La Bruyère distingue par des épithètes de circonstance Corneille et Racine :

Ce qu’il y a de plus beau, de plus noble et de plus impérieux dans la raison est manié par le premier, et par l’autre, ce qu’il y a de plus flatteur et de plus délicat dans la passion… Corneille est plus moral, Racine plus naturel.

Si de ces beaux vers de Racine :

Et la rame inutile
Fatigua vainement une mer immobile,

on retranche les deux épithètes, l’expression est dépouillée de toute sa grâce. — Quelle délicate flatterie pour Bérénice quand Titus faisant allusion à l’absence de la reine lui dit :

Dans l’Orient désert quel devint mon ennui !

Souvent l’épithète de circonstance donne une valeur de contraste à l’épithète de nature, comme, dans cette phrase de Bossuet sur la mort de la duchesse d’Orléans :

La mort plus puissante nous l’enlevait entre ces royales mains.

8. Dunombre et de la place des épithètes. — Pour ne pas multiplier les épithètes il est bon de poser en règle qu’une seule épithète suffit à un substantif. En tout cas les épithètes seront unies entre elles par des conjonctions, sauf lorsque l’écrivain essaye de produire un effet d’accumulation, comme Mme de Sévigné dans la lettre célèbre où elle annonce le singulier mariage de Mlle de Montpensier :

Je m’en vais vous mander la chose la plus étonnante, la plus surprenante, la plus merveilleuse, la plus miraculeuse, la plus triomphante17, etc.

La place qui convient à l’épithète c’est le plus près possible du substantif, afin d’éviter toute obscurité dans l’expression.

En général le génie de la langue française est tout à fait opposé au génie des langues synthétiques comme le grec, le latin ou l’allemand ; d’ordinaire le français réclame l’épithète après le substantif ; sauf certaines constructions qui résultent de la tradition ou de l’euphonie et qu’il est impossible d’apprendre autrement que par l’usage.

Souvent la place de l’épithète est déterminée par l’effet qu’on veut produire : telle est l’opposition accusée dans ce vers de Racine :

Pour réparer des ans l’irréparable outrage.

De même Bossuet parlant de la pompe funèbre du grand Condé :

Ces colonnes qui semblent vouloir porter jusqu’au ciel le magnifique témoignage de notre néant.

9. Règles relatives aux synonymes, aux équivalents et aux épithètes. — Autant que la chose est possible, dans un sujet aussi vague, aussi élémentaire, aussi divers, aussi étendu, voici huit règles qu’on pourrait proposer :

I. L’emploi des synonymes, des équivalents et des épithètes donnera au style de la variété.

II. Les mots qui font image sont difficiles à remplacer par des synonymes.

III. Dans les idiotismes, la est très-délicate à établir.

IV. Les épithètes indispensables ne doivent pas être négligées.

V. Pour les épithètes d’ornement tout ce qui ne sert pas est nuisible.

VI. Éviter les épithètes sans  sauf  pour produire  un effet d’accumulation.

VII. Les épithètes doivent en général suivre le substantif.

VIII. La place en peut être changée pour des effets d’harmonie ou mieux d’expression.

Leçon XXIV. De la construction des mots et des propositions. §

1. De la construction grammaticale. — 2. De la construction littéraire. — 3. De l’inversion. — 4. Construction des propositions principales. — 5. Construction des propositions subordonnées. — 6. Construction des propositions incidentes. —  7. Régles de la construction.

1. De la construction grammaticale. — La construction est l’ordre dans lequel les mots sont arrangés pour former une proposition, les propositions pour former des phrases, les phrases, des périodes.

Cet arrangement est fixé par la grammaire, et le premier devoir d’un écrivain est de respecter la grammaire ; le précepte de Boileau n’admet pas d’exception :

Surtout qu’en vos écrits la langue révérée
Dans vos plus grands excès vous soit toujours sacrée.

En français l’ordre de construction des mots est arrêté d’une manière assez rigoureuse par des règles logiques. En effet si l’on considère à un point de vue abstrait les idées qu’il s’agit d’exprimer dans la plus simple proposition, un être ou un objet est antérieur à ses qualités ou attributs.

L’ordre logique consiste donc à énoncer d’abord le sujet, puis le verbe, ensuite l’attribut, enfin les divers compléments comme dans cette proposition très-simple : Dieu donne ta pâture aux petits des oiseaux.

2. De la construction littéraire — Mais à côté de cette disposition logique qui est une condition de clarté, il faut reconnaître une construction littéraire qui se fonde sur un principe tout différent.

En effet, l’écrivain doit se préoccuper de plaire à l’oreille, d’entraîner le cœur et de frapper l’imagination ; à ces trois intérêts, il doit subordonner tous les autres. Sa règle principale serait donc de disposer les mots dans l’ordre le plus propre à produire l’effet le plus puissant sur l’imagination, le cœur et l’oreille.

Pour atteindre ce but ce serait d’abord, au commencement ou à la, fin des phrases, puis aux divers repos indiqués par la coupe des propositions qu’il placerait les mots qu’il voudrait faire ressortir, parce que ce sont les places où ils attirent le plus l’attention.

3. De l’inversion. — C’est un résultat qu’on obtient par le secours de l’inversion, c’est-à-dire en changeant l’ordre logique. Mais on ne peut le faire que suivant certaines conditions que l’usage, détermine et qui sont plus larges pour le poëte que pour le prosateur. Les règles de l’inversion sont fixées par le goût et l’exemple des grands écrivains, plutôt que par la grammaire.

Par exemple à cette phrase : Cette redoutable infanterie de l’armée d’Espagne restait encore, Bossuet a substitué par une heureuse inversion : Restait cette redoutable infanterie de l’armée d’Espagne, et cette inversion plaçant bien, en vue le verbe restait présente l’image de l’héroïque immobilité des soldats espagnols.

L’ordre grammatical aurait demandé à propos du portrait du prince de Condé :

Les regards du prince étaient aussi vifs, son attaque aussi vite et impétueuse, etc.

Avec quelle heureuse hardiesse Bossuet emploie la construction inversive :

Aussi vifs étaient les regards, aussi vite et impétueuse était l’attaque, aussi fortes et inévitables étaient les mains du prince.

De même, comme cette inversion de Buffon fait ressortir la grâce séduisante et naturelle du cygne :

A la noble aisance, à la facilité, à la liberté de ses mouvements sur l’eau, on doit reconnaître le cygne… comme le plus beau modèle que la nature nous ait offert pour l’art de la navigation.

La construction logique donnerait une phrase qui n’a plus ni charme ni expression :

On doit reconnaître le cygne à la noble aisance, à la facilité, etc.

Qui ne sent la différence entre ces deux formes de la même pensée :

Un enfant souffrant, dénué de tout, destiné à sauver le monde, naissait sur la paille, par une froide nuit d’hiver, sur la fin du règne d’Auguste.

Sur la fin du règne d Auguste, par une froide nuit d’hiver, naissait sur la paille, débile, souffrant et dénué de tout, un enfant destiné à sauver le monde.

Cette inversion a l’avantage de rompre la monotonie des compléments circonstanciés, et surtout de retarder et de faire attendre jusqu’à la fin, pour frapper un grand coup et produire un effet de contraste, ces épithètes débile, souffrant et dénué de tout, un enfant destiné à sauver le monde.

Ces exemples suffisent pour faire comprendre l’importance de la construction des mots et pour expliquer que Boileau faisant l’éloge de Malherbe ait pris soin d’y ajouter ce détail :

D‘un mot mis en sa place enseigna le pouvoir.

En effet de l’arrangement des mots dépendent parfois la clarté la force et l’effet.

Les poëtes savent très-bien qu’il faut placer le mot qui doit faire impression à la rime et à la césure ; en prose c’est le commencement ou la lin des propositions, ce sont les repos indiqués par la coupe des phrases qui doivent être soigneusement occupés comme des postes d’élite.

4. De la construction des propositions principales. — Outre l’ordre des mots, la disposition des propositions a une grande importance littéraire.

Les propositions se classent de la façon la plus élémentaire en propositions principales, propositions subordonnées, et propositions incidentes.

Le rapport entre les propositions principales qui se complètent est marqué par la juxtaposition et par les conjonctions. Buffon a dit :

Aussi intrépide que son maître, le cheval voit le péril et l’affronte ; il se fait au bruit des armes ; il l’aime ; il le cherche, et s’anime de la même ardeur. Il partage aussi ses plaisirs ; à la chasse, aux tournois, à la course il brille, il étincelle.

Quand deux propositions principales s’opposent l’une à l’autre parle sens, le simple rapprochement suffit presque toujours pour rendre ce contraste frappant. La Bruyère peint de la sorte les contrastes entre Corneille et Racine :

Corneille nous assujétit à ses caractères et à ses idées ; Racine se conforme aux nôtres. Celui-là peint les hommes tels qu’ils devraient être ; celui-ci les peint tels qu’ils sont.

5. Construction des propositions subordonnées. — Les propositions subordonnées sont celles qui se rattachent aux propositions principales pour en achever le sens.

Suivant la règle logique les propositions subordonnées se placent après les propositions principales :

Je ne veux point qu’un gendre puisse à ma fille reprocher ses parents et qu’elle ait des enfants qui aient honte de m’appeler leur grand’maman.

En vue d’un effet littéraire, on renverse souvent cette construction et la proposition principale rejetée à la suite est tenue en suspens pour éveiller l’interêt. Madame Jourdain continue fort sagement :

 S’il  fallait qu’elle me vînt visiter en équipage de grande dame et qu’elle manquât par mégarde à saluer quelqu’un du quartier, on ne manquerait pas aussitôt de dire cent sottises.

De même Colbert dans sa lettre aux savants étrangers :

Quoique le roi ne soit pas votre souverain, il veut être votre bienfaiteur.
Pour que le méchant fût heureux, il faudrait qu’il oubliât qu’il existe un Dieu.    Massillon.

La règle la plus importante à cet égard c’est que le passage de la proposition principale à la proposition subordonnée soit toujours clair et facile à saisir. Pour arriver à ce résultat, il suffit de ne pas multiplier les conjonctions.

La phrase suivante de Nicole est embarrassée et obscure :

La volonté de Dieu étant toujours juste et toujours sainte, elle est aussi toujours adorable, toujours digne de soumission et d’amour, quoique les effets nous en soient quelquefois durs et pénibles ; puisqu’il n’y a que des Ames injustes qui puissent trouver à redire à la justice.

Supprimez la dernière conjonction puisque, la phrase devient claire et élégante en restant correcte.

C’est le soin qu’a pris Mme de Maintenon quand elle a écrit :

On ne sent guère dans les divertissements de Versailles que de la tristesse, de la fatigue et de l’ennui, et le plaisir fuit en proportion qu’on le recherche. Les enfants des souverains n’ont plus rien de nouveau à voir, parce qu’ils voient tout dès leur enfance : dès leur berceau on leur prépare leur ennui.

Au lieu de dire :

Le plaisir fuit en proportion qu’on le recherche, parce que les enfants des souverains n’ont plus rien de nouveau à voir, puisqu’ils voient tout dans leur enfance, et que, dès le berceau, on leur prépare leur ennui.

L’emploi du discours direct est dans un grand nombre de cas le moyen le plus sûr d’échapper à la nécessité des conjonctions :

Plus je rentre en moi, plus je me consulte, et plus je lis ces mots écrits dans mon âme : Sois juste et tu seras heureux.   
J. J. Rousseau.

6. Construction des propositions incidentes. — Les propositions incidentes sont celles qui s’introduisent dans une autre proposition à titre de compléments. On les appelle aussi conjonctives ou relatives, parce qu’elles commencent par une des formes du pronom relatif ou conjonctif, qui, que, dont, où, etc. Fénélon dit à propos du luxe :

Ce vice qui en attire tant d’autres, est loué comme une vertu.

Nous n’emportons de cette vie que la perfection que nous avons donnée à notre âme ; nous n’y laissons que le bien que nous avons fait18.    

Jouffroy.

La nature est le premier livre où les hommes ont étudié les perfections infinies de Dieu.

La règle grammaticale qui place le pronom le plus près possible du substantif dont il tient la place a pour effet d’éviter toute obscurité dans l’expression, cependant il ne faut jamais oublier que le pronom ne peut représenter qu’un substantif pris dans un sens déterminé.

Plusieurs propositions incidentes peuvent être rattachées sans obscurité et sans lourdeur à un même substantif comme dans ce portrait que Boileau trace de l’empereur Titus :

Tel fut cet empereur sous qui Rome adorée
Vit renaître les jours de Saturne et de Rhée,
Qui rendit de son joug l’univers amoureux,
Qu’on n’alla jamais voir sans revenir heureux,
Qui soupirait le soir, si sa main fortunée
N’avait par ses bienfaits signalé sa journée.

Mais le plus souvent il n’est pas sans danger de multiplier ces relatifs à travers lesquels l’esprit court risque de se perdre, comme il arrive dans cette phrase :

Il faut se conduire par les lumières de la foi qui nous apprennent que l’insensibilité est d’elle-même un très-grand mal qui doit nous faire appréhender cette menace terrible que Dieu fait aux âmes qui ne sont pas assez touchées de sa crainte.

Une admirable pensée morale est gâtée par la forme que l’écrivain lui a donnée :

Le sang appelle le sang et les révolutions deviennent ainsi une suite de sanglantes représailles qui seraient éternelles ; s’il n‘arrivait un jour l’on s’arrête, où l’on renonce à rendre coup pour coup, l’on substitue à cette suite de vengeances, une justice calme, impartiale et humaine, l’on place au-dessus même de cette justice, s’il peut y avoir quelque chose de supérieur à elle, une politique élevée et clairvoyante qui entre les arrêts des tribunaux ne laisse exécuter que les plus nécessaires, faisant grâce aux cœurs égarés, susceptibles de retour et de raison.

Le moyeu le plus sûr d’éviter cet écueil c’est d’être fort sobre de pronoms conjonctifs ; les phrases y gagneront en précision et en clarté. Nicole aurait pu dire :

Il faut se conduire par les lumières de la foi ; elles nous apprennent que l’insensibilité est d’elle-même un très-grand mal et qu’elle doit nous faire appréhender cette menace terrible faite par Dieu aux âmes trop peu touchées de sa crainte.

7. Règles de la construction — Dans la mesure où il est possible de réduire en formules les observations relatives à la construction littéraire, voir à peu près les huit règles dans lesquelles on pourrait les résumer.

I. La construction logique consiste à énoncer le sujet, puis le verbe, ensuite l’attribut, enfin tes divers compléments.

II. La construction littéraire demande que les mots soient énoncés à la place où ils peuvent le mieux : faire impression sur l’oreille ou sur    l’imagination.

III. Les inversions n’ont d’autres règles à respecter que l’usage, le goût, l’euphonie et la clarté.

IV. Etudier les grands modèles et se rendre compte de la marche qu’ils ont suivie.

V. Le rapport entre les propositions principales n’est souvent marqué que de la juxtaposition.

VI. Les propositions subordonnées doivent être unies aux propositions principales de manière que la distinction en soit facile.

VII. Les propositions incidentes doivent être évitées parce qu’elles multiplient les pronoms conjonctifs.

VIII. Le discours direct offre un excellent moyen les propositions incidentes.

Leçon XXV. Des phrases et des périodes. §

1. De la phrase. — 2. De la période. — 3. Des différentes sortes de périodes. — 4. Du style périodique. — 5. Harmonie de la période. — 6. Régles relatives a la phrase et a la période.

1. De la phrase. — La phrase est une suite de propositions formant un sens complet et servant à l’expression d’un raisonnement.

Ainsi quand Bossuet dit :

La main de Dieu fut sur lui ; son règne fut court et sa mort fut affreuse.

De même quand Corneille établit ce dialogue énergique entre Polyeucte et Néarque :

J’abhorre les faux dieux. — Et moi je les déleste. — Je tiens leur culte impie. — Et je le tiens funeste.

l’orateur et le poëte n’emploient que des propositions détachées ; ils expriment chacune de leurs pensées par le nombre strict de mots nécessaires à manifester leurs jugements. Si le rapport entre les jugements était indiqué par des conjonctions, l’enchaînement logique des propositions formerait une phrase :

Comme la main de Dieu était sur Joram, son règne fut court et sa fin fut affreuse.

 

Les hommes agissent mollement dans les choses de leur devoir.

Voilà une proposition ; La Bruyère en fait une phrase en disant :

Les hommes agissent mollement dans les choses de leur devoir, pendant qu’il s se font un mérite ou plutôt une vanité de s’empresser pour celles qui leur sont étrangères.

La phrase étant l’énonciation complète d’un raisonnement, la première règle à observer quand on écrit une phrase, c’est de rendre aussi clairement que possible b relation entre les jugements ; tout le reste ne vient qu’après cette lumière de la parole sans laquelle la pensée ne peut se communiquer à l’auditeur ou au lecteur.

Enfin, comme le raisonnement est l’opération la plus compliquée de l’esprit, il peut arriver que les propositions s’enchaînent assez longuement les unes aux autres. Dans ce cas, plus la chaîne est étendue, plus il importe que le rapport logique entre les jugements soit facile à saisir, que le lien des idées soit facile à suivre. Cette observation est la première et la plus importante des règles relatives aux phrases.

La Rochefoucauld offre d’excellents exemples de phrases complexes :

Ce qui fait que peu de personnes sont agréables dans la conversation, c’est que chacun songe plus à ce qu’il a dessein de dire qu’à ce que les autres disent et que l’on n’écoute guère, quand on a bien envie de parler.

2. De la période. — De même qu’une phrase est une suite de propositions, une période se compose de phrases unies entre elles. La proposition est renonciation d’un simple jugement ; la phrase exprime cet enchaînement de jugements, qui forment un raisonnement ; la période représente une suite de raisonnements qui servent au développement complet d’une conception étendue. C’est la manifestation d’une évolution complète de la pensée, c’est en petit toute une composition : on y retrouve un discours entier avec exorde, confirmation et péroraison ; elle prépare l’impression, la fortifie et la conserve.

Elle nous plaît, dit Aristote, parce qu’elle a un commencement et une fin, parce qu’il nous semble que nous tenons quelque chose quand nous avons déterminé des limites ; au contraire, l’indéfini nous rebute parce qu’il nous fuit toujours.

Enchaîner les pensées, en montrer toutes les faces, énumérer les idées accessoires qui en représentent tous les détails, en tenir la conclusion suspendue jusqu’à un dernier repos qui forme la conclusion, et cela dans le cadre d’une seule et même phrase : telle est la marche nécessaire d’une période. Il ne suffit donc pas d’une succession de propositions, il faut qu’elles soient enchaînées avec symétrie et qu’elles présentent un sens qui demeure suspendu jusqu’à la fin. Le caractère essentiel de la période est la suspension de la pensée ; sa qualité indispensable c’est le nombre.

La période se compose de membres qui se subdivisent en incises. Il est impossible d’en offrir un exemple plus remarquable et dont l’analyse soit plus instructive que ces lignes prises dans l’exorde de l’oraison funèbre de la reine de la Grande-Bretagne19 :

Celui qui règne dans les cieux et de qui relèvent tous les empires, à qui seul appartient la gloire, la majesté et l’indépendance, est aussi le seul qui se glorifie de faire la loi aux rois et de leur donner, quand il lui plaît, de grandes et terribles leçons.

La pensée de Bossuet peut se ramener à cette simple proposition : Dieu fait la loi aux rois. Le développement de cette idée consiste à substituer au simple mot Dieu trois périphrases qui forment les trois premiers    de    la période, et à redoubler l’idée du verbe par un dernier membre dont l’ampleur couronne admirablement la période : et de leur donner quand il lui plaît de grandes et terribles leçons.

3. Des différentes sortes de périodes. — Les éléments de la période sont donc des phrases qu’on appelle membres ; tantôt il n’y en a que deux :

Que ne doit-on pas craindre de ses vices, | si ses bonnes qualités sont si dangereuses ?

 

Quoique le mérite ait ordinairement un avantage solide sur la fortune, | cependant nous donnons toujours la préférence à celle-ci.

 

Cherchez votre bonheur dans la vertu | et vous n’aurez point à vous plaindre de la nature.

Voici des périodes à trois membres :

De quels yeux regardèrent-ils le jeune prince, | dont la victoire avait relevé la haute contenance, | à qui la clémence ajoutait de nouvelles grâces.

 

Si l’équité régnait dans le cœur des hommes, | si la vérité et la vertu leur étaient plus chers que les plaisirs, la fortune et les honneurs. | rien ne pourrait altérer leur bonheur.

 

La sagesse divine répandit ses biens sur la terre, | afin que pour les recueillir l’homme en parcourût les différentes régions ; | qu’il développât sa raison par l’inspection de ses ouvrages ; | et qu’il s’enflammât de son amour par le sentiment de ses bienfaits.

A quatre membres ornés de compléments, la période présente le développement du style le plus riche que l’imagination puisse concevoir :

Nous nous sommes plaints que la mort, ennemie des fruits que nous promettait la princesse, les a ravagés dans la fleur, | qu’elle a effacé pour ainsi dira sous le pinceau même un tableau | qui s’avançait à la perfection avec une incroyable diligence, | dont les premiers traits, dont le seul dessin montrait déjà tant de grandeur.

Au-delà de quatre à cinq membres au plus, la période courrait risque de paraître longue et de fatiguer.

4. Du style périodique. — C’est à peine si l’on peut conserver le nom de périodes aux énumérations en style périodique dont les membres se balancent avec harmonie ; elles forment en réalité une suite de périodes.

Telle est la proposition de l’oraison funèbre de la reine où Bossuet passe rapidement en revue les événements de cette vie qui a réuni toutes les extraites des choses humaines20 ; tel encore le tableau de l’ambition des rois dans le sermon de Massillon sur les tentations des grands, ou l’apostrophe à Zénobie dans La Bruyère21. On peut encore citer comme un beau modèle du style périodique le tableau des bienfaits de la philosophie tracé de main de maître par Victor Cousin22.  

5. Harmonie de la période. — Là construction périodique est la plus riche et la plus variée dont l’expression de la pensée soit susceptible ; son mérite est d’accumuler les idées sans les confondre, de leur donner plus de clarté par l’ordre, plus de force par le rapprochement.

Elle plaît à l’oreille par la symétrie et le nombre, elle plaît à l’imagination parce qu’elle suspend le sens et l’expression de la pensée, elle plaît au jugement parce qu’elle rapproche les idées sans les confondre et en marque bien le rapport. Elle a l’avantage d’être facile à saisir et de se fixer dans la mémoire. En effet, la période a du nombre, et rien ne se retient aussi facilement que le nombre.

Le style périodique a plus de noblesse, plus d’harmonie que le style coupé ; celui-ci est plus léger, plus vif, plus brillant. Ni l’un ni l’autre ne doivent être exclus d’aucun sujet : il faut même les employer tour à tour pour répandre de la variété dans un écrit. Cependant on peut dire en général que les sujets nobles et sérieux exigent le style périodique, les sujets agréables et légers, le style coupé ; mais il ne faut pas croire que le style coupé soit par lui-même impropre au genre sérieux : ce style exprime parfaitement la vivacité de la passion ; il convient aussi à l’histoire, et il est indispensable dans les résumés.

L’emploi de la période réclame beaucoup de goût et de mesure. C’est l’abus du style artificiel qui a mérité à la rhétorique les anathèmes de grands écrivains, tels que Pascal et Fénelon. Ainsi le style étudié et laborieux d’artistes trop habiles comme Fléchier ramenait avec préférence Bossuet à l’éloquence naturelle de saint Paul. Il aime à nous peindre : « Cet ignorant dans l’art de bien dire avec cette phrase qui sent l’étranger, allant dans cette Grèce polie, la mère des philosophes et des orateurs. »

L’harmonie de la période résulte surtout de la symétrie entre les membres, mais cette symétrie ne doit pas être géométrique sous peine d’être froide et affectée.

Concilier l’unité qui naît de la symétrie avec la variété, c’est un heureux tempérament que le goût seul peut apprendre et pour lequel il est impossible de fixer des règles précises. Par exemple dans cette période de Bossuet :

Le plus parfait de tous, qui avait été le plus superbe, se trouva le plus malfaisant comme le plus malheureux.

Il est facile de sentir la division en deux membres qui se font équilibre et dont le premier se termine après le mot superbe ; chacun de ces membres se subdivise en deux incises secondaires dont la symétrie est indiquée, sans être accusée comme elle le serait dans la période qui suit :

Le plus parfait de tous avait été par suite le plus superbe ; aussi se trouve-t-il le plus malfaisant et par suite le plus malheureux.

Les idées et les mots restent les mûmes ; la construction gâte tout, et au lieu d’une expression élevée et juste, nous n’avons plus qu’un lourd balancement de propositions et d’épithètes.

Une loi de progression applicable surtout aux périodes, c’est de ne pas finir par une proposition trop courte, mais de conclure et de couronner le développement de la pensée par une phrase longue et sonore.

6. Règles relatives à la phrase et à la période. — L’oreille et le goût formés par la lecture des grands écrivains en apprendront plus sur ce sujet que tous les préceptes de la rhétorique. Il en est du sentiment littéraire comme de l’appréciation des nuances pour le peintre, et des sons pour le musicien ; c’est une affaire de sentiment et d’exercice bien plus que de démonstration.

Cependant le bon sens et observation attentive des grands modèles peuvent accepter les six règles suivantes :

I. La phrase étant l’expression du raisonnement, elle doit indiquer le lien logique entre les propositions.

II. La période destinée à faire sentir les rapports plus multipliés entre les propositions doit être symétrique.

III. Cette symétrie ne doit pas être trop accusée.

IV. La période ne peut pas se diviser en moins de deux membres ; elle ne peut guère dépasser cinq membres.

V. Elle doit procéder par suspension du sens et suivre a gradation croissante des idées.

VI. Le dernier membre qui forme la cadence ou chute le doit pas être plus court que ceux qui le précèdent et auxquels il fait équilibre.

Leçon XXVI. Des tours de phrase.    §

1. Des tours de phrase. — 2. Des tours généraux. — 3. Des tours particuliers les plus simples. — 4. Des tours particuliers les plus vifs. 5. Règles relatives aux tours de phrase.

1. Des tours de phrase. — On nomme ainsi les façons différentes dont une pensée peut être présentée, tout en conservant à peu près les mêmes mots.

Ainsi la pensée que Racine a exprimée dans ce beau début d’Athalie :

Oui je viens dans son temple adorer l’Éternel.

peut se rendre encore sous les formes :

Non je ne veux ici qu’adorer l’Éternel.
Comment ne pas venir adorer l’Éternel ?
Laissez-moi dans son temple adorer l’Éternel.

Il va sans dire que de toutes ces formes la meilleure est celle que le poëte a choisie ; mais il est telle disposition du sujet qui pourrait faire préférer une forme différente. Il y a donc un grand intérêt pour l’écrivain à savoir quels sont ces tours de phrase et quelle en est la valeur relative.

Les tours de phrase peuvent être divisés en deux groupes : les tours généraux et les tours particuliers.  

2. Les tours généraux ou communs. — Les tours généraux ou communs sont ceux qui, dépendant du mouvement même de la pensée, peuvent s’échanger l’un contre l’autre. Ils sont préférés suivant qu’ils offrent l’avantage de donner à l’expression plus de clarté ou de précision, plus de force ou d’élégance, plus d’énergie ou de grâce, plus de netteté ou de profondeur. Mais leur principal avantage est d’offrir un excellent moyen de varier le style.

Ces tours généraux peuvent être ramenés a quatre principaux, derrière lesquels se groupent tous les autres. Ce sont le tour affirmatif, le tour négatif, le tour interrogatif et le tour exclamatif. Cet ordre même est l’ordre de leur importance et de leur énergie pour traduire la pensée et l’émotion.

Le tour affirmatif est évidemment le plus simple, le plus naturel, celui dont l’emploi se présente le plus souvent à l’esprit :

Oui, l’homme est né pour le ciel ; c’est sa destinée d’y tendre librement ; oui, le poëte a bien dit :
La vie est un combat dont la palme est aux cieux.

Le tour négatif est déjà moins direct ; il semble supposer une contradiction possible ou passée ; l’écrivain a l’air de répondre à une opinion pour la combattre ; par suite cette forme est plus vive et plus dramatique :

Rien n’est durable de ce qui n’est pas fondé sur la raison et la justice ; ce ne sont pas des succès éphémères qui doivent nous faire illusion ; loin de les admirer, il faut les déplorer bien plutôt.

Nul ne prend pour soi la vérité qui le condamne.

Non, pas une action, pas une parole, pas une pensée n’échappe à Dieu.

Ni l’or, ni la grandeur ne nous rendent heureux.

Le tour interrogatif est plus vif et plus dramatique encore, puisqu’il prend à partie et provoque à répondre un interlocuteur réel ou imaginaire. Ainsi Voltaire, dans sa lettre célèbre à milord Harvey :

Eh ! quel roi donc en cela a rendu plus de services à l’humanité que Louis XIV ? Quel roi a répandu plus de bienfaits et marqué plus de goût, s’est signalé par de plus beaux établissements ?

Le tour exclamatif est le plus passionné dont l’imagina--lion humaine puisse se servir. Bossuet l’emploie à propos de la mort foudroyante de la duchesse d’Orléans :

O nuit désastreuse ! ô nuit effroyable ! où retentit tout à coup comme un éclat de tonnerre, cette étonnante nouvelle, Madame se meurt ! Madame est morte !… Quoi donc ! elle devait périr sitôt !… Ce matin elle fleurissait, avec quelles grâces ! vous le savez ; le soir nous la vîmes séchée !...

De même, dans la comparaison entre Turenne et Condé :

Quel spectacle de voir et d’étudier ces deux hommes et d’apprendre de chacun d’eux toute l’estime que méritait l’autre !

et à propos des rois :

Oui ! Dieu l’a dit : vous êtes des Dieux ; mais, ô dieux de chair et de sang ! ô dieux de boue et de poussière, vous mourrez comme des hommes !

Le meilleur moyen de reconnaître toute la puissance littéraire et morale de cette tournure, c’est de transformer ces expressions en simples tours affirmatifs :

Ce fut une nuit désastreuse, une nuit effroyable, celle où retentit tout à coup celle étonnante nouvelle que Madame se mourait, que Madame était morte.

Mais plus une forme est passionnée, plus elle a besoin d’être employée avec ménagement, pour ne pas produire l’effet tout opposé à celui qu’on en attend ; on s’expose à substituer le ridicule et le grotesque au touchant et au pathétique.

Racine ne l’a point oublié dans sa bouffonnerie des Plaideurs. L’Intimé, quand il veut défendre un chien mis en cause pour avoir volé un chapon, ne manque pas d’employer les tours les plus pathétiques et, par suite, les plus burlesques dans la circonstance23.

3. Des tours particuliers les plus simples. — Aux formes les plus simples de la proposition se rattachent des tours dont l’étude n’est pas sans importance pour qui veut connaître toutes les ressources et toutes les finesses du style. Les plus usités de ces tours sont les suivants :

Le tour expositif    :

Telle est l’ambition dans la plupart des hommes, inquiète, honteuse, injuste.
Tant la mort est prompte à remplir ces places.    Bossuet.

Le tour démonstratif    :

La voilà, malgré son grand cœur, cette princesse si admirable et si chérie.    Bossuet.
Le voyez-vous comme il vole ou à la victoire ou à la mort. Bossuet.

Regardez la jeunesse non comme un âge de plaisir et de relâchement mais comme un temps que la vertu consacre au travail et à l’application ; voilà ce qu’ont fait les hommes vraiment grands et illustres.

Le tour descriptif. Buffon a dit, dans son tableau de la mer :

sont ces contrées orageuses où les vents en fureur précipitent la tempête... ; ici sont des mouvements intestins, des bouillonnements ; plus loin je vois ces gouffres dont on n’ose approcher.... ; au-delà j’aperçois ces vastes plaines toujours calmes et tranquilles.

Il écrit sur les fauvettes :

Ces jolis oiseaux se dispersent dans toute l’étendue de nos campagnes : les uns viennent habiter nos jardins, d’autres préfèrent les avenues et les bosquets ; plusieurs espèces s’enfoncent dans les grands bois et quelques-unes se cachent au milieu des roseaux.

Le tour énumératif. Bossuet indique les signes précurseurs de la mort dans une admirable allégorie24 :

Déjà tout commence à s’effacer : les jardins moins fleuris, les fleurs moins brillantes, leurs couleurs moins vives, les prairies moins riantes, les eaux moins claires ; tout se ternit, tout s’efface ; l’ombre de la mort se présente ; on commence à sentir l’approche du gouffre fatal.

La ruine des mœurs, le triomphe de la méchanceté, le progrès des vices, de la licence, tels sont les maux dont se plaignaient nos ancêtres, dont nous nous plaignons nous-mêmes et dont nos descendants se plaindront à leur tour.    Massillon.

Le tour collectif et le tour impératif sont associés avec une grande force dans ce passage de Bossuet :

Jetez les yeux de toutes parts ; voilà tout ce qu’a pu la magnificence et la piété pour honorer un héros : des titres, des inscriptions, vaines marques de ce qui n’est plus ; des figures qui semblent pleurer autour d’un tombeau… Rien enfin ne manque dans tous ces honneurs que celui à qui on les rend.

Buffon a souvent employé ces deux tours de phrase :

Voyez ces plages désertes, ces tristes contrées ou l’homme n’a jamais résidé...
Que l’on compare la docilité et la soumission du chien avec la fierté et la férocité du tigre,  
Qu’on se figure un pays sans verdure et sans eau.

Malherbe a donné un magnifique exemple du tour impératif dans ses Stances à l’Eternité :

N’espérons plus, mon âme, aux promesses du monde !

*

Quittons ces vanités ; lassons-nous de les suivre ;
C’est Dieu qui nous fait vivre
C’est Dieu qu’il faut aimer.

*

Soyons bons premièrement et puis nous serons heureux ; n’exigeons pas le prix avant la victoire, ni le salaire avant le travail.
J. J. Rousseau.

Cet emploi de ! a première personne du pluriel est d’une grande force dans l’enseignement moral. Le moraliste qui prend pour lui-même la leçon qu’il semble donner acquiert le droit de dire les vérités les plus dures sans blesser personne : il en accepte sa part.

Le tour impersonnel donne plus de généralité à l’expression de la pensée :

On nous avertit dès les premiers jours ; mais il faut avancer toujours.    Bossuet.
Il n’y a rien ici de rude pour cette princesse.    Bossuet.
Il est un heureux choix de mots harmonieux. Boileau.

Boileau dit, à propos de nos ridicules :

Ainsi pour un travers il s’en reproduit mille.

*

Il semble que le temps soit un ennemi commun contre lequel les hommes sont conjurés.

Racine fait dire à Phèdre :

Il me semble déjà que ces murs, que ces voûtes
Vont prendre la parole.

Enfin le tour dubitatif et le tour conditionnel peuvent être justement rapprochés, Massillon les emploie avec autorité :

Si Jésus-Christ paraissait dans ce temple, au milieu de cette assemblée... croyez-vous que le plus grand nombre de tout ce que nous sommes ici fût placé à la droite ?

Jouffroy dit, à propos de la conscience morale :

S’il fallait devenir philosophe pour distinguer le bien du mal et pour connaître son devoir, la plupart des hommes… n’auraient rien à démêler avec Dieu ni avec la justice.

4. Des tours particuliers les plus vifs. — Aux deux derniers tours généraux, qui sont les plus passionnés et les plus expressifs, se rattachent encore quelques autres tours particuliers. Les plus usités sont :

Le tour optatif, expression très-vive d’une espérance ou d’un souhait :    

Ainsi, puisse-t-il toujours vous être un cher entretien ! Ainsi puissiez-vous profiter de ses vertus et que sa mort que vous déplorez vous serve à la fois de consolation et d’exemple !    Bossuet.

 

A Dieu ne plaise qu’un ministre du ciel pense jamais avoir besoin d’excuse auprès de vous !    Bridaine.

Plut aux Dieux que vous-même eussiez vu de quel zèle
Cette troupe entreprend une action si belle.
Corneille.

Que je voudrais bien tenir un de ces puissants d’un jour si légers sur le mal qu’ils ordonnent,    Beaumarchais.

Le tour emphatique est une forme secondaire du tour exclamatif :

Qu’ai-je fait ? malheureux ! j’ai contristé les pauvres, les meilleurs amis de mon Dieu.  Bridaine.

 

On voit tomber derrière soi tout ce qu’on avait laissé passer : fracas effroyable, inévitable ruine !... toujours entraîné, tu approches du gouffre !    Bossuet.

Le tour imprécatif atteint les dernières limites de la passion. C’est le tour que Phèdre emploie contre la malheureuse Œnone :

Je ne t’écoute plus. Va-t’en, monstre exécrable ;
Va, laisse-moi le soin de mon sort déplorable.
Puisse le juste ciel dignement te payer !
Et puisse ton supplice à jamais effrayer
Tous ceux qui comme toi par de lâches adresses,
Des princes malheureux nourrissent les faiblesses,
Les poussent au penchant où leur cœur est enclin
Et leur osent du crime aplanir le chemin !
Détestables flatteurs, présent le plus funeste,
Que puisse faire aux rois la colère céleste.

Le tour ironique, dans le genre sérieux, trahit l’égarement d’une âme qui ne se possède plus. Tel est le mouvement d’Oreste à la fin de la tragédie d’Andromaque :

Grâce au Dieu ! mon malheur passe mon espérance.
Qui je te loue, ô ciel de ta persévérance
Eh bien ! je meurs content et mon sort est rempli.
Racine.

Ces deux derniers tours sont d’un emploi aussi rare que les situations morales auxquelles ils répondent. Par suite, ce n’est guère que dans les œuvres de nos poëtes tragiques ou dans les élans les plus vifs de l’éloquence religieuse que les exemples en peuvent être cherchés. A ce propos, plus que jamais, i importe de rappeler cette observation de goût que plus une expression est énergique et puissante quand elle est mise à sa place, plus elle devient ridicule quand elle est employée à contre-sens.

5. Règles relatives aux tours de phrase. — En résumé, toutes les remarques et tous les exemples cités sont le principe de cinq règles élémentaires :

I. Les tours les plus simples sont le tour affirmatif’ et tour négatif, qui suffisent à l’expression habituelle des idées et des sentiments.

II. Les tours interrogatif et exclamatif sont beaucoup plus passionnés, mais par suite doivent être employés avec une extrême discrétion.

III. Les tours particuliers ajoutent à la variété et à la vivacité de l’expression.

IV. Ils sont d’après leur ordre d’importance : le tour expositif, le tour démonstratif, le tour, le tour    mératif, le tour collectif, le tour impératif, le tour impersonnel, le tour dubitatif, le tour conditionnel, le tour optatif, le tour emphatique, le tour imprécatif, le tour ironique.

V. Plus les tours de phrases s’éloignent de la simplicité logique, plus il est dangereux de les prodiguer.

Leçon XXVII.  Des figures. §

1. Des figures et du style figuré. — 2. Usage et abus des figures. — 3. Des différentes espèces de figures. — 4. Règles relatives aux figures.

1. Des figures et du style figuré. — Déjà l’énumération et l’analyse des différents tours dont une même proposition est susceptible, donne une idée de la variété que l’écrivain peut introduire dans son style. Cependant, pour essayer d’égaler la variété des tours à la variété de la pensée, l’esprit humain emploie encore d’autres moyens de modifier l’expression. Les poëtes, les orateurs et les écrivains en ont fait usage, et les rhéteurs les ont classés sous le nom de figures, c’est-à-dire de physionomies différentes de la pensée et du sentiment.

Les figures sont des formes-de style qui ajoutent à l’expression plus de vivacité, d’éclat, d’énergie ou de grâce ; elles sont au langage ce que sont les gestes et les mouvements de la physionomie pour le visage de l’homme. Ainsi les traits du visage ont déjà par eux-mêmes une valeur morale d’expression ; mais elle peut s’accroître encore par des jeux de muscles dont les nuances font que nous trouvons telle physionomie plus ou moins expressive qu’une autre. Cicéron a dit encore que les figures sont l’expression propre du sentiment dans le discours comme les attitudes dans la statuaire et la peinture. Elles ajoutent au charme ou à la vivacité de la pensée en éveillant une image ou un sentiment. Par exemple, au propre, nous disons : dans la jeunesse ; au figuré : à la fleur de l’âge. Au propre, on aurait pu dire : « Jeune encore j’allais mourir. » J, B. Rousseau dit, dans le style figuré de la poésie :

J’ai vu mes tristes journées
Décliner vers leur penchant ;
Au midi de mes années
Je touchais à mon couchant.

Cette pensée : Tel convient au second rang qui est déplacé au premier, prend un tour figuré dans ; le vers de Voltaire :

Tel brille au second rang qui s’éclipse au premier.

De même au fieu de : Si le soleil et la terre pouvaient parler ; ils repondraient ; Louis Racine a dit dans une figure très-vive :

Répondez, cieux et mers, et vous, terre, parlez !

Tout mot peut être pris dans un sens propre et dans un sens figuré :

Socrate but le poison. — Les courtisans versent le poison de la louange.

On a quelquefois défini les figures des façons de parler qui s’éloignent de la manière naturelle et ordinaire. Rien de plus inexact qu’une telle définition parce qu’il n’y a rien, de plus naturel et de plus, ordinaire que l’emploi des figures. Comme, elles forment le langage de l’imagination, elles sont très-familières aux êtres les plus passionnés, c’est-à-dire aux enfants et à la foule non moins qu’aux poëtes et aux orateurs. Dumarsais dit avec raison qu’en une heure il se fait à la halle plus de figures qu’en plusieurs jours de réunion académique.

Ainsi le style figuré n’est pas une forme extraordinaire du style, c’est au contraire une des manifestations les plus spontanées de l’imagination et de la passion : or, l’homme n’est jamais absolument dépourvu d’imagination et de passion ; par conséquent, le style figuré convient à l’éloquence et à la poésie. Toute la difficulté est dans le goût avec lequel lés figures doivent être employées

La nature rend les hommes éloquents dans les grands intérêts et dans les grandes passions. Quiconque est vivement ému, voit les choses d’un autre œil que les autres hommes ; tout est pour lui objet de comparaison rapide et de métaphore ; sans qu’il y prenne garde, il anime tout et fait passer dans ceux qui l’écoutent une partie de son enthousiasme    

Voltaire.

2. Usage et abus des figures. Le but et l’objet propre des figures est d’augmenter la force de l’expression soit par l’agrément et la variété que certains ornements ajoutent au langage, soit surtout par la force propre des images, par le mouvement des idées et, des sentiments ; il serait donc possible de distinguer les figures en deux genres : celles qui servent à l’agrément, et celles qui contribuent à la force de l’expression.

Les figures donnent au discours la vie et l’animation ; Sénèque les compare à une ligne courbe et sinueuse souvent plus agréable ou meilleure à. suivre que la ligne droite. Une comparaison aussi frappante peut être empruntée à la statuaire : le langage sans figures, c’est la statue droite, sans geste et sans inflexion ; le langage figuré, c’est la statue animée du mouvement que lui imprime l’artiste : au lieu du Sésostris égyptien, les jambes roides et les bras collés au corps, c’est l’Apollon du Belvédère, le bras étendu, emporté par une marche légère, et dans, l’élan rapide du triomphe.

Au lieu de dire la France et l’Espagne seront désormais unies ; Louis XIV dit.à Philippe V : Mon fils, il n’y a plus de Pyrénées ; il suffit de rapprocher ces deux propositions pour sentir ce que vaut une figure mise à propos.

C’est par l’image, dit M, de Cormenin, que l’éloquence produit ses plus grands, effets. La prosopopée des guerriers morts à Marathon ; les citoyens romains attachés sur le gibet de Verrès ; la nuit, l’effroyable nuit où la mort de la princesse retentit comme un coup do tonnerre ; la poussière vengeresse de Marius ; l’apostrophe des baïonnettes et la roche tarpéienne de Mirabeau ; de l’audace et toujours de l’audace de Danton… Voilà l’éloquence des images.   

Mais dans tous les cas, la règle générale est de ne pas prodiguer les figures et de prévenir la fatigue résultant de la monotonie.

il y aurait un défaut de goût, dit Andrieux à- surcharger une étoffe de broderies, à couvrir un portique de bas-reliefs et de moulures ; les ornements doivent toujours être subordonnés au fond.

C’est surtout dans une situation pathétique et violente que l’emploi dés figures d’ornement serait d’une extrême maladresse. Quand toutes les facultés de l’écrivain ou de l’orateur doivent être absorbées par son sujet, il paraîtrait au moins étrange qu’il conservât assez de liberté d’esprit pour soigner ses mots et rechercher des expressions élégantes, Il en est des figures comme des mouvements du visage dans l’orateur : ces mouvements ajoutent beaucoup à l’effet des paroles ; mais si tous ses traits, son front, ses yeux étaient dans une agitation perpétuelle, on se moquerait de lui. Sachons éviter et l’immobilité qui lient de la stupeur et la mobilité qui tient de la grimace.

Le naturel est une ‘qualité essentielle du style dont il faut se préoccuper plus que partout dans l’emploi des figures. Que penser d’un poëte qui, à propos du mouvement d’une fête des champs trouve de pareils vers :

Les arbres à leur tour prennent part à la fête,
Ne le pouvant des pieds, ils dansent de la tête.

De même à propos d’un combattant qui meurt d’un coup qui lui crève les yeux.

Et la nuit lui survient par les portes du jour.

L’imagination a grand besoin d’être réglée par le jugement ; des images bizarres, recherchées bu fausses peuvent étonner, mais elles blessent le goût et par suite elles manquent leur effet. Voilà pourquoi Cicéron dit :

Toute figure doit être amenée naturellement ; il faut qu’elle paraisse être venue d’elle-même et non avoir été traînée de force à la place du mot propre.

C’est tout un art, et très-délicat, que la préparation par laquelle on ménage les figures de façon à satisfaire l’esprit par la justesse de l’image en même temps qu’on l’étonne par la force et l’imprévu, en même temps qu’on lui plaît par la finesse ou par la grâce. Par exemple, dites :

Il faut que M. de la Garde ait de bonnes raisons de se marier : je le croyais libre, mais enfin il faut venir au timon et suivre la foule.

Voilà des images qui ne sont ni préparées ni soutenues. Lisez au contraire Mme de Sévigné :

Il faut que M. de la Garde ait de bonnes raisons pour se porter à l’extrémité de s’atteler avec quelqu’un : je le croyais libre et sautant, et courant dans un pré mais enfin il faut venir au timon, et se mettre sous le joug comme les autres.

Ainsi, le goût est choqué de cette figure incohérente de Malherbe :

Prends la foudre, Louis, et va comme un lion.

Un lion ne porte pas la foudre.

Au contraire, quelle habile préparation de toutes les figures dans les beaux vers d’André Chénier25 :

L’épi naissant mûrit de la faux respecté,
Sans crainte du pressoir le pampre tout l’été
Boit les doux présents de l’aurore,
Et moi, comme lui belle, et jeune comme lui,
Quoi que l’heure présente ait de trouble et d’ennui,
   Je ne veux pas mourir encore !
Qu’un stoïque aux yeux secs vole embrasser la mort ;
Moi je pleure et j’espère ! au noir souffle du nord
Je plie et relève ma tète,
S’il est des jours amers, il en est de si doux.
Hélas quel miel jamais n’a laissé de dégoût.
Quelle mer n’a point de tempêtes ?

Quelle harmonie dans les images, comme elles s’enchaînent et s’éclairent l’une l’autre ! Le pampre et l’épi sont les plus heureux termes de comparaison avec une jeune fille. Comme les mois souffle du Nord préparent bien le vers :

Quelle mer n’a point de tempêtes ?

Aussi est-ce un véritable regret de trouver dans la dernière strophe de cette élégie un compliment banal encadré dans une figure ridicule, triste grimace, sourire fardé, tout à côté de la belle et terrible image de la mort :

La grâce décorait son front et ses discours ;
Et comme elle, craindront de voir finir leurs jours
Ceux qui les passeront pris d’elle !

Il est difficile de tourner un madrigal plus plat, de finir par une chute moins digne du début.

3. Des différentes espèces de figures. — La classification la plus simple et la plus raisonnable des figures distingue : 1° les mouvements de style qui tiennent au sentiment et à la pensée, et dont la forme est très-variable ; 2° les mouvements de style qui tiennent aux mots et qui disparaissent par cela seuil qu’on change les mots de la proposition : c’est ce que les rhéteurs appellent les figures de pensée et les figures de mots,   

Ainsi l’interrogation est une figure de pensée parce que la figure subsiste quels que soient les mots qui l’expriment, elle est dans le tour même de la pensée :

Pourquoi l’assassiner ? Qu’a-t-il fait ? A quel titre ?
Qui te l’a dit ?    Racine.

Au contraire, prenez la métaphore de Bossuet à propos du duc d’Enghien ;

Il ne put voir égorger ces lions connue de timides brebis ;

mettez le mot soldats au lieu du mot lions et la métaphore disparaît, il ne reste plus qu’une comparaison : la métaphore est donc une ligure de mot.

4. Règles relatives aux    figures. —    Avant d’en venir aux études et aux explications de détail  relatives au style figuré, les remarques générales que provoquent les figures peuvent être résumées dans les six règles qui suivent :

I. Ne pas multiplier les figures qui se nuiraient par leur accumulation.

II. Eviter les figures de pur ornement dans les passages pathétiques.

III. Toute figure qui manque de naturel nuit plus qu’elle ne sert à l’effet.

IV. Les figures ont besoin d’être soigneusement préparées.

V. Plus les figures sont vives, plus elles ont besoin d’être amenées et mesurées.

Leçon XXVIII. Des figures de pensée. §

1. Des figures de pensée. — 2. Des figures qui servent à la clarté ou à l’ornement : de la description. — 3. Du portrait. — 4. De l’accumulation. — règles relatives à ces figures.

1. Des figures de pensée. — Les figures de pensée sont les modifications du discours qui répondent le mieux à la définition donnée par Cicéron lorsqu’il appelle les figures des gestes ou des attitudes de l’esprit.

Ce sont des tours de pensée indépendants des mots eux-mêmes et tels qu’en changeant les mots on ne changerait pas pour cela la pensée et le sentiment que les mots veulent exprimer. Ainsi, sous quelque forme que viennent s’offrir ou l’interrogation, ou l’exclamation, elles représentent toujours le même mouvement de l’âme, d’une façon plus ou moins vive, plus ou moins heureuse.

Les figures de pensée sont très-nombreuses et très-diverses ; aussi, au lieu de les énumérer à peu près au hasard ou suivant un ordre tout à fait arbitraire, il est bon de les grouper d’après leurs affinités et, autant que possible, suivant la similitude des objets qu’elles se proposent et des effets qu’elles produisent.

A ce point de vue, on distingue trois groupes de figures de pensée :

1° Les figures de pensée destituées à produire la clarté ou à orner le discours ; elles se ramènent toutes à deux espèces : la description, dont les rhéteurs grecs avaient désigné toutes les différentes formes par différents noms composés, comme l’hypotypose, l’éthopée, la prosopographie, etc. ; la comparaison avec ses diverses espèces : l’allusion, l’ antithèse et le paradoxe.

2° Les figures de pensée qui se rapportent à la force de l’expression, soit pour l’accroître, soit pour l’atténuer. Les deux principales sont l’accumulation et l’interrogation. A l’accumulation se rattachent l’emphase, la gradation, la sentence, l’hyperbole, l’atténuation, la suspension, la prétérition, la réticence. A la suite de l’interrogation peuvent se ranger la subjection, la communication, la permission, la dubitation, la correction, la licence et la concession.

3° Les figures de pensée qui excitent les passions. Ce sont les plus puissantes de toutes ; elles attestent une émotion portée jusqu’au plus haut degré de violence. Telles sont l’exclamation, l’ apostrophe, le dialogisme, la prosopopée, l’optation, l’obsécration et l’ imprécation.

Chacune de ces figures mérite une mention et une étude spéciale.

2. Des figures qui servent à la clarté ou à l’ornement ; De la description. — La description que les Grecs appelaient hypotypose, c’est-à-dire image, met les objets sous les yeux par la vérité des lignes et la vivacité des couleurs ; elle fait du discours une peinture.

Peindre, dit Fénelon, c’est non seulement décrire les choses, mais en représenter toutes les circonstances d’une manière si vive et si sensible que l’auditeur s’imagine presque les voir. A propos de la mort de Didon, un historien dirait :   

Elle fut si accablée de douleur après le départ d’Énée, que ne pouvant supporter la vie, elle se donna elle-même la mort.

En écoutant ces paroles, vous apprenez le fait, vous ne le voyez pas ; écoutez Virgile, il le mettra devant vos yeux :

Alors Didon, frémissante et dans l’égarement de son affreux projet, les yeux hagards et sanglants, le visage agité et livide, le front déjà pâle des approches de la mort, Didon s’élance dans l’intérieur du palais. Folle de douleur, elle monte au sommet du bûcher, dégage du fourreau l’épée que le héros troyen destinait à un tout autre usage, puis regardant cette tunique phrygienne, ce lit si connu, elle donne un moment à ses larmes et à ses pensées ; enfin elle s’étend sur sa couche et prononce ces mots suprêmes :

«  Dépouilles qui me fûtes si chères tant que les destins et les dieux l’ont permis, recevez mon dernier soupir, affranchissez-moi de mes tourments ! J’ai vécu, j’ai rempli la carrière que le sort m’avait tracée ; aujourd’hui mon ombre glorieuse va descendre chez les morts. J’ai fondé une ville puissante ; j’ai vu les remparts de ma capitale ; pour venger mon époux, j’ai châtié un frère inhumain ; je fus heureuse ! Hélas ! trop heureuse, si les vaisseaux troyens n’avaient touché mes rivages ! »

Elle dit, et imprimant ses lèvres sur sa couche : « Quoi ! mourir sans vengeance ! Oui, mourons ; oui, c’est ainsi que j’aime à descendre chez les ombres. Que fuyant sur les mers, le cruel Troyen repaisse ses yeux des flammes de mon bûcher, qu’il emporte avec lui les présages de la mort26 ! »

Quintilien fait admirer de même l’heureux choix d’expression qui rendent vivant le portrait que Cicéron trace de Verres :

On vit un préteur du peuple romain, debout, chaussé de sandales, revêtu d’un manteau de pourpre et d’une tunique longue nonchalamment appuyé sur une femme, aux yeux de tous, sur le rivage de la mer.

Ces deux exemples se rapportent surtout à la représentation des traits, de l’air et du maintien ; mais on peut décrire avec le même intérêt des objets privés de vie ; c’est à l’imagination de l’écrivain qu’il appartient de les rendre intéressants.    .

Enfin les choses mêmes sont objets de description. Buffon et J. J. Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre et Chateaubriand en ont multiplié les modèles27.

Cependant la description des personnes est toujours d’un intérêt et d’une vivacité supérieurs.

Par exemple, Fénelon a donné un excellent exemple de ce genre de description :

Je me souviendrai toute ma vie d’avoir vu cette tête qui nageait dans le sang, ces yeux fermés et éteints, ce visage pâle et défiguré, cette bouche entrouverte qui semblait vouloir encore achever des paroles commencées, cet air superbe et menaçant que la mort même n’avait pu effacer. Toute ma vie, il sera peint devant mes yeux.

Quelle vie dans cette image de Jupiter :

Il sera Dieu ; même je veux
Qu’il ait en sa main un tonnerre.
Tremblez, humains, faites des vœux,
Voilà le maître de là terre !
La Fontaine.

C’est-encore une description que cette peinture, où le contraste fait valoir les deux images :

Avec grand bruit et grand fracas,
Un torrent tombait des montagnes ;
Tout fuyait devant lui ; l’horreur suivant ses pas,
Il faisait trembler les campagnes.
Il rencontra sur son passage
Une rivière, dont le cours,
Image d’un sommeil doux, paisible et tranquille,
Lui fit croire d’abord ce trajet fort facile ;
Point de bords escarpés, un sable pur et net.
La Fontaine.

Quatre vers suffisent à Racine pour mettre sous nos yeux les joies éphémères du méchant :

Pour comble de prospérité,
Il espère revivre en sa postérité,
Et d’enfants, à sa table, une riante troupe
Semble boire avec lui la joie à pleine coupe !...

3. Du portrait. — Les rhéteurs nommaient éthopée la description des mœurs, c’est-à-dire dés qualités ou des défauts, des vertus ou des vices. Salluste en a laissé un célèbre modèle dans ce portrait de Catilina, type achevé du conspirateur de tous les temps :

Catilina, issu d’une famille noble, eut en partage la force du corps et de l’Ame, mats un naturel méchant et pervers. Dès le premier Age, il se plaisait aux guerres intestines, au meurtre, au pillage, aux discordes civiles ; ce furent les occupations de sa jeunesse. De corps, il était robuste à supporter la faim, le froid, les veilles au-delà de toute croyance. D’esprit hardi, artificieux, souple, capable de tout feindre et de tout dissimuler, avide du bien d’autrui, prodigue du sien, entraîné par <1 es passions ardentes ; il avait assez d’éloquence, peu de jugement. Cette âme insatiable ne cessait de former des vœux excessifs, chimériques, extravagants.

Cette admirable étude morale qui réunit tous les caractères de l’ambitieux de bas étage, a inspiré la plupart des traits de la peinture que Bossuet a faite de Cromwell.

Enfin on appelait prosopographie, effiction ou portrait, la description complète d’un personnage envisagé au physique et au moral et présenté en action.

C’est surtout dans l’histoire que le portrait doit être développé avec un soin scrupuleux ; le lecteur est curieux de connaître comme s’il les voyait les grands hommes qui ont été la gloire ou la terreur de leur temps. M. Thier s a tracé un portrait achevé de Napoléon, marquant avec une grande finesse de critique les transformations physiques et morales de cette nature extraordinaire, et résumant ainsi toute la vie politique et morale de cet homme unique dans l’histoire :

Maigre, taciturne, triste même dans sa jeunesse, triste de cette ambition concentrée qui se dévore jusqu’à ce qu’elle éclate au dehors et arrive au but de ses désirs, il prend peu à peu confiance en lui-même, se montre parfois tranchant comme un jeune homme, reste morose néanmoins, puis, lorsque l’admiration commence à se manifester autour de lui, il devient plus ouvert, plus-serein, se met à parler, perd sa maigreur expressive, se dilate en un mot. Consul à vie, empereur, vainqueur de Marengo et d’Austerlitz, ne se contenant plus guère, mais toutefois se contenant encore, il semble à l’apogée de son caractère, et n’ayant alors qu’un demi-embonpoint, il rayonne d’une régulière et mâle beauté. Bientôt voyant les peuples se soumettre, les souverains s’abaisser, il ne compte plus ni avec les hommes ni avec la nature ; il ose tout, entreprend tout, dit tout, devient gai, familier, intempérant de langage, s’épanouit complètement au physique et au moral, acquiert un embonpoint excessif qui ne diminue en rien sa beauté olympienne, conserve dans un visage élargi un regard de feu, et si de ces hauteurs où on est habitué à le voir, à l’admirer, à le craindre, à le haïr, il descend pour être rieur, familier, presque vulgaire, il y remonte d’un trait après en être descendu un instant, sachant ainsi déposer son ascendant sans le compromettre. Quand enfin on le croirait moins actif ou moins hardi, parce que sou corps semble lui peser ou que la fortune cesse de lui sourire, il s’élance plus impétueux que jamais sur son cheval de bataille, prouvant que pour son âme ardente la matière n’a point de poids, le malheur, d’accablement28.

4. De l’accumulation. — L’indication très détaillée des caractéres physiques et moraux d’un être ou d’un objet se rattache au lieu commun étudié sous le nom d’énumération et à la figure de pensée qu’on appelle accumulation.

En effet les conditions de temps et de lieu viennent s’ajouter aux caractères déjà indiqués pour faire une description complète. Mithridate n’oublie aucun de ces détails pour excuser sa défaite :

Pompée a saisi l’avantage
D’une nuit qui laissait peu de place au courage ;
Mes soldats presque nus, dans l’ombre intimidés ;
Les rangs de. toutes parts mal pris et mal gardés,
Le désordre partout redoublant ces alarmes,
Nous-mêmes contre nous tournant nos propres armes,
Les cris que les rochers renvoyaient plus affreux,
Enfin, toute l’horreur d‘un combat ténébreux.
Que pouvait la valeur dans ce trouble funeste ?
   Les uns sont morts ; la fuite a sauvé tout le reste.

Mme de Sévigné offre un admirable modèle d’accumulation dans cette peinture de la douleur maternelle :

Et là-dessus elle tombe sur son lit et tout ce que la plus vive douleur peut faire, et par des convulsions, et par des évanouissements, et par un silence mortel, et par des cris étouffés, et par des larmes amères, et par des élans vers le ciel, et par des plaintes tendres et pitoyables, elle a tout éprouvé.

De même, Bossuet à propos de la mort imprévue de la duchesse d’Orléans :

Le roi, la reine. Monsieur, toute la cour, tout le peuple, tout est abattu, tout est désespéré.

Est-il une description plus complète que ce touchant tableau tracé par la mémoire émue de Josabeth :

Des princes égorgés la chambre était remplie :
Un poignard à la main, l’implacable Athalie,
Au carnage animait ses barbares soldats,
Et poursuivait Le cours de ses assassinats.
Joas laissé pour mort frappa soudain ma vue,
Je me figure encor sa nourrice éperdue,
Qui devant les bourreaux s’était jetée en vain,
Et faible le tenait renversé sur son sein.
Je le pris tout sanglant, en baignant son visage,
Mes pleurs du sentiment lui rendirent l’usage ;
Et, soit frayeur encor, soit pour me caresser,
De ses bras innocents je me sentis presser.

5. Règles relatives à ces figures. — Les exemples nombreux qui précèdent montrent ce qu’il faut faire et comment il convient d’employer les figures de pensée. L’étude attentive de    ces    beaux    modèles    conduit à    poser comme préceptes de goût    ces    trois    règles    :

I. La description    réunira les circonstances    de temps, de lieu, de manière, propres à rendre le tableau plus complet et plus intéressant.

II. C’est surtout par les caractères moraux des personnages ou par le portrait que la sympathie    est provoquée.

III. L’intérêt n’est pas en proportion du nombre des détails    accumulés ; il résulte surtout de l’heureux choix des moyens et de leur gradation.

Leçon XXIX. Suite des figures de pensée qui servent a la clarté et à l’ornement. §

1. De la comparaison. — 2. Qualités qu’elle doit réunir. — 3. Formes diverses de la comparaison. — 4. Du parallèle. — 5. De l’allusion. — 6. Utilité de l’allusion. — 7. De l’antithèse. — 8. Usage et abus de l’antithèse. — 9. Du paradoxe. — 10. Régles de ces figures.

1. De la comparaison. — La comparaison consiste à rapprocher deux choses qui se ressemblent ; ainsi la colère et la tempête, une jeune fille et une rose, un héros et un lion, la charité et la chaleur vivifiante du soleil.

L’effet le plus ordinaire de cette figure est de donner plus de vivacité à l’expression ; de là ces locutions populaires : Beau comme un ange, — Prompt commeBavard comme une pie, etc. Elle ajoute encore de la grâce au discours ; alors elle est un ornement presque poétique ; enfin elle sert parfois à donner plus de force et de clarté au raisonnement, elle explique, elle éclaircit une idée par le rapprochement d’une idée analogue.

Voici par exemple une ravissante comparaison, par laquelle Fénelon ajoute un charme poétique et une émotion touchante au tableau de la mort :

L’enfant tombe dans son sang ; ses yeux se couvrent des ombres de la mort ; il les entr’ouvre à la lumière ; mais à peine l’a-t-il trouvée qu’il ne peut plus la supporter. Tel qu’un beau lis au milieu des champs, coupé dans sa racine par le tranchant de la charrue, languit et ne se soutient plus ; il n’a point encore perdu cette vive blancheur et cet éclat qui charme les yeux ; mais la terre ne le nourrit plus et sa vie est éteinte : ainsi le fils d’Idoménée, comme une jeune et tendre fleur, est cruellement moissonné des sou premier âge.

Quelle lumière et quelle puissance ajoute à l’exposition historique cette admirable comparaison de Massillon :

L’Eglise n’opposa jamais aux persécutions que la patience et la fermeté ; la foi fut le seul glaive avec lequel elle vainquit les tyrans ; le sang de ses martyrs fut la seule semence des fidèles ; ses premiers docteurs ne lurent pas envoyés comme des lions pour porter partout le carnage, mais comme des agneaux pour être eux-mêmes égorgés. Ils prouvèrent, non en combattant, mais en mourant pour la foi, la vérité de leur mission.

Les vérités philosophiques et morales reçoivent de la comparaison une vivacité qui les rend plus pénétrantes :

Le faux philanthrope est comme un pêcheur qui jette un hameçon avec un appât ; il paraît nourrir les poissons, mais il les prend et les fait mourir,    Fénelon

Le monde est comme l’Océan ; les tempêtes qui l’agitent, l’empêchent aussi de se corrompre.    Joubert.

Il faut quitter la vie, comme l’olive mûre qui tombe en bénissant la terre sa nourrice, et en rendant grâce à l’arbre qui l’a portée. Marc-Aurèle.

Cependant, la comparaison a moins de charme que la métaphore, parce que, ne laissant rien à chercher, elle excite moins de curiosité et provoque moins de mouvement dans l’esprit du lecteur.

2. Des qualités qu’elle doit réunir. — La première qualité de la comparaison est celle qu’on recommande dans tout travail de l’esprit : elle doit être claire. — C’est la qualité qui manque à cet étrange rapprochement :

Le front d une femme qui pleure et qui prie, se penche comme une nef qui sombre.

Il est difficile de voir comment cette image rendrait l’objet principal plus distinct et plus touchant.

Elle doit être  juste, c’est-à-dire fondée sur un rapport réel entre les objets que l’esprit veut rapprocher. — Rien de moins juste que ces bizarres comparaisons qui rapetissent les objets au lieu de les grandir dans notre imagination :

Don César entre par la cheminée, juste comme le vin entre dais les bouteilles.

Les notes jaillissent de l’orgue et ruissellent le long des grands tubes d’airain, comme l’eau d’une éponge.

Cet admirable paysage a tout le prestige d’un décor d’opéra.

Le désert est zébré comme le manteau d’un Arabe.

Montesquieu a dît avec un goût parfait :

Dans les comparaisons, l’esprit doit toujours gagner et ne jamais perdre ; car il faut qu’elles nous montrent la chose plus grande, ou, s’il ne s’agit pas de grandeur, plus fine et plus délicate. Mais on doit bien se donner de garde de montrer à l’âme un rapport dans le bas ; car elle se-le serait caché si elle l’avait découvert.

La comparaison doit être sobre, c’est-à-dire qu’il faut éviter de prodiguer cette figure qui fatigue vite l’esprit si elle le retient longtemps sur le même objet. C’est par un singulier abus que ces développements, destitués à rendre l’idée plus claire et plus vive, l’obscurcissent comme à plaisir à force de détails accessoires. L’exemple suivant de Voiture donne l’idée du ridicule ou l’on peut tomber en ce genre. Il écrit à Mlle de Rambouillet :

Il me semble que vous vous ressemblez comme deux gouttes d’eau la mer et vous. Il y a celle différence que toute vaste et grande qu’elle est, elle a ses bornes et vous n’en avez point ; et tous ceux qui connaissent votre esprit avouent qu’il n’y a en vous ni fond ni rive.

Toute la lettre trop fameuse de la Carpe au Brochet n’est que ce ridicule prolongé, c’est-à-dire aggravé. Voltaire a dit à propos de l’abus des comparaisons :

Il faut avouer que la nature est bien variée. — Oui, la nature est comme un parterre dont les fleurs… — Ah ! laissez là votre parterre !

Elle est comme une assemblée de blondes et de brunes dont les parures,... — Eh ! qu’ai-je à faire de vos brunes ? — Elle est comme une galerie de peintures dont les traits… — Eh ! non encore une fois, la nature est comme la nature ; pourquoi lui chercher des comparaisons ?

D’ordinaire, c’est par le rapprochement avec des objets physiques qu’on cherche à mieux faire comprendre les idées métaphysiques. Ainsi Démosthène veut reprocher aux Athéniens leur frivolité dans le choix de leurs généraux :

Vous ressemblez à des mouleurs en argile : quand vous faites des généraux, c’est pour l’étalage et non pour l’action.

Mithridate était dans l’adversité comme un lion qui regarde ses blessures.    Montesquieu.

La douleur que j’en éprouvai fut comme une nuit profonde dont mon cœur aurait été enveloppé.

Massillon dit aux gens de guerre :

Vous ne devez compter sur la vie que comme sur un trésor que vous laissez exposé sur un grand chemin.

Le tour contraire est quelquefois d’un effet puissant. Telle est cette ingénieuse comparaison qu’on trouve dans Ossian :

La musique de Carryl était triste et agréable tout à la fois, comme se souvenir des plaisirs passés.

3. Des formes diverses de la comparaison. — Les poëtes et les orateurs offrent l’exemple d’une grande variété de formes pour exprimer la comparaison. Elle se rend d’une façon directe à l’aide de certaines conjonctions ou de certains adjectifs :

Comme une colonne dont la masse paraît le plus ferme appui d’un temple ruineux, lorsque ce grand édifice fond sur elle sans l’abattre ; ainsi la reine se montre le ferme soutien de l’État, lorsque, après en avoir porté le faix, elle n’est pas même courbée sous sa chute.   Bossuet.

Racine veut peindre l’innocence de Joas élevé dans le sanctuaire :

Tel en un secret vallon,
Sur  le  bord  d’une  onde pure,
Croît à l’abri de l’aquilon
Un jeune lis, l’amour de la nature.

Il périssait tel qu’une fleur qui, étant épanouie le malin, répand ses plus doux parfums dans la campagne et se flétrit peu à peu vers le soir ; ses vives couleurs s’effacent ; elle se dessèche et sa belle tête penche, ne pouvant plus se soutenir. Ainsi le fils d’Ulysse était aux portes de la mort.    Fénelon

La mort nous paraît comme l’horizon qui borne notre vue, qui s’éloigne de nous, à mesure que nous en approchons et que nous ne voyons jamais qu’au plus loin, en croyant toujours pouvoir y atteindre.

Massillon.

Restait cette redoutable infanterie de l’armée d’Espagne, dont les gros bataillons serrés semblables à autant de tours, mais à des tours qui sauraient réparer leurs brèches, demeuraient inébranlables.

Bossuet.

Ceux qui jugent d’un ouvrage par règle, sont, à l’égard des autres comme ceux qui ont une montre, à d’égard de ceux qui n’en ont point.

Pascal.
Plus pâle que la pâle automne
Tu t’inclines vers le tombeau,
-Ta jeunesse sera flétrie
Avant l’herbe de la prairie,   
Avant le pampre du coteau.
   Millevoye

De même qu’en me promenant au soleil, je vois bientôt mon teint se hâler, ainsi quand je lis attentivement ces ouvrages, je m’aperçois que leur style donne de la couleur au mien. -    Cicéron.

La comparaison peut être indiquée seulement par le rapprochement des idées et des objets ; elle est alors plus detournée et fournît au lecteur l’occasion d’exercer sa finesse et sa pénétration d’esprit : telle est cette spirituelle comparaison de Mme de Sévigné :

La Providence nous conduit avec tant de bonté dans tous les temps différents de notre vie, que nous ne le sentons quasi pas, cette perte va doucement, elle est imperceptible, c’est l’aiguillon du cadran que nous ne voyons pas aller.

Une araignée est fière pour avoir pris une mouche ; tel homme pour avoir pris un lièvre ; tel autre, des Sarmates.  Marc-Aurèle.

La Fontaine présente d’une façon si vive la comparaison, qu’il semble voir l’objet transfiguré. Ainsi à propos de deux chèvres qui se rencontrent sur un pont :

Je m’imagine : voir avec Louis le Grand
Philippe Quatre qui s’avance
Dans l’île de la Conférence.

De même à l’occasion des ruses du renard :

Je crois voir Annibal qui, pressé des Romains,
Met leur chef en défaut ou leur donne le change,
Et sait en vieux renard s’échapper de leurs mains.

Un morceau tout entier peut n’être qu’une suite de comparaisons ; ainsi la ravissante élégie de la jeune Captive29 tire son charme et son intérêt du choix des objets auxquels André Chénier compare la jeune fille destinée à une mort prématurée : c’est l’épi trop tôt moissonné, c’est le pampre jeté au pressoir, c’est le, roseau qui plie, c’est Philomèle qui veut échapper à l’oiseleur, c’est le voyageur qui n’a passé que les premiers ormeaux du chemin, c’est le convive dont les lèvres ont à peine touché les bords de la coupe, c’est le soleil du printemps, c’est le matin d’un beau jour. Grec d’origine et de goût le poëte semble avoir présente à la pensée la touchante comparaison de Périclès qui, déplorant la perte de la jeunesse athénienne décimée au siège de Paros, s’écrie au nom de la patrie : « L’année a perdu son printemps. »

Chateaubriand a réuni comme à plaisir toutes les formes de la comparaison dans le morceau suivant des Martyrs :

Un cri s’élève du fond des légions ; « Victoire à l’empereur ! » Les barbares repoussent ce cri par un affreux mugissement : la foudre éclate avec moins de rage sur les sommets de l’Apennin ; l’Etna gronde avec moins de violence lorsqu’il verse au sein des mers des torrents de feu ; l’Océan bat ses rivages avec moins, de fracas, quand un tourbillon, descendu par l’ordre de l’Éternel, a déchaîné les  cataractes de  l’abîme.

Les Gaulois lancent les premiers leurs javelots contre les Francs, mettent l’épée à la main et courent à l’ennemi ; l’ennemi les reçoit avec intrépidité. Trois fois ils retournent à la charge ; trois fois ils viennent se briser contre le vaste corps qui les repousse : tel un grand vaisseau, voguant par un veut contraire, rejette de ses deux bords les vagues qui fuient et murmurent le long de ses flancs. Non moins braves et plus habiles que les Gaulois, les Grecs font pleuvoir sur les : Sicambres une grée de flèches ; et reculant peu à peu, sans rompre nos rangs, nous fatiguons les deux lignes du triangle de l’ennemi. Comme un taureau vainqueur dans cent pâturages, fer de sa corne mutilée et des cicatrices de sa large poitrine, supporte avec impatience la piqûre du taon sous les ardeurs du midi : ainsi les Francs, percés de nos dards, deviennent furieux à ces blessures sans vengeance et sans gloire. Transportés d’une aveugle rage, ils brisent le trait dans leur sein, se roulent par terre et se débattent dans les angoisses de la douleur.

4. Du parallèle. — La comparaison prolongée et contenant rémunération complète des qualités de deux objets ou de deux personnes forme ce qu’on nomme un parallèle. Tel est ce passage de laHenriade :

Richelieu, grand, sublime, implacable ennemi,
Mazarin, souple, adroit, et dangereux ami ;
L’un fuyant avec art et cédant à l’orage,
L’autre aux flots irrités opposant son courage ;
Tous deux liais du peuple et tous deux admirés.

Le parallèle est un genre difficile. Pour conserver à son tableau la symétrie qui naît des similitudes ou des contrastes, l’écrivain se laisse parfois aller à donner une importance démesurée à des détails et même à créer des analogies ou des oppositions qui ne sont pas dans la nature. C’est le vice de la conclusion que Thomas a mise à la fin de son parallèle entre Sully et Colbert :

Tous deux eurent le courage et la vigueur de l’âme, mais la politique de l’un se sentit de l’austérité de ses mœurs ; celle de l’autre du luxe de son siécle... Enfin on jugera que Sully dut quelque chose de sa gloire à Henri IV, et que Louis XIV dut une partie de la sienne à Colbert.

5. De l’allusion. — L’ allusion consiste à indiquer une chose, un fait, une personne qui offrent quelque analogie avec le sujet qu’on traite. Elle comporte une comparaison qui se fait tacitement dans l’esprit de l’écrivain et qu’il veut éveiller dans le souvenir des lecteurs. Il ne nomme rien ; mais il indique les choses d’un façon assez claire pour que le rapprochement soit accessible et même frappant.

Cette figure se tire de la fable, de l’histoire, des traditions, des proverbes, de quelque parole célèbre. Racine dit à propos de Louis XIV au traité de Nimègue :

Enfin, comme il l’avait prévu, il voit ses ennemis, après bien des conférences, bien- des projets, bien des plaintes inutiles, contraints d’accepter les conditions qu’il leur a offertes, sans avoir pu en rien retrancher, y rien ajouter, ou pour mieux dire, sans avoir pu, avec tous leurs efforts, s’écarter d’un seul pas du cercle étroit qu’il lui avait plu de leur tracer.

C’est une heureuse allusion à l’anecdote connue de Popilius traçant un cercle autour du roi Antiochus.

De même Fénelon à la fin d’une critique du faux philanthrope :

Le misanthrope est moins à craindre : il fait plus de peur et moins de mal. Un serpent qui se glisse entre les fleurs est plus à craindre qu’un animal sauvage qui s’enfuit vers sa tanière dès qu’il vous aperçoit.

C’est encore une allusion heureuse que le mouvement de Boileau à propos de l’auteur d’une épopée biblique :

Et poursuivant Moïse à travers les déserts
Court avec Pharaon se noyer dans les mers.

La Fontaine excelle dans cet art délicat et charmant.

Parmi les allusions dont ses fables abondent on peut citer ce charmant passage de la fable : Les deux Coqs :

Deux coqs vivaient en paix : une poule survint,
Et voilà la guerre allumée.
Amour, tu perdis Troie ! et c’est île toi que vint
Cette querelle envenimée,
Où du sang des dieux même on vit les autels teints,
Plus d’une Hélène au beau plumage
Put le prix du vainqueur.

Quelle grace dans cet ingénieux rapprochement ; comme il grandit l’intérêt des événements, sans pédantisme, il semble que les héros et les dieux prennent parti pour les Hélènes au beau plumage.

Avec autant d’esprit mais moins de grâce naturelle, Voltaire dit à propos de son voyage à Berlin :

On m’a cédé en bonne forme au roi de Prusse. Mon mariage est donc fait ; sera-t-il heureux ? je n’en sais rien. Je n’ai pas pu m’empêcher de dire oui. Il fallait bien finir par ce mariage, après des coquetteries de tant d’années. Le cœur m’a palpité à l’autel.

Mme de Sévigné s’étant fort inquiétée d’une chose à laquelle elle ne pouvait rien, écrit :

Je lis justement comme le médecin de Molière, qui s’essuya le front pour avoir rendu la parole à une jeune fille qui n’était pas muette.

Une autre fois par allusion au mot célèbre de Pompée, Mme de Sévigné dit encore :

J’ai beau frapper du pied, rien ne sort qu’une vie triste et monotone.

L’Intimé faisant allusion à l’éloquence soporifique du barreau :

J’endormirais Monsieur, tout aussi bien qu’un autre.

6. Utilité de l’allusion. — C’est grâce à l’allusion que la fable peut instruire, parce qu’elle tourne notre esprit vers ce rapprochement philosophique entre les plus grandes choses et les plus petits qui nous fait sourire d’une douce pitié pour nos passions, si voisines des passions de l’animal.

L’allusion donne aussi plus de charme et de vivacité à l’expression ; elle procure au lecteur l’agrément du souvenir et la satisfaction de deviner. Mais ce petit travail n’est un plaisir qu’à la condition de n’imposer aucune fatigue.

L’allusion n’est heureuse que si elle est transparente, intelligible, c’est-à-dire proportionnée à l’intelligence de celui qui doit l’entendre. Une allusion trop détournée est obscure, une allusion trop subtile est de mauvais goût ; enfin une allusion peut être lourde et maladroite. Comme toutes les figures qui ne sont que d’ornement, l’allusion réclame une main légère et un goût très-délicat.

7. De l’antithèse. — L’antithèse ou le contraste est la figure qui tire de la comparaison de deux objets l’occasion Je les opposer.

Saint-Lambert a dit, à propos de l’orage :

Un seul jour a détruit l’ouvrage d’une année.

De même que Tite Live, à propos de la ruine d’Albe. :

Une heure fit de l’œuvre de quatre siècles un monceau de ruines et de cendres.

Quel touchant contraste entre le passé et le présent :

Et moi qui l’amenais triomphante, adorée,
Je m’en retournerai seule et désespérée :
Je verrai les chemins encor tout parfumés
Des fleurs dont sous ses pas on les avait semés.

Racine indique avec énergie les contradictions de la nature humaine dans de vives antithèses :

Ver impur de la terre et roi de l’univers,
Riche et vide de biens, libre et chargé de fers ;
Je ne suis que mensonge, erreur, incertitude
Et de la vérité je fais ma seule étude.

Bossuet présente sous la même forme l’éloge de la fermeté déployée par le roi Charles Ier :

Malgré le mauvais succès de ses armes infortunées, si on a pu le vaincre, on n’a pu le forcer ; et comme il n’a jamais refusé ce qui était raisonnable étant vainqueur, il a toujours rejeté ce qui était faible et injuste étant captif.

Malgré la symétrie de cette période, le contraste des situations et des sentiments est si frappant que l’antithèse n’a rien d’affecté.

Un éloquent et courageux défenseur du catholicisme disait aux Constituants, au sujet des prêtres :   

Vous les chassez de leurs palais, ils se retireront dans la cabane du pauvre qu’ils ont nourri ; vous leur ôtez leurs croix d’or, ils prendront une croix de bois : c’est une croix de bois qui a sauvé le monde.    Monlosier.

Boileau se plaint avec esprit du fracas des cloches ;

Qui se mêlant au bruit de la grêle et des vents
Pour honorer les morts font mourir les vivants.

Voltaire a tracé, dans une antithèse célébre, le portrait de Henri III :

Tel brille au second rang qui s’éclipse au premier.
Il devint lâche roi, d’intrépide guerrier.

Épaminondas disait :

Ce ne sont pas les places qui honorent les hommes ; ce sont les hommes qui honorent les places.

Phocion, à ceux qui lui demandaient pourquoi il préférait la paix à la guerre :

C’est que pendant la paix les enfants ensevelissent leurs pères et pendant la guerre les pères ensevelissent leurs enfants.

Aristote, a propos des âges :

La jeunesse vit d’espérances ; la vieillesse, de souvenirs.

8. Usage et abus de l’antithèse. — Le rapprochement par contraste frappe l’imagination d’un coup vif et profond ; c’est ce que prouvent les exemples qui précèdent ; les contrastes sont pour l’écrivain ce que les jeux de l’ombre et de la lumière sont pour le peintre. Ainsi, l’atrocité de l’action de Médée est rendue plus saisissante par le contraste de ses jeunes enfants caressant leur mère et souriant au poignard qui va les frapper. Mais quelque fondée que soit l’antithèse, si elle est trop répétée elle déplaît par l’air de recherche et par l’uniformité qu’elle met dans le style.

Corneille, à cet égard, a subi la mode de son temps ; de plus, entraîné sans doute par l’effet théâtral des antithèses, parla facilité que présente pour cette figure la coupe symétrique de notre vers alexandrin, il a prodigué des antithèses que le goût public réprouve aujourd’hui. C’est le retour périodique de l’antithèse qui rend monotones et très-peu vraisemblables les couplets de Rodrigue et ceux de Polyeucte. On a justement reproché à Fléchier d’avoir trop aimé les antithèses. Montesquieu dit à ce propos :

L’esprit aime les contrastes ; mais un contraste perpétuel devient symétrie, et cette opposition toujours recherchée devient uniformité.

Le comble du ridicule c’est l’antithèse qui n’oppose que des mots aux mots.

Ainsi le vieux poëte Bertaut, au souvenir de ses égarements passés, regrette les étranges détours

Où me cherchant, j’ai perdu tant de jours,
Où me perdant, j’ai trouvé tant de peines.

Le Père Lemoyne n’a pas craint de dire, dans un poëme épique :

Louis, impatient, saute de son vaisseau ;
Le beau feu de son cœur lui fait mépriser l’eau.

Quoi de plus ridicule que ces jeux de mots de J. J. Rousseau :

Le repas serait le repos ; mon maître d’hôtel ne me vendrait point du poison pour du poisson.

C’est à peu près dans le même goût qu’un critique contemporain disait du maréchal de Richelieu :   

Si courtisan parmi les grands, si grand parmi les gens de cour, le plus aimable des libertins et le plus libertin des hommes aimables ; le plus audacieux des capitaines et le premier des capitaines parmi les audacieux soldats de ce fou règne.

Sur une pareille pente, on peut aller loin dans la voie du ridicule et de l’extravagant.

9. Du paradoxe. — L’antithèse produit parfois ces effets de contraste ou de contradiction que les Grecs appelaient antilogie ou paradoxe, et qui se produisent dans le langage sous la forme des alliances de mots. Par exemple, Hippolyte, pour donner à Aricie l’idée de la place qu’elle occupe dans sa pensée, lui dit :

Présente, je vous fuis ; absente, je vous trouve.

De même Cicéron, pour faire l’éloge de l’amitié :

Grâce à elle, les absents sont sous nos yeux ; les pauvres sont riches ; les faibles, pleins de force ; et, le croirait-on, les morts sont vivants.

Racine a excellé dans ces alliances de mots qui saisissent l’esprit et l’imagination. Jézabel a peint son visage

Pour réparer des ans l’irréparable outrage.

Les courtisans auraient corrompu Néron :

Dans une longue enfance ils l’auraient fait vieillir.

Il faut le goût exquis et la perfection infinie de Racine pour que ces audaces d’expression ne nous choquent pas ; elles entrent si bien dans le courant de cette admirable diction qu’elles s’y fondent et s’y perdent ; ainsi nous avons besoin d’une attention très-éclairée pour découvrir et reconnaître mille beautés cachées.

Les bizarres alliances de mots forment le néologisme le plus ridicule et celui dont « notre temps se défend le moins ; on croit donner au style plus de nerf et de piquant et l’on ne fait que provoquer l’admiration de quelques juges peu intelligents et peu réfléchis.

10. Règles relatives à ces figures. — Toutes les remarques sur la comparaison, l’allusion et l’antithèse sont résumées dans huit règles :

I. La comparaison se propose de rendre l’idée plus vive et plus frappante.

II. Elle doit être claire, juste et sobre.

III. Les formes en doivent être très-variées, pour échapper à la monotonie.

IV. Il faut éviter, dans le parallèle, une symétrie factice.

V. L’allusion n’est heureuse que quand elle est à la fois transparente et délicate.

VI. L’antithèse ne produit d’effet qu’à la condition d’être tirée du sujet et de n’être pas trop répétée.

VII. L’antithèse qui n’est que dans les mots n’a aucune valeur littéraire.

VIII. Le paradoxe est une figure, très-difficile à employer ; elle est de mauvais goût toutes les fois qu’elle est cherchée.

Leçon XXX. Des figures de pensée qui se rapportent a la force de l’expression. §

1. De la périphrase — 2. Usage et abus de la périphrase. — 3. De l’accumulation et de la gradation. — 4. De l’hyperbole. — 5. De la litote, de l’atténuation, de l’euphémisme et de l’astëisme. — 6- de l’ironie. — 7. De la suspension. — 8- de la réticence. — 9. De la prétérition. — 10. Règles relatives à ces figures.

1. De la périphrase30 — La périphrase ou circonlocution est la figure qui remplace le mot propre par plusieurs autres mots. Elle allonge le discours, mais dans le but de produire plus d’effet.

Tantôt la périphrase est un simple moyen d’éviter la répétition monotone du mot propre.

Ainsi Buffon, dans son portrait de l’oiseau-mouche, l’appelle successivement le favori de la nature, ce petit oiseau, cette petite merveille31. De même Bossuet, dans le tableau de la toute-puissance divine, remplace le nom même de Dieu par les périphrases la souveraine intelligence, la divine    Providence. J. J. Rousseau, pour ne pas répéter le mot soleil : «  Les oiseaux en chœur saluent le père de la vie.

Souvent elle est un ornement poétique destiné à donner plus de grâce ou d’agrément à l’expression.

Ainsi Chateaubriand, décrivant le spectacle de la nuit dans les déserts du nouveau monde, au lieu de la lune dit : La reine des nuits monta peu à peu dans le ciel — le jour bleuâtre et velouté de la lune poussait des gerbes de lumière, au lieu de rayons — toute brillante des constellations de la nuit, au lieu des étoiles.

Souvent elle sert à voiler des images ridicules ou odieuses.

Corneille a dit :

Ainsi du genre humain l’ennemi vous abuse.

Le mot propre eût été ridicule.

Cicéron, voulant atténuer l’horreur du meurtre de Clodius par les esclaves de Milon, ne prononce pas le mot propre :

Ils firent alors ce que chacun de nous aurait voulu que ses esclaves fissent en pareille occasion.

Bossuet, obligé de rappeler devant les enfants de Charles Ier la mort horrible de leur père et la révolution opérée par Cromwell, tourne la difficulté par des périphrases :

Elle s’écrie avec le prophète : Voyez, Seigneur, mon affliction !

Mon ennemi s’est fortifié et mes enfants sont perdus. Le cruel a mis sa main sacrilège sur ce qui m’était le plus cher. La royauté a été profanée et les princes sont foulés aux piedsL’épée a frappé au dehors ; mais je sens en moi-même une mort semblable.

Voltaire n’ose nommer en vers les tuyaux de poêle et les ramoneurs ; il les appelle :

Ces honnêtes enfants,
Qui de Savoie arrivent tous les ans,
Et dont la main légèrement essuie
Ces longs canaux engorgés par la suie.

La passion a aussi ses périphrases. Quand Agrippine veut, déprécier son fils, elle n’est plus sa mère ; Néron n’est plus César ; Britannicus n’est plus un simple prétendant ; des périphrases expressives ont remplacé les mots propres :

On verra d’un côté le fils d’un empereur,    
Redemandant la foi jurée à sa famille,
Et de Germanicus on entendra la fille ;
De l’autre l’on verra le fils d’Ænobarbus.

C’est la flatterie qui substitue au nom du corbeau une brillante périphrase, dans La Fontaine :

Vous êtes le phénix des hôtes de ces bois.

2. Usage et abus de la périphrase. — Comme toutes les figures, la périphrase est susceptible de tomber dans le ridicule par l’excès. L'Intimé appelle Perrin Dandin un Caton de basse Normandie. Longin a dit:

Il n’y a point de figure dont l’usage s’étende plus loin que la périphrase, pourvu qu’on ne la répande pas partout sans choix et sans mesure ; car aussitôt elle languit et rend le discours lâche et diffus.

De même que dans la musique les variations donnent plus d’agrément à l’air simple, ainsi la périphrase sert d’accompagnement au mot propre cl forme avec lui un bel accord, dès qu’on n’y mêle rien d’excessif ni de dissonant, mais que tout y est mesuré.

Une bonne périphrase ajoute des mots, mais, pour mettre en lumière des idées utiles et par la même raison écarter les images qui sont en dehors du sujet. Ainsi quand le poëte, dans une allusion à cette loi providentielle qui enchaîne la vie à la mort, dit :

… Sur une tombe on voit sortir de terre,
Le brin d’herbe sacré qui nous donne le pain.

Ce dernier vers est une périphrase, mais elle est d’un effet plus frappant que le mot. propre, le blé ; moins vague, elle concentre l’attention sur l’aliment que Dieu nous donne ; elle marque d’une façon bien plus vive le contraste de la vie et de la mort.

La périphrase ajoute au sens en donnant de l’ampleur au style :

Celui qui met un frein à la fureur dos flots,
Sait aussi des méchants arrêter les complots.

Joad, en employant cette périphrase au heu de justifie la sécurité que lui inspire la toute-puissance de Dieu. De même, quand Bossuet a dit :

Celui qui règne dans les cieux, de qui relèvent tous les empires, à qui seul appartient la gloire, la majesté, l’indépendance, est aussi celui qui fait la loi aux rois et qui leur donne quand il lui plaît, de grandes et terribles leçons....

Cette circonlocution explique l’action de Dieu sur la vie des princes par son autorité suprême sur le monde.

Essayons d’échanger ces périphrases l’une pour l’autre, et disons :

« Celui qui met un frein à la fureur des flots est aussi celui qui se glorifie de faire la loi aux rois, etc. — Celui qui règne dans les cieux et de qui, etc., sait aussi arrêter les complots des méchants. »

Ces périphrases nous paraîtront déplacées. Pourquoi ? C’est qu’alors elles ne seront plus on rapport avec l’action attribuée à Dieu dans la fin de chacune des deux périodes.

Les Grecs du siécle de Périclès se moquaient déjà de l’abus des périphrases :

Dirai-je un mélange des blondes liqueurs du miel et des larmes qui coulent de la mamelle des chèvres bêlantes, posé sur une large nappe de farine, chaste fille de la vierge Cérès, et orné de mille marqueteries délicates ? ou bien dirai-je un gâteau ? — Un gâteau, je l’aime mieux. — Accepterais-tu la sueur des sources de Bacchus ? — Abrége, et dis : du vin. — Ou la rosée humide des fontaines ? — Non, de l’eau, tout simplement.

Qu’aurait dit Antiphane de cette périphrase, mise à la place d’un mot historique :

Je veux que dans ces jours consacrés au repos.
L’hôte laborieux des modestes hameaux,
Sur sa table moins humble ait par ma bienfaisance
Quelques-uns de ces mets réservés à l’aisance.

Tout y est, le dimanche, le paysan, la poule au pot ; il n’y manque que le goût, l’esprit et la bonhomie de Henri IV. Pascal a signalé ce ridicule :

Il y en a qui masquent toute la nature : il n’y a point de roi parmi eux, mais un auguste monarque ; point de Paris, mais une capitale du royaume.

3. De l’accumulation et de la gradation. — L’accumulation est le rapprochement rapide et successif des traits, des sentiments et des mots qui doivent concourir à un effet commun. Ainsi Boileau, dans le portrait de Chapelain :

Ma muse, en l’attaquant, charitable et discrète,
Sait de l’homme d’honneur distinguer le poëte.
Qu’on vante en lui la foi, l’honneur, la probité,
Qu’on prise sa candeur et sa civilité,
Qu’il soit doux, complaisant, officieux, sincère :
On le veut, j’y souscris et suis prêt à me taire.

De même Polyeucte, dans le tableau du paganisme, procède par accumulation :

Des crimes les plus noirs vous souillez tous vos dieux,
Vous n’en punissez point qui n’ait son maître aux cieux,
La prostitution, l’adultère, l’inceste,
Le vol, l’assassinat, et tout ce qu’on déteste,
C’est l’exemple qu’à suivre offrent vos immortels.

Ces exemples suffisent pour faite sentir quelle énergie cette figure peut ajouter à l’expression des sentiments.

La gradation est proprement l’ordre d’intérêt croissant où doivent être placés les traits de l’accumulation. Ainsi Bossuet, à propos de la mort :

Elle viendra cette heure dernière ; elle approche, nous y touchons, la voilà venue.

Oreste pressé par l’aveugle jalousie d’Herrnione :

Vous voulez qu’un roi meure, et pour sou châtiment
Vous ne donnez qu’un jour, qu’une heure, qu’un moment.
Racine.

Polyeucte, courant au martyre :

J’ai profané leur temple et brisé leurs autels,
Je le ferais encor si j’avais à le faire,
Même aux yeux de Félix, même aux yeux de Sévère,
Même aux yeux du Sénat, aux yeux de l’Empereur.
Corneille.

Mme de Sévigné, à propos du mariage de Mme de Louvois :    ’

J’ai été à cette noce. Que vous dirai-je ? Magnificence, illuminations ; toute la France, habits rabattus et brochés d’or, pierreries, brasiers de feu et de fleurs, embarras de carrosses, cris dans la rue ; flambeaux allumés, reculement et gens roués ; enfin le tourbillon, la dissipation, les demandes sans réponses, les compliments sans savoir ce que l’on dit, les civilités sans savoir à qui l’on parle, les pieds entortillés dans les queues. Du milieu de tout cela, il sortait quelques questions de votre santé, à quoi ne m’étant pas assez pressée de répondre, ceux qui les faisaient sont demeurés dans l’ignorance et dans l’indifférence de ce qui en est. O vanité des vanités !

Enfin une admirable gradation de Lamartine peint la charité du vieux curé :

Le peu qui lui restait a passé sou par sou,
En linge, en aliments, ici, là, Dieu sait où.

La gradation dispose les images dans l’ordre qui convient le mieux à l’effet qu’on veut produire.

Cicéron emploie contre Catilina la gradation dans les deux sens ; descendante d’abord puis ascendante :

Tous tes actes, tous tes projets, toutes tes pensées, je les connais, je les vois, je les pénètre.

Crébillon offre un bel exemple de gradation croissante. Atrée reconnaît Thyeste :

Je ne me trompe point, j’ai reconnu sa voix,
Voilà, ses traits encore ; ah ! c’est lui que je vois

Tout son déguisement n’est qu’une adresse vaine Je le reconnaîtrais seulement à ma haine.

Le plus grand soin doit être apporté dans le choix des expressions ; une gradation maladroite ou inverse produit un effet tout opposé à celui qu’on, en attend et l’expression qui frappe en dernier l’oreille et l’imagination peut détruire l’effet de celle qui l’avait précédée.

4. De l’hyperbole. — L’hyperbole est la figure qui consiste à dire plus que la réalité, à dépasser le but, afin d’être sûr de l’atteindre.

Ce mot grec signifie lancer au-delà ; au effet l’hyperbole emploie des expressions qui, prises à la lettre, iraient au-delà du but ; mais qui frappent l’esprit du lecteur en lui laissant le soin de ramener les choses à leur juste valeur.

Elle est l’effet d’une imagination vivement émue qui, se grossissant à elle-même les objets, trouve trop faibles toutes les expressions ordinaires. « L’objet de toute hyperbole, dit Sénèque dans son style paradoxal, c’est d’arriver à la vérité par le mensonge, c’est une fiction qui ne trompe pas. » La Bruyère a dit encore :  «  L’hyperbole exprime au-delà de la vérité pour ramener l’esprit à la mieux connaître. »

Cette ligure est si naturelle à l’imagination humaine que nous l’employons le plus souvent à notre insu ; ce sont des hyperboles que ces locutions familières : blanc comme neige, plus léger que la plume, un torrent de larmes.

L’hyperbole frappe l’imagination et y laisse un trait pénétrant, elle fait image ; témoin cette phrase de La Bruyère à propos de l’amateur de fleurs :

Vous le voyez planté et qui a pris racine au milieu de ses tulipes.

Virgile dépeint la course légère d’une amazone :

Elle eût, des jeunes blés rasant les verts tapis,
Sans plier leur sommet couru sur tes épis ;
Ou d’un pas suspendu sur les vagues profondes
De la mer en glissant eût effleuré les ondes.
Et d’un pied plus léger que l’aile des oiseaux,
Sans mouiller sa chaussure eût volé sur les eaux.

Mais, dit Quintilien, on doit user sobrement de l’hyperbole et craindre de tomber dans l’enflure. Souvent pour vouloir porter trop haut l’hyperbole, on la détruit ; la corde de l’are qu’on a trop tendue se relâche.

Brébeuf est devenu populaire par le ridicule de ses hyperboles :

De morts et de mourants cent montagnes plaintives,
D’un sang impétueux cent vagues fugitives.

J. J. Rousseau a gâté une très-bonne cause morale quand à propos du duel au premier sang, il a écrit :

Au premier sang, grand Dieu ! Et qu’en veux-tu  faire de  ce sang,

bête féroce ? veux-tu le boire ?  

Emilie tombe dans le ridicule  de  l’esprit républicain lorsqu’elle dit à Cinna :

Pour être plus qu’un roi, tu te crois quelque chose.

Parmi les exemples trop nombreux d’hyperboles extravagantes de notre littérature contemporaine, un suffit :

Il tente l’impossible et l’impossible vaincu recule devant lui.

J’en passe et des meilleurs. L’esprit industriel parsème de tristes hyperboles la plupart de nos publications quotidiennes ; elles frappent fort plutôt que juste.

Au lieu d’être entraîné par une hyperbole excessive, le lecteur la rejette parce qu’elle le révolte et lui fait pitié. Il faut même avouer qu’un grand nombre des critiques et des leçons morales de Boileau nous laissent froids parce que l’auteur se battant les flancs pour s’échauffer pousse parfois l’hyperbole au-delà d’une juste mesure ; il voulait donner à des vérités de sens commun un tour poétique et une vivacité d’expression qui ne leur vont pas toujours.

5- De la litote et de l’atténuation. — La litote est une diminution qui ne dit moins que pour faire entendre plus.

C’est tantôt l’expression de la pudeur ; Chimène dit beaucoup plus que les mots ne semblent le comporter lorsqu’elle répondu Rodrigue :

Va, je ne te hais point !

tantôt le langage d’une coquetterie raffinée ; Célimène dit au Misanthrope :

Je suis sotte et veux mal à ma simplicité
De conserver encor pour vous quelque bonté ;

tantôt la forme détournée d’un éloge ou d’un blâme qu’on rendrait lourd et maladroit s’il était trop direct ; Iphigénie indique qu’elle a peur de mourir :

Peut-être assez d’honneurs environnaient ma vie
Pour ne pas souhaiter qu’elle me fût ravie.

L’atténuation ressemble à la litote, mais elle n’en a que l’apparence ; elle remplace le mot propre par un équivalent, afin d’en diminuer l’effet et l’impression ; c’est le langage de la flatterie ou d’un aveuglement produit par la passion. Molière donne des exemples charmants d’atténuation dans le passage de sa traduction de Lucrèce qu’il a intercalé dans le Misanthrope :

La pâle est aux jasmins en blancheur comparable,
La noire à faire peur une brune adorable ;
La maigre a de la taille et de la liberté ;
La grasse est dans son port pleine de majesté ;
La malpropre sur soi de peu d’attraits chargée
Est mise sous le nom de beauté négligée ;
La géante paraît une déesse aux yeux ;
La naine un abrégé des merveilles des cieux ;
L’orgueilleuse a le cœur digne d’une couronne ;
La fourbe a de l’esprit ; la sotte est toute bonne ;
La trop grande parleuse est d’agréable humeur,
Et la muette garde une honnête pudeur.

Dans le récit du supplice des Templiers, au lieu de dire : les condamnes étaient morts, Raynouard, qui présente les Templiers chantant au milieu des flammes du bûcher, emploie une atténuation, pour ménager Philippe IV, et dit :

Votre envoyé paraît, s’écrie… Un peuple immense
Proclamant avec lui votre auguste clémence,
Au pied de l’échafaud soudain s’est élancé 
Mais il n’était plus temps… les chants avaient cessé.

Démosthène excelle dans l’art de faire passer le blâme à l’ombre de l’éloge ; en même temps qu’il reproché aux Athéniens leur inertie il loue leur intelligence :

Personne ne sait mieux que vous ce qu’il faut faire ; mais vous attendez, vous hésitez, vous comptez sur vos voisins… Ah ! si les dieux pouvaient vous donner la force de vouloir comme ils vous ont donné la faculté de comprendre !

L’atténuation peut même aller jusqu’à dissimuler le blâme sous la forme de l’éloge, c’est alors ce que les Grecs appelaient astéisme ou euphémisme, indiquant par ces mots le caractère d’urbanité propre à cette figure. La Fontaine a réuni l’atténuation et l’astéisme dans ce passage d’une lettre où il raconte sa vie oisive à la campagne :

Les occupations que nous eûmes à Clamart, notre oncle et moi, furent différentes : il ne fit aucune chose digne de mémoire -, il s’amusa à des expéditions, à des procès, à d’autres affaires : il n’en fut pas ainsi de moi, je me promenai, je dormis et je passai le temps avec les dames qui nous vinrent voir.

Il fait l’éloge de l’activité de son oncle en même temps qu’il s’accuse finement de paresse.

C’est ce tour aimable d’esprit qui donnait un charme si piquant à l’enseignement de Socrate ; c’est cette sagesse souriante, qu’on a désignée sous le nom d’ironie socratique.

Le même tour indirect sert à Boileau pour railler les plus mauvais écrivains du temps :

Je le déclare donc, Quinault est un Virgile,
Pradon comme un soleil en nos ans a paru ;
Pelletier écrit mieux qu’Ablancourt ni Patru ;
Cotin à ses sermons traînant toute la terre,
Fend des flots d’auditeurs pour aller à sa chaire.

L’euphémisme devient alors une ironie qui, sous l’apparence d’un éloge, cache ou plutôt fait mieux sentir la raillerie :

Iphis met du rouge, mais rarement ; il n’en fait pas habitude.
—    La Bruyère.

L’astéisme est parfois l’arme perfide de la malignité :

Si l’on vient à chercher par quel secret mystère
Alidor à ses frais bâtit un monastère :
Alidor ! dit un fourbe, il est de mes amis,
Je l’ai connu laquais avant qu’il fût commis :
C’est un homme d’honneur, de piété profonde,
Et qui veut rendre à Dieu ce qu’il a pris au monde.

6. De l’ ironie. — L’ironie ou antiphrase est une contrevérité ; c’est, comme l’astéisme, une figure qui consiste à dire le contraire de ce qu’on pense et de ce qu’on veut faire entendre. C’est la forme la plus piquante de la raillerie.

Aussi, en trouve-t-on de nombreux exemples dans les plaidoyers de Cicéron. Par exemple, Pison ayant prétendu que s’il n’avait pas reçu les honneurs du triomphe c’était qu’il ne les avait jamais souhaités, Cicéron l’accable sous une comparaison ironique avec le grand Pompée :

Que Pompée est malheureux de ne pouvoir plus vous imiter ! Il s’est mépris ; il n’avait pas étudié sous les mêmes philosophes que vous,

L’insensé, il a déjà triomphé trois fois ! Je rougis aussi pour vous, Crassus, qui, après avoir terminé une guerre formidable, avez demandé au Sénat la couronne de laurier !

C’est une charmante ironie sous laquelle Alceste déguise sa colère et sou indignation quand il dit à Célimène :

Ah ! le détour est bon et l’excuse admirable !
Je ne m’attendais pas, je l’avoue, à ce trait,
Et me voilà par là convaincu tout à fait.
   La nature se fait jour et se dévoile dans le vers qui  suit :
   Osez-vous recourir à ces ruses grossières ?

La Bruyère dit, à propos d’un débauché, qui après boire signe un ordre par lequel il ôte le pain à toute une province :

Il est excusable ; quel moyen de comprendre dans la première heure de la digestion qu’on puisse quelque part mourir de faim !

Montesquieu, voulant combattre par la raillerie le préjugé de la couleur, termine ainsi le tableau des tortures infligées aux nègres ;

Ceux dont il s’agît sont noirs depuis les pieds jusqu’à la tête et ils ont le nez si écrasé qu’il est presque impossible de les plaindre.

Cette figure convient également à l’expression de l’enjouement, du mépris, de la colère ; elle est parfois la    dernière ressource de la fureur et du désespoir. Les reproches d’Hermione à Pyrrhus sont avivés par la plus mordante ironie :

Est-il juste après tout qu’un conquérant s’abaisse
Sous la servile loi de tenir sa promesse ?

Le mot ironique d’Oreste : Eh ! bien, je meurs content32 : ce mot dit La Harpe, est le sublime de la rage.

Cette figure doit être employée avec une extrême mesure : l’entraînement est facile et dangereux ; le succès enivre et trompe celui qui se laisse aller à la raillerie. Le lecteur ou l’auditeur rit d’abord ; mais bientôt il se dit tout bas le jugement de La Bruyère : « diseur de bons mots, mauvais cœur. » Il faut donc se rappeler cette observation de Boileau :

Rien n’apaise un lecteur toujours rempli d’effroi
Qui voit peindre en autrui ce qu’il remarque en soi.

Dans le genre familier, l’ironie peut avoir la louange pour objet, comme dans cette lettre adressée au prince de Condé, après la bataille de Rocroy :

Oui, Monseigneur, vous en faites trop pour qu’on puisse le souffrir sans se plaindre. Ça été, en vérité, trop de hardiesse et de violence à vous d’avoir, à votre âge, battu de vieux généraux que vous deviez respecter, tué le comte de Fontaines qui était un des meilleurs hommes de Flandre, pris seize pièces de canon qui appartenaient à un grand monarque, et mis en désordre l’aimée des Espagnols, qui vous avaient laissé passer avec tant de bonté.

7, De la suspension. — La suspension coupe une phrase pour lui donner une conclusion tout autre que celle qui semblait naturelle. Elle tient le lecteur ou l’auditeur dans une incertitude destinée à éveiller son attention, et alors la conclusion de la phrase est rendue plus frappante par la contradiction avec ce qu’on croyait d’abord pouvoir attendre. Ainsi Bossuet, à la fin de l’oraison funèbre de la reine d’Angleterre :

Combien de fois a-t-elle remercié Dieu humblement de deux grandes grâces : l’une de l’avoir faite chrétienne ; l’autre… Messieurs, qu’attendez-vous ? Peut-être d’avoir rétabli les affaires du roi son fils ? Non ; c’est de l’avoir faite reine malheureuse.

Quelle force la suspension donne ici au discours ; combien elle fait naître d’attente, et, par suite, de surprise et d’admiration.

De même, dans Cinna, après avoir énuméré tous les bienfaits dont il a comblé le jeune homme, Auguste ajoute, par une suspension d’un grand effet, h la suite d’une accumulation :

Tu t’en souviens, Cinna, tant d’heur et tant de gloire
Ne peuvent pas sitôt sortir de ta mémoire ;
Mais ce qu’on ne saurait jamais s imaginer ;
Cinna, tu t’en souviens… et veux m’assassiner.

Le même moyen peut être employé avec succès dans le style simple et familier ; nous en avons comme exemple la lettre bien connue de Mme de Sévigné :

Je vais vous marquer la chose du monde la plus étonnante, la plus surprenante, la plus merveilleuse, etc.

Ce charmant début qu’il faut relire33 offre en même temps un exemple très-instructif de redoublement d’idées d’antithèses, d’accumulation, de gradation, etc. ; autant défigurés auxquelles, bien certainement, Mme de Sévigné n’a guère pensé en les employant, mais cela ne nous dispense pas de les remarquer pour en faire notre profit.

La suspension réclame d’une façon impérieuse une chute frappante et qui réponde à l’attente qu’elle a dû exciter.

8. De la réticence. — La réticence consiste à s’arrêter comme dans la suspension, mais pour laisser au lecteur le soin de compléter une idée dont le sens est déjà indiqué. Cette interruption, ce passage subit a une idée nouvelle, a pour effet et pour but de faire entendre ce qu’on veut dire, bien plus vivement que si l’on s’expliquait. Ainsi Agrippine accuse Burrhus plus cruellement que ne feraient des paroles par cette réticence :

J’appelai de l’exil, je tirai de l’armée
Et ce même Sénèque et ce même Burrhus
Qui depuis… Rome alors estimait leurs vertus.

Dans ce passage du Télémaque, la réticence double la force de l’imprécation ; c’est un silence éloquent :

O Ulysse, auteur de tous mes maux, que les dieux puissent te.., mais les dieux ne m’écoutent pas.

Quelle force et quelle perfidie dans cette réticence de Phèdre :

Prenez garde, seigneur ; vos invincibles mains
Ont de monstres sans nombre affranchi les humains,
Mais tout n’est pas détruit et vous en laissez vivre
Un... Votre fils, seigneur, m’empêche de poursuivre.

Quelle agitation tumultueuse de passions contraires dans ces deux réticences d’Athalie :

D’abord à propos de Joas :

La douceur de sa voix, son enfance, sa grace,
Font insensiblement à mon inimitié
Succéder… Je serais sensible à la pitié.

Puis, dans ses menaces à fond :

Je devrais, sur l’autel ou ta main sacrifie,
Te… Mais du prix qu’on m’offre il faut me contentai.

Les premières paroles de Napoléon dans la scene des Adieux de Fontainebleau contiennent une réticence intéressante :

Une partie de l’armée a trahi ses devoirs ; et la France elle-même… Mais d’autres destinées lui étaient réservées.

9. De la prétérition. — La prétérition ou prétermission corniste à dire qu’on passe sous silence certains détails et à les donner en réalité.

Pour ne pas allonger la liste des méfaits de Verres, pour échapper au reproche de sortir de la cause, et pour ajouter encore à la force de ses accusations par le vague même des termes qu’il emploie, Cicéron use de la prétérition :

Je veux passer sous silence les turpitudes et les infamies de sa jeunesse.

Il laisse libre carrière à l’imagination des juges.

De même dans la tragédie de Racine, Roxane à Bajazet :

Je ne vous ferai point de reproches frivoles,
Les moments sont trop chers pour les perdre en paroles ;
Mes soins vous sont connus : en un mot vous vivez,
Et je ne vous dirais que ce que vous savez.

Et Mathan dans Athalie :

Qu’est-il besoin, Natal, qu’à tes yeux je rappelle
De Joad et de moi la fameuse querelle,
Quand j’osai contre lui disputer l’encensoir,
Mes brigues, mes combats, mes pleurs, mon désespoir

Enfin Fléchier a fait le plus heureux emploi de la prétérition dans l’oraison funèbre de Turenne ; il a renouvelé ainsi l’intérêt de sa description :

N’attendez pas, messieurs, que j’ouvre ici une scène tragique, que je représente ce grand homme étendu sur ses propres trophées, que je découvre ce corps pâle et sanglant, auprès duquel fume encore la bruire qui l’a frappé, et que j’expose à vos yeux les tristes images de la religion et de la patrie éplorées.

Cette figure à l’avantage de prévenir le reproche de longueur, puisqu’on est censé ne point parler des choses. Cependant on ne néglige rien, et lorsque les objets à décrire sont nombreux, on échappe à la monotonie, en même temps qu’on donne aux choses le rang et le degré d’importance qu’elles méritent.

10. Règles relatives à ces figures. — Toutes ces façons diverses d’exprimer la pensée peuvent être employées avec grand profit, à la condition de tenir compte des huit observations suivantes :  

I. La périphrase doit servir à la clarté ou du    moins à    l’ornement.

II.    L’accumulation ajoute une    grande énergie à    l’expression des sentiments.

III. La gradation doit être ascendante ou descendante par degrés ménagés avec soin.

IV. L’hyperbole est une figure dangereuse dont l’exagération conduit au ridicule.

V. La litote, l’atténuation,    l’euphémisme et    l’atéisme donnent au blâme une forme moins blessante, à l’éloge plus de poids    et plus de charme.

VI. L’ironie est une forme de    plaisanterie gui    doit être employée avec beaucoup de retenue et de mesure.

VII. La réticence dit plus que les paroles elles-mêmes ne pourraient rendre.

VIII. La prétérition permet d’introduire dans le sujet des détails accessoires, et fie renouveler

Leçon XXXI. Suite des figures qui se rapportent a la force de l’expression. §

1. De l’interrogation. — 2. De la subjection. — 3. De la prolepse ou antéoccupation. — 4. De la communication. — 5. De la permission. — 6. De la concession. — 7. De la licence. — 8. De la correction. — 9. Régles relatives a ces figures.

1. De l’interrogation. — L’interrogation présente l’idée sous une forme dubitative, afin de provoquer une attention plus vive et plus passionnée.

Cette figure est naturelle à l’indignation et à la douleur ; elle atteste la crainte ou l’étonnement ; comme elle tient l’esprit en haleine, elle force l’auditeur à recevoir l’impression qu’on veut lui communiquer.

Il ne faut pas confondre le tour interrogatif34 avec la figure de l’interrogation. Fléchier aurait pu dire, à propos de Turenne :

Quand il remportait quelque avantage, à l’entendre, ce n’était pas qu’il fût habile ; mais l’ennemi s’était trompé. S’il rendait compte d’une bataille, il n’oubliait rien, sinon que c’était lui qui l’avait gagnée.

Il a mieux aimé dire, prenant le tour interrogatif :

Remportait-il quelque avantage ? à l’en croire, ce n’était pas,… Rendait-il compte d’une bataille ? il n’oubliait rien, sinon que c’était lui qui l’avait gagnée.

Ce tour donne une allure plus vive à la proposition ; mais il ne constitue pas une figure.

Au contraire, quand Massillon, pressé par la crainte du jugement dernier, s’écrie, dans la péroraison du sermon sur le petit nombre des élus :

Croyez-vous que le plus grand nombre de tout ce que nous sommes ici fût placé adroite ? Croyez-vous que les choses du moins fussent égales ? Croyez-vous qu’il s’y trouvât seulement dix justes, que le Seigneur ne put trouver autrefois en cinq villes tout entières ?… O Dieu ! où sont vos élus et que reste-t-il pour votre partage ?

Ces interrogations qui se pressent et s’accumulent traduisent une émotion qui agitant Taine de Torateur se communique à l’âme de ceux qui l’entendent. Un vieillard, cédant à la loi du temps et au poids de l’âge, dirait : La mort n’est vraiment pas un. Le guerrier de Virgile courant au combat avec ardeur s’écrie : Est-ce donc un si grand mal que la Racine procède volontiers par interrogations dans les situations les plus dramatiques. Tantôt c’est Hermione désespérée de la mort de Pyrrhus qui dit à Oreste :

Pourquoi l’assassiner ? Qu’a-t-il fait ? A quel titre ?
Qui te l’a dit ?...

Tantôt c’est Joad indigné de voir Mathan dans le temple des Juifs :

Où suis-je ? De Baal ne vois-je pas le prêtre ?
Quoi ! fille de David, vous parlez à ce traître ?
Vous souffrez qu’il vous parle et vous ne craignez pas
Que du fond de l’abîme entr’ouvert sous ses pas
Il ne sorte à l’instant un feu qui vous embrase ?

Ou même gourmandant la tiédeur religieuse d’Abner :

Et quel temps fut jamais plus fertile en miracles ?
Quand Dieu par plus d’effets rnontra-t-il son pouvoir ?
Auras-tu donc toujours des yeux pour ne point voir,
Peuple ingrat ? Quoi, toujours les plus grandes merveilles
Sans ébranler ton cœur frapperont tes oreilles ?

Quelle figure convient mieux à l’impétueux Achille répondant aux accusations perfides d’Agamemnon ?

Moi ! je voulais partir aux dépens de ses jours ?
Et que m’a fait à moi cette Troie où je cours ?
Au pied de ses remparts quel intérêt m’appelle ?
Pour qui, sourd à la voix d’une mère immortelle
Et d’un père éperdu négligeant les avis,
Vais-je y chercher la mort tant prédite à leur fils ?
Jamais vaisseaux partis des rives du Scamandre
Aux champs Thessaliens osèrent-ils descendre ?
Et jamais dans Larisse un lâche ravisseur
Me vint-il enlever ou ma femme ou ma sœur ?
Qu’ai-je à me plaindre ? Où sont les pertes que j’ai faites ?
Je n’y vais que pour vous, barbare que vous êtes ;
Pour vous, à qui des Grecs, moi seul je ne dois rien,
Vous que j’ai fait nommer et leur chef et le mien.

Remarquez comme, après ces interrogations accumulées, la forme affirmative prend une vigueur imprévue ; elle reçoit du contraste, une force extraordinaire, et sert à retourner l’accusation contre l’accusateur. Voilà de ces mouvements de génie qui animent les raisonnements et les préservent d’être froids, languissants et abstraits.

Un autre avantage attaché à la ligure de l’interrogation, c’est qu’elle donne plus de précision aux idées en les présentant sous forme de discussion ; alors elle est suivie d’une réponse à laquelle l’interrogation ajoute du relief :

Est-ce un péché ? Non, non. Vous leur fîtes, seigneur,
En les croquant, beaucoup d’honneur.
La Fontaine.

Boileau a multiplié avec succès les interrogations :

Qu’est-ce que la sagesse ? Une égalité d’âme
Que rien ne peut troubler, qu’aucun désir n’enflamme,
Qui marche en ses conseils à. pas plus mesurés
Qu’un doyen au Palais ne monte les degrés ;
Or cette égalité dont se forme le sage,
Qui jamais moi us que l’homme en a connu l’usage ?

L’interrogation s’associe aux figures les plus passionnées, l’exclamation et l’apostrophe. Longin en tire un exemple remarquable de l’Odyssée ; Homère fait parler ainsi Pénélope :

Héraut, que cherches-tu ? Qui t’amène en ces lieux ?
Y viens-tu de la part de cette troupe avare
Ordonner qu’à l’ instant le festin se p répare ?
Fasse le juste ciel avançant leur trépas
Que ce repas pour eux soit le dernier repas !
Lâches ! qui pleins d’orgueil et faibles de courage
Consumez, de mon fils le fertile héritage.
Traduit par Boileau.

2. De la subjection. — La subjection est une sorte d’interrogation par laquelle ou suggère une opinion à son adversaire ou à son lecteur, afin d’avoir le droit de répondre pour lui. Cette proposition éveille la curiosité ; l’auditeur y cherche une réponse ; il se plaît à la deviner. — Cicéron en donne un excellent exemple dans un beau’ mouvement oratoire. L. Crassus plaidant contre un descendant dégénéré des Brutus lui montre le cortège funèbre d’une femme de sa famille :

Que fais-tu là, Brutus, tranquillement assis ? Que veux-tu que cette vieille femme aille dire de toi à ces ancêtres dont tu vois passer les images ? De quelle œuvre, de quelle gloire, de quelle vertu te dira-t-elle occupé ? — Du soin d’augmenter ton héritage ? — Travail peu digne de ta naissance ; soit cependant ; mais non, tes vices ont dévoré ton patrimoine. — Dira-t-elle que tu cultives la science des lois ? — Ce serait une tradition paternelle, mais en vendant la maison de ton père, tu n’as pas même sauvé parmi les débris de ses meubles le siège où il s’asseyait pour écouter ses clients. — Au métier des armes ? — De ta vie, tu n’as vu un camp. A l’éloquence ? Tu n’en possèdes aucune, et n’as de force et de voix que pour un vil trafic d’accusations et de calomnies.

Les anciens mettaient à part l’espéce de subjection dans laquelle l’écrivain ou l’orateur s’interroge lui-même et se fait la réponse. Ainsi Auguste dans son grand monologue au IVe acte de Cinna :

Rentre en toi-même, Octave, et tesse.de te plaindre.
Quoi ! tu veux qu’on t’épargne et n’as rien épargné !
Songe aux fleuves de sang où ton bras s’est baigné.
Donc jusqu’à l’oublier je pourrais me contraindre ?
Non, non, je me trahis moi-même d’y penser.

Dans un grand nombre de cas la subjection est une réfutation anticipée. Ainsi Mirabeau dans la péroraison de son beau discours contre la banqueroute :

Avons-nous un plan à substituer à celui qu’on nous, propose ? —  Oui, a crié quelqu’un dans l’assemblée.- Je conjure celui qui répond oui de considérer....

Puis vient une réfutation développée.

3. De la prolepse. — La prolepse ou antéoccupation est une figure qui est surtout propre à la réfutation elle consiste à prévoir une objection et à se la faire d’avance afin de la combattre. C’est un tour adroit qui affaiblit les raisons de l’adversaire, car il le désarme avant le combat en dépouillant ses moyens d’action du mérite de la nouveauté, Boileau n’a pas manqué d’employer ce moyen dans sa propre apologie :

Il a tort, dira l’un ; pourquoi faut-il qu’il nomme ?
Attaquer Chapelain ? Ah ! c’est un si boa homme :
Balzac en fait l’éloge en cent endroits divers.
Il est vrai, s’il m’eût cru, qu’il n’eût point fait de vers.
Il se tue à rimer ; que n’écrit-il en prose ?
— Voilà ce que l’on dit. — Hé ! que dis-je autre chose ?
En blâmant ses écrits, ai-je d’un style affreux
Distillé sur sa vie un venin dangereux ?

Cette figure est excellente, parce que, dans la discussion, une objection pressentie et repoussée avec art est un triomphe qui double les forces de l’argumentateur et lui donne un crédit qui entraîne les esprits, en affaiblissant d’autant la partie adverse. A propos d’un juge prévaricateur, Beaumarchais écrit dans une antéoccupation énergique :

Et vous, ses amis, on est assez curieux de voir comment vous vous y prendrez pour l’excuser. Sera-ce sur sa jeunesse ? Il a quarante ans passés ; sur son ignorance ? il se dit le Du Cange du siècle ; sur la frivolité de son état ? il est conseiller de grand’chambre ; sur la considération due à sa place ? il l’a dégradée publiquement.

4. De la communication. — La communication associe l’auditeur au sentiment de l’orateur ;, elle enchaîne le juge à l’avocat, le lecteur à l’écrivain. Confiant dans notre bon droit nous nous en rapportons à la décision même de l’adversaire ou de l’arbitre.

Tel est le beau mouvement de la péroraison que Massillon a donnée à son sermon sur le petit nombre des élus :

Or, je vous demande et je vous le demande frappé de terreur, ne séparant pas en ce point mon sort du vôtre… Je vous demande : si Jésus-Christ paraissait dans ce temple… pour nous juger… Croyez-vous que le plus grand nombre… fût placé à la droite ? Croyez-vous que les choses du moins fussent égales ? Croyez-vous qu’il s’y trouvât seulement dix justes ?… Je vous le demande ; vous l’ignorez ; je l’ignore moi-même ; vous seul, ô mon Dieu, connaissez ceux qui vous appartiennent.

C’est encore par une communication, c’est-à-dire en prenant pour lui-même une partie de la leçon, qu’Achille peut sans offense gourmander l’hésitation d’Agamemnon :

Ah ! ne nous formons point ces indignes obstacles ;
L’honneur parle ; il suffit, ce sont là nos oracles.
Les dieux sont de nos jours les maîtres souverains.
Mais, Seigneur, notre gloire est dans nos propres mains,
Racine.

Horace veut prouver que son fils ne doit pas être puni :

Dis, Valère, dis-nous, puisqu’il faut qu’il périsse,
Où penses-tu choisir un lieu pour son supplice ?
Sera-ce entre les murs que mille et mille fois
Font résonner encor le bruit de ses exploits ?
Serait-ce hors des murs, au milieu de ces places
Qu’on voit fumer encor du sang des Curiaces,
Entre leurs trois tombeaux et dans ce champ d’honneur
Témoin de sa vaillance et de notre bonheur ?
Corneille.

5. De la permission. — La permission n’est que le plus haut degré de la communication ; elle met l’orateur tout à la discrétion de son juge. - — Tel est le mouvement touchant qui forme le début de la réponse adressée par Iphigénie aux plaintes d’Agamemnon :   

Mon    père,
Cessez de vous troubler ; vous n’êtes point trahi :
Quand vous commanderez, vous serez obéi.
Ma vie est votre bien, vous voulez le reprendre,
Vos ordres sans détour pouvaient se faire entendre ;
D’un œil aussi content, d’un cœur aussi soumis
Que j’acceptais l’époux que vous m’avez promis,
Je saurai, s’il le faut, victime obéissante,
Tendre au fer de Calchas une tête innocente.

Cette figure a l’avantage de désarmer un adversaire irrité dont la colère s’affaisse et tombe, faute de trouver une résistance qui lui serve de point d’appui.

6. De la concession. — La concession, sous les apparences de la permission, n’accorde que pour reprendre avantage sur son adversaire. C’est un moyen d’action très-puissant parce qu’il donne à l’argumentation toutes les apparences de l’impartialité. — Boileau attaque le noble qui déshonore son nom et sa race :

Je veux que la valeur de ses aïeux antiques
Ait fourni de matière aux plus vieilles chroniques,
Et que l’un des Capets, pour honorer leur nom,
Ait de trois fleurs de lis doté leur écusson :
Que sert ce vain amas d’une inutile gloire,
Si, de tant de héros célèbres dans l’histoire,
Il ne peut rien offrir aux yeux de l’univers
Que.de vieux parchemins qu’ont épargnés les vers
Si, tout sorti qu’il est d’une source divine,
Son cœur dément en lui sa superbe origine,
Et, n’ayant rien de grand qu’une sotte fierté,
S’endort dans une lâche et molle oisiveté ?

De même Démosthène reprochant aux Athéniens leur légèreté coupable :

Je suppose que la fortune, toujours plus ardente à    nous servir    que nous-mêmes, veuille bien achever son œuvre ; sachez    qu’étant    prêts à saisir le moment favorable, vous disposeriez de tout à votre gré ; mais dans h position où vous êtes aujourd’hui sans nuls préparatifs arrêtés, vous ne pourriez rentrer dans Amphipolis, quand même la fortune vous en ouvrirait les portes.

C’est par la concession que Cléante attaque Tartufe :

Je passe là-dessus et prends au pis la chose.
Supposons que Damis n’en ait pas bien usé,
Et que ce soit à tort qu’on vous ait accusé.
N’est-il pas d’un chrétien de pardonner l’offense
Et d’éteindre en son cœur tout désir de vengeance ?
Et devez-vous souffrir, pour votre démêlé,
Que du logis d’un père un fils soit exilé ?
Molière

Bossuet en a fait un très-bel emploi dans l’éloge de Charles Ier d’Angleterre :

Je veux bien avouer de lui ce qu’un célèbre auteur a dit de César, qu’il a été clément jusqu’à être obligé de s’en repentir ; que ce soit donc là, ‘si l’on veut, l’illustre défaut de Charles aussi bien que de César ; mais que ceux qui veulent croire que tout est faible dans les malheureux et dans les vaincus, ne pensent pas pour cela nous persuader que la force ait manqué à son courage, ni la vigueur à ses conseils.

7. Le la licence. — La licence est une correction habilement déguisée ; elle consiste à se donner les apparences d’une liberté portée à l’excès, mais qui ne sert qu’à faire valoir un éloge. C’est une façon très-adroite de faire passer la flatterie. — Ainsi, Clitandre à propos de Célimène dont Alceste prétend voir toutes les imperfections :

Pour-moi, je ne sais pas ; mais j’avouerai tout haut
Que j’ai cru jusqu’ici madame sans défaut.

On peut citer comme modèle d’une adulation habile l’apostrophe de Boileau à Louis XIV :

Grand roi ! cesse de vaincre ou je cesse d’écrire.

Tel est le début ; telle est la conclusion de la charmante lettre de Voltaire à son ami Thiriot :

Oui, je vous injurierai jusqu’à ce que je vous aie guéri de votre  paresse..,. Si je vous aimais moins, je vous plaisanterais sur votre paresse ; mais je vous aime et je vous gronde beaucoup,

Ainsi employée, la licence enlève aux reproches ce qu’ils pourraient, avoir de dur ou de pédantesque.

8. De la correction. — La correction consiste à se reprendre comme pour dire plus ou mieux que ce qu’on avait dit.

C’est un tour qui réveille l’attention d’une façon piquante :

Enfin un médecin, fort, expert en son art.
Le guérit par adresse ou plutôt par hasard.

Fléchier vient de vanter la noblesse de Turenne, il revient sur cette idée pour se la reprocher :

Mais que dis-je ? il ne faut, pas l’en louer ici ; il faut l’en plaindre.

La correction donne donc un moyen de traiter sous une forme dramatique le lieu commun des contraires :

Rougir d’un ami malheureux, c’est une faiblesse ; je me trompe, c’est une trahison ; je me trompe, c’est une lâcheté.

Dieu a voulu communiquer et répandre son intelligence, et, ce qui vaut mieux, sa justice, et, ce qui vaut mieux encore, sa bonté.

V. Cousin.

9. Règles relatives à ces figures. — Bien que l’emploi de ces figures s’apprenne surtout, par l’étude, la méditation et la comparaison des bons exemples, on peut, présenter à cet égard les huit observations suivantes :

I. L’interrogation donne un mouvement dramatique au style et provoque l’attention.

II. La subjection fournit un moyen de réfutation anticipée.

III. La prolepse affaiblit d’avance les moyens que l’adversaire pourrait opposer.

IV. La communication, en associant les deux parties adverses, fait accepter des observations difficiles à supporter.

V. La permission désarme l’adversaire irrité.

VI. La concession n’accorde un peu que pour reprendre davantage.

VII. La licence dissimule d’une façon ingénieuse la flatterie ou les reproches.

VIII. La correction donne à la pensée la vivacité piquante des contrastes.

Leçon XXXII. Des figures de pensée qui expriment la passion. §

1. De l’exclamation. — 2. De la sentence. — 3. De l’apostrophe. —  4. De la prosopopée. — 5. Du dialogisme — 6. De la dubitation. — 7. De l’obsécration et de l’optation. — 8. De l’imprécation. — 9. Régles relatives a ces figures.

. De l’exclamation. — Bien qu’en réalité toutes les figures puissent servir à manifester les mouvements les plus vifs de l’âme, cependant il en est quelques-unes dont l’office propre est de produire cet effet; les principales sont l’ exclamation, l’apostrophe et l'imprécation auxquelles se rattachent toutes les autres,

L'exclamation est l’expression d’une émotion subite par une interjection. —Ainsi dans la tragédie de Sophocle, quand Electre reconnaît ce frère dont elle pleurait la mort, elle s’écrie :

O jour de bonheur !... O douce voix, je t’entends enfin !

Athalie aperçoit l’enfant qui doit la frapper ;

Pendant qu’il me parlait, ô surprise ! ô teneur !
J’ai vu ce même enfant dont je suis menacée.

Bossuet épouvanté par la mort soudaine de la duchesse d’Orléans s’écrie :

O nuit désastreuse ! ô nuit effroyable, où retentit tout à coup comme un éclat de tonnerre cette étonnante nouvelle : Madame se meurt ! Madame est morte !

Alors, dit-on, l’auditoire s’émut de l’émotion de l’orateur et l’interrompit par les pleurs et les sanglots.

Dans un sentiment plus calme la Fontaine a pu dire :

Qu’un ami véritable est une douce chose !

En un mot, toutes les fois qu’un écrivain se sent transporté lui-même d’un sentiment vif et d’une passion sincère, l’exclamation se produit par un mouvement naturel. Ainsi Laplace traçant le tableau de l’histoire de l’astronomie conclut ainsi le récit de la condamnation de Galilée :

Quel spectacle que celui d’un vénérable vieillard, illustre par une longue vie consacrée tout entière à l’étude, abjurant à genoux, contre le témoignage de sa conscience, la vérité qu’il avait prouvée avec -évidence.

2. De la sentence. — La sentence que les Grecs appelaient épiphonème est une exclamation qui résume une situation morale et renferme une vérité générale ou une réflexion profonde condensée en peu de mots. C’est la conclusion d’un récit, d’une exposition, d’un raisonnement.

Ainsi dans les Géorgiques, à propos du soin qu’il faut prendre en transplantant les jeunes arbres :

Tant de nos premiers ans l’habitude est puissante !

Dans le Lutrin, Boileau rappelant un passage de Virgile :

Tant de fiel entre-t-il dans l’âme des dévots ?

Souvent l’orateur ou l’écrivain ramasse en une proposition concise tout l’esprit d’une suite de vérités qu’il vient de développer. Massillon a prouvé longuement que les malheureux ont droit à la protection ; il se résume par une vigoureuse sentence ; pour en apprécier toute l’audace, il faut se rappeler qu’elle fut prononcée au début du dix-huitième siècle devant la cour du roi Louis XV :

En un mot, les grands et les princes ne sont, pour ainsi dire, que les hommes du peuple !

Au lieu de se rejeter à la fin d’un développement, la sentence peut se placer dans le cours même d’une exposition, pour lui donner un caractère d’élévation et de généralité philosophiques. C’est alors une leçon courte et frappante qui se dégagé des faits on s’échappe comme un cri de la conscience ; ainsi l’Horace de Corneille au milieu de sa discussion avec Curiace :

Mourir pour son pays n’est pas un triste sort !

Dans tous les cas, la sentence a le mérite de résumer sous une forme saisissante tout un développement ; elle donne au langage de l’élévation, de la dignité, une vraie noblesse morale ; elle étend l’intérêt de la question en la généralisant ; enfin elle plaît à celui qui l’entend parce qu’elle lui donne de sa raison une haute idée.

Mais elle ne doit pas être trop fréquente : sans quoi elle donne au style quelque chose de pédantesque dans le ton, c’est ce que les Grecs reprochaient à Euripide ; quelque chose de haché et de décousu dans ta forme, c’est ce dont lés Latins accusaient Sénèque.

Quand la sentence est une observation qui peut sembler paradoxale, il est bon de l’appuyer sur une preuve concise :

La destinée de tout ce qui excelle parmi les hommes est de croître lentement, de se soutenir avec peine pendant quelques moments et de tomber bientôt avec rapidité. Nous naissons faibles et mortels : et nous imprimons sur tout ce qui nous environne le caractère de noire faiblesse et l’image de notre mort.    Joubert.

Enfin la forme sentencieuse, comme l’apologue, est une arme qui ne convient qu’aux hommes, dont l’âge et l’expérience autorisent l’emploi d’un ton magistral et presque paternel.

3. De l’apostrophe. — l’apostrophe consiste à s’adresser à une personne en se détournant vivement de celle à laquelle on s’adressait.

Ainsi, quand Cicéron se lève devant le sénat assemblé et qu’au lieu de parler à ses collègues, il se tourne brusquement vers Catilina pour lui dire :

Jusqu’à quand abuseras-tu de notre patience ?

De même Phèdre révoltée des insinuations coupables de sa nourrice :

Qu’entends-je ? quels conseils ose-t-on me donner ?
Ainsi donc jusqu’au bout tu veux m’empoisonner ?
Malheureuse !...
Je ne l’écoute plus. Va-t’en, monstre exécrable.
   Racine.

Par extension l’on nomme apostrophe toute parole vive et pressante. — Ainsi Bossuet ému des misères subies par la reine d’Angleterre :

O Éternel, veillez sur elle ! Anges saints, rangez alentour vos escadrons invisibles et faites la garde autour d’une princesse st grande et si délaissée !

On nomme encore apostrophe tout appel direct et passionné. Qui ne connaît l’apostrophe d’Henri IV à ses soldats avant la bataille d’Ivry :

Enfants ! si vous perdez vos enseignes et vos guidons, ralliez-vous à mort panache blanc : vous le trouverez toujours sur le chemin de l’honneur et de la victoire.

Voltaire cite avec une juste admiration cette apostrophe d’un chef arabe aux soldats épouvantés par la mort de leur général en chef :

Qu’importe que Dérar soit mort ; Dieu est vivant et vous regarde ; marchez !

Les poëtes usent de l’apostrophe même à l’égard des choses inanimées. — Ainsi Racine fait dire à Andromaque :

Non, vous n’espérez plus de nous revoir encor,
Sacrés murs que n’a pu conserver mon Hector !

Gilbert à ses derniers moments :

Salut, champs que j’aimais ! Et vous, douce verdure,
Et vous, riant exil des bois,
Ciel, pavillon de l’homme, admirable nature,
Salut, pour la dernière fois.

Lamartine a fait un heureux usage de l’apostrophe dans ce passage du Lac :

O lac, rochers muets, grotte, forêt obscure,
Vous que le temps épargne et qu’il peut rajeunir ;
Gardez de ce beau jour, gardez, belle nature,
Au moins le souvenir !

Fléchier a employé même ce genre d’apostrophe dans une oraison funèbre :

Puissances ennemies de la France, vous vivez ; et l’esprit de la charité m’interdit de faire aucun souhait pour votre mort ; puissiez-vous seulement reconnaître la justice de nos armes !

Cette figure très-vive et très-passionnée donne un mouvement dramatique au discours ; elle anime les personnes et même les choses. Par ce côté l’apostrophe    touche    à    la prosopopée, qui est une des plus audacieuses    et    des    plus saisissantes parmi les figures de pensée.

4. De la prosopopée. — La prosopopée, comme l’indique son nom grec, est une personnification des choses. Rien de plus naturel à la passion que de prêter le sentiment, la vie, l’action, la parole même aux choses inanimées. Racine a été l’interprète de la nature quand il fait dire à Phèdre poursuivie par le remords de son double crime :

Il me semble déjà que ces murs, que ces voûtes
Vont prendre la parole, et prêts à m’accuser,
Attendent mon époux pour le désabuser.

De cette illusion de l’imagination égarée naît la figure qui anime les objets inanimés jusqu’à leur prêter le sentiment et le langage.

Un des plus anciens et des plus beaux modèles de prosopopée a été donné par Platon dans le dialogue du Sollicité par ses disciples de s’enfuir de sa prison, Socrate refuse, parce qu’il croit entendre les lois d’Athènes qui lui disent :

Ignores-tu donc, toi qu’on appelle sage, que la patrie est plus vénérable encore qu’une mère, un père et tous les aïeux ; plus auguste, plus sacrée, et dans un rang plus sublime aux yeux des immortels et des sages ; qu’il faut être encore plus respectueux, plus soumis, plus humble devant la patrie irritée que devant un père en courroux ; qu’il faut, ou la fléchir, ou souffrir en silence les peines qu’elle inflige, les verges, la prison ; que lorsqu’elle t’envoie aux combats recevoir des blessures, et la mort, tout devoir est d’obéïr ; que c’est un crime de fuir, de céder, de quitter le poste qu’elle t’assigne ; que tu dois, et sur les champs de bataille, et dans les tribunaux, et partout, te soumettre aux ordres de ton gouvernement, de ton pays, ou employer les voies de persuasion que te laisse la justice ; enfin que, si la révolte est sacrilège envers un père ou une mère elle l’est encore plus envers la patrie ? Que répondrons-nous aux lois, Criton ? Est-ce la vérité qu’elles disent ? — La vérité.

Quelle force pénétrante, quelle énergie dramatique la morale sociale et le principe de la soumission aux lois empruntent à cette belle et poétique figure !

Jérémie a vu le glaive du Seigneur s’enivrer du sang des ennemis, il s’écrie :

O glaive.du Seigneur, jusqu’à quand séviras-tu ? rentre dans le fourreau, calme-toi, repose-toi.

Révolté des imputations de ses ennemis qui cherchent à déprécier même le dévouement patriotique des martyrs de Chéronée, Démosthène les rapproche des vainqueurs de Marathon et de Salamine ; il les fait sortir du tombeau pour leur adresser cette touchante et sublimé apostrophe :

Non, Athéniens, non, vous n’avez pas failli, quand vous vous êtes sacrifiés pour la liberté et le salut commun ; j’en jure par nos ancêtres qui ont combattu à Marathon et à Platée, par les glorieux marins de Salamine et d’Artémise.

Bossuet a fait un éloquent emploi de la prosopopée dans l’oraison funèbre de la reine d’Angleterre :

Ce cœur qui n’a jamais vécu que pour lui, se réveille tout poudre qu’il est et devient sensible même sous ce drap mortuaire, au nom d’un époux si cher.

Fléchier a été plus audacieux encore et avec un heureux à-propos dans l’oraison funèbre de M. de Montausier, de ce Montausier que sa sincérité faisait soupçonner d’avoir été le modèle copié par Molière dans Alceste et qui répondait qu’il s’en trouverait très-honoré :

Oserais-je dans un discours où la franchise et la candeur font le sujet de nos éloges, employer la fiction et le mensonge ? Ce tombeau ouvrirait, ces ossements se rejoindraient et se ranimeraient pour me dire : Pourquoi viens-tu mentir pour moi qui ne mentis jamais pour personne ? Ne me rends pas un honneur que je n’ai point mérité, à moi qui n’en voulus jamais rendre qu’au mérite. Laisse-moi reposer dans le sein de la vérité, et ne viens pas troubler ma paix par la flatterie que j’ai haïe.

L’homme qui trouve ses semblables insensibles à ses douleurs adresse ses plaintes à la nature entière parce qu’il la croit sensible à ses angoisses ; ainsi Philoctète désespérant d’attendrir Néoptolème :

Hélas ! rien ne le touche. O rivage ! ô promontoire de cette île ! ô bêtes farouches ! ô rochers escarpés ! c’est à vous que je me plains !
Sophocle.

Dans une prosopopée vive encore, quoique moins accusée, le narrateur peut dire ainsi que fait Marmontel :

Sur une mer immobile, le navire comme enchaîné cherche inutilement dans les airs un souffle qui l’ébranle.

Quant aux poëtes, on comprend qu’ils offrent h profusion de beaux exemples de prosopopée. — Ainsi Louis Racine dans son poëme de la Religion :

La voix de l’univers à ce Dieu me rappelle ;
La terre le publie : Est-ce moi, me dit-elle,
Est-ce moi qui produis mes riches ornements ?
C’est Celui dont la main posa mes fondements. »

La Fontaine fait dire à la pauvre vache négligée par son maître :

Enfin me voilà vieille ; il me laisse en un coin
Sans herbe ; s’il voulait encor me laisser paître !
Mais je suis attachée ; et si j’eusse eu pour maître
Un serpent, eût-il su jamais pousser si loin
L’ingratitude ?..

Racine fait parler ainsi Clytemnestre égarée par l’épouvante et la douleur maternelle :

Quoi ! pour noyer les Grecs et leurs mille vaisseaux
Mer, tu n’ouvriras pas des abîmes nouveaux.
*    *    *
Et toi, soleil, et toi...
Recule, ils t’ont appris ce funeste chemin !

Des mouvements aussi violents sont le langage du désespoir à son paroxysme suprême ; ils conviennent à une mère qui veut arracher sa fille à un affreux supplice.

Il faut donc reconnaître que les situations qui excusent l’emploi de cette ligure sont rares et se présentent plutôt dans les discours et dans    le    drame    que    dans    les    écrits. Une prosopopée écrite et imprimée court    grand risque    de paraître emphatique et ridicule. Far exemple, nous avons déjà besoin aujourd’hui de songer au goût littéraire du dix-huitième siècle, de nous laisser entraîner par la noblesse des sentiments et d’accepter le ton déclamatoire de J. J. Rousseau, pour ne pas adresser le reproche d’enflure à la célèbre prosopopée de Fabricius. Encore quelques années et ce morceau ne sera peut-être plus lisible35.

5. Du dialogisme. — Le    pousse la prosopopée jusqu’à supposer une réponse à l’apostrophe ; alors il s’engage entre l’orateur et son interlocuteur imaginaire un échange de pensées et de sentiments dont l’effet peut, être très-dramatique.

Cicéron en a donné un exemple intéressant dans la Rhétorique à Herennius. Il le place dans un tableau trop fidèle des horreurs de la guerre civile, alors que l’impunité est assurée au crime par le silence timide des lois :

La ville était inondée de soldats, et tous les habitants effrayés se renfermaient chez eux ; un misérable armé jusqu’aux dents, un javelot à la main, accompagné de cinq jeunes gens armés comme lui, se précipite dans une maison, et s’écrie d’une voix terrible : « Où est l’heureux maître de ce logis ? que ne vient-il ? pourquoi ce silence ? » La crainte ferme la bouche à tout le monde. Seule, la femme de ce malheureux citoyen, fondant en larmes, et se jetant aux pieds du brigand : « Épargnez-nous, dit-elle, et au nom de tout ce que vous avez de plus cher, prenez pitié de nous ; n’immolez pas des gens à demi morts ; soyez modéré dans le succès ; nous fûmes heureux comme vous ; songez que vous êtes homme. » Mais lui : « Livre-moi ton mari, sans me fatiguer de les lamentations ; il n’échappera pas. »

Cependant, on annonce au maître de la maison qu’un furieux a violé son asile, et qu’il fait entendre des menaces, des cris de mort. A cette nouvelle : « Gorgias, dit-il, fidèle gouverneur de mes enfants, cachez-les, veillez sur eux, et faites qu’ils puissent arriver à l’adolescence ! » A peine avait-il achevé que l’assassin lui crié : « Tu oses donc ne pas te hâter d’obéir à mes ordres, et ma voix no t’a pas glacé d’effroi ? Satisfais ma haine, et que ton sang apaise ma colère. » Alors ce vieillard courageux lui répond : « Je craignais d’avoir le dessous ; mais, je le vois, tu ne veux pas-corn paraître avec moi devant les tribunaux, où la défaite est honteuse, et le triomphe glorieux ; tu aimes mieux me tuer. Eh bien ! je périrai assassiné, mais non vaincu. — Comment, réplique le barbare, tu choisis l’instant de la mort pour débiter des sentences, au lieu de supplier celui que tu vois tout-puissant ? — Oh ! s’écrie la femme, il vous implore, il vous supplie ; laissez-vous toucher. O mon époux ! au nom fies dieux, embrasse ton maître ; il t’a vaincu ; cherche à te vaincre toi-même. — Ne cesseras-tu pas, femme chérie de tenir des discours indignes de moi ? Ne songe plus à ton époux songe à ton devoir. Et toi, pourquoi balances-tu à m’arracher la vie et à déchaîner les furies contre toi ? » Le misérable repousse alors la femme qui s’efforçait de l’attendrir par ses larmes ; et comme le père de famille allait proférer encore quelques mots dignes de sou grand cœur, il le perce de son épée.

Il me semble, ajoute Cicéron, que dans cet exemple on a donné un langage convenable à tous ceux qu’on fait parler, et c’est la première règle de cette figure.

Le dialogisme s’emploie encore sous forme de supposition :    Que    pensez -vous que l’on dise ? — Ne    pas ; et dans un discours direct l’orateur ou l’écrivain fait parler les juges ou le public. Un des plus frappants exemples de dialogisme est ce beau passage d’une des Philippiques de Démosthène :

Athéniens, ne voulez-vous donc jamais faire autre chose qu’errer par la ville, vous demandant les uns aux autres : Que dit-on de nouveau ? — Eh ! qu’y a-t il de plus nouveau qu’un homme de Macédoine maître des Athéniens et faisant la loi à toute la Grèce ? — Philippe est mort, dit l’un. — Non, répond l’autre ; il n’est que malade. — Eh ! qu’il soit mort ou vivant, que vous importe ? puisque, s’il n’était plus, votre insouciance et votre légèreté vous feraient bientôt un autre Philippe.

Quelle vivacité dans cette scène dramatique, et comme la leçon de sagesse politique est admirablement mise en action ! Les fables de la Fontaine offrent à foison, d’excellents modèles de dialogismes. Andrieux en offre une charmante imitation dans ce passage de Sans-Souci :

Des bâtiments royaux l’ordinaire intendant
Fait venir le meunier, et d’un ton important :
« Il nous faut ton moulin, que veux-tu qu’on t’en donne ?
— Rien du tout, car j’entends ne le vendre à personne.
Ilnous faut est fort bon ! Mon moulin est à moi,
Tout aussi bien au moins que la Prusse est au roi.
— Allons, ton dernier mot, bonhomme, et prends-y garde !
— Faut-il vous parler clair ? — Oui. — C’est que je le garde.
Voilà mon dernier mot. »

6. De la dubitation. — La dubitation est    une    forme     de dialogisme. L’orateur ou l’écrivain ne sait lui-même ce qu’il doit dire ou ce qu’il doit faire. Il s’interroge et se répond.

Ainsi Caïus Gracchus poursuivi par ses ennemis ne se contente pas de dire : Je ne sais où aller dans mon malheur, il ne me reste aucun asile. Le Capitole est lieu oit a répandu le sang de mon frère ; ma maison est un lieu où verrais ma mère gémir et verser des larmes. Il donne à son hésitation une vivacité bien plus dramatique par la forme d’un dialogue avec lui-même :

Misérable ! où irai-je ? quel asile me reste-t-il ? Le Capitole ? il est inondé du sang de mon frère. Ma maison ? j’y verrais ma malheureuse mère fondre en larmes et mourir de douleur.

C’est la même chose, ajoute Fénelon ; mais quelle vivacité dans ces mouvements ; comme ces paroles coupées marquent bien la nature dans les transports de la douleur ! La manière de dire les choses fait voir la manière dont on les sent, et c’est ce qui touche l’auditeur.

Racine a prêté le même mouvement Phèdre poursuivie par le remords :

Où me cacher ? Fuyons dans la nuit infernale ;
Mais que dis-je ? Mon pere y tient l’urne fatale ;
Minos juge aux enfers tous les pâles humains,

Germanicus s’adressant à ses soldats révoltés, s’exprime ainsi dans Tacite :

Quel nom donner à cette foule séditieuse ? vous appellerai-je soldais, vous qui avez assiégé dans son camp le fils de votre empereur en le menaçant de vos armes ? Citoyens, vous qui foulez aux pieds avec tant de mépris l’autorité du Sénat ? Ennemis même ? Non, vous avez violé les droits de la guerre, ceux des ambassadeurs et ceux de l’humanité.    .

7. De l’obsécration et de l’optation. — L’ obsécration, comme son nom l’indique, est une prière instante avec appel à tout ce qu’il y a de plus cher ou de plus sacré. — Ainsi dans    Télémaque, Philoctète    suppliant Néoptolème de ne pas l’abandonner seul dans l’ile de Lemnos :

O mon fils ! je te prie, je te conjure par les mânes de ton père et de ta mère, par tout ce que tu as de plus cher sur cette terre, de ne pas me laisser seul dans les maux que tu vois.

L’optation se rattache à l’obsécration ; elle exprime un vœu ardent et passionné. Ainsi David s’écrie :

Qui me donnera des ailes comme la colombe, pour que je prenne mon vol et que je cherche un lieu de repos ?

Mirabeau a très-heureusement uni l’obsécration et l’optation dans son fameux discours sur la banqueroute, en adaptant ces figures aux exigences légitimes du goût moderne :

Je supplie celui qui répond oui, de considérer que son plan n’est pas connu ; qu’il faut du temps pour le développer, l’examiner, le démontrer… mais le ciel me préserve d’opposer mes projets aux siens !

8. De l’imprécation. — L’ imprécation est une prière négative qui appelle la colère du ciel ou des enfers sur une chose ou une personne.

David pleurant la mort de Saûl et de Jonathas lance une ardente imprécation contre le théâtre de leur mort :

Et vous, mont de Gelboé ! que jamais la rosée ni la pluie ne rafraîchissent vos coteaux ; que jamais on n’y offre les prémices des moissons, puisque c’est là. qu’est tombé le bouclier des braves, le bouclier de Saûl, comme s’il n’était pas l’oint du Seigneur.

Joad invoquant Dieu contre Athalie :

Daigne, daigne, mon Dieu, sur Mathan et sur elle
Répandre cet esprit d imprudence et d’erreur,
De la chute des rois funeste avant-coureur.

Presque tous les personnages tragiques, au dénoument du drame, expriment la violence de leurs sentiments par des imprécations dont les plus célèbres sont les imprécations de Camille dans Horace, les imprécations d’Oreste dans Andromaque et les imprécations d’Athalie36. Ces exemples prouvent combien l’emploi de cette figure serait déplacé dans un ouvrage écrit et avec quelle mesure elle doit être employée par l’orateur.

Cependant Mirabeau à l’occasion du projet financier de Necker :

Malheur à qui ne souhaite pas au premier ministre des finances tout le succès dont la France a un besoin si urgent ! Malheur à qui pourrai mettre des opinions ou des préjugés en balance avec la patrie !

9. Règles relatives à ces figures. — Toutes les observations qui précèdent sont résumées dans cette ingénieuse récapitulation de Cicéron :

Je crois, dît-il, voir cet orateur que nous cherchons présenter une seule et même chose sous différents aspects et amplifier une même idée pour y fixer notre esprit ; atténuer certains objets ; railler avec art ; s’écarter du sujet par une digression ; annoncer ce qu’i1 va dire ; conclure après chaque point ; revenir sur ses pas et reprendre en peu de mots ce qu’il a dit ; donner une nouvelle force à ses preuves en tes résumant ; presser l’adversaire par de vives interrogations ; se répondre à lui-même, comme s’il était interrogé ; dire une chose et en faire entendre une autre ; paraître incertain sur le choix de ses pensées et de ses paroles ; établir des divisions ; omettre et négliger certaines choses ; prévenir les esprits en sa laveur ; rejeter les fautes qu’on lui impute sur son adversaire ; entrer en délibération avec les juges et même avec sa partie ; décrire les mœurs des personnes et raconter leurs entretiens ; faire parler les choses inanimées ; distraire les esprits de la question ; exciter souvent la gaieté elle rire ; aller au-devant des objections ; offrir des comparaisons et des exemples ; distribuer une idée en plusieurs points quoi parcourt successivement ; arrêter l’adversaire qui veut interrompre ; déclarer qu’il ne dit pas tout ; avertir les juges d’être sur leurs gardes ; parler avec une noble hardiesse ; s’abandonner quelquefois à la colere, aux reproches ; prier, suppléer ; guérir des blessures ; se détourner un peu de son but ; faire des vœux, des imprécations ; s’entretenir familièrement avec ceux qui l’écoutent. Il rassemble toutes les autres perfections du discours : il est vif et serré, s’il le faut ; il peint à l’imagination ; il exagère ; il laisse plus à entendre qu’il ne dit ; il s’égaye ; il trace des portraits et des caractères.

Toutes les règles relatives aux figures ‘sont dominées "par cette observation générale qu’il faut éviter la recherche et la profusion des images ; plus on veut rendre les choses touchantes, mieux la simplicité convient. L’écrivain et l’orateur doivent se montrer plus occupés du sentiment qui les possède que du soin de plaire par le choix des mots et des pensées. Les figures sortiront donc du sujet ; employées avec mesure, elles en seront la force et l’ornement ; en abuser, c’est devenir impuissant parce qu’on devient ridicule.

En résumé :

I. L’exclamation exprime par une interjection ou par un cri l’émotion soudaine de l’âme.

II. La sentence résume les pensées, les raisonnements ou les sentiments sous une forme générale.

III. L’apostrophe donne une vivacité toute dramatique à l’exposition et à la narration.

IV. La prosopopée ne convient qu’à l’expression d’une passion très-violente dont tes hallucinations animent toutes choses. Elle court le risque d’être emphatique et ridicule.

V. Le dialogisme donne à l’exposition ou à la narration toute la vivacité de l’action sous la forme du drame.

VI. La dubitation est une sorte de dialogue de l’orateur avec lui-même ; elle peint l’agitation et l’anxiété de l’âme.

VII. L’obsécration et l’optation sont des prières instantes et passionnées.

VIII. L’imprécation est une figure très-forte qui ne convient guère qu’à la poésie tragique.

Leçon XXXIII. Des tropes. §

1. Des tropes. —    2. De la métaphore. — 3. Usage et abus des métaphores. — 4.  De l’allégorie. — 5. De la catachrèse. — 6. De la métonymie. —   7. De la synecdoque. —  8. De l’antonomase. —  9. De l’antiphrase et de l’euphémisme. — 10. Règles relatives aux tropes.

. Des tropes. — Les figures de mots ont pour caractère distinctif que, le mot supprimé, la figure disparaît, tandis que, même après le changement des mots, les figures de pensée persistent encore.

Les plus frappantes et les plus communes des figures de mots sont les tropes. Ce nom, qui signifie en grec tourner, désigne une figure qui détourne un mot de son acception usuelle.

Ainsi le mot brillant, qui convient à la lumière, s’applique par un trope à l’esprit, à la parole, etc.

Le trope change la signification des mots comme on le fait quand on dit d’un homme courageux qu’il est un quand on dit cent voiles au lieu de cent vaisseaux ; en effet, on change alors le sens et l’application des mots lion et voiles.

Les tropes ont leur origine dans une relation naturelle entre deux objets ; car c’est en vertu de cette relation que le nom de l’un peut être transporté à l’autre.

Le plaisir que causent les tropes vient de ce qu’ils frappent l’imagination du lecteur par le rapprochement établi entre certains objets, de ce qu’ils exercent son esprit sans le fatiguer, et lui donnent un sentiment agréable de sou intelligence.

Les trois principaux tropes ont été désignés par les rhéteurs grecs sous les noms de métaphore, métonymie et synecdoque.

2. De la métaphore. — La métaphore d’un    mot    grec qui signifie    transporter, transporte en effet un mot à une signification nouvelle en vertu d’une comparaison sous-entendue. Quand David dit : Dieu est mon soleil et mon bouclier, il pense : Dieu m’éclaire comme le soleil et me protège comme un bouclier.

Une métaphore, dit Quintilien, est une comparaison abrégée. Ainsi le moraliste pourrait dire que la mort du sage est calme comme le soir d’un beau jour ; le poëte dit :

Rien ne trouble sa fin, c’est le soir d’un beau jour.

Fénelon emploie une comparaison quand i ! dit :

Le fils d’Idoménée, comme une jeune et tendre fleur, est cruellement moissonné dès son premier âge.

Bossuet a remplacé cette comparaison par une métaphore :

Représentons-nous le jeune prince que les Grâces elles-mêmes semblaient avoir formé de leurs mains ; pardonnez-moi ces expressions il me semble que je vois encore tomber cette fleur.

Au lieu de l’expression plate d’une vérité banale : le chagrin passe, la Fontaine a dit en poëte :

Sur les ailes du temps la tristesse s’envole.

Il a réuni la comparaison et la métaphore dans ces vers sur la vieillesse et la mort :

Je voudrais qu’à cet âge
On sortît de la vie ainsi que d’un banquet ;
Remerciant son hôte, et qu’on fît son paquet.

Une comparaison acceptée peut se transformer en métaphore :

L’honneur est comme une île escarpée et sans bords,
On n’y peut plus rentrer dès qu’on en est dehors.
Boileau.

Cette figure est si bien dans les habitudes naturelles de l’esprit que le langage même de la conversation la plus familière est plein de métaphores. C’est ainsi que nous disons : La pénétration de l’esprit, la rapidité de la pensée, la chaleur du sentiment, la dureté de l’âme, l’aveuglement du cœur, le torrent des passions, le poids de la volonté. — Le feu de la jeunesse, le printemps de la vie, la fleur de l’âge, les glaces de la vieillesse, l’hiver de la vie, le fardeau des années. — Etre bouillant de colère, enivré de gloire, glacé d’effroi, bercé d’espoir, ballotté par la crainte, etc.

La métaphore a pour effet de donner la vie et le mouvement du monde physique même aux choses et aux faits du monde moral. Grâce à elle tout prend un corps, un visage ; l’homme brûle de colère, sèche d’envie et s’endurcit contre la douleur, etc.

Cependant il arrive souvent que la métaphore transport les caractères moraux même aux choses physiques pour ajouter plus de vivacité à l’expression. — Ainsi Bossuet, voulant donner une idée de la grandeur et de l’autorité de la reine d’Angleterre, mais avec une atténuation dont un poëte n’aurait pas eu besoin :

La reine voyait pour ainsi dire les ondes se courber sous elle et soumettre toutes leurs vagues à la dominatrice des mers.

De même on dit : la terre prodigue ou refuse ses trésors ; l’Océan s’emporte ou se calme.

3. Usage et abus des métaphores. — Cette figure donne aux choses spirituelles le mouvement des choses physiques ; elle communique également aux corps les qualités morales : elle est donc le plus beau, le plus riche, le plus usité de tous les tropes. C’est par cette figure que le style s’embellit et se colore : c’est par elle que tout vit dans la poésie et dans l’éloquence. Aussi Racine le fils a-t-il justifié en poëte et en critique de goût ce vers célèbre du récit de la mort d’Hippolyte37 :

Le flot qui l’apporta recule épouvanté.

« La douleur, a-t-on dit, ne cherche pas des ornements tels que cette métaphore. Mais ce n’est pas non plus un ornement que cherche Théramène ; il parle le langage de la passion ; il trahit cette illusion naturelle de la douleur qui croit volontiers que la nature tout entière s’associe à ses sentiments.

1° La première qualité d’une bonne métaphore est d’être naturelle, c’est-à-dire de rapprocher deux idées ou deux images qui ne sont pas incompatibles. Telle est cette charmante métaphore de la Bruyère :

La véritable grandeur se courbe par bonté vers ses inférieurs, et revient sans effort dans son naturel.

Au contraire, quoi de plus forcé que ces étranges métaphores :

Avec lui vainement je voudrais vous lier,
Son cœur est un logis qui n’a pas d’escalier.

On voyait. au bout du jardin dont il avait l’air d’être le dogue fidèle, le Rhône qui aboyait.

La Bruyère a, dès le dix-septième siècle, fait justice de ces enlumineurs grossiers qui chargent leurs descriptions, s’appesantissent sur les détails, exagèrent, passent le vrai dans la nature, et, au lieu d’en tracer le tableau, en font le roman. Il est allé lui-même jusqu’à la limite extrême dans cette énergique peinture des sots aveuglés par leur succès :

On voit des gens enivrés, ensorcelés par la faveur… Pressez-les, tordez-les, ils dégouttent l’orgueil, l’arrogance, la présomption. Ils croient que les hommes se relayent pour les regarder.

2° La métaphore doit éviter l’incohérence qui naît du rapprochement d’idées et d’images très-différentes. Par exemple, voici quelques métaphores incohérentes :

Malgré des feux si beaux qui rompent ma colère.

Des feux ne rompent pas, ils allument et brûlent.

Je remonterai à la base de vos réputations.

On ne remonte pas à une base, mais à une source.

Tableau immense où nous tenons à la fois dans nos mains les extrémités de la chaîne du temps, où l’on ne marche qu’au bruit de la chute des empires !    ‘

Jamais l’auteur des Eloges n’a mieux justifié l’allusion cruelle du mot galithomas que par ce tableau où nous tenons les extrémités d’une chaîne et où nous marchons.

Le même défaut se rencontre dans ce portrait enluminé par J. B. Rousseau :

La nature et l’art
En maçonnant les remparts de son âme
Songèrent plus au fourreau qu’à la lame.

Même incohérence dans les exemples suivants :

L’éloquence de Bossuet est un torrent qui enflamme tous les cœurs.

Alors Ulysse, la plus ferme colonne de la Grèce, partit pour affronter l’orage.

Malherbe a eu le mauvais goût d’écrire :

Prends ta foudre, Louis, et va, comme un lion,
Porter le dernier coup à la dernière tète
De la rébellion.

Tout est malheureux dans ces images : un lion ne porte pas la foudre, et, tandis que la foudre fait penser à Jupiter, la dernière tête à frapper rappelle l’hydre de Lerne et Hercule.

3° Les métaphores sont mauvaises, quand elles ont pour effet de rabaisser la chose dont on parle ou de ramener à des apparences toutes physiques les phénomènes moraux, à moins que ce ne soit l’objet même de la métaphore, comme dans cette expression de Voltaire sur les critiques du temps :

Grands compositeurs de riens, pesant gravement des œufs de mouches dans des balances de toiles d araignées.

Tout le monde connaît et raille la métaphore de Tertullien : le déluge fut la lessive générale de là nature, et la traduction trop exacte de Benserade :

Dieu lava bien la tête à son image.

Mais on ne se défie pas assez de ces métaphores qui sont niaises d’abord comme :

Un peu d’eau de mon cœur qui se mêle à la tienne.

pour les larmes ; puis brutales comme :

Mme de Lafayette étudia à fond l’anatomie du cœur. ou atténuées comme :

La reine Blanche était attirée vers Thibault par des sympathies presque magnétiques ; et l’on ne s’aperçoit pas que, par des degrés insensibles, de telles métaphores conduisent à ces lourdes extravagances de Balzac, notre contemporain :

La peur est un phénomène comme tous les accidents électriques, bizarre et capricieux dans ses modes. Cette explication deviendra vulgaire le jour où les savants auront reconnu le rôle immense que joue l’électricité dans la pensée humaine.

La volonté est une force matérielle semblable à la vapeur.

4 ° Aristote recommande de rendre les métaphores par des termes agréables à l’oreille, éveillant des impressions douces et analogues à celles de l’objet. Il signale à ce propos la différence entre ces trois métaphores :

L’aurore aux doigts de rose, aux doigts de pourpre, aux doigts rouges.

De toutes les figures la métaphore est celle dont l’abus atteste le mieux une décadence littéraire ; les improvisateurs. et les industriels littéraires de notre époque en offrent la preuve. Peut-être bien, à force de recherche et de déraison rendront-ils au public le goût du simple ; en tout cas ils font paraître le style naturel et sobre très-nouveau et tout à fait original.

4. De l’allégorie. — La métaphore qui se prolonge, s’étend et se développe devient une allégorie. Elle offre l’avantage d’arrêter plus longtemps l’esprit sur les idées et les images qui doivent saisir l’imagination ou toucher le cœur. Ainsi la métaphore qui assimile la vie humaine à un voyage sur mer a inspiré plus d’une allégorie. C’est, par exemple, Racan qui dit :

Nous avons, assez vu sur la mer de ce monde
Errer au gré des vents notre nef vagabonde ;
Il est temps de jouir des délices du port.

De même, la Fontaine avec sa grâce et sa fécondité hauelles :

Lorsque sur cette mer on vogue à-pleines voiles,
Qu’on croit avoir pour soi les vents et les étoiles,
Il est bien malaisé de régler ses désirs,
   Le    plus sage s’endort sur la foi des zéphirs !

Un prosateur peut reprendre et développer la même allégorie comme l’a fait la Bruyère :

L’on voit Eustrate assis dans sa nacelle où il jouit    d’un air    pur    et d’un ciel serein ; il avance d’un bon vent et qui a toutes    les     apparences de devoir durer ; mais il tombe tout d’un coup ; le ciel se couvre, l’orage se déclare ; un tourbillon enveloppe sa nacelle ; elle est submergée.

Massillon la paraphrasé et presque copié la Bruyère :

Rien de plus funeste que l’assoupissement de l’âme qui croit être avancée dans la vertu. L’esprit, veillé et dispute contre le sommeil, selon le précepte du Sauveur. Mais une voix secrète lui dit pour l’inviter au repos : « Tout est calme, tout est tranquille, toutes les tempêtes sont apaisées ; le ciel est serein, les vagues dociles, le vaisseau s avance tout seul : ne voulez-vous pas prendre un peu dé repos ? » L’esprit se laisse aller et sommeille ; assuré sur la face de la mer calmée et sur la protection du ciel dont il a fait si souvent l’épreuve, il abandonne le gouvernail et laisse aller le vaisseau à l’abandon : les vents se soulèvent, il est submergé.

 De même Voltaire à propos de la politique du hasard :

Sur le vaisseau public ce pilote égaré
Présente à tous les vents son flanc mal assuré ;
Il s’agite au hasard ; à l’orage il s’apprête,
Sans savoir seulement d’où viendra la tempête.

Pascal a développé une autre allégorie de la vie humaine :

Qu’on s’imagine un nombre d’hommes dans les chaînes et tous condamnés à la mort ; dont les uns étant chaque jour égorgés à la vue des autres, ceux qui restent voient leur propre condition dans celle leurs semblables, et se regardant les uns les autres avec douleur et espérance attendent leur tour. C’est l’image de la condition des hommes.

Montesquieu offre l’exemple d’une allégorie frappante et très instructive :

Quand les sauvages de la Louisiane veulent avoir du fruit, ils coupent l’arbre au pied et cueillent le fruit : voilà le gouvernement despotique.

L’allégorie peut s’étendre ; elle devient alors un sujet littéraire et un genre distinct parmi ceux qui conviennent à l’expression vive de la vérité. — Ainsi Horace exhortant les Romains à la paix s’adresse à la République sous l’allégorie d’un navire :

O vaisseau, seras-tu encore rejeté en haute mer par les flots ? Arrête ! garde le port ; vois tes flancs dépouillés de rameurs, ton mât meurtri par les coups du vent d’Afrique, tes vergues qui gémissent, ta carène privée de cordages, incapable de résister à la violence des ondes, etc.

Développée et tournée vers l’enseignement moral, l’allégorie forme l’apologue ou la fable, la leçon la plus élémentaire et la plus éloquente de l’enfance et de la foule. C’est encore la parabole consacrée par l’enseignement moral de Socrate et de Jésus-Christ.    .

L’allégorie oratoire peut tomber dans l’absurde, en forçant ou en prolongeant une métaphore. Molière a voulu rendre ridicule la prétention de maître Jacques lorsque le cuisinier d’Harpagon dit à son maître :

Monsieur votre intendant m’a rogne les ailes avec les ciseaux de son économie.

Les orateurs de la Convention ont souvent été ridicules par la prétention de leurs allégories ; ainsi Danton a terminé un discours de cette façon grotesque :

Je me suis retranché dans la citadelle de la raison et j’en sortirai avec le canon de la vérité.

Du même temps :

Je me suis appuyé sur le roc inébranlable de la vérité, d’où j’ai vu l’onde courroucée de l’imposture briser avec une impuissante furie sous mes pieds.

Mais c’est un de nos contemporains qui a eu le malheur d’écrire :

La philosophie de la raison individuelle est le ver solitaire de l’entendement qui ne produira jamais qu’un bagne intellectuel, où. l’on traînera la longue chaîne du doute avec le pesant boulet dudésespoir.

En revanche, notre historien national, M. Thiers, offre un bel exemple d’allégorie :

Lorsque la vieille Rome tomba vaincue et toute sanglante aux pieds des barbares, l’Église romaine recueillit l’esprit humain comme un pauvre enfant que dans le sac d’une ville on trouve expirant sur le sein de sa mère égorgée. Elle le recueillit, elle le cacha dans ses asiles mystérieux, où elle le nourrit des lettres grecques et latines ; elle lui enseigna tout ce qu’elle savait, et personne alors ne savait davantage ; elle lui prodigua tous ses soins, jusqu’au jour où cet enfant devenu homme s’est appelé Descartes, Bacon, Galilée.

Le style est ici à la hauteur de la théorie philosophique.

5. De la catachrèse. — Il y a certains cas particuliers où, le mot propre manquant dans la langue, il faut y suppléer par un équivalent ; c’est ainsi qu’on dit : un cheval ferré d’argent, une feuille de papier. C’est donc une sorte de métaphore inévitable ; résultat forcé de la pauvreté de la langue ; aussi les Grecs l’appelaient du nom de catachrèse, qui signifie abus.

6. De la métonymie. — Suivant l’étymologie, cette espèce de métaphore est un changement de mots ; elle consiste à prendre :

1° Le nom de la cause pour le nom de l’effet : c’est ainsi qu’on dit cultiver les Muses pour la poésie ; fêter Bacchus pour le vin ; vivre de son travail, au lieu du fruit de son travail.

2° Le nom de l’effet pour celui de la cause :

Pélion n’a plus d’ombrages,

pour n’a plus d’arbres ;

Achille porte la mort dans ses mains.

pour un trait ou un glaive.

Devant le vestibule, aux portes des enfers,

Habitent les soucis et les regrets amers,

La pâle maladie et la triste vieillesse.

3° Le contenant pour le contenu :

Socrate avala sans hésiter la coupe funeste, pour le poison ;

La terre se tut devant Alexandre, pour les peuples de la terre ;

Implorer le secours du ciel,

pour de Dieu.

4° Le signe pour la chose signifiée.

Le sceptre que je tiens pèse à ma main tremblante,
Voltaire.

pour l’ autorité royale.

Du sceptre à la houlette
Tout est sujet au même sort.
LaFontaine.

A la fin, j’ai quitté la robe pour l’épée ; au lieu de la magistrature pour l’ état militaire ;

Il a reçu le bâton de maréchal, pour la dignité.

Louis XIV envoyant Philippe V régner sur l’Espagne veut lui dire que les deux pays n’en feront plus qu’un, n’auront plus de frontières : « Allez, mon fils, il n’y a plus de Pyrénées. »    

5° Le possesseur pour l’objet possédé, l’auteur pour l’ouvrage.

Ainsi La Fontaine dit ;

Virgile est dans mes mains, je m’instruis dans Horace,

au lieu des poèmes de Virgile et d’Horace.

Et de même Athalie s’écrie :

David, David triomphe, Achab seul est détruit.

6° Le nom abstrait pour le terme concret :

Que ton effronterie a surpris ma vieillesse !

dit Géronte à son fils le Menteur.

De même Burrhus à Agrippine :

Votre bonté, Madame, avec sécurité
Pouvait se reposer sur ma sincerité.

Andromaque parlant de la mort héroïque de Priam :

Du vieux père d’Hector là valeur abattue
Aux pieds de sa famille expirante à sa vue.
Là parmi les douceurs d’un tranquille silence
Règne sur le duvet une heure use indolence.
Boileau.
L’ignorance et l’erreur, à scs naissantes pièces
En habit de marquis, en robes de comtesses,
Venaient pour diffamer son chef-d’œuvre nouveau.
Boileau
La vieillesse chagrine incessamment amasse.
Boileau.
Souvent la tyrannie a d’heureuses prémices.
Racine
L’esclavage en silence
Obéit à sa voix dans cette ville immense
Voltaire.
Mon zèle n’a besoin que de votre silence.
Racine.

L’abus de ce genre de style, tout en abstractions, a donné au français du dix-huitième siècle quelque chose de lourd et de pédantesque : La contre-révolution aiguise ses poignards dans l’ombre ; mais le patriotisme veille, etc. Ainsi pariaient les hommes du Tribunal révolutionnaire : ils auraient fait rire, s’ils n’eussent fait trembler.

7° Le nom du lieu pour celui de la chose qui y est faite : Cette lame est un vrai damas. — Cette dentelle est une Matines, — Le Portique, pour la morale stoïcienne qui était enseignée sous le portique.

8. De la synecdoque. — Ce mot signifie en grec compréhension ; il désigne une métonymie qui fait entrer dans un mot, tantôt plus, tantôt moins qu’il ne comporte ; c’est ainsi qu’elle prend :

1° Le genre pour l’espéce :

Les mortels, pour les hommes, l’espéce des hommes étant contenue dans le genre mortel.

De même lorsqu’au lieu du lapin, La Fontaine dit : L’animal chassé du paternel logis ; ou bien au lieu du pigeon, la volatile malheureuse.

Sous cette forme, la synecdoque est une figure précieuse pour le style élevé, puisqu’en substituant le nom du genre à celui de l’espéce, elle satisfait à la règle posée par Buffon qui recommande de nommer les choses par les termes les plus généraux

Ou l’espèce pour le genre. — La Fontaine dit du lion :

En son Louvre il les invita ;
Quel Louvre ! un vrai charnier.

2° La partie pour le tout. — Ainsi, au lieu d’une seule personne, Bossuet dit :

La naissance et la fortune sont accumulées sur une seule tête.

Racine fait dire à Hippolyte à propos de son père :

J’ignore le destin d’une tête si chère.

Boileau veut remplacer le mot années :

Là, depuis trente hivers un hibou retiré.

3° Un nombre déterminé pour un nombre  vague  ou  le singulier pour le pluriel.

Bossuet a dit :

En même temps la Pologne se voit ravagée par le rebelle Cosaque, par le Moscovite infidèle  et plus encore par le Tartare qu’elle appelle à son secours dans son désespoir.

Et Racine, au lieu de souvent :

Vous savez, et Calchas vous l’a mille fois dit.

De même Boileau :

Mais c’est un jeune fou qui se croit tout permis
Et qui pour un bon mot va perdre vingt amis.

4° Le nom de la matière pour la chose qui    en    est    faite    :

Tendre au fer de Calchas une tête innocente,

au lieu de glaive,

Mais l’airain menaçant frémit de toutes parts,
Boileau.

pour la trompette.

L’airain sacré tremble et s’agite,
C.DELAVIGNE.

pour la cloche.

Belle tête, dit-il, mais de cervelle point.
La Fontaine.

La cervelle pour le jugement.

On désigne sous le nom d’antonomase c’est-à-dire substitution de mot, la figure qui substitue le nom commun au nom propre ou réciproquement :

Ainsi, l’ orateur romain pour Cicéron.

Bossuet voulant désigner saint Paul :

Un chrétien toujours attentif à combattre ses passions meurt tous les jours avec l’Apôtre.

Dans le mouvement contraire, on dit un Tibère ou un Louis XI pour un prince fourbe et cruel.

Boileau a dit, afin d’exprimer l’importance d’un bon ministre pour un grand roi :

Mais sans un Mécénas, à quoi sert un Auguste ?

De même pour désigner les critiques et commentateurs

Aux Saumaises futurs préparer des tortures.

9. De l’antiphrase et de l’euphémisme. — Ces deux tropes servent également à rendre plus douce l’expression de la vérité. L’ Antiphrase dit le contraire de la vérité : le Euménides (déesses bienveillantes), pour les Furies. L’Euphémisme adoucît l’expression qui pourrait blesser, comme ils ont vécu, pour ils ont été tués.

   Ces deux tropes ne sont que des formes de la figure de pensée étudiée sous le nom d’ironie, litote, atténuation, astéisme, etc.

Une observation générale doit compléter cette étude su les tropes, c’est que l’usage est seul juge souverain de la convenance de certaines figures. — Ainsi, tandis qu’on dit bien cent, voiles pour cent vaisseaux, on ne dira pas cent mâts. — En français, nous disons : je vous l’ai répété cent fois ou mille fois ; il serait ridicule de dire comme en latin je vous l’ai dit six cents fois.

10. Règles relatives aux tropes. — En résumé, les tropes peuvent être soumis aux six règles suivantes :

I. La métaphore parle à l’imagination en donnant la forme et le mouvement aux choses spirituelles.

II. Les métaphores doivent être naturelles, simples et suivies.

III. Il faut éviter les métaphores qui rabaissent et matérialisent trop les choses.

IV. L’allégorie prolonge l’effet de la métaphore à la condition que les détails n’en soient pas exagérés.

V. La synecdoque, qui donne à l’espéce le nom du genre, satisfait à la règle de Buffon qui veut que le style élevé use des termes les plus généraux.

VI. l’emploi de ces figures doit être subordonné aux usages de la langue.

Leçon XXXIV. Des  figures de mots. §

1. Des figures de mots. — 2. Des figures de grammaire : de l’ellipse. — 3. Du pléonasme. — 4. De l’inversion. — 5. De la syllepse. — 6. Des figures oratoires : de la répétition. — 7. De la     disjonction. — 8. De l’apposition. — 9. Des autres figures. — 10. Règles. — 11. Résumé sur les figures de mots. — 12. Emploi journalier de toutes les figures.

1. Des figures de mots. — Les ligures de mots qui ne sont pas des tropes résultent de l’emploi et de la disposition des mots eux-mêmes ; alors changer les mots ou la construction, c’est détruire la figure.

Ainsi, à la place du pléonasme et de la répétition :

Je l’ai vu, dis-je, vu, de mes propres yeux vu,

Ce qu’on appelle vu....

Mettez simplement : je l’ai vu, il n’y a plus de figure.

De même au lieu de ce vers de Corneille :

Tombe sur moi le ciel pourvu que je me venge !

Ecrivez : Que le ciel tombe sur moi, et vous détruisez cette figure de mots qu’on appelle inversion.

2. Des figures de grammaire : De l’ellipse. — On distingue parmi les figures de mots : 1° celles qui résultent d’un changement dans l’ordre grammatical, ce sont les figures de grammaire ou de construction et 2° les figures oratoires qui ne changent rien à la régularité du langage.

Il y a quatre figures de grammaire principales qui sont l’ellipse, le pléonasme, l’ inversion et la syllepse.

L’ellipse supprime des mots que la construction grammaticale exigerait.

Toutes les fois que le vide est facile à combler, toutes les fois que les mots retranchés se présentent à l’esprit et ne laissent dans la pensée aucun trouble, aucune obscurité, l’ellipse a l’avantage d’alléger la phrase et de rendre l’expression plus vive. Aussi les moralistes dont la pensée prend volontiers une forme sentencieuse en font un grand usage :

Il y a des reproches qui louent et des éloges qui médisent.
La Rochefoucauld.
Notre mérite nous attire la louange des honnêtes gens, et no étoile celle du public.
Joubert.

Le bon esprit nous découvre notre devoir, notre engagement à faire ; et s’il y a du péril, avec péril.

La Bruyère.

La paix rend les peuples plus heureux et les hommes plus faibles

Vauvenargues.

De même Massillon à propos du médisant :

Ses louanges même sont empoisonnées ; ses applaudissements, malins ; son silence, criminel.

A plus forte raison, cette figure est-elle employée par les poëtes, à titre de licence :

Ainsi dit le renard, et flatteurs d’applaudir.
La Fontaine.
Oui, les rois dans le ciel ont un jugé sévère,
L’innocence, un vengeur et l’orphelin, un père.
Racine.
Nos amis ont grand tort, et, tort qui se reposa
Sur de tels paresseux.
La Fontaine.
Le cœur est pour Pyrrhus et les vœux pour Oreste.
Racine.

Molière fait un heureux emploi de l’ellipse dans le récit de Sosie se plaignant des exigences des grands :

Jour et nuit, grêle, vent, péril, chaleur, froidure,
Dès qu’ils parlent, il faut voler.

On peut citer encore :

Le crime fait la honte, et non pas l’échafaud.
Corneille.
Je t’aimais inconstant, qu’aurais-je fait fidèle ?
Racine.

Ces deux dernières ellipses qui donnent tant de rapidité à l’expression offrent le grave inconvénient d’une irrégularité grammaticale qui produit quelque obscurité. C’est l’écueil de cette figure, et il est impossible de fixer à cet égard aucune limite précise. Les écrivains de génie se font pardonner toutes les hardiesses ; mais il convient de n’employer que les ellipses autorisées par de grands exemples.

3. Du pléonasme. — Cette figure tout au contraire de l’ellipse ajoute des mots que la grammaire rejetterait comme inutiles à l’expression de la pensée.

Cette insistance donne plus de force à l’expression, et convient à une passion vive : Je l’ai vu de mes propres yeux. C’est une figure qui se confond presque avec la répétition et s’associe souvent à elle. Le pléonasme court parfois le risque d’alourdir la phrase sans nul profit ; alors c’est une faute presque ridicule :

Trois sceptres à son trône attachés par mon bras,
Parleront au lieu d’elle et ne se tairont pas.

4. De l’inversion. — Cette figure consiste à renverser l’ordre grammatical des mots : elle est propre aux langues qui subissent la construction logique. En effet, l’inversion n’est ni une licence ni une figure pour les langues synthétiques comme le grec, le latin et l’allemand : ces langues n’ont aucune règle grammaticale de construction Au contraire, l’inversion constitue l’une des principales licences de notre poésie. Voici quelques exemples d’inversions permises même à la prose :

L’or, même à la laideur donne un trait de beauté.
Boileau
Que de vertus en nous un seul vice a détruites !
L. Racine.
Toutes les dignités que tu m’as demandées,
Je te les ai sur l’heure et sans peine accordées.
Corneille.
Tombe sur moi le ciel pourvu que je me venge !

Nos grands orateurs fournissent quelques exemples d’une audace telle qu’on peut à peine les proposer pour modèles :

Restait cette redoutable infanterie de l’armée d’Espagne.
Bossuet.
Sache la postérité que j’ai moi-même entendu ces saintes réponses
Bossuet.

Pour juger l’effet d’harmonie que peut produire l’inversion, il suffit de transposer les deux beaux vers de Racine :

Du temple, orné partout de festons magnifiques,
Le peuple saint en foule inondait les portiques.

De même au lieu de la construction grammaticale :

L’ennemi, confus et déconcerté, frémissait déjà dans son camp ; les Impériaux, dont l’attaque hardie avait d’abord effrayé nos provinces, s’apprêtaient déjà à se sauver dans la montagne ;

Fléchier a employé une inversion qui élève et anime son style :

Déjà frémissait dans son camp l’ennemi confus et déconcerté ; déjà prenait l’essor, pour se sauver dans les montagnes, cet aigle dont le vol hardi avait d’abord effrayé nos provinces.

Quant à l’inversion qui consiste à débuter dans une proposition par des compléments de temps ou de lieu, elle est si fréquente dans notre langue que c’est à peine s’il est nécessaire de la mentionner :   

« Avant une heure, même par les jours les plus ardents, je partais par le grand soleil… Avec quel battement de cœur je commençais. ; respirer !… Ainsi s’écoulèrent pour moi les journées les plus charmantes. »

J. J. Rousseau.

Il n’est peut-être pas de figure après là métaphore don l’abus offre un plus triste témoignage de la corruption de la langue et de la décadence du goût.

Le désir de donner à leur style une originalité qui puisse attirer l’attention publique a poussé certains écrivains contemporains à des constructions dont il faut préserver l’inexpérience des jeunes gens qui croiraient devoir les imiter.

Quand elle ne blesse ni la grammaire ni le goût, l’inversion a l’avantage de faire participer les langues analytiques telles que le français, au privilège qu’ont toutes les langue ; synthétiques de pouvoir placer les mots importants au début et à la fin des propositions38.

On peut encore désigner comme figure de mots, l’enalage ou changement de temps qui substitue le présent au passé pour mieux rendre la rapidité d’une action dans le récit :

Turenne meurt : tout se confond, la fortune chancelle, la victoire se lasse, la paix s’éloigne.    Fléchier.

5. De la syllepse. — La syllepse est    une    figure    qui substitue l’accord logique à l’accord grammatical, et rattache un mot à l’idée plutôt qu’au mot qui représente cette idée ; c’est une figure assez rare en prose.

Bossuet a dit :

Quand le peuple hébreu entra dans la terre promise, tout y célébrait leurs ancêtres.

Tout le monde connaît les deux exemples fournis par Racine :
Entre le pauvre et vous, vous prendrez Dieu pour juge,
Vous souvenant, mon fils, que, caché sous ce lin,
Comme eux vous fûtes pauvre et comme eux orphelin.

On ne voit point le peuple à mon nom s’alarmer,
Le ciel dans tous fûtes pleurs ne m’entend point nommer.

6. Des figures oratoires : De la répétition. — Les figures oratoires ne dérogent en rien aux règles do la grammaire ; l’écrivain ne demande aucun sacrifice à la langue.

Les trois plus usitées sont la    la    et l’apposition.

La Répétition est la figure qui, pour appeler l’attention sur une idée, un objet ou un acte, présente plusieurs fois le mot qui l’exprime.

On peut répéter toutes les espèces de mots ; d’abord les substantifs :

L’argent, l’argent, dît-on, sans lui tout est stérile ;
La vertu sans argent n’est qu’un meuble inutile ;
L’argent en honnête homme érige un scélérat ;
L’argent seul au palais peut faire un magistrat.
Boileau.

De même, M. Villemain à propos de l’éloquence chrétienne :

Le christianisme élevait une tribune où les plus sublimes vérités étaient annoncées hautement pour tout te monde, où tes plus pures leçons de la morale étaient rendues familières à la multitude ignorante ; tribune formidable devant laquelle s’étaient humiliés les empereurs souillés du sang des peuples ; tribune pacifique et tutélaire qui, plus d’une fois, donna refuge à ses plus mortels ennemis ; tribune où furent longtemps défendus des intérêts partout abandonnés....

La répétition du verbe est la plus commune :
Guillot dormait alors profondément,
Son chien dormait aussi, comme aussi sa musette ;
La plupart des brebis dormaient pareillement.
La Fontaine.
Au peu d’esprit que le bonhomme avait
L’esprit d’autrui par complément servait :
Il compilait, compilait, compilait.
Voltaire.
Louis XIV n’a pas fait tout ce qu’il pouvait faire parce qu’il était homme ; mais il a fait plus qu’aucun autre, parce qu’il était un grand homme.
Voltaire.
Tous ces désirs de changement qui vous amusent vous amuseront jusqu’au lit de la.mort.
Massillon.

Répétition de l’adverbe :

Là on expie ses péchés, là on épure ses intentions, là on -transporte ses désirs de la terre au ciel, là on perd tout le goût du monde.

Bossuet.
Je l’évite partout, partout il me poursuit.
Racine.

Répétition de la conjonction :

Mais tout dort, et l’armée, et les vents et Neptune.
Racine.
Et la terre et le fleuve, et leur flotte et le port,
Sont des champs de carnage où triomphe la mort.
Corneille.

Cette, dernière forme de répétition reçoit parfois le titre même de Conjonction.

La Fontaine a réuni l’ellipse, le pléonasme et la répétition dans les vers suivants :

Moi, des tanches ! dit-il, moi héron, que je fasse
Une si pauvre chère !

7. De la disjonction. — Cette figure, pour donner plus de rapidité à l’expression, supprime tous les liens grammaticaux. Hermione chasse Oreste loin d’elle :

Adieu, tu peux partir, je demeure en Epire,
Je renonce à la Grèce, à Sparte, à son empire,
A ma famille !    
RACINE.

Agrippine menace Néron :

Ne crois pas qu’en mourant je te laisse tranquille ;
Rome, le ciel, ce jour que tu reçus de moi,
Partout, à tout moment, m’offriront devant toi.
Racine.
Le loup est l’ennemi commun :
Chiens, chasseurs, villageois, s’assemblent pour sa perte.
LaFontaine.
Français, Anglais, Lorrains, que la fureur rassemble,
Avançaient, combattaient, frappaient, mouraient ensemble.
Voltaire.

La répétition, la conjonction, la disjonction se trouvent réunies dans cet admirable tableau de Racine :

J’ai vu ce même enfant dont je suis menacée
Tel qu’un songe effrayant l’a peint à’ ma pensée ;
Je l’ai vu, son même air, son même habit de lin,
Sa démarche, ses yeux, et tous ses traits enfin :
C’est lui-même !

De même le P. Bridaine :

Le jugement dernier, le petit nombre des élus, l’enfer, et par-dessus tout l’éternité, l’éternité ! voilà les sujets dont je veux vous entretenir.

8. De l’apposition. — Cette figure consiste dans l’emploi de substantifs à titre d’adjectifs et en guise d’épithètes : Bossuet décrit la pompe funèbre du prince de Condé :

Des titres, des inscriptions, vaine marque de ce qui n’est plus.

Cette Grèce polie, la mère des philosophes ot des orateurs.
Bossuet.
Un jeune lis, l’amour de la nature.
Racine.
C’est dans un faible objet, imperceptible ouvrage,
Que l’art de l’ouvrier me frappe davantage.
L. Racine.

L’apposition est une figure qui, par cela seul qu’elle change le rôle du substantif, offre quelque chose d’étudié qui ne convient qu’au style élevé. Cependant, La Fontaine en use souvent avec bonheur :

Laissez là votre serpe, instrument de dommage.

Ils virent à l’écart une étroite cabane,
Demeure hospitalière, humble et chaste maison.

9. Des autres figures de mots. — Bien que cette énumération et cette analyse des figures ait pu paraître longue ; elle n’est cependant qu’un abrégé de l’exposition qu’en faisaient les rhéteurs anciens qui avaient donné des noms différents à toutes les modifications les plus simples des figures principales de pensée et de mots.

10. Règles relatives à ces figures. — De cette étude on peut conclure les six règles suivantes :

I. L’ellipse convient à l’expression vive et sentencieuse de la pensée ; elle expose à l’obscurité à force de concision.

II. Le pléonasme appuie sur une idée, mais il est si près du ridicule que le nom même est pris le plus souvent en mauvaise part.

III. L’inversion, employée sans trop contrevenir à la grammaire et à l’usage, donne au style de la variété et de l’expression ; elle rompt la monotonie un peu froide de la construction logique.

IV. La répétition sert à indiquer une action qui se multiplie et elle peut porter sur toutes les espèces de mots.

V. La conjonction et la disjonction appellent également l’attention sur les idées par des moyens tout différents.

VI. L’apposition ne convient guère qu’au style élevé.

11. Résumé sur les figures de mots. — De ce que l’étude des figures peut gagner à être débarrassée du luxe des explications et des distinctions de Scaliger, il ne faut pas conclure que ce serait un bienfait de la supprimer. L’imagination humaine les emploie, et l’analyse par laquelle on les distingue et on les reconnaît sera toujours une excellente gymnastique pour l’esprit, le seul moyen dé se rendre bien compte de toutes les ressources de la langue. Cicéron s’exprime ainsi à ce sujet :

L’orateur connaîtra si bien les ressources que les mots lui fournissent, qu’il n’en laissera glisser aucun qui n’ait de la force ou de l’élégance. Il emploiera surtout les métaphores, qui, par les comparaisons qu’elles suggèrent à l’esprit, le transportent d’un objet à un autre, le détournent, le ramènent, et lui font de cette distraction rapide un nouveau plaisir. Les figures qui naissent de la combinaison des mots servent aussi à embellir le discours ; on peut les comparer à ces décorations qui ornent le théâtre ou la place publique les jours de fête ; elles ne sont pas les seuls ornements du spectacle, mais elles brillent entre tous les autres. Les figures de mots font un semblable effet dans le discours, et l’attention devient naturellement plus vive lorsque des termes répétés et redoublés à propos, même avec un léger changement, se placent au commencement ou à la fin de la phrase, lorsque plusieurs membres de phrase ont la même chute ; que l’orateur procède par symétrie ou par gradation, supprime les particules conjonctives, change plusieurs fois le cas d’un même nom, etc.

On voit par la précision de ces détails que Cicéron, à une époque où il avait élevé si haut la gloire de l’éloquence romaine, attachait encore quelque prix aux leçons des rhéteurs, bien loin de les dédaigner.

12. Emploi journalier des figures. — D’ailleurs, ce ne sont pas seulement les écrivains qui ont l’occasion d’employer les figures, même les plus vives ; à l’appui du mot bien connu de Dumarsais, Marmontel s’est étudié à composer un discours formé de locutions populaires, et où se trouvent réunies les principales figures, assez naturellement amenées. Ce morceau peut servir à faire repasser d’une façon assez piquante les principales de ces façons d’exprimer la pensée :

Essayons de les réunir toutes dans le langage d’un homme du peuple ; supposons qu’il est en colère contre sa femme :

« Si je dis oui, elle dit non ; soir et matin, nuit et jour, elle gronde (accumulation et antithèse). Jamais, jamais de repos avec elle (répétition). C’est une furie, un démon (hyperbole). Mais, malheureuse, dis-moi donc (apostrophe) : que t’ai-je fait (interrogation) ? O ciel ! quelle  fut ma folie en t’épousant (exclamation) ! Que ne me fus-je plutôt noyé (optation) ! Je ne te reproche ni ce que tu me coûtes, ni la peine que je me donne pour te suffire (prétérition) ; mais je t’en prie, je t’en conjure, laisse-moi travailler en paix (obsécration) ; ou que je meure si...

Tremble de me pousser à bout (imprécation et réticence) ! Elle pleure ! Ah ! la bonne âme ! Vous allez voir que c’est moi qui ai tort (ironie).

Eh bien, je suppose que cela soit. Oui, je suis trop vif, trop sensible (concession), J’ai souhaité cent fois que tu lusses laide. J’ai maudit, détesté ces yeux perfides, cette mine trompeuse qui m’avait affolé (astéisme). Mais, dis-moi si, par la douceur, il ne vaudrait pas mieux me ramener (communication). Nos enfants, nos amis, nos voisins, tout le monde nous voit faire mauvais ménage (énumération). Us entendent tes cris, tes plaintes, les injures dont tu m’accables (accumulation) ; ils t’ont vue les yeux égarés, le visage en feu, la tête échevelée, me poursuivre, me menacer (description) ; ils en parlent avec frayeur : la voisine arrive, on le lui raconte ; le passant écoute et va le répéter (hypotypose). Ils croiront que je suis un méchant, un brutal, que je te laisse manquer de tout, que je te bats, que je t’assomme (gradation). Mais non, ils savent bien que je t’aime, que j’ai bon cœur, que je désire de te voir tranquille et contente (correction). Va, le monde n’est pas injuste : le tort reste à celui qui l’a (sentence). Hélas ! ta pauvre more m’avait tant promis que tu lui ressemblerais ! Que dirait-elle ? Que dit-elle ? car elle voit tout ce qui se passe. Je crois l’entendre qui te reproche de me rendre si malheureux : « Ah ! mon pauvre gendre, dit-elle, tu méritais un meilleur sort (prosopopée) ».

Voilà toute la théorie des rhéteurs mise en pratique sans art et par l’élan spontané de la passion.

Leçon XXXV. Du style. — Qualités générales du style. §

1. Du style. — 2. Distinction des qualités générales et des qualités particulières, — 3. De la correction et de la propriété. — 4. De la clarté. — 5. De la précision. — 6. Règles relatives aux qualités générales du style.

1. Du style. —  Le mot style est un terme si général qu’il est difficile d’en fixer le sens par une définition. Le style est l’expression de la pensée ; c’est un caractère de la diction qui résulte à la fois et du choix et de la construction des mots ; c’est une manière de dire les choses qui en ‘ait la force, l’intérêt ou le charme.

On exige surtout de l’historien, la vérité des faits ; du philosophe la justesse du raisonnement ; de l’écrivain et de l’orateur on a le droit de réclamer davantage ; ils veulent plaire et toucher, ils ne le peuvent que grâce au style, l’orateur doit réveiller sans cesse l’esprit par des impressions qui le rendent attentif.

Nous ne l’écoutons, dit Louis Racine, qu’autant qu’il plaît à nos oreilles et à notre imagination par le charme du style.

Voltaire a dit également avec goût :

Les choses qu’on dit frappent moins que la manière dont on les dit : car les hommes ont tous à peu près Les mêmes idées de ce qui est à la portée de tout le monde : la différence est dans l’expression ou le style.

C’est dans ce sens que Buffon a écrit : Le style, c’est l’homme ; il est assez intéressant de trouver un commentaire de ce jugement dans cette noble pensée de Gœthe :

Dans son ensemble, le style d’un écrivain est une expression fidèle de ce qu’il renferme au dedans de lui. Voulez-vous avoir un style clair, que la clarté se fasse d’abord dans votre esprit, et si vous voulez avoir un style élevé, ayez avant tout un grand caractére.

Cette observation morale, qu’on ne saurait trop répéter, domine donc toutes les règles de la rhétorique.

C’est une mauvaise excuse fournie à la paresse que de considérer comme superflu le soin donné à l’expression de la pensée. Les meilleures idées ne passent de notre esprit dans l’esprit de nos semblables que grâce à la forme dont nous savons les revêtir. Ecrire avec négligence c’est faire bien peu de cas de ses propres pensées, car la seule conviction que nous sommes dans le vrai doit nous imposer le désir d’employer les expressions les plus claires, les plus belles et le plus énergiques ; c’est ainsi qu’un artiste ne trouve pas de matière trop précieuse pour l’œuvre qu’il a conçue et qu’il veut réaliser ; voilà pourquoi Platon a récrit sept fois l’introduction de sa République, Enfin, de même que la négligence dans l’habillement dénote une médiocre considération pour la société devant laquelle nous nous présentons, de même un style peu travaillé prouve un dédain offensant pour le lecteur ; il a donc le droit de nous en punir en ne nous lisant pas.

2. Des deux sortes de qualités du style. — Il faut distinguer deux sortes de qualités du style : 1° des qualités générales qui sont essentielles à toute expression de la pensée et qui doivent se retrouver dans toutes les compositions, quel qu’en soit l’objet et le caractère ; 2° des qualités particulières, c’est-à-dire appropriées aux différents objets que se proposent les écrivains.

Les six qualités générales du style sont la correction, la clarté, la précision, le naturel, la noblesse et l’harmonie.

3. De la correction et de la propriété. — La correction consiste à respecter les règles de la grammaire et de l’usage. Boileau a dit :

Surtout qu’en vos écrits la langue révérée
Dans vos plus grands excès vous soit toujours sacrée....
Sans la langue, en un mot, l’auteur le plus divin,
Est toujours, quoi qu’il fasse, un méchant écrivain.

Andrieux fait remarquer qu’il y a une liaison si étroite entre la grammaire et la logique, qu’apprendre à écrire purement c’est au fond apprendre à raisonner juste, surtout dans notre langue dont la marche est si régulière qu’il est difficile d’y faire une faute de construction qui ne soit en même temps une faute de raisonnement.

Pour apprendre à écrire et à parler correctement, il faut joindre à l’étude de la grammaire la lecture et l’usage : la lecture des bons écrivains enseigne dans quelle mesure il est permis d’innover ; l’usage qui s’acquiert par le commerce de ceux qui parlent bien exclut les mots tirés des langues étrangères ou des langues anciennes qui ne sont pas admis en français. S’il est besoin d’une grande autorité à l’appui de ce précepte, M. Thiers fait remarquer qu’à Sainte Hélène, Napoléon revoyait attentivement tout ce qu’il avait dicté, veillant avec soin à la correction du langage.

A la correction se rattache la propriété que La Bruyère a caractérisée en maître :

Entre toutes les différentes expressions qui peuvent rendre une seule de nos pensées, il n’y en a qu’une qui soit la bonne ; on ne la rencontre pas toujours en parlant ou en écrivant. Il est vrai néanmoins qu’elle existe, que tout ce qui ne l’est point est faible et ne satisfait point un homme d’esprit qui veut se faire entendre.

Il ajoute qu’on distingue l’expression propre à ce qu’elle est celle qui était la plus simple, la plus naturelle et qui semble devoir se présenter d’abord et sans effort.

Jamais les mots ne manquent aux idées, ce sont les idées qui manquent aux mots. Dès que l’idée eu est venue à son dernier degré de perfection, le mot éclat, se présente et la revêt.    

Joubert.

Pour s’instruire à fond des exigences de la langue, il faut noter partout avec attention les expressions qui semblent sortir de la règle et de l’usage.

Ainsi Fléchier a dit : « Turenne n’abandonne rien au hasard de ce qui peut être conduit par la vertu. » Le mot est impropre. — Bossuet a dit plus justement de Cromwell : Il ne laissait rien à la fortune de ce qu’il pouvait lui ôter par conseil et par    prévoyance. »

Sans doute, les grands écrivains ont eu des audaces heureuses d’expression que le génie et le succès justifient ; mais il vaut mieux les admirer que les imiter. Ce n’est qu’après Bossuet, dont l’inspiration fait loi et l’emporte sur les timidités ou les exigences dés grammairiens, qu’on dira :

Versez des larmes avec des prières.

Racine est aussi très-riche en alliances de mots, pleines à la fois d’audace et de bonheur ; mais il n’est donné qu’à un très-petit nombre d’esprits d’enrichir la langue de mots ou de constructions ; cette prétention a perdu plus d’un écrivain de notre époque. Ces messieurs n’ont pas jugé la langue de Bossuet et de Voltaire assez riche pour l’expression de leurs pensées nouvelles ; en récompense, les ouvrages de ces novateurs vivront autant que les mots qu’ils ont forgés et que personne ne répète après eux, si ce n’est pour en rire.

Il y a trois défauts dont il faut se garder avec un soin égal ; le purisme, l’archaïsme et le néologisme.

Le purisme, c’est-à-dire l’affectation pédantesque de la régularité grammaticale et d’un culte exclusif pour une époque, renferme la langue et l’esprit dans un cercle étroit ; i tarit la source de tout progrès.

On n’aime pas à trouver dans un livre les mots qu’on ne pourrait pas se permettre de dire ét qui détournent l’attention, non par leur beauté, mais par leur singularité.   

Joubert.

Les archaïsmes donnent toujours un air d’apprêt au style ; et les néologismes altèrent le caractère de notre belle langue. Quintilien a sagement recommandé de choisir par-mi les mois nouveaux les plus anciens, comme parmi les anciens les plus nouveaux.

Les innovations irréfléchies n’enrichissent pas là langue, elles la défigurent et la dégradent : Ainsi la basse littérature dé nos petits théâtres et de nos petits journaux crée un jargon que les Parisiens seuls peuvent comprendre, qui n’a rien à voir avec le dictionnaire de l’Académie, et sur lequel le goût et U raison perdent leurs droits.

4. De la clarté. — La clarté consiste à faire voir au grand jour la pensée. Les mots n’en sont que le signe, le style n’en est que la manifestation.   

C’est la première qualité dont il faut se préoccuper ;

En effet, dit Fénelon, le premier de tours les devoirs d’un homme qui n’éçrit que pour être entendu est de soulager son lecteur en se faisant d’abord entendre.

Il faut que la clarté soit telle, dit Quintilien, que la plus faible attention suffise pour comprendre et que la pensée frappe les esprits, comme le soleil frappe la vue. Ce n’est pas assez que l’auditeur puisse nous comprendre, il faut même qu’il ne puisse eu, aucune manière ne nous pas comprendre.

Saint Augustin appuie avec force sur l’importance de celle qualité :

Que celui qui parle dans le dessein d’instruire n’aille pas, tant qu’il n’est point entendu, s’imaginer qu’il ait rien dit. En vain il se com­prend lui-même, il est comme s’il n’avait pas dit un mot à celui qui ne le comprend pas.

Ainsi la phrase manque à son premier office si elle ne montre pas clairement la pensée.

L'obscurité du style naît le plus souvent du vague et de l’indécision de la pensée; on ne saurait donc prendre trop tôt l’habitude de ne dire que ce que l’on sait :

Il est certains esprits dont les sombres pensées
Sont d’un nuage épais toujours embarrassées;
Le jour de la raison rie saurait tes percer :
Avant donc que d’écrire apprenez à penser.
Suivant que notre idée est plus ou moins obscure.
L’expression la suit, ou moins nette ou plus pure.
Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement,
Et les mots pour le dire arrivent aisément.
Boileau.
Quand on se contente de comprendre à demi, on se contente aussi d’exprimer à demi, et alors on écrit facilement.    
Joubert.

Molière donne un excellent exemple de ce ridicule dans le discours de Sganarelle qui déraisonne en médecine et fait ce que Boileau appelait du galimatias double :

Monsieur, c’est une grande et sublime question entre les docteurs de savoir si les femmes sont plus faciles à guérir que les hommes. Les uns disent que oui, les autres disent que non ; et moi je dis que oui et que non, d’autant que l’incongruité des humeurs opaques, qui se rencontrent au tempérament naturel des femmes, étant cause que la partie brutale veut toujours prendre empire sur la sensitive, on voit que l’inégalité de leurs opinions dépend du mouvement oblique du cercle de la lune.   

La longueur des phrases et l’enchevêtrement des propositions sont des sources fécondes d’obscurité. C’est le défaut de cette définition de l’épopée :

L’épopée est un discours inventé avec art pour former les mœurs par des instructions déguisées sous les allégories d’une action importante, qui est racontée en vers d’une manière vraisemblable et divertissante.

On peut citer encore ce fragment curieux de l’Année littéraire :   

Le chancelier fut chargé de veiller seul au salut de la patrie, pendant que le roi, muni de quatre-vingt mille hommes, se battait dans les vignes de Poitiers contre le prince Noir, qui le prend lui et son fils, les mène à Londres où le maire, qui était marchand de vin, leur donne un souper digne du vainqueur, tics vaincus et des rois d Ecosse et de Chypre, qui s’y trouvèrent.

Le cardinal de Retz a employé avec esprit ces tournures embrouillées pour rendre, par une sorte d’imitation, l’embarras de Mazarin :

Mazarin me parut toutefois un peu embarrassé et il me lit une espèce de galimatias par lequel, sans me l’oser toutefois dire, il eût été bien aise que j’eusse conçu qu’il y avait eu des raisons toutes nouvelles qui avaient obligé la reine à se porter à la résolution que l’on avait rise.

L’équivoque est parfois cherchée ; ainsi les oracles anciens se réservaient par là le moyen d’être infaillibles :

  • — « Quand Crésus aura passé l’Halys, ce sera la fin d’un grand empire. » — Lequel ? L’événement décidera et justifiera la prédiction.

De même l’oracle promet le pouvoir à qui embrassera le premier sa mère ; et quand Brutus est devenu consul de la république naissante, on se rappelle qu’il s’est laissé tomber à terre ; il a embrassé notre mère commune ; ainsi les oracles ont toujours raison.

C’est à propos de l’obscurité du style, qu’un des diplomates les plus intelligents de notre époque, le prince de Metternich, écrivait ces lignes remarquables :

Si je vois de l’obscurité dans ce que j’écris, si je sens que le lecteur ne me comprendra pas très-bien, je retranche simplement du passage obscur toute expression superflue : ce qui reste dit alors clairement ce qu’il s’agit de dire. Le simple subsiste par lui-même ; ce sont les pensées accessoires, auxiliaires par lesquelles nous voulons le fortifier, qui l’obscurcissent.

Les termes abstraits sont encore une cause d’obscurité, témoin ces vers :

Faut-il mourir, madame, et si proche du terme,
Votre illustre inconstance est-elle encor si ferme
‘ Que les restes d’un feu que j’avais cru si fort,
Fuissent dans quatre jours se promettre ma mort.

Il ne faut pas nous dissimuler qu’à cet égard notre langue est très-perfide : les articles et les pronoms sont des sources de constructions amphibologiques, et s’il est vrai que ce qui n’est pas clair n’est pas français, le mérite en est plus à notre esprit qu’à notre langue. Bayle disait à ce sujet

Je suis scrupuleux jusqu’à la superstition à propos des ambiguïtés auxquelles donnent lieu les pronoms il, elle, le, lui, qui, que, et les adjectifs mon, ton, son, etc.

Les plus grands écrivains offrent des exemples d’obscurités résultant de l’emploi des pronoms. Bossuet a écrit :

César voulut premièrement surpasser Pompée ; les immenses richesses de Crassus lui firent croire qu’il pourrait partager la gloire de ces deux grands hommes.

Nous tombons sans y penser dans une infinité de fautes à l’égard de ceux avec qui nous vivons, qui les disposent à prendre en mauvaise part,…      

Nicole.

Il n’est personne dans le monde si bien lié avec nous de société et de bienveillance, qui nous aime, qui nous goûte, nous fait mille offres de services et qui nous sert quelquefois, qui n’ait en soi, par rattachement à son intérêt, des dispositions très-proches à rompre avec nous.    

La Bruyère.

Racine lui-même a dit à propos de Louis XIV :

On croira ajouter quelque chose à la gloire de notre auguste monarque, lorsqu’on dira qu’il a estimé, qu’il a honoré de ses bienfaits le grand Corneille et que, même deux jours avant sa mort, lorsqu’il ne lui restait plus qu’un rayon de connaissance, il lui envoya encore des marques de sa libéralité.

Sa et lui font équivoque ; la grammaire les fait rapporter à Louis XIV et le sens, à Corneille.

Les hommes voient de mauvais œil ce que leurs semblables ont de bon ; ils croient que leur réputation jette sur eux de la défaveur, et que leurs qualités les plus recommandable ternissent les leurs ; ils font ce qu’ils peuvent pour les envelopper d’un voile, afin que l’éclat de leurs vertus ne puissent les obscurcir.

Si Marguerite d’Anjou n’eut pas la gloire de vaincre le malheur de son époux, elle eut celle de le combattre avec une constance qui plus d’une fois sembla faire honte à la fortune des injustices qu’elle lui faisait, la fortune n’ayant pu s’empêcher d’accorder à cette amazone, lorsqu’elle combattait en personne, des victoires qui firent voir que c’était moins à elle qu’à son mari qu’elle avait déclaré la. guerre.

Samuel offrit son holocauste, à Dieu, et il lui fut si agréable qu’il lança au même moment de grands tonnerres contre les Philistins.

Le meilleur remède à ce mal si commun, c’est d’user de répétitions fréquentes, de prépositions, de conjonctions, suivant le conseil et l’exemple de l’empereur Auguste qui ne craignait rien tant que de laisser quelque obscurité dans son langage. A ce point de vue, c’est un excellent conseil que cette observation de La Bruyère :

Tout écrivain, pour écrire nettement, doit se mettre à la place de ses lecteurs, examiner son propre ouvrage comme quelque chose qui lui est nouveau, qu’il lit pour la première fois, et que l’auteur aurait soumis à sa critique, et se persuader ensuite qu’on n’est pas entendu seulement à cause que l’on s’entend soi-même, mais parce qu’on est en effet intelligible.

Il est encore important d’indiquer le plus vite possible : le caractère propre de la phrase par les mots mêmes qui sont au début. Enfin, à propos des répétitions de mots qu’on redoute trop, Pascal a fait cette remarque très-instructive :

Quand, dans un discours, on trouve des mots répétés et qu’essayant de les corriger on les trouve si propres qu’on gâterait le discours, il faut les laisser, c’en est la marque ; et c’est la part de l’envie, qui est aveugle et qui ne sait pas que cette répétition n’est pas faute en cet endroit, car il n’y a pas de règle générale.

L’obscurité naît souvent du désir de paraître fin, délicat, mystérieux, profond. Dès longtemps Maynard avait dit à ces amis du mystère :

Mon ami chasse bien loin
Cette noire rhétorique,
Tes écrits auraient besoin
D’un devin qui les explique.
Si ton esprit veut cacher
Les belles choses qu’il pense
Dis-moi qui peut t’empêcher
De te servir du silence ?

C’est un défaut populaire dans notre pays de mesurer le mérite des écrivains sur la peine qu’ils donnent à qui veut les comprendre. Ou s’imagine volontiers que ce sont des gens d’esprit, ceux qu’on n’entend pas sans beaucoup d’esprit.

Vous voulez, Acis, me dire qu’il fait froid ? Que ne me disiez-vous : il fait froid ? Est-ce un si grand mal d’être entendu quand on parle et de parler comme tout le monde ?  

La Bruyère.

5. De la précision. — La précision est la qualité qui consiste à n’employer que les termes nécessaires à l’expression de la pensée. Voltaire a dit :

La plupart des fautes de langage sont au fond des défauts de justesse. Le style précis a le premier de tous les mérites, celui rendre la marche du discours semblable à celle de l’esprit.

Le moindre défaut des mots parasites est d’énerver le style. À la place de cette maxime de La Rochefoucauld : L’esprit est souvent dupe du cœur ; mettez : Nous nous trompons souvent dans nos jugements sur une chose ou sur une personne, par suite du goût que nous avons pour elle : la pensée aura perdu son charme, sa grâce, sa physionomie en perdant/sa vivacité et sa précision.

Mérite non commun ni facile de clore en peu de mots beaucoup de sens.

Courier.

Le premier soin en vue de la précision est de se renfermer si bien dans son sujet qu’on soit assuré de ne dire rien de superflu ; le premier moyen d’y réussir c’est de supprimer résolument tous les mots qui ne sont pas indispensables, la précision est une qualité qui ne doit être sacrifiée qu’à la clarté.

Ne confondons pas la concision avec la précision.

Le discours précis ne s’écarte pas du sujet, s’interdit les idées étrangeres, et méprise tout ce qui est hors de propos : il n’est point de genre où cette attention ne soit nécessaire. Le discours concis explique et énonce en tres-peu de mois, et bannit tu ut ce qui ressemble à l’amplification ou à l’ornement. Ainsi la premiere de ces qualités est bonne en toute occasion ; la seconde ne convient pas à tous les sujets, ni avec toute sorte de personnes, parce qu’il y a des matières qui veulent être développées et ornées, et que le demi-mot ne suffit pas à la plupart de ceux qui écoutent on qui lisent : il faut leur dire le mot entier.

L’abbé Girard.

La diffusion ou la prolixité est le contraire de la précision ; ce défaut consiste à dire les choses avec plus de mots qu’il n’est nécessaire. Voltaire la définit par une hyperbole assez heureuse :

Un déluge de mots, sur un désert d’idées.

Peu de sens avec beaucoup de mots, dit Pope, comme peu de fruits avec beaucoup de feuilles.

À ce sujet, évitez avec soin les parenthèses qui jettent des idées accessoires à travers le développement d’une idée principale, ralentissent la marche du discours et embarrassent l’esprit.

Un des exemples les plus frappants de prolixité ridicule est la description du bûcher de Jeanne d’Arc par Chapelain :

Il met sur cette couche une seconde couche,
Et la souche d’en haut croise la basse souche :
Mais pour donner au feu plus de force et plus d’air,
Le bois en chaque couche est demi-large et clair.
À la seconde couche une troisième est jointe,
Qui, plus courte, la croise et commence sa pointe ;
Plusieurs de suite en suite à ces trois s’ajoutant,
Toujours de plus en plus vont en pointe montant.

Raynouard a dit la même chose avec précision :

Un immense bûcher dressé pour leur supplice
S’élève en échafaud....

Ce défaut s’est singulièrement répandu depuis que la littérature est devenue chez nous un moyen de fortune, depuis que les ouvrages se mesurent au mètre et sont des objets de commerce. C’est l’un des effets et aussi l’une des causes de notre décadence littéraire. Montaigne a dit avec sens et esprit :

Ce qu’il y a de vif et de moelle est étouffé par ces longueries d’apprêts.

6. Règles relatives aux qualités générales du style. — En cette matière, comme dans toutes les questions de goût, la lecture, la méditation, la comparaison des grands écrivains sont les plus sûrs moyens de s’instruire ; cependant, toutes les observations qui précèdent peuvent fournir matière à six règles générales :

I. Le style sera le reflet naturel des qualités du caractère et de l’esprit.

II. La correction ne permet d’employer que les mots et les tournures reçus par la grammaire, adoptés par l’usage ou autorises par l’exemple des grands écrivains.

III. La clarté a pour première condition de bien savoir ce que l’on veut dire.

IV. Supprimer avec soin tous les mots superflus et les termes abstraits.

V. Se défier des pronoms et ne pas craindre les répétitions de mots.

VI. La précision retranche tous les termes superflus.

 Leçon XXXVI. Suite des qualités générales du style. §

1. Du naturel. — 2. De la noblesse. — 3. De l’harmonie. — 4. De l’harmonie des mots. — 5, de l’harmonie des périodes. — 6. De l’harmonie imitative. — 7. De l’onomatopée, — 8. Du rhythme. — 9. Règles.

1. Du naturel. — Cette qualité est plus facile à comprendre qu’à définir ; le naturel exclut toute recherche et tout effort prolongé et sensible :

Quand on voit le style naturel, dit Pascal, on est tout étonné et ravi, car on s’attendait de voir un auteur et on trouve un homme.

Tout ce qui n’est nue pour l’auteur ne vaut rien, et les ornements affectés et ambitieux sont des satisfactions données au goût ou à la vanité de l’auteur. Voltaire fait aussi remarquer que :

Dans tous les arts, la belle imagination est toujours naturelle… n’admet que très-rarement le bizarre et rejette toujours le faux

Andrieux a très-bien dit :

Le naturel est une qualité essentielle à tous les genres ; c’est la vérité des expressions, des images et des sentiments ; mais une vérité parfaite, qui paraît n’avoir coûté à l’écrivain aucune peine, aucun effort : la moindre affectation détruit ce naturel si précieux ; dès qu’une expression recherchée, une image forcée, un sentiment exagéré se présente, le charme est détruit… Le naturel n’est pas la qualité des jeunes gens ; il en est de l’exercice de la pensée comme des exercices du corps ; quand on commence à apprendre l’escrime, la danse, l’équitation, on emploie presque toujours trop de force, on fait de trop grands mouvements et l’on réussit moins en se donnant beaucoup de peine.

Enfin personne n’a trouvé, pour peindre et recommander cette charmante qualité, des expressions et des images plus naturelles et plus vraies que celles de Fénelon, amant passionné de la nature et de la vérité :

On gagne beaucoup en perdant tous les ornements superflus pour se borner aux beautés simples, faciles, claires, et négligées en apparence.

Pour l’éloquence et la poésie, comme pour l’architecture, il faut que tous les morceaux nécessaires se tournent en ornements naturels ; mais tout ornement qui n’est qu’ornement est de trop : retranchez-le, il ne manque rien ; il n’y a que la vanité qui en souffre.

Un auteur qui a trop d’esprit, et qui en veut toujours avoir, lasse et épuise le mien. Je n’en veux point avoir tant : s’il en montrait moins, il me laisserait respirer et me ferait plus de plaisir. Tant d’éclairs m’éblouissent : je cherche une lumière douce, qui soulage mes faibles yeux. Je veux un sublime si familier, si simple, que chacun soit d’abord tenté de croire qu’il l’aurait trouvé sans peine, quoique peu d’hommes soient capables de le trouver. Je préfère l’aimable au surprenant et au merveilleux. Je veux un homme qui me fasse oublier qu’il est auteur ; je veux qu’il me mette devant les yeux un laboureur qui craint pour ses moissons, un berger qui ne connaît que sou village et son troupeau, une nourrice attendrie pour son petit enfant. Je veux qu’il me fasse penser, non à lai et à son bel esprit, mais à ceux qu’il -fait parler.

Quand on a fait un ouvrage, il reste une chose bien difficile à faire encore, c’est de mettre à la surface un vernis de facilité, un air de plaisir qui cachent et épargnent au lecteur toute la peine que l’auteur a prise.   

Joubert.

Le naturel est une qualité littéraire aussi fragile que la pudeur dans la vie morale ; la moindre atteinte flétrit le naturel, et la recherche de l’esprit ou de l’effet lui porte un coup mortel.

Le défaut le plus ennemi du naturel est cette affectation dans laquelle les Français tombent le plus souvent, c’est le désir de montrer de l’esprit mal à propos ; nous cherchons des traits brillants alors qu’il ne faudrait que de la justesse.

Quand Pulchérie mourante, dit :

La vapeur de mon sang ira grossir la foudre
Que Dieu tient déjà prête à te réduire en poudre,

elle parle un langage outré et bizarre ; et Corneille, le grand Corneille est plus d’une fois tombé sous le coup de la vive et spirituelle critique de Molière :

Ce style figuré dont on fait vanité
Sort du bon caractère et de la vérité ;
Ce n’est que jeux de mots, qu’affectation pure,
   Et ce n’est pas ainsi que parle la nature.

En dépit de Molière et de Boileau, le dix-septième siècle se passionnait pour Voiture, qui court après l’esprit, et pour ce Balzac qui, voulant féliciter un cardinal, lui disait qu’en revêtant la pourpre romaine il venait de prendre h sceptre des rois et la livrée des roses. Ainsi le bon goût n’est jamais que le privilège d’une faible minorité.

Au dix-huitième siècle, Voltaire réclamait vivement contre l’esprit public de son temps :

Le déplacé, le faux, le gigantesque semblent vouloir dominer aujourd’hui ; c’est à qui enchérira sur le siècle passé. On appelle de tous côtés les passants pour leur faire admirer des tours de force, qu’on substitue à la démarche simple, aisée et naturelle des Fénelon, des Bossuet, des Massillon.

Maury avait encore, avec un goût parfait :

Voulez-vous savoir ce qui est froid ? C’est tout ce qui est exagéré, tout ce qui est obscur, tout ce qui est surchargé de fleurs et d’antithèses. tout ce qui est entortillé, tout ce qui est vide de sens, tout ce qui annonce de la recherche, des efforts, de la prétention au bel esprit, et surtout rien n’est plus froid qu’une fausse chaleur.

Madame de Staël se plaignait de ces écrivains qui croient ajouter à l’énergie du style en le remplissant d’images incohérentes, de mots nouveaux, d’expressions gigantesques : ils nuisent à l’art sans rien ajouter à l’éloquence ni à la pensée. De tels efforts étouffent les dons de la nature au heu de les perfectionner.

C’a été un mal inévitable que la recherche du style se soit répandue parmi nous à mesure que l’instruction s’est popularisée, et surtout depuis que la profession d’écrivain est devenue un métier où la préoccupation du gain l’emporte sur toute autre pensée. Il est peu de nos auteurs à la mode qui échappent au reproche d’un style affecté, prétentieux, et ce ne sont pas les exemples de ridicule qui manqueraient à qui voudrait les enregistrer.

Joubert n’a que trop bien dit :

C’est le luxe qui corrompt les langues et le fracas qui accompagne leur décadence.

2. De la noblesse. — La noblesse consiste à éviter toujours les termes bas et les images grossières. Boileau a dit vrai :

Quoi que vous écriviez, évitez la bassesse,
Le style le moins noble a pourtant sa noblesse.

Il ne s’agit pas, comme on s’en préoccupait un peu trop au dix-septième siècle, de sacrifier le naturel à la dignité. On a peut-être trop admiré comme des merveilles l’art de Racine à faire entrer dans ses vers les mots de bouc et de chien ; cependant il ne faut pas oublier que, placés à l’hémistiche ou dépourvus d’épithètes, ces mots auraient troublé l’harmonie et l’élévation soutenue du style. C’est donc une habileté du poëte d’avoir dit :

Ai-je besoin du sang des boucs et des génisses ?
Que des chiens dévorants se disputaient entre eux.

La noblesse consiste surtout à ne pas imiter Corneille quand il introduit dans le langage de la tragédie une locution populaire, comme dans Polyeucte, à propos de Dieu :

....Tout beau, Pauline, il entend vos paroles.

Il a montré lui-même comment un mot familier peut être glissé dans le style le plus élevé, quand il lait dire à Polyeucte, à propos de Jupiter :

Allons fouler aux pieds ce foudre ridicule
Dont arme un bois pourri ce peuple trop crédule.

A la même époque, Bossuet a donné mille exemples de l’art avec lequel un grand écrivain relève les expressions les plus familières par l’emploi qu’il en fait. Heureux continuateur de Pascal, il a tiré des effets admirables des plus simples locutions : Un homme s’est rencontré, à propos de Cromwell ; Dieu donne aux rois de grandes et terribles leçons… Veut-il faire des conquérants  Quand il veut tâcher le dernier coup… Ne parlons plus de hasard....

Le but suprême de tous les arts est d’élever l’âme par le déploiement des facultés les plus hautes de l’esprit, c’est pourquoi le premier des arts, l’art d’exprimer sa pensée, ne doit jamais se départir d’une certaine noblesse ; sa première règle est le vers de Boileau :

Il dit sans s’avilir les plus petites choses.

Quel poëte, mieux que La Fontaine, a prouvé que ce soin n’est incompatible ni avec le naturel, ni avec la grâce, ni avec le mouvement.

C’est d ailleurs un mérite familier à nos grands maîtres du dix-septième siècle ; leur langue est composée de termes exacts, nobles, tirés de la langue générale, ni techniques, ni abstraits ; ils usent de métaphores modérées, à peine sensibles, qui n’interviennent que pour éclairer la raison ou élever, de temps en temps et d’un seul degré, le ton ordinaire de la pensée et du sentiment.

La recherche maladroite conduit h l’emphase, qui renchérit sur la dignité par la pompe et la singularité des expressions. — Ainsi J. B. Rousseau, à propos de la naissance du duc de Bourgogne :

Où suis-je ? Quel nouveau miracle
Tient encor mes sens enchantés !
Quel vaste, quel pompeux spectacle
Frappe mes yeux épouvantés !
Un nouveau monde vient d’éclore :
L’univers se reforme encore
Dams les abîmes du chaos ;
Et pour réparer ses ruines,
Je vois des demeures divines
Descendre un peuple de héros.

Et Thomas, avec une grâce lourde et affectée :

Quand on veut écrire sur les femmes, il faut tremper sa plume dans la rosée et teindre son style des couleurs de l’arc-en-ciel.

3. De l’harmonie. — L’harmonie est un agrément musical résultant du choix des mots et de leur arrangement dans la phrase. Elle contribue au charme du style et, par suite, au succès de l’écrivain. Boileau a eu raison de dire :

… La plus noble pensée Ne peut plaire à l’esprit, quand l’oreille est blessée.

Le langage doit toujours être agréable à l’oreille ; la prose elle-même a son nombre et sa mesure. Les anciens, qui attachaient à cette qualité une haute importance, sont entrés dans les plus minutieux détails sur les effets du mélange des longues et des brèves. Le peuple même était très-sensible à tout ce qui flattait l’oreille :

Souvent, dit Cicéron, souvent j’ai vu tout le forum applaudir à la chute harmonieuse d’une phrase.

Il faut distinguer : 1° l’harmonie des mots ; 2° l’harmonie des périodes ; 3° l’harmonie imitative.

4. De l’harmonie des mots. — L’harmonie des mots consiste à chercher les sons les plus doux, les plus agréables à l’oreille. Elle comprend deux choses, l’euphonie et le nombre.

L’euphonie résulte du sou même des voyelles et des consonnes, de leur concours agréable, de leur arrangement musical dans la proposition.

Il est un heureux choix de mots harmonieux ;
Fuyez des mauvais sons le concours odieux.
Boileau.

La rencontre de syllabes dures ou de sons identiques fait un effet désagréable et ridicule : c’est un défaut dont il faut se préoccuper avec soin, car les plus grands écrivains n’y ont j as toujours échappé : Racine a dit :

Pourquoi d’un an entier l’avons-nous différée.

Bossuet :

L’Ecriture ne nomme,    ni Ninus, ni...

Voltaire fournit des exemples très-connus de cacophonie :

Non il n’est rien que Nanine n’honore.

Pourquoi ce roi du monde et si libre et si sage
Subit-il si souvent un si dur esclavage ?

La nature t’étonne et ne t’attendrit pas.

Il faut donc éviter : 1° la répétition d’une même articulation : le pain dont nous nous nourrissons.

2° les consonances : celui qui fait le mal sans réflexion, dit pour sa justification qu’il l’a fait sans intention.

3° l’hiatus. Malherbe l’a trop sévèrement proscrit de nos vers ; mais il doit être évité, même en prose, dans tous les cas où il offense l’oreille :

Gardez qu’une voyelle à courir trop hâtée
Ne soit d une voyelle en son chemin heurtée.

Il faut admettre à cet égard la différence que fait Voltaire entre le concours et le heurtement des voyelles ; ainsi l’hiatus de il y a était recherché des anciens, et il est fort agréable, tandis qu’il faut éviter avec soin le heurtement régulier de la hauteur, un héros, le camp entier. C’est donc l’oreille qui doit être juge en cette matière, et elle redoute surtout le heurt d’une voyelle contre elle-même : Henri IV à Amiens et de là à Arras ; — y inviter ; — j’ai conçu une espérance.

Quoiqu’il soit bon de chercher de préférence les termes dont la liaison est harmonieuse et facile, cependant il ne faut pas faire à l’harmonie le sacrifice de qualités plus importantes telles que la correction, la clarté, la précision.

L’harmonie qui ne va qu’à flatter l’oreille n’est, comme le dit Fénelon, qu’un amusement de gens faillies et oisifs ; elle n’est bonne qu’autant que les sons conviennent au sens dus paroles et que les paroles inspirent des idées justes, des sentiments vertueux.

Le nombre est l’agrément qui résulte pour l’oreille d’une succession régulière et symétrique de sons et d’articulations choisies.

Dans toutes les langues, la prose est susceptible d’un nombre qui, sans être aussi marqué, aussi mélodieux que la cadence des vers, est cependant très-sensible pour toute oreille un peu délicate. La prose ne doit être ni mesurée ni privée de rhythme ; elle réclame une cadence moins sensible que celle de la poésie.

L’arrangement des sons, le mélange des longues et des brèves, une symétrie des mots, des propositions ou des phrases sont les moyens dont se sert le prosateur.

Quelques écrivains français ont cru bon d’imiter certains orateurs grecs qui introduisaient des vers dans leur prose ; c’est une recherche inutile, qui donne au langage un air d’apprêt et lui ôte tout naturel. En vain s’autoriserait-on de l’exemple de grands écrivains et du plus naturel de tous ; les vers qu’on trouve dans la prose de Molière sont des accidents ; ils résultent de l’habitude de la versification, ils n’ont pas été cherchés comme ceux d’Isocrate ou de Courier.

La cadence a sa valeur, même dans la plus simple, proposition ; la chute en doit être sonore plutôt que muette, à moins d’un effet cherché, comme dans ces derniers mots de l’oraison funèbre de Condé : les restes d’une voix qui tombe et dune ardeur qui s’éteint.

En vue du nombre, deux défauts doivent être surtout évités :

1° La chute sur un membre de phrase trop court. Exemple : Je ne crois pas, malgré ses promesses réitérées, qu’il vienne.

2° La monotonie de phrases toutes longues ou de proposition toutes coupées.

5. De l’harmonie des périodes. — L’harmonie des phrases et des périodes consiste dans la succession régulière et symétrique des propositions qui servent à l’expression complète de la pensée.

Pour les phrases, elle résulte du soin avec lequel la fin en est préparée, de manière à ce que tous les repos, toutes les chutes de la voix se fassent sur des notes sonores ou harmonieuses. Les syllabes muettes, à la fin d’une proposition principale, sont un des écueils de notre langue, trop riche en syllabes muettes.

Ainsi, pour éviter cette chute de phrase :

La plus glorieuse conquête que l’homme ait jamais faite est celle de ce fier et fougueux animal qui partage avec lui les fatigues de la guerre,

Buffon a eu soin d’ajouter cette chute brillante et sonore et la gloire des combats. Il continue :

Aussi intrépide que son maître, le cheval voit le péril et l’affronte : il se fait au bruit des armes, il l’aime, il le cherche et s’anime de la même ardeur.

Mettez du même courage et toute l’harmonie de la phrase est détruite.

Enfin l’harmonie de la période résulte de la symétrie marquée entre les membres. Cette symétrie ne doit pas être poussée jusqu’à l’affectation, mais cependant il faut éviter aussi une trop grande inégalité. Ce qu’il importe surtout, c’est de ne pas faire les derniers membres trop courts par rapport aux premiers ; la gradation croissante réclame plutôt le contraire.

Fuyez avec un soin égal les périodes trop longues et les phrases trop courtes. À cet égard, il n’y a pas de détail petit et sass importance ; on peut voir par l’expérience, combien un mot plus ou moins long, une chute masculine ou féminine, produit de différence dans l’harmonie.

Fléchier termine ainsi la première période de son oraison funèbre de Turenne :

Pour louer la vie et pour déplorer la mort du sage et vaillant Machabée.  

S’il eût dit :

Pour louer la vie du vaillant et sage Machabée et pour déplorer sa mort,

l’harmonie était détruite.

Bossuet commence par ces mots l’oraison funèbre de la reine d’Angleterre :

Celui qui règne dans les cieux et de qui relèvent tous les empires, à qui seul appartient la gloire, la majesté, l’indépendance, etc.

S’il eût placé l’indépendance avant la gloire et la majesté, que devenait l’harmonie ?

Du reste, ce sont là des nuances si délicates que la seule manière de se faire l’oreille à l’harmonie du style est de lire tout haut, d’apprendre et de réciter par cœur les plus beaux morceaux de nos grands poëtes et de nos écrivains classiques. On se procure ainsi, par l’habitude, une exigence et une délicatesse d’oreille dont les susceptibilités légitimes ne pourraient être l’objet de règles positives.

Andrieux ajoute à ces observations :   

Qu’on lise dans Buffon l’article de la fauvette39, qu’on le compare à celui du paon ou de l’oiseau-mouche ; qu’on passe de l’article du cheval à celui du chameau, on sera frappé de la différence. C’est bien le même style ; on reconnaît le compositeur ; mais il a changé de ton, de mode, et de rhythme.

6. De l’harmonie imitative. — L’ harmonie imitative est le rapport des sons avec les objets que les mots expriment. Tout ce qui s’adresse à l’homme prend pour son intelligence et pour sa sensibilité une valeur d’expression ; lorsque les sons d’une phrase provoquent une impression analogue à celle des objets que les mots représentent, lorsque l’accord entre le son et la pensée est porté au degré suprême de perfection ; alors c’est l’harmonie initiative.

Elle se produit ou par imitation directe des sons, c’est l’onomatopée ; ou par analogie entre l’effet des sons et l’effet même des objets sur 1 imagination ou sur le cœur, c’est le rhythme.

7. De l’onomatopée. — L’ onomatopée cherche  à imiter par le son des mots les sons mêmes de la nature :

L’essieu crie et se rompt.

Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ?

Elle consiste encore dans l’imitation des mouvements lents ou vifs, gracieux ou pénibles qui sont propres aux êtres de la nature. C’est ainsi que le style fait image et qu’il devient pittoresque. Cet effet ne saurait être mieux accentué que dans ce portrait dessiné par La Fontaine :

Un jour sur ses longs pieds allait je ne sais où
Le héron au long bec emmanché d’un long cou.

ou dans ce tableau de Bossuet :

L’univers allait s’enfonçant dans les ténèbres de l’idolâtrie.

Écoutez encore ces vers de Boileau :

J’aime mieux un ruisseau qui sur la molle arène
Dans un pré plein de fleurs lentement se promène,
Qu’un torrent débordé, qui, d’un cours orageux,
Roule plein de gravier sur un terrain langeux.

8. Du rhythme. — Le rhythme résulte d’un choix des sons capables de rendre les mouvements passionnés de l’âme, son agitation ou vive ou profonde. — Dans ce début solennel :

Celui qui règne dans les cieux et do qui relèvent tous les empires, à qui seul appartient la gloire, la majesté, l’indépendance.

Le nombre et la sonorité des mots répondent bien à la majesté de l’objet :

Au premier bruit de ce funeste accident, ils furent quelque temps muets, saisjs, immobiles ;… le Jourdain se troubla et tous ses rivages retentirent du son de ces lugubres paroles : Comment est mort cet homme puissant ?

Ce style coupé, muets, saisis, immobiles, semble l’écho des soupirs de cette douleur universelle, et le morne abattement des Juifs est rendu par l’harmonie sourde des derniers mots de cette belle période.

L’onamatopée ou la reproduction des sons mêmes de la nature a souvent quelque chose de puéril ; le rhythme est le secret des maîtres : c’est une harmonie plus élevée, celle qui donne au mouvement de la phrase une valeur analogue à l’expression qu’ajoute la musique à la poésie.

Les paroles de Jézabel à sa fille offrent un exemple sensible de cette puissance du rhythme :

Tremble m’a-t-elle dit, fille digne de moi ;
Le cruel Dieu des Juifs l’emporte aussi sur toi.
Je te plains de tomber dans ses mains redoutables,
Ma fille !

Outre le sens même des mots, le choix des sons contribue à augmenter la terreur : c’est d’abord : Tremble ; puis à la fin, cette longue épithète redoutable ; enfin ce rejet Ma fille ! que semble prolonger une voix sourde et tremblante, en même temps que le fantôme éploré de sa mère se penché vers Athalie.

Disciples intelligents d’Homère et de Virgile, nos grands poëtes classiques ont porté le plus grand soin tuais le choix des mots et des sons qui ajoutent un effet physique à l’expression de la pensée- Pour dépeindre un monstre, Racine a multiplié les consonnes rudes qui se heurtent :

Indomptable taureau, dragon impétueux,
Sa croupe se recourbe en replis tortueux.

Boileau a bien trouvé les sons qui rendent la marche pesante du bœuf :    ’    .

N’attendait pas qu’un bœuf, presse de l’aiguillon
Traçât à pas tardifs un pénible sillon !

Delille, qui parfois est tombé dans l’exagération et la recherche des effets d’harmonie, a donné Je précepte et l’exemple dans d’excellents vers :

Peins-moi légèrement l’amant léger de Flore ;
Qu’un doux ruisseau murmure en vers plus doux encore.
Entend-on de la mer les ondes bouillonner,
Le vers comme un torrent, en roulant doit tomber.
Qu’Ajax soulève un roc et le traîne avec peine ;
Chaque syllabe est courte et chaque mot se traîne ;
Mais vois d’un pied léger Camille effleurer l’eau,
Le vers vole et la suit aussi prompt que l’oiseau.

La prose elle-même n’échappe pas à ces lois que la nature a dictées et qui correspondent à un instinct musical qui est universel et spontané.

9. Règles. — On les ramène à six :

I. Le naturel dam le style naît de la simplicité et de la vérité dans les idées et les sentiments y le désir de montrer de l’esprit est le défaut le plus nuisible au naturel.

II. La noblesse est une convenance de ton qui s’impose au style même le plus simple d’où il faut exclure toute expression vulgaire.

III. Il faut chercher l’euphonie et le nombre, en évitant les répétitions, les consonnances, les hiatus.

IV. Toutes les cadences doivent être sonores et harmonieuses.

V. L’onomatopée ne doit pas être trop recherchée.

VI. Le rhythme produit sur l’oreille et sur l’imagination le plus heureux effet.

Leçon XXXVII. Suite des qualités générales du style. §

. De la convenance. —2. De l’unité et de la variété. —3. Des transitions. — 4. Des alliances de mots. — 5. De la vivacité.— 6. Du discours direct. —    7. Des traits. —    8. Règles.

1. De la convenance. — La convenance est l’appropria­tion du style au sujet. C'est une qualité qui renferme toutes les autres ; car le mot qui convient le mieux au sujet est à la fois le plus précis et le plus clair. La convenance résulte du choix même des mots ; et un ancien philosophe avait raison de demander que chaque mot portât le caractère de la i chose qu’il exprime ; en effet, c’est de la propriété de chacune des expressions que résulte la convenance générale du style.

La réflexion et l’intelligence du sujet indiquent le style qu’il faut y adapter ; le poëte a dit avec raison :

Des couleurs de sujet je teindrai mon langage.

Chaque genre d’écrire a son style propre comme toute œuvre artistique : l’architecture d’un théâtre diffère de celle d’une église ; de même la passion ne s’exprime pas comme la raison ; le physicien et le poëte ne décrivent pas dans les mêmes termes la lumière du jour ; le style de l’histoire n’est pas celui de l’oraison funèbre ; enfin le langage de la comédie n’admet pas les tours hardis de l’ode ou les métaphores de l’épopée.

Maupertuis a eu raison de dire :

Je citerais peut être Newton comme un homme éloquent ; car pour les matières qu’il traite, la simplicité la plus austère et la précision la plus rigoureuse ne sont-elles pas une espèce d’éloquence ? Ne sont-elles pas même l’éloquence la plus convenable ?

La convenance est une qualité délicate qui.ne peut résulter que d’une connaissance approfondie du sujet ; c’est à la condition de bien se pénétrer de ce qu’il veut et de ce qu’il doit dire qu’un écrivain est en état de mettre son style en harmonie parfaite avec la pensée et le sentiment. Voltaire l’a fait sentir avec esprit quand il a écrit :

Le style des lettres de Balzac n’aurait pas été mauvais pour des oraisons funèbres, et nous avons quelques morceaux de physique dans le goût du poème épique et de l’ode.

Il a eu raison de railler la familiarité triviale de ces expressions de Fontenelle traitant des questions de physique, qu’il n’y a de vide que dans la bourse d’un homme ruiné, et d’opposer à ce défaut ridicule l’anecdote suivante qui donne l’exemple du ridicule contraire :

Un avocat du dix-septième siècle voyant que son adversaire partait de la guerre de Troie et du Scamandre l’interrompit par ces mots : La cour remarquera que ma partie ne s’appelle pas Scamandre, mais Michaud.   

Joubert a dit avec beaucoup de sens :

Toutes les formes du style sont bonnes, pourvu qu’elles soient employées avec goût ; il va une foule d’expressions qui sont défauts chez les uns et beautés chez les autres… Avant d’employer un beau mot, faites-lui une belle place.

Avec quelle aisance et par quelle habile gradation, La Fontaine passe du style simple au style sublime :

   Un bloc de marbre était si beau,
Qu’un statuaire eu fit l’emplette.
Qu’en fera, dît-il, mon ciseau ?
Sera-t-il Dieu, table ou cuvette ?
Il sera dieu ; même je veux
Qu’il ait en sa main un tonnerre :
Tremblez, humains ; faites des vœux :
Voici le maître de la terre.

2. De l’unité et de la variété. — L’unité se rattache à la convenance ; elle le consiste à donner au style d’un ouvrage tout entier un même caractère inspire par le caractère même des idées. Mais l’unité conduit trop aisément à la monotonie : Oh ! les beaux vers ! disait Fontenelle, les  beaux vers ! je ne sais pourquoi je bâille ! » C’est qu’il lisait un poëme où manquait la variété ; il subissait la loi énoncée par Boileau :

Un style trop égal et toujours uniforme
En vaiu brille à nos yeux ; il faut qu’il nous endorme.

Montesquieu- a fait preuve de goût ; quand il a dit :

Une longue uniformité rend tout insupportable : le même ordre de période, longtemps continué accable dans une harangue ; les mêmes nombres et les mêmes chutes mettent :de l’ennui dans un long poëme. S’il est vrai que l’on ait fait cette fameuse allée de Moscou à Pétersbourg, le voyageur doit périr d’ennui, renfermé entre les deux rangs de cette allée ; et celui qui aura voyagé longtemps dans les Alpes en descendra dégoûté des situations les plus heureuses et des points de vue les plus charmants.

Savoir changer de ton, élever, abaisser son style, le rendre fort, vif, léger, gracieux, plaisant même, suivant les idées qu’on veut rendre et les sentiments qu’on veut communiquer, c’est une qualité précieuse ; rien, au contraire, n’est plus fastidieux que la monotonie :

On lit peu ces auteurs faits pour nous ennuyer
Qui toujours sur un ton semblent psalmodier.

Heureux qui dans ses vers sait d’une voix légère
Passer du grave au doux, du plaisant au sévère.

La variété du style doit se montrer non-seulement lorsqu’on change de sujet, mais aussi dans les diverses parties d’un même ouvrage ; il s’y présente des différences qui exigent de la variété dans le ton, Cicéron assignait ainsi des caractères propres aux diverses parties de la composition : un style simple pour plaire dans l’exorde, un style fin et pénétrant pour convaincre dans la confirmation, un style vif et véhément pour toucher dans la péroraison. Marmontel commente sagement ces sages conseils :

Chacun de ces trois caractères convient plus ou moins au sujet, au lieu, aux personnes… l’erreur est de vouloir leur marquer dos limites toujours fixes et déterminées. Telle fable de La Fontaine, telle page de Bossuet ou de Racine nous les présente tous les Lois. Les sujets les plus favorables à l’éloquence sont ceux qui donnent lieu à cette variété harmonieuse ravissante ; et les ouvrages où elle règne sont du petit nombre de ceux dont on ne se lasse jamais.

Parmi les moyens très-divers et très-nombreux de donner au style de l’unité et de la variété, il en est deux qui méritent d’être mentionnés avec un soin particulier ; ce sont les transitions et les alliances de mois.

3. Des transitions. — Une transition est un lien établi entre deux idées, deux images ou deux raisonnements. Ce lien est marqué par quelques mots ou par une phrase tout entière qui aide à transporter l’esprit d’un sujet à un autre. Faute de transition ménagée, la succession des idées a quelque chose de brusque et de heurté qui surprend l’esprit, le secoue et le fatigue.

Sans elle, la composition est formée de pièces qui se rapprochent et ne s’unissent pas ; elles ressemblent, dit Quintilien, à ces corps ronds et polis qui, malgré tous les efforts, ne peuvent s’emboîter parfaitement.

Avant tout, l’écrivain doit posséder à fond son sujet, s’en » être tracé un plan bien arrêté dans lequel toutes les parties, se trouvent à leur place ; alors les transitions viendront d’elles-mêmes, car elles sortiront du sujet et de la relation naturelle entre ses parties. Cicéron a dit : « les pierres bien taillées s’unissent sans ciment. » Le seul fait d’être obligé de chercher ses transitions semble une preuve que l’auteur conçoit mal son sujet et ne possède pas lui-même l’enchaînement logique de ses idées.

Le fond de toute transition pourrait se rendre par cette phrase naïve : J’ai parlé de cela ; je vais maintenant parler de ceci ; l’habileté de l’écrivain consiste à voiler la nudité et la sécheresse de cet aveu. Il s’agit donc de trouver une proposition qui, résumant ce qui vient d’être dit et développé, indique ce qui va être dit et développé maintenant, une proposition dont une partie rappelle le passé et l’autre annonce l’avenir.

Tantôt cet ordre même est suivi. — Ainsi Boileau veut passer de la pureté du style à la clarté ; il recommande d’imiter Malherbe :

Marchez donc sur ses pas, aimez sa pureté
Et de son tour heureux imitez la clarté.

Puis il analyse les avantages de cette qualité nouvelle.

De même Fléchier, pour passer du tableau des grandes espérances que donnait Turenne au récit de sa mort,

Hélas ! nous savions tout ce que nous pouvions espérer, et nous ne pensions pas à ce que nous devions craindre.

Tantôt l’ordre logique est interverti. — Ainsi Bossuet parle de ce qu’il veut dire avant de rappeler ce qu’il a dit, dans cette phrase où il fait passer le lecteur, du récit du combat au tableau de la victoire :

Mais la victoire va devenir plus terrible pour le duc d’Enghien que le combat.

Ces deux formes très-simples de transition ont le premier mérite qui convient à cet élément littéraire, la brièveté. En effet, les mots de transition n’ajoutent et n’apprennent rien ; ils ne font point avancer l’esprit ; c’est une sorte d’addition et d’ornement qu’il convient de ne pas allonger plus qu’il n’est indispensable.

Fléchier et Massillon offrent encore d’heureux exemples de transitions oratoires :

Si l’humanité envers les peuples est le premier devoir des grands, n’est-elle pas aussi l’usage le plus délicieux de la grandeur ?

Pour récompenser tant de vertus par quelque honneur extraordinaire, il fallait trouver un grand roi qui crût ignorer quelque chose et qui fût capable de l’avouer.

Aujourd’hui, pour abréger et surtout par mauvais goût et par paresse, les écrivains industriels se dispensent volontiers des transitions ; ils trouvent bon de les remplacer par des signes typographiques : les uns encadrent chacune de leurs phrases dans un paragraphe distinct ; ce sont les oracles du journalisme ; les autres unissent les phrases par des tirets qui les tiennent quittes de tous irais d’imagination.

Ces mauvais exemples, érigés pompeusement en doctrine, ne prouvent rien contre l’utilité des transitions. Les transitions sont h la composition littéraire ce que sont les articulations dans le corps de l’animal : les articulations n’ont pas la solidité des os qu’elles servent à unir ; mais elles ont la souplesse en même temps que la force, et elles relient entre eux les os dont le cor ; » s se compose et qui sans elles ne serviraient à rien.

Les deux qualités essentielles des transitions c’est qu’elles soient naturelles et qu’on ne les tire pas seulement des mots. Ce qu’il faut fuir ce sont les transitions, longues, lentes, forcées, emphatiques, subtiles. Quant aux bonnes transitions, elles font l’unité de la composition et le charme du discours ; elles y jouent le rôle des demi-teintes dans la peinture. Les peintres admettent-ils un tableau sans demi-teintes ?

4. Des alliances de mots. — Tandis que les transitions servent à l’unité du style, les alliances de mots contribuent à lui donner de la variété. En effet, les pensées et les émotions de l’homme offrent une diversité telle que l’idiome même le plus riche ne peut suffire à en rendre toutes les nuances. C’est pour combler ces vides que les écrivains audacieux ou irréfléchis inventent des mots nouveaux et forgent des barbarismes ; les bons écrivains n’ont pas besoin de ces innovations, ils excellent à combiner d’une manière nouvelle et heureuse les mots que l’usage a consacrés. Horace n’autorise pas volontiers le néologisme :

Les mots réclament beaucoup d’attention et de réserve : un bon écrivain sait par une habile alliance faire d’un mot connu un mot nouveau.

Ainsi Corneille, voulant exprimer cette étrange contradiction de l’ambitieux dégoûté des grandeurs qu’il a tant désirées et poursuivies, a marqué cette inconstance par le rapprochement de deux mots qui sembleraient impossibles à unir :

Et monté sur le faîte, il aspire à descendre.

Racine, frappé de cet te alliance de mots, la faisait admirer à ses enfants et, plus d’une fois, il a cherché à produire un effet dramatique par le même moyen ; un des plus heureux exemples se rencontre dans le récit de Burrhus ; il juge les courtisans de Néron :

Qui tous auraient brigué l’honneur de l’avilir
Dans une longue enfance ; ils l’auraient fait vieillir.

Cet aveu d’Agamemnon a quelque chose de noble et de louchant à la fois :

Ce nom de roi des rois et de chef de ta Grèce
Chatouillait de mon cœur l’orgueilleuse faiblesse.

Ces formes vives et ingénieuses de la poésie frappent l’imagination et provoquent la réflexion. Dans Je style de Racine elles répondent si bien à l’émotion du spectateur, elles se fondent avec tant d’harmonie dans la composition générale, que les plus grandes audaces passent inaperçues ; ce que le poëte inventait semblait plutôt manquer à la langue que la violer.

L’art suprême est de concilier la nouveauté de l’expression avec la justesse et la clarté ; du moment que l’image est vraie, plus elle est inusitée, plus elle est frappante, plus elle est heureuse. Faute de goût et de délicatesse, les écrivains médiocres allient sans grâce et sans justesse des mots qui sont comme le clinquant du discours,

Et qui par force et sans choix enrôlés
Hurlent d’effroi île se voir accouplés.

5. De la vivacité. — La vivacité est une conséquence toute naturelle de la variété du style ; quand par cette variété l’écrivain suit bien le mouvement de sa pensée ou de son émotion, quand il modèle avec soin son expression sur la nature de ce qu’il veut représenter.

La vivacité communique au style la vie et le mouvement ; elle ranime, elle le passionne ; sans elle le langage demeure languissant. Pour occuper et intéresser l’esprit, il faut parler à l’imagination, la remuer et lui plaire. Lisez les lettres de Mme de Sévigné ; que de récits, ou plutôt que de tableaux ; l’écrivain nous fait voir les choses qu’elle décrit, et cela grâce à la vivacité d’un style qui reflète la vivacité même de son imagination40.

Un des moyens les plus simples de donner au style une vivacité qui peut être réclamée par toutes sortes de sujets, est l’emploi des phrases coupées, c’est-à-dire des propositions indépendantes et sans lien grammatical. — Ainsi Fléchier voulant donner une idée de la rapidité des mouvements militaires accomplis par Turenne :

Il passe le Rhin, il observe les mouvements des ennemis, il relève le tou rage des alliés, il ménage la foi suspecte et chancelante des Voisins ; il ôte aux uns la volonté, aux autres les moyens de nuire.

Le mouvement dramatique donne à l’expression de la pensée le plus vif intérêt et provoque l’émotion îa plus profonde ; aussi faut-il tendre a s’en rapprocher dans la mesure où la vérité et le goût peuvent s’en accommoder. Le discours direct et les traits servent à cet effet.

6. Du discours direct. — Le discours direct est un emploi particulier de la prosopopée ; il consiste à ne pas se contenter, dans un récit, de rapporter les paroles d’un personnage, mais à le présenter comme parlant lui-même, et à citer ses paroles, comme s’il les prononçait au moment même.

Ainsi Guiraud a soin de joindre l’apostrophe et le discours direct ; il ne fait pas dire au petit Savoyard exilé à Paris : Ma mère m’avait dit de réussir et de revenir bientôt ; ce discours indirect serait d’une extrême froideur ; au contraire, quelle vivacité dramatique dans ces vers :

Ma mère, tu m’as dit, quand loin de ta demeure
Je partis : Va, prospère et reviens près de moi.

Cicéron avait employé le même procédé dans le récit de la mort de Tiberius Gracchus ; le discours direct donne au rôle de l’inconnu qui veut sauver le tribun une importance dramatique très-heureuse :

Au moment où Gracchus commence la prière aux dieux, on se précipite impétueusement sur lui ; de toutes parts on vole, on s’assemble ; et un homme de peuple s’écrie : Fuis, Tibérius, fuis ; ne vois-tu pas ? regarde derrière toi. Alors la multitude saisie d’une terreur soudaine prend la fuite.

7. Des traits. — Les traits sont des idées saillantes et imprévues qui excitent une surprise mêlée de plaisir, parce que le lecteur en reconnaît la justesse, en même temps qu’il en admire la nouveauté. Dans les traits tout doit être vif, la pensée, le sentiment, l’expression ; il leur faut la rapidité de la flèche. Ils réveillent l’attention et la curiosité ; ils produisent l’effet du mot de Prodicus le sophiste qui voyant ses auditeurs s’assoupir, s’écriait tout à coup : « Attion, je vais vous dire une chose que je ne montre d’ordinaire que pour cinquante drachmes. »

Mais les traits ne peuvent être admis parle goût que s’ils sont justes et employés avec une extrême sobriété :

Que jamais du sujet le discours s’écartant
N’aille chercher trop loin quelque mot éclatant.
Boileau.

Il est tel auteur qui commence par faire sonner son style pour qu’on puisse dire de lui : Il a de l’or.  Joubert.

Quintilien se plaignait qu’à son époque il ne fût plus permis de terminer une période sans une pensée singulière et recherchée. C’est l’abus du genre ; l’usage n’en doit pas pour cela être proscrit.

Les traits seront pris dans la nature. Quand Lamotte présente toute l’armée grecque, s’écriant à propos d’Achille :

Que ne vaincra-t-il point ? Il s’est vaincu lui-même.

Il mérite ce reproche de Voltaire : « Il faut être très-amoureux du bel esprit pour faire dire une pointe à cinquante mille hommes. »

Outre les traits qui, semés dans un ouvrage en relèvent l’intérêt, il est bon et naturel de terminer par une pensée vive et frappante qui résume tout un développement, qui provoque la réflexion et soit comme le germe de pensées nouvelles. A cet égard, comme sur beaucoup d’autres points, les fables de La Fontaine sont des modèles de fécondité, de goût et de mesure qu’on ne saurait trop étudier.

8. Règles. — Les observations sur ces qualités générales de style peuvent être ramenées à cinq règles élémentaires :

I. La convenance est une qualité, très-délicate, et qui est la conséquence dune connaissance réfléchie du sujet.

II. L’unité est le reflet du caractère général écrit ou d’un discours, la varieté en le charme et la vie.

III. Les transitions doivent être courtes et tirées du sujet.

IV. Les alliances de mots ne sont permises que si elles sont l’expression d’un sentiment juste et vrai.

V. La vivacité du style résulte surtout de l’emploi du style coupé, des traits et du dis direct.

Leçon XXXVIII. Des qualités particulières de style. §

1. Des qualités particulières de style. — 2. Des trois genres de style. — 3. Du mélange des trois genres. — 4. Des qualités propres à chaque genre. — 5. Règles relatives aux trois genres de style.

1. Des qualités particulières du style. — Les qualités générales du style sont partout indispensables ; partout le langage doit être correct, clair, précis, naturel, noble et harmonieux ; rien ne dispense l’orateur ou l’écrivain de ce premier devoir. Mais il est d’autres qualités qui tiennent à la nature même des idées et des sentiments qu’il s’agit d’exprimer, ce sont les qualités particulières qui mettent chaque genre de style en harmonie avec le sujet.

Le rapport du style avec la nature et le caractère de l’homme est un fait si naturel et si profond que chaque peuple, chaque individu a son style conforme à son génie ; un Anglais 11e dit pas la même chose de la même façon que ferait un Français qu’un Espagnol ; le langage ne peut être le même dans un poème épique et dans une table, on n’écrit pas une oraison funèbre comme une lettre. Voltaire s’est agréablement moqué de Balzac, qui a commis cette faute de goût. Le style est comme le ton de la voix : le discours et la conversation ne se font pas sur le même ton ; la familiarité de la conversation serait inconvenante dans la bouche d’un homme qui s’adresse à une assemblée, la dignité soutenue du discours serait du pédantisme dans un entretien familier.   

Le défaut qui contribue le plus à la décadence est le mélange des styles. Imitons les peintres qui ne joignent jamais des attitudes de Callot à des figures de Raphaël.    Voltaire.

C’est donc sur l’observation même de la nature qu’a été m fondée la distinction des trois genres de style que les anciens ont établie et recommandée. Certains novateurs irréfléchis ont attaqué cette classification comme factice, et les esprits timides avouent qu’elle a vieilli. Non ; la vérité est que certaines comparaisons un peu lourdes, empruntées par Rollin à Cicéron et à Quintilien, ont seules fait quelque tort à cette excellente classification.

2. Des trois genres de style. — Les anciens rhéteurs distinguaient trois genres de sujets et par suite trois genres de style : le simple, le tempéré, m sublime.

Cette classification répond très-bien à la distinction de nos pensées et de nos sentiments. Voltaire a voulu ramener les trois genres à deux, le simple et le relevé ; c’est un tort qu’il aurait dû sentir mieux que personne. Ainsi, dans sa classification, quelle place aurait-il pu donner à son Essai sur les mœurs ou à son Dictionnaire philosophique ? Il ne les aurait mis ni sur le rang des oraisons funèbres de Bossuet, ni sur celui des lettres de Chapelle et de Bachaumont ; il aurait bien été contraint d’admettre un genre moyen, un style tempéré.

Ce qui serait condamnable, ce serait d’appliquer cette division avec une rigueur maladroite que ne comportent jamais les sujets de goût et d’imagination, ce serait encore de soutenir que le même sujet ne peut et ne doit comporter qu’un genre de style, absurde prétention qu’on prête aux anciens rhéteurs, quand on veut condamner leur enseignement et leurs doctrines.

3. Du mélange des trois genres. — Pour rester dans le vrai, il faut considérer le caractère du style et dans l’ensemble et dans les détails. Chaque genre de composition réclame un tour et un style qui lui conviennent ; mais déplus, dans une même composition, les nuances des idées et des sentiments se traduisent par une différence dans le style, il n’est donc pas permis d’imposer d’une façon rigoureuse et exclusive l’un des trois genres de style à chaque ouvrage ou même à chaque partie d’un ouvrage quelF conque ; on peut, on doit même écrire des morceaux très-simples dans un ouvrage du genre le plus élevé ; tandis que dans le genre le plus simple, écrivain s’élève par moments jusqu’au style sublime. Lisez par  exemple le début de la fable les Animaux malades de la peste :

Un mal qui répand la terreur,
Mal que le ciel, en sa fureur,
Inventa pour punir les crimes de la terre,
La peste, puisqu’il faut l’appeler par son nom,
Capable d’enrichir eu un jour l’Achéron,
Faisait aux animaux la guerre :
Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés.

Homère n’aurait pu décrire dans un style plus noble et plus, élevé le fléau répandu dans le camp des Grecs par la juste colère d’Apollon. Et plus loin :

Le lion tint conseil, et dit : « Mes chers amis,
Je vois que le ciel a permis
Pour nos péchés cette infortune, etc. »

Qui est-ce qui parle ? Est-ce le roi des animaux ou le roi  des rois, le lion ou Agamemnon, pasteur des peuples ?

Quelle épopée, quelle tragédie peut offrir un discours à la fois plus élevé, plus énergique et plus louchant que celui du Paysan du Danube, et au début, quoi de plus simple que le portrait de cet étrange et admirable ambassadeur !

4. Des qualités propres à chaque genre. — Chacun des trois genres de style a des qualités distinctives qui méritent d’être analysées.

Le genre simple, qui convient surtout à la narration, a pour caractères principaux une naïveté de pensée et je ne sais quelle élégance qui se fait plus sentir qu’elle ne paraît.

Il y a un autre genre d’écrire tout différent du premier ; il est noble, riche, abondant ; il met en usage tout ce que l’éloquence a de plus relevé de plus fort, de plus capable de frapper les esprits ; ses qualités essentielles sont l’énergie, la magnificence, le sublime. C’est cette éloquence qui enlève et qui ravit l’admiration et les applaudissements ; c’est le genre élevé.

Enfin, l’on doit reconnaître un troisième genre qui tient le milieu entre les deux autres, qui n’a ni la naïveté du premier, ni l’élévation puissante du second ; il a plus de force que l’un et moins de grandeur que l’autre ; il a, pour qualités propres, l’élégance, la richesse, la finesse, il admet tous les ornements de l’art, la beauté des figures, l’éclat des métaphores, le brillant des pensées, l’agrément des digressions, l’harmonie du nombre et de la cadence ; c’est le style tempéré.

5. Règles relatives aux trois genres de style. — En résumé, la différence des sujets à traiter réclame une différence notable de style et cette distinction peut donner matière aux quatre règles suivantes :

I. Chaque genre de composition et de pensée exige un ton et un style particulier.

II. Les différents genres de style peuvent être mêlés dans un même sujet.

III. Il faut mettre une harmonie parfaite entre la pensée ou le sentiment et le style qui sert à l’exprimer.

IV. Le style simple a pour qualité distinctive t a naïveté ; le style tempéré, la richesse ; le style sublime, l’élévation.

Leçon XXXIX. Du style simple. §

1. Du style simple. — 2. De la concision ou brièveté et du laconisme. — 3. De la naïveté. — 4. Usage du style simple. —  5. Règles relatives au style simple.

1. Du style simple. — Ce style simple est comme son nom l’indique une manière unie de dire les choses. C’est la forme qui se présente à l’esprit par son mouvement le plus naturel et le plus spontané.

Le caractère le moins compatible avec cette simplicité essentielle du style c’est la recherche, l’affectation, l’artifice en quoi que ce soit ; le naturel est la qualité essentielle du style simple ; un mot une tournure qui sente l’apprêt, suffit pour détruire l’effet et le charme de ce genre de style.

Le style simple est modeste et sans prétention : des mots qui semblent s’être mis d’eux-mêmes à la place qu’ils occupent ; des phrases coupées sans symétrie ; beaucoup de réserve dans l’emploi des figures ; peu de hardiesse dans les tours, rien qui frappe, étonne ou surprenne ; voilà ce qui le constitue.

Il est plus facile de dire ce que le style simple exclut que d’indiquer ce qu’il réclame ; cependant la simplicité n’interdit ni la grace ni l’élégance au besoin ; il faut bien se garder de confondre la simplicité avec la platitude qui laisse l’expression tomber au-dessous de l’émotion ou de la pensée qu’elle devait rendre.

Ainsi Racine a été d’une ravissante simplicité, quand il fait dire au jeune Hippolyte surpris lui-même de ne plus se retrouver :

Mon arc, mes javelots, mon char, tout m’importune ;
Je ne me souviens plus des leçons de Neptune,
Mes seuls gémissements font retentir les bois,
Et mes coursiers oisifs ont oublié ma voix.

Pradon a donné un modèle de platitude dans les vers où il a exprimé les mêmes idées :

Depuis que je vous vois, j’abandonne la chasse,
Et quand j’y vais, ce n’est que pour penser à vous.

Les qualités secondaires du style simple sont la concision ou brièveté et la naïveté.

2. De la concision ou brièveté. — La concision consiste dans le soin d’énoncer la pensée avec le moins de mots possible. Tandis que la précision se tient en garde contre tout développement étranger au sujet, et méprise tout ce qui est hors de propos, la concision fait quelque chose de plus encore, elle s’interdit toute amplification et rejette tout ce qui ressemble à un ornement.

La concision ne convient pas à toute espèce de sujet parce qu’il y a des matières qui veulent être développées et ornées ; elle sied à merveille au portrait que trace La Fontaine du paysan du Danube :

Sous un sourcil épais il avait l’œil caché,
Le regard de travers, nez tortu, grosse lèvre,
Portait sayon de poil de chèvre
Et ceinture de joncs marins.

Au contraire, le développement oratoire et poétique est tout à fait à propos dans ce portrait du duc d’Eughien vainqueur à Rocroy :

Le voyez-vous, comme il vole à la victoire ou à la mort ? Aussitôt qu’il eut porté de rang en rang l’ardeur dont il était animé, on le voit presque en même temps pousser l’aile droite des ennemis, soutenir la nôtre ébranlée, rallier les Français à demi vaincus, mettre en fuite l’Espagnol victorieux, porter partout la terreur et étonner de ses regards étincelants ceux qui échappaient à ses coups.

La concision est souvent une condition de la force ; aussi les Romains en faisaient-ils grand cas et la nommaient-ils la qualité souveraine.    .

Il faut encore distinguer la concision du laconisme qui est une recherche de brièveté. Le style laconique s’étudie à dire les choses avec le moins de mots possible, il supprime des termes qui seraient souvent nécessaires pour la clarté :

Dans Polyeucte ces deux réponses :

Pauline.
Où le conduisez-vous ?
Félix.
A la mort.
Polyeucte
A la gloire.

sont des modèles de concision. C’est sous une forme laconique qu’une mère Lacédémonienne armant son fils du bouclier lui dit : « Ou dessus ou dessous. »

L’écueil de la concision est la sécheresse et l’obscurité. L’écrivain qui préférerait une expression laconique mais, faible, froide et sans couleur à une expression moins serrée, mais valant par l’éclat, la grâce ou la force, celui là ne serait pas économe il serait avare et se priverait du nécessaire pour s abstenir du superflu.

3. De la naïveté. — La naïveté est la perfection du naturel ; c’est la qualité qui consiste à dire les choses comme elles viennent, sans réflexion au moins apparente. Dire des choses qui ont coûté du travail, c’est peut-être faire voir qu’on a de l’esprit, mais non de la grâce et de la facilité.

L’art est heureusement caché, quand l’écrivain ‘orme son style d’expressions choisies dans le langage commun qu’if approprie à son sujet. Aristote fait de cet art un des mérites les plus frappants d’Euripide.

La naïveté est souvent comique. — Ainsi le Loup devenu berger :

Pour pousser jusqu’au bout la ruse,
Il aurait volontiers écrit sur son chapeau :
C’est moi qui suis Guillot, berger de ce troupeau.

Elle peut être touchante et sublime ; telle est la naïveté de Joas interrogé par Athalie :

Quel père
Je quitterais ! et pour….
Eh bien ?
Pour quelle mere !

Une des choses qui nous charment le plus, c’est le ton naïf ; mais c’est aussi le style le plus difficile à attraper : la raison en est qu’il est précisément entre le noble et le bas ; il est si près du bas, qu’il est très-difficile de le côtoyer toujours sans y tomber ?

La naïveté est le caractère adorable de La Fontaine : ses tours sont si naturels, il raconte avec tant d’ingénuité et de bonne foi, qu’il intéresse dans les choses les plus communes. Il commence ainsi la fable de    l’Ane et le Chien :

I1 se faut entr’aider, c’est la loi de nature.
L’âne un jour pourtant s’en moqua ;
Et ne sais comme il y manqua,
Car il est bonne créature.

Veut-il donner une preuve de l’expérience d’un vieux rat :

Même il avait perdu sa queue à la bataille.   

Le lapin et la belette prennent pour arbitre un chat, le poëte en trace le portrait :

C’était un chat, vivant comme un dévot ermite,
Un chat faisant la chattemite,
Un saint homme de chat, bien fourré, gros et gras,
Arbitre expert sur tous les cas.

Lamotte a voulu imiter La Fontaine ; mais ce qu’il a pris et donné pour des naïvetés n’est rien moins que naïf. Si La Fontaine appelle un chat qui a été choisi pour juge, Sa Majesté fourrée, on voit bien que cette image est naturelle et comique ; mais que Lamotte appelle un cadran un greffier solaire, on sent là une grande contrainte ; et quel charme, quelle grâce, quel naturel dans cette idée de greffier ?

La Fontaine fait dire élégamment au corbeau par le renard qui veut chatouiller sa vanité :

Vous ôtes le phénix des hôtes de ces bois.

Lamotte appelle une rave un colosse ;    un    phénomène potager. Tout cela est plus lourd que naïf. Qu’est-ce donc que la naïveté ? Diderot répond avec sa verve puissante :

On est naïvement héros, naïvement scélérat, naïvement dévot, naïvement beau, naïvement orateur, naïvement philosophe ; sans naïveté, point de beauté ; on est un arbre, une fleur, une plante, un animal naïvement ; je dirais presque que de beau est naïvement de l’eau, sans quoi elle visera à de l’acier poli et au cristal. La naïveté est une grande « ressemblance de l’imitation avec la chose : c’est do l’eau prise dans le ruisseau et jetée sur la toile.

4. Usage du style simple. — C’est surtout à la narration et l’argumentation que le style simple paraît convenir. Il est encore habile de l’employer au début d’un livre ou d’un discours. C’est un grand danger et une grande témérité que de débuter sur un ton très-élevé ; on court presque toujours le risque d’être obligé de s’arrêter et de déchoir. Il n’y a que Bossuet qui puisse commencer comme il fait dans l’oraison funèbre de la reine d’Angleterre et qui soit en état de se maintenir à cette hauteur.

Rien, dit Cicéron, rien ne semble d’abord plus facile à imiter que le style simple ; à l’épreuve, rien ne l’est moins. Quoiqu’il ne doive pas être très-nourri, cependant, il faut qu’il ait un certain suc, et, sinon une extrême force, du moins celle qui prouve la santé. Commençons donc par le soustraire au joug du nombre oratoire ; sa mardi ; doit être libre, quoique régulière ; il fuit la contrainte, autant que les écarts et la licence. Qu’il ne cherche pas non plus à lier les mois par une construction pleine et serrée ; il y a un aimable abandon qui montre l’heureuse négligence d’un homme plus occupé des choses que des mots. Mais L’orateur, libre du travail de la période, a d’autres conditions à remplir ; car les tours rapides et simples ne dispensent pas de toute application : il est un art de paraître sans art. C’est une beauté négligée, qui a des grâces d’autant plus touchantes qu’elle semble n’y pas songer… L’orateur du genre simple, content de ces grâces modestes, sera peu hardi à créer des expressions nouvelles, réservé dans ses métaphores, sobre en général dans l’emploi des ligures… Ce genre n’admet ni la parure ni l’éclat, c’est un repas sans magnificence, mais où le bon goût règne avec l’économie : le bon goût, c’est le choix.

Rollin complète avec sagesse les observations du critique latin.

Comme le style simple s’écarte peu de la manière commune de parler, on s imagine qu’il ne faut pas beaucoup d habileté pour y réussir ; mais ceux qui ont quelque goût de la vraie éloquence, reconnaissent qu’il n’y a rien de si difficile que de parler avec justesse et solidité, et cependant d’une manière si simple et si naturelle que chacun se datte d’en pouvoir faire autant.

5. Règles relatives au style simple. — Toutes les observations qui précèdent et dont le détail pourrait être augmenté se ramènent à cinq règles de bon sens qui résument et concluent ce qui précède    :

I. Le style simple a pour caractère essentiel le naturel : il exclut toute affectation.

II. Il ne faut pas confondre la simplicité avec la platitude.

III. La concision consiste à supprimer tout ornement superflu ; mais elle est près de la sécheresse.

IV. La naïveté est une qualité qu’il ne faut pas chercher ; elle se rencontre et elle s’ignore elle-même.

V. Le style simple exclut les métaphores, lès figures trop vives et la préoccupation du nombre oratoire.

Leçon XL. Du  style tempéré. §

1. Du style tempéré. — 2. De la richesse. — 3. De l’élégance.

1. Du style tempéré. — Le Style tempéré, comme l’indique son nom, tient le milieu entre le style simple et le style élevé ; il est, dit Cicéron, une sorte de mélange, de fusion des deux autres. Plus orné que le style simple, moins fort et moins éclatant que le style sublime, il sait plaire et c’est là ce qui fait son mérite et sa force.

Avec moins de chaleur et de puissance, on peut persuader encore par la clarté, la grâce et l’abondance des pensées et des paroles ; c’est le propre du style tempéré.

Il fait sur l’esprit le bon effet qu’un visage calme fait sur nos yeux et notre humeur.    Joubert.

Les qualités qui conviennent au genre tempéré sont, la richesse,     l’ élégance et la finesse.

2. De la richesse. — La richesse du style consiste dans l’abondance des idées, des images et des mots. Elle se manifeste par l’emploi des épithètes, des synonymes, des équivalents et des périphrases ; elle procède volontiers par le redoublement des idées, et même par l’amplification. — Fléchier présente un heureux exemple de richesse dans cette belle définition du courage :

La valeur n’est qu’une force aveugle et impétueuse qui se trouble et se précipite, si elle n’est éclairée et conduite par la probité et par la prudence.

Les épithètes aveugle et impétueuse, les redoublements se trouble et se précipite, éclairée et conduite sont les moyens qui procurent à cette période sa richesse.

De même J. B. Rousseau offre un bon modèle de style riche dans cette apostrophe à la Fortune :

Fortune, dont la main couronne
Les forfaits les plus inouïs,
Du. faux éclat qui t’environne,
Serons-nous toujours éblouis ?
Jusques à quand, trompeuse idole
D’un culte honteux et frivole
Honorerons-nous tes autels ?
Verra-t-on toujours tes caprices
Consacrés par les sacrifices
Et par l’hommage des mortels ?   

C’est le redoublement des idées qui fait ici la richesse du style.

Andrieux caractérise par des détails heureux la richesse du style tempéré :

L’abondance d’idées jointe à la facilité à les exprimer. Si l’on décrit un événement, il faut n’en omettre aucune circonstance essentielle.... Si l’on discute une question, il est souvent nécessaire de présenter le raisonnement sous plusieurs formes différentes… Peut-on faire entrer le lecteur dans ses sentiments ? Un seul trait ne suffit pas toujours ; il faut redoubler ; l’abondance du discours prouve alors la persuasion de l’écrivain aussi bien que son talent ; elle montre en lui un sentiment qui déborde pour ainsi dire de son cœur et qui a besoin de se répandre.

L’abondance est stérile quand elle n’est que dans les mots et tombe dans la prolixité.

En effet la fausse richesse résulte de l’emploi d’ornements superflus de répétitions qui n’ajoutent rien à la pensée, d’images qui ne sont pas naturelles.

Florus peint des soldats tombés morts sur le champ de bataillé, le visage encore menaçant, leur colere survivant à la mort ; ce dernier trait gâte tout le tableau. — De même, Sénèque le tragique s’est paré d’une fausse richesse dans ce passage ridicule :

Priam, père de tant de rois, est privé de sépulture et le feu lui manque dans Troie en flammes.

Cette recherche d’images, ces rapprochements imprévus peuvent étonner et éblouir même certains esprits : ils paraissent frivoles quand on les examine de plus près.

Au contraire de cette fausse richesse qui prodigue les mots et cherche des images nouvelles et surprenantes, il y a une richesse qui consiste à réveiller plusieurs idées par un seul mot, à faire penser le lecteur ou l’auditeur aux rapports que ce mot embrasse, aux objets qu’il évoque devant l’esprit.

Ce genre supérieur de richesse fait découvrir par un seul trait et d’un seul coup ce que l’esprit n’aurait trouvé qu’à la longue et par la réflexion. — Virgile, après avoir décrit la réunion des sages dans les Champs Elysées fait l’éloge de Caton en un seul mot ; Caton présidait l’assemblée.

De même Boileau à propos d’Homère :

C’est avoir profité que de savoir s’y plaire.

L’expression est riche dans ce cas par tout ce qu’elle provoque de pensées et de jugements.

Citons encore Bossuet taisant pressentir tout le règne de Louis XIV inauguré par la victoire de Rocroy :

Un règne qui devait être si beau commencé par un si heureux présage.

La richesse naît aussi d’une image évoquée par le poëte ou l’orateur ; témoin ce tableau de la mort du sage ;

Rien ne trouble sa fin, c’est le soir d’un beau jour.

Quelle richesse alliée à une parlai te simplicité !

Ainsi employés avec discrétion les ornements donnent de la couleur au style ; mais s’ils sont prodigués, c’est une espèce de fard qui nuit même à la vraie beauté.

En effet, la sobriété est le correctif nécessaire de la richesse. Un ouvrage où tout frappe, tout brille, lasse bientôt l’attention même la plus bienveillante ; il en est de l’esprit comme de toute chose, il perd de sa valeur quand il se prodigue. Comment la recherche et le besoin de briller ne se feraient-ils pas sentir à la lin ; or ce sentiment suffit à glacer tout plaisir.

3. De l’élégance. — L’élégance est une qualité difficile à définir, son nom veut dire choix ; elle consiste en effet dans le choix d’expressions distinguées ; elle résulte de l’union de la justesse avec la noblesse dans les mots et dans les tournures.

Cette qualité est due à l’emploi d’ornements qui, sans nuire au naturel, annoncent un certain dessein de plaire, une attention délicate à y réussir. L’élégance est le contraire de la négligence et de la vulgarité. Le style peut être élégant sans être bon ; mais il est difficile qu’un ouvrage soit tout à fait bon, s’il est dépourvu d’élégance. C’est le mérite le plus séduisant de Sophocle, de Virgile et de Racine.

Une comparaison sera le meilleur moyen de faire sentir les nuances délicates d’an Style élégant.

Malherbe et Racan ont tous deux paraphrasé cette pensée :

La sombre mort frappe des mêmes coups la chaumière du pauvre et le palais du roi.

Voici l’imitation de Racan :

Les lois de la mort sont fatales.
Aussi bien aux maisons royales
Qu’aux taudis couverts de roseaux.
Tous nos jours sont sujets aux Parques :
Ceux des bergers et des monarques
Sont coupés des mêmes ciseaux.

Celle de Malherbe est bien connue :

Le pauvre en sa cabane, où le chaume le couvre,
Est sujet à ses lois ;
Et la garde qui veille aux barrières du Louvre    
N’en détend pas nos rois.

Il est aisé de voir pourquoi il y plus d’élégance dans ces derniers vers.

1° Malherbe commence par une image frappante :

Le pauvre en sa cabane, où le chaume le couvre ;

Racan, par des mots communs qui ne font point image et ne peignent rien : Les lois de la mort sont fatales ; tous nos jours sont sujets aux Parques : termes vagues, diction impropre, vers faibles.

2° Les expressions de Malherbe sont choisies sans affectation : cabane est agréable et vrai, taudis est une expression grossière.

3° Enfin, les vers de Malherbe sont plus harmonieux.

La même observation peut s’appliquer, à ces vers de Du Ryer comparés à ceux de Voltaire sur un même sujet :

Donc, vous vous figurez qu’une bête assommée
Tienne votre fortune en son ventre enfermée,
Et que des animaux les sales intestins
Soient un temple adorable où parlent les destins.
DuRyer.
Pensez-vous qu’en effet, au gré de leur demande,
Du vol de leurs oiseaux la vérité dépende ?
Que, sous un Fer sacré, des taureaux gémissants
Dévoilent l’avenir à leurs regards perçants,
Et que de leurs festons ces victimes ornées
Des humains dans leurs flancs portent les destinées ?
Voltaire.

Les expressions bête assommée, ventre, sont grossières au lieu d’être frappantes. Les mots intestins forment une antithèse ridicule et brutale avec temple adorable.    Les périphrases de Voltaire, un peu longues peut-être, sont d’un style élégant ; le dernier vers est à la fois élégant et expressif.

Leçon XLI. Suite du style tempéré. §

1. De la grace. — 2. De la finesse, — 3. De la délicatesse. —  4. Règles du style tempéré.

1. De la grâce. — A l’élégance se rattache la grâce, charme ou attrait indéfinissable que La Fontaine a caractérisé par ces mois :

Et la grâce, plus belle encor que la beauté.

La grâce est un mérite gui séduit, attire et retient : elle convient à tous les genres de beauté. Andrieux a raison de dire :

L’Hercule Farnese ne pouvait point avoir les grâces de l’Apollon du Belvédère, mais il n’est pour cela ni rude, ni agreste, ni sauvage.

Racine a donné un modèle exquis de la grâce dans le. style, en traitant le sujet même de la grâce :

Je ne trouve, qu’en vous je ne sais quelle grâce
Qui me charme toujours et jamais ne me lasse ;
De l’aimable vertu, doux et puissants attraits !
Tout respire en Esther l’innocence et la paix ;
Du chagrin le plus noir elle écarte les ombres,
Et fait des jours sereins de mes jours les plus sombres.

L’abus de la grace est l’affèterie ; c’est un défaut difficile à éviter et auquel on n’échappe qu’en se préoccupant toujours de conserver le naturel. La Fontaine a dit avec l’autorité du plus gracieux et du plus naturel des poëtes :

Ne forçons point notre talent,
Nous ne ferions rien avec grâce.

L’élégance et la grâce sont des qualités indispensables, surtout aux ouvrages qui n’ont guère d’autre ambition que de plaire, comme les discours d’apparat tels que ceux qui sont prononcés dans les Académies ou dans les réunions publiques.

D’ailleurs on a pu dire avec raison que la grâce elle-même est une grande force parce qu’elle séduit ; chez nous surtout, savoir plaire, c’est savoir persuader et vaincre ; c’est le secret des plus heureux génies. Boileau en fait un des dons les plus divins d’Homère :

On dirait que, pour plaire, instruit par la nature,
Homère ait à Vénus emprunté sa ceinture.

2. De la finesse. — La grâce résulte autant de ce que l’artiste cache que de ce qu’il montre : la retenue est le plus souvent une condition naturelle de la grâce. La finesse résulte de l’emploi raisonné de ce moyen, elle parle avec ré-. serve et laisse deviner une partie de la pensée. C’est un plaisir d’esprit et une satisfaction d’amour-propre pour le lecteur ou l’auditeur que de pénétrer le sentiment qui lui a été seulement indiqué. — Ainsi La Fontaine dans la fable de L’homme et la couleuvre dit :

A ces mots, l’animal pervers,

C’est le serpent que je veux dire.

Ce derniers vers serait une finesse piquante, puisqu’elle laisserait supposer la pensée d’appliquer ce nom à l’homme ; mais la naïveté étant le caractère de la fable, le poëte ajoute du ton le plus simple :

Et non l’homme ; on pourrait aisément s’y tromper.

A des jeunes gens qui sortaient d’un festin, Pyrrhus demandait s’ils avaient dit bien du mal de lui :

« Sans doute ; et nous en aurions dit bien davantage si le vin ne nous eût manqué. »

On peut citer encore comme un modèle de finesse la réponse d’un ministre à l’issue d’une séance longue et stérile. La reine Élisabeth lui demandait ce qui s’était passé an conseil. Quatre heures, Madame.

C’est en France surtout qu’il importe de rappeler combien il faut être sobre de ces traits de finesse.

Quand on court après l’esprit, on attrape la sottise. Montesquieu.

Il ne faut pas que l’auditeur ait trop à chercher pour comprendre ; la limite est en ce cas assez difficile à reconnaître, et c’est à peine si Mme de Staël elle-même l’a respectée, quand à, propos d’un médisant qui s’était mordu la langue, elle s’écriait : « Ah ! le malheureux, il s’est empoisonné. »

L’esprit des bons mots est si bien une affaire de mode que le sel s’en évapore très-vite et qu’à vingt ans de dis tance une finesse a perdu tout son charme. Un homme de goût, biographe des trois Vernet, voulant recueillir les bons mots des trois générations n’a guère pu citer ceux de Joseph ; il a dû être fort sobre des mots de Carle et n’a guère pu redire que ceux d’Horace, les seuls qui nous fussent encore intelligibles en 1865. Ceux-là même, que seront-ils devenus pour nos petits-fils ?

Multiples, les traits et les mots fatiguent le lecteur parce qu’ils trahissent la prétention à l’esprit ; or, le grand art, en écrivant comme dans la conversation, est moins d’avoir de l’esprit que de persuader à ses lecteurs qu’ils en ont. Rien ne déplaît plus qu’un écrivain toujours plein de lui-même, préoccupé de son succès, attentif à faire montre de son esprit ; il ennuie le lecteur parce qu’il le blesse en l’écrasant sous le poids de son infériorité, je cherche un homme, disait Pascal, et je trouve un auteur.

L’affectation de ce style épigrammatique mis à la mode par Voltaire et son époque est le défaut d’une littérature en déclin ; cette sorte d’esprit plaît dans le détail et lasse dans l’ensemble de la composition : les mots piquants sont autant de beautés désagréables.

D’ailleurs le désir de tourner toutes choses d’une façon ingénieuse et frappante conduit vite au raffinement et à l’équivoque : témoin ce personnage de tragédie qui, faisant allusion à l’art magique de Médée, lui dit :

Je n’ai que des attraits, et vous avez des charmes.

C’est le même défaut où Racine lui-même est tombé quand il fait dire à Pyrrhus amoureux :

Brûlé de plus de feux que je n’en allumai.

Nous avons déjà reproché un aussi mauvais jeu de mots au Misanthrope de Molière :

La peste de ta chute ! empoisonneur, au diable !
En. eusses-tu fait une à te casser le nez !

L’exemple de ces grands écrivains montre combien ce ridicule est difficile à éviter pour une nation trop accoutumée à se regarder comme la plus spirituelle du monde.

Buffon a dit à ce sujet :

Rien n’est plus opposé à la véritable éloquence que l’emploi de ces pensées fines et la recherche de ces idées légères, déliées, sans consistance, et qui, comme la feuille du métal battu, ne prennent de l’éclat qu’en perdant de la solidité. Aussi, plus on mettra de cet esprit mince et brillant dans un écrit, moins il y aura de nerf, de lumière, de chaleur et de style, à moins que cet esprit ne soit lui-même le fond du sujet, et que l’écrivain n’ait pas eu d autre objet que la plaisanterie.

Combien de successeurs de Marivaux, et de Beaumarchais ne comptons-nous pas auxquels il faudrait rappeler à toute heure le vers de Gresset

L’esprit qu’on veut avoir gâte celui qu’on a.

Il faut, dit Cicéron, dans l’éloquence comme en peinture, des ombres pour donner des reliefs ; tout ne doit pas être lumière.

3. De la délicatesse. — La délicatesse est une qualité du cœur comme la finesse est une qualité de l’esprit ; elle est au sentiment ce que la finesse est à la pensée.

La délicatesse des expressions sert surtout à rendre les sentiments doux et agréables, elle donne plus de charme aux éloges. — C’est par un tour ravissant qu’Iphigénie avoue l’amour qu’elle ressent ; lorsqu’elle entend Agamemnon lui défendre de revoir Achille, elle s’écrie avec une naïveté pleine de délicatesse ;

Dieux plus doux ! vous n’aviez demandé que ma vie.

Quelle forme plus délicate de consolation et d’éloge que les vers célèbres de Malherbe à propos de la mort d’une jeune fille :

Et rose, elle a vécu ce que vivent les roses,
L’espace d’un matin.    .

Cette plainte rappelle la douce élégie de Marie Stuart :

Adieu, France, adieu mes beaux jours !
La nef qui disjoint nos amours
N’aura de moi que la moitié ;
L’autre part te reste : elle est tienne ;
Pour que de l’autre il te souvienne,
Je la fie à ton amitié.

Quelle aimable de délicatesse dans cette phrase de Bussy Rabutin à Mme de Sévigné :  

Nous fîmes bien tous deux notre devoir de vous louer, et cependant nous ne pûmes jamais aller jusqu’à la flatterie.

Enfin il faut donner comme modèle la délicatesse ravissante de ces vers de La Fontaine :

Qu’un ami véritable est une douce chose !
Il cherche vos besoins au fond de votre cœur,
Il vous épargne la pudeur
De les lui découvrir vous-même ;
Un songe, un rien, tout lui fait peur,
Quand il s’agit de ce qu’il aime.

4. Règles relatives au style tempéré. — Les remarques auxquelles le style tempéré fournit occasion peuvent être résumées dans les huit règles suivantes :

I. Pour donner au style de la richesse, employez les épithètes, les synonymes, tes équivalents, te redoublement d’idées et même l’amplification.

II. La richesse résulte de l’emploi de mots qui éveillent des idées, des images et provoquent à penser.

III. La sobriété doit toujours s’allier à la richesse.

IV. L’élégance résulte d’un choix d’expressions nobles et harmonieuses.

V. La grâce doit être naturelle pour plaire et séduire.

VI. La finesse se laissera deviner assez aisément pour ne pas fatiguer l’esprit.

VII. La recherche de l’esprit lasse et irrite.

VIII. La délicatesse convient surtout à l’expression des sentiments doux et aux éloges qui ne veulent pas tomber dans la platitude et la servilité.

Leçon XLII. Du style élevé. — Du sublime. §

1. Du style élevé. — 2. De l’énergie et de la véhémence. — 3. De la magnificence. — 4. Du sublime. — 5. De l’emphase. — 6. Règles relatives au style élevé.

. Du style élevé. — L’homme exalté par la passion sort de lui-même, dépasse la sphère habituelle de ses idées et de ses sentiments; alors son imagination et son cœur sont dans un état d’excitation et d’extase auquel doit répondre une nouvelle forme de style ; ce n’est plus le simple et le tempéré qu’il réclame, c’est le style élevé, c’est le sublime.

Le style élevé est donc le langage d’une imagination exaltée, d’une passion ardente, d’une conception très-vive : c’est le ton qui s’adapte tout naturellement aux idées les plus générales de la raison, aux conceptions religieuses, esthétiques et morales. Toutes les plus hautes qualités de l’artiste et du peintre conviennent à ce genre de style : énergie du sentiment, véhémence des expressions, noblesse du dessin, éclat du coloris, majesté des figures, beauté des images ; rien n’est trop grand, rien n’est trop vif, rien n’est trop brillant pour ce genre de style.

La poésie, la philosophie et la religion fournissent les sujets que le style élevé doit revêtir de ses nobles ornements ; il ne convient qu’à ce qui est vraiment grand et vraiment supérieur. Buffon a dit :

Le ton du philosophe pourra devenir sublime toutes les fois qu’il parlera des lois de la nature, des êtres en général, de l’espace, de la matière, du mouvement et du temps, de l’âme, de l’esprit humain, dès sentiments, des passions ; dans le reste, il suffira qu’il soit noble et élevé. Mais le ton de l’orateur et du poëte, dès que le sujet est grand, doit toujours être sublime, parce qu’ils sont les maîtres de joindre à la grandeur de leur sujet autant de couleur, autant de mouvement, autant d’illusion qu’il leur plaît.

Les qualités distinctives du style élevé sont l’énergie et la véhémence, la magnificence et le sublime.

2. De l’énergie et de la véhémence. — L’énergie est la force donnée à l’expression de la pensée ou du sentiment ; elle résulte de la précision même et de la rapidité. — Ainsi Corneille parlant des affranchis qui entourent Galba :

Et tous trois à l’envi s’empressent ardemment
A qui dévorerait ce règne d’un moment.

Rien de plus énergique et de plus expressif que cette expression dévorer ; c’est là ce que Boileau appelait un mot trouvé. Qu’on le remplace par le synonyme ; mettrait à profit, tout l’effet pathétique est perdu.

Racine fait dire à Néron :

J’embrasse mon rival, mais c’est pour l’étouffer.

Quelle énergie dans ce rapprochement et dans ce contraste.

De même La Fontaine au mot vieillard substitue la périphrase la plus énergique ;

Le plus semblable aux morts meurt le plus à regret.

Les alliances de mots, les effets de contraste, ’ la concision sont les meilleurs moyens Me donner au style plus d’énergie ; quelle force et quelle émotion dans ce cri d’un exilé :

....Qui découvre avec joie
Le faible Simoïs et les champs où fut Troie.
Delille.

Corneille résumé avec une énergie tragique la-situation d’Auguste et de Cinna dans ce vers qui-rapproche tous les bienfaits de l’empereur et l’ingratitude de son protégé :

Cinna, tu t’en souviens et veux m’assassiner !

Quelle puissante énergie dans cette belle période de Massillon :

Tout change, tout s’use, tout s’éteint : Dieu seul demeure toujours le même ; le torrent des siécles, qui entraîne tous les hommes, recule devant ses yeux ; et il voit avec indignation de faibles mortels, emportés par ce cours rapide, l’insulter eu passant, vouloir faire de ce seul instant tout leur bonheur, et tomber au sortir de là entre les mains éternelles de sa colère et de sa justice.

La véhémence n’est qu’un degré supérieur de l’énergie excitée encore et développée, par la -vivacité pressante des passions : les idées et les images se pressent et s’accumulent dans l’esprit et sur les lèvres de l’homme vivement ému.

C’est cette éloquence, dit Rollin, qui enlève et qui ravit l’admiration et les applaudissements ; c’est elle qui tonne, qui foudroie et qui, semblable à un fleuve rapide, impétueux, entraîne et renverse tout ce qui lui résiste.

Les meilleurs exemples de cette qualité sont fournis par les deux péroraisons déjà citées de Massillon et de. Mirabeau41.

La véhémence poussée à l’excès tombe dans l’exagération et le ridicule ; tout le monde connaît les deux vers célèbres de Théophile :

Le voilà, ce poignard, qui, du sang de son maître,
S’est souillé lâchement ; il en rougit, le traître.

La lâcheté et la rougeur du poignard atteignent    aux dernières limites du grotesque.

3. De la magnificence. — Le style élevé réclame encore la richesse unie à la grandeur, c’est-à-dire la magnificence.

Il est naturel que ce soit l’idée même de Dieu qui ait fourni aux poëtes et aux orateurs la matière la plus féconde pour un style magnifique. — Ainsi David a dit :

L‘Éternel a abaissé les cieux et il est descendu : les nuages étaient sous ses pieds. Assis sur les chérubins, il a pris son vol, et son vol a devancé les ailes des vents.

Racine, l’esprit tout plein de ses lectures et de ses méditations religieuses, a écrit ces vers magnifiques :

L’Éternel est son nom, le monde est son ouvrage ;
Il entend les soupirs de l’humble qu’on outrage,
Juge tous les mortels avec d’égales lois,
Et du haut de son trône interroge les rois.

La magnificence naît également de la précision puissante du langage et de son énergique simplicité ou de la richesse de l’amplification. Ce magnifique passage de Psalmiste :

J’ai vu l’impie élevé et exalté comme le cèdre du Liban : j’ai passé, il n’était plus :

a servi de texte à un poëte et à un orateur ; Racine en a fait un magnifique commentaire en vers, et Massillon en prose :

J’ai vu l’impie adoré sur la terre,
Pareil au cèdre, il cachait dans les cieux
Son front audacieux ;
Il semblait à son gré gouverner le tonnerre,
Foulait aux pieds ses ennemis vaincus ;
Je n’ai fait que passer, il n’était déjà plus.

Je sais que l’impie prospère quelquefois, qu’il parait élevé comme le cèdre du Liban et qu’il semble insulter le ciel par une gloire orgueilleuse qu’il ne croit tenir que de lui-même. Mais, attendez : son élévation va lui creuser elle-même son précipice ; la main du Seigneur l’arrachera bientôt de dessus la terre. Latin de l’impie est presque toujours sans honneur, tôt ou tard, il faut enfin que cet édifice d’orgueil et d’injustice s’écroule : la honte et les malheurs vont succéder ici-bas à la gloire de ses succès ; on le verra peut-être traîner une vieillesse triste et déshonorée ; il finira par l’ignominie. Dieu aura son tour, et la gloire de l’homme injuste ne descendra pas avec Lui dans le même tombeau.

Un effet analogue de grandeur et de magnificence a été produit par Bossuet à l’aide d’un, heureux choix d’expressions vives et frappantes. Il s’agit de la fuite de la reine poursuivie par les vaisseaux des rebelles :

O voyage bien différent de celui qu’elle avait fait sur la même mer, lorsque, venant prendre possession du trône de la Grande-Bretagne, elle voyait, pour ainsi dire, les ondes se courber sous elle et soûmettre toutes leurs vagues à la dominatrice des mers !

La magnificence est une brillante qualité ; mais elle est voisine d’un défaut ridicule, c’est l’emphase, l’enflure qui donne à une pensée ou à une image une importance disproportionnée. — Voltaire fait observer que la magnificence de ces vers de Corneille touche à l’enflure ; Cinna dit en parlant de Pompée :

Le ciel choisit sa mort pour servir dignement
D’une marque éternelle à ce grand changement,
Et devait cette gloire aux mânes d’un tel homme
D’emporter avec eux la liberté de Rome.

Cette pensée a beaucoup d’éclat, et même un air de grandeur qui impose ; mais, quand on l’examine, on voit qu’elle manque de solidité. En effet, pourquoi le ciel devait-il faire l’honneur à Pompée de rendre les Romains esclaves après sa mort ? Le contraire serait plus vrai : les mânes de Pompée devaient plutôt obtenir du ciel le maintien éternel de cette liberté, pour laquelle on suppose qu’il combattit et qu’il mourut.

Voltaire.

Même dans le style élevé, il faut éviter avec soin la profusion des images ; une noble simplicité rend les choses plus fortes et plus touchantes ; rien ne refroidit le pathétique comme l’enflure et l’exagération du langage. Fénelon a dit avec un excellent goût :

La plupart de ceux qui veulent faire de beaux discours cherchent sans choix également partout la pompe des paroles : ils croient avoir tout fait pourvu qu’ils aient fait un amas de grands mots et de pensées vagues. La véritable éloquence n’a rien d’enflé ni d’ambitieux. Elle se modère, elle se proportionne aux sujets qu’elle traite et aux gens qu’elle instruit : elle n’est grande et sublime que quand il faut l’être.

4. Du sublime. — Le sublime est le caractère propre du sentiment ou de l’idée qui élève l’âme au plus haut degré. Un acte, un sentiment, unirait, un mot est sublime quand il s’empare de l’âme pour la transporter et pour la ravir hors d’elle-même ; pour l’enlever au-dessus des limites du monde terrestre, pour l’identifier un moment avec l’infini et lui donner le plus vif sentiment de la perfection.

On distingue deux sortes de sublime ; le sublime et le sublime de sentiment. Joubert en a bien marqué a distinction :

Il y a deux manières d’être sublime : par les idées ou par les sentiments. Dans le second état on a des paroles de feu qui pénètrent, qui entraînent ; dans le premier, on n’a que des paroles de lumière qui échauffent peu, mais qui ravissent.

Le sublime de pensée consiste dans la grandeur d’une idée, soit exprimée simplement, soit revêtue d’images. — Moïse peint en ces termes la création : Dieu dit : Que la lumière soit, et la lumière fut. La simplicité même de l’expression rend plus frappante la sublime grandeur du fait.

Il en est de même de cet admirable mot que Massillon a prononcé au début de l’oraison funèbre de Louis le Grand : Dieu seul est grand, mes frères !

Ce sublime de sentiment consiste dans une émotion vive et noble qui exalte l’âme et l’élève an-dessus des émotions vulgaires. Telle est la réponse de Médée :

Voyez en quel état le sort vous a réduite :
Votre pays vous hait, votre époux est sans foi ;
Dans un si grand revers, que vous reste-t-il !
Médée.
Moi
Moi, dis-je, et c’est assez !...

Voila le sublime de l’orgueil ou du moins de la confiance en soi.

Corneille donne encore un exemple du sublime du patriotisme dans cette réponse du vieil Horace :

Que vouliez-vous qu’il fît contre trois ?
Horace,
   Qu’il mourût !

Le sublime de la confiance en Dieu c’est le vers de Joad menacé de la fureur d’Athalie :

Je crains Dieu, cher Abner, et n’ai point d’autre crainte.

5. De l’emphase. — Le défaut auquel confine le sublime c’est le style ampoulé et emphatique ; parce que la simplicité est ce qui se rapproche le plus du sublime, et que la recherche est aussi fatale à la vraie grandeur qu’au véritable esprit ; le naturel est une condition essentielle du sublime.

Cette préoccupation constante d’éviter le ridicule doit éveiller la susceptibilité du goût ; il n’est jamais nécessaire d’être sublime, il.est toujours indispensable d’être clair et naturel Laharpe a dit fort sensément à propos du sublime :

Il faut de la force pour y atteindre, de la sagesse pour le régler, et surtout un art infini pour le varier.

6. Règles relatives au style élevé. — Les réflexions et les exemples qui se rapportent au style élevé peuvent donner lieu aux six règles suivantes :

I. Le style élevé doit être appliqué seulement aux sujets qui le comportent par le sentiment ou par ta pensée.

II. Prendre garde à l’exagération qui est tout près de l’énergie et de la véhémence.

III. La magnificence peut résulter, soit de l’énergique simplicité du langage, soit de la richesse des développements.

IV. -C’est surtout dans L’expression des grandes choses que la sobriété doit être observée.

V. Le sublime résulte de l’élévation de la pensée ou du sentiment.

VI. Se garder de l’enflure et de l’emphase qu’on rencontre souvent lorsqu’on cherche le sublime.

Leçon XLIIL. Des différentes formes de style : poésie et prose. §

1. Des différentes formes du style. — 2. De la poésie. — 3. De la prose poétique. 4. De la prose. — 5. Des différents genres en prose. — 6. De l’éloquence. — 7. De l’histoire. — 8. De la philosophie. — 9. Des genres secondaires. — 10. Règles relatives aux différentes formes de style.

1. Des différentes formes de style. — A considérer les faits tels que nous les observons tous les jours, l’homme, dans l’état de civilisation où il se présente à nous, peut employer deux formes littéraires pour exposer sa pensée : l’une qui ressemble au langage même de la conversation, c’est la prose ; l’autre qui est soumise à des conditions particulières de rhythme, c’est la poésie.

Dans l’ordre des faits dont se compose l’histoire générale de l’humanité, la prose a bien évidemment précédé la poésie ; mais dans l’ordre des faits particuliers de l’histoire littéraire, la poésie a toujours précédé la prose.

Du moment que l’homme traduit sa pensée par des mots, il fait de la prose, sans le savoir, comme dit Molière ; mais du jour où il a voulu donner à l’expression de sa pensée une ‘orme plus frappante et plus vive, capable de séduire l’imagination et de se fixer dans la mémoire, l’homme a spontanément imposé un rhythme à sa parole, il a fait de la poésie. L’histoire nous atteste que les vers ont été la première forme littéraire, parce que le rhythme a été le premier moyeu de rendre possible la conservation par la mémoire d’un enseignement qu’on n’avait pas alors d’autre moyen de conserver.

Le rhythme, ou la régularité des cadences, est donc le caractére essentiel et permanent de la poésie. Au contraire une grande liberté dans la disposition dès sons et des mots est le privilège de la prose.

   2. De la poésie et de la langue poétique. — La poési peut être définie l’expression de la pensée soumise à un. rhythme rigoureux. La vivacité des images, la grandeur des figures, l’ardeur des passions sont les caractères moraux de la poésie ; ils tiennent plutôt à la nature des sujets traités par le poëte qu’à la forme littéraire de son langage. Ce qui caractérise la poésie comme forme littéraire c’est le rhythme :

Montaigne a dit excellemment :

La sentence pressée aux pieds nombreux de ta poésie élance mon âme d’une plus vive secousse.

Par suite des difficultés d’exécution que présente la règle du rhythme, deux faits se sont produits ; d’abord tous les sujets n’ont pas été jugés dignes de ce travail délicat ; ensuite tous les mots de la langue ne se sont pas trouvés propres à la versification. Ainsi s’est formée une langue poétique, c’est-à-dire un choix de mots et de tours réservés aux poëtes. Pour frapper vivement l’imagination, pour émouvoir les passions, cette langue a besoin d’une grande liberté de mouvement et cette liberté est d’autant plus légitime que d’autre part la noblesse et l’harmonie s’imposent à la langue poétique et lui sont un joug très-sévère.

L’élégance, la richesse, la variété, la grandeur, sont les qualités premières de la langue du poëte ; la périphrase, l’ellipse, l’inversion sont ses figures de mots les plus familières ; la métaphore, l’hyperbole, la prosopopée, c’est-à-dire les plus fortes et les plus- hardies parmi les figures de pensée, sont toutes de son ressort.

Cependant toutes ces qualités et tous ces moyens convenant de même à la prose, la cadence et l’harmonie du rhythme restent, en dernière analyse, les éléments distinctifs et indispensables de la poésie.

Les règles de la versification française ne sont pas du ressort de la rhétorique ; elles dépendent de ce qu’on appelle la prosodie ; toutefois on peut reconnaître en dehors de là’ versification une langue de l’imagination qui forme la prose poétique.

3. De la prose poétique. — Dans la traduction en prose d’un poëme, dans l’imitation d’une composition poétique, comme sont le Télémaque de Fénelon et les Martyrs de Chateaubriand, l’écrivain doit élever son style jusqu’à l’harmonie et à l’éclat du langage poétique ; Bossuet et Massillon présentent dans mille passages de leurs compositions oratoires des modèles d’une grandeur et d’une sublimité à laquelle il ne manque.que la forme du vers pour égaler la plus haute poésie. Il y a donc une langue intermédiaire qui peut recevoir le nom de prose poétique ; elle jouit de quelques-unes des licences de la poésie, mais elle est soumise presque aussi sévèrement à la loi de l’harmonie ; elle dispose des mêmes richesses, mais elle doit conserver la même grandeur et la même dignité.

Rien de plus dangereux que ce genre mixte de style et de composition. Combien de prétendus poëtes en prose fatiguent nos oreilles et choquent notre goût par leur bavardage vague, prétentieux, surchargé d’épithètes inutiles, remplaçant la pensée par un vain cliquetis de mots.

Cette, confusion de la poésie avec la prose est un des signes les moins douteux de la corruption du goût littéraire : la prose poétique ne doit jamais être qu’une exception ; la poésie peut malaisément se séparer de la forme du vers. Voltaire semble avoir deviné notre Babel littéraire quand il écrivait :

Rien n’est plus déplacé que de parler de physique poétiquement et de prodiguer les figures, les ornements, quand il ne faut que méthode, clarté et vérité. C’est le charlatanisme d’un homme qui veut faire passer de faux systèmes à la faveur d’un vain bruit de paroles ; les petits esprits sont trompés, par cet appât et les bons esprits le dédaignent.

4. De la prose. — L’emploi de la prose comme forme littéraire date du jour où l’homme a connu l’écriture. Tant qu’il a fallu confier au souvenir et conserver par la tradition orale les pensées et les sentiments, le vers, ami de la mémoire, a été la seule forme durable de la pensée. Alors l’oreille et la cadence venant au secours de l’esprit, la religion, la philosophie, l’histoire, la science même adressaient des vers à la foule attentive et passionnée. Mais dès qu’il fut possible de conserver par l’écriture l’expression de la pensée, alors le domaine littéraire se divisa : la poésie conserva comme son objet propre la traduction vive des sentiments et des passions ; la prose fut le langage de la pensée et du raisonnement.

Elle n’avait été d’abord que la forme spontanée de la conversation et de relations familières ; après l’invention de l’écriture, la réflexion s’appliqua même à la prose, et l’on put lui donner un soin qui en fît une œuvre littéraire.

La prose est donc le langage affranchi des lois rigoureuses du rhythme. Elle parle à l’intelligence et se propose surtout d’instruire et de convaincre. Cette attribution n’exclut nullement la vivacité de l’émotion, seulement elle la met au second rang ; elle subordonne le sentiment à la science, l’impression à la vérité, que la prose doit présenter avec une fidélité scrupuleuse.

5. Des différents genres de prose. — Les genres de composition auxquels convient la prose peuvent se partager en deux groupes : 1° la science, 2° la littérature.

Il ne faut pas s’imaginer que le langage de la science n’ait pas ses qualités et ses mérites littéraires ; la correction, la clarté, la précision suffisent à un traité d arithmétique ou de géométrie ; mais ces qualités leur sont aussi strictement nécessaires qu’à l’éloquence ou à l’histoire. Bien plus, les géomètres eux-mêmes font très-bien la distinction entre une démonstration plate et une démonstration élégante ; et ils goûtent dans ce dernier cas un plaisir vraiment littéraire.

Dans les tableaux de la nature tracés par le physicien, le zoologiste, le botaniste ou le biologue, l’émotion du peintre double l’intérêt de la peinture, pourvu que le goût préside à la composition et arrêté l’écrivain sur la pente de l’amplification et, du style déclamatoire.

La littérature proprement dite comprend toutes les compositions relatives aux questions du monde moral. Elles peuvent se classer en quatre groupes : l’ éloquence, l’histoire, la philosophie et les genres secondaires.

6. De l’éloquence. — L’éloquence est l’expression vive des sentiments et des pensées, c’est une exposition de la vérité qui est destinée à la faire pénétrer dans le cœur en même temps que dans l’esprit, à la faire aimer en la faisant connaître. Toutes les formes de la prose, toutes les nuances du style doivent concourir à cette œuvre difficile et délicate ; aussi peut-on répéter le mot de Cicéron :

« L’orateur aura presque la diction du poëte. » Il faut cependant admettre cette restriction que l’imagination est la faculté souveraine du poëte, tandis que le bon sens et la raison sont les premières qualités ; les forces directrices de l’orateur.

7. De l’histoire. — L’’histoire est le tableau des événements dont les hommes ont jugé bon de conserver le souvenir. C’est elle, dit Fénelon, qui nous montre les grands exemples et qui fait servir les vices mêmes des méchants à l’instruction des bons. Vraie et vivante,, inspirant la plus pure morale sans moraliser directement, l’histoire a besoin d’un langage précis, clair, sobre d’ornements.

Elle peut descendre au style simple et familier, dans lés Mémoires ; elle doit s’élever jusqu’aux formes les plus nobles du style élevé dans la Philosophie de l’histoire, qui cherche à lire dans les faits eux-mêmes là loi suprême qu’ils manifestent, à deviner la pensée souveraine de là Providence qui régit et dirige l’humanité dans son développement libre.

8. De la philosophie. — La philosophie est l’exposé des principes premiers conçus par la réflexion,, comme propres à expliquer toutes choses. Dieu, l’âme et le monde sont les objets des spéculations philosophiques. Par suite de la difficulté de ces études, le philosophe est tenu de donner à son langage toute la rigueur d’une exposition scientifique. En même temps l’élévation de son objet, la portée immense de ses théories qui dominent et doivent éclairer toute la vie morale, l’autorisent à donner parfois à son style toute l’ampleur, toute la majesté de la plus haute poésie42.

Au genre des compositions philosophiques se rattachent les écrits des savants qui ont exposé les lois de la nature, comme Buffon et Fontenelle ; des moralistes qui, comme Montaigne, La Rochefoucauld, La Bruyère et Vauvenargues, ont sondé les caractères et les passions des hommes.

On compte encore au nombre des philosophes, les publicistes tels que Montesquieu ou Voltaire, attentifs à chercher les lois des faits historiques et les principes les plus généraux du droit ; enfin les critiques ou juges du mérite littéraire, comme Fénelon, Voltaire et Laharpe, qui au nom du goût, s’appliquent à discerner le bien et le mal, le vrai et le faux, dans les œuvres littéraires.

Les critiques et les publicistes se sont multipliés au dix-neuvième siècle, à mesure que s’accroissait le nombre des esprits qui s’intéressent aux œuvres de la pensée, à mesure que grandissait le rôle des peuples dans le gouvernement de leurs propres affaires,

9. Des genres secondaires. — Les genres secondaires renferment les écrits qui se rapportent à des faits moraux moins importants et moins élevés. Les compositions secondaires les plus intéressantes sont les Lettres et les Romans.

Le    genre     épistolaire est l’expression    des sentiments de la vie privée, le récit des événements journaliers. Une lettre est une conversation écrite ; elle en a la variété infinie ; enfin elle comporte tous les tons et toutes les formes du langage, parce qu’elle est le reflet de tous les sentiments et de toutes les pensées de l’âme humaine.

Le Roman est le récit d’aventures et de passions imaginaires. C’est un tableau de la vie morale, dont les événements intéressent notre imagination et notre sensibilité par un mélange de réalité et de fiction. Tous les tons et tous les styles trouvent également leur emploi dans ce genre où le dix-neuvième siècle a continué et dépassé ses devanciers.

10. Règles relatives aux différentes formes de style. — Ces observations très-sommaires et qui réclament le commentaire du goût, peuvent se résumer dans les dix règles suivantes :

I. La poésie étant née du besoin de fixer l’expression de la pensée par le rhythme, sa forme essentielle est le vers.

II. Par suite de la rigueur des règles la cadence, la poésie    a sa langue et sa syntaxe.

III. Les tours, les constructions, les figures les plus expressives, sont du ressort de la poésie.

IV.    La prose poétique  ne peut jamais être qu’un accident heureux ; elle est exposée à dégénérer en style emphatique et déclamatoire.

V. La prose est le langage naturel de la réflexion, de  la science et de la vérité.

VI.    La prose scientifique réclame la correction, la clarté, la précision ; elle n’exclut ni le mouvement, ni l’émotion.

VIL La prose oratoire a presque tous les caractères toute la richesse de la poésie.

VIII. La prose historique peut avoir tous les caractères du style simple dans les Mémoires, et doit avoir la plus grande élévation dans la Philosophie de l’histoire.

IX. La prose philosophique doit réunir précision scientifique à l’élévation oratoire.

X. La lettre et le roman comportent tous les tons et tous les styles.   

Quatrième partie. Action. §

Leçon XLIV. De l’action. — De la voix. — Du geste et de la mémoire. §

1. De l’action. — 2. Utilité de l’action. — 3. De la voix. — 4. Du geste et de la physionomie. — 5. De la mémoire. — 6. Règles relatives a l’action.

1. De l’action. — L’action est l’ensemble des moyens extérieurs qui concourent à l’effet du discours, c’est-à-dire le débit et le geste ; c’est la pratique réfléchie des intonations et des mouvements inspirés par la nature. Elle comprend des qualités et se rapporte à des faits qui n’intéressent que l’orateur ; cette étude n’a aucun intérêt pour l’écrivain.

Cette partie de la rhétorique jouissait d’une grande importance auprès des anciens, parce que toute leur vie se passait sur la place publique ou dans des assemblées qui discutaient toutes les questions et donnaient la victoire à l’orateur le p us puissant. Ils avaient imaginé un proverbe pour peindre la lenteur fatigante d’un orateur qui manque d’action ; ils disaient : « Il porte une poutre. » Aussi Quintilien fixe-t-il des règles précises pour l’attitude du corps, le jeu de la physionomie, la direction du regard, la pose des mains et même le mouvement des doigts.

Nous devons reconnaître, à notre honneur, que le goût moderne met au premier rang dans son estime le sentiment et les raisons dont le discours est fourni ; cependant, aujourd’hui même sans aller jusqu’à dire avec Demosthène :   

Quelle est la première qualité de l’orateur ? L’action, — La seconde ? L’action. — La troisième ? L’action :

il faut avouer encore que la voix, le geste et la mémoire ne sont pas sans influence sur le succès d’un orateur. Il y a une éloquence par laquelle le corps parle au corps, et l’observation piquante dé Pascal reste toujours vraie :

Ne diriez-vous pas que ce magistrat dont la vieillesse ‘vénérable impose le respect à tout un peuple, se gouverne par une raison pure et sublime et qu’il juge des  choses parleur nature, sans s’arrêter aux vaines circonstances qui ne blessent que l’imagination des faibles ? Voyez-le entrer dans la place où il-doit rendre la justice ; le voilà prêt à écouter avec une gravité- exemplaire. Si l’avocat vient à paraître et que la nature lui ait donné une voix enrouée et un tour de visage bizarre, que son barbier l’ait mal rasé ; et si le hasard l’a encore barbouillé de surcroît, je parie la perte de-la gravité du magistrat.

Voilà l’histoire éternelle des effets de la physionomie, du geste et de la voix ; ce fait est le meilleur plaidoyer en faveur des règles de la rhétorique relatives à l’action.

2. Utilité de l’action. — Une voix sonore et vibrante, une physionomie vive, dès gestes expressifs et appropriés au sujet, une mémoire sûre et prompte qui laisse à l’orateur la pleine liberté de son esprit et de sa parole sont encore et seront toujours des armes puissantes de persuasion. Aussi l’orateur qui n’a pas ces avantages devra-t-il s’efforcer de les acquérir ou songer à y suppléer.

Mme Swetchine a dit, avec une noble exaltation, à propos de l’éloquence religieuse :

Il y a des paroles qui valent les meilleures actions, parce qu’en germe elles les contiennent toutes ; et lorsque le regard, l’accent leur sont fidèles, ce n’est plus la terre, c’est la révélation de l’infini.

Enfin la tendance démocratique de la société moderne exposera de plus en plus les hommes les moins ambitieux d’un rôle politique, à la nécessité de parler devant un auditoire agité, turbulent, railleur, qu’il leur faudra captiver et retenir par tous les prestiges du geste et de la voix.

Cette étude est donc beaucoup moins étrangère qu’on ne le croit à nos mœurs modernes, et il n’est peut-être pas un seul de nous qui n’ait l’occasion de regretter ce puissant auxiliaire de la raison et de la parole, ne fût-ce même que pour lire et réciter avec charme et avec intérêt les plus beaux morceaux de notre littérature.

Personne n’a mieux dit que Cicéron les avantages oratoires et politiques de l’action ; il faut l’écouter parler sur ce sujet, pour rester convaincu de l’importance propre à cette étude, même encore aujourd’hui :

L’action est, pour ainsi dire, l’éloquence du corps ; elle se compose de la voix et du geste. La rota ; a autant d’inflexions qu’il y a de sentiments, et c’est elle surtout qui les communique. L’orateur prendra donc tous les tons convenables aux passions qu’il se proposera d’exciter dans les cœurs… N’a-t-on pas vu des gens qui s’exprimaient mal recueillir par le seul mérite de l’action tous les fruits de l’éloquence ; et d’autres qui savaient parler, ressembler à des ignorants, par l’inconvenance de leur débit ?

3. De la voix. — Interprète des sentiments et des pensées qui sont l’âme du discours, la voix est un des moyens les plus puissants d’action. La sympathie humaine s’attache spontanément à tous les signes d’émotion, et la voix est l’organe le plus délicat, l’instrument le plus expressif ; elle prie et elle commande ; elle pleure et elle tonne, elle a toutes les forces et toutes les délicatesses. Il faut encore empruntera Cicéron ses excellentes observations sur ce sujet :

L’orateur qui aspire à la perfection fera entendre une voix forte, s’il doit être véhément ; douce, s’il est calme ; soutenue, s’il traite un sujet grave ; touchante, s’il veut attendrir. Et quel admirable instrument que la voix, qui des trois tons, l’aigu, le grave et le moyen, forme cette riche variété, cette élégante harmonie du chant ! Dans le discours il y a aussi je ne sais quel chant dissimulé ; non le chant musical, mais celui dont veulent parler Démosthène et Eschine, quand ils sc reprochent leurs inflexions de voix, et que Démosthène accorde à son rival une voix douce et sonore. La nature, comme pour régler elle-même l’harmonie de nos discours, nous enseigne à élever la voix sur une syllabe de chaque mot ; l’art, pour le plaisir de l’oreille, imitera la nature.

L’orateur doit désirer une belle voix ; mais s’il ne peut se la donner, il peut au moins cultiver et fortifier la sienne. Celui que nous mettons au premier rang étudiera donc les variations et les cadences de la voix ; il en parcourra, dans le bas et dans le haut, tous les degrés.

Nous distinguerons dans la voix, le ton du simple discours, celui des la discussion et le ton des grands mouvements. Le ton du discours est tempéré ; il ressemble à celui du langage ordinaire. Le ton de la discussion est plus vif, plus aigu, et on l’emploie dans la confirmation ou la réfutation. Le ton de l’amplification ou des grands mouvements est propre à exciter dans l’âme de l’auditeur l’indignation ou la pitié.

Nous allons indiquer l’espéce de prononciation que chaque circonstance demande.

Le ton du discours, dans les morceaux de dignité, exige des sons pleins, lents, modérés ; craignez seulement trop de ressemblance avec la déclamation tragique. Dans la démonstration, la voix a moins de corps, et les repos sont fréquents ; il faut que votre prononciation même paraisse faire entrer tour à tour et sans confusion vos preuves dans l’esprit des auditeurs. La narration exige des inflexions plus variées, qui représentent, pour ainsi dire, par les sons la nature de chaque fait et de chaque détail : avez-vous à raconter quelques discours, des questions, des réponses, des exclamations, exprimez par votre débit les affections de chaque personne et ses plus intimes sentiments, Les morceaux de plaisanterie se prononcent d’une voix doucement tremblante, et avec un ton léger de ridicule, mais sans éclat et sans bouffonnerie ; ménagez avec art ce passage du discours sérieux à un badinage honnête et délicat.

Le ton de la discussion est continu ou divisé. L’organe prend un peu plus de force ; la voix se précipite sans interruption comme les paroles ; on jette les sons et les mots avec vitesse, avec chaleur, pour que les effets de la prononciation ne soient jamais au-dessous de l’énergique volubilité de la phrase.

Enfin, dans le ton propre aux grandes figures de l’éloquence, si c’est l’indignation que l’orateur veut exciter, il trouve une voix pénétrante, des cris étouffés, et son débit, quoique varié, est toujours ferme, toujours rapide ; si c’est la pitié, il prend une voix abattue, languissante, sans cesse entrecoupée, et qui revêt toutes les formes pour attendrir.

Maury ajoute à ces excellentes prescriptions :

Il y a tant de vérité et de justesse dans ces observations, que les modernes n’ont pu que les répéter. En effet, si nous voulons imiter la nature, qui doit toujours être la règle de l’art, nous verrons qu’on se recueille au lieu de déclamer, quand on expose ses raisons. Tout ce qui est preuve ou récit, tout ce qui est de pur raisonnement demande surtout des intonations justes et simples. Mais les mouvements de l’âme doivent être accentués par les inflexions variées d’une voix tantôt lente, tantôt précipitée, qui marque les nuances des sentiments qu’on veut exprimer ou exciter. L’art de la musique se borne à cette seule et savante variété de sept notes, dont le retour, répété sans cesse et toujours nouveau, parait être ce que l’industrie humaine offre de plus merveilleux après le langage. Ce même art de varier les inflexions de la voix est aussi le grand secret de la prononciation oratoire ; c’est cette continuité ou cette diversité d’accents, de mesures, de tons et de demi-tons, qui soutient et fait ressortir les mouvements, les figures et les couleurs du discours.

4. Du Geste et de la Physionomie. — Les traits du visage et l’attitude du corps sont naturellement dans une étroite harmonie avec les émotions et les sentiments de l’âme ; aussi suffirait-il presque de recommander à l’orateur de ressentir ce qu’il veut exprimer, pour que l’éloquence du corps suivit comme une conséquence de ce principe. Mais l’émotion trop vive peut dégénérer en une sorte de crise nerveuse qui enlève à l’orateur la disposition de lui-même et dépasse le but de l’action oratoire. Il faut donc ici craindre le trop et non pas le trop peu ; il faut modérer les mouvements qui pourraient nuire à l’effet et substituer le grotesque au pathétique.

Fénelon raconte avec une naïveté spirituelle l’anecdote suivante :

Il y a quelque temps, je m’endormis à un sermon ; vous savez que le sommeil surprend aux sermons de l’après-midi. Je m’éveillai bientôt et j’entendis le prédicateur qui s’agitait extraordinairement ; je crus que c’était le fort de sa morale. — Eh bien ! qu’était-ce donc ? — C’est qu’il avertissait ses auditeurs que le dimanche suivant il prêcherait sur la pénitence.

Eschine rendait hommage à l’action puissante de Démosthène, quand après avoir lu un discours de son rival il répondait aux applaudissements de ses auditeurs :

Que serait-ce donc si vous aviez entendu le lion lui-même ?

Les Romains avaient le goût de l’éloquence des gestes et des mouvements ; le corps parlait au corps :

Curius aux envoyés des Samnites qui lui offraient de l’or montre sa bouche et son ventre : «  Tant que je tiendrai tout cela en bride, je n’aurai besoin de rien. » — Fabius porte la paix ou la guerre dans les plis de son manteau._

Popilius enferme le roi Antiochus dans un cercle d’où il ne peut sortir avant d’avoir choisi. — Antoine découvre aux yeux du peuple le cadavre de César dont il montre et compte les blessures. — Agrippine suivie de ses enfants en deuil porte jusqu’à Rome l’urne qui contient les cendres de Germanicus.

Cicéron est encore notre maître sur ce sujet difficile du geste et de la physionomie :

L’orateur tiendra le corps droit et élevé ; il peut faire quelques pas, mais rarement et sans trop s’écarter ; qu’il évite encore plus de courir dans la tribune. Il ne penchera point la tête nonchalamment ; il ne gesticulera pas avec les doigts ; il ne s’en servira pas pour battre la mesure. Enfin, qu’il règle tous les mouvements du corps, en leur laissant toujours quelque gravite. On étend le bras quand on parle avec force ; on le ramène quand le ton est plus modéré.

Le visage, après la voix, aie plus de pouvoir dans cette partie de l’éloquence : quelle dignité, quelle grâce n’y ajoute-t-il pas ! mais il ne faut ni affectation ni grimace. Réglez avec le même soin le mouvement des yeux ; car si le visage est le miroir de l’âme, les yeux en sont les interprètes ; ils exprimeront, suivant la nature des pensées, la tristesse ou la joie.

Dans les morceaux de dignité, l’orateur sans changer de place, ne fera qu’un léger mouvement de la main droite ; l’expression de d’un visage sera conforme à ses divers sentiments. Dans la démonstration, il avancera un peu la tête ; car nous nous approchons naturellement de ceux que nous voulons instruire et persuader. La narration admet volontiers l’attitude et la physionomie qui conviennent à l’expression de la dignité. Dans la plaisanterie, nous donnerons à notre visage un air de gaieté, sans trop multiplier les gestes. Voilà pour les tons du simple discours.

Dans la discussion, si le ton est continu, la gesticulation doit être rapide, les traits mobiles, les yeux vifs et perçants ; s’il est divisé, l’orateur porte le bras en avant, il change de place, son œil est plein de leu.

Dans les grands mouvements, si l’on veut engager les auditeurs à faire quelque chose, on donnera au geste plus de lenteur et de gravité ; si l’on veut les attendrir par ! a plainte, on tournera ses mains contre soi-même ; quelquefois aussi, à un geste plus calme et plus égal, on joindra une physionomie abattue et troublée.

O a reconnaît ici, à quelques traits, la déclamation violente de la tribune publique ; le reste est fondé sur la nature et l’expérience.

5. De la Mémoire. — La mémoire, c’est-à-dire le souvenir des idées et des mois, est un auxiliaire indispensable de l’orateur, parce qu’il peut se trouver dans trois situations principales :

1° Ou bien il doit prononcer un discours préparé et appris par cœur : c’est un procédé assez usité parmi les orateurs religieux, politiques et même judiciaires, sinon pour toute une composition, au moins pour certaines parties importantes ou difficiles comme l’exorde et la péroraison. A cet égard il faut se rappeler le mot charmant du modeste et naïf Massillon : mon meilleur discours est celui que je sais le mieux.. En effet l’orateur qui a confié son discours à sa mémoire a besoin d’une grande présence d’esprit, afin de pouvoir s’abandonner avec sécurité aux mouvements de débit et de geste qui doivent donner à son œuvre là vie, l’intérêt et l’apparence d’une inspiration spontanée. Ce genre d’éloquence a ses inconvénients et ses dangers ; Fénelon les a signalés avec la sévérité du plus riche et du plus fécond improvisateur ; il en parlait à son aise.

2° Ou bien, et c’est le cas le plus fréquent, l’orateur a préparé son sujet, il en a fixé par la méditation ou par écrit l’objet propre, les moyens accessoires et le plan, puis il laisse à l’inspiration du moment le soin de lui fournir à propos les mots, les tours, les images, les figures et les mouvements, etc. Dans cette situation, le rôle de la mémoire est double, guider l’esprit dans le dédale des détails et le maintenir fidèle à l’unité de son idée et de son plan ; lui fournir à propos tous les moyens oratoires qui conviennent le mieux au but qu’il poursuit, mais sans rompre jamais l’unité du sujet.

3° Enfin l’orateur peut être condamné tout à fait à l’improvisation, comme il arrive dans une réplique. Il faut alors trouver à la fois son sujet, ses moyens et son style ; c’est le triomphe du génie ou de l’art.

Mais sauf le cas d’une aptitude tout à fait hors ligne, ces tours de force sont des merveilles de mémoire, ils sont le prix d’un travail long et consciencieux. L’orateur a dû nourrir et former dès longtemps son esprit à la composition ; il a eu besoin d’une étude assidue et d’un exercice constant, pour retenir et se représenter aisément, à titre de modèles, les chefs-d’œuvre des grands orateurs et des grands poëtes.

Comme auxiliaires à la mémoire, les méthodes artificielles ne sont ici d’aucun secours ; elles embarrassent et retardent la marche naturelle de l’esprit. La mémoire a besoin d’une gymnastique assidue et rien, pour elle, ne remplace l’action du temps et de l’étude. Riche de beaux et précieux souvenirs, l’esprit trouvera non-seulement des modèles, mais les éléments de ces allusions et de ces citations qui relèvent le discours en le variant et qui charment l’auditeur, parce qu’elles lui donnent une bonne opinion de son esprit ou de son savoir.

6. Régles relatives à l’action. — Bien qu’à propos de l’action, la culture et l’exercice en doivent apprendre beaucoup plus que tous les préceptes, on peut résumer ce qui précède en six règles :

I. La voix, le geste et la physionomie ajoutent toujours à la puissance du discours parlé.

II. La voix doit être animée de toutes les passions mêmes du cœur.

III. Elle doit avoir toujours de la douceur et de l’harmonie.

IV. Elle admet trois tons principaux : le ton simple pour    l’exposition, le ton vif pour la discussion, le ton élevé pour l’amplification.

V. Les mouvements du corps et de la physionomie seront en harmonie avec les sentiments et le ton, mais en modérant plutôt qu’en exagérant cette éloquence du corps.

VI. La mémoire s’applique au plan, aux idées, aux arguments et aux mots ; elle est le fruit d’une longue culture, de l’étude et de la méditation des maîtres.

Leçon XLV. Appendice.
De l’enseignement de la rhétorique. §

1. De l’application des règles de l’art d’écrire. — 2. De la rhétorique chez les grecs. — 3. De la rhétorique chez les romains. — 4. De la rhétorique moderne. — 5. Règles relatives a l’action.

1. De l’application des règles de l’art d’écrire. —  Toutes les observations de goût inspirées par l’exemple des grands modèles ou par la réflexion des critiques constituent l’art d’écrire. Les principes essentiels de cet art peuvent être appliqués soit par le génie qui en a l’intuition, soit par le talent qui s’en inspire et se les identifie à force de réflexion, d’étude et d’exercice.

Mais ce n’est jamais dans les compositions destinées au public qu’il convient de s’exercer à l’art difficile d’exprimer sa pensée et ses émotions. Un médecin n’apprend pas son art en tentant des expériences sur ses malades ; un avocat serait mal venu à faire son éducation en perdant les procès de ses clients. L’art d’écrire ne peut être à cet égard plus favorisé que l’art médical ou la jurisprudence : c’est sur les bancs de l’école et dès l’enfance qu’il faut s’essayer au travail difficile de parler et d’écrire par des compositions habilement graduées.

Aussi voyons-nous dès la plus haute antiquité les exercices préparatoires de la rhétorique connus et pratiqués chez les Grecs.

2. De la rhétorique chez les Grecs. — Homère est en Grèce le père de toutes choses, c’est le créateur de l’art sous toutes ses formes ; il a été le premier professeur de poésie et d’éloquence ; il enseignait la langue poétique à la jeunesse de Chios.

Avec la prose parurent les sophistes, qui instruisirent les jeunes-gens dans la dialectique et leur apprirent par d’ingénieux exercices les règles et les moyens de l’éloquence délibérative et de l’éloquence judiciaire. Après avoir traité devant eux, pour leur servir de modèles, toutes les questions générales qui leur étaient accessibles, ils leur donnaient de même à composer des fables, des développements littéraires ou moraux, des éloges, des accusations, des réfutations, etc.

De cet enseignement universel, très-hardi, sortit, dès le siècle de Périclès, un art fécond mais dangereux, une habileté oratoire, un luxe de bonnes et de mauvaises raisons qui a discrédité le nom des sophistes. La parole était pour eux une arme à deux tranchants, et le modèle de l’orateur grec d’alors fut ce Carnéade également propre à faire triompher les bonnes et les mauvaises causes, à ravir tour à tour les mêmes applaudissements par l’éloge de la paix et par l’éloge de la guerre. Dans ce pays, où l’amour de la parole et le goût des arts étaient les passions nationales, le soin et le culte de la forme avaient fait oublier et négliger un objet bien autrement important, le soin du fond, c’est-à-dire le culte de la moralité, de la justice et de la vertu.

Ce fut l’œuvre de Socrate d’apprendre à mettre au-dessus de tout le respect de la justice. Instruit par ses leçons, le siècle de Platon, d’Aristote et de Démosthène put offrir constamment à l’esprit hellénique les fêtes enivrantes de l’intelligence, dans cette Athènes, l’endroit de la Grèce, dit Platon, où il y a le plus de liberté de parler.

3. De la rhétorique chez les Romains. — Au lieu de considérer l’éloquence comme l’art universel de la parole appliquée à toutes sortes d’objets ; les Romains bornèrent le domaine de l’orateur à la tribune et au barreau. L’éloquence politique et judiciaire animée par l’amour de la patrie et par le respect des lois, tel fut d’abord l’unique objet des études de la jeunesse romaine.

Cependant vers 90 avant J. C., le Gaulois L. Plautius inaugura renseignement de la rhétorique en latin et lit traiter à ses élèves des sujets généraux et factices propres à les préparer à parler sur toutes sortes de questions. Cet art parut dangereux aux magistrats, et l’orateur Crassus lui-même, pendant sa censure, porta un édit qui ferma ces écoles où la jeunesse semblait passer les jours dans l’oisiveté.

Ou en revint donc à l’ancienne méthode d’éducation oratoire, à cette méthode pratique qui consistait à suivre au forum un orateur qui servait de modèle et de protecteur. A cette instruction des faits et de l’action venait se joindre l’assiduité aux audiences des jurisconsultes et parfois même aux leçons des rhéteurs grecs qui continuaient à professer dans leur langue et dont Cicéron suivit l’enseignement jusqu’à l’âge de trente-neuf ans. Exemple mémorable, à la fin de sa préture, c’est-à-dire à puis de quarante ans, même après son plaidoyer contre Verres, même après son éloquent manifeste en faveur de Pompée, Cicéron croyait encore trouver du profit à entendre le rhéteur Antonius Gniphon, pour suppléer aux leçons de Plautius qu’il regrettait.

Les exercices littéraires auxquels se livraient les jeunes gens romains étaient tout à fait semblables à ceux de nos classes de rhétorique ; par exemple ils avaient à poursuivre la défense d’Epaminondas accusé par l’ingratitude des Thébains, ou d’Horace meurtrier de sa sœur. Ces travaux étaient préparés et complétés par des narrations, des lieux communs, des parallèles, etc.

Sans doute, des sujets d’une si haute moralité devinrent de véritables non-sens et des déclamations vides au milieu de la société corrompue de l’Empire ; mais la faute n’en est pas aux rhéteurs, il faut imputer toute aux mœurs publiques : la honte du contraste entre les principes de la justice et l’organisation sociale ne peut retomber sur ces pauvres maîtres de rhétorique, qui conservaient les mots quand les choses étaient bien loin.

4. De la rhétorique moderne. — Malgré les accusations banales portées dès longtemps contre ce genre d’exercices, la rhétorique est restée dans l’enseignement traditionnel de notre pays et du monde civilisé. Et c’est à bon droit, parce que le seul moyen d’apprendre à écrire, c’est, après le travail de la traduction, le travail de la composition libre sur un sujet factice ou emprunté à l’histoire.

Les faits historiques sont des actions que le souvenir et l’imagination peuvent toujours rendre présentes, à l’occasion desquelles l’âme des jeunes gens peut s’exalter jusqu’à la passion et se développer avec un éclat dont nos annales de collège conservent le souvenir.

A cet effet, il n’est pas de su jet indiqué par les anciens rhéteurs qui n’offre l’occasion d’exercer et de développer les forces de l’intelligence et du raisonnement. La variété même des sujets est un secours de plus pour l’imagination ; elle l’assouplit et la forme à tous les tons et à tous les genres de pensée et de style. Fables, récits, descriptions, portraits, parallèles, développements d’un mot célèbre ou d’une vérité morale, analyses littéraires, éloges, plaidoyers, discours politiques, tous les genres forment une excellente gymnastique pour l’esprit.

De tous ces exercices celui qui est le plus souvent recommandé et mis en pratique est le discours. La raison en est que ce genre de composition réunit en lui tous les autres : tel discours contient une fable comme celui de Menenius Agrippa ; presque tous renferment une narration. Le portrait, le parallèle, l’éloge ou la critique sont des moyens employés dans la confirmation. Enfin le discours est souvent un éloge, un plaidoyer, une discussion. Voilà pourquoi les écoliers dont les études sont complètes et bien dirigées trouvent dans la classe de rhétorique l’occasion de s’habituer à la pratique de tous les genres de style, depuis le plus simple jusqu’au plus relevé.

C’est au professeur de mêler les tons et les sujets de façon à donner à son enseignement la variété d’où naîtra l’intérêt ; à lui de fixer la forme dans laquelle les matières doivent être rédigées ; à lui de garder une juste mesure, offrant les secours suffisants et laissant une certaine liberté à l’imagination.

5. Règles relatives à l’action. — Sous ce rapport, peut-être y aurait-il promit aujourd’hui à se rappeler un peu mieux notre passé universitaire ; on se montrerait fidèle aux lois éternelles de la logique et de la raison, en revenant d’une façon plus naïve aux vieilles règles de la rhétorique, en se souvenant des traditions séculaires de l’enseignement en France. Pour être moins symétriques et moins régulières, la plupart des matières données dans nos classes de rhétorique ne sont pas plus sensées et plus claires : toute innovation n’est pas un progrès

Leçon XLVI. Des différents genres de composition. §

1. Exercice préliminaire de style. — 2. Observation généra le sur les compositions littéraires. — 3. Travail d’invention. — 4. Travail de disposition. — 5. Travail du style. — 6. Classification des différents genres de composition. — 7. Règles générales de composition littéraire.

1. Exercice préliminaire de style. — Pour les jeunes gens qui veulent écrire, la plus grande difficulté naît précisément de l’embarras qu’ils éprouvent à trouver les mots propres à rendre leur pensée. Lorsqu’une fois une idée a revêtu pour eux une forme, cette forme leur apparaît comme définitive et immuable ; il leur est presque impossible d’en trouver une ou deux autres entre lesquelles ils puissent choisir ensuite, ou grâce auxquelles ils donnent à leur diction une variété, une abondance, une richesse qui en fasse le charme et l’agrément. Cette stérilité toute naturelle vient de l’ignorance des jeunes gens et du défaut d’habitude. Un exercice très-simple, très-facile, mais qui a besoin d’être longtemps répété, peut procurer à coup sûr cette facilité d’élocution.

Cet exercice consiste à lire avec soin un morceau d’un grand classique, à bien s’en pénétrer, en notant même quelques expressions principales, puis à essayer de reproduire les idées et le style de mémoire. Ce travail achevé, il faudra comparer le résultat obtenu avec le modèle choisi, c’est un rapprochement très-instructif. Si on renouvelle cet exercice en variant le caractère des auteurs et des morceaux, par exemple en passant de Mme de Sévigné à Pascal, de Bossuet à. Molière, on acquerra sans beaucoup de peine et à coup sûr une flexibilité remarquable de langage, une souplesse de diction, une fécondité d’expression, une délicatesse de goût qu’on n’obtiendrait pas autrement. Beaucoup de persévérance et un peu de réflexion suffisent pour garantir le succès. Andrieux a dit avec un bon sens exquis :

Pour apprendre à bien penser, à bien sentir, à bienrendre, il faut un choix tout particulier dans les lectures ; il ne faut que de l’excellent jusqu’à ce qu’on ait le goût sûr, de manière à ne plus craindre qu’il puisse être gâté par des modèles imparfaits.

2. Observation générale sur les compositions littéraires. — Quel que soit d’ailleurs le genre de travail littéraire auquel l’esprit s’applique, il y a quelques règles générales de son sens et de bon goût qui doivent dominer toutes les prescriptions de détail.

Malgré le développement, malgré les détails qu’il peut comporter, tout sujet est un ; il est l’exposition d’une pensée qu’on peut résumer en un mot de même qu’on peut l’amplifier en plusieurs volumes. — Ainsi toute l’Histoire universelle de Bossuet n’est que le développement de cette simple proposition : La suite des a pour but l’avènement et la propagation du christianisme ; — tout le Discours sur le style de Buffon peut se résumer dans ce mot : le génie n’est qu’une longue    patience.

Le mérite suprême, la qualité première d’une composition est donc l’unité, c’est-à-dire la conception bien claire d’un point fixe auquel tous les détails se rapportent et se rattachent, d’un centre vers lequel convergent toutes les idées. Par suite, le premier soin doit être de se bien pénétrer de cette idée-mère, de l’avoir toujours présente à l’esprit, de lui subordonner toutes les autres, de s’en inspirer pour éviter les longueurs, les digressions, les hors-d’œuvre. Autour de cette pensée viendront se grouper toutes les autres ; il faut avoir arrêtée et écrite d’avance sous une forme précise et rigoureuse, qui demeure sous les yeux ou dans la mémoire.

Cette base une fois posée, le travail qui reste à faire correspond à la division même de la rhétorique et se rapporte à l’invention, la disposition, l’’élocution.

3. Travail d’invention. — Quand la matière donnée est elle-même développée, elle contient, outre l’idée principale, toutes les idées accessoires qu’on peut et qu’on doit y ajouter comme auxiliaires. Dans ce cas tout le travail consiste à reconnaître ces éléments, à bien distinguer l’idée principale des idées secondaires, à se rendre compte de leur valeur respective.

Si la matière est courte et ne contient que l’indication sommaire du sujet, il faut chercher les moyens accessoires qui serviront à le développer. Dans ce travail la réflexion sera dirigée et soutenue par l’emploi des lieux communs qui indiqueront sous quels points de vue les plus naturels et les plus féconds le sujet doit être envisagé. Sans doute, ce secours trop dédaigné de nos jours ne donnera pas à l’esprit une fécondité qui lui manquerait ; mais il dirigera la recherche du jugement et le préservera d’oublis importants. L’écrivain ou l’orateur qui a eu le courage d’interroger successivement tous les lieux communs est assuré du moins de ne laisser échapper aucun des côtés intéressants de son sujet.

4. Travail de disposition. — Les moyens de développement une fois découverts, notés et fixés avec soin, ils doivent être disposés de la façon la plus propre à persuader, c’est-à-dire en commençant par les jugements les plus simples et les plus faciles à admettre pour s’élever par degrés aux plus composés et aux plus difficiles.

La partie de la composition qui contient le développement des moyens de persuasion est la partie la plus importante de la composition ; il faut y ajouter deux parties accessoires, une introduction ou exorde et une conclusion ou péroraison.

Cette division élémentaire empruntée à l’art oratoire, convient d’une manière générale à toutes les compositions ; a différence des sujets traités et du but qu’on se propose n’introduit de différence que dans l’étendue et le caractère de chacune de ces parties.

Enfin l’ensemble même de la composition doit toujours être disposé suivant un ordre de gradation croissante ; il faut que l’intérêt grandisse de la première phrase à la dernière.

5. Travail du style. — Une fois maître de son sujet et de l’ordre régulier dans lequel les idées doivent être présentées, il faut songer à la forme qui convient au sujet.

Le style doit avoir un caractère général en harmonie avec le caractère même du sujet, et c’est un choix auquel il faut penser avant tout autre travail. L’esprit bien fixé sur le genre de style qui est le mieux en rapport avec les idées qu’il s’agit de rendre, c’est-à-dire tous les préparatifs une fois faits, il faut écrire. Ici l’on réunira les avantages de l’improvisation à ceux de la réflexion si l’on suit cette marche indiquée par la raison :

1° Écrire rapidement et au courant de la plume sans se préoccuper d’aucun détail. Ce travail a l’avantage de tirer le meilleur parti possible de l’intérêt qu’éveille en nous le sujet, de faire une large part à l’entraînement, à l’exaltation de l’imagination et de mettre à profit toutes les inspirations et tous les mouvements que suggère la fécondité spontanée de l’esprit.

2° Laisser de côté cette première rédaction, pour donner à l’esprit un peu de relâche, lui permettre de se rafraîchir et no pas l’épuiser sur un même sujet. En effet pendant quelque temps l’imagination reste sous l’empire des mêmes dispositions, et par suite est incapable de porter un jugement éclairé sur son œuvre.

C’est le conseil d’Horace reproduit par Quintilien :

La meilleure manière de corriger ses écrits est de les laisser reposer et de n’y revenir qu’après un intervalle de temps, comme à une composition faite par un autre, de peur de se complaire dans son ouvrage avec les yeux d une mère pour son enfant nouveau-né.

3° Reprendre pour le corriger, le travail un moment oublié. Le revoir avec un soin très-scrupuleux, en pesant tous les mots et en se préoccupant des qualités essentielles du style, correction, clarté, précision, naturel, harmonie et des qualités particulières au style du sujet. Il ne faudra pas oublier que, tout en respectant et conservant le caractère général du style, on doit tenir compte-dans le détail, des mouvements de la pensée et du sentiment, afin de mettre le style de chaque phrase en harmonie avec les choses qu’elle doit exprimer.

En renvoyant ainsi son premier travail, on s’assure si toutes les parties sont bien en rapport avec le but qu’on se propose ; on retranche ce qui parait superflu et on fortifie ce qu’on reconnaît être faible ; on substitue l’expression propre aux termes inexacts ; on sacrifie les ornements prétentieux ; enfin on cherche à se rapprocher de la nature, notre modèle et notre guide.

6. Classification des différents genres de composition. — Les observations qui précèdent sont assez générales pour s’appliquer sans distinction à toutes les espèces de composition. Afin d’être plus précis et de donner aux conseils une portée plus pratique, il est bon de classer les différents genres de composition les plus usités dans nos classes et de présenter à propos de chacun d’eux quelques règles à suivre et un modèle à imiter ; ce sera joindre l’exemple au précepte, ce sera montrer la mise en pratique à côté des principes posés.

Ces différents genres peuvent être ramenés à deux groupes élémentaires qui se subdivisent de la façon suivante :

Compositions littéraires.  Descriptions — Tableaux — Narrations — Fables — Lettres — Rapports — Discours — Dialogues.

2° Compositions philosophiques : Caractères — Portraits — Parallèles — Éloges — Développement d’un mot historique — d’une vérité morale — Analyse.

7. Règles générales de composition. — Ces observations sur les compositions littéraires peuvent être résumées en cinq règles précises

I. Enrichir et assouplir son style par des imitations raisonnées des grands écrivains.

II. Saisir nettement et ne jamais perdre dé vue l’unité de son sujet.

III. Discerner par l’analyse de la matière ou chercher par la réflexion et l’emploi des lieux communs toutes les idées accessoires du sujet.

IV. Disposer les-idées en gradation croissante, rapportant tous lès éléments de la composition à trois parties, un exorde ou introduction, une confirmation ou développement, une péroraison ou conclusion.

V. Unir les avantages de l’improvisation et ceux de laréflexion par un travail méthodique ; rédaction très-rapide ; puis, après un intervalle de repos, révision très-attentive.

Leçon XLVII. Compositions littéraires. — Descriptions.
Tableaux. — Narrations. — Fables. §

1. De la description. — 2. Du tableau. — 3. Exemples de description et de tableau. — 4. De la narration. — 5. Modèle de narration. — 6. De la fable. — 7. Modèle de fable, — 8. Résumé et règles.

1. De la description. — La description est la peinture d’un objet ; elle remplace les lignes et les couleurs par des mots. C’est le détail intéressant de tous les traits qui eu vent représenter un objet ; elle fait connaître un lieu, un accident, un phénomène, par les expressions les plus vives ; elle cherche à rivaliser avec l’œuvre du dessinateur ou du peintre.

Platon, au début du Phèdre, décrit le paysage au milieu duquel se passe la scène43 ; Buffon et les écrivains de son école ont multiplié les descriptions de la nature.

Le but de la description est de produire sur l’imagination du lecteur ou de l’auditeur une impression analogue à celle de la réalité ; la description doit être si vive et si vraie qu’on n’entende plus, qu’on ne lise plus, mais qu’on voie.

Cependant, comme dans la nature l’œil perçoit tous les objets mais n’en discerne et n’en connaît bien réellement qu’une très-petite partie ; la qualité la plus importante dans une description est le choix des détails auxquels il convient de s’attacher. L’application du lieu commun appelé l’énumération des parties est ici toute naturelle, mais elle doit être faite avec une grande réserve, parce que la première règle de la description est moins de multiplier les détails qui embarrasseraient l’esprit, que de choisir les points qui sont d’une valeur réelle pour bien faire connaître l’objet décrit.

Boileau a raillé avec goût l’auteur d’une description prolixe :

S’il rencontre un palais, il m’en dépeint la face,
Il me promène aussi de terrasse en terrasse.
Ici s’offre un perron, là règne un corridor,
Là ce balcon s’enferme en un balustre d’or,
Il compte du plafond les ronds et les ovales,
Ce ne sont que festons, ce ne sont qu’astragales ;
Je saute vingt feuillets pour en trouver la fin
Et je me sauve à peine au travers du jardin.
, Fuyez de ces auteurs l’abondance stérile
Et ne vous chargez point d’un détail inutile.

Et ailleurs :

N’imitez pas ce fou qui, décrivant les mers,
Et peignant, au milieu de leurs flots entr’ouverts.
L’Hébreu sauvé du joug de ses injustes maîtres,
Met pour le voir passer les poissons aux fenêtres,
Peint le petit enfant qui va, saute, revient.
Et joyeux, à sa mère, offre un caillou qu’il tient.
Sur de trop vains objets c’est arrêter la vue.

Il convient de disposer les détails dans un ordre de gradation ascendante qui rende la peinture de plus eu plus intéressante.

2. Du tableau. — La description devient un tableau, quand les détails en sont ordonnés en vue d’un effet unique et lorsque, de plus, l’homme venant se mêler au spectacle des choses leur donne par cela seul un intérêt tout nouveau. Delille a dit avec raison et avec goût :

Souvent dans vos tableaux placez des spectateurs,
Sur la scène des champs amenez des acteurs :
Cet art de l’intérêt est la source féconde,
Oui, l’homme aux yeux de l’homme est l’ornement du monde ;
Les lieux les plus riants sans lui nous touchent peu,
C’est un temple désert qui demande son Dieu.
Avec lui mouvement, plaisir, gai té, culture,
Tout renaît, tout revit ; ainsi qu’à la nature
La présence de l’homme est nécessaire aux arts :
C’est lui, dans vos tableaux, que cherchent nos regards.

Ces observations délicates qui marquent la différence entre la description et le tableau ont été commentées et justifiées par Marmontel dans une excellente étude :

Vous avez à peindre un vaisseau battu par la tempête et sur le point de faire naufrage. D’abord ce tableau ne se présente à votre pensée que dans un lointain qui l’efface ; mais voulez-vous qu’il vous soit plus présent, parcourez des yeux de l’esprit les parties qui le composent : dans l’air, dans les eaux, dans le vaisseau même, voyez ce qui doit se passer. Dans l’air, des vents qui se combattent, des nuages qui éclipsent le jour, qui se heurtent, et de leurs flancs sillonnés d’éclairs vomissent la foudre avec un bruit horrible ; dans les eaux, des vagues écumantes qui s’élèvent jusques aux nues, des montagnes d’eau suspendues sur les abîmes où le vaisseau parait s’engloutir et d’ou il s’élance sur la cime des flots ; vers la terre, des ruchers aigus où la mer va se briser en mugissant ; dans le vaisseau, les antennes qui fléchissent sous l’effort des voiles, les mâts qui crient et se rompent ; les flancs mêmes du vaisseau qui gémissent et menacent de s’entr’ouvrir.,.. Voulez-vous rendre ce tableau plus touchant et plus terrible encore, ajoutez un pilote éperdu dont l’art épuisé succombe et fait place au désespoir ; des matelots accablés d’un travail inutile et qui, suspendus aux cordages, demandent au ciel avec des cris lamentables de seconder leurs derniers efforts ; un héros qui les encourage et.qui tâche de leur inspirer la confiance qu’il n’a plus

3. Modèles de description et de tableau. — Chateaubriand nous a laissé un modèle de description dans le petit morceau suivant :

Le nid de bouvreuil

Nous nous rappelons d’avoir trouvé une fois, un nid de bouvreuil dans un rosier ; il ressemblait à une coque de nacre contenait quatre perles bleues ; une rose pendait au-dessus tout limpide. Le bouvreuil se tenait sur un arbuste voisin, comme une fleur de pourpre et d’azur. Ces objets étaient répétés dans l’eau d’un étang avec l’ombrage d’un noyer qui servait de fond à la scène et derrière lequel on voyait se lever l’aurore.

Soit, par exemple, à développer le sujet très-simple du Lever du Soleil. Voici comment deux grands écrivains ont traité avec un talent très-différent cette description que sa banalité même rend fort difficile :

Le lever du soleil.

Sujet. — Vous décrirez l’apparition du soleil, l’effet produit dans toute la nature par le retour de la lumière, et l’impression qu’en ressent le spectateur.

Développement. — On le voit s’annoncer de loin par les traits de feu qu’il lance au devant de lui. L’incendie augmente, l’orient parait tout en flammes : à leur éclat, on attend l’astre longtemps avant qu’il se montre ; à chaque instant on croit le voir paraître : on le voit enfin.  Un point brillant part comme un éclair, et remplit aussitôt tout l’espace ; le voile des ténèbres m’efface et tombe ; l’homme reconnaît son séjour et le trouve embelli. La verdure a pris, durant la nuit, une vigueur nouvelle, le jour naissant qui l’éclaire, les premiers rayons qui la dorent, la montrent couverte d’un brillant réseau de rosée, qui réfléchit à l’œil les lumières et les couleurs. Les oiseaux en chœur se réunissent et saluent de concert le père de la.vie : en ce moment pas un seul ne se lait. Leur gazouillement, faible encore, est plus lent et plus doux que dans le reste de la journée ; il se sent de la langueur d’un paisible réveil. Le concours de tous ces objets porte aux sons une impression de fraîcheur qui semble pénétrer jusqu’à l’âme. Il y a là une demi-heure d’enchantement auquel nul homme ne résiste : un spectacle si grand, si beau, si délicieux n’en laisse aucun de sang-froid

Autre développement — Me voici sur ; la hauteur culminante : la matinée est délicieuse, l’air est rempli du parfum des jeunes pommiers. Les praires rapidement inclinées se déroulent là-lias avec mollesse ; elles étendent dans le vallon leur tapis que blanchit encore la rosée glacée du matin. Les arbres qui pressant les rives de l’Indre dessinent sur les prés des méandres d’un vert éclatant que le soleil commence à dorer au faîte.

On vient d’ouvrir l’écluse de la rivière ; un bruit de cascade qui me rappelle la continuelle harmonie des Alpes s’élève dans le silence. Mille voix d’oiseaux s’éveillent à leur tour. Voici la cadence voluptueuse du rossignol ; là, dans le buisson, le cri moqueur de la fauvette ; là-haut, clans les airs, l’hymne de l’alouette ravie qui monte avec le soleil. L’astre magnifique boit les vapeurs de là vallée et plonge son rayon dans la rivière, dont il écarte le voile brumeux. Le voilà qui s’empare de moi, de ma tête humide, de mon papier ; il me semble que j’écris sur une table de métal ardent. Tout s’embrase, tout chante ; les cous s’éveillent mutuellement et s’appellent d’une chaumière à l’autre ; la cloche du village sonne l’Angelus ; un paysan qui recèpe sa vigne au-dessous de moi pose ses outils et fait le signe de la croix. A genoux, ami, où que tu sois, à genoux ! prie pour ton frère qui prie pour toi.

4. De la narration. — La narration est la peinture d’une action. Elle se distingue de la description et du tableau par le mouvement dramatique dont elle ne saurait se passer. En effet, toute narration est comme un drame qui a son nœud, ses péripéties et son dénoument. Il importe donc de commencer par reconnaître et discerner ces parties par l’analyse raisonnée de son sujet.

La clarté est une qualité indispensable surtout dans l’exposition ; la vivacité convient aux péripéties ; la vraisemblance est la qualité principale du dénoument. Au-dessus de toutes ces recommandations domine la brièveté, condition essentielle d’intérêt pour tout récit.

Soyez vif et pressé dans vos narrations.

C’est par là que le narrateur entraîne son lecteur jusqu’au dénoument, sans fatigue et sans ennui.

5. Modèle de narration. — Voici par exemple un sujet de narration historique, traité avec une vivacité d’imagination très-remarquable par un candidat à l’École militaire de Saint-Cyr :

Le tournoi de Montendre.

Sujet. — Au commencement de l’année 1402, le sénéchal de Saintonge fit connaître à la cour du roi Charles VI, à Paris, la requête de sept chevaliers anglais qui portaient défi aux chevaliers de France. Sept gentilshommes de la maison du duc d’Orléans, alors régent du royaume, demandèrent et obtinrent l’honneur de relever le gant : c’étaient le sire de Barbazan, le sire Duchâtel, Guillaume Bataille, Guillaume de la Champagne, Yvon de Kérouïs, Archambaud de Villars et Pierre de Bréban. Ils désignèrent Montendre, près Bordeaux, pour le Heu du combat et choisirent pour chef le plus fameux d’entre eux, le seigneur de Barbazan.

Le 19 mai, au matin, les deux petites troupes se trouvèrent en présence : le sénéchal présidait la lutte. Deux Anglais sont étendus morts aux pieds de leurs adversaires ; Barbazan passe son épée au travers du corps du seigneur Scales, le chef des Anglais ; le reste de ceux-ci fut forcé de rendre les armes.

Le sénéchal ayant ramené les vainqueurs à Paris, ils furent présentés au roi, qui les combla de présents.

Développement. — La foule court et se presse ; hommes d’armes, bourgeois, nobles et serfs, c’est à qui arrivera le premier. S’agit-il donc d’une fête ? Il s’agit de mieux que cela. La France et l’Angleterre, dans la personne de sept chevaliers pour chacune, se sont -donné rendez-vous à Montendre, et ce sont les Anglais qui ont porté le défi.

Ils ont vu le roi Charles VI insensé, les princes rivaux, tout le royaume en deuil, la tristesse dans les châteaux et dans les chaumières ; ils ont cru qu’ils auraient bon marché de l’honneur français. Sept d’entre eux, Scales en tête, ont défié la noblesse de France ; ils doivent se Lattre contre tout venant. Notre noblesse leur a envoyé Barbazan, Duchâtel, Guillaume Bataille, Guillaume de la Champagne. Yves de Kérouïs, Archambaud de Villars et Pierre de Bréban. Par Montjoie et Saint-Denis ! elle peut dormir eu paix ; si ceux-là sont vaincus, ils sauront mourir avec gloire, et je vous jure que leur rançon n’ira pas grossir les trésors de l’Angleterre.

C’est le sénéchal de Saintonge qui préside au combat. La rencontre a été publiée avec la pompe accoutumée ; tout se passe comme aux plus grands jours. Le peuple attend ; les dames se penchent pâles d’anxiété. Gardes du camp, laissez aller ! Voici les deux troupes ; elles se mesurent du i égard avant de se mesurer avec le fer. Barbazan commande les nôtres ; Scales guide ceux d’Albion.

Quel choc ! la terre a tremblé ; les chevaux, cachés sous Dacier, ont. compris l’ardeur de leurs maîtres, ils ont bondi, ils se sont heurtés avec un bruit semblable à celui des. grandes vagues contre les rochers. Les lances se sont brisées contre les boucliers, mais pas un chevalier n’a perdu les arçons. Ils sont tous fermes en selle, portant ou parant des coups terribles. Dieu de la France, nous abandonnerais-tu ? Je vois nos champions perdre du terrain. Mais Don ! ils ne sont pas inférieurs à leurs adversaires. Ah ! bravo ! surtout à toi, Barbazan, à toi, Yves de Kérouïs ; que dis-je, à vous tous, tenants du lis.

Mais voici déjà un long temps écoulé, et rien de décisif encore. Les, coursiers sont hors d’haleine ; les bras ne supportent plus avec la même force les lourdes haches d’armes ; les éclairs du fer frappant le fer sont plus rares et moins terribles. Chevaliers, il n’y a pas do bonté à faire trêve, quand la trêve doit être suivie d’un nouveau combat. L’assistance vous invite à prendre un instant de repos.

Ils obéissent ; mais au bout de quelques minutes, les cris de guerre retentissent de nouveau : Barbazan, à la rescousse ! Scales, Scales, mort aux Français ! Ah ! foi de héraut d’armes, voici un glorieux combat !

Les armures cèdent sous les coups ; plusieurs guerriers combattent le visage découvert ; le sang commence à rougir l’arène. Le silence devient de plus en plus solennel. Mais quoi ! Barbazan jette sa hache ; serait-ce qu’il s’avoue vaincu ? Barbazan demandant merci ; voilà de quoi faire pleurer toute la France, qui verse déjà des larmes amères.

Scales, terrible Scales, si tu l’as cru, te voici détrompé. L’élève de Duguesclin n’a jeté sa hache que pour recourir à son épée ; et quand Barbazan frappe d’estoc, malheur ! En effet, Scales mord la poussière. Imitant leur chef, Yves de Kérouïs et Guillaume Bataille se défont de leurs adversaires. Un long cri s’élève dans l’espace, c’est le cri de la France victorieuse.

Mais peut-être, se rappelant le héros de Rome, les Anglais qui restent ont-ils réparer par la ruse l’avantage qu’ils viennent de perdre. Ah ! par Montjoie et Saint-Denis, on va bien rire au Louvre, et frapper du poing dans la Tour de Londres. Ces fameux porteurs de défi demandent grâce ; ils se rendent. C’était bien la peine de tant parler de vos dames et de les mettre au-dessus des nôtres, messeigneurs ; et nous doutons fort qu’elles vous sachent gré de vous conserver pour elles avec tant de soin.

Et toi, France attristée par la folie de ton roi et les désordres de ta reine, relève la tète. Tu n’es point morte encore : Barbazan remplace le digne connétable, Yvon et ses compagnons trouveront des imitateurs. Quoi qu’il advienne, ô mon pays ! ne te décourage pas. Tu pourras d’abord avoir le dessous ; mais tu saisiras ton épée, et attaquant corps à corps tes ennemis, ou tu les chasseras du territoire, ou tu leur feras mordre la poussière.

6. De la fable. — La fable est le récit d’une action imaginée comme preuve à l’appui d’une vérité morale.

La vérité,
Pour s’attirer un accueil favorable,
Prend souvent les habits et le nom de la fable,
Et son langage est écouté.

Fontaine l’a définie une comédie à cent actes divers. En effet, pour donner une leçon et la rendre plus expressive et plus facile à comprendre, la fable fait parier des animaux, des plantes, ou même des êtres imaginaires, comme la Fortune ou la Vérité.   

Le naturel et la simplicité sont les qualités indispensables de cette petite composition ; les animaux et les objets eux-mêmes ont reçu de la nature un caractère et une physionomie que l’écrivain doit respecter dans ses fictions, s’il veut exciter l’intérêt.

Le dialogue est le moyen le plus sur de donner la vie à ce récit ; c’est une forme dramatique qui met l’action sous les yeux d’une façon plus frappante.

Enfin la morale doit ressortir bien clairement des paroles et des actions prêtées aux personnages ; c’est le dénoument de la comédie qui vient d’être jouée. Tous les détails doivent concourir à l’effet moral, mais sans pédantisme ; il faut unir la finesse et la naïveté :

Une morale nue apporte de l’ennui ;
Le conte fait passer le précepte avec lui :
En ces sortes de feinte il faut instruire et plaire.

La lecture d’une fable de la Fontaine sera toujours la meilleure préparation à ce travail littéraire.

7. Modèle de fable. — La morale de la fable de la Fontaine, la Cigale et la Fourmi, est assez peu conforme aux sentiments d’humanité et de charité chrétienne ; on peut donc supposer à cette fable bien connue une suite assez instructive.

Suite de la cigale et la fourmi.

Sujet. — Rebutée par la fourmi, la cigale s’éloignait tristement, quand elle rencontra son cousin le taupe-grillon, qui émigrait pour l’Amérique et lui laissait une taupinière bien approvisionnée.

Quelques jours après, un grand orage ayant ravagé la campagne, les magasins de la fourmi furent inondés, tandis que l’asile souterrain de la cigale ne fut pas atteint. Errante et sans ressources, la fourmi vint implorer un secours que la cigale ne lui refusa pas, lui rappelant, pour toute vengeance, cette vérité :

Il ne se faut jamais moquer des misérables,
Car qui peut s’assurer d’être toujours heureux ?

Développement : — Vous connaissez tous l’appel fait par la cigale à la compassion de la fourmi ; vous avez avec quelle sécheresse railleuse la rude ménagère éconduit son imprévoyante voisine ; l’histoire a, dit-on, une suite non moins instructive et plus consolante ; cette suite, voici comme on me l’a racontée :

Triste, honteuse, humiliée, la pauvre cigale allait mourir de froid et de faim, quand, fort à propos, elle se souvint que son cousin le taupe-grillon, épris d’un soudain désir de voir du pays, venait d’émigrer pour l’Amérique, laissant une taupinière bien garnie do toutes ses provisions d’hiver. Pensez si la cigale s’empressa de s’y installer ; elle y courut d’autant plus vite que l’orage menaçait, et quel orage ! un déluge qui ravagea tous les champs d’alentour. Soigneusement calfeutrée dans son asile souterrain, la cigale laissa passer la bourrasque qui fut aussi longue que terrible.

Malgré tous ses efforts ; la fourmi, sa voisine, vit sa demeure envahie par l’eau, ses magasins noyés, ses grains emportés par le courant, toutes ses provisions détruites, scs espérances anéanties ; à grand’peine elle échappa.    .

Le calme revenu, il fallait souper ; plus rien, ni au grenier, ni dans l’armoire. Mendier, quelle honte ! quelle humiliation ! Mais la faim fait sortir le loup du bois ; la fourmi se traîna jusqu’à la porte de son voisin le taupe-grillon. Elle appelle ; aussitôt paraît la cigale : « Ah ! c’est vous, madame la fourmi ; que cherchez-vous à pareille heure’ ? La fourmi aurait bien voulu se retirer sans répondre, mais la nuit approchait. « Je n’en puis plus, dit-elle, je suis épuisée de fatigue et de faim ; j’ai tout perdu dans le dernier orage ; mes magasins ont été dévastés et détruit ». — Mais que faisiez-vous cependant ? — J’ai eu tant de peine à me sauver moi-même ! courant au hasard, grimpant sur des Cailloux, sautant de brin d’herbe en brin d’herbe ! Je me meurs ! — Et si je vous répliquais à mon tour : Hé bien, chantez maintenant. » La fourmi n’eut rien à répondre ; elle allait s’éloigner :    Non, non, je puis être légère, je ne suis pas mauvaise ; entrez donc, séchez-vous, mangez tout votre soûl. Rappelez-vous seulement, en faveur des cigales qui pourront encore vous implorer un jour, rappelez-vous ce conseil tout amical :

Il ne se faut jamais moquer des misérables,
Car qui peut s’assurer d’être toujours heureux ? »

8. Résumé et règles. — Toutes les observations et ces exemples aboutissent aux sept règles pratiques qui suivent et qui résument tout ce qui se rapporte ù la description, au tableau, à la narration et à la fable :

I. Choisir pour tes faîte entrer dates la description les détails qui frappent, le plus vivement l’imagination.

II. Les disposer dans une gradation et faire valoir les images par des effets de contraste.

III. Introduire l’homme avec ses passions pour donner au tableau un mouvement dramatique.

IV. Discerner dans le sujet d’une narration le nœud, les péripéties et le dénoument.

V, Le nœud doit être clair, les péripéties vives, le dénoument vraisemblable.

VI. La narration n’est intéressante que si elle évite toutes les longueurs.

VII. Là fable doit être simple, naturelle, procéder par dialogue et aboutir clairement à la morale.

Leçon XLVIII. Suite des compositions littéraires. — Lettres rapports. — Discours. — Dialogues. §

1. De la lettre. — 2. Qualités essentielles au style épistolaire. — 3. Du rapport. — 4. Modèle de rapport. — 5. Du discours. — 6. Modèle de discours. — 7. Du dialogue. — 8. Modèle de dialogue. — 9. Résumé et règles.

1. De la lettre. — La lettre est une conversation écrite L’objet pour lequel ont été inventées les lettres en fixe le caractère général ; la lettre est le moyen d’informer les absents de ce qu’il leur importe d’apprendre ou de ce que nous avons intérêt à leur faire savoir ; elle doit donc être l’expression la plus claire possible du sentiment et de la pensée. Il faut écrire comme on parle, étant admis qu’on parle d’une façon correcte et avouée par la grammaire et par le bon goût.

Saint Grégoire a marqué les caractères généraux du style épistolaire dans une lettre qui réunit l’exemple au précepte il résume sous une forme charmante toutes les règles du genre :

Lettre a un ami.

Vous me demandez comment on doit écrire une lettre : voici, moi cher Nicobule, quelques observations dont vous pourrez faire votre profit.

Il est des gens qui, dans leurs lettres, vont toujours devant eux sans savoir où s’arrêter ; d’autres, au contraire, affectent un laconisme déplacé : c’est ce qui s’appelle tirer au-delà ou en deçà du but, et s’écarter du juste milieu qui consiste à se régler sur le besoin. Avez-vous beaucoup de choses à dire ? Vous feriez mal de vous resserrer dans un espace trop étroit. Un mot suffit-il pour rendre votre pensée ? Épargnez-moi des détails superflus, et partant peu agréables. On doit mesurer la longueur ou la brièveté d’une lettre sur ce qui en fait le sujet.

Ce n’est pas assez d’être précis, il faut sur toutes choses être clair : une lettre n’est pas une énigme ; mieux vaudrait être un peu causeur que d’être obscur en visant à la brièveté. En un mot, une lettre écrite avec la clarté convenable, une lettre bien écrite est celle qui, entendue de l’ignorant comme de l’homme instruit, plaît à tous deux également.

Une troisième qualité, c’est la grâce. Sans elle, une lettre est sèche, triste, monotone ; avec elle, au contraire, le style s’égaye et coule avec douceur. Maximes piquantes, proverbes cités à propos, petites anecdotes, suspensions badines, saillies ingénieuses, elle admet tout ce qui peut éveiller l’esprit ; mais toutefois sans affectation. La pourpre ne s’emploie qu’en bordure, et la lettre ne souffre qu’une élégance sans apprêt. Le style figuré n’y est de mise qu’à cette condition qu’il se montrera rarement et avec modestie. Nous laisserons aux rhéteurs les apostrophes, les antithèses, les membres de phrases distribués avec symétrie ; ou si parfois il nous prend envie de leur emprunter cet appareil, que ce soit en nous jouant. Je ne puis mieux finir que par ce trait d’un apologue : « Autrefois les oiseaux se disputant la royauté, et chacun s’empressant d’orner son plumage, l’aigle seul jugea que sa plus belle parure était de n’en point avoir. » La plus belle lettre, à mon avis, est celle qui tire toute sa parure de la manière simple, aisée, naturelle, dont elle est écrite.

Telles sont, je crois, les qualités du style épistolaire. Ce que je puis avoir omis vous sera suggéré par vos propres réflexions, ou suppléé par les maîtres habiles que vous entendez tous les jours.

2. Des qualités essentielles au style épistolaire. —  Comme le domaine du genre épistolaire est à peu près inimité, il comporte toutes les formes de style ; ce n’est donc pas un exemple, ce sont dix modèles qu’il en faudrait donner sans avoir la prétention d’épuiser un sujet inépuisable.

Les observations indiquées dans la lettre qui précède peuvent être rendues plus précises en quelques mots :

La simplicité de la lettre 1° exclut cette emphase qui fait dire à Mme de Maintenon :

Je suis fort touchée de ces sentiments et ce sont des vertus ; mais il fallait le dire sans chercher des termes plus propres à une déclamation qu’à une lettre.

Mme de Sévigné a dit de même avec l’autorité du goût le plus délicat :

Il faut un peu, entre bons amis, laisser trotter les plumes comme elles veulent ; la mienne a toujours la bride sur le cou.

2° Elle condamne également cette négligence qui va jusqu’au jargon et à la trivialité.

L’aisance est le vrai caractère de ce style ; l’aisance comprend l’enjouement et l’urbanité, elle résulte du choix des mots et des tournures les plus faciles ; elle donne au style une bonne grâce qui dissimule tout travail. Le premier soin de l’art est de se cacher ; en lisant une lettre chacun doit s’imaginer qu’il l’eût écrite ainsi.

La bienséance consiste dans l’art délicat de mettre le langage en harmonie avec le sujet traité et avec la personne à laquelle la lettre est adressée.

La plaisanterie doit être ménagée, limitée par cette réflexion qu’elle porte souvent avec elle un soupçon de malignité : Diseur de bons mots, mauvais cœur.

Le naturel par-dessus tout ; Mme de Sévigné écrivait :

Soyez vous et non autrui ; votre lettre doit m’ouvrir votre âme et non votre bibliothèque… Vous feriez de vos lettres des pièces d’éloquence ; cette pure nature est précisément ce qui est beau et ce qui plaît uniquement.

3. Du rapport ou compte rendu. — Le rapport n’est qu’une lettre d’affaire d’une nature déterminée.

Son mérite est de dire clairement ce qu’il faut et rien de plus : la sobriété est donc son premier devoir. Entrer en matière sans préambule ; passer d’un point à l’autre sans transition en suivant l’ordre le plus propre à produire la clarté ; conclure très-brièvement, tel est le programme que doit se proposer le rédacteur d’un rapport ou d’un compte rendu

4. Modèle de rapport.

Dévouement d’André Thillet.

Sujet. — L’an 1811, en Portugal, le maréchal Masséna reçut fie l’Empereur l’ordre de faire sauter la place d’Almeyda ; mais il fallait faire parvenir cet ordre au général Brennier, étroitement bloqué par une armée de cent mille Anglais, Portugais et Espagnols.

Sur la demande du maréchal, quatre hommes se présentèrent pour porter cet ordre ; parmi eux André Thillet,

André Thillet mit quatre jours à faire trois lieues, se cachant le jour et se traînant la nuit. Enfin il culbuta le dernier factionnaire anglais, et, sous une grêle de balles, il parvint jusqu’au général Brennier.

A minuit, la place sauta et la garnison française rejoignit l’armée en ramenant Thillet.

L’impression de ce fait fut si profonde que le colonel anglais Bevan se brûla la cervelle.

On accorda à André Thillet une dotation de six mille francs, qu’il n’a jamais reçue.

Développement. — Dans l’année 1811, l’armée française, commandée par le maréchal Masséna, occupait le Portugal ; le chef du gouvernement avait prescrit de mettre la place d’Almeyda en état de sauter au premier ordre qui en serait donné ; mais la retraite fut plus prompte qu’on ne s’y était attendu, et quand Tordre arriva, Almeyda était bloqué par les Anglais.

Afin d’exécuter l’ordre de Napoléon, le maréchal Masséna livra bataille : nous ne fûmes pas assez heureux pour débloquer Almeyda.

Cependant l’ordre de faire sauter cette place était impératif. L’armée française n’étoit qu’à trois lieues d’Almeyda ; le pays entre-deux est couvert de rochers ; sur cet espace et dans ces rochers ôtait établie une armée de cent mille Anglais, Portugais et Espagnols, et de plus, une population nombreuse qui y avait cherché un refuge. La place d’Almeyda, qui a peu de développement, était étroitement bloquée ; le général Brennier, qui y commandait, avait tout préparé pour faire sauter les fortifications : les mines étaient chargées, mais il attendait Tordre d’y mettre le feu.

Le maréchal Masséna fit demander des hommes de bonne volonté pour aller à Almeyda : quatre soldats se présentèrent. Sur les quatre, trois ont péri ; un seul reste, c’est André Thillet.

André Thillet mit trois jours et trois nuits à faire le trajet ; il ne voulut point se travestir, de peur d’être pendu comme un vil espion. Il se cachait pendant le jour ; il se traînait plutôt qu’il ne cheminait pendant la nuit. ; tantôt il tombait au milieu d’un bivouac des ennemis, et, pour éviter d’être reconnu, il se mettait à ronfler avec eux. ; tantôt il rencontrait des familles espagnoles réfugiées dans les cavernes, et c’était alors qu’il fallait de la présence d’esprit pour.échapper au plus grand des dangers.

MLe troisième jour, Thillet arriva au dernier cordon devant Almeyda ; il s’élança sur le dernier factionnaire anglais, le culbuta et courut à la barrière de la place sous une grêle de balles tirées par les troupes du cordon et par la garnison ; heureusement aucune de ces balles n’atteignit ce brave : il remit l’ordre au général Brennier.

A minuit, la place d’Almeyda sauta en l’air. Le général Brennier, avec son excellente garnison, enfonça la ligne anglaise-du blocus, rejoignit l’armée française et nous ramena André Thillet,

Cet événement, dont il n’y a pas d’exemple dans l‘histoire des temps modernes, fit une profonde impression sur les Anglais. Le colonel Bevan, qui commandait la portion de ligne qui fut enfoncée, ne put résister à la douleur qu’il éprouva d’un événement si inattendu et se brûla la cervelle.

On accorda à André Thillet une dotation de six mille francs de rente sur les domaines que le gouvernement français s’était réservés dans la Castille. Thillet n’a jamais rien reçu, et il n’a pas même eu la gratification accordée aux donataires dépossédés.

5. Du discours. — Le discours est de toutes les compositions scolaires celle qui réclame le plus de mérites divers, et par conséquent c’est l’exercice le plus profitable pour acquérir toutes les qualités littéraires.

Donner les règles du discours ce serait recommencer la rhétorique tout entière ; il suffit de rappeler que malgré la différence des sujets tout discours se propose de persuader et par conséquent doit 1° plaire et séduire par l’exorde ; 2° convaincre par la confirmation ; 3° toucher et entraîner par la péroraison. Ainsi que la lettre, le discours comporte tous les tons et toutes les formes de style. Voici comme modèle une des compositions les plus remarquables conservées par les annales des concours, c’est un discours heureusement encadré dans une narration historique.

6. Modèle de discours.

Dion Chrysostome aux Romains.

Sujet. — Dion Chrysostome, proscrit par Domitien, erra longtemps     de ville en ville, honorant sa misère par sa résignation. Il parcourut ainsi la Médie et la Thrace, et se fixa chez les Gètes, où campait une armée romaine.

L’armée, qui venait d’apprendre le meurtre de l’empereur, était prête à se révolter. Tout à coup Dion s’élance sur l’autel de la patrie, et, de là, s’adressant aux soldats, il se fait connaître, leur peint avec énergie les crimes de Domitien, la situation de l’empire, qui a besoin d’une main i sage et pacifique, capable de réparer les désastres, d’apaiser les troubles, et de commander le respect aux barbares.

Il prouve que Nerva est ce prince nécessaire au salut de l’empire et au bonheur du monde, et il exhorte les soldats à le faire empereur.

Ce discours éclaire les soldats, et Nerva est proclamé.

Développement. — Rome, sous ses consuls, donnait des couronnes à la vertu ; elle était libre alors. Rome, esclave sous Domitien, honora les grands hommes par des proscriptions. Accusé par l’estime publique de vertu et de génie, Dion fut proscrit : il abandonna sans regret une ville qui n’avait plus de Rome que le nom, et, emportant avec Platon et Démosthène les consolations de la philosophie et les souvenirs de la liberté, il alla chercher un pays où l’on pût être impunément éloquent et vertueux.

Longtemps il promena sa misère parmi les barbares, étonnés de son génie et de l’injustice de sa patrie ; enfin il arriva aux bords du ‘fanais, où campait une armée romaine ; il y fixa sa course errante, et retrouva dans les camps Rome exilée de ses murs. Là, honorant sa misère par une noble patience, il exerçait dans les travaux les plus pénibles ces vertus austères que vante le philosophe et que pratique le sage ; là, il plaignait les malheureux qui, pour ne pas quitter leurs palais, flattaient le tyran et attendaient la mort.

Cependant un bruit soudain se répand dans l’armée : on dit que l’empereur n’est plus : on le dit en secret, on tremble de paraître le croire. Bientôt des messages certains confirment les murmures de la renommée ; Domitien n’est plus ; mais Rome, endurcie à l’esclavage, ne s’apercevait pas qu’elle était libre ; immobile, elle attendait que l’armée lui donnât un maître. L’armée seule fut affligée ; les soldats, habitués à faire acheter tous.les ans leur obéissance, se rappelaient avec douleur cette libéralité qui fait tout pardonner aux tyrans, et ils croyaient regretter Domitien. Le souvenir du passé, l’incertitude de l’avenir agitent ces âmes guerrières : ils vont par tout le camp, se communiquant leurs inquiétudes ; mais soudain l’abattement se change « il fureur ; ils prennent les armes, ils-frappent leurs boucliers, ils enlèvent les aigles, ils crient : «  A Rome ! à Rome ! » ils tremblent d’avoir été prévenus par une autre armée ; ils partent pour vendre la patrie.

Alors un homme couvert de baillons perce la foule étonnée ; il s’élance sur l’autel de la patrie qu’on avait élevé au milieu du camp ; ses yeux, ses traits, sa taille étaient d’un dieu ;, tout se tait.

« Je suis Dion, s’écrie-t-il ; peut-être connaissez-vous mes malheurs ; j’ai vu le jour en Asie, mais mon cœur est romain. Je viens vous parler pour Rome ; braves guerriers, croyez les paroles d’un    . homme qu’on a proscrit pour n’avoir jamais flatté.

« Vous marchez contre votre patrie, ô Romains ! Je ne vous reproche pas de vouloir venger votre empereur ; je loue votre  reconnaissance.

Trop redoutables pour être opprimés, vous n’avez connu Domitien que par des bienfaits. Vous n’avez pas vu le sénat assiégé et Rome inondée de sang ; vous n’avez pas vu Carus Métius accuser les enfants d’avoir pleuré leirr père ; vous n’avez pas vu traîner à la mort Sénécion, Rusticus et le vertueux Helvidius ; vous n’avez pas vu le vainqueur des Bretons, votre ancien général, Agricola, expier sa gloire et la vôtre par une mort.prématurée. Romains, les dieux ont eu pitié de Rome- : vous êtes libres. Mais les plaies de la patrie sont encore saignantes, et vous allez la replonger dans les convulsions de la guerre civile et de l’anarchie ! L’entendez-vous ? c’est elle, c’est elle-même qui.de cet autel vous crie par ma boucher :,

« O mes enfants, pourquoi m’élever des autels si vous me déchirez le sein ? C’est donc en vain que j’ai vaincu le monde, si je ne puis reposer après cinq cents ans de guerre ! Peuple infatigable de Mars, laissez respirer rua vieillesse ; réunissez-vous sons un chef pacifique qui ferme le temple de Janus, qui me fasse oublier Domitien et mes maux, qui ne craigne pas le mérite et qui encourage la vertu. Alors, puisqu’il vous faut des combats et de la gloire, vous tournerez contre les Duces et les Gètes des armes devenues invincibles par la concorde ; vous expierez vos guerres sacrilèges à force de vaincre les barbares, et vous reculerez jusqu’aux bornes du monde les frontières de l’empire éternel !… »

« Romains, cet homme que vous demande la patrie, vous le connaissez : dans des temps plus heureux, vous avez admiré sa prudence et sa valeur ; maintenant il cache dans l’obscurité d’un exil éloigné des vertus dont Rome n’est pas digue ; il exerce dans les méditations de la philosophie cette sagesse qui fera le bonheur des nations, s’il se dévoue à l’empire ; lui seul peut encore ramener dans Rome la vertu et les dieux. Romains, vous allez décider du sort de la terre ; ce sage, digne de commander à vous et au monde, s’appelle Nerva.,.. »

Il parlait, et leur fureur tombait peu à, peu : vaincus par la force de ses discours, ils déposent leurs armes ; on loue la sagesse de Nerva ; on raconte les vertus de scs ancêtres ; un cri s’élève, et les rives du Tanais répètent le nom de Nerva. C’est ainsi que l’éloquence donna au monde Nerva, Trajan, les Antonins.

7. Du dialogue. — Le dialogue est comme un double discours, c’est le développement contradictoire d’une thèse discutable.

Le choc des opinions et la lutte des sentiments doit avoir pour effet et pour résultat dernier une émotion plus vive et plus profonde, une idée plus claire, plus lumineuse et plus complète.

Le mérite principal d’un dialogue, c’est la progression de l’intérêt qui doit se renouveler à chaque face nouvelle de la question. Ce mode de composition ne convient qu’à des questions oui prêtent réellement an doute et à la controverse. Ce serait un exercice dangereux plutôt que profitable de se mettre l’esprit à la torture pour trouver de bonnes raisons à l’appui d’une mauvaise cause ; il faut que les deux opinions en lutte aient toutes deux quelque chose de plausible et dé spécieux..

8. Modéle de dialogue. — Fénelon a traité ce ; genre avec une charmante délicatesse de goût ; on peut prendre à peu près au hasard dans tous ses écrits de ce genre : le début des dialogues sur l’éloquence fournira la matière d’une étude instructive :

Du véritable orateur.

Sujet, — Un jeune abbé, charmé du sermon qu’il vient d’entendre, veut le faire goûter à Fénelon, qui lui démontre ; 1° que les beautés de ce discours sont bien fragiles, s’il est difficile d’en rendre compte ; 2° que le texte : Je mangeais mon pain comme ta cendre, loin d’être ingénieux, est faux ; 3° que le ton général est celui du bel esprit, et non de l’éloquence religieuse.

Développement. — Fénelon. — Hé bien, monsieur, vous venez donc d’entendre le sermon où vous vouliez me mener tantôt ? Pour moi, je suis mécontent du prédicateur de ma paroisse.

L’abbé. — Je suis charmé du mien ; vous avez bien perdu, monsieur, de n’y être pas. J’ai arrêté une plfl.ee-pour ne manquer aucun sermon du carême. C’est un homme admirable : si vous l’aviez une ibis entendu, il vous dégoûterait de tous les autres.

Fénelon. — Je me garderai donc bien de l’aller entendre, car je ne veux point qu’un prédicateur me dégoûte des autres ; au contraire, je cherche un homme qui me donne un tel goût et une telle estime pour la parole de Dieu, que j’en sois plus disposé à l’écouter partout ailleurs. Mais puisque j’ai tant perdu et que vous êtes plein de ce beau sermon, vous pouvez, monsieur, me dédommager : de grâce, dites-nous quelque chose de ce que vous avez retenu.

L’abbé. — Je défigurerais ce sermon par mon récit ; ce sont cent beautés qui échappent ; il faudrait être le prédicateur même pour vous dire....

Fénelon, — Mais encore ? son dessein, ses preuves, sa morale, les principales vérités qui ont fait le corps de son discours… ne vous reste-t-il rien dans l’esprit ? Est-ce que vous n’étiez pas attentif ?

L’abbé. — Pardonnez-moi ; jamais je ne l’ai été davantage.

Fénelon. — Quoi donc ! vous voulez vous faire prier ?

L’abbé. — Non ; mais c’est que ce sont des pensées si délicates et qui dépendent tellement des tours et de la finesse de l’expression, qu’après avoir charmé dans le moment, elles ne se retrouvent pas aisément dans la suite. Quand même vous les retrouveriez, dites-les dans d’autres termes, ce n’est plus la même chose ; elles perdent leur grâce et leur force.

Fénelon. — Ce sont donc, monsieur, des beautés bien fragiles ; en les voulant toucher on lés fait disparaître. J’aimerais bien mieux un discours qui eût plus de corps et moins d’esprit : il ferait une forte impression, on retiendrait mieux les choses. Pourquoi parle-t-on, sinon pour persuader, pour instruire et pour faire en sorte que l’auditeur retienne ?

L’abbé. — Hé bien, disons donc ce que j’ai retenu. Voici le texte : Je mangeais la cendre comme mon pain ; peut-on trouver un texte plus ingénieux pour le jour des Cendres ?

Il a montré que, selon ce passage, la cendre doit être aujourd’hui la nourriture de nos âmes ; puis il a enchâssé dans son avant-propos, le plus agréablement du monde, l’histoire d’Artémise sur les cendres de, son époux. Sa chute à son Ave Maria a été pleine d’art.

Sa division était heureuse, vous en jugerez. Cette cendre, dit-il, quoiqu’elle soit un signe de pénitence, est un principe de félicité ; quoiqu’elle semble nous humilier, elle est une source de gloire ; quoiqu’elle représente la mort, elle est un remède qui donne l’immortalité. Il a repris cette division de plusieurs manières, et chaque fois il donnait un nouveau lustre à ses antithèses.

Le reste du discours n’était ni moins poli, ni moins brillant : la diction était pure, tes pensées nouvelles, les périodes nombreuses ; chacune finissait par quelque tour surprenant. Il nous a fait des peintures morales où chacun se retrouvait ; il a fait une anatomie des passions du cœur humain qui égale les Maximes de M. de la Rochefoucauld. Enfin, selon moi, c’était un ouvrage achevé.

Mais vous, monsieur, qu’en pensez-vous ?

Fénelon. — Je crains de vous parler sur ce sermon et de vous ôter l’estime que vous en avez : on doit respecter la parole de Dieu, profiter de toutes les vérités qu’un prédicateur a expliquées, et éviter l’esprit de critique, de peur d’affaiblir l’autorité du ministère.

L’abbé. — Non, monsieur, ne craignez rien, ce n’est point par curiosité que je vous questionne ; j’ai besoin d’avoir là-dessus de bonnes idées ; je veux m’instruire solidement, non-seulement pour mes besoins, mais encore pour ceux d’autrui, car ma profession m’engage à prêcher. Parlez-moi donc sans réserve, et ne craignez ni de me contredire, ni de me scandaliser.

Fénelon. — Vous le voulez, il faut vous obéir. Sur votre rapport même, je conclus que c’était un méchant sermon.

L’abbé. — Comment cela ?

Fénelon. — Vous l’allez voir. Un sermon où les applications sont fausses, où une histoire profane est rapportée d’une manière frivole et puérile, où l’on voit régner partout une vaine affectation de bel esprit, est-il bon ?

L’abbé. — Non, sans doute ; mais le sermon que je vous rapporte ne me semble point de ce caractère.

Fénelon. — Attendez, vous conviendrez de ce que je dis. Quand le prédicateur a choisi pour texte ces paroles : Je mangeais la cendre comme mon pain, devait-il se contenter de trouver un rapport de mots entre le texte et la cérémonie d’aujourd’hui ? Ne devait-il pas commencer par entendre le vrai sens de son texte avant que de l’appliquer au sujet ?

L’abbé. — Oui, sans doute.

Fénelon. — Ne fallait-il pas reprendre les choses de plus haut et tâcher d’entrer dans toute la suite du psaume ? N’était-il pas juste d’examiner si l’interprétation dont il s’agissait était contraire au sens véritable, avant que de la donner au peuple comme la parole de Dieu ?

L’abbé. — Cela est vrai ; mais en quoi y peut-elle être contraire ?

Fénelon. — David, ou quel que soit-l’auteur du psaume CI, parle de ses malheurs en cet endroit ; il dit que ses ennemis lui insultaient cruellement le voyant dans ! â poussière, abattu à leurs pieds, réduit (c’est ici une expression poétique) à se nourrir d’un pain de cendres et d’une eau mêlée de larmes. Quel rapport des plaintes de David, renversé de son trône et persécuté par son fils Absalon, avec l’humiliation d’un chrétien qui se met des cendres sur le front pour penser à la mort et pour se détacher des plaisirs du monde ?

N’y avait-il point d’autre texte à prendre dans l’Ecriture ? Jésus-Christ, les apôtres, les prophètes n’ont-ils jamais parlé de la mort et de la cendre du tombeau à laquelle Dieu réduit notre vanité ? Les Ecritures ne sont-elles pas pleines de mille figures touchantes sur cette vérité ? Les paroles mêmes de la Genèse, si propres, si naturelles à cette cérémonie, et choisies par l’Eglise même, ne seraient-elles donc pas dignes du choix d’un prédicateur ? Pourquoi laisser cet endroit et tant d’autres de l’Écriture qui conviennent, pour en chercher un qui ne convient pas ? C’est un goût dépravé, une passion aveugle de dire quelque chose de nouveau.

L’abbé. — Vous vous échauffez trop, monsieur ; il est vrai que ce texte n’est point conforme au sens littéral.

Fénelon. — Pour moi, je veux savoir si les choses sont vraies avant. de les trouver belles.

L’abbé. — Mais le reste ?

Fénelon. — Le reste du sermon est du même genre que le texte ; ne le voyez-vous pas, monsieur ? A quel propos faire l’agréable dans un sujet si effrayant, et amuser l’auditeur par le récit profane de la douleur d’Artémise, lorsqu’il faudrait tonner et ne donner que dés images terribles de la mort ?

L’abbé. — Je vous entends, vous n’aimez pas les traits d’esprit. Mais sans cet agrément, que deviendrait l’éloquence ? Voulez-vous réduire tous les prédicateurs à la simplicité des missionnaires ? Il en faut pour le peuple ; mais les honnêtes gens ont les oreilles plus délicates, et il est nécessaire de s’accommoder à leur goût.

Fénélon. — Vous me menez ailleurs. Je voulais achever de vous montrer combien ce sermon est mal conçu ; il ne me restait qu’à parler de la division ; mais je crois que vous comprenez assez vous-même ce qui me la fait désapprouver. Quand on divise, il faut diviser simplement, naturellement ; il faut que ce soif une division qui se trouve toute faite dans le sujet même, une division qui éclaircisse, qui range les matières, qui se retienne aisément, et qui aide à retenir tout le reste ; enfin une division qui fasse voir la grandeur du sujet et de ses parties. Tout au contraire, vous voyez ici un homme qui entreprend d’abord de vous éblouir, qui vous débite trois épigrammes, trois énigmes, qui les tourne et retourne avec subtilité ; vous croyez voir des fours de passe-passe. Est-ce là un air sérieux et grave, propre à vous faire espérer quelque chose d’utile et d’important ?

9. Résumé et règles. — Si l’on voulait encore résumer et ramener les observations qui précèdent à des formules pratiques on pourrait les réduire aux quatre règles suivantes :

I. La lettre doit être simple, claire et naturelle. Elle exclut l’ emphase et la trivialité.

II. Le rapport réclame la clarté et la sobriété.

III. Le discours doit plaire par l’exorde, convaincre pat la confirmation, toucher par la péroraison.

IV. Le dialogue doit arriver à l’intérêt dramatique par la progression des idées, des sentiments et des figures du aigle.

Leçon XLIX. Compositions morales et philosophiques. Caractères. — Portraits. — Éloges. — Parallèles. §

1. Des compositions morales et philosophiques. — 2. Du caractère. — 3. Modèles de caractères. — 4. Du portrait. — 5. Modèles de portraits. — 6. De l’éloge. — 7. Modèles d’éloges. — 8- du parallèle. — 9. Modèles de parallèles. — 10. Résumé et règles.

1. Des compositions morales et philosophiques. —  Sous ce titre peuvent être réunies toutes les compositions qui ne consistent pas simplement dans l’amplification littéraire d’idées fournies par un argument, mais qui réclament de la part des élèves plus de réflexion, plus de maturité d’esprit, plus de connaissances acquises.

Ces compositions ont pour objet le développement de vérités qui intéressent la conscience ou le goût ; telle est l’analyse des principes de la vertu, des caractères du beau en littérature ou dans les arts, telle est l’étude des manifestations de la volonté libre dans l’homme ou de ses rapports avec Dieu.

D’une manière générale, ces compositions réclament une méthode très-rigoureuse, un style dont la clarté et la précision soient les mérites essentiels, les qualités permanentes.

Ce genre important de compositions peut être ramené à huit espèces principales, dont chacune est digne d’une analyse et d’une étude à part. Ce sont le caractére, le portrait, l’éloge, le parallèle, le développement historique, le développement littéraire, l’analyse critique et le développement moral.

2. Du caractère. — On désigne sous ce nom l’indication des traits moraux qui distinguent un genre d’êtres ou d’individus. C’est une description morale et par conséquent bien plus difficile que la description physique ou le tableau. Par exemple, c’est faire un caractère que de peindre l’avare, l’hypocrite, le menteur, le prodigue, le brave, le philanthrope, etc.

Les règles générales relatives à la description et au tableau peuvent être transportées du monde physique au monde moral : les moyens sont les mêmes ; ils réclament seulement plus de réflexion et de délicatesse dans la manière dont ils sont employés.

Le premier soin à prendre pour ces sortes de composition, c’est de chercher tout d’abord quels sont les traits vraiment distinctifs indispensables au tableau, de les choisir et de les mettre en lumière, évitant avec une attention égale deux écueils opposés : la sécheresse qui résulte de ce qu’on se borne à quelques traits vagues et insuffisants, la prolixité qui se perd dans les détails et engendre l’obscurité, la confusion et la fatigue.

3. Modèles de caractères. — Voici, comme preuve des formes diverses qu’on peut donner à cette étude littéraire, deux caractères très-différents tracés par deux écrivains de génie bien différent aussi.

L’égoïste.

Sujet. — Il ne vit que pour lui et ne tient aucun compte des autres.

A table, en société, en voyage, il tourne tout à son profit ; tout lui appartient.

Il ne plaint que lui et rachèterait volontiers sa vie par l’extinction du genre humain.

Développement. — Gnaton ne vit que pour soi, et tous les hommes ensemble sont à son égard comme s’ils n’étaient point. Non content de remplir à une table la première place, il occupe lui seul celle de deux autres : il oublie que le repas est pour lui et pour toute la compagnie ; il se rend maître du plat, et fait son propre de chaque service ; il ne s’attache à aucun des mets qu’il n’ait achevé d’essayer de tous : il voudrait pouvoir les savourer tous tout à la fois. Il se fait, quelque part où il se trouve, une manière d’établissement, et ne souffre pas d’être plus pressé à l’église que dans sa chambre. Il n’y a dans un carrosse que les places du fond qui lui conviennent ; dans toute autre, si oh veut l’en croire, il pâlit et tombe en faiblesse. S’il fait un voyage avec plusieurs, il les prévient dans les hôtelleries, et il sait toujours se conserver, dans la meilleure chambre, le meilleur lit.

Il tourne tout à son usage ; ses valets, ceux d’autrui, courent dans le même temps pour son service ; tout ce qu’il trouve sous sa main lui est propre, hardes, équipages ; il embarrasse tout le monde, ne se contraint pour personne, ne plaint personne, ne connaît de maux que les siens, que sa réplétion et sa bile ; ne pleure point la mort des autres, n’appréhende que la sienne, qu’il rachèterait volontiers de l’extinction du genre humain.

Le prêtre.

Sujet. — C’est l’ami des malheureux. Il voue sa vie entière au bonheur d’autrui et renonce à tous les biens et à tous les plaisirs pour des travaux obscurs et pénibles. Sa journée tout entière se passe au chevet des malades ou des mourants.

Développement. — Savez-vous ce que c’est qu’un prêtre ? Un prêtre est par devoir l’ami, la providence vivante de tous les malheureux, le consolateur des affligés, le défenseur de quiconque est privé de défense, l’appui de la veuve, le père de l’orphelin, le réparateur de tous les désordres, de tous les maux qu’engendrent vos passions et vos funestes doctrines.

Sa vie entière n’est qu’un long et héroïque dévouement au bonheur de ses semblables. Qui de vous consentirait à échanger, comme lui, les joies domestiques, toutes les jouissances, tous les biens que les hommes recherchent si avidement, contre des travaux obscurs, des devoirs pénibles, des fonctions dont l’exercice brise le cœur et rebute les sens, pour ue recueillir souvent d’autre fruit de tant de sacrifices que le dédain, l’ingratitude ou l’insulte ?

Vous êtes plongés dans un profond sommeil, et déjà l’homme de charité devançant l’aurore, a recommencé le cours de ses œuvres bienfaisantes. Il a soulagé le pauvre, visité le malade, essuyé les pleurs de l’infortune ou fait couler ceux du repentir, instruit l’ignorant, fortifié le faible, affermi dans la vertu lésâmes troublées par les orages des passions. Après une journée remplie de pareils bienfaits le soir arrive, mais non le repos, A l’heure où le plaisir vous appelle aux spectacles, aux fêtes, on accourt en grande hâte près du ministre sacré ; un chrétien touche à ses derniers moments ; il va mourir et peut-être d’une maladie contagieuse : n’importe ; le bon pasteur ne laissera point expirer sa brebis sans adoucir ses angoisses, sans l’environner des consolations de l’espérance et de la foi, sans prier à ses côtés le Dieu qui mourut pour elle et qui lui donne dans cet instant même, dans le sacrement d’amour, un gage certain d’immortalité.

Opposez à cette belle et touchante peinture cette admirable image tracée par Massillon :

Le conquérant.

La gloire sera toujours souillée de sang. Quelque insensé chantera peut-être ses victoires ; mais les provinces, les villes, les campagnes en pleureront. On lui dressera des monuments superbes pour immortaliser ses conquêtes ; mais les cendres encore fumantes de tant de villes autrefois florissantes ; mais la désolation de tant de campagnes dépouillées de leur ancienne beauté ; mais les ruines de tant de murs, sous lesquels des citoyens paisibles, ont été ensevelis ; mais tant de calamités qui subsisteront après lui, seront des monuments lugubres qui immortaliseront sa vanité et sa folie. Il aura passé comme un torrent pour ravager la terre, et non comme un fleuve majestueux pour y porter la joie et l’abondance ; son nom sera écrit dans les annales de la postérité parmi les conquérants, mais il ne sera pas parmi les bons rois ; et l’on ne rappellera l’histoire de son règne que pour rappeler le souvenir des maux qu’il a faits aux hommes.

Ainsi, son orgueil, dit l’esprit de Dieu, sera monté jusqu’au ciel ; sa tête aura touché dans les nues ; ses succès auront égalé ses désirs ; et tout cet amas de gloire ne sera plus à la fin qu’un monceau de boue qui ne laissera après elle que l’infection et l’opprobre.

Enfin, dans un tout autre genre, Desmahis nous fournit un dernier modèle :

Le fat.

C’est un homme dont la vanité seule forme le caractère ; qui ne fait rien par goût, qui n’agit que par ostentation, et qui, voulant s’élever au-dessus des autres, est descendu au-dessous de lui-même. Familier avec ses supérieurs, important avec ses égaux, impertinent avec ses inférieurs, il tutoie, il protège, il méprise. Vous le saluez, il ne vous voit pas ; vous lui parlez, il ne vous écoute pas ; vous parlez à un autre, il vous interrompt. Il lorgne, il persifle au milieu ne la société la plus respectable et de la conversation la plus sérieuse. Il dit à l’homme vertueux de venir le voir, et lui indique l’heure du, brodeur et du bijoutier. Il n’a aucune connaissance ; et il donne des avis aux savants et aux artistes. Il en eût donné à Vauban sur les fortifications, à Lebrun sur la peinture, à Racine sur la poésie.

4. Du portrait. — Lorsque la description des caractères et des traits se rapporte non plus à une espèce ou à un genre, mais à un individu ; c’est alors un portrait au lieu d’un caractère ; c’est la peinture des dispositions ou des ’ passions qui dominent le cœur d’un homme et lui donnent sa physionomie morale.

Le portrait peut être encore la représentation vive des traits moraux qui distinguent un peuple ou une collection d’individus pris dans leur ensemble.

Ainsi, Bossuet a tracé dans l’oraison funèbre de la reine d‘Angleterre un admirable portrait de Cromwell ; Barthélémy a présenté le portrait du peuple athénien dans son Voyage du jeune Anacharsis44.

La fidélité et l’intérêt sont les qualités indispensables au portrait. De même que le peintre doit saisir dans son modèle le trait qui lui donne sa physionomie propre ; de même l’écrivain doit comprendre, marquer et bien faire sentir le caractère dominant, le trait distinctif de son personnage, pour ramener à cette idée mère tous les autres détails. Mais autant l’application, intelligente de celle règle est féconde, autant la poursuite étourdie d’une unité factice est dangereuse ; elle fausse la nature et met l’imagination du peintre à la place de la réalité.

5. Modèles de portraits — Voici comment Chateaubriand dans un style d’une simplicité un peu étudiée a tracé le portrait de Pascal :

Portrait de Pascal.

Sujet. — Doué d’un génie précoce et fécond, à douze ans il apprit seul la géométrie, à seize ans il écrivit un Traité des Coniques, à dix-neuf ans il créa la machine à compter, et à vingt-trois ans démontra la pesanteur de l’air. Puis il tourna toutes ses pensées vers la religion, et au milieu des souffrances qui amenèrent sa mort, à trente-huit ans, il jeta sur le papier des Pensées écrites dans la langue de Bossuet et de Racine.

Développement, — Il y avait un homme qui, à douze ans, avec des barres et des ronds, avait créé les mathématiques ; qui, à seize, avait fait le plus savant Traité des Coniques qu’on eût vu depuis l’antiquité ; qui, à dix-neuf, réduisit en machine une science qui existe tout entière dans l’entendement ; qui, à vingt-trois, démontra les phénomènes de la pesanteur de l’air, et détruisit une des grandes erreurs de l’ancienne physique ; qui, à cet âge où les autres hommes commencent à peine de naître, ayant achevé de parcourir le cercle des sciences humaines, s’aperçut de leur néant, et tourna toutes ses pensées vers la religion ; qui depuis ce moment jusqu’à sa mort, arrivée dans sa trente-neuvième année, toujours infirme et souffrant, fixa la langue qu’ont parlée Bossuet et Racine, donna le modéle de la plus parfaite plaisanterie, comme du raisonnement le plus fort ; enfin qui, dans le court intervalle de ses maux, résolut, en se privant de tous les secours, un des plus hauts problèmes de géométrie, et jeta au hasard sur le papier des pensées qui tiennent autant de Dieu que de l’homme. Cet effrayant génie se nommait Blaise Pascal.

Bien qu’il soit intéressant surtout de faire connaître et apprécier aux hommes les actes et les sentiments qui peuvent leur servir d’exemples et de modèles ; bien que l’admiration soit une passion noble et feconde, il s’en faut que tous les portraits soient des éloges ; témoin le portrait de Tibère par Tacite, Le plus souvent l’historien est obligé de mêler dans un portrait Je blâme à l’éloge ; c’est ce qu’a fait. M. Thiers dans cette belle étude historique et morale :

César.

Né avec tous les talents, brave, fier, éloquent, élégant, prodigue et toujours simple, mais sans le moindre souci du bien ou du mal, il n’a qu’une pensée, c’est de réussir là où Sylla et Marius ont échoué, c’est-à-dire de devenir le maître de son pays. Alexandre a voulu conquérir le monde connu : César, dans cette Rome qui a presque conquis l’univers, ne veut conquérir qu’elle-même. Dans cette vie tous les moyens sont pervers comme le but, et il faut cependant reconnaître à César un mérite, c’est d’avoir voulu à la république substituer l’empire, non par le sang comme Marius et Sylla, mais par la corruption qui allait aux mœurs de Rome et par l’esprit qui allait à son génie. Enfin, le trait particulier de ce personnage extraordinaire, grand politique, grand orateur, grand guerrier, grand débauché surtout, et clément sans bonté, sera toujours d’avoir été le mortel le plus complet qui ait paru sur la terre.

6. De l’éloge. — L’éloge est un portrait destiné à faire aimer ou admirer le personnage que l’écrivain représente. Il doit avoir toutes les qualités du portrait, avec ce caractère particulier d’insister sur le bien et de glisser sur le mal ou même de n’en point parler. Le panégyriste n’est ni un témoin ni un historien ; il est tenu de ne rien dire que de vrai, mais il n’est pas tenu de dire toute la vérité.

La sobriété dans le ton et dans le choix des expressions est indispensable au succès sérieux d’un éloge ; tout panégyriste doit avoir sans cesse présente à l’esprit l’observation de la Bruyère ; Amas d’épithètes, mauvaises louanges. A cet égard, les deux développements qui suivent contiennent dans une mesure très-différente d’excellentes leçons de goût ; et la comparaison en peut être très-instructive.

7. Modèles d’éloges.

Saint Louis.

Sujet. — Saint Louis est le modèle du héros chrétien ; humble dans la grandeur, prêt à servir les pauvres, acceptant du même œil la puissance et la captivité, la vie et la mort, toujours en présence de Dieu auquel il rapporte tout.

Développement. — Roi, il est le modèle des rois ; chrétien, il est le modèle de tous les hommes. Quel exemple pour nous ! Il est humble dans le sein de la grandeur ; et nous, hommes vulgaires, nous sommes enflés de vanité et d’orgueil ! Il est roi, et d est humble : c’est beaucoup pour les moindres particuliers d’être modestes ; mais quelle différence entre la modestie et l’humilité ! Saint Louis secourt les pauvres, tous les païens l’ont lait ; mais il s’abaisse devant eux. il est le premier des rois qui les ait servis. C’est là ce que la morale païenne n’avait pas seulement imaginé. Toutes les vertus humaines étaient chez les anciens ; les vertus divines ne sont que chez les chrétiens. Voir d’un même œil la couronne et les fers, la santé et la maladie, la vie et la mort ; faire des choses admirables et craindre d’être admiré ; n’avoir dans le cœur que Dieu et Sun devoir ; n’être touché que îles maux de ses frères ; être toujours en présence de son Dieu ; n’entre prendre, ne réussir, ne souffrir, ne mourir que pour lui : voilà saint Louis, voilà le héros chrétien ; toujours grand et toujours simple toujours s’oubliant lui-même.

Autre développement. — Quel cœur chrétien pourrait ne pas tressaillit d’admiration en songeant à tout ce qu’il y a eu dans cette âme de saint Louis ; à ce sentiment si violent et si pur du devoir, à ce culte exalté et scrupuleux de la justice, à cette exquise délicatesse de conscience qui l’engageait à renoncer aux acquisitions illégitimes de ses prédécesseurs, aux dépens même de la sûreté publique et de l’affection de ses sujets ; à cet amour immense du prochain qui débordait de son cœur et qui après avoir inondé son épouse chérie, sa mère et ses frères dont il pleurait si amèrement la mort, allait chercher le dernier de ses sujets, lui inspirait une si tendre sollicitude pour les âmes d’autrui et le dirigeait pendant ses heures de délassement vers la chaumière des pauvres qu’il soulageait lui-même.

Et cependant, à toutes les vertus du saint, il savait unir la plus téméraire bravoure ; c’était à la fois le meilleur chevalier et le meilleur chrétien de France : on le vit à Taillebourg et à la Massoure. C’est qu’il pouvait combattre et mourir sans crainte celui qui avait fait avec la justice de Dieu et des hommes un pacte inviolable, qui savait pour lui rester fidèle, être si sévère contre son propre frère ; qui n’avait pas rougi, avant, do s’embarquer pour la croisade, d’envoyer par tout son royaume des moines mendiants chargés de s’informer auprès des plus pauvres gens s’il leur avait été fait quelque tort au nom du roi et de réparer aussitôt à ses dépens.

Il nous a laissé deux monuments immortels, son oratoire et son tombeau, la Sainte-Chapelle et Saint-Denis, tous deux purs, simples, élancés vers le ciel comme lui-même. Il en a laissé un plus beau et plus immortel encore dans La mémoire des peuples, le chêne de Vincennes.

C’est un grand art de savoir bien louer, et nul genre ne demande des pensées plus fines et des tours plus délicats. Cette observation générale doit être rappelée à notre pays et à notre temps ; car le bon goût est en droit de reprocher au dix-neuvième siècle l’abus en prose et en vers du panégyrique et de l’apothéose. Que de grands hommes nous avons érigés dont nos enfants démoliront les statues !

8. Du parallèle. — La comparaison est un procédé d’étude et d’amplification qui éclaire deux idées ou deux objets par leur contraste ou par leur ressemblance ; ce procédé appliqué aux personnes ou aux caractères constitue ce qu’on nomme proprement le parallèle.

Destiné à mieux faire connaître les deux objets ou les deux personnages que l’esprit rapproche, le parallèle doit contenir tous les détails qui peuvent offrir quelque intérêt, L’écueil le plus dangereux, parce qu’il est le plus séduisant, c’est la tendance à multiplier les analogies ou les contrastes, à chercher une symétrie factice qui enlève toute valeur historique et morale au parallèle.

9. Modèles de parallèles.

Washington et Bonaparte.

Sujet. — Washington n’a aucune des qualités extraordinaires et brillantes qui appellent la gloire, il songe modestement aux destinées de son pays et non à son illustration.

Bonaparte a surtout l’ambition de sa propre renommée et se précipite vers la gloire dans tous les sens.

La fin de ces deux hommes a été le juste salaire de leurs œuvres.

Développement. — Washington n’appartient pas comme Bonaparte à cette race qui dépasse la stature humaine. Rien d’étonnant ne s’attache à sa personne ; il n’est pas placé sur un vaste théâtre ; il ne livre point de ces combats qui renouvellent les triomphes d’Arbelles et de Pharsale. Quelque chose de silencieux, enveloppe ses actions ; il agit avec lenteur : on dirait qu’il se sent chargé de la liberté de l’avenir et qu’il craint de la compromettre. Ce ne sont pas ses destinées que porte ce héros d’une nouvelle espèce, ce sont celles de son pays.

Bonaparte n’a aucun trait de ce grave Américain : il combat avec fracas sur une vieille terre ; il ne veut créer que sa renommée ; il ne se charge que de sou propre sort, il semble savoir que sa mission sera courte, que le torrent qui descend de si haut s’écoulera vite ; il se hâte de jouir et d’abuser de sa gloire, comme d une jeunesse fugitive.

A l’instar des dieux d’Homère, il veut arriver en quatre.pas au bout du monde. Penché sur le monde, d’une main il terrasse les rois, de l’autre il abat le géant révolutionnaire ; mais en écrasant l’anarchie, il étouffe la liberté, et finit par perdre la sienne sur son dernier champ de bataille.

Chacun est récompensé selon ses œuvres : Washington élève une nation à l’indépendance ; magistrat en repos, il s’endort sous son toit au milieu des regrets de ses compatriotes-et de la vénération des peuples. Bonaparte ravit à une nation son indépendance : empereur déchu, il est précipité dans l’exil où la frayeur de la terre ne le croit pas encore assez emprisonné sous la garde de l’Océan. Il expire : cette nouvelle publiée à la porte du palais devant laquelle le conquérant fit proclamer tant de funérailles n’arrête ni n’étonne le passant : qu’avaient à pleurer les citoyens ?

Les sciences et les lettres.

Sujet. — Les sciences méritent l’admiration et la reconnaissance par les.découvertes et les calculs qui étendent l’empire de l’esprit humain.

Mais il faut d’abord que les lettres aient éclairé et fécondé les esprits. C’est ce que Napoléon avait compris quand il a dit : « Les lettres, c’est l’esprit humain lui-même. »

Développement. — Honneur aux sciences ! honneur aux écoles savantes ! honneur à ces forts génies qui étudient avec puissance et avec amour tout ce que Dieu a soumis aux regards et aux investigations de l’esprit humain, qui s’élèvent à la contemplation des plus sublimes mystères de la nature, mesurent l’immensité des cieux, plongent dans leurs profondeurs et vont chercher et nommer des astres nouveaux ; puis de là redescendant rapidement sur le globe que nous habitons, pénètrent jusque dans ses entrailles, lisent comme à livre ouvert dans ce qu’elles renferment de plus caché, lui ravissent ses invisibles trésors et par leurs calculs aussi sûrs que hardis, étendent de toutes parts l’horizon et l’empire de l’esprit humain. Honneur aux sciences !

Mais que les sciences me permettent de le dire : Premier honneur aux lettres ! Les sciences ajoutent à la force et à la richesse des nations ; mais c’est après que les lettres ont illumine les hauteurs do la terre et fécondé les siécles en déposant au sein des sociétés le germe puissant de la civilisation, en faisant pénétrer la lumière la plus vive dans les profondeurs de l’intelligence humaine.

Aussi les grands siècles scientifiques furent-ils presque toujours fils des grands siècles littéraires, et la renaissance des lettres fut le signal ordinaire des grandes découvertes de la science. C’est ce que Napoléon avait bien compris, lorsqu’il disait dans sa vive et brusque éloquence : J’aime les sciences ; chacune d’elles est une belle application partielle de l’esprit humain ; mais les lettres, c’est l’esprit humain lui-même. »

Un orateur contemporain ; dont le talent littéraire grandit et s’élève chaque jour par le travail et l’expérience, nous offre un très beau modèle de parallèle historique :

 Florence et Venise au Moyen Age.

Quand on regarde ce qui s’est passé de l’an 1000 à l’an 1600, dans cette époque si brillante, si féconde, si admirable, qu’y a-t-il de commun, je le demande, entre Venise, la reine des mers dans le moyen âge, Venise plus asiatique qu’européenne, n’ayant aucune des passions de l’Italie où elle avait à peine un pied-à-terre, et après une longue opulence, s’endormant paisiblement dans les bras de l’aristocratie et des plaisirs et nous ayant laissé un souvenir ineffaçable de sa magnificence dans cet art aux mille couleurs du Titien et de Véronèse. ; qu’y a-t-il de commun entre cette aristocratique Venise et la démocratique Florence : Florence s’étalant dans les plaines de l’Arno, plus riche encore par ses manufactures que Venise par ses vaisseaux, Florence poussée par l’orgueil même de cette richesse à lutter contre l’aristocratie féodale des Gibelins, soufflant à l’Italie les passions guelfes dont elle était dévorée, puis, comme toute démocratie, finissant par le despotisme, celui des Médicis, vrais Césars de la paix, et destinée à porter désormais les traits frappants du génie de la guerre civile, dans ses palais qui ne sont que des forteresses embellies, dans cette poésie profonde et touchante du Dante inspirée par les douleurs de l’exil, dans ce savoir si solide de Machiavel emprunté à l’expérience des révolutions, dans cet art enfin sévère et sublime de Michel-Ange, si différent de l’art coloré du Titien ?

10. Résumé et régles. — Les observations critiques justifiées par ces exemples se résument dans les cinq règles suivantes :

I. Les compositions philosophiques réclament une méthode rigoureuse dans les idées et dans le raisonnement, beaucoup de clarté et de précision dans le style.

II. Le caractère doit dessiner les traits essentiels sans sécheresse et sans prolixité.

III. Le portrait doit être fidèle et intéressant ; le caractère principal du modèle doit servir de point central au tableau.

IV. L’éloge ne doit dire que la vérité dans un style sobre d’épithètes.

V. Le parallèle doit être exact et se garder de rapprochements forcés qui ne seraient pas dans la nature.

Leçon L. Suite des compositions philosophiques et morales. — Développement historique. — Développement littéraire. Analyse critique. —  Développement moral. §

1. Du développement historique. — 2. Modèle de développement historique. — 3. Du développement littéraire. — 4. Modèle de développement littéraire. — 5. De l’analyse critique. — 6. Modèle d’analyse critique. — 7. Du développement moral. — 8. Modèle de développement moral. — 9. Résumé et règles.

1. Du développement historique. — L’histoire n’est pas seulement le récit des faits qui intéressent les individus ou les nations ; elle est surtout la recherche des causes, l’analyse des passions humaines et l’appréciation des événements importants qui sont l’origine et la source des autres.

L’examen de quelqu’une de ces lois générales de l’humanité est un travail très-propre à développer l’intelligence, à exercer la pénétration du jugement et à donner l’habitude de l’argumentation. Cette composition réclame un style sobre, sévère, et par-dessus tout très-clair et très-précis.

2. Modèle de développement historique. — Voici, par exemple, une page de M. Guizot où l’élévation du style est digne de l’élévation de la pensée politique et morale :

Des grands hommes.

Sujet. — La vie des grands hommes comprend deux parts bien distinctes :

Au début, le grand homme comprend mieux que tout autre les besoins de son temps et les moyens d’y satisfaire. De là son pouvoir et sa gloire.

Plus tard, il se livre à des projets personnels, à des rêves arbitraires. Alors, après quelque hésitation, l’opinion publique l’abandonne ; il reste seul et tombe.

De son œuvre il ne survit que la première partie.

Développement. — Il y a dans l’activité d’un grand homme deux paris ; il joue deux rôles ; on peut marquer deux époques dans sa carrière.

Il comprend mieux que tout autre les besoins de son temps, les besoins réels. actuels, ce qu’il faut à la société contemporaine pour vivre et se développer régulièrement ; il sait aussi mieux que tout autre s’emparer de toutes les forces sociales pour les diriger vers ce but. De à son pouvoir ri sa gloire ; c’est là ce qui fait qu’il est, dès qu’il paraît, compris, accepté, suivi, que tous se prêtent et concourent à l’action qu’il exerce au profit de tous.

Il ne s’en tient pas là : les besoins réels et généraux de son temps à peu près satisfaits, la pensée et la volonté du grand homme vont plus loin. Il s’élance hors des laits actuels ; il se livre à des vues qui lui sont personnelles ; il se complaît à des combinaisons plus Ou moins spécieuses, mais qui ne se fondent point, comme ses premiers travaux, sur l’état positif, les instincts communs, les vœux déterminés de la société ; il se perd en combinaisons lointaines et arbitraires ; il veut, un un mot, étendre infiniment son action, posséder l’avenir comme li possède le présent. Ici commencent l’égoïsme et le rêve.

Pendant quelque temps, sur la foi de ce qu’il a déjà fait, on suit le grand homme dans cette nouvelle carrière ; on croit en lui, on lui obéit. ou se prête pour ainsi dire à ses fantaisies, que scs flatteurs et ses dupes admirent même et vantent comme ses plus sublimes conceptions.

Cependant le public, qui ne saurait longtemps demeurer hors du vrai, s’aperçoit bientôt qu’on l’entraîne où il n’a nulle envie d’aller, qu’on l’abuse et qu’on abuse de lui. Tout à l’heure, le grand homme avait mis sa haute intelligence, sa puissante volonté au service de la pensée générale, du vœu.commun ; maintenant il veut employer la force publique au service de sa propre pensée, de son propre désir ; lui seul sait et veut ce qu’il fait. On s’en inquiète d’abord, bientôt on s’en lasse ; on le suit quelque temps mollement, à contre-coeur, puis on se récrie, on se plaint ; puis enfin on se sépare.

Le grand homme reste seul et il tombe, et tout ce qu’il avait pensé et voulu seul, toute la partie purement personnelle et arbitraire de scs œuvres tombe avec lui.

3. Du développement littéraire. — Les travaux de l’esprit humain, tout comme les événements de l’histoire, sont soumis à des lois dont la recherche et l’explication offrent au penseur une ample matière d’études et de réflexions. Parmi les principes littéraires, il en est d’assez simples pour servir même de thèses aux développements scolaires. Ces questions délicates peuvent et doivent attirer et retenir l’attention des jeunes gens ; surtout à notre époque où les prétentions littéraires se sont étendues sans mesure, pour se mêler dans un singulier alliage à l’esprit. de calcul et d’intérêt mercantile.

Le style du développement historique embelli de quelques ornements convient au développement littéraire. Encore ces ornements doivent-ils être employés avec une extrême sobriété, parce qu’ils pourraient donner l’apparence d’une déclamation à une œuvre qui doit ressembler plutôt à une exposition presque scientifique.

4. Modèle de développement littéraire.

De la critique.

Sujet. — La critique est l’examen des œuvres de l’esprit ; mais elle procède du sentiment aussi bien que du jugement. Ainsi l’écrivain critique contribue à notre plaisir, presque à notre bonheur, en nous associant à ses émotions.

Développement. — La critique est inséparable des lettres ; elle en fait une partie essentielle. Non seulement elle examine les œuvres de l’esprit, elle essaye d’en déduire des règles et d’éclairer ainsi les routes de l’avenir ; non-seulement elle cherche dans la comparaison des productions de l’art, dans leur conformité aux lois de la raison et de la sensibilité, une autorité pour les jugements qu’elle prononce, mais la critique a une vie qui lui est propre, elle n’est pas un travail, elle est un sentiment.

De même que nous admirons les objets de la nature, de même que nous sommes émus des affections humaines, de même que la création du poëte ou de l’artiste nous fait éprouver une impression vive ; le critique nous associe à ce qu’il a senti ; il nous fait participer à son inspiration ; de telle sorte que les plaisirs de l’esprit, le mouvement de l’imagination, bienfaits des lettres et des arts, tiennent une grande place dans la vie de l’âme et contribuent à notre satisfaction, je dirais presque à notre bonheur.

Le critique est celui qui nous parle de ses nobles jouissances, qui nous raconte éloquemment ce qu’il à senti, qui nous appelle à admirer ce qui a excité son admiration, qui nous communique ses émotions et se rencontre avec nos sympathies.

5. De l’analyse critique. — L’une des études les plus intéressantes pour les jeunes esprits, c’est de chercher à se rendre compte des mérites qui provoquent l’admiration pour les œuvres des grands écrivains. En effet, l’analyse raisonnée des procédés et des moyens employés par les bons écrivains et par les grands maîtres est la meilleure école du goût.

L’étude critique de leurs œuvres est soumise à un ordre méthodique dont le bon sens et l’expérience fixent ainsi les traits principaux :

1° Chercher l’idée première qui fait le sujet même du morceau et qui est d’ordinaire indiquée par le titre seul de la composition.

2° Reconnaître et apprécier les moyens par lesquels cette idée a été développée.

3° Examiner et juger le style dans ses caractères généraux, dans ses qualités particulières et dans son rapport avec les idées et les sentiments que l’auteur a voulu exprimer.

L’esprit dominant de la critique doit être la tendance à découvrir et à expliquer les qualités distinctives d’un écrivain ; le plaisir du dénigrement est une triste satisfaction de la vanité et de la sottise ; le plaisir de l’admiration est seul fécond et vivifiant. Aussi le caractère essentiel de la critique est-il d’être impartial avec un désir sincère et constant de découvrir, de proclamer, d’admirer le bien et le beau.

6. Modèle d’analyse critique. — Une des applications les plus régulières et les plus heureuses de ces principes élémentaires de la bonne critique se rencontre dans l’étude suivante de Batteux :

ANALYSE CRITIQUE DE LA FABLE.

Le chêne et le roseau.

La Fontaine mettait au rang de ses meilleures fables celle du - Chêne et du Roseau. Avant que de la lire, essayons nous-mêmes quelles seraient les idées que la nature nous présenterait sur ce sujet. Prenons les devants pour voir si l’auteur suivra la même route que.nous.

Dès qu’on nous annonce le Chêne et le Roseau, nous sommes frappés par le contraste du grand avec le petit, du fort avec le faible. Voilà une premiere idée qui nous est donnée par le seul titre du sujet ; nous serions choqués si, dans le récit du poëte, elle se trouvait renversée de manière qu’on accordât la force et la grandeur au Roseau, et la petitesse avec la faiblesse au Chêne ; nous ne manquerions pas de réclamer les droits de la nature et de dire qu’elle n’est pas rendue, qu’elle n’est pas imitée : l’auteur est donc lié par ce seul titre.

Si on suppose que les deux plantes se parlent, on sent que le Chêne doit parler avec hauteur et confiance, le Roseau avec modestie et simplicité ; c’est encore la nature qui le demande. Cependant, comme il arrive presque toujours que ceux qui prennent le ton haut sont des sots, et que tes gens modestes ont raison, on ne serait point surpris ni fâché de voir l’orgueil du Chêne abattu et la modestie du Roseau préservée. Mais cette idée est enveloppée dans les circonstances d’un événement qu’on ne conçoit pas encore. Hâtons-nous de voir comment l’auteur le développe :

Le Chêne un jour dit au Roseau :
« Vous avez bien sujet d’accuser la nature. »

Le discours est direct ; cette manière est plus vive ; on croit entendre les acteurs mêmes, le discours est dramatique. Ce second vers contient la proposition du sujet et marque quel sera le ton de tout le discours ; le Chêne montre déjà du sentiment et de la compassion, mais de cette compassion orgueilleuse par laquelle on fait sentir au malheureux les avantages qu’on a sur lui :

Un roitelet pour vous est un pesant fardeau.

Cette idée de la faiblesse est bien vive et bien humiliante pour le Roseau ; elle tient de l’insulte.

Le moindre vent qui d’aventure
Fait rider la face de l’eau,
Vous oblige à baisser la tête.

C’est la même pensée sous une autre image. Le poëte ne raisonne que par des exemples ; c’est la manière la plus sensible, parce qu’elle frappe l’imagination en même temps que l’esprit. Ces trois vers sont doux ; il semble que le Chêne s’abaisse à ce ton de bonté par pitié pour le Roseau. Il parle de lui-même en de bien autres termes :

Cependant que mon front, au Caucase pareil,
Non content d’arrêter les rayons du soleil,
Brave l’effort de la tempête.

Quelle noblesse dans les images ! quelle fierté dans les expressions et les tours ! Cependant que, terme noble et pompeux ; au Caucase pareil, comparaison hyperbolique ; arrêter marque une sorte d’empire et de supériorité ; sur qui ? sur le soleil lui-même ; braver ne signifie pas seulement résister, mais résister avec insolence. Ces trois vers dont l’harmonie est forte, pleine, les idées grandes, nobles, contrastent avec les trois précédents, dont l’harmonie est douce de même que les idées.

Tout vous est aquilon, tout me semble zéphyr.

Le Chêne revient à son parallèle si flatteur pour son amour-propre, et, pour le rendre plus sensible, il le réduit en deux mots : tout vous est réellement aquilon, et à moi tout me semble zéphyr. Le contraste est observé partout, jusque dans l’harmonie : tout me semble zéphyr est beaucoup plus doux que tout vous est    Quelle énergie dans la brièveté !

Encor si vous naissiez à l’abri du feuillage
Dont je couvre le voisinage,
Vous n’auriez pas tant à souffrir ;
Je vous défendrais de l’orage.

L’orgueil du Chêne étant satisfait, il reprend son premier ton de compassion. Qu’il y a de plaisir à se donner soi-même pour quelqu’un qui protège !

Mais vous naissez le plus souvent
Sur les humides bords des royaumes du vent.

Ce tour est poétique, et même de la haute poésie, ce qui ne messied pas dans la bouche du Chêne.

La nature envers vous me semble bien injuste !

C’est la conclusion que le Chêne prononce, sans doute en appuyant avec une pitié désobligeante.

On attend avec impatience la réponse du Roseau. La Fontaine, qui a su faire naître l’intérêt, ne sera point embarrassé pour le satisfaire. La réponse du Roseau sera polie, mais séche, et on n’en sera point surpris :

— Votre compassion, lui répondit l’arbuste,
Part d’un bon naturel.

C’est une contre-vérité ; le Roseau n’a pas voulu lui dire qu’elle partait de l’orgueil, mais seulement il lui fait sentir qu’il en avait examiné et vu le principe ; c’était au Chêne à comprendre ce discours. Tout ce qui suit est sec et même menaçant :

Mais quittez ce souci :
Les vents me sont moins qu’à vous redoutables ;
Je plie, et ne romps pas.
Vous avez jusqu’ici,
Contre leurs coups épouvantables,
Résisté sans courber le dos ;
Mais attendons la fin. »

Le propos n’est pas long, mais il est énergique. Les acteurs n’ont plus rien à se dire ; c’est au poëte à achever le récit. Il prend le ton de la matière ; il peint un orage furieux :

Comme il disait ces mois,
Du bout de l’horizon accourt avec furie
Le plus terrible des enfants
Que le Nord eût portés jusque-là dans ses flancs.

Le vent part de l’extrémité de l’horizon : sa rapidité s’accroît dans sa course ; il y a image. Au lieu de dire un vent du nordt le poëte le -personnifie, et la périphrase donne de la noblesse à l’idée.

L’arbre tient bon ; le Roseau plie.

Voilà nos deux acteurs en situation parallèle.

Le vent redouble ses efforts,
Et fait si bien qu’il déracine
Celui de qui la tète au ciel était voisine,
Et dent les pieds touchaient à l’empire des morts.

Ces vers sont beaux, nobles ; l’antithèse et l’hyperbole qui règnent dans les deux derniers les rendent sublimes.

Le poëte, comme on le voit, a suivi les idées que le sujet présente naturellement ; c’est ce qui fait la vérité de son récit. Mais il a su revêtir ce fond de tous les ornements qui pouvaient lui convenir ; c’est ce qui en fait la beauté, Ses pensées, ses expréssions, ses tours forment un accord parfait avec le sujet ; toutes les parties en sont, assorties et liées par la suite et l’ordre des pensées, par la forme du style ; elles nous présentent par ce moyen un tableau de Part ou tout est grâce et vérité. Joignez à cela le sentiment qui règne partout, qui anime tout d’un bout à l’autre. Cette pièce a tout ce qu’on peut désirer pour une fable parfaite,

7. Du développement moral. — Ce genre de composition est sur la limite étroite qui sépare la rhétorique de la philosophie. Il est un grand nombre de vérités morales qui sont des principes de sens commun, à propos desquelles l’argumentation n’ira pas besoin d’une précision et d’une rigueur scientifiques ; elles peuvent donc revêtir une forme littéraire et se prêtent volontiers à ces sobres ornements qui donnent du charme à ta vérité sans la voiler, la déguiser ou l’altérer en rien. Les orateurs de la chaire ont de tout temps fourni de brillants exemples de cette union féconde entre la logique et l’imagination. Dans cette alliance la raison doit dominer, mais sans étouffer les qualités littéraires de l’esprit et du style.

8. Modèle de développement moral. — On peut donner plus de charme et de vivacité à l’exposition d’une vérité morale par l’emploi d’une allégorie transparente comme dans le développement qui suit de ce simple lieu commun : Les plus sages des hommes sont souvent déraisonnables dans leurs vœux et dans leurs prières.

Les prières des hommes.

Sujet : Lucien, sur la fin de sa vie, alla passer quelque temps chez le philosophe Xilander, près d’Athènes. Un soir qu’il revenait des fêtes de Jupiter, étourdi du tumulte des réjouissances publiques, il s’assied au pied d’un arbre, s’endort et a une vision,

Jupiter lui apparaît, l’invite à écouter avec lui les prières des mortels, et lui ordonne de lever une petite trappe à laquelle se rendent l’encens et les vœux de toute la terre.

Mille prières se font entendre à la fois ; Jupiter ordonne à Borée de rétablir le calme, et la voix d’un écolier parvient seule ; puis c’est un peuple tout entier qui, à propos d’un tyran, adresse à Jupiter des vœux contradictoires ; ensuite viennent les prières inspirées par dii erses passions ; enfin la prière de Xilander lui-même, prière plus déraisonnable que toutes les autres.

Jupiter, indigné, fait retomber la trappe, et Lucien se réveille.

Développement. — Lucien, sur la fin de sa carrière, passa quelque temps auprès du philosophe Xilander, qui demeurait à peu de distance d’Athènes. Un jour, après avoir assisté aux fêtes de Jupiter, que les Athéniens célébraient avec la plus fastueuse magnificence, il revenait chez son hôte, encore étourdi du fracas des réjouissances publiques, fatigué de la pompe et de la folie des Athéniens ; après tout, content de sa journée, car le monde ne lui avait jamais paru plus ridicule, jamais il n’avait amassé contre les hommes plus de traits malins, plus de piquantes plaisanteries. Je ne sais quel auteur ajoute encore que les fumées légères d’un vin de Chio pouvaient aussi contribuer à éclaircir les sombres vapeurs de la morale dans le cerveau du bon vieillard. Il s’assit au pied d’un arbre pour se reposer quelques instants. C’était une des plus belles nuits de l’Attique ; tout était calme autour de lui ; la lune commençait à répandre sur les campagnes sa douce et pâle lumière qui semblait inviter au sommeil. Le philosophe eut bientôt cédé à tant d’impressions agréables, et voici comment il termina sa plaisante journée par une vision plus plaisante encore.

Il vit s’ouvrir devant lui les portes de l’Olympe ; le grand Jupiter, du haut de son trône, lui fit signe de s’approcher. Le dieu n’avait plus ce iront terrible qu’Homère nous représente chargé de menaces et faisant trembler les cieux ; il souriait au sage et semblait jouir de sa surprise. « Bonjour, Lucien, ici dit-il sois le bienvenu. Je vais donner audience aux prières des hommes ; veux-tu les écouter avec moi ? » Confus d’un tel honneur, le philosophe répondit à Jupiter par un compliment assez ; mal tourné, que j’épargnerai au lecteur avec beaucoup d’autres détails.

Le père des dieux lui ordonne alors de lever une petite trappe placée au pied de son trône, à laquelle se rendent, de toutes les parties de la terre, les vœux et les sacrifices des mortels- A peine la trappe fut-elle levée, qu’un nuage de fumée pensa étouffer le philosophe. En même temps, le son effrayant de mille voix l’étourdit au point qu’il se crut devenu sourd pour le reste de ses jours. Jupiter, qui ne laissait pas d’être lui même très-incommodé de ces bouffées, appela le fougueux Borée, et, ne pouvant faire entendre sa voix, il lui commanda par un signe de tète de chasser avec son haleine cette vapeur importune.

Il était imposable de rien distinguer parmi celle confusion de cris et de vœux ; seulement les mots de richesses, d’honneurs, de longues années se faisaient entendre sans peine, parce qu’ils étaient répétés plus souvent et avec plus de ferveur que les autres. Alors Jupiter baissa la trappe et la laissa presque fermée, de manière qu’il ne pouvait plus sortir qu’une prière à la fois.

La première qu’ils entendirent fut celle d’un jeune écolier d’Athènes : « Grand Jupiter, disait-il, tu connais mon mérite ! Tu sais combien je suis au-dessus de tous mes rivaux : qu’ils disparaissent devant ma gloire, humiliés et confondus ! J’ai deux vases d’argent : l’un est pour le maître qui nous juge ; l’autre est pour toi, si tu accomplis mes vœux. » — « Seigneur Jupiter, dit le philosophe, n’enverrez-vous pas Mercure couper les oreilles à cet impudent ? — Pas si vite, mon cher Lucien ; ne sais-tu pas qu’à ce compte il faudrait couper les oreilles à toute la jeunesse d’Athènes : Mercure aurait trop à faire. »

Tout à coup il fut interrompu par une foule de vœux que lui adressait tout un peuple pour la santé d’un tyran. Lucien fut bien surpris, lorsqu’après avoir entendu dos prières élancées avec tant d’ardeur et de dévotion, il entendit les mêmes voix murmurer sourdement des malédictions contre leur prince, et des reproches à Jupiter du ce qu’il n’avait pas encore écrasé ce tyran. Mais le maître des dieux fut si indigné de la bassesse de ces misérables, qu’il accueillit, pour les punir, le premier vœu, et rejeta le second.

Venaient ensuite des prières ordinaires : un pieux jeune homme suppliait Jupiter de délivrer au plus tôt des misères de la vie humaine son vieil oncle, dont il attendait l’héritage ; un avare demandait encore un sac d’argent ; un médecin demandait des malades, quitte à ne les point guérir ; un plaisant, des bons mots ; un rhéteur, des phrases.

Tandis que le philosophe faisait en lui-même ses réflexions sur toutes ces prières, une voix cassée fit entendre ces mots : « Père des dieux et des hommes, je ne demande plus de vous qu’une année de vie et je mourrai content. » « Voilà bien le plus impertinent des vieillards qui soient au monde, dit Jupiter ; il y a plus de seize ans qu’il m’adresse le même vœu. Il me demandait, lorsqu’il n’avait que soixante-dix ans, de le laisser vivre jusqu’à ce qu’il pût voir sa fille mariée ; je le permis. Ensuite il ne désira plus que de voir finir l’éducation de son petit-fils. Maintenant il me supplie de lui laisser achever une maison qu’il fait bâtir, car c’est aujourd’hui la fureur générale. Je suis las de vains prétextes pour prolonger une vie déjà trop longue.

« Mais, continua-t-il avec colère, n’en tendrai-je que des vœux insensés elle folles demandes ? Ne recevrai-je jamais une prière raisonnable de tant de mortels qui m’eu font chaque jour ? »

Le dieu irrité allait pousser la trappe en murmurant, lorsque Lucien le pria d’écouter encore une voix qu’il reconnut pour être celle de son hôte l’Athénien Xilander, l’un des philosophes les plus estimés de son temps : «  Volontiers ; fie ut-être celui-ci aura-t-il de la raison pour tous les autres. » « Grand Jupiter, disait le philosophe, c’est par ma sagesse que j’ai acquis tant de réputation dans ma patrie ; augmentez en moi cette sagesse si précieuse ; surtout faites croître en même temps cette barbe épaisse sans laquelle tout mon mérite... » Jupiter, indigné, fit retomber la trappe avec violence, et Lucien fut pris d’une si grande envie de rire, qu’il se réveilla en sursaut,

Une manière plus sévère de traiter un sujet moral consiste à développer les arguments à l’appui de la thèse qu’il s’agit de poser et de faire accepter. Alors le développement littéraire se transforme presque en une dissertation philosophique.

DE l’éducation.

Sujet : L’éducation a un double but : 1° développer dans l’homme l’intelligence et la volonté ; 2° le préparer au rôle qu’il doit remplir dans la société.

Développement. — L’éducation n’est que l’achèvement de l’homme selon le plan tracé par la Providence. Cette œuvre s’accomplit par le développement élevé, libre, généreux, de toutes les facultés physiques, intellectuelles, morales et religieuses de l’enfant ; c’est par là qu’elle devient pour lui la préparation éloignée, mais essentielle à tous les devoirs qu’il aura à remplir plus tard sur la terre.

Mais, à côté de ce but général, de cette préparation éloignée, l’éducation doit se proposer un autre but, un but spécial : elle doit offrir à l’homme une préparation prochaine et immédiate à sa vocation sociale.

Tout individu doit travailler d’abord à devenir un homme honnête et intelligent, habile et vertueux ; c’est la fin commune, générale, nécessaire. Mais, de plus, il a toujours une vocation spéciale, en vertu de laquelle il est appelé à remplir telle ou telle fonction dans la société humaine. Outre l’éducation générale et essentielle qui forme l’homme avant tout, qui l’initie de loin à toutes choses, qui développe en lui et élève les facultés générales de la nature, et en fait par là un homme digne de ce nom, il doit donc y avoir une éducation spéciale et professionnelle qui larme aussi le citoyen elle prépare à servir sa patrie dans telle ou telle profession, par laquelle il devra atteindre sa fin particulière et se rendre en même temps utile à ses semblables.

Ces deux genres d’éducation sont d’une égale importance pour l’homme L’une lui donne toute la dignité, toute la force de sa nature, l’élève au-dessus de tout en ce monde, le rend capable d’atteindre la fin la plus haute dans un monde meilleur, en même temps qu’elle le rend plus habile et plus fort ici-bas. L’autre le cultive en vue de sa vocation sur la terre et de sa place dans la société, l’y prépare directement, et le fait entrer ainsi fermement dans les voies providentielles que Dieu a tracées pour lui comme un chemin spécial vers le but suprême et définitif.

Ces deux éducations ne sont pas opposées l’une à l’autre ; bien au contraire, elles se fortifient, se perfectionnent, s’achèvent l’une par l’autre.

9. Résumé et règles. — Les observations générales sur ces sujets peuvent être résumées dans les cinq règles suivantes comme les principes de la critique littéraire et morale.

I. Le développement historique sera simple, clair et précis dans la pensée et dans la forme.

II. Le développement littéraire doit y ajouter quelques ornements en harmonie avec le sujet.

III. La critique littéraire doit être animée du désir de trouver le bien pour s’éclairer et s’instruire.

IV. Elle étudiera le fond, puis les idées accessoires, enfin le style.

V. Le développement moral doit tout subordonner à la justesse des idées et des raisonnements.

FIN DE LA RHETORIQUE.